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Ceci n'est point un livre, mais un recueil de lettres écrite; tantôt à la sortie du bal, du spectacle ou de l'église, tantôt au retour d'une fête populaire, d'un feu d'artifice ou d'une revue, mais toujours trop hâtivement pour qu’elles ne se ressentent pas d'une grande précipitation et souvent d’une extrême fatigue. C'est un amas confus, je l'avoue, de ren¬ seignements curieux, je le crois, recueillis ici, là, un peu partout, au salon et dans la rue, dans la foule et dans l'inti¬ mité; au milieu d'un pays d'autant plus intéressant pour nous II PRÉFACE, qu’il nous est plus inconnu, et qu’il est plus éloigné du nôtre ; au milieu de mœurs tantôt primitives et tantôt raffinées, mais toujours étrangement surprenantes pour des gens qui, comme nous, ont peu à peu vu leur esprit, leurs habitudes, comme leurs vêtements, passer sous le niveau monotone de l’habit noir. Si donc, lecteur et ami, j’ai pu t’intéresser quelques heures, ou amuser un seul instant ton esprit curieux, aie-moi un peu de reconnaissance, appuie-moi d’un peu de sympathie, et je serai le plus satisfait d’entre les hommes qui écrivent. Voilà ce que j’écrivais à Moscou, quand je ne voulais que réunir en un opuscule mes lettres relatives au couronnement de l’empereur Alexandre II ; depuis, mon séjour en Russie, s’étant beaucoup plus prolongé que je ne le croyais d’abord, m’a mis à même de recueillir nombre de renseignements nouveaux, d’apprendre sur ce pays bien des choses que j’i¬ gnorais, et l’opuscule s’est fait livre; est-il devenu meilleur en grossissant, je l’ignore ! « Il y a trois choses principalement qui sont requises dans l’histoire, dit Guy-Miège, l’auteur de la Relation des Trois Ambassades du comte de Carliste , dans sa préface au lecteur : la méthode, l’éloquence et la vérité. » Je n’écris pas l’histoire, aussi manqué-je complètement de méthode; pour ce qui est de l’éloquence, je n’ai point à m’apprécier; mais je puis ga¬ rantir que je dis la vérité, ou du moins crois la dire, ayant fait tout le possible pour arriver à la connaître avant de vou¬ loir la transmettre. Du reste, j’ai toujours eu, en écrivant, pré¬ sentes à la mémoire, ces paroles de M. de Ségur : PRÉFACE. mi « La morale de ceci est qu’un voyageur, avant de critiquer avec trop d’amertume les abus qui le frappent dans les lieux qu’il parcourt, doit se retourner prudemment et regarder en arrière, pour voir s’il n’a pas laissé dans son propre pays des abus tout aussi déplorables ou ridicules que ceux qui le cho¬ quent ailleurs. La Russie a, d’ailleurs, un droit réel à la bien¬ veillance des étrangers; nulle part ils ne trouvent une plus courtoise hospitalité; jamais je n’oublierai l’accueil non-seule¬ ment obligeant, mais cordial, qu’on me fit dans les brillantes sociétés de Pétersbourg. » Ceci dit, je dois hautement remercier tous ceuxqui, en Russie, ont bien voulu me guider de leur expérience, m’aider de leur savoir, ou de leur bienveillance; et tout d’abord S. E. M r Noroff, ministre de l’instruction publique, qui a mis la plus charmante obligeance à me faire communiquer tous les renseignements dont j’ai eu besoin à la chancellerie de son ministère ; puis M. Gilles, directeur de l’une des sections de l’Hermitage, et les conserva¬ teurs de cette section, MM. Brossette, Koëlher et de Muralte. Mais à ce dernier je dois une mention et des remercîment tout particuliers. Que de fois ne m’a-t-il pas aidé de sa solide éru¬ dition et de ses connaissances étendues! que de fois ne m’a- t-il pas tendu une main secourable, quand je m’égarais au mi¬ lieu de ces études, nouvelles pour moi, des richesses nationales ou étrangères que possède la Russie! — Je le vois encore m’indiquant les sources, me montrant la route, et, dans sa modestie injuste envers lui-même, se retirant pour laisser toute liberté d’allure à mon appréciation personnelle. Merci encore à Taddée de Bulgarinc, ce producteur fécond qui, PRÉFACE. 1V depuis trente ans, dirige en chef VAbeille du Nord , qui, à soixante-dix ans, tient encore d’une main si ferme sa plume de publiciste, cette plume qui a écrit soixante volumes de romans de mœurs, intéressants, vrais et jamais longs, et je ne sais combien d’études de toute nature sur les questions sociales les plus difficiles, en même temps que les plus diverses. Et sur ce, lecteur, que Dieu te garde, et qu’il fasse ainsi de ton serviteur. Léon Godard. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. I De Stettin à Pétersbourg par l'Aigle de Prusse, — Pétersbourg.— Fête des Lanternes. — Fête du 15 août. — Te Deum à, l’Église catholique. Saint-Pétersbourg, 3-15 août 1856. Nous voici à Saint-Pétersbourg, apres une traversée de trois jours à travers la Baltique, traversée qui, pour avoir été bonne, n’en a pas moins eu ses petits moments désagréables. Le bateau qui nous a amenés, l'Aigle de Prusse , regorgeait de monde (216 personnes pour 130 places), à ce point que beaucoup de passagers cou¬ chaient, qui là, qui plus loin, sur le pont, dans le salon, fort mal .toujours. Mais le couronnement de l’empereur amène tant de monde en Russie, que ceux-là qui ont les plus mauvaises places se trouvent encore heureux d’en avoir. A Berlin, à Stettin, les hôtels sont remplis; à I 2 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Saint-Pétersbourg, on ne trouve plus à se loger ; que sera-ce à Moscou ? — Si nous n’avions pas à bord de VAigle de Prusse César et sa fortune, il ne s’en fallait guère que nous n’eussions l’équivalent : c’étaient le prince Alexandre de ïlesse, frère de l’impératrice de Russie ; le jeune prince héréditaire de Hesse, son ne¬ veu; le duc d’Oldenbourg; le prince de Wittgenstein, aide de camp de l’empereur Alexandre, et sa jeune femme, une fille des Cantacuzène. C’était encore la mis¬ sion militaire française qui va à Moscou pour les fêtes impériales : le général Lebeuf, commandant l’artillerie de la garde; les généraux Frossart et Dumont, le lieute¬ nant-colonel d’état-major comte Reille, MM. de Bau- fremont, de Galiffet, Piquemale et d’Espeuil. C’était, enfin, toute une colonie d’artistes dramatiques, et des meilleurs : madame Volnys, une femme d’esprit et de grand talent; M. et madame Leméml, deux charmants comédiens de verve dont vous devez encore rire de souvenir, et puis une belle fugitive dont le départ était encore un doute quand nous avons quitté Paris, et à propos de laquelle on n’aura plus besoin d’interroger J. Janin ni les échos : madame Madeleine Brohan, après avoir fait route avec nous de Stettin ici, a débar¬ qué le 12 août (31 juillet russe) à Saint Pétersbourg, avec l’intention d’y rester dix mois ou cinq ans, selon que, dans dix mois d’ici, la Comédie-Française acceptera ou n’acceptera pas sa démission de sociétaire. Vu de la Néva, quand on y arrive, Pétersbourg pré¬ sente un coup d’œil à la fois étrange et pittoresque propre à enchanter un œil d’artiste. Ces quais de granit, ces grands ateliers de construction, et puis le soleil qui se joue dans ces coupoles orientales aux mille reflets, PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 3 ces dômes et ces flèches dorées qui scintillent à éblouir et qui découpent leurs silhouettes byzantines sur un ciel d’un bleu un peu pâle, mais doux au regard, tout cela fait un ensemble grandiose et beau qui plaît à pre¬ mière vue. Vu de l’intérieur, Pétersbourg est une ville neuve ad¬ mirablement percée, horriblement mal pavée, où les monuments d’assez bon style se rencontrent à profusion et feraient un très-bel effet si l’on ne s’apercevait, trop vite hélas 1 que tout cela n’est que brique et plâtre. (Le grand malheur de cette ville, qui sans cela serait vrai¬ ment belle, c’est de manquer de pierre.) C’était fête avant-hier dans la capitale de toutes les Russies, une fête assez singulière, la fête des Lan¬ ternes , c’est-à-dire que l’on rallumait pour la première fois les becs de gaz éteints depuis deux mois,attendu qu’ils sont tout à fait inutiles durant ces belles nuits blanches de juin et de juillet, pendant lesquelles on lit facilement dans les rues. Aujourd’hui, ce n’est plus cela, les nuits sont de longs crépuscules, et bientôt ce seront de vraies nuits noires qui plus tard empiéteront sur les jours. M. de Morny, qui est arrivé ici il y a une dizaine de jours, par voie de terre, a été reçu vendredi dernier à Peteroff, résidence d’été de la cour. Un bâtiment militaire russe est venu chercher notre ambassadeur en son pa¬ lais, et l’a conduit jusqu’au bas de l’escalier du château impérial, où il a été admirablement accueilli, nous dit- on, par l’empereur et sa cour. Pendant qu’avait lieu cette visite officielle, la population russe, qui ne se mon¬ tre pas moins courtoise que son souverain vis-à-vis de nos compatriotes, courait en foule visiter le petit bâti¬ ment français, la Seine , qui a amené les .équipages de U PÉTERSBOURG ET MOSCOU. l’ambassadeur extraordinaire, et qui était amarré au quai de la Cour; les dames russes se louaient fort, nous as¬ sure-t-on, de la galanterie avec laquelle nos matelots leur ont fait les honneurs de leur bâtiment. On nous promet splendeurs et merveilles pour les fêtes du couronnement, à Moscou. L’empereur de Russie a donné à cette occasion vingt millions de roubles argent (quatre-vingts millions de francs), et la ville trente-six millions de francs. — Quelle fête ne peut-on pas faire avec dépareilles sommes? D’autre part, on ne nous pro¬ met pas que la curiosité doive y être à bon marché; j’ai entendu le prince de Wittgenstein dire qu’il avait retenu trois chambres à Moscou pour un mois, moyennant huit cents roubles argent (trois mille deux cents francs). Tout est arrivé en ce pays à des prix tellement exagé¬ rés, qu’on craint, en les donnant, d’être taxé d’exagéra¬ tion. Les ouvriers, et on n’en trouve pas, demandent un salaire quadruple; tel qu’on payait 20 kopecs la journée (80 cent.), se paye aujourd’hui un rouble (4 fr.). Veuillez agréer, monsieur, etc. P. S. Aujourd’hui 15 août, à l’occasion delà fête de S. M. l’empereur Napoléon IIf, un Te Deum solennel a été chanté à l’église catholique de Saint-Pétersbourg. Toute la colonie française était là. L’ambassade extraor¬ dinaire, en grands costumes, se trouvait placée au chœur; près d’elle, tout le personnel du consulat et de la chancellerie, et les ministres des cours étrangères, parmi lesquels on remarquait lord Granville, le ministre de Sardaigne, le ministre de Grèce en fustanelle alba¬ naise; et puis, c’étaient encore le prince Esterhazv, PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 5 M. de Montferrand, l’architecte de Saint-Isaac et de la colonne Alexandrine, en costume de conseiller d’État russe, etc. L’empereur Alexandre était représenté à cette cérémonie par ses ministres, un de ses aides de camp généraux, par le général Galakof et par le colonel de police Blaremberg. Après le Te Deum , M. de Morny a reçu au palais Vo- ronzof tous les Français établis ou de passage à Saint- Pétersbourg. II Transport des Régaux de Pétersbourg à Moscou. Pétersbourg, 9-21 août 1856. Mardi 7-19 août a eu lieu ici l’un des préliminaires des fêtes du couronnement; on a transporté en grande pompe, du Palais-d’Hiver au chemin de fer de Moscou, les Régaux , c’est-à-dire les joyaux de la couronne, ou, plus exactement encore, toutes les couronnes de l’empire que doit ceindre le czar au jour du sacre (la couronne de Livonie, de Courlande, d’Esthonie, du grand-duché de Finlande, etc.), couronnes qui doivent toujours rester à Moscou et n’apparaître qu’au grand jour de la consé¬ cration religieuse du pouvoir autocratique. Ces bijoux impériaux avaient été transportés à Pétersbourg lors de l’enterrement de l’empereur Nicolas, afin de suivre jus¬ qu’à sa dernière demeure le corps du prince défunt. — Mardi donc, à dix heures du matin, par un temps un peu froid, mais par un beau soleil, un brillant cortège quit¬ tait le Palais-d’Hiver pour gagner sa destination en sui¬ vant la Perspective Newsky dans presque toute sa lon¬ gueur. La Perspective Newsky est la grande rue et la rue la plus brillante de Pétersbourg: c’est presque nos boule- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 7 vards, à part les arbres, ranimation et les coudes. La Perspective, qui a une lieue de longueur, est bordée de chaque côté par des constructions monumentales; elle prête admirablement à la mise en scène d’une fête pu¬ blique. Aussi était-ce une chose curieuse, belle même, que ce défilé de l’autre jour. — Le cortège était ainsi composé : Tout d’abord et à cheval, le colonel de la police avec un officier de gendarmerie : puis un piquet de chevaliers- gardes, avec la lance et l’oriflamme, et portant la tu¬ nique blanche, la cuirasse de cuivre, le casque doré, surmonté de l’aigle d’argent à deux têtes, ailes déployées, le tout étincelant au soleil et ayant fort bon air. Puis venaient dix voitures à six chevaux avec piqueurs, postillons et cochers à la livrée verte et or ; dans cha¬ cune de ces voitures, deux ou quatre grands dignitaires de la couronne en costume de cour, cordons au cou et plaques au cœur, portant les couronnes dont nous avons parlé sur des coussins; après quoi un nouveau piquet de chevaliers-gardes qui fermaient la marche. — Pas de troupes pour faire la haie, et peu de monde pour regar¬ der passer, attendu que, vu la saison d’été et les fêtes de Moscou, Pétersbourg est un désert. C’est, me disait une méchante langue de nos compatriotes, à peu près aussi animé que Versailles un jour de pluie.—N’en croyez rien toutefois. Et maintenant venons à quelques nouvelles: L’empereur quitte Pétersbourg le 14-26 août : il s’arrêtera à Petrovfky, près de Moscou, où il doit, pendant plu¬ sieurs jours, rester en retraite religieuse fort stricte; le 19-31 août, il fera son entrée solennelle à Moscou, et le 26 août-17 septembre aura lieu à l’église de l’Assomp¬ tion, au Kremlim, la cérémonie du couronnement. Les 8 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. fêtes de Moscou dureront environ six semaines, après quoi retour à Pétersbourg, où nouvelles fêtes; d’où il résulte que M. de Morny ne quittera pas la Russie avant le mois de janvier, époque à laquelle il devra être rentré en France pour présider la session du Corps législatif qui s’ouvre en février. L’ambassadeur français, et, je crois, tout le corps diplomatique, part demain matin à sept heures pour la ville sainte, où, grâce à un convoi express extraordinaire, elle arrivera en 15 ou 17 heures au lieu de 22 que met le vulgaire. Les comédiens français partent également demain matin, mais à H heures; par une mesure galante, mais assez singulière, on a, dans le convoi qui leur est ré¬ servé, attribué les premières classes aux dames exclusi¬ vement, d’où réclamations nombreuses et vives de la part de plusieurs maris, et particulièrement d’un de nos comiques, qui, dit-il, connaissant la galanterie des em¬ ployés russes, ne veut pas laisser son épouse (elle a bien la cinquantaine ) plus d’un jour et peut-être une nuit loin de sa protection légitime. A bientôt ma première lettre, datée de Moscou, où je serai dimanche. II[ Moscou et la Moskwa. — Le Grand Théâtre, le plus grand et le plus beau qui soit en Europe. — M. Cavos. — Arrivée de l’em¬ pereur à Petrovsky. Moscou, 15-27 août 1856. Moscou est la Rome du Nord. M me de Staël. On a badigeonné le Kremlin, et je n’en suis pas moins dans l’enchantement. Voici donc une ville vraiment ori¬ ginale, offrant à l’œil des aspects nouveaux, à l’esprit quelque chose d’inconnu dans notre Occident. Pétersbourg s’efface du souvenir et rentre dans la ca¬ tégorie des villes ordinaires d’Europe dès que l’on aper¬ çoit Moscou. On se demande alors comment cette ville éminemment russe a pu déchoir et reculer au second rang, et on se sent pris d’admiration pour cet empereur qui, de sa volonté faisant du génie, a su vaincre les in¬ stincts et les préjugés d’un peuple tout d’instinct pour lui faire sa place dans le monde européen, de ce Pierre le Grand qui, malgré les Russes, leur a donné une civili¬ sation nouvelle en leur donnant une capitale nouvelle. Moscou est le séjour, la capitale des Russes, sinon de la Russie; tout y est russe, l’aspect comme les mœurs, 1 . 10 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. les habitudes comme les points de vue et les construc¬ tions. C’est une ville fort grande, de forme elliptique, qui aurait, s’il faut en croire les ingénieurs, 4 3 werstes 330 sagènes de grand axe (à peu près 14 kilomètres), 8 werstes 30 sagènes (8 kilomètres) de petit axe, et 40 werstes (47 kilomètres) de circonférence. Vue des terrasses du Kremlin ou du sommet de la haute tour d’Ivan, c’est un des spectacles le plus singulièrement pittoresque qu’on puisse imaginer; c’est comme un im¬ mense échiquier garni, dont les pièces diversement es¬ pacées auraient chacune une coloration différente et dont le fond serait un massif de verdure ; c’est un mé¬ lange sans confusion de dômes byzantins étincelants d’or et de flèches aiguës, tantôt vertes, tantôt bleues, tantôt argentées; ici un couvent aux coupoles bombées, là comme une pagode indienne, là encore une sorte de minaret éclatant de blancheur, plus loin les clochers d’une église qui laissent retomber de toutes parts des chaînes or ou argent, qui donnent une physionomie étrange, mais élégante et jolie, à l’édifice ainsi cou¬ ronné. C’est, au milieu de tout cela, la Moskowa, dont les eaux rares en été, quelquefois terribles au printemps, reflètent toutes ces splendeurs; c’est encore de la ver¬ dure partout, partout des arbres, des jardins, des bois même qui enserrent la ville et dont la verdure un peu sombre fait un fond superbe au tableau ; c’est enfin, par¬ dessus le tout, l’azur net et pur (aujourd’hui du moins) d’un ciel beaucoup plus beau que celui de Pétersbourg. Il n’y a guère à Moscou que des maisons à un ou deux étages, presque toutes avec jardin, toutes peintes en blanc, en jaune, etc. ; avec des toitures vertes qui s’har- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 11 monisent bien dans l’ensemble de ces monuments de tons et d’aspects si différents. La ville sainte, la Mère, comme disent les paysans russes, est pour le moment (on nous dit que cela est exceptionnel) riante et animée, quoique tout le monde attendu n’y soit pas encore arrivé et qu’on commence à craindre qu’il ne vienne pas. On a fait ici d’énormes préparatifs pour recevoir les étrangers, et, comme à Paris en 1855, on a compté sans ses hôtes. Malgré la splendeur inusitée des fêtes qui vont avoir lieu, malgré ce spectacle, pour bien des années sans doute unique, que va nous offrir le couronnement du tzar, Moscou est bien loin et la vie y est bien chère pour des simples tou¬ ristes I Heureusement les personnes obligées par leurs fonctions d’assister aux solennités du sacre sont nom¬ breuses, et, si les habits noirs manquent un peu, la foule ne manquera ni en haut ni en bas, ni en broderies ni en cafetan. — On voit déjà circuler dans les rues nombre d’équipages à quatre chevaux conduits à la Daumont, avec postillons russes au cafetan national, au chapeau bas de forme % , large de fond et presque sans bords; bien prend, d’ailleurs, à tous ces grands personnages d’avoir leurs équipages, car les voitures sont hors de prix, 3,600 francs par mois, ou encore 750 francs pour deux heures à trois berlines qui ont amené quelques personnes du che¬ min de fer à l’ambassade de France, ou encore un rouble et demi (6 francs) pour une course dans un droscbki dé¬ couvert, et, d’ailleurs, un pavé à écorchements, impra¬ ticable, pire, si c’est possible, que celui de Pétersbourg ou de Lyon. Moscou possède un grand théâtre que l’on termine en ce moment ( il avait été brûlé par accident il y a deux 12 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ans), et qui est certainement l’un des plus grands et des plus beaux qui soient en Europe. La salle, décorée avec beaucoup de goût, suivant les plans d’un architecte italien, M. Cavos, atteint d’énormes proportions; elle a 98 pieds de diamètre au plafond, tandis que San-Carlo de Naples n’en a que 72 ; l’ouverture de la scène est de 60 pieds, elle n’est que de 58 à Saint-Charles. Cette salle à cinq rangs de loges, toutes avec salon, contient deux mille cinquante personnes assises, et dans les loges, où il n’y a que cinq fauteuils, on peut facilement tenir dix ou douze; les ors, qui y sont répandus à profusion, mais avec goût, sont placés sur un fond bleu très-clair, du meilleur effet; les tentures sont de soie ponceau. C’est lundi prochain que doit être inaugurée cette mer- >eille, destinée aux représentations de la troupe italienne et du ballet; la troupe française, qui a à sa disposition une scène moins vaste et moins splendide, commence demain ses représentations ; demain donc nous verrons madame Volnys dans la Joie fait peur; Leménil, Tê¬ tard et Neuville dans Embrassons-nous , Folleville et Deux profonds Scélérats; et mademoiselle Mila dans Je dîne chez ma mère. Que si maintenant j’arrive à quelques renseignements relatifs aux fêtes, je devrai modifier quelque peu ceux que vous donnait ma dernière lettre. L’empereur est arrivé mardi soir, 14-26 août, à Petrovski, à quelques verstes de Moscou; il a quitté le chemin de fer à Kimki, et de là, suivant une route neuve faite ou refaite à cette occasion et brillamment illuminée, il a gagné la résidence impériale, où il doit séjourner jusqu’au vendredi 17-29 août, jour de son entrée solennelle à Moscou. Jusqu’à cette heure, les Moscovites de vieille roche considèrent PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 13 qu’ils n’ont pas d’empereur, le czar Alexandre n’ayant pas été présenté au peuple : et ce n’est qu’à compter du moment où les notables d’entre les marchands auront offert au souverain le pain et le sel à la porte du Kremlin que le pouvoir impérial sera régulièrement constitué aux yeux du peuple russe, éminemment formaliste. Le lende¬ main de son entrée à Moscou, l’empereur quittera le Kremlin pour gagner le couvent de Troïtza, à 63 verstes de la ville. C’est dans ce couvent révéré et remarquable à plus d’un titre que reposent les restes de saint Serge; c’est là aussi que l’empereur doit faire sa retraite reli¬ gieuse, et non à Petrovski, comme j’avais eu le tort de vous l’annoncer. C’est enfin le 26 août (7 septembre) qu’aura lieu, en l’église de l’Assomption, au Kremlin , la cérémonie du couronnement, à propos de laquelle Moscou s’est faite brillante et belle : toutes les coupoles sont repeintes ou redorées, toutes les maisons remises à neuf, toutes les bornes peintes, toutes les places, échafaudées de por¬ tiques et de constructions de toute nature, propres à re¬ cevoir des lampions qui, je dois le dire, feraient honte à nos lampions de France : ce sont de jolies petites vasques de terre cuite, à la forme élégante et svelte, à humilier même nos verres de couleur. Partout sur le passage du cortège se dressent des estrades où, dès à présent, on se dispute les places à des prix fabuleux, cinquante roubles argent (200 francs) sur les premières banquettes, et trois roubles (12 francs) sur les dernières, d’où l’on ne verra rien. Voici ma lettre terminée, et je ne vous ai pas parlé du Kremlin; c’est que le Kremlin est tout un monde ou au moins toute une ville, et que je devrai y revenir. IV Entrée solennelle de l’empereur Alexandre II à Moscou. Moscou, 17-29 août 18aü. C’est aujourd’hui qu’a eu lieu l’entrée solennelle du czar Alexandre II à Moscou. Le temps , qui ce matin était sombre et pluvieux, s’est levé vers les onze heures, et le soleil s’est mêlé à la fête. Dès avant onze heures, la Tverskaia, l’une des prin¬ cipales rues de Moscou , qui va de la barrière de Pe- trovski nu Kremlin, et que le cortège devait suivre dans toute sa longueur, la Tverskaia était envahie de toutes parts; les trottoirs, les fenêtres, les estrades établies ad hoc se garnissaient de inonde, et la circulation des voi¬ tures était interdite. A une heure et demie, le corps diplomatique, dans ses équipages de gala, gagnait le palais ou plutôt la maison (il n’y a guère à Moscou de véritables palais qu’au Kremlin) de la princesse Kotschoubey, d’où, d’après l’ordre de l’empereur, il devait assister au défilé. La princesse Kotschoubey possède une de ces immenses fortunes russes qui étonneraient nos millionnaires parisiens, et. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 15 l’empereur, n’ayant pas dans la Tverskaia, sur le passage du cortège, de résidence impériale propre à recevoir les ambassadeurs étrangers, avait choisi, à cet effet, l’hôtel de la princesse, qui non-seulement a fait avec la meil¬ leure grâce du monde les honneurs de son salon au corps diplomatique, mais qui encore lui a donné un grand diner, suivi d’un bal qui a duré une partie de la nuit. C’était pour la première fois que sortaient les voitures d’apparat des envoyés extraordinaires étrangers; aussi n’était-ce pas autour d’elles une mince curiosité; je suis heureux de constater, d’ailleurs, que les équipages de M. de Morny étaient de beaucoup les plus élégants et les plus riches; ni le prince Esterhazy, malgré ses hu- lans, ses magnifiques hussards blancs, flanqués derrière ses voitures, ni lord Granville, ni le prince de Ligne, personne ne pouvait lutter de splendeur avec les équi¬ pages dorés et la livrée ( blanc, rouge et or ) de l’ambas¬ sade de France. Des deux côtés de la voiture de l’am¬ bassadeur se tenaient à cheval, sur deux magnifiques bêtes de pur sang, le prince Paul de Beaufremont, capi¬ taine de lanciers, et le marquis de Galiffet, officier des guides, tous deux attachés à l’ambassade extraordi¬ naire. A trois heures le canon du Kremlin annonçait au peu¬ ple assemblé que l’empereur quittait Petrovski ; à quatre heures moins un quart, la tête du cortège entrait dans Moscou au bruit de 71 coups de canon et des cloches tintant à toute volée. C’était tout d’abord un grand maître de police, et 12 gendarmes à cheval sur deux de front L’escorte particulière de S. M. l’empereur, composée de Tchirkesses (Circassiens), au casque d’acier, pointu. 16 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, avec le gorgeret et la cotte de mailles, Tare et le carquois sur le dos. Les Cosaques de la garde et les Cosaques de la mer ÏSoire, rouges aussi, avec des ornements d’argent, mon¬ tés sur leurs petits chevaux indomptés des steppes. Les représentants de la haute noblesse à cheval et en uniforme, ayant à leur tête le maréchal de la noblesse du district de Moscou. Les députés des peuplades asiatiques soumises à la Russie. Ici, l’œil étonné ne savaitoù s’arrêter, tant étaient divers et singuliers les costumes tantôt de soie et d’or, tantôt de peaux de bêtes, aux couleurs éclatantes ou sombres, de ces représentants de tant de peuples; c’étaient des Mo- golsetdes Tatares, des Circassiens et des habitants des frontières de la Chine, avec le bonnet pointu de poil de chèvre, des Persans à la longue robe, des montagnards du Caucase et des hordes de cavaliers presque sauvages plutôt couverts que vêtus; les uns armés d’arcs comme les Circassiens, de lances énormes comme les Cosaques, les autres portant le yatagan au manche d’argent ciselé ou le sabre à la poignée de bois façonnée au couteau. Il y avait là des représentants detoutes les nations qui vivent et végètent du Caucase au Kamtschatka, de la mer d’Okost à la mer Caspienne. Réunion et contraste étranges ! spectacle singulier, bien fait pour surprendre notre esprit autant que nos yeux ! C’était ensuite le premier fourrier de la chambre, suivi de valets de pied, de coureurs, de chasseurs et de nègres de la cour, etc. Les maîtres des cérémonies, les chambellans, les gentilshommes de la chambre, les grandes et les secondes PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 17 charges de la cour, les membres du conseil de l’em¬ pire, etc., les uns à cheval, les autres en phaéton dé¬ couvert. Le I er escadron des chevaliers-gardes de l’impératrice. S. M. l’empereur à cheval, portant le costume de lieu- tenant-général d’infanterie, casque de cuir au panache blanc, tunique vert foncé, avec le grand cordon bleu de Saint-And ré. L’empereur Alexandre est un homme de trente-huit ans, à la figure intelligente et ouverte, aux yeux clairs et bienveillants. Beau et bon cavalier, il porte fièrement l’uniforme; sa prestance est noble, sa taille belle; tout en lui respire la dignité du commandement, tempérée par un air de bonté qui, je crois, est le trait saillant de sa phy¬ sionomie. Après l’empereur venait une suite fort nombreuse de ministres, de généraux, d’aides de camp, etc.; puis le grand-duc héritier Nicolas-Alexandrovitch, les princes de la famille impériale et les princes étrangers, tous à cheval. S. M. l’empératrice mère Alexandra-Fœdorovna, dans un carrosse d’apparat doré, surmonté de la couronne impériale et attelé de huit chevaux conduits par huit palefreniers; aux portières du carrosse se tenaient, à droite, le dignitaire en fonctions de grand écuyer, et à gauche l’aide de camp général attaché à la personne de Sa Majesté; le carrosse était précédé d’un officier des écuries impériales, à cheval; deux pages sont placés aux soupentes; quatre Cosaques de la chambre, en‘grande tenue, marchent des deux côtés du carrosse, qui est suivi de six pages de la chambre, à cheval, de deux pale¬ freniers également à cheval. 18 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. S. M. l’impératrice Marie-Alexandrovna, avec S. A. I. monseigneur le grand-duc Vladimir-Alexandrovitch, dans un carrosse d’apparat doré, attelé de huit chevaux, etc. ; et dans des carrosses également dorés, avec dessus de velours rouge et panneaux peints, LL. AA. II. mesda¬ mes les grandes-duchesses Marie-Pavlovna, Alexandra- Josephovna , Alexandra-Petrovna, Hélène - Pavlovna, Marie-Nicolaievna de Leuchtemberg, Catherine-Alikhaï- lovna et madame la princesse d’Oldenbourg, toutes sœurs ou belles-sœurs de S. AL l’empereur. Le 1 er escadron des cuirassiers de la garde. Les dames d’honneur et les demoiselles d’honneur à portrait, ces dernières en costume national et coiffées du kakochnik; le kakochnik est une espèce de diadème d’étoffe, brodé d’or ou d’argent, haut de forme, et qui encadre d’une manière charmante une jolie figure. Les nourrices, les seules femmes qui dans les villes portent encore le costume russe, sont toutes coiffées du kako¬ chnik (I). Le cortège impérial était fermé par deux superbes ré¬ giments de la garde, les hussards et les lanciers. L’empereur s’est arrêté cinq fois avant d’arriver au Kremlin, pour recevoir les félicitations des dif¬ férents corps de fonctionnaires de la ville. A la porte de la Résurrection, LL. MM. ont mis pied à terre pour saluer l’image de Notre-Dame d’Ibérie. Sur tout le parcours du cortège, le clergé se trouvait à la porte des églises, bannières en tête, et l’empereur s’ap- (1) Les nourrices portent non le kakochnik, mais le pavonik, qui diffère de celui-là en ce qu’il porte un fond fermé, tandis que le kakochnik n’est qu’une espèce de large diadème d’étoffe. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 19 prochait, se découvrait et baisait une patène et une croix que lui présentait le pope ; cela s’est renouvelé vingt- deux fois. LL. MM. et LL. AA. II. se sont arrêtées au Kremlin, devant le perron de Krasnoë Kryltzo, et, précédées du saint synode et du clergé, elles ont pénétré dans la cathé¬ drale de l’Assomption, pendant que les chantres enton¬ naient un cantique d’actions de grâce. Au moment de l’entrée de LL. MM. dans l’église, on a tiré une salve de quatre-vingt-cinq coups de canon. LL. MM. IL, après avoir baisé les saintes images et les reliques, se sont rendues, précédées des métropoli¬ tains de Moscou, aux cathédrales de l’Archange-Michel et de l’Annonciation, et, après s’être inclinées devant les tombeaux de leurs ancêtres, elles se sont dirigées vers la palais du Kremlin. A l’arrivée de LL. MM. au palais, le maréchal du cou¬ ronnement, le président et les membres du consistoire du palais de Moscou ont présenté à l’empereur le pain et le sel ; en ce moment on a tiré 101 coups de canon; après quoi l’empereur et la famille impériale sont ren¬ trés dans les appartements intérieurs du Kremlin. Et maintenant, disons-le, ce cortège était réellement splendide ; il y avait quelque chose de féerique, même pour nous, habitués aux fêtes parisiennes, dans ce mé¬ lange d’uniformes chamarrés, de costumes étranges ou riches, de toilettes toutes resplendissantes d’or et de pierreries, dans ce défilé de trente ou quarante carrosses dorés à six ou huit chevaux empanachés ; pour nous, qui étions placés de manière à embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de ce cortège dont nous avions à l’aise vu les détails, c’était un magnifique spectacle : on eût dit 20 PÉTERSBOUKG ET MOSCOU. un immense serpent aux écailles (For et d’argent se jouant au soleil pour mieux faire admirer et resplendir ses riches et brillants replis. Ajoutez à tout cela les fusils, les lances, les sabres et les cuirasses étincelant au soleil, la haie de ces unifor¬ mes brillants qui s’étendait pendant plusieurs kilomè¬ tres, mettez encore la foule, cette foule aux vêtements singuliers, au cafetan ou à la robe de drap, non pas cette foule française remuante, turbulente même, d’une viva¬ cité dont rien ne peut arrêter les élans, mais une masse silencieuse, recueillie, respectueuse, acclamant cepen¬ dant au passage son empereur des vivats les plus cha¬ leureux et les plus sympathiques, et vous aurez, autant que l’imagination peut donner l’idée de la réalité, vous aurez, dis-je, l’idée de ce que nous avons vu tantôt, de ce spectacle grandiose et surprenant que, je le crois, je n’oublierai jamais. — Un épisode du défilé nous a donné la mesure de ce respect dévoué de la discipline, de cette impassibilité in¬ croyable qui caractérise les soldats russes, et qui a fait dire d’eux : Il 11e suffit pas de les tuer, il faut encore les pousser pour qu’ils tombent; cet épisode nous a rappelé l’histoire de ce pompier qui, lors de l’incendie du palais d’hiver, à Pétersbourg, se trouvait dans une chambre déjà embrasée, lorsque passe un pope qui lui crie de quitter cette place où il va inévitablement périr. « Donne-moi ta bénédiction, répond le soldat; on m’a placé ici, je dois y rester. » Et il resta. Mais venons au fait qui s’est passé sous nos yeux : Le cheval de main de l’une des voitures d’un ambas¬ sadeur, effrayé sans doute du bruit des trompettes russes, peu harmonieuses, il faut le dire, se mit tout d’un coup PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 21 à se dresser sur ses pieds de derrière, menaçant de ceux de devantJes soldats qui faisaient haie près de lui. Eh bien, pas un de ces hommes, qui eussent reçu un coup violent, peut-être mortel, si le cheval était venu à s’avancer d’un pas encore, pas un de ces hommes ne bougea, la haie resta ferme sans reculer ni fléchir. Du reste, les soldats qui se sont si peu émus d’un danger qui pouvait devenir réel appartiennent à un corps quia fait ses preuves de bravoure, le régimentde Paul, ou des trous de balles , comme on dit ici. Ce surnom singulier de régiment des trous de balles vient de ce que jamais, depuis la formation du corps, on n’y a changé les plaques de cuivre qui garnissent les shakos hauts, rouges et pointus des soldats, d’où il résulte que ces plaques, transmises d’homme à homme, sans jamais être renouvelées, sont pour la plupart percées de trous glorieusement cherchés sur les champ de bataille. Il y a eu ce soir illuminations partielles au Kremlin, dans la cour de l’arsenal; les grandes illuminations n’au¬ ront lieu que le 26 août (7 septembre). P. S. S. M. l’empereur n’ira pas au couvent de Troitza, selon la coutume de ses prédécesseurs, faire la retraite religieuse, il ira à Astankina, à deuxwerstes de Moscou, dans une propriété appartenant au romte Che- remetieff. Il y a là un château charmant et une église dans laquelle l’empereur pourra faire ses dévotions. Y Revue de quatre-vingt mille hommes à Petrovski. — Le Marcli- march. — La chapelle du prince Georges Galitzin. — Incroyables résultats obtenus. — Un Anglais satisfait. — Plat d’or orné de brillants du gouvernement de Pultava. Moscou, k septembre 1856. En attendant le grand jour du couronnement qui ap¬ proche, Moscou prélude par des fêtes aux fêtes nouvelles que va faire éclore la solennité du 26 août-7 septembre. Hier, c’étaient des courses de chevaux; ces jours der¬ niers, l’ouverture du Théâtre-Français, l’ouverture du Grand Théâtre-Italien, celle du Ballet et du Théâtre- Russe; mais je vous reparlerai de tout cela. Pour le mo¬ ment, venons à la revue, la chose capitale de ces jours passés. Le 20 août - I er septembre, l’empereur, venu d’Astankina, où il est retiré, à Petrovski, où sont cam¬ pées les troupes arrivées à Moscou pour le couronne¬ ment, l’empereur passa en revue toute une armée, et une superbe armée! Il y avait là, dans l’immense plaine qui se trouve en avant du camp, quatre-vingt mille hommes de toutes armes, infanterie, cavalerie, artillerie, etc. ; ces troupes, magnifiques de tenue, la cavalerie et l’artil¬ lerie, montées admirablement, ont défilé au pas devant 23 PÉTERSBOURU ET MOSCOU. l’empereur, entouré d’un état-major des plus nombreux et* des plus brillants, état-major qu’il serait difficile de faire plus beau, et surtout plus imposant, attendu qu’il s’y trouvait non-seulement des représentants militaires de toutes les nations, des généraux français et des généraux sardes, des officiers supérieurs anglais, autri¬ chiens, prussiens, etc., etc., et des chefs des cohortes de la Mingrélie et. des hordes des frontières asiatiques, mais encore, à cheval et en grand uniforme, les ambas¬ sadeurs des peuples amis ou alliés, ainsi M. de Morny, qui se trouvait tout près de l'empereur. Les fds du czar, tout jeunes encore, marchaient à la tête de leurs régiments; le grand-duc héritier ( il a treize ans) conduisant les grenadiers à cheval de la garde ; le grand-duc Alexandre-Alexandrovitch à la tête de ses hus¬ sards, et enfin le grand-duc Yladimir-Alexandrovitch, âgé de huit ans, à la tête des dragons. Comme avant- garde de cette armée marchaient ou plutôt couraient à toute bride, en faisant de la fantasia orientale, les Tchir- kesses à la cotte de mailles et au casque d’acier, dont je vous ai déjà parlé; les Lesghines et les Cosaques rouges de la mer Noire; puis les tirailleurs à pied de la famille impériale, l’un des plus beaux corps de l’armée russe, qui portent le costume national, le cafetan noir à ornements d’or et ne descendant que jusqu’au genou, la ceinture rouge et le bonnet de peau, noir, à fond de drap; puis..., etc. Après le défdé, qui a duré près de trois heures, la ca¬ valerie a exécuté ce qu’on appelle ici le March-mareh, manoeuvre qui termine toutes les grandes revues russes, et qui consiste en ceci : Toute la cavalerie, rangée sur une ligne de plus d’un kilomètre, à un signal donné, PÉTERSBOUUG ET MOSCOU. •2 1 \ part à fond de train pour arriver, s’arrêter brusquement devant l'empereur, qu'elle salue de ses hourrahs ; ce.lte manœuvre est d’un très-bel effet : il y a quelque chose de saisissant à voir ces énormes masses s’ébranler, puis s’é¬ lancer à toute bride dans la carrière, puis enfin s’arrêter presque comme un seul cavalier, et dans le plus grand ordre, en face du souverain. Et maintenant je vais vous parler duffaitle plus extra¬ ordinaire que j’aie rencontré en Russie et probablement de la chose la plus singulière, musicalement parlant, qui se puisse rencontrer où que ce soit. Il s’agit des chœurs de la chapelle du prince Georges Galitzin, maréchal du gouvernement, à Moscou, chambellan de S. M. l’empe¬ reur Alexandre II. La chapelle du prince, y compris ce qu’il appelle sa classe préparatoire, se compose de quatre-vingt-dix chantres de huit ans et demi à quarante ans; ces chantres sont des paysans pris dans les domaines du prince, paysans qu’il a fait élever sous ses yeux, chez lui, et qu’il instruit lui-même; excellent système, grâce auquel il a obtenu les résultats les plus incroyables et les plus satisfaisants, résultats dont je vais vous entretenir, vous priant d’excuser des répétitions de mots inévitables quand on veut ne pas trop se laisser envahir par des termes techniques d’une intelligence difficile pour les personnes qui n’en ont pas l’habitude. Ces chantres sont tous excellents musiciens, et harmo¬ nistes à ce point, qu’ils déchiffrent à livre ouvert quelque partition et quelque clef que ce soit; ils ont tous l’oreille si exercée que, en leur donnant la note fondamentale d’un accord, chacune des quatre parties du chœur prend dans cet accord la note propre au diapason de sa voix, 25 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. et que le chœur tout entier donne immédiatement l’accord complet; ou, chose extraordinaire, jusqu’ici incroyable, sur la demande d’un accord quelconque dont on pro¬ nonce le nom, sans leur donner au piano le ton, le chœur prend avec une justesse incroyable l’accord de¬ mandé. Ainsi, l’autre jour, au milieu d’une séance, arrive chez le prince un de ses amis; aussitôt celui-là de de¬ mander à l’arrivant : « Quel accord voulez-vous que donnent mes chantres? » L’accord de fa, fut-il répondu, et le chœur, sans hésiter, de donner immédiatement, sans l’aide du piano ni d’un instrument quelconque, l’accord demandé. Mais voici presque mieux : à la fin d’un chœur, sans accompagnement, ces chantres n’ont jamais baissé d’un quart de ton ou même d’un coma, c’est-à-dire que, si on frappe au piano l’accord final, on trouve qu’ils l’ont donné avec une irréprochable justesse, une préci¬ sion mathématique, ce que, je le sais, vont déclarer impossible tous les musiciens, et ce qui cependant est vrai. Le prince, qui obtient de ses chantres tout ce qu’il veut, leur fait aussi exécuter des tours de force; par exemple, chanter tout le Pater sans respirer, au moins de façon apparente; il a imaginé de faire respirer cha¬ cun d’eux tour à tour, et non tous ensemble; d’où il résulte que, pour l’auditeur, il n’y a pas de respiration prise. Le chœur exécute de la manière que je vous ai dite les chants de la liturgie grecque et aussi .les morceaux clas¬ siques de notre musique religieuse, comme le Requiem de Mozart ou Y Ave verum de Bortniansky, que, sans le savoir, les églises de Paris ont emprunté à ce composi¬ teur russe. Voilà ce que nous avons entendu à plusieurs 2 2(3 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, reprises, et ce qui, je dois le dire, nous a émerveillés, non pas seulement moi profane, mais encore M. Josse, l’auteur du Talisman , aujourd’hui chef d’orchestre du Théâtre-Français de Pétersbourg; M. Auguste Durand, organiste du Panthéon de Paris, en ce moment à Mos¬ cou, où il fait bruit de talent, grâce à un orgue-mélo- dium d’Alexandre, sur lequel il exécute des choses charmantes de sa composition ; M. Tagliafico, etc. C’est, du reste, de ces chantres du prince Galilzin que Lablache disait : « Qu’on me les confie pendant un an, et je me charge de rapporter à leur maître un million et de mettre un million en poche. » Mais quelles peines infinies, quel dévouement à l’art musical et au progrès social n’a-t-il pas fallu au prince pour arriver à de pareils résultats avec de tels éléments ! Il lui a fallu quinze ans d’un labeur presque continuel de douze heures par jour, et cela tout en remplissant soit ses fonctions de maréchal du gouver¬ nement de Tambof, soit ses devoirs de citoyen en Cri¬ mée, où il a fait la campagne dans la milice de Koursk, que commandait son père le prince Nicolas, excellent musicien, lui aussi, à qui Beethoven a dédié ses derniers quatuors ; soit encore en s’acquittant de sa charge de chambellan à la cour. Mais quelques détails encore; la chose est vraiment trop intéressante au point de vue de l’art et de l’influence moralisatrice qu’elle peut avoir pour n’en pas parler lon¬ guement. Le prince Georges prend ses chanteurs à l’âge de six ans et demi. Pendant un an on les prépare, on les dé¬ grossit. De sept ans et demi à huit ans et demi, on les fait solfier à demi voix, jamais trop haut, pour ne pas leur abîmer la voix. A huit ans et demi ce sont donc PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 21 déjà de bons musiciens qui conservent leur voix de so¬ prano pur jusqu’à l’àge de dix-sept et dix-huit ans, grâce aux ménagements employés dans leurs études. 11 y a parmi ces chantres des voix de basse profonde que nous n’avons pas en France, des voix qui descendent jusqu’au contre-/# et contr e-sol, c’est-à-dire un demi octave plus bas que Lablacheü!—Du reste, vous pourez juger par vous-même à Paris, cet hiver, de la vérité de ce que j’avance ; le prince, j’espère, y amènera sa chapelle et l’y fera entendre. Mais à propos du prince Georges Galitzin, voici une anecdote assez singulière dont il a été, il y a quelques jours, le héros. — Il se trouvait ici, à Moscou, dans le salon d’un hôtel et laissait courir ses doigts sur le piano, quand un monsieur très-grave, s’ap¬ prochant de lui, lui dit dans ce langage franco-accidenté que parlent les Anglais: « Pardon, monsieur, vous faites plaisir à ma femme avec votre musique, mais vous ne la satisfaites pas complètement, vous vous arrêtez tou¬ jours au beau moment : veuillez donc continuer. » Le prince exécuta alors le plus gracieusement du monde un morceau de son répertoire, après quoi l’Anglais vint le remercier chaudement, et ouvrant son calepin : « Le nom de vous, s’il vous plaît; je vais mettre sur mon porte¬ feuille que vous avez fait plaisir à milady. — Prince Georges Galitzin. — Non, fit l’Anglais. — Comment, non? mais si. — Non ! et l’Anglais commençait à se fâcher ; je con¬ nais Galitzin, et ce n’est pas vous. — Mais, reprit le prince, en Russie il y a des Galit¬ zin beaucoup. — Oh vès ! lit l’Anglais, je comprends; prince Galit- 28 PÉTERSBOURG ET xMOSCOÜ. zin-Beaucoup. » Et il écrivit sur ses tablettes ce nom de sa formation : Galitzin-Beaucoup. Il avait pris le Pirée pour un homme. J’ai vu tantôt l’un des plats et l’une des salières dans lesquels on doit offrir dimanche à l’empereur le pain et le sel; c’est le don de la noblesse du gouvernement de Pultava, et c’est de toute beauté ; le plat, en or massif, est du prix de 70,000 francs. Tout autour sur ses bords court une charmante guirlande de vigne finement ciselée, détachant ses ors mats sur les ors brillants du fond; dans cette guirlande se trouvent enlacés les écussons de tous les districts du gouvernement ; en bas les armes de la province, et en haut le chiffre de l’empereur; au milieu du plat, et faisant relief, les armes de la Russie, entourées de cette inscription en brillants : « Offert à S. M. l’em¬ pereur Alexandre Nicolaïevitch, le jour de son couronne¬ ment, par la noblesse du gouvernement de Pultava.» Trente plats en or, semblables ou à peu près à celui que je viens de décrire, seront offerts à l’empereur par la no¬ blesse de toutes les provinces, et plus de cent plats en vermeil par les marchands des villes. VI Proclamation du tzar. — Distribution au peuple de proclamations en langue slavonne. —Cérémonie intérieure et extérieure du couronnement. Moscou, 23 aoùt-4 septembre 1856. Ce matin, pour la première fois, a eu lieu la procla¬ mation du czar Alexandre II, proclamation qui, suivant le cérémonial habituel, doit être faite durant les trois der¬ niers jours qui précèdent la cérémonie. Ce matin donc, à neuf heures du matin, étaient réunis dans la cour de l’Arsenal, au Kremlin, devant le palais du Sénat, un aide de camp général, général en chef, deux aides de camp généraux, généraux-majors, deux grands maîtres des cérémonies, deux hérauts d’armes, quatre maîtres des cérémonies de la cour, deux secrétaires du sénat, tous à cheval et chargés de faire la proclamation. Ils étaient escortés d’un escadron des chevaliers-gardes de S. M. l’impératrice et d’un escadron de la garde à cheval avec leurs timbaliers et le corps complet des trompettes. A neuf heures un quart, un brillant cortège, suivi de douze chevaux de main richement caparaçonnés, sortait du Kremlin et venait se ranger au pied de la statue deMinin 2 . 30 PÉ rEUSJBOÜRG ET MOSCOU. et Pojarsky. Là, àun ordredonné par le général comman¬ dant, les hérauts d’armes lèvent leurs masses, les assis¬ tants se découvrent, les trompettes sonnent l’appel, et un des secrétaires lit à haute voix la proclamation suivante : « Notre très-auguste, très-haut et très-puissant sei¬ gneur l’empereur Alexandre Nicolaievitch, étant monté sur le trône héréditaire de ses ancêtres celui de toutes les Russies, ainsi que ceux du royaume de Pologne et du grand-duché de Finlande, qui en sont inséparables, a daigné ordonner que le couronnement de Sa Majesté et son sacre auraient lieu le 26 du mois d’août, en faisant participer à cette sainte cérémonie son auguste épouse, l’impératrice Marie Alexandrovna. Cet acte so¬ lennel est annoncé par la présente proclamation à tous les fidèles sujets, afin que, dans cette heureuse journée, ils redoublent leurs prières au Roi des rois pour qu’il répande par sa toute-puissance ses grâces et ses béné¬ dictions sur le règne de Sa Majesté, et que pendant sa durée il maintienne la paix et la tranquillité, à la gloire de son saint nom et pour la prospérité inaltérable de l’em¬ pire. » Après la lecture de cette proclamation, les hérauts d’armes en distribuent des exemplaires imprimés en langue slavonne, au peuple, fort avide de les obtenir; le chœur des trompettes exécute l’hymne national, puis le cortège se divise en deux parties, dont chacune va par¬ courir un côté de la ville et relire sur chaque place la proclamation. La même cérémonie sera recommencée demain et après-demain. Pendant le temps de la procla¬ mation faite au peuple, deux maîtres des cérémonies, dans des carrosses d’apparat dorés, se rendent chez les PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 31 ambassadeurs et ministres étrangers pour leur annoncer le jour fixé pour la cérémonie du couronnement. Après avoir assisté au Kremlin à la distribution des proclamations, j’allai voir le transportées insignes impé¬ riaux fait en grande pompe, et là j’assistai à une scène curieuse, qui prouve que chez le peuple russe l’amour du souverain l’emporte de beaucoup sur la curiosité. Au moment où les popes, vêtus de drap d'or, les maîtres de cérémonies, etc., défilaient sous les yeux de la foule avide de les voir, on entendit au loin quelques hurras et quelques cris de : Vive l’empereur! et en un moment cette multitude qui se pressait autour de la procession avait disparu complètement pour aller saluer son empereur. Quant aux insignes, ils continuaient seuls, avec leur cor¬ tège doré, leur marche triomphale. 27 aoùt-8 septembre 1856. C’était aujourd’hui le grand jour, l’empereur Alexan¬ dre II a ceint la couronne des czars. — Ce matin, dès cinq heures, tout Moscou était sur pied, de toutes parts on se dirigeait vers le Kremlin, que déjà, à six heures, on abordait avec difficulté, les issues y étant rares et étroites, comme des entrées de forteresses. — Une fois, à grand’ peine, arrivé à l’intérieur, on se trouvait au milieu d’une foule de gens du peuple qui, pour être certains d’une place, éloignée encore cependant de la cour d’Ouspenkoi (l’Assomption), où devait se passer la cérémonie, avaient passé la nuit à la belle étoile, par un temps, d’ailleurs, magnifique, et presque chaud, par exception. A sept heures toutes les personnes munies de billets pour les estrades étaient rendues à leurs places. A neuf 32 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. heures, le personnel de toutes les ambassades était à la cathédrale de l’Assomption, où s’est accomplie la solen¬ nité du couronnement. Toutefois il y avait là une excep¬ tion : l’ambassade de la Porte-Ottomane et l’ambassade persane, auxquelles la religion de Mahomet défend d’assister à un service divin dans un temple appartenant à un autre culte, sont restées, durant toute la cérémo¬ nie religieuse, sur une estrade extérieure préparée à leur intention. A neuf heures trois quarts, au son des cloches de toutes les églises delà ville (il y en a 390), au son de l’hymne national entonné par quelques centaines d’instruments de cuivre, le cortège impérial se mettait en marche et ap¬ paraissait sur le perron dit Krasnoié Kryltzo , et venait étaler ses splendeurs inouïes à la vue de tous sur l’esca¬ lier Rouge, qui du palais descend à la place d’Ouspenkoi. Cette place, d’ailleurs, assez peu étendue (elle n’est guère plus grande, mais en revanche beaucoup plus irrégulière, que la cour intérieure du Louvre), contient les trois cathédrales de l’Assomption, de l’Archange-Mi¬ chel et de l’Annonciation, dans lesquelles l’empereur devait s’arrêter; elle communique, de plus, comme nous l’avons dit déjà, au nouveau palais du czar, par ce qu’on appelle l’escalier Rouge. C’était donc là qu’étaient réunis tout l’intérêt et toutes les magnificences de la cérémonie; aussi, outre les dé¬ putations russes de toutes armes, et les troupes placées en haie sur le passage du cortège, cette place contenait une foule bariolée d’une multitude d’uniformes de tout genre, étrangers pour la plupart, étranges le plus sou¬ vent. A neuf heures trois quarts, ai-je dit, le cortège impérial se met en marche. C’est d’abord sous un dais 33 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. de drap d’or, porté par seize officiers supérieurs, Sa Ma¬ jesté l’impératrice mère Alexandra-Feodorovna, soute¬ nue par ses deux fils, les grands-ducs Nicolas et Michel, et suivie de son petit-fils le grand-duc héritier, des princes étrangers, des dames et demoiselles d’honneur en costume national, et précédées de maîtres des céré¬ monies, de gentilshommes de la chambre, de chambel¬ lans, etc. A leur arrivée à l’entrée de la cathédrale de l’Assomption, S. M. et Leurs Altesses sont reçues par le clergé, avec la croix et l’eau bénite. —Avant que S. M. l’empereur se mette en marche, l’un des archi- prêtres, avec la croix, assisté de deux diacres portant l’eau bénite dans un bassin d’or, en asperge le chemin par où doivent passer' l’empereur et les princes de l’Eglise grecque. Ceci fait, viennent: un peloton de che¬ valiers-gardes avec la cuirasse de drap rouge étoilée d’argent; — les pages de la chambre, maitres des céré¬ monies, etc.,—et, cortège plus original et caractéristique, les anciens des paysans des domaines de l’État, un pour chaque gouvernement (la Russie est divisée en gouver¬ nements) trois fonctionnaires délégués par les colons étrangers; — les anciens des paysans des apanages, des domaines du Palais et des domaines privés de l’empereur; — les anciens des corps des marchands de toutes les villes du gouvernement de l’empire, du royaume de Po¬ logne et du grand-duché de Finlande, la plupart portant le cafetan d’honneur brodé d’or et notre affreux chapeau rond ( à la main il est vrai ) ; — les marchands étrangers ; — les différents ordres de fonctionnaires en nombre in¬ fini, — les sénateurs en uniforme rouge et or de toute richesse; — les ministres, etc.; — deux grands maîtres des cérémonies du couronnement; — deux hérauts d’ar- U PÉTERSBOURG ET MOSCOU, mes vêtus de brocart d’or, avec la toque de velours écarlate et la masse d’armes à la main; —les insignes impériaux portés par de hauts fonctionnaires ; — les aides de camp de l’empereur; — un peloton de chevaliers- gardes; — un maréchal de la cour; —le grand maréchal de la cour, et, sous un dais de drap d’or semé d’aigles, S. M. l’empereur, ayant à ses côtés S. M. l’impératrice et S. A. I. le grand-duc Constantin; — puis des dames et des demoiselles d’honneur;—un peloton de chevaliers- gardes; — le corps des marchands de Moscou et un der¬ nier peloton de chevaliers-gardes. L’empereur, vêtu de l’uniforme de général de division avec le pantalon rouge, portait encore, contrairement à l’usage de ses prédécesseurs, qui toujours les ont quit¬ tées à leur avènement au trône, les aiguillettes d’aide de camp, qu’il conservait en mémoire de son père. Lorsque les insignes impériaux approchent de la porte de la cathédrale, tout le clergé en habits pontificaux se porte sur le parvis, et le métropolitain de Moscou en¬ cense les insignes; le métropolitain de Novogorod les asperge d’eau bénite. A l’arrivée de LL. MM. II. sur le parvis, le métropolitain de Moscou, après avoir prononcé un discours, présente la croix à baiser à LL. MM. II.; le métropolitain de INovogorod les asperge d’eau bénite. Après la cérémonie du sacre, qui a duré plus de deux heures, et dont je ne vous parlerai que demain, ne vou¬ lant aujourd’hui vous rendre compte que des choses exté¬ rieures, S. M. l’impératrice mère et son cortège sortent de la cathédrale de l’Assomption par la porte Sud pour regagner le palais, tandis que l’empereur, ayant en tête la couronne impériale ( une couronne toute étincelante de brillants, et qu’on estime 6 millions de roubles (24 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 35 millions de francs), et portant le manteau de brocart d’or doublé d’hermine, sort de l’église par la porte Nord, quitte la cour d’Ouspenkoi pour passer devant la tour d’Ivan Yeliki, et devant la fameuse cloche, monstre de bronze que connaît le monde entier; là le peuple, ac¬ couru en foule pressée, acclame son empereur de hour- rahs chaleureux et souvent répétés. Derrière l’empereur, et sous le même dais, marche l’impératrice Marie... Le cortège entre dans la cour d’Ouspenkoi, s’arrête à la ca¬ thédrale de l’Archange-Michel, d’où, après avoir baisé les saintes images, il va à la cathédrale de l’Annoncia¬ tion, d’où enfin il gagne le palais par l’escalier Rouge. Pendant toute cette marche les cloches sonnent, l’ar¬ tillerie tire une salve de 101 coups de canon, l’hymne national retentit de toutes parts. A demain pour la cérémonie intérieure de la cathé¬ drale de l’Assomption, le banquet impérial et les illumi¬ nations que je vais voir de ce pas. é. 27 août-8 septembre 1856. La cathédrale de l’Assomption (Bolschoï Ouspenskoï Sobor), dans laquelle ont eu lieu hier les cérémonies du sacre, n’a rien de remarquable à l’extérieur, sinon ses cinq coupoles byzantines resplendissantes d’or, dont la dorure, renouvelée au dix-septième siècle, sous le czar Mikaïl Feodorovitch, employa 210,100 feuilles d’or du poids de 721 ducats. A l’intérieur, c’est comme toutes les églises vouées au culte chrétien grec, un bâtiment à murs plats, sans reliefs, ornés de peintures et d’images d’une richesse infinie. L’iconostase, c’est-à-dire la paroi qui sépare l’église du sanctuaire, supporte cinq rangs 36 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. d’images de grandeur naturelle, le premier entièrement couvert en vermeil et orné de pierres précieuses de toutes natures, les autres aussi richement dorés et ornés. Cette église renferme le tombeau de la plupart des métropolites russes; à gauche, auprès de la porte du Nord, se trouve le siège ordinaire des czars, recouvert, à l’occasion du sacre, de velours cramoisi avec galons et franges d’or, ses panneaux intérieurs tendus de drap d’or; au centre du dossier, les petites armes de l’empire. A droite, au contraire, le siège du métropolitain; il est en pierre, adossé contre le pilier, et couvert d’un dais; surmonté d’une croix. A neuf heures du matin Je corps diplomatique prend place dans l’église sur des gradins situés à gauche du trône : sur le premier gradin, S. Exe. M. le comte de Morny, doyen du corps diplomatique;—lord Granville, ambassadeur extraordinaire de S. M. la reine Victoria; le prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche, revêtu de ce costume hongrois qui a une réputation européenne : sa veste était entièrement garnie de perles fines sous lesquelles disparaissait complètement le tissu; son shako portait une aigrette en diamants retenue par un nœud de brillants à faire envie à un souverain; son sabre et jus¬ qu’à ses éperons étaient ornésTle brillants;—toujours sur le premier gradin, le prince de Ligne, ambassadeur extraordinaire de Belgique, le général sarde Broglia, lady Granville et madame la princesse de Ligne. Cette cathédrale, petite comme toutes les églises de Moscou, ne peut guère contenir que quatre à cinq cents personnes. En son milieu est dressé un dais en ve¬ lours cramoisi relevé de glacets d’or, orné de galons, franges, cordons et glands d’or; la corniche dorée avec 37 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ornements sculptés, ayant à ses quatre coins des cou¬ ronnes impériales et au centre de chaque face des aigles dorées. De chaque côté des draperies, des écussons sur¬ montés de couronnes portent en champ d’or le chiffre de S. M. ; en leurs coins des aigles dorées et des croix en glacet d’or. Sous le dais, l’estrade du trône, tendue de velours cramoisi et or et élevée sur douze marches séparées par deux plates-formes; au centre de l’estrade, le trône duczar Ivan III, destiné à l’empereur, et celui du czar Michel Feodorovitch, destiné à l’impératrice Marie Alexandrovna. A la gauche du trône est placée une table recouverte en drap d’or, destinée à recevoir les insignes impériaux; à la droite, un siège impérial sous un dais en velours, c’est le trône du czar Alexis Mikhai- lovitch, destiné à S. M. l’impératrice mère. Sur le deuxième gradin, les ministres plénipotentiaires et envoyés extraordinaires des autres puissances et les ministres résidents; sur les gradins suivants lès secré¬ taires et attachés de toutes les missions. Je vous ai dit que les ambassadeurs de Perse et de Turquie étaient placés extérieurement, leur religion ne leur permettant pas d’assister à un office chrétien; quant au nonce du pape, il a dû arriver ce matin seulement, ne pouvant pas non plus assister à la cérémonie religieuse du sacre. Sur les gradins placés à la gauche du trône se trouvaient les grands-ducs, les grandes-duchesses et les autres mem¬ bres de la famille impériale, et enfin sur les gradins du fond, derrière le trône, les grands dignitaires de l’empire. Les jeunes grands-ducs, fils du czar, conduits parleur gouverneur, sont les premiers rendus à l’église; après eux vient S. M. l’impératrice mère, près de laquelle se placent les grands-ducs Michel et Nicolas. 3 58 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Arrivé près du trône impérial, l’empereur parcourt l’assemblée du regard. A sa gauche viennent se grouper le grand-duc Constantin et le prince Pierre d’Olden¬ bourg; à sa droite S. M. l’impératrice, et près d’elle le prince de Hesse, son frère, et le prince Georges de Mecklembourg. Tous les assistants sont debout, et le métropolitain de Moscou, Pbilarète, gravit lentement les marches du trône et vient présenter à l’empereur la profession de foi orthodoxe ; Sa Majesté la lit d’une voix ferme et haute, après quoi les métropolitains de Novogorod, Kiew et Pé- tersbourg apportent le manteau impérial, que revêt le czar. Une fois couvert du manteau de brocart, l’empe¬ reur s’incline devant le métropolitain de Moscou, qui lui impose les mains et récite les prières d’usage en pareille circonstance. Les prières finies, l’empereur se relève, et, saisissant des deux mains la couronne, il la pose lui- même sur son front. A ce moment, l’impératrice vient s’agenouiller devant son auguste époux, qui, touchant seulement de cette couronne, trop lourde pour une femme, le front de Marie-Alexandrovna, sans l’y laisser reposer, l’associe à sa toute-puissance, comme il l’a associée au bonheur de sa vie privée. En cet instant, les magnifiques chants de la liturgie grecque remplissent de leurs accents suaves et beaux les voûtes de la vieille cathédrale d’Ivan-Kalita ; le canon du Kremlinannonce par une salve de cent uncoupsau peuple moscovite que son empereur est couronné, et les trois cent quatre-vingt-dix églises de Moscou font tinter à toute volée leurs cloches innombrables. Pendant ce temps encore, le clergé et tous les assistants viennent présenter au czar leurs félicitations. Il s’est produit en cet instant PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 29 une scène faite pour émouvoir profondément tous ceux qui l’ont vue et ne jamais s’effacer de leur mémoire. Le czar était debout, près de lui sa mère, qu’il pressait sur son sein, pendant qu’il serrait avec affection la main de l’impératrice Marie-Alexandrovna, qui lui amenait ses enfants. Autour de ce groupe principal-, et réunis dans un même sentiment d’affection, tous les membres de la famille impériale. A voir l’union de cette famille, à voir la joie vraie, l’émotion profonde qui l’agitait en ce mo¬ ment, on se prenait presque à regretter pour elle ces splendeurs du rang suprême toujours glaciales pour les élans du cœur; à voir ce bonheur intime dont l’étiquette n’avait pu arrêter l’effusion, on se sentait ému, et plus d’un venu là plus curieux que disposé à l’émotion a, dans ce moment, essuyé une larme furtive. Puis, la scène change d’aspect et redevient grandiose. Le czar, agenouillé, dit une prière, puis, se relevant et seul de¬ bout quand tous les fronts sont courbés, quand les voix demandent au ciel la bénédiction suprême, ce maître de soixante-huit millions d’hommes semble grandi par le sentiment de l’immense responsabilité qui pèse sur lui, chef suprême des corps comme des âmes de son peuple. Après le canon de la messe , les portes du sanctuaire s’ouvrent, et deux archevêques s’avancent vers Sa Ma¬ jesté pour lui annoncer le moment du sacre. Aussitôt l’empereur descend du trône, l’impératrice le suit jus¬ qu’à la porte du sanctuaire. Le métropolitain de Moscou, tenant le vase précieux qui contient le saint chrême, y trempe le rameau d’or pour oindre le front, les pau¬ pières, les narines, les lèvres, la poitrine et les mains de Sa Majesté en disant : « Impressio doni Spiritus Sancti »(Ceci est le sceau du Saint-Esprit.) Le métropoli- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. hO tain de Novogorod essuie les traces de T onction sainte. D’après un vieux cérémonial russe que j’ai sous les yeux, autrefois, pendant sept jours, le czar ne devait ni laver ni essuyer aucune des parties qui avaient été ointes de l’huile sacrée. Il n’en est plus, je crois, ainsi. L’impératrice-s’est approchée après l’empereur, et a reçu, mais seulement au front, l’onction sainte. La cérémonie du sacre achevée , le métropolitain con¬ duit l’empereur à l’autel par la porte du sanctuaire, et là l’empereur communie sous les deux espèces, après quoi l’impératrice reçoit la communion à la porte du sanctuaire des mains du métropolitain de Moscou. La messe achevée, l’archidiacre entonne le Domine salvum. A ce moment, un vieux général, le prince Menschikoff, je crois, accablé sans doute par le poids d'une émotion trop vive, s’est trouvé mal. Après la cérémonie, S. M. l’impératrice mère a quitté l’église par la porte du Sud pour regagner le palais, tan¬ dis que l’empereur et l’impératrice, suivis de leur cor¬ tège, allaient à la cathédrale de l’Archange-Michel, puis à celle de l’Annonciation. Une fois parvenu en haut de l’escalier Rouge, et avant de rentrer dans le palais, l’empereur se retourne vers la foule, qu’il salue à plu¬ sieurs reprises au milieu des hurrahs sympathiques du peuple assemblé. Une fois Leurs Majestés Impériales rentrées au palais, l’archi-maréchal annonce que le banquet est prêt (il était environ une heure et demie, et la cérémonie avait com¬ mencé à neuf heures et demie). Leurs Majestés montent sur le trône, près duquel, sous un dais, est dressée une table à trois couverts pour l’empereur et les deux im¬ pératrices. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 41 Sur l’ordre de l’empereur, l’archi-maréchal, le grand maréchal de la cour, etc., etc., quittent la salle pour aller chercher les plats, qui sont apportés par des officiers supérieurs, précédés de l’archi-maréchal, et accompagnés de chaque côté par des officiers des chevaliers-gardes, l’épée nue à la main. Les plats apportés, l’empereur ôte la couronne et le métropolitain bénit le festin. Au moment où l’empereur demande à boire, le corps diplomatique se retire à re¬ culons. Pendant tout le repas, les chanteurs de la troupe italienne, revêtus d’un habit de cérémonie bleu et or, l’épée au côté, exécutent différents morceaux, et particu¬ lièrement le septuor des Huguenots. VII Le Kremlin et le Tsar Kolokol. Moscou, 4 septembre 1856. Madame, Il y a un an, à pareille époque, je gravissais l’Etna, et je viens d’assister au Kremlin à la proclamation d’un czar : voilà, certes, qui ne se ressemble guère. Et qui sait où je serai l’an prochain, à jour correspondant? à l’Alhambra, à Grenade, ou au pied des Pyramides, ou peut-être, mieux encore, près de vous, à Paris.—A Mos¬ cou, oui, je suis à Moscou, moi qui, dans mes instincts de vagabondage, disais toujours : « Il est un pays que, certes, je ne visiterai jamais, eussé-je vu tous les autres, et ce pays, c’est la Russie; rien ne m’y attire, au con¬ traire, tout m’en éloigne : la difficulté des communi¬ cations, ce climat horriblement froid, qui ne pourrait m’alter, à moi, frileux par excellence; etc., etc. » J’étais si peu disposé à ce voyage, que, à Stettin, au moment de notre embarquement sur l'Aigle de Prusse, encombré outre mesure de passagers attirés par le couronnement, je faillis rebrousser chemin. Contrarié, à juste titre, de ce que, aprèsavoir env oyé de Paris une dépêche télégraphique PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 43 afin d’avoir sûrement des cabines particulières à bord, on n’en avait réservé ni à mon compagnon de voyage ni à moi, je pris celui-ci à part, et lui tins sérieusement ce langage : Écoute, mon cher ami, nous avons fait une sottise de venir jusqu’ici ; ne la poussons pas plus loin ; au diable le couronnement! Si tu veux m’en croire, nous allons reprendre nos bagages, regagner le chemin de fer, faire un tour en Allemagne et rentrer à Paris. Mes rai¬ sonnements ne surent pas le convaincre, et nous partîmes pour ce pays, que, vous le voyez, je n’étais pas disposé à voir, et dans lequel aujourd’hui je commence à me plaire beaucoup .—Sic transit... ce qui veut dire : La tête de l’homme est une véritable girouette. — Oui, je le répète, le 4 septembre 1855, je quittais Catane par 38 degrés d’une chaleur qui ne m’était pas désagréable, et je commençais à gravir à dos de mulet le doyen des vol¬ cans européens. Le soir venu, je reposais ma tête au sein des neiges éternelles, tandis que j’ai passé ma journée à courir du Kremlin à Petrovsky, observant avec quelque curiosité l’organisation de la voirie moscovite, qui en est encore aux éléments. — La poussière est passée à Mos¬ cou à l’état de véritable fléau, elle s’amoncelle dans les rues sur un pied d’épaisseur, et quand souffle une rafale de vent, ce sont des nuages à vous aveugler qui se lèvent de terre et vous enveloppent de toutes parts; pour combattre ce désagrément , on a imaginé, c’est assez na¬ turel, d’arroser les rues, et voici comme on s’y prend : Les hommes préposés à cet emploi ont devant eux un seau d’eau, à la main une casserole ou une écuelle, et de temps à autre ils envoient quelques litres d’eau dans les jambes des passants. — Vous le voyez, c’est une organi¬ sation toute primitive. Du reste, cela ne vous étonnera Uk PÉTERSBOURG ET MOSCOU, guère quand vous saurez que les corbeaux seuls ont l’entreprise de la propreté des rues, et que nul autre qu’eux ne nettoie soit la voie publique, soit même les cours des maisons. — Heureusement ces bêtes sont ici fort nombreuses et leurs instincts voraces en font d’excellents conservateurs de la salubrité publique. Mais voulez- vous faire comme j’ai fait tantôt, et revenir avec moi au Kremlin ? là, au moins, on n’a guère qu’à s’étonner d’admiration, et il faut être plus méchamment critique que je ne suis pour trouver quelque chose à reprendre. Le Kremlin, ai-je dit quelque part, est tout un monde, monde de construction et de souvenirs, quoiqu’il date à peine de cinq siècles, en le faisant remonter jusqu’à Dimi- tri-Donskoï, au temps où furent construits ses premiers remparts de bois (1370-1380). L’imagination occiden¬ tale, dans ses rêves les plus poétiques ou les plus étran¬ ges, ne saurait rêver l’effet produit par cette masse im¬ posante et bizarre, amas de donjons aux lourdes proportions, de tours élancées, de murailles plus fortes que le temps qu'elles ont vaincu et que le feu qui n’a pu les entamer, de flèches aériennes aux resplendissements féeriques, de dômes byzantins aux formes jolies et tout éclatants d’or. — Et si c’est la nuit qu’on pénètre pour la première fois sous les voûtes sombres qui conduisent au palais des anciens grands princes, on se sent saisi à la fois d’un sentiment d’inexprimable angoisse et comme séduit par l’attrait d’un charme inconnu : il vous semble que ces grands crochets de fer dont on aperçoit à peine le bec aigu portent encore les têtes sanglantes des strélitz révoltés; il vous semble qu’il va sortir de ces grandes masses noires aux ombres capricieuses et tour¬ mentées la légion guerrière du dieu Odin ou les six PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 45 mille exécuteurs d’Ivan le Terrible. Si, quittant l’om¬ bre, on se trouve tout à coup en pleine lumière, sur la grande terrasse, que l’on regarde le ciel pâle comme l’argent et pâlissant encore aux bleuâtres clartés de la lune, si l’on regarde ces blanches façades semi-gothi¬ ques et semi-sarrasines du nouveau palais, le clocher d’Ivan dominant tout les alentours, le jardin d’Alexan¬ dre, que les murailles crénelées qui le circonscrivent plongent dans l’ombre, et partout dans le ciel les clo¬ chers qui scintillent et semblent des étoiles fixées sur notre terre, on se croit transporté au Walhala, cet Olympe du Nord, au séjour des blanches Valkyries. Mais bientôt aussi, arraché à la poésie par la réalité, on se prend à penser que là fut le véritable berceau de la Russie, qui vagissait si faiblement alors, et qui depuis... On repasse dans son esprit toutes les luttes qu’eurent à soutenir ces vieilles pierres pour sauvegarder l’indépen¬ dance du peuple qui vivait à leur abri, toutes les résis¬ tances victorieuses qu’elles opposèrent aux turbulents voisins de la Russie naissante. On y voit Ivan IV, jeune et victorieux, rentrant triomphalement dans cet asile sacré qu’avait fait construire son grand-père, et que plus tard il devait transformer en un antre de tigre, en un séjour maudit de Dieu, et, puissance terrible de la peur, adoré encore de ces peuples décimés par sa cruauté. Donc le Kremlin ou Kreml (I) est un vaste polygone irrégulier de cinq côtés ( qui a plus d’étendue que plu- (1) Kreml signifie en russe fort ou citadelle , et dans toutes les villes anciennes et un peu considérables de Russie, on trouve une place entourée de murailles, au milieu de laquelle sont la cathé¬ drale et d’autres édifices publics; l’ensemble de ces monuments se nomme Kreml. 3. 