key: cord-0843016-s8yqbo9u authors: Cremer, R.; Valette, P. title: Peut-on parler de tri des malades et avec qui ? date: 2021-02-19 journal: Ethique Sante DOI: 10.1016/j.etiqe.2020.11.002 sha: 7a67acfc8d6376d61d921c661f3a03b1f30b1e1b doc_id: 843016 cord_uid: s8yqbo9u During the first wave of the Covid-19 epidemic that hit France in the spring of 2020 sparked controversy over the triage of patients in the emergency room. From this controversy, this text will seek to clarify this notion of triage and, and to shed light on the ethical position of bedside physicians who find themselves summited to public health strategies, scientific data, regulatory injunctions and ethical duties. À partir du 11 mars 2020, d'abord en Alsace, puis dans tout le territoire, le système de santé français est progressivement passé en mode « damage control », expression forgée par l'U.S. Navy pour traduire une procédure qui permet le maintien de l'objectif opérationnel malgré une atteinte de l'intégrité d'un bâtiment de guerre. L'expression https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2020.11.002 1765-4629/© 2020 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. R. Cremer, P. Valette a été conceptualisée en chirurgie au début des années 1990 pour revenir à l'ordre du jour en novembre 2015 après les attentats terroristes survenus à Paris. L'objectif prioritaire de la direction générale des soins (DGS) et des Agences régionales de santé (ARS) est devenu le maintien de l'offre de soins non différés en regard de la nécessaire adaptation des capacités d'accueil hospitalières des nombreuses victimes des complications pulmonaires du Covid-19. Le 18 mars, le journal Le Parisien annonçait : « Faute de places suffisantes en réanimation, des soignants dans les zones les plus touchées par l'épidémie nous confient avoir renoncé à intuber des patients de 70 ans, déjà malades » et relayait le désarroi d'une infirmière de Mulhouse : « Oui, on commence à trier les patients ». Le 20 mars, le journal Les Échos publiait : « Alors que le pic de l'épidémie est attendu dans les prochaines semaines, les places en réanimation vont se raréfier. Dans les cas les plus extrêmes, la situation pourrait imposer un tri des malades qui pourront en bénéficier ». Il semblait bien qu'on tenait là un nouveau scandale sanitaire. Pourtant, plusieurs articles didactiques parurent dans la presse généraliste dans cette même quinzaine. Examinant rationnellement la problématique sous des angles technique, politique et éthique, tous étaient de nature à éclairer la situation et à désamorcer le scandale. Celui de Frédérique Leichter-Flack intitulé « Le médecin qui trie les malades n'est pas là pour dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possibles » publié dans le journal Le Monde du 16 mars 2020 fut un des premiers en date. L'auteure, qui est universitaire à Paris-Nanterre et membre du comité d'éthique du CNRS, y expliquait l'inévitable dimension utilitariste 1 de la médecine moderne, quand une épidémie rend l'offre de soin moins pléthorique que d'habitude et rend visible le tragique des décisions médicales ordinaires. En complément, dans une interview parue dans le Quotidien du médecin le 19 mars, Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale à Paris-Saclay et directeur de l'espace éthique d'Île-de-France, soulignait la dimension sociétale de la lutte contre la pandémie et la nécessité d'une prise de responsabilité des autorités politiques pour ne pas laisser les soignants seuls. Enfin, le 20 mars, paraissait dans le journal Le Figaro, une interview du docteur Michel Hasselmann titrée « Coronavirus : le casse-tête éthique du tri des patients ». Le médecin, professeur honoraire de réanimation à l'université de Strasbourg et impliqué de longue date dans la réflexion éthique, notamment au sein de la Société de réanimation de langue française et de l'espace de réflexion éthique de la région Grand Est, y expliquait comment la cellule éthique du CHU de Strasbourg avait travaillé avec les réanimateurs pour adapter la stratégie d'admission en réanimation aux connaissances récentes de la maladie de manière à n'y admettre que des patients ayant une chance raisonnable d'en tirer bénéfice. Il décrivait également comment des cellules de soutien éthique avaient été mises en place sur le terrain avec l'aide