4. Digitized by the Internet Archive in 2015 https://archive.org/details/tableaudeleloqueOOvill ŒUVRES DE M, VILLEM/VIN TABLEAU L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE AU IV° SIÈCLE la^primerie L. Toinon et C«, à Saint-Germain. TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIEIVNE AU IV*^ SIÈCLE PAR M. VILLEMAIN Nouvelle Édition Uu Polythéisme. Des Pères de l'Église grecque : St AtlKinase, St Grégoire, St Basile, St Jean Ghrysostome, etc., etc. Des Pères de l'Église latine : St Hilaire, St Ambroise, St Jérôme, St Augustin, etc., etc. De l'empereur Julien, De Symmaque et de St Ambroise. PARIS LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS 3o, QUAI DES AUGUSTINS 1870 Tous droits réservés PRÉFACE DE l'édition de 1850. En voulant publier aujourd'hui de nouveau ce que j'avais écrit, il y a bien des années, sur deux époques de la vieille société romaine etde l'Église chrétienne dans ses commencements, j'ai senti ce qui manquait à ce travail accueilli d'abord avec faveur. Étendue des recherches, ou importance des vues, rien dans mes premiers essais ne répondait suffisamment à la grandeur du sujet; mais on crut y reconnaître, quand ils parurent, le sentiment vrai d'une littérature alors presque oubliée, et la repro- duction expressive de quelques types originaux, que de- puis longtemps on ne regardait pas. Cela suffisait, à son heure, pour attirer, quelques moments, l'attention pu- blique emportée par tant d'objets. Il faut le dire encore : la préoccupation politique, qui souvent distrait des lettres, y ramenait cette fois. Dans les controverses d'il y a vingt ans, quelques esquisses de la lutte des opinions, au premier et au quatrième siècle, intéressaient la curiosité et même la passion, en leur montrant la stérilité des efforts humains, pour refaire les temps qui ne sont plus. Une autre disposition plus calme, un mouvement d'étude, un goût de poésie faisait rechercher tout ce qui, dans d'autres époques, avait rajeuni la pensée et varié les formes de Timagination. Quelques exemples d'inspi- ration et d'éloquence, puisés dans les monuments de la science théologique, devenaient une nouveauté pour les 1 II PRÉFACE. lettres et une nouveauté conforme à l'état des esprits. Quelques traits choisis de la transformation du poly- théisme, l'image de ses efforts contradictoires pour s'é- purer par la morale, et s'aviver par la superstition, Pidée 3u progrès social mêlé dès l'origine à la ferveur spécu« lative de la foi chrétienne, attachaient à la lecture de mes considérations sur Symmaque et saint Ambroise, sur Julien, sur la philosophie stoïque comparée au christianisme du même temps. Quelques souvenirs de la vie, quelques analyses du génie de saint Atha- nase, de saint Grégoire de Nazianze et de saint Basile, de saint Chrysostome, de Synésius, de saint Jérôme et de saint Augustin plaisaient d'autant plus que ma fidé- lité laïque et littéraire laissait aux pensées recueillies dans leurs ouvrages la hardiesse et la poésie, que les scrupules trop respectueux du dix -septième siècle croyaient devoir affaiblir, et que le siècle suivant avait dédaignées. On me savait gré d'un jugement plus hbre, et d'une admiration impartiale; et par divers motifs, on approuvait cet essai dans une voie nouvelle. Mais depuis, les esprits ont fait de grands pas dans cette voie, même en paraissant occupés de toute autre chose. Le sentiment religieux est devenu plus sévère. L'érudition a pris plus de place dans les lettres. Ce be- soin d'examen ne saurait être satisfait par l'étude seule des beautés morales, qui animaient l'éloquence dequel- ques hommes puissants par la conviction et les œuvres. Et dans un temps où les monuments de cette éloquence redeviennent pour des Communions dissidentes un objet de méditation dogmatique, toute autre manière de les considérer peut paraître étroite et superficielle. Il ne faut pas y renoncer, cependant. On ne peut méconnaître iju'il y a dans les Pères de V Église encore autre chose ^uo la doctrine théologique, et que cela fut un des in- PRÉFACE. m siriiments de leur puissance. De même qu'après le moyen âge, diverses sciences morales, que la théologie avait attirées, et comme enveloppées, n'ont pris leur grandeur qu'en se séparant d'elle, ainsi des controverses religieuses du quatrième siècle on peut tirer tout uv or- dre de vérités historiques, qui marquent le travail de la raison commune, en même temps que le bienfait de la loi chrétienne. Seulement, pour traiter ce sujet, il ne suffirait pas de développer, comme je l'ai fait, mon pre- mier travail, d'y comprendre d'autres noms de la même époque, de peindre avec plus de détail quelques grands caractères, et de multiplier les témoignages de leur action immédiate sur les âmes et de l'immortelle gran- deur qui reste à leurs écrits. Il aurait fallu entreprendre davantage, raconter la lutte des deux sociétés dans tous les rangs et sous toutes les formes, dans le pouvoir et dans le peuple, dans la législation, la philosophie, les lettres, à travers cette variété de climats, de condi- tions sociales, et d'instincts indigènes, que présentait la vaste étendue de l'empire. Dans un tel enchaînement de faits et d'idées, la parole des orateurs sacrés, au lieu d'être le sujet d'une étude, serait un des événements d'un immense récit, ou plutôt en serait l'âme. On ne semblerait pas citer par fragments leur génie -, on ferait entendre leur voix pour accuser, • ou pour défendre, pour consoler, pour secourir, au mi- lieu de ce monde mobile et passionné d'Alexandrie, d'Antioche, de Carthage, de Milan. La vie romaine du quatrième siècle se déploierait comme ces grands dra- mes de la muse antique stir un théâtre ouvert et reten- tissant, que dominait de son harmonie le chant religieux du chœur redisant aux puissants et au peuple des con- seils de prudence et de vertu. Dans un tel tableau fait pour montrer avec éclat ce ÎV PRÉFACE. que sentaient diversement jles âmes, sous Tinspiration et le joug de la plus grande révolution, celle de la so- ciété, de la nation et de l'homme intérieur, tout ce que l'érudition a recueilli sur les incidents de ce combat uni- versel devrait trouver place. Métaphysique et archéolo- gie, sciences et monuments des arts, tout devrait servir à expliquer cette lente décomposition du Polythéisme^ dont les traits généraux sont faciles à saisir, mais qui offrit dans ses détails tant de singularités philosophiques. En même temps, le travail opposé, le progrès de la foi chrétienne, son mystère et sa publicité, toute cette peinture non pas de Tordre ecclésiastique seulement , mais de la société chrétienne, de ses colonies dans le monde, devrait être le commentaire de sa littérature nouvelle, de cette littérature jie tribune et de solitude, vraiment originale dans ce qu'elle rendait au monde et dans ce qu'elle lui donnait, pour la première fois. Mais ce plan, dont j'ai rempli quelques parties, dépas- sait ma faiblesse. M'attachant surtout à ma première pensée, l'étude des lettres chrétiennes dans un siècle d'enthousiasme et d'art, je l'ai développée par des ap- plications du même ordre, sans prétendre en faire sortir un ouvrage complet et nouveau. Ce n'est donc toujours qu'un Essai sur un des caractères d'une grande époque de l'humanité, sur l'éloquence chrétienne dans l'Église déjà puissante, au milieu de l'ancien monde. Seulement j'ai expliqué davantage ce que j'admirais. A ces orateurs sacrés, dont les noms sont partout, que l'imagination croit connaître, sans qu'on les ait lus, j'en ai joint quelques autres moins grands par le génie, mais non moins in- structifs. J'ai mêlé plus souvent la peinture des mœurs à l'histoire des idées, et mieux marqué dans le rapport des deux Églises, l'autorité de l'Occident et le génie de rOrient, On ne s'étonnera pas de ce développement noM- PRÉFACE. V veau, parmi beaucoup d'autres ajoutes à ma première élude. L'événement qui a fait naguère Tadmiration des peu- ples civilisés, la grande pensée du Pontife qui est venu bénir et sacrer, non pas un conquérant à Notre-Dame, mais le principe de la liberté moderne dans le monde, et avec elle les. États fondes sur sa puissance, ce spec- tacle si nouveau ne peut laisser personne indifférent. Il écarte la controverse; il rend la défiance injuste, autalit ^vue superflue. Il montre que ce qui est donné de respect à l'autorité religieuse, loin d'ôter quelque chose à la li- berté qui/ comme elle, est une force morale, lui apporte une sanction de plus. Devant cet exemple, qui ne paraît une innovation que parce qu'il est un retour à l'inspiration la plus antique de la loi chrétienne, pouvait-on craindre de redire com- bien la primauté spirituelle de Rome avait été, dès l'ori- gine, le secours de tous les opprimés? Le pouvoir qu'elle dut exercer, au nom de la charité, sur la force et l'igno- rance, ne se conçoit-il pas mieux, quand on voit l'ascen- dant qu'elle peut prendre, au nom de Téquité sociale, sur la civilisation avancée de notre âge! Et ne sent-on pas davantage combien ce secours apostolique, cet édit de justice et d'humanité qui partait de l'Église était pré- cieux pour la défense d'une ville de Grèce et d'Asie, quand on le voit aujourd'hui même si puissant et si né- cessaire, pour émanciper graduellement les peuples d'î- talie? Puisse la souveraineté pontificale garder ce carac- tère, et achever ce qu'elle a commencé! et pour cela qu'il ne lui soit pas demandé et qu'il ne soit pas exigé d'elle ce qui n'est pas dans la raison des choses! Rome ne peut redevenir la capitale politique d'un grand État, précisément parce qu'elle doit rester la mé- tropole religieuse du monde. Le jour où le pontifical VI PRÉFACE. suprême lui a été donné, il a été entendu qu'elle n'au- rait plus ni sénat dictatorial, ni forum. Si, depuis quinze siècles la souveraineté laïque n'a pu demeurer à Rome, àcôté de la tiare, si le droit, ni la conquête n'ont pu l'y maintenir, si le Pouvoir impérial s'est toujours retiré de force, ou de gré, à Gonstantinople, à Milan, à Ravennes au lieu où le Pape n'était pas, la puissance élective de la législature, cette grande part de la souveraineté mo- derne, ne saurait non plus s'établir au lieu, où le Pape doit régner. Le souverain pontife qui n'est prince que pour être libre, et pour ne donner à aucun territoire étranger le privilège de sa présence, à aucun pouvoir le droit de le protéger, peut se montrer dans le gouverne- ment temporel de sa grande cité romaine le plus sage des princes. Il peut accueillir toutes les réformes d'é- quité», d'ordre, de progrès social. Il peut donner aux provinces de l'État romain des libertés locales, une ad- ministration civile. Mais, il ne peut pas constituer à Rome une tribune et tout l'appareil d'un gouvernement représentatif. Il ne doit pas plus être le stathouder d'une démocratie , que le kalife doublement absolu d'un grand État. Si une autre volonté que la sienne pouvait disposer de Rome, Rome ne serait plus un asile inviola- ble et neutre. Ceux qui soutiennent le plus la condition indéfectible de la chaire apostolique, n'ont jamais pré- tendu que sa puissance temporelle fût infaillible. Mais il faut qu'elle soit indépendante. Si on ne peut la conce- voir étendue au loin et ralliant l'Italie sous une domina- tion unique, on la concevrait moins encore soumise , à l'ascendant d'une assemblée nationale , et suivant , comme par l'inspiration d'un nouvel esprit saint, toutes les phases d'un gouvernement de majorité. Que le goût de l'uniformité constitutionnelle ne fasse pas méconnaître certaines lois de la nature humaine et PRÉFACE. VII de l'histoire! Un écrivain sceptique du dernier siècle ob- servait qu'en général, le pape, comme souverain tem- porel, par les conditions ordinaires de son élection, de sa personne et de son pouvoir, échappait au plus grand nombre des inconvénients et des vices de la souverai- neté absolue. Qu'à ce privilège, insuffisant aujoura'îiui, pour des yeux plus difficiles, viennent se joindre, par la main d'un généreux pontife, des réformes durables, un exemple im- mortel qui sera la tradition de l'avenir, voilà ce que doit souhaiter l'Europe, pour l'avancement de l'Italie. PieïX n'est pas Rienzi, et ne doit pas lui faire place. Car Rienzi même, sous une forme plus moderne, ne serait pas au- jourd'hui dans Rome plus puissant et moins éphémère qu'au moyen âge. La tribune impérissable de Rome, celle que l'épée ne brise pas, qui survit à la force barbare et à la force éclairée, qui arrêtait Attila, et dont la résistance prépa- rait la chute de Napoléon, c'est la chaire pontificale s' adressant à tous du sein de la grandeur, ou de la cap- tivité, du Vatican, ou de Fontainebleau. Que sous cet abri s'affermissent des libertés publiques, une administration civile ! Mais que jamais le peuple de Rome ne veuille, par l'agitation, asservir son Église! car s'il triomphait, il perdrait son droit le plus précieux, celui qui a couvert et favorisé les progrès heureux de l'Italie. Il tomberait dans cette anarchie exposée à tous îes hasards, telle que la vit le commencement du moyen âge; ou il essayerait encore cette représentation répu- blicaine de 1798 qui ramènerait pour lui César, ou même, sans César, une armée étrangère. Rome est un but d'ambition trop grand pour rester hors d'atteinte, s'il n'est sacré; et il ne peut l'être qu'en la personne du pontife, et pour la défense de ceux qui entourent son VilI PRÉFACE. pouvoir d'un respect religieux. Rome, si elle n'est la cité du pape, heureuse et libre par lui, est une capitale sans empire, et comme on le disait du temps d'Alaric, la tête coupée de l'ancien monde. Il vaut mieux qu'elle soit l'âme de la société moderne. Le succès paisible d'une grande œuvre est à ce prix. La main qui bénit est celle qui peut affranchir sans retour. Tout ce qui peut être fait de grand par le courage et par la pensée, il avait été donné dès longtemps à la France d'en offrir l'exemple au monde. Mais cet exemple ne suffisait pas pour étendre à d'autres peuples les institutions de la France. îl fallait pour Titalie une consécration, qui sera d'autant plus puissante, que l'autorité d'où elle émane demeurera souverainement libre et respectée» P. S. Ces pages étaient imprimées et près de paraître, au mois de février de l'année dernière. En les publiant aujourd'hui, je ne crois pas devoir y rien changer, non que je ne sente combien ma prévoyance était courte. Mais, sur un point du moins, elle me semble plus con- firmée que démentie par les événements. La pensée qui ne séparait pas Rome de l'inviolabilité pontificale et ne croyait pas qu'elle pût devenir la capitale républicaine d'une Italie nouvelle est toujours vraie; et les raisons n'ont pas changé, quoique Pie IX soit à Gaëte. DU POLYTHÉISME DANS LE PREMIER SIÈCLE DE NOTRE ÈRE. DU POLYTHÉISME DANS LE PREMIER SIÈCLE DE NOTRE ÈRE- L'histoire du polythéisme serait infinie : le tableau seul de sa longue décadence est difficile à retracer. Il faut cependant, pour concevoir quelle fut la tâche ac- complie par les premiers défenseurs du christianisme, chercher ce qui les précède et ce qui les entoure; il faut parcourir l'état rehgieux et moral de l'ancien monde, pour juger quelle résistance il opposait, ou quels se- cours il pouvait offrir à la prédication d'un culte nou- veau. La lutte savante et prolongée du christianisme contre les restes de la superstition païenne fera ressortir, dans les siècles suivants, les principaux caractères et les al- térations diverses du paganisme. Mais cette manière de le connaître et de l'étudier nous tromperait sur l'état véritable, où se trouvaient les croyances humaines, à la première époque de l'Évangile, avant que la théurgie, venant au secours du polythéisme, eût essayé de le re- faire, pour le défendre. Ce qu'il importe de remarquer d'abord, c'est l'état où le christianisme surprit le monde* 12 DU POLYTHÉISME. Quand la lumière de la loi nouvelle se leva sui l'Asie, les Romains, devenus le peuple dominateur, voyaient depuis longtemps s'affaiblir leurs antiques croyances. C'est une circonstance, remarquable, que l'affaiblisse- ment du paganisme et non-seulement l'incrédulité aux faux dieux, mais l'incertitude sur l'existence d'une na- ture divine, remonte aux plus belles époques de Rome> Cette révolution fut d'abord lente et presque imper- ceptible. Les dogmes religieux étaient à Rome sous la iarde de l'inquisition politique ; on y croyait, commp à cho- « ses célestes. Ainsi, de même qu'il faut propager la re- « ligion qui se lie à la connaissance de la nature, il faut « arracher toutes las racines de la superstition. » è On ne peut confondre ce langage avec celui de Lu^ crèce, qui prétendait également délivrer les âmes des terreurs imbéciles de la superstition. Une cause pre- mière, une nature divine remplace ici le mouvement inexplicable des atomes d'Épicure. Était-ce le terme où s'arrêtaient les pensées de Cicéron? son esprit était-il étranger à toute croyance superstitieuse? Consultons ses iettres, monument si vrai de toutes les faiblesses de son âme mobile et passionnée. Apprendrez-vous quei- DU POLYTHÉISME, 19 que chose par ce billet familier où Cicéron, annonçant à sa femme qu'il vient d'être malade, ajoute ces paroles . assez curieuses? (c J'ai été soulagé si vite, qu'il semble « que quelque Dieu m'ait guéri; au?si, ne manquez pas « d'offrir, avec le soin pieux et la pureté qui vous est « ordinaire, un sacrifice à ces dieux, c'est-à-dire à Escu- « lape et à Apollon. » Mais ce passage est-il sérieux? n'est - ce pas quelque allusion légèrement ironique, comme celle de Socrate ordonnant d'immoler un coq à Esculape ? Voilà ce qu'il est difficile de deviner, à coup sûr. Au quatrième siècle de nore ère, un apologiste du chris- tianisme, Lactance, accusait Cicéron, tantôt de com- plaisance pour les superstitions de son temps, tantôt de complicité dans ces mêmes erreurs. « 0 Cicéron lui « dit-il, que n'essayais-tu d'éclairer le peuple? Cette « œuvre était digne d'exercer ton éloquence. Tu ne de- « vais pas craindre que la parole te maïKjuât dans une « cause aussi juste, toi qui en défendis si souvent de « mauvaises, avec tant d'abondance et de vigueur. Mais, « apparemment, tu redoutes le cachot de Socrate, et tu « n'oses prendre en main la défense de la vérité. » Ail- leurs, l'accusant d'avoir cru lui-même à la réalité des apothéoses, Lactance cite ces paroles que Cicéron avait écrites, dans sa douleur, après avoir perdu sa fille :« Si jamais créature mérita d'être divinisée, sans doute, c'est Tullie. 0 toi, la plus vertueuse et la éclairée des fem- mes, avec l'approbation des dieux immortels, te plaçant au milieu de leur ciel, je te consacrerai dans la croyance de tous les mortels ^ Mais ce délire d'une imagination 1 Lact. in lib. VIL 2 « Quod si uUum unquam animal consecrandum fuit> illud ' profecto fuit, etc. Quod quidem faciam, teque omnium opti- mam doctissima nique, approbantibus diis immortalibus ipsis, 20 DU POLYTHÉISME. vive et tendre, ce paganisme de l'amour paternel ne prouve rien sans doute sur la croyance de Cicéron aux fables de l'antiquité; tous ses ouvrages philosophiques sont là pour le démentir. Il était de la religion qu'avait annoncée Socrate ; il continua cette belle tradition des vérités morales; il en était l'interprète éloquent et con- vaincu; mais, fidèle observateur des lois de son pays, passionné pour les institutions et les exemples d'une république qu'il voyait disparaître, cherchant sa force dans les souvenirs du temps passé, il eût craint de dé- truire, et quelquefois il défendait, un culte qu'il croyait gardien du patriotisme de Rome, parce qu'il en avait été contemporain. Ainsi, les hardiesses du philosophe étaient réprimées par la prudence de l'homme d'État : précaution faible et peu durable, quand elle n'est pas sincère! Les ou- vrages de Cicéron n'en sont pas moins la preuve du décri profond où était tombé le polythéisme parmi les esprits éclairés. Vainement Cicéron, par une contradic- tion plus commune qu'on ne croit, reproche à la jeune noblesse de Rome d'abandonner le soin des auspices, de ne plus remplir les fonctions augurâtes : elle lisait le traité de la Divination; et les plaisanteries de Cicéron décréditaient ses conseils. Ce n'était pas seulement l'indépendance d'esprit, le raisonnement subtil et moqueur qui resserrait chaque jour le champ de la crédulité païenne. La cupidité y contribuait, comme le bon sens : Cicéron nous le dit en l'approuvant. Malgré la faciUté du polythéisme à rece- voir de nouveaux dieux, et l'orgueil même que Rome tirait de cette adoption, les chevaliers qui avaient la in eorumcœlo localam, ad opinionem omnium mortalium con- secrabo. » (Cicer. Fragm philosoph.) DU POLYTHÉISME. 21 ferme des impôts, dans les contrées soumises à Rome, en dehors de Tltalie, voyant qu'aux termes d'un édit des Censeurs les terres dépendantes des Temples étaient exemptes de la taxe foncière , s'opposaient à la re- connaissance de divinités nouvelles, et par exemple contestaient, en Grèce, les honneurs divins rendus è> Trophonius. « Ne deviennent jamais dieux immortels, « disaient-ils ceux qui furent des hommes. » Et, sur ce principe bien contraire à tout le paganisme, ils sou- mettaient à l'impôt les terres de l'oracle thébain. On ne peut douter que cette môme époque de froi- deur et de scepticisme n'ait vu tenter quelque effort pour réformer le culte païen, et le rendre plus satisfai- sant pour la raison. Je n'en voudrais d'autre preuve que l'ouvrage de Varron sur les antiquités romaines. Il est visible , par les extraits de saint Augustin , que Varron ne se bornait pas à retrouver d'anciennes tra- ditions locales, et qu'il les ramenait à un point de vue philosophique peu favorable aux superstitions popu- laires. L'ouvrage entier était partagé en quarante et un li- vres. Ceux qui touchaient à la religion étaient placés les derniers, par la raison, disait l'auteur, que les États se constituent, avant de se donner une religion. 11 divisait la théologie, ou connaissance des dieux, en trois esî)è- ces différentes, qu'il appelait mythologique, naturelle et civile, (c La première, disait-il, renferme beaucoup de « fables contraires à la majesté et à la nature d'êtres « immortels ; par exemple, qu'ils soient nés de la cuisse « An Amphiaraus erit deus, et Trophonius? Nostri quU Cem publicani, quum essent agri in Bœotia deoruni inimorta- îitim excepti lege censoriâ, negabant immortales esse uîios qui aliquaudo homines fuissent, » (Cic. de Nat. Dcor., î. ni, c. »IX,) 22 DO POLYTHÉISME. « OU de la tête d'un dieu, qu'ils aient commis des vols^ c( des adultères. » Là seconde se composait des systè- mes de la philosophie sur l'essence des dieux. Enfin, la théologie civile se bornait à la connaissance des dieux admis par le culte public et aux devoirs des citoyens et des prêtres, pour la célébration des sacrifices. « La pre- ecue*llir et de préserver ce vaste détail de traditions et de cérémonies dont s'était chargée l'idolâtrie. Il avait même consacré à cette étude un traité particulier sur le culte des dieux, en dehors de son grand ouvrage, dans ce traité en trois livres, dédié à Jules César ^ grand pontife, il ramenait tout à des observances lé- gales dont la politique devait diriger l'usage. C'était l'inventaire du polythéisme, et non pas un obstacle à sa décadence. Tel avait été le génie de Rome, au temps onême, où ses mœurs étaient les plus simples et les plus pures, d'asservir la religion à la politique. Mais l'illusion était alors partagée par les plus grands hommes de la répu- blique; et de là se communiquait à la foule des citoyens. A l'époque, au contraire, où le mépris d'une croyance absurde vint plutôt des vices que des lumières, le po- lythéisme cessa tout à coup d'être un instrument pour la politique et un frein pour le crime. Gatalina, meur- trier d'un proscrit, souilla de ses mains sanglantes la fontaine lustrale d'Apollon; César, méprisant l'ana- thème que la politique du sénat avait inscrit sur le che- min d'Ariminium, et franchissant, à k tête de ses sol- dats, cette borne milliaire qui n'était plus protégée par une religieuse croyance, pénétra, sans obstacle, jusqu'à 24 DU POLYTHÉISME. ia \ille sacrée, brisa les portes du temple de Saturne, comme il aurait forcé une citadelle ennemie, et enleva le trésor de la république inutilement placé sous la garde du plus ancien des dieux. Phénomène remarqua- ble, et qui prouve qu'il y a quelque chose de salutaire dans un culte quelconque! l'homme devint d'abord plus méchant et plus vicieux, en cessant de croire une reli- gion qui semblait permettre tous les vices. De cette profonde dépravation de mœurs, de celte insouciance pour les anciennes divinités d'un peuple libre, de cette philosophie sceptique et de cette sensua- lité brutale qui restèrent seules, après tant de vertus immolées , sortirent l'esclavage de Rome et le règne d'Octave. Auguste, dans sa jeunesse, avait mêlé quel- quefois à la licence de ses mœurs la dérision du culte des dieux. Suétone nous a conservé le souvenir d'un repas de débauche, où des femmes romaines, et quel- ques confidents d'Auguste, figuraient, avec lui, sous les noms et sous les attributs des principales divinités de rolympe. Antoine, dans ses querelles avec Auguste, lui rappela cette voluptueuse apothéose; et les épigrammes du temps célébrèrent amèrement «-les soupers adultè- res des nouvelles divinités, et la parodie sacrilège d'Oc- tave représentant Apollon. On concevra sans peine, dans un esprit aussi cor- rompu, mais aussi éclairé que celui d'Octave, ce mé- pris pour les fables du polythéisme, et cette fantaisie li- cencieuse de multiplier le nombre des dieux, par une facile imitation des vices que leur prêtait la fable. Mais, on peut croire aussi que l'idée d'une puissance divine agissait peu sur l'âme d'Octave Cœpias, du cruel et • Irapia dum Phœbi Cœsar raendacia ludit, Dura ii©va divorum cœnat adulteria. SuetoniuS; in Augusto* DU POLYTHÉISME. 25 ingrat prescripteur de Cicéron , du tyran si précoce qui s'assura Tempire du monde autant par l'inflexible froideur de son caractère, que par la supériorité de sort esprit. 1 Cependant lorsque, maître de Rome, il dépouilla la ; robe sanglante des Triumvirs, et qu'il aspira même au ^ titre de réformateur, le maintien de la religion et la prospérité du culte des dieux furent au nombre de ses premiers soins. Parmi toutes les dignités républicaines, dont il formait le mobilier de sa tyrannie, il n'oublia pas celle de grand pontife. Aussitôt, après la mort de l'insi- gnifiant Lépide, qui en avait été revêtu, Auguste se sai- sit de ce titre, afin d'être à la fois chef de la religion et de l'État. 11 fit relever les temples abattus, ou tombés en ruines, dans la fureur des guerres civiles. Il en dédia de nouveaux ; il porta même la réforme dans les croyan« ces publiques, en faisant brûler un grand nombre de re- cueils d'oracles, pour ne réserver que les livres sybil- lins, dans lesquels il fit un choix conforme à sa politique. Il augmenta les collèges des prêtres; il assura de nou- veaux avantages aux vestales ; il rétablit d'anciennes cé- rémonies, des processions, des sacrifices annuels, dans les carrefours. 11 allait assidûment au temple de Jupiter ; et il avait, ou il affectait mille superstitions sur les songes et les présages. Enfin, il était hypocrite dans la religion, comme dans la politique ^ . Soupçonné d'inceste avec sa fille , et rival débauché d'Antoine , il recommanda les mœurs, le respect de la foi conjugale, la piété pour les dieux. i Les heureux génies, les grands poètes, que le sort avait placés sous son règne , servirent cette pensée du Suetonims^ ia Ociavlo^ 26 DU POLYTHÉISME. maître qui leç protégeait. L'épicurien Horace chanta les dieux, qu'il ne croyait pas, pour plaire à l'indigne pro- tecteur de leurs autels. Ces poésies charmantes, ces adu- lations ingénieuses, qu'il jetait, comme un voile, sur le souvenir éloigné des crimes d'Octave, associaient souvent la gloire du prince et celle des dieux. Mêlant les illu- sions d'une poétique reconnaissance à cette facilité de mensonge que donnait le polythéisme , il faisait entre- voir dans Auguste pacificateur quelque divinité bienfai- sante, et le saluait du nom de Mercure ou d'Apollon, sans crainte de rappeler l'usurpation licencieuse qu'Oc- tave avait faite des attributs de cette dernière divinité. Auguste voulait sans doute ranimer la religion des Romains par la célébration de la fête séculaire, dont Ho- race a composé l'hymne sacré. C'était une majestueuse et touchante cérémonie, que la réunion de la plus belle jeunesse de l'empire, élevant vers les dieux ses mains innocentes, pour leur demander de laisser enfin reposer Rome dans la conquête du monde , et d'ouvrir un long siècle de paix , après la génération qui venait de dispa- raître, emportant avec elle la liberté romaine et la guerre civile. Mais l'enthousiasme manque aux vers du poëte ; et son hymne sacré n'est qu'une flatterie pour Octave. Nous n'avons aucun des recueils et des commentai- res que de savants romains, jurisconsultes et prêtres; avaient écrits sur le culte des dieux, sur les anciens rites de la patrie. On peut seulement affirmer que cette science religieuse chargée de traditions et de subtilités était très- étendue, et renfermait une foule de notions ignorées de la foule. D'après Varron, extrait par saintAugustin^c'estmer- i Sanct. August,, de Civït. Dei, lib. IV, c. v. DU POLYTHÉISME. 27 veille de voir combien le culte même le plus simple, le culte du laboureur était complexe ; comment la germi- nation, la croissance et la maturité d'un épi de blé étaient placées sous l'invocation d'autant de déités diversement protectrices, et comment toutes les autres circonstances de la culture, de la floraison, de la moisson étaient cha- cune dans le domaine d'un dieu particulier. Sans doute le paysan d'Arpinum ou de la Sabine, attentif à ces dé- tails de sa religion rustique, connaissait mal d'autres côtés du culte romain , et aurait eu peine à définir la déesse Mens invoquée par le penseur, ou à nommer tou- tes les divinités, dont le jeune patricien s'autorisait dans ses plaisirs , ou que la matrone romaine honcîi'ait d'un culte pieux. Le polythéisme, dans son ample et indécise liberté , renfermait en quelque sorte non-seulement les religions des différents peuples, mais les cultes spéciaux des diverses classes d'hommes et des professions diver- ses. Les noms des grands dieuxcependant prédominaient, sauf quelques exceptions singulières qui changeaient leur hiérarchie, et, par exemple, celle qui donnait à Qui- rinus le pas sur Saturne même. Mais, l'idée même qu'on se faisait de ces dieux, leur légende mystique el morale n'avait pas laissé de changer beaucoup, de se transformer par l'interprétation allégorique , de se res- treindre par la désuétude, ou de s'enrichir par le temps. Faits par l'imagination humaine , les dieux du poly* théisme étaient incessamment modifiés par elle. La trace de ce progrès et de ces variantes se trouve dans les poè- tes surtout , principaux théologiens de l'antiquité et les seuls qu'elle nous ait laissés. Les poètes du siècle d'Au- guste sont des témoins précieux sur l'état du polythéisme, à cette époque. La mythologie, qui faisait la partie principale et près- . 28 DU POLYTHÉISME. que historique des chants d'Hésiode et d'Homère , est devenue, dans Virgile, un ornement ingénieux, dont l'usage, réglé par le goût, sert à flatter l'imagina- tion, sans inspirer ni respect, ni croyance. Cicéron s'é- tait plaint qu'Homère eût transporté aux dieux les pas- sions humaines; Virgile n'a pas supprimé cett3 laute, dont la poésie ne saurait se passer; mais il a, pour ainsi dire, poli et perfectionné les passions, qu'il laissait à ses dieux; il a retranché de leur histoire les inconce- vables aventures, dont s'amusait la poétique crédulité d'Homère; il a rectifié ces vieux mensonges transmis par la Grèce, sur le modèle que lui donnaient les idées plus justes et les mœurs plus élégantes d'une civilisa- tion avancée. On ne voit dans Virgile ni les querelles, ni les amours du roi des dieux. Son merveilleux est à la fois plus vrai- semblable et plus chaste. Ses dieux ont de la gravité; Vulcain même est ennobli dans ses vers. L'art de Vir- gile, et l'effort qu'il devait faire, pour accréditer la my- thologie de son poëmc, ne se montrent pas moins dans ce souvenir de la grandeur romaine, dans ce nom sacré de Rome et ce culte de sa gloire, qu'il associe partout à celui des dieux. Le polythéisme n'est plus qu'une tradi- tion incertaine, que l'on corrige à volonté et qui se cou-^ forme à l'orgueil national et sert à la dignité de l'em- pire. L'ouvrage même de Virgile semble renfermer le démenti des fabks qu'il raconte, et explique la philoso- phie, où devaient s'élever tous les esprits, que ne sédui- saient plus les riantes folies du polythéisme. Je veux par- ler de cette sublime allégorie du sixième chant, témoi- gnage si remarquable du progrès qu'avait fait la raison poétique depuis Homère. Où le poëte grec n'avait placé îiu'une évocation des morts, qui se retrouve dans les su- DU POLYTHÉISME. 29 perslilions des peuples les plus simples, Virgile déploie tout le dogme religieux des peines, des récompenses et de la régénération des âmes : il explique la nature par une première cause , par une sorte de panthéisme qui rejette bien loin toutes les fables religieuses de l'anti- quité; et en même temps, docile à la politique d'Auguste, il place dans le séjour des peines éternelles celui qui mé- prise les dieux. Enfin, le monument le plus complet qui nous reste de la mythologie païenne, les Métamorphoses d'Ovide, sem- blent le jeu d'une imagination poétique amusant des lecteurs indifférents. Elles n'ont rien de cet enthou-- siasme de bonne foi et de cette crédulité contagieuse qui, chez toutes les sociétés naissantes, inspirent l'homme de génie et font passer dans des hymnes sacrés les tradi- tions des ancêtres et les antiques superstitions de la con- trée. Parmi des hommes peu cultivés, le poëte qui célè- bre les dieux de son pays, trouve son enthousiasme dans sa foi. Il est d'abord séduit par ses récits; la force d'ima- gination qui l'a rendu poëte , le livre plus qu'un autre aux croyances populaires; il ne cherche pas la religion,, pour varier ou pour inspirer ses chants; il la mêle in- volontairement à tout ce qu'il raconte : le merveilleux, est historique; et c'est, à cause même de la simplicité de leurs compositions, que les premiers poètes de l'anti- quité sont remplis de fables et de prodiges divins. Rica n'était plus près d'eux, et ne s'offrait plus naturellement à leur esprit. Mais lorsque , dans le haut degré de la politesse ro- maine, au milieu d'une société savante, Ovide, avec une admirable industrie, mêlant les fables superstitieuses à la fable philosophique de Pythagore, recueillait les his- toires confuses des dieux, rassemblait les nombreuses amours de Jupiter, et faisait delà terre non-seulement le 2. 36 DU POLYTHÉISME. rnodèle, mais le théâtre de tous les vices des dieux, on doit supposer qu'alors les croyances du polythéisme ne servaient plus qu'à flatter les esprits, qu'elles ne persua- daient pas. Le poëme d'Ovide est, à la fois, le plus ingé- nieux commentaire du paganisme , et le signe le plus marqué de sa décadence. N'est-il pas visible, dès les pre- miers vers, que le poète reconnaît un Dieu suprême, ou mne nature toute-puissante, dont il ne parlera plus, et qui va faire place au long enchaînement de traditions vulgaires, qui mériteront d'être embellies par sa muse? Ce même Ovide, dans un autre ouvrage, rougit de la mo- rale du polythéisme. Il avertit les mères de ne pas con- duire leurs filles dans les temples, de peur des mauvais exemples donnés par les dieux. Un siècle auparavant, Térence rtiettait sur la scène un jeune homme, qu'un ta- bleau de Jupiter encourage à la séduction, et qui se sent animé et justifié par cette vue. De Térence à Ovide, la raison avait fait quelques progrès, et l'emportait sur la superstition. Ainsi, dans toutes les productions de la littérature , c;édailles incontestables de l'esprit d'un peuple , on trouve les signes de la décrépitude et de la ruine du po- lythéisme, sous le règne d'Auguste. Le seul écrivain de cette époque, qui paraisse conserver un respect grave et patriotique pour les anciennes croyances de l'État, Tite- Live, en rappelant dans son histoire quelques témoi- gnages de Tesprit religieux des anciens généraux, a soin d'avertir, avec un regret amer, que ces exemples datent d'un autre siècle , avant le triomphe de la philosophie nouvelle, qui méprise les dieux \ La piété de ces premiers Romains, que regrettait Tite- * « Ante doctrinam deos spernentem, » (Tit, Liv., lib. X, XL.) DU POLYTHÉISME. 3ï . Live, se confondait avec leur anaour de la gloire et db la patrie. Leur mort sur le champ de bataille était t*ï!6 offrande aux dieux. Rien surtout n'avait plus profoitâë»- ment imprimé la religion dans ces âmes simples et bel- liqueuses, que le continuel usage des augures et des âlfô^ - pices. Ces prédictions de victoire si souvent accomptte remplissaient les Romains d'une orgueilleuse superstî^ lion. Les entrailles des victimes, le chant, ou le vol des oiseaux, toutes ces minutieuses observances que la guerre entretenait sans cesse, formaient autant de puissantes habitudes pour la foi des soldats. Vainqueurs, ils croyaient à des dieux, dont ils se sentaient protégés; vaincus, ils attribuaient le revers de leurs armes à des auspices né* gligés, ou mal compris. Le camp était un temple ; et plus la vie guerrière occupait alors de place chez les Romains^ plus les croyances du polythéisme avaient d'ascendant mr les cœurs, dont elles étaient sans cesse, ou l'espé^ i-ance, ou l'effroi. La vie civile des Romains n'était pas moins pleine de cérémonies à la fois politiques et religieuses. La convo- cation des assemblées, l'élection des magistrats, la forme du vote populaire, tout, dans l'exercice de la liberté pu- blique, était précédé , soutenu , consacré par les auspi- ces; et si souvent l'habileté du sénat abusait de leur in- fluence, pour rompre les assemblées et pour déconcerter, ou servir des intrigues, cette facilité même atteste la su- perstitieuse bonne foi du peuple. Mais, par l'élévation d'Auguste et le caractère de son pouvoir, la rehgion n'eut plus de racines dans le patriotisme et les droits les plus chers des citoyens. La longue paix de la puissance romaine, interrompit l'usage des auspices militaires, que, d'ailleurs, la jalousie du prince n'aurait pas confiés à ses généraux, sans doute de crainte que la religion ne vint armer l'espérance de quelqu'un d'entre eux , et qu'au « 32 • DU POLYTHÉISME. milieu d'un sacrifice, sous les yeux des légions, un chef ambitieux n'osât lire dans les entrailles d'une victime des prophéties contre l'empereur. L'autorité des auspices cessa de même dans Rome, lorsque toute élection fut interdite au peuple, et qu'il ne resta plus aucun vestige de ces assemblées qui jadi* s'ouvraient dans le Forum , sous la consécration des cé- rémonies augurales, pour choisir en présence des dieux les magistrats d'un peuple libre. Mais cette nouvelle brèche à la reUgion de l'État ne date que du règne de Tibère. Au lieu de ces pratiques religieuses liées à la liberté publique, on eut l'apothéose des empereurs. Le culte, comme l'État, fut prostitué aux caprices de leur pouvoir. Auguste en donna l'exemple : lui qui ne souffrait pas qu'on le nommât Seigneur , il se laissa nommer Dieu. La flatterie des rois alliés lui érigea partout des autels; et dans Athènes, un temple commencé pour Jupiter Olympien, fut consacré au génie de César Auguste. Un collège de prêtres fut institué sous le nom à'Augiistales. L'idolâtrie devint plus grande encore, à la mort du prince. Les Romains, dans la sévérité de leur ancienne discipline, avaient admis le culte des aïeux, à peu près comme il s'est pratiqué, de temps immémorial, parmi les Chinois. Aucun des grands hommes de la république, ni les Scipion, ni les Camille, n'avait été divinisé publique- ment; mais le fils offrait des sacrifices aux mânes de son père. L'âme de son père était un Dieu pour lui. Dans le temps de la vertu romaine, Cornélie, cherchant à dé- tourner son second fils de la route et des périls du pre- mier, lui disait , suivant cet usage du paganisme ro- main : « Lorsque je serai morte , tu m'offriras le culte des aïeux, et tu invoqueras le génie de ta mère; tu ne rougiras pas alors d'implorer par des prières ces divini- DU POLYTHÉISME. 33- tés que, vivantes et présentes, lu auras délaissées et tra- hies ^ » L'empire des Césars envahit aussi cette illusion tou- chante de la piété domestique. Tibère offrait des sacri fices, immolait des victimes à la divinité d'Auguste. Ces apothéoses servaient à la tyrannie, en aggravant l'accu- sation de lèse-majesté, et en rendant sacrilèges tous ceux qu'on voulait perdre. Cette circonstance seule peut ex- pliquer des faits inconcevables pour nous : comment un sénateur romain était accusé, pour avoir vendu l'image du prince, pour avoir profané une bague qui portait celte effigie sacrée. Par une contradiction bizarre, lef empereurs étaient à la fois dieux et hommes ; on les adc rail, et on priait pour eux. Les délateurs accusaierj Thraséas de n'avoir pas immolé des victimes pour la santé de Néron, pour la conservation de sa voix céleste. Domilien se donnait le litre de Dieu dans ses décrets et dans ses lettres. 11 semble-qu'une religion déshonorée par de telles apothéoses dût, chaque jour, s'avilir davan- tage dans les esprits. Au reste, il est assez difficile de déterminer, sous quelle forme ceux qui croyaient alors aux dieux concevaient leur existence. Pour la foule et pour le gouvernement, qui, en fait de religion, agit sou- vent comme la foule, le culte romain n'était, sous quel- ques rapports, qu'un fétichisme grossier -, en voici deux exemples: Ayant éprouvé de grandes pertes sur mer, Au- guste % dans une cérémonie publique, fit retirer la sta- tue de Neptune , et châtia , pour ainsi dire , le dieu de son infidélité à la fortune de Rome. Quand Germani- cus^ mourut, parmi les signes de la douleur publique, l'histoire raconte que, dans les villes municipales d'ita* * Corn. Nep., in Fragmèniis. 2 Suetonius, in Octavio, * Idem, in Calo, 34 DU POLYTHÉISME. lie, on brisa, on jeta dans les rues les images des dieux, comme pour se venger sur elles du malheur de la pa- irie. Ainsi, le prince se conduisait à cet égard comme le peuple, et l'un et l'autre cornme le sauvage qui brise son idole. Ces exemples , qui datent de la plus grande civi- lisation romaine, marquent assez combien le polythéisme était incapable de réforme et devait s'adapter à toutes les folies du Pouvoir absolu. Le sacerdoce ne pouvait opposer aucune résistance; car, tous les prêtres dépendaient du souverain pontife, qui était l'empereur. Sous la république, les plus grands citoyens avaient rempli les différentes fonctions sacer- dotales; mais, sous l'empire, en restant toujours le par- tage de la noblesse, elles tombèrent cependant aux mains des hommes les plus médiocres : on les donnait à qui ne pouvait mieux faire. Claude* , dans sa jeunesse, fut jugé si stupide, qu'on ne lui accorda d'antre emploi que celui de flamen. Les pontifes ne se distinguaient donc que par le luxe de leur table et la richesse de leurs vêtements, aux fêtes des dieux. Un respect plus grand s'attachait aux vestales : elles avaient d'imposants privilèges qui tenaient au sou- venir de la république, et d'autres qui étaient ajoutés par l'empire. Un des plus éclatants honneurs rendus à Livie, fut le droit de siéger au théâtre, sur le banc des vestales. Tacite nomme quelques-unes de ces vierges, en dési- gnant leur sainteté par un terme solennel, qui rentre pres- que dans les idées du culte chrétien. Leur sacerdoce était seul réel, parce que seul il imposait des devoirs rigou- reux. Un des plus méchants empereurs, Domitien, rap- pela ces devoirs par des supplices : sous son règne, plu- ^ Suetonius, in Claudio. DU POLYTHÉJfSME. 35 sieurs vestales furent punies de mort et enterrées vives. Ce monstre était un païen zélé; il remplissait avec ar- deur ses fonctions de grand pontife; mais ce culte ab- surde et féroce était sans influence sur les mœurs. C'est à cette époque , en effet , qu'il faut reporter les plus grands excès de la corruption romaine, et ces saturnales du pouvoir qui épuisèrent tout ce que la tyrannie peut inventer et l'espèce humaine souffrir. Quand on voit passer Tibère, Caligula, Claude, Né- ron, et, après quelque intervalle, Domilien, on conçoit comment cette publicité du crime couronné dut profon- dément avilir les âmes, effacer toutes les empreintes na- tives de justice et d'humanité, ébranler la conscience du genre humain, et faire douter d'une providence, dont le néant paraissait encore moins inconcevable que la pa- tience. Tous les écrivains rendent témoignage de cette incré- dulité, et la confondent avec l'horrible dépravation do mœurs où tombèrent les Romains, sous le règne des pre- miers Césars. Philon % qui vivait à l'époque de Caligula, se plaint que le monde était alors peuplé d'athées. Les poètes, les philosophes, nous retracent les vices les plus infâmes comme l'occupation familière des hommes de leur temps. Des prodiges de débauche , que le délire d'une imagination criminelle oserait à peine concevoir dans la solitude du vice , étaient les spectacles et les fêtes de Rome. La folie du pouvoir absolu livrait les pas- sions d'une Messaline et d'un Néron à tous leurs capri- ces ; et, par un des plus honteux avilissements de l'es- pèce humaine, les rêves bizarres du vice devenaient des événements publics, et figurent dans les annales de l'his- torien. La cruauté se joignait à la débauche, suivant ie * Philo, divinar, legum Alleg,^ in lib. lîl. 36 DU POLYTHÉISME. génie du cœur humain corrompu. On jetait des hommes dans les viviers, où s'engraissaient les murènes ; on ache- tait le plaisir de couper la tête d'un homme : le sang coulait dans un festin, comme au Cirque. La mort était toujours de quelque chose dans les plaisirs des Romains. Le plus grand des maux de la tyrannie, c'est de dé- praver ceux qu'elle opprime. Ainsi, tandis que les om- brages de Caprée recélaient la vieillesse souillée de Ti- bère, tandis que les jardins de Claude retentissaient des bacchanales de Messaline, tandis que le palais de Néron, agrandi sur les cendres de Rome , enfermait dans son enceinte jusqu'à de nouveaux repaires de prostitution publique, les premiers citoyens, corrompus par le déses- espoir d'arriver à quelque chose de grand, dégradés par l'esclavage et par la crainte, se livraient aux distractions de la volupté. Quelques-uns y cherchaient une sécurité, en tâchant de s'avilir, autant que le maître qu'ils redou- taient : ils affectaient le vice, comme le premier Brutus avait feint la folie. Le plus grand nombre s'y plongeait tout entier, abusant ainsi sans péril des richesses de leurs aïeux et des anciennes dépouilles du monde ; et, comme l'historien grec nous montre, dans la peste d'A- thènes, tous les excès et tous les désordres se multipliant par la vue prochaine de la mort, ainsi, devant la dévo- rante contagion de la tyrannie, chacun se hâtait de ras- sasier de plaisirs une vie précaire et menacée. La corruption du peuple était peut-être encore plus hideuse que celle des grands. Les plus honteuses folies des empereurs étaient destinées à lui plaire; leurs infa- mies étaient pour lui le contre-poids de leurs crimes. N'ayant eu longtemps d'autre culture morale que la dis- cipline républicaine, il perdait tout, en la perdant ^ et de- puis qu'il n'était plus citoyen, il était tombé au-dessoms même de l'homme. DU POLYTHÉISME. 37 S*il faut en croire Jii vénal, les idées d*une providence vengeresse ne conservaient plus aucune autorité sur cette multitude. Les arguments de Lucrèce contre les puni- tions d'une autre vie, les confidences philosophiques de César dans le sénat romain étaient devenus la science du vulgaire; et les enfants mêmes ne croyaient plus aux fables du Tartare. Mais, comme il y a dans Tignorance une crédulité qui change d'objet et ne se guérit pas, cette multitude, in- différente aux anciens rites de la patrie, était abandon- née à mille sorcelleries bizarres, (le nombre prodigieux d'esclaves qui formaient dans l'Italie une autre classe de peuple, augmentait encore la masse des vices et appor- tait avec lui une foule de superstitions étrangères. Cette race d'hommes, vivant au milieu de l'abjection et des supplices, était la pire de toutes, parce qu'elle avait les< vices de ?ps maîtres et les siens. Tous ces mélanges de corruptions diverses élevaient sur l'atmosphère romaine autant de vapeurs impures, dont quelques provinces, éloignées avaient à peine évité l'atteinte. A la régularité de l'ancien culte romain succédaient ces cultes impurs inventés dans la mollesse et l'oisiveté de l'Asie. Dans la vieille mythologie romaine , l'indé* cence des dieux était, pour ainsi dire, corrigée par.la^ gravité des cérémonies. Le temple même, élevé dans Rome à la déesse Vénus, semblait une expiation plutôt qu'une offrande. Il avait été bâti de l'argent des amen- - des prononcées \ pour crime d'adultère. Presque toutes les pompes de l'ancien polythéisme romain étaient im-: posantes et solennelles; mais la déesse Isis , ses prêtres * Titi Livii lib. X : « Eo anno, Q. Fabius Gurges, consulis lilius, aliquot matroiias ad populum stuijri damnatas pecuniâ mulctavit ; ex quo mulctalitio aere Veneris a^dem, qua3 prope :ircum est, facieniam curavit. » 3 38 DU POLYTHÉISME. et ses adorateurs, ne s'annonçaient qu'au milieu de dan- ses liGencieuses , et ne favorisaient que de profanes amours. Ges jeunes filles romaines, élevées jadis sous la loi d'une austère pudeur, allaient, du temps de Tibulle, consulter les prêtres d'Isis sur la fidélité de leurs amants. Des hommes dégradés, de vils eunuques d'Asie étaient les prêtres de ces divinités étrangères ; et tandis qu'au- trefois le service des dieux de la patrie était confié aux mains des premiers citoyens, des généraux, des magis- trats, un bateleur, qui n'était pas Romain , qui n'était pas même homme , était le ministre de ces cultes nou- veaux transplantés à Rome d'Égypte ou d'Asie. Si le peuple se livrait avidement à ces spectacles grotesques, s'il préférait à la majestueuse procession des vestales le sistre et les grelots des prêtres d'isis, ou les rapides évo- lutions, les tournoiements bizarres des prêtres mutilés de Cybèle, les grands, les riches de Rome s'initiaient, avec plus d'ardeur encore, à de honteux mystères, et variaient leur ennui par les inventions de ces charlatans d'Asie. L'ancienne Confarréation du Patriciat, cette espèce d'union à la fois religieuse et aristocratique, était si fort négligée que, du temps de Tibère, on ne put trouver trois patriciens offrant les conditions nécessaires pour le sa- cerdoce ^ Mais, Néron se fit prêtre de la déesse syrienne, ox lui offrit publiquement des sacrifices, en long habit de lin , et la tête couronnée d'une mitre orientale. Dans cette espèce de folie que font naître le crime at le pou- voir absolu, il s'entourait de magiciens, leur prodiguait ses trésors, et voulait, par leur secours, évoquer les mânes ^ En même temps, l'horreur de ces temps désordonnés, 1 Tacil. AimaLf iib. IV, cap. xvu, ^ Caii Plin. Hist. nat., lib. XXX, D€ POLYTHÉISME. 39 les fréquentes révolutions du pouvoir , Tan'tente curio- sité pour un avenir qui semblait toujours une délivrance, l'ambition des prétendants à Tempire, je ne sais quelle frénésie d'un peuple qui avait tout conquis , tout usé, tout souffert, remplissaient les imaginations de mille rêveries bizarres, et donnaient un plein pouvoir à la science menteuse des astrologues. Ils remplaçaient , pour ainsi dire, les oracles et les auspices tombés en dé- suétude; et la sorcellerie s'était enrichie des pertes du paganisme. On ne peut lire les écrivains de ce temps , et remar- quer leur langage, qui est lui-niême un trait historique dans leur récit, sans voir avec étonnement cette reprise de la superstition humaine, après le poëme de Lucrèce et tant d'autres écrits de Cicéron. On ne trouve partout, dans l'histoire des Césars , que présages , prédictions astrologiques, événements merveilleux. Tibère avait , comme Louis XI , un astrologue près de lui. Plancine et Pison employaient contre Germanicus des invocations magiques. Galba prétendait à l'empire, d'après une pré- diction; d'autres expiaient par la mort le malheur d'a- voir été prédits. Vespasien faisait des miracles et gué- rissait les aveugles, aux portes- du temple de Sérapis. Comme il arrive toujours, et comme on l'a vu dans le moyen âge, cette fausse science de la magie s'appuyait sur des crimes véritables. L'art des empoisonnements servait à réaliser les prédictions astronomiques. Aucun crime ne fut alors plus commun : il était, comme dit Tacite, un des instruments du pouvoir impérial ; il in- festait les foyers domestiques; il semait des périls ca- chés et d'odieux soupçons, parmi les fêtes et l'élégance du luxe romain. Ce qui restait du Culte ancien était encore souillé par la corruption des inœurs publiques; et le zèle pour les 40 DU POLYTHÉISME. faux dieux n'était pas moins impie dans ses vœux qu'ab- surde dans son objet. Ce n'est pas une rencontre frivole que raccord de plusieurs écrivains de cette époque, qui tous dénoncent également les prières coupables murmu- rées dans les temples, les offrandes apportées aux dieux^ pour en obtenir des choses honteuses. On croyait gagner la divinité par de Tor, ou la désarmer par quelques vai- nes pratiques. Ainsi, le culte romain, détruit dans ce qu'il avait eu jadis de patriotique, ne gardait plus que ce qu'il avait de corrupteur : religion immorale et mer- cenaire, im.piété malfaisante, crédulité sans culte, qui s'attachait à mille impostures bizarres, étrangères à la patrie, confusion de toutes les religions et de tous les vices dans ce vaste chaos de Rome, dégradation des es- prits par l'esclavage, la bassesse et l'oisiveté , voilà ce qu'était devenu le polythéisme romain. Que faisait cependant la philosophie, pour le bonheur et l'exemple du monde? quelle vertu salutaire exerçait- elle, au milieu de tant de crimes et de maux? L'un de ses plus éloquents interprètes , Sénèque , était ministre de Néron ; et, bien que sa mort doive absoudre sa vie, bien qu'il ait été victime du tyran, dont il fut l'apologiste , on ne peut voir en lui, malgré tout l'éclat du talent, qu'un esprit faux et une âme faible, combinaison la plus favorable de toutes, pour faire sans remords des choses honteuses. Lisez Tacite : Sénèque conseilla presque le meurtre d'Âgrippine; et certainement, il essaya de le justifier. Ce n'est pas que ses ouvrages ne présentent, dans un degré remarquable, ce genre d'élévation qui tient à l'i- magination plus qu'à l'âme, et qui trompe souvent les hommes, en leur faisant prendre l'enthousiasme passa- ger de leurs idées pour la force de leur caractère, et en les engageant, sur cette confiance, dans des épreuves DU POLYTHÉISME. 