46 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. sieurs autres villes médiocres, ditOlearius), entouré d’une haute muraille crénelée, et qui plonge au midi sur la Moskova ou Moskwa-Rika (comme disent les Russes), qu’il domine d’une hauteur de deux cents pieds. Parallèlement de l’autre côté, au nord, il regarde la vieille ville et longe la place Rouge, cette place où se trouvent les statues de Minin et Pojarsky, et l’église de Saint-Rasile, cette Vas- sili Blajennoïi si excentrique de forme, si incroyable de couleurs, qu’à la première vue on la considère comme le chef-d’œuvre du grotesque architectural, mais à la- quellel’œil s’habitue peu à peu et qu’il finit par contempler avec un certain charme. Ce n’est pas que cette réunion de neuf dômes, tantôt taillés en forme d’ananas, tan¬ tôt côtelés comme des melons, etc., que cet amas de lignes brisées à plaisir pour ne jamais présenter rien de régulier à la vue, ce n’est pas que ces heurtements de couleurs, du vert avec du rouge, du jaune avec du bleu, etc., ce n’est pas que tout cela soit beau ou joli, non, mais c’est d’un effet si étrange, si inattendu, qu’a- près avoir ri, on regarde et qu’on finit même par se plaire à regarder. — Mais voici la Porte-Sainte, découvrons- nous, comme c’est l’usage, et passons. A notre droite c’est le Voznécenskoï Monaster , monastère de l’Ascension, couvent de religieuses de première classe, qui malheu¬ reusement, comme presque tous les couvents de femmes en ce pays, ne jouit pas d’une réputation immaculée; on raconte même.Mais non, n’ébruitons pas le scandale, passons, d’autant que si le chant des religieuses ne manque ni d’originalité ni de charme, leurs deux églises ne pré¬ sentent rien de curieux à l’œil de l’artiste ou même du simple touriste. — Plus loin , et toujours à droite, voici la fameuse cloche que connaît l’univers, au moins de PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 47 réputation, cette cloche qui a tant donné de mal aux savants et fourni matière à tant de discussions. — Est- ce, se demandaient-ils, la cloche de Boris Godounof, ou celle d’Alexandre Mikhailovitch? était-elle suspendue dans le clocher d’Ivan Veliki ou dans le clocher voisin? est-elle tombée parce qu’elle était trop lourde, ou bien est-ce un incendie qui l’a mise où elle est ? Et plus on allait, plus la discussion devenait orageuse et embrouil¬ lée, ce, pendant que les moines qui avaient la cloche dans leur circonscription montraient aux voyageurs cu¬ rieux, moyennant rétribution, ce monstre d’airain enfoui sous terre, près duquel on descendait par unescalier pra¬ tiqué à ses entours. Enfin, après plusieurs essais inutiles déjà tentés, malgré l’opposition des moines qui en tiraient revenu, malgré résistance plus sérieuse, les croyances du peuple moscovite, qui considérait cette cloche comme un palladium et croyait que Moscou périrait dès l’instant qu’elle reverrait le jour, l’empereur Nicolas décida qu’on tirerait de terre le Tsar Kolokol , « la reine des cloches, » et qu’on bâtirait au-dessus même de l’emplacement où elle était enfouie un clocher spécial qui lui servirait de support et d’abri. —Un architecte français, M. de Mon- ferand, fut chargé de ces difficiles opérations, et, le 23 juillet -1836, à sa gloire et au grand étonnement de la foule moscovite, il tirait de terre la plus grosse des clo¬ ches connues, et prouvait, grâce aux deux inscriptions qu’elle porte, que cette cloche avait été fondue en 1733, par ordre de l’impératrice Annelvanovna, pour remplacer celle du czar Alexis Mikhailovitch, brisée lors de l’incen¬ die du Kremlin, en 1701. Il démontrait encore que, mal¬ gré les savantes dissertations écrites à ce sujet, cette cloche n’avait jamais quitté cette place, où clic avait été U 8 PÉTERSBOUhG ET MOSCOU. fondue, attendu qu’elle reposait encore sur le grillage en fer qui lui avait servi de premier support, et que la ciselure des bas-reliefs n’était pas terminée; quant à la brisure, il l’explique par la chute de débris enflammés retrouvés aux alentours et dus à l’incendie de -1737. Mais laissons la technologie, et revenons au Tzar Kolokol. — C’est un véritable monument de vingt pieds sept pouces de hauteur, de vingt-deux pieds huit pouces de diamètre, que, vu son poids immense de douze mille ponds (quatre cent quatre-vingt mille livres), on a dû re¬ noncer à suspendre dans un clocher, pour le placer sur un piédestal de granit au bas de cet autre clocher d’I¬ van Veliki, d’où la ville de Moscou ressemble plus à une féerie d’or, de lapis et de malachite, qu’à une cité européenne. Que si, franchissant une grille située der¬ rière la cloche, nous pénétrons dans la cour de l’As¬ somption, nous allons trouver les trois cathédrales de l’Assomption, de l’Annonciation, de l’Archange-Michel, où se sont accomplies les cérémonies du couronnement, et l’escalier Rouge. Sortons donc de cette cour, suivons la magnifique terrasse du Kremlin, qui domine le jardin d’Alexandre, l’ancien quartier des strélitz et la campa¬ gne, et qui mire coquettement ses créneaux dans les eaux de la Moskowa, et pénétrons au palais actuel des czars.Là tout brille d’un éclat nouveau. C’est la salle de Saint- Georges, blanche et or avec les décorations de l’ordre; la salle de Saint-André et la salle du Trône, toutes resplen¬ dissantes d’une ornementation splendide et de bon goût. Mais, si, descendant quelques marches, on quitte toutes ces modernes richesses, on se trouve tout à coup dans cette salle des Ambassadeurs où sans doute Mikaïl Feodoro- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 49 vitcli, portant en tête le bonnet de martre à fond d'or et entouré de ses boyards vêtus de riches fourrures, rece¬ vait les envoyés de Suède et du Holstein et ces Polonais si fiers alors qu’ils ne voulaient pas se découvrir devant le grand prince de Moscovie, puisqu’ils représentaient leur maître, devant lequel se découvrait le czar; dans cette salle des Ambassadeurs, où les sièges de pierre sont taillés dans des murs d’une épaisseur à étonner les forteresses. Et plus loin, voilà cette salle voûtée due à l’ar¬ chitecte Pietro Antonio (1491), tapissée en velours cra¬ moisi brodé d’or, tout autour de laquelle sont suspendus les écussons des différents gouvernements de la Russie, et où le czar nouveau couronné vient prendre son pre¬ mier repas, et recevoir le corps diplomatique et les grands corps de l’État. — Montons maintenant cet es¬ calier défendu par une grille de fer, et nous allons nous trouver dans ce Granovitaia Palata (palais anguleux), taillé à l’extérieur à facettes de diverses couleurs, et dé¬ coré à l’intérieur d’une manière plus fantastique encore: le sol est dallé en pierres ouvragées, fouillées au ciseau, et présentant des dessins ornementés de toutes sortes ; les plafonds, voûtés et supportés par des colonnes, sont peints à fresque comme les murs; et l’on ne sait plus guère, en visitant ces appartements, si l’on est chez quel¬ que mandarin lettré, amateur des arts, ou dans le pa¬ lais féerique de quelque souverain d’Orient échappé aux contes arabes. — Plus loin, c’est le palais du Sénat , avec ses cinquante ou soixante administrations diverses; le palais du Patriarche , le Saint-Synode, Y Arse¬ nal, etc., etc.; et enfin Y Oroujeinaia Palata (palais des Armures), construit, à ce que prétend Schnitzler, sur l’emplacement occupé jadis par la maison qu’habitait 50 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Boris Godounof avant d’être tzar, rOroujeinaia Palata, ou Trésor , renferme, en or, en argent, en pierreries, plus de richesses encore que la cathédrale de l’Assomption, richesses auxquelles les souvenirs viennent ajouter leur inestimable valeur. — Ce sont d’abord quinze couronnes or et pierreries, depuis celle que donna l’empereur d’O- rient à la grande princesse Olga (946) lorsqu’elle alla à Constantinople recevoir le baptême; la couronne à tur- quoisesduroyaumedeKasan, etc., jusqu’à cette couronne de Pierre le Grand qui compte huit cent quarante-sept brillants de toutes grosseurs, et dont la croix est enchâssée sur un très-gros rubis. Toutes ces couronnes sont garnies d’une bordure en zibeline; puis le sceptre de Vladimir Monomaque, tout en or et d’un mètre de long, orné de deux cent soixante-huit diamants, trois cent soixante rubis et quinze émeraudes, et de dix sujets peints sur émail; un trône en ivoire , offert en 1473 à Ivan III par l’empereur d’Orient, à l’occasion du mariage d’Ivan avec sa nièce Sophie. Cette princesse était la dernière des¬ cendante des Paléologues; nièce de ce Constantin Pa- léologue auquel, en 1453, Mahomet II enleva Constanti¬ nople et la vie; Sophie apporta au tzar Ivan III, son mari, ses droits à la couronne d’Orient, qu’il ne put guère revendiquer, mais que depuis... Le trône de Mi¬ chel Feodorovitch, garni de huit mille huit cents vingt- quatre turquoises; celui d’Alexis Mikailovitch, ornés de huit cent soixante-seize diamants, de douze cent vingt-quatre pierres de toutes sortes et d’une quan¬ tité innombrable de perles. — Nombre de cannes ayant appartenu aux grands princes ou tsars, or, ivoire etc.; puis des aiguières, des coupes, une écritoire en lapis lazuli, des plats, des gobelets, des tasses, etc., etc., 51 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. le tout, en en exceptant les couronnes, les sceptres et les croix qui n’ont pas été pesés, donnant cent quinze livres d’or et à peu près six mille trois cents livres d’argent. V1l1 Le théâtre à Moscou : Minin et M. Duzi. — Théâtre-Italien : madame Bozio, Lahlache, madame Cerrito. — Théâtre-Fran¬ çais : débuts de madame Madeleine Brohan.—Madame Yolnys. — Leménil. — Madame Roger-Solié. — Têtard. Moscou, 30 août-11 septembre 1856. Les débuts de madame Madeleine Brohan ont eu lieu hier au soir; elle a paru dans les Contes de la Reine de Navarre , et a obtenu un succès grand et mérité, sur lequel je reviendrai. Mais, avant cela, je saisis cette excellente occasion de vous parler théâtre, et de le faire avec quelques détails. Je ne vous reparlerai pas de la salle du Grand- Théâtre, dont je vous ai dit les magnificences, oubliant, je crois, de vous faire constater que, malheureusement, comme il n’y a pas de gaz à Moscou, toutes ces richesses brillent au feu un peu terne des quinquets. Et c’est grand dommage, car le rideau, véritable œuvre d’art, dû au pinceau de M. Duzi, un Vénitien, mérite d’être vu et bien vu. Ce n’est pas là une toile ordinaire, c’est un im¬ mense tableau habilement composé, bien et solidement peint, et dont les teintes vigoureuses s’harmonisent on ne peut mieux avec l’ensemble delà décoration. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 53 Ce tableau représente un des épisodes glorieux de l’histoire de Russie, cpie je vais vous dire. En 1612 , la ville de Moscou et la Moscovie tout entière étaient au pouvoir des Polonais. Cependant, un boucher de Nijni INovogorod, homme de cœur, de patriotisme et d’éner¬ gie, souffrait impatiemment le joug de la domination étrangère ; aussi rêva-t-il la délivrance de sa patrie. Dès lorsMinin, c’était son nom, n’eut plus de repos; son commerce le mettait en relations avec les bourgeois et le peuple de son pays, et il les eut bientôt, grâce à l’énergie de ses convictions et à son éloquence sauvage, amenés à partager son désir de liberté. Dès ce moment l’armée vengeresse était trouvée, mais il lui manquait un chef, une tête intelligente qui pût la diriger sans compro¬ mettre inutilement tant de sang généreux. Minin, ardent et courageux au combat, se crut au-dessous d’une tâche aussi lourde que celle de la direction d’une armée : il alla donc trouver le prince Pojarsky, qui, blessé dans un précédent combat, avait été transporté au couvent de Troitza. A peine remis de ses blessures, Pojarsky accepta , avec enthousiasme la proposition de Minin. Bientôt après, les troupes libératrices marchaient sur la ville sainte et chassaient les étrangers. Le peintre a choisi le moment de l’entrée des vain¬ queurs au Kremlin pour sujet de son tableau. Pojarsky et Minin sont à cheval, entourés de soldats et du peuple moscovite, qui les acclament et leur payent d’une recon¬ naissance chaleureuse leur dévouement à la patrie ; à droite, deux magnifiques groupes de femmes et d’hommes du peuple; à gauche, et derrière les triomphateurs, une foule immense, accourue pour les complimenter; en avant, la Porte-Sainte, cette porte sous laquelle, aujour- 5/i PÉTERSBOURG ET MOSCOU. d’hui encore, nul (étranger ou moscovite) ne passe sans se découvrir, la Porte-Sainte, mais sans l’image sacrée et révérée qui la décore et la consacre, la religion grecque ne permettant pas de reproduire dans une œuvre pro¬ fane, comme un tableau, aucun des objets du culte. Nous avions vu la toile de M. Duzi avant qu’elle ne fût en place, et nous l’avions trouvée fort belle; mais là, dans cette salle splendide, sans trop d’éclat et sans mauvais goût, elle produit tout son effet, et cet effet est vraiment beau. Le Théâtre-Italien ou Grand-Théâtre a commencé le cours de ses représentations par les Puritains , qu’ont chantés madame Bosio, Lablache et Calzolari; par Er- nani , avec madame Lotti, une grande et belle voix; par Don Pasquale , avec Lablache.—Mademoiselle Bagda- noff a dansé Giselle ; on attend encore les débuts de ma¬ dame Cerrito. Il y a, après-demain jeudi, spectacle-gala, c’est-à-dire spectacle auquel assistera officiellement toute la cour. On n’est admis au théâtre, ce jour-dà, que sur invitations et en uniforme ou en costume. Ce sera, je crois, dans cette magnifique salle, un beau spectacle que celui de cette assemblée brillante : je verrai et vous dirai. Le spec¬ tacle se compose de VElisire d’Amore et d’un ballet. Venons au Théâtre-Français, qui, depuis que nous sommes ici, nous a fait passer en revue une partie du répertoire parisien. Ce fut d’abord la Joie fait peur , avec madame Volnys, qui nous a étonnés et émus, après madame Allan. Ce n’est plus le jeu, admirable de dou¬ leur quoique un peu affaissé, de madameAllan, maisc’est peut-être de la douleur plus réelle, plus comme on la rencontre dans la vie, de la douleur sans atonie. Par mo- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 55 ments, la femme qui vit reparaît sous la mère qui se meurt, et c’est plus la vérité que la lente agonie à la¬ quelle nous avait habitués à Paris la regrettable madame Allan. Madame Volnys a des éclats de sensibilité d’un admi¬ rable effet et d’un irrésistible entraînement; je ne crois pas qu’il soit possible aux plus bronzés de ne pas pleurer de sa douleur. Ah ! quel effet elle produirait aujourd’hui sur notre public depuis si longtemps habitué à l’adorer, de¬ puis si longtemps passionné d’elle ! quel accueil on lui ferait sur la scène de ses anciens succès ! Certes, aux chaleureux applaudissements du public français, Léon¬ tine Fay reconnaîtrait que le parterre ne vieillit pas et qu’il reste constant à qui a su lui inspirer une admira¬ tion légitime. Nous attendons avec impatience la soirée d’après-demain, dans laquelle madame Volnys doit jouer Péril en la demeure. Cependant, connaissant ses qualités, la délicatesse de son jeu, son intelligence des choses scéni¬ ques, nous savons presque à quoi nous en tenir. Madame Volnys est de ces bien-aimées du public auxquelles il fau¬ drait dire, si Sancho n’était pas mort et qu’on pût encore citer des proverbes : « Plus je te vois, plus...» Après la Joie fait peur , ce fut le Gendre de M. Poi¬ rier : encore une révélation d’acteur, pour nous au moins. Nous ne connaissions Leménil que par de loin¬ tains souvenirs; et quel n’a pas été notre profond éton¬ nement quand, cherchant un acteur de gros rire et de talent vaudevillesque, nous avons trouvé un comédien de grande école, jouant M. Poirier avec un naturel dont rien n’approche, avec un sentiment de ce qu’il faut pour être vraiment comique sans arriver à la charge qui nous a surpris autant que ravi ! \ h ! voilà un comédien qui 56 PÉTKRSBOURG ET MOSCOU. manque à Paris. Sainville et Yillars sont morts; mais Leménil est là avec leur verve et leur fine naïveté, et peut-être aussi avec un sentiment plus vrai du comique. Ou’on fasse à Leménil un rôle comme celui de Poirier, "V • et Paris verra, chose rare, un véritable comédien... Madame Roger-Solié joue avec beaucoup de distinc¬ tion le rôle d’Antoinette, créé à Paris par madame Rose- Chéri. Que si maintenant nous venons à des pièces de moindre importance, nous devons parler de la Femme qui se grise et de l'Amour, que qiï cest qu ça? le grand succès de l’hiver dernier en Russie. Dans ces deux vau¬ devilles, comme dans Je dîne chez ma mère , mademoi¬ selle Mila s’est montrée pleine de gentilles intentions comiques. Elle a de la verve, de l’entrain, beaucoup de gentillesse, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour réussir ; aussi réussit-elle beaucoup ici. Perdu dans des vaudevilles bons quelquefois, mauvais le plus souvent, nous retrou¬ vons ici un comédien dont l’Odéon a souvenir et qui y a laissé de légitimes regrets : Têtard, qui n’est pas ici à sa place, attendu qu’on n’y joue guère le grand répertoire, dans lequel il avait révélé des qualités réelles, fait ce qu’il peut dans des pièces indignes de lui et qu’il par¬ vient cependant, Atlas de nouvelle espèce, à porter jus¬ qu’au succès, tant un acteur, quand il a du talent, se peut transfigurer. Un dernier mot pour Neuville, qui, ici comme à Paris, est toujours très-amusant. Revenons à la soirée d’hier. La salle du Théâtre- Français regorgeait de monde. Malheureusement, l’em¬ pereur, retenu par un deuil de famiile , n’avait pu venir au spectacle. L’assemblée, toutefois, était brillante; les ambassadeurs étrangers, les ministres et tout ce que Moscou compte aujourd’hui de notable, étaient là, atten- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 57 liant curieusement, mais sans l’anxiété d’un public fran¬ çais, ces débuts promis et annoncés depuis longtemps. Enfin, Marguerite de Navarre paraît, et, pendant les premières scènes, on sent que la crainte oppresse sa poitrine et gêne son débit; et puis il semble que ce public russe, qui cependant connaît la pièce, n’en com¬ prenne pas les intentions. Peu à peu, toutefois, l’actrice, redevenue maîtresse d’elle-même, reprend pied sur son terrain, et dès lors le public sent ses glaces se fondre à ce feu sacré; dès lors cette parole sympathique, ce jeu spirituel et noble, ce sourire fait pour enchanter les plus froids et les plus maussades, et ces beaux yeux brillants d’intelligence, tout cela saisit l’assemblée, qui paye en bravos souvent répétés tout le plaisir que lui fait éprouver madame Madeleine Brohan. Dès ce moment, tout va bien, le public russe comprend qu’il n’a pas seulement affaire à une charmante femme , mais à une grande ar¬ tiste, et il essaye de lui prouver, en la rappelant à la fin de chaque acte, qu’il lui sait gré d’avoir quitté la Comé¬ die-Française et ses admirateurs de Paris, pour venir lui apporter quelques-unes de ces joies de l’esprit dont sont si avides les spectateurs intelligents. A côté de cette beauté éclatante, à l’ombre de ce ta¬ lent aussi noble que gracieux, aussi délicat que distin- . gué, apparaissait pour la première fois aussi, hier soir, sur la scène moscovite, une toute jolie actrice, pension¬ naire autrefois à la Comédie-Française, mademoiselle Theric, qui était en beauté et avait mis sa gentillesse au service de ce rôle un peu niais d’Isabelle de Portugal, que déjà elle avait joué à Paris. Mademoiselle Theric a été bien accueillie, et ramenée à la fin de la pièce par madame Madeleine Brohan, qui a dû revenir jusqu’à 58 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, trois fois; elle a eu sa part des chaleureux applaudisse¬ ments qui ont terminé cette soirée. A bientôt, nous dit-on, les Demoiselles de Saint-Cyr, pour la continuation des débuts de madame Brohan et de mademoiselle Theric. Voici donc bien et dûment madame Brohan à Moscou, où elle a débuté avec succès. Qui sait si toutefois il ne se trouvera pas encore à Paris quelque plaisant à l’ima¬ gination trop vive pour prouver qu’elle n’est pas en Russie, mais en Chine, ou peut-être bien aux eaux? n’a- t-on pas trouvé le moyen de la dire à Plombières, et je ne sais où encore, quand elle était à Bruxelles et à Anvers? Je devrais maintenant, avant de terminer, vous parler du théâtre russe, qui a ici un répertoire et des acteurs, et qui a une véritable originalité; mais je ne suis pas encore assez initié pour risquer une apprécia¬ tion ou même une description que je remets à plus tard. IX Fête populaire à Petrovsky par la pluie battante. — Festin homé¬ rique : cent bœufs, quatre mille moutons, cent mille tartes à la crème, fontaines donnant du vin et de l’eau-de-vie. — Un Diogène moscovite. — Le ballet de la Fille de Marbre. — Acci¬ dent arrivé à Cerrito.—Un proverbe représenté chez S. A. I. la grande-duchesse Hélène: Qui perd gagne,etM. le comte Joachim Murat. Moscou, 9-21 septembre 1856. Ah! que de gens mouillés ! Hier, samedi, la pluie tom¬ bait à torrents, et pas une éclaircie, pas un moment de répit pendant toute cette journée de fête populaire. Je dois dire, d’ailleurs, qu’il faut qu’on soit en ce pays furieusement habitué à la pluie, car elle n’a empêché per¬ sonne de se rendre à Petrovsky; et, malgré la boue, dans laquelle on entrait jusqu’à mi-jambe, malgré les rafales d’eau qui leur fouettaient la figure, plus de cent mille personnes, presque toutes à pied et sans para¬ pluies, ont assisté à ce festin du peuple, qui ressemblait par plus d’un côté aux repas homériques. Outre la foule immense de piétons, la route de Moscou à Petrovsky était, durant trois verstes, garnie, à ne pas y mettre une brouette, de voitures de toute sorte, berlines, calèches, droschkysdécouverts. Certes, les onze mille voitures de louage qui se trouvent à Mos- 60 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. cou étaient en marche. Nous n’avions pu cependant qu’à grand’peine, et moyennant quatre roubles et demi (- 18 f.), nous procurer pour trois heures une praletka, petite voi¬ ture à deux places à peu près couverte. Au milieu de la plaine de Petrovsky, et sur un espace de huit kilomètres de circonférence, on avait dressé des tables pour le peuple et nombre de jeux publics de toute nature, des balançoires, des chevaux de bois, des thé⬠tres représentant, les uns des pièces russes, les autres des batailles, un cirque en plein air, au milieu duquel, je le répète, malgré la pluie battante, les écuyères en robe de gaze et de satin venaient faire leurs évolutions au grand contentement du peuple, qui ne paraissait pas s’inquiéter le moins du monde delà boue ni de la pluie... Il y avait encore des montagnes russes, et là on se bat¬ tait pour avoir une place dans les chariots... Puis, en avant de cet espace réservé à la foule, se trouvaient dres¬ sés le pavillon impérial, ravissante petite construction en bois, meublée intérieurement à la Pompadour, et, de chaque côté, des tribunes pour le corps diplomatique et les invités. La fête était indiquée pour deux, heures, et, à un signal de l’empereur, le peuple devait se précipiter sur les provisions qui garnissaient les tables ; mais mal¬ heureusement, à un faux signal donné dès six heures du matin, les impatients s’étaient rués sur les délices pro¬ mises étalées sous leurs yeux, et à deux heures il ne restait plus rien que les fontaines d’où coulait du vin, qui n’avaient pas été ouvertes le matin. Un ballon, qui s’est enlevé majestueusement dans les nuages, très-bas en ce moment, a couronné la fête. — Mais il ne restait rien d’un repas préparé pour deux cent mille personnes, rien de ces quinze cents bœufs, de ces quatre mille mou- 61 PÉTERSBGURG ET MOSCOU. tons aux cornes dorées, garnis de housses de calicot rouge, et que la veille nous avions vus étaler sur leurs quatre jambes de bois leur mélancolique résignation; rien de quatre mille jambons, de cent mille poules, de cent mille canards, de quatre mille jambonneaux, de cent mille gâteaux à la crème, de deux cent mille kalat- ches (on appelle ainsi un certain pain fait en forme de nœud d’épée, que mange le peuple en Russie); tout cela avait été englouti dès le matin, sans préjudice de ce qui avait été la veille donné par quelques gardiens infidèles (il y en a môme en Russie) à leurs amis et connaissances, ou même à des moujiks passant, mais sachant par expérience la puissance séductrice de deux ou trois kopecs.Toute la journée, ce fut donc une longue et fournie procession de gens rapportant qui un des baquets dans lesquels étaient sur les tables le vin et l’eau-de-vie ; qui un saucis¬ son ; qui même un de ces petits arbres, façon de noël, qui garnissaient le milieu des tables, et laissaient pendre à leurs branches des cuisses de poulet, de canard, des cervelas, etc....; qui enfin le bois de la table sur laquelle ils n’avaient plus rien trouvé. A une heure, l’empereur, à cheval et suivi d’un nom¬ breux état-major, sortit du charmant petit palais de Pe- trowsky, situé en face la plaine et où il venait d’arriver, et, après avoir fait une promenade au milieu de la foule jusqu’au pavillon qui lui était destiné, il donna le signai (signal vivement attendu ; s’il n’y avait plus rien à man¬ ger, il y avait encore beaucoup à boire) du commen¬ cement de la fête. Le ballon partit, et les fontaines, en grand nombre, dressées au milieu de la plaine, coulè¬ rent du vin; ce fut alors un spectacle curieux, une lutte gargantualesque d’ivrognes, qui ne s’inquiétaient de la 4 62 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. pluie que parce qu’elle mouillait leur vin. Bientôt les fontaines furent prises d’assaut, chacun tendant son écuelle ou même son chapeau, et buvant plus que son soûl; puis ceux qui n’avaient pu approcher, impatients de voiries premiers venus garder la place, se mirent à les assaillir à coups d’écuelles et de baquets, rejetant ceux qui, déjà ivres, ne pouvaient plusse tenir; ou bien encore les plus éloignés, désespérés de ne pouvoir atteindre le but désiré, ramassant à pleines mains la boue pour en couvrir les favorisés et leur faire quitter la bonne place... tout cela, d’ailleurs, se réglant en famille, sans inter¬ vention de gendarmes ni de boutchniks. Toutefois, comme les fontaines furent assez vite épuisées, le peuple voulut voir ce qu’elles avaient dans le ventre et tâcher d’en tirer une dernière goutte; chacun alors se mit tran¬ quillement à les frapper à coups de pieu ou de baquet pour les démolir, ce qui fut assez vite fait; et, a ce mo¬ ment, passant près d’une fontaine éventrée, je vis un co¬ saque qui en retirait un moujik ivre : cet homme, intelligent dans sa passion, avait trouvé le moyen de se fourrer, dès le commencement, dans l’intérieur de la fontaine et l’avait empêchée de couler, ce qui fait qu’elle avait été vite abandonnée et qu’il était resté en dedans, seul maître d’un tonneau plein. — Qu’en eût dit Diogène, qui n’eut jamais qu’un tonneau vide? La place resta garnie jusqu’au soir d’une foule im¬ mense , barbotant et trempée de pluie, mais ne voulant rien perdre des amusements qui lui étaient destinés. Au retour ce fut encore pis qu’à l’aller : un encombrement de piétons et de voitures à effrayer tout autre que des cochers russes; les voitures, sur cinq ou six rangs, se touchaient toutes par le brancard ou les roues; aussi 63 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, avons-nous remarqué plus de dix calèches enfoncées. A un moment donné, la presse était telle que toutes les files s’arrêtaient, puis on repartait ; et comme les voitures n ont pas l’habitude d’aller au pas et qu’elles sont attelées, même les plus mauvaises et les plus laides, d’excellents petits chevaux fort impatients, on repartait à grande vi¬ tesse et on arrivait donner du brancard dans le caisson de la voiture précédente, qui se trouvait enfoncée sans, je dois le dire, qu’on s’en inquiétât beaucoup de part ni d’autre. A quatre heures, nous étions rentrés à Moscou, un peu mouillés, mais heureux d’avoir assisté à ce spectacle étrange et saisissant d’une foule considérable, s’amusant avec un calme qui ferait croire en France qu’on s’ennuie. Ce même soir nous assistions, au Théâtre-Français, au second début de madame Madeleine Brohan, dans les Demoiselles de Saint-Cyr, où elle a obtenu, plus en¬ core que dans les Contes de la Reine de Navarre, un succès retentissant de bravos. L’empereur, l’impératrice, le grand-duc Constantin, la grande-duchesse Catherine assistaient à cette représentation ; et Sa Majesté l’im¬ pératrice a fait, après la représentation, complimenter madame Brohan. P. S. Il est arrivé avant-hier au Grand-Théâtre un fâcheux accident, à la fin du ballet de la Fille de marbre, qu’avait dansé à ravir madame Cerrito. Un portant est tombé sur la gracieuse ballerine, l’a renversée et l’a bles¬ sée à l’épaule; déjà même ses jupes de gaze s’enflam¬ maient, quand on lui a porté secours. Heureusement madame Cerrito va bien aujourd’hui et en a été quitte pour une grande peur et une blessure légère. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Oh Moscou, 12-24 septembre 1856. P. SI Je n’ai pas le temps de vous parler ce soir, pressé que je suis, non par l’heure du courrier, mais par l’envie de dormir, du grand bal masqué donné au Kremlin par l’empereur, ou d’un autre bal offert par l’assemblée de la noblesse au czar; je ne vous parlerai que d’une fête toute française et de laquelle à ce titre je vous dois compte; il s’agit de la représentation chez son A. I. la grande-duchesse Hélène, tante de l’empereur, et, en présence de toute la cour, d’un proverbe dû à la plume élégante d’un diplomate devenu député. Ce pro¬ verbe, qui a pour titre Qui perd gagne , est de donnée originale et écrit d’un style à la fois spirituel, fin et por¬ tant coup. — Ce n’est pas là seulement l’œuvre d’un homme du monde qui a de l’esprit, c’est mieux ; cela marche d’une manière vive et pimpante, avec un reflet de sentiment et presque de l’habileté scénique. Aussi je vous laisse à penser comment et combien cette saynète a réussi, jouée qu’elle était par madame Volnys, ma¬ dame Madeleine Brohan et MM. Deschamps etFédé. — Jusqu’au jour de la représentation on avait gardé le plus profond secret sur le nom de l’auteur, dont la mo¬ destie nerveuse ne pouvait s’accommoder de la publicité ; comment s’arrangera-t-il d’une • représentation sur la scène française ? — Mais en présence des applaudisse¬ ments légitimes et répétés de ce grand public, en pré¬ sence de la demande réitérée que faisait l’empereur du nom de l’auteur de ce petit chef-d’œuvre, c’est ainsi qu’il qualifiait Qui perd gagne , madame la grande- duchesse dut trahir l’incognito de M. le comte Joachim Murat, secrétaire du Corps législatif, attaché à la mis- 65 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. sion extraordinaire de France en Russie, et dès lors ce nom fut couvert d’applaudissements nouveaux : « Gom¬ ment! disait un vieux prince philosophe et sceptique : être diplomate, spirituel et amusant, mais c’est un tour de force ! » * 4. X Bal offert par l’ambassadeur de France à l'empereur.— La galerie de campagne de M. deMorny.—Concert donné parM. Auguste Durand, organiste de Sainte-Geniève, dans les salons de l'ambas¬ sade de France. Moscou, 17-29 sept mbre 1856. On s’attendait à des merveilles, et l’on n’a pas eu de mécompte. M. l’ambassadeur de France avait voulu être le dernier à recevoir l’empereur. Sa fête devait clore cette série de brillantes fêtes que nous venons de traver¬ ser; elle devait, par conséquent aussi, être la plus belle, le courronnement de l’œuvre... On avait l’expérience des fautes commises, le secret de ce qui avait manqué aux devanciers; tout cela rendait, ajuste titre, tout le monde exigeant. Eh bien ! nul n’a récriminé; chacun, sortant, ce matin, au jour, des salons de l’ambassade de France, s’émerveillait et s’extasiait... et, en conscience, il y avait de quoi. Les parois de la grande salle de bal étaient d’un bleu pâle, sur lequel courait un treillage d’or garni de lierre naturel qui montait jusqu’au plafond; de temps en temps, dans des cartouches, des peintures dé¬ coratives dans le goût du dix-huitième siècle : de petits PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 67 amours ou de gracieuses figures de femmes. Tout autour, à hauteur d'appui, des fleurs naturelles qui faisaient res¬ sembler cette salle à une vaste corbeille dont la bordure eût été de fleurs et le milieu d’or, de pierreries et d’étoffes précieuses. Au milieu de tout cela scintillaient de grands lustres de cristal et tout autour de superbes candélabres d’or supportant des milliers de bougies. Sur fun des côtés de cette salle, et dans un enfonce¬ ment préparé à cet effet, se trouvait la loge impériale, capitonnée de bleu plus foncé, de manière à s’harmoniser avec la décoration générale, tout en la relevant d’un ton plus accusé. Et maintenant que vous connaissez le cadre, voyons le tableau. Au milieu d’abord, l’empereur et l’impératrice, l’em¬ pereur revêtu du costume de cour blanc des hussards de la garde et portant le grand cordon de la Légion d’hon¬ neur; la grande-duchesse Constantin, l’une des plus charmantes femmes de Russie ; le grand-duc Constantin, les grands-ducs Michel et Nicolas, frères de l’empereur, portant le costume brun, or et rouge, de la milice, et le cordon bleu de Saint-André; le grand-duc héritier en hussard noir; le prince Pierre d’Oldenbourg; le prince Alexandre de Hesse, frère de S. M. l’impératrice; M.le comte de Morny, avec le grand cordon de Saint-André ; puis les aides de camp généraux, les dames d’honneur à portrait, c’est-à-dire qui portent sur l’épaule un médaillon de la souveraine et le cordon de Sainte-Catherine, qui leur donne rang de lieutenant général et fait que les postes prennent les armes quand elles sortent; puis —et j’aurais dù dès longtemps la nommer — l’ancienne reine de Mingrélic, portant une couronne de forme étrange, 68 PÉTEHSBOORG ET MOSCOU. mais belle toutefois, et faite, je crois, de platine, d’or et de lapis lazuli ; puis la jeune princesse de Géorgie ; puis la cour; puis le corps diplomatique ; puis... en un mot, huit cents personnes, et pas un habit noir, mais, en re¬ vanche, quelques costumes d’homme d’une exception¬ nelle beauté. Je ne vous parlerai plus ni des Mingréliens, ni des Kurdes, ni des Persans, ni des Albanais, ni... mais seu¬ lement de trois Autrichiens, le prince Esterhazy, le comte Valentin Esterhazy et le comte d’Appony, qui portaient tous trois l’habit hongrois de velours noir soutaché de soie et la pelisse pareille, mais cela pour le prince Ester¬ hazy, par exemple, avec une garniture de turquoises montées à jour, formant brandebourgs et garnissant toute la poitrine ; au cou, en guise de cordon de je ne sais quel ordre, trois émeraudes grosses comme deux doigts, et enfin un sabre d’argent au fourreau parsemé de bril¬ lants, de turquoises, etc. Voyez-vous d’ici toutes ces ri¬ chesses ressortant sur un fond de velours noir de la plus entière simplicité ? L’empereur et l’impératrice arrivèrent au bal dès neuf heures et demie ; à ce moment, l’orchestre, placé dans une tribune haute et conduit par Sax, joua l’hymne na¬ tional Bojé Tsara Khrani... puis les danses commen¬ cèrent. L’impératrice se retira dans un petit salon qui lui avait été préparé, pendant que l’empereur parcourait seul les salons, s’arrêtant ici, là, causant avec un géné- ral, avec un ambassadeur, avec les uns et les autres, toujours bienveillant pour tous, et paraissant se com¬ plaire à cette fête que lui offrait la France. Conduit par M. de Morny, l’empereur alla visiter et admirer cette galerie rie quatorze tableaux que l’ambas- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. C9 sadeur de France a su faire une des plus belles qui se puissent voir, vous allez en juger : c’est d’abord, hon¬ neur à qui de droit! un magnifique portrait de Rembrandt, le portrait de son doreur; puis, je suis l’ordre du place¬ ment, les B ravi de Meissonnier; puis un Enlèvement d’Europe , par ledit Rembrandt, trouvé à Moscou par M. de Morny; puis un Metzu de toute beauté, un por¬ trait de Denner aussi trouvé en Russie, un Wouvermans, un Pierre de Iïooghe, deux têtes de Greuze, et un petit Fragonard, charmant d’effet, d’une lumière et d’une cou¬ leur à égayer l’œil le moins sensible. L’impératrice, à son tour, accompagnée de la grande- duchesse Constantin, fit, à onze heures et demie, un tour dans les salons, et à minuit trois quarts on servait un souper, où trois cents personnes assises prenaient place à la fois. À la table du milieu, l’impératrice, et, derrière elle, M. l’ambassadeur, et M. Baudin, premier secrétaire de l’ambassade française; à droite de S. M., le prince Fré¬ déric des Pays-Bas, la grande-duchesse Constantin, lord Granville, la princesse de Ligne ; à gauche, le prince héréditaire de Hesse, madame la baronne de Seebach, le général Broglia, le prince de Ligne ; en face, la prin¬ cesse de Mingrélie. Quant à S. M. l’empereur, il s’était placé à une petite table, au milieu des dames et des de¬ moiselles d’honneur. Après le souper, LL. MM. H. restèrent encore quel¬ que temps au bal et ne se retirèrent qu’à une heure et demie du matin. On n’a pas, depuis le commencement des fêtes, d’exemple d’un aussi long temps passé au bal par l’empereur. Après le départ de LL. MM., on com¬ mença à danser le cotillon, puis la mazurka polonaise, que 70 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. les Russes dansent d’une façon gracieuse et charmante. Le bal ne finit qu’avec le jour, à cinq heures et demie, fit ce ne futqu’à cette dernière heure que les grands-ducs, qui avaient dansé toute la nuit, le quittèrent. Aujourd’hui, à Moscou, il n’est bruit que des splen¬ deurs de l’ambassade de France, et les Russes nous ac¬ cordent sans conteste la palme du triomphe : ils ont même, chose qu’on n’a pas faite jusqu’à ce jour, demandé qu’on leur laissât visiter ces salons féeriques ; ce à quoi l'ambassadeur a répondu en disant qu’il était tout dis¬ posé à faire voir ses salons à tous... mais au profit des pauvres; et il a organisé, pour après-demain jeudi, un bal par souscription, à cinq roubles par personne, moitié pour les nécessiteux de la colonie française, moitié pour les pauvres de Moscou. Maintenant encore, ce soir, un feu d’artifice mon¬ strueux (dont je ne pourrai vous parler, car il faudrait remettre à demain ou après le départ de cette lettre), et puis les fêtes du couronnement à Moscou seront closes. L’empereur quitte cette ville le 22 septembre-4 octobre, le corps diplomatique le dimanche, et les troupes drama¬ tiques lundi. Moscou va reprendre son aspect habituel, sa tristesse et son vide. Mais, en ce temps-là, nous as¬ sisterons à l’entrée solennelle de l’empereur à Saint- Pétersbourg, et nous vous en donnerons des nouvelles. Il y a eu aujourd’hui, 17-29 septembre, dans ces mêmes salons de l’ambassade de France, un concert des plus brillants donné par un de nos compatriotes, homme de talent sérieux et sympathique. M. Auguste Durand , organiste de Sainte-Geneviève, a fait entendre au public russe, surpris de cette presque révélation, un instrument que l’on connaissait ici sans en savoir toutes les res- PET15RSB0UNG I.T MOSCOU. 71 sources: l’orgue-mélodium d’Alexandre. M. Durand a exécuté plusieurs morceaux de sa composition, tous pleins de mélodie, et d’une mélodie distinguée, gracieuse et facile. En tant qu’exécutant et que compositeur, M. Durand a obtenu le plus grand et le plus légitime succès; il a été couvert d’applaudissements et de bravos. Du reste, M. Durand n’en était pas à sa première ova¬ tion moscovite, il est depuis quelque temps le lion mu¬ sical de la ville sainte; il n’est pas un salon ici qui n’ait voulu l’avoir ou l’entendre, et la grande-duchesse Hé¬ lène, tante de S. M. l’empereur, après avoir entendu l’organiste de Sainte-Geneviève, lui a envoyé en té¬ moignage de sa satisfaction une épingle en turquoise enrichie de diamants. MM. Calzoiari, Tagliafico et Têtard, mesdames Maray et Tagliafico avaient prêté leur concours au bénéficiaire, et tous ont bien mérité du public, qui leur a rendu en applaudissements chaleureux tout le plaisir qu’ils lui avaient causé. Moscou. — La vieille ville : ses bazars, le Gostinoi Dvor, la porte des Bottes. — Étymologie du verbe schoukiner ; le marché aux P. .x. — Le Toitskoi Traktir et ses cent-quinze garçons. — Pudeur de cet établissement. — Un menu russe de haut goût. — Le stchi national. — Abattis de barbes au théâtre Italien. — Les clubs à Moscou. Moscou, 22 septembre-^ octobre 1856. C’en en est fait des splendeurs du couronnement, il n’en reste plus guère que des échafaudages et... des sou¬ venirs. L’empereur quitte aujourd’hui Moscou , et déjà nombre de membres des missions étrangères ont devancé son départ. Les généraux Lebœuf, Frossard et Dumont sont partis, il y a troisjours, pour Varsovie et la France; le colonel Reille, rappelé dans notre pays par des affaires de famille, les avait précédés, accompagné du marquis de Gallilïet. MM. Siméon, d’Espeuille, de Maussabrée et Piquemale les ont suivis, il ne reste plus ici, avec M. de Morny, que l’ambassade fixe, composée de : M. Baudin, premier secrétaire; le vicomte de Lespine , deuxième secrétaire ; le marquis de Piennes , le marquis de Sayve et le marquis de Courtarvel, attachés; et, en outre, le comte Joachim Murat, secrétaire du Corps lé- PÉTERSBOUBG ET MOSCOU. 73 gislatif; le comte de Lavalette; le duc de Grammont-Ca- derousseet le prince Paul de Beaufremont, qui, je crois, ne quitteront la Russie qu’avec l’ambassadeur extraor¬ dinaire. Il est temps, du reste, de quitter Moscou. Depuis les belles journées de soleil qui ont prêté leur riant éclat aux fêtes extérieures du couronnement, à peine avons-nous aperçu un coin de ciel bleu, toujours un voile gris au firmament, toujours de la pluie, tantôt fine et péné¬ trante, tantôt torrentielle, toujours de la boue, et quelle boue ! Ah ! la poussière est certes passée, à Moscou, à l’état de fléau : mais la boue, c’est encore une autre af¬ faire! Avez-vous quelquefois traversé en France, parle dégel, quelque chemin de traverse? Eli bien, voilà... En un mot, la boue de Moscou est presque pire que le ma¬ cadam des boulevards; jugez. C’est dans cette boue qu’il a fallu patauger durant sept verstes pour aller voir, l’autre soir, ou plutôt ne pas voir, le feu d’artifice. On en disait merveille, et la vérité est que l’un des artificiers les plus justement renommés de Russie avait consacré quatre mois aux préparatifs; mais il avait compté sans le climat, qui est venu, d’un souffle de vent et d’une nuée de brouillard, dissiper toutes les espérances et voiler à tous les yeux ces derniers éclats d’une fête qui s’éteignait pour ne reparaître que dans quelque cinquante ans. Toutefois, accompagnant le feu d’artifice, il y avait une chose dont il faut vous parler et sur l’effet de laquelle on comptait beaucoup, quoiqu’elle fût, à mon avis, plus singulière qu’effectivement admira¬ ble. M. Lwolf, l’auteur de l’hymne national russe Boghe Tsaria Khrani, avait imaginé de faire accompagner par le canon les trois mille chanteurs qui de\aient entonner 7/i PÊ1ERSB0URG ET MOSCOU. ce chant patriotique, et, pour ce faire, il avait adapté à un clavier des fils électriques correspondant à Ja lu¬ mière de canons placés à cinq verstes des exécutants ; lui-même, assis à ce clavier, accompagnait l’hymne, et, au temps fort de chaque mesure, grâce à cette combi¬ naison, le canon venait renforcer de ses basses formi¬ dables les voix humaines, un peu perdues, quoique si nombreuses, dans ce vaste espace à ciel découvert. Mais, à la veille de quitter Moscou, — je pars lundi matin 24 septembre (G octobre) pour Pétersbourg, —je veux vous parler de quelques curiosités moscovites que sans doute je ne reverrai plus : c’est d’abord la Vieille- Ville, puis les marchés, puis les restaurants russes, puis les bazars... Mais vous allez voir, comme disent les entrepreneurs de lanternes magiques. Proche le Kremlin, entouré de murailles crénelées comme lui et le comprenant dans son enceinte, se trouve le vieux Moscou, ce qu’ici on appelle encore la Ville (Gorod). C’est là le centre commerçant par excellence; on y vend de tout et à tout prix ; il s’y fait des affaires de millions de roubles argent et des affaires d’un demi- copeck; c’est, après toutefois la foire de Nyjni-Novgo rod, l’une des Babels modernes les plus incroyables qui se puisse rencontrer. Mais procédons par ordre; péné¬ trons dans ce temple en plein air du lucre à bon mar¬ ché, et voyons : Nous voici à ce que nous autres Français nous avons appelé la Porte-des-lîottes, parce que sous cette porte se trouvent établis des cordonniers en plein vent, dont les seules fonctions consistent à reconnaître si vos chaussures sont bonnes ou mauvaises; si votre soulier s’éculc, si votre botte perd sa semelle, on vous en avertit poliment, et on vous présente un marteau, des PÉ I ERSBOURG ET MOSCOU. 75 clous, etc.; vous vous asseyez sur un escabeau de bois, restaurez vous-même votre chaussure, donnez quelques copecks à l'aimable homme qui a pris soin de votre santé, ne voulant pas que vous attrapiez de rhume, chose cruelle en ce pays, et vous partez; suivant celte ligne, vous êtes dans le département des cordonniers, descendez ces quelques marches qui semblent conduire à une cave, vous voilà dans la boutique sombre et odo¬ rante d’un chausseur à la mode; vous allez avoir là des hottes vernies à tiges de maroquin pour 3 roubles ( 12 fr.), j’en ai acheté... ah! et des galoches superbespour 4 francs. Allons plus loin, bous tombons dans le Vschi-Vaia- Boiga. Je n’oserai jamais traduire cela en français : le Marché aux p..x. Devinez. Là la foule est compacte et d’une propreté qui, hélas! n’a rien de douteux; là cha¬ cun est marchand et acheteur à la fois ; on vient appor¬ ter les objets dont on ne sait plus que faire, ceux auss que, dans un moment d’égarement, on a rencontrés chez autrui, ceux encore qu’on vient de trouver dans la poche de son voisin ; on y apporte ses vieilles défroques, sa pipe et son caftan usé, un mouchoir, une serviette ou un rasoir, les choses les plus indispensables comme les plus superflues. Là, moyennant 15 copecks (12 sous), on a un de ces essuie-mains russes si curieux par leur bordure en dentelle de couleur; pour 50 copecks on a un bonnet fourré de Cosaque ou une chemise rouge de moujik, etc. Suivons : Nous \oilà chez les marchands de pantoufles brodées de Tarjok, et de bottes tartares; plus loin, c’est la rue de la Bourse et les magasins arméniens : là, ce sont toutes les curiosités du Caucase et de la Perse, les yatagans, les poignards tchirkesses, les pipes de cerisier 76 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, garnies d’argent, les bracelets d’argent niellés du Cau¬ case, les soieries chinoises les plus belles et les plus bril¬ lantes, les costumes cireassiens les plus riches, les tapis persans les plus magnifiques et les plus originaux. Ah! que de fois j’ai regretté là ne n’avoir pas cent mille livres de rente! — A droite sont les marchands de four¬ rure. On se figure généralement, en France, que la Russie est le pays des fourrures à bon piarché... Oui, en ce sens que les fourrures très-belles et très-chères sont plus nombreuses et un peu moins chères ici qu’à Paris, mais voilà tout; les fourrures d’un prix médiocre ne sont pas belles, ne valent rien et se payent plus cher qu’ailleurs (I). Nous passons ici devant la Bourse envahie en ce mo¬ ment par des Persans au bonnet pointu, et devant le Troitskoï Traktir , auquel nous reviendrons tout à l’heure... et nous pénétrons dans les lignes du Gostinoï dvor, ce qui veut dire bazar étranger, et ce que à tort, mais à l'imitation du bazar de Saint-Pjétersbourg, les Français de passage dans la ville sainte ont nommé Schou- kina dvor (de schouk'a, brochet, parce que ce qui est au¬ jourd’hui le Temple de Pétersbourg était autrefois le marché au poisson). De Schoukina dvor, nous avons (1) Voici pour exemple le prix de quelques fourrures à Péters¬ bourg. — Elles sont un peu meilleur marché à Moscou : une peau de martre zibeline d’environ 0,35 c. à 0,40 c. de longueur, 15, 20, et quelquefois 50 roubles (c’est-à-dire, 60, 80 et jusqu’à 200 fr.); martre du Canada, 5 à 6 roubles (20 à 24); vison, 4 à 5 roubles ; castor pour col de paletot, 0,50 centimètres, 30 à 40 roubles (120 à ICO); la moindre pelisse de yénotte (fourrure com, mune) coûte au moins 80 roubles (320 fr.). C’est en Allemagne- particulièrement à Berlin, à Leipzig et à Breslau qu’on trouve les fourrures les moins chères. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 77 tiré un verbe français schoukiner , expression devenue nécessaire à Moscou, entre nous Français de tous états, qui sommes, ou peu s’en faut, tout le jour au bazar. Aussi n’entend-on plus guère, entre Français et Fran¬ çaises, en ce moment, que cette conversation stéréoty¬ pée : Où vas-tu ? Schoukiner. — D’où venez-vous ? De schoukiner. Ah ! c’est que schoukiner est une chose pleine d’in¬ térêt et d’attrait, on trouve au Schoukine des curiosités de toute nature : de la vieille argenterie byzantine de toute beauté, des croix grecques émaillées attenant à des chaînes de vieil argent, à ravir, par leur forme origi¬ nale et jolie, nos Parisiennes les plus élégantes, qui se¬ raient, j’en suis sûr, bien heureuses de porter ces chaînes en bracelets. On y trouve des lapis lazuli et des mala¬ chites en profusion, et, ce dont sont friands les Russes superstitieux, des quantités de talismans, c’est-à-dire des turquoises ou des lapis, sur lesquels sont gravés des ca¬ ractères religieux slavons, ou encore des bijoux chinois et persans apportés par les caravanes; du toula, c’est-à- dire de l’orfèvrerie fond argent mélangé d’or et guilloché de noir, fabriquée dans la ville de Toula; des cuillers de forme russe, toutes rondes avec le manche droit et rond, et des kakochnichs, la coiffure élégante des paysannes russes, et enfin des images grecques, tableaux peints avec revêtement d’argent ou d’or, qui ne laisse voir que la tête et les mains des personnages ; des croix avec émaux enchâssés dans le métal, des aspersoirs, qui, hélas ! ont plus l’air de balais que de bénissoirs; et enfin tout le matériel sacré du rite grec, le tout ayant conservé les formes et les aspects byzantins, les personnages naïfs et raides de la vieille école, avec leurs auréoles d’or et 78 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. leur carapace d'argent... et les chapelets que j’allais ou¬ blier. Ce sont des lanières de cuir avec de petits gru¬ meaux également en cuir formant les dizaines, et au bout, en guise de croix, trois triangles d’une égale grandeur sur lesquels sont inscrites quelques paroles russes em¬ pruntées au rite grec. Mais il est est temps d’aller dîner, la visite au bazar ayant été longue. Revenons donc au Novo Troistkoï Trahtir, nouveau, sans doute, parce qu’il n’est fondé que depuis quatre-vingt-quatre ans; restaurant de Troitza, parce que la maison dans laquelle il est établi appartient au couvent de Troitza, ce qui donne même lieu à une particularité assez curieuse : cette maison étant monas- térique, comme disent les Russes, les cabinets particu¬ liers y doivent toujours rester porte ouverte... Le Troistkoï Traktir est le plus grand et le mieux ap¬ provisionné et achalandé des restaurants de Moscou. Aussi fait-il d’excellentes affaires, quoiqu’il paye au cou¬ vent 30,000 francs de loyer. On y consomme par jour trois veaux exclusivement nourris de lait, six cents livres de bœuf, de 50 à 00 sterlets, cent bouteilles de champa¬ gne (ce qui n’est guère), quarante livres de thé, quatre cènts livres de sucre, seize cents seaux d’eau rien que pour le thé, et 1,200 kalatcha (pain russe), 700 pains bis et 500 pains français. Il y a 110 garçons de table, tous vêtus de la chemise blanche flottant sur le pantalon blanc large et d’un grand tablier blanc, et 15 cuisiniers. La recette journa¬ lière y est en ce moment de 2,000 à 2,500 roubles argent (8 à 10,000 fr.), et en temps ordinaire de 800 à 1,000 roubles. Voici maintenant le menu original de notre dîner PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 79 d’hier : D’abord et comme toujours, avant la soupe, du caviar arrosé de kummel ou de hatchiclicnné, sorte d’eau-de-vie aromatique ; en fait de potage, du stchi au gruau, c’est là une soupe nationale que tout le monde en Russie dévore avec délices, depuis le moujik jus¬ qu’au boyard, c’est... de la soupe aux choux... mais excellente, je dois l’avouer, moi qui n’ai pas de sympa¬ thie pour le chou. C’est une espèce de chou farci mis en soupe, mais préparé au moins vingt-quatre heures à l’avance, sans quoi il paraît que cela ne vaudrait rien. L’hiver, quand les Russes voyagent dans l’intérieur, ils ont toujours dans leur voiture du stchi congelé, qu’on fait dégeler et qu’on mange aux stations. Avec le stchi comme avec toutes les soupes ici, on mange des petits pâtés à la viande ou au poisson appelé piroggi. Après la soupe on nous servit du cochon de lait au raifort, puis du bitok , espèce de hachi de viande, puis du sterlet du Yolga, ce poisson justement célèbre, car il est vraiment excellent; puis enfin, après le raisin, du thé jaune aromatique; le tout avait été arrosé de champagne frappé, hase inévitable de tout repas russe de bonne compagnie, et de lompapo, une boisson origi¬ nale celle-là, mais qu’il faut boire (elle est bonne) sans J'avoir vu faire. On met sur la table un énorme shopka d’argent, grand vase en forme de gobelet d’escamoteur retourné; là-dedans est le lompapo, c’est-à-dire de la bière mélangée de citron, de sucre et de pain noir grillé, mélange agréable à boire, je le répète, mais désagréable à voir. Voilà un menu difficile à composer au Café de Paris, et qui n’en est pas moins (ah! j’ai la recon¬ naissance de l’estomac), et qui n’en est pas moins 80 PÉTERSBOUUG ET MOSCOU. propre à satisfaire les gastronomes les plus difficiles et les mieux en goût : qu’ils y viennent voir. Maintenant, faut-il vous conter comme quoi il y a eu avant-hier au Théâtre-Italien un abattis de barbes assez curieux? On donnait la Traviata , c’est-à-dire la Dame aux camélias, en costume Louis XIII, avec accompagne¬ ments de M. Verdi. Ces messieurs les Italiens, qui ne se gênent pas beaucoup, avaient trouvé bon de conser¬ ver leurs barbes; ce qui, dans cette pièce toute de fan¬ taisie, ne faisait pas mal d’ailleurs; mais au milieu du premier acte arrive le directeur général, qui aperçoit ces messieurs en scène, tout heureux d’étaler sur le velours de leurs pourpoints des barbes magnifiques. Aussitôt, ordre est donné de faire tomber ce symbole d’une toute- puissance qui paraît usurpée. La toile se lève pour le second acte, acteurs et choristes paraissent ; mais on ne les reconnaît plus; que leur est-il arrivé? Sont-ils indis¬ posés et a-t-il fallu les remplacer?... Non... mais ils sont., rasés... Alors, éclat de rire général; puis la repré¬ sentation continue, pendant que, dans la coulisse, on bourre un coussin de la dépouille de ces mentons récal¬ citrants. Faut-il vous dire encore que, hier, je prends un ùvochik (une voiture de place), et que, n’ayant pas de monnaie pour le-payer à l’arrivée, je demande au cocher, avant de monter, la monnaie de trois roubles ? Aussitôt je vois, non sans quelque étonnement, mon homme relever son caftan, plonger la main dans sa botte, en extraire un vieux mouchoir sale, noué aux coins, et tirer de ces nœuds trois billets d’un rouble, qu’il me donne, après quoi il refait ses nœuds et remet.... sa bourse dans sa botte... PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 81 Presque toute la monnaie de ce pays est, vous le sa¬ vez, en papier. On a des billets de un rouble, de trois roubles, etc. ; c’est même, je crois, ce qui fait qu’on appelle cela rouble argent. Et sur ce, je vais faire une dernière visite au Kremlin. Tout à vous. P. S. Le départ de l’empereur est encore remis, mais il aura lieu décidément demain dimanche, à onze heures du soir. Sa Majesté va à Tsarkoe Selo , près de Péters- bourg, la résidence ordinaire d’automne ; elle y restera jusqu’au 5 octobre russe, jour de son entrée solennelle dans la capitale de toutes les Russies, puis y retournera jusqu’aux premières neiges. Ah ! un dernier mot sur le club anglais : — C’est, avec l’assemblée de la noblesse, le club allemand et le club des marchands, le lieu de réunion ordinaire des Mosco¬ vites, mais il faut, pour en être membre, être noble ou étranger. — C’est un club à la française, qui ne diffère guère de nos cercles qu’en ce qu’on y sert, à la manière orientale, le chibouc allumé. On y cause., on y joue, et on y lit tous les journaux russes et ceux des étrangers qui pénètrent dans l’empire ; on y trouve, par exemple, quelques journaux français. Les salons de ce club sont grands et beaux, mais je vous le redis, rien n’y est ex¬ ceptionnel, et je ne vous en parle que pour constater que Moscou a ses clubs tout comme Paris. Xli Retour à Pétersbourg. — Entrée de l’empereur. — Déjà la neige.— Les maisons russes. — Le Dvornik. — Le pigeon, oiseau sacré. — Isvochks et Drochkys. — Le fond de la langue russe. — Axiome. Saint-Pétersbourg, merci edi 3-13 octobre 1836. Peut-être serait-ce le moment de s’écrier, comme madame Ugalde dans Galatée : Partons, le ciel nous favo¬ rise ; voilà qu’il fait le plus beau froid du monde, et que les fêtes de Pétersbourg ne font guère que refléter, mais déjà pâlies, les fêtes de Moscou. Hier, par un temps resplendissant et une température assez douce compa¬ rativement aux deux ou trois degrés au-dessous de zéro de ces jours derniers, l’empereur a fait, avec le même cérémonial qu’à Moscou, son entrée solennelle dans la capitale de toutes les Russies. — Je ne recommencerai pas ici une description déjà faite ; je ne vous parlerai plus ni de carrosses d’apparat dorés, ni des lesghiens, ni même des dames d’honneur à portrait, mais je profiterai de l’occasion pour vous dire quelques mots du pays lui- même, de ce qui s’y passe tous les jours, à défaut de ce qui s’y passe une fois tous les demi-siècles. — Et tout PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 83 d’abord, apprenez que depuis mou retour de Moscou, qui a eu lieu en vingt-cinq heures, pour vingt-deux qu’il faut vulgairement, la température a pris des allures russes qui me rappellent à chaque instant que je suis loin de notre Paris, et qui m’obligent déjà à me vêtir de four¬ rures comme un vieux Russe. Le 25 septembre, c’est- à-dire le 5 octobre de notre calendrier, nous avons, sur la route de Moscou à Pétersbourg, trouvé de la neige qui ne fondait pas au soleil, alors que nous avions laissé à Moscou une température comme l’automne nous la fait en France. — Depuis, nous avons eu à Pétersbourg un petit froid assez vif, et aujourd’hui, le soleil aidant, le thermomètre marque zéro. ♦ Du reste, si Je froid arrive, on a déjà fait les prépa¬ ratifs pour s’en défendre; et les maisons russes, fort mal construites en général, je vous en reparlerai, sont admirablement disposées contre le froid : partout des doubles fenêtres, entre lesquelles se trouvent placés de la ouate contre le vent et du sel pour absorber l’humi¬ dité; et une fois ces fenêtres posées en octobre, en voilà pour huit mois d’une clôture hermétique, sans ouvrir même le fortouchka ( petit vasistas). C’est la mort, dit-on en Russie, et nul ne l’ouvre; il faut se résoudre pendant tout l’hiver, hiver de sept à huit mois, je le répète, à une vie de serre chaude, qui, jointe à l’usage fréquent des bains de vapeur, étiole et fane très-vite les femmes russes. On tâche toutefois, pendant ce long emprison¬ nement sans air, de se faire un peu illusion, et les ap¬ partements deviennent partout de petits jardins d’hiver : des fleurs de tous côtés viennent égayer la vue et vous reposer de ce presque éternel rideau blanc si triste et si morne. Partout encore au\ maisons de ce pays des dou- 84 PÉTERSBOORG ET MOSCOU. blés portes, les escaliers fermés, et dans chaque appar¬ tement d’immenses poêles de faïence de dix pieds de haut qui échauffent tout un étage, y donnent une température constante et égale qui permet de laisser toutes les portes ouvertes à l’intérieur, et vous laisse la faculté, même par un froid de 20 à 25 degrés, de rester chez vous en manches de chemise. Que si maintenant / V' on veut sortir, quelque froid qu’il fasse, on est si bien défendu par les fourrures, si bien enveloppé de toutes parts, qu’à part le nez qui court quelque danger réel, on ne s’aperçoit pas qu’on soit dans un pays plus fait pour des ours blancs que pour des hommes. Les maisons de Pétersbourg, vous disais-je, sont fort mal bâties en général; les appartements y sont nom¬ breux, mal disposés, mais leur plus grand inconvénient pour un étranger nouveau venu en Russie, c’est la dif¬ ficulté qu’il éprouve à y trouver quelqu’un. Vaste cara- \ansérail à plusieurs cours, avec des escaliers de tous côtés, vous êtes perdu dès que vous y pénétrez, car vous ne pouvez pas imaginer que ce trou borgne enfoui à six pieds sous terre, que vous ri apercevez pas en entrant, puisse être le logis d’un homme et renfermer un portier ; un portier, que dis-je? ah 1 si les concierges de Paris m’entendaient! Eh bien, pourtant, il y a là-dedans un dvornick , qui parle exclusivement russe quand il parle quelque chose, et qui est chargé de vous indiquer où demeure la personne que vous demandez; il est vrai qu’il y a aussi sous la porte-cochère, dans un tableau ad h,oc } les noms de toutes les personnes qui habitent la maison. Bonne et intelligente mesure, me direz-vous. — Oui, mais c’est en russe. — Eh ! apprenez le russe! — C’est ce que je fais. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. S5 Autre chose encore : les maisons ici ne portent pas de numéros ; quand on indique une adresse, on dit la rue et le nom du propriétaire de la maison; si le proprié¬ taire change et la plaque indicative aussi, vous voilà pour des heures à chercher avec votre cocher qui ne vous comprend pas, et quand vous parvenez à trouver l’ami que vous allez voir, les effusions de votre amitié sont mélangées de l’amertume des ennuis éprouvés et du temps perdu. — Ah! misères humaines ! Mais vous avez trouvé la maison que vous cherchiez, vous êtes dans votre appartement bien clos et bien chaud, et, la nuit venue, le sommeil vous gagne, vous croyez qu’il suffit tout simplement de vous mettre au lit et que vous allez reposer mollement bercé par des rêves d’or. — Ah! oui, une fois couché, vous croyez qu’on a oublié le matelas, tant est molle votre couche, de vraies plan¬ ches, unies comme miroir. Dire qu’on s’est plaint autre¬ fois de la dureté des coucous ! Il n’y a pas longtemps encore que l’usage des lits est introduit généralement en Russie; et alors que le moujik couche sur la terre, et le dvornick , même par les froids les plus rigoureux, sur le banc de pierre qui est à la porte de la maison qu’il surveille, nombre de seigneurs, j’en ai vu souvent, s’é¬ tendent pour dormir sur un divan de cuir en jetant sur eux une simple couverture. Venons aux isvochicks. On nomme ainsi les cochers de place, on les tronve dans toutes les grandes rues de Pétersbourg. Les places sont indiquées, non pas comme à Paris par des petits bureaux logeant‘un inspecteur, mais par une suite d’auges en bois, où les chevaux mangent l’avoine, la partageant fraternellement avec les pigeons, ces envahisseurs de la ville de Pierre le Grand, 8G PÉTERSBOURG ET MOSCOU. dont je ne crois pas vous avoir encore parlé. Les pigeons, respectés ici à l’égal des animaux sacrés des anciens, pullulent à effrayer pour l’avenir, et déjà ils sont si nombreux, si familiers et si considérés , qu’un jour- il m’est arrivé de voir mon isvochick mettre son cheval au pas pour passer au milieu d’une volée de pigeons qui picoraient tranquillement dans la grande Morskaia, l’une des rues les plus fréquentées de Pétersbourg; ils abusent, du reste, je dois le dire, de la position qu’on leur a faite ici, et s’en vont salissant de la manière la plus déplorable tout ce .qur est bas-relief ou ornement extérieur. Cela est on ne peut plus sensible à l’église de Saint-Isaac, où il a fallu, pour ne pas voir tous les bas-reliefs de bronze disparaître honteusement sous la malpropreté de ces petites bêtes, prendre des mesures énergiques et en défendre l’approche par des petites pointes de bronze imperceptibles à la vue, mais suffi¬ santes pour que le pigeon qui viendrait s’y poser en soit désagréablement affecté et perde l’intention d’y revenir. Mais retournons aux isvochicks et à leurs droschkys. Un drochky, la voiture la plus simple du monde, se compose tout bonnement d’une banquette posée en long sur deux essieux fort bas; on se place sur cette ban¬ quette à cheval ou de côté, au choix, mais immédiate¬ ment derrière le cocher ; et moyennant 15 kopeks (60c.), on fait à fond de train une course si longue qu’elle soit; on conserve la voiture une heure pour 36 ou 40 kopeks (I 60). Le drochky, qui est d’une fort jolie forme, porte à l’extrémité de son brancard une espèce d’arc en forme de cœur, qui couronne le cheval et donne à son allure quelque chose de très-élégant. Le drochky de place n’a qu’un cheval, le drochky de maître en a PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 87 deux et quelquefois trois placés sur la même ligne; mais alors ce second cheval, qu’on appelle un fou , est un trotteur, il court toujours follement la tête rejetée sur le côté, de manière à presque raser la terre de sa crinière; lancé à toute volée, c’est là un attelage on ne peut plus original et joli. C’est par la nécessité de ses relations avec les isvo- chicks qu’un étranger qui arrive en Russie est forcé de prendre les premières notions de la langue russe; le vocabulaire, indispensable pour s’en faire entendre est, d’ailleurs, assez restreint : avec prearna (tout droit), na prava (à droite), na leva (à gauche ),stoi (arrête), et nazad (retourne), on les mènerait au bout du monde; il faut alors savoir où l’on va? Oui, mais après vingt-quatre heures de séjour ici, on connaît la ville comme qui que ce soit. Il n’y a à Pétersbourg qu’une seule rue, la Pers¬ pective de Newski, les autres ne sont que des acces¬ soires, assez habilement placés pour faire valoir leur doyenne et souveraine, la Perspective; c’est à la Pers¬ pective qu’on voit, qu’on vend, qu’on fait tout; là, tous les jours, de trois à cinq heures, on passe en revue toute la population; et si vous voulez voir un ami, gardez- vous d’aller chez lui, il n’y serait pas, promenez-vous sur la Perspective, et sûrement vous le rencontrerez. Je vous citais tout à l’heure les cinq ou six mots né¬ cessaires pour se faire conduire partout; mais on pour¬ rait encore, à la grande rigueur, se passer de ces mots. Il n’y a en Russie que deux mots tout à fait essentiels, deux mots bases , deux mots qu’on répète plus ici qu’on ne disait autrefois le by God en Angleterre et qu’on ne dit aujourd’hui la buona mano en Italie, deux mots avec lesquels on peut se tirer des positions les plus dif- 88 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ficiles, deux mots qui, en résumé, et comme eût dit Figaro, sont le fond de la langue. Ces deux mots presque cabalistiques, les voici : c’est dourak , imbécile, et kara- cho, très-bien. Avec cela, ne craignez rien, vous tra¬ verseriez la Russie de long en large et de large en long, même les steppes, surtout les steppes, attendu que vous n’auriez oncques à qui parler. Et sur ce, permettez-moi de terminer par une re¬ marque que je faisais hier en voyant cette foule tran¬ quille et sans turbulence rangée sur le passage de l’em¬ pereur. « En Russie, il n’y a pas plus de gamins que de femmes, tout cela se résume en des à peu près d’hommes. » XIII Pétersbourg, 14-26 octobre 1856. Ma chère amie, A peine à Pétersbourg, me voici en possession de quel¬ ques pages faites pour plaire à votre esprit; elles sont d’allure toute française, quoique écrites de la main qui brûla Moscou; lisez, et vous verrez de quelle philosophie solide était nourri le comte Rostopchine, et quelle gaie tournure il donne à ses appréciations sur les hommes et sur les choses. Mais que sert de vous dire tout cela, puisque je vous envoie l’œuvre? Je ne la crois pas édi¬ tée; elle fut, m’a-t-on dit, publiée il y a plus de vingt ans dans un journal disparu ; aussi, sauf meilleur avis, la publierai-je à mon retour à Paris. Voici l’incident qui donna lieu à ces pages : Un soir, chez la princesse G..., on discutait assez vivement, et l’on en vint à parler de l’incendie de Moscou, qui fut pen¬ dant vingt ans le dada patriotique des vieux Moscovites. Chacun de dire son mot, qui en bien, qui en mal; les uns blâmant, les autres louant le comte Rostopchine, qui arriva en pleine discussion; la situation était embarras¬ sante. Le silence se fit, et la maîtresse de la maison s’a- 90 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. dressant brusquent au nouvel arrivant : « Comte, lui dit- elle, on parlait de vous, et Ton disait que vous devriez écrire vos Mémoires; vos Opuscules, publiés jusqu’à ce jour, ne suffisent pas à arrêter la langue quelquefois un peu méchante de vos détracteurs. » Et elle lançait un regard et un sourire à un général, fort des amis de Rostopchine, mais qui tout à l’heure médisait à Taise de son ami. Que votre volonté soit faite, princesse, répondit Ros¬ topchine. Et le lendemain, il apportait à madame G... le manuscrit que je vous livre. MÉMOIRES DU COMTE ROSTOPCHINE ÉCRITS PAR LUI-MÊME. Chapitre I. En 1765, le 12 mars, je sortis des ténèbres pour pa¬ raître au grand jour. On me mesura, on me pesa, on me baptisa. Je naquis sans savoir pourquoi, et mes parents remercièrent le ciel sans savoir de quoi. Chapitre II. — Mon éducation. On m’apprit toute sorte de choses et toute sorte de langues; à force d’être impudent et charlatan, je passai quelquefois pour un savant: ma tête est devenue une bibliothèque dépareillée dont j’ai gardé la clef. Chapitre III. — Mes souffrances. Je fus tourmenté par les maîtres, par les tailleurs qui me faisaient des habits trop étroits, par les femmes, par l’ambition, par l’amour-propre, par les regrets inutiles, par les souvenirs et les souverains. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 91 Chapitre IV. — Privations. J’ai été privé de trois grandes jouissances de l’espèce humaine : du vol, de la gourmandise et de l’orgueil. Chapitre V. — Époques mémorables. A trente ans, j’ai renoncé à la danse; à quarante, à plaire au beau sexe ; à cinquante, à l’opinion ; à soixante, à penser, et je suis devenu un vrai sage, ou un égoïste, ce qui est synonyme. Chapitre VI. — Résolution importante. N’ayant jamais pu me rendre maître de ma physiono¬ mie, je lâchai la bride à ma langue et je contractai la mauvaise habitude de penser tout haut; cela me procura quelques jouissances et beaucoup d’ennemis. Chapitre VII. — Portrait moral. Je suis entêté comme une mule, capricieux comme une coquette, gai comme un enfant, paresseux comme une marmotte, vif comme un Bonaparte, et le tout à volonté. Chapitre VIII. — Ce que je fus et ce que j’aurais pu être. J’ai été très-sensible à l’amitié, à la confiance, et si je fusse né pendant l’âge d’or, j’aurais peut-être été un bonhomme tout à fait. Chapitre IX. — Principes respectables. Je n’ai jamais été impliqué dans aucun mariage ni aucun commérage. Je n’ai jamais recommandé ni cuisi¬ niers ni médecins ; par conséquent, je n’ai attenté à la vie de personne. 92 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Chapitre X. —Mes goûts. J’ai aimé les petites sociétés, une promenade dans le bois; j’avais une vénération involontaire pour le soleil, et son coucher m’attristait souvent. En couleurs, j’ai¬ mais le bleu; en manger, le bœuf au raifort; en boisson, l’eau fraîche; en spectacles, la comédie et la farce; en hommes et en femmes, les physionomies ouvertes et ex¬ pressives; les bossus des deux sexes avaient pour moi un charme que je n’ai jamais pu définir. Chapitre XI. — Mes aversions. J’avais de l’aversion pour les sots et les faquins, poul¬ ies femmes intrigantes qui jouent la vertu ; un dégoût pour l’affectation; de la pitié pour les hommes teints et les femmes fardées ; de l’aversion pour les rats, les liqueurs, la métaphysique et la rhubarbe ; de l’effroi pour la justice et les bêtes enragées. Chapitre XII. — Analyse de ma vie. J’attends la mort sans crainte comme sans impatience. Ma vie a été un mauvais mélodrame à grand spectacle, où j’ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets. Chapitre XIII.—Récompenses du ciel. Mon grand bonheur est d’être indépendant des trois individus qui régissent l’Europe. Comme je suis assez riche, le dos tourné aux affaires et assez indifférent à la musique, je n’ai, par conséquent, rien à démêler avec Rotschild, Metternich et Rossini. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 93 Chapitre X1Y. — Mon épitaphe. Ici on a posé Pour reposer Avec une âme blasée, Un cœur épuré Et un corps usé, Un vieux drôle trépassé. Messieurs et mesdames, passez! Chapitre XV. — Ëpître dédicatoire ail public. Chien de public ! organe discordant des passions ; toi qui élèves au ciel et plonges dans la boue ; qui prônes et calomnies sans savoir pourquoi ; image du tocsin, écho de toi-même; tyran absurde échappé des petites-maisons; extrait des poisons les plus subtils et des aromates les plus suaves ; représentant du diable auprès de l’espèce humaine; furie masquée en charité chrétienne; public que j’ai craint dans ma jeunesse, respecté dans l’âge mûr, et méprisé dans ma vieillesse, c’est à toi que je dédie mes mémoires, gentil public. Enfin, je suis hors de ton atteinte, car je suis mort, et par conséquent sourd et muet ; puisses-tu jouir de ces avantages pour ton repos et celui du genre humain! XIV Pétersbourg, novembre 1856. Madame, Voulez-vous bien aujourd’hui, au lieu de vous parler de vous, ce que je faisais hier, ou de moi, ce que je fais trop souvent, me laisser vous conter un conte du temps passé, conte moscovite, avec quelque saveur gauloise tou¬ tefois? N’inférez, d’ailleurs, rien contre ma galanterie de cette histoire, empruntée à la vieille Russie, et qu’on pourrait appeler : UN AÏEUL DU MÉDECIN MALGRÉ LUI. L’un des premiers explorateurs de la Russie, je ne sais si ce n’est Olearius, raconte qu’au temps du grand-duc Boris Godounoff, il se trouvait à Moscou un boyard du nom de Dmitri Paulovitch JarnefT, dont la femme Na- dejna Ivanovna n’avait pas une conduite exempte de tout reproche. — Dmitri, qui connaissait sa femme et savait qu’il n’y avait pas de remède à son mal, se consolait avec l’eau-de-vie de grain, qu’il trouvait d’autant meilleure, qu’en ce temps c’était du fruit très-défendu, et que ceux qui étaient surpris à vendre de l’eau-de-vie en Moscovie étaient condamnés à avoir les narines fendues, supplice fort usité alors en ce pays. Dmitri goûtait avec délice PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 95 cetteconsolation suprême, qui amène l’oubli avec les maux d’estomac, et de temps, en temps en manière de passe- temps et d’expiation , il administrait ou faisait adminis¬ trer à son indigne épouse quelques coups de fouet ven¬ geurs. Nadejna criait, pleurait, poussait des lamenta¬ tions à attendrir tout autre qu’un mari trompé, vouait Dmitri Paulovitch à toutes les malédictions infernales, mais ne se corrigeait pas. Toutefois , depuis quelque temps, Jarneff avait pris l’habitude de faire fouetter sa femme le dimanche et le jeudi, après le repas du milieu du jour et avant d’aller dormir. Il disait à Nadejna que cela lui procurait des rêves aimables et roses, et qu’au moins il dormait plus tranquille, ayant conscience d’un devoir accompli. Or, si Nadejna aimait hors la loi, elle haïssait du plus profond du cœur la loi représentée par son mari, et s’ingéniait à chaque heure de jour et de nuit à trouver une vengeance qu’elle ne trouvait pas. Ce qu’il lui fallait, car Nadejna n’était pas une femme vul¬ gaire, ce n’était pas seulement n’être plus fouettée; ce n’était pas encore être débarrassée de Dmitri, c’était ren¬ dre à ce dernier souffrance pour souffrance, mais cela au centuple ; c’étaient des raffinements de vengeance comme étaient si ingénieuses à en inventer les Romaines de la décadence, ces reines admirables de cynisme et de hardie impudeur, des voluptés âcres et des cruautés ex¬ quises ; ce que voulait Nadejna, c’était voir Jarneff souf¬ frant toutes les douleurs des damnés* mais à la manière des damnés, c’est-à-dire d’une façon durable. Elle l’eût vu prêt à tomber sous le couteau acéré d’un meurtrier, qu’elle aurait sauvé son mari, car le tuer d’un coup c’était lui arracher sa vengeance. — Toutefois notre gracieuse héroïne avait beau chercher et chercher encore, son es- 96 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. prit infécond ou trop désireux de trouver ne trouvait pas, et, d’ailleurs, fallait-il encore, pour jouir pleinement de son œuvre, ne pas trahir la main qui frapperait. Elle en était arrivée à désespérer de rien imaginer de digne d’elle, et elle allait choisir quelque moyen vulgaire répu¬ gnant à sa nature, quand le bruit se répandit dans Mos¬ cou que le grand-duc était malade, en proie à un violent accès dégoutté, que ses médecins ordinaires se décla¬ raient impuissants à vaincre, et qu’il promettait de grandes récompenses et de grands honneurs à celui qui, médecin ou non , boyard ou paysan, trouverait un re¬ mède qui pût apporter quelques soulagements à ses cruelles douleurs. — C’était un jeudi, et comme elle ve¬ nait d’être battue au grand esgaudissement de son mari, que Nadejna apprit cette nouvelle; dès lors sa résolution fut prise; ce n’était pas certes la réalisation de son rêve le plus cher qu’elle allait obtenir, mais au moins était-ce quelque chose d’inhabituel et de sûr à la fois. — Sans plus tarder elle se rendit au château et demanda à péné¬ trer près du czar, disant qu’elle apportait un remède souverain. On l’introduisit aussitôt, et se jetant aux pieds du souverain étendu sur un divan de cuir, elle lui dit : « Ah ! seigneur, que ne suis-je mon mari ! demain vous seriez guéri. » —Et comme le grand-duc la regardait étonné : « Oui, seigneur, il possède contre la goutte un remède unique et sûr, et il n’y a pas huit jours qu’il a guéri de cette maladie un de nos paysans, que j’ai amené avec moi, et qui confirmera mes paroles par son témoi¬ gnage. Mais, seigneur, Dmitri Paulovitch prétend que, pour le bien de la Moscovie, il faut que vous mouriez, et c’est pour cela qu’il ne vous apporte pas son remède. » Le czar surpris, mais peu habitué à une confiance ahso- 97 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. lue dans la parole de ses sujets, fit arrêter Nadejna, et ordonna d’aller quérir sur-le-champ Dmitri Jarneff. — Notre boyard venait de s’éveiller, et, encore étendu, il rê¬ vait à cette nouvelle source de voluptés, certaines celles- là et sans crainte dedéceptions, qu’il s’était créées en fai¬ sant battre sa coupable épouse deux fois la semaine; il se complaisait dans la vengeance en passant avec douceur la main dans sa longue barbe, se disant toutefois qu’il y avait à regretter que le dimanche fût si loin du jeudi, et concluant enfin que le monde était mal fait et les semai¬ nes trop longues. Ses méditations furent interrompues par les envoyés du czar, qui, sans lui donner un mot d’ex¬ plication ni une minute pour rassembler ses idées, l’en¬ traînèrent au palais. — « Le remède, le remède ! lui cria le souverain dès qu’il l’aperçut, ou je te fais fouetter ! » Dmitri restainterdi tet sans réponse.