key: cord-298007-0n6r6egw authors: Cléro, J.-P. title: Nouvelles voies ou avancées en bioéthique date: 2020-09-29 journal: Ethics Med Public Health DOI: 10.1016/j.jemep.2020.100588 sha: doc_id: 298007 cord_uid: 0n6r6egw This paper examines the impact of the exceptional events of the 2020 pandemic and the government containment responses it triggered on two ethical issues that arose before the virus took its toll. These two questions – chosen among others – were those of the unity of the medical ethics and of the specific nature of the pharmacist's ethics. The answers to these questions were deeply changed in meaning and value after the events we experienced. When reality intrudes, it does not only change practices but it equally changes theory. The questions formerly asked continue to be asked, but a certain number of solutions have been discredited among those that we thought should be taken into account: a certain bureaucracy, in one case, to resolve illusory questions of ethical efficiency; a vague metaphysics of morals in the other, to believe that the distinction between a drug and a commodity can be fulfilled cheaply. A reading of Kierkegaard appeared to us like a salutary issue in the first case; whereas ethical and political research about pharmaceutical matters seemed to be absolutely urgent to our eyes, in the second case. J.-P. Cléro Death; Pandemic; Pharmacy; Proportionality; Time; Unity of ethics questions were deeply changed in meaning and value after the events we experienced. When reality intrudes, it does not only change practices but it equally changes theory. The questions formerly asked continue to be asked, but a certain number of solutions have been discredited among those that we thought should be taken into account: a certain bureaucracy, in one case, to resolve illusory questions of ethical efficiency; a vague metaphysics of morals in the other, to believe that the distinction between a drug and a commodity can be fulfilled cheaply. A reading of Kierkegaard Quand, en février dernier, cet article m'a été proposé par la direction du présent Journal, et que, selon mon habitude, je me suis mis aussitôt à jeter quelques notes spontanées sur le papier, destinées à être rectifiées plus tard, je songeais à regarder l'éthique dans une perspective de longue durée et m'apprêtais à concentrer mon attention sur ce qui constituait, au début de l'année 2020, l'unité de l'éthique ; non pas son autonomie que je crois désormais acquise par rapport au droit, aux religions et aux morales. Mon intérêt s'orientait aussi presque spontanément sur la question de l'autonomie de l'éthique des pharmaciens par rapport aux éthiques élaborées par diverses catégories de soignants. À la réflexion sur la composante industrielle de la pharmacie, nous aurions pu joindre celle de l'élaboration d'instruments et de machines et reprendre un problème que nous avions déjà posé dans un article précédent 1 . Tels étaient les thèmes qui nous paraissaient fondamentaux il y a quelques mois. On parlait bien, déjà, depuis la fin de l'année 2019, d'une pandémie à Wuhan et dans sa région, mais enfin c'était en Chine et, en dépit même de la mondialisation, il reste vrai que -comme l'ont souligné les philosophes des Lumières pour le déplorer -on éprouve une empathie décroissante pour les hommes à mesure de leur éloignement par rapport à nous 2 . De plus, dans l'imaginaire qui m'habitait alors, bien à tort d'ailleurs, la Chine paraissait résoudre ses problèmes par des procédés dignes de la fiction que Camus a élaborée à partir de la peste d'Oran. Nul ne songeait que les vagues de la pandémie nous atteindraient un jour sous une autre forme que celles des images que les statisticiens affectionnent particulièrement pour parler de la forme des courbes auxquelles ils soumettent des phénomènes qui affectent les populations qu'ils étudient ; et puis vint la crise du coronavirus qui a fondu sur nous, sans épargner ceux qui s'intéressent à l'éthique depuis plusieurs décennies, et fait l'effet d'un choc, d'autant plus durement ressenti qu'il fut inattendu et comme venu d'un autre monde sur lequel nous n'avions aucun contrôle. Je me croyais très critique à l'égard des sciences et de la médecine, de leur puissance et leur accordais surtout une sorte de pouvoir symbolique, même si dans ma propre vie, j'étais moi-même changé par des médicaments qui m'assuraient une survie confortable et continue de jouir à présent d'un tel confort. Or, par cette incroyable crise -que l'on a pu désigner du mot un peu faux de guerre, choisi en raison de résonances mythiques, lesquelles vont se révéler à double tranchant -, j'ai vu à l'oeuvre des scien- 1 Ce problème est celui du couplage avec les machines qui ne doit pas être compris comme la liaison d'un sujet avec une machine, mais plutôt comme un couple nouveau qui sent pour lui et non pas comme une partie de lui contre l'autre. On ne sent plus de la même façon lorsqu'on est couplé avec un médicament puissant ou avec quelque auxiliaire machinal ou chimique qui permet de vivre. Qui est lié à la machine ? Ou plutôt : qui est cette liaison ? S'il s'agit d'une sorte de « nous », quel est ce « nous » et qui « veut l'être » ? 2 Hume et Diderot parlaient plutôt de l'Indien dont les Européens acceptaient la souffrance et la mort sans état d'âme quand la satisfaction d'un de leurs plaisirs les rendaient inévitables. tifiques, des médecins, des soignants, extraordinairement dévoués, mais tout en faisant le constat d'une science relativement impuissante qui nous a fait « revivre », à travers je ne sais quelle conscience collective, des épisodes que nous croyions, bien naïvement, dépassés, dignes des pestes et des choléras du XIX e siècle et de la grippe espagnole, ultime cadeau laissé outre-tombe par la guerre de [14] [15] [16] [17] [18] . Jamais je n'aurais pu penser que nous allions nous trouver assez démunis, en temps de paix, vivant dans une relative prospérité, partagée, dans nos contrées du moins, non sans inégalités il est vrai, par le plus grand nombre, devant une maladie pour que nous devions nous enfermer entre gens présumés sains ou pour séquestrer les gens malades jusqu'à ce que Dieu reconnaisse les siens, emportant les uns et laissant en sursis les autres. Rien n'est décidément jamais acquis sans que de brusques retours ne soient possibles. Ce traitement drastique, qui a probablement, pour un temps du moins, enrayé la progression géométrique de la contamination, salutaire par ses effets de désenchantement, allait apporter, à son tour, par-delà la réalité du surcroît des morts et de la multiplication des malades que l'on ne parvenait pas à soigner, son lot de mythes 3 alimentés par une peur entretenue par le pouvoir et plus encore par les médias. Le mythe de Prométhée se commuait alors en celui du Rivage des Syrtes ou en celui de Remarque : celui de l'attente indéfinie d'un danger derrière des lignes de défense que l'on savait, pour une bonne part, aussi précaires que la ligne Maginot ou que le mur de l'Atlantique ; avec les atermoiements de l'imaginaire de la guerre précédente provoqués par les intermittences touchant la question des masques, d'abord conseillés, puis -sous la pression des événements 4 -devenus inutiles, avant de redevenir une obligation. Nous n'en faisons pas grief au gouvernement d'alors. La durée que nos statuts démocratiques accordent aux politiques et aux actions des politiciens est de trop courte durée pour que nous nous y risquions. Les gouvernants sont d'abord des héritiers et ils gèrent les affaires qui ont été traitées par des gens qui eux-mêmes disposaient d'aussi peu de temps qu'eux. Le temps haletant du politique a ses limites. Les gouvernements des pays libres ont fait globalement ce qu'ils ont pu pendant cet étrange épisode et ils n'ont pas « péché contre la raison », pour reprendre une formule célèbre. Ainsi, on ne s'étonnera guère que des événements majeurs frappant au bon endroit, comme les choses savent ironiquement le faire, puissent remettre en cause les appréciations et les décisions de notre vie pratique ; ce sur quoi on estimait important de mettre l'accent ne l'est plus ; ce qu'on aurait pris pour un simple exercice scolaire a pu s'inviter parmi les soucis de tout premier plan. Mais le point qui va nous retenir ici est que ce qui est vrai dans la pratique ne l'est pas moins dans la réflexion théorique : ce sur quoi nous estimions fondamental de travailler peut -indépendamment de notre volonté -glisser au second plan, tandis que ce que nous prenions pour un simple exercice de disputation qui n'impliquait aucune croyance peut devenir le réel. Ce que nous estimions aussi hautement improbable que certains événements cosmiques racontés par la science-fiction a été, mutatis mutandis, notre lot plusieurs mois durant, mettant à l'épreuve nos jugements de valeur et nos jugements théoriques. Je pensais donc, il y a quelques mois, que le temps était venu de risquer une première tentative d'unification de l'éthique des soins. Depuis quatre ou cinq décennies, des théorisations s'effectuaient en tous sens, plutôt sous la forme d'articles et de réunion