| mm 1 f fw^/jS ^ V S^j L ^ ' %'l'Jr¥*. '/- LaviIw m^d |j( t'Hl i fT Jm ^y ■ • r^iT ' vApA i mWv v*.ii ' *' ■ ' v\. * mmm Digitized by the Internet Archive in 2016 https://archive.org/details/causeriesOOabou C MISERIES CAUSERIES PAR ED. ABOUT f* PAR LES PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C is BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77 1865 Tous droits reserves # A MONSIEUR ADOLPHE GUEPiOULT, DEPUTE DE LA SEINE Mon cher ami, Permettez-moi d’inscrire votre nom sur la premiere page d’un livre qui n’a pas para tout entier dans V Opinion na- tionale , mais oil vous trouverez beaucoup d’idees qui sont votres et un esprit inspire de vous. Le meilleur travail que j’aie fait dans ces derni&res anndes est celui que vous avez dictd de pres ou de loin. Vous tenez une ecole de liberty, de justice et de moderation a laquelle je m’honore d’ap- partenir : je suis, avec la plus haute estime et la plus sclide ami tie, votre fidele Edm. About. Saverne, l er juin l 805 1 CAUSERIES l er AVRIL 1864. La memoire des homines est terriblement courte. Si quelqu’un venait vous dire, k brule-pourpoint , avec la bonne greice et la douce familiarity que cer- tains magistrats d^ploient dans les proems crimi- nels : « Lecteur, qu’avez-vous fait entre neuf et dix heures du soir, le 31 juillet 1846 ? » vous cherche- riez en vain& rappeler vos souvenirs, vous vous met- triez peut-etre k balbutier quelques paroles contra- dictoires, et la Cour vous convaincrait d’avoir tud votre domestique , qui d’ailleurs se porte bien. La Cour serait dans son droit. Si vous ne pouvez pas raconter point par point, avec une precision math^- matique, l’emploi de cette soiree, prise au hasard dans votre vie, il s’ensuit judiciairement que vous 4 CAUSERIES. l’avez consacrde a la destruction d’un valet, qui n’est pas mort. C’estpourquoiles vrais sages (ilyen a bientrois ou quatre a Paris) inscrivent au jour le jour les moin- dres 6vdnements de leur vie. Ils ne se mettent ja- mais au lit sans noter sur un rpgistre ad hoc leurs actions les plus indiflterentes en apparence. Excel- lente habitude, qui ne coute pas plus d’un quart d’heure par jour, et qui peut, a l’occasion, vous sauver la tete. Je la recommande aux hommes sans ambition, qui pr^ferent l’obscurit^ de la mort natu- relle au trdpas dclatant de Lesurques, e tulti quanti. Ajoutez que leregistre en question, si la modes’en 6tablit, fournirades matdriaux prScieux kl/histoire. Les journauximprimds p^riront tousavantcent ans. 11 n’y aura pas une maison particuli&re, pas un dta- blissement public assez vaste pour loger ces masses de papier noirci, ou les annonces, les reclames, les discussions inutiles et les riens pr^tentieux de la politique etouffent le peu de faits que la pos- t^ritd trouvera int6ressants. Qui sait si les ta- blettes d’un notaire honoraire ou les m^moires quo- tidiens d’un negotiant retire ne seront pas l’unique, ou du moins la plus pr^cieuse ressource de l’histo- rien pour l’annde 1864? II faut noter les 6v£nements tandis qu’ils sont frais et qu’ils nous int^rossent encore. La chose la plus triste ou la plus gaie aujourd’hui ne vous pa- GAUSERIES. raitra plus ni gaie ni triste dans trois ans, mais simplement indifferente. Telle journ^e a ete longue comme un siede, lant les plaisirs et les peines , les craintes etles esp^rances augmentaient la valeur de chaque minute : quand vous y repenserez, plus tard, elle n’aura plus gu6re que vingt-quatre heures , comme toutes les journ^es du monde. Les jalons qui la divisaientci vos yeux ne seront plus visibles; l’oubli les a d’abord estompds l^gerement, puis ef- faces tout a fait. II est done important d’ecrire nos impressions dans toute leur actuality, comme la m^nagere qui fait une conserve prendles fruits dans- toute leur fraicheur. Ce mois de mars 1864, qui s’est terming hier soir, ressemblera dans quelque temps, au mois d’a- vril 1853, ou au mois de fevrier 1847 , ou & tous les mois dont la douzaine fait une ann^e, comme vingt francs font un louis. Mais aujourd’hui, dans la pre- miere vivacite de nos sentiments, quand nos impres- sions toutes chaudes ne sont pas encore pass£es a l’etat de souvenirs, il semble que ces trente et ur< jours eclatent par leur plenitude comme un vase trop etroit pour son contenu. Les dernieres vaca- tions de la vente Delacroix, les premieres represen- tations de Villemer et de VAmi des femmes , la ques- tion Goquerel, le Jesus a vingt-cinq sous, unegrosse discussion au Senat, une election politique k Paris, une election artistique au Palais de Plndustrie, la 6 GAUSERIES. mort inattendue et presque foudroyante d’un de nos peintres les plus admires: que de choses dans unmois! N’est~ce pas trop d’dvenements ? il n’en restera plus, je le crains, pour le courant de l’an- nde. Je connaissais unpeu Delacroix, pour l’avoir ren- contrd dans le monde et pour avoir dchangd quel- ques lettres avec lui. C’dtait un homme vraiment distingud, d’unelaideur intelligenteet sympathique, d’un esprit fin, actif, inquiet, d’un caractdre bien- veillant et triste. II avait eu des commencements difficiles ; son teint legerement terreux, ses yeux ardents au fond de leurs orbites, sa moustache mu- tilde, tout en lui me donnait Fidde d’un lion qui est reste longtemps en cage. Songez que Fannde meme oil ilexposa la Barque du Dante , il avait dte refusd pour le concours de figure a cette ingdnieuse Ecole des Beaux- Arts. Il dtait ambitieux, plus ambitieux, selon moi, qu’il ne convient a un homme de gdnie. Les palmes de l’lnstitut etles niaiseries de ce genre l’empecherent longtemps de dormir. Du temps qu’il aspirait a devenir le confrere de M. Picot, il signait a la Revue des Deux-Mondes : Eugdne Delacroix, mem- bre de l’Acaddmie des Beaux-Aris d’ Amsterdam. Il a fini par entrer ci l’lnstitut de Paris, et meme, si je ne me trompe, au Gonseil municipal de M. Haussmann : luxe inutile et compromettant a notre dpoque. Gomme peintre , il a fait une demi- CAUSERIES. 7 douzaine de chefs-d’oeuvre, et des horreurs par centaines. Sa place restera marquee k la gauche de M. Ingres. II est le mauvais larron de ce Dieu tou- joursjeune : Ilippolyte Flandrin, moins original et moins grand homme, est le bon. Un jeune graveur dont le nom commence a per- cer, M. Bracquemont, m’apporte un jour une eau- forte qu’il avait faite d’apr&s un tableau de Dela- croix. 11 avait rendu tr^s-exactement le travail du maitre, avec ses quality et ses d^fauts. Je fis par- venir une £preuve a Delacroix, pour savoir ce qu’il en pensait. II me la renvoya le lendemain, avec une lettre assez d^daigneuse. « Je ne veux pas, disait- il, qu’on me copie servilement, a la mode des pen- sionnaires de Rome; il faut que la gravure ach&ve ma pens£e et complete ce que j’ai simplement indi- que. » Cette Strange rdvdlation me rallia pour un temps k l’opinion de Th^ophile Gautier, qui m’avait dit d’un ton demi-s6rieux, demi-plaisant : « J’ima- gine que Delacroix est aussi bourgeois quebeaucoup d’autres, et qu’il r£ve le dessin precis et les contours exacts de Girodet Trioson. Mais il est trop nerveux, sa main tremble, et il £rige en syst&me et en parti- pris d’ecole une infirmity naturelle. » L’exposition posthume de ses Etudes a prouv£ que nous £tions dansl’erreur. Personne ne peut plus nier aujourd’hui que Delacroix n’ait su enfermer une fi- gure dans ces lineaments irr^prochables qui font la 8 CAUSERIES. gloire desAbel de Pujol et lebonheurda gros public. G’est apr£s avoir possedd a fondce que les ignorants appellent le dessin, qu’il s’est mis k chercher une chose plus belle, plus precieuse et plus rare: le mo- de^ dans la couleur. Comme Aladin, qui d^valisa le tresor des g£nies, il a puisd a pleines mains dans ces richesses de lalumiere, ou Rubens avait fait sa fortuneavant lui. Parl’abandonetla verities mou- vements, par la beautd des conceptions, mais surtout par l’aptitude & voir et a reproduire les jeux infini- ment varies de la lumi&re sur les objets, il estle Rubens de la France. Ge grand artiste est mort assez pauvre, et le pre- mier aspect de son exposition fun^bre m’avaitin- duit a plaindre un peu son legataire universel. On disait qu’un ami du ddfunt, riche et tout k fait ga- lant homme, avait accepts la succession avant tout inventaire, d61ivr£ les legs particulars, qui n’etaient pas de mediocre importance, et encadre ct ses frais une myriade de peintures et de dessins, dont les bordures seules coutaient environ vingt mille francs. Du diable si j’ai pense un seul instant que la vente de ces ebauches, de ces esquisses, de ces pochades, de ces croquis, produirait quelque chose comme un demi-million ! La premiere impression (pardonnez-moi ce blas- pheme 1) etait celle qu’on dprouve dans un salon de refuses. Le regard eperdu sautait d’une toile a l’au- CAUSERIES. 9 tre, comme un volant ballots entre cent raquettes , ou comme une souris secoutfe dans la souriciere. Tous ces paquets de couleur brutale n’attiraient les yeux que pour les repousser aussildt. Je vois en- core d’ici quatre 6pouvantables tableaux de fleurs, ces tableaux que Decamps a si bien condamnes d’un seul mot il y a quelques ann^es: « Quand les fleurs disait-il, sont si mtires que ga, on les flanquc habi- tuellement par la fen£tre. » Je vois aussi une es- p£ce de muse en robe violette, avec une fagon de rameau d’or sur la tete : jamais l’ecole acad^mique n’a trouvd pour ses draperies un violet plus triste et plus ingrat. Parlerai-je des caricatures? II y en avait la de toute sorte, et notamment une Andro- mede, qui n’dtait ni homme ni femme; mais un bel et bon singe singeant du pays de singerie. Voilci pour le premier coup d’oeil. Mais, de meme qu’on s’habitue a respirer l’at- mosphere des bains de Pouzzoles, on s’acclimatait k cette exposition. Onfinissait meme, jel’avoue, par y trouver quelque plaisir. J’ai tout vu en grand de- tail, avec un peintre de ^roche/talent, ami intime et pareir^de Delacroix. L’oTHnThistorique transform ait ce long examen en 6tude d’embryog^nie. On sui- vait avec un int6ret toujours croissant la marche lente, h£sitante etscrupuleuse d’un grand esprit qui s’achemine & tdtons vers la gloire. Rien n’est plus curieux que cette continuity d’efforts, ces innom- 10 CAUSERIES. brables etudes d’apr£s nature, cette demangeaison de toucher h tout, cette conscience, cette bonne foi, cette perseverance d’un homme qui a passe long- temps pour un brhlotet un casse-cou. 11 fallait re- connaitre en mani&re de conclusion que le genie chez Delacroix, comme chez les classiques les plus assermentes, n’a ete qu’une longue patience. Aucun maitre frangais, pas meme notreimmortel Decamps, n’aurait mieux execute tel morceau, tel costume oriental, telle croupe h queue fine et soyeuse. Blaise Desgoffe ne rendrait pas avec plus de verite les de- tails d’un casque ou d’une cotte de mailles. M. Ingres ne copierait pas mieux un bambin de Raphael. Au- cun peintre de marine ne saisirait au vol cet aspect matinal des vagues souriantes: ce n’est qu’une toile prepare, une pochade tout au plus, maislapochade d’un chef-d’oeuvre. En resume, la collection totale ressemblait a cette future reine de France, qui pouvait etre aimee pourvu qu’on sauv&t le premier coup d’oeil. J’es- pere que le public aura 1’occasion de l’etudier plus k Faise au boulevard des Italiens ; on s’etouffait a l’hotel des Ventes. Mais comment expliquer la folie furieuse du public, qui a paye 27 000 francs les quatre tableaux de fleurs a jeter par les fenetres, et couvert d’or les moindres balayuresde l’atelier? Pourquoi des ama- teurs intelligents se sont-ils dispute des croquis in- CAUSER1ES. 11 formes, qui ne sont ni de Delacroix, ni de ses sieves (il n’en avaitpas), mais plutdt de quelque coll^gien en retenue, ou meme du vitrier d’en face? Ah! la li^vre des ench&res! Elle produit les memes effets que la fi&vre dujeu : on oublie, devant ce tapis vert, qu’un louis vaut vingt francs, et que vingt francs represented le pain de huit jours pour une famille de six personnes. J’ai vu un homme sans fortune, presque pauvre, rapporter triomphalement dans ses foyers un barbouillage informe, sans haut ni bas, oil le diable lui-meme n’auraitsud^couvrir la place du piton. II en avait pour cinq cents francs, lemal- heureux ! N’a-t-il pas m£rit6 qu’on le fit interdire ? Sa belle emplette vaudra cent francs dans trois mois; j’espere que dans trois ans on en pourra tirer quarante sous. La vanity, qui est le fond de l’esprit fran^ais, n’a pas et£ etrang&re k cette orgie. De m£me qu’on a donn£ cent francs pour applaudir Mme Ristori et faire croire qu’on entend l’italien, on donne vingt - cinq louis pour applaudir Delacroix et persuader aux autres badauds qu’on sait le tin du fin de la peinture. Tant pis pour vous, mes bons amis! 11 faut que sottise se paye. G’est Delacroix lui-m6me qui a vou6 aux ench&res les dtudes de son atelier. S’il avait pu revivre quelques jours pour assister a sa propre vente, je crois que les extravagances du tetichisme parisien 1’auraient 12 CAUSERIES. flatty. Je crois aussi qu’il aurait spontandment mis hors de concours les patds de couleurs et les bou- sillages de crayon qui pouvaient nuire & sagloire. Alexandre Dumas disait a ce propos : « Mon testa- ment est rddigd en uneseule ligne : Je ne laisse pas d’oeuvres inddites. » II a raison. Mais il oublie que le travail des grands hommes doit profiter surtout a leurs hdritiers. Les vrais chefs-d’oeuvre de Delacroix, la Medee, la Noce juive , VEveque de Liege , le Plafond d’ Apollon, les Massacres de Scio } lui ont-ils rapportd moitie du ca- pital que cette vente insensde va donner a d’autres? Non. Balzac a gagnd plus d’argent en trois anndes, aprds sa mort, qu’il n’en avait vu dans toute sa vie. Nous connaitrons dans quelques mois l’opinion de la posterity immediate sur les demises oeuvres de Flandrin. Un de mes bons amis dcrivait, il y a sept ans : « M. Hippolyte Flandrin est leplus excellent detous les dldves deM. Ingres, le continuateur de sa tradi- tion, l’heritier prdsomptif de sa royautd. M. Dela- croix mourra comme Alexandre : on taillera quel- ques douzaines de gilets dans son manteau de pourpre. L’hdritage de M. Ingres restera indivis entre les mains de M. Flandrin. » Hdlas! 