Démarches systémiques et géographie humaine HAL Id: halshs-00082190 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00082190 Submitted on 27 Jun 2006 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Démarches systémiques et géographie humaine Olivier Orain To cite this version: Olivier Orain. Démarches systémiques et géographie humaine. Robic (Marie-Claire). Les causalités en géographie : déterminisme, possibilisme, approche systémique, CNED, pp.1-64, 2001, Agrégation externe de géographie. �halshs-00082190� https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00082190 https://hal.archives-ouvertes.fr Olivier Orain DEMARCHES SYSTEMIQUES & GEOGRAPHIE HUMAINE Ce cours se propose d’étudier l’usage qui est fait de la notion de système dans la géographie humaine française, tout particulièrement depuis les années 1970. Faute de maîtriser de manière équivalente d’autres traditions géographiques nationales (notamment l’américaine et la russe) et d’autres champs (la géographie physique globale) qui ont fait usage d’une terminologie (voire d’une méthodologie) qui se voulait « systémique », l’auteur des lignes qui suivent a préféré concentrer son effort sur un domaine précis, qui pourra sembler parfois étriqué (par ses applications), parfois démesurément vaste (par ses connections théoriques), mais dont on voudrait réaliser l’étude de manière relativement précise et détaillée — ce qui serait difficile si l’on prétendait englober toutes les formes de « systémisme » géographique. Le terme central retenu est celui d’« approche systémique ». Cette formulation permet de contourner plusieurs ambiguïtés, inhérentes à l’expression la plus répandue en géographie, « analyse systémique ». La difficulté majeure de cette dernière formule tient au mot analyse, que de nombreux « systémistes »1 récusent, au nom des principes systémiques justement. En effet, le terme analyse, dans la tradition cartésienne, implique une décomposition de l’objet à connaître, auquel on ne pourrait accéder qu’en le simplifiant par découpages successifs (même si cette simplification a d’abord et surtout une valeur pédagogique). Ce faisant, une démarche analytique pourrait s’entendre comme un examen privilégié des parties ou des éléments d’un tout (ou d’un ensemble), alors même que la démarche systémique viserait au contraire la totalité a priori2. Dès lors parler d’« analyse systémique » relève de l’oxymore3, sauf à donner une signification plus large au mot analyse comme « examen » d’un objet selon une dialectique tout/partie qui ne préjugerait pas de ce qui doit être privilégié (le tout ou les parties)4. Il y a néanmoins une ambiguïté historique qu’il s’agit de lever : l’« approche systémique » est souvent présentée comme s’étant substituée à des formes plus anciennes (périmées ?) d’appréhension de la causalité en géographie — que seraient le déterminisme et le possibilisme5. Ce faisant, on épouse le point de vue de certains géographes « systémistes » — alors même que la position systémiste est loin d’être le lot commun des praticiens de la discipline aujourd’hui — et on légitime des catégories d’usage (celles qui ont été majoritairement manipulées par les géographes français à des époques diverses), plutôt que des catégories opposables du point de vue de la logique. Par ailleurs, il n’est pas certain que la pensée systémique soit réductible à un questionnement sur 1 Acteurs-clefs (parce que spécifiques) de la scène systémique, que nous n’avons pas encore présentés, mais qui occupent un rôle déterminant dans la réflexion théorique sur les systèmes. 2 À ce titre, il faut dissocier conceptuellement synthèse et système : la synthèse est un moment qui succède à l’analyse, mais qui la suppose comme préalable ; la totalité est dès lors une reconstitution a posteriori. En revanche, la démarche systémique repose sur une prise en compte a priori de la totalité. 3 Association de deux termes dont l’acception ordinaire implique a priori l’incompatibilité. Exemples : un soleil noir, une générosité mesquine, une paix belliqueuse. L’oxymore est une figure de rhétorique à visée paradoxale, qui sert à souligner la contradiction contenue dans un discours ou dans une « réalité » donnée comme telle. 4 Nous donnerons ultérieurement des exemples de démarches systémiques qui détaillent les relations entre les éléments d’un système, modus operandi que l’on pourrait largement qualifier d’analytique... 5 Encore faudrait-il s’interroger sur la pertinence et la stabilité d’usage du terme « possibilisme » forgé par des géographes américains dans les années 1920-1930, sur la base d’un adjectif utilisé une fois par Lucien Febvre dans La Terre et l’évolution humaine (1922) à des fins polémiques, et « recyclé » aux USA pour les besoins d’un débat sur l’influence de la nature sur l’’homme. Le mot n’est arrivé sur la scène de l’histoire-géographie hexagonale que dans les années 1950-1960 et Paul Claval en a fait l’élément de caractérisation de la géographie vidalienne dans son Essai sur l’évolution de la géographie humaine (1963). J’ai déjà souligné qu’il s’agissait d’un mauvais descripteur de la position vidalienne et qu’il s’agissait à mon avis d’une idée très simpliste. 2 les causes : pour certains « systémiciens » (si tant est que cette étiquette ait du sens), tel Jean-Louis Le Moigne, l’idée de cause implique d’aller rechercher en-deça de l’objet à « expliquer » une origine ou un phénomène déclenchant, forcément extérieur(e) à l’objet, forcément antécédent (et impliquant une diachronie) ; à cette justification classique de la causalité, certains systémistes opposent donc le concept de finalité : l’objet trouve son sens non dans ses origines mais dans sa destination, fondatrice de son fonctionnement et de sa perpétuation. Ce faisant, ils évacuent (ou semblent préconiser l’évacuation de) l’explication au sens classique, causal, du terme. Mais ce qui nous préoccupe ici est l’intersection entre un champ institutionnellement reconnu (la géographie humaine) et quelque chose de beaucoup moins facile à étiqueter, qu’on appellera par commodité « théorie systémique » ou « systémisme », sans préjuger de la qualification la plus satisfaisante pour cerner ce second protagoniste. Déjà, le mot « système » a des sens très variables en français ; et tout un chacun l’utilise dans des acceptions fluctuantes selon les contextes d’utilisation, en général sans expliciter précisément le sens qui lui est assigné. Pour reprendre une distinction proposée par Jean Piaget, on pourrait dire que « système » fonctionne comme une notion (et non pas comme un concept)6 dans l’usage que nous en faisons la plupart du temps — c’est-à-dire un mot à forte valeur d’abstraction (ou de généralisation), avec cette particularité qu’il n’y a pas un besoin social d’explicitation du (des) sens qu’incarne ce mot7. Il y a la même évidence quand nous parlons de « système » que lorsque nous utilisons « liberté », « justice », « amour » — et bien d’autres mots abstraits pour lesquels chaque situation de communication semble présupposer (mais ce n’est qu’une présupposition...) une communauté de définition de ces mots entre divers interlocuteurs. Tout se complique lorsqu’un mot — système —, assez banal et d’usage vernaculaire8, est utilisé comme emblème (comme « étiquette » ?) d’une théorie complexe ou d’une « technologie » intellectuelle recouvrant des procédures précises et ayant une vocation universalisante — ce qui est le cas pour « système » en France à partir du début des années 1970. Le « jeu » de la signification apparaît dès lors brouillé : au vieil usage notionnel se superpose un nouveau « monde » conceptuel, en l’occurrence baptisé « théorie systémique » par ses promoteurs. Depuis lors, on ne peut pas toujours faire aisément la distinction entre ce qui relève des sens ordinaires et ce qui relève de la théorie des systèmes, celle-ci venant enrichir la palette des acceptions du mot, et se retrouvant en retour « parasitée » par l’existence préalable de l’usage notionnel. En ceci réside la difficulté pratique de ce cours : depuis les années 1970, de nombreux géographes français usent abondamment (et centralement) de la notion de système, voire se revendiquent « systémistes ». Mais cela ne doit pas nous amener à penser qu’il y a une unilatéralité dans ce que désigne ce mot pour ses usagers, et a fortiori une unilatéralité des discours ou des pratiques « systémistes » dans la géographie humaine française. Adhérer à la croyance naïve qui voudrait qu’un mot corresponde de manière intangible à une « réalité » stable serait particulièrement dommageable dans le cas qui nous préoccupe. En revanche, on ne peut en aucun cas considérer « système » comme une simple notion vernaculaire qu’a utilisée la géographie. D’abord parce qu’une fraction non négligeable de ses praticiens ont érigé les « systèmes géographiques » en préoccupation majeure de la discipline à partir des années 1972-1975. Et surtout parce que le début des années 1970 a vu s’amorcer la diffusion en France de la General System Theory (Théorie du système général ou Théorie générale des systèmes, qu’on abrégera en TSG). Celle-ci peut être définie comme un ensemble de travaux, pour 6 Pour J. Piaget, notion et concept sont des abstractions, des mots à valeur de généralité. La différence tient à ce que le concept peut et doit être explicité d’une manière unique, alors que la notion a un sens implicite et souvent fort variable. 7 Alors que le concept, justement, présuppose une explicitation préalable du terme, une assignation de sens a priori, visant à éviter ce qui fait toute l’ambiguïté des usages notionnels : la fluctuation, voire l’indétermination des définitions d’un individu à l’autre. 8 Le mot « vernaculaire » (que nous serons amenés à réutiliser plusieurs fois) sert à qualifier des pratiques, des savoirs ou des usages qui ont pour caractéristique d’être ceux du plus grand nombre ou « du plus grand ordinaire ». Est vernaculaire ce qui ressortit au quotidien le plus général, aux pratiques les plus diffusées, par opposition avec la culture, les valeurs ou les savoirs de groupes forcément restreints (savants, intellectuels, groupes dirigeants, etc.). 3 la plupart américains, fédérés sous cette étiquette depuis la publication, en 19519, du premier article à vocation généraliste du biologiste et mathématicien Ludwig von Bertalanffy (dont l’ouvrage principal a été traduit en 1973). Or, dès la même année, on trouve dans L’Analyse quantitative en géographie de Jean-Bernard Racine et Henri Reymond, manuel qui fera date, un vibrant plaidoyer pour le développement de concepts et de méthodologies systémistes dans une discipline qui selon eux, « découvre que la notion de système lui était depuis longtemps familière, comme la prose à Monsieur Jourdain, et qu'il ne lui manquait que de la formaliser pour la rendre opérationnelle »10. Durant les années qui suivent, les affirmations systémiques et les références à la TSG se multiplient dans la géographie française : tous les dérivés du mot « système » fleurissent dans un nombre croissant d’articles, une thèse remarquée (celle de Franck Auriac) prend la TSG pour grille d’analyse principale (1979), un colloque Géopoint intitulé Systèmes et localisations est organisé en 1984, les chercheurs en géographie urbaine réunis autour de Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien commencent à développer une réflexion théorique et des tests empiriques centrés sur le concept de système de villes, etc. Indéniablement, les années 1970-1980 (avec un pic entre 1979 et 1984) consacrent l’émergence, la diffusion rapide et la généralisation d’une géographie humaine qui se veut systémique et fait référence fortement à la Théorie du système général, via ses expressions mathématiques (citons François Durand-Dastès, Denise Pumain, les concepteurs du modèle A.M.O.R.A.L., etc.) ou via ses formalisations sous forme discursive11 (Franck Auriac, Jean-Pierre Marchand, Guy Baudelle, entre autres). Avant cela, dès la fin des années 1960, Georges Bertrand puis une poignée d’autres géographes physiciens, en rupture avec les approches analytiques cloisonnées12 héritées de la tradition, avaient voulu promouvoir une géographie physique globale dont le concept intégrateur serait le géosystème13. Ici, les modèles sont plutôt l’écologie scientifique germano-américaine (incarnée notamment par P. E. Odum) et l’école soviétique de géographie physique (école du Landchaftoviédiéniïé). Le systémisme « physicien » possède sa généalogie propre, qui doit initialement assez peu à un transfert (ou à une application) direct(e) de la théorie systémique telle qu’elle a été peu à peu énoncée dans le monde anglo-saxon puis en France. En revanche, à la fin des années 1970, on retrouve dans les travaux de Georges Bertrand14, Gabriel Rougerie et de quelques autres, des références nombreuses aux travaux phares de la systémique anglo-saxonne et française. Géographie humaine et géographie physique partagent dans les années 1970 et 1980 une fascination commune pour l’idée de système, et par extension pour la Théorie des systèmes. Il est capital de souligner que la plupart des systémistes revendiqués sont également à la pointe de la remise en question de la « vieille » géographie (ainsi que certains la désignent alors), c’est-à-dire la géographie « classique » ou « vidalienne », héritière des élèves de Paul Vidal de la Blache tout autant que de ce dernier, tradition qui a dominé et donné son orientation à la quasi totalité des travaux français jusqu’au début des années 1970. Se vouloir systémiste, c’est sans doute aussi une modalité d’affiliation à la modernité, à la « Nouvelle géographie » éclose après 1970, en rupture avec une tradition vécue alors comme très pesante. Dans un même ordre d’idées, il y a une curieuse concordance temporelle entre l’apaisement des tensions et des affrontements 9 Ludwig von Bertalanffy, « An Outline of General System Theory », British Journal of the Philosophy of Science, 1951, n° 1, p. 134-165. 10 Jean-Bernard Racine & Henri Reymond, L’analyse quantitative en géographie, Paris, P.U.F., coll. « Sup », 1973, p. 8. 11 Il est à noter dans ce cas une influence bien plus prégnante des « systémistes » français, tels Jean-Louis le Moigne ou les sociologues Edgar Morin et Yves Barel. Dans sa version exclusivement « qualitative », le systémisme a suscité des débats considérables dans les milieux intellectuels français, essentiellement à la charnière des décennies 1970 et 1980. Mais développer plus avant une histoire du moment systémique en France nous éloignerait pour longtemps de notre sujet. 12 Géomorphologie, climatologie, pédologie, biogéographie, etc. 13 Cf. G. Bertrand, « Paysage et géographie physique globale », Revue de géographie des Pyrénées et du Sud-Ouest (R.G.P.S.O.), 1968, fasc. 3, p. 249-272. 14 Notamment un numéro spécial de la R.G.P.S.O. (1978, fasc. 2), où figurent les articles « Le paysage entre la Nature et la Société » de Georges Bertrand et « Le Géosystème ou “Système territorial naturel” », coécrit par le même G. B. avec le géographe géorgien Nicolas Beroutchachvilili. On pourra également consulter la fameuse introduction de Georges Bertrand au tome I de l’Histoire de la France rurale de G. Duby et A. Wallon, intitulée « Pour une histoire écologique de la France rurale » (1975), ainsi que le plus récent Claude et Georges Bertrand, « La géographie et les sciences de la nature », dans A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain, Encyclopédie de géographie, Economica, 1995, chap. 6, p. 91-109. 4 épistémologiques que connaît la discipline à la fin des années 1980 et l’effacement partiel de l’impératif systémique dans la littérature géographique française après 1990. Mis à part quelques auteurs engagés dans des entreprises théoriques de très grande ampleur (Philippe Pinchemel, Roger Brunet, Denise Pumain), la profession semble se désinvestir pour partie de la réflexion systémiste depuis le début des années 1990, même si on ne peut guère parler de divorce15. La montée de préoccupations nouvelles, érigeant l’acteur (social le plus souvent), le conflit, les représentations, et in fine, l’individu, comme les objets fondamentaux, urgents, de la discipline, n’a pas peu contribué au déclin de la posture systémiste, notamment parce que les nouvelles thématiques revalorisaient des approches plutôt analytiques, mais aussi par un rejet plus profond des discours à vocation universalisante16 (auxquels le systémisme peut offrir une base méthodologique). Le systémisme serait-il mort, et dès lors caduc ? Comme mode intellectuelle, en géographie et ailleurs, certainement. En revanche, il ne faudrait pas mésestimer le systémisme diffus qui perdure chez les géographes français dès lors qu’ils font référence à ces objets tenaces, région, paysage, espace, etc., qu’à tort ou à raison les praticiens sont encore nombreux à considérer comme propres à la discipline. L’un des objectifs essentiels de ce cours est de proposer une interprétation de cette affinité de la corporation pour l’idée de système lorsqu’il s’agit de construire ou de réexaminer ces objets quasiment patrimoniaux de la discipline. Nous aimerions suggérer qu’il existe une congruence forte entre les complexes (régionaux, paysagers, spatiaux, territoriaux, etc.) dont la géographie prétend souvent rendre compte et la pensée complexe, dont la systémique est la forme la plus cristallisée. En se gardant de la naïveté consistant à penser que tout ce qui se pare de l’étiquette « système » est similaire, par un examen des principales contributions et travaux du domaine, il s’agirait de prendre la mesure des tentatives développées lors du moment systémique de la géographie humaine française et de donner des outils d’évaluation. Tout ceci implique une posture épistémologique souple, associant la plus large tolérance pour tout ce qui s’est voulu systémique (afin de ne pas trop restreindre le champ d’étude au nom d’un dogme sur ce qui serait « système ») et, en même temps, une attention très soutenue pour les variations, écarts, reformulations propres à la géographie humaine, en regard de la Théorie du système général, considérée comme un référentiel fort, à l’instar du marxisme, de l’individualisme méthodologique, de la théorie freudienne, etc. — c’est-à-dire des corps de doctrine ouvrant la voie à des entreprises passablement diverses, et ce malgré l’aspect idéologiquement cohérent du corpus. L’une des formes les plus abouties du systémisme géographique, la théorie des systèmes évolutifs de villes, dont la principale instigatrice est Denise Pumain, mériterait un cours en soi. Il ne m’a pas paru utile de faire redondance avec elle, de sorte que j’ai préféré privilégier d’autres exemples, au risque d’appauvrir l’étude du champ de l’une de ses pièces essentielles. Le lecteur aura toujours la possibilité de faire le lien entre ce cours et les travaux de Denise Pumain,. D’aucuns pourront regretter l’absence de la théorie du géosystème. J’ai expliqué les raisons qui ont présidé à cette exclusion dès les premières lignes de l’introduction. Les lecteurs qui le souhaitent trouveront dans les quelques références bibliographiques renvoyées en note à la page précédente de quoi amorcer une éventuelle exploration de la géographie physique systémiste. Ils pourront se référer au recueil d’articles de Claude et Georges Bertrand, Une géographie traversière. L’environnement à travers territoires et temporalités, éditions Arguments, 2002 ou encore à l’article des mêmes auteurs, « La géographie et les sciences de la nature », chap VI de A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain, dir., Encyclopédie de géographie, Paris, Economica, 1995, p. 91-109. 15 Il n’y a pas beaucoup de textes antisystémiques dans la géographie récente. On pourrait noter un article ancien et assez peu pertinent d’Antoine S. Bailly & Charles Hussy, « La réflexion systémique : ses limites en géographie », publié dans le Géopoint 84, systèmes et localisations, Université d’Avignon, 1984, p. I-IV. Ce type de position est plutôt diffus, fragmentaire, voire implicite. 16 Même s’ils s’en défendent, nombreux sont les géographes d’aujourd’hui fascinés par les discours « post-modernes » ou « déconstructionnistes » qui, dans le sillage des philosophes Jean-François Lyotard et Jacques Derrida, dénoncent les « grands récits » de la science et de la raison comme les derniers mythes de nos sociétés occidentales. Toute prétention universalisante devient suspecte ; seule la parole individuelle, dans son inaliénable singularité, demeure digne d’attention pour le chercheur. En fait, rares sont les tenants jusqu’au boutistes de cette posture en géographie. 5 Plan du cours La première partie donnée est une présentation générale de la Théorie du système général (TSG) et une réflexion sur les causalités. Elle utilise des exemples « géographiques », mais sans exclusive. La deuxième partie est intitulée Systémismes et géographie humaine. J’y examine comment la géographie humaine française a fait sienne l’idée de système. Mon propos est essentiellement de montrer l’extrême hétérogénéïté de pratiques que recouvre une apparente unité de démarche. Cette partie repose sur de nombreux documents, qui n’ont pu être exploités que partiellement : pour étudier un texte ou un document iconographique en profondeur, rien ne vaut un échange direct enseignant / étudiants... du moins ai-je essayé de pallier au mieux cette lacune. Enfin, j’ai mis l’accent dans la troisième partie sur un exemple d’importation de la démarche systémique en géographie qui a fait date, Système économique et espace de Franck Auriac (1979). (Un exemple significatif de démarche systémique : le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien). Bibliographie commentée Avant d’entrer dans le vif du sujet, il paraît nécessaire de proposer la bibliographie de référence de ce cours, assortie d’un bref commentaire. Le premier groupe de références intitulé « pour commencer » associe quatre titres qui ont pour objet la vulgarisation (au sens scientifique) de la posture « systémiste » dans ce qu’elle a de plus généraliste. Pour qui n’a pas le temps de lire énormément, le « Que sais-je ? » de Daniel Durand, La systémique, est une introduction d’accès aisé. Est également mentionné le « classique » de la vulgarisation scientifique sur le sujet, Le macroscope de Joël de Rosnay. Certains estiment (notamment Henri Reymond) que son opuscule de 1995, L’homme symbiotique, a l’avantage d’avoir été réactualisé. Le livre de J.-W. Lapierre, malgré son simplisme, a l’avantage de mettre l’accent sur les transferts du systémisme dans les domaines qui nous concernent. Dans le groupe « ouvrages fondamentaux », figurent quelques références majeures, en français, nécessaires à qui voudrait comprendre finement la (les ?) démarche(s) systémique(s), voire s’en servir comme outil heuristique dans le champ des sciences humaines et sociales. On y retrouve aussi bien le « classique » de Bertalanffy que les travaux plus épistémologiques de Jean-Louis Le Moigne ou Edgar Morin et les contributions du sociologue Yves Barel. Deux textes développent particulièrement la formalisation mathématique du systémisme : ce sont l’ouvrage de Bertalanffy et celui de Forrester. Pour un géographe sans bagage mathématique conséquent, ces deux textes sont d’un accès fort difficile (et nécessairement partiel). Les autres références sollicitent plutôt une disposition à la réflexion théorique et épistémologique générale. L’ensemble constitue un corpus incontournable pour tout « systémiste », apprenti ou confirmé. Enfin, de manière non exhaustive, sont groupés dans une troisième catégorie les différents travaux de géographie humaine qui se revendiquaient d’une approche systémique sur lesquels l’auteur de ces lignes s’est appuyé pour construire ce cours. 6 SYSTEMES & GÉOGRAPHIE HUMAINE Bibliographie de base Pour commencer : DURAND, Daniel, La systémique, Paris, PUF, 1979, coll. « Que sais-je ? », n° 1795. LAPIERRE, Jean-William, L’analyse de systèmes. L’application aux sciences sociales, Paris, Syros, 1992. ROSNAY, Joël de, Le macroscope, Vers une vision globale, Le Seuil, 1975, rééd. Points essais, n° 80. ROSNAY, Joël de, L’homme symbiotique, Paris, Le Seuil, 1995. Ouvrages fondamentaux : BAREL, Yves, « L’idée de système dans les sciences sociales », dans Esprit, 1977, n°1 (janvier), p. 69-82. BAREL, Yves, Le paradoxe et le système. Essai sur le fantastique social, P. U. de Grenoble, 2e éd., 1989. BERTALANFFY, Ludwig Von, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973. FORRESTER, Jay W., Principes des systèmes, P. U. de Lyon, 1980. LE MOIGNE, Jean-Louis, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, PUF, 2e éd., 1984. MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, coll. « Communication et complexité », 1990. PRIGOGINE, Ilya & STENGERS, Isabelle, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979. En Géographie : ASCHAN-LEYGONIE, Christina, « Vers une analyse de la résilience des systèmes spatiaux », L’Espace géographique, 2000, n° 1, p. 64-77. 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PUMAIN, Denise, « Villes et échelles spatio-temporelles », dans M.-C. Robic, dir., Échelles et temporalités en géographie, Cours CNED, 2004, fascicule II, p. 96-129. RACINE, Jean-Bernard & REYMOND, Henri, L’analyse quantitative en géographie, Paris, P.U.F., coll. « Sup », 1973. REYMOND, Henri, « Une problématique théorique : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », dans H. Isnard, J.-B. Racine et H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981, p. 163-249. REYMOND, Henri, « Défense et illustration d’une géographie didactique universitaire. À propos du livre de Jacques Scheibling, Qu’est-ce que la géographie ? », dans L’Espace géographique, 1996, n°1, p. 3-21. SANDERS, Léna, Système de villes et synergétique, Paris, Économica, 1992. UVIETTA, Patrice, « Pour une approche systémique et la simulation des phénomènes sociaux », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 31-42. 