DS 7 . . و 278 --7- qui a été reprise par tous les régimes qui ont gouverné la France. L'idée d'un grand établissement colonial sur la côte de l’Indo-Chine, mise en avant sous Louis XVI, ajournée mais non abandonnée par Napoléon Ier, ressaisie sous Louis XVIII, a reçu un commencement d'exécution sous le règne de Napoléon III. La troisième République a cherché et cherche à compléter une cuvre à laquelle ont pris part aussi bien les conservateurs, puisque le traité de 1874 a été négocié par les agents de M. le duc de Broglie, que les républicains. Nous nous trouvons donc en présence d'une grande politique coloniale, propre non pas à un groupe, non pas à un parti, mais à la France entière; nous voudrions aujourd'hui essayer de retracer les phases principales de cette politique nationale. * * * * La Compagnie des Indes orientales, créée en 1664, donna au commerce français, dans l'extrême Orient, un débouché qu'il n'avait pas eu jusqu'alors. Les Portugais, les Hollandais et les Anglais nous avaient d'ailleurs de- vancés. Dès 1684, la Compagnie des Indes orientales envoyait au Tong-King un agent nommé Le Chappelier, qui trouva les habitants bien disposés pour les Européens et établit un comptoir dans le pays. Deux années plus tard, un autre agent de la Compagnie, nommé Verret, se rendit à son tour en Cochinchine pour choisir un emplacement favorable à la création d'un comptoir. Il se décida pour Poulo-Condor. Malheureusement, la série des guerres qui affligèrent la fin du règne de Louis XIV arrêta tous les projets d'établissement qu'avaient pu avoir les Français. Plus tard, les rapports de différents autres agents furent également favorables à un établisse- ment, soit à Poulo-Condor, soit en un autre point de la Cochinchine, mais on peut considérer le voyage de Pierre - 9 - 28 novembre 1787, le roi de la Cochinchine cédait à la France la propriété absolue et la souveraineté de l'île, formant le port principal de la Cochinchine, appelé « Hoï-nan » et par les Européens « Touron », ainsi que Poulo-Condor, en échange des secours que Louis XVI promettait d'envoyer. L'évêque d’Adran repassa à Pondi- chéry, dont le gouverneur, l'Irlandais comte de Conway, devait commander l'expédition projetée. L'Anglais John Barrow raconte qu'à l'arrivée du prélat dans la colonie, Conway avait pour maîtresse Mme de Vienne, la femme d'un de ses aides de camp. L'évêque d'Adran fit des visites aux femmes des différents fonctionnaires de Pondichéry à l'exception de Mme de Vienne, qui, fort irritée d'être traitée de la sorte, fit retarder l'envoi des troupes en Cochinchine. D'autre part, ce qui est plus vraisemblable, le gouverneur était peu favorable à l'expédition parce qu'il ne la considérait pas comme avantageuse à la France. Quoi qu'il en soit, le traité de Versailles ne reçut pas son exé- cution; les projets de l'évêque avortèrent, et, au lieu d'un secours important qu'on lui avait promis, le prélat n'obtint que l'escorte de la frégate la Méduse, pour deux navires de commerce armés et équipés à ses frais. Néanmoins, l'évêque d’Adran était accompagné d'un certain nombre d'officiers français, dont le concours ne contribua pas peu à permettre à Nguyen-Anh de remonter sur le trône de ses pères. Parmi ces officiers se trouvaient quelques ingénieurs distingués qui construisirent les citadelles de Saïgon et de Hanoï et fortifièrent la rivière de Hué. En 1802, Nguyen-Anh fit la conquête du Tong-King et ayant ainsi réuni sous son sceptre toute la partie orientale de l’Indo-Chine, il prit le nom de Gia-Long, sous lequel il est plus connu dans l'histoire. Ce prince témoigna toujours la plus grande bienveillance aux Français, mais il exprima à différentes reprises