key: cord-0830395-gxdp75v2 authors: Galtier, J.; Rivière, E. title: Crise sanitaire et crise réflexive : le regard médical en temps d’épidémie date: 2020-09-11 journal: Rev Med Interne DOI: 10.1016/j.revmed.2020.08.001 sha: 507191406f5ee84fcd3a00ba5b94d78198b94309 doc_id: 830395 cord_uid: gxdp75v2 nan L'histoire de la médecine moderne semble avant tout une histoire de révolutions éclairées. Des dissections de Vesale à la biostatistique de Fischer, en passant par les descriptions anatomo-clinique de Bichat et la méthode expérimentale de Bernard, raison et logique paraissent avoir progressivement dessiné les contours d'une pensée médicale scientifique, droite et objective. Mais c'est peut-être précisément parce qu'elle a fondé son histoire sur l'antagonisme entre l'obscurantisme et le rationalisme que la médecine moderne questionne difficilement les influences des conditions historiques et sociales sur sa propre capacité à produire des savoirs nouveaux et des théories nouvelles. Les origines même de la médecine moderne illustrent pourtant à elles seules combien science et société restent liées. Dans Naissance de la clinique, et au prix d'un travail magistral de reconstitution historique, Michel Foucault analyse les déterminants de l'émergence de la pensée et de la méthodologie « clinique » à l'aube du XIXème siècle. Au terme de son analyse, il montre que ses conditions théoriques (comme l'affaiblissement du dogme religieux et la connaissance du corps disséqué) y étaient déjà et depuis longtemps réunies, mais ne suffisaient pas à déterminer le moment et le lieu de cette rupture. D'après lui, ce sont d'abord les réformes de l'assistance publique et le développement de la pratique hospitalière de la médecine qui ont permis, en réunissant médecins et malades au sein d'une même structure, de modifier profondément le regard porté sur le corps malade et d'ouvrir la porte à une analyse rigoureuse et homogène de ses symptômes : « Pour que l'expérience clinique fût possible comme forme de connaissance, il a fallu toute une réorganisation du champ hospitalier, une définition nouvelle du statut du malade dans la société et l'instauration d'un certain rapport entre l'assistance et l'expérience, le secours et le savoir. » [1] Ce n'est qu'une fois constituée cette expérience clinique du corps malade que l'analyse du corps mortla pathologiea pu, en reproduisant cette recherche du signe et du symptôme, finir par isoler le lien entre l'organe et la fonction qui fonde le squelette théorique de la médecine moderne. Ainsi cette révolution fondatrice, que toute l'hagiographie scientifique et médicale consacre, n'a-t-elle pas seulement été déterminée par ses conditions théoriques, mais bien également politiques et sociales d'existence. Il a fallu apprendre à « voir » et à « vivre » différemment avant de penser ce qui était vu et vécu. Et sans doute le médecin n'exerce-t-il en effet jamais sa profession autrement que comme un art, comme l'expression continue de certaines dispositions que son époque et l'histoire de sa discipline ont, au travers de sa formation, contribué à forger chez lui. Toute la particularité de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appellera « le champ scientifique » [2] résidera en sa capacité historique à s'être progressivement autonomisé jusqu'à former une communauté close où chacun n'expose ses succès et ses errances qu'à ses pairs, et n'accepte pour seules influences que leurs jugements. Car si le champ scientifique est avant tout un espace de luttes pour la légitimité (le « capital scientifique »), elles supposent néanmoins l'exercice d'une pratique qui n'a de valeur qu'une fois collectivement admise par des pairs aux intérêts contraires : le fait ne devient vraiment un fait scientifique légitime que s'il est reconnu par une communauté de compétences. Reprenant les termes du philosophe des sciences Karl Popper, Bourdieu dira ainsi que « c'est la nature sociale de la science qui est responsable de son objectivité » [3] . Une objectivité certes toujours « intéressée » : le regard que porte le scientifique sur son objet reste soumis aux influences de la dynamique de ce champ en compétition permanente, qui impose avant tout l'accumulation du capital scientifique (« publish or perish »). Mais si le scientifique oriente sa pratique vers ce qui le valorise le mieux (enjeu dont les conséquences pourraient faire l'objet de très longs commentaires), au moins cela doit-il être fait avec le soin et la prudence qu'impose la nécessité du consensus. 