8 I INTRODUCTION A LA DEMARCHE SYSTEMIQUE Selon les définitions les plus usitées, un système serait... [...] une totalité organisée, faite d'éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de leur place dans cette totalité. Ferdinand de Saussure (linguiste) [... un] ensemble d'unités en interrelations mutuelles. Ludwig van Bertalanffy (biologiste) [un] ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d'un but Joël de Rosnay (vulgarisateur scientifique) [une] unité globale organisée d'interrelations entre éléments, actions ou individus. Edgar Morin (sociologue) Rien de plus commun que le terme de « système ». Rien de plus équivoque non plus : la polysémie17 qu’il recouvre est redoutable. L’acception la plus classique est celle que l’on retrouve dans l’idée de « système philosophique » ou de « système de pensée » : elle renvoie à une idée de grande cohérence théorique dans la pensée d’un individu ou dans une construction idéologique. En ce sens, le mot renvoie à l’univers de la pensée. En revanche, dans l’acception contemporaine, il y a comme un déplacement vers l’univers des choses (mais de façon relative) : on postule qu’un objet (une machine, un organisme vivant, un langage, une société, etc.) est cohérent, (auto-)organisé et dispose d’une dynamique propre. En somme, ce qui servait à désigner une construction intellectuelle élaborée et cohérente a été étendu métaphoriquement aux objets de cette construction. Une telle extension espère en retour des bénéfices de connaissance18 : que l’on puisse à partir de là dire des choses pertinentes sur les objets ainsi conçus, voire prédire leur comportement... Cette extension de l’usage du mot « système » trouve son origine, ainsi que nous l’avons déjà souligné, dans la General System Theory qui a été conçue et formalisée aux États-Unis et en Europe dans les années 1950. Il s’agit d’une théorie logico-mathématique d’abord et avant tout, susceptible d’être exploitée et adaptée dans de nombreux domaines de recherche empirique (biologie, cybernétique, etc.). Toutefois, une ambiguïté originelle pèse sur cette théorie logico- mathématique : formalisée pour répondre aux besoins de multiples champs disciplinaires, elle a d’emblée été au centre d’un conflit entre spécialistes disciplinaires (biologistes, physiciens, etc.) et systémistes théoriciens, les premiers mettant en avant la « réalité » empirique des systèmes particuliers qu’ils étudiaient, alors que les seconds mettaient en avant le caractère spéculatif, universel et formel de la General System Theory. Cette tension se retrouve lorsqu’il s’agit de traduire l’expression en français : faut-il parler de Théorie générale des systèmes venant synthétiser des élaborations avant tout disciplinaires ? Ou faut-il, à la manière de Jean-Louis Le Moigne, systémiste théoricien français, parler de Théorie du Système Général, afin de restaurer son caractère global et formel à ladite théorie ? Ce débat est loin d’être anodin, car il a engendré une ligne de clivage assez irréductible entre une partie des scientifiques, « systémistes » occasionnels, et la partie de l’intelligentsia qui a accueilli avec enthousiasme la « révolution systémique » à la fin des années 1970. Il est capital de comprendre que l’acception du terme « système » est métaphorique à l’origine, dans les formulations de la TSG. Il n’est pas question pour les systémistes de dire que la chose réelle « est » un système mais de voir en quoi la métaphore a du sens et peut permettre d’interpréter et de prédire le 17 Pluralité de sens. 18 Le terme « technique » serait « bénéfice cognitif ». On parle encore d’intérêt heuristique : la métaphore permet de faire progresser la science, ou, plus modestement, aide à la découverte (heuristique vient du verbe grec eurisko, je trouve, je découvre) 9 comportement d’objets fort variés. Cette attitude (ou posture) peut être qualifiée de constructiviste19 ; elle exclut par principe une connaissance directe ou brute de la « réalité », forcément toujours construite au préalable par un médium (langage, représentation, concept). Elle déroute la plupart des scientifiques, l’opinion publique, les géographes d’obédience classique et les étudiants, parce qu’elle va à l’encontre d’une conviction implicite largement dominante dans nos sociétés, qui veut que la réalité est quelque chose de stable à quoi l’on peut avoir un accès direct. Et ceci est passablement fort dans la discipline « géographie », qui s’est souvent affirmée comme science du « concret », de la « réalité », des « faits »20. À défaut d’ouvrir de nouveaux abîmes en polémiquant à ce sujet, il s’agit au moins d’être clair sur l’idée du principe métaphorique de la pensée systémique, et sur les malentendus que cela peut susciter vis à vis de conceptions réalistes des sciences. Développée dans de nombreux livres, formalisée sous forme de schémas, mise en équation, la métaphore systémique a été tellement « filée », développée, étendue, qu’elle a fini par prendre l’aspect d’un corpus théorique autonome, que certains n’ont pas hésité à qualifier de nouveau paradigme21. Ce corpus est désigné depuis au moins deux décennies soit comme « théorie du système général », soit comme « théorie générale des systèmes », deux formules assez différentes pour traduire le titre anglais (fort ambigu) de Bertalanffy : General system theory. En France, adopter l’une ou l’autre formulation est lourd de sens. Les constructivistes, derrière Jean-Louis Le Moigne, affirment que seule la première version est recevable, parce qu’elle est fidèle à l’esprit de Bertalanffy22 et parce qu’elle met l’accent sur le caractère de construction à vocation universelle de la théorie. Par contraste, des chercheurs attachés à une discipline en particulier, parfois susceptibles de considérer que les systèmes « existent » de façon autonome, peuvent refuser l’idée de « système général » et considérer la system theory comme une mise en parallèle de démarches propres à des sciences différentes. Source : Daniel DURAND, La systémique, Paris, PUF, 1979, coll. « Que sais-je ? », n° 1795, p. 69. 19 Ceci éclaire le titre de l’un des ouvrages de Jean-Louis Le Moigne : Les Epistémologies constructivistes, Que sais-je ?, n° 2969, 1995. Le systémiste cohérent est-il forcément constructiviste ? 20 Cette posture, que par opposition au constructivisme on qualifiera de « réaliste », pourrait sembler à priori incompatible avec le systémisme, mais l’on aura l’occasion de montrer des cas de « subversion » réaliste de l’idée de système par certains géographes... 21 Concept forgé par Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques. Il désigne un ensemble de théories, de valeurs, d’outils et d’exemples remarquables, formant un ensemble cohérent partagé par une communauté scientifique. Dans un sens amoindri, le paradigme désigne un mode complexe de lecture et d’élucidation d’une partie du « réel ». Pour plus de détails je vous renvoie au petit livre d’Allan Chalmers, Qu’est-ce que la science ? 22 Cf. Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, PUF, 2e éd., 1984, p. 291-292. 10 A Principes de base Les définitions liminaires proposées au début de cette première partie permettent de se faire une idée approximative d’un certain nombre d’idées majeures de la pensée systémique : * Celle-ci s’intéresse à des totalités, à des entités regroupant un ensemble d’éléments. Mais cette définition est très insuffisante... * Elle présuppose que les éléments constitutifs d’un système sont solidaires. C’est la solidarité qui fonde la différence majeure entre un système et un simple ensemble. En outre, ce principe d’interaction entre éléments débouche sur une perspective dynamique : si une modification interne ou externe affecte le système, elle va se répercuter sur une bonne partie, voire sur la totalité, des éléments. * L’idée d’interaction entre éléments a une conséquence épistémologique majeure : alors que dans la pensée scientifique classique l’explication recourt principalement au principe de relation cause/effet, ce n’est plus le cas dans une approche systémique. Afin de clarifier cette opposition, prenons quelques exemples simples. Lorsque l’on met en relation deux phénomènes, le chômage et l’inflation, par exemple, ou le chemin de fer et l’exode rural, dont on a pu observer qu’ils se développaient conjointement, la pensée classique (qualifiée souvent de « cartésienne ») cherche à isoler ce qui est cause et ce qui est conséquence. Elle édictera par exemple Cause (phénomène A) Conséquence (phénomène B) inflation chômage développement du chemin de fer exode rural riziculture fortes densités de population Dans ces différents cas, la croissance du phénomène « premier » est supposée entraîner la croissance du phénomène « second ». On peut aussi imaginer des cas de figure où la croissance de A entraîne la décroissance de B. Ainsi, l’essor du niveau de vie d’une population est souvent analysé comme à l’origine d’une baisse de son taux de natalité. Appréhendé ainsi, il s’agit encore d’une relation de cause à effet de type linéaire. D’une manière générale, la pensée cartésienne recherche des « causes premières », susceptibles d’expliquer des processus, voire parfois, des processus en « cascade ». Mais elle considère qu’il y a toujours initialement un facteur déclenchant, une cause première, ou « en première instance ». L’idée de base de la pensée systémique est justement de réfuter la nécessité d’une cause première et de postuler une interaction entre les phénomènes. Si le développement du chemin de fer a largement facilité la circulation entre les espaces ruraux et les villes, rendant possible des mouvements massifs de population, ceux-ci ont en retour contribué à la rentabilité économique de ce nouveau mode de transport. A n’est plus la cause de B : les deux phénomènes s’entretiennent l’un l’autre, et il n’est pas nécessaire de considérer une cause première. De la même façon, si la riziculture asiatique permet de nourrir des populations nombreuses, cette activité très demandeuse de main d’œuvre n’est possible que si les densités de population sont élevées. Enfin, si la croissance de l’inflation pousse certaines entreprises à augmenter leur productivité, notamment en réduisant les effectifs, ce qui génère du chômage, celui-ci contraint ceux qu’il affecte à réduire leur consommation. Dès lors, la croissance de B peut fort bien déboucher sur un ralentissement de l’inflation (on dit que le phénomène A est freiné). Dans ces divers exemples, on voit intervenir ce que l’on appelle des rétroactions. Si un phénomène A agit (en croissant ou en décroissant) sur un phénomène B, celui-ci a son tour, comme il est systémiquement lié à A, va rétroagir sur lui. Si la rétroaction va dans le même sens que l’action, alors on parle de rétroaction positive (ou entraînement). C’est le cas pour les couples chemin de fer/exode rural et riziculture/densités de population. Si elle agit en sens inverse, on parle de rétroaction négative (ou freinage). C’est le cas pour le couple inflation/chômage. Tout ceci pourrait se schématiser ainsi : Légende : 11 A B A B augmente rétroaction positive rétroaction négative freine Les cas proposés jusqu’à présent étaient extrêmement simples, alors que la plupart des analyses systémiques considèrent de très nombreuses interactions. Déjà plus complexe est la situation présentée ci-après, qui se propose d’interpréter le processus d’endettement dans l’agriculture productiviste. Volontairement, les phénomènes n’ont pas été quantifiés, afin de ménager plusieurs types de configuration. Dans une situation inflationniste, le coût des intrants (engrais, produits phyto-sanitaires, etc.) augmente, ce qui entraîne un renchérissement des charges des exploitations. Afin d’éviter que leur revenu ne soit grevé, les agriculteurs ont tendance à essayer d’augmenter leur production (ce qui peut améliorer conjoncturellement la situation). Faire de nouveaux investissements est l’une des solutions, mais elle a pour effet d’augmenter l’endettement, et donc le poids des charges. En tout état de cause, si de nombreux agriculteurs « réagissent » de la même manière, le volume produit va augmenter sensiblement, entraînant à terme une baisse des prix du produit agricole (ce qui réduira leur revenu), mais aussi, tendanciellement, un renchérissement de l’inflation (du fait de l’augmentation du volume de biens), ce qui est susceptible d’accroître les charges d’exploitation. En revanche, la situation inflationniste a tendance à modérer le poids de l’endettement. Etc. On pourrait poursuivre plus avant le travail de mise à plat de ce schéma, mais là n’est pas l’objectif. Avec ce type d’analyse, on voit apparaître ce que l’on appelle des boucles de rétroaction : si un phénomène de croissance apparaît au niveau de l’un des processus constitutifs du système, il se répercutera largement et pourra avoir des effets (d’amplification ou de freinage) sur lui-même à la suite d’une série d’interactions (ce que l’on a vaguement simulé ci-dessus à partir des charges). Revenu Coût des intrants Charges Nécessité de produire Inflation Endettement Investissements Production Prix du produit Ci-après sont reproduits pleine page des schémas conçus par François Durand-Dastès, l’un des principaux propagateurs de la démarche systémiste dans la géographie française. Ces schémas se veulent une interprétation systémique des dynamiques de population. L’approche s’avère encore un peu plus complexe que dans l’exemple précédent. À partir d’un schéma général, François Durand-Dastès propose trois configurations « spécifiques », relatives aux trois grands types de situation démographique qui ont été décrits. Ces configurations sont souvent qualifiées de « scénarios ». Les boucles de rétroaction sont légion. Ainsi, dans une situation « traditionnelle », l’importance de la fécondité, selon François Durand-Dastès, entretient les crises de subsistance, et donc la mortalité, ce qui aboutit à stimuler la fécondité via ce qu’il appelle une « réaction de défense ». En somme, à travers un processus complexe, la fécondité s’auto-entretient indirectement. 12 13 Petite précaution qui a son importance : pour détailler une boucle de rétroaction, un discours est obligé de prendre un point de départ (les « charges d’exploitation » ou la « fécondité » dans les exemples précédemment développés). Ceci est une nécessité qu’impose le fait de tenir un discours : pour parler ou écrire, nous devons forcément avoir un point de départ, et un propos sera forcément linéaire (nous ne pouvons pas, ou très difficilement, dire plusieurs choses à la fois). En ce sens, expliquer un processus systémique par un discours est gênant, car l’on est obligé de « trahir » sur la forme le principe des interactions multiples. En tout état de cause, il ne faut pas prendre les entrées prises pour point de départ (les « charges d’exploitation » ou la « fécondité ») des exemples qui précèdent pour des causes premières. Nous aurions pu décrire les mêmes boucles de rétroaction (ou d’autres) en utilisant un autre point de départ. Par incidence, ceci vous explique le caractère omniprésent des diagrammes sagittaux (ou diagrammes à flèches) dans l’analyse systémique, plus efficaces que le discours pour rendre compte d’interactions complexes ; du moins tant qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter plus avant ce que l’on a produit... * A partir de ces longs développements émerge un autre concept central de l’approche systémique : la complexité. Voici comment en 1975 Joël de Rosnay faisait débuter son célèbre ouvrage de vulgarisation de la systémique, Le Macroscope : Microscope, télescope : ces mots évoquent les grandes percées scientifiques vers l'infiniment petit et vers l'infiniment grand. [...] Aujourd'hui, nous sommes confrontés à un autre infini : l'infiniment complexe. Mais cette fois, plus d'instrument. Rien qu'un cerveau nu, une intelligence et une logique désarmés devant l'immense complexité de la vie et de la société. Nous sommes confondus par le nombre et la prodigieuse variété des éléments, des relations, des interactions ou des combinaisons sur lesquels reposent le fonctionnement des grands systèmes dont nous sommes les cellules, pour ne pas dire les rouages. Nous sommes déroutés par le jeu de leurs interdépendances et de leur dynamique propre, qui les font se transformer au moment même où nous les étudions, alors qu'il nous faudrait les comprendre pour mieux les guider. [...] Il nous faut donc un nouvel outil. [...] Cet outil, je l'appelle le macroscope (macro, grand; et skopein, observer). Le macroscope n'est pas un outil comme les autres. C'est un instrument symbolique, fait d'un ensemble de méthodes et de techniques empruntées à des disciplines très différentes. [...] nombreux sont ceux qui s'en servent aujourd'hui dans les domaines les plus variés. Car le macroscope peut être considéré comme le symbole d'une nouvelle manière de voir, de comprendre et d'agir.23 La démarche systémique s’est développée face au défi que représentaient des entités (biologiques, cybernétiques, etc.) faites d’un très grand nombre de pièces, et dont le comportement semblait incertain, aléatoire, sinon chaotique. Il fallait essayer de prévoir des actions probables, en intégrant une multiplicité d’acteurs ou de processus, susceptibles de s’entretenir les uns les autres ou de se freiner (cf. plus haut). D’un certain point de vue, l’objectif de modélisation de la complexité est ce qui justifie la théorie du système général. * La complexité systémique n’est pas perçue comme rédhibitoire pour la science parce qu’elle postule une organisation de tout système. Si les éléments d’un système interagissent les uns avec les autres, c’est en fonction d’une structure de relations24 et par des processus de réajustement permanent des relations entre éléments au sein du système. Il découle de cela que la première étape d’une modélisation systémiste est la formalisation d’un modèle de la structure du système25 (sous forme de diagramme sagittal ou de schéma « à la Forrester » cf. la modélisation de François Durand-Dastès p. 18). Il faut toutefois comprendre qu’un système est avant tout évolutif : ce sont les processus dynamiques qui fondent son devenir. Ne s’intéresser qu’à la structure, c’est s’en tenir au cadre de l’action en ignorant les différents scénarios possibles... A ce titre, la modélisation mathématique joue un rôle essentiel : mettre en équations (différentielles...) un système complexe permet de simuler son (ses) comportement(s) et, éventuellement, de faire des prévisions. Il est à noter que l’on peut se contenter dans certains cas d’une simulation qualitative des scénarios 23 Joël de Rosnay, Le macroscope, Vers une vision globale, Le Seuil, 1975, rééd. Points essais, n° 80, p. 9-10. 24 Pour des éclaircissements sur cette idée de structure, cf. la sous-partie suivante : les modélisations systémiques... 25 On trouvera des exemples de structures systémiques dans les deuxième et troisième parties. Les représentations du « système du ghetto noir central » ou du « système du vignoble languedocien » sont des esquisses structurales. 14 possibles, lorsque l’on ne dispose que d’un schéma (encore faut-il que celui-ci soit « bien fait », c’est à dire qu’il soit pertinent et opératoire). Pour les tenants du « système général », le propre de la démarche systémique est donc de se donner pour but la construction de modèles universels d’organisation complexe (et susceptibles d’évoluer dans le sens d’une complexification croissante) ; ceux-ci peuvent dès lors être adaptés et transférés dans tel ou tel domaine d’application et bénéficier des acquis (en matière de compréhension, de mathématisation, de prédiction) de la théorie générale. Il va de soi que cette conception n’est que rarement partagée par des chercheurs « disciplinaires » (biologistes, économistes, etc.), qui préfèrent insister sur les méthodologies et outils propres à leur science. En 1984, quinze ans de réflexion et de recherches amenaient Jean-Louis Le Moigne à une articulation entre complexité et organisation voisine de celle que je viens d’exposer : « Oui, encore une fois, tout est organisation » [...] la représentation respectueuse de la complexité passe par le renouvellement de notre intelligence de l'organisation[...] (F. Varela, 1979, en particulier, a senti intensément la nécessité d'un concept d'organisation qui ne se réduise pas à celui de structure). Dès le tome I de La Méthode, Edgar Morin dégageait le caractère central du concept [d’organisation] et son potentiel de description, en même temps qu'il en établissait une définition opérationnelle et fortement argumentée (la capacité d'un système à, à la fois, produire et se produire, relier et se relier, maintenir et se maintenir, transformer et se transformer). [...] Edgar Morin a raison je crois de considérer la théorie de l'organisation comme l'autre face26 [...] de la théorie du système général ; importe ici la reconnaissance de la puissance — encore insuffisamment explorée — de ce concept garant de l'intelligibilité de tout modèle : organisé par construction27, il doit devenir organisant par vocation, puisqu'il est, lui aussi, nécessairement, organisation. La modélisation systémique fonde son originalité sur sa capacité à respecter cette dialectique constitutive de toute complexité : devenir en fonctionnant et fonctionner en devenant, en maintenant son identité. Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, PUF, 2e éd., 1984, p. 17. D. Durand, La Systémique, op. cit., p. 29 La complexité organisationnelle, ainsi que l’exprime Jean-Louis Le Moigne, n’est pas forcément une donnée à priori d’un système. Elle se constitue progressivement, par mobilisation du potentiel du système en réaction à des modifications internes (au système) ou externes (c’est à dire de l’environnement). Elle croît au sein d’un système, mais aussi selon le « niveau » de celui-ci * Le dernier principe fondamental que nous mentionnerons ici est le holisme (du grec holos, tout, le tout). À la lumière de ce qui précède, on comprend aisément que dans l’idée systémique le tout soit plus que la simple somme des parties, puisqu’un système, ce sont des éléments, plus leur 26 La première face étant la complexité. (ndOO) 27 Il est important de comprendre le va-et-vient qu’opère Jean-Louis Le Moigne entre la pensée et l’action : la « construction » dont il parle est intellectuelle, mais elle est validée, si elle permet d’agir efficacement sur le réel, par son caractère opératoire. 15 organisation. Par ailleurs, certains systèmes disposent d’un élément spécial, appelé holon ou fonction holonique, qui assure la cohérence (on parle aussi d’intégration) du système et joue un rôle spécifique dans les relations avec l’environnement du système. Ainsi, les politistes systémiciens ont de la facilité à considérer l’État comme la fonction holonique d’un pays. On pourrait clore cet aperçu des principes systémiques par un tableau réalisé par Daniel Durand pour son Que sais-je ?, tableau qu’il ne s’agit pas de prendre trop au sérieux (le ton est extrêmement prescriptif, mais les conseils sont vagues...) ; son intérêt essentiel tient à ce qu’il permet d’approcher la tournure d’esprit systémiste. Il est important par ailleurs de souligner que ces recommandations n’opèrent pas la moindre distinction entre ce qui relève de l’heuristique (comment on cherche) et ce qui relève de la présentation formelle (comment on expose). Pourtant, de nombreux travaux de sociologie des sciences ont montré que l’exposition (et a fortiori la vulgarisation) de la recherche relevai(en)t de procédures spécifiques, dotée(s) d’une logique propre... Comportements systémiques * utiliser l’information de préférence à l’énergie * observer l’environnement et respecter les opportunités * maintenir la variété * respecter les contraintes * accepter les conflits et rechercher les compromis * retenir et étudier les analogies * fixer les objectifs plutôt qu’établir une programmation * identifier les niveaux et savoir passer de l’un à l’autre * laisser une autonomie suffisante à chaque niveau Pour une bonne modélisation systémique * préférer un bon schéma à un long discours * chercher le bon compromis fidélité / simplicité * ne pas viser l’exhaustivité * savoir bricoler son modèle * préférer la lisibilité à la quantité d’information * apprendre à bien découper (frontières, modules, niveaux) * savoir faire des regroupements ou des éclatements * utiliser des formes pour caractériser l’environnement (O•(,) * s’attacher autant au qualitatif qu’au quantitatif * tenir compte des états de réponse * identifier les systèmes de régulation * savoir intégrer le flou, l’ambigu, l’incertain, l’aléatoire * réserver des marges d’adaptation * procéder par itération (local/global, synchronique/diachronique, structurel/fonctionnel, vu de l’intérieur/de l’extérieur, ...) Source : Daniel DURAND, La systémique, Paris, PUF, 1979, coll. « Que sais-je ? », n° 1795, p. 69. Ces « recommandations » et principes, très généraux, fondent une attitude plus qu’ils ne donnent du sens à ce que peut être la modélisation systémique. La sous-partie suivante a pour objectif de vous initier à celle-ci. B Les modélisations systémiques : éléments de formalisme Toute démarche systémique rigoureuse opère par modélisation28. Il s’agit de se saisir d’un objet « quelconque » (ou d’une série d’objets posés comme similaires les uns aux autres) et d’essayer de le (les) traduire en termes systémiques. Une nouvelle fois, il n’est pas question de « dire la chose » dans son exhaustivité : l’opération de traduction sélectionne dans le « réel » de la chose ce qu’elle est susceptible de « traiter ». À partir de là, on dispose d’un « objet-système », d’autant plus intéressant qu’il offrira un registre élevé de comportements possibles et qu’on pourra lui faire subir des manipulations élaborées : scénarios, simulations mathématiques, etc. Une limite méthodologique nous semble toutefois devoir être posée : pour qu’une chose soit susceptible de donner lieu à une reconstruction systémique, encore faut-il qu’elle puisse se différencier d’une manière ou d’une autre de son environnement et qu’elle repose sur des relations privilégiées entre les éléments qui la constituent (en regard d’autres relations du même genre avec des éléments extérieurs). Si ce n’est pas le cas, si la chose ne peut faire l’objet d’une discrétisation (au sens statistique) convaincante, alors il vaut mieux éviter de développer une approche systémique. Par exemple, si je postule que les départements de la Dordogne, du Lot et de la Corrèze forment un système régional, ou que quelques individus (appartenant par ailleurs à un 28 Sur ce dernier terme, on renverra à F. Durand-Dastès, « Les modèles en géographie », dans A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain, Encyclopédie de géographie, Economica, 1995, chap. 16, p. 293-307. 16 groupe d’amis) forment une communauté, ou que les instituteurs de trois cantons biterrois, forment un système de solidarité, j’ai toutes les chances d’obtenir des résultats fort peu significatifs... Très vite, je buterai sur l’existence de relations privilégiées entre mes populations de base et des populations hors-système : d’autres départements (développant des relations administratives, économiques, culturelles, etc., privilégiées avec tel ou tel élément de mon système régional), d’autres amis (pour mon deuxième cas), d’autres instituteurs biterrois, travaillant dans d’autres cantons non sélectionnés... Pour faire une analyse systémique pertinente, la question de la stabilité du système considéré est décisive. Tout agrégat arbitrairement ou sommairement déterminé (ou délimité) n’est pas susceptible de fournir un objet-système valable. En géographie, la question de la stabilité est intimement liée à l’échelle : il faut toujours se demander si l’échelle à laquelle on travaille est opératoire au regard des phénomènes que l’on veut privilégier. Est-il pertinent de considérer un département comme un système économique ? Ou comme un système tout court ? Pour quel type de relations l’échelle des régions administratives peut-elle avoir du sens ? Un phénomène local profondément tributaire de dynamiques extérieures (une succursale d’entreprise, un marché, etc.) peut-il être modélisé comme système ? Ce sont là des questions déterminantes qui interviennent en amont de la démarche systémique. Ceci évoqué, voici comment Daniel Durand schématise le processus de modélisation : Source : Daniel DURAND, La systémique, Paris, PUF, 1979, coll. « Que sais-je ? », n° 1795, p. 65. Il ne faut pas considérer les quatre « modules » ou « étapes » comme une contrainte absolue : dans certains cas, on peut valoriser telle ou telle étape, et en négliger d’autres. Ainsi, la thèse de 17 Franck Auriac sur le vignoble languedocien met surtout en valeur ce qui correspondrait aux étapes 2 et 3 (qui de surcroît ne constituent pas le « fil d’Ariane » de la progression du propos...). Les « validations » mathématiques, quant à elles, apparaissent dès les premiers chapitres, avant la construction complète du « modèle ». Il est à noter que Daniel Durand envisage seulement deux types d’utilisation des modèles systémiques : ce qu’il appelle les voies heuristique29 et algorithmique30. Cette dichotomie permettra de comprendre le plan de ce qui suit : après avoir évoqué en détail les modélisations sous forme de schéma, nous évoquerons brièvement la modélisation mathématique des systèmes (que Denise Pumain développe plus longuement dans sa partie de cours). 