de l'espace de réflexion éthique régional du Grand Est pour aider à des prises de décision personnalisées, adaptées à la situation de chaque patient. Que n'avait-il fait là en osant utiliser le mot tri ! Le mot ayant été lu comme un dispositif d'exclusion en contradiction avec la vocation d'accueil de l'hôpital, son auteur fut immédiatement écarté de la cellule éthique du CHU de Strasbourg. Dès lors, les questions éthiques posées par crise sanitaire furent majoritairement regardées dans la grande presse sous l'angle du droit aux soins et du risque de discrimination. Le 10 avril, le Conseil d'État examinait un référé liberté contre le tri des malades porté par l'association « Coronavictimes ». L'association créée par le mathématicien Michel Parisot, également président du Comité anti-amiante Jussieu, se fondait sur un document d'aide à la décision rédigé par une société savante. L'argument de l'association était que la transmission de ce document aux établissements via quelques ARS constituait de la part de l'État une discrimination dans l'accès aux soins qualifiée de « massacre silencieux ». Curieusement, c'est ce même document qui été utilisé pour débouter l'association de sa demande, la cour arguant que rien ne prouvait qu'il ait été systématiquement utilisé [1] . Le ministre de la santé Olivier Véran avait déjà pris ses distances avec ce document, lors d'une conférence de presse le 4 avril. Réagissant aux inquiétudes exprimées par les associations de personne handicapées qui craignaient de voir leurs membres exclus de l'accès à la réanimation, le médecin devenu ministre avait indiqué « Je ne peux même pas employer le mot tri qui me paraît tellement éloigné des vocations, de l'éthique et de l'incroyable dévouement dont font preuve les professionnels de santé » [2] . Le 21 avril, Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris tenait lui aussi à rassurer la population. Il indiquait à Bruce Toussaint, sur la chaîne BFM TV « Jamais nous n'avons dû donner d'instructions de tri des patients ». Alors trie-t-on ou non ? Est-ce interdit ? Est-ce immoral ? Peut-on soigner sans trier ? À partir de cette polémique, ce texte cherchera à expliciter cette notion de tri et, plus largement, à éclairer la position éthique des médecins qui se trouvent au chevet des malades soumis aux stratégies de santé publique, aux données scientifiques, aux injonctions réglementaires et aux devoirs déontologiques. En réalité, lors de la première vague de la Covid-19, deux documents d'aide à la décision ont été mis à la disposition des cliniciens par les sociétés savantes de réanimation. Le premier, sans doute à l'origine de la polémique, avait été rédigé conjointement par la Société de réanimation de langue française (SRLF) et la Société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR). Dans le contexte de pénurie possible de lits en réanimation, ce texte appelait les praticiens à n'admettre en réanimation aucun malade pour lesquels cela aurait représenté une obstination déraisonnable et à être particulièrement vigilant pour ne pas poursuivre inutilement des traitements disproportionnés. L'âge, le niveau de dépendance physique et psychique (score de fragilité) et les comorbidités étaient présentés comme facteurs à prendre en compte, au même titre que la volonté des patients et de leurs proches, les directives anticipées, et que le niveau d'atteinte respiratoire pour décider de l'admission ou non en réanimation [3] . Il appelait au respect des dispositions de la loi Claeys-Leonetti en termes de d'information, de traçabilité et de collégialité. Pour le dire autrement, il appelait les réanimateurs à une particulière vigilance du point de vue de l'obstination déraisonnable arguant que tout relâchement aurait pour effet de priver d'autres patients d'une place en réanimation. Il n'était pas prévu de procédure exceptionnelle et à aucun moment le handicap ou l'âge pris isolément n'étaient présentés comme des facteurs décisifs. Le second document, daté du 15 avril, s'intitule « Priorisation des traitements de réanimation pour les patients en état critique en situation d'épidémie de COVID-19 avec capacités limitées » et a été élaboré par la SFAR en association avec le service de santé des armées [4] . Il proposait une classification des patients en quatre niveaux de gravité à évaluer à