NYPL RESEARCH LIBRARIES 3 3433 00664131 4 داشته استوله شلالات لم کی | i ( Brillat-Savarin VTB 自 ​ PHYSIOLOGIE DU GOUT, SUIVIE DE LA GASTRONOMIE. : DE L'IMPRIMERIE DE BEAU, A SAINT-GERMAIN-EN-LAYE., PHYSIOLOGIE 1844 DU GOUT, OU MÉDITATIONS DE GASTRONOMIE TRANSCENDANTE; ouvrage théorique, historique et à l'ordre du jour, DÉDIÉ AUX GASTRONOMES PARISIENS PAR UN PROFESSEUR, membre de plusieurs Sociétés savantes. anahel ÉDITION PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE PAR M. LE BARON RICHERAND; lat your suivie de LA GASTRONOMIE, POÈME EN QUATRE CHANTS, PAR BERCHOUX. Dis-moi ce que tu manges; jc le dirai ce qué de Aplur. 'diu Prol poignant PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIR E - ÉDITEUR, 29, RUE DE SEINE. 1844 ch . THE NEW Vins PUBLIC L:32 RY 577043 AOTOR, LENOX AND TILDEN FOUNDATIONS. 1912 NOTICE SUR L'AUTEUR. L'excellent homme auquel est dû cet ouvrage s'y est peint lui-même avec tant de charme, de naturel et de vérité ; les principaux événements de sa vie s'y trouvent racontés d'une manière si agréable et si fidèle, que peu de mots suffiront pour en achever l'histoire. Brillat-Savarin (Anthelme), conseiller en la cour de cassa- tion, membre de la Légion-d'Honneur, de la société d'encou- ragement pour l'industrie nationale, de la société des antiquai- res de France, de la société d'émulation de Bourg, etc., etc., naquit le 1er avril 1755 à Belley, petite ville située au pied des Alpes, non loin des rives du Rhône, qui, en cet endroit, sépare la France de la Savoie. A l'exemple de ses aïeux, voués depuis plusieurs siècles aux fonctions du barreau et de la magistra- ture, il y exerçait avec distinction la profession d'avocat, lors- que, en 1789, les suffrages unanimes de ses concitoyens le dě- putèrent à l'assemblée Constituante, cette brillante élite de ce que la France possédait alors de plus remarquable et de plus, éclairé. Philosophe pratique suivant moins Zénon qu'épicure, on ne le vit point attacher son nom aux événements inémio- rables de cette époque; il y prit néanmoins une part assez active, toujours associé aux hommes les plus sages et les plus modérés. Au terme de ses fonctions législatives , il fut porté à la pré- sidence du tribunal civil du département de l'Ain, puiş nommé au tribunal de cassation , nouvellement institué. Magistrat in- tègre, administrateur courageux, et surtout homme doux, conciliant et aimable, il était bien propre à tempérer l'aigreur de nos dissensions civiles , si la fureur des partis politiques était accessible aux exemples ainsi qu'aux conseils de la mo- 1. 6 NOTICE SUR L'AUTEUR, dération et de la prudence. Maire de Belley vers la fin de 1793 , il résistait avec courage à l'anarchie , et retardait pour son pays natal l'établissement du régimc affreux de la terreur, lorsque, vaincu par le mouvement révolutionnaire, il se vit contraint de fuir et de chercher en Suisse un asile contre la rage de ses persécuteurs. Rien ne peint mieux ces jours fu- nestes que la nécessité où se trouvait un homme, qui n'eut jamais d'ennemi personnel, d'abandonner son pays pour con- server une vie tout entière consacrée à le servir. C'est ici que l'heureux caractère de Brillat-Savarin paraît dans tout son jour : proscrit, fugitif, dénué de ressources pé- cuniaires, car il avait eu le temps à peine de dérober sa per- sonne au danger, on le voit, constamment gai, consoler ses .compagnons d'infortune, leur donner l'exemple du courage dans l'adversité, en alléger le poids par le travail et l'exercice d'une honnête industrie. Cependant les temps devenant plus orageux et sa situation plus pénible, il chercha dans le Nou- veau-Monde un repos que lui refusait l'Europe : il s'embarqua pour'les États-Unis , se fixa à New-York , y passa deux années donnant des leçons de langue française, occupant une des premières places à l'orchestre du théâtre, car il était musi- cien distingué, et, comme beaucoup d'autres émigrés, cher- chant l'utile dans ce qui n'avait été pour lui jusque là qu'une distraction agréable. Briliat-Savarin a toujours reporté ses souvenirs avec complaisance sur ce temps de sa vic, trop court à son gré, pendant.lequel il jouissait , dans toute leur pléni- tude, des choses les plus nécessaires au bonheur, de la paix , de la liberté, de l'aisance acquise par le travail, et où, comme le sage, il pouvait dire : « Je porte tout avec moi. » L'amour de la patrie pouvait seul le faire renoncer à une existence aussi agréable. Des jours plus sereins semblèrent luire sur la France; il se håta d'y revenir, et débarqua au Havre dans les premiers jours de vendémiaire an v (septembre 1796). Durant le règne du Directoire , Brillat-Savarin fut successivement em- ployé comme secrétaire de l'état-major général des armées de la république en Allemagne, puis en qualité de comunissaire du gouvernement près le tribunal du département de Seine- et-Oise, à Versailles ; il occupait ce dernier emploi à l'époque du 18 brumaire, journée fameuse dans laqnelle la France crut acheter le repos an.prix de sa liberté. Rappelé par le choix du sénat à la cour de cassation , Brillat- Savarin a passé les vingt-cinq dernières années de sa vie dans ce poste honorable, environné du respect de ses inférieurs, de l'amitié de ses égaux, de l'affection de tous ceux qui avaient NOTICE SUR L'AUTEUR. le bonheur de le connaître. Homme d'esprit, convive aimable, possédant un fonds inaltérable de gaité, il faisait le charme des sociétés assez heureuses pour le posséder; s'abandonnant volontiers aux séductions du monde, et ne s'y dérobant que pour goûter avec délices les jouissances plus douces de l'in- timité. Des loisirs que lui laissaient ses fonctions judiciaires naquit la Physiologie du Goût, à laquelle il ne crut point de- voir attacher son nom, imparfaitement caché sous le voile transparent de l'anonyme; toutefois il suffisait aux conve- nances que ce nom n'y fût pas inscrit. Fruit heureux d'un travail facile, la Physiologie du Goût obtint dès son appari - tion un succès mérité. Le naturel admirable qui distingue cette composition lui concilia toạtes les classes de lecteurs et dé- sarma les critiques les plus sévères.; le naturel, ce don si rare dans les ouvrages d'esprit, et qui, dans nos littératures vieillies , le devient chaque jour davantage, telle est la cause principale de l'accueil qu'obtint ce charmant badinage. On aurait en effet de l'auteur une bien fausse idée, si l'on prenait au sérieux les préceptes qu'il a tracés en se jouant avec toute la gaieté de son esprit et de son caractère. Savant dans ce que Montaigne appelle si énergiquement l'art de la gueule, Brillat- Savarin était naturellement sobre; le repas le plus frugal suffisait à son appétit robuste, et l'art de la cuisine n'avait rien à faire pour le provoquer. Il ne ressemblait en aucune manière à ces individus dont il dit si plaisamment : « Pour » émouvoir des estomacs de papier mâché, pour faire aller des » efflanqués chez qui l'appétit n'est qu'une velléité toujours prête à s'éteindre, il faut au cuisinier plus de génie, plus de pénétration et plus de travail que pour résoudre l'un des problèmes les plus difficiles de la géométrie de l'infini. » ( Méditation xxvi..) L'étonnement fut extrême parmi les gens du monde, pour qui Brillat-Savarin n'était qu'un homme aimable, de trouver dans son ouvrage une étendue et une variété de connaissan- ces peu communės, même chez un littérateur. Comment cet homme, qui, après avoir rempli les devoirs austères de sa profession, se livrait tout entier aux charmes de la société, et dans un cercle de femmes aimables ressemblait au vieillard de Téos folâtrant au milieu des Grâces, avait-il tant acquis par la méditation et par l'étude ? Mais déjà l'auteur s'était exer- cé dans la composition de plus d'un ouvrage auquel son nom n'était point attaché, à l'exception toutefois de deux opuseu- les , l'Essai historique et critique sur le duel, d'apres notre législation et nos moeurs, et des Fragments sur l'administra 8 NOTICE SUR L'AUTEUR. tion judiciaire, publiés en 1819. Il ne devait point jouir de ce succès : atteint d'une péripneumonie mortelle, pour avoir as- sisté, déjà atteint d'un rhume assez violent, à la cérémonie funèbre annuellement célébrée le 21 janvier dans l'église Saint-Denis, il y succomba le 2 février 1826, malgré les soins les plus assidus et les plus éclairés. Depuis quelques années, doué de la santé la plus robuste et d'une constitution athlé- tique, que sa haute stature faisait encore remarquer davan- tage, Brillat-Savarin avait le pressentiment de sa fin prochaine; et cette pensée, qui n'altérait en rien sa gaité habituelle, se reproduit et se montre sans cesse dans son dernier ouvra- ge; semblable en cela à ces productions de l'antiquité, où le souvenir de la mort se mêle partout aux plus riantes images, et y ajoute un charme de plus. Atteint d'une maladié aiguë, bientôt accompagnée de symptômes mortels, il a quitté la vie comme le convive rassasié sort du festin , tanquam conviva satur , sans regret et sans faiblesse , laissant inconsolables ses nombreux amis, et léguant aux honnêtes gens une mé- moire qui leur sera éternellement chère. • Chose remarquable , la même journée coata la vie à trois magistrats de la cour suprême, tous trois membres de la députation chargée d'assister au service funèbre dans l'église de Saint-Denis , MM. les conseillers Brillat-Savario et Robert de Saint- Vincent, et l'avocat général Marchangy. APHORISMES DU PROPESSEUR POUR SERVIR DE PROLÉGOMÈNES A SON OUVRAGE ET DE BASE ÉTERNELLE A LA SCIENCE. . I. L'univers n'est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit. IJ. Les animaux se repaissent; l'homme mange ; l'homme d'esprit seul sait manger. III. La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. IV. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que · tu es. V. Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit , et l'en récompense par le plaisir. VI. La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n'ont pas cette qualité. VII. Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours; il peut s'associer à tous les autres plaisirs , et reste le dernier pour nous consoler de leur perte. VIII. La table est le seul endroit où l'on ne s'en- nuie jamais pendant la première heure. 10 APHORISMES. IX. La découverte d'un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain. que la découverte d'une étoile. X. Ceux qui «s'indigèrent ou qui s'enivrent ne sa vent ni boire ni manger. XI. L'ordre des comestibles est des plus substan- tiels aux plus légers. XII. L'ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées. XIII. Prétendre qu'il ne faut pas changer de vins est une hérésie; la langue se sature; et après le troi- sième verre, le meilleur vin n'éveille plus qu'une .sen- sation obtuse. XIV. Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un cil. XV. On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. XVI. La qualité la plus indispensable du cuisinier est l'exactitude : elle doit être aussi celle du convié. XVII. Attendre trop longtemps un convive retarda- țaire est un manque d'égards pour tous ceux qui sont présents. XVIII. Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé, n'est pas digne d'avoir des amis.. XIX. La maîtresse de la maison doit toujours s'as- surer que le café est excellent; et le maître, que les liqueurs sont de premier choix. XX. Convier quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous notre toit. DIALOGUE ENTRE L’AUTEUR ET SON. AMI. · (APRÈS LES PREMIERS COMPLIMENTS.) L'AMI. Ce matin nous avons, en déjeunant, ma femme et moi , arrêté dans notre sagesse que yous fe- riez imprimer au plus tôt vos Méditations gastrono- miques. L'AUTEUR. Ce que femme veut, Dieu le weut. Voilà, en sept mots, toute la charte parisienne. Mais je ne suis pas de la paroisse ; et un céliba- taire... L'AMI. Mon Dieu ! les célibataires sont tout aussi soumis que les autres , et quelquefois à notre grand préjudice. Mais ici le célibat ne peut pas vous sauver ; car ma femme prétend qu'elle a le droit d'ordonner, parce que c'est chez elle , à la campagne, que vous avez écrit vos premières pages. L'AUTEUR. — Tu connais', cher docteur, ma défé- rence pour les dames; tu as loué plus d'une fois ma soumission à leurs ordres; tu étais aussi de ceux qui disaient que je ferais un excellent mari... Et cepen- dant je ne ferai pas imprimer. 12 DIALOGUE. . . L'AMI. Et pourquoi ? L'AUTEUR. Parce que, voué par état à des études sérieuses, je crains que ceux qui ne connaîtront mon livre que par le titre nė croient que je ne m'occupe que de fariboles. L'AMI. Terreur panigue! Trente-six ans de travaux publics et continus ne sont-ils pas là pour vous établir une réputation contraire ? D'ailleurs, ma femme et moi nous croyons que tout le monde voudra vous lire. L'AUTEUR. Vraiment? L'AMI. · Les savants vous liront pour deviner et apprendre ce que vous n'avez fait qu'indiquer. L'AUTEUR. — Cela pourrait bien être. L'AMI. Les femmes vous liront, parce qu'elles verront bien que... L'AUTEUR. Cher ami , je suis vieux, je suis tombé dans lå sagesse : Miserere mei. L'AMI. — Les gourmands vous liront, parce que vous leur rendez justice et que vous leur assignez enfin le rang qui leur convient dans la société. L'AUTEUR. Pour cette fois, tu dis vrai : il est inconcevable qu'ils aient été si longtemps méconnus, ces chers gourmands ! j'ai pour eux des entrailles de père; ils sont si gentils ! ils ont les yeux si bril- lants ! D'ailleurs, ne nous avez-vous pas dit sou- vent que votre ouvrage manquait à nos bibliothè- L'AMI. ques ?. L’AUTEUR. Je l'ai dit, le fait est vrai , et je me ferais étrangler plutôt que d'en démordre. L'AMI. Mais vous parlez en homme tout à fait persuadé, et vous allez venir avec moi chez... L'AUTEUR. - Oh! que non! si le métier d'auteur DIALOGUE 13 L'AMI. C a ses douceurs, il a aussi bien ses épines, et je lègue tout cela à mes héritiers. L'AMI. Mais yous déshéritez vos amis, vos con- naissances, vos contemporains. En aurez-vous bien le courage? L'AUTEUR. Mes héritiers ! mes héritiers ! j'ai ouï dire que les ombres sont régulièrement flattées des louanges des vivants; et c'est une espèce de béatitude que je veux me' réserver pour l'autre monde. · Mais êtes-vous bien sûr que ces louanges iront à leur adresse ? Êtes-vous également assuré de l'exactitude de vos héritiers ? L'AUTEUR. Mais je n'ai aucune raison de croire qu'ils pourraient négliger un devoir en faveur duquel je les dispenserais de bien d'autres. L'AMI. - Auront-ils, pourront-ils avoir pour votre production cet amour de père, cette attention d'auteur, sans lesquels un ouvrage se présente toujours au pu- blic avec un certain air gauche ? L'AUTEUR. - Mon manuscrit sera corrigé, mis au net , armé de toutes pièces ; il n'y aura plus qu'à im- primer. L’Ami. — Et le chapitre des événements ? Hélas! de pareilles circonstances ont occasionné la perte de bien des ouvrages précieux , et entre autres de celui du fa- meux Lecat, sur l'état de l'âme pendant le sommeil, travail de toute sa vie. L'AUTEUR. Ce fut sans doute une grande perte, et je suis bien loin d'aspirer à de pareils regrets. L'AMI. Croyez que des héritiers ont bien assez d'affaires pour compter avec l'église , avec la justice, avec la faculté, avec eux-mêmes , et qu'il leur man- quera , sipon la volonté, du moins le temps de se li- vrer aux divers soins qui précèdent, accompagnent et 2 14 DIALOGUE. suivent la publication d'un livre, quelque peu volumi- neux qu'il soit. L'AUTEUR. - Mais le titre! mais le sujet ! mais les mauvais plaisants ! L'AMI. Le seul mot gastronomie fait dresser tou-. tes les oreilles; le sujet est à la mode, et les mauvais plaisants sont aussi gourmands que les autres. Ainsi voilà de quoi vous tranquilliser : d'ailleurs, pouvez- vous ignorer que les plus graves personnages ont quel- quefois fait des ouvrages légers ? Le président de Mon- tesquieu , par exemple'. L'AUTEUR , vivement. C'est ma foi vrai! il a fait le Temple de Gnide, et on pourrait soutenir qu'il y a plus de véritable utilité à méditer sur ce qui est à la fois le besoin, le plaisir et l'occupation de tous les jours, qu'à nous apprendre ce que faisaient ou disaient, il y a plus de deux mille ans, une paire de morveux dont l'un poursuivait, dans les bosquets de la Grèce, l'autre qui n'avait guère envie de s'enfuir. L'AMI. Vous vous rendez donc enfin? . L'AUTEUR. Moi ! pas du tout; c'est seulement le bout d'oreille d'auteur qui a paru, et ceci rappelle à ma mémoire une scène de la haute comédie anglaise, qui m'a fort amusé; elle se trouve, je crois, dans la pièce intitulée the natural Daughter (la Fille naturelle). Tu vas en juger?. Il s'agit de quakers, et tu sais que ceux qui sont at- tachés à cette secte tutoient tout le monde, sont vêtus simplement, ne vont point à la guerre, ne font jamais . 'M. de Montucla , connu par une très bonne Histoire des Mathématiques, avait fait un Dictionnaire de géographie gourmande ; il m'en a montré des fragments pen. dant mon séjour à Versailles. On assure que M. Berryat-Saint-Prix, qui professe avec distinction la science de la procédure, a fait un roman en plusieurs volumes. ? Le lecteur a dû s'apercevoir que mon ami se laisse tuloyer sans réciprocité. C'est que mon âge est au sien comme d'un père à son fils, et que, quoique devenu un homme cousidérable à tous égards, il serait désolé si je changeais de nombre. 16 DIALOGUE. . sait cela. Mais je révèlerai à tout Paris ( me redres- sant), à toute la France (me rengorgeant), à l'univers entier, le seul défaut que je te connaisse. L’AMI, d'un ton sérieux. Et lequel , s'il vous plait ? L'AUTEUR. Un défaut habituel, dont toutes mes exhortations n'ont pu te corriger. L'AMI, effrayé Dites donc enfin ; c'est trop me tenir à la torture. L'AUTEUR. – Tu manges trop vite'. (Ici, l'ami prend son chapeau, et sort en souriant, se doulant bien. qu'il a préché un converti.) · Ilistorique. BIOGRAPHIE. Le docteur que j'ai introduit dans le dialogue qui précède n'est point un être fantastique comme les Chļoris d'autrefois , mais un docteur bel et bien vivant; et tous ceux qui me con- naissent auront bientôt deviné le docteur RICHERAND. En m'occupant de lui, j'ai remonté jusqu'à ceux qui l'ont précédé , et je me suis aperçu avec orgueil que l'arrondisse- ment de Belley, au département de l'Ain , ma patrie, était de- puis longtemps en possession de donner à la capitale du monde des médecins de haute distinction ; et je n'ai pas ré- sisté à la tentation de leur élever un modeste monument dans une courte notice. Dans les jours de la Régence, les docteurs GENIN et Civoct furent des praticiens de première classe , et firent refluer dans leur patrie une fortune honorablement acquise. Le premier était tout à fait hippocratique, et procédait en forme; le se- cond, qui soignait beaucoup de belles dames, était plus doux, plus accommodant : Res novas molientem , eût dit Tacite. Vers 1750, le docteur LA CHAPELLE se distingua dans la carrière périlleuse de la médecine militaire. On a de lui quel- ques bons ouvrages, et on lui doit l'importation du traite- ment des fluxions de poitrine par le beurre frais, méthode qui guérit comme par enchantement, quand on s'en sert dans les premières trente-six heures de l'invasion. Vers 1760 , le docteur Dubois obtenait les plus grands suc- cès dans le traitement des vapeurs, maladie pour lors à la mode , et tout aussi fréquente que les maux de nerfs qui l'ont 2. 18 BIOGRAPHIE. remplacée. La vogue qu'il obtint était d'autant plus remar- quable, qu'il était loin d'être beau garçon. Malheureusement il arriva trop tôt à une fortune indépen- dante, se laissa couler dans les bras de la paresse, et se con- tenta d'être convive aimable et conteur tout à fait amusant. II était d'une constitution robuste, et a vécu plus de quatre- vingt-huit ans, malgré les diners ou plutôt grâce aux dîners de l'ancien et du nouveau régime'. Sur la fin du règne de Louis XV, le docteur Coste, natif de Châtillon, vint à Paris; il était porteur d'une lettre de Voltaire • pour M. le duc de Choiseul, dont il eut le bonheur de gagner la bienveillance dès les premières visites. Protégé par ce seigneur et par la duchesse de Grammont sa soeur, le jeune Coste perça vite , et, après peu d'années, Pa- ris commença à le compter parmi les médecins de grande es- pérance. La même protection qui l'avait produit l'arracha à cette car- rière tranquille et fructueuse, pour le mettre à la tête du ser- vice de santé de l'armée que la France envoyait en Amérique au secours des États-Unis, qui combattaient pour leur indé- pendance. Après avoir rempli sa mission , le docteur Coste revmt en France, passa à peu près inaperçu le mauvais temps de 1793, et fut élu maire à Versailles, où l'on se souvient encore de son administration à la fois active, douce et paternelle. Bientôt le Directoire le rappela à l'administration de la mé- decine militaire, Bonaparte le nomma l'un des trois inspéc- teurs généraux du service de la médecine des armées ; et le docteur y fut constamment l'ami , le protecteur et le père des jeunes gens qui se destinaient à cette carrière. Enfin il fut nommé médecin de l'hôtel royal des Invalides, et en a rempli les fonctions jusqu'à sa mort. D'aussi longs services ne pouvaient pas rester sans récom- pense sous le gouvernement des · Bourbons, et Louis XVIII fit un acte de toute justice en accordant à M. Coste le cordon de Saint-Michel. Le docteur Coste est mort il y a quelques années, en laissant une mémoire vénérée, une fortune tout à fait philosophique, "Je souriais en écrivant cet article: il rappelait à mon souvenir un grand sej. gneur académicien, dort Fontenelle était cbargé d faire l'éloge. Le déſunt ne sa- vait autre chose que bien jouer à tous les joux; et là-dessus, le secrétaire perpétuel eut le talent d'asseoir un panegyrique tres bien tourné et de longueur convenable. (Voyez au surplus la Meditation sur le plaisir de ſu table, où le docteur est en clion. ) BIOGRAPHIE 19 et une fille unique, épouse de M. de Lalot, qui s'est distingué à la chambre des députés par une éloquence vive et profonde, et qui ne l'a pas empêché de sombrer sous voiles. Un jour que nous avions dîné chez M. Favre, le curé de Saint-Laurent, notre compatriote, le docteur Coste me ra- conta la vive querelle qu'il avait eue, ce jour même, avec le comte de Cessac, alors le ministre directeur de l'administra- tion de la guerre, au sujet d'une économie que celui-ci vou- lait proposer pour faire sa cour à Napoléon. Cette économie consistait à retrancher aux soldats mala- des la moitié de leur portion d'eau panée, et à faire laver la charpie, qu’on ôtait de dessus les plaies , pour la faire servir une seconde ou une troisième fois. Le docteur s'était élevé avec violence contre des mesures qu'il qualifiait d'abominables, et il était encore si plein de son sujet , qu'il se remit en colère, comme si l'objet de son courroux eût encore été présent. Je n'ai jamais pu savoir si le comte avait été réellement converti et avait laissé son économie en portefeuille ; mais ce qu'il y a de certa.n, c'est que les soldats malades purent toujours boire à volonté, et qu'on continua à jeter toute charpie qui avait servi. Vers 1780, le docteur BORDIER , né dans les environs d'Am- berieux, vint exercer la médecine à Paris. Sa pratique était douce, son système expectant et son diagnostic sûr. Il fut nommé professeur en la faculté de médecine; son style était simple, mais ses leçons étaient paternelles et fruc- tueuses. Les honneurs vinrent le chercher quand il n'y pen- sait pas, et il fut nommé médecin de l'impératrice Marie- Louise. Mais il ne jouit pas longtemps de cette place : l'Em- pire s'écroula, et le docteur lui-même fut emporté par suite d'un mal de jambe contre lequel il avait lutté toute sa vie. Le docteur Bordier était d'une humeur tranquille , d'un caractère bienfaisant et d'un commerce sûr. Vers la fin du dix-huitième siècle parut le docteur BICHAT.... Bichat, dont tous les écrits portent l'empreinte du génie , qui usa sa vie dans des travaux faits pour avancer la science, qui réunissait l’élan de l'enthousiasme à la patience des es- prits bornés, et qui, mort à trente ans, a mérité que des honneurs publics fussent décernés à sa mémoire. Plus tard, le docteur MONTÈGRE porta dans la clinique un esprit philosophique. Il rédigea avec savoir Ja Gazette de santé , et mourut à quarante ans , dans nos iles , où il était 20 BIOGRAPHIE. allé atin de compléter les traités qu'il projetait sur la fièvre jaune et le vomito negro. Dans le moment actuel , le docteur RICHERAND est placé sur les plus hauts degrés de la médecine opératoire, et ses Éléments de physiologie ont été traduits dans toutes les lan- gues. Nommé de bonne heure professeur en la faculté de Paris, il est investi de la plus auguste confiance. On n'a pas la parole plus consolante, la main plus douce, ni l'acier plus rapide. Le docteur RéÇAMIER', professeur en la même faculté, siége à côté de son compatriote.... Le présent ainsi assuré, l'avenir se prépare; et sous les ailes de ces puissants professeurs s'élèvent des jeunes gens du même pays, qui promettent de suivre d’aussi honorables exemples. Déjà les docteurs JANIN et MANJOT brûlent le pavé de Pa- ris. Le docteur Manjot (rue du Bac, nº 39) s'adonne princi- palement aux maladies des enfants ; ses inspirations sont heu- reuses , il doit bientôt en faire part au public. J'espère que tout lecteur bien né pardonnera cette digres. sion à un vieillard, à qui trente-cinq ans de séjour à Paris n'ont fait oublier ni son pays ni ses compatriotes. Il m'en coûte déjà assez de passer sous silence tant de médecins dont la mémoire subsiste vénérée dans le pays qui les vit naitre, et qui, pour n'avoir pas eu l'avantage de briller sur le grand théâtre, n'ont eu ni moins de science ni moins de mérite. Filleul de l'auteur ;. c'est lui qui l'a soigné pendant sa dernière et courte cut- lailie. 1 PREFACE. Pour offrir au public l'ouvrage que je livre à sa bienveillance, je ne me suis pas imposé un grand travail, je n'ai fait que mettre en ordre des matériaux rassemblés depuis longtemps ; c'est une occupation amusante, que j'avais réservée pour ma vieillesse. En considérant le plaisir de la table sous tous ses rapports , j'ai vu de bonne heure qu'il y avait là-dessus quelque chose de mieux à faire que des livres de cuisine, et qu'il y avait beaucoup à dire sur des fonctions si essentielles, si continues , et qui influent d'une manière si directe sur la santé, sur le bonheur, et même sur les affaires. Cette idée-mère une fois arrêtée, tout le reste a coulé de source : j'ai regardé autour de moi, j'ai pris des notes, et souvent, au milieu des festins les plus somptueux, le plaisir d'observér m'a sauvé des ennuis du conviviat. Ce n'est pas que, pour remplir la tâche que je 22 PRÉFACE. CE me suis proposée, il n'ait fallu ètre physicien, chi- miste, physiologue, et même un peu érudit. Mais ces études, je les avais faites sans la moindre pré- tention à être auteur; j'étais poussé par une curio- sité louable, par la crainte de rester en arrière de mon siècle, et par le désir de pouvoir causer, sans désavantage, avec les savants, avec qui j'ai tou- jours aimé à me trouver'. Je suis surtout médecin-amateur; c'est chez moi presque une manie, et je compte parmi mes plus beaux jours celui où, entré par la porte des professeurs et avec eux à la thèse de concours du docteur Cloquet, j'eus le plaisir d'entendre un murmure de curiosité parcourir l'amphithéâtre, chaque élève demandant à son voisin quel pouvait être le puissant professeur étranger qui honorait l'assemblée par sa présence. Il est cependant un autre jour dont le souvenir m'est, je crois, aussi cher : c'est celui où je pré- d'encouragement pour l'industrie nationale, mon irrorateur, instrument de mon invention, qui n'est autre chose que la fontaine de compression appropriée à parfumer les appartements. J'avais apporté dans ma poche ma machine bien chargée ; je tournai le robinet, et il s'en échappa, 1. Venez diner avec moi jeudi prochain , me dit un jour M. Greffuhle, je vous ferai trouver avec des savants ou avec des gens de lettres, choisissez. - Mon choix est fait, répondis-je ; nous dînerons deux fois, » Ce qui eut eft tivement lieu, et le repas des gens de lettres était notablement plus délicat et plus soigné. ( Voyez la Méditation X.) PRÉFACE. 23 avec sifflement, une vapeur odorante qui , s'éle- vant jusqu'au plafond , retombait en gouttelettes sur les personnes et sur les papiers. C'est alors que je vis avec un plaisir inexpri- mable les têtes les plus savantes de la capitale se courber sous mon irroration, et je me påmais d'aise en remarquant que les plus mouillés étaient aussi les plus heureux. En songeant quelquefois aux graves élucubra- tions auxquelles la latitude de mon sujet m'a en- trainé, j'ai eu sincèrement la crainte d'avoir pu ennuyer ; car, moi aussi , j'ai quelquefois bàillé sur les ouvrages d'autrui. J'ai fait tout ce qui a été en mon pouvoir pour échapper à ce reproche; je n'ai fait qu'effleurer tous les sujets qui ont pu s'y prêter : j'ai semé mon ouvrage d'anecdotes, dont quelques-unes me sont personnelles ; j'ai laissé à l'écart un grand nombre de faits extraordinaires et singuliers, qu'une saine critique doit faire rejeter ; j'ai réveillé l'attention en rendant claires et populaires certai- nes connaissances que les savants semblaient s’ètre réservées: Si, malgré tant d'efforts, je n'ai pas présenté à mes lecteurs de la science facile à di- gérer, je n'en dormirai pas moins sur les deux oreilles , bien certain que la majorité m'absoudra sur l'intention. On pourrait bien me reprocher encore que je laisse quelquefois trop courir ma plume, et que, quand je conte, je tombe un peu dans la garrulité. 24 PRÉFACE. Est-ce ma faute à moi si je suis vieux? Est-ce ma faute si je suis comme Ulysse, qui avait vu les mcurs et les villes de beaucoup de peuples? Suis- je donc blåmable de faire un peu de ma biographie? Enfin il faut que le lecteur me tienne compte de ce que je lui fais grâce de mes Mémoires politiques, qu'il faudrait bien qu'il lùt comme tant d'autres, puisque, depuis trente-six ans, je suis aux premiè- res loges pour voir passer les hommes et les évé- nements. Surtout qu'on se garde bien de me ranger parmi les compilateurs ; si j'en avais été réduit là, ma plume se serait reposée, et je n'en aurais pas vécu moins heureux. J'ai dit, comme Juvénal : . Semper ego auditor tantùm! nunquamne reponam! et ceux qui s'y connaissent verront facilement qu'également accoutumé au tumulte de la société et au silence du cabinet, j'ai bien fait de tirer parti de l'une et de l'autre de ces positions.. Enfin, j'ai fait beaucoup pour ma satisfaction particulière; j'ai nommé plusieurs de mes amis qui ne s'y attendaient guère, j'ai rappelé quel- ques souvenirs aimables , j'en ai fixé d'autres qui allaient m'échapper ; et, comme on dit dans le style familier, j'ai pris mon café. Peut-être bien qu'un seul lecteur, dans la ca- tégorie des allongés, s'écriera : « J'avais bien be- soin de savoir si..... A quoi pense-t-il, en disant PRÉFACE. 25 que..... etc., etc.?. Mais je suis sûr que tous les autres lui imposeront silence , et qu'une majorité imposante accueillera avec bonté ces effusions d'un sentiment louable. Il me reste quelque chose à dire sur mon style, car le style est tout l'homme, dit Buffon. Et qu'on ne croie pas que je vienne demander une grâce qu'on n'accorde jamais à ceux qui en ont besoin : il ne s'agit que d'une simple explica- tion. . . Je devrais écrire à merveille, car Voltaire, Jean- Jacques , Fénélon , Buffon, et plus tard Cochin et d'Aguesseau, ont été mes auteurs favoris, je les sais par cæur. Mais peut-être les dieux en ont-ils ordonné au- trement; et s'il est ainsi, voici la cause de la vo- lonté des dieux. Je connais , plus ou moins bien, cinq langues vivantes, ce qui m'a fait un répertoire immense de mots de toutes livrées. Quand j'ai besoin d'une expression, et que je ne la trouve pas dans la case française, je prends dans la case voisine, et de là, pour le lecteur, la nécessité de me traduire ou de me deviner : c'est son destin. Je pourrais bien faire autrement, mais j'en suis empêché par un esprit de système auquel je tiens d'une manière invincible. Je suis intimement persuadé que la languo. française, dont je me sers, est comparativement 3 26 PRÉFACE. pauvre. Que faire en cet état? Emprunter ou vo- ler. Je fais l'un et l'autre, parce que ces emprunts ne sont pas sujets à restitution, et que le vol de mots n'est pas puni par le code pénal. On aura ime idée de mon audace, quand on saura que j'appelle volante ( de l'espagnol ) tout homme que j'en voie faire une commission, et que j'étais déterminé à franciser le verbe anglais to sip, qui signifie boire à petites reprises, si je n'avais exhumé le mot français siroter , auquel on donnait à peu près la même signification. Je m'attends bien que les sévères vont crier à Bossuet, à Fénelon, à Racine, à Boileau, à Pas- cal, et autres du siècle de Louis XIV; il me semble les entendre faire un vacarme épouvantable. A quoi je réponds posément que je suis loin de disconvenir du mérite de ces auteurs, tant non- més que sous-entendus; mais que suit-il de là?... Rier, si ce n'est qu'ayant bien fait avec un instru- ment ingrat, ils auraient incomparablement mieux fait avec un instrument supérieur. C'est ainsi qu'on doit croire que Tartini aurait encore bien mieux joué du violon, si son archet avait été aussi long que celui de Baillot. Je suis donc du parti des néologues, et même des romantiques ; ces derniers découvrent les tré- sors cachés; les autres sont comme les navigateurs qui vont chercher au loin les provisions dont on a besoin. PRÉFACE. 27 Les peuples du Nord , et surlout les Anglais, ont sur nous, à cet égard, un immense avantage: le génie n'y est jamais gêné par l'expression ; il crée ou emprunte. Aussi , dans tous les sujets qui admettent la profondeur et l'énergie, nos traduc- teurs ne font-ils que des copies pâles et décolo- rées :. J'ai autrefois entendu, à l'Institut, un discours fort gracieux sur le danger du néologisme et sur la nécessité de s'en tenir à notre langue telle qu'elle a été fixée par les auteurs du bon siècle. Comme chimiste, je passai cette cuvre à la cornue; il n'en resta que ceci : Nous avons si bien fait qu'il n'y a pas moyen de mieux faire, ni de fuire autrement. Or, j'ai vécu assez pour savoir que chaque gé- nération en dit autant, et que la génération sui- vante ne manque jamais de s'eu moquer. : D'ailleurs, comment les mots ne changeraient- ils pas, quand les meurs et les idées éprouvent des modifications continuelles? Si nous faisons les mêmes choses que les anciens , nous ne les faisons pas de la même manière, et il est des pages en- tières, dans quelques livres français, qu'on ne pourrait traduire ni en latin ni en grec. Toutes les langues, ont eu leur naissance, leur apogée et leur déclin; et aucune de celles qui ont brillé depuiş Sesostris jusqu'à Philippe-Auguste, L'excellente traduction de lord Byron, par M. Benjamin Larochie, fait exception åretle règle. mais ve la détruit pas. C'est un tour de force qui ne sera pas recommencé. 28 PRÉFACE. n'existe plus que dans les monuments. La langue française aura le même sort, et en l'an 2825 on ne me lira qu'à l'aide d'un dictionnaire, si toutefois on me lit..... J'ai eu à ce sujet une discussion à coups de canon avec l'aimable M. Andrieux, de l'Académie française. Je me présentai en bon ordre, je l'attaquai vi- goureusement ; et je l'aurais pris , s'il n'avait fait, une prompte retraite, à laquelle je ne mis pas trop d'obstacle, m'étant souvenu; heureusement pour lui, qu'il était chargé d'une lettre dans le nouveau lexique. Je finis par une observation importante; aussi l'ai-je gardée pour la dernière. Quand j'écris et parle de moi au singulier , cela suppose une confabulation avec le lecteur; il peut examiner, discuter, douter et même rire. Mais quand je m'arme du redoutable nous, je professe; il faut se soumettre. I am; Sir, oracle, And, when I open my lips, let no dog bark. (SHAKSPEARE, Merchint of Venice, act. I, sc. 1.) PHYSIOLOGIE DU GOUT. MÉDITATION 1. DES SENS. Les sens sont les organes par lesquels l'homme se met en rapport avec les objets extérieurs. NOMBRE DES SENS. 1.- On doit en compter au moins six : La vue, qui embrasse l'espace et nous instruit, par le moyen de la lumière, de l'existence et des couleurs des corps qui nous environnent; L'ouïe, qui reçoit, par l'intermédiaire de l'air, l’é- branlement causé par les corps bruyants ou sonores; L'odorat, au moyen duquel nous flairons les odeurs. des corps qui en sont doués ; · Le goul, par lequel nous apprécions tout ce qui est sapide ou esculent; Le toucher, dont l'objet est la consistance et la sur- face des corps ; Enfin le génésique ou amour physique, qui entraine- les sexes l'un vers l'autre, et dont le but est la repro- duction de l'espèce. Il est étonnant que, presque jusqu'à Buffon, un sens si important ait été méconnu, et soit resté confondu ou plutôt annexé au toucher. Cependant la sensation dont il est le siége n'a rien de commun avec celle du tact; il réside dans un appa- 3. 30 MáDITATION 1. reil aussi complet que la bouche ou les yeux; et ce qu'il y a de singulier, c'est que chaque sexe ayant tout ce qu'il faut pour éprouver cette sensation, il est néanmoins nécessaire que les deux se réunissent pour atteindre au but que la nature s'est proposé. Et si le goût, qui a pour but la conservation de l'individu, est incontestablement un sens, à plus forte raison doit-on accorder ce titre aux organes destinés à la conserva- tion de l'espèce. Donnons done au génésique la place sensuelle qu'on ne peut lui refuser, et reposons-nous sur nos neveux du soin de lui assigner sop rang: MISE EN ACTION DES SENS. 2. — S'il est permis de se porter, par l'imagina- tion, jusqu'aux premiers moments de l'existence du genre humain, il est aussi permis de croire que les pre- mières sensations ont été purement directes , c'est-à- dire qu'on a vu sans précision, ouï confusément, flairé sans choix, mangé sans savourer, et joui avec bru- talité. Mais toutes ces sensations ayant pour centre commun l'âme, attribut spécial de l'espèce humaine, et cause toujours active de perfectibilité, elles y ont été réflé- chies, comparées, jugées ; et bientôt tous les sens ont été amenés au secours les uns des autres, pour l'utilité et le bien-être du moi sensitif, ou, ce qui est la même chose, de l'individu. Ainsi, le toucher a rectifié les erreurs de la vue; le son, au moyen de la parole articulée, est devenu l'in- terprète de tous les sentiments; le goût s'est aidé de la vue et de l'odorat; l'ouïe a comparé, les sons, apprécié les distances; et le génésique a envahi les organes de tous les autres sens. Le torrent des siècles, en roulant sur l'espèce hu- maine, a 'sans cesse amené de nouveaux perfectionne- dont la cause, toujours active, quoique pres- ments, DES SENS. 31 que inaperçue, se trouve dans les réclamations de nos sens, qui, toujours et tour à tour, demandent à être. agréablement occupés. Ainsi, la vue a donné naissance à la peinture, à la sculpture et aux spectacles de toute espèce ; Le son, à la mélodie , à l'harmonie, à la danse et à la musique, avec toutes ses branches et ses moyens d'exécution ; L'odorat, à la recherche , à la culture et à l'emploi des parfums; Le goût, à la production, au choix et à la prépara- tion de tout ce qui peut servir d'aliment; Le toucher , à tous les arts , à toutes les adresses , à toutes les industries; Le génésique, à tout ce qui peut préparer ou em- bellir la réunion des sexes , et , depuis François Jer, à l'amour romanesque, à la coquetterie et à la mode; à la coquetterie surtout , qui est née en France, qui n'a de nom qu'en français, et dont l'élite des nations vient chaque jour prendre des leçons dans la capitale de l'u- •nivers. Cette proposition, tout étrange qu'elle paraisse, est cependant facile à prouver ; car on ne pourrait s'expri. mer avec clarié, dans aucune langue ancienne, sur ces trois grands mobiles de la société actuelle. J'avais fait sur ce sujet un dialogue qui n'aurait pas été sans attraits; mais je l'ai supprimé, pour laisser à mes lecteurs le plaisir de le faire chacun à sa manière : il y a de quoi déployer de l'esprit, et même de l'éru- dition, pendant toute une soirée. Nous avons dit plus haut que le génésique avait en- vahi les organes de tous les autres sens; il n'a pas in- flué avec moins de puissance sur toutes les sciences; et en y regardant d'un peu plus près, on verra que tout ce qu'elles ont de plus délicat et de plus ingénieux est dû au désir , à l'espoir ou à la reconnaissance, qui se rapportent à la réunion des sexes. 32 MÉDITATION 1. Telle est donc, en bonne réalité, la généalogie des sciences, même les plus abstraites, qu'elles ne sont que le résultat immédiat des efforts continus que nous avons faits pour gratifier. nos sens. PERFECTIONNEMENT DES SENS. 3. - Ces sens, nos favoris, sont cependant loin d'être parfaits, et je ne m'arrêterai pas à le prouver. J'observerai şeulement que la vue, ce sens si éthéré, et le toucher, qui est à l'autre bout de l'échelle, ont acquis avec le temps une puissance additionnelle très- remarquable. Par le moyen des besicles, l'ail échappe, pour ainsi dire, à l'affaiblissement sénile qui opprime la plupart des autres organes. Le télescope a découvert des astres jusqu'alors in- connus et inaccessibles à tous nos moyens de mensu- ration; il s'est enfoncé à des distances telles que des corps lumineux et nécessairement immenses ne se pré- sentent à nous que comme des taches nébuleuses et presqueimperceptibles. Le miscroscope nous a initiés dans la connaissance de la configuration intérieure des corps; il nous a mon- tré une végétation et des plantes dont nous ne soup- çonnions pas même l'existence. Enfin, nous avons vu des animaux cent mille fois au-dessous dụ plus petit de ceux qu’on aperçoit à l'œil nu; ces animalcules se meuvent cependant, se nourrissent et se reprodui- sent : ce qui suppose des organes d'une ténuité à la- quelle l'imagination ne peut pas atteindre. D'un autre côté, la mécanique a multiplié les forces ; l'homme a exécuté tout ce qu'il a pu concevoir, et a l'emué des fardeaux que la nature avait créés inacces- sibles à sa faiblesse.' A l'aide des armes et du levier, l'homme a subjugué toute la nature; il l'a soumise à ses plaisirs, à ses be- soins, à ses caprices; il en a bouleversé la surface, et DES SENS. 33 un faible bipède est devenu le roi de la création. La vue et le toucher, ainsi agrandis dans leur puis- sance, pourraient appartenir à une espèce bien supé- rieure à l'homme; ou plutôt l'espèce humaine serait toute autre, si tous les sens avaient été ainsi améliorés. Il faut remarquer cependant que, si le toucher a ac- quis un grand développement comme puissance mus- culaire, la civilisation n'a presque rien fait pour lui comme organe sensitif; mais il ne faut désespérer de rien, et se ressouvenir que l'espèce humaine est encore bien jeune, et que ce n'est qu'après une longue série de siècles que les sens peuvent agrandir leur domaine. Par exemple, ce n'est que depuis environ quatre siècles qu'on a découvert l'harmonie, science toute céleste, et qui est au son ce que la peinture est aux couleurs ?. Sans doute les anciens savaient chanter accompa- gnés d'instruments à l'unisson; mais là se bornaient leurs connaissances; ils ne savaient ni décomposer les sons ni en apprécier les rapports. Ce n'est que depuis le quinzième siècle qu'on a fixé la tonalisation, réglé la marche des accords, et qu'on s'en est aidé pour souteoir la voix et renforcer l'expression des sentiments. Cette découverte, si tardive et cependant si naturelle, a dédoublé l'ouïe, elley a montré deux facultés en quel- que sorte indépendantes, d'ont l'une reçoit les sons et l'autre en apprécie la résonnance. Les docteurs allemands disent que ceux qui sont , sensibles à l'harmonie ont un sens de plus que les au- tres. · Nous savons qu'on a soutenu le contraire ; mais ce système est sans appui. Si les anciens avaient connu l'harmonie, leurs écrits auraient conservé quelques notions précises à cet égard , au lieu qu'on ne se privaut que de quelques plırases obscures , qui se prêtent à toules les inductions. D'ailleurs, ou ne peut suivre la naissance et les progrès de l'harmonie dans les monument qui nous restent ; c'est une obligation que nous avons aus Arabes, qui nous firent présent de l'orgue, qui, faisani entendre à la fois plusieurs sons continus, lit naitre la première idée de l'harmonie. 31 MÉDITATION I. Quant à ceux pour qui la musique n est qu'un amas de sons confus, il est bon de remarquer que presque tous chantent faux; et il faut croire, ou que chez eux l'appareil auditif est fait de manière à ne recevoir que des vibrations courtes et sans ondulations, ou plutôt que les deux oreilles n'étant pas au mème diapason; la différence en longueur et en sensibilité de leurs parties constituantes fait qu'elles ne transmettent au cerveau qu'une sensation obscure et indéterminée, comme deux instruments qui ne joueraient ni dans le même ton ni dans la même mesure, et ne feraient entendre aucune mélodie suivie. Les derniers siècles qui se sont écoulés ont aussi donné à la sphère du goût d'importantes extensions : la découverte du sucre et de ses diverses préparations, les liqueurs alcooliques, les glaces, la vanille, le thé. le café, nous ont transmis des saveurs d'une nature jusqu'alors inconnue. Qui sait si le toucher n'aura pas son tour, et si que:- que hasard heurtux ne nous ouvrira pas, de ce côté- là, quelque source de jouissances nouvelles ? ce qui est d'autant plus probable que la sensibilité tactile existe par tout le corps, et conséquemment peut partout être excitée. PUISSANCE DU GOUT. 4. On a vu que l'amour physique a envahi toutes les sciences : il agit en cela avec cette tyrannie qui le • caractérise toujours. Le goût, cette faculté plus prudente, plus mesurée, quoique non moins active; le goût, disons-nous, est parvenu au même but avec une lenteur qui assure la durée de ses succès. Nous nous occuperons ailleurs à en considérer la marche; mais déjà nous pourrons remarquer que celui qui a assisté à un repas somptueux, dans une salle ornée de glaces, de peintures, de sculptures, de fleurs, DES SENS. 35 rem- embaumée de parfums, enrichie de jolies femmes, plie des sons d'une douce barmonie; celui-là, disons- nous, n'aura pas besoin d'un grand effort d'esprit pour se convaincre que toutes les sciences ont été mises à contribution pour rehausser et encadrer convenable - ment les jouissances du goût. BUT DE L'ACTION DES SENS. 5. Jetons maintenant un coup d'ail général sur le système de nos sens pris dans leur ensemble, et nous verrons que l'auteur de la création a eu deux buts, dont l'un est la conséquence de l'autre, savoir : la con- servation de l'individu et la durée de l'espèce. Telle est la destinée de l'homme, considéré comme être sensitif : c'est à cette double fin que se rapportent toutes ses actions. Si'eil aperçoit les objets extérieurs, révèle les mer- veilles dont l'homme est environné, et lui apprend qu'il fait partie d'un grand tout. L'ouïe perçoit les sons, non-seulement comme sen- sation agréable, mais encore comme avertissement du mouvement des corps qui peuvent occasionner quelque danger. La sensibilité veille pour donner, par le moyen de la douleur, avis de toute lésion immédiate. La main, ce serviteur fidèle, a non-seulement pré- paré sa retraite, assuré ses pas, mais encore saisi, de préférence, les objets que l'instinct lui fait croire pro- pres à réparer les pertes causées par l'entretien de la vie. L'odorat les explore; car les substances délétères sont presque toujours de mauvaise odeur. Alors le goût se décide, les dents sont mises en ac- tion, la langue s'unit au palais pour savourer, et bien- tot l'estomac commencera l'assimilation. Dans cet état, une langueur inconnue se fait sentir, les objets se décolorent, le corps plie, les yeux se fer- 36 MÉDITATION II. ment; tout disparait, et les sens sont dans un repos absolu. A son réveil, l'homme voit que rien n'a changé au- tour de lui; cependant un feu secret fermente dans son sein, un organe nouveau s'est développé ; il sent qu'il a besoin de partager son existence. Ce sentiment actif, inquiet, impérieux, est commun aux deux sexes; il les rapproche, les unit, et quand le germe d'une existence nouvelle est fécondé, les indi-. vidus peuvent dormir en paix : ils viennent de remplir le plus saint de leurs devoirs en assurant la durée de l'espèce Tels sont les aperçus généraux et philosophiques que j'ai cru devoir offrir à mes lecteurs, pour les ame- ner naturellement à l'examen plus spécial de l'organe du goût. I MÉDITATION II. DU GOUT. DÉFINITION DU GOUT. 6. Le goût est celui de nos sens qui nous met en relation avec les corps sapides, au moyen de la sensa- tion qu'ils causent dans l'organe destiné à les apprécier. Le goût, qui a pour excitateurs l'appétit, la faim et la soif, est la base de plusieurs opérations dont le résul- tat est que l'individu croît, se développe, se conserve et répare les pertes causées par les évaporations vitales. Les corps organisés ne se nourrissent pas tous de la * M. de Buffon a peint, avec tous les charnies de la plus brillante éloquence, les premiers moments de l'existence d'Ère. Appelé à traiter un sujet presque semblable, livus n'avons prétendu donner qu'un dessin au simple trait; les lecteurs sauront bien y ajouter le coloris. DI GOUT. 37 1 même manière; l'auteur de la création, également ya- rié, dans ses méthodes et sûr dans ses effets, leur a as- signé divers modes de conservation, Les végétaux, qui se trouvent au bas de l'échelle des êtres vivants, se nourrissent par des racines qui, implantées dans le sol natal, choisissent, par le jeu d'une mécanique particulière ," les diverses substances qui ont la propriété de servir à leur croissance et à leur entretien. En remontant un peu plus haut, on rencontre les corps doués de la vie animale, mais privés de loco- motion ; ils naissent dans un milieu qui favorise leur existence, et des organes spéciaux en extraient tout ce qui est nécessaire pour soutenir la portion de vie et de durée qui leur a été accordée; ils ne cherchent pas leur nourriture , la nourriture vient les chercher. Un autre mode a été fixé pour la conservation des animaux qui parcourent l'univers, et dont l'homme est sans contredit le plus parfait. Un instinct particu- lier l'avertit qu'il a besoin de se repaitre; il cherche, il saisit les objets dans lesquels il soupçonne la pro- priété d'apaiser ses besoins ; il mange, se restaure, et parcourt ainsi , dans la vie , la carrière qui lui est as- signée. Le goût peut se considérer sous trois rapports : Dans l'homme physique, c'est l'appareil au moyen duquel il apprécie les saveurs ; Considéré dạns l'homme moral, c'est la sensation qu'excite, au centre commun, l'organe impressionné par un corps savoureux ; enfin,.considéré dans sa cause matérielle, le goût est la propriété qu'a un corps d'impressionner l'organe et de faire naître la • sensation. Le goût paraît avoir deux usages principaux : • 1° Il nous invite , par le plaisir, à réparer les pertes continuelles que nous faisons par l'action de la vie ; 20 Il nous aide à choisir. parmi les diverses sub- 38 MÉDITATION 11. siances que la nature nous présente, celles qui sont propres à nous servir d'aliments. Dans ce choix, le goût est puissamment aidé par l'o- dorat, comme nous le verrons plus tard ; car on peut établir, comme maxime générale, que les substances nutritives ne sont repoussantes ni au coût ni à l'odorat. MÉCANIQUE DU GOUT. 7. Il n'est pas facile de déterminer précisément en quoi consiste l'organe du goût. Il est plus c impli- qué qu'il ne paraît. Certes, la langue joue un grand rôle dans le méca- nisme de la dégustation ; car, considérée comme douée d'une force musculaire assez franche, elle sert à gå- cher, retourner, pressurer et avaler les aliments. De plus, au moyen des papilles plus ou moins nom- breuses dont elle est parsemée, elle s'imprègne des particules sapides et solubles des corps avec lesquels elle se trouve en contact; mais tout cela ne suffit pas, et plusieurs autres parties adjacentes concourent à compléter la sensation, savoir : les joues, le palais et surtout la fosse nasale, sur laquelle les physiologistes n'ont peut-être pas assez insisté. Les joues fournissent la salive, également nécessaire à la mastication et à la formation du ból alimentaire; elles sont, ainsi que le palais, douées d'une portion de facultés appréciatives ; je ne sais pas même si, dans certains cas, les gencives n'y participent pas un peu ; et sans l'odoration qui s'opère dans l'arrière-bou- che, la sensation dụ goût serait obtuse et tout à fait imparfaite. Les personnes qui n'ont pas de langue, ou à qui elle a été coupée, ont encore assez bien la sensation du goût. Le premier cas se trouve dans tous les livres ; le second m'a été assez bien expliqué par un pauvre dia- ble a'uquel les Algériens avaient coupé la langue, pour le punir de ce qu'avec quelques-uns de ses camarades DU GOUT. 3) de captivité, il avait formé le projet de se sauver et de s'enfuir. Cet homme que je rencontrai à Amsterdam, où il gagnait sa vie à faire des commissions , avait eu quel- que éducation, et on pouvait facilement s'entretenir avec lui par écrit. Après avoir observé qu'on lui avait enlevé toute la partie antérieure de la langue jusqu'au filet, je lui de- mandai s'il trouvait encore quelque saveur à ce qu'il mangeait, et si la sensation du goût avait survécu à l'opération cruelle qu'il avait subie. Il me répondit que ce qui le fatiguait le plus était d'avaler (ce qu'il ne faisait qu'avec quelque difficulté); qu'il avait assez bien conservé le goût; qu'il appré- ciait comme les autres ce qui était: peu sapide ou agréa- ble; mais que les choses fortement acides ou amères lui causaient d'intolérables douleurs. Il m'apprit encore que l'abscision de la langue était commune dans les royaumes d'Afrique; qu'on l'appliquait spécialement à ceux qu'on croyait avoir été chefs de quelque complot, et qu'on avait des in- struments qui y étaient appropriés. J'aurais voulu qu'il m'en fit la description; mais il me montra, à cet égard, une répugnance tellement douloureuse , que je n'insis- tai pas. Je réfléchis sur ce qu'il me disait; et, remontant aux siècles d'ignorance, où l'on percait et coupait la lan- gue aux blasphémateurs , et à l'époque où ces lois avaient été faites, je me crus en droit de conclure qu'elles étaient d'origine africaine, et importées par le retour des croisés.. On a vu plus haut que la sensation du goût résidait principalement dans les papilles de la langue. Or, l'a- natomie nous apprend que toutes les langues n'en sout pas également munies; de sorte qu'il en est telle ou l'on en trouve trois fois plus que dans telle autre. Cette circonstance explique pourquoi, de deụx convives ag- 40 MÉDITATION II sis au mème banquet, l'un est délicieusement affecté, tandis que l'autre a l'air de ne manger que comme contraint: c'est que ce dernier a la langue faiblement qutillée, et que l'empire de la saveur a aussi ses aveu- gles et ses sourds. SENSATION DU GOUT. 8. On a ouvert cinq ou six avis sur la manière dont s'opère la sensation du goût ; j'ai aussi le mien, et le voici : La sensation du goût est une opération chimique qui se fait par voie humide, comme nous disions autrefois, c'est à-dire qu'il faut que les molécules sapides soient dissoutes dans un fluide quelconque, pour pouvoir en- suite être absorbées par les houppes nerveuses, papil.. les ou suçoirs , qui tapissent l'intérieur de l'appareil dégustateur. Ce système , neuf ou non, est appuyé de preuves physiques et presque palpables. L'eau pure ne cause point la sensation du goût, parce qu'elle ne contient aucune particule sapide. Dis- solvez-y un grain de sel , quelques gouttes de vinai- gre, la sensation aura lieu: Les autres boissons, au contraire, nous impres- sionnent parce qu'elles ne sont autre chose que des solutions plus ou moins chargées de particules appré- ciables. Vainement la bouche se remplirait-elle de parti- cules divisées d'un corps insoluble , la langue éprou- verait la sensation du toucher, et nullement celle du goût. Quant aux corps, solides et savoureux , il faut que les dents les divisent, que la salive et les autres flui- des gustuels les imbibent, et que la langue les presse contre le palais pour en 'exprimer un suc qui, pour lor's suffisamment chargé de sapidité , est apprécié par les papilles dégustatrices, qui délivrent au corps ainsi tri- DU GOUT. 41 turé le passe-port qui lui est nécessaire pour être admis dans l'estomac. Ce système, qui recevra encore d'autres développe- ments, répond sans effort aux principales questions qui peuvent se présenter. Car, si on demande ce qu'on entend par, corps sapi- des, on répond que c'est tout corps soluble et propre à ètre absorbé par l'organe du goût. Et si on demande comment le corps sapide agit, on l'épond qu'il agit toutes les fois qu'il se trouve dans un état de dissolution tel qu'il puisse pénétrer dans les cavi- tés chargées de recevoir et de transmettre la sensation. En un mot, rien de sapide que ce qui est déjà dissous ou prochainement soluble. DES SAVEURS. 9. Le nombre des saveurs est jofini, car tout corps soluble a une saveur spéciale, qui ne ressemble entièrement à aucune autre. Les saveurs se modifient en outre par leur agréga- tion simple , double, multiple; de sorte qu'il est in- possible d'en faire le tableau, depuis la plus attrayante jusqu'à la plus insupportable , depuis la fraise jusqu'a la coloquinte. Aussi tous deux qui l'ont essayé ont ils à peu près échoué. Ce résultat ne doit pas étonner; car étant donné qu'il existe des séries indéfinies de saveurs simples qui peuvent se modifier par leur adjonction réciproque en tout nombre et en toute quantité, il faudrait une lan- gue nouvelle pour exprimer tous ces effets, et des mon- tagnes d'in-folio pour les définir, et des caractères nu- mériques inconnus pour les étiqueter. Or, comme jusqu'ici il ne s'est encore présenté au- cune circonstance où quelque saveur ait dû être ap- préciée avec une exactitude rigoureuse, on a été forcé de s'en tenir à un petit nombre d'expressions généra- les, telles que doux , sucré, acide, acerbe , et au 42 MÉDITATION 11. tres pareilles, qui s'expriment, en dernière analyse, par les deux suivantes : agréable ou désagréable au goût, et suffisent pour se faire entendre et pour indi- quer à peu près la propriété gustuelle du corps sapide dont on s'occupe. Ceux qui viendront après ñous en sauront davan- tage, et il n'est déjà plus permis de douter que la chi- mje ne leur révèle les causes ou les éléments primitifs des saveurs. INFLUENCE DE L'ODORAT SUR LE GOUT. 10. L'ordre que je me suis prescrit m'a insensi- blement amené au moment de rendre à l'odorat les droits qui lui appartiennent, et de reconnaître les ser- vices importants qu'il nous rend dans l'appréciation des saveurs ; car, parmi les auteurs qui me sont tom- bés ous la main , je n'en ai trouvé aucun qui me pa- raisse lui avoir fait pleine et entière justice. Pour moi, je suis non-seulement persuadé que, sans la participation de l'odorat, il n'y a point de dégus- tation complète , mais encore je suis tenté de croire que l'odorat et le goût ne forment qu'un seul sens, dont la bouche est le laboratoire et le nez la cheminée, ou, pour parler plus exac'ement, dont l'un sert à la dégustation des corps tactiles, et l'autre à la dégusta- tion des gaz. Ce système peut être rigoureusement défendu ; ce- pendant, comme je n'ai point la prétention de faire secte , je ne le hasarde que pour donner à penser à mes lecteurs , et pour montrer que j'ai. vu de près le sujet que je traite. Maintenant je continue ma démonstration au sujet de l'importance de l'odorat, sinon comme par- tie constituante du goût , du moins comme accessoire obligé. Tout corps sapide est nécessairement odorant : ce qui le place dans l'empire de l'odorat comme dans · l'empire du goût. DU GOUT. 43 On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins de réflexion; et pour les aliments inconnus, le nez fait toujours fonction de sentinelle avancée, qui crie : Qui ta là? Quand op intercepte l'odorat, on paralyse le goût ; c'est ce qui se prouve par trois expériences que tout le monde peut vérifier avec un égal succès. PREMIÈRE EXPÉRIENCE : Quand la membrane nasale est irritée par un vfolent coryza (rhume de cerveau), le goût est entièrement oblitéré; on ne trouve aucune saveur à ce qu'on avale, et cependant la langue reste dans son état naturel. SECONDE EXPÉRIENCE : Si on mange en se serrant le nez, on est tout étonné de n'éprouver la sensation du goût que d'une manière obscure et imparfaite ; par ce moyen les médicaments les plus repoussants pas- sent presque inaperçus. TROISIÈME EXPÉRIENCE : On observe le même effet, si, au moment où l'on avale, au lieu de laisser revenir la langue à sa place naturelle, on continue à la tenir at- tachée au palais ; en ce cas, on intercepte la circulation de l'air, l'odorat n'est point frappé, et la gustation n'a pis lieu. Ces divers effets dépendent de la même cause, le défaut de coopération de l'odorat : ce qui fait que le corps sa- pide n'est apprécié que pour son suc, et non pour le gaz odorant qui en émane. ANALYSE DE LA SENSATION DU GOUT. 11. – Les principes étant ainsi posés, je regarde comme certain que le goût donne lieu à des sensations de trois ordres différents, savoir : la sensation directe, la sensation complète et la sensation réfléchie. La sensation directe est ce premier aperçu qui naju du travail immédiat des organes de la bouche, pendant 41 MÉDITATION II. que le corps appréciable se trouve encore sur la langue antérieure. La sensation complète est celle qui se compose de ce premier aperçu et de l'impression qui nait quand l'ali- ment abandonne cette première position , passe dans l'arrière-bouche, et frappe tout l'organe par son goût et par son parfum. Enfin la sensation réfléchie est le jugement que porte l'âme sur les impressions qui lui sont transmi- ses par l'organe. Mettons ce système en action , en voyant ce qui se passe dans l'homme qui mange ou qui boit. Celui qui mange une pêche, par exemple, est d'a- bord frappé agréablement par l'odeur qui en émane; il la met dans sa bouche, et" éprouve une sensation de fraîcheur et d'acidité qui l'engage à continuer; mais ce n'est qu'au moment où il avale et que la bouchée passe sous la fosse nasale que le parfum lui est révélé, ce .qui complète la sensation que doit causer une pèche. Enfin, ce n'est que lorsqu'il a avalé que, jugeant ce qu'il vient d'éprouver, il se dit à lui-même : « Voilà qui est délicieux ! » Pareillement, quand on boit : tant que le vin est dans la bouche, on est agréablement, mais non parfai- temerit impressionné; ce n'est qu'au moment où l'on cesse d'avaler qu'on peut véritablement goûter, appré- cier, et découvrir le.parfum particulier à chaque es- pèce; et il faut un petit intervalle de temps, pour que le gourmet puisse dire : « Il est bon, passable ou ‘mau- » vais. Peste ! c'est du chambertin ! O mon Dieu ! c'est, » du surène ! » On voit par là que c'est conséquemment aux prin- cipes, et par suite d'une pratique bien entendue, que les vrais amateurs sirotent leur vin (they sip it); čar, à chaque gorgée, quand ils s'arrêtent, ils ont la somme entière du plaisir qu'ils auraient éprouvé s'ils avaient bu le verre d'un seul trait. DU GOUT. 45 La même chose se passe encore, mais avec bien plu d'énergie, quand le goût doit être désagréablement af- fecté. Voyez ce malade que la Faculté contraint à s'ingé- rer un énorme verre d'une médecine noire, telle qu’on les buvait sous le règne de Louis XIV. L'odorat, moniteur fidèle, l'avertit de la saveur re- poussante de la liqueur traitresse; ses yeux s'arrondis- sent comme à l'approche d’un danger ; le dégoût est sur ses lèvres, et déjà son estomac se soulève. Cepen- dant on l'exhorte, il s'arme de courage, se gargarise d'eau-de-vie, se serre le nez et boit... Tant que le breuvage empesté remplit la bouche et tapisse l'organe, la sensation est confuse et l'état sup- portable; mais à la dernière gorgée, les arrière-goûts se développent, les odeurs nauséabondes agissent, et tous les traits du patient expriment une horreur et un goût que la peur de la mort peut seule faire affronter. S'il est question, au contraire, d'une boisson insipide, comme, par exemple, un verre d'eau, 'on n'a ni goût ni arrière-goût; on n'éprouve rien, on ne pense à rien ; on a bu, et voilà tout. ORDRE DES DIVERSES IMPRESSIONS DU GOUT. 12. Le goût n'est pas si richement dote que l'ouïe; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois : le goût, au contraire, est simple en activité, c'est- à-dire qu'il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps. Mais il peut être double, et même multiple par suc- cession, c'est-à-dire que, dans le même acte de guttu- ration, on peut éprouver successivement une seconde et même une troisième sensation , qui vont en s'affai- blissant graduellement, et qu'on désigne par les mots, arrière-goût, parfum ou fragrance; de la même manière que, lorsqu'un son principal est frappé, une oreille exercée y distingue une ou plusieurs séries de conson- 46 MÉDITATION II. nances, dont le nombre n'est pas encore parfaitement connu. Ceux qui mangent vite et sans attention ne discer- nent pas les impressions du second degré; elles sont l'apanage exclusif du petit nombre d'élus; et c'est par leur moyen qu'ils peuvent classer, par ordre d'excel- lence, les diverses substances soumises à leur exa- men. Ces nuances fugitives vibrent encore longtemps dans l'organe du goût; les professeurs prennent, saus s'en douter, une position appropriée, et c'est toujours le cou allongé et le nez à babord qu'ils rendent leurs ar- rêts. 13. - JOUISSANCES DONT LE GOUT EST L'occasion. - Jetons maintenant un coup d'oeil philosophi- que sur le plaisir ou la peine dont le goût peut être l'oe- casion. Nous trouvons d'abord l'application de cette vérité malheureusement trop générale, savoir : que l'homme est bien plus fortement organisé pour la douleur que pour le plaisir. Effectivement, l'injection des substances acerbes, acres ou amères au dernier degré, peut nous faire es- suyer des sensations extrêmement pénibles ou dou- lou reuses. On prétend même que l'acide hydrocyanique ne tue si promptement que parce qu'il cause une douleur si vive que les forces vitales ne peuvent la supporter sans s'éteindre. Les sensations agréables ne parcourent, au contraire, qu'une échelle peu étendue, et s'il y a une différence assez sensible entre ce qui est insipide et ce qui flatte le goût, l'intervalle n'est pas très-grand entre ce qui est reconnu pour bon et ce qui est réputé excellent; ce qui est éclairci par l'exemple suivant : premier terme, un bouilli sec et dur; deuxième terme , un morceau de veau; troisième terme, un faisan cuit à point. DU GOUT. 47 Cependant le goût, tel que la nature nous l'a accordé, est encore celui de nos sens qui, tout bien considéré, nous procure le plus de jouissances : 1° Parce que le plaisir de manger est le seul qui, pris avec modération , ne soit pas suivi de fatigue; 2° Parce qu'il est de tous les temps, de tous les âges et de toutes les conditions ; 3° Parce qu'il revient nécessairement au moins une fois par jour, et qu'il peut être répété, sans inconvé- nient, deụx ou trois fois dans cet espace de temps; 4° Parce qu'il peut se mêler à tous les autres et même nous consoler de leur absence; 5º Parce que les impressions qu'il reçoit sont à la fois plus durables et plus dépendantes de notre volonté; 6° Enfin, parce qu'en mangeant nous éprouvons un certain bien-être indéfinissable et particulier, qui vient de la conscience instinctive; que, par cela méme que nous mangeons, nous réparonş nos pertes et nous pro- longeons notre existence. C'est ce qui sera plus amplement développé au cha- pitre où nous traiterons spécialement du plaisir de la table, pris au point où la civilisation actuelle l'a amené. SUPRÉMATIE DE L'HOMME. 14. Nous avons été élevés dans la douce croyance que, de toutes les créatures qui marchent, nagent, rampent ou volent, l'homme est celle dont le goût est le plus parfait. Cette foi est menacée d'être ébranlée. Le docteur Gall, fondé sur je ne sais quelles inspec- tions, prétend qu'il est des animaux chez qui l'appareil gustuel est plus développé, et partant plus parfait que celui de l'homme. Cette doctrine est malsonnante et sent l'hérésie. L'homme, de droit divin roi de toute la nature, et au profit duquel la terre a été couverte et peuplée, doit nécessairement être muni d'un organe qui puisse le 48 MÉDITATION II. mettre en rapport avec tout ce qu'il y a de sapide chez ses sujets. La langue des animaux ne passe pas la portée de leur intelligence : dans les poissons, ce n'est qu'un os mobile, dans les oiseaux, généralement, un cartilage membraneux ; dans les quadrupedes, elle est souvent revêtue d'écailles ou d'aspérités, et d'ailleurs elle n'a* point de mouvements circonflexes. "La langue de l'homme, au contraire, par la délica- tesse de sa contexture et des diverses membranes dont elle est environnée et avoisinée, annonce assez la su- blimité des opérations auxquelles elle est destinée. J'y ai, en outre, découvert au moins trois mouve- ments inconnus aux animaux, et que je nomme mou- vements de spication, de rotation et de verrition ( à verro, lat. , je balaye). Le premier a lieu quand la langue sort en forme d'épi d'entre les lèvres qui la compriment; le second, quand la langue se meut cir- culairement dans l'espace compris entre l'intérieur des joues et le palais; le troisième, quand la langue, se re- courbant en dessus ou en dessous, ramasse les portions qui peuvent rester dans le canal demi-circulaire formé par les lèvres et les gencives. Les animaux sont bornés dans leurs goûts : les uns ne vivent que de végétaux, d'autres ne mangent que de la chair; d'autres se nourrissent exclusivement de 'graines ; aucun d'eux ne connaît les saveurs compo- sées. L'homme, au contraire, est omnivore ; tout ce qui est mangeable est soumis à son vaste appétit; ce qui entraine, pour conséquence immédiate, des pouvoirs dégustateurs proportionnés à l'usage général qu'il doit en faire. Effectivement, l'appareil du goût est d'une rare perfection chez l'homme, et pour bien nous en convainere, voyons-le manouvrer. Dès qu'un corps esculent est introduit dans la bou- che, il est confisqué, gaz et sucs, sans retour. DU GOUT. 49 Les lèvres s'opposent à ce qu'il rétrograde; les dents s'en emparent et le broient; la salive l'imbibe ; la lan- gue le gâche et le retourne; un mouvement aspiratoire le pousse vers le gosier ; la langue se soulève pour le faire glisser; l'odorat le flaire en passant, et il est pré- cipité dans l'estomac pour y subir des transformations ultérieures, sans que, dans toute cette opération, il se soit échappé une parcelle, une goutte ou un atome, qui n'ait pas été soumis au pouvoir appréciateur. C'estaussi par suite de cette perfection que la gour- mandise est l'apanage exclusif de l'homme. Cette gourmandise est même contagieuse, et nous la transmettons' assez promptement aux animaux que nous ayons appropriés à notre usage, et qui font en quelque sorte société avec nous, tels que les éléphants, les chiens, les chats, et même les pecroquets. Si quelques animaux ont la langue plus grosse, le palais plus développé, le gosier plus Jarge, c'est que cette langue, agissant comme muscle, est destinée à remụer de grands poids, le palais à presser , le gosier à avaler de plus grosses portions ; mais toute analogie bien entendue s'oppose à ce qu'on puisse en induire que le sens est plus parfait. D'ailleurs, le goût ne devant s'estimer que par la nature. de la sensation qu'il porte au centre commun, l'impression reçue par l'animal ne peut pas se compa- rer à celle qui a lieu dans l'homme; cette dernière, étant à la fois plus claire et plus précise , suppose né- cessairement une qualité supérieure dans l'organe qui la transmet. Eufin, que peut-on désirer dans une faculté sus - ceptible d'un tel point de perfection, que les gourmands de Rome distinguaient, au goût, le poisson pris entre les ponts de celui qui avait été pêché plus bas? N'en voyons-nous pas, de nos jours, qui ont découvert la saveur particulière de la cuisse sur laquelle la perdrix s'appuie en dormant? Et ne sommes-nous pas environ- 50 MÉDITATION II. nés de gourmets qui peuvent indiquer la latitude sous laquelle un vin a mûri tout aussi sûrement qu'un élève de Biot ou d'Arago sait prédire une éclipse? Que s'ensuit-il de là ? qu'il faut rendre à César ce qui est à César, proclamer l'homme le grand gour- mand de la nature, et ne pas s'étonner si le bon 'doc- teur fait quelquefois comme Homère : Auch zuweiler schlaffert der guter G***. MÉTHODE ADOPTÉE PAR L'AUTEUR. 15. - Jusqu'ici nous n'avons examiné le goût que sous le rapport de sa constitution physique; et à quel- ques détails anatomiques : près, que peu de personnes regretteront, nous nous sommes tenus au niveau de la science. Mais là ne finit pas la tâche que nous nous sommes imposée; car c'est surtout de son histoire morale que ce sens réparateur tire son importance et sa gloire. Nous avons donc rangé, suivant un ordre analyti- que, les théories et les faits qui composent l'ensemble de cette histoire, de manière qu'il puisse en résulter de l'instruction sans fatigue. C'est ainsi que, dans les chapitres qui vont suivre, nous montrerons comment les sensations, à force de se répéter et de se réfléchir, ont perfectionné l'organe et étendu.la sphère de ses pouvoirs; comment le besoin de manger, qui n'était d'abord qu'un instinct, est de- venu une passion influente, qui a pris un ascendant bien'marqué sur tout ce qui tient à la société. Nous dirons aussi comment toutes les sciences qui s'occupent de la composition des corps se sont accor- dées pour classer et mettre à part ceux de ces corps qui sont appréciables par le goût, et comment les voya- geurs ont marché vers le même but, en soumettant à nos essais les substances que la nature ne semblait pas avoir destinées à jamais se rencontrer. Nous suivrons la chimie au moment où elle a péné- DE LA GASTRONOMIE. 51 tré dans nos laboratoires souterrains pour y éclairer nos préparateurs, poser des principes, créer des mé- thodes et dévoiler des causes qui jusque là étaient restées occultes. Enfin nous verrons comment, par le pouvoir com- biné du temps et de l'expérience, une science nouvelle nous est tout à coup apparue, qui nourrit, restaure, conserve, persuade, console, et, non contente de jeter à pleines mains des fleurs sur la carrière de l'individu, contribue encore puissamment à la force et à la pros- périté des empires. Si, au milieu de ces graves élucuhrations, une anec- dote piquante, un souvenir aimable, quelque aventure d'une vie agitée, se présente au bout de la plume, nous la laisserons couler pour reposer un peu l'attention de nos lecteurs, dont le nombre ne nous effraie point, et avec lesquels au contraire nous nous plairons à confa- buler; car si ce sont des hommes, nous sommes sûrs qu'ils sont aussi indulgents qu'instruits ; et si ce sont des dames, elles sont nécessairement charmantes. Ici le professeur, plein de son sujet, laissa tomber sa main, et s'éleva dans les bautes régions. Il remonta le torrent des âges, et prit dans leur berceau les sciences qui ont pour but la gratification du godt : il en-suivit les progrès à travers la nuit des temps; et Foyant que, pour les jouissances qu'elles nous procurent, les premiers siècles ont toujours été moins avantages que ceux qui les ont suivis, il sajsit sa lyre, et chanta bar le mode dorien la Mélopée historique qu'on trouvera parmi les Variétés (Voyez à la fin du volume.' MÉDITATION III. DE LA GASTRONOMIE. ORIGINE DES SCIENCES. 16. Les sciences ne sont pas comme Minerve, qui sortit tout armée du cerveau de Jupiter; elles sont filles du temps, et se forment insen iblemert, d'abord 52 MÉDITATION JII. par la collection des méthodes 'indiquées par l'expérien- ce, et plus tard par la découverte des principes qui se déduisent de la combinaison de ces méthodes. Ainsi, les premiers vieillards que leur prudence fit. appeler auprès du lit des malades , ceux que la compas- sion poussa à soigner les plaies, furent aussi les pre- miers médecins. Les bergers d'Egypte, qui observèrent que quelques astres, après une certaine période, venaient correspon - dre au même endroit du ciel, furent les premiers as- tronomes. Celui qui , le premier, exprima par des caractères 'cette proposition si simple : deux plus deux égalent quatre , créa les mathématiques, cette science si puis- sante, et qui a véritablement élevé l'homme sur le trône de l'univers. Dans le cours des soixante dernières années qui viennent de s'écouler, plusieurs sciences nouvelles sont venues prendre place dans le système de nos connais- sances, et entr’antres la stéréotomie, la géométrie des- criptive et la chimie des gaz. Toutes ces sciences, cultivées, pendant un nombre infini de générations , feront des progrès d'autant plu , "sûrs que l'imprimerie les affranchit du danger de re- culer. Eh! qui sait, par exemple, si la chimie des gaz ne viendra pas à bout de maîtriser ces éléments jusqu'à présent si rebelles , de les méler, de les combiner dans des proportions jusqu'ici non tentées, et d'obtenir par ce moyen des substances et des effets qui reculeraient de beaucoup les limites de nos pouvoirs ! DE LA GASTRONOMIE. 17.-- La gastronomie s'est présentée à son tour, ei toutes ses sæurs se sont approchées pour lui faire place. Eh ! que pouvait-on refuser à celle qui nous soutient de la naissance au tombeau, qui accroit les délices de l'a- mour et la confiance de l'amitié, qui désarme la hajne, ORIGINE DE LA GASTRONOMIE. 53 facilite les affaires , et nous offre, dans le court trajet de la vie, la seule jouissance qui, n'étant pas suivie de fatigue, nous délasse encore de toutes les autres ! Sans doute , tant que les préparations ont été exclu- sivement confiées à des serviteurs salariés , tant que le secret en est resté dans les souterrains , tant que les cuisiniers seuls se sont réservé cette matière et qu'on n'a écrit que des dispensaires, les résultats de ces tra- vaux n'ont été que les produits d'un art. Mais enfin , trop tard peut-être, les savants se sont approchés. - Ils ont examiné, analysé: et classé les substances alimentaires , et les ont réduites à leurs plus simples éléments. Ils ont sondé les mystères de l'assimilation, et, sui- vant la matière inerte dans ses métamorphoses, ils ont vu comment, elle pouvait prendre vie. Ils ont suivi la diète dans ses effets passagers ou permanents, sur quelques jours, sur quelques mois, ou sur toute la vie. Ils ont apprécié son influence jusque sur la faculté de penser; soit que l'âme se trouve impressionnée par les sens, soit qu'elle sente sans le secours de ses organes ; et de tous ces travaux ils ont déduit une haute théorie, . qui embrasse tout l'homme et toute la partie de la créa- tion qui peut s'animaliser. Tandis que toutes ces choses se passaient dans les cabinets des savants, on disait tout haut dans les salons que la science qui nourrit les hommes vaut bien au moins celle qui, enseigne à les faire tuer ; les poètes chantaient les plaisirs de la table, et les livres qui avaient la bonne chère pour objet présentaient des vues plus profondes et des maximes d'un intérêt plus général. Telles sont les circonstances qui ont précédé l'avéne- ment de la gastronomie. 5. 516 MÉDITATION II. DÉFINITION DE LA GASTRONOMIE. 18. - La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme, en tant qu'il se pourrit. Son but est de veiller à la conservation des hommes , au moyen de la meilleure nourriture possible. Elle y parvient en dirigeant , par des principes cer- tains, tous ceux qui recherchent, fournissent ou prépa- rent les choses qui peuvent se convertir en aliments. Ainsi, c'est elle, á vrai dire, qui fait mouvoir les cultivateurs, les vignerons, les pêcheurs, les chasseurs *et la nombreuse famille des cuisiniers, quel que soit le titre ou la qualification sous laquelle ils déguisent leur emploi à la préparation des aliments. La gastronomie tient : A l'histoire naturelle, par la classification qu'elle fait des substances alimentaires; A la physique, par l'examen de leurs compositions et de leurs qualités ; A la chimie, par les diverses analyses et décomposi- tions qu'elle leur fait subir; A la cuisine, par l'art d'apprêter les mets et de les rendre agréables au goût; Au commerce, par la recherche des moyens d'acheter au meilleur marché possible ce qu'elle consomme, et de débiter le plus avantageusement ce qu'elle présente à vendre; Enfin, à l'économie politique, par les ressources qu'elle présente à l'impôt, et par les. moyens d'échan- ge qu'elle établit entre les nations. La gastronomie régit fa vie tout entière; car les pleurs du nouveau-né appellent le sein de sa pourrice; et le mourant reçoit encore avec quelque plaisir, la po-. tion suprême qu'hélas ! il ne doit plus digérer. Elle s'occupe aussi de tous les états de la société ; car si c'est elle qui dirige les banquets des rois rassemblés, DE LA GASTRONOMIE. 55 son c'est encore elle qui a calculé le nombre de minutes d'ébullition qui est nécessaire pour qu'un euf soit cuit à point. Le sujet matériel de la gastronomie est tout ce qui peut être mangé ; son but direct, la conservation des individus, et ses moyens d'exécution, la culture qui produit, le commerce qui échange, l'industrie qui pré- pare, et l'expérience qui invente les moyens de tout disposer pour le meilleur usage. OBJETS DIVERS DONT S'OCCUPE LA GASTRONOMIE. 19. - La gastronomie considère le goût dans ses jouissances comme dans ses douleurs ; elle a découvert les excitations graduelles dont il est susceptible; elle en a régularisé l'action, et a posé les limites que l'homme qui se respecte ne doit jamais outre-passer. Elle considère aussi l'action des aliments sur le mo- ral de l'homme, sur son imagination , son esprit , jugement, son courage et ses perceptions, soit qu'il veille , soit qu'il dorme , soit qu'il agisse , soit qu'il re- pose. C'est la gastronomie qui fixe le point d'esculence de chaque substance alimentaire ; car toutes ne sont pas présentables dans les mêmes circonstances. Les unes doivent être prises avant que d'être par- venues à leur entier développement, comme les câpres, les asperges , les cochons de lait , les pigeons à la cuil- ler, et autres animaux qu'on mange dans leur pre- mier âge; d'autres, au moment où elles ont atteint toute la perfection qui leur est destinée, comme les me- lons, la plupart des fruits, le mouton, le beuf, et tous les animaux adultes ; d'autres , quand elles commen-, cent à se décomposer, telles que les nèfles, la bécasse et surtout le faisan ; d'autres , 'enfin, après que les opé. rations de l'art leur ont té leurs qualités malfaisantes, telles que la pomme de terre, le manioc, et d'autres. C'est encore la gastronomie qui classe ces substances > 56 MÉDJTATION III. d'après leurs qualités diverses, qui indique celles qui peuvent s'associer, et qui, mesurant leurs divers degrés d'alibilité, distingue celles qui doivent faire la base de nos repas d'avec celles qui n'en sont que les accessoires et d'avec celles encore qui , n'étant déjà plus nécessai- res, sont cependant une distraction agréable, et de- viennent l'accompagnement obligé de la confabulation conviviale. Elle ne s'occupe pas avec moins d'intérêt des bois. sons qui nous sont destinées, suivant le temps, les lieux et les climats. Elle enseigne à les préparer, à les con . server, et surtout à les présenter dans un ordre telle- ment calculé que la jouissance qui en résulte aillé tou - jours en augmentant, jusqu'au moment où le plaisir finit et où l'abus commence. C'est la gastronomie qui inspecte les hommes et les choses, pour transporter d'un pays à l'autre tout ce qin mérite d'être connu, et qui fait qu'un festin savam. ment ordonné est comme un abrégé du monde ; où chaque partie figure par ses représentants. UTILITÉ DES CONNAISSANCES GASTRONOMIQUES. 20.