1 LES MODELISATIONS SCHEMATIQUES La modélisation impose la définition d’une structure du système. Celle-ci doit alors être testée pour mesurer si elle fonctionne. En général, il s’agit de définir la limite entre le système et son environnement (ou membrane), de désigner les éléments constitutifs du système, les flux qui les mettent en réseau et, éventuellement, des réservoirs permettant un stockage de matière, d’énergie ou d’information. Ceci accompli, il reste à déterminer ce qui entre dans le système (les entrées ou inputs) et ce qui en sort (les sorties ou outputs). En physique théorique, il existe des systèmes qualifiés de fermés, parce qu’ils n’échangent absolument rien avec leur environnement. Dans les sciences humaines, on ne peut guère concevoir de système fermé ; dès lors, on peut postuler que tout système produit par les sociétés échange forcément avec un environnement, et qu’il est forcément ouvert. L’opération de traduction ne doit rien avoir d’arbitraire, il faut qu’elle permette de simuler un fonctionnement cohérent. Cela implique notamment que l’on établisse de façon pertinente ce qui est élément et ce qui est flux, en partant du principe que ces derniers incarnent ce qui est mobilité et relation, alors que les éléments ont un caractère plus statique. Ci-dessous, avec les contraintes que génère l’utilisation de l’ordinateur, nous avons esquissé une modélisation élémentaire d’un champ cultivé (produisant des végétaux). Nous avons identifié quatre éléments génériques (l’agriculteur, la culture, les autres organismes vivants et le sol — qui fait office de réservoir). Bien entendu, il aurait été beaucoup plus sérieux de différencier plusieurs types d’organismes vivants (par exemple, ceux qui sont utiles à la culture, comme les vers de terre, ceux qui la consomment et qui par conséquent freinent la finalité productive du système « champ cultivé », enfin certains éléments globalement neutres, comme certaines bactéries, mais qui peuvent avoir une action spécifique lors de scénarios spécifiques — inondation, excès d’engrais, etc.). Nous avons été contraints de ne dissocier que trois types de flux :d’énergie, d’eau [+énergie] et d’eau+matières (qui recouvre en fait tout ce qui est sels minéraux, engrais, produits phyto-sanitaires, etc., qui ne pouvait être représenté spécifiquement...). Par commodité, on a considéré que des inputs (flux) d’eau trop élevés constituaient en même temps un apport d’énergie trop important (=destructeur). Par commodité encore, on a utilisé la flèche à double sens pour indiquer des rétroactions (on parle aussi d’effets de feed-back) négatives : lorsque l’agriculteur utilise des engrais (il envoie un flux de minéraux vers le sol, et donc vers la culture), cela a un coût en retour. Il en va de même de toute autre action qu’il entreprendra. Il aurait également fallu considérer la « réponse » (croissance, stabilité, déclin, etc.) des autres éléments comme un flux d’information qui rétroagit sur l’agriculteur. Autres effets de rétroaction ou de feed-back : lorsque la culture ou les A.O.V. consomment de l’eau ou des éléments contenus dans le sol-réservoir, cela contribue à faire baisser le stockage (toutes choses étant égales par ailleurs) ; lorsque certains AOV consomment la culture, cela s’apparente à un flux d’énergie destructeur, qui en retour fait croître la population d’A.O.V. Etc. 29 Cf. la note 17. Ici, heuristique renvoie à des démarches non mathématisées, mais susceptibles malgré tout de faire progresser la compréhension d’un objet ou d’un phénomène. 30 Un algorithme est un enchaînement prédéterminé de calculs ou d’opérations nécessaires à l’accomplissement d’une tâche. Ici, Daniel Durand renvoie à des procédures mathématiques d’évaluation ou de prédiction. 18 Précipitations Rayonnement solaire Autres organismes vivants Agriculteur Culture Production (output du système) Sol flux eau+matières flux d’énergie Un modèle de système « champ cultivé » ? flux d’eau/de grêle En l’état, ce schéma est très insuffisant : il faudrait développer le panel de flux (qu’en est-il, notamment, des échanges d’oxygène et d’azote ?), afin d’affiner les possibilités ultérieures de scénarios. Il permet toutefois un certain nombre de formalisations et d’interprétations : la culture fournit la principale sortie (ou output) du système. On peut même dire qu’elle en est la finalité. Toutefois, ce n’est pas le seul output : il y a des sorties d’eau et de matière en direction de l’environnement, des échanges avec les AOV « extérieurs », notamment les insectes et animaux, par définition non « assignables » dans le système. Par ailleurs, on peut considérer que l’agriculteur est la fonction holonique du système : c’est lui qui l’intègre et lui donne sa finalité ; c’est également lui qui est susceptible de réguler le système dans un certain nombre de situations de crise (sécheresse, inondations, invasion d’un nuisible, etc.). Plusieurs scénarios sont envisageables, impliquant la modification d’un flux important. Par exemple un scénario sécheresse : Les flux d’eau disparaissent presque complètement, freinant également les flux de minéraux dont ils sont le support. Par contraste, les flux d’énergie générés par le rayonnement solaire augmentent, qui peuvent avoir un effet destructeur au-delà d’un certain seuil. La croissance de la culture est entravée, mais aussi celle des AOV, ce qui joue à ce niveau un rôle positif pour le développement de la plante. Le sol perd tout ou partie de ses stocks d’eau : dans un premier temps, il a permis une régulation de la situation, jusqu’à épuisement de ses capacités. Son aspect desséché est alors une information (flux) pour l’agriculteur, qui peut décider d’irriguer, ce qui se traduit par l’émission de flux d’eau. Cette eau est coûteuse : si l’on dépasse un certain niveau, cela peut désorganiser le potentiel d’action de l’agriculteur (au détriment des autres inputs qu’il peut réaliser en engrais, travail de la terre (=flux d’énergie) ou produits phyto-sanitaires... On pourrait encore poursuivre l’exploration de cette situation « virtuelle » si le schéma était plus développé et mieux agencé. Le lecteur peut aussi à son tour envisager les scénarios suivants : abats de pluie considérables, grêle, intensification de la production, etc. Plus la conception du schéma est solide et plus la construction de scénarios présente un intérêt heuristique. Bien entendu le cas proposé, du fait de sa finalité pédagogique, est éminemment simpliste et il ne faudrait pas lui prêter plus qu’il ne peut offrir... La meilleure façon de comprendre la modélisation systémique est de la pratiquer : à la fin de la lecture de ce cours, on peut en optimiser la « digestion » en essayant de concevoir un objet stable (géographique de préférence) comme un système et en essayant de construire sa structure et de modéliser son fonctionnement. Dans certains types de schémas, il est souhaitable de faire figurer spécifiquement la dimension fonctionnelle (ou décisionnelle) du système : on représentera des vannes ( ) qui servent à réguler le débit des flux et des boucles de rétroaction, qui ont pour conséquence d’informer le(s) centre(s) de décision des effets de changement de débit au niveau des vannes. On peut également vouloir intégrer une dimension temporelle, afin de rendre compte des délais de réaction du système. Ce formalisme est notamment utilisé dans les modélisations inspirées des travaux de J.W. Forrester, en prélude à une mathématisation (cf. le cours de Denise Pumain). 19 Quel que soit le type de représentation, certaines règles de modélisation doivent en théorie être respectées : 1°) Compte tenu du fait que l’on s’intéresse aux interactions dynamiques entre éléments d’un système, chacun d’entre eux ne doit normalement pas être isolé et analysé à part, puisque c’est en tant que pièce du système qu’il est considéré. On appelle cela principe de la « boîte noire31 » : chaque élément n’a d’intérêt qu’en tant qu’il participe au système et l’on considère provisoirement inutile d’aller étudier son fonctionnement interne... 2°) Les éléments et les flux doivent a priori être dissociés des processus, qui sont des dynamiques particulières affectant le système. Ainsi, stricto sensu, on ne peut pas dire que les figures explicitant le fonctionnement démographique ou la spirale productiviste, présentés au début de cette partie, sont des modèles de systèmes, car ils ne reposent pas sur une interprétation en « éléments » et en « flux ». En effet, ils mettent en valeur des processus reliés par des relations causales (« maintient » ou « freine »). Ce sont des schémas logiques, qui visent à expliciter une causalité complexe (de nature systémique) ; ils ne visent en aucun cas à interpréter la structure d’un système. Quelques « modèles de systèmes », collationnés dans le Que sais-je ? de Daniel Durand, ont été reproduits ci-après. De l’aveu même de l’auteur, il s’agit de « systèmes simplifiés »32 ; il serait peut- être plus adéquat de parler de « schémas simplifiés ». Leur valeur heuristique cède le pas à une fonction illustrative, à portée essentiellement didactique. C’est le problème fréquent du « modèle de système », lorsqu’il est conçu comme un résumé ou un palliatif du discours ; il apparaît alors comme une version améliorée du « schéma de synthèse » en usage dans une multitude de disciplines... Ce type d’usage pose un problème certain, car il ne s’agit plus de faire progresser la réflexion (ou la connaissance — ce qui est déjà très ambitieux), mais de capitaliser des acquis en leur conférant une forme prisée pour ses vertus communicationnelles. Notre propos ici serait de faire comprendre au lecteur toute l’ambiguïté qui réside dans l’élaboration d’une représentation non discursive plus ou moins « imageante » ou iconique (modèles graphiques, cartographiques, etc.), selon qu’on la cantonne à sa vocation de représentation ou qu’on veut lui voir jouer un rôle dans la procédure de progression de la connaissance, que l’on parle de « science » ou de simple « savoir », ou alors, dans un autre registre, de clarification épistémologique ou notionnelle. À priori, le modèle graphique est rarement considéré par les systémistes de stricte obédience comme un fin en soi. Ainsi, Franck Auriac a toujours cherché à minorer le statut du schéma « système du vignoble languedocien » publié par ses soins dans quelques articles et érigé en alpha et oméga par nombre de commentateurs de son travail33. Plus largement, ériger le modèle graphique en résultat final implique de pouvoir prédire à partir de lui une gamme de comportements systémiques, notamment (mais pas forcément) inédits, impliquant une part d’aléatoire et la prise en compte des capacités d’adaptation de l’objet-système à des situations nouvelles (cf. supra) — exigences qui font rarement bon ménage avec les caractéristiques relativement statiques de la représentation graphique. Il faut également invoquer le statut (souvent très précis) du schéma dans la procédure de réflexion systémiste : il apparaît fréquemment comme une étape de clarification (d’abstraction en quelque sorte purificatrice ?) avant la mathématisation. C’est ainsi que le conçoit un François Durand-Dastès, par exemple, dans son article méthodologique, « Systèmes et localisations : problèmes théoriques et formels » (1984, cité dans la bibliographie). Cet auteur pense la modélisation systémique comme une chaîne de « formalisations », qui, de l’énoncé « verbal » initial (ou énoncé du problème à résoudre34) débouche en plusieurs étapes (« diagramme sagittal simple » puis « formalisation sagittale “à la Forrester” ») sur une expression mathématique. Vous 31 Le terme vient de l’anglais black box et les anglo-saxons ont qualifié de blackboxism cette posture méthodologique. 32 Pour qui recherche des modèles « non simplifiés », on en trouvera dans le livre de Ludwig von Bertalanffy (figures 7.1, p. 161 et 7.2, p. 166 ; il s’agit de modèles biologiques), ainsi que dans la deuxième partie de ce cours. 33 Il s’explique de tout cela et fait une mise au point dans l’article « Pertinence de certains concepts de l’analyse de système en géographie », publié dans Yves Guermond, dir., Analyse de système en géographie, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 309-321. 34 Notons au passage le paradigme largement poppérien dans lequel s’inscrit la pensée de François Durand-Dastès, dès lors qu’il y a prescription méthodologique. Ceci se retrouve dans de nombreux autres publications de cet auteur, notamment le récent « La modélisation en géographie » (cf. note 27). 20 trouverez ci-après un fac-similé de ces étapes telles que conçues par François Durand-Dastès dans le cas du modèle de Volterra-Lottka ou « modèle proies-prédateurs ». Dans une telle perspective, seule la formulation d’un modèle mathématique (ou de procédures algorithmiques) peut être considérée comme l’enjeu névralgique de la modélisation systémique, le schéma « modèle » ayant une simple valeur propédeutique. Ceci est aisément compréhensible si l’on a pour optique de prédire ou de démontrer un comportement (inscrit dans un « scénario ») assigné à un objet- système. C’est peut-être moins évident si l’on adopte une démarche essentiellement compréhensive (ou herméneutique)35. 2 LES MODELISATIONS MATHEMATIQUES Les modèles systémiques de J. W. Forrester sont des modèles mathématiques qui établissent des 35 Sur la distinction explication / compréhension, nous vous renvoyons à la contribution de Jean-Marc Besse à ce cours du CNED. 21 relations entre des variables de stock et des variables de flux, au moyen d’équations aux différences (une variable x au temps t+1 est calculée à partir de sa valeur au temps t [xt], à laquelle s’ajoutent les flux entrants et se déduisent les flux sortants — lesquels dépendent de niveaux atteints par d’autres variables de stock). D’autres formalisations mathématiques utilisent des équations différentielles et représentent les variations temporelles de variables d’état, en fonction d’interactions avec d’autres variables d’état et de processus. Dans ces modèles, des paramètres représentent les conditions de variation du système, dont l’évolution est plus lente que celle des variables d’état (voir, pour plus de précision, Ville et auto-organisation de Léna Sanders, Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien36). 36 Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien & Léna Sanders, Villes et auto-organisation, Économica, 1989. 22 C De la modélisation à la compréhension et à l’action : les caractéristiques d’un système Classiquement, on considère qu’un système a cinq caractéristiques37 globales : * Il lui faut maîtriser ses rapports avec son environnement. Plus un système est ouvert et plus cette maîtrise pose problème. À l’inverse, plus un système est fermé et plus ses capacités de développement harmonieux seront limités. Les échanges avec l’environnement s’étudient en termes d’équilibre et d’évolution : ils sont nécessaires au maintien du système (car ils lui apportent l’alimentation ou l’innovation nécessaire à son auto-reproduction) mais ils font peser sur lui une menace de déstabilisation, dans la mesure où les inputs (entrées) apportent de la nouveauté, nécessitant une assimilation (plus ou moins difficile) par le système. On appelle interface un « lieu » d’échange entre un système et son environnement. * Il lui faut se doter d’une organisation efficace. Celle-ci peut reposer sur des sous- systèmes spécialisés38 ou hiérarchisés. Le système territorial français peut être appréhendé comme un système hiérarchique fait de quatre niveaux emboîtés (national, régional, départemental, communal). Au niveau supérieur, le pouvoir décisionnel est partagé entre trois sous-systèmes spécialisés (exécutif, législatif, judiciaire), que l’on retrouve plus ou moins aux niveaux inférieurs, avec une tendance à la fusion aux niveaux les plus bas. * Tout système a pour objectif premier sa propre conservation ou survie. Lorsqu’un système se maintient à l’identique, on parle d’état stationnaire. Une flamme de bougie, une étoile, une cellule vivante sont dans un état stationnaire : elles maintiennent leur forme par un processus dynamique. En effet, l’équilibre auquel elles « parviennent » n’a rien de figé, il est sans cesse maintenu par une régulation inlassable. Lorsque la régulation cesse, c’en est fini du phénomène : la flamme s’éteint ou la bougie flambe brutalement, l’étoile se rétracte sur elle-même ou, au contraire, explose, la cellule meurt... Dans le cas des systèmes vivants (ou sociaux), ce processus de régulation qui permet de maintenir un équilibre dynamique est appelé homéostasie. Plus le système est complexe et plus les processus permettant de créer l’homéostasie le sont également... Il est important de mentionner qu’un certain nombres de systémistes ont voulu intégrer à la TSG la prise en compte d’objets qui, loin de se maintenir dans un état homéostatique, connaissaient en permanence (ou par phases) un processus de croissance (plus ou moins régulée). On met alors en avant ce que l’on qualifie de systèmes évolutifs. Ces derniers utilisent à la fois leurs interactions internes et les ressources qu’ils tirent de leur environnement pour se structurer et se transformer. L’objet le plus fameux dans ce registre en géographie, ce sont les system of cities (systèmes de villes), d’abord conceptualisés par la locational analysis anglo-saxonne (Brian Berry, Allan Pred, etc.), avant que la théorie des systèmes évolutifs de villes ne soit complexifiée et dotée d’une portée anthropologique forte par Henri Reymond et Denise Pumain en France. Il est bien évident qu’un ensemble (régional, national, transnational) cohérent de villes connaît divers processus discontinus de croissance (des effectifs démographiques, des flux échangés, des innovations sociales, etc.), et que l’on ne peut guère invoquer un quelconque état stationnaire (sauf dans des situations de crise). En revanche, la hiérarchie urbaine (évaluable selon divers critères) et les configurations spatiales demeurent étonnamment stables : c’est pour cela que l’on sollicite la « métaphore systémique » (D. Pumain) lorsque l’on veut théoriser ces ensembles urbains régionaux fortement solidaires et hiérarchisés. * Pour assurer sa conservation, un système vivant a besoin de variété : il doit posséder le plus grand nombre de configurations d’organisation possible, afin de pouvoir pallier une éventuelle « catastrophe » (ou irruption brutale de nouveauté, nocive pour le système), générée par l’environnement ou en son sein. La variété est bien entendu fonction du nombre d’éléments du 37 Souvent désignés dans la littérature systémiste comme les « objectifs » du système. Cette terminologie, éminemment anthropomorphique, peut gêner... 38 Ainsi, notre organisme associe plusieurs sous-systèmes : les systèmes digestif, respiratoire, circulatoire, nerveux, etc. 23 système, mais surtout du nombre de relations entre ces éléments. On appelle redondances les réserves de variété d’un système. L’exemple classique est celui des réseaux de neurones du cerveau, dont on n’utilise qu’une faible partie, le reste pouvant éventuellement servir en cas d’accident cérébral... * La variété contribue à l’auto-reproduction du système (vivant ou social). Elle lui fournit des possibilités d’adaptation aux modifications de l’environnement, qui ouvrent la voie à une évolution... Dans son célèbre ouvrage La fin des paysans, Henri Mendras a mené une réflexion, très proche de la pensée systémique, sur la diffusion de la nouveauté (technique) dans les campagnes européennes du Xe au XXe siècle. Les communautés paysannes fonctionnaient comme des sous- systèmes dominés qui avaient à se protéger de la nouveauté circulant dans le système dominant. Elles n’en absorbaient, lentement, que certains aspects, susceptibles d’améliorer leur solidarité interne. Il en va ainsi de l’adoption lente de la pomme de terre, qui a progressivement aidé à la disparition des famines endémiques dans les campagnes. Cette adoption-adaptation a permis une meilleure auto-reproduction des communautés paysannes... * Lorsqu’un système qui doit rester stable n’arrive plus à maîtriser ses relations avec l’environnement, ou qu’un vice d’organisation interne apparaît, l’homéostasie peut devenir problématique. Si les interactions positives ne sont plus suffisamment freinées, un processus de croissance incontrôlable peut se mettre en place ; on parle de réaction en chaîne. Le système croît trop vite et finit par exploser. À l’inverse, si les interactions négatives freinent excessivement le système, celui-ci va se « tasser » sur lui-même, s’amoindrir et finalement imploser. Réaction en chaîne Implosion II LES FONDEMENTS D’UNE IMPORTATION CONCEPTUELLE Alors qu’ils ont généralement un certain retard sur les modes intellectuelles39, les géographes français se sont emparés très précocement de la notion de système. La géographie anglosaxonne en usait abondamment dès les années 1960. Au milieu des années 1970, des auteurs plutôt quantitativistes comme Henri Reymond eurent largement recours aux formalisations algorithmiques de la TSG et de Forrester. En 1978, le forum Géopoint fit une large place au concept de « combinaison », hérité d’André Cholley et précurseur de l’idée de système. À partir de la fin des années 1970/début des années 1980, ce fut l’effervescence : soutenance de la thèse de Franck Auriac (1979), publication d’un livre d’André Dauphiné intitulé Espace, régions et système (1979), organisation d’un Géopoint intitulé « Systèmes et localisations » (1984), publication de très nombreux articles. La bibliographie traduit cet engouement : le lecteur qui l’examinera d’un peu plus près constatera que la majeure partie des références géographiques date du début des années 1980... Ce n’est pas un hasard : c’est à cette époque que la « pensée complexe » a connu un fort engouement en France. Dans ces années ont été publiés La théorie du système général de Jean-Louis Le Moigne (1977, réédité en 1984), les quatre volumes de La Méthode d’Edgar Morin40 (1977-1991), 39 Le cas le plus fameux est celui du structuralisme (cf. l’Histoire du structuralisme de François Dosse), qui s’est affirmé en géographie une quinzaine d’années après la grande période structuraliste des autres sciences humaines (milieu des années 1960)... 40 Tome 1 : La nature de la nature (1977) ; tome 2 : La vie de la vie (1980) ; tome 3 : La connaissance de la connaissance (1986) ; tome 4 : Les idées, leur vie, leurs moeurs, leur organisation (1990). Tous les quatre ont été publiés par les éditions du Seuil. 24 La nouvelle alliance d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (1979), Le paradoxe et le système d’Yves Barel (1979), et d’autres ouvrages encore, qui ont connu un fort retentissement parmi les intellectuels et universitaires français. Dans ce cas précis, l’adoption conceptuelle parmi les géographes français a donc été très précoce, si ce n’est immédiate. Et l’on peut dire que certains (R. Brunet, H. Reymond, F. Auriac) avaient même anticipé le mouvement... Cela atteste d’une affinité particulière des géographes pour l’idée systémique, alors que d’autres notions-paradigmes des sciences humaines (structure, idéologie, acteur, histoire, récit, identité, etc.) n’ont pas eu une diffusion immédiate et facile dans la communauté des géographes. La question de l’interprétation de cette affinité particulière est le but des réflexions qui suivent. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’idée de considérer les notions-objets identitaires du géographe (la région, le pays, l’espace des années 1970-1980, ou leur avatar contemporain, le territoire) comme des systèmes n’a rien de spécialement neuf et n’est pas le privilège exclusif de ce que l’on a qualifié de « nouvelle géographie ». Bien au contraire : au début du XXe siècle, l’école française de géographie a développé une conception de la région (et du « pays », au sens local) très largement pré-systémiste. Celle-ci repose sur l’idée qu’une région tire son caractère particulier de sa personnalité, combinaison unique de caractéristiques naturelles et d’adaptations historiques des sociétés locales à ces caractéristiques. La Beauce, la Lomagne, la Sologne ou les Causses, la Bresse, le Poitou, le Comtat ou le Quercy : autant de pays qui pour la géographie classique réalisaient une combinatoire unique de conditions naturelles et de transformations humaines. Un paysage particulier était la manifestation physionomique d’une combinatoire particulière et en même temps la preuve du caractère unique, de l’authenticité de cette combinaison. En ce sens, le paysage était l’inscription sur la surface terrestre des relations homme/nature et son importante variété renvoyait à la diversité de celles-ci. En outre, la géographie classique considérait que chaque « pays » s’était constitué progressivement dans le temps long de l’histoire, par adaptation à son environnement. Ce processus d’adaptation renvoyait clairement à la conception que l’on avait des êtres vivants à l’époque dans les milieux intellectuels, conception héritée de Lamarck41 et Geoffroy Saint-Hilaire, qui supposait la transformation directe des organismes vivants sous l’action du milieu. Le transfert de l’idée d’adaptation du vivant au phénomène régional a amené les géographes classique à une conception du « pays » ou de la région comme un « être géographique » (l’expression se trouve dans le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache), combinatoire unique de « faits » naturels et humains, assimilable à un organisme vivant. Chaque région- organisme était conçue comme s’étant construite dans la durée, spontanément, presque « naturellement », par adaptation au milieu ambiant, suivant une conception du vivant que l’on qualifie en histoire des sciences de « néo-lamarckisme »42 transposée aux entités régionales par l’école vidalienne. Cette transposition de l’idée d’organisme à l’objet « région » (que l’on appelle encore « métaphore organiciste »43) est en soi pré-systémique : pour l’histoire des idées, l’idée d’organisme (totalité organisée capable de s’adapter à son environnement) est précurseur du systémisme. En outre, elle mobilise plusieurs caractéristiques significatives qui vont dans le même 41 Jean-Baptiste de Monnet de Lamarck (1744-1829), célèbre biologiste français, est à l’origine d’une théorie des progrès du vivant qui a dominé les conceptions biologiques pendant tout le XIXe siècle, jusqu’au triomphe des idées de Darwin. Elle postule le caractère héréditaire des acquis d’un organisme biologique, fondant par là une conception évolutionniste du vivant, déterminé indirectement par le milieu dans lequel il vit. Se basant sur les travaux d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), bon nombre d’intellectuels français de la fin du XIXe siècle (dont Vidal de la Blache) ont été marqués par un courant néo-lamarckiste, d’inspiration anti-darwinienne, qui mettait l’accent sur l’action directe du milieu naturel sur le développement des organismes vivants, et notamment les animaux. 42 Par opposition au darwinisme, qui se développait à la même période, et qui, lui, supposait tout autre chose : la survie préférentielle et la meilleure reproduction d’organismes disposant préalablement de caractéristiques génétiques plus favorables dans un milieu donné. Il découle de cela un phénomène de sélection : les populations mieux armées se reproduisent mieux que les autres, et finissent par devenir dominantes. Les caractéristiques génétiques particulières à quelques individus deviennent alors la loi du plus grand nombre... On saisira mieux ainsi l’opposition entre le néo-lamarckisme (réfuté abondamment depuis...) et le darwinisme. 43 À la page précédente, j’ai parlé de transfert d’une certaine conception du vivant. Il va de soi qu’une région n’est pas un organisme (vivant). De ce fait, la désigner comme telle revient à opérer une analogie dont on escompte un intérêt de connaissance. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une métaphore. 