l'admission, à 48 heures et à 7 jours et une classification de la surcharge des services de réanimation en deux niveaux ; la tension et la saturation. Une logique utilitariste et un objectif de justice distributive étaient clairement assumés en cas de saturation des capacités sanitaires. L'algorithme pouvait conduire, pour certains patients, à renoncer à des traitements qu'on aurait tenté en temps ordinaires, comme réanimer en cas d'arrêt cardiaque ou entreprendre des techniques d'exception comme l'oxygénation avec circulation extracorporelle (ECMO). Comme dans le texte précédent, dans ces algorithmes, la volonté du patient était dans tous les cas un facteur capital et ni l'âge ni le handicap n'étaient des facteurs décisifs isolément. Mais à l'inverse du texte précédent, il s'agissait bien de procédures d'exception qui s'inspirent des principes de la médecine de guerre et de la médecine de catastrophe qui en est la déclinaison civile. Afin d'éviter tout malentendu sur la notion de tri, il faut s'émanciper des terminologies anglo-saxonnes. Le triage anglo-saxon prend racine dans la répartition des traumatisés psychiques durant la première guerre mondiale. L'objectif était avant tout utilitariste : déterminer les blessés légers, dépister les simulateurs afin de les réaffecter au plus vite au combat. Le mot triage est un substantif (the triage of casualties), un adjectif (a triage nurse) et un verbe transitif (to triage in the emergency room). La meilleure traduction est catégorisation, répartition des victimes. C'est exactement le même sens qu'une gare de triage en langage ferroviaire. Il s'agit d'un geste technique indépendant de la vertu du cheminot ; les wagons sont à repartir objectivement en fonction de leurs destinations et de la date de livraison prévue. Chez les Français, la première occurrence d'un tri médical est rapportée au cours des campagnes militaires napoléoniennes. Le baron Larrey, chirurgien des armées, imposa, en rupture avec l'usage, une priorisation des blessés selon la gravité de leurs blessures, indépendamment de leur grade ou de leur nationalité. Il a fait acte de tri médical là où le tri de classe faisait loi, ce qui lui a d'ailleurs valu de ne pas être fusillé quand il a été fait prisonnier par les Prussiens. En langue française, lorsque l'on parle de tri des victimes, on parle de tri médical. L'adjectif « médical » associé au substantif est déterminant pour bien appréhender ce qui est à l'oeuvre. On peut comprendre que dans l'imaginaire collectif l'idée de tri en médecine soit recouverte d'une pellicule malsaine. L'histoire du XX e siècle nous a montré des comportements médicaux incompatibles avec l'éthique soignante. Les médecins de Ellis Island observaient la montée d'escalier des immigrants fraîchement débarqués dans ce ghetto précédent la terre promise. Il s'agissait de trier le bon grain de l'ivraie avec un oeil de maquignon. Pas de boiteux, pas de tarés, pas de fous dans le Nouveau Monde ! Plus tard, l'image insupportable d'un Josef Mengele, badine à la main, sifflotant un air d'opéra en scrutant sur la rampe d'Auschwitz ses futurs objets d'expérimentation, marque encore les générations suivantes. Le médecin trieur serait-il celui qui a droit vie et de mort sur celles et ceux qui passent entre ses mains ? Non, le tri médical n'a pas pour objectif le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, lequel va de pair avec le plus grand malheur pour les autres. C'est la situation sanitaire exceptionnelle qui a mis à nu le principe du tri médical et a rendu visible l'éthique professionnelle qui est habituellement masquée par les pratiques nominales dans notre système de santé occidental généreusement dimensionné. En réalité, tout l'exercice médical tient dans la décision ou choix délibéré au sens aristotélicien d'une optimisation rationnelle des désirs sous l'effet des contraintes [5] . Hiérarchiser, qualifier, catégoriser, trier participent de notre entendement, lequel détermine notre aptitude à embrasser les possibles et à bien délibérer. Le tri médical n'impose pas sa propre éthique, voire une nouvelle éthique pour les soins. Il est crucial dans ces moments difficiles que le corps soignant et tout particulièrement le corps médical assume ce qui fait de la médecine son essence même : un exercice éthique permanent. Il n'y a pas de