- Les connaissances gastronomiques sont néces- saires à tous les hommes, puisqu'elles tendent à augmen. ter la somme du plaisir qui leur est destinée : cette utii lité augmente en proportion de ce qu'elle est appliquée . à des classes plus aisées de la société ; enfin elles sont indispensables à ceux qui, jouissant d'un grand reve- nu, reçoivent beaucoup de monde, soit qu'en cela ils fassent acte d'une représentation nécessaire, soit qu'ils suivent leur inclination , soit enfin qu'ils obéissent à. la mode. Ils y trouyent cet avantage spécial, qu'il y a de leur part quelque chose de personnel dans la manière dont leur table est tenue ; qu'ils peuvent surveiller jusqu'à un certain point les dépositaires forces de leur con- fiance, et même les diriger en braucoup d'occasions. DE LA GASTRONOMIE. 57 > Le prince de Soubise avait un jour l'intention de donner une fête; elle devait se terminer par un souper, et il en avait demandé le menu. Le maîtred'hôtel se présente à son lever avec une belle pancarte à vignettes, et le premier article sur lequel le prince jeta les yeux, fut celui-ci : cinquante jambons. « Eh quoi, Bertrand , dit-il, je crois que tu exttava- » gues; cinquante jambons ! veux-tu donc régaler tout » mon régiment? Non, mon prince; il n'en parai- » tra qu’un sur la table ; mais le 'surplus ne m'est pas moins nécessaire pour mon espagnole, mes blonds, » mes garpitures, més... Bertrand, vous me volez, » et cet article ne passera pas. Ah! monseigneur, w dit l'artiste, pouvant à peine retenir sa colère , vous » ne connaissez pas nos ressources ! Ordonnez, et ces » cinquante jambons qui vous offusquent, je vais les » faire entrer dans un flacon de cristal pas plus gros » que le pouce. » Que répondre à une assertion aussi positive ? Le prince sourit, baissa la tête, et l'article passa. INFLUENCE DE LA GASTRONOMIE DANS LES AFFAIRES. 21. - On sait que chez lęs hommes encore voisins de l'état de nature, aucune affaire de quelqu'impor- tance ne se traite qu'à table ; c'est au milieu des festins que les sauvages décident la guerre ou font la paix ; et sans aller si loin, nous voyons que les villageois font toutes leurs affaires au cabaret. Cette observation n'a pas échappé à ceux qui ont souvent à traiter les plus grands intérêts; ils ont vu que l'homme repu n'était pas le même que l'homme à jeun; que la table établissait une espèce de lien entre celui qui traite et celui qui est traité; qu'elle rendait les convives plus aptes à recevoir certaines im- pressions, à se soumettre à de certaines influences; de. là est née la gastronomie politique. Les repas sont de venus un moyen de gouvernement, et le sort des peu- DE L'APPÉTIT. 59 MÉDITATION IV. DE L'APPÉTIT. DÉFINITION DE L'APPÉTIT. 23. — Le mouvement et la vie, occasionnent dans le corps vivant une déperdition continuelle de substance; et le corps humain, cette machine si compliquée, serait bientôt hors de service, si la Providence n'y avait placé un ressort qui l'avertit du moment où ses forces ne sont plus en équilibre avec ses besoins. Ce moniteur est l'appétit. On entend par ce mot la première impression du besoin du manger. L'appétit s'annonce par un peu de langueur dans l'estomac et une légère sensation de fatigue. En même temps, l'âme s'occupe d'objets analogues à ses besoins ; la mémoire se rappelle les choses qui ont flatté le goût; l'imagination croit les voir; il y a là quelque chose qui tient du rêve. Cet état n'est pas sans eharmes; et nous avons entendu des milliers d'a- deptes s'écrier dans la joie de leur ceur : « Quel plaisir » d'avoir un bon appétit, quand on a la certitude de » faire bientôt un excellent repas ! » Cependant l'appareil nutritif s'émeut tout entier : l'estomac devient sensible; les sucs gastriques s'exal- tent; les gaz intérieurs se déplacent avec bruit; la bouche se remplit de sucs, et toutes les puissances di- gestives sont sous les armes, comme des soldats qui n'attendent plus que le commandement pour agir. En- core quelques moments, on aura des mouvements spasmodiques, on bâillera, on souffrira, on aura faim. 60 MEDITATION IV. On peut observer toutes les nuances de ces divers états dans tout salon où le dîner se fait attendre. Elles sont tellement dans la nature, que la politesse la plus exquise ne peut en déguiser les symptômes; d'où j'ai dégagé cet apophthegme: De toutes les qua- lités du cuisinier, la plus indispensable est l'exac- titude. ANECDOTE. 24. J'appuie cette grave maxime par les détails d'une observation faite dans une réunion dont je fai- sais partie, Quorum pars magna lui, et où le plaisir d'observer me sauva des angoisses de la misère. J'étais un jour invité à dîner chez un haut fonction- naire public. Le billet d'invitation était pour cinq heu- res et demie, et au moment indiqué tout le monde était rendu; car on savait qu'il aimait qu'on fût exact, et grondait quelquefois les paresseux. Je fus frappé, en arrivant, de l'air de consternation que je vis régner dans l'assemblée : on se parlait à l'oreille, on regardait dans la cour à travers les car- reaux de la croisée; quelques visages annonçaient la stupeur. Il était certainement arrivé quelque chose d'extraordinaire, Je m'approchai de celui des eonvives que je crus le plus en état de satisfaire ma curiosité, et lui demandai ce qu'il y avait de nouveau. « Hélas ! me répondit-il » avec l'accent de la plus profonde affliction,monsei- » gneur vient d'être mandé au conseil d'État; il part en ce moment, eť qui sait quand il reviendra ? 1.- N'est-ce que cela? répondis-jed’un air d'insouciance qui était bien loin de mon cøur. C'est tout au plus » l'affaire d'un quart d'heure; quelque renseignement dont on aura eu besoin ; on sait qu'il y a ici au- DE L'APPÉTIT. 61 >> jourd'hui dîner officiel; on n'a aucune raison pour » nous faire jeûtter. » Je parlais ainsi; mais au fond de l'âme, je n'étais pas sans inquiétyde, et j'aurais voulu être bien loin. La première heure se passa bien, on s'assit auprès de ceux avec qui on était lié; on épuisa les sujets ba- . naux de conversation , et on s'amusa à faire des con- jectures sur la cause qui avait pu faire appeler au Tui- leries notre cher amphitryon. A la seconde - heure, on commença à apercevoir quelques symptômes d'impatience : on se regardait avec inquiétude, et les premiers qui murmurèrent fu- rent trois ou quatre convives qui , n'ayant pas trouvé de place pour s'asseoil, n'étaient pas en position com- mode pour attendre. Å la troisième heure, le mécontentement fut géne- ral, et tout le monde se plaignait. « Quand reviendra- t-il ? disait-l'un. A quoi pense-t-il ? disait l'autre. -C'est à en mourir ! » disait un froisième. Et on se faisait, sans jamais la résoudre, la question suivante : *« S'en ira-t-on ? ne s'en ira-t-on pas ? » A la quatrième heure, tous les symptômes s'aggra- vèrent : on étendait les bras, au hasard d'éborgner les voisins; on entendait de toutes parts des bâillements chantants; toutes les figures étaient empreintes des couleurs qui annoncent la concentration; et on ne m'é- couta pas quand je me hasardai de dire que celui dont l'absence nous attristait tant était sans doute le plus malheureux de tous. L'attention fut un instant distraite par une appari- tioñ. Un des convives, plus habitué que les autres, pé- nétra jusque dans les cuisines ; il en reviot tout essouf- flé : sa figure annonçait la fin du monde , et il s'écria d'une voix à peine articulée et de ce ton sourd qui ex- prime à la fois la crainte de faire du bruit et l'envie d'étre entendu : « Monseigneur est parti sans donner d'ordre , et, quelle que soit son absence, on ne ser- 6 62 MÉDITATIONS IV. » vira pas qu'il ne revienne. » Il dit : et l'effroi que causa son allocution ne sera pas surpåssé par l'effet de la trompette du jugen.elt dernier. Parmi tous ces marty.rs, le plus malheureux était le bon d'Aigrefeuille , que tcut Paris a connu ; son corps n'était que souffrance, et la douleur de Laocoon était sur son visage. Påle, égaré, ne voyant rien, il vint.se hucher sur un fauteuil , croisa ses petites mains sur son gros ventre, et ferma les yeux , non pour dormir, mais pour attendre la mort. Elle ne vint cependant pas. Vers les dix heures on entendit une voiture rouler dans la cour; tout le monde se leva d'un mouvement spontané. L'hilarité succéda à la tristesse, et après cinq minutes on était à table. Mais l'heure de l'appétit était passée. On avait l'air étonné de commencer à dîner à une heure si indue; mâchoires n'eurent point ce mouvement isochrone qui annonce un travail régulier; et j'ai su que plusieurs convives en avaient été incommodés. La marche indiquée en pareil cas est de ne point manger immédiatement après que l'obstacle a cessé; mais d'avaler un verre d'eau sucrée, ou une tasse de bouillon, pour consoler l'estomac; d'attendre ensuite douze ou quinze minutes, sinon l'organe convulsé se trouve opprimé par le poids des aliments dont on le surcharge. GRANDS APPÉTITS, les 25. Quand on voit, dans les livres primitifs, les apprêts. qui se faisaient pour recevoir deux ou trois personnes, ainsi que les portions énormes que l'on servait à un seul hôte , il est difficile de se refuser à croire que les hommes qui vivaient plus près que nous du berceau du monde ne fussent aussi doués d'un bien plus grand appétit. Cet appétit était censé s'accroître en raison directe de la dignité du personnage; et celui à qui on ne ser- DE L'APPÉTIT. 63 vait pas moins que le dos entier d'un taureau de cinq ans était destiné à boire dans une coupe dont il avait peine à supporter le poids. Quelques individus ont existe depuis, pour porter témoignage de ce qui a pu se passer autrefois, et les recueils sont pleins d'exemples d'une voracité à peine croyable, et qui s'étendait à tout, même aux objets les plus immondes. Je ferai grâce à mes lecteurs de ces détails quelque- fois assez dégoûtants, et je préfère leur conter deux faits particuliers, dont j'ai été témoin, et qui n'exi- gent pas de leur part une foi bien implicite. J'allai, il y a environ quarante ans , faire une visite volante au curé de Bregnier, homme de grande taille, et dont l'appétit avait une réputation bailliagère. Quoiqu'il fût à peine midi , je le trouvai déjà à table. On avait emporté la soupe et le bouilli, et à ces deux plats obligés avaient succédé un gigot de mouton à la royale, un assez beau chapon et une salade copieuse. Dès qu'il me vit paraître, il demanda pour moi un couvert, que je refusai, et je fis bien ; car, seul et sans aide, il se débarrassa très-lestement de tout, savoir : du gigot jusqu'à l'ivoire, du chapon jusqu'aux os, et de la salade jusqu'au fond du plat. On apporta bientôt un assez grand fromage blanc dans lequel il fit une brèche angulaire de quatre-vingt- dix degrés; il arrosa le tout d'une bouteille de vin et d'une carafe d'eau, après quoi il se reposa. Ce qui m'en fit plaisir, c'est que, pendant toute cette opération qui dura à peu près trois quarts d'heure, le vénérable pasteur n'eut point l'air affairé. Les gros morceaux qu'il jetait dans sa bouche profonde ne l'em- pêchaient ni de parler ni de rire ; et il expédia tout ce qu'on avait servi devant lui sans y mettre plus d'appa- reil que s'il n'avait mangé que trois mauviettes. C'est ainsi que le général Bisson, qui buvait chaque jour huit bouteilles de vin à son déjeûner, n'avait pas 04 MEDITATION IV. l'air d'y toucher; il avait un plus grand verre que les autres, et le vidait plus souvent ; mais on eût dit qu'il n'y faisait pas attention, et, tout en humant ainsi seize livres de liquide, il n'était pas plus empêché de plai- santer et de donner ses ordres que s'il n'eût dû boire qu'un carafon. Le second fait rappelle à ma mémoire le brave géné- ral P. Sibuet , mon compatriote, longtemps premier aide-de-camp du général Masséna, et mort au champ d'honneur en 1813, au passage de la Bober. Prosper était àgé de dix-huit ans, et avait cet ap- pétit heureux par lequel la nature annonce qu'elle s'oc- cupe à achever un homme bien constitué, lorsqu'il entra un soir dans la cuisine de Genin, aubergiste chez lequel les anciens de Belley avaient coutume de s'as- sembler pour manger des marrons et boire du vin blanc nouveau qu'on appelle vin bourru. On venait de tirer de la broche un magnifique din- don, beau , bien fait, doré, cuit à point, et dont le fumet aurait tenté un saint. Les anciens, qui n'avaient plus faim, n'y firent pas beaucoup d'attention ; mais les puissances digestives du jeune Prosper en furent ébranlées ; l'eau lui vint à la bouche, et il s'écria : « Je ne fais que sortir de table, - je n'en gage pas moins que je mangerai ce gros dindon w à moi tout seul. Sez vosu 'mezé, z'u payo, répon- dit Bouvier du Bouchet, gros fermier qui se trouvait présent; è séz vos caca en rotaz, i-zet vo ket pairé et may ket mezerai la restaz'. » L'exécution commença immédiatement. Le jeune athlète détacha proprement une aile, l'avala en deux bouchées, après quoi il se nettoya les dents en gru- geant le cou de la volaille, et but un verre de vin pour servir d'entr'acte. ( 1. Si vous le mangez, je vous le paie ; mais si rous rrales en route, c'est vous qui paierez, «t moi qui imanga ii le reste. . DE L'APPÉTIT. 65 Bientôt il attaqua la cuisse, la mangea avec le même sang-froid , et dépêcha un second verre de vin, pour préparer les voies au passage du surplus. Aussitôt la seconde aile suivit la même route : elle disparut , et l'officiant, toujours plus animé, saisissait déjà le dernier membre, quand le malheureux fer- mier s'écria d'une voix dolente : « Hai'! ze vaie praou qu'izet fotu ; m'ez, monche Chibouet, poez kaet » zu daive paiet, lessé m'en a m'en mesiet on mo- » cho. » Prosper était aussi bon garçon qu'il fut depuis bons militaire; il consentit à la demande de son antiparte-' naire, qui eut, pour sa part, la carcasse; opime, de l'oiseau 'en consommation, et paya ensuite de fort bonne grâce et le principal et les acęessoires obligés. Le général Sibuet se plaisait beaucoup à citer cette prouesse de son jeune age; il disait que ce qu'il avait fait, en associant le fermier, était de pure courtoisie; il assurait que, sans cette assistance, il se sentait toute la puissance nécessaire pour gagner la gageure;'et ce qui, à quarante ans, lui restait d'appétit ne permettait pas de douter de son assertion. encore assez + « Hélas ! je vois bien que e'en est fini; mais, monsieur Sibuet, puisque je dois Je payer ; laissez-m'en au moins manger un morcell.» Je citr avec plaisir et échantillon du patois uu Bugay, où l'on troure le lle des Grecs et des Anglais, et, dans le mot präru et autres semblables, une dipllongue qui n'existe en ancune langue, et dont on ne prat-peindre le sou par aucun carac- tère conna: Voyez le 3° volume des Memoires de la Société royale des Antiquaires de France. 6. 66 NEDICATION V. MÉDITATION V. DES ALLMENTS EN GÉNÉRAL. SECTION PREMIÈRE. DÉFINITIONS. LE 26. Qu'entend-on par aliments ? Réponse populaire : L'aliment est tout ce qui nous nourrit. Réponse scientifique : On entend par aliments les • substances qui, soumises à l'estomac, peuvent s'anima- liser par la digestion, et réparer les pertes que fait le corps humain par l'usage de la vie. Ainsi, la qualité distinctive de l'aliment consiste dans la propriété de subir l'assimilation animale. TRAVAUX ANALYTIQUES. 27. — Le règne animal et le règne végétal sont ceux qui, jusqu'à présent, ont fourni des aliments au genre humain. On n'a encore tiré des minéraux que des re- mèdes ou des poisons. Depuis que la chimie analytique est devenue une 'science certaine, on a pénétré très-avant dans la dou- ble nature des éléments dont notre corps est composé, et des substances que la nature semble avoir destinées : à en réparer les pertes. Ces études avaient entre elles une grande analogie, puisque l'homme est composé en grande partie des mêmes substances que les animaux dont il se nourrit, ct qu'il a bien fallu chercher aussi dans les végétaux DES ALIMENTS. 67 les affinités par suite desquelles ils deviennent eux- mêmes animalisables. On a fait dans ces deux voies les travaux les plus louables et en même temps*les plus minutieux, et on a suivi, soit le corps humain, soit les aliments par les- quels il se répare, d'abord dans leurs particules secon- daires, et ensuite dans leurs éléments, au-delà desquels il ne nous a point encore été permis de pénétrer. Ici j'avais l'intention de placer un petit traité de chi- mie alimentaire, et d'apprendre à mes lecteurs en com- bien de millièmes de carbone, d'hydrogène, etc., on pourrait réduire eux et les mets qui les nourrissent; mais j'ai été arrêté par la réflexion que je ne pouvais guère remplir cette tâche qu'en copiant les excellents traités de chimie qui sont entre les mains de tout le monde. J'ai craint encore de tomber dans des détails stériles, et me suis réduit à une nomenclature raison- née, sauf à faire passer par-ci par-là quelques résul- tats chimiques, en termes moins hérissés et plus intel- ligibles. OSMAZÔME. 28.. - Le plus grand service rendu par la chimie à la science alimentaire est la découverte ou plutôt la précision de l'osmazôme. L'osmazôme est cette partie éminemment sapide des viandes, qui est soluble à l'eau froide, et qui se dis- tingue de la partie extractive en ce que cette dernière n'est soluble que dans l'eau bouillantę. C'est l'osmazôme qui fait le mérite des bons pota- ges; c'est lui qui, en se caramélisant, forme le roux des viandes; c'est par lui que se forme le rissolé des rôtis, .enfin c'est de lui que sort le fumet de la venai- son et du gibier. "L'osmazôme.se retire surtout des animaux adultes à chairs rouges , noires, et qu'on est convenu d'appeler chairs faites; on n'en trouve point ou presque point 68 MEDITATION v. dans l'agneau, le 'cochon de lait, le poulet, et même dans le blanc des plus grosses volailles : c'est par cette raison que les vrais connaisseurs ont toujours préféré J'entre-cuisse; chez eux l'instinct du goût avait pré- venu la science. C'est aussi la prescience de l'osmazôme qui a fait chasser tant de cuisiniers, convaincus de distraire le premier bouillon : c'est elle qui fit la réputation des soupes de primes, qui a fait adopter les croûtes au pot comme confortatives dans le bain, et qui fit inventer au chanoine Chevrier des marmites fermantes à clef; c'est le, même à qui l'on ne servait jamais des épinards le vendredi qu'autant qu'ils avaient été cuits dès le di- manche, et remis chaque jour sur le feu avec une nou- velle addition de beurre frais. Entin c'est pour ménager cette substance, quoique encore inconnue, que s'est introduite la 'maxime que, pour faire de bon bouillon, la marmite ne devait que sourire, expression fort distinguée, pour le pays d'où elle est venue. L'osmazôme, découvert après avoir fait si longtemps les délices de nos pères, peut se comparer à l'alcool, qui a grisé bien des générations avant qu'on ait su qu'on pouvait le mettre à nu par la distillation. A l'osmazôme succède, par le traitement à l'eau bouillante, ce qu'on entend plus spécialement par ma- tière extractive: ce dernier produit, réuni à l'osmazô- me, compose le jus de viande. PRINCIPE DES ALIMENTS. La fibre est ce qui compose le tissu de la chair et ce. qui se présente à l'ạil après la cuisson. La fibre résiste à l'eau bouillante, et conserve sa forme, quoique dé- pouillée d'une partie de ses enveloppes. Pour bien dé- pecer les viandes, il faut avoir soin que la fibre fasse un angle droit, ou à peu près, avec la lame du cou- DES ALIMENTS. 69 teau : la viande ainsi coupée a un aspect plus agréable, se goûte mieux, et se måche plus facilement. Les os sont principalement composés de gélatine et de phosphate de chaux. La quantité de gélatine diminue à mesure qu'on avance en âge. À soixante-dix ans, les os ne sont plus qu’un marbre imparfait; c'est ce qui les rend si cas- sants, et fait une loi de prudence aux vieillards d'éviter toute occasion de chute. L'albumine se trouve également dans la chair et dans le sang ; elle se coagule à une chaleur au-dessous de 40 degrés : c'est elle qui forme l'écume du pot au feu. La gélatine se rencontre également dans les os, les parties molles et cartilagineuses ; sa qualité distinctive est de se coaguler à la température ordinaire de l'at. mosphère; deux parties et demie sur cent d'eau chaude suffisent pour cela. La gélatine est la base de toute les gelées grasses et maigres, blancs-mangers, et autres préparations ana- logues. La graisse est une huile concrète qui se forme dans les interstices du tissu cellulaire, et s'agglomère quelque- fois en masse dans les animaux que l'art ou la nature y prédispose, comme les cochons, les volailles, les or- tolans et les becfigues; dans quelques-uns de ces ani. maux, elle perd son insipidité, et prend un léger arore qui la rend fort agréable, Le sang se compose d'un sérum albumineux, de fi.. brine, d'un peu de gélatine et d'un peu d'osmazôme; il se coagule à l'eau chaude, et devient un aliment très- nourrissant (v.g. le boudin). Tous les principes que nous venons de passer en re- vue sont communs à l'homme et aux animaux dont il a coutume de se nourrir. Il n'est donc poinbétonnant que la diète animale soit éminemment restaurante et fortifiante; car les particules dont elle se compose, 70 MÉDITATION V. ayant avec les nôtres line grande similitude et ayant déjà été animalisées, peuvent facilement s'animaliser de nouveau lorsqu'elles sont soumises à l'action vitale de nos organes digesteurs. RÈGNE VÉGETAL, 29. - Cependant le règne végétal ne présente à la nutrition ni moins de variétés ni moins de ressources. La fécule nourrit parfaitement, et d'autant mieux qu'elle est moins mélangée de principes étrangers. On entend par fécule la farine ou poussière qu'on peut obtenir des graines céréales, des légumineuses et de plusieurs espèces de racines, parmi lesquelles la pomme de terre tient jusqu'à présent le premier rang. La fécule est la base du pain, des pâtisseries et des purées de toute espèce, 'et entre ainsi pour une très- grande partie dans la nourriture de presque tous les peuples. On a observé qu'une pareille nourriture amollit la fi- bre et même le courage. On en donne pour preuve les Indiens, qui vivent presque exclusivement de riz et qui se sont soumis à quiconque a voulù les asservir. Presque tous les animaux domestiques mangent avec avidité la fécule, et ils sont, au contraire, singulière- ment fortifiés, parce que c'est une nourriture plus sub- stantielle, que les végétaux secs ou verts qui sont leur påture babituelle. Le sucre n'est pas moins considérable, soit comme aliment, soit comme médicament. Cette substance, autrefois reléguée aux Indes ou aux colonies, est devenue' indigène au commencement de ce siècle. On l'a découverte et suivie dans le raisin, les navets, la châtaigne, et surtout la betterave; de sorte que, rigoureusement parlant, l'Europe pourrait, sous ce rapport, se suffire et se passer de l'Amériqu:: ou de l'Inde. C'est un service éminent que la science a rendu à la société, et un exemple qui peut avoir dans DES ALIMENTS. 71 la suite des résultats plus étendus. (Voyez ci-après, ar- ticle SUCRE.) Le sucre, soit à l'état solide , soit dans les diverses plantes où la nature l'a placé, est extrêmement nour. rissant; les animaux en sont friands, et les Anglais, qui en donnent beaucoup à leurs chevaux de luxe, ont remarqué qu'ils en soutiennent bien mieux les diverses épreuves auxquelles on les soumet. Le sucre, qu'aux jours de Louis XIV on ne trouvait que chez les apothicaires , a donné naissance à diver- ses professions lucratives, telles que les pâtissiers du petit four, les confiseurs, les liquoristes et autres mar- chands de friandises. Les huiles douces proviennent ainsi du règne vége- tal; elles ne sont eseulentes, qu'autant qu'elles sont unies à d'autres substances, et doivent surtout être regardées comme un assaisonnement. Le gluten, qu'on trouve particulièrement dans le froment, concourt puissamment à la fermentation du pain dont il fait partie ; les chimistes ont été jusqu'à lui donner une nature animale. On a fait à Paris, pour les enfants et les oiseaux , et pour les hommes dans quelques départements, des på- tisseries où le gluten domine, parce qu'une partie de la fécule a été soustraite au moyen de l'eau. Le mucilage doit sa qualité nutritive aux diverses substances auxquelles il sert de véhicule. La gomme peut devenir, au besoin , un aliment; et qui ne doit pas étonner, puisqu'à très-peu de chose près elle contient les mêmes éléments que le sucre. La gélatine végétale qu'on extrait de plusieurs espè- ces de fruits, notamment des pommes, des groseilles, des coings, et de quelques autres, peut aussi servir d'aliment : elle en fait mieux la fonction , unie au su cre, mais toujours beaucoup moins que les gelées ani - males qu’on tire des des pieds de veau et de la colle de poisson. Cette nourriture est en géné- OS 3 des cornes, 72. MÉDITATION V: ral légère, adoucissante et salutaire. Aussi la cuisine et l'office s'en emparent et se la disputent. DIFFÉRENCE DU GRAS AU MAIGRE. Au jus près , qui, comme nous l'avons dit, se com- pose d'osmazôme et d'extractif, on trouve dans les pois- sons la plupart des substances que nous avons signa- lées dans les animaux terrestres , telles que la fibrine, la gélatine, l'albumine : de sorte qu'on peut dire avec raison que c'est le jus qui sépare le régime gras du maigre. Ce dernier est encore marqué par une autre particu- larité : c'est que le poisson contient en outre une quan- tité notable de phosphore et d'hydrogène, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus combustible dans la nature. D'où il suit que l'ichthyophagie est une diète échauffante”: ee qui pourrait légitimer certaines louanges données jadis a quelques ordres religieux, dont le régime était direc- tement contraire à celui de leurs veux déjà réputé le plus fragile. OBSERVATION PARTICULIÈRE. 30. Je n'en dirai pas davantage sur cette ques- tion de physiologie; mais je ne dois pas omettre un fait dont on peut facilement vérifier l'existence : Il y a qu ues années que j'allai voir une maison des campagne, dans un petit bameau des environs de Paris, situé sur le bord de la Seine, en avant de l'ile de Saint-Denis, et consistant principalement en huit ca- banes de pêcheurs. Je fus frappé de la quantité d'en- fants que je vis fourmiller sur la route. J'en marquai mon étonnement au batelier avec lequel je traversai la rivière. Monsieur, me dit-il, nous ne sommés ici que huit familles , et nous avons cin- quante-trois enfants, parmi lesquels il se trouve » quarante-neuf filles et seulement quatre garçons, et *» de ces quatre garçons, en voilà un qui m'appartient. » > » DES ALIMENTS. 73 En disant ces mots, il se redressait d'un air de triom- phe, et me montrait un petit marmot de cinq à six ans, couché sur le devant du bateau, où il s'amusait à gruger des écrevisses crues. Ce petit hameau s'ap- pelle.... De cette observation qui remonte à plus de dix ans, et de quelques autres que je ne puis pas aussi facile- ment indiquer , j'ai été amené à penser que le mouve- ment génésique causé par la diète ichthyaque pourrait bien être plus irritant que pléthorique et substantiel ; et j'y persiste d'autant plus volontiers que, tout récem- ment, le docteur Bailly a prouvé, par une suite de faits observés pendant près d'un siècle, que toutes les fois que , dans les naissances annuelles , le nombre des filles est notablement plus grand que celui des garçons, la surabondance des femelles est toujours due à des circonstances débilitantes ; ce qui pourrait bien nous indiquer aussi l'origine des plaisanteries qu'on a faites de tout temps au mari dont la femme accouche d'une fille. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les aliments considérés dans leur ensemble, et sur les di- verses modifications qu'ils peuvent subir par le mé- lange qu'on peut en faire; mais j'espère que ce qui pré- cède suffira , et au-delà , pour le plus grand nombre de mes lecteurs. Je renvoie les autres au traité ex pro- fesso, et je finis par deux considérations qui ne sont pas sans quelque intérêt. La première est que l'animalisation se fait à peu près de la même manière que la végétation, c'est-à-dire que le courant réparateur formé par la digestion est aspiré de diverses manières par les cribles ou suçoirs dont nos organes sont pourvus, et devient chair, ongle, os ou cheveu, comme la même terre årrosée de la même eau produit un radis , une laitue ou un pissenlit, selon les graines que le jardinier lui a confiées. La seconde est qu'on n'obtient point, dans l'organisa- 7 74 MEDITATION VI. tion vitale, les mêmes produits que dans la chimie ab- solue; car les organes destinés à produire la vie et le mouvement agissent puissamment sur les principes qui leur sont soumis. Mais la nature, qui se plaît à s'envelopper de voiles et à nous arrêter au second ou au troisième pas, a caché Je laboratoire où elle fait ses transformations; et il est véritablement difficile d'expliquer comment, étant con- venu que le corps humain contient de la chaux, du soufre, du phosphore, du fer et dix autres substances encore, tout cela peut cependant se soutenir et se renou- veler pendant plusieurs années avec du pain et de l'eau. MÉDITATION VI. SECTION II. SPÉCIALITÉS. 31. Lorsque j'ai commencé d'écrire, ma table des matières était faite, et mon livre tout entier dans ma tête ; cependant je n'ai avancé qu'avec lenteur , parce qu'une partie de mon temps est consacrée à des travaux plus sérieux. Durant cet intervalle de temps, quelques parties de la matière que je croyais m'être réservée ont été ef- fleurées ; des livres élémentaires de chimie et de ma- tière médicale ont été mis entre les mains de tout le monde; et des choses que je croyais enseigner pour la première fois sont devenues populaires : par exemple, j'avais employé à la chimie du pot au feu plusieurs pa- ges dont la substance se trouve dans deux ou trois ou- vrages récemment publiés. SPÉCIALITÉS. 75 En conséquence, j'ai dû revoir cette partie de mon travail, et l'ai tellement resserrée qu'elle se trouve ré- duite à quelques principes élémentaires, à des théories qui ne sauraient étre trop propagées, et à quelques ob- servations, fruit d'une longue expérience, et qui, je l'espère, seront nouvelles pour la grande partie de mes lecteurs. S er. – 'POT-AU--FEU, POTAGE, ETC. 32. — On appelle pot-au-feu un morceau de bæuf des- tiné à être traité à l'eau bouillante légèrement salée, pour en extraire les parties solubles. Le bouillon est le liquide qui reste après l'opération consommée. Enfin on appelle bouilli la chair dépouillée de sa par- tie soluble. L'eau dissout d'abord une partie de l'osmazôme; puis l'albumine, qui, se coagulant avant le 50 degré de Réaumur, forme l'écume qu'on enlève ordinairement; puis, le surplus de l'osmazôme avec la partie extrac- tive ou jus; enfin, quelques portions de l'enveloppe des fibres, qui sont détachées par la continuité de l'é- bullition. Pour avoir de bon bouillon, il faut que l'eau s'é- chauffe lentement, afin que l'albumine ne se coagule pas dans l'intérieur avant d'être extraite; et il faut que l'é- bullition s'aperçoive à peine, afin que les diverses par- ties qui sont successivement dissoutes puissent s'unir intimement et sans trouble. On joint au bouillon des légumes ou des racines pour en relever le goût, et du pain ou des pâtes pour le rendre plus nourrissant : c'est ce qu'on appelle un po- tage. Le potage est une nourriture saine, légère, nourris- sante, et qui convient à tout le monde; il réjouit l'esto- mac, et le dispose à recevoir et à digérer. Les person- 76 MÉDITATION VI. nes menacées d'obésité n'en doivent prendre que le bouillon. On convient généralement qu'on ne mange nulle part d'aussi bon potage qu'en France, et j'ai trouvé dans mes voyages la confirmation de cette vérité. Ce résultat ne doit point étonner; car le potage est la base de la diète nationale française, et l'expérience des siècles a dù le porter à sa perfection. S II. DU BOUILLI. 33. Le bouilli est une nourriture saine, qui apaise promptement la faim, se digère assez bien, mais qui seule ne restaure pas beaucoup, parce que la viande a perdu dans l'ébullition une partie des sucs animali- sables. On tient comme règle générale en administration gue le bæuf bouilli a perdu la moitié de son poids. Nous comprenons sous quatre catégories les personnes qui mangent le bouilli : 1° Les routiniers, qui en mangent parce que leurs pa- rents en mangeaient, et qui, suivant cette pratique avec une soumission implicite , espèrent bien aussi être imi- tés par leurs enfants; 20 Les impatients, qui, abhorrant l'inactivité à table, ont contracté l'habitude de se jeter immédiatement sur la première matière qui se présente (materiam subjec- tam); 3° Les inattentifs, qui, n'ayant pas reçu du ciel le feu sacré, regardent les repas comme les heures d'un travail obligé, mettent sur le même niveau tout ce qui peut les nourrir, et sont à table comme l'huître sur son banc; 4° Les dévorants, qui ,- doués d'un appétit dont ils cherchent à dissimuler l'étendue, se hâtent de jeter dans leur estomac une première victime pour apaiser le feu gastrique qui les dévore, et servir de base aux di- SPÉCIALITÉS. 77 vers en vois qu'ils se proposent d'acheminer pour la même destination. Les professeurs ne mangent jamais de bouilli, par respect pour les principes et parce qu'ils ont fait enten- dre en chaire cette vérité incontestable : Le bouilli est de la chair moins son jus'. S III. VOLAILLES. a 34. — Je suis grand partisan des causes secondes, et crois fermement que le genre entier des gallinacées été créé uniquement pour doter nos garde-mangers et enrichir nos banquets. Effectivement, depuis la caille jusqu'au coq-d'Inde, partout où on rencontre un individu de cette nombreuse famille, on est sûr de trouver un aliment léger, savou- reux, et qui convient également au convalescent et à l'homme qui jouit de la plus robuste santé. Car quel est celui d'entre nous qui, condamné par la Faculté à la chère des Pères du désert, n'a pas souri à l'aile de poulet proprement coupée, qui lui annonçait qu'enfin il allait être rendu à la vie sociale ? Nous ne nous sommes pas contentés des qualités que la nature avait données aux gallinacées ; l’art s'en est emparé, et sous prétexte de les améliorer il en a fait des martyrs. Non-seulement on les prive des moyens de se reproduire, mais on les tient dans la solitude, on les jette dans l'obscurité, on les force à manger, et on les amène ainsi à un embonpoint qui ne leur était pas destiné. Il est vrai que cette graisse ultra-naturelle est aussi délicieuse, et que c'est au moyen de ces pratiques dam- nables qu'on leur donne cette finesse et cette succu- lence qui en font les délices de nos meilleures tables. Ainsi améliorée, la volaille est pour la cuisine cequ'est · Cette vérité commence à percer, et le bouilli a disparu dans les diners véritable- ment soignés ; on le remplace par un filet rôti, un turbot ou me matelote. 7. 78 MÉDITATION VI. 35. la toile pour les peintres, et pour les charlatans le cha- peau de Fortunatus; on nous la sert bouillie, rôtie, frite, chaude ou froide, entière ou par parties, avec ou sans sauce, désossée, écorchée; farcie, et toujours avec un égal succès. Trois pays de l'ancienne France se disputent l'hon- neur de fournir les meilleures volailles, savoir : le pays de Caux, le Mans et la Bresse. Relativement aux chapons, il y a du doute, et celui qu'on tient sous la fourchette doit paraître le meilleur; mais pour les poulardes, la préférence appartient à celles de Bresse, qu'on appelle poulardes fines, et qui sont rondes comme une pomme ; c'est grand dommage qu'elles soient rares à Paris, où elles n'arrivent que dans des bourriches votives, S IV. DU COQ-D'INDE. - Le dindon est certainement un des plus beaux cadeaux que le nouveau monde ait faits à l'ancien . Ceux qui veulent toujours en savoir plus que les au- tres ont dit que le dindon était connu aux Romains, qu'il en fut servi un aux noces de Charlemagne, et qu'ainsi c'est mal à propos qu’on attribue aux jésuites l'honneur de cette savoureuse importation. A ces paradoxes on pourrait n'opposer que deux choses : 1° Le nom de l'oiseau , qui atteste son origine; car autrefois l'Amérique était désignée sous le nom d'In- des occidentales; 2° La figure du coq-d'Inde, qui est évidemment tout étrangère. Un savant ne pourrait pas s'y tromper. Mais, quoique déjà bien persuadé, j'ai fait à ce sujet des recherches assez étendues, dont je fais grâce au lec- teur, et qui m'ont donné pour résultat : 1° Que le dindon a paru en Europe vers la fin du dix-septième siècle ; SPÉCIALITÉS. 79 2° Qu'il a été importé par les jésuites, qui en éle- vaient une grande quantité, spécialement dans une ferme qu'ils possédaient aux environs de Bourges; 3º Que c'est de là qu'ils se sont répandus peu à peu sur la surface de la France : c'est ce qui fait qu'en beau- coup d'endroits, et dans le langage familier, on disait autrefois et on dit encore un jésuite, pour désigner un dindon; 4° Que l'Amérique est le seul endroit où on a trouvé le dindon sauvage et dans l'état de nature (il n'en existe pas en Afrique); 5° Que dans les fermes de l'Amérique septentrionale, où il est fort commun, il provient, soit des oeufs qu'on a pris et fait couver, soit des jeunes dindonneaux qu'on a surpris dans les bois et apprivoisés : ce qui fait qu'ils sont plus près de l'état de nature, et conser- vent davantage leur plumage primitif. Et vaincu par ces preuves, je conserve aux bons pè- res une double part de reconnaissance, car ils ont aussi importé le quinquina, qui se nomme en anglais jesuit's bark (écorce des jésuites). Les mêmes recherches m'ont appris que l'espèce du coq-d'Ivde s'acclimate insensiblement en France avec le temps. Des observateurs éclairés m'ont appris que, vers le milieu du siècle précédent, sur vingt dindons éclos, dix à peine venaient à bien; tandis que mainte- vânt, toutes choses égales, sur vington en élève quinze. Les pluies d'orage leur sont surtout funestes. Les gros- ses gouttes de pluie, chassées par le vent, frappent sur leur tête tendre et mal abritée, et les font périr. DES DINDONIPHILES. - 36. Le dindon est le plus gros , et sinon le plus. fin, du moins le plus savoureux de nos oiseaux do- mestiques. Il jouit encore de l'avantage unique de réunir au- tour de soi toutes les classes de la société. 80 MÉDITATION VI. Quand les vignerons et les cultivateurs de nos cam- pagnes veulent se régaler dans les longues soirées d'hi- ver, que voit-on rôtir au feu brillant de la cuisine où la table est mise ? un dindon. Quand le fabricant utile, quand l'artiste laborieux rassemble quelques amis pour jouir d'un relâche d'au- tant plus doux qu'il est plus rare, quelle est la pièce obligée du dîner qu'il leur offre ? un dindon farci de saucisses ou de marrons de Lyon. Et dans nos cercles les plus éminemment gastrono- miques, dans ces réunions choisies, où la politique est forcée de céder le pas aux dissertations sur le goût, qu'attend-on ? que désire-t-on ? que voit-on au second service ? une dinde truffée !... Et mes mémoires se- crets contiennent la note que son suc restaurateur a plus d'une fois éclairci des faces émineniment diploma - tiques. INFLUENCE FINANCIÈRE DU DINDON. 37.- L'importation des dindons est devenue la cause. d'une addition importante à la fortune publique, et donne lieu à un commerce assez considérable. Au moyen de l'éducation des dindons, les fermiers acquittent plus facilement le prix de leurs baux;'les jeunes filles amassent souvent une dot suffisante, et les citadins qui veulent se régaler de cette chair étran- gère sont obligés de céder leurs écus en compensation. Dans cet article purement financier, les dindes truf- fées demandent une attention particulière. J'ai quelque raison de croire que depuis le commen- cement de novembre jusqu'à la fin de février, il se con- somme à Paris trois cents dindes truffées par jour : en tout trente-six mille dindes. Le prix commun de chaque dinde, ainsi condition- née, est au moins de 20 fr., en tout 720,000 fr.; ce qui fait un fort joli mouvement d'argent. A quoi il faut joindre une somme pareille pour les volailles, SPÉCIALITÉS. 81 faisans, poulets et perdrix pareillement truffés, qu'on voit chaque jour étalés dans les magasins de comesti- bles, pour le supplice des contemplateurs qui se trou- vent trop courts pour y atteindre. EXPLOIT DU PROFESSEUR. 38. – Pendant mon séjour à Hartfort dans le Con- necticut, j'ai eu le bonheur de tuer une dinde sauvage. Cet exploit mérite de passer à la postérité, et je le con- terai avec d'autant plus de complaisance que c'est moi qui en suis le héros. Un vénérable propriétaire américain (american far- mer) m'avait invité à aller chasser chez lui ; il demeu- rait sur les derrières de l'état (back grounds), me promettait des perdrix , des écureuils gris, des dindes sauvages (wilp cocks), et me donnait la faculté d'y mener avec moi un ami ou deux à mon choix. En conséquence, un beau jour d'octobre 1794, nous nous acheminâmes, M. King et moi, montés sur deux chevaux de louage, avec l'espoir d'arriver vers le soir à la ferme de M. Bulow, située à cinq mortelles lieues de Hartfort, dans le Connecticut. M. King était un chasseur d'une espèce extraordi- naire ; il aimait passionnément cet exercice ; mais quand il avait tué une pièce de gibier, il se regardait comme un meurtrier, et faisait sur le sort du défunt des réflexions morales et des élégies qui ne l’empè- chaient pas de recommencer. Quoique le chemin fût à peine tracé, nous arrivå - mes sans accident, et nous fùmmes reçus avec cette, hospitalité cordiale et silencieuse qui s'exprime par des actes, c'est-à-dire qu'en peu d'instants tout fut exa- miné, caressé et hébergé, hommes, chevaux et chiens, suivant les convenances respectives. Deux heures environ furent employées à examiner la ferme et ses dépendances: je décrirais tout cela si je 82 MÉDITATION VI. voulais, mais j'aime mieux montrer au lecteur quatre beaux brins de fille (buxum lasses) dont M. Bulow était père, et pour qui notre arrivée était un grand évé- nement. Leur âge était de seize à vingt ans; elles étaient rayonnantes de fraîcheur et de santé, et il y avait dans toute leur personne tant de simplicité, de souplesse et d'abandon, que l'action la plus commune suffisait pour leur prêter mille charmes. Peu après notre retour de la promenade, nous nous assimes autour d'une table abondamment servie. Un superbe morceau de corn'd beef (boeuf à mi-sel), une oie daubée (stew'd), et une magnifique jambe de mou- ton (gigot), puis des racines de toute espèce ( plenty), et aux deux bouts de la table deux énormes pots d'un cidre excellent dont je ne pouvais pas me rassasier. Quand nous eûmes montré à notre hôte que nous étions de vrais chasseurs, du moins par l'appétit, il s'occupa du but de notre voyage : il nous indiqua de son mieux les endroits où nous trouverions du gibier, les points de reconnaissance qui nous guideraient au retour, et surtout les fermes où nous pourrions trou- ver de quoi nous rafraichir. Pendant cette conversation, les dames avaient pré- paré d'excellent thé, dont nous avalâmes plusieurs tasses ; après quoi on nous montra une chambre à deux lits, où l'exercice et la bonne chère nous procurèrent un sommeil délicieux. Le lendemain, nous nous mîmes en chasse un peu tard ; et parvenus au bout des défrichements faits par les ordres de M. Bulow, je me trouvai, pour la pre- mière fois, dans une forêt vierge, et où la cognée ne s'é- tait jamais fait entendre. Je m'y promenais avec délices", observant les bien- faits et les ravages du temps. qui crée et détruit, et je m'amusais à suivre toutes les périodes de la vie d'un chêne, depuis le moment où il sort de la terre avec SPÉCIALITÉS. 83 deux feuilles, jusqu'à celui où il ne reste plus de lui qu'une longue trace noire, qui est la poussière de son coeur. M. King me reprocha mes distractions, et nous nous mimes à chasser. Nous tuâmes d'abord quelques-unes de ces jolies petites perdrix grises qui sont si rondes et si tendres. Nous abattimes ensuite six ou sept écureuils gris , dont on fait grand cas dans ce pays; enfin notre heureuse étoile nous amena au milieu d'une compagnie de coqs-d'Inde. Ils partirent à peu d'intervalle. les uns des autres, d'un vol bruyant, rapide, et en faisant de grands cris. M. King tira sur le premier, et courut après : les autres étaient hors de portée; enfin, le plus paresseux s'éleva à dix pas de moi; je le tirai dans une clairière, et il tomba roide mort. Il faut être chasseur pour concevoir l'extrême joie que me causa un si beau coup de fusil. J'empoignai la superbe volatile, et je la retournais en tout sens depuis un quart d'heure, quand j'entendis M. King qui criait à l'aide ; j'y courus, et je trouvai qu'il ne m'appelait que pour l'aider dans la recherche d'un dindon qu'il prétendait avoir tué, et qui n'en avait pas moins dis - paru. Je mis mon chien sur la trace ; mais il nous condui- sit dans des halliers si épais et si épineux qu'un serpent n'y aurait pas pénétré; il fallut donc y renoncer; ce qui mit mon camarade dans un accès d'humeur qui dura jusqu'au retour. Le surplus de notre chasse ne mérite pas les hon- neurs de l'impression. Au retour, nous nous égarâmes dans ces bois indéfinis, et nous courions grand risque d'y passer la nuit , sans les voix argentines des de- moiselles Bulow et la pédale de leur papa , qui avait eu la bonté de venir au-devant de et qui nous aidèrent à nous en tirer: Les quatre sæurs s'étaient mises sous les armes : nous, SPÉCIALITÉS. 83 >> n'ont pas chant tirait surtout son mérite de la qualité de sa voix, qui était à la fois douce , fraiche et accentuée. Le lendemain nous partimes malgré les instances les plus amicales; car là aussi j'avais des devoirs à rem- plir. Pendant qu'on préparait les chevaux, M. Bulow, m'ayant pris à part, me dit ces paroles remarquables: « Vous voyez en moi, mon cher monsieur, un hom- » me heureux, s'il y en a un sous le ciel : tout ce qui · vous entoure et ce que vous avez vu chez moi sort de mes propriétés. Ces bas, mes filles les ont tricotés; » mes souliers et mes habits proviennent de mes trou- peaux ; ils contribuent aussi , avec mon jardin et ma » basse-cour , à me fournir une nourriture simple et » substantielle; et ce qui fait l'éloge de notre gouver - » nement, c'est qu'on compte dans le Connecticut des milliers de fermiers tout aussi contents que moi , et dont les portes, de même que les miennes, ► de serrures. » Les impôts ici ne sont presque rien; et tant qu'ils » sont payés nous pouvons dormir sur les deux oreil- » les. Le congrès favorise de tout son pouvoir notre » industrie naissante; des facteurs se croisent en tout » sens pour nous débarrasser de ce que nous avons à » vendre ; et j'ai de l'argent comptant pour longtemps, » car je viens de vendre, au prix de vingt-quatre dol- lards le tonneau, la farine que je donne ordinaire- » ment pour huit. » Tout nous vient de la liberté que nous avons con- quise et fondée sur de bonnes lois. Je suis maître » chez moi, et vous ne vous en étonnerez pas quand » vous saurez qu'on n'y entend jamais le bruit du tam- bour, et que, hors le 4 juillet , anniversaire glorieux • de notre indépendance, on n'y voit ni soldats, ni uniformes, ni baïonnettes. » Pendant tout le temps que dura notre retour, j'eus l'air absorbé dans de profondes réf xions : on bira peut-être que je m'occupais de la dernière allocution V) 1) 8 86 MÉDITATION VI. de M. Bulow; mais j'avais bien d'autres sujets de méditation : je pensais à la manière dont je ferais cuire mon coq-d'Inde, et je n'étais pas sans embarras, parce que je craignais de ne pas trouver à Hartford tout ce que j'aurais désiré; car je voulais m'élever un trophée en étalant avec avantage mes dépouilles opimes. Je fais un douloureux sacrifice en supprimant les dé- tails du travail profond dont le but était de traiter d'une manière distinguée les convives américains que j'avais engagés. Il suffira de dire que les ailes de perdrix fu- rent servies en papillote, et les écureuils gris courbouil- lonnés au vin de Madère. Quant au dindon, qui faisait notre unique plat de rôti, il fut charmant à la vue , flatteur à l'odorat et délicieux au goût. Aussi , jusqu'à la consommation de la dernière de ses particules, on entendait tout autour de la table : « Very good! exceedingly good! oh! dear » sir, what a glorious bit ! » Très-bon, extrêmement bon ! ò mon cher monsieur , quel glorieux morceau'! S V. 39. On entend par gibier les animaux bons à manger qui vivent dans les bois et les campagnes, dans l'état de liberté naturelle. Nous disons bons à manger, parce que quelques-uns de ces animaux ne sont pas compris sous la dénomina- tion de gibier. Tels sont les renards, blaireaux, cor- beaux, pies, chats-huants et autres : on les appelle bétes puantes. Nous divisons le gibier en trois séries : La première commence à la grive et contient, en La chair de la dinde sauvage est plus colorée et plus parfumée que celle de la dinde domestique. J'ai appris avec plaisir que mon estimable collègue, M. Bosc, en avait tué dans la Caroline. qu'il les avait trouvées excellentes, et surtout bien meilleures que celle que nous élevons en Europe. Aussi conseille-t-il à ceux qui en élèvent de leur donner le plus de liberté possible, de les conduire aux champs , et même dans les bois, pour en rehausser le goût et les rapprocher d'autant de l'espere prioritive. ( Anna. les d'Agriculture , calı. du 28 février 1821. DU GIBIER. SPÉCIALITÉS. 87 descendant, tous les oiseaux de moindre volume, appe- lés petits oiseaux. La seconde commence en remontant au râle de genét, à la bécasse , à la perdrix, au faisan , au lapin et au lièvre; c'est le gibier proprement dit : gibier de terre et gibier de marais, gibier de poil, gibier de plume. La troisième est plus connue sous le nom de venai- son; elle se compose du sanglier, du chevreuil et de tous les autres animaux fissipèdes. Le gibier fait les délices de nos tables ; c'est une nourriture saine, chaude, savoureuse, de haut goût, et facile à digérer toutes les fois que l'individu est jeune. Mais ces qualités n'y sont pas tellement inhérentes qu'elles ne dépendent beaucoup de l'habileté du pré- parateur qui s'en occupe. Jetez dans un pot du sel, de l'eau et un morceau de bouf, vous en retirerez du bouilli et du potage. Au bæuf, substituez du sanglier ou du chevreuil, vous n'aurez rien de bon; tout l'avantage, sous çe rapport , appartient à la viande de boucherie. Mais sous les ordres d'un chef instruit, le gibier su- bit un grand nombre de modifications et transforma- • tions savantes , et fournit la plupart des mets de haute saveur qui constituent la cuisine transcendante. Le gibier tire aussi une grande partie de son prix de la nature du sol où il se nourrit; le goût d'une perdrix rouge du Périgord n'est pas le même que celui d'une perdrix rouge de Sologne; et quand le lièvre tué dans les plaines des environs de Paris ne paraît qu'un plat assez insignifiant, un levreau né sur les coteaux brû- lés du Valromey ou du Haut-Dauphiné est peut-être le plus parfumé de tous les quadrupèdes. Parmi les petits oiseaux, le premier, par ordre d'ex- cellence, est sans contredit le becfigue. Il s'engraisse au moins autant que le rouge-gorge ou l'ortolan, et la nature lui a donné en outre'une amertume légère et un parfum unique si exquis, qu'ils engagent, remplissent et béatifient toutes les puissances dégus- 88 MÉDITATION VI. tatrices. Si un bechigue était de la grosseur d'un faisan, on le paierait certainement à l'égal d'un arpent de terre. C'est grand dommage que cet oiseau privilégié se voie si rarement à Paris : il en arrive à la vérité quel- ques-uns, mais il leur manque la graisse qui fait tout leur mérite, et on peut dire qu'ils ressemblent à peine à ceux qu'on voit dans les départements de l'est ou du midi de la France'. Peu de gens savent manger les petit oiseaux; en voici la méthode telle qu'elle m'a été confidentiellement transmise par le chanoine Charcot, gourmand par état et gastronome parfait, trente ans avant que le nom fût connu. Prenez par le bec un petit oiseau bien gras, saupou- drez-le d’un peu de sel, ôtez-en le gésier , enfoncez-le adroitement dans votre bouche, mordez et tranchez tout près de vos doigts , et mâchez vivement : il en résulte un suc assez abondant pour envelopper tout l'organe, et vous goûterez un plaisir inconnu au vulgaire. Odi profanum vulgas, et arceo. HORACE. La caille est , parmi le gibier proprement dit, ce qu'il y a de plus mignon et de plus aimable. Une caille bien grasse plaît également par son goût, sa forme et sa couleur. On fait acte d'ignorance toutes les fois qu'on la sert autrement que rôtie ou en papillotes, parce que son parfum est très-fugace, et toutes les fois que l'a- nimal est en contact avec un liquide, il se dissout, s'é- vapore et se perd. # ! J'ai entendu parler à Belley, dans ma jeunesse, du jésuite Fabi, né dans ne dio. eèse , et du goût particulier qu'il avait pour les becfigues. Dès qu'on en entendait crier, on disait : Voilà les becfigues, le père Fabi est en route. Effectivement, il ne manquait jamais d'arriver le 1er septembre avec un ami : ils venaient s'en régaler pendant tout le passage ; chacun se faisait un plaisir de les in- viler, et ils partaient vers le 25. Tant qu'il lut en France, il ne manqua jamais de faire son voyage ornithophili- que, et ne l'interrompit que quand il fut envoyé à Rome , où il mourut pénitencier en 1688. Le père Fabi ( Ilonoré) était un homme de grand savoir ; il a fait divers ouvrages de théologie et de physique, dans l'un desquels il cherche à prouver qu'il avait dé- couvert la circulation du sang avant ou du moins aussitôt qu'llarrey. 90 MÉDITATION VI. sent des propriétés vitales dans des proportions très- différentes, et suivant un mode qui n'est point le même que celui des animaux à sang chaud. Il n'est pas moins vrai qu'il présente, en tout temps et partout, une masse énorme d'aliments, etc., et que, dans l'état actuel de la science, il introduit sur nos ta- bles la plus agréable variété. Le poisson, moins nourrissaut que la chair, plus suc- culent que les végétaux, est un mezzo termine qui con- vient à presque tous les tempéraments, et qu'on peut permettre même aux convalescents. Les Grecs et les Romains, quoique moins avancés que nous dans l'art d'assaisonner le poisson , n'en fai- siient pas moins très-grand cas, et poussaient la déli catesse jusqu'à pouvoir deviner au goût en quelles eaux ils avaient été pris. Ils en conservaient dans des viviers; et on con. nait la cruauté de Vadius Pollion, qui nourrissait des murènes avec les corps des esclaves qu'il faisait mou- rir: cruauté que l'empereur Domitien désapprouva hau- tement, mais qu'il aurait dû punir. Un grand débat s'est élevé sur la question de savoir lequel doit l'emporter, du poisson de mer ou du pois- son d'eau douce. Le différend ne sera probablement jamais jugé, con- formément au proverbe espagnol, sobre los gustos, no hai disputa. Chacun est affecté à sa manière : ces sen- sations fugitives ne peuvent s'exprimer par aucun ca- ractère connu, et il n'y a pas d'échelle pour estimer si un cabillaud, une sole ou un turbot valent mieux qu'une truite saumonnée, un brochet de haut bord, ou même une tanche de six ou sept livres. Il est bien convenu que le poisson est beaucoup moins nourrissant que la viande, soit parce qu'il ne contient point d'osmazôme, soit parce qu'étant bien plus léger en poids, sous le même volume il contient moins de matière. Le coquillage, et spécialement les huîtres, four- SPÉCIALITÉS. 01 nissent peu de substance nutritive, c'est ce qui fait qu'on en peut manger beaucoup sans nuire au repas qui suit immédiatement. On se souvient qu'autrefois un festin de quelque ap- parat commençait ordinairement par des huitres, et qu'il se trouvait toujours un bon nombre de convives qui ne s'arrêtaient pas sans en avoir avalé une grosse (douze douzaines, cent quarante-quatre). J'ai voulu savoir quel était le poids de cette avant-garde, et j'ai vé- rifié qu'une douzaine d'huitres (eau comprise) pesait quatre onces, poids marchand : ce qui donne pour la grosse trois livres. Or, je regarde comme certain que les mêmes personnes, qui n'en dinaient pas moins bien après les huitres, eussent été complètement ras sasiées si elles avaient mangé la même quantité de viande, quand même c'aurait été de la chair de poulet. ANECDOTE. En 1798, j'étais à Versailles, en qualité de commis- saire du Directoire, et j'avais des relations assez fréquen- tes avec le sieur Laperte, greffier du tribunal du dépar- tement; il était grand amateur d'huîtres et se plaignait de n'en avoir jamais mangé à satiété, ou, comme il le disait : tout son soúl. Je résolus de lui procurer cette satisfaction, et à cet effet je l'invitai à diner avec moi le lendemain. Il vint; je lui tins compagnie jusqu'à la troisième douzaine, après quoi je le laissai aller seul. Il alla ainsi jusqu'à la trente-deuxième, c'est-à-dire pendant plus d'une heure, car l'ouvreuse n'était pas bien habile. Cependant j'étais dans l'inaction, et comme c'est à table qu'elle est vraiment pénible, j'arrêtai mon con- vive au moment où il était le plus en train : « Mon cher, lui dis-je, votre destin n'est pas de manger au- » jourd'hui votre soúl d'huîtres, dînons. » Nous dinâ- mes, et il se comporta avec la vigueur et la tenue d'un homme qui aurait été à jeun. 92 MEDITATION VI. MURIA. GARUM. . 41. — Les anciens tiraient du poisson deux assai- sonnements de très-haut goût, le muria et le garum. Le premier n'était que la saumure de thon, ou, pour parler plus exactement, la substance liquide que le mé- lange de sel faisait découler de ce poisson. Le garum, qui était plus cher, nous est beaucoup moins connu. On croit qu'on le tirait par expression des entrailles marinées du scombre ou maquereau; mais alors rien ne rendrait raison de ce hauż prix. Il y a lieu de croire que c'était une sauce étrangère, et peut- être n'était-ce autre chose que le soy qui nous vient de l'Inde, et qu'on sait être le résultat de poissons fermen- tés avec des champignons. Certains peuples, par leur position, sont réduits à vivre presque uniquement de poisson ; ils en nourris- sent pareillement leurs animaux de travail, que l'habi- tude finit par soumettre à ces aliments insolites; ils en fument même leurs terres, et cependant la mer qui les environne ne cesse pas de leur en fournir toujours la même quantité. On a remarqué que ces peuples ont moins de courage que ceux qui se nourrissent de chair; ils sont pâles, ce qui n'est point étonnant, parce que, d'après les éléments dont le poisson est composé, il doit plus augmenter la lymphe que réparer le sang. On a pareillement observé parmi les nations ichthyo- phages des exemples nombreux de longévité, soit parce qu'une nourriture peu substantielle et plus légère leur sauve les inconvénients de la pléthore, soit que les sucs qu'elle contient, n'étant destinés par la nature qu'à former au plus des arrêtes et des cartilages qui n'ont jamais une grande durée, l'usage habituel qu'en font les hommes retarde chez eux de quelques années la so- lidification de toutes les parties du corps, qui devient enfin la cause nécessaire de la mort naturelle. SPECIALITÉS. 33 Quoi qu'il en soit, le poisson , entre les mains d'un préparateur habile, peut devenir une source inépuisa- ble de jouissances gustuelles; on le sert entier, dépecé, tronçonné, à l'eau, à l'huile, au vin, froid, chaud, et toujours il est également bien reçu; mais il ne mérite jamais un accueil plus distingué que lorsqu'il parait sous la forme d'une matelotte. Ce ragoût, quoiqu'imposé par la nécessité aux ma- riniers qui parcourent nos fleuves, et perfectionné seu- lement par les cabaretiers du bord de l'eau, ne leur est pas moins redevable d'une bonté que rien ne surpasse; et les ichthyophiles ne les voient jamais paraitre sans exprimer leur ravissement, soit à cause de la fran- chise de son goût, soit parce qu'il réunit plusieurs qualités, soit enfin parce qu'on peut en manger pres- que indéfiniment sans craindre ni la satiété ni l'indi- gestion. La gastronomie analytique a cherché à examiner quels sont, sur l'économie animale, les effets du ré- gime ichthyaque, et des observations unanimes ont démontré qu'il agit fortement sur le génésique, et éveille chez les deux sexes l'instinct de la reproduction. L'effet, une fois connu, on en trouva d'abord deux causes tellement immédiates qu'elles étaient à la por- tée de tout le monde, savoir : 1° diverses manières de préparer le poisson, dont les assaisonnements sont évi- demment irritants, tels que le caviar, les harengs saurs, le thon' mariné, la morue, le stock-fish, et autres pareils; 2° les sucs divers dont le poisson est imbibé, qui sont éminemment inflammables, et s'oxigènent et se rancissent par la digestion. Une analyse plus profonde en a découvert une troi- sième encore plus active, savoir : la présence du phos- phore qui se trouve tout formé dans les laites, et qui ne manque pas de se montrer en décomposition. Ces vérités physiques étaient sans doute ignorées de ces législateur's ecclésiastiques qui imposèrent la diète 94 MÉDITATION VI. quadragésimale à diverses communautés de moines , telles que les Chartreux, les Récollets, les Trappistes et les Carmes-Déchaux réformés par sainte Thérèse; car on ne peut pas supposer qu'ils aient eu pour but de rendre encore plus difficile l'observance du veu de chasteté, déjà si antisocial. Sans doute, dans cet état de choses , des victoires éclatantes ont été remportées, des sens bien rebelles ont été soumis ; mais aussi que de chutes ! que de dé- faites ! Il faut qu'elles aient été bien avérées, puisqu'el- les finirent par donner à un ordre religieux une répu- tation semblable à celle d'Hercule chez les filles de Danaüs, ou du maréchal de Saxe auprès de mademoi- selle Lecouvreur. Au reste, ils auraient pu être éclairés par une anec- do:e déjà ancienne, puisqu'elle nous est venue par les croisades. Le sultan Saladin, voulant éprouver jusqu'à quel point pouvait aller la continence des derviches, en prit deux dans son palais, et pendant un certain espace de temps les fit nourrir des viandes les plus succulentes. Bientôt la trace des sévérités qu'ils avaient exer- cées sur eux-mêmes s'effaça, et leur embonpoint com mença à reparaitre. Dans cet état, on leur donna pour compagnes deux odalisques d'une beauté toute-puissante ; mais elles échouèrent dans leurs attaques les mieux dirigées , et les deux saints sortirent d'une épreuve aussi délicate, purs comme le diamant de Visapour. Le sultan les garda encore dans son palais , et pour célébrer leur triomphe, leur fit faire pendant plusieurs semaines une chère également soignée, mais exclusi- vement en poisson. A peu de jours, on les soumit de nouveau au pouvoir réuni de la jeunesse et de la beauté; nais cette fois , la nature fut la plus forte, et les trop heureux cénobites succombèrent... étonnamment. SPÉCIALITÉS. 95 Dans l'état actuel de nos connaissances, il est pro- bable que, si le cours des choses ramenait quelque or- dre monacal, les supérieurs chargés de les diriger adopteraient un régime plus favorable à l'accomplisse- ment de leurs devoirs. RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE. 42. Le poisson, pris dans la collection de ses es- pèces, est pour le philosophe un sujet inépuisable de méditation et d'étonnement. Les formes variées de ces étranges animaux, les sens qui leur manquent, la restriction de ceux qui leur ont été accordés, leurs diverses manières d'exister , l'in- fluence qu'a dů exercer sur tout cela la différence du milieu dans lequel ils sont destinés a vivre, respirer et se mouvoir, étendent la sphère de nos idées et des mo- difications indéfinies qui peuvent résulter de la matière, du mouvement et de la vie. Quant à moi, j'ai pour eux un sentiment qui ressem- ble au respect, et qui nait de la persuasion intime où je suis que ce sont des créatures évidemment antédi- luviennes; car le grand cataclysme, qui noya ngs grands-oncles vers le dix-huitième siècle de la création du monde, ne fut pour les poissons qu'un temps de joie, de conquête, de festivité. S VII. DES TRUFFES. 43. Qui dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et éro- tiques chez le sexe portant barbe. Cette duplication honorable vient de ce que cet émi- nent tubercule passe non-seulement pour délicieux au goût; mais encore parce qu'on croit qu'il élève une puissance dont l'exercice est accompagné des plus doux plaisirs. 96 MÉDITATION VI. L'origine de la truffe est inconnue : on la trouve, mais on ne sait ni comment elle nait ni comment elle végète. Les hommes les plus habiles s'en sont occupés: on a cru en reconnaître les graines, on a promis qu'on en sèmerait à volonté. Efforts inutiles ! promesses mensongères ! jamais la plantation n'a été suivie de la récolte, et ce n'est peut-être pas un grand malheur; car, comme le prix des truffes tient un peu au caprice, peut-être les estimerait-on moins si on les avait en quantité et à bon marché. Réjouissez-vous, chère amie , disais-je un jour à » madame de V.....; on vient de présenter à la So-, » ciéte d'encouragement un métier au moyen duquel » on fera de la dentelle superbe, et qui ne coûtera » presque rien. Eh! me répondit cette belle avec » un regard de souveraine indifférence, si la dentelle ' » était à bon marché, croyez-vous qu'on voudrait » porter de semblables guenilles ? « DE LA VERTU ÉROTIQUE DES TRUFFES. 44. - Les Romains ont connu la truffe; mais il ne parait pas que l'espèce française soit parvenue jusqu'à eux. Celles dont ils faisaient leurs délices leur venaient de Grèce, d'Afrique, et principalement de Libye; la substance en était blanche et rougeâtre, et les truffes de Libye étaient les plus recherchées, comme à la fois plus délicates et plus parfumées. Gustus elementa per omnia quærunt. JUVENAL. Des Romains jusqu'à nous il y a eu un long inter- règne, et la résurrection des truffes est assez récente ; car j'ai lu plusieurs anciens dispensaires où il n'en est pas mention : on peut même dire que la génération qui s'écoule au moment où j'écris en a été presque té- moin. Vers 1780, les truffes étaient rares à Paris; on n'en trouvait, et seulement en petite quantité, qu'à l'hôtel SPÉCIALITÉS. 97 des Américains et à l'hôtel de Provence, et une dinde truffée était un objet de luxe qu'on ne voyait qu'à la table des plus grands Seigneurs , ou chez les filles en- tretenues. Nous devons leur multiplication aux marchands de comestibles, dont le nombre s'est fort accru, et qui, voyant que cette marchandise prenait faveur, en ont fait demander dans tout le royaume, et qui, les payant bien et les faisant arriver par les courriers de la malle et par la diligence, en ont rendu la recherche générale; car, puisqu'on ne peut pas les planter, ce n'est qu'en les recherchant avec soin qu'on peut en augmenter la consommation. On peut dire qu'au moment où j'écris (1825) la gloire de la truffe est à son apogée. On n'ose pas dire qu'on s'est trouvé à un repas où il n'y aurait pas eu une pièce truffée. Quelque bonne en soi que puisse être une entrée, elle se présente mal si elle n'est pas enrichie de truffes. Qui n'a pas senti sa bouche se mouiller en en- tendant parler de truffes à la provençale ? Un sauté de truffes est un plat dont la maîtresse de la maison se réserve de faire les honneurs; bref, la truffe est le diamant de la cuisine. J'ai cherché la raison de cette préférence; car il m'a semblé que plusieurs autres substances avaient un droit égal à cet honneur; et je l'ai trouvée dans la per- suasion assez générale où l'on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques ; et, qui plus est, je me suis as- suré que la plus grande partie de nos perfections, de nos prédilections et de nos admirations proviennent de la même cause, tant est puissant et général le servage où nous tient ce sens tyrannique et capricieux ! Cette découverte m'a conduit à désirer de savoir si l'effet est réel et l'opinion fondée en réalité. Une pareille recherche est sans doute scabreuse et ourrait prêter à rire aux malins; mais honni soit qui mal y pense! toute vérité est bonne à découvrir. 9 98 MÉDITATION VI. >> Je me suis d'abord adressé aux dames, parce qu'elles ont le coup d'ail juste et le tact fin; mais je me suis bientôt aperçu que j'aurais dû commencer cette dis- quisition quarante ans plus tôt, et je n'ai reçu que des réponses ironiques ou évasives : une seule y a mis de la bonne foi, et je vais la laisser parler; c'est une femme spirituelle sans prétention, vertueuse sans bé- gueulerie, et pour qui l'amour n'est plus qu'un sou- venir aimable. Monsieur, me dit-elle, dans le temps où l'on sou- pait encore, je soupai un jour chez moi en trio avec » mon mari et un de ses amis. Verseuil (c'était le dom » de cet ami) était beau garçon, ne manquait pas d'esprit, et venait souvent chez moi; mais il ne » m'avait jamais rien dit qui pût le faire regarder » comme mon amant; et s'il me faisait la cour, c'était » d'une manière si enveloppée qu'il n'y a qu'une sotte » qui eût pu s'en fàcher. Il paraissait, ce jour-là, des- » tiné à me tenir compagnie pendant le reste de la soi- rée, car mon mari avait un rendez-vous d'affaires, » et devait nous quitter bientôt. Notre souper, assez léger d'ailleurs, avait cependant pour base une superbe volaille truffée. Le subdélégué de Périgueux » nous l'avait envoyée. En ce temps, c'était un cadeau; » et d'après son origine, vous pensez bien que c'était » une perfection. Les truffes surtout étaient délicieuses, » et vous savez que je les aime beaucoup : cependant je me contins; je ne bus aussi qu'un seul verre de champagne; j'avais je ne sais quel pressentiment » de femme que la soirée ne se passerait pas sans quel- qu'événement. Bientôt mon mari partit et me laissa » seule avec Verseuil, qu'il regardait comme tout à » fait sans conséquence. La conversation roula d'abord » sur des sujets indifférents; mais elle ne tarda pas à prendre une tournure plus serrée et plus intéres- » sante. Verseuil fut successivement flatteur, expansif, affectueux, caressant, et voyant que je ne faisais que >>> » >> SPÉCIALITÉS. 99 >>> plaisanter de tant de belles choses, il devint si pres- » sant que je ne pus plus me tromper sur ses préten- » tions. Alors je me réveillai comme d'un songe, et » me défendis avec d'autant plus de franchise que » mon cæur ne me disait rien pour lui. Il persistait » avec une action qui pouvait devenir tout à fait of- fensante; j'eus beaucoup de peine à le ramener; et » j'avoue à ma honte que je n'y parvins que parce que j'eus l'art de lui faire croire que toute espérance ne lui serait pas interdite. Enfin il me quitta ; j'allai me » coucher et dormis tout d'un somme. Mais le lende- » main fut le jour du jugement; j'examinai ma con- » duite de la veille et je la trouvai répréhensible. » J'aurais dû arrêter Verseuil dès les premières phrases » et ne pas me prêter à une conversation qui ne pré- » sageait rien de bon. Ma fierté aurait dû se réveiller plus tôt, mes yeux s'armer de sévérité; j'aurais dû » sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je v ne fis pas. Que vous dirai-je, monsieur ? je mis tout » cela sur le compte des truffes; je suis réellement » persuadée qu'elles m'avaient donné une prédispo- » sition dangereuse; et si je n'y renonçai pas (ce qui v eût été trop rigoureux), du moins je n'en mange » jamais sans que le plaisir qu'elles me causent ne soit mêlé d'un peu de défiance. » Un aveu, quelque franc qu'il soit, ne peut jamais faire doctrine. J'ai donc cherché des renseignements ultérieurs ; j'ai rassemblé mes souvenirs, j'ai consulté les hommes qui, par état, sont investis de plus de contiance individuelle ; je les ai réunis en comité, en tribunal, en sénat, en sanhédrin, en aréopage, et nous avons rendu la décision suivante pour être commentée par les littérateurs du vingt-cinquième siècle. La truffe n'est point un aphrodisiaque positif; mais elle peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables. » On trouve en Piémont les truffes blanches , qui sont >>> 577043 100 MÉDITATION VI. très-estimées ; elles ont un petit goût d'ail qui ne nuit point à leur perfection , parce qu'il ne donne lieu à aucun retour désagréable. Les meilleures truffes de France viennent du Péri- gord et de la Haute-Provence; c'est vers le mois de janvier qu'elles ont tout leur parfum. Il en vient aussi en Bugey, qui.sont de très-haute qualité; mais cette espèce a le défaut de ne pas se con- server. J'ai fait, pour les offrir aux flâneurs des bords de la Seine, quatre tentatives dont une seule a reussi ; mais pour lors ils jouirent de la bonté de la chose et du mérite de la difficulté vaincue. Les truffes de Bourgogne et du Dauphiné sont de qualité inférieure; elles sont dures et manquent d'a- voine; ainsi, il y a truffes et truffes, comme il y a fagots et fagots. On se sert le plus souvent, pour trouver les truffes, de chiens et de cochons qu'on dresse à cet effet; mais il est des hommes dont le coup d’æil est si exercé, qu'à l'inspection d'un terrain ils peuvent dire, avec quelque certitude, si on y peut trouver des truffes, et quelle en est la grosseur et la qualité. Les TRUFFES SONT-ELLES INDIGESTES ? Il ne nous reste plus qu'à examiner si la truffe est indigeste. Nous répondrons négativement." Cette décision officielle et en dernier ressort est fondée : 1° Sur la nature de l'objet même à examiner(la truffe est un aliment facile à mâcher, léger de poids, et qui n'a en soi rien de dur ni de coriace); 20 Sur nos observations pendant plus de cinquante ans, qui se sont écoulés sans que nous ayons vu en in- digestion aucun mangeur de truffes; 3º Sur l'attestation des plus célèbres praticiens de SPÉCIALITÉS. 101 Paris, cité admirablement gourmande, et truffivore par excellence; 4° Enfin, sur la conduite journalière de ces docteurs de la loi qui, toutes choses égales, consomment plus de truffes qu'aucune autre classe de citoyens; témoin, entre autres, le docteur Malouet, qui en absorbait des quantités à indigérer un éléphant, et qui n'en a pas moins vécu jusqu'à quatre-vingt-six ans. Ainsi on peut regarder comme certain que la truffe est un aliment aussi sain qu'agréable, et qui, pris avec modération, passe comme une lettre à la poste. Ce n'est pas qu'on ne puisse être indisposé à la suite d'un grand repas où , entre autres choses, on aurait mangé des truffes ; mais ces accidents n'arrivent qu'à ceux qui s'étant déjà, au premier service, bourrés comme des canons, se crèvent encore au second , pour ne pas laisser passer intactes les bonnes choses qui leur sont offertes. Alors ce n'est point la faute des truffes; et on peut assurer qu'ils seraient encore plus malades si, au lieu de truffes, ils avaient, en pareilles circonstances, avalé la même quantité de pommes de terre. Finissons par un fait qui montre combien il est fa- cile de se tromper quand on n'observe pas avec soin. J'avais un jour invité à diner M. S***, vieillard fort aimable, et gourmand au plus haut de l'échelle. Soit parce que je connaissais ses goûts, soit pour prouver à tous mes convives que j'avais leur jouissance à cæur, je n'avais pas épargné les truffes, et elles se présen- taient sous l'égide d'un dindon vierge avantageuse- ment farci. M. S*** en mangea avec énergie; et comme je sa- vais que jusque-là il n'en était pas mort, je le laissai faire, en l'exhortant à ne pas se presser, parce que personne ne voulait attenter à la propriété qui lui était acquise. Tout se passa très-bien, et on se sépara assez tard ; 9, 102 MÉDITATION VI. mais, arrivé chez lui, M. S*** fut saisi de violentes co- liques d'estomac, avec des envies de vomir, une toux convulsive et un malaise général. Cet état dura quelque temps et donnait de l'in- quiétude; on criait déjà à l'indigestion de truffes, quand la nature vint au secours du patient. M. S*** ouvrit sa large bouche, et éructa violemment un seul fragment de truffes qui alla frapper la tapisserie, et re- bondit avec force, non sans danger pour ceux qui lui donnaient des soins. Au même instant tous les symptômes fåcheux ces- sèrent, la tranquillité reparut, la digestion reprit son cours, le malade s'endormit, et se réveilla le lende- main dispos et tout à fait sans rancune. La cause du mal fut bientôt connue. M. S*** mange depuis longtemps ; ses dents n'ont pas pu soutenir le travail qu'il leur a imposé; plusieurs de ces précieux osselets ont émigré, et les autres ne conservent pas la coïncidence désirable. Dans cet état de choses, une truffe avait échappé à la mastication, et s'était, presque entière, précipitée dans l'abime; l'action de la digestion l'avait portée vers le pylore, où elle s'était momentanément engagée : c'est cet engagement mécanique qui avait causé le mal, comme l'expulsion en fut le remède. Ainsi il n'y eut jamais indigestion, mais seulement supposition d'un corps étranger. C'est ce qui fut décidé par le comité consultatif qui vit la pièce de conviction , et qui voulut bien m'agréer pour rapporteur. M. $*** n'en est pas, pour cela , resté moins fidè- lement attaché à la truffe; il l'aborde toujours avec la même audace; mais il a soin de la mâcher avec plus de précision, de l'avaler avec plus de prudence; et il remercie Dieu, dans la joie de son coeur, de ce que cette précaution sanitaire lui procure une prolongation de jouissances. SPÉCIALITÉS. 103 DU SUCRE. S VIU. 45. Au terme où la science est parvenue aujour- d'hui, on entend par sucre une substance douce au goût, cristallisable, et qui, par la fermentation , se ré- sout en acide carbonique et en 'alcool. Autrefois on entendait par sucre le sucre épaissi et cristallisé de la canne (arundo saccharifera). Ce roseau est originaire des Indes ; cependant il est certain que les Romains ne connaissaient pas le sucre comme chose usuelle ni comme cristallisation, Quelques pages des livres anciens peuvent bien faire croire qu'on avait remarqué, dans certains roseaux , une partie extractive et douce. Lucain a dit : Quique bibuut tenera dulces ab arundine succos. Mais d'une eau édulcorée par le sucre et la canne au sucre tel que nous l'avons, il y a lọio ; et chez les Romains l'art n'était point encore assez avancé pour y parvenir. C'est dans les colonies du nouveau monde que le sucre a véritablement pris naissance ; la canne y a été importée il y a environ deux siècles; elle y prospère. On a cherché à utiliser le doux jus qui en découle, et de tâtonnements en tâtonnements on est parvenu à en extraire successivement du veson, du sirop, du sucre terré, de la mélasse, et du sucre raffiné à diffé- rents degrés. La culture de la canne à sucre est devenue un objet de la plus haute importance; car elle est une source de richesse, soit pour ceux qui la font cultiver, soit pour ceux qui commercent de son produit, soit pour ceux qui l'élaborent, soit enfin pour les gouvernements qui le soumettent aux impositions. DU SUCRE INDIGÈNE. On a crupendant longtemps qu'il ne fallait pas moins que la chaleur des tropiques pour faire élaborer le su- 104 MÉDITATION VI. cre; mais vers 1740 Margraff le découvrit dans quel - ques plantes des zones tempérées , et entre autres dans la betterave; et cette vérité fut poussée jusqu'à la dé. monstration, par les travaux que fit à Berlin le profes- seur Achard. Au commencement du dix-neuvième siècle, les cir- constances ayant rendu le sucre rare, et par conséquent cher en France, le gouvernement en fit l'objet de la re- cherche des savants. Cet appel eut un plein succès : on s'assura que le sucre était assez abondamment répandu dans le règne végé- tal; on le découvrit dans le raisin, dans la châtaigne, dans la pomme de terre, et surtout dans la betterave. Cette dernière plante devint l'objet d'une grande culture et d'une foule de tentatives qui prouvèrent que l'ancien monde pouvait, sous ce rapport , se passer du nouveau. La France se couvrit de manufactures qui travaillèrent avec divers succès, et la saccharifica- tion s'y naturalisa: art nouveau , et que les circonstan- ces peuvent quelque jour rappeler. Parmi ces manufactures, on distingua surtout celle qu'établit à Passy, près Paris, M. Benjamin Delessert, citoyen respectable dont le nom est toujours uni à ce qui est bon et utile. Par une suite d'opérations bien entendues, il parvint à débarrasser la pratique de ce qu'elle avait de dou- teux, ne fit point mystère de ses découvertes, même à ceux qui auraient été tentés de devenir ses rivaux, reçut la visite du chef du gouvernement, et demeura chargé de fournir à la consommation du palais des Tui- leries. Des circonstances nouvelles, la restauration et la paix, ayant ramené le sucre des colonies à des prix assez bas, les manufactures de sucre de betterave ont perdu une grande partie de leurs avantages. Cependant il en est encore plusieurs qui prospèrent; et M. Benjamin Delessert en fait chaque année quelques milliers, sur SPÉCIALITÉS. 103 lesquels il ne perd point, et qui lui fournissent l'occa- sion de conserver des méthodes auxquelles il peut de- venir utile d'avoir recours'. Lorsque le sucre de betterave fut dans le commerce, les gens de parti, les roturiers et les ignorants trouvè- rent qu'il avait mauvais goût, qu'il sucrait mal; quel • ques-uns même prétendirent qu'il était malsain. Des expériences exactes et multipliées ont prouvé le contraire; et M. le comte Chaptal en a inséré le résul- tat dans son excellent livre : La chimie appliquée à l'agriculture, tome 11, pag. 13, 1re édition. « Les sucres qui proviennent de ces diverses plantes, » dit ce célèbre chimiste, sont rigoureusement de même * nature et ne diffèrent en aucune manière, lorsqu'on les a portés par le raffinage au même degré de pureté , Le goût, la cristallisation, la couleur, la pesanteur, » sont absolument identiques, et l'on peut défier » l'homme le plus habitué à juger ces produits ou à les » consommer de les distinguer l'un de l'autre. » On aura un exemple frappant de la force des préju- gés et de la peine que la vérité trouve à s'établir, quand on saura que, sur cent sujets de la Grande-Bretagne pris indistinctement, il n'y en a pas dix qui croient qu'on puisse faire du sucre avec de la betterave. D DIVERS USAGES DU SUCRE. Le sucre est entré dans le monde par l'officine des apothicaires. Il devait y jouer un grand rôle; car, pour désigner quelqu'un à qui il aurait manqué quelque chose essentielle, on disait : C'est comme un apothi- caire sans sucre. On peut ajouter qu'à sa seance générale, la Société d'encouragement pour l'ºn. dustrie nationale a décerné une médaille d'or à M. Crespel, manufacturier d'Arras, qui fabrique chaque année plus de cent cinquante milliers de sucre de betterave, Jont il fait un commerce avantageux, même lorsque le sucre de caime descend à 2 f. 20 c. le kilogramme : ce qui provient de ce qu'on est parvenu à tirer parti des marcs, qu’ou distille pour en extraire les esprits, et qu'on emploie ensuite à la nourriture des bestiaux. 100 MÉDITATION VI. Il suffisait qu'il vint de là pour qu'on le reçat avec défaveur : les uns disaient qu'il était échauffant; d'au- tres, qu'il attaquait la poitrine ; quelques-uns, qu'il disposait à l'apoplexie : mais la calomnie fut obligée de s'enfuir devant la vérité, et il y a plus de quatre- vingts ans que fut proféré ce mémorable apophthegme: Le sucre ne fait mal qu'à la bourse. Sous une égide aussi impénétrable, l'usage du sucre est devenu chaque jour plus fréquent, plus général, et il n'est pas de substance alimentaire qui ait subi plus d'amalgamés et de transformations. Bien des personnes aiment à manger le sucre pur, et dans quelques cas, la plupart désespérés, la Fa- culté l'ordonne' sous cette forme, comme un remède qui ne peut nuire, et qui n'a du moins rien de repous- sant. Mêlé à l'eau, il donne l'eau sucrée, boisson rafrai- chissante, saine, agréable, et quelquefois salutaire comme remède. Mêlé à l'eau en plus forte dose, et concentré par le feu, il donne les sirops , qui se chargent de tous les parfums, et présentent à toute heure un rafraîchisse- ment qui plait à tout le monde par sa variété. Mêlé à l'eau, dont l’art vient ensuite soustraire le calorique, il donne les glaces, qui sont d'origine ita- lienne, et dont l'importation parait due à Catherine de Médicis. Mêlé au vin, il donne un cordial, un restaurant tellement reconnu , que, dans quelques pays, on en mouille des rôties qu'on porte aux nouveaux mariés la première nuit de leurs noces, de la même manière qu'en pareille occasion on leur porte en Perse des pieds de mouton au vinaigre. Mêlé à la farine et aux œufs, il donne les biscuits, les macarons, les croquignoles, les babas, et cette mul- titude de pâtisseries légères qui constituent l’art assez récent du pâtissier petit-fournier SPÉCIALITÉS. 