—«Nem’entends-tu pas, continua Godounoff, monstre indigne, qui, pouvant le guérir, veut laisser mourir son maître? »Et comme Jarneff ne comprenait guère et ne répondait pas, sur un signe du czar, on le fouetta au vif et on le jeta en prison. — Là, tout en songeant que s’il y avait plaisir à faire fouetter les autres, il y avait vraiment désagrément à être battu, notre homme cherchait l’explication de ce qui lui était arrivé, et sans voir bien clairement le pourquoi ni le comment, il s’écria d’instinct : « C’est ma femme! » et s’exaltant peu à peu sous l’empire de la douleur et de la colère, il criait à tue-tête : « C’est ma femme ! c’est ma femme !. ..Oh ! quand je la reverrai... » Sur ces entrefaites arriva dans le cachot un médecin du czar, qui tâchant de calmer notre pauvre boyard, lui expliqua ce qu’on atten¬ dait de lui. .—-« Ah! mon Dieu! mais je suis perdu alors! s’écria-t-il;-jamais je n’ai rien su, bien moins en- 6 98 PÉTËRSBQURG ET MOSCOU. core la médecine qu’autre chose... Oh! ma femme! » Et il serrait les poings avec rage. Si Nadejna l’avait vu alors, elle aurait pu, si exigeante qu’elle ait été, avoir un mo¬ ment de satisfaction; mais Nadejna rêvait de son côté, dans un cachot, à la fin de cette aventure dans laquelle elle s’élait embarquée, et redoutait une issue fâcheuse.— Le soir venu, le czar fit comparaître Dmitri, qui, lar¬ moyant et gémissant, demanda grâce, disant que sa femme était une infâme, ce qui était aussi vrai que Dieu était au ciel et que le czar était grand ; cela lui valut cinquante coups de fouet et toujours le cachot. — Quinze jours du¬ rant, il subit, soir et matin, ce désagréable traitement, et ce, pendant que sa femme, mise en liberté dès le second jour, venait le visiter soir et matin après le fouet, le réconfor¬ tant, le consolant et l’exhortant à céder par amour pour elle et par amour pour son pays, lui disant que le czar était plus qu’un homme, puisqu’il était plus près de Dieu, etmilleautreschoses confites en douceur et bien faites pour exaspérer le boyard et le faire devenir fou, si l’étendue de son esprit peu développé lui avait permis cette mala¬ die des hommes intelligents. — Ces exhortations de cha¬ que jour et sa constance, sa patience angélique à soi¬ gner son mari, et à souffrir sans se plaindre sa mauvaise humeur et sa dureté, avaient fait très-bien venir Nadejna du czar et de sa cour ; on lui avait accordé une pension de cinquante roubles, dont on lui paya Je premier quar¬ tier en peaux de fouines estampillées , monnaie encore employée quoique tombant déjà en désuétude; bientôt même, récompense à son dévouement au souverain : Na¬ dejna reçut la grivna , ce collier fait de nœuds d’argent, que les grands-ducs accordaientà leurs favoris, et quarante peaux de ces martres zibelines qu’aiment encore tant les 99 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. élégantes du dix-neuvième siècle, en tous pays.—Dmitri Paulovitch Jarneff, grâce aux coups qu’il recevait chaque jour avec une régulalité et une ponctualité désespérantes, grâce encore, plus peut-être, aux rages indicibles dans les¬ quelles chaque jour aussi deux fois le venait mettre sa femme, bonne, douce, complaisante quand il y avait des témoins de leur entretien, vrai serpent au venin brûlant quand ils se trouvaient seuls, Dmitri n’était plus que l’ombre de lui-même, et appelait la mort de toutes les forces de son âme, quand une nuit, un peu reposé et calme (il n’avait pas vu sa femme dans la soirée), il ré¬ fléchit qu’il y avait un moyen sinon de se sauver, au moins de tenter son salut, et qu’il fallait se résoudre à être médecin, quitte à risquer de tuer le czar; aussi, quand l’officier et l’exécuteur arrivèrent le lendemain dès l’aube, il les arrêta et leur dit : « Eh bien ! j’y,consens, je sauverai le czar. » — Grande rumeur au palais : dès ce moment on soigne notre homme, on l’héberge et le dorlotte, et, lui, ordonne aussitôt que des courriers par¬ tent, l’un pour les bords del’Occa, l’autre pour les rives du Volga, un autre pour la forêt du Jesna, recomman¬ dant à chacun de lui rapporter une botte d’herbes et de simples cueillis en ces divers lieux. — Ceci fait, il mit infuser toutes ces plantes et en composa des bains pour le grand-duc, qui, au lendemain du premier bain se trou¬ vant mieux, fit fouetter encore son nouveau médecin pour avoir tant lardé à le soulager, et le fit combler de présents pour l’avoir soulagé.—L’accès, sans doute, ayant fini son cours, car, pas plus que Dmitri Paulovitch, je ne crois à la vertu de ses simples, le grand-duc se trouva sur pied en moins d’une semaine, et Jarneff re¬ tourna chez lui avec le titre de premier médecin hono- 100 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. raire du grand prince.— De retour au logis, quand pour la première fois Dmitri aperçut Nadejna, il eut une folle envie de l’étrangler; mais il réfléchit que s’il manquait son but, il pourrait en avoir des ennuis, et se dit en homme que l’expérience a rendu sage : « Non, non, soyons aimable et bon. » Et depuis lors, ajoute la chro¬ nique, ces deux modèles des époux vécurent heureux, riches et aimés de leur souverain, honorés de leurs égaux et respectés de tous. XV Un dégel partiel. — Le Mari à la Campagne. — La Neva au pont de Troistzky. — Les Champenois de la Russie : Histoire d’un Dindon, d’un Anglais et d'un Petit-Russien, — Deux Enseignes en langue française. Pétersbourg, 30 novembre-12 décembre 1856. Mon cher Auguste, Non, décidément, je le répète, tu n’imagines, tu ne saurais imaginer ce que c’est qu’un dégel dans ce pays-ci. — Ah! parce que nous connaissons le macadam des boulevards et la boue de Moscou, nous croyons savoir ce que c’est que du gâchis : erreur dont je suis revenu depuis trois jours ; les rues de Pétersbourg présentent en ce moment la seule chose vraiment digne de ce nom que j’aie rencontrée; il n’est littéralement pas pos¬ sible de traverser à pied une rue quelconque de la capitale de toutes les Russies, la Perspective moins que toute autre, eût-on aux pieds les galoches et les plus solides et les plus haut montées. J'ai été, avant-hier soir, horriblement puni d’avoir voulu tenter cette im¬ possibilité : j’étais sur la place Michel, que tu con¬ nais, et je voulais aller du Dom Lazareff au théâtre; tu vois cela de là-bas, et ce n’est pas loin; eh bien! après maintes tentatives infructueuses et après avoir embarqué dans mes galoches un petit déluge de neige 0 . 102 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. fondue, je dus prendre un traîneau pour rentrer chez moi changer de chaussure et me faire ensuite ra¬ mener au théâtre, où Ton donnait, d'ailleurs, le Mari à la Campagne , après lequel madame Brohan a été rappelée cinq fois. Près de madame Brohan, jouait madame Paul Ernest, qui, pour n’exciter pas les applau¬ dissements enthousiastes du parterre russe, n’en est pas moins charmante ; un peu timide peut-être en son jeu, elle ne donne pas assez ce qu’elle pourrait donner, mais elle a de vraies qualités, joue avec intelligence et esprit, et ce rôle de madame de Nohan est un de ses bons rôles; aussi l’y a-t-on justement applaudie. Vernet. malgré les souvenirs que j’ai de Bégnier, a été pour moi, comme pour tous, un très-amusant Colombey, et Bondois un Poligny plein d’entrain. — Yoilà comme tout va à peu près pour le mieux au théâtre Michel ; mais revenons à notre dégel : je te le disaishier et le répète aujourd’hui avec horreur, grâce (quel mot!) à la fonte des neiges, peu à peu on sent re¬ paraître cet affreux pavé pointu que tu connais et que je commençais à oublier, et pour comble de disgrâce, si l’on ne peut pas marcher à pied, il est aussi presque im¬ praticable de se faire voiturer; j’ai cependant aperçu ce matin quelques rares droskys revenant on ne sait d’où , et qui ont l’air complètement dépaysés auprès du traîneau qui règne encpre, tout en pataugeant dans un pied de neige fondue, et rebondissant à chaque mi¬ nute sur le pavé avec des soubresauts à vous casser les reins. Quant aux calèches, on y est comme dans des balançoires mal suspendues : jeté à chaque minute de côté ou d’autre, horriblement cahoté, et comme dans tout véhicule d’ailleurs, par le temps qui court, rompu et brisé au bout de dix minutes. — La Néva seule est PÉTERSBOURG ET MOSCOU. J03 encore agréablement carrossable ; il y a bien un peu d’eau sur ses soixante centimètres de glace (épaisseur mesurée) ; mais qu’importe que le traîneau patauge? on roule avec douceur et rapidité ; cela ne laisse pas, d’ailleurs, que d’être assez étrange, de passer presque à pied sec et de courir en voiture sur une rivière de douze à quinze cents mètres de largeur (laNévaa, au pont de Troistzky, en face la forteresse, douze cents mètres de large ; il faut douze minutes pour la traverser ; près de la Bourse, à l’endroit où elle se bifurque, elle est plus large encore), et cela quand depuis quatre jours déjà on a quatre ou cinq degrés Réaumur au-dessus de zéro; mais un aca¬ démicien des sciences vient de me dire, pour me guérir de mon étonnement à ce propos, qu’il fallait six à sept semaines aux glaces névatiques pour se débâcler quand arrive le grand dégel. Ah! au fait, voilà qui ne doit pas être propre, le grand dégel du printemps; à en juger par ce dégel partiel dont nous jouissons en ce moment, ce doit être un impraticable petit déluge de boue, d’eau, etc., horrible mélange de choses innommées, que, je l’espère, je n’aurai pas à affronter, car en ce temps de doux printemps, j’aurai revu Paris, la grand’ville, et mon quai et ma rivière de Seine, qui, comme on me l’écri¬ vait dernièrement, charrie plus d’illusions perdues que de glaces. — Ces illusions perdues me font songer à une petite histoire que je te veux conter. — J’étais l’autre soir aux Italiens, où madame Bosio, Labla- che, de Bassini, Calzolari. et Tagliafico chantaient le Barbier. Pendant un entracte, j’allais rendre visite à une fort jolie femme de ma connaissance, qui joint à un esprit naturellement très-piquant une prononciation de notre langue assez étrange pour donner quelque chose 104 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. de plus piquant encore à ses appréciations ; assis derrière elle, nous passions en revue les loges qui nous faisaient face, quand nos regards s’arrêtèrent sur celle d’un mi¬ nistre étranger représentant d’une cour peu aimée quoi¬ que amie ; sur le devant de la loge, le ministre et son premier secrétaire, qui certainement parlaient poli¬ tique, il est impossible d’avoir l’air de tant s’ennuyer en parlant d’autre chose. Derrière ces deux personnages principaux, un jeune attaché qui ne jouit pas d’une répu¬ tation d’esprit fort étendue, et qui paraissait ne penser à rien tout en ne disant rien. — « Si vraiment, me dit madame de...., il pense, en voulez-vous la preuve? — Oui. — Et elle commença ainsi : « Les paysans de la Petite-Russie sont les Champenois de notre pays, et quand on veut un terme de comparai¬ son à l’imbécillité, on dit ici : bête comme un Petit- Russien, ce qui, je le répète, n’empêche pas qu’ils n’aient leur finesse et leur instinct, et que leur réputation ne soit pas plus méritée que celle des Champenois de France. — Donc, un paysan de la Petite-Russie qui jamais n’avait quitté son gouvernement, je ne sais s’il était de Kiev, de Pultava ou d’Ukraine, s’en vînt à Pé- tersbourg, et un beau jour, amené par le hasard ou la fantaisie, se trouva au marché aux oiseaux ; là il vit con¬ clure une affaire qui l’étonna au suprême degré et le fit longuement réfléchir : il avait vu vendre un colibri gros comme le doigt deux cents roubles argent. Le résultat de ses réflexions fut un départ subit pour son pays, où il arriva tout en joie; il confia à sa femme, dès son arrivée, que les habitants de Pétersbourg étaient des imbéciles, et que sa fortune était faite ; et, sans plus d’explication, il chargea une voiture, kibitka ou télègue, de tout un PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 105 troupeau de dindons gros, gras et dodus à faire plaisir. Mais, hélas ! il avait compté sans la longueur de la route, et sans les 25 degrés de /roid qui vinrent peu à peu lui enlever les plus belles pièces de son chargement, le plus clair de ses espérances ; toutefois il continua sa route sans se décourager, et arriva à Pétersbourg avec trois seulement de ses volatiles : deux qui moururent en¬ core avant l’arrivée au marché, et un dernier plus vail¬ lant et non moins beau, que notre homme vint étaler triomphalement sur la place, disant : Si l’on paye un moineau d’Odessa 200 roubles, que ne me payera- t-on pas cette grosse et belle bête? Et il attendit. — Bientôt un acheteur, enveloppé dans une magni¬ fique pelisse de martre, et suivi d’un domestique en livrée qui portait une cage, passa devant notre homme. « Que fais-tu là? lui dit-il. — J’attends. — Quoi ? — Qu’on m’achète mon oiseau. — Un dindon ? — ■X* X> Oui. » Et sur ce éclat de rire inextinguible de Pa- mateur. —Le marchand sefàcha. « Pourquoi ne m’achète¬ rait-on pas mon dindon? n’avez-vous pas acheté peut- être très-cher cette petite bête que porte votre do¬ mestique? n’achète-t-on pas tous les jours ces horribles criards qu’on appelle des perroquets? eh bien! mon oiseau est plus beau que tous ceux-là. Et voyez quelle taille, quelle grosseur ! A la bonne heure ! » Et il se ren¬ gorgeait. « Mais, fit l’amateur, ces autres oiseaux que tu cites chantent ou parlent. —Eh bien ! le mien pense, fit le Petit-Russien. » Et l’amateur, satisfait de cette ré¬ ponse, lui paya son dindon cinquante roubles. — Voilà comme quoi notre Anglais pensait. Et sur ce, adieu, mon cher ami, et que Paris te soit agréable et doux. 10G PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 1-13 décembre 1836. Pour en finir avec le dégel, car aujourd’hui nous voilà de nouveau enneigés avec G degrés, te souvient-il des cent grenadiers du Palais, ces hommes de cinq pieds six pouces, tous taillés sur le même modèle, et chevronnés depuis l’avant-bras jusqu'à l’épaule, les seuls hommes de Russie qui portent le bonnet à poil ? eh bien l l’on conte ici que l’un d’eux, qui montait la garde ces jours derniers au pied de la colonne Alexandrine, a été perdu dans les bas-fonds de la place; il se sera noyé dans quel¬ ques-uns de ces précipices si fréquents à Pétersbourg entre les pavés; le fait est que depuis ce temps on n’a pas eu de ses nouvelles; on va, je crois, commencer des fouilles et ordonner des prières publiques. 2-14 décembre. Le dégel continue et ma lettre aussi. Dieu veuille que l’un et l’autre ne deviennent pas chroniques ! Le droschky a repris son empire, et quelques traîneaux obstinés ont inauguré une variété de traînage sur le pavé à vous rompre les os. J’ai voulu essayer de cela, car, à mon sens, on doit essayer de tout dans cette vie, les mauvaises choses comme les bonnes ; ce n’est guère qu’ainsi qu’on parvient à savoir quelque chose, la comparaison perpé¬ tuelle étant la meilleure source d’expérience possible; donc j’ai fait une course en traîneau sur le pavé, d’où j’ai retiré cette instruction, ou plutôt cette conviction, que de toutes les détestables manières d’être cahoté, et il n’y en a guère qui ne soient bien dures, c’est encore la plus détestable. Ah ! te rappelles-tu cette singulière enseigne de la PÉTERSB0U11G ET MOSCOU. 107 Petite-Morshaia, près de M. Paul M‘*‘ Nétouage de différâtes étoffes? Eh bien ! en voici une plus singulière encore que j’ai été chercher tantôt chez le marchand, et que je t’envoie tout imprimée, pour que tu ne m’accu¬ ses pas de falsifications : Au Gostinnoi Dwor par la Perspective de Nevsky. Boutique N h. W. D. BEEAEEFF. Grande désire de meilleres choses brodé enor de Tor- jeff et de Kasansky, pour faire présent des travaux russe des toufles, des courroies, des houles, des cas - cettes, des sintures, des coussins, des bottes , et beaucoup des choses brodé enor et en soie, des meilleures travaux. Guire de Jûfte , des bottes de canon , des longues et des courtes de tous les sortes, et guire de Millier. Sur tous ces choses prends de commandation le marchand de St. Pétersbourg W. D. Beldeff. Ne t’effraies pas, cette fois ma lettre est bien finie, et cependant j’ajouterais bien encore que le nombre des voitures cassées qu’on rencontre dans les rues est in¬ croyable, grâce au temps affreux que nous avons, et qu’il y a de quoi réjouir les carrossiers jusqu’à l’ivresse; mais il est trois heures, et je vois à peine assez clair pour tracer ces derniers mots. Je pourrais bien allumer une bougie, mais j’ai pitié de toi. XYI Le Théâtre-Français en Russie : Les bénéfices. — La. semaine folle. — Le général et ses aides de camp. — Madame Brohan aborde le drame : Un Duel sous Richelieu. — Rentrée de M. Berton au théâtre Michel. — La pension et les voitures du théâtre. — Le Théâtre-Allemand. Pétersbourg, 10-22 décembre 1856. Mon cher monsieur Dumont, Il n’est plus question ici ni de paix, ni de guerre, ni de l’île des Serpents, ni des pro\inees danubiennes, mais d’un événement d’une bien autre importance, par ma foi, et dont on s’occupe du palais à la caserne, de la boutique au salon. — Quoi? — Le succès de madame Madeleine Brohan, dans Un Duel sous le cardinal de Richelieu. Cela, les excentricités morales assez plaisan¬ tes d’une autre dame qui appartient indirectement au théâtre, et qu’on pourrait appeler la Dame aux Lotos , et enfin les débuts de M. Berton dans Sullivan et le Piano de Berthe , voilà qui défraye aujourd’hui les conversa¬ tions publiques et particulières de la capitale de toutes les Dussies ; et comme d’ailleurs cela ne manque pas d’intérêt pour les Parisiens, je crois devoir vous envoyer quelques détails. — Mais, avant toute chose, il est bon de vous dire, car on ne s’en doute guère à Paris, où les artistes dramatiques sont un peu comme les anguilles de PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 100 Melun, qui crient sans qu’on les écorche, il est bon que je vous dise quelques mots de l’organisation des théâtres ou plutôt du Théâtre-Français en Russie. — La haute direction de tous les théâtres appartient, sous le contrôle toutefois du comte Adlerberg, ministre de la cour, à M. Alexandre Guedeonoff, conseiller privé actuel, avec le titre d’ Excellence , qu’on nomme ici, quoiqu’il ne soit pas militaire, le général Guedeonoff, ou tout simplement le général. Le général, donc, dirige tous les théâtres, et les dirige bien; c’est un homme bon et juste, et avec le¬ quel les artistes sont sûrs de n’être jamais lésés dans leurs intérêts; bien au contraire. On lui reproche quel¬ ques boutades russes de temps à autre, mais elles ne servent qu’à rendre plus saillante sa bonté native; le général a tout ce qu’il faut pour faire un bon direc¬ teur : une haute intelligence des choses artistiques, et une habitude excessive de tout ce qui touche au thé⬠tre, en tant qu’administration, art, etc. — Sous ses ordres immédiats, il a, au Théâtre-Français, ou thé⬠tre Michel, trois régisseurs : un régisseur en chef, M. Peyssard, fort aimable homme, la conciliation faite régisseur, et MM. Huby ctFédé.— Presque tous les ar¬ tistes français appartenant au théâtre Impérial ont, par contrat, droit à un bénéfice, et, comme ils sont nom¬ breux, cela donne une singulière physionomie au réper¬ toire; chacun pouvant choisir pour son bénéfice les piè¬ ces que bon lui semble; et ces bénéfices durant presque autant que l’année théâtrale, il arrive ceci, qu’on ne donne absolument ici que des pièces choisies par les ar¬ tistes, et malheureusement, la plupart du temps, leur choix étant fait au point de vue de la plus grosse recette pos¬ sible, ils ne s’inquiètent guère que d’un titre à effet sur 7 îio PÉTERSBOURG ET MOSCOU. f affiche; la question étant de faire venir une fois le public, peu importe que l’œuvre représentée soit bonne ou détestable. — D’autre part, ces bénéfices, qui ont lieu tous les dimanches, de septembre à Noël, puis, après une interruption de quelques semaines, de jan¬ vier à mars, dévorent une quantité de pièces inimagina¬ ble (on en est aujourd’hui, après deux mois de représen¬ tations, à la trente-sixième pièce nouvelle : je ne porte pas en compte les deux ou trois chansonnettes dont, chaque soir, Têtard et Neuville viennent égayer le pu¬ blic russe). Cette organisation donne aux artistes un travail incessant et forcé, qui n’a guère eu d’égal qu’au temps de Sisyphe. On monte ici, en moins d’une se¬ maine (tout compris, lecture, répétitions, etc.), cinq actes comme les Noces Vénitiennes, ou en quatre jours, du mercredi au samedi, cela s’est fait cette semaine, trois actes comme Sullivan. Et quand on songe, après cela, que souvent à Paris, l’auteur étant présent, quand on a répété cinquante ou soixante fois, on trouve encore à se plaindre de n’avoir pas eu le temps d’apprendre! Puis, quand ces bénéfices ont tous passé, arrivé ce qu’on appelle ici la Semaine folle, la semaine des jours gras, pendant laquelle on joue deux fois par jour, de midi à quatre heures, et de sept heures à minuit. Pen¬ dant cette semaine, on passe en revue tout le réper¬ toire de l’année; après quoi, je vous assure, les ar¬ tistes ne sont pas fâchés de voir arriver le grand carême, c’est-à-dire sept semaines de repos absolu, pendant les¬ quelles il n’y a ni répétitions ni représentations; déjà, à cette époque, ceux qui, par engagement, ont des congés, s’enfuient vers l’étranger, et s’en vont donner quelques mois à notre belle patrie. — Mais revenons PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 111 à madame Brohan. Quoiqu’elle ait joué ici vingt rôles, tous de caractères différents, depuis les Deux Ménages jus¬ qu’aux Noces Vénitiennes , depuis le Mari à la Campagne jusqu’à la Lectrice et à Valérie , et cela sans préjudice de son répertoire parisien : les Demoiselles de Saint-Cyr, Contes de la reine de Navarre , Par droit de Conquête , le Caprice , Porte Ouverte , etc., et qu’elle y ait eu beau¬ coup de succès, son triomphe le plus complet a été celui du Duel sous Richelieu. Elle a révélé là des qualités dramatiques qu’on ne devait pas s’attendre à rencontrer chez elle, habituée aux sentiers délicats et'tendres des comédies de son répertoire, au pétillement spirituel des proverbes de M. de Musset, ou même aux grandes fa¬ çons classiques de la comédie de Molière. Eh bien! c’est là ce qui, pour nous, présage à madame Brohan un grand avenir ; elle s’est transformée en abordant le drame, tout en conservant ces qualités de pure diction et de dis¬ tinction qui n’abandonnent jamais une comédienne de bonne école ; elle a trouvé en elle des effets de force, des élans d’énergie, de cœur et de tendresse, à enlever le par¬ terre le moins enthousiaste. U faut donc vous attendre à voir revenir à Paris madame Madeleine Brohan avec une perle de plus à son écrin dramatique, avec une qua¬ lité de plus, jointe à toutes ses qualités : elle savait faire sourire et pleurer, elle sait maintenant puissamment émouvoir. Du reste, madame Brohan a été, dans le Duel , admi¬ rablement secondée par MM. Montdidier et Paul Bou- dois, le duc de Chevreuse et Cbalais.—Quant à M. Ber- ton, il a fait une fort brillante rentrée au théâtre Michel, et il a été accueilli par les bravos prolongés de la salle tout entière. Il faut dire à sa louange, d’ailleurs, que, en- 112 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. courage sans doute par cet accueil, il a joué Sullivan avec plus d’entrain que nous ne lui en avons jamais vu à Paris, et qu’il s’est tiré à son grand honneur et en bon co¬ médien d’un rôle qui ne nous paraît pas être de ceux qui, répondant le mieux à ses qualités, lui conviennent le mieux. — Dans le Piano de Berthe , M. Berthon nous a étonné, tant il a eu de verve; il a joué on ne peut plus lestement et avec on ne peut plus d’esprit ce rôle joli et spirituel de Franz; aussi a-t-il été applaudi, réapplaudi et rappelé. — Je vous ai dit plus haut les inconvénients du Théâtre-Français de Pétersbourg, mais j’ai eu le tort de ne pas vous dire qu’il y a des compensations réelles à ces inconvénients : d’abord, tel qui à Paris gagnait etgagnera de six à huit mille francs, en touche ici de quinze à vingt mille, sans compter les feux et le bénéfice, qui donne vul¬ gairement de trois à quatre mille francs net. Ajoutez à cela l’avantage, au bout de quinze ans de service, d’une pension de deux mille cinq cents francs, quel qu’ait été le chiffre des appointements de l’artiste, pension que, d’ailleurs, s’il reste au théâtre, il peut cumuler avec lesdits appointements, et vous verrez qu’il n’y a pas de duperie à venir jouer la comédie en Russie. D’autant encore que ces dames, comme ces messieurs, ont à leur service, pour aller aux répétitions et aux représentations, les voitures du théâtre, de grandes calèches qui vont les chercher et les reconduire, tandis qu’à Paris il n’est guère donné qu’à quelque immense talent d’exception ou bien à quelques talents... de détail d’aller en voiture. Décidément, les comédiens de S. M. l’empereur de Russie sont d’assez heureuses gensl Maintenant, il me faudrait vous dire quelques mots du Théâtre-Allemand, dont le répertoire se compose de PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 113 pièces allemandes contemporaines et de quelques traduc¬ tions du français, comme la Vie en Rose , que jouaient avec talent, il y a quelques jours, mesdemoiselles Moh- ragen et Barndorf, et de Robert Macaire , qu’elles jouent en ce moment; mais non, je remets cela à une prochaine lettre, consacrée tout entière au théâtre natio¬ nal russe, et dans laquelle je trouverai un peu de place pour les artistes allemands. Bien à vous. XVII Le froid. — 20 degrés au-dessous de zéro et du soleil. — La Neva plantée et éclairée au gaz. — Mouvement silencieux sur la Per¬ spective.— M.deC...: congestion cérébrale causée parle froid, asphyxie causée par la chaleur. — Précautions à prendre : pelisse, bottes et bonnet fourrés. Pétersbourg, 12-24 décembre 1856. Ma chère cousine, Qu’il y a de temps que je ne vous ai vue! qu’il y a de temps que je veux vous écrire, ne fût-ce qu’un mot, et que je remets au lendemain, comptant que l’on vous dit de mes nouvelles de part et d’autre, et que... Mais cette lois m’y voici, et je vais vous parler longuement , vous ne m’en voudrez pas, de la Russie, des Russes et de moi, qui le suis presque devenu. Toutes les lettres qui me viennent de France sont à l’étonnement : Que fais-tu là- bas? que faites-vous à Pétersbourg? pourquoi un si long séjour en Russie? Voilà ce qu’on m’écrit sur tous les tons. L’un, et c’est Achille, s’en va doutant de la gravité des travaux que je fais ici, et, s’apitoyant sur mon sort, il s’écrie : « Je te plains, toi qui avais déjà à souffrir de nos hivers anodins, et regrettais à chaque petite gelée 115 PÈTERSBOURG ET MOSCOU. le ciel plus doux et plus clément de l’Italie; » l’autre, et c’est Emilie, demande si je fais ici quelque travail de Pénélope, et ajoute : « Si cela continue, tu finiras par passer l’iiivcr dans cette froide Russie, qui ne gèle pas, je pense, autant le cœur que le corps. » Mais soyez donc bien convaincus qu’on ne gèle pas ici, et que c’est tout au plus si l’on s’aperçoit qu’il y gèle; il fait, par exemple, aujourd’hui, huit degrés Réaumur au- dessous de zéro, c’est-à-dire ce que nous appellerions à Paris onze degrés de froid. Eh bien, nul, pas mémo moi, ne s’avise de trouver qu’il fait froid ; il y a un adage qui court les rues de Pétersbourg et qui est parfaitement vrai : « En Russie on voit le froid, mais on ne le sent pas. » Vous me savez assez frileux, ayant assez horreur des basses températures , pour avoir toute confiance en mon appréciation. Ah ! c’est qu’on n’imagine pas ici d’avoir, comme à Paris, despaletots écourtés et des chaus¬ sures de l’épaisseur d’une feuille de papier. On a des pe¬ lisses fourrées qui vous enveloppent du sommet de la tète jusqu’à la pointe des pieds, et des galoches également fourrées, avec lesquelles on peut, sans inconvénient, en¬ foncer dans la neige et braver le froid, fût-il, comme au¬ jourd’hui, 12-24 décembre, de 19* Réaumur, car pendant les quelques jours que ma lettre a été interrompue, le thermomètre a continué à descendre sensiblement, et c’est à présent un spectacle curieux que celui de tous ces hommes à barbe, transformés en statues de fleuve, comme les faisaient les sculpteurs du dix-huitième siècle. Les voyez-vous de là-bas,tous ces cochers, dont chaque cheveu qui passe sous le bonnet, chaque poil de mousta¬ che ou de barbe est devenu une paillette brillantée, scin¬ tillant au soleil? voyez vous ces chevaux dont la robe a 116 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. disparu sous une couche de glace ou plutôt sous les rangs pressés de pelites pointes blanches qui ressemblent assez à des aiguilles de cristal? voyez-vous jusqu’aux blondes et maigres moustaches de votre cousin, transformées en un réseau serré sur lequel on aurait répandu de la pous¬ sière de diamant? \oi!à ce que c’est que vingt degrés de froid.—Et cette ville immense, tout entière blanchie à la neige, où chaque toit a perdu sa couleur pour ne donner qu’une vaste surface blanche, où chaque canal (la ville en est sillonnée) est devenu un miroir et un chemin, où lalNéva, cette fSé\a qui a par endroits quinze cents mètres de largeur, est une rue de plus dans la capitale de toutes les Russies, ou plutôt un nouveau quartier non encore bâti, mais où déjà l’édilité (si édilité il y a, ce dont je doute) a tracé des rues et des chemins bordés, non pas seulement de poteaux indicateurs, mais de petits arbres verts fichés dans la glace, où ils semblent avoir poussé, et, chose plus excentrique, peut-être, éclairés à leur com¬ mencement, ces chemins sur la Néva, par des becs de gaz ! Oui, des becs de gaz sur le fleuve même, voilà ce qu’on voit en Russie l’hiver; et il se trouve à Paris des gens assez courageux ou profanes pour me reprocher d’être encore dans ce pays des froids merveilleux. Et puis croyez-vous que ce ne soit pas un spectacle bien curieux que celui d’une rue comme la perspective de Neusky, large et longue comme nos boulevards, et sillonnée en tous sens de milliers de traîneaux, de troïkas, de calèches sur patins, le tout courant avec une effrayante rapidité, sans jamais accrocher (les cochers russes, il y en a qui n’ont que dix ou douze ans pourtant, sont d’une incroya¬ ble habileté), et glissant sur un tapis de neige sans faire le moindre bruit; je le répète, c’est une chose étrange PÊTERSBOURG ET MOSCOU. 117 que cet immense mouvement, sans cesse renouvelé et toujours silencieux. Par moments on se croit devenu sourd, ou bien on se rappelle les voitures fantômes, dont les chevaux avaient les pieds garnis de drap, des contes de notre enfance, ou bien encore on songe à Paris , à l’insupportable fracas de cette ville bien-aimée, et l’on se prend à regretter ses inconvénients, se souvenant de ses avantages. —Allons, allons, j’y reviendrai quelque jour, et ce jour n’est plus, je crois, bien éloigné, et alors je me féliciterai de l’avoir quitté, car j’aurai, certes, si c’est possible, plus de plaisir encore à m’y retrouver, et de plus je connaîtrai par quelques côtés la Russie, c’est-à- dire l’un des pays les plus étrangement surprenants qui soient encore en notre continent européen. Donc, grâce à l’admirable manière dont on est couvert des pieds à la tête, on ne souffre pas du froid en Russie; toutefois, par le reste d’un absurde préjugé de coquetterie mal entendue, on conserve encore l’hiver ces horribles et incommodes chapeaux dont nous autres hommes avons l’habitude, en tout pays, de nous déparer la tête.Les Russes échappent pourtant, pour la plupart , à cet incon¬ vénient, étant presque tous au service, civil ou militaire; ils portent l’uniforme, et par suite la casquette règlemen¬ taire, ouatée en dedans. Nous, étrangers, qui gardons nos chapeaux pendantla journée tout au moins, c’est au front que nous sentons la violence du froid , c’est notre front qui devient le thermomètre indicateur d’une température un peu dure, et il faut faire grande attention à cela, car si un froid où que ce soit est chose très-mauvaise et cause le plus souvent la mort, un froid à la tête est plus dangereux que tout autre. — Un autre inconvénient fort à craindre ici, c’est l’habitude qu’ont les domestiques de 7. 15 8 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. fermer trop tôt les poêles.—Je m’explique. — Dès qu’un de ces grands poêles de faïence, dedix pieds de haut, comme il y en a presque dans chaque pièce, a consumé la brassée de bûches posées tout entières et en hauteur dans son foyer, on ferme le tuyau de manière à ce que la chaleur ne s’échappe pas par la cheminée; mais si par malheur on n’a pas attendu que le bois soit parfaitement consumé, c’est-à-dire qu’il n’y ait plus d’exhalaisons d’acide carbo¬ nique , alors on risque l’asphyxie, attendu que les clôtures sont tellement complètes qu’il n’y a aucune espèce de communication possible entre l’air extérieur et l’air inté¬ rieur.— Et malheureusement, chaque année, quelques personnes payent delà vie l’imprudence ou l’insouciance de domestiques pressés de se coucher, le soir, ou ennuyés de veiller au feu. —Voici un terrible exemple de l’un ou l’autre, je ne sais guère lequel, de ces inconvénients: peut-être, d’ailleurs, y a-t-il à la fois, dans le cas que je vous vais citer, saisissement par le froid et asphyxie par le gaz acide carbonique. Dernièrement, — ce fait s’est passé sinon sous mes yeux, tout au moins à mon su, et je connais personnelle¬ ment le pauvre garçon victime de ce climat, qui ne par¬ donne pas aux imprudents...—dernièrement, dis-je, par un froid d’une dizaine de degrés, M. le marquis de C... monte en traîneau, après le spectacle, et gagne en deux heures et demie, accompagné du prince et de quelques amis, un rendez-vous de chasse situé aux envi¬ rons de Pétersbourg. Eut-il froid pendant la route? je ne sais, mais il ne s’en plaignit pas extraordinairement.— Arrivés au lieu du rendez-vous, ces messieurs trouvèrent des chambres dans lesquelles on n’avait pas fait de feu ; ce que voyant le prince *** de se fâcher, et les domestiques PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 119 de bourrer les poêles jusqu’à la gueule et d’y allumer un feu infernal. Après souper, chacun se coucha, et, vers les trois heures du matin, M. de G... s’éveilla en proie à un étourdissement violent ; il se rendormit toutefois ; mais quand, le matin venu, il fallut se mettre en chasse, il se sentit la tète lourde et en proie à un malaise géné¬ ral qu’il voulut combattre avec du rhum et du vin chaud. — Le prince, qui connaît son pays et sait ce qu’il en coûte d’y être imprudent, envoya, malgré de G..., cher¬ cher un médecin, qui malheureusement déclara qu’il n’y avait pas de fièvre, et par conséquent pas de maladie. — Sur ce, et rassuré ou presque, on se mit en chasse; mais, au bout de quelques heures, de C... divaguait comme un homme ivre, et il fallut le ramener en hâte à Pétersbourg, en proie qu’il était à une apoplexie cérébrale (1) ; depuis lors, il a été en danger de mort, mais va aujourd’hui très-bien au point de vue physique. Il n’en est malheureu¬ sement pas de même au point de vue moral, et il se passe en lui un phénomène des plus étranges : il ne délire plus, comme parle passé, mais, lorsqu’il veut parler, lessub- slantifs lui manquent. — Il fait tout une phrase comme celle-ci par exemple : « Vous voyez là-bas, n’est-ce pas? eh bien, donnez-moi ce... » Et là il ne peut trouver le nom de l’objet qu’il désigne; il faut le lui nommer, et son va¬ let de chambre passe son temps à lui apprendre comme à un enfant les substantifs, lui montrant et lui nommant les objets tour à tour. — Les médecins, qui, un instant, ont désespéré de cet état, croient maintenant que le temps vaincra la maladie, maladie qu’ils attribuent à un saisis¬ sement du cervelet par le froid, et que, je ne sais pour- (1) 4 -16 décembre; il y a déjà plus d’un mois qu’il est malade. 120 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. quoi, je m’obstine à croire avoir été causée par un com¬ mencement d’asphyxie.—Vous le voyez, on ne saurait, en présence d’aussi terribles avertissements, prendre trop de précautions; d’autant, que si l’on ne risque pas toujours d’être si cruellement frappé, on risque encore quel¬ ques inconvénients du genre de celui incombé hier soir à mon voisin, un médecin pourtant, qui, étant en traîneau et ayant négligé de relever le collet de sa pelisse, a eu une oreille gelée ! Aussi, je ne monte pas en troïka le soir sans avoir bonnet fourré, pelisse relevée sur les oreilles et bottes fourrées aux pieds.—Après quoi, si quelque chose gèle en moi, il n’y aura vraiment pas de ma faute. — Aoici où j’en étais de cette lettre, il y a quelques jours, quand je me pris à songer que je ne savais pas votre adresse, ou plutôt votre numéro, et comme, je vous le répète, je suis devenu presque Russe, je me redis ce pro¬ verbe national : « Je suis assis sur le rivage et j’attends le vent. » Mais comme c’est là en somme une mauvaise raison, je prends le parti de vous adresser ma lettre rue de la Sourdière, d’où elle vous arrivera... XVI11 De I’Instruction publique en Russie. — Aperçu général. — Notice sur la hiérarchie des établissements d’instruction publique. — Plans d’études. — Journaux et publications périodiques dans tous l’empire. I Pendant les deux mois que nous passâmes à Moscou, nous eûmes l’occasion de visiter Y Université et plusieurs Gymnases; dès lors, curieux de savoir à quoi nous en tenir relativement au mode d’organisation de l’instruc¬ tion publique en Russie, nous nous adressâmes à un pro¬ fesseur du cinquième gymnase, M. Vialet, un Fran¬ çais, qui nous communiqua les renseignements suivants. Nous lui laissons la parole : « La Russie entière est divisée, pour l’instruction pu¬ blique, en cercles universitaires de plusieurs gouverne¬ ments chacun. A la tête d’un cercle se trouve un cura¬ teur qui reçoit ses instructions du ministre de l’instruc¬ tion publique, et dirige la division. Dans la règle, il y a une université dans un cercle, et un gymnase dans cha¬ que ville de gouvernement, de même que des écoles de district dans les villes de district, et des écoles primaires attachées à plusieurs paroisses dans les villes. Les capi¬ tales et quelques autres grandes villes ont, selon les be¬ soins, plusieurs gymnases et écoles de district. 122 PÉTERSBOURG ET MOSGOU. » A la tête des universités se trouvent des recteurs qui sont secondés dans leurs fonctions, pour la partie scien¬ tifique, des doyens des facultés. À la tête des gymnases se trouvent des directeurs, qui ont des inspecteurs pour aides dans la partie de l’enseignement. » Les gymnases sont de sept classes ou cours qui sc font en sept ans, et c’est par la première classe que l’on commence, de sorte que la septième est la classe la plus élevée. Les trois classes inférieures sont des cours géné¬ raux où l’on enseigne l’histoire sainte, le catéchisme, la langue maternelle, le français, l’allemand, les élé¬ ments du latin, la géographie, l’histoire de Russie, l’a¬ rithmétique, les commencements d’algèbre et de géomé¬ trie, la calligraphie et le dessin. Les quatre classes supérieures sont en deux sections : une dite classique pour les jeunes gens qui veulent aller à l’université après avoir fait leur gymnase, l’autre pour ceux qui veulent se préparer directement pour le service de l’État. A cette seconde section il faut ajouter une troisième, dite réale , pour les industriels, mais qui n’existe que dans fort peu de gymnases, comme, par exemple, au troisième de Mos¬ cou. Il va sans dire que certains objets, comme l’étude des langues vivantes, de la statistique, des mathémati¬ ques, etc., sont communs aux sections, et d’autres par¬ ticuliers à chacune d’elles, comme les langues anciennes à la section classique, le droit à la section dite pour le service public, et la technologie à la section des indus¬ triels. Mais enfin, les sciences qu’on enseigne dans les hautes classes sont : le catéchisme sur une plus vaste échelle, et l’histoire de l’église; le russe accompagné d’une étude approfondie de l’ancienne langue slave, puis la rhétorique, la poésie et l’histoire de la littérature; les PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 123 langues anciennes, et, parmi les langues vivantes, le français et l’allemand ; la géographie, la statistique, les mathématiques, la physique, l’histoire naturelle, la technologie, la chimie, la mécanique et le droit russe, la tenue des livres et le commerce. » Des gymnases, et en général de la direction d’un gymnase, dépendent toutes les écoles de district et les écoles primaires d’une certaine étendue, des capitales, ainsi que d’un gouvernement quelconque dont le gym¬ nase porte le nom. » Les écoles de district répondent à peu près aux trois classes inférieures des gymnases, et dans les écoles pri¬ maires de paroisse on enseigne seulement à lire, à écrire, l’histoire sainte, le catéchisme et le calcul. » Les professeurs ont, chacun, leur spécialité, et le nombre en diffère selon le nombre des élèves et les objets qu’ils enseignent, et qui constituent soit seule¬ ment les cours inférieurs, soit les cours supérieurs, ou bien qui vont progressivement de la première à la der¬ nière classe. Les professeurs, comme le directeur et l’inspecteur, sont des fonctionnaires de l’État. » Les fonds des gymnases proviennent en partie de la munificence des souverains, en partie des dons gratuits et des legs qui ont été faits à différentes époques par des particuliers. Les appointements des employés de toutes les catégories sont fournis par le gouvernement môme. » Auprès de la plus grande partie des gymnases, il y a des pensionnats, où les jeunes gens sont élevés aux frais des parents ou bien aux frais de la couronne. Mais il y a beaucoup plus d’externes qui ne payent qu’une petite contribution annuelle, laquelle entre dans les sommes économiques de l’établissement. 124 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. » Les élèves de la section classique qui finissent avec succès leurs cours obtiennent des certificats de capacité, lesquels leur donnent le droit d’admission à l’université pour y suivre la spécialité qu’ils choisissent; ceux de la section pour le service public obtiennent à leur tour des certificats qui les font admettre dans les bureaux admi¬ nistratifs, aux charges publiques, et ceux de la section industrielle, une fois munis de leurs certificats, se met¬ tent ordinairement à la tête des entreprises pour les¬ quelles ils se sont préparés. » Les éminents, qui finissent les cours et le sont dans tous les objets, reçoivent des médailles d’or et d’argent pour prix ; dans les autres classes, on donne des livres. » II De retour à Pétersbourg, non encore complètement édifié sur cette question capitale de l’instruction publique je m’adressai, pour avoir des renseignements complets, à S. E. M. Noroff, ministre de l’instruction publique, homme d’érudition profonde en même temps que plein de bien¬ veillante courtoisie, et il voulut bien me communiquer la notice que j’insère ici, et une autre non moins curieuse sur les publications périodiques russes, que jedonne plus loin; car il me paraît intéressant au plus haut degré, pour nous autres Français, de savoir où en est aujour¬ d’hui l’élément littéraire en Russie, et je crois que ces deux documents sont propres,plus que tous autres, à aider à la solution de cette question. NOTICE SUR LA HIÉRARCHIE DES ÉTABLISSEMENTS D’INSTRUCTION PUBLIQUE EN RUSSIE. Les établissements scolaires de l’empire, qui dépen- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 125 c’eul du ministère de l'Instruction publique, composent une hiérarchie à quatre degrés : Écoles 'paroissiales ou primaires, 2° Écoles de district ; 3° Gymnases ; 4° Hau¬ tes Ecoles et Universités. Us sont répartis dans onze ar¬ rondissements, savoir : ceux de Pétersbourg , de Moscou , de Dorpat, de Kieff, de Cazan , de Kharcoff , de Vilna , (VOdessa, de Varsovie , du Caucase , et de Sibérie. Celte circonscription par arrondissements ne concerne pas les autres écoles, qui, étant de différents ressorts, n’ap¬ partiennent pas à la même catégorie : telles sont les écoles ecclésiastiques, les écoles militaires et les écoles spéciales dont chaque ministère est pourvu, et qui, par conséquent, n’entrent pas dans cette notice. r 1° Ecoles paroissiales ou primaires. La destination de ces écoles est de répandre, même parmi les individus de condition infime, les connaissan¬ ces élémentaires les plus indispensables. Outre l’autorité locale, ces écoles sont soumises à la surveillance des prê¬ tres de paroisse. L’enseignement y est gratuit, l’entrée ouverte aux enfants de toutes les classes, des deux sexes, mais, en général, pas avant l’âge de huit ans, et pour les filles pas plus tard qu’à onze. Dans toutes les écoles paroissiales, soit des villes, soit des campagnes, renseignement est le même : \ ° religion d’après le catéchisme abrégé, histoire sainte; 2° lec¬ ture en slavon d’église et en russe; 3° écriture ; 4° les quatre règles de Varithmétique. —Dans quelques villages industriels, ces écoles ont une classe de plus, consacrée à l’enseignement de l’industrie locale. La durée annuelle des classes, dans les écoles de village, se conforme aux exi¬ gences des travaux champêtres. 120 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 2° Écoles de district . Accessibles à toutes les conditions, les écoles de dis¬ trict ont pour but de procurer aux classes moyennes,avec les avantages d’une culture morale plus soignée, les con¬ naissances que réclament leur position sociale et le genre de leurs occupations. Chaque ville de district renferme une école semblable; dans les grandes villes et dans les capitales, il s’en trouve plusieurs, d’après la population. Le cours d’étude s’y partage en trois classes, d’un an chacune, et se compose des objets suivants : -1° religion , histoire sainte, his¬ toire de l’Église ; 2° langue et grammaire russes ; 3° arithmétique ; 4° géométrie (y compris la stéréomé¬ trie, moins la partie démonstrative); 5° géographie) 6« histoire de Russie , histoire universelle en abrégé ; 7° calligraphie , dessin , tracé linéaire. En outre, dans certaines écoles de district, des cours supplémentaires ont pour objet l’enseignement de quel¬ que branche d’industrie ou de commerce, d’après les op¬ portunités locales, telle que l’industrie agricole, l’horti¬ culture, des notions de mécanique appliquée, d’architec¬ ture et de technologie, la tenue des livres. On y joint un aperçu des règlements commerciaux et des formes judi¬ ciaires qu’ils déterminent. L’enseignement est gratuit; les classes durent toute l’année, sauf le temps ordinaire des vacances, de cinq à six semaines. A cette catégorie appartiennent les écoles de district dans les gouvernements de l’Ouest, connues sous le nom d 'écoles nobles à cinq classes, et qui relevaient ancienne¬ ment du clergé catholique romain. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 127 % 3° Gymnases. L'enseignement des gymnases a le double but de four¬ nir une instruction suffisante à la partie de la jeunesse qui ne se destine pas à suivre les cours d’Université, et de procurer aux jeunes gens qui s’y préparent les con¬ naissances exigées pour leur admission. Chaque ville de gouvernement (chef-lieu) a son gym¬ nase. Il y en a plusieurs dans les villes populeuses ; ainsi Saint-Pétersbourg en a cinq, Moscou et Varsovie quatre, y compris l’Institut noble de cette dernière ville. Le cours d’études se partage en sept classes, et autant d’années scolaires. On y enseigne : 1° la religion , l’His¬ toire sainte et celle de l’Église : 2° la grammaire russe, la littérature et la logique ; 3° les langues latine , alle¬ mande et française ; 4° les mathématiques, en y com¬ prenant les sections coniques; 5° la géographie et la statistique ; 6° Xhistoire; 7° la physique; 8° la calli¬ graphie , le dessin , le tracé linéaire. — En outre, quel¬ ques gymnases (entre autres, ceux des villes universi¬ taires) ont des classes de grec, étude qui est en voie de progrès dans l’empire. A Moscou et à Varsovie se trouvent des Gymnases techniques semblables aux Real- Schulen d’Allemagne. Ce genre d’enseignement se pro¬ page dans les villes maritimes, et compose l’objet d’un cours spécial au gymnase d’Archangel. Tout individu de condition libre peut entrer au gym¬ nase. Des pensions sont annexées à ces établissements, afin de donner aux nobles et aux fonctionnaires les moyens d’élever leurs enfants à peu de frais et d’une manière convenable, tout en leur faisant suivre les cours de gymnase. 128 PÉTERSBOUUG ET MOSCOU. Actuellement, le ministère de l’Instruction publique s’occupe à organiser, dans l’intérieur de l’empire, des établissements scolaires du même degré que les gymna¬ ses à l’usage du sexe féminin qui, sans y demeurer, pourra suivre le même cours d’études. A ces trois degrés hiérarchiques que représentent les écoles paroissiales, celles de district et les gymnases, correspondent les écoles juives, dont les plus élevées por¬ tent le nom d’écoles rabbiniques. 4° Hautes Écoles (Lycées, Institut pédagogique) et Universités. Une culture supérieure, sous des formes plus ou moins complètes, est le but proposé à la jeunesse dans ces divers établissements. Les trois lycées : Demidoff à Jaroslaw, Bezborodko à Néjine, et Richelieu à Odessa, ont conservé les noms des donateurs dont la munificence a occasionné leur création. Le lycée Demidolï présente dans ses sections un fais¬ ceau d’études camérales (I). Outre les objets qui font la base.de tout haut enseignement, on y professe les scien¬ ces naturelles, les finances, le commerce, l’économie rurale et la technologie. La destination du lycée Bezborodko est de répandre la connaissance du droit national, et de former des fonc¬ tionnaires civils. On y enseigne les diverses branches de la jurisprudence et de l’administration. (1) De caméra , chambre. — L’administration du domaine s’ap¬ pelait autrefois la Chambre du prince, d’où ce terme générique de camérales pour les études d’économie politique et d’adminis¬ tration. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 129 Au lycée Richelieu , renseignement des sciences phy¬ sico-mathématiques se joint à celui de la jurispru ’ence et des sciences camérales. L'Institut Pédagogique a pour but de former des maîtres, et se compose de deux facultés : historico-phi- lologique et physico-mathématique. Des quatre cours successifs, qui dans l’une et l’autre faculté, remplis¬ sent la durée de l’enseignement, les deux derniers sont consacrés à la pédagogie, traitée comme science spé¬ ciale. Les universités de l’empire sont au nombre de six : celles de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Karcoff, de Cazan, de Dorpat et de Kieff. Conformes, dans leur sys¬ tème d’organisation scolaire, aux autres universités de l’Europe , elles se composent de quatre facultés : 1° celle d’histoire et de philologie , 2° celle des sciences phy¬ sico-mathématiques , 3° celle de droit , 4° celle de mé¬ decine, qui ne manque qu’à l’Université de Saint-Pé¬ tersbourg, cette capitale possédant déjà une Académie médico-chirurgique; de même, les académies ecclésiasti¬ ques (sous la direction du saint Synode) tiennent lieu de la Faculté de théologie qui n’existe qu’à l’Université de Dorpat (pour le culte protestant). — En outre, l’Uni¬ versité de Saint-Pétersbourg a une Faculté de langues orientales. \ 0 Faculté d’histoire et de philologie : philosophie(lo- gique et psychologie), littérature et antiquités grecques et romaines, littérature russe, dialectes slaves, histoire universelle, histoire de Russie, pédagogie (cette dernière étude est obligatoire pour tous les étudiants qui se desti¬ nent à l’enseignement public ou privé.) A l’Université de Dorpat, la chaire de l’histoire et de 130 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. littérature des dialectes slaves est remplacée par celle de géographie et de statistique. 2° Faculté des sciences physico-mathématiques : ma¬ thématiques pures et appliquées, astronomie, physique, chimie, minéralogie et géognosie , botanique, zoologie, anatomie comparée, technologie, architecture, économie rurale et forestière. 3° Faculté de droit : encyclopédie du droit, droit romain et son histoire, droit des gens, droit russe; lois civiles générales et locales, règlements de police, pro¬ cédure criminelle, règlements administratifs, lois de finance, législation comparée. A l’Université de Saint-Pétersbourg, cette Faculté ren¬ ferme une section particulière de sciences camérales. 4° Faculté de médecine : anatomie, palhologie, théra- peuthique générale et particulière, chirurgie théorique et pratique, clinique, obstétrique, médecine judiciaire, phar¬ macologie, préparation des remèdes, comparaison des systèmes. Faculté des langues orientales à l’Université de Saint- Pétersbourg : langues arabe, persane, turco-tartare, mongole et calmouque, chinoise, hébraïque, arménienne géorgienne et mandjoure. Faculté de théologie protestante à l’Université de Dorpat ( pour ceux qui se destinent à l’état de pasteur) : théologie dogmatique, exégétique, langues orientales, Histoire ecclésiastique, littérature sacrée. Dans toutes les Universités il existe une chaire spéciale de théologie dogmatique et morale, d’histoire de l’Église et de droit ecélésiastique pour tous les étudiants du culte orthodoxe, sans exception. A l’Université de Kicff, la théologie catholique romaine est professée pour les étu¬ diants de ce culte. 131 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Des lecteurs attachés aux Universités sont chargés de l’enseignement des langues et littératures allemande, française, anglaise et italienne. En outre, y sont agrégés des maîlres de dessin, de musique, de danse, d’équitation et d’escrime. L’enseignement universitaire, dans toutes ses branches, se partage en semestres. Le cours complet est de quatre ans dans les diverses facultés, excepté dans celle de mé¬ decine, où il dure une année de plus. Des pensions particulières pour les deux sexes existent dans tout l’empire, avec l’autorisation et sous la surveil¬ lance immédiate du ministère de l’Instruction publique. III Les publications périodiques en Russie sont au nombre de 197. Elles paraissent à des époques différentes; en voici la liste : A SAINT-PÉTERSBOURG. \. Gazette du Sénat, publications officielles. Cette gazette paraît deux fois par semaine. 2-3. Annonces du Sénat; elles sont de deux sortes : a, citations judiciaires. Arrêts des tribunaux. Ventes par adjudication ; ù, publications relatives aux séquestres et aux hypothèques. 4. C. IleTepôyprcKifli ana^eMmecKifl B'Èaomocth. Gazette académique de Saint-Pétersbourg, politique et littéraire; quotidienne. 5. PyccKift IïHBa^iiAT». Invalide russe. Journal militaire, politique et littéraire; quotidien. 6. KoMMep’iecKaH Ta3eTa. Gazette du Commerce; paraît trois fois par semaine. 7. Bu^oMocTb r.iaBHbix'b TOBapoB'h. Annonces des arri- 132 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. vagcs et des denrées dans le port de Saint-Péters- liourg. S. 3eMje4 , kflMecKaH Ta3eTa. Journal d’agriculture; pa¬ rait deux fois par semaine. 9. Ta3eTa ÆbcoBOÆCTBa h Oxotli. Journal des chasses et de l’industrie forestière; hebdomadaire. 10. Many<ï>aKTypHbiH ii roPH03aB04CKia II3 bIïctÎh. Nou¬ velles des manufactures et des mines; hebdomadaires. -H. C. IleTepôyprcKifl ryôepiiCKÎa B 1 > 40 mocth. Gazette du gouvernement de Saint-Pétersbourg; hebdomadaire. 12. Bfe 40 M 0 CTH C. IleTepôyprcKoü ropo4CKoii lToaimin. Gazette de la police de Saint-Pétersbourg; quotidienne. 43. C^BepHaa ITaeaa. L’Abeille du Nord. Journal poli¬ tique et littéraire; quotidien. \h. PyccKÜi Xy^ojKecTBenHbifi Æictokt». Feuilleton des beaux-arts ; trois fois par semaine. -15. 8kohomt>. L’Économe, bibliothèque des intérêts matériels ; deux fois par semaine. -16. 4 p yn> 34paBia. L’Ami de la Santé. Journal médi¬ cal ; hebdomadaire. -17. XpncTiancKoe HTenie. Lectures chrétiennes. Journal religieux. '18. iKypHa.pi> MiimiCTepcTBa Hapo^riaro IIpocB^meHiH. Journal du Ministère de l’instruction publique, mensuel, contient les mesures gouvernementales et administra¬ tives qui concernent ce ministère; des articles littéraires et scientifiques, des notices et des résumés sur le mou¬ vement intellectuel ; la liste des publications dans l’em¬ pire et des faits divers. PÉTEBSBOURG ET MOSCOU. 133 19. 5Kypna.n> MnimcTepcTBa BHyrpeHHiixT, Journal du Ministère de rintérieur; mensuel. 20. 5KypHa.n> Miihiic repcTBa rocyAapcTBeiiHbixT, Hiwyme- ctbt>. Journal du Ministère des domaines de l’Empire ; mensuel. L'Académie des Sciences fait paraître, à des époques indéterminées, des Mémoires, classés d’après les sections: 21. Sections I et ÏIÏ. 22. Section II. 23. Bulletin de la section II. 24. 5Kypiia.n> MaHyaKTypT> h ToproBjrii. Journal des ma¬ nufactures et du commerce; mensuel. 25. BoeHHbiîi 5Kypna.1T,. Journal militaire; tous les deux mois. 26. ÎKypiia^T, r.iaBHaro yiipaB-ienin ITyTen Cooôineiiia h ny6.iu mh bi xt> 34aHiô. Journal des voies et communications; tous les deux mois. 27. TKy pii a.i T>p*i 4 h h t h m iî. Journal des Mines; il contient aussi des articles relatifs à l’administration des salines de l’Empire; mensuel. 28. HHiKeiiepHbia 3anncKn. Mémoires du génie; parais¬ sent à des époques indéterminées. 29. ApTH^jiepiâcKia 3anncKH. Mémoires sur l’Artillerie; publication mensuelle. 30. 3anncnn yaeHaroKoMHTeTa I\iaBiiaroMopcKaro lÜTaôa. Mémoires du Comité scientifique annexé à l’état-major de la marine; paraissent à des époques indéterminées. 31. B'fccTHHKT, IlainepaTopcKaro Pyccitaro TeorpatHMecKaro OomecTBa. Le Messager de la Société impériale de géo¬ graphie; tous les deux mois. 32. MopcKofi C6opHnKT». ArchivesdelaMarine; mensuel. 8 l'Sk PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 33. 3amiCKn MivinepaTOPCKaro ÀpxeojiormecKaro 06mec- TBa. Mémoires de la Société impériale archéologique; paraissent à des époques indéterminées. 34. 3amicKH MiinepaTopcKaro Pyccnaro reorpa 4 via 'iTema BOcnirraHUHKOBb BoeHHo-y«ie6ii- mxt, 3aBe4euin. Journal pour les Élèves des écoles mili¬ taires ; paraît deux fois par mois, 37. UfreHie 4 jm Co^a-n,. Lectures pour les soldais ; tous les deux mois. 38. Tpy 4 bi IlMnepaTopcKaro BoabHaro 3KOHOMHaecKaro OômecTBa , ct> npHÔaBJtemeM'b BKOHOMiiaecKHXT, 3aHiicoK , b. Journal de la Société économique; mensuel, avec un supplément hebdomadaire. 39. /KypHa.i r b KouH03aB04CTBa « OxoTbj. Journal des Ha¬ ras et des Chasses; mensuel. 40. yKypHajrb 06menojie3HbixT> CB^Fuifi. Journal des Connaissances utiles; mensuel. 41. ropo 4 CKoîî h Ce.icKiH CTpoiiTe.ib. L'Architecte de villes et de campagnes, avec un album de plans et de dessins ; mensuel. 42. 3anncKH BeTepiiHAPHofi Me 4 HijHHbi. Journal de la Médecine vétérinaire; tous les deux mois. 43. Enô^ioTeita 4 Jta «iTeHia. Bibliothèque de lecture. Journal littéraire et scientifique ; mensuel. 44. Co6peMeHHiiKT>. Le Contemporain; mensuel. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 135 45. ÜTeMccTBeiuibin 3anncKH. Mémoires nationaux; mensuel. 46. Ci>in b OTe^ecTBa. Le Fils de la Patrie. Journal po¬ litique, scientifique et littéraire; hebdomadaire. 47. HaHTeoHT» u npn uc»n> penepTyapb pyccKOH ci^enbi. Le Panthéon, y compris le Répertoire delà scène russe; mensuel. 48. /KiiBonncuafl PyccKaa Buô.doTeKa. Bibliothèque russe illustrée; hebdomadaire. 49. My3bii«ubHbiii u TeaTpajbHbifi B'kcTHnK'b. Le Messa¬ ger des Théâtres et de la Musique; hebdomadaire. 50. Coôpauie iiHOCTpaHHbix'b poMaHOBT> noB^cTefi h pa3CKa- sobtî. Recueil de romans et nouvelles de l’étranger; men¬ suel. 51. 3 Bl> 340 HKa. L’Étoile. Journal pour les enfants; mensuel. 52. Aymi. Les Rayons. Journal pour les jeunes per¬ sonnes; mensuel. 53. /Kypua-inb A** A r fcxeH. Journal des Enfants; mensuel. 54. Xy^oîKecTBeHHbifi 3KypHa.n> hmi lOHomecTBa. Journal des Beaux-Arts, pour la jeunesse; tous les deux mois. 55. My 3 MKajbHaa Poccin. La Russie musicale. Journal mensuel. 56. HyBe.iiicTTj. Le Nouvelliste. Journal musical ; mensuel. 57. Basa. Le Vase. Journal de broderie; mensuel. 58. rnp^/m^a. La Guirlande; mensuel. 59. Mo/ia. La Mode; mensuel. 136 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. A MOSCOU. 60. TuopeHÎH Cb. OTqeBii. OEüvrcs des Saints-Pères. Journal religieux; publication trimestrielle. 61 . MoCKOBCKÎfl ( y HIIBepCHTeTCKiff ) BiîAOMOCTII. Gazette (universitaire) de Moscou; paraît trois fois la semaine. 62. MocKOBCKm ryôepucKia BIîaomoctii. Gazette du Gou¬ vernement de Moscou; paraît deux fois la semaine. 63. B'fe^oMoc.TH Mockobckoh Topo^CKoii lloainjin. Gazette de la Police de Moscou; quotidienne. 64. BpeMeHHiiK'b HMIT. MocnoBCKaro OômecTBa IIcTopin h 4peBnocTefi PocciîicKHX'b. Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie russes ; à des époques indéterminées. 65. B'Iîcthiiktj EcTecTBeuHbi.vb Hayirb. Le Messager des Sciences naturelles; hebdomadaire. 66. MocKBHTflHHHi». Le Moscovite. Journal littéraire et scientifique ; paraît deux fois par mois. 67. PyccKîü B’ijcxHHK'b. Le Messager russe, item; paraît deux fois par mois. 68. PyccKaa Beci^a. Entretiens russes. Journal trimes¬ triel. 69. HîypHaAT> CeAtcKaro Xo3aficTBa. Journal de l’Écono- mierurale; mensuel. 70. Mockobckoîî BpaMeôHbiiî îKypuaji'b. Journal médical de Moscou; paraît tous les deux mois. 71 . f yKypHa^-b Ca^oBo^cTBa h npn uearb Xo3flîîcTBeHiibiîi \ jiiict.okt> wn KpecTbHHT». Journal d’horticulture , < paraissant tous les deux mois, avec une annexe, 72. I sous le titre : Feuille économique pour les V paysans. Î37 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. A YILNA. 73. BnjiencKiiï B-fccTHiiKT,. Le Messager de Yilna. G a- zette officielle; deux fois par semaine. A KASAN. 74. ïïpaBô&iaBHNH Go6ed>4HiiK'L. Le Compagnon ortho¬ doxe; six livres par an. 75. YciiTeTa, Mémoires scientifiques de l’Université de Rasan-, quatre livres par an. 76.3aimcRii IIMIT. Ka3ancRaro DKoaoMii'iecKaro OôiuecTua. Mémoires delà Société économique de Kasan; mensuel. 77. KasaHCKin ry6epncKîa Bfe^oMocrn. Gazette du Gou¬ vernement de Kasan ; hebdomadaire. A KIEFF. 78. BocKpecHoe aTenie. Lecture des Dimanches. Jour¬ nal religieux ; hebdomadaire. 79. KieBCKÎH ryôepucKÎH B^omocth. Gazette du Gouver¬ nement de Kieff; hebdomadaire. A ODESSA. 80. CMeccKiïî B'bcTHHK’b. Le Messager d’Odessa; paraît deux fois par semaine. 81. 3anucKH, ii34aBaeivii>M OômecTBoan» Ce^bcKaro Xo3nnc- TBa fOaîHoiî Poccin. Mémoires publiés par la Société d’éco- nornie rurale de la Russie méridionale; mensuel. A TIFLIS. 82. KaBita3T,. Le Caucase. Journal politique et litté¬ raire; paraît deux fois par semaine. 8. 138 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 83. 3anHCKii KaBKa3Karo OdmecTBa Ce^ibCKaro Xo3/iîicTüa. Mémoires de la Société d’économie rurale du Caucase ; mensuel. 84 à 127. 44 Gazettes hebdomadaires des différents gouvernements ; elles sont toutes partagées en deux sec¬ tions : la première contient des faits qui concernent l’ad¬ ministration en général; la seconde est consacrée aux intérêts locaux. Cette dernière a deux subdivisions, partie officielle et partie non officielle. En français. A SAINT-PÉTERSBOURG. 128. Mémoires de l’Académie impériale des sciences; paraissant à des époques indéterminées. 129. Bulletin de la Classe physico-mathématique de l’Académie impériale des sciences; item. 130. Bulletin de la Classe des sciences historiques, philologiques et politiques de l’Académie impériale des sciences; item. 131. Bulletin de la Société impériale d’archéologie ; item. 132. Journal de Saint-Pétersbourg, feuille officielle; quotidienne. 133. Revue étrangère de la littérature, des sciences et des arts; paraît trois fois par mois. A MOSCOU. H 34. Bulletin de la Société impériale des naturalistes; quatre livres par an. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 139 A ODESSA. 135. Journal d’Odessa, paraissant deux fois par se¬ maine. En allemand. A SAINT-PÉTERSBOURG. 136. St. Petersburgische Zeitung; quotidienne. 137. St. Petersburgische IIandels-Zeitung; paraissant trois fois par semaine. 138. St. Petersburger Preis-Courant; paraissant deux fois par semaine. 139. Verzeichniss der vorzüglichsten in St. Peters- hurg eingeführten Waaren. 140. Mittheilungen der freien oeconomischen Gesell- schaft zu St. Petersburg; paraissant trois fois par an. 141. Medicinische Zeitung Iiusslands ; hebdoma¬ daire. A DORPAT. 142. Dorptsche Zeitung; paraissant trois fois par se¬ maine. 143. Das Inland; hebdomadaire. 144. Liviandische Jahrbücher der Landwirthschaft ; paraissant à des époques indéterminées. 145. Verhandlungen der gelehrten Ehstnischen Ge- sellschaft; item. A RIGA. 146. LiviandischeGouvernements-Zeitung; paraissant deux fois par semaine. 147. Rigasche Ànzeige; paraissant deux fois par se¬ maine. 140 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, 148. Der Zuschauer; hebdomadaire. 149. Livlandisches Amts-Blatt; paraissant deux fois par semaine. -150. Rigasche Stadtblœtter ; paraissant une fois par semaine. -151. Mittheilungen und Nachrichten für die evange- lische Geistlichkeil Russlands. -152. Mittheilungen aus dem Gebiete der Geschicbte live, ehst und Kurland’s, paraissant à des époques indé¬ terminées. 153. Correspondeneblatt des Naturforschenden Ver- zins zu Riga; paraissant item. A 31ITAU. \ 54. Kurlandische gouvernements Zeitung; paraissant deux fois par semaine. -155. Kurlandische landwirthschafsliche Mittheilun¬ gen; paraissant à des époques indéterminées. -156. Mitausche Zeitung; paraissant deux fois par se¬ maine. -157. Sendungcn der Kurlandischen Gesellschaft lür Litteratur und Kunst ; paraissant à des époques indéter¬ minées. A REVAL. 1 58. Archiv für liv, ehst und kurlandische Geschicbte; paraissant idem. 159. Ehstlandische Gouvernements-Zeitung ; parais¬ sant deux fois par semaine. PÉTEftSBOURG ET MOSCOU. 141 A ODESSA. 160. Unterhaltungsblatt fur rleutsche Ansiedler im südlichen Russland; mensuel. A CRONSTADT. 161. Liste der importirten Waaren. 162. Schiffs-Liste. A LIBAU. 163. Libausches Wochenblatt ; paraissant deux fois par semaine. A PERNAU. 164. Pernausches Wochenblatt; hebdomadaire. En anglais. A SAINT-PÉTERSBOURG. 165. List ofthe principal goods imported into St. Pe- tersburg. 166. List of goods cleared for exportation at the St. Petersburg Customhouse. 167. St. Petersburg Price-Current. En italien. A ODESSA. 168. Porto-Franco d’Odessa. En polonais. A SAINT-PÉTERSBOURG. 169. Tygodnik Petersburski. Gazeta urzedowa Kro- lestwa Polskiego; paraissant deux fois par semaine. 170. Kurger Wilenski. Gazeta urzedowa, paraissant item. 142 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. En lette. A LEMSALA. 171. Widsemmes Latweeschu Awises. A MIT AU. 172. Latweeschu Awises; hebdomadaire. 9 En géorgien. A TIFLISS. 173. Journal littéraire; hebdomadaire. 174. L’Aurore. Journal mensuel. NOUVEAUX JOURNAUX DONT LA PUBLICATION EST AUTORISÉE DEPUIS 1857. 175. OKOHOMiuiecidfi yKa3aTejb. L’Indicateur econo¬ mique; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. 17G. îKypHaxb'Tj.jHBocmrraHifl. Journal de l’Éducation; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 177. PyccKin Ile^aroriuiecidn B'fccTHnK'b. Journal péda¬ gogique russe; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 178. Cbaepubiii IjB'feTOKT>. La Fleur du Nord; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 179. PyccKoe Caobo. La Parole russe; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 180 . BnôAioTCKa MeÆïmmicKiix'b Haym.. Bibliothèque des Sciences médicales ; mensuel. A Saint-Pétersbourg, 181. 06 me 3 aHHMaTeAbHbifi BtcxHiiKt. Le Messager pour tous les goûts; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. m 182. îKypHa^T. AKi^ioHepoBT». Journal des Action¬ naires ; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. 183. 3cuoToe Pjho. La Toison d’Or; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. 1 84 . KpiiTmiecKoe o6o3p r bnieK imn» n æypHa.iOB'b. Revue critique des Livres et des Journaux; mensuel. A Saint- Pétersbourg. 185. PyccKiii BpeMCHuiiirh. Annuaire russe; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 4 86. yKiiBoniiciihiu c6opHHKT>. Recueil illustré; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 187. ÎKypHa^i» Oxotm. Journal de Chasse; mensuel. A Saint-Pétersbourg. 188. UjjiK)CTpaE(iji, BceMipHoe o6o3p45nie. Illustration, revue universelle; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. 189. My 3 HKa.ibHbin n TeaTpajibHbiïï IHcTiimn», na ITo.n»- cKOMbfl 3biu't>. Le Nouvelliste des Théâtres et de la Mu¬ sique, en polonais; hebdomadaire. A Saint-Pétersbourg. 190. Le Dimanche. Journal hebdomadaire. Littéra¬ ture, beaux-arts, théâtres, etc. A Saint-Pétersbourg. 191. OT 4 'kl r b ïlHOCTpaHHofi ClOBeCHOCTH npn PyCCKOÎÎ Bec r fe 4 r Iî BT» MocKB'fe. Supplément aux Entretiens russes, consacré à la littérature étrangère. A Moscou. 192. JK^pHa-rb ÜHocTpaHHofi C^obcchoctii. Journal de la Littérature étrangère; mensuel. A Moscou. 4 93 . CaH^pujiioua. Cendrillon. Journal de broderie; mensuel. A Moscou. 4 94. lOacHbiô CôopmiK'b m. CUecc'I;. Recueil méridional; mensuel. A Odessa. 144 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 195. Mahjas weesis; hebdomadaire, en lette. A Riga. \ 96. Perno postimees ehc Naddelileht ; hebdomadaire, en esthonien. A Pernau. 