la satisfaction que lui causait la non- exécution du traité de Versailles. Il redoutait fort les An- glais, et il craignait que, s'il eût accordé à la France les - 13 - tous les gouvernements qui s'étaient succédé depuis le règne de Louis XV. C'est peut-être le seul exemple dans l'histoire de notre politique étrangère que nous trouvons d'une tradition constamment suivie. LA CHINE ET L'ANNAM La légende annamite fait remonter l'origine de ses rois à un parent de l'empereur de la Chine. Placés l'un à côté de l'autre, le Céleste-Empire et son voisin moins. puissant, l’Annam, ont été en relations constantes depuis un temps immémorial. Ces relations ont été de natures diverses. Nous voyons les deux pays, tantôt s'envoyant des ambassades réciproques, tantôt en guerre ; .parfois l'Annam, victorieux de la Chine, repousse l'envahisseur dans son pays, tantôt lui-même, vaincu, est réduit en province chinoise. Finalement, l'Annam accepte une sorte d'investiture de son formidable voisin qui donne à ce dernier une supériorité honorifique sur son faible adversaire. * * Voici en quelques lignes l'histoire des principales rela: tions de la Chine avec l'Annam, dont les limites n'ont pas toujours été aussi nettement définies qu'elles le sont aujourd'hui. Il est 'convenu, en effet, actuellement que - 15 - princes, tantôt sous le nom de rois ou d'empereurs. De- puis le dixième siècle de notre ère, on ne compte pas moins de six dynasties qui ont gouverné ce pays : 1° les Dinh (968); 2° les Lê antérieurs (980); 3° les Ly posté- rieurs (1010) ; 4° les Trân (1225) ; 5° les Lê postérieurs (1428), et 6e les Nguyen (1802). Cette dernière dynastie est celle qui a été fondée par Gia-Long après qu'il eut réuni le Tong-King à l'Annam. Elle a donné depuis lui quatre souverains : Ming-Mang, Thiëu-Tri, Tu-Duc et son successeur actuel, Hiep-Hoa. Les différentes dynasties chinoises ont accordé aux princes annamites, depuis plusieurs siècles, une inves- titure qui n'a d'ailleurs jamais eu un effet pratique sé- rieux, car elle n'impliquait pas de concessions mutuelles, d'alliance offensive ou défensive, mais simplement la remise d'un sceau au chef de la dynastie, sceau dont le souverain de l'Annam ne faisait usage que dans sa cor- respondance avec le Fils du Ciel, l'envoi d'ambassades, et le payement d'un tribut de médiocre importance. Cette investiture et ce tribut laissent subsister entiè- rement la souveraineté de l’Apnam, ainsi que nous avons déjà eu ailleurs l'occasion de le démontrer 1. En effet, « dans une alliance entre deux pays de force inégale, quand l'allié inférieur se réserve la souveraineté ou le droit de gouverner lui-même, il doit être, dit Vattel, regardé comme indépendant. Le payement d'un tribut, qui enlève de la dignité au pays qui le paye, n'enlève rien à la souveraineté de ce pays ». Dans le cas présent, l'Annam rentre bien dans la catégorie des Etats souve- rains; car depuis 1407, c'est-à-dire depuis l'occupation des Ming, la Chine n'est jamais intervenue dans les af- faires intérieures du royaume; la succession au trône, l'administration, la promulgation des lois, se sont faites sans que la Chine fût consultée. "Cercle Saint-Simon, déc. 1882. - - 16 Quand la Chine a été en guerre avec des puissances européennes, en 1842 et en 1860, nous ne l'avons pas vue requérir l'aide des troupes de son soi-disant vas- sal. Si, comme le disait une note publiée il y a quelque temps dans les journaux, à deux reprises différentes, dans les dernières années, les Chinois ont fait passer à leurs troupes la frontière annamite, c'était dans leur in- térêt propre et non pas à la suite d'un appel de Tu-Duc: en 1864, ils poursuivaient les débris des rebelles