107 Mêlé avec lait, il donne les crêmes, les blancs-man- gers, 'et autres préparations d'office qui terminent si agréablement un second service, en substituant au goût substantiel des viandes un parfum plus fin et plus éthéré. Mêlé au café, il en fait ressortir l'arome. Mêlé au café au lait, il donne un aliment léger, agréable, facile à se procurer, et qui convient parfai- tement à ceux pour qui le travail de cabinet suit im- médiatement le déjeuner. Le café au lait plait aussi souverainement aux dames; mais l'æil clairvoyant de la science a découvert que son usage trop fréquent ' pouvait leur nuire dans ce qu'elles ont de plus cher. Mêlé aux fruits et aux fleurs, il donne les confitures, les marmelades, les conserves, les pâtes et les candis, méthode conservatrice qui nous fait jouir du parfum de ces fruits et de ces fleurs longtemps après l'époque que la nature avait fixée pour leur durée. Peut-être, envisagé sous ce dernier rapport, le sucre pourrait-il être employé avec avantage dans l'art de l'embaumement, encore peu avancé parmi nous. Enfin le sucre, mêlé à l'alcool , donne des liqueurs spiritueuses , inventées, comme on sait, pour réchauf- fer la vieillesse de Louis XIV, et qui, saisissant le palais par leur énergie, et l'odorat par les gaz parfu- més qui y sont joints, forment en ce moment le nec plus ultra des jouissances du goût. L'usage du sucre ne se borne pas là. On peut dire qu'il est le condiment universel, et qu'il ne gåte rien. Quelques personnes en usent avec les viandes, quel- quefois avec les légumes, et souvent avec les fruits à la main. Il est de rigueur dans les boissons composées le plus à la mode, telles que le punch, le négus, le sillabub, et autres d'origine exotique ; et ses applica- tions varient à l'infini, parce qu'elles se modifient au gré des peuples et des individus. Telle est cette substance que les Français du temps 108 MEDITATION VI. de Louis XIII connaissaient à peine ae nom, et qui, pour ceux du dix-neuvième siècle, est devenue une denrée de première nécessité; car il n'est pas de femme, surtout dans l'aisance, qui ne dépense plus d'argent pour son sucre que pour son pain. M. Delacroix, littérateur aussi aimable que fécond, se plaignait à Versailles du prix du sucre, qui, à cette époque, dépassait 5 francs la livre. « Ah! disait-il » d'une voix douce et tendre, si jamais le sucre revient » à trente sous, je ne boirai jamais d'eau qu'elle ne soit sucrée. » Ses veux ont été exaucés; il vit encore, et j'espère qu'il se sera tenu parole. S IX. ORIGINE DU CAFÉ. 46. Le premier cafer a été trouvé en Arabie , et malgré les diverses transplantations que cet arbuste a subies , c'est encore de la que nous vient le meilleur café. Une ancienne tradition porte que le café fut décou- vert par un berger', qui s'aperçut que son troupeau était dans une agitation et une hilarité particulières toutes les fois qu'il avait brouté les baies du cafier. Quoi qu'il en soit de cette vieille histoire, l'honneur de la découverte n'appartiendrait qu'à moitié au che- vrier observateur; le surplus appartient incontestable- ment à celui qui, le premier, s'est avisé de torréfier cette fève. Effectivement la décoction du café cru est une bois- son insignifiante ; mais la carbonisation y développe un arome, et y forme une huile qui caractérisent le café tel que nous le prenons , et qui resteraient éter- nellement inconnus sans l'intervention de la chaleur. Les Turcs , qui sont nos maitres en cette partie , n'emploient point le moulin pour triturer le café;" ils le pilent dans des mortiers et avec des pilons de bois; et quand ces instruments ont été longtemps employés à SPÉCIALITÉS. 109 cet usage, ils deviennent précieux et se vendent à de grands prix. Il m'appartenait, à plusieurs titres, de vérifier si , en résultat, il y avait quelque différence, et laquelle des deux méthodes était préférable. En conséquence, j'ai torréfié avec soin une livre de bon moka; je l'ai séparée en deux portions égales , dont l'une a été moulue, et l'autre pilée à la manière des Turcs. J'ai fait du café avec l'une et l'autre des poudres; j'en ai pris de chacune pareil poids, et j'y ai versé pareil poids d'eau bouillante, agissant en tout avec une égalité parfaite. J'ai goûté ce café, et l'ai fait déguster par les plus gros bonnets. L'opinion unapime a été que celui qui résultait de la poudre pilée était évidemment supérieur à celui proyenu de la poudre moulue. Chacun pourra répéter l'expérience. En attendant, je puis donner un exemple assez singulier de l'influence que peut avoir telle ou telle manière de manipuler. « Monsieur, disait un jour Napoléon au sénateur Laplace, comment se fait-il qu'un verre d'eau dans lequel je fais fondre un morceau de sucre me pa- » raisse beaucoup meilleur que celui dans lequel je mets » pareille quantité de sucre pilé? — Sire, répondit le » savant, il existe trois substances dont les principes » sont exactement les mêmes, savoir : le sucre, la » gomme et l'amidon; elles ne diffèrent que par certai- » nes conditions, dont la nature s'est réservé le secret; » et je crois qu'il est possible que, dans la collision qui » s'exerce par le pilon, quelques portions sucrées pas- » sent à l'état de gomme ou d'amidon , et causent la » différence qui a lieu en ce cas. » Ce fait a eu quelque publicité, et des observations ultérieures ont confirmé la première. > 10 110, MÉDITATION VI. DIVERSES MANIÈRES DE FAIRE LE CAFÉ. Il a quelques années que toutes les idées se por- tèrent simultanément sur la meilleure manière de faire le café; ce qui provenait, sans presque qu'on s'en doutåt, de ce que le chef du gouvernement en prenait beaucoup On proposait de le faire sans le brûler, sans le met- tre en poudre, de l'infuser à froid , de le faire bouillir pendant trois quarts d'heure, de le soumettre à l'au- toclave, etc. J'ai essayé dans le temps toutes ces méthodes et celles qu'on a proposées jusqu'à ce jour, et je me suis fixé, en connaissance de cause, à celle qu'on appelle à la Dubelloy, qui consiste à verser de l'eau bouillante sur le café mis dans un vase de porcelaine ou d'argent, percé de très - petits trous. On prend cette première décoction , on la chauffe jusqu'à l'ébullition, on la repasse de nouveau , et on a un café aussi clair et aussi bon que possible. J'ai essayé entre autres de faire du café dans une bouilloire à haute pression ; mais j'ai eu pour résultat un café chargé d'extractif et d'amertume, bon tout au plus à gratter le gosier d'un Cosaque. EFFETS DU CAFÉ. Les docteurs ont émis diverses opinions sur les pro- priétés sanitaires du café, et n'ont pas toujours été d'accord entre eux; nous passerons à côté de cette mê- lée, pour ne nous occuper que de la plus importante, savoir, de son influence sur les organes de la pensée. Il est hors de doute que le café porte une grande excitation dans les puissances cérébrales : aussi tout homme qui en boit pour la première fois est sûr d'être privé d'une partie de son sommeil. Quelquefois cet effet est adouci ou modifié par l'ha- bitude; mais il est beaucoup d'individus sur lesquels SPÉCIALITÉS. 111 > cette excitation a toujours lieu, et qui, par conséquent, sont obligés de renoncer à l'usage du café. J'ai dit que cet effet était modifié par l'habitude, ce qui ne l'empêche pas d'avoir lieu d'une autre manière; car j'ai observé que les personnes que le café n'empê- che pas de dormir pendant la nuit en ont besoin pour se tenir éveillées pendant le jour , et ne manquent pas de s'endormir pendant la soirée quand elles n'en ont pas pris après leur dîner. Il en est encore beaucoup d'autres qui sont supo: reuses toute la journée quand elles n'ont pas pris leur tasse de café dès le matin. Voltaire et Buffon prenaient beaucoup de café; peut-être devaient-ils à cet usage, le premier, la clarté admirable qu'on observe dans ses euvres ; le second l'harmonie enthousiastique qu'on trouve dans son style. Il est évident que plusieurs pages des Traités sur l'homme , sur le chien, le tigre, le lion et le che- val, ont été écrites dans un état d'exaltation cérébrale extraordinaire. L'insomnie causée par le café n'est pas pénible; on a des perceptions très- claires, et nulle envie de dor- mir : voilà tout. On n'est pas agité et malheureux comme quand l'insomnie provient de toute autre cause : ce qui n'empêche pas que cette excitation in- tempestive ne puisse à la longue devenir très-nuisible. Autrefois il ny avait que les personnes au moins d'un âge mûr qui prissent du café; maintenant tout le monde en prend, et peut-être est-ce le coup de fouet que l'esprit en reçoit qui fait marcher la foule immense qui assiége toutes les avenues de l'Olympe et du tem- ple de Mémoire. Le cordonnier, auteur de la tragédie de la Reine de Palmyre, que tout Paris a entendu lire il y a quelques années, prenait beaucoup de café : aussi s'est-il élevé plus haut que le menuisier de Nevers , qui n'était qu'ivrogne. 112 MÉDITATION VI. Le café est une liqueur beaucoup plus énergique qu'on ne croit communément. Un homme bien consti- tué peut vivre longtemps en buvant deux bouteilles de vin chaque jour. Le même homme ne soutiendrait pas aussi longtemps une pareille quantité de café; il deviendrait imbécile, ou mourrait de consomption. J'ai vu à Londres, sur la place de Leicester, un ""homme que l'usage immodéré du café avait réduit en boule (cripple); il avait cessé de souffrir, s'était ac- coutumé à cet état, et s'était réduit à cinq ou six tasses par jour. C'est une obligation pour tous les papas et mamans du monde d'interdire sévèrement le café à leurs en- fants, s'ils ne veulent pas avoir de petites machines sèches, rabougries et vieilles à vingt ans. Cet avis est surtout fort à propos pour les Parisiens, dont les en- fants n'ont pas toujours autant d'éléments de force et de santé que s'ils étaient nés dans certains départe- ments, dans celui de l'Ain, par exemple. Je suis de ceux qui ont été obligés de renoncer au café; et je finis cet article en racontant comme quoi j'ai été un jour rigoureusement soumis à son pouvoir. Le duc de Massa, pour lors ministre de la justice, m'avait demandé un travail que je voulais soigner, et pour lequel il m'avait donné peu de temps; car il le voulait du jour au lendemain, Je me résignai donc à passer la nuit ; et pour me prémunir contre l'envie de dormir , je fortifiai mon diner de deux grandes tasses de café, également fort et parfumé. Je revins chez moi à sept heures pour y recevoir les papiers qui m'avaient été annoncés; mais je n'y trou- vai qu'une lettre qui m'apprenait que, par suite de je ne sais quelle formalité de bureau, je ne les recevrais que le lendemain, Ainsi désappointé, dans toute la force du terme, je retournai dans la maison où j'avais dîné, et j'y fis une SPÉCIALITÉS. 113 partie de piquet sans éprouver aucune de ces distrac- tions auxquelles je suis ordinairement sujet. J'en fis honneur au café; mais, tout en recueillant cet avantage, je n'étais pas sans inquiétude sur la ma- nière dont je passerais la nuit. Cependant je me couchai à l'heure ordinaire, pensant que, si je n'avais pas un sommeil bien tranquille, du moins je dormirais quatre à cinq heures, ce qui me conduirait tout doucement au lendemain. Je me trompai : j'avais déjà passé deux heures au lit, que je n'en étais que plus réveillé; j'étais dans un état d'agitation mentale très-vive, et je me figurais mon cerveau comme un moulin dont les rouages sont en mouvement sans avoir quelque chose à moudre. Je sentis qu'il fallait user cette disposition, sans quoi le besoin de repos ne viendrait point; et je m'occupai à mettre en vers un petit conte que j'avais lu depuis peu dans un livre anglais. J'en vins assez facilement à bout; et comme je n'en dormais ni plus ni moins, j'en entrepris un second , mais ce fut inutilement. Une douzaine de vers avaient épuisé ma verve poétique, et il fallut y renoncer. Je passai donc la nuit sans dormir, et sans même être assoupi un seul instant; je me levai et passai la journée dans le même état, saps que ni les repas ni les occupations y apportassent aucun changement. Enfin, quand je me couchai à mon heure accoutumée, je calculai qu'il y avait quarante heures que je n'avais pas fermé les yeux. $ X. 47. - Ceux qui, les premiers, abordèrent en Amé- rique, y furent poussés par la soif de l'or. A cette épo- que, on ne connaissait presque de valeurs que celles qui sortaient des mines : l'agriculture, le commerce, étaient dans l'enfance , et l'économie politique n'était pas encore née. Les Espagnols trouvèrent donc des DU CHOCOLAT. SON ORIGINE. 10. 114 MÉDITATION VI. métaux précieux, découverte à peu près stérile, puis- qu'ils se déprécient en se multipliant, et que nous avons bien des moyens plus actifs pour'augmenter la masse * des richesses. Mais ces contrées, où un soleil de toutes les chaleurs fait fermenter des champs d'une extrême fécondité, se sont trouvées propres à la culture du sucre et du café; on y a, en outre, découvert la pomme de terre, l'indi- go, la vanille, le quina, le cacao, etc. ; et ce sont là de véritables trésors. Si ces découvertes ont eu lieu, malgré les barrières qu'opposait à la curiosité une nation jalouse, on peut raisonnablement espérer qu'elles seront décuplées dans les années qui vont suivre, et que les recherches que feront les savants de la vieille Europe dans tant de pays inexplorés enrichiront les trois règues d'une mul- titude de substances qui nous donneront des sensations nouvelles, comme a fait la vanille, ou augmenteront nos ressources alimentaires, comme le cacao. On est convenu d'appeler chocolat le mélange qui. résulte de l'amande du cacao grillée avec le sucre et la cannelle : telle est la définition classique du chocolat. Le sucre en fạit partie intégrante; car avec du cacao tout seul, on ne fait que de la pâte de cacao et non du chocolat. Quand au sucre, à la cannelle et au cacao, on joint l'arome délicieux de la vanille, on atteint le nec plus ultrà de la perfection à laquelle cette préparation peut être portée. C'est à ce petit nombre de substances que le goût et l'expérience ont réduit les nombreux ingrédients qu'on 'avait tenté d'associer au cacao , tels que le poivre, le piment, l'anis, le gingembre, l'aciole et autres, dont on a successivement fait l'essai. Le cacaoyer est indigène de l'Amérique méridionale; on le trouve également dans les iles et sur le conti- nent : mais on convient maintenant que les arbres qui donnent le meilleur fruit sont ceux qui croissent sur SPÉCIALITÉS. 115 les bords du Maracaibo, dans les vallées de Caracas et dans la riche province de Sokomusco. L'amande y'est plus grosse , le sucre moins acerbe et l'arome plus exalté. Depuis que ces pays sont devenus plus acces - sibles, la comparaison a pu se faire tous les jours, et les palais exercés ne s'y trompent plus. Les dames espagnoles du nouveau monde aiment le chocolat jusqu'à la fureur, au point que, non conten- tes d'en prendre plusieurs fois par jour, elles s'en font quelquefois apporter à l'église. Cette sensualité leur a souvent attiré la censure des évêques ; mais ils ont fini par fermer les yeux; et le révérend père Esco- bar, dont la métaphysique fut aussi subtile que sa morale était accommodante, déclara formellement que le chocolat à l'eau ne rompait pas le jeûne, étirant ainsi, en faveur de ses pénitentes, l'ancien adage : Li- quidum non frangit jejunium. Le chocolat fut apporté en Espagne vers le dix- septième siècle, et l'usage en devint promptement po pulaire , par le goût très-prononcé que marquèrent , pour cette boisson aromatique, les femmes et surtout les moines. Les mæurs n'ont point changé à cet égard; et encore aujourd'hui, dans toute la Péninsule, on présente du chocolat dans toutes les occasions où il est de la politesse d'offrir quelques rafraichissements. Le chocolat passa les monts avec Anne d'Autriche , fille de Philippe II, et épouse de Louis XIII. Les moines espagnols le tirent aussi connaître par les cadeaux qu'ils en firent à leurs confrères de France. Les divers ambassadeurs d'Espagne contribuèrent aussi à le met- tre en vogue; et au commencement de la Régence, il était plus universellement en usage que le café, parce qu'alors on le prenait comme un aliment agréable, tandis que le café ne passait encore que comme une boisson de luxe et de curiosité. On sait que Linnée appelle le cacao cacao theobroma ( boisson des dieux). On a cherché une cause à cette 116 MÉDITATION VI. qualification emphatique : les uns l'attribuent à ce que ce savant aimait passionnément le chocolat; les au- tres , à l'envie qu'il avait de plaire à son confesseur ; d'autres enfin à sa galanterie, en ce que c'est une reine qui en avait la première introduit l'usage. (Incertum.) PROPRIÉTÉS DU CHOCOLAT. 1 Le chocolat a donné lieu à de profondes disserta- tions dont le but était d'en déterminer la nature et les propriétés, et de le placer dans la catégorie des ali- ments chauds, froids ou tempérés ; et il faut avouer que ces doctes écrits ont peu servi à la manifestation de la vérité. Mais avec le temps et l'expérience, ces deux grands maîtres, il est resté pour démontré que le chocolat, préparé avec soin, est un aliment aussi salutaire qu'a- gréable ; qu'il est nourrissant, de facile digestion ; qu'il n'a pas pour la beauté les inconvénients qu'on re- proche au café, dont il est au contraire le remède ; qu'il est très-convenable aux personnes qui se livrent à une grande contention d'esprit, aux travaux de la chaire ou du barreau, et surtout aux voyageurs; qu'enfin il convient aux estomacs les plus faibles ; qu'on en a eu de bons effets dans les maladies chroniques, et qu'il de- vient la dernière ressource dans les affections du pylore. Ces diverses propriétés, le chocolat les doit à ce que, n'étant à vrai dire qu'un eleosaccharum, il est peu de substances qui contiennent, à volume égal, plus de particules alimentaires : ce qui fait qu'il s'animalise presque en entier. Pendant la guerre le cacao était rare, et surtout très-cher : on s'occupa de le remplacer; mais tous les efforts furent vains, et un des bienfaits de la paix a été de nous débarrasser de ces divers brouets, qu'il fallait bien goûter par complaisance, et qui n'étaient pas plus du chocolat que l'infusion de chicorée n'est du café moka. SPÉCIALITÉS. 117 Quelques personnes se plaignent de ne pouvoir digé- rer le chocolat; d'autres, au contraire, prétendent qu'il ne les nourrit pas assez et qu'il passe trop vite. Il est très-probable que les premiers ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, et que le chocolat dont ils usent est de mauvaise qualité ou mal fabriqué; car le chocolat bon et bien fait doit passer dans tout estomac où il reste un peu de pouvoir digestif. Quant aux autres, le remède est facile : il faut qu'ils renforcent leur déjeuner par le petit pâté, la côtelette ou le rognon à la brochette ; qu'ils versent sur le tout un bon bowl de sokomusco, et qu'ils remercient Dieu de leur avoir donné un estomac d'une activité supé- rieure. Ceci me donne occasion de consigner ici une obser- vation sur l'exactitude de laquelle on peut compter.. Quand on a bien et copieusement déjeuné, si on avale sur le tout une ample tasse de bon chocolat, on aura parfaitement digéré trois heures après, et l'on dinera quand même.... Par zèle pour la science et à force d'é- loquence, j'ai fait tenter cette expérience à bien des da- mes, qui assuraient qu'elles en nourraient; elles s'en sont toujours trouvées à merveille, et n'ont pas manqué de glorifier le professeur. I.es personnes qui font usage de chocolat sont celles qui jouissent d'une santé plus constamment égale, et qui sont le moins sujettes à une foule de petits maux. qui nuisent au bonheur de la vie ; leur embonpoint est aussi plus stationnaire : ce sont deux avantages que chacun peut vérifier dans sa société, et parmi ceux dont le régime est connu. C'est ici le vrai lieu de parler des propriétés du cho - colat à l'ambre, propriétés que j'ai vérifiées par un grand nombre d'expériences, et dont je suis fier d'offrir le ré- sultat à mes lecteurs '. 1 Porez aux VARTETES. SPÉCIALITÉS. 119 Le rôtissage du cacao est encore une opération délicate; elle exige un certain tact presque voisin de l'inspira- tion. Il est des ouvriers qui le tiennent de la nature et qui ne se trompent jamais. Il faut encore un talent particulier pour bien régler la quantité de sucre qui doit entrer dans la composi- tion; elle ne doit point étre invariable et routinière, mais se déterminer en raison composée du degré d'a- rome de l'amande et de celui de torréfaction auquel on s'est arrêté. La trituration et le mélange ne demandent pas moins de soins, en ce que c'est de leur perfection absolue que dépend en partie le plus ou moins de digestibilité du chocolat. D'autres considérations doivent présider aux choix et à la dose des aromates, qui ne doit pas être la même pour les chocolats destinés à être pris comme ali- ments , et pour ceux qui sont destinés à être mangés comme friandise. Elle doit varier aussi suivant que la masse doit ou ne doit pas recevoir de la vanille; de sorte que, pour faire du chocolat exquis, il faut résou- dre une quantité d'équations très-subtiles, dont nous profitons sans nous douter qu'elles ont eu lieu. Depuis quelque temps on a employé les machines pour la fabrication du chocolat; nous ne pensons pas que cette méthode ajoute rien à sa perfection, mais elle diminue de beaucoup la main d'æuvre, et ceux qui ont adopté cette méthode pourraient donner la mar- chandise à meilleur marché. Cependant ils vendent or- dinairement plus cher : ce qui nous apprend trop que le véritable esprit commercial n'est point encore natu- ralisé en France; car, en bonne justice, la facilité pro- curée par les machines doit profiter également au mar- chand et au consommateur. Amateur du chocolat, nous avons à peu près par- couru l'échelle des préparateurs, et nous nous sommes fixés à M. Debauve, rue des Saints-Pères, n° 26, cho- 120 MÉDITATION VI. colatier du roi, en nous réjouissant de ce que le rayon solaire est tombé sur le plus digne. Il n'y a pas à s'en étonner : M. Debauve, pharma- cien très-distingué, apporte dans la fabrication du cho- colat des lumières qu'ilavait acquises pour en faire usage dans une sphère plus étendue. Ceux qui n'ont pas manipulé ne se doutent pas des difficultés qu'on éprouve pour parvenir à la perfection, en quelque matière que ce soit, ni ce qu'il faut d'at- tention, de tact et d'expérience pour nous présenter un chocolat qui soit sucré sans être fade, ferme sans être acerbe, aromatique sans être malsain, et lié sans être féculent. Tels sont les chocolats de M. Debauve : ils doivent leur suprématie à un bon choix de matériaux, à une vo- lonté ferme que rien d'inférieur ne sorte de sa manufac- ture, et au coup d'ail du maître qui embrasse tous les détails de la fabrication. En suivant les lumières d'une saine doctrine, M. De- hauve a cherché en outre à offrir à ses nombreux clients des médicaments agréables contre quelques tendances maladives. Ainsi, aux personnes qui manquent d'embonpoint il offre le chocolat analeptique au salep; à celles qui ont les nerfs délicats, le chocolat antispasmodique à la fleur d'orange; aux tempéraments susceptibles d'irritation, le chocolat au lait d'amandes ; à quoi il ajoutera sans doute le chocolat des affligés, ambré et dosé secundum artem, Mais son principal mérite est surtout de nous offrir, à un prix modéré, un excellent chocolat usuel, où nous. trouvons le matin un déjeuner suffisant; qui nous dé- lecte, à dîner, dans les crèmes, et nous réjouit encore, sur la fin de la soirée, dans les glaces, les crocquettes et autres friandises de salon, sans compter la distrac- tion agréable des pastilles et diablotins, avec ou sans devises, SPÉCIALITÉS. 121 Nous ne connaissons M. Debauve que par ses pre- parations, nous ne l'avons jamais vu; mais nous savons qu'il contribue puissamment à affranchir la France du tribut qu'elle payait autrefois à l'Espagne, en ce qu'il fournit à Paris et aux provinces un chocolat dont la ré- putation croit sans cesse. Nous savons encore qu'il re- çoit journellement de nouvelles commandes de l'é- tranger : c'est donc sous ce rapport, et comme membre fondateur de la Société d'encouragement pour l'indus- trie nationale, que nous lui accordons ici un suffrag- et une mention dont on verra bien que nous ne som - mes pas prodigues. MANIÈRE OFFICIELLE DE PRÉPARER LE CHOCOLAT. Les Américains préparent leur pâte de cacao sans su- cre. Lorsqu'ils veulent prendre du chocolat, ils font apporter de l'eau bouillante; chacun râpe dans sa tasse la quantité qu'il veut de cacao, verse l'eau chaude des- sus, et ajoute le sucre et les aromates comme il juge convenable. *Cette méthode ne convient ni à nos mæurs ni à nos goûts, et nous voulons que le chocolat nous arrive tout préparé. En cet état, la chimie transcendante nous a appris qu'il ne faut ni le råcler au couteau ni le broyer au pi- lon, parce que la collision seche qui a lieu dans les deux cas amidonise quelques portions de sucre, et rend cette boisson plus fade. Ainsi, pour faire du chocolat, c'est-à-dire pour le rendre propre à la consommation immédiate, on en prend environ une once et demie pour une tasse, qu'on fait dissoudre doucement dans l'eau, à mesure qu'elle s'échauffe, en la remuant avec une spatule de bois; on la fait bouillir pendant un quart d'heure, pour que la solution prenne consistance, et on sert chaudement. « Monsieur, me disait, il y a plus de cinquante ans, » Mmc d'Arestrel, supérieure du couvent de la Visitation 1: 122 MÉDITATION Vir. » à Belley, quand vous voudrez prendre du bon choco- » lat, faites-le faire, dès la veille, dans une cafetière de faïence, et laissez-le là. Le repos de la nuit le con- » centre et lui donne un velouté qui le rend bien meil- » leur. Le bon Dieu ne peut pas s'offenser de ce petit raffinement, car il est lui-même tout excellence. D) D » MÉDITATION VII. THÉORIE DE LA FRITURE'. 48. - C'était un beau jour du mois de mai : le soleil versait ses rayons les plus doux sur les toits enfumés de la ville aux jouissances, et les rues (chose rare) ne présentaient ni boue ni poussière. Les lourdes diligences avaient depuis longtemps cessé d'ébranler le pavé; les tombereaux massifs se reposaient encore, et on ne voyait plus circuler que ces voitures découvertes, d'où les beautés indigènes et exotiques, abritées sous les chapeaux les plus élégants, ont cou- tume de laisser tomber des regards tant dédaigneux sur les chétifs, et tant coquets sur les beaux garçons. Il était donc trois heures apres midi quand le pro- fesseur vint s'asseoir dans le fauteuil aux méditations. Sa jambe droite était verticalement appuyée sur le parquet; la gauche, en s'étendant, formait une diago- nale; il avait les reins convenablement adossés, et ses mains étaient posées sur les têtes de lion qui terminent les sous-bras de ce meuble vénérable. Son front élevé indiquait l'amour des études sévères, et sa bouche le goût des distractions aimables. Son air était recueilli, et sa pose telle, que tout homme qui l'eût Ce mol frilure s'applique également à i'action de frire , au moyen employé pour frire et à la chose frile. THÉORIE DE LA FRITURE. 123 vu n'aurait pas manqué de dire : « Cet ancien des jours » doit être un sage." Ainsi établi, le professeur fit appeler son prépara- teur en chef, et bientôt le serviteur arriva , prêt à re- cevoir des conseils, des leçons ou des ordres. ALLOCUTION. « Maitre la Planche, dit le professeur avec cet ac- cent grave qui pénètre jusqu'au fond des caurs, tous ceux qui s'asseient à ma table vous proclament pota- giste de première classe, ce qui est fort bien, car le potage est la première consolation de l'estomac be- soigneux; mais je vois avec peine que vous n'êtes en- core qu'un friturier incertain. » Je vous entendis hier gémir sur cette sole triom-. phale que vous nous servites påle, mollasse déco- lorée. Mon ami R...' jeta sur vous un regard désappro- bateur; M. H. R. porta à l'ouest son nez gnomonique, et le président S... déplora cet accident à l'égal d'une calamité publique. Ce malheur vous arriva pour avoir négligé la théorie dont vous ne sentez pas toute l'importance. Vous êtes un peu opiniâtre, et j'ai de la peine à vous faire conce- voir que les phénomènes qui se passent dans votre la- boratoire ne sont autre chose que l'exécution des lois éternelles de la nature; et que certaines choses que vous faites sans attention, et seulement rce que vous les avez vu faire à d'autres, n'en dérivent pas moins des plus hautes abstractions de la science. » Ecoutez donc avec attention, et instruisez-vous pour n'avoir plus désormais à rougir de vos euvres. S ler. CHIMIE. » Les liquides que vous exposez à l'action du fey ne peuvent pas tous se charger d'une égale quantité de * M. R....., né à Seyssel, district de Belley, vers 1757. Électeur du grand college, on peut le proposer à tous con:me exemple des résultats heureux d'ulle conduite prudenta jointe à la plus intexilile probita. 1 124 . MÉDITATION VII. chaleur; la nature les y a déposés inégalement : c'est un ordre de choses dont elle s'est réservé le secret, et que nous appelons capacité du calorique. » Ainsi, vous pourriez tremper impunément votre doigt dans l'esprit-de-vin bouillant, vous le retireriez bien vite de l'eau-de-vie, plus vite encore si c'était de l'eau, et une immersion rapide dans l'huile bouillante vous ferait une blessure cruelle; car l'huile peut s'é- chauffer au moins trois fois plus que l'eau. » C'est par une suite de cette disposition que les li- quides chauds agissent d'une manière différente sur les corps sapides qui y sont plongés. Ceux qui sont trai- tés à l'eau se ramollissent, se dissolvent et se réduisent en bouillie; il en provient du bouillon ou des extraits : ceux au contraire qui sont traités à l'huile se resserrent, se colorent d'une manière plus ou moins foncée, et fi- nissent par se charbonner. » Dans le premier cas, l’eau dissout et entraine les sucs intérieurs des aliments qui y sont plongés ; dans le second, ces sucs sont conservés, parce que l'huile ne peut pas les dissoudre; et si ces corps se desséchent, c'est que la continuation de la chaleur finit par en vaporiser les parties humides. » Les deux méthodes ont aussi des noms différents, et on appelle frire l'action de faire bouillir, dans l'huile ou la graisse des corps destinés à être mangés. Je crois déjà avoir dit que, sous le rapport officinal, huile ou graisse sont à peu près synonymes, la graisse n'é- tant qu'une huile concrète, ou l'huile une graisse li- quide. S II. APPLICATION. » Les choses frites sont bien reçues dans les festins; elles y, introduisent une variation piquante; elles sont agréables à la vue, conservent leur goût primitif, et peuvent se manger à la main, ce qui plait toujours aux dames. THÉORIE DE LA FRITURE. 125 » La friture fournit encore aux cuisiniers bien des moyens pour masquer ce qui a paru la veille, et leur donne au besoin des secours pour les cas imprévus; car il ne faut pas plus de temps pour frire une carpe de quatre livres que pour cuire un œuf à la coque. » Tout le mérite d'une bonne friture provient de la surprise ; c'est ainsi qu'on appelle l'invasion du liquide bouillant qui carbonise ou roussit, à l'instant même de l'immersion, la surface extérieure du corps qui lui est soumis. » Au moyen de la surprise, il se forme une espèce de voûte qui contient l'objet, empêche la graisse de le pénétrer, et concentre les sucs, qui subissent ainsi une coction intérieure qui donne à l'aliment tout le goût dont il est susceptible. » Pour que la surprise ait lieu, il faut que le liquide brúlant ait acquis assez de chaleur pour que son action soit brusque et instantanée; mais il n'arrive à ce point qu'après avoir été exposé assez longtemps à un feu vif et flamboyant. » On connait par le moyen suivant que la friture est . chaude au degré désiré: Vous couperez un morceau de pain en forme de mouillette, et vous le tremperez dans la poêle pendant cinq à six secondes; si vous le retirez ferme et coloré, opérez immédiatement l'immersion, sinon il faut pousser le feu et recommencer l'essai. » La surprise une fois opérée, modérez le feu, afin que la coction ne soit pas trop précipitée, et que les sucs que vous avez enfermés subissent, au moyen d'une chaleur prolongée, le changement qui les unit et en rehausse le goût. » Vous avez sans doute observé que la surface des objets bien frits ne peut plus dissoudre ni le sel ni le sucre dont ils ont cependant besoin suivant leur na- ture diverse. Ainsi vous ne manquerez pas de réduire ces deux substances en poudre très-fine, afin qu'elles contractent une grande facilité d'adhérence, et qu'au 11. 126 MÉDITATION VII. moyen du saupoudroir la friture puisse s'en assaisonner par juxtaposition. » Je ne vous parle pas du choix des huiles et des graisses : les dispensaires divers dont j'ai composé vo- tre bibliothèque vous ont donné là-dessus des lumières suffisantes. Cependant n'oubliez pas, quand il vous arrivera quelques-unes de ces truites qui dépassent à peine un quart de livre, et qui proviennent des ruisseaux d'eau vive qui murmurent loin de la capitale; n'oubliez pas, dis-je, de les frire avec ce que vous aurez de plus fin en huile d'olive : ce mets si simple, dûment saupoudré et rehaussé de tranches de citron, est digne d'être offert à une éminencer. » Traitez de même les éperlans, dont les adeptes font tant de cas. L'éperlan est le becfigue des eaux ; même petitesse, même parfum, même supériorité. » Ces deux prescriptions sont encore fondées sur la nature des choses. L'expérience a appris qu'on ne doit se servir d'huile d'olive que pour les opérations qui peuvent s'achever en peu de temps ou qui n'exigent pas une grande chaleur, parce que l'ébullition prolon- gée y développe un goût empyreumatique et désagréa- ble qui provient de quelques parties de parenchyme dont il est très-difficile de la débarrasser et qui se char- bonnent. » Vous avez essayé mon enfer, et le premier, vous vous avez eu la gloire d'offrir à l'univers étonné un immense turbot frit. Il y eut ce jour-là grande jubila- tion parmi les élus. » Allez : continuez à soigner tout ce que vous faites, · M. Aulissin, avocat napolitain très-instruit et joli amaleur violoncelliste, dinait un jour chez moi, ets mangeant quelque chose qui lui parut à son gré, me dit : Questo è un vero buccone di cardinale ! - Pourquoi, lui répondis-je dans la même » langue, ne dites-vous pas comme nous: un morceau de roi ? -- Monsieur, répliqua » l'amateur, nous autres Italiens, nous croyous que les rois ne peuvent pas être in gourmands, parce que l'urs repas sont trop courts et trop solennels ; mais les » cardinaux ! eh!!! » Et il lit le petit hurlement qui lui est fain:lier : huu, huu, hou, hou, hu, heu ! DE LA SOIF. 127 et n'oubliez jamais que du moment où les convives ont mis le pied dans mon salon, c'est nous qui demeu- rons chargé du soin de leur bonheur. MEDITATION VIII. DE LA SOIF. 49. La soif est le sentiment intérieur du besoin de boire. Une chaleur d'environ trente deux degrés de Réau- mur vaporisant sans cesse les divers fluides dont la circulation entretient la vie, la déperdition qui en est la suite aurait bientôt rendu ces fluides inaptes à rem- plir leur destination, s'ils n'étaient souvent renouvelés et rafraîchis : c'est ce besoin qui fait sentir la soif. Nous croyons que le siége de la soif réside dans tout le système digesteur. Quand on a soif (et en notre qua- lité de chasseur nous y avons souvent été exposé), on sent distinctement que toutes les parties inhalantes de la bouche, du gosier et de l'estomac sont entreprises et nérétisées; et si quelquefois on apaise la soif par l'application des liquides ailleurs qu'à ses organes, comme par exemple le bain, c'est qu'aussitôt qu'ils sont introduits dans la circulation, ils sont rapidement portés vers le siège du mal, et s'y appliquent comme remèdes. DIVERSES ESPÈCES DE SOIF. En envisageant ce besoin dans toute son étendue, on peut compter trois espèces de soif : la soif latente, la soif factice et la soif adurante. La soif latente ou habituelle est cet équilibre insen- sible qui s'établit entre la vaporisation transpiratoire et la nécessité d'y fournir; c'est elle qui, sans que nous éprouvions quelque douleur, nous invite à boire 128 MÉDITATION VIII. pendant le repas, et fait que nous pouvons boire pres- que à tous les moments de la journée. Cette soif nous accompagne partout et fait en quelque façon partie de notre existence. La soif factice, qui est spéciale à l'espèce humaine, provient de cet instinct inné qui nous porte à chercher dans les boissons une force que la nature n'y a pas mise, et qui n'y survient que par la fermentation. Elle constitue une jouissance artificielle plutôt qu'un besoin naturel : cette soif est véritablement inextinguible, par- ce que les boissons qu'on prend pour l'apaiser ont l'effet immanquable de la faire renaître; cette soif, qui finit par devenir habituelle, constitue les ivrognes de tous les pays; et il arrive presque toujours que l'impotation ne cesse que quand la liqueur manque, ou qu'elle a vaincu le buveur et l'a mis hors de combat. Quand au contraire on n'apaise la soif que par l'eau pure, qui paraît en être l'antidote naturel, on ne boit jamais une gorgée au-delà du besoin. La soif adurante est celle qui survient par l'augmen- tation du besoin et par l'impossibilité de satisfaire la soif latente. On l'appelle adurante, parce qu'elle est accompagnée de l'ardeur de la langue, de la sécheresse du palais, et d'une chaleur dévorante dans tout le corps. Le sentiment de la soif est tellement vif, que le mot est, presque dans toutes les langues, le synonyme d'une appétence excessive et d'un désir impérieux ; ainsi on a soif d'or, de richesses, de pouvoir, de vengeance, etc.. expressions qui n'eussent pas passé, s'il ne suffisait pas d'avoir eu soif une fois dans sa vie pour en sentir la justesse. L'appétit est accompagné d'une sensation agréable, tant qu'il ne va pas jusqu'à la faim;la soif d'a point de crépuscule, et dès qu'elle se fait sentir il y a malaise, anxiété, et cette anxiété est affreuse quand on n'a pas l'espoir de se désaltérer. DE LA SOIF. 129 Par une juste compensation, l'action de boire peut, suivant les circonstances, nous procurer des jouissan- ces extrêmement vives; et quand on apaise une soif à haut degré, ou qu'à une soif modérée on oppose une boisson délicieuse, tout l'appareil papillaire est en titil- lation, depuis la pointe de la langue jusque dans les profondeurs de l'estomac. On meurt aussi beaucoup plus vite de soif que de faim. On a des exemples d'hommes qui, ayant de l'eau, se sont soutenus pendant plus de huit jours sans man- ger, tandis que ceux qui sont absolument privés de boissons ne passent jamais le cinquième jour. La raison de cette différence se tire de ce que celui- ci meurt seulement d'épuisement et de faiblesse, tandis que le premier est saisi d'une fièvre qui le brûle et va toujours en s'exaspéránt. On ne résiste pas toujours si longtemps à la soif; et en 1787, on vit mourir un des cent-suisses de la garde de Louis XVI, pour être resté seulement vingt-quatre heures sans boire. Il était au cabaret avec quelques-uns de ses cama- rades : là, comme il présentait son verre, un d'entre eux lui reprocha de boire plus souvent que les autres et de ne pouvoir s'en passer un moment. C'est sur ce propos qu'il gagea de demeurer vingt- quatre heures sans boire, pari qui fut accepté, et qui était de dix bouteilles de vin à consommer. Dès ce moment le soldat cessa de boire, quoiqu'il restât encore plus de deux heures à voir faire les autres avant que de se retirer., La nuit se passa bien, comme on peut croire; mais dès la pointe du jour , il trouva très-dur de ne pouvoir prendre son petit verre d'eau-de-vie, ainsi qu'il n'y manquait jamais. Toute la matinée il fut inquiet et troublé; il allait, venait, se levait , s'asseyait sans raison, et avait l'air de ne saveir que faire. 1 130 MÉDITATION VIII. A une heure il se coucha, croyant être plus tran- quille : il souffrait, il était vraiment malade; mais vainement ceux qui l'entouraient l'invitaient-ils à boire, il prétendait qu'il irait bien jusqu'au soir ; il voulait gagner la gageure, à quoi se mêlait sans doute un peu d'orgueil militaire qui l'empêchait de céder à la douleur. Il se soutint ainsi jusqu'à sept heures; mais à sept heures et demie il se trouva mal, tourna à la mort, et expira sans pouvoir goûter à un verre de vin qu'on lui présentait. Je fus instruit de tous ces détails dès le soir même par le sieur Schneider, honorable fifre de la compagnie des cent-suisses, chez lequel je logeais à Versailles. CAUSES DE LA SOIF. 50. Diverses circonstances unies ou séparées peuvent contribuer à augmenter la soif. Nous allons en indiquer quelques-unes qui n'ont pas été sans in- fluence sur nos usages. La chaleur augmente la soif; et de là le penchant qu’ont toujours eu les hommes à fixer leurs habitations sur le bord des fleuves. Les travaux corporels augmentent la soif; aussi les propriétaires qui emploient des ouvriers ne manquent jamais de les fortifier par des boissons; et de là le proverbe que le vin qu'on leur donne est toujours le mieux vendu. La danse augmente la soif : et de là recueil des boissons corroborantes ou rafraîchissantes qui ont tou- jours accompagné les réunions dansantes. La déclamation augmente la soif; de là le verre d'eau que tous les lecteurs s'étudient à boire avec grâce, et qui se verra bientôt sur les bords de la chaire à côté du mouchoir blanc'. Le clanowe Delestra , prédicalcur fort agréable, ne manquait jamais d'avaler DE LA SOIF. 131 Les jouissances génésiques augmentent la soif; de là ces descriptions poétiques de Chypre, Amathonte, Gnide et autres lieux habités par Vénus, où l'on ne manque jamais de trouver des ombrages frais et des ruisseaux qui serpentent, coulent et murmurcnt. Les chants augmentent la soif ; et de là réputation universelle qu'ont eue les musiciens d’être infatiga- bles buveurs. Musicien moi-même , je m'élève contre ce préjugé, qui n'a plus maintenant ni sel ni vérité. Les artistes qui circulent dans nos salons boivent avec autant de discrétion que de sagacité ; mais ce qu'ils ont perdu d'un côté, ils le regagnent de l'autre; et s'ils ne sont plus ivrognes, ils sont gourmands jus- qu'au troisième ciel, tellement qu'on assure qu'au Cercle d'harmonie transcendante , la célébration de la fète de sainte Cécile a duré quelquefois plus de vingt- quatre heures. EXEMPLE. 51. — L'exposition à un courant d'air très rapide est une cause très-active de l'augmentation de la soif; et je pense que l'observation suivante sera lue avec plaisir, surtout par les chasseurs. On sait que les cailles se plaisent beaucoup dans les hautes montagnes, où la réussite de leur ponte est plus assurée, parce que la récolte s'y fait beaucoup plus tard. Lorsqu'on moissonne le seigle, elles passent dans les orges et les avoines ; et quand on vient à faucher ces dernières, elles se retirent dans les parties où la maturité est moins avancée. C'est alors le moment de les chasser, parce qu'on . trouve dans un petit nombre d'arpents de terre les cailles qui, un mois auparavant, étaient disséminées une noix confite, dans l'intervalle de temps qu'il laissait à ses auditeurs, entre cha- que pomt de son discours, pour tousser, cracher et moucher. 132 MÉDITATION VIT. dans toute une commune, et que, la saison étant sur sa fin, elles sont grosses et grasses à satisfaction. C'est dans ce but que je me trouvais un jour avec quelques amis sur une montagne de l'arrondissement de Nantua, dans le canton connu sous le nom de Plan d'Hotonne, et nous étions sur le point de commencer la chasse, par un des plus beaux jours du mois de septembre et sous l'influence d'un soleil brillant in- connu aux cockneys', Mais, pendant que nous déjeunions, il s'éleva un vent du nord extrêmement violent et bien contraire à nos plaisirs ; ce qui ne nous empêcha pas de nous mettre en campagne. A peine avions-nous chassé un quart d'heure, que le plus douillet de la troupe commença à dire qu'il avait soif; sur quoi on l'aurait sans doute plaisanté, si chacun de nous n'avait pas aussi éprouvé le même besoin. Nous bûmes tous, car l'âne cantinier nous suivait; mais le soulagement ne fut pas long. La soif ne tarda pas à reparaitre avec une telle intensité, que quel- ques-uns se croyaient malades, d'autres prêts à le devenir, et on parlait de s'en retourner, ce qui nous aurait fait un voyage de dix lieues en pure perte. J'avais eu le temps de recueillir mes idées, et j'avais découvert la raison de cette soif extraordinaire. Je rassemblai donc les camarades, et je leur dis que nous étions sous l'influence de quatre causes qui se réunissaient pour nous altérer : la diminution notable de la colonne qui pesait sur notre corps , qui devait rendre la circulation plus rapide ; l'action du soleil qui nous échauffait directement; la marche qui acti- vait la transpiration ; et, plus que tout cela, l'action du vent qui , nous perçant à jour, enlevait le produit · C'est le nom par lequel on désigne les habitants de Londres qui n'en sont pas sortis; il équivaut à celui de badawils. DE LA SOIF. 133 de cette transpiration, soutirait le fluide, et empêchait toute moiteur de la peau. J'ajouterai que, sur le tout, il n'y avait aucun dan- ger; que l'ennemi étant condu, il fallait le combattre : et il demeura arrêté qu'on boirait à chaque demi- heure. La précaution ne fut cependant qu'insuffisante, cette soif était invincible : ni le vin , ni l'eau-de-vie , ni le vin mêlé d'ean, ni l'eau mêlée d'eau-de-vie, n'y purent rien. Nous avions soif même en buvant, et nous fûmes mal à notre aise toute la journée. Cette journée finit cependant comme une autre : le propriétaire du domaine de Latour nous donna l’hos- pitalité, en joignant nos provisions aux siennes. Nous dinâmes à merveille; et bientôt nous allâmes nous enterrer dans le foin et y jouir d'un sommeil dé- Jicieux. Le lendemain ma théorie reçut la sanction de l'ex- périence. Le vent tomba tout à fait pendant la nuit ; et quoique le soleil fût aussi beau et même plus chaud que la veille, nous chassâmes encore une partie de la journée sans éprouver une soif incommode. Mais le plus grand mal était fait : nos cantines, quoique remplies avec une sage prévoyance, n'avaient pu résister aux charges réitérées que nous avions fai- tes sur elles ; ce n'était plus que des corps sans åme, et nous tombâmes dans les futailles des cabaretiers. Il fallut bien s'y résoudre, mais ce ne fut pas sans murmurer; et j'adressai au vent dessiccateur une al- locution pleine d'invectives, quand je vis qu'un mets digne de la table des rois, un plat d'épinards à la graisse de cailles, allait être arrosé d'un vin à peine aussi bon que celui de Suréne'. · Surene, village fort agréable, à deux lieues de Paris. Il est renommé par seg mauvais vins. On dit proverbialement que, pour boire un verre de vin de Surêne, il faut être trois, savoir : le buveur, et deux acolytes pour le soutenir et empêcher que le ceur ne lui manque. Ou en dit autant du vin de l'érieux : ce qui n'empêche pas qu'on ne le boive, 1 2 134 MÉDITATION IX. MÉDITATION IX. DES BOISSONS?. 52. On doit entendre par boisson tout liquide qui peut se mêler à nos aliments. L'eau parait être la boisson la plus naturelle. Elle se trouve partout où il y a des animaux, remplace le lait pour les adultes , et nous est aussi nécessaire que l'air. EAU. « L'eau est la seule boisson qui apaise véritablement la soif, et c'est par cette raison qu'on n'en peut boire qu’une assez petite quantité. La plupart des autres liqueurs dont l'homme s'abreuve ne sont que des palliatifs, et s'il s'en était tenu à l'eau, on n'aurait ja- * mais dit de lui qu'un de ses priviléges était de boire sans avoir soif. PROMPT EFFET DES BOISSONS. Les boissons s'absorbent dans l'économie animale avec une extrême facilité ; leur effet est prompt, et le soulagement qu'on en reçoit en quelque sorte instan- tané. Servez à un homme fatigué les aliments les plus substantiels, il mangera avec peine et n'en éprou. vera d'abord que peu de bien. Donnez-lui un verre de vin ou d'eau-de-vie, à l'instant même il se trouve mieux, et vous le voyez renaitre. Je puis appuyer cette théorie sur un fait assez re- marquable que je tiens de mon neveu, le colonel Gui- gard, peu conteur de son naturel, mais sur la véracité duquel on peut compter. Ce chapitre est purement philosophique : le détail des diverses boissons connues ne pouvait pas entrer dans le plan que je me suis formé : c'eût été à n'en plus finir, DES BOISSONS. 135 Il était à la tête d'un détachement qui revenait du siége de Jaffa, et n'était éloigné que de quelques cen- taines de toises du lieu où l'on devait s'arrêter et ren- contrer de l'eau, quand on commença à trouver sur la route les corps de quelques soldats qui devaient le précéder d'un jour de marche , et qui étaient morts de chaleur. Parmi les victimes de ce climat brûlant se trouvait un carabinier, qui était de la connaissance de plusieurs personnes du détachement. Il devait être mort depuis plus de vingt-quatre heures, et le soleil, qui l'avaït frappé toute la jour- née, lui avait rendu le visage noir comme un cor- beau. Quelques camarades s'en approchèrent, soit pour le voir une dernière fois, soit pour en hériter, s'il y avait de quoi, et ils s'étonnèrent en voyant que ses membres étaient encore flexibles et qu'il y avait même encore un peu de chaleur autour de la région du cæur. « Donnez-lui une goutte de sacré-chien, dit le lustig o de la troupe; je garantis que, s'il n'est pas encore bien loin dans l'autre monde, il reviendra pour y » goûter. » Effectivement à la première cuillerée de spiritueux le mort ouvrit les yeux; on s'écria, on lui en frotta les tempes, on lui en fit avaler encore un peu, et au bout d'un quart d'heure il put, avec un peu d'aide, se sou- tenir sur un åne. On le conduisit ainsi jusqu'à la fontaine ; on le soi- gna pendant la nuit, on lui fit manger quelques dattes, on le nourrit avec précaution ; et le lendemain, re- monté sur un âne, il arriva au Caire avec les autres. » BOISSONS FORTES. 53. Une chose très-digne de remarque est cette espèce d'instinct, aussi général qu'impérieux, qui nous porte à la recherche des boissons fortes. 136 MÉDITATION IX. Le vin, la plus aimable des boissons, soit qu'on le doive à Noé, qui planta la vigne, soit qu'on le doive à Bacchus, qui a exprimé le jus du raisin , date de l'en- fance du monde; et la bière , qu'on attribue à Osiris, remonte jusqu'aux temps au-delà desquels il n'y avait rien de certain. Tous les hommes, même ceux qu'on est convenu d'appeler sauvages, ont été tellement tourmentés par cette appétence des boissons fortes, qu'ils sont parve- nus à s'en procurer, quelles qu'aient été les bornes de leurs connaissances. Ils ont fait aigrir le lait de leurs animaux domesti- ques; ils ont extrait le jus de divers fruits, de diverses. racines, où ils ont soupconné les éléments de la fer- mentation, et partout où on a rencontré les hommes en société, on les a trouvés munis de liqueurs fortes, dont ils faisaient usage dans leurs festins, dans leurs sacrifices, à leurs mariages , à leurs funérailles, enfin à tout ce qui avait parmi eux quelque air de fête et de solennité. On a bu et chanté le vin pendant bien des siècles , avant de se douter qu'il fût possible d'en extraire la partie spiritueuse qui en fait la force ; mais les Arabes nous ayant appris l'art de la distillation, qu'ils avaient inventée pour extraire le parfum des fleurs, et surtout de la rose tant célébrée dans leurs écrits, on commença à croire qu'il était possible de découvrir dans le vin la cause de l'exaltation de saveur qui donne au goût une excitation si particulière ; et de tâtonnements en tå- tonnements, on découvrit l'alcool, l'esprit-de-vin, l'eau-de-vie. L'alcool est le monarque des liquides et porte au dernier degré l'exaltation palatale : ces diverses pré- parations ont ouvert de nouvelles sources de jouissan- ces"; il donne à certains médicaments? une énergie 'Les liqueurs de table. ? Les élixirx. DES BOISSONS. 137 comme qu'ils n'auraient pas sans cet intermède ; il est même devenu dans nos mains une arme formidable, car les nations du nouveau monde ont été presque autant domptées et détruites par l'eau-de-vie que par les ar- mes à feu. La méthode qui nous a fait découvrir l'alcool a con- duit encore à d'autres résultats importants; car, elle consiste à séparer et à mettre à nu les parties qui constituent un corps et le distinguent de tous les au- tres, elle a dû servir de modèle à ceux qui se sont li- vrés à des recherches analogues, et qui nous ont fait connaitre des substances tout à fait nouvelles, telles que la quinine, la morphine, la strychnine et autres semblables, découvertes ou à découvrir. Quoi qu'il en soit, cette soif d'une espèce de liquide que la nature avait enveloppée de voiles, cette appé- tence extraordinaire qui agit sur toutes les races d'hommes, sous tous les climats et sous toutes les tem- pératures, est bien digne de fixer l'attention de l'ob- servateur philosophe. J'y ai songé comme un autre , et je suis tenté de mettre l'appétence des liqueurs fermentées, qui n'est pas connue des animaux, à côté de l'inquiétude de l'a- venir , qui leur est également étrangère, et de les re- garder l'une et l'autre comme des attributs distinctifs du chef-d'oeuvre de la dernière révolution sublunaire. 1 12. 138 MÉDITATION X. MÉDITATION X ET ÉPISODIQUE SUR LA FIN DU MONDE. 54. — J'ai dit : la dernière révolution sublunaire, et cette pensée, ainsi exprimée, m'a entrainé bien loin, bien loin. Des monuments irrécusables nous apprennent que notre globe a déjà éprouvé plusieurs changements ab- solus, qui ont été autant de fins du monde; et je ne sais quel instinct nous avertit que d'autres révolutions doivent se succéder encore. Déjà , souvent, on a cru ces révolutions prêtes à arriver, et bien des gens existent que la comète aqueuse prédite par le bon Jérôme Lalande envoya jadis à confesse. D'après ce qui a été dit à cet égard, on est tout dis- posé à environner cette catastrophe de vengeances, d'anges exterminateurs, de trompettes, et autres ac- cessoires non moins terribles. Hélas ! il ne faut pas tant de fracas pour nous dé- truire, nous ne valons pas tant de pompes ; et si la volonté du Seigueur est telle, il peut changer la surface du globe sans y mettre tant d'appareil. Supposons, par exemple, qu'un de ces astres er- rants, dont personne ne connaît la route ni la mission, et dont l'apparition a toujours été accompagnée d'une terreur traditionnelle; supposons, dis-je, qu’une.co- mète passe assez près du soleil pour se charger d'un calorique surabondant, et nous approche assez pour causer sur la terre six mois d'uu état général de 60 SUR LA FIN DU MONDE. 139 degrés de Réaumur ( une fois plus chaud que celui de la comète de 1811 ). A la fin de cette saison funérale, tout ce qui vit ou végète aura péri, tous les bruits auront cessé; la terre roulera silencieuse jusqu'à ce que d'autres circonstan- ces aient développé d'autres germes; et cependant la cause de ce désastre sera restée perdue dans les vastes champs de l'air et ne nous aura pas seulement appro- chés de plusieurs millions de lieues. Cet événement, tout aussi possible qu'un autre, m'a toujours paru un beau sujet de rêverie, et je n'ai pas hésité un moment de m'y arrêter. Il esť curieux de suivre, par l'esprit, cette chaleur ascensionnelle, d'en prévoir les effets, le développe- ment, l'action, et de se demander : Quid pendant le premier jour, pendant le second, et ainsi de suite jusqu'au dernier? Quid sur l'air, la terre et l'eau, la formation, le me- lange et la détonation des gaz? Quid sur les hommes, regardés dans le rapport de l'âge, du sexe, de la force, de la faiblesse ? Quid sur la subordination aux lois , la soumission à l'autorité, le respect des personnes et des propriétés ? Quid sur les moyens à chercher ou les tentatives à faire pour se dérober au danger? Quid sur les liens d'amour, d'amitié, de parenté, sur l'égoïsme, le dévouement? Quid sur les sentiments religieux, la foi, la résigna- tion, l'espérance, etc., etc.? L'histoire pourra fournir quelques données sur les influences morales; car déjà plusieurs fois la fin du. monde a été prédite, et même indiquée à un jour dé- terminé. J'ai véritablement quelque regret de ne pas appren- dre à mes lecteurs comment j'ai réglé tout cela dans ma sagesse ; mais je ne veux pas les priver du plaisir de s'en occuper eux-mêmes. Cela peut abréger quel- 140 MÉDITATION XI. ques insomnies pendant la nuit, et préparer quelques siestas pendant le jour. Le grand danger dissout tous les liens. On a vu , dans la grande fièvre jaune qui eut lieu à Philadelphie vers 1792 , des maris fermer à leurs femmes la porte du domicile conjugal, des enfants abandonner leur père, et autres phénomènes pareils en grand nombre. Quod à nobis Deus avertal! MÉDITATION XI. DE LA GOURMANDISE. 55. J'ai parcouru les dictionnaires au mot Gour- mandise , et je n'ai point été satisfait de ce que j'y ai trouvé. Ce n'est qu'une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité : d’où j'ai conclu que les lexicographes, quoique très-estimables d'ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec grâce une aile de perdrix au suprême pour l'arroser, le petit doigt en l'air, d'un verre de vin de Laffitte ou du clos Vou- geot. Ils ont oublié, complètement oublié la gourmandise sociale, qui réunit l'élégance athénienne, le luxe ro- main et la délicatesse française, qui dispose avec saga- cité, fait exécuter savamment, savoure avec énergie, et juge avec profondeur : qualité précieuse, qui pour- rait bien être une vertu , et qui est du moins bien cer- tainement la source de nos plus pures jouissances, DÉFINITIONS. Définissons donc et entendons-nous. 1 DE LA GOURMANDISE. 141 La gourmandise est une préférence passionnée , rai- sonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût. La gourmandise est ennemie des excès ; tout homme qui s'indigère ou s'enivre court risque d'être rayé des contrôles. La gourmandise comprend aussi la friandise , qui n'est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats , de peu de volume, aux confitu- res, aux pâtisseries, etc. C'est une modification intro- duite en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent. Sous quelque rapport qu'on envisage la gourman- dise, elle ne mérite qu'éloge et encouragement. Sous le rapport physique, elle est le résultat et la preuve de l'état sain et parfait des organes destinés à la nutrition. Au moral, c'est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l'appétit, nous soutient par la saveur, et nous en récompense par le plaisir. AVANTAGES DE LA GOURMANDISE. Sous le rapport de l'économie politique, la gourman- dise est le lien commun qui unit les peuples par l'é- change réciproque des objets qui servent à la con- sommation journaliere. C'est elle qui fait voyager d'un pôle à l'autre les vins, les eaux-de-vie, les sucres, les épiceries, les ma- rinades, les salaisons , les provisions de toute espèce , et jusqu'aux oeufs et aux melons, C'est elle qui donne un prix proportionnel aux cho- ses soit médiocres, bonnes ou excellentes, soit que ces qualités leur viennent de l'art, soit qu'elles les aient reçues de la nature. C'est elle qui soutient l'espoir et l'émulation de cette foule de pêcheurs , de chasseurs, horticulteurs et au- 142 MÉDITATION XI. tres , qui remplissent journellement les offices les plus somptueux du résultat de leur travail et de leurs dé- couvertes. C'est elle enfin qui fait vivre la multitude indus- trieuse des cuisiniers, pâtissiers, confiseurs et autres préparateurs sous divers titres, qui, à leur tour, em- ploient pour leurs besoins d'autres ouvriers de toute espèce, ce qui donne lieu en tout temps et à toute heure à une circulation de fonds dont l'esprit le plus exercé ne peut ni calculer le mouvement ni assigner la quotité. Et remarquons bien que l'industrie qui a la gour- mandise pour objet présente d'autant plus d'avantage qu'elle s'appuie , d'une part, sur les plus grandes in- fortunes, et de l'autre sur des besoins qui renaissent tous les jours. Dans l'état de société où nous sommes maintenant parvenus, il est difficile de se figurer un peuple qui vivrait uniquement de pain et de légumes. Cette na- tion, si elle existait, serait infailliblement subjuguée par les armées carnivores, comme les Indous, qui ont été successivement la proie de tous ceux qui ont voulu les attaquer; ou bien elle serait convertie par les cuisi- nes de ses voisins, comme jadis les Béotiens, qui devin- rent gourmands après la bataille de Leuctres. SUITE. . 56. - La gourmandise offre de grandes ressources à la fiscalité : elle alimente les octrois, les douanes, les impositions indirectes. Tout ce que nous consommons paie le tribut, et il n'est point de trésor public dont les gourmands ne soient le plus ferme soutien. Parlerons-nous de cet essaim de préparateurs qui depuis plusieurs siècles, s'échappent annuellement de . la France pour exploiter les gourmandises exotiques ? La plupart réussissent, et, obéissant ensuite à un instinct qui ne meurt jamais dans le cæur des Fran- DE LA GOURMANDISE. 143 çais, rapportent dans leur patrie le fruit de leur éco- nomie. Cet apport est plus considérable qu'on ne pense, et ceux-là, comme les autres , auront aussi un arbre généalogique. Mais si les peuples étaient reconnaissants, qui mieux que les Français aurait dû élever à la gourmandise un temple et des autels ? POUVOIR DE LA GOURMANDISE. des paie- 57. En 1815 , le traité du mois de novembre im- posa à la France la condition de payer aux alliés sept cent cinquante millions eu trois ans. A cette charge se joignit celle de faire face aux ré- clamations particulières des habitants des divers pays dont les souverains réunis avaient stipulé les inté- rêts, montant à plus de trois cent millions. Enfin il faut ajouter à tout cela les réquisitions de toute espèce faites en nature par les généraux ennemis, qui en chargeaient des fourgons qu'ils faisaient filer vers les frontières, et qu'il a fallu que le trésor public payât plus tard; en tout, plus de quinze cents mil- lions. On pouvait, on devait même craindre que ments aussi considérables, et qui s'effectuaient jour par jour en numéraire, n'amenassent la gêne dans le trésor, la dépréciation dans toutes les valeurs fictives, et par suite tous les malheurs qui menacent un pays sans argent et sans moyens de s'en procurer. « Hélas ! disaient les gens de bien en voyant passer » le fatal tombereau qui allait se remplir dans la rue » Vivienne, hélas ! voilà notre argent qui émigre en v masse; l'an prochain on s'agenouillera devant un * écu; nous allons tomber dans l'état déplorable d'un » homme ruiné; toutes les entreprises resteront sans » succès ; on ne trouvera point à emprunter ; il y aura » étisie, marasme, mort civile, v L'événement démentit ces terreurs; et, au grand 144 MÉDITATION XI. étonnement de tous ceux qui s'occupent de finances , les paiements se firent avec facilité, le crédit aug- menta , on se jeta avec avidité vers les emprunts, et pendant tout le temps que dura cette superpurgation, le cours du change, cette mesure infaillible de la cir- culation monétaire, fut en notre faveur : c'est-à-dire qu'on eut la preuve arithmétique qu'il entrait en France plus d'argent qu'il n'en sortait. Quelle est la puissance qui vint à notre secours ? quelle est la divinité qui opéra ce miracle ? la gour- mandise. Quand les Bretons, les Germains, les Teutons, les Cimmériens et les Scythes firent irruption en France, ils y apportèrent une voracité rare et des estomacs d'une capacité peu commune. Ils ne se contentèrent pas longtemps de la chère officielle que devait leur fournir une hospitalité forcée; ils aspirèrent à des jouissances plus délicates ; et bien- tôt la ville-reine ne fut plus qu'un immense réfectoire. Ils mangeaient, ces intrus, chez les restaurateurs, chez les traiteurs, dans les cabarets, dans les tavernes, dans les échoppes, et jusque dans les rues. Ils se gorgeaient de viandes, de poissons, de gibier, de truffes, de pâtisseries, et surtout de nos fruits. Ils buvaient avec'une avidité égale à leur appétit, et demandaient toujours les vins les plus chers, espérant y trouver des jouissances inouïes, qu'ils étaient en- suite tout étonnés de ne pas éprouver. Les observateurs superficiels ne savaient que penser de cette mangerie sans faim et sans terme; mais les vrais Français riaient et se frottaient les mains en di- sant : « Les voilà sous le charme, et ils nous auront » rendu ce soir plus d’écus que le trésor public ne » leur en a compté ce matin. » Cette époque fut favorable à tous ceux qui fournis- saient aux jouissances du goût. Véry acheva sa for- tune; Achard commença la sienne; Beauvilliers en fit DE LA GOURMANDISE. 195 une troisième, et Mme Sullot, dont le magasin, au Pa- lais-Royal, n'avait pas deux toises carrées, vendait par jour jusqu'à douze mille petits pâtés'. Cet effet dure encore : les étrangers affluent de tou- tes les parties de l'Europe, pour rafraichir, durant la paix, les douces habitudes qu'ils contractèrent pen- dant la guerre; il faut qu'ils viennent à Paris ; quand ils y sont, il faut qu'ils se régalent à tout prix. Et si nos effets publics ont quelque faveur, on le doit moins à l'intérêt avantageux qu'ils présentent qu'à la con- fiance d'instinct qu'on ne peut s'empêcher d'avoir dans un peuple chez qui les gourmands sont heu- reux 2. PORTRAIT D'UNE JOLIE GOURMANDE. 58. - La gourmandise ne messied point aux fem- mes : elle convient à la délicatesse de leurs organes , et leur sert de compensation pour quelques plaisirs dont il faut bien qu'elles se privent, et pour quelques maux auxquels la nature paraît les avoir condamnées. Rien n'est plus agréable à voir qu'une jolie gour- mande sous les armes : sa serviette est avantageuse- ment mise; une de ses mains est posée sur la table ; l'autre voiture à sa bouche de petits morceaux élé- gamment coupés, ou l'aile de perdrix qu'il faut mor- dre; ses yeux sont brillants, ses lèvres vernissées, sa conversation agréable, tous ses mouvements gracieux ; elle ne manque pas de ce grain de coquetterie que les femmes mettent à tout. Avec tant d'avantages, elle Quand l'armée d'invasion passa en Champagne, elle prit six cent mille bou. teilles de vin dans les cares de M. Mori, d'Épernay, renommé pour la beauté de ses caves. Il s'est consolé de cetie perte énorine quand il a vu que les pillards en avaient gardé le goûl, et que les commandes qu'il reçoit du Nord ont plus que doublé de puis cette époque. ? Les calculs sur lesquels cet article est fondé m'ont été fournis par 11. M. B...., gastronome aspirant, à qui les titres ne manquent pas, car il est financier et musicien. 13 146 MÉDITATION XI. est irrésistible; et Caton-le-Censeur lui-même se lais- serait émouvoir. ANECDOTE. Ici cependant se place pour moi un souvenir amer. J'étais un jour bien commodément placé à table à côté de la jolie madame M......d, et je me réjouissais intérieurement d'un si bon lot, quand, se tournant tout à coup vers moi : « A votre santé ! » me dit-elle. Je commençai de suite une phrase d'actions de grâces ; mais je n'achevai pas, car la coquette se portant vers son voisin de gauche.: « Trinquons l... » Ils trinquè- rent, et cette brusque transition me parut une perfidie, qui me fit au cæur une blessure que bien des années n'ont pas encore guérie. LES FEMMES SONT GOURMANDES. Le penchant du beau sexe pour la gourmandise a quelque chose qui tient de l'instinct, car la gourman- dise est favorable à la beauté. Une suite d'observations exactes et rigoureuses a démontré qu'un régime succulent , délicat et soigné, repousse longtemps et bien loin les apparences exté- rieures de la vieillesse. Il donne aux yeux plus de brillant, à la peau plus de fraicheur, et aux muscles plus de soutien; et comme il est certain, en physiologie, que c'est la dé- pression des muscles qui cause les rides, ces redouta- bles ennemis de la beauté, il est également vrai de dire que, toutes choses égales, ceux qui savent man- ger, sont comparativement de dix ans plus jeunes que ceux à qui cette science est étrangère. Les peintres et les sculpteurs sont bien pénétrés de cette vérité, car jamais ils ne représentent ceux qui font abstinence par choix ou par devoir, comme les avares et les anachorètes sans leur donner la pâleur 2 DE LA GOURMANDISE. 147 de la maladie, la maigreur de la misère et les rides de la décrépitude. EFFETS DE LA GOURMANDISE SUR LA SOCIABILITÉ: que 59. – La gourmandise est un des principaux liens de la société; c'est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui réunit chaque jour les divers états, les fond en un seul tout, anime la conversation, et adoucit les angles de l'inégalité conventionnelle. C'est elle aussi qui motive les efforts doit faire tout amphitryon pour bien recevoir ses convives, ainsi que la reconnaissance de ceux-ci, quand ils voient qu'on s'est savamment occupé d'eux; et c'est ici le lieu de honnir à jamais ces mangeurs stupides qui avalent avec une indifférence coupable les morceaux les plus distingués, ou qui aspirent avec une distraction Sacrilege un nectar odorant et limpide. Loi générale. Toute disposition de haute intelli- gence nécessite des éloges explicites, et une louange délicate est obligée partout où s'annonce l'envie de plaire, INFLUENCE DE LA GOURMANDISE SUR LE BONHEUR CONJUGAL. 60. — Entin, la gourmandise, quand elle est par- tagée, a l'influence la plus marquée sur le bonheur qu'on peut trouver dans l’union conjugale, Deux époux gourmands ont, au moins une fois par jour, une occasion agréable de se réunir ; car, même ceux qui font lit à part (et il y en a un grand nombre ) mangent du moins à la même table ; ils ont un sujet de conversation toujours renaissant; ils parlent non- seulement de ce qu'ils' mangent, mais encore de ce qu'ils ont rangé, de ce qu'ils mangeront, de ce qu'ils ont observé chez les autres, des plats à la mode, des juventions nouvelles, etc., etc. ; et on sait que les cau- 148 MÉDITATION XI. series familières (chit chat sont pleines de charmes. La musique a sans doute aussi des attraits bien puis- sants pour ceux qui l'aiment; mais il faut s'y mettre, c'est une besogne. D'ailleurs, on est quelquefois enrhumé, la musique est égarée, les instruments sont discords, on a la mi- graine, il y a du chômage. Au contraire, un besoin partagé appelle les époux à table, le même penchant les y retient; ils ont naturel- lement l'un pour l'autre ces petits égards qui annon- cent l'envie d'obliger, et la manière dont se passent les repas entre pour beaucoup dans le bonheur de la vie. Cette observation, assez neuve en France, n'avait point chappé au moraliste anglais Fielding, et il l'a développée en peignant, dans son roman de Pamela , la manière diverse dont deux couples mariés finissent leur journée. Le premier est un lord, l'ainé, et par conséquent le possesseur de tous les biens de la famille. Le second est son frère puiné, époux de Pamela, déshérité à cause de ce mariage, et vivant du produit de sa demi-paie , dans un état de gène assez voisin de l'indigence. Le lord et sa femme arrivent de différents côtés, et se saluent froidement, quoiqu'ils ne se soient pas vus de la journée. Ils s'asseient à une table splendidement servie, entourés de laquais brillants d'or, se servent en silence et mangent sans plaisir. Cependant, après que les domestiques se sont retirés, une espèce de conversation s'engage entre eux; bientôt l'aigreur s'en mêle : elle devient querelle, et ils se lèvent furieux pour aller, chacun dans son appartement, méditer sur la douceur du veuvage. Son frere, au contraire, en arrivant dans son mo- deste appartement, est accueilli avec le plus tendre empressernent et les plus douces caresses. Il s'assied DE LA GOURMANDISE. 149 près d'une table frugale ; mais les mets qui lui sont servis peuvent-ils ne pas être excellents ? C'est Pamela elle-même qui les a apprêtés ! Ils mangent avec déli- ces, en causant de leurs affaires, de leurs projets, de leurs amours. Une demi-bouteille de madère leur sert à prolonger le repas et l'entretien; bientôt le même lit les reçoit ; et après les transports d'un amour par- tagé, un doux sommeil leur fera oublier le présent et rêver un meilleur avenir. Honneur à la gourmandise, telle que nous la pré- sentons à nos lecteurs, et tant qu'elle ne détourne l'homme ni de ses occupations ni de ce qu'il doit à sa fortune ! car, de même que les dissolutions de Sarda- papale n'ont pas fait prendre les femmes en horreur, ainsi les excès de Vitellius ne peuvent pas faire tour- ner le dos à un festin sayamment ordonné. La gourmandise devient-elle gloutonnerie, voracité, crapule, elle perd son nom et ses avantages, échappe à nos attributions, et tombe dans celles du moraliste , qui la traitera par ses conseils , ou du médecin , qui la •guérira par les remèdes. La gourmandise, telle que le professeur l'a caracté- risée dans cet article, n'a de nom qu’en français ; elle ne peut être désignée ni par le mot latin gula , ni par l'anglais gluttony, ni par l'allemand lusternheit ; nous conseillons donc à ceux qui seraient tentés de traduire ce livre instructif, de conserver le substantif, et de changer seulement l'article ; c'est ce que tous les peuples ont fait pour la coquetterie et tout ce qui s'y rapporte. NOTE D'UN GASTRONOME PATRIOTE, Je remarque arec org neil que la coquetterie et la gournzandise, ces deux grandes modificationis qur l'extrémie sociabilité a apportées à nos plus impericus besoins, sunt toutes deux d'origive française. 13. 150 MÉDITATION XII MÉDITATION XII. DES GOURMANDS. N'EST PAS GOURMAND QUI VEUT. 61. . Il est des individus à qui la nature a refusé une fivesse d'organes, ou une tenue d'attention sans lesquelles les mets les plus succulents passent ipa- perçus. La physiologie a déjà reconnu la première de ces variétés, en nous montrant la langue de ces infortunés mal pourvue des houpes nerveuses destinées à inhaler et apprécier les saveurs. Elles n'éveillent chez eux qu'un sentiment oblus; ils sont pour les saveurs ce que les aveugles sont pour la lumière. La seconde se compose des distraits, des babillards, des affairés, des ambitieux et autres, qui veulent s’oc- cuper de deux choses à la fois, et ne mangent que pour se remplir. NAPOLÉON. Tel était entre autres Napoléon : il était irrégulier dans ses repas, et mangeait vite et mal; mais là se re- trouvait aussi cette volonté absolue qu'il mettait à tout. Dès que j'appétit se faisait sentir, il fallait qu'il fut satisfait, et son service était monté de manière qu'en tout lieu et à toute heure on pouvait, au premier·mot, lui présenter de la volaille, des côtelettes et du café. GOURMANDS PAR PRÉDESTINATION. Mais il est une classe privilégiée qu'une prédesti- nation matérielle et organique appelle aux jouissances du goût. DES GOURMANDS. 151 J'ai été de tout temps Lavalérien et Galliste : je crois aux dispositions innées. Puisqu'il est des individus qui sont'évidemment ve- nus au monde pour mal voir, mal marcher, mal en- tendre, parce qu'ils sont nés myopes, boiteux ou sourds, pourquoi n'y en aurait-il pas d'autres qui ont été prédisposés à éprouver plus spécialement certaines . séries de sensations ? D'ailleurs, pour peu qu'on ait du penchant à l'obser- vation, on rencontre à chaque instant dans le monde des physionomies qui portent l'empreinte irrécusable d'un sentiment dominant, tel qu'une impertinence dé- daigneuse, le contentement de soi-même, la misan- thropie, la sensualité, etc., etc. A la vérité, on peut porter tout ceļa avec une figure insignifiante; mais quand la physionomie á un cachet déterminé, il est rare qu'elle soit trompeuse. Les passions agissent sur les muscles ; et très-sou- vent, quoiqu'un homme se taise, on peut lire sur son visage les divers sentiments dont il est agité. Cette tension, pour peu qu'elle soit habituelle, finit par lais- ser des traces sensibles , et donne ainsi à la physiono- mie un caractère permanent et reconnaissable. PREDESTINATION SENSUELLE. 62. – Les prédestinés de la gourmandise sont en général d'une stature moyenne; ils ont le visage rond ou carré, les yeux brillants, le front petit, le dez court, les lèvres charnues et le menton arrondi. Les femmes sont potelées, plus jolies que belles, et visant un peu à l'obésité. Celles qui sont principalement friandes ont les traits plus fins, l'air plus délicat , sont plus mignonnes , et se distinguent surtout par un coup de langue qui leur est particulier. C'est sous cet extérieur qu'il faut chercher les con- vives les plus aimables : ils acceptent tout ce qu'on 152 MEDITATION XII. leur offre, mangent lentement, et savourent avec ré- flexion. Ils ne se håtent point de s'éloigner des lieux où ils ont reçu une hospitalité distinguée ; et on les a pour la soirée, parce qu'ils connaissent tous les jeux et passe-temps qui sont les accessoires ordinaires d'une réunion gastronomique. Ceux, au contraire, à qui la nature a refusé l'apti- tude aux jouissances du goût, ont le visage, le nez et les veux longs ; quelle que soit leur taille, ils ont dans leur tournure quelque chose d'allongé. Ils ont les cheveux voirs et plats, et manquent surtout d'embonpoint; ce sunt eux qui ont inventé les pantalons. Les femmes que la nature'a affligées du même mal- heur sont anguleuses, s'ennuient à table, et ne vivent que de bostons et de médisance. Cette théorie physiologique ne trouvera, je l'espère, que peu de contradicteurs, parce que chacun peut la vérifier autour de soi : je vais cependant encore l'ap- puyer par des faits. Je siégeais un jour à un très grand repas, et j'avais en face une très-jolie personne dont la figure était tout à fait sensuelle. Je me penchai vers mon voisin, et lui dis tout bas qu'avec des traits pareils il était impossible que cette demoiselle ne fut pas très-gourmande. « Quelle folie! me répondit-il; elle a tout au plus quinze ans; ce » n'est pas encore l'âge de la gourmandise... Au sur- plus, observons. » Les commencements ne me furent pas favorables : j'eus peur de m'être compromis; car, pendant les deux premiers services, la jeune fille fut d'une discrétion qui m'étonnait, et je craignais d'être tombé sur une excep- tion, car il y en a pour toutes les règles. Mais enfin le. dessert vint, dessert aussi brillant que copieux , et qui me rendit l'espérance. Mon espoir ne fut pas déçu : non-seulement elle mangea de tout ce qu'on lui offrit, mais encore elle se fit servir des plats qui étaient les plus éloignés d'elle. Entin elle goûta à tout; et le voisin DES GOURMANDS. 153 s'étonnait de ce que ce petit estomac pouvait contenir tant de choses. Ainsi fut vérifié mon diagnostic, et la science triompha encore une fois. A deux ans de là, je rencontrai encore la même per sonne; c'était huit jours après son mariage : elle s'é- tait développée tout à fait à son avantage; elle laissait pointer un peu de coquetterie, et étalant tout ce que la mode permet de montrer d'attraits, elle était ravissante. Son mari était à peindre : il ressemblait à un certain ventriloque qui savait rire d'un côté et pleurer de l'au- tre, c'est-à-dire qu'il paraissait très-content de ce qu'on admirait sa femme; mais dès qu'un amateur avait l'air d'insister, il était saisi du frisson d'une jalousie très- apparente. Ce dernier sentiment prévalut; il emporta sa femme dans un département éloigné, et là, pour moi, finit sa biographie. Je fis une autre fois une remarque pareille sur le duc Decrès, qui a été si longtemps ministre de la marine. On sait qu'il était gros, court, brun, crépu et carré; qu'il avait le visage au moins rond , le menton relevé, les lèvres épaisses et la bouche d'un géant ; aussi je le proclamai sur-le-champ amateur prédestiné de la bonne chère et des belles. Cette remarque physiognomonique, je la coulai bien doucement et bien bas dans l'oreille d'une dame fort jolie et que je croyais discrète. Hélas ! je me trompai! elle était fille d'Ève, et mon secret l'eût étouffée. Aussi, dans la soirée, l'excellence fut instruite de l'induction scientifique que j'avais tirée de l'ensemble de ses traits. C'est ce que j'appris le lendemain par une lettre fort aimable que m'écrivit le duc, et par laquelle il se dé- fendait avec modestie de posséder les deux qualités , d'ailleurs fort estimables, que j'avais découvertes en lui. Je ne me tins pas pour battu. Je répondis que la na- ture ne fait rien en vain ; qu'elle l'avait évidemment formé pour de certaines missions; que, s'il ne les rem- plissait pas, il contrariait son you; qu'au reste, je n'a- ! 154 MÉDITATION XII. vais aucun droit à de pareilles confidences, etc. , etc. La correspondance resta là; mais peu de temps après, tout Paris fut instruit par la voie des journaux de la mémorable bataille qui eut lieu entre le ministre et son cuisinier, bataille qui fut longue, disputée, et où l'ex- cellence n'eut pas toujours le dessus. Or, si après une pareille aventure le cuisinier ne fut pas renvoyé (et ik ne le fut pas), je puis, je crois, en tirer la conséquence que le duc était absolument dominé par les talents de cet artiste , et qu'il désespérait d'en trouver un autre qui sùt flatter aussi agréablement son goût; sans quoi il n'aurait jamais pu surmonter la répugnance toute na- turelle qu'il devait éprouver à être servi par un préposé aussi belliqueux. Comme je traçais ces ligues par une belle soirée d'hi- ver, M. Cartier, ancien premier violon de l'Opera et démonstrateur habile, entre chez moi et s'assied près de mon feu. J'étais plein de mon sujet , et le considé- rant avec attention : « Cher professeur, lui dis-je, com- n ment se fait-il que vous ne soyez pas gourmand, quand » vous en avez tous les traits ? - Je l'étais très-fort, » pondit-il, mais je m'abstiens. — Serait-ce par sa- >gesse ? » Jui répliquai-je. Il ne répondit pas, mais il poussa ụn soupir à la Walter Scott, c'est-à-dire tout semblable à un gémissement. l'é- GOURMANDS PAR ETAT. 63. – S'il'est des gourmands par prédestination, il en est aussi par état ; et je dois en signaler ici quatre gran- des théories : les financiers, les médecins, les gens de lettres et les dévots. LES FINANCIERS. Les financiers sont les héros de la gourmandise. Ici, héros est le mot propre, car il y avait combat ; et l'a- l'istocratie nobiliaire eût écrasé les financiers sous le poids de ses titres et de ses écussons, si ceux-ci n'y DES GOURMANDS. 133 eussent opposé une table somptueuse et leurs coffres- forts. Les cuisiniers combattaient les généalogistes, et quoique les ducs n'attendissent pas d'être sortis pour persiffler l'amphitryon qui les traitait , ils étaient ver nus, et leur présence attestait leur défaite. D'ailleurs tous ceux qui amassent beaucoup d'ar- gent et avec facilité, sont presque indispensablement obligés d'être gourmands. L'inégalité des conditions entraîne l'inégalité des richesses, mais l'inégalité des richesses n’amène pas l'inégalité des besoins; et tel qui pourrait payer chaque jour un diner suffisant pour cent personnes, est sou- vent rassasié après avoir mangé une cuisse de poulet. Il faut donc que l'art úse de toutes ses ressources pour ranimer cette ombre d'appétit par des mets qui le sou- tiennent sans dommage et le caressent sans l’étouffer. C'est ainsi que Mondor est devenu gourmand, et que de toutes parts les gourmands ont accouru auprès de Jui. Aussi, dans toutes les séries d'apprêts que nous pré- sentent les livres de cuisine élémentaire, il y en a tou- jours un ou plusieurs qui portent pour qualification : à la financière. Et on sait que ce n'était pas le roi, mais les fermiers généraux qui mangeaient autrefois le pre- mier plat de petits pois, qui se payait toujours huit cents francs. Les choses ne se passent pas autrement de nos jours : les tables financières continuent à offrir tout ce que la nature a de plus parfait , les serres de plus précoce, l'art de plus exquis; et les personnages les plus historiques ne dédaignent point de s'asseoir à ces festips. LES MÉDECINS. 