d'articles. Je me demandais s'il ne fallait pas commencer à parachever l'édifice. De deux façons à la fois distinctes et solidaires : administrative, d'une part, et conceptuelle ou plutôt principielle, de l'autre. Commençons par la seconde façon, principielle. Chacun convient pourvu qu'il réfléchisse de façon loyale aux problèmes proposés -je veux dire sans le parti pris d'une religion adoptée ou défendue de façon dogmatique -que toute réflexion éthique, toute décision éthique est souvent circonstancielle et tient le plus grand compte, certes du droit en cours en tel lieu, mais aussi des positions morales et religieuses des protagonistes du cas qui se présente. Ainsi pourrions-nous dire de l'éthique ce que Bachelard disait des méthodes scientifiques 5 [3 ; p. 139] : que toute éthique n'est jamais qu'éthique de circonstances. Ce qui ne l'empêchait pas de distinguer des âges de chaque science ; il est clair qu'il existe aussi des âges de l'éthique et qu'on ne fait déjà plus de l'éthique aujourd'hui comme on en faisait dans les années 1980 lorsque, en France, le CCNE commençait son travail. Est-il possible que l'éthique donne lieu à des énoncés principiels ? Ou en restera-t-on encore longtemps, si ce n'est toujours, à inventorier les problèmes et leurs « solutions » en analysant, de façon très empirique et sans aucun « préjugé », les concepts qui président à leur position ? Cette liberté de recherche sans aucune quête de système est sans doute ce qui domine dans les revues françaises, anglophones, roumaines. Certes on voit bien se dessiner chez les auteur.e.s des appartenances à des familles d'esprit : celles et ceux qui se revendiquent de la phénoménologie ne posent pas les questions dans les mêmes termes qu'un utilitariste. Un.e utilitarist.e se démarque d'un.e kantien.ne. Un.e éthicien.ne des vertus ne raisonne pas comme un.e éthicien.ne des principes à la façon de Beauchamp et de Childress [4] . Mais, pourvu qu'il n'enfouisse pas son propos dans une gangue amphigourique, chacun peut intéresser les autres et donner lieu à des polémiques enrichissantes. Ces discussions, ces expériences de pensées, la production de ces exemples destinés à embarrasser l'adversaire sont extrêmement importantes et contribuent à constituer un entrelacs rationnel qui prélude à une sorte d'identification des problèmes, ne procédât-elle pour le moment que par archipels, marcottages, lancements de ponts. Mais si l'unification est en marche dans ces directions -comment le travail de la raison éviterait-il d'unifier et de constituer « de l'un » ? -dans des problèmes généraux, en va-t-il de même dans les questions ponctuelles, singulières, biscornues et hirsutes comme elles le sont très souvent -même si elles posent aussi des problèmes généraux -, que posent les cas où l'éthique est sollicitée et se trouve sommée d'intervenir pour régler un différend entre personnes impliquées dans un soin, une sortie d'hôpital ou un internement, un décès ? Nous concevons facilement que les questions générales puissent se régler par des variations d'expériences de pensées, par des exemples conçus ad hoc. C'est ainsi par exemple que l'on peut se demander s'il faut admettre la gestation pour autrui, préconiser le paiement de l'offre de sang ou de celle d'un organe, reconnaître le bien-fondé d'un paiement par la Sécurité sociale d'une utilisation de vira, et attendre, de ce genre de problème dûment posés, et résolus pas à pas, des solutions qui satisfont le plus grand nombre, pourvu que ces gens ne soient pas d'entrée de jeu liés à une doctrine qui les empêche dès le début d'avoir la clarté d'esprit nécessaire et la disponibilité de se mettre à la place d'autrui -ce qui est pourtant le principe même de l'utilisation de la raison -. Mais chacun comprend tout aussi immédiatement qu'un problème particulier qui se pose dans un service -un refus opposé, lors d'un soin, par un proche d'un malade alors qu'aucune consigne n'a été laissée par le patient, le refus de se faire soigner les uns par une femme, les autres par un homme, un différend concernant la sortie de l'hôpital, un conflit concernant la responsabilité de se trouver hors délais par la demande d'un acte encadré par la loi sur le plan temporel, l'utilisation extensive d'une chambre d'internement -ne sera pas résolu de la même façon, puisque la façon dont le problème est envisagé et dont il peut recevoir une solution dépend de l'interprétation que s'en font les protagonistes, du rapport de force ou d'autorité qui existe entre les membres de la situation, de la marge de manoeuvre que laisse le droit, du temps dont on dispose pour résoudre la difficulté, de la bonne volonté de chacun pour parvenir à un consensus ; cette fois, il ne saurait y avoir une solution idéale valable pour tous les cas, mais plutôt un accord ponctuel qui fait des vainqueurs et des vaincus, qui provoque des amertumes, qui peut donner l'impression que le droit a été bafoué, que l'on a simplement réussi à faire un équilibre de plaisirs et de douleurs qui ne soit pas en défaveur du patient dont on a fait en sorte que les intérêts priment. Ce dernier aspect de l'éthique ne saurait se traiter entièrement par principes, même si la réflexion de ces cas est essentielle de ce point de vue, ces cas laissassent-ils la rancoeur d'avoir été mal traités ; elle l'est même d'autant plus qu'elle laisse ce goût désagréable, car il est bon de savoir pourquoi on a cédé sur le droit dans un cas, ce qu'on n'aurait pas fait dans l'autre ; pourquoi on a laissé le dernier mot -celui qui a emporté la décision -à telle personne plutôt qu'à telle autre. Cette flexibilité à l'égard des principes, qu'ils soient juridiques, moraux ou religieux, est intéressante ; elle peut se rationaliser, même si on a différé sa rationalisation ; elle doit être rationalisée ne serait-ce que pour comprendre après coup et à rebours où on a eu raison et où on a eu tort de laisser la solution s'orienter dans tel sens plutôt que dans tel autre. Si dans le cas où l'éthique raisonne sur des principes généraux, comme lorsque le CCNE est saisi ou s'empare d'un problème et tente de le résoudre 6 , ses modes de raisonnement ne diffèrent guère de celui qu'on trouve dans les sciences et en philosophie, dans le dernier cas, en revanche, le raisonnement prend une tout autre allure, que nous définirons volontiers de mode « diplomatique » de fonctionnement. Le diplomate, s'il n'est pas tout à fait désintéressé dans une discussion et s'il défend -explicitement ou secrètement -les intérêts de l'État qu'il représente, n'en travaille pas moins dans tous les cas avec les valeurs et les modes d'argumentation des partenaires. L'habileté est de les insérer dans un plan commun et de les faire collaborer à ses intérêts propres ou à ceux des positions qu'il estime rationnelles. Chacun comprend ici que la contingence et les composantes très hétérogènes des situations jouent un rôle décisif. Et pourtant nous ne dirons pas que cette volonté de dénouer pratiquement les situations n'est pas sans composante rationnelle forte ; simplement, il ne serait pas toujours possible d'énoncer par principes la façon dont la situation a finalement été dénouée. Nul ne dira que la diplomatie est sans règle, sans principe, qu'elle ne poursuit pas de buts qui soient communs à toute entreprise de ce genre. Si les arrière-pensées font partie du jeu, les siennes et celles qu'on scrute chez les partenaires, la volonté d'en venir à un accord est aussi l'objectif et la règle de l'entreprise, quelles que soient les valeurs sur lesquelles on s'appuie pour l'obtenir, pourvu qu'elles ne soient pas inacceptables pour l'un des partenaires. Les diplomates qui s'assoient à une table de concertation le savent bien et, d'une certaine façon, appartinssent-ils à des pays différents les uns des autres, leurs façons de se concerter ne diffèrent pas assez d'un pays à l'autre qu'il n'y ait de points communs dans leurs modalités d'action. Il s'agit dans tous les cas de prendre exactement conscience des doléances de l'autre ou des autres et de travailler avec elles, qu'elles nous plaisent ou qu'elles ne nous plaisent pas, qu'elles soient faciles ou qu'elles soient difficiles à satisfaire. Même si des principes sont en jeu dans ce type de rationalité diplomatique, ils n'agissent que comme des paramètres dans un calcul qui est plutôt celui de la connaissance pratique, comme l'appelaient les Anciens, l'orthodoxa, comme l'appelait Platon, et relèvent de considérations probabilistes comme nous les connaissons chez Bayes depuis le XVIII e siècle. La question de l'unité rationnelle se pose toujours et elle est bien à l'arrière-fond des recherches en éthique, qu'elles portent délibérément sur des principes ou qu'elles ne s'y réfèrent qu'indirectement, au coup par coup, ne les faisant fonctionner qu'à propos de valeurs et d'informations toujours différentes ; toutefois, dans le second cas, si elle convainc celui à qui on a appris quelques rudiments du calcul des probabilités, elle ne laisse pas d'embarrasser le sens commun qui constate que son traitement par le calcul permet de justifier des positions contraires, qu'il ne permet