1 h^ritier prdsomptif de la perfection deM. Ingres, celui qu’on appelait Flandrin sans erreur, a devancd dans la tombe (etde longtemps j’espere) son glorieux et GAUSERTES. 13 robuste maitre. Une petite deception sans conse- quence, un insucc&s partiel et tout ci fait local, l’avait eioigne de Paris pour quelque temps. II s’etait retire depuis quelque temps k Rome, dans la ville du repos solennel ; il y cherchait, il commengait a y trouver la paix de Tame, loin du caprice orageux descours. Il y etait entourd d’une admiration et, ce qui vaut mieux, d’une estime universelle. Olium cum dignitate ! Que pouvait-il d^sirer de plus? Et voilk qu’il obtient, sans l’avoir appeld, dans toute la force de son talent, dans toute la plenitude de ses esp^ran- ces, le repos definitifet[l’auguste dignitd de la mort. Il a Jaissd des travaux remarquables dans nos eglises. Cette cime tendre, eievee, un peu mystique, veritable vase detection, conservait pr^cieusement le sentiment chretien, que tant d’autres ont perdu. C’est peut-6tre pourquoi je prdf&re ses portraits k ses peintures murales. Il y en a sept ou huit, qui resteront comme des chefs-d’oeuvre. Le plus parfait de tous (j’ai le droit d’en parler, car il m’a coute cher) est celui du prince Napoleon. Flandrin avait commence des decorations impor- tantes ; qui lesachevera? Onparled’Henri Lehmann, esprit ouvert et comprehensif au dernier point, talent facile, souple, varie, multiple. Il a quelques defauts, je l’avoue, mais cet dl^ve independant de M. Ingres est par le nombre etl’dclatde ses qualites le plus digne hdritier du disciple aime. 14 GAUSERIES. Nous avons perdu M. Alaux, grand peintre de perruques et grande perruque de peintre ; excellent homme d’ailleurs. On ne s’inquietera pas de le rem- placer, si ce n’esta I’lnstitut. Yoila deux places va- cantes a l’Acaddmie des Beaux-Arts. La citadelie assidgde par M. de Nieuwerkerke se d^peuple ter- riblement. G6rome ne saurait manquer d’etre elu cette fois : il a plus de talent qu’il ne faut pour assurer sa victoire. Mais il est, si je ne me trompe, au nombre des assi^geants. L’Acad^mie voudra-t-elle introduire un ennemi dans la place? Si oui, elle s’affaiblit; si non, elle se discrete par l’injusticeet le ridicule. Qu’elle s’arrange! les int6- rets de cette respectable coterie ne sontpas les miens, ni ceux du public. Tandis que les bons dlecteurs de Paris envoyaient au Corps l^gislatif deux culottes de peau d^mocra- tiques, les peintres assembles pour £lire le jury de Fexposition repoussaient ^nergiquement les culottes de peau de la faction acadtoique. La societd natio- nale des Beaux-Arts dirig^e par M. Martinet, sous la pr^sidence de Th^ophile Gautier, a fait passer sa liste comme une lettre a la poste. Yivat ! C’est par Tassociation que les artistes fran$ais rel&veront un jour leur dignitd et leur fortune et s’afTranchiront de tout ce qui les opprime. Il faut mettre dans un m6me sac le patronage senile des academies et le patronage insolent des bureaux. Yous 6tes les artis- CAUSERIES. 15 tes, nous sommes le public; entendez-vous entre vous et avec nous. Employezk fairede bons tableaux le temps que vous perdez dans les antichambres; le public qui a paye 500 000 francs les reliques de Delacroix est assez riche pour vous nourrir. Les commandes ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. On annonce encore la fin tragique du peintre Rivou- lon. II avait du talent. Les sculpteurs de 1864 sont des homines de beau- coup d’esprit, quoi qu’on dise. Ils ont vot6 comme un seul homme en faveur de M. Michaux, qui n’est pas du metier, mais qui distribue les travaux de la ville de Paris. Ge chef de bureau, pr^cieux entre tous, marche en tete de la liste, avant M. Barye, M. Guil- laume, M. Dumont et M. Cavelier, qui ne sont que compStents. En voilabien long surles beaux- arts; mais Part est un fruit de saison, puisque l’Exposition se pre- pare. N’avez-vous pas rencontre, ily a dix ou douze jours, les tableaux qui cheminaient vers les Champs- Elysttes? Les uns se balangaient sur le dos d’un com- missionnaire , les autres s’empilaient dans une tapissi&re, comme des blanchisseuses k la mi- car6me; d’autres enfin s’en allaient m^lancolique- ment sur une civile, comme des magons tomb^s d’un toit. Vous savez que toutes les oeuvres d’art sont regues ci l’avance, comme en l’an de liberty 1848. Seule- 16 GAUSERIES. ment, on exposera d’un c6l4 tout ce qui est admis au concours des recompenses, et de Tautreles cari- catures qui pourraient donner des distractions au public. J’ai propose cette combinaison, il y a quel- ques ann^es, dans un feuilleton de V Opinion nalio- nale; mais je ne demande pas de droits d’auteur. Le Jesus de M. Renan, revu et censure par lui- m6me, s’est vendu ce mois-ci k sept ou huit Editions au prix modeste de vingt-cinq sous. J’avais lu la grande Edition, jeviens de relire la petite, ou T£pi- sode de Lazare, entre autres faits importants, a 6(6 mis sous le boisseau. M. Renan, par compensation, nous donne une fort jolie preface oil il semble vou- loir d^montrer qu’il ecrit en homme religieux, pour rSpandre la religion dans les campagnes. Puisque M. Renan parait imbu de cette id£e, je suis trop bien 61ev6 pour lui donner un dementi. Je remarque seulement, et tout a fait au passage, que notre £poque va perfectionnant de jour en jour Tabus des mots. Aussitot que T Academic frangaise aura 61imine la candidature de M. Autran et vot£ pour notre illustre Janin ou pour mon excellent ami Camille Doucet, je la supplierai de r^diger a l’usage des simples un petit dictionnaire de six pages, sans plus. On ne demande pas l’impossible : qu’elle d6fi- nisse seulement les mots Dieu, Divin, Arne, Religion, et quelques autres du meme genre. Je ferai relier le nouveau dictionnaire ci la suite dubel ouvrage de CAUSERIES. 17 M. Renan, afin de m’y reporter sans perdre une minute lorsqu’il se rencontrera dans le texte une Equivoque ou une apparente contradiction. Dans l’6tat actuel de mes connaissances, plus je lis la Vie dc Jesus , moins je comprends la veritable pens6e de l’auteur. II me semble tantot qu’il est le plus joli chr^tien clu monde, tantdt que M. de Bonnechose a eu raison de fulminer contre lui. Par moments, je crois tenir un d£iste de l’^cole de Rousseau, mais en ouvrant la main j’y trouve un coreligionnaire de Littrd, de Laplace et de Lalande. Est-ce bien enten du ? non ! Voilci mon ath£e qui tombe & genoux et qui depose religieusement une ame dans le sein de Dieu. Le diable soit des gens qui ne savent pas ce qu’ils pensent, ou qui le savent sans le dire, ou qui le disent et le contredisent, comme s’ils avaient a coeur de brouiller toutes les id£es du pauvre monde 1 II me semble parfois que M. Renan estun grand orgueil- leux, muni d’une belle et bonne doctrine, bien saine, bien ronde, bien appetissante, mais qui reserve la poularde pour la manger avec ses amis, distribuant les plumes au menu peuple. Certains philosophes grecs avaient ainsi deux enseignement*, 1’un pour quelques intimes, et l’autre pour le commun des martyrs; mais je sais positivement que Socrate in- troduisit une nouvelle m^thode. Vous me direz qu’il lui en codta cher; mais nous sommes en 1864, la cigue a passd de mode, la m^taphysique ne releve 18 CAUSERIES. plus de la cour d’assises, l’intoldrance religieuse, noblement repr£sentde par quelques illustres vieil- lards, est encore plus noblement combattue par M. Delangle et par M. Langlais. G’est done par un exeks de prudence et un luxe de precaution que M. Renan, s’il a une doctrine, la d£robe aux yeux de ses lecteurs. Voltaire (que son nom soit loud !) courait bien plus de risques, et cependant il parlait plus net! Je voudrais bien savoir, au demeurant, ce que M. Renan a gagne par ses reticences. L’ennemi ne le menage pas plus que s’il avait deploye la franchise de Voltaire, et ses allies naturels ne savent pas encore au juste s’il est avec eux. Vienne la mode des autos-da-fe dans cet ing£nieux pays de France : ses equivoques et ses contradictions nelui dpargne- ront pas un fagot; elles arreteront les seaux d’eau par douzaines. Heureusement on ne parle pas encore de retablir l’inquisition. Je crois d’ailleurs que les Tuileries, le Corps legislatif, et un petit nombre de senateurs , voteraient contre. Maisl’esprit religieuxestvivement surexcite autour de nous. Jamais, depuis cent ans, on ne s’est querelie de si bon appetit a propos de dogme. Si les contestants n’en sont pas encore venus aux coups, e’est la faute de la police. Le lapage ne se concentre pas, comme on pour- rait le supposer, dans la communion catholique. CAUSERIES. 19 Les protestants s’en m&lent aussi. Non-seulement ils flagellent les vices du stecle dans des petitions d’une forme et d’un goht admirables, mais ils se prennent tr&s-cordialement aux cheveux dans l’inti- rnite de leurs consistoires et de leurs temples. Void en quatre mots la cause des ouragans qui agitent ce verre d’eau froide. Un certain nombre de protestants frangais se rapprochent insensiblement de l’orthodoxie catholique : les rites sont modifies, l’aspect des temples se transforme, les versets et les repons s’introduisent dans la liturgie, la confession auriculaire revient surl’eau; le clerge, par une pre- tention toute nouvelle, se fait le juge et l’arbitre souverain du vrai, au detriment de la liberte indi- viduelle. Mais, comme il n’y a pas d’action sans reaction, une multitude de protestants, par un mouvement energique, se jettent dans les bras du rationalisme. Ils desertent ledogme et nientla divi- nite de Jesus sans recourir aux circonlocutions atten- drissantes de M. Renan. Les chefs de ce parti sont trois hommes d’un caractere et d’un talent hors ligne : M. Golani et M. Leblois, a Strasbourg, et M. Atha- nase Goquerel, k Paris. M. Athanase Goquerel etait pasteur h la fin du mois dernier; l’intoierance du clerge protestant l’a brise comme un verre, mais les morceaux en sont bons. N’est-il pas singulier de voir les anciennes victimes de la revocation de l’edit de Nantes pratiquer la persecution a leur tour? 20 CAUSERIES. J’ai toujours eu piti6 des moutons, parce que le boucher les brusque un peu pour avoir leurs cdte- lettes; mais je commence a croire que, si on leur pretait un couteau, ils mangeraient demain des cotelettes de boucher. Passons du grave au doux. L’Od&m, d^sensorceld par la bonne et noble fade de Nohant, nous a donnd le roman d’une jeune fille pauvre, ou le Marquis de Villemer. C’est une pidce ou tout le monde estbon, honnete et juste; une pi£ce ou l’on s’estime, on s’aime, on s’embrasse, on s’^pouse, on paye les dettes les uns des autres, on foule aux pieds l’argent comme un vil macadam. Le plus humble personnage est un domestique aussi bien 61evd que M. de Talley- rand, et remarquablement plus moral. Cette admi- rable Mme Sand, la meilleure et la plus droite des femmes, a cr£e tous ces gens-lSi a son image. La marquise, c’est elle comme nous l’aimons aujour- d’hui; Mllede Saint-Geneix, c’est elle, jeune, pauvre, froissde et fiere; le marquis, c’est encore elle, prd- sentee sous les cdtes virils et nerveux de son £lme; le due, c’est toujours elle, avec son insouciance, son m^pris des affaires, son culte pour les marion- nettes, son esprit impr^vu, qui s’dchappe en saillies comme le rire d’un enfant. Toutes ces figures, ani- mus par 'un souffle unique, sont pourtant tres- diverses et tr^s-vivantes ; elles n’ont rien de con- venu, de traditionnel; pas un trait de leurs visages f! A U SERIES. 