aassTS3 r7 15£, I DZIADY ^ix Mit ir^iS? 0iuU. ?-M^e c/e A. ri]V/\P.D , ^/ifa/ ^^)i'^a/?e, L^ F3T3 DBS l^OîlTS, ^rti 0 j'ai passé par toutes les épreuves dans la vie! Quand tu regardais, je devais , comme un criminel , détourner les yeux; j'entendais ta voix, je l'entendais chaque jour, et je devais chaque jour rester muet comme la planche du cercueil ! 27 CHOEUR. Quel mystère! il ne répond rien. LE GUSLARZ. Si tu dédaignes la messe et les gâteaux, va, que Dieu te conduise,... et si tu ne m' écoutes pas, etc. Le fantôme demeure. CHOEUR. Et si tu ne Técoutés pas, etc. LE GUSLARZ. Grand Dieu! quel monstre!... il ne bouge ni ne parle. CHOEUR. Il ne bouge ni ne parle. LE GUSLARZ. Esprit maudit ou bienheureux!... fuis les cérémonies saintes.... voici que le plancher s'entr'ouvre ; allons , sauve - toi , ou je te maudirai au nom de Dieu. Va-t-en loin d'ici. 28 dans les forêts, au fond des rivières, disparais, éclipse-toi pour toujours ! Le spectre demeure. Grand Dieu! quel monstre ! Il se tait et ne disparaît pas ! CHOEUR. Il se tait et ne disparaît pas. LE GUSLARZ. En vain je prie, en vain je gronde; il ne craint pas les malédictions... Donnez-moi l'as- persoir L'aspersoir est sans puissance l'horrible fantôme se tient là toujours , muet , sourd, immobile, comme une pierre au milieu d'un cimetière. CHOEUR. L'horrible fantôme se tient là, etc. LE GUSLARZ. Quel prodige!... Bergère, connais-tu ce fan- tôme ? ce doit être un mystère affreux. De qui portes-tu le deuil ? ton mari et tes parens se portent bien. Quoi! tu ne dis pas une parole? 29 regarde, réponds au moins. Es-tu morte, mon enfant? Pourquoi souris-tu? pourquoi? que vois-tu en lui d'égayant? CHOEUR. Pourquoi souris-tu ? pourquoi ? LE GUSLARZ. Donne-moi l'étole ; donne-moi le cierge ; je l'allumerai, je le bénirai encore... C'est en vain... il ne s'éclipse pas, l'esprit maudit... Prenez la bergère sous le bras... conduisez-la hors de la chapelle.... Pourquoi tournes-tu la tête? pourquoi? en lui que vois-tu d'enchan- teur ? CHOEUR. Pourquoi tournes-tu la tête? etc. LE GUSLARZ. Grand Dieu! le spectre remue les pieds; partout où nous conduisons la bergère, il s'at- tache aux pas de la bergère ; qu'adviendra-t-il ? qu'adviendra-t-il ? Q CHOEUR. Partout où nous conduisons la bergère, il s'attache aux pas de la bergère, qu'adviendra- t-il? qu'adviendra-t-il? <è £iot$ième Pavtic. DZIAD Y. (La scène esl à Wiîna, rue Ostrobrama, dans le cloître des prêtres Basyliens , transformé en prison d*état. — Une cellule de prisonnier.) Mais donnez-vous de garde des hommes , car ils vous feront comparaître dans leurs assemblées, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues. s. MATHIEU, Ch. lO. V. I7. Et vous serez pre'sentés à cause de moi aux gou- verneurs et aux rois pour leur servir de témoi- gnage aussi bien qu'aux nations. v. 18. Et vous serez haïs de tous les hommes à cause de mon nom ; mais celui-là sera sauvé qui persé- vérera jusqu'à la fin. V. aa. UN PRISONNIER s*endcrt, appuyé sur la fenêtre, SON AiNGE GARDIEN. Méchant, insensible enfant! par ses vertus ici-bas, par ses prières dans le ciel, ta mère a 3 34 long-temps préservé ton jeune âge de la tenta- tion et des malheurs : semblable à la rose, ange des parterres, qui orne le jour, et protège, la nuit, par son parfum, contre les insectes et le mauvais air, les tempes de Tenfant en- dormi. Que de fois, à la supplication de ta mère et avec la permission de Dieu, j'ai descendu vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses om- bres de la nuit! ... Je descendais sur un rayon et je planais sur ta tête. Quand la nuit te berçait, moi j'étais là, pen- ché sur ton cœur passionné , comme un lys blanc sur une source troublée. Plus d'une fois ton ame m'inspira le dégoût; mais dans la foule des mauvaises pensées, j'en cherchais une bonne, comme dans une fourmilière on cher- che un grain d'encens. A peine l'entrevoyais-je briller, je tendais la main à ton ame, je la guidais vers la région de l'éternité, je lui chantais un air qu'entendent rarement les fils de la terre, rarement... même 35 en songe. . . et ils l'oublient à leur réveil. • . Je te chantais la félicité future , dans mes bras je te ravissais jusqu'aux cieux. Mais toi... tu enten- dais les accords célestes comme des chansons de convives enivrés. Moi, glorieux enfant de l'éternité, je revêtais alors la forme d'un monstre des enfers , pour t' effrayer, pour te frapper. Et toi, tu recevais les coups du ciel , comme un sauvage les tor- tures d'un bourreau. Ton ame s^ réveillait agitée mais fière, comme si les eaux de l'oubli l'eussent toute la nuit désaltérée, et tu englou- tissais le souvenir des cieux, comme la cascade, qui plonge dans les gouffres souterrains, en- traîne les feuilles et les fleurs des rivages. Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage dans mes mains... je voulais... et je n'osais pas retourner vers le ciel. Ta mère était là pour me demander : Quelles nouvelles rapportes-tu de la terre, de ma cabane ? quel a été le rêve de mon fils ? 36 LE PRISONNIER s'e'vellie en sursaul et regarde à la fenélre. Déjà le matin. Silencieuse nuit, quand tu apparais, qui te demande d'où tu viens? Quand tu parsèmes les étoiles, qui lit dans ces étoiles le mystère de ta route future? Le so- leil est couché, s'écrient les astronomes du haut des observatoires, mais pourquoi est-il couché? Personne ne répond ! . . . Les ténèbres envelop- pent la teh e et le monde est plongé dans le sommeil : mais pourquoi le monde dort-il? Personne ne s'en inquiète ! Il se réveillera sans souci, comme il s'est endormi sans souci. L'éclat quotidien du soleil n'a rien de merveilleux pour lui. . . Le jour et les ténèbres se succèdent comme les sentinelles d'une armée ; mais où sont les généraux qui les commandent? Et le sommeil? ah ! ce monde calme, mysté- rieux, cette vie de l'ame, n'est-elle pas digne que Ton sonde ses abîmes ? Qui mesurera l'étendue de ses régions ? qui comptera sa du- rée?. . L'homme frissonne en rêvant, il rit quand 37 il s'éveille... Les savans disent que les rêves ne sont qu'une réminiscence... Maudits savans! nesais-je pas distinguer un songe d'un souvenir? A moins qu'on ne me persuade que mes fers ne sont qu'une réminiscence ! . . . Ils disent que les supplices et l'enivrement des rêves ne sont qu'un jeu de l'imagination. Insensés! à peine de renommée connaissent- ils l'imagination , et c'est à nous , poètes , qu'ils osent en parler J'ai visité ses ré- gions, j'ai mieux qu'eux mesuré leur étendue, et je sais qu'au delà de leurs limites demeurent les songes. Le jour deviendra nuit, la volupté deviendra tourment, avant que le songe soit une réminiscence , le rêve une pure imagina- tion ! . . . ( Il se couche, puis se relevé et s^approche de la fenêire. ) Pour moi plus de doux sommeil ! . . . toujours des rêves ! . . . rêves effrayans! . . . enchanteurs ! . . . des rêves qui tuent ! . . . ( Il se rendort. ) 38 ESPRITS DES TENEBRES. Glissons SOUS sa tête un noir duvet , un moelleux duvet. Chantons... bien douce- ment... Ne Teffrayons pas ! ne l'effrayons pas ! La nuit est triste dans ta prison... Là, dans la ville, elle se passe joyeuse : le son des instru- mens anime les convives ; la coupe pleine en main, les ménestrels entonnent des chansons. Là, pendant la nuit errent des comèles... des comètes à l'œil et à la chevelure éclatante. Celui qui dirigera sa barque après elles, s'en- dormira sur les flots, au milieu d'un rêve en- chanteur... et il se réveillera sur nos rives. LANGE. Nous avons obtenu de Dieu qu'il te livrât aux mains de l'ennemi... La solitude est la leçon des sages. Toi, isolé dans ton cachot, comme le prophète dans le désert, médite donc aussi sur tes destinées. 39 CHOEUR D ESPRITS DES TENEBRES. Le jour Dieu nous tourmente , mais la nuit à nous la joie : c'est au sein de la nuit que les oisifs s'abandonnent aux orgies, c'est la nuit que les ménestrels donnent un libre cours à leur \oix... les démons leur enseignent des chansons. Le matin, rapportez-vous de l'église une sainte pensée, sentez-vous le goût des pieux entretiens, la nuit-sangsue tirera de votre front les pensées pieuses , la nuit-serpent em- poisonnera le goût sur vos lèvres. Il dort!... Chantons sur lui. Fils des ténèbres, soyons ses serviteurs jusqu'à ce qu'il devienne le nôtre. Tombons-lui dans le cœur, courons-lui sur la tête. . . Nous l'aurons ! . . . Ah ! s'il dormait long- temps î . . . l'ange. On a prié pour toi sur la terre et dans les cieux : bientôt les tyrans te rendront au monde. LE PRISONNIER sVveille el se dil = Toi qui tourmentes, charges de fer*set égor- 40 ges tes semblables , toi qui passes le jour à rire et le soir à célébrer des banquets , te rapel- les -tu le matin un seul de tes songes ?... et quand tu te le rappellerais, le compren- drais-tu ? ( Il s'endort. ) l'ange. La liberté te sera rendue... Dieu nous en- voie te l'annoncer. LE PRISONNIER sVveillant. La liberté?... Je me rappelle... oui, on me l'a dit hier. Est-ce un rêve? est-ce une révéla- tion de Dieu ? ( Il s'endort. ) LES ANGES. Gardons, ah gardons ses pensées : le com- bat est engagé. ESPRITS DU COTÉ GAUCHE. Redoublons l'attaque. ESPRITS DE DROITE. Nous, redoublons nos gardes ; la pensée qui 41 va triompher apparaîtra demain à ses discours et à ses œuvres : un seul instant de ce combat décide pour la vie entière des destinées d'un homme. LE PRISONNIER. Je serai libre... oui... j'ignore d'où m'en est venue la nouvelle ; mais je connais la liberté que donnent les Moscovites!... Les infâmes!... ils me briseront les fers des mains et des pieds, mais ils les feront peser sur Famé!.,. L'exil, voilà ma liberté!... Il me faudra errer parmi la foule étrangère , ennemie , moi chanteur ! . . . Et personne ne saisira rien de mes chants... rien qu'un bruit vain et confus ! . . . Les infâmes ! c'est la seule arme qu'ils ne m'aient pas arra- chée ; mais ils me l'ont brisée dans les mains. Vivant, je resterai mort pour ma patrie^, et ma pensée demeurera enfermée sous l'ombre de mon ame, comme le diamant dans sa brute en- veloppe de pierre. Il s^appuie sur la fenéire el s''en(lorU 42 UN ESPRIT. Homme ! . . . pourquoi ignores-tu l'étendue de ta puissance ?... Quand la pensée dans ta tête, comme Féclair au sein des nuages , s'enflamme invisible encore, elle amoncelé déjà les brouil- lards, et crée une pluie fertile, ou la foudre et la tempête. Pourquoi ignores-tu qu'au guet de tes pensées, réveillées à peine, se tient sans cesse silencieuse, comme les élémens au guet du tonnerre, la foule des démons et des an- ges?... Te jetteras-tu vers l'enfer ou vers le ciel?... Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans savoir ce que tu fais! Hommes!... il n'est pas un de vous qui ne puisse, isolé, dans les fers, par la pensée et par la foi, faire crouler et relever les trônes. 43 ACTE PREMIER. SCÈNE I. ( Un corridor. — La sentinelle se tient au loin la cara- bine au bras. — Quelques jeunes prisonniers sortent de leurs cellules avec des chandelles. — Il est mi- nuit. ) JACOB. Vraiment? nous allons nous réunir? ADOLPHE. La sentinelle boit la goutte , le caporal est des nôtres. JACOB. Quelle heure est-il ? ADOLPHE. Près de minuit. JACOB. Mais si la ronde nous surprend, notre pau- vre caporal est perdu. 4i ADOLPHE. Eteins donc la chandelle : tu vois comme la lumière se réfléchit sur la fenêtre. Ils éteignent la chandelle. La ronde est un vrai badinage : il lui faudra m frapper long-temps, échanger le mot d'ordre, chercher les clefs*.. Puis les corridors sont longs... Avant d'être surpris, nous nous sé- parons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit et ronfle. Les autres prisonniers arrivent de leurs cellules. frÉjend. Amis, allons dans la cellule de Konrad : c'est la plus éloignée ; elle est adossée au mur de l'é- glise : nous pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l'aise. Aujourd'hui, je me sens disposé à donner un libre cours à ma voix : en ville, on se figurera que les chants partent de l'église; c'est demain Noël Eh ! camarades, j'ai quelques bouteilles aussi. 45 JACOB. A Tinsu du caporal? frÉjend. Le brave caporal aura sa part aux bouteilles : c'est un Polonais, un de nos anciens légion- naires, que le Czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer ensemble la soirée les veilles de fêtes. JACOB. Si on l'apprend, nous le paierons cher. Les prisonniers enlrent dans la cellule de Konrad, font du feu et allument la chandelle. JACOB. Mais voyez comme Jégota se fait triste : il ne s'était pas douté qu'il pouvait bien avoir dit à ses foyers un éternel adieu. frÉjend. Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en couches, et il ne verse pas une larme. 46 FELIX KOLAKOWSKI. Pourquoi en verserait-il? qu'il rende plutôt gloire à Dieu ! si elle met au monde un fils, je lui prédirai son avenir... Donne-moi ta main; j'ai quelque talent en chiromancie, je te dévoi- lerai l'avenir de ton fils. Il regarde dans la main. S'il est honnête, sous le gouvernement mos- covite, il fera infailliblement connaissance avec les juges et la kibitka.... Qui sait? peut-être nous trouvera-t-il encore tous ici ? — Vivent les fils, ce sont nos compagnons pour l'avenir . JEGOTA. Etes-vous ici depuis long-temps? frÉjend. Comment le savoir? nous n'avons pas de ca- lendrier, personne ne nous écrit : le pire est d'ignorer quand nous en sortirons. SUZIN. Moi, j'ai sur ma fenêtre une paire de rideaux 47 de bois , et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour. THOMAS. J'aimerais mieux être sous terre, affamé, ma- lade, livré aux supplices du knout, et même de Finquisition, que de vous voir ici partager ma misère! Les brigands!... ils veulent donc nous enfouir tous dans la même tombe ! . . . FREJEND. Quoi! c'est pour nous que tu pleures ? pour moi, peut-être? Je le demande, de quelle utilité est ma vie? Encore, si nous avions la guerre ; j'ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix! à quoi bon vivrais-je une centaine d'années?... pour maudire les Moscovites, puis mourir et devenir poussière? Libre, j'aurais passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le vin médiocre. Aujourd'hui que le vin est bou- ché et la poudre bourrée, j'ai en prison toute la valeur d'une bouteille ou d'une cartouche. Libre, je m'évaporerais comme le vin d'un broc 48 débouché; je brûlerais sans bruit comme la pou- dre sur un bassinet ouvert ; mais si l'on m'en- traîne chargé de fers en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères se diront, en me voyant passer : «Voila ce noble sang, voilà notre jeunesse qui s'éteint; attends, infâme Czar, attends, Moscovite! » Un homme comme moi, Thomas, se ferait pen- dre pour que tu restasses un instant de plus dans le monde ; un homme comme moi ne sert sa patrie que par sa mort : je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi^ ou le sombre poète Konrad, qui nous raconte l'avenir comme un Bohémien. A Konrad : Je crois, puisque Thomas le dit, que tu es un grand poète; je t'aime, car tu ressembles aussi à la bouteille : tu verses tes chants, tu inspires le sentiment, l'enthousiasme!... Nous buvons, nous sentons et toi tu décrois, tu te des- sèches. A Thomas el à Konrad : Vous savez que je vous aime; mais on peut 49 aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse ; car si je m'attendris une fois et si je me mets à larmoyer, alors plus de feu, plus de thé. I! fait le ihë. — Un moment de silence. JACOB. Quel long silence! N'y a-t-il pas de nouvelles delà ville? TOUS. Des nouvelles ! ADOLPHE. Jean est allé aujourd'hui à l'interrogatoire : il est resté une heure en ville y mais il est silen- cieux et triste, et à en juger par sa mine, il n'a ^uère envie de parler. UN DES PniSONNIERS, Eh bien, Jean, des nouvelles ? JEAN SOBOLEWSKI, trislemenl. Rien de bon aujourd'hui.... Pour la Sibé- rie.... on a expédié vingt Kibitka. 