Taïpings, devenus Pavillons jaunes et Pavillons noirs pour les écraser; en 1879, ils pourchassaient Li Yong-Tsai, qui avait levé l'étendard de la révolte dans le Kouang-Si. Il n'y avait pas là l'acte d'un suzerain appelé par un vassal à son secours, mais bien le fait d'une puissance qui, sachant qu'on n'aura pas la force de la repousser, pénètre chez son voisin pour se faire justice elle-même. Cet argument que prétendait fournir la Chine à l'ap- pui de ses prétentions retourne d'ailleurs contre elie, car, si le simple fait d'une invasion d'un territoire constitue une suzeraineté ou une prise de possession de ce terri- toire, l'histoire nous fournit plusieurs exemples de l'in- vasion du territoire chinois par les Annamites et, pour n'en citer qu'un : au quinzième siècle, puisque la Chine aime la tradition, nous rappellerons que le roi d'Annam, Lê Thanh-Tong, fit une campagne contre les bat-Ba- Tuc-Phu, tribus sauvages tributaires de la Chine, qui furent plus tard incorporées à la Birmanie, et que le Céleste-Empire ne put empêcher la campagne du sou- verain annamite. * * D'ailleurs, il est impossible de traiter de la soi-disant souveraineté de la Chine sur l'Annam sans traiter éga- lement des prétendus droits qu'elle a sur les autres pays – 18 – action diplomatique ou militaire en Annam. Ni le traité de 1787 avec Gia-Long, ni la nomination d'un consul de France à Hué sous Louis XVIII, ni les divers exploits de nos marins sous le règne de Louis-Philippe pour punir les autorités annamites du massacre des mission- naires espagnols, n'ont amené l'intervention de la Chine. Enfin, l'occupation de la basse Cochinchine, résultant de la guerre de 1860 et des traités de Saïgon de 1862, n'est- elle pas aujourd'hui un fait acquis ? Enfin, le dernier traité de 1874, conséquence de l'expédition de Garnier, n'a été à aucune époque l'objet d'une réclamation de la cour de Pékin à la cour de Hué. Tu-Duc lui-même n'a songé à faire part de ce traité à la Chine que six ans plus tard, lorsque, se sentant trop faible pour résister à la France, il demanda du secours à son puissant voisin. * * Il ne nous suffit pas de montrer l'inanité des prétentions de la Chine au point de vue chinois même et au point de vue du droit des gens : l'attitude même de son prétendu vassal montre que la Chine n'a jamais eu de véritable suzeraineté, qu'il n'y a jamais eu entre les deux pays que des relations traditionnelles. En effet, nous avons déjà vu que Tu-Duc avait attendu six ans pour faire part du traité de 1874 à la Chine, et cela, non pas par devoir, mais simplement pour deman- der du secours. Le droit de suzeraineté implique voix délibérative dans le choix du prince, et dans aucun temps la Chine n'a été consultée lorsqu'il s'est agi de régler la succession au trône d'Annam. L'investiture même était considérée .comme chose si peu importante, que les princes cochinchinois ne la demandaient souvent qu'au bout de trois ans, de cinq ans et même plus de règne. – 19 – Tu-Duc, qui a reçu l'investiture à Hué au lieu de Ha- noï, était disposé à s'en passer si les envoyés chinois ne venaient pas jusqu'à sa capitale. Ce fameux sceau que la Chine remettait au chef de chaque nouvelle dynastie, quel usage en faisait le sou- verain annamite ? Il s'en servait par courtoisie, dans sa Sceau de l'Empereur d'Anñam. correspondance avec la Chine exclusivement; mais pour tous ses autres actes, et en particulier pour ses actes avec les puissances étrangères, il se servait d'un grand sceau dont nous donnons la reproduction ci-contre, dans lequel il prenait un titre égal à celui de l'empereur de la Chine. Le sceau porte en effut les caractères : Ta nam Hoang ti Tche si, c'est-à-dire : « Le grand sceau