25 sens : la région apparaît chez Paul Vidal de la Blache (puis, plus tard, chez André Cholley) comme un « complexe géographique » (or la théorie des systèmes visera justement à l’étude des objets complexes) ; elle articule des éléments hétérogènes, « faits » naturels et « faits » humains (pour reprendre la terminologie d’alors), ce qui s’inscrit tout à fait dans l’idée systémique de totalités qui agrègent des éléments de natures différentes.44 Une autre facette de cet organicisme apparaît dans les derniers écrits de Vidal consacrés à un redécoupage de la France, notamment dans les articles « Régions françaises »45 et « La relativité des divisions régionales »46. La référence naturaliste est alors évacuée au profit d’une réflexion sur la vie régionale animée par des grandes villes — qui sont des lieux « nodaux », moteurs du dynamisme économique, notamment grâce à leurs chambres de commerce et à leurs milieux industriels. La région est alors pensée dans un tout autre cadre, mais conserve cette dimension organique, basée sur l’impulsion urbaine. On pourrait peut-être faire émerger brièvement une généalogie pré-systémiste (avec tous les risques que comporte une telle entreprise), partant de Paul Vidal de la Blache, passant par Maximilien Sorre et s’explicitant partiellement avec André Cholley. Chez le premier de ces trois auteurs, outre les divers arguments déjà évoqués, on trouve une valse hésitation permanente, une sorte de non-choix fait de dénis successifs quant aux déterminations qui seraient susceptibles d’expliquer en dernière instance les « faits généraux de répartition » de l’espèce humaine. Ce que certains ont voulu a posteriori qualifier de possibilisme relève à notre avis plutôt d’une indécision revendiquée devant la multi-détermination causale agissant sur les sociétés humaines, lesquelles rétroagissent sur le vivant et interagissent, dans le sens d’une « complexité » croissante. Un article comme « La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie » (1903) fournit en creux, et par dérobade plus que de façon explicite, un faisceau d’indices d’une pensée du complexe assez impressionniste et difficile à caractériser nettement. La tâche est moins ardue avec Maximilien Sorre, certainement l’élève le plus fidèle à l’idée vidalienne de la géographie comme écologie humaine. Attentif aux relations des sociétés humaines avec les diverses formes du vivant (jusqu’à développer une très originale « Géographie des complexes pathogènes »), prolongateur de la notion vidalienne de « genre de vie » (éminemment associative et combinatoire), partisan de longue date d’un examen des « complexes géographiques élémentaires », cet auteur a, plus que tout autre, contribué à maintenir une pensée de la multidétermination (voire de l’interaction) causale au sein des milieux, naturels et/ou humains, conception que sert un grand pluralisme d’intérêts (de la géographie médicale à la sociologie, en passant par les problèmes d’alimentation) dans l’analytique développée par M. Sorre. Toutefois, c’est à André Cholley que l’on doit la vernacularisation du mot « système » dans la géographie de l’après-guerre, alors même que les praticiens de la discipline ont pu longtemps professer une sainte horreur de l’« esprit de système », entendu comme une propension à théoriser et à abstraire, au détriment des « cas », des « faits » et autres « réalités » particulières, si chers à la géographie humaine classique. Il a utilisé le terme dans les expressions « système de culture » et « système d’érosion », élaborées pour mettre l’accent sur la multiplicité des déterminants intervenant dans un processus d’érosion ou dans le choix d’un type d’agriculture. Mais surtout, à l’occasion d’un Guide de l’étudiant en géographie publié en 194247 et réédité sous une forme notablement remaniée en 195148, ce disciple infidèle d’E. de Martonne a esquissé toute une théorie des milieux et régions géographiques, entendus comme « combinaisons » uniques de facteurs 44 Il ne s’agirait pas pour autant de considérer la totalité des géographes classiques comme pré-systémistes. Emmanuel de Martonne, Jules Sion (pour d’autres raisons), la quasi-totalité des auteurs de l’après deuxième guerre mondiale, etc., s’inscrivent dans divers schèmes de pensée déterministe : géologico-climatique chez E. De Martonne, climatique ou patrimoniale chez J. Sion, techniciste chez Pierre George et ses nombreux émules. La rituelle (et bien vaine) référence à la « complexité » des « faits géographiques » est largement une clause de style, qui légitime le recours intensif au « plan à tiroirs » ; elle s’auto-dissout bien souvent lorsqu’il s’agit réellement de mettre à jour un lien causal. On retrouve alors, prégnant, le schème explicatif mono-causal. 45 P. Vidal de la Blache, « Régions françaises », dans Revue de Paris, 1910, décembre, p. 821-849. 46 P. Vidal de la Blache, « La relativité des divisions régionales », Athéna (conférence à l’École des hautes études sociales), 1911, repris dans Les divisions régionales de la France, Paris, Félix Alcan, 1913. 47 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, Paris, PUF, 1942. 48 A. Cholley, La géographie (Guide de l’étudiant), Paris, PUF, 1951. 26 complexes et entrelacés : potentialités naturelles, usages patrimoniaux (les seuls qualifiés de « déterministes » dans l’édition de 1942, « conditions de l’espace » (impliquant les distances et les formes d’organisation territoriale), etc. L’objet géographique, milieu, région, « complexe géographique », est unique, idiosyncrasique, mais par combinatoire (souvent très « réciproque ») d’influents généraux (climat, sols, végétation, histoire, « faits ethniques », patrimoine, etc.). Notons que cette conception retrouve, ce faisant, la « solution » préférée des géographes, lorsqu’il s’agit de concilier l’aspiration à la généralité, à la scientificité (pensée sous une forme analytique, cloisonnée) et l’intérêt pour les cas particuliers — que l’on considère comme une combinaison particulière d’influences générales. A travers ces quelques indications, j’ai voulu, en-deçà de la seule géographie contemporaine, poser le problème général des affinités de la géographie (sous toutes ses formes) avec l’idée de système. On pourrait le reformuler ainsi : certains objets spécifiques de la discipline (région, pays, espace, territoire) sont fondamentalement hétérogènes et flous. Pourtant, par des biais divers (sentiment paysager, action politique, intégration économique), ces objets peuvent apparaître à la majorité des géographes comme doués d’une autonomie, et irréductibles à une explication causale unique, voire comme des êtres proprement géographiques49. Dès lors, il faut pouvoir légitimer par avance ces objets à la fois hétérogènes et globaux, flous et organisés, complexes et unifiés. C’est ce que cautionne l’idée que l’on a affaire à des systèmes géographiques, conception héritière de la métaphore organiciste, omniprésente chez les géographes classiques. Cependant, il faut insister sur le fait que le pré-systémisme d’un Paul Vidal de la Blache ou d’un André Cholley restait très implicite, n’apparaissait qu’à travers quelques termes vagues (« combinaison » et « complexe » notamment) et, surtout, relevait avant tout d’une position de principe. Aucun auteur classique n’a, en quelque sorte, « systématisé les systèmes », nul n’a fait de l’idée de « combinaison » ou de « complexe » le point de départ d’un travail spécifique. Ce sont les « nouveaux géographes », notamment les plus théoriciens-quantitativistes d’entre eux, tels Henri Reymond, Franck Auriac, François Durand-Dastès ou, plus tard, Denise Pumain, qui ont développé un usage approfondi, fondamental, de l’idée de système. Afin d’éviter tout anachronisme, autant signaler immédiatement que cet approfondissement a été rendu possible par deux évolutions significatives : d’une part, la naissance aux États-Unis et en Europe dans les années 1940-1950 d’une « théorie systémiste », formalisée par des mathématiciens, des physiciens et d’autres praticiens des sciences « dures » ; d’autre part, l’adoption précoce de cette théorie systémiste par la locational analysis (analyse spatiale de la géographie théorique et quantitative anglo- saxonne dès les années 1960 pour le moins...). Ainsi Peter Haggett affirmait dès la première édition de L’analyse spatiale en géographie humaine : Au cours de la dernière décennie, la biologie et les sciences du comportement ont manifesté un intérêt croissant pour la théorie générale des systèmes (Bertalanffy, 1951). Quelques tentatives ont été faites (notamment par Chorley, 1962) pour introduire les concepts de cette théorie dans la géomorphologie et la géographie physique, et on ne voit pas pourquoi le concept de système ne pourrait pas être étendu à la géographie humaine. Les jeunes géographes français qui se sont ouverts sur la géographie anglo-saxonne à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix n’ont pu qu’être interpellés par les affirmations systémiques que l’on trouve chez Brian Berry50, Peter Haggett51, Peter Gould52, Allan Pred53 et tant d’autres encore... Certains sont retournés aux sources théoriques de l’analyse systémique, qui ultérieurement a nourri leur travail de géographes. Il ne faudrait toutefois pas penser que l’invocation des « systèmes », omniprésente dans la production géographique française, renvoie systématiquement à la théorie du système général de Bertalanffy (le fondateur du systémisme). 49 Cette terminologie est encore très répandue : Roger Brunet, notamment, ne cesse de l’employer dans ses abondants écrits théoriques. Cf. supra. 50 C’est notamment clair dans son « classique » traduit en français : B. J. L. Berry, Géographie des marchés et du commerce de détail, Paris, Armand Colin, 1971, notamment pages 138-140. 51 Cf. P. Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine (trad. fr.), Paris, Armand Colin, 1973, notamment pages 27-30. 52 Cf. R. Abler, J. S. Adams & P. Gould, Spatial Organization. The Geographer’s View of the World, London, Prentice Hall, 1972. 53 Cf. A. Pred, City Systems in Advanced Societies, London, Hutchison, 1977. 27 Derrière un terme unique, « système », se nichent, comme nous n’avons cessé de le rappeler, des acceptions extrêmement fluctuantes quant à leur présupposés et un usage de la notion qui va de la simple affirmation (« ceci est un système, point. ») à des élaborations intellectuelles hautement sophistiquées, dont la thèse de Franck Auriac, Système économique et espace, ou les travaux de Denise Pumain et de l’équipe P.A.R.I.S., sont les formes les plus développées (dans des registres fort différents...). Cette diversité est un piège pour qui prétend parler de l’utilisation du concept de système en géographie : on ne peut prétendre ramener celle-ci à une importation en géographie de la théorie du système général, mais en même temps, tous ceux qui usent — voire abusent — du terme « système » le font parce que cette théorie existe, qu’elle a été adoptée dans de très nombreux champs54 scientifiques et intellectuels (de la biologie aux sciences de l’organisation, de l’informatique à la sociologie, etc.) et que, dans un certain contexte, elle a pu incarner un « moment » de l’histoire des idées (pour la France : à la fin des années 1970 et dans les années 1980). En somme, à un certain moment, parler de « système » a suscité le même engouement que pour les « structures » dans les années 1960 ou l’« identité », la « mémoire » ou le « territoire » aujourd’hui... L’effet de mode semble aujourd’hui s’atténuer, certains ont développé des critiques vis à vis de cette importation largement « métaphorique » (Denise Pumain notamment, qui souhaitait approfondir et infléchir le transfert conceptuel). Plutôt que de « système », les auteurs préfèrent aujourd’hui parler de « complexité ». La retombée de l’engouement rend sans doute plus aisée une certaine prise de hauteur dès lors qu’il s’agit de questionner l’usage des systèmes dans la géographie française de ces trente dernières années. Les générations de géographes qui se sont affirmées à la fin des années 1960 et dans les années 1970 se sont retrouvées confrontées de près ou de loin aux questions lancinantes de la place et de la scientificité de la géographie. Ceci avait pour corollaire un vaste travail de remise en question de la tradition post-vidalienne. Les concepts forts de cette dernière (milieu, paysage, région, etc.) étaient fondamentalement suspects. Il fallait les abandonner ou leur redonner du sens et de la légitimité. « Milieu » est largement tombé en désuétude, « paysage » a connu un bref purgatoire (jusqu’à ce que les géographes physiciens d’un côté et les tenants d’une géographie des représentations de l’autre ne lui redonnent une positivité notionnelle forte). Mais la plus grande difficulté est venue de « région » : pendant plus d’une décennie, le terme n’a pas été en odeur de sainteté, évoquant la « géographie régionale » la plus surannée, celle des concours académiques, des catalogues de connaissances disparates, des plans à tiroirs... La « région » incarnait tout ce que la nouvelle géographie humaine entendait dénoncer : un encyclopédisme mou — car dénué de problématique —, une démarche exclusivement empirique, une absence généralisée de méthode. Le reproche majeur fait à la géographie régionale reposait sur le caractère implicite de son propos : même quand une problématique générale existait, elle n’était pas explicitée (c’est-à-dire formulée noir sur blanc) par l’auteur ; et dans la majeure partie des cas, la littérature géographique classique était faite de catalogues de connaissances disparates et sans lien... ce qui est difficilement compatible avec l’idée de science. Faute d’un projet précis, d’une prétention explicative, la géographie se condamnait à n’être qu’un fatras de savoirs hétérogènes. Pourtant, même en rejetant l’idée de région, une contrainte subsistait : la majeure partie des géographes fait de la recherche sur un « terrain » localisé : pays étranger, région française, ville, activité localisée, etc. C’est même cette dimension de localisation qui fonde la spécificité (la légitimité institutionnelle ?) du géographe dans une recherche réunissant des spécialistes de plusieurs disciplines. Dans les questionnaires professionnels et les annuaires de la corporation, à côté des thèmes de recherche que l’on revendique, il y a toujours des domaines géographiques dont on se veut spécialiste. Ce faisant, la référence régionale (ou nationale, ou territoriale) continue très largement à démarquer le géographe du sociologue, de l’économiste ou de l’urbaniste. Les 54 Ou plus exactement : par certaines branches de ces champs. Ce n’est pas toute la sociologie qui est systémique, mais certains de ses courants (autour d’Yves Barel ou d’Edgar Morin notamment...) 28 géographes des années 1970 ont parfois voulu bannir la « région » de leur vocabulaire, mais le cadre régional est resté un horizon contraignant de leur travail. Or, qu’on le veuille ou non, le concept de région recouvre systématiquement des contenus éminemment hétérogènes et instables : la région agrège des populations diverses, des activités rarement spécifiques, des échanges « internes » pour partie seulement. Elle est parfois associée à une identité (moscovite, périgourdine, croate, australienne, etc.), mais jamais par exclusive55 : la multi-appartenance est la règle (on sera tout à la fois moscovite, d’Ostankino56, russe, slave, communiste, orthodoxe, voire « internationaliste » et citoyen du monde ...). La région agrège des structures spatiales diverses (d’habitat, de relation, d’appropriation), sans que celles-ci lui soit forcément indissolublement attachées : la Bourgogne est un important carrefour de voies ferrées, de routes et d’autoroutes, mais celles-ci se poursuivent au-delà de la Bourgogne... Toute région que l’on prétend isoler se fond dans des ensembles régionaux plus vastes et agrège des sous-régions fort diverses, dont elle n’est d’ailleurs que rarement la somme arithmétique... Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on valorise : les pavages administratifs ? les systèmes relationnels ? les hiérarchies urbaines ? les identités collectives ? les langues utilisées ? La Bourgogne est-elle identique si on la définit par ses limites administratives, ou par les limites de l’influence de Dijon, ou par les limites d’une appartenance identitaire bourguignonne, etc. ? L’Arménie est-elle seulement la république post-soviétique située en Transcaucasie qui porte ce nom ? ou la région plus vaste dans laquelle les populations de langue et de culte arméniens sont en forte proportion ? ou le vaste ensemble que l’on appelait « Arménie » il y encore soixante ans, et qui engloberait toute la partie Nord-Est de l’actuelle Turquie ? Il est évident aujourd’hui que c’est le choix de définition préalable qui fonde l’objet et non l’objet qui existe préalablement et qui dicterait une définition57. Toutefois, dès lors que l’objet régional est défini, le chercheur qui veut l’appréhender dans sa globalité se trouve forcément confronté au problème de l’hétérogénéité. Notre hypothèse est que les Nouveaux Géographes des années 1970-1980 ont trouvé dans l’idée de système un appareil conceptuel permettant à la fois de penser l’intégration de l’hétérogène et d’apporter une légitimité scientifique à l’étude de la région. La systémique ne prescrit pas une délimitation précise, absolue et univoque des objets qu’elle construit : elle a donc permis de restaurer la crédibilité scientifique du concept de région, en valorisant des objets qui sont postulés d’emblée comme hétérogènes, complexes, flous et emboîtés les uns dans les autres. Ce n’est évidemment pas la seule explication de l’intérêt manifesté par les géographes à l’égard de la systémique, mais cela nous semble fonder une connivence qui a trouvé ultérieurement de vastes champs d’application. Si le concept de « région » recouvre des objets flous et hétérogènes, c’est que le terme de région est lui-même très flou et ambigu : faut-il s’appuyer sur les découpages administratifs, producteurs de statistiques cohérentes ? Faut-il au contraire aller au-delà des pavages « artificiels » et privilégier des ensembles plus cohérents et plus unitaires (ce qui était le principe des « régions naturelles » de la géographie classique et que l’on retrouve lorsque l’on veut découper un territoire en régions polarisées par une métropole) ? Un exemple simple et restreint nous permettra de comprendre l’ambiguïté qu’il s’agit de cerner. Le Sud-Est de la France est un espace marqué par une semis urbain très dense. Si l’on souhaite découper cet espace en sous-ensembles un tant soit peu homogènes nous disposons, en gros, de deux possibilités : soit il est possible de s’appuyer sur les trames administratives (départements, arrondissements, voire cantons ou communes...), qui fourniront des statistiques homogènes ; soit un chercheur peut vouloir reconstituer les aires d’attraction urbaine, en s’appuyant sur un certain nombre d’hypothèses (sur la taille minimale des agglomérations requises, sur les bassins d’emploi, etc.). Appliquant ses hypothèses, il va construire un espace des attractions urbaines, qu’il pourra 55 Et bon nombre d’identités ne sont guère attachées à des lieux (il en va ainsi des identités religieuses, sociales, voire de certaines identités ethniques, notamment en Afrique...). 56 Quartier aisé de Moscou. 57 Mais pendant longtemps, les géographes ont considéré que le « fait régional » était évident et s’imposait à eux, car il était fondé presque naturellement... (cf. infra). D’où l’implicite dénoncé par les Nouveaux géographes : si chaque région existait en soi, alors il s’agissait de se mettre en quête de son identité et pas du tout de définir des hypothèses préalables... 29 cartographier, en acceptant ou en refusant qu’il y ait des « trous » ou des « blancs » dans le pavage ainsi élaboré. Là n’est pas l’important : ce qui est certain, c’est que le degré d’homogénéité ne sera pas le même suivant les hypothèses qui auront été choisies. Donnons un seul exemple : il se trouve qu’Avignon, préfecture du Vaucluse et agglomération de plus de 150 000 habitants, se trouve comme agglomération à cheval sur deux départements et deux régions. Sur la base d’un pavage administratif, les entités « régionales » Gard et Vaucluse manifesteront une très forte hétérogénéité, alors qu’un pavage basé sur l’idée de polarisation urbaine sera plus « ajusté », mais difficile à construire statistiquement et cartographiquement. À partir de cet exemple, il est plus facile de comprendre vers quelle conception de l’objet régional le transfert de la théorie du système général en géographie va aller prioritairement : si l’on respecte la limite méthodologique énoncée ci-dessus — qui refuse l’idée que n’importe quoi puisse être considéré comme un système et qu’il faut apporter au préalable des garanties (diverses) d’homogénéité — il vaut mieux s’appuyer sur des ensembles régionaux ayant un caractère « organique » que sur des pavages administratifs. C’est pourquoi la région considérée comme système, pour dissiper le flou du mot « région », est toujours assortie d’un qualificatif (qui exclut plus ou moins l’arbitraire inhérent aux pavages administratifs) : région polarisée, région [globalement] homogène, etc. II DIVERSITE DE L’APPORT DU SYSTEMISME EN GEOGRAPHIE HUMAINE A Les systèmes dans la réflexion théorique sur l’espace Le travail de Peter Haggett dans L’analyse spatiale en géographie humaine est fondateur : dès 1965, il associait « système » et « région polarisée » et mettait en place les bases d’une importation conceptuelle. Les lecteurs français ont eu ce texte sous les yeux dès 1973, mais il s’est passé plus de quinze ans avant qu’on en retrouve des échos directs dans la production nationale... Je vous l’ai reproduit ci-dessous in extenso. La nature des systèmes Qu'est-ce qu'un système? Selon une définition peu précise citée par Chorley, c'est « un ensemble d'objets, assorti de relations entre ces objets et leurs attributs » (Hall et Fagen, 1956). Dans le langage de tous les jours, on parle, en plomberie, d'un « système d'eau chaude » dans lequel l'ensemble des objets (chaudières, tuyaux, cylindres, etc.) est lié par l'intermédiaire de la circulation de l'eau, avec un apport d'énergie sous forme de chaleur. En géomorphologie, on peut parler d'un « système d'érosion » dans lequel l'ensemble des objets (lignes de partage des eaux, versants, cours d'eau) est lié, par l'intermédiaire de la circulation de l'eau et des sédiments, avec un apport d'énergie sous forme d'averses. En géographie humaine, l'équivalent le plus proche est sans doute la région polarisée, dans laquelle l'ensemble des objets (villes, villages, exploitations agricoles, etc.) est lié par des mouvements ou flux (d'argent, de migrants, de marchandises, etc.), et où les apports d'énergie résultent des besoins biologiques et sociaux de la communauté. Cette idée existe implicitement dans la plus grande partie de la théorie des places centrales, bien que quelques auteurs seulement [...] se soient référés au concept de « système » pour en faire la description. Il est donc clair que les systèmes sont des portions, arbitrairement délimitées, du monde réel, qui possèdent des connexions fonctionnelles. Von Bertalanffy (1951) distingue les systèmes fermés et les systèmes ouverts. Les systèmes fermés possèdent des limites définissables à travers lesquelles aucun échange d'énergie n'a lieu, mais, comme on n'a guère de chances, de par leur définition, d'en rencontrer au cours d'études géographiques (sauf dans le cas limite où l'on étudie le monde entier), il n'en sera pas question ici. Les régions polarisées (ou nodales) en tant que systèmes ouverts Dans la première partie de ce livre, nous adoptons le point de vue selon lequel il est possible de considérer les régions polarisées comme des systèmes ouverts [...] : l'étude des mouvements (chap. 2) conduit à l'examen des canaux le long desquels les mouvements se produisent, et qui forment le réseau (chap. 3), à l'examen des noeuds de ce réseau (chap. 4) et de leur organisation selon une hiérarchie (chap. 5) ; finalement sont intégrées au système les zones interstitielles considérées comme des surfaces 30 (chap. 6). On peut se représenter plus clairement cette progression, qui va des flux d'énergie aux formes topographiques identifiables, grâce à la figure 1.5, où l'on peut, à la place de leurs équivalents géométriques abstraits, mettre des formes géographiques plus familières : routes, habitat, hiérarchie urbaine, zones d'utilisation du sol. Des sceptiques considèrent encore la région polarisée comme une pure construction de l'esprit ; pourtant, Dickinson [1964] a examiné en détail les régions urbaines existant aux États-Unis et en Europe occidentale, et Caesar [1955, 1964] a montré la force de la polarisation à l'intérieur de régions aussi dissemblables par la taille que le bloc communiste d'Europe orientale et le Nord-Est de l'Angleterre. Source : P. Haggett (1973) Si on veut considérer les régions polarisées comme des systèmes ouverts, il faut d'abord définir les critères qui permettent d'identifier de tels systèmes, puis vérifier s'ils existent dans le système régional. Selon Chorley [...], les systèmes ouverts possèdent certaines des six caractéristiques suivantes : 1° leur entretien et leur conservation nécessitent un apport d'énergie. En même temps, ils ont la capacité : 2° d'atteindre un « état stable » dans lequel des ajustements de forme répondent aux entrées et aux sorties d'énergie et de matière ; 3° de se régler eux-mêmes, par des ajustements homéostatiques ; 4° de conserver des grandeurs optimales pendant un certain temps ; 5° de conserver leur organisation et leur forme dans le temps au lieu de tendre (comme font les systèmes fermés) vers l'entropie maximale ; 6° d'avoir un comportement « équifinal », en ce sens que des conditions initiales différentes peuvent conduire à des résultats finaux identiques. Il est certain que les géographes rencontrent dans leurs systèmes régionaux certaines de ces six caractéristiques. L'organisation régionale a besoin d'être entretenue par des flux constants d'hommes, de marchandises, d'argent, d'informations ; à un excès de flux vers l'intérieur du système peuvent répondre des changements de forme (développement des villes ou expansion urbaine), de même qu'une diminution des mouvements peut entraîner des contractions, faire mourir des villes. Il est clair que les deux premières conditions sont satisfaites. Il en est de même pour la troisième condition : la région urbaine se conforme au principe de Le Châtelier, en ce sens que la zone d'attraction de la ville peut s'étendre ou se contracter, en réponse à une augmentation ou à une diminution des flux. Selon Berry et Garrison, la région urbaine satisferait la quatrième et la cinquième condition, en ce sens que la forme des relations entre le rang et la taille des villes [...] tend à être relativement constante, dans le temps comme dans l'espace. Enfin, le fait que les grandes villes visent de plus en plus à acquérir la même forme, d'un continent à l'autre, donne à penser que le système ouvert urbain est capable d'avoir un comportement « équifinal ». Considérer la région comme un système ouvert présente l'avantage d'attirer l'attention sur les liens entre forme et processus, et de mettre la géographie au rang d'autres sciences, biologiques et sociales, dont la réflexion s'organise de cette manière. Des échanges entre spécialistes qui étudient les « écosystèmes » à tous les niveaux devraient s'avérer profitables [...].58 Peter HAGGETT 58 P. Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine (trad. fr.), Paris, Armand Colin, 1973, p. 27-30. 