4 50 JEGOTA. De qui ? des nôtres ? JEAN. D'étudians de Samogitie, TOUS. En Sibérie ! JEAN. Et en grande pompe : il y avait affluence de spectateurs. Je demandai au caporal de m'arré- ter un instant... il me l'accorda. Je me tins^ au loin cache entre les colonnes de l'église... on disait la messe : le peuple affluait de toutes parts : soudain il s'élance à flots vers la porte , puis vers la prison voisine... Seul, je restai sous le portique , et l'église devint si déserte que dans le lointain j'entrevoyais le prêtre tenant le calice à la main, et Tenfant de chœur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d'un rempart immobile: les troupes en armes, les tambours en tête , se tenaient sur deux rangs comme pour une grande cérémonie : au milieu d'elles étaient les Kibitka. — Je lance un 51 regard furtif, et j'aperçois Tofficier de police s'avancer à cheval. Sa figure annonçait un grand homme conduisant un grand triomphe. . , oui... le triomphe du Czar du Nord... vain- queur de jeunes enfans. — Au roulement du tambour, on ouvre les portes de THôtel-de- Ville... Ils sortent... Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la baïonnette au fu- ^il. Pauvres enfans !.. ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds !.. Le plus jeune, âgé de dix ans , se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés... L'officier de police passe, demande le motif de ses plaintes... L'of- ficier de police, homme plein d'humanité , exa- mine lui-même les chaînes : Dix livres... c'est conforme au poids prescrit ! . . , Oii entraîna Jancewski : je l'ai reconnu!... Les souffrances l'avaient fait laid, noir, maigre ; mais que de noblesse dans ses traits ! Un an au- paravant, c'était un sémillant et gentil petit garçon : aujourd'hui il regardait de la Ki- 52 bitka , comme de son rocher isolé le g^and empereur!.. Tantôt d'un œil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de capti- vité, tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme : il semblait vouloir lui dire : Ces fers ne me font pas tant de mal Sou-- dain j'ai cru voir son regard tomber sur moi — Comme il n'apercevait pas le caporal qui me tenait par mon habit, il me supposa libre!.. Il baisa sa main en signe d'adieu et de félicitation , et soudain tous les yeux se tour^ nèrent vers moi. Le caporal me tirait de toutes ses forces pour me faire cacher : je refusai ; mais je me serrai contre la colonne, j'examinai la figure et les gestes du prisonnier. 11 s'aper- çut que le peuple pleurait en regardant ses fers , et il secoua les fers de ses pieds , comme pour montrer à la foule qu'il pou- vait les porter. La Kibitka s'élance... il arrache son chapeau de sa tête , se dresse , élève la voix crie trois fois : « La Pologne n'est pas encore morte!... » et il se perd dans la foule. Mes 53 yeux suivirent long-temps celte main tendue vers le ciel , ce chapeau noir pareil à un éten- dard de mort, cette tête violemment dépouillée de sa chevelure , cette tête sans tache , fière , qui brillait au loin , annonçant à tous Tinno- cence de la victime et l'infamie des bourreaux. Elle surgissait du milieu de la foule noire de tant de têtes, comme du sein des flots celle du dauphin, prophète de l'orage. Cette main, cette tête sont encore devant mes yeux et res- teront gravées dans ma pensée : comme une boussole , elles me marqueront le chemin de la vie et me guideront a la vertu. . . Si je les oublie, toi, mon Dieu , oublie-moi dans le ciel! LWOWICZ. Que Dieu soit avec vous ! CHAQUE PRISONNIER. Et avec toi ! JEAN SOBOLEWSKI. Cependant les voitures défilaient , on y je- îmi un à un les prisonniers. Je lançai un regard 64 dans la foule serrée du peuple et sur les soldats. Tous les visages étaient pâles comme des cada- vres, et dans cette foule immense il régnait un tel silence que j'entendais chaque pas et chaque bruissement des chaînes! Tous sen- taient rhorrreur du supplice!... Le peuple et l'armée le sentaient, mais tous se taisaient, tant ils ont peur duCzar... Enfin le dernier prison- nier parut : il semblait résister; le malheu- reux ! il se traînait avec effort et chancelait à chaque pas. — On lui fait descendre lentement les degrés ; à peine a-t-il posé le pied sur le se- cond, qu'il roule et tombe : c'était Wasilewski ; il avait reçu tant de coups à linterrogatoire, qu'il ne lui était pas resté une goutte de sang sur le visage. Un soldat vint et le releva ; il le soutint d'une main jusqu'à la voiture, et de l'autre il essuya de secrètes larmes,.. Wasi- lewski n'était pas évanoui , mais il était raide comme une colonne. Ses maitis engourdies, comme si on les eût détachées de la croix, s'é- teudaieiit au dessus des épaules du soldat. Il 55 avait les yeux hagards , hâves , largement ou- verts ! . . . Et le peuple aussi a ouvert les yeux et les lèvres... et soudain un seul soupir parti de mille poitrines retentit autour de nous, un soupir creux et comme souterrain. On eût dit un gémissement qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies dans Téglise. Le détache- ment l'étouffapar le roulement du tambour et par lé commandement : Aux armes; marche! ... On se met en movivement , et les Kibitka fen- dent la rue , rapides comme le vol d' un éclair .Une seule paraissait vide : elle contenait pourtant un prisonnier; mais un prisonnier invisible ! .. seulement au dessus de la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main de cada- vre, qui tremblotait comme en signe d'adieu. — La Kibitka s'enfonce dans la mêlée. — A-vant que le fouet ait dispersé la foule, on s'ar- rête devant l'église Soudain j'entends la sonnette; le cadavre était là... Je jette les yeux dans l'église déserte , je vois la main du prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et 56: je dis : « Seigneur, loi qui, par le jugement de Pilate , as versé ton sang innocent pour le salut du monde , accueille cette jeune victime de la justice du Czar ; elle n'est ni aussi sainte, ni aussi grande , mais elle est aussi innocente ! Long silence. l'abbé LWOW1C2. Frères, ce prisonnier peut \ivre encore. Dieu seul le sait... peut-être nous le dévoilera- t-il un jour. Je prierai... joignez vos prières aux miennes pour le repos des martyrs : sa- vons-nous le sort qui nous attend tous de- main ? FRÉJENI»^ Quel affreux récit ! il m'a arraché la dernière de mes larmes.. ♦ Je sens que ma raison s'é- gare... Félix ,. console-nous un peu ! ... Oh toi, si Tenvie t'en prenait, ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers ? PLUSIEURS PRISONNIERS. Oui, Félix, une chanson!... Versez-lui du thé, du vin. 67 FÉLIX. Vous le voulez tous : il faut que je sois gai quand mon cœur se brise ; eh bien , je serai gai; écoutez ma chanson. Il chante : Peu m'importe la peine qui m'attend, les mines, la Sibérie ou les fers! toujours, en fidèle sujet, je tra- raillerai pour le Czar. Si je bats le métal avee le marteau, je me dirai: Cette mine grisâtre, ce fer servira un jour à forger une hache pour le Czar. Si l'on m'envoie peupler les steppes, je prendrai en mariage une jeune Tartare : peut-être de mon sang naî- tra- t-il un Païen pour le Czar? Si je vais dans les colonies , je cultiverai un jardin , je creuserai des sillons , et chaque année je ne sèmerai que du lin et du chanvre. Avec le chanvre on fera du fil, un fil grisâtre qu'on enveloppera d'argent : peut-être aura-t-il l'honneur de lervii' un jour d'écharpe au Czar... 58 LBS PRISONNIERS chantent en chœur : Kaîlra-t-il un Païen • pour le Czar ! SOZIN. Mais voyez : Konrad est immobile, absorbé, comme s'il se remémorait ses péchés pour la confession. — Félix! il n'a rien entendu de ta chanson. — Konrad ?. . .Voyez. . . son visage pâ- lit..., il se colore de nouveau Est-il ma- lade? FÉLIX. Attends.... silence! — Je l'avais prévu ! — Oh! pour nous qui connaissons Konrad, c^ n'est pas un mystère. — Minuit est son heure ! Silence, Félix!... — Nous allons entendre une autre chanson ! JOSEPH, regardant Kourad . Frères, son ame est envolée... elle erre dans une contrée lointaine... Peut-être lit-elle Tave- ' On sail que Païen , assassin de Paul , était fi!s d'une Tarlare. 59 nir dans les cieux?... peut-être aborde- t-elle les esprits familiers qui lui raconteront ce qu'ils ont appris dans les étoiles!.,... Quels yeux étranges!... la flamme brille sous ses pau- pières... et ses yeux ne disent rien, ne deman- dent rien... ils n'ont pas d'ame... ils brillent comme les foyers qu'a délaissés une armée par- tie en silence et dans l'ombre de la nuit pour une expédition lointaine : avant qu'ils s'étei- gnent, l'armée sera de retour dans ses quar- tiers. KONRAD chante. Mon chant gisail moile dans le tombeau , mais il a senti le sang !.. Le voilà qui regarde de dessous terre, el comme un vampire, il se dresse, avide de sangl... il a soif de sang! il a soif de sang î il a soif de sang!... Oui!... vengeance!-., vengeance!... vengeance contre nos bourreaux , avec l'aide de Dieu , et même malgré Dieu!... Et le chant dit: « Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes compatriotes : celui à qui je plongerai mes défenses dans Tame se dressera, comme moi, vam- 60 |»'ire... et criera: Oui vengeance î... vengeance!... ven- geance contre nos bourreaux , avec Taide de Dieu et même malgré Dieu I » Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de l*ennemi ; nous bacberons son cadavre î nous lui cloue- rons les mains et les pieds pour qu'il ne se relève pas, et qu'il ne reparaisse plus même comme spectre. Nous suivrons son ame aux enfers!... Tous nous lui pèserons de notre poids sur Tame jusqu'à ce que Tim- mortalité s'en écbappe... et tant qu'elle sentira, nous ta mordrons!... Oui!... vengeance! vengeance! vengeance contre nos bourreaux , avec l'aide de Dieu et même malgré Dieu ! l'abbé LWOWICZ. Konrad, arrête, au nom de Dieu ! c'est une chanson païenne ! LE CAPORAL. Quel regard affreux ! . . . C'est une chanson satanique ! KONRAD. Je m'élève... je m'envole ! ... là, au sommet 61 du rocher... Je plane au dessus de la race des hommes, dans les rangs des prophètes! — De là, ma prunelle fend, comme un glaive, les sombres nuages de l'avenir ; mes mains, comme les vents, déchirent les brouillards!... il fait clair... il fait jour!... J'abaisse un regard sur la terre : là se déroule le livre prophétique de Tavenir du monde !... là, sous mes pieds! Vois, vois les événemens et les siècles futurs, pareils aux petits oiseaux que l'aigle pour- suit! Moi, je suis l'aigle dans les cieux!,... Vois-les sur la terre s'élancer, courir, vois cette épaisse nuée se tapir dans le sable ! . . . Et après eux... oh! après eux, vois mes yeux de faucon, mes yeux-éclairs; après eux, vois mes serres ! . . . je les apercevrai, je les saisirai î... Quoi ! un oiseau s'élève : il déploie les ailes : il couvre tous les autres, il me défie de l'œil ! . . . il a les plumes noires comme un nuage ora- geux, et larges et longues comme l'arc-en-ciel, et il obscurcit tout l'espace ! . . . C'est un corbeau géant ! . . . — Qui es-tu , toi ? 