des empereurs du Grand-Sud. » Les commissaires impériaux annamites ne se considèrent pas non plus comme inférieurs à leurs - 21 - cette interprétation et déclarèrent que la cour de Hué n'avait jamais reconnu la suzeraineté de la Chine. L'amiral leur rappela les tributs envoyés à Pékin ; les ambassa- deurs répondirent que l'Annam, étant beaucoup plus petit que la Chine, sa voisine, avait été envahi fréquemment par les armées chinoises et obligé de se soumettre contre sa volonté; qu'à des intervalles irréguliers et éloignés, les Annamites avaient envoyé des présents à Pékin pour s'évi- ter des ennuis, mais qu'ils n'avaient jamais commis d'acte qui pût être interprété comme une reconnaissance de leur soumission. C'est exactement la définition que donne Vattel de l'Etat tributaire : « Il n'y a pas plus de difficulté à l'égard des Etats tributaires, car, bien qu'un tribut payé à une puissance étrangère diminue quelque chose de la dignité de ces Etats, étant un aveu de leur faiblesse, il laisse subsister entièrement leur souveraineté. L'usage de payer tribut était autrefois très fréquent; les plus faibles se rachetaient par là des vexations du plus fort, en se ména- geant à ce prix sa protection, sans cesser d'être sou- verains. » * * Mais, nous dira-t-on, puisque cette soi-disant suzerai- neté n'est que platonique, qu'elle n'est qu'une tradition sans importance pratique, pourquoi tout en traitant direc- tement avec l'Annam et en lui imposant notre protec- torat, ne pas laisser à la Chine la légère satisfaction de voir reconnaître la coutume ? Simplement parce que d'un privilège purement honorifique, la Chine prétend faire un droit absolu et que, s'appuyant sur une fiction, elle voudrait obtenir une suzeraineté réelle. Comme l'a fort bien dit M. le marquis Tseng , dans une conversation reproduite par le Temps, du 28 juin de cette année : « La - 27 - annamite, se rendit à la cour de Cochinchine. Il fut reçu froidement par Gia-Long, qui se montra peu favorable à ses propositions; et, comme l'écrit Barrow, la conduite ré. servée, pour ne pas dire méprisante, de tout le monde à la cour à l'égard de l'ambassadeur de l'East-India Com- pany, rend très probable la supposition que les présents qu'il fit de la part de ses chefs ne furent pas offerts avec le cérémonial nécessaire. Lord Macartney s'arrêta à Tourane pendant son voyage d'Angleterre en Chine, lors de la célèbre ambassade de 1792-1794. L'Annam était alors entre les mains de l'usur- pateur; ce dernier craignit un moment que l'escadre an- glaise ne fût une expédition française dirigée contre lui; mais, l'objet de la mission lui ayant été expliqué, il reçut convenablement l'ambassadeur d'Angleterre, à qui l'on fit même des ouvertures pour l'achat d'armes et de muni- tions. Une dernière tentative fut faite dans les années 1821 et 1822 par les Anglais pour établir des relations commer- ciales avec la Cochinchine. Le gouverneur général du Bengale envoya dans ce but une ambassade aux cours de Bangkok et de Hué, à la tête de laquelle fut placé Mr.John Crawfurd. La mission ne réussit pas. Minh-Mang, qui venait de succéder à son père Gia-Long sur le trône d’Annam, redoutait l'Angleterre, la puissante alliée de Siam, l'ennemie de la Cochinchine, qui faisait la guerre à la Birmanie. A son arrivée à Hué, en septembre 1822, Crawfurd sollicita une audience de l'empereur, qui lui fut refusée sous le prétexte qu'il n'était que le fondé de pou- voirs, d'un gouverneur général. On s'étonna même que ce dernier eût agi contrairement aux usages en adressant ses lettres directement au roi. Crawfurd traita ensuite avec le mandarin des étrangers, qui lui accorda, au nom de son maître, la permission de venir