Ise Ge, a nati te ee pd oert ly Ls ee ee tt aK Pe me AS - 6. A eek ae ime 2 eh hee Ee 4 ay. wy af a way aa, PAd 4 “7 am r aa : 2” x PEN SCSS i ae s rene he PRR om = Ss te Go . BEV SPAS: nceate pesitm ar #3 Se Sangean: Cah eR Nan kes aT ° Pi ee SHON < vane Sener ayy fy: a Ah Ody 3 % Ne rac y Lestat te Ses Rae ee PGaRE: Ry go eRe Epox Pere ", SED tS Aces rye au, Een ie a Wes 2 es ‘ 2 ee Sp “ te SR Cee a wwe re ~ eS ‘ * Posy - i as ee Yad ae ee s mae : S. AP grub Gj ‘ . ™ cect ante ARR alate A Ay 7a ,. tin. 3 ies . ata oe Se ete a be gene a ‘ . st . eon ig tLe = ~ : pee ; 4 5 yy We nee B. i : < : lp itp gn AD LONG, EA ee ey Wa oe ert eors Sos “, FE Gey ae whee Panis SS tr ae LY ee 8 Ok Pos. a is 5 , . . > ees rer i gizced ) f Y a noe ta ne “ 5 tet wre 3 See? Sat ee Sas “hele mer ee ti AN x mee ma 5 ; ; : : i ‘ ay Seta Se ohne sae ii Shy Jar tee aS - . near fe ae ait #1 rs 7 fi nor f of A> 2 te . < = “~ ‘ aem eens peg nigh Sige is Z - yi) Da sees < rae ; iS, . ’ a Fo So LOGOS Fue Re: ‘ Sr ~ We a ty! Tor Me aa rx oe Yee < at a ay os ae ae Bet. Yes Se ees wi “i —— GALERIE GEORGES PETIT 8S, rue de Séze, S — CLAUDE MONET IA. RODIN IL A ETE TIRE DE CE CATALOGI 20 exemplares sur Japon, numérotés de 1 ; < “ 6 ‘ <4 = et 40 exemplaires sur Hollande, numérotés de CLAUDE MONET CLAUDE MONET Un tres jeune homme vint, un jour, demander a M. Claude Monet de le prendre comme éléve. — Mais je ne professe pas la peinture, lui répondit Vartiste, je me borne a en faire, et je vous assure que je n’ai pas trop de temps pour ga. Quant a mes brosses, je les lave moi-méme. D’ailleurs, depuis que le monde est monde, et tant que le monde sera monde, il n’y a eu et il n’y aura jamais qu’un seul professeur, — et encore ignore-t-il toutes nos esthétiques, — c’est celui-la. Kit il lui montra le ciel dont la lumiére envelop- pait les champs, les prairies, les rivieres, les coteaux. — Allez linterroger, et écoutez ce qu’il vous dira. S’il ne vous dit rien, eh bien, entrez dans une étude de notaire, et copiez-y des rdles. Ce n’est pas désho- norant et ca vaut mieux que de copier des nymphes. Mais le jeune homme avait déja lu les critiques Wart. Il s’en fut trouver M. Jules Lefebvre, qui lui expliqua la maniére d’obtenir la médaille dhonneur. In attendant qu’il Vobtienne, il est, je crois bien, devenu prix de Rome. 6 CLAUDE MONET Iin peinture, tout le monde est le maitre ou Véleve de quelqu’un, suivant qu’on est vieux ou jeune, ou plus ou moins décoré. Lorsqu’on n’a point de génie, —et moins l’on en a, — on s’en venge, en profes- sant la médiocrité pour le compte d’autrui. On devient cette chose impudente et comique : professeur d'art. Transmettre de génération en génération, théorique- ment, mécaniquement, des lois fixes du beaw; ensei- ener la méthode d’étre ému d’une fagon correcte ct semblable, devant un morceau de nature, transformé en théme de bavardage scolastique, comme on ap- prend a métrer des piéces de soie ou a confectionner des bottes, cela semble, au premier abord, un extra- | vagant métier. Cependant, il n’en est pas de plus ho- nore et qui rapporte davantage. Le maitre met son amour-propre a posséder le plus d’éléves possible, léleve a copier le plus fidélement qu’il peut la ma- niére du maitre, qui copia son maitre, lequel avait deja copie le sien. Kt cela remonte de la sorte, d’é- leves en maitres, jusqu’aux siécles les plus lointains de nous. Cette suite ininterrompue de gens, se copiant les uns les autres, a travers les Ages, nous appelons cela la tradition. Elle est infiniment respectée. Elle a des écoles, des instituts, des ministeres; tout Vorga- nisme social et politique fonctionne pour elle. Les gouvernements, quels qu’ils soient, la protegent et veillent a ce quelle soit officiellement continuée, ré- compensée, et qu’aucun accident facheux n’en vienne briser l’imbrisable chaine. Avec M. Claude Monet, nous sommes loin de la CLAUDE MONET 7 tradition. Une de ses grandes originalités, c’est qu’il n’a été ]’éléve de personne. I] se trouve dans cette situation rare et bienheureuse de n’avoir pas d’état civil artistique. Aucun Cabanel ne le baptisa; aucun Bouguereau. Dans les livrets d’exposition et les cata- logues de vente, il figure avec son nom seul, sans accolade d’aucun maitre. Il entra, trés jeune, il est vrai, dans l’atelier du pére Gleyre, mais quand il eut compris et vérifié l’etrange cuisine qui se pratiquait la, il s’empressa de fuir, sans avoir déplié son car- ton, ni ouvert sa boite de couleurs. Il eut alors une idée de génie, mais fort irrévérencieuse, et par quoi, certainement, il vaut d’étre devenu l’admirable peintre quil est : il ne copia aucun tableau du Louvre. Méme, il découvrit qu il y avait, dans la nature, des étres, des arbres, des fleurs, des horizons, de l'eau, de la lumiére, et que cela vivait, et que cela était beau dune beauté souveraine, sans cesse renouvelée, d’une toujours claire, fraiche et hardie jeunesse, et que cela valait tous les maitres morts, s’écaillant tris- tement, en leurs cadres dédorés, sous les successives couches de poussiere et de vernis dont ils sont affli- oés. Non point quwil fit réfractaire aux joies d’un Giotto, d’un Holbein, d’un Velasquez, d’un Delacroix, dun Ingres, d’un Daumier, d’un Hokousai, nul plus que lui n’avait lame qu’il faut pour les sentir et pour les aimer. Mais il se dit avec raison que chacun doit faire son ceuvre, c’est-a-dire exprimer sa propre émo- tion, et non pas recommencer celle des autres. II partait de ce principe que la loi du monde est le 3: CLAUDE MONET mouvement, que l’art, comme la littérature, la philo- sophie, la science, est perpétuellement en marche vers des recherches nouvelles et de nouvelles con- quétes; qu’aux découvertes d’hier succedent les dé- couvertes de demain, et quil n’y a point d’époques définitives, ni dhommes sacrés, en qui se soit a jamais fixé le dernier effort de l’esprit humain. M. Claude Monet admira ces gloires du passé, et ne s’y attarda pas plus qu’il ne s’était attardé dans les ateliers des professeurs contemporains. I] regarda la nature, toute gonflée d’amour, toute frémissante de e@énie; il vécut en elle, ébloui par l’inépuisable magie de ses formes changeantes, ravi en extase par ses musiques inentendues, et il laissa courir, vagabonder son réve, sur le léger, le féerique réve de lumiére qui enveloppe toutes les choses vivantes et fait vivre toutes les choses mortes de la vie charmante des cou- leurs. Si bien doué quwil se sente, si peu porté quil soit 4 ’imitation, un jeune homme, dans sa hate de produire, aux prises avec les tatonnements du début, avec les difficultés d’une technique rebelle, dune édu- cation de lceil, si lente a se faire, est fatalement destiné a subir, méme sans qu’il s’en doute, lin- fluence de ses premiéres admirations, de ses pre- miers enthousiasmes. [in ses premieres toiles, si curieuses d’effort, de volonté différente, si pleines de qualités personnelles, ot déja se devine la mai- trise future de Vartiste, on reconnait néanmoins, ca et la, l’influence de Courbet et de sa maniére CLAUDE MONET 9 noire, puis celles de Manet et de M. Camille Pis- sarro, ce grand peintre méconnu. Il s’en rendit compte, -— car personne ne fut plus sévere pour ses ccuvres que M. Claude Monet, — et il mit toute son énergie a se défaire de ces quelques involontaires souvenirs qui nuisaient au développement complet de sa personnalité. De cette époque de transition et de lutte acharnée contre lui-méme, datent deux impor- tants tableaux : le Déjewner sur l’herbe et la Cueil- lette de fleurs, dont le premier figura, je crois, a V Exposition des Champs-Elysées, en 1864, y fut gran- dement insulté. Ces toiles, enormes, d’une tonalité charmante, douce, un peu triste, — quoique, a coté des autres, elles fissent l’effet d'un éclat de soleil au mi- lieu des ténebres, — parurent le dernier mot de I’art révolutionnaire. Elles marquaient certainement un progres considérable dans la recherche du plein-air, alors nouvelle, et leur accent de modernité effarou- chait la nudité des académies cireuses et récom- pensées, qui s’immobilisent sur des fonds maculés d’ocre. Pourtant, elles dénotaient plus de délicatesse que de force, plus de grace que de réelle puissance. Les ombres en ¢taient molles, les lumieres parfois un peu plates, le dessin, — bien que dégagé de toute convention, — raide, en quelques parties; Vatmo- sphere lourde encore. M. Claude Monet n’avait pas atteint cette souplesse; cette elégance, cette beauté vibrante-de la ligne, ot il est passé maitre, ni cette extraordinaire acuité de vision qui, dans un seul ton, lui en fait distinguer vingt opposés et s’influencant 10 CLAUDE MONET Yun l’autre, par leur orchestrale juxtaposition. I] ne modelait pas en pleine pate lumineuse, comme au- jourd’hui. Bientdt, a force d’isolement moral, de con- centration en soi, d’abstraction de ses facultés dans la seule nature, a force d’oubli des théories et des esthétiques, de tout ce qui n’était pas le motif de Vheure présente, son ceil se forma aux jeux agiles des reflets, au frisson des plus subtiles, des plus rapides lumieres; sa main s’affermit, s’assouplit en méme temps, a lVimprevu parfois si déroutant de la ligne aérienne ; sa palette, désobscurcie, et réduite aux couleurs indispensables de larc-en-ciel, s’é- claircit, ségaya, s’illumina, roula du soleil et pétrit de V’azur. Kt voila que paraissent ses études de la Seine, a Argenteuil, ses bords grouillants de verdures enso- leillées ; la grace svelte de ses peupliers que la brise argente et qui font papilloter le ciel, au remuement léger des feuilles; ses bateaux dont les coques rouges, bleues, vertes, blanches, glissent mollement sur l’eau clapotante et miroitante qui roule, avec l’or fragmenté du soleil, la gaieté sautilleuse et magique du chan- geant reflet qui passe. Cest un enchantement de lumiere, une joie de limpidité, ou Vceil se caresse délicieusement. Et voila ses premieres marines : la mer normande, le Havre, Trouville, Honfleur, — la mer surprise dans ses plus mystérieux rythmes, fixée dans sa plus lointaine atmosphere avec ses soli- tudes bercées par l’éternelle lamentation des vagues, avec ses fourmillements de bateaux, ses plages de CLAUDE MONET 11 sable, ses falaises, ses rochers; la mer, ou il devait mettre une des grandes passions de sa vie, et par laquelle, en poete magnifique, il traduisit physique- “ment la sensation poignante de Vinfini. Ce sont encore ses fleurs dont il fit revivre ’organisme déli- cat, la tendresse presque inexprimable et si fragile de leurs formes ailées, l’éclat vierge de leurs cou- leurs, ’immaterielle exhalaison de leurs parfums. Ce sont ses femmes aussi, — parées de grace souve- raine, comme celles de Watteau — assises ou cou- chées dans des verdures hautes, ou bien étendues, au pied des arbres, sous les couverts fleuris des jardins, qui laissent tomber, sur les toilettes claires, les gouttes d’ombre et les gouttes de soleil. Kt c'est, sur un fond rose orné d’éventails, cette Japonaise, dont la robe qui s’enroule a ses pieds, en plis mou- vants, est un paysage miraculeux, ott vont chantant les oiseaux féeriques, les dicux et les métamorphoses. Chacune de ses toiles marque non seulement un effort, mais une conquéte de l’art sur la nature; et si toutes ne sont pas de qualité égale et de valeur pareille, beaucoup sont déja d’absolus chefs-d’ceuvre. C’est qu’en pleine possession de son métier, sachant en outre vers quel idéal il marchait, et y marchant avec cette sureté du but a atteindre, avec cette volonté implacable, presque farouche, qui est un des traits dominants de son caractere, M. Claude Monet avait divisé son travail sur un plan méthodique, rationnel, dune inflexible rigueur, en quelque sorte mathematique. 