41 auxquelles ils ne suffisent pas. Sénèque professe une morale sévère, excessive même; mais, il y manque une sorte de sérieux et de vérité; son style éblouit l'esprit, sans échauffer Tàme. La vertu n'est pour lui qu'un texte d'éloquence; il la veut extraordinaire, plutôt que bien- faisante ; il dispose les devoirs de la vie, comme un poëte sans goût, ordonne les événements d'un drame, pour la surprise et non pour la vraisemblance. Sa morale, quel- que rigoureuse qu'il veuille la faire, ne commande point la vertu , parce qu'elle n'exprime pas la conviction. Cette philosophie n'en respire pas moins un spiritua- lisme salutaire. Sénèque, comme tous les sages de Tan-r tiquité, désire l'immortalité de l'âme, encore plus qu'il ne l'affirme ; mais il a des idées si hautes de la dignité de l'homme, indépendamment de sa destinée future, il divinise si éloquemment l'âme vertueuse, qu'on est tenté de le placer parmi les sages, dont l'enthousiasme moral dut seconder dans le monde les sublimes leçons de l'É- vangile. Quant à l'opinion de Sénèque sur le polythéisme, on jugera si sa raison pouvait croire des fables, dont il aug- mentait lui-même le scandale et l'absurdité, en concou- rant à l'apothéose de Claude. Ce sont là de ces traits qui montrent toutes les dispositions morales d'un peuple. Sénèque composa le discours de Néron, pour l'inaugura- tion de Claude au rang des dieux, suivant l'usage; et, tandis que le peuple romain éclatait de rire, en enten- dant célébrer la prudence surnaturelle de l'imbécile mari de Messaline, ce même Sénèque, parodiant sa propre éloquence, opposait , dans une satire assez piquante, à la prétendue apothéose de l'empereur, une transfigura- tion plus vraisemblable, sa métamorphose burlesque en citrouille; et le ridicule qu'il jetait sur ce dieu, de créa- lion nouvelle, n'était qu'une partie des sarcasmes, dont il 42 DU POLYTHÉISME. accablait tous les dieux de Tempire. Jeu d'esprit plus di- gne d*un rhéteur que d'un sage, et qui caractérise par- faitement ces époques de servilité, où le talent se joue des paroles, et croit s'excuser, en se moquant de lui- même! Un des traits distinctifs de la philosophie de Sénèque, c'est l'approbation du suicide, c'est l'enthousiasme aveu- gle pour ce malheureux courage, ou plutôt pour cette maladie de l'âme, qui s'accroît dans la corruption et l'in- quiétude des vieilles sociétés. Sénèque regarde la mort volontaire comme un acte de vertu; et jamais sa vive imagination ne trouva de paroles plus passionnées que pour peindre et admirer le trépas de Caton. On peut voir combien la tyrannie romaine avait hâté, sous ce rapport , une triste philosophie qu'elle rendait nécessaire. Le héros de la sagesse platonicienne avait été Socrate, attendant et recevant la mort pour obéir aux lois; chez les Romains esclaves, la vertu proclama pour son plus grand modèle Brutus, qui se poignardait, en la blasphémant. Plus tard , quand la tyrannie, favorisée par la grandeur de l'empire et par l'éloignement, ou la barbarie des peuples qui n'étaientpas romains, eut étendu comme un vaste filet autour de ses victimes, ce droit de se donner la mort devint le seul lieu d'asile, qui fût ou- vert dans le monde. Le Romain opprimé, réduit de tant de privilèges glorieux à l'unique possession de lui- même, triomphait d'exercer, par le choix de sa mort, une liberté dernière; et cet orgueil, toujours mêlé dans la vertu des anciens, trouvait une sorte de gloire à s'af- franchir à la fois de l'esclavage et de la vie. La philoso- phie vint encore étendre ces maximes du désespoir : elle approuva l'homicide sur soi-même, pour se dérober au fardeaa de l'existence, toutes les fois que les infirmités» la douleur ou l'ennui la rendaient importune. DU POLYTHÉISME, 43 Dans le mépris de Sénèque pour les fables du poly- théisme, et dans la rigueur stoïque de ses principes, on reconnaît Tinfluence du sentiment religieux ^ L'idée con- solante d'un Dieu préside à sa philosophie; et l'homme ne paraît pas abandonné sur la terre. La profession ou- verte de l'athéisme ne se trouve, à cette époque de la littérature romaine, que dans les écrits du célèbre his- torien de la nature. Pline, après avoir expliqué toutes les croyances populaires par les dispositions de crainte et de curiosité naturelles à l'esprit humain, se rit des ef- forts que la philosophie voudrait faire, pour concevoir les attributs et les bornes de la Divinité. Cette tristesse amère et réfléchie qui semble appartenir plus particuliè- rement à certains âges de la société, et qui est le pre- mier fruit de l'athéisme, n'a jamais inspiré peut-être une pensée plus désolante que les derniers mots de Pline, m moment, où il admet pourtant la supposition de l'exis- tence d'un Dieu. Dans une sorte de dépit contre cet aveu, il prend en pitié ce Dieu; il en énumère tous les incon- vénients, toutes les misères, et dans le nombre, celle de ne pouvoir à volonté se donner la mort, « faculté, dit-il, ^ Il est à remarquer, au reste, que Sénèque exprime, sur les peines d'une autre vie, la même incrédulité méprisante que Cicéron dans sa défense de Gluentius. « Songez bien, dit Sénè- que, dans la Consolation à Marcïa, que les morts n'éprouvent aucune douleur, et que ces terreurs des enfers sont une fable... La mort est le dénoûment et la fin de toutes les douleurs : nos maux ne vont pas au delà; elle nous remet dans le calme, où nous reposions, avant de naître. » La même opinion se trouve dans les tragédies attribuées à Sénèque; et Rome entière, la \ Rome de Claude et de Néron, entendait retentir au théâtre cet ! axiome d'pnephilosophiedésolante : «Postmortem nihil,ipsaque mors nihil. » On demandera peut-être comment concilier celle doctrine avec tant de passages de Sénèque, où l'âme vertueuse est représentée comme une portion de Dieu, comme un Dieu? Par une contradiction, comme il arrive si souvenu 44 DU POLYTHÉISME, qui, dans les maux de la vie, est le plus grand bienfait qu'ait reçu l'homme. » On peut longtemps réfléchir, avant de trouver dans la corruption de l'état social et dans le iésespoir de la philosophie un plus triste argument con- tre la Divinité, que cette impuissance du suicide regar*» (îée comme une imperfeclion, et cette jalousie du néant ïUlribuée même aux dieux. Mais, à côté de ce dur athéisme de Pline, Tacite croyait à l'astrologie ; et il rapporte sérieusement les mi- racles de Vespasien. Tels étaient les Romains les plus éclairés. Le peuple, la foule, corrompue par les crimes de ses maîtres et par ses propres bassesses , avait à la ibis tous les vices de la superstition et tous ceux de l'im- piété, s'excitait au crime dans les temples, et se moquait de ses dieux, au théâtre ^ Diane était fouettée sur la scène; on y lisait le testament de défunt Jupiter; on y tournait en dérision trois Hercules faméliques. Ce n'é- tait pas assez d'adorer Auguste, après sa mort : Caligula se fit dieu de son vivant; et, par une juste ofl'rande, on lui immola des victimes humaines*. Un Romain qui, pendant une maladie de Caligula , s'était dévoué pour la santé du prince, fut pris au mot, avec un sérieux bar- bare : on le promena dans les rues de Rome; et on ter- \nim le sacrifice, en le précipitant du roc Tarpéien. ^ Dans le reste du monde soumis à la puissance romaine, l'instinct religieux n'était pas moins profané : les ty- rans de Rome avaient partout des temples. Cependant il faut avouer que la civilisation romaine avait, en diver- ses contrées, rendu le culte public moins barbare. Ainsi, dans les Gaules et la Germanie , les sacrifices humains avaient cessé; et César, qui se vantait d'avoir fait périr deux millions d'hommes sur le champ de bataille, avait ^ Terlul., in Apologetw. 2 Suetonius, in Caio. DU POLYTHÉISME. 45 An moins interdit aux Druides de verser le sang humain. ^ Rome garda toujours celle polilique, au dehors. Tibère kii-même acheva de faire disparaître des Gaules les Druides qui, malgré les décrets du sénat romain, sa- crifiaient encore des hommes à leur dieu Teutatès et, indépendammenJt de ce culte criminel, avaient, aux yeux^ des Romains, le tortd'entretenh^ par leur fanatisme l'hu- meur belliqueuse des habitants. ^ Rome ne se montra pas moins ennemie des rites bar- bares, que la tradition carthaginoise avait laissés en Afri- que. Deux cents ans après que Carlhage était devenue romaine, on y offrait encore publiquement des enfants en sacrifice à Saturne ^ . Pour interdire ces horreurs, dans la province conquise, un proconsul, du nomde Tibérius, fit crucifier les prêtres aux arbres de leur temple, aux palmiers, dont les ombres complices avaient couvert leur crime. La milice du pays, convoquée en armes par les magistrats, assistait à cette sanglante punition d'un culte affreux, cruellement réprimé par la dureté romaine. Depuis lors, sous les mauvais, comme sous les bons princes, tout en gardant pour son compte, au mépris d'un ancien décret du sénat, la barbare coutume d'offrir chaque année à Jupiter Latial le sang d'un homme ^, d'un étranger égorgé sur l'autel, Rome continua de pro- * hiber, ou d'adoucir les atrocités rehgieuses des peuples soumis à son empire; et au temps de Vespasien, Pline le naturaliste donnait cet éloge à ses concitoyens : • ^ « Infantes pênes Africam Salurno immolabant palam usque ad proconsulatum Tiberii, qui eosdem sacerdotes in eisdem arboribus templi sui obumbratricibus scelerum votivis cruci- bus exposuit, teste mililiâ patriae nostrse, quae id ipsum munus illi proconsul! functa est. » (Tertull. Apolog,, c. ix.) 2 « Lalio ad hodiernum diem Jovi, mediâ in urbe, humanus sanguis ingustatur. » (Tcrlull. Scorpiac) 3. 46 DU P0LYT[!ÉÎSME. « On ne peut assez apprécier quelle reconnaissance « est due aux Romains, pour avoir fait disparaître ces ^ cultes monstrueux, où tuer un homme était une œuvre « sainte, et le manger une chose salutaire » Les armes et la justice de Rome, les habitudes plus douces du Midi, quelque usage du luxe et même des let- tres introduit dans les Gaules , dans quelques portions de la Germanie et de la Grande-Bretagne, corrigeaient les cultes féroces des habitants. De toutes parts s'éle- vaient, parmi ces peuplades sauvages, des portiques, des thermes et des temples romains^ On les poliçait à la fois par les arts et par les vices d'un ingénieux poly- théisme; Rome, alors même qu'elle était l'esclave avilie des tyrans, était la législatrice des barbares. On sen-" tait peu dans les provinces le contre-coup de ces fureurs qui décimaient le sénat, de ces folies qui s'étalaient dans le cirque et dans l'amphithéâtre. Sous Néron et sous Claude, le génie romain continuait au loin à civiliser l'univers : les rites sanguinaires des druides et des bar- des étaient refoulés dans le fond des forêts; les cultes pompeux de l'Italie s'étendaient, avec les îimites des pro- vinces romaines; les statues élégantes des dieux de la Grèce remplaçaient les pierres massives et les grossiers fétiches adorés dans le Nord. Lyon était une ville toute romaine; elle avait les mœurs et le savoir des plus belles cités de l'Italie; des libraires établis dans ses murs y vendaient^ les ouvrages des beaux esprits de Rome. Les provinces septentriona- 1 « Nec satis sestimari potest quantum Romanis debeatur, qui sustulêre monstra, in qui bus hominem occidi religiosissimum erat, mandi vero etiam saluberrimum. » (G. Plinii Secundi Nat, hist., lib. XXX.) 2 Tac, inAgiic, * Plinii junioris Epistolx, DU POLYTHÉISME. 47 les de la Gaule étaient moins polies; mais elles siiljis- saient, chaque jour, davantage les lois, les mœurs et la langue des Romains; un temple même d'Auguste, élevé sur les bruyères incultes de l'Armorique, était une espèce de progrès dans la civilisation de ces peuples, qui n'a- vaient adoré longtemps que des pierres teintes de sang. Les contrées seules de la Germanie qui résistaient aux arm.es romaines, conservaient, avec leur indépendance et leur vie à demi sauvage, l'âpreté de leurs cultes san- guinaires. Elles ne connaissaient pas de libation plus agréable aux dieux que le sang des captifs romains ; et le vengeur de la Germanie, Arminius avait fait immoler sur les autels les tribuns et les premiers centurions do Varus. En avançant vers le Nord, dans ces vastes régions, qui sont bornées par l'Océan, et que Tacite a comprises sous le nom de Germanie, on trouvait partout des rites cruels; seulement les dieux de la Grèce et quelques di- vinités d'Egypte y étaient mêlés, comme le souvenir . d'une ancienne migration. Les Quades ' immolaient des hommes à Mercure. Les Suèves ouvraient leurs assemblées publiques par le sa- crifice d'une victime humaine. Là, Isis recevait un culte; ici, la Terre était adorée sous les noms, qu'elle conserve encore, dans les langues actuelles du nord. Le pouvoir des prêtres était grand chez ces nations incultes et libres; seuls ils pouvaient frapper et punir des hommes si fiers. Des prophétesses s'élevaient aussi, parmi les vierges consacrées; on les adorait comme femmes et comme déesses; et les noms d'Angaria, deVelleda, consacrés par la superstition des Germains, avaient plus d'une fois ef- frayé la fortune de Rome. Ainsi le polythéisme des peu- ples esclaves s'adoucissait; celui des peuples libres res- * Tacit., in Germania. -^3 DU POLYTHÉISME. tait féroce, et s'animait par d'horribles sacrifices, dans les noires forêts, son dernier asile. Nulle part le polythéisme n'était aussi florissant que dans la Grèce, si Ton compte les statues, les temples, les monuments consacrés à la religion. Dans l'abaisse-^ ment de la conquête, dans Tinaction qui la suivait , le culte des dieux semblait même devenu le plus grand in- térêt politique des Grecs. Les vieilles haines des cités ri- vales étaient ensevelies, sous un commun esclavage; mais, on disputait encore pour la possession d'un tem- ple, ou d'un terrain consacré. Sous Tibère \ Lacédémone plaidait contre Messène, dans le sénat romain, pour la propriété du temple de Diane Limnatide, On produisait tie part et d'autre des autorités historiques et poétiques, des édits de Philippe et d'Antigone, de Mummius, de Jules César, et du dernier consul d'Achaïe. Mossène gagna sa cause; ce fut la seule compensation de tous les maux, dont l'avait affligée jadis sa terrible ennemie ; et peut-être Messène dut-elle ce succès à quel- que désir d'humilier l'ombre de Lacédémone. D'autres villes de la Grèce ionienne faisaient de grands efforts, pour conserver à leurs temples le droit d'asile, et le défendaient avec obstination, quelquefois par des émeutes populaires. Le sénat romain, sous Tibère, il est vrai, passa beaucoup de temps à vérifier les titres, et à écouter les traditions fabuleuses, sur lesquelles on ap- puyait ce droit d'asile. Il supprima ou réduisit quelques- uns de ces privilèges , mais avec réserve, et en ména- geant la superstition des peuples , qui n'avaient plus guère d'autres droits, sous la puissance romaine. Il semble que la Grèce ne pouvait pas plus se séparer de l'idolâtrie que des arts. Partout sillonnée de monu- * Tacit. in AnnaL, lib. V. DU POLYTHÉISME. 49 menls et de fictions, elle était comme le Pantht5on de Tunivers païen; on n'y pouvait faire un pas, sans ren- contrer quelque chef-d'œuvre des arts consacrant une ' tradition religieuse. Mais l'incrédulité s'était depuis long- temps glissée parmi les desservants du temple; elle s'é- tait encore accrue par les malheurs de la Grèce. Ce peu- ple de rhéteurs et de sophistes que produisait la Grèce oisive et subjuguée, était plus hardi que ne l'avait été Socrate. Sous la conquête romaine, qui remplaçait l'empire macédonien, il ne restait aux villes grecques qu'un ré- gime municipal, au lieu de leurs anciennes institutions. Les Romains s'inquiétaient peu d'une liberté philosophi- que qui n'ôtait rien à l'obéissance. Il n'y avait plus de tribunes dans la Grèce; mais les sophistes pouvaient plus librement que jamais, dans leurs écoles, railler le culte des dieux. Les noms de toutes les sectes se conservaient; mais celle d'Épicure et celle des cyniques étaient les plus puissantes et les plus populaires : elles se mo- quaient à la fois de l'ancienne religion et de l'ancienne philosophie; elles appelaient la licence des mœurs au secours de l'irréligion. Lucien fut le Voltaire de cette école : il finit les disputes par la moquerie de toutes les opinions. Mais avant que le polythéisme gi^c fut arrivé à ce point de n'être plus qu'un objet de ridicule pour les Grecs eux-mêmes , il s'était successivement affaibli dans les esprits, par mille causes diverses. Dès le temps de Cicé- ron, c'était une vérité convenue que ceux qui étudiaient la philosophie ne croyaient pas à l'existence des dieux \ Ainsi, cette incrédulité , qui n'avait d'abord été qu'un paradoxe des épicuriens , était devenue l'opinion de ^ « Eos qui phrlosophiae dant operam non arbitrari deos esse.» De Inventîone, \ih. 1, cap .xxix. 50 DU POLYTHÉISME. toutes les sectes divisées de principes et de systèmes, mais uniformes dans leur mépris pour le culte popu- laire* Athènes subjuguée n'était plus qu'une ville d'études et de plaisirs, où l'on raisonnait incessamment sur tou» tes les questions philosophiques. Avec ses lois, elle avait perdu son ancienne intolérance; on n'entendait plus parler des jugements de l'Aréopage, ni des sentences des Eumolpides. Elle n'en semblait pas moins la métropole de l'idolâ- trie par la perfection de tant de chefs-d'œuvre consacrés, dans son sein, au culte des dieux. Le polythéisme y pa- raissait plus épuré que dans le reste du monde; il n'y contrariait pas autant la morale et la conscience. Pour repousser l'établissement des jeux de gladiateurs dans Athènes, le philosophe Démonax n'eut besoin que d'in- voquer cet autel de la Clémence, placé sous les yeux de ses concitoyens, et célèbre dans leur histoire. L'apôtre même du christianisme trouva dans Athènes un asile pour son culte, auprès de ces autels élevés au dieu in- connu. Cependant, depuis le commerce plus fréquent de la Grèce avec TÉgypte, et depuis la conquête macé- donienne, les invasions des cultes étrangers s'étaient multipliées dans Athènes. Le théâtre autrefois , dans sa cynique liberté, sui*^eillait la religion, comme tout le reste; et Aristophane avait fait justice de quelque dieu grossier venu de Thrace, ou de Phrygie ; mais, sous le pouvoir de la Macédoine , sous la protection des rois d'Égypte, et plus tard sous le joug de Rome, cette liberté du théâtre avait disparu. Un temple de Sérapis * avait été élevé dans Athènes, par complaisance pour les Ptolémées. ^ PûusaDîas. DU POLYTHÉISME. 51 D'autres monstres d'Egypte, et enfin les empereurs de Rome, eurent aussi leurs monuments dans la cité de Minerve; mais, rAlhcnien regardait avec mépris ces apothéoses barbares ou serviles, en les comparant aux chefs-d'œuvre de la vieille idolâtrie consacrée par Phidias; et le philosophe éclectique, qui mêlait à la fois la sublime morale, l'enthousiasme allégorique de l'Académie et le doute méthodique de l'école d'Aristote, ne voyait dans le polythéisme que des fictions et des symboles. Cette influence de l'esprit philosophique décréditait dans toute la Grèce les oracles autrefois si célèbres et dotés de si riches présents. La chute des diverses répu- bliques de la Grèce avait également fait tomber beaucoup de fêtes religieuses, qui jadis entretenaient la supersti- tion par le patriotisme. Les savants du pays étudiaient encore ces souvenirs dans les anciens auteurs; ils en parlaient, dans leurs histoires; les sophistes y faisaient allusion, dans leurs discours ; mais tout cela n'était plus vivant dans les mœurs publiques. Les mystères d'É* leusis conservaient seuls encore leur auguste solennité; mais les leçons qu'on y donnait aux initiés étaient plus contraires que favorables au maintien du poly- théisme. Ces cérémonies étaient saintes, puisque, dans son voyage en Grèce, Néron parricide n'osa point en approcher. Une foule d'autres superstitions touchantes ou gra- cieuses étaient conservées, dans les divers cantons de la Grèce. Plutarque, qui, si l'on peut parler ainsi, fut le dernier des philosophes croyants, comme Lucien fut le plus ingénieux des philosophes incrédules, Plutarque, ramené par son admiration pour les grands hommes de la Grèce vers le culte et les mœurs antiques, nous ra- conte qu'ayant eu quelques démêlés avec les parents de sa femme, pour en prévenir les suites, il alla sur le mont 52 DU POLYTHÉISME. Hélicon faire un sacrifice à TAmour. Dans sa vieillesse, il était encore prêtre d'Apollon, et il menait les danses autour de l'autel du dieu. Cela ne l'empêchait pas do raisonner sur le culte d'Isis et d'Osiris avec la liberté d'un esprit sceptique. Il peignait également sous de vives couleurs les misères et l'abrutissement de la superstition ; mais, cette même candeur qu'il a portée dans ses écrits, le laissait païen de bonne foi, et lui faisait adorer paisi- blement les anciens dieux de la patrie. La Grèce, à cette époque, ne doit pas être cherchée seulement dans elle-même. Ses anciennes conquêtes, ses arts, son génie, avaient colonisé une partie de l'Orient. Sa langue était dès longtemps répandue dans l'Asie Mineure et l'Egypte; des écrivains ingénieux, de bril- lants sophistes commentaient la philosophie grecque dans Antioche et dans Alexandrie. Il semblait donc que, dans cet accroissement de son empire, le polythéisme §rec devait subir mille variations de climats et de mœurs. L'esprit enthousiaste et superstitieux des Orientaux se fût mal accommodé du scepticisme de l'Académie; et si Lucien naquit àSamosate,en Syrie, ce fut dans Athènes qu'il apprit à railler si librement les dieux. L'Asie Mineure offrait partout le mélange des dieux élégants de la Grèce avec les superstitions du pays. Elle était remplie de prêtres errants qui portaient avec eux leurs impures divinités, et étaient astrologues et jon- gleurs. La licence des mœurs était à la fois excitée par le climat et la religion; d'antiques tradilions conser- vaient auprès d'Antioche les impurs mystères d'Adonis, dans Éphèse, le culte de Diane et les merveilles de son îemple faisaient vivre une foule d'ouvriers, qui vendaient aux habitants et aux étrangers de petites statues de la déesse en or et en argent. Nulle part la superstition n'était plus lucrative. DU POLYTHÉISME. 53 Mais le pays où elle semblait se renouveler avec une inépuisable fécondité, c'était TÉgypte. L'ancienne reli- gion du pays, le polythéisme grec, le culte romain, les philosophies orientales étaient là réunis et confondus comme ces couches de limon que le Nil débordé entasse au loin sur ses rivages. Dans le repos de la conquête romaine, .les esprits n'avaient pas d'autre occupation que ces controverses. Alexandrie, ville de commerce, de science et de plaisirs, fréquentée par tous les naviga- teurs de l'Europe et de l'Asie, avec ses monuments, sa vaste bibliothèque, ses écoles, semblait l'Athènes de l'Orient, plus riche, plus peuplée, plus féconde en vaines disputes que la véritable Athènes, mais n'ayant pas cette sagesse d'imagination et ce goût vrai dans les arts. Alexandrie était plutôt la Babel de l'érudition profane. Là, se formait cette philosophie orientale, suspendue entre une métaphysique tout idéale et une théurgie déli- rante, remontant par quelques traditions antiques à la pureté du culte primordial, à l'unité de l'essence divine, i s'égarant par un nouveau polythéisme dans ces régions peuplées, de génies subalternes que la magie mettait en commerce avec les mortels. Le reste de l'Égypte était encore assujetti à mille su- perstitions bizarres ou mal comprises, qui faisaient sou- rire de pitié le paganisme romain. D'antiques symboles * étaient devenus des dieux pour la foule; de là, ces reproches que les poètes de Rome font aux Égyptiens d'adorer des oignons et des chats; de là, aussi ces guerres civiles qui souvent dans TÉgypte armaient une ville j contre une autre, pour venger l'injure prétendue de quelqu'une de ces innombrables divinités. Dans leur abattement sous le joug romain, les Égyptiens n'étaient * Greutser, traduction de M. Guîgniaut. M DU POLYTHÉISME. capables de courage que par superstition. Un Romain qui par hasard avait tué un chat consacré, fît éclater une sédition, que les violences, les rapines des gouverneurs ' n'auraient point excitée. Il y avait donc à la fois dans l'Egypte les deux extrêmes de la superstition humaine : le plus grossier fétichisme et la plus subtile mysticité; et c'est par là que ce pays, se prêtant pour ainsi dire aux besoins de la crédulité humaine dans tous les degrés, fut, pendant plusieurs siècles, l'arsenal d'où sortirent toutes les erreurs et toutes les sectes religieuses. Parmi les peuples indépendants de Rome, et dont les opinions se transmettaient, par l'Egypte et la Syrie, dans le monde romain, il faut compter la Perse, les Indes, et peut-être même cette contrée lointaine et mystérieuse, qui n'est désignée nulle part dans les annales romaines, la Chine. On sait que le nom de César, et même de curieux détails sur le gouvernement et la puissance de Rome, se trouvent, à cette époque de notre ère, dans les annales chinoises. Des communications plus anciennes encore semblaient avoir rapproché les traditions de tous les peuples, et fait circuler dans tout l'Orient des dogmes religieux que l'on croirait échappés du christianisme. Ces idées philosophiques qu'avait exprimées Platon, ce Adyoç, ou cette raison éternelle qu'il avait célébrée, se retrouvent dans les écrits d'un philosophe chinois, qui voyagea dans la Syrie, quelques siècles avant notre ère. On y retrouve aussi ce dogme d'une triade divine *, que l'on entrevoit dans Pythagore, dans Platon, et qui se reproduisait, aux premiers siècles de notre ère, dans les ouvrages de philosophie attribués à Hermès, dans les hymnes, dans les poëmes répandus sous le nom d'Orphée, 1 « La raison a produit un ; un a produit deux ; deux a pro- duit trois; trois a produit toutes choses. » {Mémoire sur la vie et les ouvrages de Laotseu^ par M. Abel Rémusat.) DU POLYTHÉISME. 55 et jusque dans les prétendus oracles des dieux; tant l'esprit humain était alors travaillé par la notion confuse d'un dogme tout à la fois antique et nouveau ! Les Indes reposaient sous le joug de leur ancien sacer« doce et dans Timmobilité de leurs castes héréditaires. Les communications qu'elles avaient eues, de temps immémorial, avec l'Europe, et dont les traces, oubliées par rhistoire, se retrouvent si manifestes dans l'ancienne langue de la Grèce et du Latium, avaient été ranimées par la conquête d'Alexandre, trois siècles avant notre ère. Traversée par les armes macédoniennes, l'Inde avait )uvert ses trésors à l'avidité de l'Occident ; c'était le nouveau monde de cette époque : on y accourait de la Grèce; on en racontait mille choses merveilleuses^ on y supposait des prodiges et d'inépuisables richesses. Une navigation s'était établie de l'Egypte jusqu'aux bords du Gange ; des sages indiens étaient venus dans la Grèce ^ ; et l'un d'eux , renouvelant le spectacle qu'avait eu l'armée d'Alexandre, s'était brûlé sur un bûcher dans la place publique d'Athènes. L'Egypte, sous les Romains, comme sous les Ptolé- mées, fut en commerce avec l'Inde. Du temps deSlra- bon, les marchands grecs et romains faisaient un conti- nuel trafic dans l'Inde par le Nil et le golfe Arabique. Ces hommes sans instruction ne rapportaient de leurs voyages que des récits vagues et mensongers; mais l'ancienne réputation des sages de l'Inde, l'éloignement mystérieux de ces climats, et ce besoin de superstitions nouvelles alors répandu dans le monde romain attiraient aussi sur les bords du Gange quelques voyageurs en- thousiastes, plus curieux de sciences que de richesses. Ce fut là qu'Apollonius alla rajeunir les traditions de * Strab.,lib. XV, cap. i. 56 DU POLYTHÉISME. récole pythagoricienne. Cet homme singulier, témoi- gnage de Tesprit à la fois novateur et superstitieux de son temps, cet homme, qui fut un moraliste sévère et un charlatan théurgique, visita les brachmanes , et se vantait d'avoir puisé dans leurs entretiens des leçons de sagesse et des secrets magiques. Il avait trouvé dans l'Inde les rois soumis au sacerdoce ; et, de retour dans l'empire romain, il essaya de dominer les âmes par les illusions d'une espèce d'illuminisme, que sou- tenaient la pureté des mœurs et l'enthousiasme de la vertu. Mais la mythologie indienne proprement dite restait ignorée des Grecs et des Romains. Si l'on peut aperce- voir quelques traits de ressemblance entre les divinités de ces diverses nations, si V Apollon des Grecs fut dessiné sur le Crishna de l'înde, ces emprunts à demi effacés sont d'une date inconnue, et n'étaient pas soupçonnés par les Grecs contemporains d'Alexandre. D'une autre part l'Inde ne garda nulle empreinte de la conquête grecque. Les noms de fleuves et de villes imposés par les vainqueurs passèrent avec eux. L'ancien culte, les anciennes mœurs, subsistaient toujours dans l'immuable indolence des habitants. Il paraît cependant qu'au pre- mier siècle de notre ère, ce mouvement d'inquiétude et de curiosité religieuse qui agitait le monde, passa jusqu'à l'inertie contemplative des Indes, et troubla le repos du brachmane. S'il faut en croire l'étude des monuments originaux , l'annonce d'un avènement miraculeux se répandait alors dans l'Inde, comme dans la Judée La Perse, nommée barbare par les Grecs, semblait avoir eu dès longtemps un culte plus raisonnable et plus épuré que le polythéisme d'Europe. Elle n'admettait * Asiatical rcsearches^ t. L DU POLYTHÉISME. 57 point les idoles; et Xercès, dans Tinvasion de la Grèce, les fit partout détruire sur son passage; mais le culte de Zoroastre, cette adoration de l'Être éternel, représenté parle symbole du feu, cette antique religion des mages, bien que respectée par Alexandre, s'affaiblit par le mé- lange des peuples et l'influence de la conquête. Les rois d'origine grecque eurent des temples dans la Perse : les idoles s'introduisirent avec les arts. Les mages furent persécutés et se divisèrent en sectes nombreuses; ce qui avait été le culte de l'État, devint un rite solitaire et caché, qui se chargea de superstitions; et la religion la plus simple enfanta cette imposture qui portait le nom de magie dans tout l'Orient, et qui se ré- pandit parmi les Romains dégénérés. Lorsque la domination des derniers successeurs d'A- lexandre fut remplacée par celle des Parthes, les rois de cette nation eurent aussi des temples dans la Perse. L'empire de Cyrus disparut dans celui des Parthes, dont il prit le nom et dont il adopta en partie les usages et les mœurs ; mais les livres de Zoroastre se conser- vaient-, l'ancienne religion était chère aux vaincus, et faisait des prosélytes au delà même des limites de la Perse. Dans le premier siècle de notre ère, Strabon parle des temples nombreux qu'il avait vus dans la Cappadoce, et 011 des mages entretenaient un feu éternel, suivant leur antique loi. L'Arménie ' sujette ou protégée des Romains avait également reçu le culte des mages. De là sortait cette philosophie orientale, dont l'influence est si manifeste dans les sectes et dans les écrits des premiers siècles de notre ère; là remontait ce culte de Mithra, dont les • Strab.; îib. XV. 58 DU POLYTHÉISME. mystères étaient célèbres aux premiers temps du christia- nisme, et offraient quelque ressemblance avec les céré- monies de cette loi sainte; là se conservait cette tradi- tion sur l'origine du bien et du mal, qui devait enfanter la secte des machinéens, longtemps puissante, et que saint Augustin traversa pour arriver au christianisme* là fermentait une métaphysique ardente, illuminée, qui contraste avec le matérialisme élégant du culte grec ou romain, et les religions sensuelles de presque toute l'Asie. La haine des 'Parthes contre Rome fut une barrière aux progrès du culte romain. On ne connut jamais dans la Perse la divinité des Césars; et un roi des Parthes vengea le genre humain, en reprochant à Tibère, dans une lettre publique, les crimes et les infamies que Rome consacrait par des autels Il nous reste à parler du peuple qui devait changer tous les autres, en étant lui-même immuable, et qui, dès lors répandu sur presque tous les points du monde, doit surtout être considéré dans sa patrie, qu'il occupait encore, et dans son temple que, seul de tous les peuples, il fermait à l'idolâtrie. Les malheurs de la guerre, les captivités, le commerce, avaient commencé la disper- sion des Juifs, et jeté les feuillets de leurs livres sacrés dans l'univers. Depuis le temps de Cyrus, ils étaient répandus dans la Perse, dans la Syrie, et jusqu'à la Chine. Depuis Alexandre, et sous ses successeurs, ils se trouvaienl en grand nombre dans les provinces de l'Asie Mineure et dans l'Egypte; depuis Pompée, qui les sub- jugua*, ils pénétrèrent dans l'italie et dans toutes les parties de l'empire; mais, en Egypte et en Grèce, ils formaient, sous le nom de Juifs hellénistiques, une * Seutonîus, in Tiberio» DU POLYTHÉISME. 59 classe d'hommes qui ne manquait ni de savoir ni de richesses. Il semble, au contraire, que ceux qui vinrent à Rome étaient confondus avec les plus vils Égyptiens, et ces adorateurs de la déesse Isis, souvent- réprimés par i le sénat romain. On se moquait de leurs jeûnes rigou- j reux, de leur circoncision et de leur sabbat. Horace fait allusion; Auguste en plaisante dans une lettre. Au commencement du règne de Tibère, ils étaient si nombreux à Rome, et comptés pour si peu de chose par la tyrannie, que ce prince en fît déporter quatre mille sous le climat insalubre de la Sardaigne. La persécution fut alors assez rigoureuse pour que des philosophes païens qui avaient adopté la diète pythagoricienne craignissent d'être confondus avec ces sectateurs de cultes étrangers, que Ton reconnaissait surtout à Tabsti- fience de certaines viandes. Cependant plusieurs décrets du sénat attestent que, dans les provinces éloignées de l'empire, la liberté du €ulte juif était assurée; et même à Rome, les Juifs ne ' tardèrent pas à reparaître, perdus dans le chaos de cette ville immense. Quelques-uns d'entre eux célébraient la fête d'Hérode; et tous observaient rigoureusement le sabbat. Le peuple et les poêles s'en moquaient. Pauvres et méprisés, ayant toujours avec eux leurs corbeilles de voyages S ils occupaient hors de Rome un lieu jadis consacré, et pour lequel ils payaient une taxe au trésor public. Comme tous les persécutés, ils avaient quelque chose de mystérieux : le peuple les maltraitait et les crai- gnait tour à tour; ils étaient devins % mendiants, astro- * « Nuiic sacri fontis neraus et delubra locantup Judœis, quorum copbinus fœnuraque supellex. t «...».... Mre minuto. Qualiac'Jïique voles Jadaei somnia vendunt. » Juv* sat. ru 60 DU POLYTHÉISME. logiies, et vendaient à bas prix des philtres et des pré- dictions, au gré de ceux qui les consultaient. Enfin, quelques Juifs d'une grande naissance étaiént admis à la cour des empereurs. Mais, comme il arrive toujours, leur zèle pour le culte et les mœurs de la patrie s'affaiblit à proportion de la richesse et du crédit qui les mêlaient avec les vainqueurs. Dans la Judée devenue province romaine, et dans les autres provinces de Syrie et d'Égypte habitées par les Juifs, le caractère national se conservait mieux, et se montrait avec plus d'avantage. Partout, dans le monde, les Juifs portaient les cérémonies et les pratiques de leur loi; mais, en Judée, près du temple, ils retrou- vaient l'orgueil de leur patrie, et les promesses immor- telles de leur Dieu. Le souvenir des grands combats des Machabées contre les rois grecs d'Assyrie n'était pas encore éteint; même depuis la conquête romaine, ils avaient eu des rois de leur nation. Leurs privilèges étaient ménagés; ils avaient leurs sanhédrins, leurs tribunaux; et Rome ne leur interdisait que le droit de guerre civile entre eux. Les anciennes querelles de Jérusalem et de Samarie qui, sous les fils d'Hérode, étaient devenues plus d'une fois sanglantes, se rédui- saient maintenant à des controverses. Dans l'oisiveté de la paix, les sectes florissaient animées par le commerce des Orientaux et des Grecs, dont elles empruntaient di- verses doctrines, mais en les rapportant à la loi mosaï- que si fortement empreinte sur toute la vie du peuple juif. Ainsi, tandis que les philosophies grecques existaient, pour ain^i dire, hors du polythéisme, et devenaient des espèces de religions morales opposées à la religion pure- ment mythologique de l'État, les sectes juives au con- ^ traire tiraien eur source de l'ancien culte du pays, et i*^ DU POLYTHÉISME. ' 61 y rentraient de toutes parts. Pharisiens, Saducéens, Esséniens, tous croyaient à la loi mosaïque, qu'ils com- mentaient en sens divers : sans doute les Thérapeutes, cette colonie d'Esséniens sohtaires et enthousiastes, avaient quelque chose de Taustérité des premiers disci- ples de Pythagore ; sans doute les Saducéens, qui bor- naient l'existence de Tâme à la durée de la vie, et met- taient le bonheur dans les plaisirs des sens, avaient de grands rapports avec la secte d'Épicure, la plus facile de toutes à imiter. Peut-être même les Pharisiens superbes, inflexibles, minutieux observateurs de la règle, semble- raient-ils, au premier coup d'œil, avoir quelques traits de la secte stoïque; mais ces analogies apparentes ne sont rien, devant le caractère profondément mosaïque imprimé sur ces trois sectes. C'était aux livres hébreux que^ les Saducéens empruntaient de bonne foi leurs dogmes; c'était dans ces vives peintures d'abondance et de bonheur terrestre, où se complaît l'imagination orientale, c'était dans ces allégories matérielles dont se voilent les vérités morales de la Bible, qu'ils puisaient leurs doctrines. Ils n'étaient que de serviles interprètes, de grossiers traducteurs de l'Ancien Testament. Ils of- fraient, pour ainsi dire^ leur mollesse et leurs plaisirs, comme un gage de leur foi. Ils ne divinisaient pas la volupté, comme avait fait l'imagination des Grecs; mais ils la croyaient un hommage à leur Dieu, un signe qu'ils étaient le peuple de son choix. Les Pharisiens, au contraire, exagéraient la rigueur et les minutieuses observances de la loi mosaïque. Comme ils exerçaient presque tous les fonctions du sacerdoce, ils avaient à la fois l'orgueil de prêtre et celui de sec- taire. Leur culte était tout matériel, imposant des pra- tiques extérieures plutôt que des vertus, prf^scrivant de^ jeûnes rigoureux, mais n'inspirant pas le sacrifice des 4 62 DU POLYTHÉISME. passions et Thumilité. Leur foi était cependant spiritua- liste. Ils croyaient à l'immortalité de l'âme, aux pei- nes et aux récompenses d'une autre vie. Plusieurs d'en- tre eux étaient versés dans les lettres grecques; mais ils n'en conservaient pas moins, avec le zèle exclusif pour leur culte, un grand dédain pour les autres peu- ples. Après les autres nations, ce qu'ils méprisaient le plus, c'était la leur. Ils s'en distinguaient par un faste de piété. Ils portaient sur eux des thephilim ou espèces d'écriteaux, sur lesquels étaient écrits des passages de la loi mosaïque. Cependant leur adroite ambition se ménageait avec les Romains; et ils gouvernèrent presque toujours sous leurs ordres. Les Esséniens étaient remarqués par les Romains pour leur vie contemplative et solitaire ; Pline les appelle une nation éternelle^ où il ne naît personne. C'était de toutes les sectes et de toutes les opinions, celle qui s'avançait le plus vers cette réforme dont le monde avait besoin. Elle se détachait du judaïsme, qui avait mis autrefois les bénédictions temporelles dans le nombre des enfants. Elle substituait le célibat religieux à la vie patriarcale. La règle des Esséniens cependant n'était pas uniforme à cet égard; quelques-uns tenaient encore à la vie active, se mariaient, s'occupaient de labourage, et habitaient les plaines les plus fertiles de la Palestine et de la Syrie. Mais une secte épurée, sortie de leur sein, et qui pre- nait le nom de Thérapeutes, s'imposait la sévère conti- nence si difficile dans les climats brûlants de l'Asie. Elle était répandue en divers lieux, et portait avec elle, in- dépendamment de Tesprit juif, ce patriotisme monacal entretenu par la constance des mêmes privations et des mêmes sacrifices. En Égyple, près du lac Mœris, il existait une colonie DU POLYTHÉISME. 63 semblable, décrite par Philon On croirait lire l'histoire d'un monastère chrétien. La vie de ces Thérapeutes ressemblait à celle des Tra- pistes, à quelques austérités près. La prière et les pieux cantiques avant le point du jour, le travail des champs, le repas frugal et tardif avec de Teau pure, de la farine de froment et des feuilles d'hysope, les longues prières du soir, voilà quelle était la vie de ces solitaires. Dans leurs retraites, les imaginations ardentes s'enflammaient à la lecture des livres hébraïques, et se nourrissaient de rêveries et d'enthousiasme. Des réunions de femmes étaient soumises à la même règle ; elles se rassemblaient dans le même temple que les hommes; un mur les en séparait, sans m.onter jusqu'au faite du temple; et, du haut d'une chaire élevée, la voix de l'orateur se faisait entendre aux deux côtés de l'assemblée. Souvent ils se réunissaient pour des repas semblables aux agapes des premiers chrétiens, et réglés également par la frugalité la plus austère. Mais dans leurs chants, dans leurâ prières, dans leurs usages, tout était encore israélite. Séparés dans leurs fêtes en deux chœurs, comme pour célébrer la mémoire du passage de la mer Rouge, les hommes répétaient le cantique de Moïse, et les femmes celui de Marie. On eût dit une de ces tribus captives, transplantées sur les bords de l'Euphrate, et conservant les mœurs et les chants populaires de la patrie. Cependant ils donnaient l'exemple de ce dégoût de la vie commune, de cette fuite au désert qui marqua les commencements du christianisme, et qui s'accordait si naturellement avec l'état du monde opprimé. Les Thé- rapeutes étaient Juifs, mais ils participaient à cette grande réformation qui se préparait par les vices et les ^ PhilO; de Vïta conte mphitiva» 64 DU POLYTHÉISME. malheurs de l'ancienne sooiété; du reste, toutes les sectes et toutes les colonies du peuple juif étaient rap- prochées par une attente commune. Quelques Juifs seulement ne voyaient dans la pro- messe d'un Sauveur qu'une espérance pour le salut des âmes et pour la réforme du monde. Les Samaritains, depuis si longtemps schismatiques, avaient à cet égard <:les idées plus élevées et plus pures que les Juifs de Jérusalem ; mais leur foî d'ailleurs était altérée par le mélange des croyances orientales. Ces dogmes simples de Zoroastre transmis de proche en proche, défigurés par l'ignorance de leurs derniers sectateurs, étaient devenus une nouvelle idolâtrie. Les génies remplaçaient les dieux; c'était une autre erreur plus abstraite, plus contemplative, plus rêveuse que celle du paganisme romain, mais également faite pour troubler l'âme par la superstition et la crainte. Ces génies de l'Orient, ces intelligences émanées du Très- Haut, ces puissances intermédiaires ou rebelles, n'avaient point de temples ni de statues; mais le dévot oriental se croyait sans cesse en leur pouvoir, les redoutait partout, les sentait, les souffrait en lui-même : de là ces pos- sessions si communes dans l'histoire de cette époque. Ce n'était plus cette fureur divine, attribuée par les païens aux interprètes de leurs dieux. Ils vénéraient la Pythie. On exorcisait un possédé de Nazareth ou de Sarîiarie. Ce n'était pas non plus ces furies vengeresses qui, dans le polythéisme grec, s'attachaient à la suite des grands coupables. Les malfaisants génies dont parle la Mishna, rôdaient autour de l'innocence; le monde était plein de leurs embûches ; ils tourmentaient les corps et les âmes. Cette superstition rendait fou. Ainsi, dans la pureté même du déisme judaïque, ger- mait à cette époque une croyance qui, mal comprise. DU POLYTHÉISME. 65 ramenait le polythéisme; mais les Juifs, au milieu de cette corruption de leurs lois primitives, restaient un peuple séparé de tous les autres. La conquête passait sur eux sans les atteindre. Ils ajoutaient à leur culte deg superstitions de leur choix; mais ils repoussaient avec horreur les cérémonies du culte romain. Leur patriotisme et leur religion étaient tellement confondus, que les premiers Juifs qui se firent chrétiens cessèrent d'être Juifs, et que le reste de la nation n'en fut que plus acharné dans sa haine contre l'univers dissident. Aussi, ce peuple qui, pendant quatre-vingts ans, avait tranquillement porté le joug de Rome, trouva-t-il tout à coup un courage extraordinaire pour le briser. Il avait laissé prendre son territoire et ses villes. Il avait souffert les pillages et les tyrannies des gouverneurs romains ; mais, quand l'insensé Caligula voulut placer sa statue dans le temple de Jérusalem, le peuple, quoique sans armes, et déshabitué de la guerre, se souleva tout entier, et fit comme une sédition de prières, de gémissements et de désespoir. Le gouverneur romain n'osa point aller plus avant, et différa l'entreprise, qui fut pour jamais écartée par la mort de Caligula. Mais l'injure était faite; et depuis lors, il fermenta chez les Juifs une nouvelle ardeur de délivrance. Par-dessus toutes les sectes divisées de doctrines, il se forma le parti des zélés, c'est-à-dire de ceux qui vou- laient chasser les Romains, ou périr sous les ruines du temple. De là, ces guerres épouvantables qui firent peur aux Romains eux-mêmes, et leur donnèrent à combattre, ce qu'ils n'avaient pas encore rencontré dans le monde, le fanatisme religieux. Ces Juifs, si méprisés à Rome et sur tous les points de l'empire, colporteurs, marchands, astrologues, nourris d'usures et d'affronts, firent sur leur 4. 66 DU POLYTHÉISME. terre natale une résistance héroïque. Le siège de Jéru- salem surpassa en horreur celui même de Carthage; et dans l'un et l'autre, un vainqueur naturellement géné- reux fut l'instrument de la plus barbare destruction. Chose remarquable! la ruine de Jérusalem semblait la victoire du polythéisme sur le culte d'un seul Dieu. Un nombre prodigieux d'habitants périt. Le temple fut consumé par les flammes. Titus, (Je retour à Rome, tît porter devant lui, dans son triomphe, les vases sacrés, le voile du sanctuaire et le livre de la loi. 11 n'y eut plus de peuple juif; et ses cendres furent, p( nr ainsi dire, jetées au vent dans tout l'univers. Cepen lant, ces amas de ruines n'étouffèrent pas la nouvelle croyance qui sor- tait de la Judée; au contraire, elle vit dans cette exter- mination une preuve de sa vérité; et Rome, après avoir vaincu et dispersé une nation cantonnée dans un coin de l'Asie, eut une religion cosmopolite à combattre. Infatué de mille rêveries bizarres, le monde romain, par ses vices et par ses lumières, par l'affaiblissement de tous les cultes et l'invasion des idées orientales, par la communication plus facile des peuples, et le contraste ou la confusion de leurs croyances, s'agitait de toutes parts, et mûrissait pour un grand changement. Les hommes n'y suffisaient pas. Ils commentaient d'anciennes fables, au lieu d'y croire, ils vieillissaient le paganisme pour le rajeunir : mais ils ne faisaient qu'ajouter au chaos des opinions, sans trouver une croyance qui pût ranimer l'esprit de l'homme et lier les nations entre elles. Le christianisme seul eut cette puissance ^ il profita de Tordre et de la paix établis dans Tempire pour se répandre avec une incroyable rapidité. Il marcha, pour ainsi dire, à grandes journées sur ces vastes chemins que la politique romaine avait ouverts d'un bout de l'empire à l'autre, pour le passage des légions. 11 s'empara de DU POLYTHÉISME. 67 toutes les dispositions que la haine du joug romain laissait dans le cœur des peuples asservis. Il releva par l'enlhousiasme des âmes abattues par l'oppression. Par- lant au nom de Thumanité, de la justice, de l'égalité primitive entre les hommes, il devait avoir bientôt pour lui tout ce qui était esclave et souffrant , c'est-à-dire l'univers. Il ne ^'adressait pas seulement à la société, mais à l'homme intérieur, à l'homme moral; il lui inspirait l'amour de la vertu, l'innocence des mœurs, l'humilité, la patience; il agissait à la fois commue un culte et comme une philosophie ; et tandis que les philo- sophies anciennes n'avaient été que le privilège du petit nombre, il était une consolation offerte à la foule, la calmant et l'éclairant tout ensemble. Cependant, que d'obstacles s'opposaient encore à la promulgation d'un culte nouveau! Sur chaque point de l'empire, quelques rites anciens, quelques superstitions locales conservaient tout leur pouvoir. Des peuples en- tiers étaient plongés dans la plus grossière ignorance, et trop stupides pour se défier d'aucune fable. Les autres s'accommodaient d'un culte sans devoirs, et d'une vie toute de passions et de jouissances. Le vieux polythéisme faisait encore le fond de la société rom.aine : ses temples et ses idoles étaient partout devant les regards; ses poètes occupaient l'imagination charmée; ses fêtes étaient le spectacle de la foule ; il se mêlait à tout, comme un usage, ou comme un plaisir; il brillait sur les enseignes des légions, il ornait les noces et les funérailles. Plus tard, il ensanglanta les cirques et les théâtres. 11 avait survécu à l'incrédulité même qu'il inspirait ; il était devenu une sorte d'hypocrisie publique professée par TÉtat; et sa décadence, étayée par le pouvoir, l'intérêt, l'habitude, semblait faite pour durer aussi longtemps que celle de l'empire. TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE AU QUATRIÈME SIÈCLE. TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE AU QUATRIÈME SIÈCLE. Le quatrième siècle est la grande époque de l'Église primitive, et l'âge d'or de la littérature chrétieHne. Dans l'ordre social, c'est alors que l'Église se fonda, et devint une puissance publique; dans l'éloquence et les lettres, c'est alors qu'elle produisit ces sublimes et brillants génies, qui n'ont eu de rivaux que parmi les orateurs sacrés de la France, au dix-septième siècle. Que de grands hommes en effet, que d'orateurs éminents ont rempli l'intervalle d'Athanase à saint Augustin! Quel prodigieux mouvement d'esprit dans tout le monde romain! Quels talents déployés dans de mystiques débats I Quel pouvoir exercé sur la croyance des hommes! Quelle transforma tion de la société tout entière, à la voix de cette religion '(jui passe des Catacombes sur le trône des Césars, qui dispose du glaive, après l'avoir émoussé par ses martyrs, et n'est plus ensanglantée que par ses propres divi- sions! Dans nos temps modernes, et surtout dans la France 72 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE. au dix-septième siècle, le christianisme était en quelque sorte aidé par la civilisation, s'épurait avec elle, et brillait de la même splendeur que les arts. Nos orateurs du dix- septième siècle sont soutenus, sont inspirés par tous les génies qui les entourent. Ils réfléchissent dans leur lan- gage cet éclat de magnificence et de politesse, qu'ils reprochent à la cour de Louis XIV ; ils en sont eux-mêmes revêtus et parfois éblouis. Si Bossuet prédomine par la grandeur et l'enthousiasme, on sent cependant qu'il est nourri des mêmes pensées que ses con temporains, et qu'il appartient à l'heureuse fécondité de la même époque. Mais, dans le quatrième siècle, la sublimité de l'élo- quence chrétienne semble croître et s'animer, en propor- tion du dépérissement de tout le reste. C'est au milieu de l'abaissement le plus honteux des esprits et des cou- rages, c'est dans un empire gouverné par des eunuques envahi par les Barbares, qu'un Athanase, un Chrysostome, un Âmbroise, un Augustin font entendre la plus pure morale et la plus haute éloquence. Leur génie seul est debout, dans la décadence de l'empire. ïls ont l'air de fondateurs, au milieu des ruines. C'est qu'en effet ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux, qui devait succéder à l'empire romain. îl ne peut être sans intérêt de recueillir quelques traits du génie de ces hommes, en examinant, sous un point de vue philosophique et moral, ce qui n'a été trop sou- vent qu'un objet d'apothéose ou d'ironie. 11 serait surtout curieux de confronter avec leurs temps, de replacer au milieu des passions et des idées du quatrième siècle ces hommes qui, dans les histoires officielles de l'Église, n'apparaissent que comme les témoins impassibles d'une invariable tradition. • , Sanct. GvcQorïi Ihcoïog, Opcr, t. 1^ p. 509. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 73 On dirait, à lire ces récits, que Tordre religieux et civil, était réglé, dans le quatrième siècle, comme du temps de Louis XIV, que les hommes vivaient de même façon, et qu'un martyr des premiers temps ressemblait à un évêque de cour. Mais dans la réalité, que de diffé- rences séparent ces époques! que de tableaux singuliers et nouveaux naîtraient d'une vue impartiale jetée sur ces temps antiques! J'entends cette impartialité de l'imagination, non moins que du jugement, qui consiste, en cherchant la vérité dans les faits, à ne pas teindre le récit des couleurs d'une autre époque. Souvent, j'ai passé de longues veilles à feuilleter les recueils de la doctrine et de l'éloquence des premiers siècles chrétiens; il me semblait que je devenais spec^ tateur de la plus grande révolution, qui se soit opérée dans le monde. Lecteur profane, je cherchais dans ces bibliothèques théologiques les mœurs et le génie des peu-* pies. La vive imagination des orateurs du christianisme, leurs combats, leur ardeur faisaient revivre sous mes yeux un monde qui n'est plus, et que leurs paroles expressives et passionnées semblent nous avoir trans- mis, bien mieux que ne l'a fait l'histoire. Les questions les plus abstraites se personnifiaient par la chaleur de^ la discussion et la vérité du langage : tout prenait de l'intérêt et de la vie, parce que tout était sincère. De^ grandes vertus, des convictions ardentes, des caractères fortement originaux animaient ce tableau d'un siècle extraordinaire tout passionné de métaphysique et de théologie, et pour qui le merveilleux et l'incompréhen^^ $ible étaient devenus l'ordre naturel et la réalité. A cette existence toute rêveuse et tout idéale venaient se mêler, par un contraste perpétuel, les incidents de la vie commune, les passions, les vices ordinaires de notre Dature. Le mélange des civilisations et des peuples que 74 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE rapproGhait une religion cosmopolite, augmente encore la singulière variété de ce spectacle. Le christianisme agissait divei'sement, était reçu à divers degrés chez des nations courbées également par le joug romain, mais disctinctes d'origines, de mœurs, de climats. Leur carac- tère primitif reparaissait à la faveur de Tenthousiasme religieux, qui les affranchissait des liens terrestres. Le Syrien, le Grec, TAfricain, le Latin, le Gaulois, l'Espa- gnol portaient dans leur christianisme les nuances de leurs caractères ; et souvent les hérésies, alors si nom- breuses, étaient plus nationales que théologiques. Les écrits des Pères sont une image de toutes ces variétés. Au milieu des controverses et des subtilités mystiques, on y surprend tous les détails de l'histoire des peuples, tous les progrès d'une longue révolution morale, le déclin et l'obstination des anciens usages, l'influence des lettres prolongeant celle des croyances, les croyances nouvelles commençant par le peuple, et s étayant à leur tour du savoir et de l'éloquence, les orateurs remplaçant les apôtres, et le christianisme formant au milieu de l'ancien monde un âge de civili- sation, qui semble séparé de l'empire romain, et q];ï meurt cependant avec lui. Là parait ce génie grec longtemps abatiu par le joug rom.ain, mais ranimé par l'ardeur du prosélytisme, et se proposant de convertir le monde à sa foi, au lieu d'amuser ses maîtres par une vaine éloquence. 11 se montre presque en môme temps sur tous les points de l'empire-, il brille dans TÉgypte, dans la Cyrénaïque, et surtout dans cette Grèce asiatique, dont il ne reste rien, et qui fut si célèbre par son luxe et sa richesse. Il est puissant encore sur sa terre natale, aux lieux mêmes, d'où jadis il éclaira l'Italie par Pythagore et conquit l'Orient par Alexandre. Athènes est toujours, au quatrième siècle, la Yilie des m QnATHIÊME SIÈCLE, 75 arts et des lettres. Pleine de monuments et d'écoles, elle attire toute la jeunesse studieuse de l'Europe et de l'Asie. Elle est peuplée de ces enthousiastes du premier âge, qui sont à la fois avides de science et de merveilleux, qui veulent tout pénétrer, tout comprendre, qui cherchent la vérité avec une inquiète candeur, et la défendent avec fanatisme. Cette jeunesse suit les mouvements de ses maîtres, s'associe à leurs combats, à leurs triomphes avec la même ardeur, la même agitation \ dont jadis palpitait la foule attentive à la course des chars. Bruyante et studieuse, elle remplit la ville d'Athènes de ses jeux, pour célébrer la venue d'un nouveau disciple ; et elle passe de longues heures aux leçons de TAcadémie. Athènes est à la fois remplie d'églises chrétiennes et de temples d'idoles. Le polythéisme s'y conserve, protégé par les arts. Les défenseurs futurs des deux cultes se trouvent confondus, sans le savoir, dans les mêmes écoles. Ces jeunes hommes, si graves et si doux, admirés de leurs camarades, dont ils évitent les folies, ces deux inséparables qui, parmi les séductions d'Athènes, ne connaissent que le chemin de l'église chrétienne et celui des écoles, c'est Grégoire de Nazianze et Bazile; on les cite dans toute la Grèce; ils excellent dans les lettres et l'éloquence profane. Près d'eux passe souvent, sans leur parler, un jeune homme, à la démarche irrégulière et précipitée, au regard brillant et plein de feu, laissant tomber les boucles de sa chevelure, le cou légèrement penché, la physionomie mobile et dédaigneuse. 11 porte le court manteau des philosophes; mais la foule qui le suit annonce sa fortune, ou plutôt ses périls; c'est le frère du dernier César, de Gallus récemment immolé à la jalousie de l'empire ; c'est * Sanct, Gregorïi thcolog, Oper. t. i, p. IGO, 76 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Julien, qui, désarmant les soupçons de l'empereur Con- stance, est venu dans Athènes, pour étudier les IcUrcs dans leur sanctuaire, et peut-être consulter en secret sur sa destinée les philosophes et les hiérophantes. 11 est chrétien ; et, contre Tusage fréquent alors, il en a reçu le signe dès Tenfance, dans le sacrement du baptême. En le confiant à la direction d'un évêque de cour, l'ambi- tieux et plus tard schismatique Eusèbe, l'empereur l'a même contraint de prendre un degré dans l'ordre ecclé- siastique et de remplir l'office de lecteur^ dans la cathé- drale de Nicomédie. Peu maître des libéralités qu'il reçoit, Julien a souvent enrichi de ses dons les tombeaux des martyrs; et il faisait bâtir en commun avec son frère une église chrétienne. On doute de sa foi, cependant; et son amour d'Homère est l'espérance des Grecs encore attachés à l'ancien culte. Ils vantent son génie, sa passion des sciences. Ils annoncent de lui de grandes choses, que semblent justifier son rang, ses talents, sa jeunesse préservée par un merveilleux hasard des cruautés de Constance. Dans l'Asie se montre Antioche, avec ses églises et ses théâtres, ce mélange d'imagination et de mollesse qui favorise également les austérités et les plaisirs; c'est là que les disciples du culte nouveau ont reçu pour la pre- mière fois' ce nom de chrétien répandu, deux siècles après, sur tous les points du monde; c'est là que Liba- nius, païen par amour d'Homère, ouvrait son école, que suivit Chrysostome; c'est là que Julien, devenu maître de l'empire et toujours sophiste, écrira des satires contre les chrétiens, ses sujets. Antioche est placée sur les bords du fleuve Oronte, dans une plaine enchanteresse, que couronnent d'âpres sommets, où vivent épars quelques * Sanct, Gregorii thcolog, Oper, l. î, p. 88. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 77 solitaires. Le christianisme atout obtenu d'elle, excepté l'abandon de ses courses de chars et de ses théâtres; «nais aucuns jeux sanglants n'attristent cette ville char- mante. Les fêtes, les bals nocturnes, les réunions de -science et de plaisir occupent ses paisibles habitants. Les divisions des sectes n'amènent aucune violence; elles se raillent l'une Tautie, sans se persécuter. Libanius, dans Antioche, composera sans crainte le panégyrique de Julien, après sa mort, et parmi les ruines du polythéisme; mais la foule se presse sur les pas du jeune et éloquentChrysostome. Le sanctuaire retentit des applaudissements qu'excitent ses discours. On le suit dans les campagnes, aux portes de la ville; de vastes toi- les sont tendues dans les airs, pour défendre de l'ardeur du soleil une foule enivrée du charme de ses paroles. Telle est la vie de ces Grecs d'Asie devenus sujets de Rome et chrétiens, sans avoir presque changé leurs mœurs, leurs usages et leur génie. Mais ailleurs, dans les écrits d'Athanase, apparaît Alexandrie, aussi tumultueuse, aussi pleine d'orages qu'Antioche est paisible : c'est l'entrepôt de tous les commerces, la patrie de toutes les sectes. Elle est habitée à la fois par les plus contemplatifs et par les plus indus- trieux de tous les hommes. Près de cet observatoire fondé par les Ptolémées, près de cette bibliothèque im- mense et qui s'accroît sans cesse, sont des ateliers sans nombre. Personne ne paraît oisif, excepté les philoso- phes. On est occupé, tout le jour, à tisser le lin, à fabri- quer le papier, à souffler le verre, à forger les métaux ^ ; les aveugles même travaillent. Dans cette foule d'habitants, d'étrangers, de voyageurs, il n'est aucune opinion, aucune, î i Sancf, Chrysost.Oper, t. II, p. 280, 290. \ ^ Uisloriœ AuQusL, script, t. II, p. 254. 78 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE secte, aucune singularité de mœurs et de doctrine qui ne se cache sans peine, ou ne se produise impunément. Là, jamais la persécution lente et régulière n'a pu s'établir contre le christianisme; il y a eu des massacres militaires; mais rarement des condamnations et des martyres. Une» population nombreuse et hardie fait trembler les gouver- neurs romains. Nulle ville n'est à la fois plus studieuse et plus agitée ; les mœurs des habitants ont quelque chose de féroce; et leurs mains sont souvent ensanglantées. On se dispute par les armes la possession d'un temple. On combat plus encore pour Tarehevêché. Le crédit de cette dignité est grand sur l'esprit du peuple. Alexandrie, par son commerce, fournit de blé Rome et l'Italie; et quand on voudra perdre Athanase auprès de l'empereur, on l'accusera du projet d'affamer Rome, en suspendant par son pouvoir le départ des flottes d'Egypte. Constantinople, ses mœurs, son luxe, la cour impé- riale et ses vices paraissent mieux encore, dans lés grands orateurs du quatrième siècle. C'est la métropole du monde et de la religion; c'est là que brillent tour à tour sur le siège épiscopal Grégoire de Nazianze et Chrysostome; mais, en même temps, c'est le centre où viennent aboutir les sectes inventées par l'esprit subtil d'Alexandrie et la philosophie de la Grèce.; c'est là qu'on vient les mettre en valeur, en les produisant à la cour et en tâchant d'y gagner quelque chambellan, ou quelque eunuque du palais. Là donc se montrent dans toute leur nudité les misères de l'empire d'Orient, le despotisme capricieux des princes, les intrigues du palais, la corruption d'une grande ville faite trop vite, qui n'était ni grecque ni romaine, et semblait une colonie plutôt qu'une capitale. Mais Constantinople, par sa nouveauté même, n'avait rien dans ses monuments, dans ses fêtes, dans ses usa- ges, qui rappelât Tidolatrie. Elle était de la même date AU QUATRIÈME SIÈCLE. 79 que le triomphe du christianisme; et, par là, elle plaisait aux empereurs chrétiens, ne les gênant d'aucun souvenir de culte, ou de liberté. A Rome, au contraire, le christianisme n'avait qu'une demi-victoire. Les deux sociétés, les deux religions, le passé et l'avenir étaient en présence et en guerre. Les temples., les cirques, les théâtres, les rues même de Rome, toutes pleines de monuments païens, entretenaient le zèle religieux d'une partie des habitants. La plupart des familles sénatoriales surtout tenaient encore à l'an- cien culte, comme à la gloire de leurs aïeux. Le peuple remplissait les églises chrétiennes et les cimetières des martyrs. Les esclaves, les pauvres embrassaient avec ardeur la foi nouvelle qui leur donnait consolation et secours, et leur faisait trouver en tout li^u cet autel de la Clémence, que le monde païen n'avait souffert qu'une fois, dans Athènes. Déjà cependant on accusait les vices des prêtres, la pompe et le faste des évêques. Au milieu du quatrième siècle ^ le siège épiscopal de Rome fut disputé par un combat sanglant. Ces dignités ainsi conquises étaient enrichies d'offrandes, et étalaient un luxe que censuraient les païens, et auquel un d'eux oppose^ l'exemple de quel- ques évêques des provinces « que leur frugalité, dit-il, la (( pauvreté de leurs vêtements, leur front baissé vers la « terre, leur candeur et leur modestie recommandent au « Dieu éternel et à ses vrais adorateurs. » Il est à remarquer que, pendant ce siècle, l'Église de Rome ne produisit pas un seul grand écrivain, un seul grand orateur, comme ceux qui naissaient en Afrique, en Grèce, en Asie; mais, elle travaillait à s'étendre au loin : * Ammian» Marcelh lib. XXVII, c. iv. • Ibid. èO TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE elle cherchait à dominer les Églises d'Afrique, de Gaule et d'ibérie. Elle visait au gouvernement des hommes plutôt qu'à la gloire de bien parler et de bien écrire ; elle tâ€hait de se rendre arbitre Mes querelles nombreuses excitées par l'esprit sophistique des Grecs; elle offrait sa communion aux docteurs d'Orient persécutés pour des controverses, et les gagnait, en leur donnant asile. Presque aucune secte ne se formait dans l'Église de Rome. Son génie était en cela l'opposé du génie grec ; il se tenait aux anciens formulaires , innovait peu , redoutait le changement, comme une hérésie; et, sans égaler la gloire de l'Église d'Orient, il devait à la longue l'emporter sur elle par une sorte de prudence temporelle et de ténacité. Le génie grec, plus libre et plus hardi, et devenu, depuis les conquêtes d'Alexandre, plus oriental qu'euro- péen, portait dans le christianisme les subtilités, les allégories, L'Égypte et l'Asie Mineure en étaient le prin- cipal théâtre ; mille sectes , mille opinions bizarres y naissaient de l'imagination superstitieuse des habitants. Les Romains, ou plutôt les peuples qui parlaient la lan- gue latine, avaient quelque chose de moins savant, de moins ingénieux; ils n'étaient que des théologiens gros- siers auprès des Grecs d'Alexandrie ; mais ils étaient f)lus calmes et plus sobres dans leurs opinions. Ils se défiaient de la métaphysique raffinée que les Orientaux mêlaient aux dogmes de la foi ; et ce schisme, cette ré- pugnance mutuelle, qui, plusieurs siècles après, sépara les deux Églises, avait sa racine dans les premiers âges du prosélytisme chrétien. On devrait en retrouver aussi la trace dans les monuments oratoires des deux littéra- tures ; mais le parallèle ne saurait être exactement suivi. Non-seulement, l'Église orientale avait une incontestable supériorité d'imagination et d'éloquence; mais, parmi les AU QUATRIÈME SIÈCLE. 81 écrivains de TÉglise latine, tous ceux qui brillèrent d'un grand éclat semblaient appartenir à TOrient; les uns, en eiïet, tels que saint Jérôme, avaient vécu dans la Syrie, dans la Judée, et respiré l'enthousiasme aux rives du Jourdain; les autres, TertuUien, Cyprien, Arnobe, Augustin, nés sous le ciel brûlant de Carthage, étaient plus orientaux que latins. La langue romaine se trans- formait dans leurs écrits, et y prenait comm.e une em- preinte de ce génie arabe fervent et subtil, frappé tour à tour des soleils d'Afrique et d'Asie. Sous ce rapport, ils étaient plus novateurs que les Grecs ^ ils formaient, au milieu de l'Occident, une époque plus singulière et plus distincte du passé. Mais, essayons de marquer ces divers caractères, en parcourant l'his- toire et les écrits des grands hommes qui, dans l'Orient et l'Occident, firent du quatrième siècle une époque û mémorable pour la religion et les lettres. 82 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE DES PÈRES DE L^ÉGLISE GRECQUE. SAINT ATHANÂSE. Le premier nom qui s'offre à nous, dans les fastes chrétiens du quatrième siècle, c'est Athanase. Sa vie, ses combats, son génie servirent plus à l'agrandissement du christianisme que toute la puissance de Constantin.. Cet homme lutta tour à tour contre les païens, les sectaires, les évêques jaloux de sa gloire, les empereurs offensés de son altière indépendance; et, dans cette orageuse carrière, il n'eut pas un moment de repos, ou de faiblesscc En lui se montre un caractère nouveau, et qui n'appar- tenait pas aux premiers temps du prosélytisme chrétien, celui d'une politique aussi profonde que l'âme était in- trépide. Ce n'était plus cette première ferveur d'enthou- siasme qui courait au-devant de la mort, ou la recevait avec joie. Athanase cherche le triomphe, et non le mar- tyre. Tel qu'un chef de parti, tel qu'un général expéri- menté qui se sent nécessaire aux siens , Athanase ne s'expose que pour le succès, ne combat que pour vaincre, se retire quelquefois, pour reparaître avec l'éclat d'un triomphe populaire. Élevé au milieu des querelles religieuses, renommé dès sa jeunesse dans le concile de Nicée, dont il rédigea en partie les décrets, élu patriarche d'Alexandrie parle suffrage d'un peuple enthousiaste, exilé dan§ les Gaules par Constantin, proscrit par Constance, poursuivi par ^ Julien, menacé sous Valens, il mourut sur ce siège pa- triarcal, d'ofi il avait été cinq fois violemment banni, et AU QUATRIÈME SIÈCLE. 83 d'oii il fut vingt années absent. Vous jugez bien que les écrits d'un tel homme ne seront pas seulement des ou- vrages de théologien. S'il combat souvent sur des dogmes obscurs, impénétrables, son but éclatant et simple est de fonder cette unité reUgieuse, que la victoire même des chrétiens, et que le partage de l'empire en deux vastes États rendait plus difficile ; il en a, dès le premier jour, calculé la puissance ; et il poursuit sans cesse Taccom- plissement de cette œuvre. Quoique prédestiné surtout à défendre et à célébrer la pure doctrine du christianisme, Athanase lutta contre ridolâtrie, qui, de son temps, par les illusions et le génie de Julien, faiUit reprendre l'empire. Le lieu même de sa naissance et de ses premiers travaux le portait à cette controverse. Car si, de bonne heure, la foi chré- tienne avait de la Judée gagné l'Egypte, si même un des: apôtres avait passé du premier synode de Jérusalem ^li. siège naissant d'Alexandrie, nulle part cependant le polythéisme n'était plus tenace et plus inépuisable que sur cette terre des Pharaons, où rien ne périssait, ni la réalité, ni le mensonge, où l'antiquité mystérieuse des n)onuments conservait l'antiquité des croyances, où la vie était si forte qu'elle semblait une émanation divine partout répandue, et où l'imagination superstitieuse du peuple faisait incessamment pulluler de nouveaux dieux, pomme les fanges échauffées du Nil multiplient les reptiles. Le génie grec en venant s'imposer à l'Égypte par la conquête et par les colonies, loin de détruire ces vieux ferments de crédulité, y mêla seulement les divinités gracieuses de l'imagination et de la poésie ; et quand leur culte vint à faiblir avec l'amour même de Tarî^ quand la philosophie et le christianisme eurent corn.- mencé à décréditer des dieux, que leur élégance rendait M TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE corrupteurs, les divinités monstrueuses de l'ancienne Memphis n'en reprirent que plus de puissance. Sérapis dura plus qu'Apollon. Inspiré par la vue de ce panthéon bizarre de l'Égypte, le discours d'Âthanase contre les Grecs, c'est-à-dire contre l'idolâtrie, se distingue entre les ouvrages des autres Apologistes par la méthode savante et la sagacité habile à décomposer tout l'édifice des fables païennes, en assignant à chaque erreur sa date et son principe. Cette analyse toujours nette et vraisemblable a parfois beaucoup d'élévation philosophique. Arrivé à la dernière forme d'idolâtrie, l'apothéose des hommes, après celle des astres, des éléments, et presque de tous les êtres de la nature, « on se rejettera, peut-être, dit-il sur cette c( allégation que certains inventeurs sont devenus dieux « pour avoir fait du bien aux hommes, Jupiter en trou- i vaut la poterie, Neptune la navigation, Vulcain l'art K de forger. Minerve le tissage, Apollon la musique, « Diane la chasse, Junon la parure, Cérès l'agriculture, « et d'autres les autres arts. Mais ces arts et leurs ana- (( logues, ce n'est pas à quelques hommes, c'est à la 5 nature commune de l'humanilé qu'il faut les attribuer; c( car les hommes les découvrent, en se dirigeant d'après « elle : de là cette maxime vulgaire, que l'art est une a imitation de la nature. Si donc quelques-uns excellent « aux choses où ils s'appliquent, il ne faut pas pour cela (1 les croire des dieux, mais bien plutôt des hommes. « L'homme, en effet, naissant capable de science, il « n'est pas étonnant que quelques hommes, attentifs à c< l'instinct de leui: propre nature, aient inventé les « arts. » En même temps que le philosophe chrétien enlève * Sanct, Athan, Oper, t. I, p. 18. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 85 ainsi à l'idolâtrie son meilleur prétexte, il flétrit la pire des apothéoses, celle où Thomme cherchait la consé- cration de ses vices, qu'il transférait aux dieux. A cette corruption Athanase oppose les grandes idées de l'unité d*un dieu suprême, et de l'immortalité de Tâme humaine. « L'âme ne meurt pas *, dit-il; mais le corps meurt, « quand elle s'en éloigne. L'âme est à elle-même son « propre moteur. Le mouvement de l'âme, c'est sa vie, c( Lors même qu'elle est prisonnière dans le corps, et « comme attachée à lui, elle ne se rapetisse pas à ses (( étroites proportions, elîe ne s'y renferme pas ; mais c< souvent , alors que le corps est gisant immobile, et « comme inanimé, elle reste éveillée par sa propre vertu; « et sortant de la matière, quoiqu'elle y tienne encore, « elle conçoit, elle contemple des existences au delà du « globe terrestre ; elle voit les Saints dégagés de l'enve- « loppe des corps; elle voit les Anges* et monte vers eux, « dans la liberté de sa pure innocence. Tout à fait séparée « du corps, et lorsqu'il plaira à Dieu de lui ôter la chaîne « qu'il lui impose, n'aura-t-elle pas, je vous prie, une (( bien plus claire vision de son immortelle nature? Si (( aujourd'hui même, et dans les entraves de la chair, « elle vit déjà d'une vie tout extérieure, elle vivra bien « davantage, après la mort du corps, grâce à Dieu qui par « son Verbe l'a faite ainsi. Elle comprend, elle embrasse « en elle les idées d'éternité , les idées d'infini, parce A qu'elle-même est immortelle. Comme le corps, qui est « mortel, ne perçoit rien que de matériel et de périssable, « ainsi l'âme, qui voit et médite les choses immortelles, « est nécessairement immortelle elle-même , et vivra « toujours : car les pensées et les images d'immorta- lité ne la quittent jamais, et sont en elle comme un ^ Sanct, Aihan, Oper, 1. 1, p. 32. 86 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « foyer vivant qui nourrit et entretient son immortalité, n Ces hautes spéculations, familières sans doute à l'école philosophique d'Alexandrie comme à son école chré- tienne, ne sont pour Athanase qu'un premier pas vers le dogme, dont il est le plus exigeant interprète. 11 ne les compterait pour rien, si elles ne le conduisaient pas au symbole de Nicée tout entier : c'est ainsi que de ce dis- cours contre les idolâtres, chef-d^œuvre de bon sens social et de logique, il passe immédiatement aux pro- fondeurs de la théologie et à la proscription absolue du rationalisme d'Arius. Telle fut la grande œuvre accomplie par le génie d'un homme, et consacrée par vingt ans de persécution. C'est pour cela qu'il lutta contre tous les chefs de l'empire depuis Constantin jusqu'à Julien, depuis le protecteur intéressé de l'Église jusqu'à son mystique adversaire. C'est par là qu'il a*" été non-seulement le promoteur le plus efficace de la foi et du culte, mais un des plus hardis précurseurs de cette politique religieuse qui gouverna le monde au moyen âge. Rome a dit, en canonisant Grégoire VII, « qu'il n'avait pas existé, depuis le temps « des apôtres, plus puissant défenseur de TÉglise. » Si, dans les mille années qui séparent ces deux dates mé- morables, il fallait citer un homme qui tînt de l'ancien monde et du nouveau, qui rappelât l'enthousiasme du christianisme naissant et fît pressentir la puissance du christianisme adulte, qui fût le premier citoyen de la cité chrétienne, un législateur, un héros, un saint, Rome ne trouverait pas.de plus grand nom que celui du pa- triarche et du banni d'Alexandrie, que celui du Grec Athanase. L'effort de sa vie, la subtilité de son génie, la con- stance de sa volonté, l'entraînement de sa persuasion, ses combats et ses sacrifices se concentrèrent particuliè- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 87 rement sur la sublime métaphysique ûu christianisme, la partie divine de la croyance; mais cela même était le christianisme tout entier, et l'avenir reHgieux du monde. Les sectes nombreuses et bizarres, produites, dans les premiers temps du christianisme, par Tébullition de l'es- prit oriental, commençaient à disparaître; mais um secte nouvelle s'élevait, plus méthodique, plus simple, plus faite pour devenir universelle : c'était la doctrine d'Arius, doctrine encore enveloppée à sa naissance de subtilités scolastiques, mais qui recélait au fond le pur Théisme, quoique désavoué par elle. Un siècle plus tôt, cette secte, en décréditant le po- lythéisme et en donnant à la philosophie qui le com- battait la forme et l'ascendant d'un culte, eût aidé peut- être à la rapide diffusion du christianisme, et facilité son empire; mais alors elle effaçait le caractère distinctif de la foi nouvelle, elle détruisait sa victoire; elle la faisait ren- trer, elle l'ensevelissait, pour ainsi dire, dans la croyance plus ou moins confuse, mais générale, dont se rappro- chaient tous ceux même qui n'étaient pas chrétiens. Ces motifs font d'autant mieux comprendre les efforts extraordinaires opposés à l'arianisme*, et le génie de l'homme qui lutte plus que tout autre, pour: abattre celte puissance nouvelle protégée souvent par les empereurs. Il ne s'est rien conservé des écrits d'Arius. Les vain- queurs ont aboli les monuments de leur adversaire; mais le fondateur d'une secte si fameuse, l'homme qui tant de fois chargé d'anathèmes sut gagner à sa cause un nombreux parti dans le peuple, dans les évêques, à la cour des princes, et qui divisa le christianisme triom- phant, était sans doute doué do tous les talents qui font * Sanct, Athan. Oper. 1. 1, p. 47» 88 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE un grand sectaire. Cependant il fut surtout aidé par le sentiment secret qui commençait à rendre redoutable aux empereurs la puissance et Tambition du sacerdocô chrétien. Constantin lui-même, avant de mourir, avait senti quels maîtres il s'était donnés. Constance, son fils, moins puissant et moins autorisé sur le trône d'Orient, redoutait encore plus cette tutelle. Les évêques accusés d'arianisme, la minorité vaincuedans le concile deNicée, montraient plus de complaisance pour le pouvoir impé- rial, et cherchaient son appui contre les censures de leurs orthodoxes, mais impérieux collègues. Constance aima mieux protéger ies ariens que d'obéir aux catholiques. Alhanase resta dès lors en butte à tout le travail de haines, et de calomnies qu inspire l'esprit de secte. Ce n'est pas seulement d'erreurs, mais de crimes qu'il était accusé; et de quels crimes? de violences impures, de meurtres et d'opérations magiques. Justifié avec éclat dans un concile de Tyr, il n'en fut pas moins dégradé comme coupable et relégué dans la ville de Trêves. Ré- tabli par le fils aîné et le premier successeur de Constan- tin, il est banni de nouveau sous Constance, qui partage l'empire avec son troisième frère, ami des catholiques, comme Constance l'était des ariens. Bientôt les guerres civiles, élevées dans l'empire par les compétiteurs des deux fils de Constantin, mêlent des intérêts de parti po- litique aux intérêts de secte. L'empereur d'Occident est tué par Magnence, que les soldats revêtirent de la pour- pre impériale. Constance venge son frère, renverse Magnence, qui menaçait d'envahir aussi l'Orient, et de- vient seul maître de l'empire. Aussitôt les catholiques et les ariens s'accusèrent mutuellement près du vainqueur d'avoir favorisé son rival. Les ariens d'Egypte dénoncèrent Athanase, que sa puissance sur l'esprit des peuples rendait assez suspect AU OUATPJÈME SIÈCLE. 89 à Tempereur. Ils lui reprochaient d'anciens efforts pour calomnier Constance près de son frère, et des lettres écrites à Magnence, pour lui livrer la province d'Egypte. A ces graves accusations se joignait, selon l'esprit du temps, un crime purement théologique : Âthanase était accusé d'avoir tenu l'assemblée des fidèles dans une église, qui n'était pas encore consacrée. Condamné dans Antioche par un synode d'évêques ariens, absous dans Alexandrie par un synode d'évêques orthodoxes, absous de nouveau, dans Rome, par un con- cile que présidait le pape, et auquel souscrivit dans Sar- dique une assemblée des évêques d'Orient et d'Occident, Athanase est frappé par un dernier concile tenu dans Milan, sous les yeux d'une cour arienne; et il reçoit du gouverneur d'Egypte l'ordre de quitter son siège. Pen- dant qu'il prétexte des retards, et qu'il cherche à faire parvenir des apologies à l'empereur, des troupes sont envoyées sur Alexandrie pour enlever l'archevêque du milieu du peuple. Athanase, par son génie, par sa pré- voyance, par les soins qu'il prodiguait aux malheureux, était le bienfaiteur d'Alexandrie. 11 faut l'entendre ra- conter lui-même la violence qu'il subit. On reconnaîtra sans peine, dans ce récit, avec quel art l'intrépide pon- tife se rendait populaire. Fidèle à ce plan théologique et poétique, l'orateur ex- pliquait chaque matin et chaque soir l'ordre des sai- sons, les mouvements de la mer, les divers instincts des animaux, leurs migrations régulières, l'existence de riiomme, et les merveilles de sa nature. Sans doute il s'éloigne bien de la cosmographie des Hipparque et des Ptolémée; et on peut voir dans ces discours la trace de ce mouvement rétrograde, de ce déclin prématuré, que la religion mal comprise im- primait aux sciences naturelles cultivées naguère avec gloire par l'école d'Alexandrie : ils n'en sont pas moins remplisdenotionsd'autant plus curieuses, qu'elles étaient populaires et offrent un témoignage du temps ; mais ce qu'il faut y chercher surtout, c'est l'expression de ce spiritualisme, auquel la nature sert de texte et d'inspi- ration. (( Si quelquefois ^, s'écrie l'orateur, dans la sérénité de « la nuit, portant des yeux attentifs sur l'inexprimable « beauté des astres, vous avez pensé au créateur de toutes c( choses ; si vous vous êtes demandé quel est celui qui a « semé le ciel dételles fleurs, si quelquefois, dans le jour, « vous avez étudié les merveilles de la lumière, et si vous c( vous êtes élevé, par les choses visibles, à l'êtreinvisible; « alors vous êtes un auditeur bien préparé, et vous pou- <( vez prendre place dans ce magnifique amphithéâtre; « venez : de même que, prenant par la main ceux qui ne « connaissent pas une ville, on la leur fait parcourir ; « ainsi je vais vous conduire, comme des étrangers, à * Sanct. Basil, Ôper. t. I, p. 50. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 119 « travers les merveilles de celte grande cité de l'uni- « vers. » Partout les vérités morales viennent se mêler aux des- criptions que trace l'orateur ; et le spectaçle du monde n'est pour lui qu'un sujet de pensées religieu*ses. Cette magnificence des cieux lui rappelle quelque chose de plus grand. « Là, dit-il, est notre antique patrie, d'où le démon « homicide nous a précipités. Si des choses créées pour le « temps sont si grandes, que seront les choses éternelles? « Si les choses visibles sont si belles, que seront les invi- « sibles? Si Timmensité des cieux dépasse la mesure de ,« la pensée humaine, quelle intelligence pourra pénétrer « dans les profondeurs de l'éternité? Ce soleil périssable « et pourtant si beau, si rapide dans ses mouvements, <( et dans sa grandeur propoi'tionnée au monde, œil de « la nature qu'il embellit de sa lumière, s'il nous offre « une contemplation inépuisable, que sera dans sa beauté <( le soleil de la justice divine? » Quand il a parcouru ainsi des regards et de l'imagi- nation quelque partie de l'univers, quelque point de vue de Tinfini, il revient à ses auditeurs par des allocu- tions d'un charme inexprimable. A-t-il expliqué devant le peuple de Césarée la création et les mouvements de la mer, il termine par ces paroles pleines d'un enthou- siasme oriental : « Mais puis-je apercevoir la beauté de ^ rOcéan tel qu'il parut aux yeux de son créateur ' ? Que « si l'Océan est beau et digne d'éloge devant Dieu, « combien n'est pas plus beau le mouvement de cette « assemblée chrétienne, où les voix des hommes, des « enfants, des femmes, confondues et retentissantes « comme les flots qui se brisent au rivage, s'élèvent, au « milieu de nos prières, jusqu'à Dieu lui-même! * ê Sanct. Basil. Oper. t. I, p, 39 120 TABLEAU DE l'ÉLOQUEiNCE CHRÉTIENNE Cette imagination sensible et pittoresque se retrouve dans tous les autres discours de saint Basile, dans ses lettres, dans ses moindres écrits. Passionné pour Télo- quence et la poésie antiques, il voulait en inspirer le goût, en recommander les monuments aux jeunes chré- tiens de ce monde grec d'Europe, d'Afrique et d'Asie. II écrivit pour eux un traité sur le bon usage à tirer de la lecture des auteurs profanes, c'est-à-dire sur la ma- nière d'y chercher les semences de vérités naturelles et les principes de vertu qu'ils renferment. Évidemment ce travail est encore un souvenir et une suite de la lulte contre Julien. Plus la maligne intolérance de l'empereur avait prétendu dépouiller le christianisme de l'arme et de la parure des lettres, plus les deux élèves d'Athènes voulaient assurer à leur foi cette sauvegarde chère à leur génie. Basile, d'un naturel plus grave que son ami, n'attachait pas cependant moins de prix à la beauté du langage. Son âme était austère, et son imagination bril- lante; le scrupule de son orthodoxie ne tenait pas contre Tattrait de l'éloquence, ou de ce qui semblait la pro- mettre; il envoyait de sa province de Cappadoce de nombreux disciples au rhéteur païen Libanius. Il lui demandait pour eux des paroles élégantes, bien sûr de leur donner lui-même une conviction forte. Peut-être ne savait-il pas assez, malgré sa foi, combien l'émotion vraie peut se passer de la science de bien dire. Heureu- sement sa composition est plus simple que son goût. Initié par le sacerdoce à cette étude des passions et des maladies de l'âme, où le génie d'Aristote cherchait les principes de l'éloquence, il y trouve pour peindre et émouvoir l'homme un art plus profond que celui des rhéteurs, qu'il admire. - Plusieurs de ses homélies ne sont que des traités de morale contre l'avarice, Fenvie, l'abus de la richesse ; AU QUATRIÈME SIÈCLE. Ml mais il faut l'avouer, ronction évangélique leur donne un caractère nouveau. Saint Basile est surtout le prédi- cateur de l'aumône; il a compris, mieux que personne, ce grand caractère de la loi chrétienne, qui ramenait l'égalité sociale par la charité religieuse. Le triomphe de ses eflorts, c'est d'attendrir le cœur des hommes, c'est de les readre secourables l'un à l'autre : l'état malheu- reux du monde le voulait ainsi. Ce n'était pas une fiction oratoire, que le passage où saint Basile ' décrit le déses- poir et les incertitudes d'un père forcé de vendre un de ses enfants, pour avoir du pain. La misère, née de la tyrannie, rendait ces exemples communs : la loi les per- mettait. N'était-ce pas alors une providence que la voix de l'orateur qui s'élevait pour prohiber ces barbares com- merces, pour consoler le pauvre, pour émouvoir le riche? Sans doute l'orateur s'emporte trop loin, lorsqu'il n'établit aucune distinction entre le riche et le voleur, considérant le bien que le riche refuse aux pauvres comme un larcin qu'il leur fait. Mais telle.était cette élo- quence des premiers temps, énergique, passionnée, frap- pant avec force sur des âmes engourdies par la mollesse; elle contre-pesait tous les vices d'une société dure et corrompue; elle tenait lieu de la liberté, de la justice et de l'humanité qui manquaient à la fois; elle promettait le ciel, pour arracher quelques bonnes actions sur la terre. C'est à saint Basile qu'appartient cette belle idée si souvent développée par Massillon : Que le riche doit être sur la terre le dispensateur des dons de la Provi- dence, et pour ainsi dire l'intendant des pauvres. Saint Basile n'excelle pas moins dans les peintures de la brièveté de la vie, du néant des biens terrestres, de la tromperie des joies les plus pures. Après les anciens phi- * Sanct, Basil. Oper, t. 11^ p. ^6. 122 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE losophes, il est éloquent d'une autre manière, sur ce texte monotone des calamités humaines. La source de celte éloquence est dans la Bible, dont il aime à emprun» ter la poésie, plus pittoresque et plus hardie que celle des Grecs. Il renouvelle les fortes images de la muse hé- braïque; mais il y mêle ce sentiment tendre pour l'hu- manité, cette douceur dans l'enthousiasme, qui faisait la beauté de la loi nouvelle. Les yeux élevés vers le ciel, il tend des mains secourables à toutes les misères : il veut soulager, autant que convertir. Ses discours font aisément concevoir la puissance qu'il avait sur l'esprit du peuple. Faible de corps, consumé par la souffrance et les austérités, un zèle ardent le sou- tenait dans ses prédications continues, ses courses pas- torales, ses voyages. Quand il mourut, tout le peuple de la province accourut à ses funérailles. Les païens, les juifs le disputaient aux chrétiens par l'abondance de leurs larmes; car il avait été le bienfaiteur de tous. Plu- sieurs personwes ayant péri dans la foule prodigieuse qui se pressait à son convoi, on les trouvait heureuses d'être mortes un tel jour; et plus d'un enthousiaste dans son christianisme idolâtre les nommait des victimes funé^ raires^. Que si maintenant, à quinze siècles de distance, loin de ces mœurs étranges, loin de cette société où le poly- théisme, l'Évangile, les fables populaires, les philoso- phes, les martyrs ,^ avaient tant agité l'imagination des peuples, on cherche Torateur de Césarée dans les pages d'un livre, combien n'admire-t-on pas encore son âme et son génie! Peut-être même cette éloquence est-elle plus à l'épreuve du temps que les haranguesdes grands orateurs profanes ; car enfin, la cause de l'humanité est plus dura- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 123 ble que celle d'un citoyen ou d'une république célèbre; et les variations de costume sont peu de chose, quand il s'agit de l'intérieur de rhomme, de ses incertitudes, de ses espérances, de toutes ses misères et de son besoin d'im- mortalité. Ces idées, si présentes dans la réalité, nous échappent cependant bien vite, quand l'imagination ne les fixe pas en nous par l'énergie du langage. L'écrivain moraliste surtout doit être éloquent, pour être écouté ; c'est la puissance de l'orateur de Césarée; tout devient image dans sa langue expressive et poétique. Les com- paraisons, les allégories rendent visibles toutes ses pen- sées. c< De même, dit-il, que ceux qui dorment dans un « navire sont poussés vers le port', et sans le savoir « arrivent au terme de leur course, ainsi dans la rapi- « dité de notre vie qui s'écoule, nous sommes entraînés « d'un mouvement insensible et continu vers notre der- « nier terme. Tu dors, le temps t'échappe; tu veilles et tu « médites, la vie ne t'échappe pas moins. Nous sommes « comme des coureurs obligés de fournir la carrière. Tu « passes devant toutes choses, tu laisses toutes choses » Bossuet renouvelait devant une cour voluptueuse ces fortes images, dont saint Basile avait frappé les habitants de Césarée, La puissance de son génie ajoutait à la ter- reur; mais il n'y avait plus cette première ferveur d'en- * Sanct. Basil. Oper, t. IIÎ, p. 552. 124 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE thousiasme qui transportait les chrétiens du iv® siècle. Bossuet sans doute était plus sublime; mais il n'était pas plus éloquent; car l'éloquence se compose de l'ac- tion qu'elle produit, autant que du génie qu'elle atteste. Saint Basile eut un frère aussi célèbre que lui dans les annales ecclésiastiques, mais qui ne saurait trouver la même place dans Thistoire de l'éloquence. On peut observer qu'à cette époque le zèle religieux saisissait presque toujours des familles entières. On voyait, comme dans la tribu de Lévi, des pontifes remplacés par leurs fils et plusieurs frères entrant à la fois dans le sacer- doce. Ce frère de saint Basile, qui portait le nom de Gré- goire, comme le célèbre orateur de Nazianze, avait d'a- bord embrassé la vie du siècle. 11 s'était marié, et en- seignait la rhétorique, profession si honorée à cette époque, où cependant l'art de la parole privé des grandes occasions que donnent les États libres n'avait plus d'exer- cice réel que danis l'Éghse chrétienne. Suivant une pra- tique alors commune, il se sépara de sa femme pour s'attacher au sacerdoce-, mais le goût des lettres et de la philosophie profane l'entraînait toujours. Son frère et ses amis l'en blâmaient. Il hésitait entre Platon et l'Évangile; et la trace de ses longues incertitudes se retrouve dans les abstractions philosophiques qui bigar- raient sa théologie. Saint Basile le fit élire évêque de Nysse, dans la Cap- padoce. Il défendit la doctrine d'Alhanase, fut persécuté sous Valons, protégé sous Théodose, parut avec éclat dans les conciles, à la cour, et prononça dans Constan- tinople les oraisons funèbres de l'impératrice Flaccille et de sa fille Pulchérie. Le recueil de ses ouvrages nous offre aussi un Hexamêron conime celui de saint Basile, et quelques discours sur la création de l'homme, où se AU QUATRIÈME SIÈCLE, 125 trouvent de curieux détails d'anatomie : mais révêquc de Nysse n'avait pas, comme saint Basile, le don de tout embellir par l'imagination et le sentiment. Sa méthod^^ est sèche, ses allégories sont subtiles. Il n'a pas non plus cette couleur orientale qui charme dans la plupart des orateurs de l'Église grecque : chose singulière! il est mystique par le raisonnement seul; il est mystique, sans être enthousiaste. Son âme n'est point échauffée par les grands spectacles du christianisme naissant ; mais il a l'air d'appliquer les catégories d'A- ristote à cette œuvre d'inspiration et de foi. Du reste la supériorité de sa raison est souvent remar- quable. 11 avait été chargé par l'empereur de réformer les Églises de Palestine et d'Arabie; et à cette occasion, il visita les saints lieux. 11 n'en jugeait pas moins avec sévérité ces pèlerinages qui commençaient à devenir ' ♦très-fréquents. Après avoir blâmé la licence et la vie aventureuse qu'entraînaient souvent de tels voyages, il ajoute : « ^ Celui qui visite les lieux saints a-t-il un « avantage sur les autres hommes, comme si Dieu ha- « bitait corporellement dans ces lieux, et s'était éloigné c< de nous, etc., etc.? Ce n'est pas le changement d'ha- « bitatibn qui nous rapproche de Dieu. Quelque part « que vous soyez. Dieu viendra vers nous, si votre âme « est un asile digne de le recevoir. Si l'homme ultérieur, « en vous, est plein de pensées coupables, quand même « vous seriez sur le Colgolha, sur le mont des Oliviers, « devant le sépulcre de la résurrection, vous êtes aussi « loin de Jésus-Christ que ceux qui n'ont jamais pro- a: fessé sa loi. Conseillez donc à vos frères de s'élever vers c Dieu, et non de voyager de Cappadoce en Palestine, d Grégoire de Nazianze, bien supérieur à Tévêque de • Sanct, Gregor, Nyssen, Oper, t. III, p. 613. !Î6 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Nysse, n'égale pas le génie de saint Basile ; mais il a dans fimaginalion quelque chose de plus brillant et de plus gracieux. Son père, attaché longtemps à une secte de théistes illuminés, embrassa le christianisme, et devint évêque de Nazianze. Le j^une Grégoire, envoyé d'abord aux écoles d=e Césarée, puis dans Alexandrie, puis dans Athènes, parcourut, comme saint Basik, tout le champ de la philosophie grecque pour arriver à l'Évangile. Il paraît même que Grégoire de Nazianze resta plus long- temps que son ami dans Athènes, et y donna des leçons d'éloquence; mais, après quelques retards il alla rejoin- dre saint Basile dans la solitude, dont nous avons vu plus haut la riante description. Pendant le règne de Julien, pour remplacer la lecture des poètes profanes , interdite aux chrétiens , il imita Jes formes diverses de leurs ouvrages dans des poëmes religieux. Souvent, il reprit ce travail à d'autres époques de sa vie, et il s'en servit pour exhaler librement les in- quiétudes et les chagrins de son âme. Saint Basile, élevé sur le siège archiépiscopal deCésa- îée, avait contraint son ami d'être évêque de Sasime, petite bourgade à l'extrémité de la province, triste et pauvre séjour, où le brillant élève d'Athènes se trouvait €xilé '.Les plaintes amères de saint Grégoire, les violents reproches qu'il adressait longtemps après à la mémoire de Basile, prouvent que les plus grands saints sont des hommes, et qu'une amitié si pure ne fut pas sans ora- ges. Saint Grégoire rejeta bientôt une tâche qui lui dé- plaisait , pour venir soulager son père dans l'adminis- tration de l'Église de Nazianze. Il instruisait le peuple de cette ville , il le défendait contre les vexations des gouverneurs romains, et il exerçait par l'éloquence et la ^ Sanct. Gregor, Nazianzen, Opei\ t. H, p. 44. Al]^ QUATRIÈME SFÈCLE. 127 vertu cette espèce de tribunat religieirx, qui, dans ces premiers siècles, fit en partie la puissance du sacerdoce. Ce caractère de la prédication primitive est remar- quable ; au lieu d^ recommander Texercice rigoureux du pouvoir, elle était favorable aux intérêts du peuple; elle réclamait toujours pour lui la justice et l'indulgence. Les abus du despotisme impérial ne rendaient que trop . nécessaire cette protection qui tenait lieu de liberté. On sent combien les idées évangéliques si récentes encore, les doctrines de pauvreté, d'égalité, la rançon de l'homme par le sang d'une victime céleste donnaient de force à ces réclamations du christianisme en faveur du peuple et des opprimés. Cicéron, parlant à la grande âme de César, lui con- seillait la clémence et la bonté, parce que rien n'est si populaire, et que ces vertus rapprochent des dieux. Mais, au quatrième siècle, lorsqu'il fallait toucher un chef militaire ignorant et féroce, un préfet tyrannique, on ne pouvait invoquer ni la popularité ni la gloire. Il fallait d'autres idées , d'autres promesses. Le christianisme élait admirable en cela. 11 n'est rien de plus intéressant qu'un discours où Grégoire s'adresse tour à tour au peuple de Nazianze, et au gouverneur romain accouru pour châtier une sédition. Ses premières paroles sont toutes de consolation et d'espérance. Il veut partager la destinée de ses frères; il les plaint, les apaise, et ne les accuse pas; puis, quand il s'adresse au gouverneur ro- main , son langage devient plus sévère : c( Offrez en « hommage à Dieu la bonté, dil-iP ; c'est de tous les « dons le plus cher à ses yeux, c'est l'offrande sans tache, « et qui provoque le plus la munificence de Dieu, etc. « Que rien ne vous fasse renoncer à la pitié et à la dou- ^ Sanct, Gregor. Nazïanzen. Oper. t. î, p. 337, 128 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE te ceur, ni l'empire des circonstances, ni la crainte du « maître, ni l'espoir de plus hautes dignités, ni l'orgueil « du pouvoir; ménagez-vous la bienveillance céleste as honnête; mais son zèle hospitalier a l'honora. Par l'humilité, le Publicain l'emporta sur le c( Pharisien, dont le cœur s'élevait trop haut. Le célibat a est en soi meilleur ; mais s'il se mêle au monde et de- « vient terrestre, il ne vaut pas une sage union, La vie c( pauvre des ermites de la Montagne est une noble vie ; (( mais souvent leur orgueil les a ravalés. Ne se mesu- « rant pas avec ceux qui leur sont supérieurs, ils con- c( çoivent un fol amour-propre; et parfois dans leur « ardeur, comme de jeunes chevaux indomptés, ils posent « le pied hors de la barrière. Pour toi, prends ton vol « d'une aile rapide, ou ne quitte pas la terre, de peur € que tes plumes ne te manquent, et qu'élevé dans les 4r airs, tu ne retombes brusquement. « Une petite barque, dont les parois sont forxement « clouées, porte un fardeau plus lourd qu'un navire aux « jointures désunies. L'entrée des parvis célestes est t étroite ; mais bien des routes y conduisent. Que chacun «prenne celle où sa nature le convie! Qu'on les choisisse diverses, mais toujours laborieuses! Une même nour- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 139 •t riture ne plaît pas à tous; un seul genre de vie ne con- « vient pas aux chrétiens. Le mieux pour tous, ce sont « les larmes, les veilles; l'empire sur les passions mau- « vaises, la lutte contre les dégoûts, l'obéissance sous « la main du Christ, et le tremblement dans l'attente « de notre dernier jour. Si tu suis cette route, tu ne seras <( plus un homme, mais un des anges. » Il y a là sans doute de la sérénité, dans la mélancolie, de l'indulgence, dans l'austérité chrétienne. Le poète n'est pas encore brisé par la douleur; et la religion lui donne moins d'effroi que d'espérance. Ailleurs cette contemplation de l'âme méditant sur elle-même lui communique un véritable enthousiasme erprcsque l'ac- cent de l'apothéose. Troublé par le problème de la des- tinée humaine, il parcourt rapidement les systèmes di- vers qui font de l'âme un feu, un souffle, une harmonie, ou la promènent, sous mille formes, lui faisant changer de corps comme de vêtements; puis il s'écrie dans la confiance de sa foi : « Écoute maintenant notre grande « tradition sur l'origine de l'âme,.. 11 fut un temps où c< le Verbe suprême, obéissant à la voix du Dieu tout- « puissant, forma l'univers qui n'existait pas. Il dit, et « tout ce qu'il voulait fut. Quand toutes les choses qui « sont le monde eurent été formées, et le ciel, et U « terre, et la mer, il chercha un témoin intelligent de sa « homme pleure sa patrie que l'impitoyable guerre a « ravagée; un autre sa maison brûlée par le feu du ciel ; « et toi, mon âme, quelle douleur sera digne de toi et « de ta perte? Pleure, pécheur, c'est là ton seul allé- < gement.. Je laisserai les festins et les gracieuses com- pagnies de la jeunesse; je laisserai la gloire de l'éîo- « quence, l'orgueil du rang, les plaisirs, les richesses ; « je laisserai la lumière du jour et les astres, brillante « couronne de la terre; je laisserai tout à mes succès- « seurs; et la tête enveloppée de bandelettes, -cadavre « glacé, je serai étendu sur un lit, donnant à la dou- w leur la consolation de pleurer, et emportant quel- « ques éloges et quelques regrets qui ne dureront pas a longtemps; ensuite une pierre funèbre et le travail « éternel de la destruction. Mais ce n'est pas là ce dont « s'inquiète mon âme; et je ne tremble que de la jus- « tice de Dieu. Où fuir, malheureux, où fuir ma propre « perversité'/ Me cacherai-je dans les abîmes de la terre, « ou dans les nues? Que n'est-il quelque part, pour m'y « réfugier, un lieu impénétrable au vice, comme il en « est, dit-on, à l'abri des bêtes féroces et des conta- (( gions? Un homme, en prenant la route de terre, évite « la tempête; le bouclier repousse la lance; le toit d'une (( maison défend contre la froidure. Mais le vice nous « environne et est partout avec nous, hôte inévitable. « Élie est monté aux cieux sur un char de feu ; Moïse a (( survécu aux ordres d'un tyran meurtrier, Daniel a « échappé aux lions, et les enfants à la fournaise; mais « comment échapper au vice? Sauve-moi dans tes bras, « ô Christ, ô mon roi, » Ailleurs, le poëte s'adresse tantôt à son Dieu, tantôt à son âme; et dans l'uniformité de sa mélancolie, la va- riété de ses expressions est inépuisable. « Tu as une « tâche, ô mon âme, une grande tâche, si tu le veux. Î4ï TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « Examine qui tu es, où tu vas, d'où tu sors, et où tu (( dois t'arrêter. Regarde si ta \ie présente est la vie, et « s'il n'y a pas quelque chose de mieux. Tu as une peuple, que l'Église voulait consoler et soutenir à elle seule : « J'ai loué, leur dit-il le lendemain, la prudence (( du préfet qui, voyant la ville agitée de nouveau et « vous tous disposés à la fuite, est venu et vous a rendu « meilleure espérance. Mais, je rougis pour vous d'iiv « dignation et de honte, qu'après tant de discours de « celte tribune évangélique vous ayez besoin d'une « consolation étrangère. J'aurais souhaité que la terre « s'ouvrit sous mes pas et m'engloutît, au moment où j'entendais le gouverneur calmer tour à tour et blâmer <( votre crainte hors de propos et de raison. 11 convenait « qu'au lieu d'être enseignés par lui, vous fissiez vous- (( mêmes la leçon aux infidèles. » Ce magistrat était païen; et c'était moins encore son pouvoir que son culte, dont l'appui oflcnsait Chrysostome. Contre les rigueurs des deux commissaires impériaux qui, dès les premiers jours de leur arrivée, avaient établi un tribunal militaire devant lequel tremblait toute la ville, un autre secours vint en aide au peuple chrétien. Sur les montagnes voisines do la ville vivaient, depuîs longtemps, des ermites chrétiens, qui dans les austérités lîe leur désert semblaient expier les délices d'Antioche. Jamais les riches campagnes de la Syrie, et le beau ciel qui la couronne, ne les faisaient descendre, de leurs âpres solitucîes'. La calamité d'Antioche les attire; ils paraissent au milieu de la ville; ils assiègent les prisons; ils entourent le prétoire : ce sont le^ tribuns du chris- tianisme. Un de ces solitaires, homme simple et sans lettres, AU Ql-AïiUÈ31E SIÈCLE. 