commercer dans tous les ports de l'empire, ceux du Tong-King exceptés, en se conformant toutefois aux lois et aux usages du pays. 28 - ** Ainsi donc, il n'y a pas eu pour l'Angleterre, comme pour la France, dans ses négociations avec l'Annam, une série de précédents formant une sorte de politique tradi- tionnelle. Si l'Angleterre prend un grand intérêt dans la question franco-chinoise actuelle, ce n'est pas qu'elle re- vendique pour elle le bénéfice de la position prise par la France, mais bien afin de savoir comment peuvent être affectés ses intérêts politiques et commerciaux par les changements qui s'opèrent dans la portion nord-est de la presqu'île indo-chinoise. L'Angleterre possède aujourd'hui dans l’Indo-Chine des intérêts de premier ordre. Des guerres heureuses lui permirent de s'emparer de l'Assam, de l’Arakan, du Pégou et du Ténassérim. Ces conquêtes isolaient la Bir- manie du reste du monde, donnaient à la Grande-Bretagne la possession d'un des plus grands cours d'eau de cette région, l'Irraouaddy, permettaient la création d'un des centres commerciaux les plus importants de l'Asie orien- tale à l'embouchure de ce fleuve, Rangoun, et ouvraient une nouvelle route à la Chine. Il est naturel que la posi- tion acquise par la France sur la côte orientale de l'Indo- Chine ait attiré l'attention de l'Angleterre. Comme elle, nous cherchons à prendre possession d'un cours d'eau qui nous permettra de créer des centres commerciaux et qui ouvrira une nouvelle route vers les provinces sud- ouest de la Chine. Le royaume d’Annam est maintenant sous notre protec- torat, mais en bonne foi, l'Angleterre aurait mauvaise grâce à nous reprocher de faire d'un côté de la péninsule ce qu'elle-même a fait de l'autre. Si nous avions fait cette expédition dans le but de balancer son influence ou de contrecarrer ses desseins, l'Angleterre pourrait s'in- - 32 - bien distinctes, toutes les deux d'ailleurs marquées par des luttes et des négociations. A la suite des Portugais, arrivés à Canton en 1514, les Hollandais, les Anglais, les Français, les Suédois, etc., débarquèrent à leur tour. At- tirés par le désir de commercer, les négociants de ces différentes nationalités se trouvèrent en présence d'un gouvernement absolument hostile à la présence des étrangers. En conséquence, il ne leur fut permis de ré- sider que dans une seule ville de l'empire, à Canton, dans un seul quartier de cette ville, et ils ne purent traiter de leurs affaires ni avec le producteur, ni avec le consom- mateur, ni même avec le représentant de ces derniers, mais par l'intermédiaire de négociants officiels connus sous le nom de marchands hannistes. Lorsque ces étrangers osaient faire des réclamations, ils étaient traités avec la dernière dureté; on restrei- gnait les quelques privilèges qu'on leur avait à grand'- peine accordés : leur position parfois était intenable. L'éloignement de la Chine, la longueur du voyage, le peu de connaissances que l'on avait des forces de l'empire, faisaient tolérer ou plutôt laissaient subsister, par les pays occidentaux, un état de chose lamentable pour les inté- rêts et humiliants pour la dignité de leurs nationaux. Il fallut un coup de force des Anglais, à la suite de la saisie de leur opium, la guerre de 1842, pour modifier la posi- tion des étrangers en Chine. Après le traité de Nankin, de 1842, qui ouvrait au commerce européen les cinq ports de Capton, Emoui, Fou-Tcheou, Ning-Po et Shanghaï, la France avec M. de Lagrené, les États-Unis avec Mr. Caleb Cushing, puis les autres pays signèrent avec la Chine de semblables traités. La seconde période de l'histoire de nos relations avec le Céleste-Empire commençait. Le traité de Nankin avait