Miranda, 19 | 2019 Miranda Revue pluridisciplinaire du monde anglophone / Multidisciplinary peer-reviewed journal on the English- speaking world  19 | 2019 Rethinking Laughter in Contemporary Anglophone Theatre Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau. Mathieu Duplay Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/miranda/21418 DOI : 10.4000/miranda.21418 ISSN : 2108-6559 Éditeur Université Toulouse - Jean Jaurès Édition imprimée Date de publication : 7 octobre 2019 Référence électronique Mathieu Duplay, « Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau. », Miranda [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 14 octobre 2019, consulté le 16 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/miranda/21418 ; DOI : https://doi.org/10.4000/miranda. 21418 Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2021. Miranda is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License. http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org/miranda/21418 http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau. Mathieu Duplay RÉFÉRENCE Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau. Lyon : ENS Éditions, 2019. For many years, I was self-appointed inspector of snow storms and rain storms, and did my duty faithfully; surveyor, if not of highways, then of forest paths and all across-lot routes, keeping them open, 1 écrit Thoreau dans un célèbre passage de Walden. Dans L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau, Julien Nègre prend au pied de la lettre cette déclaration apparemment modeste (322), profession de foi d’un écrivain- cartographe qui, on le sait, exerça le métier d’arpenteur depuis le milieu des années 1840 jusqu’aux mois qui précédèrent son décès en 1862. Extravagant, le projet d’une « carte de Thoreau » (29) n’est pourtant pas nouveau. L’ouvrage classique de Michel Granger, Narcisse à Walden (1991), souligne déjà que l’écrivain, à l’instar des autres auteurs de la Renaissance américaine, se méfie du « cadastre aux lignes géométriques, à angle droit et à égale distance » ; Granger fait écho sur ce point aux analyses de Pierre- Yves Pétillon (La Grand-route. Espace et écriture en Amérique, 1979). Julien Nègre reprend leurs conclusions, dont il fait le point de départ de sa propre réflexion. Son excellent ouvrage s’inscrit ainsi dans le droit fil d’une longue et riche tradition critique qui, de part et d’autre de l’Atlantique, fait des figures américaines de la spatialité, et plus encore de leurs matérialisations graphiques, la clef d’une interrogation sur les relations entre le langage et le monde sensible. Le travail de Philippe Jaworski sur Melville opposait déjà l’Empire clos, quadrillé, soumis à l’autorité d’un regard scrutateur, et le Désert où les nomades se frayent un chemin imprévisible au fil d’une interminable Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 1 errance (Melville. Le désert et l’empire, 1986) ; on la retrouve dans les écrits que Gilles Deleuze, lecteur de Jaworski, consacra à la littérature américaine dans les dernières années de sa vie (Critique et Clinique, 1993). Plus récemment, l’essor de l’écocritique à la suite de Lawrence Buell (The Environmental Imagination, 1995) et le « tournant spatial » pris au début des années 2000 dans le sillage de Bertrand Westphal ont renouvelé la réflexion sur les rapports entre les mots et le monde, substituant à la traditionnelle opposition entre « nature » et « culture » une vision multipolaire des lieux et des espaces d’écriture : susceptible d’être parcourue en mille directions contraires, la carte permet d’inventer des trajets non linéaires et fait office d’antidote aux grands récits du progrès et de la conquête (25). Le livre de Julien Nègre se présente ainsi, à un certain niveau, comme une élégante synthèse de quarante ans de conversation critique, en même temps qu’il montre à quel point l’œuvre de Thoreau continue de nourrir un débat dont l’urgence n’a fait que s’accroître, tant sous l’effet des dynamiques internes aux disciplines concernées qu’à l’approche d’une crise écologique majeure dont l’ampleur inédite questionne toutes nos catégories de pensée. 