64. Des causes d'une autre nature, quoique non moins puissantes, agissent sur les médecins : ils sont gourmands par séduction, et il faudrait 156 MEDITATION XII. qu'ils fussent de bronze pour résister à la force des choses. Les chers docteurs sont d'autant mieux accueillis que la santé, qui est sous leur patronage, est le plus précieux de tous les biens; aussi sont-ils enfants gâtés dans toute la force du terme. Toujours impatiemment attendus, ils sont accueil- lis avec empressement. C'est une jolie malade qui les engage; c'est une jeune personne qui les caresse ; c'est un père, c'est un mari , qui leur recommandent ce qu'ils ont de plus cher. L'espérance les tourne par la droite, la reconnaissance par la gauche; on les embec- que comme des pigeons ; ils se laissent faire, et en six mois l'habitude est prise , ils sont gourmands sans re- tour (past redemption). C'est ce que j'osai exprimer un jour dans un repas. où je figurais, moi neuvième , sous la présidence du docteur Corvisart. C'était vers 1806': « Vous êtes, m'écriai-je du ton inspiré d'un prédica- » teur puritain , vous êtes les derniers restes d'une cor- poration qui jadis couvrait toute la France. Hélas ! » les membres en sont anéantis ou dispersés : plus de » fermiers généraux, d'abbés, de chevaliers , de moi- » nes blancs ; tout le corps dégustateur réside en vous » seuls. Soutenez avec fermeté un si grand poids, dus- » siez-vous essuyer le sort des trois cents Spartiates au » pas des Thermopyles. Je dis, et il n'y eut pas une réclamation : nous agi- mes en conséquence, et la vérité reste. Je fis à ce dîner une observation qui mérite d'ètre connue. Le docteur Corvisart , qui était fort aimable quand il voulait, ne buvait que du vin de Champagne frappé de glace. Aussi, dès le commencement du repas et pendant que les autres convives s'occupaient à manger, il était bruyant, conteur, anecdotier. Au dessert, au contraire, et quand la conversation com- DES GOURMANDS. 157 mençait à s'animer, il devenait sérieux, taciturne et quelquefois morose. De cette observation et de plusieurs autres confor- mes , j'ai déduit le théorème suivant : Levin de Cham- pagne , qui est excitant dans ses premiers effets (ab initio), est stupéfiant dans ceux qui suivent (in recessu); ce qui est au surplus un effet notoire du gaz acide car- bonique qu'il contient. OBJURGATION. - 65. Puisque je tiens les docteurs à diplôme, je ne veux pas mourir sans leur reprocher l'extrême sévé- rité dont, ils usent envers leurs malades. Dès qu'on a le malheur de tomber dans leurs mains, il faut subir une kyrielle de défenses, et renoncer à tout ce que nos habitudes ont d'agréable. Jem'élève contre la plupart de ces interdictions comme inutiles. Je dis inutiles, parce que les malades n'appètent presque jamais ce qui leur serait nuisible. Le médecin rationnel ne doit jamais perdre de vue la tendance naturelle de nos penchants, ni oublier que si les sensations douloureuses sont funestes par leur nature, celles qui sont agréables disposent à la santé. On a vu un peu de vin, une cuillerée de café, quelques gouttes de liqueur, rappeler le sourire sur les faces les plus hippocratiques.. Au surplus, il faut qu'ils sachent bien, ces ordonna- teurs sévères, que leurs prescriptions restent presque toujours sans effet; le malade cherche à s'y soustrai- re; ceux qui l'environnent ne manquent jamais de rai- sons pour lui complaire, et on n'en meurt ni plus ni moins. La ration d'un Russe malade, en 1815, aurait grisé un fort de la halle, et celle des Anglais eật rassasié un Limousin. Et il n'y avait pas de retranchement à y faire, car des inspecteurs militaires parcouraient sans 14 158 MÉDITATION XII. cesse nos hôpitaux , et surveillaient à la fois la four- niture et la consommation. J'émets mon avis avec d'autant plus de confiance qu'il est appuyé sur des faits nombreux, et que les praticiens les plus heureux se rapprochent de ce système. Le chanoine Rollet, mort il y a environ cinquante ans, était buveur, suivant l'usage de ces temps anti- ques; il tomba malade, et la première phrase du mé- decin fut employée à lui interdire tout usage de vin. Cependant, à la visite suivante, le docteur trouva le patient couché , et devant son lit un corps de délit pres- , que complet; savoir : une table couverte d'une nappe bien blanche, un gobelet de cristal, une bouteille de belle apparence, et une serviette pour s'essuyer les lèvres. A cette vue il entra dans une violente colère et par- lait de se retirer, quand le malheureux chanoine lui cria, d'une voix lamentable ; « Ah ! docteur, souvenez- » vous que quand vous m'avez défendu de boire, vous » ne m'avez pas défendu le plaisir de voir la bou- *» teille. Le médecin qui traitait M. de Montlusin de Pont- de-Veyle fut bien encore plus cruel, car non-seule- ment il interdit l'usage du vin à son malade, mais en- core il lui prescrivit de boire de l'eau à grandes doses. Peu de temps après le départ de l'ordonnateur, ma- dame de Montlusin , jalouse d'appuyer l'ordonnance et de contribuer au retour de la santé de son mari, lui presenta un grand verre d'eau la plus belle et la plus limpide. Le malade le reçut avec docilité, et se mit à le boire avec résignation; mais il s'arrêta à la première gorgée, et rendant le vase à sa femme : « Prenez cela, ma chère, lui dit-il, et gardez-le pour une autre fois : » j'ai toujours «ouï dire qu'il ne fallait pas badiner » avec les remèdes. » DES GOURMANDS. 159 LES GENS DE, LETTRES. 66. – Dans l'empire gastronomique, le quartier des gens de lettres est tout près de celui des médecins. Sous le règne de Louis XIV, les gens de lettres étaient ivrognes; ils se conformaient à la mode , et les mé.. moires du temps sont tout à fait édifiants à ce sujet. Maintenant ils sont gourmands : en quoi il y a amé- lioration. Je suis bien loin d'être de l'avis du cynique Geof- froy, qui disait que si les productions modernes man- quent de force, cela vient de ce que les auteurs ne boivent que de l'eau sucrée. Je crois, au contraire, qu'il a fait une double mé- prise, et qu'il s'est trompé sur le fait et sur la consé- quence. L'époque actuelle est riche en talents ; ils se nuisent peut-être par leur multitude ; mais la postérité, jugeant avec plus de calme, y verra bien des sujets d'admira- tion : c'est ainsi que nous-mêmes avons rendu justice aux chefs-d'œuvre de Racine et de Molière, qui furent froidement reçus par les contemporains. Jamais la position des gens de lettres dans la so- ciété n'a été plus agréable. Ils ne logent plus dans les régions élevées qu'on leur reprochait autrefois; les domaines de la littérature sont devenus plus fertiles ; les flots de l'Hippocrène roulent aussi des paillettes d'or : égaux de tout le monde, ils n'entendent plus le langage du protectorat, et, pour comble de biens, la gourmandise les comble de ses plus chères faveurs. On engage les gens de lettres à cause de l'estime qu'on fait de leurs talents, parce que leur conversation a en general quelque chose de piquant, et aussi parce que depuis quelque temps il est de règle que toute so- ciété doit avoir son homme de lettres. Ces messieurs arrivent toujours un peu tard; on ne les accueille que mieux, parce qu'on les a désirés ; on 160 MÉDITATION XII. les affriande pour qu'ils reviennent; on les régale pour qu'ils étincellent; et comme ils trouvent cela fort na- turel, ils s'y accoutument, deviennent, sont et demeu- rent gourmands. Les choses meme ont été si loin qu'il y a eu un peu de scandale. Quelques furets ont prétendu que cer- tains déjeuneurs s'étaient laissé séduire, que certaines promotions étaient issues de certains påtés, et que le temple de l'immortalité s'était ouvert à la fourchette. Mais c'étaient de méchantes langues ; ces bruits sont tombés comme tant d'autres : ce qui est fait est bien fait, et je n'en fais ici mention que pour montrer que je suis au courant de tout ce qui tient à mon sujet. LES DÉVOTS. 67. - Enfin la gourmandise compte beaucoup de dévots parmi ses plus fidèles sectateurs. Nous entendons par dévots ce qu'entendaient Louis XIV et Molière, c'est-à-dire ceux dont toute la reli- gion consiste en pratiques extérieures; les gens pieux et charitables n'onť rien à faire là. Voyons donc comment la vocation leur vient. Parmi ceux qui veulent faire leur salut, le plus grand nombre cherche le chemin le plus doux; ceux qui fuient les hom- mes, couchent sur la dure et revètent le cilice, ont tou- jours été et ne peuvent jamais être que des exceptions. Or, il est des choses damnables sans équivoque, et qu'on ne peut jamais se permettre, comme le bal , spectacles, le jeu et autres passe-temps semblables. Pendant qu'on les abomive, ainsi que ceux qui les mettent en pratique, la gourmandise se présente et se glisse avec une face tout à fait théologique. De droit divin, l'homme est le roi de la nature , et tout ce que la terre produit a été créé pour lui. C'est pour lui que la caille s'engraisse, pour lui que le moka a un si doux parfum, pour lui que le sucre est favorable à la santé. les DES GOURMANDS. 161 Comment donc ne pas user, du moins avec la mo- dération convenable, des biens que la Providence nous offre, surtout si nous continuons à les regarder comme des choses périssables, surtout si elles exal- tent notre reconnaissance envers l'auteur de toutes choses ! Des raisons non moins fortes viennent encore ren- forcer celles-ci. Peut-on trop bien recevoir ceux qui di- rigent nos âmes et nous tiennent dans la voie du salut? Ne doit-on pas rendre aimables, et pat cela même plus fréquentes, des réunions dont le but est excellent ? Quelquefois aussi les dons de Comus arrivent sans qu'on les cherche : c'est un souvenir de college, c'est le don d'une vieille amitié, c'est un pénitent qui s'hu- milie, c'est un collatéral qui se rappelle, c'est un pro- tégé qui se reconoạit. Comment repousser de pareilles offrandes ? comment ne pas les assortir ? C'est une pure nécessité. D'ailleurs les choses se sont toujours passées ainsi : Les moutiers étaient de vrais magasins des plus adorables friandises ; et voilà pourquoi certains ama- teurs les regrettent si amèrement'. Plusieurs ordres monastiques, les Bernardins sur- tout, faisaient profession de bonne chère. Les cuisiniers du clergé ont reculé les limites de l'art; et quand M. de Pressigny (mort archevêque de Besancon) revint du conclave qui avait nommé Pie VI, il disait que le meilleur dîner qu'il eût fait à Rome avait été chez le général des Capucins. LES CHEVALIERS ET LES ABBÉS. Nous ne pouvons mieux finir cet article qu'en faisant une mention honorable de deux corpora- 68 * Les meilleures liqueurs de France se faisaient à la Côte , chez les Visitandines; relles de Niort ont inventé la confiture d'angélique ; on vante les pains de fleur d'o. range des scurs de Château-Thierry; et les Ursufiur's Belley avaient pour les Tonix confites une recette qui en faisait un trésor d'aniour et de friandise. Il est à craindre, bilas ! qu'elle ne soit perilue. 14. 132 BIÉDITATION XII. tions que nous avons vues dans toute leur gloire, et que la révolution a éclipsées : les chevaliers et les abbés. Qu'ils étaient gourmands, ces chers amis ! il était impossible de s'y méprendre à leurs parines ouvertes, à leurs yeux écarquillés, à leurs lèvres vernissées, à leur langue promeneuse; cependant chaque classe avait une manière de manger qui lui était particulière. Les chevaliers avaient quelque chose de militaire dans leur pose; ils s'administraient les morceaux avec dignité, les travaillaient avec calme, et promenaient. horizontalement, du maitre à la maîtresse de la maison, des regards approbateurs. Les abbés, au contraire, se pelotonnaient pour se rapprocher de l'assiette; leur main droite s'arrondissait comme la patte du chat qui tire les marrons du feu ; leur physionomie était toute jouissance, et leur regard avait quelque chose de concentré qu'il est plus facile de concevoir que de peindre. Comme les trois quarts de ceux qui composent la génération actuelle n'ont rien vu qui ressemble aux chevaliers et aux ,abhés que nous venons de désigner, it qu'il est cependant indispensable de les reconnaitre pour bien entendre beaucoup de livres écrits dans le dix-huitième siècle, nous emprunterons à l'auteur du Traité historique sur le duel quelques pages qui ne laisseront rien à désirer à ce sujet. ( Voyez les Varié- tés, n° 20.) LONGÉVITÉ ANNONCÉE AUX GOURMANDS. 69. — D'après mes dernières lectures, je suis heureux on ne peut pas plus heureux, de pouvoir donner à mes lecteurs une bonne nouvelle, savoir, que la bonne chère est bien loin de nuire à la santé, et que, toutes choses égales, les gourmands vivent plus longtemps que les autres. C'est ce qui est arithmétiquemeiit prouvé dans un mémoire très-bien fait, lu dernièrement à l'Aca- démie des Sciences par le docteur Villermet. DES GOURMANDS. 163 Il a comparé les divers états de la société où l'on fait bonne chère avec ceux où l'on se nourrit.mal, et en a parcouru l'échelle tout entière. Il a également comparé entre eux, les divers arrondissements de Paris où l'ai- sance est plus ou moins généralement répandue, et où l'on sait que, sous ce rapport, il existe une extrême différence, comme, par exemple, entre le faubourg Saint-Marceau et la Chaussée d'Antin. Enfin le docteur a poussé ses recherches jusqu'aux départements de la France, et comparé, sous le même rapport, ceux qui sont plus ou moins fertiles : partout il a obtenu pour résultat général que la mortalité di- minue dans la même proportion que les moyens qu'on a de se bien nourrir augmentent, et qu'ainsi ceux que la fortune soumet au malheur de se mal nourrir peuvent du moins être sûrs que la mort lešen délivrera plus vite. Les deux extrêmes de celte progression sort que, dans l'état de la vie le plus favorisé, il ne meurt dans un an qu'un individu sur cinquante, tandis que, parmi ceux qui sont les plus exposés à la misère, il en meurt un sur quatre dans le même espace de temps. Ce n'est pas que ceux qui font excellente chère ne soient jamais malades ; hélas ! ils tombent aussi quel- quefois dans le domaine de la faculté, qui a coutume de les désigner sous la qualification de bons malades ; mais comme ils ont une plus grande dose de vitalité, et que toutes les parties de l'organisation sont mieux entretenues, la nature 'a plus de ressources, et le corps résiste incomparablement mieux à la destruction. Cette verité physiologique peut également s'appuyer sur l'histoire qui nous apprend que toutes les fois que des circonstances impérieuses, telles que la guerre, les siéges, le dérangement des saisons, ont diminué. les moyens de se nourrir, cet état de détresse a toujours eféaccompagné de maladies contagieuses et d'un grand · surcroît de mortalité. La caisse Lafarge, si connue des Parisiens , 'aurait 164 MÉDITATION XIII. sans doute prospéré, si ceux qui l'ont établie avaient fait entrer dans leurs calculs la vérité de fait dévelop - pée par le docteur Villermet. Ils avaient calculé la mortalité d'après les tables de Buffon, de Parcieux et autres, qui sont toutes établies sur des nombres pris dans toutes les classes et dans tous les âges d'une population. Mais comme ceux qui placent des capitaux pour se faire un avenir ont en gé- néral échappé aux dangers de l'enfance, et sont accou- tumés à un ordinaire réglé, soigné, et quelquefois suc- culent, la mort n'a pas donné, les espérances ont été déçues, et la spéculation a manqué. Cette cause n'à sans doute pas été la seule; mais elle est élémentaire. Cette dernière observation nous a été fournie par M. le professeur Pardessus. M. du Belloy, archevêque de Paris, qui a vécu près d'un siècle, avait un appétit assez prononcé ; il aimait la bonne chère, et j'ai vu plusieurs fois sa figure pa- triarcale s'animer à l'arrivée d’un morceau distingué. Napoléon lui marquait, en toute occasion, déférence et respect. MÉDITATION XIII. ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. : 70. — On a vu dans le chapitre précédent que le ca. ractère distinctif de ceux qui ont plus de prétentions que de droits aux honneurs de la gourmandise, consiste en ce qu'au sein de la meilleure chère leurs yeux res- tent ternes et leur visage inanimé. Ceux-là ne sont pas dignes qu'on leur prodigue des •trésors dont ils ne sentent pas le prix : il nous a donc paru très-intéressant de pouvoir les signaler, et nous ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. 165 avons cherché les moyens de parvenir à une connais- sance si importante pour l'assortiment des hommes et pour la connaissance des convives. Nous nous sommes occupé de cette recherche avec cette suite qui force le succès, et c'est à notre persévé- rance que nous devons l'avantage de présenter au corps honorable des amphitryons la découverte des éprou- vettes gastronomiques, découverte qui honorera le dix-neuvième siècle: Nous entendons par éprouvettes gastronomiques, des mets d'une saveur reconnue et d'une excellence tellement indisputable, que leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme bien organisé, toutes les puissances dégustatrices ; de sorte que tous ceux chez lesquels, en pareil cas, on n'aperçoit ni l'éclair du d sir, ni la radiance de l'extase, peuvent justement être notés comme indignes des honneurs de la séance et des plaisirs qui y sont attachés. La méthode des éprouvettes, dûment examinée et déli- bérée en grand conseil, a été inscrite au livred'or dans les termessuivants, pris d'une langue qui ne change plus. Utcumque ferculum, eximii et benè noti saporis, appositum fuerit, fiat autopsia convivæ; et nisi fa- cies ejus ac oculi vertantur ad ecstasim , notetur ut indignus. Ce qui a été traduit comme il suit par le traducteur juré du grand conseil : « Toutes les fois qu'on servira un mets d'une saveur distinguée et bien connue, on observera attentive- » ment les convives, et on notera comme indigues tous » ceux dont la pbysionomie n’annoncera pas le ravisse- ment. » La force des éprouvettes est relative, et doit être appropriée aux facultés et aux habitudes des diverses classes de la société. Toutes circonstances appréciées, elle doit ètre calculée pour causer admiration et sur- prise : c'est un dynamomètre dont la force doit aug- )) 166 MÉDITATION XIII. menter à mesure qu'on monte dans les hautes zones de la société. Ainsi l'éprouvette destinée à un petit rentier de la rue Coquenard ne fonctionnerait déjà plụs, chez un second commis, et ne s'apercevrait même pas à un di- ner d'élus (select few)) chez un financier ou un ministre. Dans l'énumération que nous allons faire des mets qui ont été élevés à la dignité d'éprou vettes, nous com-- mencerons par ceux qui sont à plus basse pression ; nous monterons ensuite graduellement, pour en éclai- rer la théorie, de manière non-seulement que chacun puisse s'en servir avec fruit, mais qu'il puisse encore en inventer de nouvelles sur le même principe, y don- ner son nom, et en faire usage dans la sphère où le ha- sard l'a placé. Nous avons eu un moment l'intention de donner ici, comme pièces justificatives, la recette pour confec- tionner les diverses préparations que nous indiquons comme éprouvettes ; mais nous nous en sommes abs- tenu; nous avons cru que ce serait faire injustice aux divers recueils qui ont paru depuis y compris celui de Beauvilliers, et tout récemment le Cuisinier des cuisi- niers. Nous nous contentons d'y renvoyer, ainsi qu'à ceux de Viard et d'Appert, en observant qu'on trouve dans ce dernier divers aperçus scientifiques aupa- ravant inconnus dans les ouvrages de cette espèce. Il est à regretter que le public n'ait pas pu jouir de la relation tachygraphique de ce qui fut dit au con- seil, lorsqu'il délibéra sur les éprouvettes. Tout cela est resté dans la nuit du secret , mais il est du moins une circonstance qu'il m'a été permis de révéler. Quelqu'un ' proposa des éprouvettes négatives et par privation. Ainsi, par exemple, un accident qui aurait détruit un plat d'une haute saveur, une bourriche devant ar - river par le courrier et qui aurait été retardée, soit que II. F..... S....., qui, par sa physionomie classique, la finesse de son goût et ses talents administratifs , à tout ce qu'il faut pour devenir un linancier parfait. ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. 167 le fait fût vrai, soit qu'il ne fût qu'une supposition, à ces fâcheuses nouvelles, on aurait observé et notre tristesse graduelle imprimée sur le front des convives, et on aurait pu se procurer ainsi une bonne échelle de sensibilité gastrique. Mais cette proposition, quoique séduisante au pre- mier coup d'ail, ne résista pas à un examen plus ap- profondi. Le président observa, et observa avec grande raison, que de pareils événements, qui n'agiraient que superficiellement sur les organes disgraciés des indiffé- rents, pourraient exercer sur les vrais croyants unein- fluencefuneste, et peut-être leur occasionner un saisisse- ment mortel. Ainsi, malgré quelque insistance de la part de l'auteur, la proposition fut rejetée à l'unanimité. Nous allons maintenant donner l'état des mets que nous avons jugé propres à servir d'éprouvettes; nous les avons divisés en trois séries d'ascension graduelle, suivant l'ordre et la méthode ci-devant indiqués. Eprouvettes gastronomiques. PREMIÈRE SÉRIE. REVENU PRÉSUMÉ : 5,000 FR. (MÉDIOCRITÉ.). Une forte rouelle de veau piquée de gros lard et cuite dans son jus ; Un dindon de ferme farci de marrons de Lyon ; Des pigeons de volière gras, bardés et cuits à propos ; Des ceufs à la neige ; Un plat de choucroûte (saur-kraut) hérissé de sau- cisses et couronné de lard fumé de Strasbourg. EXPRESSION : « Peste ! voilà qui a bonne mine : al- lons, il faut y faire honneur !.... » II SÉRIE. REVENU PRÉSUMÉ : 15,000 FR. (AISANCE.) Un filet de bæuf à cæur rose piqué, et cuit dans son jus; 168 MÉDITATION XIII. Un quartier de chevreuil, sauce hachée aux corni- chons ; Un turbot au naturel ; Un gigot de présalé à la provençale; Un dindon truffé; Des petits pois en primeur. EXPRESSION : « Ah! mon ami , quelle aimable ap- parition ! il y a vraiment nopces' et festins. » III. SÉRIE. REVENU PRÉSUMÉ : 30,000 FR. ET PLUS. (RICHESSE.) Une pièce de volaille de sept livres, bourrée de truffes du Périgord jusqu'à sa conversion en sphéroïde; Un énorme pâté de foie gras de Strasbourg, ayant forme de bastion; Une grosse carpe du Rhin à la Chambord, richement dotée et parée ; Des cailles truffées à la moelle, étendues sur des toasts beurrés au basilic;. Un brochet de rivière piqué, farci et baigné d'une crème d'écrevisses, secundum artem; Un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la sainte alliance; Cent asperges de cinq à six lignes de diamètre, en primeur, sauce à l'osmazôme; Deux douzaines d’ortolans à la provençale, comme il est dit dans le Secrétaire et le Cuisinier. Une pyramide de meringues à la vanille et à la rose. (Cette éprouvette n'a d'effet nécessaire que sur les dames et sur les hommes à mollets d'abbé, etc.). EXPRESSION : « Ah! monsieur ou monseigneur, que » votre cuisinier est un homme admirable ! on ne ren- » contre ces choses-là que chez vous ! » OBSERVATION GÉNÉRALE. Pour qu'une éprouvette produise certainement son Pour que cette phrase soit convenablen:ent articulée, il faut faire sentir le p. 1 ÉPROUVETTTES GASTRONOMIQUES. 169 effet, il est nécessaire qu'elle soit comparativement en large proportion : l'expérience, fondée sur la connais- sance du genre humain, nous a appris que la rareté la plus savoureuse perd son influence quand elle n'est pas en proportion exubérante; car le premier mouvement qu'elle imprime aux convives est justement arrêté par la crainte qu'ils peuvent avoir d'être mesquinement servis ou d'étre, dans certaines positions, obligés de re- fuser par politesse : ce qui arrive souvent chezl es ava- res fastueux. J'ai eu plusieurs fois occasion de vérifier l'effet des éprouvettes gastronomiques; j'en rapporte un exemple qui suffira : J'assistais à un diner de gourmands de la quatrième catégorie, où nous ne nous trouvions que deux profa- nes, mon ami...R... et moi. Après un premier service de haute distinction, on servit entre autres choses un énorme coq vierge' de Barbezieux, truffé à tout rompre, et un gibraltar de foie gras de Strasbourg. Cette apparition produisit sur l'assemblée un effet marqué, mais difficile à décrire, à peu près comme le rire silencieux indiqué par Cooper; et je vis bien qu'il y avait lieu à observation. Effectivement toutes les conversations cessèrent par la plénitude des cours; toutes les attentions se fixèrent sur l'adresse des protecteurs ; et quand les assiettes de distribution eurent passé, je vis se succéder tour à tour, sur toutes les physionomies, le feu du désir, l'ex- tase de la jouissance, le repos parfait de la beatitude. " Des hommes dont l'avis peut faire doctrine m'ont assuré que la clar de coq sierge est sinon plus tendre, du moins certainement de plus haut goût que celle du chapon. J'ai trop d'affaires en ce bas monde pour faire cette expérience, que je dé. lègue à mes lecieurs; mais je crois qu’ou peut d'avance se ranger à cet avis, parre qu'il y a dans la première de ces chairs un élément de sapidité qui manque dans la secunde. Une femme de beaucoup d'esprit m'a dit qu'elle coi naît les gourmands à la ma- nière dout ils prononcent le nwi bun dans les phrases : Voilà qui est bon , rvilà qui 1st bien bun , pt autres parelles ; elle assure que les adeptis mettent à ce monosyl- 15 170 MÉDITATION XIV. , MÉDITATION XIV. DU PLAISIR DE LA TABLE. 71. L'homme est incontestablement, des êtres sensitifs qui peuplent 'notre globe, celui qui éprouve le plus de souffrances. La nature l'a primitivement condamné à la douleur par la nudité de sa peau, par la forme de ses pieds, et par l'instinct de guerre et de destruction qui accompa- gne l'espèce humaine partout où on l'a rencontrée. Les animaux n'ont point été frappés de cette malé- diction ; et sans quelques combats causés par l'instinct reproduction, la douleur, dans l'état de nature, serait absolument inconnue à la plupart des espèces : tandis que l'homme, qui ne peut éprouver le plaisir que passagèrement et par un petit nombre d'organes, peut toujours, et dans toutes les parties de son corps, être soumis à d'épouvantables douleurs. Cet arrêt de la destinée a été aggravé, dans son exé- cution, par une foule de maladies qui sont nées des habitudes de l'état social:de sorte que le plaisir le plus vif et le mieux conditionné que l'on puisse imaginer ne peut, soit en intensité, soit en durée, servir de compensation pour les douleurs atroces qui accompa- gnent certains dérangements, tels que la goutte, la rage de dents, les rhumatismes aigus, la strangurie, ou qui sont causés par les supplices rigoureux en usage chez certains peuples. C'est cette crainte pratique de la douleurs qui fait que, sans même s'en apercevoir, l'homme se jette labe si court un accent de vérité , de douceur et d'enthousiasme auquel les palais disg, acies ne peuvent jamais atteindre. DU PLAISIR DE LA TABLE. 171 avec élan du côté opposé, et s'attache avec abandon au petit nombre de plaisirs que la nature a mis dans son jot. C'est pour la même raison qu'il les augmente, les étire, les façonne, les adore enfin, puisque, sous le règne de l'idolâtrie, et pendant une longue sute de siècles, tous les plaisirs ont été des divinités secon- daires, présidées par des dieux supérieurs. La sévérité des religions nouvelles a détruit tous ces patronages : Bacchus, l'Amour et Comus, Diane, ne sont plus que des souvenirs poétiques; mais la chose subsiste : et sous la plus sérieuse de toutes les croyan- ces, on se régale à l'occasion des mariages, des bap- tèmes et même des sépultures. ORIGINE DU PLAISIR DE LA TABLE. 72. Les repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second age de l'espèce humaine, c'est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis. Ces réunions, bornées d'abord aux relations les plus proches, se sont étendues peu à peu à celles de voisi- page et d'amitié. Plus tard, et quand le genre humain se fut étendu , le voyageur fatigué vint s'asseoir à ces repas primitifs, et raconta ce qui se passait dans les contrées lointai- nes. Ainsi naquit l'hospitalité, avec ses droits réputés sacrés chez tous les peuples ; car il n'en est aucun si fé- roce qui ne se fit un' devoir de respecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel. C'est pendant le repas que durent naître ou se per- fectionner les langues, soit porce que c'était une occ3- 172 MÉDITATION XIV. sion de rassemblement toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité. DIFFÉRENCE ENTRE LE PLAISIR DE MANGER ET LE PLAISIR DE LA TABLE, 73. Tels durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu'il faut bien dis- tinguer du plaisir de manger , qui est son antécédent nécessaire. Le plaisir de manger est la sensation actuelle et di- recte d’un besoin qui se satisfait. Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui nait de diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas. Le plaisir de manger nous est commun avec les ani- maux, il ne suppose que la faim et ce qu'il faut pour la satisfaire. Le plaisir de la table est particulier à l'espèce hu- maine; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas , pour le choix du lieu et le rassemblement des convives. Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l'appétit ; le plaisir de la table est le plus souvent in- dépendant de l'un et de l'autre. Ces deux états peuvent toujours s'observer dans nos festins. Au premier service, et en commencant la session, cha- cun mange avidement, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit; et quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la couver- sation s'engage, un autre ordre de choses commence; 'et celui qui jusque là n'était que consommateur, de- vient convive plus ou moins aimable, suivant que le maitre de toutes choses lui en a dispensé les moyens. DU PLAISIR DE LA TABLE. 173 EFFETS. 74. Le plaisir de la table ne comporte ni ravis- sements, ni extases, ni transports , mais il gagne en durée ce qu'il perd en intensité, et se distingue surtout par le privilége particulier dont il jouit, de nous dispo- ser à tous les autres, ou du moins de nous consoler de leur perte. Effectivement, à la suite d'un repas bien entendu , le corps et l'âme jouissent d'un bien-être particulier. Au physique, en même temps que le cerveau se ra- fraichit, la physionomie s'épanouit, le coloris s'élève, les yeux brillent,, une douce chaleur se répand dans tous les membres. Au moral, l'esprit s'aiguise, l'imagination s'échauf- fe, les bons mots naissent et circulent; et si La Farre et Saint-Aulaire vont à la postérité avec la réputation d'auteurs. spirituels, ils le doivent surtout à ce qu'ils furent convives aimables. D'ailleurs, on trouve souvent rassemblées autour de la même table toutes les modifications que l'extrème. sociabilité a introduites parmi nous : l'amour, l'amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicita- tions, le protectorat, l'ambition, l'intrigue, voilà pour- quoi le conviviat touche à tout; voilà pourquoi il pro- duit des fruits de toutes les saveurs. ACCESSOIRES INDUSTRIELS 75. — C'est par une conséquence immédiate de ces antécédents que toute l'industrie humaine s'est concen- trée pour augmenter la durée et l'intensité du plaisir. de la table. Des poètes se plaignirent de ce que le cou étant trop court s'opposait à la durée du plaisir de la dégustation; d'autres déploraient le peu de capacité de l'estomae ; et on en vint jusqu'à délivrer ce viscère du soin de dige- 15. 174 MEDITATION XIV. rer un premier repas, pour se donner le plaisir d'en. avaler un second. Ce fut là l'effort suprême tenté pour amplifier les jouissances du goût; mais si, de ce côté, on ne put pas franchir les bornes posées par la nature, on se jeta dans les accessoires, qui du moins offraient plus de latitude. On orna de fleurs les vases et les coupes ; on en cou- ronna les convives ; on 'mangea sous la voûte du ciel, dans les jardins, dans les bosquets, en présence de toutes les merveilles de la nature. Au plaisir de la table, on joignit les charmes de la inusique et le son des instruments. Ainsi, pendant que la cour du roi des Phéaciens se régalait, le chantre Phémius célébrait les faits et les guerriers des temps passés. Souvent des danseurs, des bateleurs et des mimes des deux sexes et de tous les costumes, venaient occu- per les yeux sans nuire aux jouissances du goût; les parfums les plus exquis se répandaient dans les airs; on alla jusqu'à se faire servir par la beauté sans voile, de sorte que tous les sens étaient appelés à une jouis- sance devenue universelle: Je pourrais employer plusieurs pages à prouver ce que j'avancé. Les auteurs grecs,.romains, et nos vieil. les chroniques, sont là prêts à être copiés ; mais ces recherches ont déjà été faites, et ma facile erudition au- rait peu de mérite : je donne donc pour constant ce que d'autres ont prouvé : c'est un droit dont j'use souvent et dont le lecteur doit me savoir gré. DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 76. Nous avons adopté, plus ou moins, suivant les circonstances, ces divers moyens de béatification, et nous y avons joint encore ceux que les découvertes nouvelles nous ont révélés. Sans doute la délicatesse de nos meurs ne pouvait DU PLAISIR DE LA TABLE. 175 pas laisser subsister les vomitoires des Romains; mais nous avons mieux fait, et nous sommes parvenus au même but par une voie avouée par le bon goût. Ona inventé des mets tellement attrayants, qu'ils font renaître sans cesse l'appétit; ils sont en même temps si légers, qu'ils flattent le palais, sans presque surcharger l'estomac. Sénèque aurait dit: Nubes esculentas. Nous sommes donc parvenus à une telle progres- sion alimentaire, que si la nécessité des affaires ne nous forçait pas à nous lever de table, ou si le besoin du sommeil ne venait pas s'interposer, la durée des re- pas serait à peu près indéfinie, et on n'aurait aucune donnée certaine pour déterminer le temps qui pour- rait s'écouler depuis le premier coup de madère juş - qu'au dernier verre de punch. Au surplus, il ne faut pas croire que tous ces acces- soires soient indispensables pour constituer le plaisir de la table. On goûte ce plaisir dans presque toute son étendue, toules les fois qu'on réunit les quatre condi- tions suivantes : chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps suffisant. C'est ainsi que j'ai souvent désiré avoir assisté au repas frugal qu'Horace destinait au voisin qu'il aurait invité, ou à l'hôte que le mauvais temps aurait cou- traint à chercher un abri auprès de lui; savoir : un bon poulet, un chevreau (sans doute bien gras), et, pour dessert, des raisins, des figues et des noix. En y joignant du vin récolté sous le consulat de Manlius (nata mecum consule Manlio), et la conversation de ce poète voluptueux , il me semble que j'aurais soupé de la manière la plus confortable. At mihi cùm longum post tempus venerat hospes, Sive operum vacuo, longum ronriva per imbrem Vicinus, benè erat, 1104 piscibus urhe jetilis, Sud pullo it;uc bædo, linii' pesosulis iva secundas Et nux ornabat mensas, cum duplice ficu. Le dessert se trouve précisément desimae ce distingue par i'adverbe tum et par las mots secundas mensas. 176 MEDITATION XIV. C'est encore ainsi qu'hier ou demain trois paires d'amis se seront régalés du gigot à l'eau et du rognon de Pontoise , arrosés d'orléans et de médoc bien lim- pides; et qu'ayant fini la soirée dans une causerie pleine d'abandon et de charmes, ils auront totalement oublié qu'il existe des mets plus fins et des cuisiniers plus savants. Au contraire, quelque recherchée que soit la bonne chère, quelque somptueux que soient les accessoires, il n'y a pas plaisir de' table si le vin est mauvais, les convives ramassés sans choix, les physionomies tristes et le repas consommé avec précipitation. ESQUISSE. Mais, dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas pour réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré le plaisir de la table? Je vais répondre à cette question. Récueillez-vous, lecteurs, et prêtez attention : c'est Gasterea, c'est la plus jolie des muses qui m'inspire ; je serai plus clair qu’un oracle, et mes préceptes traverseront les siè- cles. Que le nombre des convives n'excède pas douze afin que la conversation puisse être constamment gé- nérale; » Qu'ils soient tellement choisis, que leurs occu- pations soient variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d'a- voir recours à l'odieuse formalité des présentations ; Que la salle à manger soit éclairée avec luxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize à seizę degrés au thermomètre de Réaumur ; Que les hommes soient spirituels sans prétention, et les femmes aimables sans être trop coquettes '; I Jeer's i Paris, cutie le Palais-linyal et la Chaussée d'Auti. > DU PLAISIR DE LA TABLE. 177 )) Que les mets soient d'un choix exquis, mais ten nombre resserré; et les vins de première qualité, cha- cun dans son degré; » Que la progression, pour les premiers, soit des plus substantiels aux plus légers ; et pour les seconds, des plus lampants aux plus parfumés ; Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée; et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doi- vent arriver ensemble au même but; » Que le café soit brûlant, et les liqueurs spéciale. ment de choix de maitre; Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spacieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il l'este cependant assez d'espace pour les colloques post- méridiens; » Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure; Que le thé ne soit pas trop chargé ; que les ró- ties soient artistement beurrées, et le punch fait avec soin; Que la retraite ne commence pas avant onze heu- l'f's, mais qu'à minuit tout le monde soit couché. » Si quelqu'un a assisté à un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d'autant moins de plaisir qu’un plus grand nombre d'entre elles auront été ou - bliées ou mécoónues. J'ai dit que le plaisir de la table, tel que je l'ai ca- ractérisé, était susceptible d'une assez longue durée ; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j'aie fait en ma vie : c'est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour le récompenser de la complaisance qu'il a de me lire avec plaisir. La voici : 178 MÉDITATION XIV. J'avais, au fond de la rue du Bac, une famille de parents, composée comme il suit : le docteur, soixante- dix-huit ans; le capitaine, soixante-seize ans; leur sæur Jeannette, soixante-quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me recevaient toujours avec beau- coup d'amitié. > » a Parbleu ! me dit un jour le docteur Dubois en se » levant sur la pointe des pieds pour me frapper sur l'épaule, il y a longtemps que tu nous vantes tes » fondues (@ufs brouillés au fromage), tu ne cesses ► de nous en faire venir l'eau à la bouche ; il est temps » que cela finisse. Nous irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous verrons ce que » c'est. » (C'est, je crois , vers 1801, qu'il me faisait cette agacerie.) « Très-volontiers, lui répondis-je, » et vous l'aurez dans toute sa gloire , car c'est moi qui la ferai. Votre proposition me rend tout à fait » heureux. Ainsi, à* demain dix heures, heure mili- » taire'. ) Au temps indiqué, je vis arriver mes deux convives, rases de frais, bien peignés, bien poudrés : deux petits vieillards encore verts et bien portants. Ils sourirent de plaisir quand ils virent la table préte, du linge blanc, trois couverts mis, et à chaque place deux douzaines d'huitres, avec un citron luisant et doré. Aux deux bouts de la table s'élevait une bouteille de vin de Sauterne, soigneusement essuyée, fors le bouchon, qui indiquait d'une manière certaine qu'il y avait longtemps que le tirage avait eu lieu. Hélas ! j'ai vu disparaître, ou à peu près, ces déjeu- ners d'huîtres , autrefois si fréquents et si gais, où on les avalait par milliers ; ils ont disparu avec les abbés, qui n'en mangeaient jamais moins d'une grosse , et les chevaliers , qui n'en finissaient plus. Je les regrette, . Toutes les fois qu'un rendez-vous est annoncé ainsi, ou doit servir à l'heure son mante : les retariat irrs sont réputés déserteurs. DU PLAISIR DE LA TABLE. 179 mais en philosophe : si le temps modifie les gouver- nements, quels droits n'a-t-il pas eus sur de simples usages! Après les huitres, qui furent trouvées très fraîches, on servit des rognons à la brochette, une caisse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue. On en avait rassemblé les éléments dans une casse- role, qu'on apporta sur la table avec un réchaud à l'esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de ba- taille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mou- vements. Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m'en demandèrent la recette, que je leur promis, tout en leur comptant à ce sujet deux anecdotes que le lecteur rencontrera peut-être ailleurs. Après la fondue vinrent les fruits de la saison et les confitures, une tasse de vrai moka fait à lu Dubelloy, dont la méthode commençait à se propager, et enfin deux espèces de liqueurs, un 'esprit pour déterger, et une huile pour adoucir. Le déjeuner bien fini, je proposai à mes convives de prendre un peu d'exercice, et pour cela de faire le tour de mon appartement, appartement qui est loin d'être élégant, mais qui est vaste , confortable, et où mes amis se trouvaient d'autant mieux que les pla- fonds et les dorures datent du milieu du règne de Louis XV. Je leur montrai l'argile originale du buste de ma jo- lie cousine Mme Récamier par Chinard, et son portrait en miniature par Augustin ; ils en furent si ravis, que le docteur, avec ses grosses lèvres, baisa le portrait, et que le capitaine se permit sur le buste une licence pour laquelle je le battis ; car si tous les admirateurs de l'original venaient en faire autant , ce sein si vo- Juptueusement contourné serait bientôt dans le même état que l'orteil de saint Pierre de Rome, que les pèle- rips ont raccourci à force de le baiser. 180 MÉDITATION xiv. D Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meil- leurs sculpteurs antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de mu- sique et quelques belles éditions tant françaises qu'é- trangères. Dans ce voyage polymathique, ils n'oublièrent pas ma cuisine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économi - que, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule, et mon vaporisateur. Ils examinèrent tout avec une curiosité minutieuse, et s'étonnèrent d'autant plus, que chez eux tout se faisait encore comme du temps de la régence. Au moment où nous rentrâmes dans mon salon, deux heures sonnèrent. « Peste ! dit le docteur, voilà » l'heure du dîner, et ma seur Jeannette nous attend ! Il faut aller la rejoindre. Ce n'est pas que je sente » une grande envie manger, mais il me faut mon potage. C'est une si vieille habitude, que quand je » passe une journée sans en prendre, je dis comme » Titus : Diem perdidi. — Cher docteur, lui répon- dis-je, pourquoi aller si loin pour trouver ce que » vous avez sous la main ? Je vais envoyer quelqu'un » à la cousine, pour la prévenir que vous restez avec » moi, et que vous me faites le plaisir d'accepter un diner pour lequel vous aurez quelque indulgence, » parce qu'il n'aura pas tout le mérite d'un impromptu » fait à loisir. » Il y eut à ce sujet, entre les deux frères, délibéra- tion oculaire, et ensuite consentement formel. Alors j'expédiai un volante pour le faubourg Saint-Germain; je dis un mot à mon maître queux; et après un inter- valle de temps tout à fait modéré, et partie avec ses ressources, partie avec celles des restaurateurs voisins, il nous servit un petit dîner bien retroussé et tout à fait appétissant. Ce fut pour moi une grande satisfaction que de voir le sang-froid et l'aplomb avec lequel mes deux amis DU PLAISIR DE LA. TABLE. 181 s'assirent, s'approchèrent de la table, étalèrent leurs serviettes, et se préparèrent à agir. Ils éprouvèrent deux surprises auxquelles je n'avais pas moi-même pensé; car je leur fis servir du parme- san avec le potage, et leur offris après un verre de madère sec. C'étaient deux nouveautés importées de- puis peu par M. le prince de Talleyrand, le premier de nos diplomates, à qui nous devons tant de mots fins, spirituels, profonds, et que l'attention publique a toujours suivi avec un intérêt distinct, soit dans sa puissance, soit dans sa retraite. Le diner se passa très-bien, tant dans sa partie sub- stantielle que dans ses accessoires obligés, et mes amis y mirent autant de complaisance que de gaité. Après le diner, je proposai un piquet, qui fut refusé; ils préférèrent le far niente des Italiens, disait le capi- taine; et nous nous constituàmes en petit cercle autour de la cheminée. Malgré les délices du far niente, j'ai toujours pensé que rien ne donne plus de douceur à la conversation qu'une occupation quelconque, quand elle n'absorbe pas l'attention; ainsi je proposai le thé. Le thé était une étrangeté pour des Français de la vieille roche; cependant il fut accepté. Je le fis en leur présence, et ils en prirent quelques tasses avec d'au- tant plus de plaisir qu'ils ne l'avaient jamais regardé que comme un remède. Une longue pratique m'avait appris qu'une complai- sance en amène une autre, et que quand on est une fois engagé dans cette voie on perd le pouvoir de refuser. Aussi c'est avec un ton presque impératif que je par- lai de finir par un bowl de punch. « Mais tu me tueras, disait le docteur. Mais vous nous griserez, » disait le capitaine. A quoi je ne répon- dais qu'en demandant à grands cris des citrons, du sucre et du rhum. Je fis donc le punch, et pendant que j'y étais occu- - 16 182 MÉDITATION xiv. pé, on exécutait des rôties (toast) bien minces, délica- tement beurrées et salées à point. Cette fois il y eut réclamation. Les cousins assure- rent qu'ils avaient bien assez mangé, et qu'ils n'y toucheraient pas; mais comme je connais l'attrait de cette préparation si simple, je répondis que je ne souhaitais qu'une chose, c'est qu'il y en eût assez. Effectivement, peu après le capitaine prenait la der- nière tranche, et je le surpris regardant s'il n'en restait pas ou si on n'en faisait pas d'autres; ce que j'ordon- nai à l'instant. Cependant le temps avait coulé, et ma pendule mar- quait plus de huit heures. « Sauvons-nous, dirent mes » hôtes; il faut bien que nous allions manger une » feuille de salade avec notre pauvre sæur, qui ne » nous a pas vus de la journée. » A cela je n'eus pas d'objection; et, fidèle aux de- voirs de l'hospitalité vis-à-vis de deux vieillards aussi aimables , je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je les vis partir. On demandera peut-être si l'ennui ne se coula pas quelques moments dans une aussi longue séance. Je répondrai négativement : l'attention de mes con- vives fut soutenue par la confection de la fondue, par le voyage autour de l'appartement, par quelques nou- veautés dans le diner, par le thé, et surtout par le punch , dont ils n'avaient jamais goûté. D'ailleurs le docteur connaissait tout Paris par gé- néalogies et anecdotes ; le capitaine avait passé une partie de sa vie en Italie, soit comme militaire, soit comme envoyé à la cour de Parme; j'ai moi-même beaucoup voyagé; nous causions sans prétention, nous écoutions avec complaisance. Il n'en faut pas tant pour que le temps fuie avec douceur et rapidité. Le lendemain matin je reçus une lettre du docteur ; il avait l'attention de m'apprendre que la petite dé- bauche de la veille ne leur avait fait aucun mal; bien DES HALTES DE CHASSE. 183 au contraire, après un sommeil des plus heureux, ils s'étaient levés frais, dispos, et prêts à recommencer. MÉDITATION XV. DES HALTES DE CHASSE. 77. - De toutes les circonstances de la vie où le manger est compté pour quelque chose, une des plus agréables est sans doute la halte de chasse ; et de tous les entr'actes connus, c'est encore la halte de chasse qui peut le plus se prolonger sans ennui. Après quelques heures d'exercice, le chasseur le plus vigoureux sent qu'il a besoin de repos; son visage a été caressé par la brise du matin ; l'adresse ne lui a pas manqué dans l'occasion ; le soleil est près d'atteindre le plus haut de son cours ; le chasseur va donc s'arrê- ter quelques heures , non par excès de fatigue, mais par cette impulsion d'instinct qui nous avertit que notre activité ne peut pas être indéfinie. Un ombrage l'attire; le gazon le reçoit, et le mur- mure de la source voisine l'invite à y déposer le flacon destiné à le désaltérer '. Ainsi placé, il sort avec un plaisir tranquille les pe- tits pains à croûte dorée, dévoile le poulet froid qu'une main amie a place dans son sac, et pose tout auprès le cărré de gruyère ou de roquefort destiné à figurer tout un dessert. Pendant qu'il se prépare ainsi, le chasseur n'est pas seul; il est accompagné de l'animal fidèle que le Ciel a créé pour lui : le chien accroupi regarde son maître avec amour; la coopération a comblé les distances, ce * J'invito les camarades à préférer le vin blanc; il résiste mieux au mouvement et à la chaleur, et désaltére plus agréablemevt. DES HALTES DE CHASSE. 185 LES DAMES. on 78. – Il est des jours où nos femmes, nos seurs, nos cousines, leurs amies, ont été invitées à venir pren dre part à nos amusements. A l'heure promise, on voit arriver des voitures légè- res et des chevaux fringants, chargés de belles , de plumes et de fleurs. La toilette de ces dames a quelque chose de militaire et de coquet ; et l'oeil du professeur peut, de temps à autre, saisir les échappées de vue que le hasard seul n'a pas ménagées. Bientôt le flanc des calèches s'entr'ouvre et laisse apercevoir les trésors du Périgord , les merveilles de Strasbourg, les friandises d'Achard, et tout ce qu'il y a de transportable dans les laboratoires les plus sa- vants. On n'a point oublié le champagne fougueux qui s'a- gite sous la main de la beauté ; on s'assied sur la ver- dure, on mange, les bouchons volent; on cause, rit, on plaisante en toute liberté ; car on a l'univers pour salon et le soleil pour lumière. D'ailleurs l'appétit, cette émanation du ciel , donne à ce repas une vivacité inconnue dans les enclos, quelque bien décorés qu'ils soient. Cependant comme il faut que tout finisse, le doyen donne le signal; on se lève, les hommes s’arment de leurs fusils, les dames de leurs chapeaux. On se dit adieu, les voitures s'avancent, et les beautés s'envolent pour ne plus se montrer qu'à la chute du jour. Voilà ce que j'ai vu dans les hautes classes de la so- ciété où le Pactole roule ses flots; mais tout cela n'est pas indispensable. J'ai chassé au centre de la France et au fond des dé- partements ; j'ai vu arriver à la halte des femmes char. mantes, des jeunes personnes rayonnantes de fraicheur, les unes en cabriolets , les autres dans de simples car- rioles, ou sur l'âne modeste qui fait la gloire et la for- 16. 186 MÉDITATION XV. tune des habitants de Montmorency; je les ai vues les premières à rire des inconvénients du transport; je les ai vues étaler sur la pelouse la dinde à gelée transpa- rente, le pâté de ménage, la salade toute prête à être retournée; je les ai vues danser d'un pied léger autour du feu du bivouac allumé en pareille occasion ; j'ai pris part aux jeux et aux folâtreries qui accompagnent ce repas nomade , et je suis bien convaincu qu'avec moins de luxe on ne rencontre ni moins de charmes, ni moins de gaité, ni moins de plaisir. Eh! pourquoi quand on se sépare, n'échangerait-on pas quelques baisers avec le roi de la chasse parce qu'il est dans sa gloire; avec le culot, parce qu'il est mal- heureux; avec les autres, pour ne pas faire de jaloux ? Il y a départ , l'usage l'autorise, il est permis et même enjoint d'en profiter. Camarades ! chasseurs prudents, qui visez au solide, tirez droit et soignez les bourriches avant l'arrivée des dames; car l'expérience a appris qu'après leur départ il est rare que la chasse soit fructueuse. On s'est épuisé en conjectures pour expliquer cet effet. Les uns l'attribuent au travail de la digestion, qui rend toujours le corps un peu lourd; d'autres, à l'atten- tion distraite qui ne peut plus se recueillir; d'autres, à des colloques confidentiels qui peuvent donner l'envie de retourner bien vite. Quant à nous, Dont jusqu'au fond des caurs le regard a nous pensons que, l'âge des dames étant à l'orient, et les chasseurs matière inflammable, il est impossible que, par la collision des sexes, il ne s'échappe pas quel- que étincelle génésique qui effarouche la chaste Diane, et qui fait que dans son déplaisir elle retire, pour le reste de la journée, ses faveurs aux délinquants. Nous disons pour le reste de la journée, car l'his- toire d’Endymion nous a appris que la déesse est bien pu lire DR LA DIGESTION. 187 loin d'être sévère après le soleil couché. ( Voyez le ta- bleau de Girodet.) Les haltes de chasse sont une matière vierge que nous n'avons fait qu'effleurer; elle pourrait être l'ob- jet d'un traité aussi amusant qu'instructif. Nous le léguons au lecteur intelligent qui voudra s'en occuper. MÉDITATION XVI. DE LA DIGESTION. . 79. - On ne vit pas de ce qu'on mange, dit un vieil adage, mais de ce qu'on digère. Il faut donc di- gérer pour vivre; et cette nécessité est un niveau qui couche sous sa puissance le pauvre et le riche, le ber- ger et le roi. Mais combien peu savent ce qu'ils font quand ils di- gèrent! La plupart sont comme M. Jourdain, qui fai- sait de la prose sans le savoir; et c'est pour ceux-là que je trace une histoire populaire de la digestion; per- suadé que je suis que M. Jourdain fut bien plus con- tent quand le philosophe l'eut rendu certain que ce qu'il faisait était de la prose. Pour connaître digestion dans son ensemble, il faut la joindre à ses antécédents et à ses consé- quences. INGESTION. 80. L'appétit, la faim et la soif nous avertissent que le corps a besoin de se restaurer ; et la douleur, ce moniteur universel, ne tarde pas à nous tourmenter, si nous ne voulons ou ne pouvons pas y obéir. Alors viennent le manger et le boire, qui constituent l'ingestion, opération qui commence au moment où les 188 MÉDITATION XVI. aliments arrivent à la bouche, et finit à celui où ils en- trent dans l'æsophage! Pendant ce trajet, qui n'est que de quelques pouces, il se passe bien des choses. Les dents divisent les aliments solides ; les glandes de toutes espèces qui tapissent la bouche intérieure les humectent, la langue les gâche pour les mêler; elle les presse ensuite contre le palais pour en expri- mer le jus et'en savourer le goût; 'en faisant cette fonc- tion, la langue réunit les aliments en masse dans le milieu de la bouche; après quoi, s'appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève dans le milieu, de sorte qu'il se forme à sa racine une pente qui les en- traine dans l'arrière-bouche , où ils sont reçus par le pharynx, qui, se contractant à son tour, les fait entrer dans l'æsophage, dont le mouvement peristaltique les conduit jusqu'à l'estomac. Une bouchée ainsi débitée, une seconde lui succède de la même manière ; les boissons qui sont aspirées dans les entr'actes prennent la même route, et la dé- glutition continue jusqu'à ce que le même instinct qui avait appelé l'ingestion nous avertisse qu'il est temps de finir. Mais il est rare qu'on obéisse à la première injonction; car un des priviléges de l'espèce humaine est de boire sans avoir soif; et dans l'état actuel de l'art, les cuisiniers savent bien nous faire manger sans avoir faim. Par un tour de force très-remarquable, pour que chaque morceau arrive jusqu'à l'estomac, il faut qu'il échappe à deux dangers : Le premier est d'être refoulé dans les arrière-nari- nes; mais heureusement l'abaissement du voile du pa- lais et la construction du pharynx s'y opposent; Le second danger serait de tomber dans la trachée- artère, au dessus de laquelle tous nos aliments passent, · L'æsophage est le canal qui commence derrière la trachée-artère, et conduit du gosier à l'estomac; son extrémité supérieure se nomme pharynx. DE LA DIGESTION. 189 et celui-ci serait beaucoup plus grave; car dès qu'un Crps étranger tombe dans la trachée-artère, une toux convulsive commence, pour ne finir que quand il est expulse. Mais, par un mécanisme admirable, la glotte se l'esserre pendant qu'on avale ; elle est défendue par l'épiglotte, qui la recouvre, et nous avons un certain instinct qui nous porte à ne pas respirer pendant la déglutition ; de sorte qu'en général on peut dire que , malgré cette étrange conformation, les aliments arri. vent facilement dans l'estomac, où finit l'empire de la volonté et où commence la digestion proprement dite. OFFICE DE L'ESTOMAC. 81. - La digestion est une opération tout à fait mé- canique, et l'appareil digesteur peut être considéré comme un moulin garni de ses blutoirs, dont l'effet est d'extraire des aliments ce qui peut servir à réparer nos corps, et de rejeter le marc dépouillé de ses parties animalisables. On a longtemps et vigoureusement disputé sur la manière dont se fait la digestion dans l'estomac, et pour savoir si elle se fait par coction, maturation, fermentation , dissolution gastrique, chimique ou vi- tale, etc. On y peut trouver un peu de tout cela ; et il n'y avait faute que parce qu'on voulait attribuer à un agent unique le résultat de plusieurs causes nécessai- rement réunies. Effectivement les aliments , imprégnés de tous les fluides que leur fournissent la bouche et l'oesophage, arrivent dans l'estomac, où ils sont pénétrés par le sue gastrique dont il est toujours plein ; ils sont soumis pendant plusieurs heures à une chaleur de plus de trente degrés de Réaumurs ils sont sassés et mêlés par le mouvement organique de l'estomac, que leur pré- sence excite : ils agissent les uns sur les autres par 192 MÉDITATION XVI. mes lecteurs pourront désormais assez bien juger de l'endroit où doit se trouver le dernier repas qu'ils au- ront pris, savoir : pendant les trois premières heures, dans l'estomac; plus tard, dans le trajet intestinal ; et après sept ou huit heures, dans le rectum, en attendant son tour d'expulsion. INFLUENCE DE LA DIGESTION. 82. - La digestion est de toutes les opérations cor- porelles celle qui influe le plus sur l'état moral de l'in- dividu. Cette assertion ne doit étonner personne, et il est impossible que cela soit autrement. Les principes de la plus simple psychologie nous ap: prennent que l'âme n'est impressionnée qu'au moyen des organes qui lui sont soumis et qui la mettent en rap- port avec les objets extérieurs; d'où il suit que, quand ces organes sont mal conservés, mal restaurés, ou ir- rités, cet état de dégradation exerce une influence né- cessaire sur les sensations, qui sont les moyens inter- médiaires et occasionnels des opérations intellectuelles. Ainsi, la manière habituelle dont la digestion se fait, et surtout se termine, nous rend habituellement tristes, gais, taciturnes, parleurs, moroses ou mélancoliques, sans que nous nous en doutions, et surtout sans que nous puissions nous y refuser. On pourrait ranger, sous ce rapport, le genre humain civilisé en trois grandes catégories : les réguliers, les réservés et les relâchés. Il est d'expérience que chacun de ceux qui se trou- vent dans ces diverses séries, non-seulement ont des dispositions naturelles semblables et des propensions qui leur sont communes, mais encore qu'ils ont quel- que chose d'analogue et de similaire dans la manière dont ils remplissent les missions que le hasard leur a départies dans le cours de la vie. Pour me faire comprendre par un exemple, je le DE LA DIGESTION. 193 prendrai dans le vaste champ de la littérature. Je crois que les gens de lettres doivent le plus souvent à leur estomac le genre qu'ils ont préférablement choisi. Sous ce point de vue, les poètes comiques doivent être dans les réguliers, les tragiques dans les resserrés, et les élégiaques et pastoureaux dans les relâchés : d'où il suit que le poète le plus lacrymal n'est séparé du poète le plus comique que par quelque degré de coction digestionnaire. C'est par application de ce principe au courage que, dans le temps où le prince Eugène de Savoie faisait le plus grand mal à la France, quelqu'un de la cour de Louis XIV s'écriait : « Oh ! que ne puis-je lui envoyer » la foire pendant buit jours ! J'en aurais bientôt fait » le plus grand j...-f..... de l'Europe. » * Hâtons-nous, disait un général anglais, de faire » battre nos soldats pendant qu'ils ont encore le mor- » ceau de boeuf dans l'estomac. » La digestion, chez les jeunes gens, est souvent ac- compagnée d'un léger frisson, et chez les vieillards d'une assez forte envie de dormir. Dans le premier cas, c'est la nature qui retire le calorique des surfaces, pour l'employer dans son la- boratoire ; dans le second , c'est la même puissance qui, déjà affaiblie par l'age, ne peut plus suffire à la fois au travail de la digestion et à l'excitation des sens. Dans les premiers moments de la digestion, il est dangereux de se livrer aux travaux de l'esprit, plus dangereux encore de s'abandonner aux jouissances génésiques. Le courant qui porte vers les cimetières de la capitale y entraîne chaque année des centaines d'hommes qui , après avoir très-bien diné, et quelque- fois pour avoir frop bien dîné, n'ont pas su fermer les yeux et se boucher les oreilles. Cette observation contient un avis, même pour la jeunesse, qui ne regarde à rien ; un conseil pour les hommes faits, qui oublient que le temps ne s'arrête 17 194 MÉDITATION XVI. jamais; et une loi pénale pour ceux qui sont du mau- vais côté de cinquante ans (on the worong side fifty ). Quelques personnes ont de l'humeur pendant tout le temps qu'elles digèrent; ce n'est le temps alors ni de leur présenter des projets, ni de leur demander des graces. De ce nombre était spécialement le maréchal Auge- reau ; pendant la première heure après son diner, il tuait tout, amis et ennemis. Je lui ai entendu dire un jour qu'il y avait dans l'armée deux personnes que le général en chef était toujours maitre de faire fusiller, savoir : le commis- saire ordonnateur en chef et le chef de son état-major. Ils étaient présents l'un et l'autre; le général Chérin répondit en calinant, mais avec esprit; l'ordonnateur ne répondit rien, mais il n'en pensa probablement pas moins. J'étais à cette époque attaché à son état-major, et mon couvert était toujours mis à sa table; mais j'y venais rarement, par la crainte de ces bourrasques périodiques ; j'avais peur que, sur un mot, il ne m'en- voyåt digérer en prison. Je l'ai souvent rencontré depuis à Paris; et comme il me témoignait obligeamment le regret de ne m'avoir pas vu plus souvent, je ne lui en dissimulai point la cause; nous en rimes ensemble; mais il avoua presque que je n'avais pas eu tout à fait tort. Nous étions alors à Offenbourg, et on se plaignait à l'état-major de ce que nous ne mangions ni gibier ni poisson. Cette plainte était fondée; car c'est une maxime de droit public, que les vainqueurs doivent faire bonne chère aux dépens des vaincus. Ainsi, le jour même, j'écrivis au conservateur des forêts une lettre fort po- lie pour lui indiquer le mal et lui prescrire le remède. .Le conservateur était un vieux reître, grand, sec et noir, qui ne pouvait pas nous souffrir, et qui sans DU REPOS. 195 doute ne nous traitait pas bien, de peur que nous ne prissions racine dans son territoire. Sa réponse fut donc à peu près négative et pleine d'évasions. Les gardes s'étaient enfuis, de peur de nos soldats ; les pêcheurs ne gardaient plus de subordination ; les eaux étaient grosses , etc., etc. A de si bonnes raisons je ne répliquai pas; mais je lui envoyai dix grenadiers pour les loger et nourrir à discrétion jusqu'à nouvel ordre. Le topique fit effet : le surlendemain, de très-grand matin, 'il nous arriva un chariot bien et richement chargé; les gardes étaient sans doute revenus, les pè- cheurs soumis , car on nous apportait, en gibier et en poisson, de quoi nous régaler pour plus d'une semaine: chevreuils, bécasses, carpes, brochets ; c'était une hénédiction. A la réception de cette offrande expiatoire, je déli- vrai de ses hôtes le conservateur malencontreux. Il vint nous voir ; je lui fis entendre raison ; et pendant le reste de notre séjour en ce pays, nous n'eûmes qu'à nous-louer de ses bons procédés, MÉDITATION XVII. DU REPOS. 83. L'homme n'est pas fait pour jouir d'une ac- tivité indéfinie ; la nature ne l'a destiné qu'à une exi- stence interrompue; il faut que ses perceptions finissent après un certain temps. Ce temps d'activité peut s'al- longer en variant le genre et la nature des sensations qu'il lui fait éprouver; mais cette continuité d'existence l'amène à désirer le repos. Le repos conduit au som- meil, et le sommeil produit les rêves. Ici nous nous trouvons aux dernières limites de l'hu- 196 MÉDITATION XVII manité: car l'homme qui dort n'est déjà plus l'homme social; la loi le protége encore, mais ne lui commande plus. Ici se place naturellement un fait assez singulier, qui m'a été raconté par dom Dubaget , autrefois prieur de la chartreuse de Pierre-Châtel. Dom Duhaget était d'une très-bonne famille de Gas- cogne, et avait servi avec distinction, il avait été vingt ans capitaine d'infanterie; il était chevalier de Saint- Louis. Je n'ai connu personne d'une piété plus douce et d'une conversation plus aimable. « Nous avions, me disait-il, à......, où j'ai été prieur avant que de venir à Pierre-Châtel, un reli- » gieux d'une humeur mélancolique, d'un caractère sombre, et qui était connu pour être somnambule. » Quelquefois, dans ses accès, il sortait de sa cellule, » et y rentrait seul; d'autres fois il s'égarait, et on » était obligé de l'y reconduire. On avait consulté et » fait quelques remèdes; ensuite les rechutes étant de- » venues plus rares, on avait cessé de s'en occuper. » Un soir que je ne m'étais point couché à l'heure ordinaire, j'étais à mon bureau , occupé à examiner »quelques papiers, lorsque j'entendis ouvrir la porte » de mon appartement, dont je ne retirais presque jamais la clef, et bientôt je vis entrer ce religieux » dans un état absolu de somnambulisme. Il avait les yeux ouverts, mais fixes, n'était vêtu » que de la tunique avec laquelle il avait dû se coucher, v et tenait un grand couteau à la main. » Il alla droit à mon lit, dont il connaissait la po- » sition , eut l'air de vérifier, en tåtant avec la main, si je m'y trouvais effectivement; après quoi, il frapp trois grands coups tellement fournis, qu'après avoir percé les couvertures la lame entra profondément dans le matelas, ou plutôt dans la natte qui m'en » tenait lieu. Lorsqu'il avait passé devant moi , il avait la figure > 3) 1) DU REPOS. 197 om » » contractée et les sourcils froncés. Quand il eut frap- » pé, il se retourna, et j'observai que son visage était » détendu et qu'il y régnait quelque air de satisfa - » ction. » L'éclat des deux lampes qui étaient sur mon bu- » reau ne fit aucune impression sur ses yeux, et il s'en » retourna il était venu , ouvrant et fermant » avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma » cellule, et bientôt je m'assurai qu'il se retirait di- » rectement et paisiblement dans la sienne. Vous pouvez juger, continua le prieur, de l'état où je me trouvai pendant cette terrible apparition. Je » frémis d'horreur à la vue du danger auquel je venais » d'échapper, et je remerciai la Providence; mais mon » émotion était telle, qu'il me fut impossible de fermer » les yeux le reste de la nuit. » Le lendemain je fis appeler le somnambule, et lui » demandai sans affectation à quoi il avait rêvé la nuit » précédente. » A cette question, il se troubla. Mon père, me ré- » pondit-il, j'ai fait un rève si étrange que j'ai vérita- blement quelque peine à vous le découvrir : c'est peut- » être l'œuvre du démon , et.... - Je vous l'ordonne, » lui répliquai-je; un rêve est toujours involontaire; ce » n'est qu'une illusion. Parlez avec sincérité. - Mon » père, dit-il alors, à peine étais-je couché que j'ai révé » que vous aviez tué ma mère ; que son ombre sanglante » m'était apparue pour demander vengeance, et qu'à » cette vue j'avais été transporté d'une telle fureur, que j'ai couru comme un forcené à votre appartement; et » vous ayant trouvé dans votre lit , je vous y ai poi- gnardé. Peu après, je me suis réveillé tout en sueur, » en détestant mon attentat, et bientôt j'ai béni Dieu qu'un si grand crime n'ait pas été commis.... » été plus commis que vous ne pensez , lui dis-je avec » un air sérieux et tranquille. Alors je lui racontai ce qui s'était passé, et lui V - Il a >) >> 17. 198 xvu MÉDITATION XVII. » montrai la trace des coups qu'il avait cru m'adresser. » A cette vue, il se jeta à mes pieds , tout en larmes, » gémissant du malheur involontaire qui avait pensé arriver, et implorant telle pénitence que je croyais ► devoir lui infliger. » -- Non, non, m'écriai-je, je ne vous punirai point » d'un fait involontaire ; mais désormais je vous dis- » pepse d'assister aux offices de la nuit, et vous pré- » viens que votre cellule sera fermée en dehors, après » le repas du soir, et ne s'ouvrira que pour vous donner » la facilité de venir à la messe de famille qui se dit à » la pointe du jour. » Si, dans cette circonstance à laquelle il n'échappa que par miracle, le prieur eût été tué, le moine somnam- bule n'eût pas été puni, parce que c'eût été de sa part un meurtre in volontaire. TEMPS DU REPOS. - 84. Les lois générales imposées au globe que nous habitons ont dû influer sur la manière d'exister de l'es- pèce humaine. L'alternative dejour et de nuit qui se fait sentir sur toute la terre avec certaines variétés, mais cependant de manière qu'en résultat de compte l'un et l'autre se compensent, a indiqué assez naturellement le temps de l'activité comme celui du repos; et proba- blement l'usage de notre vie n'eût point été le même si nous eussions eu un jour sans fin. Quoi qu'il en soit, quand l'homme a joui, pendant une certaine durée, de la plénitude de sa vie, il vient un moment où il ne peut plus y suffire; son impressionna- bilité diminue graduellement; les attaques les mieux di- rigées sur chacun de ses sens demeurent sans effet, les organes se refusent à ce qu'ils avaient appelé avec plus d'ardeur, l'âme est saturée de sensations, le temps du repos arrivé. Il est facile de voir que nous avons considéré l'homme social, environné de toutes les ressources et du bien-être DU SOMMEIL. 199 de la haute civilisation ; car ce besoin de se reposer ar- rive bien plus vite et bien plus régulièrement pour celui qui subit la fatigue d'un travail assidu dans son cabi- net, dans son atelier, en voyage, à la guerre, à la chasse ou de toute autre manière. A ce repos, comme à tous les actes conservateurs, la nature, cette excellente mère, a joint un grand plaisir. L'homme qui se repose éprouve un bien-être aussi général qu'indéfinissable; il sent ses bras retomber par leur propre poids, ses fibres se distendre, son cerveau se rafraîchir; ses sens sont calmes, ses sensations obtu- ses; il ne désire rien, il ne réfléchit plus; un voile de gaze s'étend sur ses yeux. Encore quelques instants, et il dormira. MÉDITATION XVIII. DU SOMMEIL. 85. Quoiqu'il y ait quelques hommes tellement organisés qu'on peut presque dire qu'ils ne dorment pas, cependant il est de vérité générale que le besoin de dormir est aussi impérieux que la faim et la soif. Les sentinelles avancées à l'armée s'endorment sou- vent, tout en se jetant du tabac dans les yeux; et Pichegru, traqué par la police de Bonaparte , paya 30,000 francs une nuit de sommeil , pendant laquelle il fut vendu et livré. DÉFINITION. 86. Le sommeil est cet état d'engourdissement dans lequel l'homme, séparé des objets extérieurs par l'inactivité forcée de ses sens, ne vit plus que de la vie mécanique. Le sommeil, comme la nuit, est précédé et suivi de 200 MÉDITATION XVIII. deux crépuscules , dont le premier conduit à l'inertie , absolue, et le second ramène à la vie active. Tâchons d'examiner ces divers phénomènes. Au moment où le sommeil commence, les organes des 'sens tombent peu à peu dans l'inaction : le goût d'abord , la vue et l'odorat ensuite ; l'ouïe veille en- core, et le toucher toujours ; car il est là pour nous avertir par la douleur des dangers que le corps peut courir. Le sommeil est toujours précédé d'une sensation plus ou moins voluptueuse : le corps y tombe avec plaisir par la certitude d'une prompte restauration; et l'âme s'y abandonne avec confiance, dans l'espoir que ses moyens d'activité y seront retrempés. C'est faute d'avoir bien apprécié cette sensation, ce- pendant si positive, que des savants de premier ordre ont comparé le sommeil à la mort, à laquelle tous les êtr es vivants résistent de toutes leurs forces, et qui est marquée par des symptômes si particuliers et qui font horreur même aux animaux. Comme tous les plaisirs, le sommeil devient une păs- sion; car on a vu des personnes dormir les trois quarts de leur vie ; et, comme toutes les passions, il ne produit alors que des effets funestes, savoir : la paresse, l'indo- lence, l'affaiblissement, la stupidité et la mort. L'école de Salerne n'accordait que sept heures de sommeil, sans distinction d'âge ou de sexe. Cette doc- trine est trop sévère; il faut accorder quelque chose aux enfants par besoin, et aux femmes par complaisance; mais on peut regarder comme certain que toutes les fois qu'on passe plus de dix heures au lit, il y a excès. Dans les premiers moments du sommeil crépuscu- laire, la volonté dure encore : on pourrait se réveiller, l'vil n'a pas encore perdu toute sa puissance. Non omnibus dormio, disait Mécènes; et dans cet état plus d'un mari a acquis de fâcheuses certitudes. Quelques idées naissent encore, mais elles sont incohérentes; on DES RÊVES. 201 ; on a des lueurs douteuses ; on croit voir voltiger des objets mal terminés. Cet état dure peu; bientôt tout dis- paraît, tout ébranlement cesse, et on tombe dans le sommeil absolu. Que fait l'âme pendant ce temps ? elle vit en elle- mème; elle est comme le pilote pendant le calme, comme miroir pendant la nuit, comme un luth dont per- sonne ne touché ; elle attend de nouvelles excitations. Cependant quelques psychologues, et entre autres M. le comte de Redern, prétendent que l'åme ne cesse jamais d'agir; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme que l'on arrache à son premier som- meil éprouve la sensation de celui qu'on trouble dans une opération à laquelle il serait sérieusement occupé. Cette observation n'est pas sans fondement, et mé- rite d'être attentivement vérifiée. Au surplus cet état d'anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cing ou six heures ); peu à peu les pertes se réparent; un senti- ment. obscur d'existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l'empire des songes. MÉDITATION XIX. DES RÊVES. Les rêves sont des impressions unilatérales qui arri- vent à l'âme sans le secours des objets extérieurs. Ces phénomènes , si communs et en même temps si extraordinaires, sont cependant encore peu connus. La faute er est aux savants, qui ne nous ont pas encore laissé un corps d'observations suffisant. Ce se- cours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l'homme en sera mieux connue. Dans l'état actuel de la science, il doit rester pour 202 MÉDITATION XIX. convenu qu'il existe un fluide aussi subtil que puis- sant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens , et que c'est par l'excitation que causent ces impressions que naissent les idées. Le sommeil absolu est dû à la déperdition et à l'iner- tie de ce fluide. Il faut croire que les travaux de la digestion et de l'assimilation, qui sont loin de s'arrêter pendant le sommeil, réparent cette perte, de sorte qu'il est un temps où l'individu, ayant déjà tout ce qu'il faut pour agir, n'est point encore excité par les objets extérieurs. Alors le fluide nerveux , mobile par sa nature, se porte au cerveau par les conduits nerveux ; il s'insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces, puisqu'il arrive par la même voie; il doit donc pro- duire les mêmes effets, mais cependant avec moins d'intensité. La raison de cette différence me parut facile à sąi- sir. Quand l'homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire; l'organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même impression lui est trans- mise pendant son sommeil, il n'y a que la partie po- stérieure des nerfs qui soit en mouvement ; la sensa- tion doit nécessairement être moins vive et moins positive; et pour être plus facilement entendu, nous disons que chez l'homme éveillé il y a percussion de tout l'organe, et chez l'homme dormant il n'y a qu’ébranlement de la partie qui avoisine le cer- veau. Cependant on sait que dans les rêves voluptueux la nature atteint son but à peu près comme dans la veille; mais cette différence naît de la différence même des - organes ; car la génésique n'a besoin que d'une exci- tation quelle qu'elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l'acte auquel la nature l'a destiné. DES RÊVES. 203 RECHERCHE A FAIRE. 87. Quand le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l'exercice de quelqu'un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou séries d'idées pré- férablement à d'autres. Ainsi, on croit voir quand c'est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand ce sont les nerfs auditifs, etc.; et remarquons ici comme singu- larité, qu'il est au moins très-rare que les sensations qu'on éprouve en rêvant se rapportent au goût et à l'o- dorat : quand on rêve d'un parterre ou d'une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum ; si l'on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savou- rer le goût. Ce serait un travail digne des plus savants que de rechercher pourquoi deux de nos sens n'impression- nent point l'âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puis- sance. Je ne connais aucun psychologue qui s'en soit occupé. Remarquons aussi que plus les affections que nous éprouvons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu'on ressent si on rêve qu'on 'a perdu' un enfant chéri, ou qu'on va être pendu. On peut se réveiller en pareil cas tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes. NATURE DES SONGES. 88.- Quelle que soit la bizarrerie des idées qui quel- quefois nous agitent en dormant, cependant, en y re- gardant d'un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs ou des combinaisons de souvenirs. Je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des seps. Leur étrangeté ne consiste donc qu'en ce que l'asso- 2014 MÉDITATION XIX. ciation de ces idées est insolite, parce qu'elle s'est af- franchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps; de sorte que, en dernière analyse, personne n'a jamais révé à ce qui lui était auparavant tout à fait inconnu. On ne s'étonnera pas de la singularité de nos rêves, si l'on réfléchit que, pour l'homme éveillé, quatre puis- sances se surveillent et se rectifient réciproquement; savoir : la vue, l'ouïe, le toucher et la mémoire ; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est åbandonné à ses seules ressources. Je serais tenté de comparer ces deux états du cerveau à un piano près duquel serait assis, un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y for- merait par reminiscence quelque mélodie, et qui pour- rait y ajouter une harmonie complète, s'il usait de tous ses moyens. Cette comparaison pourrait se pousser beaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l'harmonie est aux sons, et certaines idées en contiennent d'autres, tout comme un son prin- cipal en contient aussi d'autres qui lui sont seconda:- res, etc., etc. SYSTÈME DU DOCTEUR GALL. En me laissant doucement conduire par un sujet qui n'est pas sans charmes, me voilà parvenu aux confins du système du docteur Gåll, qui en- seigne et soutient la multiformité des organes du cer- veau. Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les li- mites que je me suis fixées ; cependant, par amour pour la science, à laquelle on peut bien voir que je ne suis pas étranger, je ne puis m'empêcher de consigner ici deux observations que j'ai faites avec soin, et sur les- quelles on peut d'autant mieux compter, que, parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité. 89. - DES RÊVES. 205 PREMIÈRE OBSERVATION. 7 Vers 1790, il existait, dans un village appelé Gevrin, arrondissement de Belley, un commerçant extrême- ment rusé; il s'appelait Landot, et s'était arrondi une assez jolie fortune. Il fut tout à coup frappé d'un tel coup de paraly- sie, qu'on le crut mort. La Faculté vint à son se- eurs, et il s'en tira, mais non sans perte, car il laissa derrière lui à peu près toutes les facultés intellec- tuelles, et surtout la mémoire. Cependant, comme il se traînait encore tant bien que mal, et qu'il avait repris l'appétit, il avait conservé l'administration de ses biens. Quaŋd on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui crurent que le temps était venu de prendre leur revanche; et sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce qui avaient été jusque là l’objet de son commerce habituel. Mais les assaillants se trou- vèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu'il fallait dé- compter. Le madré vieillard n'avait rien perdu de ses puis- sances coinmerciales, et le mème homme qui quel- quefois ne connaissait pas ses domestiques et oubliait jusqu'à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées, ainsi que de la valeur de tout ar- pent de prés, de vignes ou de bois à trois lieues à la ronde. Sous ces divers rapports, son jugement était resté intact; et comme on s'en défiait moins, la plupart de ceux qui tâtèrent le marchand invalide furent pris aux piéges qu'eux-mêmes avaient préparés pour lui. DEUXIÈME OBSERVATION. Il existait à Belley un M. Chirol, qui avait servi 18 206 MÉDITATJON XIX. longtemps dans les gardes du corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVI. Son intelligence était tout juste à la hauteur du ser- vice qu'il avait eu à faire toute sa vie ; mais il avait -au suprême degré l'esprit des jeux, de sorte que, non- seulement il jouait bien tous les jeux anciens, tels que l'hombre, le piquet, le whisk, mais encore que, quand la mode en introduisait un nouveau, dès la troisième partie il en connaissait toutes les finesses. Or, ce M. Chirol fut aussi frappé de paralysie, et le coup fut tel qu'il tomba dans un état d'insensibilité presque absolue. Deux choses cependant furent épar- gnées, les facultés digestives et la faculté de jouer. Il venait tous les jours dans la maison où depuis plus de vingt ans il avait coutume de faire sa partie, s'asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent, sans s'occuper en rien de ce qui se passait autour de lui. Le moment d'arranger les parties étant venu, on lui proposait d'y prendre part; il acceptait toujours, et se traînait vers la table; et là, on pouvait se convaincre que la maladie qui avait paralysé la plus grande partie de ses facultés ne lui avait pas fait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Chirol donna une preuve authentique de l'intégrité de son existence comme joueur. Il nous survint à Belley un banquier de Paris qui s'appelait, je crois, M. Delins. Il était porteur de lettres de recommandation; il était étranger, il était Parisien: c'était plus qu'il n'en fallait dans une petite ville pour qu'on s'empressåt à faire tout ce qui pouvait lui être agréable. M. Delins était gourmand et joueur. Sous le premier rapport on lui donna suffisamment d’occupation en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table; sous le second rapport, il était plus difficile à amuser : il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six a 208 MÉDITATION XIX employée aux combinaisons du commerce et du jeu; et sans doute cette portion d'organe n'avait résisté que parce qu'un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes impressions, si longtemps répétées, y avaient laissé des traces plus profondes. INFLUENCE DE L'AGE. 90. - L'âge a une influence marquée sur la nature des songes. 