ouvert des débouchés nou- veaux à nos produits commerciaux, mais n'avait pas réussi à établir entre la Chine et nous des relations cons- tantes et diplomatiques. La guerre de 1860, les traités - 34 - muni de pleins pouvoirs et la dénonciation de son traité par les ministres à Pékin eût été, si la Russie l'avait dé- siré, un casus belli au premier chef. Toutes les armes sont donc bonnes contre nous : que ce soit la trahison comme à Tong-Tcheou, en 1860, lorsque, malgré la parole jurée, des Anglais et des Français furent attirés dans un guet-apens, faits prisonniers et horri- blement torturés, ou l'intimidation directe comme dans les négociations présentes, dans le cours desquelles la Chine nous laisse entrevoir la possibilité d'une guerre qu'elle ne veut ni ne peut faire. Toutes les nations étran- gères ont eu leurs difficultés avec la Chine, et ce qui se fait contre l'une s'est fait ou se fera contre l'autre. S'il était possible, par un décret, d'expulser tous les étrangers de la Chine, il serait signé depuis ſort longtemps. Il existe par suite une solidarité complète d'intéréts entre les diverses nations chrétiennes et il importe qu'elles se soutiennent les unes les autres dans leurs revendications. En même temps que les Européens cherchaient à péné- trer dans la Chine, ils fondaient dans les pays voisins des comptoirs. Les circonstances permirent dans certains cas de transformer ces comptoirs en colonies, et la Chine, qui n'ouvre que ses ports aux étrangers, voit ceux-ci presser sa frontière de terre de toutes parts. Redoutant de voir son territoire envahi à son tour, elle cherche à faire rétrograder les envahisseurs ou à arrêter leur marche en élevant des prétentions sur les contrées limi- trophes. La Chine, empire du Milieu, considère les autres peu- ples comme ses tributaires. On n'ignore pas que, lorsque Macartney se rendit à Pékin, les pavillons des bateaux avec lesquels il remonta le Pei-Ho portaient, en larges carac- - 39 porte d'indiquer pour ne pas laisser l'opinion publique être égarée par de vaines fanfarondades. * * En 1874, quelques sujets japonais ayant été massacrés par les aborigènes de Formose, et les Chinois ayant re- fusé d'intervenir pour donner satisfaction aux réclama- tions du Japon, celui-ci résolut de se faire justice lui- même et envoya un cuirassé et des troupes pour tirer une vengeance éclatante des meurtriers. Grand émoi en Chine. Placards incendiaires dans toutes les villes, rap- ports belliqueux des censeurs, le Dragon impérial va dé- vorer ces insensés capables de violer ses Etats; dans les arsenaux de Shanghaï et de Fou-Tcheou, on déploie une activité effrayante; une maison américaine est chargée de négocier avec Baring Brothers et Cie, de Londres l'achat de deux cuirassés danois qui sont à vendre sur chantier; des troupes sont expédiées à Formose, une guerre ter- rible est imminente. Tout à coup on apprend que ce beau feu s'est éteint. Le ministre d'Angleterre a fait com- prendre au Tsong-li-Yamen que les quatre cents millions d'habitants de la Chine sont incapables de faire la guerre aux trente-trois millions d'habitants du Japon ; le Fils du Ciel baisse pavillon devant le Mikado; l'empire du Milieu signe un traité avec l'empire du Soleil Levant, qui reçoit une indemnité considérable. Les Japonais rembarqués, on arrête le travail dans les arsenaux, on rompt les négocia. tions avec les Baring, on rappelle les troupes de Formose, et quelles troupes mon Dieu ! Il faut les avoir vues défiler sur le quai à Shanghaï pour s'en faire une idée : jamais, même au temps de la Ligue, vit-on procession plus gro- tesque de voleurs, de mendiants, de gens dépenaillés armés de hallebardes rouillées, de sabres