42 3 CLAUDE MONET La plupart des peintres se contentent de figura- tions approximatives et @énéralement discordantes. Leurs observations atmosphériques ne vont pas au dela de ces trois grands faits : le lever du soleil, le plein midi, le coucher du soleil; et ils ne tiennent point compte des heures intermédiaires, ni de leurs nuances infinies qui sont pourtant d’une importance pittoresque, capitale. Ils ne paraissent pas se douter que chaque heure du jour a son caractere spécial, son drame de lumiere différent ; de méme que chaque pays possede sa structure propre, chaque race ses particularites d’anatomie, ses dissemblances de phy- sionomie ethniques. C’est cette trop facile com-- préhension du motif, qui permet a M. Dagnan-Bou- veret, par exemple, de reconstituer des pardons bretons, avec des paysans et dans des paysages jurassiens ; c’est elle qui autorise les peintres a tra- vailler sur une toile, de dix heures du matin a six heures du soir, imperturbablement indifférents a ce que le soleil, passant de l’est a Pouest, ait changé les contours, déplacé les ombres, modifié les modeleés, dissocié les valeurs, distribué enfin des harmonies successives ct autres, qui s’excluent lune par I’autre, rigoureusement. Il en résulte un profond désaccord entre toutes les parties d’un méme tableau, un manque absolu d’unité; et, par conséquent une absence com- plete de vie. L’art qui ne se préoccupe pas, méme dans les conceptions de réve, des phénomeénes natu- CLAUDE MONET 13 rels, et qui ferme les yeux devant ce que la science nous a appris du fonctionnement des organismes, nest pas de l’art. M. Meissonier, semant, dans son jardin de Poissy, de la farine pour figurer la neige ou moururent les soldats francais, pendant la retraite de Russie, et peignant cette farine avec la conscience que Yon sait, fait un métier quelconque, inferieur a celui du menuisier qui emboite exactement un tiroir sur ses coulisses. C’est pourquoi presque tous les paysages de « notre admirable école francaise », qui dérivent de cette farinc, ne m’inspirent aucun intérét, malgré le talent —ou lillusion du talent — qui y est souvent dépense. Ces paysages sont trop dans la fantaisie vulgaire, et aussi loin de la vérité — source unique du réve — quune figure a qui un peintre mystilica- teur aurait mis les yeux a la place de la bouche, et le menton a la place du nez. Théodore Rousseau, pour ne parler que de lui, ne résiste pas a une analyse, méme superficielle. L’atmosphere qu il peint est irres- pirable; ses chataigniers ct ses chénes ont beau avoir de solides embranchements, ses terrains unc lourde et robuste ossature, ils ne vivent point; ses feuillages luisent, mais lair ne circule pas a travers ce magon- nage grossier ct canaille ; aucune seve ne court sous ces vegétations inertes et desséchées, aux consis- tances de métal. Est-il besoin de dire que, par la rai- son contraire, jaime le divin Corot, sur qui M. Caba- nel porta ce jugement qui serait infame s'il n’etait puissamment comique : « Les Corot!... Ah! oui, les Corot !... ga se fait avec les grattages de nos palettes, 14 ) CLAUDE MONET . au hasard. » Je l’aime pour sa prodigieuse science de peintre, pour le frisson qu’elle me donne, le mystere de réverie ou elle me jette, comme j’aime l’épique Millet, pour la grandeur, pour la noblesse sculpturales de ses formes, que lui révéla la nature, et qu/il sut tirer des profondeurs de la vie. Tous les deux, si dilf- férents en sensibilité et en passion, furent égaux en oénie. M. Claude Monet est de cette forte race. M. Claude Monet comprit que, pour arriver a une interprétation a peu pres exacte et emue de la nature, ce qu il faut peindre, dans un paysage, ce ne sont pas seulement ses lignes générales, ou ses détails partiels, ou ses localisations de verdures, de terrains, c’est ’heure par vous choisie ou se carac- térise ce paysage : c’est l’instantaneité. Il observa que, dans un jour égal, un effet dure a pememtroemre minutes. Il s’agissait donc de rendre l’histoire de ces trente minutes, c’est-a-dire, ce que dans un morceau donné de nature, elles expriment de lumiere harmo- nique et de mouvements concordants. Cette observa- tion s’applique aussi bien aux figures, qui ne sont en réalité qu'un ensemble d’ombres, de lumieres, de reflets, toutes choses mobiles et changeantes, qu’au paysage. Le motif et Vinstant du motif une fois choisis, il jetait sur la toile sa premiere impression. Il se faisait une regle stricte de couvrir cette toile, en ce court espace d’une demi-heure. Et ce quwil y avait d’admirable, c’était la streté du dessin, le charme du sentiment, la parfaite précision du carac- tére, obtenus en ce premier travail, enlevé de verve, CLAUDE MONET 45 et dont beaucoup de peintres se fussent contentés. Mais M. Claude Monet ne s’en contentait pas. Chaque jour, a la méme heure, le méme nombre de minutes, par la meme lumiéere, quelquefois durant soixante séances, il revenait devant son motif, tachant de saisir du méme coup d’ceil les accords de ton, les rapports de valeurs, dissémines ca et la dans le motif; les fixant, pour ainsi dire, simultanément, en leur forme exacte, et dans leur fugitif dessin, au moyen de pinceaux de martre, longs, fins et flexibles, qui donnent a la touche plus de solidité et plus de souplesse a la fois, et aussi plus d’accent aux modelés ; juxtaposant ou superposant ses couleurs vierges, sans presque jamais les mélanger, les faire passer Pune dans l’autre, de fagon a leur conserver leur fraicheur, leur éclat et leur transparence ; s’ar- rétant impitoyablement, et courant a un autre motif, si, durant cette séance rapide, la lumiere venait a se modifier. Jamais, méme les jours ou le travail devient presque une ivresse, une griserie charmante de l’es- prit qui fait s’envoler les heures, sans qu’on les sente vous froler, jamais M. Claude Monet ne se laissa entrainer a la tentation, pourtant forte, de s’acharner sur une toile au dela du temps par lui deéterminé. Cette probite de travail, rare, sinon unique, outre quelle lui donnait des résultats artistes merveilleux, qui n’étaient point sans luttes, sans angoisses, lui permettait de mener de front dix études, presque autant d’études qu’il y a d’heures en un jour. Encore cela était-il subordonné au caprice du ciel. Et puis il 16 CLAUDE MONET ignora la préparation des toiles, les delayages a l’es- sence, les triturages au copal, toute cette cuisine inu- tile et malpropre dont s’encombrent les peintres, et ces mille petits subterfuges professionnels.dont ils aiment a s’entourer pour accroitre leur importance aux yeux du vulgaire, qui trouve belles les choses compliquées. Si j’insiste tant sur ces particularités de technique, c’est pour répondre aux ignorantes critiques de ceux qui reprochent a M. Claude Monet de se contenter de l’& peu pres, alors qu’aucun ne poussa si loin, avec une aussi grande franchise de moyens, la conscience méticuleuse de son art, le respect fidéle de la nature, la recherche ardente et patiente de la vérite, comme a ceux qui l’accusent de peindre furieusement, avec un couteau a palette, au petit bonheur de la tache, au hasard de l’empate- ment, alors que chaque coup, chaque leche de son pinceau sont le produit d’une pensée reflechie, d’une comparaison, d’une analyse, d’une volonteé sachant ce qu’elle veut, ce qu’elle fait, ou elle va. Grace a cette méthode, en quelques années, il parvint a n/’avoir plus quwun parti pris, celui de la nature, qu'une pas- sion, celle de la vie; il put créer son art, enfin. Int c’est la vie, en effet, qui emplit ces toiles d’un rajeunissement de passion, d’un souffle d’art nouveau et qui étonne : la vie de lair, la vie de eau, la vie des parfums et des lumiéres, l’insaisissable, l invisible vie des météores, synthétisée en d’admirables har- diesses, en d’eloquentes audaces, lesquelles, en réa- lité, ne sont que des délicatesses de perception et CLAUDE MONET 17 dénotent une supérieure intelligence des grandes harmonies de la nature. Gaietés nuptiales des prin- temps, lourdeurs enflammées des étés, agonies des automnes sur leurs lits de pourpre, sous leurs drape- ries d’or, splendides et froides parures de Vhiver, la vie est partout, ressuscitée et triomphante. Et rien, en ce resplendissement, n’est livré au hasard de l’inspira- tion, méme heureuse, a la fantaisie du coup de pin- ceau, méme génial. Entre notre ceil et ’apparence des figures, des mers, des fleurs, des champs, s’interpose réellement Vatmosphere. Chaque objet, lair visible- ment le baigne, ’enduit de mystere, l’enveloppe de toutes les colorations, assourdies ou éclatantes, qu'il a charriées avant d’arriver a lui. Le drame est combiné scientifiquement, Vharmonie des formes s’accorde avec les lois atmosphériques, avec la marche régu- liére et précise des phénoménes terrestres et célestes; tout s’anime ou s’immobilise, bruit ou se tait, se colore ou se décolore, suivant l’heure que le peintre exprime, et suivant la lente ascension ou le lent décours des astres, distributeurs de clartés. Ktudiez de pres nimporte lequel. des tableaux de M. Claude Monet, et vous verrez comme chacun des multiples détails dont il se compose s’enchaine logiquement et symphoniquement l’un a l’autre, d’apres la direction des rayons lumineux, comme le moindre brin d’herbe et Yombre de la branche la plus menue subissent Vinfluence de leur horizontalité ou de leur obliquiteé. La grace exquise par ou nous sommes charmés, la force gui nous émeut, la puissance d’évocation, la 2 18 CLAUDE MONET poésie magnifique qui font naitre en nos ames un frisson d’admiration, viennent de cette exactitude. Aussi nous respirons vraiment, dans ces toiles, les senteurs de la terre et les souffles du ciel; les brises marines nous apportent aux oreilles les sonorités hurlantes du large ou murmurent doucement la chan- son apaisée des criques roses, des golfes argentés ; nous voyons les terrains se soulever sous l’amoureux travail des séves bouillonnantes; les formes naitre, grandir et jaillir des germes éclatés; le soleil deé- croitre ou monter progressivement le long des troncs (arbres, l’ombre s’allonger, s’amincir sur les ver- dures et les nappes d’eau. I] nous arrive cette impres- sion que, bien des fois, j’ai ressentie devant les tableaux de M. Claude Monet; c’est que l’art dispa- rait pour ainsi dire, s’efface et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, conquise et domptée par ce miraculeux peintre. Et dans cette nature, recréée avec son mécanisme cos- mique, dans cette vie soumise aux lois des mouve- ments planetaires, le réve, avec ses chaudes haleines (amour et ses spasmes de joie, bat de Vaile, chante ct s’enchante. Tout l’émeut, le passionne; sa sensibilité, décu- plée par Vétude, s’exerce sur tous les spectacles et des plus différents. La vie l’attire, en ses manifesta- tions les plus variées, en ses activités les plus dissem- blables. Le besoin de créer, de donner a ses émotions incessantes et qui vont s’accumulant, la forme choisie et la couleur rare, augmente de jour en jour, bouil- CLAUDE MONET 19 \ lonne, déborde, tourne a l’exaspération de la con- quéte, a la rage de la possession. On sent gronder en lui les impatiences de la fécondité, s’agiter le désir male et féroce de tout embrasser, de tout étreindre, de tout soumettre a la domination de son genie. Nous voyons paraitre successivement ses bords de Vetheuil, par tous les temps, a toutes les heures ; ses cultures chargées de la riche gaieté des moissons; ses terrains d’hiver, avec leurs ossatures puissantes et désolées, et leurs arbres nus qui s’attristent sous les ciels gris dans la pulvérulence violatre des froi- dures; ses givres dont le soleil irise les gemmes diamantines, ensanglante les retombées de. stalac- tites architecturales; ses brouillards, aux silhouettes décolorées, ou seulement apalies, ses brouillards profonds et légers, ou la vapeur s’épand par ondes visibles et véritablement remuantes ; ses arbres fleuris, au bord de l'eau, ou se retrouve l’enchanteresse grace du Japonais; ses débacles de fleuves, craquant sous la poussée des courants, amoncelant, entre la mélan- colie des rives, leurs transparences roses, bleues, vertes, si douces et si tragiques a la fois; ses dindons blancs, picorant l’herbe haute que crible d’or un dur soleil horizontal; ses gares, et leur effarante beauté moderne, avec le tumulte, la hate sombre des ma- chines, la svelte hardiesse des vottes qui s’ouvrent sur des ciels enfumés ou vont se perdant des profils carrés, d’indécises silhouettes de ponts, de grues, de locomotives lointaines, évoquant fantastiquement le poeme de la houille et du fer; ses rues en fétes et 20 CLAUDE MONET leurs maisons pavoisées, et leurs drapeaux qui claquent dans le vent; ses brumes de Londres, et la majesté estompée des paysages urbains, ses fines lumieres de Hollande, et ce qu’elles contiennent de tristesse réveuse; et ses mers, dont il va bientdt celébrer la grandiose épopée, avec une éloquence que n/’atteignit jamais, dans aucun art, aucun artiste. La clameur fut grande; l’insulte préte a saluer ce bel effort. Le rire montra ses dents et langa sa bave, quimporte? Un peintre est né qui, méme apres Dela- croix, apres Corot, apres Manet, nous révele encore des harmonies neuves, des beautés de lumiére que la peinture n’avait pas exprimées. Et son ceuvre, déja, est immense. Je n’ai pas, en cette étude forcément écourtée, a suivre M. Claude Monet dans sa vie et dans son ceuvre. A la biographie d’un pareil homme, a l’exa- men complet d’une telle ceuvre, il faudrait l’espace d’un volume. Il ne m‘appartient pas de raconter ses luttes ardentes, les scandaleux refus au Salon de ses toiles superbes, ses expositions avec les Impression- nistes et ses expositions isolées, comme celle de la Vie moderne, a