pas, dans un débat, de dire nettement qui a raison et qui a tort, et qu'il permet même de donner raison à quelqu'un dont l'action a paru démentie par les faits. À cette rationalité compliquée, qui n'est pas un savoir comme les autres -même s'il n'est pas impossible d'en rendre compte par des mathématiques spécifiques -, qui est inévitable par son importance 7 et qui est pourtant trop subtile pour le sens commun lequel y voit souvent des fauxfuyants destinés à échapper à la justice par exemple 8 , il faut ajouter une volonté de rationalisation de l'éthique, par le biais de l'administration. Valentin Muresan y a travaillé en Roumanie en comparant les systèmes d'éthique mis en place par les politiques en France, en Allemagne, en Angleterre et partout où, en Europe, l'éthique médicale est prise au sérieux 9 . Prenant surtout ses exemples dans le domaine de la corruption qui sévit en Roumanie 10 , fléau auquel le plus grand nombre aspire à mettre un terme, Muresan rêvait d'un système qui, à tous les niveaux et dans les secteurs de la société -université, médecine, politique, finance, . . . -, aurait, à la manière de la Cour des Comptes française, observé, apprécié, divulgué, les irrégularités en cherchant les moyens de les combattre. Il lui semblait impossible d'en rester à des appréciations au coup par coup, en ne s'élevant que par inductions risquées à des principes de faible valeur, alors qu'il était nécessaire d'en passer par plus de généralité, moins de « réflexivité » et plus de prégnance dans la société de telle sorte que soit partout diffusée en elle l'exigence d'éthique. La bonne foi des revendications de cessation de la corruption lui semblait passer par cette imprégnation de la société par une surveillance éthique qui en aurait unifié les principes en un autre sens que celui dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent (I.1). Et c'est bien là où se trouve la difficulté. On peut discuter le peu d'autorité des conseils d'éthique et déplorer leur manque de pouvoir, s'intéresser au mode de constitution de leurs membres, à leur formation, à leur compétence, à la composition des comités, aux informations auxquelles ils ont accès, au statut juridique des avis qu'ils formulent et justifient, de ce qui peut être fait par les instances dirigeantes à partir de ces avis que celles-ci les sollicitent ou ne les sollicitent pas. Il est vrai que si ceux qui siègent dans les conseils d'éthique n'y sont qu'en raison de leurs cheveux blancs, sans autre justification que celle de devoir achever une belle carrière, s'ils sont à la place d'autrui, mais c'est la maxime de mon action qu'il s'agit d'universaliser ou celle du mineur qu'il s'agit d'aider à prendre ses décisions. Mais l'éthique est le plus souvent un travail qui implique et requiert les décisions des autres plutôt que les miennes, lesquelles sont mises entre parenthèses. Il se peut que l'éthique soit d'une importance capitale par rapport à la morale, mais son statut déontologique ne saurait dépasser celui du conseil. Il en va de l'éthique, mutatis mutandis, comme de l'amour dans la religion chrétienne de Kierkegaard : on peut bien tenir l'amour chrétien pour plus important que la loi morale, mais à la différence de celle-ci qui peut être commandée, celui-là -en dépit de sa valeur qui peut être supérieure et de ce que Kierkegaard n'hésite pas à appeler sa nécessité -ne peut jamais être que conseillé 12 . Il y a évidemment un lien entre la façon d'envisager les principes de l'éthique et la manière de les organiser administrativement. Si l'on respecte une certaine contingence des positions éthiques et si l'on répugne à donner aux principes éthiques une allure et une consistance déductives, on sera évidemment réticent à organiser l'éthique comme une doublure dangereuse du politique et du droit et l'on s'interdira même de le faire. J'étais donc dans ces dispositions de pensée pour répondre à la question qui était celle du présent collectif, quand survinrent la pandémie et le confinement qui en a résulté et qui m'ont conduit à définir de tout autres priorités. Mais explorons d'abord le deuxième champ que je considérais, il y a encore trois mois, comme contenant l'un des axes prioritaires de réflexion sur l'éthique et que la façon dont les États ont, chacun à sa façon et même chacun pour soi, traité la crise pandémique m'a fait reconsidérer. Il s'agit de la spécificité de l'éthique de la pharmacie par rapport à l'éthique médicale et de sa place singulière dans l'éthique des soins. Le paradoxe, surtout éclatant dans les pays francophones -moins dans les pays anglophones qui ont reconnu le défaut depuis longtemps et ont cherché à le pallier -, est que si les efforts de l'éthique ont surtout porté sur l'aspect médical des soins, ils ont plutôt délaissé l'aspect proprement pharmaceutique qui leur est pourtant largement inhérent. Il est rarissime que le médecin puisse exercer un soin qui ne s'accompagne de la prescription et de l'administration de médicaments. Le médicament doit être produit, distribué, acheté, absorbé, inoculé, appliqué et ces derniers actes constituent même souvent l'essentiel de la thérapie, une fois que le médecin l'a prescrite et qu'il en contrôle périodiquement l'effet jusqu'à la guérison ou, du moins, jusqu'à l'amélioration et au mieux-être. Or, s'il existe des textes déontologiques régissant la profession de pharmacien, s'il existe un ordre des pharmaciens comme il en est un pour chaque catégorie de soignants : 12 « (Tauler) dit excellemment que l'amour préfère les conseils aux préceptes. C'est donc, comme je l'ai aussi exposé, un conseil chrétien d'abandonner tout, comme un désir du Christ que tu le fasses, mais il ne te l'ordonne pas, il ne juge pas non plus comme non chrétien, tout homme qui ne le fait pas » (VIII A 587) [7; p. 213]. médecins, infirmières ou infirmiers, sages-femmes et kinésithérapeutes, force est de constater que l'éthique ne s'est guère intéressée à cet aspect du soin qui constitue pourtant l'essentiel de la vie du malade et le souci majeur des autres soignants. C'est à ce paradoxe que nous voulions nous intéresser, quand le traitement politique, national et international, de la pandémie est venu retourner les cartes du problème. Quand on regarde les textes déontologiques des pharmaciens, on les trouve essentiellement orientés vers deux questions, les autres semblant comme occultées et ne relevant que du domaine de la politique, qu'elle soit celle des nations ou celle des grandes firmes qui produisent les médicaments et le matériel médical. Ces deux questions paraissent épuiser les deux registres de l'éthique pharmaceutique. C'est bien cette limitation artificielle et contingente -en dépit de ses apparences de nécessité -que la récente crise pandémique a probablement à jamais bouleversée. L'éthique nous paraît s'être intéressée au médicament sous un angle essentiellement métaphysique, dans le sens où Kant a parlé de « métaphysique des moeurs ». Chacun comprend assez que, si le médicament se vend et s'achète, qu'il est donc une marchandise, dont il s'agit de tirer profit si elle est utile pour les soins, comme les autres marchandises peuvent l'être pour s'habiller, se nourrir, se loger, travailler, se distraire, et s'il a donc un prix que le marché lui confère, dans sa confrontation aux autres médicaments et aux autres marchandises, il a aussi une valeur, dans la mesure où, sans lui, périrait ou se dégraderait le sujet qui l'achète et s'en sert, qui cherche à recouvrer une santé qu'il a perdue et qui risquerait de compromettre son existence, son activité sociale, les valeurs qu'il promeut pour lui-même et pour les autres. On l'a dit et répété : le médicament n'est pas une marchandise comme les autres ; il n'est pas une simple chose et, étant utilisé pour le rétablissement de la santé des personnes, il a aussi une dignité et une valeur. Ces considérations semblent presque directement issues des Fondements de la Métaphysique des Moeurs de Kant [8] . La faiblesse de ces considérations tient dans l'abstraction de ce qui se présente comme une opposition entre le prix et la valeur, alors que ce qui fait problème réside plutôt dans leur jonction et leur entretissage. Que le médicament, le test ou le matériel aient une utilité spécifique par rapport aux autres marchandises, nul n'en disconviendra ; mais dans leur cas, les problèmes qui se posent sont plutôt de savoir, pour les patients, réels et potentiels, qui les paiera si on les leur a prescrits, dans quelle mesure et pour combien de temps ; qui les fabrique ; qui décide de les fabriquer ; comment les États se les procurent s'ils ne les fabriquent pas ; à quel prix ils les achètent ; quel contrôle ils peuvent exercer sur la qualité du médicament et sur le prix auquel il est acheté. Or, ces questions et de multiples autres sont bizarrement éclipsées des registres éthique et déontologique. Peut-être parce qu'on estime qu'elles appartiennent très directement aux sphères commerciale et politique et que l'éthique n'a aucune prise sur elles. Mais cette estimation tombe alors sous le reproche, si souvent asséné à la morale kantienne, de manquer d'esprit