surgissement nouveau de l'éthique au sein de notre pratique puisque l'éthique est chevillée au corps de la médecine par un lien indéfectible, voire une consubstantialité. Dans un système de santé ébranlé par l'épidémie de Covid-19, il a été bienvenu que les sociétés savantes se soient mises au travail pour aider leurs membres à adapter leurs pratiques à cette situation exceptionnelle. Il a été bénéfique qu'elles aient fait preuve d'une inventivité remarquable pour maintenir la relation et la communication entre leurs sociétaires, condition nécessaire à la poursuite d'une action raisonnée et coordonnée. Elles ont été dans leur rôle en produisant collégialement des algorithmes pour adapter « l'état de l'art » à cette situation exceptionnelle et inédite. Ce n'est pas sur cette activité de production qu'il convient de se questionner, mais sur le statut qu'on donne à son produit : l'état de l'art. L'état de l'art est un corpus qui s'impose aux médecins, encadre leur exercice et les contrait, combinant un ensemble de connaissances scientifiques et de préconisations pratiques dont il convient de préciser le statut. Pour ce qui est de la connaissance scientifique en général et des stratégies thérapeutiques en particulier, le savoir médical est issu de l'analyse statistique de cohortes. Il s'ensuit une conséquence souvent oubliée dans les situations extrêmes et les périodes de dilemme : la connaissance médicale s'exprime sous forme de moyennes et de médianes. Si le médecin prescrit par extrapolation à partir de la connaissance de la cohorte, il en découle que la prescription ne peut se poser sous forme d'un non-choix ou d'une évidence donnée a priori. Il s'ensuit aussi que la science ne peut pas dédouaner le prescripteur de sa responsabilité ; ce n'est pas elle qui prescrit. Dans ce schéma, pour le médecin qui décide par extrapolation à partir de la cohorte, la prescription a la dimension d'un pari. C'est le pari que ce patient-là va se comporter non seulement comme s'est comportée antérieurement la médiane de la cohorte, mais aussi comme s'il n'avait qu'un seul problème de santé. Ce pari constitue un lâcher-prise par rapport à la science et à la connaissance. Paradoxalement donc, si l'on doit bien admettre que c'est la connaissance qui est la légitimité initiale du pouvoir de prescription, c'est bien l'incertitude indépassable face à un patient singulier qui est le fondement de la responsabilité du prescripteur. Il en est exactement de même pour les algorithmes. On peut les considérer comme une bibliothèque de paris toutprêts, imbriqués les uns dans les autres, conçus de manière à tenir compte d'un maximum de facteurs pour faire gagner du temps au prescripteur. Mais ce ne sont pas des martingales gagnantes à tous les coups : il appartient au médecin qui les utilise de choisir le bon volume dans cette bibliothèque et d'en adapter le contenu au patient qu'il soigne, en toute responsabilité. C'est en ce sens que le tri médical est un acte à part entière et non un simple geste technique, puisqu'il actualise une somme de connaissance sans dimension temporelle dans le présent d'un destin singulier. En ce sens, cette liberté du médecin n'est pas la revendication d'un pouvoir corporatiste, mais le fondement de sa responsabilité. C'est cette responsabilité propre qui est protectrice des patients. Le raisonnement médical, comme tout raisonnement complexe, est soumis à deux systèmes bien identifiés par Daniel Kahneman, spécialiste de psychologie cognitive et d'économie comportementale, prix Nobel en 2002 pour ses travaux sur le jugement et la prise de décision [6] . Le médecin, confronté à une situation clinique, procède d'abord par intuition laquelle, pour permettre un diagnostic presque instantané (mode pattern recognition), fait appel à la réminiscence de ses acquis universitaires, à son expérience professionnelle personnelle, à son « sens clinique ». . . Cette approche est rapide mais très sensible aux biais cognitifs lesquels surviennent volontiers plus souvent en milieu inédit, avec une charge émotionnelle importante et/ou lors de grandes fatigues physiques et psychiques. Une autre approche, que Kahneman qualifie de pensée analytique ou pensée délibérée, met en jeu le raisonnement inductif et mieux encore le raisonnement hypothético-déductif allié à l'utilisation de scores