laquelle M. Théodore Duret, un de ses plus anciens et fideles défenseurs, consacra une excellente étude. Chaque fois, se montraient des progres restés incompris, des recherches plus pous- sées, que la routine du public, guidée par les cri- CLAUDE MONET 21 en re ee ee tiques d’art, traitait de folies et de mascarades. Un détail qui n’est pas sans mélancolie : des amateurs, pris de gaieté devant ce prodigieux labeur, dépo- sérent des sous sur le rebord des cadres, comme dans la sébile d’un mendiant ; et cette plaisanterie fut jugée d’un gotit exquis. Je ne dirai pas non plus ses décou- ragements vite surmontés et suivis aussitét de travaux acharnés, — car il marchait & son but, droit devant lui, a peine arrété, de temps 4 autre, par les miséres dune existence ou il sentait, a chaque pas, lVhostilité embusquée. Ce que je puis dire, c’est qu’il lui fallut une santé de fer, des muscles d’acier pour résister, dans le soleil, dans la neige, dans le vent, dans le froid, aux fatigues dont il les surmena, et une solide trempe morale pour nétre pas abattu par tout ce que Vignorance et la lacheté humaines accumulérent de déboires, d’amertumes autour de lui. Aujourd’hui, M. Claude Monet a vaincu la haine, il a forcé l’outrage a se taire et le respect a venir vers son nom. Il est ce qu’on appelle arrivé ; ce que les inspecteurs des Beaux-Arts appelleraient décorable. Si quelques obs- tinés pour qui l’art n'est que le perpétuel recommen- cement des formes glacees et des formules mortes discutent encore les tendances de. son talent, ils n’osent plus discuter ce talent qui s’est imposé de soi-méme par sa propre force et son charme si pro- fond. Des amateurs qui riaient autrefois s’honorent de posséder des tableaux de lui; des peintres, les plus prompts ase moquer, limitent. Et lui-méme, plus robuste que jamais, plus riche de science, plus 22 CLAUDE MONET débordant de passion, vit dans la plus belle, dans la plus inaltérable sérénité d’art ou un artiste puisse se réfugier. Cette exposition de cent cinquante exemplaires choisis dans lceuvre de M. Claude Monet offre un attrait exceptionnel et rare, d’abord par la qualité supérieure des ceuvres, ensuite parce que l’on nest pas habitué a les voir figurer dans les exhibitions officielles, ou tout se « banalise », se confond, se perd, ou c’est a peine si, dans la cohue, l’on peut distinguer des toiles charmantes, comme sont, cette année, celles de M. J. F. Raffaelli et de M. Car- riére. Elle présente aussi un intérét en quelque sorte biographique, car elle embrasse une période de vingt-cing années de travail opiniatre et de luttes sans merci: c’est-a-dire qu'elle est le résumé de presque toute sa vie artiste. Elle nous le montre, non loin de ses débuts, et ot il est arrivé aujourd’hui, en nous faisant passer par les différents stades qui marquent, non pas Vhistoire de ses transformations, mais la chronologie de ses progres. Une chose me frappe et m’étonne; c’est, dans sa diversité et son abondance, l’absolue unité de cette ceuvre; c’est, dans sa passion, l’équilibre parfait de ce cerveau. Depuis le jour ou M. Claude Monet a pris un pin- ceau et s'est mis en face d’une toile, il a su ou il voulait aller, et il y est allé, tout droit, en conqué- 4 CLAUDE MONET 23 rant, sans se détourner un seul instant de sa route, sans dévier, ¢a et la, dans lorniére des idéals vagues, sans se perdre aux embranchements des aspirations confuses. En lui, doué d’une incomparable robustesse morale, d’une santé intellectuelle, fortifi¢e encore par la constante intimité de sa vie dans la nature, en lui, aucune trace de la maladie contemporaine, si pro- pice aux défaillances, si fatale a la production : Vin- quiétude. Jamais les esthétiques corrosives, ni l’action dissolvante des écoles, n’ont mordu sur cet esprit de bronze, pourtant si vibrant, si délicatement impres- sionnable a toutes les emotions. I] est tout d’une piece, dans le mécanisme subtil et compliqué de son génie, admirable récepteur des sensations les plus différentes, créateur des formes les plus opposées. De la Femme verte — que je regrette de ne pas revoir en cette exposition — aux éblouissantes figures de Giverny ; des gaietés ensoleillées d’Argenteuil aux tragiques paysages, voilés d’un si poignant et presque biblique mystére, de la Creuse; des champs de vigne morts sous les ciels de plomb, aux meules couvertes de neige, tout illuminées par les féeries d’un matin qui se léve, virginal et radieux, dans les brumes trans- parentes, il ne s’est pas démenti une seule minute. Son art est tout de joie, de sérénité, d’harmonie, parce quwil est tout de lumiére et que la lumicre illumine toutes les choses, aussi bien le calice des fleurs que le bord des gouffres. On peut suivre M. Claude Monet en Italie et en Provence, dans la vallee de Vernon et le long des rives ombragées de l’Epte, 24 CLAUDE MONET sur les rochers d’Kitretat et la mer grise qui les baigne, comme sur les falaises sauvages de Belle- Isle, et ’eau noire qui hurle A leurs pieds ; on peut le suivre sous les pins du Golfe Jouan; en face des calmes mers vertes d’Antibes, comme dans les gorges de Fresselines et les plaines tapissées de tulipes, de la Hollande, c’est la méme pensée qui le guide a travers ces aspects multiples : la mise en caractére d’un terrain, d’un coin de mer, -d’un rocher,; am arbre, d’une fleur, d’une figure, dans leur lumiere spéciale, dans leur instantanéité, c’est-a-dire dans la minute méme ou la vision se pose sur eux et les embrasse, harmoniquement. Etudiez ces toiles dans Vordre de leurs dates, vous verrez que, chaque fois, son metier s’enrichit, sa sensibilité se développe, son ceil découvre de nouvelles conquétes de formes et des frissons de lumiére inconnus; mais vous n’y sentirez pas une hésitation d'art, l’arrét d’un esprit qui se cherche, sollicité hier par un idéal, troublé aujourd’hui par un autre. Sa marche en avant, dans la méme direction, est hardie, volontaire, impitoyable. On dirait, pourtant, qu’il est poussé par une force de la nature, presque inconsciente, tant est réguliére et puissante ’impulsion qui l’entraine. On a dit, tout récemment, de M. Claude Monet, quil ne rendait de la nature que des aspects som- maires et que « cela n’etait vraiment pas suffisant. » Le reproche est plaisant qui s’adresse a Vhomme, qui, précisément, a poussé le plus loin la recherche de expression, non seulement dans le domaine du visi- CLAUDE MONET 25 ble, mais dans le domaine de J’invisible, ce que n’a- vait fait, avant lui, aucun peintre européen; a Yhomme qui a peint lair, toutes les fluidités de la lumiére et les reflets infinis dont elle enveloppe les objets et les étres. Si l’on compare les tons d’un peintre aux phrases d’un écrivain, les tableaux aux livres, on peut affirmer que personne n’exprima autant didées que M. Claude Monet, avec une plus abon- dante richesse de vocables; que, malgré la franchise, parfois un peu rude, de son métier, personne n’ana- lysa avec plus de soin, d’intelligence et de pénétra- tion, avec plus de détails, le caractere des choses et la vivante apparence des figures. Et la puissance de son art est telle, ’équilibre en est si admirablement combiné, que, de cette analyse minutieuse, de ces détails innombrables dont se composent ses tableaux, il ne reste pour l’étonnement des yeux, pour |’émo- tion des cceurs qu’une synthese : synthése des expres- sions plastiques et des expressions intellectuelles, e’est-a-dire la forme la plus haute et la plus par- faite ce oeuvre dart_l est le seul, peut-étre, qui, avec un bout de ciel et un bout de mer, vous prenne dans tout votre étre physique et tout votre étre pen- sant. Que de fois, devant ses mers farouches de Belle-Isle, ses mers souriantes de Bordighera, j’ai oublié qu’elles étaient faites, sur un morceau de toile, avec de la pate! Il me semblait, tant était complete lévocation, que j’étais couché sur les greves, et que je suivais le vivant réve, attendri ou terrible, qui se leve des eaux brillantes et remuantes, 26 CLAUDE MONET et se perd a travers l’indestructible infini, par dela la ligne d’horizon, confondue avec le ciel. Aucun n’aura mené une existence plus enviable que M. Claude Monet, car il a incarné l’art dans sa propre chair, et il ne vit qu’en lui et par lui, d’une vie de travail incessant et rude; douloureux aussi, comme a tous les créateurs. Mais la douleur n’est-elle pas le bain ou se trempe et se retrempe l’ame de l’artiste? Admirable et curieuse folie, qui est la sagesse supréme, puisque, a tout prendre, il aura connu des joies suprémes que les élus seuls connaissent. Paris, avec ses fiévres, ses luttes, ses intrigues qui broient les volontés et détruisent les courages, ne pouvait convenir & un contemplateur obstiné, a un passionné dle la vie des choses. Il habite la campagne dans un paysage choisi, en constante compagnie de ses mo- déles; et le plein air est son unique atelier. Aucun— n’est plus orné de richesses. Et c’est la que, loin du bruit, des coteries, des jurys, des esthétiques et des hideuses jalousies, il poursuit la plus belle, la plus considérable parmi les ceuvres de ce temps. OcTAVE MIRBEAU. TABLEAUX PAR CLAUDE MONET 1 — Pointe de la Héeve (Havre). 1864. Appartient a M. Faure. 2 — Saint-Germain-l Auxerro’s. 1866. Appartient a M. Faure. 8 — Ktude de mer. 1866. Appartient 4 M. Choquet. 4 — Port de Honfleur. 1866. Refusé au Salon. Appartient a M. Faure. 5 — Sainte-Adresse. 1867. Appartient a M. Faure. 28 CLAUDE MONET 6 — La Cabane; Sainte-Adresse. 1867. Appartient a M. Duret. 7 — Au bord de Veau; Bennecourt. 1868. Appartient a M. Clapisson. 8 — Route de Louveciennes. 1869. Appartient a M. Goupy. 9 — La Grenouillére; Bougival. 1869. Appartient 4 M. Charles Ephrussi. 10 — Estacade de Trouville. 1870. Appartient 4 M. Duez. 11 — Canal; Zaandam. 1871. Appartient 4 M. Leclanche. 12 — Le Parlement; Londres. 1871, Appartient a M. Faure. 13 — Canal; Hollande. 1871. Appartient 4 M. Duret. 16 17 {8 19 x) yA ——— CLAUDE MONET 29 Moulin a Zaandam. 1872. Appartient a M. Faure. Bords de la Seine; printemps. 1872. Appartient 4 M. Ernest May. I mpresston. 1872. Appartieut a M. de Bellio. Etude de bateaux; Havre. 1873. Appartient 4 M. le docteur Filleau. lffet de neige; Argenteutl. 1873. Boulevard des Capucines. 1873. Appartient a M. Faure. Port du Havre. 1874. Appartient 4 M. Faure. Petit bras de la Seine; Argenteuil. 1875. Appartient 4 M. Faure, Ww “I 28 CLAUDE MONET Pratrie a Bezons. 1874. Appartient 4 M. Faure. — Liseuse. 1874. '“ “py NMirtliutt tame 2 ey a —_— —— Appartient a miss Cassatt, Le Pont @Argenteul. 1874, Appartient a M, Faure. Au Petit-Gennevilliers. 1874. Appartient 4 M. Berend. Le Train. 1875. Appartient a M. de Bellio. Bateaux de plaisance ; Argenteutl. 1870. Appartient a M. Faure. La Seine a Argenteutl. 1875. Appartient a M. Faure. Pruniers en fleur, 1875. Appartient a M. Duez. 30 dl do 36 37 CLAUDE MONET ol Printemps ; Argenteuil. 1875. Appartient a M. Leclanche. Les Dindons. 1876. Panneau décoratif inacheve. Appartient a M. Duret. Les Tuileries. 1876. Appartient a M. Ernest May. Gare Saint-Lazare. 1877. Appartient a M. de Bellio. Pont de UEurope ; gare Saint-Lazare. 1877. Appartient a M. de Bellio. Sous bois ; automne. 1877. Appartient a M. Choquet. Pare Monceau. 1878. Appartient 4 M. de Bellio. Pommiers ; Vétheutl. 1878. Appartient a M. Duret. 32 CLAUDE MONET 38 — La Rue Montorgueit; hkéte nationale du 30 juin, 1878. Appartient a M. de Bellio. 39 — Paysage ; Courbevoie. 1878. Appartient a M. de Bellio. 40 — Vetheutl dans le broutllard. 1879. 41 — Paysage @hiver; Lavacourt. 1879. Appartient a M. de Bellio. 42 — Prairie a Veétheutl. 1879. Appartient 4 M. Choquet. 43 — Paysage; Vétheuil. 1879. Appartient & M. Duret. 44 — Vue de Veétheuil; soleil couchant. 1879. Appartient 4 M. de Bellio. ies ee . ; . ’ 4 45 — Coucher de soleil sur la Seine, Uhiver. 1880. ho CLAUDE MONET or AQ 48 Les Glacons, 1880. Refuse au Salon. Appartient a M. Charpentier, Deéebdcle sur la Seine. 880. Appartient a M. Theuler. Cdrehere ae, soleil. sur. la- Seine; effal Chiver. (880. a Appartient a M. Clapisson. Paysage a Véetheuil. (880. Appartient a Mme Wagener. Les Glacons. 1880. Appartient a M. Charles Mphrusst, Vetheutl; effet de neige. 18st. Appartient a M, Durand-Rucl. Au Jardin. (8st. Appartient a M. Durand-luel, Maison de pécheurs au Petit-Ailly, 1882. Appartient & M. Choquet. Les Irtlets ; Pourville. 1882. Appartient a Me Georges Petit. Cr oO a6 Ur “lI 28 (er) — 62 CLAUDE MONET — Du haut des falaises, a Dieppe. 1882. Appartient a M. Faure. — La Maison du pécheur ; Varengeville. 1882. —_— Appartient a M. Claude Lafontaine. Un Pare a Pourville. 1882. Appartient & M. Aubry. Pourville. 1882. Appartient a M. Clapisson, Les Fonds de Varengevulle. I882. Appartient & M. Guillemard, Poste de douaniers a Varengeville. 