31 Ce passage, extrêmement riche et fondamental, mérite commentaire. Parmi toutes les « entrées » de la pensée systémique, il est notable de constater que c’est l’entrée « interdépendance » ou solidarité qui est privilégiée dans la définition liminaire ; solidarité entre ce qu’Haggett appelle les « objets géographiques », dont il est essentiel ici de souligner la matérialité. Il est question d’objets à la fois matériels et localisables, qui sont les éléments de base des « systèmes régionaux ». On peut les abstraire avec le formalisme point/ligne/surface, on peut les articuler génétiquement, mais à la base ils sont fondamentalement concrets. Cette matérialité initiale allait être la source de nombreuses polémiques, car elle pose le problème de l’espace : le système est ici exprimé par des objets tout à la fois matériels et spatiaux (par leur localisation). Le concept de « région polarisée » précise celui de « région » au sens large, qui se prête à toutes les utilisations — puisqu’à la limite, toute portion d’espace est « région » au sens de « surface considérée ». La région polarisée, au contraire, a quelque chose d’organique : elle présuppose des centres hiérarchisés qui la dominent et lui donnent des limites. L’idée (implicite) d’une région- organisme, finalement assez ancienne, a favorisé l’importation du concept de système, très en vogue dans le monde anglo-saxon au moment de la rédaction du livre de P. Haggett. Ce postulat établi, l’auteur construit une assez fascinante théorie génétique de ces régions polarisées, dans laquelle on voit émerger (mais non exclusivement) des éléments structurels (points, lignes et surfaces). La conceptualisation de Peter Haggett est doublement génétique, en ce sens qu’elle peut faire office d’hypothèse sur la genèse de certaines régions polarisées et qu’elle propose en même temps une progression méthodologique de l’analyse régionale (l’auteur parle d’« étapes »). Du point de vue structurel, la théorie haggettienne, fondamentalement dynamique, postule la préexistence des lignes (« canaux » des mouvements), dont l’entrecroisement génère des points remarquables (noeuds) qui se hiérarchisent du fait de leur positionnement comme noeuds. Les surfaces apparaissent en dernier dans l’analyse : elles sont « interstitielles », et pour tout dire un peu périphériques...59 Peter Haggett parle indifféremment de « région polarisée » ou de « système régional », tissant une étroite relation entre l’objet « région polarisée » et le concept qu’il importe ici. Il faut insister brièvement sur la définition qu’il propose des systèmes comme « portions, arbitrairement délimitées, du monde réel, qui possèdent des connexions fonctionnelles » : le principe de délimitation arbitraire permet d’évacuer le problème de l’homogénéité absolue de l’objet, au profit d’une homogénéité relative, définie par les « connexions fonctionnelles », c’est-à-dire les relations spécifiques qui articulent les éléments spatiaux en système. Le fameux modèle à cinq étapes qu’il propose permet justement de fonder en théorie ces connexions fonctionnelles. Cela ne suffit pas en revanche à légitimer l’importation du concept de système, aussi est-il amené à proposer une définition normative des systèmes géographiques (basée sur six critères) et à valider ceux-ci (c’est ce qu’il opère dans les trois derniers paragraphes). Les contraintes que pose Peter Haggett sont assez souples : il faut respecter « certaines » caractéristiques (et non la totalité...), même si, finalement, les « régions urbaines » les respectent toutes. Sa « validation » des six principes (avant- dernier paragraphe) est elle-même très souple (en matière d’administration de la preuve...) et présente une sorte de dérive : on glisse insensiblement d’un objet « système régional » à un objet « système urbain ».60 En somme, le transfert conceptuel s’opère, mais sa légitimation est ténue et relativement imprécise. Ce qu’il y a de plus solide dans la pensée de Haggett n’est peut-être pas 59 Une telle conceptualisation n’est pas neutre et se ressent de ses origines anglo-saxonnes : dans tout cela on retrouve une conception de l’évolution des sociétés reposant sur des dynamiques « spontanées », initiées par des acteurs micro-géographiques, conception libérale dans laquelle on ne trouve pas trace d’un quelconque volontarisme politique. Le « spontanéisme » de cette théorie est également illustré par l’idée que les flux sont préexistants — ou au moins prégnants dans l’analyse — par rapport aux noeuds, qui apparaissent dès lors initialement déterminés par les propriétés des réseaux. On a là une conception extrêmement discutée et au cœur de nombreux débats aujourd’hui : ce que l’on appelle la théorie des effets structurants. Cf. J.-M. Offner, « La théorie des effets structurants : mythe politique, mystification scientifique », L’Espace géographique, 1993, n° 3, p. 233-242. Le propos critique de Jean-Marc Offner est un bel exemple de pensée complexe appliquée à la réflexion sur les relations réseaux/développement territorial. 60 Cette dérive me semble fort significative et en quelque sorte prémonitoire de l’évolution de l’usage de la TSG en géographie : on a dans un premier temps (au début des années 1980) voulu considérer les régions polarisées comme des systèmes, mais, progressivement, c’est surtout à propos des villes (et des systèmes de villes) que le concept a trouvé un intérêt heuristique... 32 l’acclimatation du concept de système mais sa réflexion sur ce qu’il désigne comme « l'attention sur les liens entre forme et processus » (via la théorie des cinq étapes, décrite dans le texte et matérialisée par le schéma) ; à notre sens, l’apport proprement géographique l’emporte sur la référence systémique. Le dernier paragraphe montre de surcroît à quel point, même chez Haggett, l’importation conceptuelle vise à légitimer la géographie, puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, que de « mettre la géographie au rang d'autres sciences61, biologiques et sociales... ». On a le sentiment qu’il s’agit là d’un plaidoyer à destination d’autres géographes, afin de généraliser la référence à la théorie systémique pour ce qu’elle aurait de revalorisant pour la géographie humaine... Ce plaidoyer a, en quelque sorte, été plus qu’entendu par les géographes français durant les années 1980. Il serait toutefois illusoire de penser qu’il a été fait un usage normatif du concept de système. Déjà, il ne faut pas oublier la nature fondamentalement théorique du texte de Peter Haggett : on ne parle pas de la même façon des systèmes dans un ouvrage de théorie géographique et dans un travail sur un objet particulier que l’on construira comme système. Ceci pourrait illustrer une dualité d’usage que l’on peut repérer dans la production géographique française : dans un premier temps, un certain nombre d’auteurs (comme Henri Reymond, Franck Auriac, François Durand-Dastès, et bien d’autres...) se sont essayés à utiliser la théorie du système général comme un outil d’interprétation, valorisant les aspects algorithmiques (H. Reymond, H. Chamussy, A. Dauphiné, F. Durand-Dastès, etc.) ou les aspects heuristiques (F. Auriac, F. Durand-Dastès, G. Baudelle, etc.) pour reconstruire tel ou tel objet géographique : ce sont les travaux de F. Auriac sur le vignoble du Languedoc62, de F. Auriac et F. Durand-Dastès sur le ghetto noir central63, de G. Baudelle sur le « système minier »64, de J.-P. Marchand sur l’Irlande65. Ultérieurement, à travers les travaux des théoriciens-quantitativistes spécialisés en géographie urbaine, l’approche algorithmique s’est fortement développée (notamment via les travaux de Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien et Léna Sanders), alors que la démarche heuristique a perdu de sa spécificité, noyée au milieu d’une foule de formes de schématisation vaguement systémiques... Les entreprises de géographie théorique ont fait un tout autre usage de notion de système. Il est à noter qu’elles sont peu nombreuses et sont apparues tardivement, en regard de l’introduction de l’approche systémique dans la géographie française. Qu’il s’agisse de La Face de la terre de Philippe et Geneviève Pinchemel (1988) ou de Le déchiffrement du monde de Roger Brunet (1990, livre premier de Mondes nouveaux), la parution est postérieure d’une décennie au moins à la grande vague systémiste. Dans un cas comme dans l’autre, force est de constater qu’il n’y a pas un transfert des idées systémistes mais chez l’un et l’autre une réappropriation très personnelle de l’idée de système. Afin que vous puissiez vous faire une idée de cette réappropriation, je vous ai reproduit des passages significatifs de l’un et l’autre ouvrage. 1° Chez Roger Brunet : Ayant affaire à des espaces, il n'est vraiment pas suffisant de se contenter d’en décrire des éléments, en un ordre convenu, ou dans un ordre inversé sans autre raison que de contredire une pratique courante. Si l’on a l’ambition d'essayer de comprendre la production et le fonctionnement d'espaces géographiques, il faut bien s'en donner les moyens. À cette fin, il y a lieu de réfléchir aux actions et aux relations d'ordre général, même de nature apparemment a-spatiale, qui sont susceptibles de déterminer les différences dans l'espace, et de faire système — tout en gardant à l'esprit leurs implications spatiales possibles. La compréhension des espaces ne peut venir du seul examen de mécanismes purement « spatiaux », mais de la relation entre ceux-ci et la spatialisation de mécanismes généraux. C'est pourquoi il nous faut maintenant explorer, de l'intérieur, mais d'une façon générale, ce qui peut se constituer en 61 C’est nous qui soulignons. 62 Cf. la troisième partie de cette section de cours et l’article de Franck Auriac et François Durand-Dastès (1981), mentionné dans la bibliographie. 63 Id. : cf. F. Auriac et F. Durand-Dastès, 1981, op. cit. 64 Cf. l’article de Guy Baudelle, « L’héritage spatial, agent d’inertie : l’exemple des bassins miniers », 1990, cité dans la bibliographie. 65 Jean-Pierre Marchand, « Catastrophes et accidents climatiques », chap. iv de Contraintes climatiques et espace géographique : le cas irlandais, Caen, Paradigme, 1985, p. 241-252 notamment. 33 systèmes spatiaux. Il ne s'agit en rien de proposer des solutions techniques dans un esprit positiviste désuet, mais de pousser aussi loin que possible du côté de l'analyse, en en sachant les limites, afin d'éviter les abus et les facilités du discours irréfutable et entièrement subjectif : d'où cette praxéologie (H. Reymond), la recherche des forces en présence, des systèmes de forces, des stratégies et des valeurs des acteurs, observées dans leurs actions mêmes. Ce n'est en rien une analyse économique, ou sociologique, ou politologique : il s'agit de comprendre ce qui fait les espaces, en ayant à l'esprit tout ce que l'on sait d'eux. Les forces qui font l'espace L’hypothèse fondatrice est qu'il existe des espaces distincts, dotés d'une structure spatiale particulière, et que cette différence est produite et entretenue par un système d'actions régulé, nanti de boucles de rétroaction suffisantes pour en maintenir la structure, ou la développer. Le géographe ne peut prétendre connaître un espace que lorsqu'il en analyse non seulement l'organisation spatiale [...] mais encore le système des acteurs et des actions, le mode de production même. La question vaut pour toutes les sortes d'espaces : nous les spécifierons ensuite. Il va de soi que nous n'avons affaire qu'à des systèmes ouverts : imaginerait-on l'isolat le plus complètement fermé, il recevrait pourtant l'essentiel de son énergie du Soleil ; comment subsisterait-il autrement, de quoi vivrait Robinson et que serait son territoire ? Il est non moins évident que tout système spatial n’est jamais qu'un sous-système ; le système Monde lui même n'est après tout qu'un sous-système de l'Univers. Le problème fondamental est d'apprécier le degré d'autonomie des sous-systèmes. Ce degré varie certainement selon le niveau spatial auquel se situe l'espace observé. On ne saurait en rester là. S'il y a système, il y a des éléments en interaction, une structure du système et une énergie du système ; et un « pilote », qui peut être un sous-système de régulation interne ou un régulateur externe, ou les deux ; plaçons-nous ici d'un point de vue général, sans référence à des machines particulières ni à des analogies mécaniques ou robotiques. L'énergie du système ne peut guère être que le travail des hommes et des femmes, sous toutes ses formes. Encore faut-il examiner en quoi et comment il fait la différence. La suggestion que nous avancerons à ce point est que quatre grandes forces composent ensemble le travail pris au sens large, font l'énergie du système, et que leurs relations décrivent la structure de celui ci : ce sont les travailleurs, l'information, les ressources et le capital (R. Brunet, 1975). On peut les définir autrement, et en plus grand nombre : il semble y avoir là un noyau dur et irréductible. Celso Furtado (1980), distinguant quatre « facteurs stratégiques » (finances, marchés, ressources non renouvelables, main-d'oeuvre) et un « facteur privilégié », la créativité technologique, est proche de ce point de vue. [...] Parce qu'il est intéressant de raisonner sur des systèmes, il semble préférable d'envisager la question en termes d'acteurs et d'actions, d'énergies et de forces, y compris pour un système de nature sociale. Ce n'est d'ailleurs pas d'aujourd'hui que l'on parle des « forces de production ». Ces « éléments » du système territorial agissent ensemble, et les uns sur les autres : ils sont à la fois produits et agents, chacun à sa façon. Ils interagissent directement, et par l’intermédiaire des moyens de production. L’ensemble est régulé par une « commande » qui maîtrise et répartit les flux entre les éléments. Ce sont ces six éléments, et leurs relations, qu’il faut connaître pour apprécier l'énergie d'un système local, et sa dynamique. La structure du système général est représentée par la figure [ci-dessous]. D'autres représentations sont possibles. Par expérience, celle-ci parait simplement être la plus commode, ou la plus efficace. Convenons, pour économiser des périphrases, d'appeler P la population concernée, I l'information dont elle dispose, R les ressources qu'elle met en œuvre, K le capital qu’elle produit et utilise, M les moyens de sa production, et C sa « commande ». L'ensemble {P, I, R, K} est l'ensemble des forces productives. Il y a lieu de définir chacune d'elles, ses relations externes et ses relations internes : aucune n'existe sans les autres. Le schéma choisi montre clairement qu'aucune hiérarchie de principe n'est établie entre elles. S'il existe quelque part des premières ou dernières instances et des déterminants absolus, c'est ailleurs ou plus tard qu'il faudra les chercher. Un espace n'est pas connu si ne sont pas connues, dans leurs masses, leurs qualités et leurs relations, ces quatre formes d'énergie et ce qui les met en oeuvre. Elles doivent se lire comme toujours spatialisées, en ayant à l'esprit des cas concrets [...]. Sans en spécifier pour le moment les niveaux, imaginons ce qu'ici ou là peut être l'état des forces de travail et de leur partage, de l'information, des ressources, des capitaux, et évaluons la dynamique que nourrit leur composition. Il va de soi qu'une telle mise en ordre n'est ni une approbation — décrire un système n'est en rien le justifier —, ni une démonstration que tout est en ordre — ces systèmes sont pleins de contradictions et de désordres. En arrière plan est une idée simple, et chaque jour un peu oubliée par des décideurs. On ne peut pas faire n’importe quoi n'importe où. Et d'ailleurs, on ne le fait pas.66 66 R. Brunet, « La dynamique des systèmes », chapitre IX du livre premier, « Le déchiffrement du monde » de R. Brunet & O. Dolfuss, Mondes nouveaux, Géo. universelle, vol. 1, Belin-Reclus, 1990, p. 129-131. 34 R. Brunet, « Le déchiffrement du monde », Mondes nouveaux, Géo. universelle, vol. 1, Belin-Reclus, 1990, p. 130. Roger BRUNET 2° Chez Philippe et Geneviève Pinchemel Les lieux centraux, les réseaux, les pavages, les utilisations du sol ont leurs particularités morphologiques et fonctionnelles, leurs logiques propres, Ils ne sont pas pour autant indépendants les uns des autres dans leurs fonctionnements comme dans leurs formes. Ainsi le dessin de l'un est-il relié au dessin de l'autre dans une relation contenant-contenu ou dans une relation de coexistence. Toute transformation d'un des éléments retentit sur les autres. Ils définissent donc bien un système spatial (géonomique) au sens fort, système à double solidarité fonctionnelle et formelle. Ce système spatial manifeste l'existence d'un espace humain créé et non d'un espace préexistant à son humanisation. Il n'y a pas de société sans spatialité, d'organisation sociale sans une mise en espace qui lui corresponde. La notion de système spatial Systèmes et sous-systèmes spatiaux Un système spatial se compose des cinq sous-systèmes présentés dans les précédents chapitres : lieux centraux, réseaux de relations, unités d'appropriation, unités d'administration, utilisations du sol. Ces sous-systèmes sont indissociables : l'habitat, les trames et les réseaux, l'utilisation du sol sont interdépendants. Chaque sous-système est, dans des proportions variables, déterminant et déterminé. Le type de peuplement, le plan des bâtiments sont associés aux dimensions des domaines et des exploitations mais aussi aux parcellaires. Une localisation, une utilisation dépendent des dimensions des 35 parcelles, de leur accessibilité. Les décisions, les accords des propriétaires, des pouvoirs administratifs et politiques précèdent souvent toute action géographique. Ce qui est permis/possible en deçà ne l'est plus au-delà. Des propriétés dimensionnelles, distances, superficies, volumes, unissent ces composants. Mais l'observation vaut également au sein de chaque composant en terme de densité, de hiérarchie, d'associations. Philippe Panerai parle des « propriétés associatives des parcelles », qui permettent ou non des associations d'usage, donc de localisations. Les échelles des systèmes spatiaux Un système spatial ne se présente pas comme un système uniscalaire, mais comme une intégration, un assemblage de systèmes spatiaux fonctionnant à plusieurs échelles (Georges Bertrand utilise l'expression niveaux spatiaux). A la plus grande échelle, il y a le système spatial de l'habitat, celui de l'unité d'exploitation. La disposition des divers bâtiments et équipements d'une exploitation agricole représente, quelle que soit la taille de celle-ci, une organisation spatiale. Le problème se pose de la même manière, mais à une autre échelle, pour les grands équipements, ports, aéroports, zones industrielles, campus universitaires, définis par leurs plans-masse. Ainsi progresse-t-on dans une gamme d'échelles de systèmes spatiaux, le contenant devenant le contenu à l'échelle suivante par réduction de l'espace à l'état de surface non différenciée, voire de point (villes dans un réseau). Le système spatial, unité d'exploitation agricole, grand domaine, grand équipement, quartier, s'insère dans le système spatial de l'unité administrative de base, le village, le bourg, la commune. Le système spatial communal s'insère dans le système de niveau supérieur, celui de l'aire polarisée par la ville, de l'aire régionale ; le système spatial régional s'insère dans le système spatial de l'État et ainsi de suite. Sur un autre mode, le système spatial de l'îlot urbain s'insère dans celui du quartier, qui s'insère dans celui de l'unité urbaine communale, qui s'insère dans celui de l'agglomération, qui s'insère dans celui de la région urbaine... Ces systèmes spatiaux imbriqués les uns dans les autres ne sont pas des isolats, leurs éléments servent à une ou plusieurs échelles qu'il s'agisse de voies, de limites, de centres. Les éléments hiérarchiquement supérieurs de la voirie d'un village constituent les éléments inférieurs de la voirie régionale. C'est seulement dans des situations très particulières, grands domaines, « villes » privées, domaines touristiques, qu'on peut parler d’« incrustations » sans véritable interdépendance plurifonctionnelle. La place des sous-systèmes dans le système spatial change suivant l'échelle d'observation. Si, à l'échelle communale, la trame parcellaire foncière et culturale est importante, à l'échelle régionale, c'est la trame administrative qui devient la trame de base. En diminuant l’échelle, les mailles les plus fines, les réseaux de voies élémentaires, s'effacent faute de pouvoir être représentés. Cette observation souligne la nécessité de varier les échelles et de ne pas oublier l’emboîtement des systèmes spatiaux. Du plan-masse de l'équipement local au système spatial d'un État, en passant par les systèmes intermédiaires, les systèmes spatiaux intègrent de plus en plus de composants. Ainsi les trames administratives entrent en jeu de façon élémentaire pour un espace communal, puis de façon complexe, hiérarchisée, pour les autres échelles. Même avec des différences d'échelle considérables, il n'y a pas de différences de nature entre les systèmes spatiaux. Du domaine/ferme à la ville/région urbaine multimillionnaire la structure est, toutes choses égales, la même. Chaque système est, à son niveau, centre d'un réseau de communications desservant des territoires utilisés de certaines façons, territoires délimités par l'influence du centre. Hiérarchie et association des systèmes spatiaux Il n'y a pas égalité entre tous les composants d'un système spatial. L'un d'eux est dominant, finalise tous les autres qui apparaissent comme dérivés. Les types de systèmes spatiaux diffèrent suivant le sous- système générateur, question importante qui pose plus de problèmes qu'on ne dispose de réponses. Avançons l'hypothèse de trois matrices de systèmes spatiaux en fonction de l'inégale importance accordée aux trois constituants de l’espace : les surfaces, les lignes, les centres. Le monde des surfaces est le monde des agriculteurs et des propriétaires et, dans la même perspective, des pouvoirs territoriaux. Les valeurs de ce monde sont celles des terres, des champs, des aires, des zones, des sphères. Le monde des lignes est celui des communications, des échanges, des transports. Le monde des centres est celui des bourgs et des villes, monde de la concentration des pouvoirs et des activités faibles consommatrices d'espaces, qui bénéficie des économies d'échelle, d'agglomération, des rentes de situation, des capacités de polarisation. Chacun des sous-systèmes joue-t-il ce rôle fondateur de système spatial ? Le sous-système lieux centraux semble appelé, en première analyse, à être le déterminant essentiel, point fixe de peuplement, point d'attraction, de diffusion. Cependant, nous avons observé le rôle inégal des centres dans les sociétés. Il est des systèmes spatiaux qui se développent à partir de points d'appui centraux, d'autres basés sur des réseaux, des trames, dont les centres apparaissent spontanément ou volontairement dans 36 une seconde phase. A l'intérieur d'une même société coexistent des systèmes spatiaux contrastés. La structure sociale se reflète dans la diversité des structures spatiales juxtaposées ; grandes exploitations des fermes isolées et petites exploitations des villages, quartiers des classes aisées et quartiers des classes ouvrières, autrefois quartiers aristocratiques et quartiers populaires. Certaines compositions spatiales intègrent parfois ces oppositions, ainsi des hôtels particuliers entourés de demeures, de boutiques d'artisan. La cohésion sociale, ou, au contraire, la ségrégation, la différenciation sociale se lisent dans les systèmes spatiaux. Il faut d'ailleurs éviter de confondre spatialité et lisibilité des systèmes spatiaux. Les composants d'un système spatial ne se matérialisent pas tous avec la même intensité, surtout ils ne se révèlent qu'à ceux qui savent les reconnaître. Les systèmes spatiaux « purs » ne se conçoivent que monogéniques, mis en place dans des délais relativement brefs (sous peine de voir les normes de certains composants varier). Planifiés, ils procèdent d'une volonté créatrice, d'une finalité. De tels systèmes peuvent apparaître comme rares, voire imaginaires, tant la réalité observable semble peu conforme à cette construction, mais les exemples abondent, des villes nouvelles aux polders et à toutes les échelles (lotissements, grands équipements...). En milieu urbain, le système spatial est spécifié par la densité, la finesse dimensionnelle, la diversité et l'historicité de ses constituants. Le parcellaire, la voirie, la division en îlots, le bâti et ses architectures, la verticalité et la superposition possible des utilisations du sol composent des systèmes singuliers. La parcelle acquiert une valeur de profondeur quand un de ses petits côtés devient « devanture », façade, accès et que les autres côtés sont sans débouchés extérieurs. Les rapports des constituants du système spatial, parcelles, bâti et son utilisation, voirie, s'articulent dans des formules où s'expriment [sic !] la variété des tissus urbains. Les régions minières offrent souvent des exemples, typiques, de systèmes spatiaux. La force des fonctions minières, la puissance des ressources financières affectées, la spécificité des techniques, l'unité des pouvoirs expliquent que ces systèmes spatiaux oblitèrent presque complètement les systèmes préexistants. Le système spatial minier induit une polarisation multiple ; le siège d'extraction, le puits est le centre organisateur par rapport auquel se localisent et se structurent les corons, les cités, les usines, les réseaux. Cette nouvelle spatialité est favorisée par la mutation foncière : là ou les compagnies sont les nouveaux propriétaires, les limites de leurs concessions l'emportent sur les limites administratives traditionnelles. Les composants de cet espace sont cohérents et fortement interdépendants.67 Philippe et Geneviève PINCHEMEL Ces deux textes appellent un commentaire au moins aussi détaillé que celui fourni pour l’extrait de Peter Haggett. Précisons au moins un certain nombre de postures communes, avant d’examiner quelques divergences. Ce travail de commentaire exigera du lecteur une lecture approfondie des extraits en regard des éclaircissements et discussions que nous proposons. * Pour R. Brunet comme pour P. & G. Pinchemel, le recours à l’idée de système semble aller de soi : il est évident. De ce fait, ils n’éprouvent pas un grand besoin de légitimer l’importation du concept... C’est à peine si les Pinchemel évoquent l’idée que « toute transformation d'un des éléments (=structure spatiale) retentit sur les autres ». En somme, c’est la dimension de solidarité entre les éléments d’un système qui fonde la référence systémique. * Pour l’un comme pour les autres, l’expression de système spatial est absolument primordiale. Concept chez les Pinchemel, notion chez Roger Brunet, c’est le système spatial qui articule et intègre les différents types de structures spatiales (l’organisation spatiale), avec une dimension résolument dynamique chez Roger Brunet via « le système des acteurs et des actions ». Pour ce dernier, « essayer de comprendre la production et le fonctionnement d'espaces géographiques » impose de concevoir des systèmes spatiaux. Chez les uns et les autres, il s’agit donc bien d’un concept charnière et intégrateur. * Pour l’un comme pour les autres, l’idée d’emboîtement des systèmes spatiaux les uns dans les autres est capitale. À partir de là, tous les objets « géographiques » un tant soit peu complexes, du local au mondial, vont pouvoir être réinterprétés comme des systèmes. C’est La Face de la terre qui pousse le plus loin cette position, au point que l’on pourrait presque affirmer que « tout est système », à la lecture des premières pages du chapitre IX. 67 Philippe et Geneviève Pinchemel, « Les systèmes spatiaux », chapitre IX de La Face de la terre. Eléments de géographie, Paris, Armand Colin, 1988, p. 185-190. 