91. Dans l'enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdure et autres objets riants; plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d'autrefois et amis morts depuis longtemps. PHÉNOMÈNES DES SONGES. Certains phénomènes peu communs accom- pagnent quelquefois le sommeil et les rêves : leur exa- men peut servir aux progrès de l'anthroponomie ; et c'est par cette raison que je consigne ici trois obser- vations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d'une assez longue vie, j'ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit. PREMIÈRE OBSERVATION. Je rêvai une nuit que j'avais trouvé le secret de m'affranchir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps étant devenu indifférent à monter ou descen- dre, je pouvais faire l'un ou l'autre avec une facilité égale et d'après ma volonté." Cet état me paraissait délicieux ; et peut-être bien des personnes ont rêvé quelque chose de pareil : mais ce qui devient plus spécial, c'est que je me souviens que je m'expliquais à moi-même très-clairement (ce me semble du moins) les moyens qui m'avaient conduit à ce résultat, et que ces moyens me paraissaient tellement DES RÈVES. 209 92. simples que je m'étonnais qu'ils n'eussent pas été trou-" vés plus tôt. En m'éveillant, cette partie explicative m'échappa tout à fait, mais la conclusion m'est restée; et depuis ce temps, il m'est impossible de ne pas être persuadé que tôt ou tard un génie plus éclairé fera cette décou-. verte, et à tout hasard je prends date. DEUXIÈME OBSERVATION, Il n'y a que peu de mois que j'éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout à fait extraordi- naire. Elle consistait en une espèce de frémissement dé- licieux de toutes les particules qui composent mon être. C'était une espèce de fourmillement plein de charmes qui, partant de l'épiderme depuis les pieds jusqu'à la tète, m'agitait jusque dans la moelle des os. Il me sem- blait voir une tlamme violette qui se jouait autour de mon front. Lambere flamma conias , et circum tempora pasci. J'estime que cet état, que je sentis bien physique- ment dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d'un étonnement qui n'était pas sans quelque mélange de frayeur. De cette sensation, qui est encore très-présente à mon souvenir, et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j'ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu'on ne sait pas jusqu'à quel point notre corps peut être béatifié. J'ai espéré que dans quelques siècles la physiologie à venir s'empa- rera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté comme on provoque le sommeil par l'opium , et que nos arrière-neveux auront par là des compen- sations pour les douleurs atroces auxquelles nous som- mes quelquefois soumis. La proposition que je viens d'énoncer a quelque appui dans l'analogie ; car j'ai déjà remarqué que le pouvoir + 18. 210 MÉDITATION XIX. de l'harmonie, qui procure des jouissances si vives, si pures et si avidement recherchées, était totalement inconnu aux Romains : c'est une découverte qui n'a pas plus de cinq cents ans d'antiquité. TROISIÈME OBSERVATION. 93. En l'an vii (1800), m'étant couché sans au- cun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier som- meil ; je me trouvai dans un état d'excitation cérébrale tout à fait extraordinaire; mes conceptions étaient vi- vės, mes pensées profondes; la sphère de mon intelli- gence me paraissait agrandie. J'étais levé sur mon séant et mes yeux étaient affectés de la sensation d'une lu- mière påle, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets. A ne consulter que la foule des idées qui se succédè- rent rapidement, j'aurais pu croire que cette situation eût duré plusieurs heures ; mais, d'après ma pendu- le, je suis certain qu'elle ne dura qu'un peu plus d'une demi-heure. J'en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté ; je fus rappelé aux cho- ses de la terre. A l'instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis décheoir; les limites de mon intelligence se rapprochèrent; en un mot, je redevins ce que j'étais la veille. Mais comme j'étais bien éveillé, ma mémoire, quoique avec des couleurs ternes, a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit. Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l'avenir étaient de même nature et ne faisaient qu'un point, de sorte qu'il devait être aussi facile de prévoir l'avenir que de se souvenir du passé. Voilà tout ce qui m'est resté de cette première intuition, qui fut en partie effacée par celles qui suivirent. Von attention se porta ensuite sur les sens; je les DES RÊVES. 211 classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous devions en avoir autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, je m'occupai à en faire la recherche. J'en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici : 1° La compassion, qui est une sensation précor- diale qu'on éprouve quand on voit souffrir son sem- blable. 2° La prédilection, qui est un sentiment de préfé- reoce non-seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet, ou en rappelle le souvenir. 3º La sympathie, qui est aussi un sentiment de pré- férence qui entraîne deux objets l'un vers l'autre. On pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu'une seule et même chose; mais ce qui empêche de les confondre, c'est que la prédilection n'est pas toujours réciproque, et que la sympathie l'est nécessairement. Enfin, en m'occupant de la compassion, je fus con- duit à une induction que je crus très-juste, et que je n'aurais pas aperçue en un autre moment, savoir : que c'est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations : NE FAIS PAS AUX AUTRES CE QUE TU NE VOUDRAIS PAS QU'ON TE FIT. Do as you will done by. Alteri ne facias quod tibi fieri non vis. Telle est, au surplus , l'idée qui m'est restée de l'é- tat où j'étais et de ce que j'éprouvai dans cette occa- sion, que je donnerais volontiers, s'il était possible , tout le temps qui me reste à vivre pour un mois d'une exis-. tence pareille. Les gens de leitres me comprendront bien plus fa- cilement que les autres ; car il en est peu à qui il ne soit arrivé, à un degré sans doute très-inférieur, quel- que chose de semblable. On est, dans son lit, couché bien chaudement, dans 212 MÉDITATION XX. une position horizontale , et la tête bien couverte; on pense à l'ouvrage qu'on a sur le métier, l'imagination s'échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent; et comme il faut se lever pour écrire, on s'ha- bille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau. Mais voilà que tout à coup on ne se retrouve plus le même; l'imagination s'est refroidie, le fil des idées est l'ompu, les expressions manquent; on est obligé de chercher avec peine ce qu'on avait si facilement trouvé, et fort souvent on est contraint d'ajourner le travail à un jour plus heureux. Tout cela s'explique facilement par l'effet que doit produire sur le cerveau le changement de position et de température : on retrouve encore ici l'influence du physique sur le moral. En creusant cette observation , j'ai été conduit trop loin peat-être; mais enfin j'ai été conduit à penser que l'exaltation des Orientaux était due en partie à ce que, étant de la religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte, et que c'est pour obtenir l'effet contraire que tous les législateurs des moines leur ont imposé l'obligation d'avoir cette partie du corps décou- verte et rasée. MÉDITATION XX. DE L'INFLUENCE DE LA DIÈTE SUR LE REPOS, LE SOMMEIL ET LES SONGES. - 94. Que l'homme se repose , qu'il s'endorme ou qu'il rêve, il ne cesse d'être sous la puissance des lois de la nutrition, et ne sort pas de l'empire de la gastro- nomie. La théorie et l'expérience s'accordent pour prouver INFLUENCE DE LA DÉTE. 213 que la qualité et la quantité des aliments influent puis- samment sur le travail, le repos, le sommeil et les rê- • ves. EFFETS DE LA DIÈTE SUR LE TRAVAIL. 95. - L'homme mal nourri ne peut longtemps suffire aux fatigues d'un travail prolongé; son corps se couvre de sueur ; bientôt ses forces l'abandonnent; et pour lui le repos n'est autre chose que l'impossibi - lité d'agir. S'il s'agit d'un travail d'esprit, les idées naissent sans vigueur et sans précision ; la réflexion se refuse à les joindre, le jugement à les analyser; le cerveau s'épuise dans ces vains efforts, et l'on s'endort sur le champ de bataille: J'ai toujours pensé que les soupers d'Auteuil, ainsi que ceux des hôtels de Rambouillet et de Soissons, avaient fait grand bien aux auteurs du temps de Louis XIV; et le malin Geoffroy (si le fait eût été vrai) n'aurait pas tant eu tort quand il plaisantait les poètes de la fin du dix-huitième siècle sur l'eau sucrée, qu'il croyait leur boisson favorite. D'après ces principes, j'ai examiné les ouvrages de certains auteurs connus pour avoir été pauvres et souf- freteux, et je ne leur ai véritablement trouvé d'éner- gie que quand ils ont dû être stimulés par le sentiment habituel de leurs maux ou par l'envie souvent assez mal dissimulée. Au contraire, celui qui se nourrit bien et qui répare ses forces avec prudence et discernement, peut suffire à une somme de travail qu'aucun être animé ne peut sup- porter. La veille de son départ pour Boulogne, l'empereur Napoléon travailla pendant plus de trente heures, tant avec son conseil d'Etat qu'avec les divers dépositaires de son pouvoir, sans autre réfection que deux très- courts repas et quelques tasses de café. 214 MÉDITATION XX. Brown parle d'un commis de l'amirauté d'Angleterre qui, ayant perdu par accident des états auxquels seul il pouvait travailler, employa cinquante-deux heures consécutives à les refaire. Jamais, sans un régime ap- proprié, il n'eût pu faire face à cette énorme dépérdi- tion; il se soutint de la manière suivante : d'abord de l'eau , puis des aliments légers, puis du vin , puis des consommés, enfin de l'opium. Je rencontrai un jour un courrier que j'avais connu à l'armée, et qui arrivait d'Espagne, où il avait été en- voyé en dépêche par le gouvernement (correo ganando horas. — Esp.); il avait fait le voyage en douze jours, s'étant arrêté à Madrid seulement quatre heures; quelques verres de vin et quelques tasses de bouillon, voilà tout ce qu'il avait pris pendant cette longue suite de secousses et d'insomnie; et il ajoutait que des ali- ents plus solides l'eussent infailliblement mis dans l'impossibilité de continuer sa route. SUR LES RÊVES. 96. La diète n'a pas une moindre influence sur le sommeil et sur les rêves. Celui qui a besoin de manger ne peut pas dormir; les angoisses de son estomac le tiennent dans un réveil dou. loureux, et si la faiblesse et l'épuisement le forcent à s'assoupir, ce sommeil est léger, inquiet et interrompu. Celui qui, au contraire, a passé dans son repas les bornes de la discrétion, tombe immédiatement dans le sommeil absolu : s'il a rêvé, il ne lui reste aucun sou- venir, parce que le fluide nerveux s'est croisé en tous sens dans les canaux sensitifs. Par la même raison son réveil est brusque : il revient avec peine à la vie so- ciale; et quand le sommeil est tout à fait dissipé, il se ressent encore longtemps des fatigues de la digestion. On peut donc donner comme maxime générale, que le café repousse le sommeil. L'habitude affaiblit et fait INFLUENCE DE LA DIETE. 215 même totalement disparaître cet inconvénient; mais il a infailliblement lieu chez tous les Européens, quand ils commencent à en prendre. Quelques aliments, au con- traire, provoquent doucement le sommeil : tels sont ceux où le lait domine, la famille entière des laitues, la volaille, le pourpier, la fleur d'oranger, et surtout la pomme de reinette, quand on la mange immédiatement avant de se coucher. SUITE. 97. L'expérience, assise sur des millions d'ob- servations, a appris que la diète détermine les rêves. En général , tous les aliments qui sont légèrement excitants font rêver : telles sont les viandes noires, les pigeons, le canard, le gibier, et surtout le lièvre. On reconnaît encore cette propriété aux asperges, an céleri , aux truffes, aux sucreries parfumées, et parti- culièrement à la vanille. Ce serait une grande erreur de croire qu'il faut ban- nir de nos tables les substances qui sont ainsi somnifè- res; car les rêves qui en résultent sont en général d'une #nature agréable, légère, et prolongent notre existence, même pendant le temps où elle parait suspendue. Il est des personnes pour qui le sommeil est une vie à part, une espèce de roman prolongé, c'est-à-dire que leurs songes ont une suite, qu'ils achèvent dans la seconde nuit celui qu'ils avaient commencé la veille, et voient en dormant certaines physionomies qu'ils re- connaissent pour les avoir déjà vues, et que cependant ils n'ont jamais rencontrées dans le monde réel. RÉSULTAT. 98.- L'homme qui a réfléchi sur son existence phy- sique, et qui la conduit d'après les principes que nous développons, celui-là prépare avec sagacité son repos, son sommeil et ses rêves. Il partage son travail de manière à ne jamais s'ex- 216 MÉDITATION XX. } céder; il le rend plus léger en le variant avec discerne- ment, et rafraîchit son attitude par de courts interval- les de repos, qui le soulagent sans interrompre la con- tinuité, qui est quelquefois un devoir. Si, pendant le jour, un repos plus long lui est né- cessaire, il ne s'y livre jamais que dans l'attitude de session ; il se refuse au sommeil, à moins qu'il n'y soit invinciblement entraîné, et se garde bien surtout d'en contracter l'habitude. Quand la nuit a amené l'heure du repos diurnal, it se retire dans une chambre aérée, ne s'entoure point de rideaux qui lui feraient cent fois respirer le même air, et se garde bien de fermer les volets de ses croisées, afin que, toutes les fois que son æil s'entr'ouvrirait, il soit consolé par un reste de lumière." Il s'étend dans un lit légèrement relevé vers la tête; son oreiller est de crin; son bonnet de nuit est de toile; son buste n'est point accablé sous le poids des couver- tures; mais il a soin que ses pieds soient chaudement couverts. Il a mangé avec discernement, ne s'est refusé à la bonne ni à l'excellente chère; il a bu les meilleurs vins, et avec précaution , même les plus fameux. Au dessert, il a plus parlé de galanterie que de politique, et a fait plus de madrigaux que d'épigrammes; il a pris une tasse de fé, si sa constitution s'y prête, et ac- cepté, après quelques instants, une cuillerée d'excel- Jente liqueur, seulement pour parfumer sa houche. En tout il s'est montré convive aimable, amateur distin- gué, et n'a cependant outrepassé que de peu la limite du besoin. En cet état, il se couche content de lui et des autres, ses yeux se ferment; il traverse le crépuscule, et tombe, pour quelques heures, dans le sommeil absolu. Bientôt la nature a levé son tribut ; l'assimilation a remplacé la perte. Alors des rêves agréables viennent lui donner une existence mystérieuse; il voit les person- DE L'OBÉSITÉ. 217 nes qu'il aime, retrouve ses occupations favorites , et se transporte aux lieux où il s'est plu. Enfin, il sent le sommeil se dissiper par degrés et rentre dans la société sans avoir à regretter de temps perdu, parce que, même dans son sommeil, il a joui d'une activité sans fatigue et d'un plaisir sans mélange. MÉDITATION XXI. DE L'OBÉSITÉ. 99. Si j'avais été médecin avec diplôme, j'aurais d'abord fait une bonne monographie de l'obésité ; j'au- rais ensuite établi mon empire dans ce recoin de la science; et j'aurais eu le double avantage d'avoir pour malades les gens qui se portent le mieux, et d'être journellement assiégé par la plus jolie moitié du genre humain ; car avoir une juste portion d'emhonpoint, ni trop ni peu , est pour les femmes l'étude de toute leur vie. Ce que je n'ai pas fait, un autre docteur le fera ; et s'il est à la fois savant, discret et beau garçon, je lui prédis des succès à miracles. Exoriure aliquis nostris ex ossibus hæres ! En attendant, je vais ouvrir la carrière ; car un article sur l'obésité est de rigueur dans un ouvrage qui a pour objet l'homme en tant qu'il se repait. J'entends par obésité cet état de congestion grais- seuse où , sans que l'individu soit malade, les mem- bres augmentent peu à peu en volume, et perdent leur forme et leur harmonie primitives. Il est une sorte d'obésité qui se borne au ventre; je ne l'ai jamais observée chez les femmes : comme elles ont généralement la fibré plus molle, quand l'obésité les attaque, elle n'épargne rien. J'appelle cette variété 19 .218 MÉDITATION XXI. - - gastrophorie, et gastrophores ceux qui en sont at- teints. Je suis même de ce nombre; mais, quoique porteur d'un ventre assez proéminent, j'ai encore le bas de la jambe sec, et le nerf détaché comme un che- val arabe: Je n'en ai pas moins toujours regardé mon ventre comme un ennemi redoutable; je l'ai vaincu et fixé au majestueux; mais pour le vaincre , il fallait le com- battre : c'est à une lutte de trente ans que je dois ce qu'il y a de bon dans cet essai. Je commence par un extrait de plus de cinq cents dialogues que j'ai eus autrefois avec mes voisins de fable menacés ou aftligés de l'obésité. L'OBÈSE. Dieu ! quel pain délicieux ! Où le pre- nez-vous donc ? Moi. - Chez M. Limet, rue de Richelieu : il est le boulanger de LL. AA. RR. le duc d'Orléans et le prince de Condé; je l'ai pris parce qu'il est mon voisin, et je le garde parce que je l'ai proclamé le premier panifi- cateur du monde. L'OBÈSE. - J'en prends note; je mange beaucoup de pain, et avec de pareilles flûtes je me passerais de tout le reste. AUTRE OBÈSE. Maïs que faites-vous donc là ? Vous recueillez le bouillon de votre potage, et vous laissez ce beau riz de la Caroline. Moi, - C'est un régime particulier que je me suis fait. L'OBÊSE. Mauvais régime ! le riz fait mes délices ainsi que les fécules, les pâtes et autres pareilles : rien ne nourrit mieux, à meilleur marché, et avec moins de peine. UN OBÈSE renforcé. - Faites-moi, monsieur , le plai- sir de me passer les pommes de terre qui sont devaột vous. Au train dont on va, j'ai peur de ne pas y étre à temps. Mor. --- Monsieur, les voilà à votre portée. DE L'OBÉSITÉ. 219 L'obèse. Mais vous allez sans doute vous servir ? il y en a assez pour nous deux , et après nous le dé- luge. Moi. Je n'en prendrai pas; je n'estime la pomme de terre que comme préservatif contre la famine; à cela près, je ne trouve rien de plus éminemment fade. L'OBÈSE. – Hérésie gastronomique ! rien n'est meil- les pommes de terre ; j'en mange de toutes les manières ; et s'il en paraît au second service, soit à la lyonnaise, soit au soufflé, je fais ici mes protestations pour la conservation de mes droits. UNE DAME OBÈSE. Vous seriez bien bon si vous envoyiez chercher pour moi de ces haricots de Soissons que j'aperçois au bout de la table. Moi, après avoir exécuté l'ordre en chantant tout bas sur un air connu : leur que Les Soissonnais sont heureux, Les haricots sont chez eux.... L'OBÈSE. Ne plaisantez pas ;, c'est un vrai trésor pour ce pays-là. Paris en tire pour des sommes consi- dérables. Je vous demande grâce aussi pour les petites fèves de marais, qu'on appelle fèves anglaises; quand elles sont encore vertes, c'est un manger des dieux. Moi. Anathème aux haricots! anathème aux fèves de marais.... L’OBÈSE, d'un air résolu. -Je me moque de votre anathème; ne dirait-on pas que vous êtes à vous seul tout un concile ? Moi, à une autre. Je vous félicite sur votre belle santé; il me semble, madame, que vous avez un peu engraissé depuis la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir. L'OBÈSE. — Je le dois probablement à mon nouveau régime. Moi. Comment donc? L'OBÈSE. – Depuis quelque temps, je déjeune avec une bonne soupe: grasse, un bowl comme pour deux 220 MÉDITATION XXI. ei quelle soupe encore ! la cuiller y tiendrait droite. Mur, à une autre. Madame, si vos yeux ne me trompent pas, vous accepterez un morceau de cette charlotte ? et je vais l'attaquer en votre faveur. L'OBÈSE.- Eh bien ! monsieur, mes yeux vous trom- pent : j'ai ici deux objets de prédilection, et ils sont tous du genre masculin : c'est ce gâteau de riz à côtes dorées, et ce gigantesque biscuit de Savoie; car vous saurez pour votre règle que je raffole des pâtisseries sucrées. Moi, à une autre. ---Pendant qu'on politique là-bas, voulez-vous, madame, que j'interroge pour vous cette tourte à la frangipane? L'OBÈSE. Très-volontiers : rien ne me va mieux que la pâtisserie. Nous avons un påfissier pour loca- taire ; et entre ma fille et moi, je crois bien que nous absorbons le prix de la location, et peut-être au-delà. Moi, après avoir regardé la jeune personne. — Ce J'égime vous profite à merveille; mademoiselle votre fille est une très belle personne, armée de toutes pièces. L'OBÈSE. Eh bien, croiriez-vous que ses compagnes lui disent quelquefois qu'elle est trop grasse ? Moi. - C'est peut-être par envie.... L'OBÈSE. — Cela pourrait bien être. Au surplus, je la marie, et le premier enfant arrangera tout cela. C'est par des discours semblables que j'éclaircissais une théorie dont j'avais pris les éléments hors de l'es- pèce humaine ; savoir, que la corpulence graisseuse a toujours pour principale cause une diète trop chargée d'éléments féculents et farineux, et que je m'assurais que le même régime est toujours suivi dụ même effet. Effectivement, les animaux carnivores ne s'engrais- sent jamais (voyez les loups, les chacals, les oiseaux de proie, le corbeau, etc.). Les herbivores s'engraissent peu, du moins tant que l'âge ne les a pas réduits au repos; et au contraire ils DE L'OBÉSITÉ. 221 s'engraissent vite et en tout temps, aussitôt qu'on leur a fait manger des pommes de terre, des grains et des farines de toute espèce. L'obésité ne se trouve jamais ni chez les sauvages, ni dans les classes de la société où on travaille pour inanger et où on ne mange que pour vivre. CAUSES DE L'OBÉSITÉ. 100. — D'après les observations qui précèdent, et dont chacun peut vérifier l'exactitude, il est facile d'as- signer les principales causes de l'obésité. La première est la disposition naturelle de l'indi- vidu. Presque tous les hommes naissent avec certai- nes prédispositions dont leur physionomie porte l'em- preinte. Sur cent personnes qui meurent de la poitrine, quatre-vingt-dix ont les cheveux bruns, le visage long et le nez pointu. Sur cent obèses, quatre-vingt-dix ont le visage court, les yeux ronds et le nez obtus. Il est donc vrai qu'il existe des personnes prédesti- nées en quelque sorté pour l'obésité, et dont , toutes choses égales, les puissances digestives élaborent une plus grande quantité de graisse. Cette vérité physique, dont je suis profondément convaincu, influe d'une manière fâcheuse sur ma ma- nière de voir en certaines occasions. Quand on rencontre dans la société une petite de- moiselle bien vive, bien rosée, au nez fripon, aux formes arrondies, aux mains rondelettes, aux pieds courts et grassouillets, tout le monde est ravi et la trouve charmante ; tandis que, instruit par l'expé- rience, je jette sur elle des regards postérieurs de dix ans, je vois les ravages que l'obésité aura faits sur ces charmes si frais, et je gémis sur des maux qui n'exis- tent pas encore. Cette compassion anticipée est un sen- timent pénible, et fournit une preuve entre mille au- tres, que l'homme serait plus malheureux s'il pouvait prévoir l'avenir. 19. 2.22 MÉDITATION XXI. La seconde des principales causes de l'obésité est dans les farines et fécules dont l'homme fait la base de sa nourriture journalière. Nous l'avons déjà dit, tous les animaux qui vivent de farineux s'engraissent de gré ou de force; l'homme suit la loi commune. La fécule produit plus vite et plus sûrement son ef- fet quand elle est upie au sucre : le sucre et la graisse contiennent l'hydrogène; principe qui leur est com- mun; l'un et l'autre sont inflammables. Avec cet amal. game, elle est d'autant plus active qu'elle flatte plus le goût et qu'on ne mange guère les entremets sucrés que quand l'appétit naturel est déjà satisfait, et qu'il ne reste plus ators que cet autre appétit de luxe qu'on est : obligé de solliciter par tout ce que l'art a de plus raf- finé et le changement de plus tentatif. La fécule n'est pas moins incrassante quand elle est charroyée par les boissons, comme dans la bière et autres de la même espèce. Les peuples qui en boivent habituellement sont aussi ceux où on trouve les ven- tres les plus merveilleux, et quelques familles parisien- nes qui, en 1817, burent de la bière par économie, parce que le vin était fort cher, en ont été récompensées par un embonpoint dont elles ne savent plus que faire. SUITE. 101. Une double cause d'obésité résulte de la prolongation du sommeil et du défaut d'exercice. Le corps humain répare beaucoup pendant le som- meil; et dans le même temps il perd peu, puisquel'action musculeuse est suspendue. Il faudrait donc que le su- perflu acquis fût évaporé par l'exercice ; mais, par cela même qu'on dort beaucoup, on limite d'autant le temps où l'on pourrait agir. Par une autre conséquence, les grands dormeurs se vefusent à tout ce qui leur présente jusqu'à l'ombre d'une fatigue; l'excédant de l'assimilation est donc emporté par le torrent de la circulation ; il s'y' charge, DE L'OBÉSITÉ. 223 par une opération dont la nature s'est réservée le se- cret, de quelques centièmes additionnels d'hydrogène, et la graisse se trouve formée, pour être déposée par le mème mouvement dans les capsules du tissu cellulare. SUITE. 102. Une dernière cause d'obésité consiste dans l'excès du manger et du boire. On a eu raison de dire qu'un des priviléges de l'es- pèce humaine est de manger sans avoir faiın et de boire sons avoir soif ; et, en effet, il ne peut appartenir aux bètes; car il naît de la réflexion sur le plaisir de la ta- ble et du désir d'en prolonger la durée. On a trouvé ce double penchant partout où l'on a trouvé des hommes ; et on sait que les sauvages man- gent avec excès et s'enivrent jusqu'à l'abrutissement toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion. Quant à nous, citoyens des deux mondes, qui croyous être à l'apogée de la civilisation , il est certain que nous mangeons trop. Je ne dis pas cela pour le petit nombre de ceux qui, serrés par l'avarice ou l'impuissance, vivent seuls et à l'écart : les premiers, réjouis de sentir qu'ils amassent; les autres, géroissant de ne pouvoir mieux faire; mais je le dis avec affirmation pour tous ceux qui, circu- lant autour de nous, sont tour à tour amphitryons ou convives, offrent avec politesse ou acceptent avec com- plaisance; qui, n'ayant déjà plus de besoin, mangent d'un mets parce qu'il est attrayant, et boivent d'un vin parce qu'il est étranger'; je le dis , soit qu'ils siégent chaque jour dans un salon, soit qu'ils fètent seulement le dimanche et quelquefois le lundi; dans chaque ma- jorité impiense, tous mangent et boivent trop, et des poids énormes en comestibles sont chaque jour absorbés sans besoin. Cette cause, presque toujours présente, agit différem- ment suivant la constitution des individus; el pour 224 MEDITATION XXI. ceux qui ont l'estomac mauvais, elle a pour effet non l'obésité, mais l'indigestion. ANECDOTE. . 103. Nous en avons eu sous les yeux un exemple que la moitié de Paris a pu connaître. M.. Lang ayait une des maisons les plus brillantes de cette ville ; sa table surtout était excellente, mais son estomac était aussi mauvais que sa gourmandise était grande. Il faisait parfaitement les honneurs, et man- geait surtout avec un courage digne d'un meilleur sort. Tout se passait bien jusqu'au café inclusivement; mais bientôt l'estomac se refusait au travail qu'on lui avait imposé, les douleurs commençaient, et le malheu- reux gastronome était obligé de se jeter sur un canapé, où il restait jusqu'au lendemain à expier dans de lon- gues angoisses le court plaisir qu'il avait goûté. Ce qu'il y a de très-remarquable, c'est qu'il ne s'est jamais corrigé; tant qu'il a vécu, il s'est soumis à cette étrange alternative, et les souffrances de la veille n'ont jamais influé sur le repas du lendemain. Chez les individus qui ont l'estomac actif, l'excès de nutrition agit comme dans l'article précédent. Tout est digéré, et ce qui n'est pas nécessaire pour la réparation du corps se fixe et se tourne en graisse. Chez les autres, il y a indigestion perpétuelle : les aliments défilent sans faire profit, et ceux qui n'en con- naissent pas la cause s'étonnent que tant de bonnes cho- ses ne produisent pas un meilleur résultat, On doit bien s'apercevoir que je n'épuise point minu- tieusement la matière; car il est une foule de causes se- condaires qui naissent de nos habitudes , de l'état em- brassé, de nos manies, de nos plaisirs, qui secondent et activent celles que je viens d'indiquer. Je lègue tout cela au successeur que j'ai planté en commençant ce chapitre, et me contente de preliber, ce qui est le droit du premier venu en toute matière, DE L'OBÉSITÉ. 225 Il y a longtemps que l'intempérance a fixé les re- gards des observateurs. Les philosophes ont vanté la tempérance; les princes ont fait des lois somptuaires, la religion a moralisé la gourmandise; hélas ! on n'en a pas mangé une bouchée de moins, et l'art de trop man- ger devient chaque jour plus florissant. Je serai peut-être plus heureux en prenant une route nouvelle, j'exposerai les inconvénients physiques de l'obésité; le soin de soi-même (self-préservation sera peut être plus influent que la morale, plus persuasif que les sermons, plus puissant que les lois, et je crois le beau sexe tout disposé à ouvrir les yeux à la lumière. INCONVÉNIEŅTS DE L'OBÉSITÉ. 104. - L'obésité a une influence fâcheuse sur les deux sexes en ce qu'elle nuit à la force et à la beauté. Elle nuit à la force, parce qu'en augmentant le poids de la masse à mouvoir, elle n'augmente pas la puis- sånce motrice; elle y nuit encore en gênant la respira- tion, ce qui rend impossible tout travail qui exige un, emploi prolongé de la force musculaire. L'obésité nuit à la beauté en détruisant l'harmonie de proportion primitivement établie ; parce que toutes les parties ne grossissent pas d'une manière égale. Elle y nuit encore en remplissant des cavités que la nature avait destinées à faire ombre : aussi, rien n'est si commun que de rencontrer des physionomies jadis très-piquantes et que l'obésité a rendues à peu près insignifiantes. Le chet du dernier gouvernement n'avait pas échap- pé à cette loi. Il avait fort engraissé dans ses dernières campagnes ; de pâle, il était devenu blafard, et ses yeux avaient perdu une partie de leur fierté. L'obésité entraîne avec elle le dégoût pour la danse, la promenade, l'équitation, ou l'inaptitude pour toutes les occupations ou amusements qui exigent un peu d'a- gilité ou d'adresse. 226 MÉDITATION XXI. Elle prédispose aussi à diverses maladies, telles que l'apoplexie, l'hydropisie, les ulcères aux jambes, et rend toutes les autres affections plus difficiles à guérir. PXEMPLES D'OBÉSITÉ. 105. - Parmi les héros corpulents, je n'ai gardé le souvenir que de Marius et de Jean Sobieski. Marius, qui était de petite taille, était devenu aussi large que long, et c'est peut-être cette énormité qui effraya le Cimbre chargé de le tuer. Quant au roi de Pologne, sou obésité pensa lui être funeste, car, étant tombé dans un gros de cavalerie turque devant lequel il fut obligé de fuir, la respiration lui manqua bientôt, et il aurait été infailliblement mas- sacré, si quelques-uns de ses aides de camp ne l'avaient soutenu presque évanoui sur son cheval, tandis que d'autres se sacrifiaient généreusement pour arrêter l'ennemi. Si je ne me trompe, le duc de Vendôme, ce digne fils du grand Henri , était aussi d'une corpulence re- marquable. Il mourut dans une auberge, abandonné de tout le monde, et conserva assez de connaissance pour voir le dernier de ses gens arracher le coussin sur lequel il reposait au moment de rendre le dernier soupir. Les recueils sont pleins d'exemples d'obésité mon- strueuse ; je les y laisse pour parler en peu de mots de ceux que j'ai moi-même recueillis: M. Rameau, mon condisciple, maire de la Chaleur, en Bourgogne, n'avait que cinq pieds deux pouces, et pesait cinq cents. M. le duc de Luynes, à coté duquel j'ai souvent siégé, était devenu énorme; la graisse avait désorga- nisé sa belle figure, et il passa les dernières années de sa vie dans une somnolence presque habituelle. · Mais ce que j'ai vu de plus extraordinaire en ce genre était un habitant de New-Yorck, que bien des DE L'OBÉSITÉ. 227 Français encore existants à Paris peuvent avoir vú dans la rue de Broadway, assis sur un énorme fauteuil dont les jambes auraient pu porter une église. Édouard avait au moins cinq pieds dix pouces, me- sure de France, et comme la graisse l'avait gonflé en tous sens, il avait au moins huit pieds de circonférence. Ses doigts étaient comme ceux de cet empereur romain à qui les colliers, de sa femme servaient d'anneaux; ses bras et ses cuisses étaient tubulés , de la grosseur d'un homme de moyenne stature, et il avait les pieds · comme un éléphant, couverts par l'augmentation de ses jambes; le poids de la graisse avait entraîné et fait bâiller la paupière inférieure; mais ce qui le ren- dait hideux à voir, c'était trois mentons en sphéroïdes qui lui pendaient sur la poitrine dans la longueur de plus d'un pied , de sorte que sa figure paraissait être le chapiteau d'une colonne torse. Dans cet état , Edouard passait sa vie assis près de la fenêtre d'une salle basse qui donnait sur la rue, et buvant de temps en temps un verre d’ale , dont un pitcher de grande capacité était toujours auprès de lui. Une figure aussi extraordinaire ne pouvait pas man- quer d'arrêter les passants; mais il ne fallait pas qu'ils y missent trop de temps, Édouard ne tardait pas à les mettre en fuite, en leur disant d'une voix sépulcrale : What have you to stare like wild cats ..... Go your way you , lazy body... Be gone you good fort not- hing dogs... » (Qu'avez-vous à regarder d'un air effaré, comme des chats sauvages ?... Passez votre chemin, paresseux... Allez-vous-en , chiens de vau- riens !) et autres douceurs pareilles. L'ayant souvent salué par son nom, j'ai quelquefois causé avec lui ; il assurait qu'il ne s'ennuyait point, qu'il n'était point malheureux, et que si la mort ne venait point le déranger, il attendrait volontiers ainsi la fin du monde. > ) 228 MÉDITATION XXII. De ce qui précède il résulte que si l'obésité n'est pas une maladie, c'est au moins une indisposition fâ- cheuse , dans laquelle nous tombons presque toujours par notre faute. I! en résulte encore que tous doivent désirer de s'en préserver quand ils n'y sont pas parvenus , ou d'en sortir quand ils y sont arrivés ; et c'est en leur faveur que nous allons examiner quelles sont les ressources que nous présente la science aidée de l'observation. MÉDITATION XXII. TRAITEMENT PRÉSERVATIF OU CURATIF DE L'OBÉSITÉ". 106. Je commence par un fait qui prouve qu'il faut du courage, soit pour se préserver , soit pour se guérir de l'obésité. M. Louis Greffulhe, que sa majesté honora plus tard du titre de comte, vint me voir un matin , et me dit qu'il avait appris que je m'étais occupé de l'obésité; qu'il en était fortement menacé, et qu'il venait me de- mander des conseils. « Monsieur, lui dis-je, n'étant pas docteur à diplôme, je suis maître de vous refuser; cependant je suis à » vos ordres, mais à une condition : c'est que vous » donnerez votre parole d'honneur de suivre, pendant » un mois, avec une exactitude rigoureuse, la règle de » conduite que je vous donnerai. » Il y a environ vingt ans que j'avais entrepris un traité ex professo sur l'obésité. Mes lecteurs doivent surtout en regretter la préface : elle axait la forme dramatique, et j'y prouvais à un médecin que la fièvre est bien moins dangereuse qu'un procés; car ce dernier, après avoir fait courir , attendre, mevtir , pester le plaideur, après l'avoir in finiinent privé de repos , de joie et d'argent, finissait encore par le rendre malade et le faire mourir de malmort : vérité tout aussi bounc à propager qu'au- ctane autre. TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 229 » M. Greffulhe fit la promesse exigée, en me prenant la main , et dès le lendemain je lui délivrai mon fetva, dont le premier, article était de se peser au commence- ment et à la fin du traitement, à l'effet d'avoir une base mathématique pour en vérifier le résultat. A un mois de là, M. Greffulbe revint me voir, et me parla à peu près en ces termes : Monsieur, dit-il, j'ai suivi votre prescription comme » si ma vie en avait dépendu , et j'ai vérifié que dans » le mois, le poids de mon corps a diminué de trois li- » vres, même un peu plus. Mais, pour parvenir à ce résultat, j'ai été obligé de faire à tous mes goûts, à » toutes mes habitudes, une telle violence, en un mot, j'ai tapt souffert, qu'en vous faisant tous mes remer-, v ciments de vos bons conseils, je renonce au bien qui » peut m'en provenir, et m'abandonne pour l'avenir à » ce que la Providence en ordonnera. » Après cette résolution, que je n'entendis pas sans peine , l'événement fut ce qu'il devait être ; M. Gref- fulhe deyint de plus en plus corpulent, fut sujet aux inconvénients de l'extrême obésité, et, à peine âgé de quarante ans, mourut des suites d'une maladie suffo- catoire à laquelle il était devenu sujet. GÉNÉRALITÉS. 107. Toute cure de l'obésité doit commencer par ces trois préceptes de théorie absolue : discrétion dans le manger, modération dans le sommeil,. exercice à pied ou à cheval. Ce sont les premières ressources que nous présente la science : cependant j'y compte peu, parce que je connais les bommes et les choses , et que toute pre- scription qui n'est pas exécutée à la lettre ne peut pas produire d'effet. Or, 1° il faut beaucoup de caractère pour sortir de table avec appétit; tant que ce besoin dure, un mor- ceau appelle l'autre avec un attrait irrésistible; et en 20 230 MEDITATION XXII. 1 général on mange tant qu'on a faim, en dépit des docteurs, et même à l'exemple des docteurs. 20 Proposer à des obèses de se lever matin, c'est leur percer le cæur : ils vous diront que leur santé s'y op- pose; que quand ils se sont levés matin, ils ne sont bons à rien toute la journée ; les femmes se plaindront d'a- voir les yeux battus ; tous consentiront à veiller tard , mais ils se réserveront de dormir la grasse matinée; et voilà une ressource qui échappe. 30 Monter à cheval est un remède cher, qui ne con- vient ni à toutes les fortunes ni à toutes les positions. Proposez à une jolie obèse de monter à cheval, elle y consentira avec joie, mais à trois conditions : la première , qu'elle aura à la fois un beau cheval, vif et doux; la seconde, qu'elle aura un habit d'amazone frais et coupé dans le dernier goût; la troisième, qu'elle aura un écuyer d'accompagnement complaisant et beau garçon. Il est assez rare que tout cela se trou- ve, et on n'équite pas. L'exercice à pied donne lieu à bien d'autres objec- tions : il est fatigant à mourir, on transpire et on s'ex- pose à une fausse pleurésie; la poussière abime les bas, les pierres percent les petits souliers , et il n'y a pas moyen de persister. Enfin si , pendant ces diverses tentatives, il survient le plus léger accès de migraine, si un bouton gros comme la tête d'une épingle perce la peau, on le met sur le compte du régime, on l'a- bandonne, et le docteur enrage. Ainsi, restant convenu que toute personne qui dé- sire voir diminuer son embonpoint doit manger mo- dérément, peu dormir, et faire autant d'exercice qu'il lui est possible, il faut cependant chercher une autre voie pour arriver au but. Or, il est une méthode in- faillible pour empêcher la corpulence de devenir exces- sive, ou pour la diminuer, quand elle en est venue à ce point. Cette méthode, qui est fondée sur tout ce que la physique et la chimie ont de plus certain, consiste TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 231 dans un régime diététique approprié à l'effet qu'on veut obtenir. De toutes les puissances médicales, le régime est la première , parce qu'il agit sans cesse, le jour, la nuit, pendant la veille, pendant le sommeil ; que l'effet s'en rafraichit à chaque repas, et qu'il finit par subjuguer toutes les parties de Pindividu. Or, le régime antiobé- sique est indiqué par la cause la plus commune et la plus active de l'obésité, et puisqu'il est démontré que ce n'est qu'à force de farines et de fécules que les con- gestions graisseuses se forment, tant chez l'homme que chez les animaux; puisque, à l'égard de ces der. niers , cet effet se produit chaque jour sous nos yeux, et donne lieu au commerce des animaux engraissés , on peut en déduire, comme conséquence exacte, qu'une abstinence plus ou moins rigide de tout ce qui est fari- neux ou féculent conduit à la diminution de l'embon- point: >> ») « 0 mon Dieu! allez-vous tous vous écrier, lecteurs » et lectrices, ò mon Dieu ! mais voyez donc comme le professeur est barbare! voilà que d'un seul mot il proscrit tout ce que nous aimons, ces pains si blancs de Limet , ces biscuits d’Achard, ces galettes de...... » et' tant de bonnes choses qui se font avec des fa- ».riues et du beurre, avec des farines et du sucre, avec » des farines, du sucre et des aufs ! Il ne fait grâce ni » aux pommes de terre; ni aux macaronis ! Aurait-on »* dû s'attendre à cela d’un amateur qui paraissait si » bon ? Qu'est-ce que j'entends là ? ai-je répondu en pre- » nant ma physionomie sévère, que je ne mets qu'une » fois l'an; eh bien! mangez, engraissez ; devenez laids, pesants, asthmatiques, et mourez de gras-fondu; je » suis là pour en prendre note, et vous figurerez dans ma seconde édition... Mais que vois-je ? une seule phrase vous a vaincus; vous avez peur, et vous priez » pour suspendre la foudre... Rassurez-vous ; je vais > 232 MÉDITATION XXII. >> > tracer votre régime, et vous prouver que quel- » ques délices vous attendent encore sur eette terre où » l'on vit pour manger. » Vous aimez le pain : eh bien , vous mangerez du pain de seigle : l'estimable Cadet de Vaux en a de- » puis longtemps préconisé les vertus; il est moins » nourrissant, et surtout il est moins agréable : ce qui » rend le précepte plus facile à remplir. Car pour être » sûr de soi , il faut surtout fuir la tentation. Retenez w bien ceci, c'est de la morale. » Vous aimez le potage, ayez-le à la juliende, aux légumes verts, aux choux, aux racines; je vous in- > terdis pain, pâtes et purées. Au premier service, tout est à votre usage, à peu d'exceptions près : comme le riz aux volailles et la » croûte des pâtés chauds. Travaillez, mais soyez cir- conspects, pour ne pas satisfaire plus tard un besoin » qui n'existera plus. Le second service va paraître, et vous aurez besoin de philosophie. Fuyez les farineux, sous quelque » forme qu'ils se présentent; ne vous reste-t-il pas le rôti , la salade, les légumes herbacés ? et puisqu'il faut >> vous passer quelques sucreries, préférez la crème au » chocolat et les gelées au puuch, à l'orange et autres » pareilles. » Voilà le dessert. Nouveau danger: mais si jusque là vous vous êtes bien conduit, votre sagesse ira toujours croissant. Défiez-vous des bouts de table · (ce sont toujours des brioches plus ou moins pa- rées ) ; ne regardez ni aux biscuits ni aux macarons; » il vous reste des fruits de toute espèce, des confi- tures , et bien des choses que vous saurez choisir si vous adoptez mes principes. » Après diner, je vous ordonne le café, vous per- » mets la liqueur, et vous conseille le thé et le punch » dans l'occasion. » Au déjeuner, le pain de seigle de rigueur, le cho- > TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 233 » colat plutôt que le café. Cependant je permets le café » au lait un peu fort; point d'œufs, tout le reste à vo- » Jonté. Mais on ne saurait déjeuner de trop bonne » heure. Quand on déjeune tard, le diner vient avant » que la digestion soit faite; on n'en mange pas v moins; et cette mangerie sans appétit est une cause de » l'obésité très-active , parce qu'elle a lieu souvent. » SUITE DU RÉGIME. 108. Jusqu'ici je vous ai tracé, en père tendre et un peu complaisant, les limites d'un régime qui re- pousse l'obésité qui vous menace : ajoutons-y encore quelques préceptes contre celle qui vous a atteints. Buvez, chaque été, trente bouteilles d'eau de Seltz, un très-grand verre le matin , deux avant le déjeuner, et autant en vous couchant. Ayez à l'ordinaire des vins blancs, légers et acidules, comme ceux d'Anjou. Fuyez la bière comme la peste , demandez souvent des radis , des artichauts à la poivrade, des asperges, du céleri, des cardons. Parmi les viandes, préférez le veau et la volaille ; du pain , ne mangez que la croûte ; dans le cas douteux, laissez-vous guider par un docteur qui adopte mes principes; et quel que soit le moment où vous aurez commencé à les suivre, vous serez avant peu frais, jolis , lestes, bien portants et propres à tout. · Après vous avoir ainsi placés sur votre terrain, je dois aussi vous en montrer les écueils, de peur que, emportés par un zèle obésifuge, vous n'outrepassiez Je but, L'écueil que je veux signaler est l'usage habituel des acides que des ignorants conseillent quelquefois, et dont l'expérience a toujours démontré les mauvais effets, DANGERS DES ACIDES. 109. Il circule parmi les femmes une doctrine fu- neste, et qui fait périr chaque année bien des jeunes : 20. 234 MÉDITATION XXII. personnes, savoir : que les acides, el surtout le vinai- gre, sont des préservatifs contre l'obésité. Sans doute l'usage continu des acides fait maigrir, mais c'est en détruisant la fraîcheur, la santé et la vie; et quoique la limonade soit le plus doux d'entre eux, il est peu d'estomacs qui y résistent longtemps. La vérité que je viens d'énoncer ne saurait être ren- due trop publique ; il est peu de mes lecteurs qui ne pussent me fournir quelque observation pour l'appuyer, et dans le nombre je préfère la suivante qui m'est en quelque sorte personnelle. En 1776, j'habitais Dijon ; j'y faisais un cours de droit en la faculté ; un cours de chimie sous M, Guyton de Morveau, pour lors avocat général, et un cours de médecine domestique sous M. Maret , secrétaire per- pétuel de l'Académie, et père de M. le duc de Bassano. J'avais une sympathie d'amitié pour une des plus jolies personnes dont ma mémoire ait conservé le sou- venir. Je dis sympathie d'amitié, ce qui est rigoureu- sement vrai et en même temps bien surprenant, car j'étais alors grandement en fonds pour des affinités bien autrement exigeantes. Cette amitié, qu'il faut prendre pour ce qu'elle a été et non pour ce qu'elle aurait pu devenir, avait pour caractère une familiarité qui était devenue, dès le pre- mier jour, une confiance qui nous paraissait toute na- turelle, et des chuchotements à ne plus finir, dont la maman ne s’alarmait point, parce qu'ils avaient un caractère d'innocence digne des premiers âges. Louise était donc très-jolie, et avait surtout, dans une juste proportion, cet embonpoint classique qui fait le charme des yeux et la gloire des arts d'imitation. Quoique je ne fusse que son ami, j'étais bien loin d'être aveugle sur les attraits qu'elle laissait voir ou soupçonner, et peut-être ajoutaient-ils, sans que je pusse m'en douter, au chaste sentiment qui m'attachait à elle. Quoi qu'il en soit, un soir que j'avais considéré TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 235 >> Louise avec plus d'attention qu'à l'ordinaire : « Chère » amie, lui dis-je , vous êtes malade ; il me semble que » vous avez maigri. - Oh! non, me répondit-elle aven » un sourire qui avait quelque chose de mélancolique, je me porte bien ; et si j'ai un peu maigri, je puis, » sous ce rapport, perdre un peu sans m’appauvrir. - Perdre, lui répliquai-je avec feu ; vous n'avez besoin » ni de perdre ni d'acquérir : restez comme vous êtes, » charmante à croquer ;) et autres phrases pareilles qu'un ami de vingt ans a toujours à commandement. Depuis cette conversation, j'observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d'inquiétude, et bientôt je vis son teint pålir, ses joues se creuser, ses appas se flé- trir.... Oh!: comme la beauté est une chose fragile et fugitive! Enfin, je la joignis au bal où elle allait encore comme à l'ordinaire ; j'obtins d'elle qu'elle se repose- rait pendant deux contredanses ; et mettant ce temps à profit, j'en reçus l'aveu que fatiguée des plaisanteries de quelques-unes de ses amies qui lui annonçaient qu'avant deux ans elle serait aussi grosse que saint Christophe, et aidée par les conseils de quelques autres, elle avait cherché à maigrir, et, dans cette vue, avait bu pendant un mois un verre de vinaigre chaque ma- tin; elle ajouta que jusqu'alors elle n'avait fait à per- sonne confidence de cet. essai. frémis à cette confession : je •sentis toute l'éten -- due du danger, et j'en fis part dès le lendemain à la ñère de Louise, qui ne fut pas moins alarmée que moi; car elle adorait sa fille. On ne perdit pas de temps ; on s'assembla, on consulta, ou médicamenta. Peines inu- tiles! les sources de la vie étaient irrémédiablement attaquées; et au moment où on commençait à soup- çonner le danger, il ne restait déjà plus d'espérance. Ainsi, pour avoir suivi d'imprudents conseils, l'ai- mable Louise, réduite à l'état affreux qui accompagne le marasme, s'endormit pour toujours, qu'elle avait å peine dix-huit ans. 236 MÉDITATION XXII. Elle s'éteignit en jetant des regards douloureux vers un avenir qui ne devait pas exister pour elle; et l'i- dée d'avoir, quoique involontairement, attenté à sa vie, rendit sa fin plus douloureuse et plus prompte. C'est la première personne que j'aie vue mourir; car elle rendit le dernier soupir dans mes bras, au moment où, suivant son désir , je la soulevais pour lui faire voir le jour. Huit heures environ après sa mort, sa mère désolée me pria de l'accompagner dans une der- . nière visite qu'elle voulait faire à ce qui restait de sa fille ; et nous observâmes avec surprise que l'ensemble de sa physionomie avait pris quelque chose de radieux et d'extatique qui n'y paraissait point auparavant. Je m'en étonnại : la maman en tira un augure consola- teur. Mais ce cas n'est pas rare. Lavater en fait men- tion dans son Traité de la physionomie. CEINTURE ANTIOÉ SIQUE. 110. - Tout régime antiobésique doit être accom- pagné d'une précaution que j'avais oubliée, et par la- quelle j'aurais dû commencer : elle consiste à porter jour et nuit une ceinture qui contienne le ventre, en le serrant modérément. Pour en bien sentir la nécessité, il faut considérer que la colonne vertébrale, qui forme une des parois de la caisse intestinale, est ferme et inflexible : d'où il suit que tout l'excédant de poids que les intestins acquiè- rent, au moment où l'obésité les fait dévier de la ligne verticale, s'appuie sur les diverses enveloppes qui composent la peau du ventre, et celles-ci, pouvant se distendre presque indéfiniment', pourraient bien n'a- voir pas assez de ressort pour se retraire quand cet effort diminue, si on ne leur donnait aide mécanique qui, ayant son point d'appui sur la colonne dorsale elle- pas un Mirabeau disait d'un homme escessiseneni gros, que Dieu ne l'avait crém que pour montrer jusqu'à quel point la peau humaine pouvait s'étendre sans rompre, TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 237 même, devint son, antagoniste et rétablit l'équilibre. Ainsi, cette ceinture produit le double effet d'empê- cher le ventre de céder ultérieurement au poids actuel des intestins, et de lui donner la force nécessaire pour se rétrécir quand ce poids diminue. On ne doit jamais la quitter ; autrement le bien produit pendant le jour serait détruit par l'abandon de la puit; mais elle est peu gênante, et on s'y accoutume bien vite. La ceinture, qui sert aussi de moniteur pour indi- quer qu'on est suffisamment repu, doit être faite avec quelque soin, sa pression doit être à la fois modérée et toujours la même, c'est-à-dire qu'elle doit être faite de manière à se resserrer à mesure que l'embonpoint di- minue. On n'est point condamné à la porter toute la vie; on peut la quitter saps inconvénient quand on est re- venu au point désiré, et qu'on y a demeuré station- naire pendant quelques semaines. Bien entendu qu'on observera une diète convenable. Il y a au moins six ans que je n'en porte plus. DU QUINQUINA. 111. Il existe une substance que je crois active- ment antiobésique; plusieurs observations m'ont con- duit à le croire; cependant, je permets encore de dou- ter, et j'appelle les docteurs à expérimenter. Cette substance doit être le quinquina. Dix ou douze personnes de ma connaissance ont eu de longues fièvres intermittentes; quelques-unes se sont guéries' par des remèdes de bonne femme, des pou- dres, etc. ; d'autres par l'usage continu du quinquina, qui ne manque jamais son effet. Tous les individus de la première catégorie, qui étaient obèses, ont repris leur ancienne corpulence; tous ceux de la seconde sont restés dégagés du superflu de leur embonpoint : ce qui me donne le droit de penser que c'est le quinquina qui a produit ce dernier 238 MÉDITATION XXII. effet, car il n'y a eu de différence entre eux que le mode de guérison. La théorie rationnelle ne s'oppose point à cette con- séquence; car, d'une part, le quinquina, élevant toutes les puissances vitales, peut bien donner à la circulation une activité qui trouble et dissipe les gaz destinés à devenir de la graisse; et, d'autre part, il est prouvé qu'il y a dans le quinquina une partie de tannin qui peut fermer les capsules destinées, dans les cas ordi- naires, à recevoir des congestions graisseuses. Il est même probable que ces deux effets concourent et se renforcent l'un l'autre. C'est d'après ces données, dont chacun peut appré- cier la justesse, que je crois pouvoir conseiller l'usage du quinquina à tous ceux qui désirent se débarrasser d'un embonpoint devenu incommode.. Ainsi, dum- modò annuerint in omni medicationis genere doctis- simi Facultatis professores, je pense qu'après le pre- mier mois d'un régime approprié, celui ou celle qui désire se dégraisser fera bien de prendre pendant un mois, de deux jours l'un, à sept heures du matin, deux heures avant le déjeuner; un verre de vin blanc sec, dans lequel on aura délayé environ une cuillerée à café de bon quinquina rouge, et qu'on en éprouvera de bons effets. Tels sont les moyens que je propose pour com- battre une incommodité aussi fâcheuse que commune. Je les ai accommodés à la faiblesse humaine, modifiée par l'état de société dans lequel nous vivons... Je me suis pour cela appuyé sur cette vérité expé- rimentale que, plus un régime est rigoureux, moins il produit d'effet, parce qu'on le suit mal ou qu'on ne le suit pas du tout. Les grands efforts sont rares; et si on veut être sui- vi , il ne faut proposer aux hommes que ce qui leur est facile, et même', quand on le peut, ce qui leur est agréable. DE LA MAIGREUR. 239 MÉDITATION XXIII. DE LA MAIGREUR. DÉFINITION. 12. La maigreur est l'état d'un individu dont la chair musculaire, n'étant pas renflée par la graisse, laisse apercevoir les formes et les angles de la char- pente osseuse, . ESPÈCES. Il y a deux sortes de maigreur : la première est celle qui, étant le résultat de la disposition primitive du corps, est accompagnée de la santé et de l'exercice complet de toutes les fonctions organiques; la seconde est celle qui, ayant pour cause la faiblesse de certains organes ou l'action défectueuse de quelques autres, donne à celui qui en est 'atteint une apparence misé- rable et chétive. J'ai connu une jeune femme de taille moyenne qui ne pesait que soixante-cinq livres. EFFETS DE LA MAIGREUR. 113. — .La maigreur n'est pas un grand désavan- tage pour les hommes; ils n'en ont pas moins de vi-, gueur, et sont beaucoup plus dispos. Le père de la jeune dame dont je viens de faire mention, quoique tout aussi maigre qu'elle, était assez fort pour prendre avec les dents une chaise pesante, et la jeter derrière lui, en la faisant passer par-dessus sa tête. Mais elle est un malheur effroyable pour les fem- mes ; car pour elles la beauté est plus que la vie, et la beauté consiste surtout dans la rondeur des formes et la courbure gracieuse des lignes. La toilette la plus 240 MÉDITATION XXIII. recherchée, la couturière la plus sublime, ne peuvent masquer certaines absences, ni dissimuler certains an-, gles; et on dit assez communément que, à chaque épingle qu'elle ôte, une femme maigre, quelque belle qu'elle paraisse, perd quelque chose de sés charmes. Avec les chétives il n'y a point de remède, ou plu- tôt il faut que la Faculté s'en mêle, et le régime peut être si long que la guérison arrivera bien tard. Mais pour les femmes qui sont nées maigres et qui ont l'estomac bon, nous ne voyons pas qu'elles puis- sent être plus difficiles à engraisser que les poulardes; et s'il faut y mettre un peu plus de temps, c'est que les femmes ont l'estomac comparativement plus petit, et ne peuvent pas être soumises à un régime rigou- reux et ponctuellement exécuté comme ces animaux dévoués. Cette comparaison est la plus douce que j'aie pu trouver; il m'en fallait une, et les dames la pardon- neront, à cause des intentions louables dans lesquelles le chapitre est médité. PRÉDESTINATION NATURELLE. 114. La nature, variée dans ses œuvres, a des moules pour la maigreur comme pour l'obésité. Les personnes destinées à être maigres sont con- struites dans un système allongé. Elles ont les mains et les pieds menus, les jambes grêles, la région du coc- cyx peu étoffée, les côtes apparentes, le nez aquilin, les yeux en amande, la bouche grande, le menton pointu et les cheveux bruns. Tel est le type général : quelques parties du corps peuvent y échapper ; mais cela arrive rarement. On voit quelquefois des personnes maigres qui man- gent beaucoup. Toutes celles que j'ai pu interroger m'ont avoué qu'elles digéraient mal, qu'elles..... et voilà pourquoi elles restent dans le même état. Les chétifs sont de tous les pořils et de toutes les 242 MÉDIÌATION XXIII. dir leurs formes ; et cette tâche ne peut être diffi- cile , après les divers principes que nous avons déjà. établis. Pour résoudre le problème, il faut présenter à l'es- tomac des aliments qui l'occupent sans le fatiguer, et aux puissances assimilatives des matériaux qu'elles puissent tourner en graisse. Essayons de tracer la journée alimentaire d'un syl- phe ou d'une sylphide à qui l'envie aura pris de se matérialiser. Règle générale. On mangera beaucoup de pain frais et fait dans la journée ; on se gardera bien d'en écar- ter la mie. On prendra avant huit heures du matin, et au lit, s'il le faut, un potage au pain ou aux pâtes, pas trop copieux, afin qu'il passe vite, ou, si on veut, une tassi: de bon chocolat. A onze heures, on déjeunera avec des aufs frais, brouillés ou sur le plat, des petits pâtés, des côtelettes, et ce qu'on voudra ; l'essentiel est qu'il y ait des œufs. La tasse de café ne nuira pas. L'heure du diner aura été réglée de manière à ce que le déjeuner ait passé avant qu'on se mette à table; car nous avons coutume de dire que quand l'ingestion d'un repas empiète sur la digestion du précédent, il y a malversation. Après le déjeuner, on fera un peu d'exercice : les hommes, si l'état qu'ils ont embrassé le permet, car le devoir avant tout; les dames iront au bois de Bou- logne, aux Tuileries, chez leur couturière, chez leur marchande de modes, dans les magasins de nouveau- tés, et chez leurs amies , pour causer de ce qu'elles au- ront vu. Nous tenons pour certain qu'une pareille cau- serie est éminemment médicamenteuse, par le grand contentement qui l'accompagne. A diner, potage, viande et poisson à volonté; mais- on y joindra les mets au riz, les macaronis, les pâtis- 244 MÉDITATION XXIV. MÉDITATION XXIV. DU JEUNE. DÉFINITION. 886. Le jeûne est une abstinence volontaire d'a- liments dans un but moral ou religieux. Quoique le jeûne soit contraire à un de nos pen- chants, ou plutôt de nos besoins les plus habituels, il est cependant de la plus haute antiquité. ORIGINE DU JEUNE. Voici comment les auteurs en expliquent l'établisse- ment. Dans les afflictions particulières, disent-ils, un père, une mère, un enfant chéri, venant à mourir dans une famille, toute la maison était en deuil : on le pleurait, on lavait son corps, on l'embaumait, on lui faisait des obsèques conformes à son rang. Dans ces occasions, on ne songeait guère à manger : on jeûnait sans s'en aper- cevoir. De même, dans les désolations publiques, quand on était affligé d'une sécheresse extraordinaire , de pluies excessives, de guerres cruelles, de maladies contagieu- ses, en un mot, de ces fléaux où la force et l'industrie ne peuvent rien, on s'abandonnait aux larmes, on im- putait toutes ces désolations à la colère des dieux; on s'humiliait devant eux, on leur, offrait les mortifica- tions de l'abstinence. Les malheurs cessaient, on se persuada qu'il falait en attribuer la cause aux larmes et au jeûne, et on continua d'y avoir recours dans des coojonctures semblables. DU JEUNE 2/15 Ainsi, les hommes affligés de calamités publiques ou particulières se sont livrés à la tristesse, et ont négligé de prendre de la nourriture; ensuite ils ont regardé cette abstinence volontaire comme un acte de religion. Ils ont cru qu'en macérant.leur corps quand leur åme était désolée, ils pouvalent émouvoir la miséricorde des dieux; et cette idée saisissant tous les peuples, leur a inspiré le deuil, les voeux, les prières, les sacrifices, les mortifications et l'abstinence. Enfin, Jésus-Christ étant venu sur la terre a sancti- fié le jeûne , et toutes les sectes chrétiennes l'ont adop- té avec plus ou moins de mortifications. COMMENT ON JEUNAIT. 117. -Cette pratique du jeûne, je suis forcé de le dire, est singulièrement tombée en désuétude; et, soit pour l'édification des mécréants, soit pour leur conver- sion , je me plais à raconter comment nous faisions vers le milieu du dix-huitième siècle. En temps ordinaire, nous déjeunions avant neuf heures avec du pain , du fromage, des fruits, quel- quefois du pâté et de la viande froide. Entre midi et une heure , nous dinions avec le pota- ge et le pot-au-feu officiels, plus ou moins bien accom- pagnés, suivant les fortunes et les occurrences. Vers quatre heures on goûtait : ce repas était léger, et spécialement destiné aux enfants et à ceux qui se piquaient de suivre les usages des temps passés. Mais il y avait des goûters soupatoires, qui com- mençaient à cinq heures et duraient indéfiniment; ces repas étaient ordinairement fort gais, et les dames s'en accommodaiente merveille; elles s'en donnaient même quelquefois entre elles, d'où les hommes étaient exclus. Je trouve dans mes Mémoires secrets qu'il y avait là force médisances et cancans, Vers huit heures, on soupait avec cntrée, l'ôti, en- 21. 246 MÉDITATION XXIV. . tremets, salade et dessert : on faisait une partie, et l'on allait se coucher. Il y a toujours eu à Paris des soupers d'un ordre plus relevé, et qui commençaient après le spectacle. Ils- se composaient, suivant les circonstances, de jolies femmes, d'actrices à la mode, d'impures élégantes, de grands seigneurs, de financiers, de libertins et de beaux esprits. Là, on contait l'aventure du jour, on chantait la chanson nouvelle; òn parlait politique, littérature, spectacles, et surtout on faisait l'amour. Voyons maintenant ce qu'on faisait les jours de jeûne. On faisait maigre, on ne déjeunait point, et par cela même on avait plus d'appétit qu'à l'ordinaire. L'heure venue, on dînait tant qu'on pouvait; mais le poisson et les légumes passent vite; avant cinq heu- res on mourait de faim; on regardait sa montre, on attendait, et on enrageait tout en faisant son salut. Vers huit heures, on trouvait, non un bon souper, mais la collation', mot venu du mot cloitre, parce que, vers la fin du jour, les moines s'assemblaient pour faire des conférences sur les Pères de l'Eglise, après quoi on leur permettait un verre de vin. A la collation, on ne pouvait servir pi beurre, ni æufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait dong se contenter de salade, de confitures, de fruits; mets, hélas ! bien peu consistants, si on les compare aux appétits qu'on avait en ce temps-là ; mais on prenait patience pour l'amour du ciel, on allait se coucher et tout le long du carême on recommençait. Quant à ceux qui faisaient les petits soupers dont j'ai fait mention, on m'a assuré qu'ils ne jeûnaient pas et n'ont jamais jeûné. Le chef-d'oeuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l'air d'un bon souper. La science était venue à bout de résoudre ce pro- DU JEUNE. 247 blème au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines et de la pâtisserie à l'huile. L'observance exacte du carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu, celui de se décarémer en déjeûnant le jour de Pâques. En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir de la jouissance. Tout cela se rencontrait dans l'acte qui rompait l'abs- tinence; j'ai vu deux de mes grands-oncles, gens sa- ges et braves, se påmer d'aise au moment où , le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes ! nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations. ORIGINE DU RELACHEMENT. 118.-J'ai vu naitre le relâchement; il est venu par nuances insensibles. Les jeunes gens jusqu'à un certain åge n'étaient pas astreints au jeûne; et les femmes enceintes, ou qui croyaient'l'être, en étaient exemptées par leur position, et déjà on servait pour eux du gras et un souper qui tentait violemment les jeûneurs. Ensuite, les gens faits vinrent à s'apercevoir que le jeûne les irritait, leur donnait mal à la tête, les empê- chait de dormir. On mit ensuite sur le compte du jeûne tous les petits accidents qui assiégent l'homme à l'é- poque du printemps, tels que les éruptions vernales , les éblouissements, les saignements du nez, et autres symptômes d'effervescence qui signalent le renouvelle- ment de la nature. De sorte que l'un ne jeûnait pas parce qu'il se croyait malade, l'autre parce qu'il l'a- vait été, et on troisième parce qu'il craignait de le devenir ; d'où il arrivait que le maigre et les colla- tions devenaient tous les jours plus rares. Ce n'est pas tout : quelques hivers furent assez ru- des pour qu'on craignit de manquer de racines; et la puissance ecclésiastique elle-même se relâcha officiel- 248 MÉDITATION Xxiy. lement de sa rigueur, pendant que les maîtres se plai- gnaient du surcroît de dépenses que leur causait le régime du maigre, que quelques-uns disaient que Dieu ne voulait pas qu'on exposåt sa santé, et que les gans de peu de foi ajoutaient qu'on ne prenait pas le para- dis par la famine. Cependant le devoir restait reconnu , et presque toujours' on demandait aux pasteurs des permissions qu'ils refusaient rarement, en ajoutant toutefois la condition de faire quelques aumônes pour remplacer l'abstinence. Enfin la révolution vint, qui, 'remplissant tous les cours de soins, de craintes et d'intérêts d'une autre nature, fit qu'on n'eût ni le temps ni l'occasion de re- courir à des prêtres, dont les uns étaient poursuivis comme ennemis de l'État, ce qui ne les empêchait pas de traiter les autres de schismatiques. A cette cause, qui heureusement ne subsiste plus, il d'en est joint une autre non moins influente. L'heure de nos repas a totalement changé : nous ne mangeons plus ni aussi souvent, ni aux mêmes heures que nos a icêtres, et le jeûne aurait besoin d'une organisation nouvelle. Cela est si vrai, que quoique je ne fréquente que des gens réglés, sages, et même assez croyants, je ne crois pas, en vingt-cinq ans, avoir trouvé, hors de chez moi, dix repas maigres et une seule collation. Bien des gens pourraient se trouver fort embarrassés en' pareil cas; mais je sais que saint Paul l'a prévu , et je reste à l'abri sous sa protection. Au reste, on se tromperait fort, si on croyait que l'intempérance a gagné en ce nouvel ordre de choses. Le nombre des repas a diminué de près de moitié. L'ivrognerie a disparu pour se réfugier, en de certains jours, dans les dernières classes de la société. On ne fait plus d'orgies : un homme crapuleux serait honni, Plus du tiers de Paris ne se permet, le matin, qu'une DE L'ÉPUISEMENT. 249 légère collation; et si quelques-uns se livrent aux dou- ceurs d'une gourmandise délicate et recherchée, je ne vois pas trop comment on pourrait leur en faire le re-. proche, car nous avons vu ailleurs que tout le monde y gagne, et que personne n'y perd. Ne finissons pas ce chapitre sans observer lạ nou- velle direction qu'ont prise les goûts des peuples. Chaque jour des milliers d'hommes passent au spec- tacle ou au café la soirée, que quarante ans plus tôt ils auraient passée au cabaret. Sans doute l'économie ne gagne rien à ce nouvel arrangement, mais il est très-avantageux sous le• rap- port des mœurs. Les meurs s'adoucissent au spectacle; on s'instruit au café par la lecture des journaux; et on échappe certainement aux querelles, aux maladies et à l'abrutissement, qui sont les suites infaillibles de la fréquentation des cabarets. MÉDITATION XXV. DE L'ÉPUISEMENT. 119. On entend par épuisement un état de fai- blesse, de langueur et d'accublement causé par des cir- constances antécédentes, et qui rend plus difficile. l'exercice des fonctions vitales. On peut, en n'y com- prenant pas l'épuisement causé par la privation des aliments, en compter trois espèces. L'epuisement causé par la fatigue musculaire, l'épui- sement causé par les travaux de l'esprit, et l'épuise- ment causé par les excès génésiques. Un remède commun aux trois espèces d'épuisement est la cessation immédiate des actes qui ont amené cet état, sinon maladif, du moins très-voisin dela maladie. 250 MÉDITATION XXV. TRAITEMENT. 120.-Après ce préliminaire indispensable, la gastro- nomie est là, toujours prête à présenter des ressources. A l'homme excédé par l'exercice trop prolongé de ses forces musculaires elle offre un bon potage, du viv généreux, de la viande.faite et le sommeil. Au savant qui s'est laissé entrainer par les charmes de son sujet, un exercice au grand air pour rafraîchir son cerveau, le bain pour détendre ses fibres irritées, la volaille, les légumes herbacés et le repos. Enfin nous apprendrons, par l'observation suivante, ce qu'elle peut faire pour celui qui oublie que la vo- Jupté a ses limites et le plaisir ses dangers. CURE OPÉRÉE PAR LE PROFESSEUR. 121. J'allai un jour faire visite à un de mes meilleurs amis (M. Rubat) ; on me dit qu'il était ma- lade, et effectivement je le trouvai en robe de chambre auprès de son feu, et en attitude d'affaissement. Sa physionomie m'effraya : il avait le visage pâle, Jes yeux brillants et sa lèvre tombait de manière à laisser voir les dents de la mâchoire inférieure, ce qui avait quelque chose de hideux. Je m'enquis avec intérêt de la cause de ce change- ment subit; il hésita, je le pressai, et après quelque re- sistance : « Mon ami, dit-il en rougissant, tu sais que » ma femme est jalouse, et que cette manie m’a fạit » passer bien des mauvais moments. Depuis quelques jours, il lui en a pris une crise effroyable, et c'est » en voulant lui prouver qu'elle n'a rien perdu de mon » affection et qu'il ne se fait à son préjudice aucune » 'dérivation du tribut conjugal, que je me suis mis en » cet état. Tu as donc oublié, lui dis-je, et que tu as quarante-cinq ans, et que la jalousie est un mal sans remède? Ne sais-tu pas furens quid femina possit? » - )) >) : DE L'ÉPUISEMENT. 251 > D Je tins encore quelques autres propos peu galants, car j'étais en colère. « Voyons, au surplus, continuai-je: ton poulsest petit, dur, concentré ; que vas-tu faire ? Le docteur, me dit-il, sort d'ici; il a pensé que j'avais une fièvre ner- » veuse, et a ordonné une saignée pour laquelle il doit » incessamment m'envoyer le chirurgien. — Le chi- rurgien! m'écriai-je, garde-t'en bien, ou tu es mort.; chasse-le comme un meurtrier ,' et dis-lui que je me » suis emparé de toi, corps et âme. Au surplus, ton » médecin connaît-il la cause occasionnelle de ton mal? Hélas ! non, une mauvaise honte m'a empèché de » lui faire une confession entière. Eh bien, il faut » le prier de passer chez toi. Je vais te faire une potion appropriée à ton état ; en attendant prends ceci. » Je lui présentai un verre d'eau saturée de sucre, qu'il avala avec la confiance d'Alexandre et la foi du char: bonnier. Alors je le quittai et courus chez moi pour y mix- tionner, fonctionner et élaborer un magister répara- teur qu'on trouvera dans les Variétés'", avec les divers modes que j'adoptai pour me båter ; car, en pareil cas, quelques heures de retard peuvent donner lieu à des accidents irréparables. Je revins bientôt armé de ma potion, et déjà je trou- vai du mieux; la couleur reparaissait aux joues, l'ail était détendu; mais la lèvre pendait toujours avec une effrayante difformité. Le médecin ne tarda pas à reparaître; je l'instruisis de ce que j'avais fait et le malade fit ses aveux. Son front doctoral prit d'abord un aspect sévère ; mais bien- tòt nous regardant avec un air où il y avait un peu d'ironie : « Vous ne devez pas être étonné, dit-il à » mon ami, que je n'aie pas deviné une maladie qui ne » convient ni à votre åge ni à votre état , et il y a de Vogez à la fin du volume, 1. 10. 252 MÉDITATION XXV. » votre part trop de modestie à en cacher la cause, qui » ne pouvait que vous faire honneur. J'ai encore à » vous gronder de ce que vous m'avez exposé à une » erreur qui aurait pu vous être funeste. Au surplus, » mon confrère, ajouta-t-il en me faisant un salut que » je lui rendis avec usure, vous a indiqué la bonne » route; prenez son potage, quel que soit le nom qu'il » y donne, et si la fièvre vous quitte, comme je le v crois, déjeunez demain avec une tasse de chocolat » dans laquelle vous ferez délayer deux jaunes d'oeufs v frais. » A ces mots il prit sa canne, son chapeau et pous quitta, nous laissant fort tentés de nous égayer à ses dépens. Bientôt je fis prendre à mon malade une forte tasse de mon élixir de vie ; il le but avec avidité, et voulait redoubler; mais j'exigeai un ajournement de deux heures, et lui servis une seconde dose avant de me re- tirer. Le lendemain il était sans fièvre et presque bien pop- tant; il déjeuna suivant l'ordonnance, continua la po- tion, et put vaquer dès le surlendemain à ses occupa- tions ordinaires ; mais la lèvre rebelle ne se releva qu'après le troisième jour. Peu de temps après, l'affaire transpira, et toutes les dames en chuchotaient entre elles. Quelques-unes admiraient mon ami, presque toutes le plaignaient, et le professeur gastronome fyt glorifié. DE LA MORT. 253 MÉDITATION XXVI. > DE LA MORT. Omnia mors poscit; lex est, non pæna, perire. 122. Le Créateur a imposé à l'homme six gran- des et principales nécessités, qui sont : la naissance, l'action, le manger, le sommeil, la reproduction et la mort. La mort est l'interruption absolue des relations sen- suelles et l'anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonne le corps aux lois de la décomposition. Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n'est pas sans charmes quand elle est na- turelle, c'est-à-dire quand le corps a parcouru les di- verses phases de croissance, de virilité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné. Si je n'avais pas résolu de ne faire ici qu'un très- court chapitre, j'appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l'état de matière inerte. Je ci- terais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l'éternité, loin d'être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu'il sentait, répondit: a Rien autre chose qu'une difficulté » de vivre. » Mais je préfère n'anuoncer que ma con- viction, fondée non-seulement sur l'analogie, mais encore sur plusieurs observations que je crois bien faites, et dont voici la dernière: J'avais une grand'tapte ågée de quatre-vingt-treize 22 25+ MÉDITATION XXVI. ans, qui se mourait: Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s'était aperçu de son état qu'à la diminution de son appétit et à l'affaiblissement de sa voix.. Elle m'avait toujours montré beaucoup d'amitié, et j'étais auprès de son lit, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m'empêchait pas de l'observer avec cet wil philosophique que j'ai toujours porté sur tout ce qui m'environne. « Es-tu là, mon neveu ? me dit-elle d'une voix à » peine articulée. - Oui, ma tante; je suis à vos or- > dres, et je crois que vous feriez bien de prendre un » peu de bon vin vieux. — Donne, mon ami; le liquide » va toujours en bas. » Je me hâtai; et la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi-verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l'instant; et tournant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux : « Grand » merci, me dit-elle, de ce dernier service ; si jamais » tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient » un besoin tout comme le sommeil. » Ce furent ses dernières paroles, et demi-heure après elle s'était endormie pour toujours. Le docteur Kicher and a décrit avec tant de vérité et de philosophie les dernières dégradations du corps humain et les derniers moments de l'individu, que mes lecteurs me sauront gré de leur faire connaître le pas- sage suivant : « Voici l'ordre dans lequel les facultés intellectuelles » cessent et se décomposent. La raison, cet attribut » dont l'homme se prétend le possesseur exclusif, l'a- bandonne la première. Il perd d'abord la puissance » d'associer des jugements, et bientôt après celle de » comparer, d'assembler, de combiner, de joindre » ensemble plusieurs idées pour prononcer sur leurs rapports. On dit alors que le malade perd le tête, v qu'il déraisonne, qu'il est en délire. Celui-ci roule • ordinairement sur les idées les plus familières à l'in- >> * DE LA MORT. 255 >>> dividu; la passion dominante s'y fait aisément re- » connaître : l'avare tient sur ses trésors enfouis les * propos les plus indiscrets; tel autre meurt assiégé » de religieuses terreurs. Souvenirs délicieux de la » patrie absente, vous vous réveillez alors avec tous » vos charmes et toute votre énergie. Après le raisonnement et le jugement, c'est la » faculté d'associer des idées qui se trouve frappée de , la destruction successive. Ceci arrive dans l'état i connu sous le nom de défaillance, comme je l'ai n éprouvé sur moi-même. Je causais avec un de mes amis, lorsque j'éprouvai une difficulté insurmontable » à joindre deux idées sur la ressemblance desquelles » je voulais former un jugement; cependant la syncope vc'était pas complète; je conservais encore la mémoire » et la faculté de sentir ; j'entendais distinctement les » personnes qui étaient autour de moi dire : Il s'éva- nouit , et s'agiter pour me faire sortir de cet état, qui » n'était pas sans quelque douceur. » La mémoire s'éteint ensuite. Le malade, qui dans » son délire reconnaissait encore ceux qui l'appro- chaient, méconnait enfin ses proches, puis ceux « avec lesquels il vivait dans une grande intimité. s Enfin, il cesse de sentir ; mais les sens s'éteignent o dans un ordre successif et déterminé : le goût et l'o- » dorat ne donnent plus aucun signe de leur existence; » les yeux se couvrent d'un nuage terne et prennent » une expression sinistre ; l'oreille est encore sensible » aux sons et au bruit. Voilà pourquoi sans doute les anciens, , pour s'assurer de la réalité de la mort, étaient dans usage de pousser de grands cris aux » oreilles du défunt. Le mourant ne flaire, ne goûte, i ne voit et n'entend plus. Il lui l'este la sensation du toucher , il s'agite dans sa couche, promène ses bras » au dehors, change à chaque instant de posture ; il » exercé, comme nous l'avons déjà dit, des mouvements analogués à ceux du fétus qui remue dans le sein ** )) 256 MÉDITATION XXVII. » de sa mère. La mort qui va le frapper ne peut lui n inspirer aucune frayeur ; car il n'a plus d'idées, et » il finit de vivre comme il avait commencé, sans en » avoir la conscience. - (RICHERAND, Nouveaux Élé- ments de Physiologie, neuvième édition , tome II , page 600.) MÉDITATION XXVII. HISTOIRE PHILOSOPHIQUE DE LA CUISINE. 123. La cuisine est le plus ancien des arts ; car Adam naquit à jeun , et le nouveau-né, à peine entré dans ce monde, pousse des cris qui ne se calment que sur le sein de sa nourrice. C'est aussi de tous les arts celui qui nous a rendu le service le plus important pour la vie civile; car ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu, et c'est par le feu que l'homme a dompté la na- ture. Quand on voit les choses d’en haut, on peut compter jusqu'à trois espèces de cuisine : La première, qui s'occupe de la préparation des ali- ments , a conservé le nom primitif ; La seconde s'occupe à les analyser et à en vérifier les éléments : on est convenu de l'appeler chimie; Et la troisième, qu'on peut appeler cuisine de répa- ration , est plus connue sous le nom de pharmacie. Si elles different par le but, elles se tiennent par l'application du feu, par l'usage des fourneaux et par l'emploi des mêmes vases. Ainsi, le même morceau de bæuf que le cuisinier convertit en potage et en bouilli, le chimiste s'en em- HISTOIRE DE LA. CUISINE. 257 pare pour savoir en combien de sortes de corps il est résoluble, et le pharmacien nous le fait violemment sortir du corps, si par hasard il y cause une indi- gestion. ORDRE D'ALIMENTATION. I 124. L'homme est un animal omnivore; il a des dents incisives pour diviser les fruits, des dents mo- laires pour broyer les graines, et des dents canines pour déchirer les chairs : sur quoi on a remarqué que plus l'homme est rapproché de l'état sauvage, plus les dents canines sont fortes et faciles à distinguer. Il est extrêmement probable que l'espèce fut long- temps frugivore, et elle y fut réduite par la nécessité; car l'homme est le plus lourd des animaux de l'ancien monde, et ses moyens d'attaque sont très-bornés, tant qu'il n'est pas armé. Mais l'instinct de perfectionne- ment attaché à sa nature ne tarda pas à se développer : le sentiment même de sa faiblesse le porta à chercher à se faire des armes; il y fut poussé aussi par l'instinct carnivore, annoncé par ses dents canines; et dès qu'il fut armé, il fit sa proie et sa nourriture de tous les ani- maux dont il était environné. Cet instinct de destruction subsiste encore : les en- fants ne manquent presque jamais de tuer les petits, animaux qu'on leur abandonne; ils les mangeraient s'ils avaient faim. Il n'est point étonnant que l'homme ait désiré se nourrir de chair; il a l'estomac trop petit, et les fruits ont trop peu de substances animalisables pour suffire pleinement à sa restauration ; il pourrait 'se nourrir mieux de légumes; mais ce régime suppose des arts qui n'ont pu venir qu'à la suite des siècles. Les premières armes durent être des branches d'ar- bres, et plus tard on eut des arcs et des flèches, Il est très-digne de remarque que partout où on a trouvé l'homme, sous tous les climats, à toutes les la- 22. 258 MÉDITATION XXVII. titudes , on l'a toujours trouvé armé d'arcs et de ſé- ches. Cette uniformité est difficile à expliquer. On ne voit pas comment la même série d'idées s'est présentée à des individus soumis à des circonstances si différen- tes; elle doit provenir d'une cause qui s'est cachée der- rière le rideau des âges. La chair crue n'a qu'un inconvénient; c'est de s'at. tacher aux dents par sa viscosité; à cela près, elle n'est point désagréable au goût. Assaisonnée d'un peu de sel, elle se digère très-bien, et doit être plus nour- rissante que toute autre. « Mein God, me disait, en 1815, un capitaine de » Croates à qui je donnais à diner, il ne faut pas tant d'apprêts pour faire bonne chère. Quand nous som- » mes en campagne et que nous avons faim, nous abat- » tons la première bête qui nous tombe sous la main; » nous en coupons un morceau bien charnu, nous le saupoudrons d'un peu de sel, que nous avons tou- jours dans la sabre-tasche'; nous le mettons sous la selle, sur le dos du cheval; nous donnons un temps » de galop, et (faisant le mouvement d'un homme qui » déchire à belles dents) gnian, gnian, gnian, nous u nous régalons comme des princes. » Quand les chasseurs du Dauphiné vont à la chasse dans le mois de septembre, ils sont également pourvus de poivre et de sel. S'ils tuent un becfigue de haute graisse, ils le plument, l'assaisonnent, le portent quel- que temps sur leurs chapeaux et le mangent. Ils assu- rent que cet oiseau ainsi traité est encore meilleur que rôti. D'ailleurs, si nos trisaïeux mangeaient leurs ali- ments crus, nous n'en avons pas tout à fait perdu l'ha- bitude. Les palais les plus délicats s'arrangent très- bien des saucissons d'Arles , des mortadelles, du bæuf >> >> · La sabre-tasche ou pocbe de sabre est celle espo de sac écussonne qui est sus pendu au baudrier d'où pend le sabre des troupes légères ; elle joue un grand róle dans les contes que les soldats font entre eur. HISTOIRE DE LA CUISINE. 