62 qui es-tu, corbeau, qui es-tu?... — Je suis un aigle, moi!... — Il me voit, le corbeau! il (rouble ma pensée ! . .. — Qui es-tu toi ? moi je fi^ouverne la foudre! . . . — Il m'a lancé un regard^ ilm^a frappé les yeux comme d'un nuage de fu- mée ! . . . QUELQUES PRISONNIERS. Que dit-il? — quoi?.... qu'est-ce donc? Vois, vois, quelle pâleur ! Us saisissent Konrad. Calme-loi ! KONRAD. Arrêtez ! arrêtez !... je me suis mesuré avec le corbeau... . Arrêtez ! je recueillerai mes pen- sées, j'achèverai mon chant, j'achèverai ! . . . LWOWICZ. Assez ! assez ! d'autres. Assez ! LE CAPORAL. Assez! que Dieu vous bénisse!... La son- nette, entendez-vous la sonnette? la ronde, la 63 ronde est à la porte... éteignez la chandelle : chacun chez soi !.. . UN DES PRISONNIERS, regardant à la fenêtre. La porte est ouverte. . . les voilà. . . — Konrad est évanoui r laissez-le seul dans sa cellule ! Tous s'échappent, SCÈNB IX. KONRAD, après un long silence. Jesuis seul! ... et que m'importe lafoule? suis- je poètepourIafoule?...Oùestrhommequi em- brassera toute la pensée demes chants , qui saisira du regard tous les éclairs deleurame ? Malheur à quiépuisepour la foule sa voix et sa langue... La langue ment à la voix et la voix ment aux pensées... La pensée s'envole rapide de Famé avant d'éclater en mots, et les mots submer- gent la pensée et tremblent au dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du sol la foule de- 64 couvrira- t-elle Tabîme du torrent, devinera- t-elle le secret de son cours ? Le sentiment circule dans Tame, il s'allume, il s'embrase comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles. Les hommes découvri- ront autant de sentiment dans mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage. Mon chant, tu es une étoile au delà des con- fins du monde ! . . . L'œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes... jamais il ne t'atteindra.. . il frappera seulement ta voie lactée... Il devinera qu'il y a là des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immen- sité ! . . . A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles des hommes ? Coulez dans les abîmes de mon ame : brillez sur les hauteurs de mon ame, comme des torrens souterrains, comme des étoiles sur-lunaires. Toi , Dieu ! toi , nature ! écoutez-moi ! . . . Voici une musique digne de vous ; des chants dignes devons! — Moi grand-maître, grand- 65 maître, j'étends les mains , je les étends jus- qu'au ciel... je pose les doigts sur les étoiles, comme sur les cercles de verre d'un harmo- nica. Mon ame fait tourner les étoiles d'un mouve- ment tantôt lent, tantôt rapide : des millions de tons en découlent ; c'est moi qui les ai tous tirés, je les connais tous , je les assemble, je les sépare , je les réunis, je les tresse en arcs-en- ciel, en accords, en strophes, je les répands en sons et en rubans de flammes. .J'ai relevé les mains, je les ai dressées au des- sus des arêtes du monde, et les cercles de l'harmonica ont cessé de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs, traînans comme le souffle du vent; ils retentissent dans toute l'immensité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages. Les siècles les accompagnent sourdement ! Chaque son retentit et étincelle à la fois ; il me frappe l'oreille, il me frappe l'œil : c'est ainsi que quand le vent souffle sur les ondes , j'entends 5 66 son \ol dans ses sifflemens, je le vois dans son vêtement de nuages. Ce sont des chants dignes de Dieu, de la na- ture !... C'est un chant grand, un chant créa- teur!... Ce chant, c'est la force, la puissance; ce chant, c'est rimmortalitë!... Je sens Tim- mortalité. . . j'enfante l'immortalité. . . Que pour- rais-tu faire de plus grand, toi. Dieu?... Vois comme je tire mes pensées de moi-même; je les incarne en mots : elles volent, se dissé- minent dans les cieux , roulent, jouent et étincellent Elles sont déjà loin, et je les sens encore, je savoure leurs charmes ; je sens leurs contours dans la main , je devine leurs mouvemens par ma pensée : je vous aime, mes enfans poétiques!... mes pensées!... mes étoi- les!... mes sentimens !... mes orages!... Au milieu de vous je me tiens comme un père au sein de sa famille, vous m'appartenez tous ! ... Je vous foule aux pieds , vous tous poètes , vous tous, sages et prophètes, idoles du monde! revenez contemplerlescréationsdevosames! — 67 Que vos oreilles et vos cœurs retentissent des justes etbruyans applaudisseniens des hommes, que vos fronts rayonnent de tout l'éclat de votre gloire ; et tous les concerts des éloges, tous les ornemens de vos couronnes, recueillis dans tant de siècles et de nations, ne vous pro- cureront pas la félicité et la puissance que je sens au jourd'hui dans cette nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon ame, quand je ne chante que pour moi seul ! Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison : jamais je n'ai senti comme dans ces instans. — Ce jour est mon zénith, ma puis- sance atteindra aujourd'hui son apogée. Au- jourd'hui je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l'instant de la prédestination. • — J'étends plus puissamment les ailes de mon ame. — C'est le moment de Samson , quand aveugle et dans les fers il méditait au pied d'une colonne. Loin d'ici ce corps de boue : esprit, je revêtirai des ailes ! . . . Oui, je m'envolerai ' » . . je 68 m'envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m*arrcierai que là où se sépa- rent le créateur et la nature. Les voilà... les voilà... les voilà ces deux ailes... Elles suffiront... je les étendrai du cou- chant à l'aurore ; de la gauche je frapperai le passé, et de la droite l'avenir. . . je m'élèverai sur les rayons du sentiment jusqu'à toi ! ... et mes yeux pénétreront tes sentimens à toi , qui , dit-on, sens dans les cieux. Me voilà me voilà : tu vois quelle est ma puissance ; — vois où s'élèvent mes ailes : je suis homme , et là sur la terre est resté mon corps! C'est là que j'ai aimé, dans ma patrie!... là que j'ai laissé mon cœur : mais mon amour dans le monde ne s'est pas reposé sur un seul être, comme l'insecte sur une rose; il ne s'est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle!... Moi j'aime toute une nation; j'ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir ; je les ai pressées ici sur le cœur, comme un ami, un amant, un époux, comme un père. Je vou- 69 chais rendre à ma patrie la vie et le bonheur, je voudrais en faire l'admiration du monde. Les forces me manquent et je viens les chercher ici: je viens ici, armé de toute la puissance de ma pensée , de cette pensée qui a ra\i aux cieux la foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes des mers. J'aide plus cette force que ne donnent pas les hommes ; j'ai ce senti- ment qui brûle intérieurement comme un vol- can, et qui parfois seulement fume en pa- roles. Et cette puissance , je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Eden, dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans les livres, ni dans les récits, ni dans la solution des problèmes , ni dans les mystères de la magie. Je suis né créateur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tiré les tiennes, car toi, tu ne les as pas cherchées. .. tu les possèdes, tu ne crains pas de les perdre... et moi je ne le crains pas non plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi là où tu l'as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant? Dans mes mo- 70 inens de puissance, si j'élève les yeux vers les traces des nuages, si j'entends les oiseaux voya- geurs naviguer à perte de vue dans les airs, je n'ai qu'àvouloir, et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet :1a nuée fait retentir un chant d'alarme; mais avant que je la lâche, tes vents ne Tébranlerontpas. — Si je regarde une comète de toute la puissance de moname, tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place .. Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne me servent pas, ne me con- naissent pas. . . Ils nous ignorent tous deux, moi et toi : moi je viens ici chercher un moyen in- faillible, ici dans le ciel. Cette puissance que j'ai sur la nature, je veuxl'exercer sur les cœurs des hommes : d'un geste jegouverne les oiseaux et les étoiles, il faut que je gouverne ainsi mes semblables ; non par les armes, l'arme peut parer l'arme; non par les chants, ils sont longs à se développer ; non par la science, elle est vite corrompue ; non par les miracles , c'est trop éclatant : je veux les gouverner par le 71 sentiment qui est en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement et pour l'é- ternité! — Quelle que soit ma volonté, qu'ils la devinent et l'accomplissent, elle fera leur bon- heur; et s'ils la méprisent, qu'ils souffrent et succombent ! — Que les hommes deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un édifice de chants : on dit que c'est ainsi que tu gouvernes !... Tu sais que je n'ai pas souillé ma pensée, que je n'ai pas dépensé en vain mes paroles ; si tu me don- nais sur les âmes un pareil pouvoir, je recrée- rais ma nation comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges que toi, j'enton- nerais le chant du bonheur ! Donne -moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette construction sans vie , nommée le monde et vantée sans cesse, que je n'ai pas es- sayé si mes paroles ne suffiraient pas pour la détruire ; mais je sens que si je comprimais et fesais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre cent étoiles et en faire surgir cent au- 72 très! . . car je suis immortel! . . Oh! dans la sphère de la création , il y a bien d'autres immortels. . . mais je n'en ai pas rencontré de supérieurs ! Tu es le premier des êtres dans les cieux ! . . . Je suis venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des êtres vivans sur la vallée terrestre.,. Je ne t'ai pas encore rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supériorité... Moi, je veux de la puissance, donne-m'en on montre-m'en le chemin. J'ai appris qu'il exista des prophètes qui possédaient l'empire des âmes... je le crois... mais ce qu'ils pouvaient , je le puis aussi ! Je veux vuie puissance égale à la tienne; je veux gouverner les âmes comme tu les gouvernes. Long silence. Avec ironie. Tu gardes le silence ! . . toujours le silence ! . . Je le vois, je t'ai deviné, je comprends qui tu es et comment tu exerces ta puissance; il a menti celui qui t'a donné le nom d'Amour, tu n'es que Sagesse. C'est la pensée et non le cœur 73 qui dévoilera tes voies aux hommes ; c'est par la pensée, non par le cœur, qu'ils découvriront où tuas déposé tes armes. Celui qui s'est plongé dans les livres, dans les métaux^ dans les nom- bres, dans les cadavres, a seul réussi à s'appro- prier une partie de ta puissance. Il recon- naîtra le poison, la poudre, la vapeur; il re- connaîtra les éclairs, la fumée, la foudre ; il re- connaîtra la légalité et la chicane contre les sa- vans et les ignorans. C'est aux pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les cœurs dans une éternelle pénitence ; tu m'as donné la plus courte vie et le sentiment le plus puis- sant ! Un moment de silence. Qu'est mon sentiment? Ah ! rien qu'une étincelle. Qu'est ma vie ? Un instant. Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-ils aujourd'hui? Une étincelle. 74 Qu'est la série entière des siècles, que l'his- toire nous révèle ? Un instant. D'où sort chaque homme, ce petit monde? D'une étincelle. Qu'est la mort qui dissipera tous les trésors de mes pensées ? Un instant. Qu'était-il, Lui, quand il portait le monde dans son sein ? Une étincelle. Et que sera l'éternité du monde, quand 11 l'engloutira? Un instant. VOIX DES DEMONS. VOIX DES ANGES. Je saulerai sur son ame Quel délire I défendons- coinme sur un cheval; mar- leî défendons-le I couvrons- clie, marche, au galop, au lui les tempes de nos ailes! galop. Instant!... étincelle... quand il se prolonge, 75 quand elle s'enflamme , ils créent et détrui- sent... Courage I... courage!... étendons, pro- longeons cet instant ! . . . courage , courage ! . . . éveillons , enflammons cette étincelle. — Main- tenant... bien... oui... une fois encore, je te défie en ami, je te dévoile mon ame. . .Tu gardes le silence!... N'as-tu pas combattu Satan en personne ? Je te porte un défi solennel ! Ne me méprise pas! ... Seul je me suis élevé jusqu'ici. Pourtant je ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J'ai pour moi les années et les puissances et les trônes; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une ba- taille plus sanglante que Satan ; il te livrait un combat de tête : entre nous ce sera un combat de cœur. J'ai souffert , j'ai aimé , j'ai grandi entre les supplices et l'amour ; quand tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans mon cœur ma propre main , jamais je ne la levai contre toi ! 76 LES DÉMONS. LES ANGES. Coursier, je le change- L'astre lombe, quel dé- rai en oiseau ; sur les ailes lire ! . . . il se perd dans les d'aigle, va, monte, vole. abîmes. Mon ame est incarnée dans ma patrie ; j'ai englouti dans mon corps toute i'ame de ma pa- trie!... moi, la patrie, ce n'est qu'un. Je m'ap- pelle Million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes. Je regarde ma patrie in- fortunée, comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ; je sens les tourmens de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant . Je sou ffre ! je délire!.. Et toi, gai, sage , tu gouvernes tou- jours, tu juges toujours, et l'on dit que tu n'erres pas! . . Ecoute , si c'est vrai ce que j'ai appris au berceau , ce que j'ai cru avec la foi de fils ; si c'est vrai que tu aimes; si tu chérissais le monde en le créant; si tu as pour tes créatures un amour de père; si un cœur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans 77 l'arche pour les sauver du déluge; si ce cœur ii'estpasunmonstre produit par le hasard et qui meurt avant 1 âge ; si sous ton empire la sensibi- lité n'est pas une anomalie; si des millions d'in- fortunés criant « secours ! » n'attirent pas plus tes yeux qu'une équation difficile à résoudre; si Tamour est de quelque utilité dans le monde, et s'il n'est pas de ta part une erreur de calcul.., VOIX DES DÉ310JNS. VOIX DES ANGES. Que Taigle se fasse hy- Comète vagabonde , is- dre : je lui arracherai les sue d'un brillant soleil, yeux : au combat ! mar- où est la fin de ton vol? Il cheî... la fumée!... le esl sans fm. .. sans fin... feu!., les mug;issemensl... le tonnerre !... Tu gardes le silence I . . moi je t'ai dévoilé les abîmes de mon cœur. Je t'eii conjure , donne-moi la puissance, une part chétive , une part de ce que sur la terre a conquis l'or- gueil! Avec cette faible part, que je créerais 78 de bonheur! Tu gardes le silence!.. Tu n'ac- cordes rien au cœur, accorde donc à la raison. Tu le vois , je suis le premier des hommes et des anges , je te connais mieux que tes archan- ges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de ta puissance. . . réponds. . . Toujours le silence! . . Je ne mens pas, tu gardes le silence, et tu te crois un bras puissant!.. Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n'a pu briser la pensée? vois mon brasier, mon sentiment ; je le resserre , pour qu'il brûle avec plus de vio- lence; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur. VOIX DES DEMONS. VOIX DES ANGES. Flamme!... incendie!... Pitié !... repentir î... Réponds... car je tire contre ta nature; si je ne la réduis pas en décombres, j'ébranlerai du moins toute l'immensité de tes domaines : je lancerai ma voix jusqu'aux dernières li- 79 mites de la création : d'une voix qui reten- tira de génération en génération je m'écrie- rai que tu n'es pas le père du monde mais... VOIX DU DIABLE. Le Czar ! Ronrad s*'arréle un instant, chancelle et tombe. ESPRITS DU CÔTE GAUCHE. LES PREMIERS. Foule-le aux pieds, saisis-le. Il est évanoui , il est évanoui ; avant son ré- veil nous l'aurons étouffé. LES SECONDS. 11 est encore haletant ! ESPRITS DU CÔTÉ DROIT. Loin d'ici... on prie pour lui. ESPRITS DE GAUCHE. ïu vois, on nous chasse. 