ébréchés et de fusils à pierre! - 40 - Deux années plus tard, en 1876, c'était avec l'Angle- terre que la Chine avait des difficultés. On avait simple- ment, malgré les passeports en règle de Pékin, assassiné sur la frontière de Yunnan un jeune interprète anglais, Margary, et attaque l'expédition d'exploration commandée par le colonel Horace Browne. Nous nous rappelons par- faitement que, au mois de septembre, nous partîmes de Tche-Fou avec la nouvelle quasi officielle de la guerre. Au dernier moment, les Chinois, épouvantés, signaient une convention avec l'Angleterre. En 1880, c'était le tour de la Russie. Un traité signé à Livadia par un plénipotentiaire chinois muni de pleins pouvoirs, Tchoung-Heou, était dénoncé à Pékin; c'était un casus belli. La Russie, avec beaucoup de condescen- dance, recommença avec M. le marquis de Tseng les né- gociations sur de nouvelles bases. Les Chinois, qui pre- naient la longanimité des Russes pour de la faiblesse, devinrent plus exigeants : quelques manoeuvres savantes de l'amiral Lessovsky, sur les côtes de la Chine, décidè- rent les Chinois à signer un traité le 12 février 1881. Ce qui s'est passé pour le Japon, l'Angleterre et la Russie, se passe également pour nous aujourd'hui : la Chine ira aussi loin qu'elle le pourra dans la voie de l'in- timidation; le censeur Tchang-Ti-Tong, qui fit en 1880 un rapport fulminant contre les Russes, trouvera des suc- cesseurs; le vice-roi du Tche-Li fera rédiger des memo- randa par des légistes à ses gages; on parlera de concen- tration de troupes, de marches et de contre-marches; on passera des marchés pour l'achat d'armes et de bâtiments de guerre en Europe; mais, dès que le commandant de notre escadre aura coulé quelques jonques et arrêté le transport du riz, la Chine aura immédiatement recours à la médiation soit de l'Angleterre, soit des Etats-Unis, pour arrêter le cours des hostilités qu'elle-même aura pro- voquées. * * - 45 - jours, avec M. Bourée, afin de déplacer simplement la question. On sait ce qui en advint : à peine M. Bourée croyait-il ces pourparlers terminés, que le Tsong-li- Yamen, bouleversant tout ce qui avait été fait et rouvrant la question, lui proposait une conférence dans laquelle devait figurer l'automate annamite que les Chinois s'étaient donné la peine d'aller chercher à Hué pour qu'il suppléât à Pékin aux pièces de conviction qui manquaient et manquent toujours, malgré cela, à la Chine. Telles sont les circonstances dans lesquelles la question du Tong- King a été déplacée et s'est transformée en une question franco-chinoise. Il appert des documents que la Chine elle-même nous fournit, qu'elle a joué notre ancien ministre a Pékin, qu'elle n'avait aucun droit véritable sur l’Annam et qu'elle est entrée dans le conflit non pas à la suite d'une demande spontanée du souverain de ce pays, mais à la suite d'une pression que nous qualifierons par euphémisme d’ultra-diplomatique. * * Nous ne voulons pas parler des procédés spéciaux à M. le marquis Tseng. M. le marquis Tseng a inauguré une manière nouvelle pour conduire les négociations diplomatiques. Il éprouve trois ou quatre fois par semaine le besoin de faire con- naître ses impressions urbi et orbi ; tantôt, lorsqu'il trou- vera des documents diplomatiques, à son avis insuffisants, il s'empressera immédiatement de les compléter en livrant de nouvelles pièces à la publicité ; s'il lui est impossible de répondre par la voie ordinaire à des paroles dés- agréables prononcées du haut de la tribune parlemen- taire, vite il fera passer dans tous les bureaux de rédac- tion une petite note autographiée, dans laquelle il exprimera ses vues; ou bien, il s'abandonnera, avec quelques repor-