259 fumé d'Hambourg, des anchois, des harengs pecs, et d'autres pareils, qui n'ont pas passé par le feu et qui n'en réveillent pas moins l'appétit. DÉCOUVERTE DU FEU. 125. — Après qu'on se fut régalé assez longtemps à la manière des Croates, on découvrit le feu; et ce fut encore un hasard; car le feu n'existe pas spontanément sur la terre; les habitants des îles Mariannes ne le con- naissaient pas, CUISSON. 126. - Le feu une fois connu, l'instinct de perfec- tionnement fit qu'on en approcha les viandes, d'abord pour les sécher , et ensuite on les mit sur des charbons pour les cuire. La viande ainsi traitée fut trouvée bien meilleur elle prend plus de consistance, se mâché avec beaucoup plus de facilité, et l’osmazòme, en se rissolant, s'aro- matise et lui donne un parfum qui n'a pas cessé de nous plaire. Cependant on vint à s'apercevoir que la viande cuite sur les charbons n'est pas exempte de souillure; car elle entraîne toujours avec elle quelques parties de cen- dre ou de charbon dont on la débarrasse difficilement. On remédia à cet inconvénient en la perçant avec des broches qu'on mettait au-dessus des charbons ardents, en les appuyant sur des pierres d’une hauteur conve- nable. C'est ainsi qu'on parvint aux grillades, préparation aussi simple que savoureuse; cartoute viande grillée est de baut goût, parce qu'elle se fume en partie. Les choses n'étaient pas beaucoup plus avancées du temps d'Homère; et j'espère qu’on verra ici avec plai- sir la manière dont Achille reçut dans sa tente trois des plus considérables d'entre les Grecs, dont l'un était roi. 260 MEDITATION XXVII. 1 Je dédié aux dames la narration que j'en vais faire, parce qu'Achille était le plus beau des Grecs, et que sa fierté ne l'empêcha pas de pleurer quand on lui enleva Briséis ; c'est aussi pour elles que je choisis la traduc- tion élégante de M. Dugas-Montbel, autour doux, com- plaisant, et.assez gourmand pour un helléniste : Majorem jam crateram, Mænetii fili, appone, Meraciùsque nisce , poculum autem para unicuique : Charissimi enim isti viri meo sub tecto. Sic dixit : Patroclus dilecto obedivit socio; Sed cacabum ingentem posuit ad ignis jubar ; Tergum in ipso posuit oris et pinguis capræ. Apposuit et suis sagivati scapulam abundantem pinguedive. Huic tenebat carnes Automedon, secabatque nobilis Achilles, Eas quidem minute secabat, et veru bus affigebat. Iguem Mænetiades accendebat magnum , deo similis vir ; Sed postquam iguis deflagravit , et lamma exstincta est , Prunas sternens, verua desuper extendit. Inspersit autem sale sacro, à lapidibus elevans. At postquam assavit et in mensas culinarias fudit, Patroclus quidem, panem accipiens, distribuit in mensas Pulcbris in anistris , sed carnem distribuit Achilles. Ipse autem adversus sedit Ulyssi divino, Ad parietem alterum. Diis autem sacrificare jussit Patroclum suum sociumn. Is in ignem jecit libamenta. Hi ju cibos paratos appositos manus immiserunt; Sed postquam potûs et cibi desiderium exemerunt, Innuit Ajax Phænici : intellexit autem divinus Ulysses , Implensque vivio poculum , propinavit Achilli ?, etc. II. ix, 202. Aussitôt Patrocle obéit aux ordres de son compa- » gnon fidèle. Cependant Achille approche de la flamme » étincelante un rase qui renferme les épaules d'une brebis, d'une chèvre grasse, et le large dos d'un porc v succulent. Automédon tient les viandes que coupe le divin Achille; celui-ci les divise en morceaux, et les » perce avec des pointes de fer. Patrocle, semblable aux immortels, allume un grand feu. Dès que le bois consumé ne jette plus » qu'une flamme languissante, il pose sur le brasier v deux longs dards soutenus par deux fortes pierres, ». et répand le sel sacré. >> » » Je n'ai pas copié le texte original, que peu de personnes auraient entendu : mais j'ai cru devoir donner la version latine, parce que cette langue, plus répandue, se moulant parfaitement sur le grec, se prête micux aux détails et à la simplicité de ce repas héroïque. HISTOIRE DE LA CUISINE, 261 D » » » V Quand les viandes sont prêtes, que le festin est dressé, Patrocle distribue le pain autour de la table dans de riches corbeilles; mais Achille veut lui-même servir les viandes. Ensuite il se place vis-à-vis d'U- lysse, à l'autre extrémité de la table, et commande à » son compagnon de sacrifier aux dieux. Patrocle jette daps les flammes les prémices du re- » pas, et tous portent bientôt les mains vers les mets qu'on leur a servis et préparés. Lorsque dans l'abon- dance des festins ils ont chassé la faim et la soif , Ajax » fait un signe à Phénix ; Ulysse l'aperçoit, il remplit » de vin sa large coupe, et s'adressant au héros : Salut, Achille, dit-il...» Ainsi, un roi, un fils de roi, et trois généraux Grecs, dinèrent fort bien avec du pain, du vin et de la viande · grillée. Il faut croire que si Achille et Patrocle s'occupèrent eux-mêmes des apprêts du festin, c'était par extraordi- naire, et pour honorer d'autant plus les hôtes distin- gués dont ils recevaient la visite; car ordinairement les soins de la cuisine étaient abandonnés aux escla- ves et aux femmes : c'est ce qu'Homère nous apprend encore en s'occupant, dans l'Odyssée, des repas des poursuivants. On regardait alors les entrailles des animaux farcies de sang et de graisse comme un mets très-distingué (c'était du boudin). A cette époque, et sans doute longtemps auparavant, la poésie et la musique s'étaient associées aux delices des repas. Des chantres vénérés célébraient les mer- veilles de la nature, les amours des dieux et les hauts faits des guerriers; ils exerçaient une espèce de sacer- doce, et il est probable que le divin Homère lui-même était issu de quelques-uns de ces hommes favorisés du ciel; il ne se fût point élevé si haut si ses études poé- tiques n'avaient pas commencé dès son enfance. Madame Dacier remarque qu'Homère ne parle de 262 MÉDITATION XXVII. viande bouillie en aucun endroit de ses ouvrages. Les Hébreux étaient plus avancés, à cause du séjour qu'ils avaient fait en Egypte ; ils avaient des vaisseaux qui allaient sur le feu ; et c'est dans un vase pareil que fut faite la soupe que Jacob vendit si cher à son frère Ésaü.. Il est véritablement difficile de deviner comment l'homme est parvenu à travailler les métaux ; ce fut, dit-on, Tubal-Caïn qui s'en occupa le premier. Dans l'état actuel de nos connaissances, des métaux nous servent à traiter d'autres métaux; nous les assu- jétissons avec des pinces en fer, nous les forgeons avec des marteaux de fer; nous les taillons avec des limes d'acier; mais je n'ai encore trouvé personne qui ait pu m'expliquer comment fut faite la première pince et forgé le premier marteau. FESTINS DES ORIENTAUX. DES GRECS. 127. - La cuisine fit de grands progrès quand on eut, soit en airain, soit en poterie, des vases qui résisa tèrent au feu. On put assaisonner les viandes, faire cuire les légumes; on eut du bouillon, du jus, des gelées; tou- tes ces choses se suivent et se soutiennent. Les livres les plus anciens qui nous restent font men- tion honorable des festins des rois d'Orient. Il n'est pas difficile de croire que des monarques qui régnaient sur des pays si fertiles en toutes choses, et surtout en épi- ceries et en parfums, eussent des tables somptueuses; mais les détails pous manquent. On sait seulement que Cadmus, qui apporta l'écriture en Grèce, avait été cui- sinier du roi de Sidon. Ce fut chez ces peuples voluptueux et mous que s'in- troduisit la coutume d'entourer de lits les tables des festins, et de manger couchés. Ce raffinement, qui tient de la faiblesse, ne fut pas partout également bien reçu. Les peuples qui faisaient un cas particulier de la force et du courage, ceux chez qui la frugalité était une vertu, le repoussèrent long- HISTOIRE DE LA CUISINE. 263 1 temps; mais il fut adopté à Athènes , et cet usage fut longtemps général dans le monde civilisé. La cuisine et ses douceurs furent en grande faveur chez les Athéniens, peuple élégant et avide de nouveau- tés : les rois, les particuliers riches, les poètes, les sa- vants, donnèrent l'exemple, et les philosophes eux- mêmes ne crurent pas devoir se refuser à des jouissan- ces puisées au sein de la nature. Après ce qu'on lit dans les anciens auteurs, on ne peut pas douter que leurs festins ne fussent de vérita- bles fêtes. La chasse, la pêche et le commerce leur procuraient une grande partie des objets qui passent encore pour excellents, et la concurrence les avait fait monter à un prix excessif. Tous les arts concouraient à l'ornement de leurs tables, autour desquelles les convives se rangeaient , couchés sur des lits couverts de riches tapis de pour- pre. On se faisait une étude de donner encore plus de prix à la bonne chère par une conversation agréable , et les propos de table devinrent une science. Les chants, qui avaient lieu vers le troisième service, perdirent leur sévérité antique; ils ne furent plus ex- clusivement employés à célébrer les dieux, les héros et les faits historiques : on chanta l'amitié, le plaisir et l'amour, avec une douceur et une harmonie auxquel- les nos langues sèches et dures ne pourront jamais at- teindre. . Les vins de la Grèce, que nous trouvons encore ex- cellents, avaient été examinés et classés par les gour- mets, à commencer par les plus doux jusqu'aux plus fumeux; dans certains repas, on en parcourait l'échelle tout entière, et, au contraire de ce qui se passe aujour- d'hui, les verres grandissaient en raison de la bonté du vin qui y était versé. Les plus jolies femmes venaient encore embellir ces 264 MÉDITATION XXVII. réunions voluptueuses : des danses, des jeux et des divertissements de toute espèce prolongeaient les plai- sirs de la soirée. On respirait la volupté par tous les pores; et plus d'un Aristippe, arrivé sous la bannière de Platon, fit retraite sous celle d'Épicure. Les savants s'empressèrent à l'envi d'écrire sur un art qui procurait de si douces jouissances. Platon, Athé- née et plusieurs autres, nous ont conservé leurs noms. Mais, hélas ! leurs ouvrages sont perdus ; et s'il faut surtout en regretter quelqu'un, ce doit être la Gastro- nomie d'Achestrude, qui fut l'ami d'un des fils de Pé. riclès. a Ce grand écrivain, dit Théotime, avait parcouru les terres et les mers pour connaître par lui-même ce qu'elles produisent de meilleur. Il s'instruisait dans ses voyages, non des mæurs des peuples, puisqu'il est im- possible de les changer; mais il entrait dans les labora- toires où se préparent les délices de la table, et il n'eut de commerce qu'avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poème est un trésor de science, et ne contient pas un vers qui ne soit un précepte. Tel fut l'état de la cuisine en Grèce ; et il se soutint ainsi jusqu'au moment où une poignée d'hommes, qui étaient venus s'établir sur les bords du Tibre, étendit sa domination sur les peuples voisins, et finit par envahir le monde. » FESTINS DES ROMAINS. 128. - La bonne chère fut inconnue aux Romains tant qu'ils ne combattirent que pour assurer leur indé- pendance ou pour subjuguer leurs voisins, tout aussi pauvres qu'eux. Alors leurs généraux conduisaient la charrue, vivaient de légumes, etc. Les historiens fru- givores ne manquent pas de louer ces temps primitifs, où la frugalité était alors en grand honneur. Mais quand leurs conquêtes se furent étendues en Afrique, en Sicile et en Grèce; quand ils se furent régalés aux HISTOIRE DE LA CUISINE. 2015 dépens des vaincus dans des pays où la civilisation était plus avancée, ils emportèrent à Rome des pré- parations qui les avaient charmés chez les étrangers, et tout porte à croire qu'elles y furent bien reçues. Les Romains avaient envoyé à Athènes une députa- tion pour en rapporter les lois de Solon ; ils y allaient encore pour étudier les belles-lettres et la philosophie. Tout en polissant leurs mæurs, ils connurent les déli- ces des festins ; et les cuisiniers arrivèrent à Rome avec les orateurs, les philosophes, les rhéteurs et les poètes. Avec le temps et la série de succès qui firent affluer à Rome toutes les richesses de l'univers, le luxe de la table fut poussé à un point presque incroyable. On goûta de tout, depuis la cigale jusqu'a l'autruche. depuis le loir jusqu'au sanglier '; tout ce qui put piquer le goût fut essayé comme assaisonnement ou employé comme tel, des substances dont nous ne pouvons pas concevoir l'usage, comme l'assa fetida, la rue, etc. L'univers connu fut mis à contribution par les armées et les voyageurs. On apporta d'Afrique les pintades et les truffes, les lapins d'Espagne, les faisans de la Grèce, où ils étaient venus des bords du Phase, et les paons de l'extrémité de l'Asie. Les plus considérables d'entre les Romains se firent gloire d'avoir de beaux jardins où ils firent cultiver non-seulement les fruits anciennement conpus, tels que · GLIRES TABSI. — Glires isicio porcino , item pulpis ex omni glirium membro tritis, rum pipere, nucleis, lasere, liquomine, farries glires, et sutos in tegulâ positos, mittes in furnum , an farsos in clibano coques. Les loirs passaient pour un meis delicat : on apportait quelquefois des balances sur la table pour en vérifier le poids. On connaît celle épigranıme de Martial, au sujet des loirs , XIII, 59. Toia mibi dormitur hiems, et pinguior illo Tempore sum, quo me nil nisi sompus alit. Lister, médecin gourmand d'une reine très-gourmande ( la reine Amne), s'occu pant des avantages qu'on peut tirer pour la cuisine de l'usage des balances, observe que si douze aluurtles ne pèseul point douze onces, elles sont a peine mangeables ; qu'elles sont passables si elles pesent douze onces; mais que si elles pèseut treiro onees, elles sont grasses et excellentes 23 266 MÉDITATION XXVII. les poires, les pommes , les figues, le raisin , mais en- core ceux qui furent apportés de divers pays, savoir : l'abricot d'Arménie, la pêche de Perse, le coing de Si- don, la framboise des vallées du mont Ida, et la cerise, conquête de Lucullus dans le royaume de Pont. Ces importations, qui eurent nécessairement lieu dans des circonstances très-diverses , prouvent du moins que l'impulsion était gépérale , et que chacun se faisait une gloire et un devoir de contribuer aux jouissances du peuple-roi. Parmi les comestibles, le poisson fut surtout un objet de luxe. Il s'établit des préférences en faveur de certaines espèces, et ces préférences augmentaient quand la pêche avait eu lieu dans certains parages. Le poisson des contrées éloignées fut apporté dans des vases pleins de miel, et quand les individus dépassèrent la grandeur ordinaire, ils furent vendus à des prix considérables, par la concurrence quis'établissait entre des consomma- teurs, dont quelques-uns étaient plus riches que des rois. Les boissons ne furent pas l'objet d'une attention moins suivie et de soins moins attentifs. Les vins de Grèce, de Sicile et d'Italie firent les délices des Romains; et comme ils tiraient leur prix soit du canton, soit de l'année où ils avaient été produits, une espèce d'acte de naissance était inscrit sur chaque amphore. HORACE. . Ce ne fut pas tout. Par une suite de cet instinct d'ex- altation que nous avons déjà indiqué, on s'appliqua à rendre les vins plus piquants et plus parfumés ; on y fit infuser des fleurs, des aromates, des drogues de di- verses espèces, et les préparations que les auteurs con- temporains nous ont transmises sous le nom de condita, devaient brûler la bouche et violemment irriter l'esto- mac. C'est ainsi que déjà, à cette époque, les Romains ré- vaient l'alcool, qui n'a été découvert qu'après plus de quinze siecles. O nata mecum consule Manlio. DISTOIRE DE LA CUISINE. 267 Mais c'est surtout vers les accessoires des repas que ce luxe gigantesque se portait avec plus de ferveur. Tous les meubles nécessaires pour les festins furent faits avec recherche, soit pour la matière , soit pour la main-d'ouvre. Le nombre des services augmenta gra- duellement jusques et passé vingt , et à chaque ser- vice on enlevait tout ce qui avait été employé aux ser- vices précédents. Des esclaves étaient spécialement attachés à chaque fonction conviviale, et ces fonctions étaient minutieuse- ment distinguées. Les parfums les plus précieux em- baumaient la salle du festin. Des espèces de hérauts proclamaient le mérite des mets dignes d'une attention spéciale; ils annonçaient les titres qu'ils avaient à cette espèce d'ovation; enfin on n'oubliait rien de ce qui pouvait aiguiser l'appétit, soutenir l'attention et pro- longer les jouissances. Ce luxe avait aussi ses aberrations et ses bizarreries. Tels étaient ces festins où les poissons et les oiseaux ser- vis se comptaient par milliers, et ces mets qui n'avaient d'autre mérite que d'avoir coûté cher , tel que ce plat composé de la cervelle de cinq cents autruches , et cet autre où l'on voyait les langues de cinq mille oiseaux qui tous avaient parlé. D'après ce qui précède, il me semble qu'on peut fa- cilement se rendre compte des sommes considérables que Lucullus dépensait à sa table et de la cherté des festins qu'il donnait dans le salon d’Apollon, où il était d'étiquette d'épuiser tous les moyens connus pour flat- ter la sensualité de ses convives. RÉSURRECTION DE LUCULLUS. 129. - Ces jours de gloire pourraient renaitre sous nos yeux, et pour en renouveler les merveilles il ne nous manque qu'un Lucullus. Supposons donc qu'un homme connu pour être puissamment riche voulût célébrer un grand événement politique ou financier , et donner à 268 MÉDITATION XXVII, cette occasion une fête mémorable, sans s'inquiéter de ce qu'il en coûterait; Supposons qu'il appelle tous les arts pour orner le lieu de la fête dans ses diverses parties , et qu'il or- donne aux préparateurs d'employer pour la bonne chère toutes les ressources de l'art, et d'abreuver les convives avec ce que les caveaux contiennent de plus distingué; Qu'il fasse représenter pour eux, en ce dîner solen- nel, deux pièces jouées par les meilleurs acteurs ; Que, pendant le repas, la musique se fasse entendre, exécutée par les artistes les plus renommés, tant pour les voix que pour les instruments; Qu'il ait fait préparer, pour entr'actes, entre le diner et le café, un ballet dansé dans tout ce que l'Opéra a de plus léger et de plus joli; Que la soirée se termine par un bal qui rassemble deux cents femmes choisies parmi les plus belles, et quatre cents danseurs choisis parmi les plus élégants ; Que le buffet soit constamment garni de ce qu'on connait de mieux en boissons chaudes, fraîches et gla- cées ; Que, vers le milieu de la nuit, une collation savante vienne rendre à tous une vigueur nouvelle ; Que les servants soient beaux et bien vêtus, l'illumi- nation parfaite; et, pour ne rien oublier, que l'amphy- trion se soit chargé d'envoyer chercher et de recon- duire commodément tout le monde. Cette fête ayant été bien entendue , bien ordonnée, bien soignée et bien conduite , tous ceux qui connais- sent Paris conviendront avec moi qu'il y aurait dans Jes mémoires du lendemain de quoi faire trembler même le caissier de Lucullus. En indiquant ce qu'il faudrait faire aujourd'hui pour imiter les fêtes de ce Romain magnifique, j'ai suffisam- ment appris au lecteur ce qui se pratiquait alors pour les accessoires obligés des repas, où l'on ne manquait HISTOIRE DE LA CUISINE. 269 pas de faire intervenir les comédiens, les chanteurs, les mimes, les grimes, et tout ce qui peut contribuer à aug- menter la joie des personnes qui n'ont été convoquées que dans le but de se divertir. Ce qu'on avait fait chez les Athéniens, ensuite chez les Romains, plus tard chez nous dans le moyen âge, et enfin de nos jours, prend sa source dans la nature de l'homme, qui cherche avec impatience la fin de la car- rière où il est entré, et dans certaine inquiétude qui le tourmente tant que la somme totale de vie dont il peut disposer n'est pas entièrement occupée. LECTISTERNIUM ET INCUBITATIUM. 130. - Comme les Athéniens, les Romains man- geaient couchés ; mais ils n'y arrivèrent que par une voie en quelque façon détournée. Ils se servirent d'abord des lits pour les repas sacrés qu'on offrait aux dieux ; les premiers magistrats et les hommes puissants en adoptèrent ensuite l'usage, et en peu de temps il devint général et s'est conservé jusque vers le commencement du quatrième siècle de l'ère chrétienne. Ces lits, qui n'étaient d'abord que des espèces de bancs rembourrés de paille et recouverts de peaux , participèrent bientôt au luxe qui envahit tout ce qui avait rapport aux festins. Ils furent faits des bois les plus précieux, incrustés d'ivoire, d'or, et quelquefois de pierreries; ils furent formés de coussips d'une mollesse recherchée , et les tapis qui les recouvraient furent or- nés de magnifiques broderies. On se couchait sur le côté gauche, appuyé sur le coude; et ordinairement le même lit recevait trois per- sonnes. Cette manière de se tenir à table, que les Romains appelaient lectisternium, était-elle plus commode , était-elle plus favorable que celle que nous avons adop- tée, ou plutôt reprise ? Je ne le crois pas. 23. 270 MÉDITATION XXVII. Physiquement envisagée, l'incubitation exige un certain déploiement de forces pour garder l'équilibre, et ce n'est pas sans quelque douleur que le poids d'une partie du corps porte sur l'articulation du bras. Sous le rapport physiologique, il y a bien aussi quel- que chose à dire : l'imbuccation se fait d'une manière moins naturelle; les aliments coulent avec plus de peine et se tassent moins dans l'estomac. L'ingestion des liquides ou l'action de boire était sur- tout bien plus difticile encore; elle devait exiger une attention particulière pour ne pas répandre mal à pro- pos le vin contenu dans ces larges coupes qui brillaient sur la table des grands; et c'est sans doute pendant le règne du lectisternium qu'est né le proverbe qui dit que de la coupe à la bouche il y a souvent bien du vin perdu. Il ne devait pas être plus facile de manger propre- ment quand on mangeait couché, surtout si l'on fait attention que plusieurs des convives portaient la barbe longue, et qu'on se servait des doigts, ou tout au plus du couteau, pour porter les morceaux à la bouche, car l'usage des fourchettes est moderne; on n'en a point trouvé dans les ruines d'Herculanum, où l'on a cepen- dant trouvé beaucoup de cuillers. Il faut croire aussi qu'il se faisait par-ci par-là quel- ques outrages à la pudeur, dans des repas où l'on dé- passait fréquemment les bornes de la temperance, sur des lits où les deux sexes étaient mêlés et où il n'était pas rare de voir une partie des convives endormie. Nam pransus jaceo, et satur supinus Pertundo tunicamque, palliumque. Aussi c'est la morale qui réclama la première. Dès que la religion chrétienne, échappée aux persé- cutions qui ensanglantèrent son berceau , eut acquis quelque influence, ses ministres élevèrent la voix con- tre les excès de l'intempérance. Ils se récrièrent contre la longueur des repas, où l'on violait tous leurs pré- HISTOIRE DE LA CUISINE. 271 ceptes en s'entourant de toutes les voluptés. Voués par choix à un régime austère , ils placèrent la gourman- dise parmi les péchés capitaux, critiquèrent amèrement la promiscuité des sexes, et attaquèrent surtout l'usage de manger sur des lits, usage qui leur parut le résultat d'une mollesse coupable et la cause principale des abus qu'ils déploraient. Leur voix menacante fut entendue : les lits cessèrent d'orner la salle des festins, on revint à l'ancienne ma- nière de manger en état de session ; et par un rare bon- heur, cette forme, ordonnée par la morale, n'a point tourné au détriment du plaisir. POÉSIE. 131.-- A l'époque dont nous nous occupons, la poé- sie conviviate subit une modification nouvelle , et prit , dans la bouche d'Horace , de Tibulle, et autres auteurs à peu près contemporains, une langueur et une mollesse que les Muses grecques ne connaissaient pas. Dulce ridentem Lalagern amabo, Dulce loquentem. Hon. fuæris quot mihi batiationes Juæ, Lesbia , sint satis superque. Car. Pande , puella, pande capillulos Flavos, lucentes ut aurum nitidum. Pande , puella, collum candidum Productum bene cundidis humeris. Gallus. IRRUPTION DES BARBARES. 132. Les cinq ou six siècles que nous venons de parcourir en un petit nombre de pages furent les heaux temps pour la cuisine, ainsi que pour ceux qui l'aiment et la cultivent; mais l'arrivée, ou plutôt l'irruption des peuples du Nord, changea tout, bouleversa tout; et ces jours de gloire furent suivis d'une longue et terrible obscurité. A l'apparition de ces étrangers, l'art alimentaire dis- 272 MÉDITATION XXVII. parut avec les autres sciences dont il est le compagnon et le consolateur. La plupart des cuisiniers furent mas- 'sacrés dans les palais qu'ils desservaient; les autres s'enfuirent pour ne pas régaler les oppresseurs de leur pays; et le petit nombre qui vint offrir ses services eut la honte de les voir refuser. Ces bouches féroces , ees gosiers brûlés, étaient insensibles aux douceurs d'une chère délicate. D'énormes quartiers de viande et de venaison, des quantités incommensurables des plus for- tes boissons, suffisaient pour les charmer; et comme les usurpateurs étaient toujours armés, la plupart de ces repas dégénéraient en orgies, et la salle des festins vit souvent couler le sang. Cependant il est dans la nature des choses que ce qui est excessif ve dure pas. Les vainqueurs se lassèrent enfin d'être cruels ; ils s'allièrent avec les vaincus, pri- rent une teinte de civilisation, et commencèrent à con- naître les douceurs de la vie sociale. Les repas se ressentirent de cet adoucissement. On invita ses amis moins pour les repaître que pour les ré- galer; les autres s'aperçurent qu'on faisait quelques ef- forts pour leur plajre; une joie plus décente les anima, et les devoirs de l'hospitalité eurent quelque chose de plus affectueux. Ces améliorations, qui auraient eu lieu vers le cin- quième siècle de notre ère , devinrent plus remarqua- bles sous Charlemagne ; et on voit, par ses capitulaires, que ce grand roi se donnait des soins personnels pour que ses domaines pussent fournir au luxe de sa table. Sous ce prince et sous ses successeurs , les fêtes pri- lent une tournure à la fois galante et chevaleresque ; les dames vinrent embellir la cour; elles distribuèrent le prix de la valeur; et l'on vit le faisan aux pattes do reés et le paon à la queue épanouiè portés sur les tables des princes par des pages chamarrés d'or , et par de gentes pucelles chez qui l'innocence n'excluait pas tou- jours le désir de plaire. HISTOIRE DE LA CUISINE. 273 Remarquons bien que ce fut pour la troisième fois que les femmes, séquestrées chez les Grecs, chez les Romains et chez les Francs, furent appelées à faire l'ornement de leurs banquets. Les Ottomans ont seuls résisté à l'appel; mais d'effroyables tempêtes ména- cent ce peuple insociable, et trente ans ne s'écouleront pas sans que la voix puissante du canon ait proclamé l'émancipation des odalisques. Le mouvement une fois imprimé a été transmis jus- qu'à nous, en recevant une forte progression par le choc des générations. Les fernmes, même les plus titrées, s'occupèrent, dans l'intérieur de leurs maisons, de la préparation des aliments , qu'elles regardèrent comme faisant partie des soins de l'hospitalité, qui avait encore lieu en France vers la fin du dix-septième siècle. Sous leurs jolies mains les aliments subirent quel- quefois des métamorphoses singulières : l'anguille eut le dard du serpent, le lièvre les oreilles d'un chat, et autres joveusetés pareilles. Elles firent grand usage des épices que les Vénitiens commencèrent à tirer de l'O- rient, 'ainsi que des eaux parfumées qui étaient four- nies par les Arabes , de sorte que le poisson fut quel- quefois cuit à l'eau rose. Le luxe de la table consistait surtout dans l'abondance des mets; et les choses allè- rent si loin , que nos rois se crurent obligés d'y mettre un frein par des lois somptuaires qui eurent le même sort que celles rendues en pareille matière par les lé- gislateurs grecs et romains. On en rit, on les éluda, on les oublia , et elles ne restèrent dans les livres que comme monuments historiques. On continua donc à faire bonne chère tant qu'on put, et surtout dans les abbayes, couvents et moutiers, parce que les richesses affectées à ces établissements étaient moins exposées aux chances et aux dangers des guerres intérieures quiont si longtemps désolé la France. Étant bien certain que les dames françaises se sont 274 MÉDITATION*XXVII. toujours plus ou moins mêlées de ce qui se faisait dans leurs cuisines, on doit en conclure que c'est à leur ip- tervention qu'est due la prééminence indisputable qu'a toujours eue en Europe la cuisine française, et qu'elle a principalement acquise par une quantité immense de préparations recherchées , légères et friandes, dont les femmes seules ont pu concevoir l'idée, J'ai dit qu'on faisait bonne chère tant qu'on pous vait ; mais on ne pouvait pas toujours. Le souper de nos rois eux-mêmes était quelquefois abandonné au hasard. On sait qu'il ne fut pas toujours assuré pen- dant les troubles civils ; et Henri IV eût fait un soir un bien maigre repas, s'il n'eût eu le bon esprit d'admet- tre à sa table le bourgeois possesseur heureux de la seule dinde qui existât dans une ville où le roi devait passer la nuit. Cependant la science avançait insensiblement : les chevaliers croisés la dotèrent de l'échalotte arrachée aux plaines d’Ascalon; le persil fut importé d'Italie; et longtemps avant Louis IX , les charcutiers et sau- cisseurs avaient fondé sur la manipulation du porc un espoir de fortune dont nous avons eu sous les yeux de mémorables exemples. Les pâtissiers n'eurent pas moins de succès; et les produits de leur industrie tiguraient honorablement dans tous les festins. Dès avant Charles IX ils for- maient une corporation considérable ; et ce prince leur donna des statuts où l'on remarque le privilége de fa- briquer le pain à chanter messe. Vers le milieu du dix-septième siècle, les Hollandais apportèrent le café en Europe'. Soliman Aga, ce Ture * Parmi les Européens, les Hollandais furent les premiers qui tirerent d'Arabir des plants du calier, qu'ils transportèrent à Batavia, et qu'ils apportérent ensuite en Europe. M. de Reissout, lieutenant-général d'artillerie, en fit venir un pied d'Amsterdam, et en fit cadeau au Jardin du Roi : c'est le premier qu'on ait vu à Paris. Cet arbre, dont M. Jussieu a fait la description, avait, en 1613, un poure de diamètre et cim pieds de hauteur : le fruit est fort joli, el ressemble un peu à unu cerise. " HISTOIRE DE LA CUISINE. 275 puissant dont raffolèrent nos trisaïeules , leur en fit prendre les premières tasses en 1660; un Américain en vendit publiquement à la foire de Saint-Germain en 1670; et la rue Saint-André-des-Arcs eut le premier café orné de glaces et de tables de marbre, à peu près comme on le voit de nos jours. Alors aussi le sucre commença à poindre'; et Scar- ron, en se plaignant de que sa sæur avait, par ava- ; rice, fait rétrécir les trous de son sucrier, nous a du moins appris que de son temps ce meuble était usuel. C'est encore dans le dix-septième siècle que l'usage de l'eau-de-vie commença à se répandre. La distilla- tion, dont la première idée avait été apportée par les croisés, était jusque là demeurée un arcane qui n'était connu que d'un petit nombre d'adeptes. Vers le com- mencement du règne de Louis XIV, les alambics com- mencèrent à devenir communs, mais ce n'est que sous Louis XV que cette boisson est devenue vraiment populaire; et ce n'est que depuis peu d'années que de tâtonnements en tåtonnements on est venu à obtenir de l'alcool en une seule opération. C'est encore vers la même époque qu'on commença à user du tabac; de sorte que le sucre, le café, l'eau- de-vie et le tabac, ces quatre objets si importants, soit au commerce, soit à la richesse fiscale , ont à peine deux siècles de date. SIÈCLES DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV. 133. Ce fut sous ces auspices que commença le siè- cle de Louis XIV; et sous ce règne brillant la science des festins obéit à l'impulsion progressive qui fit avan- cer toutes les autres sciences. On n'a point encore perdu la mémoire de ces fêtes qui firent accourir toute l'Europe, ni de ces tournois Quoi qu'ait dit Lucrèce, les anciens ne covnurent pas le sucre. Le sucre est un produit de l'art; et sans la cristallisation, la canne ne donnerait qu'une boissou fade et sans utilité. 276 MÉDITATION XXVII. où brillèrent pour la dernière fois les lances que la baïonnette a si énergiquement remplacées, et ces ar- mures chevaleresques, faibles ressources contre la brutalité du canon. Toutes ces fêtes se terminaient par de somptueux banquets, qui en étaient comme le couronnement; car telle est la constitution de l'homine qu'il ne peut point être tout à fait heureux quand son goût n'a point été gratifié; et ce besoin impérieux a soumis jusqu'à la grammaire, tellement que, pour exprimer qu'une chose a été faite avec perfection, nous disons qu'elle a été faite avec goût. Par une conséquence nécessaire, les hommes qui présidèrent aux préparations de ces festins devinrent des hommes considérables, et ce ne fut pas sans rai- son; car ils durent réunir bien des qualités diverses, c'est-à-dire le génie pour inventer, le savoir pour dis- poser, le jugement pour proportionner, la sagacité pour découvrir, la fermeté pour se faire obéir, et l'exactitude pour ne pas faire attendre.. Ce fut dans ces grandes occasions que commença à se déployer la magnificence des surtouts, art nouveau qui , réunissant la peinture et la sculpture, présente a l'oeil un tableau agréable et quelquefois un site appro- prié à la circonstance ou au héros de la fête. C'était là le grand et même le gigantesque de l'art du cuisinier; mais bientôt des réunions moins nom- breuses et des repas plus fins exigèrent une attention plus raisonnée et des soins plus minutieux. Ce fut au petit couvert, dans le salon des favoriles, et aux soupers fins des courtisans et des financiers, que les artistes firent admirer leur savoir, et animés d'une louable émulation, cherchèrent à se surpasser les uns les autres. Sur la fin de ce règne, le nom des cuisiniers les plus fameux était presque toujours annexé à celni de leurs patrons : ces derniers en tiraient vanité. Ces HISTOIRE DE LA CUISINE. 277 deux mérites s'unissaient; et les noms les plus glo- rieux figurèrent dans les livres de cuisi ne à côté des préparations qu'ils avaient protégées, inventées ou mi- ses au monde. Cet amalgame a cessé de nos jours : nous ne sommes pas moins gourmands que nos ancêtres, et bien au con-, traire ; mais nous nous inquiétons beaucoup moins du nom de celui qui règne dans les souterrains. L'applau- dissement par inclination de l'oreille gauche est le seul tribut d'admiration que nous accordons à l'artiste qui . nous enchante; et les restaurateurs, c'est-à-dire les cuisiniers du public, sont les seuls qui obtiennent une estime nominale qui les place promptement au rang des grands capitalistes. Utile dulci. Ce fut pour Louis XIV qu'on apporta des Échelles du Levant l'épine d'été, qu'il appelait la bonne poire; et c'est à sa vieillesse que nous devons les liqueurs. Ce prince éprouvait quelquefois de la faiblesse, et cette difficulté de vivre qui se manifeste souvent après l'âge de soixante ans; on unit l'eau-de-vie au sucre et aux parfums, pour lui en faire des potions qu'on ap- pelait, suivant l'usage du temps, potions cordialcs. Telle est l'origine de l'art du liquoriste. Il est à remarquer qu'à peu près vers le même temps l'art de la cuisine florissait à la cour d'Angleterre. La reine Anne était très-gourmande; elle ne dédaignait pas de s'entretevir avec son cuisinier, et les dispensaires anglais contiennent beaucoup de préparations désignées after queen's Ann fashion) à la manière de la reine Apne. La science, qui était restée stationnaire pendant la domination de madame de Maintenon , continua sa marche ascensionnelle sous la régence. Le duc d'Orléans, prince spirituel et digne d'avoir des amis, partageait avec eux des repas aussi fins que bien entendus. Des renseignements certains m'ont ap- pris qu'on y distinguait surtout des piqués d'une finesse 27 278 MÉDITATION XXVII. extrême, des matelotes aussi appétissantes qu'au bord de l'eau, et des dindes glorieusement truffées. Des dindes truffées !!! dont la réputation et le prix vont toujours croissant! Astres bénins dont l'apparition fait scintiller, radier et tripudier les gourmands de toutes les catégories. Le règne de Louis XV ne fut pas moins favorable à l'art alimentaire. Dix-huit ans de paix guérirent sans peine toutes les plaies qu'avaient faites plus de soixante aps de guerre; les richesses créées par l'industrie, et ré- pandues par le commerce ou acquises par les traitants, firent disparaitre l'inégalité des fortunes, et l'esprit de convivialité se répandit dans toutes les classes de la so- ciété. C'est à dater de cette époque' qu'on a établi généra- lement dans tous les repas plus d'ordre, de propreté, d'élégance, et ces divers raffinements qui, ayant tou- jours été en augmentant jusqu'à nos jours, menacent maintenant de dépasser toutes les limites et de nous con- duire au ridicule. Sous ce règne encore, les petites maisons et les fem- mes entretenues exigèrent des cuisiniers des efforts qui tournèrent au profit de la science. ? D'après les informations que j'ai prises auprès des habitants de plusieurs dépar. tements, vers 1740 un dîner de dix personnes se composait comme il suit : le bouilli; service..... une entrée de veau cuit dans son jus; hors-d'euvre. un dindon ; un plat de légumes; 2° service.......... une salade: une crême (quelquefois). du fromage ; Dessert.......... du fruit; un pot de confitures. On ne changeait que trois fois d'assiettes, savoir : après le potage, au second service et au dessert, On servait très rarement du café, mais assez souvent du ratafia de cerises ou d'aillets, qu'on ne connaissait que depuis peu de temps. On a de grands facilités quand on traite une assem- blée nombreuse et des appétits robustes; avec de la HISTOIRE DE LA CUISINE. 279 viande de boucherie, du gibier, de la venaison et quel- ques grosses pièces de poisson, on a bientôt composé un repas pour soixante personnes. Mais pour gratifier des bouches qui ne s'ouvrent que pour minauder, pour allécher des femmes vaporeuses, pour émouvoir des estomacs de papier mâché et faire aller des efflanqués chez qui l'appétit n'est qu'une vel- léité toujours prête à s'éteindre, il faut plus de génie, plus de pénétration et plus de travail que pour résou- dre un des plus difficiles problèmes de géométrie de l'infini. LOUIS XVI. 134. Arrivé maintenant au règne de Louis XVI et aux jours de la révolution, nous ne nous trainerons pas minutieusement sur les détails des changements dont nous avons été témoins; mais nous nous contenterons de signaler à grands traits les diverses améliorations qui, depuis 1774, ont eu lieu dans la science des fes- tips. Ces améliorations ont eu pour objet la partie natu- relle de l'art, ou les mæurs et institutions sociales qui s'y rattachent; et quoique ces deux ordres de choses agissent l'un sur l'autre avec une réciprocité conti- nuelle, nous avons cru devoir, pour plus de clarté, nous en occuper séparément. AMÉLIORATION SOUS LE RAPPORT DE L'ART. 135. — Toutes les professions dont le résultat est de préparer ou de vendre des aliments, tels que cuisiniers, traiteurs, pâtissiers, confiseurs, magasins de comestibles et autres pareils, se sont multipliés dans des propor- tions toujours croissantes; et ce qui prouve que cette augmentation n'a lieu que d'après des besoins réels, c'est que leur nombre n'a point nui à leur prospérité, La physique et la chimie ont été appelées au secours de l'art alimentaire : les savants les plus distingués 280 MÉDITATION XXVII. n'ont point cru au-dessous d'eux de s'occuper de nos premiers besoins, et ont introduit des perfectionne- ments depuis le simple pot-au-feu de l'ouvrier jusqu'à ces mets extractifs et transparents qui ne sont servsi que dans l'or ou le cristal. Des professions nouvelles se sont élevées; par ex- emple, les pâtissiers de petit four, qui sont la nuance entre les pâtissiers proprement dits et les confiseurs. Ils ont dans leurs domaines les préparations où le beurre s’unit au sucre, aux æufs, à la fécule, telles que les biscuits, les macarons, les gâteaux parés, les me- ringues, et autres friandises pareilles. L'art de conserver les aliments est aussi devenu une profession distincte, dont le but est de nous offrir dans tous les temps de l'année, les diverses substances qui sont particulières à chaque saison. L'horticulture a fait d'immenses progrès, les serres chaudes ont mis sous nos yeux les fruits des tropiques; diverses espèces de légumes ont été acquises par la culture ou l'importation, et entre autres l'espèce de me- lons cantaloups qui, ne produisant que de bons fruits, donne aussi un démenti journalier au proverbe'. On a cultivé, importé et présenté dans un ordre ré- gulier les vins de tous les pays : le mudère qui ouvre la tranchée, les vins de France qui se partagent les services, et ceux d'Espagne et d'Afrique qui couron- nent l'œuvre. La cuisine française s'est appropriée des mets de pré- paration étrangère, comme le karik et le beefsteak; des assaisonnements, comme le caviar et le soy ; des bois- sons, comme le punch, le négus et autres. I.e café est devenu populaire : le matin comme ali- · Il faut en essayer cinquante Avant que d'en trouver un bon. Il paraît que les melons tels que nous les cultivons n'étaient pas connus des Ro. mains; re qu'ils appelaient melo et fispo u'étaient que des conconibres qu'ils man- genient avec des sauces extrêmement relevées. APACIOS , De re coquinaria. HISTOIRE DE LA CUISINE. 281 ment, et après diner comme boisson exhilarante et to- nique. On a inventé une grande diversité de vases, us- tensiles et autres accessoires, qui donnent au repas une teinte plus ou moins marquée de luxe et de festivité; de sorte que les étrangers qui arrivent à Paris trouvent sur les tables beaucoup d'objets dont ils ignorent le nom et dont ils n'osent souvent pas demander l'usage. Et de tous ces faits on peut tirer la conclusion gé- pérale que, au moment où j'écris ces lignes, tout ce qui précède, accompagne ou suit les festins, est traité avec un ordre, une méthode et une tenue qui marquent une envie de plaire tout à fait aimable pour des convives. DERNIERS PERFECTIONNEMENTS. 136. – On a ressuscité du grec le mot de gastro- nomie; il a paru doux aux oreilles françaises; et quoi- qu'à peine compris, il a suffi de le prononcer pour porter sur toutes les physionomies le sourire de l'hi- larité. On a commencé à séparer la gourmandise de la vo- racité et de la goinfrerie; on l'a regardée comme un penchant qu'on pouvait avouer, comme une qualité sociale, agréable à l'amphytrion, profitable au convive, utile à la science, et on a mis les gourmands à côté de tous les autres amateurs qui ont aussi un objet connu de prédilection. Un esprit général de convivialité s'est répandu dans toutes les classes de la société; les réunions se sont multipliées, et chacun, en régalant ses amis, s'est ef- forcé de leur offrir ce qu'il avait remarqué de meilleur dans les zones supérieures. Par suite du plaisir qu'on a trouvé à être ensemble, on a adopté pour le temps une division plus commode, en donnant aux affaires le temps qui s'écoule depuis le commencement du jour jusqu'à sa chute, et en de- stinant le surplus aux plaisirs qui accompagnent et suivent les festins. 24. 282 MÉDITATION XXVIII. On a institué les déjeuners à la fourchette, repas qui a un caractère particulier par les mets dont il est com posé, par la gaité qui y règne, et par la toilette 'né- gligée qui y est tolérée. On a donné des thés, genre de comessation tout à fàit extraordinaire, en ce que, étant offerte à des per- sonnes qui ont bien dîné, clle ne suppose ni l'appétit ni la soif ; qu'elle n'a pour but que la distraction et pour base que la friandise. On a créé les banquets politiques, qui ont constam- ment: eu lieu depuis trente ans toutes les fois qu'il a été nécessaire d'exercer une influence actuelle sur un grand nombre de volontés; repas qui exigent une grande chère, à laquelle on ne fait pas attention, et où le plai- sir n'est compté que pour mémoire. Enfin les restaurateurs ont paru : institution tout à fait nouvelle qu'on n'a point assez méditée, et dont l'effet est tel, que tout homme qui est maitre de trois ou quatre pistoles peut immédiatement, infailliblement, et sans autre peine que celle de désirer, se procurer toutes les jouissances positives dont le goût est susceptible. MÉDITATION XXVIII, DES RESTAURATEURS. 137. - Un restaurateur est celui dont le commerce consiste à offrir au public un festin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en portions à prix fixe, sur la demande des consommateurs. L'établissement se nomme restaurant; celui qui le dirige est le restaurateur. On appelle simplement carte l'état nominatif des mets, avec l'indication du prix, et DES RESTAURATEURS. 283 carte à payer la note de la quantité des mets fournis et de leur prix. Parmi ceux qui accourent en foule chez les restau- rateurs, il en est peu qui se doutent qu'il est impossible que celui qui créa le restaurant ne fût pas un homme de génie et un observateur profond. Nous allous aider la paresse, et suivre la filiation des idées dont succession dut amener cet établissement si usuel et si commode. ÉTABLISSEMENT. 138. – Vers 1770, après les jours glorieux de Louis XIV, les roueries de la régence et la longue tranquil- lité du ministère du cardinal de Fleury, les étrangers n'avaient encore à Paris que bien peu de ressources sous le rapport de la bonne chère. Ils étaient forcés d'avoir recours à la cuisine des au- bergistes, qui était généralement mauvaise. Il existait quelques hôtels avec table d'hôte, qui, a peu d'excep- tions près, n'offraient que le strict nécessaire, et qui d'ailleurs avaient une heure fixe. On avait bien la ressource des traiteurs ; mais ils ne livraient que des pièces entières, et celui qui voulait régaler quelques amis était forcé de commander à l'a. vance, de sorte que ceux qui n'avaient pas le bonheur d’être invités dans quelque maison opulente quittaient la grande ville sans connaitre les ressources et les dé- lices de la cuisine parisienne. Un ordre de choses qui blessait des intérêts si jour- naliers ne pouvait pas durer, et déjà quelques penseurs 'rêvaient une amélioration. Enfin il se trouva un homme de tête qui jugea qu'une cause active ne pouvait rester sans effet ; que le même besoin se reproduisant chaque jour vers les mêmes heures, les consommateurs viendraient en foule là où ils seraient certains que ce besoin serait agréa- blement satisfait ; que, si l'on détachait une aile de vo- 284 MÉDITATION XXVIII. laille en faveur du premier venu, il ne manquerait pas de s'en présenter un second qui se contenterait de la cuisse; que l'abscision d'une première tranche dans l'obscurité de la cuisine ne déshonorerait pas le restant de la pièce ; qu'on ne regarderait pas à une légère augmentation de paiement quand on aurait été bien, promptement et proprement servi; qu'on n'en finirait jamais dans un détail nécessairement considérable, si les convives pouvaient disputer sur le prix et la qua- lité des plats qu'ils auraient demandés; que d'ailleurs la variété des mets, combinée avec la fixité des prix, aurait l'avantage de pouvoir convenir à tou tes les for- tunes. Cet homme pensa encore à beaucoup de choses qu'il est facile de deviner. Celui-là fut le premier restaura- teur, et créa une profession qui commande à la fortune toutes les fois que celui qui l'exerce a de la bonne foi, de l'ordre et de l'habileté. AVANTAGES DES RESTAURANTS. 139. L'adoption des restaurateurs, qui de France a fait le tour de l'Europe, est d'un avantage extrême pour tous les citoyens, et d'une grande importance pour la science. 1° Par ce moyen, tout homme peut diner à l'heure qui lui convient, d'après les circonstances où il se trouve placé par ses affaires ou ses plaisirs. 2° Il est certain de ne pas outrepasser la somme qu'il a jugé à propos de fixer pour son repas, parce qu'il sait d'avance le prix de chaque plat qui lui est servi.. 30 Le compte étant une fois fait avec sa bourse, le consommateur peut, à sa volonté, faire un repas solide, délicat ou friand , l'arroser des meilleurs vins français ou étrangers, l'aromatiser de moka et le parfumer des liqueurs des deux mondes, sans autres limites que la vigueur de son appétit ou la capacité de son estomac.. Le salon d'un restaurateur est l'Éden des gourmands. DES RESTAURATEURS. 285 4" C'est encore une chose extrêmement commode pour les voyageurs, pour les étrangers, pour ceux dont la famille réside momentanément à la campagne, et pour tous ceux , en un mot, qui n'ont point de cui. sine chez eux, ou qui en sont momentanément privés. Avant l'époque dont nous avons parlé (1770), les gens riches et puissants jouissaient presque exclusive- ment de deux grands avantages : ils voyageaient avec rapidité et faisaient constamment bonne chère. L'établissement des nouvelles voitures qui font cin- quante lieues en vingt-quatre heures a effacé le pre- mier privilége; l'établissement des restaurateurs a dé- truit le second : par eux, la meilleure chère est deve- nue populaire. Tout homme qui peut disposer de quinze à vingt francs, et qui s'assied à la table d'un restaurateur de première classe, est aussi bien et même mieux traité que s'il était à la table d'un prince ; car le festin qui s'offre à lui est tout aussi splendide, et ayant en outre tous les mets à commandement, il n'est gêné par au- cune considération personnelle. ! EXAMEN DU SALON. 140. Le salon d'un restaurateur, examiné avec un peu de détail , offre à l'ail scrutateur du philosophe un tableau digne de son intérêt par la variété des situa- 'tions qu'il rassemble. Le tond est occupé par la foule des consommateurs solidaires, qui commandent à haute voix, attendent avec impatience , mangent avec précipitation , paient et s'en vont. On voit des familles voyageuses qui , contentes d'un repas frugal, l'aiguisent cependant par quelques mets qui leur étaient inconnus, et paraissent jouir avec plai- sir d'un spectacle tout à fait nouveau pour elles. Près de là sont deux époux parisiens : on les distin- gue par le chapeau et le schall suspendus sur leur tête ; DES RESTAURATEURS. 287 4 sance des objets présents n'entrainent beaucoup de personnes dans des dépenses qui excèdent leurs facul- tés. Peut-être les estomacs délicats lui doivent-ils quel- ques indigestions, et la Vénus infime quelques sacrif ces intempestifs. Mais ce qu est bien plus funeste pour l'ordre social, c'est que nous regardons comme certain que la réfec- tion solidaire renforce l'égoïsme, habitue l'individu à ne regarder que soi, à s'isoler de tout ce qui l'entoure, à se dispenser d'égards; et par leur conduite avant, pendant et après le repas, dans la société ordinaire, il est facile de distinguer parmi les convives, ceux qui vivent habituellement chez le restaurateur '. ÉMULATION. 142. Nous avons dit que l'établissement des res- taurateurs avait été d'une grande importance pour l'établissement de la science. Effectivement, dès que l'expérience a pu apprendre qu'un seul ragoût éminemment traité suffisait pour faire la fortune de l'inventeur, l'intérêt, ce puissant mobile, a allumé toutes les imaginations et mis en cú- vre tous les préparateurs. L'analyse a découvert des parties esculentes dans des substances jusqu'ici réputées inutiles ; des comes- tibles nouveaux ont été trouvés, les anciens ont été améliorés, les uns et les autres ont été combinés de mille manières. Les inventions étrangères ont été im- portées ; l'univers entier a été mis à contribution, et il est tel de nos repas où l'on pourrait faire un cours complet de géographie alimentaire. RESTAURATEURS A PRIX FIXB. 143. - Tandis que l'art suivait ainsi un mouve- · Entre autres, quand on fait courir une assiette pleine de morceaux tout décou- pes, ils se servent et la posent nt eux sans la passer au voisin, dont ils n'ont pas coutume de s'occuper. 288 MÉDITATION XXVIII. ment d'ascension, tant en découvertes qu'en cherté (car il faut toujours que la nouveauté se paie), le même motif, c'est-à-dire l'espoir du gain, lui donnait un mouvement contraire, du moins relativement à la dépense, Quelques restaurateurs se proposèrent pour but de joindre la bonne chère à l'économie , et en se rappro- chant des fortunes médiocres , qui sont nécessairement ies plus nombreuses, de s'assurer ainsi de la foule des consommateurs. Ils cherchaient dans les objets d'un prix peu élevé, ceux qu’une bonne préparation peut rendre agréa- bles. Ils trouvaient dans la viande de boucherie toujours bonne à Paris, et dans le poisson de mer qui y abonde une ressource inépuisable; et pour complément, des légumes et des fruits, que la nouvelle culture donne toujours à bon marché. Ils calculaient ce qui est ri- goureusement nécessaire pour remplir un estomac d'une capacité ordinaire et apaiser une soif non cynique. · Ils observaient qu'il est beaucoup d'objets qui ne doivent leur prix qu'à la nouveauté ou à la saison , et qui peuvent être offerts un peu plus tard et dégagés de cet obstacle ; enfin, ils sont venus peu à peu à un point de précision tel , qu'en gagnant 25 ou 30 pour cent, ils ont pu donner à leurs habitués, pour deux francs, et même moins, un diner suffisant, et dont tout homme bien ne peut se contenter, puisqu'il coû- terait au moins mille francs par mois pour tenir, dans une maison particulière, une table aussi bien fournie et aussi variée. Les restaurateurs, considérés sous ce dernier point de vue , ont rendu un service signalé à cette partie in- téressante de la population de toute grande ville qui se compose des étrangers, des militaires et des employés, et ils ont été conduits par leur intérêt à la solution d'un problème qui y semblait contraire, savoir : de DES RESTAURATEURS. 289 faire bonne chère, et cependant à prix modéré, et même à hon marché. Les restaurateurs qui ont suivi cette route n'ont pas été moins bien récompensés que leurs autres confrères : ils n'ont pas essuyé autant de revers que ceux qui étaient à l'autre extrémité de l'échelle ; et leur fortune, quoique plus lente, a été plus sûre ; car s'ils gagnaient moins à la fois , ils gagnaient tous les jours, et il est de vérité mathématique que, quand un nombre égal d'unités sont rassemblées en un point , elles donnent up total égal, soit qu'elles aient été réunies par di- zaines , soit qu'elles aient été rassemblées une à une. Les amateurs ont retenu les noms de plusieurs artis. tes qui ont brillé à Paris depuis l'adoption des res- taurants. On peut citer Beauvilliers, Méot, Robert, Rose, Legacque, les frères Véry, Henneveu et Ba- leine. Quelques-uns de ces établissements ont dû leur pros- périté à des causes spéciales , savoir : le Veau qui tette, aux pieds de mouton; le. au gras-double sur le gril; les Frères Provençaux, à la morue à l'ail; Very, aux entrées truffées; Robert, aux diners commandés ; Baleine, aux soins qu'il se donnait pour avoir d'excellent poisson; et Henneveu , aux boudoirs mystérieux de son quatrième étage. Mais de tous ces héros de la gastronomie, nul n'a plus le droit à une notice biographique que Beauvilliers, dont les journaux de 1820 ont apnoncé la mort. BEAUVILLIERS. 144. Beauvilliers , qui s'était établi vers 1782, a été, pendant plus de quinze ans, le plus fameux res- taurateur de Paris. Le premier, il eut un salon élégant, des garçons bien mis , un caveau soigné et une cuisine supérieure : et quand plusieurs de ceux que nous avons nommés ont cherché à l'égaler, il a soutenu la lutte sans désavan- 25 LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 293 Cependant il flt des progrès; et quand il fut parvenu jusqu'à Horace, il se convertit, trouva un grand plaisir à méditer sur des idées si élégamment revêtues, et fit de véritables efforts pour bien connaître la langue qu'a- vait parlée ce poète spirituel. Il apprit aussi la musique; et après plusieurs essais, se fixa au piano. Il ne se jeta point dans les difficultés indéfinies de cet outil musical ", et, le réduisant à son véritable usage, il se contenta de devenir assez fort pour accompagner le chant. Mais, sous ce rapport, on le préférait même aux pro- fesseurs, parce qu'il ne cherchait pas à se mettre sur le premier plan; ne faisait ni les bras ni les yeux 2; et qu'il remplissait consciencieusement le devoir imposé à . tout accompagnateur, de soutenir et faire briller la per- sonne qui chante. Sous l'égide de son âge, il traversa sans accident les temps les plus terribles de la révolution ; mais il fut conscrit à son tour, acheta un homme qui alla brave- ment se faire tuer pour lui ; et bien muni de l'extrait, mortuaire de son Sosie, se trouva convenablement placé pour célébrer nos triomphes, ou déplorer nos re- vers. M. de Borose était de taille moyenne, mais il était parfaitement bien fait. Quant à sa figure, elle était sen- suelle, et nous en donnerons une idée en disant que, si on eût rassemblé avec lui dans le même salon, Gavau- dan des Variétés, Michot des Français, et le vaudevil - liste Désaugiers, ils auraient tous quatre eu l'air d'être de la même famille. Sur le tout, il était convenu de dire qu'il était joli garçon, et il eut parfois quelque raison d'y croire. * Le piano est fait pour faciliter la composition de la musique et pour accompa. gner le chant. Joué seul, il n'a ni chaleur ni expression. Les Espagnols indiquent par burdonear l'action de jouer des instruments qui se pincent. * Terme d'arget musical : faire les bras, c'est soulever les coudes et les arrière. bras, comme si on était étouflé par le sentiment: fuire les yeux, c'est les tourner vers le ciel, comme si on allait se påmcr; faire des brioches, c'est manquer un trait, une intonation. 25. 296 MÉDITATION XXIX. Prendre un état fut pour lui une grande affaire : il en essaya plusieurs ; mais, y trouvant toujours quel- ques inconvénients, il se réduisit à une oisiveté occu- 3 pée, c'est-à-dire qu'il se fit recevoir dans quelques so - ciétés littéraires; qu'il fut du comité de bienfaisance de son'arrondissement, souscrivit à quelques réunions philanthropiques; et en ajoutant à cela le soin de sa fortune, qu'il régissait à merveille, il eut, tout comme un autre, ses affaires, sa correspondance et son cabi- net. Arrivé à vingt-huit ans, il crut qu'il était temps de se marier, ne voulut voir sa future qu'à table, et, à la troisième entrevue, se trouva suffisamment convaincu qu'elle était également jolie, bonne et spirituelle. Le bonheur conjugal de Borose fut de courte durée : à peine y avait-il dix-huit mois qu'il était marié, quand sa femme mourut en couches, lui laissant un regret éternel de cette séparation si prompte, et pour consola- tion une fille qu'il nomma Herminie, et dont nous nous occuperons plus tard. M. de Borose trouva assez de plaisirs dans les diver- ses occupations qu'il s'était faites. Cependant il s'aper- çut à la longue que, même dans les assemblées choisies, il y a des prétentions, des protecteurs, quelquefois un peu de jalousie. Il mit toutes ces misères sur le compte de l'humanité qui n'est parfaite nulle part, n'en fut pas moins assidu, mais obéissant, sans s'en douter, à l'or- dre du destin imprimé sur ses traits, vint peu à peu à se faire une affaire principale, des jouissances du goût. M. de Borose disait que la gastronomie n'est autre chose que la réflexion qui apprécie, appliquée à la science qui améliore. Il disait avec Épicure' : « L'homme est-il donc fait » pour dédaigner les dons de la nature ? N'arrive-t-il » sur la terre.que pour y cueillir des fruits amers ? " ALIMENS, Physiologie des passions , t. I p. 241. LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 295 » » Pour qui sont les fleurs que les dieux font croître aux pieds des mortels?... C'est complaire à la Providence que de s'abandonner aux divers penchants qu'elle » nous suggère ; nos devoirs viennent de ses lois; nos désirs , de ses inspirations." Il disait avec le professeur sébusien, que les bonnes choses sont pour les bonnes gens; autrement il fau- drait tomber dans l'absurdité, et croire que Dieu ne les a créées que pour les méchants. Le premier travail de Borose eut lieu avec son cui- sinier, et eut pour but de lui montrer ses fonctions sous leur véritable point de vue. :ll lui dit qu'un cuisinier habile, qui pouvait être un savant par la théorie, l'était toujours par la pratique ; que la nature de ses fonctions le plaçait entre le chi- - miste et le physicien; il alla même jusqu'à lui dire que le cuisinier chargé de l'entretien du mécanisme animal, était au-dessus du pharmacien, dont l'utilité n'est qu'occasionnelle. Il ajoutait, avec un docteur aussi spirituel que sa- vant?, « que le cuisinier a dû approfondir l'art de mo- difier les aliments par l'action du feu, art inconnu » aux anciens. Cet art exige de nos jours des études et » des combinaisons savantes. Il faut avoir réfléchi longtemps sur les productions du globe pour em- ployer avec habileté les assaisonnements, et dégui- » ser l'amertume de certains mets, pour en rendre » d'autres plus savoureux, pour mettre en æuvre les meilleurs ingrédients. Le cuisinier européen est » celui qui brille surtout dans l'art d'opérer ces mer- » veilleux mélanges... L'allocution fit son effet, et le chef, bien pénétré 1A Libert, Physiologie des passions, t. I, p. 196. 2 Dans une maison bien organisée, le cuisinier se vomme chef. Il a sous lui l'aide aux entrées, le pâtissier, le rôtisseur et les fouille-aupot i l'oflice est une institution à pail). Les fouille au pot sont les mousses de la cuisine : comme eux, ils sont sou rent baltus: et comme eux ils font quelquefois leur chemin. 296 MÉDITATION XXIX. de son importance, se tint toujours à la hauteur de son emploi. Un peu de temps, de réflexion et d'expérience ap- prirent bientôt à M. de Borose que, le nombre des mets étant à peu près fixé par l'usage', un bon diner n'est pas de beaucoup plus cher qu'un mauvais; qu'il n'en coûte pas cinq cents francs de plus par an pour ne boire jamais que de très-bon vin ; et que tout dépend de la volonté du maître, de l'ordre qu'il met dans sa maison et du mouvement qu'il imprime à tous ceux dont il paie les services. A partir de ces points fondamentaux, les diners de Borose prirent un aspect classique et solennel : la re- nommée en célébrera les délices ; on se fit une gloire. d'y avoir été appelé; et tels en vantèrent les charmes, qui n'y avaient jamais paru. Il n'engageait jamais ces soi-disant gastronomes qui ne sont que des gloutons, dont le ventre est un abime, et qui mangent partout, de tout et tout. Il trouvait à souhait, parmi ses amis, dans les trois premières caté- . gories, des convives aimables qui, savourant avec un attention vraiment philosophique, et donnant à cette étude tout le temps qu'elle exige, n'oubliajent jamais qu'il est un instant où la raison dit à l'appétit : Non procedes ampliùs (tu n'iras pas plus loin). Il lui arrivait souvent que des marchands de co- mestibles lui apportaient des morceaux de haute dis- tinction, et qu'ils préféraient les lui vendre à un prix modéré, par la certitude où ils étaient que ces mets seraient consommés avec calme et réflexion, qu'il en serait bruit dans la société, et que la réputatiou de leurs magasins s'en accroîtrait d'autant. Le nombre des convives chez M. de Borose excédait rarement neuf, et les mets n'étaient pas très-nom-. breux; mais l'insistance du maître et son goût exquis avaient fini par les rendre parfaits. La table présentait en tout temps ce que la saison pouvait offrir de meil- LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 297 leur, soit par la rareté, soit par la primeur; et le service se faisait avec tant de soin qu'il ne laissait rien à dé- „sirer. La conversation pendant le repas était toujours gé- nérale, gaie et souvent instructive; cette dernière qua- lité était due à une précaution très-particulière que prenait Borose. Chaque semaine, un savant distingué, mais pauvre, a uquel il faisait une pension , descendait de son sep- tième étage, et lui remettait une série d'objets propres à être discutés à table. L'amphitryon avait soin de les mettre en avant quand les propos du jour commen- çaient à s'user, ce qui ranimait la conversation et rac- courcissait d'autant les discussions politiques qui trou- blent également l'ingestion et la digestion. Deux fois par semaine, il invitait les dames , et il avait soin d'arranger les choses de manière que cha- cune trouvait parmi les convives un cavalier qui s'oc- cupait uniquement d'elle. Cette précaution jetait beau- coup d'agrément dans sa société, car la pruqe même la plus sévère est humiliée quand elle reste inaperçue. A ces jours seulement, un modeste écarté était per- mis ; les autres jours, on n'admettait que le piquet et le whist, jeux graves, réfléchis , et qui indiquent une éducation soignée. Mais le plus souvent ses soirées se passaient dans une aimable causerie, entremêlée de quelques romances que Borose accompagnait avec ce talent que nous avons déjà indiqué, ce qui lui attirait des applaudissements auxquels il était bien loin d'être .insensible. Le premier luudi de chaque mois, le curé de Borose venait diner chez son paroissien ; il était sûr d'y être accueilli avec toutes sortes d'égards. La conversation , ce jour-là, s'arrêtait sur un ton un peu plus sérieux , * mais qui n'excluait cependant pas une innocente plai- santerie. Le cher pasteur ne se refusait pas aux char- mes de cette réunion, et il se surprenait quelquefois à 298 MÉDITATION XXIX. la dé- désirer que chaque mois eût quatre premiers lundis. C'est au même jour que la jeune Herminie sortait de la maison de madame Migneron', où elle était en pen- sion : cette dame accompagnait le plus souvent sa pu- pille. Celle-ci annonçait, à chaque visite, une grâce nouvelle ; elle adorait son père, et quand il la bénis- sait en déposant un baiser sur son front incliné, nuls êtres au monde n'étaient plus heureux qu'eux. Borose se donnait des soins continuels pour que pense qu'il faisait pour sa table pût tourner au profit de la morale. Il ne donnait sa confiance qu'aux fournisseurs qui se faisaient connaitre par leur loyauté dans la qualité des choses et leur modération dans les prix ; il les prônait et les aidait au besoin, car il avait encore coutume de dire que les gens trop pressés de faire leur fortune sont souvent peu délicats sur le choix des moyens. Son marchand de vin s'epricbit assez promptement parce qu'il fut proclamé sans mélange, qualité déjà rare même chez les Athéniens du temps de Périclés , et qui n'est pas commune au dix-neuvième siècle. On croit que c'est lui qui, par ses conseils, dirigea la conduite d'Hurbain, restaurateur au Palais-Royal; Hurbain, chez qui l'on trouve pour deux francs un di- ner qu'on paierait ailleurs plus du double, et qui mar- : che à la fortune par une route d'autant plus sûre que la foule croit chez lui en raison directe de la modération de ses prix. Les mets enlevés de dessus la table du gastronome n'étaient point livrés à la discrétion des domestiques, amplement dédommagés d'ailleurs; tout ce qui consér- vait une belle apparence avait une destination indiquée le maître. par 'Madame Migneron Rémy dirige, rue de Valois , faubourg du Roule, n. 4, une maison d'éducation sous la protection de Madame la duchesse d'Orléans : le local est superbe , la tenue parfajte, le ton excellent, les maîtres les meilleurs de Paris et ce qui touche surtout le professeur, c'est que, avec tant d'avantages, le prix est tel que des forlunes presque modestes peuvent y atteindre. LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 299 Instruit, par sa place au comité de bienfaisance, des besoins et de la moralité d'un grand nombre de ses administrés, il était sûr de bien diriger ses dons, et des portions de comestibles, encore très-désirables, venaient de temps en temps chasser le besoin et faire n'aitre la joie; par exemple, la queue d'un gras brochet, la mitre d'un dindon, un morceau de filet, de la pâtisserie, etc. Mais pour rendre ces en vois encore plus profitables, il avait attention de les annoncer pour le lundi matin, ou pour le lendemain d'une fête, obviant ainsi à la ces- sation du travail pendant les jours fériés, combattant les inconvénients de la saint lundi' et faisant de la sensualité l'antidote de la crapule. Quand M. de Borose avait découvert dans la troi- sième ou quatrième classe des commerçants un jeune, ménage bien uni, et dont la conduite prudente an- nonçait les qualités sur lesquelles se fonde la prospé- rité des nations, il leur faisait la prévenance d'une vi- site, et se faisait un devoir de les engager à dîner. Au jour indiqué, la jeune femme ne manquait pas de trouver des dames qui lui parlaient des soins inté- rieurs d'une maison, et le mari, des hommes pour cau- ser de commerce et de manufactures. Ces invitations, dont le motif était connu, finirent par devenir une distinction, et chacun s'empressa de les mériter. Pendant que toutes ces choses se passaient, la jeune Herminie croissait et se développait sous les ombrages de la rue de Valois, et nous devons à nos lecteurs le ' La plupart des ouvriers, à Paris, travaillent le dimanche matin pour finir l'ou. vrage commencé, le rendre à qui de droit, et en recevoir le prix : après quoi ils partent et vont se divertir le reste du jour. Le lundi matin , ils s'assemblent par coteries , mettent en commun tout ce qui leur reste d'argent, et ne se quittent pas que tout ne soit dépensé. Cet état de choses . qui était rigoureusement vrai il y a dix ans, s'est un peu amo lioré par les soins des maîtres d'aleliers et par les établissements d'économie et d'accumulation ; mais le mal est encore très grand, «t il y a beaucoup de temps et de travail perdu au profit des Tivolis, restaurateurs cabaretiere al taverniers des Ruloures et de la banlieue. 300 MÉDITATION XXIX. . portrait de la fille comme partie intégrante de la bio- graphie du père. Mademoiselle Herminie de Borose est grande (5 pieds 1 pouce) et sa taille réunit la légèreté d'une nymphe à la grâce d'une déesse. Fruit unique d'un mariage heureux, sa santé est par- faite, sa force physique remarquable; elle ne craint ni la chaleur ni le håle, et les plus longues promenades ne l'épouvantent pas. De loin on la croirait brune, mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit que ses cheveux sont châ- tain foncé, ses cils noirs et ses yeux bleu d'azur. La plupart de ses traits sont grecs, mais son nez est gaulois; ce nez charmant fait un effet si gracieux, qu'un comité d'artistes, après en avoir délibéré pen- dant trois diners, a décidé que ce type tout français est au moins aussi digne que tout autre d'être immor- talisé par le pinceau, le ciseau et le burin. Le pied de cette jeune fille est remarquablement pe- tit et bien fait; le professeur l'a tant louée et même cajolée à ce sujet, qu'au jour de l'an 1825, et avec l'approbation de son père, elle lui a fait cadeau d'un joli petit soulier de satin noir, qu'il montre aux élus, et dont il se sert pour prouver que l'extrême sociabilité agit sur les formes comme sur les personnes; car il prétend qu'un petit pied, tel que nous le recherchons maintenant, est le produit des soins et de la culture, ne sc trouve presque jamais parmi les villageois, et indique presque toujours une personne dont les aïeux ont longtemps vécu dans l'aisance. Quand Herminie a relevé sur son peigne la forêt de cheveux qui couvre sa tête et serré une simple tunique avec une ceinture de rubans, on la trouve charmante, et on ne se figure pas que des fleurs, des perles ou des diamants puissent ajouter à sa beauté. Sa conversation est simple et facite, et on ne se dou- terait pas qu'elle connaît tous nos meilleurs auteurs; LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 301 mais dans l'occasion elle s'anime, et la finesse de ses remarques trahit son secret : aussitôt qu'elle s'en aperçoit elle rougit, ses yeux se baissent, et sa rou- geur prouve sa modestie. Mademoiselle de Borose joue également bien du piano et de la harpe ; mais elle préfère ce dernier instrument par je ne sais quel sentiment enthousiastique pour les harpes célestes dont sont armés les anges, et pour les harpes d'or tant célébrées par Ossian. Sa voix est aussi d'une douceur et d'une rectitude célestes; ce qui ne l'empêche pas d'être un peu timide; cependant elle chante sans se faire prier, mais elle ne manque pas, en commençant, de jeter sur son auditoire un regard qui l'ensorcelle, de sorte qu'elle pourrait chanter faux comme tant d'autres, qu'on n'aurait pas la force de s'en apercevoir. Elle n'a point négligé les travaux de l'aiguille, sour- ces de jouissances bien innocentes et ressources toujours prètes contre l'ennui; elle travaille comme une fée, et chaque fois qu'il parait quelque chose de nouveau en ce genre, la première ou vrière du Père de famille est habituellement chargée de venir le lui apprendre. Le cœur d'Herminie n'a point encore parlé, et la piété filiale a jusqu'ici suffi à son bonheur; mais elle a une véritable passion pour la danse, qu'elle aime à la folie. Quand elle se place à une contredanse, elle parait grandir de deux pouces, et on croirait qu'elle va s'en- voler; cependant sa danse est modérée, et ses pas sans prétention ; elle se contente de circuler avec légèreté, en développant ses formes aimables et gracieuses; mais à quelques échappées on devine ses pouvoirs, et on soupçonne que si elle usait de tous ses moyens, ma- dame Montessu aurait une rivale. Même quand l'oiseau marche on voit qu'il a des ailes. Auprès de cette fille charmante qu'il avait retirée 26 LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 303 Herminie fut atterrée d'un malheur si grand et si inattendu; elle n'eut pas de convulsions, elle n'eut pas de crises de nerfs, elle n'alla pas cacher sa douleur dans son lit; mais elle pleura son père avec tant d'abandon, de continuité et d'amertume, que ses amis espérèrent que l'excès de sa douleur en deviendrait le remède, car nous ne sommes pas assez fortement trempés pour éprouver pendant longtemps un sentiment si vif. Le temps a donc fait sur ce jeune cour son effet immanquable; Herminie peut nommer son père sans fondre en larmes; mais elle en parle avec une piété douce, un regret si ingénu, un amour si actuel et un accent si profond, qu'il est impossible de l'entendre et de ne pas partager son attendrissement. Heureux celui à qui Herminie donnera le droit de l'accompagner et de porter a vec elle une couronne fu- néraire sur la tombe de leur père ! Dans une chapelle latérale de l'église de... on remar- que chaque dimanche, à la messe de midi, une grande et belle jeune personne accompagnée par une dame ågée. Sa tournure est charmante, mais un voile épais cache son visage. Il faut cependant que les traits en soient connus, car on remarque tout autour de cette chapelle une foule de jeunes dévots de fraiche date, tous fort élégamment mis, et dont quelques-uns sont fort beaux garçons. CORTÉGE D'UNE HÉRITIÈRE. 147. Passant un jour de la rue de la Paix à la la place Vendôme, je fus arrêté par le cortege de la plus riche héritière de Paris, pour lors à marier et re- venant du bois de Boulogne. Il était composé comme il suit : 1° La belle, objet de tous les veux, montée sur un très-beau cheval bai, qu'elle maniait avec adresse : amazone bleue à longue queue, chapeau noir à plumes blanches; 304 MÉDITATION XXX. 2u Son tuteur, marchant à côté d'elle avec la phy- sionomie grave et le maintien important attaché à ses fonctions ; 3° Groupe de douze à quinze poursuivants, cher- chant tous à se faire distinguer, qui par son empres- sement , qui par son adresse hippiatrique, qui par sa mélancolie; 4° Un en cas magnifiquement attelé, pour servir en cas de pluie ou de fatigue; cocher corpulent, jockey pas plus gros que le poing; 5° Domestiques à cheval de toutes les livrées, en grand nombre et pêle-mêle. Ils passèrent..... et je continuai de méditer. MÉDITATION XXX, BOUQUET. MYTHOLOGIE GASTRONOMIQUE. 148. Gastéréa est la dixième muse : elle préside aux jouissances du goût. Elle pourrait prétendre à l'empire de l'univers; car l'univers n'est rien sans la vie, et tout ce qui vit se nourrit. Elle se plait particulièrement sur les coteaux où la vigne fleurit, sur ceux que l'oranger parfume, dans les bosquets où la truffe s'élabore, dans les pays abon- dants en gibier et en fruits. Quand elle daigne se montrer, elle apparait sous la figure d'une jeune fille : sa ceinture est couleur de feu; ses cheveux sont noirs, ses yeux bleu d'azur, et ses formes pleines de grâces; belle comme Vénus, elle est surtout souverainenent jolie. Elle se montre rarement aux moriels ; mais sa sta- BOUQUET. 305 tue les console de son invisibilité. Un seul sculpteur a été admis à contempler tant de charmes, et tel a été le succès de cet artiste aimé des dieux, que quiconque voit son ouvrage, croit y reconnaître les traits de la femme qu'il a le plus aimée. De tous les lieux où Gastéréa a des autels, celui qu'elle préfère est cette ville, reine du monde, qui em- prisonne la Seine entre les marbres de ses palais. Son temple est bâti sur cette montagne célèbre à la- quelle Mars a donné son nom ; il est posé sur un socle immense de marbre blanc, sur lequel on monte de tous côtés par cent marches. C'est dans ce bloc révéré que sont percés ces sou- terrains mystérieux où l’art interroge la nature et la soumet à ses lois. C'est là que l'air, l'eau, le fer et le feu, mis en ac- tion par des mains habiles, divisent, réunissent, tritu- ot, amalgament et produisent les effets dont le vul- gaire ne connait pas la cause. C'est de là enfin que s'échappent, à des époques dé- terminées, des recettes merveilleuses dont les auteurs aiment à rester inconnus, parce que leur bonheur est dans leur conscience, et que leur récompense consiste à savoir qu'ils ont reculé les bornes de la science et procuré aux hommes des jouissances nouvelles. Le temple, monument unique d'architecture simple et majestueuse, est supporté par cent colonnes de jaspe oriental et éclairé par un dôme qui imite la voûte des cieux. Nous n'entrerons pas dans le détail des merveilles que cet édifice renferme; il suffira de dire que les sculp- tures qui en ornent les frontons, ainsi que les bas- reliefs qui en décorent l'enceinte , sont consacrés à la mémoire des hommes qui ont bien mérité de leurs sem- blables par des inventions utiles, telles que l'appli- cation du feu aux besoins de la vie, l'invention de la charrue, et autres pareilles. 26. 306 MÉDITATION XXX. Biep loin du dòine et dans le sanctuaire, on voit la statue de la déesse : elle a la main gauche appuyée sur un fourneau, et tient de la droite la production la 'plus chère à ses adorateurs. Le baldaquin de cristal qui la couvre est soutenu par huit colonnes de même matière; et ces colonnes, c'on- tivuellement inondées de flamme électrique, répan- dent dans le lieu saint une clarté qui a quelque chose de divin. Le culte de la déesse est simple : chaque jour, au le- ver du soleil , ses prêtres viennent enlever la couronne de fleurs qui orne sa statue, en placent une nouvelle, et chantent en chœur un des hymnes nombreux par lesquels la poésie a célébré les biens dont l'immortelle comble le genre humain. Ces prêtres sont au nombre de douze, présidés par le plus âgé : ils sont choisis parmi les plus savants; et les plus beaux , toutes choses égales, obtiennent la préférence. Leur âge est celui de la maturité ; ils sont sujets à la vieillesse, mais jamais à la caducité ; l'air qu'ils respirent dans le temple les en défend. Les fêtes de la déesse égalent le nombre des jours de l'année; car elle ne cesse jamais de verser ses bien- faits ; mais parmi ces jours il en est un qui lui est spé- cialement consacré : c'est le VINGT-UN SEPTEMBRE , appelé le grand halel gastronomique. En ce jour solennel, la ville-reine est, dès le matin, environnée d'un nuage d'encens; le peuple, couronné de fleurs, parcourt les rues en chantant les louanges de la déesse; les citoyens s'appellent par les titres de la plus aimable parenté; tous les cæurs sont émus des plus doux sentiments; l'atmosphère se charge de sym- pathie, et propage partout l'amour et l'amitié. Une partie de la journée se passe dans ces épanche- ments, et à l'heure déterminée par l'usage, la foule se porte vers le temple où doit se célébrer le banquet sacré. 308 MÉDITATION XXX. 1 font couler pour eux les délices des deux mondes; mais tout en admirant le plus bel ouvrage du Créateur, la retenue de la sagesse ne cesse pas de siéger sur leur front : la manière dont ils remercient, dont ils boivent, exprime ce double sentiment. Autour de cette table mystérieuse on voit circuler des rois, des princes et d'illustres étrangers, arrivés ex- près de toutes les parties du monde ; ils marchent en silence et observent avec attention : ils sont venus pour s'instruire dans le grand art de bien manger, art "Jifficile, et que des peuples entiers ignorent encore. Pendant que ces choses se passent dans le sanctuaire, une hilarité générale et brillante anime les convives placés autour de la table du dôme. Cette gaîté est due surtout à ce qu'aucun d'entre eux n'est placé à côté de la femme à laquelle il a déjà tout dit. Ainsi l'a voulu la déesse. A cette table immense ont été appelés, par choix, les savants des deux sexes qui ont enrichi l'art par leurs découvertes, les maitres de maisons qui remplissent avec tant de grâce les devoirs de l'hospitalité fran- çaise les savants cosmopolites à qui la société doit des importations utiles ou agréables, et ces hommes misé- ricordieux qui nourrissent le pauvre des dépouilles opimes de leur superflu. Le centre en est évidé, et laisse un grand espace qui est occupé par une foule de prosecteurs et de distribu- teurs qui offrent et voiturent des parties les plus éloi- gnées tout ce que les convives peuvent désirer. Là se trouve placé avec avantage tout ce que la na- ture, dans sa prodigalité, a créé pour la nourriture de l'homme. Ces trésors sont centuplés, non-seulement par leur association, mais encore par les métamorphoses que l'art leur a fait subir. Cet enchanteur a réuni les deux mondes, confondu les règnes et rapproché les dis- tances; le parfum qui s'élève de ces préparations savan- te embaume l'air et le remplit de gaz excitateurs. 1 1 BOUQUET. 