159 rencontrant au milieu de la ville les deux commissaires de l'empereur, les retint par leurs manteaux, et leur ordonna de descendre de cheval, puis il leur dit : « Al- (i lez, mes amis, por-tez de ma part cet avis à l'empereur : Vous êtes empereur; mais vous êtes homme, et vous (c commandez à des hommes qui sont l'image de Dieu, « Craignez la colère du Créateur, si vous détruisez son « ouvrage. Vous êtes si fort irrité qu'on ait abattu vos « images; Dieu le sera-t-il moins, si vous détruisez les « siennes? Vos statues de bronze sont déjà refaites et, « rétablies sur leurs bases 5 mais, quand vous aurez tué <( des hommes, comment réparer votre faute? Les res- « susciterez-vous, quand ils seront morts? » Quelques jours après, Chrysostome reprit la parole pour célébrer la générosité chrétienne des solitaires, et les espérances qu'elle donnait. Un nouveau coup venait de frapper Antioche. Un ordre de Tempereur enlevait à cette ville le titre de métropole d'Orient, et fermait en même temps le cirque, les théâtres et les bains publics. Cette dernière tyrannie, que le climat et les habitudes orientales rendaient plus pénible, augmenta le désespoir des habitants. Beaucoup voulaient s'enfuir au désert; Chrysostome les retint par ses paroles. Il peint avec énergie l'horreur, dont il fut saisi lui-même, en pénétrant au milieu du prétoire, pour y suivre ses frères victimes de la rigueur des juges; et de ce spectacle même il tire l'espérance que tant de maux vont enfin s'adoucir. Alors il fait entrevoir les approches de la fête de Pâques comme un temps de réconciliation pour le prince et pour le peuple. Cependant le vénérable Flavien, après les fatigues d'un long voyage, était arrivé à Constantinople au pa- lais de l'empereur. Admis en sa présence, au milieu des courtisans, des chefs de la garde, il s'arrêta loin du^ 160 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE prince, les yeux baissés et pleins de larnîes, et expri- mant par son silence la désolation d'Antioche. L'empe- ^ reiir, lui adressant la parole, rappela les faveurs qu'il avait faites à cette ville, et se plaignit de l'iiigratitiide de ses habitants, de leurs insultes envers lui et envers la mémoire de Timpératrice Flaccile. Flavien, versant des larmes, retraça lui-même avec vivacité les bienfaits de Théodose, et l'égarement du peuple d'Antioche, qu'il impute à la jalouse haine des esprits infernaux, . Puis, revenant sur la colère même du prince, il lui dit des paroles que rapporte, et que sans doute embellit Chrysostome : « On a renversé tes statues; mais tu peux « t'en élever à toi-même de plus glorieuses. Pardonne aux « coupables; ils ne te dresseront pas dans les places pu- « bliques des statues d'airain ou d'or, parées de dia- « mants ; mais, ils te consacreront dans leurs cœurs un « monument plus précieux, le souvenir do ta vertu. Tu « auras autant de statues vivantes qu'il y a d'hommes « sur la terre, et qu'il y en aura jusqu'à la fm du monde ; « car non-seulement nous, mais nos successeurs et leur « postérité connaîtront cette action si royale et si grande, « et l'admireront, comme s'ils en avaient eux-mêmes ce recueilli le bienfait'. (( Mais, afin que mes discours ne semblent pas une <( flatterie, je te rappellerai une ancienne parole qui mon- <( tre que les légions, les trésors et le nombre des sujets iK n'illustrent pas les princes autant que la philosophie et « ia clémence. Le bienheureux Constantin apprenant a qu'une de ses statues avait été défigurée à coups de (c pierres, comme toute la cour.l'exhortait à se venger et à punir l'outrage de son front royal, il passa légèrement « la main sur son visage, et répondit en souriant qu'il ne * Sanct, Chnjsost, Oper. t. Il, homilia xx AU QUATRIÈME SIÈCLE. IGI « sentait aucune blessure. Couverts de confusion, les « courtisans se désistèrent de leurs sinistres avis; et cette « parole est encore célébrée par tout le monde ; le temps « ne l'a pas fait vieillir, et n'a pas éteint la mémoire d'une m telle vertu. A combien de trophées n'est-elle pas préfé- € rable? Ce prince a relevé plusieurs villes, et a vaincu « beaucoup de barbares; mais, nous n'en avons point « souvenir. Cette parole , au contraire, est dans toutes « les bouches. Ceux qui viennent après nous, et ceux « qui les suivent l'entendront; et il n'est personne qui « puisse l'écouter ^ans se récrier avec éloge, et sans « faire mille vœux pour la mémoire du prince qui l'a « dite. Que si cette parole est glorieuse devant les hom- « mes, combien n'aura-t-elle pas mérité de couronnes « devant Dieu qui est Tami des hommes? « Mais, est-il besoin de rappeler Constantin et des « exemples étrangers, lorsque pour l'encourager il ne « faut que toi-même et tes propres actions? Souviens-toi (( de cet édit proclamé dans tout l'empire, lorsqu'aux ap- ^ proches de la fête de Pâques, annonçant aux criminels i leur pardon, et aux prisonniers leur délivrance, tu i disais dans tes lettres, comme si çet édit n'eût pas encore assez signalé ta clémence ; Que n'ai-je aussi le i pouvoir de ressusciter les morts! a Souviens-toi maintenant de ces paroles. Voici le mo- « ment de rappeler les morts à la vie. Même avant que (k la sentence soit portée, Antioche est maintenant des- « cendue près des portes de l'enfer; retire-la de cet « abîme. Il ne faut ni trésor, ni temps, ni travail ; il a suffit d'un seul mot; et tu ranimes une ville ensevelie « dans les ombres de la mort. Permets qu'elle soit ap- . 2U. 3 Ibidem, t. II, p. 245. ♦ Ibidem y i. X, p. 107. 166 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE on transportait à Fenfant le nom de celle qui avait été le plus longtemps à s'éteindre. * Les malades se faisaient frotter avec l'huile * des lampes allumées dans les lieux sain^.s; on espérait guérir tous les maux, par l'imposition des mains de quelques pieux solitaires; généralement, on croyait à la magie. Les lois de Théodose sont pleines de menaces contre ce prétendu crime; et, vers la même époque, le concile de Laodicée défendit particulièrement aux ecclé- siastiques d'étudier l'astrologie, de faire des enchante- ments et des philtres. Des crimes bizarres se mêlaient aux folies superstitieuses. Dans l'idée que les âmes de ceux qui mouraient de mort violente échappaient au démon, quelquefois on égorgeait de jeunes enfants. Une superstition plus innocente qui se conservait parmi beaucoup de chrétiens, c'était la pratique de quelque rite païen, la vénération pour quelque grotte ou quelque bois sacré ^ Ces restes d'idolâtrie étaient beaucoup plus communs parmi les chrétiens des cam- pagnes. Chrysostome se plaint ^ que les riches posses- seurs de terres aimaient mieux bâtir des granges que des temples, et que les pauvres laboureurs avaient bien des stades à parcourir, pour trouver une église. Dans les grandes villes, comme Antioche, l'éducatioil des enfants était fort soignée. Dès l'âge de cinq ans, ils suivaient les écoles publiques, où l'on apprenait à lire et à tracer des caractères sur la cire. Ils passaient ensuite aux écoles des grammairiens, où on étudiait Homère et les autres poètes grecs. Au delà étaient les écoles d'élo- quence, dont les maîtres conservaient la iDluDart une ^ Sanct. Chnjsost. Oper, t. IX, p. 149. * Ibidem, t. I, p. 727. 3 Ibidem. î. Xî, p. 746. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 167 Dr éférence cachée pour Tancien culte qu'ils confondaient ^vec Tancienne littérature. ^ Ce n'était guère qu'à la sortie de ces écoles que Fin* /luence de la nouvelle religion s'étendait sur les jeunes gens. Le baptême, presque toujours tardif, devenait une initiation; le culte nouveau les saisissait, dans l'âge de l'enthousiasme; les plus passionnés fuyaient au dé- iert.. Ceux qui tenaient le plus au monde se livraient à l'étude du droit civil \ qui conduisait encore aux pre- mières dignités. Un très-petit nombre adoptaient la pro- fession des armes ^ généralement décréditée par la mol- lesse du temps et par la prédication chrétienne. Dans la vie des femmes, le christianisme avait encore ajouté à la sévère discipline de l'antique gynécée. Les fêtes, les processions païennes étaient interdites. Une jeune fille, même entourée d'esclaves et de gardiens, ne sortait que bien peu, et seulement, à la chute du jour; elle n'assistait jamais aux spectacles. Dans les églises et les basiliques des martyrs, les femmes étaient séparées par des barrières. Rien n'égalait cependant le luxe et la mollesse de quelques-unes de ces femmes d'Orient, élevées au milieu des parfums et des roses, ornées de toutes les parures de Tlnde, et des tissus précieux de Bibles et de Laodicée. Mais sans cesse de jeunes filles s'arrachaient à ces monotones délices, pour adopter la vie austère et l'humble vêtement des religieuses. L'éloquence d'un orateur chrétien, l'imagination, Tenthousiasme les jetaient dans cette vie nouvelle. La vanité y trouvait encore quelques attraits, les homm^iges de la foule' 1 Sanct. Chrysost.Oper, t. IX, p. 149. 2 Ibldan, t. ï, p. 84. ^ Ibidem, t. II. p. 590. 168 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRETIENNE une place distinguée dans les églises. Les orateurs sacrés du tenaps se plaignaient que le profane désir de plaire se conservait trop souvent dans cette profession sainte ; et ils nous ont même appris que, dans cette époque de, fer- veur, déjà la coquetterie * pouvait dessiner les plis d'une robe de bure, laisser tomber un manteau, et dévoiler des grâces que l'on cache. Beaucoup de vierges chrétiennes^ il est vrai, se dévouaient au soin des malades et des pau- vres, s'exposaient à la mort, et montraient des vertus sublimes dans un sexe faible. Mais il était un abus, né du grand nombre des professions religieuses, et que saint Chrysostome ^ déplore avec une vive éloquence : de riches célibataires retiraient souvent, dans leur maison, quel- qu'une de ces filles consacrées à Dieu, sous prétexte de les protéger, et de confier à des mains si pures Tadmi- nistration domestique. Et ces vierges, gardant Thabit plutôt que les vertus de leur état, commandaient à des foules d'esclaves, subjuguaient l'esprit du maître, et, par leur conduite, excitaient les railleries des juifs et des gentils. Quelquefois aussi des femmes, qui s'étaient sé- parées de leur mari, sous prétexte de continence, ou- bliaient leurs vœux, pour aimer librement un homme obscur, ou un esclave. La chaire chrétienne retentissait de plaintes et d'ana- thèmes contre ces profanes abus; mais en même temps elle redisait, comme un titre de gloire % qu'il y avail plus de femmes consacrées à Dieu que d'épouses et à'^ mères; exagération évidente, et, même en la réduisant de beaucoup, déplorable succès, qui ne pouvait servir qu'à la chute de la société et de l'empire! * Sanct, Hieronymi Oper. t. lll^p. 195. * Sanct, Chrysost. Oper, t. p. Î03. » lUdemy t. IV, p. 107. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 16^ Cependant les orateurs chrétiens recommandaient aussi le mariage, surtout dans la première jeunesse; mais Tavarice et l'ambition des pères le retardaient ordinairement; et dans les riches familles, il n'était presque toujours qu'un contrat, une spéculation d'in- térêt, sans que souvent les deux époux se fussent vus l'un l'autre avant leur union. Alors même, cette cérémonie se faisait parfois sans consécration religieuse, et presque avec la licence des| fêtes nuptiales du paganisme. Chrysostome lui-même*^ avoue qu'il craint d'attaquer cet ancien usage, dont il décrit avec douleur les profanes plaisirs. Le soir du jour marqué pour la fête, un cortège de pantomimes, de danseurs et de danseuses se rendait à la maison de la jeune épouse. A la nuit, elle sortait couverte d'un voile, et montait sur un char, escortée de femmes et de jeunes filles. La foule bruyante qui suivait, dans l'ivresse du vin et de la joie, chantait des vers, encore mêlés de souvenirs mythologiques. On se mettait aux fenêtres, la nuit, pour voir passer le joyeux cortège, précédé de flûtes et de cymbales. Il arrivait ainsi à la maison de l'époux, qui, la tète ornée d'une couronne , recevait la jeune fille des mains de la mère, soulevait son voile, et disparaissait avec elle. La fête continuait par des jeux, des danses de pantomimes ; et les repas se renouvelaient plusieurs jours. I La jeune fille, sortie de Tauslère gynécée pour celle fèie tumultueuse, paraissait d'abord timide et tremblante; mais, bientôt elle commandait avec empire, prodiguait l'or, et souvent ruinait son époux par un luxe insensé. L'orateur chrétien a décrit ce luxe, que ses graves pa- * Sanct, Chrysosl, Opcr. t. ill, p. 193. 10 170 ; TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE rôles ne pouvaient corriger. 11 se plaint ' que des femmes se faisaient conduire à l'église, sur un char tout brillant de dorure, traîné par quatre mules blanches richement ornées, au milieu d'une escorte d'eunuques et d'esclaves. Ces femmes étaient vêtues de tuniques d'or et de soie, parées de diamants, et portaient à leurs oreilles, dit l'orateur, la subsistance de mille pauvres. La dévotion se mêlait encore à ce faste mondain; et quelques-unes des robes les plus précieuses étaient tissues de riches dessins * qui représentaient des scènes de l'Évangile. Une autre mode attaquée par l'orateur chrétien, c'était de se teindre le visage de nuances diverses, pour re- lever l'éclat des yeux. Chrysostome regarde cette mode comme une profanation de l'ouvrage de Dieu ; mais il recommande aux maris ^ d'en détourner doucement leurs femmes, en leur disant que ces fards sont inutiles, et même nuisent à la beauté. Quelquefois la parure des hommes n'était pas moins recherchée que celle des femmes ; et Chrysostome s'in- digne^ contre ces jeunes chrétiens, dont les chaussures étaient brodées d'or et de soie. 11 décrit, avec une pieuse douleur, ces palais disposés pour les saisons diverses, ces colonnes, ces portiques, ces murailles incrustées de marbre et d'ivoire, ces parquets en mosaïques, ces hautes fenêtres ornées de vitraux de diverses couleurs, enfin ces statues de marbre et d'airain qui rappelaient les souve- nirs du paganisme. Il accuse, par mille allusions, la vie de ces sybarites chrétiens d'Antioche, la profusion de leur table, le luxe de leurs fêtes, leurs lits d'ivoire ou d'argent massif incrusté d'or, les vases les plus vils forgés * Sancf. Chrysost, Oper, t. HT, p. 527. * Asterii Homilïa in divitem et Lazarum» ^ Sanct. Chrysost, Oper, t. Vil, p. * Ibidem^ t. VII, p. 510. i AU QUATRIÈME SIÈCLE. 171 du même métal *, leurs bibliothèques, où des rouleaux du parchemin le plus délié, couverts de lettres d'or, re- posaient, sans être lus, dans de précieuses cassettes. Que faisait Torateur, au milieu de cette Babylone chré- tienne enchantée plutôt que corrigée par ses paroles, dans ces églises où l'on applaudissait comme au théâtre, et d'où Ton sortait, avant la fin de la Synaxe, pour cou- rir aux jeux du cirque? Il cherchait surtout à faire* naître la charité dans les cœurs, il profitait des mœurs douces de ce peuple, pour lui inspirer la pitié. Il était r.apôtre de l'aumône. Nul moraliste, nul orateur de la chaire moderne n'a jamais égalé la vivacité persuasive et l'inépuisable abondance, que Chrysostome portait dans cette exhortation. Jamais on n'a su mieux recom- mander à l'homme les misères de l'homme, mieux émouvoir le cœur, pour exciter à la bienfaisance et à la vertu. Déjà, dans la société chrétienne, mille prétextes hypocrites glaçaient la charité, au nom même de la foi. Il faut voir comme le vertueux orateur s'élève au-dessus de ce christianisme pharisaïque, pour accueillir égale- ment toutes les souffrances. « Un homme charitable % dit-il, est comme un port « ouvert aux infortunés; il doit tous les accueiUir. Le « port reçoit également tous les naufragés; il les sauve « de la tempête, bons ou méchants, quels que soient « leurs fautes, ou leurs périls, et les abrite dans son « sein. Vous devez faire de même pour ces naufragés (( de la fortune , qui , sur terre , sont battus par le « malheur. Sans les juger avec rigueur, ni rechercher i « leur vie, occupez-vous de soulager leur misère. Pour- « quoi vous donner les soins d'une surveillance inu- * Sanct. Cfmjsost, Oper, t. VIII, p. 188. « Ibidem, t. V, p. 51. 172 TABLEAU DE l'ÉLOQIIENCE CHRÉTIENNE « tile? Dieu vous en décharge. Que de paroles on di- « rait, que de fois on se montrerait difficile, si Dieu « avait prescrit de rechercher d'abord exactemeçt la « vie et les actions de chacun, et, cela fait seulement, a de céder à la pitié! Non, dès à présent, nous som- « mes affranchis de cette chagrine enquête. Pourquoi « prendre un souci superflu ? Autre chose est un juge, <( autre chose un chrétien qui fait Taumône. L'aumône « même n'a pris son nom que de la pitié qui nous Tin- « spire. C'est à quoi saint Paul nous invite, quand il a « dit : « Ne vous lassez point de faire du bien à tous et <( principalement aux affiliés de la foi. » Certes, si nous « examinons avec tant de scrupule et de sévérité quelles « personnes sont indignes de nos secours, nous n'en « trouverons jamais assez qui les méritent-, mais, si nous « distribuons nos offrandes à tous, même aux indignes, « nous verrons aussi venir à nous ceux qui les méritent « le plus, comme l'éprouva jadis Abraham, qui, n'exa- « minant pas, avec un soin trop sévère, quels hôtes se c( présentaient sur le seuil de sa tente, fut assez heu- « reux pour y recevoir les anges mêmes du ciel. (( Imitons ce saint patriarche; ne faisons pas d'enquête « sur le malheur. Pour que le pauvre soit digne de Tau- « mône , il suffit de sa pauvreté. Lorsqu'un homme « s'ofî're à nous avec la recommandation du malheur, ne « demandons rien davantage. En l'assistant, c'est sa na- « ture d'homme et non le mérite de ses actions, ou de (( sa foi que nous honorons ; c'est sa misère et non sa « vertu qui nous touche, afin d'attirer sur nous-mêmes « la miséricorde de Dieu. Car si nous voulons, au con- « traire, discuter rigoureusement les droits de ceux qui « ont Dieu pour maître, aussi bien que nous, il fera la Chrysostome revient souvent à cette prescription d'une charité universelle, indistincte, aveugle, dirions-nous, s'il ne fallait pas craindre de blâmer l'excès même de la vertu. A cette bienfaisance illimitée, telle qu'il la con- çoit et l'exige, qui ne discute pas avec le malheur, mais partage avec lui, il ne trouve de terme de comparaison que dans la bonté de Dieu répandant sur tous sa lumière et sa rosée, faisant naître pour tous également les fruits abondants de la terre. L'aumône est à ses yeux non • seulement le premier des devoirs, mais le rachat de toutes les fautes. Sans doute l'état du monde, l'excès de la souffrance dans les uns, de rmdifférence dans les autres inspirait ce langage; et la foi nouvelle en tirait une grande part de sa puissance. C'est Taveu que faisait vingt ans auparavant l'empereur Julien, dans la lettre célèbre où, pour réhabiliter le polythéisme, il lui pres- crivait l'imitation de la charité chrétienne. « Ces mau- dits Galiléens, écrivait-il au grand pontife Arsace, outre leurs pauvres, ils nourrissent les nôtres, qu'on voit manquer de nos secours. » Cette charité que le chris- tianisme garda toujours comme sa marque indigène, dont il se servh pour adoucir les mœurs féroces du moyen âge, et qu'il a mise au fond même de la civilisatioif moderne, seul il la possédait, dans l'origine. Ce soin des malheureux, cette application à les secourir et à améliorer, cette vertu de la compassion devenue de na^ jours une des sciences de la société civile, seul il en avait alors la pratique et la pensée. Déjà dans Chrysostome cette pieuse ardeur est attentive à tous les accidents de la vie, à toutes les inégalités qui se retrouvent dans la souffrance du pauvre, et peuvent l'aggraver ou adoucir. dO. 0 174 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Voici par exemple l'exorcle tout en action d'une de SCS homélies au peuple d'Antioclie : « Je viens près de « vous» aujourd'hui m'acquitter d'une ambassade jnste, « utile, honorable pour vous. Je ne suis le délégué d'au- « cun autre que des pauvres qui habitent cette ville; ce « ne sont ni des votes, ni des décrets populaires, ni la « délibération d'un sénat qui m'envoient, mais le spec- « tacle des plus cruelles souffrances. Comme je traver- c( sais la place publique et le carrefour, me hâtant vers « vous, j'ai vu gisant par terre tant de malheureux, les uns mutilés, les autres privés de la vue, les autres cou- « verts de plaies incurables, que j'ai senti qu'il y aurait « excès d'inhumanité à ne pas vous entretenir de ces mi- <( sères, lorsque tant de motifs et l'époque, où nous som- « mes, nous y poussaient avec tant de force. Il convient « toujours de recommander Taumône; car nous avons <( toujours besoin de la miséricorde de Dieu. Mais il le « faut surtout, lorsque le froid est rigoureux. En été, la « douceur de la saison est un soulagement pour les pau- <( vres : ils peuvent sortir presque nus, la chaleur du so- « leil tenant lieu de vêtements, reposer sur la pierre, AU QUATRIÈME SIÈCLE. 181 daine qu'on y remarque souvent, et qui est rejlée là comme un accent de la parole vivante, c'est à Bossuet, dans ses sermons, qu'il pourrait être comparé, si Bos- suet souffrait des égaux, et s'il n'avait eu ce don du su- blime, que l'éloquence chrétienne atteignit rarement avant lui, même dans un siècle plus poétiquement chré- tien, et lorsqu'elle touchait encore à ces miracles des pre- miers âges, dont l'évêque de Meaux n'était entretenu que par le travail solitaire de l'imagination et de la foi. C'est ainsi que Chrysostome, ramené sans cesse à la contem- plation des apôtres, et surtout de saint Paul, est loin d'égaler la grandeur que Bossuet a jetée sur ce sou- venir. Quelle devait être cependant la puissance de sa parole, lorsque dans Antioche, où se voyait encore la maison qu'a- vait habitée l'apôtre, Chrysostome célébrait Rome, sur- tout en mémoire de Paul, et unissait ainsi par un seul nom les deux Églises ! « J'aime Rome ^ , parce que Paul écrivait « aux Romains et qu'il les aimait, parce qu'il a conversé « de son vivant avec eux, qu'il a terminé là ses jours, et « qu'on y garde ses restes sacrés. Rome en tire plus d'éclat « que de toute autre chose. C'est de là que seront enlevés « au ciel les restes glorieux de Paul et de Pierre. Concevez « et admirez, en frémissant, quel spectacle verra Rome, ^ Paul se levant de la tombe avec Pierre, pour aller dans « les airs, au-devant du Christ. Qu'elle sera belle cette « offrande de Rome à son Dieu ! De quelle double cou- « ronne Rome sera parée ! De quelle chaîne d'or elle sera « ceinte! Je ne Tadmire pas pour ses trésors, pour ses « monuments et tout le reste de ses pompes; mais parce « qu!elle possède ces deux colonnes de l'Église. Qui me « donnera de toucher le corps de Paul, de me pencher ^ Sanct, Chrysost, Opcr. t. IX, p. 834, ' 11 182 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « sur sa tombe, de voir la poussière de ce corps qui a « achevé l'œuvre du Christ, reçu les stigmates du mar- « tyre et publié partout la parole sainte, de voir h pous- sière de celte bouche, que le Christ a eue pour inter- prète auprès des rois, et de laquelle nous avons appris Paul et le maître de Paul ! La foudre est moins terrible a pour nous que sa voix ne le fut pour les démons. Us ne « tenaient pasdevantlui; ils tremblaient et, à Tombrede « sa présence, au seul son de sa voix, ils s'enfuyaient de (c loin. Cette voix purifiait la terre, guérissait les malades, « chassait les vices, ramenait la vérité. Elle était ce que « sont les chérubins; elle portait partout le Christ avec <( elle. Imitons-le, mes frères ; car il était homme et de « la même nature que la nôtre. Mais comme il a montré « pour le Christ un grand amour, il a franchi l'enceinte « des cieux, et il a place avec les anges. Si nous vou- « Ions faire un effort et allumer en nous la même flamme, « nous pourrons imiter ce saint apôtre. Si cela était im- « possible, il n'eût pas dit, en effet : Soyez mes imita- ii teurs, comme je le suis du Christ. » Chrysostome excelle dans cette peinture des temps apostoliques; il y tourne incessamment ses regards et sa pensée; il leur emprunte même, malgré la douceur de son âme, une sorte d'âpreté inséparable des grands changements à faire dans la croyance humaine; censeur si indulgent du peuple léger d'Antioche, il se plaît à décrire les fortes vertus de l'Eglise primitive* et la con- tradiction violente qu'elles faisaient éclater parmi les hommes. A voir de quel cœur il raconte ces épreuves de la vérité, on sent qu'il les souffrirait encore volontiers. C'est ainsi qu'il décrit cent fois, et avec une variété toujours nouvelle, l'apparition du christianisme dans le inonde et sa rajude vicîtoire. Remettons sous les yeux de notre siôcie un de ces tabieaux, dont les ^ives couleurs. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 183 égalaient les souvenirs encore si récents des peuples d'Asie. « Quand la proclamation divine eut été répandue pai « les apôtres ' , lorsqu'ils parcouraient toute la terre, se- « mant les paroles de la foi, arrachant les racines de Ter- « reur, brisant les vieilles lois des empires, pourchassant « l'iniquité, nettoyant le sol sous leurs pas, et ordonnant « aux hommes de fuir loin des idoles, loin des temples et « des autels, loin de leurs fêtes et de leurs mystères et de « s'élever à la connaissance d'un seul Dieu, maître de « tout, et à l'attente des biens à venir, pendant qu'ils par- ce laient du Père, du Fils et du Saint Esprit, qu'ils philoso « phaient sur la résurrection et enseignaient le royaume (( des cieux, une grande guerre, la plus tyrannique des « guerres, s'alluma; et tout fut rempli de trouble, de (( bruit et de dissensions, toutes les villes, toutes les <( nations, toutes les familles, toutes les contrées civili- « sées ou barbares. C'est que les coutumes antiques « étaient secouées sur leurs fondements, et que le « préjugé qui avait si longtemps régné s'ébranlait à Tin- « vasion de croyances nouvelles, inouïes jusqu'alors. « Contre cette puissance, les empereurs s'irritaient, les « gouverneurs de provinces sévissaient, les citoyens « murmuraient, la place publique se déchaînait, les tri- « bunaux se |)assionnaient, les glaives étaient nus, les (c armes préparées et la loi en colère ; de là, des supplices, « des vengeances, des menaces, et partout l'appareil de « ce qu'où croit la terreur. Les flols de la mer furieuse <( rejetant de leur scindes navires brisés sont une image « de cet état du monde où, pour la religion. Je fils renon- « çait au père, la bru à la belle-mère, les frères sedivi- « saient, les maîtres s'indignaient contre les serviteurs, * Sancl. Chrysost, Oper, l. III, p. 171. 184 TABLEAU DE l'ÉLOQUENGE CHRÉTIENNE « toute k nature était en discorde avec elle-même, et « partout s'élevait une guerre non-seulement civile, K mais domestique. C'est que la parole, comme un glaive, (( pénétrait partout, excitait un grand combat, une « grande querelle, et faisait naître de toute part contre c( les fidèles des haines et des persécutions. Les uns c( étaient jetés dans les fers, les autres tramés devant les « juges et sur le chemin qui menait à la mort. Les uns ce voyaient leurs biens confisqués, les autres étaient « bannis de la patrie, ou même privés de la vie; corn- « bats à l'intérieur, périls au dehors par les amis, par les « indifférents, par ceux-là même que les liens de la « nature avaient rapprochés. (( Devant ces épreuves, alors que les douleurs étaient « présentes, les biens en espérance et la promesse éloi- « gnée, alors que les fournaises, les réchauds, les glaives, a tous les genres de tourments et de mort étaient sentis ï< non pas seulement par la crainte, mais par la souf- « franco, et quand ceux qui devaient combattre n'étaient « pas encore tout à fait détachés des autels profanes, des « idoles, des voluptés et de l'ivresse du monde, quand ils (( n'étaient pas accoutumés aux contemplations subli- ^ mes de la vie éternelle, mais encore enchaînés aux (c choses dlci-bas, et qu'ils paraissaient faiblir et près de (( succomber, s'ils étaient attaquéschaque jour, regarde « ce que fait Paul, le confident des vérités célestes, et 0. sois attentif à sa sagesse. Il l-^ur parle incessamment « de la vie à venir ^ il met sous leurs yeux les récompen- se ses, leur montre les couronnes et les console par l'es- .« poir des biens éternels. Que dit-il donc? Il dit : « Pour \ nous les souffrances de cette vie sont trop faibles et « trop indignes de la gloire future qui se révélera sur (( nos têtes; c'est-à-dire que faites- vous, en m'opposant « les bourreaux, les supplices, la proscription, la pau- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 185 « vreté, les fers? Menacez-moi de tout ce que vous vou- « drez, de toutes les choses qui semblent formidables « aux hommes; vous ne dites rien qui vaille ces ré- if compenses, ces couronnes, cet échange que j'attends. « L'un s'épuise et se termine dans cette vie; l'autre n'a « pas de fin dans l'éternité. » L'éloquent prêtre d'Antioche voulait passer sa vie au milieu de ce peuple ingénieux, où cent mille auditeurs , admiraient ses paroles. Mais l'éclat de son génie avait attiré sur lui les regards de tout Tempire. Le siège pa- triarcal de Constantinople semblait la place désignée pour le plus grand orateur du christianisme. Cette dignité ne fut vacante qu'après la mort de Théo- dose, en 397, sous le règne de ses deux fils, qui s'étaient partagé le monde romain. Arcadius, où plutôt l'eunuque Eutrope, songea d'abord à Chrysostome; et ce fut la seule chose agréable au j)euple que ce ministre ait faite • pendant la durée de son pouvoir. Chrysostome, dont les humbles refus étaient à craindre, fut attiré dans une conférence, et remis presque de force à un grand eu- nuque et à un général, qui le conduisirent à Constanti- nople. Un concile d'évêques assemblé dans cette ville célébra son ordination ; mais tant d'honneurs ne firent que por- ter à l'excès la jalousie sacerdotale. De nombreux com- pétiteurs avaient brigué celte dignité par des sollicitatioiUs et des présents. Ceux qui ne pouvaient y parvenir, vou- laient du moins qu'elle fût remplie par un choix moins éclatant. La cour voluptueuse et corrompue redoutait un cen- seur. L'ambitieux Eutrope s'aperçut bientôt que le pieux évêque ne voudrait pas être sa créature. Le peuple seul, ce peuple qui n'avait plus ni liberté ni gloire, qur voyait , ses campagnes envahies par les barbares, se tournait 186 TABLEAU DE L^ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE avec une sorte d'idolâtrie vers cet homme, dont la re-' nommée remplissait tout l'Orient. La puissance de l'archevêque fut grande d'abord et secondée par ces démonstrations de ferveur publique, auxquelles s'associait la protection du trône. L'impéra- trice s'honora de marcher à côté de Chrysostome, dam une fête qui fut célébrée, pour transférer des reliques de maf'tyrs hors des murs de la ville. Cette solennité se fit dans la nuit, sous le beau ciel des rives du Bosphore éclairées de mille feux. Le religieux dépôt sortant de la grande église, à travers l'hippodrome, s'avança suivi d'une foule immense de prêtres, de vierges consacrées, au milieu des grands de l'empire, des magistrats, des citoyens, l'impératrice revêtue de la pourpre et du dia- dème touchant d'une main le voile qui couvrait les reli- ques, et achevant à pied cette route de plusieurs stades, ^ jusqu'à réglise de Saint-Thomas, où le cortège ne par- vint qu'au lever du jour. Là, Chrysostome parla ; et, dans l'extase de joie religieuse qui anime ses paroles, on sent et l'impression de cette foule émue, et toutes les espé- rances qu'il avait lui-même. Mais, à Constantinople, Chrysostome retrouvait les vires de l'Asie, augmentés encore par la présence d'une cour efféminée. Le faible successeur de Théodose n'avait de lui que le goût d'une . vaine magnificence; c'est dans les sermons du vertueux pontife que Ton retrouve la plus curieuse description de ce luxe oriental. Arcadius ne paraissait en public qu'au milieu d'un cortège de gardes revêtus d'habits magnifiques, portant des boucliers et des lances dorées. Il était sur un char attelé de mules blanches et tout incrusté de lames d'or et de pierreries. U portait de riches bracelets, des bou- cles d'oreilles du plus grand prix, un diadème orné de diamants ^ sa robe en était couverte ; sa chaussure même AU QUATRIÈME SIÈCLE. 187 était d'dne singulière magnificence; et tout cet étalage faisait de loin Fadmiralion de la foule repoussée par les soldats. Les salles, les escaliers, les cours du palais étaient sablés de poudre d'or. C'était là que se rendaient chaque jour les grands de l'empire, qui venaient ramper devant quelque eunuque favori. Ces jeux du cirque, si chers à la ville d'Antioche, excitaient dans Conslanlinople encore plus d'engoue- ment et de fureur. Les plus riches citoyens y perdaient souvent leur fortune; la foule y consumait son temps. Mais un spectacle plus séduisant encore, c'étaient des comédies ornées de danses et de chants, où de jeunes femmes paraissaient sur la scène, à visage découvert. Constanlinople était folle de ces spectacles, que les an- ciennes mœurs du paganisme n'auraient pas soufferts. Chrysostome réprima d'abord la licence hypocrite de quelques prêtres, qui gardaient dans leurs maisons des religieuses, sous le nom de sœurs adoptives, fréquen- taient les tables sensuelles des grands et convoitaient les richesses des veuves. Il 'censurait amèrement tous cc-s vices. 11 attaquait la mollesse des grands, l'oisiveté du peuple; mais, cet apostolat chrétien ne corrigeait pas le vice de l'empire. Pendant qu'Arcadius faisait des lois, pour détruire quelques restes de l'ancien polythéisme, pendant que Chrysostome envoyait des missions chez les peuples barbares, Alaric ravageait la Grèce, et Gainas, général goth attaché au service de l'empire, faisait trem- bler Arcadius, et le forçait d'exiler son ministre Eu- trope. Ce fut un grand jour que celui où l'insolent ministre, proscrit par son maître, poursuivi par le peuple, vint chercher un asile dans Sainte-Sophie, à l'abri de la chaire pontificale. Nous ne reproduirons pas le discours trop connu que prononça Chrysostome, pour apaiser la colère 188 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE du peuple et défendre le réfugié de l'Église chrétienne; mais, on sent assez combien ces terribles disgrâces prê- taient d'autorité àTéloquence chrétienne, combien cette parole : « Vanité des vanités, et tout n'est que vanité, » retentissait avec force devant le favori déchu, tremblant au pied de la chaire qui le protégeait, et sauvé de la colère du peuple par la voix du pontife. Ces drames de l'Église chrétienne attestaiént la misère du Pouvoir impérial, mais faisaient ressortir la grandeur et la puissance du culte. Peu de temps après, Chrysos- tome fut envoyé en ambassade auprès de Gainas qui, plws animé que satisfait par la mort d'Eutrope, deman- dait les têtes de quelques autres grands officiers de l'empire. Telle était la dégradation de la cour de Byzance, que les victimes furent conduites au camp du barbare; mais Chrysostome les protégeait par ses paroles. Gainas, comme la plupart des Goths, s'était avisé d'être arien; et il n'avait pris de cette religion que la haine contre le parti contraire. Il céda cependant; et Chrysostome, de retour à Constantinople, prononça devant le peuple ces paroles qui donnent une idée singulière du règne d'Ar- cadius : « Je suis le père commun de tous et je dois (( penser, non-seulement à ceux qui sont debout^ mais « encore à ceux qui sont tombés; non-seulement à ceux « qui naviguent sous un vent favorable, mais à ceux qui « sont battus de la tempête; c'est pour cela que je me « suisquelque tempséloigné de vous, faisant des voyages, « usant de conseils et de prières, pour sauver de la mort « les priaicipaux de l'empire. » Puis il se livrait à de pieuses réflexions sur la fragilité des grandeurs et le néant de la vie. ' Sanct. Chrysost, Oper. t. III, p. 482. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 189 Dans cet affaiblissement de Tempire, la religion seule - s'étendait sans cesse et transformait ce monde barbare, ^ dont elle ne pouvait détourner la prochaine victoire et Tavénement. Les Goths, introduits dans les armées ro- maines etdevenus si puissants surles conseils des princes, entraient aussi dans Tordre ecclésiastique. Leur conver- sion disputée par l'arianisme était une conquête précieuse à l'Église, leur admission au sacerdoce un triomphe do plus polir elle. 11 faut entendre le langage de Chrysostome dans réglise des Saints-Apôtres, à Constantinople, le jouf où venait d'y prêcher un homme de la rape des Goths, nouvellement ordonné prêtre, et entouré de quelques- .uns de ses compatriotes qui remplissaient l'office de lec- teurs. « J'aurais vouhi \ dit en commençant le pontife, « que les Hellènes fussent ici présents, pour entendre ce « qui a été lu, et juger quelle est la vertu du Dieu cru- « cifié, la puissance de la croix, la noblesse de l'I^glise, « le fier accent de la foi, la honte de l'erreur, et l'Iuimi- « liante défaite du démon. Les dogmes des philosophes « sont détruits chez les peuples qui parlent leur langue; a les nôtres prévalent dans les langues étrangères. Où u sont maintenant les doctrines de Platon et de Pyllia- « gore et de ceux qui enseignaient dans Athènes? Elles <( sont détruites. Où sont les doctrines des pêcheurs e\ J\ c< des fabricants de tenles? Elles brillent [)lus que Téclat du jour, non-seulement en Judée, mais chez les na- « tiens barbares. Comme vous l'avez entendu aujour- « d'hui, les Scythes, les Thraces, les Sarmates, les (( Maures, les Indiens et ceux qui touchent aux confins « du monde, ont adopté pour philosophie les maximes chrétiennes, que chacun de ces peuples a traduites € dans sa langue nationale. Ne recherchant pas 1 "élégance * Sa:ir/. Chrysost. Oper, t. XII, p 512. il. 190 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE ChV. TIENNE « du discours, mais plaçant la philosophie dans la force « des pensées, par la vertu de leurs œuvres et l'exemple <( de leur vie, nos apôtres ont fait partout retentir cejtte « grâce de Dieu qu'ils portent dans leur sein. Par Jà, et « la terre habitée, et les terrés sauvages, et les villes, a et les montagnes, et la Grèce, et les barbares, et les f( puissants et les pauvres, et les hommes et les femmes, « et les vieux et les jeunes, ils ont tout pris dans leurs « filets; et de là, ils ont passé plus loin; et notre terre « ne leur suffisant pas, ils se sont avancés sur l'Océan, « et ils ont pris les contrées barbares et les Iles Britan- « niques; et partout où vous allez, les noms de ces pê- « cheurs d'hommes sont dans toutes les bouches, non « pas à cause d'eux-mêmes, m.ais par la puissance du « crucifié qui leur a partout frayé la voie et qui a fait pa- « raître les slupides plus sages que les philosophes, et « les hommes sans lettres plus éloquents que les rhé- « teurs et les sophistes. Que personne ne soit honteux « pour l'Église, si nous avons appris à des barbares à a se lever et à parler au milieu d'elle ! C'est, au contraire, « sa gloire et le témoignage de la puissance de la foi. « Que les Juifs rougissent, eux qui lisent la lettre et « ignorent le sens! Que les Gentils soient pénétrés de « confusion eux qui voient briller la vérité, sont assis i( à sa lumière et suivent les ténèbres! Que l'Éghse « triomphe d'avoir porté partout son vol rapide et sa « splendeur! » Tout n'était pas également vrai dans ces vives paroles : la philosophie n'avait pas perdu toute sa puissance; et Chrysostome lui-même est plein des souvenirs de Platon et du travail qu'avait fait le génie des Grecs, pour reven- diquer les vérités morales par les forces de la raison, et pr.r la conformité de notre nature avec les idées éternelles du Juste et de l'honnête. Il triomphe même quelquefois AU QUATRIÈME SIÈCLE, 191 de montrer le double témoignage, que reçoivent ainsi de grands principes attestés par la conscience, comme par l'esprit saint. 'Mais, dans Tenthousiasme de sa foi, il oublie volontiers la sagesse humaine pour ne voir et ne célébrer que TÉglise, de même qu'il oublie l'empire et la patrie romaine, pour ne célébrer que Taccroissement continu de la chrétienté dans l'univers. C'était la dispo- sition qui naissait souvent de l'ardeur de la foi, et de la charité cosmopolite développée par elle; c'était, non pas , un enseignement du christianisme, mais une consé- quence de la domination absolue qu'il prenait sur les âmes. La décadence et l'étendue de l'empire tout en- semble favorisaient ce mouvement des esprits, en eiïa- < ant chaque jour davantage le Romain, devant l'homme, et la cité, devant l'Église; et puis, ne l'oublions pas, Chrysostome était un Grec séparé par la foi de ceux qu'il appelait les Hellènes, mais éloigné bien plus encore par sa naissance et par sa langue de ces Ro- mains qui n'étaiciit pour lui que des maîtres dégénérés dans l'Occident et toujours étrangers dans l'Orient. De Rome, il n'admirait que le pontifn at fondé par saint Pierre, et dont rien alors ne séparait l'Église grecque. Ses négociations près des chefs barbares n'en étaient que plus généreuses. C'était de sa part un etfort sem- blable à celui que, dans le même siècle, tenta saint Am- broise près du tyran Maxime. Mais son zèle devint in- utile. Un chef des Huns attaqua Gainas; et Constantinople se trouva délivrée par le conflit des deux barbares. Elle reprit ses jeux du cirque et ses querelles religieuses ; car on s'occupait sans cesse de ce qu'on appelait la paix de l'Église, et fort peu du salut de l'empire. Quelques soli- taires d'Égypte, chassés par Théophile, patriarche d'A- lexandrie, intéressaient plus l'empereur et sa suite que ne le faisaient la Grèce et la Thrace, désolées par les 192 TABLEAU DE L'ÉLOaUENGE CHRÉTIENNE barbares. Tout, dans cette cour, n'était qu'intrigue, hypocrisie, frivolité. Une ligue se forma, pour perdre Chrysostome. On y - comptait des prêtres jaloux, des courtisans, de riches matrones offensées par les censures de l'orateur, enfin, l'impératrice Eudoxie, et peut-être l'empereur. Un con- cile fut convoqué pour servir leur vengeance. Théophile, patriarche d'Alexandrie, le dominait par ses intrigues et sa haine furieuse. Plusieurs évêques, admirateurs du génie de Chrysostome, ne voulaient pas se séparer de sa cause, et refusaient d'assister au concile. Cependant, Chrysostome parlait dans les chaires de Constantinople avec une véhémence nouvelle, a Que puis-je craindre? « disait-il \ serait-ce la mort? Mais vous savez que le « Christ ma vie, et que je gagnerais à mourir. Serait- ce ce l'exil? Mais la terre, dans toute son étendue, est au « Seigneur. Serait-ce la perte des biens? Mais nous « n'avons rien apporté dans ce inonde^ et nous n'en pou- « vons rien emporter. Ainsi, toutes les terreurs du monde « sont méprisables à mes yeux; et je me ris de tous ses « biens; je ne crains pas la pauvreté; je ne souhaite pas « la richesse; je ne redoute pas la mort, et je ne veux « vivre que pour le progrès de vos âmes.» Puis, il disait encore : (c Mais vous savez, mes amis, la véritable cause a de ma perte; c'est que je n'ai point tendu ma demeure « de riches tapisseries; c'est que je n'ai point revêtu des « habits d'or et de soie; c'est que je n'ai point flatté la ( mollesse et la sensualité de certaines gens. 11 reste i encore quelque chose de la race de Jézabel; et la grâce i( combat encore pour Élie. Hérodiade demande encerc i une fois la tête de Jean; et c'est pour cela qu'elk * Sancf^ Chrysost, Opes\ t. IH, p. i94. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 193 « danse. » Ces éloquentes invectives parurent désigner l'impératrice ^ Eudoxie. Les ennemis de Chrysostome, qui siégeaient au Con- cile, s'armèrent de cette faute ou de cette calomnie, et, après avoir solennellement prononcé la déposition du patriarche, pour quelques prétendus griefs de discipline ecclésiastique, ils pressèrent Tempereur de le bannir pour crime de lèse-majesté. Chrysostome fut enlevé de nuit, et jeté sur un navire, au milieu des plaintes et des réclamations de tout le peuple; car ce peuple, dans son abaissement, s'était attaché à ce grand homme, comme à un défenseur. 11 aimait sa vie austère et simple, ses censures égales pour les grands et les petits. En le perdant, il se sentait privé d'un appui, et se croyait tombé au-dessous même de son esclavage ordinaire. Les imaginations, échauffées par ces regrets, fermentèrent avec l'ardeur supersti- tieuse de cette époque.* Un tremblement de terre, qui fut ressenti dans Constantinople, parut un signe de la colère de Dieu. Les ennemis de la cour, les mécontents, les ortho- doxes, poussèrent des cris de douleur et d'effroi. Le faible Arcadius fut effrayé; et l'impératrice Eudoxie, troublée du tremblement de terre et de la haine du peuple, pressa vivement le retour de celui qu'elle avait fait bannir. On fit partir, pour le rappeler, plusieurs députations successives; Rome menacée n'avait pas envoyé plus d'ambassadeurs à Coriolan. Théophile et les évêques de son parti prirent la fuite. Le Bosphore se couvrit de vaisseaux qui s'avançaient, pour recevoir Chrysostome. Des cierges allumés, des 1 Les paroles mêmes de Chrysostome, £[: :^^.';9.v £VT:7.a;, furent accusées d'offrir un jeu de mots insrJ'.iiit. 194 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE chants populaires célébraient son retour. En reparais- sant, il refusa d'abord de reprendre les honneurs de l*épiscopat, et voulut s'arrêter dans un faubourg de Constantinople. Mais Fenlhousiasme du peuple le força de remonter dans celte chaire, que son génie rendait si puissante. Ses premières paroles furent touchantes et simples ; et elles retracent quelques circonstances mêmes de ce retour triomphal avec une m érité que nul autre récit ne pourrait égaler, et qui met sous les yeux le grand spectacle, auquel s'ajoutait la voix du saint arche- vêque. Quand il put se faire entendre : « Béni soit le « Seigneur*, dit-il; je le disais à mon départ, je le « répète à mon retour, et là-bas, je ne cessais pas de le « dire. Vous vous souvenez que, le dernier jour, je vous « ai rappelé l'image de Job et ses paroles; béni soit le « nom du Seigneur dans les siècles! c'est le gage que je « vous ai laissé, c'est l'action de grâces que je rapporte. « Les situations sont différentes : l'hymne de reconnais- « sance est le même. Exilé, je bénissais; revenu de l'exil, <; je bénis encore. L'hiver et l'été ont une même fin, la « fertilité de la terre. Béni soit Dieu qui déchaîne l'orage 1 « béni soit Dieu qui l'a calmé! Dans la diversitédes temps, « la disposition de Vàme est la même. Le courage du pi- « lote n'a été ni amolli par le calme, ni submergé par « la tempête. Béni soit le Seigneur! et quand je me suis « séparé de vous et quand je vous ai retrouvés. J'ai été « séparé de vous corporellement, mais non par l'âme. « Voyez ce qu'ont fait les embûches de mes ennemis : « elles ont augmenté l'affection et le regret pour moi. « Autrefois les nôtres seuls m'aimaient; aujourd'hui « les Juifs même m'honorent. Ceux qui croyaient éloi- ii gner de moi mes amis, m'ont concilié les indifférents. ^ Sanct, Chrysost, Oper. t. III, p. 50G. AU QUATRIÈME SIÈCLE* 195 € Ce n'est pas à eux que j'en rends grâces, mais à Dieu « qui a tourné leur injustice en honneur pour nnoi. Les « Juifs ont crucifié le Seigneur; et le monde a été sauvé. « Ce n'est pas aux Juifs que j'en rends grâces, mais à la « victime. Qu'ils voient ce que voit notre Dieu*, quelle « paix, quelle gloire leurs embûches m'ont values! Au- (( trefois l'église seule était remplie; maintenant la place <( publique est devenue l'église. Tout est immobile « comme une seule tête-, personne ne commande le si- « lence,*et tous sont silencieux et contrits. Il y a des « jeux du cirque aujourd'hui; et personne n'y assiste: « tous affluent au temple, comme un torrent. Ce torrent, « c'est voire multitude; ce bruit de fleuve, ce sont vos « voix élancées vers le ciel et attestant voire filial amour. « Vos prières sont pour moi une couronne plus éclatante cv que tous les diadèmes. C'est pour cela que je vous ai « convoqués dans l'église des apôtres; bannis, nous « venons près de ceux qui furent bannis avant nous; « nous venons près de Timothée, le nouveau Paul, près « de ces corps sanctifiés qui ont porté les. stigmates du a Christ. » Le lendemain, dans une autre homélie au peuple in- satiable de l'entendre, Chrysostome comparait son Église de Constantinople à Sara tombée, en l'absence d'Abra- ham, dans les mains de l'infidèle Égyptien ; et la félici- tant du courage qu'elle avait montrée, pendant l'exil de son pasteur : « J'ai grande joie, disait-il, que vous ayez « vaincu, et vaincu sans moi. Présent, j'aurais été pour « quelque chose dans votre victoire. Par ma retraite, le « triomphe est à vous tout entier ; mais là même est une « gloire pour moi, celle de vous avoir instruits de telle ^ sorte, que loin de votre père vous montriez la noblesse « de vos âmes, comme les athlètes, loin du maître qui les « exerçait, déploient toute leur vigueur, » Et en même 196 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE temps il séparait de ses ennemis rimpératrice, dont la voix avait demande son rappel; et il lui rendait grâce, en la nommant la protectrice des saints et le soutien des pauvres. Cette réconciliation toutefois était de difficile durée, Eudoxie ne pouvait oublier sa haine et sa défaite. Les courtisans, les dames du palais excitaient sa colère. On avait préparé, pour consoler l'orgueil de la princesse, une fête à demi profane; c'était la dédicace d'une statue d'argent, élevée en son honneur, sur la place publique, entre le sénat et l'église de Sainte-Sophie. Des chants, des danses célébraient cette espèce de consécration. Chrysostome, dans une de ses homélies, blâma vive- ment ces jeux, qu'il accusait d'idolâtrie. Eudoxie olfen- sée reprit toute sa colère. Chrysostome n'avait pas fait encore annuler les actes du Concile qui l'avait condamné; il siégeait, sans être absous. Cette irrégularité fut une arme nouvelle pour ses ennemis. Dans cette espérance, les évêques de la Grèce et de l'Orient sont convoqués une seconde fois à Constantinople. Théophile, sans oser y reparaître, animait cette intrigue épiscopale. Pendant que le nouveau concile délibérait, Chrysos- tome parlait dans Sainte-Sophie; et son éloq^icnco lia- lançait tout le pouvoir de ses ennemis. Quarante cvèques s'étaient déclarés pour sa cause ; les autres, plus nom- breux, pressaient l'empereur de le bannir, avant la fête de Pâques; car, on craignait que, dans ce grand jour, il ne parût trop inviolable. La veille de la fête , Chrysostome reçut l'ordre de quitter son église; mais on ne pouvait lui enlever la con- fiance du peuple, qui, désertant alors les églises, alla tenir l'assemblée chrétienne dans les bains publjps bâtis par Constantin. La cour, aussi cruelle que faible, envoya des troupes de la garde goihiijuc, pour disperser cette AU QUATRIÈME SIÈCLE. 197 foule. Le sang coula près de Tautel ; et des femmes, demi-nues pour recevoir le baptême, selon Tusage du temps, furent outragées par des soldats. Enfin l'empereur prononça l'exil de Chrysostome. l) fut conduit d*abord à Nicée, dont le nom seul devait avertir ses persécuteurs et les faire rougir des traite- ments cruels infligés à l'éloquent défenseur de la foi. De Nicée on l'entraîne plus loin, aux extrémités de l'Ar-. ménie, dans un lieu sauvage et insalubre, entouré d'une population barbare. Insulté sur la route par des moines et par un évêquede Césarée, il fut secouru par la veuve du ministre Rufin, mis à mort quelques années auparavant. Du fond de son exil, il ne cessa d'être en intelligence avec les évêques qui avaient défendu sa cause, et avec ceux qui l'adoptèrent, après sa persécution , avec l'Orient, avec l'Occident. Relégué dans la bourgade de Gueuse, dont les abords étaient infestés par des hordes errantes, et de là dans la forteresse d' Arabisse, à l'extrémité de cette terre sauvage qu'enferme la chaîne du Taurus, trouvant là même quelques pieux admirateurs, y recevant des députations d'éveques et les visites de quelques amis fi- dèles de Grèce et d'Asie, il communiquait, par cette en- tremise, avec le monde chrétien, d'où ses ennemis avaient voulu le bannir. On ne concevrait pas la vie singulière de ce temps, si on ne lisait les lettres que Ghrysoslome, déchu, pauvre, captif dans un désert, envoyait sur tous les points de la terre civilisée. Violent et faible, l'empire se dissolvait de toutes parts. Mais la société chrétienne, unie dans sa dispersion, ne relevant que d'elle-même, et ^ plus forte que toutes les soufl'rances et que tous les I schismes, s'entendait, se parlait, s'animaitdu même zèle, sur tous les points du monde, Ghrysostome écrivait en Orient aux évêques de Jérusalem, de Gésarée, de Scytho- ^ polis, d'Adana, de Gorinthe, de Thessalonique et d'une Î98 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE foule d'autres villes, à des moines de Syrie, de Phénicie, d'Egypte, en Occident, à révôque de Carthage Aurèle qui fut le protecteur d'Augustin, aux évêques de Milan, de Brescia, d'Aquilée, de Salone, et à beaucoup de prê- tres de Rome, partout à des femmes illustres, ferventes alliées de l'Église, sentant croître leur enthousiasme par les malheurs de l'éloquent pontife, et placées si haut dans sa confiance, que c'est à une d'elles. Olympiade, qu'il adresse l'exposé le plus complet de ses souffrances et de sa foi. Il conservait avec quelques prêtres de son ancienne et heureuse église d'Antioche une correspon- dance qui témoigne de la tendresse, comme de la force de son âme; enfin, il surveillait encore les Missions, qu'aux jours de sa puissance, il avait envoyées dans la Gothie orientale, T Arabie et la Perse idolâtre; et il inspi- rait par ses lettres le zèle des prêtres quiévangélisaient les barbares. Image de sa souffrance et de sa fermeté, les lettres de Chrysostome sont éloquentes comme ses discours. Pleines du récit des maux qu'il éprouve, elles ne respi- rent jamais ni le découragement, ni la haine; elles n'ont pas même cette expression d'âpreté, que l'Église n'épar- gnait pas à l'empire. L'âme de Chrysostome était aussi douce que grande. Nulle de ses lettres n'attire plus forte- ment l'attention que celles qui sont adressées au pape In- nocent I^^ Dans la plainte qu'il lui porte, dans l'appui qu'il réclame de la chaire pontificale, on sent, par un nou- vel et grand exemple, Tirrésistible progrès de suprématie où la séparation de l'empire, les fautes des princes, les rivalités des évêques conduisaient l'Église romaine. Comme Athanase, Chrysostome tourne ses regards vers çette autorité spirituelle qui régnait à Rome, devant la- quelle la dictature impériale s'était retirée à Milan, et qui regardait de haut ces vi^rolles de la cour orientale AU QUAÏHIÈME 'siècle. 