clinico-biologiques ou radiologiques et d'algorithmes encore appelés « aides à la décision ». Le raisonnement analytique est plus long, plus coûteux en énergie mais assure une décision sécurisée. En médecine, le meilleur résultat est produit par la combinaison des deux approches que Kahneman appelle les deux agents de notre vie mentale pour le système 1 (intuitif) et le système 2 (analytique). Ainsi, l'irruption d'algorithmes dans la pratique médicale et dans la décision en situation sanitaire exceptionnelle avec pénurie de moyen n'est qu'un mode de pensée qui, à lui seul, ne peut absoudre le médecin de la responsabilité de sa décision. Au-delà d'un simple geste technique, il s'agit bien d'un acte au sens premier du terme, puisqu'il vient actualiser des critères médicaux préétablis, dans le présent d'une victime singulière. Bien sûr que Martin Hirsch n'a pas donné d'instruction de trier les patients à l'AP-HP, mais, quand bien même l'auraitil fait, il n'aurait pas pu dédouaner les médecins de leur responsabilité. Et pourtant, les médecins n'ont jamais cessé de trier ; au bénéfice des patients. Pendant le premier pic de la pandémie un très grand nombre de médecins se sont exprimés dans les médias avec des positionnements et des messages très divers, souvent contradictoires. Leurs champs de responsabilité, leurs domaines de compétence et leurs positionnements étaient très disparates, mais étaient artificiellement unifiés par leur qualité commune de médecin. Ainsi, il est devenu très difficile de distinguer les rôles du médecin-ministre de la santé, du médecin-directeur général de la santé et du médecin-président du conseil scientifique. De plus, tous les médecins-chefs des services de réanimation des grands hôpitaux se sont succédé sur les plateaux des chaînes d'information continue, en alternance avec des médecinsexperts-journalistes, des médecins épidémiologistes du cancer et parfois même des médecins néphrologues. « En ce moment, si vous faites le 15, vous tombez au standard téléphonique de BFM TV » entendait-on à cette époque dans les hôpitaux, par plaisanterie. La cacophonie atteint son apogée avec le comportement médiatique ahurissant du médecinsavant de Marseille, soutenu sur les réseaux sociaux à la fois par un élu local ancien champion de motocyclisme et par un ancien ministre de la santé cardiologue à la retraite ! Le « corps médical » à qui on aurait voulu pouvoir faire une confiance aveugle ne parlait pas d'une seule voix. Le « corps médical » ne faisait plus corps. Dans ce tourbillon médiatique, la « faute » du Pr. Hasselmann semble de nature exclusivement politique. En décrivant ouvertement comment un établissement hospitalier important exposé de plein fouet à la crise sanitaire pilotait la crise en temps réel, il a révélé ce qu'on se refuse à voir, faute d'habitude et mais aussi probablement par confort ; la dimension tragique de tout choix médical. L'exposition publique de ce qui pouvait éventuellement servir de fondement à une véritable éthique institutionnelle a été considérée comme une incongruité, voire une trahison. Nombreuses sont les voix à appeler à plus de démocratie dans le domaine de la santé, mais ce voeu qui pose déjà des problèmes organisationnels et conceptuels en temps ordinaires est particulièrement difficile à exaucer en temps de crise. Il existe déjà des membres représentatifs de la société civile (associations, organisations professionnelles, représentants des usagers) dans de nombreuses instances, à commencer par le conseil économique et social ou les commissions régionales de la santé et de l'autonomie (CRSA) au sein des ARS. La plupart des sociétés savantes médicales incluent des usagers ou des malades dans leurs instances réflexives. En dehors des crises, ces instances participent à des titres divers à l'élaboration de la politique générale de santé, par sédimentation des idées émises et des solutions proposées. Des dispositifs plus expérimentaux ont également été mis en place ponctuellement, comme lors des états généraux de la bioéthique ou la convention citoyenne pour le climat, par exemple. Ces dispositifs ont montré que des groupes de citoyens volontaires tirés au sort étaient parfaitement capables de débattre dans les domaines où ils étaient consultés et faire des préconisations étayées. Mais, là encore, on se heurte au problème