dialectique et de découper arbitrairement des aspects de l'existence au lieu de les intégrer dans une vue d'ensemble. À quoi sert-il d'opposer abstraitement le prix et la valeur, si on ne poursuit pas des deux côtés l'analyse et si on ne présente pas comment elles sont inévitablement intriquées, sans que l'on puisse jamais revendiquer une valeur pure ni pointer une marchandise pure ? L'éthique doit continuer ses recherches bien au-delà du point de butée moral que semble lui assigner Kant : si les médicaments sont fabriqués par des entreprises privées sur la production et les modes d'échange desquels les États n'ont aucune prise ou une prise insuffisante, il est clair que l'une des fonctions pour lesquelles les hommes acceptent d'être citoyens n'est pas remplie, puisque la sauvegarde de leur vie n'est pas (suffisamment) garantie et que l'on abuse de leur liberté pour un résultat médiocre. Une masse de problèmes en résulte que l'on ne saurait exclure de considérations éthiques ; je ne dis pas que leurs solutions sont claires et qu'elles s'imposent ; je ne dis même pas qu'elles feraient l'unanimité entre les citoyens : au moins faudrait-il clairement poser les questions auxquelles elles sont censées répondre sans se contenter de l'aveugle considération métaphysique trop bornée quand on s'y tient. La seconde considération sur l'éthique pharmaceutique tient à ce qu'elle semble s'être diluée et vouloir se diluer dans l'éthique médicale, le pharmacien se faisant une sorte d'auxiliaire médical autant que le vendeur du médicament, catégorie qui l'enferme dans une pratique marchande qui a son éthique propre. Car il faut prendre garde à cet aspect que Kant n'a d'ailleurs pas ignoré même s'il l'a traité abstraitement : si, par quelque côté, on peut opposer les valeurs éthiques aux valeurs marchandes, les marchands ou les entreprises ont aussi leur éthique et, dans les exemples qui accompagnent les Fondements de la métaphysique des moeurs [8] , il est question de cette éthique marchande au moins sous l'angle de la légitimité des prix qui ne doivent pas être différents pour les uns et pour les autres et qui doivent respecter des contrats transparents. L'éthique a beaucoup mieux à faire de l'argent que de se contenter de l'opposer comme prix à la dignité et elle a précisément à s'en occuper dignement, puisque la seule quête d'argent ne peut, d'un point de vue éthique, se gérer elle-même. Depuis plusieurs décennies, le pharmacien se donne les tâches variées d'un auxiliaire médical qui conseillerait le patient-acheteur dans ses choix d'hygiène, de traitement, de médecin, de thérapeute, voire -dans certains cas -dans sa conduite juridique. Ces fonctions diverses le conduisent à n'avoir pas une éthique très différente des autres soignants. Ainsi, s'installe une sorte de manque de lisibilité de l'éthique pharmaceutique, dont on se demande parfois s'il n'a pas été voulu et entretenu par la profession qui n'entend pas insister sur ses règles propres et définir une autonomie, comme les cherchent la plupart des soignants pour se démarquer de celle des docteurs. Située à l'articulation de deux éthiques différentes, la pharmacie semble s'effacer sur le plan éthique -sans qu'on sache si cet effacement est délibéré ou pas -alors que les médecins sont, depuis près d'un demi-siècle, en pleine lumière de ce point de vue et semblent l'avoir parfaitement accepté. Le choc que furent la pandémie et les solutions -assez peu variées -que les États, pris de court, lui ont trouvées a été tant de fois décrit et l'est encore tant de fois quotidiennement, dans les journaux, à la télévision et sur Internet, pour dire le plus souvent sensiblement la même chose, qu'il n'est pas question de reprendre ici une fois de plus sa description. Nous voudrions plutôt envisager le déplacement temporel qu'il a pu exercer, tant dans les affaires pratiques que dans les affaires théoriques, si tant est qu'il soit pertinent de distinguer, comme si elles étaient autonomes, les sphères pratiques et théoriques. Si nous comptons nous servir ici beaucoup de Kierkegaard, loin de nous l'idée que l'éthique serait assimilable à la religion et fonctionnerait comme elle. Nous nous sommes assez souvent expliqué là-dessus pour ne pas devoir y revenir : les religions, qu'elles soient dogmatiques ou non, fonctionnent, en éthique, comme des objets ou des paramètres qui la constituent ; elles ne sauraient en constituer la trame proprement active. Nous avons souvent défendu l'idée que l'éthique était moins religieuse qu'elle n'est diplomatique et qu'elle travaille, pour instaurer ses propres valeurs sans les imposer, avec les valeurs des autres. Mais la façon dont Kierkegaard envisage le dépassement des morales et des codes juridiques par le religieux nous intéresse particulièrement en éthique, essentiellement sous l'angle temporel. Il est une loi temporelle à laquelle n'échappe pas plus la théorie que l'action, qui est que nous n'évaluons pas les distributions essentielles de concepts et de valeurs de la même façon lorsque nous sommes proches d'un événement décisif, que ce soit celui que nous attendons ou un événement que nous n'attendons pas pourvu qu'il soit par lui-même assez important. Le temps, c'est-à-dire les événements, ne cessent d'opérer des redistributions et des remaniements dans nos façons d'évaluer et même dans celles de constituer nos arguments. Ainsi, « dans la vie de l'esprit, n'y a-t-il pas de pause et si donc un homme n'accomplit pas, à la seconde même, ce qu'il croit juste, la connaissance perd son effervescence ; elle est obscurcie à souhait et elle finit par être entièrement d'accord avec la volonté, car elle passe alors du côté de la volonté et reconnaît qu'il en est justement comme le veut celle-ci » [1 ; p1273]. Ainsi, ne prend-on pas les mêmes résolutions en danger de mort -ou quand on s'estime en danger de mort -que lorsqu'on en paraît éloigné 13 . 13 Dans le même volume, on trouve tout aussi nettement : « Il est bien vrai qu'en danger de mort on peut faire maintes choses qu'autrement on ne ferait pas, qu'en plus d'une occasion décisive et solennelle on a des idées qu'en d'autres temps on n'a pas . . . sans pouvoir tirer de là pourtant une preuve directe que c'était juste, que c'était ce qu'on devrait aussi faire dans d'autres circonstances, dans celles de la vie courante. Mais de là ne s'ensuit pas non plus en revanche que le point de vue de la grande décision ne soit pas l'essentiel au regard de l'existence. Les deux points que nous avons soulevés précédemment (en I et en II) sont sortis de l'épisode pandémique profondément remaniés. On sait que certaines oeuvres se sont trouvées fendues par une découverte majeure et l'auteur de ses premiers volumes ignorait une découverte essentielle dont l'auteur des autres volumes a tenu compte 14 . Ici, c'est la question posée par le professeur Hervé qui s'est trouvée profondément remaniée par l'enchaînement des événements lequel a conduit au confinement puis au déconfinement progressif organisé par les États qui se sont imités les uns les autres et qui ont oeuvré, en apparence du moins, sous l'effet des opinions des scientifiques. L'urgence circonstancielle a été si grande et a tellement pris chacun de court, projetant au premier plan des problèmes que, dans nos contrées au moins, on n'aurait jamais cru pouvoir se poser ailleurs que dans les livres, que la question de l'unité de l'éthique s'est trouvée comme disqualifiée ; le problème étant plutôt de savoir, dans une situation de pénurie, qui allait bénéficier de soins qu'il était impossible de partager 15 . Ne cédons toutefois pas à un relativisme radical qui ferait dire que décidément l'unité de l'éthique est impossible et que toute circonstance, pour peu qu'elle soit exceptionnelle, la met essentiellement en cause. Ce qui est, en revanche, probablement compromis, c'est la structuration de l'éthique sous une forme bureaucratique dans la dépendance de grands principes, afin qu'elle se rende utile auprès du politique et de l'administrateur. Seul le mode d'unité pensé par Kierkegaard peut, ici, nous inspirer. Kierkegaard sait que l'enseignement du Christ ne consiste qu'en traces disjointes, qu'il n'est pas possible ni ne sera jamais possible de constituer en dogme. Mais il n'en voit pas moins dans le religieux un dépassement du moral. Et, exactement comme Fichte voulait dépasser la philosophie de Kant par une sorte de philosophie de la philosophie, s'inspirant pour le faire -comme l'a montré J. Vuillemin -du mathématicien Lagrange en ce que celui-ci élabore une algèbre de l'algèbre, qui dépasse ainsi la particularité des problèmes, Kierkegaard n'hésite pas à se référer à une sorte d'algèbre du christianisme 16 qui, à la fois, dépasse les morales, par une rationalité supérieure à celles-ci 17 et 14 Par exemple, les publications de Rabelais sont coupées par la conception de l'univers que Copernic développe dans le De revolutionibus [9] . 15 Si nous n'avons fait que craindre en France des situations de désarroi, l'Italie et l'Espagne, pourtant si proches de nos frontières, ont réellement connu ces circonstances terrifiantes. 