1882. Appartient & M. Berard. Eglise de Varengeville. 1882. Appartient 4M. le prince Edmond de Polignac. La Riviere a Port-Villez, pres Vernon, 1883. Appartient & M. Claude Lafontaine. 7\ =) NJ t CLAUDE MONET La Marina, Bordighera, (884. A Bordighera. 1884. Appartient & M. Durand-Ruel. Vallee de Sasso ; Dey ees 1884. Sous bois , Bordighera. 188%. Vue de Bordighera. 1884. Appartient 4 M. Montaignac, Potrier en fleurs. (885. Atguille TE tretat, (885. Appartient & M. Cahen d’Anvers. La Manne-Porte ; Etretat, 1885. Appartient a M, Waltner. Coucher de soletl; Etretat, 1885. Appartient a M. Waltner. Les Meules. 1885. Appartrent a M. Choquet. | | Te Weed ov a | — CLAUDE MONET Les lles de Port-Villez. 1885. Appartient a M. Berend. Tempéte a Belle-Istle. 1886. Appartient a M"° Georges Petit. Tempéte ; Belle-Istle. 1886. Le Peére Pauly, pécheur de Belews. 1886. Falaise dEtretat. 1886. La-Pline- Kiretat. 886. Knirce du port Goulphar ; Belle-Isle. 1886. Port-Domots ; Belle- Isle. 1886. Champ de tulipes, pres La Haye. 1886. Appartient & M. Georges Petit. - Aiguille Ch tretat; brume. 1886. Appartient 4 M. Durand-Ruel, 85 90 91 QCLAUDE MONET O7 — Blocs de rochers,; Belle-Isle. 1886. — Culture de tulipes ; Hollande. 1886. Appartient 4 M. Clapisson. — Champs de tulipes; Hollande. 1886. Appartient aM la princesse de Seey-Montbéliard. — Cotes de la mer Sauvage; Belle-Isle. 1886. — Le Val de Falaise; effet de neige. 1886. Appartient & M. Faure. — Bords de (Epte, a Giverny. 1886. Appartient a M. Faure. — firotte de Port-Domots,; Belle-lsle. (886. Appartient 4 M. Aubry. — Port-Domois,; Belle-lsle. 1886. Appartient i M. Guyotin. — Pyramides de Port - Cotton; Belle - Isle. S86. Appartient a M. Aubry. 95 6 ‘)$) LOO CLAUDE MONET — Vernon. 1886. — Pointe de rochers; Belle-lsle. 1886. Appartient ’ M. Guillemard. ~— Maison de jardinier; Hollande. 1886. Appartient 4 M. le baron d’Estournelles de Cons- tant. — Rochers a Port-Cotton; Belle-Isle. 1886. Appartient i M. Dupuis. — Pyramides de Port - Cotton; Belle-Isle. 1887. Appartient 4 M. Claude Lafontaine. — Les Peupliers; Giverny. 1887. — Prairie; Giverny. 1887. Appartient 4M. Guyotin, — fuzerne et Coquelicots. 1887, — Antibes. 1888. CLAUDE MONET 39 1Ol — Antibes, vue du cap; vent de mistrat. L888. 102 — Antibes, vue de la Salice. 1888. 103 — Montagnes de UEsterel, vues de Juan- les-Pins. 1888. Appartient a M. Georges Petit. 104 — Golfe d Antibes. (S888. 105 — Chrysanthémes. 1888. 106 — Promenade; temps gris. 1888. 107 — Prairie de Limetz. 1888. Appartient 4 M, Grunebaum. 108 — Prairie de Giverny ; temps brumeux. 1888. 109 — Bords de la Meéditerrance; temps gris. 1888. eee ae Solr aans la prarte > Gwerny. 1888. 111 — La Promenade. 1888. AY CLAUDE MONET 1142 — Antibes, sue des jardins dela aie 1888. Appartient i M. de Saint-Mareeaux, 113 — Antibes, le matin. 1888, [14 — Sous les pins; cap dl Antibes : effet du sotr, 1888. Appartient a M. Aubry, 115: —— La ever eis Alpes. ISSS. Appartient ’ M. Weller. bee Plage de Juan-les-Pins, 1888. Appartient a M. Botyin. 1 = EN OLS aes PINs» Cap d Antibes. (888. Appartient iu M. Guillemard. 118 — Marson de yardinier, a Antibes. 1888. 119 — Moulin sur Vi pte. ISSS. 120 — Le Brouillard. 1888. WU ceed CLAUDE MONET? Al 121 — Medtterrance par vent de mistral,; cap d' Antibes. (888. ft Moulin de Limetz. i888. 125 — Les Alpes, vues du cap d@ Antibes. 1888. Appartient a M. Georges Petit. 124 — Antibes, vue du plateau Notre-Dame. \888. Appartient 4 M. Georges Petit. 125 — Au cap Ad Antibes, par vent de mistral. [S8S. 126 — Gelée blanche ; solett levant. \889. fs, —- Avant le lever du soleil: gelec blanche. 1889. Appartient a M. Georges Petit. 128 — Les Kaux semblantes; Creuse ;. effet de soleil, 1889. [29 — Le Barrage de Vervit; Creuse, 1889. 180 — Les Kaux semblantes ; temps sombre. 1889). 42 CLAUDE MONET I3t — Ravin de la Petite-Creuse. 1889. 132 — Coucher de soleil aux eaux semblantes. 1889. 133 — La Creuse; temps sombre. 1889. 134 — La Creuse. 1889. 135 — Le Vietl Arbre; Creuse. 1889. 186 — Kude d'eau. 1889. 137 — Ravin de la Creuse; effet du soir, 1889. 138 — Pont de Vervit; Creuse. 1889. 139 — Veil Arbre, au bord de la Creuse. 1889. 40 — Village de la Rocheblond,; Creuse. 1889. l4l — Vervit; Creuse. 1889. CLAUDE MONET 43 HNNAIN. DE RYWURES EA PDRIN AIR 142 — Kn Norvégienne. 143 — Sous les peupliers ; effet de soled. 144 — Sous les peupliers; temps gris. 145 — La Promeneuse. AUGUSTE RODIN ‘ : . 1 ee i ; — ee » = ; Co > = ' - py *. "7 a _ e ‘ * i a »~ @ = La plus grande partie de cette étude a Revue des Lettres et des Arts, quia bien voulu en autoriser Vinsertion dans ¢ La reproduction en est interdite. re ¢ ... Depuis deux siecles, une préetendue politesse proscrivait les passions fortes, et, & force de les comprimer, elle les avait anéanties : on ne les trouvait plus que dans les villages. Le x1x¢ siecle va leur rendre leurs droits. Si un Michel-Ange nous était donné dans nos jours de lumicre, ott ne parviendrait-il point ? Quel torrent de sensations nouvelles et de jouissances ne répandrait-il pas dans un public si bien -préparé par le théatre et les romans! Peut-étre créerait-il une sculpture moderne, peut-étre forcerait-il cet art & exprimer les passions, si toutefois les passions lui con- viennent. Du moins Michel-Ange lui ferait-il exprimer Jes états de ame. La téte de Tancreéde, apres la mort de Clorinde, Imogéne apprenant Vintidélité de Posthumus, la douce physionomie d’Herminie arrivant chez les bergers, les traits contractés de Macduff demandant Vhistoire du meurtre de ses petits enfants, Othello apres avoir tué Desdemona, le groupe de Roméo et Juliette se réveillant dans le tombeau, Ugo et Parisina écou- tant Jeur arrét de la bouche de Nicolo, paraitraient sur le marbre, et antique tomberait au second rang. (StENDHAL, Histowre de la peimture en Italie, 1817.) Le statuaire Auguste Rodin, dont le nom grandit chaque jour, & mesure que son ceuvre sinstalle de AS AUGUSTE RODIN plus en plus dans les préoccupations artistiques, n’a pas toujours connu cette rumeur d’hommage et cet empressement de Véloge. Outre que ses debuts ont éte longtemps retardés par la nécessité de vivre, par Vobligation de rechercher ct @accepter les travaux quelconques & faconner au gott du jour, rapportant a peine des appointements de bureaucrate ou des semaines douvrier, ces débuts mémes ont été Pobjet Vhostilités singulieres. La premiere apparition dune ceuvre de Partiste au Salon a soulevé, quelques-uns sen souviennent, une accusation de moulage sur nature, qui restera certainement dans Vhistoire de Vart de ce temps comme une anecdote invraisem- blable et baroque. Mais chaque chose doit venir a son heure. Il sera bien temps, quelques pages plus loin, dans la rapide biographie qui sera faite de todin, de rappeler cet incident caractéristique. Puis- quaujourd hui le maitre sculpteur est accepte et honore, puisquil est monté au plateau ou Vair vif de lVindépendance donne un espoir nouveau et une force nouvelle, puisquwun ruban rouge a éte tortillé autour de la boutonniere de cet honnéte homme, et qu’on Va feté en discours de jour de l’An et en toasts de banquets, il faut satisfaire tout de suite la curiositeé impatiente de ceux qui connaissent le nom, qui s’In- quietent du tapage et qui veulent savoir l’aspect et la signification de l’ceuvre. Mieux vaut done introduire brusquement, par le pouvoir de l’écriture, celui qui désire regarder yet juger, aupres de Vhomme et des figures quwil a créées, AUGUSTE RODIN 49 On longe la rue de lUniversité, & travers les longs boulevards et les larges avenues qui s’entre- croisent et se parallélisent autour des Invalides. C’est la rue @ grands hotels, a vieux arbres, a petites mai- sons tranquilles, a facades anglaises, a jardinets, que connait tout Parisien coureur de Paris. Vers la fin, proche le Champ de Mars, dans le voisinage provisoire de la tour Eiffel, la physionomie change un peu. De erands murs, des pans vitrés entrevus dans des cours, des boutiques de marchands de vins, peintes du rouge particulier que Von sait, et ou doivent se prendre des repas presses de travailleurs, tout peut annoncer a Vobservateur au courant un quartier de sculpteurs et de peintres. On pourrait les nommer, en effet, tous ceux qui arrivent ici, le matin, ponctuels et affaires, et qui y séjournent jusqu’au soir. Ce serait une des longues listes de l’annuaire artistique du Salon et des expositions particulieres qu'il faudrait inscrire au cours de cette promenade. Mais voici le numéro 182. Une grande porte cochére, semblable a la porte charretiere d’une ferme. Une immense cour aux pavés moussus, aux coins herbus. Des enfants qui jouent a un jeu bruyant, et pourtant a peine entendu dans Vespace, et qui fait mieux constater le silence. -Au-dessus d’un mur, de hautes frondaisons projetant une ombre de pare sur lendroit tranquille. Et par- tout, des blocs aux formes d’hexaédres et de paralle- lipipedes, des blocs massifs, allongés, debout, cou- chés, évoquent, le jour, un chantier de tailleurs de pierres, et le soir, au crépuscule violet et rose, dans 4 50 AUGUSTE RODIN lombre indistincte, une lande parsemée de pierres levées. C’est ici le Dépdt des marbres, lamas des belles pierres frigides et blanches, aux cassures bril- lantes, aux veines bleutées. Dans les blocs lourds dorment les statues inconnues dont le ciseau, demain, va désemprisonner les jambes, délier les bras, déla- cer le torse, éparpiller la chevelure, entr’ouvrir la bouche, soulever les paupieres sur les yeux morts qui vont vivre. En face de ce champ de pierres, de ce magasin en plein air, ou s’entassent les matériaux, les portes (les ateliers s’ouvrent, ou plutot restent fermees. Ceux qui se gitent la, dans ces pieces de rez-de- chaussées a baies vitrées, a hauts plafonds, sont jaloux de leur temps et ennemis de certains visiteurs. L’huis peut garder sous les frappements et devant les appels son rébarbatif visage de bois. Lettre J. C’est la. La clef grince et la porte baille. Aucun des modeles préférés du sculpteur ne fait effort de muscles, ne dresse une statue de chair tressaillante. Rodin est seul, travaillant a assembler des groupes, cherchant desarrangements et des harmonies. Regardez Vhomme et comprenez l’ceuvre. L’homme, il est la, devant vous, les vétements tachés de platre, les mains poissées de terre glaise. Il est petit, trapu et tranquille. Tous les traits du visage apparaissent a la fois, car tous ils sont caractéris- tiques. Entre les cheveux, coupés courts, et la longue barbe qui descend a flots blonds sur la poitrine, un visage fin, passant du distrait au soucieux, et du sou- TT AUGUSTE RODIN 51 cleux atl souriant, se masque de préoccupations et s éclaire de joie paisible et de bonté silencieuse. Le front, un peu mystique et vaguement ogival, mais tres étendu et bien bossué, est fait pour enclore et pour sceller des pensées nombreuses. Le nez droit achéve un profil comme les profils de moines sculptés aux portails des cathédrales. Mais ce moine paterne et subtil est armé de volonté, hanté dans sa cellule (artiste par les inquiétudes et aussi par les certitudes modernes. Le regard et la voix sont dans un accord rare, regard aigu, brillant, qui rassemble la lumiere et la couleur bleu pale de lceil; voix douce, intime, penétrante, avec un étonnement bon enfant et un rien de causticité toujours présent dans le rire. I] Le récit des événements humains qui interviennent dans la destinée d’un artiste n’a pas besoin d’étre détaillé trop tot, a la fagon d’un roman. Sans doute il est intéressant par-dessus tout de connaitre com- ment les étres rares ont senti, aimé, hai, souffert. Mais qui péneétrera récllement le secret de ces cceurs et de ces cervelles? En vérité, oui, les seules confi- dences définitives et irrécusables sont les confidences confiées a des lettres bavardes ou aux Mémoires intimes qui prendront un jour le son d’une voix d’ou- tre-tombe. On ne doit donc trouver ici, et on n'y trouvera, en effet, autour de quelques dates, de quelques noms, 52 AUGUSTE RODIN qu'une biographie ou les evénements sont des ceuvres, ou les sentiments, les passions, les joies, les ennuis, les crises morales, sont représentés par des concep- tions plastiques, par des lignes et par des modeles. Rodin est né a Paris en 1840. Ceci pour fixer Page de Vhomme et son origine ethnographique. Pour l’ori- gine artistique, on trouvera, si l’on ouvre les livrets officiels des Salons: « Eléve de Barye et de Carrier- Belleuse ». Origine contradictoire qui pourrait étre souvent constatée au cours d’une étude des genres et des provenances modernes. Mais il faut bien inscrire quelque chose sur les catalogues. La vérité vraie, cest que Rodin fut trés