21 ne rappelle les masques (lu th&itre antique, tant de foisrepeints, remanids, adapts etrdadaptds & la vie moderne, coiffds d’une perruque par celui-ci, enfa- rinds de poudre h. la mardchale par celui-lk. La critique perdrait son latin A vouloir analyser cette action purement morale, ou tout se passe dans les Ames, ou leseul coup de thd&tre est uncarreau cassd. On pense vaguement a Sedaine; ceux qui savent le latin reconnaissentla bonhomie de Tdrence, encore humanisde et attendrie par un vrai coeur de bonne femme : il n’y a pas d’autre jugement k porter sur cette oeuvre de charme et d’innocence. Critiquer le Marquis de Villemer , c’est vouloir analyser un parfum d’hdliotrope voltigeant dans Fair du soir. Le public se rue a l’Oddon avec une fureur digne d’dloge. Tous les honnetes gens, tous les demis, tous les quarts, tous les huitidmes et jusqu’aux simples trente-quatridmes d’honndte homrne, vont se mirer avec une complaisance inou'ie dans ce cristal assez flatteur. Mme George Sand, en poignant nos con- temporains comme ils devraient dtre, a obtenu un succds qu’elle ne rdvait pas, j’en suis stir. De mdme que les Frangais de 1793 ddpensaient leurs assignats pour applaudir des bergeries, les Parisiens un peu tards de 1864 offrentleurs napoldons en holocauste sur l’autel du ddsintdressement. Ge mouvement part d’un bon naturel, ou tout au moins d’un naturel qui n’est pas encore absolument perverti. II ddmontre 22 CAUSERIES. une fois de plus que l’homme recherche avec pas- sion ce qui lui manque. On se regalait de laitage sous le r6gne du citoyen Marat; on s’enivre de d^sin- toessement lorsque les actions du Credit interna- tional font cent cinquante francs de prime avant d’etre dmises. Rien n’est plus dangereux que de peindre les hommes tels qu’ils sont, quand par hasard ils ne sont pas aussi jolis qu’ils voudraient l’etre. Jevoyais, e matin meme, dans 1’atelier prodigieux de Carrier- Belleuse, le buste d’une riche et jolie marchande qui semblait marchander son propre portrait. L’artiste m’avoua que ce petit chef-d’oeuvre 6tait ce qu’on appelle au tribunal de commerce un laisse pour compte. Le module avait protest^ contre la ressem- blance en serrant les cordons de sa bourse : on aurait bien voulu ressembler h l’impdratrice ou tout au moins k la duchesse de Morny. II s’en est fallu d’assez peu que la soci£t6 franchise refus&t la livrai- son de YAmi des Femmes , et laissclt pour compte la pi6ce de Dumas fils. On disait dans les loges et dans les couloirs que l’auteur poursuit la v£rit6 jusqu’a la barbarie; qu’il deshabille son 6poque pour la fesser en public. Les modeles les mieux saisis, les mieux rendus, les plus vivants, les plus criants, les plus ^clatants deressemblance, refusaient, mordicus , de se reconnaitre. Ils avaient le miroir devant les yeux, ils l’effleuraient du bout du nez, et criaient a CAUSERIES. 23 la fantaisie, ou m6me a la caricature. Le public des premieres representations est sorti tout froiss£, comme s’il avait passd par les mains d’un lutteur £m£rite. C’est un rude lutteur, en effet, ce digne fils du grand et bon Alexandre Dumas. Aucun homme mieux que lui ne connait le fort et le faible de la France contemporaine. 11 a traits successivement, et toujours en maitre, toutes les questions vivantes, vibrantes et palpitantes de son temps : la haute prostitution qui nous d^borde, l’adult&re £14gant qui va bien, le demi-monde, cette invasion barbare et s^duisante qui menace le monde r^gulier, la question d’argent, qui resume toutes les autres, le p&re prodigue (on en a vu beaucoup cette ann6e) et le fils naturel (on en compte vingt-huit pour cent dans les naissances de Paris!) . Le grand artiste ajoute a cette s6rie une nouvelle dtude, aussi nouvelle, aussi curieuse, aussi int^ressante, aussi profonde que toutes les autres. II met en scene un type qui devient de jour en jour moins rare parmi nous. G’est l’homme qui a beaucoup connu Marguerite Gautier et s’est apergu qu’il faut se ruiner pour elle (ce qui est bete) ou la ruiner pour soi, ce qui est honteux. II a obtenu les bonnes graces de Diane de Lys, et il a su tirer son epingle du jeu au moment ou le mari allait le tuer comme un chien. 11 ne veut pas finir comme le p&re prodigue; il n’aimerait pas 24 CAUSERIES. davantage a semer par le monde une collection de fils naturels : que fait-il? II se decide a ntetre jamais qu’un homme sans consequence, un ami des femmes, j’entends un ami tr&s-vaillant et en activity de ser- vice, mais oublte sur J’annuaire du sentiment. Ge n’est pas un mouton d6sinteressd, comme Sarcey et Fiorentino Font imprinte par erreur, mais un holier qui se r^signe a paitre sur le communal. Voite sa tbdorie, et je suis convaincu qu’il l’appliquerait, sans ddsemparer, jusqu’a la cinquantaine, s’il ne rencontrait sur sa route une veritable femme de bien. Ge petit evthiement derange son parti pris, bouleverse ses idees, fait ddrailler ce wagon triom- phal qui abattait dix lieues a l’heure sur le chemin de Strasbourg. L’Ami des femmes est amoureux; l’amour qui peut tous les miracles, lui rend ces belles illusions, ces instincts g6n6reux et chevale- resques qui sont encore, heureusement, le fond de tout homme d’honneur. Au lieu de saisir une jolie occasion, que pas un spectateur de l’orchestre n’au- rait manqu^e, il ramene Mme de Simerose k son devoir et a son mari. Je ne me souviens pas d’avoir vu beaucoup de comedies plus honn^tes dans le fond; je vous d6fie de m’en citer une qui soit plus neuve, plus origi- nate, plus vive, plus brillanle dans la forme. Peut- 6tre y manquait-il un condiment, une liaison, un £tementaccommod4 aux gouts et aux caprices actuels CAUSERIES. 25 du public. Le fait est que l’orchestre et la galerie, sans tthnoignerune hostilite qui edt M de Tirr6v6- rence envers un des plus beaux g^nies de notre temps, se sont un peu roidis devant les v6rit6s de la com£die. L’opposition, fort d^cente d’ailleurs, a cess6; il n’enreste qu’un certain esprit d’abstention dans certaines classes du monde. J’esp&re que ce mauvais vouloir, ou plutot ce malentendu, ne durera pas longtemps. II serait Strange, en v^rite, qu’une partie de Paris boudat contre son plaisir et se refu- sed l’occasion d’entendre une des oeuvres les plus curieuses et les plus eminemment litl^raires qui se soient produites depuis dix ans! La critique des grands journaux est toujours int£- ressante ci suivre, mais surtout au lendemain d’une solennite comme celle-la. On veut entendre Fun apr&s l’autre les hommes g^n^ralement distingu^s qui gouvernent chaque lundi l’opinion publique. Us sont tous, ou presque tous, plus eclairs, plus in- struits, plus lettr^s que les autres spectateurs de la premiere representation; ils peuvent done redres- ser les arrets absurdes ou pr^cipites de la foule, sans toutefois les heurter de front. II faut rendre cette justice aux vrais critiques parisiens, qu’ils ont fait pourle mieux, et que les plus s^v&res n’ont pas oublie un seul instant qu’ils discutaient l’oeuvre d’un maitre. Ceux qui admiraient sinc&rement la pi^ce, comme Theophile Gautier et Nestor Roque- 26 GAUSERIES. plan, ont donne leur avis avec la modestie du vrai merite, sans heurter les petites resistances du pu- blic. Geux qui y trouvaient plus a redire, Janin, Paul de Saint-Victor, Sarcey, Fiorentino, n’ont pas manque de mettre hors de cause la gloire intacte et l’incontestable genie de l’auteur. Le feuilleton de Saint-Victor, tout severe qu’il est, restera comme un des plus beaux specimens, une des veritable oeuvres d’art de la critique the&trale. l e ’ MAI. Ceprintemps de 1864, si brillant, si radieux, si doux ci contempler autour des lacs du bois de Bou- logne, est un impitoyable meurtrier. II emporte en trois jours le pauvre Jules Lecomte et Charles Brainne, le Juif-errant de la chronique parisienne, le secretaire perpetuel des inaugurations, le Dan- geau rapide et infatigable de toutes les fetes du progr&s. Brainne 6tait avec nous au college Charle- magne et ci la pension Jauffret. Je me rappelle un journal qu’il fonda sans autorisation, sous les yeux du maitre d’^tude, journal manuscrit, bien en- tendu, et parfaitement Stranger a toutes les discus- sions politiques. Le redacteur en chef de la Frater- nite ddbutait par une pi&ce de vers intitule : « J'ai dix-huit ans ! ® II vient de mourir dans sa trente- neuvi&me ann£e. Comme le temps marche vite ! II me semble que ces vers sont d’hier, et que je les ai lus ce matin dans mon pupitre. Les collaborateurs du 28 CAUSERIES. journal 6taient Blot, de la Critique francaise; L6on Lagrange, auteur de cette belle monographie des Vernet; Charles Tissot, diplomate et historien tr&s- distingud; Eugene Fallex, le seul poete qui ait serr6 de pres les textes de Plaute et d’Aristophane ; Henri Cantel qui a obtenu quelques succes dans les p6rio- diques de notre temps et m6me a la Revue des Deux- Mondes. Brainne fut le premier d’entre nous qui eut la joie de se voir imprim^ tout vif : il avait envoys au Tintamarre ou au Charivari une petite parodie de Virginie , le drame de M. Latour-Saint-Ybars. Gela se rdcitait sur Bair de larifla; helas ! J’ai lu dans deux ou trois journaux qu’il avait pass6 comme nous par l’Ecole normale : c’est une erreur ou il finit parse laisser entrainer lui-meme. Le fait est qu’il debuta dans l’enseignement au sortir de la pension. Il devint professeur d’histoire, et, au bout de quelques annees, un prefet d’Orl^ans le fourra dans la presse semi-officielle. Il n’y demeura pas longtemps; son humeur vagabonde le ramena bien- t6t a Paris, d’oii il rayonna en tous sens, a mesure que les chemins de fer s'ouvraient. Je connais peu de villes ou il n’ait aval£ sur le pouce , et tout en prenant des notes, l’in^vitable diner de Potel et Chabot. 11 ^crivait h batons rompus dans quel- ques journaux de Paris, mais sa principale Indus- trie consistait h fournir des nouvelles du monde entier h. quinze ou vingt feuilles de province. Sa CAUSERIES. 29 prose 6tait courante, facile a lire, impersonnelle, dessin^e comme une fagade de gare, d£cor6e comme une salle d’attente. Jamais ce grand gargon remuant et bruyant ne nuisit volontairement k personne ; il 4tait bon enfant dans le sens le plus large du mot, facile, liant, un peu banal : un commis voyageur lettr6 1 Je crois pourtant qu’il encourut une ou deux condamnations pour ddlit de fausse nouvelle, mais la fausse nouvelle se glisse un peu partout, et quand nous nous trompons, le Moniteur lui-meme n’a pas le droit de nous jeter la pierre. Dans l’» Je demandai le pourquoi de cette ruine invraisemblable; car la Moselle est as- sur^ment le cours d’eau que j’habiterais de pr£fd- rer.ee si j’etais poisson. II me r^pondit barrages, usines, meuniers et braconniers. A Rouen, la Seine est d^peuplde. Li, vous trou- vez une nouvelle cause de destruction, sans preju- dice de toutes les autres. Les bateaux & vapeur, en soulevant l’eau sur ses bords, derangent le frai du poisson, e’est-a-dire le tuent. On peut dire, en th&se generate, que sur cent ceufs deplacds, quatre-vingt- dix-neuf sont perdus. A Quimper (je parle seulement de ce que j’ai vu), 246 CAUSERIES. le saumon dtait surabondant il y a quelques an- ndes : il est plus que rare aujourd’hui. Les manu- facturiers n’y sont pour rien; il n’y a point d’in- dustrie dans ce coin bdni de la Bretagne. Mais les pdcheurs viennent a marde basse avec de grands filets qui barrent la rividre dans toute sa largeur. Tout ce qui se prdsente est pris : voila pourquoi l’on n’a plus rien a prendre. La loi ne permet pas qu’une rividre soit barrde dans toute sa largeur, mais je ne parle pas de ce qui est dcrit, je conte ce que j’ai vu a peu prds tous les jours dans un sdjour de deux mois. Un de mes bons amis signalait cet abus a l’autoritd compdtente. « Que voulez-vous? lui rdpondit-on, nous ne pouvons pas empdcher ces pauvres gens de gagner leur viel » Ces pauvres gens se ruinent et nous ruinent; ils mangent leur ble en herbe et le notre aussi. Yoila la belle beso- gne qu’ils font, gr&ce a la toldrance sottement pa- ternelle de quelques employes publics. L’dte dernier, en juillet, j ’arrive k Concarneau, juste au moment ou les pecheurs de sardines ren- traient au port. Tous bredouilles, ou k peu prds. Tel de ces malheureux rapportait pour deux francs de sardines; il avait jetd de l’appat pour vingt-cinq francs. k En septembre, j’dtais k Etretat, et j’dpiais le re- tour des bateaux de peche. Quelquefois une ou deux raies, par miracle un turbot, le plus commu- CAUSERIES. 