197. Tallorahwa postimees; en estonien. A Dorpat. Le théâtre Alexandra. — Une comédie russe : le Promis de la ligne des couteaux. — Rentrée de M. Bourdine. — MM. Mar- tinof et Samoïlof. Pétersbourg, décembre 1856. Le théâtre Alexandra est un beau et grand théâtre, situé presque sur la perspective Newsky, dont il est sé¬ paré par un square ; monumental d’aspect extérieur, il est à l’intérieur grand et mal éclairé, ce qui lui donne quelque chose d’un peu triste. C’est au théâtre Alexandra que les acteurs russes donnent tout l’hiver leurs représentations, consommant, comme on fait d’ailleurs au Théâtre-Français, une quan¬ tité de pièces considérable; épuisant, année moyenne, un nombre d’œuvres dramatiques suffisant pour alimen¬ ter, pendant des temps indéfinis, plusieurs de nos scènes parisiennes. Curieux de savoir à quoi m’en tenir sur le théâtre russe, que je ne connaissais guère que par une seule représentation entr’aperçue à Moscou, et par quelques renseignements qu’avait bien voulu me donner le comte Sollohoub (Salagoupe), l’un des auteurs dramatiques les plus spirituels de ce pays, je fus hier UÔ PÉTERSBOURG ET MOSCOU. au théâtre Alexandra, où, par bonne fortune, on don¬ nait une pièce du crû, et non pas une de ces mauvaises traductions ou imitations du français, comme on en donne trop souvent; de plus, on m’avait promis les dé¬ buts ou plutôt la rentrée d’un acteur de talent, M. Bour- dine, qui, je dois le dire dès à présent, m’a étonné, mal¬ gré tout le bien qu’on m’avait dit de lui. — Mais je reviendrai sur les qualités de M. Bourdine ; voyons d’abord la pièce qui lui a servi de début : Genich iz no- geroi linii [le Promis delà ligne des couteaux ), comé¬ die en cinq actes de M. Krasofsky. Un mot sur ce titre. La scène se passe à Moscou ; et, à Moscou comme à Pétersbourg, d’ailleurs, le marché ou gastinoï dvor , est divisé en rangées ou lignes de magasins renfermant tous la même marchandise; ici, la ligne des cordonniers; là, la ligne des drapiers, etc.; d’où : le Promis delà ligne des couteaux. Le théâtre représente l’intérieur d’un marchand russe, il n’y a pas à s’y tromper, car au milieu du salon, sur une table, se trouve placé l’inévi¬ table samovar, le meuble russe par excellence. Le sa¬ movar est une espèce de bouilloire de cuivre poli, tra¬ versée à l’intérieur par un cylindre dans lequel on inet de la braise, grâce à laquelle on a, presque à la minute, de l’eau bouillante. L’eau bouillante est d’ailleurs un des éléments de la vie en ce pays, où le thé est passé à l’état de consommation perpétuelle. On prend le thé (le paysan comme le boyard ) en se levant, après être levé, avant de se coucher, en se couchant, le matin, au mi¬ lieu de la journée, le soir, la nuit, toujours enfin! Il est donc important, indispensable d’avoir toujours de l’eau bouiiiante Mais revenons à Ivan Dorophievitch Mordoplouief, PÉTERSBOURG ET MOSCOU. U7 marchand de la troisième guilde (I), notre héros. Ivan, fils de Dorophée, est jeune et riche; il a deux boutiques à Moscou, l’une à la ligne des couteaux, au Gastinoï Dvor; l’autre à la Ilienka (2). Dorophée, son père, était un de ces hommes à barbe (on nomme ainsi les hommes du peuple et les serfs en Russie) que le commerce en¬ richit jusqu’à l’impossible, un de ces hommes comme les Alexeiefde Moscou, auxquels la Banque ne veut plus escompter de papier ni prendre de fonds, sous prétexte qu’ils sont trop riches, ou comme le Jakovlef delà place Michel, à Pétersbourg, qui possède quatre-vingt mil¬ lions de roubles argent (trois cent vingt millions de francs), et de plus des mines considérables en Sibérie; Jakovlef, qui disait un jour : « Je pourrais donner un rouble à tous les habitants de l’Empire et être riche encore ; » Jakovlef, qui, au temps de la guerre, donna, en manière de dons patriotiques, deux millions de roubles (huit millions) au trésor public. Notre Mordoplouief est à la tète d’une fortune de ce genre; c’est vous dire assez qu’il a des amis nombreux, et parmi ceux-là un certain Alexandre Kharitonovitch Peretitchkin, fils de marchand comme Ivan, mais qui, ayant voulu se lancer dans les belles manières, a mangé tout ce que lui avait laissé son père, et vit maintenant aux dépens de ceux qui l’écoutent. Ivan, élevé à la rude école de ces vieux marchands qui ignorent qu’on peut (1) On nomme guilde ce que nous appellerions corporation des marchands, et selon que le négociant russe paye à l’État une re¬ devance, espèce de droit de patente, plus ou moins élevée, il appartient à la l rc , à la 2 me ou à la 3 me guilde, et jouit de cer¬ taines immunités y attachées. (2) La Ilienka, rue de Saint-Élie, est une des rues les plus com¬ mercantes de Moscou. a 148 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. lire et écrire, qu’il est un temps qui a nom la jeunesse pendant lequel l’homme a besoin de distractions et de plaisirs, qui ne savent qu’une chose : compter, mais qui la savent si admirablement, qu’avec eux, deux et deux font toujours cinq; — Ivan, dis-je, a conservé avec les mœurs de son état le long surtout de drap tombant jus¬ qu’à la cheville, la haute botte, le gilet court, les che¬ veux longs, séparés au milieu de la tête, et la barbe lon¬ gue, qui constituent le vieux Russe; tandis que son ami Alexandreporte le pantalon de nankin, l'habit noir, le lor¬ gnon,etémaille sa conversation de quelques mots français. Alexandre, qui va dans le monde , y a fait la connais¬ sance d’un certain Ergraf Simeonovitch Sandarakof,tchi- novnik (on appelle ainsi tous les employés civils) en retraite, qui a plus de bagout que d’argent, et par-dessus le marché une fille, Joulinka, élevée par sa mère Zenaïde dans ccs excellents principes, que: tout mari est bon à prendre qui a delà fortune. Alexandre, qui veut lancer son ami, et qui, d’ailleurs, voit là pour lui-même dans l’avenir une maison qui sera comme la sienne et où il ne manquera jamais de rien; Alexandre imagine un essai de mariage entre Mordoplouief et Joulinka; il chante,auprès de Zenaïde et de son mari, les louanges d’Ivan sur tous les modes connus à Moscou, et ce qui prouve qu’il con¬ naît un tant soit peu le monde, ou que les hommes se res¬ semblent par toutes contrées, il fait sonner fort haut l’encaisse de la maison Mordoplouief. La mère, alléchée par les roubles du marchand, consent à le recevoir, et fait à sa fille une leçon de morale ou plutôt de pratique de la vie, digne du plus profond de nos observateurs; pen¬ dant quoi, Alexandre Pcrelitchkin s’en va à la Ilienka, tâcher de persuader à Ivan qu’il faut qu’il se marie, non PÉTERSBOURG ET MOSCOU. U9 pas sans toutefois avoir préalablement, et comme par hasard, amené la jeune fille et sa mère au comptoir d’Ivan, qui les a vues, et qui, sur les paroles assez ha¬ biles de son ami, se persuade facilement que cette jeune fille est charmante; notre marchand, d’ailleurs, serait infiniment flatté d’épouser une jeune fille du monde , bien élevée et qui salue si bien, et qui parle si gracieusement, et qui a de si doux yeux... Oui, mais, pour arriver à posséder tout cela, il faut, dit Alexandre, changer du tout au tout. Cette jeune per¬ sonne ne s’en ira pas prendre un ours de Sibérie mal léché, qui porte la barbe et ce costume grotesque bon pour des serfs et de misérableslavky(les épiciers du pays),mais indigne d’un homme qui veut pénétrer dans les sphères intelligentes et coquettes de la haute société; et voilà Ivan qui, à son grand regret, au grand ébahissement du plus vieux commis de son père, qui n’a rien vu de pareil depuis l’incendie du Kremlin, voilà Ivan qui quitte le surtout de drap pour l’habit bleu à boutons d’or, la culotte large pour le pantalon collant, etc., et qui se met à prendre auprès de son ami des leçons de grâce. Il y a là une scène que M. Bourdine rend à ravir : l’embarras de cet homme, qui ne retrouve l’usage ni de ses bras, ni de ses jambes dans ses vêtements gênants et incommo¬ des, la maladresse avec laquelle cet homme qui tout à l’heure, à l’aise et chez lui, ne manquait pas de grâce dans sa force un peu brutale, la maladresse avec laquelle il exécute la reproduction des gestes, des saluts, etc., de cet élégant de mauvais aloi qui veut le civiliser ; tout cela est rendu par M. Bourdine avec un naturel et un comi¬ que parfaits. Alexandre parti, Ivan répète seul ce qu’on vient de lui 150 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. enseigner, et là encore, l’acteur a des étonnements, des fureurs, des maladresses du meilleur et du plus franc comique. Après quoi vient la présentation du futur à la famille de la future, et une déclaration de celui-là à celle- ci, qui est un chef-d’œuvre d’embarras.et de niaiserie. Le pauvre garçon sort de là suant sang et eau, désolé de sa stupide timidité, mais affolé d’amour pour cette perle du Pont des Maréchaux (1). La jeune fille trouve que décidément, si riche qu’il puisse être, il est aussi par trop bêta, et la voilà qui, malgré les conseils de madame sa mère, n’ose plus oser. Sur ces entrefaites, l’ami Alexandre apporte à Jou- linka, de la part de son fiancé, des cadeaux si riches, si magnifiques, qu’ils raccommodent toutes choses. On se prépare donc à la noce, ou tout au moins à la soirée des fiançailles, à laquelle nous assistons à l’acte suivant. Pendant cette soirée, Ivan, resté seul, se met à prendre du thé à la russe, tenant le verre à deux mains et se dé¬ lectant à cette boisson chère et hygiénique. Il entend venir sa belle-mère et sa fiancée, et pour ne pas être sur¬ pris dans le sans façon de ses habitudes, il se réfugie der¬ rière un paravent ; la mère et la fille viennent s’asseoir et causer. La fille, toute résolue qu’elle est à accepter la fortune de Mordoplouief, objecte à sa mère que cepen¬ dant il est bien stupide. — Bah! dit la mère., qu’importe, au contraire? tu en auras plus facilement raison; et puis, si tu savais com¬ bien peu compte un mari dans un ménagebien mené; chez une femme de tête, intelligente ! Va, marie-toi; une fois riche de son argent, que t’importe ce goujat? tu le met¬ tras à la raison ; tu le laisseras à la maison quand tu sor¬ ti) La principale rue de Moscou. PÉTEKSBOURG ET MOSCOU. 151 tiras, etc., etc.; le mariage n’est pas une chaîne, c’est la liberté quand on le fait riche. Va, va, épouse, et tu verras. Joulinka, bien disposée d’ailleurs par avance, cède à ces raisonnements d’une puissante et saine logique, et conclut: « Oui,au fait, mieux vaut qu’il soit bête comme il est. » Sur ce, Ivan, qui atout entendu, quitte l’appar¬ tement sans être vu. Quelques minutes après, et quand tout le monde est réuni, on est fort étonné de ne le pas voir. Il rentre alors, pâle, les cheveux défaits: il est ivre ! Et, s’avançant, terrible, au milieu de la scène, il apostro¬ phe d’une façon sanglante cette mère qui a fait de sa fille une poupée sans cœur,et qui n’aime que l’argent; cette fille viciée à l’aurore de la vie, qui ne craignait pas de trafi¬ quer d’elle-même et de torturer, pour quelques milliers de roubles, le cœur d’un pauvre et loyal garçon. Et là, d’un cri sublime, il dit: « Car je l’aimais, moi! » Puis, s’exaltant à ses propres paroles, il paraît prêt à frapper, quand saisissant une bouteille de rhum, il l’avale à longs traits, et versant un verre de vin, il le donne à un valet étonné, auquel il dit : « Va, bois; tout cela est à moi ; je l’ai payé ! » et puis il tombe anéanti; et bientôt, se relevant d’un bond presque furieux, il quitte cette maison maudite. Il y a dans cette comédie, vous pouvez en juger par cette analyse succincte, d’excellentes choses, un vrai ta¬ lent d’observation, et des remarques faites sur nature, d’une vérité absolue, et, je le répète, M. Bourdine y a été parfait, naturel et vrai toujours, jamais forcé. On donnait après cela, ce même soir, une petite pièce du comte Salagoupe, imitée de Wilde: les Malheurs d'un tendre cœur ; mais il était tard, je n’ai pas vu cela. 152 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Toutefois, alléché par cette représentation, je retourne¬ rai au théâtre russe, d’autant que l’on m’y promet un acteur, JM. Martinof, plus fort encore que M. Bourdine, — c’est ce qu’on dit, —et un certain Samoïlof, qui a aussi beaucoup de talent. Nous verrons. XX Vers à Molière. Pétersbourg, décembre 1856. Ah ! tu veux que je t’écrive; ah ! tu reviens à la charge, et te plains de mon silence, je devrais dire de ma modération; si donc je t’envoie des vers de ma façon, tu n’auras mot à dire; tu l’as voulu, Georges Dandin. Avant tout, il te faut une petite explication : le « sonnet, c’est un sonnet, » m’y voici. Têtard, que tu connais, avait imaginé, pour son bénéfice, une espèce de tableau vi¬ vant composé des Femmes de Molière; il voulait toute¬ fois une devise, et je la lui ai faite ; c’est elle que je t’en¬ voie et qu’il a qualifiée : Bouquet à Molière. Molière, à ce grand nom qui plane et qui domine, L’homme de cœur, ému, respectueux s’incline; L’homme d’esprit se tait, et le bon sens ravi Hit d’un rire tout franc et sa main applaudit. Pourquoi? — C’est qu’il n’a pas seulement du génie, Molière, il a du cœur. — L’épreuve de la vie N’ayant pu le corrompre ou seulement l’aigrir, Le lit observateur en le faisant martyr; Sachons donc l’en louer, l’eu admirer, en somme, fe n’est pas si commun que d’ètre un honnête homme 9. 15 h PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Quand on a du talent et que l’on a souffert. — Le goût est dépravé, quand le pain fut amer. Lui rit de sa douleur, il en fait une école Où l’un se moralise, où l’autre se console, Où chacun peut puiser une utile leçon; Sa muse, gaie ou triste, est toujours la raison; Aussi dans tous pays la masse intelligente Le lit et l’étudie, et l’aime, et le commente. Admiré de chacun et de chacun compris. Il est par son talent homme de tous pays; Et si parfois, sa verve aux allures gauloises, Couvre d’un mot risqué ses finesses narquoises, Notre oreille affadie aux pudeurs d’aujourd’hui, Ne se choque pas trop, car ce mot est de lui ; Et la saine raison tout bas s’en vient nous dire : « Allez, ne craignez rien, se farder serait pire; Le mot, si cru qu’il soit, 11 e fait jamais de mal Quand la pensée est franche et quand le but, moral. » — Molière, honneur à toi, qui sais pour nous instruire Nous dévoiler ton cœur ; qui sais nous faire rire Où tout autre moins fort nous aurait fait pleurer. Mais que faut-il en toi le plus fort admirer, De ton cœur d’honnète homme ou de ce caractère Qui ne voulut jamais s’abaisser à se taire ? Honneur à vous aussi, moralistes, penseurs, Qui fûtes ses suivants ou bien ses précurseurs, Têtes d’airain et d’or, grands réformateurs d’hommes , Jalons intelligents de ces temps où nous sommes, De ces temps de progrès qui verront, grâce à vous, S’aimer les nations et s’aimer.... les époux. Vous, vulgarisateurs, prêtres de la pensée Par qui dans tout le monde elle va dispersée Éclairant les esprits ; grande communion Où les jours à venir puiseront l’union, La concorde, la paix; — eh! oui, car ce 11 ’est guère . Lorsqu’on pense beaucoup que l’on pense à la guerre. Honneur encore à vous, à vous ses petits-fils. Qui, de son mâle esprit inspirés et nourris, Voulez, suivant sa trace et sa muse hardie, 155 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Du temps où nous vivons trouver la comédie ; A vous, jeunes chercheurs, pionniers du travail, Qui n’allez pas donner votre talent à bail, Et qui ne croyez pas qu’aux cinq coins de la ville Il faille chaque jour jeter un vaudeville. Son passé, vous dit-on, a tué l’avenir. Non, non, ayez l’espoir avec le souvenir. — Mais quoi! voici venir toutes ces bien-aimées. Ediles de son esprit par son cœur animées. Eh ! oui, toutes sont là, belles , jeunes toujours ! Chez Molière les ans passent comme des jours. Derrière un éventail voyez-vous Célimène ? Son regard provoquant doucement se promène Sur sa cour attentive à sa méchanceté ; Mais Alceste bientôt, champion de vérité, S’en va d’un mot aigu balayer la cohue Qui, dans son antichambre et médit, et se rue. Célimène, chez nous, par malheur vit encor, Tandis qu’Alceste, hélas ! tandis qu’Alceste... est mort! Dorine, te voilà, vive et verte soubrette, Dont l’esprit a bon cœur et le cœur bonne tête ; Ta langue, par moment, bat plus fort qu'un moulin ; Mais dans le gynécée as-tu filé le lin ? Va, va., tu parles d’or, j’aime cette franchise Que sur tes dents de chat le droit bon sens aiguise. Pourquoi, ma chère enfant, n’as-tu pas eu de fils? Approchez-vous, Alcmène ; approchez, Cléanthis; Et vous, belle Henriette, à l ame douce, aimante , Votre simplicité vous faisait séduisante ; Vous ne connaissiez pas l’art utile et charmant Qui fait d’une ingénue un petit monument : C’est d’abord de l’acier, du fer, une armature Base de l’édifice, avec quelque soudure... Puis... du fer qui se courbe en arrivant... plus haut; Et puis, on met du plâtre, — où? sur le chapiteau. Enfin, pour achever de donner bonne grâce, D’un badigeon épais on recouvre la face. On eût, de votre temps, et Ton eût eu raison, A m’entendre parler, cru voir une maison. 15 (i PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Nul ne s’y tromperait aujourd’hui, sur mon àme; Dès longtemps le parterre a dit : C’est une femme.. Ce dernier ridicule emprunté d’autrefois, Il fut pourtant flétri par d’éloquentes voix ; Voyant de blanc, de rouge une femme enlaidie, Juvénal se disait : « C’est une maladie. Car il n’est pas possible à des êtres pensants De se grimer ainsi, par mode, à leurs dépens. » Mais j’aperçois encor la noble et pure Elmire, Vertu rare en tout temps, qu’à bon droit on admire Pourtant monsieur Orgon aurait bien mérité De payer, un petit, son incrédulité. Et puis, voici Bélise, Éliante , Isabelle, Georgette , avec Agnès aussi chaste que belle, Types d’un contour net, tous pleins de vérité, De verve, de finesse ou de naïveté, Filles d’un sens exquis, que toujours le parterre Acclame de bravos, se souvenant du père, Souvenir bien vivant... à Pans, mais... ici? Bah! vous êtes Français par la langue et l’esprit, 11 n’est donc pas besoin, messieurs, d’une prière Pour vous faire applaudir les Femmes de Molière. XXI Le cliasse-neige. — Une soirée chez madame Cerrito. — Le marché de la Sennaia; son aspect et ses bêtes gelées. — Noël. — Les arbres de Noël en Russie. — Fermeture intelligente des magasins le dimanche. Pétersbourg, 25 décembre 1856 - 6 janvier 1857. Mon cher ami, J’ai entendu parler du simoun, je connais le mistral, ce mistral marseillais qui nous fit tant de peine à la veille d’un de nos départs pour l’Italie; je connais aussi cette bise aigre qui, en septembre, tourmente Genève et sur¬ tout les jupons des Genevoises, et qui, durant trois, six ou neuf jours, rend le lac Léman impraticable , meme aux bateaux à vapeur; eh bien! je crois que tout cela n’est rien comparativement à ce qu’on appelle ici le chasse- neige , chasse-neige dont, le dimanche, avant-veille de Noël, nous avons joui pendant quinze ou vingt heures , chose exceptionnelle d’ailleurs, cette horrible tourmente n’a ordinairement que quelques heures de durée.—Mais pour avoir sévi plus longtemps qu’il ne fait d’habitude, ce chasse-neige n’a pour cela rien perdu de sa déplo¬ rable intensité; aussi était-ce à la fois quelque chose de curieux et de parfaitement désagréable que la Perspec- • tive et les autres rues de Pétersbourg par ces tourbillons de vent et de neige qu’on eût dits soufflés par le génie de 158 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. la destruction; les chapeaux, car il y avait des impru¬ dents, quelques Français sans doute, qui étaient sortis en chapeau, volaient de toutes parts, et il n’y avait pas à espérer de les rattraper; les traîneaux marchaient à grand’peine, et le soir, ou plutôt vers une heure du matin, ils avaient, chose incroyable quand on connaît les isvochiks russes, ils avaient cessé leur service. Aussi, sortant d’une soirée que nous avait offerte madame Cerrito , qui avait déployé pour nous recevoir une bonne grâce et un entrain à faire oublier chasse-neige, frimas et tous les inconvénients que nous devions rencon¬ trer pour regagner nos logis; en sortant, dis-je, de chez la gracieuse ballerine, je fus heureux au possible de trou¬ vera mon service la voiture d’un de mes amis, sans quoi force m’eût été de périr sous la neige, faute de pouvoir demander une hospitalité qui m’aurait été agréable et douce, mais que les convenances, etc., etc.... Parmi les mille et un désagréments du chasse-neige, il y avait encore ceci, qu’on ne voyait pas à deux pas devant soi; aussi, de temps à autre, allais-je me cogner contre quelque chose de long et noir, dont l’extrémité supérieure était garnie de longs poils : c’était un pas¬ sant comme moi, enveloppé dans sa pelisse, qui gro¬ gnait comme moi et continuait son chemin; cet incon¬ vénient était d’ailleurs un des moindres, attendu que les passants étaient rares. Voilà pour la ville, c’est-à-dire pour une enceinte défendue contre les fureurs du vent par les édifices et les maisons; mais songe un peu à ce que doit être un pareil temps pour l’homme qui se trouve en rase campagne. Oh! malheur à lui, malheur au voya¬ geur ou au paysan qui amène à la ville ses provisions ! il n’y a plus pour eux de salut; les chevaux effrayés relu- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 159 sent démarcher, hennissent d'effroi'et frappent le sol d’un pied impatient; toute trace de chemin a disparu, tout horizon est fermé à l’œil par un impénétrable rideau de neige fine qui frappe à la figure et la fouette de ses mille imperceptibles aiguilles; le vent est si violent que l’homme même ne marche qu’à grand’peine, et qu’au bout de quelques pas, vaincu par la fatigue, la force du \ent, et la souffrance que cause à ses yeux le continuel contact d’un vent sec tout chargé de neige , il est obligé de s’arrêter et d’attendre que la tourmente passe ou que la mort arrive, car s’il faut en croire plusieurs auteurs russes, et particulièrement Poutchkine, il n’est pas rare de voir de malheureux voituriers engloutis sous la neige avec leurs équipages quand le chasse-neige est violent et dure quelque temps ; des caravanes tout entières auraient même péri dans la traversée des steppes. Le lendemain de ce jour de tourmente, par un froid de \o° sans soleil, mais sans vent, j’allai prendre Têtard, l’ancien acteur de l’Odéon ; Têtard, l’auteur de ces mer¬ veilleuses petites charges d’acteur qui ont tant fait rire et qui sont si ressemblantes; Têtard enfin, qui depuis trois ans habite la Russie, et qui, grâce à son naturel curieux et observateur, en connaît toutes les étrangetés. Nous par¬ tîmes ensemble pour une grande promenade à travers le Gastmoï et le Schoukina Dvor , envahis à la veille de Noël par une masse populaire compacte et nombreuse ; mais, habitués quenous sommes l’un et l’autreà ces deux marchés si profondément originaux, notre course n’y fut pas longue, quoique ralentie par la foule des ache¬ teurs et des promeneurs. A chaque pas s’étalaient de petites boutiques ambulantes, avec des jouets d’en- 160 PÈTERSBOURG ET MOSCOU* fants, des bottes de feutre, des gants de cuir, four¬ rures, etc., etc., toutes choses mises par leur prix à la portée de tout le monde. C’étaient encore des ran¬ gées d’arbres de Noël, tout préparés, et qui n’attendaient plus que l’ornement qui doit les parfaire et les faire ado¬ rer des enfants grands et petits, les bonbons et les bijoux, les dentelles et les étoffes dont on décore leurs branches. ■Mais nous y reviendrons; passons et laissons passer ces hommes portant sur leurs épaules des arbres de Noël, ces traîneaux et ces voitures de toutes sortes, chargés... d’arbres de Noël, et arrivons à la Sennaia (prononcez Sen- noï), Sennaia, c’est-à-dire marché au Foin, ainsi nommé sans doute parce qu’on n’y vend guère que de la viande de boucherie, delà volaille et autres provisions débouché. — La Sennaia est, surtout aux approches de Noël, l’un des endroits les plus pittoresques de Pétersbourg. — Là, d’un côté, des boutiques en bois à demeure, où se trou¬ vent les marchands de viande de boucherie, viande gelée s’entend, et que, chose assez peu ordinaire chez nous, on fend à coups de hache, sur un billot, comme ou pourrait faire d’un morceau de bois, et dont on ramasse ensuite par terre les éclats pour les livrer à l’acheteur. I)e l’autre côté, se trouvent les paysans venus de tous les gouver¬ nements de la Russie, et auxquels leurs télègues (voitures pour le transport des marchandises) servent de bouti¬ ques; ce sont là des animaux de toutes espèces, depuis le mouton et le porc jusqu’au cochon de lait et à la ge¬ linotte, gelés toujours, c’est convenu, mais ayant les tournures les plus singulières, faisant les mines les plus grotesques qu’on puisse imaginer. Chacun fait à ce marché ses provisions; l’un emporte sur l'épaule deux oies roides et allongées, qu’il tient par leur cou, de- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 161 venu plus dur qu’un bâton; l’autre monte en traîneau, et assied près de lui un grand diable de porc, au grouin digne et durci, aux pattes de devant tendues de la plus drôle de façon qu’on puisse concevoir ; d’autres encore ont sous le bras un cochon de lait, qu’on dirait moulé en plâtre, tant la gelée a accusé nettement les plis de son gras individu; d’autres emportent trois ou quatre poules réduites par le froid à ressembler à ces poulets de car¬ ton , mets principal et sans accessoires de tout dîner de théâtre. Le soir de ce jour, c’était réveillon, mais notre réveil¬ lon n’existe pas en Russie, pas plus que le mot en russe; on remplace en ce pays notre habitude de faire mettre aux enfants souliers ou sabots dans la cheminée par la coutume allemande, devenue russe, des arbres de Noël. — L’arbre de Noël est un pin véritable, qui varie dans sa hauteur depuis quatre pieds jusqu’à dix ou douze, selon la richesse ou la générosité de celui chez qui il est planté. On plante cet arbre, monté sur un pied, au mi¬ lieu d’un salon ; on garnit lesbranches de bougies, de bon¬ bons et de cadeaux de toute sorte, attachés à l’arbre par des faveurs bleues ou roses; chaque présent portant sur une étiquette le nom de celui ou de celle à qui il est des¬ tiné , et à une heure dite, ordinairement huit heures du soir, on ouvre le sanctuaire et on laisse les enfants ravis se précipiter au pied de l’arbre de Noël, et conquérir chacun ce qui lui revient. — L’arbre que nous avons vu était des plus jolis; il élevait sa flèche, d’un vert foncé, de huit pieds de haut, au milieu d’un salon éclairé seu¬ lement par des lanternes vénitiennes de couleur et les bougies mêlées aux rameaux du bienheureux arbre ; à son pied gisaient les boîtes, trop grosses pour être sup- 102 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. portées par ses branches fragiles, et à ses entours pen¬ daient, disposés avec élégance et goût, de petits cornets de bonbons, des jouets et des poupées.—Au moment de l’ouverture de la porte du salon, ce fut un unanime cri de joie de la part des quatre enfants de la maison, qui depuis quelques minutes déjà attendaient anxieusement cet heureux instant, et qui durant tout le dîner n’avaient pas perdu de vue un moment la porte de ce salon si plein de promesses; ce cri de joie fut si franc, si bien parti unanimement de ces petits cœurs contents, que nous ressentîmes comme eux un plaisir très-vif de ce ravis¬ sement enfantin, et que je ne sais pas si nous n’étions pas aussi heureux qu’eux-mêmes de leur bonheur. Noël, comme Pâques, est une des fêtes les plus chômées du rite grec; un Russe se garderait bien de manquer à la messe l’un de ces jours; aussi les boutiques et magasins sont-ils rigoureusement fermés (il est vrai que l’on observe le dimanche à Pétersbourg presque aussi strictement qu’à Londres, et que, sauf certains pharma¬ ciens, pas tous, les commerçants n’ouvrent pas le diman¬ che; cependant, par suite d’une mesure intelligente, il reste ouvert, au Gastinoi et au Schoukina Dvor, un magasin de chaque sorte de choses nécessaires; en unmot, une boutique dans chaque ligne, et chaque marchand à son tour ouvre un dimanche, d’où il résulte à la fois que l’acheteur pressé peut toujours se procurer ce dont il a besoin, sans que le marchand ait rien à craindre d’une concurrence qu’il fera à son tour). Donc, le jour de Noël, la physionomie de Pétersbourg était tout autre que celle de la veille; c’était bien encore une quantité considérable de promeneurs, de voitures et de passants, mais on ne voyait plus un acheteur oh un homme affairé. PÉTERSBOU RG ET MOSCOU. 163 Il faisait d’ailleurs un temps superbe; le soleil, resplen¬ dissant et pur, jetait ses reflets dorés sur ces grandes masses blanches unies, et sans taches, qui couvrent les toits de tous les édifices ; on eût dit qu’il se plaisait à mêler le brillant de ses ors avec les plaques d’argent mat et sans reflet de la neige et les miroitements métal¬ liques de la glace ; c’était un contraste joyeux et beau , et jeme prenais à l’admirer sans me souvenir que le ther¬ momètre Réaumur marquait —15°. XXII Le 6 janvier : bénédiction solennelle des eaux de la Né va. Immersion des enfants dans l’eau glacée du fleuve. Pétersbourg, 7-19 janvier 18'i7. Ce n’est pas, comme nous catholiques, la fêle des Rois que célèbrent le G janvier les chrétiens grecs, mais bien le baptême du Christ, et c’est en souvenir de la bénédic¬ tion des eaux du Jourdain qu’on bénit chaque année à cette époque les eaux de la Néva. — Donc, hier, à une heure de l’après-midi, par une neige épaisse, et une tem¬ pérature douce de trois degrés au-dessous de zéro, le canon tonnait, et l’Empereur sortait du Palais d’hiver, précédé de sous-ofïiciers portant les étendards sacrés, de dignitaires portant une image sainte, et du clergé en habits pontificaux; d’abord les chantres de la cour avec leurs ornements verts et or, puis les prêtres avec ces grandes chapes de brocart d’or si élégantes et belles, tous ayant en main des cierges allumés, puis les livres liturgiques et les encensoirs portés par des diacres vêtus de la lévite de drap d’or. A côté de l’empereur mar¬ chait le grand-duc Nicolas, son frère, et après eux le comte Aldlerberg, ministre de la cour, et la maison militaire de S. M; ; puis venaient trois officiers de cha- 165 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. cun des régiments de la garde, celui du milieu portant l’étendard de son régiment. Tous recueillis et la tête découverte; heureusement, comme je l’ai déjà dit, la température était douce; mais quelquefois il fait quinze à vingt degrés de froid, et pourtant l’empereur, les siens et les dix ou douze mille hommes de foule qui se pressent aux abords du palais, n’en restent pas moins pendant les vingt ou trente mi¬ nutes que durent les prières et la bénédiction des eaux, la tête découverte. — Le cortège, cierges allumés, avec les oriflammes et les encensoirs, gagna processionnel- lement un pavillon construit sur la Néva en face le pa¬ lais d’hiver, pavillon orné des images du Précurseur et de plusieurs autres saints,et là, après les prières consacrées, les prêtres descendirent sur la glace du fleuve, dans la¬ quelle on avait pratiqué un trou, et bénirent les eaux en y trempant une croix; puis plongeant un vase dans ces eaux sanctifiées, ils y trempèrent l’aspersoir, nommé ba- silicum (parce que liturgiquement il doit être fait de basilic), qu’ils présentèrent à l’empereur; celui-ci s’en signa, embrassa trois fois le prêtre et donna à son frère le goupillon sacré. Le prêtre aspergea ensuite les drapeaux de la garde, et les assistants, touchant le front de ceux qui étaient les plus proches; puis le clergé et le cortège impérial regagnèrent le Palais d’hiver. — Autrefois, on avait l’habitude d’amener à l’aspersion les malades et de trem¬ per dans ces eaux glacées de jeunes enfants qu’on con¬ sidérait alors comme bénis de Dieu; mais depuis long¬ temps déjà, cette coutume, qui subsiste encore à Moscou et dans l’intérieur de la Russie, a été abolie à Pétersbourg. —Les détracteurs de toutes choses, racontent, à ce pro- 166 PÉTElïSBOURG ET MOSCOU. pos, une anecdote plus comique que vraie, et que voici: ils prétendent que souvent le prêtre, saisi par le froid, et les doigts demi-glacés, laissait échapper l’enfant qu’il plongeait dans l’eau; qu’alors, imperturbable et sans s’occuper davantage du petit malheureux, sans doute parce qu’il considérait qu’il allait tout droit au paradis, il se retournait et disait cette simple parole : « Drougoï (à un autre). » Ce sont là de ces historiettes qui font rire sous cape, et qui sont, à tout prendre, innocentes vu le peu de véracité qu’on leur accorde. A peine la cérémonie religieuse était terminée, que le peuple en foule compacte se précipitait vers l’endroit où la glace avait été cassée et l’eau bénite, car il a été dit : « Elle est pour sanctifier les maisons de ceux qui en prennent, afin qu’elles soient délivrées de toute afflic¬ tion, dispute et calamité. » Chacun donc voulait approcher et remplir, qui une jatte de terre, une bouteille, qui encore un vase de bois. Cette eau se conserve précieusement toute l’année, et, au jour de la maladie, le croyant fidèle la boit en guise de remède. Parmi les plus désireux d’approcher de l’en¬ droit bénit, on voyait des femmes et de jeunes enfants, des nourrices avec leurs nourrissons, qu’elles oignaient au front de cette eau consacrée. Avant deux heures l’empereur rentrait au palais, et le corps diplomatique et les grands corps de l’État, qu’on n’avait pas voulu exposer tête nue au froid, et qui avaient vu la cérémonie de l’intérieur des appartements impé¬ riaux, se retiraient, pendant que la foule recueillie, re¬ gagnait à pied ou en traîneau la Perspective de Nevsky et la ville. XXI H Un mariage grec : cérémonies liturgiques au dix-neuvième siècle ; cérémonies de toutes natures au dix-septième. — Récit d'un chroniqueur. — Une demande en mariage en 1549. — Le baron de Herbestein et ses Commentai'i de/la Moscovia. Le lendemain môme de la bénédiction des eaux de la Neva, à huit heures et demie du soir, des voitures de gala se dirigeaient, suivant la Perspective de Newsky, vers le palais de la princesse Kotschoubey Belosetsky, où allait s’accomplir un mariage dès longtemps pressenti dans la société russe, mais qui n’avait été décidément annoncé que depuis cinq à six jours. — Le futur époux appartenait par sa position aux plus hautes sphères du monde officiel; quant à la jeune fiancée, Russe et prin¬ cesse, elle avait dix-huit ans à peine, des cheveux d’un blond charmant, un visage spirituel et joli, éclairé par deux grands yeux noirs; tout en elle était gracieux; on eût dit un de ces lutins charmants et pudiques des lé¬ gendes du Nord, mais lutin auquel on avait coupé les ailes afin de pouvoir le revêtir d’une robe de fiancée.— L’assistance était peu nombreuse, et à part le corps di¬ plomatique, représenté par les chefs de mission, on ne voyait à cette cérémonie que les parents de la jeune et 168 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. future épouse et les assistants du marié; c’étaient pour ce dernier et en qualité de père et mère assis, le prince, (autrefois comte) Orloff et la princesse Kotschoubey, et pour la mariée, le prince André Troubetskoï et la princesse VoronzofF. — Mais sans plus attendre, disons les détails de la cérémonie de ce mariage grec ; et pour cela nous ne saurions mieux faire que traduire avec l’aide de M. de Muralte, auquel nous devons déjà tant d'aide et de renseignements, que traduire et annoter quelques pages des Lettres de Mouravief sur le culte de l'Eglise d’Orient. Nous aurons ainsi, avec la description des cérémonies, l’explication des symboles qu’elles représentent. — « Le mariage, dit Mouravieff, au dix-huitième chapitre de son troisième livre, n’a rien d’obligatoire, quoi qu’il ait été béni par Dieu et qu’il lui soit agréable, quand il répond à son but. L’homme doit s’unir avec la femme pour ar¬ river aux fins voulues par Dieu; mais la polygamie, cette dispersion des forces vitales étant contraire à ses lois, est sévèrement défendue parla loi chrétienne, comme aussi les secondes et troisièmes noces ; et si, dans sa condes¬ cendance à la faiblesse humaine, l’Église les permet, au moins doivent-elles être expiées par des prières de purification et des pénitences, comme transgressives de la pureté primordiale d’un seul mariage, et comme ten¬ dance à la sensualité. « L’Égiise tient surtout à ce que les liens sacrés ne puissent être dissous, rappelant la parole « ce que Dieu a » joint, l’homme ne peut Je disjoindre. » —Le manque à lafoi conjugale, seul, peut, d’après les paroles du Christ, excuser la dissolution d’une union si intime. — D’après les canons des Conciles généraux, ceux quisepromettent 1G9 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. mariage ne doivent être dans aucun rapport de parenté, au moins jusqu’au cinquième degré; les liens de la pa¬ renté spirituelle provenant du sacrement de baptême (parrain et filleule, parrain et marraine) doivent être également respectés. — Mais venons aux particularités du rite. — Avant toutes choses et pour prévenir toute tromperie, on proclame trois fois, en trois jours de fête consécutifs, après la messe et devant les fidèles assem¬ blés, les noms de ceux qui veulent mariage; pendant ce temps les époux se préparent par la confession et la com¬ munion à leur nouvel état.— Les fiançailles, qui autre¬ fois se célébraient séparément, se pratiquent maintenant immédiatement avant raccomplissement du sacrement. — Le prêtre dit quelques prières, puis faisant trois fois le signe de la croix, il donne au fiancé un anneau d’or qui par son éclat indique qu’il doit paraître à la femme comme le soleil ; puis la fiancée reçoit un anneau d’ar¬ gent comme symbole de la lune, puisqu’elle est la lu¬ mière inférieure qui reçoit tout son lustre de la lumière supérieure, et ainsi le prêtre fiance les promis au nom de la Sainte-Trinité ; après quoi, ils échangent leurs an¬ neaux, ce. pendant que le prêtre leur rappelle les fiançailles patriarcales de Rebeccaavec Isaac, fiançailles accomplies en Mésopotamie par un esclave d’Abraham, et qu’il prie le Seigneur de les fortifier dans la foi, l’union, la charité et la vérité; puis les fiancés, cierges allumés à la main, précédés par le prêtre qui porte l’encensoir, font le tour de la nef; afin de se convaincre que si la lumière du sacre¬ ment les éclaire, c’est pour qu’ils suivent la voie du Sei¬ gneur, semant sur leur route les bonnes œuvres, encens cher et agréable à Dieu ; le chœur chante durant ce temps le psaume 128 de David. — Le prêtre rappelle aux 10 170 PÉTÜRSBOURG ET MOSCOU. fiancés qu’ils doivent librement, mais devant Dieu et les hommes, se promettre l’union éternelle du cœur, sans préjudice pour leurs autres devoirs sacrés; puis il prie Dieu de les conserver comme Noé dans l’arche, comme Jonas dans la baleine, comme les trois jeunes gens dans la fournaise ardente à Babylone, de leur donner la joie qu’éprouva l’impératrice Hélène découvrant la Sainte- Croix, de leur accorder l’union en toute chose, une lon¬ gue vie, la sagesse, l’amour mutuel avec la paix, la béné¬ diction de la fécondité, l’abondance de tous les dons terrestres et une couronne immortelle dans le ciel. Prière dite, il pose au-dessus de leurs têtes deux couronnes, que soutiennent deux jeunes membres des familles unies, et dit : « Le serviteur de Dieu est couronné en faveur de » celle-ci, servante del’Éternel ; » et après les avoir bénits : « Dieu Saint, couronne-les d’honneur et de gloire. » Sur ce, un diacre apporte au prêtre une coupe remplie d’eau et de vin (la coupe de l’union commune), qu’il boit comme signe de leur réunion intime, leur ordonnant d’y boire trois fois, afin qu’ils sachent que dorénavant ils doivent puiser au même vase le bonheur et le malheur, et ne plus se séparer; il réunit encore leurs mains dans la sienne, divin sceau de leur indissoluble union; puis les conduit trois fois autour du pupitre qui supporte les Saints-Évangiles, leur indiquant que c’est sous le contrôle de la parole divine qu’ils doivent maintenant marcher. Pendant cette procession, les deux chœurs chantent : « Réjouis-toi, Isaïe, la Vierge a conçu et mis au monde Emmanuel Dieu et homme; son nom est Orient; en glorifiant son nom, nous voulons glorifier la Vierge sainte. Saints martyrs, qui avez combattu le glo¬ rieux combat et reçu la couronne, priez pour eux et pour 171 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, nous, etc.»—Après cette procession solennelle, le prêtre ôte les couronnes et dit : « Sois exalté, ô fiancé, comme Abraham, béni comme Isaac, et que ta postérité soit nombreuse comme celle de Jacob; va en paix et prati¬ que les préceptes de Dieu; et toi, fiancée, sois bénie de l’Éternel comme Sarah, heureuse comme Rébecca et féconde comme Rachel; réjouis-toi avec ton mari dans les limites de la loi, et tu plairas à Dieu. » — Le prêtre fait une dernière prière, et, sur son ordre, les fian¬ cés devenus époux scellent d’un baiser leur amour sanc¬ tifié. » • Cela fait, il restait à accomplir le mariage catholique, l’époux appartenant à notre culte. Dans un appartement consacré, proche la chapelle grecque, l’abbé Couder, curé de l’Église catholique de Moscou, et, croyons-nous, le seul prêtre français qui soit en Russie, donna au couple auguste la bénédiction nuptiale; puis, à la manière russe et quand tous les assistants à la suite des époux eurent regagné les salons, on servit du champagne, et chacun but à la prospérité des nouveaux mariés. — A onze heures, tout était terminé. Comme on l’a vu, nous n’avons pas parlé du mariage civil ; ce n’est pas seulement par cela que les cé¬ rémonies de cette union toute légale manquent de pittores¬ que et d’intérêt, c’est que le mariage civil n’existe pas en Russie ; mais puisque voilà que nous avons décrit, plus mal que bien, un mariage russe tout religieux, ac¬ compli en l’an de grâce 1857, il nous prend fantaisie de reproduire ici le récit d’un mariage russe du commence¬ ment du dix-septième siècle, emprunté à un voyageur de ce temps; il s’est complu à une description qui nous paraît d’autant plus intéressante, qu’on nous assure que nombre des chosesqu’il rapporte se passent encore de même dans 172 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. l’intérieur de la Russie, chez les paysans; nous donnons la parole à notre chroniqueur : « Le mariage est honorable parmi les Moscovites, et la polygamie y est défendue : un veuf, et même une \cuve, se peut marier deux ou trois fois; mais on ne permet pas que Ton passe à de quatrièmes noces, et le prêtre qui les aurait bénites serait chassé (1). » Ils observent dans leurs mariages les degrés de con¬ sanguinité, et ils ne permettent pas que les deux frères épousent les deux sœurs, et ils respectent aussi l'alliance spirituelle, ne souffrant pas que les parrains et marraines se marient entre eux. » Les solennités de leurs mariages se font de la ma¬ nière suivante : » On ne permet en aucune façon aux garçons et aux fdles de se voir et encore moins de se parler de mariage, ou d’en faire aucune promesse intime de bouche ou par écrit ; mais quand ceux qui ont des enfants à marier, particulièrement des fdles, ont trouvé un parti raisonna¬ ble, ils parlent aux parents du garçon, et leur témoignent le désir qu’ils ont de faire alliance avec eux. Si les autres agréent la proposition, et si celui que l’on recherche de¬ mande à voir la fille, on le refuse absolument; toutefois, si elle est belle, on consent que la mère ou quelque autre parent la voie; et si on la trouve sans défaut, c’est-à- dire qu’elle ne soit ni aveugle, ni boiteuse, les parents traitent entre eux des conditions du mariage, et en de¬ meurent d'accord, sans que les accordés se voient; de sorte que le marié ne voit son épouse que lorsqu’on la lui (1) Celui-là est autorisé à de quatrièmes noces qui a converti un juif à la religion grecque. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 173 amène dans la chambre, et ainsi il arrive quelquefois que tel, qui pense avoir épousé une belle fille, en a une contrefaite, et même qu’au lieu de la fille de la maison, on lui donne une autre parente, ou bien une servante, ce dont je sais plusieurs exemples; tellement qu’on ne doit point s’étonner du mauvais ménage que l’on voit sou¬ vent entre eux. » Quand les grands seigneurs, les knez et les bojares marient leurs enfants, on nomme, de la part du marié, une femme, qu’on appelle suacha , et une autre delà part de la mariée, qui donnent conjointement les ordres nécessaires pour les noces. » Celle de la mariée \a le jour des noces au logis du marié, et y dresse ie lit nuptial. Elle se fait accompagner de plus de cent serviteurs, qui portent sur la tète les choses nécessaires pour le lit et pour la chambre des mariés. Le lit se dresse sur quarante gerbes de seigle, que le mari fait coucher par ordre, et les fait entourer de plusieurs tonneaux pleins de froment, d’orge et d’a¬ voine. Tout étant en ordre, le fiancé part de chez lui sur le tard, accompagné de tous ses parents, ayant derrière lui, à cheval, le prêtre qui le doit marier. 11 trouve à l’entrée du logis de la fiancée tous ses parents, qui le reçoivent avec les siens, que l’on invite de se mettre à table. On y sert trois plats, mais personne n’en mange, et on laisse au haut bout de la table une place vide poul¬ ie fiancé; mais pendant qu’il s’entretient avec les parents de la fiancée, un jeune garçon l’occupe et ne s’en ôte point que le fiancé ne l’en fasse sortir à force de présents. Après que le fiancé a pris sa place, on amène la fiancée; superbement parée, et ayant le visage couvert d’un voile, on la fait asseoir auprès du fiancé; mais afin qu’ils ne 10 . 174 PtiTEKSBOURG ET MOSCOU. puissent point se voir, on les sépare d’une pièce de taf¬ fetas rouge-cramoisi, que deux jeunes garçons tiennent tandis qu’ils sont assis. » Après cela la suacha de la fiancée s’approche d’elle, la farde, trousse ses cheveux en deux nœuds, lui met la couronne sur la tête et achève de l’habiller en épousée. La couronne est en feuille d’or et d’argent doré, battue fort mince, et doublée d’une étoffe de soie, et elle a à côté des oreilles cinq ou six rangs de perles, qui lui pen¬ dent jusque sur le sein. La robe ou surveste, qui est à manches larges d’une aune et demie, est brodée d’or et de perles aux extrémités, surtout au collet, qui est large de trois doigts, et tellement rehaussé de broderie, qu’il semble plutôt à un collier de chien qu’à autre chose, et cette sorte de robe revient à plus de mille écus. » L’autre suacha orne le fiancé; et cependant les femmes montent sur les bancs et chantent mille sottises. Après cela entrentdeux jeunes courriers, richement vêtus, por¬ tant un très-grand fromage et quelques pains sur une ci¬ vière, de laquelle pendent plusieurs peaux de martre. On en apporte autant de la part de la fiancée, et le prêtre, après les avoir bénits, les envoie à l’église. Enfin, on met sur la table un grand bassin d’argent, plein de petits morceaux de satin et de taffetas, de la grandeur qu’il faut pour faire des bourses, de petites pièces d’argent car¬ rées, du houblon, de l’orge et de l’avoine, le tout mêlé ensemble. La suacha , après avoir recouvert le visage de la fiancée, en prend quelques poignées et les jette sur ceux de la compagnie, qui disent cependant une chanson et ramassent ce qu’ils trouvent à terre. » Cela étant fait, les pères des fiancés se lèvent, et chan¬ gent entre eux les bagues. Après ces cérémonies, la PÉTERSBOUUG ET MOSCOU. 175 suacha conduit !a fiancée, dans un traîneau, à l’église, accompagnée de ses amis et esclaves, qui font par le chemin mille impertinences et vilenies. Le fiancé la suit avec le prêtre, qui prend ordinairement si bien sa part du vin de la noce, qu’il le faut tenir à deux, tant à cheval qu’à l’église, pendant qu’il bénit le mariage. » Dans l’église où la bénédiction se doit faire, on couvre une partie du pavé de taffetas rouge, et par-dessus on met une autre pièce de la même étoffe, sur laquelle les fiancés se tiennent debout. Avant que de les marier, le prêtre les fait aller à l’offrande, qui consiste en poissons, fritures et pâtisseries. Après cela on bénit les fiancés en leur tenant des images au-dessus de la tête, et le prêtre prenant la droite du fiancé et la gauche de la fiancée entre ses mains, leur demande trois fois si c’est de leur bon gré qu’ils consentent au mariage, et s’ils s’aimeront l’un et l’autre comme ils doivent. Après qu’ils ont répondu qu’oui, tous ceux de la compagnie se prennent par la main, et le prêtre chante le psaume CXXVIII, à quoi les autres répondent par couplets, d’autant cependant de la même façon que l’on danse ici aux branles. Le psaume étant achevé, il leur met une guirlande de rue sur la tête, ou sur l’épaule si c’est un veuf ou une veuve, di¬ sant : Croissez et multipliez , et après cela il achève de les marier en prononçant ces paroles : « Ce que Dieu a conjoint , l'homme ne le séparera point. » » Pendant que le prêtre prononce ces mots, ceux qui sont de la noce allument tous de petites bougies, et l’un d’entre eux donne au prêtre une tasse de bois ou bien un verre plein de vin clairet qu’il boit; et après que les ma¬ riés lui ont fait raison en le \idant chacun trois ibis, le marié jette la tasse à terre, et lui et la mariée la foulent 176 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. aux pieds en prononçant ces paroles : « Ainsi puissent tomber à nos pieds et être brisés ceux qui tâcheront de semer la division ou de l'inimitié entre nous. » Après cela les femmes jettent sur les mariés de la graine de lin et du chanvre, et leur souhaitent toute sorte de prospé¬ rités. Elles tirent aussi la mariée parla robe, comme si elles la voulaient arracher au marié; mais celle-ci tient si bien à lui, que leurs efforts demeurent inutiles. Les céré¬ monies du mariage étant ainsi achevées, la mariée se remet dans son traîneau, qui est environné de six cierges, et le mari remonte à cheval pour retourner tous deux à son logis, où se font les noces. » Dès qu’ils y arrivent, le marié avec ses parents et amis se mettent à table pour faire bonne chère; mais les femmes emmènent la mariée dans la chambre, où elles la déshabillent et la mettent au lit. Après quoi on fait lever le marié de table, et six ou huit jeunes hommes, qui por¬ tent chacun un flambeau, le conduisent dans la chambre. > En entrant ils mettent les flambeaux dans les tonneaux pleins de froment et d’orge, et se retirent. On leur fait présent à chacun de deux peaux de martre. Dès que la mariée voit venir le marié, elle se lève du lit, s’enveloppe d’une simarre fourrée de martre, va au-devant de lui, et le reçoit avec soumission, en lui faisant la révérence d’une profonde inclination de tête; et c’est alors que le marié la voit pour la première fois au visage. Ils se met¬ tent ensemble à table, où on leur sert, entre autres viandes, une volaille rôtie que le marié déchire, et jette la partie qui lui demeure entre les mains, la cuisse ou l’aile par-dessus l’épaule, et mange l’autre. Après ce repas les mariés se vont coucher, et tout le mondç se retire, à la réserve d’un des anciens serviteurs de la maison, qui PÉTEUSBOUKG ET MOSCOU. 177 sc promène devant !a porte de la chambre, pendant que les parents et amis font toutes sortes de charmes à l’a¬ vantage des nouveaux mariés. “ Ce serviteur, s’approchant de temps en temps de la porte, demande si « tuut va bien...» dès que le mari ré¬ pond qu’oui, on ordonne aux trompettes et tymbaliers de sonner, lesquels entendant ce mot, se mettent à faire un beau bruit, jusqu’à ce qu’on ait préparé les étuves, où les deux mariés se baignent, mais séparément. On les lave d’eau d’hydromel et de vin; et la mariée envoie au marié une belle chemise brodée d’or et de perles au collet et aux extrémités, et un bel habit. Les deux jours suivants se passent en festins, danses et autres divertis¬ sements, où les femmes se servent de l’occasion, pendant que leurs marys sont yvres et s’émancipent bien souvent de leur devoir aux dépens de leur honneur. » Aux noces des bourgeois et des gens de moindre condition, on ne fait pas tant de cérémonies. La veille du mariage, le fiancé envoie à la fiancée un habit, un bonnet fourré, une paire de bottes, une cassette avec des bijoux, une toilette, un peigne et un miroir. Le lendemain, on fait venir le prêtre, qui porte une petite croix d’argent, et se fait conduire par deux garçons portant des cierges allumés. En entrant dans la maison, il donne la béné¬ diction avec sa croix, premièrement aux deux garçons et ensuite aux conviés. Après cela, on met les fiancés à table, les deux garçons tenant une pièce de taffetas entre eux; mais lorsque la suacha coiffe la fiancée, on lui présente un miroir, et les fiancés, approchant leurs joues l’un près de l’autre, se voient et rient l’un contre l’autre. Les deux suacha jettent cependant du houblon sur les fiancés. Après cela on les conduit à l’église, et les céré- 178 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. monies se font de la même façon que pour les gens de qualité. » Dès que les noces sont achevées, il faut que les femmes se résolvent à la retraite, et à ne sortir de la maison que fort rarement, souffrant plus souvent les visites de leurs parents et amis qu’elles n’en font. Et comme les Allés des grands seigneurs et des bons marchands ne sont pas instruites au ménage, aussi s’en mêlent-elles fort peu quand elles sont mariées. Leur principale occupa¬ tion est de coudre ou de broder des mouchoirs de taffetas blanc, ou de faire de petites bourses ou quelques autres gentillesses. » — Et pendant que j’en suis à emprunter aux chroni¬ queurs, peut-être serait-il bon de citer une phrase relative au mariage et tirée des Commentari délia Moscovia du baron de ïlerbestein; la voici donc : « Cosa disonesta e vergognosa, ad uno giovane, addimandare una donzella per moglie ma gtie ufAcio del padre délia virgine parlare col giovane, accioche tolga per moglie la sua Agliuola.» « C’est une chose déshonnête et honteuse pour un jeune homme, que d’aller demander une jeune Aile pour femme, mais c’est le devoir du père de la jeune Aile d’aller trouver le jeune homme afin qu’il prenne la Aile pour femme. » — Voilà certes qui était assez singulier comme façon de procéder, mais je me plais à supposer que depuis 1549, époque à laquelle le baron de Ilerbcs- tain faisait son voyage en Moscovie, les Dusses ont changé de manière de voir comme de manière de faire. XXIV La langue et l’alphabet russes. — Le Taïtien de Diderot. — De quelques usages à emprunter à la Russie. Mon ami , Tu me demandes si je commence à parler un russe courant , c’est ainsi que tu t’exprimes. Hélas! à part la cinquantaine de mots nécessaires pour me faire com¬ prendre de mon cocher et conduire mon traîneau; à part le jargon du Gostinoï Dvor et des boutiques, je n’en dis guère plus que lorsque tu me quittas, Diderot va te dire pourquoi : « Levoyage deM. de Bougainville est sui\i d’un petit vocabulaire taïtien, — c’est Diderot qui parle ainsi dans ces cinquante ou soixante pages si élevées par la pensée, si belles quelquefois par le style, si nettes dans l’expres¬ sion de l’idée, qu’il a appelées « Supplément au voyage de Bougainville; »—on voit dans ce vocabulaire que l’al¬ phabet de ce peuple n’a ni b, ni c, ni d , ni f ; ni g, ni q , ni k , ni y , ni z; ce qui explique pourquoi Aotoion (un Taïtien qu’avait emmené M. de Bougainville), qui était dans un certain âge, ne put jamais apprendre à parler notre lan¬ gue, où il y avait trop d’articulations étrangères et trop 180 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. de sons nouveaux pour ses organes inflexibles. » C'est par suite de difficultés de même genre que les étrangers ont tant de peine à apprendre la langue russe, et par contre, c’est grâce à ce nombre considérable de leurs ar¬ ticulations et de leurs sons de toute nature (I) que les Russes en particulier et les Slaves en général parviennent à parler vite et bien toutes les langues européennes; rompus dès l’enfance par la richesse et le nombre des sons de leur langue aux prononciations les plus ardues, ce ne sont plus pour eux que des jeux d’enfants que d’aborder les langues étrangères; c’est aussi grâce à leur habitude de dire et redire les articulations les plus difficiles qu’ils doivent de prononcer nettement et sans accents tous les idiomes. — Ceci dit, je veux te prouver par quelques exemples que peut-être tu as tort de médire des Russes autant que tu le fais, et je t’envoie, pour ce faire, un chapitre de ma façon, court d’ailleurs, et que, si je l’adressais au public, j’intitulerais : De quelques usages a emprunter a la Russie : Des tours à signaux pour les incendies . — Du rempla¬ cement des cartes de visites par une liste générale imprimée au profit des pauvres. — Le Fulmicoton appliqué aux illuminations. Une chose excellente et qu’il serait bon d’imiter, c'est la manière dont en Russie on prévient immédiatement toute la ville de l’incendie qui vient d’éclater dans un quartier. — À Moscou comme à Pétersbourg, comme (1) L’alphabet russe se compose de 34 caractères, tandis que l’alphabet grec n’en a que 2 4 et l’alphabet français 26. Cette ad¬ jonction a été nécessaire pour rendre des sons qui n’existent pas dans les idiomes autres que le slave. PÉTERSBOUUG ET MOSCOU. 181 dans chaque ville et beaucoup de villages de l’empire, au siège de tout bureau de police, à Pétersbourg, au centre de la ville, à la Douma (Hôtel de Ville), et aussi dans chaque quartier se trouve une tour élevée sur le haut de laquelle un homme monte constamment la garde; de ce poste il domine la ville, et, dès qu’il aperçoit au loin une lueur d’incendie, il hisse, le long d’une perche, une, deux ou trois boules, ou plus, selon le numéro du quartier atteint; un drapeau blanc si l’in¬ cendie est très-violent, un drapeau jaune quand les secours y sont arrivés; si c’est la nuit, ces signaux sont remplacés par un système de feux ; de plus, il avertit d’un coup de sonnette le poste de pompiers le plus proche, et en moins de cinq minutes les pompes attelées et montées par leurs servants partent au galop de trois chevaux rapides. Toujours, si c’est en ville, l’Empereur arrive des premiers sur le lieu du sinistre, encourageant de sa présence les travailleurs qui, d’ailleurs (et nous en avons eu la preuve au mois de novembre dernier à l’in¬ cendie du marché aux pommes), montrent une intrépidité vraiment impassible ; malgré leur piètre apparence, leur tunique d’un gris sale et leurpanialon enfoncé dans des bottes qui semblent n’avoir plus que des tiges, malgré leur casque de tournure assez peu fière, les pom¬ piers russes n’en sont pas moins très-bien organisés et très-propres à faire aussi bien que tous autres leur dif¬ ficile devoir; nous le répétons, nous les avons vus à l’œuvre, et nous avons eu lieu d’être étonnés non-seu¬ lement de leur intrépidité, mais de leur prestesse, de leur habileté à combattre le terrible fléau et à en arrê¬ ter les ravages. — Si nous ne parlons pas de l’organi¬ sation du corps, c’est que nous n’avons rien à envier à 11 182 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ]a Russie sous ce rapport, et que si nous avions son système de signaux avertisseurs, il n’existerait pas au inonde de ville mieux défendue contre l’incendie que Paris. — On employait autrefois en Moscovie, à en croire Olearius, des moyens énergiques, sûrs peut-être, mais dont il est bon de ne pas abuser pour combattre les ra¬ vages du feu dans les maisons de bois. « Pour prévenir les désordres, dit-il, il est enjoint aux strelits ou mousque¬ taires de la garde , et aux archers du guet , de porter la nuit des haches avec lesquelles ils abattent les maisons que le voisinage du feu menace d’un semblable accident, et, par ce moyen, ils empêchent que le feu n’aille plus loin, avec bien plus de succès que s'ils entreprenaient de l'éteindre. » Je le répète : moyen sûr peut-être, mais un peu violent. — Autre chose. — Depuis plusieurs années, chacun en France, surtout aux approches du jour de l’an, s’en va criant et déblatérant contre cette coutume d’échanger des cartes de visites, qui, à mon sens, n’a rien de ridi¬ cule, tout au contraire; eh bien, il est ici une habitude que Paris devrait emprunter à Pétersbourg, attendu qu’elle concilie tous les avis, la voici : —Les visites obligées se font en Russie non-seulement une fois l’an, au renouvel¬ lement de l’année, mais encore une autre fois à Pâques, et, pour éviter cet ennui d’envoi de cartes dont nous nous plaignons, on a imaginé de créer, au profit des pauvres, une liste générale qui s’imprime au Journal de Saint-Pé¬ tersbourg, sur laquelle liste on va faire inscrire son nom moyennant 3, 5 roubles, ou plus, versés à la caisse des bureaux de bienfaisance; cette liste imprimée est envoyée à tous ceux qui s’y sont fait inscrire et qui se considèrent comme ayant reçu des cartes de tous ceux qui y sont ins- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 183 crits et comme leur en ayant envoyé. —Voici donc un moyen simple, ingénieux, et profitable aux malheureux, de remédier à cet inconvénient contre lequel nous nous déchaînons à outrance ; ayons le courage de l’introduire chez nous, et avouons en nous inclinant que : C’est du Nord, aujourd’hui, que nous vient la lumière. — Encore un emprunt à faire à la Russie : c’est sa manière d’allumer ses lustres dans les salons de bal ou les illuminations du dehors, et cela en un clin d’œil. — Au lieu d’être, comme par exemple cela arrive à la cou¬ pole du Panthéon, à Paris, des heures entières à allumer, en risquant de plus la vie des allumeurs, ici on emploie un moyen des plus simples: tout en posant les lampions ou les verres de couleur, on attache à la mèche de cha¬ cun un cordon de fulmi-coton, qui s’en va serpentant de mèche à mèche, du haut en bas d’un édifice, ou de bou¬ gie à bougie du haut en bas d’un lustre, et, quand vient l’heure d’allumer, on enflamme le bout pendant de ce fulmi-coton et la flamme s’en va décrivant ses méandres de feu et allumant, sans exception ni manquement, tous les lampions ou toutes les bougies. XXV Discussions religieuses populaires au Kremlin.— Le livre de M. Haxthausen. — Les sectes religieuses en Russie. J’avais beaucoup entendu parler à Moscou d’une cou¬ tume singulièrement intéressante qu’a conservée le peu¬ ple : celle de se réunir à Pâques, au Kremlin, pour y dis¬ cuter en plein air les questions religieuses les plus ardues ; comme je ne devais pas assister à ces discussions et que les renseignements que me donnait mon Guide mos¬ covite habituel me paraissaient confus et difficilement admissibles, je n’y avais pas prêté toute l’attention que j’aurais dû, et j’avais laissé passer avec tant d'au¬ tres mensonges ce que je croyais, sinon un mensonge de plus, tout au moins une coutume tombée en désué¬ tude ; quand, il y a quelque temps, à Pétersbourg, me trouvant au ministère de l’Instruction publique, j’entendis un monsieur à l’air grave et digne parler de ces discussions populaires. Dès lors, ma curiosité surexcitée n’eut plus de répit, et j’allai demandant à tous et partout des éclaircissements à ce sujet ; déjà, j’avais réuni des documents assez curieux, mais bien des lacunes encore restaient à combler, surtout une difficile PÉ1ERSB0URG ET MOSCOU. 185 sinon impossible à remplir : je n’avais ni vu ni entendu; comment redire? mais, relisant, ces jours derniers, le chapitre si bien fait et si rempli de M. de Ilaxthausen (I) sur les différentes sectes de l’Église en Russie, je trouvai au complet ce que je cherchais. Dès lors je n’hésitai pas à emprunter à ce baron érudit les curieux renseignements qui suivent : « Depuis un temps immémorial, il (le peuple de Mos¬ cou) s’assemble, pendant la semaine de Pâques, sur la grande Place, devant l’Ouspeskoi Sobor (cathédrale de l’Assomption), au Kremlin , pour discuter sur des ma¬ tières religieuses. A ces réunions, uniquement composées de gens du peuple, on ne voit ni ecclésiastiques, ni em¬ ployés de l’administration ou de la police, et la présence d’un kvartalnoi (on prononce à Pétersbourg quartal, officier de quartier) ou d’un boutochnik (soldat de police) y serait inutile; car l’ordre le plus parfait et la plus com¬ plète tranquillité y régnent constamment. Le peuple fait lui-même la police et sait jusqu’à réprimer les paroles un peu trop vives. D’un côté se rassemblent les défenseurs de l’Église orthodoxe, et de l’autre les Roskolniks (schis¬ matiques) des différentes sectes, mais surtout des Staro- verzi (vieux croyants). Les groupes se forment, les ad¬ versaires s’avancent, et alors commencent des discussions remarquables par l’aménité et une convenance surpre¬ nante. Un des champions aborde, en ôtant son chapeau, celui qui se trouve en face de lui, et demande la permis¬ sion de lui adresser une question qu’il serait bien aise d’entendre réfuter. Personne n’interrompt la discussion, (1) Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie, par le baron Auguste Haxtiiausen, —Hanovre-Hallin, 1847. 186 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. et chacun attend, pour commencer, que son tour soit venu. Quand on entend de simples paysans discuter ainsi, on est vraiment étonné de la dialectique et du bon sens dont ils font preuve. Si l’un des adversaires se trouve embarrassé pour répondre et est obligé de battre en re¬ traite, un autre vient à son aide ou bien continue la con¬ versation à sa place ; que l’un s’échauffe, se mette à crier ou dise seulement : Ce n’est pas vrai, aussitôt les autres l’arrêtent et le rappellent à l’ordre par les mots : « Pas - chia na da i na niet » (tu te lances dans les oui et les non) ; s’il persiste et ne veut pas se calmer, on lui retire la parole et on la donne à un autre. » Jadis, les classes supérieures de la société ne faisaient aucune attention à cette coutume intéressante ; mais la tendance à étudier le caractère de la nationalité ou, pour mieux dire, à sonder la vie intime des peuples, laquelle depuis une dizaine d’années s’est développée dans tous les pays de l’Europe, s’est fait sentir en Russie. Cinq jeunes gens de la société moscovite prirent donc le parti d’assister, incognito, à une de ces réunions. Ils étaient tous les cinq des hommes aussi distingués par leur savoir et leur intelligence que par leur caractère et leurs goûts. Parmi eux se trouvait M. de C., poète d’une très-belle réputation et doué d’une grande éloquence naturelle. Ils se déguisèrent en paysans, et se rendirent, pendant la semaine de Pâques de 1841, sur la place du Kremlin, pour se mêler inaperçus à la foule, et prendre même, s’il était possible, part aux discussions. Ils y trouvèrent une grande foule de peuple, et s’approchèrent des parleurs. Ce fut M. de C. qui, le premier, se mêla de la conversa¬ tion. On le regarda par-dessus l’épaule, probablement parce que n’étant pas autorisé à parler, il avait osé prendre . PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 18 ) !a parole; mais bientôt, étant venu victorieusement au secours du champion de l’Église orthodoxe, que son ad¬ versaire avait mis au pied du mur, il attira l’attention générale, et finit peu à peu par s’emparer de la conver¬ sation. » Alors, du côté des starovers s’avança vers lui un vieillard à tête vénérable, avec de longs cheveux et une barbe blanche descendant jusqu’à la poitrine. Il était de la secte des Poromane ou bezpoporstschina (sans prêtres). » La discussion était arrivée à l’argument suivant : le roskolnik. — Il n’y a pas d’Église extérieure; car Jésus a dit : que ses disciples sont des églises vi¬ vantes; mais disséminés par la persécution ces servi¬ teurs de la vraie foi ont été obligés de fuir dans les bois et dans des antres impénétrables, connus de Dieu seul. L’église en pierre, le temple érigé par la main des hommes peuvent-ils donc aussi se soustraire par la fuite aux persécutions des forts? m. de c. — Frère, tu interprètes mal le texte des saintes Écritures. Il n’y est pas dit : Vous, disciples, vous êtes les églises, mais l’Église. L’apôtre dit : Celui qui n’obéit pas à l’Église, celui qui enfreint les comman¬ dements de l’Église, etc.; par conséquent, tu vois bien, qu’il est question d’une Eglise morale et non des maisons pour le culte du Seigneur. C’est la communauté des fidèles, avec ses évêques et ses prêtres, qui forme l’ɬ glise dont parle Jésus-Christ. le r. (passant tout d’un coup à un autre sujet).— Mais les sacrements, dis-moi, comment peut-on les admi¬ nistrer et les recevoir, quand il est écrit : « Celui qui est 188 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. en état de péché reçoit dans l’Eucharistie la mort et la condamnation éternelle. » Or, quel est l’homme sans péché? où est la créature humaine qui puisse dire : Je suis pure, devant Dieu? même au moment de la confes¬ sion, pendant les courts instants qui séparent cet acte expiatoire de la communion, il commet déjà une foule de fautes! Il n’y a qu’un moment où l’homme ne pèche pas : c’est celui de la mort; et à cette heure suprême c’est son ange gardien qui lui administre invisiblement les saints Sacrements ! m. de c. — Que dis-tu, frère? C’est Jésus qui a institué l’Eucharistie en disant : « Mangez, ceci est mon corps; buvez, ceci est mon sang, versé pour la nouvelle alliance.» Serait-ce donc pour les morts qu’il l’aurait établie, quand à chaque instant il dit : « Je suis le Dieu des vivants! » Comment pourrait-on confesser ou communier un mort, un froid cadavre dont l’âme est déjà devant Dieu? C’est aussi pour administrer les saints Sacrements qu’ont été établis les évêques et les prêtres ! le r. — Que me parles-tu des évêques et des prêtres ! Ne sont-ils pas des hommes et des pécheurs comme nous? Ote-leur les riches vêtements qui les recouvrent, et tu verras s’ils sont autre chose que de pauvres mortels. m. de c. — Tu as raison, ce ne sont que des hommes comme nous ; mais le tsar est aussi un homme, et tu lui obéis cependant? En te soumettant à sa volonté, tu courbes la tête, non devant le mortel, mais devant le pouvoir, la dignité, la charge qu’il revêt. Il en est de même des évêques et des prêtres, car c’est par eux que parle l’Église. le r. — Tu me parles toujours de l’Église; mais où PÜTERSBOUKG ET MOSCOU. 180 est-elle donc dans ce temps de misère et de ténèbres? Quand je suis jeté sur une île déserte ou au milieu des païens, puis-je dire que je me trouve au sein de l’Église? Non, frère, c’est impossible; car, alors, je ne puis pas la connaître ? m. de c. — Que tu ne connaisses pas l’Église, frère, c’est possible, mais elle te connaît. Chaque jour, à cha¬ que messe, elle prie pour toi le Tout-Puissant; car tu es en elle, quand même ton corps, ta personne physique serait éloignée d’elle à l’autre extrémité du monde. • » le r. (revenant à un autre thème après un moment de silence). — Oui, par rapport à la croix? Dis-moi donc, comment se fait-il, que vous fassiez ce signe de la croix autrement que Jésus-Christ, quand il n’y a qu’une croix ou plutôt qu’un symbole? Regarde toutes les images qui représentent le Sauveur, et tu verras que pour faire ce signe, il réunit le pouce, le doigt annulaire, le petit doigt et étend les deux autres; tandis que vous, vous joignez, au contraire, les trois premiers doigts. « m. de c. —J^e signe de croix fait par le Christ n’était qu’un signe de bénédiction pour son peuple, par consé¬ quent lui seul avait le droit de le faire de cette manière. C’est pour cette raison que les évêques et les prêtres l’emploient aussi quand il bénissent les fidèles au nom de Jésus-Christ. Alors c’est la main de Dieu qui bénit et non la leur. Nous, nous sommes de pauvres pécheurs, qui ne peuvent se hénir eux-mêmes. Enjoignant les trois premiers doigts symboles de la Trinité, nous l’implorons de nous bénir. Regarde comment font les évêques et les prêtres, pauvres pécheurs comme nous, quand ils se signent! C’est toujours les trois premiers doigts réunis; H. 100 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. car alors ils ne se mettent plus à la place du Sei¬ gneur. » Le Roskolnik était visiblement embarrassé de ré¬ pondre. Ne sachant que dire, il s’en prit à la personnalité de son adversaire, beaucoup mieux mis que le reste des paysans, et n’ayant pas de barbe. C’est contre cette der¬ nière circonstance qu’il dirigea particulièrement son attaque, sûr qu’il était de la sympathie des auditeurs. « —Dis moi donc, frère, pourquoi beaucoup d’entre vous se rasent-ils la barbe ? ne savez-vous donc pas que c’est un péché? Vous défigurez l’image de Dieu sans aucune rai¬ son valable; vous rejetez ce que Dieu a fait croître. Or, ne savez-vous pas que Jésus-Christ portait une barbe, et que tous les saints que nous devons prendre pour mo¬ dèles l’ont portée aussi ! m. de c. — J’approuve et je ne trouve pas déraison¬ nable de ne pas raser la barbe et de laisser croître les cheveux, surtout quand on croit remplir par cela un pré¬ cepte religieux; mais la couper aussi n’est pas un péché 1 Dieu a-t-il donc un corps physique? et peux-tu prétendre à une ressemblance corporelle avec le Créateur? Non, c’est ton âme, ton intelligence, qui sont divines, et non cette poussière périssable que tu nommes ton corps. En conviens-tu ? le r. — Oui, mais Jésus? m. de c. —Jésus avait-il une barbe, quand il n’était encore qu’enfant? Tu dis que le chrétien doit suivre l’exemple de Jésus-Christ, c’est vrai; mais duquel? de l’enfant instruisant dans le Temple, ou de l’homme-Dieu mourant sur la Croix? N’est-ce pas un orgueil démesuré que de chercher à ressembler à Dieu? Et la Vierge, mère PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 101 du Christ et toutes les femmes ne sont-elles donc pas faites à l’image de Dieu? et cependant elles n’ont pas de barbe I le r. — Oui, mais il s’agit ici des hommes ! m. de c. — Eh bien, saint Georges ne portait pas de barbe, comme tu peux t’en assurer ici par son image. le r. — C’était un guerrier, obligé probablement de se soumettre aux ordres de ses chefs ! m. de c. — Bien, mais saint Laurent, qui n’était pas guerrier, n’en portait pas non plus? le r. — Si fait, il en portait ! m. de c, — Tu te trompes. le r. — Non; au surplus dès que la question (paschla na da i na niet) roule sur des oui et des non, il n’y a que les livres seuls qui puissent en décider. Néanmoins tu as bien parlé avec savoir et raison ; maintenant adieu, car il est temps de nous séparer. ri. de c. — Adieu, frère, mais écoutez encore ces mots, toi et vous tous, frères : Quand on crucifia le Christ, on déchira ses vêtements pour se les partager. Dites, était-ce bien? le r. — Certainement non. ri. de c. — Et cependant vous, frères starovers, vous le faites tous les jours! Vous faites même cent fois davantage ; car l’Église n’est pas le vêtement du Christ, mais son corps, sa fiancée, et vous la déchirez sans cesse ! « Ici M. de C. et ses amis saluèrent les starovers et s’en allèrent suivis par une foule de paysans orthodoxes, qui les reconduisirent jusqu’à la Krasnïa Plostchat (place Bouge), devant le Kremlin. Là un paysan de la troupe 192 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. s’approcha de M. de C., et lui dit : Tu as bien parlé, frère, reviens encore le plus souvent que tu pourras pour nous soutenir et nous aider. Maintenant donne à nous tous le baiser fraternel de Pâques. Pendant ce temps un autre avait tiré à l’écart un des compagnons de M. de C. et lui avait demandé : « Dis-nous, frère, qui est celui qui a si bien parlé?» — «Un gentilhomme comme moi et ces trois autresI » — « Comment, un gentilhomme! s’é- cria-t-il, un gentilhomme, et il sait tout cela?... » XXVI LES MONUMENTS DE SAINT-PÉTERSBOURG. # % Pose de la première pierre du monument élevé à la mémoire de l’empereur Nicolas. — La colonne Alexandrine. — L’église de Saint-Isaac. — M. de Montferrand. — Statue équestre de Pierre le Grand. — Falconnet et mademoiselle Collot. Pétersbourg, 29 décembre 1856-10 janvier 1857. Mon cher Avant-hier 26 décembre 1856, a eu lieu la pose de la première pierre du monument commémoratif élevé à l'em¬ pereur Nicolas I er , et quoique cette cérémonie se soit, pour ainsi dire, passée en famille militaire, puisqu’on n’y avait convoqué ni le corps diplomatique, ni aucune dame, elle a présenté quelques intéressants épisodes qu’il est bon de vous faire connaître, en vous disant aussi ce que sera et ce qu’est déjà ce monument. — Voyons d’abord la cérémonie : — L’armée y était re¬ présentée par des détachements de chaque régiment de la garde, avec leurs étendards, par les cent gardes du corps du palais, par le corps des cadets et les officiers 194 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. supérieurs appartenant à l’état-major général; puis c’é¬ taient le conseil des ministres, le Sénat, etc., et tous les gens de la maison de feu l’empereur. Dans la baraque en planches qui protège les fondations, décorée en façon de tente militaire, on avait disposé des places pour les assistants, et élevé, sur une estrade tendue de drap rouge et exhaussée de deux marches, un autel pour le service divin, qui fut célébré par S. E. le métropoli¬ tain Grégoire; malgré la rigueur de la température exté¬ rieure (il faisait -15° de froid), l’architecte avait obtenu intérieurement une température de 4 6° au-dessus de zéro, magnifique résultat auquel applaudit beaucoup l’empereur. — A une heure précise , S. M. Alexan¬ dre II, suivie de S. A. I. le grand-duc héritier, le duc de Meklembourg Strélitz, les grands-ducs Nico¬ las et Eugène Maximilianowitch de Leuchtemberg, le grand-duc Nicolas, le prince Pierre d’Oldembourg et ses deux fils aînés, entraient dans l’enceinte réservée.— Après le service divin et pendant que les chantres de la chapelle impériale faisaient entendre les chœurs de la liturgie grecque, l’empereur reçut des mains de M. de Montferrand, l’architecte chargé des travaux, la truelle et le marteau d’argent, et posa, ainsi que chacun des membres de sa famille, une brique ornée de l’aigle impé¬ riale dorée, à la partie supérieure des fondations du mo¬ nument.