16 17 Dans des textes souvent ardus, Kierkegaard n'hésite pas à montrer que l'inconnaissable n'est nullement un obstacle à une symbolisation : « Jusqu'à maintenant, on a toujours entendu ce discours : dire qu'on ne comprend pas ceci ou cela ne satisfait pas la science qui, elle, veut comprendre. C'est là l'erreur : il faut dire inversement : si la science humaine ne veut pas reconnaître qu'il y a quelque chose qu'elle ne peut pas comprendre, ou plus exactement encore : quelque chose dont avec clarté elle comprenne qu'elle ne peut pas le comprendre : alors tout est confusion. Car c'est là une tâche pour la connaissance humaine de comprendre qu'il y a qui, pourtant -comme nous l'avons dit -, ne peut jamais dépasser le niveau d'un conseil. On n'impose pas une religion, ne serait-ce que parce qu'elle ne peut pas avoir une compréhension universelle mais qu'elle ne peut jamais se présenter que comme une symbolique qui s'adresse à tous sans travailler autrement que sur des signes qu'il est difficile d'honorer par ce que Hume appelait des « conceptions » c'est-à-dire des contenus représentatifs ; on n'imposera jamais non plus l'éthique, comme on impose une loi à tous les citoyens, y compris à ceux qui n'en veulent pas mais qui seront forcés de la respecter s'ils ne veulent pas être punis de leur exaction 18 . Peut-être y a-t-il -comme nous le croyons -une nécessité de l'éthique, de ses positions de problèmes comme de leur solution ; toutefois cette nécessité ne saurait être imposée, comme l'est une règle déontologique. Le paradoxe, à nos yeux indiqué et peut-être résolu par Kierkegaard, est que l'on peut n'accorder que des solutions circonstancielles à des problèmes, selon des normes à chaque fois singulières, et dépasser pourtant réellement et efficacement la généralité des normes morales en proposant des conseils qui, s'ils finissent par constituer l'équivalent de lois, n'en cherchent pas forcément la valeur d'unité. S'il est une unité de l'éthique, elle est obtenue par le relief exceptionnel qu'elle donne à l'existence, toujours singulière, des cas qu'elle s'efforce de résoudre, qu'elle est obligée de résoudre 19 . Elle s'obtient en leur portant une conscience aiguë plutôt qu'en tentant de les soumettre à la contrainte d'entrer dans des cadres universels. Il y a éthique quand l'existence est prise en compte et non pas déniée par les règles au moyen d'une subsumption forcément douteuse. Le principe est de se rendre contemporain d'un noeud existentiel en inventant la normativité qui lui convient plutôt que de se servir de règles déjà-là pour prétendre résoudre les problèmes. quelque chose [qui est telle] qu'elle ne peut pas [la] comprendre. Elle s'affaire d'ordinaire à comprendre, mais si en plus elle veut s'appliquer à se comprendre elle-même, elle n'a tout simplement qu'à établir le paradoxe. Le paradoxe n'est pas une concession, mais une catégorie » [7 ; p. 92-3, VIII A 11]. 18 Elle n'est pas non plus -notons-le bien -un dépassement de la raison par le sentiment ou par le coeur, comme c'est le cas chez Pascal ou chez Jacobi : « toute cette sentimentalité sur la profondeur, la sublimité, l'amitié, etc. n'est que phraséologie » [7; p. 328]. 19 Il s'agit de « rédupliquer » dans l'existence la dialectique de pensée. Si la morale est, à l'égard de l'existence, une espèce de jeu qui consiste à la faire entrer dans des règles, l'éthique est proprement le moment où l'on se met à jouer de telle sorte que notre existence elle-même soit en jeu : « Une chose est d'être perspicace dans des livres, autre chose est de doubler dialectiquement dans l'existence ce qu'on a pensé. La première forme de dialectique rappelle ces jeux où l'on joue sans enjeu, mais seulement pour le plaisir de jouer ; la réduplication est comme le jeu, où le plaisir de jouer est porté à la nième puissance du fait de jouer de gros enjeux. La dialectique dans les livres n'est que dialectique de pensée, mais la réduplication de cette pensée, c'est l'action dans la vie. Mais tout penseur, s'il ne réduplique pas la dialectique de sa pensée, ne fait que produire sans cesse un mirage. Sa pensée n'atteint jamais l'expression décisive de l'action. [. . .] Seul le penseur éthique peut, par l'action, s'assurer contre l'illusion inhérente à tout message » [7; p. 109-10]. Nous sommes parvenus au point où nous voudrions montrer deux choses touchant les deux thèmes que nous avons commencé à traiter, dans les deux parties précédentes, selon l'ancienne manière : celle qui aurait été appliquée sans trop de scrupule si n'avaient eu lieu l'étrange expérience de la pandémie et les « solutions » qui lui ont été trouvées par les pouvoirs publics. Les expériences que nous avons faites ont immédiatement permis de comprendre que l'éthique ne s'unifiait pas à la façon dont Kant imaginait pouvoir unifier la morale selon un minimum de règles 20 et à la limite selon une seule 21 ; elle nous a aussi fait comprendre que l'industrie pharmaceutique, la distribution de ses produits, leur vente, les décisions qui permettent de s'intéresser à telle maladie plutôt qu'à telle autre, devaient être considérées d'un point de vue beaucoup plus large que celui que nous nous apprêtions à prendre et que nous trouvions dans les codes de déontologie qui nous paraissent à présent globalement dissimuler plutôt qu'ils ne révèlent les caractéristiques de l'éthique de la pharmacie. Regardons ces deux points avec quelque précision. nos sociétés -même quand elles s'honorent du nom de démocraties -. Une mesure qui, considérée en elle-même, pouvait sembler de bon sens -celle de confiner l'intégralité de la population d'une nation pour casser la multiplication géométrique des contaminations -, s'est révélée en réalité plus meurtrière dans certains quartiers où de médiocres logements contraignent à la promiscuité que si on avait laissé les gens vivre dans la rue et dans les lieux publics dont on voulait les préserver, malgré eux, des dangers. À cette brusque perte de confiance dans une toutepuissance prométhéenne accordée spontanément, mais non sans naïveté, à la médecine et à cette brutale prise de conscience que les inégalités économiques ont des répercussions jusque dans l'application des lois qui paraissent les plus justes et les moins contestables, s'est ajoutée une autre dimension qui a complètement renversé l'ordre des priorités que nous croyions encore au mois de février être celles de l'éthique médicale : le sommet de la vague pandémique n'étant pas atteint et tandis que se profilait le manque de respirateurs artificiels, de matériels et de traitements de réanimation, on a vu apparaître un problème que l'on avait tout lieu de croire limité à la seule littérature éthique, plutôt anglo-saxonne d'ailleurs, toujours friande de pseudo-exemples et d'expériences de pensée pour traiter les problèmes en feignant quelque prise sur le réel. Loin d'être une hypothèse d'école -même si, à notre connaissance, le problème ne s'est jamais posé réellement de façon aussi cruciale dans notre pays 23 -, on a vu réapparaître une question qui ne semblait guère avoir de sens que dans des polémiques scolastiques qui opposaient les utilitaristes aux tenants de dogmes adverses : à supposer que l'on n'ait qu'une place à accorder en réanimation, alors qu'un certain nombre de personnes la requièrent pour avoir quelque chance d'être sauvées d'une mort autrement certaine, à qui faudrait-il l'attribuer ? Au plus jeune ? Au plus vieux ? Au plus valide ? Au moins valide ? À celui qui paraît avoir le plus de chances de profiter du traitement ? (Et comment peut-on se faire une idée de ce genre de choses ?) À celui dont la vie et l'oeuvre présentent déjà un intérêt social tel que la survie de l'auteur.e paraît potentiellement plus importante encore ? Chaque spécialiste d'éthique s'était évidemment essayé à ce genre d'exercice comme on le fait à l'école 24 ; mais qui aurait imaginé que ce genre de problème pût devenir le réel, et que, par leur métier, certains d'entre nous auraient à l'affronter et à le trancher quotidiennement ? Il est très vraisemblable que l'organisation médicale fut telle, en notre pays, que nul médecin, nulle équipe, n'aient eu à prendre ce genre de décisions, mais on a pu redouter pendant quelques jours que la question ne se posât dans ces termes. L'actuel président du CCNE lui-même, le Professeur Delfraissy, est venu la poser sans fard sur les écrans de la télévision. On est alors, de toute évidence, loin de la question de l'éthique médicale dont on peut réfléchir l'unité dans le calme d'un bureau et parfois en laissant libre cours à des fantasmes bureaucratiques : de la façon la plus violente sont revenues en éthique les questions circonstancielles, la question des normes pour les résoudre et celle de savoir qui doit les résoudre et d'où vient ce devoir ? Comprenons qu'il ne s'agit pas ici, comme on a pu l'écrire, d'un rapport métaphysique à la mort qui se trouverait ainsi simplement ravivé et tiré de sa torpeur ou de son refoulement habituels 25 , mais bel et bien d'un rapport éthique, dans ses particularités qui ont fait que tout homme qui avait dépassé 65 ans pouvait légitimement se demander