309 Cependant de jeunes garçons, aussi beaux que bien vêtus, parcourent le cercle extérieur, et présentent in- cessamment des coupes remplies de vin délicieux, qui ont tantôt l'éclat du rubis , tantôt la couleur plus mo- deste de la topaze. De temps en temps, d'habiles musiciens, placés dans les galeries du dôme, font retentir le temple des ac- cents mélodieux d une harmonie aussi simple que sa- vante. Alors les têtes s'élèvent, l'attention est entraînée, et pendant ces courts intervalles, toutes les conversations sont suspendues; mais elles recommencent bientôt avec plus de charme: il semble que ce nouveau présent des dieux ait donné à l'imagination plus de fraicheur, et à tous les cours plus d'abandon. Lorsque le plaisir de la table a rempli le temps qui lui est assigné, le collége des prêtres s'avance sur le bord de l'enceinte ; ils viennent prendre part au ban- quet, se mêler avec les convives, et boire avec eux le moka que le législateur de l'Orient permet à ses dis- ciples. La liqueur embaumée fume dans des vases rehaussés d'or; et les belles acolytes du sanctuaire parcourent l'assemblée pour distribuer le sucre qui en advucit l'amertume. Elles sont charmantes, et cepen. dant telle est l'influence de l'air qu'on respire dans le temple de Gastéréa, qu'aucun cœur de femme ne s'ou- vre à la jalousie. Enfin le doyen des prêtres entonne l'hymne de re- connaissance; toutes les voix s'y joignent, les instru- ments s'y confondent: cet hommage des cæurs s'élève vers le ciel, et le service est fini. Alors seulement commence le banquet populaire, car il n'est point de véritables fètes quand le peuple ne jouit pas. Des tables dont l'ail n'aperçoit pas la fin sont dres- sées dans toutes les rues, sur toutes les places, au-de- vant de tous les palais. On s'assied où l'on se trouve; le 310 MÉDITATION XXX. BOUQUET. hasard rapproche les rangs, les âges, les quartiers ; toutes les mains se rencontrent et se serrent avec cor- dialité; on ne voit que des visages contents. Quoique la grande ville ne soit alors qu'un immense réfectoire, la générosité des particuliers assure l'abon- dance, tandis qu'un gouvernement paternel veille avec sollicitude pour le maintien de l'ordre, et pour que les dernières limites de la sobriété ne soient pas outre- passées. Bientôt une musique vive et animée se fait enten- dre; elle annonce la danse, cet exercice aimé de la jeu- nesse. Des salles immenses, des estrades élastiques qui ont été préparées, et des rafraichissements de toute espèce, ne manqueront pas. On y court en foule, les uns pour agir, les autres pour encourager et comme simples spectateurs. On rit en voyant quelques vieillards, animés d'un feu passa- ger, offrir à la beauté un hommage éphémère; mais le culte de la déesse et la solennité du jour excusent tout. Pendant longtemps ce plaisir se soutient; l'allégresse est générale, le mouvement universel, et on entend avec peine la dernière heure annoncer le repos. Ce- pendant personne ne résiste à cet appel; tout s'est passé avec décence; chacun se retire content de sa journée, et se couche plein d'espoir dans les événe- ments d'une année qui a commencé sous d'aussi beu- reux auspices. PHYSIOLOGIE DU GOUT. SECONDE PARTIE. TRANSITION. Si l'on m'a lu jusqu'ici avec cette attention que j'ai cherché à faire naître et à soutenir, on a dû voir qu'en écrivant j'ai eu un double but que je n'ai jamais perdu de vue : le premier a été de poser les bases théoriques de la gastronomie, afin qu'elle puisse se placer, parmi les sciences, au rang qui lui est incontestablement dû; le second, de définir avec précision ce qu'on doit en- tendre par gourmandise, et de séparer pour toujours cette qualité sociale de la gloutonnerie et de l'intempé- rance, avec lesquelles on l'a si mal à propos confon- due. Cette équivoque a été introduite par des moralistes intolérants qui, trompés par un zèle outré, ont voulu voir des excès là où il n'y avait qu'une jouissance bien entendue; car les trésors de la création ne sont pas faits pour qu'on les foule aux pieds. Il a été ensuite propage par des grammairiens insociables, qui définissaient en aveugles et juraient in verba magistri. Il est temps qu'une pareille erreur finisse, car main- tenant tout le monde s'entend ; ce qui est si vrai, qu'en même temps qu'il n'est personne qui n'avoue une pe- tite teinte de gourmandise et ne s'en fasse gloire, il n'est personne non plus qui ne prît à grosse injure 312 I'RANSITION. l'accusation de gloutonnerie, de voracité ou d'intem- perance. Sur ces deux points cardinaux, il me semble que ce que j'ai écrit jusqu'à présent équivaut à la démonstra- tion, et doit suffire pour persuader tous ceux qui ne se refusent pas à la conviction. Je pourrais donc quitter la plume et regarder comme finie la tâche que je me suis imposée; mais en approfondissant des sujets qui tou- chent à tout, il m'est revenu dans la mémoire beaucoup de choses qui m'ont paru bonnes à écrire, des anec- dotes certainement inédites, des bons mots nés sous més yeux, quelques recettes de haute distinction et autres hors-d'oeuvre pareils. Semés dans la partie théorique, ils en eussent rompu l'ensemble; réunis, j'espère qu'ils seront lus avec plai- sir, parce que, tout en s'amusant, on pourra y trouver quelques vérités expérimentales et des développements utiles. Il faut bien aussi, comme je l'ai annoncé, que je fasse pour moi un peu de cette biographie qui ne donne lieu ni à discussion ni à commentaires. J'ai cherché la récompense de mon travail dans cette partie où je me retrouve avec mes amis. C'est surtout quand l'existen- ce est près de nous échapper que le moi nous devient cher, et les amis en font nécessairement partie. Cependant, en relisant les endroits qui me sont per- sonnels, je ne dissimulerai pas que j'ai eu quelques, mouvements d'inquiétude. Ce malaise provenait de mes dernières, tout à fait dernières lectures, et des gloses qu’on a faites sur des mémoires qui sont dans les mains de tout le monde. J'ai craint que quelque malin, qui aura mal digéré et mal dormi, ne vienne à dire : « Mais voilà un pro- » fesseur qui ne se dit pas d'injures! voilà un profes- » seur qui se fait sans cesse des compliments ! voilà un professeur qui... voilà un professeur que... ! » A quoi je réponds d'avance, en me mettant en garde, >> L'OMELETTE DU CURÉ. 313 que celui qui ne dit de mal de personne a bien le droit de se traiter avec quelque indulgence; et que je ne vois pas par quelle raison je serais exclu de ma propre bienveillance, moi qui ai toujours été étranger aux sentiments haineux. Après cette réponse, bien fondée en réalité, je crois pouvoir être tranquille, bien abrité dans mon manteau de philosophe; et ceux qui insisteront, je les déclare mauvais coucheurs. Mauvais coucheurs ! injure nou- velle, et pour laquelle je veux prendre un brevet d'in- vention, parce que le premier j'ai découvert qu'elle contient en soi une véritable excommunication. VARIÉTÉS. i. L'OMELETTE DU CURÉ. Tout le monde sait que madame R*** a occupé pen- dant vingt ans, sans contradiction, le trône de la beau- té à Paris. On sait aussi qu'elle est extrêmement cha- ritable, et qu'à une certaine époque elle prenait intérêt dans la plupart des entreprises qui avaient pour but de soulager la misère, quelquefois plus poignante dans la capitale que partout ailleurs'. Ayant à conférer à ce sujet avec M. le curé de..., elle se rendit chez lui vers les cinq heures de l'après- midi, et fut fort étonnée de le trouver déjà à table. . La chère habitante de la rue du Mont-Blanc croyait que tout le monde, à Paris, dînait à six heures, et ne en • Ceux là surtout sont à plaindre, dont les besoins sont ignorés ; car il faut rendre justice aus Parisieus, et dire qu'ils sont charitables et aumôviers. Je faisais l'an x, une petite pension hebdomadaire à une vieille religieuse qui gisait à un sixième vlage, paralysée de la moitié du corps. Cette brave fille recevait assez de la bi enſai sance des voisins pour vivre i peu près confortablement et pour nourrir une saur collerse qui s'était attachée à sou sort. 27 314 VARIÉTÉS. savait pas que les ecclésiastiques commencent en gé- néral de bonne heure, parce qu'il en est beaucoup qui font le soir une légère collation. Madame R*** voulait se retirer; mais le curé la re- unt , soit parce que l'affaire dont ils avaient à causer n'était pas de nature à l'empêcher de diner, soit parce qu'une jolie femme n'est jamais un trouble-fête pour qui que ce soit, ou bien enfin parce qu'il vint à s'a- percevoir qu'il ne lui manquait qu'un interlocuteur pour faire de son salon un vrai Elysée gastronomique. Effectivement, le couvert était mis avec une propreté remarquable; un vin vieux étincelait dans un flacon de cristal ; la porcelaine blanche était de premier choix; les plats tenus chauds par l'eau bouillante ; et une bonne , à la fois canonique et bien mise, était là prête à recevoir les ordres. Le repas était limitrophe entre la frugalité et la re- cherche. Un potage au coulis d'écrevisses venait d'ê- tre enlevé, et on voyait sur la table une truite saumon- née, une omelette et une salade. Mon dîner vous apprend ce que vous ne savez » peut-être pas, dit le pasteur en souriant; c'est au » jourd'hui jour maigre suivant les lois de l'Eglise. ” Notre amie s'inclina en signe d'assentiment; mais des mémoires particuliers assurent qu'elle rougit un peu, ce qui n'empêcha pas le curé de manger. L'exécution avait commencé par la truite, dont la partie supérieure était en consommation ; la sauce in- diquait une main habile, et une satisfaction intérieure paraissait sur le front du pasteur. Après ce premier plat, il attaqua l'omelette, qui était ronde, ventrue, et cuite à point. Au premier coup de la cuiller, la panse laissa échap- per un jus lié qui flattait à la fois la vue et l'odorat; le plat en paraissait plein, et la chère Juliette avouait que l'eau lui en était venue à la bouche. Ce mouvement sympathique n'échappa pas au curé, L'OMELETTE DU CURÉ. 315 accoutumé à surveiller les passions des hommes ; et ayant l'air de répondre à une question que madame R*** s'était bien gardée de faire : « C'est une omelette » au thon ,dit-il; ma cuisinière les entend à merveil- le, et peu de gens y goûtent sans m'en faire compli- » ment. Je n'en suis pas étonnée, répondit l'habi- » tante de la Chaussée-d'Antin ; et jamais omelette si appétissante ne parut sur nos tables mondaines. » La salade survint. (J'en recommande l'usage à tous ceux qui ont confiance en moi; la salade rafraîchit sans affaiblir, et conforte sans irriter : j'ai coutume de dire qu'elle rajeunit. ) Le diner v’interrompit pas la conversation. On causą de l'affaire qui avait occasionné la visite, de la guerre qui faisait alors rage, des affaires du temps, des espé- rances de l'Église, et autres propos de table qui font passer un mauvais diner et en embellissent un bon. Le dessert vint en son lieu ; il consistait en un fro- mage de Septmoncel , trois pommes de calville et un pot de confitures. Enfin, la bonne approcha une petite table ronde, telle qu'on en avait autrefois et qu'on nommait gué- ridon, sur laquelle elle posa une tasse de moka bien limpide, bien chaud, et dont l'arome remplit l'appar - tement. Après l'avoir siroté (siped), le curé dit ses grâces et ajouta en se levant : « Je ne prends jamais de li- » queurs fortes ; c'est un superflu que j'offre toujours à mes convives, mais dont je ne fais aucun usage personnel. Je me réserve ainsi un secours pour l'ex- trême vieillesse, si Dieu me fait la grâce d'y parve- » nir. » Pendant que ces choses se passaient, le temps avait couru, six heures arrivaient; madame R*** se bâta donc de remonter en voiture, car elle avait ce jour-là à dîner quelques amis dont je faisais partie. Elle arriva tard , suivant sa coutume; mais entin elle arriva, 316 VARIÉTÉS. encore tout émue de ce qu'elle avait vu et flairé. 11 ne fut question, pendant tout le repas, que du menu du curé et surtout de son omelette au thon. Madame R*** eut soin de la louer sous les divers rapports de la taille, de la rondeur, de la tournure; et toutes ses données étant certaines, il fut unanime- ment conclu qu'elle devait être excellente. C'était une véritable équation sensuelle que chacun fit à sa ma- nière. Le sujet de la conversation épuisé, on passa à d'autres et on n'y pensa plus. Quant à moi, propagateur de vé- rités utiles, je crus devoir tirer de l'obscurité une pré- paration que je crois aussi saine qu'agréable. Je char- geai mon maitre queux de s'en procurer la recette avec les détails les plus minutieux, et je la donne d'autant plus volontiers aux amateurs que je ne l'ai trouvée dans aucun dispensaire. FRÉPARATION DE L'OMELETTE AU THON. Prenez , pour six personnes, deux laitances de carpes bien lavées que vous ferez blanchir, en les plongeant pendant cinq minutes dans l'eau déjà bouillante ei lé- gèrement salée. Ayez pareillement gros comme un auf de poule de thon nouveau, auquel vous joindrez une petite écha- lotte déjà coupée en atomes. Hachez ensemble les laitances et le thon, de manière à les bien mêler, et jetez le tout dans une casserolle avec un morceau suffisant de très-bon beurre, pour l’y sauter jusqu'à ce que le beurre soit fondu. C'est là ce qui constitue la spécialité de l'omelette. Prenez encore un second morceau de beurre à dis- crétion, mariez-le avec du persil et de la ciboulette, mettez-le dans un plat pisciforme destiné à recevoir l'omelette ; arrosez-le du jus d'un citron, et posez-le sur la cendre chaude. LES OEUFS AU JUS. 317 Battez ensuite douze aufs (les plus frais sont les meilleurs) ; le sauté de laitance et de thon y sera versé et agité de manière que le mélange soit bien fait. Confectionnez ensuite l'omelette à la manière ordi- naire, et tâchez qu'elle soit alongée, épaisse et mollette. Étalez-la avec adresse sur le plat que vous avez pré- paré pour la recevoir, et servez pour être mangée de suite. Ce mets doit être réservé pour les déjeuners fins, pour les réunions d'amateurs où l'on sait ce qu'on fait et où l'on mange posément; qu'on l'arrose surtout de bon vin vieux, et on verra merveilles. NOTES THÉORIQUES POUR LES PRÉPARATIONS. 1° On doit sauter les laitances et le thon sans les faire bouillir, afin qu'ils ne durcissent pas; ce qui les empêcherait de se bien mêler avec les cufs. 2. Le plat doit être creux, afin que la sauce se con- centre et puisse être servie à la cuiller. 3° Le plat doit être légèrement chaufit ; car s'il était froid, la porcelaine soustrairait tout le calorique de l'o- melette, et il ne lui en resterait pas assez pour fondre la maitre-d'hôtel, sur laquelle elle est assise. II. LES OEUFS AU JUS. Je voyageais un jour avec deux dames que je con- duisais à Melun. Nous n'étions pas partis très-matin, et nous arrivâ- mes à Montgeron avec un appétit qui menaçait de tout détruire. Menaces vaines : l'auberge où nous descendîmes , quoique d'une assez bonne apparence, était dépourvue de provisions ; trois diligences et deux chaises de poste avaient passé, et, semblables aux sauterelles d'Égypte, avaient tout dévoré. 27. 318 VARIÉTÉS. Ainsi disait le chef. Cependant je voyais tourner une broche chargée d'un gigot tout à fait comme il faut , et sur lequel les dames, par habitude, jetaient des regards très-co- quets. Hélas! elles s'adressaient mal; le gigot appartenait à trois Anglais qui l'avaient apporté, et l'attendaient sans impatience en buvant du champagne (prating over a bottle of champain). « Mais du moins, dis-je d'un air moitié cbagrin et » moitié suppliant, ne pourriez-vous pas nous brouiller » ces œufs dans le jus de ce gigot? Avec ces @ufs et » une tasse de café à la crème nous nous résignerons. Oh! très-volontiers, répondit le chef; le jus nous appartient de droit public, et je vais de suite faire vo- v tre affaire. » Sur quoi il se mit à casser les eufs avec précaution. Quand je le vis occupé, je m'approchai du feu , et tirant de ma poche un couteau de voyage, je fis au gigot défendy une douzaine de profondes blessures, par lesquelles le jus dut s'écouler jusqu'à la dernière goutte. A cette première opération je joignis l'attention d'assister à la concoction des æufs, de peur qu'il ne fût fait quelque distraction à notre préjudice. Quand ils furent à point, je m'en emparai et les portai à l'appar- tement qu'on nous avait préparé. Là, nous nous en régalâmes, et rimes comme des fous de ce qu'en réalité nous avalions la substance du gigot, en ne laissant à nos amis les Anglais que la peine de mâcher le résidu. III. VICTOIRE NATIONALE. Pendant mon séjour à New-York, j'allais quelque- fois passer la soirée dans une espèce de café-taverne tenu par un sieur Little, chez qui on trouvait le matin 320 VARIÉTÉS. Je remerciai , et me croyant suffisamment fondé de pouvoir dans une affaire où j'étais évidemment la par- tie principale, j'acceptai pour tous, et l'invitation resta fixée au surlendemain à trois heures. La soirée se passa comme à l'ordinaire; mais au mo ment où je me retirais, le garçon de salle (waiter) me prit à part et m'apprit que les Jamaïcains avaient com- mandé un bon repas; qu'ils avaient donné des ordres pour que les liquides fussent soignés, parce qu'ils re- gardaient leur invitation comme un défi à qui boirait le mieux, et que l'homme à la grande bouche avait dit qu'il espérait bien qu'à lui seul il mettrait les Français sous la table. Cette nouvelle m'aurait fait rejeter le banquet offert, si je l'avais pu avec honneur ; car j'ai toujours fui de pareilles orgies ; mais la chose était impossible. Les Anglais auraient été crier partout que nous n'avions pas osé nous présenter au combat, que leur présence seule avait suffi pour nous faire reculer ; et, quoique bien instruits du danger, nous suivimes la maxime du maréchal de Saxe : le vin était tiré, nous nous pré- parâmes à le boire. Je n'étais pas sans quelques soucis ; mais, en vérite, ces soucis ne m'avaient pas pour objet. Je regardais comme certain qu'étant à la fois plus jeune, plus grand et plus vigoureux que nos amphi- tryons, ma constitution, vierge d'excès bachiques, triompherait facilement des deux Anglais, probable- ment usés par l'excès des liqueurs spiritueuses. Sans doute, resté seul au milieu des quatre autres réservés, on m'aurait proclamé vainqueur ; mais cette victoire qui m'aurait été personnelle, aurait été singu- lièrement affaiblie par la chute de mes deux compa- triotes, qu'on aurait emportés avec les vaincus dans l'é- tat hideux qui suit une pareille défaite. Je désirais leur épargner cet affront; en un mot, je voulais le triomphe de la nation et non celui de l'individu. Eu conséquence, VICTOIRE NATIONALE. 321 je rassemblai chez moi Felir et la Massue, et leur fis une allocution sévère et formelle pour leur annoncer mes craintes ; je leur recommandai de boire à petits coups autant que possible, d'en esquiver quelques-uns. pendant que j'attirerais l'attention de mes antagonistes, et surtout de manger doucement et de conserver un peu d'appétit pendant toute la séance, parce que les ali- ments mêlés aux boissons en tempèrent l'ardeur et les empêchent de se porter au cerveau avec tant de vio- lence; enfin nous partageåmes une assiette d'amandes amères, dont j'avais entendu vanter la propriété pour modérer les fumées du vin. Ainsi armé au physique et au moral, nous nous ren- dîmes chez Little, où nous trouvâmes les Jamaicains, et bientôt après le dîner fut servi. Il consistait en une énorme pièce de rostbeef, un dindon cuit dans son jus, des racines bouillies, une salade de choux crus, et une tarte aux confitures. On but à la française, c'est-à-dire que le vin fut servi dès le commencement : c'était du fort bon clairet qui était alors bien meilleur marché qu'en France, parce qu'il en était arrivé successivement plusieurs cargaisons dont les dernières s'étaient très-mal vendues. M. Wilkinson faisait ses honneurs à merveille, nous in vitant à manger et nous donnant l'exemple ; son ami paraissait abîmé dans son assiette, ne disait mot, regar- dait de côté, et riait du coin des lèvres. Pour moi, j'étais charmé de mes deux acolytes. La Massue, quoique doué d'un assez vaste appétit, ména- geait ses morceaux comme une petite maîtresse ; et Fehr escamotait de temps en temps quelques verres de vin, qu'il faisait passer avec adresse dans un pot à bierre qui était au bout de la table. De mon côté, je te- nais rondement tête aux deux Anglais, et plus le repas avançait, plus je me sentais plein de confiance. Après le clatret vint le porto, après le porto le ma- dère, auquel nous nous tinmes longtemps. 322 VARIÉTÉS. Le dessert était arrivé, composé de beurre, de fro- mage, de noix de coco et d’ycory. Ce fut alors le mo- ment des toasts; et nous bûmes amplement au pouvoir des rois, à la liberté des peuples et à la beauté des da - mes ; nous portāmes, avec M. Wilkinson, la santé de sa fille Mariah, qu'il nous assura être la plus belle per- sonne de toute l'ile de la Jamaïque. Après le vin arrivèrent les spirits, c'est-à-dire le rhum et les eaux-de-vie de vin, de grains et de fram- boises ; avec les spirits, les chansons; et je vis qu'il allait faire chaud. Je craignais les spirits; je les éludai en demandant du punch; et Little lui-même nous en apporta un bowl, sans doute préparé d'avance, qui aurait suffi pour quarante personnes. Nous n'avons point en France de vases de cette dimension. Cette vue me rendit le courage ; je mangeai cinq à six rôties d’un beurre extrêmement frais, et je sentis renaitre mes forces. Alors je jetai un coup d'ail scru- tateur sur tout ce qui m'environnait; car je commen- çais à être inquiet sur la manière dont tout cela finirait. Mes deux amis me parurent assez frais ; ils buvaient en épluchant des noix d'ycory. M. Wilkinson avait la face rouge-cramoisi, ses yeux étaient troubles, il pa- raissait affaissé; son ami gardait le silence, mais sa tête fumait comme une chaudière bouillante, et sa bou- che immense s'était formée en cul de poule. Je vis bien que la catastrophe approchait. Effectivement, M. Wilkinson, s'étant réveillé comme en sursaut, se leva, et entonna d’une voix assez forte l'air pational Rule Britannia; mais il ne put jamais aller plus loin ; ses forces le trahirent; il se laissa re- tomber sur sa chaise , et de là coula sous la table. Son ami, le voyant dans cet état, laissa échapper un de ses plus bruyants ricanements, et s'étant baissé pour l'ai- der, tomba à côté de lui. Il est impossible d'exprimer la satisfaction que me causa ce brusque dénouement et le poids dont il me dé- 327 VARIÉTÉS. A cet effet, au moment où elles quittaient la table, elles tournaient le dos à la compagnie; un laquais leur présentait un verre d'eau; elles en prenaient une gor- gée qu'elles rejetaient bien vite dans la soucoupe ; le valet emportait le tout, et l'opération était à peu pres inaperçue de la manière dont elle se faisait. Nous avons changé tout cela. Dans la maison où l'on se pique des plus beaux usages, des domestiques, vers la fin du dessert, distri- buent aux convives des bowls pleins d'eau froide, au milieu desquels se trouve un gobelet d'eau chaude. Là, en présence les uns des autres, on plonge les doigts dans l'eau froide, pour avoir l'air de les laver, et on avale l'eau chaude, dont on se gargarise avec bruit, et qu'on vomit dans le gobelet ou dans le bowl. Je ne suis pas le seul qui se soit élevé contre cette innovation, également inutile, indécente et dégoûtante. Inutile; car chez tous ceux qui savent manger, la bouche est propre à la fin du repas; elle s'est nettoyée soit par le fruit, soit par les derniers verres qu’on a coutume de boire au dessert. Quant aux mains on ne doit pas s'en servir de manière à les salir ; et d'ailleurs chacun n'a-t-il pas une serviette pour les essuyer ? Indécente; car il est de principe généralement re- connu que toute ablution doit se cacher dans le secret de la toilette. Innovation dégoutante surtout; car la bouche la plus jolie et la plus fraîche perd tous ses charmes quand elle usurpe les fonctions des organes évacuateurs : que sera-ce donc si cette bouche n'est ni jolie ni fraiche ? dire de ces échancrures énormes qui s'évident pour montrer des abimes qu'on croirait sans fond, si on n'y découvrait des pics informes que le temps a corrodés ? Proh pudor ! Telle est la position ridicule où nous a placés une affectation de propreté prétentieuse qui n'est ni dans nos goûts ni dans nos maurs. Mais que MYSTIFICATION ET DÉFAITE. 325 Quand on a une fois passe certaines limites, on ne sait plus où l'on s'arrêtera, et je ne puis dire quelle pu- rification on' ne nous imposera pas. Depuis l'apparition officielle de ces bowls innovés, je me désole jour et nuit. Nouveau Jérémie, je déplore les aberrations de la mode, et, trop instruit par mes voyages, je n'entré plus dans un salon sans trembler d'y rencontrer l'abominable chamberpot'; V. MYSTIFICATION DU PROFESSEUR ET DÉFAITE D'UN GÉNÉRAL. Il y a quelques années que les journaux nous an- noncèrent la découverte d'un nouveau parfum, celui de l'hemerocallis , plante bulbeuse qui a effectivement une odeur fort agréable, ressemblant assez à celle du jasmin. Je suis fort curieux et passablement musard, et ces deux causes combinées me poussèrent jusqu'au fau- bourg Saint-Germain, où je devais trouver le parfum, charme des narines, comme disent les Turcs. Là jė reçus l'accueil dû à un amateur, et on tira pour moi du tabernacle d'une pharmacie très-bien garnie une petite boîte bien enveloppée, et paraissant conte-* nir deux onces de la précieuse cristallisation : politesse que je reconnus par le délaissement de trois francs, suivant les règles de compensation dont M. Azaïs agran- dit ehaque jour la sphère et les principes. Un étourdi aurait sur-le-champ déployé, ouvert, flairé et dégusté. Un professeur agit différemment : je pensai qu'en pareil cas le retirement était indiqué; je me rendis donc chez moi au pas officiel ; et bientôt ! On sait qu'il existe ou qu'il existait il y a peu d'années, en Angleterre, des salles à manger où l'on pouvait faire son petit tour sans sortir de l'appartement : facilite étrange, mais qui avait un peu moius d'inconvenients dans un pays où les dames se retirent aussitôt que les homines commencent à boire du vin. 28 326 VARIÉTÉS. calé dans mon sofa, je me préparai à éprouver une sensation nouvelle. Je tirai de ma poche la boîte odorante, et la débar- rassai des langes dans lesquels elle était encore enve- loppée; c'étaient trois imprimés différents, tous relatifs à l'hémérocallis, à son histoire naturelle, à sa culture, à sa fleur, et aux jouissances distinguées qu'on pouvait tirer de son parfum, soit qu'il fût concentré dans des pastilles, soit qu'il fût mêlé à des préparations d'office, soit enfin qu'il parût sur nos tables, dissous dans des liqueurs alcooliques ou mêlé à des crèmes glacées. Je lus attentivement les trois imprimés accessoires : 1° pour m'indemniser d'autant de la compensation dont j'ai parlé plus haut; 2° pour me préparer convenable- ment à l'appréciation du nouveau trésor extrait du rè- gne vegetal. J'ouvris donc, avec due révérence, la boite que je supposais pleine de pastilles. Mais, o surprise ! ô dou- leur! j'y trouvai, en premier ordre, un second exem- plaire des trois imprimés que je venais de dévorer, et, seulement comme accessoires, environ deux douzaines de ces trochisques dont la conquête m'avait fait faire le voyage du noble faubourg. Avant tout, je dégustai; et je dois rendre hommage à la vérité en disant que je trouvai ces pastilles fort agréables; mais je n'en regrettai que plus fort que, contre l'apparence extérieure, elles fussent en si petit nombre, et véritablement plus j'y pensais, plus je me croyais mystifié. Je me levai donc avec l'intention de reporter la boite à son auteur, dùt-il en retenir le prix; mais à ce mou- vement, une glace me montra mes cheveux gris ; je me moquai de ma vivacité, et me rassis, rancune tenante: on voit qu'elle a duré longtemps. D'ailleurs une considération particulière me retint: il s'agissait d'un pharmacien, et il n'y avait pas quatre jours que j'avais été témoin de l'extrême imperturba- bilité des membres de ce collége respectable. MYSTIFICATION ET DÉFAITE. 327 >> C'est encore une anecdote qu'il faut que mes lec- teurs connaissent. Je suis aujourd'hui 17 juin 1825) en train de conter. Dieu veuille que ce ne soit pas une calamité publique! Or donc, j'allai un matin faire une visite au général Bouvier des Éclats, mon ami et mon compatriote: Je le trouvai parcourant son appartement d'un air agité, et froissant dans ses mains un écrit que je pris pour une pièce de vers. Prenez, dit-il en me le présentant, et dites-moi » votre avis ; vous vous y connaissez. » Je reçus le papier, et , l'ayant parcouru, je fus fort étonné de voir que c'était une note de médicaments fournis : de sorte que ce n'était point ep ma qualité de poète que j'étais requis, mais comme pharmaconome. « Ma foi, mon ami, lui dis-je en lui rendant sa pro- priété, vous connaissez l'habitude de la corporation que vous avez mise en œuvre ; les limites ont bien » été peut-être un peu outre-passées ; mais pourquoi » avez-vous un habit brodé, trois ordres, un chapeau » à graines d'épinards ? Voilà trois circonstances aggra- » vantes, et vous vous en tirerez mal. Taisez-vous donc, me dit-il avec humeur, cet état est épouvanta- » ble. Au reste, vous allez voir mon écorcheur, je l'ai » fait appeler ; il va venir, et vous me soutiendrez. », Il parlait encore quand la porte s'ouvrit, et nous vſmes entrer un homme d'en viron cinquante-cinq ans, vêtu avec soin ; il avait la taille haute, la démarche grave, et toute sa physionomie aurait eu une teinte uniforme de sévérité, si le rapport de sa bouche à ses yeux n'y avait pas introduit quelque chose de sardo- nique. Il s'approcha de la cheminée, refusa de s'asseoir, et je fus témoin auditeur du dialogue suivant, que j'ai fidèlement retenu. Le GÉNÉRAL. — Monsieur, la note que vous m'avez envoyée est un véritable compte d'apothicaire, et.... 328 VARIÉTÉS. - . L'HOMME NOIR. Monsieur, je ne suis point apo- thicaire. LE GÉNÉRAL. Et qu'êtes-vous donc, Monsieur ? L'HOMME NOIR. -- Monsieur, je suis pharmacien. LE GÉNÉRAL. Eh bien, monsieur le pharmacien, votre garçon a dû vous dire.... L'HOMME NOIR. — Monsieur, je n'ai point de garçon, LE GÉNÉRAL. Qu'était donc ce jeune homme ? L'HOMME NOIR.— Monsieur, c'est un élève. LE GÉNÉRAL. — Je voulais donc vous dire, Monsieur, que vos drogues... L'HOMME NOIR. Monsieur, je ne vends point de drogues. LE GÉNÉRAL. Que vendez-vous donc, Monsieur ? L'HOMME NOIR. Monsieur, je vends des médica- ments. Là finit la discussion. Le général, honteux d'avoir fait tant de solécismes et d'être si peu avancé dans la connaissance de la langue pharmaceutique, se troubla, oublia ce qu'il avait à dire, et paya tout ce qu'on voulut. VI. LE PLAT D'ANGUILLE. Il existait à Paris, rue de la Chaussée-d'Antin, un particulier nommé Briguet, qui, ayant d'abord été co- cher, puis marchand de chevaux, avait fini par faire une petite fortune. Il était né à Talissieu ; et ayant résolu de s'y retirer, il épousa une rentière qui avait autrefois été cuisinière chez mademoiselle Thevenin, que tout Paris a connue par son surnom d’As de pique. L'occasion se présenta d'acquérir un petit domaine dans son village natal ; il 'en profita, et vint s'y établir avec sa femme vers la fin de 1791. Dans ces temps-là, les curés de chaque arrondisse- ment archipresbytéral avaient coutume de se réunir LE PLAT D'ANGUILLE. 329 une fois par mois chez chacun d'entre eux tour à tour pour conférer sur les matières ecclésiastiques. On cé- lébrait une grand’messe, on conférait, ensuite on di- pait. Le tout s'appelait la conférence; et le curé chez qui elle devait avoir lieu ne manquait pasde se préparer à l'avance pour bien et dignement recevoir ses con- frères. Or, quand ce fut le tour du curé de Talissieu, 'il ar- riva qu’un de ses paroissiens lui fit cadeau d'une ma- gnifique anguille prise dans les eaux limpides de Serans, et de plus de trois pieds de longueur. Ravi de posséder un poisson de pareille souche, le pasteur craignit que sa cuisinière ne fût pas en état d'appréter un mets de si haute espérance ; il vint donc trouver madame Briguet, et rendant hommage à ses connaissances supérieures, il la pria d'imprimer son cachet à un plat digne d'un archevêque, et qui ferait le plus grand honneur à son diner. L'ouaille docile y consentit sans difficulté, et avec d'autant plus de plaisir, disai-elle, qu'il lui restait en- core une petite caisse de divers assaisonnements ra- res dont elle faisait usage chez son ancienne mai- tresse. Le plat d'anguille fut confectionné avec soin et servi avec distinction. Non-seulement il avait une tournure élégante, mais encore un fumet enchanteur; et quand on l'eût goûté, les expressions manquaient pour en faire l'éloge; aussi disparut-il, corps et sauce, jusqu'à la dernière particule. Mais il arriva qu'au dessert les vénérables se senti- rent émus d'une manière inaccoutumée, et que, par suite de l'influence nécessaire du physique sur le moral, les propos tournèrent à la gaillardise. Les uns faisaient de bons contes de leurs aven- tures du séminaire ; d'autres raillaient leurs voisins sur quelques on dit de chronique seandaleuse ; bref, la con- 28. LE PJÉGE 331 le séparer de sa racine, et le coutelier voisin fut chargé de faire immédiatement un couteau approprié à cette haute fonction. Pendant les jours suivants, l'asperge ne fit que croître en grâce et en beauté; sa marche était lente, mais continue, et bientôt on commença à apercevoir la partie blanche où finit la propriété esculente de ce légume. Le temps de la moisson ainsi indiqué, on s'y prépara par un bon diner, et on ajourna l'opération au retour de la promenade. Alors monseigneur s'avanca armé du couteau officiel, se baissa avec gravité, et s'occupa à séparer de sa tige le végétal orgueilleux, tandis que toute la cour épisco- pale marquait quelque impatience d'en examiner les fi- bres et la contexture. Mais, o surprise! 0 désappointement ! ô douleur ! le prélat se releva les mains vides..... L'asperge était de bois. Cette plaisanterie, peut-être un peu forte, était du chanoine Rosset, qui, né à Saint-Claude , tournait à merveille et peignait fort agréablement. Il avait conditionné de tout point la fausse plante, l'avait enfoncée en cachette, et la soulevait un peu chagne jour pour imiter la croissance naturelle. Monseigneur ne savait pas trop de quelle manière il devait prendre cette mystification car c'en était bien une); mais voyant déjà l'hilarité se peindre sur la fi- gure des assistants, il sourit; et ce sourire fut suivi de l'explosion générale d'un rire véritablement homéri. que; on emporta donc le corps du délit, sans s'occuper du délinguant; et pour cette soirée du moins, la statue- asperge fuf'admise aux honneurs du salon., VIJI. LE PIÉGE. Le chevalier de Langeac avait une assez belle for 332 VARIÉTÉS. tune qui s'était écoulée par les exutoires obligés qui en- vironnent tout homme qui est riche, jeune et beau garçon. Il en avait rassemblé les débris, et au moyen d'une petite pension qu'il recevait du gouvernement, il avait à Lyon une existence agréable dans la meilleure so- ciété, car l'expérience lui avait donné de l'ordre. Quoique toujours galant, il s'était cependant retiré . de fait du service des dames ; il se plaisait encore à faire leur partie à tous les jeux de commerce, qu'il jouait également bien; 'mais il défendait contre elles son argent, avec le sang-froid qui caractérise ceux qui ont renoncé à leurs hontés. La gourmandise s'était enrichie de la perte de ses autres penchants; on peut dire qu'il en faisait profes- sion ; et comme il était d'ailleurs fort aimable, il rece. vait tant d'invitations qu'il ne pouvait y suffire. Lyon est une ville de bonne chère ; sa position y fait abonder avec une égale facilité les vins de Bordeaux, ceux de l'Ermitage et ceux de Bourgogne ; le gibier des coteaux voisins est excellent; on tire des lacs de Genève et du Bourget les meilleurs poissons du monde, et les amateurs se pâment à la vue des poulardes de Bresse dont cette ville est l'entrepôt, Le chevalier de Langeac avait donc sa place marquée aux meilleures tables de la ville; mais celle où il se plai- sait spécialement était celle de M. A***, banquier fort riche et amateur distingué. Le chevalier mettait cette préférence sur le compte de la liaison qu'ils avaient con- tractée en faisant ensemble leurs études. Les malins (car il y en a partout) l'attribuaient à ce que M. A*** avait pour cuisinier le meilleưr élève de Ramier, trai- teur habile, qui florissait dans ces temps réculés. Quoi qu'il en soit, vers la fin de l'hiver de 1780, le chevalier de Langeac reçut un billet par lequel M. A*** l'invitait à souper à dix jours de là (car on soupait alors), et mes mémoires secrets assurent“qu'il tressail- 334 VARIÉTÉS. Les entremets furent fètés à leur tour, et il fournit glorieusement sa carrière, ne se réservant, pour le dessert, qu’un morceau de fromage et un verre de vin de Malaga ; car les sucreries n'entraient jamais dans son budget. On a vu qu'il avait déjà eu deux étonnements dans la soirée : le premier, de voir une chère par trop so- lide; l'autre, de trouver des convives trop mal dispo- sés ; il devait en éprouver un troisième bien autrement motivé. Effectivement, au lieu de servir le dessert, les do- mestiques enlevèrent tout ce qui couvrait la table, ar- genterie et linge, en donnèrent d'autres aux convives, et y posèrent quatre entrées nouvelles, dont le fumet s'éleva jusqu'aux cieux. C'étaient des riz de veau au coulis d'écrevisses, des laitances aux truffes, un brochet piqué et farci, et des ailes de bartavelles à la purée de champignons. Semblable à ce vieillard magicien dont parle l’Arioste, qui, ayant la belle Armide en sa puissance, ne fit pour la déshonorer que d'impuissants efforts, le chevalier fut atterré à la vue de tant de bonnes choses qu'il ne pou- vait plus fèter, et commença à soupçonner qu'on avait eu de méchantes intentions. Par un effet contraire, tous les autres convives se sentirent ranimés : l'appétit revint, les migraines dispa- rurent, un écartement ironique semblait agrandir leurs bouches; et ce fut leur tour de boire à la santé du che- valier, dont les pouvoirs étaient finis. Il faisait cependant bonne contenance, et semblait vouloir faite tête à l'orage ; mais à la troisième bou- chée, la nature se révolta , et son estomac menaça de Je trahir. Il fut donc forcé de rester inactif, et, comme on dit en musique, il compta des pauses. Que ne ressentit-il pas, au troisième changement, quand il vit arriver par douzaines des béccassines, blan- cies de graisse, dormant sur des rôties officielles; un 336 VARIÉTÉS. > » dodu, brillant à satisfaction ; mais ses dimensions ex- cédaient tellement tous les vases dont on pouvait dis- poser, qu'on ne savait comment le préparer. « Eh bien, on le partagera en deux, disait le mari. » Oserais-tu bien déshonorer ainsi cette pauvre créa - » ture? disait la femme. — Il le faut bien , ma chère, » puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Allons, qu'on apporte le couperet , et bientôt ce sera chose » faite. - Attendons encore, mon ami, on y sera tou- jours à temps ; tu sais bien d'ailleurs que le cousin » va venir ; c'est un professeur, et il trouvera bien le moyen de nous tirer d'affaire. Un professeur... » nous tirer d'affaire... Bah!... » Et un rapport fidèle assure que celui qui parlait ainsi ne paraissait pas avoir grande confiance au professeur; et cependant ce profes- seur c'était moi ! Schwernoth ! La difficulté allait probablement se terminer à la manière d'Alexandre, lorsque j'arrivai au pas de charge, le nez au vent, et avec l'appétit qu'on a toujours quand on a voyagé, qu'il est sept heures du soir, et que l'o- deur d'un bon diner salue l'odorat et sollicite le goût. A mon entrée, je tentai vainement de faire les com- pliments d'usage; on ne me répondit point, parce qu'on ne m'avait pas écouté. Bientôt la question qui absorbait toutes les attentions me fut ex posée à peu près en duo; après quoi les deux parties se turent comme de concert; la cousine me regardant avec des yeux qui semblaient dire : J'espère que nous nous en tirerons; le cousin ayant au contraire l’air moqueur et narquois, comme s'il eût été sûr que je ne m'en tirerais pas , tandis que sa main droite était appuyée sur le redoutable couperet , qu'on avait apporté sur sa réquisition. Ces nuances diverses disparurent pour faire place à l'empreinte d'une vive curiosité, lorsque, d'une voix grave et oraculeuse, je prononçai ces paroles solennel- les : « Le turbot restera entier jusqu'à sa présentation » officielle. » LE TURBOT. 337 Déjà j'étais sûr de ne pas me compromettre, parce que j'aurais proposé de le faire cuire au four; mais ce mode pouvant présenter quelques difficultés, je ne m'expliquai point encore, et me dirigeai en silence vers la cuisine, moi ouvrant la procession, les époux servant d'acolytes, la famille représentant les fidèles, et la cui- sinière in fiocchi fermant la marche. Les deux premières pièces ne me présentèrent rien de favorable à mes vues; mais, arrivé à la buanderie, upe chaudière, quoique petite, bien encastrée dans son fourneau, s'offrit à mes yeux; j'en jugeai de suite l'ap- plication ; et nie tournant vers ma suite : «Soyez sans » inquiétude, m'écriai-je avec cette foi qui transporte » les montagnes, le turbot cuira entier; il cuira à la va- » peur, il va cuire à l'instant. » Effectivement, quoiqu'il fut tout à fait temps de di- . ner, je mis immédiatement tout le monde en cuvre. Pendant que quelques-uns allumaient le fourneau, je taillai, dans un panier de cinquante bouteilles, une claie de la grandeur précise du poisson géant. Sur cette claie, je fis mettre un lit de bulbes et herbes de haut goût, sur lequel il fut étendu, après avoir été bien lavé, bien séché, et convenablement salé. Un second lit du même assaisonnement fut placé sur le dos. On posa la claie, ainsi chargée, sur la chaudière à demi pleine d'eau; on couvrit le tout d'un petit cuvier autour duquel on amassa du sable sec, pour empêcher la vapeur de s'é- chapper trop facilement. Bientôt la chaudière fut en ébullition; la vapeur ne tarda pas à remplir toute la ca- pacité du cuvier, qu'on enleva au bout d'une demi-beure, et la claie fut retirée de dessus la chaudière avec le tur- bot cuit à point, bien blanc,.et de la plus aimable apparence. L'opération finie, nous courûmes nous mettre à table avec des appétits aiguisés par le retard, par le travail et par le succès, de sorte que nous employâmes assez de temps pour arriver à ce moment heureux, toujours 29 338 VARIÉTÉS. . indiqué par Homère, où l'abondance et la variété des mets avaient chassé la faim. Le lendemain, à dîner, le turbot fut servi aux hono- rables consommateurs, et on se récria sur sa bonne mine. Alors le maître de la maison rapporta par lui- même la manière inespérée dont il avait été cuit ; et je fus loué non-seulement pour l'à-propos de l'invention, mais encore pour son effet; car, après une dégustation attentive, il fut décidé à l'unanimité que le poisson ap- prêté de cette manière était incomparablement meil- leur que s'il eût été cuit dans une turbotière. . Cette décision n'étonna personne, puisque, n'ayant pas passé dans l'eau bouillante, il n'avait rien perdu de ses principes, et avait au contraire pompé tout l'arome de l'assaisonnement. Pendant que mon oreille se saturait à satisfaction des compliments qui m'étaient prodigués, mes yeux en cherchaient encore d'autres plus sincères dans l'au- topsie des convives, et j'observai, avec un contente- ment secret, que le général Labassée était si content qu'il souriait à chaque morceau, que le curé avait le cou tendu et les yeux fixés au plafond en signe d'extase; et que, de deux académiciens aussi spirituels que gour- mands qui se trouvaient parmi nous, le premier M. Au- ger, avait les yeux brillants et la face radieuse comme un auteur qu'on applaudit, tandis que le deuxième, M. Villemain, avait la tête penchée et le menton à l'ouest comme quelqu'un qui écoute avec attention. Tout ceci est bon à retenir, parce qu'il est peu de maisons de campagne où l'on ne puisse trouver tout ce qui est nécessaire pour constituer l'appareil dont je me servis dans cette occasion, et qu'on peut y avoir recours toutes les fois qu'il est question de faire cuire quelque objet qui survient inopinément et qui dépasse les di- mensions ordinaires. Cependant mes lecteurs auraient été privés de la connaissance de cette grande aventure, si elle ne m'a- LE TURBOT. 339 en vait pas paru dévoir conduire à des résultats d'une utilité plus générale." Effectivement, ceux qui connaissent la nature et les effets de la vapeur savent qu'elle égale en tempera- ture le liquide qu'elle abandonne ; qu'elle peut même s'élever de quelques degrés par une légère concentra- tion, et qu'elle s'accumule tant qu'elle ne trouve pas d'issue. Il suit de là que, toutes choses restant les mêmes, augmentant seulement la capacité du cuvier qui cou- vrait le tout dans mon expérience, et en y substituant par exemple un tonneau vide, on pourrait, au moyen de la vapeur, faire cuire promptement et à peu de frais plusieurs boisseaux de pommes de terre, des racines de toute espèce, enfin tout ce qu'on aurait empilé sur la claie et recouvert du tonneau, soit pour les hom- mes, soit à l'usage des bestiaux ; et tout cela serait cuit avec six fois moins de temps et six fois moins de bois qu'il n'en faudrait pour mettre seulement en ébul- lition une chaudière de la contenance d'un hectolitre. Je crois que cet appareil si simple peut être de quel- qu'importance partout où il existe une manutention un peu considérable, soit à la ville , soit à la campagne; et voilà pourquoi je l'ai décrit de manière que tout le monde puisse l'entendre et en profiter. Je crois encore qu'on n'a point assez tourné au pro- fit de nos usages domestiques la puissance de la va- peur.; et j'espère bien que, quelque jour, le bulletin de la Société d'encouragement apprendra aux agriculteurs que je m'en suis ultérieurement occupé. P. S. Un jour que nous étions assemblés en comité de professeurs, rue de la Paix, nº 14 , je racontai l'histoire véritable du turbot à la vapeur. Quand j'eus fini , mon voisin de gauche se tourna vers moi : « N'y » étais-je donc pas? me dit-il d'un air de reproche. » Et moi done, n'ai-je donc pas opiné tout aussi bien » que les autres ? — Certainement, lui répondis-je, MAGISTÈRES RESTAURANTS. 341 Quand on voit qu'il a roussi, c'est-à-dire que l'os - mazôme est rissolée, on passe le bouillon qui est dans la première casserole. On en mouille peu à peu la se- conde; et quand tout y est entré, on fait bouillir à grandes vagues pendant trois quarts d'heure, en ayant toujours soin d'ajouter de l'eau chaude pour conserver la même quantité de liquide. - Au bout de ce temps, l'opération est finie, et on a une potion dont l'effet est certain toutes les fois que le malade, quoique épuisé par quelqu'une des causes que nous avons indiquées, a cependant conservé un esto- mac faisant ses fonctions. Pour en faire usage, on en donne , le premier jour, une tasse toutes les trois heures, jusqu'à l'heure du sommeil de la nuit ; les jours, suivants, une forte tasse seulement le matin, et pareille quantité le soir , jus- qu'à l'épuisement de trois bouteilles. On tient le ma- lade à un régime diététique léger , mais cependant nourrissant, comme des cuisses de volaille, du pois- son ,'des fruits doux, des confitures ; il n'artive pres- que jamais qu'on soit obligé de recommencer une nouvelle confection. Vers le quatrième jour il peut re- prendre ses occupations ordinaires, et doit s'efforcer d'ètre plus sage à l'avenir, s'il est possible. En supprimant l'ambre et le sucre candi , on peut, par cette méthode, improviser un potage de baut goût et digne de figurer à un diner de connaisseurs. On peut remplacer le vieux coq par quatre vieilles perdrix, et le bæuf par un morceau de gigot de mou - ton : la préparation n'en sera ni moins efficace ni moins agréable. La méthode de hacher la viande et de la roussir avant que de la mouiller peut être généralisée pour tous les cas où l'on est pressé. Elle est fondée sur ce que les viandes traitées ainsi se chargent de beaucoup plus de calorique que quand elles sont dans l'eau : on s'en pourra donc servir toutes les fois qu'on aura be- 29. LA POULARDE DE BRESSE. 343 tes-le roussir avec quatre oignons coupés en tranches et une poignée de cresson de fontaine, et quand il s'ap- proche d'être cuit, mouillez-le avec trois bouteilles d'eau que vous ferez bouillir pendant deux heures avec la précaution de remplacer ce qui s'évapore, et déjà vous aurez un bon bouillon de veau : poivrez et salez modérément. Faites piler séparément trois vieux pigeons et vingt- cinq écrevisses bien vivantes : réunissez le tout pour faire roussir comme j'ai dit au numéro A, et quand vous voyez que la chaleur a pénétré le mélange et qu'il commence à gratiner, mouillez avec le bouillon de veau et poussez le feu pendant une heure; on passe ce bouillon ainsi enrichi, et on peut en prendre matin et soir, ou plutôt le matin seulement, deux heures avant déjeuner. C'est aussi un potage délicieux. J'ai été conduit à ce dernier magistère par une paire de littérateurs qui , me voyant dans un état assez posi- tif, ont pris confiance en moi, et, comme ils disaient, ont eu recours à mes lumières. Ils en ont fait usage et n'ont pas eu lieu de s'en re- pentir. Le poète , qui était simplement élégiaque, est devenu romantique ; la dame , qui n'avait fait qu'un roman assez pâle et à catastrophe malheureuse, en a fait un second beaucoup meilleur , et qui finit par un beau et bon mariage. On voit qu'il y a eu, dans l'un et l'autre cas , exaltation de puissances , et je crois, en conscience, que je puis m'en glorifier un peu. XI. LA POULARDE DE BRESSE. Un des premiers jours de janvier de l'année cou- rante 1825, deux jeunes époux , Mme et M. de Versy, avaient assisté à un grand déjeuner d'huitres scellé et bridé; on sait ce que cela veut dire. Ces repas sont charmants, soit parce qu'ils sont com- 34' VARIÉTÉS. posés de mets appétissants , soit par la gaité qui ordi- nairement y règne; mais ils ont l'inconvénient de dé- ranger toutes les opérations de la journée. C'est ce qui arriva dans cette occasion. L'heure du diner étant ve- nue, les époux se mirent à table ; mais ce ne fut que pour la forme. Madame mangea un peu de potage, monsieur but 'un verre d'eau rougie ; quelques amis survinrent, on fit une partie de whist, la soiree se passa, et le même lit reçut les deux époux. Vers deux heures du matin, M. de Versy se réveilla; il était mal à son aise, il bàillait; il se retournait telle- ment que sa femme s'en inquiéta et lui demanda s'il était malade. « Non, ma chère, mais il me semble que » j'ai faim, et je songeais à cette poularde de Bresse si o blanchette, si joliette, qu'on nous a présentée à diner, » et à laquelle cependant nous avons fait un si mauvais » accueil. — S'il faut te dire ma confession, je t'avoue- rai, mon ami, que j'ai tout autant d'appétit que toi , » et puisque tu as songé à la poularde, il faut la faire » venir et la manger. Quelle folie! tout d'rt days » la maison , et demain on se moquera de nous. Si v tout dort, tout se réveillera, et on ne se moquera pas » de nous, parce qu'on n'en saura rien. D'ailleurs , qui » sait si d'ici à demain l'un de nous ne mourra pas de » faim ? je ne veux pas en courir la chance. Je vais » sonner Justine. » Aussitôt dit, aussitôt fait , et on éveilla la pauvre soubrette , qui , ayant bien soupé, dormait comme on dort à dix-neuf ans, quand l'amour ne tourmente pas'. Elle arriva tout en désordre, les yeux bouffis, bâil- lant, et s'assit en étendant les bras. Mais ce n'était là qu'une tâche facile; il s'agissait d'avoir la cuisinière, et ce fut une affaire. Celle-ci était cordon bleu , et partant souverainement rechigneuse ; elle gronda, hennit, grogna , rugit et renåcla; cepen- 1 "A pierna tendida. (Exp.) LE FAISAN. 345 dant elle se leva à la fin, et cette circonférence énorme commença à se mouvoir. Sur ces entrefaites, madame de Versy avait passé une camisole , son mari s'était arrangé tant bien que mal, Justine avait étendu sur le lit une nappe, et ap- porté les accessoires indispensables d'un festin impro- visé. Tout étant aiusi préparé, on vit paraitre la poularde, qui fut à l'instant dépécée et avalée sans miséricorde. Après ce premier exploit , les époux se partagèrent une grosse poire de Saint-Germain , et mangèrent un peu de confitures d'oranges. Dans les entr'actes, ils avaient creusé jusqu'au fond une bouteille de vin de Grave, et répété plusieurs fois, avec variations , qu'ils n'avaient jamais fait un plus agréable repas. Се repas finit pourtant; car tout finit dans ce bas monde. Justine Ota le couvert, fit disparaitre les pièces de conviction , regagna son lit, et le rideau conjugal tomba sur les convives. Le lendemain matin, madame de Versy courut chez son amie madame de Franval , et lui raconta tout ce qui s'était passé, et c'est à l'indiscrétion de celle-ci que le public doit la présente confidences Elle ne manquait jamais de remarquer qu'en finis- sant son récit, madame de Versy avait toussé deux fois et rougi très-positivement. XII. LE FAISAN. Le faisan est une énigme dont le mot n'est révélé qu'aux adeptes; eux seuls peuvent le savourer dans toute sa bonté. Chaque substance à son apogée d'esculence : quel- ques-unes y sont déjà parvenues avant leur entier dé- veloppement, comme les câpres, les asperges, les per- 346 VARIÉTÉS. dreaux gris, les pigeons à la cuiller , etc.; les autres y parviennent au moment où elles ont toute la perfection d'existence qui leur est destinée, comme les melons, la plupart des fruits, le mouton, le boeuf, le chevreuil, les perdrix rouges ; d'autres enfin quand elles commencent à se décomposer, telles que les nèfles, la bécasse et sur- tout le faisan. Ce dernier oiseau, quand il est mangé dans les trois jours qui suivent sa mort, n'a rien qui le distingue. Il n'est ni si délicat qu'une poularde, ni si parfumé qu'une caille. Pris à point, c'est une chair tendre, sublime et de haut goût, car elle tient à la fois de la volaille et de la venäison. Ce point si désirable est celui où le faisan commence à se décomposer; alors son arome se développe et se joint à une huile qui, pour s'exalter, avait besoin d'un peu de fermentation, comme l'huile du café , que l'on n'obtient que par la torréfaction. Ce moment se manifeste aux sens des profanes par une légère odeur et par le changement de couleur du ventre de l'oiseau; mais les inspirés le devinent par une sorte d'instinct qui agit en plusieurs occasions , et qui fait , par exemple, qu’un rôtisseur habile décide au premier coup-divil, qu'il faut tirer une volaille de la broche ou lui laisser faire encore quelques tours. Quand le faisan est arrivé là, on le plume et non plus tôt, et on le pique avec soin , en choisissant le lard le plus frais et le plus ferme. Il n'est point indifférent de ne pas plumer le faisan trop tôt; des expériences très-bien faites ont appris que ceux qui sont conservés dans la plume sont bien plus parfumés que ceux qui sont restés longtemps nus, soit que le contact de l'air neutralise quelques portions de l'arome, soit qu'une partie du suc destiné à nourrir les plumes soit résorbé et serve à relever la chair. L'oiseau ainsi préparé, il s'agit de l'étoffer, ce qui se fait de la manière suivante : LE FAISAN. 347 Ayez deux bécasses, désossez-les et videz-les de ma- nière à en faire deux lots : le premier de la chair , le second des entrailles et des foies. Vous prenez la chair et vous en faites une farce en la hachant avec de la moelle de bæuf cuite à la vapeur, un peu de lard râpé, poivre, sel , fines herbes , et la quantité de bonnes truffes suffisante pour remplir la capacité intérieure du faisan. Vous aurez soin de fixer cette farce de manière à ce qu'elle ne se répande pas en dehors, ce qui est quelque- fois assez difficile, quand l'oiseau est un peu avancé. Cependant on y parvient par divers moyens , et entre autres en taillant une croûte de pain qu'on attache avec un ruban de filet qui fait l'office d'obturateur. Préparez une tranche de pain qui dépasse de deux pouces de chaque côté le faisan couché dans le sens de sa longueur; prenez alors les foies, les entrailles de bé- casses, et pilez-les avcc deux grosses truffes, un an- chois, un peu de lard râpé, et un morceau convenable de bon beurre frais. Vous étendez avec égalité cette pâte sur la rôtie; et vous la placez sous le faisan préparé comme dessus, de manière à être arrosée en entier de tout le jus qui en dé- coule pendant qu'il rotit. Quand le faisan est cuit, servez-le couché avec grâce sur sa rôtie ; environnez-le d'oranges amères, et soyez tranquille sur l'événement. Ge mets de haute saveur doit être arrosé , par pré- férence, de vin du crû de la haute Bourgogne ; j'ai dé- gagé cette vérité d'une suite d'observations qui m'ont coûté plus de travail qu'une table de logarithmes. Un faisan. ainsi préparé serait digne d'être servi à des anges, s'ils voyageaient encore sur la terre comme du temps de Loth. Que dis-je ! l'expérience a été faite. Un faisan étoffé a été exécuté, sous mes yeux, par le digne chef Picard au château de la Grange, chez ma charmante amie ma- 348 VARIÉTÉS. dame de Ville-Plaine, apporté sur la table par le ma- jordome Louis, marchant à pas processionnels. On l'a examiné avec autant de soin qu'un chapeau de madame Herbault; on l'a savouré avec attention ; et pendant ce docte travail, les yeux de ces dames brillaient comme des étoiles, leurs lèvres étaient vernissées de corail, et leur physionomie tournait à l'extase. (Voyez les Éprouvettes gastronomiques.) J'ai fait plus : j'en ai présenté un pareil à un comité de magistrats de la cour suprême, qui savent qu'il faut quelquefois déposer la toge sénatoriale, et à qui j'ai démontré sans peine que la bonne chère est une com- pensation naturelle des ennuis du cabinet. Après un examen convenable, le doyen articula, d'une voix grave, le mot excellent ! Toutes les têtes se baissèrent en signe d'acquiescement, et l'arrêt passa à l'unani- mité. J'avais observé, pendant la délibération, que les gez de ces vénérables avaient été agités par des mouve- ments très-prononcés d'olfaction, que leurs fronts au- gustes étaient épanouis par une sérénité paisible, et que leur bouche véridique avait quelque chose de ju- bilant qui ressemblait à un demi-sourire. Au reste ces effets merveilleux sont dans la nature des choses. Traité d'après la recette précédente, le faisan, déjà distingué par lui-même, est imbibé, à l'extérieur, de la graisse savoureuse du lard qui se carbonise; il s'imprègne, à l'intérieur, des gaz odorants qui s'échap- pent de la bécasse et de la truffe. La rôtie, déjà si ri- chement parée, reçoit encore les sucs à triple combinai- son qui découlent de l'oiseau qui rộtit. Ainsi de toutes les bonnes choses qui se trouvent rassemblées, pas un atome n'échappe à l'appréciation, et attendu l'excellence de ce mets, je le crois digne des tables les plus augustes. Parve, nec invideo, sime me, liber , ibis in aulem. INDUSTRIE GASTRONOMIQUE. 349 XIII. INDUSTRIE GASTRONOMIQUE DES ÉMIGRÉS. Toule Française, à ce que j'imagine, Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine. ( Belle Arsène, act. IV.) J'ai exposé dans un chapitre précédent, les avanta- ges immenses que la France a tirés de la gourmandise dans les circonstances de 1815. Cette propension si générale n'a pas été moins utile aux émigrés ; et ceux d'entre eux qui avaient quelques talents pour l'art ali- mentaire en ont tiré de précieux secours. En passant à Boston, j'appris au restaurateur Ju- lien' à faire des eufs brouillés au fromage. Ce mets, nouveau pour les Américains, fit tellement fureur, qu'il se crut obligé de me remercier, en m'envoyant, à New- York, le derrière d'un de ces jolis petits chevreuils qu'on tire en hiver du Canada, et qui fut trouvé exquis par le comité choisi que je convoquai en cette occa- sion. Le capitaine Collet gagna aussi beaucoup d'argent à New-York en 1794 et 1795, en faisant, pour les habi- tants de cette ville commerçante, des glaces et des sor- bets. Les femmes surtout de se lassaient pas d'un plaisir si nouveau pour elles; rien n'était plus amusant que de voir les petites mines quelles faisaient en y goûtant. Ellés avaient surtout peine à concevoir comment cela pouvait se maintenir si froid par une chaleur de vingt- six degrés de Réaumur. En passant à Cologne, j'avais rencontré un gentil- homme breton qui se trouvait très-bien de s'être fait traiteur, et je pourrais multiplier indéfiniment les ex- emples; mais j'aime mieux conter, comme plus singu- 1 Julien florissait en 1794. C'était un habile garçon, qui avait, disait-il, élé cuisinier de l'archevêque de Bordeaux. Il a dû faire une grande fortune , si Dieu lui a prété 30 350 VARIÉTÉS. > lière, l'histoire d'un Français qui s'enrichit à Londres par son habileté à faire de la salade. Il était Limousin, et, si ma mémoire est fidèle, il s'appelait d'Aubignac ou d'Albignac. Quoique sa pitance fût fortement restreinte par le mauvais état de ses finances, il n'en était pas moins un jour à dîner dans une des plus fameuses tavernes de Londres ; il était de ceux qui ont pour système qu'on peut bien diner avec un seul plat, pourvu qu'il soit excellent. Pendant qu'il achevait un succulent rostbeef, cinq à six jeunes gens des premières familles (dandies) se régalaient à une table voisine, et l'un d'eux s'étant levé s'approcha, et lui dit d'un ton poli : « Monsieur le Français, on dit que votre natjon excelle dans l'art » de faire la salade; voudriez-vous nous favoriser et » en accommoder une pour nous ? » D'Albignac y consentit après quelque hésitation, de- manda tout ce qu'il crut nécessaire pour faire le chef- d'œuvre attendu, y mit tous ses soins et eut le bonheur de réussir. Pendant qu'il étudiait ses doses, il répondait avec franchise aux questions qu'on lui faisait sur sa situation actuelle; il dit qu'il était émigré et avoua, non sans rougir un peu, qu'il recevait les secours du gouverne- ment anglais, circonstance qui autorisa sans doute un des jeunes gens à lui glisser dans la main un billet de cinq livres sterling, qu'il accepta après une molle ré- sistance. Il avait donné son adresse; et à quelque temps de là il ne fut que médiocrement surpris de recevoir une let- tre par laquelle on le priait, dans les termes les plus honnêtes, de venir accommoder une salade dans un des plus beaux hôtels de Grosvenor-Square. D'Albignac, commençant à prévoir quelque avantage • Traduction mot à mot du compliment aiglais qui doit être fait dans cette oc rasiou. INDUSTRIE GASTRONOMIQUE. 351 durable, ne balanca pas un instant, et arriva ponctuel- lement après s'être muni de quelques assaisonnements nouveaux qu'il jugea convenables pour donner à son ouvrage un plus haut degré de perfection. Il avait eu le temps de songer à la besogne qu'il avait à faire; il eut donc le bonheur de réussir encore, et reçut, pour cette fois, une gratification telle qu'il n'eût pas pu la refuser sans se nuire. Les premiers jeunes gens pour qui il avait opéré avaient, comme on peut le présumer, vanté jusqu'à l'exagération le mérite de la salade qu'il avait assai- sonnée pour eux. La seconde compagnie fit encore plus de bruit, de sorte que la réputation de d’Albignac s'étendit promptement : on le désigna sous la qualifi- cation de fashionable salat-maker; et dans ce pays avide de nouveautés , tout ce qu'il y avait de plus élé- gant dans la capitale des trois royaumes se mourait pour une salade de la façon du gentleman français : I die for it, c'est l'expression consacrée. Désir de nonne est un feu qui dévore, Désir d'Anglaise est cent fois pire encore. D'Albignac profita en homme d'esprit de l'engouė- ment dont il était l'objet; bientôt il eut un carrik pour se transporter plus vite dans les divers endroits où il était appelé , et un domestique portant, dans un nécessaire d'acajou , tous les ingrédients dont il avait enrichi son répertoire, tels que des vinaigres à diffé- rents parfums, des huiles avec ou sans goût de fruit , du soy, du caviar, des truffes, des anchois, du cal- chup, du jus de viandes , et même des jaunes d'oeufs, qui sont le caractère distinctif de la mayonnaise. Plus tard, il fit fabriquer des nécessaires pareils, qu'il garnit complètement, et qu'il vendit par centaines. Enfin, en suivant avec exactitude et sagesse sa li- gne d'opération , il vint à bout de réaliser une fortune de plus de 80,000 fr. qu'il transporta en France quand les temps furent devenus meilleurs. 352 VARIÉTÉS. Rentré dans sa patrie, il ne s'amusa point à briller sur le pavé de Paris; mais il s'occupa de son avenir. Il plaça 60,000 fr. dans les fonds publics, qui pour lors étaient à cinquante pour cent, et acheta pour 20,000 fr. une petite gentilhommière située en Limou- sin, où probablement il vit .encore, content et heu- reux, puisqu'il sait borner ses désirs. Ces détails me furent donnés dans le tem par un de mes amis qui avait connu d'Albignac à Londres, et qui l'avait tout nouvellement rencontré lors de son passage à Paris. XIV. AUTRES SOUVENIRS D'ÉMIGRATION. LE TISSERAND. En 1794, nous étions en Suisse, M. Rostaing' et moi, montrant un visage serein à la fortune contraire, et gardant notre amour à la patrie qui nous persécutait. Nous vinmes à Mondon , où j'avais des parents, et fûmes reçus par la famille Trolliet avec une bienveil- "lance dont j'ai gardé chèrement le souvenir. Cette famille , une des plus anciennes du pays, est maintenant éteinte , le dernier bailli n'ayant laissé qu'une fille , qui elle-même n'a point eu d'enfant mâle. On me montra, en cette ville, un jeune officier français qui y exerçait la profession de tisserand; et voici comment il en étåit venu là. Ce jeune homme , d'une très-bonne famille, traver- sant Mondon pour se rendre à l'armée de Condée, se trouva à table à coté d'un vieillard porteur d'une de ces figures à la fois graves et animées , peintres la donnent aux compagnons de Guillaume Tell. Au dessert, on causa : l'officier ne dissimula pas sa position , et reçut diverses marques d'intérêt de la telle que les IM le baron Rostaing, mon parent et mon ami, aujourd intendant militaire à Lyon. C'est un administrateur de première force. Il a dans ses cartons un sytenie de comptabilité militaire tellement clair, qu'il faudra bien qu'on y vieune. SOUVENIRS D'ÉMIGRATION. 353 part de son voisin. Celui ci le plaignait d'être obligé de renoncer, si jeune, à tout ce qu'il devait aimer, et lui fit remarquer la justesse de la maxime de Rousseau qui voudrait que chaque homme sût un métier pour s'en aider dans l'adversité et se nourrir partout. Quant à lui, il déclara qu'il était tisserand, veuf sans enfants, et qu'il était content de son sort. La conversation en resta là ; le lendemain l'officier partit, et peu de temps après se trouva installé dans les rangs de l'armée de Condé. Mais à tout ce qui se passait , tant au dedans qu'au dehors de cette armée, il jugea facilement que ce n'était pas par cette porte qu'il pouvait espérer de rentrer en France. Il ne tarda pas à y éprouver quelques-uns de ces désagréments qu'y ont quelquefois rencontrés ceux qui n'avaient d'autres titres que leur zèle pour la cause royale; et plus tard on lui fit un passe-droit, ou quelque chose de pareil , qui lui parut d'une injustice criante. Alors le discours du tisserand lui revint dans la mé- moire; il y rêva quelque temps; et ayant pris son parti, quitta l'armée, revint à Mondon, et se présenta au tisserand , en le priant de le recevoir comme ap- prenti. « Je ne laisserai pas échapper cette occasion de faire * une bonne action , dit le vieillard ; vous mangerez » avec moi; je ne sais qu'une chose , je vous l'appren- » drai ; je n'ai qu’un lit , vous le partagerez; vous tra- v vaillerez ainsi pendant un an, et au bout de ce temps vous travaillerez à votre compte , et vous vi- » vrez heureux dans un pays où le travail est honoré » et provoqué. » Dès le lendemain, l'officier se mit à l'ouvrage, et y réussit si bien, qu'au bout de six mois són maître lui déclara qu'il n'avait plus rien à lui apprendre, qu'il se regardait comme payé des soins qu'il lui avait donnés, et que désormais tout ce qu'il ferait tournerait à son profit particulier. 30. 351 VARIÉTÉS. Quand je passai à Mondon , le nouvel artisali avait déjà gagné assez d'argent pour acheter un métier et un lit; il travaillait avec une assiduité remarquable, et on prenait à lui un tel intérêt, que les premières maisons de la ville s'étaient arrangées pour lui donner tour à tour à dîner chaque dimanche. Ce jour-là, il endossait son uniforme, reprenait ses droits dans la société; et comme il était fort aimable et fort instruit, il était fêté et caressé par tout le monde. Mais le lundi , il redevenait tisserand, et, passant le temps dans cette alternative, ne paraissait pas trop mé- content de son sort. L'AFFAMÉ. A ce tableau des avantages de l'industrie j'en vais accoler un autre d'un genre absolument opposé. Je rencontrai à Lausanne un émigré lyonnais, grand et beau garçon, qui, pour ne pas travailler, s'é- tait réduit à ne manger que deux fois par semaine. Il serait mort de faim de la meilleure grâce du monde, si un brave négociant de la ville ne lui avait pas ouvert un crédit chez un traiteur, pour y diner le dimanche et le mercredi de chaque semaine. "L'émigré arrivait au jour indiqué, se bourrait jus- qu'à l’æsophage, et partait, non sans emporter avec lui un assez gros morceau de pain ; c'était chose con- Venue. Il ménageait le mieux qu'il pouvait cette provision supplémentaire, buvait de l'eau quand l'estomac lui faisait mal, passait une partie de son temps au lit dans une rêvasserie qui n'était pas sans charmes, et gagnait ainsi le repas suivant. Il y avait trois mois qu'il vivait aipsi quand je le rencontrai : il n'était pas malade ; mais il régnait dans toute sa personne une telle langueur, ses traits étaient tellement étirés, et il y avait entre son nez et ses orei- SOUVENIRS D'ÉMIGRATION. 355 les quelque chose de si hippocratique, qu'il faisait peine à voir. Je m'étonnai qu'il se soumit à de telles angoisses plutôt que de chercher à utiliser sa personne, et je l'invitai à dîner dans mon auberge, où il officia à faire trembler. Mais je ne récidivai pas, parce que j'aime qu'on se raidisse contre l'adversité, et qu'on obéisse, quand il le faut, à cet arrêt porté contre l'espèce hu- maine : Tu travailleras. LE LION D'ARGENT.. Quels bons diners nous faisions en ce temps à Lau- sanne, au Lion d'argent ! Moyennant quinze batz (2 fr. 25 c.) nous passions en revue trois services complets, où l'on voyait, entre autres, le bon gibier des montagnes voisines, l'excel- lent poisson du lac de Genève, et nous humections tout cela, à volonté et à discrétion, avec un petit vin blanc limpide comme eau de roche, qui aurait fait boire un enragé. Le haut bout de la table était tenu par un chanoine de Notre-Dame de Paris (je souhaite qu'il vive encore), qui était là comme chez lui, et devant qui le keller ne manquait pas de placer tout ce qu'il y avait de meil- leur dans le menu. Il me fit l'honneur de me distinguer et de m'appeler, en qualité d'aide-de-camp, dans la région qu'il babi- tait; mais je ne profitai pas longtemps de cet avan- tage; les événements m'entrainèrent, et je partis pour les Etats-Unis, où je trouvai un asile, du travail et de la tranquillité. SÉJOUR EN AMÉRIQUE. 358 VARIÉTÉS. tion; mais quand je le toisai avec ce regard qui pénètre jusqu'à la moelle des os, je vis qu'il était d'un tempé- rament lymphatique, qu'il avait le visage boursoufflé, les yeux morts, la tête petite et des jambes de femme. Mens non agitat molem, dis-je en moi-même; voyons ce qu'il tient, et on mourra après, s'il le faut. Alors voici textuellement ce que je lui dis, à la ma- nière des héros d'Homère : Do you believel to bully me ? you damned rogue. By God! it will not be so..... and I'll overboard you like a dead cat..... If I find you too heavy, I'll cling to you with hands, legs, teeth, nails, every thing, and if I cannot do better, we will sink toget her to the bottom; my life is nothing to send such dog to hell. Now, just now..... « Croyez-vous m'effrayer, damné coquin ?... par » Dieu ! il n'en sera rien, et je vous jetterai par-dessus » le bord comme un chat crevé. Si je vous trouve trop » lourd, je m'attacherai à vous avec les mains, avec » les jambes, avec les ongles, avec les dents, de toutes » les manières, et nous irons ensemble au fond. Ma vie » n'est rien pour envoyer en enfer un chien comme » vous. Allons.....21 A ces paroles, avec lesquelles toute ma personne était sans doute en harmonie (car je me sentais la force d'Hercule), je vis mon homme se raccourcir d'un pou- ce, ses bras tombèrent, ses joues s'aplatirent ; en un mot, il donna des marques si évidentes de frayeur, que celui qui l'avait sans doute amené s'en aperçut, et vint comme pour s'interposer; et il fit bien, car j'étais lancé, et l'habitant du nouveau monde allait sentir que 1 On ne se tutoie pas en anglais; et un charretier tout en rouant son cheval de coups de fouet, lui dit : « Go, sir; go, sir, I say (allez, monsieur ; allez, monsieur, ne vous dis.je). » 2 Dans tous les pays régis par les lois anglaises, les batteries sont toujours précédées de beaucoup d'injures verbales, parce qu'on y dit que « les injures ne cssent pas les os ( high words break no bones). » Souvent aussi on s'en tient là, ella loi fait qu'on hésite pour frapper ; car celui qui frappe le premier rompt la paix publique, el sera oujours condamné à l'amende, quel que soit l'événement du combat. LA BOTTE D'ASPERGES. 359 ceux qui se baignent dans le Furens' ont les nerf dure- ment trempés. Cependant quelques paroles de paix s'étaient fait entendre dans l'autre partie du navire : l'arrivée des retardataires fit diversion ; il fallut s'occuper à mettre à la voile, de sorte que, pendant que j'étais en attitude de lutteur, le tụmulte cessa tout d'un coup. Les choses se assèrent même au mieux; car lors- que tout fut apaisé, m'étant occupé à chercher Gauthier pour le gronder de sa vivacité, je trouvai le souffleté assis à la même table, en présence d'un jambon de la plus aimable apparence et d'un pitcher de bière d'une coudée de hauteur. XV. LA BOTTE D'ASPERGES.' Passant au Palais-Royal, par un beau jour du mois de février, je m'arrêtai devant le magasin de madame Chevet, la plus fameuse marchande de comestibles de Paris, qui m'a toujours fait l'honneur de me vouloir du bien ; et y remarquant une botte d'asperges dont la moindre était plus grosse que mon doigt indicateur, je lui en demandai le prix. « Quarante francs, Mon- » sieur , répondit-elle. Elles sont vraiment fort » belles; mais à ce prix, il n'y a guère que le roi ou » quelque prince qui pourront en manger. -- Vous êtes dans l'erreur: de pareils choix n'abordent jamais » les palais ; on y veut du beau et non du magnifique, » ma botte d'asperges n'en partira pas moins, et voici » comment: » Au moment où nous parlons, il y a dans cette ville » au moins trois cents richards, financiers, capitalistes, » fournisseurs et autres, qui sont retenus chez eux par 1 Rivière limpide qui prend sa source au-dessus de Rossillon, passe près de Beley, el se jette dans le Rhône au-dessus de Peyrieux. Les fruites qu'on y prend om la chair couleur de rose et les brochets l'ont blanche comme ivoire. Gut! gut! gut! allem. i DE LA FONDUE. 361 C'est un mets sain, savoureux, appétissant, de prompte confection, et partant toujours prêt à faire face à l'arrivée de quelques convives inattendus. Au reste, je n'en fais mention ici que pour ma satisfaction particulière, et parce que ce mot rappelle un fait dont les vieillards du district de Belley ont gardé le sou- venir. Vers la fin du dix-septième siècle, un M. de Madot fut nommé à l'évêché de Belley, et y arrivait pour en prendre possession. Ceux qui étaient chargés de le recevoir et de lui faire les honneurs de son propre palais avaient préparé un festin digne de l'occasion, et avaient fait usage de tou- tes les ressources de la cuisine d'alors pour fêter l'ar- rivée de monseigneur. Parmi les entremets brillait une ample fondue, dont le prélat se servit copieusement. Mais, o surprise I se méprenant à l'extérieur et la croyant une crème, il la mangea à la cuiller, au lieu de se servir de la fourchette, de temps immémorial destinée à cet usage. Tous les convives, étonnés de cette étrangeté, se re- gardèrent du coin de l'oeil, et avec un sourire imper- ceptible. Cependant le respect arrêta toutes les langues, car tout ce qu'un évêque venant de Paris fait à table, et surtout le premier jour de son arrivée, ne peut man- quer d'être bien fait. Mais la chose s'ébruita, et dès le lendemain on ne se rencontrait point sans se demander : « Eh bien, sa- » vez-vous comment notre nouvel évèque a mangé hier » au soir sa fondue ? — Eh ! oui, je le sais; il l'a man- gée avec une cuiller. Je le tiens d'un témoin oculaire, » etc. » La ville transmit le fait à la campagne; et après trois mois il était public dans tout le diocèse. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cet incident faillit ébranler la foi de nos pères. Il y eut des nova- teurs qui prirent le parti de la cuiller; mais ils furent bientôt oubliés : la fourchette triompha; et après plus >> 31 EFFETS D'UN DINER CLASSIQUE. 362 A cette apparition, qui annonçait un milord voya- geant à petites journées, Chicot (c'était le nom de l'au- bergiste) accourut, le bonnet à la main ; sa femme se tint sur la porte de l'hôtel ; les filles faillirent se rom- pre le cou eu descendant l'escalier, et les garçons d'é- curie se présentèrent, comptant déjà sur un ample pour boire. On déballa les suivantes, non sans les faire rougir un peu, attendu les difficultés de la descente; et la berline accoucha 1° d'un milord gros, court, enluminé et ventru ; 2° de deux miss, longues, påles et rousses ; 3° d'une milady paraissant entre le premier et le se- cond degré de la consomption. Ce fut cette dernière qui prit la parole : Monsieur l'aubergiste, dit-elle, faites bien soigner » mes chevaux ; donnez-nous une chambre pour nous » l'eposer, et faites rafraichir mes femmes de chambre; » mais je ne veux pas que le tout coûte plus de six francs ; prenez vos mesures là-dessus. » Aussitôt après la prononciation de cette phrase éco- nomique, Chicot remit son bonnet, madame rentra, et les filles retournerent à leur po:te. Cependant les chevaux furent mis à l'écurie, où ils lurent la gazette; on montra aux dames une chambre au premier (up stairs), et on offrit aux suivantes des verres et une carafe d'eau bien claire. Mais les six fravcs obligés ne furent reçus qu'en re- chignant, et comme une mesquine compensation pour l'embarras causé et pour les espérances déçues. >) XVIII. EFFETS MERVEILLEUX D'UN DINER CLASSIQUE. Hélas ! que je suis à plaindre! disait d'une voix élégiaque un gastronome de la.cour royale de la » Seine. Espérant retourner bientôt à a terre, j'y ai laissé mon cuisinier; les affaires me l'etiennent > > LES CHEVALIERS ET LES ABBÉS. 365 >> ») de Dantzick, qui tenait, depuis cinquante ans, la pre- mière maison de détail en eaux-de-vie. Monsieur, me disait ce patriarche, on ne se doute is pas en France de l'importance du commerce que nous faisons, de père en fils, depuis plus d'un siècle. J'ai » observé avec attention les ouvriers qui viennent chez » moi; et quand ils s'abandonnent sans réserve au penchant, trop commun chez les Allemands, pour les liqueurs fortes, ils arrivent à leur fin tous à peu près, » de la même manière. » D'abord ils ne prennent qu'un petit verre d'eau- » de-vie le matin, et cette quantité leur suffit pendant plusieurs années (au surplus, ce régime est commun » à tous les ouvriers, et celui qui ne prendrait pas son petit verre serait honni par tous les camarades); en- >> suite ils doublent la dose, c'est-à-dire qu'ils en pren - » nent un petit verre le matin et autant vers le midi. » Ils restent à ce taux environ deux ou trois ans ; puis » ils, en boivent régulièrement le matin, à midi et le » soir. Bientôt ils en viennent prendre à toute heure, » et n'en veulent plus que de celle dans laquelle on a n fait infuser du girofle; aussi, lorqu'ils en sont là, il у » a certitude qu'ils ont tout au plus six mois à vivre; » ils se dessèchent, la fièvre les prend, ils vont à l'hô- pital, et on ne les revoit plus. 1 XX. LES CHEVALIERS ET LES ABBÉS. .. J'ai déjà cité deux fois ces deux catégories gourman- des que le temps a détruites. Coinme elles ont disparu depuis plus de trente ans, la plus grande partie de la génération actuelle ne les a pas vues. Elles reparaitront probablement vers la fin de ce siècle ; mais comme un pareil phénomène exige la 31. 366 VARIÉTÉS. coïncidence de bien des futurs contingents, je crois que bien peu, parmi ceux qui vivent actuellement, seront témoins de cette palingénésie. Il faut donc qu'en ma qualité de peintre de mæurs je leur donne le dernier coup de pinceau; et pour y parvenir plus commodément, j'emprunte le passage suivant à un auteur qui n'a rien à me refuser. « Régulièrement, et d'après l'usage, la qualification de chevalier n'aurait dû s'accorder qu'aux personnes décorées d'un ordre, ou aux cadets des maisons ti- trées; mais beaucoup de ces chevaliers avaient trouvé avantageux de se donner l'accolade à eux-mêmes', et si le porteur avait de l'éducation et une bonne tournure, telle était l'insouciance de cette époque que personne ne s'avisait d'y regarder. » Les chevaliers étaient généralement beaux gar- çons, ils portaient l'épée verticale, le jarret tendu, la tête haute et le nez au vent; ils étaient joueurs, liber- tips, tapageurs, et faisaient partie essentielle du train d'une beauté à la mode. » Ils se distinguaient encore par un courage brillant et une facilité excessive à mettre l'épée à la main. Il suffisait quelquefois de les regarder pour se faire une affaire. » C'est ainsi que finit le chevalier de S...; l'un des plus connus de son temps. Il avait cherché une querelle gratuite à un jeune homme tout nouvellement arrivé de Charolles, et on était allé se battre sur les derrières de la Chaussée- d'Antin, presque entièrement occupée alors par des marais. A la manière dont le nouveau venu se développa sous les armes, S... vit bien qu'il n'avait pas à faire à un novice : il ne se mit pas moins en devoir de le tå- ter; mais au premier mouvement qu'il lit, le Charollais 1 Self crealed, LES CHEVALIERS ET LES ABBÉS. 367 partit d'un coup de temps, et le coup fut tellement fourni que le chevalier était mort avant d'être tombé. Un de ses amis, témoin du combat, examina longtemps en silence une blessure si foudroyante et la route que l'épée avait parcourue : « Quel beau coup de quarte » dans les armes, dit-il tout à coup, en s'en allant, et » que ce jeune homme a la main bien placéel... » Le défunt n'eut pas d'autre oraison funèbre. Au commencement des guerres de la révolution , la plupart de ces chevaliers se placèrent dans les ba taillons, d'autres émigrèrent, le reste se perdit dans la foule. Ceux qui survivent, en petit nombre , sont encore reconnaissables à l'air de tête; mais ils sont maigres et marchent avec peine; ils ont la goutte. Quand il y avait beaucoup d'enfants dans une fa- mille noble, on en destinait un à l'église : il commen- çait par obtenir les bénéfices simples, qui fournissaient aux frais de son éducation; et dans la suite, il deve- nait prince, abbé, commendataire ou évêques selon qu'il avait plus ou moins de dispositions à l'apostolat. C'était là le type légitime des abbés; mais il y en avait de faux ; et beaucoup de jeunes gens qui avaient quelque aisance, et qui ne se souciaient pas de courir les chances de la chevalerie, se donnaient le titre d'ab- bé en venant à Paris. Rien n'était plus commode : avec une légère altéra- tion dans la toilette, on se donnait tout à coup l'appa- rence d'un bénéficier : on se plaçait au niveau de tout le monde; on était fêté, caressé, couru ; car il n'y avait pas de maison qui n'eût son abbé. Les abbés étaient petits, trapus, rondelets, bien mis, câlins, complaisants, curieux, gourmands, alertes, in- sinuants; ceux qui restent ont tourné à la graisse, ils se sont faits dévots. Il n'y avait pas de sort plus heureux que celui d'un. 368 VARIÉTES. riche prieur ou d'un abbé commendataire; ils avaient de la considération, de l'argent, point de supérieurs, et • rien à faire. Les chevaliers se relrouveront si la paix est longue, comme on peut l'espérer; mais à moins d'un grand changement dans l'administration ecclésiastique, l'es- pèce des abbés est perdue sans retour; il n'y a plus de sinécures ; et on est revenu aux principes de la pri- mitive église : beneficium propter officium. XXI. MISCELLANEA. at Monsieur le conseiller, disait un jour d'un bouti » d'une table à l'autre, une vieille marquise du faubourg » Saint-Germain, lequel préférez-vous du bourgogne » ou du bordeaux ? - Madame, répondit d'une voix druidique le magistrat ainsi interrogé, c'est un pro- » cès dont j'ai tant de plaisir à visiter les pièces que j'ajourne toujours à huitaine la prononciation de l'ar- » rêt. n Un amphitryon de la Chaussée d'Antin avait fait servir sur sa table un saucisson d'Arles de taille héroï - que. « Acceptez-en une tranche, disait-il à sa voisine; » voilà un meuble qui, je l'espère, annonce une bonne » maison. - Il est vraiment très-gros, dit la dame en » le lorgnant d'un air malin; c'est dommage que cela '» ne ressemble à rien. v Ce sont surtout les gens d'esprit qui tiennent la gour- mandise à honneur : les autres ne sont pas capables d'une opération qui consiste dans une suite d'apprécia- tions et de jugements. Madame la comtesse de Genlis so. vante, dans ses MISCELLANEA. 