— Voici comment les choses étaient disposées : Au centre des fondations, qui consistent en un massif plein en granit, on avait ménagé un enfoncement carré de deux pieds cinq pouces anglais, dans lequel fut placée une caisse en bronze doré, renfermant des médailles, au nombre de quatre-vingt-douze, frappées sous le règne de l’empereur Nicolas (médailles en platine, or, argent et PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 195 cuivre) ; la caisse renfermait encore, sur une plaque de cuivre gravé, l’inscription suivante : « En l’an 1856 de- » puis la nativité de Jésus-Christ, en la seconde année du » règne de l’empereur de toutes les Russies Alexandre II, » a été posée, par S. M. , cette pierre commémorative » du monument à son père, de glorieuse mémoire, » l’empereur Nicolas I er , le 2G du mois de décembre. » En la présence : » Du ministre de la cour, comte Adlerberg, du direc- » tour général des constructions de l’empire, le général » Tchewkine, et de l'architecte du monument, le con- » seiller d’État Montferrand. » L’enfoncement destiné à recevoir la caisse de bronze fut comblé jusqu’au niveau du plan général parles bri¬ ques dont nous avons parlé. Après la pose de ces briques, l’empereur passa la truelle à quelques-uns des vieux serviteurs de son père, entre autres au prince Orlof, au grand maître de l’artil¬ lerie, qui avait ôté sa jambe de bois pour s'agenouiller devant ce monument,consacré à son ancien maître, etc.... L’empereur était visiblement ému; la cérémonie termi¬ née, il embrassa avec effusion ses fils, qui étaient près de lui, et se retira. Arrivons au monument : il présente une masse pyra¬ midale d’un peu plus de huit sagènes de hauteur (cin¬ quante-neuf pieds et demi anglais), surmontée d’une statue équestre. L’empereur y est représenté dans le costume de chevalier garde, l’un des costumes de l’armée russe qui se prête le mieux à la statuaire; il a en tête le casque surmonté de l’aigle à deux têtes, il porte la cuirasse et la longue épée de combat. Cette statue sera de bronze et aura trois sagènes (vingt et un pieds anglais) de hauteur; 196 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. l’exécution en est confiée à un homme d’un talent éprouvé, le baron Clodt, Fauteur des chevaux du pont Ànischkof, des chevaux du palais Royal à Naples et de ceux de Berlin. M. de Montferrand, l’habile architecte de Saint- Isaac, chargé de la direction des travaux de ce monu¬ ment commémoratif, a bien voulu nous communiquer ses plans et dessins avec les quelques renseignements que nous allons vous transmettre : Ce seront d’abord à la base deux monolithes granit rose de Pitterlax (Fin¬ lande) qui ne mesurent pas moins de sept sagènes (qua- rante-neufpieds anglais), et qui étonneraient, sinon les mo- nolitheségyptiens, au moins tous les monolithes modernes; puis vient un troisième socle en porphyre gris (dit Serdo- bolsky); puis du Rosso de Finlande, ce porphyre qu’on a employé au tombeau de l’empereur Napoléon; puis une partie supérieure en marbre blanc de Toscane, ornée de trophées d’armes, de quatre figures emblématiques ; la Force, la Justice, la Religion et la Sagesse, et de bas-re¬ liefs bronze, qui représenteront différents actes de la vie de l’empereur défunt. Comme ensemble, ce monument sera d’un bel effet; s’il faut en croire les croquis et le talent des exécutants et du directeur; il sera à la fois d’un aspect simple et grand ; il est d’ailleurs admirablement placé près du pont Bleu, entre le palais de la grande-duchesse Marie Nicolaiewa de Leuchtemberg et l’église de Saint-Isaac. — Puis- qu’à propos de cette œuvre, non encore terminée, nous avons parlé de M. de Montferrand, passons en revue les monuments que lui doit la capitale de l’empire Russe, ce sera à la fois un moyen de rendre hommage à un talent réel, à une longue carrière artistique, habilement et gran¬ dement remplie, et de faire connaître les presque seuls PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 197 monuments que possède Pétersbourg. —Nous vous parlerons tout d’abord de la colonne Alexandrine. C’est une colonne d’ordre dorique dans des proportions co¬ lossales; le fût en granit rouge de Finlande, d’un seul morceau, a quatre-vingt-quatre pieds anglais de hauteur; c’est le plus grand monolithe connu : la colonne de Pompée, à Alexandrie, n’a que soixante-trois pieds, l’obélisque de la place Saint-Pierre, à Rome, soixante- dix-huit, et si l’obélisque de Saint-Jean de Latranena quatre-vingt-dix-neuf, il faut dire qu’il est en trois mor¬ ceaux. — Aussi que n’a-t-il pas fallu vaincre de diffi¬ cultés pour extraire cette masse, qui, avant la taille, pesait neuf millions de livres , des carrières de Pitterlaxe, pour la transporter à Pétersbourg, et enfin pour l’élever au milieu de cette place du palais d’Hiver, où elle est à la fois un ornement et un souvenir. M. de Montferrand a mené à bien cette œuvre, et au jour du triomphe, quand, le 30 août 1832, aux acclamations d’une multitude im¬ mense, effrayée d’abord du labeur à accomplir, mais bientôt rassurée par le succès, quand, dis-je, ce mono¬ lithe aux proportions gigantesques s’en vint tranquille¬ ment prendre place sur son piédestal, l’architecte fut bien payé de ses travaux par les bravos de la foule et par cette parole, vraie d’ailleurs, de l’empereur Nico¬ las : « Montferrand, vous vous êtes immortalisé. » — Élevée à la mémoire de l’empereur Alexandre I er par son frère, l’empereur Nicolas, cette colonne porte en in¬ scription ces mots : A Alexandre 1 er la Russie recon¬ naissante; le piédestal est orné d’armures anciennes et des figures colossales du Niémen et de la Vistule, de la Victoire et de la Paix, de la Justice et de la Clémence, de la Sagesse et de l’Abondance. La partie supérieure 198 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. est couronnée par un ange, sous les traits d’Alexandre, tenant la croix, regardant vers la terre et montrant du doigt le ciel (1 ). Venons à l’œuvre capitale de notre architecte, à celle qui doit mettre Je sceau à sa renommée et graver à tout jamais son nom parmi ceux des grands constructeurs de tous les temps; à l’église cathédrale de Saint-Isaac : Le projet de construction de l’église de Saint-Isaac remonte à Pierre le Grand, qui, né le 20 mai 1675, jour consacré par l'Église grecque à la fête de saint Isaac le Dalmate, voulut élever sous ce vocable un temple à Pé- tersbourg; aussi posait-il, le 6 août 1717, la première pierre d’une église de ce nom, située sur l’emplacement actuel du palais du Sénat; cette église étant devenue in¬ suffisante dans ses proportions pour la cour nombreuse de Catherine II, l’impératrice résolut d’en faire con¬ struire une autre sous la même invocation, mais plus grande et plus belle; elle devait être entièrement con¬ struite en marbre ; la mort de Catherine arrêta les tra¬ vaux de l’architecte Rinaldi, qui déjà avait conduit l’édi¬ fice jusqu’à la hauteur de son entablement; cependant, repris sous Paul I er , les travaux furent achevés avec trop de hâte, et l’on eut un édifice sans harmonie dans son ensemble. Frappé des inconvénients de cette construction trop précipitée, et voulant avoir un monument digne à la fois de la capitale de l’empire russe et du tsar qui, le premier, en avait eu l’idée, l’empereur Alexandre I er voulut, en 1817, que, quitte à démolir, on lui soumît des plans qui réalisassent la pensée première, et parmi nom¬ bre de concurrents, il choisit M. de Montferrand, à qui (1) La colonne tout entière, piédestal, fût et statue, a cent et cinquante-quatre pieds de hauteur. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 199 fut confiée l’édification ou la réédification de cette église si difficile à conduire à bien. — A partir de ce moment et jusqu’à ce jour, les travaux ont été menés sans relâche; déjà l’ensemble du monument est complet, il ne lui manque plus guère que quelques détails d’ornementation intérieure pour être livré au culte, et sa consécration aura lieu le 29 mai prochain, jour anniversaire de la naissance de Pierre I er . L’église cathédrale de Saint-Isaac , édifiée à peu près sur les données de Saint-Pierre de Rome, Saint-Paul de Londres et du Panthéon de Paris, présente un aspect grandiose, et d’autant plus saisissant qu’elle se trouve presque isolée dans sa masse et domine à ses alentours des maisons peu élevées qui font valoir plus encore les trois cent quarante pieds d’élévation de sa vaste coupole dorée.—Bâtie en forme de croix grecque, l’église nou¬ velle n’a pas ce que dans les temples catholiques nous ap¬ pelons la nef ; ses quatre portiques latéraux sont décorés de seize colonnes monolithes de granit de Finlande, avec base et chapiteau de bronze, de cinquante-six pieds de hauteur, chaque fronton supporte un bas-relief de cent pieds de long, en bronze, représentant au nord et à l’est, l’ascension de Notre-Seigneur et saint Isaac le Dalmate arrêtant l’empereur Yalens, qui marche contre les Bar¬ bares, et dû au ciseau habile de M. Lemaire, l’auteur du fronton de la Madeleine; au sud et à l’ouest, l’ado¬ ration des Mages et saint Isaac bénissant l’empereur Théodose le Grand, et dus à M. Vitali. Les huit portes de bronze de l’édifice, doubles en profondeur, sont d’une très-belle exécution ; elles portent à l’extérieur de grandes figures d’apôtres ou de métropolitains; à l’intérieur des bas-reliefs à la manière des portes, de L. Ghiberti. 200 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Aux angles de l’édifice et sur la terrasse supérieure à Tentablement, se trouvent quatre campaniles où seront les cloches. Mais pénétrons dans l’intérieur, car je ne ferais, en continuant ma description, que l’embrouiller plus encore, et je ne la trouve pas d’une netteté telle qu’on puisse risquer de la rendre moins claire. Intérieurement c’est un amas de richesses à étonner, et au milieu duquel c’était une vraie difficulté d’é¬ chapper à l’entassement et au mauvais goût; l’architecte a su éviter cet écueil ; tout est harmonieux, ensemble et détails, tous ces ors, toutes ces matières précieuses que je vais vous citer hâtivement comme curiosités, tout cela se fond bien, sans que l’œil soit froissé. — L’iconostase, c’est-à-dire la paroi qui, dans les églises grecques, sépare le temple du sanctuaire, est orné de huit colonnes et de deux pilastres en cuivre cannelé, plaqués de malachite; ces colonnes ont trente-sept pieds et demi de hauteur, trois pieds et demi de diamètre (le placage est d’une épais¬ seur de trois lignes) ; elles ont coûté ensemble un million de roubles argent (quatre millions de francs), et l’on a, pour les obtenir, épuisé entièrement une mine de mala¬ chite, en Sibérie; — de chaque côté de la porte principale (porte en argent) de l’iconostase se dressent deux co¬ lonnes en lapis lazzuli de dix-huit pieds de hauteur sur deux de diamètre (deux lignes et demie de placage). — L’iconostase est en marbre statuaire blanc, avec orne¬ ments en bronze doré, d’or moulu. Les images, qui le décorent sont de grandeur naturelle et en mosaïque ; elles sont dues à des artistes russes, que les plus habiles mosaïstes de la fabrique du Vatican sont venus former ici même. — Il y a bien aussi des peintures dans Saint- Isaac, mais mieux vaut peut-être n’en pas parler, c’est PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 201 là la partie faible; quant à Ces statues, jamais image en relief ne pénétra dans une église grecque. — Tout est donc dit dans ma description, sauf ceci: que cette église, à laquelle on travaille depuis quarante ans, a depuis ce temps employé chaque jour, en moyenne deux mille ouvriers , au salaire, énorme en ce pays, de un rouble argent par jour; de plus, elle a coûté, jusqu’ici, vingt-trois millions de roubles, et coûtera, finie, trente millions de roubles argent , c’est-à-dire cent vingt mil¬ lions de francs. 11 me faudrait bien encore, sinon pour être complet, tout au moins pour ne pas laisser dans mes énuméra¬ tions des lacunes trop considérables, vous citer, parmi les monuments de Pétersbourg, le Palais d’hiver, que, d’ail¬ leurs. je ne rappelle que pour mémoire (il a été tant dé¬ crit); le palais de l’IIermitage, dont quelque jour je ferai la monographie; l’église cathédrale de Kasan, imitation en raccourci de Saint-Pierre de Rome et de ses portiques, mais bien située sur la perspective de Newsky, et fai¬ sant, par un clair de lune ou un temps de neige, le plus bel effet du monde. Il me faudrait aussi vous parler de cette statue de Pierre le Grand, due à Étienne Falconnet, et qui, placée au milieu de la place de l’Amirauté, domine fièrement la Néva et ses entours; mais je laisse la pa¬ role à Castera, l’historien, souvent indiscret, de Cathe¬ rine II, non pas que sa description soit remarquable par le style, mais elle est exacte et donne quelques rensei¬ gnements curieux; la voici : « L’année 1782 avait été marquée par l’inauguration de la fameuse statue de Pierre I er , ouvrage dans lequel le génie de Falconnet seconda si heureusement les intentions de Catherine. « L’artiste conçut le dessein d’élever sa statue sur un 202 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. rocher brut qui servirait de piédestal. Cette idée neuve et originale qui avait quelque chose de grand, plut à l’im¬ pératrice, qui aussitôt fit commencer des recherches pour avoir un bloc convenable de granit. Au milieu d’un marais de la Carélie, et non loin d’une baie formée par le golfe de Finlande, on trouva un rocher absolument isolé, qui était élevé au-dessus du sol de vingt et un pieds, et en avait quarante-deux de long sur trente-quatre de large. On s’empressa de creuser tout autour, et on eut la satisfaction de s’apercevoir qu’il n’était adhérent à aucun autre roc.Bientôt il arriva heureusement au lieu de sa destination... L’un des côtés du rocher avait été frappé de la foudre, et, lorsqu’on voulut y porter le ciseau pour en ôter les parties endommagées, on vit qu’au lieu d’être composée d’une matière homogène, la masse entière n’était qu’une collection de pierres pré¬ cieuses, comme du cristal de roche, de l’agate, du gra¬ nit, des topazes, des cornalines, des améthystes; et, bientôt, les femmes les plus élégantes de Pétcrsbourg furent parées de bracelets, de boucles d’oreilles et de colliers qui provenaient de cet étonnant rocher. » Pierre I er est vêtu à la romaine et couronné de lauriers. Le modèle de la tête, qui est admirablement belle, est l’ouvrage de mademoiselle Collot, qui épousa depuis le fds de Falconnet. Le cheval que monte le Tsar paraît s’élancer, et a les deux pieds de devant en l’air; avec ceux de derrière il foule un serpent de bronze, symbole de l’Envie; et ce serpent, mordant la queue flottante du cheval, en assure l’équilibre. — On lit, d’un côté du piédestal } cette inscription latine : « Petro Primo, Ca- » tharina Secunda, 1782, » et de l’autre côté, la même inscription en russe : « Petrou Pcrvomou , Ekaterina 203 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. « Vtoraia. » Ce à quoi nous ajouterons : Cette statue est à la fois belle, fièrement posée, et d’une élégance de forme qui décèle ce même ciseau qui fouilla amoureuse¬ ment les contours gracieux et jolis de la Baigneuse du Louvre, ce petit chef-d’œuvre de trois pieds de haut, si fin, si distingué dans sa tournure, si naïf et chaste qu’on le dirait échappé de la main d’une femme, tant il a de délicatesses charmantes, mais où l’on reconnaît la touche ferme d’un maître, quand on en considère le modelé. Toutefois, si nous n’avons pas de reproches à faire au Pierre 1 er en tant que statue, nous lui reprocherons, en tant que portrait, de ne pas ressembler assez au plâtre moulé sur nature après la mort de Pierre le Grand, qui est conservé dans la galerie de l’Ermitage consacrée au souvenir de cet empereur. La douane et la police. — Anecdotes et vérités y relatives. — Histoire d’une nourrice. — Le Boutochnik et son quartier. — Organisation. — La police à Moscou. I é Les douaniers russes sont-ils les plus honnêtes gens du monde? Non; mais, certes, les plus polis et les plus accommodants; et pour qui connaît nos beaux douaniers de France , les douaniers belges et autrichiens! et les mendiants d’Italie qui sont chargés de visiter les étran¬ gers, ils ont une incontestable supériorité. Le douanier russe vous séduit par son affabilité et son excessive obli¬ geance; et je voudrais, pour mon compte, qu’il n’y eût que des douaniers russes au monde, et pourtant.— Dès le lendemain de notre arrivée à Pétersbourg, nous allâmes à la douane réclamer nos bagages que nous avions laissés la veille au soir au bateau, et là nous trouvâmes des employés qui nous comblèrent de politesses et visi¬ tèrent nos effets tout en causant avec nous comme si nous avions été de vieux amis; fort avides, je dois le dire d’ailleurs, de renseignements de notre part, attendu qu’il y avait là, en meme temps que nous, réclamant ses baga- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 205 ges comme nous, une belle Française qui arrivait en Rus¬ sie précédée d’une renommée de beauté et de talent, bien faite pour piquer la curiosité de messieurs de la douane; aussi, pendant que madame Madeleine Brohan cherchait à reconnaître ses malles perdues au milieu de tout le char¬ gement du bateau qui nous avait amenés, ces messieurs nous interrogèrent-ils avec une insatiable curiosité. — Visite faite de nos bagages, on nous demanda quelques kopeks pour je ne sais quoi, et on nous donna une pan¬ carte écrite en russe, avec laquelle on nous dit démonter dans les bureaux.—Ah! nous débutions bien; nous tombions en plein Tchinovniks, et les Tchinovniks de la douane! Aussi.— nous montons dans un premier bureau, puis dans un second, un troisième, et partout nous voyons, chose surprenante pour nous alors, dans le coin de chaque pièce, une image sainte avec une lampe allumée ; et nous nous disions : Voici une garantie mo¬ rale de la moralité de l’administration russe ; sous les yeux de Dieu, ces gens, qu’on dit religieux, doivent faire leur devoir en conscience et ne s’écarter jamais du droit che¬ min.— A force d’aller de bureau en bureau, et conduits par un employé décoré , monsieur de fort bonnes manières, nous arrivâmes vis-à-vis d’un autre monsieur, fort bien aussi et parlant français, qui nous dit : « Messieurs, c’est quatre roubles à payer.— Pourquoi, monsieur? on nous a dit en bas que nous ne devions plus rien. — Pardon; — et il nous montrait notre papier russe déjà tout couvert d’annotations, etc.; — pardon ; pour six paires de gants, trois roubles.— Cri de stupeur de notre part, et lui, sans s’émouvoir : Pour un nécessaire, un rouble. — Mon compagnon de voyage me regarde et me dit : « Que faire?» — Payer, lui dis-je, ce qu’on réclame; iln’estpas 12 206 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, supposable que ce monsieur, à l’air respectable, ait là, dans une administration publique, à son bureau même, l’intention de nous voler 16 francs. —Nous payons, et descendons pour demander des explications. — On nous dit alors que nous avions eu tort de payer, ayant été pré¬ venus que nous ne devions rien, que maintenant que cela était inscrit sur les registres, il était inutile de ré - clamer , les réclamations devant être faites par écrit en russe, etc., etc., et n’aboutissant guère. —Nous avions donc été refaits presque légalement. — Quel début 1 — J’étais outré; mais, depuis, j’ai appris à mieux voiries choses à leur vrai point de vue ; je ne me laisse plus voler, et, si je le suis, je ne me fâche plus, ayant re¬ connu toute l’inutilité d’une colère sans but. II La police est théoriquement on ne peut mieux organisée en Russie; elle se compose à Pétersbourg d’un général grand maître, d’un colonel maître depolice , de tchastni- pristaf , c’est-à-dire majors de district, chargés de la surveillance d’une certaine circonscription, et sous leurs ordres de kvartalnoi nadziratel , inspecteurs de quartier, à peu près nos commissaires de police; dans les bureaux de ceux-ci, pour les remplacer en leur absence, des pomoschtniks (aides); des gorodavoi (gar¬ diens de ville), ayant les attributions de nos briga¬ diers de sergents de ville, et enfin des boutochniks , sol¬ dats de police, établis au coin de chaque rue princi¬ pale, dans des petites baraques de bois (boutka), où l’on trouve, au grand besoin , des renseignements et la liste nominative des maisons situées dans la circonscrip¬ tion du boutochnik.— Le boutochnik avait, il v a / %> PÊTERSBOURG ET MOSCOU. 207 six mois encore, une grande hache montée au bout d’un long manche, qui lui donnait un certain air digne et imposant; mais depuis quelque temps la hache du bou- tochnik a disparu, et il a perdu, avec elle et son shako en double décalitre, tout caractère d’originalité pour con¬ server seulement son caractère à lui : il est doux et poli, mais je le soupçonne fort négligent, et plus disposé à faire la cuisine dans la boutka que la police à l’extérieur. — Je n’en voudraispasmédire, d’ailleurs, n’ayant jamais eu que d’excellentes relations avec le boutochnik de mon quartier, que je ne connaissais pas, et avec ses camarades des autres circonscriptions, qui m’ont, toutes les fois que je le leur ai demandé, fort obligeamment indiqué mon chemin. III Il est de donnée vulgaire, qu’en Russie un objet volé est à tout jamais perdu, et que ce dont il se faut garder le plus c’est de le réclamer, sans quoi on ne sait guère à quoi l’on s’expose; jugez-en : Un jour, on vole chez un marchand onze couverts d’argent; déclaration faite à la police, on lui demande le douzième, afin d’avoir plus de facilité à faire des recherches ; il ne revit jamais ni le der¬ nier ni les onze autres, et les méchantes langues préten¬ dent qu’on avait complété la douzaine.—Autre histoire : Un vol important (quatre ou cinq mille roubles) se com¬ met dans un magasin étranger, chez un négociant qui, depuis longtemps établi en Russie, était à la veille de liquider et de quitter le pays. Il fait sa déclaration à la police, et dès lors le malheureux n’eut plus une minute de repos. C’était chaque jour, chez lui, visite du nadzi- ratel ou des pomoschtniks; c’étaient à tout instant des 208 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. renseignementsqu’on venait lui demander, sur les circon¬ stances dans lesquelles le vol s’était commis, sur la valeur des objets volés, sur les soupçons qu’il pouvait avoir, etc., etc. ; toutes choses qu’on lui avait demandées maintes et maintes fois déjà, et qu’on ne se lassait pas de venir lui redemander. Bientôt ces visites réitérées tournèrent à l’état de persécution, on ne le laissait plus dormir la nuit, et notre homme, riche d’ailleurs, se dé¬ cida à abandonner les poursuites pour être tranquille; mais, bah! il avait compté sans la police; on lui dit que peut-être il pouvait consentir à perdre son argent, mais que la police russe n’avait pas l’habitude de laisser les coupables impunis! ni de les laisser tranquillement jouir du fruit de leurs méfaits, etc., etc. Sur ce sermon, qu’on lui avait assez vertement jeté à la tête, notre négociant revint chez lui, se disant qu’il ne voyait aucun inconvé¬ nient à ce que la police fit son devoir, pourvu qu’elle le laissât en paix liquider ses dernières affaires et dormir en repos. Effectivement, de tout un mois, il ne vit pas le casque sans pointe des hommes de police, et déjà il se félicitait d’en être quitte et se préparait à partir, quand il fit demander au nadziratel de son quartier les papiers qui lui étaient nécessaires pour avoir un passe-port pour l’étranger. Sur ce, on le fit appeler ; il arriva devant l’au¬ torité, qui lui demanda à quoi il pensait de vouloir partir, « chose impossible tant que les valeurs n’étaient pas retrouvées ; à qui, s’il s’en allait, s’adresserait-on désormais pour avoir des renseignements? etc., etc.; » et notre homme de se désoler, quand il réfléchit qu’il était en Russie, tira quelques roubles pour le secrétaire, un billet rosé de dix roubles pour l’officier de police, ce à quoi on lui répondit en souriant, et en lui donnant toutes les autorisa* PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 209 tions nécessaires pour quitter celte pairie des beaux hivers et de la police coûteuse. Médisance troisième. — Un soir, dans un quartier éloi¬ gné de Pétersbourg, un officier qui revenait à pied, grand et solide gaillard, qui n’avait rien à craindre des mau¬ vaises rencontres, aperçoit trois individus qui dévalisaient un malheureux isvochitk , et le battaient à le laisser mort sur place; notre homme avance et parvient à mettre en fuite les trois malfaiteurs, après quoi, se retournant pour porter secours à l’isvochitk, il aperçoit, à cinquante pas à peu près, une boutka, et à la porte le boutochnik qui re¬ gardait sans curiosité, et comme un homme qui a, ma foi, bien autre chose à penser, la scène qui venait d’avoir beu. Notre officier s’approche furieux du boutochnik , et lui demande pourquoi il reste là sans bouger, quand de pareilles choses se passent sous ses yeux. — « Ce n’est pas dans mon quartier, » répond l’homme de police sans s’émouvoir, « cela ne me regarde pas; » et il continua à se promener en songeant ; cependant, menaces ou prières, il finit par se laisser convaincre de porter secours au pauvre cocher contusionnéque, aidé de l’officier, il remet dans un traîneau; une fois'l’isvochitk parti, l’officier se retourne vers le boutochnik, il lui applique à bras rac¬ courci une volée de coups vigoureux, accompagnée de ces seuls mots : «Ah! ce n’est pas dans ton quartier, —eh bien, tiens!—et il frappait,—puisque ce n’est pas • dans ton quartier; » et quand il fut fatigué d’avoir frappé : « Maintenant regagne ton quartier. » IV Voici encore une méchanceté, bien innocente d’ailleurs, à propos de la longueur des procès en Russie, qui se ré- VI. 210 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. pète vulgairement â Pétersbourg : — Il y a une trentaine d’années, vivaient dans le gouvernement de Tambof, je crois, deux seigneurs fort grands amis et fort grands chasseurs; Tun d’eux, marié depuis un an à une jeune femme, qu’il aimait comme s’il n’eût pas été son mari, eut un enfant, et dès lors on chercha partout une nour¬ rice saine, robuste et belle, qui pût élever ce fds adoré. Au grand désespoir du jeune père, on ne trouva pas dans scs domaines une paysanne qui remplît toutes les con¬ ditions voulues; mais, grâce à Dieu, son ami et voisin, plus heureux, lui envoya bientôt une de ses paysannes, du nom de Sacha ; digne, tant elle était fraîche et de hel aspect, de donner le sein à un enfant royal. Au bout de huit mois nos deux amis étaient brouillés à tout jamais, et l’un deux, le propriétaire de la nourrice, blessé dans son amour-propre de chasseur, jurait haine éternelle à son ancien ami, et comme premier acte d’hos¬ tilité, réclamait immédiatement Sacha.—Sur ce, con¬ testations : que deviendrait l’enfant? fallait-il le laisser mourir, ou tout au moins péricliter, pour satisfaire au capriced’un brutal? L’affaire arriva au juge de laprovince, qui, par jugement provisoire, décida que la personne de¬ vait retourner à son propriétaire. — Sacha fut rendue, et l’on dut s’enquérir d’une autre nourrice ; mais, outré d’un pareil procédé, le père en appela aux tribunaux de Pétersbourg, qui s’emparèrent de la cause, cause qui suivit dès lors un cours régulier. Vingt-cinq ans après ce que nous venons de raconter, et comme nos deux amis étaient morts réconciliés, on vit arriver dans la cour de la caserne des cheva¬ liers-gardes de l’impératrice, à Saint- Pétersbourg, une femme de cinquante, ans, robuste encore, suivie PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 211 d’une charrette chargée de papier timbré. — Après avoir pris quelques informations près d’un soldat, Sa¬ cha, car c’était elle, marcha résolument vers un jeune officier, qu’on lui avait désigné, et lui dit : « Me voici, je suis Sacha,' ta nourrice; le tribunal a décidé que, comme un enfant privé brusquement de sa nourrice pou¬ vait en mourir, je te serais rendue sur-le-champ; le ju¬ gement a été rendu ce matin, en voici les preuves, —elle montrait la charrette, — et je suis venue ; que faut-il faire?» — Lejeune officier, un tant soit peu étonné de l’aventure, en rit bientôt aux éclats et envoya Sacha vivre tranquillement dans sa terre de Tambof. V — Avant d’en finir avec ces historiettes et anecdotes, parlons un peu des ennuis, d’ailleurs relativement peu considérables, qu’on éprouve en Russie eu égard aux passeports; et tout d’abord je veux tracer le portrait d’un grand monsieur sec et pâle, si poli, si miel¬ leux, qu’il en est agaçant, et qu’on trouve dès son arrivée à la Chancellerie; ce monsieur, dont la mission, sans doute, est de prendre d’amples informations sur le compte des personnes qui arrivent en Russie, vous fait parfois des questions intimes jusqu’à l’indiscrétion, ou burlesques jusqu’à l’étrangeté. Voici, par exemple, l’in¬ terrogatoire qu’il fit subir devant moi à un de mes amis. — Après les questions vulgaires : Quel motif vous amène ici ? Qui y connaissez-vous ? Quel est votre banquier ? Oui êtes-vous? Que faites-vous? etc. Il lui demande tout d’uncoup (ceci est delà vérité la plus vraie):—Mon¬ sieur, Louis XV avait épousé une polonaise? — Oui, monsieur. — Ah ! Qui s’appelait? — Marié Leezinska. — 212 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Ah ! — Et ici mon ami, qui à la première question avait été pris d’une envie de rire folle, était redevenu impas¬ sible, et, trouvant la chose drôle, il se laissa interroger à plaisir. Et, continua l’employé, — le général Ney, qui est venu ici comme ambassadeur extraordinaire, était-il le fils du maréchal Ney ? — Oui, monsieur, du prince de la Moskwa. — Ah I — Là, changement de front, mo¬ ment de silence; — et ainsi se termina ce mémorable et historique entretien. —Maintenant, voulez-vous partir, quitter la Russie? vous devez, muni de votre permis de séjour (coût 10 roubles pour un an), aller au bureau de la Gazette de Police , où l’on doit annoncer à trois reprises \otre inten¬ tion de quitter le pays, afin que vos créanciers prévenus puissent mettre empêchement à votre départ s’ils ne sont pas payés (mesure inutile peut-être, mais qu’on ne saurait blâmer) ; ceci fait, et ayant en main votre permis de sé¬ jour, la troisième gazette qui a inséré votre annonce de départ, vous allez chez le général gouverneur militaire, et là on vous dit : — « Monsieur, vous désirez partir ; mais pour ce faire, il faut adresser au général gouverneur une pétition en langue russe, sur papier timbré. » — « Mais, je ne sais pas le russe 1 » — « Alors, voilà mon¬ sieur (le premier employé vous en désigne un second), qui voudra bien avoir l’obligeance de la rédiger immé¬ diatement pour vous. » —Alors un échange de quelques mots russes entre les deux Tchinovniks. — Quelques instants après, on vous remet la pétition et les papiers que vous avez apportés, en vous disant : « C’est 90 kopeks pour le papier timbré. » — «Voici 90 kopeks. » — « Ah ! oui, mais monsieur, qui a eu l’obligeance de faire votre édlition, n’y était pas obligé, donc.... — On tire 3, 5 ou PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 213 1 0 roubles, selon qu’on est plus ou moins généreux, et le Tcbinovnik vous salue d’un sourire plus ou moins gra¬ cieux, selon qu’il est plus ou moins satisfait. — J’avais donné trois roubles, et je dois dire qu’il me gratifia d’un fort vilain sourire, ressemblant plus à une grimace qu’à autre chose; et je me dis, en quittant ce monsieur aussi mécontent de lui qu’il était mécontent de moi : Voilà un usage au moins singulier sinon incroyable. Eh quoi! je suis obligé de payer parce que je ne sais pas le russe ! Mais dans quel pays barbare au monde a-t-on, jusqu’à ce jour, songé à imposer votre ignorance de la langue? Évidemment il y a là un abus qu’il faut signaler, et je le signale. — D’ailleurs, si en Russie on se met à imposer l’ignorance, où s’arrêtera-t-on ? VI Maintenant que j’ai suffisamment médit de la police russe, racontant ce qui m’est arrivé et ce qu’on raconte vulgairement, je dois dire un fait qui s’est passé sous mes yeux et qui est propre, sinon à faire pardonner bien des abus, tout au moins à prouver qu’ils vont disparais¬ sant ou s’atténuant. Voici ma dernière anecdocte : . « C’était à Moscou, le 15127 septembre; nous allions à l’Opéra Italien voir Rigoletto, Auguste Durand et moi, quand, en arrivant sous lepéristyle du théâtre, un officier, fort pressé, à ce qu’il paraît, heurte assez violemment Auguste et disparaît dans la foule; à ce moment, et comme instinctivement, mon ami porte la main à la poche de son gilet et s’aperçoit que sa chaîne était brisée et que sa montre avait disparu ; aussitôt de nous mettre en quête et de regarder à terre si par hasard elle n’y était pas tombée; mais non; après quelques minutes de 214 PÉTERSBOütlG ET MOSCOU. recherches, pendant lesquelles nous tenions à distance les gendarmes, de peur que... (voyez un peu ce que c’est qu’une mauvaise réputation), nous décidâmes-nous, non sans éprouver toutefois une vive contrariété, à entrer au théâtre.—Au bout d’une heure, ennuyés de Rigoletto , que la préoccupation ne nous permettait pas de savourer à l’aise, nous sortîmes du théâtre, et, par grâce provi¬ dentielle, par la porte même qui nous avait donné accès ; là, un des vétérans de service nous arrêta, nous adres¬ sant quelques vives paroles que nous ne comprenions pas, et enfin, pour conclusion, il nous fit signe de le suivre. — Nous le suivons, et arrivons dans un bureau que nous reconnaissons pour bureau de police, et où un monsieur, aimable et poli, nous demande ce que nous désirions. — Sur ce, Auguste lui explique et l’insistance du soldat à nous amener, et la perte de sa montre, dont sur questions nouvelles, il fait une description exacte, mentionnant que ses initiales se trouvaient gravées dans la cuvette. Aussitôt le monsieur en question tire d’un tiroir ladite montre, et la remet à son propriétaire sans autre forme de procès et sans réclamer quoi que ce soit, nous racontant comme quoi un officier, s’asseyant dans sa stalle authéâtre, avait, à son grand étonnement, trouvé cette montre accrochée par un bout de chaînette à la poignée de son sabre, et comme quoi encore il était immédiatement venu l’apporter au bureau des réclama¬ tions. — D’où cette conclusion : Qu’il ne faudrait pas trop médire d’une police qui restitue ce qu’elle trouve, sans réclamation, et qui va même jusqu’à s’enquérir du propriétaire qui ne réclame pas. xxvm Température moyenne et températures journalières. — 35 degrés de froid et 32 degrés de chaud à Pétersbourg. —Monnaies, poids et mesures russes. Voici le tableau de la température, d’après une com¬ paraison de plusieurs années (emprunté à Castera, His¬ toire de V Impératrice Catherine IL) MOIS. INTENSITÉ FROID CHAUD du plus g r . froid. du plus g>\ chaud des nuits. des jours. des nuits. des jours. Janvier. 22° 1/2 11 1/2 8 — -- Février. 19 1/2 2 1/2 9 1/2 5 — — Mars. 14 7 7 1 — — Avril. 6 1/2 13 1 1/2 — — 4 1/2 Mai. 1 19 — — 5 10 Juin. 6 21 1/2 — — 9 1/2 14 1/2 Juillet. 9 23 — — 12 17 1/2 Août. 5 1/2 21 1/2 — — 10 1/2 16 Septemb. 1 1/2 15 1/2 — — 6 11 Octobre. 3 1/2 10 — — 2 5 1/2 Novemb. 11 4 1/2 3 1/2 1/2 — — Décemb. 18 2 7 1/2 4 1/2 — — Castera, II, 1760. Depuis la fondation de Saint-Pétersbourg, le plus grand froid qu’on y ait senti a eu lieu le 6 janvier 4 760. — Le 216 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. thermomètre de Réaumur y descendit à 32° 1/2. — Le plus grand chaud y a fait monter le thermomètre à l’ombre à 2S° 2/3, le 23 juillet 1757 et le 5 juillet 1758. Voici maintenant les observations journalières de tem¬ pérature faites par moi durant les mois d’octobre, no¬ vembre, décembre 1856 et janvier et février 1857, de 9 heures du matin à midi. — Les indications sont prises d’après le thermomètre Réaumur. OCTOBRE. NOVEMBRE. 5-17 — 7°. 1-13 + 3° ; le traînage 6-18 — 8°. commence. 8-20 . 0°. 2 — 6 Ü . 9-21 + 3°. 3 — 2°; neige. 10-22 + 7°. 4 — 1°. 11-23 + 7°. 5 — 5°; chasse-neige, 12-24 0°. véritable fléau. 13-25 0". 6 .— 2°. 14-26 -f 6°. 7 — 8°; vent. 16-28 — 2°; soleil. 8 — 7°; neige. 17-29 — 5°; soleil. 9 —. 6°. 18-30 — 6°; soleil. 10 — 3°; chasse-neige 19-31 3°; pluie. horrible ; on ne peut 20 -j- 5°; brouillard et pas marcher dans pluie. les rues. 21 id. id. 11 — 3°; neige. 22 Pluie et neige. 12 —— 6°. 23 —- l°; soleil. 13 — 7°. 24 — 2°. 14 — 6°. 25 — 3°; soleil et vent. 15 — 5°. 26 — 6° id. 16 — 11°. 27 — 4°; neige; les ca¬ 17 — 13°; soleil; mon naux sont pris. voisin a l’oreille 28 — 12°; et vent! gelée. 29 — 7° ; la Né va est ar- . 18 — 9°; soleil. rôtée. 19 — 5°. 30 — ll ô ; soleil. 20 — 12°; brouillard. 31 — 7°; neige. 21 7°; temps clair.. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 217 22 23 24 25 26 27 28 29 30 — 5° ; soleil. — il 0 ; chasse-neige. — 7° ; soleil. — 4°; neige. — 3°; soleil. — o°. 4- 3°; hélas! il dé¬ gèle ; horrible g⬠chis. 2°; soleil. 4° ; le dégel a été complet ; plus un flocon de neige sur les toits, mais dans les rues, comme on patauge’ 24 — 13°. 25 Noël russe, 15° ; soleil. + + 1-13 2 3 à 9 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 49 20-l er 21 22 23 26 27 28 29 30 31 DÉCEMBRE. 0°. + 2 °. h. + l°, à 3 h. — 2°. — 6°; soleil. + 2 °. — 2 °. — 10°; à 3 h. j’al¬ lume une bougie pour lire. — 6°; neige. — 4°. — 8 °. — 11 °. — 18° ! soleil. — 10°; soleil. — 8 °. — 2 °. + 2 °. — 3°. — 3°. — 1 °. janv.— 7°. — 8 °. — u°. — 13° ; chasse-neige épouvantable. 1-13 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 — 10°; soleil. — 6 °. — 4°. — 3°. — 3°. — 13°. JANVIER. — 15°. — 12°; neige. — 4°. — 6°. — 4°. — 2°. 0°. — 40 * A y — 4°. — 1°. — 2°. — 2°. — 1°. — 3®. — 4°. — 10°. — 12°. — 10°. — 8 °. — 6°. — 9®. — 4®. — 13°; — 16°! — 13°; — 4°; — 0°; 4- 2°. + 1°. 0°. 0°. 13 218 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. FÉVRIER. 11 — 1° ; neige. 12 -f 1°. 1 + 2°. 13 + 1°. 2 — 5°; soleil. 14 — 4°; soleil. 3 + 1°; soleil. 15 + 3’. 4 — 6°; soleil. 16 + 1°. 5 — 5°. 17 journée + 2°, soir —10°. 6 — 1°. 18 — 10°. 7 + 1°. 19 — 0°; soleil, dégel. 8 0°. 20 -f 3°. 9 0°; soleil. 21 -j- 3°. 10 — 5°. 22 — 3°; soleil. MONNAIES RUSSES. ÉVALUATION VALEUR» EN FRANCS ET — CENTIMES. EN OR. Roubles. Kopeks. fr. cent. L'Impériale . 10 » 40 » La Demi-Impériale. . . 5 » 20 » EN ARGENT. Le Rouble. 100 4 » Le Demi Rouble ou Poltina. . . 50 2 » Le Quart de Rouble. 25 1 » Pièce de 15 Kopeks. 15 » 60 Grivnik. 10 » 40 EN CUIVRE. Pièce de 5 Kopeks.. 5 » 20 Id. de 3 Kopeks. 3 » 12 Le Kopek. 1 » 4 Le Denisckka. 1/2 u 2 Le Poulousclika. 1/4 » 1 Vu le change, l’Impériale d’or vaut de 41 fr. à 41 fr. 10 c. La Demi-Impériale, de 20 fr. 50 à 20 fr. 60 c. Les monnaies russes suivant des divisions décimales, l’étranger en acquiert vite le facile maniement. — Outre PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 219 les monnaies que nous venons de mentionner, on em¬ ploie beaucoup en Russie, et c’est même surtout ce que l’on y emploie, la monnaie de papier; les coupons en sont assez commodes ; ce sont de petits billets jaunes de un rouble, verts de trois roubles, bleus de 5 roubles, roses de \ 0 roubles, lilas de 25 roubles, gris de 50 rou¬ bles, arc-en-ciel de 4 00 roubles. MESURES. La verste..., La sajène... L'archine..., Le verschok. 500 sajènes.1 kilomètre 67 mètres. 3 archines. 2 m. 134 millimètres. 16 verschoks_0 m. 70 c. environ. ou 3 sacs. Le sac est une mesure uniquement consacrée aux pelleteries et fourrures. POIDS les plus vulgairement employés. Le poud. La livre. Le lott. Le zolotnik. 40 livres russes... 32 lotts. 3 zolotniks. 3 grains, etc. 16 kilogrammes 38 g. 409 grammes. 12 grannnes. XXIX Quelques mots d’un ignorant sur la littérature russe : Lomonosoff. — Derjavine et Y Ode d Dieu. — Krylof et ses fables. — Karam- sin l’iiislorien. — Pouchkine. — Gogol. — Bulgarin, ses 120 vo¬ lumes et l’Abeille du Nord. — Gretch. — Le comte Sollohoub. — M. Tourgliénef et Batiouchkof. Oh ! oh ! mon cher ami, mais pour répondre catégo¬ riquement à tes questions, il faudrait un Russe, et un Russe fort lettré. Quel est l’état de la littérature russe contemporaine ? Quels en sont les principaux représentants ? Quels sont leurs principaux ouvrages ? Quel est le caractère de leur style et la tendance de leur esprit ? Mais c’est là tout simplement le programme, et fort étendu, de tout un cours de littérature, et j’avoue, dès l’abord, que je ne me reconnais pas ce qu’il faut pour répondre sciemment à toutes ces questions ; je vais donc te dire ce que je sais, c’est-à-dire assez peu de choses, et, de plus, te le dire comme je le sais, c’est-à-dire sans ordre ni méthode. La littérature russe n’a guère qu’un siècle d’existence (en exceptant les annalistes et quelques conteurs), et I PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 221 encore n’est-ce que de nos jours qu’elle a pris un véri¬ table essor; mais elle compte déjà quelques hommes de réel talent qui se sont fait place au soleil européen et qui ont eu les honneurs de la reproduction en toutes langues. Voici, d’ailleurs, par leurs noms, les étoiles de ce ciel littéraire russe : Lomonosoff (1711-1765). Lomonosolf, ce poète que la nature avait si bien doué, était pêcheur, et ne dut son éducation qu’à lui-même; tout en traînant ses filets sur le bord de la mer, il s’inspirait du grand spectacle de la nature qu’il avait sous les yeux, et, quand était finie la journée du labeur matériel, jl prenait quelques livres ras¬ semblés chez lui à grand’peine, et s’instruisait de ce qu’il faut savoir pour dire ou redire; mais bientôt fatigué de la lenteur qu’il mettait à apprendre, ayant su qu’à Mos¬ cou il y avait des écoles et des maîtres, il quitta la maison paternelle, puis alla en Allemagne et revint dans son pays, ayant meublé sa tête encyclopédique de con¬ naissances de toute nature. Il sut, chose rare, allier la poésie à la science, sans les confondre ni les mêler jamais; et tout en composant son Ode sur la Victoire de Pultava, ou sa Pétréide, il publiait son Essai abrégé de Physique et Métallurgie ; tout en écrivant les tragé¬ dies de Démophon et de Tamire et Sélim , il donnait son Histoire abrégée de Russie (1), et sa Grammaire russe. C’est Lomonosoff qui, le premier, sous le règne d’Éli¬ sabeth, donna l’impulsion au mouvement littéraire en Russie ; il est le précurseur et le guide de tous ces écri¬ vains qu’a vus fleurir la cour de Catherine II. (1) Nous trouvons dans les manuscrits de Diderot, à propos de Y Histoire abrégée de Russie de Lomonosoff, une note qu'il 222 PÉTERS130URG ET MOSCOU. Derjavine est un poëte lyrique (le la fin du dix-hui¬ tième siècle (1743-1816), qui, grâce à son ode intitulée : Dieu, peut compter parmi les plus élevés par l’inspiration et les plus vraiment inspirés de tous les poètes; cette ode, nous parait intéressant de reproduire : il s’agit ici, non-seulement de l’œuvre originale Histoire de la Russie depuis l'an 862 jus¬ qu’en 1054, mais encore d’une traduction allemande et d’une tra¬ duction française de ladite œuvre; laissons parler Diderot : « Je ne puis rien dire de l’original russe, ni de la traduction allemande que je ne connais pas; pour la traduction française, elle est très- ordinaire : peu de force et nulle élégance. » L’ouvrage est divisé en deux parties : la première est, à pro¬ prement parler, des antiquités russes. Elle n’est pas fort agréable à lire, mais elle suppose beaucoup de recherches. » La seconde, qui contient les règnes de Rurik, d’Oleg, d’Igor, d’Olga, de Swatoslaw, de Jaropolk, de Wladamir, de Swatopolk et de Jaroslaw, est beaucoup plus intéressante. Je trouve seulement que l’auteur, Lomouosow, est un peu superstitieux. Il rapporte le discours du philosophe chrétien à Wladamir comme s’il l’avait entendu de ses propres oreilles. Ces sortes de licences réussissent toujours en poésie; un bon esprit ne s’en accommode pas égale¬ ment dans l’histoire. Vraie ou fausse, la réponse de Wladamir aux Juifs est excellente : « Puisque votre Dieu vous a maudits et dis- » persés parmi toutes les nations étrangères, il y a tout lieu de » croire que votre religion lui déplaisait; pourquoi voulez-vous » que je l’emhrasse? Est-ce afin qu’il me châtie comme vous? » » Quoi qu’en disent J. J. Rousseau et les fanatiques ennemis des progrès de l’esprit humain, il est difficile de lire l’histoire des siècles barbares, de quelque époque que ce soit, sans se féliciter d’être né dans un siècle éclairé et chez une nation policée. Les philosophes apologistes de l’ignorance devraient bien s’expliquer nettement. Nous veulent-ils brutes, animaux stupides, sans au¬ cune règle de mœurs, sans aucunes lois? ils n’oseraient le dire. Permettent-ils quelques progrès à l’esprit humain? en ce cas, qu’ils fassent donc deux choses : qu’ils nous marquent la limite de lumière compatible avec notre bonheur, et qu’ils nous indiquent surtout le moyen d’enrayer et de s’y fixer. » PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 223 que les Russes considèrent à juste titre comme un chef- d’œuvre, a été traduite en allemand, en anglais, en latin, en polonais, en chinois, et quinze fois en français; elle est, s’il faut en croire l’un de ses traducteurs, in¬ scrite en lettres d’or dans les temples de Pékin et de Jeddo au Japon. Nous jugeons d’ailleurs qu’elle appar¬ tient à ces œuvres qu’il faut, autant que faire se peut, vulgariser au moins parmi les curieux de poésie; aussi en donnons-nous ici, par extraits, une traduction en vers empruntée au curieux opuscule du savant M. Polto- ratzky, de Moscou, consacré à Derjavine; cette traduc¬ tion est due à MM. Golmistchef-Koutouzof (I8H) et Hainglaise (1849) : DIEU. I Toi qui remplis de ta présence Tous les espaces, tous les temps; Triple personne, unique essence, Être des êtres existants; Esprit, source, origine, cause De tout esprit, de toute chose; Invisible quoiqu’en tout lieu, Soutenant tout par ton empire, Vivant dans tout ce qui respire, O Toi, que nous appelons Dieu ! II Des astres on sait la figure, Des pesanteurs on sait la loi ; Mais aucun nombre ni mesure Ne peuvent s’appliquer à Toi; Et jamais les plus beaux génies Nés de tes splendeurs infinies 22 1 \ PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Ne sonderont ta vérité, Car l’esprit qui vers toi s’élance Se perd dans ta grandeur immense Comme un jour dans Téternité. III A ta voix le chaos antique Est sorti de l’éternité ; Tout être vient de l’Être unique Où repose l’immensité; Tu vis existant par toi-même, Brillant de ta clarté suprême Où toute clarté prend son cours; Ton Verbe, parole féconde, D’un seul mot enfanta le monde-; Tu fus, es, et seras toujours. VII Je ne suis rien...; mais, dans mon àme, Je sens brûler un feu divin; Ton esprit m’échauffe et m’enflamme. Je te sens vivre dans mon sein. Comme la lumière éclatante Brille dans la goutte tremblante, Ton image en mof se. produit. Je ne suis rien, mais j’ai la vie. Et vers toi, grandeur infinie, J’aspire.. et ton doigt me conduit. XI Je sais, Seigneur, que ma pensée Ne peut arriver jusqu’à Toi; 225 PÉTERSBOURG 'ET MOSCOU. Et déjà, d’efforts épuisée, Mon âme retombe sur soi; Ma lumière est une nuit sombre ; Je n’ai pu tracer même l’ombre De tes traits, ô Dieu trois fois saint ! Heureuse pourtant est mon àme De sentir ces pensers de flamme Que lui verse l’amour divin ! Toutefois cette traduction ne peut donner qu’une idée fort imparfaite de l’œuvre de Derjavine, dont le lyrisme arrive par moments au sublime. On cite encore de cet auteur deux pièces fort remarquables, la Cataracte et Félicie. Dans les pages qu’il consacre à Derjavine, M. Polto- ratzky cite une hymne à Dieu , de Bossuet; vers plus curieux que bons, découverts à la Flèche, il y a quel¬ ques années, et publiés en 1850 dans un journal alle¬ mand. Krylof (-I7C8), qu’on appelle dans sa patrie le La Fon¬ taine russe, est un fabuliste extrêmement remarquable. Nous ne nous arrêterons pas à essayer de prouver à ses enthousiastes, qui le mettent au-dessus de La Fontaine, que Krylof, malgré son originalité, n’a jamais atteint cette bonhomie suprême de notre fabuliste, qui fait le charme de son œuvre; Krylof, plus satirique par nature que moraliste, a toutefois les véritables qualités qui font l’écrivain de premier ordre, et telles de ses fables sont de vrais petits chefs-d’œuvre; aussi, malgré les altéra¬ tions profondes que le traducteur fait subir aux œuvres étrangères, allons-nous citer quelques-unes de ses fables, citer étant, croyons-nous, le meilleur et presque le seul moyen de donner l’idée d’une œuvre : 13. 226 PÉTERSBOURXj ET MOSCOU. L'AMITIÉ DES CHIENS. Aux rayons du soleil deux cliiens de bonne mine, Couchés tout près de la cuisine, Reposaient amicalement Et discouraient au lieu d'aboyer au passant. Un chien bien élevé n’est méchant qu’à la brune ; De là vient le proverbe : « Aboyer à la lune. » Nos compagnons médisaient des humains A qui mieux mieux; parlaient du sort des chiens, Du cuisinier et de son avarice ; De certains maîtres sans pitié; Du bien, du mal, enfin de l’amitié. « Il n’est point, disait l’un, de mal que n’adoucisse' » Le tendre sentiment de deux cœurs bien unis ; » Le bonheur est doublé, la peine est partagée; » Sans rien dire, on jouit rien qu’à se regarder. » Mon âme serait soulagée, » Et mon emploi me semblerait léger » Si, par exemple, ici nous vivions de la sorte. » Destinés à garder tous deux la même porte, » Affables l’un pour l'autre, empressés, généreux, » Nous pourrions, dans.la paix, couler nos jours heureux » Ils le sont tous lorsque l’on s’aime. » Qu’en penses-tu, Barbet? — Mais j’y songe moi-mème, » Reprit le camarade ; au lieu de grommeler, » De nous battre sans cesse, et de nous quereller, » Soyons amis, Briffaut, c’est moi qui t’en convie. * Nous vivrons sans aigreur comme sans jalousie, » Et nous ne verrons pas comment passe le temps ; u Nous irons côte à côte attaquer les manants; » Ensemble on nous verra dormir et nous repaître, » Jouer innocemment, caresser notre maître. » Je me sens tout ému quand je pense à cela. » Donne la patte, allons! — J’y consens, la voilà. » Je suis tout prêt, moi-même, à pleurer de tendresse. » Et nos amis de s’embrasser, De battre de la queue et de se caresser; 227 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. Mais, comme ils en étaient à lmrler de tendresse, Le marmiton leur jette un os. La trêve est expirée, adieu les bons propos. Oreste furieux s’élance sur Pylade; Il ne s’agit plus d’embrassade ; Nos deux amis jouant des dents, Avec peine un seau d’eau calma les combattants. D’une telle amitié l’exemple, chez les hommes, Se rencontre souvent dans le siècle où nous sommes, Et cette fable au vrai nous peint beaucoup de gens. Ils sont tout feu, tout flammes, on dirait des amants. Leur amitié sincère en proverbe est passée; Mais jetez-leur un os, vous verrez leur pensée : Tous leurs beaux sentiments feront place aussitôt A la tendresse de Briffaut. L'AUTEUR ET LE VOLEUR. Aux Enfers un célèbre auteur Arrivait avec un voleur ; La gloire du premier avait rempli le monde, Et Ton vantait partout sa science profonde. Mais il avait caché dans ses livres fameux D’un venin corrupteur le charme insidieux. Sous les dehors légers de la plaisanterie, Attaquant de sang-froid la morale et les mœurs, Son talent trop vanté prépara les malheurs Qui devaient après lui désoler la patrie. Son compagnon, le long du grand chemin, Aurait peut-être, aussi, mérité quelque gloire, Si, du bourreau, le lacet inhumain N’avait trop brusquement terminé son histoire. Le couple voyageur à peine est présenté Par les Parques inexorables, Que son destin est arrêté : Un regard de Minos a jugé les coupables. 228 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. A son terrible tribunal, Sans rien dire on connaît et le bien et le mal; Et chaque criminel voit dans sa conscience Son procès tout écrit ainsi que sa sentence ; De là sont à jamais bannis les avocats, Et les discours et les débats. Au bout de deux chaînes pesantes Qu’elle accroche aux voûtes brûlantes, Mégère a bientôt suspendu Deux grands chaudrons de fer fondu, Qu’à l’ordre de Minos, de leurs mains parricides, Remplissent d’eau les Danaïdes. Les nouveaux venus, stupéfaits, Sè regardent, et font une laide grimace En voyant ces tristes apprêts. Ils grimpent, cependant, et vont prendre leur place. Sous le voleur on allume aussitôt Un grand tas de bois sec de deux toises de haut, Enduit de soufre et de bitume. Déjà le bûcher fume, n pétille, et la flamme entoure le chaudron, Au grand déplaisir du larron, Qui se repent d’avoir fureté sur la route. Le tourbillon de feu monte jusqu’à la voûte. Notre écrivain était mieux partagé : Un petit feu, prudemment ménagé, Réchauffait doucement le sire, Qui voyait sans pitié son camarade cuire. Mais, quelque temps après, l’eau commence à frémir. Et le philosophe à gémir. L’impitoyable Tisiphone Ajoute un peu de bois : voilà l’eau qui bouillonne; Le fond du pot devient brûlant. L’auteur soulève un pied, puis l’autre. Au même instant, Vaincu par la douleur extrême, Veut-il se plaindre ? Au moindre mot La furie ajoute un fagot; Tant qu’à la fin il s’emporte et blasphème, 229 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Et voit, d’un œil plein de fureur. Le feu depuis longtemps éteint sous le voleur. « Eh quoi? je subirai cet horrible supplice ! » Dit-il; je brûlerai pendant l’éternité, » Tandis que ce fripon prend un bain de santé! » Des Dieux, puisqu’il en est, où donc est la justice?» Ainsi le ciel est gourmande Par le philosophe échaudé, Lorsque Alecton, pour venger cette injure, Sort tout à coup de l'abîme profond. Mille serpents composent de son front L’épouvantable chevelure. Elle parle, et l’auteur, muet à son aspect, Reconnaissant sa muse, écoute avec respect. « Misérable ! oses-tu blâmer la Providence, » Dont la juste vengeance, » Pour tes crimes passés te punit aujourd’hui? » Ceux de cet assassin ont fini comme lui » Lorsqu’il a terminé sa vie. » Mais le nombre des tiens croit et se multiplie » Avec tes coupables écrits, » Qui vont, de siècle en siècle, égarer les esprits. » Tes os, depuis longtemps, sont réduits en poussière, » Et le soleil jamais ne rouvre sa carrière » Sans éclairer encor mille crimes nouveaux, » Fruits tardifs, mais constants, de tes affreux travaux. » A tes contemporains, trop dangereux exemple, » Le fauteur, tour à tour, et l’ennemi des Dieux, » On te voit au théâtre être religieux, » Et profanateur dans le temple. » Tu remplis T univers du germe des forfaits » Qui, dans mille ans, doivent éclore; » Et, lorsqu’ils auront vu leurs funestes effets, » On les verra renaître encore. » Souffre donc, malheureux, les tourments des Enfers. » Souffre jusques au temps où, dans tout l’univers, » Tes livres corrupteurs auront cessé de nuire, » Et lorsque les humains cesseront de les lire. » 230 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. A ces mots, Alecton plonge le mécréant Au fond de l’eau bouillante, et, de son bras puissant, Referme pour toujours, frémissant de colère, Le couvercle de la chaudière. Les deux fables qui précèdent, imitations plus encore que traductions de Krylof, sont dues à Xavier de Maistre, qui habita longtemps la Russie, et mourut à Pétersbourg en 1852 (12 juin); nous empruntons celle qui suit à M. Al¬ fred Bougeault, l’auteur d’une nolice relative à Krylof et à ses œuvres, fort bien faite quoique très-abrégée, notice qui nous a fourni quelques précieux renseignements. LES OIES. Une longue perche à la main, Un paysan menait vers le marché voisin, Clopin-clopant un troupeau d’oies. En les chassant ainsi sur les publiques voies, Il faut dire que le manant Les traitait peu civilement. Il voulait arriver de bonne heure à la foire ; C’était là son excuse, et l’on sait par l’histoire Que, de tout temps, l’appât du gain Fut fatal aux oisons ainsi qu’au genre humain. Ceux-là ne trouvaient pas la raison bien valable, Et, rencontrant un voyageur, Ils accusent ainsi leur rude conducteur : « Est-il un sort plus misérable » Que celui qu’on nous fait subir en cet endroit! » Ce grossier paysan, d’une main téméraire, » Nous chasse devant lui comme gens du vulgaire. » L’ignorant ne sait pas le respect qu’il nous doit, » A nous dont les aïeux, que partout on renomme, » Ont été les sauveurs de Rome ! » — « Bien, admettons que cela soit ; » Mais pourquoi voulez-vous partager cette gloire ? » Demanda le passant. — « Nos aïeux, dit l’histoire.... » PtTERSBOURG ET MOSCOU. 231 — « C’est vrai ; j’ai lu le fait tel qu’il est raconté ; » Mais vous, de quelle utilité?.» « Rome, par nos aïeux... » —« Oui, c’est la vérité; » Mais vous, qu’avez-vous fait? je le demande encore. » «Nous? rien. »—« Et pourquoi donc faut-il qu’on vous honore ? » Laissez en repos vos aïeux : » On célèbre à bon droit leurs exploits glorieux ; » Mais vous, sans vous fab’e un reproche, * Vous valez tout juste la broche. » Je pourrais prolonger ma fable et ses leçons. Je m’arrête : je crains d’agacer les oisons. Cette fable a été imitée en vers français par Rouget de l’Isle, comme l'Ane et le Rossignol, un apologue tout plein de délicatesse, par Émile Deschamps, comme YOukha de Damien , par M me Tastu, etc. Outre ses Fables, on doit encore à Krylof quelques comédies, bonnes, jolies et piquantes, comme la Leçon aux Filles (un acte en prose, 1807); le Magasin de Modes, — les Originaux (cinq actes, prose) ; des tragé¬ dies, des nouvelles et articles de journaux; mais c’est dans ses fables seulement qu'il faut chercher l’écrivain original et le satirique moralisateur. Karamsin (1765—1827), après s’être plongé pendant dix ans dans l’étude des annales et des chroniques, donna les douze volumes de son Histoire de Russie, malheureusement interrompue par sa mort. Cette his¬ toire est le monument le plus considérable et le plus sérieux de la littérature russe ; Karamsin s’y montre, sans exagération de patriotisme et sans étroitesse de vues, fort soucieux de l’honneur national, et il y rappelle ses compatriotes au respect de la nationalité ; c’est d’ailleurs une œuvre sérieuse, longuement et pieusement méditée, 232 PÉ l'EKSBOURG ET MOSCOU, el fort utile quoique incomplète. Il existe plusieurs tra¬ ductions françaises de l'histoire de Karamsin. Alexandre Pouchkine (18..—1837), qui passe pour le pins grand poète de la Russie, a trop subi l’influence des littératures occidentales; toutefois, si par moment, il s’inspire de Byron et des Allemands, plus souvent encore, ne s’inspirant que de lui-même, il porte le lyrisme fort haut ; il donne alors Boris Godounof ou la Fontaine de Batchi-Saraï, ce petit chef-d’œuvre plein d’émotions. Outre ses poèmes, Pouchkine a fait des romans, parmi lesquels il faut citer la Fille du Capitaine , épisode em¬ prunté à la vie de Pougatchef, ce hardi cosaque, qui avait conçu le projet de se faire tsar, grâce à la force et à l’imposture. Pouchkine mourut à trente ans, tué en duel par son beau-frère, qui s’appelait alors M. d’Àntès.Ardent et jaloux jusqu’à la frénésie, sa femme était jeune et belle, et il l’aimait avec la passion enthousiaste d’un cœur de poète; Pouchkine crut s’apercevoir que près de sa femme son beau-frère devenait d’une assiduité qui l’in¬ quiéta. Dès lors plus de repos ; presque fou de douleur et de tourments jaloux, il voulut à tout prix un duel ; et M. d’Antès le tua pour prouver qu’il avait raison... — Cette mort, arrivée dans des circonstances déplorables et au moment où Pouchkine était en pleine possession de son talent et de sa renommée, fut un deuil public pour Ja Russie; tout le monde y prit part, même l’Em¬ pereur, qui pensionna la veuve du poète. Nicolas Gogol (Gogle) (1808—1852). Esprit original et ardent, Gogol, à la fin de sa vie, tourna au mysticisme et à l’exaltation pieuse. Il mourut, sinon littéralement PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 233 de faim, tout au moins de jeûne, après avoir malheu¬ reusement jeté au feu nombre de ses œuvres inédites, qu’il considérait comme des inspirations du démon; parmi ces monuments ainsi sacrifiés par leur auteur, il y a à regretter surtout la seconde partie d’un poème on ne peut plus remarquable, les Ames mortes (Mertvia Douchi). — C’est à Gogol qu’est due cette fameuse co¬ médie du Revisor, qui fit en Russie une sensation si profonde ; attaque directe à la plaie vive de l’empire, sa¬ tire énergique jusqu’à la violence contre le tchnin et les tchinovnicks (l’administration civile), elle n’en fut pas moins applaudie par l’Empereur; mais, hélas ! le mal qu’elle tentait de guérir ne resta pas moins grand pour avoir été révélé, et il cherche encore un guérisseur. Gogol est d’ailleurs un des auteurs russes les plus con¬ nus en France, grâce aux travaux que lui a consacrés M. Mérimée, et aux traductions qu’ont données de ses Nouvelles MM. Viardot et X. Marmier. — Qui n’a lu Tarass Boulba et le Manteau , les Mémoires d'un Fou et le Roi des Gnomes ? hermontoff (1811-1841). Voici l’une des figures à la fois les plus originales et les plus attachantes de la litté¬ rature russe contemporaine. Eermontoff avait malheu¬ reusement ce que l’on a appelé la maladie du siècle ; il ne croyait guère; mais, comme tous les sceptiques, il avait conservé la religion de l’affection ; au moins, on sent à le lire que ce cœur douteur et froissé, qui saigne à se raconter, est vivace encore. Lermontoff, officier aux gardes, fut vivement affecté de la mort de Pouchkine, son ami et son maître, et, sous l’impression de cette mort cruelle, il adressa à l’empereur Nicolas quelques vers qui 234 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. criaient vengeance; l’exil au Caucase, telle fut la récom¬ pense de ce cri de l’amitié. Là, Lermontoff écrivit un chef-d’œuvre : le Héros de notre temps , un roman que M. X. Marmier a eu l’heureuse idée de traduire et de mettre ainsi à la portée de tous les lecteurs français. Le Héros de notre temps, très-attachant en tant que drame et étude psychologique, est, de plus, fort intéres¬ sant au point de vue de l’étude des caractères et des mœurs de cette Russie toujours militante qu’on appelle le Caucase. Lermontoff mourut à trente ans, tué en duel, laissant, outre son roman, un recueil assez nombreux de poésies lyriques où l’on trouve le souffle puissant du poète inspiré. iüf. Taddée de Bulgarin est l’un des producteurs les plus intrépides et les plus heureusement féconds de la Russie. M. Bulgarin a aujourd’hui soixante-dix ans, ce qui ne l’empêche pas de rédiger avec une ardeur toute juvénile et un talent plein de sève en même temps que de maturité, son journal, VAbeille du Nord, à la tête duquel il est depuis trente cinq ans, y travaillant sans relâche. Historien et romancier, son œuvre se compose d’environ cent vingt ou cent trente volumes, qui ont été traduits en français, en anglais, en allemand , cil polo¬ nais, en langue tchèque ou bohème, en italien, en hol¬ landais, etc. 11 faut citer, au milieu de ces productions nombreuses : Ivan Vigighine ou le Gil Blas russe, roman satirique et exposé intéressant des mœurs russes, traduit en français par M. Ferry de Pigny; Petre Ivanovitch , suite du précédent ; Archippe Taddeevitch ou l’Ermite russe; une charmante satire en prose, pleine de mesure et de bon goût, qui a pour titre : Mon Voyage en Russie, PÉTERSnOURG ET MOSCOU. 235 et Un Instituteur , extraits du Journal d'un Voyageur français. M. Bulgarin n’est pas seulement un écrivain dis¬ tingué, c’est de plus un homme courtois et plein d’obli¬ geance, qui, se faisant gloire de son titre de chevalier delà Légion d’honneur et se souvenant qu’il a servi en qualité d’officier dans l’armée française, prend à tâche de rendre le séjour de Pétersbourg agréable et facile aux Français qui s’y trouvent, et les accueille avec une fran¬ chise d’allure et une bonhomie spirituelle qui séduisent et attachent ; fort instruit de toutes choses, et particulière¬ ment des choses russes, il a, malgré un embarras de pro¬ nonciation, des ressources infinies dans la conversation, et je ne sache guère avoir rencontré dans mon voyage de causeur qui m’ait autant intéressé. M. Nicolas Gretch , Je réfutateur quelquefois heureux de l’ouvrage sur la Russie de M. de Custines, longtemps collaborateur de M. Bulgarin à l'Abeille du Nord, est surtout un philologue distingué, qui s’est beaucoup oc¬ cupé de travaux sur la langue nationale Le comte Sollohoub (Salagoupe) (1815...); homme fort aimable et d’esprit fin ; c’est l’un des conteurs les plus gracieusement humoristes de la Russie contemporaine. Grand voyageur devant le Seigneur, il écrit beaucoup tout en voyageant, et chaque jour sa plume féconde et habile laisse échapper une nouvelle ou une comédie; la comédie s’appelle le Tchinovnik , c’est-à-dire un succès; et la nouvelle : Histoire de deux Galoches , l'Ours et la Tarentasse , c’est-à-dire un conte charmant, tout plein de grâce touchante. 236 PÉTERSBOORG ET MOSCOU. M. Ivan Tourguénef est l’auteur des Récits d'un Chasseur , qui produisirent il y a quelques années en Russie une sensation grande et prolongée, et qui ont été traduits en français par M. Delaveau. Roman pour ainsi dire local, puisqu’il place ses scènes au centre même de la Russie, et que pour les Russes eux-mêmes il fut une presque révélation des mœurs de l'Intérieur de leur pays, c’est un livre on ne peut plus intéressant au point de vue social; on y apprend ce qu’est le paysan russe, loin des capitales de l’empire, et quelles relations exis¬ tent entre lui et son seigneur ; on y trouve à la fois tout l’atlrait d’un roman et tout l’intérêt d’une his¬ toire. Il faudrait citer encore Joukofsky (1783-1852), un romantique qui a traduit en russe le Prisonnier de Chil- lon de lord Ryron et l'Odyssée, Goethe, Schiller et Wal¬ ter Scott. — Gnéditch , un autre poète traducteur, Bes- touchef (Marh'nsky) (1795-1837), un romancier. — Narejni, hauteur des Soirées slavonnes. — Pogorelsky, — Panaief , des conteurs. — Batiouchkof , le panégyriste enthousiaste du sommeil. — Polevoi (1796-1846), le fondateur du Télégraphe , la première revue qui ait paru à Moscou. — Kamakof , le poète patriote de la Russie et des Slaves, etc., etc. Et pour conclure, je cède la parole à un russe, Ratiouchkof, esprit alerte et original qui dit quelque part : a Que les gens capricieux, que les esprits » sévères disent et pensent ce qu’ils voudront; pour » moi, monsieur, je prétends que les sciences et la litté- » rature sont, chez nous, dans l’état le plus brillant. Les » libraires en sont la preuve. Voyez avec quelle promp- » titude ils arrondissent leurs petites fortunes : tantôt » ils bâtissent une maison, tantôt ils achètent une cam- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 237 » pagne! et avec quoi, s’il vous plaît? Avec l’argent » qu’ils gagnent dans leur commerce, ils sont libraires. » Il est donc clair qu’on lit et qu’on écrit chez nous, et » j’en puis conclure que la littérature russe est dans un » état très-florissant, voilà ce que je voulais vous prou- » ver, monsieur, et ce que vous savez fort bien sans » toutes mes preuves. » Jetez seulement un regard dans nos journaux, mais » sans prévention, et vous y trouverez des trésors! Ici » c’est un éloge, là une épitaphe ; ici c’est une harangue, » là c’est l’expression des sentiments de la société recon- » naissante! et tout y est si bon! tout y est si bien!)-) Ah ! certes, je ne demande qu’à être de l’avis de Ba- tiouchkof. Je dois, terminant cette notice incomplète sur la litté¬ rature russe, adresser de sincères éloges (hélas! que ne- suis-je de ceux dont le suffrage encourage!) au prince Au¬ gustin Galitzin , qui, aimant son pays avec intelligence, entreprend de nous révéler ses origines littéraires et histo¬ riques par la publication de ce qu’il appelle sa Collection de vieux ouvrages sur la Russie, c’est-à-dire, sans doute, qu’il va rassembler et rééditer à la fois et les chroniqueurs depuis Nestor , et les voyageurs depuis Olearius. Déjà d’ailleurs il a donné échantillon de son œuvre en publiant les trois Ambassades de Carliste , dans cette Biblio¬ thèque elzevirienne de l’éditeur Jannet, si riche déjà et si intéressante pour tous ceux-là qui savent trouver glane et moisson dans les primitifs ou les précurseurs de la littérature et des arts en France; le prince Augustin Galitzin vient, dis-je, de publier, dans la Bibliothèque 238 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. elzevirienne, en l’annotant peut-être un peu timidement, la Relation de Guy Miége, relative aux trois Ambas¬ sades du comte de Carlisle en Moscovie, Suède et Danemark, et c’est là tout à la fois une curiosité litté¬ raire et un livre intéressant. XXX LE PALAIS DE L'HERMITAGE ET SES COLLECTIONS. I Le palais de l’Hermitage était la résidence favorite de l’impératrice Catherine, qui venait, non pas s’y délasser de travaux qui jamais ne fatiguèrent son vaste et solide esprit, mais y goûter, dans la conversation de quelques hommes distingués, de quelques femmes instruites et spirituelles, les plaisirs que peuvent donner à une intel¬ ligence d’élite une intimité sans étiquette et sans apprêt. Ce qu’elle venait chercher à l’Hermitage, ce qu’elle vou¬ lait avant tout y rencontrer, c’était le laisser-aller con¬ venable de gens bien élevés, la cordialité et la franchise de rapports qui doivent exister entre personnes aimables, spirituelles et gaies; ce qu’elle fuyait en y venant et quittant son palais d’hiver, c’était la pompe de repré¬ sentation à laquelle était obligée la Tsarine; aussi trouve- t-on, dans les manuscrits de l’Hermitage, une pancarte écrite en gros caractères de la main même de la souve¬ raine, pancarte faite pour être affichée dans les salles du palais, et ainsi conçue : « Asseyé-vous si vous voûtés, et cela ou vous plaira, sans qu’on vous le repète cent 240 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. r fois. » Et plus bas, en langue russe, la traduction de cette phrase avec cette addition : « La maîtresse de la maison n’aime pas les cérémonies ; que chacun soit donc ici comme chez soi. » Sans doute c’est là le germe de ce fameux règlement de VHermitage que le comte Ad- lerberg, le ministre de la cour, m’a dit avoir vu autrefois tracé en lettres d’or sur des tables noires et à propos duquel M. de Custines, qui le cite, dit ceci : « A l’entrée d’une salle, j’ai trouvé, sous un rideau vert, ce que vous allez lire. C’est le règlement de la société intime de l’Hermitage, à l’usage des personnes admises par la Tsarine dans cet asile de liberté... impé¬ riale. Je me suis fait traduire littéralement cette charte secrète, octroyée par le caprice de la souveraine de ce heu jadis enchanté; on l’a copiée pour moi, devant moi. La voici : RÈGLES d’après lesquelles on doit se conduire en entrant. ARTICLE PREMIER. On déposera en entrant son titre et son rang, de même que son chapeau et son épée. ART. 2. Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l’orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte. art. 3. « Soyez gai, toutefois ne cassez ni ne gâtez rien. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 241 ART. Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne. art. 5 . Parlez modérément et pas trop, pour ne pas troubler les autres. art. 6. Discutez sans colère et sans vivacité. ART. 7 . Banissez les soupirs et les bâillements, pour ne cau¬ ser d’ennui et n’ôtre à charge à personne. art. 8. Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres. art. 9 . Mangez doucement et avec appétit ; buvez avec mo¬ dération pour que chacun retrouve ses jambes en sor¬ tant. art. 10. Laissez les querelles à la porte; ce qui entre par une oreille doit sortir par l’autre avant de passer le seuil de l’Hermitage. Si quelqu’un manquait au règlement c'- dessus, pour chaque faute et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d’eau fraîche (sans en excepter les dames); indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Télérnachide (poème de Frediakofsky). Quiconque manquerait dans une soirée 14 242 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. à trois articles du règlement, sera tenu d’apprendre par cœur six lignes de la Télémachide. Celui qui manque¬ rait au dixième article ne pourrait plus rentrer à T Her¬ mitage. L’Hermitage ne répondait d’ailleurs guère à ce nom modeste ; c’était un vaste et beau palais dans lequel on avait réuni et amassé à plaisir tout ce qui peut faire le charme d’une habitation princière disposée avec intel¬ ligence ; c’était tout d’abord une galerie de tableaux de maîtres, base de la galerie actuelle ; des salons décorés avec luxe et bon goût, sans profusion d’ornements ; une bibliothèque de choix, nombreuse et riche de livres rares et curieux, et, dit un historien de Catherine : « Une salle à manger dans laquelle on est servi sur des tables de confidence de différentes grandeurs. Nul domestique n’entre dans cet appartement. — On n’a qu’à frapper le plancher pour en voir sortir à l’instant des tables cou¬ vertes de tout ce qu’on désire. A cette salle communique un jardin d’hiver, où l’on se promène dans des allées bien sablées, sous des arbres verdoyants et au milieu des fruits et des fleurs de toute espèce ; le jardin est voûté, et des poêles qui sont au-dessous y entretiennent une douce chaleur, de sorte que dans la saison la plus rigou¬ reuse on y cueille la pêche et l’ananas, l’hyacinthe et la rose. » Chaque soir, la société intime de l’impératrice, com¬ posée d’une vingtaine de personnes, et entre autres du grand-duc et de la grande-duchesse, du prince Potem- kin (t), de la comtesse Skawronsky, sa nièce, du grand (1) A propos du prince Poteinkin, il nous revient à l’esprit une anecdote relative au commencement de sa fortune, que M. de Sé- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 243 dcuyer Narischkin, du grand chambellan, du vice-chan¬ celier comte Strogonoff, du comte Bezborodsko, de l’aide de camp Momonof, de M Ue Protasoff, demoiselle d’hon¬ neur favorite de l’impératrice, du comte de Cobentzel, ambassadeur de l’Empereur, du prince de Ligne et du comte de Ségur, ambassadeur de France; là, ayant, selon la volonté de la souveraine et la teneur du règle¬ ment, déposé à la porte tout esprit de gêne et de con¬ trainte, on devisait gaiement; l’un, et c’était le prince de Ligne, racontant, avec cet esprit incisif qui le caracté- gur raconte au Fécond volume de ses Mémoires , anecdote qu’il tenait du prince lui-même et que nous allons redire, quoiqu’elle ait été plusieurs fois déjà racontée depuis, parce qu’elle nous paraît curieuse, et qu’elle apporte une confirmation nouvelle à cette vieille vérité de la théorie des petites causes et des grands effets. Lorsque Catherine détrôna son époux Pierre III, Potemkin, qui avait dix-huit ans, se trouva des premiers au nombre des défenseurs de cette souveraine jeune et belle, et que déjà, quoique sous-officier sans fortune et presque sans naissance, mais ambi¬ tieux jusqu’à la frénésie, il aimait en secret. Un jour que Cathe¬ rine, à cheval à la tète des troupes qui lui étaient dévouées, mar¬ chait l’épée nue à la main, Potemkin s’aperçut que cette épée, qui n’avait pas de dragonne, gênait la souveraine. Aussitôt il pique des deux, s’approche de l’impératrice, qui paraissait chercher au¬ tour d’elle quelqu’un qui pût lui donner une dragonne, et lui offre la sienne, que la tsarine saisit sans remarquer celui qui la lui donnait. Il veut s’éloigner, mais son cheval, habitué à la marche en rang de l’escadron, ne veut pas reculer et continue à marcher de front avec celui de l’impératrice. Celle-ci s’aperçoit de l'opi¬ niâtreté de la monture de Potemkin, elle sourit et considère alors le cavalier, qui, jeune et bien campé, lui plaît; elle cause avec lui, trouve qu’il est ardent et intelligent, et, sur l’heure, l’élève au grade d’officier, puis, bientôt, le nomme gentilhomme de sa chambre, puis. Et voilà comme quoi si, quelquefois, un royaume ne peut pas s’échanger contre un cheval, il peut arriver qu’un cheval vous fasse acquérir presque mieux qu’un empire. 