37 38 La position défendue par Roger Brunet et Philippe et Geneviève Pinchemel (quelles que soient les différences qui par ailleurs les opposent) tout à la fois universalise et banalise l’idée de système spatial.68 Interpréter ce qui fonde une telle réappropriation de l’idée de système est difficile, mais nécessaire. La clef ne nous semble explicite ni dans l’un ni dans l’autre texte. L’assertion de Roger Brunet, « L’hypothèse fondatrice est qu'il existe des espaces distincts », met au premier plan l’individualité et la multiplicité de ces « espaces », ici quasi synonymes de « régions ». Dans d’autres passages de Le déchiffrement du monde ou dans un autre texte de Roger Brunet à propos de l’Ardenne française (reproduit un peu plus loin), émerge l’expression d’« être géographique », dont nous avons souligné qu’elle était déjà présente chez Paul Vidal de la Blache. Une telle formule ravive la métaphore organiciste69 chère à la géographie classique : pour rendre compte de la stabilité historique d’entités géographiques que l’on appelait simplement « région » auparavant, les expressions « espace » et « système spatial » offrent une grande séduction. Ils fournissent des garanties scientifiques auxquelles la région ne pouvait plus prétendre et ouvrent sur d’autres contenus que le couple nature/histoire de la géographie classique. Attachons nous maintenant à l’explicitation de certaines particularités propres à chacun de ces extraits. Ainsi que nous l’avons déjà signalé, les formulations de Roger Brunet mettent davantage l’accent sur les propriétés dynamiques, énergétiques, des systèmes spatiaux. En ce sens, on pourrait dire que l’importation conceptuelle est plus nette, plus directe, plus référencée à la TSG que chez les Pinchemel. Il en va de même dans la réflexion sur l’ouverture nécessaire des systèmes spatiaux. Par ailleurs, R. Brunet valorise avec insistance ce qu’il appelle le « pilote » ou la « commande » (toujours entre guillemets) du système spatial, là où les Pinchemel demeurent dans le flou sur ce sujet. Même si les termes techniques, holon ou fonction holonique, ne sont pas employés ici par R. Brunet, son texte semble exclure la possibilité de systèmes qui en seraient dépourvus. Pourtant, sauf à assigner systématiquement aux centres de décision politique et/ou économique cette fonction de « commande » des systèmes spatiaux, une telle prise de position pose problème. D’abord, parce qu’il existe un stock d’exemples de travaux systémiques (en général) qui se passent fort bien de fonction holonique : les systèmes de villes sont pensés par Denise Pumain précisément « sans opérateur de réseau », le « système proie-prédateur » fonctionne à partir d’un principe d’auto- régulation, etc. C’est justement l’un des avantages de la systémique que de permettre de penser des formes d’équilibre ou de dynamique qui n’impliquent pas forcément une fonction de pilotage. À ce titre, le concept d’auto-organisation, de plus en plus courant en théorie des systèmes complexes, permet de se débarrasser du préalable d’un acteur décidant de l’organisation. Ensuite, compte tenu du développement ubiquiste (ils sont absolument partout) et multiscalaire des systèmes spatiaux brunétiens, il paraît dommageable d’en rester à quelque chose d’aussi vague qu’une « commande », alors que sont mieux explicités les autres « protagonistes » du système. On notera l’absence de « la “commande” C » dans le « schéma général d’énergie ». De surcroît, l’ouvrage dont est tiré l’extrait n’administre pas la preuve d’une nécessité holonique : il s’agit d’un a priori, peut-être inspiré par le keynésisme revendiqué de l’auteur. Plus gênante est l’insistance sur l’énergétique qui caractérise l’extrait cité. Elle pose problème, dans la mesure ou il est prescrit avec insistance qu’il faut « apprécier l'énergie d'un système local, et sa dynamique » ou encore « connaître l’ensemble des forces productives » (dont « l’information », mais quelle information ?). Mais quelle est cette sorte de connaissance totalisante que R. Brunet appelle de ses vœux ? Et de quels supports (qualitatifs ? quantitatifs ?) peut-elle se prévaloir ? En bref, comment traduire cette conception « énergétique » en données empiriques ? Notre auteur a beau en appeler à des « cas concrets » et se revendiquer d’une « praxéologie », c’est-à-dire d’une recherche fondée sur la pragmatique de situations identifiées et identifiables, il n’y a dans l’extrait cité rien qui permette justement une application ou une traduction de la théorie énoncée. Prise 68 Cette dernière assertion n’est pas à prendre de façon péjorative : je ne porte pas de jugement de valeur en la formulant. 69 ... que j’ai évoquée et explicitée dans l’introduction de ce cours sur les systèmes. 39 pour elle-même, elle relève du « discours irréfutable » que dénonce son auteur... Ailleurs dans Le Déchiffrement du Monde, R. Brunet revient à de nombreuses reprises sur cet énoncé systémique « énergétique », reformule son schéma, le transpose, etc., mais il ne nous semble pas réussir plus avant à articuler cette formulation théorique (et les vibrantes prétentions à la falsifiabilité et à la mesure qui l’accompagnent) aux innombrables exemples discursifs, photographies légendées, documents divers, qui forment le contrepoint empirique de l’ouvrage. En définitive, le systémisme brunétien, absolument nécessaire à l’entreprise théorique très ambitieuse développée par cet auteur, peine à prendre sens autrement que comme pétition de principe. La théorie pinchemélienne apparaît moins soucieuse d’épouser les principaux attributs de la théorie systémiste. Nous avons déjà souligné que son principal emprunt à celle-ci résidait dans l’idée de solidarité des composantes « géonomiques »70 (lieux centraux, réseaux et « trames ») de l’espace. Ici, il serait important de souligner la très grande proximité avec la pensée haggettienne : les structures « géonomiques » sont équivalentes au triptyque canaux / nœuds / surfaces évoqué dans l’extrait que nous avons donné de L’analyse spatiale en géographie humaine. Dans un cas comme dans l’autre, on met en avant la production par les sociétés d’infrastructures (des centres, des réseaux, des formes de divisions aréolaires : pavages, surfaces, territoires) assimilables à des formes spatiales (ou géonomiques) interprétables par le formalisme géométrique point / ligne / surface. L’articulation entre les infrastructures effectives, matérielles, et les formes spatiales, n’a rien de contingent, ni pour Peter Haggett, ni pour les Pinchemel, ni pour Roger Brunet d’ailleurs : les centres « sont » des points, les réseaux « sont » des lignes, etc. Dans une telle acception, la spatialité n’est pas simplement une modalité d’existence de la matérialité : elle est effectivement une production, ne serait-ce que par les opérations de « dimensionnement » inhérentes à l’établissement des infrastructures sur lesquelles insistent tant les Pinchemel. L’ensemble de ces explicitations était sans doute nécessaire pour mieux comprendre l’enjeu de l’expression « système spatial » pour ces différents théoriciens, et plus particulièrement pour les auteurs de La Face de la terre : les trois types de structures géonomiques, du fait de leur ancrage matériel, de leur forte inertie (on ne modifie pas aisément un parcellaire agricole, le tracé d’une route, ou a fortiori l’emplacement d’une ville) et de leur profonde solidarité, forment, à une certaine échelle, un ensemble intégré et doté d’une forte inertie morphologique, pour lequel la métaphore systémique apparaît finalement assez parlante. Il convient cependant de saisir qu’il s’agit là d’abord et avant tout, chez P. & G. Pinchemel en tout cas, d’un systémisme des formes spatiales (ou géonomiques) — même si on présuppose forcément une production sociale préalable. Outre leur forte cohésion, ces « objets » ont d’autres caractéristiques relevant de la TSG : l’homéostasie (ces structures ont une forte inertie, qui confine à l’irréversibilité), la hiérarchisation (nous avons affaire à des systèmes fonctionnant un peu sur le modèle de la poupée gigogne). Ils anticipent même (bien que de façon totalement intuitive) des apports conceptuels « tardifs » du systémisme : par leur capacité à intégrer des structures héritées de systèmes antérieurs, les systèmes spatiaux pincheméliens manifestent une forte résilience71 ; et lorsque nos auteurs affirment que « Du domaine/ferme à la ville/région urbaine multimillionnaire la structure est, toutes choses égales, la même » (p. 187), nous pourrions suggérer la congruence d’une telle assertion avec les propriétés des objets fractals, ces entités géométriques complexes qui conservent la même forme quelle que soit l’échelle à laquelle on les considère72. Cette fractalité des systèmes spatiaux pincheméliens est 70 Le mot « géonomique », d’usage fort peu banal, est emprunté à l’urbaniste Maurice-François Rouge (1899-1980), qui dans les années 1940-1950 avait tenté sans succès de fonder une nouvelle discipline, la géonomie ou science de l’organisation de l’espace, dans la lignée de l’aménagement du territoire naissant et des « grands travaux » prométhéens (soviétiques, américains, etc.), caractéristiques de l’après-guerre. 71 Plusieurs exemples de résilience apparaissent dans le chapitre IX de La Face de la terre : ainsi la rémanence du vieux parcellaire agricole médiéval dans la structure des îlots urbains du quartier du marais (fig. 45, p. 191) ou la pérennisation de voies romaines devenues des axes majeurs de la France contemporaine. Précisons toutefois que, si l’idée de résilience est intuitivement développée par P. & G. Pinchemel, le mot leur est absolument étranger... Il est en revanche au centre de l’article de C. Aschan-Leygonie mentionné dans la bibliographie. 72 Pour des éclaircissements supplémentaires, on renverra à P. Frankhauser, La fractalité des structures urbaines, Paris, éds Anthropos, coll. « Villes », 1993. 40 assez bien imagées par les deux figures illustratives que nous avons extraites de La Face de la terre. Par certains aspects, l’usage de l’idée de système chez les Pinchemel renvoie à la théorie systémique. Par d’autres aspects, leurs « systèmes spatiaux » sont hétérodoxes : ils n’ont guère de variété à offrir et subissent d’énormes contraintes de forme ; leur reproduction passe par des systèmes socio-économiques qui les dépassent ; etc. Il est donc essentiel de souligner à quel point il s’agit d’un libre emprunt aux conceptions systémiques, inséré dans une entreprise théorique d’une ampleur considérable, peu soucieuse de « coller » à une doctrine extérieure ; il s’agit en effet ni plus ni moins que de faire une théorie de la géographie, au sein de laquelle les systèmes spatiaux et la question de la mise en espace des sociétés humaines jouent un rôle déterminant. Des réflexions assez voisines existent chez Roger Brunet, mais elles s’inscrivent davantage dans une dimension « production de l’espace » que dans une dimension « systèmes spatiaux ». En outre, comme chez R. Brunet, l’élaboration théorique suppose qu’il y a des systèmes spatiaux partout, à toutes les échelles. À la limite, il devient difficile de préciser quel objet géographique ne serait pas un système spatial. Cette ubiquité finit par devenir problématique : si tout est système spatial, alors à quoi sert ce concept, puisque il peut tout désigner. Ceci pose le problème bien connu des concepts surdéterminés : quand un concept s’applique à tellement de choses qu’on ne voit pas ce qui peut lui échapper (dans son champ disciplinaire), alors il ne discrimine plus rien. Il est tout ; tout est lui. Peut-il alors servir à quelque chose ? Jumelles dans leur visée et leur métaphysique, contemporaines en termes de publication, La Face de la terre et Le déchiffrement du monde adoptent une référenciation systémique lâche (pour des raisons différentes), qui fait l’économie d’un usage théoriquement et méthodologiquement scrupuleux de la théorie du système général. Leur en faire le reproche serait ingénu et incongru. Il est toutefois important de mesurer le fossé qui sépare ces entreprises de théorie géographique des efforts d’utilisation scrupuleuse de la TSG mis en œuvre dans les années 1975-1985 pour rendre compte d’objets nettement plus circonscrits. Cette divergence a même pu générer une ébauche de controverse scientifique, que nous allons évoquer désormais. B Systèmes spatiaux et systèmes spatialisés En 1979, Franck Auriac et François Durand-Dastès ont publié dans les Brouillons Dupont un texte intitulé « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française »73. Ils y développaient une position nettement différente quant à l’utilisation de la démarche systémique en géographie : * « L’analyse de système » est conçue ici comme une « technique d’explication des localisations », car certains objets géographiques ne sont pas là où ils devraient être : « Le ghetto noir central des grandes villes des Etats-Unis peut en effet être considéré comme “paradoxal” dans la mesure où l’on y voit des populations pauvres résider dans des bâtiments souvent dégradés sur des terrains situés près du centre, et qui atteignent donc des valeurs très élevées » (p. 71). D’autres objets géographiques existent en contradiction totale avec les forces économiques dominantes, qui devraient les détruire (ainsi le vignoble languedocien). Il y a donc toujours contradiction ou paradoxe : paradoxe de localisation, paradoxe d’existence. L’approche systémique est présentée alors, dans le sillage d’Yves Barel et de son maître livre, Le paradoxe et le système, comme un moyen d’expliciter ce qui apparaîtrait paradoxal (ou contre-intuitif) dans une démarche d’explication classique... Les auteurs le formulent ainsi : L’analyse de système apparaît comme une technique d’explication des localisations, comme une partie de l’analyse des localisations si l’on préfère. On peut en effet dire que si un phénomène spatial existe, c’est qu’il correspond à un système relativement stable en raison de ses propriétés homéostatiques. Le maintien paradoxal du vignoble languedocien comme des ghettos noirs centraux est précisément dû à l’existence de tels systèmes. En allant un peu plus loin, on peut dire que l’analyse des localisations exige 73 Franck Auriac & François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française » dans Brouillons Dupont, n° 7, 1981, p. 71-80. 41 que l’on réponde à la question « pourquoi tel phénomène se rencontre-t-il là et pas ailleurs ? » et que l’analyse de système aide à fournir la réponse.74 Les exemples choisis semblent exclure que l’analyse de système en géographie puisse porter sur n’importe quel « être géographique » : une exploitation agricole ordinaire, une commune ordinaire, un vignoble d’appellation, etc., sont trop intégrés dans des systèmes englobants pour qu’il soit très opératoire de les construire comme des systèmes. Mais là n’est peut-être pas le clivage principal : après tout, au niveau des principes généraux (et non des exemples), les positions seraient conciliables. L’essentiel est ailleurs, dans le statut que l’on prête à l’espace. * Ainsi, les auteurs peuvent écrire quelques pages plus loin : Ce qui précède explique bien que les systèmes considérés peuvent être dits « géographiques » ou « spatiaux ». Plus exactement, on a affaire à des phénomènes de spatialisation de systèmes qui restent fondamentalement économiques et sociaux. Il est utile de se donner pour hypothèse de travail la recherche de la manière selon laquelle un système se spatialise plus ou moins. Dans la mesure où l’espace est une condition sine qua non de l’existence d’un système économique on dira que celui-ci est « spatialisé ». Certes, on ne peut assigner à l’espace un rôle premier : ce sont les relations d’ordre économique et social qui, dans leur combinaison systémique, provoquent son émergence. Mais la spatialisation du système peut tendanciellement provoquer un changement radical, décisif.75 Après avoir parlé de « systèmes spatiaux », ils réajustent la terminologie et préfèrent l’expression « systèmes spatialisés ». La rectification n’est pas byzantine. Il y va du statut de l’espace dans la recherche géographique : la position développée ici renvoie à un débat très vaste, qui agite la géographie française depuis une vingtaine d’années, à propos de l’autonomie de l’espace géographique. Les deux auteurs réaffirment l’un des principes forts de la thèse de Franck Auriac : il n’y a de systèmes qu’économiques et sociaux. L’idée qu’un système puisse être en soi, en quelque sorte originellement « spatial » est exclue d’emblée. L’espace géographique est produit par des systèmes économiques et sociaux, il n’a pas d’autonomie de ce fait et Franck Auriac affirme qu’il est « second ». Comme le laisse entendre la dernière phrase de la citation, cela ne veut pas dire que l’espace produit est passif, ou qu’il est un simple « reflet » inerte du système socio-économique qui l’a produit : il rétroagit sur le système qui l’a engendré76, pouvant même « tendanciellement provoquer un changement radical, décisif ». Cela ne suffit pas à en faire une entité autonome. De surcroît, les travaux de Frank Auriac incitent à penser que cet espace produit est d’une caractérisation peu évidente : il n’est pas directement visible ou matérialisable, et il ne suffit pas (loin s’en faut !) d’aller examiner des photographies aériennes ou des cartes topographiques pour pouvoir en dire quelque chose... Le mouvement même de la thèse de Franck Auriac corrobore ce caractère « second » et fort complexe de la définition de l’espace produit : ce n’est qu’après avoir « décortiqué » le système socio-économique que, dans une dernière partie, l’auteur s’attaque à l’espace produit, qui donne lieu aux analyses les plus fines, les plus personnelles, de l’ouvrage. Toute la corporation géographique ne s’est pas forcément retrouvée dans cette façon de restreindre la terminologie, de circonscrire la référence systémique et de considérer l’espace. Dans un texte de 1986 intitulé « De l’analyse systémique de l’espace au système spatial en géographie », Philippe Pinchemel et son « disciple » Guy Baudelle ont engagé la polémique avec Franck Auriac et François Durand-Dastès : La géographie a trouvé dans la théorie du « système général » une aide précieuse : en effet, « les systèmes sont d'une utilité fondamentale pour penser et décrire l'interaction spatiale » (Durand-Dastès, 1984). Certains estiment même que « toute analyse géographique est d'essence systémiste, car elle insiste sur l'importance des interactions » (Guermond, 1983). Il n'est donc pas étonnant que « les premiers modélisateurs conscients [...] furent les géographes » (Le Moigne, dans Géopoint 1984). Aujourd'hui, les travaux qui s'inspirent de la logique des systèmes apparaissent plus nombreux et plus sophistiqués. Une critique peut cependant être faite à ce type de recherches couramment menées en géographie humaine : elles délaissent trop souvent la réalité morphologique de l'espace. Les études systémiques, fortement inspirées par les méthodes quantitatives et reposant sur une information 74 Franck Auriac & François Durand-Dastès, op. cit, p. 76. 75 Idem, p. 79. 76 Ce pouvoir de rétroaction est évoqué en détail dans la troisième partie de ce cours. 42 statistique, économique ou démographique, abondante et toujours plus fine, ont évolué vers une trop grande abstraction. L'espace n'est plus que le simple support d'activités et de phénomènes dont on cherche à modéliser la distribution, comme le fait observer H. Reymond : « Dans nombre d'études proposées par des géographes, le système étudié ne constitue qu'un ensemble globalement traité [,..]. Les seules références a l'espace y sont l'aire territoriale, qui n'intervient pas réellement dans l'analyse (c'est un support), et les caractéristiques des objets localisés »77. C'est ce que montre bien l'une des rares thèses reposant sur la théorie des systèmes, celle que F. Auriac a consacrée au vignoble languedocien. Dans ce travail très séduisant, l'auteur montre la constitution du vignoble en système pour en expliquer la permanence. Il met en valeur le rôle de l'espace dans le système économico-social dont il est à la fois le produit et l'agent de reproduction. Aussi Auriac préfère- t-il parler de « système spatialisé » plutôt que de « système spatial » : en effet, c'est le système économique et social qui produit un espace pour durer. La démonstration est convaincante, mais un tel système demeure sans visage, sans réalité : on chercherait en vain à voir cet espace viticole, sinon dans de fugitives descriptions. Ce silence est d'ailleurs volontaire et assumé par l'auteur : l'objet de la géographie « n'est pas dans le réel », l'objectif de l'étude est de « saisir l'espace dans les processus systémiques plus que dans les formes ». [...] Les « systèmes spatiaux » existent en tant que tels, et non pas seulement comme traduction spatiale d'un système économique. L'idée nécessite un changement d'échelle, de perspective, et notamment la prise en compte de la réalité physique de l'espace. Reconnaître que l'organisation de l'espace languedocien est le produit de la « spatialisation » d'un système économique n'empêche pas de concevoir que cet espace produit forme un système en soi grâce à l'inscription dans l'espace de formes à forte inertie. L'expression, « système spatial » n'est donc pas abusive : il faut reconnaître l'autonomie de l'espace. Chez Auriac, l'espace viticole semble ne servir que de support — bien que l'auteur soutienne que la « spatialisation » du système fait perdre à l'espace cette fonction purement passive —, parce que sa physionomie n'est que trop rarement évoquée. « Espace et système ne se séparent pas », écrit R. Brunet. Nous dirions plus volontiers : « l'espace est un système » L'analyse de systèmes devient donc indispensable et ne saurait être réduite à un rôle de technique d'explication des localisations, comme le voudraient Auriac et Durand-Dastès. Guy BAUDELLE & Philippe PINCHEMEL78 Il est important de comprendre les tenants et les aboutissants de la critique ou des « regrets » exprimés par ces deux contradicteurs : * ils craignent (tout en reconnaissant son rôle premier) qu’à trop mettre l’accent sur le système socio-économique producteur d’espace, on finisse par oublier ce dernier ; ce faisant, ils font « comme si » leur acception du mot « espace » correspondait exactement à celle des auteurs systémistes qu’ils critiquent. Le lecteur de ce cours devrait avoir, à ce stade du texte, une vision relativement claire du concept d’espace pinchemélien. Ça n’était pas forcément le cas des systémistes au milieu des années 1980 et a fortiori de Franck Auriac au moment de la soutenance de sa thèse en 1979 ! De surcroît, il est à noter que de nombreux lecteurs de ce dernier ont privilégié les développements socio-économiques contenus dans sa thèse au détriment de sa réflexion sur la spatialité. Tel semblait être le cas de P. Pinchemel et G. Baudelle en 1986 — sans doute parce qu’il n’y a pas tant de congruence que cela entre les conceptions de l’espace développées de part et d’autres... C’est ce que nous allons essayer de clarifier. * Ils regrettent l’abstraction du propos d’Auriac (« un tel système demeure sans visage, sans réalité ») et le fait que l’on ne puisse pas « voir cet espace viticole ». Il est manifeste que pour eux la géographie ne doit pas se départir de sa culturelle matérialiste et de son attachement au « visible ». En tout état de cause, il y a incompatibilité épistémologique sur ce point entre l’une et l’autre position. * Leur attachement au « visible » explique le prix qu’ils accordent à l’examen de la « réalité morphologique de l'espace ». Mais de quoi s’agit-il exactement ? Le texte ne l’explicite pas directement, mais lorsque l’on connaît un peu les écrits de Philippe Pinchemel, on imagine qu’un 77 H. Reymond, communication orale, Strasbourg, 1976. Cité dans M. Berger, D. Pumain, M.-C. Robic, « Les géographes et l’espace : quelques réflexions », Cahiers de Fontenay, n° 4, géographie, École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, sept. 1976. 78 Guy Baudelle & Philippe Pinchemel, « De l’analyse systémique de l’espace au système spatial en géographie », dans F. Auriac & R. Brunet (dir.), Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 83-94. 43 espace viticole appelle pour eux examen des semis d’exploitations, des distributions de villages (structures de peuplement), des réseaux de routes et chemins (structures linéaires), des parcellaires, des structures d’administration du vignoble (pavages), etc. Leur font défaut ces structures spatiales éminemment matérielles et la plupart du temps visualisables qui confèrent une forme ou des formes à un espace géographique. Philippe Pinchemel et Guy Baudelle sont bien obligés de concéder que l’on ne peut pas reprocher à Franck Auriac d’avoir négligé ces formes spatiales, puisqu’il les a récusées dans son projet de recherche : c’est le sens de la dernière phrase de l’avant-dernier paragraphe : « Ce silence est d'ailleurs volontaire et assumé par l'auteur : l'objet de la géographie “n'est pas dans le réel”, l'objectif de l'étude est de “saisir l'espace dans les processus systémiques plus que dans les formes”. » A ce niveau, les positions sont incommensurables ; elles renvoient à des façons de faire de la géographie que l’on ne peut pas concilier. * Plus encore, dans le dernier paragraphe cité, les regrets débouchent sur un contre-pied théorique notable, et ce dès la première phrase : « Les “systèmes spatiaux” existent en tant que tels, et non pas seulement comme traduction spatiale d'un système économique. » Par cette affirmation, P. Pinchemel et G. Baudelle s’opposent résolument à F. Auriac et F. Durand-Dastès. La suite va un peu plus loin dans la contradiction : « il faut reconnaître l'autonomie de l'espace », puis « l'espace est un système ». Par ces affirmations retentissantes, P. Pinchemel et G. Baudelle se revendiquent clairement d’une position souvent taboue parmi les géographes des années 1970, et qui n’avait pas encore trouvé avec La Face de la Terre (1988) une expression abondamment développée et illustrée. Il est important de comprendre avec netteté ce qui sous-tend la position de nos deux polémistes. Qu’est-ce qui peut fonder cette idée d’une « autonomie de l'espace » ? La clé est dans le texte, lorsque les auteurs affirment : « cet espace produit forme un système en soi grâce à l'inscription dans l'espace de formes à forte inertie »79. De quoi s’agit-il ? Si P. Pinchemel et G. Baudelle reconnaissent le rôle premier d’un système socio-économique, ils insistent sur le fait que celui-ci produit des formes spatiales : parcellaires, semis de peuplement, réseaux (constituant précisément ces structures spatiales ou géonomiques évoquées précédemment). Or, et c’est là l’essentiel, ces formes peuvent survivre au système qui les a engendrées. À la fin de leur article, incidemment, les auteurs en donnent un exemple à propos du système minier, qui fait office de cas d’étude : lors de la mise en place du système minier, les anciens parcellaires agricoles ont été réemployés dans la délimitation des habitations des mineurs, les corons. De ce fait, la trame d’appropriation de l’espace est héritée d’un système socio-économique agricole disparu, mais qui, en quelque sorte, survit de manière relictuelle via les formes spatiales qu’il avait générées... Le chapitre IX de La Face de la terre (consacré aux systèmes), comme nous l’avons déjà signalé, abonde d’exemples de ces formes spatiales héritées : il suffit de se reporter aux pages consacrées aux « propriétés des systèmes spatiaux » p. 190-193 de la dernière édition. On retrouve chemin faisant une conception résiliente des structures géonomiques, qui était donc déjà la clé de voûte de la théorie pinchemélienne de la spatialité au milieu des années 1980. Il convient de signaler l’importance de la contribution apportée par Guy Baudelle au travers de ses travaux sur le « système minier »80, qui apportent à la théorie des systèmes spatiaux une mise à l’épreuve empirique. Ses analyses concernant la pérennité du « système spatial minier » après la fermeture des Houillères sont particulièrement suggestives et mériteraient que l’on s’y attarde plus avant... Comprendre cette idée de formes à forte inertie permet de re-situer les réticences de P. Pinchemel et G. Baudelle vis à vis du travail de Franck Auriac. Il n’est pas de notre intention de jouer les arbitres et de prendre parti dans cette controverse intellectuelle : il s’agissait simplement de donner au lecteur une idée des débats qui ont pu animer la géographie française dans les années 1980 à propos de l’usage des notions de système et d’espace en géographie. 