199 de Byzance avec le Patriarcat trop rapproché d'elle, pour n'en être pas opprimé. Au moment de son second exil, et sous le coup des violences qui Ty contraignaient, Chrysostome avait adressé au pontife de Rome un récit des persécutions qu'il subissait, de l'irruption des soldats dans l'église, de l'inimitié de quelques évêques, de la douleur et de l'op- pression des autres; et il demandait un appui, ou plutôt un jugement, que le bannissement, dont il fut frappé, ne lui permit pas d'attendre. Ce cri de détresse du patriar- che de Constanlinople à Févêque de Rome est mémorable dans l'histoire de l'Église. Remontant à sa première per- sécution, à son premier exil, dont il n'accuse que la fac- tion de l'évêque Théophile, racontant son retour popu- laire, puis le nouveau jugement préparé contre lui et les violences qui viennent d'ensanglanter son église, il sup- plie le pontife d'écrire que ces actes iniques, accomplis en l'absence d'une des parties, sont sans force, qu'il sou- met aux peines ecclésiastiques ceux qui les ont commis, et conserve à celui qui n'est ni condamné, ni prévenu, le commerce de ses lettres et de sa charité. « Qu'il nous « soit donné, dit-il, un tribunal incorruptible! nous « comparaîtrons, nous ferons entendre noire défense, « et nous nous montrerons innocent des choses qu'on « nous impute, comme nous le sommes en effet. » Cet appel, parti de Constantinople et d'un si grand nom, devait vivement toucher Rome. Les faits d'ailleurs, la procédure inique et remplacée par la force, le jour de Pâques profané avaient retenti dans tout l'empire; et pendant que l'évêque opprimé se plaignait, le pontife romain recevait aussi une plainte au nom de l'Église et du peuple de la ville impériale. Que pouvait-il, cependant? invoquer l'ascendant du faible Honorius, empereur d'Oc- <îident, sur le faible Arcadius, empereur d'Orient, près- 200 TABLEAU DE L'ÉLOQUEN'CE CHRÉTIENNE crire, ou plutôt demander un concile, honorer Chrysos- tome et consoler son Église, en l'exhortant à la patience. « Nous ne sommes pas, répondit-il dans une lettre au « clergé et au peuple de Constantinople, nous ne sommes « pas étrangers à votre douleur; nous sommes persécutés « en vous; qui pourrait, en effet, tolérer les violences « de ceux qui, par devoir, étaient obligés d'être les plus « zélés pour la paix et l'union? Aujourd'hui, par un « renversement de tout ordre, on expulse de la chaire « de leur église des prêtres irréprochables; tém.oin notre (( frèreetcoopérateur, Jean, votre évêque, qui, le premier, c< souffrit cette violence, sans avoir pu trouver déjuges, « sans qu'aucune accusation ait été portée, ait été con- « nue. Nous ne sachons pas qu'on ait jamais osé de telles (( choses du temps de nos pères ; elles étaient au contraire « interdites, personne n'ayant le pouvoir d'ordonner un « nouvel évêque, en la place d'un évêque vivant. » Le pontife terminait par la demande d'un concile, qu'il attendait de la volonté de Dieu, n'espérant pas l'obtenir du consentement de l'emperenr. Une lettre d'Arcadius, à son frère, empereur d'Orient, attestait également le scandale et la douleur, dont lesévé- nements de Constantinople avaient rempli tout l'empire. « On raconte, dit^ cette lettre, qu'à Constantinople, le « saint jour de Pâques, au moment où la piété réunis- « sait dans un seul lieu les peuples des villes voisines, « pour une célébration des mystères plus solennelle et « plus digne, sous les yeux des chefs de l'empire, sou- « dain les temples catholiques ont été fermés, et des prê- « très jetés dans les fers, afin que l'époque môme, où « par la clémence du trône, s'ouvrent les cachots des « coupables, vît emprisonner cette fois des ministres de 1 Sanct, Chrysost. Opcr. t. 111, p 624. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 201 « religion et de paix : on ajoute, que les cérémonies < saintes ont été troublées militairement, qu'il y a eu « des hommes tués dans le sanctuaire, et de si grandes « violences autour de Tautel, que de vénérables évêques « ont été traînés en exil, et que le sang humain a souillé « le saint sacrement. A ces nouvelles, je l'avoue, nous « avons été troublés; qui pourrait ne pas craindre, après « un tel attentat, la colère de Dieu? S'il y avait quelque « difficulté religieuse entre les prélats, le jugement dé- fi vait rester épiscopal. Aux évêques, en effet, l'interpré- ta tation des choses divines à nous le respect de la c( religion. Mais admettons même que la sollicitude impé- « riale eût à se réserver quelque chose dans des questions c( mystiques et catholiques, fallait-il que l'impatience « irritée- allât jusqu'au bannissement des prêtres et au « meurtre des hommes, et que, dans le lieu qui reçoit de « chastes prières, des vœux purs et des sacrifices non « sanglants, dans ce lieu même, on vît étinccler le « glaive, dont il ne faut pas facilement menacer même « une tête coupable? » C'était là, sans doute, un grave et noble langage que l'Église romaine inspirait à l'empereur d'Occident, et qui lui donnait, avec les honneurs de la modération et de l'humanité, l'avantage d'exercer, sur le chef d'un autre empire un droit d'avertissement et de tutelle flatteur pour l'amour-propre. La conséquence politique d'un tel droit ne pouvait échapper aux hommes d'État des deux empires. Arcadius, en insistant sur l'avis fidèle qu'il doit à son frère très-aimé, à son collègue sur le trône, rappelle que, dans le débat qui s'était élevé entre les évêques d'Orient, les deux partis avaient envoyé chacun sa députation aux prêtres de la ville éternelle et de V Italie, et qu'il fallait dès lors .attendre la décision demandée, et ne pas 202 TABLEAU DE L'eLOQUENCE CHRÉTIENNE innover, dans l'intervalle, par Je bannissement et la violence. Ainsi Concile œcuménique et autorité discipli- naire de l'Église romaine, voilà les deux choses qui, dans l'opinion du temps, pouvaient s'élever au-dçssus lies capricieux orages de Byzance, et y défendre un homme vertueux contre la corruption et l'intrigue. Mais c'était cela même, c'était cette influence de l'empire d'Occident mêlée à celle de l'Église de Rome, qui blessait l'orgueil d'Arçadius et rendait plus inévitable la disgrâce de Chrysostome. On ignore la réponse de la cour de Byzance; mais, elle se garda bien de convoquer un de ces Conciles si fréquents sous Théodose. Chrysostome était parti pour l'exil ne regrettant que les amis de sa cause et de sa foi qu'il laissait dans les prisons de Constanti- nopie, pendant qu'il s'acheminait vers les extrémités montagneuses ^t froides de l'Arménie. Ce ne fut qu'après un long silence que dans son exil, profitant du départ de deux prêtres fidèles, il adressa au pontife romain une nouvelle lettre avec cette simple suscription : A Innocent^ évêque de Rome, Jean^ salut dans le Seigneur. € Le corps habite un point du monde ; mais la charité « porte partout -son vol. Quoique séparés par une si « grande distance, nous sommes près de Votre Sainteté; « et chaque jour, nous communiquons avec elle, en « voyant des yeux de notre affection la fermeté de votre « âme, votre sincérité, votre constance à ^oute épreuve, <£ et vos encouragements puissants et durables. Plus les « flots montent, plus les écueils cachés sont nombreux et « la tempête violente, plus s'accroît votre vigilaiice. Ni « 1 éloii^nement, ni le temps, ni la mauvaise situation des « ailaires ne vous ont rendu indidérent. Vous imitez les AU QUATRIÈME SIÈCLE* 203 «excellents pilotes qui s'éveillent surtout, quanti ils « voient les flots soulevés, la merimpétueuse et bruyante « et la nuit la plus profonde, au milieu du jour. Aussi « nous vous rendons grâces, et nous avons besoin de « vous écrire souvent pour nous satisfaire nous-rnême. I « Mais comme la solitude de ce lieu y met obstacle, et « que des contrées éloignées ou même voisines on ar- ec rive difficilement jusqu'à nous, sur la limite reculée « où nous sommes, et à travers le brigandage qui ferme t les routes, nous vous sup})lions do prendre en pitié « notre silence, au lieu d'accuser notre paresse. » Rappelant alors ce que le Pontife de Rome a voulu, ei ce qu'il n'a pu faire, Chrysostome lui demande à son tour de ne pas se décourager et de persister dans le grand dessein qu'il avait annoncé, la convocation d'un concile pour statuer entre l'archevêque banni de Con- stantinople et les évêques ses ennemis appuyés de la cour d'Orient : « C'est un comhat à livrer, dit -il \ « pour l'intérêt du monde presque entier, pour les « Églises oppriméesou déchues, pour les peuplesdivisés, * « pour le clergé persécuté, pour les évêques bannis, « pour les constitutions dos Pères indignement violées. « Je vous fais et vous réitère la prièi e de nous montrer « une aflcction d'autant plus grande que la tempête est « plus forte. Espérons de Tavc^nir quoique chose de plus « pour la réforme du mal. S'il en arrive autrement, ^ vous avez votre couronne prête dans la miséricorde « de Dieu; et ceux qui sont injustement traités rece- << vront de l'ardeur de votre charité une consolation <( qui n'est pas vulgaire. Voici la troisième année que, « retenus dans l'ïsaurie entre la faim, la contagion, la « guerre, les assauts continus, la solitude sans terme* * Sanct. Chrysùst. Oper, t. III,p, C2I. 204 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE <( la mort chaque jour menaçante, et partout l'épée des « barbares, nous trouvons un grand soulagement dans c( votre constante disposition pour nous, et une joie « dans votre cordiale affection. C^est là notre rempart, « notre asile, notre port sans orages, la source de mille « biens pour nous, le fond de notre bonheur; et dus- <( sions-nous être relégués bientôt dans un lieu plus « désert encore, avec une telle consolation de nos souf- « frances, nous partirons sans peine. » La réponse du pontife à cette lettre est remarquable dans sa simplicité; et elle prouve que, si la supériorité du génie était du côté de l'Orient, il y avait dès lors dans la chaire pontificale de Rome, et comme dans les tradi- tions de la ville souveraine, une autorité et une gran- deur naturelle qui se sentait appelée d'elle-même à for- tifier et à conduire ces hommes dont personne en Occi- dent n'égalait l'éloquence. Innocent, évêque de Rome, à Jean^ évêque. (( Quoique* ce soit de Dieu seul que l'homme innocent « doive attendre tout bien et espérer miséricorde, ce- ce pendant, nous qui conseillons la prudence, nous t'a- « dressons encore cette lettre par le diacre Cyriaque, « de peur que l'iniquité n'ait plus de force pour acca- « bler, que la bonne conscience pour soutenir. Ce n'est « pas à toi, le maître, le pasteur de tant dépeuples, qu'il « est besoin d'apprendre que les plus vertueux sont tou- « jours éprouvés, pour qu'on voie s'ils faiblissent ou s'ils c( persévèrent, et que la conscience est une chose très- « puissante contre tous les malheurs injustes. Il doit pou- « voir tout supporter, l'homme qui se confie d'abord à « Dieu, puis à sa conscience. Le juste, en eflet, peut être i Sanct. Chrysost. Oper. U I, p. 152, AU QUATRIÈME SIÈ^ILE. 205 € exercé jusqu'à Textrême souffrance, il ne peut être « vaincu, parce que son âme est prémunie par les di- « vines Écritures que nous enseignons aux peuples, et « qui toutes attestent que presque tous les saints ont été « diversement persécutés, passés à l'épreuve du feu, et « ont à ce prix obtenu la couronne. Que ta charité, frère « très-honoré, ait pour consolation ce témoignage inté- c< rieur de l'âme qui, dans les tribulations, estlesoutiende « la vertu ! car, sous les regards du Christ, la conscience « épurée jettera l'ancre dans le port de l'éternelle paix. » La forme de cette lettre, ce titre d'évêque conservé sans épiscopat, cet accent de fraternelle égalité envers un exilé , avec lequel semble partager un évêque de Rome, en l'appelant pasteur de tant de peuples, ce lan- gage d'une résignation si calme et si fière, tout montre assez quelle puissance tutélaire et consolante résidait dans l'Église romaine, au milieu des convulsions de la société et des tyrannies de l'empire, et comment cette puissance devait incessamment s'accroître par les fautes de tous, jusqu'au moment où elle s'affaiblirait par les siennes, pour se raffermir ensuite par ses malheurs. On peut croire que Chrysostome, en recevant de si loin ce saint témoignage, à défaut de tout autre appui mortel, se soutint dans la patience qu'il avait annoncée et partit de l'exil, où il avait tant souffert, pour l'exil, où il allait mourir. Un nouvel ordre en effet, arraché à la faiblesse d'Arcadius, vint changer de lieu l'illustre banni. Ses en- nemis, qui persécutaient, sons le nom de Joannites et comme une secte d'hérétiques beaucoup de prêtres d'O- rient restés fidèles à son génie et à son malheur, imagi- nèrent qu'ils affaibliraientce restede pouvoir, dontilss'in- dignaient, en le reléguant moins loin de Constantinopk et de la cour, dans un lieu désert, sur les bords de l'Euxin. 12 206 . TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉ HENNE La brutalité des soldats qui le conduisaient aggrava, ou peut-être ne fit qu'exécuter les ordres de îa cour de Byzance. Forcé de faire à pied de longues marches, tête nue, à Tardear du soleil, le généreux vieillard, déjà con- sumé de travaux et d'austérités, ne put achever ce pé- nible voyage. Parvenu, après trois mois de fatigue, près de Comane, bourgade du Pont, il s'arrêta avec sc& gardes dans une église qui renfermait le tombeau^d'un évêque d'Amasie, mort sous Maximin, avec d'autres martyrs, dont Chrysostome avait autrefois prononcé le panégyrique dans Antipche, leur ville natale et la sienne. Cette rencontre lui parut un avis du ciel, qu'il reçut avec joie. Le lendemain, traîné malade hors de l'église, où il avait passé une nuit agitée par la fièvre et la vision de sa fin prochaine, il expira d'épuisement à quelques stades plus loin, sur la route, coamie l'a- pôtre voyageur. Malgré cet abandon et cette misère d'un si grand homme, à la nouvelle de sa mort, il y eut pour ses fu- nérailles un immense concours de religieux, de soli- taires, de vierges venus des pays voisins. Son corps fut enseveli dans l'église, où il avait pressenti sa mort, près du martyr, dont il n'aurait pas dû égaler les soufïrances, sous le règne d'un fils de Théodose. Et après un silence de stupeur et d'embarras, tel qu'il suit ordinairement la perte d'une noble victime, son nom releniit avec éclat dans tout l'empire et fut béatifié par l'Église, comme celui d'un des plus saints et des plus beaux génies, dont elle s'honore. Cette vie de Chrysostome sfâ liait à l'histoire de son éloquence et de son ascendant sur les âmes. La fermeté ■ du martyr explique le génie de l'orateur. Ces études ' grecques dans l'école de Libanius, cette piété pour sa mère, cette fuite au désert, cette douce autorité sur le AU QUATRIÈME SIÈCLE. 207 peuple spirituel et léger d'Antioche, ces combats parmi les intrigues de Constantinople, ce courage dans un long exil répondent, pour ainsi dire, à tous les carac- tères que prend son éloquence, tour à tour ingénieuse et tendre, élégante, sévère et sublime. Nul homme n\i mieux rempli ce ministère de la parole qu'avait suscité TÉvangile. il est le plus beau génie delà société nouvelle entée sur Tancien monde. Il est, par excellence, le Grec devenu chrétien. Réformateur au- stère, sous ses paroles mélodieuses et vives, on sent ton* jours l'imagination qui, dans la Grèce, avait inspiré tant^ de fables charmantes. ïl a rejeté bien loin les dieux d'Ho- mère et les génies de Pythagore et de Platon; mais, dans son idiome tout poétique, il représente Taumône nous introduisant sans peine dans les cieux, et accueillie par le chœur des anges, comme une reine que les gardes re- connaissent à son cortège, et devant lauuelle ils se pres- sent d'ouvrir les portes de la ville. Ce polythéisme de langage ravissait les chrétiens néophytes d'Orient 5 et la sublime morale de l'orateur venait à eux parée de poésie. Ces peuples étaient plus sensibles que raisonnables; et la société d'ailleurs ne peut jamais vieillir assez, pour que l'imagination n'y garde pas une grande puissance. Peut-être ce pouvoir augmente dans les jours d'agita- tion et de malaise public. Et commuent ne paraîtrait-il pas invincible, lorsqu'il se mêle, comme dans Chrysos- tome, à tous les sentiments profonds du cœur humain, la pitié, la justice, le sacrifice de soi-même au devoir? Quelle n'est pas surtout la puissance de cette foi intime, de cette candeur enthousiaste, qui fait du génie même un instruînent involontaire! L'éJoquence de Chrysostome a sans aoute, pour des modernes, une sorte de diffusion asiatique. Les grandes 208 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE images empruntées à la nature y reviennent souvent. Son style est plus éclatant que varié; c'est la splendeur de cette lumière éblouissante, et toujours égale, qui brille sur les campagnes de la Syrie. Toutefois en lisant ses ouvrages, on ne peut se croire si près de la barbarie du moyen âge. On se dit : la société va-t-elle renaître sous un culte nouveau, et remonter vers une époque supérieure à l'antiquité, sans lui ressembler? Le génie d'un grand homme vous a fait cette illusion. Vous re- gardez encore ; et vous voyez tomber l'empire démantelé de toutes parts. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 20t SYNÉSIUS. Un caractère remarquable de cette époque environnés de si près par la barbarie, c'est que les génies suscités par le christianisme se produisaient à la fois sur tous les points du monde romain. Ce spiritualisme qui remplaçait la mythologie, et dont Grégoire de Nazianze offrit de si beaux modèles dans ses vers, ne se montre pas avec un éclat moins original dans les hymnes de Synésius, évê- que de Ptotémaïs et contemporain de Chrysostome. Ses ouvrages sont un monument curieux de la civilisation qui régnait encore au iv® siècle dans la Cyrénaïquo, contrée de l'Afrique méridionale, anciennement colo- nisée par les Spartiates, quelque temps rivale de Cai^ thage, tombée dans la suite sous la domination des Ptolomées d'Egypte, et léguée par un d'eux en héri* tage aux Romains, qui d'abord la déclarèrent libre, cl ne tardèrent pas à la soumettre au préteur de l'ilc di^ Crète. Cette fertile région que Pindare, dans ses vers, a nom- I mée le jardin de Vénus, et qui fit longtemps une partie du commerce de l'Orient, avait perdu beaucoup de sa splendeur. Je pleure^ disait Synésius, sur celte terre illustre de Cyrène, qu'ont habitée les Carnéade et les Aristippe. La capitale même était dépeuplée; mais ou comptait encore, dans la province, quatre grandes villes,^ Bérénice, Arsinoé, Apollonie et Ptolémaïs. C'e^t là que, vers le milieu du iv* siècle, naquit Sy- nésius d'une famille riche et illustre. 11 ne fiit pas, comme la plupart des orateurs chrétiens de son temps, préparé à l'enthousiasme par la solitude et les |»ratii]iies r2. 210 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE austères. Quoique le christianisme se fût depuis long- temps répandu dans la Cyrénaïque, Synésius ne reçut d'abord que l'éducation philosophique. Il alla dans Alexandrie écouter les leçons de la célèbre Hypatie qui belle, éloquente, vertueuse, enseignant à ses auditeurs charmés les vérités de la géométrie, semblait une Muse plus sévère suscitée pour la défense du paganisme. Après les écoles d'Alexandrie, Synésius visita celles d'Athènes, cherchant la sagesse que se disputaient les partis et les sectes philosophiques, ou religieuses. De re- tour dans sa patrie, il continua les mêmes études. Ses concitoyens, accablés de maux par l'administration de l'empire et les incursions des barbares, le députèrent à la courd'Arcadius, vers l'époque, où Chrysoslome venait d'en être banni. En apportant au faible empereur l'offrande et les prières d'un peuple malheureux, Synésius n'appuie la liberté de son langage que sur une philosophie élevée, semblable à celle de Thémiste et de quelques autres pa- négyristes, plus hommes de bien que rhéteurs. « Cyrène, c( dit-il m'envoie vers toi pour apporter à ton front une « couronne d'or, à ton âme la couronne de la philoso- « phie, Cyrène, ville grecque, d'un nom antique et vé- « nérable, célébrée mille fois dans les chants des anciens « sages, maintenant pauvre et abattue, grande ruine qui « a besoin de l'empereur, pour qu'il soit fait envers elle « quelque chose digne de son antiquité. Tu guériras cette « misère, aussitôt qu'il te plaira-, et il dépend de ta vo- î( lonté que ma patrie redevenue grande et heureuse me (X renvoie vers toi, pour t'offrir une nouvelle couronne* «.Mais la parole de l'orateur n'attend pas, pour être & libre, que son pays soit puissant. La vérité est toute * Synes, epîscop, Opei\ p. 2, AU QUATRIÈME SIÈCLE. 211 € la noblesse du discours; et le lieu d'où il part ne le « rabaisse, ni ne l'élève. » Synésius justifiait la fierté de ce langage par les con- seils qu'il donnait au prince. A travers quelques digres- sions et quelques faux ornements, il caractérise avec énergie les maux de l'État, le luxe stérile de la cour, la perte de la discipline, le nombre croissant des troupes étrangères dans l'empire, et l'influence de leurs chefs. Ce point surtout est fortement touché. Tandis que Chry- sostome, moins occupé de la patrie que de l'Église, triomphait, à la vue du progrès des Goths dans la foi, Synésius s'inquiète de leur présence, au milieu des cam- pagnes et des cités romaines. 11 prévoit le péril de ce secours, dont il s'indigne : il voudrait que l'armée fût exclusivement composée de Romains. « Le législateur, « dit-il ', ne doit pas donner des armes à ceux qui n'ont « pas été nourris dans la pratique de ses lois; car il n'a Enfin, il avait sur plusieurs points des opi- nions dissidentes qui, formées en lui par la méthode scientifique, lui paraissaient impossibles à détruire, et qu'il ne voulait pas dissimuler: «Je ne me réduirai u jamais à croire, écrit-il à son frère, que Tâme est créée Xi après le corps ; je ne dirai jamais que le monde et toutes « ses parties doivent être anéanties. Je crois cette résur- u rection, dont il est tant parlé, quelque chose de mystè- re rieux et d'ineffable; et il s'en faut de beaucoup que je « partage sur ce point les opinions vulgaires. Sans doute, ti une âme philosophique qui voit la vérité peut accorder t( quelque chose au besoin de Terreur. Il y a un rapport -€ à saisir entre le degré de lumière que reçoit la vérité, a et l'œil de la foule; car l'œil ne jouirait pas sans dom- € mage d'une lumière excessive. Si les lois de l'épiscopat N« m'accordent cette liberté, je puis être évêque, en con- ïssc tinuant à philosopher, n'enseignant pas les opinions Bynes, eplscop, Oper, p. 24G, AU QUATRIÈME SIÈCLE. 2f7 ii que je n'ai point, mais ne les décréditant pas et ne ' « portant nulle atteinte à ma croyance antérieure. Maïs « si on dit qu'il faut changer et que l'évêque doit êt;l3 « peu pie par les opinions, je n'hésiterai pas à m'expliquer. « Qu'y a-t-il de commun entre le peuple et la philosophie? « appelé à Tépiscopat, je ne veux pas faire mentir h t( dogme; j'en atteste Dieu; j'en atteste les hommes. La « vérité est amie de Dieu, devant qui je veux être saritr « reproche. Sur cela seul, je ne puis feindre. Passionné <î pour le plaisir et ayant dès l'enfance encouru le re-^ (( proche d'aimer trop les armes et les chevaux, je souf- (( frirai de mon état nouveau. Quelle peine ce sera pouf (( moi de voir mes chiens bien-aimés à la chaîne et mes « dards rongés de rouille! Je le supporterai cependant, (( si Dieu l'ordonne; malgré mon aversion pour le» (( soucis, je supporterai l'ennui des procès et des affaires, « comme une offrande un peu lourde, dont je m'acquitte « envers Dieu. Mais les croyances, je ne les voilerai pas, « et ma pensée ne sera pas en désaccord avec ma langue. t( En parlant ainsi, je crois être agréable à Dieu; je ne (( veux laisser à qui que ce soit prétexte de dire que j'ai' {( enlevé, sans être connu, l'élection épiscopale. Que le « bien-aimé de Dieu, mon père Théophile, sachant cela, K et nr ayant marqué à moi-même comment il le corn- c< prend, décide sur moi! car, ou il ne mo permettra' (( pas de rester au point où je suis dans ma philosophie « intérieure, ou il perdra le droit de me juger plus tard (( et de m'effacer du tableau des évêques. » La doctrine de Synésius sur la préexistence de l'àme, doctrine suspecte alors de favoriser fia métempsycose, n'a pas aujourd'hui lè caractère de dissidence qu'il lui attribuait; les réserves un pôu-^bscures, qu'il mettait à- son consentement, sur d'autres points, n'étaient pas un obstacle; et son adoption parut aux évêques d'Orient ua^ 13 218 TABLEAU DE L'ÉLOQUENGE CHRÉTIENNE si grand avantage pour les chrétiens, qu'on eut égard à tous ses scrupules et qu'on lui permit de garder sa femme et ses opinions. Il n'en éprouva pas moins une grande agitation et de vifs regrets. 11 refusa même d'abord de remplir les fonc- tions redoutables, qu'il avait acceptées; et à peine sacré, il se retira à l'écart : « Je reste loin des hommes, dont je ce suis l'évêque, écrivait-il à un ami \ jusqu'à ce que « j'aie appris quelle est la nature de ce ministère. S'il c( peut s'accorder aveclaphilosophie, je le remplirai; s'il est contraire à toute ma vie et à ma pensée, qu'ai-je à ^ faire que de m'embarquer et de passer dans la Grèce? car, si j'abjure l'épiscopat, il me faut renoncer à ma a patrie, à moins de vouloir vivre méprisé et maudit, « au milieu d'une foule ennemie. )> Ces considérations humaines cependant n'agirent pas seules sur son esprit : cette idée du beau moral, qu'il avait adorée dans Platon, lui apparut, avec plus de force encore, dans les merveilles de la charité chrétienne; et l'amour de la justice na- turel à son âme généreuse lui fit saisir volontiers dans Fépiscopat une arme puissante, pour la défense de la faiblesse et du malheur. A ce prix, Synésius devint évêque de Ptolémaïs. Il ne semble pas que sa vie ait d'abord beaucoup changé. L'étude de la philosophie profane, les plaisirs des champs, le goût des arts et de la poésie continuaient d'occuper ses jours. 11 y mêla seulement la méditation de l'Écriture sainte. Mais, du reste, il parut indifférent à ces con- troverses de théologies si épineuses et si subtiles, dont le sacerdoce chrétien fatiguait l'esprit des peuples. Synésius, dans sa belle retraite de Libye, consacrait son éloquence à de plus utiles sujets. Souvent, il célé- * Synes, episcop, Oper. p. 236. ATJ QUATRIÈME SIÈCLE. 219 ferait, dans des vers pleins d'élégance et d'harmonie, les mystères de la foi chrétienne, la grandeur de Dieu, son ineffable puissance, sa triple unité, la rédemption des âmes, la fin des sacrifices sanglants, et le commence- nent d'une loi plus douce pour l'univers. Telles sont les idées qui remplissent les chants du |)oëte philosophe et chrétien. On sent le disciple de Platon et l'imitateur des anciens poètes de la Grèce; înais cette couleur de métaphysique religieuse, qui est la poésie de la pensée, donne à ses accents un charmn d'originalité, sans lequel il n'y a point de génie. L'évéque grec du quatrième siècle ressemble quelquefois, dans ses chants, à quelquesi'-uns de ces métaphysiciens rê- veurs et poètes, que la liberté religieuse a fait naître dans l'Allemagne moderne. Ce rapprochement ne doit pas étonner. Le rapport des situations morales fait disparaître la distance des siècles. La satiété et le besoin de croyance, l'affaiblissement d'un ancien culte, l'en- thousiasme solitaire substitué aux engagements d'une croyance vieillie, et bientôt insuffisante comme elle, enfin, l'adoption d'une foi nouvelle, où l'esprit, ébloui par la fatigue, croit souvent retrouver ses propres idées, et se fixe dans une règle, qu'il transforme à sa manière; tel est le travail intérieur, la révolution morale, par laquelle ont passé plusieurs de ces écrivains allemands, lonr à tour incrédules, déistes et catholiques. L'imagination orientale qui, dans ses abstractions comme dans son enthousiasme, a plus d'un rapport avec la poésie des peuples du Nord, ajoute à la vérité de ce. parallèle. Mais, écoutons quelques hymnes de l'évéque marié de Ptolémaïs, du philosophe chrétien et poète,' qui mêle un souvenir de Platon aux dogmes du christia-^ Siisme : a Viens à moi, lyre harmonieuse, après les chansonsf 220 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE u du vieillard de Téos, après les accents de la Lesbienne, « redis sur un ton plus grave des vers qui ne célèbrent « pas les jeunes filles au gracieux sourire, ni la beauté a des jeunes époux. La pure inspiration de la divine sa- « gesse me presse de plier les cordes de la lyre à de pieux d cantiques ; elle m'ordonne de fuir la douceur empoi- « sonnée des terrestres amours. Qu'est-ce, en effet, que v< la force, la beauté, Tor, la renommée, les pompes des « rois, au prix de la pensée de Dieu? « Qu'un autre presse un coursier; qu'un autre sache a tendre un arc; qu'un autre garde des monceaux d'or; « qu'un autre se pare d'une chevelure tombante sur ses n épaules; qu'un autre soit célébré, parmi les jeunes « hommes et les jeunes filles, pour la beauté de son « visage! Pour moi, qu'il me soit donné de couler en « paix une vie obscure, inconnue des autres mortels, « mais connue de Dieu! Puisse venir à moi la sagesse, « excellente compagne du jeune âge, comme des vieux « ans, et reine de la richesse ! La sagesse supporte en « riant la pauvreté. Que j'aie seulement assez pour ^< n'avoir pas besoin de la chaumière du voisin, et pour « que la nécessité ne me réduise point à de tristes in- « quiétudes! « Entends le chant de la cigale qui boit la rosée du ma- (( tin. Regarde; les cordes de ma lyre ont retenti d'elles- « mêmes. Une voix harmonieuse vole autour de moi. Qiie « va donc enfanter en moi la divine parole? Celui qui est « à soi-même son commencement, le conservateur et le € père des êtres, sur les sommets du ciel, couronné « d'une gloire immortelle, Dieu, repose inébranlable. a Unité des unités, monade primitive, il confond et en- a faute les origines premières. De là jaillissant, sous sa « forme originelle, h monade mystérieusement répan- « due reçoit une triple puissance. La source suprême se AU QUATRIÈME SIÈCLE. 221 € couronne de la beauté des enfants qui sortent d'^ll^? « et qui roulent autour de ce centre divin. f( Arrête, lyre audacieuse, arrête; ne montre pas aux c( peuples ces mystères très-saints. Chante les choses d'ici- « bas; et que le silence couvre les merveilles d'en haut! € Mais Tâme ne s'occupe plus que des mondes intellec- « tuels; car, c'est de là qu'est venu sans mélange le souffle « de l'humaine pensée. Cette âme, tombée dans la rna- « tière, cette âme immortelle est une parcelle de ses « divins auteurs, bien faible, il est vrai; mais l'âme qui c( les anime eux-mêmes, unique, inépuisable, tout en- « tière partout, fait mouvoir la vaste profondeur des c< cieux; et, tandis qu'elle conserve cet univers, elle « existe sous mille formes diverses. Une partie anime le « cours des étoiles; une autre le chœur des anges; une « autre, pliant sous ces chaînes pesantes, a reçu la forme « terrestre, et, plongée dans ce ténébreux Léthé, admire « ce triste séjour. Dieu rabaissé vers la terre. « 11 reste cependant, il reste toujours quelque lu- « mière dans ces yeux voilés; il reste dans ceux qui sont « tombés ici, une force qui les rappelle aux cieux , « lorsqu'échappés des flots de la vie, ils entrent dans « la voie sainte qui conduit au palais du Père souve- nt rain. « Heureux qui, fuyant les cris voraces de la matière, « et s'échappant d'ici-bas, monte vers Dieu d'une course rapide! Heureux qui, libre des travaux et des peines « de la terre, s'élançant sur les routes de l'âme, a vu les « profondeurs divines! C'est un grand effort de soulever « son âme sur l'aile des célestes désirs. Soutiens cet effort (( par l'ardeur qui te porte aux choses intellectuelles. Le « Père céleste se montrera de plus près à toi, te ten- i< dantlamain. Un rayon précurseur brillera sur la route, <( et t'ouvrira l'horizon idéal, source de la beauté. Cou- 222 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « rage, ô mon âme * ! abreuve-toi dans les sources éter- « nelles; monte par la prière vers le Créateur, et ne « tarde pas à quitter la terre. Bientôt, te mêlant au Père « céleste, tu seras Dieu dans Dieu lui-même. » Synésius, dans ses autres hymnes, ramène souvent les mêmes pensées. Cette poésie méditative a plus de grandeur que de variété. On peut cependant apercevoir dans les vers de Synésius le progrès de sa croyance. L'extase un peu rêveuse est. insensiblement remplacée par une foi plus positive; et Timagination du poëte finit par se confondre avec le symbole de révêque. Tel est surtout le caractère d'un hymne au Christ, où la sévérité du dogme est conservée tout entière sous l'éclat des images poétiques. Il n'est pas une des formes de ce langage qui ne se rapporte à la foi de Nicée, et ne prévienne, ou ne démente quelqu'une des interprétations de l'arianisme, mais tout cela par un tour heureux de l'imagination, par un élan de l'âme et sans que le poëte^ au milieu de cette abstraite théologie, abandonne ses souvenirs de patriotisme grec et même de gloire profane. Les paroles du texte fidèlement traduites peuvent seules faire sentir ce mélange d'impressions si diverses, dans une intelligence non moins naïve que savante. Ce chant jadis répété dans plus d'une église d'Orient n'a rien qui ne respire l'orthodoxie romaine, et semble unir l'élé- vation à la grâce mystique. « Chantons' le Fils de l'épouse -devenue mère sans ^ Courage, enfant déchu d'une race divine, Tu portes sur ton front ta céleste origine. Méditations poétiques. On peut remarquer d'autres rapports entre les Méditations de M. de Lamartine et cette ancienne poésie platonicienne et reli- gieuse. Le même parallèle pourrait s'étendre à divers ouvrages de métaphysique publiés de nos jours en Allemagne et en France. 2 Synes. episcop. Oper, p. 341. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 223 « union mortelle. Ineffable volonté du Père! Tenfantement « sacré de la Vierge a produit, sous Timage de l'homme, « celui dont la présence apporta la lumière parmi les « humains. Ce rameau mystérieux a vu la souche de Té- « ternité. Tu es la lumière primitive, le rayon co-éternel <( du Père; c'est toi qui, perçant la nuit de la nature, « resplendis dans les âmes innocentes; c'est toi qui as (( créé le monde, et qui maintiens le cours éclatant des « astres et l'immobilité de la terre ! C'est toi qui es (( le sauveur des hommes ! de ton ineffable foyer lançant « une flamme qui porte la vie, tu nourris les mondes! « de ton sein germent la lumière, l'intelligence et l'âme. (( Aie pitié de ta fille enfermée dans un corps périssable, c( pendant la durée terrestre de sa destinée. Préserve de « l'atteinte des maladies la vigueur de ce corps. Donne « la persuasion à nos paroles, la gloire à nos actions, « pour qu'elles ne fassent pas honte à l'antique renom- « mée de Cyrène et de Sparte. Que libre du poids de& oc chagrins notre âme mène une vie tranquille, les yeux « tournés vers ta splendeur, et que je puisse, dégagé de « l'impure matière, me hâter sur la route qui ramène à « toi, et, transfuge des maux de la terre, me réunir à la « source de l'âme ! Cette vie pure, réalise-la pour ton « poète! Que, chantant un hymne pour toi, que célé- (k brant la gloire du Père d'où tu sors, et l'Esprit-Saint ce qui partage la puissance du Père et unit la racine à la c( tige, j'apaise par ta louange les nobles douleurs de « l'âme! Salut, source ineffable du Fils! salut, transfor- « mation du Père! salut. Esprit incorruptible, centre ce d'union du Fils et du Père! Qu'il vienne à moi, avec <( Dieu, pour rafraîchir les ailes de mon âme, et achever ce le don céleste !» Malgré cet attrait pour ïa contemplation, Synésius embrassa fortement les devoirs de l'épiscopat, tel qu'il 224 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE se montrait alors zélé pour la défense du peuple et des opprimés. Il eut ce beau caractère de la charité coura- geuse des premiers temps. Andronicus, gouverneur de la Cyrénaïque, en était le Verrès; il y avait introduit' des supplices et des tortures inconnues dans les mœurs de cette colonie grecque. Après avoir inutilement fait agir près de lui les conseils et la prière, Synésius le frappa d'une sorte d'excommunication, par laquelle il lui inter- disait l'église de Ptolémaïs, et conjurait toutes les églises d'Orient d'imiter cet exemple. Il est à remarquer cependant que Tévêque de Ptolé- maïs ne prétendait attacher aucun pouvoir politique à Fépiscopat : ces deux choses lui semblaient inconcilia- bles. « Dans les temps antiques*, dit-il, les mêmes c hommes étaient prêtres et juges. Les Égyptiens et les <ï Hébreux furent longtemps gouvernés par des prêtres. « Mais, comme l'œuvre divine se faisait ainsi d'une ma- ^ nière tout humaine, Dieu sépara ces deux existences: « l'une fut sacrée, l'autre toute politique. Il renvoya les « uns à la matière; il rapprocha les autres de lui. Les <3c uns furent attachés aux affaires, et nous à la prière : € et l'œuvre que Dieu demande et d'eux et de nous est . « également belle. « Pourquoi revenez-vous là-dessus, et essayez-vous de € réunir ce que Dieu a divisé, en mettant dans les af- € faires non pas l'ordre, mais le désordre ? rien ne saurait € être plus funeste. Vous avez besoin d'une protection, « allez au dépositaire des lois; vous avez besoin des « choses de Dieu, allez au prêtre de la ville. La contem- ^ plation est le seul devoir du prêtre qui ne prend pas € faussement ce nom. » Mais, sans doute, en s'interposant pour les opprimés. ^ Synes. epîscop, Oper. p. 198. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 225 en séparant de sa communion le préfet romain qui avait hit injustement torturer les plus illustres citoyens de la Cyrénaïque, Synésius, chrétien et Grec, croyait ne rem- plir qu'un devoir, et venger également sa foi et son pays. Les incidents de cette lutte oubliée dans un coin du monde marquent bien, avec Tâme libre et forte de Sy- nésius, l'ascendant que prenait partout le sacerdoce chrétien. Irrité des plaintes, Andronicus avait fait affi- cher sur les portes de l'église un ordre qui défendait aux suppliants de se réfugier près de l'autel, et aux prêtres de les accueillir ; et il faisait livrer à la torture un citoyen de Ptolémaïs sur la place publique même, à l'heure où la chaleur brûlante du jour écartait la foide et aggravait les souffrances de la victime. L'évêque accourut seul, pour secourir et consoler ce malheureux. Dans la colère que lui donnait cette pitié, Andronicus blasphéma le nom du Christ et redoubla de rigueurs. Ce fut alors que Synésius s'arma de cette censure ecclésiastique dont, avant lui, d'autres évêques avaient usé contre des pou- voirs plus élevés que le gouverneur de Cyrène. Mais Ambroise, en osant interdire à l'empereur Théodose l'ap- proche de l'autel, et en lui déclarant que pontife il ne pourrait célébrer devant lui le divin sacrifice, n'avait fait retentir aucun anathème, n'avait associé aucune Église à cette défense si redoutable par elle-même. La lettre sy- nodale de Synésius procède autrement : elle semble avoir quelque chose tout à la fois de l'ancienne malédiction des Eumolpides, et des terribles interdits que fulmina le christianisme au moyen âge. En voici les derniers termes : « A ces causes', l'Église de Ptolémaïs recommande « aux Églises ses sœurs, par toute la terre, que nul sanc- « tuaire ne s'ouvre pour Andronicus et les siens ; que * Synes, episcop. Oper. p. 203. 13. 226 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « tout lieu saint, que toute enceinte consacrée leur soit « fermée. Je prescris donc aux magistrats, aux particu- « liers de ne point habiter sous le même toit, de ne pas « s'asseoir à la même table que lui : je le prescris surtout « aux prêtres. Que si quelqu'un méprise cette défense, comme venant de l'Église d'une ville sans puissance, (( et s'il reçoit ceux qu'elle a condamnés, parce qu'il ne « croit pas nécessaire d'avoir égard à une pauvre Église, « qu'il le sache, il aura déchiré autant qu'il est en lui (c l'Église universelle, dont le Christ veut Tunité. » Averti que cette déclaration menaçante était préparée, Andronicus fit de grands efforts, pour la prévenir : il multiplia les instances et les promesses. L'évêque s'en défiait avec justice; mais se sentant plus jeune et moins expérimenté que les prêtres qui lui conseillaient de s'abstenir et d'attendre, il n'envoya pas sa lettre. Une sorte de convention se fit même entre le Grec Andro- nicus, délégué de Rome, et l'évêque stipulant pour la liberté et la vie de ses concitoyens. « Si tu enfreins ta « promesse, dit Synésius, la sentence sera publiée, après « avoir été retardée seulement assez pour te convaincre « d'impénitence. » Malgré des promesses solennelles, malgré le gage déposé et reçu, Andronicus, croyant pouvoir par de nouvelles extorsions couvrir ses ancien- nes fautes, s'emporta aux plus arbitraires violences. Il joignit les confiscations aux bannissements, les supplices aux tortures. Synésius ému* de ces horreurs publia la sentence; et l'adressant aux évêques de la Cyrénaïque, il les prenait à témoin de sa modération indignement trompée, et retraçait les attentats nouveaux qui le for- çaient d'y renoncer. « Andronicus, dit-il, a menti à « l'Église; qu'il la trouve véridique et fidèle dans ses « menaces! » La punition suivit de près cette plainte; sur un ordre venu de Constantinople, Andronicus fut AU QUATRIÈMES SIÈCLE. 227 dépouillé du pouvoir dont il abusait; il lut même si maltraité, que Synésius, dans sa charitable équité, blâma cette façon arbitraire de réprimer l'injustice, et inter- céda pour celui qu'il venait d'accuser et qui lui semblait frappé, disait-il, au delà même des malédictions de FÉglise. Quoi qu'il en soit, l'évêque de Ptolémaïs avait atteml le but qu'il se proposait, en délivrant sa patrie d'un pouvoir inique; mais il ne pouvait réussir à la replacer sous l'autorité directe du gouverneur d'Alexandrie, ville où son crédit était grand, et qui n'était séparée du point le plus septentrional de Cyrène que par une traversée de cinq jours. 11 continuait à lutter dans l'étroite enceinte de sa terre natale, veillant avec zèle pour ses concitoyens auprès des chefs fréquemment renouvelés, que leur en- voyait l'empire, célébrant et secondant ceux qui gouver- naient sagement sa patrie, résistant à la violence, ou suppléant à la faiblesse des autres. Il n'était pas seu- lement l'évêque de Ptolémaïs, mais le défenseur de toute la province. Son zèle s'étendait encore à des soins religieux, en dehors de la Cyrénaïque. Le primat d'Egypte, sachant qu'il ne pouvait choisir un arbitre plus habile et plus respecté, lui confiait le jugement des différends qui s'éle- vaient entre les Églises des contrées voisines de Cyrène» Synésius, qui défendait contre le hautain patriarche la mémoire de Chrysostome et les droits d'un évêque de l'Asie -Mineure institué par lui, à l'époque môme de son bannissement de Constantinople, servait d'ailleurs Théophile avec un zèle sincère ; et loin de Rome qu'il n'a nommée nulle part, sans lien avec l'Église récente et agitée de Constantinople, s'il pouvait dépendre dans sa foi, c'était de l'antique et savante Église d'Alexandrie, métropolitaine de Libye et si grande dans tout l'Orienl 228 TABLEAU DE L'ÉLOQUENXE CHRÉTIENNE par le nom d'Athanase. Chargé de statuer pour elle sur la propriété d'un territoire, dont l'évêque d'Erythrée s'était emparé, en le consacrant, il ne vit que la jus.tice, et donna raison à la plainte par des motifs empreints d'une pieuse élévation. « Je sépare la superstition de la « piété % écrivait-il au Primat d'Egypte. Elle est un vice 4' qui a pris le masque d'une vertu; et la philosophie la <ï regarde comme une troisième sorte d'irréligion. Rien « n'est saint et sacré que ce qui est d'abord juste et légaL II ne m'est donc pas venu à la pensée de m'ar- ^ rêter devant la consécration prononcée ; car, l'esprit du « christianisme n'est pas défaire que des cérémonies et ^< des chants attirent, comme par un pouvoir matériel « la présence divine, mais qu'elle descende d'elle-même <( dans les âmes paisibles et qui appartiennent à Dieu. Là « où la colère, l'ignorance et l'obstination dominent, « comment l'Esprit-Saint viendrait-il, lui qui, présent ^.dans un cœur, s'enfuirait à l'approche de ces vices? » Cette sagesse, aidée du don de la persuasion, main- tenait Synésius en crédit et en honneur, au milieu des soins publics qu'il avait tant redoutés ; mais elle était im- puissante pour écarter d'autres maux, que l'incurie de l'empire laissait tomber sur ses provinces les plus éloi- gnées et les plus faibles. La Cyrénaïque, autrefois si in- dustrieuse et si riche, non-seulement avait perdu son commerce et une partie de ses arts; elle était sans cesse désolée par les incursions deneuplades guerrières voisines de la Grande Syrte et adossées au désert. Ces bandes, plus fortes par leur barbarie que les Grecs de la Cyré- naïque ne l'étaient par leur civilisation, sous le pouvoir jaloux et la discipline dégénérée des Romains, péné- traient dans les campagnes, brûlaient les moissons, i Si/nes» episcop, Oper. p. 212. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 229 ^ tuaient les laboureurs, enlevaient les enfants, pour les •enrôler plus tard dans leurs rangs, et ne s'arrêtaient qu'au pied du rempart des villes encombrées de fugitifs. Devant ce désastre, un nouveau gouverneur romain, qui avait épuisé le pays d'impôts et maladroitement dispersé les garnisons, se tenait à l'ancre, dans la rade de Ptolémaïs, avec deux navires chargés de ses richesses, prêt à fuir, si le péril devenait plus grand : « Je ne me possède pas « de douleur, écrivait Synésius ; je suis prisonnier der- c< rière des murailles. Je vous écris tout occupé à épier « les signaux de feu qu'on nous fait, et à disposer d'au- « très signaux, pour y répondre. Le gouverneur, dit-il « encore, ne se tient pas sur les remparts, comme moi ce le philosophe Synésius; mais il se tient près des ram.es « tout général qu'il est. » Malgré Tordre donné par le gouverneur aux habitants de rester enfermés entre leurs remparts, dès le point du jour, le courageux évêque sortait à cheval et s'avançait pour s'informer de l'ennemi; et la nuit, avec une élite de jeunes gens de la ville, pour prévenir toute surprise des barbares, il faisait le tour de la colline, sur laquelle s'élevait Ptolémaïs^. « Nous assurons aux femmes, écri- « vait-il, un sommeil tranquille, pendant qu'elles savent « qu'on veille pour leur défense. » Le péril fut encore écarté; et Synésius continua ses soins et sa prévoyance, pour s'assurer quelques troupes auxiliaires et maintenir à ses concitoyens ce que l'empire leur interdisait, sans y suppléer, le droit de s'armer et de se défendre. 11 quitta même son pays, pour mieux le servir, et passa près de deux années en Egypte, sans doute afin de réclamer les dispositions qui pouvaient conserver à l'empire une province importante. A son * Syncs. episcop, Oper. p. 268. 230 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE retour, il trouva de nouveaux désastres et Tinvasion des barbares plus destructive que jamais. Indigné de voir ses concitoyens tranquilles derrière leurs murailles, pendant que le pays étaitravagé, il les avertissait de ne pas attendre le secours imaginaire des soldats romains; mais d'enrôler les laboureurs pour la défense de leurs femmes, de leurs enfants et des soldats eux-mêmes. En même temps, il mettait à profit ses anciennes études de sciences mathé- matiques; et, comme Archimède dans Syracuse, il s'oc- cupait à fabriquer une machine de guerre, pour lancer du haut des murs des quartiers de roc dans la plaine. Témoignant à ceux qui étaient près de lui une confiance intrépide, il exhalait sa douleur dans ses lettres à des amis éloignés, surtout à Hypatie, dont, malgré l'opposi- tion de leurs cultes, il gardait chèrement le souvenir. (( Si les morts oublient en enfer, lui écrivait-il • de Pto- <( lémaïs assiégée, là même je me souviendrai d'Hypatie; « car, je m'en souviens ici, quoique entouré des misères ce de ma patrie, accablé par la vue des malheureux qui ^ Éphraïm répondit par son interprête : « Parce que je ^^ suis pécheur. — Plût à Dieu, dit Basile, que je fusse « un pécheur semblable! Humilions-nous ensemble. » Et lorsqu'ils furent agenouillés, il imposa les mains â Éphraïm, et récitant l'oraison pour le diaconat, il dit en grec : « Seigneur, je t'en prie, relève-nous, »Et aussitôt Éphraïm reprit en grec : « Sauve-nous; aie pitié de nous, « et garde-nous. Seigneur, par ta grâce. » « Et depuis 6 ce temps, dit la légende, il exprima toute chose en « langue grecque, par ce don divin des langues qu'avaient i< eu les apôtres, » Éphraïm ne dit rien de semblable sur lui-même, dans le récit qu'il fait de son entrevue avec l'évêque de Césarée; et occupé surtout de son apostolat populaire auprès des indigènes de Syrie, il resta toujours étranger à la langue grecque si familière aux autres Pères de l'Église d'Orient. On ne trouve dans ses écrits aucune trace de cette philosophie et de cette poésie grecques, dont l'antiquité chrétienne était toute possédée. Éphraïm cependant fut poëte, mais poëte dans la langue vulgaire de son pays, dans ce dialecte issu de Tarabe, que les Grecs de cette époque et des siècles suivants jugeaient une langue très-riche en expression et en images, au point, dit naïvement Photius, qu'on a peine à dire si c'est de la langue, ou du génie de l'écrivain que vieni la force et l'élévation du discours. Mais on sait ce qu'il faut admettre d'une pareille alternative, et comment c'est surtout l'émotion et le talent de l'écrivain qui fait la force de la langue. Par le caractère propre de son génie, comme par son idiome, Éphraïm est tout oriental. Il ne peut cesser de l'être par la traduction; seulement chez lui, l'esprit oriental prend une double forme. Il est inlique et moderne, solennel et populaire. Nul Père de 246 TABLEAU DE l' ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE TÉglise, nul apôtre des premiers temps n'est plus nourri de TÉcriture, n'y fait de plus fréquentes allusions ; et d'un autre côté, il a souvent les formes hyperboliques et raffinées de la poésie arabe du moyen âge. 11 se com- plaît dans mille répétitions. Souvent son langage est diffus, autant que celui de la Bible est expressif et court. C'est le conteur arabe sous la tente, au lieu du prophète sur le seuil du temple. En le voyant aujourd'hui à la lumière affaiblie d'un autre idiome que le sien, on ne s'étonne pas qu'il ait éié poêle; et on conçoit la puissance qu'il dut exercer sur les hommes de son pays. La prédication ne suffisait pas à ces imaginations si vives. Il leur fallait la poésie et le chant; et ils l'employaient comme un instrument de la pensée religieuse, qui occupait une si grande partie dans leur vie. Les sectes qui divisaient le christianisme avaient compris cette puissance, et en faisaient un grand usage. Un Syrien élevé dans les écoles d'Athènes, et célèbre sous le nom d'Harmonius, avait composé en langue sy- rienne des chants tout remplis des erreurs, dont son père, l'hérésiarque Bardèsane, infectait le christianisme. Éphraïm entreprit Tœuvre contraire ; et tous les dogmes de Nicée, la foi, la morale, l'histoire évangélique furent pour lui le sujet d'hymnes populaires répétés dans les campagnes de Syrie. Plusieurs siècles après, ces chants se redisaient encore aux fêtes des martyrs. Une grande part de cette œuvre a péri : elle manque à l'histoire du christianisme oriental, dont elle consacrait bien des merveilles et des souffrances. Mais il s'est conservé de la poésie de l'Éphrem ce qui est entré dans la liturgie syrienne, et se mêle encore aux offices des églises du Liban, Ce sont surtout des hymnes funèbres pour tous les ordres de chrétiens, depuis l'évêque martyr, jusqu'au petit enfant arraché à la mamelle de sa mère. Rien de AU QUATRIÈME SIÈCLE. 247 plus uniforme que cette poésie de la mort , si touchante qu'elle soit : et elle ne peut nous donner une idée du charme divers qu'exerçait l'imagination chez ces chré- tiens Arabes de Syrie. Éphraïm n'était pas seulement le poëte théologien du peuple : tous les événements qui occupaient, ou affli- geaient l'Orient, excitaient son génie non moins zélé pour la patrie que pour TÉglise. Parmi ces poëmes syriens, l'antiquité chrétienne a cité surtout une la- mentation sur la ruine de Nicomédie, détruite par un de ces tremblements de terre qui, dans le quatrième siècle, ébranlèrent plusieurs fois Jérusalem, Antioche, Apamée, Nicée, Constantinople, mais nulle part ne fu- rent aussi désastreux qu'à Nicomédie. Vers le même temps et dans l'enceinte de Jérusalem, ce fléau, mêlé à l'explosion de feux souterrains, avait paru le miracle même de la main divine qui, punissant le démenti Jenté par Julien contre les prophètes, se- couait de dessus terre la reconstruction du temple con- damné. Les chrétiens le dirent avec enthousiasme; les païens en frémirent. Dans Antiocho et dans Nicée, le phénomène, bien moins terrible et moins réitéré, sem- blait nnon l'accomplissement d'une vengeance du ciel, au moins le signe précurseur de sa colère. Mais à Ni^ comédie, l'horreur et la durée du désastre pénétrèrent profondément les imaginations des hommes ; et on ne doit pas s'étonner que l'orateur populaire des chrétiens mdigènes de Syrie en ait fait le sujet de ses chants et de ses appels à la pénitence et à l'aumône. Cette voix puissante n'est pas venue jusqu'à nous ; n,iais elle avait retenti dans les provinces romaines d'O- rient; et il y a comme une trace des peintures terribles du poëte dans le récit qu'Ammien Marcel lin a fait de celle calamité contemporaine. On sent, au milieu de la 248 TABLEAU DE L'ELOQUENCE CHRÉTIENNE fermeté d'esprit et des interprétations scientifiques du guerrier philosophe, le religieux elîroi, dont Éphraïm était lïnterprète. Quelques traits pathétiques de ce récit ont dû sortir de l'âme d*Ammien, et rappellent le brave et humain soldat qui, dans une déroute des siens, sau- vait un pauvre enfant abandonné en plein champ par sa mère épouvantée, et, le jetant sur le cou de son cheval, le portait à une station romaine, avant de con- tinuer sa fuite et de passer l'Euphrate. Mais, dans les pages de l'historien, on croit reconnaître aussi quelque souvenir des accents du poëte qui, parlant à la foule, avait excité la pitié dans tout l'Orient, et lutté par le zèle de la charité contre l'incurie de l'extrême malheur. C'est ainsi que la ville de Dioclétien, la Nicomédie chrétienne, tant haïe de Galerius, sacrifiée par Constan- tin d l'incomparable situation de Byzance, se releva, ^.digré son affreux désastre, et eut encore des jours prospères par le commerce et par les arts. Ces jours, elle les retrouverait bien vite, si jamais de l'ancienne Édesse à l'ancienne Nicomédie, de l'ancienne Antioche à l'ancienne Nisibe, et des sommets du Liban au mont Olympe d'Asie, l'Orient chrétien redevenait libre, et que ces oasis vivantes qui gagnent chaque jour sur le désert de la tyrannie turque, ces lignées de chrétiens grecs, jacobites, arméniens, maronites reprissent enfin leur place au soleil et au pouvoir. Alors, chez ces peuples qui n'ont pas eu dans l'antiquité connue d'histoire héroïque, qui n'eurent de grandeur que par le christia- nisme, la statue d'Éphraïm serait dressée sur les places publiques des villes, dont il relevait les murailles et nourrissait les pauvres. Celte dernière expression est d'une vérité littérale; car, ce génie d'Éphraïm qui semblait né pour l'indépen- dance de l'ascétisme solitaire, qui se refusait au sacer- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 2-49 dôce, et qui dans une ocoesion même feignit la démence pour échapper à Tépiscopat, se pliait cependant aux soins de la plus active charité. De retour dans sa ville préférée d'Édesse, il y trouva le petit peuple en proie au fléau de la famine et de la contagion, que les monopoles et la négligence des gouverneurs romains rendaient fréquents alors dans ces belles contrées. Les riches' étaient effrayés et inactifs ^ les pauvres succombaient à\ leurs maux. Éphraïm sort de sa cellule, s'adresse aux premiers et leur demande de donner leur argent, à dé- faut de leurs soins. Il se charge de tout; il dispose, sous une partie des élégants portiques de la ville, un vaste hospice, et faisant des pauvres encore valides les servi- teurs rétribués de leurs frères malades, il parvient à rétablir Tordre et la santé dans Édesse. La bienfaisance perfectionnée de nos temps modernes rend plus difficile de comprendre tout ce qu'il y avait alors de vertu salu- taire dans la charité d'un homme; il faisait ce que nul pouvoir n'eût fait à sa place : il substituait le secours à l'abandon, la miséricorde à la ruine. Ce dévouement toutefois, privé des occasions que répiscopat donnait aux Athanase et aux Chrysostome, ne pouvait avoir la même grandeur historique. Apôtre d'une civilisation qui parut éteinte pendant plusieurs siècles, Éphraïm a souffert dans sa renommée des pertes de la foi dans l'Orient. Les monuments de son génie, plus affectueux que dogmatique, n'ont pas eu la même autorité que les ouvrages des grands docteurs de l'Église orien- tale. La tradition chrétienne s'en est moins nourrie. La chaire évangélique Ta moins cité. Il est resté à l'écart dansl'histoire des lettres chrétiennes, comme il avait été humblement solitaire dans sa vie. On peut croire d'ail- leurs que ses écrits, tels que nous les avons, non-seule- ment ne sont qu'une copie affaiblie, mais ne sont qu'un 250 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE abrégé incomplet de son génie. La puissance qui domi- nait en lui, c'était le pathétique, c'était le don des larmes. Ses discours, entrecoupés de prières, étaient un dialogue avec Dieu et son auditoire. Souvent il y mêle le récit de visions allégoriques, ou réellement présentes à ses yeux, par l'ardeur de son imagination et de sa foi. 11 voit le Dieu auquel il aspire; il entend, il répète ses paroles; puis il tombe dans une humilité aussi grande que son enthousiasme. Mais découragé sur lui-même, il est plein d'espérance et de tendresse pour les autres. Nul homme n'a été davantage le prédicateur de la charité, non de celle qui s'arrête seulement à Taumône, mais de celle qui aime et qui console. Quoique plein des souvenirs de l'Ancien Testament et des prophètes, il respire surtout la douceur évangélique. « Le Seigneur, dit-il dans une « de ses homéhes, a dit avec vérité : Mon joug est léger. « Quel facile travail, en effet, que de remettre à notre « frère les offenses qu'il nous a faites, offenses souvent « frivoles, de lui accorder quelque chose du nôtre, et à ce c< prix d'être justifié! Dieu ne vous a pas dit : Amenez- « moi de riches offrandes, des bœufs, des chevreaux; c( ou bien : Apportez-moi vos jeûnes et vos veilles. Vous c( auriez pu répondre : Je n'ai pas, ou je ne puis pas. Il <( vous a prescrit ce qui était facile et sous votre main; « il vous a dit : Pardonne à ton frère ses fautes, et je te « pardonnerai les tiennes. Tu lui remets une petite dette, « quelques oboles, quelques deniers; moi, je te remets (c des milliers de talents. Tu lui fais grâce de peu de « chose; tu ne lui donnes rien de plus; moi, je te remets « ta dette, et je te donne la santé de l'âme et la béati- « tude. Je n'accepte ton présent que lorsque tu es ré- « concilié avec ton ennemi, que tu n'as pas laissé le so- ft leil se coucher sur ta colère, et que tu es en charité et « en paix avec tous : alors, ta prière se^'a bienvenue, ton AU QUATRIÈME SIÈCLE. 251 « offrande accueillie, ta maison bénie et toi-même heu- « reux. Mais si tu n'es pas réconcilié avec ion frère, de « quel front me dem.anderas-lu indulgence et pardon? <( Comment oses-tu m'offrir des prières, un sacrifice, « des prémices, quand tu gardes inimitié contre quel- « qu'un? De mêmé que tu te détourner de ton frère, « ainsi je détournerai les yeux de tes prières et de tes « dons. » Ces touchantes exhortations, et mille autres qui leur ressemblent, sur la charité, sur l'aumône, sur l'amour des pauvres, s'adressaient au peuple, aux chrétiens réunis des villes et des campagnes. Mais beaucoup de discours ou d'éérits d'Éphraïm n'étaient destinés qu'aux hommes engagés dans la vie religieuse, à des moines d'Egypte et de Syrie. Pour cela, sans doute, malgré sa douceur et son humilité profonde, sa sévérité est très- grande et sa foi menaçante. La vie religieuse, qui retirait les hommes de grands désordres, avait aussi ses diffi- cultés et ses maux; elle comprirpait la vague agitation des pensées, sans la guérir. Beaucoup d'âmes étaient indécises entre le cloître et le désert, et passaient inces- samment de Tun à Tautre. Pour soutenir cette vie, il fallait un enthousiasme qui élève le cœur et une occu- pation assidue qui le préserve. Éphraïm, en combattant avec force l'instabilité des désirs, est habile à la pré- venir et à guider l'esprit religieux, dans la route qu'il a prise. « Si quelqu'un, dit-il, commençait à élever une c< tour, puis, ennuyé de la construction, voulait faire un a portique; puis, les fondements jetés, se ravisait et a trouvait suffisant de faire une cellule, il paraîtrait « insensé. Tel le religieux qui ne sait pas rester dans le « même asile et persévérer dans la même œuvre. » La censure d'Éphraïm ne s'arrête pas à ce reproche ; pénétrant avec sévérité dans la vie monastique, elle y 252 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE retrouve les passions humaines et presque tous les vice? du monde appliqués aux intérêts du cloître. Il semblerait même qu'elle en exagère parfois la peinture; car,, la fer- veur qui entraînait à la vie monastique et les austérités mêmes de cette vie devaient ôter beaucoup de chances de tentation et de faiblesse. On aimerait à croire que ce premier âge du christianisme, cette jeunesse d'une foi encore si récemment éprouvée par la persécution com- muniquait à toutes les institutions qu'elle inspirait quel- que chose de plus saint et de plus pur. Il n'en était pas ainsi, cependant. Soit que Tesprit de la vieille société, cette âpreté d'égoïsme, cette dureté superbe enracinée chez elle se réfléchit encore dans la réforme qu'elle subissait, soit que certains défauts de la nature humaine se retrouvent dans toutes les conditions, soit enfin que la sévérité même de la règle religieuse réveille dans quelques âmes un principe d'orgueil difiicile séparer du principe de force qui soutient dans les grands sacri- fices, Éphraïm reproche aux moines de son temps de bien graves erreurs et comme une continuation de tous les travers du siècle qu'ils ont abjuré. « Nous avons AU QUATRIÈME SIÈCLE. ^69 Fuyant alors vers le désert d'Ammon, il y avait erré près d'une année; puis, désespérant de rester inconnu dans l'Orient, il s'était avancé vers la côte de Libye et em- barqué pour la Sicile. D'abord ignoré, bientôt reconnu, à des œuvres, que la foi populaire transformait en mira- cles, il fut rejoint par un de ses disciples qui, de la Judée, le cherchait dans le monde; et il partit, avec lui, pour la Dalmatie. Retiré quelque temps près d'Épidaure, non loin de Salone, où Dioctétien s'était reposé de l'empire, il avait vu les habitants, sous la terreur d'une inondation menaçantede l'Adriatique, accourir à lui, pourqu'il pré- servât leur rivage; et quand les flots de la mer furent apaisés, tout ce peuple l'avait béni comme un sauveur. Alors, il s'était encore éloigné; et s'élant jeté de nuit dans une barque, il avait gagné un navire en mer, et était venu chercher une dernière retraite dans l'île de Chypre. Là, dans un lieu désert, à deux milles de la ville de Pa- phos, alors presque en ruine, Hilarion croyait vivre obscur; mais ceux qui soufl'raient l'eurent bientôt dé- couvert ; et de toute part, on venait à lui, pour être con- solé, ou guéri. Sa retraite fut connue dans l'Orient; et lui-même renvoya son disciple en Judée, pour saluer les religieux ses frères et visiter son ancien monastère. Épiphane, après s'être quelque temps arrêté dans ce même monastère, école de sa jeunesse, l'avait quitté, pour revoir celui qu'il avait fondé, avant son voyage d'Egypte, et qu'il retrouva florissant et agrandi sou& l'autorité du philosophe d'Édesse. H y rentra non plus comme religieux, mais comme hôte, suivant un usage de ces temps. Dans la civilisation prodigieusement iné- gale du monde romain, entre les excès du luxe et de la barbarie, les couvents étaient déjà, comme ils le furent après la chute de l'empire, des asiles que rien n'eût rem- placés, ouverts à l'étude, autant qu'à la pénitence. Là, 270 TABLEAU DE l'ÉLOQUEN€E CHRÉTIENNE souvent un homme apportant les sciences du paganisme qu'il avait abjuré, continuait d'en recueillir les monu- ments; là, s'étudiait encore la philosophie antique^ pour fournir des armes à la foi nouvelle. Et, dans ce mélange du travail et de la prière, se formaient surtout les hom- mes, que le suffrage des églises portait ensuite à Tépisco- pat. Épiphane ne pouvait échapper, Mans cette retraite, à l'épreuve, qu'il avait voulu fuir, en quittant l'Égypte. Bientôt, il apprit que les évêques de Palestine le dési- gnaient pour un des évêchés de la province. Mais, au premier avis qu'il en reçut, il gagne le port de Césarée, et s'embarque pour File de Chypre, où il avait mainte- nant l'assurance de retrouver son ancien maître. Cependant, celui qu'il venait chercher avait songé à s'éloigner de nouveau, à retourner dans les plus arides solitudes d'Egypte ; puis, il avait préféré dans l'île même de Chypre une autre retraite moins accessible et plus sau- vage. C'était une vallée haute, resserrée entre des roches à pic, des eaux jaillissantes et les cimes d'un bois épais, un de ces sites gracieux et terribles, tels que l'imagina- tion des solitaires savait les choisir, il était là retiré près des débris d'un temple antique : et la nuit, dans le mur- mure des vents engouffrés sous les voûtes en ruines et les portiques déserts, dans ces bruits prolongés autour du sanctuaire dévasté des faux dieux, il croyait entendre les voix des démons, et leurs clameurs pour interrompre sa prière et troubler sa veille; et il se félicitait', disait- il, d'avoir ses ennemis près de lui. A peine abordé sur le rivage de Chypre, Épiphane, conduit par le nom du pieux solitaire, découvrit sa re- traite. A près cette séparation si Ion gue, les révolutions de Tem- . * Sancii Hieronymi Oper. t. IV, p. 89. A*î QUATRIÈME SIÈCLE. 271 pire, le danger du christianisme sous Julien, et sa récente victoire, bien des souvenirs devaient animer l'entretien de ces deux hommes. Nous avons ici encore un exemple de l'alliance intime et du besoin mutuel, qui rapprochaient les solitaires et les chefs d'églises, les âmes contemplati- ves nourries au désert et les âmes éloquentes mêlées aux dé- bats des sectes et aux passions du monde. Épiphane sans doute n'eut pas le grand génied'Athanase; mais son auto- rité dans l'Église, son ascendant à Jérusalem et à Rome prouvèrent qu'il était né pour ce gouvernement épiscopal, dont il redoutait le fardeau. Le solitaire de l'ile de Chypre fut pour lui ce qu'Antoine avait été pour Athanase, un en- couragement à la vie active et militante, un soutien pour la foi. Après deux mois passés en entretiens et en prières, Épiphane voulait partir, retourner d'abord à Ascalon, puis dans un désert de Syrie, pour s'y consacrer à la pé- nitence, loin des dignités de l'Église. « Non, lui dit le « solitaire, il faut aller à Salamine; c'est là que tu dois « trouver ta place. Ne résiste pas à mes paroles, de peur « de rencontrer la tempête. » Épiphane, sans être per- suadé, gagna le bord de la mer; et entre deux vaisseaux à l'ancre, dont l'un devait longer la côte jusqu'à Sala- mine, et l'autre était destiné pour Ascalon, il choisit le dernier. Mais le navire, battu des vents, fut rejeté, dil la légende, dans le port de Salamine, dont le siège épi- scopal était vacant, et où les autres évêques de l'îU étaient réunis, pour nommer à celte dignité. Ils soii< geaient au plus ancien d'entre eux, qui n'avait pour évê- ché qu'une pauvre bourgade; mais ce vieillard refusait, et il~ annonçait que le ciel leur enverrait l'homme digne d'être élu. Sortis alors sur la place publique, et y ren- contrant Épiphane, ils l'entourent et le conduisent à Téglise. Et là, le vieux évêque lui conféra les degrés du sacerdoce et l'éx^iscopat; et* malgré sa répugnance, il 272 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE accepta la vocation que le solitaire lui avait prédite, el dont il avait déjà les vertus et la science. Préposé à la conduite d'àne église, Épiphane voulut défendre et expliquer sa foi, avec plus de précision et iFétendue qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il écrivit un ou- vrage sous le titre à'Anchora, pour désigner la base iné- branlable à laquelle il s'attachait, sur la merdes opinions humaines. Cet ouvrage en suscitait un autre, oùl'évêque de Chypre a surtout montré son érudition théologique et la vigueur de son esprit. C'est l'histoire des hérésies, histoire déjà si complexe au deuxième siècle, lorsque ïrénée entreprit de l'écrire, bien avant la grande scission d'Arius. Le catalogue dressé par le martyr de Lyon s'était bien accru, depuis cette époque; mais une grande idée donnait encore plus d'étendue à l'ouvrage, c'était que les hérésies ont précédé l'avènement même de la re- ligion, parce que l'existence de la religion a précédé son avènement visible. Le christianisme promis a commencé avec le monde, que le christianisme accompli est venu régénérer. Ainsi, la loi naturelle serait non-seulement la base de la morale, mais la religion elle-même dans sa première forme, et renfermant déjà toute sa crois- sance future ; et la vérité, née avec le premier homiaie et rendue visible dans le Christ, s'élève avant et après toutes les erreurs. C'est là, sans doute, une vue haute qui appartenait à la croyance de l'Église, plutôt qu'au génie de l'écrivain : elle lui permet de tout comprendre dans son sujet, et d'y ramener jusqu'aux écoles philo- sophiques de la Grèce. H le fait sous une forme, il est vrai, bien rapide et bien inexacte. C'est surtout dans l'histoire des sectes chrétiennes orientales qu'Épiphane, par son origine et par ses études, par sa connaissance des langues et des coutumes, a jeté de grands traits de lumière. Souvent aussi, il reproduit de précieux frag- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 273 ments sur les questions qui divisaient les esprits, depuis les interprétations subtiles d'Origène jusqu'aux égare- ments des Manichéens. Quelquefois, il introduit dans son récit un débat fictif ou réel, et nous fait entendre les acteurs mêmes de ces grandes controverses. A Toc- casion d'une erreur dangereuse ou bizarre, des choses subHmes sont dites. Voici, par exemple, comment un défenseur d'Origène explique la supériorité de la nature humaine :« Le Dieu créateur ', lorsqu'il eut ordonné le « monde, comme une grande cité, le constituant par « sa parole, qu'il eut réglé l'harmonieux concert des « éléments, et tout rempli d'êtres divers, dont l'en- « semble pût offrir la beauté parfaite, après avoir animé « toutes les formes de la nature, les astres dans le ciel, « les oiseaux dans l'air, les quadrupèdes sur la terre, « les poissons dans l'onde, introduisit enfin dans l'u- « nivers l'homme, auquel il avait préparé cette belle « demeure, et dont il faisait sa visible image : et il le « plaça de sa propre main, tel que la statue, au milieu « des ' splendeurs du temple. 11 savait que tout ce qui « serait fait par sa main divine était nécessairement im- cc mortel ; car l'être immortel communique l'immor- « talité, comme la malignité enfant-e le mal, el l'injustice les choses injustes. L'homme est donc immortel : et « c'est à cette fin que Dieu l'a fait lui-même, tandis c( que pour les autres animaux, il a ordonné à l'air, à la « terre, à l'eau de les produire. » Il y a là sans doute une belle réponse à la préférence que Julien avait voulu donner aux traditions platoni- ques sur le récit de la Bible ; ou plutôt, la grandeur de ces traditions, l'idée que Dieu n'avait pu créer par lui- même rien que d'immortel, et qu'il avait laissé à des * Sanct. Eplph. Oper, t. I, p. 540. 274 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE puissances inférieures les créations périssables, semble elle-même inspirée par la Genèse à laquelle Julien pré- tendait l'opposer. Sur cette donnée première, le livre d'Épiphane renferme d'admirables pensées touchant la nature de l'âme, la destination de la mort et l'avenir de l'homme; puis, à travers l'examen abstrait et historique des soixante sectes, qu'il déclare issues du christianisme ei femmes adultères, partout il rétablit la suite et le dé- tail du dogme chrétien, dans sa pureté la plus ancienne et la plus parfaite. Ce grand travail, rempli pour nous de choses obscures ou incomplètes, est une mine précieuse pour la sagacité conjecturale de l'érudition moderne. Quelquefois peut-être, il constate les soupçons popu- laires plutôt que la réalité; mais, en cela même, il est une image vivante de cette seconde Babel de KOrient, que formait la diversité des sectes tour à tour bruyantes ou mystérieuses, qui naissaient de la foi chrétienne altérée, de la philosophie grecque devenue mystique, et de quelques débris des cultes antiques de la Perse ou de l'Inde. On sent par le contraste, à la vue de tant d'opinions bizarres, ce qu'il y avait de salutaire dans les débats solennels des Conciles et la tradition de l'Église romaine. Épiphane le marque bien par l'éloge qu'il donne à Constantin d'avoir réuni le Concile de Nicée et fixé la fête de Pâques ; et il ne veut par son ouvrage que maintenir et défendre en tout l'unité de la discipline et de la foi. Comparé aux orateurs du christianisme oriental, il n'approche pas de leur génie; il n'eut rien de leur puis- sance sur la foule; il ne régna pas, comme eux, sur le peuple d'une grande ville. Mais à un vaste savoir, aux épreuves du désert et du monde, à l'expérience de loin- tains voyages il joignait une forte imagination qui, con- trainte et retenue dans l'aride exactitude de la contro- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 275 verse, éclate librement dans quelques homélies, que nous croyons son ouvrage, malgré le doute d'un savant éditeur. Ce ne sont plus des démonstrations purement dog- matiques, ou de simples exhortations morales. On dirait plutôt les fragments d'un poëme lyrique, ou la parole soudaine d'un apôtre, au milieu des monuments et sur le lieu même du christianisme naissant. 11 y a là sans doute le souvenir et la trace des premières années d'Épiphane : c'est le langage du juif chrétien transplanté dans la Grèce. Ce caractère nous frappe dès la première homélie pour le dimanche des Rameaux. L'orateur ne se borne pas à célébrer un religieux anniversaire, à en tirer une leçon pour le peuple qui l'écoute. Il est à Jérusalem, il * voit entrer le Sauveur ; il chante l'hymne d'espérance ; il conduit la fête. 11 assiste au triomphe, plutôt qu'il n'en rappelle le souvenir. La part de l'imagination est plus grande encore dans l'homélie sur la sépulture du Christ. Les paroles : c( Il est « descendu aux enfers, » sont devenues l'inspiration d'un chant épique, qui semble d'abord moins conforme à la sévérité du dogme qu'aux espérances charitables d'un pieux enthousiasme. Toutes les douleurs cessent ; et les lieux mêmes des supplices sont détruits. On dirait la fic- tion d'un poète de nos jours devancée par un Père de l'Église orientale. 11 n'en est rien cependant. Épiphane n'a voulu célébrer que la délivrance des justes de l'an- cienne loi. Mais l'ardeur de ses expressions remporte plus loin; et la poésie paraît plus que le dogme. Les im.ages resplendissantes, dont il entoure la venue dis Christ, l'appareil des saintes mihces, leurs hautains défis, leurs ordres menaçants aux puissances infernales, tout cela ne peut se comparer qu'au langage mystique et guerrier de Milton. Est-ce imitation directe, tradition commune, ou rencontre de génie? Qui connaît Miltoa ^76 TABLEAU DE l'ÉLOQUËNCE CHRÉTIENNE doit croire que cet érudit créateur, ce peintre original, à travers tant de souvenirs, avait compris les Pères de TÉglise grecque dans ses immenses lectures, et que sa théologie sectaire et curieuse n'avait pas négligé le sa- vant Épiphane; et lorsqu'il décrit la victoire de l'armée céleste s'avançant jusqu'au bord extrême des cieux, penchée sur l'abîme, et du bruit de ses armes le péné- trant tout entier, ou lorsqu'il fait retentir, avant la défaite, dans le camp des anges révoltés, la voix soli- taire de l'intrépide Abdiel, on croirait que, dans ces créations si grandes, il y a quelque souvenir de l'évêque de Salamine; et on regrettera qu'ailleurs encore il n'ait pas voulu reproduire et surpasser cette poésie de la prédication chrétienne, aux premiers temps. Oui, si après son grand poëme achevé Milton ne tomba pas d'abord épuisé de génie, si même, après la moisson appauvrie et tardive de son Paradis reconquis^ la cendre est tiède encore, que n'a-t-il ranimé ses derniers vers à l'inspi- ration de l'Israélite devenu chrétien et grec, tempérant la menace des prophètes par une loi plus douce, et montrant l'enfer vaincu et comme anéanti sous la pré- sence divine? Voici cette page d'homélie, ce récit mer- veilleux, que la poésie seule pourrait agrandir : a Lorsque ces demeures fermées et sans soleil*, ces « cachots, ces cavernes eurent été tout à coup saisis par « l'éclatante venue du Seigneur avec sa divine armée, « Gabriel marchait en tête, comme celui qui a coutume « de porter aux hommes les heureuses nouvelles ; et sa « voix forte, telle que le rugissement d'un lion, adresse « cet ordre aux puissances ennemies : « Enlevez les c< portes, vous qui êtes les commandants. » Et du même € coup, un chef s'écrie: ce Levez-vous, poitesélemeUes*» ^ Sancî. Epïph, Oper. 1. 1; p. 270« AU QUATRIÈME SIÈCLE. 277 « Les Vertus dirent à leur tour : « Retirez-vous, gar- « diens pervers. » Et les Puissances s'écriaient : « Brisez- « vous, chaînes indissolubles. » Puis une autre voix : « Soyez confondus de honte, implacables ennemis. » « Puis, une autre : « Tremblez, injustes tyrans. » Alors, a comme par Téclat de Tinvincible armée du roi tout- « puissant, un frisson, un désordre, une terreur lamen- <( table tomba sur les ennemis du Seigneur; et pour « ceux qui étaient dans les enfers, à la présente inat- « tendue du Christ, il se fit soudain un refoulement des ($ ténèbres sur Tabîme ; et il semblait qu'une pluie d'é- « clairs aveuglait d'en haut les puissances infernales qui « entendaient retentir, comme autant de coups de ton- « nerre, ces paroles des anges et ces cris de Tarmée : <( Enlevez les portes à l'avant-garde, et ne les ouvrez « pas ; enlevez-les du sol ; arrachez-les de leurs gonds ; 'ï transportez-les, pour qu'elles ne se referment jamais. « Ce n'est pas que le Seigneur ici présent n'ait la puis- se sance, s'il le veut, de franchir vos portes fermées; « mais il vous ordonne, comme à des esclaves rebelles, « d'enlever ces portes, de les démonter, de les briser. (( Il ordonne, non pas à la tourbe, mais à ceux qui J'admirai cette parfaite définition de c( Dieu, qui traduisait la notion incompréhensible de la « nature divine par l'expression la mieux appropriée à « l'humaine intelligence. Rien ne se conçoit, en effet, a comme plus essentiel à Dieu que d'être, parce que (( celui qui est l'existence même ne peut avoir ni fin, ni « commencement et que, dans la continuité d'une inalté- « rable béatitude, il n'a pu et ne pourra j amais ne pas être. » Voilà sans doute un beau langage, une noble idée de la divinité apparaissant à la méditation du philosophe commeune condition préexistanteetnéccssairedesvérités morales, que l'homme porte en lui-même. Hilaire semble d'abord peu tenté d'ajouter à cette définition sublime, dont l'autorité divine lui est démontrée par son propre cœur. « La parfaite science, dit-il', est de connaître Dieu <( à la fois comme impossible à ignorer et comme impos- « sible à décrire. 11 faut le croire, le sentir, l'adorer et « n*en parler que par les hommages qu'on lui rend. » Mais cette retenue était difficile à garder devant les textes de l'Évangile et les diverses hérésies des premiers siècles. Le docteur chrétien s'avance donc, à travers les interprétations des sectes, jusqu'aux [Profondeurs de l'idée de Dieu. Combattant avec une infatigable persévérance Arius et toutes les variantes de Tarianisme, il tend, comme Athanase, à la plus parfaite unité de la nature divine manifestée dans son Verbe; mais, en même temps, l'idée de Dieu existe pour lui à une hauteur d'abstrac- lion~ sublime. « Dieu qui est la vie, dit-il, ne se forme « pas d'éléments composés et périssables. Dieu, qui est « la puissance, n'est pas mêlé d'éléments faibles. Dieu, * Sanct» TlilarU Oper. p. 793. 292 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE (( qui est la lumière, ne renferme en soi rien d'obscur. « Dieu, qui est tout esprit, ne se compose pas de substan- « ces inégales'. Tout en lui est d'une même nature. Ce qui <( en lui est esprit est lumière, puissance et vie; ce qui « est vie en lui est lumière, puissance et esprit. Tout en u lui est un et parfait; tout en lui est Dieu vivant. » Et c( ailleurs • : « Dieu est simple et doit être compris par « notre foi, annoncé par notre amour. Il ne peut être « atteint par nos sens; mais seulement adoré. Il n'est « pas formé de parties diverses , de telle sorte qu'en c( lui il y ait après l'hésitation, la volonté, après le silence, « la parole, après le repos, l'action. Il n'est pas soumis « aux lois de la nature, celui de qui toute nature a reçu « la loi; il n'éprouve en rien faiblesse ni diminution de « puissance, celui qui est au delà de toutes les limites (( de puissance, selon cette parole du Seigneur : « Mon (( Père, toutes choses te sont possibles. » Hilaire s'écarte cependant de cette haute spéculation, pour s'engager dans les innombrables subtilités, dont la théologie contentieuse du' siècle avait surchargé Tidée de la divinité. Par là l'œuvre est moins élevée que le génie de l'auteur. Mais, quand il sort de cette contro- verse, quand il n'est pas assujetti à réfuter la pensée des autres, il a de belles inspirations de philosophie et d'élo- quence. Devant les profondeurs de la nature divine et pour s'encourager à les croire, sans les comprendre, il se propose à lui-même les merveilles non moins inex- plicables du monde matériel, du monde qui nous en- toure. Seulement, dans le nombre des choses qu'il dé- signe à ce titre, il en est que le temps et le génie de l'homme ont dévoilées, et qu'on ne peut plus alléguer comme des mystères naturels, que la raison doit subir. ^ SancC, Hilarn Oper, p. 1031. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 293 Mais, si l'un des termes de comparaison a reculé quelque peu, il n'a pas disparu. Après ces prodiges, quele monde physique a livrés successivement à nos regards perfec- tionnés, et ces fragments de lois immuables, qu'il nous a laissé lire, il est d'autres prodiges, et quelquefois tout près de nous, dont nous ne surprendrons jamais les causes et les lois secrètes. Souvent, Tanalyse même fait surgir devant l'inventeur un autre et plus impénétrable mystère. Avec la découverte même s'accroît Tinconnu. L€s causes premières, que croit saisir la science, ne sont ( jue des causes secondes, des modes d'action, des contre- coups lointains du principe suprême. Jj'esprit humain est une mer qui monte et s'étend 'toujours, mais qui n'^itteindra jamais les dernières hauteurs. De là, cette ré- signation nécessaire de l'intelligence et ce recours à la foi qui fait dire à Ililaire, après d'impuissants efforts pour définir l'essence divine : « 0 Dieu*, tu nous pré- ce sentes dans ce monde bien des vérités de cet ordre, « dont la cause est ignorée et dont l'effet ne saurait être « méconnu. llestreligieuxdecroirelàoùilestnaturel d'i- (c gnorer. Lorsque j'ai élevé vers ton ciel la faible lumière « de mes regards, j'ai cru tout d'abord que ce ciel était a à toi. En voyant ce cours régulier des astres, ces étoiles « du septentrion, cette étoile du soir, avec leurs offices « divers et marqués, j'ai compris Dieu par ces choses, « que je ne comprenais pas elles-mêmes. Quand j'ai vu « l'élévation merveilleuse de ton Océan, sans connaître « le réservoir de ses eaux, ni la cause de cette vicissitude c( régulière qui les enfle et qui les abaisse, saisissant par (c la foi une cause inaccessible à la vue, je t'ai trouvé, « dans les choses mêmes que j'ignore. Quand j*ai fixé ft mon esprit sur ce sol terrestre, qui, par une vertu se- * Sanct. Hilarii Oper. p. 1140. 294 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE (c crête, dissout dans son sein les germes qu'il reçoit, les « vivifie par la destruction, multiplie leur exisience et ^ la grandit, autant qu'il la multiplie, je n'ai rien vu là (( que je puisse expliquer par mon propre raisonnement. K Mais mon ignorance même me sert à te comprendre. K Ne pouvant expliquer l'action de la nature, je te devine f( et te reconnais d'autant mieux dans le bienfait que je on< « science de l'initiative naturelle qui est en moi, la per- ce ception de la nature qui me charme. » Il est remarquable sans doute que cette méditation religieuse d'Hilaire le conduise à la doctrine si claire- ment exprimée de l'activité spontanée de l'âme et des perceptions acquises par les sens. Ainsi se retrouvait la philosophie dans la religion. Les contemporains y cher- chaient autre chose : il aimaient surtout ce mélange d'abstractians et de grandes images, sous lesquelles le docteur d'Occident adorait le même Dieu qu'Athanase, et à son exemple combattait le théisme des platoniciens» des juifs et d'Arius. Pendant qu'une partie du monde chrétien répétait que le Christ était né dans le temps et, par cette distinc- tion, semblait ramener l'Évangile à la mission d'un homme inspiré, saint Hilaire terminait son œuvre de controverse et de foi par une ardente prière. « 0 Dieu î « tout-puissant, disait-il \ tant que j'aurai Tintelligence y « que tu m'as donnée, je te confesserai éternel, en tan! * Sanct. Hilarii Oper, p. 1 14 , AU QUATRIÈME SIÈCLE, 295 « que Dieu, mais éternel comme Père. Je ne m'em]X)r- « terai pas à ce degré de présomption et d'incrédulité de « placer les impressions de ma faiblesse au-dessus du ^ « dogme religieux de ton infinité, et de la révélation qui: « m'est faite de ton éternelle durée. Je ne croirai pas « que tu aies jamais existé sans ta sagesse, sans ta vertu, a sans ton Verbe, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sa nais- s sance est antérieure à l'éternité. Il y a dumoins quelque c phose qui précède le moment où l'éternité a été sen- « tie. » Ici, comme dans Augustin, à la subtilité même du raisonnement et de l'expression se mêle une puissance de foi qui inspirait Hilaire et qui se soutint dans toutes les épreuves de sa vie. Ni périls, ni tentations ne man- quèrent, pour donner au symbole de Nicée tout l'éclat de la persécution. L'arianisme souvent armé de la vio- lence qu'il souffrit plus tard, et persécuteur avant d'être opprimé, marqua une dernière époque du martyre; et cette époque fut la gloire d'Hilaire. Hilaire ne fut pas seulement le contradicteur habile et opiniâtre de l'arianisme. Son avènement à Tépiscopat s'était rencontré avec l'époque du plus grand effort tenté par la puissance impériale, en faveur de cette secte déjà très-nombreuse. Il porta la peine de la résistance qu'il opposait à des doctrines appuyées de l'autorité arbi- traire; et c'est dans l'exil qu'il acheva l'ouvrage célèbre, où il les réfute. Nous avons retracé la persécution, que souffrit Atha* nase en Orient. Son nom et son symbole ne furent pas moins rigoureusement poursuivis en Occident, aussitôt que Constance vainqueur eut réuni sous le même pou- voir tout l'empire romain. Du milieu de cette cour asia- tique, qu'il avait transportée d'Antioche et de Constanti- Hople en Italie, il assembla des Conciles, pour faire juger ^96 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE près de lui le débat religieux qui partageait le monde. Arius avait allumé un feu qui de longtemps ne devait s'éteindre. Le génie de la controverse avait soufflé d'A- lexandrie sur le midi de l'Europe. 0ns occupait des plus subtiles spéculations de la théologie à Trêves et à Bé- ziers, comme dans le lieu même, où l'activité de l'esprit grec les avait fait naître. Un Concile, assemblé dans la ville d'Arles sous les yeux de l'empereur, prononça la condamnation d'Athanase, avec le consentement péni- blement arraché d'un légat du pontife de Rome. Quel- ques évêques opposants sont exilés; et Constance, pour obtenir une décision plus éclatante, convoque un nou- veau Concile à Milan, dans la ville que la politique impériale élevait comme une rivale de Rome et un poste avancé sur les provinces d'au delà des Alpes. Athanase y fut condamné, et plusieurs évêques ses partisans ban- nis avec violence. Hilaire ne fut pas atteint, parce qu'il n'assistait pas à ce Concile. La persécution s'étendait cependant. Après avoir fait censurer la doctrine d'Athanase par tant de réunions épiscopales, l'empereur avait Tardent désir de voir ce jugement confirmé par l'autorité prédominante, qu'on reconnaissait aux évêques de la ville éternelle. C'est la remarque et l'expression d'un auteur païen du temps, dont le témoignage vient à l'appui de l'antique supré- matie de l'Église romaine et de la fermeté du pontife. Suivant son récit ", d'accord avec les monuments du christianisme, le pape Libère, que sa vertu rendait cher au peuple, fut enlevé de nuit par les soldats de Constance qui, ne pouvant le vaincre, l'exilait. Ce fut alors qu'animé par ce grand exemple, Hilaire entra dans le débat qui agitait le christianisme vainqueur. * Ammiani Marcell. lib. XV, cap. vn. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 297 Il a lui-même exprimé, dans quelques fragments de mé- moires, les pensées dont il était assailli, les tentations de sa faiblesse et le motif de sa résolution. En même temps, il adressait à l'empereur une première supplique où respirent déjà toutes les prétentions de rindépendance' religieuse, mais sans aucune trace de la violence, à la- quelle il s'emporta, dans la suite. Son langage est mo- deste et respectueux, quoiqu^sa pensée soit haute. Ce qu'il demande, ce que les partisans de la foi de Nicée demandaient alors, ce qu'ils oublièrent vainqueurs, c'est la tolérance. Cette demande, il en fait un conseil de justice autant que de prudence; et il s'élève sans effort à cette noble idée de la liberté religieuse, que les chrétiens opprimés et les païens déchus invoquèrent tour à tour, mais que l'Église appuyée sur l'empire parut d'abord méconnaître. «Vous travaillez, dit-il, vous gouvernez « l'État par de sages maximes ; vous veillez , jour et « nuit, afin que tous ceux qui sont sous votre empire (( jouissent du bienfait de la liberté. La connaissance de « Dieu ' est pour l'homme un don que Dieu lui accorde, « plutôt qu'une charge qu'il lui impose. Inspirant par « l'admiration des merveilles célestes le respect de ses « divins commandements, il dédaigne toute volonté qui <( serait contrainte par la force à l'adorer. Si un pareil « moyen était employé à l'appui de la vraie foi, la sagesse « épiscopale s'y opposerait et dirait : Dieu est le Seigneur c( de tous; il n'a pas besoin d'un hommage forcé; il ne « veut pas d'une profession de foi arrachée ; il ne faut « pas le tromper, mais le servir; c'est pour nous plutôt « que pour lui qu'il faut l'adorer. Je ne puis accueillir « que celui qui vient volontairement; écouter, que celui « qui prie; et marquer du signe, que celui qui professe * Sanct. miaril Qper, p. 1221. IT. 298 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE a la foi. Il faut adorer Dieu dans la simplicité, Taimer de « cœur, le vénérer avec crainte, et conserver son tulte <î dans la probité de notre libre arbitre. » On peut rapprocher ce langage de celui que, plus tard, h philoso^Ae Thémiste adressait à l'empereur Jovien, pour le remercier d*un édit de tolérance qui venait ras*» surer les partisans du polythéisme. Les paroles de Thé miste respirent cette élévation, que donne la vérité d'un principe. C'est le même raisonnement que celui d'Hi- laire; c'est également le respect de la liberté de l'âme dans les choses religieuses, fondé sur l'idée même de la . grandeur divine. Il était digne du christianisme d'adop- ter d'avance cette noble interprétation; et il était beau qu'un évêque, dans l'ardeur même de sa foi, eût donné l'exemple et trouvé le motif de la tolérance religieuse. Ces libres avis furent impuissants contre lia passion qui dominait Constance. Mais, en même temps, cet em- pereur, aveugle dans sa pohtique comme dans sa reli- gion, appelait au partage de l'empire Julien naguère opprimé par lui. 11 hésita plusieurs nuits, dans l'agitation d'un doute \iolent. Mais, le danger des provinces ro- maines de la Gaule incessamment exposées aux incur- sions des peuplades germaniques l'emporta sur^^es autres craintes ; et présentant lui-même aux légions le nouveau César, qu'il avait longtemps éloigné de leurs yeux, il lui donna la pourpre, au bruit de leurs applau- dissements déjà trop significatifs. Julien partait aussitôt pour la province, qu'il devait gouverner, au nom de Con- stance; et quand il entrait dans la ville de Vienne, au milieu de la ^*oule qui se pressait sur son passage, une vieille femme -fveugle s'écriait : c< Celui-ci relèvera les 'altachait qu'à la vérité. Évagre possédait à trente milles d'Antioche une maison le campagne dans le village de Maronie; il y conduisit ion ami encore lang^uissant, et impatient de trouver la AU QUATRIÈME SIÈCLE. 325 ' solitude. Là, Jérôme connut l'ermite sSnt Malch, dont il a raconté la naïve et merveilleuse histoire; et il sentit croître en lui par cet exemple la passion du désert. Revenu cependant à Antioche, il continua de s'occuper de l'inlerprétalion des saintes Écritures, sans la cher- cher encore dans l'étude de la langue originale, mais en s'apphquant surtout à ce sens allégorique qui charmait les Orientaux; il écrivit, dans cet esprit, sur le prophète Abdias un commentaire mystique, dont plus tard la subtilité lui semblait puérile, et qu'il a désavoué, comme une erreur de jeunesse, qu'on ne pouvait louer devant lui, sans le faire rougir. Ce n'était pas seulement la science et la gravité qui lui paraissaient manquer à ce premier travail ; il jugeait aussi que sa conversion n'était pas encore assez avancée lorsqu'il le fit, et qu'il lui fallait la rude éducation de la pénitence. C'est là qu'il aspirait; et quoique Héliodore, revenu près de lui, ne voulût pas le suivre dans la solitude, et que son ancien ami Ruffin émigré comme lui vers l'Orient, lui donnât l'exemple d'une vie paisible et studieuse, au milieu de Jérusalem, il quitta bientôt Antioche et s'enfuit au désert. Il choisit' sur les confins de la Syrie, les sables de Chalcis qu'avait habités d'abord l'ermite saint Malch et où étaient épars quelques couvents de cénobites. Occupé par la pénitence et le travail, il soutint d'abord avec force celte vie, qu'il avait tant souhaitée. Il voulut y rappeler Héliodore qui était retourné près de sa famille en Occident; il lui adressait une lettre éloquente, pour lui reprocher sa désertion : et si, plus tard, il a lui-même hlame, comme une vanité de jeune homme et de rhéteur le langage trop orné et les vives images prodiguées dans celte lettre, on n'y sent pas moins, sous le luxe des paroles, la ferveur du zèle et le génie du temps. « Que « fais-tu, écrit-il à son ami, dans la maison de ton 19 326 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE € père \ soldf^ dégénéré? où est le retranchement, le « fossé, la nuit passée sous la tente? Déjà la trqmpette « a sonné du haut des cieux. » Et il ne craint pas de s'écrier avec une sorte de férocité religieuse : « Si ton « père se couche sur le seuil de la porte pour te retenir, « foule aux pieds ton père ; w puis, dans un autre enthou- siasme : c( 0 désert embelli des fleurs de Jésus-Christ! « ô solitude qui jouis plus îamiUèrement de Dieu! Que « fais-tu dans le siècle, mon frère, avec une âme supé- « rieure au monde? crois-moi, je vois ici plus de lumière. « Jusqu'à quand es-tu retenu à l'ombre des toits, dans « le cachot enfumé des villes? .» Cette paix du désert était cependant troublée, pour l'enthousiaste Jérôme, par de dangereux souvenirs* Seul, abandonné entre l'imagination et la prière, son âme éprouva des tourments, qu'il a retracés, avec une éloquence passionnée, mais si chaste, que la vérité du tableau n'en peut altérer l'innocence. « Combien de fois % dit-il, retenu dans le désert, parmi « ces sohtudes dévorées des feux du soleil, je croyais € assister aux délices de Rome! J'étais assis seul, parce « .que mon âme était pleine d'amertume. Mes membres < étaient couverts d'un sac hideux. Mes traits brûlés « avaient la teinte noire d'un Éthiopien; je pleurais, je « gémissais chaque jour. Si le sommeil m'accablait, « malgré ma résistance, mon corps heurtait contre un< e terre nue. Eh bien! moi qui, par terreur de l'enfer <( m'étais condamné à cette prison habitée par les ser- « pents et les tigres, je me voyais, en imagination, trans- « porté parmi les danses des vierges romaines. Mon « visage était pâle de jeûnes, et mon corps brûlait de * Sanct. Hieron, Oper, t. IV, p. 11. • Ibidem, p. 30. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 327 c désirs. Dans ce corps glacé, dans celte chair morte a d'avance, l'incendie seul des passions se rallumait « encore. Alors privé de tout secours, je me jetais aux « pieds de Jésus-Christ, je les arrosais de larmes. Je me « souviens que, plus d'une fois, je passai le jour et la « nuit entière à pousser des cris et à frapper ma poitrine, « jusqu'au moment où Dieu renvoyait la paix dans mon « âme. Je redoutais l'asile même de ma cellule; il me « semblait complice de mes pensées. Irrité contre moi- « même, je m'enfonçais dans le désert; et, si je décou- « vrais quelque vallée plus profonde, quelque cime plus « escarpée, là je me jetais en prière, là je mettais mon « corps aux fers. Souvent, le Seigneur en est témoin, « après des larmes abondantes, après des regards long- « temps élancés vers le ciel, je me voyais transporté « parmi les chœurs des anges, et, triomphant d'allé- « gresse, je chantais : Nous accourons vers toi, attirés « par l'encens de ta prière. » Une telle peinture annonce assez l'irrésistible ascen- dant de saint Jérôme. Cette âme, plus tourmentée d'elle- même qu'elle ne pouvait l'être par le monde, se lassa de la solitude, et chercha, pour ainsi dire, à se reposer dans les agitations de la vie commune. Il revint au milieu des controverses d'Antioche, et fut ordonné prêtre; mais, effrayé des soins du sacerdoce, il reprit la vie dure et libre du désert. Il voyagea dans les sables de la Syrie et delà Judée, changea de solitude et de cellule, erra parmi les ruines des anciennes cités Israélites, s'arrêta quelque temps à Bethléem, s'appliquant avec ardeur à l'étude de l'hébreu, et commentant les livres saints par le spectacle des lieux, qui les avaient inspirés. La fatigue de cette étude lui faisait souvent regretter la délicieuse et facile préoccupation, qu'il avait autrefois trouvée dans les lettres grecques et romaines, il conser- 328 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE vait, dans sa cellule de Bethléem, les chefs-d'œuvre de l'éloquence profane, qu'il avait rassemblés jadis avec beaucoup de soin, pendant son séjour à Rome et dans les Gaules. C'était le seul trésor qu'il eût apporté avec Mi dans l'Orient. Le charme de ces lectures le ravissait encore; et son christianisme jaloux s'effrayait d'un sem- blable enthousiasme. C'était à ses yeux un danger nou- veau, une tentation de l'esprit, non moins redoutable que celle des sens. On a dit avec raison que l'univers est gouverné par des livres. Cette puissance ne fut jamais plus visible que dans la lutte des deux civilisations, pen- dant les premiers siècles du christianisme; et rien ne peut en donner une idée à la fois plus singulière et plus vraie que saint Jérôme racontant qu'il luttait par la pé- nitence et la prière contre le charme de la littérature profane. Ce récit indique un état remarquable de l'esprit hu- main ; et ce qu'il peut offrir de bizarre fait partie de la vérité : « Homme faible et misérable, j.e jeûnais, « avant de lire Cicéron. Après plusieurs nuits passées « dans les veilles, après des larmes abondantes, que « m'arrachait le souvenir de mes fautes, je prenais « Platon. Lorsque ensuite, revenant à moi, je m'atta- (( chais à lire les prophètes, leur discours me semblait (( rude et négligé. Aveugle que j'étais, j'accusais la lu- « mière! » Jérôme raconte encore que cette anxiété fut suivie d'une fièvre violente qui consuma toutes ses forces et le jeta dans une effrayante léthargie. ce Alors, dit-il, je me crus transporté en esprit devant « le tribunal du juge suprême, qui semblait entouré « d'une si vive et si éblouissante clarté, que, retombé « sur la terre, je n'aurais pu jamais y fixer les yeux. « Une voix me demanda qui j'étais : (( Je suis un chré- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 329 K lien, répondis-je. Tu mens, dit le juge suprême; tu es « un cicéronien et non pas un chrétien ; où est ton « trésor, là est ton cœur. » Ce rêve, ou cette allégorie singulière, n'o(fre-t-il pas une bien vive image de la puissance du génie sur les imaginations ardentes et studieuses ? Jérôme ne nous donne-t-il pas ici le secret de ce paganisme sans con- viction, qui se prolongea dans Tempire, au milieu de la victoire et des bienfaits du christianisme? Prestige étonnant de Téloquence et de la poésie ! ces grands hommes de la Grèce et de Rome faisaient vivre si longtemps, après eux, des fictions décréditées de leur temps. Leur style, qui avait servi d'ornement à ces fables, en était devenu, pour ainsi dire, le corps et Tessence. C'était leur imagination qu'on adorait ; et le polythéisme n'était plus qu'une forme de littérature. Mais, dans ce dernier domaine, obligé d'entrer encore en partage avec l'éloquence nouvelle des orateurs sacrés, il n'avait plus qu'un petit nombre de sectateurs obstinés : le monde était chrétien. Jérôme, qui semble redouter si fort pour lui-même l'enthousiasme contagieux de la littérature profane, re- marque ailleurs avec joie combien son empire s'était rétréci. « Quel homme, dit-il, lit maintenant Aristote? « Combien de gens connaissent les écrits ou le nom de c( Platon? A peine quelques vieillards oisifs les repas- (( sent dans un coin; mais nos paysans, nos pêchçurs « sont connus, sont cités dans tout l'univers \ » 1 Quotusquique nunc Aristotelem legit? Quanti Platonis vel libros Dovêre, vel nomen? Vix in angulis otiosi senes eos re- colunt. Rasticanos vero et piscatores nostros totus orbis lo- quitur, universus mundus sonat. S. Aiigust. In epistol. adGalatas, cap. v, pracfat. Commentarii. 330 TABLEAU DE L*ÉLOOUENCE CHRÉTIENNE Tandis que Jérôme étudiait le texte sacré de l'Écriture et des prophètes , et qu'il trouvait dans cette poésie sublime l'enthousiasme, dont son âme avait besoin, un événement important pour la religion le rappela en Italie. Le pape Damase avait assemblé, dans Rome, un Con- cile, pour régler les débats élevés sur l'élection de Fla- vien, évêque d'Antioche. Les évêques d'Orient s y rendi- rent. Jérôme, qui était venu à Constantinople entendre Grégoire de Naziance, en partit, pour accompagner à Rome Paulin d'Antioche et le célèbre Épiphane, évêque de Chypre. Il reparaissait dans Rome, avec l'éclat d'une vertu éprouvée, la maturité de l'âge et du génie, et la réputation du grand travail, qu'il avait entrepris sur les livres sacrés. Consulté comme un docteur de la foi, ses décisions exercèrent plus d'empire que jamais. Il retrou- vait dans la route des vertus les plus austères quelques Romaines, qu'il avait autrefois détachées de l'orgueil de leurs grandeurs. Cette direction dés âmes, qui fut si fort en usage dani le siècle de Louis XIV, et que La Bruyère a si bien ca- ractérisée, semblerait donner une idée du pouvoir ab« solu que Jérôme exerçait sur l'esprit de ces illustres Romaines. Mais, la différence des temps et des mœurs dément cette comparaison. Il ne s'agissait pas alors d'inspirer, au milieu des délices d'une civilisation régu- lière et paisible, quelques vertus formalistes aisément conciliables avec les faiblesses de la grandeur et de la richesse; il ne s'agissait pas de conduire, par une molle tyrannie, les consciences erronées d'un courtisan, d'une favorite. A cette première époque du christianisme, les grands sacrifices, les privations éclatantes étaient le seul signe d'un progrès dans la vie spirituelle. L'état même de la société, cet état violent et précaire, entre le joug AÙ QUÂtRIÉl9E SIÈCtE. ^31 du pouvoir absolu et les invasions des barbares, donnait un plus grand exercice à toutes les vertus, La religion, c'était le dévouement au malheur, dans l'époque la plus malheureuse du monde. Servir Dieu, c'était réclamer une part plus grande de périls et de souffrances, danr le naufrage commun de la société. N'était-ce pas un admirable spectacle que les héritiè- res des noms les plus glorieux de Rome idolâtre, les filles des Scipion, des Marcellus, des Camille, se consa- crant aux œuvres de charité, et sacrifiant leurs trésors, leur beauté, leur jeunesse, pour secourir des malades et des pauvres, comme si, par une digne expiation, la Pro- vidence eût voulu faire sortir les plus humbles conso- latrices de l'humanité, du milieu de ces familles, dont la gloire avait opprimé le monde? Les reirai les de la duchesse de Longueville et même de la belle La Vallière sont de faibles efforts, si on les com- pare aux voyages périlleux qu'entreprit cette Paula, qui, suivant Texpression de saint Jérôme, fille des Scipions, descendue des Gracques, préféra Bethléem à Rome, et échangea l'or de ses palais contre une cabane de la Judée. Et lorsque l'on voit , quelques années après , Rome saccagée par Alaric, l'ancien monde au pillage, et des familles romaines fuyant, pour chercher un asile jusque dans cette même Palestine, où la piété les avait précédées et avait déjà construit des monastères, on ne peut se défendre de tout respecter dans l'enlhousiasHie religieux de cette époque , où l'excès même du zèU semblait devenir une prévoyance de la charité. 'Pendant le séjour qu'il fit à Rome, saint Jérôme inspira chaque jour davantage aux femmes des plus opulentes familles cette active charité que les souffrances de l'Ita- lie rendaient si nécessaire. Une femme de la maison des Fabius, Fabiola, instruite 332 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE par ses pieux avis, consacra de grandes richesses à fon- der les premiers hospices pubUcs que Ton ait élevés dans ftome, et se dévouant elle-même au soin des malaîdes et des pauvres, elle fit voir au monde une vertu nouvelle, que la civilisation profane ne soupçonnait pas, et dont l'héroïsme donne réellement aux femmes ce je ne sais quoi de divin, que les barbares de Germanie croyaient reconnaître dans leur voix et dans leurs' regards. Le recueil des écrits de saint Jérôme atteste qu'un grand nombre d'illustres Romaines puisaient ainsi dans ses conseils les idées d'une charité sublime. Il lelir ex- pliquait les livres sacrés, et les animait aux vertus les plus austères ; il composait pour elles des épîtres, qui sont des traités de la plus pure morale. Cet ascendant, exercé par un prêtre venu de l'Orient, aurait suffi pour exciter de grandes jalousies ; et l'âpre vivacité de saint Jérôme ne les diminuait pas. Il atta- quait lui-même avec amertume les vices de quelques prêtres de Rome; car, suivant la loi de l'humanité, déjà l'orgueil, le luxe et l'hypocrisie se glissaient à la suite des vertus qui avaient étonné le monde. Déjà même, il avait fallu des lois nouvelles, pour réprimer des abus ignorés jusqu'alors. « ^ Voici une grande honte pour « nous, écrivait saint Jérôme : les prêtres des faux dieux, « les bateleurs, les personnes les plus infâmes peuvent « être légataires ; les prêtres et les moines seuls ne peu- échappant à leur avarice par sa charité qui avait lout donné d'avance, et se faisant respecter par sa vertu^ dès qu'il fut libre, il trouva dans les richesses sauvées par l'Église de quoi délivrer d'autres captifs. Ce Rit l'oc- cupation de ses dernières années; et de là sans doute la légende qui raconte que, volontairement substitué à uu AU QUATRIÈME SIÈCLE. 