80 LES PREMIERS DE GAUCHE. O stupide béte !... tu ne l'aurais pas aidé à vomir sa dernière parole! à s'élever encore d'un degré d'orgueil!... Un instant d'orgueil, et ce crâne était celui d'un cadavre!.. Etre si près de ce crâne, et ne le pouvoir fouler ! . . voir le sang sur les lèvres sans pouvoir le la- per ! O le plus stupide des diables , tu l'as lâché à moitié route. LES SECONDS. 11 reviendra, il reviendra. LES PREMIERS. Sauve-toi , ou je t'enlève sur mes cornes et je tenlraîne pour mille ans , je te plongerai dans la gueule de Satan. LES SECONDS. Ah! ah!., tu me fais peur! petite tante! pe- tite maman !.. pauvre petit , je vais pleurer ! Il pleure. Attrape ! Il le frappe de ses cornes. Je ne t'ai pas manqué? Vole... ne sors pas de Tenfer : ah, ah! il est cloué jusqu'au fond... Ah, mes cornes! Bravo! mes cornes ! LE PREMIER. Sacre dieu ! LE SECOND le frappe. Tu la gobes ! LE PREMIER. Sauvez-vous ! On entend frapper a la porte et remuer la clef dans ta serrure. LE SECOND ESPRIT. Prêtraille, corbeau!... Cachons-nous bien et serrons nos cornes ! 8? SCENE IIX. LE CAPORAL, L'ABBÉ PIERRE et UN PRISONNIER entrent dans la cellule de Konrad, l'abbé pierre. Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. LE PRISONS NIER. Il est évanoui, sans doute. — Konrad?.., — 11 n'entend pas. l'abbé pierre. Paix, à cette maison, paix au pécheur. LE PRISONNIER. Par Dieu, il est évanoui. . . Oh ! voyez. . . il se tord et se débat : c'est l'épilepsie. . .Voyez comme il se mord les lèvres. L'abbe Pierre prie. LE CAPORAL , au prisonnier. Mon cher monsieur, ayez la bonté de nous laisser seuls. 83 LE PRISONNIER. Mais, au nom de Dieu !.. faites-moi grâce de vos prières ; relevons-le , portons-le sur le lit. On dépose Konrad sur un coussin. KONRAD. L'abîme ! . . mille ans !.. le vide ! . . Bien. . . en- core ! . . plus !.. Je souffrirai des millions d'an- nées!.. Prier? Ici il ny a rien à espérer de la prière ! Il existait donc cet abîme sans fond et sans limites !.. Je l'ignorais. . . Il existait ! . . LE CAPORAL. L'entends-tu sangloter ? l'arbé pierre. Mon fils, tu es sur un cœur qui t'aime. Au caporal. Sors et veille à ce que personne ne vienne me déranger. Le caporal sort. KONRAD s'élance. Non!., il ne m'a pas arraché l'œil!.. J'ai cet Si œil puissant!,. Je vois d'ici... oui, à travers les ténèbres, à travers les abîmes. Je te vois, Rol- lison... Frère, eh quoi! le voilà au fond d'un cachot, inondé de sang !.. Dieu t'a donc aban- donné?.. Affreux désespoir!., tu cherches un couteau, tu essaies de te briser la tête contre les murailles !.. Au secours ! . . Dieu te le refuse, moi je ne puis t'en donner... J*ai l'œil puis- sant... Si je regarde, je te tuerai peut-être; non... mais du regard je te montrerai le che- min de la mort... Vois... tu as une fenêtre, brise-la, élance-toi, tombe et meurs : vole à ma suite dans les abîmes, dans les ténèbres. Vo- lons en bas... L'abîme!., cet abîme me vaut mieux que la vallée de la terre... Ici il n*y a pas de frères, de mère, de nations, de tyrans.- — 'Viens !.. l'abbé pierre. Esprit impur j je te reconnais à ton venin : te voilà revenu, le plus rusé des démons ! te voilà revenu dans une maison abandonnée! Vil rep- tile, tu as rampé sur ses lèvres, tu as rampé pour 83 le perdre : au nom du Seigneur, je te tiens eu bride, exorcise. l'esprit. Arrête ! — ne t'emporte pas. — Arrête ! — laisse-moi, je partirai. l'abbé pierre. Tu ne t'échapperas pas sans la permission de Dieu. Lion de la tribu de Juda, le Seigneur est ici : il est victorieux. Tu as tendu des filets aux lions, et tu t'es jeté dans tes propres pièges : Dieu t'a pris dans ce pécheur. Je veux sur ses lèvres te porter un coup mortel! Menteur, je t'ordonne de dire la vérité. — l'esprit. Mais attends, attends, mon prêtre, attends, c'en est assez. Mon bon petit prêtre, pas de tourmens inutiles : es-tu Satan, pour me per- sécuter ainsi? l'abbé pierre. Qui es-tu? 86 l'esprit. Lucrèce, Leviatan, Voltaire, Alter Fritz, Le- gio sum. l'abbé pierre. Qu'as-tu vu ? Un animal. Où? A Rome. Tu mens. l'esprit. Pixtre, d'honneur, au nom de mon amante, de ma noire amante qui soupire sans cesse après moi ; et sais -tu comment se nomme ma belle ? la Vanité... Oh! tu n'es pas curieux. l'abbé pierre. Les esprits résistent, humilions-nous devant le Seigneur, faisons acte de contrition. il prie. L ESPRIT. L ABBE PIERRE. L ESPRIT. L ABBE PIERRE. 87 l'esprit. Mais de quoi te niêles-tu? je vais partir... Oui, j'ai €u tort d'entrer dans cette ame; j'y suis sur des épines : cette ame est comme les piquans d'un hérisson : je Tai prise à rebours. Le prêtre prie. Mais toi aussi tu es un passé maître : simple frère, les ânes doivent te choisir pour pape... Dans Téglise, c'est toujours la sottise qu'ils met- tent en avant comme des colonnes, et toi tu te caches dans un coin, candélabre, étoile lumi- neuse. L^ABBÉ PIERHE. Tyran et flatteur, rampant et fier, c'est pour déchirer le sein, que tu te roules aux pieds dans la poussière. l'esprit, riant. Ah! ah !.. tu t'emportes; tu as interrompu ta prière, — da capo. Oh! si tu savais comme tu remues drôlement la pâte, comme un vrai pe- tit ours qui se défend contre les cousins... Quel 88 radotage! . . Eh bien, faisons la paix : je connais ton pouvoir, et je veux le confesser le passé et l'avenir. Mais sais-tu ce qu'on dit^ de toi dans toute la ville ? Le prêtre prie. Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans deux cents ans ? Sais-tu pourquoi le prieur est si mal disposé pour toi ? Sais-tu, dans l'Apoca- lypse, ce que veut dire la bête?.. Il se tait et balbutie ! . . Quel regard il me lance ! . . J'ai peur. Dis-moi, petit prêtre, pourquoi t'acharner con- tre moi? Quel est donc le crime qui a pu m'at- lirer une telle flagellation ? Suis-je le roi des enfers, ou un simple démon? Songes-y bien, est-il juste de punir le serviteur pour le sei- gneur? Ne suis-je pas ici par ordre de Satan? Comment se récuser? — On ne traite pas avec lui d'égal à égal. Je ressemble au kreiskaupt- man, au gouverneur, au landrat. On m'or- donne de tenir une ame en arrêt : je la saisis, je la plonge dans les ténèbres : c'est un mal- heur pour cette ame ; mais, est-ce ma faute à 89 moi ? — Je ne suis qu'un instrument ayeugle. . . Le coquin de tyran donne Tukase; il écrit : Qu'il soit ainsi. — Est-ce donc si doux de tourmen- ter? c'est un supplice pour moi-même. , . Ah 1 . . . quel malheur d'être sensible ! Mon cœur se brise... Crois-moi, souvent, quand de mes griffes je déchire un pécheur, avec ma queue j'essuie mes larmes. ^ LtC préire prie. Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman? l'abbé pierre. In nomine Patris... Ego te exorciso... l'esprit. Prêtre, attends, je t'obéis. Je parle. . . Attends une seconde ! l'abbé pierre. Où est le malheureux prisonnier qui veut perdre son ame?.. Tu te tais... exorciso te. Je parle... je parle... je vais... 90 l'abbé pierre. Qu'as-tu vu ? l'esprit. Un prisonnier. l'abbé pierre. Lequel ? l'esprit. Le pécheur. l'abbé pierre. Où? l'esprit. Ici, dans l'autre cloître. l'abbé pierre. Dans lequel? l'esprit. Dans le cloître des dominicains... Il est damné, il m'appartient de droit. l'abbé pierre. Tu mens. Il est mort. 91 x'abbé pierre. Tu mens. l'esprit. Il est bien mal. l'abbe pierre. Exorciso te... Dis la vérité. L^ESPRIT. Le pécheur est malade , dans le délire , de- main infailliblement il se tordra le cou. l'abbé PIERRE. Tu mens. L*ESPRIT. J'aurai pour l'attester un digne témoin, le compère Belzébuth... Interroge-le, tourmente- le, ne perds pas mon ame innocente. l'abbé PIERRE. Comment secourir le pécheur? l'esprit. Crève donc à l'instant, corbeau, je ne le di- rai pas. 92 l'abb Exorcise. l'esprit. Il faut le secourir par la consolation. l'abbé pierre. Bien, parle plus clairement. . . que lui faut-il ? l'esprit. .Te suis enroué ; je ne le pourrai prononcer. l'abbé pierre. Parle. l'esprit. Mon seigneur, mon roi, de grâce, un peu de repos . l'abbé pierre. Que lui faut-il? l'esprit. Hé, du vin, du pain. l'abbé pierre. Je comprends, de ta chair et de ton sang, 98 Seigneur. J'irai... Accorde-moi d'accomplir les ordres , A TEsprit. Charge-toi de tes malices et de tes crimes, et regagne la demeure. L'Esprit sort. KONRAD. Tu me relèves! . . qui es-tu, toi ? Prends garde, tu vas tomber dans ces abîmes. — Il me prête la main. ^ — Volons. — Comme un oiseavi je vole dans les airs. . . je respire un ravissant parfum. . . je lance des rayons éblouissans... Qui m'a tendu la main?., des hommes vertueux et des anges ! Pourquoi me tirez-vous de ces abîmes ? J'ai méprisé les hommes... j'ai méconnu les anges. l'abbé pierre. Prie, car la main du Seigneur t'a horrible- ment frappé. Ces lèvres qui ont blasphémé la majesté éternelle, ces lèvres, le malin Esprit les a souillées par des paroles infâmes, par des pa- roles de fou, supplice le plus cruel pour les le- 94 vres des sages !.. Que Dieu te les compte pour pénitence, ou que le souvenir s'en efface. KOJNRAD. Elles sont gravées là. l'abbé pierre. Puisses-tu n'y jamais lire le péché ! que Dieu ne t'en demande jamais le sens : ta pensée s'est revêtue d'indécentes paroles comme la reine pécheresse , qui , renversée du trône , cou- verte de cendre et de haillons, se tient debout devant l'église tout le temps de sa pénitence. Elle remontera sur le trône, se parera des or- nemens royaux, et brillera d'un éclat plus vif que jamais !.. Il sommeille ! L"'abbé Pierre s'agenouille. Ta miséricorde. Seigneur, est sans bornes ! U se jeite, les bras croises, sur la terre. Seigneur, je suis un vieux serviteur, un vieux pécheur, épuisé, inutile! celui-là est jeune. Fais qu'il me remplace comme serviteur de ta 95 foi : que la peine de ses péchés rejaillisse sur ma tête. Il se corrigera, il honorera ton nom sacré ! Prions, notre maître est bon. Le Sei- gneur accueillera mon offrande ! . . . 11 prie, on entonne dans l'église les cantiques de Noël. — Au dessus de Pabbe' Pierre, des anges chantent en chœur. CHOEUR d'anges. Paix à cette maison, paix au pécheur ! . . Ser- viteur, serviteur humble, doux, tu as apporté la paix dans cette maison d'orgueil ; paix à cette maison. LE PREMIER ARCHANGE. Seigneur, il a péché envers toi, il a beaucoup péché. SECOND ARCHANGE. Mais il a pour lui les pleurs et les prières des anges. PREMIER ARCHANGE. Écrase-les , Seigneur , brise-les , Seigneur , ceux qui méprisent tes arrêts sacrés ! . . 96 l'archange. Mais pardonne à ceux qui n'ont pas compris tes saints jugemens. l'ange. Quand je suivais l'étoile de l'espérance, pour éclairer la Judée, les anges chantaient l'hymne de la Nativité... Les savans ne nous ont pas VHS... les rois ne nous ont pas entendus... les bergei^s nous aperçurent vers Bethléem... Les premiers ils ont salué la sagesse éternelle ; ils ont reconnu la puissance éternelle , eux pau- vres, simples et petits!.. PREMIER archange. Le Seigneur voyant la curiosité, l'arrogance et la trahison dominer les cœurs des anges ses serviteurs, n'eut pas même de pardon pour les esprits éternels, pour les anges purs. . . Les nua- ges d'anges tombèrent du ciel comme une pluie d'étoiles, et chaque jour tombent en pluie après eux les intelligences des savans. 97 CHOEUR D ANGES. Dieu révèle aux petits ce qu'il cache aux grands : grâce, grâce pour le fils de la terre... il a vécu parmi les grands... grâce pour le fils de la terre. SECOND ARCHANGE. Il n'allait pas scruter tes arrêts comme un curieux : il ne les scrutait ni par amour pour la sagesse humaine, ni par ambition de la gloire. PREMIER ARCHANGE. 11 ne t'a pas connu, il ne t'a pas adoré, Sei- gneur tout puissant ; il ne t'a pas aimé, il ne t'a pas invoqué, mon Sauveur!.. SECOND ARCHANGE. Mais il a respecté le nom de la très sainte Vierge ' : il a beaucoup aimé , il a aimé toute une nation. * Dans la première scène, un prisonnier chante un couplet que nous avons omis, et où se trouve répété iro- 98 L ANGE. La croix enchâssée dans l'or pare les cou- ■" ronnes des rois : elle .brille sur les poitrines des savans comme l'aurore ; mais elle ne peut pénétrer dans leur ame... Éclaire-les, éclaire- les, Seigneur! CHOEUR d'anges. Nous aimons tant les hommes, que nous les recherchons toujours : chassés par les savans et les rois, nous trouvons accueil chez les sim- ples. CHOEUR des archanges. Relève cette télé : elle secouera la pous- sière; elle s'élèvera jusqu'aux cieux, puis elle s'inclinera pour adorer les pieds de la croix : que le monde se prosterne comme elle !.. Tu es juste, miséricordieux. Seigneur, ô Dieu ! .. niquemenl le nom de Marie : Kourad alors s'est haute- ment prononcé contre ces paroles sacrilèges. 99 LES SECONDS CHOEURS. Paix , paix aux simples , aux humbles , aux paisibles vertus ! . . Serviteur, serviteur hum- ble, doux, tu as apporté la paix dans la maison d'orgueil. . . Paix au pécheur orphelin !.. SCENE tv. t^ne maison de campagne près de Lemberg, une chambre à coucher. — Eva, jeune demoiselle, entre , dispose des fleurs devant Timage de la Sainte -Vierge, s'age- nouille et prie. MARCELLINA entre. Tu pries encore ! . . c'est l'heure du sommeil. . . il est minuit. EVA. J'ai prié, comme c'est ma coutume, pour ma patrie, pour mon père, pour maman ! Je redi- rai mes prières pour ces pauvres prisonniers. .. Ils sont bien loin... Mais ce sont les enfans de !00 notre même patrie, de la même mère, de la Po- logne. Le Lithuanien que nous avons vu aujour- d'hui s'est échappé de chez les Moscovites... C'est une horreur d'apprendre ce qu'ils souf- frent là bas... Le méchant Czar les a tous fait jeter au cachot : comme Hérode il veut exter- miner toute la génération. Ce Lithuanien a for- tement attristé le cœur de mon père... Il est allé se promener dans les champs, et il ne re- vient pas... Maman a envoyé de l'argent pour la messe et la cérémonie funèbre ; car beaucoup sont morts!.. Je dirai ma prière à part pour celui qui a publié ces chansons. Montrant un livre. Lui aussi il est en prison : notre hôte nous l'a dit. . . J'ai lu ces chansons. . . il y en a de très belles ! ... Je m'agenouillerai encore près de la Sainte Vierge. . . Je prierai. . . Qui sait s'il a au- jourd'hui des parens qui prient pour lui? Marcellina sort. Eva prie et s'endort. 