du statut de ces productions. Quelle que soit leur qualité, elles sont émises par des groupes qui n'ont aucun pouvoir de décision et partant aucune responsabilité quant aux options proposées. Elles sont nécessairement destinées au statut de contributions soumises au pouvoir politique. Alors qu'en est-il en cas de crise ? La considération accordée aux personnes handicapées pendant la première vague de Covid-19 est un bon exemple de la fragilité théorique des politiques de santé publique. En France, les personnes handicapées font l'objet d'une compensation du désavantage social qui les entrave au titre de la solidarité nationale organisée par l'État. Ce désavantage social est compensé de manière variable selon l'âge. Grossièrement, pour les enfants il s'agit essentiellement de compenser les difficultés d'apprentissage, pour les adultes de moins de 60 ans le critère principal est la difficulté à se mouvoir et à travailler, et au-delà de cet âge c'est la difficulté à se nourrir qui définit la dépendance. On voit bien que les critères d'attribution des compensations (qui sont d'authentiques critères de tri) reflètent globalement l'idée générale qu'un enfant est autonome s'il est capable d'apprentissages, qu'un adulte est autonome s'il est capable de circuler et de travailler et qu'un vieillard est autonome s'il est capable de s'alimenter. Alors qu'ils ne suscitaient le questionnement que d'une minorité de spécialistes en tant de paix, ces mêmes critères ont suscité les inquiétudes les plus vives quand on les a identifiés dans les algorithmes d'aide à la décision d'orientation des malades de la Covid-19. Ils étaient subitement devenus insupportables, antidémocratiques et discriminatoires. Là encore, la crise sanitaire a éclairé d'une lumière crue une pratique de routine que personne n'a souhaité assumer. Pourtant les médecins n'avaient fait qu'intégrer une référence sociale commune dans leur pratique. Alors faut-il inventer des structures « citoyennes » pour « éclairer » le gouvernement en complément du conseil scientifique en temps de crise ? Quelle serait leur mode de constitution et leur légitimité ? Comment éviter à la fois le risque d'instrumentalisation par les décideurs institutionnels et le piège d'une irresponsabilité totale ? Dans un régime parlementaire le peuple peut changer la majorité à l'occasion de chaque élection. De même, les parlementaires peuvent faire tomber le gouvernement. Il existe donc une possibilité de sanction dans le même champ constitutionnel que la responsabilité exercée, à condition qu'il y ait un débat politique au sens noble du terme. C'est cet espace politique qu'il conviendrait de rétablir, faute de quoi on pourrait bien basculer dans un régime de démocratie judiciaire qui se contentera de juger rétrospectivement des responsabilités passées, sans jamais établir de projet d'avenir. En bien des points, la crise sanitaire provoquée par la première vague de l'épidémie de Covid-19 a révélé la complexité de la gouvernance de la santé publique. Située au carrefour des sciences biologiques, des mathématiques et de la médecine, la santé publique a pour objet la santé d'une population ce qui la place, en réalité, dans le champ du politique. Pour autant, les médecins de terrain ne peuvent pas être de simples exécutants de cette politique puisque leur pratique a pour objet la santé de malades singuliers. Ils ne sauraient donc être exonérés de leur responsabilité par des algorithmes, aussi pertinents soient-ils. En tant de crise, ils ont le devoir de hausser leur niveau de performance au lit des patients tout en contribuant à l'amélioration des pratiques collectives. Ce double impératif est une voie étroite qui serait moins malaisée si le système de santé était plus clairement présenté comme un bien commun fragile et si l'attention médiatique était plus sélective dans les tribunes qu'elle offre parfois inconsidérément. Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts. Olivier Véran ne peut imaginer qu'un tri des malades handicapés puisse exister Décision d'admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d'épidémie à Covid-19 Priorisation des traitements de réanimation pour les patients en état critique en situation d'épidémie de COVID-19 avec capacités limitées Ethique à Nicomaque Système 1 : Système 2 : les deux vitesses de la pensée