365 pauvre captif, il avait été conduit en Afrique, et em- ployé à la culture d*un jardin, puis remis en liberté et renvoyé avec de grands honneurs par le roi des Van- dales. Mais tout dans ses écrits témoigne qu'il ne quitta pas ritalie; et Augustin, qui célèbre sa vertu et Tinvite plusieurs fois à venir en Afrique, n'aurait pas oublié un dévouement semblable. Paulin demeura le consolateur des maux de sa patrie : et jusqu'à ses derniers jours il resta près de ceux qu'il pouvait servir et dont il parta- geait les souffrances. De tels hommes jetés çà et là dans l'empire étaient une sorte de refuge et de protection publique. Ces peu- ples barbares, qui envahissaient l'Italie, avec un instinct de destruction, étaient adoucis par la religion des vain- cus. Souvent leur fureur s'arrêtait à la porte de la ba- silique chrétienne, où se réfugiaient les enfants et les femmes. Dans la superstition du temps, on célébrait comme un miracle ce témoignage involontaire du sen- timent religieux inné dans le cœur de l'homme. Le culte des samls ei des martyrs ramenait pour le peuple une sorte de polythéisme local. On en trouve quelques traces dans les lettres et dans les poëmes de saint Paulin. Ces pieuses croyances y remplacent la métaphysique élevée du christianisme oriental; mais la morale est la même. Le seul discours qui reste de l'é- vôque de Noie est une éloquente exhortation à l'au- mône. L'orateur fait de la charité le premier devoir du chrétien, et le premier titre devant Dieu. Ainsi, sur tous les points du monde, le christianisme était l'espérance des malheureux; et leur nombre même augmentait sa puissance. 366 TABLEAU DE l'Éloquence chrétienne SAINT AUGUSTIN, Nous arrivons à l'homme le plus étonnant de l'Église atine, à celui qui porta le plus d'imagination dans la théologie, le plus d'éloquence et même de sensibilité dans la scolastique; ce fut saint Augustin. Donnez-lui un autre siècle, placez-le dans une meilleure civilisa- tion; et jamais homme n'aura paru doué d'un génie plus vaste et plus facile. Métaphysique, histoire, antiquités, science des mœurs, connaissance des arts, Augustin avait tout embrassé. Il écrit sur la musique, comme sur le libre arbitre; il explique le phénomène intellectuel de la mémoire, comme il raisonne sur la décadence de l'em- pire romain. Son esprit subtil et vigoureux a souvent consumé dans des problèmes mystiques une force de sagacité qui suffirait aux plus sublimes conceptions. Son éloquence, entachée d'affectation et de barbarie, est souvent neuve et simple; sa morale austère déplai- sait aux casuistes corrompus que Pascal a flétris; ses ouvrages, immense répertoire où puisait cette science théologique qui a tant agité l'Europe, sont la plus vive image de la société chrétienne à la fin du quatrième siècle. Eh quoi ! était-ce à Carthage, transformée en colonie romame; était-ce à Hippone, à Tagaste, à Madaure, petites villes sans nom, et qui n'ont pas même de ruines; était-ce sur cette côte d'Afrique, aujourd'hui si barbare, que florissait cet homme éloquent et ingénieux, ce hardi métaphysicien, qui rappelle quelquefois Platon, etde qui Bossuet a emprunté plus d'une grande idée? AU QUATRIÈME SIÈCLE. 36T On a besoin, pour concevoir ce phénomène, de re- porter les yeux sur la civilisation de TAfrique, depuis b conquête romaine, et surtout depuis le christianisme» On ne se figure ordinairement d'autre Carthage que celle d'Annibal. Mais il ne faut pas oublier que, sur le sol de cet ancien empire, un peuple nouveau s'était formé, et que s'il restait encore quelque partie de la race indi- gène, et quelques débris des mœurs puniques, le gou- vernement, les tribunaux, les spectacles, le luxe étaieni importés de Rome. Carthage, plusieurs fois rebâtie par les Romains, était par la magnificence el par la richesse une des premières villes de Tempire, rivale d'Antioche et d'Alexandrie. Elle conservait, sous le pouvoir du pro- consul romain, des libertés municipales, et un sénat ou conseil public révéré dans toute la province d'Afrique. Le génie commerçant de l'ancienne Carthage se retrou- vait dans la colonie romaine fondée sur ses ruines. Elle partageait avecl'Égypte le privilège d'alimenter les mar- chés d'Italie. Son port, ses quais, ses édifices faisaient l'admiration des étrangers. Une de ses rues, que l'on appelait la rue Céleste^ était remplie de temples magni- fiques 5 une autre, celle des Banquiers, étincelait de marbre et d'or. La nouvelle Carthage ne négligeait pas les lettres; elle avait des écoles nombreuses et célèbres, où l'on enseignait l'éloquence et la philosophie. De longs voiles blancs, suspendus à la porte de ces écoles, annonçaient que sous les fables des poètes se cachent d'utiles vérités. Carthage avait aussi des théâtres. On y représentait les plus beaux ouvrages dramatiques de l'ancienne Rome, et les meilleures imitations de la tra- gédie grecque. Les comédies que l'Africain Térence , esclave en Italie, avait fait admirer des Romains, étaient maintenant applaudies dans sa patrie, devenue romaine par la langue et les mœurs. 368 TABLEAU DE l/ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Il paraît même que ces imaginations d* Afrique se pas- sionnaient pour les arts avec une étonnante ardeur e]t un enthousiasme moins éclairé, mais aussi vif que celui des peuples de la Grèce. Au deuxième siècle, Carthage était appelée la Muse de V Afrique. On se pressait en foule sur la place publique pour entendre un sophiste, un rhé- teur célèbre. Ainsi l'ingénieux Apulée dissertait, devant le peuple de Carthage, sur les fables et la littérature des Grecs, et se vantait des applaudissements d'une ville si studieuse et si savante Bientôt le christianisme fit paraître à Carthage une autre espèce d'orateurs, qui parlaient avec plus de force et de sérieux, pour des intérêts plus élevés. On allait les écouter dans les cavernes et dans les tombeaux. Le culte devint public, fut persécuté, et chaque jour plus puis- sant. c( Que ferez-vous, disait Tertullien % de tant de mil- (( liers d'hommes, de femmes de tout âge, de tout rang, c( qui présentent leurs bras à vos chaînes? De combien « de feux, de combien de glaives, n'aurez-vous pas be- ' c( soin? Décimerez-vous Carthage? » Tel fut le progrès de cet enthousiasme, que là, comme ailleurs, la cruauté des gouverneurs romains fut vaincue par la foule des victimes. Toute la province d'Afrique se remplit d'églises, d'évêchés. Le nombre, la richesse des chrétiens s'accroissaient, dans les époques de tolérance. Le zèle et la foi s'exaltaient dans les jours de persécu- tion; et cette alternative favorisait ainsi doublement l'essor du culte nouveau. Dès le temps de Cyprien, au milieu du troisième siècle, * « Quae autem major laus aut certior quam Carthagini bene « dicere, ubi Iota civitas eruditissimi estis! » (Lucït Apulen Florid. lib. IV.) 2 Tertulliani Oper. p. 88. "' AU QUATRIÈME SIÈCLE. 369 l'Église d'Afrique comptait plus de deux cents évêques qui présidaient, dans toutes les villes, la société chré- tienne chaque jour phis nombreuse. Cette civilisation tout ecclésiastique ne laissait pas d'agir puissamment sur l'esprit des peuples. Une bourgade auparavant à demi sauvage, une petite ville reculée et voisine du dé- sert recevait par l'apostolat chrétien le même symbole, ies mêmes livres, et quelque chose de la science, dont le christianisme s'appuyait, à Rome et dans la Grèce. A la vérité, les querelles suivaient cette lumière nou- velle. Il y avait des schismes, des hérésies à Tagaste et à Madaure. Mais cette théologie contentieuse ne faisait qu'exciter encore la vivacité naturelle aux habitants de ces climats. Cette influence servait plus peut-être à ai- guiser les esprits qu'à réformer les mœurs. A Carthage, la corruption était affreuse; et, même parmi les chré- tiens, de grossiers usages altéraient la pureté du culte. Dans les églises et sur les tombeaux des martyrs, on célé- brait de bruyants festins poussés jusqu'aux désordres de l'ivresse. D'autres coutumes barbares se conservaient dans quelques villes, et généralement une sorte de féro- cité se mêlait au christianisme des habitants. Nulle part, en effet, les disputes sur le dogme, ou même sur quelques points de discipline ne furent aussi sanglantes qu'en Afrique. La principale secte fut celle des Donatistes, espèce de rigoristes et de mystiques san- guinaires, dont les maximes et les fureurs offrent plus d'un rapport avec celles des Anabaptistes et des Inde- pendants. D'autres sectes étrangères au christianisme, et pure- ment orientales, agitaient encore la turbulente imagina- tion des habitants de l'Afrique. Nulle part la secte des manichéens, qui, partie des confins de la Perse, s'était répandue presque partout, sur les pas du christianisme, 21. 370 TABLEAU DE l'éLOQUENCE CHRÉTIENNE n'avait plus de partisans et de plus habiles missionnaires. Elle adoptait en partie les dogmes du culte chrétien, contrefaisait sa hiérarchie ; et il n'était pas rare de trou- ver dans une petite ville de la province d'Afrique un évèque catholique, un évêque donatiste, et un évêque manichéen, animant chacun ses sectateurs, se disputant la foi des peuples, et distribuant des livres et des sym- boles. C'est au milieu de cette agitation des esprits, dans cette Babel des opinions humaines, dans ce chaos de passions religieuses, que naquit Augustin , avec une imagination ardente, insatiable de science, dé plaisirs et d'amour. Sa mère était catholique fervente; son père païen, ou indifférent; un de ses parents donatiste, La ville de Tagaste, où il naquit, en 354, avait récemment passé de la secte de Donat à la communion de Rome. Destiné au christianisme dès le berceau, et fait caté- chumène par les soins de sa pieuse mère, sans recevoir le baptême, il étudia d'abord, dans une de ces écoles de grammaire, où les jeunes Romains lisaient Térence et Virgile. L'ardeur qu'il portait à cette lecture le faisait appeler, dit-il, un enfant de grande espérance. Peu at- tentif à l'étude de la langue grecque, dont les difficultés le rebutaient, il était pour cette négligence frappé par ses maîtres ; et dans sa piété d'enfant, il priait Dieu de détourner de lui ces corrections sévères. Bientôt, il fut envoyé de Tagaste aux écoles plus sa- j^Tantes d'une ville voisine, Madaure, la patrie d'Apulée^ où se conservaient avec des restes puissants de paganisme quelques traditions des lettres et de la philosophie grec- ques. Rappelé de Madaure, après sa seizième année, il passa près d'un an dans. sa famille, pendant que son père^ qui n'avait que peu de bien^, réunissait ses modiques épargnes, pour lui iaire suivre à Carthageles cours d'élo» AU QUATRIÈME SIÈCLE. 371 quence, dont se composait la grande éducation d'alors. Conduit à Carthage, il y trouva l'écueil de séductions, que plus tard son repentir a dépeintes. Mais il garda la dignité de Tâme, au milieu même des passions, qu'il s'est amèrement reprochées. A Tattrait de l'étude, aux exercices brillants de la parole se joignait, pour son es- prit ardent, le goût de ces drames imités de la Grèce que la civilisation romaine avait transportés sur les théâtres de Carthage, et dont un siècle auparavant saint Cyprien, dans son zèle, s'effrayait encore plus que de l'inhuma- nité des jeux de gladiateurs. « Les spectacles, dit Au- « gustin, me ravissaient, tout remplis qu'ils étaient des « images de ma misère et des aliments de ma flamme. » Cependant, ni le bruit de l'école, ni l'émotion du théâtre, ne suffisaient au cœur de ce jeune homme né pour l'amour de la vertu et la recherche de la vérité. Au milieu de la corruption commune, attaché fidèlement à' une femme, dont il eut, à dix-neuf ans, ce fils tant pleuré dans ses Confessions, il s'occupait d'études plus élevées que les déclamations de ses maîtres. Après les livres de Cicéron sur Téloquence, il lut sa défense de la philoso- phie, sous le titre à'Hortensius. Et cette lecture changea sa pensée et ses vœux, lui fit mépriser les espérances du monde, et le remplit d'ardeur pour la vérité. Cette vé- rité, c'était surtout dans la religion qu'il devait la cher- cher; car il avait encore plus de tendresse de cœur que de curiosité. Mais, en aspirant vers Dieu, il hésitaitsurle culte à lui offrir. Il assistait aux solennités de l'Églis^i chrétienne; mais làmême, il portait des pensées profanes. Il essayait de lire les saintes Écritures; mais l'humilité du langage lui déplaisait, et lui paraissait trop au-dessous de la belle élocution romaine; c'est-à-dire, il n'entendait pas encore ce langage sublime et familier, dont il fut ravi plus tard, et que dans un traité vraiment original il miî 372 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE alors au-dessus de toute la science des orateurs antiques. C'est ainsi qu'il se laissa entraîner à la secte des ma- nichéens, non pas telle que la représente Épiphane, en lui attribuant d'impurs mystères, mais telle qu'elle se montrait dans sa doctrine publique, donnant une expli- cation fautive mais spécieuse du mal et du bien mêlés dans l'univers, unissant à des croyances superstitieuses de sévères abstinences, et sur un fond de symboles et de fables empruntés au culte antique des mages, mettant les noms de l'Esprit Saint et du Christ. Assortie aux imaginations de l'Orient, où elle était née, cette doctrine s'était naturalisée sans peine, sous le ciel d'Afrique; et elle comptait à Carthage de nombreux et puissants sec- tateurs. Dans le besoin de croyance, et l'incertitude qu'éprouvait le Jeune Augustin, elle domina son esprit et le retint, pendant plusieurs années, sans que cepen- dant il ait pénétré dans la hiérarchie intérieure qu'elle formait, ni dépassé le plus humble rang de ses néo- phytes, celui d'auditeur. Mais là même, il faisait déjà des prosélytes à la croyance qu'il avait adoptée. Il y at- tira d'abord un de ses premiers élèves, Alype, son ami le plus fidèle, et dans la suite évêque comme lui. Il y entraîna également un homme considérable, Romanien, riche citoyen de Tagaste. Ayant perdu son père, dès les premiers temps de ce séjour à Carthage, il avait trouvé dans Romanien le plus généreux appui et la plus consolante amitié. Logé dans sa maison et secouru de sa fortune, il poursuivit pen- dant trois ans des études oratoires, auxquelles il mêlait beaucoup de libre travail, et toutes les distractions de la rêverie et du prosélytisme. Puis il revint à Tagaste, près de sa mère qui gémissait surtout de le voir attaché à la secte des manichéens et, dans de pieux rêves, espérait son retour à la foi chrétienne. Mais Augustin, linit eu AtJ QUATRIÈME SIÈCLE. 373 donnant des leçons de grammaire et de lettres, cher- chait à inspirer sa doctrine nouvelle. Sa mère ayant prié un évêque de discuter avec lui et de le ramener à la vé- rité, révêque refusait, se souvenant d'avoir passé lui- même par cette erreur et de s'en être guéri sans conseils étrangers, à la seule lecture des livres manichéens. Comme elle insistait avec des prières et des larmes : « Allez, lui dit-il, continuez ainsi ; car il est impossible « qu'un fils pleuré avec de telles larmes périsse jamais. » Cette parole la soutint, comme une promesse du ciel. L'âme affectueuse d'Augustin devait être dès lors at- tirée vers la religion par tous les sentiments de famille et d'amitié. 11 avait retrouvé à Tagaste un ami d'en- fance, un compagnon d'étude, moins éloigné que lui de la foi chrétienne, mais indécis encore et préoccupé sur- tout de la science*. Saisi tout à coup d'une fièvre vio- lente, ce jeune homme, sous le froid de la mort, reçut le baptême sans le savoir, par les soins de ceux qui * l'entouraient. Bientôt, la connaissance lui étant revenue, Augustin, qui veillait à son chevet, voulut plaisanter sur la cérémonie sainte; mais son ami s'en indigna et l'avertit de cesser avec une autorité, dont le jeune incré- dule demeura surpris et troublé. L'apparente guérison fut courte. Le malade mourut quelques jours après, laissant Augustin désespéré. « La « patrie, dit-il, m'était devenue un supplice, la maison « paternelle une souffrance. Tout ce que j'avais mis en (( commun avec lui devenait, sans lui, pour moi, un af- a freux tourment. Mes yeux le cherchaient partout; et il ¥ ne m'était pas rendu. Je haïssais toutes les choses, « parce qu'il n'y était pas, et qu'elles ne pouvaient plus « médire : 11 va venir, comme pendant sa vie. J'étouf- « lais, je soupirais, j'étais bouleversé. Je n'avais ni calme u ni ponsf e ; car je portais mon ûinc dccb.irce ci sau- 374 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRETIENNE « glante, mal à l'aise d'être portée par moi; et je ne « trouvais pas où la déposer. Ni les frais bocages, ni les a jeux, ni les chants, ni l'étude, ni la poésie, ne lui étaient (( un repos. Tout me semblait hideux, et la lumière même, « Tout ce qui n'était pas lui me devenait insupportable « et odieux, hormis les gémissements et les larmes, » Longtemps après, en décrivant sa douleur avec cette sensibilité qui s'observe elle-même, Augustin montrait Faction du temps qui ne s'arrête pas , qui chaque jour vient et passe et, en venant et en passant, me*t en nous d'autres images et d'autres souvenirs. Dans sa première tristesse, il s'éloigna de nouveau de Tagaste, et revint à Carthage, cherchant la célébrité. 11 y ouvrit une école de rhéteur, et, comme il le dit avec un regret mêlé de dé- dain, il vendit l'art de vaincre par la parole. Quelques- uns de ses jeunes compatriotes l'avaient suivi, et Roma- nien lui confia son fils, celui même qui prit pour la poésie un goût passionné , dont s'alarma plus tard la piété d'Augustin. Mais alors Augustin était loin d'un tel scru- pule, et faisait lui-même des vers. Selon l'usage de quelques grandes villes de l'Italie et de la Gaule romaine, des prix de poésie se décer- naient chaque année, sur le théâtre de Carthage. Au- gustin concourut. Telles étaient les illusions supersti- tieuses du temps, qu'un devin lui fit offrir de lui assurer par les prestiges de son art cette palme enviée. Le jeune poëte croyait à la science des devins ; et à cette époque même, il étudiait l'astrologie judiciaire. Mais, le devin mettant pour condition à son secours magique une immolation de victimes, Augustin refusa, par dégoût de ces rites idolâtres, qui lui semblaient une offrande au démon. Vainqueur sans magie, il reçut en plein théâtre la couronne poétique des mains du proconsul Vindicia- nus, qui, parvenu par sa science au titre de premier AU QUATRIÈME SIÈCLE. 375 médecin,* avait été appelé au gouvernement d'une grande province. Vindicianus, s'il n'était pas chrétien, était un sage formé par l'étude. Admettant avec bonté Augustin près de lui, et ayant remarqué son goût pour l'astrologie, il l'avertit de ne point se livrer à cette science menteuse. « Il s'y était lui-même, disait-il, appliqué dans sa jeu- nesse, et il aurait pu sans doute y faire de grands pro- grès, puisqu'il avait compris plus tard les livres d'Hip- pocraîe. Mais bientôt, convaincu de la fausseté d'une telle science, il y avait renoncé, ne croyant pas qu'un homme grave dût prendre pour profession l'art de trom- per les hommes. » Augustin défendait sa crédulité, en citant Texemple de quelques prédictions réalisées. Le proconsul ne voyait là qu'un hasard, comme celui qui, lorsque vous ouvrez à l'aventure les pages d'un poêle, vous fait quelquefois tomber sur un vers en rapport singulier avec la pensée qui vous occupe , quoique le poète, en écrivant, n'y ait nullement songé. Mais ni ces fines remarques, ni les moqueries de Né- bride, un des plus chers amis d'Augustin, ne le guéris- saient de son amour du merveilleux ; seulement, à cette crédulité Augustin joignait une grande sagacité pour les sciences. A vingt ans, il avait compris sans maître les Ca- tégories d'Aristote; il étudiait tout ce qu'on savait alors. Quoique peu familier avec les livres de Platon, il s'éle- vait naturellement à l'idée du beau dans l'univers. Ce fut le texte du premier ouvrage qu'il écrivit à vingt-six ou vingt-sefxt ans, et qu'il dédiait à un célèbre rhéteur de Rome, Hiérius, dont le nom oublié, semblait alors au futur apôtre le plus digne objet d'émulation. Cet écrit , qu'Augustin négligea et qui ne s'est pas conservé , était le premier effort de son esprit pour se dégager du manichéisme, auquel il tenait encore, sans y avoir pénétré. Il attendait, pour se fortifier dans cette 376 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE croyance, im docteur fort vanté, Fanstus, qui vint à Carthage. Il Tentendil en public , souhaita de le coni- naître pour discuter avec lui, y parvint, et s'aperçut que cet apôlre du manichéisme n'était qu'un parleur facile, joignant aux notions vulgaires de sa secte la connaissance de quelques discours de Cicéron et de quelques traités de Sénèque, mais étranger aux sciences, dont la pensée du jeune rhéteur était avide. Faustus ne lui cacha pas son ignorance, et lui parut seulement épris d'un vif amour des lettres. Ils lurent ensemble des orateurs et des poètes ; et Augustin, en aimant l'esprit agréable et la sincérité de Faustus, se détachait de ses doctrines, que n'appuyait aucune force de raisonnement et aucune étude des sciences et de la nature. Augustin ne trou- vait plus à s'instruire à Carthage ; il aspirait vers Rome; ce dessein lui coûtait à exécuter, malgré ses amis et sa mère, il le cacha à Romanien ; et il trompa sa mère qui était venue le rejoindre à Carthage, et qui le suivit au port, où il allait s'embarquer, voulant le ramener, ou partir avec lui. 11 prétexta l'intention de dire adieu à un ami, et de rester à bord seulement jusqu'à l'heure, où le vaisseau mettrait à la voile; et il engagea sa mère à demeurer près du rivage, dans un oratoire dédié à saint Cyprien, où elle passa la nuit en prières. Mais cette nuit même, le vent se leva; et, malgré ses regrets, il partit. Une fois à Rome, dans ce temple et cet égout de l'univers, où affluaient toutes les nations et toutes les sectes, et où le manichéisme était puissant, Augustin, accueilli d'abord par les affidés de ce culte, et.reçu à demeure chez un d'eux, y tomba malade et vit de près la mort, sans demander le baptême. Rétabli de sa souf- france, il s occupa de réunir des élèves ; et malgré sa prononciation étrangère, il réussit; mais peu satisfait de cette profession précaire, il tourna les yeux vers les écoles AU QUATRIÈME SIÈCLE, 377 publiques. L'appui des manichéens lui servit encore. Quelques-uns d'entre eux avaient accès et faveur près du préfet de Rome, Symmaque, célèbre par sa défense modérée du paganisme. La ville de Milan, chaque jour plus florissante, depuis que la cour impériale y avait fÎKé son principal séjour, avait fait demander au préfet de Rome un maître d'éloquence pour un cours public qu'elle voulait établir. Symmaque , après avoir essayé par une épreuve l'habileté d'Augustin, le désigna et le lit partir pour Milan. Rome n'avait pu retenir forte- ment le jeune Africain ni lui inspirer l'ardente admira- tion qu'avait sentie saint Jérôme trente ans auparavant, lorsqu'il parcourait, en se rappelant des vers de Virgile, la silencieuse horreur des catacombes chrétiennes. Ses lectures, sans le conduire encore à la vérité, le met- taient en doute de l'erreur. Il avait retrouvé à Rome, dans les rangs du barreau, un de ses plus chers compa- triotes, Alype, son ancien disciple à Carthage. Séparé de son maître, Alype, qui, comme lui, avait apporté d'Afrique une prédilection pour le manichéisme, n'a- vait pas conservé son âme à l'abri des sanguinaires plaisirs de Rome, et il avait pris le goût des jeux du cirque. Mais, en recevant cette atteinte de la cruauté romaine, il conservait encore une rigide droiture. En lutte pour la justice avec un magistrat du prétoire, dont il était l'assesseur, il quitta volontiers Rome pour suivre à Milan un ami, dont il partageait l'anxiété religieuse. Milan, c'est là qu'Augustin, errant depuis tant d'an- nées autour de la foi chrétienne , devait enfin trouver un docteur de cette foi assez puissant pour le convaincre et l'émouvoir. Ambroise, évêque de Milan, auquel il se présenta dès son arrivée, l'accueillit avec une douceur paternelle; et Augustin allait assidûment l'entendre à réglisc. Indifférent d'abord pour le fond même des 378 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE choses, il était séduit par Tagrément du discours, qu'il jugeait cependant moins gracieux et moins orné que celui de Faustus. Toutefois, sans entrer dans la foi ca- tholique, dont il ne connaissait pas bien encore les dogmes et les mystères, son esprit se détachait du mani- chéisme et ne croyait plus qu'à une philosophie qui ne devait pas lui suffire longtemps. Un secours nouveau lui était envoyé ; sa mère, ne pouvant supporter la longueur de la séparation, qu'elle avait tant pleurée, avait quitté l'Afrique avec un fils qui était resté près d'elle, et arriva tout à coup à Milan. Nébride, possesseur d'un vaste domaine aux portes de Carthage, s'arrachant à sa famille et à sa mère qui ne pouvait le suivre, vint également le rejoindre. Enfin, Romanien , ce riche et généreux citoyen de Tagaste éprouvé par divers malheurs, passa la mer pour revoir l'ami qu'il regrettait, et lui amener de nouveau son fils aîné, toujours épris de la poésie. Se retrouvant ainsi entouré de tous ceux qu'il aimait^ Augustin, dégoûté du manichéisme, redevenait plus heu- reux, sans être plus calme. 11 tenait encore au monde; il aspirait aux honneurs, à la fortune, au mariage. Cette dernière ambition, qui entretient les deux autres, l'oc- cupait surtout. Son cœur ne pouvait y renoncer. Sa mère ne l'en détournait pas, espérant que le mariage le con- duirait au baptême, Alype seul, plus ferme contre l'at- trait d'une passion que sa jeunesse s'était constamment interdite, alléguait les obstacles, que cet état nouveau apporterait à la vie paisible, qu'ils avaient projeté de mener ensemble dans l'étude et la philosophie. Augustin persistait, et il avait recherché la main d'une jeune fillq de Milan. Dans l'attente de cette union, il se sépara de la femme qu'il avait aimée à Carthage, et qui était revenue près de lui en Italie, Elle retourna en Afrique, se vouant AU QUATRIÈME SIECLE. 37^ à Dieu et laissant à Augustin le fîis, qu'elle avait eu de lui. Malgré cet exemple, il retomba dans une nouvelle faiblesse. Mais le trouble de cœur qu'il avait senti, le besoin de réforme et de vérité le ressaisit bientôt ; il re* passait avec amertume le long temps écoulé depuis sa dix-neuvième année, où il avait commencé d'aimer la sagesse, et il se disait : « Voilà que j'ai trente ans, et je vacille encore dans le même bourbier. » 11 allait entendre la prédication d'Ambroise; et, quoiqu'il n'eût d'abord* que la curiosité mondaine de comparer le talent de l'o- rateur à sa renommée, il se sentait attiré aux choses mêmes qu'exprimait cette parole puissante et convain- cue. Souvent reçu près de ce grand évêque, et témoin de son travail continuel de magistrat chrétien dérobant à peine aux affaires et à la foule quelques moments pour la lecture, toujours obsédé, et toujours attentif et calme, il était encore plus frappé de sa vie que de ses discours. On sait comment il fut enfin vaincu, se retira dans la solitude, et fixa dans le christianisme la longue inquiétude de son esprit et de son cœur. Que pouvait alors offrir le monde profane, pour rete- nir un génie tel que celui d'Augustin? Tout, dans l'ordre civil, était asservi et dégradé : la religion seule était libre et conquérante. Augustin, rhéteur à Milan, avait eu le privilège de prononcer le panégyrique du consul alors en fonction. Quelle tâche mesquine pour son éloquence! Le christianisme, au contraire, nourrissait son âme de spéculations sublimes, l'enivrait de cet amour idéal qu'il avait cherché jusque dans les plaisirs des sens, et lui promettait cette jouissance si douce de régner sur les âmes. C'est dans les propres écrits d'Augustin, c'est dans le plus original de tous, dans ses Confessions^ qu'il faut chercher la première partie de sa vie, qui n'est autre que 380 TABLEAU DE l/ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE riîistoire de ses passions et de ses pensées. On défigu- rerait, en voulant les reproduire, ces peintures si fortes et si naïves d'une âme ambitieuse, aimante, que le plaisir enivre et ne satisfait pas, que la célébrité fatigue, que l'étude même agite, et qui poursuit toujours une fantas- tique espérance de bonheur et de vérité. C'est la maladie des hommes de génie, dans les jours de décrépitude sociale. Quand il n'y a plus ni liberté, ni patrie, ni pas- «ion des arts, quand les âmes vulgaires sont éteintes par le malheur, ou plongées dans le matérialisme d'un gros- sier bien-être, alors celles qui se détachent de cette tourbe rampante aspirent vers un autre monde. Le spi- ritualisme semble naître du désespoir ou du dégoût, quoiqu'il puisse bien mieux encore s'unir à l'activité mo- rale ici-bas, et élever les choses de la terre, en les épu- rant. Mais, la vie sociale n'offre-t-elle rien de grand, cette ardeur du génie, privilège de quelques hommes, s'égare en spéculations mystiques. Ils sont enthousiastes du ciel, parce qu'ils ne sont pas assez dignement occu- pés sur la terre. Leur âme, incapable d'inaction, prend l'infini pour carrière. Augustin a lui-même décrit ces choses avec une vi- vacité merveilleuse. Depuis quelque temps, il était plus agité qu'à l'ordinaire : il fréquentait l'église chrétienne; il lisait les livres des apôtres; il repassait dans sa pensée l'exemple de Victorin, rhéteur comme lui célèbre, qui, sous le règne de Julien, avait quitté son éeole plutôt que sa foi. La visite d'un de ses compatriotes qui lui raconta ce qu'il avait vu des solitaires d'Egypte, vint porter le dernier coup à son âme. Il faut l'entendre lui-même : « Dans cette lutte violente de l'homme intérieur, dans « ce combat, que je livrais hardiment à mon cœur, le « visage troublé, je saisis Alype, et m'écriai * : « Où som- * Sanct, Augiist. Oper. t. I, p. 152. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 3Sî « mcs-nons? qu'est-ce que cela? que viens-tu (.renteiidre? « Les ignorants se hâtent et ravissent le ciel ; et nous, .« avec nos sciences sans cœur, nous nous roulons dans « la cliair et le sang. Parce qu'ils nous ont précédés, « est-il honteux de suivre? IN'est-il pas plus honteux de « n'avoir pas même la force de suivre? » Je dis encore je (c ne sais quelles choses semblables; et je m'élançai loin ^( de lui, dans ce mouvement impétueux, tandis qu'il se « taisait, me regardant avec surprise; car ce n'était pas « ma voix ordinaire. Mon visage, mes yeux, l'accent de « ma voix exprimaient mon âme, au delà de mes pa- « rôles. « 11 y avait, dans notre demeure, un petit jardin à « notre usage, comme toute la maison ; car le maître de « cette maison n'y logeait pas. L'agitation de mon âme « m'emporta vers ce lieu, où personne ne pourrait in- « terrompre ce débat violent que j'avais commencé avec « moi-même, et dont vous saviez, ô Dieu ! l'issue, que * « j'ignorais « Je m'avançai donc dans ce jardin-, et Alype me sui- «' vait pas à pas. Moi, je ne m'étais pas cru seul avec moi- « même, tandis qu'il était là; et lui, pouvait-il m'aban- « donner dans le trouble où il me voyait? Nous nous « assîmes dans l'endroit le plus éloigné de la maison ; je « frémissais dans mon âme; et je m'indignais, de l'indi- « gnation la plus violente, contre ma lenteur à fuir dans « cette vie nouvelle, dont j'étais convenu avec Dieu, et « où tout mon être me criait qu'il fallait entrer. » Augustin retrace toute cette tragédie intérieure de l'âme, avec une profondeur et une naïveté d'émotion bien rare dans l'antiquité. Nulle part, on ne voit mieux ce caractère de réflexion et de tristesse, que le culte chré- tien développait aans l'homme. 11 semble qu'on n'avait jamais ainsi raconté l'histoire anecdotique de l'âme, ea 382 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE surprenant ses plus vagues désirs, ses plus furtives émotions. « Cependant Âlype , assis à mon côté , attendait en c< silence la fin de ce mouvement extraordinaire. Mais, « lorsqu'une méditation attentive eut tiré du fond de moi-même toute ma misère, et l'eut entassée devant mes yeux, je sentis s'élever en moi un orage chargé a d'une pluie de larmes. Pour le laisser éclater tout « entier, je m'éloignai d' Alype; car, la solitude me pa- « raissait plus favorable à l'occupation de pleurer. Je « me retirai assez loin pour que sa présence ne me fût « plus importune. Tel j'étais alors; et il le comprit; j'a- € vais dit seulement quelque chose, où le son de ma voix « semblait déjà appesanti par mes pleurs : il s'était levé, pour les questions que l'homme s'adresse à lui-même sur sa des- tination et ses devoirs. La scène et les acteurs ont bien changé sans doute. Nous sommes loin de ces temps actifs de Rome où, dans le court repos des féeries latines, un consul, un chef du sénat, de célèbres orateurs, de futurs tribuns, Crassus, Antoine, Sulpicius s'entretiennent du grand art de l'éloquence dont ils sont armés, et des luttes du forum, où ils vont rentrer tout à l'heure, Tua pour y briser sa vie sous reffort même de la parole, les autres pour y perdre la leur, sous le fer de la proscription . Nous sommes loin aussi de ces temps de splendeur ei d'élégance patricienne, où Cicéron fait entendre le docte Varron discutant quelques problèmes de la philo- sophie des Grecs, au milieu du riche dépôt de leurs ou- vrages, et devant les statues de leurs sages et celles des plus illustres Romains. A ces glorieux souvenirs, à ces AU QUATRIÈME SÎÉCLE. SS5 noms tout historiques ont succédé quelques noms ob- scurs, les noms de quelques néophytes, sans puissance lans le monde, sans éclat de talent, étrangers à ce qui fait la recommandation ordinaire des hommes. Mais là même apparaît le progrès de l'humanité. Ces hommes obscurs, cette petite colonie d'humbles rêveurs s'occu- pent assidûment des mêmes problèmes que se propo- saient, dans leurs magnifiques loisirs, quelques-uns des premiers citoyens de Rome. La vérité est descendue, ou plutôt l'homme s'est élevé pour se rapprocher d'elle. C'est la pensée que fait naître le premier ouvrage d'Augustin, qui rappelle, non par l'intention, mais par le titre et la forme, les Académiques de Cicéron. Il y combat le scepticisme avec une affirmation bien plus confiante et plus absolue que ne l'avait fait l'orateur romain. Jl ne veut pas seulement rectifier et modérer le doute; il a besoin de le détruire, pour élever sur la certi- tude morale la conviction religieuse. Ce livre est donc le préambule de son apostolat et de sa vie nouvelle; et cet apostolat, cette vie, se consacre, non pas à quelques hautes spéculations réservées pour les sages, mais à l'é- ducation de tous par les mêmes vérités. Ce qu'il com- mence ainsi dans ses trois livres contre les Académie ciens, il le développe et l'achève dans ses dialogues sur la vie heureuse et sur l'ordre, c'est-à-dire la Providence. Les pensées de ces diflérenls entretiens s'enchahicnt et tendent au même but. Augustin adresse le premier de ces ouvrages au pro- tecteur de sa jeunesse, à Komanien, que des malheurs ^venaient d'atteindre, et privaient d'une partie de la for- tune dont il avait fait un si noble usage. Il l'en console, ou plutôt il l'en félicite. « Ce qui t'appartient, lui dît-ii % « Sanct. iugiist. Ojjcr. t. î,p.!25i. • 22 386 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « c'est d'avoir toujours désiré ce qui est bienséant et (( honnête, d'avoir mieux aimé être généreux que riche, « et juste que puissant, de n'avoir jamais fléchi devant « l'adversité, ni devant la méchanceté. C'est là ce je ne « sais quoi de divin qui sommeillait en toi, dans la douce « langueur de ton heureuse vie, et ce que, par de dures « épreuves, une secrète providence a voulu ranimer. € Réveille-toi, réveille-toi, je t'en prie 5 tu te féliciteras, « crois-moi, que, par aucune des prospérités qui capti- « vent les hommes imprudents, les biens de ce monde ne « t'aient séduit. Ils travaillaient à me tromper moi-même <( au milieu de tous mes discours, si un mal de poitrine « ne m'avait forcé d'abandonner ma vaine profession, <( et de me réfugier dans le sein de la philosophie. C'est « elle maintenant qui, dans ce loisir que nous avions « vivement souhaité, nourrit et fortifie mon âme. C*est « elle qui m'a délivré de la superstition, où je t'avais « entraîné; car c'est elle qui m'enseigne qu'il ne faut « rien adorer, ou plutôt qu'il faut tout mépriser de ce qui est vu par les yeux mortels et touché par les sens. « C'est elle qui promet de prouver clairement le vrai « Dieu, le Dieu caché, et qui déjà daigne nous le mon- û trer, comme à travers des nuées lumineuses. » Cette dédicace ne suffit pas à Famitié d'Augustin. Dans la suite de l'ouvrage, en tête du second livre, il revient à fexpression des sentiments qui l'unissent à Romanien, des services qu'il en a reçus, de la reconnaissance qu'il lui porte, depuis le moment où, jeune et pauvre, il allait, avec son secours, étudier au loin, jusqu'à ce temps de retraite et de loisir dont il jouit maintenant, a Tous les t du de- « voir. Tu rends les maîtres indulgents pour les esclaves^ (( par la considération du grand Dieu, père commun de « tous. Tu réunis les citoyens aux citoyens, les nations c( aux nations, et tous les hommes entre eux au nom de e le dégradait Jusqu'à la pratique de cou- . ~ . AU QUATRIÈME SIÈCLE. 433- pables mystères analogues au pouvoir malfaisant qu'ils célébraient. Sans avoir connu ces derniers égarements du Mani- chéisme, Augustin en avait du moins épuisé les rêveries, les recevant, avec une crédulité inquiète, comme des réponses à ses doutes philosophiques, plutôt que comme des règles pour sa foi, et bientôt fatigué d'y croire et impuissant à croire autre chose. De là sa plainte d'avoir été accablé par cette secte, sous de tels amas de fables futiles, que si la passion de découvrir le vrai ne lui avait obtenu le secours divin, il n'aurait pu se relever de cet abîme et respirer de nouveau dans une libre recherche : courte et belle peinture, où se trouvent en quelque sorte exprimées les conditions mêmes du problème à résoudre, l'aspiration vers la vérité, la nécessité du secours divin, la puissance de l'âme, c'est-à-dire toutes ces questions de la liberté spirituelle et de la grâce, qu'Augustin ne traite qu'en partie dans ce premier ouvrage, et qui fu- renf une des grandes controverses de sa vie! La doctrine de Pélage n'avait pas encore agité l'Église. Sans défiance d'une erreur qui n'était pas née, et voulant surtout établir le libre arbitre de l'homme, Augustin employa, pour le définir, plus d'une expression, dont Pélage-abur^i dans la suite, comme d'un témoignage anticipé à l'appii de son altière doctrine. Mais, en dehors de ces spéculations de la théologie, apparaissent les grandes et premières données du pro- blème philosophique, la réalité et l'évidence de la loi morale, l'aptitude naturelle de l'âme à la discerner, su liberté inséparable de son intelligence, sa responsabilité qui résulte de l'une et de l'autre. Augustin traite ces points divers d'um manière qui n'est pas neuve, pour nous, sans doute, et qui ne l'était pas pour les disciples de Platon ; mais quel enseignement que toutes ces pensées de lu 434 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE sagesse antique devenant la préparation au culte nou- veau! Épictète avait dit : « Se faire des idées droités sur « les dieux est le commencement de la piété, » expli- quant ainsi comment la raison, chez les païens, corri- geait les croyances qu'elle semblait garder. Augustin, qui cite cette parole, l'applique à la justification des voies de la Providence et à la défense de la justice et di la bonté de Dieu, dans la liberté de l'homme. Dieu est juste, parce que la loi est évidente, autant qu'elle est vraie. Cela conduit d'abord Augustin à cette grande théorie des idées éternelles, où il remontait toujours, et dont le christianisme était pour lui la vivante image. Ce n'est pas la prohibition, ce n'est pas même le dom- mage qui constitue le mal; il existe en lui-même; et ni le silence de la loi, ni le consentement de celui qui souffre ce mal, n'en changerait le caractère; il est tout entier dans l'infraction à la vérité absolue. De là, natu- rellement, la distinction entre la loi divine, c'est-à-dire la vérité absolue, et la loi temporelle, l'une qui ne change ja- mais, l'autre qui doit être obéie, jusqu'à ce qu'elle soit changée, au nom de la première. Il fait même, en passant, une application de ce principe au gouvernement des peu- ples, dont la forme plus ou moins libre lui paraît devoir dépendre du degré de lumière où ils sont parvenus, de telle sorte que leur droit s'étend avec leur raison. Cet ordre, cette disposition régulière et calme qu'il demande à'une société, il l'exige d'autant plus de Tâme humaine prise isolément et considérée dans sa propre puissance. Son empire sur elle-même, voilà sa liberté. Cette liberté est une force et une science, la science du bonheur, comme celle de la vérité. Augustin ne les sépare pas. L'intérêt qui l'occupe est gocial, autant que religieux. En posant le principe de cette loi éternelle qui nous prescrit de détourner notre amour des choses tempo- AU QUATRIÈME SIÈCLE. 435 relies et At Télever plus haut, il résume tous les devoirs d'ici-bas comme autant de conséquences de la loi su- prême : « Que crois-tu, dit-il \ qui nous soit commandi « par la loi temporelle, si ce n'est, pour les choses quî c< sont nôtres dans le temps, de les posséder, de manière à « maintenir la paix et la sociabilité humaine, autant « qu'elles peuvent être maintenues. Ces choses sont le « corps et les avantages qui en dépendent, la santé, la d, lib, II, cap. vu. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 449 tienne était le gouvernement de ces hommes mobiles et passionnés. Tantôt elle ne faisait que corriger une cou- tume grossière; tantôt elle inspirait une admirable cha- rité : elle était à la fois, sous la dictature et la conquête, une tribune amie du peuple et la voix du censeur qui réprimait les fautes, que la loi n'atteint pas. Elle allait plus loin, s'attachant à la pensée de l'homme et élevant des natures incultes et violentes à Tidée de perfection et de sacrifice. C'est ainsi qu'Augustin fut, quarante ans, le guide de l'Église d'Hippone, et de là le consolateur de beaucoup de souffrances dans cette grande province romaine, souvent déchirée par les sectes, l'anarchie et l'invasion barbare. Hippone môme était divisée en deux partis religieux, et les Donatistes y avaient un évêque qui, dans sa com- munion, comme Valère et Augustin dans la leur, n'était pas seulement pontife, mais arbitre et juge d'une foule d'intérêts civils. Le premier acte d'Augustin, évêque, fut une avance envers lui. Se retranchant le titre qu'il ne lui donne pas, il ne met en tête de sa lettre que ces mots : «Augustin à son honorable et très-cher seigneur Proculéien ; » mais il lui propose de chercber ensemble la vérité, ou dans une discussion publique, devant des juges choisis et le peuple assemblé, ou dans une confé- rence sans témoins, ou par des lettres qui seraient lues aux fidèles des deux communions. Le combat ne fut ac- cepté sous aucune forme. Mais il faut croire que la vertu d'Augustin adoucissait, près de lui, ceux que ses écrits • combattirent tant de fois ailleurs; car la violence des sectes troubla rarement Hippone. Aimé de tous, infati- gable dans la charité, comme dans l'élude, il veillait à l'éducation des jeunes enfants, au soulagement des pau- vres, à la paix de la Cité, en même temps qu'il travail- lait pour la chrétienté d'Occident. Il ne quittait jamais 450 TABLEAU DE L^ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Hippone pour longtemps ; mais de ce modeste asile ses regards se portaient sur TAfrique et sur le monde. Rien ne peut donner l'idée de cet ardent apostolat : prédica- tion morale, traités dogmatiques, controverses avec les sectaires, les docteurs de sa conoimunion et les païens, il suffisait à tout. Nous avons parlé de ces discussions avec le solitaire de Bethléem, et de Tespèce de trêve que lui demandait ce puissant contradicteur. Près de lui, Augustin trou- vait d'autres luttes, sans cesse renaissantes. Dans ce siècle, où tout le monde était passionné de théologie, la petite ville d'Hippone, habitée par des mariniers indi- gènes et des familles romaines, devenait un amphi- théâtre scolastique, où quelque docteur manichéen se présentait, pour entrer en lice contre le célèbre évêque. C'était un grand spectacle. Le peuple y assistait avec curiosité. Des greffiers publics recueillaient les objec- tions et les réponses. Ce qui se passait à Hippone se renouvelait dans d'au- tres villes d'Afrique, Augustin avait sur divers points de la province romaine des amis et des correspondants, qui ne sont pas indignes de lui, et qui font comprendre cette civilisation qu'avaient propagée Rome et l'Évangile. Ce n'étaient pas seulement quelques évêques instruits en Italie, ou quelques grands officiers, un proconsul, un tribun militaire apportant à Carthage l'esprit de la cour de Milan, et des grandes familles de Rome 5 ce n'étaient "pas seulement quelques hommes élevés avec Augustin, ou formés dans son Église, Nébride, dont il eut sitôt à déplorer la perte, Alype qui fut évêque de Tagaste et sans cesse près de lui, Évode qui, longtemps après leurs doctes entretiens, lui posait dans ses lettres de nou- veaux problèmes sur Dieu et la raison, Possidius le té- moin de sa vie et appelé à l'épisco^rat dangereux d'une AU QUATRIÈME SIÈCLE. 451 ville encore idolâtre. En dehors de ces rangs et loin de Carthage et d-Hippone, à Milève, à Constantine, presque dansions les diocèses qui couvraient l'Afrique romaine, il se conservait trace de science; il y avait dans Tévêque et dans quelques prêtres romains ou schismaliques un goût d'études spéculatives* C'était l'œuvre de la contro- verse religieuse, entée sur la civilisation romaine et devenue l'éducation presque générale. Dans ces villes de la Numidie, dont la victoire re- trouve aujourd'hui l'enceinte marquée par des ruines, étaient ordinairement réunis des indigènes gardant leur vieille langue comme une liberté dernière, des Grecs amenés de loin par la navigation et le commerce, ou venus de la Cyrénaïque par l'intérieur du pays, des Juifs qui se croyaient dans leur patrie sous ce ciel brûlant, et. conservaient, avec leurs rites sacrés, l'usage encore in- tact de leur idiome national ; enfin des Romains d'Afrique issus d'anciens colons. Au milieu des constructions du pays qui portaient ce nom de mapalia^ que leur donne Virgile, s'élevaient, comme le signe de la conquête, les gradins du Cirque, le Prétoire, quelques temples aux divinités de Rome ou de l'ancienne Afrique, et à Ma- daure les statues des dieux encore debout sur la place publique, puis réglisc chréliennc, et presque toujours j deux églises partagées entre deux communions dissi- dentes. Dans l'une d'elles, souvent un débat s'engageait entre l'évêque et quelque docteur étranger. Augustin, dans ses missions hors d'Hippone, rencon- tra plus d'une fois cette épreuve et la soutint devant-un auditoire partial et tumultueux. Quelque chose de l'in- térêt profond qui, dans la France du dix-septième siècle, attachait aux controverses religieuses les esprits les plus élevés d'une société polie, occupait avec plus de véhé- mence les habitants d\nic ville d'Afrique, ou plutôt 452 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE l'attrait qu'ont aujourd'hui tant d'âmes pour ces gués- lions dominait alors, mais sans partage, sans autre soin social et comme le seul enseignement, la seule passion du temps. A ces éléments de lutte intellectuelle, que la division des sectes jetait dans la province romaine d'Afrique, il faut joindre les débats intérieurs qui s'élevaient dans son Église; l'influence des monastères y commençait, et elle entraînait des abus à réformer. L'ardeur d'imagination tournée en austérité qui, sous le ciel d'Egypte et de Syrie, dévouait tant d'hommes à la contemplation et à l'ascétisme, ne devait pas être moins puissante en Nu- midie. Il ne s'était pas cependant formé dans les sables du désert une autre Thébaïde; et les hauteurs de l'Atlas ne recélaient pas de solitaires comme les montagnes voi- sines d'Antioche. Mais des couvents s'établissaient dans les villes ; et à Carthage, cette Rome d'Afrique, ils étaient nombreux. Dans quelques-uns, les religieux vivaient du îravail de leurs mains, selon le précepte de l'apôtre lit- téralement interprété : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger; » mais dans d'autres, ils étaient oisifs et voulaient vivre d'offrandes, alléguant ces paroles de l'Évangile : « Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas; et les lis des champs : ils ne filent pas. » Les laïques même prenaient part à cette question du travail ou de l'oisiveté des moines; et leurs débals violents troublaient l'Église de Carthage. Augustin, à la prière de l'évêque. écrivit pour blâmer une erreur de discipline, que con- damnait sa vie entière. A cette pieuse paresse il oppose îes rudes occupations de l'épiscopat chargé de tant de soins, de l'embarras de tant d'affaires à concilier, ou à juger. S'il est exempt lui-même de cette tâche qu'il impose aux cénobites, combien ne la préférerait-il pas à 'a sienne! combien n'aimerait-il pas mieux quelques AU QUATRIÈME SIÈCLE. 453 heures de travail matériel, et le reste du temps libre pour la prière et la lecture! Mais ce qu'il combat surtout avec une vivacité d'ex- pression qui rappelle les âpres censures de saint Jérôme, c'est la fainéantise des moines errants, qu'on s'étonne de voir ainsi multipliés, et ainsi décrits, à cette époque de ferveur primitive, et en présence de sectes rivales, dont la censure ne devait rien pardonner. Augustin re- doute C3t exemple pour l'honneur de la vie religieuse, qu'il voudrait propager par toute TAirique \ « Serviteurs <( de Dieu, dit-il en s'adressant à l'évêque Aurèle et aux (( religieux qu il représente, soldats du Christ, mécoii- « naissez-vous les ruses de l'insidieux ennemi qui a « dispersé en tout lieu, sous l'habit de moines, tant c( d'hypocrites parcourant les provinces, sans mission, « sans résidence, ne s'arrclant nulle part? Les uns por- « tent des reliques de martyrs, ou prétendues telles, et « les fontvaloir; d'autres vantentleurs amulettes et leurs « préservatifs; d'autres, ne se faisant faute de mentir, u racontent qu'ils ont des parents et des proches dans « telle ou telle contrée, et qu'ils vont les visiter. Tous « demandent, tous exigent qu'on leur donne, ou pour « subvenir aux besoins de leur pauvreté lucrative, ou « pour récompenser leur feinte vertu. » Mais le grand combat d'Augustin, la lutte de sa vie entière était contre les sectes. Celle qui, par ses bizarres doctrines, s'éloignait le plus de la foi clirétienne, tout en lui dérobant, comme plus tard le mahométisme, une partie de ses traditions, le Manichéisme, qu'on vit ailleurs et dans d'autres temps pousser aux plus grandes vio- lences ses fanatiques sectateurs, était alors paisible en Afrique. 11 y formait plutôt une société mystique qu'une religion populaire. La hiérarchie de ses élus, astreinte à la diète pythagoricienne, semblait par quelques-unes 454 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE môme des rêveries, dont elle était préoccupée, incliner à un esprit de douceur et de paix. Elle recherchait les discussions savantes, en y portant Té^ gance et la subtilité qu'Augustin avait remarquées dans la parole de Faustus. D'autres exemples prouvent que le Manichéisme avait d'habiles interprètes même parmi les simples auditeurs. Mais c'était surtout contre ses prêtres que discutait Augustin. Rien n'expliquera mieux que le titre seul d'une de ces conférences à quel point la rigueur des anciens édits de l'empire était oubliée, et la libre dis- cus'sion publiquement reconnue. « Le cinq des calendes de septembre, sous le consulat des hommes très-illustres Arcadiiîs Auguste, consul pour la seconde fois, et Ruffîn, cette discussion a été soutenue contre Fortunat, prêtre des Manichéens, dans la ville du territoire d'Hippone, dans les bains de Sossius, en présence du peuple. » Quelques années après, Augustin, évêque, renouvelait la même épreuve contre Félix, autre manichéen ; et en même temps il réfutait par ses écrits d'anciens ouvrages de Manichée ou de ses premiers disciples, et un li^Té de Faustus contre le christianisme. Les objections de ses adversaires ou recueillies aux débats, ou transcrites de leurs ouvrages ne sont pas, sauf la vérité, trop infé- rieures à ses réponses, pour la méthode, l'expression et même la connaissance des livres saints. îl y avait donc dans cette secte si erronée dès l'origine, et si dégradée au moyen âge, un degré de culture savante, que la per- sécution étouffa dans la suite. Augustin, tout la com- battant avec force, en reprochant des foiies à sa doctrine et des vices honteux à quelques-uns de ses affdiés, a par moment quelque retour d'intérêt et d'indulgence pour des erreurs qu'il a partagées. D'autre part, les manichéens, tout en accusant sa désertion, l'admirent et le regrettent; mais, ils lui reprochent de défigurer leo* AU QUATRIÈME SIÈCLE. 455 doctrine et même d'altérer le christianisme, dont ils se prétendent les plus véridiques interprètes : a Tu te fâ- ^« ches contre la vérité, lui écrivait Tun d'eux, comme Hortensius contre la philosophie. En lisant et en reli- « sant tes écrits, j'ai trouvé partout le grand orateur, et « presque le dieu de l'éloquence ; je n'ai trouvé nulle « part le chrétien. Je t'ai vu armé contre tout, en n'af- (L firmant rien. Enfin, je ne puis le taire à ta sainteté « très-patiente, tu m'as paru, et c'est un fait assuré, « n'avoir jamais été manichéen, n'avoir pu connaître les c< dogmes secrets de ce et poursuivre sous le nom « de Manichée, Annibal ou Mithridate. Je Tavoue, les « marbres dont resplendit le palais de la famille Anicia « brillent de moins d'art et d'élégance que tes ouvrages. <( Si tu voulais te mettre d'accord avec la vérité, quel orne- « ment tu serais pour nous ! » La naïveté de ce langage est instructive : on y voit, qu'à part même la croyance reli- gieuse, ce qu'il y avait de sobre et de sensé dans la philo- sophie d'Augustin, déplaisait aux imaginations ardentes des manichéens. Pour eux, celui qui rectifie le doute illimité, mais admet l'examen, est sceptique. Évidem- ment, c'est le débat de Yilluminisme contre la religion, Augustin combattit cette secte une grande partie de sa vie ; et il n'est presque aucun de ses ouvrages, où il ne se souvienne du Manichéisme, pour le réfuter, ou pour se prémunir contre toute opinion qui en approche. Sa doctrine de la grâce est une réponse à l'erreur fonda- mentale des manichéens. Son livre contre Faustus est une défense méthodique du christianisme dont cet ha- bile rhéteur de Milève acceptait les monuments et niait la doctrine. Les objections extraites de son ouvrage et les réponses se suivent comme dans un débat public; et elles remettent sous nos yeux dans sa plus vive image, ce libre conflit de croyances où s'agitaient les esi^rils eii 456 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE Afrique, au quatrième siècle. Augustin semble s'y plaire,, comme Bossuet dans les controverses de son temps ; et quoiqu'il ait eu plus d'une fois à défendre la ville d'Hip- pone de quelque invasion manichéenne, il n'invoqua, jamais, pour la repousser, d'autre force que la discussion. Plus nombreux et plus puissants, les Donatistesensm- glantèrent souvent l'Afrique, où leur secte était née, et où elle se renfermait, comme une passion locale, comme une haine renouvelée de Carthage contre Rome. On est tenté de croire à cette lutte instinctive, quand on voit dès. l'origine l'ardent apologiste du christianisme Ter- tullien, se séparer si volontiers de l'Église romaine, et la résistance à la chaire pontificale se mêler à Torthodoxie même du martyr saint Cyprien. La première dissidence des Donatistes ne portait également sur aucun des dogmes de la foi; elle était une prétention d'orgueil et de sévérité plutôt qu'un dissentiment de croyance. Elle commença par une protestation contre quelques évêques, qui, dans des temps de persécution, avaient livré le dé- pôt des Écritures saintes, et n'avaient pas été pour cette faiblesse irrévocablement condamnés parla sage indul- gence de Rome. Deux hommes du nom de Donat, l'un évêque de Calame, et appuyé sur le crédit d'une femme riche et puissante de Carthage, l'autre devenu évêque de cette ville, étendirent successivement ce schisme qui d'abord était la lutte des rigoristes contre les modérés. Bientôt, quoique accusé d'avoir aussi dans son sein des hommes qui avaient cédé dans les jours d'épreuve, ce parti divisa toute la province. Lorsque la puissance impériale eut changé de culte et substitué la faveur pour les chrétiens à la persécution, \e^I)07iatistes^i^diV une destinée commune aux opinions extrêmes, se trouvèrent encore ses adversaires. Con- stantin, en les frappant de restrictions et d'amendes, les AU QUATUIÊME SIÈCLE. A'JI fortifia. Leur schisme devint, par moments, une guerre civile. Enlevées par des édits, reprises par des émeutes, leurs églises finirent par leur être laissées. Et cette secte, si voisine de la communion romaine que ses affiliés ve- naient demander l'appui d'Augustin contre le Mani- chéisme, demeurait profondément séparée de l'Église, dont elle avait tous les dogmes. Prétendant qu'elle avait seule par la fermeté de sa dis- cipline gardé le dépôt de la vérité, et qu'elle ét ait l'Église universelle, elle nommait un évêque de Rome, et le faisait résider à Rome, comme le représentant de son droit absolu ; en même temps, par une autre conséquence extrême de son principe, elle baptisait de nouveau tout chrétien qui passait dans ses rangs. Bientôt, et du temps même d'Augustin, les Donatistes comptèrent en Afrique non pas autant de sectateurs, mais autant d'évêques qu'en avait l'ÉgHse romaine. Telle était leur puissance, et le fonds d'orthodoxie conservé par eux que ceux de leurs évêques qui revenaient à l'unité, étaient admis avec leurs titres, leurs honneurs et sans ordination nouvelle. Mais cet exemple était rare-, et les deux communions rappro- chées par le symbole, divisées par la discipline, quel- quefois en présence dans un orageux concile, plus sou- vent assemblées à part, luttaient sur presque tous les points de l'Afrique. Cette rivalité n'était ni toujours, ni partout la même. Les Doiiatistes subdivisés eux-mêmes en sectes diverses, et invoquant parfois les rigueurs de l'empire contre ceux qui se détachaient de la secte prin- cipale, avaient dans leur sein, comme tous les partis, des hommes éclairés et des hommes violents. Les premiers, qui se composaient de beaucoup de membres de ce clergé si nombreux et de riches citoyens des villes, sou- tenaient des discussions, écrivaient des livres, et s'atta- chaient surtout à montrer que leur dissidence n'était 458 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE pas une Iiérésie. Mais à côté de ces hommes, et jusque dans répiscopat donatiste, il y avait des esprits ardents à la vengeance ; et ils trouvaient pour instrument tout un peuple en qui les souvenirs de la persécution, Tani- mosité nationale et l'ardeur du ciel d'Afrique avaient excité au plus haut degré l'emportement des haines re- ligieuses. C'étaient ceux qu'on nommait circoncellionsy comme pour exprimer énergiquëment par un mot cette guerre de Barbares rôdant autour des demeures qu'ils incendient. Ces hommes, presque tous laboureurs ou pâtres des villages de Mauritanie et de Numidie, n'avaient qu'un fanatisme farouche entretenu par les discours de quel- ques prêtres plus féroces que leurs ignorants sectateurs. A certaines époques, ils abandonnaient par troupe leur demeure, erraient dans les campagnes, dévastaient les propriétés de la secte dominante, et quelquefois mas- sacraient les prêtres catholiques qui tombaient dans leurs mains. Ils se croyaient alors visités par l'esprit divin, et prenaient leurs meurtres pour des holocaustes agréables à Dieu. La rigueur des lois, et même la cruauté des soldats romains, ne pouvait rien sur ces hommes; on les tuait, sans les émouvoir. Ils se vantaient du nombre de leurs saints. Souvent, parmi eux, des hommes et même des femmes se donnaient la mort par le fer, ou en se pré- cipitant, comme pour devancer le martyre. Augustin passa la plus grande partie de sa vie à com- battre la doctrine des Donatistes, et quelquefois invoqua contre eux les édits et les magistrats. Il veut cependant toujours que l'on s'abstienne à leur égard de la peine de mort, lors même qu'ils ont répandu le sang de leurs adversaires. Tel est le vœu qu'il a consigné dans une IcUre au Tribun de la province vœu mémorable qui AU QUATRIÈME SIÈCLE. 459 , mériterait d'être inscrit dans notre législation mo- derne. Augustin \ au tribun Marcelliny tres-auguste seigneur et très-cher fils, salut en Dieu. « J'ai appris que ces circoncellions, et ces clercs du « parti donatiste, que l'autorité publique avait transférés « de la juridiction d'Hippone à votre tribunal, avaient « été entendus par votre excellence; et que la plupart d'entre eux avaient avoué l'homicide qu'ils avaient « commis sur le prêtre catholique Restitute, et les bles- « sures qu'ils ont faites à Innocent, prêtre catholique, « en lui crevant un œil et en lui coupant un doigt. Cela « m'a jeté dans une grande inquiétude que votre excel- « lence ne veuille les punir avec toute la rigueur des (( lois, en leur faisant souffrir ce qu'ils ont fait! « Aussi j'invoque par cette lettre la foi que vous avez « en Jésus-Christ; et, au nom de sa divine miséricorde,,* « je vous conjure de ne point faire cela, et de ne point « permettre qu'on le fasse. Quoique nous puissions en « effet paraître étrangers à la mort de ces hommes qui « sont soumis à votre jugement, non sur notre accusa- « tion, mais sur Tavis de ceux auxquels est confié le soin (( de la paix publique, nous ne voulons pas que les souf- « frances des serviteurs de Dieu soient vengées, d'après flc la loi du talion, par des supplices semblables. Non (( que nous voulions empêcher qu'on ôte aux hommes « coupables le moyen de mal faire ; mais, nous souhai- te tons que ces hommes, sans perdre la vie, et sans êtrç (( mutilés en aucune partie de leur corps, soient par la « surveillance des lois, ramenés, d'un égarement în- « rieux , au calme du bon sens , ou détournés d'une * Sanct. August. Oper, t. ï, p. 596. 460 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « énergie malfaisante, pour être employés à quelque « travail utile. Cela même est encore une condamna- « tion : mais peut-on ne pas y trouver un bienfait plutôt « qu'un supplice, puisqu'en ne laissant plus de place à c( Taudace du crime, elle permet le remède du repentir? « Juge chrétien, remplis le devoir d'un père tendre ; « dans, ta colère contre le crime, souviens-toi cepen- « dant d'être favorable à Thumanité; et en punissant « les attentats des pécheurs, n'exerce pas toi-même la « passion de la vengeance. » Augustin terminait cette lettre touchante par des rai- sons prises dans l'intérêt du christianisme, et qui lui commandaient la douceur : « J'atteste, disait-il, que cela « seul est utile, est salutaire à l'Église catholique ; ou « pour ne point paraître sortir de ma juridiction, je l'at- c< leste du moins de l'Église d'Hippone. Si tu ne veux « pas écouter la prière d'un ami, écoute le conseil d'un c( évêque. » 11 adressait pour le même sujet une lettre non moins expressive au proconsul d'Afrique. « Épargne, ce lui disait-il, ces coupables convaincus; laisse-leur la « vie et le temps du repentir. » Cependant le même homme qui a écrit ces belles pa- roles en h\eur des Circoncellions coupables, approuva ' les rigueurs, les prohibitions, les amendes employées pour convertir à la religion les Donatistes même paisi- bles. Il répéta ' dans ses controverses, et dans ses let- tres, qu'il était bon de forcer les hommes à sortir d'er- reur. Il justifia les décrets des empereurs à cet égard, et vanta ^ les conversions arrachées par de telles vio- lences. Nous ne rappellerions pas cette triste doctrine, ^ Sanct, August, Oper. t. IV, p. 78. « Ibidem, t. IV, p. 595. » Ibidem, t. IX, p. 213. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 461 si, dans le dix-septième siècle, rintolérance religieuse ne s'en était fait un argument et une autorité. En présence de ces sectes chrétiennes, tyranniques ou persécutées, le paganism-e conservait dans l'Afrique d'assez nombreux adorateurs. Il avait encore, malgré les édits impériaux, des temples, des prêtres et des sacrifi- ces. Quelques-uns de ces rites ' empreints de la barbarie punique, se liaient à des souvenirs antérieurs à la con- quête romaine, et se conservaient dans plusieurs villes, comme un reste d'indépendance et de patriotisme. Les païens d'Afrique donnaient aux chrétiens même natio- naux le nom de romains^ et cela seul explique la rési- stance à un culte qui semblait celui du vainqueur. Grossier et féroce dans la foule, ce paganisme s'était fort épuré dans quelques hommes plus instruits; et les ouvrages d'Augustin nous offrent à cet égard de cu- rieux monuments. Moins occupé des païens que des Do- natistes, il eut cependant des discussions fréquentes avec les premiers, il les recevait même à sa table; et le goût des sciences le rapprochait de quelques-uns de ces hommes zélés pour la philosophie grecque, et l'é- rudition mythologique. Leurs lettres conservées parmi les siennes sont un cu- rieux témoignage. Un savant grammairien de Madaure, Maxime, "lui écrivait, pour expliquer son paganisme, et donner un sens philosophique aux fables dont il était charmé : « Qu'il existe , dit-il - , un Dieu souverain , « sans commencement, sans postérité, qui est comme « le père tout-puissant de la nature, il n'est personne « assez déraisonnable, assez aveugle pour ne pas le re- « connaître avec certitude ; eh bien ! les vertus de ce ^ Sanct. August, Oper, t. IV, p. 78. » Ibidem, L II, p. 19. 462 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « Dieu répandues dans l'œuvre de la création, nous les <( invoquons, sous des noms divers, parce que nous « ignorons le nom propre qui lui convient à lui-même. « En effet, le mot Dieu est un nom commun à tous les c< cultes; ainsi, tandis que nous adressons à des parties c< de ce grand être différents hommages, nous parais- c< sons Tadorer tout entier. » A ce langage élevé le phi- losophe de Madaure mêle un reste du dédain littéraire, dont s'étaient armées les écoles païennes contre le culte nouveau. 11 répugne aux noms peu poétiques de quel- ques saints honorés dans les églises de Numidie. Il s in- digne à l'idée de voir préférer à Jupiter foudroyant Mygdon^ à Junon^ à Minerve^ à Venus, à Vesta Sanaes, à tous les dieux immortels l'archi-martyr iVa/?2pAan/ow. Les honneurs qu'on rend à leurs tombeaux lui semblent des apothéoses décernées à des coupables ; et quand il voit des insensés abandonner les temples et négliger les mânes de leurs ancêtres pour ce culte profane, il re- connaît, dit-il, le présage du poëte : Rome, devant ses dieux, a juré par les ombres.. « Il croit voir renaître cette guerre d'Actium, où les « divinités monstrueuses d'Égypte lançaient contre les « dieux romains des traits qui ne pouvaient les attendre.» Malgré cette illusion de rhéteur prêtant à des souvenirs d'étude la puissance d'une conviction religieuse, il hé- site, il s inquiète ; et il consulte Augustin, qu'il appelle un sage, et dont il semble tout à la fois invoquer et cr^iindre le génie. Il le prie de mettre de côté son élo- quence, ses arguments empruntés à l'école de Chrysippe, sa dialectique qui ne laisse de certitude à personne, et de lui faire connaître en réalité quel est ce Dieu que les chrétiens revendiquent pour eux seuls, et qu'ils voient ÂU QUATRIÈME SiÈCLE. 463 présent dans leurs mystérieux sanctuaires. « Pour nous, « dit-il \ avec un retour d'orgueil païen, nos dieux, <« nous les adorons au grand jour, au vu et au sii de tous « les mortels ; nous les rendons propices par de gracieu- « ses offrandes; et nous tâchons que notre culte soit « connu et approuvé de tous. Mais je suis trop vieux (i pour m'engager dans ce combat, et je m'en rapporte volontiers à la sentence du poëte de Mantoue : « Trahit sua quemque voluptas. » « Cependant je ne doute pas, homme illustre, déser- « teur de ma religion, que cette lettre, si par hasard elle « tombe dans des mains étrangères, ne périsse par les «flammes, ou de toute autre manière; s'il en arrive a ainsi, on aura détruit un papier, et non ma doctrine, « dont l'original subsistera dans tous les cœurs religieux. « Puissent te conserver les dieux, par l'entremise des- cc quels, nous tous mortels qui habitons la terre, wom a honorons et nous adorons, sous mille modes divers, et « dans une discordante harmonie, le père commun des « dieux et des mortels ! » Malgré la gravité de ces der- nières paroles, Augustin trouva la lettre peu sérieuse; il ne s'arrête pas à cette profession de foi théiste, ca- chée sous le superstitieux respect des fables qu'avait consacrées l'antique poésie; et il répond aux raisonne- ments et au dépit du vieux lettré avec cette supériorité * qui permet l'ironie. Quant à la dérision jetée sur la ru- desse obscure ef barbare de quelques noms chrétiens, il la renvoie sans peine à tant d'ignobles déités du paga- nisme romain : et puis, comme il l'indique, la vulgarité de ces noms qui blessait le savant attirait la foule; c'é- taient pour elle des patrons indigènes et populaireSc * Sanct, Aîigust. Oper, t. ÏI, p. 20. 464 TABLEAU DE l/ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « Pouvais-tu bien, dit-il S t' oublier toi-même à ce point « qu'homme africain, écrivant pour des Africains, lors- « que tous dëux nous sommes en Afrique, tu croies de- c< voir repousser outrageusement les noms puniques? Si « en effet nous voulons interpréter ces mots, Nampha- « nion ne signifie-t-il pas un messager de bonne nou- « velle? » Et par ce seul exemple il montre ce qui reste caché dans une foule de détails du même temps, com- bien Tunité du christianisme servait souvent à consoler de Tunité de l'empire, et rendait aux différents peuples confondus par la conquête des souvenirs distincts et na- tionaux, qu'ils ne pouvaient trouver ailleurs. Augustin ne combat pas moins facilement Tobjection du rhéteur de Madaure contre le secret dont s'entourait le culte chrétien. Il y oppose les initiations furtives de quelques cérémonies païennes, et la publicité honteuse de quelques autres, telles que les célébraient alors même sur les places publiques les décurions et les primats de la ville de Madaure. Mais n'espérant pas sans doute vaincre les illusions opiniâtres de Maxime, il s'abstient de répondre à sa ques- tion principale, et n'essaye pas de révéler le dogme à qui semble si peu préparé pour le recevoir. « Sache seule- « ment, lui dit-il % pour que tu n'en ignores et que tu « ne sois pas entraîné à des insultes sacrilèges , que les <( chrétiens catholiques, dont l'Église est établie même c< dans votre ville, ne rendent de culte à aucun mort, c< et n'adorent comme divinité rien de ce qui a été fait a et créé par Dieu, mais Dieu seul, qui a fait et créé c< toutes choses. » • La discussion s'arrêta là sans doute entre le prêtre ' Sancl. Âugmt. Oper, t. II, p. 2î. ^ Ibidem, p. 22. AU QUATRIÈME SIECLE. 465 chrétien et le vieillard trop charmé de sa langue païenne pour la désapprendre. Bien des années après , malgré la rigueur croissante des édits impériaux , la ville de Ma- daure, dans ses magistrats et dans son peuple, était en- core attachée au polythéisme ; mais elleaimait et révérait Augustin, jadis élève de ses écoles et maintenant évéque célèbre dans toute l'Afrique. Une lettre écrite au nom de ses habitants pour lui recommander un d'eux, le sa- luait de ces mots * : « A notre père Augustin, salut éter- c( nel dans le Seigneur ! » Mais cette expression et quelques autres, qui lui avaient paru d'abord l'annonce d'une conversion publique, n'étaient qu'une imitation des formes déjà dominantes. Augustin le sentit avec douleur, sans être moins favorable à ceux qu'il appelait ses parents et ses frères ; et sa réponse est une exhor- tation fervente à l'abandon d'un culte désormais sans €xcuse devant le monde, et « contre lequel, dit-il % les « puissances du siècle, qui jadis persécutaient les chré- « tiens par zèle pour les idoles, tournent maintenant « leur colère et leurs lois. » A côté de cette philosophie du paganisme, mêlée aux souvenirs littéraires de Maxime de Madaure, on peut voir la mysticité du même culte dans les confidences d'un autre contemporain , auquel Augustin avait demandé quelques détails sur sa croyance. Il se nommait, d'un nom romain, Longinien, était prêtre des dieux dans la province d'Afrique, mais appartenait à cette école de po- lythéisme, plus orientale que latine, qui sous Julien avait voulu ranimer le sacerdoce païen par un mélange de tra- ditions antiques et d'ascétisme contemplatif. Rien n'in- dique pour nous quel lieu il habitait, Carthage ou quelque * Sanct. AuQUsU Oper. t. II, p. 841. • Ibidem, p. 841. 466 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE ville de Numidie ; mais nous voyons par la lettre que lui écrit Augustin, et par sa réponse, qu'ils avaient eu plus d'un entretien sur les questions religieuses. C'est donc un nouvel exemple du degré de culture morale et de lumières conservé loin de Rome et dans les rumes mêmes du culte déchu. C'est en même temps un pré- cieux témoignage de ce commerce paisible d'idées, de ce désir d'union dans la vérité qui rapprochait de no- bles âmes séparées de toute la distance d'un grand culte à un pieux effort de libre méditation. Voici comment s'écrivent l'un à l'autre ces deux hommes : A Longinien^ Augustin. « On cite ce mot d'un ancien que pour ceux qui veu- « lent avant tout être hommes de bien, le reste de la « science est facile. Cette maxime, qui est de Socrate, si «je me souviens exactement, avait été précédée dès c( longtemps par la maxime révélée, qui enseigne briè- ^ vement et tout ensemble à l'homme l'obligation d'être « bon et la manière de l'être : Tu aimeras ton Dieu de « tout cœur^ de toute âme, de toute pensée^ et ton pro-- u chain comme toi-même. Pour qui est pénétré de ce « précepte, il ne s'agit pas de trouver facile le reste de la « science ; toute la science utile et nécessaire est ac- « quise. Comme je crois donc avoir vu dans la sincérité « de tes entretiens avec moi que tu veux avant tout être « homme de bien , le Dieu meilleur que tout et de qui 5 l'âme humaine reçoit la bonté, j'ose te demander com- « ment tu juges qu'il faut l'adorer ; car sur le devoir i même de l'adorer je connais déjà ton sentiment. * Sanct, August. Oper. t. Il, p. 843. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 467 « Je demande aussi ce que tu penses du Christ, car je a sais que tu n'en tiens pas peu de compte; mais, crois- se tu qu'on ne peut arriver à la vie heureuse que par la « voie qu'il a montrée; et, sans refuser de le suivre, * « tardes-tu seulement? Où penses-tu qu'il existe soit « une, soit plusieurs autres voies pour arriver à ce bien si précieux ? voilà ce que je désire savoir, sans « être importun, je pense; car je t'aime pour le motit a que j'ai dit ; et je crois , non sans raison , être aimé ou à affir- « mer sur le Christ lui paraît, dit-il, un tempérament « qu'il accepte volontiers dans un païen. » Il est prêt d'ailleurs à l'instruire et à lui coi^^muniquer tous ses ouvrages ; mais, il veut auparavant éclaircir un seul point. Et alors, répétant les paroles mêmes de Longinien sur l'efficacilé des vertus morales pour s'élever vers Dieu, et en même temps sur l'emploi nécessaire des rites antiques, il rapproche ces deux idées, il en cherche toute li portée, comme si à la question qu'il* avait posée dans ba première lettre en succédait une autre plus générale et plus haute, celle que Platon avait abordée dans ÏEu- typhron, la sainteté de l'âme considérée à part des for- Bies religieuses. « Je sens dans tes paroles, ajoute-t-il « qu'à tes yeux il ne suffît pas, dans la voie qui conduit « à la Divinité, que l'homme de bien contente les dieux * par la piété, la justice, la pureté, la chasteté, la vérité ^ Sanct. August. Oper, t. iî^ p. 857. 27 470 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE « de ses paroles et de ses actes, et s'avance entouré de / I ce cortège vers le grand Dieu créateur de tout; il faut 5c encore qu'il soit épuré par les pieuses cérémonies et (( les expiations que prescrivent les rites antiques. Je <( voudrais donc savoir quelle chose, suivant toi, est à <( épurer par des cérémonies saintes dans celui dont la c( vie pieuse, équitable, pure, véridique honore les dieux, (( et par eux le Dieu unique, le Dieu des dieux. )) AlorSy insistant sur cette double contradiction d'une purifica- tion nécessaire, quand il y a pureté de l'âme, et d'une purification possible par des cérémonies, quand cette pureté n'est pas, il presse le pontife païen d'expliquer mne telle difficulté, et lui indique encore d'autres ques- tions qui s'y rapportent. « L'homme doit-il être vertueux « pour participer aux saints mystères, ou doit-il y par- « ticiper pour devenir vertueux? La vertu, quel qu'en « soit le degré, n'est-elle pas insuffisante pour atteindre « à la vie heureuse qui vient de Dieu, si on n'y joint le « secours des cérémonies saintes? Ou bien la pratique « de ces cérémonies fait-elle une partie même de la « vertu, de sorte que ce ne soit pas deux choses , et « que dans la vie honnête soit comprise la vie sancti- « fiée? » Nous n'avons pas la réponse-, mais la demande en dit assez. Il n'y avait pas seulement icî le débat amical du pontife chrétien avec l'interprète spiritualiste d'un culte idolâtre transformé, sans le savoir ; il y avait la question qui naissait dans le sein même du christianisme, et que l'ignorance a parfois obscurcie, la question de la préé» ^ninence des œuvres. La poser, c'était la résoudre ; cai pétait dire que la grandeur des pratiques religieuses es ' surtout dans les vertus qu'elles soutiennent et qu'elles consacrent. J'ai peine à croire que le païen contempla- lif, dont nous avons cité quelques belles paroles, n'eût AU QUATRIÈME SIÈCLE. 47Î pas admis cette vérité, et que sa réponse n'eût pas of- fert line affinité de plus avec la doctrine de celui, dont il sentait si profondément la vertu. Mais le peuple païen n'entendait rien à ce culte exta- tique ou rationnel auquel s'élevaient quelques âmes d'é- /:te. Persécuté, après avoir été si longtemps oppresseur^ n s'emportait à de cruelles violences. A Suffecte en Nu- midie, pour venger le renversement d'une statue d'Her- cule, les païens de la ville avaient massacré soixante chrétiens. Non loin d'Hippone, à Calame, dans une ville qui avait pour évêque l'ami et le biographe d'Augustin, Possidius, animé de la même douceur que lui, un édit de l'empereur Honorius, qui prohibait la licence des fêtes païennes, excita de grands troubles. Les païens, nom- breux dans la ville, ayant formé le bruyant cortège d'une de ces fêtes, le firent passer devant l'église : un tumulte s'éleva, et l'église fut assaillie. Sur la plainte de l'évêque demandant au conseil de la ville l'exécution de l'édit, les violences se renouvelèrent. Les membres du conseil, tous attachés à l'ancien culte, hésitaient -, et la foule, imputant aux opérations magiques des chrétiens un violent orage qui, dans l'intervalle, avait éclaté sur la rille, attaque de nouveau l'église, y met le feu, poursuit levêque et fait plusieurs victimes. L'etïroi qu'éprouvè- rent ensuite les auteurs de ce désordre, et l'intervention réclamée d'Augustin nous montrent un nouvel aspect du caractère païen à cette époque, non plus le lettré enthousiaste, ou le contemplatif, mais le vieux citoyen tenant aux anciens rites, comme à une liberté locale, et s'occupant de sa patrie plus que des questions reli- gieuses. C'est la pensée de deux lettres écrites par Nec- taire, riche habitant de la ville de Calame. Il ne nie pas les excès commis par ses concitoyens; il ne peut les ex- cuser devant la loi; mais il réclame l'indulgence, et croit 472 TABLEAU DE l'ÉLOQUENXE CHRÉTIENNE Augustin le médiateur nature! pour Tobtenir. « L'évêque, i< dit-il ne doit contribuer qu'au salut des hommes, c( ne prendre aux jugements qu'une part favorable, et « mériter devant Dieu par ses vertus le pardon des f autes € d'autrui. Je te demande donc, de toute la force de mes « prières, que celui qui n'est pas coupable soit défendu, « s'il faut le défendre, que toute rigueur soit écartée G des innocents. Fais ce qui fest demandé, selon ta na- c< ture. Les dommages peuvent être compensés par des « amendes. Nous prions seulement qu'on épargne les « supplices. » Augustin était parti pour Calame, afin de se ranger près de l'évêque son ami, et d'apaiser les violences et les ressentiments. -11 entendit tour à tour les deux partis, donna des conseils de paix aux chrétiens^ et ensuite re- çut les païens sur leur demande, et leur parla longtemps de ce qu'il fallait faire, et pour détourner leur péril pré- sent, et pour acquérir leur salut éternel. Ce n'est qu'a- près cette médiation bienveillante, et de retour dans Hippone, qu'Augustin répondit à la lettre du vieux ci- toyen de Calame. On retrouve dans son langage le génie du temps et cette controverse ornée, qui se mêlait à tous !es intérêts de la vie. En honorant le zèle de Nectaire, et sans refuser tout à fait l'intercession qui lui est de- mandée, il déplore les vices de la société païenne ; il en veut la réforme, et trouve miséricordieuse la puni- tion qui peut y contribuer. Ce dévouement que Nectaire témoigne pour sa patrie, ces maximes sur le devoir du bon citoyen, qu'il emprunte à la République de Cicéron^ étaient inséparables de vertus civiles et privées qui maintenant, dit 'Augustin, ne sont plus enseignées que dans les auditoires de peuples formés par les églises chaque jour plus nombreuses, * Sanct, Augmt. Oper. t. iî, p. 223. AU QUATRIÈME SIÈCLE. 473 Ainsi, le christianisme revendiquait, avec la vérité reli- gieuse, Tascendant politique. Sans nier les fortes vertus (le l'ancienne Rome, il s'en prétendait désormais dépo- sitaire, et dans les règles qu'il donnait pour la vie spiri- tuelle , il songeait à comprendre les devoirs de la vie publique. Les paroles d'Augustin attestent qu'à la même époque un effort était fait par la prédication païenne pour mettre dans la religion qu'elle essayait de défendre la morale qui lui avait manqué jusque-là. anct, Augiist. Oper, t. Ylil; p. 915. * ' AU ÛUÂTRiÈME SIÈCLE. 493 t L*œuvre d'une raison plus haute encore, c'est de c juger des objets corporels d'après des règles idéales « et éternelles. Ces règles, si elles n'étaient pas au-dessus « de la raison humaine, elles ne seraient pas immuables, « et si notre intelligence n'y mettait pas quelque chose (( du sien, nous ne pourrions pas, d'après elles, juger des a objets matériels : or,.nous en jugeons, suivant des rap- « ports de proportions et de formes que l'esprit sait tou- jours subsistants. » Mais cette beauté de la matière, cette perfection de la forme, dont Augustin s'est occupé dans d autres écrits, n'est pas à ses yeux le principal objet de l'attention de l'âme. Bien que dans l'image qu'elle en conserve, et dans les jugements qu'elle en porte, l'âme obéisse à des règles éternelles de convenance et d'harmonie, elle a d'autres sujets d'admiration plus élevés et plus dignes d'elle. Là surtout se complaît la pensée d'Augustin. Les arts ne sont pour lui que le degré inférieur de la gran- deur morale; c'est à cette grandeur qu'il a voué son amour. Voilà ce qu'il exprime avec un charme d'ima- gination, ou plutôt un mouvement de cœur qui vient animer tout à coup les abstractions de son langage : c( Quand je me rappelle \ dit-il, Carthage que j'ai vue, « et quand je me figure Alexandrie que je n'ai i)as vue, « et que, parmi ces formes imaginaires, ma raison en af- « fectede préférence quelques-unes, toujours les mêmes ; a ià sans doute s'exerce et brille d'en haut le jugement « de la vérité affermi sur les règles incori uptibles qui « lui appartiennent; et s'il est mêlé de quekjue ombre « des images terrestres, il n'en est pas cependant obscurci « et troublé. Mais voici ce qui importe davantage : res- ^ ierai-je soit au-dessous, soit au milieu de ces vapeuis * Sanct. Aiigu$t. Oper. t. VIII, p. 885. 28 494 TABLEAU DE l'ÉLOQUENCE CHBÉTIENNE « et comme exclu de la clarté des cieux, ou, comme on « réprouve au sommet des plus hautes montagnes, jouis- « sant de l'air libre et pur, verrai-je la lumière la plus « sereine sur ma tête et l'épaisseur des nuages, à mes « pieds? D'où vient en effet que mon cœur s'enflamme « d'une ardeur fraternelle, quand j'apprends qu'un « homme a souffert pour la beauté et la vérité de la a foi? Si cet homme m'est montré, je veux l'attirer à « moi, le connaître, l'engager par l'amitié. Si j'en ai « l'occasion, je m'approche de lui, je lui parle, je pro- « longe l'entretien; je lui exprime mon affection dans « les termes les plus forts. Je veux en lui le même sen- « timent, la même expression qu'il trouve en moi ; et « je forme par la confiance cette union spirituelle, ne « pouvant si promptement rechercher et voir le fond « du cœur. Je l'aime donc fidèle et courageux, lui por- (( tant un pur et fraternel attachement. Mais s'il avoue « dans nos entretiens ou révèle, sans le vouloir, qu'il a « sur Dieu quelque croyance grossière, qu'il en attend « une récompense charnelle, qu'il a souffert pour cette « erreur, ou par l'espoir d'une somme d'argent, ou par « le vain désir d'une gloire humaine, mon affection « heurtée et comme repoussée se détourne de qui ne la « mérite pas, et reste attachée au modèle idéal qu'elle dit-il encore avec une profon- deur pleine de clarté, « commence à réfléchir sur la « nature de son esprit et à trouver le vrai , il ne le «f trouve pas ailleurs que dans lui-même, et il trouve « non ce qu'il ignorait , mais ce dont il ne s'avisait pas. « Que saurions-nous, en effet, si nous ignorions ce qui (( est dans notre âme, nous qui r.e pouvons rien sa- « voir que par elle? Mais telle est la puissance du travail « de la pensée que l'âme ne se met en présence d'eiie- « même que lorsqu'elle se pense ; et il est tellement « vrai que ri«n n'apparaît à l'esprit sans la réflexion que « celui qui pense tout ce qu'on peut penser ne peut si u voir qu'en se méditant. Dire comment l'esprît qui ne « peut se séparer de lui-même ne se voit pas cependant, « lorsqu'il ne se médite pas, comme si son essence était « autre chose que sa présence, je ne le puis. On le dit « avec raison de l'organe de la vue. L'œil occupe une * Sanct. Aiigust. Oper, t. VIII, p. 952, AU QUATRIÈME SIÈCLE. 497 « place marquée dans le corps, porte ses regards au de- « hors, les élève jusqu'aux deux et ne se voit pas, si ce « n'est devant un miroir; il n'en est pas de même de « l'esprit qui se place en sa propre présence, en pensant « à soi. Dirons-nous qu'alors c'est une partie de lui- « même qui regarde Tautre, comme une partie de nous* « même , nos yeux , regarde d'autres parties de notre « corps? Mais quoi de plus absurde à dire ou à penser? 9 D'où se séparerait l'âme, sinon de soi? devant qui « pose-t-elle, sinon devant elle-même? Autrement , elle « ne sera donc plus là où elle était , quand elle ne se « voyait pas. Mais, si elle se déplace pour être vue, où « se fixe-t-elle pour voir? se dédouble-t-elle en quelque « sorte de manière à être là où elle peut voir, et là où « elle peut être vue, spectatrice d'elle-même et specta- « cle pour elle, etc., etc. ? 11 reste à supposer que cette « vue de Tâme est conforme à sa nature, et que lors- K qu'elle se médite, elle ne se déplace pas, n^ais rentre « en soi par un retour insensible, et que lorsqu'elle ne (( se médite pas, elle ne se voit pas, il est vrai, elle n'a « pas intuition d'elle-même, mais elle se sait, comme par (( un souvenir qui lui est resté, de même que pour celui « qui possède plusieurs sciences, elles sont en dépôt dan? c( son souvenir, et il ne s'en présente quelque chose à son « esprit que lorsqu'il y pense, le reste demeurant en- « veloppé dans cette notion mystérieuse de la mé- «c moire. » En méditant ainsi sur ces facultés humaines élevées si haut par leur imparfaite ressemblance avec l'être divin, Augustin rencontre plus d'une inspiration de la sagesse antique ; ses souvenirs le ramènent à ce traité de Horten- sius, première passion de sa jeunesse, où l'enthousiasme de l'orateur philosophe avait éveillé celui du chrétien et de l'apôtre. 11 l'admire, il l'aime encore ; mais il a main- 28. 498 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE tenant une certitude plus haute que les premières espé- rances qu'il avait recueillies de cet ouvrage. Cicéron, au milieu de sa noble ardeur, avait gardé ses doutes; et, en aspirant à l'immortalité de son nom , il n'était pas assuré de celle de son âme. « Si ce qui est en nous le sen- « timent, la raison, disait-il, est mortel et éphémère, il « y a grande apparence qu'après les devoirs de la con- € dition humaine remplis, la fin sera douce et qu'il n'y € aura rien de pénible à s'éteindre et à se reposer de la « vie; ou si, comme l'ont voulu les sages antiques; les « plus grands et les plus célèbres, nous avons des âmes « immortelles et divines , plus elles auront été actives ^ 0 linguam miro \erborum fonte fluentem , Romani decus eloquii ! Oi dignam seterno cincium quod fulgeat auro ! Pkudemt, Ub. I* DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 515 sentiments qu'elles éprouvaient au souvenir et au regret de l'ancienne religion, contemporaine de la gloire de Rome. Le paganisme, si docile sous la main des tyrans, tenait cependant aux plus belles époques de la répu- blique. Avant de s'avilir par l'apothéose d'Octave, il s'était honoré des vertus de Scipion : et ce regret de la liberté perdue, ces nobles traditions que, depuis tant de siècles, les âmes généreuses se transmettaient, dans le silence de Tesclavage, parlaient en sa faveur, et s'auto- risaient des malheurs publics. Enfin cette poésie, cette éloquence, qui devaient être la consolation et le refuge des âmes élevées, étaient toutes remplies des fables et de la philosophie païenne. Lors même que le scepti- cisme, généralement répandu, décréditait ces ingénieux mensonges, leur séduction agissait encore, à défaut de leur autorité. Elle inspirait à des esprits, même éclairés, une sorte d'attachement pour un culte inséparable de tant de beaux souvenirs, qui faisaient le charme de leurs études. Ainsi, tandis qu'une partie de la foule ignorante tenait encore aux idoles de ses aïeux, regrettait les fêtes licencieuses de l'ancienne religion, et dans sa haine aveugle contre les chrétiens, leur reprochait tous les maux qu'elle souffrait, quelques âmes généreuses, quel- ques esprits séduits par le charme de l'éloquence et des lettres, s'opiniâtraient pour des fables qu'ils ne croyaient pas, mais qu'ils aimaient, dont leur imagination se lais- sait doucement flatter, et qu'ils confondaient avec les deux biens qu'avait perdus Rome, la gloire et la liberté. Dans les époques successives d'une société, comme dans les différents âges de la vie de l'homme, c'est une disposition naturelle à notre esprit d'imputer les maux qu'il souffre à l'absence des illusions qu'il a perdues. Ainsi, philosophe et homme d'État, Symmaque défen- dait, au milieu du siècle de Théodose, le culte et la 516 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. théogonie de Numa. Des intérêts politiques animaient encore son zèle • la fondation de Constantinople, cette grande époque du christianisme, avait laissé dans le peuple et le sénat de Rome un sentiment de regret et de jalousie. Constantin avait endurci dans leurs erreurs ceux qu'il voulait punir ; et le sénat de Rome, humilié de n'être plus Tunique sénat de l'empire, marquait du moins son dépit et sa rivalité par son obstination dans le culte des faux dieux. C'était là que s'était réfugié l'or- gueil de l'ancienne métropole du monde. Symmaque, au premier rang des sénateurs de Rome, se trouvait en- gagé dans la défense du polythéisme, par cet intérêt commun et cet amour-propre d'une grande assemblée, si puissant sur l'esprit de ceux mêmes qui la dominent. Du reste, on ne trouve dans ses écrits nulle expres- sion de haine contre le christianisme : comme Pline le Jeune, il va même jusqu'à louer la vertu des chrétiens. Ce n'est pas le seul trait de ressemblance que l'on aper- çoive entre ces deux orateurs , qui, à trois siècles de distance, brillèrent dans le sénat romain. Symmaque, avec moins de goût et de pureté , travaille à reproduire ringénieuse élégance de Pline, plus accessible à l'imita- tion que la grande éloquence des beaux siècles de Rome. Le hasard a voulu que ces deux hommes, qui, chacun dans leur temps, parurent le modèle de l'éloquence, ne nous soient guère connus que par un recueil de lettres Les lettres de Symmaque respirent également le goût de * M. Angelo Maio, si justement célèbre par ses précieuses découvertes et par ses manuscrits palimpsestes, a retrouvé et publié quelques fragments des panégyriques de Symmaque. Mais ces débris d'un genre d'ouvrage insignifiant par lui-même n'offrent aucun intérêt pour l'histoire ou pour le goût. Que faire aujourd'hui de compliments adressés à Valentinien ou à Gratiea? DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROiSE. 517 l'étude et de la vertu; quelques-unes sont adressées à Âusone, qui passait alors pour un grand poëte, et que ses vers, et la reconnaissance de l'empereur, son dis ciple, portèrent au consulat. C'est pour le Séli citer de cette dignité, que Symmaque lui écrit, avec ce goûl d'allégorie philosophique et religieuse qui caractérise son éloquence : a Nos ancêtres, pleins de sagesse en cela « comme en d'autres choses, ont placé le temple de « l'honneur et celui de la vertu à côté l'un de l'autre, « pour indiquer, ce qui se réalise en vous, que les ré- « compenses de l'honneur se trouvent au même lieu que « les mérites de la vertu. Non loin de ce double temple, « on aperçoit encore l'autel des Muses et la fontaine qui a leur est consacrée, parce que l'éloquence aplanit sou- te vent la route vers les grandes dignités. Ces monu- « ments de nos aïeux expliquent votre élévation au Con- te sulat. La gravité de vos mœurs et votre goût des <( études antiques vous ont mérité la haute distinction « de la chaire curule. Beaucoup d'autres, après vous, « rechercheront avec ardeur les arts , et l'éloquence , « sœur de la gloire. Mais qui pourra trouver un disciple « aussi puissant, un débiteur aussi fidèle?» Les lettres de Symmaque, d'un tour élégant et concis, sont stériles de faits et d'idées : sous le pouvoir absolu, les grandes dignités, les grands talents même ont peu d'occasions de faire des choses éclatantes. Cicéron écri- vait à un Romain de son temps : « A qui voulez-vous « que je fasse donner le gouvernement des Gaules? » Rome était libre encore, puisque un homme y pouvait exercer tant d'empire par l'éloquence et la vertu. On ne peut se défendre d'un sourire, envoyant, deux siècles après, Pline le Jeune, orateur et consulaire comme Cicéron, demander les ordres de l'empereur sur l'importante question de savoir s'il faut réparer les bains I 518 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. publics d'une petite ville d'Asie. Symmaque, non-seule- ment ne peut s'élever aux grands intérêts de la liberté romaine, qui rendent les lettres de Cicéron si attachantes et si vives ; mais il n'a pas même le dédommagement d'une obéissance honorée par les vertus du prince et la grandeur de Tempire. 11 n'a point à recevoir les ordres d'un Vespasien ou d'un Trajan. Préfet de Rome, il pro- nonçait des panégyriques à la gloire des tyrans passa- gers, que le caprice des soldats faisait monter sur le trône et bientôt disparaître. Ses lettres sont remplies des noms barbares de ces Francs ou de ces Germains, qu'une fausse politique appelait à la cour des empereurs et aux premières dignités de l'État. On croirait qu'un autre peuple habite l'Italie. Les maîtres n'y sont plus. La terre romaine a changé de face ; et sur ce grand théâtre, où paraissaient les conquérants du monde, on n'entend que quelques sophistes qui, dans la langue des anciens sénateurs de Rome, flattent des soldats et des Barbares. Les décombres d'un vaste monument, l'aspect des colonnes renversées, des murailles ouvertes et noircies, a quelque chose de moins triste que cette dégradation morale d'un grand peuple, tombant en ruine de toutes parts et laissant apercevoir dans ses dé- bris un vestige à demi effacé de son ancienne gloire. Cette décadence semble suivre la progression même de la servitude. Pline, écrivant à Trajan, ne lui donnai! que le nom de seigneur, qui, dans les mœurs du temps, §tait le terme de bienséance pour tous les citoyens. Les ettres de Symmaque sont chargées de tous les titres de la domesticité du Bas-Empire ; et ces princes, qui du- raient si peu, y sont traités, non-seulement de divinité, mais d'éternité. Symmaque sent avec regret ce qui manque de gran- deur à son temps et de liberté à son langage, et ce qui DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 519 réduit souvent ses lettres à de vaines formules ou à une brièveté trop discrète. Il se plaint quelquefois de ne pou- voir échanger avec ses amis qu'une redite d'insignifiants saints. 11 n'admet pas cette maxime arrachée par dépit à un d'eux , qu'il ne faut désormais prendre rien plus à cœur que les affaires privées ; et il envie le temps d'au- trefois, «où nos pères, dit-il jetaient dans leurs cor- « respondances familières les affaires mêmesde la patrie, « qui maintenant sont petites ou nulles. » A défaut de cette liberté perdue, il voudrait trouver des sujets d'en- tretien qu'on n'ait pas essayés encore. Ces sujets se ren- contraient peu. Rien n'est plus présent à l'homme et n'agit plus sur lui que la société qui l'entoure ; il ne peut s'en séparer par l'imagination et l'étude. Symmaque y revient donc souvent, malgré sa réserve. Sans compter les faits de droit municipal et civil que la science a re- cueillis dans quelques-unes de ses lettres , qui sont des rapports à l'empereur, on peut tirer de presque toutes des inductions pour l'histoire, ou du moins pour la pein- ture des mœurs. La rareté des grandes actions au mi- lieu de révolutions fréquentes, le défaut de génie dans la culture assidue de l'esprit, l'illusion des formes antiques mêlée à la réalité du pouvoir absolu, la lutte prolongée des souvenirs contre un monde nouveau ressortent et s'expliquent par ce témoignage où tout est expressif, le silence sur quelques points , autant que les détails sur d'autres. Le sénat ne paraît plus occupé de ces grands débats de vindicte publique, où l'ardeur de l'accusation et de la défense rappelait presque l'ancienne liberté du forum. Il n'est plus le tribunal, où comparaissent des préteurs et des proconsuls en face des provinces oppri- mées qui portent plainte. S'il est une fois appelé à déli* 520 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBEOiSE- bérer sur le rebelle Gildon, c'est seulement une forma- lité pour condamner de loin un ennemi vaincu. Réduit à être le sénat municipal de Rome, tandis que le pou- voir est à Constantinople et à Milan, il n'a plus d'autre soin que ce qui semblait à Juvénal le dernier vœu des Romains, panem et circenses. Dans le dépérissement de la culture en Italie, par les maux de la guerre civile, l'extension des grands domai- nes et le nombre croissant des esclaves à la place des li- bres colons, la subsistance du peuple de Rome qui, dès îe premier sièclede l'empire, exigeait tant de prévoyance, k était devenue plus difficile et plus incertaine. Le mal ou la crainte de la famine agitait souvent cette foule im- mense. C'était la plus grande inquiétude, après les Bar- bares. Le sénat tâchait d'y pourvoir par des légations fréquentes à Constantinople et à Milan, et, dans l'inter- valle, par des offrandes volontaires. Là se montrait, dans le Patriciat romain, un dévouement secourable, et une charité patriotique à côté de celle du culte nouveau. Les lettres de Symmaque attestent combien, pendant sa préfecture , il mettait de zèle à seconder le magistrat chargé particulièrement de cette grande affaire des ap- provisionnements de Rome ; et elles indiquent aussi la facile exagération des alarmes. Au moment où Rome venait de recevoir en hommage à son ancienne gran- deur, un riche butin de victoire et des ornements de triomphe, que Théodose lui envoyait d'Orient, Symma- que, dans le remercîment solennel qu'il adresse à l'em- pereur, en décrivant la joie de la ville de Romulus, comme il l'appelle, croit avoir besoin d'ajouter : « J'ose « espérer davantage \ Vous enverrez une flotte qui « augmentera les ressources de ce peuple dévoué. Le * Symm, EpUt,^ lib. X, epist. 22, DE SYMMÀQUE ET DE SAINT AMBROISE. 521 sénat, mêlé au peuple, viendra la recevoir aux embou- « chures du Tibre. Tous honoreront comme sacrés ces « navires nous apportant Theureux tribut des moissons « d'Egypte. » Le même souci le suivait dans la retraite. Elle n'était paisible pour lui que lorsque, avant l'approche de Thi- ver et les vents orageux de l'automne , il avait , de sa campagne aux bords du Tibre , compté les navires qui, d'Afrique ou de Macédoine, venaient apporter des blés à Rome. Au soin de nourrir ce peuple, accoutumé si long- temps à être enrichi des dépouilles du monde, il fallait joindre des fêtes pour le distraire. C'était la prétention qui lui était restée de sa grandeur démocratique, et une des obligations imposées aux anciennes dignités répu- blicaines conservées sous l'empire. Ces magnificences, ces jeux publics, que Tacite appelle les futilités du pou- voir, occupaient beaucoup Symmaque ; et sa questure, sa préture, l'installation de son fils dans les mêmes honneurs, et enfin son consulat, furent marqués par sa sollicitude et ses libéralités pour le cirque. Ses lettres sont remplies des recommandations qu'il donne pour acheter au loin des chevaux de course, faire venir des bêtes féroces, et fournir des gladiateurs à l'arène. Car, malgré la victoire du christianisme , la passion de ces jeux sanglants reparaissait toujour . Il semble même qu'elle se liait à ce qui restait d'orgueil militaire aux Romains ; et nous voyons Symmaque , dans une de ses lettres, remercier l'empereur Théodose d'avoir envoyé des captifs sarmates pour combattre dans l'arène « et « servir, dit-il encore % aux plaisirs du peuple de Mars.» D'autres souvenirs païens, qui contrastent moins avec la douceur élégante de Symmaque, et tiennent ég^ile- * Symm. EpisC, lib. X, epist. 61. 622 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. ment à son patriotisme, se trouvent épars dans ses let- tres. C'est une pensée commune entre lui et les nobles Romains auxquels il s'adresse , et comme un des liiens de leur amitié, qu'il désigne souvent par des expressions réservées à l'initiation religieuse. On le voit partout fidèle avec gravité aux observances du culte, dont il devait être le défenseur public, revenant à Rome pour , quelque fête sacrée, ou pour une séance du collège des ' pontifes. Il rappelle ses amis à ce devoir ; il blâme ceux qui s'excusent et s'absentent. 11 ne veut pas se faire suppléer, ni déléguer à personne le soin des choses divi- nes, c En 526 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. même temps, il alléguait, avec l'enquête favorable du Prétoire, les lettres et l'autorité de Tévêque de Rome, du pape Damase, qui déclarait que nul des siens n'a- vait souffert la moindre injure, que nul des sectateurs de sa foi n'avait été détenu, ni chargé de chaînes; et enfin, il affirmait que, même pour toute autre cause, et parmi les accusés de divers crimes, il ne se trouvait pas im seul chrétien dans les prisons de Rome. La justifi- cation était complète; mais le grief était ailleurs, moins dans les actes que dans l'invincible contradiction des croyances ; ou plutôt il tenait à un seul acte de la vie de Symmaque, et au seul grand souvenir qui soit resté de lui. A mesure que le christianisme s'élevait en puissance et multipliait ses bienfaits sur le monde, le défenseur modéré, mais opiniâtre, des croyances païennes devenait plus suspect et moins facile à supporter. En vain sa di- gnité morale le rapprochait du culte qu'il méconnaissait; vainement aussi la plus grande partie du sénat s'atta- chait à l'ancien culte, comme au dernier de ses privilèges qui pouvait lui rendre les autres. La foi nouvelle, partout libre et victorieuse, était trop ardente pour n'être pas d'abord exclusive. Aux lois déjà rendues, pour appauvrir et gêner le culte païen elle joignait cet ascendant du prosélytisme, plus puissant que les lois. Symmaque, d'ailleurs, en évitant avec précaution de blesser les in- térêts et les personnes, ne savait pas contenir dans son âme des vœux plus offensants peut-être pour la fierté du culte vainqueur. Par une illusion commune aux hom- mes, voulant rendre extérieurement à sa croyance ce qu'elle avait perdu en force et en réalité, il avait inspiré ridée et reçu la mission de réclamer de l'empire le réta- blissement de l'autel de la Victoire, dans le sénat romain. Défendeur de cette cause, peu de temps avant l'époque DE SYMMÂQUE ET DE SAINT AMBROISE. 527 ' OÙ il fut accusé par la défiance du peuple chrétien, il s'adressait au jeune Valentinien, déjà menacé par l'am- bition et la puissance de Maxime. C'était un dernier effort du paganisme, s'armant d'un péril de l'empire. La destinée de cet autel de IsC Victoire avait été fort incertaine et fort changeante. Placé au milieu du sénat de Rome, il avait subsisté même sous Constantin ; il fut enlevé par l'ordre de Constance son fils ; Julien le réta- blit; Valentinien, grand et heureux capitaine, respecta, malgré son zèle pour l'Église, une dernière superstition qui se confondait avec celle de la gloire ; Gratien, son successeur, parmi les sévérités qu'il exerça sur le culte païen, dont il supprima les pensions et les privilèges, détruisit de nouveau cet autel qui choquait la vue des membres chrétiens du sénat. La plus grande partie de l'assemblée réclama dès lors par le conseil et la voix de Symmaque; mais la protestation des sénateurs chrétiens avait déjà prévenu l'empereur, et Symmaque ne fut pas même écouté. On ne voit cette discussion reparaître que quinze ans plus tard, et dans la faiblesse du règne de Valentinien IL Un illustre écrivain de nos jours, saisissant tout ce qu'il y avait de poétique dans le choix d'une pareille di- vinité, a placé sur une scène animée par son éloquence, le débat de cette grande question, à laquelle il donne pour auditeurs et pour juges le sénat et Dioclétien. Dans la fiction de son ouvrage, le christianisme est encore opprimé; et cependant il élève une voix libre contre la religion de l'empire, qui s'appuie tout à la fois sur les raisonnements d'une philosophie sceptique, sur les tra- ditions de la Fable, sur les souvenirs et les monuments de la gloire de Rome. Dans la vérité historique, cette fameuse controverse pour fautel de la déesse, autrefois si chère à Rome, ne s'est pas élevée sous les yeux d'un • 528 [)E SYMMAÛUE ET DE SAINT AMBROlSE. empereur païen et victorieux qui, dans le culte d'une semblable idole, aurait voulu défendre et respecter sa propre gloire. Ce n'est point le christianisme encore faible et persécuté qui vient ébranler le piédestal de la puissante déesse, devant le trône guerrier de son ado- rateur; c'est l'idolâtrie qui, cent ans plus tard, vaincue, terrassée, n'osant plus défendre tous ses dieux, ne cher- chant plus à les expliquer par de subtiles allégories, s'attache obstinément à un souvenir moins religieux que politique, et, reconnaissant déjà le triomphe et la possession paisible du culte nouveau, cherche à se m.é- nager un étroit asile et une dernière tolérance dans l'orgueil du prince et la dignité de l'empire. Sous ce rapport, le discours de Symmaque peut servir à caractériser une des époques décisives de la lutte entre les deux religions; et il montre à quel point les progrès de la loi nouvelle avaient amené l'ancienne religion, chassée successivem.ent de tout le terrain qu'elle occu- pait, perdant les mensonges de la tradition sacerdotale^ les illusions de la théurgie, les subtilités du platonisme, et n'étant plus qu'on antique préjugé, un reste de cou- tume locale défendu sans chaleur et sans conviction,