79 C’est nous qui soulignons. 80 Cf., outre l’article sus-cité, une contribution ultérieure : Guy Baudelle, « L’héritage spatial, agent d’inertie : l’exemple des bassins miniers », dans Groupe Dupont, Géopoint 1990, Histoire, Temps et Espace, Avignon, 1990, p. 57-62. 44 C De quelques errements... L’utilisation du concept de système en géographie n’est pas allée sans quelques dérives sur le plan de la rigueur. Certains exemples de la première partie de ce cours (donnés à titre d’illustration ou explicités longuement) permettent d’esquisser le « risque » potentiel inhérent aux productions « labellisées » systémistes : bien que d’un abord souvent ardu, les productions portant l’estampille de la TSG fascinent. Les schémas sagittaux et autres « schémas de système », pourvu qu’ils soient très généralistes et conséquemment munis de flèches (filant dans tous les sens), accréditent, voire impatronisent un sentiment de sérieux, ou de synthèse, ou de cérébralité. Sans trop réduire les effets de sens de la forme « schéma », on pourrait émettre l’idée qu’elle signifie communément quelque chose de définitif, d’accompli. Or une telle appréhension est en contradiction frontale avec les prescriptions méthodologiques du systémisme : le schéma n’est qu’une étape dans la réflexion, un modèle provisoire qui devra déboucher sur autre chose : des simulations, des « scénarios », etc. Plus largement, il y a un sérieux risque de mystification intellectuelle, qui n’est pas spécifique aux « schémas de système », mais qui les concerne tout particulièrement : aucune production de ce type ne devrait être considérée comme une fin en soi, comme un résultat auto- suffisant ; et surtout, toute production de ce type doit être examinée scrupuleusement, tant du point de vue de sa logique interne que du point de vue du référentiel empirique dont elle propose une interprétation. La démarche systémique, d’une manière générale, est assez inconciliable avec les réflexions hâtives. Le corollaire de ceci est que l’examen d’un travail empirique labellisé systémique doit être tout aussi lent et scrupuleux. Afin de ne pas rester dans un mode prescriptif, nous avons fait figurer à la page suivante un document qui collationne dans l’article de Franck Auriac et François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », la plupart des matériaux (texte et « schéma de système ») servant à présenter sous une forme systémique le « système du ghetto noir central ». Nous voudrions, dans les prochains alinéas, examiner très soigneusement cette tentative, dans l’espoir que cette analyse critique puisse servir de modèle à un lecteur découvrant un autre « document systémique » et voulant le décortiquer d’un peu plus près. Le document disponible ci-après est donc constitué d’un « schéma de système » utilisant le formalisme sagittal et d’explicitations discursives extraites de l’article (compilées sans que l’exhaustivité soit absolue). Le paragraphe liminaire, déjà cité dans ce cours, « pose le problème » de la localisation paradoxale des ghettos noirs, problème qui trouve sa solution, selon les auteurs, dans le fonctionnement systémique des ghettos. L’administration de la preuve utilise le schéma comme pièce maîtresse. Ailleurs dans l’article, F. Durand-Dastès et F. Auriac prennent le soin d’expliciter les codes sémiologiques qu’ils ont utilisés : la représentation du « système » proprement dit n’occupe que la partie inférieure du schéma. En effet, le « système du ghetto noir central » n’a pas d’existence trans-historique : il a émergé à un moment précis, « au cours d’une phase historique unique et non reproductible, où les éléments aléatoires jouent un rôle parfois important »81. Cette catastrophe (dans le sens systémique du mot), qui revêt un caractère extrêmement événementiel d’un point de vue historique, opère la catalyse de processus précurseurs, qui à ce moment-là, entrent en interaction et « font système » ; de là l’expression de « systémogénèse » qu’utilisent les auteurs, et qui est très nettement identifiée sur le schéma. Elle a lieu avec l’arrivée massive de populations noires, conjointement avec des « ventes de panique », ces deux processus étant juxtaposés sur le schéma, mais articulés dans le texte. 81 Franck Auriac & François Durand-Dastès, op. cit, p. 78. 45 F. Auriac et F. Durand-Dastès (1981) La systémogénèse se produit assez rapidement ; dans un cas au moins, celui de Harlem, elle est déclenchée et facilitée par une crise spéculative : comptant sur des achats d’immeubles à l’extrémité des lignes de métropolitain récemment construites, des investisseurs construisent de nombreux immeubles pour les mettre en location. La capacité de logements ainsi créée excède les besoins, notamment en raison d’une crise économique, et des spéculateurs essaient de réaliser des profits malgré tout en logeant des Noirs pauvres avec une très forte densité d’occupation de logements. Ces spéculateurs favorisent les ventes de panique qui leur permettent de mettre en place le peuplement noir en réalisant des profits non négligeables.82 82 Idem, p. 75. 46 Toute la partie supérieure du schéma correspond donc à une période pré-systémique, durant laquelle se mettent en place les facteurs ayant rendu possible cette systémogénèse et, partant, l’émergence de ces ghettos-systèmes. Les auteurs ont fait figurer une « flèche du temps » permettant de saisir l’enchaînement diachronique des événements ayant débouché sur la systémogénèse. Ceci énoncé, nous pouvons pleinement caractériser le statut des cellules de texte incluses dans l’ensemble du schéma : il s’agit non pas d’éléments (au sens systémique du terme) mais de processus ; et ces processus ne sont pas relié par des flux (ce qui serait absurde !) mais par des relations de cause à effet (de 2 types). Nous n’avons donc pas affaire à une modélisation systémique standard éléments / flux mais à quelque chose d’un peu hétérodoxe : une modélisation en termes de processus. Après tout, cela n’a pas grande importance en soi ; la fidélité méthodologique bornée n’est pas forcément une qualité. En revanche, on pourra considérer comme plus problématique le maintien de la flèche du temps au-delà de la systémogénèse, dans la mesure où l’emploi des flèches dans la section « système » ne respecte plus du tout la convention diachronique linéaire. En quelque sorte, dans la conception systémique de l’article, dès lors qu’il y a « système », il n’y a plus réellement de diachronie globale ou d’« histoire », dans la mesure où est instaurée une entité qui résiste à tous les changements susceptibles de la modifier profondément. Ce n’est pas très important, mais c’est un peu gênant. La systémicité de la présentation est légitimée principalement par les « boucles de rétroaction », figurée sur le schéma et détaillées dans le texte d’accompagnement : une fois que le système est constitué, des processus en engendrent d’autres, qui en engendrent d’autres, qui finissent par renforcer les processus « initiaux » (encore que ce qualificatif ne soit pas très heureux, puisqu’il n’y a plus de causes premières dans la phase systémique). En somme, les processus à l’œuvre s’auto- entretiennent, rendant impossible des « solutions alternatives ». Cette manière de raisonner n’est pas très éloignée de l’idée vernaculaire de cercle vicieux. On pourra noter que les auteurs n’ont pas imaginé nombre de « freinages » susceptibles de contrecarrer le statu quo. L’exemple de « boucles de rétroactions négatives » donné dans le texte (troisième paragraphe du document) n’est guère convaincant, et pour tout dire assez embrouillé. On pourrait même douter que les « étés chauds des années soixante » aient été à même d’avoir l’effet (très vague) que leur prêtent les auteurs. En fait, les principaux problèmes que posent cet exemple ne viennent pas de l’impureté de sa conception théorico-méthodologique, mais du matériau empirique mobilisé et des effets de sens conférés par les choix de représentation. Constatons d’abord que la seule entrée du système que les auteurs ont fait figurer, « entrée fondamentale », est la « perspective raciste ». On n’en sait guère plus sur ce dont il s’agit. Le modus operandi de cette entrée consiste 1°) à « dégrader l’image du quartier », certes, mais à l’intérieur même du système et non de façon externe et 2°) à « bloquer les solutions alternatives », lesquelles demeurent fantomatiques, et dans le schéma, et dans le texte. Faiblesse de représentation liée aux dimensions forcément restreintes du schéma et de l’article, arguera-t-on. Sauf que l’on ne peut guère être convaincu de l’auto-suffisance explicative de ce qui est ici représenté. Il en va de même pour le processus appelé « peur ». Qui a peur ? De qui ? De quoi ? Si l’on prend au sérieux la représentation, cette « peur » est interne au système. Il faut donc déduire de ce qui est représenté que la « position centrale des populations Noires/pauvres » génère de la « peur » chez les habitants du ghetto-système, c’est-à-dire les « populations Noires/pauvres », ce qui freinerait la « position centrale des populations Noires/pauvres ». Un tel énoncé est, en l’état, absurde. Si l’on poursuit l’examen des relations, d’autres motifs de perplexité apparaissent. Ainsi, la « position centrale des populations Noires/pauvres » engendrerait un « prix élevé du sol » qui en retour freinerait la « position centrale des populations Noires/pauvres ». Si la deuxième assertion se comprend aisément, la première paraît à première vue absurde ; ou alors il faut repenser la chaîne causale en énonçant que la « position centrale des populations Noires/pauvres » entraîne la « profitabilité de certaines activités à localisation centrale », qui entraîne un « prix élevé du sol ». C’est déjà plus convaincant. Mais quelles activités ? Et dans quel contexte ? Légal ? Illégal ? L’article ne permet pas de répondre à ces questions, et ce d’autant plus que les quelques considérations sur l’économie américaine des années 1960-1970 qu’il développe sont entachées d’un grand flou artistique. 47 Ces problèmes de représentation mettent en tension l’effet de sens global du schéma en regard des explications causales de détail qu’il mobilise (et qui sont très largement problématiques). Quel effet global ? Le lecteur « rapide » appréhende via le schéma un système quasiment fermé, « comprimé » par une « entrée primordiale » qui contribue un peu plus à le forclore, à le confiner. Or, qu’est-ce qu’un ghetto, sinon un lieu coupé de l’extérieur, où sont cantonnées des populations condamnées à ne pas se mélanger avec leur environnement ? La représentation schématique, par les choix qu’elle a opérés, valide et sur-signifie la métaphore du ghetto. Est-ce empiriquement satisfaisant ? Que fait-on de tout ce qui devait forcément rentrer dans ce « système » : nourriture, argent du welfare state (nous sommes en 1980-1981 : les aides publiques n’avaient pas encore été démantelées par l’administration Reagan), argent des salaires, idéologies de libération de la communauté noire, soutiens publics, et tout ce qui était moins légal, armes, drogue, argent « sale », etc. Peut-on, au nom d’un effet de sens métaphorique, exclure du raisonnement un certain nombre d’inputs (mais aussi d’outputs), qui auraient pu avoir du sens dans le va-et-vient entre le modèle et les matériaux empiriques ? Ici, les carences empiriques du modèle sont éclatantes et rejaillissent sur les choix méthodologiques : un modèle systémique éléments/flux, plus difficile à penser et à réaliser, moins séduisant en termes de démonstration, n’aurait pas autorisé le processus de tri sélectif qu’autorise le « schéma logique » pour lequel les auteurs ont opté. En conclusion de cet examen, force est de constater qu’en l’état l’approche systémique du « ghetto noir central » montre des faiblesses, tant du point de vue d’une critique « interne » (est-ce que la « démonstration » fonctionne ?) que du point de vue d’une critique « externe » (est-ce que le construit systémique rend justice du référentiel empirique qu’il prétend traduire ?). Nous serions tentés d’affirmer qu’il y a un surinvestissement dans l’efficace de la représentation (dire l’enfermement absolu dans les ghettos noirs) qui se fait au détriment de l’intérêt compréhensif ou heuristique de la démarche. La tentative apparaît expéditive et un peu bâclée... Il nous faut corriger la rigueur du jugement par une observation d’importance : les deux auteurs n’étaient pas engagés dans un travail de recherche conséquent sur les « ghettos noirs centraux » américains au moment de la publication de l’article et jamais ultérieurement ils n’ont repris leurs analyses sur le sujet. On peut supposer que leur documentation était avant tout bibliographique, reposant sur des travaux en langue anglaise. Il faut par ailleurs signaler que cet « exemple » voisine avec un autre « exemple », de statut fort différent, le « système du vignoble languedocien », dont l’arrière-plan empirique est en revanche énorme, puisqu’il coïncide avec la thèse de Franck Auriac, soutenue deux années auparavant. Pour exprimer les choses prosaïquement, on pourrait dire que la « quantité de travail » sous-jacente aux deux exemples n’était pas la même... Quoi que l’on puisse penser en dernière instance de cet « exemple » d’approche systémique, il ne s’agit pas d’en exciper un jugement global sur deux auteurs dont les travaux présentent un intérêt remarquable, ni d’exclure l’intérêt des modélisations systémistes de type cause/processus. L’exercice auquel nous nous sommes livrés visait avant tout à promouvoir une posture critique scrupuleuse qui excède très largement la question des modélisations systémiques, et devrait s’appliquer systématiquement dès lors que l’on ne s’intéresse pas simplement à des « faits » et que l’on veut réfléchir plus avant à la fabrique de la connaissance. À un niveau plus restreint, il s’agissait d’insister sur le caractère extrêmement rigoureux des procédures systémiques : faute de quoi, le matériel produit révèle massivement sa faiblesse : « ça ne marche pas ! » pourrait-on dire, face à tant de schémas « sagittaux » dont l’heuristique s’avère déficiente. Ce qui est valable pour les productions « imageantes » l’est également pour les discours à prétention systémiste, ainsi que nous allons le voir dans un second exemple. Le problème principal des productions discursives réside dans le caractère trop souvent superficiel de l’importation conceptuelle. Il ne suffit pas d’affirmer : « ceci est un système » pour que l’on en soit convaincu. Or, de trop nombreux travaux ne font pas l’effort de construction adéquat. Ils se contentent de plaquer une terminologie systémique sur un objet, sans faire l’effort conséquent de justification qu’une telle association requerrait. L’extrait qui suit fournit un « exemple » particulièrement emblématique de cette dérive. Dans un article abondamment cité et 48 fort prisé, intitulé « Systèmes et approche systémique en géographie » (1979), Roger Brunet entreprend de décortiquer un exemple de système spatial. Si je considère un ensemble géographique comme, par exemple, l'Ardenne française, j'ai bien le sentiment de me trouver face à un « être géographique » original. Je peux définir le système qui y fonctionne, ses relations avec la structure produite, et avec le paysage qui révèle celle-ci. La simple description retiendra des éléments et des relations, des stocks et des flux, des états et des changements d'états qui ne sont pas juxtaposés au hasard mais interdépendants, au point d'apparaître « nécessaires ». Voici, le long d'une frontière, un ensemble urbain et forestier; des chapelets de petites villes dans les vallées encaissées d'un plateau boisé ; avec plus d’entreprises industrielles que d'entreprises agricoles ; relativement peuplé (quelque 230 000 habitants, pour environ 1 500 km2) ; avec une population encore féconde et jeune ; beaucoup d’ouvriers mais assez peu qualifiés quoique plus que dans la moyenne ambiante (champenoise) ; une population à revenus plutôt bas, et qui fuit ; les nombreuses usines sont plutôt anciennes, de petite taille (100 à 300 emplois, avec nombre de quasi-artisans); la métallurgie domine de loin ; avec une vieille tradition (la fonderie et ses dérivés) qui s'accuse tout en admettant le voisinage d'ateliers de montage plus nouveaux, qui ne lui sont qu'en partie liés ; les fabrications sont spécialisées, spécifiques, mais généralement exécutées en sous-traitance, et semblent ne dégager que de faibles taux de profit ; les moins petites des entreprises sont de plus en plus sous capitaux et commandements extérieurs, et les marchés des autres sont passés par de grandes firmes (automobile, matériel de bureau, appareils ménagers, etc.) ; en dépit de sa dispersion la main-d’œuvre ouvrière est assez fortement syndicalisée ; la C.G.T. domine de loin avec, sur le plan politique, le parti socialiste ; la conurbation est très complexe, la dispersion des lieux de travail et d'habitat multipliant les migrations quotidiennes du travail ; le cadre bâti juxtapose de tristes restes du siècle dernier et des paquets de collectifs récents, disséminés dans un paysage comportant de nombreuses ruines industrielles ; les communications sont difficiles dans un relief accidenté, taillé dans un massif ancien, ou modelé dans ses bordures ; en revanche, cela multiplie les séductions locales du paysage au long de la Meuse et de la Semoye, et introduit des points d'appui pour le tourisme, dont les installations disputent difficilement aux autres activités un espace très fragmenté ; l'environnement vert du plateau est en fait moins utilisé : la forêt, médiocre, est peu exploitée, mais contient de vastes réserves de chasse, où des industriels invitent leurs relations d'affaires ou de politique ; il n'y a guère d’agriculture sur ce plateau aux sols froids, qui forme une marche topographique, au climat humide et froid par rapport aux pays voisins ; le chapelet urbain est divisé en deux sous-ensembles inégaux, celui de Charleville-Mézières étant plus complet, plus étendu et plus diversifié que celui de Sedan ; les deux sont sous-équipés en commerces et services, et la dépendance à l'égard de Paris, traditionnellement, de Reims, depuis peu, s’accroît ; les relations avec le Nord et la Lorraine se distendent au contraire ; on a localement la nette impression d'être « en périphérie », et l'on supporte mal tout ce qui vous le fait sentir de l’extérieur. C’est bien là un système complet, déployé dans une structure qu'il a largement produite, qu'il met à sa mesure, et qu’il change en changeant lui-même — comme on le voit aux « zones » d'habitation et d’industrie —, avec tous les décalages tenant au fait que le temps des systèmes et le temps des structures n'est pas exactement le même... Aucun élément ne peut en être abstrait : ce ne serait plus l'Ardenne. Aucun n'est interprétable isolément. Le système apparaît bien comme une totalité structurée : par ses relations verticales (entre économie, société, nature et culture ; modes de production et rapports de production ; espace produit et espace vécu, etc.), et par ses relations horizontales internes, entre lieux, qui confortent sa cohérence. Il est bien entendu très ouvert, grand ouvert. Il a ses rétroactions, et quelque stabilité à son échelle. On pourrait même mesurer ses performances, et son énergie, ne serait-ce qu'en termes de valeur ajoutée et de revenus — mais nous devons nous limiter, ici, à une rapide évocation qualitative. Il se situe au niveau sous-régional, celui du « pays ». On y voit fonctionner différents sous-systèmes locaux, parmi lesquels semble dominer un sous-système de production industrielle qui colore tout l'ensemble. Ces sous-systèmes sont à la fois sous-systèmes du système local (l’Ardenne) et sous-systèmes de métasystèmes englobants comme la production industrielle française, et celle du monde capitaliste. L’Ardenne joue son rôle dans la division du travail, comme sous-ensemble marginal du capitalisme Industriel européen, affecté à des fabrications délicates mais peu rémunératrices, accompagnées par des ateliers banals du tout-venant, et à carnets de commande très élastiques, au bout de la chaîne des sous- traitances. Bref, pour le géographe, une marge, une périphérie du « Centre », et qui d'ailleurs, historiquement, est une marche depuis des siècles. Roger BRUNET83 Les cinq premières lignes de cet extrait sont consacrées à l’affirmation d’une lecture systémique de la région ardennaise. Suivent 29 lignes de « simple description » fonctionnant sur un mode 83 Roger Brunet, « Systèmes et approche systémique en géographie », BAGF, 1979, n° 465, p. 401-403. 49 énumératif. L’« exemple » se clôt par 21 lignes de « commentaire » systémique, initié par la formule triomphaliste : « C’est bien là un système complet, déployé dans une structure qu'il a largement produite, qu'il met à sa mesure, et qu’il change en changeant lui-même... » A lire ce passage, on a le profond sentiment d’avoir affaire à un appareillage « plaqué » sur un cas, sans qu’à aucun moment l’auteur ne travaille directement la « systémicité » de son exemple. La description épaisse de l’Ardenne qui est faite est dénuée de tout vocabulaire systémique et ne déparerait pas dans un guide de géographie régionale des années 1950 ; lui trouver une logique interne n’est pas impossible, mais demande un effort que l’auteur n’a pas consenti. Plus grave : avant de s’adonner à la « simple description », Roger Brunet affirme que celle-ci « retiendra des éléments et des relations, des stocks et des flux, des états et des changements d'états qui ne sont pas juxtaposés au hasard mais interdépendants, au point d'apparaître “nécessaires” ». Or, ni la description ni le commentaire ultérieur n’opèrent la traduction qui convertirait les éléments décrits en éléments, relations, stocks, flux, états, changements, etc. — ainsi que l’avait affirmé témérairement l’auteur. Si traduction il doit y avoir, c’est au lecteur de la réaliser, de même qu’il lui incombe d’essayer de rechercher des liens entre toutes ces petites notations fugitives et de restaurer la « nécessité » affirmée par R. Brunet. Il en va de même avec les assertions qui font office de commentaire systémique : nombre d’entre elles ne sont même pas étayables par réinterprétation du matériau descriptif. Tout se passe donc comme si on avait une disjonction quasi absolue entre un propos théorique, qui use du répertoire systémique, et un exemple, traité avec le répertoire de la « langue naturelle » (qui est le répertoire de la géographie classique). Le coup de force de l’auteur consiste à affirmer « mon exemple est un système » en faisant complètement l’économie d’une administration de la preuve. La systémicité relève de l’intuition, mobilise un ensemble de marqueurs sémantiques de la TSG, mais ne mobilise d’aucune manière le référentiel empirique invoqué. Alors à quoi bon ? On aurait beau jeu de faire le procès de l’auteur en lui reprochant de se parer des habits prestigieux de la systémique, qui apporterait caution scientifique et modernité (dans le contexte de 1979). Il nous semble que les enjeux sont plus complexes : les textes théoriques ultérieurs de Roger Brunet ont montré l’attachement extrêmement fort de cet auteur à l’idée de système (cf. infra). Or, dans ce texte de 1979 sont déjà présentes les marottes systémiques qui seront amplifiées dix ans plus tard dans Le Déchiffrement du Monde (1989) : la passion pour les « performances » et l’« énergie » des systèmes spatiaux notamment. L’importance de la réflexion sur les hiérarchisations et les emboîtements de systèmes les uns dans les autres (partagée avec les Pinchemel) a aussi son importance, compte tenu de ce qu’allait devenir la conception des systèmes spatiaux. Enfin et surtout, il faut prêter une attention toute particulière à l’expression « être géographique », placée au tout début du passage. Nous avons déjà dit qu’elle existait déjà chez Paul Vidal de la Blache — auteur que Roger Brunet déteste — et que malgré tout ce dernier en avait fait un élément déterminant de sa théorie de la géographie. Essayons d’en clarifier les enjeux. Lorsque, de façon liminaire, notre auteur affirme : « Si je considère un ensemble géographique comme, par exemple, l'Ardenne française, j'ai bien le sentiment de me trouver face à un « être géographique » original », il met en avant à la fois l’individualité (la personnalité ?) de cet ensemble régional et en même temps son caractère non subjectif, non relatif, bref, sa réalité autonome vis à vis de l’observateur. Utiliser l’expression « être géographique », c’est réfuter par avance l’idée que les « régions » sont des constructions purement intellectuelles, tributaires de conventions préalables de « lecture » qui viendraient configurer les procédures de construction de la connaissance. R. Brunet s’affirme donc en réaliste convaincu et de surcroît défend une conception objectiviste de la région. Les régions (du moins certaines d’entre elles) « existent », elles ne sont pas de purs construits culturels, à contenu variable. Or, l’adoption d’une telle posture rend sans doute nécessaire la préservation de la métaphore organiciste — qui permettait à la géographie classique de penser l’existence des « êtres géographiques », régions ou milieux. Dès lors, qu’est-ce que le système, si ce n’est justement le super-organisme qui impatronise, modernise et poursuit l’analogie avec le vivant, avec l’être ? Dans une telle optique, la référence systémique ne s’inscrit pas dans une perspective de plus-value scientifique mais comme une affirmation que nous aurions envie de qualifier de « métaphysique ». Ceci ne saurait trop surprendre le lecteur familier des travaux de R. 50 Brunet : toute son entreprise théorique accrédite, au travers des concepts de chorème, de géon, de champ, de synapse, etc., l’idée qu’il existe des entités proprement spatiales qui ont leur réalité propre, dans une conception du réel qui doit sans doute beaucoup aux idéaux platoniciens. À ce titre, le découplage entre référentiel empirique et affirmations théoriques peut apparaître secondaire — du moins du point de vue de notre auteur. En revanche, il y a de quoi laisser perplexe tout lecteur qui ne partage pas les positions que nous venons d’expliciter... Nous conclurons cet examen en réaffirmant que l’approche systémique, d’une manière générale, est assez inconciliable avec les réflexions hâtives, sauf à constituer un alibi ou un faire- valoir, auquel cas il y a subversion du projet heuristique au profit d’autres visées. Faire œuvre systémique nécessite un gros effort de conceptualisation et, surtout, une réinterprétation (ou traduction) extrêmement rigoureuse du référentiel empirique. C’est ce qui fait tout le prix du travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien. III UN EXEMPLE SIGNIFICATIF DE DEMARCHE SYSTEMIQUE : LE TRAVAIL DE FRANCK AURIAC SUR LE VIGNOBLE LANGUEDOCIEN Pour effectuer cette présentation, nous nous appuyons sur la version publiée de la thèse d’État de Franck Auriac (soutenue en 1979), Système économique et espace, parue chez Economica en 1982. Nous tenons à signaler que ce texte n’est actuellement plus disponible en librairie, alors qu’il s’agit d’un « classique » de la géographie contemporaine, au même titre que Pour une géographie du pouvoir de Claude Raffestin. Malheureusement, l’édition de géographie n’accorde de pérennité qu’à une certaine catégorie de manuels roboratifs, qui privilégient les « faits » et les descriptions, même soumis à une rapide péremption. A Une rupture majeure en géographie viticole Le travail effectué par Franck Auriac sur le vignoble du Languedoc est inaugural d'un nouveau rapport de la géographie à l'objet « vignoble ». Pendant longtemps, la géographie viticole est demeurée le territoire réservé de monographes scrupuleux qui, de Roger Dion à Philippe Roudié, ont cherché à mettre en valeur la spécificité inaliénable de telle ou telle appellation, de tel ou tel cru. A plus d'un titre, cette géographie viticole incarne un classicisme géographique absolu par ses approches (histoire et analyse des conditions physiques), par ses objets (l'exploitation, le terroir, la « qualité ») et par un questionnement terriblement vague (qu'est-ce qui fait un vin : la terre ou les hommes ?). Très vite, la géographie viticole tend à déplacer son attention de l'ensemble régional (le vignoble) au produit (le vin) ; ce qui implique souvent beaucoup d'affect (on a fait sien un vignoble) et très peu de latitude critique. La géographie viticole est un acte d'amour, ce qui explique sa perspective forcément idiographique84. Les travaux de Franck Auriac introduisent une rupture décisive dans la prise en compte de l'objet « vignoble » par la géographie. Le vin cesse d'être l'enjeu et l'horizon de l'analyse, de sorte que l'on ne peut plus parler de « géographie viticole ». La rupture est surtout méthodologique : au lieu d'aller quêter une illusoire spécificité régionale, l'auteur postule un « vignoble-système, [c’est à dire un] vignoble explicable par une totalité qui l’organise, d’où le choix d’une méthode intégrative »85. Dans le cadre de l'analyse systémique, le choix du vignoble languedocien est présenté comme un « exemple » et une « étape de recherche ». La démarche est première, l'objet second. Les quelques pages qui suivent sont une tentative pour mieux cerner l'approche systémique à 84 Idiographique, du grec idios, « qui appartient en propre à », « particulier », « séparé », « distinct », ... (adjectif dont dérive aussi le mot « idiot »). Une démarche idiographique vise à spécifier le(s) particularisme(s) inaliénable(s) d’un objet de connaissance. Ce qui pose le problème (préjudiciel) de la norme (ou loi) en fonction de quoi l’on affirme que l’objet est original... 