2 Cela dit, on ne saurait minimiser l’apport spécifique de Julien Nègre, qui a le grand mérite de renouveler une réflexion dont il situe fort bien les tenants et les aboutissants, mais dont il perçoit aussi quelques-uns des impensés. Dans ses formulations classiques, la question de la cartographie chez Thoreau reste liée à celle de la subjectivité ; la carte est appréhendée soit comme une figure du moi, soit comme l’obstacle auquel le « je » de l’écrivain s’affronte à mesure qu’il tente de reconfigurer le monde à la mesure de ses aspirations. Certains critiques se représentent l’espace comme un miroir où le moi découvre ses propres traits ; de ce mode de pensée, l’extraordinaire illustration que Julien Nègre emprunte à l’édition Princeton des œuvres de Thoreau (1970) offre une excellente métaphore visuelle : le visage de l’auteur s’y superpose à la carte des environs de Concord, comme s’il n’y avait pas de différence réelle entre sa personnalité et le territoire qu’il décrit. D’autres, à l’instar de Pétillon et Granger, décrivent la révolte de Thoreau contre le « cadastre » qui assigne à résidence, et retracent les efforts qu’il déploie afin de lui substituer « une carte nouvelle et subjective » (21). Pour les uns comme pour les autres, le sujet écrivant reste seul maître à bord et le tracé cartographique fait office d’instrument au service de l’exploration de soi, y compris lorsque l’ego passe au second plan et que l’écriture se met en quête de nouvelles manières de dire et d’habiter le monde. Or Julien Nègre fait très justement remarquer que les débats actuels sur l’expérience littéraire de l’espace invitent à s’affranchir de cette dichotomie qui, envers et contre tout, fait le jeu d’un anthropocentrisme dont notre époque perçoit de mieux en mieux les dangers. Surtout, ces deux discours ont en commun de faire de la carte un usage métaphorique et d’y voir la figure d’autre chose, du moi qui s’y dissimule pour mieux s’y dévoiler ou bien, à l’inverse, des différents modes d’arraisonnement autoritaire auxquels la subjectivité s’efforce d’échapper. C’est faire fi de ce que la carte signifie d’abord pour quiconque a longtemps exercé la profession d’arpenteur, à l’instar de Thoreau : il est peut-être temps, suggère Nègre, de littéraliser la métaphore cartographique afin de placer la lettre de l’écriture, et non pas le « je » de l’écrivain, au centre du débat critique. L’heure est venue, dit-il, de chercher « à voir comment la très grande affinité de Thoreau avec la pratique cartographique donne un tour particulier à la langue » (25). 3 On perçoit ici ce qui caractérise le mieux le travail de Julien Nègre, à la fois nourri par une réflexion épistémologique aux sources très diverses et tourné in fine vers l’écriture. Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 2 C’est bien le Thoreau écrivain qu’il étudie dans son livre, non le penseur avec qui Stanley Cavell dialogue en philosophe ; dès lors, on n’est guère surpris de le voir étudier des écrits à visée argumentative tels que Resistance to Civil Government (mieux connu sous l’intitulé de Civil Disobedience) à l’aune d’un travail sur les mots : « Le texte de Thoreau n’est pas le simple réceptacle de sa réflexion politique. Il est le lieu où, à travers le geste d’écriture lui-même, cette pensée se façonne et s’élabore » (201). Ce texte, Julien Nègre l’aborde au fil d’une réflexion marquée par une forte interdisciplinarité, mais pour en revenir toujours, par des voies plus ou moins directes, à une réflexion sur la littérature, qu’il définit (sans le dire) d’une manière tout à fait traditionnelle, tant comme pratique d’expression que comme discipline académique. Julien Nègre a beau déclarer, à très juste titre, que « le travail de l’écrivain n’est pas distinct de celui du penseur politique » (201), c’est bien un « tournant textuel » qu’il opère : « c’est dans et par l’écriture que la réflexion politique a lieu », poursuit-il aussitôt, manière d’affirmer des priorités très claires tout en reconnaissant qu’il s’agit surtout, au bout du compte, de jeter un regard différent sur un objet multiple et multivalent dont il entend mieux saisir les particularités, sans en laisser aucune de côté. 4 Il y a là l’une des principales qualités de ce très beau livre qui propose un parcours de lecture d’une grande richesse