101 UN ANGE. Légèrement... sans bruit... comme des son- ges légers, descendons ! CHOEUR d'anges. Égayons le sommeil de notre cher petit frère : berçons sa tête dans nos ailes ; que nos yeux- étoiles fassent resplendir son visage ; chan- tons, folâtrons, voltigeons en guirlandes autour denotrepur, de notre paisible amour; entrela- çons nosmains comme desfeuilles de lys, étalons nos fronts comme des roses qui s'épanouissent ; détachons notre chevelure de rubans d'étoiles, déployons-la en rayons, répandons-la en par- fums .. D'une guirlande fleurie, embaumée, vivante, embrassons le sein de notre amour... chantons... folâtrons... voltigeons autour de notre pur, de notre paisible amour. 102 EVA. Quelle pluie fraîche, douce, délicate ! . . c'est comme la rosée ! Et d'où sort cette pluie?., les cieux sont si purs, si brillans!.. Des gouttes vertes, étincelan tes !.. Du gazon fleuri... des roses... des lys, des guirlandes m'enlacent!.. Q u el sommeil embaumé ! . . sommeil léger ^ doux!., s'il durait toujours!.. Rose de soleil, lys de lait, vous n'êtes pas de la terre : vous avez crû sur ce blanc nuage! Narcisse, de quel œil de neige tu me regardes !.. Et vous, petites fleurs des souvenirs, petites fleurs bleues comme des prunelles innocentes!., oh!., je vous reconnais, mes petites fleurs : c'est moi qui vous ai arrosées. Hier, dans mon jardin, je vous ai cueillies pour orner les tempes de la mère de Dieu, là au dessus de mon lit, sur cette image... Mais que vois-je ? la mère de Dieu! Merveilleux éclat!., elle me regarde... elle prend une guirlande dans ma main et la remet i03 à Jésus; et Jésus, petit enfant, me jette un sou- rire et des fleurs... Comme elles sont embellies mes petites fleurs !.. quel nombre !.. des mil- liers !.. et toutes elles volent et se poursuivent, oh mes petits amours ! . . elles se tressent en guirlandes! . . Quel ravissement! . . je suis comme dans les cieux ! . , Mon Dieu ! . . que je suis heu- reuse!.. Guirlande, embrasse-moi pour tou- jours ! .• je veux m'endormir, mourir en regar- dant ces roses, ces yeux blancs de Narcisse. Rose ! . . . cette rose vit-elle ?. . . elle balance légèrement la tête.... A-t-elle une ame? sur ses joues je vois poindre la vie comme l'au- rore. Elle sourit. — En souriant, elle desserre ses feuilles... elle entr'ouvre deux lèvres de corail, elle murmure... oui... mais si bas... si doucement ! . . Rose, que murmures-tu? C'est trop bas, trop triste! • — Est-ce la voix de la douleur? Tu te plains d'avoir été détachée des feuilles tes parentes... Je ne t'ai pas cueillie pour mon amusement non je t'ai posée sur le 104 tempes de la Sainte Vierge . . . Hier, après la con- fession, je t'ai abreuvée de larmes. . . Je vois s'en- voler de tes lèvres de corail et briller Fétincelle après rétincelle.. — Cette lueur, est-ce ton chant? Que veux-tu, rose chérie? LA ROSE. Serre-moi sur ton cœur. LES ANGES. Délions, détressons la guirlande d'anges. LA ROSE. Je détache mes ailes, je détresse mon front. LES ANGES. Envolons-nous gaiement vers noire demeure céleste. LA ROSE. Moi, je l'amuserai jusqu'au lever du matin : je reposerai mes tempes sur son cœur, comme l'apôtre bien-aimé du Seigneur reposa sur le sein divin du Christ. 105 SCÈNE V. La cellule de Tabbé Pierre. L ABBE PIERRE prie étendu sur la terre. Seigneur, que suis-je devant toi?., poussière et néant ! . . . Je te confesse mon néant et ma poussière... La poussière s'entretiendra avec toi. 11 s'est levé le tyran... Hérode!.. O Sei- gneur ! . . voici toute la jeune Pologne livrée aux mains d'Hérode !.. Que vois-je? les traces blan- ches de chemins en croix... des chemins longs à n'en pas voir la fin! A travers les déserts, à travers les neiges, tous ils mènent au nord. Là... là, dans une contrée lointaine, ils coulent comme des fleuves. . . ils coulent droit à la porte de fer : celui-là, comme un torrent, s'engouffre sous un rocher : cet autre a son embouchure 106 dans la mer. , . Vois. . . vois voler cette troupe de charriots, comme des nuages pousses par les vents... Tous ils s'élancent dans la même di- rection... Ah! Seigneur, ce sont nos enfans... là, au nord... Seigneur! Seigneur!., voilà donc leur destinée... Texill.. Les laisseras-tu exter- miner tous à la fleur de l'âge? anéantiras-tu jus- qu'au dernier rejeton de la Pologne? Que vois- je? Ah ! cet enfant s'est sauvé)., il grandit !.. c'est le vengeur qui doit ressusciter la nation... Il est issu d'une mère étrangère... son sang est un vieux sang de héros et son nom... qua- rante-quatre. Seigneur, ne daigneras- tu pas hâter sa ve- nue, ou consoler mon peuple?., non... mon peuple doit accomphr le sacrifice !.. Je vois cette tourbe de tyrans, de bourreaux, s'élancer, saisir mon peuple enchaîné... Toute l'Europe l'inju- rie : Au tribunal!... La foule entraîne l'inno- cent au tribunal !.. Des êtres sans cœur et sans bras sont ses juges oui, voilà ses juges!... On crie ; Le Gaulois... le Gaulois le jugera. Le 107 Gaulois ne Ta pas trouvé coupable ; il s'en lave les mains, et les rois s'écrient : Condamnez-le, livrez-le au supplice ; son sang rejaillira sur nous et sur nos enfans : crucifiez le fils de Marie, lâchez les Barrabas, crucifiez-le; car il a (mtragé César... Le Gaulois Ta livré, on a en- traîné mon peuple ; on a élevé à la face du monde ses tempes innocentes , ensanglantées et ceintes d'une couronne dérisoire d'épines ; ses tempes ont jeté leur éclat dans le monde entier... et les peuples sont accourus; et le Gau- lois a crié : La voilà la nation libre, indépen- dante ! Ah! Seigneur! je vois déjà la croix! combien ! . . combien de temps encore mon peu- ple doit-il la porter?.. Seigneur, prends pitié de ton serviteur... donne-lui des forces, car il va faillir et expirer en chemin. Sa croix a des bras longs comme l'Europe entière... elle est formée de trois peuples desséchés, comme de trois arbres morts ! . . On Tentraîne... le voilà... le voilà mon peu- 108 pie sur le trône de Texpiation. Il dit : J'ai soif : Rakus l'abreuve de vinaigre, Borus de fiel, et sa mère, la Liberté, prie au pied de la croix... Vois... le soldat moscovite accourt la lance au poing. . . et il répand le sang innocent de mon peuple. Qu'as-tu fait, le plus cruel, le plus stupide des bourreaux?.. Il va se convertir seul, et Dieu lui accordera son pardon. Mon bien aimé! déjà il a penché sa tête agoni- sante, et il s'est écrié : Seigneur, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ?.. Il est mort ! . . On entend des chœurs d'anges, et plus loin le chant de Pâques : Alléluia, Alléluia. Au ciel !.. au ciel !.. au ciel !.. il s'envole ! . . Jusqu'à ses pieds flotte et tombe un vêtement de neige qui se déploie et enveloppe le monde entier : mon bien-aimé est dans les cieux, et je le vois toujours... Il a trois prunelles brillantes comme trois soleils, et il montre au monde ses mains percées de clous. Qui est cet homme?.. C'est son vicaire sur la 109 vallée terrestre. .. Je l'ai connu enfant... je Fai connu... Comme il a grandi d'esprit et de corps!.. Il est aveugle !.. mais un ange est son guide... Homme terrible, il a trois visages, il a trois fronts... Pareil à un baldaquin déployé, le livre mystérieux repose sur sa tête et voile sa face. Trois capitales lui servent de trépied.., trois extrémités du monde tremblent quand il parle, et j'entends sa voix sortir du ciel comme la foudre... C'est le vicaire de la liberté visible sur la terre. . . Il bâtira sur la gloire le colosse de son Église... Il plane au dessus des peuples et des rois; il s'appuie sur trois couronnes, et il est sans couronne. . . Sa vie est la peine des peines, et son nom... le peuple des peuples... Il est né d'une mère étrangère... son sang est un vieux sang de héros, et son nom quarante-quatre.. . Gloire ! . . gloire ! . . gloire ! . . . 11 s'endort. LES ANGES apparaissent. Il dort : tirons l'ame de son corps, comme un enfant endormi de son berceau doré ; delà- 110 chons légèrement la robe des sens ; habillons- le en lumière, connne une aurore, et envolons- nous... Ravissons son ame au troisième ciel !.. Nous déposerons l'enfant sur les genoux de notre père qui le sanctifiera par ses regards : avant la prière du matin, nous rendrons Tame à la vie ; nous l'envelopperons des langes des sens ; nous la remettrons dans le corps comme dans un berceau doré. SCÈNE VI. Une chambre à coucher magnifique : un Sénateur étend les bras sur son chevet en soupirant. — Deux Diables au dessus de sa tête. LE PREMIER DIABLE. Il est ivre et ne veut pas dormir : me force- ras-tu à me tenir éternellement debout, coquin, paix donc ! . . est-ce qu'un hérisson te pique ? SECOiXD DIABLE. Verse-lui sur les yeux des pavots. 111 PREMIER DIABLE. 11 dort : Je sauterai sur lui comme un tigre^ SECOND DIABLE. Comme sur un moineau l'oiseau de proie. LES DEUX DIABLES. Emportons son ame aux enfers , nous la fouetterons avec des serpens , nous la rôti- rons. BELZÉBUTH. Gare!... LES DEUX DIABLES. Quel est ce compère ? BELZÉBUTH. Belzébuth. LES DEUX DIABLES. Eh bien ! . . . pourquoi donc ? BELZÉBUTH. N'épouvante pas mon gibier. 112 LE PREMIER DIABLE. Quand il dort le brigand, son sommeil n'est - il pas à moi ? belzÉbuth. Si nous lui laissons voir les ténèbres , les flammes , les mille supplices de l'enfer , nos scènes le glaceront d'effroi : demain il se rap- pellera son rêve. . . il se corrigera peut-être. . . Et il en a pour long-temps encore. LE SECOND DIABLE étendant ses griffes. Laisse-moi m'amuser. Que crains-tu? s'il se corrige, j'entre dans les ordres , je saisis à plei- nes mains la croix. BELZEBUTH. Si tu l'effraies trop pour une fois , il va se rappeler son rêve et nous duper... tu laisseras échapper l'oiseau de nos mains. LE PREMIER DIABLE montrant le sénateur. Ce pauvre petit frère, mon plus tendre fils, 113 dormira-t-il en paix? — Pourquoi ne veux-tu pas que je le tourmente seul ? belzébuth. Brigand, connais-tu mon rang? — ^ Je suis délégué de notre Czar ! PREMIER DIABLE. Pardon. — Qu'ordonne monseigneur ? belzÉbuth. Tu peux tomber sur son ame, Fenfler d'or- gueil, la rouler dans l'ignominie, l'accabler sous le poids des sarcasmes ; mais quant à l'enfer, chut!., envolons-nous, fit, fit, fit. Il s'envole. LE PREMIER DIABLE. Je tiens donc son ame : ah coquin ! tu trembles ! LE SECOI^D DIABLE. Prends-la avec tes pâtes, légèrement, comme un chat prend une souris, 8 114 23i^ion bu ©énateur. LE SÉNATEUR rêvant. Un écrit !.. c'est pour moi. — Un édit de sa majesté impériale ! . . — un autographe, — Ah !.. ah ! . . ah ! . . cent mille roubles ! . . Une décora- tion!.. Eh laquais! ici. — Le litre de prince!.. Ah!., ah!.. Grand maréchal!.. Ah! ils vont tous crever de jalousie. Il se retourne. Me voilà chez le Czar !.. — dans l'anticham- bre ! — Ils attendent tous : ils me jalousent tous, ils me saluent, ils me redoutent! Le ma- réchal !.. le grand contrôleur ! — Il est à peine reconnaissable sous ce masque. Ah! quel doux murmure , quel doux murmure retentit autour de moi!.. Voici le sénateur en faveur, en fa- veur , en faveur!.. Ah ! puissé-je mourir !.. mourir dans ce doux ravissement , comme dans les bras de mes concubines!.. Chacun s'incline devant moi : je suis l'ame de l'assem- 115 blée. — On me regarde , on me jalouse. — Je dresse fièrement la tête : ô ravissement ! je meurs ! oui , je meurs de ravissement ! Il se retourne. Le Czarl.. sa majesté impériale!., voici le Czar ! . . Dieu ! . . pas un regard pour moi ? — Il fronce le sourcil, il me lance un coup-d'œil de travers. . . Ah sire !.. ah ! je ne puis parler. . . ma voix s'éteint. — Ah quel frisson!... quelle sueur !.. Je suis froid, glacé. — Ah maréchal ! . . Quoi ? — Il me tourne le dos , le dos ! . . Ah sé- nateur , officier de la cour ! . . Ah je meurs , je suis mort... me voilà dans la tombe , réduit en poussière , rongé par les vers , par les sarcas- mes ! On me fuit. Ah ! quelle solitude ! quel si- lence ! . . Coquin de chambellan ^ coquin ! voici qu'il laisse échapper un sourire ! .-. ce sourire m'est entré comme une araignée dans la bouche. Quel bruit !.. ah ! c'est un calembourg. — O laide mouche !... Il la chasse d'auprès de son nez. 116 Elle me bourdonne autour du nez comme une fifuépe. — Des épigrammes, des railleries ! des sarcasmes!., des insectes qui m'entrent dans l'oreille : oh ! mon oreille , mon oreille !.. Il se gratle l'oreille. Quels bruits !... les Kameriumkiers crient comme des hiboux ; ah! voici les dames dont les queues de robes sifflent comme des serpens à sonnettes. — Quel horrible vacarme!... des rires, des cris : « Le sénateur est en disgrâce, en disgrâce , en disgrâce ! ... Il tombe de son lit par terre : les diables descendent visiblement LES DIABLES. Détachons son ame des sens, comme on dé- tache un chien hargneux de son collier: mais qu'il reste à demi muselé. Laissons-lui la moi- tié de l'ame dans le corps pour qu'il ne perde pas le sentiment ; emportons l'autre moitié au bout du monde, là où finit le temporel, où Té- ternité commence , où la conscience a l'enfer pour limites ; attachons les mauvais chiens a la 117 borne. A Tœuvre; ma main, à l'œuvre! cla- que , mon fouet. Avant le troisième chant du coq, nous ferons cesser les horribles supplices de cette ame , nous l'enlacerons de la chaîne des sens et nous la replongerons dans le corps comme dans un sale chenil. SCENS3 VXZ. La scène est à Wilna, dans rapparlemeiil d'un Sénateur. NOWOSILCOW, BAJKOW, PELIKAN, iiv DOCTEUR, DES DOMESTIQUES. PELIKAN, au sénateur. Monsieur le sénateur, que voulez-vous faire de RoUison ? LE SÉNATEUR. RoUison ? 118 PÉLIKAN. Oui , celui qu'on a si bien fustigé à son inter- rogatoire. LE SÉNATEUR. Eh bien? PÉLIKAN. Il est tombé malade. LE SÉNATEUR, riant. Combien de coups lui a-t-on administré ? PÉLIKAN. J'étais là... mais... on ne comptait pas. — C'est M. Botwinko qui l'interrogeait. BAJKOW. Monsieur Botwinko ? ah ! ah ! ah ! il en a pour long-temps , quand il se met en train : je gagerais qu'il l'a vilainement soigné. — Parions que le coquin n'en a pas été quitte à moins de trois cents coups. LE SÉNATEUR, riant. Trois cents coups ! trois cents coups sans 119 mourir ? — Quel dos de jacobin ! Mais chez nous la vertu cutanée n'en est pas là. Le drôle! il a la peau bien tanée... Je n'y con- çois rien vraiment... Ha! ha! ha! ha! mon ami. — UN LAQUAIS, au sénateur. Monsieur veut-îl admettre ces dames, ces femmes? monsieur sait bien, celles qui viennent tous les jours en voiture ; l'une est aveugle , et l'autre... LE SÉNATEUR. Aveugle?.. Et qui est-elle .