247 lament une douzaine de rougets, une centaine d’horribles poulpes, et souvent aussi rien du tout: voilci les richesses que deux hommes rapportaient au port aprds huit ou dix heures de fatigues et de dangers loin des c6tes. Je traverse Paris pour revenir chez moi, et j’en- tends dire que les huitres sont en hausse parce que les bancs naturels, que nos peres croyaient indpuisables, vont se ddpeuplant tous les jours. Pourquoi les bancs s’dpuisent-ils? Peut-dtre parce qu’un mdme sol ne peut pas inddfiniment donner des produits de meme nature. Mais surtout parce que la drague qu’on emploie pour arracher les hui- tres est un instrument stupide et brutal. Si Ton voulait rassembler tous les exemples d’imprevoyance, de gaspillage, de destruction inu- tile qui ont dtd constatds dans le domaine de la pdche, on en ferait une montagne. Ici, c’est l’admi- nistration qui, par la construction d’un simple bar- rage sur la Yienne, interdit le saumon a trois dd- partements. Lei, c’est le braconnier d’eau douce qui enivre ou empoisonne tous les holes d’un cours d’eau, pour vendre a vil prix quelques poissons morts ou malades. Plus loin, c’est un meunier qui remplit ses paniers de saumonneaux de dix-huit mois : ces petits animaux, qu’il va manger en fri- ture, pdseraient l’un dans l’autre trois kilogrammes l’an prochain, si on leur avait permis de descendre 248 CAUSERIES. vers la mer. Dans un marchd public, vous voyez etaler cent mille raies, pas plus larges que la paume de la main, et sur la raeme table une raie de trente kilogrammes. Mdditez lk-dessus, la chose en vaut la peine. On vous vend des morues gros- ses comme une sardine et des homards de la taille d’une dcrevisse. Je sais des villes oil Ton mange un ragout d’anguilles naissantes : chaque litre de cet ali- ment contient six mille petits animaux qui ne de- mandaient qu’a grandir. En d’autres lieux, on ne les mange pas, mais on les peche a pleins paniers pour nourrir la volaille et pour fumer la terre. Partout le bid mangd en herbe : aussi fait-on de tristes moissons ! Dans une cuilleree de caviar, vous absorbez mille esturgeons qui donneraient, s’ils avaient grandi, cinquante mille kilogrammes de viande! Or, la destruction que je signale apres tant d’autres est encore dans l’enfance ; les coups de maitre qui nous font fremir ne sont que des coups d’essai. II y a trente ans, le poisson pris se consommait sur place; les transports etaient lents, pdnibles et couteux. En biver seulement, les courriers de la malle et quelques pourvoyeurs hardis transpor- taient la marde a cent lieues de la mer. Aujour- d’hui, le marchd s’est dtendu pour ainsi dire h toute PEurope. Partout ou la locomotive a siffld, il CAUSERIES. 249 surgit des milliers de consommateurs avides de poisson, et qui l’achetent tel quel, a tout prix. I/Europe entire est devenue une sorte de pompe aspirante qui attire chaque matin, en etd comme en hiver, le poisson, les crustacds, les mollusques et tous les produits de la mer. Yoilk pourquoi Paris paye aujourd’hui deux francs ce qui cotitait vingt sous en 1835 ; voilct pourquoi nos villes ma- ritimes sont moins bien approvisionndes que Stras- bourg ou Nancy. Si les pdcheurs n’avaient en vue que leur con- sommation particuliere, ou Fapprovisionnement d’une zone limitde, ils seraient moins imprd- voyants et moins friands de bid en herbe. 11s re- jetteraient le fretin, ils dlargiraient spontandment le maille de leurs filets; ils respecteraient l’animal qui fraye; ils ne traineraient pas a travers la cou- che nuptiale des crustacds et des poissons ce for- midable chalut qui pese onze cents kilogrammes et descend k soixante-quinze brasses, trois cent soixante-quinze pieds de profondeur! N’est-il pas singulier que les chemins de fer, les bateaux a vapeur, les industries h moteur hydrau- lique et les principaux engins de la civilisation moderne semblent s’etre donnd le mot pour dpui- ser, ruiner, frapper d’une stdrilitd irremediable les deux tiers du globe que nous habitons? Mais ne vous h&tez pas de maudire les causes 250 CAUSERIES. apparentes de ce grand mal: attaquez plutot avec nous la cause rdelle. Elle est visible, elle est palpa- ble, et je vous la ferai toucher du doigt si vous voulez. Supposez que demain le prdfet de la Seine publie un arretd ainsi congu: « L’&ge d’or est rdtabli dans le bois de Boulogne. Les Parisiens sont libres d’y prendre, d’y porter, d’y recolter, d’y semer ce qui leur plaira. Chacun pour soi, le bois pour tous. » Aussitot fait que dit : la ville entire va se mettre en campagne. Les chasseurs prendront leur fusil, les charpentiers prendront leur cogn6e ; le pauvre liera des fagots pour son hiver, les speculateurs s’entendront pour exploiter les coupes en grand; les amateurs de jardinage d^racineront les plus beaux arbustes, h leur choix. Avant hui't jours, il n’y aura plus sur cette vaste superficie un animal, un arbre, une touffe de gazon, une pierre taillee, un rocher pittoresque. La semaine suivante, on vienara avec des tombereaux enlever la terre de bruy&re, le terreau de feuilles mortes et meme la couche d’humus ou de terre vdgdtale qui peut amd- liorer les champs du voisinage. Au bout d’un mois, les carriers sonderont les entrailles du sol pour chercher du moellon, de l’argile, du gravier pour les allies de pare, du sable jaune pour le plancher des estaminets. Apr&s quoi, cette belle propridtd sera la plus lamentable solitude du monde. CAUSERIES. 251 L’Empereur ayant pass6 par lei sera frappd de tristesse. II donnera des ordres au ministre de l’agriculture pour que le bois de Boulogne soit sem6 imm^diatement en graines forestteres. Mais a peine le semis sera-t-il achevd que tous les 61e- veurs de la banlieue m&neront leurs cochons h la glandde. Si quelques graines £chappenjt ci la dent des pores, les p£pini6ristes viendront au bout d’un an ou deux enlever les jeunes plants. On trouve dans tout pays, et surtout dans le notre, des hommes de bonne volontd. Yous en verrez sans doute une centaine ci Paris s’associer gratuitement aux Iib6ralit6s impSriales et planter sur les ruines du bois de Boulogne quelques £l&ves de leurs jardins. Les uns y porteront un catalpa, dans l’espoir de se reposer quelquefois k l’ombre ; les autres un pommier, avec la confiance que sur dix mille fruits, dans les bonnes ann£es, il y en aura peut-6tre un pour eux. Mais tant que le prdfet n’aura point rapport^ la mesure administrative qui r6tablit les moeurs de Page d’or, les catalpas de bonne volont6 seront transform^ en piquets et les pommiers charitables en bourses. Et les particu- liers, aussi bien que l’Etat, renonceront k faire un metier de dupes. Ce que voyant, l’Empereur se d^cidera peut-6tre a casser Parr6t6 pr^fectoral. On divisera en lots cette terre d£sol6e et les lots seront vendus au 252 CAUSERIES. profit du trdsor. Avant dix ans, fancien bois de Boulogne sera couvert non-seulement des plus beaux arbres et des gazons les plus epais, mais des maisons les mieux Mties. Une population nombreuse s’y multipliera en bon air, chaque propri^taire b^chera, plantera, arrosera avec pas- sion, car l’homme ne regrette ni son temps, ni son argent, ni sa peine lorsqu’il travaille pour lui-meme ou pour ses enfants. Cette hypothese d’un terrain soumis aux lois de l’age d’or n’est pas aussi gratuite et aussi vaine qu’elle a pu vous le paraitre. Nous poss^dons dans notre doux pays quatre millions d’ hectares, qui sont administr^s et cultives ainsi. Lorsque vous rencon- trerez au milieu des champs les plus fertiles et des moissons les plus riches un terrain nu, dAvastd, malsain, ne demandez pas le nom du proprietaire. Le maitre de ce bien, de ce mal pour mieux dire, s’appelle tout le monde. Le terrain ou chacun vient prendre ce qu’il peut, ou personne n’apporte ni fumier, ni travail, ni semences, sous peine de pas- ser pour un fou, c’est le domaine communal, r£gi de toute antiquitd par la coutume de l’&ge d’or. Les eaux douces et les eaux salves, et voila jus- tement oil j’en voulais venir, sont soumises au m£me regime. II est vraiment heureux que les poissons, les homards et les huitres pondent plus d’ceufs qu’un CAUSER I ES. 253 6pi ne donne de grains. Dans quel £tat serait la pauvre vieille terre si on l’avait cultivee de tout temps comme nos p6res et nous-m6mes nous culti— vons les eaux? Tout le monde se croit autoris^ k r^colter dans l’eau, personne ne se croit tena d’y faire des semailles. Depuis que la science a d£montr£ cette loi conso- lante: « On peut faire de Valevin (ou du jeune pois- son) tant qu’on veut, » l’JEtat s’est mis en t6te de repeupler les mers et les rivi&res. Rien n’est plus simple en v£rit6. Dix bons sous-officiers, aid£s cha- cun par une vingtaine de soldats, peuvent confec- tionner en deux mois cent milliards de poissons de toute esp&ce. La meme experience, renouvetee trois ans de suite, comblerait de poissons tous nos cours d’eau; elle encombrerait nos rivages. Mais crtfer ne sert de rien si Ton ne preserve pas les etres qu’on a mis au monde. Pourquoi semer des glands sur le communal, si Ton permet aux cochons de les manger? Plusieurs departements ont seconde les efforts de 1’IStat : il faut mettre en premiere ligne la Seine- Inferieure. De quel bien n’est pas capable un pr£fet comme M. Ernest Leroy, second^ par des savants et des travailleurs qui s’appellent Pouchet pfcre, Georges Pouchet, Eugene Noel? Ils ont seme a plei- nes mains, mais la Seine et ses affluents n’en sont gu&re plus riches. Les pourceaux ont mangd les 254 CAUSERIES. glands. Nous possedons en Alsace un homme d’un talent et d’une activite admirables, c’est M. Goume, ing^nieur des travaux du Rhin, p&re anonyme et trop peu r£compens6 de nos chemins de fer d6par- tementaux : Tulit alter honores. M. Goume a semd plus de poisson qu’un laboureur de quatre-vingt- dix ans n’a seme de grains en sa vie. Ses ateliers d’Huningue, dirig^s avec un z&le et une aptitude hors ligne par M. Yves Petit, fabriquent, bon an mal an, quatre millions de poissons de luxe, truites et saumons. La truite et le saumon, malgrd ces courageux efforts, disparaissent peu a peu de notre Alsace, tandis qu’au Wolfbrunnen un simple au- bergiste allemand nourrit dans un enclos huit a dix mille truites par ann£e. C’est que l’enclos est une propri£td priv£e, soustraite au regime de l’&ge d’or, tandis que nos fleuves et nos rivieres sont tou- jours le communal. On compte par centaines les simples citoyens qui s’amusent a fabriquer du poisson et le portent ensuite a la riviere. A quoi bon, si deux lieues plus bas la ri- vi&re est ferrule par un barrage ou un filet? Nous avons cependant un Code de la peche. Mais la loi n’est autre chose que l’expression de la sa- gesse publique h un moment donn6. Comment la loi dirait-elle que le poisson est une propri^te, quand la nation ne le sait pas? De tous les animaux qui servent a notre usage, CAU SERIES. 255 les poissons, j’ose le dire, sont les plus mal con- nus. Tandis que les Chinois les dlfcvent, les croi- sent, les perfectionnent, les apprivoisent comme des animaux domestiques, nous persistons ci les croire stupides, incurables, indomptables, fils du hasard, dternels jouets du hasard. Mais s’il est d6- montrd que la science non-seulement les fait nai- tre k volont£, mais les 616ve, les croise entre eux comme le cheval et l’dne, les chaponne pour les engraisser, les apprivoise m6me et les habitue a leur maitre comme les canards ou les poules, ne faudra-t-il pas que la loi protege le cultivateur des eaux comme tous les autres industriels? Est-il juste que faction de prendre une montre de vingt francs soit un vol, et que le pillage d’un vivier la nuit, avec escalade et effraction, ne soit qu’une bonne farce? Convient-il qu’un bourgeois ne puisse vendre un couvert de cinquante francs sans indiquer son do- micile et l’origine de sa possession, et qu’un voleur de poisson, connu pour n’avoir ni vivier, ni etang, ni droit de p6che au filet dans une riviere, apporte a la cri6e deux cents kilogrammes de truites a trois francs le kilogramme, sans dire par quel miracle il les a prises? En Angleterre, en Ecosse, en Irlande, la loi pro- tege la propridtd du poisson comme les autres; elle ne fait aucune difference entre un pisciculteur et 256 CAUSERIES. un autre industriel. Un homme afferme un cours d’eau. II y met tous les ans cent mille saumons eclos dans ses ateliers, elev£s jusqu’a l’age de dix- huit mois dans ses bassins, et meme quelquefois estampilles a la sortie : un coup d’emporte-piece dans la queue n’est pas difficile a donner. L’expe- rience a prouv6 que sur dix saumons lances vers la mer, il en revient au moins un dans la riviere na- tale. On peut done esp£rer que sur cent mille, dix mille viendront frayer b leur berceau. Mais dix mille saumons de six b huit livres a r£colter par an, e’est une fortune! Le pisciculteur fait sa rtolte lui-meme, ou il sous-loue le droit de p£che, a son choix. N’est-ce pas juste et logique? En France, un grand pisciculteur me disait Fete dernier : « J’ai affermd la riviere de...., en Breta- gne, pour la culture du saumon. Je fais eclore, j’eieve mes poissons dix-huit mois, et je les lache. Mais a l’embouchure de la riviere, avant meme de gouter i’eau pure de l’Ocean, ils sont pris par les pecheurs de l’inscription maritime. ? On a traitd ici meme de l’inscription maritime avec une competence et un talent qui ne me laissent rien a ajouter. Je me renferme done dans les rap- ports de Finscription avec la pisciculture. LJn homme qu’on ne saurait trop louer, M. Aris- tide Vincent, m’ecrivait en decembre : « La mer est asservie, monopolist au profit de GAUSERIEK. 