2 hh PÉTERSBOURG ET MOSCOU. lisait, quelques lestes propos, trop lestes parfois, ce dont un jour, au temps du voyage de Crimée, le fit cruellement repentir l’impératrice; l’autre, M.de Ségur, disant avec sa finesse séduisante et son habileté incom¬ parable à bien dire, toutes les observations qu’il avait recueillies dans la journée sur les différences étranges qu’il rencontrait entre le caractère russe et le caractère français, les mœurs de Pétersbourg et celles de Paris, ou bien encore faisant la chronique amusante sans mé¬ chanceté de Paris et de Versailles; l’autre, encore, lisant quelque œuvre française nouvelle, arrivée le jour même en Russie; d’autres jouant au billard ; d’autres causant littérature, et, au milieu de tous, l’impératrice, l’esprit prêt à toutes les conversations, l’oreille attentive à tous les récits, récompensant d’un agréable sourire le conteur qui avait su se faire applaudir, et racontant elle-même au besoin. — Plus tard, Diderot, Grimm et Falconet vinrent apporter à ces conversations le fonds plus solide de leur vaste savoir, de leur incomparable et vif esprit, et grossir le contingent habituel de tout ce que peuvent donner des hommes instruits, sachant beaucoup et bien, des hommes pour lesquels l’art, la littérature et la phi¬ losophie n’avaient, pour ainsi dire, plus rien d’étranger. Parfois aussi, souvent même, il y avait spectacle à l’Hermitage. L’impératrice, passionnée pour notre théâtre, voulant le connaître à fond, avait fait venir de Paris une troupe d’excellents comédiens; c’étaient : Au- frêne et sa fille ; Fastier, élève de Préville, etc., et cette troupe représentait devant le personnel intime de l’Her¬ mitage, devant le corps diplomatique et les personnes présentées à la cour, invitées à cette occasion, les pièces de Molière et de Regnard. L’impératrice, qui n’aimait PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 2/j5 pas la musique, ne donnait pas moins quelques concerts à ses invités; et on vit, à ce palais de Pétersbourg, Paë- siello et Cimarosa, diriger tour à tour la musique de la grande Catherine ; on y entendit Marchesi et madame Toddi. Au retour de ce triomphal voyage en Crimée, fait en 4 787 en compagnie de Potemkin, de Momonoff, du prince de Ligne, de M. de Ségur, etc., Catherine ima¬ gina, pour donner à ses soirées de l’Hermilage quelques séductions nouvelles, d’y faire jouer, non plus des pièces empruntées au répertoire français, mais des pièces iné¬ dites, dues à la plume de ceux qui l’entouraient et à la sienne même. Alors chacun se mit àTœuvre, et bientôt le comte de Cobentzel, le prince de Ligne, Alexandre Mo¬ monoff, le comte Strogonof, Iwan Schwalof, d’Estat, Français attaché au cabinet de Limpératrice, et made¬ moiselle Aufrêne, suivant l’exemple de la souveraine, apportèrent qui sa comédie, qui son proverbe, qui même, et ce fut M. de Ségur, sa tragédie (I). Toutes ces pièces furent jouées tour à tour, à la grande joie de l’impératrice et de sa cour. Quand les comédies et pro¬ verbes eurent été épuisés, on songea à la tragédie. M. de Ségur l’avait composée sur le vaisseau qui le ramenait d’Amérique, et,peu soucieux de voir son œuvresombrer en terre ferme, il faisait quelques difficultés à la laisser représenter, mais l'impératrice mit tant de bonne grâce dans son insistance, qu’il dut céder. Coriolan vit le jour et fut représenté jusqu’à trois fois devant les intimes de l’Hermitage, et une quatrième fois en gala devant le (1) Ces pièces ont été publiées sous le titre de Théâtre de T Her¬ mitage de Catherine ü. Paris, an VII. Buisson, libraire, rue Haute- feuille, 20. 14 . 246 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. corps diplomatique et la cour assemblés. Ce Coriolan est une de ces tragédies d’abbé ou de grand seigneur, comme en produisit tant le dix-huitième siècle, qui ne vous ac¬ cordait votre brevet d’homme d’esprit que tragédie faite; elle ne vaut ni plus ni moins, si, plutôt moins, que ses nombreuses sœurs; mais M. de Ségur avait assez d’es¬ prit et de talent d’autre part pour se faire pardonner une tragédie; et puis nous sommes de l’avis de Diderot : « Celui qui fait une tragédie médiocre n’est pas un homme médiocre. » On le voit : donc à lTIermitage, Calherine II s’était créé une vie toute d’agréments intellectuels, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de s’y occuper parfois d’af¬ faires, surtout quand ces affaires touchaient à la littéra¬ ture et aux arts.Un soir, elle entendit quelques personnes parler de la triste nécessité dans laquelle se trouvait le naturaliste Pallas de vendre ses collections pour marier sa fdle, à laquelle, dans ses préoccupations scientifiques, il n’avait pas songé à amasser une dot. Le lendemain, elle fit indirectement demander au savant ce qu’il comp¬ tait retirer de cette vente, et, sur sa réponse timide qu’il serait le plus heureux des hommes s’il pouvait en obtenir quinze mille roubles, l’impératrice lui écrivit que « il s’entendait à merveille en histoire naturelle, mais très- mal en dot. Je prends, ajoutait-elle, votre cabinet pour cent mille francs, et je vous en laisse la jouissance pen¬ dant le reste de votre vie. » Après ce trait, qu’elle renouvela plusieurs fois, et nombre d’autres dont est semée la vie de l’impératrice Catherine, se rappelant avec quelle énergique vigueur elle voulut et fit le bien et conduisit les affaires de l’État, ne faut-il pas s’écrier avec un de ses historiens : « Son PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 267 règne brilla d’un tel éclat que les taches en pâlirent. » Si l’on déchire une page de sa vie, on concevra comment le prince de Ligne disait que : « Populaire et généreuse commeHenri IV, tendre et victorieuse comme Louis XIV, elle réunit les grandes qualités et les faiblesses de ces deux monarques. » Ne faut-il pas aussi ajouter avec le Grand Frédéric : « Si plusieurs reines ont acquis une grande célébrité, comme Sémiramis par les armes, Éli¬ sabeth d’Angleterre par son habileté politique, Marie- Thérèse par son étonnante fermeté, Catherine seule a mérité le nom de législatrice. » Sous les successeurs de Catherine II, le palais de niermitage fut, pour ainsi dire, exclusivement consacré aux collections artistiques dont s’enrichit la Russie ; peu à peu, cependant, il s’encombra, et l’on s’aperçut qu’il ne répondait pas complètement, par ses appropria¬ tions, au but que l’on voulait atteindre. Dès lors, on ré¬ solut son agrandissement. L’empereur Nicolas, voulant avoir définitivement une galerie digne des richesses qu’elle renfermait et devait renfermer, fit demander à M. Klenze, l’habile architecte de la Pinacothèque de Munich, des plans pour la reconstruction de l’Hermi- tage. Ses plans ayant été adoptés par l’empereur, M. Klenze se mit à l’œuvre, et ajoutant au Trianon de Catherine II toute une partie nouvelle, construisit sur l’emplacement de l’ancien palais Chepelef une belle fa¬ çade qui borde aujourd’hui la rue de la Millione, et où se trouve l’entrée principale actuelle. En 4 852, l’archi¬ tecte avait fini son œuvre et livrait aux chefs-d’œuvre de tous les temps un asile digne d’eux. 2Ü8 PéTERSBOURG ET MOSCOU. II Au rez-de-chaussée du palais se trouvent les salles de Sculpture, Gravures et Dessms et aussi les curieuses An- tiquités de Kertch et du Bosphore Cimmérien ; c’est par ces salles du rez-de-chaussée que nous allons commencer notre visite à travers les richesses artistiques que réunis¬ sent sans relâche depuis plus d’un siècle tous les souve¬ rains de l’empire russe, richesses que nous, Français, qui collectionnons depuis beaucoup plus de temps et qui avons un fonds à nous, nous aurons cependant souvent à en¬ vier. SCULPTURE ANTIQUE. Elle compte à l’Hermitage à peu près deux cents nu¬ méros, au milieu desquels on remarque une Vénus sans bras, dans la pose de la Vénus de Médicis, offerte à Pierre le Grand par le pape Clément XI ; un Sa¬ tyre marchant , d’une nature sèche qui ne manque pas d’élégance. — Un vieux Berger , dont la tête décharnée a quelque analogie avec celle de Saint Jérôme du Do- miniquin dans la fameuse Confession du Vatican; les jambes du pâtre sont nerveuses et belles. — Un Amour attribué à Praxitèle, et cela parce qu’il ressemble, d’assez loin, au célèbre amour du Capitole.— Un Silène qui a l’air de dire : « Nargue aux philosophes et aux mé¬ contents, tout est pour le mieux au monde puisqu’on y trouve des pampres et du vin.»— Une Agrippine, femme de Germanicus (33 ans ap. J. C.) ; elle est assise. Celte prestance, belle tête, belles draperies, mauvais bras. — Un Enfant tenant un oiseau, trouvé à Pompéi en \ 845; ce n’est pas un morceau propre à enchanter ceux-là PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 2^9 qui aiment le grec, son irréprochable pureté et son in¬ comparable beauté de lignes; mais il y a vraiment plaisir à considérer cette petite frimousse benoîte, et la naïveté grande de l'exécution artistique* on regarde cet enfant et on rit; je ne serais même pas étonné que quelques-uns ou plutôt quelques-unes aient eu l’idée de l’embrasser.— Une Tête casquée d’Ajax, fort réputée et très-belle d’ex¬ pression.—Un buste de l’empereur Balbin (238 ap. J.G.). — Un Amour en buste; celui-là est encore attribué à Praxitèle. Cette tête est charmante, il est vrai; mais ce n’est pas l’Amour; l’Amour, du moins celui des anciens, n’ajamaiseu de ces airs plaintifs qui touchent à la mélan¬ colie, un sentiment tout moderne ; la draperie est jolie, mais elle paraît bien plutôt appartenir au faire de Germain Pilon ou de quelque sculpteur du siècle dernier qu’à Praxitèle.— Un fragment de vase en marbre blanc, hélas! ce n’est qu’un fragment, représentant, il est vrai, un sujet quelque peu hétérodoxe, Silène et une Ménade; mais ces deux personnages sont si beaux de formes, l’ensemble en est si bien composé, qu’il faut gémir de ne voir pas le vase tout entier et tout entier aussi le bas-relief circulaire qui l’entourait. ► SCULPTURE MODERNE. La sculpture moderne, comme la sculpture antique, n’a ici que peu de représentants; toutefois si les œuvres n’y sont pas nombreuses, au moins quelques-unes sont- elles des morceaux de choix. On peut citer parmi ceux-là une Madame duBarry en Diane, marbre blanc, gran¬ deur naturelle, l’une des plus gracieuses statues d 'Hou- don que nous connaissions; il y a mis une élégance de formes et une délicatesse de] modelé qui charment l’œil. 250 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Que ces nus sont jolis et que cette tête est fine 1 « Ah ! madame, je comprends notre Louis le Bien-Aimé, car vous deviez être bien séduisante dans ce costume my¬ thologique dont vous ne vous faisiez pas faute. » — Plus loin, c’est un Amour de Falconet; un Amorino qu’on aurait plaisir à embrasser, tant il est gentil et a de bonnes joues; il est assis, des roses sont effeuillées à ses pieds, et son carquois gît inutile à son côté; il a la plus gen¬ tille mine du monde; un doigt discret posé sur ses lèvres semble recommander le silence à quelque duo d’amou¬ reux ou à quelque jeune fillette dont le cœur commence à s’éveiller; ses petits yeux songeurs et malins ont l’air de dire : « Ah prenez garde, il y a danger avec moi! » En somme, il est charmant, et Falconet apius de talent encore que de réputation.— Vénus et l'Amour de Pradier. Vé¬ nus est agenouillée presque dans le mouvement de l’Ata- lante du même maître, mais, de l’autre côté, soutient contre son genou gauche l’Amour qui pleure, car sa mère vient de lui ôter son arc; la pose de l’Amour est très-heureuse et très-jolie; l’ensemble du groupe est gracieux. — Un Ganymède élégant de Tadolini. — Un buste de femme, Génie de la Mort , de Canova; un Amour et Psyché du même maître, qui paraissent être non en marbre, mais en cire molle, et s’ennuyer presque autant que ceux de Gérard au Louvre, quoiqu’ils ne se trouvent pas dans une position à la fois si chaste et si gênée; puis un Paris, encore de Canova, mais un Paris qui ferait douter du bon goût d’Hélène, ou laisserait à penser qu’il fallait que Ménélas fût bien terrible ou bien mortelle¬ ment fastidieux pour qu’elle ait pu lui préférer un mon¬ sieur si peu aimable et si peu propre à récréer les yeux à défaut de l’esprit. PÈTERSBOERG ET MOSCOU. 251 Si nous passons dans la salle à côté, nous trouvons une superbe esquisse (marbre blanc) de Michel-Ange; voilà un enfant qui fera un homme vigoureux et de for¬ mes solides et belles ; quelle énergie et quelle touche de maître! Assis, ou plutôt accroupi, les genoux séparés, il serre son pied droit dans ses deux mains, et quand il va se relever, et qu’il aura arraché l’épine ou le caillou qui sans doute l’ont blessé, quel élégant coureur cela va faire, quel jeune et beau lutteur ! — Un peu plus loin, c’est un Triton de bronze de Jean de Bologne, qui souffle à pleins poumons et à pleine joie dans sa conque marine. SCULPTURE RUSSE. Il n’y a guère encore dans cette salle qu’une dizaine de marbres dus à des artistes russes, et parmi ceux-là on peut à peine en citer deux: un Lomonosoff en pêcheur, de M. Iwanof, et une Vénus de M. Vitali. Ce n’est pas Lomonosoff, académicien et conseiller de collège, professeur de belles-lettres et directeur du ca¬ binet minéralogique, qu’a reproduit M. Iwanoff, et bien il a fait. C’est le jeune pêcheur tourmenté du démon de savoir, et de rendre la poésie abrupte et sauvage qui bouil¬ lonnait dans son cerveau. Lomonosoff, revêtu de la simple tunique du pêcheur, est assis sur un rocher au bord de la mer; à ses pieds, des filets ; sur ses genoux, un livre que feuillette son doigt distrait, tandis que ses yeux suivent sa pensée, ardente à l’inconnu, et semblent demander à la nature qui l’entoure ses secreis et la science de toute chose. Cette statue est belle, bien posée, noble d’aspect, et d’un modelé ferme sans dureté. Ce n’est pas seulement une œuvre heureuse par la pensée 252 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. qui l’a inspirée, mais encore une belle statue, bonne par l’exécution. La Vénus de M. Vitali est assez belle par la forme, mais elle est dans une position impossible. Ah! la mal¬ heureuse! que je la plains, quand je songe qu’elle est con¬ damnée, jusqu’à la destruction du marbre, à cette situa¬ tion fatigante, et cela sans jamais pouvoir arriver à dénouer ce lacet de cothurne qu’elle a le tort de vouloir s’obstinera tenir 1 Cette Vénus est debout, le bras gauche appuyé sur un tronc d’arbre qui la maintient en équi¬ libre, la jambe gauche relevée de manière à ce que la main droite puisse saisir le cordon d’un cothurne qu’elle ne pourra jamais détacher. Ah! monsieur Vitali, il eût été si simple de mettre sous ce pied gauche qui pend un appui quelconque, et, tout en laissant à votre statue ses qualités, de lui ôter cet aspect fatigant pour qui la regarde I GRAVURES ET DESSINS. y v * 0 Cette collection, située dans l'une des salles du rez- de chaussée, à la suite de la bibliothèque de Voltaire, renferme environ deux cent mille feuilles; elle s’est for¬ mée peu à peu de la réunion des cabinets de Hermann, Carlo Mequetti, du comte Tolstoï, de Diwoff et de la collection particulière de l’empereur Alexandre. Outre quelques dessins originaux de Raphaël et de quelques autres grands maîtres, elle possède l’œuvre à peu près complète de Marc-Antoine, d’Albrecht Dürer, de Rem¬ brandt, etc. Je n’ai pas l’intention de passer en re¬ vue ses cartons riches et nombreux; je ne veux citer que quelques échantillons de diverses écoles, exposés dans des vitrines pour donner au visiteur une idée suc- PÉTEUSBOÜRG ET MOSCOU. - 253 cincte des richesses que renferment ces armoires de ci¬ tronnier. Ce sont d’abord quelques vigoureuses eaux- fortes de Rembrandt , deux feuilles : sur l’une, datée de 1636, six portraits, et au milieu un portrait de femme plein de finesse et de charme; sur l’autre, de 1637, trois autres portraits ; puis un Homme assis , d’un irrépro¬ chable fini d’exécution, et enfin un Mendiant , de 1639, qui rappelle les merveilleux Déguenillés de Callot, mort en 1635, quelques années avant que Rembrandt n’eût gravé cette pochade. Une des mille et une ravissantes Tentations de saint Antoine , de D. Téniers , vous la voyez d’ici : par terre accroupi, un crapeau à bec d’oiseau décharné, qui dit son chapelet; à gauche, en haut, une chauve-souris qui voltige avec l’insupportable battement d’ailes particulier à ces horribles animaux; puis, au milieu de la composi¬ tion, la figure du bonhomme saint Antoine, qui ferme les oreilles aux propositions, d’ailleurs peu séduisantes, à le supposer d’après leur manière d’être, de deux bêtes affreuses : un singe vêtu en femme et un de ces animaux innommés, comme Téniers en a tant inventés, toujours à l’usage de ce malheureux saint Antoine. — Trois por¬ traits : François Frank, Juste Sustermans et Lucas Vos- termans, et un Ecce Homo de toute beauté, gravés par A. Van-Duck .— Une Vieille et un Enfant, de Rubens. — La magnifique Descente de croix , de Daniel de Vol- terre, que possède l’église de la Trinité-du-Mont, à Rome, gravée, ainsi que deux belles compositions prises à la cathédrale de Parme, d’après le Corrége, par Toschi. — Hhnage de la vie humaine , de N. Poussin, gravée par Raphaël Morghen. — Le Mariage de la Vierge , de Raphaël, par Longhi , le graveur si habile et si bien 25 k PÉTERSBOURG ET MOSCOU. inspiré de la Madeleine liseuse du Corrége. — L'Obser¬ vateur distrait , un enfant qui fait des bulles de savon, de Miéris, et deux Chardin gravés avec une incroyable finesse par Wille, l’un des graveurs français (quoiqu’il fût né à Kœnisberg) de la fin du dix-huitième siècle. — VEnsevelissement du Christ , de Paul Delaroche, et le Gustave Wasa , de M. Hersent, par Henriquel Dupont. —Le Torrent , gravé par Calame d’après son tableau.— Le Vœu de Louis XIII , de M.Ingres, dûau burin de Ca- lamatta; c’est là d’ailleurs un tableau et même un maître faits pour la gravure, qui leur est infiniment favorable.— Et enfin VEnlèvement de Déjanire , du Guide, gravé par Servie d’après l’admirai île toile du Louvre, et non pas, comme nous l’avions cru d’abord, d’après une reproduc¬ tion très-belle du même tableau, due au maître lui-même et qui se trouve dans la collection particulière de M. de Montferrand, l’architecte de Saint-Isaac. Nous avions l’intention de borner là nos citations, quand, en parcou¬ rant à la hâte les cartons de cette collection, nous avons rencontré des œuvres que nous ne saurions passer sous silence, comme par exemple : un Christ en croix , et une Fuite en Égypte de Martin Schoën ; un portrait de Hoggart, gravé par lui-même; un portrait du Titien , d’après lui-même, gravé par Annibal Carrache. — Une Adoration des Mages, de Lucas deLeyde( 1513), belle et curieuse à la fois par l’exécution et l’incroyable diversité d’expression de tous ces mages du seizième siecle, Fla¬ mands de pure essence. — Une Circoncision , de Golt- zius (1594) avec le portrait du graveur, à droite; appuyé contre une colonne, on voit se dresser le maître consi¬ dérant la scène qu’il a composée; sa figure est fine et dis¬ tinguée, sa moustache fièrement aiguisée ; il a quelque PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 255 chose de Rubens avec plus de délicatesse dans les traits. — Un Saint Jérôme , de VEspagnole^ et puis le fameux portrait de Hugues de Moncadek cheval, gravure célèbre et connue sous le nom de II Cavallo, de R. Morghen , magnifique et rare épreuve sur papier de Chine et avant la lettre. — La Cène , de Léonard de Vinci, du même Morghen .— IJ Enfance d'Hercule, ce tableau commandé à Reynolds par Catherine II, gravé par Walker. —Une reproduction gravée du Laocoon, par Bervic, qu’on ne saurait louer, mais devant laquelle on s’extasie. — Une feuille de Portraits (1770), de Boissieu, beaux comme des Rembrandt, avec une netteté de contours que ne connaissait pas le grand maître des jeux de lu¬ mière, et, particulièrement dans cette feuille, un Pierrot que rase un barbier, à faire rire un Allemand mort la veille, comme dit Henri Heine. Et enfin des Ostade faits pour charmer les réalistes de goût, comme le Bénédicité avant la soupe. Outre les collections que nous avons parcourues, le rez-de-chaussée du palais de l’Hermitage possède encore une nombreuse et belle série de Vases peints étrusques et grecs. Cette série a cela de bien remarquable qu’on peut suivre, sur un échantillon au moins, appartenant à chaque période de l’art grec, les progrès et les transfor¬ mations de cet art, depuis l’époque la plus archaïque, celle qui tient encore aux Égyptiens et aux Assyriens, jusqu’aux beaux temps de la Grande Grèce. Puis voilà la bibliothèque russe et celle de Voltaire, dont nous re¬ parlerons, et les : 250 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ANTIQUITÉS DE KERSTCH ET DU BOSPHORE CJMMÉRIEN. La ville de Kertsch, dont le nom a été si souvent pro¬ noncé durant ces dernières années, avait déjà sa noto¬ riété scientifique avant que les grands événements qui ont agité notre continent ne soient venus donner à ce nom un retentissement européen. Kertsch est une des villes rares par lesquelles la Russie, cette nation toute neuve encore, qui n’a guère, même en remontant à ses origines les plus éloignées, que huit ou dix siècles d’his¬ toire, et qui ne compte au soleil européen que depuis deux ou trois cents ans, Kertsch est, dis-je, une des villes du midi de ce vaste empire qui le rattache au monde ancien. Kerstch, aujourd’hui l’un des ports importants de la mer Noire, situé sur la côte orientale de la Crimée, date, croit-on, de quatre ou cinq siècles avant l’ère chrétienne. 523 ans avant J. C., des colons deMilet vinrent s’établir sur le rivage du Pont et fonder la ville de Panticapée (la Kertsch actuelle). En 438 av. J.C., les rois du Bosphore s’emparèrent de cette Panticapée et abandonnèrent Pha- nagorie, pour transporter dans la ville nouvelle le siège de leur capitale. Rien de remarquable dans l’histoire de ce royaume infime jusqu’à ce que Mithridate vienne en conquérant s’établir à Panticapée, pour y préparer le renversement du colosse romain. On sait les destinées de ce Mithridate, géant barbare qui vint briser son génie contre la puissance de cette Rome, si forte qu’elle dut pour être détruite tourner contre elle-même sa propre force. Après Mithridate, les princes du Bosphore furent les vassaux de Rome, jusqu’à ce que la république de Chersonèsc eût effacé jusqu’à leur nom. Panticapée , plus tard tombée au pouvoir des Huns, devint, sous Justi- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 257 nien, colonie del’empire d’Orient. Au moyen âge, Panti- capée , devenue Bosphore, pour devenir plus tard encore Kertsch , passa de la domination génoise sous celle de Mahomet II, qui s’en empara en 1475; la Turquie la conserva jusqu’en 1774, époque à laquelle le Divan la céda à la Russie. C’est de Kertsch , de Théodosie (la Feodosia moderne et l’Aranda « ville aux sept dieux » des anciens), et en général du Bosphore Cimmé- rien, que proviennent toutes ces antiquités grecques et romaines que nous trouvons à T Hermitage, et dont nous voulons vous dire quelques mots. Ce n’est pas, comme à Pompeï. une ville enfouie qui a fourni à la Russie toutes ses richesses antiques; non, ce sont des tombeaux situés sur les rives du Bosphore Cimmérien, et découverts, comme autrefois Herculanum, par le fait d’un hasard heureux. Déjà on savait que les terrains qui environnent Kertsch et Feodosia avaient donné quel¬ ques débris de vases, d’armes et d’instruments anciens. Déjà, et dès 1817, M. Cousinery, consul de France à Odessa, avait réuni une riche collection de médailles du Bosphore, et le savant M. Koëlher avait publié deux mémoires y relatifs, quand, en 1831, M. Dubrux, un Français établi en Crimée depuis longtemps, et que son goût instinctif pour 1 archéologie avait poussé à faire quelques recherches et quelques fouilles, faisant creuser pour extraire des pierres de construction, trouva, à six verstes (I) ouest de Kertsch, le Koul-Oba (tertre des Cendres), c’est-à-dire le plus riche en objets d’arts et en matières précieuses de tous les monuments funèbres découverts en Crimée. Aussi en passant en revue les (1) La verste russe est de 1067 mètres. 258 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. pièces principales trouvées dans le Koul-Oba , nous don¬ nerons une idée de cette collection d’antiques, qui a cela de remarquable, que tout aussi belle, sinon et à beaucoup près, aussi nombreuse que celle du musée Bourbon, à Naples, que dis-je, tout aussi belle au point de vue artis¬ tique, elle est matériellement plus riche, puisque presque tous les objets, trouvés en bronze à Pompe'i et Hercu- lanum,sont, ici en or, et que quelques-uns des morceaux capitaux que possède l’Hermitage sont, comme le vase à reliefs de couleur , le masque d'or et le sarcophage de cyprès sculpté , uniques en leur genre; nous reparlerons plus loin de ces objets. Avant d’entrer dans l’énumération de ce que renfermait le Koul-Oba , disons tout de suite que ♦ les fouilles du Bosphore Cimmérien ont donné, comme celles de Pompeï, des échantillons de toute nature de l’art et des habitudes des Grecs, du quatrième siècle avant notre ère jusqu’au premier ou second siècle après J. C. On trouve par exemple, à l 'Hermitage, comme au Museo Borbonico, des restes d’étoffe de laine tissue de fil d’or, des restes d’étoffe de lin et de soie, des che¬ veux, des peignes en bois; des boîtes à fard, qui conser¬ vent encore leur rouge; des colliers d’ambre, de verre ou d’or; des bracelets, des pendants d’oreille et des objets de toute sorte servant à la toilette des femmes; des clefs, des miroirs, des dés à jouer en os ou en pierre fine ; des jouets d’enfants en ivoire, les restes d’un filet de pê¬ cheur; des fruits, calcinés pour la plupart, tels que noix, châtaignes, amandes, noisettes; des lampes et vases de toutes formes, des lacrymatoires en verre, des amphores, des harnais et ornements d’or pour la tête et le poitrail des chevaux; nombre de couronnes funéraires (lauriers, oliviers, etc.) en or; et, au milieu de tout cela, des boucles PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 259 d’oreilles, qui ont cela de particulier, que les petites tôtes qui forment pendants portent ce qui est devenu le « pavoïnik, » la coiffure nationale russe actuelle. Mais venons au Koul-Oba , que Dubrux prétend être le tombeau d’un roi scythe, et dans lequel on a trouvé, outre le cadavre du roi, celui d’une femme qui aurait été la reine, celuid’un écuyer, etc. Le Koul-Oba renfermait dix-huit à dix-neuf pouds, sept cents livres environ, non pas brut, mais travaillé, d’or ou d’électrum. L’électre ou électrum et un*alliage d’or et d’argent, dans lequel ce dernier métal entre pour un quart. — Les anciens croyaient qu’une coupe d’électre trahissait par une dé¬ composition immédiate le poison qu’on y avait versé, — Parmi les choses les plus remarquables extraites de ce tombeau, il faut citer: 1° un Vase en électrum, tra¬ vaillé au repoussé, avec bas-reliefs d’une magnifique exécution, et qui, chose curieuse, donnent absolument les costumes encore en usage dans le Caucase et la Grande-Russie; c’est, comme coitfure, le bonnet en pointe ou bachelik du Caucase; comme vêtements, la tunique courte, serrée à là taille, les pantalons larges descendant dans une botte courte, et comme com¬ plément de ressemblance, la barbe et les cheveux longs comme les porte toujours le peuple en Russie : « Ce qu’il y a de plus remarquable, dit Dubrux, décri¬ vant ce vase, c’est que l’un des groupes représente un personnage à qui on semble arracher une dent, et que dans l’os de la mâchoire inférieure du roi, il manque deux dents. » — 2° L ’Umbo, c’est-à-dire la plaque cen¬ trale du bouclier du roi ; cette plaque d’or est d’un tel fini de travail et d’une beauté telle comme exécution, qu’on la suppose être de la plus belle époque de l’art 260 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ê grec, du quatrième siècle avant J. C. Elle représente : autour d’un enroulement central où s’agitent des pois¬ sons, murènes, dorades ou dauphins, des têtes de tigre au milieu desquelles rayonnent des têtes de Méduse effrayantes, ou bien encore des têtes de sanglier et quel¬ ques figures d’hommes au regard terrible et menaçant. — 3° Les fragments d’une lyre en huis, sur lesquels fragments sont représentés en traits creux plusieurs su¬ jets traités avec une sûreté de main et une finesse qui dénotent encore les quatrième ou cinquième siècles avant J. C., pendant lesquels la Grèce porta presque tous les arts à une perfection qu’on n’a guère surpassée depuis.— Sur l’un de ces fragments on voit le Jugement de Pâris. — Sur un autre, trois Femmes assises sur un rocher . — Un Lièvre poursuivi par un chien . — Un Chasseur scythe traîné par son cheval qui Va démonté. — Un Jeune Homme en costume phrygien près d'une jeune femme . — Un Quadrige gardé par un jeune homme, et enfin un Sacrifice : Un jeune homme amène un bélier devant un autel, sur lequel dansent les trois Grâces. Nous l’avons dit, le Koul-Oba renfermait, outre cela, nombre d’objets curieux de toute nature, or, argent et pierreries, que nous ne décrirons pas, ne voulant plus citer que trois ou quatre pièces, vraiment admirables, trouvées à Kertsch ; ce sont : Un Masque d'or , de grandeur naturelle, trouvé en -1837, dans un sarcophage de marbre blanc, près du vil¬ lage tartarede Glinistche, et à propos duquel M. Aschik, qui le découvrit, s’exprime ainsi : « Mon ravissement fut mêlé de surprise lorsque, le couvercle enlevé, je décou¬ vris un squelette à visage d’or, un diadème d’or sur la tête et complètement vêtu. Le vêtement de cette reine PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 261 était tout parsemé d’ornements en or ; l’étoffe dont était couverte la tête tombait jusqu’à la ceinture et avait con¬ servé sa couleur. C’était un tissu de laine, à dessins d’or; mais au premier contact de l’air, toute cette étoffe tomba en poussière et ne laissa que des paillettes d’or. » — Ce masque (npoaumiov) présente les traits d’une femme qui n’était plus jeune; il fut sans doute forgé au moyen d’une plaque d’or. Les masques funéraires sont rares, c’est à peine si l’on en compte trois ou quatre connus ; et celui-ci, qui est en or, n’a guère qu’un second. Une Marionnette en terre cuite, articulée comme les polichinelles de bois, avec chevilles aux bras et aux jambes, et comme on en voit encore entre les mains des enfants napolitains. Un Vase peint, unique en son genre, sur lequel se trouve représentée, en relief , en partie dorée, en partie peinte de différentes couleurs , une Chasse aux Griffons. Six groupes de chasseurs, couverts de vêtements bar¬ bares, et rangés sur deux rangs, les uns achevai, les autres sur des chars, poursuivent leur proie; auprès de chacun de ces personnages, l’artiste grec a mis un nom, de même il a mis le sien autour du col du vase, qui porte cette inscription : Sevoyavroç s7rot»j'7sv A*5/iv (aîo?) (Xéno- phante d’Athènes le fit). — A en juger par l’harmonie de la composition, par la vigueur de l’exécution et le senti¬ ment artistique qu’on trouve dans cette œuvre, et malgré quelques négligences de détails, on doit croire que Xénophante était un contemporain de Phidias. Un grand Cercueil de bois d'if et de cyprès, décou¬ vert en 1839, au Tumulus des Serpents, est sans aucun doute le plus ancien travail de menuiserie et de marque¬ terie qui existe au monde, car le grand sfyle de ses orne- 15 . 262 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. ments lui assigne plus de deux mille ans de date. Les panneaux en marqueterie du grand côté du cercueil étaient de cyprès, encadrés de baguettes d’if; entre les bordures, règne une zone ornée de petits caissons peints en vert et en rouge; les caissons de la bordure supé¬ rieure sont peints en rouge et brun ; les panneaux des petits côtés, au moins celui qui est conservé nous le lait croire, étaient entièrement recouverts d’une feuille d’or, appliquée au pinceau et ornés des figures des grandes divinités. Ainsi l’on voit sur le panneau qui existe une Junon Reine , portant le diadème et la main gauche ap¬ puyée sur un long sceptre, — belle figure, admirables draperies, — et un Apollon couronné de lauriers, tenant une branche de laurier dans la main droite et la main gauche cachée sous son manteau. Citons encore : Deux statues en marbre blanc, de grandeur naturelle, trouvées à Kertsch, toutes deux d’une très-belle conser¬ vation. L’une (statue municipale), posée fièrement, respire la grandeur et la noblesse ; les draperies en sont belles, elle a quelque analogie dans la pose et la tournure de tête avec le Sophocle du musée Bourbon à Naples. Quant à l’autre, que le catalogue appelle statue d’une dame ; elle me paraît être le portrait de Julie, fille d’Au¬ guste, et appartient au même artiste que la statue muni¬ cipale. Ces deux marbres sont du meilleur temps de l’art romain ; 'on y trouve toutes les qualités qui distin¬ guent les artistes de cette époque; l’énergie sans dureté, la noblesse et la grandeur. Et enfin une trentaine de Pierres Tumulaires , portant des inscriptions et allant du troisième siècle avant J. C. jusqu’au premier siècle de notre ère. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. . 2C3 Une Collection (Vantiquités tchoudes et, finnoises . Et maintenant que nous croyons avoir donné une idée succincte des richesses artistiques trouvées à Kertsch et dans les environs, nous devons, pour les esprits curieux que nous aurions mis en goût de plus amples détails, in¬ diquer notre source, le bel ouvrage : les Antiquités de Kertsch et du Bosphore Cimmérien , publié sous les aus¬ pices de S. M. l'empereur de Russie, par les soins de S. E. M. Gilles et des autres directeurs et conservateurs des collections de lTIermitage. — Cet ouvrage, d’une exécution on ne peut plus remarquable, renferme des planches à la fois belles et curieuses à consulter. Mal¬ heureusement pour le monde des arts, il n’a été tiré qu’à deux cents exemplaires, et encore la plupart de ces exem¬ plaires ont été donnés par la cour de Russie aux souve¬ rains ou aux établissements publics étrangers. 111 En montant le grand escalier on trouve tout d’abord, au premier étage, une galerie consacrée à l’histoire de l'art. Les parois de cette galerie ont été peintes à fresque par des artistes allemands, et représentent, depuis ses premiers jours jusqu’à la décadence, les dévoleppements et les transformations sinon de l’art lui-même, au moins des procédés qu’il emploie. De là on passe dans les: GALERIES DE PEINTURE. Avant d’entrer dans cette Galerie, l’une des plus nom¬ breuses et des plus riches de l’Europe, je dois faire mes réserves. Ce que je veux faire en la décrivant, ce n’est 204 PÉTLRSBOURG ET MOSCOU. point une description complète, ce n’est point un cata¬ logue sec pour cause d’utilité, qui d’ailleurs se fait en ce moment sous les auspices de l’administration; je ne veux rendre compte que de mes impressions, parlant ici et là avec quelques détails des toiles qui m’ont intéressé ou frappé, citant tel maître et omettant tel autre, le tout au gré de ma fantaisie et en assumant toute respon¬ sabilité, sûr que je suis d’ailleurs d’en dire trop encore au gré de ceux que n’enthousiasment pas les œuvres im¬ mortelles des coloristes ou des grands maîtres de la forme ; sûr aussi de n’en dire pas assez pour la satisfac¬ tion des curieux de ma sorte qui veulent tout savoir, sous peine de n’être point encore rassasiés. Sur ce, et avec l’aide de quelques renseignements qu’a bien voulu me communiquer l’un de nos experts en peinture les plus justement accrédités ; M. Mèfre; sur ce, dis-je, recueil¬ lant renseignements et souvenirs, je vais commencer ma revue à travers toutes ces écoles de peinture du seizième au dix-neuvième siècle, dont les œuvres font la joie de nos yeux. Je ne parlerai pas ici de quelques erreurs d’attribution ou de désignation commises par le catalogue ancien, ces erreurs devant disparaître dans le catalogue qui s’éla¬ bore en ce moment. LES ITALIENS. \ L’école italienne a ici des toiles nombreuses; il est peu de ses maîtres qui n’y soient représentés, mais nul parmi eux n’y a une œuvre véritablement capitale. Ce¬ pendant la galerie de l’Hermitage a le mérite, à notre gré. de posséder au moins quelques toiles ou panneaux de ces maîtres de second ordre, quelquefois vraiment PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 265 admirables dans leurs œuvres, dont à peine en France nous savons les noms, comme les Belin, Bonifazio , Marconi Rocco, pour ne citer que des Vénitiens, etc.... Four plus de commodité, et quoi qu’il n’en soit pas ainsi du placement des tableaux, nous allons diviser notre course par étapes faites à chaque école. École de Florence. — Léonard de Vinci (1452-1519). Huit toiles lui sont attribuées; nous citerons seulement, et encore ce ne sont pas là œuvres très-dignes du maître, une Sainte Famille , à mi-corps, avec sainte Ca¬ therine; — une Sainte Catherine , couronnée de fleurs, provenant de la Malmaison, et un Portrait de femme, à mi-corps et le buste nu, que l’ancien catalogue, faisant confusion, appelle « Joconde, surnommée la Belle Fer- ronnière», et qui ne me paraît être ni la Monna Lisa, ni la femme de l’avocat Féron on du Ferronnier des balles. Michel-Ange Buonarotti (1474-15C3). L'Enlèvement de Ganymède. Dessin vigoureux qui signe l’œuvre; peinture sèche. Andrea del Sarto (Vannucchi) (1488-1530). Cinq tableaux. Une Vierge un peu mélancolique, comme toutes les madones de Del Sarto, tient sur ses genoux l’Enfant Jésus; à ses pieds, saint Jean et sa croix; char¬ mant tableau. Une autre Vierge avec des saints ; on lit sur le fragment de roue de sainte Catherine ces mots : « Andrea del Sarto Florentino faciebat. » Carlo Dolci (1616-1686). Une Sainte Cécile) si un enfant s’arrêtait à regarder ce tableau, il s’écrierait à coup sûr : « Maman, une belle madame qui joue du piano. » Jugement terrible, mais vrai, hélas ! Quelques : Fra Bartolomeo délia Porta (1469-1515); — Ghirlandajo, — Angiolo Bronzino, — Cigoli. 266 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. École romaine. — Raphaël Sanzio (1488-1520). Une dizaine de tableaux plus ou moins authentiques. La Vierge d’Albe, composition gracieuse et charmante de * ce groupe à trois personnages que Raphaël a tant de fois reproduit et diversifié chaque fois avec un charme nouveau. Ici, la Vierge, la tête entourée d’une sorte de turban, tient dans la main gauche un livre fermé, tandis qu’elle retient Jésus de la main droite et qu’elle le re¬ garde donner sa croix au petit saint Jean agenouillé. — Une Judith, debout, le pied gauche appuyé sur la tête d’PIolopherne, la main droite posée sur la poignée d’un glaive. Cette Judith est belle et jolie, mais n’est-elle pas plutôt fille de quelque élève de Léonard que de Raphaël? Pérugin (Pielro Vannucci^ (1446-1529), que nous aurions dû placer avant Raphaël, dont il fut le maître. Il n’y a ici qu’une toile de ce Père des coloristes. C’est un Jésus enfant adoré par la Vierge et des saints. Jules Romain (Pippi) (1492-1546). Six tableaux. Puis viennent Perino del Vaga , Daniel de Volterre , Frede- rico Baroccio , Pierre de Cortone et Carlo Maratta. L’École de Naples ne compte guère en propre que trois ou quatre noms, car Ribera est Espagnol, et le Do- miniquin, le Guide et lesCarraches, qui vinrent travailler à Naples, ensemble ou tour à tour, sont Polonais. Salvator Rosa (1615-1673). Peu de galeries sont aussi riches en œuvres et en belles et bonnes œuvres de ce peintre que celle de l’Hermitage; il y a là des spéci¬ mens de toutes ses manières, de Y Histoire et des Ma¬ rines., du Genre (quoique ce mot ne fût pas connu en ce temps, on connaissait la chose), et des Batailles, des PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 267 Portraits et des Paysages, en tout environ vingt toiles; remarquons seulement : VEnfant prodigue , les Sol¬ dats jouant aux dés , tableaux d’une belle ordonnance, figures fermes et belles, bien campées, couleur hardie et charmante ; tout cela est vigoureux, beau, et traité de main de maître. —Le portrait d’un Poète couronné de lauriers passe, je ne sais pourquoi, pour le portrait du Tasse, mort, comme le fait d’ailleurs remarquer le cata¬ logue, vingt ans avant la naissance de Salvator. Le Denier de saint Pierre , etc. Luca Giordano (1615—1673), que sa merveilleuse facilité a fait surnommer Luca Fa Presto , compte aussi à l’Hermitage une vingtaine de tableaux de tous styles, de tous genres et de toutes grandeurs. École lombarde. — Andrea Mantegna (1430 — ^506). VAdoration des Mages, composition de trente-sept fi¬ gures. Le Garofalo (Benvenuto Tizio) (1481—1559). Six ta¬ bleaux. Le Corrége (Antonio Allegri) (1494—1534). Un petit (10 pouces sur 12) Mariage de sainte Catherine; on lisait au revers en caractères gothiques : « Laus Deo! per Dona Mathilda d’Este ; Antonio Lieto da Correggio fece il présente quadretto persuadivozione, anno 1517.» — Une Étude de jeune fille. — Portrait d'homme pro¬ venant de la galerie Sagredo à Venise. — Une Vierge allaitant, tableau qui fut un jour vendu trois ducats ! Le Parmesan (Francesco Mazzuoli) (1503-1540). Une esquisse de la Vierge au long cou , de la galerie Pitti, et quelques autres Saintes Familles, etc. 268 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Le Caravage (Michel-Ange Amerighi) (1569-1609). Trois belles pages. — Lanfranco (1581-1647), etc. École de Bologne.— Francia (Francesco Raibolini) (1490-1535). Une seule toile, mais signée de ce maître, le Pérugin de l’école bolonaise. — Jésus enfant , soutenu parla Vierge, élève la main pour bénir. Les Carraches. Une trentaine de tableaux de Louis (1550-1619) et de ses deux neveux, — Augustin ( 1558- 1601) et Annibal (1560-1609). Le Guide (Guido Reni) (1575-1647). Seize tableaux : Saint François , à genoux, adore l’Enfant Jésus que la Vierge tient debout. — Dispute sur VImmaculée Con¬ ception, grande et belle toile, bien composée, bien peinte. — Six controversistes parmi lesquels saint Jérpme et saint Ambroise, méditent et discutent. — La Vierge en gloire plane au-dessus de ce groupe de vieillards, qui est de toute beauté. L’Albane (1578-1660). Neuf tableaux mythologiques ou sacrés. Le Dominiquin (Zampieri) (1581-1641). Treize ta¬ bleaux : un Amour fort ennuyé et fort ennuyeux, et une Sainte Hélène. Le Guerchin (Giovanni Barbiéri) (1590-1666). Onze tableaux : un Saint Sébastien de toute beauté. — Saint Jérôme. — Saint Pierre et saint Paul. Ecole de Venise. —Les Vénitiens sont nombreux à l’Hermilage, leur école y est représentée dans toutes ses phases depuis son aurore avec les « Belins » jusqu’à sa décadence avec « Tiépolo. » — Du reste, si riche que soit cette galerie, et elle l’est plus qu’aucune autre, ce n’est qu’à Venise et peut-être à Florence qu’on apprend à cou- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 26Q naître les Vénitiens dans toute l’expansion splendide de leurs qualités, dans tout le merveilleux éblouissement de leur charme et de leur couleur. Giovanni Bellini (1426-1516). Deux tableaux qui sont loin de la grande toile de l’église Saint-Jean-et-Paul de Venise, ou des tableautins de la sacristie des Frari. Giorgione (Giorgio Barbarelli (1477-45H). Un fort beau Portrait d'homme. Une médaille peinte au bas du tableau porte un nom et la date de 1511, année de la mort de l’artiste, que la perfidie d’une ingrate maîtresse tua à trente-quatre ans, dans la plénitude d’un admirable talent et d’une vigueur de coloris, qui peut-être l’aurait fait le chef de ces merveilleux coloristes de l’école vénitienne. Sebastien del Piombo (1485-1547). Portrait du car¬ dinal anglais Polus , qui présida le Concile de Trente. — Un Christ portant sa croix , figure à mi-corps. — M. Mèfrc, qui va peut-être un peu loin dans son enthou¬ siasme, considère ce tableau comme le chef-d’œuvre de l’école italienne à l’Hermitage : « Jamais, dit-il, figure de Christ ne fut rendue d’une manière plus simplement grandiose et plus digne de représenter le Sauveur du monde. » Le Titien (Tiziano Vecelli da Cadore) (1477-1576). Seize tableaux. — Un beau portrait de Femme; comme toujours, portrait de sa maîtresse, à écouter les catalo¬ gues ; toutefois, celui-ci, qui est magnifique, ressemble à la « Délia Donna » du palais Pitti et à cette merveilleuse « Vénus » de la tribune qui a fait tant de passions.— Celle-là, celle de J’Hermitage, est vêtue d’un manteau vert doublé de fourrure, qu’elle retient d’une main sur l’é¬ paule gauche; une petite toque ornée de perles et de 270 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. plumes d'autruche, un collier de perles, un bracelet de pierres précieuses complètent son ajustement. — Danaë , dans la position, mais plus abandonnée peut-être que sa Danaëùu Musée secret à Naples; il y a la comme acces¬ soire, au lieu de l’Amour de Naples, une vieille femme accroupie qui tend son tablier pour tâcher de recueillir quelques bribes de cette merveilleuse et allégorique pluie d’or.— Portrait d’un Enfant avec sa bonne ; ce serait, d’après, le catalogue d’Houghton, l’un des fils du Titien, Pomponio ou Orazio ?— La Toilette de Vénus. « Assise sur un lit de repos , la déesse à demi couverte d’un riche manteau de fourrures, se regarde dans un miroir que deux Amours tiennent devant elle. » — Ce tableau vient de la Malmaison. Bonifacio (1494-1558). Une Adoration des bergers , d’une couleur franche et réjouie. Marconi Rocco (commencement du seizième siècle), le peintre charmant et expressif de « la Deposizione délia croce con due santi », de la galerie des Beaux-Arts, à Venise, a, à l’Hermitage, une belle composition de six figures : la femme adultère ; tableau signé. Pâris Bordone (1500-1570). Une Foi , qui, je le crois, ferait des’cro^ants et même des fidèles. Le Bassan (Jacopo da Ponte) (1510-1592) et ses deux fils Leandro et Francesco. Une vingtaine de tableaux. Le Tintoret (Jacopo Robusti) (1512-1594). Quatre tableaux et rien de digne du Peintre du « Martyre de saint Marc » ou du merveilleux portraitiste de tous les Vénitiens célèbres du seizième siècle. Palma (Il Vecchio) (1515-1550). Une superbe Sainte Conversation ou Adoration des Bergers. Le Pordenone ( \ 504 -1576). La Femme Adultère , PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 271 belle composition, un peu fade, mais bien ordonnée et bien peinte. Paul Véronèse (Paolo Caliari) (1530 1588). Seize ta¬ bleaux, mais pas une de ces grandes pages aux chatoie¬ ments magistraux, qui font la gloire de ce décorateur sublime. Canaletto (Antonio Canale) (1697-1768). Vue de la place Saint-Marc, et « Réception solennelle du comte Gergi, ambassadeur de France; » — Mariage du Doge avec la mer. Tiepolo (1692-1769), le décorateur heureux du palais Labbia, a ici une Cléopâtre faisant dissoudre une perle pendant un festin , de sa manière la plus étrangement cherchée et heurtée. Ce tableau, d’ailleurs, [n’est pas d’un effet désagréable. FLAMANDS ET HOLLANDAIS. Ici la richesse de l’Hermitage arrive à la profusion, mais à une profusion heureuse en telle matière et en tel endroit. On y compte environ huit cents tableaux hol¬ landais ou flamands, de cent cinquante maîtres, parmi lesquels 41 Rembrandt et des plus beaux, 54 Rubens, 47Téniers, 1 Hobbéma, 13 Ruysdaël, 40 Van-Dyck, 9 magnifiques Paul Potter, 15 Gérard Dow, W Breu- ghel de Velours, 49 Wouwermans, etc. Nulle galerie, je crois, ne compte autant et de tels Flamands. Rubens (Pierre-Paul) (1577-1604). Parmi ses por¬ traits, il en est d’admirables. Tels sont ceux d’ Hélène Formann , sa seconde femme, et d'Élisabeth Brandt , sa première; de Philippe IV d’Espagne et de sa femme, Élisabeth de France ; de François Sneyders, le peintre 272 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. d’animaux, son élève et son ami ; d ’Henri IV de France, vu de profd ; de Charles de Longueval, comte du Buc- quoy. — Parmi les paysages : la Charrette renversée. — Parmi les esquisses, toutes fort belles : une Apo¬ théose de Jacques I er , exécutée en plafond à Londres, au palais de Saint-James; une Allégorie sur le règne de Jacques I er , peinte en plafond à White-Hall, et enfin l’esquisse de la fameuse Adoration des Mages de la ca¬ thédrale d’Anvers. — Parmi ses tableaux, quelques scènes mythologiques, une belle Charité romaine , un Bacchus servi par une Bacchante , tout étincelant de gaie couleur et de verve ; et enfin deux magnifiques toiles ; l’une, provenant de la Malmaison et qui avait été offerte par la ville de Bruges à l’impératrice Joséphine, est une Descente de Croix : « Saint Jean, Joseph d’Arimathie et Nicodème descendent de la croix, sur un linceul, le corps de Jésus-Christ, que reçoit la Vierge en pleurs, assistée de sainte Madeleine, à genoux près d’elle. » (Figures de grandeur naturelle).—L’autre est un Souper chez Simon , où l’on trouve Rubens tout entier, avec son incomparable vigueur, sa force un peu surabondante et son coloris au rougeâtre éclat. C’est une composition de quatorze figures de grandeur naturelle. Madeleine se jette aux pieds du Christ, qu’elle arrose de larmes et de parfums. De Piles, dans sa Dissertation sur les ou¬ vrages des plus fameux peintres , a donné de ce tableau une description exacte et détaillée. Van-Dyck en a fait une copie, et Natalis Earlon, entre plusieurs autres, l’a gravé. François Sneyders (J 579-J 657). Seize tableaux : Chasses ou Animaux de toute nature. Jacques Jordaéns (1594-1678). Dix toiles, parmi les- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 273 quelles quelques-unes sont clignes de Rubens : une belle Tête de vieillard aux longs cheveux gris et à la barbe épaisse.— La Famille de Rubens .— Saint Paul à Lystres convertissant les gentils, composition de treize figures grandeur naturelle et Saint Paul et Barnabé à Lys¬ tres : « Or il y avait à Lystres un homme perclus de » ses jambes, nommé Énée. Cet homme arrêtant ses » yeux sur Paul, l’apôtre lui dit : Levez-vous et tenez- » vous droit sur — vos jambes, etc. » Ce tableau a été longtemps attribué à Rubens, et il est peint de telle sorte que cette attribution n’avait rien de choquant. Antoine Van-Dyck (1599-1641). Citons de Van-Dyck son Saint Sébastien martyr, secouru par deux anges ; la Mort d’Adonis, une esquisse très-faite; le Sacrifice d'Abraham, une Famille à la promenade (sept figures de grandeur naturelle) : en avant le père précédé de son jeune fils, à la droite la mère donnant lamainà unmar- mot conduit à la lisière par une de ses sœurs; puis vien¬ nent une jeune femme et un homme enveloppé d’un manteau.—OEuvre magistrale.— La Vierge aux Perdrix; ici Van-Dyck a déployé toutes ses élégances de touche et de pinceau ; composition harmonieuse et jolie, ce n’en est pas moins une œuvre de grand style et d’une exécution à la fois large et fière, pleine de charme enfin : « La Vierge, assise auprès d’un bouquet d’arbres dans lequel se jouent des oiseaux, tient dans ses bras le divin Bam¬ bin; près d’elle saint Joseph appuyé sur un bloc de pierre; adroite un groupe d’anges, j’allais dire d’amours, ils sont si jolis! accourent en jouant; ils ont fait envoler deux perdrix qui fuient dans le ciel, d’où le nom de cette toile. » Ce tableau, dit le catalogue, un des pius remur- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 27 h quables parmi les productions historiques de Van-Dyck, a été payé à deux reprises, 1,400 livres sterling. Il passa de la maison d’Orange en Angleterre dans la célèbre gale¬ rie de Hougthon, acquise en totalité, par l’Impératrice Catherine II, de sir Robert Walpoole. Venons aux por¬ traits, aussi nombreux que beaux, du second maître de l’école d’Anvers ; c’est d’abord un portrait de lui fort jeune, il n’a ni barbe ni moustaches, mais une abondante chevelure blonde qui encadre sa jolie figure; il est debout, vêtu de noir, le bras droit appuyé sur le piédestal d’une colonne. Je ne ferai pour le louer que redire ce mot que me répétait à satiété, à Pétersbourg, un enthousiaste de Van-Dyck : « Ah! monsieur, c’est un fier portrait. » Portraits : de Charles I er d’Angleterre à trente-cinq ans debout, revêtu d’une armure d’acier poli; d’ Henriette de France , fille de Henri IV, femme du précédent; autre de la même avec Élisabeth Stuart , sa belle-sœur, Guil¬ laume II, prince d'Orange , à douze ans; Sneyders , sa femme et son enfant; Jean Breughel de Velours; William Laud , archevêque de Cantorbery, mort en 1644 sur l’échafaud, et enfin une Tête de Vieillard , à barbe et cheveux blancs, le haut du corps enveloppé d’un man¬ teau rouge garni de fourrure. Philippe de Champagne (1602-1674), que beaucoup de biographes comptent parmi les français, quoiqu’il soit né à Bruxelles. Une figure à mi-corps de Moïse , la main droite appuyée sur les tables de la loi ; tête expressive et bell£ Rembrandt (Paul Gerirtzen, dit Van Ryn) (1606-1674). Voici, je crois, la plus belle collection de Rembrandt qui soit au monde; elle n’est pas seulement nombreuse, elle est variée et riche d’admirables toiles. Ce sont des Pay- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 275 sages, des Marines, des Portraits, des Tableaux d’his¬ toire mythologique ou sacrée, rien n’y manque. Voyons quelques morceaux en détail : Une Descente de croix. Le corps du Sauveur détaché de la croix est descendu par Joseph d’Arimathie, Nicodème et un autre personnage montés sur des échelles. Les saintes femmes préparent le linceul, tandis qu’un groupe se presse autour de la Viergeévanouie. Le groupe principal est vivement éclairé par un flambeau que tient un des fidèles, et devant le¬ quel il place sa toque comme pour le défendre du vent. Le Sacrifice d'Abraham , le Bénédicité , une Sainte Fa¬ mille , c’est-à-dire un atelier de charpentier dans lequel saint Joseph travaille, tandisquelaVierge, qui lisait, s’est interrompue pour contempler l’Enfant Jésus endormi. A gauche des anges en gloire planent au milieu d’un rayon lumineux. Ce tableau, daté de 1645, est fort beau. Les Ouvriers de la Vigne ou la Parabole du Fermier , petit tableau remarquable de finesse, et d’un effet de lu¬ mière admirable. — Venons aux portraits : Quatre Por¬ traits de Cornélie Willems VanZuitbrock, mère du Pein¬ tre , deux portraits de sa Femme ; le magnifique portrait qui porte, je ne sais pourquoi, le nom de Jean Sobiesky , un chef-d’œuvre, et un autre ad mirable Portrait d'homme; il est jeune, a la figure pleine et belle, la moustache fine. Il regarde les spectaleurs, la main appuyée sur un regis¬ tre sur lequel il va écrire; beaucoup plus fin de touche que ne fait en général le maître ; Portraits de la Jeune femme à VŒillet, de la Jeune Fille au Corset rouge , de la Femme au Collier de perles , etc. David Téniers (le jeune) (1610-1690). Voici des Ten¬ tations de saint Antoine et des Kermesses à réjouir jusqu’à l’ivresse les plus enthousiastes d’entre les Fia- 276 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. mands. Quarante-sept toiles toutes belles, et, parmi elles, une qui fait exception, dans l’œuvre de Ténierspar sa gran¬ deur, son sujet et le nombre considérable de ses figures (quarante-cinq), toutesportraits, dit-on : les Arquebusiers d'Anvers . « On y voit, dit Decamps, la ville d’Anvers et la grande place sur laquelle sont en parade les différen¬ tes confréries des corps de métiers, avec leurs habits de cérémonie. Toutes les figures principales sont peintes d’après nature, et peintes en 1643. » Le tableau, d’envi¬ ron quatre pieds de haut sur six pieds de large, est sinon la plus considérable, tout au moins l’une des plus considérables des œuvres de Téniers, et ce n’est pas seulement par sa grandeur qu’elle vaut, c’est aussi par sa parfaite ordonnance, le rendu des détails, et la finesse des physionomies. — Voici venir maintenant quelques Singes à la cuisine , qui certes sont les aïeux des singes de Decamps; les uns jouent aux cartes, d’autres man¬ gent des pommes, un plus gourmet surveille le rôti, d’autres boivent, tandis que le plus sage de la bande, coiffé d’une toque à plumes et monté sur un escabeau, considère avec gravité les folies de ses camarades. Une Vue de sa maison au village de Percli, entre Anvers et Malines. « La cour, ombragée de grands arbres, est en¬ combrée d’un nombreux bétail qui revient des champs, conduit par un pâtre, et deux paysans chargés d’her¬ bes.»— Portrait d'un Prélat. « Assis devant une table, un moine lui présente un écusson portant les armes de saint François, c’est-à-dire les cinq Stigmates de J. C.» — Les Deux Amis , le Tête-à-tête flamand, un Fumeur , les Danses villageoises , une Noce de village , et toutes les scènes familières à la Flandre, que ce maître se plai¬ sait à reproduire de toutes façons; plusieurs Tentations PÉTEUSBOURG ET MOSCOU. 277 de saint Antoine ; dans l’une d’elles, un démon qui veut séduire à coup sûr le malheureux saint lui présente une pipe, le dernier terme de la volupté d’aujourd’hui : ce démon devançait son temps. Gérard Terburg (1610-1681 ). Six tableaux : Une Dame vêtue de satin blanc , assise près d’un jeune homme qui accorde son uolon. — Ah! madame, la belle robe! Une autre Darne , toujours vêtue de la même et merveilleuse robe de satin blanc ; elle est debout et lit une lettre dont un petit garçon semble attendre la ré¬ ponse. — Une Collation : « Un jeune seigneur, assis près d’une dame vêtue de satin et de fourrures, lui offre un verre de limonade, qu’une femme plus âgée, placée derrière elle, semble l’inviter à boire. » — Ce tableau vient de la galerie de la Malmaison. Gérard Dow (1613-1680). Quinze lableaux d’un in¬ comparable fini : la Liseuse, la Dévideuse, Portraits du maître, enfin le célèbre Médecin aux urines , que la pu¬ deur russe a baptisé VEmpirique. — La Cuisinière flamande , et. chose rare chez lui, une figure nue, Une Jeune Femme sortant du bain. — Une Jeune Paysanne a quitté ses vêtements et va se plonger dans un ruisseau. Au sujet de ces deux tableaux et d’un troisième que possède aussi l’Hermitage, on lit dans Decamps, Vie des Peintres Flamands , Allemands et Hollandais : 4 «.... Trois tableaux fort beaux et fort singuliers; chacun représente une figure nue ; deux femmes comme sortant du bain; l’autre aussi est un homme nu. Il y a des fonds admirables et pleins d’harmonie. Ce peintre n’a peut- être jamais fait d’autres tableaux avec des figures nues. » Philippe Wouvermans (1620-1668). Des chevaux, 16 278 PETERSBOURG ET MOSCOU. des chevaux, toujours des chevaux, et l'on ne s’en lasse pas ! Vouvermans fait-il une Marine , chose rare d’ailleurs dans ses œuvres, mais que Ton voit à l’Her- mitage, il y place un cheval sur le bord de la mer; puis ce sont : des Marchands forains , des Voituriers , Chasse au vol , Y Abreuvoir, la Garde avancée , des Hulans, des Manèges , une attaque de Troupes légères , et enfin ses quatre œuvres capitales de cette Galerie: une Grande Chasse au cerf , composition habile et heureuse, scène bien remplie. « Lancés par la meute au débouché d’un bois et suivis de près par les chasseurs, le cerf et la biche se précipitent dans une petite rivière; d’autres chasseurs les attendent sur la rive opposée, et l’un d’eux sonne Y hallali. Cette scène se passe près d’un château dont la terrasse est garnie de spectateurs. Des îles, un riche lointain et un ciel clair embellissent cette composition. » Une Vaste Plaine (tableau de quatre pouces de haut sur six pouces de large), au milieu de laquelle trois che¬ vaux au pâturage au bord d’un ruisseau. Le Moulin brûlé , fort bien gravé par J. Moyreau, sous le litre de Guerre des Huguenots sous Charles IX , en 1562. — C’est une échauffourée guerrière d’un bel et puissant effet. « Au pied d’une forteresse placée à la droite, des paysans armés disputent à un corps de cavalerie régu¬ lière le passage d’un ruisseau. Parmi les figures du premier plan, on remarque un prêtre, et une femme te¬ nant son enfant dans ses bras, qui fuient le lieu du combat. Des masses de verdure qui surgissent au milieu des tourbillons de fumée, produits par l’incendie du moulin et par le feu de la mousqueterie, forment un savant et harmonieux contraste. » PÉTKRSBOURG ET MOSCOU. 279 Le Carrousel Flamand. Dans une plaine, sur les bords d’un lac, se pressent de nombreux spectateurs; un carrousel ou plutôt une Course au chat se prépare. « Le but de cette course est un chat suspendu par les pattes à une corde tendue. Un cavalier qui a lancé un che¬ val au grand galop vient d’atteindre l’animal. Sur le devant à gauche, deux hommes à cheval près d’un poteau sem¬ blent discuter ou parier; de l’autre côté, un troisième personnage se dispose à monter un magnifique cheval blanc, qu’un palefrenier contient avec peine. » On sent, à regarder cette toile, l’agitation et le mouvement d’une fête. Si les spectateurs flamands du tableau s’y inté¬ ressent, l’étranger qui passe s’y arrête aussi; c’est en somme un très-bon et très-beau tableau. Paul Potter (I (>25-1654). L’Hermitage possède neuf tableaux de ce maître rare, et parmi ceux-là, quatre chefs-d’œuvre qui n’ont rien à envier à qui que ce soit, d’un admirable fini, d’une ordonnance heureuse autant que belle, et d’une excellente couleur. C’est d’abord le paysage connu sous le nom de : La Vache quipisse : Sous de grands arbres qui ombragent une ferme, des bes¬ tiaux au repos et, près du bâtiment, une femme qui lave de la vaisselle sur la margelle d’un puits ; un enfant, un chien et un paysan; à gauche un vaste pâturage, et sur tout cela d’admirables dégradations de lumière. Ce ta¬ bleau, commandé par une princesse Emilie, comtesse douairière deZolms, fut refusé par elle comme peu conve - nahle une fois fini , et vendu 2,000 florins à un certain Van Heck, à la mort duquel il passa dans la Galerie électorale de Hesse-Cassel, pour venir ensuite à la Malmaison. Le Chien de Garde : un chien de basse-cour à l’atta¬ che près de sa loge, au haut de laquelle on lit la signa- 280 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. turc du peintre : « Paulus Potter. » Ce chien est de toute beauté. Le Cheval blanc : au premier plan d’un superbe paysage, un cheval blanc près duquel est couche un paysan. Le Jugement d'un homme par les an imaux ; « tabeau composé de quatorze compartiments; douze d’entre eux forment encadrement aux deux principaux. Le premier de la rangée supérieure a pour sujet la Conversion de saint Hubert ; dans l’autre, Potter s’est représenté lui- même, un lièvre à la main et deux lévriers à ses pieds. Le troisième, de la main de Poelembourg, représente Actéon changé en cerf. Divers sujets de chasse ( de dif¬ férents maîtres ) ornent les autres divisions. Les deux principaux tableaux offrent le Jugement d’un chasseur amené devant le tribunal des animaux, présidé par le lion, et enfin l’exécution du verdict prononcé par maître renard, qui le condamne à être rôti, et les lévriers, ses complices, à la potence. » Il y a dans l’ensemble et dans les détails de ces deux compositions principales une finesse d’intention et un esprit dans l’exécution qui char¬ ment et ravissent ; il semble que pour peindre cette scène, Paul Potter ait trempé son pinceau dans les fables de la Fontaine. Jacques Ruysdaël (1636-4 681). Treize toiles, parmi lesquelles quelques-uns de ces chefs-d’œu\re de triste rêverie comme les sait peindre ce maître des mélanco¬ liques aspects. C’est dans ces chaumières, sous ces cieux beaux, mais sans ardeur, que la vie doit être douce, facile et débarrassée des mille préoccupations compliquées de la vie moderne; dans ces champs, des Flamands heureux ont vécu, ils ont passé dans ces chemins, se sont abri- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 281 tés sous ces hêtres et desaltérés à ces eaux. Tous ces paysages sont beaux, quatre ou cinq sont vraiment ad¬ mirables, comme la Mare , une vaste étendue d’eau sous bois où s’ébattent des canards, et le Chemin creux. Après quoi nous ne ferons plus que citer des noms, quoique souvent ces noms signent des œuvres d’une va¬ leur réelle, qu’il faudrait admirer et admirer fort en tout autre lieu, mais qui, ici, ne sont plus que la foule; je cite sans ordre méthodique : Breughel de Velours , Gérard Honthorst (Gérard des Nuits), Quintin Metzys , Franz Floris, Ferdinand Bol, Van der Meulen, Peter Neefs , Corneille Poëlembourg , David Téniers (le père), Adrien Brauwer , ungt-six pages des Ostades , Gabriel Metsu , les quatre Mieris , Skalhen, J. Steen , Pierre Van Laar (le Bamboche), Pierre de Hooghe, Adrien Vander Verf, Paul Brill , A. Guy p, dix-huit toiles de N. Berg hem , Veenix , Py- nacker , A, Van den Velde , Moucheron , Karel Dujar¬ din , Van Iluysum, etc., etc., car à les nommer tous je n’en finirais pas. LES FRANÇAIS. ù L’école française est représentée à l’Hermitage par un nombre d’œuvres relativement considérable; plus de deux cents toiles, œuvres bonnes généralement, quel¬ quefois excellentes ou jolies, comme les Paysages de Claude Lorrain ; le Paralytique de Greuze; le Scipion de Poussin; la Junon de Vanloo; la Famille du Fermier d’Honoré Fragonard, etc. — C’est surtout le dix-huitième siècle qui a fourni de ses produits la gale¬ rie de la grande Catherine, l’on y rencontre des œuvres de presque tous les maîtres, même secondaires de cette 16. 282 PÈTERSBOURG ET MOSCOU. époque; aussi quand M. Viardot s’écrie, après avoir cité les noms de plusieurs de ces maîtres, parmi lesquels nous trouvons : Raoux, Jeaurat, Noël IJ allé et Demachy : « Si j’en connais pas un, je veux être pendu! » il nous met en droit de lui dire : « Comment se fait-il, monsieur, que vous, qui avez monographie toutes les galeries d’Europe, ou peu s’en faut, vous ne connaissiez pas tout d’abord notre école, et dans celle-ci un charmant portrait de femme de Raoux, qu’on voit à la galerie des Offices à Florence? Et Demachy, monsieur, pour igno¬ rer son nom, n’avez-vous pas lu les Salons de Diderot, vous, un critique d’art, vous qui, toute votre vie, avez écrit sur la peinture? Et Halle, ce Halle auquel le grand maître de la crilique artistique s’adresse ainsi : « Le sujet était bien ingrat; vous vous trompez, monsieur Hallé... etc.... voyez comme YEsther du Poussin se présente devant Assuérus. »— Quant à Colombel , n’avez- vous pas souvenir d’un certain Colombel qui faisait les fi¬ gures dans les tableaux de Claude Lorrain? —Demachy, d’ailleurs, était professeur de perspective à l’Académie des beaux-arts de Paris, et Jeaurat académicien; et puis ce n’est pas seulement dans Diderot, mais dans l’Abécédario de Mariette, et même dans l’Almanach Royal, que vous trouvez à chaque page le nom de ces maîtres.—Mais venons à quelques belles toiles et à quel¬ ques noms de la noblesse de notre école française. Nicolas Poussin (1594-1665) compte à l’IJermitage plus de vingt tableaux, parmi lesquels il faut citer : la Continence deScipion ; une Visitation , belle composi¬ tion de cinq figures d’un très-grand style; Esther devant Assuérus , c’est ce même tableau que Diderot recom¬ mandait avec enthousiasme aux peintres d’histoire de son PÉTERSBOU RG ET MOSCOU. 283 temps; poussé au noir, mais d'une composition large et noble ; le groupe des femmes y est de toute beauté. Claude Gelée , dit le Lorrain (1600-1682). Quatre ad¬ mirables toiles qui proviennent de la galerie de la Mal¬ maison : les Quatre Heures du Jour , « le Matin, Midi, le Soir, la Nuit. » Le matin : le centre du paysage est rempli par deux magnifiques grands arbres au pied desquels paissent des moutons ; à droite, sur le second plan, une de ces ruines élégantes et fermes, comme sait les faire ce maître du paysage ; à gauche, des eaux, et partout de la lumière et du charme. —Une Marine ou port de mer, c’est-à-dire un de ces merveilleux soleils couchants empruntés à l’Italie, et auxquels l’eau vient prêter le charme saisissant de ses reflets. C’est là une toile du plus vrai style et du plus attachant effet ; on se sent gai à regarder ces teintes empourprées d’un soleil franc et vigoureux ; et puis ce sont des hommes déchar¬ geant un bateau; un vaisseau à l’ancre; et, à droite, un portique grandiose et joli, qui semble avoir été construit pour s’harmoniser avec ce magnifique soleil, qui le dore de ses derniers rayons, et ce beau ciel qui n’a jamais connu les tristesses du brouillard ou les grisailles som¬ bres de la pluie. Pierre Mignard (1610-1695), ce peintre tant décrié par quelques-uns et qui a fait de si jolies choses. Por¬ trait de la duchesse de la Vallière en Flore ; nous pos¬ sédons un portrait de mademoiselle de' la Vallière, de Mignard, qui diffère de celui-ci de manière à faire dou¬ ter de l’authenticité de l’un ou de l’autre; mais nous de¬ vons dire que le nôtre se rapproche beaucoup plus des portraits, considércscomme authentiques, qui se trouvent à Versailles. — Une Famille de Darius aux pieds d,’A~ 284 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. lexandre (gravée par Édelink) ; ce n’est plus là le Vé- ronèse. Carie Vanloo (1705-1765). Junon sur un nuage; à ses côtés, un petit Amour ailé qui joue avec un paon. Cette Junon d’Opéra est charmante, l’Amour a de petits mouvements d’une grâce extrême. En somme, joli des¬ sus de porte, agréable à l’œil. Greuze (1725-1805). Une toile célèbre, mille fois gra¬ vée et lithographiée : le Paralytique , composition tou¬ jours un peu théâtrale, mais jolie, et puis ces petits mi¬ nois de Greuze, si désolés qu’ils soient, sont toujours si jolis! Ce tableau s’abîme et aurait besoin de réparations. — Une Tête de jeune fille coiffée d’une cornette. Honoré Fragonard (1733-1807). Ce peintre si divers qu’il se fait méconnaissable, ce dessinateur si joli, ce coloriste spirituel qui joint le charme à la puissance, a, dans la Famille du fermier , déployé toutes ses qualités de séduction et il séduit. Sur le devant du tableau, des enfants qui jouent avec un chien à l’air bénin, et der¬ rière, dans le clair-obscur, deux grands enfants, de ceux qui n’ont plus de lisières, et qui, profitant de ce que les petits, fort occupés de leurs jeux, ne peuvent les aperce¬ voir, tâchent à s’embrasser ; le tout peint avec un rayon de soleil. C’est charmant, je n’en saurais dire davan¬ tage. Ce tableau, gravé par Beauvarlet, a été souvent depuis reproduit par la gravure et la lithographie. Après quoi il nous faudrait citer le portrait du duc d'Alençon , frère d’Henri III, de François Clouet (...1540...); le Moïse sur les joncs , grande et belle composition de Lesueur (1617-1655) ; un beau Portrait de Vieillard d’ Hyacinthe Rigaud (1659-1743); un Dîner champêtre , une Sainte Famille et le Petit Savoyard , PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 285 tle Vatteau (1684-1721) ; dix-sept toiles de Joseph Ver- net (1712-1789); deux petits paysages de Lantara (....-1783); de charmantes Baigneuses, de Lancret (1690-1745); des Soldats jouant aux dés , d eMoyse Va- lentin (1600-1632), tout à fait dans le sentiment du Caravagc, et qui n’ont pas la vigueur de ce chef-d'œuvre du Vatican qui a nom le Martyre de saint Procès et de saint Martinien , et qui dénotait en Valentin un maître des plus puissants ; mais il mourut à trente-deux ans ; — une Assemblée des échevins de Paris , esquisse de Lar - gillière (1656-1746). Qui nommerais-je encore ?... Bou¬ cher (1704-1770) et sa Sainte Famille; Lebrun (1619- 1690); Le Guaspre (Dughet) (1613-1675) ; Simon Vouet (1590-1649); Subleyras (1699-1749); Jacques Courtois dit le Bourguignon (1621-1676) ; Sébastien Bourdon (1616-1671) et son J Retour à la ferme; J. Jouvenet (1644-1717); La Hyre (1606-1656); les Coypels ; les De Troys; Nattoire (1700-1775); Lafosse (1640-1706) ; Hubert Robert (1733-1808) ; madame Vigéè-Lebrun (1758-1831). LES ESPAGNOLS. Une centaine de tableaux, parmi lesquels vingt toiles environ sont attribuées à : Murillo (1618-1682). C’est d’abord le Saint P terreaux Liens ; cette magnifique toile, qui, après avoir appartenu quelques jours à peine au musée du Louvre, qui l’avait acquise du maréchal Soult, retourna, marché rompu, à son propriétaire, et nous fut enlevée par la Russie aux en¬ chères publiques de mai 1852. — Ce tableau, gravé au¬ trefois dans le musée Réveil sous le nom de Ribeira, a été depuis restitué à son véritable auteur et gravé sous le 286 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. nom de Murillo. — Une Assomption , qu’on ne se lasse pas de regarder après tant d’Assomptions dumêmemaître; ces grappes d’anges qui entourent la Vierge sont si jolis, il y a tant déplaisir àregarderces petites figures si pleines d’attrait et de charme ! La Vierge est d’ailleurs fort belle — Une Annonciation .— Le Christ enfant embrassant saint Jean. C’est d’une grâce, d’une couleur, d’une ex¬ pression merveilleuses; à droite le mouton de saint Jean, qui semble implorer une caresse des trois petits anges qui font couronne au-dessus delà tête des deux enfants. Deux pendants : Un Enfant portant une corbeille et sou¬ riant à son chien , et une Jeune Fille portant des fruits et souriant, elle aussi: ccs deux figures vivent et plaisent. Sans respect pour la chronologie, revenons à Josef Ri- bera (Lo Spagnoletto) (I588-I656);une dizaine de toiles, parmi lesquelles :1e Saint Sébastien mort , composition de très-grand style. Saint Sébastien est étendu à terre, un bras encore lié à l’arbre contre lequel il a subi son martyre; deux saintes femmes sont penchées sur le ca¬ davre du saint, essayant de le ranimer; l’une retire de la plaie la flèche qui y est restée, l’autre se prépare à laver la blessure. — Très-beau d’effet. Luis de Morales (El Divino) (1509-1586). Une Mater Dolorosa , véritablement trop ascète : ce n’est plus de la peinture ascétique, mais dure. Luis Tristan, de l’école de Tolède (1586...). Un beau portrait de Lope de Véga. Velasquez de Silva (1599-1660). Une belle Tête de Paysan riant aux éclats, et une Mort de saint Joseph , assez belle, mais contestée, etc. Zurbaran (1598-1662). La Vierge jeune enpières , et après ceux-ci nombre d’autres comme Vicente Joanez; — PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 287 Ignaccio Iriarte;—Francisco Ribalda, le maître de Ri- bera, etc., etc. LES ALLEMANDS. Quelques Albert Durer (1470-1528) d’une authenticité douteuse, des Lucca Kranach (1472-1553) : petit por¬ trait d'un Cardinal , portant la date de 1526, et le petit dragon ailé qui figure le monogramme du maître.— Por¬ trait élégant d'une Jeune Fille , richement vêtue ; c’est, croit on, le portrait d’une jeune fille de Weimar que Kra¬ nach aima. Holbein (Ilans) ( 1495- i 554). Un portrait d'Érasme, son ami; c’est une répétition ou une copie de ce fameux por¬ trait à la vue duquel Henri VIII nomma Holbein son premier peintre. — Portraits d'un Homme et de ses trois fils. — Portraits d'une Dame et de sa fille. — Superbe portrait d'un Jeune Homme vêtu d’un manteau fourré et coiffé d’une petite toque noire, et, en pendant, Portrait beau aussi d'une Dame avec des perles dans les cheveux. — Portrait d'une Dame richement parée, avec chaîne d’or au cou et bagues au doigt; ce portrait a été gravé. Abraham Mignon (1640-1679). Des fruits et des pois¬ sons. Balthasar Dernier (1685-1749). Ce photographe au pinceau de la figure humaine a, dans cette galerie, l’une de ses œuvres les plus patiefnment et les plus mer¬ veilleusement finies, c’est le Memento mori : un vieil¬ lard misérablement vêtu tient de la main gauche une tête de mort, tandis que de la droite il presse sa poitrine en regardant le ciel. — Certes, la finesse du pinceau ne saurait aller plus loin ; il y a dans cette figure des détails imperceptibles, traités avec une précision telle, que les 288 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. voyant, on a peine à croire que le pinceau ait pu les tracer. Si nous venons au dix-huitième siècle allemand, nous trouverons : Diétrich (1712-1774), avec un Portrait , imitation de Rembrandt, d’un homme à moustaches grises, coiffé d’une toque noire. — Deux pendants assez jolis. — La r Lanterne magique et Y Ecureuil, des P ay sages à figures. Raphaël Mengs (1728-1779). L’auteur des Considéra¬ tions sur la Beauté et le Goût en peinture a, dans cette galerie, environ dix tableaux : Persée délivrant Andro¬ mède. — Mengs a emprunté à l’antique les figures de ce tableau. Le Persée n’est autre que l’Apollon du Belvé¬ dère; l’Andromède est imitée d’un bas-relief de la villa Pamphili à Rome. — Esquisse allégorique représentant l’impératrice Catherine II sur un trône entouré de si¬ gnes symboliques.—Esquisse terminée d’un plafond de la villa Albani. — Portrait de l'Auteur enveloppé dans une robe de chambre, un crayon à la main. Angelica Kauffmann (1742-1808). Trois épisodes empruntés au Voyage sentimental de Sterne, et une Odalisque occupée à broder. — Et puis, pour finir avec les Allemands, citons en bloc : Agricola de Ratisbonne, Elzheimer, Hackert , Kern , JeanRoose t Rosa de Ticoli. LES ANGLAIS. On en peut compter jusqu’à quatre dans cette galerie. Tout d’abord et sans ordre de date, car à tout seigneur le premier pas : Sir Josué Reynolds (1723-1792), l'élégant et facile au¬ teur du Discours sur la Peinture, n’a qu’un tableau à PÉTEBSBOURG ET MOSCOU. 