au sein d’une œuvre foisonnante, et la nécessité où l’auteur s’est trouvé de citer Thoreau en traduction n’empêche pas son travail d’illustrer de manière éclatante l’extrême utilité d’une réflexion sur la textualité dont la critique américaine a trop tendance à se désintéresser. La leçon porte d’autant mieux que c’est bien la totalité du corpus, de Walden à Wild Fruits sans oublier Cape Cod ou The Maine Woods, que Julien Nègre est amené à parcourir : on peut donc relire tout Thoreau de la manière qu’il propose, ce qui, en soi, confirme la validité de ses hypothèses. L’excellence de ses analyses est telle que cet ouvrage, assurément, fera date, et aucun spécialiste de Thoreau ne pourra désormais faire l’économie de sa lecture. À un autre niveau, et sans le dire, le livre de Julien Nègre se présente comme la défense et l’illustration très convaincantes d’une approche critique « à la française » ; il a, sur ce point, quelque chose d’exemplaire, et l’on peut y trouver de quoi nourrir un débat tout à fait opportun sur la place de la textualité dans les études littéraires, en France et à l’étranger. Enfin, l’élégance avec laquelle Julien Nègre conduit de bout en bout une réflexion subtile et exigeante sans jamais quitter le texte des yeux mérite de servir de modèle à bien des doctorants, quel que soit leur sujet de recherche : ils y trouveront la preuve de ce dont est capable une méthodologie pleinement maîtrisée quand elle est mise au service d’une pensée originale et éclairée par une solide érudition. 5 Bien sûr, comme toute contribution forte à la recherche, le livre de Julien Nègre amène son lecteur à s’interroger à son tour sur les problématiques qu’il aborde ; et si l’on ne saurait mettre en cause la pertinence des choix qu’il opère, parfois de manière implicite – le résultat, on l’a dit, valide pleinement ses hypothèses : by their fruits ye shall know them – il n’en reste pas moins qu’un chercheur équipé d’un outillage théorique différent peut avoir envie d’engager le dialogue avec lui sur un certain nombre de points : dès lors qu’il y a choix, plusieurs éventualités méritent d’être envisagées, et ce n’est pas disqualifier les décisions prises par l’auteur que de se souvenir qu’elles n’étaient pas les seules possibles. Pour le présent lecteur, le principal sujet de débat concerne le statut du littéraire et son devenir en dehors des frontières de ce qui, par convention, relève de la « littérature ». Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 3 6 Tout part d’un problème de définition. « De quoi la carte est-elle le nom ? » demande Julien Nègre dès l’introduction de son livre (25) – question très pertinente à laquelle il apporte une réponse en quatre temps : dotée d’une fonction référentielle, la carte « pointe vers un dehors » de nature spatiale (35) ; elle « donne à voir l’espace » par des moyens graphiques (36) ; elle matérialise un savoir qu’elle projette sur un support (37) ; et elle se présente comme « une étape dans une opération heuristique de constitution d’un savoir sur l’espace » (38). Implicitement, ce discours ébauche une réflexion sur l’écriture, élabore un paradigme cartographique qui permet de saisir en quoi Thoreau écrivain fait œuvre d’arpenteur, de quelle manière son œuvre participe d’un projet analogue (et pourtant subtilement différent, car la carte n’est pas un objet textuel même si elle s’offre, elle aussi, au regard d’un lecteur). 7 Ce qui, en l’occurrence, jette les bases de tout l’édifice argumentatif si patiemment construit par Julien Nègre dans les chapitres qui suivent, c’est la place accordée au hors-texte. Employer le vocabulaire linguistique de la référentialité pour parler du travail cartographique, c’est déjà le traiter comme une modalité de l’expression verbale ; c’est accorder aux mots un privilège d’autant moins susceptible de prêter à débat que cette opération s’effectue dans le silence de l’implicite. Or qui dit référentialité dit référent ; et celui-ci, on le sait depuis Benveniste, est en quelque sorte le parent pauvre de la sémiotique saussurienne, l’hypothèse théorique dont le chercheur a besoin pour compléter ses analyses, mais aussi le point aveugle d’un discours qui finalement ne s’intéresse qu’au signifiant et au