257 Yinscrit, qui ne sait, ne peut, ni ne veut en pro- liter. « Qu’est-ce que Yinscrit? Un pauvre diable que de pauvres gens ont jetd sur un bateau pour n’avoir plus a le nourrir. Ce mousse ramasse g^ndrale- ment plus de coups que destruction et d’argent, jusqu’k ce qu’il soit d’dge a 6tre levd pour le ser- vice de la flolte. Pendant les alternances du service militaire, Yinscrit navigue au commerce ou fait la peche cdtiere, qui est le metier le plus miserable et le plus dur qu’on puisse imaginer. Quand ce malheureux est devenu vieux, qu’il ne peut plus naviguer, quelle industrie peut-il crder? Connait-il les moyens d’utiliser la mer? possede-t-il ces moyens? ^videmment la, comme en agriculture, comme en toutes choses, on ne peut rien faire qu’a- vec le capital , 1’ intelligence et le travail. Tant que la marine ne permettra pas la reunion de ces trois dl6ments indispensables, les richesses mari times resteront st^riles au detriment des populations. » Gardez-vous bien de voir dans cette honnete argumentation une at.taque contre les marins pau- vres, ou un r^quisitoire contre les chefs de notre admirable marine. Aucun homrae vivant aujour- d’hui n’est responsable d’un abus formuld en ordonnance Tan 1681. Colbert ne savait pas que la pisciculture devien- drait, cent quatre-vingts ans plus tard, une indus- n 258 CAUSERIES. trie vitale. II croyait, comme tout son si&cle, que la Providence renouvelle incessamment au fond des eaux, avec une largesse infatigable, la multiplica- tion des poissons, que la mer ne sera jamais £pui- s£e et qu’elle ne saurait avoir besoin de la collabo- ration des hommes. Voulant donner une marine a la France, il disait aux habitants de nos c6tes : — Engagez-vous & servir l’Etat toute la vie, dans la mesure de ses besoins, et moi, pour prix de ce d^vouement, je vous livre le monopole de la p£che. Mais le jour ou la p6che sera manifestement une r^colte, n’appartiendra-t-elle pas de plein droit a tous ceux qui auront seme? Sera- t-il juste de l’in- terdire ci ceux-la memes qui auront jet6 le poisson dans l’eau? Que pensez-vous d’une ordonnance ou d’une loi qui rSglerait ainsi la culture des terres : « Article premier. — Tous les citoyens ont le droit de semer. « Art. 2. — Les soldats en cong6 et les invalides de l’armSe ont seuls le droit de r^colter. » II faudrait un volume entier pour £puiser la question de la pisciculture, et les details qu’elle comporte n’int^resseraient peut-6tre pas ^galement tous mes lecteurs. Je me bornerai done a indiquer, dans un dernier chapitre, la solution du grand probl&me que nous avons pos6. CAUSERIES. 259 IY Lescitoyensfrangais,depuis deux Snormes socles, ont faitleur dieu de TEtat. Dans leurs besoins comme dans leurs dangers, ils etendent les bras vers cette haute et puissante abstraction, forte de tous les droits qu’ils lui ont abandonn&s, riche de tous les millions qu’ils lui prodiguent. Logiquement, l’Etat ne devrait 6tre que le d^fenseur des fronti&res et 1’ex^cuteur des lois : nous avons obtenu qu’il se fit maitre d’^cole, ingdnieur, pr£dicateur, postilion, journaliste, agriculteur, banquier, industriel, bou- tiquier, magon, maitre Jacques! Ce syst&me n’a qu’un bon c6td ; il nous permet de n6gliger nos af- faires et de crier & pleins poumons lorsqu’elles vont mal. L’^tat estresponsable de tous les accidents qui nous arrivent : providence vivante, il nous doit, selon le cas, ou lapluie ou le beau temps. Je n’exa- g&re rien; faites appel a votre m^moire. N’avez- vous pas entendu dire : la r^colte est superbe, le gouvernementpeut compter surde bonnes Elections? Que la moisson vienne k manquer trois ans de 260 CAUSERIES. suite :le pouvoirle pluspopulaire sera dbranld dans ses fondements. Dans notre ingdnieux pays, comment un homme s’y prend-il pour en ddtroner un autre? II l’accuse de n’avoir rien fait pour la nation, et promet d’en faire cent fois plus, des qu’il aura le pouvoir en main. Au mois de juin 1848, plusdemille honnGtes gens se sont fait tuer dans les rues : on leur avait promis un gouvernement iddal qui tremperait la soupe lui-meme pour trente-sept millions de Fran- gais. Eh 1 mes pauvres amis, ne comptez que sur vous, si vous voulez que la soupe soit bonne! Que chacun fasse sa cuisine, il l’aura sal6e ci son gout. Nous revons tous la vie a bon march£, et nous n’avons pas tort. Notre tort est de croire ci Faction du gouvernement sur le taux des denies. Le pain est h bon marchd quand la r^colte est abondante; la recolte est presque toujours abondante quand les cultivateurs ont etendu leurs emblavures et mis beaucoup de fumier. Lefroid, le chaud, le sec, la pluie, le vent et la gel6e ont bien leur influence; inais les Elements n’ob&ssent pas plus &Napol6onIII qu’au bon Louis-Philippe; je ne sais pas s’ils se rendraient k Tdloquence de M. Ledru-Rollin. Le meilleur des gouvernements sera celui qui gouvernera lemoins, qui se renfermera ^troitement dans ses attributions legitimes, qui laissera le champ libre a Tinitiative de chacun, et qui se gar- CAU SERIES. 261 dera d’entrer dans nos cuisines. IUevera dessoldats pour emp&cher que les Russes ne viennent d6crocher nos saucisses et nos jambons, comme en 1815; ii instituera des juges pour punir le voisinqui jetterait de l’arsenic dans la marmite ; mais il nous laissera le plaisir et l’honneur de gagner notre pain nous- m6mes;nous ne luidemanderons ni bl6, niviande, ni poisson. Ai-je bien expliqu6 l’espece de r^forme que je voudrais voir achevde dans nos esprits et dans nos moeurs? Permettez-moi d’ajouter qu’elle s’etablira sans secousse violente, par le d^veloppement du sens pratique chez tous les Frangais, gouvernants et gouvern6s. II y a d£jci meme un commencement d’exdcution. Lorsqu’on s’est apergu, il y a quelques ann6es, que le poisson, les huitres, les crustaces, tous les produits de la mer et des rivieres faisaient d£faut k la consommation d’un grand peuple, le premier mouvement des citoyens fut de s’adresser a l’Ltat. L’Etat, de son c6t6, se crut responsable. 11 y a des traditions; tout prince, en montant sur le trone, entend dire qu’il doit pourvoir k tous les besoins du peuple, et qu’il y va de son honneur. Le peuple demande des poissons; l’Etat r^pond : Attendez, je vais en faire. • La question scientifique 6tait rdsolue depuis le sifecle dernier. Les p£cheurs Remy et Gehin avaient 262 CAUSERIES. vid6 plus r^cemmentla question pratique. Un enfant de l’^cole primaire pouvait apprendre en un quart d’heure k fabriquer les poissons les plus d&icats, la truite et le saumon, par exemple. On prend une femelle dont les oeufs sont bien mtirs, on lui frotte delicatement le ventre, et les oeufs tombent dans un baquet. On caresse la-dessus le ventre d’un mode gorg6 de laitance ; on agite le melange, et voila les oeufs f£cond£s. II ne reste qu’ci les faire £clore; mais comme c’est l’eau qui les couve k une temperature fortbasse, le reste de Fop^ration se r£duit ciquelques soins de surveillance et de proprete. Quand les petits sont sortis de la coquille et d61ivr6s de la v^sicule ombilicale, on les nourrit, on les laisse grandir, et on les jette a la riviere. Ge travail n’est qu’un jeu. On cite des bourgeois de Paris qui s’amusent & fa- briquer des saumons dans leur salle & manger, au quatri&me etage. Pour faire les poissons communs carpes, tanches, brochets, le soin m£me est inutile. Quatre femelles et deux males dans la moindre pihce d’eau se chargeront de tout : donnez-leur seulement un lit, c’est-a-dire une petite claie de branches entrelac^es. L’Etat n’a pas voulu fabriquer les poissons qui se fabriquent si bien eux-m6mes, mais il a cru devoir nous donner le saumon et la truite a bon march£. II a fond6 F^tablissement d’Huningue, qui n’etait ni une 6cole ni un module offert ci Findustrie priv£e, CAUSERIES. 263 mais plut6t une manufacture imp^riale comme Sevres et les Gobelins. M£mes precautions, m^mes myst&res: defense de lever les plans de la fabriqueou d’en photographier la facade! L’liltatreparateur denos rivieres epuisees, voulait avoir le monopole de sonbienfait. Du reste, il agissait noblement, ctla grande, distribuant gratis les alevins et les ceufs, pretant les appareils de transport, payant meme le voyage du garde piscicul- teur qui menait les poissons ci domicile. On sema la truite et le saumon, manne vivante, dans les fleuves, les rivieres, les ruisseaux; on fournit a tous les proprietaires de quoi peupler leurs pieces d’eau. L’Etat croyait alors que lui seul etait assez grand pour rendre le poisson h la France. Les premiers ing£nieurs d’Huningue, MM. Detzem et Berthot, dans une brochure excellente d’ailleurs, exprimaient £nergiquementlam6meopinion; l’ingenieur enchef, M. Coume, croyait k l’Ltat; M. Coste, dontle nom est synonyme de pisciculture, etait le grand pretre de cette eglise, et cette eglise, par une originality bien rare de tout temps, etait fideiement devouee h l’E- tat. Je vous ai promis un jugement sincere et motive sur M. Coste et ses travaux. L’homme est plus ce- lebre que connu. Les fetichistes s’imaginent qu’il a invente a lui seul la culture des eaux ; les negateurs 264 CAUSERIES. de parti pris affirment qu’il n’a rien fait que dero- ber les idees d’autrui pour s’en faire des rentes. J’ai lu (je sais bien ou, mais je ne veux pasle dire), qu’il avait spolid deux pecheurs de la Seine-Infe- rieure : Remy et Gehin sont des Vosges, etpersonne ne les a depouilies. Laposterite, qui seule est juste, ei^vera une sta- tue h M. Goste. Non qu’il ait decouvert une science ou crdd un art nouveau : il est savant embryoge- niste; mais sans sortir de France, on en pourrait trouver d’aussi forts que lui. Son nitrite distinctif sera &’ avoir vulgarise et autorise la pisciculture : il l’a rendue populaire et puissante ; il y a interess6 la nation et le gouvernement. On peut trouver a mordre sur lui comme sur tons ceux qui ont fait quelque chose. Je ne sais qu’un seul homme au-dessus de la critique : celui qui s’est toujours croise les bras. Il est facile de plai- santer sur la piscine du College de France, oil M. Goste et son second, M. Gerbe, fabriquent une livre de poisson avec cent livres de bceuf premiere quality. Mais la piscine n’est pas un etablissement industrial ; c’est une chaire, un amphithe&tre, une tribune, une machine d’enseignement th^orique et de demonstration pure. On y garde des poissons comme on garde des carnassiers a la menagerie , pour les faire voir au public et montrer comme ils vivent. Quand vous allez au Jardin des Plantes, CAUSERIES. 265 vous 6tes-vous informe du prix que represente un kilogramme de tigre royal? Je soupgonne retablissementd’Huninguede nous cotiter quarante mille francs par an. Personne ne peut dire combien de kilogrammes de truite et de saumon il ajoute annuellement k la consommation de la France ; mais je parie que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il n’en est pas moins vrai que les Etu- des poursuivies avec la perseverance la plus intel- ligente, dans les ateliers et les reservoirs d’Hunin- gue, la pratique perfectionnee , les observations recueillies et notees, ont couvert amplement la de- pense totale. L’Etat a debourse des sommes considerables pour le vivier de Concarneau, dont il n’est meme pas proprietaire. On a tailie des bassins dans le plus dur granit de la Bretagne : cestravaux magnifiques appartiennent au pilote Guillou, qui les emploie u parquer des poissons, des homards et des langous- tes. Il est marchand, et fait le plus honnetement du monde une petite fortune. It est aussi l’agent scien- tifique, le charge d’etudes, Fobservateur-jure de M. Goste. Quand je lui ai demande, parlant k sa personne, si ces reservoirs n’etaient pas a l’Etat, il m’a repondu, avec unbon gros rire : « Ici, 1’Etat, c’est moi! » Voila qui peut donner, qui donne prise k la cri- tique. 266 CAUSER] ES. Et pourtant vous semble-t-il que M. Coste ait fait une speculation maladroite en aidant k nos frais le commerce d’un homme intelligent, fin, presque sa- vant, qui nous rembourse en id£es et en decouvertes le centuple de ce qu’il gagne en ecus ? Rien n’est plus malaisd que d’estimer ci dix sous pres la va- leur d’une idee pratique. A quel taux mettez-vous une etude de cinq annees sur les vingt mues succes- sives du homard? Payerez-vous cent francs, ou deux cent cent cinquante mille au modeste per- ruquier d’Auray qui a trouve le secret d’enseigner la prdvoyance aux huitres? II possddait un petit pare, et il expediait ses bourriches a Paris. Mais souvent il apprenait que ses huitres s’etaient ou- vertes et consequemment g&tdes en route. « Yoyons unpeu, dit-il; les huitres ne sontpeut- etre pas aussi stupides qu’on le dit. Si je les habi- tuais a faire une provision d’eau et de nourriture?® Dans cette idee, il decouvrit son pare, une maree sur deux, et les huitres s’accoutumerent vite a de- meurer six heures k sec. Il etendit bientot l’expe- rience a deux marees, puis a trois, puis a quatre, k cinq, six et au dela. Le mollusque repondit a la bonne opinion qu’on s’etait faite de sa prevoyance, Il fut peut-etre incommode dans les commence- ments, mais il n’en mourut pas. Aujourd’hui, tout parqueur peut preparer ses eieves au voyage de PAutriche ou de la Hongrie. L’huitre sait qu’elie GAU SERIES. 267 aura un long trajet a parcourir; elle fait ses provi- sions en consequence. Cette id4e vaut de Fargent, n’est-il pas vrai? Elle n’arien coCite & l’Etat; mais si le budget, dans sa generosite, l’avait payee, vous ne marchanderiez certes pas sur le prix. Le premier kilogramme de sucre de betterave a coCite plus d’un million aux inventeurs; etait-ce cher? Supposez que la culture de la pomme de terre ait ete experimentee il y a cent ans par un Guillou de terre ferme, un paysan subventionne, et que l’Etat ait d6pense dix millions, cent millions meme, pour venir en aide h ce brave homme! II aurait fait encore unjoli placement, puis- que la pomme de terre nous rapporte aujourd’hui deux cent soixante-sept millions, ann6e moyenne. Parmi les hommes d’esprit et de savoir qui abon- dent dans notre marine, quelques-uns se sont £pris d’une veritable passion pour F oeuvre de M. Goste; d’autres, en plus grand nombre, l’ontpris pour ci- ble et Font cribl6 de bons mots. C’est qu’il est ma- laise de contenter tout le monde, surtout lorsqu’on vient avec des id£es neuves et une autorit^ mal clas- sic dans l’ordre hi^rarchique, d^ranger un £tat de choses antique et consacr^. J’ai entendu des plaisanteries vraiment bonnes et des chansons tout ci fait gauloises contre Finspec- teur g6n6ral de la pisciculture. Mais la plaisanterie ne prouve rien, meme en France. J’ose affirmer de 268 CAUSERIES. plus que les t&tonnements, les pasde clerc, les expe- riences manquees, enfin tout le passif d’une entre- prise utiledoit etre compte pour zero et mis aux pro- fits et pertes, si la grandeur des resultats couvre tout. Ce qu’on pardonne le moinsi M. Goste, cest l’im- portance officielle et le traitement assez rond qu’il doit a la pisciculture. Nous sommesainsi faits; nous trouvons naturel qu’un jeune receveur general, fils de bonne famille, gagnecent mille francs par an au sortir du [college ou il n’a rien appris. Mais un savant quia piochejusqu’a la soixantaine, doit man- quer de tout; c’est dans Fordre. Nous voulons lais- ser h nos petits-fils le plaisir de bl&mer notre ingra- titude, commenouscondamnonscelle de nos grands parents. Ecoutez ce dilemme, et sortez-en sivous pouvez. Ou M. Coste est dans le vrai et augmente reellement les ressources de la France, auquel cas la France ne saurait le payer trop cher; ou il se trompe laborieusement, avec un deployment d’ac- tivite meritoire, et il vautbien le quart d’un receveur general qui travaille assez peu et ne pense pas, meme en r&ve, h nous rendre plus heureux et plus riches. Le merite capital decet homme extraordinaire, je ne vous l’ai pas encore indique; jelegardaispour la fin, parcequ’il me ramene au cceur de mon sujet. M. Goste, personnage officiel, payd sur les fonds de l’Etat pour organiser dans les eaux douces et saiees CAUSERIES. 2K9 ]a pisciculture d’Etat, a non-seulement reconuu mais d£clar6 publiquement Fannie derni£re rim- puissance absolue de l’Etat. II a fait imprimer une brochure de quelques pages, quicontient tout l’avenir de la pisciculture, comme la Declaration des Droits de I’homme renfer- mait la Revolution tout enti&re. II conseille au gou- vernement d’assimiler la culture des eaux a celle de la terre, d’appeler au secours de ralimentation publique cette force ing^nieuse, infatigable, admi- rable^ qui s’appelle Tinter&t priv£. II demande que la partie la plus riche du sol fran^ais, le rivage, soit affranchie de la sterilitd qui desole tous les terrains vagues : il ose dire h l’Etat que l’unique moyen de repeupler la mer, c’est de vendre ou de conceder les deux millejsoixante-quinze kilometres qui s’e- tendent sur ses cotes. Nous avons la cent mille hectares qui ne donnent ni un centime h l’Etat, ni une bouchee au peuple Les riverains, pauvres parias, regardent tout lejour ce champ inculte et fertile, que la loi ne leur permet pas d’exploiter : changez la loi, dit M. Goste. Si l’Etat possedait cent mille hectares de sol in- culte au milieu de la Beauce ou de la Normandie 3 tous les agriculteurs de France lui crieraient en meme temps: « Yendez-nous cette richesse : vous gagnerez d’abord le prix de vente , puis une aug- mentation de recettes au budget de chaque ann6e. 270 CAUSERXES. Nous avons dans nos tiroirs de vieux dcus qui dor- ment — faute d’emploi — comme ces beaux ter- rains dorment faute de travail : la terre dveillera Fargent et Fargent la terre. » Aucun gouvernement ne fermerait ses oreilles ci cette invocation du capi- tal intelligent. Mais les cent mille hectares que M. Coste veut aj outer a la propridtd frangaise par la plus pacifi- que des conqudtes, sont des hectares vingt fois plus riches que les meilleures terres du pays. Ils n’exi- gent ni ddfrichement , ni amendement, ni fumure ; ils s’ensemencent presque spontandment, et l’on y rdcoltera beaucoup mieux que le foin, la luzerne et le bid : de la viande toute faite 1 Et quelle viande ! Les terres labourables de premidre classe s’affer- ment en moyenne cinquante-cinq francs par hectare, etles meilleurs pres naturels cent treize francs. Youlez-vous avoir une idde du produit que peut rendreun hectare d’eau cultivde? Les habitants de File de Rd le morcellent en vingt proprietds de cinq cents metres chacune, et tel propridtaire a vendu mille trois cents francs la rdcolte de ses cinq cents mdtres carrds. Un hectare de bid absorbe tous les ans, par les divers travaux qu’il exige , vingt-sept journdes d’hommes, douze journdes de femmes, six journdes d’enfants, treize journdes d’attelage. Les parcelles de File de Rd , vingt fois moins dtendues que Fhec- CAUSERIES. 271 tare de champ et dix fois plus productives, exigent, au maximum, deux cent quarante heures de travail, soit vingt journ^es de douze heures par an. L’ile de R6 ! les Parisiens ont applaudi le Pied de Mouton et la Lampe merveilleuse , les Pilules du Diable et la Belle aux cheveux d’or. Us verraient une faerie autrement int^ressante s’ils prenaient leurs billets pour Pile de R6. Imaginez une terre maudite ou la culture ne produisait que de Forge et de mauvais vin, si mauvais qu’il fallait le brftler en eau-de-vie, car on ne pouvait le boire. Le rivage impraticable auxpGcheurs de mar£e basse, tant il ^tait emp^t^ par la vase. On ne pechait qu’en mer, au chalut: tra- vail p^nible, dangereux, souvent inutile; troishom- mes et un mousse, trainant le filet nuit et jour, ra- massaient de cinquante h quatre-vingts francs par mois. Un ma^on, appelS Boeuf, demande et obtient par miracle la concession d’un lopin de vase. Miracle est le vrai mot, car en vertu du d^cret le plus recent et le plus liberal (4 juillet 1853), il n’avait aucun droit sur aucune partie de la mer, n’^tant pas ma- rin inscrit. Mais le destin permit que le commis- saire de la marine, M. Tayeau, et le syndic des gens de mer, M. Borie, fussent plus d6vou6s au bien de la nation qu’4 la lettre m6me des lois. M. Boeuf con- struisit un bout de pare sur la vase qu’il avait, tant bien que mal, consolktee, et au moment ou il son- 272 CAUSERIES. geait a se procurer des huitres, il s’apergut que les courants sous-marinslut en avaient apportedes mil- liers. Cette premiere experience date de 1858. En 1863, File de Re possddait dix-sept cents pares, dont cent appartenaient a des pecheurs inscrits. Un savant modeste et devoue s’il en fut, M. le docteur Kem- merer enseignait 1 , developpait, perfectionnait k l’u- sage de ses concitoyens les procedes recommandes par M. Coste. II invenlait un collecteur de naissin (ou de jeunes huitres) qui les attire, les retient, et permet de les detacher sans effort au bon moment. II prouvait que Fhuitre doit commencer sa crois- sance en eau propre, sur un terrain sec, et prendre son developpement dans les eaux grasses, compac- tes et marecageuses. Gr&ce a MM. Kemmerer, Tayeau et Borie, grace a M. Coste, que tous les trois admi- rent loyalement comme leur rnaitre, File de Re avait recupere en cinq ans par la production des huitres, les cent mille francs que la construction de tous ses pares lui avait cout6s en cinq ans. II ne restait plus que des gains a realiser, et les gains ne se sont pas fait attendre, puisqu’une seule communaute de par- queurs, celle de Rivedoux, vendait en 1863 pour cent treize mille trois cent quatre vingt-deux francs d’huitres. II y a cinq communautes dans Fiie, bientot six. En 1864, un voyageur savant et lettre comptait CAUSEK1ES. *273 plus de quatre mille etablissements sur une superlicie de deux cent trois hectares. Dans cette tie, autrefois si pauvre, un ouvrier se paye deux francs pour un travail de trois heures, et les bras manquent. La journee entire, depuis le lever du soleiljusqu’k son coucher ne valait pas plus d’un franc en 1857. Je ne me suis dtendu que sur Hie de Re, parce que le travail et la science y ont fait un miracle in- vraisemblable avec des capitaux presque nuls. Jugez par lk de ce qu’on doit obtenir, le jour ou les millions se mettront de la partie! Quelques capita- listes ont commence la m6me culture dans le bassin d’Arcachon, sous les auspices de M. Coste. Ils recol- taient a la fin de l’hiver dernier seize millions d'huitres en deux marges. Je tiens d’un capitaine de vaisseau, fort honnete homme et observateur tres- aiguisd, que les essais de M. Coste ont dgalement reussi dans le voisinage de Toulon. J’ai vu avec ad- miration les immenses reservoirs de Tudy, pro- prietd privee, ou les poissons, les huitres, les ho- mards, les langoustes, tous les produits de la mer fourmillent sur une etenduedesoixante-dix hectares. Je ne suis pas en etat de decider si les produits de cette culture repondent d&s k present k l’impor- tance des capitaux engages, mais j’ai vu les alevins se precipiter en foule dans l’enclos comme dans un lieu de refuge; j’ai vu pficher d’un seul coup de filet vingt poissons de belle taille et de sante floris- ts 274 GAUSERIES. sante. Quand tous ces prisonniers ne se reprodui- raient pas a Tudy, quand ils ne feraientqu’y grandir ; quand meme (je prends Fhypoth&se la moins favo- rable) ces grands bassins ne serviraient qu’4 erama- gasinerla mar6e au temps chaud, pour nous l’ex- pedier en hiver, le vivier colossal de M. de Cresoles serait encore une oeuvre d’utilitd publique. Et il ne coute pas un centime k l’Etat. Pour repeupler les mers sans bourse d^lier, l’Etat n’a qu’une chose a faire : donner, vendre ou affer- mer aux citoyens tous les points du rivage qu’ils voudront cultiver k leurs risques et perils. Qu’il se reserve le droit d’expropriation sans indemnity pour cause d’interet public, et cela dit, qu’il laisse faire. L’int^ret personnel est un puissant mobile ; le travail, le capital et la science courront sponta- n£ment a la mer, car personne n’ignore plus, gr&ce a la propagande de M. Coste, que Ton y rScolte vingt francs lorsqu’on y sfeme vingt sous. Avant cinq ans d’ici, s’il plait aux hommes qui nous gouvernent, la France sera bordee de grandes manufactures et de petites fabriques dont la moindre produira par ann6e un million d’etres vivants. Le pare natal en retiendra tout au plus un pour cent; mais ce peu, joint aux apports de la mer, payera l’61eveur de toutes ses peines. Le reste ira grandir et prospSrer au large et repeupler les abimes. La pfiche redeviendra assez abondante pour qu’on n’ait CAUSERIES. 275 plus besoindela monopoliser au profit dequelques- uns. Le riverain equipera des bateaux, si bon lui semble, pour aller reprendre & la mer les poissons qu’il lui aura pr£t£s. L’inscrit verra rayer d’un m6me trait de plume son privilege inutile et son esclavage pesant. On n'aura plus besoin descrip- tion maritime, lorsqu’on aura fix6 sur les rivages tout un peuple accoutume aux choses de la mer. La conscription suffira : les jeunes gens tombes au sort choisiront leur element d’apr&s leur origine et leurs habitudes. Voil& la grande et magnifique nouveaute que M. Coste n’a pas craint de proposer k nos hommes d’Etat; et je ne serais pas etonn£ de la voir admise un jour ou Tautre. Les gouvernants eux-m£mes commencent a deviner la grande loi des societ£s modernes : libre action de chacun sous la garantie de tous. Ils sentent qu’en voulant tout faire, tout conduire, toucher &tout, ils aggravaient leur res- ponsabilite sans augmenter leur pouvoir. La culture des coursd’eau, comme celledes mers, devrait 6tre permise k l’industrie priv£e. L’^tat a constate qu’il 6tait incapable de repeupler m£me un ruisseau; que ne laisse-t-il le champ libre ct la speculation? elle aurait bientht fait de repeupler les fleuves. Annoncez que tel jour vous mettrez en lo- cation la Seine et ses affluents pour vingt ann^es; que l’adjudicataire de cette ferme liquide aura le 276 0AUSER1ES. droit d’exploiter lui-m6me ou par ses ayants droit la recolte du poisson; il se formera vite une grande compagnie. Vous n’aurez pas besoin d’exiger, comme en Suisse, que le p£cheur remette a l’eau chaque ann6e un certain nombre d’alevins. Son interet vous r6pond desonzele. S’il n6gligeait d’em- poissonner les eaux jusqu’a saturation, il se ferait tort k lui-meme. Connaissez-vous un seul fermier qui oublie de semer son champ ? Il n’en couterait pas dix mille francs par an pour jeter dans la Seine et tous ses affluents la masse de poisson qui peut s’y nourrir. Je suis certain que dans un d61ai tr&s-court les eaux s’alevineraient d’elles-m6mes au delci du ndcessaire, si seulement le braconnage etait r^prime. Du jour ou la p6che de tout un bassin est la propri£td d’une compagnie, c’est a la compagnie qu’il appartient de garder ses r4coltes et de d^fendre son bien. Elle choisit ses sous-concessionnaires, elle convient avec eux des engins qu’ils emploieront, du temps ou la p6che sera permise, de la taille minima des poissons qui pourront 6tre pris; elle leur garantit en ^change de leur argent les bienfaits de la surveillance; elle s’engage a poursuivre tout braconnier devant les tribunaux. L’Ultat s’en lave les mains : non-seule- ment il touche un grosfermage, maisil est dispense d’entretenir ses fameux gardes-peche, qui n’ont jamais rien garde. Un bon garde particulier, ser- CAU SERIES. 277 viteur assermentb et nullement fonctionnaire, payb en raison de son zble et des services qu’il rend fait k lui seul plus de besogne que dix gardes de l’Etat II faut pourtant des lois : je me trompe, il n’en faut qu’une. Article unique: Levolde poisson estun vol 1. II y a quelques mois que ce travail a passe dans 1 'Opinion nationale. Je viens de lire un rapport fait par M. de Dalmas au Corps 16gislatif : M. de Dalmas et la commission qui l’a choisi pour rapporteur semident avoir adopt6 nos id6es les plus cheres. Entre autres nouveaut6s utiles, on propose a l’Etat : 1° D’aliener 200 000 hectares de rivage. 2° De mettre en adju dication la pSche de chaque cours d’eau depuis la source jus- qu’a remhouchure. Dans l’etat actuel des fermages, la Loire, sur un developpement de 187 700 metres, estlouee atrente-six adju- dicataires pour un revenu total de 5689 francs : un peu moins de 33 francs par kilometre. II n’y a pas une lande en Bretagne qui ne rapporte beaucoup plus. L’INVENTAIRE DE 1864. Les marchands et les industriels font tous leur inventaire au bout de Fannde. Ghacun d’eux £prouve le besoin de se rendre des comptes ct lui-m^me ; il veut savoir ce qu’il a fait, ce qu’i! a gagne, et meme, en cas de malheur, ce qu’il a perdu. « Suis-je plus riche ou plus pauvre que l’an dernier a pared jour? » La simple mdnag&re s’assure par ses yeux qu’elle a joint les deux bouts. Elle vdrifie l’un apr&s Fautre les livres de ses fournisseurs. Si l’addition du bou- cher lui semble un peu forte, elle pense aux quan- tity de viande que la maison a consommdes en douze mois, et se demande si elle a 6X6 servie pour son argent. Les riches et les pauvres, les travailleurs et les oisifs, l’enfant qui regoit des dtrennes et le grand- papa qui en donne, seront tous plus vieux d’un an, le 31 ddcembre, k minuit. Ils auront tous une annde CAUSERIES. 279 de moins k vivre ; chacun d’eux peut dire adieu au miltesime de 64 ; personne ne l’toira plus ci la t6te ou ci la fin d’une lettre. Reste k savoir si cette diminution d ’avenir est compens6e par une augmentation d'etre. Parmi les trente-sept millions de Frangais qui ont vieilli d’une ann£e en 1864, il y a des illettr^s qui ont appris a lire, des malades qui sont entr^s en convalescence, des cSlibataires qui ont trouv6 une femme, des hommes sans enfants qui sont devenus p6res, des pauvres qui sont devenus riches, des artistes obs- curs (comme M. Mermet) qui sont devenus cel&- bres, des lieutenants qui ont pass6 capitaines, des sous-chefs de bureau qui sont devenus chefs ; Meis- sonnier a peint la Retraite de 1814, Emile Augier a fait jouer Maitre Guerin , M. Charles Duveyrier a £crit son beau livre l' Avenir et les Bonaparte. M. de Lesseps a gagn6 le grand proems de fisthme de Suez, M. Edoux a invents un appareil admirable pour Clever les pierres de taille au cinqui&me 6tage, sans autre instrument qu’un robinet de fontaine; M. Lincoln s’est fait r661ire; quelques milliers de chercheurs ont recul6, avec autant d’honneur que de profit, les limites de la science et de l’industrie. Bref, Fannie qui expire a M bonne pour quelques- uns. Ceux-1& se consolent sans peine, et m6me se felicitent aujourd’hui d’etre plus vieux : ils ont pour cela des raisons personnelles. 280 GAU SERIES. D’autres ont plus perdu que gagne; de grandes fortunes se sont defaites, des santes florissantes se sont ecroulees subitement; la guerre, Fincendie, Finondation, la tempete ont sem£ les ddsastres par millions, de Novgorod a Limoges, de Mobile a Cal- cutta. Les corsaires de l’ Alabama et de la Florida ont fait une mauvaise ann£e, et le pauvre petit roi d’Araucanie s’est assis sur les bancs de la police correctionnelie. La mort a frapp6 comme a plaisir les plus illustres. Pelissier, Meyerbeer, Flandrin, Romain-Desfossds, Emile Chev4, le P. Enfantin, Mocquard, Hachette, Hamelin, ont laissd de grandes families et de vastes amities en deuil. Je ne nomme pas tout; la liste serait trop longue : les Lecomte, les Fiorentino, les Brainne, les Gerard, les Speke, et ce pauvre M. Bouillet, qui meurt en publiant la vingtieme Edition de son Dictionnaire, et notrecher Edouard Martin, qui s’tReint d£cid6ment a la mai- son Dubois, tandis que vous Fapplaudissez en riant au Gymnase ! Qui de nous sortira de 1864 sans retourner la tete vers le tombeau d’un ami ? Yous etes bien heureux, vous qui melisez, si personnene manque a votre inventaire, si vous avez garde, par privi- lege unique, tous ceux que vous aimiez et que vous admiriez l’ann£e derniere a pareil jour. Mais ce sont douleurs personnelles. Que chacun pleure ses morts ! II n y a pas d’homme indispensable ici-bas. CAUSER1ES. 281 Les nations se lamenlent quelquefois en comniun lorsqu’elles voient disparaitre un certain nombre de personnes illustres; elles se demandent avecune anxiete naive oil sont les hommes qui remplaceront ceux-la ? Ilien de plus simple : ils sont probable- ment couches dans des berceaux pareils k tous les autres; ils v^gMent peut-£tre au Quartier-Latin dans quelques chambres a vingt-cinq francs par mois; vous en avez sans doute froie un, ce matin mime, au detour d’une rue, et vous ne l’avez pas reconnu parce qu’il ne portait pas d’aureole au chapeau. L’important, pour une nation, n’est pas de con- server ses hommes de talent jusqu’k l’heure oil ils n’en ont plus, mais de creer une atmosphere oil les facultes eminentes ne risquent jamais d’etouffer. L’important, c’est d’organiser la society de telle sorte que tous les hommes bien dou£s puissent percer en temps utile et se mettre au service du public avant l’age de la decrepitude. Ce qu’il faut souhaiter, ce qu’il faut obtenir, c’est que l’activite humaine, cet unique ressort du progr^s, soit af- franchie de toutes les entraves, et que, dans la th^orie comme dans la pratique, aucune restric- tion, soit arbitraire, soit legale, n’arrete desormais les hommes de bonne volonte. Ceci m’amene k vous dire qu’un citoyen frangais. riche ou pauvre, apres avoir balance, le 31 decern- 282 GAUSERIES. bre, ses pertes et ses gains personnels, et clos son petit inventaire, devrait prendre un quart d’heure de plus pour inventorier les liberty publiques. C’est un travail qui n’exige ni grand temps, ni grand savoir, et chacun de nous en peut tirer des avantages irnmenses. II est bon de gagner de l’argent; il est honnete et sage d’en 4pargner un peu chaque ann£e. II est tr&s- agr^able de se dire au bout de l’an : « J’ai tant d’hectolitres de bl6, qui feront tant de mesures de farine, qui donneront tant de kilogrammes de pain. » Mais si un grand gaillard entrait chez vous, tandis que vous vous frottez les mains, et vous disait : « Je prends ton bl6, et je me charge de te nourrir a ma guise. Je garde un sac pour moi, je moudrai les neuf autres, j’en ferai une bouillie que je salerai k mon gout et que je te fourrerai dans la bouche quatre fois par jour, a mes heures. » Si, dis-je, on vous soumettait k cet aimable regime, vous com- menceriez par envoyer le grand gaillard a tous les diables. Yous diriez : <* Mon bl6 est a moi, et il me plait de le mou- dre moi-m6me. Je veux manger a mes heures, et non aux votres, saler ma nourriture a mon gout. La bouillie est excellente pour les petits enfants, j’en ai fait mon ordinaire il y a une quarantaine d’ann^es; mais aujourd’hui j’ai des dents et il me plait de manger du pain. >» CAUSERIES. 283 Cet apologue vous montre qu’il ne suffit pas d’etre riche, mais qu’il faut encore 6tre libre. Tous les peuples, sans nous excepter, ont com- mence par £tre enfants. Ouvrez un livre d’histoire, vous les verrez emmaillottes, ou plutdt fleets dans leurs langes. La royaute, qui leur sert de nourrice, ne leur donne pas toujours & manger, mais elle oublie rarement de leur donner le fouet. Tous les codes primitifs se r^sument en cinq mots : ne rien faire sans permission. Malgrd tout, nous avons grandi ; le maillot a cra- qu£; nous allons et venons par la chambre. Mais il nous reste aux bras, aux jambes et m£me autour de la tete, un restant de bandelettes entortill^es. II faudrait, pour bien faire, en arracher au moins un lambeau tous les ans : cette relique ferait bien a la suite de notre inventaire. Nous avons r^pandu le sang d’un million d’hom- mes pour abroger la vieille loi : Ne rien faire sans permission. Toutefois, je ne vous conseille pas de chasser sans permission dans vos trifles, de cultiver du tabac sans permission, d’6vaporer sans permis- sion un hectolitre d’eau sal£e, de parler, d’impri- mer, de publier sans permission. Un Anglais voyage sans permission d’un bout & l’autre de la France, mais c’est un droit qui manque k la plupart des citoyens frangais. Ne portez pas sans permission, des armes dans vos poches. S’il vous plait de raftiner 284 CAUSERIES. du sucre, de brasser de la bi&re, ou d’importer ceci, ou d ’exporter cela; si vous voulez plaider, d^fricher, gu^rir, tenir £cole, etre courtier, notaire, agent de change, il faut ou demander ou acheter une per- mission. Yous voyez qu’il nous reste encore un certain nombre de bandelettes, et pourtant nous en avons arrach6 deux en 1864. Les ouvriers ont obtenu le droit de se coaliser, & leurs risques et perils, contre l’avarice et l’interet mal entendu de leurs patrons. Un citoyen quelconque a le droit de donner la com6' die sans permission, pourvu qu’on lui ait permis d’ouvrir la salle, qu’il n’y joue que des pieces per- mises, etque la durdedu spectacle ne ddpasse jamais le moment permis. Je n'ai pas l’intention de d£pr£cier ces deux con- qu&tes, et je les porte avec joie a l’actif de la liberty. Je regrette seulement que le droit de coalition res- semble h. ces jeunes arbres qu’on entoure d’un fagot d’^pinss pour prot^ger leur croissance. Quant a la liberty des theatres, si elle n’a pas encore donnd tout ce qu’elle promettait.... rappelez-vous l’his- toire de l’Espagnol ddlivrd par Robinson. Quand ses liens furent coupes, il avait les poignets et les mains dans un 6tat si lamentable qu’il ne put s’en servir avant deux jours. On peut croire que le meme accident se produira ci chaque bandelette arrachde, ci chaque liberty con- f.AUSERIES. 285 quise. Raison (le plus pour hater la revendication de tous nos droits. De ce qu’un arbre k fruits nepor- tera que dans deux ou trois ans, s’ensuit-il qu’on ne doive pas le planter tout de suite? Au contraire. Nous n’avons pas encore obtenu la liberty des courtages, mais elle est presque promise. Le mono- pole de la Banque, si ruineux pour le commerce, n’est pas encore aboli, mais il est menace. Le libre ^change sera, dans un dizaine d’ann6es, la loi de l’Europe : on le voit venir. Les octrois, cet impot progressif en sens inverse et oppressif dans tous les sens, les octrois qui nous prennent une demi-heure de temps chaque fois qu’ils nous arrachent deux sous, ne tarderont pas k disparaitre. A pres avoir d^moli les anciens bureaux qui etaient ronds, on jettera par terre les nouveaux, qui sont carr^s ; c’est parfait. Mais cela n’est pas fait, et jusqu’au jour ou la chose sera bel et bien terming, il faut r^clamer, reclamer et pousser nos reclamations jusqu’aux nuage.s, ou les hommes du pouvoir s’endorment quelquefois. Je ne crois pas avoir au fond du coeur aucune animosite contre aucun de ceux qui nous gou- vernent. Ils me paraissent tous, ou presque tous, les meilleures gens du monde, fort disposes k faire notre bonheur, pourvu qu’il ne leur coute ni priva- tions desagr£ables ni travail exag^re. Ils saventtr&s- vraisemblablement que nous ne les avons pas mis 286 GAUSERIES. au-dessus de nos t6tes pour le plaisir de marcher a l’ombre. Mais ils sont, comme nous, citoyens d’un pays ou le pouvoir se transmet des traditions fu- nestes. Un gouvernement ne s’en va guere sans 16guer & celui qui le pousse une tunique de Nessus. Charles X, en partant pour l’Angleterre, a pris le temps de crier k Louis-Philippe : « Gardez-vous de la liberty ! » C’est le mot d’ordre qui s’est eternise au palais des Tuileries; la grande porte le dit aux escaliers, les escaliers aux tapis, les tapis aux ten- tures, et ainsi de suite jusqu’au tr6ne. M. Duveyrier a prouv6 Fautre jour par des argu- ments sans r6plique que, si la liberty renverse les dynasties, c'est quand on la refuse et non quand on la donne. J’avais 4bauch6 le m6me argument, il y a neuf ou dix mois, dans un gros livre intituld le Progr'es. Nous sommes cent cinquante ou deux cents publi- cistes, ci Paris et en province, qui r6p£tons le m£me air sur tous les tons; mais il y a des maisons si hautes que le premier 6tage n’entend pas ce qui se chante dans la rue. Cependant le peuple est le maitre, et les hauts fonctionnaires ci qui vous avez d614gu6 vos pouvoirs ne se font pas d’illusions sur ce point. Ils savent que toute autorit6, la leur comprise, dmane de vous; que vous payez deux milliards chaque annde, quel- quefois plus, pour 6tre libres au dedans, respects CAUSERIES. 287 au dehors; que vous avez un droit de surveillance perp^tuelle sur Femploi qui se fait de vos forces et de votre argent. Par quelle Strange contradiction le suffrage universel, un acte souverain, se trouve-t-il quelquefois subordonn6 & ses creatures? 11 est bizarre qu’un pouvoir 61u en d^signe, en recom- mande, en impose presque un autre aux choix des £lecteurs. II est parfaitement illogique qu’ci la veille d’une Election g£n£rale les maitres du pays, les bail- leurs de l’impot ne puissent se rthinir au nombre de vingt et un pour discuter sur le m6rite de leurs mandataires. On s’6tonne qu’apr^s le scrutin, un pouvoir 61u, legitime, incontest^, au lieu de se plier de bonne gr&ce a la volont^ nationale, exerce de petites repr^sailles contre les collaborateurs que le peuple lui a donn6s. Et Ton demande pour 1865 ce qu’on esp&re en vain depuis tantbt seize ann^es : liberty pleine et entire dans l’exercice d’un droit souverain. Nous sommes loin du temps ou les autorit6s 4ta- blies se croyaient prot£g6es par l’ignorance publi- que. Notre gouvernement avoue de bonne foi qu’il est sorti de terre par un ph6nom&ne parfaitement naturel; il ne se vante pas d’etre tomb£ des cieux par miracle. II n’a done rien k craindre du progr&s des lumieres; il ne peut qu’y gagner. Ses ennemis les plus acharn^s sont quelques malheureux qui, faute de savoir lire, se laissent prendre aux bille- 288 CAUSERIES. vesees du droit divin, aux sophismes, aux promesses absurdes de tel ou tel parti. Tous ceux qui lisent et qui raisonnent, sauf un petit nombre d’ambitieux, acceptent le principe et discutent les tendances ; le pouvoir les aura souvent pour adversaires, jamais pour ennemis. La condition la plus desirable pour un gouvernement legitime, c’est d’avoir des id^es a d^battre et non des passions aveugles a combattre. Cette v6rit6 d’6vidence parait s’etre incarn^e dans la personne tr&s-honorable et tr&s-active d e M. Duruy . L’homme de bien qui porte et qui secoue un peu le portefeuille de l’instructicn publique a pris sat&che a coeur. S’ii n’est ni culbute par le parti clerical, ni tud par les exc&s de travail, tous les enfants appren- dront a lire, tous les hommes apprendront a penser. II a donne le branle a l’instruction primaire et l’on ne verra bientot plus ce que le prefet de la Moselle me contait ces jours derniers : dix maitresses d’dcole incapables de signer les feuilles d’6margement! II releve l’enseignement secondaire par la transfor- mation du baccalaurdat; il fonde un enseignement sup6rieur sur une large base. Avant dix ans, si rien ne change, tout homme qui aura une \6rite k dire, soit k Paris, soit mSme k Quimper, assemblera ses concitoyens aulour de lui, et parlera. Ce qui m^tonne un peu et m’attriste beaucoup, c ? esi qu’un gouvernement int6ress6 a la propaga- tion des lumteres persists a compter l’encre au CAUSERIES. 289 nombre des poisons. Les droguistes qui vendent la noix vomique et la sabine sont soumis ci une police moins severe que les imprimeurs. La machine de Gutenberg n’est gu&re moins suspecte que la machine de Fieschi. Dans un pays ou tous les citoyens sont dgaux devant la loi, il reste encore trois classes d’indi vidus soumis a 1’arbitraire des bureaux, condamnables sans jugement, parmesure administrative : les filles publiques, les cochers de fiacre et les journalistes. La confiscation est abolie pour tout le monde, excepte pour le citoyen qui a cr66 un capital de deux ou trois millions ci coups de plume. Celui-lu, on le ruine en un tour de main, quand on veut. S’il s’agis- sait de condamner sa bonne ou son portier k cinq francs d’amende, on enverrait une assignation, on rassemblerait un tribunal, on ^couterait la de- fense, on permettrait Fappel et le pourvoi en cassa- tion. Mais ce n’est qu’un journaliste, un homme qui a etudie, qui discute, qui parle au public, qui rallie autour de lui deux ou trois cent mille individus g6- n^ralement raisonnables : supprim^, le capital! ruind, le journaliste! II est heureux pour les gouvernements qu’un me- tier si ingrat ait des charmes secrets qui attirent quelques hommes. Si nous nous d^gotitions d’^crire dans les journaux, non-seulement le timbre y per- draitunbeau revenu, mais le pouvoir ne saurait plus 19 290 CaUSERIES. s’il marche au grd du sentiment public. II nous mal- mene, et nous l’dclairons malgrd lui. Toutes les fois que nous lui crions : Casse cou! il nous donne des dtrivieres. 11 n’en est pas moins vrai que nous le preservons de se casser le cou. Un jour viendra, sans doute, soit en 1865, soit plus tard, oil rimprimerie, la librairie, le journa- lisme meme, seront des industries de droit com- mun, dispenses du privilege et de l’autorisation prdalable, affranchies de l’arbitraire bureaucratique et soumises a la juridiction des tribunaux ordi- nances. M. de Persigny est un bomme de bonne foi : jadis, au ministdre, il a organise fortement la police de la presse; il vient de la condamner tout aussi fortement en 1864. M. de la Gudronni&re nous a quelque peu tyrannises en son temps : le voila qui fait chorus avec nous dans le journal la France. On predit la dissolution du bureau qui preside a nos destinies. Si le gouvernement nous faisait ce cadeau-la pour nos dtrennes, il verrait qu’il ne nous a pas donnd des batons pour le battre. Que lui repro- chons-nous principalement? De nous former la bouche. Nous n’aurons plus grand’chose a dire contre lui, lorsqu’il nous permettra de parler. L’annde qui va finir a vu naitre et grandir en France une multitude dissociations utiles. Les citoyens commencent a comprendre qu’ils peuvent se donner eux-mdmes a peu prds tout ce qu’il leur GAUSERIES. 291 faut, sans rien demander h l’Etat. L’Etat, de son cot4, parait 6tre d’humeur a simplifier sa tetche. Tant mieux! La besogne qu’on fait soi-m6me est mieux faite et cotite moins cher. Le pouvoir se fortilie quand il sait se renfermer dans ses attributions naturelles. Moins il s’occupe de nos affaires, moins il pr£te le flanc ci la critique et moins il se fait d’ennemis. Tandis que l’administration des haras laissait rentrer la fabrication des chevaux dans l’inaustrie # privde, la surintendance des Beaux-Arts op£rait une reaction en sens inverse. Elle arrachait ci l’ln- stitut le prml^ge de faire des artistes. La fabrica- tion des sculpteurs, des peintres et des musiciens est 6rigee en monopole au profit de l’Etat. Quand je dis au profit ! aux frais, serait plus juste. On s'est beaucoup passionnd pour et contre l’Acadtoie; je crois m6me qu’il s’est livrd une bataille sur les quais, ou dans une cour, et que le vainqueur de la chose est entr6 au S£nat, ni plus ni moins que M. le comte de Palikao. Il me semble malais6 de prendre parti dans la querelle. En principe, l’Etat ferait sagement de laisser les artistes se former tous seuls. Mais s’il veut a tout prix encourager les arts, il est en droit de les encourager lui-meme par ses mains sans prendre l’lnstitut pour intermediate. En fait, la surintendance a montrd jusqu’ici plus 292 CAUSERIES. de hauteur que d’aptitude, plus de confiance dans ses forces administratives et pddagogiques que de talent proprement dit. Mais l’lnstitut m’a l’air d’une vieille machine dtrusque qu’on remettra difficilement a neuf et qu’il vaudrait peut-etre mieux mettre au grenier. C’est une socidte mal assise, qui a commence par la domesticity et qui se prdvaut un peu trop des bontes de ses anciens maitres pour regenter au- jourd’hui leurs heritiers. L’avenir appartient aux associations libres, dans les letlres et dans les arts, comme dans le commerce et dans l’industrie. II n’y aura d’autres academies, dans cent ans, que la Societe des gens de lettres, TAssociation des au- teurs dramatiques, la Societd nationale des beaux- arts. Ces mdcanismes existent deja, du moins k l’dtat embrvonnaire. Ils ne sont pas parfaits, tant s’en faut, mais ils sont indefiniment perfectibles. La Socidtd des gens de lettres est a la veille d'une heureuse transformation : M. Champfleury a donnd le mouvement; toute la literature suivra. Mon ami Sarcey vous a parle de TAssociation des au- teurs dramatiques et des reformes qu’elle appelle ; j’espere qu’elle ne les attendra pas longtemps. L’abolition de la peine de mort, ardemment pour- suivie par tous les dcrivains frangais, sauf un, a fait quelque chemin cette annde. Les proces de Lapommerais et de Latour en France, de Muller en GAUSERIES. 293 Angleterre, du docteur Demme en Suisse, ont ap- peld l’attention de tous les bons esprits sur cetle vieille brutalitd sociale. Le bourreau ne fait plus tomber une t6te sans que plusieurs millions de Frangais reculent avec horreur, en essuyant sur leurs fronts une £claboussure de sang. Notre influence sur l’Europe ne s’est pas sensi- blement dtendue en 1864. Nous avons assists, sans rien dire, k l’agonie de la Pologne et au partage du Danemark. II est vrai que nous avions d’autres af- faires : il fallait absolument gratifier le Mexique d’un jeune prince autrichien. Le Mexique n’y avait jamais song<5, et le prince lui-meme n’en mourait pas d’envie; notre gouvernement, qui a tout con- duit, savait-il au juste ce qu’il voulait? N’importe. Je resle au point de vue des bons contribuables, qui fournissent cinq cent mille marins et soldats, choisis dans leurs families, et plus de cinq cents millions par an pour le budget de la marine et de la guerre. Je me demande s’ils ont gagne de la gloire et de Finfluence en proportion de leur sang et de leur argent? Par une exception assez inespdrde, la diplomatic a fait quelque chose de bon cette annee-ci. Le traitd du 15 septembre, ce chef-d’oeuvre du chevalier Nigra et de mon noble ami Pepoli, va metlre fin k Foccupation de Rome. Nous voila bientot ddbar- rassds d’une anomalie politique qui d(5routait le 294 CAUSERIES. raisonnement de tous les peuples d’Europe de- puis 1849. Pour simplifier la tache du gouvernement fran- £ais, pour lever les scrupules qui lui restaient peut- dtre encore, pour consoler nos soldats de leur retour au pays, It; pape a daignd faire le plus beau coup de tdte que ses mortels ennemis pussent lui eonseiller. II a rompu en visiere k la civilisation moderne, nid publiquement tout ce que l’Europe tient pour vrai, insultd en termes peu choisis la libertd, la toldrance, le droit, et justifid par ce moyen tous ceux qui proclamaient l’Eglise incorri- gible. Amen. Non-seulement il tue son pouvoir temporel, mais il sdme dans le spirituel le germe de plusieurs schismes. Yous verrez ! Nous avons & Paris un homme du plus grand talent et de Factivitd la plus devorante, mais qui, comme Pie IX, a le defaut de se croire infaillible. Yous avez reconnu M. Haussmann, l’honorable prdfet de Seine. Les dernieres dlections semblent avoir produit sur M. Haussmann le meme effet que la convention du 15 septembre sur le pape. Il a publie, lui aussi, une sorte d’encyclique oil il con- damne en termes formels quatre-vingts erreurs accreditdes dans le peuple, et notamment les sui- vantes : 1. Paris est une ville habitde par des hom- ines . GAUSERIES. 295 2. Les hommes ont besoin de se loger dans des maisons. 3. Tout le monde n’a pas cent mille francs de rente pour payer dix mille francs de loyer. 4. Un gros pdtd de pierres de taille n'est pas le dernier mot de l’architecture. 5. Les besoins, les interns, les goCits, les habi- tudes d’un million sept cent mille hommes ont plus d’autoritd que les caprices d’un seul. 6. Les contribuables ont le droit de contrdler par eux-mdmes ou par leurs mandataires Temploi qu’on fait de leur argent. 7. 11 ne fautpas manger le bid en herbe. 8. Tant va la cruche a l’eau qu’ci la fin elle se casse. 9. Etc., etc., etc. Sur ce, mes chers lecteurs, je vous souhaite bon jour et bon an. LfcS TROUPES LEGERES DE L’ENCYCLIQUE, SCENE DE LA VIE PRIVEE. PERSONNAGES. M. CAMBON, conseiller d’Etat, ancien prdfet, comman- deur de la Legion d’honneur, etc., etc. Soixante-quatre ans, majestueux embonpoint, cheveux rares. Mme GAMBON, trente-cinq ans, ni laide ni jolie, mais ele- gante.... a faire trembler! Le theatre reprdsente un cabinet de travail. Au lever du ri- deau, Monsieur ouvre quelques lettres en attendant l’heure du diner. MONSIEUR. L’Encyclique ! toujours l’Encyclique ! de Quim- per et de Nimes, de Lyon et de Nancy, mes amis m’envoient leur opinion sur cette fanfaronnade de vieillard. II n’y a pas deux manieres de la juger, CAUSERIES. 297 gr Mai 27 l ei Juin 50 l ev Juillet 70 l er Aotit 98 l c, 'Septembre 123 l er Octobre 148 Discours de rentree 181 Mon homme 196 La culture des eaux 214 L’inventaire de 1864 280 Les troupes leg&res de l’encyclique 298 Les conseillers d’un orateur liberal 318 Le chateau du guignon 335 Discours de l’Escabeau 353 Le roman et le theatre 368 I MPRIMERIE GEnERALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, 9, h Paris GETTY RESEARCH INSTITUTE 3 3125 01035 8436