^ LE LAQUAIS. Madame Rollison. PÉLIKAN. La mère de ce fripon. LE LAQUAIS, On les voit tous les jours ici. LE SÉNATEUR, Il fallait lui dire... 120 LE DOCTEUR. Que Dieu vous conduise ! LE LAQUAIS. Oui. .. mais elle s'assied et gémit à la porte. Nous Tavons fait arrêter. Comment emmener une femme aveugle ? La foule est accourue et 8'est précipitée sur le soldat. — Faut-il la faire entrer ? LE SÉNATEUR. Quoi! tu ne peux pas te tirer de là? — Fais- la venir jusqu'à moitié de l'escalier, — tu com- prends? puis tu la feras descendre... jusqu'en bas... tiens, comme ceci.... et je te promets qu'elle ne nous importunera pas une autre fois de ses visites. — Un second laquais entre et donne une lettre à Bajkow. Eh bien , va donc ! BAJKOW. Elle porte une lettre. Il la montre. 121 LE SÉNATEUR. Et de qui ? BAJKOW. De la princesse peut-être ? LE SÉNATEUR la lit. La princesse !.. et par quel hasard ?. . — Elle me la jette sur le dos... — Faites-la entrer, par tous les diables! Deux dames enlrenl avec l'abbe Pierre. PÉLIKAN à Bajkow. Voici cette vieille sorcière, la mère de ce fri- pon. LE SÉNATEUR , poliment. Salut , qui de vous est madame RoUison ? MADAME ROLLISON , en pleurs. Moi. — Oh mon fils! — Monseigneur!., LE SÉNATEUR. Permettez , — un moment. — Vous avez une lettre. Pourquoi venir ici tant de dames? 122 LA SECONDE DAME. Nous ne sommes que deux. LE SENATEUR à la seconde. Et quel est le motif qui me procure Thon- neur de votre visite ? LA SECONDE. Madame RoUison ne pourrait seule trouver son chemin : elle n'y voit pas. LE SÉNATEUR. Ah! elle n'y voit pas... Elle flaire donc... car elle sait bien me trouver tous les jours. LA SECONDE. C'est moi qui la conduis ; elle est âgée et ma- lade. MADAME ROLLISON. Grand Dieu ! LE SÉNATEUR. Chut! A la seconde dame. Et qui êtes-vous, madame? 123 LA SECONDE. Madame Kniit. LE SÉNATEUR. Vous feriez mieux de rester chez vous et de veiller sur vos fils 5 il plane déjà certains soup- çons... MADAME KMIT, pâlissant. Quoi? quoi?., monsieur! Le sénateur rit. MADAME ROLLISON, Monseigneur ! . . pitié !.. — Je suis veuve ! — Monsieur le sénateur, est-il vrai qu'on l'ait as- sassiné ? — Oh grand "Dieu !.. — mon fils ! . . L'abbé prétend qu'il vit encore , mais il suc- combe sous les coups ! . . Monseigneur ! qui peut ainsi traiter des enfans ?.. Il expire I . . — Pitié ! . , — Il expire sous la main du bourreau ! — Elle pleure. 124 LE SENATEUR. OÙ? qui? explique -toi donc clairement, femme ! — MADAME ROLLISON. Qui? ah! mon fils! — Monseigneur, je suis veuve! — Ah! combien faut-il d'années pour élever un enfant î — Déjà mon petit Jean don- nait des leçons , tout le monde vous dira comme il enseignait bien. — Je suis une pauvre femme, il me faisait vivre de ses faibles revenus. — Je suis aveugle, il était mon œil. — Monsei- gneur, je meurs de faim. LE SENATEUR. Si je viens à découvrir celui qui répand ces faux bruits, son affaire est bonne... Qui vous a dit qu'on le martyrisât ? MADAME ROLLTSON. Qui? n'ai-je pas une oreille de mère? — Je suis aveugle... J'ai dans l'oreille toute mon 125 ame, oui, une ame de mère. Hier on l'a conduit à l'Hôtel-de-Ville , j'ai entendu sa voix. LE SÉNATEUR aux laquais. Vous l'avez donc laissé entrer ? MADAME ROLLISON. On m'a repoussée de l'antichambre, de la porte, de la cour ; je me suis assise près du mur. — Sur le mur épais j'ai posé l'oreille... j'étais là dès le matin... A minuit la ville reposait en silence... j'écoute... à minuit, à travers le mur,., non, je ne me trompe pas... j'ai en- tendu , j'ai entendu sa voix , comme le Sei- gneur est dans les cieux : j'ai entendu sa voix sourde comme si elle sortait des entrailles de la terre. — A travers ce mur mon oreille Fa suivi... loin... oh! plus loin que l'œil le plus perçant... J'ai entendu sa voix!.. On le mar- tyrisait. — LE SÉNATEUR. Elle radote , elle délire. -— - Mais, madame, il y a là tant d'autres prisonniers ! 126 MADAME ROLLISON. Quoi ? ce n'était pas la voix de mon enfant ? La brebis reconnaît bien la voix de son agneau au milieu des troupeaux les plus nombreux!.. Ah! c'était une telle voix... Ah! ah! mon- sieur, si cette voix avait une seule fois retenti à vos oreilles, il n'y aurait plus pour vous de sommeil paisible ! . . LE SÉNATEUR. Voire fils doit êlre bien portant puisqu'il criait si fort. MADAME ROLLISO^N tombe à genoux. Si vous avez un cœur d'homme !.. Les portes s'ouvrent... une demoiselle, en tollclte de bal, vient invi- ter le sénateur à passer dans le salon où l'on fait de la mu- sique. MADAME ROLLISON. Oh! monsieur, ne me livrez pas au déses- poir... je ne vous lâcherai point. Elle le saisit par son habit. 127 LA DEMOISELLE, au sénateur. Faites-lui donc grâce. LE SÉNATEUR. Le diable m'emporte, si je sais ce que me veut cette furie. MADAME ROLLISON. Je yeux voir mon fils. LE SÉNATEUR L'empereur n'y consent pas. MADAME ROLLISON, à la demoiselle. O ma belle demoiselle ! intercédez pour moi, par les plaies du Sauveur ! . . Mon pauvre fils I depuis un an il est au pain et à l'eau, sans vête- mens, dans un cachot froid et humide. LA DEMOISELLE. Est-il possible ? LE SÉNATEUR, avec embarras. Quoi? quoi? depuis un an? mais, imaginez- vous ? je n'en savais rien ! 128 A Pélikan. Écoule, il faut de suite éclaiicir celle affaire , et s'il en est ainsi , laver les oreilles aux com- missaires. A madame Rollison. Soyez tranquille : revenez à sept heures. MADAME KMIT. Plus de larmes ! Monsieur le sénateur igno- raitle sort de votre fils... vous le voyez... il va s'éclairer, puis il lui rendra sans doute la liberté. MADAME ROLLISON. Il rignorait? 11 va s'éclairer. — Oh ! que Dieu le récompense : je le disais bien , non il n'est pas aussi cruel qu'on l'assure. C'est Dieu qui l'a créé, c'est un homme ; sa mère l'a nourri de son lait. — On mentait. Tu vois que je disais vrai. Au séDateur. Vous l'ignoriez ? Ces brigands vous ca- 129 chent tout : croyez-moi, Monsieur, vous avez autour de vous une troupe de brigands. — Oh! adressez-vous toujours à nous... Nous vous dirons la vérité, la vérité tout entière. LE SENATEUR souriant. Bien , bien , nous en reparlerons : aujour- d'hui je n'ai pas le temps. Adieu. Dites à ma- dame la princesse que je ferai pour elle tout ce qui est en mon pouvoir. Avec politesse. Adieu , madame Kmit , adieu. . . je ferai tout ce que je pourrai. Tous sortent excepte Pëli'^an , le docteur elle sénateur. Le se'nateur Jonne une leçon sévère à ses domestiques pour avoir laisse' entrer madame Rollison. PELIKAN au se'nateu Monseigneur, que décidez-vous relativement à Rollison ? S'il vient à mourir aujourd'hui, que faire ? LE SÉNATEUR. L'enterrer ; et si vous le désirez, je vous per- 130 mets même de l'embaumer. — A propos de baume , Bajkow J il t'en faudrait un peu à toi , car ton corps est un vrai cadavre, et tu te ma- ries! — Savez-vous qu'il a une fiancée ? Les portes s'ouvrent , on peut voir dans la salle de bal. Voyez-vous là-bas?., c'est cette demoiselle blanche et vermeille. — Tu es en état d'épou- ser comme Tibère à Caprée. Je ne conçois pas cette manie de forcer une jeune fille à murmu- rer entre ses jolies lèvres... oui. BAJKOW. Quoi, forcer ? Parions que je m'en sépare avant un an, et que chaque année j'en reprends une jeune et belle, — et sans contrainte!... Tout à coup des cris bruyans se font entendre à la porte de la salle de bal. Le sénateur et Bajkow s'y rendent. MADAME ROLLISON i la porte. Laissez-moi.... laissez-moi. LE SECRÉTAIRE. C'est l'aveude!... 131 UN LAQUAIS. Non Voyez comme elle grimpe aux esca- liers , arrêtez-la. UN AUTRE LAQUAIS. Qui la reliendra ? MADAME ROLLISON. Il est ici, je le trouverai, cet ivrogne, ce ty- ran . Un laquais veut l'arrêter, elle le renverse. UN LAQUAIS. Ah bien ! . . . ah! ah !.. . C'est une possédée l MADAME ROLLISON. Où es-tu ?. , . Je te découvrirai. . . Je t'écrase- rai la tête sur le pavé... Ah tyran!... mon fils... mon fils ! ... il est mort ! . . . on l'a précipité d'une fenêtre... où est ta conscience ?. a. Mon fils, il s'est brisé sur la pierre ! Ah ! vieil ivrogne, dé- gouttant du sang de tant d'innocentes victimes, viens !... Où es-tu, où es-tu, crocodile, que je te déchire en lambeaux , comme tu as déchiré mon petit Jean... mon fils... Ils l'ont précipité 132 d'une fenêtre du cloître sur le pavé !... mon enfant ! mon unique enfant ! ... mon père nour- ricier. — Elle monstre est vivant encore, et '\\ y a un Dieu , il y a un Sauveur! L*ABliÉ PIERRE. Femme , pas de blasphème , votre fds est blessé, mais il vit encore. MADAME ROLLISON. Il vit ? Mon fils ! Qui Ta dit? qui l'a dit ? est- il possible , mon prêtre ? J'arrivais, on crie, le voilà par terre... .l'accours... il était enlevé. .le n'ai pu voir la dépouille de mon enfant , de mon unique enfant ! — Je suis une pauvre orpheline... je n'ai pas vu la dépouille de mon fils... — Je suis aveugle, mais j'ai senti le sang sur le pavé ; par le Dieu vivant , je le sens ici. — C'est le même sang , le sang de mon fils... il est ici celui qui s'est baigné dans son sang... il est ici son bourreau ! Elle va droit au sénateur, le sénateur s'esquive; madame RollisoD tombe évanouie... L'abbé Pierre et un starosle s'approchent d'elle. On entend gronder la foudre. 133 TOUS. Grand Dieu ! C'est ici qu'est tombée la foudre. PLUSIEURS VOIX. C'est ici 5 c'est ici! l'abbé pierre. Non... non. QUELQU UN j regardant par la fenêtre. C'est à deux pas , à l'angle de la maison de l'université. LE SENATEUR s'avance à la fenêtre. Sur la fenêtre du docteur. UN SPECTATEUR. Entendez-vous dans la maison des cris de femme ? quelqu'un riant dans la rue. Ah , ah , ah , les diables l'ont emporté. Pelikan accourt effare. 134 LE SÉNATEUR. El notre docteur? PÉLIKAN. Mort, frappé par la foudre !... C'est un phé- nomène curieux à expliquer. Sa maison est en- tourée de dix paratonnerres, et la foudre est allée le dépister dans son appartement ; elle n'a fait aucun ravage; elle a fondu seulement quelques roubles d'argent placés sur le bureau où le docteur appuyait la tête... Cette fois sans doute l'argent a servi de conducteur. LE STAROSTE. Je vois que les roubles russes ne sont pas sans danger.' * Celle scène est tout enlière , dans Torij^inal , une peinture de mœurs que nous n'aurions pu compi cndre qu'à l'aide d'un long commentaire. Nous avons préféré la tronquer et n'en traduire que ce qui esl nécessaire pour rinleiligence de la scène suivante. 135 SCSNE VIXI- On aperçoil une chapelle dans le lointain. — La scène estdans un cimetière . LN GUSLARZ ET UNE FEMME EN DEUIL. LE GUSLARZ. La foule accourt à l'église , les Dziady vont commencer. C'est Theure de s'y rendre : voici déjà la nuit sombre. LA FEMME. Oh! moi, je n'irai pas, je veux rester dans le cimetière. Je veux voir un esprit, le même qui, il y a longues années, apparut ail milieu de mes noces ; qui du sein de la foule des esprits s'é- lança sanglant et blême, et me poursuivit de son regard farouche , sans m' adresser une parole, LE GUSLAUZ. Peut-être était-il encore vivant quand je le conjurai. C'est le motif de son silence; car dans la nuit mystérieuse des Dziady, on peut aussi 136 évoquer les ombres des vivans. Les corps ne sortent pas du festin , du jeu , de la bataille, de Tappartement ; Tame qu'on appelle apparaît , vêtue d'une ombre légère , mais durant la vie elle ne peut desserrer les lèvres. Elle se tient là , pâle, sourde, muette. LA FEMME. Que voulait dire cette blessure sur sa poi- trine ? LE GUSLARZ. Que le coup avait frappé Tame. LA FEMME. Si je reste seule ici , je m'égarerai. LE GUSLARZ. Je ne te quitterai pas , on fera sans moi les évocations. Il y a là bas un autre vieux G uslarz. Entends-tu les chants dans le lointain? la foule est assemblée. On a accompli la première évo- cation , celle des guirlandes et du chanvre ; on a attiré les esprits aériens. Vois-tu ces miUiers 137 de lumières pareilles à des étoiles qui tombent, cette longue traînée de chaînes de feu? Ce sont des essaims d'esprits légers. Vois-les briller ku dessus de la sainte chapelle , sous la noire voûte des cieux, semblables aux colombes qui voltigeant la nuit sur une ville en flammes , ré- fléchissent rincendie sur le plumage de leurs ailes et étincellent comme des nuages d'étoiles. LA FEMME. Il ne sera pas avec ces esprits-là. LE GUSLARZ. Vois , la lumière s'élance de la chapelle , on vient d'évoquer par la puissance du feu, et de faire surgir des déserts et des tombeaux les corps que le malin esprit tient sous sa puissance; ils passeront par ici. Si tu te le rappelles, tu le reconnaîtras. Cache-toi avec moi dans ce chêne creux ; c'est là qu'autrefois se tenaient cachées les devineresses .Vois , le cimetière se bouleverse , les tombes s'entr'ouvrent, la flamme bleue s'é- lance, les planches sautent en l'air, les damnés étalent leurs fronts blêmes, leurs longs bras.. . 138 tu vois leurs youx, pareils à des tisons.... Ca- che-toi, cache-toi dans ce chêne creux; l'œil du spectre lance au loin un feu qui dévore , mais il n'a sur moi aucun pouvoir, ah!... LA FEMME. Que vois-tu ? LE GLSLARZ. Un frais cadavre ! . . Ses vétemens ne sont pas encore en lambeaux : autour de lui il répand une fumée de soufre, son front est noir comme un charbon. Dans les creux orbites de ses yeux , brillent deux petites boules d'or , et au centre de chacune se tient un diablotin qui fait sans cesse la culbute et scintille comme un éclair. Le cadavre accourt vers nous, il grince des dents ; il verse d'une main dans l'autre main, comme d'une passe tte dans une passette, de l'argent fondu... Entends-tu ses gémissemens? LE SPECTRE. Où est l'église? où est l'église? où vient-on 139 se prosterner devant le Seigneur ? où est l'é- glise? homme, montre-la-moi!.. Ah! tu \ ois comme ce ducat me brule la tête , comme cet argent fondu me dévore la paume des mains ! . . Homme! fais tomber pour un malheu- reux orpheUn , pour un prisonnier , pour une veuve, ah ! fais tomber de mes mains ce brasier d'argent et d'or, arrache-moi ce ducat de la tète ! Tu refuses!.. Ah! il me faudra transvaser ce métal jusqu'au jour où ce mangeur d'enfans exhalera son ame insatiable : je lui verserai le métal dans le cœur, et puis je le lui retirerai par les yeux, par les oreilles, et je le reverserai encore. Je le passerai, je le repasserai jusqu'à ce que je l'épuisé. — O longue et cruelle at- tente r. . Je brûle !.. je brûle. . . Il s** échappe. LE GUSLARZ. Ah! LA FEMME. Que vois-tu ? 140 LE GUSLARZ. Ah! qu'il est près!., un autre encore!.. 