signifié, les deux visages du signe. Appliqué au cas particulier de Thoreau, ce raisonnement suggère qu’en fin de compte l’espace extérieur importe peu : seul compte l’espace de l’écriture, et s’il faut admettre l’existence d’un hors-texte spatial, c’est uniquement pour que le vocable de « cartographie » ait un sens, non pour mettre en évidence l’attraction qu’il exerce sur un matériau verbal dont on pressent pourtant qu’il n’est pas tout, si fascinant soit-il. 8 Pour le redire comme Julien Nègre, « c’est dans et par l’écriture […] que la réflexion a lieu » ; et Julien Nègre de citer Thoreau qui note en 1856 dans son journal : « mon travail, c’est d’écrire » (323). Certes ; mais peut-on juger dès lors que le débat est clos ? Pris au pied de la lettre, le mot de Thoreau a quelque chose de provocateur sous la plume d’un arpenteur de profession, que les riverains et la municipalité sollicitaient volontiers pour trancher leurs conflits de voisinage ; mais si l’on peut présumer qu’il entend ainsi distinguer ses activités alimentaires de son « vrai » travail qui, précise Julien Nègre, n’est « pas de faire des cartes » (323), alors il reste à expliquer en quoi l’usage qui est fait de cette citation n’a pas pour effet de renvoyer la cartographie à son statut traditionnel de métaphore, c’est-à-dire précisément à ce dont il s’agissait initialement de se méfier. À cette question, on est tenté de répondre que, stricto sensu, Thoreau ne dit pas toute la vérité : écrivain, il est aussi cartographe, ses ouvrages en témoignent ; la carte de Walden Pond insérée dans Walden n’est ni un paratexte ni un hors-texte, mais une percée ou une échappée qui permet au texte de communiquer avec son dehors graphique ou spatial, et en vertu de laquelle les mots rencontrent une réalité autre qui, à première vue, relève jusqu’à un certain point d’une sémiotique, mais en aucun cas d’une linguistique. Autrement dit, Thoreau ne clôt pas le débat par une déclaration à l’emporte-pièce dont la visée est polémique ; au contraire, il pose une question que Julien Nègre a décidé pour l’heure de ne pas entendre – ses priorités sont ailleurs, il n’y a rien là qu’on soit en droit de lui reprocher – mais qui pourrait, par la suite, retenir son attention ou celle d’autres chercheurs. Que reste-t-il de l’écriture Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 4 quand elle s’aventure au-delà des frontières de son domaine traditionnel, et en quoi la carte continue-t-elle de se présenter comme un objet « littéraire » alors même qu’elle n’est pas littérature, si tant est que celle-ci se reconnaisse à son matériau verbal ? En quoi Thoreau fait-il œuvre d’écrivain – mieux que jamais, peut-être – quand il cartographie, mais que justement il n’écrit pas ? « Écrire, c’est aussi devenir autre chose qu’écrivain. À ceux qui lui demandent en quoi consiste l’écriture, Virginia Woolf répond : qui vous parle d’écrire ? L’écrivain n’en parle pas, soucieux d’autre chose. »1 9 Puisque c’est en l’occurrence la notion de carte qui pose question, on observera que le terme de mapping – employé par Julien Nègre au début de son livre (38) – peut renvoyer en anglais à une autre conceptualité, cette fois de nature mathématique (et non plus linguistique). En topologie, le mot mapping désigne une opération géométrique, la projection d’un espace sur un autre qui peut présenter un nombre de dimensions différent ; ainsi, dans le cas qui occupe Thoreau, la carte résulte de la projection d’un tracé tridimensionnel (voire quadridimensionnel, si l’on tient compte de la temporalité historique ou géologique à laquelle Thoreau se montre très sensible) sur un support en deux dimensions. Si une telle approche peut présenter un intérêt dans ce contexte, c’est notamment parce qu’elle rend superflu le recours aux notions de représentation et de référentialité : ainsi défini, le transfert cartographique ne relève pas d’une appréhension sémiotique de l’espace, mais résulte d’un processus dont l’espace lui- même est le siège, et il n’y a pas de différence de nature entre la carte et son objet, qui ne se laissent penser ni l’un ni l’autre dans les termes d’une opposition entre les « signes » (ou les « mots ») et leur « référent » extra-verbal. On pourrait formuler l’hypothèse que le texte-carte fonctionne ainsi, chez Thoreau, à l’instar d’un diagramme qui procède à la redistribution dynamique des repères spatio-temporels au sein d’un continuum où la frontière entre le langage et son dehors n’a pas de pertinence particulière ; et il y aurait assurément là de quoi permettre de penser les relations entre la carte d’état-major et sa contrepartie textuelle autrement que de manière métaphorique. 