peu, dans la stricte acception du mot, Péleve de Barye, et qu’il ne fut pas du tout V’éleve de Carrier-Belleuse. Il passa dans le sous-sol du Muséum, ou Barye faisait son cours presque silencieux. I] regut la, avec nombre de jeunes gens, l’enseignement muet de quelques sculptures et de quelques anatomies, ponc- tue par quelques rares phrases théoriques, par quel- ques observations pratiques. Hélas! les auditeurs, peu préparés, tres distraits, n’entendirent pas distinc- tement rugir la sublime ménagerie de bronze, ni bra- mer les cerfs plaintifs, ni cavalcader les lourds chevaux des hommes de guerre. Pas plus quwils n’en- tendaient, ils ne voyaient se glisser et bondir les félins, s’enrouler les boas musclés, trembler les fines pattes des gazelles, se dandiner les pachydermes. La plupart de ces disciples intermittents en sont restés sur leur absence d’impression, ils n’ont recouvré ni AUGUSTE RODIN 53 leurs yeux, ni leurs oreilles. Rodin, lui, aujourd’hui, voit et entend, et s’il n’était guéere l’éléve de Barye, il Pest devenu. Avec Carrier-Belleuse, les relations furent plus précises et toutes différentes. Il n’y eut pas un maitre et un éléve, mais un patron et un employé. Pendant six années, Rodin vécut dans cet atelier dont sont sorties tant de figures d’une grace facile, tant d’ara- besques d’usage décoratif. La part de travail du débu- tant fut sans doute considérable, mais jamais elle ne sera revendiquée, et il n’y a pas a rechercher davan- tage la part d’invention et de realisation qui revient a chacun. Si Rodin recut quelque chose, peut-étre un peu de cette habileté de doigts, qui fut excessive chez Carrier, il donna sans doute beaucoup en échange. Si Rodin ne fut qu'une sorte de praticien résigné a attendre son tour de production, Carrier peut se vanter d’avoir eu a son service un praticien joliment distingue. Cela se passait entre 1864 et 1870. De 1871 a 1877, il y eut collaboration avec un artiste belge du nom de Van Rasbourg. Les curieux qui passeront a Bruxelles pourront essayer de reconnaitre, parmi les grosses sculptures extérieures et les cariatides intérieures de la Bourse, celles qui peuvent étre portées a l’actif de Rodin. Ce que celui-ci, d’ailleurs, se rappelle le mieux de ce temps, ou il s’appropriait la pratique d’un métier avant de se formuler a lui-méme la con- ception de son art, c’est l’heureuse solitude ou il pou- vait se réfugier aprés les heures données au travail 54 AUGUSTE RODIN forcé. Il respire encore avec ivresse lair de liberté qui l’enveloppait pendant ses promenades et ses marches, il revoit les lumiéres et les végétations des saisons différentes, les champs colorés, les javelles pales, il sent encore sur ses paupieres les fines pluies incessantes qui sont toujours, dans ces contrées du nord, coupées de canaux et voisines de la mer, en suspension dans l’atmosphere. C’est pendant ces courses, ces jours de réflexion, ces réveries devant les monuments, cette existence concentrée, que Vhomme s’est blotti en sa pensée, que l’artiste a pris son gott de travail indépendant et fort, dans Vatelier fermé, comme au milieu de la nature ou courent tous les souffles, ou passent toutes les formes. Désormais, les essais individuels vont étre pour- sulvis d’une main qui tatonne, qui hésite, qui bru- talise, et qui tout a coup se décide a préciser un mouvement, a fixer une expression. Dés 1864, une premiere tentative accusait une personnalité, ce masque. énergique et bizarre, figure rencontrée et qui avait sollicité Vartiste, connue sous le nom de l’Homme au nez cassé. C’est seulement en 1877 que la figure de l’Age dairain est envoyée au Salon. Alors, devant lexactitude de certaines parties du corps, il se produit au jury Vaccusation, qui n’est jamais produite alors quelle pourrait l’étre si fré- quemment, laccusation, bientdt ébruitée, d’avoir moulé sur nature ce corps si réel. Ce consciencieux travailleur se révolte. Une commission officielle exa- AUGUSTE RODIN 55 mine, compare, et finalement conclut & un emploi au moins partiel du moulage. Il faut l’entétement confra- ternel, le témoignage artistique obstinément réitéré de M. Paul Dubois, il faut des enquétes de sculpteurs examinant les études premieres de Rodin, pour faire reconnaitre a la Direction des Beaux-Arts Vhonnéteté de l’artiste. Comme compensation, en 1880, une mé- daille de 3° classe est décernée a l’ Age dairain re- venu au Salon, et la statue, de si fine armature, achetée par I’Ktat, est placée dans le jardin du Luxem- boure. Les inspecteurs administratifs n’avaient donc pas bien regardé cet Age d'airain. Ils n’avaient donc pas regardé non plus, dans l’atelier de la rue des Four- neaux, le Saint Jean préchant exposé plus tard, un anachorete maigre et robuste, d’une musculature ra- vagée et solide, debout sur des pieds durcis par la marche, dressant un torse noueux, habitué a la dure, faisant un geste de précheur entété, levant la face illuminée et béante des mystiques et des coleres. Le moulage sur nature ne donne jamais cette impression de la vie, il ne produit que visages affadis, membres affaissés, sans ressort et sans circulation; il n’est que Vimage inerte, qu’on a voulu perpétuer, de la mort conventionnelle acceptée par le modele mouleé. Le Saint Jean, en bronze, est exposé au Salon de 1881, en méme temps qu’une autre belle figure, la Création de Lthomme. Et les années suivantes, jusqu’en 1885, Rodin montre, dans la nef du Palais de l’Industrie, les bustes de Jean-Paul Laurens, de 56 " AUGUSTE RODIN Carrier-Belleuse, de Victor Hugo, de Dalou, d’An- tonin Proust. ITI La nomenclature est anticipée. Pour observer, dans cette étude, un semblant de chronologie, il faut ici s’arréter au fait important qui domine jusqu’a ce jour la carriere artistique de Rodin, la conception et lexécution de la Porte destinée au Musée des Arts décoratifs. La querelle cherchée a l’Age daizrain n’avait pas été sans susciter une émotion, sans faire naitre des défenseurs a l'accusé. L’originalité du talent nouveau fut découverte et affirmée par quelques journalistes. D’autres vinrent a la suite. Le réle de M. Paul Dubois a été dit. M. Turquet fit la commen ge: Que graces lui en soient rendues ! La Porte, elle est debout dans cet atelier de la rue de l'Université, ou Rodin vient d’étre apercu dans l’intimité de son travail et la familiarité de son accueil. Elle est debout, et elle est disséminée. Les statues du sommet, certains groupes des pan- neaux, les montants, des bas-reliefs, sont places. Mais partout, dans la vaste salle, sur les selles, sur les étageres, sur le canapé, sur les chaises, sur le sol, les statuettes de toutes les dimensions sont éparses, faces levées, bras tordus, jambes crispées, péle-méle, au hasard, couchées ou debout, donnant impression d’un vivant cimetiere. Derriere la Porte, haute de six metres, c’est une foule, une foule muette AUGUSTE RODIN Sy) et éloquente, quil faudrait regarder, individu par individu, comme on feuillette et lit un livre, s’arrétant aux pages, aux alinéas, aux phrases, aux mots. C’est en effet l’équivalent d’un livre profond et suggestif, c'est une couvre de grande observation et de haute métaphysique, que ce répertoire prodigieux, qui doit réunir la complexe multitude des Passions et des Vices, évoqués par un geste, par une attitude, par une inclinaison de téte, par une expression de visage. Le sujet adopté, et qui donnera son nom a la Porte, cet Enfer du Dante ou s’est arrétée la réverie du liseur avant le choix du statuaire, n’a été que le cadre nécessaire, ou plutdt le theme humain pouvant admettre une représentation tragique et complexe de la nature et de la vie. La Porte de |’Enfer, c’est l’as- semblage, dans une action mouvementée, des ins- tincts, des fatalites, des désirs, des désespérances, de tout ce qui crie et qui gémit en ’homme. Le poéme du gibelin n’a conservé aucune couleur locale, a perdu toute sa signification florentine; il a été, pour ainsi dire, dénudé, et exprimé dans sa signification synthétique, comme un recueil des aspects non chan- geants de ’humanité de tous les pays et de tous les temps. Non terminée, la Porte ne peut encore étre com- plétement décrite. Les épisodes ne seraient pas ra- contés dans un ordre définitif, puisque les grandioses linéaments ont des solutions de continuité, et que le sculpteur en est a compléter l’arrangement de sa tiche. Le cadre du poéme sculpté est seul exécuté et 58 AUGUSTE RODIN agencé. Toutefois, pour dire les divisions principales, en commengant par les parties qui avoisinent le sol, il faut observer d’abord que les deux bas-reliefs au-dessus desquels s’étage la composition présentent a leurs centres d’inoubliables masques par lesquels parle la Douleur, des visages contractés, préts a pleu- rer, aux fronts creusés par des soucis a demeure. Autour de ces masques, c’est une course de femmes, de satyres et de centaures, ou des graces fuyantes se mélent a des virilités animales. Sur les deux montants, c’est une ascension de figures resserrées dans l’étroit espace, allongées, fluides, avec des parties sortantes de haut-relief. Ce sont les douces amoureuses, les heureuses criminelles des joies illicites, les amants réunis dans la souf- france, et les vieilles momifiées, a peine vivantes d’un dernier souffle de vie, et les enfants incons- cients, a peine nés et deja marqués du mal de vivre, faisant effort pour voir de leurs yeux aveugles dans les limbes ou s’agitent leurs ombres chétives. Tout en haut, au-dessus du fronton, trois hommes dressent au sommet de l’ceuvre un équivalent animé de linscription dantesque : Lasciate ogni speranza. Ils s’appuient Pun sur l’autre, se penchent dans des attitudes de désolation, leurs bras tendus et rassem- blés vers le méme point, leurs doigts indicateurs rapprochés, exprimant le certain et l’irréparable. Au- dessous d’eux, en avant des foules remuantes qui constituent le premier cercle de |’Enfer, un Dante, ou plutét le Poéte, nu, n’ayant aucun des signes qui AUGUSTE RODIN 59 font reconnaitre une époque ou une nationalité, mé- dite, mais a la fagon d’un homme d'action au repos. Ses membres forts sont faits pour la marche et pour la lutte, son visage inquiet et vaillant, en proie a la crispation de lidée fixe, refléte et répercute toutes les pitiés, toutes les indignations, toutes les passions qui excitent le songeur jusqu’a l’enthousiasme, qui l’é- meuvent jusqu’a la lamentation. La réflexion du réveur peut étre en effet étendue et profonde, car voici, & ses pieds, sous ses regards, le tournoiement vertigineux, la chute dans l’espace et le rampement sur le sol, de toute une pauvre hu- manité obstinée a vivre et a souffrir, meurtrie, blessee dans sa chair et attristée dans son ame, et criant ses douleurs, et ricanant dans les pleurs, et chantant ses inquiétudes haletantes, ses jouissances maladives, ses douleurs extasiées. A travers des pierres de chaos, sur des fonds embrasés, des corps s’enlacent, se quittent, se rejoignent, des mains agrippent comme pour déchirer, des bouches aspirent comme pour mordre, des femmes courent, les seins gonflés, la croupe impatiente, les Désirs équivoques et les Pas- sions désolées frissonnent sous les invisibles coups de fouet du rut animal, ou retombent, navrés, pleu- rant lattente stérile d'un plus grand plaisir, voulu et introuvable. Admirables panneaux! Dans leurs cadres s’inscri- ront & jamais les miseres charnelles et les sacrifices silencieux des damnés de l’amour, des avides d’am- bition, des chercheurs didéal, les symboles lamenta- 60 AUGUSTE RODIN bles et cruels des fatalités physiologiques et des vains vouloirs de Vesprit. IV Ce. nest la qu’une constatation rapide de vision humaine et d’amere poésie. La signification qui reste et impression qu’on emporte de la contemplation Vune telle ceuvre se résolvent en un jugement désolé de Vagitation des vivants, en un amour passionné de lélégance et de la force des corps, de l’expression des visages et des mouvements. Il ne faut pas loublier, et d’ailleurs il est impos- sible de l’oublier un seul instant, le voyant est un statuaire, et la forme chez lui nait en méme temps que Vidée, et peut-étre méme avant Vidée. Gavarni, qui fut un grand dessinateur, et qui fut en méme temps un grand annotateur de passions et de carac- teres, écoutait volontiers parler les personnages vrais qu’il avait représentés; son dessin, souvent, lui four- nissait sa légende. De méme, la figure sculptée par Rodin Vincite a refléchir, lui parle doucement et longtemps, comme la nature elle-méme, lui dit quel sentiment l’émeut, dans quelle joie de chair ou dans quelle angoisse cérébrale elle se trouve, lui chuchote de quel nom il faut la nommer. Ainsi, le mode de traduction de la pensée de Vartiste garde toute son importance