11 s'élance vers nous : quel affreux cadavre!.. Il est blême, gras!., c'est un frais cadavre!., et son vêtement est frais !.. Le voilà paré comme pour un jour de noces : il est depuis peu la proie des vers : à peine ont-ils rongé la moitié de ses yeux. Il s'élance d'un saut loin de la chapelle : le diable l'a saisi , le diable l'a offusqué ; il ne le laissera pas entrer dans la chapelle. Le diable revêt la forme d'une vierge : de la main, de l'œil, il fait signe au cadavre , il l'appelle etleséduitpar un sourire. Le cadavre accourt vers elle : il saute de tombe en tombe, comme un enragé, et ses bras et ses fkmbes s'agitent comme les ailes d'un moulin à vent. Il va la presser sur son cœur : soudain sur- gissent de dessous ses pieds dix museaux longs et noirs ; d'énormes chiens noirs s'élancent et l'arrachent des pieds de son amante ; ils le dé- 141 chirent en morceaux; de leurs museaux en- sanglantés ils secouent ses membres et dis- persent dans les champs des lambeaux de chair. Les chiens ont disparu. — Nouveau prodige! . . chaque partie du cadavre est vivante : chacune, comme un cadavre distinct, court pour se réu- nir en un tout ; la tête sautille comme un cra-? paud, et les narines vomissent des flammes ; la poitrine rampe comme la coquille d'une tor- tue... la tête se joint au corps en fendant la terre comme un crocodile ; les doigts, détachés des mains, palpitent et serpentent comme la cou- leuvre ; la main fouille dans le sable, et attire les bras à elle ; les jambes accourent, et le cada- vre se dresse encore entier. Sabien-aimée le sé- duit encore; il se jette dans ses bras, le diable le saisit: le voilà encore déchiré en lambeaux. — Ah ! . . que je ne le voie plus ! . . LA FEMME. Quelle peur il t'inspire I 1 42 LE GUSLARZ. Ah ! . . quelle horreur plutôt ! . . des tortues ! . . des couleuvres ! . . des crapauds ! . . quel affreux cadavre ! . . LA FEMME. Il ne sera pas avec ces esprits-là. LE GUSLARZ. Voici, voici la fin des Dziady. Entends-tu le troisième chant du coq? on a rappelé l'his- toire de nos pères, et la foule se disperse. LA FEMME. Il n'est pas venu aux Dziady. LE GUSLARZ. Si cet esprit n'est pas sorti du corps, dis- moi son nom. Je prononcerai sur ces her- bes magiques les paroles d'enchantement, et tu le verras s'élancer et apparaître devant toi. LA FEMME. Je l'ai dit. 143 LE GUSLARZ. Il n'obéit pas, je l'ai conjuré. LA. FEMME. Je ne vois pas d'esprit! LE GUSLARZ. O femme ! ton amant a abjuré la foi de ses pères, ou son ancien nom. — Tu vois, le matin approche , nos enchantemens ont perdu leur puissance, ton amant ne se montrera pas. Ils sorlem de l'arbre. Dieu ! . . Dieu ! . . Vois à l'occident, du côté de la ville de Giedymin : cent voitures s'élancent au milieu des tourbillons de neige ; elles volent de tout l'élan des chevaux... Tu vois celui qui se tient en avant, vêtu de noir. LA FEMME. C'est lui î LE GUSLARZ. Il s'avance ! 144 LA FEMME. 11 recule encore, il ne m'a lancé qu'un re- gard , un seul — mais quel regard l . . . LEGUSLARZ. Son sein est inondé d'un sang noir; oh! son sein est couvert de blessures ; il endure d'horribles supplices; des milliers d'épées sont fixées dans son corps, et toutes plongent... jus- qu'à l'ame... La mort seule le guérira. LA FEMME. Qui donc l'a percé de tant de glaives ? LEGUSLARZ. Les ennemis de sa nation. LA FEMME. Il avait sur le front une blessure, une seule, petite et pareille à une goutte de sang noir. LE GUSLARZ. C'est celle qui cause ses plus cuisantes dou- 145 leurs : je l'ai vue, je l'ai sondée , c'est une bles- sure qu'il s'est faite lui-même, la mort ne l'eu guérira pas. LA FEMME. Ml ! guéris-le, grand Dieu ! — XxoUimc ^ûvtie. EPISODE. DZIADY. ÉPISODE, eçcmin be la 9iu$$ie. La Kibitka sillonnant la neige plonge dans des contrées toujours plus sauvages, comme les vents dans le désert, et mes yeux, comme deux faucons , tournoient au dessus de cet océan sans limites : emportés par la tempête , ils n'atteindront plus au rivage ; ils planent au- dessus d'élémens étrangers pour eux , sans trouver où se reposer , où reployer leurs ailes , et ils se fixent sur la plaine, sentant bien qu'ils doivent y périr. Ici l'œil ne rencontre ni ville ni montagne, 160 ni un seul monument des hommes ou de la na- ture : c'est une contrée déserte et inhabitée comme si elle était créée d'hier ; on voit seule- ment se dresser çà et là du sol le mammout, na- vigateur arrivé avec les flots du déluge. Dans une langue étrangère pour le paysan moscovite il proclame l'antique origine de cette terre, et atteste ses communications avec l'Asie , lors de la grande navigation de Noé. Des livres dérobés à l'occident disent en- core que cette contrée déserte a déjà enfanté plus d'une nation : mais les torrens du déluge ont traversé ces plaines sans y laisser l'empreinte de leur passage , et des peuplades nombreuses les ont habitées, sans qu'il y restât une trace de leur existence. C'est dans un pays lointain, sur les rochers des Alpes , que les flots partis de ces lieux ont imprimé çà et là leur passage, et plu» loin encore les monumens de Rome parlent des hordes de brigands que vomirent ces con- trées. Terre vierge, déserte, blanche comme le pa- 151 pier préparé pour écrire. — Le doigt de Dieu y écrira-t-il ? et se servant d'hommes de bien pour lettres , y tracera-t-il cette vérité de sa sainte foi , que l'amour gouverne le genre hu- main et que les trophées du monde sont les sa- crifices? Ou bien le vieil ennemi de Dieu vien- dra-t-il graver sur ce livre avec son glaive, que la race des hommes est née pour les fers et que les trophées du monde sont des knouts ? A travers ces plaines blanches et désertes le vent s'élance furieux , détache et promène des monceaux de neige. Cette mer s'enfle sans noircir, se soulève de son lit et retombe comme pétrifiée en une masse immense , uniforme , blanche. Par fois un affreux ouragan s'élance des pôles ; rien ne le retient dans sa course , il bouleverse la plaine jusqu'à l'Euxin, et entasse tout le long de sa route des nuages de neige ; souvent il enterre les Kibitka comme le Symoun engloutit près de Canope les Libes voyageurs. Al travers ces neiges blanches et uniformes percent et se dressent des pans noirâtres. 152 simulant des îles et des i ivages : ce sont les sa-^ pins du Nord. Voyez-vous des tronçons d'arbres dépouillés de leur écorce s'élever çà et là en monceaux ré- guliers ? — Ils figurent des toits et des murs. . . et ils abritent des hommes, et ils s'appellent — maisons. Voyez-les plus loin, tous uniformes et jetés par milliers dans une plaine sans limites : la fumée s'élance de leurs toits comme des plu- mets, et leurs petites lucarnes étincellent comme des gibernes. Là , ils se dressent en files ré- gulières , ici en carré, plus loin en cercle. . . Et ce régiment de maisons s'appelle.. . ville. Voici des hommes aux épaules développées , à la poitrine large, au cou frais et gras ; ils sont tous , comme les animaux du Nord, pleins de fraîcheur, de santé et de force ; mais leur figure à tous est, comme leur pays, une plaine dé- serte, unie et sauvage ; de leur cœur, volcan souterrain , le feu ne s'est pas encore élancé jusqu'au visage ; il n'a pas brûlé, enflammé leurs lèvres, il n'a pas, en s'éleignant, imprimé 153 de sombres rides sur leur front , comme sur les yisEiges des peuples d'orient et d'occident, sil- lonnés partant de douleurs et d'espérances, que chaque figure est un monument national. Ici les yeux des hommes ressemblent à leurs villes, ils sont grands et nets. .. mais jamais l'orage de l'ame n'a agité leurs prunelles, jamais une lon- gue douleur ne les a ternies. — De loin ils sem- blent beaux, admirables. Si Ton plonge plus avant, ils sont déserts et sans ame. Hommes en- gourdis, leur corps est comme le tissu grossier où Tame de la chenille passe l'hiver, avant d'a- voir filé , tissé et décoré ses ailes ; mais quand le soleil de la liberté jettera son éclat, quel est l'insecte qui s'élancera de cette enveloppe ? Un papillon agitera-t-il dans les airs ses ailes d*or, ou bien n'en sortira-t-il qu'un phalène, vile créature de la nuit? Dans le lointain, des chemins se croisent, toujours déserts : ce n'est pas l'industrie qui les a tracés , ce ne sont pas les pieds des caravanes qui les ont frayés. Le Czar de sa capitale les a 154 indiqués du doigt. A-t-il rencontré sur son pas- sage un pauvre village polonais ou les murs des châteaux polonais, les villages et les châteaux se sont abaissés au niveau de la terre... et sur ces ruines leCzar a tracé une route. Ces che- mins sont invisibles au milieu des plaines inon- dées de neiges ; mais à travers les bois, Foeil les dépiste encore : ils s'étendent droits et longs vers le Nord , ils brillent au milieu des forêts , comme des fleuves entre des rochers. Et qui les foule ces routes? Voici la cavalerie qui se déploie et s'élance au galop, toute blan- che de neige ; là l'infanterie se traîne en épais bataillons, au milieu des canons, des charriots et des Kibitka. Ces armées que fait mouvoir un signe du Czar, s'avancent, les unes de l'Orient pour combattre le Nord, les autres du Nord au Caucase ; personne ne sait le but ni le motif de sa course , personne ne s'en informe. Là est le mogol au visage boursoufflé, à Toeil étroit et lou- che : là l'infortuné paysan arraché aux champs de la Lithuanie , pâle, attristé, se traîne d'un 165 pas maladif; ici brillent les fusils anglais, ici les arcs dont les kalmoucks tendent les cordes gelées. Où sont leurs officiers? Voici F Allemand en voiture , qui fredonne une romance senti- mentale de Schiller ; il frappe sur l'épaule les soldats qu'il rencontre, ici un Français entonne en nazillant une chanson libérale. Philosophe errant, il court après la fortune et s'entretient avec le chef des kalmoucks sur les moyens les plus économiques de nourrir l'armée. Qu'im- porte que la moitié de cette foule expire en chemin , pourvu qu'ils puissent voler la moitié de la caisse? S'ils cachent adroitement leur jeu, le ministre les élèvera d'une classe, et le Czar les décorera pour avoir épargné le trésor. La Kibitka poursuit son vol , et soudain Ta- vant-garde, l'artillerie, les transports de mala- des , les voitures même des chefs lui ouvrent un passage. La Kibitka poursuit son vol; le gendarme frappe du poing le cocher ; le co- cher frappe de son manche de fouet le soldat , tout fait place ; si quelqu'un oublie de se déran- 156 ger, la Kibitka lui passe sur le corps. Où va- t-elle ?Quel est ce voyageur ? personne n'ose le demander. Le gendarme s'clance vers la capi- tale: sans doute il a reçu Tordre du Czar de faire une capture. Peut-être ce gendarme vient-il d'une terre étrangère? Qui sait , dit le général, quel est ce prisonnier ?... Peut-être le roi de France , de Prusse , ou de Saxe, ou un autre Allemand qui a perdu les bonnes grâces du Czar, et que le Czar a ordonné de jeter au ca- chot. Peut-être c'est une tête plus importante encore , peut-être Jermolow * lui-même ? Qui sait ? le prisonnier est étendu sur la paille ; mais quel regard sauvage ! quel œil fier 1 C'est un grand personnage : après lui court une foule de voitures, c'est sans doute la suite de la cour ; voyez comme ils ont tous le regard fier : je les prenais pour les premiers personnages du i Jermolow, général russe très populaire, et renommé surtout par ses victoires remportées en Asie , sous le rè- gne d'Alexandre. — On le croyait opposé au germanisme de lacour, etpar cette raison au gouvernement lui-même. 167 royaume, pour des généraux, des chambellans, et tous ce sont de jeunes enfans. Mais quoi? où court cette foule ? — Ce sont les fils dis- graciés de quelque roi. » Ainsi s'entretiennent à voix basse les conducteurs. LaKibitka conti- nue son vol vers la capitale, £ep faubouvge be la Dille. Dans le lointain , dans le lointain en- core, on distingue la capitale. De chaque côté de cette route majestueuse se dressent des ran- gées de palais. Là on voit briller comme le dôme et la croix d'une chapelle : là, couvertes de paille et de neige, des statues s'élèvent comme des meules de foin; là, après une file de colonnes co- rynthiennes, brillent des maisons au toit plat, des palais d'été à l'italienne , des kiosques de mandarins et du Japon. Ici, œuvre des temps classiques de Catherine, se pavanent de fraî- ches ruines classiques. — Des maisons de dif- férens ordres , de différentes formes , comme des animaux des diverses extrémités du monde. 158 se tiennent derrière leurs cloisons de fer, dans des cages séparées. Là s'élève invisible un palais d'architecture locale, produit du cerveau des Russes, enfant de leur nature. Pourquoi ces travaux gigantesques? ces mil- liers de palais? ces pierres entassées sur des îles marécageuses? Autrefois à Rome , pour construire un théâtre aux Césars , il fallut ré- pandre une rivière d*or ; et dans ce faubourg, les vils esclaves du Czar, pour élever les repai- res de ses débauches, ont versé un océan de notre sang et de nos larmes. Combien, pour parvenir à la réunion des masses de ces obélisques, fallut-il inventer de conspirations ? combien d'innocens jetés dans les cachots , ou égorgés? combien de nos champs fouillés et bouleversés? avant que le sang de la Lithuanie, les larmes de l'Ukraine et Tor de la Pologne aient pu payer toutes les merveilles de Paris et de Londres, avant que la mode préside à Tameublement des salons; avant que le Champagne ruisselé sur les buffets et 159 coule sous les pas des danseurs de menuet! Aujourd'hui, quel désert !... la cour passe l'hiver en ville, et les mouches de la cour, atti- rées par l'odeur du cadavre du Czar, se sont attachées à ses pas. A cette heure, dans ces pa- lais, il n'y a que les vents qui dansent : les sei- gneurs sont en ville, le Czar est en ville, la Kibitka vole vers la ville. 