10 Encore une fois, il n’est pas question de regretter que Julien Nègre n’aborde pas la question de cette manière : ses choix ne sont pas contestables, et son argumentation parfaitement cohérente s’inscrit de façon tout à fait bienvenue dans un cadre conceptuel dont la solidité n’est pas en doute. Au contraire, ces remarques ont pour but de rendre hommage à un travail qui atteint pleinement son but puisqu’il laisse deviner des prolongements possibles qui, sans lui, seraient sans doute demeurés inaperçus. Il le doit entre autres aux qualités de rédaction et de mise en forme qui font de sa lecture un grand moment de plaisir intellectuel. Julien Nègre sait argumenter, il sait écrire, sans préciosité ni effets de manche, et son raisonnement convainc d’autant mieux que jamais l’auteur ne cède à la tentation de « faire des phrases » : chez lui, l’élégance est synonyme de sobriété. L’excellence du travail éditorial dont son ouvrage a bénéficié doit également être soulignée ; la mise en page est soignée, le texte est totalement exempt de coquilles et les magnifiques illustrations, dont plusieurs sont en couleurs, apportent un complément indispensable à l’analyse en même temps qu’elles font de ce travail critique la digne contrepartie des textes étudiés : ce livre se regarde autant qu’il se lit, tout comme certains ouvrages de Thoreau, et ce discret mimétisme n’est pas le moindre de ses charmes. 11 Intitulé « Thoreau, écrivain-cartographe », le chapitre 1 débute par des considérations historiques. Nègre fait le point sur l’état de la réflexion critique et théorique en matière Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 5 de cartes, mais aussi sur le « moment clé de l’histoire de la cartographie » (41) que furent les années 1840 et 1850, alors que le continent américain faisait pour la première fois l’objet d’explorations systématiques sous l’impulsion des discours idéologiques sur la Destinée Manifeste de la jeune nation : projet politique, l’entreprise cartographique illustre aussi la prégnance d’un désir d’exhaustivité scientifique dont l’origine se situe sans doute chez Humboldt. Arpenteur de métier, Thoreau travaille à une tout autre échelle, puisqu’il s’intéresse surtout à la petite bourgade de Concord, Massachusetts, et à ses environs immédiats. Méfiant vis-à-vis des cartes qu’il sait nécessairement incomplètes et biaisées, il n’y renonce pas pour autant, mais cherche à se les approprier de diverses manières ; il les copie, les annote, les manipule et « fait carte » à son tour, sans jamais cesser de jeter un regard critique sur les réalisations existantes, mais sans renoncer non plus au projet d’exploration et de connaissance qui leur a permis d’exister. Cette même logique se laisse discerner dans son écriture, ennemie des clichés, méfiante à l’égard des idées reçues et d’autant plus attentive au réel dans son infinie multiplicité. 12 Le chapitre 2, « Premiers textes : les plis et les failles de la surface », examine les écrits des années 1840, depuis les premiers essais jusqu’à A Week on the Concord and Merrimack Rivers (1849). À cette époque, écrit Julien Nègre, l’activité cartographique de Thoreau est encore limitée, mais le paradigme de la carte n’en est pas moins présent dans ses ouvrages qui tous, d’une manière ou d’une autre, interrogent la logique en vertu de laquelle un espace cartographié est ipso facto identifié comme un espace connu. Une nouvelle économie de la connaissance se met en place sous la plume d’un auteur qui n’ignore rien du travail mené par les naturalistes, les géologues et les historiens, mais qui s’aperçoit que leur science demeure inopérante quand un observateur dénué de préjugés la confronte à l’étrangeté du monde : « le plus difficile […] est d’arriver à ‘voir’ ce qui est là sous nos yeux et qu’on ne perçoit pas », et l’inconnu se love « au sein même de l’espace arpenté » (71). 