289 rilcrmitage; c’est cette grande toile d’ Hercule enfant étouffant les serpents , que lui commanda Catherine Iï, et dont nous parlerons plus loin à propos des Salles de copie , où se trouve aujourd’hui placé ce tableau. Guillaume Dobson (1610-1647). Ce peintre, qui jouit en son temps d’une grande réputation de portraitiste, fut recommandé par Van-Dyck à Charles I er ; l’Hermitage possède de lui le Portrait desonpère. Godfroy Kneller (1648-1728). Voici un singulier An¬ glais; il naquit à Lubeck et étudia dans les Flandres sous Rembrandt et F. Bol. — Portrait de Gibbon ou Gibson, sculpteur flamand; Walpoole cite ce portrait comme un des meilleurs du maître. — Portrait équestre de Georges I er , roi d’Angleterre ; c’est l’esquisse termi¬ née de celui que Kneller exécuta pour Hampton-Court. — Portrait de Locke, le célèbre auteur de Y Essai sur VEntendement humain . Thomas Jones. Grand paysage historique. ÉCOLE RUSSE. L’école russe est toute contemporaine, à peine elle date d’hier, à moins qu’on n’y veuille classer tous ces artistes, ou plutôt tous ces artisans, qui, suivant et con¬ tinuant servilement la tradition byzantine, livrent au commerce, année moyenne, des milliers de peintures à fond d’or sur bois de cyprès (vierges noires, saints, scènes bibliques, etc.), qui s’en vont orner les églises, les autels en plein vent ou les intérieurs moscovites. L’Hermitage compte environ une centaine de toiles dues à des pin¬ ceaux russes. Parmi ces toiles il faut citer tout d’abord deux œuvres capitales : le Dernier jour de Pompeï, de 17 290 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. M. Bruloff, qui fut exposé à Paris en 1835, et le Serpent d'airain, ou la Pluie de serpents , de M. Bruni; il y a dans ces deux œuvres des qualités réelles qui les font saillir au milieu des productions généralement médiocres qui les entourent. Le Dernier jour de Pompei a ce que l’on appelle en jargon de peintre, de l’impression; le spectateur est saisi en présence de ce désastre incompa¬ rable, de cette pluie de feu qui détruit sans répit, de ces habitants effarés, qui fuient de toutes parts etn’échappe- ront pas au fléau envahisseur. Cette ville, si belle hier, si riante et si gaie, qui mirait coquettement dans les ondes bleues de la Méditerranée ses silhouettes aux vives couleurs, ses constructions toutes élégantes et fraîches sorties des mains des architectes, qui alors étaient des artistes; tout cela bientôt va n’être plus qu’un amas de cendres, que des ruines enfouies pour deux mille ans sous la poudre et l’oubli. On se sent, en présence de l’œuvre de M. Bruloff, telles imperfections picturales qu’on puisse lui trouver d’ailleurs, pris d’un sentiment de tristesse et de regret. Le peintre impressionne le spectateur; il a donc fait œuvre bonne. Ce n’est pas à l’histoire romaine, mais à celle du peuple de Dieu que M. Bruni a emprunté Je sujet de son tableau : « La révolte de Coré, Dathan et Abiron, » dit la Bible de Royaumont, ayant esté appaisée, il » s’en excita bien-tost après une autre dans tout le » peuple, que Dieu vangea d’une manière bien particu- » iière. Car alors qu’il erroit dans le désert pendant tant » d’années, dans les diverses stations où Moyse les fai- » soit aller, il s’ennuya de tant de détours. Us s’éJe- » vèrent tout à leur ordinaire contre Moyse, luy témoi- » gnèrent leur mécontentement et s’emportèrent en des PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 291 » plaintes publiques contre luy et contre Dieu mesme. » Ils se ploignirent encore, comme ils l’avoient déjà fait » en tant de rencontres, de ce qu’il les avoit tirez de » l’Égypte. « Que n’y sommes-nous demeurez, dirent- » ils, et pourquoi faut-il que nous mourions dans cette » vaste solitude? Nous n’avons point de pain à manger; » l’eau mesme nous y manque, et nous sommes dégou- » tez, il y a longtemps, de cette nourriture si légère qui » nous est devenue insupportable. Dieu fut irrité de ces » murmures; il envoya contre eux des serpents, de feu » qui causèrent une effroyable désolation parmy tout ce » peuple. Les plus séditieux furent épouvantés d’une » punition si soudaine; ils arrestèrent tout d’un coup » leurs murmures et ils changèrent leurs plaintes et » leurs menaces en prières et en gémissements. Ils n vinrent reconnaisse devant Moyse qu’ils avoient pé- » ché et qu’ils avoient irrité Dieu en murmurant con- » tre sa conduite; mais ils le conjurèrent d’avoir enfin » pitié d’eux et de faire cesser promtement cette playe » mortelle. Moyse porta humblement devant Dieu leurs » demandes, et Dieu, appaisé par les prières de ce saint » homme, lui commanda défaire un serpent d’airain et de » l’élever pour le rendre visible aux yeux detous; afin que » ceux qui auroient été mordus des serpents regardassent » ce serpent d’airain et fussent guéris de leurs blessures. » Ce fut ainsy que cette mortalité cessa parmy le peuple » qui nous donna alors, et dans sa blessure et dans sa » guérison, des instructions très-importantes, etc. » Ce n’est pas le serpent monté sur un perchoir de la Bible, à laquelle nous empruntons cette citation, que M. Bruni a choisi pour type et modèle, mais bien plutôt, croyons- nous, ce fameux serpent d’airain dressé sur une colonne 292 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. de granit égyptien, au milieu de la curieuse basilique de Saint-Ambroise, à Milan ; serpent que la tradition donne pour celui-là même qui fut élevé par Moïse au désert! Dans le tableau de M. Bruni, Moïse occupe le centre de la composition et montre au peuple frappé par Dieu le serpent qu’il vient de dresser sur une haute colonne et dont la vue doit guérir ceux qui ont été atteints; le ciel, obscurci par la pluie de serpents qui n’a pas encore cessé, donne à la composition une teinte générale peu agréable. M. Bruni a essayé dans un coin de cette vaste toile un petit tour de force déjà connu, mais dont il s’est tiré fort habilement : il a placé au bas de son tableau un en¬ fant mort, et placé de telle sorte que de quelque côté que se tourne le spectateur, il voit toujours cet enfant de face. C’est là une puérilité, qui ne donne aucun# espèce de mérite de plus à cette œuvre, belle d’ail¬ leurs par plus d’un côté et qui la rapetisse jusqu’au trompe-l’œil. — Un peu plus loin et dans la même salle, nous trouvons une autre toile fort admirée des Russes et due encore à M. Bruni, la Bacchante; c’est une jeune femme, couronnée de pampres, qui tient en main une coupe d’or qu’elle offre à un enfant. C’est là un groupe assez joli de composition, agréable de couleur, mais qui manque de solidité et sent encore trop Y Étude rapportée d’Italie que tout rapin qui a voyagé porte dans son carton. Je préfère de beaucoup à cette Bacchante une étude de M. Oreste Kiprainsky , également rapportée d’Italie et qu’on appelle le Jardinier ; c’est un jeune homme qui se repose près d’une source et tient une serpette à la main ; il y a là une certaine grâce de mouvement et de coloris qui plaît au regard et l’arrête. — Après quoi PETERSBOURG ET MOSCOU. 293 je devrais citer encore des Vues de Palestine de M. Maxime Nikiforovitch Vorobief; des Vues d'Italie de MM. Matveiefï, — Chebouief, — Bassyne, — Sche- drine; une Vue de Crimée de M. Martinoff; une Vue du Pont de pierre à Moscou , de M. Alexeief. — Des vues et toujours des vues, quand on voit chaque jour, à chaque pas, des scènes originales, belles, touchantes ou simples, qui feraient de ravissants tableaux; quand on est Busse, c’est-à-dire que l’on vit dans le seul pays eu¬ ropéen qui ait conservé une physionomie réellement sienne.—Ah! messieurs, vous êtes bien coupables, ayant sous les yeux votre pays, et ses aspects, et ses mœurs, de ne nous en rien apprendre, de ne nous en rien montrer. — A peine puis-je excepter de cet ana¬ thème trois artistes : MM. Dmitri Ivanovilch, Alexan¬ dre Andreievitch Ivanof etM. Yenetzianof. Le premier a emprunté à l’histoire de Russie l’épisode de Marpha Possadnitza f pour en faire un tableau académique d’un aspect froid et compassé. — Le dernier, mieux inspiré, appelle son tableau : Vue intérieure d'un Goumno (grange). — Des paysans russes battent le blé dans une grange, quelques autres sont assis, un téléga (voiture de paysan) tout attelé attend le départ. Si*ce n’est pas là une bonne peinture, c’est au moins une bonne intention, et d’ailleurs, à défaut d’autres qualités, on trouve dans cette toile beaucoup de sentiment d’observation, et une recherche étudiée de la vérité, qui fait que ce tableau arrive, par les détails, à un effet d’ensemble satisfai¬ sant. A cette énumération il faut ajouter toute une suite de salles supérieures, dites Salles de copie , où les artistes russes viennent copier les tableaux placés trop haut 294 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. dans les salons de l’Hermitage, ou bien encore ceux qui appartiennent aux appartements du Palais d’Hiver; c’est dans une de ces salles que se trouve cette fameuse Naissance d’Hercule , commandée à Reynolds par Ca¬ therine II. Hercule, qui vient de naître, étouffe un ser¬ pent dans la main droite, tandis que sa mère inquiète le considère avec effroi. — Cette grande composition, lar¬ gement traitée et belle d’effet général, pèche par la cou¬ leur, qui manque de vérité et d’harmonie. GALERIE DES LOGES DE RAPHAËL. a Cette Galerie a été construite dans la proportion de la « Loggia » du Vatican, par l'architecte Guarenghi, pour recevoir les copies des fresques qui la décorent, exécutées à Rome, de 1780 à 1787, d’après celles de Raphaël, par ordre de l’Impératrice Catherine IL Lanzi dit à ce propos : « J’en ai vu les copies faites à Rome parla munificence de l’Impératrice Catherine de Russie, sous la direction de M. Iïunterberger, et je jugeai, par l’effet que produisait la fraîcheur des couleurs, combien les originaux durent paraître admirables dans leur nou¬ veauté; etc. » LES MÉDAILLES. Collection de Médailles antiques et modernes très- riche, où l’on rencontre la suite des monnaies russes, depuis le temps où, après avoir été des peaux de hôtes estampillées, elles sont devenues de petits lingots d’ar¬ gent, valant par leur poids seul, jusqu’à l’époque actuelle. On trouve là nombre de pièces curieuses, comme ces monnaies étrangères (or et argent) que les tsars russes PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 295 faisaient leurs en imprimant leur cachet sur le module primitif; comme encore ces petites pièces d’argent qui, ayant passé sous un coin beaucoup trop grand, n’ont conservé qu’une parcelle de l’inscription voulue, de sorte que, pour l’avoir tout entière, il faut rassembler un nom¬ bre considérable de ces médailles. Une collection unique de médailles du Bosphore Cim- mérien. PIERRES GRAVÉES. L’Hermitage possède une collection de pierres gravées nombreuse et belle, provenant du célèbre cabinet du duc d’Orléans, de Natter, de Saint-Maxime, de Tassié, du prince Strozzi à Florence (acheté en 1802 ), du général Hittroff, du chevalier Mallia de Vienne, etc. Parmi ces dix à quinze mille pièces appartenant à l’Égypte, à la Perse, à la Grèce, à Rome, il faut distinguer le fameux camée (dit de la Malmaison), de Ptolémée Philadelphie, que d’ail¬ leurs nous décrirons plus loin avec quelques autres chefs-d’œuvre de l’art lifhoglyphique des anciens ; et citer les scarabées égyptiens, qui sont ici en nombre considérable; la série des empereurs romains, depuis César jusqu’à la décadence ; puis un diamant carré sur lequel est gravé, à peu près de la grandeur ci-contre, le chiffre CR surmonté d’une couronne. Quand on sait ce 'V' que c’est que la taille d’un diamant, on se demande ce qu’il a fallu d’efforts persévérants et inouïs pour arriver à cette gravure nette et belle. — Un saphir également gravé, représentant « Samson déchirant un lion; »— toute une vitrine d’intailles représentant des Baccha¬ nales, quelques-unes de ces pierres de la grandeur de deux centimètres de long sur un demi de large, présen- 296 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. tant jusqu'à vingt personnages. — Toute une série de pierres orientales avec inscriptions empruntées au Co¬ ran, pierres dues peut-être au travail de ces hommes qu’on rencontre accroupis dans les rues de Tiflis et d’Érivan, et gravant en plein soleil leurs pierres dures; l’une, le n° 23 (vitrine Q), remarquable par l’harmonie de sa cou¬ leur brun-rouge, sur laquelle la gravure mate fait le plus bel effet, porte pour inscription le commencement du Coran : « Au nom du Dieu clément et miséricordieux. » Une superbe tête de Jupiter Dodonéen, couronné de chêne, sur sardonyx.— Ce camée a été légué à S. M., en 1850, par la princesse Eudoxie Galilzin. Les Trois Grâces debout, camée antique, sur sardo¬ nyx, très-beau et très-pur de forme. Bacchante jouant de la lyre , chef-d’œuvre de gravure antique, et beauté incomparable de la matière employée. — Sardonyx à cinq couches. — Intaille. Minerve absolvant Oreste du meurtre de sa mère Clytemnestre, l’un des plus beaux camées antiques de cette riche collection. — Les voix de l’aréopage égale¬ ment partagées laissaient le sort d’Orcste en suspens, quand Minerve s’en vint décider en faveur du coupable en mettant une boule blanche dans l’urne du scrutin : c’est ce moment que l’artiste a choisi pour en composer son sujet. — Minerve, ayant le casque et l’égide, vêtue d’une longue tunique et d’un large manteau, occupe la gauche de la composition, et dépose la boule dans l’urne; l’anxiété, la crainte se peignent sur le visage d’Oreste, qui de sa main gauche arrête sa sœur Electre qui paraît, les mains jointes, supplier la déesse. — Ces deux figures d’Oreste et (j’Électre sont admirables de sentiment, les formes en sont d’une pureté et d’une beauté de lignes PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 297 incomparables. — Plus loin, derrière Electre, on aper¬ çoit un cistre et une statue de Minerve, qui sans doute indique que la scène se passe à Athènes. Sardonyx à trois couches. —Ce camée a été gravé dans « le Recueil d’antiquités » du comte de Caylus. Hercule terrassant Anlée. —Camée agatonyx de très- grande étendue; provient de la collection du duc d’Or¬ léans. Venons maintenant à l'œuvre capitale de cette collec¬ tion, à ce magnifique camée connu sous le nom de Camée de la Malmaison , l’un des plus purs chefs-d’œuvre de l’art antique, l’un des plus remarquables comme grandeur. Ce camée, gravé sur une sardoine-onyx orientale à trois couches, représente Ptolémée Philadelphe et sa première femme Arsinoé; après avoir appartenu à la reine Christine de Suède, il vint à l’impératrice José¬ phine, qui en fit cadeau à l’empereur Alexandre I er . Ptolémée est jeune ; il porte en tête un casque lauré que l’artiste a tiré, ainsi que l’égide du prince, de la couleur sardoine de la pierre, tandis que, par un heureux con¬ traste, il avait gravé le profil de ses deux personnages sur la couche blanche, laissant pour fond la troisième couche presque noire de la sardonyx. Les deux têtes sont d’une pureté qui indique les plus beaux temps de l’art grec ; les ornements sont par leur finesse et leur arrangement dignes d’être considérés avec soin. C’est en somme une de ces œuvres rares comme l’antiquité ne nous en a malheureusement pas assez transmis, car après avoir cité le grand camée de Vienne, celui de Paris, quelques-uns de ceux du musée Bourbon à Naples, il faudrait chercher longtemps pour en trouver un aussi beau que celui que nous venons de décrire. 17. 298 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. INous citerons encore deux intailles du plus beau tra¬ vail, sur sardonyx à trois couches : une Dame romaine assise et lisant , et une Tête de Galba couronnée de chêne, profil de la plus magnifique expression. Outre ces richesses empruntées à l’antiquité, le ca¬ binet de l’Impératrice renferme une collection nom¬ breuse de camées et médailles modernes dus à Brown, habile graveur anglais de la fin du dix-huitième siècle, qui a laissé quelques bonnes pierres imitées de l’antique et nombre de médiocres, comme, par exemple, la collec¬ tion des rois de France ; dus encore à Jean Weder (dix- huitième siècle) ; aux Fichier , habiles graveurs tyroliens (Joseph-Antoine, 1697-1779; Jean, son fils, 1734-1791, et Louis, qui vit encore?) —Mais arrivons à l’une des par¬ ties sinon les plus intéressantes au point de vue de l’art, au moins les plus curieuses de cette collection, aux pierres gravées par l’impératrice Marie Féodorovna, femme de l’empereur Paul I er . Il y a là sept camées, agatonyx, de cette main auguste et qui ne déparent pas cette collection. A l’exemple des sultans de Turquie, que la loi de leur pays contraint à avoir un métier et à vendre leurs produits (on sait que le sultan Mahmoud était calligraphe et des plus habiles), à l’exemple aussi du tsar Pierre I er , quelques souverains russes n’ont pas dédaigné de prêter leurs mains royales au ma¬ niement des outils de l’ouvrier ou des instruments de l’artiste. C’est à la gravure sur pierres que s’était adon¬ née l’impératrice Marie Féodorovna ; elle a laissé quel¬ ques portraits de sa famille, de son mari, de ses fils, les grands-ducs Alexandre et Constantin Paulovitch, qui ont, avec le mérite de la ressemblance, une valeur ar¬ tistique réelle. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 299 Le Cabinet de VImpératrice renferme encore nombre de bijoux et ornements de femmes, presque tous en or, et provenant des fouilles de Kertsch et de Théodosie. Nous en avons parlé à l’article «Antiquités de Kerstch.» IV GALERIE DES ROMANOFF. Arrivons à une galerie dans laquelle on ne pénètre qu’avec des billets spéciaux, et qui renferme des objets de toute nature ayant appartenu à différents souverains russes, mais plus particulièrement à Pierre le Grand et à Catherine II. Ce sont d’abord les outils du royal char¬ pentier, puis une énorme masse de bois, à la façon de celles qu’emploie M. Triât dans son gymnase, et avec laquelle chaque matin, le tsar Pierre exerçait ses bras ner¬ veux; c’est encore une table fabriquée par lui; ce sont ses cannes, aussi nombreuses, sinon plus, que toutes les cannes, plus ou moins apocryphes, qui sont sorties deFer- ney comme ayant appartenu à Voltaire. C’est le bureau sur lequel il avait l’habitude d’écrire, toujours debout; bureau à la hauteur d’appui duquel arrive à peine un homme de taille ordinaire; ce tsar était, s’il faut en croire sa mesure, conservée àl’Hermitage, et ce bureau de pre¬ mière grandeur, était, dis-je, d’une taille aussi élevée que le preux Charlemagne, de grande mémoire. Plus loin, dans la même galerie, on trouve ce masque de plâtre moulé sur nature, après la mort de Pierre le Grand, dont j’ai parlé à propos de Falconet, et un portrait à l’huile du même empereur; puis un lustre et différents objets en ivoire que lui-même avait tournés, et enfin une statue de cire assise sur un trône et toute habillée de satin bleu 300 l^TERSBOÜRG ET MOSCOU. brodé de la main de sa femme, la première Catherine, aœc souliers fabriqués par ledit Pierre I er . Cette statue, ou plutôt cette grande poupée, grâce à un ressort caché sous le plancher et qu’on faisait mouvoir en passant, sans s’en apercevoir, se levait autrefois tout debout dès qu’on s’approchait d’elle. Un jour, une dame d’hon¬ neur nouvelle venue à la cour, et qui visitait ces merveilles, fut si effrayée de voir cette grande et blême figure se dresser tout à coup devant elle, d’un mouvement sec et rapide, qu’elle se trouva mal, eut des attaques de nerfs, etc., etc., si bien que le ressort fut cassé, et que, depuis, ce Pierre de cire se contente de vous regarder passer bénévolement, sans bouger de son trône; mais son œil morne et mélancolique a l’air de regretter le temps où il faisait de si aimables et gaies surprises à ses visiteurs. Plus loin encore ce sont les bijoux ayant appartenu à la grande Catherine, ou plutôt, comme disait l’ancien prince de Ligne, à Catherine le Grand , expression juste et vraie, car si la femme fut quelquefois chez elle folle et... légère , toujours le souverain fut digne, énergique, habile et courageux, grand en un mot. Il y a là des parures de toutes pierres et de toute beauté, depuis l’aigrette en brillants que portait Potemkin à son bonnet fourré de boyard jusqu’aux bagues que portait sa souveraine et maîtresse; des vases persans en argent émaillé d’une forme et d’une élégance à ravir l’antique, et puis une collection de riches et superbes tabatières ayant appartenu je ne sais à qui, et puis, et puis... Mais en voilà assez, nous n’aurions jamais tout vu, et pour¬ tant je ne saurais oublier le cheval et le chien empaillés de Pierre le Grand, fidèlement attachés au maître même après leur mort, et conservés sous verre. PÉTERSBOUUG £T MOSCOU. 201 LE THÉÂTRE. Enfin, traversant une galerie couverte jetée sur un canal, entre le corps principal du palais de l'IIermitage et le pavillon du Théâtre, pont suspendu qui rappelle, par l’extérieur au moins et la façon dont il est placé, le Pont des Soupirs , on arrive à cette salle de spectacle, dont nous avons déjà parlé sans ravoir décrite : c’est un hémicycle à scène profonde, où aujourd’hui encore les empereurs donnent quelques représentations de gala. Ainsi le dimanche 3-15 février, M n,e Brohane t M. Mont- didier y ont joué le Cheveu blanc , d’O. Feuillet.— M ,ne Bosio , MM. Cazolari et Debassini y ont chanté la Betly , de Donizelti. M mes Cerrito, Mouravieva, Amos- sova y ont dansé devant cinq à six cents invités. — Cette salle, petite, divisée avec goût, n’a ni loges, ni galeries; c’est un amphithéâtre à gradins garnis de velours rouge; dans l’espace qui sépare l’orchestre des musiciens des premiers gradins, on place des fauteuils pour l’empereur, l’impératrice, la famille impériale et les chefs de mission du corps diplomatique. Il s’est produit à la représentation du 3 février un incident que voici : M. le comte Adlerberg, ministre de la cour, l’un des hommes les plus aimables et les plus myopes du grand monde russe, plaçait les dames qui arrivaient au théâtre. Comme déjà les places se faisaient rares, apercevant un banc où il y avait deux fauteuils de centre inoccupés, il pria les personnes qui déjà étaient assises de se serrer un peu, ce qu’on ne fit pas. « Mais, mesdames, dit le comte, il y a là-bas deux places, je vous en prie, occu- pcz-les, que les arrivants trouvent à s’asseoir. » Et sur ce, comme on riait sans bouger le moins du monde, 302 PÉTERSBOUKG ET MOSCOU. quoique d’une politesse exquise et d’une parfaite dis¬ tinction de manières, le ministre allait se fâcher, quand, prenant son lorgnon, il regarda plus attentivement, et s’aperçut que les places qu’il croyait libres étaient occupées par deux dames vêtues de velours rouge, et que, grâce à sa mauvaise vue et à la couleur de leurs robes. S. E. avait prises pour des banquettes. » v BIBLIOTHÈQUE. La bibliothèque de l’Hermitage, qui possédait, il y a quelques années, à peu près cent mille volumes, n’en a plus guère aujourd’hui que soixante-quinze mille, grâce au transport de tous ses doubles et de presque tous ses livres techniques à la Bibliothèque Impériale publique ; de plus, elle a une collection de manuscrits fort précieux, parmi lesquels il faut citer nombre de manuscrits français du neuvième au dix-huitième siècle, quelques-uns inédits, presque tous de la plus belle exécution et conserva¬ tion, comme : un Évangéliaire du temps de Charle¬ magne, sur parchemin pourpre, avec lettres d’or aux titres et lettres d’argent au corps du texte, écrit en ca¬ ractères minuscules du neuvième siècle, avec des enlu¬ minures auxquelles l’art semble être resté complètement étranger; ce qui fait faire au rédacteur du catalogue cette remarque juste et vraie : Ce Codex argenteus ou Carolinus , étant exécuté avec les plus grands frais de matériel, devait aussi présenter en fait de peinture ce que cette époque pouvait produire de mieux. Les quatre tableaux d’Évangélistes sont donc une preuve irrécu¬ sable de la décadence de la peinture en Occident à une PÉTERSBOUBG ET MOSCOU. 303 époque où elle commmençait à se relever en Orient, après la victoire remportée sur les Iconolastes en 842. » Un Missel latin , écrit en France (1261-1264), avec initiales historiées, qui sans doute a appartenu à Fran¬ çois I er , car il porte écrit au feuillet 250 ces mots : Fran- coys roy de Fr. Une Bible historiaux (on appelait ainsi des para¬ phrases de la Bible), achetée en 1294 par « Guichars de Moulins, » avec les signatures de Marie d’Albret, de Jean, de Henri et de Marguerite de Navarre, auxquels sans doute elle a appartenu successivement. Bréviaire Amour de Frmangard de Beziers , signé du seul copiste Jean d’Avignon. — Ms. espagnol du trei¬ zième siècle, orné de miniatures qui représentent les âmes des amoureux soumises à toutes sortes de tourments. Athis et Prophilias , roman en vers de huit syllabes, d’Alexandre de Bernay, troubadour (1150). Roman de la Violette et Livre de la Panthère , de Adam (treizième siècle). Fauvel, écrit en 1324. Contes de Lancelot du Lac et Tristan (seconde partie du roman) (quatorzième siècle). Jean de Meung Roman de la Rose, Trésor et Tes¬ tament, poésies et satires, illustrés de dessins, avec les armes de la maison d’Aumont. Des Chroniques de France de (1380-1423). Jehan de Meung. Le Thrésor , orné d’une représentation de la Sainte-Trinité adorée par un chevalier.—Ms. donné par Charles VIII à Phelipes de Molin (quinzième siècle). Épistres composées pour Anne de Bretagne à l’occa¬ sion de son mariage avec Louis XII. — Ms. orné des plus belles miniatures, qui représentent d’abord la reine en 30 h PÊTERSBOÜRG ET MOSCOU, deuil noir, entourée de ses demoiselles d’honneur, éga¬ lement en deuil, puis la correspondance avec Louis XII, enfin ce roi appelé au secours de l’Église qui pleure, et dont la désolation en habit de pape ébranle les colonnes (quinzième siècle), etc., etc. Recueil de Lettres de Louis XIV, écrites de 1661 à 1678 (beaucoup, il est vrai sans grande importance his¬ torique, sont inédites). Alexandre I er . Études autographes d’histoire, de géo¬ graphie, de grammaire, d’arithmétique et de géométrie (1784-1785). —Journal de mes occupations. Catherine IL Autographes, essais de poésies. Sont-ce des essais de cette souveraine ou des copies faites par elle? (1) (1785-1787). U) Voici une lettre de Catherine à Voltaire qui tendrait à prouver que ce n’est là qu’un recueil de pièces de divers auteurs, copiées de la main de l’impératrice, et non des essais poétiques dus à son imagination : « Monsieur, ma tète est aussi dure que mon nom est peu harmonieux. Je répondrai par de la prose à vos jolis vers. Je n'en ai jamais fait , mais je n’en admire pas moins pour cela les vôtres. Ils m’ont si bien gâtée, que je ne puis en souffrir d’autres. Je me renferme dans ma grande ruche : on ne saurait faire différents métiers à la fois, etc. » De plus, M. de Ségur dit quelque part dans ses Mémoires : « L’impératrice eut la fantaisie d’apprendre à faire des vers; pen¬ dant huit jours (c’était, je crois, pendant le fameux voyage que fit la Graude Catherine dans le midi de son empire et en Crimée), je lui fis connaître les règles de la poésie; mais, dès que nous en fûmes à l’application, nous reconnûmes, elle et moi, que jamais temps ne pouvait être plus mal employé, et je crois qu’il était difficile de rencontrer une oreille moins sensible à l’harmonie des vers. Son cerveau, tout rempli de raison et de politique, ne trou¬ vait point d’images pour enrichir ses pensées ; son esprit semblait succomber à la fatigue de la recherche pénible de la mesure et de la rime... Je renonçai donc à cette éducation poétique, en déclarant PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 305 Traités ? fragments philologiques et poétiques en lan¬ gue russe. Réflexions sur le projet d’une histoire de Russie adres¬ sées à Vollaire, et une Pancarte écrite de sa main, que nous avons reproduite autre part, et qui ne porte que quelques lignes en français et en russe. Et enfin quatorze ou quinze volumes, les uns in-4°, les autres in-8°, dus à la plume de Voltaire (1), en partie inédits, et trente-deux volumes in-8° de Diderot, dont cinq ou six sont complètement inédits, et tous écrits de sa main, avec quelques passages recopiés sans doute par Naigeon et M n,e de Vandeuil, et ensuite ajoutés au tout. La bibliothèque de l’Hermitage due à l’intiative de Catherine II, fut riche dès ses commencements, car, bientôt à la collection particulière de l’Impératrice vin¬ rent s’ajouter les bibliothèques de Voltaire, Diderot et d’Alembert, que cette souveraine acquit si noblement. Aujourd’hui encore ce sont là, au point de vue français, les parties les plus précieuses de cette collection. Il n’est guère de livres ayant appartenu à Voltaire ou Di¬ derot, et ils sont nombreux, qui ne soient point chargés de notes marginales intéressantes et on ne peut plus cu¬ rieuses, au point de vue biographique et bibliographique. Mais qui jamais dépouillera ces richesses, qui aura le à mon auguste écolière qu’il était de toute nécessité qu’elle se rési¬ gnât désormais à ne faire des lois et des conquêtes qu’en prose.» (1) M. Miller, bibliothécaire du Corps Législatif, a, lors de son séjour en Russie, vu et étudié ces manuscrits, et il va publier ce qui lui a paru ne pas devoir, plus longtemps, rester enfoui dans la poudre d’une bibliothèque difficilement pénétrable. — Quant à nous, nous nous proposons de publier incessamment tout ce que nous avons trouvé d’inédit (plusieurs volumes) dans les manu¬ scrits de Diderot. 306 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. courage, le temps et l’autorisation, de feuilleter, lire, com¬ pulser et copier tout cela ? Quant à nous qui l’aurions pu, nous avons reculé devant unlabeurtrop considérable pour le temps que nous avions à passer en Russie; et puis les travaux que nous poursuivions nous prenaient tous nos instants et il ne nous restait guère que le temps de re¬ gretter de passer chaque jour auprès de ces trésors sans pouvoir en profiter. — Au milieu de la salle consacrée à la bibliothèque de Voltaire, on a replacé, depuis un an, cette belle statue en marbre, le chef-d’œuvre d'IIoudon, relégué durant le règne de l’empereur défunt dans un magasin. — Voltaire vieilli, la tête toujours pensante et l’œil toujours vif, la main sèche, longue, décharnée même, Voltaire, drapé dans son manteau de marbre, sem¬ ble heureux de se retrouver au milieu des vieux amis de toute sa vie, les consolateurs de toutes ses peines, les compagnons de toutes ses joies. Il semble qu’il va parler et dire : « Oui, je suis bien ici, et c’est ainsi qu’il fallait que je sois, au milieu de ces livres qui ne m’ont jamais causé que du plaisir sans regret et qui, tant de fois, ont apaisé mes chagrins et m’ont consolé de l’envie et de la haine des méchants, » — Cette statue porte ces mots à l’un des coins du socle : « Houdon fecit 1781.» Depuis Catherine, la bibliothèque de l’Hermitage, deve¬ nue bibliothèque particulière des Tsars, s’entretient ainsi : quand un empereur vient à mourir, tous les livres à lui personnels et qu’il n’a ni donnés ni légués s’en viennent à l’Hermitage augmenter la collection; c’est là aussi que sont remis tous les hommages faits aux empereurs et qui ne peuvent trouverplace surles rayons d’une bibliothèque de salon ou de cabinet, et aussi tous ces grands ouvrages scientifiques, archéologiques ou de beaux-arts que publient PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 307 à leurs frais les gouvernements de tous pays; on y trouve en- corelabibliothèque du célèbre géographe Busching...etc. Parmi les livres à citer qui se trouvent à l’Hermitage, je vais, pour ne pas être long et fastidieux, énumérer seu¬ lement quelques-uns de ceux qui, considérés comme les plus curieux, sont exposés dans des vitrines : — In¬ cunables des quinzième et seizième siècles : Pétrarque , de la Vie Solitaire en Italie, 1472; Platina , Vie des Papes (Nuremberg, 1481); Ésope , Fables, 1513; Pline, Histoire Naturelle (Vienne 1518). — Elzevirs (éditions très-rares) : Description de l’Italie (Leyde, 1624); Justin (Amsterdam 1656); Ovide , 1664; Salluste (Amster¬ dam, 1658); Virgile , 163 6; Emmius, République (Leyde, 1632-1644). — Éditions de luxe : Les Niébelungen ; Goethe , Poëme illustré par Kaulbach (Munich, 1846); Frédéric le Grand , OEuvres (Berlin, 1847): Baour- Lormian , Mahomet ! — Exposition des Produits de l’In¬ dustrie russe à Saint-Pétersbourg, 1833. — Amours de Daphnis et Chloé, sur parchemin ; Walther, poëme sur le pont Nicolas, et enfin Évangéliaire slave de Rheims. Et sur celui-ci arrêtons-nous un instant, car c’est là un livre curieux pour tous, mais plus particulièrement en¬ core pour nous, Français. . Il existe à la cathédrale de Rheims un Évangéliaire manuscrit du onzième ou du quatorzième siècle; il y a doute et discussion à ce sujet parmi les Slavistes. Cet Évangéliaire, appelé vulgairement Texte du Sacre , estcelui sur lequel les rois de France prêtaient serment au jour où ils recevaient l’onction sainte ; longtemps on ignora en France en quelle langue, en quels caractères il était écrit, et ce ne fut que lorsque le tsar Pierre I er visita notre pays qu’il reconnut que la première parlie de ce 308 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, manuscrit était écrite en langue slavonne ( caractères Cyrilliques , c’est-à-dire en caractères grecs du neuvième siècle appliqués à la langue slavonne). L’écriture Cyrillique était vulgaire encore au temps du tsar Pierre, et ce fut lui qui y substitua, après beaucoup de tâtonnements, l’écri¬ ture russe actuelle dite Civile . Quant à l’autre partie de l’Évangéliaire, écrite en caractères glagolitiques (c’était l’écriture sacrée des Slavons de laDalmatie, de la Croatie et des autres pays convertis à l’Église romaine). Pierre le Grand ne put dire ce que c’était. — Donc, à partir du passage de l’empereur de Russie chez nous, et à partir de ce moment seulement, on sut que le Texte du Sacre était slavon. Avant cela on ne savait guère qu’une chose, c’est qu’il avait été acheté à Constantinople par un Français, sans doute après avoir été soustrait à un monastère de la Bohême, et qu’il avait été donné en \ 554 à la cathé¬ drale de Rheims, par Charles de Guise, cardinal de Lor¬ raine. Voici comment il est désigné dans un inventaire des richesses du chapitre de Rheims de 1669 : Inventaire des reliquaires , calices , croix , vaisseaux d'or et d’argent appartenant à ïéglise et fabrique de Notre-Dame de Rheims , faict et renouvelle' et extraict sur les anciens inventaires desdicts reliques et orna- ments, etc. « Item, un liure dans lequel sont écrits les évangiles en langue grecque et siriaque, du don de mon dict seigneur cardinal de Lorraine, faict la veille de Pas- ques 1574. Icelui couvert d’argent doré d’un costé, avec plusieurs pierres et cinq cristaux sous lesquelz sont plu¬ sieurs reliques; scauoir une croix du bois de la vraye croix et des reliques de saint Pierre... ledict liure pro¬ vient aussy du trésor de Constantinople, et on tient venir de sainct Hiérôm... » PÉIERSBOURG ET MOSCOU. 309 En 1843, M. J. B. Silvestre publia à Paris un fac- similé de ce curieux document, avec traduction latine en regard. En voici le titre : Evangelica Slavice, qui¬ tus olim in regum Francorum , oleo sacro inungendo- rum, solemnibus uti solebat Ecclesia Remensis , vulgo : Texte du Sacre, ad exemplaris similitudinem descripsit et edidit J. B. Silvestre. Evangelia latine vertit eam- demque interpretationem latinam e regione adjecit B. Kopilar, augustissimo Austriœ imperatori a bi- bliothecœ Palatinœ custodiâ. — Lutetiœ Parisiorum , 1843. C’est un exerhplaire de ce fac-similé que nous avons rencontré à l’Hermitage, et nous avons cru bon, à ce pro¬ pos, de raconter en quelques mots la destinée curieuse de ce manuscrit. A la fin de l’ouvrage, on trouve une suscription qui a donné lieu à toutes les discussions possibles à propos de la date à assigner à cet Évangé- liaire. Nous, profane, nous ne dirons rien de cette dis¬ cussion, et nous nous contenterons de donner celte indi¬ cation finale empruntée au manuscrit : (Suscriptio lin- gua Bohemica vulgari :) Annorum Domini MCCCXCV . « Hæc Evangelia et Epistolæ quæ sunt scriptæ slovenicâ linguâ, ea debent cantari in festis, quando Abbas, sub infulâ, missam célébrât. » Sed altéra pars hujus libri, quæ est secundùm Rus- sicam legem, scripsit S. Procopius Abbas suâ manu. Et hanc scripturam Russicam (ledit defunctus Carolus Quartus, imperator Romanorum, ad glorificationem huic monasterio, et in honorem sancti Hieronymi et sancti Procopii. —Domine, dignare illi dare requiem æternam. Amen. » Celte bibliothèque possède encore, en fait de curio- 310 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. sités, quelques livres annotés de la main même des empereurs auxquels ils ont appartenu, particulièrement de la main de l’empereur Nicolas. Dans ses galeries du rez-de-chaussée, on trouve, outrede petits bronzes floren¬ tins provenant delà collection de madame de Laval, quel¬ ques bustes antiques : Sénèque, Caton, etc., et enfin trois bustes en marbre blanc, remarquables de finesse et de modelé; deux d’entre eux, ceux de Diderot et de Fal- connet, sont dus au ciseau de mademoiselle Collot, la belle-fille de ce dernier, et portent les dates de 1772 et 4 773. Falconnet a la tête énorme, tête de bossu sur des épaules régulièrement conformées; le front est haut et développé, les muscles temporaux saillants, l’œil vif, le nez fin, la lèvre fine et pincée, la physionomie très- animée. On sent sous ce marbre une intelligence prompte à concevoir, un esprit incisif et provocateur; on sent l’homme qui observe vite et bien, et qui n’ou¬ blie plus rien de ce qu’il a observé. En un mot, si vous étiez encore de ce monde, mademoiselle Collot, je vous dirais . « Voilà un beau buste; faites-en beaucoup de semblables. » Le troisième de ces marbres dont nous avons parlé est un d’Alembert, d’Houdon,qui porte la date de 1782. Ici ce n’est plus l’œil malin et la façon spirituelle de Fal¬ connet; c’est un philosophe que nous avons devant les yeux; il a pensé qu’il serait bon de poser dignement devant la postérité et d’y avoir grand air. Il y a réussi, et Houdon a fait un bon buste. Au rez-de-chaussée encore et parallèlement à la biblio¬ thèque de Voltaire, se trouvent des salles spécialement consacrées à la littérature russe. La pensée qui a pré¬ sidé à la réunion de ces ouvrages est louable et mérite- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 311 rait bien d’être imitée. Catherine, un jour, voyant dans une des antichambres de son palais des valets pompeu¬ sement parés, mais qui bâillaient aux corneilles, s’avisa que peut-être on pourrait occuper agréablement et utile¬ ment ceux qui n’étaient pas incurablement paresseux et qui avaient quelque intelligence. Elle donna donc ordre au comte Orloff de réunir dans une des salles basses de son palais, des livres élémentaires russes d’histoire et de littérature, et les mit à la disposition de sa nombreuse livrée, qui, chose extraordinaire, en profita; mais, chose plus extraordinaire encore, la bibliothèque s’est accrue; l’usage a persisté sans tomber en désuétude, et aujour¬ d’hui encore, d’après ce que m’a dit le conservateur chargé de cette partie de la bibliothèque de l’Hermitage, les employés du comptoir de la cour, et même les laquais de la livrée, s’en viennent de temps à autre lui deman¬ der des livres qu’il leur donne, non sans étonnement, mais toujours avec plaisir. XXXI Encore la galerie de l’Hermitage. — Collection lithographique de M. P. Petit. — M. Robillard et ses pastels. La galerie de tableaux du palais de l’Hermitage est l’une des cinq ou six plus belles galeries européennes, écrivions-nous, il y a plusieurs mois, dans un journal russe; ellepossède plus qu’aucune autre, car, quelquefois, sa richesse va jusqu’à la profusion, un nombre très- grand de chefs-d’œuvre du même maître; il en est ainsi pour Rembrandt , pour Téniers , pour Murillo , pour Paul Potier; elle est presque plus riche en Flamands que les Flandres, et en Murillo que l’Espagne; elle a des Claude Lorrain ensoleillés à ravir l’œil et d’une admi¬ rable conservation, et puis, et puis... Une seule chose manque à cette galerie, de la publi¬ cité; elle n’est pas assez connue du monde artistique, et cela est regrettable à beaucoup de points de vue. Mais comment la faire connaître? me dira-t-on. On ne peut pas faire venir tous les artistes et tous les amateurs en Rus¬ sie Non; aussi, deux éditeurs intelligents ont-ils imaginé, il y a déjà quelques années, de vulgariser par la litho¬ graphie les tableaux les plus remarquables de la galerie de l’Hermitage. Cette publication, commencée sous les 313 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. auspices de MM. Gohier-Desfontaines et Paul Petit par des artistes d’un talent réel, renferme une trentaine de planches, qui, comme la Femme adultère de Porde- none, la Liseuse et la Dévideuse de G. Dow, Y Elisabeth de France de Rubens, le portrait connu sous le nom de Jean Sobiesky, de Rembrandt, le Cheval blanc et le Chien de garde de Paul Potter, le Paralytique de Greuze, le Memento mori de Dernier, VAssomption et le Mendiant de Murillo, le Matin de C. Lorrain et la Mare de Ruysdaël, sont devrais chefs-d’œuvre lithogra¬ phiques. Tout y est : sentiment de l’œuvre reproduite, reproduction exacte de la manière du maître et de la composition, habileté de main et conscience; on ne saurait, je crois, demander plus ni mieux. Malheu¬ reusement, et par suite de circonstances indépendan¬ tes de la volonté des éditeurs, cette publication dut être interrompue ; malheureusement encore quelques-unes des bonnes planches publiées sont usées et quelques autres ne sont pas assez dignes de l’œuvre ; mais aujour¬ d’hui, grâce à M. Paul Petit, la publication, qui se com¬ pose jusqu’à présent de cent trente planches, va être reprise avec ardeur et avec talent, s’il faut en juger par les productions antérieures des artistes qu’il va em¬ ployer. Les planches usées seront reprises, les planches mauvaises seront refaites, et la galerie de l’Hermitage pourra, comme la galerie Pitti, comme celle du Vatican, comme celle de Dresde, prendre place dans les ateliers des travailleurs sérieux et dans toutes les bibliothèques des amateurs de goût. Parmi les artistes qui ont tra¬ vaillé à la partie déjà publiée de cette belle œuvre, on rencontre, nous l’avons dit, des talents remarquables; certes, M. Iïuot, malheureusement mort aujourd’hui, 18 314 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. était un lithographe des plus distingués, un crayon à la fois ferme et fin. Nous trouvons aussi, parmi ces noms presque tous français, celui d’un pastelliste de talent, M. Robillard, qui s’était fait lithographe par occasion, mais qui aujourd’hui, toujours habitant Pétersbourg, fait du pastel comme peu de gens sont capables d’en faire, même à Paris. M. Robillard a la main légère et la touche délicate; il a tout ce qu’il faut pour plaire et charmer, puisque portraitiste, il fait ressemblant et joli. Nous avons vu dans son atelier un portrait de madame la baronne de Bray et un portrait de madame Arnould - Plessy d’une incroyable ressemblance, du plus heureux et du plus séduisant arrangement ; c’est à donner envie à toutes les jolies femmes, et même à celles qui ne sont pas jolies, de se faire « portraire, » comme disaient nos pères, par l’habile pastelliste. XXXII Un reflet de la France galante : Divertissement champêtre d’un grand seigneur. — VHommage sincère et le Grand Écuyer Léon Nari- sehkin. Mon cher ami, Tu deviens d’une exigence difficile à satisfaire; tu voudrais tout savoir; mais songes-y bien, si je ne suis pas Gros-Jean, je ne suis pas non plus son curé. Je t’ai écrit sur la littérature russe tout ce que je savais : ce n’est guère, me dit ta lettre ; eh bien ! je vais essayer, non pas de compléter mon premier envoi, cela dépasse mes moyens, mais de te montrer, par un exemple que je trouve aujourd’hui sous ma main, à la bibliothèque de l’Hermitage, comment auxvin 6 siècle, et sous le règne de Catherine le Grand, la Russie reflétait la France; com¬ ment on y composait le Bouquet à Chloris et le Diver¬ tissement avec Ballet. Mon exemple est un petit opus¬ cule fort rare, attendu que, imprimé pour la circonstance qui le vit naître et par les soins de l’auteur, un des plus grands seigneurs de la cour, imprimé, dis-je, pour être offert à l’Impératrice et à quelques invités, il n’a jamais été dans le commerce. « Il existait alors dans Péters- 316 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. bourg, ai-je lu quelque part (je crois dans les Mémoires du comte de Ségur), il existait alors une maison qui certes ne ressemblait à aucune autre : c’était celle du Grand Écuyer Narishkin, homme très-riche, portant un nom illustré par des alliances avec la famille impériale. La nature l’avait doué d’un esprit médiocre, d’une très- grande gaieté, d’une bonhomie sans égale, d’une santé ferme et d’une incomparable originalité. Il était non pas en crédit, mais en grande faveur près de Catherine II;... du matin au soir, on entendait dans sa maison les ac¬ cents de la joie, les cris de la folie, le son des instru¬ ments, le bruit des festins.Toute contrainte en était bannie, c’était le foyer de tous les plaisirs. » C’était, tu le vois, un fort joyeux personnage que l’écuyer Léon de Narischkin, et c’est de lui qu’il va s’agir ; car c’est à lui, je crois, qu’il faut attribuer cet opuscule de l'Hommage sincère , représenté en sa cam¬ pagne de Lovendhal, en l’honneur et en la présence de son auguste souveraine l’impératrice Catherine. Nota. Ne pas m’accabler d’injures après avoir lu; c’est là au moins une pièce caractéristique et curieuse, sinon remarquable. L’HOMMAGE SINCÈRE PETIT DIVERTISSEMENT CHAMPETRE donné à l’impromptu A SA MAJESTÉ /\Jk?fiéta/Uce de /ou/ed /ed £$?uddtcd, e/c., e/c. Le théâtre représente un bosquet agréable occupé par trois bergères qui arrosent un parterre. A SAINT-PÉTERSBOURG DE L’iMPRIMERIE DE L’ACADÉMIE IMPÉRIALE DES SCIENCES. 18. PERSONNAGES. Cloris .M Ue5 Marie de Nariskin. Ismène . Anne de Nariskin. Aglaée . Élisabeth de Nariskin. M. Subtil . M. de Mourawieff. LE CHOEUR Chanté par M Ues Nathalie de Nariskin, Catherine de Nariskin. Et plusieurs autres voix. # La Musique de la composition de M. Francisconi. scène se passe dans la campagne de Son Excellence M. le Grand Écuy de Thariskin, nommée Lœwendhal. SCÈNE PREMIÈRE. CLORIS, ISMÈNE ET AGLAÉE. CLORIS. Ma sœur, ne connoitrois-tu pas celle qui embellit ces lieux de sa présence ? AGLAÉE. Mais il ne faudra pas la laisser partir sans lui témoigner combien nous sommes sensibles à l'honneur qu’Elle daigne nous faire; savès-vous... il me vient une idée. ISMÈNE. Eh ! quoi ? AGLAÉE. C'est... attendès, il faut que j'y rêve un peu. ISMÈNE. Allés, faites, le sujet mérite bien réflexion ; quant à moi, j'ai mon plan tout arrangé, et je compte bien qu'il me réus¬ sira. SCÈNE II. CLORIS. Ma sœur, ma sœur ! Eh bien ! elle me plante-là. Serai-je donc la seule qui ne ferai rien ! Non, ma foi, je ne veux pas être en reste. 11 faut que j’y pense, voyons : que ferais-je ? (Elle rêve à l'écart.) 320 PÊTERSBOURG ET MOSCOU. SCÈNE III. M. SUBTIL, CLORIS. SUBTIL, sans voir Cloris, un livre à la main. Oui, c’est cela, ah! vous ne me trompez jamais, divin Aristote ! Vous êtes ma lumière bienfaisante, votre clarté me guide dans les sentiers épineux de la science, vous sou- tenès mon débile cerveau, vous affermisses mes pas. (Dans l’enthousiasme il heurte Cloris.) CLORIS. Ah! c’est vous, M. Subtil, je ne vous voyois pas; que fai- siès-vous là? SUBTIL. Je lisois Aristote, et lui rendois le tribut d’éloges qui lui est dû. CLORIS. Laissés, je vous en prie, Aristote, et faites-moi un plaisir, que certainement Aristote approuvera. SUBTIL. Ma très-aimable demoiselle je ne demande pas mieux de vous obliger, voyons, de quoi s’agit-il? parlés... j’écoute. CLORIS. Vous savez quelle visite nous recevons aujourd’hui, nous voudrions par une petite fête lui témoigner notre reconnais¬ sance, lui exprimer ce que nous sentons pour Elle ; lui dire que nous l’aimons. SUBTIL. Ah ! ah ! CLORIS. Que nous la chérissons. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 321 SUBTIL. Oh ! oh ! CLORIS. Que nous la respectons. SUBTIL. Très-bien. CLORIS. Que nous l'adorons. SUBTIL. Optimé, ma chère demoiselle,, optimé; mais puisqu'il est ainsi, je ferai mes plus grands efforts pour vous satisfaire. Attendès, il me vient une idée. Aristote, Platon, Théo¬ phraste et Pyiagore s'accordent parfaitement sur ce sujet, et depuis Descartes, Leibnils, Clarke et Newton, conviennent tous que la reconnaissance est une des affectations de l'âme, et que la susdite reconnaissance est une affectation louable, si donc, tant y a, que les anciens et les modernes convien¬ nent que la reconnaissance est un sentiment louable, pour- rès-vous la lui témoigner, et Ego, appuyé de l’autorité de ces célèbres savantissimes philosophes, je donnerai les mains à cette affaire. CLORIS. Ainsi donc, M. Subtil, vous m'aiderès; que me conseillès- vous de faire ? SUBTIL. Lorsqu'on veut complimenter quelqu'un, il faut : primo, l'aborder, vu qu'il est impossible de lui parler, si l’on n'est pas près de lui, à moins de crier, ce qui pèche contre la bienséance; secundo, il la faut saluer, car le compliment étant un acte de politesse, il seroit mal séant de débuter par une impolitesse; tertio , débiter son compliment. CLORIS. Oh ! dame, je ne retiendrai jamais toutes ces jolies choses ; 322 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. mais écoutés, si j’oublie ce que vous venès m’apprendre, je lui dirai sans préparation, que sa présence nous est fort agréable, et que nous désirerions ne la jamais quitter, cela lui plaira, et si je manque à quelques-unes des règles pres¬ crites par vous, Elle ne s’en formalisera pas, je lui dirai encore que nous sentons pour Elle. Aidès-moi, je vous en prie. SUBTIL. Est-ce amour ? CLOR1S. Oh ! beaucoup plus. SUBTIL. Attachement, respect, reconnaissance, gratitude? CLORIS. C’est au-dessus de tout cela. SUBTIL. Mais, qu’est-ce donc? CLORIS. C’est... c’est... Oh! dame; c’est que cela se sent bien, mais cela s’exprime fort mal. SUBTIL. Il me faut consulter sur ce cas quelques auteurs, je re¬ viendrai dans une demi-heure, et vous rendrès réponse; laissès-moi faire, (u son.) SCÈNE IV. CLORIS, seule. Oh ! pour le coup, mes sœurs seront bien attrapées, mais comment ferai-je pour ne pas oublier? Voyons! répétons ; 323 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. •primo, je l’attendrai... secundo, je la saluerai... ci tertio, je lui dirai ee que M. Subtil m'apportera, cela sera très-joli, car il est savant, M. Subtil, et puis il m’a promis que M. Aris¬ tote l’aiderait; c’est fort honnête de sa part : mais voilà mes sœurs, feignons d’être embarrassée. SCÈNE Y. CLORIS, ISMÈNE, AGLAÉE. CLORIS. Vraiment, mes sœurs, vous me mettès dans un bel em¬ barras. Mais M. Subtil m’a promis de m’apporter quelque chose, et son ami M. Aristote l’aidera ; c’est un savant que ce M. Aristote, notre bailli en fait grand cas; je compte l’aller remercier au premier *jour, et quant à vous, mes sœurs, gardés vos idées, je n’en ai plus besoin. AGLAÉE. Mais si tu voulais nous faire part des tiennes. CLORIS. Allés réver aux vôtres... ISMÈNE. Ma chère Cloris, quel est ton projet? CLORIS. Mon projet pourrait nuire à la réussite du vôtre, et je n’ai garde d’aller sur vos brisées. Vous avès vos idées, j’ai les miennes. (Elle chante.) Contente-toi de ton lot, chacun le sien n’est pas trop. AGLAÉE. Mais, ma sœur, nous laisseras-tu dans l’embarras. 3 24 PÉTERSBOÜRG ET MOSCOU. CL0R1S. Ah ! ah ! voilà mes arrogantes, vous convenès donc qu'il faut céder à la mienne, et bien soit, je vous mets de moitié dans mon idée, M. Subtil va venir, et vous verres ce qu'il apportera. SCÈNE VI. M. SUBTIL et les Précédens. AGLAÉE. Ah ! M. Subtil, nous vous attendons avec impatience, voyons, que nous apportès-vous ? SUBTIL. Rien. CLORIS. Comment, rien! et M. Aristote ne vous a-t-il pas aidé? SUBTIL. Par ma foi, mes chères demoiselles, Aristote ne se bat pas contre plus fort que lui... c'est que l'on est embarassé : ne dit-on que la vérité! il faut la louer, et Elle déteste les louanges. Et si on ne dit pas tout, autant vaut ne rien dire. AGLAÉE et 1SMÈNE. Voilà votre histoire. CLORIS. Écoutes, nous n’avons pas de temps à perdre; il nous faut lui témoigner le plaisir que sa présence nous fait par nos chants et nos danses; et vous, M. le hailli, vous danserès aussi. SUBTIL. Moi, danser! que diriez-vous, Zénon, si vous me voïez PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 325 danser? Mais allons, je le veux bien; que ne ferait-on pas pour vous plaire ? Allons. (Elles chantent le vaudeville.) CLOR1S. En ce beau jour recevez notre hommage, C’est un tribut qu’on doit à vos bienfaits : Ali! puissions-nous avoir votre suffrage! Et tous nos cœurs en seront satisfaits. 1SMÈNE. Vous témoigner notre reconnaissance, Vous plaire, sont nos vœux et nos souhaits : A tant de biens ajoutez l’indulgence, Et tous nos cœurs en seront satisfaits. AGLAÉE. Votre présence embellit ces retraites; Vous y portez les douceurs et la paix. Revenez-y : elles seront parfaites. Et tous nos cœurs en seront satisfaits. M. SUBTIU. Platon, Tlialès, Aristote et les livres Étaient mes dieux; je les quitte à jamais. Oui, désormais, c’est vous que je veux suivre; Et par ma foi ! j’en suis très-satisfait. CHOEUR. De ce séjour bannissons la tristesse, Nous possédons l’objet de tous nos vœux; De notre bien il s’occupe sans cesse, Et ses désirs sont de nous rendre heureux. Le respect, la reconnaissance, Lui donnent place dans nos cœurs ; Et c’est de sa bienfaisance Que nous tiendrons notre bonheur. Les Jeux, les Amours, les Ris et les Grâces Volent sur ses traces, 19 326 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. La suivent toujours ; Son aspect rend ces aziles Plus riants et plus tranquilles; Et sa beauté, sa douceur Lui gagnent tous les cœurs. (Le chœur reprend.) XXXI11 Les affiches. — Les afficheurs et leur compliment de bonne année, en vers et en trois langues! Mon cher Auguste , Je t’ai envoyé, il y a quelque temps, plusieurs en¬ seignes françaises assez étrangement tournées : voici venir avec la nouvelle année, non plus de simple prose, mais des vers que je t’envoie encore. Tu sais, ou tu ne sais pas, qu’en Russie, il n’y a pas d’affiches de specta¬ cle dans les rues, si ce n’est à la porte des théâtres, et que chaque Russe est abonné aux affiches, qui se distri¬ buent comme un journal. Or, j’ai reçu ce matin, en l’hon¬ neur de 1857, et avec les affiches, une large pancarte qui n’est autre chose que le compliment de bonne année de MM. les afficheurs. Écoute : FÉLICITATIONS TRÈS-RESPECTUEUSES DES AFFICHEURS POUR LA NOUVELLE ANNÉE 1857. Voici le nouvel an! —Nos vœux les plus sincères, Très-nobles Dames et Seigneurs ! — Daignez les agréer; car les pétitionnaires, Ce sont les pauvres afficheurs! 328 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Des beaux discours, hélas ! nous ne saurons vous dire, Mais notre langue puise au cœur ; Et puisqu’entend le ciel c’que notre cœur désire. Qu’il vous accorde tout bonheur ! De l’an cinquante-sept pendant que l’axe tourne, Puissent tous s’exaucer Vos vœux ! Dans Votre esprit jamais qu’aucun chagrin séjourne, Ni dans le corps un mal sérieux ! Réjouissez-Vous donc du bonheur à mains pleines, Et puissent ressembler toujours Vos heures à ces eaux rapides des fontaines, Et Votre année à un seul jour ! Que l’or à flots croissants reflue dans Vos coffres Des quatre coins de l’univers ! Et que le Tout-Puissant, le Tout-Clément Vous offre De n’essuyer aucun revers! Donc, pour le nouvel an, — Seigneurs et belles Dames, Voilà nos vœux du fond des cœurs! Donnez un libre essor aux magnanimes âmes; Largesse aux pauvres afficheurs ! Non contents d’être littéraires en français, les affi¬ cheurs de Pétersbourg le sont encore en russe et en alle¬ mand; leur compliment se présente formulé dans ces trois langues et toujours en vers! Voilà qui laisse bien loin derrière soi nos tambours de la garde nationale et leurs pauvres félicitations enluminées; je n’ai plus qu’un conseil à leur donner : Qu’ils se pendent ! XXXIV De radministration civile en Russie : le Tchinn et les Tchinovnicks. — Formulaire de service d’un employé du Tchinn. — Toujours l’uniforme. — Commerce et commercants : les Guildes. L’idée de Pierre le Grand fut-elle généreuse ou égoïste, quand, par décret du 24 janvier 1722, il fonda le Tchinn? Je crois que douter est lui faire honneur? Voulut-il fonder un immense régiment, que lui, co¬ lonel absolu, n’aurait qu’à commander du signe pour être obéi? Voulut-il se créer un appui contre sa noblesse, ou bien, imbu du grand principe de la valeur personnelle, voulut-il, devançant les penseurs de son temps, faire à l’homme capable et dévoué la place due à son mérite ? Je le répète, c’est là une question difficile à résoudre, et pourtant bien des fois déjà résolue, sans que, hélas ! jamais solution ait été donnée en faveur du plus grand des Romanoff. — Mais qu’est-ce que le Tchinn? Le mot Tchinn signifie en Russe : cérémonial, ordre, rang; le Tchinn, c’est l’embrigadement hiérarchique, non pas seulement de l’administration, mais de l’État tout entier; la division en castes nobles de presque tout ce qui n’est pas serf ; c’est l’application à tous, et à toutes choses, du régime militaire; « en un mot, dit M. de Custines, c’est 330 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. la division de la population civile en classes qui répon¬ dent aux grades de l’armée. Depuis que cette hiérarchie est instituée, tel homme qui n’a jamais vu faire l’exercice peut obtenir le rang de colonel. » Le tsar Pierre divisa tous ses serviteurs, c’est-à-dire tout son peuple, sauf les esclaves, en seize classes ; ces seize classes ont été depuis réduites à quatorze, dont voici les dénominations au civil comme au militaire : SERVICE MILITAIRE. SERVICE CIVIL. l re classe Feld-maréchal.. . . Conseiller privé actuel (1) de l re classe. 2 e — Général en chef ou de corps d’armée. . . . Conseiller privé actuel. 3 e — Lieutenant général. . Conseiller privé. 4 e — Major général. Conseiller d’État actuel. 5 e — Brigadier ( n’existe plus). Conseiller d’État. 6 e — Colonel. Conseiller de collège. T — Lieutenant-colonel.. . Conseiller de cour. 8 e — Major. Assesseur de collège. 9 e — Capitaine d’état-major. Conseiller titulaire. 10 e — Capitaine. Secrétaire de collège. 11 e — Lieutenant. (N’existe pas au civil). 12 e — Sous-lieutenant. . . . Secrétaire de gouvernement. 13 e — Enseigne porte-épée. (Cette classe n’a pas de titre particulier). 14 e — Enseigne. Régistrateur de collège. Chacune de ces classes a droit à une qualification par¬ ticulière : les trois premières à celle de Votre Haute Excellence; les deux autres à celle de Votre Excellence , puis Votre Haute Naissance, — Votre Haute Noblesse , et (1) Dans toute cette suite, le mot actuel n'est qu’un titre et non pas la désignation d’uoe fonction réellement actuelle. PÊTERSBOURG ET MOSCOU. 331 enfin Votre Noblesse pour les dernières classes. Singu¬ lière noblesse , d’ailleurs, que celle de la quatorzième classe, qui ne consiste guère qu’à avoir le droit de n’être pas battu : ainsi ne pas pouvoir être battu, cela constitue un privilège. » Dans l’armée, dit Schnitzler ( Histoire intime de la Russie sous les empereurs Alexandre et Nicolas ), dans l’armée, le premier grade d’officier confère la noblesse personnelle, et, à partir de celui de major, la noblesse héréditaire. » Au civil, on acquérait, jusqu’en 1845, la noblesse per¬ sonnelle en entrant dans la dixième classe, et la noblesse héréditaire quand on était promu à la huitième, qui ré¬ pond au grade de major. Mais ceci a été changé. L'ukase du 23 juin 1845 applique au service civil des disposé tions nouvelles. Donéravant, la noblesse héréditaire y dépendra en grande partie de la volonté du souverain, et la noblesse personnelle sera le plus souvent remplacée par la qualité de notable bourgeois (patchotnii graje- danine) , introduite par le manifeste impérial du 10 avril 1832, et qui confère aussi divers privilèges, comme l’exemption de la capitation et du recrutement. Les droits attachés à la qualité de notable bourgeois sont héréditaires, etc. » Ici, on nous demandera : Qu’est-ce que les Tchinov- nicks ? — C’est la classe des fonctionnaires, ce sont les gradués du Tchinn; c’est la bureaucratie russe contre laquelle s’élèvent avec raison tant de plaintes, et qui pèse si lourdement sur le pauvre peuple. Ces hommes, la plupart promus par ancienneté, ignorants et orgueil¬ leux, sont les plus fermes soutiens de l’ordre (du désor¬ dre, faudrait-il dire) de choses existant. Amis des abus 3,'52 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. dont ils vivent, habitués à la violence, d’une vénalité proverbiale, ils ont peu de goût pour la civilisation, et trailent ce qui est étranger, hommes, idées ou usages, avec cette arrogance dont M. de Custines a retracé le tableau en introduisant ses lecteurs au sein de la famille de l’ingénieur de Schusselbourg. » Puisque le tiers-état (1) est presque nul en Russie, puis¬ que rien n’existe à côté du Tchinn, on se peut figurer combien nombreux sont les tehinovniks, et combien compliquées doivent devenir les affaires administratives; de quelle lenteur elles marchent et quelle voie d’argent est obligé de leur faire le malheureux poursuivant ses droits. On se plaint, trop souvent hélas! ajuste titre, de notre administration; mais qu’est-ce que les ennuis administratifs en France auprès de ceux éprouvés dans l’empire des Tsars! Disons toutefois, non pas pour justifier les tehinovniks, injustifiables à notre sens, mais pour les expliquer, que leurs appointements sont, laplu- (1) « En dehors des nobles des serfs, et de la classe minime des bourgeois, dit M. Alfred Jacobs dans La Russie ancienne et mo¬ derne , il existe, encore, comme au temps de Pierre I er , quelques uns de ces hommes déclassés dont nous avons déjà parlé, et qui portent le nom de odnodvortsi, au singulier odnovoretz. En lan¬ gue russe, ce mot veut dire affranchi : mais sa signification est inexacte, puisque les hommes que Ton désigne ainsi n’ont pas été serfs. Le terme d ’odnovortsi désigne la classe ambiguë des petits propriétaires qui n’étaient ni affranchis, ni serfs, ni nobles d’épée, ni seigneurs terriers, avant qu’-on eût tenté de créer une bourgeoi¬ sie et des notables. Pierre les assujettit, en 1724, au cens, au re¬ crutement et à la capitation. Seize décrets, promulgués de 1800 à 1842, ont successivement renouvelé les divers actes de cette loi. L’ukase de 1842 accorde aux odnovortsi le droit d’acheter et de vendre entre eux leurs serfs, mais non d’acheter ceux qu 1 appartiennent aux gentilshommes. » 333 PÊÎERSBOURG ET MOSCOU. part du temps, insuftisants à les faire vivre eux et leur famille. Cependant pour tchinovnik qu’on soit, il n’en faut pas moins vivre; cette nécessité , d’ailleurs, les em¬ ployés du Tchinn Y exagèrent, car, une fois engagé dans la voie de la concession, on ne s’arrête guère; ce n’est, plus vivre seulement qui pour eux devient récessaire, c’est paraître, briller, mener grand train; aussi tel em¬ ployé russe qui a mille roubles d’appointements (quatre mille francs), a-t-il une maison montée sur le pied d’une fortune de vingt mille francs de rente; où trouve-t-il la différence? Voilà comment, parti d’une idée bonne, juste et d’ap¬ plication excellente, si elle eût été mise en œuvre de bonne foi, on est arrivé au servilisme organisé; com¬ ment chacun, n’étant plus un homme, mais un rouage plus ou moins important de la machine générale, ne remplit plus qu’un rôle automatique, tout en conservant de l’homme ses instincts mauvais de courtisan, d’ambi¬ tieux, de cupide, instincts développés encore par la situa¬ tion; comment, dis-je, l’employé russe est amené àn’être plus qu’un tchinovnik. c’est-à-dire un être pour lequel le Tsar seul estDieu, et les Excellences ses prophètes, unêtre qui n’a d’autre morale que le succès. La conscience ne pouvant que nuire dans une telle organisation, l’employé n’a pas de conscience ; la probité n’étant que gêne, pas de probité ; le devoir n’étant que niaiserie, il est niais peut- être, mais ne connaît pas le devoir; l’exaction, la con¬ cussion, tel est dans le Tchinn, l’état normal. — Voilà la plaie de l’empire russe, celle qui le ronge jusqu’aux en¬ trailles et pourra le perdre, si l’on ne porte jusqu’au cœur de cette plaie les remèdes les plus énergiques et les plus prompts. L’empereur Nicolas, ce soldat de fer, 19. 33 k PÉTERSBOURG ET MOSCOU. à la volonté si forte et si persistante, a essayé de ter¬ rasser le monstre, et il a échoué. Son successeur sera-t-il plus heureux? Nous le croyons; plus préoccupé démora¬ liser que d’obtenir des résultats immédiats et éclatants, il sait qu’il est des corps qui ne peuvent, sans mourir, supporter l’amputation d’un membre, que la Russie est de ces corps; et que détruire le Tchinn tout d’un coup et par violence, serait sinon impossible, tout au moins fort dangereux. Il sait encore que si ce feu dévorant n’.est pas possible à éteindre d’un seau d’eau, au moins y a-t-il moyen de ne pas l’attiser et d’en voir arriver l’ex¬ tinction faute d’aliment ; aussi ce qu’on s’appliquera, ce qu’on s’applique déjà à faire, c’est de ne pas fournir de combustible à ce foyer destructeur. L’assimilation entre l’organisation civile et l’organisa¬ tion militaire, devient encore plus complète par le port constant de l’uniforme, exigé de part et d’autre de tous les employés. On sait, qu’en Russie, nul d’entre les sol¬ dats, depuis l’empereur jusqu’au dernier caporal, nul ne quitte l’uniforme ; un jeune cadet prend l’uniforme dès l’âge le plus tendre, pour ne le quitter plus qu’à sa mort, comme général ou feld-maréchal. — Un officier russe est toujours en tenue, petite ou grande, l’épée ou le sabre au côté, et cela où que ce soit, au spectacle comme au bal, à la parade comme à la Perspective, à la chasse, à la pêche comme chez lui. Amant ou père de famille, fiancé ou mari, il est toujours revêtu de ses insignes militaires, et ce n’est que depuis la mort de l’empereur Nicolas qu’il peut porter la casquette d’ordonnance, et n’est plus asssujetli au casque pesant de cuir bouilli. Pour le tchinovnik, même contrainte, mais limitée à SAINT-PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 335 l'exercice de ses fonctions; il peut, une fois rentré dans la vie privée, quitter l’habit bleu ou vert, garni, jusque sur les parements des basques, de boutons dorés aux armes de l’empire, pour prendre un paletot. Et pour appuyer notre dire et conclure sur le Tchinn, nous allons emprunter une longue citation à la Russie en 1839 : Les idées de ces hommes sont en général tournées vers les innovations, tandis que leurs actes sont ce qu’il y a de plus despotique sous le despotisme; sortie des écoles publiques pour entrer dans les admi¬ nistrations publiques, cette classe gouverne l’empire en dépit de l’empereur. Chacun de ces gens-là, le plus sou¬ vent fils d’un père venu des pays étrangers, est noble dès qu’il a une croix à sa boutonnière; munis de ce signe magique, ils deviennent propriétaires; ils possèdent de la terre et des hommes ; et ces nouveaux seigneurs, parvenus au pouvoir sans avoir reçu par héritage la magnanimité d’un chef habitué de père en fils à com¬ mander, usent de leurs droits en parvenus qu’ils sont. • Leurs ridicules sont devenus proverbiaux. Ces hommes exercent leur droit de suzeraineté avec une rigueur qui les rend un objet d’exécration pour leurs malheureux paysans. « S’il n’y avait que d’anciens seigneurs, disent les paysans, nous ne nous plaindrions pas de notre condition. » Ces hommes nouveaux, si haïs du petit nombre de leurs serfs, sont aussi les maîtres du maître suprême, car ils forcent la main à l’Empereur dans une foule d’occasions.Du fond de leurs chancelleries, ces despotes invisibles, pygmées tyrans, oppriment le pays impunément, puisqu’ils gênent jusqu’à l’Empereur, qui ne sait pas toujours où est la borne de son pouvoir. Cette borne c’est la bureaucratie, force terrible partout, 33G PÉTERSEOURG ET MOSCOU. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 337 FORMULAIRE SERVICE (Qui doit chaque année être remis à Vautorité supérieur venir grossir le dossier de tout employé du Tchinn.) A quelle classe appartient eu ce moment l’employé? — Ses prénoms, — prénoms de son père, — son nom. — Dans quelle admi¬ nistration est-il? — Son âge, — sa reli¬ gion. — Distinctions qu’il a déjà obte¬ nues. — Ses appoin¬ tements. II De quelle classe sort-il? III à VI A-t-il une propriété ? Est-elle à lui ou à ses parents? A lui ou à sa femme ? VII Provient- ritage ou tion ? elle d’hé- d’acquisi- Où a-t-il été élevé? A-t-il achevé le cours complet des éludes? — Quand est-il entré au service? — Avec quelle classe ? — Dans quel service? —N’a-t- il pas été employé dans quelque service extraordinaire? — N’a- t-il pas reçu d’autres récompenses que l’a¬ vancement? — A-t-il été mis eu jugement ou soumis à une en¬ quête? En ce cas a-t-il été déclaré innocent? Quand a-t-il été livré aux tribunaux ? Et quand l’affaire a-t-elle pris fin? VIII et IX Dates répondant ai A-t-il fait questions du n<> VII. campagne?— a- t-il combattu? Années. Mois el — quand? jours, > A XI XII XIII A - t - il été condamné à l’a¬ mende? A-t-il été soumis à une enquête ou su¬ bi un juge¬ ment ? — Quand et pourquoi ? — Quand et com¬ ment l’affaire a- t-elle fini ? Est-il capable et mérite-t-il avancement? Si¬ non, pour quelle raison? Questionpour laquelle la ré¬ ponse est aussi toute formulée, la voici : Spassobni i dostoinoi, capa¬ ble et digne ! XIV A-t-il été en congé ?—Quand et pour combien de temps? — S’est-il présenté à l’expirationdu terme? Sinon, quand est-il re¬ venu? — Y a- t-il eu raison valable pour motiver son re¬ tard? A-t-il été mis à la retraite ? Avec récom¬ pense ou non?— Quand et jus¬ qu’à quand? si depuis il a re¬ pris du service? XV Est-t-il gar¬ çon ou marié ? — Avec qui?— A-t-il des en¬ fants? — Leur sexe, leur âge par ans, mois et jours,—où sont- ils et à quelle confession ap¬ partiennent-ils? On voit quavec ce dossier, on ne peut plus complet, on peut facilemereproduire parfaits et gestes et presque par jour, la biographie des employés lusses; aussi les biographes ne se sont-ils pas fait faute de puiser souvent, ces formulaires précieux et utiles à bien des titres, des renseignements authentiques, nombreux et fidèles sur les grands hommes de guerre *1 d’administration qui ont illustré la Russie. parce que l’abus qu’on en fait s’appelle l’amour de l’or¬ dre, mais plus terrible en Russie qu’ailleurs.... Cette classe d’employés, hostile dans le fond du cœur à l’or¬ dre de choses qu’ils administrent, se recrute en grande partie parmi les fils de popes. C’est une espèce d’am¬ bitieux vulgaires, de parvenus sans talent, parce qu’ils n’ont pas besoin de mérite pour forcer l’État à s’embar¬ rasser d’eux, gens approchant de tous les rangs et qui n’ont pas de rang, esprits qui participent à la fois de toutes les préventions des hommes populaires, et de toutes les préventions des esprits aristocratiques, moins l’énergie des uns et la sagesse des autres. Éclairés à demi, libéraux comme des ambitieux, despotes comme des esclaves, ils sont imbus d’idées philosophiques mal coordonnées, et entièrement inapplicables dans leur pays. » 338 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Voyons maintenant qui fait le commerce en Russie, et comment il se fait ; voyons ce que sont les commer¬ çants et quelles lois les régissent. S'il n'existe pas dans l’empire moscovite de tiers- état proprement dit, de bourgeoisie comparable à notre bourgeoisie, malgré la création de Bourgeois notables , par l’ukase du 23 juin 1845, toutefois existe-t-il une classe assez nombreuse, intermédiaire entre le serf et le noble : c’est la classe des commerçants, qui renferme dans son sein, outre quarante à cinquante mille hom¬ mes libres, environ quatre à cinq mille serfs, autorisés par leurs maîtres à faire le commerce, et établis dans les villes. — Cette caste des commerçants a sa consti¬ tution particulière, son organisation à part; elle n’est plus divisée en classes, comme le Tchinn, mais en Guildes ou corporations, non pas corporations d’états, corpora¬ tions de capitaux semblables. Les Guildes sont au nom¬ bre de trois. La première se compose des commerçants qui déclarent posséder un capital de cinquante mille rou¬ bles; elle paye deux mille cinq cents roubles (10,000 fr.) d’impôt par an. La seconde comprend ceux qui déclarent vingt mille roubles de capital, elle paye cinq cents cin¬ quante roubles d’impôt; la troisième, huit mille roubles de capital, deux cents d’impôt. Les serfs autorisés par leurs maîtres à faire le commerce ne sont obligés à au¬ cune déclaration de capital. Pour être inscrit dans l’une des trois Guildes, il suffit de déclarer le montant de son capital et de prendre l’en¬ gagement de payer l’impôt; il faut aussi présenter, avant l’inscription, un certificat de confession et être sujet russe. Toutefois, il y a, à Pétersbourg, quelques déroga¬ tions n cette dernière exigence : les fabricants étrangers PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 339 vendant leurs produits; mais ceux-là seuls qui fabriquent et vendent peuvent entrer dans la Guilde sans abdiquer leur nationalité. «Les bourgeois, dit M. Leouzon-Leduc, dans son ou¬ vrage sur la Russie contemporaine, ne peuvent posséder aucune terre à esclaves, privilège exclusivement réservé • à la noblesse, mais seulement des maisons, des bâti¬ ments à l’usage de leur profession, et des jardins. Ils tiennent des assemblées triennales, où ils traitent de leurs intérêts communs et élisent des représentants à la Douma. Pour avoir voix délibérative dans ces assem¬ blées, il faut être âgé de vingt-cinq ans au moins et jus¬ tifier de cinquante roubles de revenu.... » Les membres des deux premières Guildes sont seuls exempts de châtiment corporel. Ainsi, outre les serfs commerçants, voilà toute une Guilde, et la plus nom¬ breuse, qui est soumise comme les esclaves au fouet et au bâton. » La première Guilde a le droit d’établir des fabri¬ ques, de se livrer à toute espèce de commerce et d’in¬ dustrie, d’entretenir des navires sur mer et des bateaux sur les rivières; la seconde a également le droit de fonder des fabriques, mais elle ne peut entretenir que de sim¬ ples bateaux. Un ukase de Catherine II, réglant les pri¬ vilèges de la bourgeoisie, confère à ces deux classes de marchands, le droit d’aller en carrosse à deux chevaux. Les droits de la dernière Guilde se réduisent à tenir des auberges et des bains, à faire le commerce de détail, à fabriquer des étoffes, et à avoir des petits bateaux pour le transport des marchandises. Le même ukase porte que les membres de cette guilde ne pourront aller en voi¬ lure qu’à un seul cheval, tant en hiver qu’en été. » XXXV LE MOUJIK ou PAYSAN. I PRÉAMBULE. Quoique ayant l’intention de consacrer une étude spé¬ ciale, sérieuse et détaillée à cette institution étrange et anormale en notre temps, du Servage en Russie , je ne veux pas que ce livre reste complètement muet à l’en¬ droit de cette grave question, qu’agitent aujourd’hui, et que retournent sous toutes ses faces, afin d’arriver à une solution bonne, prompte et facile, l’Administration im¬ périale et tous les penseurs qui rêvent ou écrivent d’Arkangel à Astrakan, de la mer Baltique à la mer de Behring. Toutefois réservant mon opinion pour le jour où, tous documents réunis, je pourrai discuter preuves et pièces en main, je ne vais dire ici que des faits généraux, raconter ce qui est, et appuyer mon récit d’exemples ou de citations empruntés aux ouvrages qui déjà se sont PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 341 occupés de cette matière, aussi curieuse qu’intéressante. C’est là, en effet, un sujet propre à attacher le lecteur in¬ différent, qui ne veut que du pittoresque et des mœurs en dehors du connu, autant que l’homme soucieux du bien de l’humanité, qui se dévoue à l’étude ardue des améliorations sociales. Après ce préambule quelque peu ambitieux peut-être, eu égard à ce qui va suivre, j’entame mon récit : II Caractère du paysan russe : bon et doux. — Ses aptitudes. — Son intelligence. — Sa figure. — Son aspect. Le peuple russe est foncièrement intelligent et bon ; s’il n’a pas le don de l’initiative, qui fait les précurseurs en matière de civilisation, tout au moins a-t-il, poussé jusqu’aux bornes extrêmes, le don de l’imitation. Nul, mieux qu’un paysan russe, n’est propre à tout faire de ce qu’il a vu faire, et cela avec les éléments les moins con¬ venables : donnez-lui une hache, mettez-le dans un bois, et au bout de quelques jours vous allez voir s’élever, non pas une butte de bûcheron, mais une maison jolie avec toutes les découpures dentelées de bois taillé qui ornent nos chalets les plus élégants. — Le paysan russe a l’adresse de la main plus que nul autre, mais il a aussi plus que beaucoup d'autres l’adresse de l’esprit, l’intelli¬ gence facile. Il n’y a pour se convaincre de cela qu’à voir les cochers de place de Pétersbourg et de Moscou ; ils ne disent pas un mot de français, cette langue que la société russe parle presque exclusivement, mais ont-ils affaire à un étranger, la moitié d’un mot russe écorché et un signe, ils l’ont compris. 