2. La crise sanitaire : une révolution du regard L'épidémie ne peut évoluer dans le vase clos de l'exercice médical et de la recherche clinique médicale. Elle saisit d'un bloc l'attention de tous : malades, médecins, citoyens, médias, politiques… Manipulée dans un même temps par des regards et des sensibilités différentes mais unies dans un même moment historique, l'épidémie invoque des jugements de valeurs et des légitimités qui se situent hors du champ habituel de la pratique médicale, et qui effritent son autonomie. Son traitement médiatique d'une part, et l'engagement politique qu'elle a suscité de l'autre, ont largement déterminé ce bouleversement du regard porté sur l'épidémie et le type de pratique qu'il a inspiré. Dans les journaux grands publics, sur les plateaux télévisés, sur les réseaux sociaux : il n'est plus devenu un endroit où citoyens, polémistes, politiques, célébrités ou scientifiques n'interviennent pas et se mélangent, confrontent les opinions aux faits, les craintes aux promesses et les suppositions aux certitudes. Or, la cacophonie médiatique privilégie toujours et comme par essence le sensationnel au raisonnable. Là où toute chose est égale par ailleurs, où l'intuition vaut autant que la preuve et le génie davantage que le consensus, la vérité n'a pour seule valeur que celle que le public est prêt à lui accorder. À ce titre, elle ne peut guère conférer qu'une autorité du bruit à ceux qui le mieux s'y démarquent. Car l'émotion toujours domine, et accepter sa légitimité et celle de son jugement, c'est déjà un peu accepter son empire sur la pensée et la pratique. Enveloppant tout et tout le monde il peut paraître difficile pour l'exercice médical de s'extraire de cette émotion collective et de ses injonctionsà plus forte raison encore lorsqu'il délaisse de lui-même son autonomie pour s'abandonner au jeu dangereux du pugilat médiatique où elle règne en incontestée maîtresse. La médecine, alors, accompagne la peur bien davantage qu'elle n'offre d'arme pour la combattre. « Il ne saurait y avoir une médecine des épidémies que doublée d'une police » -Foucault, Naissance de la clinique [4] . Les épidémies, pour l'autorité politique, ne peuvent s'envisager autrement que comme un ennemi à abattre. Frappant durement la cité et ses habitants, surpassant son système de santé, exigeant d'elle un déploiement de ressources logistiques et financières, c'est de tout temps à la viabilité de sa structure et à la légitimité de ses fonctions régaliennes qu'elles s'en sont prises. Il est significatif de constater que la quasi-totalité des régimes politiques, qu'ils soient autoritaires (et, on le suppose, peu disposés à s'émouvoir vraiment de la mort) ou démocratiques, ont adopté à l'endroit de la pandémie de COVID-19 une démarche et un discours belliqueux (« nous sommes en guerre » 2 ). Car ce qui frappe le politique (d'ailleurs uniquement au moment où il le constate), peut-être moins que les morts comptés ou la peur des ceux qui suivront, c'est bien sans doute la brutalité avec laquelle ses structures sont ébranlées. Hôpitaux construits en catastrophe à Wuhan, service de réanimations dépassés en Italie, en Espagne, en France… L'épidémie ne s'en prend pas seulement à des hommes et à des femmes, mais aussi à des pays et à leurs infrastructures. Elle se moque des frontières mais plus que jamais les fait vivre, et semble vouloir renvoyer chaque état à ses faiblesses et à ses insuffisances. On parle ici de « virus chinois » et nous n'avons jamais cessé de parler de « grippe espagnole ». De là, une nécessité pour chaque état d'agir, et de prouver sa légitimité dans l'action : l'épidémie n'est « crise sanitaire » que parce qu'elle est politique, et pensée politiquement. Le virus est ennemi autant du genre humain en général que de la nation en particulier. Or agir vite c'est trancher net : les nuances deviennent lourdes, le formalisme et l'arbitraire inévitables. La France est appelée à voter un jour puis confinée chez elle le lendemain, mais le discours reste impérieux. Cette pensée toute catégorique de l'impératif sanitaire, qui tolère l'arbitraire et dans la crise le justifie, l'imaginaire collectif s'en imprègne et l'exercice médical est tenté aussi de le reproduire, car luimême devient l'arme qu'exige la nécessité. La guerre est déclarée au virus et le premier effort de guerre est toujours celui de la pensée droite : il faudra faire de la science comme on fait des décrets. Le temps venu est celui de l'action. « Notre étude porte sur 80 patients, sans groupe contrôle car nous proposons notre protocole à tous les patients ne présentant pas de contreindication. C'est ce que nous dicte le serment d'Hippocrate que nous avons prêté » @raoult_didier sur twitter.com le 28 mars 2020 Les scènes médiatiques et scientifiques françaises ont été absolument bouleversées par la « controverse de l'hydroxychloroquine », qui a vu s'opposer non seulement des noms, des écoles et des régions, mais également à travers elles des visions très différentes de ce à quoi devait tendre ou ressembler la recherche clinique médicale en temps d'épidémie. Car la méthode employée crispe : échantillons de petite taille, absence de bras contrôle, patients exclus de l'analyse finale… autant d'entailles choquantes aux règles admises dont la critique quitte pourtant le peer-reviewing pour rejoindre presse publique et plateaux télévisés. Là-bas se mêlent le brûlant soutien de politiques 3 , célébrités 4 ou scientifiques de tous bords, et les non moins brûlantes condamnations de leurs pairs. Pour la défendre, on oppose désormais à une méthodologie inerte des temps de paix une