dans quelles conditions éthiques on allait s'occuper de lui si le besoin devait s'en faire sentir. Le memento mori de la métaphysique n'est pas celui de l'éthique ou n'en constitue tout au plus qu'un moment éloigné des points d'incandescence. On pourrait presque parler de violence, puisque la question a paru être de savoir si un homme âgé n'avait pas fait son plein d'années par rapport à un homme plus jeune. C'est ce rationnement des années de vie et les pesées de valeur des vies que l'on compare qui ont fait problème. L'irruption de la proportionnalité dans les balances éthiques -dès lors que l'on prenait conscience de son opération -a pu être vécue comme une extraordinaire violence d'une toute autre nature que la certitude de notre mortalité. Ce qui fait la particularité du memento mori éthique tient son dégradé en fonction des moments où il trouve son expression ; de ce dégradé, qui se ressent très différemment selon le moment crucial auquel il est relevé mais qui n'est ni hirsute ni irrégulier, on peut établir les lois essentielles, dont on a déjà quelque aperçu chez Kierkegaard ou chez Husserl [12] . Ce n'est pas que la question de l'unité de l'éthique ne se posait plus ; mais trop de faces cachées de l'éthique apparaissaient subitement pour tenter d'entreprendre de la résoudre et certaines dispositions dont on pouvait rêver qu'elles lui fussent des solutions perdaient tout leur sens. Si, de l'éthique, l'unification est possible, c'est uniquement en prenant en compte la singularité des cas existentiels ; l'universalité et la nécessité qui la régissent et qui sont exigibles en elle ne devant pas être gagnées dans des règles qui lui sont extérieures. Quand le problème qui s'est posé en relation avec la carence attendue en matériel et en traitement s'est trouvé exhibé en caractères généraux et en dehors des circonstances concrètes dans lesquelles il s'enracinait, chacun a compris dans quel horrible porte-àfaux conduisait son énoncé abstrait. L'éthique ne gagne pas son universalité et sa nécessité par des règles abstraites qui peuvent servir de guide-âne destiné à se sortir de difficultés d'universitaires, d'enseignants, mais pas de personnes réellement en prise sur les situations. C'est au niveau de ces prises sur les situations que l'éthique prend son sens et non pas dans les déclarations survolantes sur les critères et les filtres où elles peuvent aller jusqu'à se rendre odieuses, sous les couleurs d'une justice abstraite. Il y a plus et la question suivante va faire l'objet de notre dernier paragraphe : la carence de matériel, de traitements, de tests, de masques, telle qu'elle a été présagée, peut-être en empirant sa gravité, a créé l'impression que la dépendance des États à l'égard d'un approvisionnement qu'ils n'avaient pas prévu de garantir par eux-mêmes, a 25 Bien mise en scène par Tolstoï et remarquablement analysée par Heidegger. suscité un peu partout des réflexes régressifs et nationalistes, dont l'Europe nous paraît faire dangereusement les frais : si l'on peut admettre une dépendance à l'égard de pays étrangers situés partout dans le monde pour ce qui est de l'approvisionnement en un grand nombre de marchandises qui ne sont pas de première nécessité, ne faut-il pas que les nations « sanctuarisent » l'approvisionnement en médicaments et en matériel médical de telle sorte qu'une des raisons d'être de la citoyenneté -au moins dans son acception hobbésienne -soit respectée ? Le droit à la vie, à la vie individuelle, pas seulement à celle de l'espèce, n'est-il pas un de ceux qui nous attachent viscéralement à la souveraineté ? Si ce droit n'est pas respecté, y a-t-il encore un sens et quelque avantage à être citoyen d'un État ? Si les questions d'éthique médicale ont subi le choc de la pandémie et celui de la réaction des États à son égard en transformant ce qui était un jeu intellectuel en réalité extrêmement cruelle, ou seulement potentiellement cruelle, l'éthique pharmaceutique a soulevé un tout autre problème : la dépendance de la pharmacie à l'égard de l'industrie pharmaceutique et, par le biais de cette dépendance, celle de la médecine à l'égard de cette même industrie, car il n'est guère de soins sans médicaments et parfois même sans appareillage plus ou moins complexe, pour détecter les maladies, pour les opérer, pour pallier un handicap. L'épisode pandémique a massivement montré aux malades, comme à ceux qui risquaient de l'être, que la dépendance des pays dont ils sont citoyens à l'égard d'autres pays qui fournissent à bas prix ce qu'ils n'auraient pu produire eux-mêmes si ce n'est à un coût beaucoup plus élevé, n'était pas sans inconvénient, surtout lorsque ces pays qui vendent à bas prix ont eu eux-mêmes besoin -affrontant simultanément la même maladie -des produits mêmes qu'ils auraient pu fournir sans réticence dans d'autres circonstances. Cette dépendance est graduée et relative ; elle est admissible pour tous les produits et la mondialisation des marchandises et des services est, dans un très grand nombre de cas, à l'avantage de tous ; mais quand le salut d'un grand nombre de vies humaines requiert une aide dans l'urgence, elle s'avère beaucoup plus scabreuse et discutable. Essayons d'esquisser quelques problèmes et de faire quelques pas en direction de solutions forcément très délicates et sujettes à caution. On a vu, au plus fort de la pandémie, se produire, entre États, certains gestes qui ont refroidi les espoirs que l'on pouvait concevoir sur les avantages de laisser des produits pharmaceutiques suivre une logique commerciale alors que la vie de milliers de personnes dépendaient directement de l'acheminement de ces produits. Certains produits pharmaceutiques promis par certains États ont pu être vendus in extremis à des acheteurs plus offrants. Est-ce à dire qu'un État soucieux de la protection sanitaire de ses citoyens ne doit pas du tout dépendre des autres États ? Certainement pas, car aucun État ne pourrait par lui-même assurer la satisfaction de tous les besoins sanitaires de ses ressortissants ; mais la qualité et la modalité des relations qu'il entretient avec les autres États dont il accepte de dépendre doivent être sérieusement analysées. Il est de fait que certains États n'ont aucun intérêt à nous vouloir du bien ; il serait, en revanche, peut-être grand temps de rechercher une intégration plus étroite des États européens en une fédération qui permît qu'ils se répartissent la tâche de produire des marchandises et des services pharmaceutiques et qu'ils puissent compter les uns sur les autres en cas de difficultés imprévues voire imprévisibles. Ce qui fait ici une difficulté particulière, c'est qu'une pandémie du style de celle que nous avons traversée et traversons -pare qu'elle n'est pas terminée -est fort rare, qu'elle ne se présentera jamais deux fois de la même façon, et que s'y préparer est très probablement aléatoire, certainement onéreux et paraît presque toujours rétrospectivement une dépense inutile dès lors que ce qu'on a fabriqué pour pallier une maladie restée probable et potentielle n'a pas servi mais aurait seulement pu servir. Il en est d'un certain nombre de médicaments, de tests, de vaccins, de matériaux comme de la dissuasion militaire qui, quoiqu'elle soit fort coûteuse aux États qui veulent être indépendants, ne sert qu'à la condition qu'elle ne serve pas directement ; ce qui n'empêche pas que les stocks que l'on a constitués et qui ne serviront probablement pas en vue de gagner des batailles fictives devront être remplacés pour être opérationnels au cas où on en aurait besoin dans des batailles livrées réellement. Aux plus grands frais du contribuable, qui ne veut pas toujours comprendre cette logique dont l'exigence requiert du courage, voire une certaine témérité. Le commerce en flux tendu des produits médicaux et pharmaceutiques, qui paraît une pratique inacceptable et fort répréhensible en période de danger, semble à tous, en période ordinaire, la rationalité même, celle qui pousse à éviter les stocks qui prennent de la place, qu'il faut entretenir, qui vieillissent et sont constamment à renouveler. On le voit : jusqu'à ces derniers mois, quand on lisait une phrase comme : le médicament n'est pas une marchandise comme une autre, on ne pensait pas forcément à travers elle, quand on n'était pas spécialiste de la question, que la pharmacie était une affaire de grand enjeu politique. On pouvait la lire à la façon kantienne et prendre le temps de distinguer un prix et une valeur, ce qui a une valeur marchande et ce qui a une dignité. C'était, quand on les confrontait, tout au plus une affaire de « juste » revenu des pharmaciens ; mais le fait que le médicament fût fabriqué en Chine, aux États-Unis ou en France, ne paraissait pas d'un intérêt extrême aux yeux du lecteur. Désormais, le problème revêt une importance de premier ordre. Les clivages politiques risquent de se faire autour de problèmes de ce genre : l'occasion ne nous a-t-elle pas été donnée de faire de la production des médicaments un problème si important qu'il faut désormais qu'il devienne une affaire nationale ? Ou alors qu'il devienne une affaire