d’art. L’observation n’est sacrifiée a aucun effet de rhétorique, nulle vague intention litté- raire, nulle illustration insuffisante ne prennent la AUGUSTE RODIN 61 place de la vie animée. Bien au contraire, tout se précise, les symboles se dégagent sans effort, les idées respirent et gesticulent, les recherches et les trouvailles du sculpteur apparaissent visibles dans ces réalisations triomphantes de sa pensée et de ses mains : des attitudes nouvelles. Les attitudes nouvelles ! c’est par elles, pour s’en tenir ala technique d’un meétier et a la matérialité d’un art, que peut se démontrer la hardiesse de nouveauté et Yoriginalité profonde de Rodin. Dans ce temps-ci, la remarque doit en étre faite, et elle peut étre faci- lement vérifiée aux expositions annuelles, les pra- tiques de l’Kcole, la routine des commandes, l’habi- tude si facilement prise et gardée de se contenter des moules conventionnels, font que la sculpture reside en quelques poses admises qui pourraient étre facilement énumeérées. Un corps droit, une jambe infléchie, un bras levé, — un corps etendu, accoudé, — les mains croisées derriere la téte pour faire se pro- jeter le buste en avant, — une téte inclinée, une main tenant un coude, et l’autre main au menton, — tels sont les principaux arrangements de lignes, a peine augmentés de quelques variantes insignifiantes, qui rendent si monotone la foule semblable des sta- tues. Rodin, s’avisant de comparer les formes existantes avec les formes reproduites, est resté stupéfait devant les innombrables positions possibles. Non seulement, pour lui, les attitudes ne peuvent étre réduites a quelques types, mais encore elles lui apparaissent 62 . AUGUSTE RODIN infinies, s’engendrant les unes les autres par les decompositions et les recompositions de mouvements, se multipliant en fugitifs aspects a chaque fois que le corps bouge. Ce n’est pas la difficulté d’aperce- voir une combinaison inédite qui le frappe et l’effraie, c'est au contraire limpuissance, imposée par le manque de temps, par la brieveté de la vie, a recréer dans le marbre et le bronze toutes les combinaisons de lignes et nuances d’expression qui se refletent dans les yeux qui savent voir. Pour employer les vives images, les saisissantes comparaisons, qui n’ont pu encore étre usées par l’usage, les attitudes des corps sont, pour lui, nombreuses comme les vagues de la mer, comme les grains de sable des greves, comme les étoiles du ciel. Apres les vagues visibles, la-bas, au loin, il en arrive d’autres, sous les grains de sable, les grains de sable s’accumulent, au dela des astres vifs et de la poussiere d’or du ciel, ily a des étoiles, encore et toujours. La vie passe devant Vobservateur, Jentoure de ses agitations, et le moindre de ses frissons, devenu perceptible, peut se fixer en une statue définitive, comme une brusque et intime pensée peut éclore en une page durable, et y inscrire a jamais un état de ’humanite. Chacune de ces sculptures concgues et modelées par Rodin pourrait servir a définir et a démontrer l’ceuvre d’art. Que les yeux errent au hasard parmi ces figures expressives, ces corps vivants et doulou- reux, ces lignes remuantes, ces surfaces qui fré- missent comme des chairs, on ne trouvera pas un AUGUSTE RODIN 63 groupe, pas un personnage, pas un morceau, qui ne soit profondément marqué des caractéres généraux et individuels qui font la vérité et la grandeur artis- tiques. Les réalités de la vie, les formes et les atti- tudes fournies par la nature, sont reproduites avec une exactitude rigoureuse, une science jalouse de montrer quelle peut faire passer dans la matiére les manifestations physiques et intellectuelles de Phuma- nite, les mouvements par lesquels elle exprime ses coleres, ses tristesses, ses désirs, ses passions, son besoin diagitation et de réverie. Mais autre chose apparait que cette identité du marbre et du bronze avec les aspects divers de l’existence. Pendant que le sculpteur, de ses mains solides et nerveuses de bon praticien, imite, reproduit, recrée, une préférence invincible lui fait comparer, supprimer, choisir. II cherche, dans la confusion des détails, tout ce qui correspond a la pensée qwil veut exprimer, et la loi secrete qui se formule en lui-méme est executée en méme temps que formulée. J] semble attentionné a tout voir et a tout montrer, on peut le croire préoc- cupé exclusivement de la structure anatomique, de la mise en place des muscles, du cours des veines, du grain de la peau, et tout cela le préoccupe en effet, mais en méme temps qu'il apporte toute sa conscience iu cette indispensable besogne, que bien peu savent, il est hanté par V’idée de rassembler toute cette vie éparse en un résumé dune telle force et dune telle netteté qu’il suffise d’un coup d’ceil pour comprendre lunion d’une pensée et @un temperament, un orga- 64 AUGUSTE RODIN nisme au repos ou en action, un étre qui veut, qui médite, qui aime, qui se lamente, qui se résigne, qui meurt. C’est ainsi que de l’analyse la plus scrupu- leuse nait la plus haute synthése. L’instinct qui sent et la volonté qui raisonne se sont mis d’accord, lceuvre d’art a identifié, une fois de plus, la maté- rialité et la vie spirituelle. L’artiste a affirmé et son respect de la vérité et sa compréhension des choses. Son individualité cérébrale s’est mystérieusement ajoutée a toutes les formes que voyaient ses yeux et que fagonnaient ses mains. Cette juxtaposition de VPhomme a la nature, cette divination des résumés et des. proportions qui donne- ront la sensation de la vie mieux que les reproduc- tions serviles, cette faculté de voyant, on les trouvera visibles, affirmant le grand artiste, dans les groupes et les statues, fragments de la Porte, figures de Bourgeois de Calais, évocations brutales ou sereines qui simposent a la pensée avec un despotisme de chefs-d’ceuvre. V Dans ces esquisses, ces etudes, ces réalisations qui ont été montrées accumulées dans latelier du sculpteur, la production ininterrompue, le travail de tous les instants accompli par les yeux et par Vesprit sont visibles comme dans lceuvre variée d’un écri- vain créateur d’étres. | Cette femme, assise, portant sur son epaule une pierre immuable et lourde comme le Malheur, dit AUGUSTE RODIN 65 laccablement par la retombée de sa téte, par les yeux clos de son visage résigné, par sa fatigue dorsale, par son arrét lassé. — Des couples étendus s’enlacent frénétiquement, d’autres s’effleurent de caresses fré- lantes. Celui-ci est couché sur la terre nue, a peine parsemeée de quelques feuilles. Les joues se froissent, les mains s’avancent, l’>homme, une jambe soulevée, un bras sous la téte de la femme, un autre envelop- pant le torse, est a la fois brusque de mouvement et délicat de précautions. La femme, comme écrasée sur la terre, une jambe contournée avec une grace instinctive et fugitive, attire son amant sur ses jeunes seins, lui embrasse le cou avec une fureur extasiée. Les lignes minces et les lgnes rudes, les muscles puissants et les doux épidermes se touchent et se confondent. C’est la prise a pleins bras, a plein corps, c’est le charnel enlacement de deux étres qui s’aiment et qui se cherchent. — Un autre Couple se dresse. L’homme debout, les pieds incrustés dans le sol, les jambes ployées, le torse renversé par leffort, la téte en arriére, tient a bout de bras, avec des doigts entrées dans la chair, une femme dont tous les membres sont rassemblés, réunis en une anguleuse posture batracienne. Accroupie, le menton touchant aux genoux, la main droite tenant le pied gauche, l'autre main appuyée sur un sein, tous les os en sail- lie, toutes les chairs concentrées par des plisrigides, enlevée de terre par les bras forts de homme, apportée tout prés d’un cceur et d’un visage, elle reste passive et mystérieuse. Inoubliable figure ou 5 66 AUGUSTE RODIN les gestes crispés, les articulations visiblement en souffrance, le dos ot se marquent les rébellions et les fatigues de la chair, sont d’une animalité a ras de terre, tandis que le triste visage aux yeux clos est abimé dans une Douleur incurable. — Trois femmes enchevétrent leurs membres en une lutte passionnée et stérile. Les flexions de corps, les croupes lourdes, les figures désolées font plus songer a Baudelaire qu’a Dante. — Une femme dort entre les bras d’un satyre, elle s’est ruée dans Voubli du sommeil, dans le repos de la passion satisfaite. — Une femme a criniere de lionne, a genoux, appuyée sur les mains, se traine et miaule comme une chatte, une face de réve levée vers le ciel. — Deux femmes. L’une est couchée sur le flanc, une hanche maigre en saillie. La téte sur le sol, elle est fatiguée, toute gon- flée, toute exténuée de pleurs, elle reste insensible a Vappel de sa compagne, bouche criante, bras éplorés, les bras paralleles et impuissants, qui fait un effort inutile pour la prendre et la relever. — Deux autres Femmes, l'une abandonnée, l’autre a genoux et virile. Ce sont les Confidences brilantes, les Passions équi- voques. — Une femme se défend contre un satyre avec des raideurs de bras, des allongements de jambes, son visage se crispe dans la honte du contact le l’étre velu et lippu, dans une colere entétée. —— La méme femme a cédé. Indifférente @ son possesseur qui la regarde maintenant avec inquiétude, elle tord et natte ses cheveux, toute droite, toute isolée dans sa coquetterie. — Les satyres étreignent les femmes AUGUSTE RODIN 67 déja vaincues, battent le sol de leurs pieds de bétes, fouillent la chair de leurs mains d’homme, tout leur étre massif se rue a la possession des corps fra- giles. — Une damnée au profil fier, au port de téte orgueilleux, au regard fixe, emporte sur son dos, le tenant de ses bras rejetés en arriére, un maigre ado- lescent suffoqué de la course rapide, étendu comme un cadavre sur les reins souples de la ravisseuse. Le dos de la femme se creuse, le torse de homme s’aplatit, ses jambes retombent, une arabesque de membres furieux et de membres morts se dessine. — Trois sirenes chantent, enlacées, de statures et de postures différentes, formant un groupe inégal et. échancré comme une flite de Pan. — Une danaide tombe et reste prostrée sur le sol. — Un fragment présente seulement une moitié de visage, un profil inachevé, une téte sans crane. Regardez-le et vous vous souviendrez toujours de la douceur des yeux, dle l’énigme de la bouche, de la profondeur d’expres- sion féminine de cette ébauche de visage. — Les morts se réveillent au jour du jugement avec les passions et les désirs de la vie d’autrefois. L’avare ferme ses mains sur des pieces d’or. La femme luxurieuse, encore & demi dans le sommeil, la lévre supérieure gonflée de torpeur, ouvre les jambes, raidit les bras. — Une créature d’amour et de mater- nité, de formes massives avec des délicatesses d’at- taches, une Eve puissante et nerveuse, gonflée de séve humaine, se fait un masque d’ombre de ses bras croisés et relevés, écrasant les seins. La téte est 68 AUGUSTE RODIN brutale, les cheveux drus et tordus, les mains larges de paumes, fines de doigts, les bras bossués par de durs biceps, le dos votité et creusé par un frisson nerveux, par une colere des muscles. — Une fau- nesse, & genoux, balance comme une fleur un torse maigre et souple, ébauche de ses mains liées derriére sa téte un geste fébrile de seduction et de raillerie, rit de tout son effrayant visage, animal, féminin, et mortuaire. | Un groupe vient affirmer, pour ceux qui pouvaient encore avoir un doute, de quelle grandeur de con- ception, de quelle force tranquille, de quelle douceur mélancolique est susceptible le statuaire qui a enfermé — dans des formes tellement Apres et tourmentées les douleurs physiques et les maladies morales. C’est le groupe de bronze de Francesca et de Paolo qui permet de mesurer ainsi la hauteur de la pensée de artiste, qui complete la démonstration commencée par les ceuvres précédentes. Que l’on ne s’arréte pas aux noms qui servent ici de désignation. I] sera facile de démontrer, sur l’ensemble de la Porte de V’Enfer, qu’il ne s’agit pas d’une illustration sculptée du poeme écrit par Dante, que les conditions de temps et de lieu ont été supprimées, que seuls les caracteres généraux et humains ont été conservés, que le Frangais du x1x® siecle n’a pris au Florentin du xiv° siecle que les titres de ses épisodes. Précisé- ment, Francesca et Paolo établissent la profonde dif- férence intervenue. Les noms sont effacés, aucun détail précis ne renseigne sur l’origine des person- AUGUSTE RODIN 69 nages. Ce n’est pas Francesca et ce n’est pas Paolo, c’est Amante et c’est ’Amant, plus encore, c’est Amour. Le sculpteur n’a pas seulement enlevé les vétements d’une époque aux deux étres choisis par lui, il a denudé aussi la pensée du poéte, il n’a