méthodologie de guerre 5 , nécessaire et impérative, qui paraît privilégier le résultat à la preuve du résultat. Il semble qu'il ne soit plus le temps de « s'appesantir » mais d'agir : le soupçon est suffisant, et le confronter déjà amoral. Hippocrate et son serment se font le porte-parole d'une nouvelle forme de justice thérapeutique tournée vers l'action. Les « bonnes pratiques méthodologiques », pourtant fruits d'un effort historique et concerté de structuration de la recherche clinique, ayant pour fins d'assurer à la fois sa robustesse et sa déontologie [5] , sont maintenant jugées lourdes et réduites à leur historicité : « Les méthodologistes ont réussi à imposer l'idée que leurs pensées représentaient la raison, mais en pratique, ce n'est jamais qu'une mode scientifique parmi d'autres » 6 . Le scepticisme paraît ici extrême, radical, mais ne repose lui-même que sur une certaine lecture de l'histoire. Car invoquer à contrario la place déterminante de l'observation et des données précliniques, comme afin de les dresser en idéal intangible de pratique (« la découverte ne vient pas des essais randomisés, mais des initiatives individuelles. C'est ce qui s'est passé dans 99 % des traitements de maladies infectieuses » [6] ), c'est précisément donner raison à un moment historique précis (et passé), celui de l'effort isolé, de « l'intuition », du talent particulier. Le génie serait-il finalement nécessaire et « indémodable » ? Ses édits plus universels que le consensuscette vérité sociale que citait Karl Popper ? Et la méthode qui permet de produire ce consensus, sur lequel reposait précisément toute la particularité d'un champ scientifique devenu autonome, du même coup inutile et obsolète ? Pourtant l'objetla maladieet son combatla santén'ont pas fondamentalement changé ; seule a changé la perspective sociale dans laquelle ils s'inscrivent. « Les scientifiques ne sont pas en phase avec les moments de découverte » 7 , a-t-on pu entendre. Mais c'est bien de cela dont il s'agit : un moment, vécu avant d'être pensé, pensé comme il est vécu. Le renversement de la « méthode » qui guide consensuellement les essais cliniques les plus sérieux et que l'urgence sanitaire pousserait à remettre en question n'est sans doute pas tant le produit d'un travail critique et logique que le fruit des transformations du regard porté sur l'épidémie, transformations qui rendent l'action impérative, tolèrent l'intuition, et font de l'émotion collective un déterminant légitime de sa pratique. Un rationnel biologique soutient l'emploi de l'hydroxychloroquine ? Alors il est suffisant, il doit être suffisant ; tout effort contraire ne sera plus qu'entrave aux nécessités du moment que la pratique scientifique devra ignorer, et le support idéologique de cette pratique entièrement rejeter. Lequel rejet semble d'autant plus vif et démonstratif 8 à mesure que devient claire l'impasse de cette idéologie de l'action, qui cherchait à surseoir aux exigences du consensus scientifique [6] [7] [8] . Aucune science n'échappe aux conditions dans lesquelles elle se produit. Par leur regard et ses dispositions qu'influencent le moment et le lieu de leur pratique, les scientifiques en définissent un certain idéal qui échappe à la seule pureté de la pensée logique. La crise sanitaire, en éclairant l'empire des circonstances sur notre manière de collectivement penser la science, la médecine et le progrès, nous amène à questionner certains déterminants sociaux et socialement acquis de nos pratiques. Car le champ scientifique médical, dont l'autonomie limite d'ordinaire le poids des influences externes sur sa pratique et l'idéal de sa pratique, reste néanmoins totalement inféodé au diktat brutal de la compétition permanente. La pandémie de COVID-19, en plus de produire confusions et compromis, a aussi mis en lumière les errances et les excès que cette compétition frénétique pour la publication et la visibilité scientifique ne manquent pas d'entraîner, même au sein de ses lieux de représentation les plus prestigieux [9, 10] . La fièvre du « pré-print » qui s'est emparée de la communauté médicale mondiale traduit l'impasse scientifique à laquelle peut conduire cet empressement, que le temps de crise ne saurait seul excuser. L'exercice réflexif du regard de notre propre regard, dans toute sa réalité sociale et communautaire, pose la première pierre d'une critique raisonnée et nécessaire de nos pratiques. Aucun. Naissance de la clinique La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison Science de la science et réflexivité. Paris: Editions Raison d'agir Naissance de la clinique. Paris: Presses Universitaires de France Why do we need some large, simple randomized trials A randomized trial of hydroxychloroquine as postexposure prophylaxis for Covid-19 Hydroxychloroquine with or without azithromycin in mild-to-moderate Covid-19 Hydroxychloroquine in nonhospitalized adults with early COVID-19: A randomized trial Compassionate use of remdesivir for patients with severe Covid-19 RETRACTATION -Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis