Digitized by the Internet Archive in 2015 https://archive.org/details/completemeasurerOOhort IL A ETE TIRE : 5 exemplaires sur Japon Imperial num6rotes dc . . i a 5 1 5 exemplaires sur Ilollande — .6a 20 (( Les Aubes )) sont le troisieme et dernier cahier d'une serie commencee par a Les Campagnes IIallucinees » et « Les Villes Tentaculaires )). A Paul SIGN AC Deiixieme edition, . personnagp:s La foule. GrOUPES : OUVRIERS, MENDIANTS, FERMIERS, SOI.DATS, FEMMES, JEUNES GENS, PASSANTS, GAMINS, VIEILLARDS. Jacques Herenien, trihun. Pierre Herenien, son pere. Claire, sa fern me. Georges, son fils. Haineau, frere de Claire. HoRDAiN, capitaine ennemi, disciple d^ Herenien. Le Breux, partisan d' Herenien. Le pfeRE Ghislain, fermier. Le cure. Un officier. Un emissaire. Un boheme. Un consul d'Oppidomagne. Le berger. Le mendiant Benoit. Le voyant des villages. Le voyant de la ville. Les groupes agissent comme un seal personnage a faces multiples ei antinomiques . ACTE I SCENE PREMIERE Un carrefour immense, ou aboiitissent, a droite, les routes des- cendantes d'Oppidomagne ; a gauche, les chemins montants des plaines. Des lignes d'arbres les accompagnent a I'infini. L'ennemi s'est approche de la ville et I'investit. Le pays brule. Enormes lueurs au loin ; le tocsin sonne. Des groupes de mendiants occupent les fosses. D'auties, debout, sur des gravieis en tas, suiveillent les lointains et s'interpellent. LES MENDIANTS — Regardez done : dc ce tertre, on voit les villages flamber. 9 I — Montons aux arbres, nous verrons mieux. Un mcndiant, deja hisse sur un chene. — Par ici ! par ici ! DES MENDIANTS (tournes du cote do la ville) — Vers la ville, I'incendie s'attise et s'agrandit. — On entend les poudrieres qui sautent. Bruits de mitraille et d'explosion. — L'usine de I'avant-port et les quais et les docks s'allument. Les hangars a petrole s'embrasent. Vergues et mats se calcinent et font des croix au bout du ciel ! DES MENDIANTS (tournes du cote des plaines) — Au fond des plaines, toute la campagne est rouge. Le feu mord la ferme d'Herenien : on jette, pele-niele, les meubles dans la cour. On retire, tetes voilees, les betes de letable. On transporte le pere malade sur son grand lit. — C'est au tour des metayers d'avoir la mort sur les talons. lO — Oh I les belles et soudaines vengeances ! lis sont chasses ceux qui nous chassaient. Leur loule encombre les grand'routes. l^ous nos blasphemes ont porte ; toutes nos maledictions, toutes nos prieres, toutes nos coleres I — La-bas, des troupeaux fuient vers les marais, Des etalons cabres cassent leurs traits Et crient vers I'angoisse brandie, L'un d'eux s'echappe, avec de I'incendie Et de la mort a sa criniere, II retourne la tete et mord la flamme Qui devore son cou ; Regardez tous, voici des fous Qui travaillent les feux avec des fourches. — Les cloches s'affolent dans le vent. Les eglises et les tours s'ecroulent. On dirait que Dieu meme a peur. — Sait-on pourquoi s'est dechainee la guerre? — Tous les rois convoitent Oppidomagne. On la desire jusqu'au bout de la terre. Des gens nnxieux accourcnt et s'engouffrent dans les chemins, au basaid. Quelques-uns s'arr^tcnt et client : Les fermiers entassent, sur leurs charrettes, des meu- bles et des hardes; ils se dirigent vers la ville; ils vont passer. LE GROUPE DES MENDIANTS — Voici le moment de penetrer dans Oppidomagne. — Suivons-les... LE MENDIANT BENOIT Les suivre! ... Et de quelle race es-tu done? Depuis que nous sommes vaguants et mal contents, Toi, moi, nous tous ici, a travers temps, Ceux des fermes et des chaumieres Nous ont ployes, nous ont casses sous la misere; Eux, ils etaient le pain Et nous etions si aprement la faim Que les flammes qui mangent, A cette heure, leurs granges, Me paraissent etre nos dents f^t la mechancete de nos ongles ardents ! Depuis que je men vais, m'arrete et puis m'en vais encore Barrant de mauvais sorts Leur porte ou je mendie, Mes mains ont propage leurs maladies, Mes mains ont deterre leurs morts Pour les voler, mes mains seniles Ont baillonne et viole leurs fiUes, Je les execre autant qu'on peut Dans ce monde, hair des hommes; Et c'est le moins qu'on les assomme A coups de gaule et de pieux. UN VIEILLARD A quoi bon les assommer? lis ne nuiront plus ; ils sont plus miserables que nous-memes. LE MENDIANT BENOIT Tais-toi, tu es deja trop vieux, pour etre encore un homme. Des bandes nouvelles se precipitent dans le chemin d'Oppidomagne. Un groupe d'ouvriers parait. L'un d'entie eux s'adresse aux mendiants. i3 LOUVRIER Herenien est-il passe deja ? UN MENDIANT (a I'ouvrier;) Ce berger le connait. Demandez-le lui. L'OUVRIER (au bergeij Herenien a-t-il passe par ici ? LE BERGER (en guenilles) Je I'attends. II est accouru soigner son pere. Je voudrais le revoir. Je I'ai gueri qu'il etait enfant. L'OUVRIER II doit venir. Nous I'attendrons ensemble. LE BERGER Comment a-t-il quitte la ville ? Ses ennemis eux- memes devaient I'y retenir. LOUVKIER Hercnien fait ce qu'il vcut. Son pere se mourait au village, et I'appelait. LE BERGER Pensez-vous qu'il domptera Oppidomagne ? LOUVRIER N'est-il pas le maitre du peuple ? C'est quelqu'un d'admirable et de sacre, Qui vit, a travers I'ombre de cette heure, Pour Tavenir, que ses gestes effleurent; Nul mieux que lui n'a mesure Ce qu'il faudra et de folie et de prudence Pour conquerir les jours nouveaux ; Ses livres clairs illuminent tous nos cerveaux. On y apprend a 1 evidence Quelle est la route vers le mieux Et ce qui fait qu'un homme, a tel moment, devient un Dieu. i5 LE BERGER Vous etes de ceux qui Taiment et le defendent dans la ville. L'OUVRIER Nous sommes cent, nous sommes mille A I'adorer — et decides A le suivre jusqu'aux confins de ses idees ! L'ouvrier s'en va sur la route, guetter I'arrivee d'HERENiP:N. Encore des fuyards — puis un groupe de paysans trainant a sa suite des tombereaux et des charrettes a bras. Les chevaux ont gravi la cote, avec des charges doubles. LE PERE GHISLAIN Nos betes n'en peuvent plus. Laissons-les souffler. He ! la-bas ! les mendiants, cette canaille d'Herenien est elle passee par ici ? LE MENDIANT BENOIT Pere Ghislain, tais-toi. i6 LE PERE GHISLAIN Me taire ! me taire !... pourquoi..? Pour qui Here- nien vous connait done ! LE MENDIANT BENOIT Pere Ghislain, nous sommes ici la force et nous pou- vons t'abattre, avant nieme que tu cries au meurtre. Si pendant des ans et des ans, tu nous jetas a ta porte, les dechets de ton pore, et les lavasses de ta cuisine, nous autres, pendant des ans et des ans, ne t avons-nous pas donne nos suppliques et nos aves ? Nous sommes quittes pour le passe et le present nous appartient. II se dirige mena^ant vers le Perc Ghislain. UN PAYSAN (accourant) Pere Ghislain, pere Ghislain, ta ferme des Champs qui tintent a communique le feu a toute la Plaine aiix LoupsI Les arbres brulent, au long des routes. La sapiniere ronfle et crie et hurle toute Et les fiammes setagent, 17 Jusqu'aux nuages, Et les flammes mordent le del I LE PERE GHISLAIN Eh bien ? Et puis, que veux-tu que cela me fasse Et que la plaine et que les bois s'annulent Et que les vents, les airs et les cieux brulent Et que la terre enfin, comme un caillou se casse. Changeant de ton : Tantot ce mendiant parlait de me tuer... Au mendiant Benoit : Mais fais-le done, et promptement ! Voici mes mains, voici mes bras prostitues Au travail nul ; voici mon front et son entetement, Voici ma peau fletrie en tous ses pores, Voici mon dos, voici la loque humaine Et la ruine que je traine Depuis des ans, depuis des ans ! Je demande, vraiment, pourquoi je vis encore... i8 Je buche un champ que le gel rape Je cultive des pres que les sorts frappent Ce que mon pere avait amasse, Hard a Hard, Ce qu'il avait serre, cache, terre, comme un avare, Je Tai perdu, je I'ai mange J'ai supplie mes fils : ils m'ont gruge; lis se sont engloutis dans la ville profonde; Ils ont voulu la vie infame et infeconde; Les bourgs et les hameaux sont morts : Oppidomagne en a brise I'etfort, Oppidomagne en a tari le sang ; Et maintenant, Voici que, sur les clos et les arpents, Se ramifient toutes les maladies De I'eau, du sol, de I'air et du soleil ! UN PAYSAN Vos deuils sont les notres. Nous sommes tons aussi miserables LE PERE GHISLAIN Lorsque jetais enfant, on fetait les semailles, 19 La terre etait docile aux gens et aux aumailles, Les lins montaient conime un bonheur en fleur. Mais aujoLird'hui ! le sol fait peur. — Certes, a-t-il fallu violer quelque chose De souterrain et de sacre — Tout appartient a la houille, terree Jadis dans la nuit close. Des rails noueux, sur les plaines armees De signaux d'or, se tordent ; Des trains rasent les clos et perforent les hordes ; Les cieux vivants sont devores par les fumees ; L'herhe saine, la plante vierge et les moissons Mangent du soufre et des poisons. Cast I'heure, Oil s'affirment, terrihlement vainqueurs, Le feu, les plomhs, les fontes ; Et Ton croit voir I'enfer, qui monte ! Les mendiants se reculent et ne menacent plus. UN MENDIA.NT Le pauvre homme ! 30 LE PERE GHISLAIN Pauvre homme ! Eh que non ! Tirant un pa3\san vers lui et designant un enclos qui brule. Vous croyez, n'est-ce pas, que rennemi incendia mon enclos? Detrompez-vous. (II lui montre ses mains.) Ce sont ces deux mains-la. Et mon bois pres de la mare aux folletsi Cesont elles encore. Et mes greniers et mes meules? Ce sont elles tou- jours ! Non, non, le pere Ghislain n'est pas un pauvre homme. 11 est eel ui — peut-etre le seul — qui voieclair. On ne respecte plus son champ ; on perd patience devant la sure lenteur des choses; on tue les germes ; on les sur- chauffe ; on arrange, on raisonne, on combine. La terre n'est plus une femme ; c'est une fille ! Et maintenant, voici que I'ennemi I'annule : Ou la ville I'avait blessee, La guerre et ses torches la brulent ; Ou le savant I'avait presque epuisee, Les boulets I'incendient. Helas ! Helas ! voici sa mort brandie ; 21 Plus n'est besoin de pluie et de rosee, Plus n'est besoin de neige au front de la montagne, Ni de soleil, ni de mois clairs et doux, Et mieux vaut en finir d'un coup, En detruisant toute la campagne. UN PAYSAN Assurement, le pere Ghislain n'est plus sain d'esprit. UN AUTRE C'est un crime de blasphemer la terre. UN AUTRE On ne sait plus ce qu'il faut croire. Le voyant du village parait ; il chantonne, imitant par gestes le vol des corbeaiix d'incendie. LE VOYANT Les arbres fuient et les champs bougent Et I'orage lezarde d'or 22 A fait des croix, au Sud, au Nord. Voici I'heure des Corbeaux Rouges, lis s'acharnent sur les maisons Les ongles fous et les ailes grandies Et leurs plumes aux horizons Se herissent eii incendies. Si terribles et si nombreux Arrivent-ils des bruyeres profondes, Qu'on les dirait les envoyes des feux Qui circulent autour du monde. L epouvante s'accroche au vol Silencieux de leur mystere ; Leur bee dechire et ravage le sol, Pour y ronger, pour y manger, Pour y fouiller, jusques au coeur, la terre. Les semences meurent qu'on a semees Et les meules, — et leurs flammes volantes Et fuyantes^ la-bas, vers le couchant, — Apparaissent, dans les fumees, Comme un galop de cavales en sang. 23 L'heure predite est enfin la. He ! les cloches ; sonnez le glas, Sonnez la mort du sol et des terres fecondes, L'heure predite est enfin la, He ! les cloches, he ! les cloches, sonnez le glas. Sonnez le deuil pour enterrer le monde ! LE PERE GHISLAIN He bien ! c'est lui qui a raison, lui le voyant, lui le fou, lui, dont on se moquait, dont je me moquais moi-meme et que je n'ai jamais compris. Ah! certes, la formidable lumiere se fait a present. II indique rhorizon. Mais lui, voici longtemps qu'il devinait. Et nous etions la, nous autres, avec notre ancienne esperance, avec nos vieilles illusions, qui mettions la pauvre petite barre de notre bon sens, a travers les roues terribles du destin. Une troupe de jeunes gens des villages, valets de ferme, ouvriers, fiUes d'etable, mendiantes amenent sur un brancard Pierre d'llERENiEN. Un pretre les accompagne. Le moribond fait signe qu'il souffre trop et qu'on doit s'arreter. 24 JACQUES HHRHXIEN Par ici, mcs amis. Deposez-le douccmcnt. Aidant Ics poiteuis. Puis, conime sc pailant a lui-mcmc : Pauvre vieux ! pauvre vicux I n'avoir pu mourir, comme son pcrc, dans son lit! Oh! ccs ^uerres, ccs ^ucrres, il les laut hair avcc des haines dc diamant ! PIERRE HERENIEN Herenien, Hcrenien ! JACQUES HERENIEN Me voici, pere, tout pres de toi, tout pres de tes yeux et de tes mains; tout pres de toi, comme jadis, au temps de mere, si pres, que j'entends ton coeur battre. Me yois-tu ? m'entends-tu ? sens-tu que je suis celui qui t'aime tou jours? PIERRE HERENIEN (halctant) ■ Cette fois, c'est la fin. Tu ne pourr^as plus me transpor- ter jusque chez toi, dans Oppidomagne. Je suis heureux puisque j'ai les plaines autour de moi. Je te demande line grace, c'est que tu ne defendes pas au vieux cure d approcher. JACQUES HERENIEX Mon pere, en toutes tes volontes, en tous tes desirs, tu seras obei. Faut-il que je m'eloigne? PIERRE HERENIEN II faut etre seul pour se confesser. Herenien s'ecarte. Le pretre s'appioche, Le pere Ghislain accoste timidement le tribun. II lui parle pendant la confession. LE PERE GHISLAIN Monsieur Herenien, je le vois, vous etes reste bon. Je vous croyais autre. Vous dominez Oppidomagne et dans nos fermes on a parle de vous... Mes fils vous defendaient... Peut-etre ont-ils raison... Mais enfin, maintenant que la campagne est morte, dites-moi, d'ou va nous venir la vie? Ou trouver un coin pour semer les 26 graines et cultiver le blc 1 Ou trouver un arpent que les fumees, les egouts, les poisons et la guerre n'auront tue ?. . . dites. . . dites. . . 1 IIkrknien leste muct. Toute son attention est tournee vers son pere. A peine a-t-il un liaussemcnt d'epauk^ (]uand le pere Guisi.ain fniit de parlcr. LE BERGER (qui s'est lentenicnt rai^proche d'HERENiEN) Jacques me reconnais-tu ? JACQUES HERENIEN Comment! tu vis encore, toi, le vieux Berger. Violemment emu il I'embrasse. LE BERGER Je suis parti bien loin, la-bas, pendant des annees ; j ai vu des pays nouveaux et merveilleux. On erre ainsi de jour en jour, de lande en lande, et Ton revient pour voir mourir ! LE PERE D'HERENIEN Je demande pardon a tous ceux que j'ai offenses. 27 LE CURE Ne t'inquiete plus, tu fus Chretien et tu seras sauve. Le prctre I'absout. JACQUES IIERENIEN Menant le bcrger vers I'agonisant. Pere, c'est le berger ; tu sais bien, celui des Champs qui tintent, le plus vieux de tes serviteurs et de tes amis. PIERRE HERENIEN Regardant le berger longuement et, tout a coup, I'ayant reconnu, lui saisissant le bras et I'attirant a lui. Avec une voix assez ferme : Quand je serai mort, berger, tu detruiras toutes les vieilles semences. Elles sont pleines de poussieres mau- vaises ; elles sont rongees ; elles sont moisies. Ce n'est plus avec elles que le sol celebrera ses fiancailles Et toi qui as ete partout, tu resemeras dans mon champ, dans mon clos, des graines nouvelles ; des graines toutes vives, toutes fraiches, toutes belles que 28 tLi as VLies et rcconnues bonnes, la-bas, aux contrees vierges dc la terre... Un lepos. Lc bcrgcr s'inclinc et s'agcnouillc. Lcs nicndiants ct les portcuis font dc mcme. b^t maintenant qu'on me tourne vers le solcil. On obeit ; mais a rOuest, ou lc soleil dcvalc cn cc moment, les brasicrs des villages illuminent le pays. La chaleur cn vient jusqu'au mourant. UN PAYSAN (designant Pierre Herenien) Des reflets d'incendie passent sur son visage. UN AUTRE C'est vers le feu qu'il se tourne. UN AUTRE (a ceux qui assistcnt Pierre Herenien) Prenez garde prenez garde... il ne faut pas qu'il voie les flammes. UN AUTRE Dressez-le vers la droite. 29 UN AUTRE Par ici... Par ici... vers la droite... vers la droite. Mais le vieillaid se cramponne a la civicic ct se maintient, le visage tendu vers le coucliant et les brasieis, UN AUTRE Le pauvre ! . . . s'il savait ! PIERRE HERENIEN (a voix presqu eteiiite) Jacques Herenien, viens pres de moi, tout pres. Que je meure en touchant avec mes doigts... (II le caresse) et regar- dant, la-bas, avec mes yeux... ce que j'ai aime le plus au monde... J'ai ete comme insense de toi. Jamais, je ne t'ai renie ; j'ai presque beni les peines et les chagrins que tu m'as faits ; puis, en meme temps que je t'aimais, j'ai adore la terre. J'ai vecu avec le soleil, comme avec Dieu... c'etait le Maitre visible... Je me serais cru puni, si j'etais mort, pendant la nuit, en son absence. Heureu- sement, il est la devant moi et je lui tends les bras. (II se souleve vers I'incendie). Je ne le vois deja plus, mais je sens toujours sa bonne et victorieuse lumiere. . . 3o JACgilES IIEREXIEX niurmure ; Pcre I pcre I . . Ne sachant pas s'll doit desabascr son pcre on voir cii CCS paroles line prc3(lictioii soudainc. riERRE IIEREXIEX ... je la devine, je raime, je la comprends; c'est d'clle, qua cettc hcLirc meme, sortcnt les sculs rcnouveaux encore possibles I II se renverse et mcurt : jACyuES Herenien embrasse son pere ; il scelle ses levres sur sa bouche, commc s'il voiilait en recueillir la premiere verite qui jamais en soit sortie. JACgUES HEREXIEX Savait-il ce qu'il disait?... « Les seals renouveaux encore possibles ! » Lentement Herenien sort de son reve, se ressaisit. Les mendiants, les paysans et les ouvriers I'entourent. Le berger lui serre et lui tient les mains. Les porteurs sou- Icvent le corps et se remcttent en marche. A ce moment une troupe de femmes et d'enfants venue de la ville, debouche au carrefour, par les routes hautcs, Elle est conduite par des vieillards. 3i UN VIEILLARD (s'arictanl ct designant Piekrk Hkkl:nien) Un mort ! C'est Herenien qui suit la civiere ? UN AUTRE Et cette foule ? UN AUTRE C'est la campagne entiere qui reflue vers Oppidomagne. UN AUTRE Croient-iis done qu'on les accueillera ? II appelle : Herenien ! Herenien ! HERENIEN Qui m'appelle ? LE VIEILLARD Oppidomagne s'enferme dans ses murs ; elle n'admeltra point que la plaine lui renvoie ses vagabonds et ses niorts I 32 HERENIEX Je rentre chez moi ; j'ai perdu mon pcrc ; jc vciix renterrer moi-mcme ct le soustraire au pillai;c cl aux profanations. LE VIEILLAKD On vous repoLissera avec des balles. On expulse tons ceux qui n'aidcnt pas a la defense. UN AUTJ On raisonne ainsi en temps normal, mais aujourd'hui ! Une telle confusion regne dans les idees recues que Ton pourrait fonder des religions nouvelles et proclamer des croyances inconnues. Vois, la-bas, sur les hauteurs, Je Capitole flambe ! On brule les palais de I'Artillerie et de la Marine. Avant ce soir, on aura partage toutes les reserves d'armes et de munitions. Pendant le siege, justice se fit des banques et des bourses. L'heure de faire justice de I'injustice fonda- mentale : la guerre ! est venue a son tour. Avec elle seule, disparaitront les autres : haines des campagnes contre les villes, des miseres contre Tor, des detresses contre la force. On a frappe au coeur I'organisation du mal. (On entend des hourras dans la rue). Ecoute : c'est I'universelle fete humaine qui delire et qui chante. Claire et Herenien s'approchent de la fenetre et longue- ment s'embrassent. Tout a coup Herenien se degage avec brusquerie. HERENIEN Habille I'enfant; je suis venu le chercher pour qu'il voie mon oeuvre. CLAIRE L'enfant? Mais il ne comprend pas. i33 HERENIEN Habille-le quand meme, je lui dirai, en presence de la mort d'un monde, de telles paroles, qu'il ne les oubliera jamais. Habille-le, que je Femmene. CLAIRE Et moi ? HERENIEN Ton frere Haineau viendra te prendre. CLAIRE Pourquoi ne point nous en aller ensemble? HERENIEN Habille I'enfant, te dis-je, et depeche-toi. Claire sort. Herenien inspecte son bureau, met quelques liasses en poche, puis s'accoude a la fen^tre, d'ou il harangua le peuple. HERENIEN Oh Tapre vie eclatante et rebelle Que j'ai vecue et soulferte, comme elle 134 M*est aujourd*hui repos, gloire, clarte ! Comme je me sens grand, sur ce monde dompte Et ressurgi par mes seules forces humaines. Dire qu'il a fallu qu'un metayer des plaines Naquit, pour procreer un enfant — moi — Qui largement, avec ses mains, avec ses doigts, Avec ses dents, saisit a la gorge les lois, Et terrassa le vieil orgueil des pouvoirs rouges. Les campagnes, et ferme a ferme, et bouge a bouge, Mouraient. Dans les villes ou j'entrai, L'universel effort Avait degenere En carnage moral ; — le vol, le rut et I'or Hurlaient et s etouffaient^ en des melees Monstrueuses de violences accumulees : Tous les instincts s'entretuaient, dans les champs clos De la banque, de la bourse ou des tripots. L'autorite formidable et complice Puisait, pour se nourrir et pour fleurir, Toute sa seve, en ces fumiers de vices, Et se tumefiait d'exces et de bien-etre i35 Je fus la foudre eclairant la fenetre D'ou quelques-uns inspectaient I'horizon, Et, moins par mes calculs et moins par ma raison, Que par on ne sait quel amour supreme et fou Du monde entier, que je confonds avec moi-meme, Je fis lever I'ecrou Qui maintenait au bagne L'entente humaine. J'ai terrasse sous moi la vieille Oppidomagne — Chartes, abus, faveurs, dogmes et souvenirs — Et la voici monter, celle de Tavenir, Forgee a coups d'eclairs et mienne enfin, Qui regarde le feu de ma pensee Et ma folie et mon ardeur realisees Luire et grandir dans les yeux fixes du Destin ! On entend des coups de fusil. CLAIRE (de sa chambre) Herenien, les soldats de la Regence debouchent dan rue. HERENIEN (ii'entcndant pas, continue) J ai faconne, d'apres mon plan, le monde; i36 J'ai souleve la foule et ses forces fecondes Dcs bas-fonds de I'instinct, jusques au seiiil Immense et radieux de mon orgueil... CLAIRE (apparaissantj Herenien ! Herenien ! Des gens amies surveillent la mai - son. lis te tueront, si tu sors. HERENIEN Allons done! Habille I'enfant. (Nouvelle fusillade). CLAIRE Les coups de feu se rapprochent du carrefour. HERENIEN Habille I'enfant. CLAIRE On te guette ; on t'attend ; on veut ta vie... HERENIEN Habille Fenfant. Ellc va cheicher i'enfant, qui tremble, le prend dans ses bras et le protege. i37 CLAIRE Mon ami, je t'en supplie, ne te hasarde pas; attends qu'ils soient passes. HERENIEN Je n'ai pas le temps d'attendre. Je n'ai peur aujourd'hui, ni des autres, ni de moi-meme. Je suis monte a ce point de force humaine CLAIRE Alors, va-t'en seul, et laisse-moi le petit. HERENIEN (avec violence) Je veux Tenfant. Je le veux la-bas, pres de moi. CLAIRE II viendra tout a Theure. . Haineau te Tamenera. HERENIEN II faut qu'on Tacclame avec son pere. Donne-le. . . voyons donne-le. i38 CLAIRE Je ne t'ai jamais resiste. Je t'obeis toujours comme une servante, mais aujourd'hui je I'en conjure... KEREN I EN Donne-le, te dis-je. 11 arrache I'enfant aux etreintes de Claire, la repousse et s'enfuit avec lui. CLAIRE Mon ami ! mon ami ! Oh cette folie ! Toujours sa pauvre et colossale folic ! Un bruit imniediat de fusillade I'arrete, Apres un instant d'angoisse folle,elle s'elance vers la fenetre et s'y penche, en criant : Mon fils! Mon fils! Puis, elle se precipite dans la rue. Bruit de chevaux qui s'eloignent. Tumulte. Clameurs. Un silence. Enfin, dominant toutes les autres, UNE VOIX On vient d'assassiner Jacques Herenien ! i3g SCENE DEUXIEME Matin. — La Place du Pcuplc^ constiuite toiite entiere en terrasses. Au fond, s'apergoit le panorama d"C)ppidomagne, voile de fumees d'incendies. A droite, la statue de la Regence, tres en vuc, sur un terre-plcin. A gauche, le palais de la guerre se consume. Des bourgeois aux fenetres pavoisent ; des gens saouls passent. Des rondes folles traversent la scene ; des bandes succedent aux bandes. On entend de toutes parts des chants. Des gamins jettent des pierres vers la statue de la Regence. UN MENDIANT Eh! la marmaille, preiiez done garde; on va vous tirer les oreilles. LES GAMINS — Nous lapidons la Regence qui est morte. 140 — (Jetaiit line picrie) Voila poLir le sceptrc. — Voila pour la couronne. DES JiANDES (cntourent la statue ct chanlciit Jes roiides) Et comptons quatre el comptons trois : Les vrais gaillards ce sont ceux la Qui refusaient d'etre soldats, Pour ameuter et soulever leurs droits En tempete, contre la loi. Et comptons trois et comptons deux : Les vrais gaillards ce sont ceux-la Qui s'exaltent, au son des glas, Quand les villes en or, en fievre, en feu, Ensanglantent le ciel de Dieu. Et comptons deux et comptons un : Les vrais gaillards ce sont ceux-la Qui, d'un seul han, broyeront le tas De vieux espoirs et de pouvoirs defunts Devant I'ardeur de leur tribun... 141 UN PAYS AN Qu'on me pende si je croyais rcvoir Oppidomagne ! GROUPE DE MEN DI ANTS — Je me suis terre dans un trou, comme une bete. — Je fus tour a tour au service des deux partis. Ceux d'Oppidomagne m'appelaient la taupe : je les instruisais sur les projets de I'ennemi; et I'ennemi me croyait subtil comme la fumee : je le renseignais sur les choses d'Oppidomagne. — Nous fimes tous de meme. J'operais au Nord. -- Moi, a rOuest. — Et trahissant les uns et les autres, nous avons fini par les mettre d'accord. (ironique): Nous avons conclu la paix. UN BOHEME N'arrive-t-il pas toujours un moment ou ce qu'on appelle un crime se transforme en vertu ? UN MENDIANT Est-il vrai qu'Herenien soit mort? 142 LE BOIIEIM1-: Lui ! allons done; il est aujourd'hui le maitre, le roi. On ne meiirt pas qiiand on est si grand. UN INIENDIANT On Taurait tue sur le seiiil de sa porte. LE BOHEME Qui ca ? UN MENDIANT Les eonsulaires. LE BOHEME Impossible ! UN MENDIANT Doivent-ils lui en vouloir ! Jamais homme n'accomplit si grande oeuvre. LE BOHEME C'est pas un homme, c'est nous tons qui I'avons accom- plie. 143 LE BERGER Enfin, nous allons pouvoir vivrc ! LE BOHEMIA Nous ! Allons done ! . . . II faudrait que le sol humain fut autrement remue, pour que la lumiere arrival jusqu'en nos caves. Paix ou guerre, Nous denieurons la misere immobile, Que ne derange point le va et vient futile De I'heur ou du malheur. Qu'Oppidomagne, avec des lois nouvelles Affranchisse, ce jour, ses peuples en tutellc. Nous seuls, nous resterons, Dieu sait jusques a quand, Les carnassiers et les vaguants Qui depecent, a coups de vol, la terre avare, Comme autant de corbeaux que Ton effare, Que Ton chasse, de son verger ou de son seuil, Alors deja qu'on y accueille Le peuple entier des autres oiseaux libres. LE BERGER Vous parlez comme si la Regence vivait encore. Les campagnes vont renaitre. Les villes se purifier 144 LE BOIIEME Heureusement ! tout n'cst qirachcminement vers lout, et dcMiiain sera toujours mecontcnt d'aujourd'hui. Unc troupe dc fcmmcs ivrcs travciscnt la scene, avec des torches. Elles crient : « Aux eglises ! aux eglises ! Nous allons briiler le bon Dieu. » An mendiant: Regardez-bien, voila nos auxiliaires ! Quand vous et vos amis vous vous serez decides a etre des hommes^ vous viendrez me chercher comme d'autres sont alles trouver Herenien. (il sen va) GROUPE D'OUVRIERS Dressant luie cstrade pour y exposer Ic cadavre cVHerenien. On apporte le drap noir : — C'est un malheur comme jamais il n'en arriva. — 11 a recu deux balles, la, dans le front. — Son fils est-il tue? — Non. — On ne sait quels gardes furent les assassins, lis ont fui. Peut-etre ignorera-t-on toujours Tabominable lache qui tua notre tribun. 145 — On s'est baltu aux abords de la Regence. II fallut une heure pour deloger Ics consulaires. Herenien ctait deja mort. UN MEND I ANT Haineau, dit-on, a fait le. coup. UN OUVRIER Haineau ? Tu ne sais done pas ce que tu dis ! Haineau ! qui a cette heure se desespere plus encore que nous. UN MEND I ANT C eta it son ennemi. L'OUVRIER Tais-toi, tu mens par toutes les dents de ta machoire. LE MENDIANT Je dis ce qu'on m'a dit. L'OUVRIER C'est par des gens comme toi que se creent les legendes infames. 146 Enneniiset soldats d'Oppidomagnc defilent bias dessus bras dessous; sc massent sur la terrassc et sur les gradins. LA FOULE — La fete aura-t-elle lieu? — Pourquoi pas ? Ce sont les nouveaux chefs d'Oppi- domagne qui I'ont ordonnee. — Jamais autant que dans la mort, Herenien n'appa- rut grand. CxROUPE DE PASSANTS — On le porte en triomphe, par toute la ville. — Je I'ai vu traverser le carrefour dcs Marby^es. Une blessure rouge barrait son visage. — Moi, je I'ai vu passer au pont dcs Havres ; Les bras leves des meres Tendaient vers lui leurs enfants clairs, Si bien que tout ce que la vie Offre de jeune et de joyeux, Planait et se penchait sur son cadavre. — II passe environne de fleurs qu'on lui dedie, L'ecarlate linceul le drape d'incendie ; 147 Son corps : Uii tumulte d'amoLir, parcil aux houles, L erige et le maintient au-dessus de la foule. Jamais un roi cclatant d'or, De sang, de meurtre et de batailles, N'eut a sa mort D'aussi larges et grandioses funerailles. — Aux Colonnades, un jeune homme s'est fait un chemin jusqu'a la civiere. II trempa son mouchoir dans le sang qui tachait les joues et longuement, ardemment, comme s'il communiait, I'approcha de ses levres. UN OUVRIER (qui a ecoute Ics passants) Jacques Herenien sera expose, ici meme, sur cette estrade, en pleine foule, en pleine gloire. UN PAYS AN II est bon que le soleil le voie. GROUPE DE PASSANTS — Des pleurs, des fleurs, des chants, du sang, des 148 danses, de I'incendie : toutes Ics ardeurs contraircs brulent dans I'air! — C'est Tatmosphere qu'il faut lorsque sc creent des mondes. Une immense poussee se prodiiit. Le Brfalx, suivi do soldats ct d'ouvriers, escalade le perron d'un hotel et fait sii^aie qu'il veut parler. Silence. LE BREUX Citoyens, dans quelques instants, sur cette place d'Oppi- domagne, dediee au Peuple, ie corps de Jacques Herenien va paraitre. Recevez-le com me uu vainqueur. Les balles ont pu fermer ses yeux^ raidir ses bras, immobiliser son visage, mais le tuer, non pas. — Jacques Herenien vit encore dans ses paroles, dans ses actes, dans sa pensee, dans ses livres ; il est la force qui, a cet instant meme, nous exalte; il veut, pense, espere, agit en nous. Ge ne sont pas ses funerailles, c'est sa victoire derniere... Rangez-vous, le voila. Des enfants grimpent aux epaules. Anxiete enorme dans tons les groupes. On monte aux fenetres. On escalade des colonnes. 149 GROUPES DIVERS SUR EES GRADING — Quelle foLile! Jamais cette place ne la contiendra. — Comme il etait aime! Des gens comme lui ne devraient pas mourir. GROUPE I)E EEMMES — Sa fern me suit la civiere . — C'est elle qui porte Tenfant. — C'est une chretienne I — Une romaine ! — Silence : voici le corps. La civiere apparait, elle fait le tour de la place; des gens pleurent, d'autres acclament, d'autres tombent a genoux — quelques femmes font le signe de la croix. — Sur les gradins, des grappes humaines se forment pour micux voir. DES JEUNES GENS Sc portant au devant du corps qui passe. Avec priere, avec exaltation : — rierenien. Herenien, tu fus notre seul maitrel • — Je ne sais pas un feu de ma pensee Que ton ardeur comme un grand vent n'ait attise ! i5o — Herenien, Herenien, noiis sommes ta survie? Nous te vouons et nous t'offrons Tous ce qu'un jour, I'effort De notre a me fera de beau, de clair, de fort Et de pur dans la vie ! — Herenien, Herenien, ton souvenir Sera le battement de coeur de I'avenir! — Herenien, Herenien, exalte-nous Que nous soy ions toujours ces violents, ces fous Qu'aux temps mauvais, Jadis, ton geste emportait, Malgre nos forces desunies, Dans Forage de ton genie! Le cadavre est depose sar I'estrade ; des femmes couvrent, avec des fleuis, le drap noir. LE VOYANT Debout sur un gradin et dominant la foule : Ce n est plus I'heure Oil j'ecoute ceux qui pleurent; C'est I'heure en fin venue i5i De la foudre fatale aux anciens dieux, Qui les abat, hagards et vieux, Devant la verite soudaine et reconnue. L'espoir humain s'est de nouveau fait chair; Le vieux desir, vetu de fleurs et de jeunesse, S'est repandu : les yeux sont beaux, les coeurs renaissent, Des aimants inconnus s'entrecroisent dans I'air. Designant Ic catafalque : Et maintenant qu'on voile, avec des palmes claires, Ce tragique appareil de crepes mortuaires, F]t qu'on ait peur de profaner Le culte et la victoire D'une aussi pure et puissante memoire, Car ce mort-la doit rayonner. II fut d'accord avec les renouveaux Du monde, avec le temps, avec les astres. II a conquis la vie a travers un desastre ; II a vaincu, broye, tue Tun des fleaux! IToRDAiN se leve ; — agitation. - La foule Ic designe et I'acclame. Des gens se renseignent Tun Tautie. LA FOULE — C'est lui qui refusa d'abattre Oppidomagne. — Lui qui nous gagna les cnnemis. — 11 est aussi grand qu'Herenicn. IIORDAIN (dcsignanl le cadavrc) Je fus son eleve et son ami inconnu. Ses livres ont rem- place ma bible. Ce sont des hommes pareils a lui qui font naitre des hommes tels que moi, humbles, devoues, long- temps obscurs, mais auxquels la fortune permet de realiser, en une heure foudroyante, ce qui fut le reve supreme de leur maitre. Si les patries sont belles, douces au cocur, vivantes a la memoire, les nations armees de frontieres sont tragiques et funestes ; et le monde entier reste encore herisse de nations. C'est en face d'elles que notre accord se dresse comme un exemple. (Acclamations). EUes compren- dront, un jour, ce qui fut accompli d'immortel, ici, dans cette Oppidomagne illustre, d'ou les plus hautes idees humaines se sont, a travers les ages, I'une apres Tautre, envolees. Pour la premiere fois, depuis I'origine de la force, depuis que les cerveaux se sont mis a compter le temps, i53 deux races, Tune, ahdiquant sa victoire, I'autre, son orgueil humilie, se sont fondues en une etreinte. Toute la terre a du tressaillir, tout le sang, toute la seve a du refluer vers le coeur des choses. L'accord et Tentente ont raison des haines. (Acclamations). La lutte humaine, en sa forme san- glante, a ete nice. Un phare briile desormais a I'horizon des tempetes futures. Sa fixite eblouira les yeux, obsedera les cerveaux, hallucinera les desirs. II faudra bien, qu'a bout d epreuves et de deuils, on aborde au port, dont il indique I'entree et dont il dore les mats et les barques tranquil les ! Enthousiasme de tous: on crie, on s'embrasse. Les anciens ennemis se levent et entourent Hordain. Ceux d'Oppi- domagne etendent les bras vers lui. II se degage des etreintes et depose des palmes aux pieds d'HERENiEN. Puis se tournant vers la veuve : Au nom de la vie et de son triomphe, je vous demande, Claire Herenien, de presenter a ces deux peuples exaltes celui qui nous semble etre Jacques Herenien lui-meme : son fils! (II tend les bras pour presenter I'enfant.) CLAIRE (I'arretant) Je veux en avoir la force moi-meme. (EUe se leve.) 154 All coeur meme d'Oppidomagne, A celte hen re d'espoir immense, All seuil des jours nouveaux, qui recom men cent. Pour deux races, I'humanite; Sechant mes pleurs, dressant ma volonte, (EUe designc la foulc) Je vous confie, a vous, cet enfant de sa chair, je le voue au devoir tragic[ue, au devoir fier, A Teclatante et divine chimere, Que chevauchait et que domptait son pere. Je I'offre a I'Avenir qui chante, en ce decor De fete et de revoke aureolees, En ce decor de joie et de douleurs melees, lei meme, devant vous to us, aux pieds du corps Encore sanglant d'Herenien mort ! Claire tient quelque temps I'enfant leve au milieu des accla- mations et des bras qui se tendent, puis elle le passe aux mains de Hordain. Alors, a bout de forces, elle s'affaisse, sanglotante, sur le cadavre. Le silence, lentement, se fait. LE BREUX Cette heure est trop grande et trop belle, elle nous lie i5^ trop intimement, les uns aux autres, pour que nous son- gions soit a un pacte, soit a un serment! En pleine liberie, en face de tout ce qui demeure inviolable et sacre, en face de cet horn me de genie, dont le corps assassine et I'ame immortelle nous enfievrent et nous inspirent, nous nous donnons les uns aux autres, a jamais. Acclamations. H ORDAIN Quand hier, les mains et les coeurs ou verts, nous sommes entres dans la ville, je m'etonnais que celui qui, plus que tons, realisa notre oeuvre, put assister, vivant, a son triomphe. Une telle conquete exigeait une telle victime. Si vous songez en quelles circonstances etranges, Herenien, sans escorte, sans amis, sans defense, s'offrit de lui-meme, a la derniere balle qui, peut-etre, fut tiree, vous croirez, com me moi, que sa mort est lice au mys- tere des forces enormes et souveraines. HAINEAU II a broye sous kii le vieux pouvoir dont voici I'image encore debout. i56 II designe la statue — des huees — on crie : « Abattez-la, abattez-la ! » Des ouvrieis saisissent des banes pour I'abattie ct montent sur le piedcstal. II a vaincu sa pourriture : ses consuls laches, ses lois batardes, ses coutumes honteuses, ses armees a gages. LA FOULE Abattez-la! Abattez-la! HAINEAU II a nettoye ses banques voleuses, son tresor, ses parle- ments et ses conseils : il a tue tous les antagonismes. Cette image raille ce qu'il a fait. II designe la statue. LA FOULE — Oh I'antique canaille ! — La sinistre poupee! — L'horrible gouge 1 DE TOUTES PARTS Abattez-la! Abattez-la! i57 LA FOULE — Qu'on la traine aux egouts. — Qu'on la casse ! Qu'on la broie! — Abattez-la ! Abattez-la ! gUELQU'UN DES CHAMPS C'est elle qui nous mangea! QUELQU UN DES VILLES C'est elle qui nous fletrit ! QUELQU'UN DES CHAMPS Elle fut la mort ! QUELQU'UN DES VH^LES Elle fut le crime ! DE TOUTES PARTS Abattez-la! Abattez-la! UN OUVRIER (dii haut du piedestal a ceux qui I'entourent) Sauvez-vous : elle va tomber!... elle va tomber!... i58 All milieu des cris de haine, I'^norme statue branle et s'abat. Le silence se fait aussitot. Alois Haineau saisit la tete, rest^e entiere, la souleve ct, titubant sous sou poids colossal, la piojette ct la biise, sans rien dive, aux pieds d'HRRENIEN. LE VOYANT Et maintenant, que les Aubes se levent ! Im- prinie d Bruxelles, par Alex. Berqueman^ pour Edmond Dernan, libraire. Et fut aclieve le trentieme jour dii mois de janvier de fan mil Iiiiil cent et nonante hiiit.