gardé de sa conception que la signification idéale, et il lui a donné une forme typique, d’une vérité éter- nelle. L’homme, grand et fort, mince et souple, d’une maigreur solide et élégante, est assis. La femme, dans la floraison de la puberté, est assise sur le genou gauche de l’homme, mais son corps est projeté d'un tel élan, se confie en une telle douceur, qu’on a seu- lement lidee d’un frolement, de l’arrivée légére d’un oiseau. La méme douceur de contact est perceptible dans le geste de prise de possession par lequel Vhomme entoure la femme, un bras lui faisant un collier de chair, une main s’appuyant sur la cuisse, mais d’un appuiement léger, du bout des doigts, avec la visible volonté, dans cette main de vigueur redoutable, musclée et nerveuse, faite pour frapper et étreindre, d’étre douce, délicate, effleurante. L’abandonnement de la femme est complet. Elle s’attache comme une liane, entoure le cou de VPhomme d’un geste ou il y a une reconnaissance et une avidité des caresses. De l’autre main, elle balbutie, si l’on peut dire, un autre geste adorable, puéril, enfantin, elle porte sa main a ses cheveux avec une sorte de tremblement qui exprime de la confusion, de l’égare- ment, de l’oubli de soi-méme. La téte de homme 70 AUGUSTE RODIN est penchée, celle de la femme est levée, et les deux bouches se rencontrent en un baiser ou se scelle union intime de deux étres. Par une extraordinaire magie d’art, il est visible, ce baiser a peine indiqueée a la rencontre des lévres, il est visible, non seulement a l’expression des visages recueillis, mais encore a tout le frisson identique qui parcourt ces deux corps, de la nuque aux talons, dans chaque fibre de ce dos d’homme qui se creuse, se redresse, s'immobilise, ou tout aime, os, muscles, nerfs, chairs, dans cette jambe qui semble se tordre lentement, par un mou- vement particulier affectionné de l’artiste, pour aller fréler la jambe de l’amoureuse, dans ces pieds de la femme a peine posés sur le sol, soulevés avec tout létre dans un envolement fait d’ardeur et de grace. Mais & quoi sert de dire, dans d’impuissantes phrases alternées, cet enlacement ou il y a, a la fois, du désir et de la chasteté, de la protection et de la con-— fiance, de la joie réfléchie et du navrement incons- cient ? Le critique d’un jour a suffisamment rempli sa tache s'il a pu faire deviner le jaillissement inat- tendu, l’6mouvante originalité du groupe qui dresse en apothéose les confiances, les hésitations de la pudeur qui se livre, qui révele une profonde et nou- velle comprehension de la vie physique, de l’extase mystique et sensuelle, de la beauté humaine. Et voici d’autres figures, et d’autres encore, sans cesse. Il faudrait un livre pour les énumérer et les décrire. Mais observation importante qui doit étre notée, c’est que, dans cette foule, rien n’est sem- AUGUSTE RODIN rhs blable, jamais ne se révéle un essai de répétition, Les corps penchés, redressés, enlacés, se distinguent les uns des autres par des subites, naturelles, et pour- tant étonnantes flexions de torses. Les bras, les jambes, s’allongent, se raccourcissent, se cherchent par d’adorables gaucheries de mouvements, servent Vaction, s’abandonnent ou résistent aux chutes. Les visages se montrent, se cachent, sont précis ou indis- tincts, selon qu’ils déterminent ou quwils subissent la loi de l’ensemble, l’expression poursuivie de la che- velure a l’orteil. Toute cette création de matiere ani- mée lutte avec la vie par la multiplicité de ses formes, la divergence de ses tempéraments, la rapi- dité et Vinattendu de sa gesticulation. On ne peut trouver ici, en ces quelques pages rapides, qu’un essai de transcription de ces ¢tres inattendus et expressifs, une representation littéraire et symbolique de leurs physionomies. Ce qui west pas exprimable par des mots, c’est la qualité des chairs, le plissement des jointures, la flexibilité des colonnes vertébrales, la différence entre les surfaces, e’est la lourdeur des bassins, la douceur des gorges, le jeu craquant des coudes et des genoux, la juste mise en place de Vossature, c’est la tension des muscles, le tressaillement des nerfs, c’est le jeu de la respiration. Rodin, épris d’attitudes significatives et de violentes expressions silencieuses, Rodin vient a son heure, 4 la fin de ce siécle, pour représenter Yhumanité physiologique dans ses actions diverses, dans la fatalité de ses fonctions. Il continue art ou 72 AUGUSTE RODIN Barye l’a laissé. Apres l’évocation de la vie des ani- maux, il entreprend d’évoquer la vie animale de Vhomme. Et, comme Barye a fait transparaitre le caractere moral des étres a travers les manifestations de leurs instincts, Rodin dévoile des états d’ames sous les efforts corporels et la désolation des atti- tudes. Vi L’amour n’a pas été le seul générateur de formes et de mouvements adopté par l’artiste, mais il a éte un des principaux. L’expression passionnée du désir, la mimique de la possession, ont trouvé en Rodin un poete compréhensif et implacablement vrai. Mais ce serait se tromper grossi¢érement que de croire trouver dans ces postures effrénées la moindre invite au plaisir egrillard, la moindre complaisance d’obscénité. Le sentiment exprimé, méme dans les couples ou la bestialité s’affirme, ou les amantes se joignent, ce sentiment est toujours profond et navré. Rodin est le statuaire de ja luxure triste. Les coléres, les troubles, les affaissements, répetent la méme joie avide de nouveau, la méme ivresse sans apaise- ment. C’est toujours, suivant la remarque de Daudet sur ces admirables sculptures, la méme souffrance des mémes pauvres étres, le premier homme et la premiere femme de la mythologie d’Israél, désunis, dédoublés, tirés ’un de l’autre, et qui veulent, sans fin, malgré l’impossible, se réunir et se confondre. AUGUSTE RODIN 73 Les intentions du sculpteur sont d’ailleurs visibles dans chaque manifestation de son art. La passion et la douceur qu’il exprime par son modelé, l’attendrisse- ment de caresse qu’il méle a ses viriles affirmations, parlent assez éloquemment de la pitié humaine et du souci de beauté qui gouvernent son esprit. La femme qui réve, qui subit, qui pleure, qui s’exalte et qui sirrite, est une vaincue orgueilleuse et inquiéte, révoltée contre ses sens ou les forcant en ricanant a toutes les déchéances charnelles, mais c’est aussi la Grace vraie et la Beauté impérieuse. Depuis l’Eve fortement musclée jusqu’a la faunesse aux longues jambes, aux bras minces, au ventre enfantin, aux hanches et aux seins lourds, on peut suivre la recherche de charme fauve et de force fine qui hante comme un idéal le statuaire aux prises avec la réa- lité. Maa C’est d’une autre manieére et dans une autre intel- ligence que Rodin a excellé a reproduire, dans la vérité de leurs traits et dans le sens de leur person- nalité, les contemporains dont il a signé les bustes. L’observation est la méme que lorsqu’il s’agit de symboliser des passions, mais elle comporte un indis- pensable accent particulier, une ressemblance de portrait en méme temps qu'une pénétration d’ame. Ici encore, l’artiste a réussi dans ses entreprises, tant it y a accord entre le programme adopté et la 74 AUGUSTE RODIN main qui exécute, tant le travail opiniatre et volon- taire comporte de certitude finale. Le génie vieillis- sant d’Hugo n’est-il pas marqué sur ce visage de fa- tigue et de sérénité? la perspicacité et lopiniatreté de Dalou, dans la construction de cette téte ner- veuse, dans la ligne de ce profil aigu, dans le regard individuel qui filtre sous ces paupieres fatiguées? l’insouciance du destin et l’instinct ironique de Ro- chefort, dans ce front cerclé, orageux et inquiet, ces yeux retirés, vacillants, ingénus et lointains, cette bouche nerveuse, avec une déviation d’une justesse de dessin stupéfiante, bouche de sourire et de mor- sure? Le cou, le bas du visage, dans ce buste de Rochefort, ont des épaississements et disent la date de lceuvre d’art. Les plans des joues, le fin menton, les moustaches et la mouche minuscules, les cheveux légers, le profil nettement découpé, ont conservé des lignes nettes et de la grace maigre de la jeunesse. C’est un portrait qui restera ala fois comme le chef- d’ceuvre d’un artiste et comme la page d’un histo- rien. Dans le buste qui est aujourd’hui au Musée du Luxembourg, celui de M™ M. V..., une Péruvienne qui a su croire aux compréhensions féminines et aux délicatesses artistes du violent statuaire, celui qui mene d’un commandement str le troupeau des hommes tristes, des femmes inassouvies, l’énergique ouvrier et le mystique poéte, affirme encore une aptitude nouvelle. Avec une décision facile et une grace sou- veraine, il évoque la femme d’aujourd’hui, la discré- AUGUSTE RODIN 715 tion de visage d’une mondaine, la souplesse physique (une créature vivante et nerveuse. Les épaules et les seins surgissent d’une ample fourrure, la téte est penchée a droite, et voila que cette attitude de sim- plicité est aussi une attitude neuve par l’intraduisible flexion du cou, par l’en-avant du visage. La rondeur et la fermeté de ces épaules sont, naturellement, perceptibles, mais il semble, par on ne sait quelle délicatesse de toucher, que l'artiste ait rendu évi- dentes la tiédeur des seins, la légére enflure humide de la bouche, la coulée du regard entre les yeux minces et longs, l’application serrée des cheveux, leur enroulement:d’étoffe soyeuse autour du crane, la rébellion d’une meéche tordue sur la nuque. Le dessin des machoires, des pommettes, des os fron- taux, du menton, du nez droit et fin, de tous les plans de ce gracieux et réfléchi visage, ce dessin est solide, exactement physiologique. Mais Vinspiration Wart qui a fait ajouter ce bouquet de roses et de lilas a cet angle du socle, cette inspiration a aussi eréé autour de ce buste une atmosphere odorante de chair saine et de femme jeune. Ce jugement d’historien, cette faculté de peintre de caracteres, visibles dans ces portraits imperissables, on les retrouverait dans les pointes-seéches qui ont émerveillé les graveurs incapables de jalousie. L’expression de visage, la manicre d’étre, la mani- festation physique de la pensée d’Hugo, resteront surtout a jamais visibles. Hugo, tel qu’il fut en ses dernieres années, est présent dans ces lignes déci- 76 AUGUSTE RODIN sives tracées par la forte main du statuaire. Le voici, le vieillard apaisé, Vinépuisable producteur d'images que Paris a connu. II revit 1a, dans la douceur triom- phante de sa fin de vie, sa lourde téte un peu pen- chée, ses cheveux légers et blancs envolés autour de son visage, les os de son front encerclant son cer-_ veau d’imaginatif, les yeux noirs trouant le massif visage, la bouche rentrée sous la moustache. Rodin a vu la construction physiologique et l’age de Vhomme qui vivait devant lui, et il a vu aussi sur cette enve-_ loppe de sérénité la lumiére du génie, la profonde réverie de la haute organisation qui va mourir. Il] a été a la fois véridique, respectueux et admiratif. Tout ce qu’essaie un artiste de Vordre de Rodin prend un caractére, une marque ineffagable. Il touche au burin, et voila des traits décisifs a jamais gravés. Il dessine, emméle des traits, cherche un lavis dans des taches, indique les lumiéres par des rehauts de blanc, et voila que les croquis frustes et deélicats, noirs, clairs, saisissants, composent des albums qui racontent les essais et les réussites d’un maitre. Mais, quelque envie que l’on ait de s’arréter en route, de rester davantage devant les portraits gra- vés, quelque regret que l’on éprouve a définir trop vite le caractere de décharnement anatomique, d’os- téologie élégante des dessins, on doit se hater d’ar- river a ce gigantesque groupe des Bourgeois de Calais, d’un effet décoratif si nouveau, d’une com- prehension de l’Histoire si intellectuelle et si haute, qui montre Rodin évocateur du passé et dresseur de AUGUSTE RODIN 77 statues en place publique. Pour travailler au groupe de ces six Bourgeois, dont on ne connaitra l’ensemble que cette année, Rodin quittait la rue de l'Université pour le boulevard de Vaugirard. C’est la, au n° 117, le second atelier indispensable a l’actif producteur. Une grande piece, entre le boulevard extérieur et un jar- dinet de quartier populaire. Un jour gris et froid de chapelle, qui éclaire et attriste les objets. Un encom- brement de selles, de maquettes, de cartons, dans la salle dominée par une figure d’ancien concours, une Patrie vaincue dont une aile cassée retombe tragi- quement. C’est au milieu de cet encombrement de labeur que ‘surgissent, plus hautes que nature, les statues de Calaisiens qui s’en iront defiler la-bas, dans la vieille ville, au murmure grondeur des flots resserrés dans le détroit. C’est dans les Chroniques de Froissart qu'il faut lire le récit, — vrai ou légendaire, — de lacte hé- roique et volontaire accompli par les six habitants de Calais, pour sauver leurs concitoyens du pillage et de la mort. Ce récit tient tout entier en quelques pages du chapitre intitulé : « Comment le roi Phi- lippe de France ne put délivrer la ville de Calais, et comment le roi Edouard d’Angleterre la prit. » Les faits sont d’abord racontés avec la froideur et la naiveté habituelles au chroniqueur. Le roi de France parti, la famine force les assiégés a parlementer. Messire Jean de Vienne monte aux créneaux de la ville et fait signe aux Anglais d’approcher. I] y a un va et vient entre la place forte et le camp royal. 