342 PÉTËRSBOURG ET MOSCOU. « Le Russe, disent à ce propos les Études sur la situation intérieure de la Russie , que nous avons eu et aurons encore à citer, le Russe a une disposition mer¬ veilleuse pour toutes choses.... Le plus souvent c’est le hasard qui décide du métier qu’il embrassera. S’il est fils de serf, c’est le seigneur qui lui dit : tu seras cor¬ donnier, cuisinier ou tailleur. Pour remplir les différents métiers nécessaires dans un régiment, le colonel ordonne de désigner tant de selliers, d’écrivains ou de musiciens, et la chancellerie exécute ses ordres sans hésiter. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ce choix, fait pour ainsi dire au hasard, sans consulter ni les dispositions, ni le goût de ces artisans improvisés, est ordinairement cou¬ ronné d’un plein succès. » Pour ce qui est de leur honté, on peut l’observer chaque jour, là où l’on observe le mieux le caractère de l’homme, dans l’ivresse; l’ivresse du paysan russe n’est ni bruyante ni brutale, elle est plus mélancolique que gaie, et tourne facilement à la tendresse; vous n’aurez jamais rien à craindre d’un paysan ivre, il sera toujours doux, res¬ pectueux et soumis. D’autre part, vient-il à passer dans les rues un convoi de ces condamnés, souvent peut-être autant à blâmer qu’à plaindre, qui vont traverser les steppes pour gagner la Sibérie et les mines, vous allez voir accourir de tous côtés des mains secourables pour glisser un kopek à ces hommes, qui ne sont plus pour la masse que des malheu¬ reux. Vous allez voir les plus dénués, les plus mai vêtus, non pas s’apitoyer seulement, mais partager le denier du pauvre avec ceux-là qui vont si loin. Il y a certes dans ce fait qui se renouvelle presque à chaque instant, quel¬ que chose de caractéristique qui dénote les bons instincts. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 343 Assurément, d’une nation qui a conservé de telles mœurs populaires, d’une nation vulgairement bienfaisante, il y a tout à espérer; et les plus sévères peuvent beaucoup pardonner en présence de tels arguments de défense. Si vous ajoutez à cela que l’envie, cette plaie de nos populations industrielles, ce cancer rongeur qui fait par¬ fois de nos ouvriers des tigres ou des fous, si, dis-je, vous ajoutez que l’envie est un sentiment tout à fait in¬ connu du peuple russe, vous devrez conclure avec moi que, malgré ses instincts de rapine si violents (I), malgré son long assujettissement à la volonté absolue d’un maître, assujettissement qui a quelque peu altéré, chez lui, la faculté de penser pour lui, vous conclurez qu’en affranchissant le peuple russe on en pourrait faire un grand peuple. Ceci dit, voyons un peu comment il vit, au double point de vue physique et moral. Sobre par nécessité, dans un pays où la nature lui re¬ fusait l’abondance, le Moujik (Moujik , dit quelque part Castera, signifie, en langue russe, diminutif d’homme) est devenu sobre par habitude. Il ne mange guère que des légumes, particulièrement des choux, buvant du kwass, du thé, et puis aussi et alors sa sobriété l’abandonne, de l’eau-de-vie de grain, consolation à sa misère, bien su- (1) Si, dit M. de Custines (lettre XXX me ), à force de perquisi¬ tions, on découvrait l’objet volé au fond de quelque hangar, le larron en serait quitte pour dire qu’il Ta trouvé ! C’est l’excuse reçue en Russie; le vol y a passé dans les mœurs; aussi les vo¬ leurs conservent-ils une entière sûreté de conscience, une phy¬ sionomie qui, jusqu’à la fin de la vie, exprime une sérénité à la¬ quelle se tromperaient les anges. Leur naïf et caractéristique dicton me revient sans cesse à la pensée, comme il leur revient à la bouche : « Notre-Seigneur aussi volerait, s’il n’avait pas les mains percées. » 3 Ixk PÉTERSBOURG ET MOSCOU. prême, car avec de l’eau-de-vie il oublie le bâton (4) de l'intendant, et les mauvais procédés de son maître, s’il a un mauvais maître. Le bâton, du reste, ce déplorable instrument d’af¬ faissement moral, n’a pas tout l’effet que paraît en espérer la police. — J’arrive un jour chez un de mes amis avec lequel je devais aller au Vassili-Ostroff, visiter (1) Si le bâton est encore une punition légale en Russie, dès longtemps, comme on va le voir, le knout n'est plus qu'un sou¬ venir, souvenir cuisant et cruel pour quelques-uns, sans doute, mais châtiment désormais aboli : « Depuis longtemps la peine du knout est devenue bien rare en Russie. Il n’y a que les Cours qui puissent y condamner un cou¬ pable, et non la police, comme on le croit généralement. Autre¬ fois, le nombre des coups s’élevait à deux et trois cents; plus tard le maximun a été considérablement réduit. De plus, une loi éta¬ blissait que si, par la révision d’un procès quelconque, on décou¬ vrait que cette peine avait été injustement infligée, le tribunal qui avait prononcé la sentence était obligé de payer au malheureux con¬ damné, 200 roubles argent pour chaque coup de knout. Par consé¬ quent, les juges y regardaient à deux fois, avant de prononcer la con¬ damnation, et n’infligeaient pas à la légère ce terrible châtiment. » Le Code pénal de la Russie est infiniment plus doux que celui de la France ou de l’Angleterre. Les abus de la justice criminelle en Russie ne proviennent pas des lois, mais de leur mauvaise appli¬ cation ; et s’il y a véritablement quelque chose de blâmable, ce ne sont pas les châtiments prononcés par les tribunaux, mais les pu¬ nitions correctionnelles de la police, plus arbitraire et moins consciencieuse que les instances supérieures. Le 'mauvais côté de la peine du knout git dans la latitude qu’elle donne au bour¬ reau d’en faire à volonté un léger châtiment ou un supplice cruel. U peut, ne consultant que son bon plaisir ou des instigations étrangères, tuer un homme en trois coups, ou le laisser valide, même après un nombre dix fois plus considérable. Depuis quel¬ que temps, le knout a été complètement aboli. » — Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales Russie, par le baron A. de Haxthausen. — Hanovre, 1847. PÉTERSBOÜRG ET MOSCOU. 345 l’Académie des sciences ou le Corps des mines. —Nous montons dans son traîneau et je ne reconnais pas son cocher.— « Où donc est Ivan? » lui dis-je.— « Ivan est couché. » — « Est-il malade ?» —« Non, il a été battu.» —«Ah bah 1 » — « Oui, hier soir, continua mon ami, je me fais conduire au Grand-Théâtre, et je renvoie Ivan en lui recommandant de venir m’y reprendre à onze heures. — A la sortie, il était près de minuit, je cherche Ivan, je l’appelle, pas d’Ivan, ce que voyant, je prends un isvochik et je rentre chez moi ; aussitôt rentré, je m’in¬ forme de mon Ivan, et il s’en vient courbé en deux et se soutenant à peine, me raconter comme quoi, sans le faire exprès (je soupçonne toutefois ses bonnes intentions), il a accroché le traîneau du général X.... et comme quoi il a été arrêté, conduit à la police et battu; tout en me faisant son récit, il pleurait et gémissait. — Je me laisse appitoyer sur le sort du pauvre diable, et lui donne un rouble ; alors il se redresse et s’écrie en gambadant : « Bah ! à ce prix-là, ils peuvent bien me battre tant qu’ils voudront. » Toutefois aujourd’hui il est rompu. » Voilà ce qui explique ce proverbe populaire russe : « Un homme battu en vaut deux, » et ces paroles de M. de Haxthausen : « Parmi les Russes tout pouvoir se fait respecter par des coups, qui, du reste, n’altèrent en rien l’affection ni l’amitié. Tout le monde donne des coups ; le père bat son fds, le mari sa femme, le seigneur ou son intendant ses paysans, sans qu’il en résulte ni aigreur, ni rancune. Le dos même des Russes est habi¬ tué aux coups, et pourtant le bâton est encore plus sen¬ sible aux nerfs de leur dos qu’à leur âme. » Le moujik est presque toujours bien fait; rien de plus rare en Russie que les hommes estropiés. Bossus, ban- 346 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. cals, borgnes même ne s’y rencontrent guère. La figure du paysan russe, souvent belle, malgré les traits sail¬ lants et le nez écrasé du kalmopk qu’elle a conservés, a toujours du caractère; jamais elle n’est plate et sans ex¬ pression ; la barbe longue, les cheveux également longs, séparés au milieu de la tête, viennent ajouter encore à cette physionomie presque toujours agréable. « L’aspect de Pétersbourg, dit M. de Ségur, frappe l’esprit d’un double étonnement ; il y trouve réunis l’âge de la barbarie et celui de la civilisation, le dixième et le dix-huitième siècle, les mœurs de l’Asie et celles de l’Europe, des Scythes grossiers et des Européens polis, une noblesse brillante, fière, et un peuple plongé dans la servitude. » D’un côté, des modes élégantes, des habits magni¬ fiques, des repas somptueux, des fêtes splendides, des théâtres pareils à ceux qui embellissent et animent les so¬ ciétés choisies de Paris et de Londres; de l’autre, des marchands en costume asiatique, des cochers, des do¬ mestiques, des paysans vêtus de peaux de mouton et portant de longues barbes, des bonnets fourrés, de longs gants de peau sans doigts, et des haches suspendues à une large ceinture de cuir. » Cet habillement et les épaisses bandes de laine qui forment autour de leurs pieds et de leurs jambes une espèce de cothurne grossier, font revivre à vos yeux ces Scythes, ces Daces, ces Roxolans, ces Goths, jadis l’ef¬ froi du monde romain. Toutes ces figures demi-sauvages que l’on voit à Rome sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, semblent renaître et s’animer à vos regards. » On entend encore cette même langue, ces mêmes cris qui tant de fois retentissant dans les échos du mont PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 3Û7 Hémus et dans ceux des Alpes, ont fait souvent reculer les légions des Césars de Rome et de Byzance ; mais en même temps, Iorsqu’en conduisant leurs barques ou leurs voitures, ils frappent les airs de leur chant assez mélodieux, quoique monotone et presque plaintif, on s’aperçoit que ce n’est plus dans le pays des Scythes in¬ dépendants que l’on se promène, mais dans celui des Moscovites, dont une longue servitude d’abord sous les Tartares et ensuite sous les boyards russes, a courbé la tête et abattu la fierté sans cependant détruire leur vi¬ gueur antique et leur bravoure native. » III Costumes : la duschagraika, chaufferette de l’âme; la touloupe; le caftan; les bottes de feutre et les lapki. — Le cocher et son troïka. Le costume du paysan russe est à la fois pittoresque et joli; c’est en été, la chemise ou plutôt la tunique légère, de couleur le plus souvent rouge, boutonnée au cou sur le côté, serrée à la taille et retombant sur le pantalon large et bouffant qui s’arrête au haut de la botte, à moins que le moujik ne porte des lapki, c’est-à- dire des chaussures faites d’écorce d’arbre et nouées au¬ tour de la jambe par des bandelettes de même sorte. En hiver, il met par-dessus le tout, la touloupe de peau de mouton, c’est-à-dire une tunique courte faite de peau, cuir en dehors et fourrure en dedans; comme coiffure quelquefois une calotte de ficelles doublée d’étoupes, ou le bonnet fourré ; plus souvent le petit chapeau évasé à large fond, à forme basse et à bords imperceptibles, orné, pour les plus élégants, comme les cochers, d’une 348 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. plume de paon. Les cochers, qui, je le répète, sont les plus élégants xd’entre les moujiks, portent, hiver comme été, le caftan, c’est-à-dire une longue robe de drap bleu, plissée à la taille de plis innombrables, et serrée par une ceinture de couleur tranchante, presque toujours rouge. Rien, du reste, n’est plus pittoresque que de voir le co¬ cher russe conduire un troïka à toute vitesse; un troïka, c’est-à-dire un traîneau à six places, qui rappelle le char des anciens. Ces trois chevaux attelés de front, avec les ornements argentés de leur attelage et les grelots de leurs colliers, ce cocher drapé dans son long caftan de drap et qui debout, en avant de la voiture, tient les rênes des deux mains et mène à toute bride ; enfin ce troïka élégant et étrange, tout cela forme un ensemble saisissant qui plaît à l’œil. Du reste, il semble que le co¬ cher ait conscience de l’originalité et de la beauté de son attelage, tant il met de fierté dans sa prestance et d’élé¬ gance dans son habileté à guider ses chevaux. Cocher par excellence et sans égal, le paysan russe a une pré¬ dilection toute particulière pour ce métier qu’il exerce avec passion, avec frénésie; dès dix ou douze ans, em¬ ployé dans les écuries du seigneur auquel il appartient, il n’a qu’un souci, qu’un but : devenir cocher, et s’il ne peut l’être chez son maître, il demande la permission de se placer chez un loueur. Avec le temps, s’il a amassé un peu d’argent, il achète un cheval et un droschky, et, dès lors, le monde est à lui, il a son idéal. « Dès lors, dit le baron de Ilaxthausen, il passe sa vie sur le pavé; voiturant tout ceux que le ciel lui envoie, il ne se donne même pas le temps de dîner à son aise et profite d’un intervalle entre deux courses pour donner à son cheval un peu cl’avoine qu’il porte toujours avec lui. PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 349 » Frugal à l’excès, il ne dépense presque rien pour sa nourriture, et ne retourne que vers les quatre à cinq heures du matin à la maison, où lui et son cheval se reposent... — Dans la rue, le passant bien habillé n’a besoin que de se retourner une lois pour voir arriver à toutes brides une demi-douzaine d’entre eux, lui offrant leurs services et l’engageant avec les plus vives instances et les plus charmants sourires à monter dans leurs voitures... La surveillance que la police exerce sur les isvoschicks est très-sévère. Celui qui écrase un passant (ce qui arrive fort rarement et ce que je n’ai jamais vu) est arrêté, et on le fait soldat si l’individu est mort des suites de la blessure; sinon, il reçoit une punition corporelle et son cheval est confisqué au profit du dépôt des pompiers. » Pour ce qui est du costume des femmes, s’il est aussi pittoresque, il n’est pas à beaucoup près aussi pittores¬ quement porté que celui des hommes; il se compose comme coiffure du pavoinik ou du kakoschnik, dont nous avons déjà parlé. « Les femmes mariées, dit Oléa- rius, mettent leurs cheveux dans des bonnets; mais les filles les laissent traîner sur le dos, partagés en tresses et les nouent au bout d’une houppe de soie cramoisie. » Comme vêtement, les femmes n’ont guère d’original que la Duschagraïka, espèce de caraco long, serré et plissé à la taille, bordé d’une ganse d’or ou de fourrures, dont le nom gracieux signifie littéralement : « chaufferette, de l’àme. » — Quelquefois aussi, les femmes portent, comme, les hommes la touloupe de peau de mouton et les bottes de cuir ou de feutre. 20 350 PÉTERSBOUBG ET MOSCOU. IV Chants populaires. — Danse nationale. — Une soirée au camp de Petrofsky. — Les danseurs de régiment. — Les Lochkvs et la Balalaïka. « Le vingt-troisième jour, étant à dîner, nous enten¬ dîmes pour la première fois la musique du pays, compo¬ sée d’un luth et d’un violon, qu’ils accompagnaient de la voix, chantant des airs à l’honneur de leur czar Michel Federovitz, et voyant qu’on les souffrait, se mirent à danser d’une étrange manière. Les hommes et les fem¬ mes dansaient d’une même façon, chacun à part, faisant bien des grimaces et des gesticulations, les mouvements des mains, des épaules et des hanches étant plus violents que ceux des pieds, dont ils ne font que trépigner, ne bougeant presque pas de la même place. » Voilà comme les choses se passaient au commencement du dix-sep¬ tième siècle, au temps où Adam Oléarius, bibliothécaire du duc de Holstein et mathématicien de sa cour, faisait son Voyage très-curieux et très-renommé en Moscovie , Tartarie et Perse. Nous allons voir qu’à peu de diffé¬ rence près c’est encore ainsi que dansent et chantent les Moscovites. C’est au camp de Petrofsky que je vis pour la pre¬ mière fois exécuter la russe, cette danse à la fois si origi¬ nale, si étrange et si entraînante que les danseurs, em¬ portés par une singulière ivresse de mouvement, sem¬ blent avoir tout oublié.... sauf la danse ; je ne sais pas ce que sont les derviches tourneurs, mais j’affirme que les danseurs russes sont bien curieux. Nous avions dîné avec les officiers de tirailleurs de la famille impériale, PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 331 nous avions été servis clans cette admirable vaisselle plate du régiment, dont chaque pièce d’argent ou de vermeil a la forme des vieux vases slavons, des ustensiles des aïeux; on nous avait, à la fin du repas, passé la coupe fraternelle, cette bratina qui renferme quatre ou cinq bouteilles de champagne, et clans laquelle chacun trempe ses lèvres avant de la passer à son voisin; le repas terminé, le colonel voulut nous donner spec¬ tacle complet, ou plutôt nous initier aux habitudes, pour nous si étrangement intéressantes, de la vie russe : il donna l’ordre de faire venir chanteurs et danseurs. Cha¬ que régiment ou même chaque compagnie d’un régi¬ ment, possède ses chanteurs et ses danseurs, qui, placés en tête de la colonne, la précèdent en chantant durant les longues marches à travers les steppes, trompant ainsi la fatigue du chemin. — Bientôt donc nous vîmes appa¬ raître une première compagnie de chanteurs, non plus en uniforme, mais revêtus de la rubaka (chemise) na¬ tionale de couleur, et précédée du capitaine, fier de nous faire les honneurs de sa troupe. — Alors les chants commencèrent. Le zapevala (directeur, espèce de chef d’orchestre), un tambour de basque à la main, dirigeait les chanteurs et soutenait les forte de son tambourin. — Ce fut tout d’abord un chant plaintif, monotone, entonné par un ténor à la voix sur-aiguë et chevrotante, avec refrain repris en choeur; puis ce fut un duo, espèce de causerie rhythmée à deux voix d’hommes, soutenue ou interrompue çà et là par les notes aiguës ou profondes du chœur. — C’est d’ailleurs une scène tout entière, jouée par des acteurs qu’elle intéresse, beau¬ coup plutôt qu’un chant débité avec l’intention préten¬ tieuse et préconçue de charmer les oreilles des auditeurs. 352 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. — C’est, je le répète, une interrogation par la voix, le geste, l’expression de la physionomie, adressée au chœur tout entier par le soliste qui a entonné la chanson : « Qui donc a vu passer sa bien-aimée? — Est-elle morte, l’a-t-elle oublié? etc. » Ou bien c’est un chant plus vigoureux, plus accentué, chant de guerre, de meurtre ou de triomphe, mais ce¬ lui-là beaucoup plus rare; le fond de la musique popu¬ laire, reflet du caractère russe, est surtout mélancolique, rêveur, tendre ou plaintif. « Quand, dit l’auteur des Études sur la Russie, on voit l’habitant du nord de la Russie, si gai, si insouciant, si vif et si léger, on est vraiment frappé du contraste qui existe entre lui et ses chants, cette image expressive de l’état de l’âme! Toutes les chansons populaires sont d’un rhythme monotone, pour la plupart en mineur et finis¬ sant par une note prolongée, décroissante et plaintive. A quoi doit-on attribuer ce singulier désaccord ? Est-ce une plainte contre la rigueur du climat, contre les froi¬ des teintes d’un ciel à peine azuré, ou contre la parci¬ monie de la nature si avare de lumière, de fleurs et de fruits? Où trouver le mot de cette bizarre énigme, si ce . n’est dans l’opposition entre le caractère de l’homme porté à la joie et une nature âpre et sévère? L’attribuer à une autre cause, ou en chercher l’explication ailleurs, serait, je crois, déraisonnable, car, etc... Cet accent ou plutôt cette intonation mélancolique, semble avoir in¬ flué sur le timbre de voix de tout ce peuple ; il est doux et agréable à l’oreille, soit dans les moments de gaieté ou de colère; qu’il chante ou qu’il dispute. Quand le paysan excite ses chevaux, on n’entend jamais les sons durs et gutturaux des peuples d’origine germanique et PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 353 romaine: toujours perce, comme à travers un gosier voilé, l'intonation mélancolique, l’accent plaintif dont j’ai parlé. » Après les chants, ce fut la danse; cette danse à deux si tranquille ou si passionnée, si remuante ou si calme ; ce sont, de la part du cavalier si elle est dansée par un homme et une femme, de la part de l’un d’eux, si ce sont deux hommes qui dansent, des mouvements gra¬ cieux ou étranges, pressés ou lents, des pirouettes ra¬ pides, des contorsions singulières, et de temps à autre des trépignements de pieds accompagnés de cris, le tout soutenu par le tambour de basque et les lochkys, espèce de triangle de bois, dont le sommet est surmonté d’une partie ronde et creuse en forme de cuillère (lochka), d’où le nom de l’instrument, et dont les côtés sont garnis de grelots. Parfois encore, et, le plus souvent, quand ce sont des paysans et non des soldats qui dansent, l’ac¬ compagnement se compose d’une balalaïka, espèce de guitare en bois blanc à trois cordes, d’une fort jolie forme. En résumé, je ne sache guère de spectacle plus curieux que celui des chants et des danses de ce peuple ; parfois on est attendri, comme le chanteur dont la voix tremble ou pleure; parfois on se sent enivré et comme pris de vertige, en voyant le tournoiement frénétique du danseur; parfois encore on se repose doucement à écouter l’un .qui se plaint sans amertume, à voir l’autre qui se com¬ plaît à des mouvements allentis et empreints d’un charme voluptueux. A la fin de chaque morceau, le capi¬ taine de la compagnie qui avait chanté, faisait verser de l’eau-de-vie à ses hommes, et, buvant le premier, il était salué par les hourras de sa troupe. 20. 354 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Quant à nous, nous passâmes là une soirée à la fois originale, charmante, et si pleine d’attraits, que nous oubliions complètement que Moscou était loin et qu’il y avait bal à l’assemblée de la noblesse. Tout entiers livrés aux impressions vives et inattendues que nous avait causées ce spectacle nouveau, nous eûmes grand’peineà quitter le camp, et encore, dans notre étonnement ravi, ne remerciâmes-nous pas comme il l’eut fallu, le colonel Arbousof et le lientenant-colonel Joukof’ (pardon, mes¬ sieurs, si j’écorche vos noms), qui venaient de nous procurer ce plaisir. —Qu’ils veuillent donc bien recevoir ici nos remercîments. V Religion du peuple et des grands. — Respect et culte des images. — Lejeune. — Les Bogs on Bojlie des appartements. — La « Ve- rnm Icon » et sainte Véronique. — Gengis-Khan et la A^ierge im¬ maculée, sa mère. — La pomme de terre du paradis terrestre. Le peuple russe est sinon très-religieux, ce que je ne saurais affirmer, tout au moins très-pratiquant et respec¬ tueux jusqu’à l’observation la plus rigoureuse, des règles établies par l’Église; il est croyant, et plus instruit des choses religieuses que de toutes autres choses. On a pu juger par la discussion théologique entre paysans, que j’ai donnée au chapitre XXV, de l’étonnante logique et du savoir presque profond, que déploient les sectaires ou les orthodoxes, quand ils viennent, au temps de Pâques, sur la place du Kremlin, défendre leur foi ou combattre les doctrines de leurs adversaires. Il se peut qu’un paysan russe ne sache pas lire, mais il saura les prières slavonnes du rite grec, et il n’est pas rare de rencontrer des PÉTERSROURG ET MOSCOU. 355 gens du peuple qui sachent écrire et lire, non pas seule¬ ment le russe, mais encore le slavon, la langue sacrée. Du reste, l’observation rigoureuse de la règle religieuse n’est pas en Russie, seulement le partage du peuple; on jeûne et on pratique tout aussi bien dans les hautes classes de la société. Durant les six semaines du grand carême, nul ne mange de viande, ni même d’œufs; aux jours indiqués par les canons de l’Église, tout le monde fait maigre sans exception. Il est vrai de dire que le maigre des grands seigneurs est un peu du maigre d’évêque : du sterlet, etc , arrosé de champagne; pour le peuple, habitué à ne manger de viande que par excep¬ tion, le maigre, chou ou autres légumes, n’est pas une privation. Peut-être, en Russie, pousse-t-on plus loin encore que dans le midi de l’Italie Je respect de la forme, ou plutôt la confiance dans l’efficacité d’une pratique outrée. Si l’on rencontre à ciiaque coin de rue et même dans l’in¬ térieur de chaque maison (I), habitation de serf ou de sei¬ gneur, bureaux ou administration publique, une image (liojhe), devant laquelle brûle l’huile sainte, on est sûr aussi de trouver devant cette image, en pleine rue, cinq, (1) « Quand on entre dans leurs maisons, hors des villes, on reconnaît la simplicité des vieilles mœurs rustiques : l’agreste bâtiment est composé de troncs d’arbres couchés et croisés les uns sur les autres; une petite lucarne sert de fenêtre; un large poêle remplit la chambre étroite, qui n’a d’autres meubles que des bancs de bois. En évidence, se trouve l’image d’un saint bizarrement et gros¬ sièrement peinte, au milieu d’un large cadre de métal ; c’est à ccltc image qu’avant (le saluer le maître du logis on doit rendre le premier hommage. » (Comte de Ségur, Mémoires, Souvenirs et Anecdotes.) 356 PfiTERSBOURG ET MOSCOU. six, huit individus arrêtés, la tête découverte, se signant et s’inclinant jusqu’à terre à plusieurs reprises. Dans la rue principale de Pétersbourg, la Perspective, de¬ vant la cathédrale de Kasan, il y a toujours nombre de gens arrêtés et se signant; quelquefois même c’est sur le trottoir qui fait face à l’Église, de l’autre côté de la rue, à quatre-vingts mètres du monument sacré, qu’ils accomplissent ce pieux devoir; les cochers eux-mêmes < en conduisant leurs traîneaux, et les personnes qui sont en voiture, ne passent jamais devant l’Église sans se dé¬ couvrir et se signer. A Moscou, et il doit en être ainsi dans tout l’intérieur de l’empire, ce n’est plus seule¬ ment du respect qu’on a pour les images, c’est du fana¬ tisme; elles y sont toujours entourées d’une foule com¬ pacte et éclairées d’un nombre infini de lampes saintes.— Dans les églises on ne peut guère circuler sans courir le risque d’écraser quelque pénitent ou pénitente, non pas seulement agenouillé, mais étendu sur les dalles de tout son long et frappant la terre de son front humilié. Mais, justice à rendre au culte grec, en présence de PÊtre- Suprême et dans ses temples, toute distinction cesse, pas de places réservées dans les églises pour les grands ou les riches, pas de bancs d’apparat, tout le monde est debout et agenouillé sur la pierre, à quelque place que bon lui semble. Maintenant, au fond de ce culte si bien et si révéren¬ cieusement rendu aux images, y a-t-il une religion vraie et raisonnée ? Nous ne le croyons pas ; mais il y a cer¬ tainement la foi naïve et sans calcul des peuples primitifs. Le paysan croit à un Dieu protecteur, à son saint patron, et il l’implore en toutes circonstances, même pour le garantir en cas de vol ou de méfaits, contre les re- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 357 cherches de la police ou la légitime punition du maître. Avant de quitter le terrain de la religion, que nous n’avons fait qu’effleurer, empruntons au baron de Hax- thausen, notre guide, deux ou trois détails assez curieux : « Leur architecture est, dit-il, comme tout ce qui se rapporte au culte grec, soumis à des règles déterminées, dont, anciennement, on ne s’écartait presque jamais... Le vaisseau de l’église est ordinairement carré; au mi¬ lieu, soutenue par des colonnes, se trouve une coupole élevée, représentant à l’intérieur en fresque (sur fond d’or), le Christ bénissant le monde, comme dans les ca¬ thédrales de Novgorod et de Sainte-Sophie, à Kieff. Cette dernière a été probablement bâtie sur le modèle de Sainte-Sophie de Constantinople. Le sanctuaire est distingué de la nef par une séparation assez élevée, avec trois portes conduisant à l’intérieur, et qui se nomme ikonostase. Extérieurement, à côté de la coupole prin¬ cipale se trouvent ordinairement encore deux autres cou¬ poles de moindre grandeur; mais en général elles sont au nombre de quatre, une à chaque coin. Ces nombres ne sont pas arbitraires ; car ils ont une signification symbolique qu’on peut expliquer ainsi : trois coupoles représentent la Trinité; cinq, Jésus et les quatre évan¬ gélistes; et treize, le Christ entouré des douze apôtres. Les cloches sont suspendues dans un clocher adjacent à l’église; là où il n’y en a point, dans un des eampanilles du temple, qui sont, pour lors, construits en forme de tour. La coupole du milieu ouvre toujours sur la nef. » Il dit, autre part, à propos de celle que nous avons appe¬ lée Sainte-Véronique de « verumicon (image vraie) » : Une *emme juive avait essuyé le visage du Christ, et le linge 358 PÉTEKSBOURG ET MOSCOU. ensanglanté avait conservé les traces de ses plaies, d’où le nom de Véronique , qui fut celui d’une religieuse de Milan, du quinzième siècle, et qu’on avait baptisée de ce nom, d’après la légende du Saint-Suaire. » Et enfin, au chapitre si intéressant consacré aux sectes nombreuses de l’Église grecque : « Les starovers consi¬ dèrent la pcmme de terre comme un fruit du diable; ils vont même jusqu’à faire entendre que la pomme avec laquelle Ève tenta le premier homme était une pomme de terre. » Malheureuse Ève ! s’être damnée et nous avoir voués, pour si peu, aux éternelles douleurs de la vie et d’après la viel Et encore : « Les Tartares Nogaï (Tauride) sont mu¬ sulmans... à les entendre, Dschingisckan (Gengis-Kan), est né parmi eux, d’une vierge frappée d’un rayon de soleil et qui n’a jamais connu d’homme. » YI le servage : son origine. — Ukase de Boris Godounof. — Obrok et Corvée. — Paysans de l’État et des apanages. — Le marché aux esclaves et Alexandre 1 er . — Lois d’Yaroslaf. — Le serf se croit propriétaire et n’est que propriété. — Partage des terres. — Le paysan devant la loi.— Serfs millionnaires. — Le service militaire libère du servage. — Contradiction. Arrivons maintenant à la partie principale de cette espèce de monographie rapide consacrée au paysan russe ; voyons quelle est sa condition dans la vie sociale, sa situation vis-à-vis de la loi et de son maître, ses relations avec l’État ou les intendants. Avant d’entrer en matière, disons qu’à l’instant où ces pages arriveront au lecteur, peut-être le servage ne sera-t-il plus en Russie qu’un souvenir et comme le reste d’un s PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 3.19 mauvais rêve, car nous croyons savoir de bonne source que l’administration impériale s’occupe activement de la suppression de l’esclavage; peut-être même en ce mo¬ ment le décret d’affranchissement, longuement élaboré, n’attend-il plus que la promulgation; toutefois, voyons ce qu’est ou ce que fut un serf. Pendant le temps que j’étais, à Pétersbourg, plongé dans l’étude on ne peut plus attachante de cette ques¬ tion du servage, je fus un soir présenté à l’un des hommes les plus éminents de l’empire par ses hautes connaissances et sa longue vie de labeur, tout entière consacrée à la recherche et à la solution des problèmes sociaux. J’étais heureux de connaître un tel homme et d’apprendre de lui le plus de choses possible; peut-être fut-il satisfait de trouver un auditeur bien disposé et qui paraissait le comprendre et se complaire à ses paroles; toujours est-il que nous nous entendîmes au mieux, et qu’il m’ouvrit avec une inépuisable complaisance, dont je ne saurais trop le remercier, les trésors de sa vaste expérience. Il me laissa feuilleter les pages si bien remplies de sa longue carrière, sans jamais se lasser, quoique j’y employasse une impatience et une curiosité de chercheur. Non encore satisfait de çe qu’il m’apprenait à chaque conversation nouvelle, j’entrepris un beau matin de lui écrire pour lui poser ni plus ni moins que les questions qui suivent : Quel était l’état du paysan russe avant l’ukase de Boris Godounof, qui l’attache à la terre ? Quelle est la teneur de cet ukase et quel en fut le motif? Comment s’est établi le servage de fait qui n’existait pas de droit ? 360 PÉ TERSBOURG ET MOSCOU. Quel est l’état actuel du servage : Dans les domaines particuliers; Dans les domaines de l'État ; Dans les apanages de Ja couronne? Qu’est-ce que l’obrok? Qu’est-ce que la corvée ? Qu’était-ce que le marché aux esclaves du Pont Bleu, sous Alexandre I er ? Comment fut-il supprimé ? Il me répondit en une lettre toute charmante, trop charmante, que je ne saurais citer, récusant son au¬ torité, me promettant tout ce qu’il savait, c’est-à-dire « fort peu, » disait-il, et concluant par les quelques lignes que je transcris ici, lignes « rapides échappées à la plume plus qu’à la réflexion, et qu’il ne faut regarder que comme des indicateurs imparfaits, » disait la lettre. — Toutefois les voici : « Avant Boris Godunow (1598-1605), tous les hom¬ mes en Russie étaient libres, mais les terres apparte¬ naient à la couronne, c’est-à-dire au gouvernement des princes, qui régnaient dans les différentes principautés russes. Il n’y avait d’esclaves que : 1° les prisonniers de guerre ou les hommes enlevés dans les pays ennemis ; et 2° les cholopis ou les hommes libres qui se vendaient eux-mêmes, ou qui étaient adjugés, par les tribunaux, aux créanciers (I). (1) Il est on ne peut plus curieux de retrouver ici, et dans les lois que nous citons plus loin, les traces et la reproduction partielle de la loi romaine, qui, elle aussi, adjugeait le débiteur insolva¬ ble comme esclave au créancier. Karamsine dans sou llistoire de Veux;Are de Russie , au chapitre III du second volume, chapitre intitulé : « Droit russe ou lois d’Yaroslaf» (1015-1054), dit oeci : PÉTERSBOURÜ ET MOSCOU. 361 » Mais les laboureurs étaient toujours libres. Dans la Russie centrale les terres labourables appartenaient aux nobles ou à la couronne. Les paysans travaillaient deux ou trois jours par semaine pour le seigneur, ou payaient obrok , c’est-à-dire une redevance en argent, en peaux de bêtes, en grains, etc. —Le 23 avril, jour de la Saint Georges, les paysans avaient le droit de quitter le pays où ils étaient et de chercher asile où ils voulaient. — De là grand désordre! Les terres étaient mal cultivées, les villages mal bâtis, tout était provisoire. Boris Godu- now, un homme supérieur mais usurpateur {sic), pour pkiire à la noblesse publia un ukase (édit), en 1592, et défendit aux paysans de passer d’une terre à une autre terre; ils devaient rester éternellement dans le domaine où cet ukase les trouvait. Mais cette mesure n’était ap- « Il est certain que les plus anciens esclaves dans notre patrie furent les descendants des prisonniers de guerre; mais au onzième siècle, il y avait déjà différentes causes qui faisaient priver un homme de sa liberté. Le législateur dit que ceux dont nous allons parler peuvent seuls devenir esclaves : 3° L'homme acheté par devant témoins; 2° Tout débiteur insolvable; 3° Celui qui épouse une esclave sans aucune condition; 4° Celui qui se mettra volontairement au service d’un autre, sans aucun engagement entre eux ; 5° Enfin, celui qui, moyennant un prix fixé, étant convenu d’être esclave pendant un certain temps, prendra la fuite et ne pourra pas prouver qu’il se rendait chez le prince ou chez les juges, pour demander justice contre son maître. Mais l’état de domesticité ne suffit pas pour constituer l’esclavage. Un servi¬ teur à gages peut toujours quitter son maître en lui restituant l’argent qu’il n’avait pas encore gagné. Le domestique libre vendu frauduleusement comme esclave, devient libre de droit, et celui qui l’aura vendu devra payer douze grivnas au Trésor public. » 21 302 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. pliquée qu’aux grandes terres ; dans les petits biens on tolérait l’émigration. — Pierre le Grand compléta l’as¬ servissement. — Sous les successeurs de Pierre il y eut de graves abus! On vendait des familles entières ou sé¬ parées, ou de jeunes garçons et des filles, comme des bœufs et des brebis. Cela dura jusqu’à l’avénement d’Alexandre I er , qui défendit de vendre les hommes sans la terre. Moi, j’ai vu encore jusqu’en 1806, le trafic des hommes. — Aujourd’hui les paysans sont attachés à la glèbe, on les vend avec la terre à laquelle ils appartien¬ nent, mais on ne peut les vendre comme des animaux. « L’Empereur Alexandre I er donna la liberté indivi¬ duelle aux paysans de Livonie, Esthonie et Courlande. (Ajoutons qu’en Pologne les paysans sont libres.) » La corvée, c’est le devoir des paysans de travailler pour le seigneur trois jours par semaine. » L’obrok, c’est la somme d’argent que le paysan paye à son seigneur pour être affranchi de la corvée, et pouvoir travailler ou être marchand partout où il veut. » Il y a beaucoup d’abus, mais le mal n’est pas légalisé. » Le marché du Pont-Bleu n’a jamais eu une existence légale, toutefois y vendait-on des hommes. — Il fut supprimé par un règlement de police. » Pour compléter cette note succincte, ou plutôt répon ¬ dre succinctement à deux de nos questions restées sans réponse, nous dirons tout de suite quelques mots des paysans de la couronne et des apanages. Ceux-là, que l’on appelle aussi les paysans libres, ne sont pas propriété privée et ne peuvent plus le devenir. Ils n’apparlienncnt à personne, mais ils sont assujettis à payer à la couronne une redevance annuelle de 4 à 12 roubles par tête d’homme; à cerlaines corvées pour PÉTERSBOORG ET MOSCOU. 303 l’entretien des routes et les travaux d’utilité publique; au transport et a la nourriture des soldats, à la charge par l’État de leur tenir compte de leurs déboursés. En échange de ces exigences qui leur sont imposées, ils re¬ çoivent de une à dix déciatines (I) de terrain, selon que le gouvernement qu’ils habitent est plus ou moins fer¬ tile; sur ce sol, dont ils sont maîtres, ils cultivent, ce que et comme bon leur semble; mais ils sont tenus à ne point quitter le sol, sous peine d’être considérés comme déser¬ teurs. — Avec cette organisation , le paysan de la cou¬ ronne pourrait se considérer comme relativement libre et heureux, n’étaient les tchinovniks, dont les exactions viennent le pressurer de toutes façons; n’était encore la crainte des années mauvaises, car pour lui il n’y a pas comme pour les serfs des seigneurs, un maître obligé, non par l’humanité, mais par la loi et l’intérêt, à lui donner de quoi vivre quand la récolte est insuffisante. Les paysans des apanages sont, eux, une propriété privée de la famille impériale et ne diffèrent guère, par leurs droits, des paysans de la couronne. Il résulte de ce que nous venons de dire, que le paysan russe est chose du maître et non homme, qu’il ne se peut vendre qu’avec la terre à laquelle il appartient, mais qu’il se peut vendre, et, à ce propos, le serf fait ici une singulière confusion, ou plutôt il apprécie singulièrement la situation. Il se figure, non pas qu’il appartient à la terre, ce qui est la réalité, mais que la terre lui ap¬ partient, et, qu’en conséquence., il ne saurait la quit¬ ter. S’il vient à passer des mains d’un propriétaire dans celles d’un propriétaire nouveau, il se dit que lui, homme, a été vendu, et que sa terre, à lui , a dû le sui- (1) La (léciatine vaut 1 hectare 484 centiares. 364 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. vre; et il est si bien convaincu, cet être inapte à possé¬ der de par la loi, il est si bien convaincu qu’il est pro¬ priétaire de la terre qui l’a vu naître et le nourrit, qu’une des grandes difficultés de l’affranchissement gît dans cette conviction même. En effet, une fois libre, le paysan ne voudra plus quitter le domaine qu’il habite et cultive, et qu’il considère comme sien; la liberté, pour lui, c'est la possession de son bien, avec suppression d’obrok et de corvée, et sans la surveillance d’un maître et les exigences d’un intendant. Lui faire entendre qu’être libre, c’est avoir le droit de n’obéir plus qu’à sa volonté propre, tout en respectant celle d’autrui, c’est-à-dire en ne touchant à cette terre domaniale qu’autant que le maître y consentira et la lui affermera, c’est là une diffi¬ culté extrême, sinon une impossibilité. Cette croyance du paysan russe est si bien ancrée dans son esprit que, déjà plusieurs seigneurs, autorisés par le décret du 2 avril 1842, ayant voulu, sous les conditions légales, affranchir leurs serfs, se sont vus forcés de reculer devant l’entêtement naïf de ces possesseurs, qui voulaient bien être libres, mais en conservant leurs terres ; et, si ces maîtres ont trouvé des paysans assez intelligents pour comprendre leurs droits et les respecter, ces mêmes paysans ont refusé la liberté : « Qu’en faire, disaient- ils, sans terre pour nous nourrir?» Donc, nous le répétons, le serf est la chose du maître; cependant, ce n’est plus, comme autrefois, une propriété absolue, dont on puissç disposer tout à fait à sa guise, en propriétaire. Quelques lois préservatrices, bien in¬ suffisantes, sont venues essayer de mettre un peu d’hu¬ manité dans ces relations d’homme à homme ; ainsi tout acte illégal commis envers un serf est porté, par le ma- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 365 réchal de la noblesse du gouvernement qu'il habite, à la connaissance du gouverneur, qui fait mettre provisoire¬ ment le coupable en tutelle, en attendant la confirmation du Sénat; et le même coupable peut être déclaré désor¬ mais incapable de posséder des biens auxquels sont attachés des serfs, et obligé de vendre tous les siens. Pour ce qui est de la distribution aux serfs des terres qui doivent les faire vivre, c’est l’affaire du seigneur, qui organise à son gré la mise en exploitation de ses propriétés. Les uns divisent leur domaine en autant de parts qu’il y a de têtes d’hommes dans le village qui en dépend, etse voientforcés, chaque fois que quelquesjeunes gens atteignent leur dix-huitième année, c’est-à-dire l’âge auquel ils deviennent majeurs et producteurs, ils sont forcés, dis-je, de faire une répartition nouvelle. D’au¬ tres, plus prévoyants, laissent en dehors du partage un certain nombre de parts, qu’ils afferment, en attendant la majorité de leurs serfs enfants ou adultes; et les parts réservées jointes à celles que la mort vient, chaque an¬ née, priver de titulaires, suffisent à la bonne distribu¬ tion du travail, sans obliger jamais, à moins d’événe¬ ments extraordinaires, à un nouveau partage. S’il a un bon maître, le serf ne demande pas à changer d’état, tout au contraire, comme va le prouver le trait suivant. Un comte Schouwaloff, un peu embarrassé dans ses affaires et ayant besoin d’argent, résolut de vendre une de ses terres; aussitôt grand émoi parmi les paysans du domaine mis en vente; le comte était bon, équitable, et par là même adoré de ses serfs : aussitôt donc les paysans, menacés de quitter un maître qu’ils connaissaient et aimaient, pour un inconnu, députent vers leur seigneur 3G6 PÉTERSBOURG Et MOSCOU. les plus anciens d'entre eux, pour le supplier de les con¬ server, de ne les point vendre : « Je ne saurais vous garder, leur répondit le comte, je n’ai pas l’habitude d’augmenter la redevance que me payent mes paysans, je ne veux pas entrer dans cette voie, et, d’autre part, je ne suis plus assez riche pour conserver ce domaine. » « Mais, dit le staroste du village, maître, il y a, moyen d’arranger tout cela, nous sommes assez riches pour que vous puissiez nous garder, et nous vous sup¬ plions d’accepter le double de l’obrok que nous avons payé jusqu’ici et de ne pas nous vendre. » « Le mobile qui aiguillonne et vivifie tout, dit M. de Ségur, l’amour-propre, le désir de s’élever et de s’enri¬ chir pour multiplier leurs jouissances, manquant pres¬ que généralement à tous les serfs de ce vaste empire, rien n’est plus uniforme que leur vie, plus simple que leurs mœurs, plus borné que leurs besoins, plus constant que leurs habitudes. Chez eux, le lendemain ressemble à la veille, rien ne varie. Le peuple russe végétant dans l’esclavage, ne connaît pas de bonheur moral; mais il jouit d’une sorte de bonheur matériel, car ces pauvres serfs, certains d’être nourris, logés, chauffés par le pro¬ duit de leur travail ou par leurs seigneurs, et étant à l’abri de tous besoins, n’éprouvent jamais le tourment de la misère ou l’effroi d’y tomber, funeste plaie des peuples policés, mille fois plus heureux cependant parce qu’ils sont libres ! ! ! » Après quoi il faut citer ce proverbe russe si mélanco¬ liquement joli : « L’oiseau est bien dans une cage d’or, mieux sur une branche verte. » Donc, à défaut d’autre bonheur, au moins les serfs 367 PÉTERSI30URG ET MOSCOU. n’ont-ils pas à redouter la faim, leur seigneur devant prendre soin d’eux s’il arrive ou une année de disette, ou quelque accident qui, détruisant les récoltes, les laissent « sans ressources; d’autre part, ce même seigneur peut aussi, s’il a des serfs riches, leur prendre tout, puisqu’ils n’ont pas le droit de rien posséder, à la seule condition de les faire vivre. Mais comment se fait-il qu’il y ait des serfs riches? — C’est que, si parmi les paysans, la plupart cultivent la terre qui les a vus naître, les fait vivre et les verra mourir, d’autres, moyennant une redevance annuelle payée au seigneur, obtiennent de lui la permis¬ sion de quitter la terre domaniale et d’aller dans les villes comme artisans, bateliers, cochers, colporteurs ou marchands. Parmi ces derniers, il en est, et beaucoup, de fort riches; on cite des millionnaires parmi les serfs des princes Galitzin, Woronzoff, Jousoupoff, des comtes Scheremetieff, Voronzof-Dachkof, Ouvaroff, etc. Pour devenir riches, il a fallu non-seulement qu’ils fus¬ sent habiles, ils le sont trop peut-être, mais encore qu’une habitude de tolérance vînt faire taire la loi qui ne permet pas de faire à un serf un crédit déplus de cinq roubles assignation (environ cinq francs). — Voilà donc des millionnaires esclaves; que vont-ils devenir? racheter leur liberté et vivre de la fortune qu’ils ont acquise? non pas. Il est des seigneurs pour lesquels c’est un luxe, une satisfaction que d’avoir des serfs riches; ceux-là ne dépouillent pas leurs esclaves, mais ne les affranchissent pas non plus. Il en est d’autres, qui poussent labonté jus¬ qu’à laisser mourir leur serf en pleine jouissance de ses biens, mais qui, au jour de la mort, s’en viennent re¬ cueillir le fruit du travail de leur machine. Si, par hasard, cette machine humaine laisse en mourant des 308 PÉTERSBOURG ET MOSCOU, héritiers, comme il arriva un jour d’un serf du comte alors ces héritiers réclament, pourvu toutefois que, comme ceux dont nous parlons, ils aient été, dans un jour de bonté , affranchis par le maître ; mais le maître sans se préoccuper outre mesure de cette réclamation, porte tranquillement la chose devant les tribunaux, qui déclarent les ingrats déboutés de tout droit. Et, en effet, que viennent-ils demander? l’héritage de leur père? Mais qu’était-ce que leur père? la propriété du comte***. — Donc la décision ne pouvait que leur être contraire, donc encore cette décision était de toute justice, sinon de toute équité. Ainsi, on le voit, quant aux droits, le serf russe n’en possède d’aucune espèce, à moins qu’on ne veuille compter pour telle la loi, loi possible encore à éluder, qui ne veut pas qu’ils meurent sous les coups, ni dans les trois jours qui suivent la punition corporelle reçue 1 Maintenant, est-il pour le paysan un moyen d’échap¬ per au servage? Oui, le service militaire lui donne la li¬ berté personnelle, mais non pas encore sans difficultés ni entraves, et, contradiction étrange, l’esclave étranger, nègre ou turc, qui touche le sol de l’empire russe, de¬ vient libre ! XXXVI De Pétersbourg à Varsovie: 1078 verstes. —La malle-poste russe. — Les stations de poste. — La Dwina, le Niémen, la Vistule traversés sur la glace. — La Pologne. Varsovie, 1-13 mars 1837- Ma chère Emilie, La question était celle-ci : Traverserons-nous ou ne traverserons-nous pas la Vistule ce soir? Après six jours et six nuits passés dans la diligence, coucherons-nous dans un lit, ou faudra-t-il nous résoudre à passer notre septième nuit dans quelque horrible maison de Juif du faubourg de Praga, en proie à des nuées d’insectes que le latin eût nommés et que je ne nommerai pas. — Et cette question, nous nous l’adressions à nous-mêmes et l’adressions à notre conducteur, à vingt verstes de Var¬ sovie, à la dernière station de poste, quand l’arrivée à la même station du prince Gortschakof, gouverneur de la Pologne, se rendant à Pétersbourg, vint nous donner quelque espoir. Puisque le prince avait traversé le fleuve, nous pouvions, nous, le traverser à notre tour. Mais je m’aperçois que je ne suis pas clair; voici donc d’où nous venait ce doute cruel. La Vistule, durant tout 21 . 370 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. l'hiver, se traverse à pied sec sur la glace, et Ton n’y ré¬ tablit le pont de bateaux qu’après la débâcle; or, la tem¬ pérature douce de février avait amené un dégel complet à Varsovie comme à Pétersbourg, et ébranlé quelque peu la solidité des glaces de la Vistule. Déjà ce n’était plus qu’avec des précautions que les lourdes voitures passaient le fleuve, quand, en présence d’une débâcle imminente et pour que les communications ne soient pas trop longtemps interrompues, on coupa la glace du fleuve sur une longueur de cent mètres et sur toute la largeur du cours. On pratiqua ainsi entre les glaces d’amont et d’aval un libre passage pour les barques ; mais le danger de la rupture existant toujours, le soir venu, défense expresse de laisser traverser qui que ce soit, pour quoi que ce soit; il nous fallait donc arriver avant le coucher du soleil, mais hélas !. Il était nuit close quand nous arrivâmes à Praga, de l’autre côté de la Vistule, et force nous fut de nous in¬ staller pour la nuit dans un bouge, où l’on ne put même pas nous donner de chambre, et de prendre pour salon (nous avions des dames), salle à manger et chambres à coucher, la salle unique d’un cabaret. Une fois le thé pris, nous installâmes les dames sur des canapés, qui n’avaient de ce meuble que le nom, et nous nous éten¬ dîmes dans nos pelisses sur des coussins jetés à terre. Le jour venu, il fallut s’occuper de la grande opération de la traversée en barque avec nos bagages, et, vu le peu de sympathie que se sentaient les dames qui nous accom¬ pagnaient pour cette promenade en bateau, ce ne fut pas une mince affaire; d’autant, encore, que le vent du nord faisait rage, nous gelait les mains et soulevait les flots en houle, de manière à nous ballotter quelque peu. Pour moi, PÉTERSBOURG Eï MOSCOU. 371 j’étais enchanté, nous touchions au port; nous étions dans la capitale de la Pologne, et c’en était fini de la di¬ ligence où nous venions de passer de si longues heures. Et quelles heures! Partis de Pétersbourg le vendredi (un vendredi), 22 février—6 mars, à sept heures et demie du soir, nous n’étions pas à une verste de la poste que notre voiture cassait sur le pont de la Sennaia, et qu’il fallait, deux heures durant, attendre une autre voiture, dans ces salons de la poste, vides maintenant et où tout à l’heure se pressaient nos amis venus pour nous em¬ brasser et nous serrer une dernière fois la main. Là, étendu sur un divan et une cigarette à la main, oubliant mes compagnes et mes compagnons de voyage, je leur en demande pardon, je me pris à rêver, à songer à ceux que je quittais, que peut-être je ne reverrai plus, à tous ces bons instants passés à Pétersbourg, près de bons amis.et qui déjà n’étaient plus que des souvenirs ; à ces soirées de causerie intime, longues et toujours trop courtes, dont il vous souvient, amis, n’est-ce pas? à ces huit mois qui venaient de passer dans ma vie comme un songe, avec quelques éclairs de bonheur entrevus ou peut-être rêvés. Je me disais que nous étions fous, nous, qui non contents d’une place à peu près bonne au foyer, allions chercher au loin des regrets; je pensais à ce qu’il y a de cruel à voyager; à cet état de nomade, qui fait que le cœur doit saigner toujours ou se bronzer. Oui, on arrive dans un pays inconnu, dont l’aspect vous plaît et vous attache, là on fait des connaissances, bientôt même des amis, auxquels on se lie par sympa¬ thie de caractère ou communion d’idées ; puis quand ces relations ébauchées commencent à devenir plus in¬ times et par cela même plus agréables, sonne l’heure du 372 PÉTERSBOUKG ET MOSCOU. départ. Alors il faut tout rompre, et Ton a trouvé, quoi? un regret de plus, et, comme s’il n’y en avait pas assez dans la vie, une occasion de plus de verser quelques larmes douloureuses. — Voyagez donc, après cela, quit¬ tez les vôtres, ceux-là qui vous aiment; votre chez vous, auquel vous êtes fait et qui est fait à vous; vos habitudes, pour aller chercher des ennuis en route, des contrariétés à chaque pas, la triste et morne vie des hôtels et des restaurants, et, par-dessus tout cela, des regrets.—Mais voilà vraiment, je crois, que je médis des voyages, moi, comme si je n’avais pas encore à aller en Syrie, en Égypte, en Grèce, et comme si je n’avais pas l’envie de retourner en Russie; laissons donc cela, et revenons à nos longues étapes à travers les steppes russes et les campa¬ gnes polonaises. Les malles-postes russes sont générale¬ ment d’assez bonnes voitures, et on les trouverait douces s’il l’on n’y restait pas si longtemps. Elles sont divisées en trois compartiments; en avant, un coupé ouvert, et der¬ rière, deux compartiments de deux places chacun ; d’où il résulte qu’on n’a pas de vis-à-vis, et qu’on se peut étendre ou à peu près. La nuit, une chandelle éclaire votre sommeil; il faut d’ailleurs que ces voitures soient larges et bien aménagées, sans quoi où mettrait-on ses fourrures, pelisses, paletots, hottes, et ses provisions ? Car, quand on se met en route, il faut nécessairement enr porter ses vivres, sous peine d’être obligé de se contenter du thé des stations de poste, la seule chose qu’on y ren¬ contre pour la plupart du temps; aussi avions-nous notre cargaison,et quelle cargaison ! Vernet, mon compagnon de route, est un sybarite ! Donc nous avions du gigot et du baba, de la brioche et des saucisses, et de l’eau-de-vic et du bordeaux, le tout pour quatre personnes et six jours. 373 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. Dès notre premier repas, un jeune officier russe, fort charmant et obligeant, qui mangeait solitairement son jambon et buvait son thé, parut prêter quelque at¬ tention à notre succulent festin, et le soir, nous voyant réduits au thé de la station (on ne s’avise jamais de tout), nous avions oublié du thé, il vint le plus gra¬ cieusement du monde nous offrir de partager le sien. Comme tout Russe qui voyage, il avait avec lui, dans la voiture, une caisse à thé ‘portative , c’est-à-dire une petite malle peinte à fleurs, et renfermant une boîte à thé, un sucrier, un verre et une soucoupe. Nous ac¬ ceptâmes avec reconnaissance, et dès lors s’établit entre nous un échange de bons procédés, thé et cigarettes de sa part, et de la nôtre la partie solide de l’alimen¬ tation. Mais ici, ma cousine, permets à ma paresse (je suis brisé de corps et de cervelle) de te transcrire tout sim¬ plement, en les abrégeant, les notes de mon carnet de voyage. . 22 février-6 mars, vendredi 7 h. J- du soir. — Départ de Pétersbourg. La voiture casse sur le pont de la Sennaia. 9 h. £, départ vrai;—3 h. du matin Gatchina; —thé; première nuit bonne, bonne route, voiture douce. 23-7, neige, 0°. 24 8, dimanche, Pskow , deux cent soixante-trois vers- tes de Pétersbourg. La route devient moins bonne. En passant dans un village, nous apercevons, ce qui ne laisse pas que de nous étonner, une enseigne en français ainsi conçue : « Ici on loge à pied ou à cheval. »— N’est- ce pas là le dernier vestige de quelqu’un des nôtres qui, 374 PfiTERSBOURG ET MOSCOU, resté en Rassie après 1812, y aura établi un petit com¬ merce laissé aux siens après lui? 25- 9, 12 h. Dinaborg ; nous voici dans une ville, dans un hôtel 1 Hôtel de Londres , hôtel de bois, il est vrai, où nous pouvons faire quelques nouvelles provi¬ sions. Traversée delà Dwina sur la glace, mais à pied; la diligence passe un peu plus loin, attendu que la glace n’est plus très-sûre ; on pratique un canal pour que ce soir ou demain matin le grand-duc Michel puisse tra¬ verser en bateau. — Les Juifs polonais commencent à apparaître. 26- 10, arrêt de deux heures à Velikomir. Pour¬ quoi ? Traversée en bac d’une rivière, la Villa, Le pays, plat jusqu’ici, commence à se mouvementer de plis pittoresques ; à s’accidenter de forêts ou de bois d’arbres verts. 2 heures, Coxmo; arrêt de 4 heures. Pourquoi? A 6 heures, nous traversons le Niémen à pied et sur la glace, puis nous sommes obligés d’attendre la diligence une heure encore dans un cabaret de l’autre rive. — La tem¬ pérature baisse; la nuit, — 4°; les carreaux de la dili¬ gence sont gelés ; heureusement, il n’en est pas de même de nos provisions, pour lesquelles nous avons éprouvé les craintes les plus sérieuses. 27- 11, 9 h. i, Souvalki. — 4 h., Raigrott. 28- 12, 8 h., Ostrolenko ; les Juifs nous apportent de l’ambre de mine, bracelets, étuis, flacons, etc. -1 h. Poultovsky ; on nous sert du Borche 1 soupe polonaise à la betterave. — Il semble que nous dérangions les hôteliers, qui ne nous servent qu’en rechignant. — Nous demandons des verres et de l’eau, et on nous ap- PÉTERSBOURG ET MOSCOU. 375 porte des verres pleins d’eau ; nous les renvoyons, on nous apporte une carafe d’eau, mais sans verres; enfin, troisième voyage, nous avons des verres, mais parce que nous allons les chercher nous-mêmes. S h. i, arrivée au faubourg de Praga; — par défense de police on ne traverse pas la Vistule de nuit; hélas! hélas 1 Pas de chambres dans le cabaret où nous sommes arrêtés; je cours le faubourg avec l’officier; nous trou¬ vons bien des chambres, ou plutôt une chambre, mais sans apparence de meubles! Nous nous résignons à passer la nuit en commun, les dames sur des semblants de canapé, et nous à terre, ce qui ne nous empêche pas de dormir. 1-13 mars, vendredi, 7 heures, traversée de la Vistule en grande barque, dans un chenal coupé au milieu des glaces. 8 h. J, Varsovie. Enfin! — Arrivée à l’hôtel de l’Eu¬ rope (ancien hôtel Gerlach), le plus beau, le plus confor¬ table, mais le plus cher de tous les hôtels européens; ma chambre, chambre sans cabinet de toilette, ni acces¬ soires d’aucune sorte, m’y coûte deux roubles (huit francs) par jour. — Il neige. — Enfin, je vais dormir dans un lit, après mille soixante-dix-huit verstes (Il K) kilomètres environ) parcourues sans repos. Et sur ce, à bientôt, à Paris. XXXVII Varsovie : les Polonaises. — Le grand théâtre. — La Esméralda et M lle Karolina Strauss. — Excursion dans une famille du corps de hallet. — Les tourbillons de Descartes et la grande Catherine. Mon ami, Ah! les Polonaises, les Polonaises! il n’y a peut-être plus de Polonais, mais, à coup sûr, il y a encore des Po¬ lonaises, et de jolies et de gracieuses, avec quelque chose d’élégant dans la tournure, une certaine désinvolture de Parisienne. Enfin, voici donc, non plus des monceaux de fourrures à ne savoir pas s’il y a dessous forme hu¬ maine, mais de vraies femmes, qui, on le sent à les voir, ont, tout comme les Françaises de Paris, l’instinct natif de la coquetterie intelligente. Elles sont alertes et s’en vont prestement, le pied cambré, le nez au vent et l’œil cu¬ rieux. Tiens, vois un peu celle-ci, cette blonde aux grands yeux bleus et au sourire fin; elle va traverser la rue des Sénateurs; mais il fait bien sale; aussi, comme elle retrousse avec art sa robe et ses jupons sans crino¬ line! Ne dirait-on pas quelque habitante de la Chaussée- d’Antin entreprenant la traversée du mac-adam ? — Var¬ sovie par un dimanche de soleil, ce n’est plus Varsovie PÉÏERSBOÜRG ET MOSCOU. 377 par un samedi de neige ; quelle différence ! Hier la place de Saxe me paraissait avoir été empruntée aux tristesses de Versailles ou aux solitudes de Nancy; aujourd’hui la rue qu’on appelle le Nouveau-Monde et la Miédowa (rue du Miel) me semblent presque faire suite d’un peu loin, il est vrai, à la rue Saint-Féréol de Marseille, ou à la me des Fossés-de-F Intendance de Bordeaux. — Et pourtant, je regrette Pétersbourg, ses habitants, et quoi que j’en dise, ses habitantes. Il y avait ce soir ballet au grand théâtre, et comme le corps de ballet de Varsovie jouit, en Russie et en Polo¬ gne d'une haute réputation de grâce, de charme et de beauté, j’ai voulu juger par moi-même, et, ma foi... mais à tout à l’heure mon avis. — On dansait Esméralda , le ballet de Perrot, musique de Pugni, et M lle Carolina Strauss, la Esméralda, varsovienne, est une toute gra¬ cieuse personne, qui danse avec un charme et une légèreté qui me font comprendre l’enthousiasme que soulève non-seulement son apparition à la scène, mais même son nom prononcé à la ville. Si je ne suis pas tout à fait de l’avis des habitants de Varsovie et particulièrement des jeunes officiers russes qui y tiennent garnison, je dois dire toutefois que M‘t e Strauss a un vrai talent, et mieux que cela, un charme pudique, pro¬ pre à séduire, même, surtout peut-être, le public parisien, qui a pourtant bien et bien vu danser. — Mais, tandis que Esméralda voltigeait, en scène, de son amoureux Quasimodo à son bien-aimé Claude Frollo, moi, qui n’ai pas plus que de raison la passion du ballet, je réfléchissais, et tout en songeant et examinant, de ci, de là, un minois aimable ou une épaulette de général, j’en vins à conclure que j’étais à Varsovie, non pas seulement comme tout ie 378 PÉTERSBOUKG ET MOiCOU. monde pourvoir le spectacle de la scène, mais encore , puisque j'en voulais parler, pour en voir aussi la cou¬ lisse. Ceci bien arrêté, je m’adressai à un jeune officier russe, mon compagnon déroute depuis Pétersbourg, et qui, ayant habité Varsovie, en connaissait tous les détours, pour lui communiquer mes désirs d’étude. Je tombais bien; mon officier, malgré une absence assez longue, avait conservé dans la capitale delà Pologne des relations de toute nature, et, chose excellente pour un homme qui comme moi voulait s’instruire, beaucoup de relations dans le corps de ballet et dans la troupe du vaudeville. Donc, le spectacle terminé, mon cosaque (le jeune officier dont je parle avait servi aux cosaques de la mer Noire) se mit à ma disposition pour explorer Varsovie, ou plutôt son théâtre, au point de vue moral, et nous voilà partis de compagnie à la recherche d’une étude de mœurs. Nous arrivons bientôt, l’un présentant l’autre, en pleine famille de ballet; peut-être, rigoureusement, était-il un peu tard pour faire une présentation dans le monde ; mais, bah l mon guide ne doutait de rien, pour¬ quoi aurais-je douté, moi? Donc nous arrivons en plein souper de famille, chez un certain ***, dont les trois fdles et la nièce appartiennent au théâtre, deux en qualité de danseuses, l’une en qualité de soubrette de comédie; la quatrième, qui n’était pas la moins jolie, modeste figu¬ rante d’opéra, aspirait aux grandes destinées de prima donna assoluta. — Aussitôt installés, reconnaissance faite, et notre officier fêté comme un vieil ami qu’on re¬ voit avec plaisir, on se met à parler, non pas russe, peut- être, au moins, en aurais-je saisi une syllabe par phrase, mais polonais, et moi de trouver qu’à ce compte je pourrais n’avancer guère dans mes études ; aussi m’adressant au PÊTERSfiOrilG LT MOSCOU. ;S7'J cosaque, je lui exprimai mes regrets et ma désolation, ce à quoi il me répondit en italien. (Nous avions pour nous entendre adopté cette langue, attendu que si je ne parlais qu’un russe fort circonscrit et fort peu courant, lui-même ne s’exprimait en français qu’avec une difficulté assez grande.) « En Pologne, me dit-il donc avec un sourire conso¬ lateur, il faut parler polonais. » Mais, bah ! il comptait sans les mille ressources que peut tirer de son esprit un Parisien voué au silence; plutôt que de ne rien dire, j’aurais, je crois, parlé polonais ; aussi bientôt et par l’in¬ termédiaire de mon ami (il devenait mon drogman sans le vouloir), avais-je entamé une conversation semée de quelques obstacles, mais assez suivie cependant, avec la comédienne, dont lesgrandsyeux intelligentsetbleusme semblaient comprendre et parler admirablement toutes les langues. — Le souper fini, mon cosaque, homme d’initiative et de bonnes idées, proposa une promenade à travers Varsovie, au clair d’une lune un peu pâle, mais dont la mélancolie ne donnait que plus de charme à cette ville autrefois si gaie.—Nous partîmes, et à peine avions- nous le pied dehors et arrivions-nous sur la rampe qui de la place descend à la Vislule, que la comédienne, à la¬ quelle je donnais le bras, s’écria: « Dieu! que c’est joli! — Hein? fis-je, surpris et enchanté, vous parlez français?—Certes. —Oh! alors, vite rattrapons le temps perdu. Et je me mis à l’interroger à outrance; je pus ainsi apprendre nombre d’excellentes choses ; pren¬ dre nombre d'excellents renseignements sur ceci, cela, et les Varsoviennes; renseignements qu’il serait un peu long de te donner ici, et qui, d’ailleurs, n’auraient pas pour toi, je le crains, tout l’intérêt qu’ils eurent pour moi, 380 PÉTERSBOURG ET MOSCOU. mais que cependant je te transmettrai plus tard, à Paris, au coin du feu. Je te dirai seulement, pour te prouver la solidité de mes observations, que j’ai trouvé exagérées, mais, là, très-exagérées, ces paroles de la grande Cathe¬ rine: « Les tourbillons de Descartes n’existèrent jamais qu’en Pologne. Là, chaque tête est un tourbillon qui tourne sans cesse sur lui-même. Le hasard seul l’arrête, et jamais la raison ou le jugement. » A toi. FIN. TABLE DES MATIÈRES Pages Préface . 1 I. — De Stettin à Pétersbourg par l'Aigle de Prusse. — Péters- bourg. — Fête des Lanternes. — Fête du 15 août. — Te Deum à l’église catholique. 1 II. — Transport des Régaux de Pétersbourg à Moscou. ... 6 III. —MOSCOU et la Moskowa.—Le Grand-Théâtre, le plus grand et le plus beau qui soit en Europe. — M. Cavos. — Arrivée de l’empereur à Petrovsky. 9 IV. — Entrée solennelle de l’empereur Alexandre II à Moscou. 14 V. — Revue de quatre-vingt mille hommes à Petrovsky. — Le March-march. — La chapelle du prince Georges Galitzin. — Incroyables résultats obtenus. — Un Anglais satisfait. — Plat d’or orné de brillants du gouvernement de Pultava. ... 22 VI. — Proclamation du tsar. — Distribution au peuple de pro¬ clamations en langue slavonne. — Cérémonie intérieure et extérieure du couronnement. . .29 ♦ VIL — Le KREMLIN et le tsar Kolokol.42 382 TABLE. VIII. — Le théâtre à Moscou : Minin et M. Duzi. — Théâtre-Ita¬ lien : madame Bozio, Lablache, madame Cerrito. — Théâtre- Français : débuts de madame Madeleine Brohan. — Madame Yolnys. — Leménil. — Madame Roger-Solié. — Têtard. . . IX. — Fêle populaire à Petrovsky par la pluie battante. — Festin homérique : cent bœufs, quatre mille moutons, cent mille tartes à la crème, fontaines donnant du vin et de l’eau-de-vie. — Un Diogène moscovite. — Le ballet de la Fille de Marbre. * — Accident arrivé à madame Cerrito. — Un Proverbe repré¬ senté chez S. A. I. la grande-duchesse Hélène: Qui perd gagne , etM. le comte Joachim Murat.. . < . X. — Bal offert par l’ambassadeur de France à l’empereur. — La galerie de campagne de M. de Morny. — Concert donné par M. Auguste Durand, organiste de Sainte-Geneviève, dans les salons de l’ambassade de France. XI. — Moscou. — La vieille ville : ses bazars, le Gostinoï Dvor. la porte des Bottes. — Étymologie du verbe schoukiner ; le marché aux P..x. — Le Troitskoi Traklir et ses cent quinze garçons. — Pudeur de cet établissement. — Un menu russe de haut goût. — Le stchi national. — Abattis de barbes au Théâtre-Italien. — Les clubs à Moscou. . .". XII. — Retour à Pétersbourg. — Entrée de l’empereur. — Déjà la neige. — Les maisons russes. — Le Dvornik. — Le pigeon, oiseau sacré. — Isvochiks et Drochkys.— Le fond de la langue tusse. — Axiome. XIII. — MÉMOIRES DU COMTE ROSTOPCIIINE, écrits par lui-même. XIV. — Un aïeul du Médecin malgré lui . XV. — Un dégel partiel. — Le Mari à la Campagne. — La Néva au pont de Troitzky. —*Les Champenois de la Russie : * Histoire d’un Dindon, d’un Anglais et d'un Pet t-Russicn. — Deux Enseignes en langue française. TABLE. 383 Pages XVI. — Le Théâtre-Français en Russie : les bénéfices. — La semaine folle. — Le général et ses aides de camp. — Madame Brohan aborde le drame : Un duel sous Richelieu. ~ Rentrée de M. Berlon au théâtre Michel. — La pension et les voitures du théâtre. — Le Théâtre-Allemand.108 XVII. — Le froid. — 20 degrés au-dessous de zéro et du soleil. — La Néva plantée et éclairée au gaz. — Mouvement silen¬ cieux sur la Perspective. — M. de C... : congestion cérébrale causée par le froid, asphyxie causée par la chaleur. — Précau¬ tions à prendre : pelisse, bottes et bonnet fourrés.114 XVIII. — DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE. — Aperçu géné¬ ral. — Notice sur la hiérarchie des établissements d’instruction publique.—Plans d’études.— Journaux et publications pério¬ diques DANS TOUT L’EMPIRE .121 XIX. — Le théâtre Alexandra. — Une comédie russe : le Pro¬ mis de la ligne des Couteaux. —■ Rentrée de M. Bourdine. — MM. Martinof et Samoïlof.145 XX. — Vers à Molière. ..153 XXf. — Le chasse-neige. — Une soirée chez madame Cerrito. — Le marché de la Sennaia; son aspect et ses bêtes gelées. — Noël. —Les arbres de Noël en Russie. — Fermeture intelligente des magasins le dimanche.157 XXII. — Le 6 janvier : bénédiction de la Néva. — Immersion des enfants dans l’eau glacée du fleuve.164 XXIII. — Un mariage grec : cérémonies liturgiques au dix-neu¬ vième siècle; cérémonies de toute nature au dix-septième.— Récit d’un chroniqueur. — Une demande en mariage en 1549. — Le baron de Ilerbestein et ses Commentari délia Moscovia. 167 XXIV. — La langue et l’alphabet russes. — Le Taïlien de Diderot. — De quelques usages à emprunter à la Russie.179 3S/j TABLE. Pages XXV. — Discussions religieuses populaires au Kremlin. — Le livre de M. Haxthausen. — Les sectes religieuses en Russie. . 184 XXVI. — LES MONUMENTS DE SAINT-PÉTERSBOURG. - Pose de la première pierre du monument élevé à la mémoire de l’empereur Nicolas. — La colonne Alexandrine. — L'église de Saint-Isaac. — M. de Monferrand. — Statue équestre de Pierre le Grand. — Falconet et mademoiselle Collot.193 XXVII. — La douîlne et la police. — Anecdotes et vérités y rela¬ tives. — Histoire d’une nourrice. —Le Boutochnik et son quar¬ tier. — Organisation. — La police à Moscou.204 XXVIII. — Température moyenne et température journa¬ lière. — 35 degrés de froid et 32 degrés dechaud à Pétersbourg. — Monnaies, poids et mesures russes.215 XXIX. — Quelques mots d’un ignorant sur la littérature russe : Lomonosoff. — Derjavine et l’Ode à Dieu. — Krilof et scs fa¬ bles. — Karamsin l’historien. — Pouchkine. — Gogol. — Bul- garin, ses 120 volumes et l'Abeille du Nord. — Grelch. — Le comte Sollohoub. — M. Tourghenef et Batiouchkof. . . . 220 XXX. — LE PALAIS DE L’IIERMITAGE et ses collections. . 239 I. Son Histoire. II. Sculpture antique. — Sculpture moderne. — Sculpture Russe. — Gravures et dessins. — Antiquités de Kerstch et du Bosphore Cimmérien. — Antiquités Tchoudes et Finnoises. III. Galeries d^; peinture : Les Italiens. — Flamands et Hollandais. — Les Français. — Les Espagnols. — Les Alle¬ mands. —Les Anglais. — École Russe. — Les Salles de copie. — Galerie des Loges de Raphaël. Les Médailles. — Pierres gravées. IV. Galerie des Romanoff. — Le Théâtre. V. La Bibliothèque. XXXI. — Encore la galerie de l’IIermilage. — Collection litho¬ graphique de M. P. Petit. — M. Robillard et ses pastels. . . 312 TABLE. 385 Page XXXII. — Un reflet de la France galante : Divertissement cham¬ pêtre d’nn grand seigneur. — L'Hommage sincère et le grand écuyer Léon Narishkin.315 XXXIII. — Les affiches. — Les Afficheurs et leur compliment de bonne année, en vers et en trois langues!.327 XXXIV. — De l’Administration civile en Russie : le Tchinn et les Tchinovniks .—Formulaire de se: vie ed’un Employé du Tchi nn. — Toujours l’uniforme. — Commerce et commerçants : les Guildes .329 XXXV. — LE MOUJICK ou PAYSAN.34 I. Préambule. II. Caractère du paysan russe, bon et doux. — Ses aptitudes. — Son intelligence. — Sa figure. — Son aspect. III. Costumes: la Duschagraïka, chaufferette de l’âme; la Touloupe; le Caftan ; les bottes de feutre et les Lapki. —Le co¬ cher et son troïka. IV. Chants populaires. — Danse nationale. — Une soirée au camp do Pétrofsky. — Les danseurs de régiment. — Les Lochkys et la Balalaïka. V. Religion du peuple et des grands. — Respect et culte des images. — Le jeûne. — Les Bogs ou Bojhe des appartements. — La Verum Icon et sainte Véronique. — Gengis-Khan et la Vierge immaculée, sa mère. — La pomme de terre du paradis terrestre. VI. Le servage : son origine. — Ukase de Boris Godounof. Obrock et Corvée. — Paysans de l’État et des apanages. — Le marché aux esclaves et Alexandre I er . — Lois d’Yaroslav. — Le serf se croit propriétaire et n’est que propriété. — Partage des terres. — Le paysan devant la loi. — Serfs millionnaires. — Le service militaire libère du servage. — Contradiction. 22 38G TABLE. Pages XXXVI. — De Pélersbourg à Varsovie : 1078 verstes. — La malle poste russe. —Les stations de poste. —La Dwina, le Niémen, la Vistule traversés sur la glace. —La Pologne.368 XXXVII. — Varsovie : Les Polonaises. — Le Grand Théâtre. — La Esméralda et M He Karolina Strauss. — Excursion dans une famille du corps de Ballet. — Les tourbillons de Descaries et la grande Catherine. 370 Paris. — Typ. Morris et Cornp., rue Atnelot, 04. ^ ^ * P y -u > o °T° ♦. ^ cr t * * 1 * * v , t * - - o * < V > x*‘ ^ "** «V T ’ •«. T V ^ » ?. VL** c W' ;^3^: W v t * $è v\ v ^ v v^ v ; ^ ^ -NÆIgàr * A T o v ^ '«.a A <, "’^fvT* «g* '2 '- mi k * 1 1 * * *^0 ^ jA* o ° ** ® *t *<£ qv # w t » ^ ’^q | | V *& « $9 T \<3zmp' «5 T * ’ »* (A <#* + ,♦ <3.^ Q-. * 4, * •** A 0 V " T <%. Ar A*®- *> V *iVL'* c Tx xp ► . (s. ^ - * _ .J\, />, » «* *P <* V ATT* g v o - T f.° sLsrt*?* °b ° 0 ^ V A * * vA • • AT. « % * a ^ ... • ~r C v 'xiflTZiù ~° A "V. 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