85 Système économique et espace, Paris, Économica, 1983, p. 8. 51 l'oeuvre. Nous nous sommes essentiellement basés sur la contraction de la thèse d’État, parue chez Économica, sur quelques articles, et sur un schéma systémique disponible dans différents articles, de Franck Auriac ou de ses commentateurs (Daniel Loi notamment). Il est nécessaire de rappeler les réserves que l’auteur a faites à l’encontre de ce schéma, qualifié en 1984 de « formalisation simplifiée »86. Après avoir, dans un premier temps, examiné les tenants et les aboutissants de l'analyse du système économique « vignoble du Languedoc », il s’agit de comprendre le concept de système spatialisé et les notions connexes de spatialisation et spatialité. Bien souvent, la présente étude s'est heurtée au considérable mouvement d'auto-commentaire qui caractérise l'ouvrage de Franck Auriac : ce dernier est toujours le premier à expliciter, définir, dégager des perspectives méthodologiques; de sorte que ce travail ne pouvait être au mieux qu'une paraphrase de ce qui est dit par l'auteur lui-même. B Le construit systémique UN SYSTEME ECONOMIQUE L'analyse de Franck Auriac part d'une hypothèse déductive : « le vignoble est considéré comme une réponse systémique et acapitaliste aux forces économiques dominantes (...) ».[p. 13]. À partir de ce postulat, la présentation des travaux établit un construit systémique, c'est-à-dire tend à reconstituer (ou traduire) le système « vignoble » à partir de grilles propres à l'herméneutique systémique. Cette approche suppose un va-et-vient permanent entre le modèle proposé et un certain nombre de faits socio-économiques investis par l'analyse. Il nous semble toutefois que F. Auriac considère l'hypothèse systémique comme un existant plutôt que comme une simple grille pertinente. En somme, le système ne serait pas une représentation opératoire du réel mais un fait en quelque sorte méta-factuel. Nous ne pousserons pas plus avant cette supposition dans l'exposé présent, nous contentant de présenter l'intégration des faits dans la perspective systémique. Hypothèse fondatrice, la systémicité du vignoble languedocien renvoie à un constat historique élaboré dans une perspective marxiste87 : « le vignoble languedocien est une réponse contradictoire aux processus économiques dominants. En effet, il paraît résister depuis près d’un siècle à tout ce qui, logiquement, aurait dû le faire disparaître : production pléthorique et effondrement des prix, désinvestissement capitaliste, concurrence, volonté politique de le réduire, etc.» [p. 10]. La contradiction cadre français/vignoble languedocien est conçue comme une opposition entre un méta-système et son sous-système, qui se maintient du fait même de sa résistivité. Une fois l'hypothèse émise, il s'agit de construire le système en dégageant son émergence dans l’histoire (ou diachronique) et son mode de fonctionnement. Tout système étant « un ensemble d’éléments en interaction » [p. 193], l'analyse a pour objet de cerner leur « assemblage », après les avoir isolés. Le plan de l'ouvrage mime, en quelque sorte, ce dégagement progressif des pièces du vignoble-système, saisies dans un faisceau d'interactions. 86 F. Auriac, « Pertinence de certains concepts de l’analyse de système en géographie », dans Yves Guermond, dir., Analyse de système en géographie, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 312. 87 Je ne développerai pas ici cette caractérisation : ce serait ouvrir un abîme de questions nouvelles, bien souvent irréductibles à la perspective de ce compte-rendu. Le thème de la contradiction socio-économique et la référence aux rapports de classe, comme perspective de l'analyse sociale, renvoient à un horizon marxiste, même si les thèses développées par Franck Auriac sont parfois hétérodoxes, au regard d'une vulgate rigide et stéréotypée. 52 Source : F. Auriac & F. Durand-Dastès (1981, op. cit.) LE CONSTRUIT Le vignoble ne devient système qu'à partir du moment où s'instaure la contradiction de finalité socio-économique entre le système global et le sous-ensemble « vignoble ». Jusqu'au début du XX e siècle, le vignoble languedocien s'est caractérisé par « un modèle d’évolution capitaliste », associant de vastes investissements urbains, une concentration progressive des exploitations et un fort développement de la « contradiction sociale » (c’est à dire de fortes tensions) au sein de l'ensemble social concerné par l'activité « viticulture ». La transformation de l'ensemble capitalistique « vignoble du Languedoc » en un système à fort degré d'autonomisation, dans lequel la contradiction sociale a été gommée et portée hors-système, est caractérisée par l'auteur comme « une phase historique unique et non-reproductible, où les éléments aléatoires jouent un rôle parfois important », soit la systémogénèse, incident fondateur du système. La systémogénèse, telle que la conçoit Franck Auriac, suppose la combinaison circonstancielle de facteurs multiples qui, sous l'effet d'un catalyseur socio-économique, aboutit à l'intrication totale des éléments d'un ensemble en ce qui n'est plus simplement ensemble mais système. La figure reproduite ci-après rappelle clairement quels sont ces facteurs ou « structures en place », qui ont permis « l’apparition des éléments du futur système » : la tradition viticole de l'espace concerné, les capacités d'investissement du réseau urbain local et l'ouverture d'un marché national à la suite (notamment) du développement du réseau ferré. Toutefois, ces facteurs n'auraient produit qu'une 53 « vague extension de la vigne » sur des bases capitalistes, si n'intervenait pas le facteur catalytique (systémogénétique) qui produit la contradiction : le vignoble a connu de gros problèmes de mévente dans les premières années du siècle, liés notamment à la concurrence du vignoble algérien. Cette crise, qui fut d'abord une succession de chute des cours, a culminé en 1907, année qui sert de repère pour dater la systémogénèse. Que se passe-t-il alors ? La contradiction sociale, jusque là interne aux acteurs sociaux du vignoble, est externalisée, dans un mouvement de revendication unissant l'ensemble des couches sociales contre le pouvoir national. Et F. Auriac de souligner l'infléchissement des cibles de la revendication viticole et « l’ambivalence du mouvement », qui associe dans un très large recrutement « des propriétaires, petits, moyens ou grands », des ouvriers, des négociants, donnant l'impression d'un « curieux amalgame » aux observateurs extérieurs (Jaurès entre autres). Et F. Auriac de conclure : « la dialectique contredit la structure dont la base économique reposait sur le capitalisme viticole spatialement structurant. 1907, date d’inversion, date systémogénétique, en rejetant la contradiction hors de la place, inaugure la création d’un système socio-économique spatialisé pour lequel toute l'énergie consistera à assurer la survie face aux crises chroniques.» [p. 73]. L'élément de base du système est certainement l'exploitation agricole. L'ensemble des exploitations constitue le premier « niveau syntagmatique » (c’est à dire qu’elles constituent le réseau des éléments « de base ») du système, ou encore sa trame, terme qui désigne la disposition des éléments du système les uns par rapport aux autres. Toutefois, la définition des éléments de base n'a pas été limitée aux seules exploitations : il n'y a pas homogénéité absolue des « pièces » constitutives du premier niveau syntagmatique du système. Sur le schéma synthétique reproduit ci- après, on voit qu’il y a un certain nombre d’éléments, trois types d’exploitation (exploitations moyennes, exploitations capitalistes, petites exploitations à temps partiel) ; les villes de la région, source de capital et d’emplois, et les coopératives. Entre ces éléments, des flux de main d'oeuvre et de travail, de services, et aussi des rapports de force peuvent être distingués. L'ensemble des flux partant et/ou arrivant à un élément assure la pérennité de celui-ci malgré les conditions adverses. Ainsi, par exemple, la micro- exploitation se maintient en partie grâce aux emplois offerts par les grandes exploitations et par le marché urbain, et aux services rendus par les coopératives. Réciproquement, la force de travail excédentaire des micro-exploitations assure les compléments nécessaires aux grandes exploitations, et permet aux coopératives de s'assurer un volume d'activité suffisant.88 Voici caractérisés les éléments constitutifs du système. Il est important de souligner que les rapports de causalité impliqués par le construit systémique diffèrent profondément de ce que l'on pourrait appeler la causalité classique : « la chaîne cause - effet est sur un support de durée, l’une précédant l’autre. Il convient de rompre cette superposition et de bien voir qu’il n’y a nullement idée d’antécédence, donc de temps, dans la causalité systémique. Durée et causalité sont dissociés. » [p. 194]. D. Loi89 a aussi pu définir la causalité systémique à l'oeuvre ici comme une « causalité à flux entre des objets », par opposition à la « causalité linéaire », encore utilisée pour rendre compte de la mise en place des facteurs ayant permis la systémogénèse. La causalité systémique est circulaire et s'appréhende à travers des interrelations (synchroniques) et des interactions (diachroniques). FINALITE Le vignoble-système est orienté dans une perspective que Franck Auriac définit comme « approfondissement de la contradiction entre méta-système et micro-système viticole ». Que faut- il entendre par là ? Le vignoble-système s'étant constitué comme tel par réaction à la logique libérale du marché du vin en France, on conçoit que son horizon premier, vis-à-vis du méta- système français, est le maintien de prix stables. Dans le chapitre intitulé « finalité », l'auteur montre 88 Extrait de Franck Auriac & François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », 1981, op. cit., p. 72 et 74. 89 Dans l'article : « Sur quelques rapports entre causalité et analyse de système » dans Analyse de système en géographie, P.U. de Lyon, 1984. 54 que la marginalisation des metteurs en marché traditionnels (négoce « capitaliste ») va de pair avec un consensus d'action revendicative des diverse couches sociales du vignoble. « La défense acharnée des prix du vin » fédère les initiatives de revendication sociale, dirigées contre des instances extérieures au vignoble-système : l’État français dès 1907, puis « Bruxelles », à partir des années 1970. F. Auriac parle de « quasi-intentionnalité » pour désigner le faisceau d'intérêts convergents à l'origine de la contradiction sociale, créatrice du vignoble-système. Cette quasi- intentionnalité est donnée comme le moteur du système, comme sa finalité, principe qui n'est « ni interne, ni général, ni métaphysique » : la finalité du sous-système n'a de sens que dans la relation au méta-système et dans une perspective précise (la reproduction de la contradiction). Outre les phénomènes revendicatifs, le système a recours à des agents qui ont un pouvoir de stabilisation (maintien des prix) et participent de la contradiction. Ainsi les caves coopératives. FONCTION HOLONIQUE Les caves coopératives ont une place spécifique dans le système échafaudé ou repéré (c'est selon) par Franck Auriac : élément hiérarchique structurant, elles ont pour fonction de minimiser l'entropie (c’est-à-dire le désordre, ou la désagrégation sociale) dans le système en endossant un rôle organisateur. L'auteur souligne qu'elles sont nées d'un idéal socialiste, « objectif réel d’autonomie par la solidarité et la complémentarité des producteurs » [p. 111]. Toutefois, la perspective systémique laisse entendre qu'il y a eu plus ou moins subversion de cet objectif. « [La coopérative vinicole] minimise l'entropie du vignoble-système, qui serait maximale si tous les viticulteurs vinifiaient et commercialisaient individuellement.» [p. 109]. Les coopératives sont devenues des agents de production agricole et de commercialisation, dont le maillage serré, couvrant la totalité de l'espace viticole, est manifestation de leur pertinence au sein du système. Là est la fonction holonique des coopératives : du fait de leur position hiérarchique, elles incarnent l'élément stabilisateur (organisateur) du système. Elles participent de son équilibre homéostatique. Par ailleurs, elles sont une forme de polarisation interne au système. AUTO-REPRODUCTION « L’auto-reproduction d’un système, c’est la mobilisation, en permanence, de toutes les ressources internes. [...] L’auto-reproduction, assurant l’existence ou la survie, se développe sur le front de la contradiction principale » [p. 141]. Dernier concept systémique fondateur, l'auto- reproduction désigne l'ensemble des mécanismes par lesquels le système viticole assure son maintien face au système englobant. Concrètement, le principe renvoie à un certain nombre de succès du vignoble-système : il a détourné à son profit le système d'irrigation du Bas-Languedoc qui devait favoriser la conversion des parcelles viticoles en parcelles arboricoles (40% des terres viticoles étaient irriguées en 1982 !), il résiste aux politiques d'arrachage tout en captant les primes qui y sont associées, il sait introduire des cépages nouveaux pour effectuer sa reconversion qualitative, etc. L'auto-reproduction permet de configurer les stratégies permettant au vignoble- système de maintenir son équilibre homéostatique, tout en donnant l'impression extérieure de mutations qui le condamnent. L'auto-reproduction renvoie également à des faits de redistribution spatiale : « remontée » de la vigne sur les coteaux, définition d'appellations locales et tout ce qu'Auriac désigne comme « redistribution des places ». D'où la nécessité de réintroduire l'espace... C Un système spatialisé Jusqu'à présent, nous n'avons envisagé le vignoble-système que dans une perspective socio- économique. Pourtant, la contribution théorique majeure de Franck Auriac est sans doute d'avoir réussi à préciser ce qui relevait du spatial, et notamment d'avoir réussi à montrer que l'espace avait une fonction systémique décisive dans le cas étudié. Les analyses proprement géographiques sont sans doute la part la plus complexe et la plus délicate d'un travail globalement très exigeant. La 55 précaution majeure que prend l'auteur est de rappeler le caractère second de l'espace, toujours produit, jamais premier90. C'est pourquoi il est question de système spatialisé et non de système spatial (cf. supra p. 25-26). Trois modalités spatiales décisives impatronisent l'espace comme enjeu majeur du vignoble-système : ce que F. Auriac appelle « spatialisation », « potentialisation spatiale » et « spatialité ». SPATIALISATION Originellement, la spatialisation du vignoble-système se donne dans la prise de conscience, par l'ensemble des couches sociales concernées, d'une dimension régionale du mouvement revendicatif. Cette affirmation régionale, ancrée dans des repères culturels, procède du mécanisme systémique : affirmer les liens régionaux contre l’État national et le négoce va de pair avec la minoration des contradictions sociales internes à la région. Parler de spatialisation du système permet aussi d’insister sur le fait que l'espace produit n'est pas simplement un espace-support, mais qu'« il a ses propres champs de force, [...] ses propres déterminismes, que la spatialisation véhicule dans tout le système » [p. 185]. En somme, il faudrait entendre par là que la pertinence de l'espace, comme paramètre systémique, ne se réduit pas à l'inscription spatiale de phénomènes sociaux. L'espace posséderait des caractéristiques propres, non neutres quant à la (re)-production du système, l’érigeant en enjeu (en protagoniste ?) de cette dernière. La spatialisation du système implique une relation dialectique entre le système et son espace produit : l'espace produit réalise une potentialisation spatiale du système, soit l'ensemble des faits spatiaux inhérents au mécanisme systémique ; par retour, l'espace intervient comme facteur systémique, qui contribue à l'auto-reproduction du système : c'est la spatialité. POTENTIALISATION SPATIALE Le fait majeur de la potentialisation spatiale est l'affirmation d'un « effet de centralité », étudié par notre auteur dans le premier chapitre : le vignoble-système est muni d'un « cœur de haute viticolité » biterro-narbonnais, au-delà duquel le pouvoir structurant du vignoble décroît progressivement. On retrouve là un modèle gravitaire, avec ceci de particulier que les mouvements de diffusion de la « nouveauté » (caractéristique décisive de l'auto-reproduction) se font toujours de manière centripète, de la périphérie vers le centre du système spatialisé. F. Auriac donne pour exemple la diffusion du mouvement coopératif. On pourrait constater le même phénomène, s'agissant de la diffusion des cépages de qualité. L'explication donnée à ce phénomène d'internalisation est que l'entropie (ou désordre) propre à toute innovation est plus facilement contenue lorsqu'elle se développe en position marginale. Les deux cartes reproduites ci-après matérialisent cette organisation de type centre-périphérie. Pour obtenir ce résultat, Franck Auriac a développé un ensemble d’analyses multivariées, combinant analyse factorielle des correspondances et classification multivariée — dont la figure 1.3 est le résultat « direct » et la figure 1.4 l’interprétation globale en schèmes d’analyse spatiale. Outre la production de cet espace à fort effet de centralité, le système, de par son organisation hiérarchique, crée des discontinuités spatiales secondaires. Celles-ci se manifestent par une micro- polarisation, induite par les caves coopératives ou, à un niveau supérieur, par les groupements de producteurs. Inversement, cette potentialisation sous forme de micro-polarisation facilite une minimisation des coûts d'acheminement des récoltes, et par là-même contribue à la réduction de l'entropie dans le système. Les caractéristiques spatiales entretiennent la dynamique systémique. 90 « On ne peut assigner à [l’espace] un rôle premier, car ce sont les relations d’ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoque son émergence » [p. 7]. 56 57 SPATIALITE « La spatialité s’affirme chaque fois que le système, hiérarchisé et structuré, fait appel aux flux spatiaux pour réédifier son équilibre, chaque fois qu’aux agressions externes qui le mettent en danger il doit répondre par une stratégie de redéploiement de ses forces.» [p. 178]. La spatialité dérive des avantages de la proximité : la minimisation des distances signifie non seulement la réduction des coûts, mais aussi une plus grande cohésion entre les éléments de la trame. À titre d'exemple, F. Auriac étudie la relation vigne-vignoble qui « par essence spatiale, est d’un splendide intérêt heuristique » [p. 179]. Avant la systémogénèse, la ville porteuse de capitaux a joué un rôle décisif dans l'édification du vignoble capitaliste. C'est elle qui a permis une extension suffisante du vignoble pour que des phénomènes de continuité spatiale interviennent dans la systémogénèse. Dans le contexte du vignoble-système, F. Auriac suggère une inversion du rapport ville/vignoble, qui en quelque sorte tourne à l'avantage de ce dernier, « qui dispose de [la ville] pour se reproduire ». Les flux de capitaux ont cédé la place à des flux de travail, au regard desquels les villes font figure de réservoirs de main-d'oeuvre occasionnelle pour le vignoble. La relation de proximité est ici déterminante, qui montre bien le rôle de l'espace (comme distribution) dans la reproduction du système. La relation proxémique (= de proximité) n'est pas mono-fonctionnelle : on pourrait aussi insister sur l'usage que le vignoble fait de la péri-urbanisation91. Toutefois, il convient de noter qu'après avoir joué un rôle décisif dans la coalescence spatiale du vignoble, le réseau urbain, en relation proxémique très localisée avec les campagnes, ne joue plus qu'un rôle périphérique de participation aux « adaptations spatiales systémiques ». Conclusion Parmi les nombreux auteurs systémistes qu’a connus la géographie humaine française dans les années 1970-1980, Franck Auriac est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la « voie heuristique » ou « compréhensive », proposée par la TSG et ses interprètes intellectuels français (Edgar Morin, Yves Barel) de l’époque. Son travail manifeste une rigueur conceptuelle et une créativité dans le transfert de la grille systémique à l’objet « vignoble » tout à fait remarquables. Il combine le systémisme avec des perspectives marxistes hétérodoxes (pour l’époque) tout à fait stimulantes. Ses réflexions sur l’espace produit, manifestement peu examinées à l’époque, méritent qu’on les réévalue. Elles ont l’inconvénient de prendre à rebours la tradition centrale de la théorie spatiale française (telle qu’incarnée par Philippe Pinchemel et Roger Brunet). Le propos est certes plus intellectualiste : il évacue la question de la matérialité et de la réalité existentielle des objets géographiques au nom de l’effort de construction intellectuelle. En revanche, on pourrait regretter que Franck Auriac ait abandonné son objet ultérieurement et ne l’ait pas réexaminé lorsque les appellations d’origine contrôlée se sont multipliées dans la région languedocienne : ont-elles sonné le glas du « vignoble-système » tel qu’il l’avait décrit ? Peut- on encore envisager la viticulture de cette région comme une réponse a-capitaliste ? D’un certain point de vue, le lecteur d’aujourd’hui est un peu gêné par l’aspect figé du vignoble-système tel qu’il a été décrit. Les apports conceptuels postérieurs, formalisant des systèmes « dynamiques », « évolutifs », pourraient-ils apporter un surcroît d’intelligibilité à cet objet, ou aider à penser les évolutions contemporaines ? Cela n’a rien de certain. En tout état de cause, la théorie comme le référentiel empirique ont largement évolué depuis 1982, mais notre auteur s’est tourné vers d’autres préoccupations et d’autres objets. D'un point de vue strictement métaphysique, demeure pour nous une interrogation lancinante. Jusqu’aux dernières lignes de l’ouvrage se perpétue une ambiguïté quant au statut de l’approche 91 Dans le premier chapitre, l'auteur met en évidence le maintien de la vigne aux abords des villes où, « friche sociale parfaite », la vigne est la meilleure solution d'immobilisation de la terre en attendant une revente spéculative. 58 systémique pour l’auteur : est-elle la révélation d'un système qui existerait en tant que tel (qui serait en quelque sorte lui-même un « fait » au-delà des faits) ou est-elle seulement une grille d’analyse et d'organisation des « faits » à fort pouvoir heuristique et herméneutique ? Nos convictions personnelles nous feraient plutôt adhérer à la seconde position, considérant que l'approche systémique est, pour les sciences sociales, un remarquable langage qui donne des contours à une réalité en soi floue, fuyante et fugitive. Mais comment le démontrer ? CONCLUSION GENERALE L’ensemble des éléments présentés dans ce travail est loin de constituer une présentation exhaustive des usages de la théorie du système général en géographie. Par tempérament et par souci pédagogique, j’ai privilégié des aspects assez peu formalisés (i. e. non mathématiques), alors que ceux-ci n’ont cessé de prendre de l’ascendant durant ces quinze dernières années. Ce sont des auteurs théoriciens-quantitativistes (André Dauphiné, Lena Sanders, Denise Pumain) qui donnent le ton actuellement en termes d’usages de modèles complexes et de théorie systémiques. En revanche, les formulations « sagittales » ou « schématiques » ont largement cessé d’être une étape importante des approches systémiques, et ce d’autant plus que d’innombrables schémas à flèches sans intérêt ou strictement folkloriques ont contribué à discréditer ce type de modélisation. Dans ce cas comme dans celui de la chorématique, on pourrait dire que s’est opéré un divorce entre l’intérêt figuratif (voire pédagogique ou publicitaire) des modèles graphiques (schémas à flèche ou chorèmes) et la valeur scientifique ou l’intérêt explicatif des dits modèles. Nombre d’auteurs ont retenu la valeur de communication quand bien même la contribution strictement scientifique est de plus en plus largement contestée. Il vous appartient, sur ces bases, de ne jamais considérer une représentation graphique quelle qu’elle soit comme allant de soi. Elle ne saurait se suffire à elle-même : faute d’un commentaire, faute d’un système de justification externe (calculs statistiques, explicitations discursives, etc.), il ne s’agit que d’images, voire de blasons. Les géographes se laissent facilement fasciner par des images, quand bien même celles-ci n’ont strictement aucune signification autonome et doivent être systématiquement décortiquées, critiquées, interprétées… Je me suis efforcé dans ce travail d’illustrer à plusieurs reprises ce que l’on pouvait faire en la matière. Ma visée principale n’est peut-être pas tant, dès lors, de vous donner l’ensemble des clés de compréhension du systémisme en géographie humaine, mais plutôt de vous sensibiliser à une posture critique à l’égard de toute archive (écrite, graphique, iconographique) que certains pourraient ériger en tables de la loi. À ce titre, les productions systémiques, avec leur richesse de supports (textes, schémas, cartes), sont un matériel idéal pour développer une faculté critique…