78 AUGUSTE RODIN Edouard ne veut rien entendre, exige la reddition a merci. Il consent enfin a épargner la population, a la condition « qu’il parte de Calais six des plus notables bourgeois, nu-téte et les pieds nus, la corde au cou et les clefs de la ville et du chateau dans leurs mains. Je ferai de ceux-la & mon bon plaisir », ajoute-t-il. La réponse est rapportée a Jean de Vienne, qui des- cend des créneaux, fait sonner la cloche, assemble les habitants dans la halle. Froissart, ici, ne peut sempécher d’entendre les cris et les pleurs. Il y a comme une progression de larmes et de lamentations dans les pages qu'il redige avec lexactitude d'un scribe. Quand « le plus riche bourgeois de la ville » se fut levé et eut consenti & mourir pour ses conci- toyens, « chacun alla l’adorer de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetaient a ses pieds, pleurant tendrement, et c’était grand pitié d’étre la pour les entendre et regarder. » Il en est de méme quand parle un second « trés honnéte bourgeois et de grande fortune, qui avait deux belles demoiselles pour filles », puis un troisieme « qui était riche en meubles et en héritages », et un quatrieme qui était le frere du troisieme. Deux autres se lévent. Tout de suite les six hommes se déshabillent, ne gardant que leurs braies et leurs chemises, s’entourent le cou de cordes, prennent a poignée les clefs de la ville et du chateau. Ils partent, et on sait ce qu’il advint d’eux, comment ils furent livres au bourreau, puis graciés sur les prieres et les pleurs de la reine. Leurs noms? Eus- tache de Saint-Pierre, Jean d’Aire, Jacques et Pierre AUGUSTE RODIN 79 de Vissant... L’oublieuse et injuste Histoire n’a pas retenu les noms des deux autres. C’est le défile de ces bourgeois que Rodin a éte chargé d’installer sur une place de Calais. On devine immédiatement quelle grandeur peut avoir la pro- cession de ces personnages de bronze, dissemblables d’ages, d’aspects, d’attitudes, de caracteres, affirmant ala fois une vision nette de l’humanité et une con- ception nouvelle de la décoration des places pu- -bliques. Les six hommes qui se mettent en marche sur la route de ronces qui déchirent et de cailloux qui meurtrissent, le statuaire les a revus par une opéra- tion de son esprit, par ses regards remontant le passe et apercevant distinctement le lieu de ia scene, les attitudes et les sentiments des étres. J] s’est refusé a construire l’ordinaire groupe en pyramide, ou les héros s’étagent, ot des comparses s’appliquent en silhouettes contre le piédestal. I] a voulu la lente pro- cession, le groupe espacé, la marche vers la mort, avec les pas de hate fébrile et les pas qui trainent des hommes fermes et des vieillards, des furieux et des résignés., Les statues passeront la ot les condamnés promis au gibet ont passé, la ot l’artiste les a vus, s’échelonnant, fixant le but de supplice, ou s’attar- dant a des regrets. Kustache de Saint-Pierre, Jean d’Aire, Jacques et Pierre de Wissant, et les deux anonymes qui ont été brutalement expulses de la gloire conquise, tous ont été replacés dans le cortege d’humilité extérieure et 80 AUGUSTE RODIN de sacrifice orgueilleux ou prirent place ces Christs bourgeois dévoués au salut de tous. Le premier, celui qui apparait en téte du cortege funebre, c’est le vieillard qui a parlé le premier, c’est Eustache de Saint-Pierre, débile et cassé. Il s’avance a pas lents, la téte -oscillante, les épaules rentrées, les bras raides, les mains pendantes et maigres, muscles noués, arteres gonflées. Sur ses bras, sur ses mains, les veines font des réseaux engorgés, ou le sang circule avec lenteur. Les doigts ankylosés sont inaptes a saisir. Les jambes sont chancelantes, les pieds enflés. Toute la carcasse gringante, difficile a mettre en mouvement, dit la tristesse d'une anatomie de vieux. Les longs cheveux, la barbe maigre, le front bas et crispé, le long visage, parlent de résignation, de sacrifice humblement accepté. La route est dure comme un chemin de croix & ce condamné pensif, vétu de la chemise grossiére, cravate de la rude corde du gibet. Celui-ci, qui vient le dernier, drapé du cou aux pieds dans sa chemise aux longs plis droits, comme dans une robe monacale, les poings fermés sur V’énorme clef, celui-ci n’exprime pas la lassitude et le renoncement. Il porte haut sa téte rase et éner- gique, il révele par du défi et du mépris la fureur concentrée et la faculté de résistance qui grondent en lui. La machoire vient en avant, la bouche dure est serrée dans une grimace amere. Ses jambes écar- tées et solides font effort pour aller au pas lent de ses amis. C’est un homme d’age mtr, un quadragé- , BOUGALO DE ODN SL naire robuste , possible porteur de mousquct, un bourgeois capable de bataille. Ses yeux, lumincux dans l’ombre, encavés dans la profonde arcade sourciliere, regardent droit devant eux. Son cranc est solide, sa taille est élevée et droite. Il aflirme sa volonté de martyre et l’outrage fait & tous par unc colere muette de vaincu, il porte superbement la haine et la douleur rageuse de la ville. Parmi les autres, le plus caractéristique est un jeune homme. Sa marche hésite et s’attarde. Il sc détourne a demi, se tient comme en équilibre sur son corps infléchi, tourne la téte, incline son visage, entr’ouvre la bouche, clot les yeux et fait de la main droite, index levé, les doigts détendus en éventail, un geste extraordinaire dune grandeur bizarre, d’un attendrissement profond, un geste qui ne dit pas lau revoir, mais l’adicu, adieu délinitif du vivant éphe- mere, un geste qui exprime de la fatalité et de Virre- parable. La jeunesse condamncée s’avance d’un pas automatique vers la mort, la téte osseuse et la mai- vreur svelte laissent transparaitre Vélégant squelette. Cet homme, dont le corps ploie, dont les jambes s’arrétent, mais vont se remettre en mouvement, dont le visage se penche vers la terre, dont la main ébau- che un geste machinal, c'est homme qui traverse la vie, fixé en une statue prodigieuse, qu il faudrait peut- étre simplement appeler le Passant. De méme que pour la Francesca, de meme. quc pour toutes les figures de la Porte, Rodin a done ici transliguré et agrandi son sujet. Son art n’a jamais i) 82 AUGUSTE RODIN ete plus complet, il a sculpté, car il faut qu’on sache la conscience apportée a ces travaux, il a sculpté les nus avant de songer a aucun arrangement de drape- ries, il a mis sous ces voiles des charpentes, des sys- temes nerveux, tous les organes de la vie, des étres de chair et de sang. Il a marqué son ceuvre des caractéres indispensables & sa destination. Mais, ceci fait, il est allé, comme toujours, vers l’expression durable, vers le symbole, vers la synthese. Il est resté ouvrier, et il est monté jusqu’a la philosophie. Les personnages qui passent devant nous, les trois en lesquels s’est résumé l’essentiel de la descrip- tion, et les trois autres, sont de toutes les latitudes et de tous les temps. Ils expriment, en de vivantes syntheses, le renoncement, le dédain, la fierté, la douleur de vivre, les sentiments humains arrivés au paroxysme muet, au moment ou la parole est moins ¢éloquente que le geste errant des mains et Vexpression exaltée de la face. Ils figurent éloquem- ment la courte existence et le chagrin de Vhomme. Ils sont marques de la tristesse qui est le caractere inéluctable de toutes les grandes ceuvres. Via? Ainsi se presente dans son ensemble, et dans quelques-uns de ses détails, l’ceuvre actuellement. accomplie par Rodin. Pour pénétrer maintenant, davantage, dans Vintelligence de Vhomme, dans le laboratoire cérébral ot s’élabore sa_ production, il AUGUSTE RODIN 83 faudrait énumérer des opinions et rendre compte de conversations, analyser la forte éducation générale que Rodin s’est donnée a lui-méme par la lecture et le voyage. Qu’il suffise de dire que la lecture, trés libre, avec de tenaces préférences pour Dante, pour Bau- delaire, pour Flaubert, et pour quelques vivants, n’a pas fait du sculpteur original un illustrateur. Le voyage, a travers la campagne de terre, vers les monuments, n’a pas, non plus, fait dévier la person- nalité de l’artiste, en lui imposant le souvenir des technicités anciennes. Des maitres disparus, Rodin n’a voulu retenir que l’aflirmation autoritaire de leur indépendance, comme il ne cherche, pour son art, chez les littérateurs, que des analyses équivalentes aux symboles des formes. Il admire toutes les originalités, ecarte les com- mentaires des professeurs, et retrouve la réalité de lart grec a travers les canons et les regles. I se pro- clame le frére respectueux des constructeurs de cathédrales et des fouilleurs de pierre du Moyen- Age. Il est en extase devant Chartres, Rouen, Beau- vais, Amiens, le Mont-Saint-Michel, Notre-Dame de Paris, le portail tout fleuri et tout flamboyant de Reims qui lui donne par une belle et audacieuse ana- logie Vimpression d’un soleil qui se couche. II admire les animaux assyriens qui allongent leurs membres et déploient leurs ailes au British Muséum, et il admire aussi les bétes pétries par les mains eéniales de Barye. I] a vu Naples, Florence, Rome, 84 AUGUSTE RODIN aren ese ep NSC PP ET et il en est revenu avec des admirations inébran- lables. Mais il a aussi, trés violemment, la haine des recommenceurs, des restaurateurs, des professeurs desthétique, des despotismes d’Instituts. Le gott de la lecture, de la campagne, de la soli- tude, observation perpétuelle des étres, la vision des plus fugitives attitudes, Vintelligence des mouve- ments logiques du corps au point de tenir surtout compte des poses inconscientes prises par les mo- deéles, telles sont les caractéristiques de lesprit et du travail de Rodin. Comme tous les grands artistes, il peut étre défini : un Moi aux prises avec la Nature. GUSTAVE GEFFROY. SCULPTURES PAR AUGUSTE RODIN Ww x. ww 4 Groupe de bourgeois de Calais. I]s partent de la place du Marche. Bastien-Lepage ; plein ac. Persée et Méduse ; cire. Cire. Mercure mM CSSALELr : Platre. Bas-relief. Deux vieilles femmes. L’une d’elles est & modifier. ‘) 10 {1 12 AUGUSTE RODIN Satyresse a genoua. Platre. Sphinge. Bas-relie/ ; idylle. Phryne. 3ronze. Sphinx. Bronze. kemme coucheée. Etude plitre. Bellone. \ Qo Buste marbre. Satyresses. Appartient i M. Antell. Cay \ nn WA ~ 7 ’ ‘ ¢ - AUGUSTE RODIN — 15 — Danaide. © poh Vou : | | _ Appartient 4 M. Antell. — halateée. Appartient 4 M™° Errazuriz. ~— Téte de saint Jean. 8 — Groupe. ‘ae . ) — Groupe. Platre. | ) — Le Flot; la greve. ~Platre. BY a 3 ; >) a 1 — La Tentation. a t 292 = Kudes. - a by Cire. hoe * Oe Etudes. 1. > Cire. f Ge Qua Sant h- hem . rt a ‘ t Rte rene YAN 88 Im NI 28 a 32 od a Les Strénes. K tudes. Ktudes. Ktudes. Le Penseur; le Poéte. Fragment de porte. Torse. Bronze. Buste de M™° R. Argent. Masque. Platre. Masque. Platre, z -- AUGUSTE RODIN « Al int Georges. Buste. ~ a ; Appartient dM. Antony Roux, ” _- Ugolin. e\\ . ¥ <3 = : 10) cha, =) ne oe i, i ae - 2 i - q » A 2 A ee he SA gaan = rs > ; ‘ = : uJ | - & 1? y >. a ¥ ~ - ~ i < aee bis . 4 o ~ oar ty us > Pa . ia # ; " a Pea a tele eto es » | a $= 7” Pita « - a i Ae ~ F fe * / ” PARIS. — IMPRIMERIE DE E. Menarp Et C®, 41, rue dela Victoire orp | a4 ee UR Cation Panis an EN bs NEE By Seay ip Shae ea oy Shy a Che 4 a 26 ae Fe By EA : Sa je, es ~*~. ee a 2 Te eran tthe ah ates oye oe wisi Pr - 7 a i Free te ewe, RL See Os - Sy Soe Sati act Sy Se es RA Y oy in ase A ee Ro ao eames een aft P eH earl eag 1/3, 1435 pity , tins re FN P £ See» eat tote e ie ee , es eee A "tee G ate 4 ites ESS aro a * . Pet SE NS mS aE a" itl “= ant Bans om es yok tee an SCS, GY baat: ‘ a eae Sone ExS ce cacti ; se mate SPs a NS Reeve ea a aes , ra ry pt =f wine tu Re we. - . w Sy oe a ie et ie oo] NS. pao Peee a: a ON fp 3 x “2 i. ee - ht, oT OH Me We nis * Sa es wow CS a Sao ie ave. mes Ce ge Ae race aus — oom Sd ati oe — 7 g Sgeiu, . emda! %. Peles eS Pon = = Pyne a Peptic ee om Seoratat kway ee aah aan ‘ o CR Hy p, 3 Oe hin ™ 5 ? ee we ‘ ye: Tenens PN a < . 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