européenne mais de telle sorte qu'une sortie à l'anglaise ne soit plus possible ? Si l'Europe n'est pas constructible de telle sorte qu'elle puisse garantir la vie de ses ressortissants, alors il faut que les États se rabattent, pour résoudre des problèmes vitaux, sur des décisions nationales selon la logique du fameux dilemme des prisonniers de la théorie des jeux. Mais cette simplification binaire des problèmes risque d'être fatale à des constructions un peu fines et exigeantes à réaliser. En outre, si scandaleux que fussent les propos de Paul Hudson qui, au nom de la filière française de Sanofi qu'il dirige, a fait savoir, non sans maladresse dans les circonstances où ils ont été prononcés, que les meilleurs payeurs seraient évidemment les mieux et prioritairement servis si un vaccin pouvait être trouvé pour lutter contre le coronavirus et quand il le sera, ils ont leur logique voire leur morale qui est celle même des contrats commerciaux. Évidemment, il ne s'agit pas de faire payer de la même façon des personnes de niveau économique extrêmement dissemblable, mais il n'est ni louable ni raisonnable que l'on puisse revendiquer un avantage -fût-il de santé -auquel on n'a pas contribué par ses efforts pécuniaires alors qu'on aurait pu le faire. On peut in abstracto demander que les médicaments et le matériel médical soient mis au service de tous sans distinction, mais -en dépit de l'allure humaniste ou humanitariste du propos -il ne va pas sans injustice de demander aux uns des efforts qu'on ne demande pas aux autres pour un même avantage. Les médicaments, les vaccins, les matériaux médicaux ont un prix ; ils représentent du travail extrêmement sophistiqué et précaire qui, s'il est traité justement, doit être rémunéré en tenant compte de ses caractéristiques. Sans entrer dans le détail des affaires de patente et de générique, qui ont leur logique et leur justice, il apparaît toutefois clairement que la logique commerciale des grands groupes de production et de commercialisation qui tendent à être de moins en moins nombreux, se heurtent aux considérations médicales et à celles des politiques de santé des États qui dépendent de ces grands groupes. L'intérêt des gouvernements, qui sont presque toujours impliqués dans les questions de santé, publique et privée, qu'ils le veuillent ou que -par idéologie -ils prétendent ne pas le vouloir, est évidemment de faire baisser un prix que le producteur ne peut que vouloir être très élevé, avec un passage au générique le plus tardif qu'il se peut dans des conditions ordinaires. La logique du marché qui permet d'établir les prix est constamment confrontée à celle des gouvernements qui veulent protéger la santé de leurs citoyens au coût le plus bas possible. Elle est entravée encore en ce qu'elle concerne un certain type d'acheteurs qui ne sont pas absolument libres de faire l'achat de tel médicament, de telle prothèse, de tel matériel. Elle l'est aussi par le fait que, une fois un médicament lancé sur le marché, il n'est plus question de le retirer pour des questions uniquement commerciales. Ce qui complique encore les choses, c'est que la recherche médicale ambitionne de fabriquer et propose à la fabrication des molécules et des instruments, des machines qui ne coïncident pas forcément avec des objectifs de marché, lesquels -qu'ils soient ou non aidés par les États -s'orientent vers les plus rentables. Mais le choix des maladies que l'on traite ne saurait se faire sur des critères exclusivement commerciaux. Il semblerait même que la rationalité de la recherche doive l'emporter d'un point de vue éthique. La rationalité du marché est contrée par un autre biais encore. La recherche médicale trie, parmi les innovations -d'un médicament, d'une prothèse -, à tous les degrés de l'évolution de leur production, l'acceptable et l'inacceptable, rejetant à chaque fois des masses de travail qui ne se trouveront compensées par aucun profit et favorisant des politiques commerciales assez frileuses de conservation plutôt que de création. D'où l'innovation doit-elle partir d'ailleurs ? Peut-on imaginer qu'elle parte de l'industrie elle-même ou convient-il que ce soit des comités d'éthique qui en débattent au préalable et avec quelle compétence ? Mais, d'un autre côté, jusqu'à quel point la logique de marché pour traiter une maladie doit-elle être complètement écartée ? Au nom de quoi pourrait-on empêcher quelqu'un qui en a les moyens, de se procurer des produits fabriqués par l'industrie pharmaceutique ? Pour soigner ses citoyens de certaines maladies aujourd'hui inguérissables, jusqu'où une société -du type de celle dans laquelle nous vivons -peut-elle aller dans la dépense ? Et est-il légitime qu'une société puisse accepter de soigner une personne d'un certain âge qui souffre d'un cancer et laisse mourir d'autres personnes plus jeunes qui ont le malheur d'être nées dans d'autres sociétés qui ne sauraient payer des soins pourtant faciles à prodiguer dans la première ? Il y a plus encore sous cet angle : il y a déjà bien longtemps que l'industrie pharmaceutique, comme la chirurgie esthétique, se tourne, non plus seulement vers le soin des maladies à proprement parler, mais plutôt vers le confort et le plaisir de l'acheteur voire de l'affilié à la sécurité sociale. Jusqu'où est-il légitime qu'une société se soucie du bonheur de ses membres ? Il faut prendre garde ici à un point : certains moralistes parlent comme s'ils savaient où est la limite entre une demande légitime et une demande qui ne l'est pas et connaissaient la ligne de démarcation entre une demande de soin exagérée et la demande de soin d'une « vraie » maladie. La limite est en réalité beaucoup moins facile à tracer qu'il n'y paraît et elle semble souvent osciller, d'un patient à l'autre, d'un médecin à l'autre. Estil si simple de décider que telle affliction est une maladie tandis que telle autre n'en est pas une ? Dans un article pourtant fort intéressant [13] , Pâques assène que « although the industry can prevent and heal physical and mental illness, it cannot be used to treat metaphysical anxiety ». Et pourquoi donc l'anxiété métaphysique -telle qu'on la trouve chez Kierkegaard par exemple -ne devrait-elle pas être traitée par des médicaments ? Comment en déceler la spécificité ? Comment l'identifier ? Comment être sûr que l'on ait affaire à elle ? Quels arguments décisifs pourrait-on avancer pour disqualifier la réponse médicale et médicamenteuse à l'anxiété métaphysique et pourquoi celle-ci devrait-elle être plus dédaignée que le traitement proprement philosophique ? « Ne pas être heureux n'a rien à voir avec être malade », nous dit Pâques. Peut-être est-ce vrai in abstracto, mais comment distinguer les deux dans le concret de l'existence ? Comment distinguer chez un homme qui souffre de dépression la partie curable de l'angoisse proprement métaphysique ? La question est d'une très grande difficulté et elle ne saurait être décidée en un tournemain : à qui d'ailleurs devrait-on laisser en dernière instance le soin d'établir la distinction ? La grande détresse de Kierkegaard est-elle à soigner ou eût-il été sacrilège de la traiter par des moyens médicamenteux si dans le deuxième quart du XIX e siècle, on avait eu les moyens de recourir aux psychotropes que nous possédons pour l'apaiser ? 26 Et puis, il nous faut ajouter que, quand bien même ce ne serait pas au marché 26 Il semble que Kierkegaard ait eu quelque conscience de ce problème lorsqu'il oppose ce qu'il appelle la physiologie ou la physiologie d'esprit -ce que nous appellerions les neuro-sciences -à l'éthique et à la morale, en craignant que « la physiologie ne finisse par prendre de telles dimensions qu'elle englobe la morale » [7; p. 64] ; et, plus généralement, l'ensemble du texte VII A 182). de sélectionner les médicaments qui vaillent, d'effectuer le partage entre les médicaments dignes d'être consommés et ceux qui ne le sont pas et par qui, serait-ce davantage l'apanage des morales et des religions ? Sur un autre registre, nous ne voulons nullement intimer ici l'idée que la nationalisation radicale des productions liées à la santé serait la meilleure solution ; s'il peut le sembler à l'occasion de telle ou telle difficulté rencontrée par les citoyens, il n'est nullement sûr qu'elle le soit dans tous les cas. L'État-Providence, qui prévoit tout et pourvoit à tout, est une idée mythique, forcément déçue et décevante à l'épreuve de la réalité. On peut se consoler de ces déceptions en se demandant, avec plus de sérieux, à quoi il servirait que les États fissent toutes les productions, les mêmes chacun pour soi, de façon segmentaire et sans échange entre eux. Un tel fantasme a-t-il même la moindre vraisemblance dès lors que les matériaux requis pour les fabriquer impliquent un nécessaire recours à des États étrangers ? On pourrait espérer que, la santé des hommes étant une priorité des États, ceux-ci s'entendent pour que cette fonction soit correctement remplie par chacun d'eux. Mais le problème dépend beaucoup plus de la politique que de l'éthique, laquelle travaille avec les paramètres de la première sans avoir beaucoup le loisir de