11 fait froid, il neige , les horloges répètent l'heure de midi, et déjà le soleil se voile et se couche. — La voûte des cieux est largement unie ; pas un nuage ne la sillonne: elle est vide, calme, pure, sans cou- leur , et pâle et transparente comme les yeux d'un voyageur gelé. Voici , voici la ville : au dessus de la ville s'élèvent des châteaux aériens, des colonnes, des murs, des galeries: on dirait les jardins suspendus de Babylone. C'est la fumée qui s'en- vole de deux cent mille cheminées à la fois; elle s'élève en épaisses colonnes, ou brille comme des marbres de Carrare , ou lance des éclairs de rubis ; elle se courbe dans les airs, s'entre- 160 lace, tournoie en forme de galerie ou en demi- cercle, et offre Timage des murs et des toits. Ainsi des villes surgissent du sein des ondes de la Méditerranée ou des tourbillons qui s'é- lancent au dessus du Liban; de loin elles sé- duisent l'œil du voyageur... et sans bouger de place elles s'enfuient toujours. — Les bar- rières se lèvent , les portes s'ouvrent. — On fouille, on épie, on questionne, on laisse passer. ^éfevêboiirg. Les premiers Grecs et les premiers Romains bâtissaient toujours sous les auspices d'une di- vinité , près des sources dédiées aux nymphes , au milieu des bois sacrés, ou sur les montagnes qui leur servaient de rempart contre leurs en- nemis. C'est ainsi que sortirent de leurs fon- demens Athènes, Rome, Sparte. Dans l'âge gothique, on rechercha l'abri pro- tecteur des tours des barons. Les maisons se dressèrent accolées aux fortifications , ou bien 161 jetées comme à la piste d'une rivière navigable elles s'accrurent lentement et avec le cours des siècles. Chaque ville s'éleva sous les auspices d'une •divinité , d'un guerrier ou d'une industrie . D'où sortent les premiers fondemens de la capitale des czars ? D'où vient que des milliers deSlaves se sont élancés jusqu'aux dernières li- mites de leur patrie, conquêtes récentes dispu- tées à la mer et aux Czuchons ? Ici la terre ne donne ni fruits ni pain , les vents n'apportent que des neiges et des brouillards ; ici le ciel est brûlant ou glacé, affreux et mobile comme l'hu- meur du despote. — Ce ne sont pas les peu- ples qui l'ont voulu. — Cette enceinte maréca- geuse a séduit le Czar, et il y a fait bâtir non pas une ville pour des hommes , mais une capi- tale pour lui. — Le Czar a donné là un témoi- gnage de la toute-puissance de sa volonté. Au fond de ces sables mouvans , de ces gouffres marécageux , il a fait plonger cent mille pieus et fouler les cadavres de cent mille su- 162 jets ; puis il a répandu du sable sur les pieus et les cadavres des moscovites. Il a condamné une autre génération à traîner la brouette, les char- riots, les navires, et à traverser des mers et des contrées lointaines pour transporter des bois et des fragmens de rochers. Paris s'offre à son souvenir, il fait cons- truire des places parisiennes ; il a vu Amster- dam , il fait courir les eaux et leur oppose des digues ; il a entendu parler des palais de Rome, et des palais se dressent. La capitale vénitienne, qui à moitié sur la terre et dans les eaux jusqu'à la ceinture, se baigne comme une ravissante syrène, a frappé le Czar, et soudain il coupe les plaines marécageuses par des canaux , suspend des ponts et lâche des gondoles. Il a Venise, Paris, et Londres , moins la grâce, l'urbanité et la navigation. C'est un proverbe célèbre chez les architectes , queRome estrœuvre des hommes et Venise celle de Dieu : en voyant Pétersbourg, on dira sans hésiter que c'est l'œuvre du diable. 163 Toutes les rues mènent à la rivière ; elles sont larges, longues comme des gorges de ro- chers. Les maisons sont superbes... Partout des pierres et des briques, du marbre sur Tar- gile, de l'argile sur du marbre, et tout est uni- forme, toit et murailles, comme un corps d'ar- mée habillé à neuf. . . Les maisons sont surchar- gées d'écriteaux et d'inscriptions : au milieu de tant d'écrits différens, de langues différentes, la vue et l'oreille s'égarent comme dans la tour de Babel. Voici une inscription : Ici demeure Ach- met , Kan des Kirgisses , administrateur de la justice des départemens polonais , sénateur. Autre inscription. — Ici monsieur Joko donne des leçons d'accent parisien : il est marmiton de la cour, receveur des droits d'eau-de-vie, basse à l'orchestre et maître- d'école. — Autre ins- cription : Ici reste l'italien Piacere Gioco ; il fai- sait autrefois des saucissons pour les filles du Gzar, il dirige maintenant une pension de de- moiselles. — Autre inscription: Ici demeure le pasteur Dien^r , chevalier de plusieurs ordres 164 des czars ; aujourd'hui il doit prêcher et prou- ver que le Czar est le pape , le bras droit de Dieu, le seul maître de la foi et des conscien- ces. Ilconvoqueles frères calvinistes, sociniens, anabaptistes , pour leur enseigner , suivant les ordres de l'empereur de Russie et de son fidèle allié le roi de Prusse, les principes de la foi nouvelle, et les réunir tous en une seule fa- mille. Autre inscription : Ici on vend des parures de femme... plus loin, de la musi- que... Ici on fait des jouets d'enfans... là... des knouts. Les rues sont encombrées de voitures, de calèches, de landaux: malgré leur grandeur et leur vol rapide , ils brillent sur les traîneaux et disparaissent, sans bruit, comme dans un pa- norama les ombres fantastiques. Sur les sièges des voitures anglaises se tient le cocher barbu; le givre lui couvre les habits , la barbe , les moustaches et les sourcils ; il agite son fouet , devant lui s'élancent à cheval de jeunes gar- çons couverts de peaux, vrais enfans de Borée ; 165 ils sifflent , et la foule se disperse : un nuage de petits traîneaux fuit devant la \oit«re , comme devant un navire une troupe de canards blancs. Là courent les piétons , le froid les poursuit ; personne ne s'arrête, ne regarde, ne parle: tous les yeux sont fermés, tous les visa- ges pâles ; chacun se frotte les mains et claque des dents ; chaque^bouche lance une colonne de vapeur droite, longue, épaisse. A la vue de ces foyers vomissant des torrens de fumée , vous seriez tentés de croire que les cheminées se promènent par la ville. Sur les côtés, deux rangs serrés de peuple s'étendent comme une procession ou commue les bords glacés d'un fleuve rapide. Et où va cette foule insensible au froid comme un trou- peau de zibelines ? C'est la mode de se prome- ner à cette heure: il fait froid, il vente , mais qui s'en inquiète? On sait que le Czar a coutume de s'y promener à pied , ainsi que la czarine et les dames de la cour. Les maréchaux, les dames, les dignitaires s'avancent sur deux rangS; les 166 premiers , les seconds, les quatrièmes, comme des cartes lancées des mains du joueur, les rois , les dames, les valets, les grosses et les petites, les rouges et les noires. Tous ils s'abattent ça et là sur les deux côtés de la vaste rue , sur les petits ponts couverts d'un brillant granit. De- vant eux marchent les disrnitaires de la cour : celui-là porte une chaude fourrure, et pour- tant il se découvre à moitié pour montrer ses quatre croix : il se morfond, mais il étale à tous les yeux ses décorations. Son œil fier cherche ses égaux, et son embonpoint le force à se traî- ner en vrai reptile. Voyez plus loin les jeunes officiers de la garde, élégans modèles du ton , droits et effilés comme des piques, et ser- rés par le milieu du corps comme des guêpes. Plus loin, le dos courbé, les employés cher- chent d'un regard furtif ceux qu'ils doivent sa- luer, froisser ou fuir. — Et tous , souples et ployés en deux , ils rampent en se rapetissant ainsi que des scorpions. Au centre se tiennent les dames , pareilles à Ï67 un nuage de papillons : quelle variété dans la couleur des manteaux et des chapeaux. Toutes elles étalent leurs parures parisiennes et re- muent avec coquetterie le pied dans leurs chaus- sures fourrées. Elles sont blanches comme la neige, rouges comme des écrevisses. — Voici la cour qui part. — Le cortège s'arrête , les voi- tures s'élancent comme les bateaux qui fendent les gouffres profonds où nagent les baigneurs. Déjà les premiers sont en voiture et disparais- sent, puis enfin partent les derniers piétons ; vous en entendriez plus d'uzi, mourant d'une toux de poitrine, s'écrier : « O ravissante pro- menade ! j'ai vu leCzar ! j'ai fait au général une inclination profonde ; j'ai parlé aux pages ! » Au milieu de cette foule il est quelques hommes qui diffèrent de visage et de costume ; à peine jettent-ils un regard sur les passans ; mais ils contemplent avec étonnement la ville : ils attachent leurs yeux sur les fondemens , sur les murailles, sur les faîtes, sur le fer et le granit; vous croiriez qu'ils essaient si chaque 168 brique est solidement fixée ; puis ils étendent les bras de désespoir , comme s'ils se disaient : « Il n'est pas d'homme capable de les renver- ser!... » Ils méditent. — Ils s'en vont. — Un pèlerin est resté seul ; abattu par la douleur, il lève les mains , les ferme et frappe fortement la pierre comme s'il menaçait cette ville de pierre: puis il croise les bras sur sa poitrine , se tient triste et pensif, et dirige sur le palais duCzar deux prunelles comme deux poignards . Soudain sur son front immobile, fier, une ombre s'abat comme le drap mortuaire sur un cercueil ; sa pâle figure se voile d'un nuage de douleur : vous diriez que c'est le soir, qui, en tombant des cieux, s'est reposé sur son visage , pour de la déployer ses ombres sur la terre. De l'autre côté de la rue déserte se tient un autre homme; lui, il n'est pas voyageur: c'est sans doute un ancien habitant de la capitale , car en distribuant ses aumônes il salue cha- que malheureux par son nom : aux uns il s'in- forme de leurs femmes, aux autres de leurs en« 169 fans. ~ 11 les congédie , s'appuie sur le granit qui borde les canaux, et promène son regard sur les murs des édifices et sur les faites des pa- lais... mais ce n'est pas là le regard du pèlerin. Soudain ses yeux s'abattent et tombent sur un soldat mendiant et estropié : il lève les mains au ciel, se tient immobile et long-temps pensif; sur ses traits se peint l'expression d'un désespoir céleste ; il regarde comme un ange qui s'abat du ciel pour aller consoler les âmes du purgatoire. — Oh ! il voit toute sa nation gémir dans les supplices , il sent ses tourmens d'aujourd'hui et ceux des siècles à venir.. . et il devine combien est loin encore le but du salut de tant de générations. . . la liberté 1 . . . 11 s'ap- puie en pleurant stir les bords des canaux : des larmes amères tombent de ses yeux... elles se perdent dans la neige... mais Dieu les re- cueille et les compte : pour chaque larme il donnera un océan de félicités. La nuit s'avançait, ils étaient là seuls , tous deux isolés : l'un s'approche de l'autre... Ils 170 . s'examinent long-temps. Frère, dit le premier, te voilà seul ici, triste, étranger peut-être, que demandes-tu? parle , au nom de Dieu! je suis chrétien et Polonais , je te salue par la croix et le cavalier ' . Le pèlerin , absorbé par ses méditations, branla la tête et s'enfuit ; mais le lendemain, quand il eut peu à peu cclairci le dépôt de ses pensées et rafraîchi ses souvenirs, il songea avec regret à l'importun : s'il le rencontre en- core, il le reconnaîtra, il le retiendra; les traits de son visage ne sont point gravés dans sa mé- moire , mais ce n'était pas la première fois que cette voix et ces paroles retenlissaient aux oreilles et à l'ame du pèlerin ; peut-être un songe est-il la cause de ce vague souvenir ? ' Sur les armes de la Lilbuanie figure un cavalier lan- çant son cheval au galop. 171 îOîonument be *^ierve^le:=©vanb. Par une soirée pluyieuse, deux jeunes gens se tenaient sous le même manteau, les bras étroitemens liés ; l'un d'eux était un pèlerin arrivant de Toccident , victime inconnue de la puissance du Czar ; le second un poète russe, renommé par ses chants dans tout le Nord.... Ils se connaissent depuis peu, mais beaucoup. . . déjà ils sont amis!... leurs âmes s'élèvent au dessus des obstacles terrestres, comme deux rochers cousins des Alpes, qui, malgré qu'un torrent les sépare pour les siècles , entendent à peine gronder leur ennemi , quand ils pen- chent l'un vers l'autre leurs faîtes aériens. Le pèlerin méditait sur le colosse de Pierre-le- Grand, et le poète russe lui disaità voix basse : C'est au premier des czars , auteur de ces merveilles, que la seconde czarine a élevé ce mo- nument. Déjà le Czar , fondu sous la forme d'un 172 géant, se tenait assis sur le dos de bronze du Bu- céphale et cherchait la place où il ferait bon- dir son coursier ; mais Pierre n'est pas à Taise dans son empire , pour lui sa patrie n'est pas assez vaste ; on va chercher au delà des mers une base qui puisse le porter : on arrache des gouffres de Finlande un bloc de granit ; au mot du maître le bloc fend les mers , vole à travers les plaines, et à un signal vient s'abattre sur la place aux pieds de la czarinc.Lebloc attend : soudain s'élance le czar de bronze, le czar Knu- topotent , revêtu d'un manteau romain; son coursier franchit d'un bond les parois du gra- nit , se retient sur le bord et se cabre. Ce n'est pas dans cette attitude que brille dans la vieille Rome l'amant des peuples, ce Marc - Aurèle qui commença sa célébrité en chassant les espions et les délateurs , qui dompta les exacteurs domestiques, anéantit sur les bords du Rhin et du Pactole les hordes d'envahisseurs barbares, et regagna victorieux et modeste le chemin du Gapitole. Son front est 173 beau, serein, plein de douceur; son front ré- fléchit sa pensée , celle du bonheur de son peu- ple ; il étend sa main comme s'il voulait répan- dre autour de lui ses bénédictions sur la foule de ses sujets ; de l'autre main il modère les élans de son coursier. Vous devinez que le peu- ple encombrait les rues et criait sur son pas- sage:.. Voici César, voici notre père! L'empe- pereur s'avance lentement et gratifie chacun de ses sujets d'un regard paternel ; le cheval enfle sa crinière , roule des yeux enflammés ; mais il sent qu'il porte le plus doux des hôtes, le père de ces millions d'enfans , et il modère de lui-même le feu de sa vivacité ; les enfans peuvent s'approcher, contempler leur père ; le cheval s'avance d'un pas égal sur un chemin égal... il marche à l'immortalité. Le Czar Pierre lâche toutes les rênes à son coursier : on voit qu'il s'inquiète peu de ren- verser la foule sur son passage ; il s'est élancé d'un bond sur le bord du rocher , le cheval se cabre furieux... Le Czar ne fait aucun effort 174 pour le retenir ; le cheval ronge son frein , tu crois toujours le voir tomber et se briser en éclats. . . Pourtant depuis un siècle il se tient là; il se cabre , mais il ne tombe pas. C'est ainsi que la cascade qui s'échappe à travers le granit, se suspend enchaînée par la glace sur le bord de l'abnne... Mais quand le soleil de la liberté dar- dera ses rayons , quand les vents brûlans du couchant souffleront sur cet empire , que de- viendra cette cascade de tyrannie ? JTîn. y^iûjf?<(yMe (/& A. PINARD , auoé^ ^.'Âa^'/^, / S.