369 Mémoires, d'avoir appris à une Allemande qui l'avait bien reçue la manière d'apprêter jusqu'à sept plats dé- licieux. C'est M. le comte de la Place quia découvert une ma- nière très-relevée d'accommoder les fraises, qui con- siste à les mouiller avec le jus d'une orange douce (pomme des Hespérides). Un autre savant a encore enchéri sur le premier, en y ajoutant le jaune de l'orange, qu'il enlève en la frot- tant avec un morceau de sucre ; et il prétend prouver, au moyen d'un lambeau échappé aux flammes qui dé- truisirent la bibliothèque d'Alexandrie, que c'est ainsi assaissonné que ce fruit était servi dans les banquets du mont Ida. « Je n'ai pas grande idée de cet homme, disait le » comte de M....... en parlant d'un candidat qui ve- » nait d'attraper une place; il n'a jamais mangé de bou- » din à la Richelieu , et ne connaît pas les côtelettes à » la Soubise. » Un buveur était à table, et au dessert on lui offrit du raisin. « Je vous remercie, dit-il en repoussant l'as- siette; je n'ai pas coutume de prendre mon vin en » pilules. » )) On félicitait un amateur qui venait d'être nommé directeur des contributions directes à Périgueux ; on l'entretenait du plaisir qu'il aurait à vivre au centre de la bonne chère, dans le pays des truffes, des barta- velles, des dindes truffées, etc., etc. « Hélas ! dit en >> soupirant le gastronome contristé, est-il bien sûr 370 VARIÉTÉS. qu'on puisse vivre dans un pays où la marée n'arrive pas ? >> XXII. UNE JOURNÉE CHEZ LES BERNARDINS. Il était près d'une heure du matin ; il faisait une belle nuit d'été, et nous étions formés en cavalcade, non sans avoir donné une vigoureuse sérénade aux belles qui avaient le bonheur de nous intéresser (c'est vers 1782). Nous partions de Belley, et nous allions à Saint-Sul- pice, abbaye de Bernardins située sur une des plus hau- tes montagnes de l'arrondissement, au moins cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. J'étais alors le chef d'une troupe de musiciens ama- teurs, tous amis de la joie et possédant à haute dose toutes les vertus qui accompagnent la jeunesse et la santé. « Monsieur, m'avait dit un jour l'abbé de Saint-Sul- pice, en me tirant, après diner, dans l'embrasure » d'une croisée, vous seriez bien aimable si vous ve- » niez avec vos amis nous faire un peu de musique le jour de Saint-Bernard ; le saint en serait plus com- plètement glorifié, nos voisins en seraient réjouis, » et vous auriez l'honneur d'être les premiers Orphées » qui auraient pénétré dans ces régions élevées. » Je ne fis pas répéter une demande qui promettait une partie agréable , je promis d'un signe de tête, et le sa- lon en fut ébranlé. Annuit, et totum nulu (remefecil olympum. Toutes précautions étaient prises d'avance; et nous partions de bonne heure, parce que nous avions qua- tre lieues à faire par des chemins capables d'effrayer mème les voyageurs audacieux qui ont bravé les hau- teurs de la puissante butte Montmartre. ») LES BERNARDINS. 371 Le monastère était bâti dans une vallée fermée à l'ouest par le sommet de la montagne, et à l'est par un coteau moins élevé. Le pic de l'ouest était couronné par une forêt de sa- pins où un seul coup de vent en renversa un jour trente-sept mille'. Le fond de la vallée était occupé par une vaste prairie, où des buissons de hêtres for- maient divers compartiments irréguliers, modèles im- menses de ces petits jardins anglais que nous aimons tant. Nous arrivámes à la pointe du jour, et nous fûmes reçus par le père cellerier, dont le visage était quadran- gulaire et le nez en obélisque. « Messieurs , dit le bon père , soyez les bienvenus : » notre révérend abbé sera bien content quand il saura » que vous êtes arrivés ; il est encore dans son lit, car » hier il était bien fatigué; mais vous allez venir avec moi, et vous verrez si nous vous attendions. » Il dit ese mit en marche , et nous le suivimes , sup- posavt avec raison qu'il nous conduisait vers le réfec- toire. Là tous nos sens furent envahis par l'apparition du déjeuner le plus séduisant, d'un déjeuner vraiment classique. Au milieu d'une table spacieuse , s'élevait un pâté grand comme une église ; il était flanqué au nord par un quartier de veau froid, au sud par un jambon épor- à l'est par une pelote de beurre monumentale, et à l'ouest par un boisseau d'artichauts à la poivrade. On y voyait encore diverses espèces de fruits , des assiettes, des serviettes, des couteaux, et de l'argente- rie dans des corbeilles ; et au bout de la table, des frè- res lais et des domestiques prêts à servir, quoique éton- nés de se voir levés si matin. >> me , · Lit maîtrise des caux et forêts les compta, les vendil: le commerce en profila, les moines di profiterent, de grands capitis furent mis en circulation, et personne le se plaignil de l'ouragan. LFS BERNARDINS. 373 plaisanteries contre la musique d'amateurs , le respect que je dois à la vérité m'oblige d'assurer que nous nous en tirâmes fort bien. Je remarque à cette occasion que tous ceux qui ne sont jamais contents de rien, sont presque toujours des ignorants qui ne tranchent hardiment que parce qu'ils espèrent que leur audace pourra leur faire supposer des connaissances qu'ils n'ont pas eu le courage d'ac- quérir. Nous reçûmes avec bénignité les éloges qu'on ne manqua pas de nous prodiguer en cette occasion, et, après avoir reçu les remerciments de l'abbé, nous allå- mes nous mettre à table. Le dîner fut servi dans le goût du quinzième siècle ; peu d'entremets, peu de superfluités; mais un excellent choix de viandes, des ragoûts simples, 'substantiels, une bonne cuisine, une cuisson parfaite, et surtout des légumes d'une saveur inconnue dans les marais, empê- chaient de désirer ce qu'on ne voyait pas. On jugera , au surplus , de l'abondance qui régvait en ce bon lieu , quand on saura que le second service offrit jusqu'à quatorze plats de rôt. Le dessert fut d'autant plus remarquable qu'il était composé en partie de fruits qui ne croissent point à cette hauteur, et qu'on avait apportés du pays bas; car on avait mis à contribution les jardins de Machuraz, la Morflent, et autres endroits favorisés de l'astre père de la chaleur. Les liqueurs ne manquèrent pas; mais le café mérite une mention particulière. Il était limpide, parfumé, chaud à merveille ; mais surtout il n'était pas servi dans ces vases dégénérés qu’on ose appeler tasses sur les rives de la Seine, mais dans de beaux et profonds bowls où se plongeaient à souhait les lèvres épaisses des révérends , qui en aspi- raient le liquide vivifiant avec un bruit qui aurait fait honneur à des cachalots avant l'orage. 32 BONHEUR EN VOYAGE. 375 quelques vers de sa façon , qui vraiment n'étaient pas mauvais pour avoir été faits par un tondu. Sur la fin de la soirée, une voix s'éleva et cria : « Père » cellerier, où est donc votre plat? C'est trop juste, » répondit le révérend ; je ne suis pas cellerier pour v rien.» II sortit un moment, et revint bientôt après, accom- pagné de trois serviteurs, dont le premier apportait des l'oties d'excellent beurre, et les deux autres étaient chargés d'une table sur laquelle se trouvait une cuve d'eau-de-vie sucrée et brûlante : ce qui équivalait pres- que au punch, qui n'était point encore connu. Les nouveaux venus furent reçus avec acclamation; on mangea les rôties, on but l'eau-de-vie brûlée , et quand l'horloge de l'abbaye sonna minuit , chacun se retira dans son appartement pour y jouir des douceurs d'un sommeil auquel les travaux de la journée lui avaient donné des dispositions et des droits. N. B. Le père cellerier dont il est fait mention dans cette narration véritablement historique, étant devenu vieux, on parlait devant lui d'un abbé nouvellement nommé qui arrivait de Paris , et dont on redoutait la rigueur. « Je suis tranquille à son égard, dit le révérend; qu'il » soit méchant tant qu'il voudra , il n'aura jamais le courage d'oter à un vieillard ni le coin du feu ni la » clef de la cave. » XXIII. BONHEUR EN VOYAGE. J'étais un jour monté sur mon bon cheval la Joie , et je parcourạis les coteaux riants du Jura. C'était dans les plus mauvais jours de la révolution ; et j'allais à Dôle, auprès du représentant Prot, pour en obtenir un sauf-conduit qui devait m'empêcher d'al- ler en prison, et probablement ensuite à l'échafaud. 376 VARIĖTÉS. En arrivant, vers onze heures du matin , à une au- berge du petit bourg ou village de Mont-sous-Vau- drey, je fis d'abord bien soigner ma monture ; et de là, passant à la cuisine, j'y fus frappé d'un spectacle qu'au- cun voyageur n'eût pu voir sans plaisir. Devant un feu vif et brillant tournait une broche admirablement garnie de cailles , rois de cailles, et de ces petits râles à pieds verts qui sont toujours si gras. Ce gibier de choix rendait ses dernières gouttes sur une immense rôtie , dont la facture annonçait la main d'un chasseur ; et tout auprès, on voyait déjà cuit un de ces levrauts à côtes rondes, que les Parisiens ne connaissent pas, et dont le fumet embaumerait une église. « Bou ! dis-je en moi-même , ranimé par cette vue, » la Providence ne m'abandonne pas tout à fait. Cueil- » lons encore cette fleur en passant;, il sera toujours temps de mourir. » Alors, en m'adressant à l'hôte, qui, pendant cet exa- men, sifflait, les mains derrière le dos, en promenant dans la cuisine sa statue de géant, je lui dis : « Mon » cher, qu'allez-vous me donner de bon pour mon di- » ner? - Rien que de bon, monsieur; bon bouilli, » bonne soupe aux pommes de terre, honne épaule de » mouton et bons haricots. » A cette réponse inattendue, un frisson de désappoin- tement parcourut tout mon corps ; on sait que je ne mange point de bouilli , parce que c'est de la viande moins son jus; les pommes de terre et les haricots sont obésigènes; je ne me sentais pas des dents d'acier pour déchirer l'éclanche : ce menu était fait exprès pour me désoler , et tous mes maux retombèrent sur moi. L'hôte me regardait d'un air sournois , et avait l'air de deviner la cause de mon désappointement.... Èt » pour qui. réservez-vous donc tout joli gibier ? lui dis-je d'un air tout à fait contrarié. – Hélas ! mon- (C BONHEUR EN VOYAGE. 377 )) » sieur , répondit-il d’un ton sympathique, je ne puis ». en disposer; tout cela appartient à des messieurs de justiće qui sont ici depuis dix jours, pour une exper- » tise qui intéresse une dame fort riche; ils ont fini hier, et se régalent pour célébrer cet événement heu- » reux; c'est ce que nous appelons ici faire la révoite. " — Monsieur, répliquai-je, après avoir musé quelques »'instants, faites-moi le plaisir de dire à ces messieurs qu'un homme de bonne compagnie demande, comme » une faveur , d'être admis à diner avec eux , qu'il prendra sa part de la dépense, et qu'il leur en aura » surtout une extrême obligation. » Je dis : il partit , et de revint plus. Mais, peu après, je vis entrer un petit homme gras, frais , joufflu , trapu , guilleret , qui vint rôder dans la cuisine, déplaça quelques meubles, leva le couvercle d'une casserole, et disparut. Bon , dis-je en moi-même, voilà le frère tuileur qui vient me reconnaître ! » Et je recommençai à espérer, car l'expérience m'avait déjà appris que'mon extérieur n'est pas repoussant. Le coeur ne m'en battit pas moins comme à un can- didat sur la fin du dépouillement du scrutin, quand l'hôte reparut et vint m'annoncer que ces messieurs étaient très-flattés de ma proposition, et n'attendaient que moi pour se mettre à table. Je partis en entrechats; je reçus l'accueil le plus flatteur, et au bout de quelques minutes j'atais pris ra- « cine.. Quel bon diner !!! Je n'en ferai pas le détail; mais je dois une mention honorable à une fricassée de poulets de haute facture , telle qu'on n'en trouve qu'en pro- vince, et si richement dotée de truffes, qu'il y en avait assez pour retremper le vieux Tithon. On connaît déjà le rôt; son goût répondait à son extérieur : il était cuit à point, et la difficulté que j'a- 32. 378 VARIÉTÉS. vais éprouvée à m'en approcher en rehaussait encore la saveur. Le dessert était composé d'une crème à la vapille, de fromage de choix et de fruits excellents. Nous arro- sions tout cela avec un vin léger et couleur de grenat ; plus tard, avec du vin de l'Ermitage; plus tard enc re, avec du vin de paille , également doux et généreux : le tout fut couronné par de très-bon café. confectionné par le tuileur guilleret, qui eut aussi l'attention de ne nous laisser pas manquer de certaines liqueurs de Verdun, qu'il sortit d'une espèce de tabernacle dont il avait la clef. Non-seulement le diner fut bon, mais il fut très- gai. Après avoir parlé avec eirconspection des affaires du temps, ces messieurs s'attaquèrent de plaisanteries qui me mirent au fait d'une partie de leur biographie; ils parlèrent peu de l'affaire qui les avait réunis ; on dit quelques bons 'contes, on chanta; je m'y, joignis par quelques couplets inédits; j'en fis même un en im- promptu, et qui fut fort applaudi suivant l'usage ; le voici : AIR : du maréchal ſerrant. Qu'il est doux pour les voyageurs De trouver d'aimables buveurs . C'est une vraie 1 béatitude. Entouré d'aussi bons enfants, Ma foi je passerais céans, Libre de toute inquiétude, Quatre jours, Quinze jours, Trente jour's, Une année; Et bénirais ma destinée. Si je rapporte ce couplet , ce n'est pas que je le crois excellent, j'en ai fait, grâce au Ciel ! de meilleurs , et Il y a ici une ſaute que nous conservons par respect poitr le texte de l'auteur, le passage qui suit le couplet lait voir d'ailleurs que nou ne faisons et cela que cuivre sou intention. BONÅEUR EN VOYAGE. 379 j'qurais refait celui-là si j'avais voulu; mais j'ai préféré de lui laisser sa tournure d'impromptu, afin que le ecteur convienne que celui qui , avec un comité révo- utionnaire en croupe, pouvait se jouer ainsi, celui-là, dis-je, avait bien certainement la tête et le cæur d'un Français. Il y avait bien quatre heures que nous étions à table, et on eommençait à s'occuper de la manière de finir la soirée ; on allait faire une longue promenade pour ai- der la digestion , et en rentrant on ferait une partie de bète hombrée pour attendre le repas du soir , qui se composait d'un plat de truites en réserve , et des reliefs du diner encore très-désirables. A toutes ces propositions je fus obligé de répondre par un refus : le soleil penchant vers l'horizon m'aver- tissait de partir. Ces messieurs insistèrent autant que la politesse le permet, et s'arrêtèrent quand je leur assuroi que je ne voyageais pas tout à fait pour mon plaisir. On a déjà deviné qu'ils ne voulurent pas entendre parler de mon écot : ainsi, sans me faire de questions importunes, ils voulurent me voir monter à cheval, et nous séparâmes après avoir fait et reçu les adieux les plus affectueux. Si quelqu'un de ceux qui m'accueillirent si bien existe encore, et que ce livre tombe entre ses mains , je désire qu'il sache qu'après plus de trente ans ce chapitre a été écrit avec la plus vive gratitude. Un bonheur ne vient jamais seul, et mon voyage eut un succès que je n'aurais presque pas espéré. Je trouvai, à la vérité, le représentant Prôt forte- ment prévenu contre moi : il me regarda d'un air si- nistre, et je crus qu'il allait me faire arrêter ; mais j'en fus quitte pour la peur, et après quelques éclaircisse- ments, il me sembla que ses traits se détendaient un peli. Je ne suis point de ceux que la peur rend cruels, et Nous POÉTIQUE. 383 compagnées de notes très-courtes, pour qu'on ne se creuse pas la tête pour chercher la raison de mon choix. CHANSON DE DÉMOCARĖS AU FESTIN DE DÉNIAS. Cette chanson est tirée du Voyage du jeune Ana- charsis ; cette raison suffit. Buvons, chantons Bacchus, Il se plait à nos danses, il se plait à nos chants; il étouffe l'envie, la haine et les chagrins. Aux Gråces séduisantes , aux Amours en- chanteurs, il donna la naissance. Aimons, buvons ; chantons Bacchus. L’avenir n'est point encore; le présent n'est bientôt plus; le seul instant de la vie est l'instant de la jouissance. Aimons, buvons ; chantons Bacchus. Sages de nos folies, riches de nos plaisirs, foulons aux pieds la terre et ses vaines grandeurs; et dans la douce ivresse que des mo- ments si beaux font couler dans nos åmes, Buvons , chantons Bacchus. Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, tom. Ji, chap. 25.) Celle-ci est de Motin, qui, dit-on, fit le premier en France des chansons à boire, Elle est du vrai bon temps de l'ivrognerie, et ne manque pas de verve. AIR : Que j'aime en tout temps la taverne ! Que librement je m'y gouverne ! Elle n'a rien d'égal à soi; J'y vois tout ce que je demande : Et les torchons y sont pour moi De fine toile de Hollande. Pendant que le chaud 'nous outrage, On ne trouve point de bocage Agréable et frais comme elle est; Et quand la froidure m'y mène, POÉTIQUE. 385 De ce nectar délicieux, Qui , pour l'excellence, précède Celui même que Ganymède Verse dans la coupe des dieux. C'est lui qui fait que les années Nous durent moins que les journées, C'est lui qui nous fait rajeunir , Et qui bannit de nos pensées Le regret des choses passées Et la crainte de l'avenir : Buvons, Maynard, a pleine tasse, L'age insensiblement se passe , Et nous mène à nos derniers jours ; L'on a beau faire des prières, non plus que les rivières , Jamais ne rebroussent leur cours. Les ans, Le printemps , vêtu de verdure, Chạssera bientôt la froidure ; La mer a son flux et reflux; Mais, depuis que notre jeunesse Quitte la place à la vieillesse, Le temps ne la ramène plus. Les lois de la mort sont fåtales Aussi bien aux maisons royales Qu'aux taudis couverts de roseaux ; Tous nos jours sont sujets aux Parques ; Ceux des bergers et des monarques Sont coupés des mêmes ciseaux. Leurs rigueurs, par qui tout s'efface, Ravissent, en bien peu d'espace, Ce qu'on a de mieux établi , Et bientôt nous mèneront boire , Au-delà de la rive noire , Dans les eaux du fleuve d'oubli. Celle-ci est du professeur, qui l'a aussi mise en mu- sique. Il a reculé devant les embarras de la gravure, malgré le plaisir qu'il aurait eu de se savoir sur tous les pianos; mais, pår un bonheur inouï, elle peut se chanter et on la chantera sur l'air du vaudeville de Figaro. 33 INDICATIONS. 389 VERS. POUR ÊTRE MIS AU BAS DU PORTRAIT DE M. II........ DE P...... Dans ses doctes travaux il fut infatigable; Il eut de grands emplois , qu'il remplit dignement : Et quoiqu'il fût profond, érudit et savant, Il ne se crut jamais dispensé d'étre aimable. M. le président H..... recut, en 1814, le portefeuille de la justice, et les employés de ce ministère ont gardé la mémoire de la réponse qu'il leur fit, lorsqu'ils avio- rent en corps lui présenter un premier hommage. « Messieurs, leur dit-il avec ce ton paternel qui sied » si bien à sa haute taille et à son grand åge, il est pro- » bable que je ne resterai pas avec vous assez de temps » pour vous faire du bien; mais du moins soyez assu- rés que je ne vous ferai pas de mal. XXVI. INDICATIONS. Voilà mon ouvrage fiñi; et cependant, pour mon- trer que je ne suis pas hors d'haleine, je vais faire d'une pierre trois coups. Je donnerai à mes lecteurs de tous les pays des in- dications dont ils feront leur profit; je donnerai à mes artistes de prédilection un souvenir dont ils sont dignes et je donnerai au public un échantillon du bois dont je me chauffe. 1° Madame Chevet, magasin de comestibles, Palais- Royal, nº 220, près du Théâtre français. Je suis pour elle un client plus fidèle que gros consommateur : nos. rapports datent de son apparition sur l'horizon gastro- nomique, et elle a eu la bonté de pleurer ma mort; ce n'était heureusement qu'une méprise par ressemblance. 33. 390 VARIÉTÉS. Madame Chevet est l'intermédiaire obligé entre la haute comestibilité et les grandes fortunes. Elle doit sa prospérité à la pureté de sa foi commerciale : tout ce que le temps a atteint disparaît de chez elle comme par enchantement. La nature de son commerce exige qu'elle fasse un gain assez prononcé; mais le prix une fois convenu, on est sûr d'avoir de l'excellent. Cette foi sera héréditaire; et ses demoiselles, à peine échappées à l'enfance, suivent déjà invariablement les mêmes principes. Madame Chevet a des chargés d'affaires dans tous les pays où peuvent atteindre les veux du gastronome le plus capricieux; et plus elle a de rivaux , plus elle s'est élevée dans l'opinion. 2.M. ACHARD, pâtissier-petit-fournier, rue de Gram- mont, nº 9, Lyonnais, établi depuis environ dix ans, a commencé sa réputation par des biscuits de fécule et des gaufres à la vanille qui ont été longtemps in- imitées. Tout ce qui est dans son magasin a quelque chose de finì et de coquet qu'on chercherait vainement ailleurs; la main de l'homme n'y parait pas. On dirait des pro- ductions naturelles de quelque pays enchanté : aussi, tout ce qui se fait chez lui est enlevé le jour même, on, peut dire qu'il n'a point de lendemain, Dans les beaux jours équinoxiaux, on.voit arriver a chaque instant rue de Grammont quelque brillant carricle, ordinairement chargé d'un beau titus et d'une jolie emplumée. Le premier se précipite chez Achard, où il s’arme d'un gros eornet de friandises. A son retour, il est salué par un : « O mon ami ! que cela a bonne » mine ! » ou bien, « O dear ! how it looks good! my » mouth !..... Et vite le cheval part, et mène tout cela au bois de Boulogne. Les gourmands ont tant d'ardeur et de bonté, qu'ils ont supporte pendant longtemps les aspérités d'une demoiselle de boutique disgracieuse: Cet inconvénient 392 VARIÉTÉS. vaisé. Réduits à la cuisse de beuf et au dos de cochon, vous ignorâtes toujours les charmes de la mateloite et les délices de la fricassée de poulets. Que je vous plains ! Aspasie, Chloé, et vous toutes dont le ciseau des Grecs éternisa les formes pour le désespoir des belles d'aujourd'hui, jamais votre bouche charmante n'aspira la suavité d'une meringue à la vanille ou à la rose; à peine vous élevâtes-vous jusqu'au pain d'épicé. Que je vous plains ! Douces prêtresses de Vesta, comblées à la fois de tant a’bonneurs et menacées de si horribles supplices, si du moins vous aviez goûté ces sirops aimables qui rafraîchissent l'âme, ces fruits confits qui bravent les saisons, ces crèmes parfumées, merveilles de nos jours. Que je vous plains !. Financiers romains qui pressurâtes tout l'univers connu, jamais vos salons si renommés ne virent pa- raître ni ces gelées succulentes, délices des paresseux; ni ces glaces variées, dont le froid braverait la zone torride. Que je vous plains ! Paladins invincibles, célébrés par des chantres, ga- beurs, quand vous auriez pourfendu des géants, déli- vré des dames, exterminé des armées, jamais, hélas ! jamais une captive aux yeux noirs ne vous présenta le champagne mousseux, le malvoisie de Madère, les liqueurs, création du grand siècle ; vous en êtiez réduits à la cervoise ou au surêne herbé. Que je vous plains ! Abbés trossés, mitrés, dispensateurs des faveurs du ciel, et vous, templiers terribles, qui armates vos bras pour l'extermination (les Sarrasins, vous ne con- LES PRIVATIONS. 393 nûtes pas les douceurs du chocolat qui restaure ou de la fève arabique qui fait penser. Que je vous plains ! Superbes châtelaines, qui, pendant le vide des croi- sades, éleviez au rang suprême vos aumôniers et vos pages, vous ne partageâtes point avec eux les charmes du biscuit et les délices du macaron. Que je vous plains ! Et vous enfin, gastronomes de 1825, qui trouvez déjà la satiété au sein de l'abondance, et rêvez des prépara- tions nouvelles, vous ne jouirez pas des découvertes que les sciences préparent pour l'an 1900, telles que les esculences minérales, les liqueurs résultat de la pres- sion de cent atmosphères ; vous ne verrez pas les im - portations que des voyageurs qui ne sont pas encore nés feront arriver de cette moitié du globe qui reste encore à découvrir ou à explorer. Que je vous plains! ENVOI AUX GASTRONOMES DES DEUX MONDES. EXCELLENCES ! Le travail dont je vous fais hommage a pour but de développer å tous les yeux les principes de la science dont vous êtes l'ornement et le soutien. J'offre aussi un premier encens à la Gastronomie, cette jeune immortelle, qui à peine parée de sa couronne d'étoiles, s'élève déjà au-dessus de ses sæurs, sembla- ble à Calypso, qui dépassait de toute la tête le groupe charmant des nymphes dont elle était entourée: Le temple de la Gastronomie , ornement de la métro- pole du monde, élèvera bientôt yers le ciel ses porti- ques immenses; vous les ferez retentir de vos voix; vous les enrichirez de vos dons ; et quand l'académie promise par les oracles s'établira sur les bases immua- bles du plaisir et de la nécessité, gourmands éclairés, convives aimables, vous en serez les membres ou les correspondants. AUX GASTRONOMES. 395 En attendant, levez vers le ciel vos faces radieuses ; avancez dans votre force et votre majesté; l'univers esculent est ouvert devant vous. Travaillez, Excellences; professez pour le bien de la science; digérez dans votre intérêt particulier ; et si, dans le cours de vos travaux, il vous arrive de faire quelque découverte importante, veuillez en faire part au plus humble de vos serviteurs. L'Auteur des Méditations gastronomiques. FIN DE LA PAYSIOLOGIE DU GOUT. LA GASTRONOMIE, POÈME EN QUATRE CHANTS, PAR J. BERCHOUX. 34 Il est bien difficile de ne pas faire de mécontents quand on entreprend de donner à diner au public, Quelques personnes ont trouvé mon repas trop long, et quelques autres l'ont trouvé trop court. J'ai songé sen- lement à contenter ces dernières ;, car les premières étant maîtresses de s'arrêter au premier service, et: même de n'en pas tåter du tout, elles ne peuvent être incommodées que par leur faute. J'ai donc augmenté mon diner de plusieurs plats nouveaux, que j'ai tâché d'accommoder de mon mieux. J'ai consulté les meil- leurs cuisiniers, les artistes les plus distingués; j'ai diné chez Véry, chez Rose, chez les Frères Provençaux et autres, avec des amateurs et des beaux esprits qui m'ont aidé de leurs lumières, et avec qui je me suis enivré pour me perfectionner dans mon art. Du reste, j'ai lieu de me féliciter de ce qu'un assez grand nom- bre de personnes a bien voulu s'asseoir à ma table, et y prendre quelques plaisirs. Je vois avec satisfaction que, si on peut accuser la faiblesse de mon talent, on a du moins une très-grande estime pour la matière que j'ai traitée. J'ai réuni à cet ouvrage plusieurs pièces fugitives, mais uniquement pour la satisfaction de mon libraire, qui ne trouvait pas mon poëme assez gros, et qui pré- tend qu'un livre honnète doit peser au moins une demi- livre, sans peau ni carton. Je demande pardon au pu- blic d'avoir été obligé de céder à des raisons d'u. aussi grand poids. A L'AUTEUR DE LA GASTRONOMIE. J'ai dévoré mon cher ami, le poëme que vous avez eu la, bonté de m'adresser sur l'ART DE LA GUEULE, comme dit Mon. taigne. Vous avez fait un très-bel emploi de la poésie didacti- que, et c'est une bonne idée que celle de nous enseigner manger, comme on nous enseigne à aimer et à babiter la cam- pagne. Je ne crains point d'avancer, à votre louange, que votre HOMME A TABLE a un très-grand avantage sur l'ĦOMME DES CHAMPS, sous le rapport du plan, qui est la partie la plus essen- tielle. Je ne parle pas du sujet, qui est bien meilleur sans con- tredit. L'histoire de la cuisine des anciens, ensuite votre repas, composé d'un premier, d'un second service et du dessert, forme la matière d'un poëme on ne peut plus régulier, contre lequel je ne pense pas qu'il y ait rien à dire, à moins que l'esprit de parti ne s'en mêle. Mais il s'en mêlera, il ne faut pas en douter : vous devez bien croire que les marmitons de la littérature ne vous pardonneront pas vos succès. On ne fait pas impunément dans ce siècle-ci vin ouvrage de l'importance du vôtre. On vous querellera avec acharnement sur des mots, on ne vous fera pas grâce sur un hémistiche, on ne vous saura aucun gré d'avoir élevé un monument utile au bonheur des hommes. Voilà les orages accoutumés de la république des lettres. Tout cela s'a- paisera, il est vrai, quand vous serez mort; et alors vous joui - rez, à dater de votre enterrement, d'une gloire solide. En at. tendant, ne vous fâchez point. . Quand on vous attaquera , répondez par un poëme ; quand on reviendra à la charge, ré- pondez par un autre poëme, ct ainsi de suite. Avec la facilité 402 PRIÈRE, DU SOIR autre côté, quand je considère que vous n'avez peut- étre jamais pris garde, dans la foule des hommes qui ont passé sur la terre, à mes confrères Hésiode, Ho. mère, Virgile, le Tasse, Milton , Boileau, Corneille e' Racine, qui ont parlé cent fois mieux que moi le lan- gage en question, je rentre dans la confusion et l'hu- milité. Mais enfin si, dans votre grandeur infinie, vous daignez vous intéresser à mon infiniment petit, je vous prie de ne jamais me priver à un certain point du sens commun, quoiqu'on dise qu'il n'est pas bien né- cessaire pour le métier que je fais. Accordez-moi assez de facilité pour que je ne sois pas obligé de chercher le jour et la nuit des rimes et des hémistiches, sans po11 - voir en trouver quelquefois de bons, ce qui fait que je suis souvent plus malheureux que si je travaillais aux mines, aux carrières ou aux cannes à sucre. Je vous supplie de m'inspirer de temps en temps quelques su- jets neufs, afin que je ne me traine pas ennuyeusement, sur les pas des autres et que je ne répète pas jusqu'à satiété ce qu'on a dit mille fois avant moi. Donnez-moi la force de supporter patiemment les bonnes et mau - vaises critiques, les chutes et autres accidents aux- quels sont sujets les gens de ma profission; failes aussi que je ne sois pas gonflé d'orgueil, et que je ne crève pas dans ma peau au moindre triomplle. Je vais me coucher, mon Dieu, et je vous demande pardon de n'avoir pas composé autre chose dans ma journée qu'une vingtaine de vers alexandrins ou héroï- ques, dont j'ai fait lecture à tous ceux que j'ai rencon- trés; ce qui les a un peu ennuyés, autant que j'ai pu D'UN POÈTE. 403 m'en apercevoir. Je voudrais bien avoir une occupa- tion plus utile; mais je sens que je ne pourrai jamais renoncer à mon petit talent, qui est une espèce de ma- ladie incurable. Ne me damnez pas pour cela, je vous prie, uon plus que mes chers frères du côté d'Apollon, lesquels font, en vérité, leur purgatoire en ce bas monde par les peines et les inquiétudes qu'ils se donnent sur les pavés de Paris, pour aller de là à l'immortalité. Accor- dez-leur, en attendant, ainsi qu'à moi, de quoi vivre tout doucement sur la terre, où nous sommes presque tou- joursobérés, souffreteux, mal logés, mal peignés, errants et vagabonds comme notre chef, le divin Homère , qui était aveugle par dessus le marché. Faites-moi miséri- corde, quoique je fasse centsottises par jour, tout en par- lavt emphatiquement de vertu, de sagesse, d'humanité, de bienfaisance, de grandeur d’ime, et autres choses très-magnifiques, dont malheureusement je ne me sers guere que pour la rime. Eloignez de moi tout senti- ment de jalousie, et faites que je ne sois pas tenté, pour ainsi dire, de sauter aux cheveux de ceux d'entre mes confrères qui font les vers mieux que moi et qui tiennent le haut bout du Parnasse. Otez-moi toute ten- tation de faire jamais des satires ou autres mauvais écrits de ce genre, qui me mettraient dans le cas demar- cher toujours le sabre à la main dans la république des lettres. Accordez-moi, s'il vous plaît, un sommeil tran- quille, et empêchez-moi de rêver continuellement, comme je le fais, aux neuf Pucelles, aux trois Grâces, à Vénus, Capidon, Minerve, Saturne, Jupiter, Junon, Hébé, Ganymede, Diane, Pan, aux Dryades, aux LA GASTRONOMIE. CHANT PREMIER. HISTOIRE DE LA CUISINE DES ANCIENS. . Je ne suis point jaloux du poëte lyrique Qui semble se nourrir de fleurs de rhétorique ; Qui, plein de son sujet, sans en être moins creux, Parle souvent à jeun le langage des dieux. Qu’un rival de Virgile, amoureux des campagnes, Fasse à l'Homme des champs aplanir des montagnes, Et l'instruise dans l'art de jouer aux échecs : ' Pour moi de tels sujets sont arides et secs. Je me suis emparé d'une heureuse matière : Je chante l'Homme à table, et dirai la manière D'embellir un repas; je dirai le secret D'augmenter les plaisirs d'un aimable banquet, D’y fixer l'amitié, de s'y plaire sans cesse..... Et d'y déraisonner dans une douce ivresse. Vous qui, jusqu'à ce jour, étrangers à mes lois, Avez suivi vos goûts sans méthode et sans choix; Qui, dans votre appétit réglé par l'habitude, Ne soupçonnez pas l'art dont j'ai fait mon étude, Ma voix va vous dicter d'importantes leçons : Venez à mon école, ô mes chers nourrissons ! Dois-je invoquer un dieu quand je puis me suffire, Quand je sens mon sujet qui m'échauffe et m'inspire ?. Mais la divinité qui préside aux festins 406 LA GASTRONOMIE. lci ne s'attend pas à d'injustes dédains. Approche, dieu joufflu de la mythologie; Comus, viens me montrer ta niine réjouie , Souris à mon projet, et protége mes vers ; Qu'ils soient dignes de toi comme de l'univers :? Je vais dans mon ardeur poétique et divine, Mettre au rang des beaux-arts celui de la cuisine. Je ne parlerai point de ces malheureux temps Où l'homme dédaignait la culture des champs, , Et n'ayant d'autre abri que la voûte azurée, Trouvait toujours partout sa table préparée... On n'attend pas de moi d'inutiles propos Sur ces siècles obscurs, trop voisins du chaos; Je n'y remonte point, ce n'est pas ma méthode; C'est assez d'en venir au siècle d'Hésiode, Digne contemporain du poëte fameux Qui chanta les Troyens, les grenouilles, les dieux.. La cuisine, pour lors négligée, avilie, De prestiges flatteurs n'était pas embellie; L'homme se nourrissait sans art et sans apprêts, Et le seul appétit assaisonnait les mets. Homère nous transmet des détails domestiques, Mêlés avec génie à des faits héroïques : Ses robustes héros, ces guerriers valeureux, Dont nous savons par coeur les gestes merveilleux , Qui gouvernaient la Grèce au gré de leurs caprices, N'auraient point estimé nos coulis d'écrevisses. Qui ne sait aujourd'hui qu'ils descendaient souvent Au soin de préparer un grossier aliment? La table de Patrocle et du fils de Pélée De plats multipliés n'était pas accablée : Dans un jour d'appareil, une biche, un mouton, Suffisaient au dîner des vainqueurs d'Ilion. Ulysse fut, dit-on, régalé chez Eumée De deux cochons rôtis qui sentaient la fumée. Pour donner un repas plus honnête et plus beaui, Le fils de Télamon fit bouillir un taurcau ..... CHANT I. 407 Le laitage, le miel et les fruits de la terre Furent longtemps des Grecs l'aliment ordinaire.. En Asie, on connut des repas moins grossiers ; Et les Orientaux, plus savants cuisiniers, Mélangèrent leurs mets d'une façon nouvelle, Des premiers fricandeaux donnèrent le modèle, Employèrent le lard, exprimèrent des jus, Inventèrent des mets jusqu'alors inconnus, Les Perses cependant firent passer en Grèce Leur luxe, leur cuisine et leur douce mollesse. Mais à Lacédémone un homme vint à bout D'arrêter les élans et les progrès du goût. Un vieux législateur, du sang des Héraclides, Osa donner un frein aux estomacs avides, Régla les appétits, les soumit à la loi , Et l'on ne put sans crime être à table chez soi. 'Il fallut en public apporter son potage, Sa farine, son vin, ses figues, son fromage, Son brouet..... Ce brouet, alors très-renommé, Des citoyens de Sparte était fort estimé; Ils se faisaient honneur de cette sauce étrange, De vinaigre et de sel détestable mélange. 3 On dit, à ce sujet, qu'un monarque gourmand, De ce breuvage noir, qu'on lui dit excellent, Voulut goûter un jour. Il lui fut bien facile D'obtenir en ce genre un cuisinier babile. Sa table en fut servie. O surprise! ô regrets! A peine le breuvage eut touché son palais, Qu'il rejeta bientôt la liqueur étrangère. « On m'a trahi ! dit-il, transporté de colère. Seigneur, lui répondit le cuisinier tremblant, » Il manque à ce ragoût un assaisonnement. - Eh ! d'où vient avez-vous négligé de l'y mettre? Il y manque, seigneur, si vous voulez permettre, » Les préparations que vous n'emploirez pas : » L'exercice , et surtout les bains de l'Eurotas. » Athènes , si longtemps de la gloire amoureuse 4 1.08 LÀ GASTRONOMIE. 3 Fit fleurir tous les arts dans son enceinte heureusc. On n'y négligea point le talent séducteur De compliquer un mets pour le rendre meilleur, Des hommes précieux, doués d'un vrai génie, Surent à la cuisine appliquer la chimie ; Et, hardis novateurs, trouvèrent les moyens D'aiguiser l'appétit de leurs concitoyens. Sur les productions de la terre et de l'onde On les vit exercer leur science profonde, Offrir dans un ragoût mille objets peu connus, Étonnés de se voir mêlés et confondus. Plusieurs, à ce sujet , ont écrit des volumes : L’un y traite des chairs, un autre des légumes ; L'autre des farineux, des herbes et des fruits. Dirai-je les auteurs de ces rares écrits ? Dirai-je Mitæcus, Actidès, Philoxène , Hégémon de Thasos, et Timbron de Mycène ? Archestrate surtout, poëte et cuisinier, Qui fut dans son pays ceint d'un double laurier ? Je chante, comme lui, la cuisine, la table.? Hélas ! il s'est acquis une gloire durable..... Et moi, puis-je compter sur nos derniers neveux, Refuge accoutumé des auteurs malheureux ? De maints objets divers on connut l’amalgame; On unit le cumin, l'origan, le césame, Le thym , le serpolet, mille autres végétaux ; On farcit les poulets , les dindes, les agneaux, Léon accommoda de diverses manières Et le poisson des mers et celui des rivières. Le congre, le glaucus, le pagre, les harengs, Farcis, dénaturés, devinrent succulents..... Je ne m'étendrai point sur les sauces nombreuses, Les coulis variés et les farces heureuses Qu'inventa le génie éclairé par le goût. Théarion brilla dans les pâtes surtout;* Sous ses doigts délicats les farines pétries Sortirent en beignets, en gaufres, en oublies CHANT I. 409 Des Cappadociens il apprit le secret De faire des gâteaux aussi blancs que le lait , D'y mêler avec art le miel du mont Hymète, Ce miel chéri des Grecs, que la terre regrette, Que l'abeille aujourd'hui cherche en vain dans ces lieux Abandonnés de Flore et méprisés des dieux. La grâce, l'industrie et la délicatesse Présidèrent alors aux festins de la Grèce.. On y nommait un roi : ses fortunés sujets Osaient bien rarement enfreindre ses décrets. Son règne était fort doux; il réglait le service, Gourmandait quelquefois la licence et le vice, Faisait boire: il était sévère sur ce point. Celui qui buvait mal, ou qui ne buvait point , Renvoyé par son chef, allait loin de la table Expier les refus d'un estomac coupable..... Qui peut parler des Grecs sans parler des Romains, Peuple-roi qui longtemps a réglé les destins De cent peuples divers qu'il rendit tributaires ? Il abjura bientôt ses coutumes grossières, Ne choisit plus ses chefs parmi les laboureurs; Sur les lois de Numa ne régla plus ses meurs. Des hommes enrichis de dépouilles immenses Durent à leur fortune égaler leurs dépenses. Le règne des Tarquins, agité, malheureux, N'en vit pas moins fleurir un art ingénieux. Entre tous les consuls et les héros de Rome, J'aperçois LucuHus... Au nom de ce grand homme, Saisi d'un saint respect, je fléchis les genoux, J'admire sa fortune et j'honore ses goûts. Je ne vois point en lui le vainqueur de Tigrane, Mais l'illustre gourmand du salon de Diane.'' En vain il a vaincu Mithridate, Ainilcar, Vu les rois de l'Asie enchaînés à son char ; Qu'importe en Lucullus le général d'armée ? Il doit à ses soupers toute sa renommée.' Cicéron et Pompéc, admis à sa faveur , 11 35 410 LA GASTRONOMIE. Ont pu de ses repas attester la splendeur. Il était seul un jour : un cuisinier propose , Al moment du souper , d'en ôter quelque chose ; « Tant de mets, répond-il, ne sont pas superfļus : » Lucullus aujourd'hui soupe chez Lucullus, » Rassasié d'honneurs, usé par la victoire, Il mit à ses festins son étude et sa gloire. La terre lui fournit, de l'aurore au couchant, De ses productions le tribut succulent. A l'art de sa cuisine elles furent soumises..,' 2 Et l'Europe lui doit les premières cerises. C'est alors que l'on vit des écuyers tranchants Et des maîtres d'hôtel au service des grands. Alors les cuisiniers, riches par leurs salaires, Ne furent point comptés au rang des mercenaires ; Considérés, chéris dans leur utile état, Ils marchérent de pair avec le magistrat. Des ragoûts les plus fins Marc-Antoine idolâtre, Au sortir d'un dîner donné pour Cléopâtre, Ivre de bonne chère et grand dans ses amours , Fit présent d'une ville avec ses alentours A l'artiste fameux qui traita cette reine; Présent digne en effet de la grandeur romaine. A plusieurs p'ats nouveaux, d'un goût très-recherché, Le nom d'Apicius fut longtemps attaché; Il fit secte, et l'on sait qu'il s'émut des querelles Sur les apiciens et leurs sauces nouvelles. 13 On connait l'appétit des empereurs romains, Leur luxe singulier, leurs énormes festins. Dans un repas célèbre, on dit qu'un de ces princes Mangea le revenu de deux grandes provinces. Vitellius, malgré son pouvoir chancelant , De son règne bien court profita dignement. Rien ne peut égaler la merveilleuse chère Qu'en un jour d'appareil il offrit à son frère. On y vit, s'il faut croire à ses profusions, Plus de sept mille oiseaux et deux mille poissons : 414 LA GASTRONOMIE. 19 Voulez-vous réussir dans l'art que je professe ? Ayez un bon château dans l'Auvergne ou la Bresse, Ou près des lieux charmants d'où Lyon voit passer Deux fleuves amoureux tout prêts à s'embrasser. Vous vous procurerez, sous ce ciel favorable, Tout ce qui peut servir aux douceurs de la table. En formant la maison dont vous avez besoin , Au choix d'un cuisinier mettez tout votre soin. Voilà l'homme important, le serviteur utile, Qui fera fréquenter et chérir votre asile, Et par qui vous verrez votre nom respecté, Voler de bouche en bouche, à l'envi répété! Avant qu'il soit à vous, sachez ce qu'il sait faire; Étudiez ses moeurs, ses goûts, son caractère ; Faites cas de celui qui, fier de son talent, S'estime votre égal, et d'un air important, Auprès de son fourneau que la flamme illumine, Donne avec dignité des lois dans sa cuisine; Qui dispose du sort d'un coq ou d'un dindon Avec l'air d'un sultan qui condamne au cordon. Sa contenance est grave , et sa mine farouche; Mais il aime la gloire, et l'éloge le touche. De son art, qu'il estime, implorez le secours : Et, pour vous l'attacher , tenez lui ce discours : Écoute, mon ami; déjà la renommée, » Que je n'appelle point une vaine fumée, » M’a vanté ton mérite et conté tes exploits : » Sois chet de ma cuisine, et donnes-y des lois. » Deviens, dès aujourd'hui, mon arbitre, mon guide ; » A mon plus doux besoin que ton savoir préside ; » Ordonne en souverain, taille et tranche à ton gré; » Que par toi mon diner tous les jours préparé » Enchaîne à mon couvert, par d'aimables prestiges , » Mes volages amis charmés de tes prodiges. » En savourant les mets qui leur seront offerts, » Qu'ils vantent mon esprit et mes talents divers; » Que j'entende admirer mes moindres reparties, 1 416 LA GASTRONOMIE. Mille ordres sont donnés et reçus à l'instant ; Chacun les exécute en aveugle instrument: Il range autour de lui ses colonnes preșsées, Qui n'ont pas le secret de ses grandes pensées ; Il se porte à la hâte aux postes menacés ; Les uns sont dégarnis, les autres renforcés, L’airain grondé, le bronze a fait trembler la terre; Tout est couvert de feu, de sang et de poussière ; Tout s'apaise, et bientôt du plus affreux combat, La plus belle victoire est l'heureux résultat. Mille instruments divers, dont s'entoure l'artiste, Lui donnent l'importance et l'orgueil d'un chimiste. L’airain étale aux yeụx des vases étamés Qui brillent suspendus à des murs enfumés. Ce n'est plus ce métal que le dieu des armées Emploie à bombarder nos villes alarmées, Qui vomit le trépas sur nos fiers bataillons, Qui désole Cérés et souille ses moissons; Qui jusqu'au sein de l'onde épouvante Neptune, Et fonde des héros la sanglante fortune.... Ici l'airain n'a pas des effets si cruels : Il s'unit aux moyens de nourrir les mortels. Pour réchauffer les mets que Comus organise, Il brave tous les feux que le soufflet attise; D'heureuses mixtions sortent de ses creusets, Et tout dans cette forme atteste ses bienfaits. Je vois près du foyer la prison rembrunie D'un utile instrument né de l'horlogerie..... Des rouages nombreux, d'ingénieux ressorts, Murmurent sourdement de pénibles accords: Mais je n'aime pas moins leur baroque harmonie Que tout l'art de Philis à Martin réunie. Sur un axe allongé, le poulet, le canard , Tournent emmaillottés d'un vêtement de lard; Ils semblent s'animer et respirer encoře, En cherchant et fuyant le feu qui les colore..... Le gibier embroché grille et fume pour volls , CHANT II. 417 20 Au bruit d'un concert dont Orphée est jaloux. Décorez cependant, dans un goût convenable, L'asile où vous goûtez les plajsirs de la table. Que des groupes saillants de fruits et d'animaux Offrent à vos regards d'intéressants tableaux. Je préfère Snyders, grand peintre de cuisine, A tous ceux qu'a formés l'école florentine. C'est ainsi que Mercier, par un goût raffiné, Contre l'art des Rubens naguère déchaîné, Aimait mieux d'un gigot la fidèle peinture Que l'imitation de la belle nature. Ne vous permettez pas de dîner tous les jours A l'heure où le soleil a terminé son cours : L'estomac en gémit. Par un abus coupable, Les soupers sont proscrits; on déserte la table, On ne vit qu'à demi. Laissez ce procédé A celui qui, réduit au liers consolidé, Couché sur le grand livre en tristes caractères, Se soumet par prudence à des jeûnes austères : Pour vous que rien ne force à des privations, Que le fils de Cérès a comblé de ses dons, Qu'à midi tous les jours une cloche argentine Vous appelle au banquet que Comus vous destine..... Qu'entends-je ? Tout Paris, contre moi révolté, Me renvoie au village où je fus allaité..... Ah! j'y saurai braver un dédain qui m'honore; J'y vole, et j'ai diné quand Paris dort encore. Qu'après le crépuscule uu souper copieux Vous prépare au sommeil et vous ferme les yeux. D’un utile appétit munissez-vous d'avance; Sans lui vous gémirez au sein de l'abondance. Il est un moyen sûr d'acquérir ce trésor..... L'exercice, messieurs, et l'exercice encor. Allez tous les matins sous les pas de Diane, Armés d'un long fusil ou d'une sarbacane, le canard au bord de vos marais; Allez lancer la biche au milieu des forêts ; CHANT III. 421 Jeûner près de l'autel où brûle notre encens ! O vous dont la santé robuste, florissante, Des plus riches festins peut sortir triomphante! Approchez; c'est à vous d'embellir nos banquets : De mon art bienfaisant sachez tous les secrets. Je ne vous tairai rien : si parfois on vous prie A diner sans façon et sans cérémonie, Refusez promptement ce dangereux honneur : Cette invitation cache un piége trompeur. Souvenez-vous toujours, dans le cours de la vie, Qu'un diner sans façon est une perfidie. CHANT TROISIÈME. LE SECOND SERVICE. J'ai souvent regretté les asiles pieux Où, vivaient noblement ces bons religieux, Qui depuis, affranchis de leurs règles austères, Se sont vus dépouillés par des lois trop sévères : il faut bien convenir qu'elles avaient ce droit. Je vous aimais surtout, enfants de saint Benoit, De Cluny, de Saint-Maur, heureux propriétaires; J'admirais vos palais, vos temples et vos terres; Vos superbes moissons, vos immenses forêts, Que ne dévastaient point des travaux indiscrets; Vos soins réparateurs, la sagesse, le zèle, Qui rendaient à vos võux la fortune fidèle. Je sais qu'on a prouvé que vous aviez grand tort. Que ne prouve-t-on point quand on est le plus fort? N'importe, recevez l'hommage de ma Muse. Un intérêt bien cher doit être mon excuse. J'avais un bon parent dans votre ordre élevé. Un oncle que le Ciel m'a trop vite enlevé. Respectable prieur, commandant à ses frères, Il n'abusa jamais de ses droits temporaires; 36 CHANT III. 45 Entourent le gibier, la poularde rôtie. Proscrivez cependant ces fastueux plateaux, Brillants colifichets enrichis,de métaux , De glaces, de pompons, dont l'aspect m'effarouche, Qui captivent les yeux aux dépens de la bouche, Qui trompent l'appétit : moins d'éclat, plus de mets : On ne se nourrit point de bijoux, de hochets; A ce vain appareil, qui d'abord vous enchante, Je ne reconnais point une table abondante. Vous touchez au moment des plaisirs les plus vifs. A cet acte nouveau les gourmands attentifs, Avec l'œil de l'envie ont dévoré d'avance La caille, l'ortolan, la carpe, la laitance, Et le cochon de lait, dont la cuirasse d'or Semble le protéger et le défendre encor. Proscrivez sans pitié ces poulets domestiques Nourris en votre cour et constamment étiques, Toujours mal engraissés par des soins ignorants ; Ne connaissez que ceux de la Bresse ou du Mans. J'ai toujours redouté la volaille perfide Qui brave les efforts d'une dent intrépide. Souvent, par un ami dans ses champs entrainé, J'ai reconnu, le soir le coq infortuné Qui m'avait le matin, à l'aurore naissante, Réveillé brusquement de sa voix glapissante; Je l'avais admiré dans le sein de la cour; Avec des yeux jaloux j'avais vu son amour. Hélas ! le malheureux abjurant la tendresse, Exerçait à souper sa fureur vengeresse. Défendez que personne, au milieu d'un banquet, Ne vous vienne donner un avis indiscret. Écartez ce fâcheux qui vers vous s'achemine: Rien ne doit déranger l'honnête homme qui dine. 55 Et qu'importe le monde et ses tracas divers ! Dans les bras de Comus oubliez l'univers. Il est, pour l'oublier, une heureuse manière : Déjà des vins choisis ont rongi votre verre. 36. CHANT. III. 127 Qui cache sous sa voûte un germe de poison. Du sol périgourdin la truffe vous est chère; A l'immonde animal elle doit la lumière; Elle aime à végéter, paisible et sans orgueil, Au pied d'un chêne blanc, d'un charme ou d'un tilleul.... Lecteur, je vous entends... Fidèle à ma méthode, Je vous dois à cette heure un heureux épisode. Pardonnez, mon pinceau va changer de couleurs; Peut-être à mon récit donnerez-vous des pleurs. Faisons à la pitié de légers sacrifices : Les pleurs qu'elle fait naître ont toujours des délices. Condé... que ce grand nom ne vous alarme pas, J'écris pour tous les temps et pour tous les climats; Condé, le grand Condé, que la France révère, Recevait de son roi la visite bien chère, Dans ce lieu fortuné, ce brillant Chantilli, Longtemps de race en race à grands frais embelli , Jamais plus de plaisirs et de magnificence N'avait d'un souverain signalé la présence. Tout le soin des festins fut remis à Vatel, Du vainqueur de Rocroi fameux maitre d'hôtel. Il mit à ses travaux une ardeur infinie; Mais avec des talents il manqua de génie. Accablé d'embarras, Vatel est averti Que deux tables en vain réclament leur rôti; 11 prend pour en trouver une peine inutile. « Ah! » dit-il, s'adressant à son ami Gourville, De larmes, de sanglots, de douleur suffoqué : « Je suis perdu d'honneur; deux rôtis ont manqué; » Un seul jour détruira toute ma renommée ; » Mes lauriers sont flétris , et la cour alarmée » Ne peut plus désormais se reposer sur moi : » J'ai trahi mon devoir, avili mon emploi... Le prince, prévenu de sa douleur extrême, Accourt le consoler, le rassurer lui-même. « Je suis content, Vatel, mon ami, calme-toi : » Rien n'était plus brillant que le souper du roi. 128 LA GASTRONOMIE. » Va, tu n'as pas perdu ta gloire et mon estime: » Deux rôtis oubliés ne sont pas un grand crime. Prince, votre bonté me trouble et me confond; » Puisse mon repentir effacer mon affront!, Mais un autre chagrin l'accable et le dévore; Le matin, à midi, point de marée encore. Ses nombreux pourvoyeurs, dans leur marche entravés, A l'heure du diner n'étaient point arrivés. Sa force l'abandonne, et son esprit s'effraie D'un festin sans turbot, sans barbue et sans raie. II attend, s'inquiète, et, maudissant son sort, Appelle en furieux la marée ou la mort. La mort seule répond : l'infortuné s'y livre. Déjà percé trois fois il a cessé de vivre. Ses jours étaient sauvés, o regrets! ô douleur! S'il eût pu supporter un instant son malheur. A peine est-il parti pour l'infernale rive, Qu'on sait de toutes parts que la marée arrive. On le nomme, on le cherche, on le trouve... Grands dieux! La Parque pour toujours avait fermé ses yeux. Ainsi finit Vatel, victime déplorable, Dont parleront longtemps les fastes de la table. () vous qui par état présidez aux repas, Donnez-lui des regrets, mais ne l'imitez pas ! CHANT QUATRIÈME. LE DESSERT. Le mortel fortuné nourri dans les grandeurs, Que le Ciel a comblé de constantes faveurs, Que jamais le besoin et la faim importune Ne sont venus chercher au sein de la fortune; Celui-là, mes amis, inbabile à jouir, Peut-être ne sent pas tout le prix du plaisir. CHANT IV. 429 11 n'éprouve jamais, endormi dans le faste, Ce sentiment exquis que fait naître un contraste... Il faut, loin du palais où languit le bonheur, Avoir bu quelquefois le vin du voyageur; Avoir, en fugitif surpris par la misère, Partagé le pain noir pétri dans la chaumière : Alors, quand le destin vous présente au hasard Un banquet embelli des pres es de l'art, Ce bien inattendu double vos jouissances ; Vous savourez l'oubli des plus vives souffrances. L'orage rend plus pur l'heureux jour qui le suit : J'ai connu ce plaisir que le malheur produit. Naguère, dans ces temps de mémoire fatale Où le crime planait sur ma terre natale , Effrayé, menacé par un monstre cruel , Forcé d'abandonner le banquet paternel, Je cherchai mon salut dans ces rangs militaires, Formés par la terreur, et pouriant VOLONTAIRES ; Je m'armai tristement d'un fusil inhumain Qui jamais, grâce au Ciel, n'a fait feu dans ma main. Je me chargeai d'un sac, humble dépositaire De tout ce qui devait me rester sur la terre. Ainsi, nouveau Bias je partis accablé Du poids de tout mon bien sur mon dos rassemblé. Adieu, joyeux dîners, soupers plus gais encore, Doux propos et bons mots que le vin fait éclore; Adien, friands apprêts, gibier, pâtés dorés, Au foyer domestique avec soins préparés !... Je suivis à pas lents les routes parsemées D'innombrables soldats entraînés aux armées. Que de tristes festins nous attendaient le soir ! Le pain du fournisseur était-il assez noir! Son bouillon assez clair, et son vin assez rude! Partout, à notre aspect, la sombre inquiétude Veillait autour de nous ; nos hôtes consternés Fermaient leur basse-cour, espoir de leurs dinés. A l'hospitalité condamnés par un maire, 430 LA GASTRONOMIE. L'eau, le feu, le couvert, une faible lumière, Un lit où trois soldats devaient se réunir, Etaient les seuls secours qu'ils daignaient nous fournir. Nous gagnions lentement la terre d'Italie... Le Ciel me fit trouver sur la route une amie... On n'avait point encor dévasté son manoir; Elle attendait son tour, elle devait l'avoir; Elle osait aux brigands son domaine, Et mettait à profit sa fortune incertaine. Je l'embrasse, et bientôt je me sens soulagé Du sac et du fusil dont j'étais surchargé, Tous les soins délicats que l'amitié prodigue S'empressent de me faire oublier ma fatigue. Le souper se prépare et s'annonce de loin... Passagère faveur dont j'avais grand besoin ! L'abondance est unie à la délicatesse : La truffe a parfumé la poularde de Bresse; Un vin blanc qu'a donné le sol de Saint-Perret, Pour réchauffer mon sein sort d'un caveau secret. Je me sens ranimé de ses feux salutaires; Je bois à mon amie, aux moeurs hospitalières... Je ne suis plus soldat, je règne, je suis roi, Et déjà la terreur disparaît devant moi. Muse, sans vains détours, reviens à tes convives ; Leurs teints sont plus vermeils, leurs couleurs sont plus vives. A votre cuisinier, dont vous êtes content, Vous devez, à cette heure, un hommage éclatant. Qu’un éloge public soit le prix de son zèle; Vous le verrez demain à la gloire fidèle, Se signaler encor. « Mon ami, dites-lui, » Ton maitre est satisfait, et doit l'être aujourd'hui. » Du meilleur des festins regarde ce qui reste; » Vois ces tristes débris et ce vide funeste, » Et ces membres épars dépouillés jusqu'aux os : » Tout dépose en faveur de tes heureux travaux. Poursuis, et je prétends, dans ma reconnaissance, » Dérobant les lauriers d’un jambon de Mayence , 14:32 LA GASTRONOMIE. Fassent de vos desserts un aimable jardin, Et que l'observateur de la belle nature S'extasie en voyant des fleurs en confiture. Vous avez satisfait à vos nombreux désirs; Mais Bacchus vous attend pour combler vos plaisirs. Approche, bienfaiteur et conquérant de l'Inde, Tu m'inspireras mieux que les filles du Pinde; Verse-moi ton nectar, dont les dieux sont jaloux, Et mes vers vont couler plus faciles, plus doux. De ces vases nombreux que l'aspect m'intéresse ! Quel luxe séducteur! quelle aimable richesse ! Vos convives déjà, dans un juste embarras, Vous adressent leurs voeux et vous tendent les bras. Venez à leur secours ; offrez-leur à la ronde La liqueur qui vous vient des bords de la Gironde, Le rin de Malvoisie et celui de Palma, Le champagne mousseux le christi-lacryma, Le chypre, l'albano, le clairet, le constance... Choisissez-les toujours au lieu de leur naissance. N'allez pas rechercher aux faubourgs de Paris Du vin de Rivesalte ou de Cante-Perdrix ; Et ne vous fiez pas à l'art des empiriques, Qui souillent vos boissons de inélanges chimiques. Donnez-vous en buvant les airs d'un connaisseur; Dites que ce bordeaux aurait plus de saveur S'il avait visité quelques plages lointaines, Et que ce malaga qui coule dans vos veines, Usé par la vieillesse, a perdu sa vertu ; Qu'il serait sans égal s'il avait moins vécu. Buvez, il en est teinps, mais à dose légère, Et ne remplissez pas constamment votre verre. Mettez un intervalle égal et mesuré Entre tous vos plaisirs; arrivez par degré A l'état d'abandon, de joie et de délire, A l'oubli de tous maux, que le vin doit produire. O vous! qui nous tenez de fort graves discours Sur l'art et les moyens de filer' d'heureux jours, CHANT IV. 135 Que si vous conservez quelques désirs vengeurs Contre vos ennemis et vos persécuteurs, Ne faites pas comme eux, vous seriez sans excuse. Souhaitez seulement que le Ciel leur refuse Un heureux appétit; qu'un funeste dégoût Les accable sans cesse et les suive partout; Qu'ils ne soient abreuvés que des vins de Surène , Ou de ceux que produit leur aride domaine; Que seuls à leur couvert dégoûtant et hideux, Jamais un bon ami ne s'y mette avec eux; Ou que, toujours trompés dans leurs tristes orgies, Leur table soit livrée au souffle des harpies; Qu'un ignorant artiste, émule de Mignot, Nouvel empoisonnenr, assaisonne leur pot..... 37 Qu'ils n'aient jamais de vous que ces souhaits à craindre; Si le Ciel vous exauce, ils seront trop à plaindre. Vous pouvez cependant, libre de leurs fureurs, Parler de votre siècle et rire de ses mœurs. Que vous semble, messieurs, du siècle des lumières ? Je pense, en vérité, que nous n'y voyons guères. » Je préfère le temps où l'on ne voyait rien..... Convenez cependant que nous dansons fort bien, » .Et que nos jeunes gens ne touchent pas la terre. » Nous avons cultivé d'une étrange manière » La science publique et la danse à la fois : » Jamais on n'a tant fait d'entrechats et de lois. Messieurs, avez-vous lu la nouvelle brochurc? Que de biens sont promis à la race future! Une femme nous dit et nous prouve en effet Qu'avant quelque mille ans l'homme sera parfait ; » Qu'il devra cet état à la mélancolie. » On sait que la tristesse annonce le génie.... Nous avons déjà fait des progrès étonnants, » Que de tristes écrits! que de tristes romans ! » Des plus noires horreurs nous sommes idolâtres, » Et la mélancolie a gagné nos théâtres. » Mes amis, mon système est, lorsque j'ai dinć, ) >) * ) NOTES DU CHANT PREMIER. 1. PAGE 405, VERS 5. Qu'un rival de Virgile, amoureux des canpagnes, Fasse à l'Homme des champs aplavir des montagnes, Et l'instruise dans l'art de jouer aux échecs : Pour moi de te is sujels sont arides et secs. Je ne pense pas que quelques plaisanteries, quelques allusion s ré- pandues dans ce poëme, puissent faire croire que j'ai eu le dessein d'attaquer l'auteur de l'HOMME DES CHAMPS ; il ne conviendrait pas de chercher à jeter du ridicule sur cette production de l'homme ce- lèbre, dont je suis le sincère admirateur. Je n'ai eu d'autre dessein que celui d'égayer un peu mes amis. Si le public sourit un instant à LA GASTRONOMIE, j'aurai obtenu tout le succès que j'ai pu désirer. 2. PAGE 406, VERS 7. Qu'ils soient dignes de toi comme de l'univers. On sent bien que ce dernier hémistiche est trop beau pour qu'il puisse m'appartenir; aussi l'ai-je dérobé tout entier à Auguste, qui dit positivement dans la tragédie de CINYA : Je suis maitre de moi comme de l'univers. J'ai commis une grande faute : un hémistiche devrait être une propriété aussi sacrée qu'une maison patrimoniale; mais la littérature en est aujourd'hui à ce point, qu'on y est réduit à s'arracher les morceaux. 3. PAGE 407, VERS 21. Ils se faisaient honneur de cette souce étrange, De vivaigre et de sel détestable mélange. Le savant Meursius, par des conjectures tirées d'Athénée, croit que ce brouet était composé de chair de porc, de vinaigre et de sel. Je m'en suis rapporté à Meursius. 440 NOTES 4. PAGE 407, VERS 32. Il manque à ce ragoût un assaisonnement. Eb ! d'où vient avez-vous négligé de l'y mettre ? - Il y manque , seigneur, si vous voulez permettre, Les préparations que vous n'emploirez pas : L'exercice, et surtout les bains de l'Eurotas. Ce trait est rapporté par Cicéron dans les Questions tusculanes, 5. PACE 408, VERS 15. Dirai-je les auteurs de ces rares écrits ? Dirai-je Mitæcus, Actidès, Philoxène ? Lisez le YOYAGE DU JEUNE ANACHARSIS, à l'article des repas des Athéniens. 6. PAGE 408, VERS 18. Archestrate surtout, poèle et cuisinier, Qui fut dans son pays ceipt. d'un double laurier.... Voici ce qui est dit d’Archestrate, d'après Athénée, liv. 5: « Il est l'auteur d'un poëme intitulé : LA GASTRONOMIE. Cet auteur fut l'ami d'un des fils de Péricles. Il avait parcouru les terres et les mers pour connaître par lui-même ce qu'elles produisent de meil- leur. Il s'instruisait dans ses voyages, non des meurs des peuples, dont il est inutile de s'instruire, puisqu'il est impossible de les chan- ger, mais il entrait dans les laboratoires où se préparent les délices de la table, et il n'eut de commerce qu'avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poëme est un trésor de lumière, et ne contient pas un vers qui ne soit un précepte. C'est dans cette école que plu- sieurs cuisiniers nt puisé les principes d'un art qui les a rendus immortels. 7. PAGE 408, VERS 20. Je chante , comme lui, la cuisine , la table. C'est un grand malheur que LA GASTRONOMIE d'Archestrate pe soit pas venue jusqu'à nous. Je ne sais si la mienne pourra réparer cette perte. 8. PAGE 408, VERS 35. Théarion brilla dans les pâtes surtout; Sous ses doigts délicats les farines pétries Sortirent en beignets , en gaufres , en oublies. Lisez à ce sujet, je vous prie, Plat. in Gorg. t. 1, p 115. DU CHANT J. 441 9. PAGE 409, VERS 7. La grâce, l'industrie et la délicatesse Présidèrent alors aux festins de la Grèce. Ou y nommait un roi : ses fortunes sujets Osaient bien rare inent enfreindre ses décrets. Anciennement, dit Plutarque, on créait un chef, un législateur, un roi de la table. Ce roi donnait, en effet, des lois, et prescrivait, sous certaines peines, ce que chacun devait faire, soit de boire, de manger, de chanter, de haranguer ou de réjouir la compagnie par quelque talent. Cicéron dit que Verrès, qui avait foulé aux pieds toutes les lois du peuple romain, obéissait ponctuellement aux lois de la table. Iste enim prætor severus ac diligens, qui populi romani legibus nunquam paruisset, iis diligenter legibus parebat, quæ in poculis ponebantur. 10. PAGE 409, VERS 31, Je ne vois point en lui le vainqueur de Tigrane , Mais l'illustre gourmand du salon de Diane. On sait que Lucullus avait plusieurs salons, à chacun desquels il donna le nom d'une divinité, et ce nom était pour son maitre d'hôtel le signal de la dépense qu'il voulait faire. Cicéron et Pom- pée l'ayant surpris un jour, il dit seulement qu'il souperait dans le salon d'Apollon, et on leur servit un repas qui coûta vingt-cing, mille livres. On faisait aussi très-grande chère dans le salon de Diane. 11. PAGE 409, VERS 35. Qu'importe en Lucullus le général d'armée ? Il doit à ses soupers toute sa renommée. Corneille a dit : Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée. 12. PAGE 410, VERS 10. A l'art de sa cuisine elles furent soumises... Et l'Europe lui doit les premières cerises. Ce fut effectivement Lucullus qui apporta du royaume de Pont les premiers cerisiers qu'on ait vus en Europe. 13. PAGE 410, VERS 24. A plusieurs plats nouveaux, d'au goût très-recherché, Le nom d'Apicius fut longtemps attaché ;. Il fit secte, et l'on sait qu'il s'émut des querelles Sur les apiciens et leurs sauces nouvelles. Voici če que l'histoire rapporte d'Apicius : Apicius, qui vivait du temps de "Trajan, avait trouvé le secret 442 NOTES de conserver les huitres fraiches. Il en envoya d'Italie à ce prince, pendant qu'il était au pays des Parthes, et elles étaient encore très- saines quand elles arrivèrent. Ainsi le nom d'Apicius, longtemps affecté a plusieurs ragouts, tit une espèce de secte parmi les gour- mands de Rome. Il dépensa à composer des sauces un million cinq cent mille livres; et trouvant, par la révision des comptes, qu'il ne lui restait plus que soixante mille écus, il s'empoisonna, dans la crainte de mourir de faim. 14. PAGE 411, VERS 7. Claude, faible béritier du pouvoir des Nérons, Préférail à la gloire un plal, de champignons. L'empereur Claude avait une très-grande prédilection pour les champignons : il en fut empoisonné par Agrippine, sa pièce et sa quatrième femme; mais comme ce poison le rendit seulement ma- lade, elle envoya chercher Xénophon, son médecin, qui, feignant de lui donner un de ces vomitifs dont il se servait ordinairement après ses débauches , lui fit passer une plume empoisonnée dans la gorge. Néron avait coutume d'appeler les champignons le ragoúl des dieux, parce que Claude, son prédécesseur, en ayant été empoi - sonné, fut mis après sa mort au rang des dieu x. 15. PAGE 411, VERS 11. Caligula fit faire un repas sans égal Pour son lucitatus, très-illustre cheval. Le cheval de Caligula, nommé Incilatus, fut traité comme les grands hommes l’étaient du temps de la république. Caligula le domma pontife, et voulait le faire consul. Il lui fit faire une écurie de marbre, une auge d'ivoire, une couverture de pourpre et un collier de perles. Ce cheval', digne convive de Caligula, man- geait à sa table. L'empereur lui-même lui servait de l'orge doréc, et, lui présentait du vin dans une coupe d'or où il avait bu le pre- mier. 16. PAGE 411, VERS 25. Le sénat mit aux voix cette affaire importante , Et le lurbot fut mis : la sauce piquante. La sauce piquante est ici une fiction poétique. Voici comment cela s'est passé : « Domitien convoqua un jour le sénat pour savoir en quel vase on cuirait un turbot monstrueux dont on lui avait fait présent. Les sénateurs examinèrent gravement cette affaire. Comme il pe se trouva point de vase assez grand, on proposa de couper le poisson par morceaux : cet avis ſut rejeté. Après bien des délibéralions, on décida qu'il fallait construire un vase exprès; il fut réglé que, quand l'empereur irait à la guerre, il aurait toujours à sa suite un grand DU CHANT II. 20. PAGE 417, VERS 12. Ne vous perinettez pas de dîner tous les jours A l'heure où le soleil a terminé son cours. Un plaisant a dit que les Parisiens, à force de retarder l'heure de leur diner, finiraient par ne diner que le lendemain. 21. PAGE 418, VERS 28. O vous que mes leçons n'auront point satisfaits , J'ose vous renvoyer au CUISIŅIER FRANÇAIS , Au TRÉSOR DE Comus , catéchisme ordinaire De l'artiste grossier, du valet mercenaire , Qui pense avoir atteint le secret de son art Quand il sait apprêter une omelette au lard. Ce n'est pas une chose si aisée que de bien faire une ome- lette. Voici ce qui est arrivé, à ce sujet, au grand Condé : « Dans une des courses militaires de ce "prince, dit Gourville dans ses Mémoires, toutes ses provisions consistaient en quelques paniers de pain, auxquels j'avais fait ajouter du vin, des eufs durs, des noix et du fromage. Avec ces provisions, nous marchậmes bien avant dans la nuit, et entràmes dans un village où il y avait un ca- baret. On y demeura trois ou quatre heures; et n'y ayant trouvé que des aufs, le grand Condé se piqua de bien faire une omelette. L'hôtesse lui ayant dit qu'il fallait la tourner pour la mieux faire cuire, et lui ayant enseigné à peu près comme il fallait faire, l'ayant voulu exécuter, il la jeta bravement du premier coup dans le feu. Je priai l’hôtesse d'en faire une autre, et de ne pas la confier à cet habile cuisinier... » 22. PAGE 419, VERS 28. Laissons-les s'attendrir sur la brebis belante Qui livre au coutelas sa tête caressante ; Laissons-les d'un agneau déplorer le trépas : Leur fausse humanité ne m'en impose pas. Voici un fragment du passage de Plutarque à ce sujet, tel qu'on le trouve traduit dans l'ÉMILE de J. J. Rousseau. « Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore s'abste- nait de manger de la chair de bètes; mais moi je te demande, au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie; qui brisa de sa dent les os d'une bète expirante; qui tit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d'aupa- ravant, bėlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment sa inain put-elle enfoncer un fer dans le corps d'un être sensible ? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? Comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans 38 DU CHANT II. 447 ne se sert de cette expression ; on demande du bouf, et point du bouilli. Et après cet aliment? Je priai l'abbé de Raddon villiers de m'envoyer d'une très-bellé volaille. Malheureux! de la volaille! On demande du poulet, du chapon, de la poularde; on ne parle de volaille qu'à la basse-cour. Mais vous ne dites rien de votre ma- nière de demander à boire. J'ai, comme tout le monde, demandé du Champagne, du Bordeaux, aux personnes qui en avaient devant elles. Sachez donc qu'on demande du vin de Champagne, du vin de Bordeaux. Mais dites-moi quelque chose de la manière dont vous mangeåtes votre pain.— Certainement de la manière de tout le monde : je le coupai proprement avec mon couteau. Eh! on ne le coupe pas... Avançons. Le café, comment le prîtes-vous ? – Eh! pour le coup comme tout le monde; il était brûlant, je le versai par petites parties de ma tasse dans ma soucoupe. Eh bien, vous fites comme ne fit sûrement personne : tout le monde boit son café dans sa tasse, et jamais dans sa soucoupe. Vous voyez donc, mon cher Cosson, que vous n'avez pas dit u un mot, pas fait un mouve- ment qui ne fût contre l'usage. L'abbé Cosson était confondu, con- tinua Delille. Pendant six semaines, il s'informait à toutes les per- sonnes qu'il rencontrait de quelques-uns des usages sur lesquels je l'avais critiqué. » Delille lui-même le tenait d'une femme de ses amies, et avait été longtemps à se trouver ridicule dans le monde, où il ne savait comment s'y prendre pour boire et manger conformément à l'usage. L'abbé Cosson, qui manquait d'usage à table, ne manquait point de présence d'esprit. Il avait déjeuné un jour chez M. Chauveau-La- garde, qui l'a connu particulièrement, et de qui je tiens ce trait. On lui avait servi un páté dont il avait été fort content; le lendemain, il se le rappela : il vint retrouver son ami de grand matin, et lui dit très- sérieusement : « Mon cher, j'ai aujourd'hui du monde à dé- jeuner chez moi, je ne m'y attendais point : faites-moi le plaisir de me préter votre páté. 24. PAGE 420, VERS 12. Jouissez leutement, et que rien ne vous presse : Gardez qu'en votre bouche un morceau trop hâté Ne soit en son chemin par un autre heurté. Boileau a dit dans l’ART POÉTIQUE : Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée Ne soit en son chemin par une autre heurtée. 25 PAGE 420, VERS 15. Vous devez accueillir cet adroit parasite Qui chez vous quelquefois s'introduit et s'invite. Sop heureux appetit vous amuse et vous plaît. DU CHANT III. 451 29, PAGE 424, VERS 7. Racontez que dans Rome un barbot fut payé Plus de deux cents écus : argent bien employé, Qui fit dire à Caton, dans son triste délire, Qu'il ne répondait pas du salut de l'empire. Un barbot fut effectivement acheté à Rome jusqu'à deux cent cin- quante écus; ce qui fit dire à Caton qu'il doutait du salut d'une ville où un poisson était vendu, plus cher qu'un bæuf. 30. PACE 424, VERS 11. Ajouter que dans Naple un généreux tyran Paya cent écus d'or la sauce d'un faisan. On attribue ce trait à Mulcasse, roi de Tunis; et cela se passa à Naples. 31. PAGE 424, VERS 13. Puisez dans Martial, dans Pétrone et Plutarque ; Ils présentent des faits bien dignes de remarque. Lisez, pour vous orner l'esprit et vous mettre en état de parler sa- vamment en gastronomie, la description que Pétrone fait des festins de Trimalcion, c'est-à-dire de Néron; lisez les OEuvres morales de Plutarque, ses propos de taśle, etc.; les Epigrammes de Martial, Ju- lius Cæsar bullengerus juliodunensis è soc. Jesu, de Conviviis ; Gui- domi Paneiroli Rerum perditarum, cum commentariis Salmulh, titulum de cibi cupiendi modo veteribus usitato ; le petit volume in- 12 que le fameux écrivain de la Vie des papes a dédié au cardinal Ro- verella, sous ce titre : Bap. Platine Cremonensis de Hunestate, Vo- luptate et Valetudine libri decem. Dans cet ouvrage, Platina décrit l'art de préparer les mets d'une manière qu'il dit agréable et utile pour la santé..... 32. PACE 424, VERS 15. Surtout, si vous voulez charmer vos auditeurs, Racontez les exploits de quelques gros mangeurs. Voici les exemples les plus saillants qu'on puisse citer : Maximin mangeait soixanle livres de viande par jour ; Albinus engloutit dans. une matiņée cinq cents tigues, cent pèches, dix melons, vingt livres de muscat, cent bectigues et quarante douzaines d'huitres ; Phagon dévora, devant Aurélius, un sanglier, un cochon, un mouton et cent pains ; il but une pièce de vin. Domitius, Africain, et Audebonte, roi d'Angleterre, périrent à table de trop manger. L'histoire romaine nous fournit plusieurs exemples de buveurs extraordinaires, qu'il est bon de citer à table. Les femmes mèmes se livraient au vin; et on 452 NOTES en a vu qui, à toutes les santés qu'elles portaient, buvaient autant de coups qu'il y avait de lettres en leur nom. Pison fut fait préteur par Tibère, pour avoir bu pendant trois nuits. Flacus eut la province de Syrie pour un pareil exploit. Novellus avala trois grandes mesures de vin, en présence du même empereur.... Le Journal des défenseurs, en rendant compte de la GASTRONOMIE avec beaucoup d'indulgence, m'a indiqué l'anecdote suivante : « Le maréchal de Villars avait un suisse qui mangeait énormé- ment. Le maréchal un jour le fit venir : Combien mangerais-tu d'a- loyaux ? lui dit-il.-Ah! monseigneur, pour moi falloir pas beaucoup, cinq à six tout au plus.— Et combien de gigots ? De gigots! pas beaucoup, sept à huit. Et de poulardeş - Oh! pour les poulardes, pas beaucoup, une douzaine.- Et de pigeons? – Oh! pour ce qui est de pigeons, monseigneur, pas beaucoup, quarante, peut-être cin- quante, selon l'appétit. - Et des alouettes ! Des alouettes, mon- seigneur, toujours. » 33. PAGE 425, VERS 33. Rien ne doit déranger l'honnête honine qui dine. Le bailli de Suffren étant à Achem, dans l'Inde, une députation de la ville vint lui demander audience au moment où il était à table. Comme il était gourmand, et n'aimait point à être troublé dans ses repas, il imagina , plaisamment, pour se débarrasser de la députa- tion, de lui faire dire qu'un article de la religion chrétienne défen- dait expressément à tout chrétien à table de s'occuper d'autres cho- ses que de manger, cette fonction étant d'une grande importance. La députation se retira très-respectueusement, en admirant l'extreme dévotion du général français. 34. PAGE 428, VERS 21. Ainsi finit Vatel, victime déplorable', Dont parleront longtemps les fastes de la table. Voici la lettre où Mne de Sévigné rend compte de cet événement à Mme de Grignan. Je me suis servi de ses propres termes, autant que la poésie a pu me le permettre. « Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu parsemé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa : il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs diners auxquels on ne s'était point attendu. Cela saisit Vatel; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d'honneur; voici une affaire que je ne supporte- » rai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne ; il y a douze nuits » que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres, » Gourville le sou- lagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais à la vingt-cinquième, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le puince; M. le prince alla jusque dans la chambre de Valel, et lui dit : « Vatel, tout va bien; rien n'était plus beau que le DU CHANT IV. 4457 Mais si ces vers tombajent à l'improviste Entre les mains d'un bourru janseniste , . Zélé dévot et prompt à s'enflammer, Je crois d'ici l'entendre déclamer Contre ce monstre impie ou sybarite , Qui prôna trop la voluptė maudite , Et vous loger l'auteur , sans le nommer, Au gouffre affreux que Lucifer babile. > >> Tout doux tout doux, monsieur le cenobite : Plus de bou sens, de grâce , point d'humeur ; Entre nous deux, c'est la raison, docteur Qui seule doit juger votre querelle, A ses décrets ne soyez point rebelle; Elle vous dit, si vous voulet l'ouir : « Prétends-tu donc laisser évanouir » Les dons du ciel qu'il verse en abondance! » S'il les donna selon toute apparence, » Ce fût afin que l'on en put jouir. User de tout, c'est le conseil du sage, Savoir jouir sans abuser de rien ; Souffrir le mal, s'il vient, avec courage Et bien goûter l'avantage du bien. Ilâtez vous donc, Noël, servez la table; Je sens déjà le parfum délectable De vos ragoûts; on vient me les offrir. Allons goûter de vos métamorphoses; Car, puisque enfin , si l'on ne veut mourir, Tout homme doit chaque jour se nourrir , Ne nous donnez que d'excellentes choses ! 36. PAGE 431, VERS 8. On a senti de loin cet énorme fromage Qui doit tout son mérite aux outragés du temps. Un Allemand, nommé Martin Schookius, a fait un livre sur cette sorte de fromage, intitulé : De aversione casei (de l'aversion du fro- mage); je n'ai jamais pu me procurer cet ouvrage, qui aurait été d'un grand prix pour moi. On peut, au reste, consulter sur ce sa- vant l'article assez curieux qui lui a été consacré dans la Biographie universelle. Cela me fait souvenir đavoir lu quelque part qu'un au- tre Allemand avait fait un gros livre sur un zest de citron : c'est le comble de l'art et du talent. 37. PAGE 135, VERS 13. Qu'un ignorant artiste, émule de Mignot, Nouvel empoisomeur assaisonne leur pot. 39 1,58 NOTES DU CHANT IV. Mignot, cuisinier, vivait du temps de Boileau. Celui-ci le traita, comme on sait, d'empoisonneur, dans sa salire du Repas. Le cuisinier offensé porta sa plainte au magistrat, qui le renvoya en lui disant que l'injure dont il se plaignait n'était qu'une plaisanterie dont ilde- vait rire tout le premier. Cette raison, bien loin d'apaiser le traiteur, ne fit qu'irriter sa colère ; il résolut de se faire justice lui-même. Il s'avisa d'un expédient tout nouveau. Il avait la réputation de faire d'excellents biscuits, et tout Paris en envoyait chercher chez lui. 'll sut que l'abbé Cottin avait fait une satire contre Boileau, leur ennemi. commun : Mignot la tit imprimer à ses dépens; et quand on venait demander des biscuits, il les enveloppait dans la feuille qui contenait la satire imprimée, afin de la répandre dans le public, associant ainsi ses talents à ceux de l'abbé Cottin. Quand Boileau voulait se réjouir avec ses amis, il envoyait chercher des biscuits chez Mignot, pour avoir la satire de Cottin. Cependant la colère de Mignot s'apaisa quand il vit que la satire ou Boileau le traitait d'empoisonneur, loin de le décrier, l'avait rendu célèbre. En effet, depuis ce tems-là, tout le monde voulait aller chez lui. Mignot s'est enrichi dans sa profes- sion, et il faisait gloire d'avouer qu'il devait sa fortune à Boileau. FIN DES NOTES. LETTRE CRITIQUE, POLITIQUE, MORALE ET PHILOSOPHIQUE, A L'AUTEUR DU POEME DE LA GASTRONOMIE. Votre poëme a eu du succès, monsieur; vous avez bien dû vous imaginer que je ne le laisserais pas passer sans l'atta- quer; et c'est ce que vais faire, de manière à ce qu'il ne puisse s'en relever, non plus que vous; car un poëte est telle- ment identifié avec ses vers qu'on ne peut les frapper sans qu'il s'en ressente toute sa vie. Vous vous en ressentirez donc , à ce que j'espère. Je ne vous connais point; je ne vous ai ja- mais vu; mais je jouis d'avance de votre rage et de votre dés- espoir, et des grimaces que vous allez faire en lisant cette lettre. Avant d'entrer en matière, je dois dire un petit mot de vo- tre personne. Je vous soupçonne fort, si vous voulez que je vous le dise, d'avoir toutes sortes de vices et de mauvaises habitudes; et je crois que je ne risque rien d'abord de vous habiller à la manière du philosophe de Ferney, c'est-à-dire de vous traiter de cuistre, de cocher de fiacre, de vermisseau et de chien hargneux... Ce sont là des termes d'usage qui, à la vérité, netirent pas à conséquence; mais je me réserve de pren- dre des informations sur votre vie privée, sur vos amis, sur vos liaisons particulières ; et, à la suite de tout cela, il y aura bien du malheur, et je serai un sot, si je ne fais pas de vous un homme à jeter par les fenêtres. Vous débutez par dire que vous n'êtes point jaloux. Vous en imposez sûrement au public. En votre qualité de mau- vais poëte, vous devez être jaloux comme un tigre, et je suis sûr que vous entrez en fureur toutes les fois qu'il vous tombe 462 LETTRE un jour à dîner; et je vous convaincrai de la fausseté de votre assertion. Je veux bien croire que certains estomacs se sont rétrécis : beaucoup de gens, il est vrai, mangent leur bien sans appétit; mais cela ne vous regarde pas. J'ai ouï dire d'ailleurs que vous étiez très-sobre vous-même, et que vous ne buviez que de l'eau; ce qui est une preuve, pour le dire en passant, d'un caractère faux et dissimulé, comme le dit très-bien le ci- toyen de Genève. Mais coinment vous permettez-vous, dans le même passage, d'attaquer et de toärner en dérisioni la mélancolie, qui est de- *venue à la mode, et dont toutes les femmes spirituelles font maintenant profession ! On voit bien que vous n'avez jamais vu* que la mauvaise compagnie. Vous n'êtes pas en état d'ap- précier ce sentiment exquis et profond qui fait les délices de toutes les sociétés d'un certain ordre, et vous ne savez pas ce qu'il y a à gagner avec les femmes mélancoliques. Dans un autre passage de votre poëme vous renvoyez dé- daigneusement ceux qui ne sont point satisfaits, Au Cuisiniek FRANÇAIS, Au Tnésor De Comos, catéchisme ordinaire De l'artiste grossier, du valet mercenaire, qui pense avoir atteint le secret de son art, Quand il sait appréter une omelette au lard. Je suis du nombre de ceux qui ne sont point satisfaits, et je préfère le CUISINIER FRANÇAIS à votre impertinente GASTRO- NOMIE:il est, sans contredit, mieux écrit, mieux pensé, mieux raisonné. Dans votre second service, vous êtes obligé d'avoir recours à ce chef-d'oeuvre que vous dénigrez, et vous emprun- tez sans façon de lui le précepte de servir chaud. Ce n'était pas la peine de vous déchaîner contre un livre que vous pil- lez, dont la réputation est faite, et qui n'a jamais été critiqué dans aucun journal. Vous déclamez ensuite contre la botanique, que vous ne savez pas, sur le compte de laquelle pourtant vous vous ex- primez ainsi : Fuyez la botanique et sa nomenclature i N'allez pas, dans vos champs épluchaut le verdure, 4468 TABLE DES MATIÈRES. 59 ib. 60 62 60 ib. ib. 67 68 70 72 ib. MÉDITATION IV. De l'Appetit. 23. Définition de l’Appétit. 24. Anecdote. 27. Grands Appétits. I MÉDITATION v. Des Aliments en général. Section première. 20. Définitions. Des Aliments. 27. Travaux analytiques. 28. Osmazôme. Principe des aliments. 29. Règne végétal. Différence du gras au maigre. 30. Observation particulière. MÉDITATION VI. Section II. 31. Spécialités. 32. S jer. Pot-au-feu, potage , etc. 33. S II. Du bouilli. 34. S III. Volailles. 35. S IV. Du Coq-d'Inde. 36. Dindoniphiles. 37. Influence financière du Dindon. 38. Exploit du Professeur. 39. S V. Du Gibier. 40. S VI. Du Poisson. Anecdote.. Muria. Garum. 42. · Réflexion philosophique. 43. S VII. Des Truffes. 44. De la vertu érotique des Truffes. Les Truffes sont-elles indigestes ? 45. S VIII. Du Sucre. Dů Sucre indigène. Divers usages du Sucre. 46. SIX. Origine du Café. Diverses manières de faire le Café. Elfets du Café. 74 75 76 77 78 79 80 81 86 89 41. 91 92 95 ib. 96 100 103 ib. 105 108 110 ib. .