l'intimer. Nous ferions volontiers nôtre une des conclusions de l'article que David Taylor écrivit en 2015 sur The Pharmaceutical industry and the future of drug development, selon laquelle « Many people consider that the current research pharmaceutical business model is no longer sustainable, but no-one has yet come up with a better one » [14] . Nous ajouterions volontiers : surtout à court terme ; en faisant le pari que la crise que nous venons de connaître et connaissons encore ne se renouvellera pas de si tôt et que, si quelque chose de même type ressurgit, elle ne présentera à coup sûr pas les mêmes composantes. Est-il raisonnable de se préparer à des événements qui n'ont lieu que tous les cent ans et qui, surtout, ne se présenteront ni ne seront jamais traités comme on peut le prévoir aujourd'hui ? L'ironie du réel défie toutes les prévisions. Premièrement, on dira qu'il était un peu léger de notre part de présenter ici, dans le même article, dans une démarche par trop subjective et allusive, le texte pré-pandémique que nous nous apprêtions à faire en le faisant suivre de son correctif post-pandémique. Certes, même de prestigieux philosophes ont présenté leurs recherches en les offrant au public comme les leurs propres sans prétendre leur donner plus d'extension objective ; Descartes ne le fait-il pas dans son Discours de la méthode ? Mais n'est-il tout de même pas discutable de présenter à un large public une hésitation toute personnelle ou quelque palinodie que l'on n'avait nullement à présenter comme l'essentiel de l'article en faisant la réponse à la question thématique proposée aux auteurs ? Nous avons osé ce mode peu ordinaire de présentation pour la raison que cette temporalité et ce faux pas ainsi développés nous ont semblé assez exemplaires du mode d'objectivité propre à l'éthique. Deuxièmement, nos dernières conclusions portent sur le bayesianisme pratique et théorique. On ne perçoit pas -individuellement ou collectivement -les événements de la même façon selon que l'on s'estime loin d'eux ou proche d'eux. Les événements, selon la perception que nous avons d'eux, nous incitent, s'ils ne nous contraignent pas, à des choix extrêmement différents. Un très grand nombre de politiques, peu instruits des règles de probabilités ou, s'ils le sont, de très mauvaise foi en feignant de les ignorer, pour s'attirer les faveurs d'un public qui, en général, ne les connaît pas, fustigent les hésitations des savants, les contradictions qui se trouvent dans les discours des hommes au pouvoir prononcés parfois à très peu de jours de distance dans des situations mouvantes ; ils le font parfois sans vergogne à la télévision, mais le plus souvent dans la pénombre d'Internet où il est plus facile de dire n'importe quoi sans preuve, sans signature, sans vérification, sans risque de procès, de la façon la plus grossière qui soit. La représentation nationale a donné parfois lieu, ces temps derniers, à un déploiement d'assez pitoyables discours qui voudraient faire de leur propre déraison une règle pour tous. Un certain nombre de députés, malicieusement ou pas, n'envisagent la liberté d'opinion que comme le droit de dire n'importe quoi en toute impunité ; ainsi voit-on régulièrement fonctionner le principe selon lequel il suffit qu'un événement soit passé, pour qu'il perde sa contingence, soit devenu nécessaire et permette ainsi de juger ce qui a été fait par ceux qui, en position d'agir, lui étaient contemporains ; or nul n'est forcé de souscrire à pareil postulat : un événement devenu passé, qui a été contingent à un certain moment, reste contingent une fois passé 27 ; le fait qu'il y ait de l'inchangeabilité dans le passé ne le rend pas pour autant nécessaire et ne justifie pas la sévérité avec laquelle certains actes et certaines hésitations se trouvent jugés. L'inculture en matière de probabilité -dont Laplace, il y a déjà deux siècles, demandait qu'on la corrige -est l'une des niches les plus propices à la conception complotiste de la politique et de l'histoire. Devant les difficultés de gérer une pandémie, l'argument revient invariablement avec sa fausse clarté : si le gouvernement ne savait pas ce qui allait se passer, il fait preuve, par cette ignorance de sa coupable incompétence ; mais il savait puisqu'il avait tous les moyens d'en savoir plus que les autres, et il n'a rien fait, soit par paresse, soit par haine de ses concitoyens qu'il jubilerait de voir mourir ou en difficulté. Ou alors : le gouvernement a été ballotté par les événements et il a tenu des discours fluctuants jusqu'à la contradiction. Avec toutes sortes de variantes, par ces remontrances, on s'arroge à bon compte une compétence, une autorité et une fermeté qu'il est facile d'avoir après coup, une fois que ce qui était alors inconnu 27 Les Miettes philosophiques comportent là-dessus des pages superbes essentiellement contenues dans l'intermède situé entre le chapitre IV et le chapitre V: le passé qui fut un temps à venir et qui, en ce temps, était contingent, n'est pas plus nécessaire une fois arrivé que ne l'est le futur qui ne l'est pas encore. Le réel n'est pas destructeur du probable et de la liberté; il ne les transforme pas non plus en nécessité. Ces considérations permettent de nuancer les « il était facile de savoir que », « il aurait fallu savoir que » que ceux qui n'agissent pas et n'ont pas mieux prévu que les autres assènent et reprochent à ceux qui ont risqué d'agir. devient mieux connu ; le malheur est que l'on ne trouve guère trace, chez ces remontrants, de leçons qu'ils auraient pu donner opportunément au moment où on en avait le plus besoin. L'avantage de cette rationalité à rebours est de laisser dégénérer les questions politiques et éthiques en querelles interminables, impossibles à trancher autrement que par une critique sévère et difficile de ces jugements. Une opposition qui fait feu de tout bois n'est pas une opposition loyale ; elle se discrédite et discrédite la démocratie, laquelle ne peut avoir recours à quelque officine qui serait chargée -par qui et pour qui ? -de dire la vérité. Sur cet autre registre, il serait souhaitable de ne pas donner à penser comme sérieux ce qu'on entend parfois comme s'il s'agissait d'une fine analyse : que les dictatures s'entendent mieux à régler des événements du style de celui que nous venons de vivre que les démocraties. Une démocratie joue sur l'intelligence des citoyens et ne les contraint pas comme on forcerait des fourmis ou des rats ; des hommes, suffisamment instruits, peuvent très bien comprendre qu'une décision, prise dans telles conditions selon tel pronostic, doive être infléchie dès que ces conditions ont changé. Il n'y a que les imbéciles qui ne comprennent pas cette nécessité et qui projettent à hauts cris leur propre sottise sur ce qu'ils ne comprennent pas en la déversant sur ceux qu'ils encouragent à ne rien comprendre. Il faudrait, pour éviter que l'on ait recours à de tels arguments erronés, une culture des probabilités installée suffisamment tôt chez tous pour cultiver un bon sens capable d'envisager les réalités, de comprendre les mesures qui en tiennent compte et de discréditer celles qui n'en tiennent pas compte dans des situations où elles n'ont que des chances d'être efficaces. Troisièmement, toutefois la réflexion sur la temporalité que nous sommes allés chercher du côté de Kierkegaard a nuancé notre bayesianisme par trop militant ; quand bien même Kierkegaard ne prononce pas une seule fois le nom de Bayes, il ne serait pas difficile de montrer, à partir de ses analyses, que le bayesianisme peut tourner à l'avantage du scepticisme, puisque, que l'on fasse quoi que ce soit, on aura toujours raison aux yeux de la généreuse et trop charitable rationalité bayesienne, que les faits aient ou non cautionné ce que nous prévoyons. Si bien que les arguments déployés par les politiques pour s'abriter derrière les recommandations des scientifiques ne sont guère des prétentions convaincantes. Le roi est nu. Que le bayesianisme soit une excellente justification des actions : nous en convenons volontiers ; mais que l'on s'appuie sur lui pour les sélectionner est plus contestable. Car « rien n'est plus impossible et contradictoire que d'agir (décisivement) par réflexion. Celui qui dit l'avoir fait ne fait que se dénoncer lui-même : ou il n'a pas de réflexion (car une réflexion qui n'oppose pas à un possible un contre possible n'en est pas une 28 ) ou il ignore ce qu'est agir » [7 ; Tome 3, p. 39. XI A 66]. L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts ou bien, la reprise, stades sur le chemin de la vie, la maladie à la mort Librairie Internationale Le Nouvel Esprit scientifique Les principes de l'éthique biomédicales, 39 e éd. Paris: Les belles lettres Pourquoi avons-nous besoin d'une « infrastructure éthique Critique de la raison pure Fondements de la métaphysique des moeurs De revolutionibus Orbium Coelestium (1543) Le concept de l'angoisse, traité du désespoir Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Paris: PUF Épiméthée The power of pharmaceutical industry The Pharmaceutical industry and the future of drug development