13 Le chapitre 3, « Ecrire au bord du monde », aborde trois ouvrages majeurs : Walden, The Maine Woods et Cape Cod. Le paradigme cartographique est particulièrement présent dans ces textes qui chacun s’intéressent à une spatialité particulière ; il s’y trouve mobilisé d’une manière ambiguë, puisque Thoreau tente à la fois de décrire des lieux et de « placer au premier plan les zones et les phénomènes qui résistent à la formalisation » (110). Outil de détection, l’écriture aide à saisir l’insaisissable et met en évidence le rôle décisif du sujet percevant, seul capable d’unifier l’infinie diversité du monde sensible. L’enjeu est particulièrement fort dans le cas de The Maine Woods, où Thoreau explore une région encore mal connue et imparfaitement cartographiée à l’époque où il écrit. Cela dit, il n’est pas moindre dans Cape Cod où le narrateur constate avec satisfaction que les cartes sont exactes tout en prenant plaisir à découvrir ce qu’elles sont incapables de restituer. Aux surprises que réserve l’expérience directe de l’espace dans son étrangeté correspondent les « zones de turbulence » que Thoreau fait naître dans la langue anglaise, comme en témoignent les célèbres passages de Walden où il joue sur des étymologies imaginaires. 14 Le chapitre 4, « Perambulations politiques », s’intéresse aux écrits polémiques de Thoreau et tente de saisir la manière dont ils s’articulent avec ses autres ouvrages. Julien Nègre observe que les questions politiques sont posées à partir d’enjeux spatiaux, par exemple dans Civil Disobedience où l’antithèse entre le Sud esclavagiste et le Nord prétendument « libre », ou bien entre le bourg et la prison, structure le propos de bout Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 6 en bout. De même, Walking prend pour point de départ la pratique juridico-politique de la perambulation, qui consiste à parcourir les limites administratives du village afin de vérifier l’intégrité des bornes qui les matérialisent sur le terrain. C’est ce qui permet à Thoreau de décrire la marche à la fois comme un « positionnement politique » et comme un « geste de dissensus » (238), lorsque le marcheur invente des manières non conventionnelles d’occuper l’espace. 15 Enfin, le chapitre 5, « Hors du village », étudie les textes tardifs où Thoreau se livre, selon des modalités complexes et pour des raisons demeurées en partie mystérieuses, à l’examen attentif de son environnement immédiat. Les données quantifiables s’y mêlent sans cesse aux observations subjectives, à telle enseigne que le texte « devient lui-même une cartographie nouvelle » (267). En quelques pages de conclusion, sobrement intitulées « Lire Thoreau », Julien Nègre observe que ce travail n’est pas sans conséquence pour le lecteur, qui ne peut pas prétendre à une position de neutralité ni se cantonner dans une neutralité détachée : « lire Thoreau avec les cartes », c’est participer à son travail de « redistribution des espaces et des temps » (328) ; le lire « délibérément », c’est « occuper le temps d’une façon différente, et dessiner, pour soi- même, une carte nouvelle » (329). To read deliberately : ces mots résument en effet le projet de lecture de Julien Nègre, en même temps qu’ils soulignent sa pertinence et signalent sa fidélité au propos explicite de Thoreau. Le contrat est parfaitement rempli, constate-t-on en refermant ce beau livre, et il ne reste plus qu’à emboîter le pas à son auteur, « arpenteur vagabond » dont la rigueur et l’exemplaire patience donnent envie de s’adonner avec lui aux joies de la cartographie littéraire. NOTES 1. Deleuze, Gilles. Critique et Clinique. Paris : Éditions de Minuit, 1993. (17). INDEX Keywords : Thoreau, maps, cartography, writing, space Mots-clés : Thoreau, carte, cartographie, écriture, spatialité Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 7 AUTEURS MATHIEU DUPLAY Professeur de littérature américaine Université Paris Diderot – Paris 7 (Université de Paris) mduplay@club-internet.fr Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de H... Miranda, 19 | 2019 8 mailto:mduplay@club-internet.fr Julien Nègre. L’Arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau.