EX BIBLIOTHECA FRANCES A. YATES > i> > ^ ' » :> > >>^ J> ^ 2 > ^ ^ ^ ■ ?? / '■1 * 1'^ I HISTOIRE MACCAIIONIQUE r-i; MERLIN COCCAIE .RIP. — IMP. SIMON fiACON ET COMP.. T.UE D'eRFURTH, HISTOIRE MACCiRONIQUE DE MERLIN COCCAIE PROTOTYPE DE RABELAIS OU EST TRAICTE LES RUSES DE CINGAR, LE5 TOURS DE BOCCAL LES ADVENTURES DE LEONARD LES FORGES DE FRACASSE, LES ENCHANTEMENS DE GELFORE ET PANDRAGUE ET LES RE>:CONTRES UEUREUSES DE BALDE AVEC DES NOTES ET UNE NOTICE PAR G. BRUNEI D i: BORDEAUX NOUVELLE EDITION HEVLE ET COnniCLE bLf; l'eDITION I E iCOG 1' A R P. L. JACOB LIDLIOPIIILK PARIS ADOLPHE DELAHAYS, LIBRAIRE-EDITEUR 4-6, RUE VOLTAIRE, 4-G 1859 PREFACE DE L'EDITEUR I 'ancienne traduction du poeme macaronique de Theo- phile Folengo nous a paru dignc de faire entrcr ce poeme dansnotre Bibliotheque gauloise^ quoique Torigi- iial soit ecrit on latin mele d'italien ct de patois nian- touan. Cette traduction, dont l*auteur est reste inconnu, 4ippartient certainement a un des ^crivains les plus face- lieux et les plus drolatiqiies de la fin du seiziemc siecle. C'est a ce titre, surtout, qu'elle merite de figurer dans line collection de nos vieux poetes, de nos vieux con- teurs et de nos vieilles faceties; car Merlin Coccaie a ete, pour ainsi dire, naturalise Fran^ais, ou plutot Gaulois, par le fait de son traducteur anonyme. Nous nous sommes demande quel pouvait etre ce tra- ducteur, qui, sans ecrire toujours correctement, manie la langiie frangaise avec aisance et y trouve une variete presque inepuisable de tours de phrase, de locutions burlesques et de mots nouveaux, pour rendre les idees et les images bouffonnes du creatcur de la poesie maca- II PREFACE DE l'eDTEUR. ronique. Nous avons pense d'abord a Gabriel Chappuis, traducteur des Mondes celestes, terrestres et infernaux de Doni ; a Roland Brisset, sieur Du Jardin, traducteur de la Dieromene, de Grotto, et de VAlcee, d'Ongaro ; a Jacques de Fonteny, traducteur des Bravacheries du capitaine Spavente, de Francois Andreini ; a Pierre de Larivey, traducteur des Mulcts de Strajjarole, enfin, a Noel du Fail, etc.; mais 11 nous aete impossible d'asseoir nos suppositions errantes sur la moindre preu\e. Le privilege du roi, date du 5 aout 1605, lequel manque dans la plupart des exemplaires de Fedition de 1606, est accorde a Gilles Robinot, marchand libraire a Paris, avec permission d'imprimer ou faire imprimer THistoire macaronique de Merlin Coccaie. Mais Gilles Robinot ceda ce privilege a Pierre Pautonnier, libraire et imprimeur du roi, et a Toussaint du Bray, et le livre . fut imprime sans doute par Pierre Pautonnier. Au reste, tons les exemplaires que nous avons vus portent Fun ou I'autre nom de libraire, Pautonnier ou du Bray ; il n'y en a aucun qui ait le nom de Gilles Robinot, quoique ce libraire ait exerce jusqu'en 1627; on est done autorise a conclure de ce fait que Gilles Robinot n'a pas voulu mettre son nom au livre qu'il devait publier tt qu'il laissa exploiter a ses deux cessionnaires. Ce livre est intitule : Histoire macaronique de Mer- lin Coccaie, prototype de Rablais (sic) ou est traicte les ruses de Cingar, les tours de Boccal, les adventures de Leonardy les forces de Fracasse, enchantemens de Gelfore et PandraguCy et les rencontres heureuses de PhtFA«.E DE L EDITEUK. in BaldCy etc. Plus Vhorrible Bataille advenue entre les Mousches et Ics Fourmis. C'est un volume petit de six feuilles preliminaires, y compris le privilege, et de 901 pages; les deux derniers feuillets, chit'fres 899, 900 et 901, sont en plus gros caracteres que le reste du volume, et paraissent avoir ete reimprimes comme cartons. II y aaussi, dansle volume, plusieurs autres feuillets, (voyez les pages 502 et 503,) qui sont evidemment des cartons destines a supprimer quelques passages du texte apres I'impression. Cette traduction, dont les exemplaires bien conserves sont fort rares et se trouvent presque tons di- vises en deux volumes, a ete reimprimee une seule fois, sans notes et sans preface, en 1755, a Paris, 2 volumes in-12. Une partie des exemplaires porte la datede 1606, comme Tedition originate. Nous croyons que Tedition dt' 1734 a ete faite par Urbain Coustelier, avec privilege ta- cite. « I/auteur de cette traduction n'cst pas connu, dit Viol- let-Leduc dans la deuxieme partie de sa Bibliotheque poetique; elle m'a paru fort peu exacte, autant que j'en ai pu juger ; d'ailleurs, le patois de Mantoue est tres-dif- ficile a comprendre. Cependant Toriginal contient unc petite piece pastorale, intitulee Zanitonella, qui m'u paru un veritable chef-d'oeuvre de naivete et de grace : le traducteur Ta entierement passee sous silence. » Sans doute, cette traduction n'est pas scrupuleusement litte- rale, mais elle se recommande aux etudes des pbilolo- gues, comme nous Tavons dit plus haut, par une prodi- gieuse abondance de pi rases, de proverbes et de mots JV PREFACE DE l'eDITEUR. qui appartiennent a la langue comique et facetieuse. On doit s'etonner que Philibert-Joseph Leroux n'ait pas mis a contribution cet ouvrage singulier dans son Die- tionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial. S'il nous est permis de hasarder une conjecture sur Tauteur de cette traduction, nous rappellerons que Gilles Robinot imprimait vers la meme epoque le Prelude poetiqiie de Robert Angot, sieur de TEsperonniere, et que ce poete normand, qui s'inspirait a la fois des poetes classiques de Fantiquite et des poetes italiens, a mis dans ses poesies quelque chose de Toriginalite de Merlin Coc~ caie, et surtout un grand nombre des expressions pit- toresques qu'on remarque ddmsYHistoire macaronique. On pourra, d'ailleurs, apprecier ce que vautnotre conjec- ture en lisant les Noiiveaux Satires et exercices gail- lards dii temps, que le sieur de FEsperonniere a pu- blics dans sa vieillesse, en 1657, dix ans apres la mort de son premier editeur, Gilles Robinot. Nous avons reimprime cette traduction en corrigeant le texte sur I'edition de 1606, qui n'est pas exemptede fautes grossieres. Nous nous sommes borne a reproduire THistoire macaronique, qu'on peut regarder comme une des sources principales ou Rabelais a puise non-seule- ment bien des details de son roman satirique, mais en- core bien des inspirations de son genie Quant a la Ba- taille des Mousches et des Fourmis, nous n' avons pas juge utile de Fadmeltre dans cette nouvelle edition, qui n'est pas destinee a reunir tous les ouvrages macaroni- PREFACE D£ l'eDITEUR. V ques de Folengo ; ce petit poeiiie, imite de la Batracho- myomachie d'Homere, n'offrepas d'ailleurs le iiieme in- teret philologique et litieraire que la celebre macai onnee doiit Balde est le hcros, comnie Gargantua et le Panta- gruel sont les heros du chef-d'ccuvre de Rabelais. Ce qui distinguera notre edition de ccllcs qui Font precedee, c'est la scrupuleuse revision du texte, ce sont les savan- tes notes de M. Gustavo Brunet, de Bordeaux, c'est sur- tout rexcellente notice que ce Libliographe a consacree a rhistoire de la poesie macaronique et a Texamen des ecrits de Theopliile Folengo. P. L. Jacob, Bibliophile. NOTICE sun LA VIE ET LES OUVRAGES DE THEOPHILE FOLENGO ET SUR LA POESIE MACARONIQUE EN GENERAL L'art dc la pocsie maearonique consisle, on le salt, a enlrc- meler au latin des mots de noiies couleurs, est sans doute le portrait dc Squaccialupi. SUR THEOI'IIILE rOLE^GO. IX cn 1526, apres avoir sejournc a Rome. Ge fut pendant cette peiiode agitce qu'il composa son epopee macaronique, ac- cueillie par le public avec un empresFcment, et qu'il ecrivit un poerne badin sur Tenlance de Roland, qui eut moins de succes. Fatigue decourir le monde et d'etre livre a la misere, qui I'avait force niomenlnnement a se faire soldat, il rentra dans- son couvent en 1527 ; mais son humeur inquiete ne s'accom- modail pas de la solitude du cloitre, et il se remit a voyager, toutefois d'une maniere conforme a la decence. En 1555, il se trouvait a Naples, et bienlot il se rendit cn Sicile, ou un des princes de la rnaison de Mantoue, Ferrantc de Gonzaga, gouvernait cette ile en qualite de vice-roi et protegea notre poele. Se repentant de ses erreurs passees, il revit ses ouvrages; il en ciiaga les bardiesses, et il en sup- prima ce qui etait le plus propre a scandaliser ses lecteurs ; malbeureusement ces editions corrigees sont precisement celles dont le public ne veut pas. Apres avoir sejourne quelque temps aupres de Palermo, Folengo, arrive aTagc mur et ayant des fautes nombreuses a deplorer, entra definitivenient dans un couvent, ou il voulut terminer sa vie. 11 ne fit pas un long sc'jour ^ Santa-Groce di Campese, car, I'annee suivante, une fievre nialigne Tem- porta, le 9 decembre 4544*. II a trouve un panegyrislc ferventdans Tauteur d'un Elogio di T. Folengo, imprime a Venise en 1805, lequel n'hesile pas a dire que Mantoue doit elre aussi fiere d'avoir produit le poete macaronique que le cliantre d'Enee, et que celui-ci, grand pbilosophe, grand poete et grand bom me, sera bonore • On plaQa sur sa toml)e unc inscription ain^i con^uc ; a Hie eineres Thcopliili Monacbi lantispcr, dum roviviscat, ab- servantur, et in Doinino quicvit rdicissime die nona decemb^i^ im. >> Plus tard ou lui erigea un autre mausoloe sur Icqucl on plaga des opitaphes en vers et en prose latinc, en cspagnol, cn ilalien. (Voir Genthe, p. 115.) Nous nous bornerons a oiler deux dii>- tiques : Mantua me genuit : Veneli rapuere : tenet nunc Campesium; cecini ludicra, sacra, sales. lIo>pes, sisle gradum : manes venerare sepullos .^ferlini. Corpus condilur hoc lumulo. X NOTICE lant que les letlrcs et le nierite recevront les hommages qui leur font dus Folengo s'etait d'abord livre a la composition d'un poeme latin, dans lequel 11 se proposait de surpasser Virgile; mais, reconnaissant que cette pretention etait excessive, il aima mieux occuper la premiere place dans le genre badin qu'etre reduit a nn rang inferieur dans le genre sericux, et il ecrivit scs poesies macaroniques, qu'il mit au jour sous le nom de ISlerlin Ccccaie ^. Soit conviction de son propre merite, soit par une de ces plaisantcries qui fourmillent chez liii, Folengo se decerne a lui-meme des elogcs eclatants : Magna sue veniat Merlino parva Cipada, Atque Cocajorum crescat casa bassa meorum ; Mantua Virgilio gaudet, Verona Catullo, Dante sue florens urbs tusca, Cipada Cocajo. Dicor ego superans alios levitate poetas, Ut Maro medesimos superat gravitate poeta-. Et aillcurs il s'ecrie : Nee Merlinus ego, laus, gloria, fama Cipadge. C'est a son epopee macaronique que Folengo doit la repu- tation qu'il a conservee, et c'est elle qui doit nous occuper en ce moment, lorsque nous aurons d'abord fait connaitre ce qui distingue la langue factice dont notre poete ne fut pas rinventeur, mais que personne, avant lui, n'avait maniee ' M. Delepierre, qui parle avee quelques details de cet eloge, p. 99 et suiv., n'a pas connu I'auteur; il est appele Angclo Dal- mistro dans un catalogue imprime a Paris. (E. P., 1850, n» 124.) * Le nom de Merlin a ete emprunte au celebre enchanteur an- glais qui joue un si grand role dans ces romans de chevalerie dont Folengo etait le lecteur assidu, et qu'il imite en s'amusant. Un autre Anglais, Geddes, signa du nom de Jodocus Coccaius, Merlini Coccaii pronepos^ une ode ironique p'lndarico-sifphico-ma- caronica in Guglielmi Pitll laiidem, qu'il publia en 1795. Ajoutons quo Merlin Coccaie a ete mis sur le theatre et qu'il fait usage de sa diction macaronique dans une comedie de G. Ricci : / Poeli ri- vali, drama piacevole. Roma, 1652. Quant au nom de Coccaie, on croit que notre poete le prit a un des maUres qui avaient in- slruit son enfance, Visago Coccaie. SUR TIIEOPHILE FOLENGO. XI avec autant de bonheur et appliquee a des productions d'aussi longue haleine. Ch. Nodicr a eu raison de dire qii'il y avail dans les delicieuses macaronees de Folengo lout ce qu'il faut d'imagination et d'esprit pour deridcr le lecteur le plus morose. g 2. DE LA L.VNGUE MACARONIQUE . La veritable diction macaronique consisle a ce que I'aulcur prend les mots dans sa langue malernelle, et qu'il y ajoute (ies terminaisons et des flexions latines. Faute de s'etrc bien rendu compte dc cctte particularite, des auleurs, fort estinia- bles d'ailleurs, sont tombes dans des erreurs completes en confondant avec ie macaronique le latin corrompu a plaisir et des langagcs hybrides, enfanls du caprice. I.o pc'dantesque, qui amusa un instant Tltalie, a etc aussi I'objet d'une confu- sion semblable, tandis qu'il est I'inverse du macaronique, puisqu'il soumet le mot latin aux formes du langage vulgaire; la macaronee, au contraire, assujettit le mot vulgaire a la phraseologie et a la syntaxe latine. Ces distinctions sont necessaires a preciser, car pendant longtemps on a employe, dans presquc loute I'Europe, un genre de comiquc qui consistait a creer un niclaiiue liybride dcpourvu dc regies et fort eloigne de la veritable macaronee. « Dans ccllj-ci, (ainsi que I'a judicieusement observe Cb. No- dier) , c'est la langue vulgaire qui fournitle radical, ct la langue latine qui I'ournit les flexions, pour former unc pbrase latine avec des expressions qui ne le sont p;is, au contraire des langues neo-lalines usuelles, et c'est Texprcssion qui est latine dans une phrase qui ne Test point, [/ilalicn ct done du latin soumis a la syntaxe vulgaire ou aborigcne, est la langue factice de Merlin Coccaie, est de ritalien latinise. » Vongmednmol macaronique a donne lieu a dc? explications plus ou moins ingenicuses ct necessairement conlradictoires. Folengo, qui devait savoir a quoi s'en tenir, donne a cet egard une explication fort nclte dans son Apologelica in sui excu- sationemf morceau place a la tete de plusieurs editions de ses ceuvres : Ars ista poetica nuncupatur macaronica, a maca- ronibiis derivata, qui macarones sunt quodam pulmerUum farina, caseo, botiro mnpaginatum, grossum, rude et rus- NOTICE ticanum, ideo macaronices nil nisi grassenhiem^ ruditatem et vocabulazzos debet in se continere,.. Fnit repertim Ma- caronicon causa ubique ridendi. Le savant auteur clu Manuel du Ubraire, M. Brunet, ob- serve, dans sa notice sur Alione d'Astiy Tun des plus ancicns auteurs dans le genre macaronique, que le principal person-* nage du Carmen macaronicnm^ compose a la fin du quinzieme siecle, est un fabricanl de macaroni, lequel, des le debut de Pouvrage, est mis en scene dans ces deux vers : Est unus in Padua natus speciale cusinus In macharonea princeps bonus atque magisler; ce qui, selon Tillustre bibliographe, explique suffisamment et letitrede Macharonea que porte celte facelie, et lenom de •macaronique donne au genre de burlesque dont cetle meme facetie parait avoir ete le modele. Adrien Baillet, dans ees Jngements des savants, t. lY, p. 64, apprecie assez bien la poesie macaronique, lorsque, dans im style un peu trivial, il Tappelle « un ragout de diverses choses qui entrent dans sa composition, mais d'une maniere qu'on peut appeler paysanne. II y a pele-niele du latin, de ritalien ou de quelque autre langue vulgaire, aux mots de la- quelle on donnait une terminaison latine; on y ajoute du gro- tesque de village, mais il faut que tout soit couvert el orne d'une naivete accompagnee de rencontres agreables, qu'il y ait un air enjoue et toujoiirs plaisant, qu'il y ait du sel par- tout, que le bon sens n'y disparaissc jamais, et que la versifi- cation soit facile ct correcte. » On ne doit pas confondre la macaronee avec le latin de cuisine, qui consiste dans une traduction litterale en latin de phrases de la langue maternelle, lorsque les mots echappent a Fauteur. Quelques ouvrages que nous aurons a mentionner, les Epistolx obscurorum virorum, V Anti-choppinuSj offrent des excmples de ce mauvais latin. Le pedantesque est une autre langue factice qui n'a guere ete cullivee qu'en Italic, ou elle reconnait pour chef-d'oeuvre les Cantici di Fidentio Glotfogrysio ludimagistro (masque de Camillo Scrofa) ; il s'est souvent monlre dans les Comedies du seizieme siecle, qui mettent dans la bouche de vieux et lourds docteurs une langue factice, composec de mots latins sun THEOPIIILE POLE N GO. XIII fit paffois grccs, souniis a la terminaison et a la flexion du dialccte vulgaii e. En voici iin excmple : Le tumidule genule, i iiigerrimi Occhi, il viso peraliio ct candidissimo, L' exigua bocca, il naso deccntissimo, II monto die mi da dolori acerrimi ; II lacteo collo, i criiiuli, i dexterrimi Membri, il bcl corgo symmetriatissimo Del mio Camillo, il lepor venustissinio I costumi modesti et integerrimi : D'hora in hora mi fan si Camilliphilo Ch' io non ho altro ben, altre letitic Che la soave lor reminisccnlia. Un ingenieux philologuc, qui fut bihliolliccaire de Mazarin, Gabriel Naude, a donne une asscz bonne definition de Tobjet qui nous occupe. « Macarone, cliez les Italiens, vcut dire un liommc grossicr et lourdaut, et d'autant que celte poesie, pour etrc composee de diCi'erens langagcs et de paroles extravagantes, n'est pas si polie el coulante que celle de Virgile, ils lui ont aussi donne Ic meme nom. « 0 macaroneam Musaj quai funditis artcm I « Si toutefois ils n'eussent mieux aime la nommer ainsi a macaroni bus y qui est une cerlainc pate fdee ct cuisince avec des ingredients qui la rendent I'un des agrcables mets de leurs festins. » Observons d'ailleurs que, cliez les Italiens du sicclc der- nier, I'habitude d'improviser, dans dejoyeuses reunions, des vers macaroniqucs, n'etait pas absolunient passue de mode. On lit, a cet egard, un passage curieux dans les Mdmoires de Casanova, etrange aventurier dont la biograpbie est souvent si scandaleuse : « J'aperQois un cafe, j'y entre. Quelques instants aprcs, un grand moine Jacobin, borgne, que j'avais vu a Venise, vint et me dit que j'arrivais a propos pour assister au piquenique que les academiciens macaroniqucs faisaient le lendemain, apres une seance de I'academie, od cbaque membre recitait un morceau de sa faQon. II m*engagea a etre do la partie, et a honorer I'assemblee en lui faisant part d'une de mes pro- XIV NOTICE duclions. J'acceptai, et, ayant lu les dix stances que j'avaii^ faites pour roccaslon, je fiis regu membre par acclamation. Je figurai encore mieux a tnblequ'a la seance, ou je mangcai tant de macaroni, qu'on mejugea digne d'eire nomme prince. » Disons anssi que Je macaroniquc, proprement dit, avait ete precede par un autre genre de composition, lequel con- sistait a mettre a cote des mols d'une langue des expres- sions empruntees a un autre idiome. L'ancienne litterature francaise t'ournit de nombreux exem- ples de ce melange, surtout dans les ecrits facetieux; nous nous contenterons de signaler certains ouvrages imprimes au commencement du seiziemo siecle, et depuis inseres dans quelques recueils. DE PROFUNDIS DES AMOUREUX. Apud eum qui m'est contraire Ubi jacet presumptio Cupido veiile le diffaire ^'ans nulle autre redemptic... {^icut erat ainsy ferai In principio vueille ou non, Et nunc, et semper j'aimeray In secula seculorum. Amen. LE SEHMON FORT JOYEUX TE SAINT RAlSt.y. Kous dirons tous d'entente fine Une fois cum corda nostra Vinum facit leticia, Hoc bibe cum possis, Si vivere sanus tu vis. SERMON JOYEULX DE LA VIE DE SAINT ONGNON, COMMENT NABUZARDEN, LE MAITRE CUISLMER, LE FIT MARTIRER, AVEC LES MIRACLES Qu'll. FATT CHAQUE JOUR. Ad deliberandum Patris Sit sanctorum Ongnonnaris, Qui filius Syboularis; In ortum sit sua vita. Capitulum , m'entendez-vous ?. . . Je vous vueil sa vie racompter. Droit au tiers feuillet du psaultier, SUR THEOPIIILE FOLENGO. XV Trouverez en escript : Credo In super ly cousteqiiansio Creature Ongnonnaris ; Dicu doit bien mettre en paradis Saint Ongnon qui de mal cut tant. LE SEHMOX DES FRAPPECILZ NOUVEAU ET FOHT JOVELLX. De quonatibus vilatis bragare Bachelitatis pcendare, andoillibus boutale In coffinando, vel metatc in coffmo... Brondiare deffesarum cultare et mate de pedibus. Ces mots, que Jan diet en dessus, sontcscriptz YU,Quoquardonm capitulo. » Nous terminerons ces citations en mentionnant le Dialogue d'lmg Tavernier et d'ung Pyon. A cote du vers frangais est un autre vers en mauvais latin. Aperi tu michi portas ; Hoste, cst-il jour prescntcmcnt? Hec est vera fraternitas Qui a son goust tout prestement. Se tu as, en ton tenement, Diveraa dolia vini. On te dira joyeusement : Ubipo sunt hec discerni? § 3. HiSTOiRE MACAROMQUE DE MERLIN coccAiE. (Analyse dc CO poeme; particularites qu'il presenic; jugements donl il a ele I'objet). Religion, politique, litterature, science, papes,rois, princes, clerge, pcuple, I'auteur n'epargnc rien dans cette parodic satiriquedesromans chevalcresques qui anuisaient alors I'Eu- rope entiere. Presentons ici unc analyse fort succincte de cette production ingcnieusc ; Ic lecteurverra ainsi d'un coup d'(Eil le chemin qu'il doit parcourir. Guy, descendant du t'amcux Renaud do Montauban, enlcvc Palduine , fille de Cbarlcmagne. Ces amants quittent la France et se refugient en Italie, deguiscs en mendianls. lis sont Ires-bien accueillis chez un paysan du bourg de Ciipade. Guy ne se resigne pas a une vie obscure; il s'eloigne de sa XVI NOTICE femme, la laissant enceinte, et va a la conquete de quelque principaute. Balduine meurt apres avoir donne naissance a un enfant qui revolt le nom de Baldus. L'enfant grandit, igno- rant son illustre origine, et, des sa premiere jeunesse, il pro- met, par son audace et par sa force extraordinaire, de se placer au nombre des plus hardis guerriers. Querelleur et tapageur, il s'associe divers compagnons, parmi lesquels on iiistingue le geant Fracasse, descendant de Morgant, et Cin- gar, dit le subtil, forceur de serrures, larron du Ironc des eglises, personnage depourvu de tout scrupule et qui semble avoir fourni a Rabelais I'idee de son Panurge. Apres avoir rempli de troubles la ville de Mantoue, apres avoir donne et reguune foule de coups, Balde est mis en prison ; Cingar, deguise en cordelier, le visite dans son cachot sous pretexte de le confesser, et lui fournit les moyens de s'evader. Passant alors d'un pays a I'autre, courant surterre et sur mcr, Balde accomplit des prouesses dignes des che- valiers errants; il detruit des corsaires, il extermine des sor- cieresen relations suivies avecle diable, il retrouve sonpere, qui s'etait fait ermite et qui meurt apres lui avoir predit de hautes destinees; il va en Afrique, il arrive aux sources du T^il, il penetre enfin dans les enfers avec ses amis. Arrive dans les contrees dumensonge et du cliarlatanisme, ou sonlksas- trologues, les necromanciens et les poetes, Merlin Coccaic, jugeant que c'est sa place, y laisse Balde en lui souhaitant bonne chance, et I'ouvrage fmit. Cette composition est parfois confuse ; trop d'aventures y sont accumulees, et Folengo n'a pas su reussir a donner a sa fable le tissu serre qu'Arioste a si bien deroule; mais les traits parfois excellents qu'on y rencontre, la verve, la viva- cite des tableaux, justifient tres-bien le plaisir que, depuispres de trois siecles et demi, il cause a ses nombreux lecteurs. II n'est pas hors de propos de signaler quelques-uns des passages mordants ou Folengo donna carriere a son humeur belliqueuse et qui contribuerent beaucoup a la fortune de son livre. Un des heros secondaires du pocme, Cingar, detrousse des cordeliers, prend leurs habits et s'en revet, et I'ex-ci- devant moine Folengo s'ecrie : Jam non is Cingar, sed sanctus nempe videtur; Sub tunicis latitant sacris quam sacpe ribaldi ! sun IHEOPHILE FOLENGO. XVII Dans la seplicme macaroniiee, le potitc s'elcvc contre la iiiultiplicite des moines et des ordres monastiqucs. Nous ne rapporterons que Tun des traits de sa loiigue satire : Pobtquani gioccarunt nummos, tascasque vodarunl Postquam pane caret cophinum, ccclaria vino, In fratrcs properant, datur his extemp'o capuzzus. « Lorsqu'ils ont joue leurs ecus et vide leurs escarcelies, quand le panier manque de pain et le cellier de vin, ils se precipitent dans le cloitre, on Icur donne aussitot le froc. » 11 rencontre et trouve partout des moines de toutes les couleurs, de ious les ordres, soit qu'il voynge sur terre, soit qu'il aille sur mer, et il craint que la chretiente ne reste sans soldats, sans laboureurs, sans artisans. N'est-ce pas commenter TEvanf^ile d'une maniere bout- fonne et irrespectueuse que d*expliquer, commc le fait Mer- lin Coccaie, le passage de saint Mathieu(ch. iv, v. 4) : Non in solo pane vivit homo, sed in omni verbo quod procedit ex ore Dei ? .\on homo, Cingar ait, solo de pane cibalur, Sed bovis et pingui vervecis carne; probatur Istud evangclio, quod nos vult pascere verbo ; Divide VER a BO, poteris cognoscerc sensuni. Lecommentateur ajoute : Endivisant verbo, vous avez VEK vex, brebis, mouton, et BOs, boeuf. On trouve dans la vingtieme macaronneo un episode qui temoigne d'un esprit assez peu reverencieux a I'egard de la religion. Le pocte, apres avoir conduit ses personnages dans Fenl'er, les soumeta f'aire une confe;^sion ridicule a Merlin, qui •scdesigne lui-mcmc ainsi : Nomine Merlinus dicor, de sanguine Mantus, Est mihi cognomen Coccajus maccaronensis. Et illeur donne tour a tour I'absolution, non sans rire. Dans la vingt et unicme macaronnee, Baldus rencontre Pas- quin et I'interroge, Pasquin rcpond que, dans I'cspoir de faire fortune, il avait etabli a Tentrcc du paradis une hotel- lerie destinee a recevoir les pieuses pcrsonncs qui y scraient appelees. « Or, vou>^ saurez, dit la vicille traduction Iraiicaise, b XVIII NOT ici: que nous avons lenu nostre hostelerie par I'espace de qua- rante ans devant la porte du paradis, avec fort peu de gaing-, car les portes estoient toujours cadenacees et tourrillces ct toutes moisies, pour n'estre souvent remuees ; les aragnes y avoient tendu leurs toiles. Si toutes fois aucun y venoit, c'es- toit quelque boiteux , quelque bossu, quelque borgne ou bicle. J'y ai vufort rarement des papes, des roys, des dues, aussi peu de seigneurs, de marquis, de barons, de ceux qui portent chappeaux houppez, des mitres et des chappes car- dinalesques. Si d'adventure j'y voyois arriver quelque procu- reur, quelque juge, quelque avocat ou notaire, ne pouvant penserque ce fussent de tels gens, soudain je ni'escriois : 6 le grand miracle ! » Le huitieme chant renferme une description des vices des moines retraces avec une hardiesse frappante. Le poete ex- prime la crainte de faire un tableau de leurs mceurs de pore, et de nuire ainsi aux bons religieux, ce qui ne I'em- peche pas de les montrer comme ehontes, lascifs, faineants, sans entendement, n'ayant toujours Tesprit tendu qu'au me- tier de ruffmerie et de gueuserie. L*episode du couteau de saint Brancat, qui ressuscite les gens auxquels il a servi pour couper la gorge, est une satire des fausses reliques, si communes en Italie a celte epoque. En parcourant les enfers, Balde et ses amis arrivcnt dans un lieu ou voltigent les fantaisies, les vaines opinions des hommes, les fausses sciences de Paulei de Pierre, les reveries de Thomas et Albert, sources permanentes de population pour les regions infernales. G'est un trait qui ne se borne pas a frapper les etudes scolastiques alors si florissantes ; Folengo etaitd'ailleurs fort peu fonde a ne voir que des reveries dans les ecrits d'Albert le Grand et de saint Thomas ; TAcademie des^ sciences morales et politiques, qui vient de faire de Tappre- ciation de la philosophic de ce dernier Tobjet d'un concours brillant, a juge cette question avec des vues plus hautes que celles qu'on etait en droit de deniander a notre poete maca- ronique. Parfois aussi Merlin Coccaie a son cote moral; il declamc souvent centre les vices de son epoque; ilse livrea une vivc diatribe centre les courtisanes et les entremetteuses , dont Vltalic etait alors fort abondamment pourvue : SlU TIIEOPHILE FOLENGO. XIX Terra convertaliir passim meretricibus i.^tis Quae semper luxu, petulaque libidine jacta;, Siuceras juvenuin uequeuntes lleclere mentes, Ut sua coiUinuo salietur apcrta vorago. A St aliquam si forte volunt maculare purllani Aut nivcam pucri de cordc lirare cohimbam Quid faciunt ist^ (iores, cagna^que rapaces? ' Dum missoB celebrantur, amant cantonibus esse Tostque tenebrosos mussant, chiacliiarantque piJaslro^ Ah! miserellc puer, dicunt, male nate, quod ul!am rSoii habes (ut juvenes bisognat habere), morosam ! Les attaqucs de Folengo contrc Jos grands ct coiUrc h- c erge, tres-communes alors cliez Jos poctcs ilaliens, ct am nexcitaierit point la susccptibilile du pouvoir, ont inspir^ a un critique rnoderne une appreciation que nous ue saurions partager. M. J. J. Arnoux a consacrc a Folengo deux articles dans Ju nevue du Progres (n- du 15 septembrc el du 1" octobrc 1839), mais il nous semhle avoir grandenient exagere le but queseproposait notre poele en le dc'signant commc un lou- gueux revolutionnaire, aninie d'une haine implacable conlre toules les tyrannies. Temoindes chaliments qui avaient frappe dc gencreux defenseurs de la liberte, il consenlit a faire rire les oppresseurs aux dcpens dcs opprimes, a condition d'cn- venimer dans le coeur dc ceux-ci une haine qui lot ou lard devait porter ses fruits. Moins hardi que Rabelais, il n ecri- vitpas dans le langage vulgaire, mais il cmploya un meJanffe de diverges langues dont il latinisa les mots seulemcnt dans leurs syllabes finales. Baldus est le type de I'inju.siice armee, du privilege iniquc conlre lequel sa victime ose a peine clever la voix. Zambelle est le peuple qu'on opprin.e , dont on se n.oque, et qu'on represente comme stupide parce qu'on Tabrulit et qu'on lui ole lesmoyens de sortir de son avilissement. A la tyrannic de Balde qui est celle de la force armee celle de la violence brutale, succede Toppression de Cingar etdes moines, qui est celle dc la fourberie ct dc Fautorite fbndee sur la superstition. Parfois le poete, comme I'Arioste, n'a d'aulre but que dc laisser dans ses recits un champ libre a son imagination- mais bicntot sa pensec satirique reparait loiWil altaaue la corruption des moeurs et les abus criants du clero-e XX NOTICE Tel est le point de vue auquel s'est place M. Arnoux ; il pa- rait fort exagere. De mcme que tant d'autres coiiteurs du commencement du seizieme siecle, Folengo n'avait, nous en sommes surs, aucune idee d'une refonne politique etsociale; temoin des vices de son epoque, vices qu'il avait partages, il les peignait en riant, sans grande malice, sans envie de renver- ser les pou^irs etablis et sans la moindre preoccupation des droits de I'homme. Observons aussi que, dans d'autres ecrits, Folengo s'est montre tout aussi enclin a debitor des idees temeraires et sentant le fagot. Son poeme sur le petit Koland [Orlandino), dontnous aurons occasion de reparler, dut, sous biendes rap- ports, choquer vivement les lecteurs orthodoxes. L'heroine, s'adressant a Dieu, lui dit : a Je ne veux point tomber dans la meme erreur que cet imbecile vulgaire rempli de supers- tition et de folic qui fait des vceux a un Gothard et a un Roch, qui fait plus de cas d'eux que de toi parce qu'iin nioine, souvent adorateur de Moloch , a I'adresse de tirer de gros profits des sacrifices efforts a la Vierge, reine des cieux. vSous une ecorce de piete, ils font d'abondantes moissons d'ar- gent, et ce sont les autels de Marie qui assouvissent I'im- pie avidite des prelats avares. » Yientensuite un trait acerbe dirige centre les confesseurs ^. « Mon Dieu, ajouie Berthe, si tu daignes me sauver des flots irrites qui m'environnent, je fais voeu de ne jamais ajouter foi a ceux qui accordent les indulgences pour de I'argent ^. x> Pour faire excuser ses hardiesses, Folengo ajbute que son heroine etait Allemandc et qu'il ne faut done pas s'etonner si elle faitdes prieres pleines d'heresie. Plus loin, on voit Roland se prendre de querelle avec un gros prieur goinfre et ivrogne auquel il derobe un bel estur- * Ne insieme voglio errar con volgo sciocco Di superstizia colmo e di mattezza ; Che fa suo' voti ad un Gotardo e Rocco, E pill di te non so qual Bevo apprezza, etc. Nous employons, pour la traduction fran^aise, celle de Gin- j-^ucne, dans son Histoire litteraire d'ltalie. « E qui trovo ben spesso un confessore Essere piu ruffiano che dottore. 3 Ti faccio voto non prestar nnai fede A chi indulgente per denar concede. SIJR TIIKOPHILE FOLI'AGO. geon. La bibliotheqne de ce dignitaire etait composee de vins, de liqueurs, de pates, de jambons ; au fond de cet ora- toire etait sur un autel I'image d un Bacchus gras et vermeil : il n'y avaitpasia d'autre objet depiete, d'autre crucilix pour y faire ses devolions *. Ceshardiesses n'etonnaient d'ailleurs personne, et en Italic, avant que la reforme eut donne aux attaques contre I'Eglise une portee jusqu'alors ignoree , on accordait aux poetes de Ires-grands privileges. C'est ainsi que I'auteur de VOrlando nammoratOf Berni, reproche a Jesus-Christ et a tous ies saints de voir du haut du ciel ce qu'ont fait les quarante laches cardinaux qui ont nomme pour pape Adrien VI et de ne faire qu'en rire. 0 Crislo, 0 Santi, si cho vol vedcte Dove ci han messo quaranta poltroni : Estate in cielo, c si ve ne ridete! Parmi les sonnets de Berni (et presque tous ont la coda, la queue, un certain nombre de tercets, ajoutes aux deux qui terminentle sonnet ordinaire), il y en a undes plus vifs contre les prctres, dont Jesus-Christ, dit-il, semble proteger les des- ordres et qu'il defend egalement des Turcs et des conciles. Godete preti, poich e *1 vostro Ci isto V amu colanto, etc. Le Mauro, mort en 1536, composait un capitolo sur les nioines dans Iqquel ilne laissait echapper aucun detail de leur vie oisive et licencieuse; ce n'cst point avcc colere ni avec amertume qu'il parte de ces Ireres; c'est au contraire en chantant leurs louanges, en enviant leur douce maniere de passer le temps. Nous n'avons pas bcsoin de rappeler les attaques que les conteurs dirigeaient contre les ordres religieux, en metlant sans cesse en scene des cordeliers, des capucins debauches aux- quels survenaient de facheuses mesaventures, juste chatimenl de leur incontinence. Folengo se conforma a un usage repandu a I'epoque ou il ' Ne altra pielade, ne allro crucifisso Tien sull' altare a far divozione. XXII NOTICE ecrivait, en joignant a cliacun des chants de son poeme un prologue et un epilogue badins, ou il se livre a la plaisanterie, parle de lui-meme, se pose franchement en gourmand. Rien n'etait alors plus ordinaire qu'un tel langage en semblable occasion, et la litterature du t«mps en presente des exemples multiplies. Nous en signalerons quelques-uns. L'auteur du poeme de Buovo d' Antona imprime ala tin duquinzieme siecle, interrompt un de ses recits en priant Dieu d'etre favorable a sesauditeurs ou a lui-meme, et en disant qu'il est las deconter, que sa voix s'affaiblit, qu'il dira le reste une autre fois, qu'il a besoin de boire. Hormai, signori, quivi haro lasciato; Andate a here, ch' io son assetato. Dans VAncroia, autre epopee imprimee vers 1480, cbaquc chant (et il y en a trente-quatre) commence par une priere; le plus grand nombre est adresse a la Vierge Marie, d'autres au Dieu supreme, au Pere eternel, a la Sainte Trinite, a la sagesse eternelle ; Texorde d'un. chant est le Gloria inexcelsis, celui d'un autre, le psaume Tu solus sanctus Dominns, etc., le tout pour que Dieu et la Vierge viennent en aide au poete lorsqu'il raconte les combats et les f'aits d'armes de ses che- valiers et parfois des anecdotes fort peudecentes. Dans levingt- huitieme chant, par exemple (et il debute par VAve Maria en toutes lettres] , I'intrigue amoureuse de la reine Ancroia avec Tenchanteur Maugis est narree de la fagon la plus libre. Le Pulci, ayant trouve etabli Tusage de ces pieuses invoca- tions et le melange bizarre du sacre au profane, le suivit dans ridee d'amuser ses lecteurs. Le premier chant du Mor- gante commence par In principio erat Verbum; le quatrieme par le Gloria in excelsis Deo, le septieme par Hosanna, le dixieme par le 7e Deum laudamus, le dix-huitieme par le Magnificatj le vingt-troisieme par Deus in adjutorium ineum intende, ce qui fait tout juste un vers endecasyllabe. Si Ton ne connaissait pas tout ce que Pusage autorisait alors, on s'e- tonnerait de voir Pulci, un chanoine age d'environ cinquante ans, invoquer a vingt-huit reprises differentes ce qu'il y a de plus sacre pour ecrire des folies, des indecences et parfois des impietes. Dans le Mambriano du Cieco d'Ascoli, un seul et meme SUR TIIEOPHILE FOLENGO. XXUI chant renferme une priere fervente, une vision sainte, un nii- racle, deux Qonversions ct des rocils d'une licence eliontee. Cepoeme estd'a^leurs le prennier ouchaque chant commence, soit par une invocation poetique, soil par unc digression rela- tive a I'aclion du poeme, et parfois aux circonstances qui tou- chaient personnellement I'auteurou dont il etait environne. C'est le premier modele de ces agreables debuts de chant que I'Ariostc jwta depuis a une haute perfection. Voltaire I'a imito, on salt avec quelle verve spiritueile. Saint-Just, dans son poeme d'Organt, s'est monlre moins heureux. Bien d'au- tres pofitcs ont marche dans cette voie, mais tous n'ont pas reussi. Afni de donner une idee du style de Folengo ct de la dic- tion macaronique, dont il est reste le modele, nous devons placer ici un passage dc quelque etendue emprunte a son livrc, et nous choisirons cclui dans lequel apres avoir ex- pose quel a etc son projet, il invoque Ics Muses. Phantasia niihi quoedain fanlaslica vcnil, Hisloriam Baldi grossis cantarc (amoenis Altisonam cujus I'amam nomenque gaiardum Terra tremit, baratrumque niotu sc capiat ad ossuui. At prius altorium vcstrum cliiamarc bisognat, 0 Macaroneam, Miisio, quaj funditis artcnii. i\um passarc maris potcrat inea gundola scoios, Ni recomnicndatani vosler soci orsus liabcl)it? Jam nee Mclpomciio, Clio, iiec magna Thalia, Ncc Phoebus grattando lyrani mihi carniina dictent, Qui tantos olim doctos I'accre poetas. Vcrum cara mihi favtat solummodo liorla, Gosaque, Togna simul, Mafclina, Pcdrala, Couiina, Veridicic iMusa3 sunt lijcc doctajquc soreihe, Quarum noii muitis habitalio nota poetis Clauditur in quodani tcrne canlouo rcmoto. Ulic ad nebulas montagnaj tuhiicn iiKilzanl. Ouas smisurato si tu componis Olympo, €ollinam potius quani nionlcm cicdis Olympuni, ■Nee sint de pctris faclac scopulir5(juc putato ; Verum de tcnero duroque probavimus illas Formaio factas, et Sole calente colantes, Ad fundum quarum suntbrodi fluiiiina grassi, Undezzatque lacus nivco pro lacte biancus. Omnia de fresco sunt littora facia boliro. Supra quce buliunt semper Caldaria c^iUum, XX!V ^OTICE Plena casoncellis, macaronibus, atqiic foiadis. Stant ipsse Musge super altum montis acumen Formaium gratulis durum retridando foratis. Altera sollicitat digitis componere gnoccos, Qui per formaium rigolantes fortes tridatum Deventant grossi tanquam g rossissima butta. 0 quantum largas bisognat habere ganassas. Si quis vult tanto ventronem pascere gnocco. Altera praeterea pastam, squarzando, lavezzum Implet lasagnis grasso scolante botiro. Altera dum nimio caldarus brontolat igne Trat retro stizzos prestum sopiando de dentrum. Ssepe foco nimio saltat brodus extra pignattam Una probat sorbens utrum bene broda salatur, Una focum stizzat, stimulans cum mantice flammas» Tandem qureque suam tendit compire menestram. Cernis quapropter centum fumare (^aminos, A centum buliunt caldaria fixa cadenis, Ergo macaronicas illic acatavimus artes, Et me grossiloquum vatem statuere sorores Misterum facit hinc vostrum clamemus aiuttum, Ac mea pinguiferis panza est implenda lasagnis. Nous convicndrons, d'ailleurs, que tout le laisser-aller et tout remportement dans les injures qui caracterisent si souvent la litterature du seizieme siecle, se retrouvent sous la plume de Folengo ; une seule citation suffira a ce sujet. Un certain Scardaffus ayant donne une edition peu correcte des MacaroniqueSj I'auteur exhala sa colere dans un sixain qu'il signa du nom suppose de Jean Baricocolo, et que nous ne donnerons pas coinme un modele d'urbanite. Apres avoir dit que le nouvel editeur Lodola a purifie ses ecrits des or- dures que son predecesseur y avait mises, il fait un appel anx acheteurs. Merdi loqui putrido Scardaffi stercore nuper Omnibus in bandis imboazata fui. Me tamen acquarii Lodolaj sguratio lavit ; Sum quoque savono facta galanta suo. Ergo me populi comprantes solvite bursas; Si quis avaritia non emit, ille miser. Juge severement par des critiques modernes, qui, presque toujours, n'avaient pas pris la peine de le lire, Folengo a trouve au dela des Alpes des admirateurs zeles, des apologistes parmi SUR TIlEOPlIILIi FOLE.NGO. XXV lesquels il faut distinguer un prince de TEglise, le cardinal Quirini. Ce savant prelat n'a pas hcsite a s'exprinier avec une indulgence des plus favorablcs au sujet de notrepoete ^; transcrivons ces paroles : « Opus novo discendi gcnere insigne animi que festivilate aclepore jucundissimum in quo lalinis ac italicis vocibus undique permixtis, servata metri harmonia, amoenissimo carmine jocose ac facete, multorum sui temporis vitia carpit. » Specimen varix literaturse qux in nrhe Brixia florebat, 1759, 4«>, p. 315. Un poote celebre , Tassoni , dans sa Secchia rapitOr (chant VIII, stance 24), mentionne fort honorablement Fo- lengo et n'hcsite pas a dire que sa gloire s'est etendue jus- que dans les pays les plus lointains, et que sa sepulture rece- vra des hommages egaux a ceux que Ton rend a la torn be de Virgile : Campcse la ciii fama a roccidenlc E a termini d'hlanda e del Calajo Stende il sepolcro di Weiiin Coccajo. Un autre poete ilalicn, Caporali, introduit dans son poemc des Obseques de Mecine Merlin Coccaie, disputant au celebre poete Berni la palme du genre facetieux. 11 serait supcrfiu d'accumuler des cxemples de I'estime que les contcmporains de Folengo profcsscrent a son egard, mais nous ne devons pas oublier Thommage que lui rendit un prieur du convent oil il etait mort depuis pres d'un siccle. Jean-Marie Fantassi, appartenanta une famille noble de Verone, fit cn 1640 placer son buste avec cette inscription : Theophilo clara ex Folen- gorum stirpe, Monaco Cassiniensi, agnomine Merlino Publio Virgilio Maroni, sicuti Patria, sic Musa simillimo, D. Jo. Mar. FantasH Mon. possmt A.D. }i[DCCXL. ' . Un distique achevait d'attesler en termes pompeux la haute idee qu'on avait de notre poete. * Nous n'apprendrons rien a personne en disant qu'il serait bien facile de citer des ouvrages composes par des ecclesiastiques italiens et qui paraissent aujourd'hui fort peu en liarmonie avec la severite de leur etat. Sans remonter aux temps du cardinal Bembo et do I'eveque Bandello, qui composait des nouvelles peu edifiantes, nous mentionnerons seulement le Kicciardetto^ cojnpose il y a un siecle par I'eveque Fortiguerri. NOTICE Ossa cubanl intus : facies splendescit et extra : Merlini mentem sidera, mundus habent. Le cardinal Mazarin I'aisait le plus grand cas des Ters de Merlin Coccaie; il en savait parcoeur de longs passages et il les rccitait volontiers. ; Mais cequi reste comme un des plus beaux litres de Fo-i lengo, c'estqu'il a inspire souvent un des liommes les plus •etonnanls du seizieme siecle. Rabelais avait lu et relu I'epopee de Merlin Coccaie, il lai a emprunte des traits nombreux, no- tamment Tepisode des moutons qui sautent I'un apres I'autrc dans la mer. A deux reprises diflerentes, noire immortel llomere boutTon a rendu indirectement hommage a I'ecrivain dontii s'etaitheureusement servi. Dans la genealogie de Panta- gruel, il dit que « Morgan engendra Fracassus duquel escript Merlin Coccaie » et dans le repertoire des livres que le fils de Oargantua trouva dans la fort magnifique Ubrairie de Saint- Victor, nous voyons : Merlinus Coccaius^ de palria diabo- lor urn. Fracassus parait aussi avoir fourni a maitre Francois quel- ques traits pour I'iniage de Gargantua : « pour son dejeuner il mangcait un veau ; quatre-vingts pains a grand'peine pou- vaient remplir ses tripes. Son bouclier etait le fond d'une chaudiere en laquelle on brasse la biere, ou on fait bouillir le vin; son baton etait plus grand qu*un mat de navire. » M. Raynouard, dans un article inscre au Journal des Savants (decembre 1831) et consacre a Tanalyse de VHistolre de la poe'sie macaronique de Gentbe, a developpe les rapproche- ments qui s'apercoivent du premier coup d'oeil entre les deux conteurs. « Folengo et Rabelais furent tous deux moines, tons deux quitterent le free et ecrivirent des plaisanteries piquantes, des satires facetieuses, d'ingenieuses moqueries. L'ltalien fit desatlaques plus vives et plus Tranches que I'auteur frangais, qui mit son esprit a se faire deviner. Tous deux denonccrent surtout les vices du clerge et des moines, les abus de la cour de Rome, etc. Rabelais, soit babilete, soil bonheur, ob- lint aupres des papes et des princes de FEglise assez de pro- tection pour se faire absoudre du tort d'avoir deserte le cloitre; Folengo, plus sage ou moins heureux, y retourna de lui-meme, reprit le froc et fit penitence de ses erreurs. sun THEOriflLE FOLEKGO. t< II nvilit ecrit : ' XXVII pcccare hominis, nunquam cmendare diabliest. II ne Toulut pas resler diable, il fit penitence. Rabelais crut sans doutc n'etre aucunemcnt coupablc, et ne songca ni a g'amender ni a expier scs fautes. » § i. DETAILS LICLIOGRAPHIQUKS SUR Li: POEME DE MERLIN COCCAIK. II scrait snperflu d'enlrcr ici dans des details etendus au sujet des diverges editions du chef-d'oeuvre de Folengo ; la premiere fut publiee a Venise en 1517, chcz Alexandre Paganini. On en vit bienlot paraitre d'autres en 1520. 4521, 4522, 1550, 1552. De 1553 a 1G13, on en compte une quin- zaine. Cclle de Naples, sous la rubrique d'Annstcrdam, 1692, petit in-8, est bien exccutee, ct Ics amateurs en lecberchenl surtout Ics beaux excmplaires, quoiqu'cllc soit remplie de fautes lypograpliiques. Une autre edition, donm'e a Mantoue, en 1768 et de meme avec I'indication d'Amsterdam, est en- richie de notes utiles, ainsi que d'un glossaire, niais clle n'a pas reproduit un bon tcxte. Ellc rcnferme d'ailleurs quelquos epigrammes qui ne sont pas dans les editions prccedentes et une dissertation de Theophili Folengi vita, rebus (jest is et scriptis. Une version frangaise, due a un ecrivain reste anonyme, vit le jour a Paris en 1606, 2 vol. in-12. Elle a reparu en 1734. C'est elle que nous reproduisons. Son style facile nous a paru, dans sa couleur un pen surannee, piopr* a donner une idee d'une composition qui n'est pas faite pour etaler la correction severe et Tt'irgante nettete du frangais moderne*. Nous avons cru devoir ajouter quelques notes * Nous convicndrons d'ailleurs qu'une traduction, quelque in- geniense qu'clle soit, dc Tepopee de Meilm Coccaic, no doii- nera jamais une idee parfailc dc I'original ; c'cst encore cc qu'a ireb-bicn demontre Nodier : « Dans la macaronee, le scl de I'ex- pression rosulle prineipalcmcnt de Ja nouvoauto singuliere ot bardie d'une langue pour ainsi dire individwelle, qu'aucun pou- ple ji'a parlee, qu'aucun grnmmairien n'a cci lie, qu'aucun Icctcur xxvin NOTICE pour eclaircir certains passages obsciirs, mais nous avons et^l sobre a cet egard, car Merlin Goccaie est un do ces auteurs; auxquels il serait facile de joindre un commentaire beaucoupj plus etendu que le texte, chose qui n'est pas du gout de tous les lecteurs. Landoni a donne de VHistoire macaronique une version italienne, Milan, 1819; et dans la preface de Tedition de 1768, il est fait mention d'une traduction en langue tur- que, publiee a Andrinople, Pan de I'hegire 1125; assertion qu'il est tres-permis de revoquer en doute, tant Tinvraisem- blance est flagrante. L'abbe Gerlini avait entrepris de traduire en dialecte V(S- nitien VHistoire macaronique, mais il n*a donno que les deux premiers chants, Bassano, 1806, M. Du Roure, dans son Analectabiblion (Paris, 1838, 2 vol. in-8), donne, t. J, pag. 265, une analyse, chant par chant, des vingt-cinq fantaisies (phantasise) qui forment Thistoire des- exploits de Baldus. Quelques-uns des passages cites dans le cours de ce travail sont traduits en vers francais d'une facon elegante. M. 0. Delepierre a consacre une notice assez etendue a ' Folengo, dans le curieux et savant volume qu'il a public en 1852, sous le titre de Macaroneana (pag. 85-110); il passe en revue les principaux ecrivains qui ont parle de notre poete, et il transcrit, pag. 235 et suiv., deux passages empruntes. Fun au seizieme, Tautre au vingt-cinquieme livre. Genthe a reimprime en entier, pag. 208-250, le premier et le yingt-cinquieme chant de MerUn Goccaie; il y a joint,, pag. 250-284, les trois livres de la Moschea. Nous n'avons jamais eu I'idee de reimprimer le texte de la Macanonea; c'est un plaisir qu'il faut laisser a quelque Ita- lien instruit. Les erreurs commises au sujet de Folengo et de ses ecrits sont nombreuscs, et tres-souvent elles ont ete reproduites de n'a entendue, et qu'il comprend toutefois sans peine, parce qu'elle est faite par le meme art et des memes matcriaux que sa langue naturelle. Le principal charme du style macaronique est dans le- plaisir studieux de cette traduction intime qui etonne I'esprit eu I'amusant. » SUK TIIEOPHILE FOLENGO. XXIX livres en Uvres sans examen et avec addition de meprises nou- velles. Citons-en quelques exemples : Watt, dans sa Bibliotheca britannica, prend Folengo el Merlin Coccaie pour deux auteurs dillerents. Brucker, dans son Historia philosophic ^ rencontrant sous sa plume le nom de Folengo, pretend que cette lepidissima satyra est le premier ouvragc ecrit en style macaronique. Coupe, dans ses Soirees litt&aires, t. VII, p. 112, range Merlin Coccaie parmi les mnuvais ouvrages I'rancais. Sismonde de Sismondi, dans son Histoire de la litteralure du midi de V Europe, apres avoir ropete I'erreur dc Brucker, ajoule : « On ne saurait dire si les poesies de Folengo sont ilaliennes ou latines. » Freytag, dans ses Analecta, range YOrlandino parmi les ouvrages composes en style macaronique. Moreri, dans Tarticle qu'il a consacrc a Folengo, tombe decidement dans la niaiserie, il s'exprime cii ces termes : \( Cet auleur s'ahandonne aux saillies les plus bizarres, sans respect pour la langue latine. Connne il etait Ilalien, son style macaronique n'estpas comme chez nous du frauQais. » Sallengre, dans ses M^moires de litterature, 1. 1, pag. 139, signale I'edition de 1521 comme la premiere. Du resle, la poesie macaronique semble avoir porLe nuil- lieur a bijn des bibliograplies et a bien des ecrivains qui se sont occupes de I'bistoire litteraire ; nous nous boi ucrons a signaler un seul example, celui d'un auteur qui n'est point d'ailleurs sans m6rite, Thomas Ilarlwell llorne, lequel, dans son Introduction to the study of bibliography, croit qu'Arena >et Theodore de Beze ne i'ont qu'un seul et menie personnage. § 5. ECUITS DIVERS DE FOLENGO. Quelques mots au sujet des autres productions sorties de ia plume de Folengo ne seront point deplaces ici. VOrlandino, public sous le pseudonyme dc Limerno Pit- toco, est un pocme boulTon sur Tenfance dc Roland. 11 tut -compose dans I'espace de Irois mois II est facile de voir * C'est ce que Tauteur nous apprend dans quelques vers latins ou il explique en meme temps pourquoi son livre a peu d'eten- XXX KOTICE que Limerno est Tana gramme du nom do Merlino; quant au mot PittocOj qui signifie un gueux, un mendiant, Folengo le prit comme allusion a I'etat miserable ou il etait tombe. L'Or- landino est en octaves et il est partage en huit capitoli ou chapitres, division contraire aux regies alors observees. Nous n'avons pas ici a donner une analyse de cette epopee parfois licencieuse, mais que recommande une originalite soutenue, enlremelee de digressions et ornee de traits satiriques d'une vivacite piquante. Cette analyse a deja ete faite et bien faite par Ginguene (Histoire litter aire (Tltalie, t. V, pag. 558). La premiere edition de VOrlandino est de Venise , 1526 ; on en connait plusieurs autres donnees au seizieme siecle ; celle que le libraire Molini mit au jour a Paris en 1775 [sous la rubriquc do Londres) est soignee eel arricliita di annotazioni- Nous avons rencontre une traduction frangaise intitulee | Orlandinet ou le Petit Roland, Sirap (l^aris), 17»83, in-16. Le Chaos del Triper Uno, public a Venise en 1526 et reini- prime en 1546, est reste oublie; c'est qu'en effet cet ouvrjige^r aussi obscur que singulier, tantot en vers, tantot en prose, no merite guere de trouver des lecteurs. 11 est divise en trois forets [selve]. On y rencontre des passages en vers latins elegants et des tirades en dialecte macaronique. Voici le com- mencement de deux petites tirades de ce genre, contenues dans la seconde partie [seconda selva) de cetle etrange epo- pee; le premier de ces fragments, espece de parodic du pre- mier livre de VEneide, se compose d' environ 400 vers ; lUe ego qui quondam formaio planus et ovis, Quique bottrivoro stipaiis ventrone lasagnas, Anna valenthominis cantavi horrenda Baldi, Quo non hectorior, quo non oiiandior alter, Grandisonem cujus phamam nomenque guiardum Terra tremit baratrumque nielu se cagat ad ossum. x\t nunc Tortelii egressus gymnasia postquam Tanta Meiiestarum smaltita est copia, Baldi due, et ou il ecarte I'idee defavorable que ses compositions pour- raient donner de ses moiurs : Mensibus islud opus tribus indignalio fecit : Da medium capili, notior Autor erit. Orlandum canimus parvum, parvum inde volumen : Si quid turpe souat pagina, vita proba est. SUR THKOPUILE FOLENGO. XKXl Gesta Maronisono cantcmus digna stivallo... Aspra, crudclis, manigolda, ladra, Fezza IJordelli, mulieivDiabli, Vacca vaccarum, lupaque lupanim Porgat orecchiam. Torgat uditam Mafelina pivrc Liron o bliron colcramque no5tri Dentis ascoltet, crepet atque scoppict More vesighaj. Ilia stcndardum facie scopeita Fert putanarum, pelit et guadagnuia 111a marchettis cupiciis duobus Sajpe pagari. C'cst un singulier melange que cclui que presenlc cettc composition heterogene; dcs leilres, des dialogues, des fa- bles, des epigrammcs, des sonnets, des acrostiches, y sont meles. La description deslrois ages de I'liomme scmble avoir ete le but principal que s'est propose le poiite, ainsi que Tin- diquent les vers suivants : Tres sumus ut vultus turn animw, turn corporis, isle, Nascitur, ilie cadit, terlius erigitur. Is legi paret naturre, scbismalis ille Rebus, evangclico poslerus imperio. Nomine sub lido Triperuni cogimur idem Infans ct juvenis virquc, sed unus inesl. Le panegyrisle de Folcngo que nous avons dt'ju sigiiale a Youlu montrer que, sous le \oile des allegories repandues dans cette epopee, il y avail mi sens tres-prot'ond. Sous le nom d'Almafise, il taut reconnaitre la Nature; An- chinia est le symbole des arts industriels qui aident riioninie a supporter les miseres de la vie ; la Sagesse, sous le nom de Technillaj corrige et tempere la fougue d'Anchinia. La Dis- corde se glisse toutefois entre ces deux personnages, mais la bonne Harmonic, sous le nom d'Omonia, intervient, et, par ses douces paroles, ellc amene la reconciliation des deux soeurs, qui s'embrassent. Sous la direction de ces sages conseiUeres, le heros (symbole de I'bommc) arrive a I'age d'or. On voit ensuite agir lour a lour Alelea ou la Verite, et Eleuteria ou la Liberte, qui le conduisent vers des buts opposes. 11 est plus juste de dire que le litre du Chaos del Tri per XXXIl NOTICE iino repond a la bizarrcrie du livre, et que Folengo s'est propose de se depeindre lui-meme dans son triple nom de Merlino, de Limerno ct de Fulica ; cctte derniere denomina- tion lui fut suggerce parce qiie sa faniille avail dans sesarmes trois poules d'eau [fulicse ou foliche, folinghe). II a d'ailleurs pris la peine de s'expliquer la-dessus d'une maniere qui nc; laisse subsister aucun doute II a de plus fait une allusion tres-claire a sa conversion, eni 4isant que le Christ se montra a lui au milieu de I'ignorance oij il etait tombe, et que, conduit par une inspiration divine i ^ il revint a la voie sincere de I'Evangile, qui lui avait ete pri- mitivement demontree. Au commencement de la troisieme selva, Tauleur dit qu'il etait dans sa trentieme annee ; mais celte assertion ne doit pas etrc prise au pied de la lettre ; car plus loin il avance qu'il avait atteint la moitie de la carriere humaine, et comme, d'apres I'Ecriture, cctte carriere est de soixante-dix ans (Psaume 89), il aurait alors eu trente-cinq ans. Sur le frontispice de la premiere edition de cette epope^, Folengo a place ces deux vers, qui ne donnent pas une idee fortclaire du but qu'il se propose: Unus adest triplice mihi nomine vultus in orbe : Tres dixere Chaos, nuinero Deus impare gaudet. La Humanila del figliuolo di Dio est un poeme pieux in\ MtCfva riina, que Folengo, ainsi qu'il I'annonce dans un aver-i tissement preliminaire, composa pour expier le tort qu'il avait eu d'ecrire ses Macaronees. C'est ainsi que La Fontaine voulait, en celebrant la Captivity de saint Male, hive oublier ie scandale cause par ses Contes. Malheureusement les vers ^ Un bel aviso quivi darti intcndo, die totalmente sul ternario numero siamosi per conveniente ragione fundati. Prima tu vedi lo titulo del libro essere tre parole, Chaos del Triperuno. Se- guono poi le tre Folenghe over Foliclie son dette, le quale sono antiquissima Inscgna di casa nostra in Mantoa. Et sotto specie di lore succedono le tre Donne de treEtudi e di tre Fagge di pa- xentela, da le quali derivano li tre prolissi argomenti, ciuscano di loro in tre parti diviso. Noi siamo per di tre nomi, Merlino, Limerno, Fulica. Li quali cominciando il nostro Chaos, in tre ^elve lo spartimo, con li soi tre sentimenti. sun THEOPIIILE FOLENGO. XXXIII edifiants ne sont pas ceux qui provoquent le plus d'empres- semcnt de la part des aclieteurs, et Touvrage dc Folengo, dedie alii valorisi campioni di Crista, mis au jour a Venise en 1533, in-4, fut accueilli avec une grande froideur; il parait cej)endant qu'il a ete reimprime en 1548 et en 157«- Un panegyriste de noire poete n'hesitc pas a qualifier d'Uiade des honimes etd'Odyssee des Chretiens, cette composition divisee en deux parlies; la premiere est remplie par la description des actions eclatanles et heroiques duSauveur, I'autre expose la doclrincde ses attributs divins : c'estle fruit d'une lecture persevcrante de I'Ecriture sainte. Un autre petit poemede Folengo est plus connu, parcc qu'il a ete joint aux di verses editions de son Merlin Coccaie: c'est la Moschea ou V horrible bataille advenue entre les mouches et les fourmis. Partagee en trois livrcs, cette production a ete traduite en fran^is et inseree dans les editions de 1606 et de 1752, que nous avons dcja mentionnees. On a loutlieu de voir dans le recit de cette guerre burlesque une allusion aux discor- desdespetits souverains de I'ltalie, bien mesquines dansleurs causes, fort desastreuses dans leurseffets. Presentons ici une analyse succincte de cette epopee, qui a du moins le merite d'etre courte. Sanguileon, roi du pays da Mousquec, apprend que l«s four- mis reliennent prisonnier le plus brave de ses gcneraux, Ra- nil'uga. 11 s'emeut et se met en campagnc, assistc du roi des papillons, du prince des moucborons, du roi des taons, etc. Les armees se rasscmblent avec grand fracas, Des harangues sont prononcees pour animcr les troupes qui s'embarquent, ulin d'attaquer le pays des fourmis. Le roi Machegrain s'cst prepare a repousser I'invasion; il a fait alliance avec les poux, les punaises, les araignees ct les puces; il s'est assure de I'appui des blaireaux et des chiens. Apres avoir etc assaillie par une tempete affreuse, la flotte ennemie arrive; un debar- quement s'opere, le siege est mis devant la capitale dc la contree des puces, I'armee des fourmis avance pour la de- gager, il s'ensuit une bataille des plus acharnees; de part et d'autre on so signale par d'admirables exploits. Les mouches sont enfin vaincues et ecrasees; Tescarbol Siccaroboneas resle le dernier sur le champ de bataille; il combat en heros ct perit accable sous le nombre de ses adversaires, mais non sans leur fairc cberement payer lour trioniphe. C XXXIV NOTICE Voici cn quels termes Folengo embouche la trompette pour chanter cctte guerre alTreuse : Grandia Muscarum formica rumque canamus Prailia crudeles Marte stigante brigas. Scurus Apollo suos abscondit Albora cavallos, Non potuit tantum namque patire malum ; Omnis per circum Tellus sbatutta tremavit, Parva super coelos nec cagarola fuit. Pochum mancavit quam mortus ab axe lomaret Juppiter herculeum valde gridabat opem. Pro bombardarum scappavit Luna rebombo, Excusamque Jovi fecit abire foras , iEquora tunc eliam sbigotentia signa dedenmt Atque spaventosas summa tulere faces. Ce petit poeme, oeuvre de la jeunesse de Folengo, est peut-etre, sous le rapport du merite du style, superieur au Merlin Coccaie. Genthe a donne en 1846 une edition speciale de la Mas- cliea (Eisleben, 65;pages in-S). Au has des pages, chaque mot macaronique est accompagne d'une double explication en ita- lien et en allemand. Cinq pages de notes a la fin de Touvrage fournissent quelques renseignements interessants. M. Brunet signale une traduction en vers italiens de la Moscheide, par F. Antolini. Milan, 4807. II en existe aussi une imitation en vers siciliens, par Carlo Basili, Palermo , 1663, in-12. On en connait egalement de vieilles versions al- lemandes mises au jour en 1580, en 1600 et en 1612 Folengo voulut s'exercer dans le genre pastoral, fort en * II n'est pas douteux que Folengo n'ajt congu I'idee de la Mos- chea en lisant la Batrachyomachie, attribuee a Homere ; un assez grand nombre de compositions tracees sous I'influence d'une pa- reille inspiration existent dans diverses langues ; les bibliographes connaissent I'extreme rarete de Tedition originale, faitc vers 1494, de la GaleomyomacUa d'Aristobule Apostolius. La victoire reste aux souris dans ce petit drame ; une poutre tombe et ecrase leur antagoniste. Grazzini, dit le Lasca, qui florissait peu de temps apres Fo- lengo, chanta de meme des guerres burlesques dans deux petits poemes : la Nanea et la Guerra di Mostri. (Voir Ginguene, Hisloire lUUraire d'ltalie, t. V, p. 560 et suiv.) Lope de Vega a compose une Gatomaquia, qui a ete plusieurs fois reimprimee. SUR TIIEOPHILE FOLEMGO. X.\XV vogue alors; mais, Tenvisageant sous un point de vue peu poe- tique, ct qu'oii appellerait aujourd'hui realiste, il ecrivit la Zanitonellaqux de amore Tonelli erga Zaninam tractat; qus^ constat ex tredecim sonolegiis, septem ecclogis et una stram- bottolegia. M. Du Rourc a analyse eu detail ce poeme bur- lesque; il le represente comme d'unc nature peu choisie sans doute, mais original par I'intcret suivi qu'il presente, et, quant a la yerite, il est bien preferable, dans sa rusticile grotesque, aux idylles musquees, poudrees ct ponnmadees de Fontenelle' et memo aux bergercs melancoliques ct pcnseuses de Racan' connne aux eglognes elegantes de J. B. Rousseau et de Gessner. Parmi beaucoup de grossieretes ct d'expressions du plu^ mauvais ton, Folengo sait placer parfois de la grace et du sentiment. 11 y a de la delicatesse et quelque charme dans le sonnet ou Tonellus raconte comment il est devenu amou- reux. Tempiis erat, florcs cum Primavcra galantos Spantcgat, et freiUlas scolat Apollo brinas. Sancla facit saltare foras Agnesa lusertas, Capraque cum cupro, cum cane cagna coit. Stalladizza novas Armenia Biolcus ad lierba's Menat, et ad Torum calda vcdella fugil. < lioschicolic frifolat Uosignolaj goiga per umbra.^ Piognonesquc ; niagis scaldat alhora Venus. Ante nieos oculos quando desgralia duiil Te, dum pascebam, cara Zanina, capras. Non appena tuas goUas vidique musinum, Ballestram subitus discarigavit Amor. Discarigavit Amor talem, milii crede, verettam, Quod pro le veluli pegola nigra brusor. I.c traduclcur de 1600 a laisse de cote la Zanitonella ainsi que trois epitres et sept epigramfnes de Folengo, inserees dans les diverses editions do son poeme macaionique et qui n'offrent d'ailleurs rien de remarquable. Independamment de ses productions imprimees, notre au- teur avait compose plusieurs ouvrages demeures incdits, entrc autres un poeme latin en vers hcxametres, intitule : Agioma- chta, ou il celebre le courage des martyrs, et trois tra^^edies h Cecilia, la Cristina, la Catarina, qui iiirent mises en mu- sique par un moine du Mont-Cassin, a la demande d Antonio XXXVI NOTI CE Colonna, successeur de Ferraiite Gonzaga; une comedie iiiU- talee : la Pinta ou la Palermita, espece de mystere in terze rime, dont le sujet est la creation du monde, la chute d'Adam, la redemption, et qui fut representee dans une ancienne eglise, aujourd'hui detruite, nommee Pinta. On lui attribuc aussi un poeme sur la passion de Jesus-Christ, un traile de metaphysique contre Platon, un Orlando inamorato rifatto, un recueil d'epitres et deux productions macaroniques(// libro delta gatta et les Gratticcie, satires); mais I'existence de tous ces ecrits n'est pas bien demontree, et, en tous cas, ils parais- sent aujourd'hui perdus. § 6. la poesie macaronique chez les divers peuples de l'europe. Notre notice sur Folengo et sur la poesie macaronique se- rait incomplete si nous ne placions ici un apergu rapide des principaux ecrivains qui se sont exerces en ce genre. Les plus anciens de tous appartiennent a T Italic et remon- tent au quinzieme siecle. Signalons d'abord Bassano, ne a Mantoue, et sur le compte duquel on ne sait rien, si ce n'est qu'il etaitmorten 1448. On ne connait qu'un seul exemplaire de son livre ; c'est celui de la bibliotheque Trivulzio, a Milan; ilaete I'objet d'une notice sortie de la plume d'un libraire milanais fort instruit, M. Tosi, et ila pour titre, Collectanee de cose facetissime e piene di riso; la premiere de ces cose est une macherona nova composee par Bassano, elle est adressee ad magnifwus dominus Gasparus Vescontus; voici comment elle commence : Unam volo tibi, Caspar, contare novellam Que te forte magno faciet pisare de risu. Quidam Vercellis stat a la porta Botigliano Omnes qui Sessiam facit pagare passantes; Et si quis ter forte passaret in uno, Ter pagare facit : quare spesse voltas eunti Esset opus Medicis intratam habere Lorenzi Hie semper datii passegiat ante botegam... Tifiis OdaxiusouTisiOdassi, ne a Padouc, vers 1450, etmort vers la fm du quinzieme siecle, composa un poeme satirique de RUR TIIEOPIIILE FOLENGO. XXXVfl sept cents vers environ, dans lequel il attaque avec verve > souvent avec cynisme, des Padouans sonp^onnes de se livrer a la ma{^ie. Get opuscule, intitule la Macharonea, est devenu cxtremementrare ] on en connait plusieurs anciennes editions, sans lieu ni date ; trois sont decrites au Manuel du Libraire, t. Ill, p. 549; d'autres ont ete signalees par M. Tosi, qui les a examinees dans des bibliotheques de Milan et de Parme (voir Ic Macaron^ana de M. Delepierre, p. 126-128). Divers bibliographes, confondant Odaxius avec d'autres auteurs, sont tombes en parlant de lui, dans des meprises que M. Brunei et M. Delepierre ont relevees, nnais dont nous n'avons pas a nous occuper. Le petit poeme d'Odaxius a ete partiellement reimprime en 1851 dans le Serapeum, journal bibliographique qui voit le jour a Leipzig; il I'a ete en entier dans le memoirede M. De- lepierre sur la poesie macaronique insere parmi les travaux de la Philobiblon Society y et que nous avons deja cite. Une courte citation fera juger le style d'Odaxius. 1>E CUSIXE SPICIARIO. Est uiius in Padua notus specialc cusinus In macharonea princeps bonus atque magibter Discaleis pedibus propter niangiare polcntani Per fangum et nives caminare atque i)edesler Hie ubi de vino I'acient merchata vilani Cum San llieronymo retinet signale botegam, Non est in loto quisquam poltronior orbe Sanguine fachinus perjurus atque l)osaru.s. De zucharo jurat fattos de melle syrupos, De puteo toltam aquam jurat esse rosatam Et quicquid vendit nihil est, mihi credite, bonum. Giovan Giorgio Alioni, ne a Asti, est plus connu que ses predecesseurs , grace a la decouverle recenle dedeux ou trois exemplaires de ses Opera jocunda metro macharronico ma- terno et gallico compositaj Asti, 1521, petit in-8* ; une partie dece tres-rare volume est en I'rangais un autre partie en dia- lecte astesan ; le surplus est en style macaronique. Ces der- nieres compositions ont reparu a Asti en 1601 sous le litre ^Opera piacevole di Giorgio Alioni, mais la plus grandc por- tion du contenu du volume de 1521 a etc retrancbee. XXXVHl NOTICE Le savant auteur du Manuel du Libraire a public en 1856- une edition des oeuvrcs fran^aises d'Alioni, enyjoignant une notice trcs-interessante de5l pages. Ce volume, imprime avec beaucoup de soin, n'a etc tire qu'a 410 exemplaires *. M. Delepierre dans son MacaronSana, a donne, pages 76-85, une analyse rapide de la comcdie, des farsas, des frotulas et cautiones en dialecte astesan; il revient, p. 429-452, surlef^ particularites bibliograpliiques qui concernent Alione, et il transcrit, p. 244-250, un echantillon considerable des vers ma- caroniques de cet ccrivain. Nous nous bornerons a en donner un specimen d*une dimension peu redoutable. Duos Lombardos etiam vidisse recorder Hie ad tabernam; volentes edere saltim Par ovum cuilibet sic, et passare caminum Accidit ut unus primum ovum cum scapellasset, nium trovavit coeyzum cum polastrino ; Et cum vocaret famulum pro facere greusam, Alter sagacior dixit illi : face brignone; Sorbe, crede mihi, spagia travondere cilo; Hospes si intendet nobis dedisse polastros, Per certum faciei cuilibet pagarc tregrossos. Guarinus Capella composa un petit poeme in Calabrimm Gogamagogx regem composita, multim delectabilis ad le- gendum, imprime a Rimini en 4526, petit in 8*, 28 feuillels ^ ; ni Genthe ni M. Delepierre n'ont fait connaitre par quelque citation ce livre fort rare, dont le titre seul a sans doute passe sous leurs yeux. Barthelemy BoUa vivait vers le milieu du seizieme si^cle, ^ L*exemplaire dont s'est servi M. J. Ch. Brunei avail etc acquis dans une vente publique de Londres au prix de dix-sept livres sterling, cinq sbellings. Depuis, un second exemplaire, plus com- plet, s'est montre a la vente de M. Libri, faite en 4847 (n* 444); il a ete adjuge au prix de dix-sept cent cinquante francs, pour compte, assure- t-on, du grand-due de Lucques. Ces deux exem- plaires et celui qui a figure dans les cabinets de deux celebres bibliophiles du siecie dernier (Gaignat et le due de la Valliere) paraissenl les seuls dont Texistence soil aujourd'imi connue. * Un exemplaire $e Irouvait a la vente Nodier en 1844; il a ^te paye soixante et un francs. Un autre s'est rencontre dans un re^ cueil qui a figure a la vente Renouard en 1854, n" 2551. > SUR THEOPHILE FOLENGO. XXXIX il se qualilic lui-meme de vir ad risum natus et d'alterus Coccaius; on connait de lui deux productions fort rares I'une et I'autre : Nova novorum novissimaj sive poemata stylo ma- caronico conscripta, qux faciunt crepare lectores et sal- tare capras ob nimium risum y 1604, insure en 1670 a la suite du pocme d'Arena ad suos compagnoneSj dont nous aurons bientot I'occasion de parler ' : Thesaurus prover bio- rum italo-bergamascorum rarissimorum et gabartissimorum in gratiam melanclioliam fugientium, Italicx lingux aman- Hum, ad aperiendum oculos editurum, a B. Bolla, viro in- comparabili, et alegriam per mare et per terram sectante, Francofurti, 1605, in-i2. Cerecueilest extremementrare; M. G. Duplessis, convient, dans sa Bibliographie par^mdologique, p. 277, qu'iln'a ja- mais pu Ic rencontrer; nous n'avons pas etc plus heureux ^. Un elogc du fromage compose par Bolla a ete reproduit dans le recueil de Dornaw : Amphitheatrum sapientix socraticse, Hanau, 1609, t. I, p. 625. Flogel, dans son Histoire du bur- lesque (en allemand, Leipsick, 1794, p. 150), transcrit unc quarantaine de vers empruntes a un dcs ecrits de ce person- nage, qui etait un acteur jouant le role d'Arlequin : Colbii Neu schlosiani laudes. Pla^ons ici un specimen fort court commc de raiion du style de Bolla : In isto loco est usanza De qua non possum riderc a bastanza; Hanc cum primo spectavi De troppo rider quasi crcpati, Et nunquam desit ridendi materia, Quia hie non curant scria. i}ui prime hue venit peregrinus, Etiamsi Crcsar csset Maximius, ' M. Delepierre, p. 2G0, transcrit une quarantaine de vers de Bolla. * Un 5atant et laborieux bil)liographe allemand, M. Graesse, annonce dans son Trisor des livres rares et prtcieux^ 1858, p. 185, qu'il posscdc un excmplaire de ce curieux volume, lequel est compose de 70 feuillets non chiffres. Les proverbcs, qui sont vn parlie tres-licencieux, sont dedies au Landgrave Maurice de ilesse et place dans I'ordrc alphal)etique. XL NOTICE Oporlct colbum, seu mazzam grandissimam, Et non omnibus portabilissimain, Ex quodam certo loco tirare, Et supra spallas circa castellum portare, Postea ad ipsum locum ritornare Et colbum ad quendam chiodam atacare, In prjesentia serenissimi, illustrissimoruni Et aliorum nobilium virorum. Baiano, Zancalaio, Graseri, Affarosiet quelques autres Ila- liens se sont exerces dans le genre macaronique, mais leurs productions sont tres pen connues, et n'ont pas assez d'im- portance pour obtenir ici quelques details. On a parfois place, mais a tort, parmi les ecrivains macaroniques, le moine FranQois Columna (ou Colonna) qui ecrivit, sous ie titre d'Hypnerotomachia, une sorte de roman metaphysique et allegorique, fort obscur, mais ou. domine la passion qu'une femme, nommeePolia, avait inspiree a ce religieux. Ce livre est ecrit d'un style bizarre qui se rapproche beau- coup du pedantesque et qui renferme une multitude de su- perlatifs. Nodier est alle trop loin en disant que les pages de YHypnerotomachia se composent de mots hebreux, chal- deens, syriaques, latins et grecs, brodes sur un caneras d'i- talien corrompu, releve d'archaisme oublies et d'idiotismes patois Qu'il nous soit permis de reproduire quelques lignes, qui donneront une idee exacte de cette diction singuliere. « Sopra de questo superbo et triumphale vectabulo, vidi uno bianchissimo cycno, negli amorosi amplexi d'una inclyta nympha, liliola de Thesco, d'incredibile bellecia formata, et cum el divino rostro obsculantise, demisse le ale, tegeva le parte denudate della in genua Hera; etcum divini et volup- tici oblectamenti istavano delectabilmente jucundissimi ambi connexi, et il divino olore tra le delicate et nivee coxe collo- cato. La quale commodamente sedeva sopra dui pulvini di * La premiere edition de cet ouvrage vit le jour a Venise, chez Aide Manuce, en 1499; une seconde sortit, en 1545, des memes presses. J. 31arlin tradnisit en frangais, en 1546, le Discotirs du songc de Poliphile dedniscnt comme amour le combai ii r occasion de Polia. Une autre version, mais abregee et arrangce, due a J. G. Le Grand, a paru en 1804, chez Didot, 2 vol. in-18. toll l"riT:0"PIULK FOLETSGO. panno doro exquisitamente di molUcula lanuginc tornentati cum lulli gli sumptuosi et ornanti correlarii opportuni. » VHypnerotomachia se termine ainsi : a Cum non cxiguo obleclamenlo degli coeliti spirituli, lanto inexperto cvosmo fumulo redolenle, per laire ri>olvenlise, cum il delectoso somno celeriuscula dagli ochii mei, et cum veloce fuga se lolse essa dicendo : Poliphilo caro mio amante, vale. » Cesar Orsini, cache sous le nom de Slopinus, publia, en 1636, un volume de Capriccia macaronica , qui a ete rt'im- prlme pliisieurs fois, et qui est unc des bonnes productions en ce genre. On y remarque un traite burlesque De Arte robandij un petit pocme sur un sujet qui a souvent occupe les poetes italiens : De Malitiis putauarum, et les eloges do rignorance, de la mechancete, dela folie; nous cmprunterons quelques vers a ce dernier panegyrique ; il forme la quatrieme macaronee : De laudibus pazzix. Sunt ctenim multi (iicc tantum dico potcnles Divitiis opibusquc, quilnis jiioriendo bisognat Heredes lassarc siios, qui procdia et auruni Possideant, magnas pro conscrvarc casacia-,) Sed poveri atque inopes qui loto tempore stcnlant, Nee solo de pane queunt implerc budella^, Attamcn uxorcs ducunt, capiuutque novizzas, Esseque luilantur pazzia duce, niarilos. Sunt muUai paritcr viduie quas sapc vitlcmus Pazziam seguitare viri post funera inorti ; Namque isle vivendo diu cum conjuge primo Mille malas pasquas habuerunt, niille malnnnos, Partibus inque huis probaverunt mortis afannos, i^on tamen absque viro patiuntur ducere vilani, iNam sine compagno possunl dormire ncgottani, Atque viduali nequeunt requiescere leclo; Quill inio peccatum sic solai vivcre crcdunt; llinc ab eib conjux est primus apena sepnllus, Quod pcnsant alium sibi retrovare marilum ; Sic etcnim regina illis Pazzia comaudat. Nous transcrirons quelques vers empruntes a Meno Beguoso, dont les Uasonamenti, canti, canzon, sonagiti et smercia- gale, formcnt un rccueil imprime en 1773, compose de deux parlies, et presquc impossible a se procurer. JiOTlCE CAI>TALIA 50RZ0RUM CUM TANIS. 0 qiiaa montagnam colitis, mihi plurima, musac Carmiiia forte precor, date, grandem namque hataggiam Inter homos cupio cantare in carmine sbrajans. Ipse ergo sorzorum, ranellarumque criorem Exponam, ad largum dixit quem Nona caminum, Hinc crior iste scomenzat; nam sorzus fuit unus, Qui gattam fugiens fermas gambettat ad undas, Ut sibi lympha sitim cavet; imas ilia buellas Brusarat : fermis testam cazzavit in undis. Occupons-nous mainlenant des ecrivains francais qui se tjont exerces dans le genre macaronique. Le plus remarquable est Antonius de Arena. On a dit ct imprime qu'il s'appekit du Sablon; c'estune erreur fondee sur I'opinion oti Ton etaitqu'il avail latinise son nom, a I'exenn pie des litterateurs qui, a cette epoque, masquaient et defi- guraient leur nom par une traduction latine. On avail pensci qu'il fallait reconnaitre du Sablon sous le mot Arena, toutj comme on reconnaissait Du CMne sous I'ecorce de Querce-i tanus. ^ j Cette meprise figure dans la reimpression faite a A\ignon| ens Tristitiamque tulit, laititiamquc dedit. Vos famuli Kannis bacchnm demergitc tieffis, Et date Rhenano pocula plena mero. Nous ne croyons pas devoir nous arreter a quelqncs ccri- vains anglais tels que Drummond, Rugglc, William King, Geddes, qui se sont essayes dans le genre macaronique et a I'cgard desquels on peut consulter TouvragedeM. Delepierre ; nous y renvoyons de mome pour un bien petit nombre de tentatives semblables faites en Espagne ou en Portugal. La rarete de la plupart dcs ouvrages macaroniques, le pen d'exactitude des connaissanccs que I'on a en general an snjet des productions de ce genre, lels sont les motifs qui nous ont engage a entrer a cet egard dans des details qu'on troti- vera trop developpes peut-etre; mais, nous aimons a le croire, I'appel que nous i'aisons a I'indulgence de nos lecteurs sera entendu. G. B. AVERTISSEMENT CE n'est point aux cerveaux esventez que ceste Histoire est voiiee, elle est de trop long-temps promise a ceux qui, non moins doctes que curieux, ont pen cognoistre par effect ce que je monstre par apparence. Je scay que c'est de sc precipiter aujour- d'huy devant ces esprits bigeares, qui se faschent autant de vous relever, comme ils sont joyeux de vostre cheute : et ne fais difficulte de croire qu'ils iront plustost apres une umbre imaginaire, que de courir au-devant du corps. Telles gens mesprisent seulement ce qu'ils ne peuvent comprendre; et n'ap- prouvent que ce que leur jugement pueril pent pe- netrer. Je scay bien qu'un langage pointu et af- fecte les pourroit peut-estre arrester a la superficie ; mais j'aurois peur qu'apres ils en gastassent le fonds, et fissent accroire a ce Livre autre chose qu'il ne dit. On a fait dire plusieurs fois a Homere ce qu'il n'a pas voulu, a Platon ce qu'il n'a pas sgeu, et a Aristote ce qu'il n a pas entendu. Car, entre ce 1 2 A VERTISSEMENT. qui est attache a la suitte de chasque sens, nous ti-I rons une infinite d'argumens, de consequences etl de conclusions, a une explication fausse, par la com- 1 paraison d'un point a Tautre, pour nous esloigner de ['intention d'un Autlieur : et bien que nostre juge- ^ ment nous trompe, nous soustenons plustost ces fan- tasliques interpretations que d'advoiier nostre igno- rance. Je dis cela, pour ce que le subject que je traicte semble autant esloigne de la verite, qu'il est difficille de croire ; et n'estoit que je me fie a Taage de ce Livre, je craindrois qu'il fust souvent des- menly. Aussi, pourceste consideration, sera-t-il tons- jours espargne, et en excusera-t-on le discours, qui n'a vonlu changer le ramage de son temps ; d'ailleurs que fantique reputation de ce grand cava- lier Balde, vivant encore en la bouche de ce Livre, estonnera ces Correcteurs nouvellement erigez. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait queique chose de fa- buleux en la suitte de ceste Histoire ; mais aussi ne veux-je pas nier qu'il n'y ayt de la verite, et que ce ne soit une chose approuvee de la representer sous la Fable, de laquelle nos Anciens se sont servis si a propos. J 'en demanderois volontiers queique chose a ce grand docteur W Francois, et ce qu il a voulu dire,-et qu'il a voulu traicter sous le convert d'une infinite de plats inaccaronesques. II me respondra : « Geux que vous traictez sous les ruses et subtilitez de Cingar; sous les tours facetieux de Boccal; sous les revelations de Seraphe ; sous la conversion de Guy ; sous les adventures de Leonard ; sous la force de Fracasse ; sous les enchantemens de Pandrague et de A \ hi; US 8 EM E.N 1. Gclfore; sous les rencontres et gnlantises de Balde ; et bref, sons tant de pays de fourmage, montagnes de soupes grasses, que ces guerriers inimitables onL passez. . . . )) Car il ne pent estre que, par le moyen de lenrs voyages, ils ne I'ayent rencontre dans le ciel, surla terre, dans la mer, et aux enters, et ne luy ayent faict cognoistrc une partic de leurs adventures. Mais c'est tout un, je m'en rapporle a ce qui en est, et me persuade n'eslre pas tant obscur, qu'il faille faire de cest Ouvrage, comme fist S. llierosme des E scripts de Perse : Inlijllccluris i^inibu^ illc dedil; attendu que les liistoires nous funl. foy (ct pen de personiies I'ignorent) que ce grand personnage, dont il est traicte, est descendu de Guy, et du Paladin Renaud, jadis tant renomme. Que si on ne veuL prendre pied a la suitte, j'advertis les Lecteurs d'eu considerer les despenses, ct s'arrester sur ce qu'ils cognoistront digne (rexplicalion ; ce pendant que la trompette Icra sortir en cliamp de balaillc les Mous- ches et les Fourmis, ([ui sont sur les tcrnies de s'iis- saillir. Adieu. L'lMPRlMEUR AU LEGTELR J EGTEUR, voicy un Prototype de Rabelais (Merlin Coccaie], Lihisloire de belle invention, autant diversiflee d'allegow, et d'heureux rencontre, que les esprits et les gouts les plus differens SQUuroient desirer, Ainsi qu'en une table Men couverte, chascun pourroit rechercher des viandes a son appetit; le subjet est universel. Cest une Satyr e Fran-y Qoise, si bien tissue, qu'elle ne cede rien a Vantiquite. Son offense licentide, et sa picquante mordacity a souventefois aussi este reteuue : mais ceste-cy, plus douce et plus in- dustrieuse, ne sert que d'aiguillon pour esveiller les plus rares esprits a denoncer ses plaisantes enigmes. Si tu la touches du bord des levres seulement, la lecture ne fen sera moins utile que facetieuse : et si tu y prens pldisir, ce sera le contentement et le salaire que fespere de mm travail. Adieu. IlISTOIRE MACCARONIQUK MERLIN COCCAIE PHOTOTYPE DE RABELAIS / LIVRE PREMIER. UNE faiitasie plus que fantastique in'a prins d'escrire en mots nioins polis qu'uii autre subjet rcqueroit, Tliis- toire de Balde ; la haute renommee et le nom vertueux duquel font trembler toute laTerre, et contraignent TEn- fer de se conchier de pour. Mais, avant que commencer, il est premierement besoing d'invocquer vostre aide (o Muses) qui estes authrices de Tai t Maccaronesque, sans lequel il ne seroit possible ma gondole de passer les escueilsde la mer. Je ne veux point que Melpomene, ou ceste foible Thalie, ny Phoebus grattant son cythre, me viennent fournir d aucuns mots dorez Car, quand je pense aux \'ictuailles du ventre, toute ceste merdaillerie de Parnasse ne peut apporter aucun secours a ma pause. Que les Muses, et doctes socurs pansefiques, Berte, Gose, * Cette expression rappellc I'ouvrage plusieurs fois reimpriiiK'' dans la prcmirre moilic dii seiziemc si(''cle, et qui, sous le tilre des Motz dorez du (jrmit et saige Calhoii, offrent une traduction ou plulot une imitation des Disticlia moralia. 6 HISTOIRE MACCARONIQUE. Comine, Mafeline, Togne et Pedralle vieniient emboucher niaccaronesquement leur nourrisson, et me donnent cinq ou buict poisles de bouillie ! Voila les divines Nympbes grasses et coulantes; la demeure, la region, et propre terroir desquelles est clos, et enferme en certain canton . de ce monde recule des autres, auquel les Caravelles d'Espagne ne sont encore parvenues. En ce lieu y a une grande montaigne, laquelle s'esleve jusques aux patins de la Lune, et laquelle si vous vouliez parangonner au mont Olympe, iceluy seroit plustost estime coUine que niont. En icelles ne se voient des cornes sterilles de Cau- case, ni Tescbine maigre de Marrocb, ni des embrase- mens sulpburez du mont d'^Etna. La la montaigne de Bergame ne donne des pierres rondes, lesquelles servent de meules pour faire mouldre le bled, Mais, nous allans en ce lieu, nous avons passe des Alpes faites defromage mol, dur et moien. Croiez, je vous prie, ce que je jure ; car je ne pourrois, ni ne voudrois dire une fourbe pour tous les tbresors que la Terre tient enclos. La courent en has certains fleuves de broiiet, lesquels font un lac de souppes et une mer de jus gras, et savoure. Sur ces eaux on void mille bateaux, barques, et gondoles latines, fa- briquees de la matiere de tourtes, par le moyen des- quelles les Muses exercent, et mettent en usage leurs laqs et rets, lesquels sont faits et cousus de saulcisses et saulcissons, pescbans avec iceux des rissoles et goudiveaux, etcervellats *. La chose toutesfois est obscure, quand le ^ Le pays de Cocagne, tel qu'il est decrit dans un fabliau du treizieme siecle, renferme des rivieres ou coulent les meilleurs vins de France; il s'y fait quatre vendanges par an; tous les jours fetes et dimanches. Citons quelques vers d'apres le texte que donne le Recueil des Fahliaux, publie par Meon, t. IV, p. 175 : De bars, de saumons et d'aloses Sont toutes les mesons encloses ; Li chevrons i sont d'eslurjons, Les couvertures de bacons, Et les lattes sont de sanssices ; LIVRK I. lac est csnieu, oX anouse lo plan dii ciel avec ses ondes graademeiit agilees. Le lac de Menas, on de la Gardo, nc fait tant de bruit quand les vents s'esclatent contre les maisons clo Catulle. On void encore en ce lieu des cous- teaux fraiz, esquels se voient cent chaudrdns fumans jus- ques aux nues, pleins de caiilotins, pastez et jonchees. Ces Nymphes derneurent a la pointe de la montaigne, et grattent le fromage avec des rappes percees : les unet^ se travaillcnt a former des tendres goudiveaux; autres avec le fromage rappe frigolenl et s'esbatent ensemble ; et, se laissant couler du haul de la montaigne a bas, pa- roissent comme grosses mottes avec Tenfleure de leur ventre. 0 combien est necessaire d'estendre et oslargir ses joues, quand on veut remplir son ventre de tels gou- diveaux ! Autres, maniant h paste, emplissent cinquante bassins de gras baignetz et crespes, et les autres, voians la poisle boiiillir par trop, s'occupent a tirer hors les ti- sons, et souflent dedans; car le trop grand feu fait jetter le brouet liors le pot. En soinme, toutes s'efforcent de venir a bout de leur gallimafree, tellenient que vous y verrez mille cbeminees fumantes, et mille cliauldrons attacbez et pendus a des chesnes. En ce lieu, j'ay pesclie premierement Tart Maccaionique, et Mafeline m'a rendu son poiite pansefique. II y a un lieu en France, prez les conlins d'Espagne, nomme Montauban, lequel a grand renom par le monde. Ce n'est point ville ou cite, mais un cliasteau tres-fort, lequel est enferme do triples murailles, construites et baties de pierres vives, lesquelles ne redoutent la batte- rie des grosses bombardes, non plus qu'un asne se soucie des moucbes, ou une vieille vacbe des taons. Ce cbasteau est basti sur le plus haut dos de la montagne, et en tel endroit que les chevres barbues n'y peuvent monter. Ce Moult a le pais de delices... Par les rues vont roslissaiit Les Grasses oies et tornant. 8 HISTOIRE MACCARONIQUE. Due Renaud ce paladin de France, ce dompteur de Magance, cousin de Sguergi, la plus franche lance qui fust au monde, Fa autresfois possede, et tenoit tousjours en iceluy sept cens bannis, lesquels il entretenoit en ceste forteresse a ses despens. Apres longues annees, vint de sa race ce grand guerrier Guy, doue d'une proiiesse mer- veilleuse. Guy estoit tres-valeureux, et ne s'en trouvoit de plus genereux que luy, soit en paix, soit en guerre. Le Roy de France Faimoit par sus toutes choses, et le tenoit tousjours aupres de soy, comme fische a son coste, pour rinsigne beaute d'iceluy, et pour son regard gentil. La fiUe de ce roy, laquelle on nommoit Balduine, fut prinse au piege, et recent le dard du Dieu Amour, fils bastard de Venus. II n'y avoit au reste du monde aucune qui fut plus belle qu'elle, et estoit tres-agreable a son pere et a tout le royaume, estant venue en Taage nubile. Sa beaute nonpareille la faisoit juger n'estre sortie d'au- cun humain lignage, et la croioit-on porter une face an- gelique. C 'estoit une Pallas pour son entendement, et son visage representoit une autre Venus, et estoit fort gratieuse a un chacun, et liberale a tons les sujets de son pere. Mais ,enfm elle se sentit si fort embrasee du feu amoureux de son Guy, qu'elle ne pouvoit prendre aucun repos. D'autre coste, Guy estoit ignorant d'une fureur si cbaude, et sans aucun soupQon tournoit le dos a T Amour, ^ Renaud de Montauban, un des douze pairs de Charlemagne, joue un grand role dans plusieurs romans du cycle carlovingien. II etait neveu de Charlemagne. Les plus anciennes epopees ita- liennes gardent le silence sur son compte; en revanche, il est un des heros de plusieurs poemes fran^ais, tels que les Quatre fils Aymon et Maugis d'Aigrcmont. Son histoire a ete racontee fort au long dans un volume espa- gnol intitule : Libro del noble y esforpodo cavallero Renaldos de Montalvan; mais ce livre, qui a fait partie de la bibliotheque de Don Quichotte, est devenu aujourd'hui d'une rarete excessive, bien qu'il ait eu diverses editions et continuations signalees dan» lo Manuel du Ubrairc, de M. J. Ch. Brunet, t. IV, p. 59. "LIVRi: T. 9 et s'estoit lousjours mocque de son aiT. Cependant le Roy feit publier par tout son royaume un tournoy et jouste solemnelle, laquelle se debvoit faire en plaine canipagne. Ceste noiivelle s'espand par toiites les provinces lointai- nes, et le bruit d'icelle convie de loing force compagnies. Les Hirlandois, Escossois et Anglois se preparent d'y ve- nir, comme aussi plusieurs de la Picardie et de Baviere. Ce mesme bruict, passant en Italie, excite a s'y acheminer les Liguriens, Genevois, Savoysiens et Lombards, les plus courageux de Tune et Tautre Sicile, de la Toscane, de la Romagne, de Tune et Tautre Marque : des Senois, Ro- mains, de la Pouille et de TAbbruzzic, semetteut en che- min, ayans entendu qu'en la ville de Paris se debvoit faire un si niagnifique tournoy. Ceste ville est le lieu du siege principal du Roy dcs Francois, et qui se vante par tout estre si glorieuse, que depuis la naissance de Ninus ne s'est veu ville pareille a elle en toutes les parts du monde. Celle est tort recoramandee pour les sciences, et encore plus illustre pour les arnies. Le peuple d'icelle s'addonne a rescrime, ou a disputer en Tune et Tautre part de toutes sortes de disciplines, ou a faire bonne chere et reverer Bacchus. Aucuns s'emploient aux amies; autres a fueilleter et apprendre les subtilitez de S. Tho- mas d'Aquin ; voulant chascun, par tels moyens, faire preuve de sa valeur. Or des-ja les Chevaliers, la lance sur la Suisse, venoient de toutes parts en ceste grande ville, et de tons costez on voioit troupncs arriver, lesquelles faisoit beau voir pour estre diversifiees selon T usance an- cienne, de plusieurs et diverses hvrees, ainsi que chascun vouloit faire paroistre sa passion, ou son contentement. Mille charpentiers estoient en ce lieu travaillans a faire et dresser barrieres en une grande place, pour enclorre le camp, et dressoient des eschaffaulx pour donner com- modite aux Seigneurs et aux Dames, de veoir plus a leur aise, du haut d'iceux, les gentils cotnbattans. On voioit d'autre part, et la, les enseignes voleter au-dessus des 10 HISTOIRE MACCARONIOUK tours : et les Palais et maisons magnifiques espiees de longues banderolles, et guidons de toutes sortes de cou- leurs. i Chascun fait dresser son pavilion et ses tentes, et s'em- ! ploye a donner habilement ordre a son faict. Toutes les rues sont pleines de peuple. Les uns preparent etaccom- modent leurs armes : autres font ferrer leurs chevaux : autres se donnent du bon temps, rient, chantent, dan- sent. On n'oit que fiffres et tabourins resonner par tout; mesmes les eloches ne sont espargnees pour par leur son et carillonnement rendre ceste feste plus gaillarde. Jour et nuict les portes de la ville sont ouvertes, entrans par icelle continuellement des bandes de gendarmes. Enfm en pen de temps Famas se faict bien grand de toutes les parties de TEurope, remplissant tons les environs de Paris. On y void grand'bande d'Allemans, d'Espagnols, et d'ltaliens. II ne pent avoir au monde tant de canaille qu'il y avoit lors a Paris, de Seigneurs et Barons ; et es- toit chose merveilleuse de veoir ensemble tant de che- vaux. Les Palais, les escuries, Jiosteleries et tavernes, estoient pleines. Les uns, gargoiiillant a table, s'escla- toient de rire ; autres, en leurs bouticques et maisons, martelloient, aiguisoient, fourbissoient, et accommo- doient armes. Pendant qu'un chascun s'occupoit ainsi, Balduine, pour Famour qu'elle portoit a son ami Guy, attendoit de grande affection ceste journee, ainsi que follement la Synagogue des Juifs attend encore le Mes- sias : car elle desiroit fort de veoir comme cet homme briseroit ses lances; combien d'hommes il jetteroit par terre. Icelle, estant accompagnee d'une belle et grande troupe de filles, de cent dames, et cent Duchesses, se presenta sur son eschaffaut, vestue d'une robbe brochee d'or, qui rehaussoit merveilleusement la beaute des ta- pisseries riches, dont estoit tendu Peschaffaut. Chascun soudain jette sa veue sur elle, et admiroit la beaute de sa face, laquelle, ressemblant en sa couleur naturelle le 1. 1 V R E I . H ait et Ic vin meslez ensemble, ifestoit fardee d'aucuii blanchet, ni sa couleur augmentee d'aucun rouget. Et :omine Diane entre les claires estoilles resplendit, ainsi celle-cy paroissoit excellente entre toutes les jeunes fiUes. Si elle estoit bien regardee, icelle ne regardoit pas moins pa et la, prornenant ses yeux le long et a travers la place du camp, pour veoir si elle pourroit point d'avanturc apercevoir son amoureux. Incontinent Cupido, voletant legierement devant elle, luy representa son Baron. Ice- luy estoit monte sur un fort clieval ; et ne paroissoit en sa personne moins robuste que son grand pere Renaud. Maniant les resnes de son cheval, la part qu'il voulut, luy fait fairc quatre bonds en Tair, remplissant le contour de sablon. Ce cheval estoit d'Espagne, couvert d'un poil plus noir que charbon, ayant la teste petite, les oreillcs courtes tousjours mouvantes, au milieu du front une es- toille, et mascliant tousjours avec la dent son mords, en faisant sortir de sa bouche une escume blanche, et te- nant les naseaux ouverts, souflant et boiu^souflant sans cesse avec iceiix; de son meuflc touchoit souveut son es- tomach. U estoit court, et queiqucs fois se ramassoit cn si pen de place comme si il eust voulu passer pai' le trou d'une coqtiille. II estoit marque de blanc aux trois pieds, portoit sa queiie serree entre les fesses unies, estant tousjours tremblant. Sa crouppe etoit ronde : il couroit tant peu qu'on vouloit, galoppoit et se tenoit soudain en arrest. Son harnois estoit tout couvert d'estoilles d'or ; les estriez estoient aussi d'or, la testiere et chanffrain . toutes les boucles estoient de mesme metail. Balduine, aperccvaut son ami, s'estonne, s'echauffe, et comme un feu s'enftanibe : la pauvre fortunee lance ses yeux sur luy, et ses sens se trouvent prins et attachez en luy. Celle loiie son visage plein d'amour, et sa belle conte- nance, et enfm desire de s'acoster avec un tel person- nage. Iceluy peu a peu s'aproche du lieu ou elle estoit, marchant devant luy cent estafiers vestus de velours ras : 12 HISTOIRE MACCARONIQUE. et, haussant sa face, saliie les Dames, et sansy penser et a rirnproviste jette sa veue sur Balduine : et les yeux se rencontrans les uns les autres, chascun tombe en la trappe, laschant Cupido ses fleches tant sur Tun que sur Tautre : et alors Teschec et mat fat donne a Guy, lequel, a rinstant devenu comme estourdi, s'en retourna tout droit en son logis, emportant avec soy un grand dueil. 11 descend de cheval, entre en sa chambre, et se jette sur un lict, se donne trois et quatre coups de la main sur la poitrine, et avec une voix plaintive fait une telle lamen- tation : « Ah, jeune enfant, ou me menes-tu ! Ah, combien de pertes et dommages je veoy menacer ma teste ! Ha, malheureux et infortune Guy ! Voicy un enfant qui te desrobe I'honneur autant que tu en pouvois avoir acquis par tons les tournois ou tu t'estois trouve, et qui comme un bufle te conduit par les nazeaux. II y a bien de Tap- parence que, comme victorieux, tu puisses maintenant rompre tant de lances ainsi qu'il le seroit besoin, et que tu peusses a la verite surmonter tant de braves Caval- liers, toy qui ores est vaincu si laschement par un en- fant aveugle ! Ha ! miserable, esteins ou amortis au moins la flambe de ce boutefeu, avant que tu brusles comme une fournaise, sans y pouvoir plus dormer aucun remede, n'estant aucunement extinguible par un million d'eaux de la riviere de Brente. Ta race n*est de si grand lieu venue qu'une seule fille d'un Roy luy doibve donner une seule miette de son amour. 0 quel visage elle a! 0 de quelle contenance asseuree elle m'a frappe ! 0 de quels yeux ce nouveau basilique m'a oeillade ! II ne faut point que je jette la coulpe de ce mien mal sur moy : mais c'est elle qui seule en est cause. Elle devoit lancer autre part son ribaut regard. Car a bon droict on doibt appellerles yeux ribauts, puis qu'ils sent si hardis d'ainsi en un chemin et passage assassiner un homme, et le laisser au moins touche de plusieurs playes. En vain, a ce que je voy, les dards d' Amour avoient rebouche cy-devant sur LIVKE I. 15 moy, et pour neant jusques a present j'avois soustenu la force de son arc. Mais iceluy s'advisant que la pointure de ses flesclies ne pouvoit percer ma poitrine d'acier, qui estoit ausai ferme contre les filles, que se monstre asseu- ree la forteresse de Milan contre le canon, de la trousse de la mort il a tireun fer mortel, et m'en ayant atteint, a ouvert la porte, et soudain toute ma liberte a ete ravie par ce Diable. Gar Amour n est-il Diable? mais plustost huict Diables, qui contraint les hommes sages tomber en tant de folies. Nostre cuirasse na eu aucun pouvoir con- tre une telle blessure : ja^oit que souventefois elle soit demeuree entiere contre les balles d'arquebuze. Si, pour y resister, Jupiter oust oppose ces montagnes que la Irouppe des Geants meit les unes sur les autres, il eust follement perdu rhuillc et son travail. » Pendant que ce Cbevalier avec ces foUes paroUes troubloit ainsi son en- tendement, le bruit des armes et les fanfares des trom- pettes comniencerent a se faire ouir. Car, s'estant un cbascun farci d'un bon repas, soubdain on monta a che- val, et enfm les joustes comniencerent. Les trompettes et clairons sonnent leur fariraram et encouragent les plus vertueux. Les chevaux, a ce son, grattans d un pied la terre, ne peuvent se contenir, se manient a voltes, hennissent, et du pied font volcr le sable jusques au ciel. Le fariran des trompettes - et le pon pon des tambours estoit si violent, que Ton ne se pouvoit entendre Tun Tautre ; encore qu'on s'escriast le plus qu'on pouvoit. Des-ja les Chevaliers, ayans couche leurs lances en Tarrest, se choquent rudement, et void-on plus de cent sclles * Onomatopec asscz expressive. II y rn a d'aulres et de iiom- breuses dans Merlin Coccaie. Elles nierilcnt d'etre recueilljes lorsqu'on fera pour les onomatopees latinos et macaroniques un travail analogue au curieux volume publie par Charles Nodier. {Dictionnaire raisonne des onomatopees fraupaises, deuxieiiie edi- tion, Paris, 1828, in-8.) ^ TrombcUe frifolant tararan. 14 IIISTO IKE MA CCAliOiMQ U£. vuides de leurs chevaucheurs des le premier assaut. Plus de mille iances sont brisees dont les tron^ons volent jusques aux nues, et les oris des combattans excitent de plus en plus leurs courages. Le Roy se delectoit fort a veoir un si beau spectacle, la jouste se maniaiit avec un plaisant et agreable succez. De dessus son eschaffaut, il notoit les plus vaillans combattans, estant vestu d'une robe enricbie de pierres precieuses, et apnt sur la cbe- veleure bien peignee une couronne d'or. Le seul Guy demeure couche en son logis : luy seul, et seulet estendu sur un lict jouste centre soy-mesme. Enfm il oit les liennissemens des chevaux, qui retentissoient par Fair : cecy le fait devenir fol, et fantasiant divers discours en son esprit trouble, maintenant veut marcher, s'appelant soy-mesme couard, tantost il se ravise grattant sa teste. Et pendant qn'il se veautre parmi tels et tels pensemens, voicy venir vers luy Sinibalde, qui estoit le plus grand amy qu'il eust. Iceluy, le trouvant au lict malade : « Hola, dit-il, que fais-tu icy, compagnon? Pourquoy pleures-tu ? 6 chose nouvelle ! d Guy, quelle chere non accoustumee me monstres-tu en ta face? Le Roy desireux de SQavoir Foccasion de ton retardement, et qui t'empcsche de ve-' nir aux joustes, ma envoye vers toy. Gliascun t y appelle, tous t'y invitent, et te prient de venir au tournoy, lequel sans toy ne sgauroit rien valoir, et sera une chose tenue a Padvenir pour goffre et sans aucune grace, si tu n'yi compares. Tu sou spires encore, et de ces soupirs et del tant d'ennuy que je remarque en toy en penses-tu celer la cause ?Tu sgais la faveur que j'ai du Roy, et conime il fait cas de moy? Partant, si tu penses que je puisse quel- que chose envers sa xMajeste, qui est plus suffisant que moy pour te delivrer de ces peines? » Guy, soupirant, jette une oeillade vers son amy, comme fait un pierreux ou graveleux estant en tourment, pour ne pouvoir jetter sou urine obstant quelque pierre, qui bouche le conduict, quand il void le medecin, avec lequel il se reconforte un j Livui: 1. 15 peu. « 0 moy, dit-il, par-dessus tous les autres miserables, pousse ga et la par un mauvais sort, et dont la fortune n'est encore contente! » Guy, s'escriant en ceste lagon, declare endn toute son affaire a son fidele Sinibalde ; et pendant qu il en fait le discours, cent sortes de couleurs luy montent au visage. Sinibalde, d'apprehension, et de fasclierie qu'il prenoit de son amy, se ride tout le front, comme coustumierernent il nous advient pour quelque merveille inopinec ; ne parle aucunement, et se contient ainsi presque une heure. Enfin toutefois, tirant bors du poulinon quelque voix, il commence a parler, et s'efforce de luy tirer dehors telle bizarrerie, luy mettant au-dcvant plusieurs propos de raison. II luy remonstre la droite voye, et celle qui est oblique et tortueuse, et comme la vie est tousjours accouipagnee de cent perils. II luy pro- pose en apres mille beaux exemples, lesquels estoient sufbsans pour yitendrir Tame du cruel Neron. iMais, avec COS raisons, Sinibalde pile de Teau en un morliir, et es- critsur la glace pendant la chaleur d ApoUon. « 11a, frere, mon amy, dit-il, nete tue point toy-mesnie, ne te casse point les jambes, ni te romps le col 1 Ou est allee ta grande vertu? Ou est ta renommee gaillarde? Oii est la grandeur de ton courage, poui laquelle on te dit parle monde estre le champion de justice, la liimiere de la guerre, le bouclier le de la raison? Veux-tu en un moment pcrdre des choses si rares, lesquelles Cliarlemagne n'a acquises en si peu d'annees? Tu pourrois meurement gouverner tout le monde, et maintenant tu souffres qu une seule femnielette te gouverne ! 0 quelle sale et vilaine vergongne efface ta splendeur! Laisse, je te prie, cet ennuy, et reprens la propre prudence. Pendant que la nouvelle plave s'enfle, il la faut entamer avec le rasoir de raison. Aye devant tes yeux rembrasement de la miserable Troye, laquelle a este abismee par les guerres de Grece, de laquelle on ne pourroit veoir une seule bricque restee. Ce cheval a-il este cause de sa ruinc, au ventre duquel estoient cachez des 16 HISTOIRE MACCARONIQUE. soldats? Tant s'en faut : mais Q'a este un visage lascif d'une putain au laz de laquelle ce putacier chevretier, ce Pa- ris, prins, par les jambes et les aisles, comme s'arreste I'oyseau sur la perche, apaste par Fart et industrie d'un pippeur, a faict ce bel essay, que d^ne guerre de fuzeaux I il s'est rendu la foudre et la tempeste de son pays. » Par \ telles remonstrances Sinibalde pressoit son compagnon, I quand en la mesme chambre vint entrer un autre com- pagnon de Guy, nomme Franc, arme de belles et luisantes armes, auquel le Roy avait aussi commande de venir veoir quels empeschemens retenoient Guy aulogis. Alors la honte n'a peu retenir davantage Guy au lict : et se jet- tant iceluy en pieds, demande ses armes. Ses serviteurs * Ce mot, qui choque avec raison le Iccteur du dix-neuvieme siecle, n'eveillait nuUement la susceptibilite de nos ancetres. On Ic retrouve dans une foule de pieces de theatre de la pre- miere moitie du dix-septieme siecle. La tragedie de Francois I'er- rin, Sichem ravisseur ou la Circoncision des incirconcis, Rouen, 1606, se termine par ces deux vers : Qnoi ! voulez-vous laisser impuni le vilain, Abusant de ma scEur comme d'une putain? II etait meme alors admis en chaire, et des predicaleurs reim- primant leurs sermons avec approbation et privilege ne se croyaient nullement tenus de I'effacer. On pent s'en convaincre en parcourant les Sermons du Pere Bosquet, publics a Arras au commencement du regne de Louis Xlll. L'ltalie oftre dans ses poemes et dans son theatre maint exem- ples analogues. Dans V Orlando innamorato de Berni, Charlema- gne, irritc centre Roland, promet de pendre de ses propres mains ce figliuol d'una puttana rinegalo. Une comedie de Fedini, / due Penilie, Florence, 15S3, repre- sentee solennellement en presence de la grande-duchesse de Tos- cane, nous fait entendre cette exclamation : 0 puttana de mi, ha gran potenza I'amor, Un auteur comique assez fecond, Francois Loredano, plagait, des le commencement de sa comedie de la Malandrina^ Venise, 1587, in-8, ces paroles mal sonnantes : Voler che sHnsegni Varte del puttanezso (t puttane avezze al bordello. L 1 V K E I . 47 hastivement les luy npportent, et arment leur maistre : ot par-dessus le vestent cVune casacque, sur laqiielle es- toit portraict un lyon barre : sa salade estoit couverto d'lin grand pennache, et au plus haut estoit enleve un petit vieillard, lequel avec le doigt monstroit ces vers qui estoient gravez sur iccUe : lUen ne court plustost que le temps, Los heures rcssemblent aux ans : Si tost que voyons I'cnfant naistre, Aussi-tost se vieillist son eslre. Puis il monte tout arme sur un grand coursier, et prend une forte lance faite d'un chesne verd ; et, comme fasche en soy-mesme, donne des csperons a son cheval, et se presente au tournoy oii les lances se brisoient a outrance. II ne faut de donner la premiere oeillade la ou estoit Balduine : cc qui luy enflamba davantage son feu amou- reux, et alin qu il luy pent plaire luy quadrupla sa force, la rendant pareille a celle de Samson, avec laquelle, n' ay ant en main q if une machoire d'asne, il ren versa tani de milliers d'hommes. 11 avance son cheval, et outre- passe de grand vistesse les barrieres, et s'arrestant un petit pour remarquer Testour des combattans, soudain lasche les resnes, et tenant la lance ferme en Tarrest, faict voter le sablon en Fair, et, courant d'une course legiere, fait trembler tout le camp. II fait monstrer au so- Icil les semelles du premier; le second fut par luy de- saiQonne; le troisiesme fut jctte au bas, donnant du cul en terre; le quatriesnie comme les autres fut renverse surterre, le cinquiesme, portant envie aux autres, les ac- compagnade mesme; le sixiesme, qui estoit de cheval, se veit incontinent homme de pi^d; le septiesme estendit ses fesses sur le sablon; le huictiesnie s'apj)erceut inconti- nent estre desmonte ; le neufviesme fut conlrainct ouvrir les genoux et quitter la selle; le soleil se voulut cacher, quand le dixiesme, malgre luy, luy monstra le talon a 18 HISTOIRE MACCARONIQUE. Tenvers. Guy en jetta par ordre ainsi plusieurs autres, et, courant ainsi ^a et la, toujours se souvenoit de Madame, et a chasque coup qu'il donnoit, avoit ce mot en la bouche, le pronon^ant toutefois d'une basse voix. Le Roy fut gran- dement estonne pour les faicts merveilleux que faisoit Guy, et dit ces mots : « Voila Guy la gloire de loute la na- tion Fran^oise I 0 combien il represente les chevaleureux faits de nos ayeulx, a sQavoir du grand Roland, et du fort Renaud ! II est sans doubte qu'il remportera chez soy la palme, etVhonneurde ce tournoy. » Balduine aussi quel- quefois disoit a ses Damoiselles : « Si je ne me trompe, ce brave Baron, qui ainsi desmonte les autres, est cet in- signe Guy ? 0 qu'il est vaillant ! 0 comme il porte bien sa lance! Voyez-vous comme fort a propos il manie les resnes de son coursier, et avec quelle dexterite il assene ses coups sur le heaulme des autres?)) Elle n'avoit pas plus- tost acheve ces mots, monstrant, en parlant et en riant d'aise, ses perles blanches avec son rouge coural, qu'in- continent le son des trompettes fut ouy, comme on a ac- coustume de faire quand on veut fmir la jouste, et faire la retraicte. Guy demeura seul au millieu du camp, re- gardant autour de soy, ainsi que fait un superbe victo- rieux. Mais toutefois n'est-il pas victorieux seul, estant le vaincu d' Amour, portant les fers aux pieds, le carquant au col, et les manottes aux poings. Le Roy, accompagne de tout son conseil, va au-devant de luy : mais Guy, Tap- percevant, soudain descend de dessus son coursier, et, baussant sa visiere, fait paroistre son visage tout baigne de sueur, etbaise le genouil du Roy. La majeste, luy com- mandant de remontera cheval, tire de son doigt un tres- riche anneau, auquel estoit un tres- grand rubi luisant comme une estoille, et le donne a Guy pour prix de la victoire, estant peut-estre comme arrhes des espouzailles de sa bile. Et toutefois sa pensee ne tendoit aucunement a telle chose, combien que tel present fut un advancement de nopces : nopces, dis-je, malheureuses, et qui seront 1.1 VKE 1. 10 siiivies d'une vilaine ruyne. Guy, liinniliant sa face, rc- ceut ce beau present, digue cerles du travail qu'il avoit prins; et, en le prenant, baisa la main du Roy en s'incli- nant fort bas. Puis niarcbent vers le Palais, estans suivis d'une grand'trouppe de personnes, les tronipettes et les fiffres sonnans tousjours devant. Or le soleil, las de son chemin journal, se caclioit des-ja soubs les ondes pour se reposer, et laissoit sa soeur enceinte de son amy ; et ce- pendanton donne ordre au soupper Uoyal. On oit, par les cuisines, des deschiquetis, des cliquetis de cousieaux, des tintamarresdes chaudrons, et poisles. Les entrees d'icelles, couvertes de portiques, se voyent rendre la fiimee cn de- hors, et sont soiiillees tousjours d'eaux, et de graisses. De la SOI tent plusieurs odeurs de chairs rosties, et boiiillies, lesquelles aiguisent Tappetit de ceux, qui les sentent. II y a en icelles plus de cent serviteui s obeissans aux cuisi- niers : une partie d iceux portent le bois, autres esgor- gelent, autres font boiiillir les poisles et cbaudorons : Pun tue uncochon, Pautre des poulets, cestuy-cy estrippe, Pautre escorche, un autre plume en eau cbaude des chap- pons; cestuy faict boiiillir testes de veau avec la peau; autre embroche des petits cochonnez, tirez encore quasi du ventre de la truye, apres estre lardez. Celuy quicom- mandoit en qualite de maistre cuisinier, se nommoit Chambo, lequel estoit subtil et iiiventif a trouver fi ian- dises de gueule, et plaisantes au palnis. Icoluy, presidant en une chaire, commandoit entierenient a tons les cuisi- niers, et quelques fois battoit la canelle et pilloit Pespice sur le dos des marmittons et souillons de cuisine. II y en avoit un, qui fricas^oit avec du lard les foyes des pou- lailles : un autre, sur les fricassees, asperge du gyngembre et du poivre : un autre fait unesaulse jaune aux oyseaux de riviere. L'n aittro tire dextremcment les faisans, apres avoir taste du bout du doigt, s'ils sont bien cuils. Cinq autres ne font que tourner le moulage de cuisine, d*ou content les ainandes et saulses poivrees. Autres tirent du 20 IIISTOl RE MACCARONIQUE. four (les pastez en pot, sur lesquels on jette de la canelle de Venise : un autre tire de la marmite des chappons boiiillis, lesquels il met en un grand plat, et espand des- sus des gouttes d'eau rose avec du sucre broye et le cou- vre d'un test plein de brasier. Mais a quoy m'amuse-je a remplir ce discours de telles fadeseries! Enfin le scup- per s'appreste, lequel par sa delicatesse estoit assez suf- lisant pour ressusciter les morts. On commence a apporter grande quantite de salades tant cuites que crues, que cent serviteurs et autant de pages apportent, lesquels sont vestus d'une mesme couleur, a s^avoir d'un drap d'Angle- terre teint en bleu azure seme de blanches fleurs de lys, par derriere et par devant. Leur habillement est si pro- prement joint a PAllemande, qu'a grand peine se peut veoir la cousture de tels juppons. Arrivans prez la table, font de grandes reverances, plians les jambes Tune apres Fautre fort legerement ga et la. Le Roy s'assied le pre- mier, tenant le plus haut lieu de la table, estant vestu il'un accoustrement broche d'or. A sa dextre estoit as- sise la Royne, et a son coste gauche Guy, par le comman- ilement du Roy. Balduine, esprise d'Amour et aveuglee par cet enfant aveugle, s'advance ; et, ne se souciant de donner quelque tache a son honneur sans aucun comman- dement, se sied promptement a coste de Guy, et la pau- vrette jette du bois dedans le feu ardent. Apres, par un long ordre, tons les Seigneurs et Barons prennent place. Chascun estoit affame, et desiroit de bien manier les joues. Le travail et Texercice de la jouste avait fait digerer tous les precedens repas. Les pages, par une longue suite, ap- portent les mets sur la table. Des gentils-hommes servans marchent devant la viande, et avec un grand silence mettent les plats sur la table, faisans aussi marcher les laquays, comme est la belle usance d'une famille Royalle, et comme on a accoustume de faire devant les grands Seigneurs. On n oit aucune parolle sortir de leur bouche, s'il nVn est besoi ng, et ne se faict aucim bruit, si ce n'est L 1 V 11 1. I . d'aventure, quand qiielqu'un de ces gciitiis-hoinmos ser- vans donne un soufllet a iin page, ou quelque coup dc pied a un chien. II y a trente escuyers, quirie cessent dc trenclier los viandcs, desmembrcr des oyes, oysoris, chappons, pieces dc veau : decouppent les saucissoiis, et iiiettent par rouelles, les tenans d'une main avcc la four- chette. Iccux toutesfois, en decouppant, retiennent pour eux les rricilleurs morceaux, et gardent pour eux les croppions des chapons. L'Abruze avoit envoye a ce festiti ses jambons fumez; Naples, ses goudiveaux; Milan, ses sou])pes jauncs, et ses cervelats, qui contraignent les b:- bei'ons Frangois de vuidcr souvcnt les bouteilles. Apies avoir mange le boiiilli, les gentils-hommes sorvans font coinmandement d'apporter le rosti. Et aussi-tost jam- bons, faisans, franco! ins, chevreaux, levraux sent appor- tez, tout autre espece d'oyseaux, que le faucon et Tespre- vier peuvent arrester avec leurs serres, et que le gerfaut a accoustume d'etriper. On appose pour entremets des amandes, de la saulse verte, dujus de citron etd'orange, de la moustarde. On presente apres des tourtcs, du blanc manger, compose avec laict de vache, et des plats plains de rissoles toutes couvertes de sucre et de candle. Apres s'estre un cbacun bien repeu de ces viandes grasses, et tant que leurs pauses estoient pleines jusques au gosier, qui contraignoit de lasclier la ceinture; au seul signal des gentils-hommes servans, promptement fut levc le resle de la mangeaille de dessus la table. Puis, on apporta une grande quantite de tasses d'or et d'argent, et enrichies de perles : dedans icelles estoient diverscs condtures toutes dignes d'un Roy, et la table en estoit si chargee, qu'il sembloit qu'elle en plioit. On ap- porta morseletz, amandes, pignons, maschepains, et cent autres deguisemens dc fruicts conficts; enfin on presente en des grands vases la boisson fumante; et de tous les vins, la gloire est donnee a la malvoisie, pour laquelle nos anciens disoient le feu s'amortir par le feu. II n'y HiSTOihE MACCARONIQUE. avoit pas faulte de raisins de Somme, qui est Thonneiir du Royaume de Naples, et la friandise de Rome, ce sont les montagnes d'Orphee, et la se procree le vin qu'on surnomme grec, lequel fait descendre les compagnons soubs les treteaux. Les vins Mangiaguerre et Vernacquie y furent entremeslez, et aussi ceux/desquels la Bresse se vante, le vin Triboan, deModene, ne fut pas mis en der- nier rang, ni le muscat de Peruse, qui en la teste des Allemans engendra cent sortes de chimeres. Tant de sortes de vins ne se passerent pas sans celuy de la belle vallee de Cesenne, ny sans les douces urines que Corse pisse : un nombre infmi de flaccons et bouteilles estoient. pleines de tels vins excedans en bonte tons les autres. Desja toute ceste brigade, ayant la fumee du vin montee en teste, commen^oit fort begayer, avec propos et pa- rolles mal liees ensemble. Chacun parle, et nul ne se taist, force baveries, bourdes, menteries, mille propos de fusees, sans aucun arrest, ny mesure, comme bien souvent il arrive apres une longue et continuelle beuverie. Par entr eux y avoit personnes de tons pays : et, pour ceste cause, le vin les poussoit a parler leur langage tons en- semble, en sorte que le ciel n'ouit pas plus de diverses clameurs, lors qu'avec la tour Babel on pensoit surmon- ter les estoilles. Les Italiens contrefont les Frangois; les Francois veulent imiter les Allemans, tant est divine la matiere et la forme qui est dedans le tonneau. Sur ces plaisans devis viennent les chantres, qui estoient Flamens, et excellens en leur art. Iceux, apres avoir bien beu du bonpiot, semettent a chanter avec voix tremblantes, les- quelles la gorge facilement envoye dehors, ayans tons une poitrine ferme et robuste. A Taccord de telles voix, et a telle melodie, tons ces causeurs se taisent, et toutes choses estans en repos, ny pied, ny banc, ny rien quel- conque entrerompt un si doux plaisir que recevoit To- reille. Apres ces chantres, entrerent en la salle cinq joiieurs de flustes, tres-experts, lesquels apres avoir joiie LIVRE I. 23 de leurs flustes, s'esleverent avec un grand retentissement des joiieurs de hautboys, et avec leurs tons merveilleux sc font cognoistre par toute la ville de Paris. En souflant cn leurs instrumens, vous leur verriez les joiies grandeinent enflces, et iceux ne faillir jamais a boucher dextrornent lestrous avec leurs doigts, les rnaniant legerenient haut et has, avec une grande asseurance : et leur musique so diminue si melodieusement, que, de huict personnes qu'ils estoient, vous eussiez estime iceux estre cinquante. Ces melodies servoient de fournaise pour enflaniber de plus en plus le coeur de Balduine. Guy en ses entrailles n'estoit pas moins eschauffe. La prinse de tant do sortes de vian- des, de tant de sortes de vins avallez, qui cntretiennent les uns et les autres le regne de Venus et de Cupido ; les chansons musicales, les doux luthz, les harpes, les lyrt s, et autres instrumens de musique, avoient attache ces deux jcunes personnes a des lacz malaisez a rompre, les bruUoientau dedans, et les avoient despoiiillez de raison. Amour avoit lasche sur eux tant de flesches, qu'il en avoit vuide cent carquoys, ensorte qu'il ne leur restoit en leur corps aucune partie entiere, sur laquelle ce bourreau d'Amour eust peu lancer encore aucun dard. Desja Diane commenQoit avec un peu de clarte a se faire paroistre, montee sur son rosaique pallefroy. Les chantres, les haut- boys, les dances, le bal, a dieu s'en vont, ne retournans jamais les heures vers nous. C'est assez joiie, c'est assez caquette. On donne aux bouffons les livrees. La salle se vuide, et s'en va-on dormir : chacun reprend son logis, et son hostelerie, et expose en proye son corps a Fobscur sommeil. Le seul Guy, esmeu comme la vache picquee d'un taon, allant ga et la, ne pent tenir aucun droict che- min. Ha, comme T Amour contrainct les sages de se matter eux-mesmes ! Qui est celuy, qui pourroit prendre un tel oyseau, centre lequel nul filet, ny aucun tresbu- chet a puissance? Ca3sar, qui subjugua le monde, estoit si vertueux; une femme vilaine le rangea soubs le joug de 24 IIISTOIRE MACCAKONlQUh;. FAmour. Alcide, qui dessus ses fortes espaules relevoit, en fagon de pilastre, le plancher du ciel prest a tomberj se vestit d'une chemise de femme, ayant quitte pour icelle sa peau de lyon; et, mettant has sa massue, print entre ses mains le fuseau. Une vile putain a rase le poil au fort Sanson, lequel souloit a belles mains escarteler les: machoires d'un sanglier, d'un tygre, et d'un lyon. Voicy aussi Guy, lequel, rejettant son honneur et celuy du Roy, et prestant ToreiLle aux blandices d'une tendre siennei fille, la ravit, et le pont du chasteau abbaisse, s'eschappe,! emportant comme un facquin sur son eschine une pesante charge, laquelle il ne voulut jamais oster de dessus ses espaules, jusques a ce qu'ils eussent, eux deux, passe les hmites du Royaume de France. Mais nostre Comine a desja soif, et demande le verre, et ce premier livre a vuide mon cornet d'ancre. LIVRE SECOND. pnEBUs avoit ja lasche hors de Fescuirie de TOcean ses A chevaux, et, tenant en main les resnes, les faisoit mon- ter vers le Ciel : les habitans de la ville commencent lors a se lever, n'estans encore bien delivrez du vin du soir. La plus part a leur lever baaillent, estant leur estomach charge de la crapule. Toutefois peu a peu chacun selon la coustume se range a son affaire. La cloche appelle les Escholiers a Tetude : le Courtisan, monte sur sa hacque- nee, va au Palais du Roy : PAdvocat court a I'Auditoire : le Medecin, trottant par la ville, va contempler les uri- LlVhJ:: II. lies * : Ic Notaire prend la plume pour escrirc choses Maccaronesques : les Boulangiers se rangent a Icur four : les Mareschaux a leurs forges : le Barbier commence a esguiser ses rasoirs. Mais le Roy avec sa Court s'ache- mine vers TEglise, et fait ses prieres envei s les saincts et sainctes pour soy, et pour les siens, pendant qu'en peu d'heure la Messe se dit. Icelle achevee, et s'en retour- nant au Palais, on luy vint dire et annoncer cette tristc nouvelle, et de laquelle il n'avoit eu aucun soupQon prc- mierement, et par dessus laquelle il n'eut sceu recevoir un plus grand ennuy, en Tasseurant que Guy avoit em- mene sa douce fille. Sur quoy sa face soudain se tourna en semblance de marbrc blanc, et demeura en place commo une souche, si grande fut la force de son eston- nement. Quand toutefois il eut reprins son entendcment, il jugea bien que tel acte estoit lasche et vilain, commis sans aucune occasion par un sien vassal pleiii d'ingrati- tudo. Et, pensant a une si enormefaute. Tire et la cliolere ^ A Tepoquc ou Folcngo ecrivail sa burlesque epopee, I'cxamou (les urines jouait un grand role dans la scienc(; medicale ; de nombreux el longs traites ctaient composes a cet cgard. Leurs litres rempliraicnt ici un ou deux feuillets qu'on se dispenserait de lire. I5ornons-nous a menlionner le traite grcc de Theopliilo, de Urinis, dont il existe divorses editions ; les vers latins de Gilles de Corbeil, Cannina de urinarum jiidici s, publies i>our la premirre fois en 1483, souvenl reimprimes avec commentaires, et qu'uu sa- vant doeteur alleniand a fait reparailre a Leipzig en 182G avec preface et notes nonvelles. M. Darcmberg, dans ses Notices et Extniits dcs manuscrils mc- dicnux, 1845, signale comme inedits les ouvrages de Magnus, df Tzetzes et de divers autres ecrivains sur le menie sujet. Ajoutons que le Fasciculus medicinse, de Jean de Ketham, plu- sieurs fois rcimprimc a la fin du quinzieme siccle, renferme un traite intitule J?/rficm ?/r/nar//w<, et parmi les gravures en bois qui decorent ce volume ctqui sont dignes d'attention comme etant les premieres qui aienl represente dcs sujets d'analomie, ou en trouve d'abord uiic qui montrc ime foulc do verres reiiqili>. d'urinc. ^26 HISTOIRE MACGARONIQUE. s'amassent en luy, et la douleur qui luy pressoit le coeuri ne faut a lui donner la volonte de sevenger. Incontinent done il fait mettre aux champs huict bandes d'hommes armez, pour par diverses voyes s'aller mettre aux passa- ges, et aux frontieres, et visiter les ports. Puis, par toutes les Villes, Chasteaux, Bourgs, Bourgades, et par toute la France, faict publier des Edits rigoureux, dont uncha- cun s'estone, etmesmesles amis de Guy, ausquels n'eust pas fallu beaucoup d'estoupes pour leur boucher le cul. Mais enfm tout le soing, tout le travail, et toute la dili-i gence qu'on y pent apporter, fut pour neant, et les uns et les autres s'en reviennent rapportans la cornemuse aui sac, comme dit le proverbe ; car Guy ne se peut retrou-i ver. 11 ne faut point dire comme le Roy mordoit sa chaine,! et rongeoit ses ongles avec les dents. 11 envoye en Italiei (soubs pretexte d'autre chose) des espions, par TAUema-i gne, par la Poulongne, par le pays d'Hongrie, et pari FEspagne. II commande aussi d'ailer en Angleterre. Maisi tons enfm reviennent vers le Roy, sans avoir fait aucunei rencontre de ce qu'ils cherchoient. Sa Majeste, tombantj en un desespoir, se vouloit tuer, ou se couper la gorge, ou s'estrangler avec un lacz. La Fortune guidoit ces mal-i heureux amans, et voulut bien les porter converts de soni vestement. Iceux avoyent ja oultrepasse les Alpes, sans estre retenus par aucune lassitude. Y a-il aucun travail, qui puisse lasser Amour? Enfin ils entrent en Theureux pays d'ltalie, estant fort mal vestus en fagon de veste-i mens de gueux, de peur qu\m espion descouvrit ces pauvres gens pour gagner le salaire promis a celuy qui les descouvriroit, qui estoit de sept mille escus. Balduine, qui n'agueres estoit portee en litiere doree entre des Comtesses, Marquises, et Duchesses, maintenant mise- rable, chemine de ses pieds delicats sur les pierres et cailloux, ayant desja sous la tendre plante de ses piedsl des empoules. En cet habit ils descendenten la plainede Lombardie : passent Milan, Parme, et la petite contree LIVKE II. •27 le Resane, et entrcnt dans la courtoise villc de Man- oiie : Mantoiie, dis-je, qui autrefois a este bastie par les iliables Mantois. Icelle pour lors estoit languissante 50US rinique tyran Gaioffe, extraict et conchie d'ane las- ihe fainille. L'entree de cette ville est la porte qu'on sur- fiomme deLyonne. En icelle setenoitlors Sordelle, Prince le Goit, et Baron de Volte, et qui possedoit tout le terri- fcoire de Caprian. Cestuy-cy avoit autrefois gagnc en duel ct en plusieurs tournois mille prix, tant par les Gaulcs, par les AUemagnes, par les Espagnes, que par tous les Royaumes des tyrans, depuis le Rhin jusques a TErnpire duSophi. Mais iceluy, pour lors estant parvenu enun aage fort caduc pour le grand nombre d'annees qu'il avoit, et estant cliastre, nc faisoit plus que donner conseil aux au- tres. Guy, entrant avcc sa pauvre femnie, appergoit Sor- delle estant encor fort membru, et.se tenant lorsdebout devant la porte de son beau et baut Palais, auquel autres- fois les descendans de Tancien Grignan avoient fait leur demeure. Incontinent Guy recogneutson compagnon d'ar- mes ayans este ensemble en plusieurs batailles centre lesTurcs et les Mores : mais toutefois, ne voulant sefaire cognoistre a luy, se destourne, et, baissantle visage, prend soudain la rue, qui tire a la porte de S. George, et par icelle sort de la ville. N'ayans faict gueres plus d'un mille, ils se trouvent d'aventure pros d'une grande ville, presque en grandeur pareille au Cathay, et, pour le tra- fic des dcniers et marchandises, ressemblant a Milan ; la- quelle on appelle Cipade, pour estre situee au dela du Pade, autrement dit Po. Icelle, a I'occasion de ses grands Paladins, fait retentir sa renommee jusques au ciel, tra- verse tout le monde, et descend jusques au Royaunie des Diables. Mais, cond^ien que d'icelle fussent sortis mille vaillans personnages, soit pour gaigner le prix des tour- nois, soit pour combattre a clieval, ou a pied, Cipade neanmoins a tousjours este doiiee de mescbans. Veronne donne grande quantite de laine de ses brebis et moutons; IIISTOIRE MACCARUNIQUE. Bresse tire force fer de ses montagnes ; Bergame engen-' dre des hommes avec la gorge grosse et peiidante ; Pavie' assouvist Milan de porreaux et de choux ; Plaisance four- nit tous les pays de ses formages; Parme produit des! grosses citroiiilles et gros melons ; Resan nourrit de bons courtaux; Mantoiie nourrit des bonnetiers, des car- pes limoneuses. Si tu veux manger des poids et faseols, va a Cremone ; va a Cresme, si tu veux employer la fausse monnoye ; Boulongne engraisse les boeufs; Ferrare gros-' sit les jambes ; il n'y a Modenois, a qui la teste ne soil fantasque; autant qu'il y a de mouches en la Ppiiille, au^ tant Venise a de barques et gondoles ; le Piedmont brusle tous les ans mille sorcieres; le Padouan engendre des paysans pires que les diables ; la belliqueuse Vincenze nous donne des chats allegres et dispos a sauter et grim-! per ; le Chiogeos est plus apte au gibet qu'au navire ; Ra-| venne a en soy des maisons vieilles, et anciennes mu~ railles; et Gervie sale par le monde un nombre infini de pores : ettoy, Cesonne, tu ne his pas peu de proflit aved ton soulphre ; nulle peinture se pent esgaler aux escuelled de Fayence ; la vallee de Commachie fournit de tres- bonnes salades confites ; entre les Ceretans Florence porte ses vanteries ; Rome ne cberche que les morceaux frians, et qui facent lecher les plats ; autant qu'on voit de Ba-j rons par le Royaume de Naples safraniers, autant la lar- ronnesse Calabre luy fournit de larrons ; autant d'enfans que Gennes procree, autant de testes aigues faQonne h sage-femme; Sienne a tousjours esleve de belles fiUes; Milan n'est jamais sans bruit en toutes les rues pour k martelage des artisans, pendant qu'ils forgent des bou- cles pour des sangles, et qu'ils percent des esguilles ; ceux qui mettent des clous aux souliers, et rabillent des savattes ; ceux qui couvrent les maisons de chaume ou ramonnent les cheminees sent Commaschiens ou Nova- rois : mais la tres-renommee Cipade, de laquelle a pre- sent j'escris, a tousjours eu en abondance de la riche LIVRE II. larchandise de mescliante canaille. En ce lieu done For- iine guida les pauvres amans, et ne vouliit les conduire CI S de semblables larrons ; mais la premiere rencontre (u'ils feirent, pour se loger en entrant, fut la inaison de krtlie, connme on dit surnoinine Panade. Ge Berthe es- oil iin paysant et venu d'un cuisinier, et estoit tant ;ourtois, tant guay, et gaillard, qu'il n'y avoit aucun qui ut si gay, si courtois, et gaillard que luy ; et combien [u'il fut citoyen de ville, il n avoit eu femme, et n'en ivoit, et ne se soucioit pour lors d'en avoir, de peur que ihassant les mouches de sa teste il ne rencontrast des :ornes, et qu'il luy fullut porter et endurer un taon soubs ia queue, qui, le tourmentant par trop, lui feit rompre le col. Toutes ses delices, et tous ses joyaux n estoient que son jardin, et neuf brebis, avec sept chevres, une vacbe, an asne, un pore, une chatte, et une poule ; de la de- pendoit toute la substance de son labour, avec laquelle il cherissoit tous les bons compagnons et les passagiers, d'une face tousjours riante. Guy voyant le soleil s'aller coucher soubs les eaux, et loger ses cbariots avec les grenoiiilles, une bonte de demandcr a loger gratis luy rougist soudain le visage. Mais cet ennuy luy apporta moiiis de douleur, d'autant qu Apollo s'esvanoiiissant luy couvroit ceste honte par Tobscurite suivanto. S'encoura- geant ainsi soubs la brune, il entre liardiment en la court, qui estoit fermee tout autour de murailles faites de terre et gazons nieslez avec de la paille. Le mastin du logis commence a abbayer, et avec son baubau appelle son maistre, lequel avoit desja ferme Thuis de sa petite chaulmine. Iceluy sort, dehors a Tabboy de son chien, tenant en sa main droite une cuillere, et de la lumiere en la gauche ; car lors il escumoit le potage, qu'il pre- paroit pour son souper. « Ne voulez-vous pas, dit-il, ce soir loger avec moy? Entrez, je vous prie, ce que j'ay est commun a un chacun. » En disant ces mots, il les em- mene au-dedans de son logis, et referme la porte, et ap- 30 IIISTOIRE MACCARONIQUE. proche du feu deux sieges fails en forme de trepie, sur lesquels il fait asseoir Guy et sa femme, les voyant fortl las. Pour lors il parle peu a eux; car le temps n'estoit pas de parler beaucoup, et quand il voioit son hoste avoir' faim au baailler, il avoit accoustume entre autres propos de luy dire : « Mangez quand vous avez faim, ou dormezi quand vous baaillez : apres que aurez remply votre pause, ce sera a vous a causer, et quand vos yeux seront saouls de dormir, estendez la peau; ce sont les preceptes que les asnes ont mesle parmi leurs statuts. « Ainsi Berthe,; conune s'il eut este rauet, sans tenir autres propos a ses hostes, donne ordre a leur preparer a soupper, et faire tant qu'il en ait au moins pour trois. II y avoit pendu a' un clou un panier a son bas plancher centre un soliveau. D'iceluy il prendsix oeufs, desquels il y en avoit trois, qui estoient frais. II en met trois sur la cendre pres le feu, pour, apres avoir iceux sue, les tirer encore mollets, afm! de les humer. 11 casse les trcis autres pour en faire une! omelette : ce fait, il sort, et ouvre une despense secrette,^ en laquelle la cbatte avoit accoustume de se cacber, et se tenir la a Faguet, pour lecher et fripper quelque escuelle; de la il prend une poignee de petits poissons, qui sonti fort communs en la riviere de Mince, laquelle environne la ville de Mantoue. Toutefois les grandes annalos del Cipade contiennent que Berthe n'avoit pas pour lors desi ables et verons, mais que c'estoient des gardens : avec iceux il mesle des grenoiiilles qu'il avoit peschees avecun apast. Balduine considerant que Berthe ne pourroit ac- coustrer ensemble tant de viande, si elle ne luy aidoit,! estant de son naturel fort courtoise, elle se leve de de-l vant le feu, et non desdaigneuse de mettre la main a la paste, toute gentille, prend ces petits poissons, oeilladant joyeusement son Guy, comme si elle parloit a luy par um seul signe, et lui disoit tels propos : « Et moi, qui suisi fiUe de Roy, que manie-jemaintenant? » Elle se desgante, et rebrasse ses blancs et delicats bras; elle prend le LIVRE II. 31 ousteau, et escaille ces poissons, les viiide, et jelte la )anse; puis, escorcheles grenoiiilles, comme si elle des- liaussoit desbrayes. Guy, la voyant ainsi embesongnee, le se peut tenir de rire, considerant une femme si illus- rc avoir si bon coeur, et se monstrer si joyeuse contre la 'ortune. Iceluy aussi, se levant de son siege, fait pareille lenionstration d'estre guay et gaillaid : et quittant tous es ennuis de si grands marrissons, qu'il pouvoit avoir, 1 s'employe comme Balduine a donner ordre an sou- )er. II amasse de la paille, qui ga et la dedans et dehors la liaison estoit espandue, et rastelle quelques petits bouts le bois et esclats, qui estoient soubs le cul du four, et es met au feu faisant une grande flambe : de pour tou- efois qu'un si grand feu ne se consomme trop tost, il net dessus une poisle, et fait boiiillir de I buille pour ri( asser le poisson. Balduine oeillade avec une veue basse ^onhomme, et, estant delivree de melancliolie, se prend I souzrire de tout ce qu'elle luy voyoit faire, ne pouvant piasi retenir sa rate. Car, contemplant cet homme, elle reiuarque combien il est mal propre b remuer telle poisle \v cuisine, lequel, malgre qu il en eust, la fumee, la sa- et('^ de la cbeminee, le feu petillant; contraignoient de (ilcurer ses pechez. Tantost il touche de sa main a son [rout, tantost a ses cuisses, et autrefois il frotte ses yeux : car, pour Tardeur du feu, le front luy suoit a bon escient ; il cache ses jambes Tune sur Tautre, y sentant le feu trop aspre; et la fumee lui bouchoit les yeux ; il mouclie aussi son nez, et est contraint maud ire le bois verd, qui cau- ^oit telle fumee. Balduine, riant davantage, voyant telle patience en son homme, y prenoit grand plaisir. Guy, la voyant ainsi rire, luy dit ces mots : « Le sage Socrates disoit qu il y avoit trois choses qui chassoient Thomme et le contraignoient sortir hois la maison : a sgavoir, le feu, la fumee et la femme maligne. » Balduine soudain luy respond : « Ho, tu ne te soucies toutefois d'oster ceste con- 32 HISTOIP.E MACCARONIQUE. troverse ? » Pendant telles joyeuses risees, ilsse brocardent Tun Tautre sans se mordre : Berthe se resjouit aussi, ot approche du feu un petit banc a quatre pieds ; il estend sur iceluy une toiiaille ou nappe faite de chanvre et d'es- iouppe, laquelle, selon le parler de Gipade en matiere de toile, on appelle trilise : sur icelle pour une saliere il met une boette, en laquelle y avoit eu autrefois de Fonguent pour la rongne , et pour chandelier, il accorninode une rave creusee par un bout, dedans laquelle il met une demie chandelle, qui en bruslant perdoit une partie de son suif, se fondant et coulant le long d'icelle. II avoit aussi prepare une salade composee de plusieurs sortes d'herbes, y jettant un peu de sel dessus et du vinaigre, et quelques gouttes d'huille tirees du crezieu, lequel il reservoit pour seulement rendrc ses salades plus honora- bles pour ceux qui le venoient voir. Le Hct n'estoit pas loing de la table, et centre iceluy estoit un poinsson de bon vin, qui ne sentoit aucunement le moisi. II tire d'i- celuy, et en eniplit une grosse bouteille, et la met sur la nappe : et, depeur qu 'icelle devint tachee de la rou- geur du vin, il nettoye le cul de la bouteille, et met des- soubs un tranchoir de bois. Puis il apporte du pain, des noix, et un fromage frais, et met le tout sur la table. Enfm, icelle se trouve garnie, et la barque est preste a sortir du port. II ne faiit plus que mettre la main aux ra-* mes, prendre des cuillieres. Cela dit, il fait un saut vers la cruche, avec laquelle un chacun lave ses mains, et les essuyent avec le panneau d un vieil rets et filet ; etchas- sant et envoyant a tous les diables leurs ennuys et soucisi que ces amans pouvoient avoir, ils s'assient eux trois a table, se gaudissant, et raillant ensemble, et mangent promptement la salade ; puis un chacun boit dedans uni escuelle, la vuidant entierement : car qu'y a-t-il plus! plaisant, qu'apres voir depesche une salade, exposer a la veue des estoiles le cul du verre? Cela expedie, des la premiere rencontre, ces vaillans hommes ruinent le reste LIVRE II. 33 311 long et a travers : soudain a trois coups les oeufs sont liumez. On ne s^ait que deviennent les huit roslies qui Bstoient en une escuelle; ils inettent en pieces cruelle- rnent les dards ou gardens, et n'en veulent laisser un seul au plat, qui puisse en lenouveller la trace. Mais, ayans desja le ventre mieux farci, pour venir a Toine- lette, ils laschent la boucle, et commencent a redoubler leurs propos. Berihe enfin, avec une douce et amoureuse parolle, commence et dit ces mots : « Tout ce que vostre Berthe a de bien en ce monde, il Femploye tousjours a la volonte des bons compagnons. J'incague les Roys, les Empereurs, les Papes, et Cardinaux, moyennant que je puisse manger en paix mes petits appetits, et ciboules, et qu'il me soit permis de donner a desjeuner du revenu de mes cbevres a mes compagnons. Je ne sgay qui vous estes, ny ou yous allez, ny d'ou vous estes arrivez en ce gras et ample tenitoire de Cipade. Je ne veux point m'enquerir, ny s^avoir les affaires d'autruy : Neantmoins vos babits, vostre face, et votre langage, et ces paroUes, ouy, tant bien, ma foy, et autres semblables me demons- trent que vous estes estrangers. Mais, si n'avez aucun bien, aucune maison, aucun fond, et si ne sgavez aucun mestier, et n'avez aucune bouticque, ot que Fortune vous aye rendu si denuez de tons biens, tout ce que j'ay est a vous : vivez icy avec moi ; ma vacbe, mon asne seront a nous trois. Qui voudra manger, si mange : qui voudra ti- rer du laict, si en tire. J'ay cinq journaux de bonne terre, desquels tous les ans je recueille quantite de divers fruicts, des naveaux, des raves, des cboux, des concoin- bres, des citroiiilles, des porreaux, des febves nouvelles, des oignons, des aulx,des ciboules, et, par sur tout, grande quantite de melons, dont je regoy grand proflit, aussi bien que de ma vache et de mon asne. Tout cela est au commandement de vostre Bertlie, inais partlonnez au ma J parler de ma langue, je voulois dire au commandement des bons compagnons, comme c'est raison. Ent:-e Ut> 3 34 HISTOIRE MACCARON IQUE. gens dece monde, il y a six mille sortes de volonte : Tun a pen de bien, et encore ce qu'il en pent avoir, il Taban- donne a im cliacun. Un autre est avaricieux, ayant autant de revenu que Cosme de Medicis, ayant anssi grand nombre d'escus que Augustin Ghisi. II ne despend rien, il ne donne rien, il espargne tout; mais, estant misera- ble et malotru, il rapine, et vole ce qui appartient a au- t^y. « Si j'eusse este Roy, si Prince, si Due, si Pape, quel contentement d' esprit, quelle paix, et quel repos la For- tune m'eust-elle pu donner plus grand que celuy que j'ay a present? Que pauvre homme est celuy, qui estime le Turc, le Sophi, le Prete-Jan, le Soldan, Barberousse, le Pape, le Roy, les Dues, et telles riclies personnes, estre plus alegres, plus joyeux que moy, ny que les miens, ny que vous autres, et tels mandians ! Je mange en plus grande patience une gousse d'ail, que les Papes, ou au- tres grands Seigneurs n'avalient leur coulis, et pressis de perdrix, ou de cbappons, Vous repaissez votre ventre affame en plus grand repos d'esprit d'un pain mendie, et beuvez d'un meilleur goust, par les buys, mille restats de vin, que ne font aucuns, lesquels en este, soubs leurs bonnets de velours, et soubs leurs rouges chapeaux, boi- vent leurs bons vins rafrescbis en temps d'este avec de la glace. La Caguesangue les puisse emporter le can- cre les tuer, la foire les puisse tourmenter de peur, et, doutans mourir pour avoir avale de la poudre de dia- mant, n'ayent le loisir et espace d'entrer dedans le ventre •* Rabelais s'est sans doute souvenu de ce passage lorsqu'il a t'cril : « Que le maulubec vous trousque. » (Prologue de Gargan- tua.) Ajoutous que semblables imprecations ne sont point rares dans les (merits facetieux. L'auteur d'un livret fort singulier, im- prime en 1608 [Premier acle du sijnode noclurne), a imite ce pas- sage ct I'a mis en dialecte languedocien : « Mai sainct Anthony bous rape, mal de terre bous bire, lou maiilaucis de Biterne bons trigosse, » LIVRE II. 35 d'une mule fenduti ! Croyez que, si vous ne m'accordez ce contentement que je jouysse de vous, comme de mon frere, et de vous, comme do ma sa3ur, je ne seray aucu- nement content, et confesscrez, qu"il n'y a aussi conten- tement plus doux que cestuy-cy. » Guy fut long-temps estonne de voir une telle et si grande courtoisie en cet homme; et a grande peine pouvoit-il croire ce qu'il oyoit, et ne se pent persuader qu'iceluy fut descendu d'un pay- san ; mais pense a ce qu'il doit faire, et gratte les resve- ries et pensees de son sue ; car, si la honte a souffert tant de belles offres, ou pense-t-il mieux pouvoir con-^ duire son cbariiage ? car Baiduine estoit par luy menee, comme une charrette, noii j^eulement pour estre lassee d'un long voyage, mais pour estre devcnue un gros et lourd bagage, estant desja icelle grosse d'enfant. S'il les accepte malgre luy, quelle plus grande laschete? (Juelle tache plus noire, et qui par aucun savon ne se pent effa- cer, que Ton voye le premier Baron de France, chef de tous honneurs, et la gloire de tant de beaiix-faicts, qui est le plus grand Taladin liu monde, prennc. maintenant une trenche au liiu d'une espec, un soc ])our une masse? Pendant done (ju'il remue en son cerveau lels discours, et qu'il rainasse, de-ga; de-la, plusieurs, et diverses fantasies; enfin ce qu'il jugea meilleur pour luy, et plus honeste, fut par luy resolu, et arreste en son entendement. Sa volonte done fut d'aller seul cherclier quelques pays a conquerir, ou par guerre, ou par force, ou bien 'par quelques doux et paisibles moyens, et les gouverner en telle sortc qu'il y pent establir seurement un Royaume pour soy, et qu'alors il feroit a bon droit Balduine Mar- quise ou Duchesse, estant ja nee de sung Royal. Ayant aussi resve apres telles deliberations unedeinie lieure, il commenga a parlor ainsi : « Je suis, a la verite, tout l;on- teux, 6 Berthe, et n'ay point Tesprit tel que je puisse trouver aucuns propos propres pour vous declarer au moins la volonte bonne, quej'ayde vous paver tant et si 36 HISTOIRE MACCARONIQUE. belle marchandise que vous m'offrez. Regardez-nous, je vous prie, comme nous sonimes mal chaussez, combien deschirez, quels vous nous voyez a present, tels nous peignez ; et ne veuillez penser, que nous ayons autre ter- roir, que celuy que nous trainons apres nous attache a nos souliers : et, toy, toutefois, qui surpasses autant que Nature a cree d'hommes benings et courtois, et qui as apporte du ventre de ta mere autant de gentillesse que d'amitie envers les pauvres, tu chasses la faim d avec nous, nous saouUant de ton pain et de ton vin, et nous donnes tout ce que tu as, a nous, dis-je, pauvres et miserables tout ensemble^ qui n'avons pas un Hard ni denier, prests a nous voir mangez des poulx, et encore nous consoles par tes douces parolles, si nous voulons de- meurer maistres et de ta personne et de ton bien. Que les Dieux, si aucun esgard ils ont envers ceux qui don- nent telles commoditez aux pauvres mendians, te veuil- lent recompenser pour nous autres pauvretz ! Pendant que le Pole menera autour du ciel les huict spheres, et que Titan illurninera le monde empreignant les estoilles, et sa soeur, pendant que la Mer engoulera tant d'ondes, et que par ses vagues elle touchera au cliariot de la Lune, la re- nommee de Beithe Panade sera notoire a tout le monde. Partant, maintenant jetejure, par tousles morceaux de pain, que les mendians ont mendie, ausquels nous de- vons tous nos biens et Royaumes ; que ainsi nous puis- sions oublier quelquefois Berthe Panade, comme le Soleil oublie de nous presenter tous les matins ses chevaux journaliers. » Ces parolles courtoises et autres telspropos achevez, il se couche avec sa femme en un lict de plume, et Berthe se va coucher au grenier au foin, ne faillant aussi-tost de ronfler la bouche ouverte. Le jour ja appro- choit, et la lueur du matin, ensemble le coq desjuche chantoit par la place son quo quo quo, et la poulle luy respondoit par son que que que, lors Guy se leve, s'ha- bille, et puis embrasse sa femme, jettant abondance de LlVhE 11. Z1 larrries, et avec belles prieres la recoinrnande a Berthe, jusques a ce qu'il fut tie retour par la grace de Dieu. II veult, disoit-il, aller visiter le S. Sepulchre, suivant uu certain veu qu'il avoit fait : et, ayant prins son manteau, son bourdon, et son cbapeau, desloge. Ayant a grande peine ouvert Thuys de la maison, Dalduine tonibe a T-en- vers esvanouye, et devenue tout en glace, pour Textre- mite de sa douleur, semble comme morte, et vouloir jet- ter son ame dehors : Berthe soudain lui deslasse le sein, mouille son visage avec de Teau, et la remet en vie, et peu a pen appaise son inarrisson avec douces et gratieuses remonstrances, et ne cesse de luy {)roferer aux oreilles mille parolles, aussi douces que sucre. Balduine, esten- due sur le lict, le remercie gralieusenient, et le prie, et supplie ne luy vouloir desnier une seule grace, s'll desire la conservation de son lionneur, a sgavoir qu'il veiiille Tespouser, et qu il ne desdaigne de recevoir d'elle un an- neau. « Ce sera le repos, dit-elle, de tous deux, et un doux soula jeinent ; nrespousant propre a enfaiiter des enfans, vous cognoistrez, que je ne soiiillei'ai point vostre lion- neur. )) Les propos de ceste chaste Uanioiselle ne despleu- rent a Berthe, et s'y a(corda, et prouicit faire tout ce qu'elle voudroit. Mais, voulant eniharcquer une telle mar- chandise, il pensoit en soy niesnie qu'il avoit besoing d'y employer premierement liuict ^ours au moins, et que e'estoit une matiere, laquelle meritoit estre balancee et marquee au poids, et a laquelle il falloit s'acheminer par posades, et avec pieds de ploinb. Une cliatte soudaine produit souvent des chatons niaigres et inoribonds; qu'i- celle, disoit-il, se repose cependant cachce en la cham- bre; car, dit-il, il ne veut estre du nombre do ces cor- nus, qui cherchent a engloutir de grands biens, la gueule bee; plustost que de cognoistre les meurs de celle, qu'on leurveut donner pour espouse, etlesquels ne se soucient aucunement, et ne font aucun estat s'ils se lient par un neud marital a quelque diablesse, qui, par ses bruits et 38 HISTOIRE MACCAKON IQUE. clameurs, renverso sens dessus dessoubs toute la famille ; ou si, comme un autre Acteon, ils portent en teste un bonnet cornu. La -dessus il sort de la chambre, et va a Testable, et deslie ses chevres, son pourceau, son asne, sa yacbe, et ses brebis, et les meine tous ensenible aux cbamps pasturer. Balduine deraeure seule a la maison, et ne peut appaiser ses larmes, son mary estant party, et soustenant avee sa main sa teste toute pensive ; voici ar- river, que soudainement ses boyaux commencent a se broiiiller en son ventre avee une grande douleur : car un accouchement la presse, et est contrainte de jetter hors de haults cris ; et Balde, non encore nay, luy tire, et jette de grands espoingonnemens, et eslancemens. Elle tremble fort, malgre qu'elle en aye ; tantost la pauvrette se jette d'un coste, tantost de Tautre, chose qui estoit pi- toyable a veoir. Elle n'a point de sage-ferame qui la puisse secourir, comme est la coustume. Elle appelle pour neant ses servantes, ausquelles elle souloit aupara- vant commander, ainsi que peut une fille de Roi : mais elle les appelle en vain, et le chat veut bien respondre gnao, mais non pas donner secours. Elle n'est point enlin tourmentee sans raison, pendant que d'icelle veut naistre toute la force et puissance des Barons. Tout ce qui doibt estre illustre, ou par lettres et sciences, ou par Mars et par la guerre, ne sort pas aisenient du ventre de la mere : et, outre la coustume, vient au monde avee penible tour- ment. Enfm naist de Balduine la force de toute proiiesse, la fleur de toute gentillesse, Balde, la foudre des batail- les, la droicture de Tespee, la vigueur du bouclier parmi les armes, parmi les batailles briseur de lances, ie brandon, et boutefeu cruel centre ses ennemis, et une vraye bom- barde pou>see a travers plusieurs escadrons. La durete d'aucun rocher, ny Tacier, ny aucun grand rempart, ny aucun fosse d'une grosse et forte muraille ne se pourront tenir fermes et asseurez centre le raarteau pesant de sa va- leur. Ce Balde naist ainsi sans secours d'aucune sage- LIVKE' II. 39 femine, et, au contraire des petits enfans, ne leit auciin ci i. Balduine, jagoit qu'elle oust tous les membres lasches, comme sont les ceicles d'un vieil toniieau, seleve, et, se soListensint d'un baston, marcbe lentement, et ftiit cbauf- fer de Fcau : puis lave son enfant, et Fenveloppe de pan- neaux : se remet au lict, repose, donne la tette a son tils, le baise souvent, et ne pent saouller son envie, luy leclie les yeux, le front, et la bouche. Get enfant ne pleure au- cunement, mais p^uigne sa mere d'un regard joyeux : et pendant qu'il s'efforce de parler, la langue encore dobilc ne peut satisfaire a la volontc, mais seulcment barbotte ces mots, tatta, mamam, et pappay combien que desja il eust grande cognoissance des Glioses, nyant un si petit enfanQon une estoille a sa naissance fort benigne. Cepen- dant on oit le gaillard Berthe approcbor do sa maison, guidant ses chevres, et son trouppeau avec un flageolet, ou avec quelques belles cbansons, le ramenant d'abreu- ver du fleuve de Mince, et le range a Testable : puis, en- ire en la chambre, et avec une face joyeuse salue ainsi Balduine : « Qu'y a-t-il? bon jour : est-il pas beure de boire? » Mais, ce disant, il advise que sa famille est accrue. « 0, dit-il, nos affaires commencent a se bien porter a ce que je voy : tu as este sage-femme a toy-mesme, tu f es servie de cbambriere : cet enfant est-il masle? Tu ris : cst-ce une fille? » Icelle tenant la veue basse, et estant un peu rougie : « C'est un lils, dit-elle, Icquel je vous prie re- cognoistre pour vostre nepveu. » Bertlie luy dit alors : « Je suis done ton frere, et oncle de ton fils ; mais je suis a present la sage-femme et nourrice de Tenfant. » Cepen- dant il lave ses mains ordes de fumier, et s'en retourne au tect, ou, prenant la cbevre par les cornes, et la tirant en arriere, et luy faisant eslargir les cuisses, luy prend le pys, et en tire une pleine coupe de laict, en laquelle il jette un morceau de pain ; et pendant qu'iceluy trempe dedans ce laict, il fait cuire des oeufs prins au nid encore tout cbaud. A.vec cela il se refait avec raccouchee, rem- •iO HISTOIRE MACCAhONIQUE. plit les veines, qui estoient vuides de sang, et redonne la force aux os. Mais c'est assez pour ceste heure, reserrez votre cornemuse, estuyez la sourdine, 6 Muses, remplis- sez le flaccon : si la teste est seche, donnez a boire a la teste seche. LIVRE TROISIEME. BALDE, nonobstant les langes et les couches, avoit tire ses bras dehors, et avoit deslie toutes ses bandes : ap- peloit sa mere Mamam, et Berthe Tatta : et commence a se tenir en place : et, s'essayant de marcher, n'attend aucun soutien, ny secours de sa mere, et ne se veut ay- der de ces petits roulleaux qu'on bailie aux enfans de son aage. Luy mesme s'achemine ou il luy plaist, allant ^a et la. Mais, n ayant encor les jamhes bien fortes ny les pieds bien asseurez, pendant qu'il s'efforce de courir et de vou- loir voler comme TOyseau, tout halebrene, tombe sou- vent en terre, et gaigne de bonnes beignes au front, et fait souvent emplastrer ses yeux pochez au beurre noir. Toutefois, pour cela, on ne luy en void pas sortir une larme des yeux : combien qu'il voye son sang sur la place, et soudain se leve, et, se tenant droit, va encor trotter pa et la. Sans qu'aucun luy enseignast, il se fit un cheval d'une canne creuse, et un autre d un baston de saule et d'un roseau. Ce petit diablotin court dega dela, ne peut s'ar- raster en un lieu. II n'aime se tenir sur la robbe ny repo- ser sur les genoux de sa mere. 11 prend un esclat de bois qu'il attache a son coste en forme d'une espee, et d'une longue canne il fait une lance ; et autant qu'il en peut LIVKE 111. 41 sgavoir avec son espee il donne coups en I'an* a droicte, k gauche, estocades, estramassons, avec tons les coups d'es- [Crimerie. II court apres les mouches, lesquelles il feint iBstre ses ennemis. Centre les inurailles il poursuit lespc- tites lesaides, et prend un grand plaisir, les voyans es- jcourtees de queue, et neantmoins vivre encor et courir. II commence injurier pere et mere, suivant la nourriture du vulgaire. Estant parvenu a six ans, qui consideroit sa i force, ses ossemens, ses membres gros et bien fournis, pouvoit juger qu'il en avoit douze. Mars luy avoit donne les espaules larges, et les reins de mesme, pour soustenir la jouste, et les jambes propres pour sauter, et en somnie toute telle dexterite, qui pourroit estre re- quise en un homme, soit a cheval ou a pied. Tantost il pique des talons son cheval de bois, court tant qu'il pent, Tarreste soudain, il rompt sa lance centre la niuraille, ou la fiche dans le ventre cVun chauniier. Tantost il ferre le hasten qui lui servoit de coursier, et contrefaictla Pie, le Chat, et le Chien. Que diray-je do la peau de son corps, qui estoit comme une escorce centre les injures du tfm}'S? Les pluyes, la tempeste, la violence, et bourrasque iles vents, les neiges froides, les chalcurs brulantes, ne Teus- sent sceu retenir une demie heure a convert. Comme il se couche, il s'endort, et ne dort gueres ; et le plus sou- vent son dormir est le jour sous le porche de la maison, ou la nuit soubs le plancher des estoilles, et rarenient se couche avec sa mere. Pendant qu'elle dort quelques fois, il luy tire et desrobbc sa quenouille, et met le feu a sa pouppee, ne pensant pas que cette besongne soit pour luy, car sa mere lui liloit des chemises. La plume ne luy est pas plus agreable pour se coucher que la terre. 11 en- durcit ses costez sur la pierre, et change en nerfs forts et rohustes sa chair delicate, se coucliant ainsi sur la dure. Berthe craint (mais ceste crainte est meslee de joye) que trente boutiques de chausses, ny une milliasse de sou- liers, puissent fournir a cet enfant ; tant il trottoit de tons 42 HISTOIKE MACCARONigUE. costez sans cesse. L'Hyver, le Printemps, TEste, et TAu-^ tomne ne luy estoient non plus qu a ime pierre ou a uni arbre. Quand il avoit faim, il avaloit tout ce qu'il Irou-; voit (levant luy, cuict, ou non cuict, ouK^hair, ou oignons,: du gland, des fraises, des noix, des chastaignes, des ne-i lies, des meures, des pommes, des cornies, des prunelles, et des grateculs. II devore tout, et son estomach comme celuy d'une Austruche consommeroit Paeier. Tout ce qu'il beuvoit estoit ou Teau d'un baing, ou de quelque fosse, ou du vin doux, ou rude, selon qu'il le rencontroit. Bertbe avoit cependant espouse une femme nommee Dine, de laquelle, Tayant promptement engrossee, il avoit un fils nonime Zambelle, Mais, Fan d'apres son accouclie- ment, a grand peine estoit-il accomply, qu'icelle movirut de maladie. Ce qui apporta a Balduine un grand ennui. Ainsi Bertbe demoura sans espouse, lequel Balde recon- noissoit tousjours pour son pere, ct Zambelle pour son frere. Bertbe les envoioit tous deux ordinairement aux cbamps avec sa vacbe et ses cbevres : mais le sang, dont estoit sorti Balde, ne pouvoit porter tels empescbemens. La conduite des cbevres, ny la bantise du village, ne luyi plaisent point, et, au lieu de s'employer a tel exercice, des le matin il s'en alloit en la ville de Bianoree, laquelle luy plaisoit tant, qu'il n'en pouvoit sortir. Bien souvent ne revenoit a la maison que sur le soir, rapportant quel- quesfois ses babillemens descbirez, et des coups a la teste. Ce petit maling, ainsi quest la coustume des enfans, maintenant a coups de pierre, maintenant a coups de poing, se combattoit avec ses pareils, voire centre plus grands que soy, tascboit d'en emporter Tbonneur, et de-l siroit et s'efforQoit de se monstrer devant un chacun estre le premier avant tous compagnons. Et ne faut pas que vous pensiez qu'il fut le dernier a aller au combat; mais avec sa voix puerile s'escrioit comme brave et bardi par dessus tous les autres, les provoquant. II avoit la dexte- rite de se guarantir de plus de cent coups de pierre, et L 1 V U K III. 45 e lailloit gucres d'en doiiner autant sur la teste de scs iinemis. Balduine cependant avoit achete un petit livret tour luy apprendre son A, B, C; mais avec iceluy Baldc I'alloit jamais a I'eschole que malgre soy, et ne falloit pas lienser que la mere, ou autre maistre d'eschole [)eust for- er un tel enfant. Ce neanttnoins, en trois ans on le veid ant avance aux lettres, qu'il retenoit par cant la couleur noire, tout deschire, ses habillemens renoiiez, et scmbloit n'avoir jamais dormi ailleurs que sur le foin : ses cheveux estoient tous iu rissez, comme un asporgez, entrelardez de festus de paille, et de brins de chaulme. Le peigne n'y avoit jamais passe, mais bien quelquefois Pestrille de ses boeufs. Aussi, estoit-il teigncux, et avoil tousjours ses ongles en ses cheveux, parce (|u'il estoil fort tourmente de ces grands poux d'Esclavonie. II por- toit un petit sayon de gros bureau, tout deschire, lequei 7 08 mSTOlRE MACCARONIQKE. vous n'eiissiez sgeu juger s'il estoit a Tendroit, oii a I'en- vers : dessoubs iceluy, il avoit une chemise de gros cane- vas, laquelle il ne blanchissoit qu'une fois Tan. Appro- chant devant le Preteur, il s'esmerveille de ce qu'une si grande compagnie se rangeoit pres de luy pour le regar- der. « 0 mon amy, dit-il alors, Barbe Tognazze, ou m'as tu amene! Je ne veux plus, Tognazze, demeurer davan- tage en ce fenil : ramenes-moy a la maison ; car I'envie d'aller a mes affaires me presse. — Qu'as-tu a braire, dit Tognazze, quand tu vols Monsieur estre present? Va, or sus, maraiit, advances-toy plus avant, va la ! Que t*amuses- tu? A qui parle-je? va la, diable : touche la main de Mon- sieur; fais le petit, phe le genouil, et dis : Bon soir vous soit donne, Monsieur le Podestut ! » Zambelle veut bien faire comme Tognazze luy monstre. Mais, estant courti- san, peu pratique en la court, n'ayant hante que les por- ceaux, il advint qu estant le siege du Podestat, lequel les anciens ont nomme chair fort haut esleve, il falloit monter huict marches pour en approcher. Zambelle, s'y acbeminant, jette sa veue sur le preteur, et tenoit tous- jours ses yeux lichez sur luy, ne se souvenant point de hausser les pieds, et, ne regardant a bas, heurte bien rudement centre la premiere marche, et tombe a la renverse, et cheant sur Teschine, il se demole la cheviile du pied, et se rompt le cropion. Je vous laisse a penser si plus d'une centaine, qui estoyent la presens, ne s'e- clatterent pas bien a force de rire. Chacun, de plaisir qu'il en prenoit, frappoit en ses mains, faisant tous en ceste sale un grand applaudissement. Tognazze se leve en cholere, et prend un hasten, avec lequel il avoit envie d'aplanir un peu les espaules de Zambelle, et les charger de hois, et luy dit : « T'ay-je ainsi apprins? t'ay-je en- seigne lafagon de parler ainsi, beste quetu es? Dy, pen- dard? As-tu si- tost oublie ce que t'ay apprins ce matin? Ne f ay-je pas monstre, gros buttier, comme tu devois faire des belles reverences devant Monsieur, et que LIVRE VI. 90 tu (levois avoir ton nez bien inouche, et que tu luy devois dire, Bonne vie, Monsieur I » Et, ce dit, voulant encore in- struire ce villain a bien et dextremement plier le genouil, Zainbelle, laschant du derriere un gros pet, s'en voubit en aller ; car il pensoit que ce tonnerre eust aniene une pluye, qui eust ensafrane sa chemise. Une odeur en print aux nez des assistaiis, non telle, qu'est celle, qui procede de la poudre a canon fa icte avcc eau vive, salpetre, et au- tres drogues invenlees pour faire ceste rnarchandise dia- boliquc : mais elle tenoit de la senteur des aulx, eschal- lotes, oignons, cibouUes, et pourreaux. Alors fut encore plus manifeste la sottise de Tognazze. Vous-mcsme pensez si la risee n'en fut pas grande, chacun se bouchant le nez a belles mains? Tognazze excuse Tautre, et allegue que ce bruit, qu'ils ont junns pour un pet, n'est venu que de la rupture de la boucle de sa ceinture. Mais sa face de- nionstra la faute. II tire neanimoins Zambelle, Tappelle faineant, idiot, le pousse, le picque, pensant par ce moyen couvrir sa honte. Zambelle nullement exerce en tel art, pendant qu'il veut mettre a effect Ics enseignemens de son precepteur, il fait une reverence si belle, et si legiere, qu'avec le ge- nouil il ronipt une des marches, et estendant la main, le Podebtatla prenant, luy dit : « Soit bien venue la pi eniiere et plus recommandee louange de Cipade! » Puis Ic feit asseoir a sa dextre; et la, ce bel orateur, qui estoit plus Ciceronian qu'aucun autre, commcnya a compter de ses ennuys, ayant par ses estudes acquis une aussi grande abondance de bien dire, qu'un boeuf en SQauroit apprendre en se lechant les fesses. La harangue de Zambelle esmeut fort les Senateurs, s^achant dextremement embrocher tout ce qui est requis pour une vraye persuasion. Et la plus grande louange qu'on luy donnoit estoit qu'cn dis~ courant de son fliict, il sautoit souvent, comme un subtil docteur du coq a Tasne, et quand il deschifiroit ses plaintes pour les meschancetez de Balde, il entremesloit souvent 100 IILSTOIRE MACCAROIQUL. que sa vache avoit faict iin voau, et qu'il voiiloit en don- ner iin cnillotin a Monsieur le Podestat tout fi ais. Etcom- bienque sespropos fussent obscurs, neantmoins la grande prudence de Gaioffe entendoit bien tout. Et la-dessus on donne jugenient contre Baldc, par lequel il est dit qu'il tiendra prison perpetuelle jusques a la mort, et que Zam- bellc sera mis en possession de tous les biens par luy pretend us. Tognazze le bossu, ne voulant romettre ce ncgoce, prend incontinent nne grande bande de Sergens ; et, par Tor- donnance du Scnat et commandement du Podestot, s'a- cbemine vers Cipade, pour mettre a sac toutesles maisons d icelle, qui estoyent a la devotion de Balde. L'intenlion de Gaioffe n'estoit autre, que, apres avoir seurement reserre Balde en prison, et s^eu pour le certain que Fracasse le Geant s'en estoit alle, de renverser toutes les maisons de Cipade, laquelle avoit acconstume de gratter Bresse, de peigner Creinone, de faire aller Ferrare avec le bissac vuide, et de faire Veronne conchier en se brayes, la re- nommee de laquelle n'estonne pas seulement Milan, Rome, Gennes, les Venitiens; mais aussi FEmpire, et les peu- pies etRoyaumes de Baccan. Or Cingar, ay ant entendu ceste resolution, se retire en soy-mesme, et amassetous ses esprits, voulant de bon cosur souffrir toutes choses pour son amy Balde : et cependant qu'on saccage Cipade, et que tout est mis au butin, sa maison fut plus nette qu'un bassin de barbier. 11 ne Fi- gnore pas. Toutesfois il se prescnte devant les Sergens, et devant Tognazze. 11 jure, et fait de grands sermens, et dit n'avoir jamais eu compagnie avec ce larron de Balde, et, tant qu'il pent, se feint estre amy de Tognazze. Enfin la ■ville de Cipade pillee et mise a sac, tous ces Sergens s'en revont a la ville de Mantoue, cbargez de butin, empor- tans sur leur dos plusieurs bardes, et touchans devant cux quantite de bestial. Cependant la femme de Balde, qui s'appelloit Berthe, L I V R t VI. 101 ayant peruu son mary, et devenue miserable, n'ayant pas a granJ'peine un corset pour se vestir, est chassce hors do la maison. Car, suyvant lejugement, ilavoit estc ordonne que la possession des biens de feu Bertlie seroit baillee a Zambelle. Mais Cingar ne la veut ainsi delaisser mal-heureuse, ayant si peu dequoy se sustenter, de pcur que, se tenant sur un siege, comme on expose la marcban- dise, de laquelle on espere tirer du proffit, elle tint boii- ticque ouverte, si Cingar, par bou conseil et par effect, ne la secouroit. Icelle allaictoit deux fi!s gcmeaux en la maison de son pcre, et filoit, et gaignoit sa despense. Mais, un jour, la cbolere et I'esprit s'augmentant en elle, jette son fuseau en terre, et arraclie sa qucnouille de son coste, prend une pcrche, et s'encourt a la maison de Zambelle, jurant de luy donner plus de coups do baston que ne font les paysans quand ils battent la paille. 0 quelle misere a toy, Zambelle, si elle te trouve a la maison! nial'^eur a tes espaules et a ton escbine : voicy la tempeste, 6 pauvre diable, qui te va porter une ruinc toute evidente ! 0 ! le grand bien pour toy de ce que pour loi s tu te trouvas absent du logis ! Mais ta femnie Leno, ta feninie, dis-]c, galante, qui se resjouit de t'avoir mari un peu meur, voyant ceste beste furieuse Bcrthe accou- rir a elle, et, en s'escriant tant qu'elle pouvoit, luy dire desja mille vilennies, et laquelle vouloit, en ficbant le clou, battre la selle, puisqu'elie ne pouvoit bastonner le die- val ; Lene, voyant que ce pacquet s'adressoit a elle, bien advisee tire aussi de son coste sa quenouille, a laquelle elle ne faisoit que de mettre une grosse poupee d'es- t')uppes, et voulant oster ceste pouppee, et combatlrc avec sa quenouille, Bertho commence a remuersa percbe. Lene ne se sontant assez forte avec sa quenouille, et n'ayant promptement autres armes, elle s'en va au feu, et y allume sa quenouille et pouppee, a laquelle, pour estre une matiere seclie, la flambe print aussi souilain qu une coulevrine se delasche centre le niur, quand on y i02 HISTOIRE M ACCAROKIQUE. appose le feu. Berthe, voyant ce falot allume contr'e eile, tournantle dos, s'en va, galloppe, et s'envolle aussi viste qu'un oyseau; car c'est grand Yolie que de combattre contre le feu. Lene, qui remet en memoire tant d' of- fenses qu'elle avoit receues d'elle, la talonne d'aussi pres, que faict un espervier la caille, et qu'une aloiielte fuit Tesmerillon ; elle tasche de luy mettre le feu aux che- veux. Berthe s'escrie : « Ma douce soeur, ma bonne cousine, pardonnez-moy : pardonnez, ma soeur, a moy miserable ! » Lene la laisse crier, et ne s'esmeut de ses prieres aucu- nement, ses oreilles ressemblans a celles d'un marchant. De la main droite, elle tient haut eslevee sa quenoiiille bruslante, et de I'autre, pendant qu'elle court, tasche a attrapper Berthe paries cheveux, lesquels pendoyentcon tre has, ayant perdu sa coiffe, qui estoit tombee; oubien par la robbe que le vent faisoit voletter. Berthe (ant plus fort advance le pas, et desja scntpit quelques estincelles tomber sur le derriere de sa teste, et le feu estoit si pres, que, voulant se tourner pour souffler lefeu, qui ja tenoit en ses cheveux, la flambe la print par le nez, et estant de ce fort estonnee, court dega, court dela, comme fait un chat, a la queue duquel on a attache une vessie de pour- ccau, en laquelle on a mis cinq ou six pois ou febves : iceluy fuit, oyant ces poix sonner, et faire bruit; tant plus il court, de plus pres la vessie le suit, et estime que ce soit une personne, qui court apres luy. Berthe, s'approchant enfm d'une maison, crie au se- cours; et voulant passer par-dessus une haye qui estoit forte, et bien liee, et pleine de ronces, comme elle se vouloit jetter de I'autre coste, sa robbe s\accrochant aux espines, elle tombe la teste en has, les pieds conlre- mont, demeurant la empestree ; et, descouvrant par ce moy en son quadran, elle feit obscurcir le Soleil et la Lune, et contre nature teint le dessus pour ce coup. Mais ce ne fut pas pour neant; car Lene fourra en ceste eclypse sa quenouille ardente. Quand la bonne femme sentit le LIVRE VI. m ll'ii petillarit entre ses cuisses, do douleur qu'cUe seiitoit, elle jetta une galliniafree du derriere avec sa cholcre, qui saillit aussi de I'autre Louche, laquelle esteignit sou- dain le feu ; et se developpe de-la, et, estant plus encou- ragee qu'auparavant, prend unc pierre. et la jette de toute sa force contre sa cousine. Mais Lene habilement evite le coup, et, prenant la mesme pierre, la rejette d'ou elle etoit venue. Entr'elles deux y avoit un gros buisson : Bertlie d'un saut se lance par-dessus, ct se joint a Lene. La, elles deux se prennent par les chevcux h beaux on- gles, sechoquent, se mordent, setirentga, etla, sepelent la teste sans ciseaux. J 'ay veu autrefois des poules couvans des oeufs, ou me- nans une bande de poulets, s'attaquer ainsi les uncs les autres par envie, et se combattre fort cruellement avec le bee et les ergots, et tant, et si longuement, que leurs corps estoyent descouvcrs de plumes a force de se becqueter et griffer Tune Tautre. Berthe et Lene se secoiioient de mesme. A ce bruit, les voisins y accourent, et trouvent ces femmes a demy-mortes, couchees Tune dega, Tautre dela, Le vieillard Jambon les reconcilia pour lors avec une paix de chien. Tognazze y vint aussi. Cingar aussi s'y trouva; et ce bon marchant, feignant de defcndre Lene, donnoit le tort a Berthe; et, faisant semblant d'estre bien courrouce contre elle, la menagoit, et mesme, levant la main, feignoit luy vouloir donner un beau souftlet. Mais Tognazze le reprint, et en le reprenant, luy dit : « Que fais-tu, 6 Cingar? Quel honneur y acquererions-nous? Ce n'est pas aux hommes de buffeter les femmes. Ne te sou- vient-il pas ce que te dit le petit Doctrinal : La fenime n'cst que peine, Et beau reiioiu n'ameine : Si d'clle avons vicloire, C'est une lasche gloire. 4'aimerois mieux combattre le diable, que contre une lOi UISTOIRE MACC AROKIQUE. femme, qui est pire que trente diables. Tant plus que dro- leras ses espaules et son eschine avee un lourd baston, tant plus elle vomira contre toy d'injures et de vilenies. La cholere d'un diable n'est rien au-dessus de la sienne. Si tu la blesses (encore que tu ne le vueilles, et que ta volonte ne fut telle) tant soit peu, et moins que ne se monstre ceste petite lettre i, et non plus qu'un poux, ou une puce, sgauroient laisser de marque de leur fiante sur ta chemise, ha, ha, prens garde a toy, et sois advise a tonfaict; car la Sinonne a deux faces, et Gnatonne avec ses trois langues : quand en une mesme table elle mange son pain avec toy, ou qu'elle couchera avec toy en un mesme lict, ou qu'elle soit debout, ou assise, ou qu elle aille, ou qu'elle remue en son mesnage, ou qu'estant a genoux elle die ses patinostres, elle machine tousjours en son cerveau quelque chose, elle travaille son entende- ment, son esprit forge quelque ruse, elle couve en son coeur, elle minutte plusieurschoses, qu'il fautqu'elle face en esprit, ou avec un bruit en la maison, pour, par quel- que moyen, et maniere que ce soit, prendre de toy, mi- serable, une entiere vengeance. 0! malheureux, misera- bles, et fols maris! donnez plustost les poules au gouvernement des renards, ou les brebis aux loups, les perdreaux aux esperviers, que d'adjouster une miette de foy a vos femmes. Une femme seule pent destruire tout un pays, tant elle sgait bien composer de fraudes, par son malin esprit. Elle a une teste de bronze, et si dure, que toute Tartillerie du chasteau de Milan, toute celle qua le Due de Ferrare d'un coste et d'autre, ne scauroyent esbranler un seul petit poil de son nez. Icelle, aristote- lizant en sa caboche a tort et a travcrs, veut que son advis soit receu. Ce qu'elle pense, elle veut que ce soit Evan- gile; et ce qu'elle diet, elle veut que ce soit comme un cheval fougueux et opiniastre, qui se tient retif contre Tesperon, ne voulant aucunement s' advancer. Mais a quoy approche-je la lumiere d'une chandelle au Soleil? Mais a L 1 \ l\ E V I 105 (|ucl prupos pense-je donrier conseil an sago? Tu sgais Diicux ce que e'en est, 6 Ciiigarl Tu Tas souvent esprouve, loisque ta premiere femme, avant que le diable Teust emportee, estoil maistresse do toy. Dis-nous, je te prie, avee quels liens la mort Ta tirce a soy : car le bruit est que tu liiy as fait perdre le pain. Mais on ne sgait par quel ferrement, en quelle riviere, ou avec quel laqs, ou cordeauelle soit inorte. J\e t'ennuyes done point, Cingar, de nous dire le tout, pendant que ce jour de feste nous doiine repos. Commences, et toy, Jambon, assiez-toy, je te prie, et tons vous autres soyez assis. » Le ruse Cingar, qui de longue main avoit en respril entierement tout Tart de tromperie, etles subtilitezde la S. Cite, se tient un peu en cervelle, et pense quelque stratageme, avec lequel il pent prendre au piege Tognazze, comme au glu on altrappe l oye sauvage. Car il n'avoit envie de compter autre cliose de sa feue femme, laquelle, a dire vcrile, il avoit eiitcrree toute vive, rayant trouvee tournant autour des fuseaux torls : et n'estimant point que ce fait fut encor notoire, il aimoit mieux demeurer sur le point de droict, que de venir sur le faict. Mais au lieu se vestit de la robbe d'un flatteur, en commen^ int ce propos. «0 Tognazze, dit-il, nous experlmentons tous les jours condjien tes paroUes sent pleines de bon conseil, estans semblablcs aux sentences de Salomon; aussi, n'est-il loiiable de croire a autres, qu'aux anciens expcrimentez, et practiquez ez affaires de re monde. » En achevant ces mots il donne une oeillade a Derlhe, et, en luy faisant signe, tacitement il s'excuse envers elle de ce qu'il a loue le discours de Tognazze, et qu'il a dit qu il esloit digne d'estre grave en marbre pouc instruction perpeluelle avec lettres d'or. Car, par telles flaleries, il veut pipper ce fol de vieillard. Beribe, remarquant toutes Ics ruses de Cin- gar, et laquelle n'estoit pas moins que luy pleine de trom- peries, se tourne vers Tognazze, et parle ainsi doucement a luy : « Barbe Tognazze, la renommee de Cipade vole 106 HISTOIRE MACCARO NIQL E. Jepuis le Royaume de Castille jusques a celuy des Mores, non point pour confesser ce qui est vray par la vertu de moil mary, non point pource qu'en ce pays des Paladins y fassent residence; mais vostre sagesse, ct prudence pleine d'un grand tresor, nourrit ainsi Cipade, et autres villes comme fait la truye ses cochons, ou une chienne ses petits. Et si Cipade est maintenue en pied par le con- seil de Tognazze; par le mesnie conseil, elle pourroit aussi entieremeiit se perdre. Toutesfois, vostre reverence se trompe en cela, en ce que vous donnez si rudement sur la race des femmes. Mais la doctrine d'un homme sage quelquefois s'abuse. Vous qui estes le grand Conseiller, vous qui estes le Roy, vous qui estes le Pape de Cipade, en la main duquel on laisse la bride d'un si grand cheval, ceste mauvaise opinion que vous avez de nous, renverse- elle ainsi vostre cerveau? Ha! mon amy Rarbe, qui mange trop, creve a la fin : une maison n'a point de consolation, et est pleine de querelles, en laquel:e la femme n'a puis- sance sur le bien. Si la femme ne permettoit a Thomme Pentree, comme elle doit, que seroit-ce du monde sans gens ? L'estable ne seroit-elle pas sans asnes, et sans pores? L'liomnie n 'endure point les apprehensions de la mort en accouchant : il est sans soucy de ses enfans, et mesme de sa femme, de soy-mesme, et de sa famille : et ne fait que se donner du plaisir, allant Qa et la comme un vray fiiit- neant. Si la femme fault quelquefois, et tombe a la ren- verse, quelle merveille? Kile ne pent pas tousjours se soustenir debout sur un talon rond, elle qui de sa nature est mobile, tendre, et tres-faciie a se laisser tomber par terre. Mais I'homme, qui s'estime estre une certaine especc bien esprouvee, bien meure et ferme, et pleine de raison, de la grande coste duquel la femme est sortie, mon Dieu, combien fait-il des entreprinses , qui sont lourdes? Un boeuf, un asne, ny toute autre beste sans cntendement, ne voudroit faire pour mille picotins d'a- voine ce que Phomme fait. Dites-moy, par vostre foy, les Liviii: VI. 107 larrons qu'on pend par tout le mondc, les boucherics qu'on dresse de langues, des yeux, et d'oreilles, ne sont- ils pas d'hornmes meschans condaimiez par jugement? Parmy eux y trouve-t-on une seule femme? S'ii y en a aucunes, vous les pourrez done compter du nez, et non de la Louclie. La fenime ne renie point Dieu, n'invocque point le diable coinme fait I'liomme, quand au jeu de prime, ou du tarot, il perd durant la nuit son argent, sa robbe, son manteau, sa chemise, sa braiette. La femme ne se retire point aux bois et forests, pour voler, et tuer les passans; elle ne frequente point le Palais, pire que les bois, pour derobber, cstrangler, escorcher les petits or- phelins, les pauvres, et les miserables vefves. La femme n'appaste point les pippeurs friants de chair, ne donne sa souppe a des bracques, ne donne le pain blanc a des le- vriers. Quand elle oit un mendiant frapper a sa porte, ou un pauvre gueux demandant un petit morceau de pain, elle ne luy dit point : « Dieu te donne patience, et ne fa- muse ainsi a rompre ma porte ! » La femme ne corronipt les garQons, ne viole les fiUes, ne donne point a usure, n'eschelle point de nuit les fencstres, ne fait point de fausse Alchimie, ne rongne point la monnoye; en suivant un camp, elle ne rapine le bien d'autruy : rnais tons ces actes sont beaux et saincts a Tendroit de rhomme, au- quel seul Dieu a donne un coeur liaut, une sublilite d'esprit, une prudence grande, et une ferme et solide raison. 0 im[)udens! 6 lourde semence! AUez, loups, pourceaux, cliiens, asnes, et chevaux : car il nVst point scant de vous appellor hommes; mais plustost loiij)s, pourceaux, cbiens, asnes, et chevaux. Etsi nous tournons le feuillet, la seule femme est bonne et verlueuse, la- quelle a accoustume de no bouger de la maison, et la depesche en une heure mdle affaires. Pendant qu'elle fait le lict, elle fait boijillir le pot, berce Tenfant, donne la mamelle a un autre, au plus grandet elle donne une crouste de pain a ronger : elle entend au pore qui 108 IIISTOIRE MACCA.RON IQUK. grorigne, au coq qui cliante, a la poule qui cacquette, et qui clocque ea gardant et promenant ses poulets, et qui bruit en les defendant du milan, contre leqnel il n'y a autre qu'elle, qui crie huay hua. Ainsi, quand il est be- soing, je depesche mille besongnes; si le pot bout tro-> fort, je retire du feu les tisons, je mets la saveur au pot; j'appaise mon enfant en luy donnant a teter et lave ses drappeaux breneux : je donne du pain au plus grand, et en mesme temps, en criant pipi, pipi, les poules viennent, comme de coustume, a la mangeaille. Voyla les ceuvres d'une bonne femme. Qui eplucheroit, 6 Tognazze, les poux de vostre teste? Qui laveroit, et nettoieroit vos or- dures? Qui espuceteroit au matin vostre chemise, si vous n'aviez aucune femme, ou epouze, qui vous servit d'une bonne fourrure pour vous eschauffer au lict? Ne blasmez done plus, 6 Tognazze, nostre race. Car,depuis que nous enterrasmes Bertoline vostre femme, qui vous servit long- temps, il n'y a plus personne, qui vous face beau, coinct, et joly. » Tognazze aiors jetta un grand soupir, disant : « 0 Berthe, tu m'as donne un grand coup au coeur, quand tu m'as ainsi remis en memoire le nom de ma femme bien aymee : j'eusse mieux ayme perdre toutes mes vaches que Bertoline, laquelle les excedoit en tout. II y a cinq ans passez ou peut-estre six, que j'epousay Bertoline au mois de Novembre. Ha! ha! qui pourroit reciter ses bonnes eoustumes, et qui voudroit nier qu'icelles fussent dignes des femmes d'un Roy, et d'aucun Prince? Certes elle eust abbreuve mille brebis en une demye heure. Elle sgavoit fort dextrement composer des gogues, des tourtes, des lartes, des crespes, de la boiiillie. Je ne perdray jamais la memoire, tant que seray en vie, de sa luysante peau, et de ses doigts polis : et, si je voulois compter tout, ce seroit un trop grand' ennuy. Quand il m'en ressouvient, je me sens au dedans toutrompu. Enfin, autant qu'elle avoit de cheveux elle estoit douee de bonnes fagons. » Cingar, escoutantces beaux discours, nepouvoit qu'a grand peyne LIVIIE VII. 109 retcnir sa ratte d'esclatter. « A dire verite, dit-il, 6 Tog- nazze, c'est un grand crevccueur pour tes affaires d'avoir perdu une telle femme. Car ta ma'son, tes bieus, vont sans dessus dessous, depuis que tu Tas perdue, elle qui estoit Dame et gouvernante de toutes tes affaires; mais elle est morte, qu'as-tu bcsoin de tant I'en soucier? Prens-en une autre jeune, mon bon homme, qui te puisse eschauffer? Ne doute point que tu n'en trouves. Nous de- nieurons tous deux en un endroit ou il y a abondance de tel bestial : a la mienne volonte que la chcrte fust rom- pensee en autant d'abondance de [iain, qu'il y a de fenunes par le mmde. » Et, en disant cecy, il feit signe de Tcjeil a Bcrtlie a ce qu'elle eust a se reiirer, parce qu'il vouloit seul deiiieurer avec Tognazze. Berihe, fine, sj^'ncbant ce que Cingar trainoit, prend conge de Tognazze en luy fai- sant une grande reverence, et luy donnant une oeillade aspre et picquante. Et, toy, Coinine, tu as assez chante. Voicy Gose, qui a prepare le gousler pour toy et pour moy. 11 y a dosja long-temps que le pot bout, pleiii de bon potage. LIVRE SEPTIEME. i \UE la presence et grande authorite de nos peres se \Jrepose icy preseiitemcnt, lesquds pensent avoir seuls mange Minerve, et neantmoins sont plus fols que cent mille f oulains : je prie iceux ne vouloir desdaigner d'es- couter nostre Coinine; laquelle, jurant avoir eu un vieil mary, tt Tavoir de jaloux rendu tout capricieux, ayant no KISTOIRE M ACCARONIQUE. devant soy a present pleine table d'escuelles remplies de crespes et beignetz, commence en ceste sorte. Cingar ayant par sur tout, devant les yeux, Pamitie qu'ii portoit a Balde, developpe entierement toutes les subti- litez de son esprit, encor' qu'il y deut perdre son bien, ou y laisser la teste, voulant trouver les moyensde Foster hors des fers. II feint de se rendre ami a Tognazze, avee une ruse de renard: avec lequel, discourant de diverses choses, enfm vint tomber sur la cause de Balde, duquel il commence a dire mille maux, le blasmant de larcin, le nommant voleur, guetteur de chemins, un ribaud, un pen- dard, un meurtrier de gens, un maudit, qui sur ses espau- les portoit mille diables, mille satans, qui meritoit cent morts, voire mille, huit mille, et cent centaines de mil- lions. Puis, le fin compagnon, tournant sa parolle d'autre coste, vient sur le fait de Berthe, laquelle, privee de mary, qui estoit enferme ct confine en une prison perpetuelle, estant toutes choses desesperees, desji mortes, et desja enterrees, desire un nouveau compagnon de lict. Et cecy dit, il arreste un peusa parolle, puis recommence : « J'ay un secret, Barbe Tognazze mon amy, que je te veux dire, moyennant que tu te tiennes muet, et que tu ne veuilles le reveler a personne. Ceste affaire n'est pas de petite im- portance, et la faut tenir sous le noeud de confession. Jure-moy que le diable te puisse emporter, si tu fais a autruy quelque moindre demonstration que ce soit de ceste affaire? Dis, respond Tognazze, je te promets, je te jure, et feray mille sermens que je n'en diray rien a per- sonne. » Cingar soupire, et puis dit : « Celuy n'est point vray amy, qui cele quelque chose a son amy. Ma coustume a tousjours este de servir un chacun fort volontiers, moyennant toutefois que mon honneur n'y fust interesst', sans avoir aucun respect, ny considerer aucun proffit. A quel propos cecy, me direz-vous? Car, par avanture, Barbe Tognazze, pour les choses que je vous veux declarer, vous aurez opinion de moy que je suis un Jean qui se mesle de LlVl.E Vil. ill tout, et qui sc fourre par tout, et qui entreprend d'accor- der les amoureux. Mais toutesfois, a cause que ce que je vous veux dire n'est que tres-raisonnable, cstant suivy I d'un sainct lien de mariage, jamais personne ne me des- ! tournera d\\n si bon oflice. Berthe, cy-devant femme de Balde, et maintcnant deliee du lien de mariage, est tour- mentee a present d'un grand embrasemcnt de vostre amour. EUe me desgorge de son estomach ses pensees : un crible en son fonds, ny une rappe, dont on gratte le dur fromage, n'ont point tant de trous, qu'icelle a de pen- sees de vous en son ventre perce. EUo vous appelle tous- jours, elle ne pense qu'a vous, tousjours soupire, se plaint contre son estomach, et a grand' peur qu en vous ii:on- trant ingrat, vous refusiez son cceur. « 0 mon bel amy, « s'esciie-elle souvent, pourquoy, mon beau Tognazze, ne « sgais-tu que jc t'ayme et que je brule pour toy, mon « beau Tognazze? Vien, mon Narcisse; vien, mon Gani- « mede : chemine, ne me desprise point, ne me refuse ta (( boucheemmiellee. » Ainsi la pauvrette crie, ti ansportee hors Ics bornes de raison, pour le trop grand embrasemcnt, qui la tourmente jour et nuict; elle pense apres vous, et sur vostre petite bouche, laquelle, elle emit surpasser en douceur le succrc. Et Tennuy se redouble si fort en elle, et abreuve tellementses nerfs, que vous diriez : lla ! la pau- vre femme s'en va mourir! Quant a moy, je cherche les moyens pour la destourner de tcUos fantasies; mais je trouve que je n'y fais rien : ])artant, je suis venu vers vous de sa part, pour vous annoncer ceste nouvelle, pour s^avoir de vous si vous la daignez prendre pour vostre espouse, et coucher avcc elle, moyennant que cecy se face cncor cn secret, sous contract toutesfois de mariage. » Cingar lave les pieds de Tognazze avec telle eau, afm qu abbreuve d^icelle, il croisse plus haul. Et ne pcnsez pas qu'il luy rie au bee, comme on diet, en prononc'ant telles parolles, lesquelles ilproferoit avec telle grace, quo Tog- nazze y eust adjouste foy plus qu'en cent Freres-presche.*^ HISTOIRE MACC A liO.NlQUE. de Roberta Ainsi que la raye sVnveloppc dans le filet, d'une soudainetc grande, et la grenoiiille goulue sur le morceau qu'on luy presente, et que la mouche se laisse prendre en la toile de Taraignee; ainsi, aussi, Tognazze s'englue en Tainour de Berthe, lequel aussi tost commence a alonger son cschine, ct se tenir plus droit, et avec le doigtessuyer la have, qui luy couloit des levres. Puis, em- brassant trois fois Cingar, et trois fois le baisant, luy dit : « Est-il possible? Ma Berthe me desire-elle pour mari? Rien ne me scauroit cstre plus clicr, que cette affaire; j'en suis content, je Taccorde, il faut qu'il se ficc. Si icelle me veut parangonner a aucun, ellc confcssera que Balde n'est qu un poltron, qu'un faitneant, et homme de peu : et m'assure qu'elle voudroit que luy et tel maris fussent morts. Que d ailleurs, Cingar mon amy, ma Ber- thole ne pense point a ma petite bosse, et a ma teste, qui a des polls blancs : crois-moy, la vieillesse ne me les a point blanchis : ceste clentda de devant que j'ay perdue, elle ncbi point iombee par mes vieux ans; mais ies fati- giies et ennuis que me donne la Republiquc en sent cause. Car, je te puis jurer, et le cancre me tue, si j*ay plus de quarante et deux ans, Et elle pent croire que Tognazze est un vieillard rajeuny, et semblable a cet nn- cien Matiiusalem. (Ju'elle se souvicnne de la sentence de Conelte qui disoit que la fone est au jeune, et la dexte- * II s'agit dc Pobert de Litio, prodicateur celobre a la Cn du qumzieme siccle et dont il sera encore question au nenvieme livre dc cette hist oi re. ^ II faut lire Gonelle, nom d'un bouffon celobre cn Ualie, el dont la memoire est restee populaire. On trouve d'amples details a son egard dans le curienx oiivrage de Domenico Manni, Le Veglie p acevole, ovvtr o ^otizie de' p U hizzani e g ocondi uom'ni to'~ cani, troisicme edition, Florence, 1815. Un volume d'une extreme rarete et que nous avons signale dans noire introduction comme renfermant la macaronee de Das- sano, les CoHectanee de cose fucelimme, renferme les Focecie ioccond ssime del Gonella. ^iombre de buffonerie de ce per-^on- LIVRE VII. rite au vert vieillard. Je suis beau, riche, je suis pru- dent et gaillard : j'ay unc bonne terre, ct une vallee grasse et opulente : une vallee, dis-je, ou les grenoiiilles ne couacquent point, et ou les moucherons ne s'engen- drent par unc corruption d'air, importunant nos oreilles par Icurs malplaisantes chansons de zimt : mais le vin y eroist en abondance, qui est doux, fort, ct qui fait rougir la face. J'ay trois vaches, une chevre, et une noire Gode, lesquelles en tout temps me font des caillotins : et de leur laict je recois tous les jours de bon argent. Ma mai- son n'est point faite de bousillage, ny couverte de ro- seaux, qu'un petit vent puisse cmporter : mais elle est bastie de bricque, et couverte de tuillcs neuves, et y en a vingt-cinq pour rang. En apres, j'ay tout ce^qui est ne- cessaire pour le labourage, et pour la cuisine; des pics, des rasteaux, des scies, des marres, des socs, des coi- gnees, des paisles basses, et des baches, avec lesquelles J'ay accoustume de fendre les gros tisons. J'ay des cloux, des mai'teaux, des vilbrequins, des tarieres, des mets pour la farine, des saas, des blutteaux, et autres mille choses que je serois trop long a reciter, et en ennuyerois le monde. Tout cela est au commandement de ma chere Berthe. Je suis docleur en Tart de labourer : je suis doc- tcur pour s^avoir bien tirer le fumier de restable. Tous les soirs je sgays bien traire les vaclics, et faire les petits fromages en leurs faiscelles : jc nc porte envie aux Plai- santins, et aux Malghesins. Je sgay bien battre le beurre; je sgay fort bien commeil faut fauchcr, aplanir les mottes de terre, lever des fosscz autour des champs, et dresser les boeufs sous le joug, et dompter les jcunes taureaux. J'ay trois tects a pores, converts de lambrusses verdes, et en ma court j'ay men four, auqueltoute laville de Cipade nage ont ete inserees dans divers recueils, notamment dans la Scelta di facezie, iratli^ motli e burle, dont il existe de noin- breuses editions. Florence, 1580; Yerone, 1586, etc. 8 144; HISTOIRE MxVCCARONlQLE. vient cuire son pain. Entin je suis Tognazze : je suis ce« luy qui conserve Cipade : je suis le Prince de la Syna- gogue et FArchivillain. On ne parlc, par toutes les villes, que de Tognazze ; personne n'abonde en toutes choses que Tognazze; je suis advise et ay une teste sage : je suis, dis-je, Tognazze. Les choses qui se font sans le con- seil du grand Tognazze deviennent, crois-moy, enfm mi- serables; mais celles qui sont bien masticquees avec son conseil, crois-moy qu*elles sont tousjours bonnes, et n'y a faute d'un iota. Quand la bouche de Tognazze parle, c'est Evangile. Mais pourquoy jette-je le temps au vent en racomptant tant de choses? Tu sgais ce qu'il en est, 6 Cingar, tu le sgais, et tu Tas assez esprouve. Va-t'en : va trouver Berthe, et luy dis ainsi : « Tognazze, 6 Berthe, « vous envoye autant de bons jours que je verray a ce soir « d'estoilles au ciel, autant que les forests poussent de fueil- « les, autant que Milan vend de souppes bien grasses, au- « tantqu entre les Venitiens la canaille despend devesses, « autant que Rome monstre aux pelerins de sainctes re- « liques, autant que le pays de Piedmont brule sorcieres, « autant que les refectoires des Moines consomment de « tourteaux, aulant qu a Naples le peuple jette d'oran- « ges, autant que Cipade fait pendre de larrons, autant « que les espiciers vendent de drogues esventees, autant « que les larrons de sergens, les Novarois, les gabeleurs, (( et mesm eurs desrobent, et les hosteliers pillent. Ainsi a je donne ma ratte, et tout mon coeur, et me donne moy- «mesme a Berthe avec ma jeune vache. » Puis, il embrasse Cmgar estroitement, et jette un grand soupir du profond du poulmon. Cingar luy promet d'y employer toute sa force, et faire tant, que le mariage se fera : et la-dessus s'en va trouver Berthe. Tognazze demeure ; ne pouvant neantmoins demeurer sur pied, il crache en ses mains, et tire ses chausses con- tremont, qui pendoyent contre bas pour la sangle qui n'estoit serree ; puis, avec les doigts il pinsse toutes les L 1 V R L VII. pelites ordures, qui estoyent dessus, et tire au jour de son col le collet de sa chemise blanche; avec la main, il tourne, et tire ses cheveux gris, lesquels toutesfois, par la force de Tamour, il se persuade estre blonds. II tasche a estendre les rides de son front, et avec du savon il ap pia- nist les pi is de son visage. II nettoye, pour Tamour de Berthe, ses yeux chassieux, lesquels par tout le passe il n'avoit aucunement lavez. II gratte a beaux ongles son nez sale et villain, lequel couloit tousjours des roupies, et qui cornoit bien fort, et avoit au dessus des verrues. Sa bouche estoit grosse, et de longues haves lui pendoyent le long de la poitrine, telles que vous voyez sortir de la guaule d'un vieux boeuf. 11 n'avoit point de miroir, pour se faire beau, et, a ce defaut, il s'en alloit k I'auge, oil il avoit accoustume abreuver ses vaches, quand elles estoient pleines : en icelle il se contemple comme un galand Nar- cisse ; et encor' qu'il se voye avoir le nez pendant quasi jusques surle menton, et ses yeux esraillez de chassie, et ses gencives degarnies de dents, neantmoins esprins d'un grand amour, ilse trouve le plus beau du monde. Sur sa teste ronde il prend un bonnet moisi, etsur le bord gras il attache une rose blanche. Son cousteau a trancher pain estoit pendu a son coste, ayant le manche garni de come de bufle, et dore deletton, estant la gaine attachee a une petite courroye rouge : de Tautre coste, pendoil son es- carcelle faite a trois plis : icelle estoit pleinc de deniers et de liards. Cependant Cingar avertit Bertlie connne elle se devoit comporter, et faire la rusee. Icelle se vest incontinent d'une robbe blanche de futaine : et, pour se faire bien ga- lante, elle se farde, elle peigne ses cheveux, et en fait trois cordons, et avec fers chauds en frise unepartie. Puis, avec une coifTe couvre sa teste, et accommode fort pro- prement une bande au dessus de son front, pour tenir les cheveux sur ses espaules ; elle met un voile jaune, et de- lie, duquel les deux bouts pendans sur la poitrine estoient 116 IIISTOIRE MACCARO^'IQUE. accouplez avec une coquille et nacre de perle. De bonne fortune, pour lors il estoit feste, durant laquelle les pay- sans avoient accoustume de venir danser soubs un grand ormeau, au son de la cornemuse, a tel jour. Cingar ne faut de venir en ce lieu, et Berthe tout a propos s'y trouva aussi. La, les paysans dansoient desja, et avec un tel bruit, que la terre en trembloit. L'un fait un saut droit pour Famour de s'amie ; un autre une ca- briole en Fair avec un tour legier : cestuy-cy se jette en Fair en tournant le corps : un autre, trois et quatre fois, piroiiette sur un pied : un autre ne fait que tourner a gauche, et a droite, essayant a lasser la fille. Un autre crie tout haut en braillant : « Sonne cornemuseur la Pa- vanne ! » Autres demandent la Milanoise, la basse-dansc, les Matassins, FEspagnole, la gaillarde. Plusieurs, estans las de la danse, et suans a grosses gouttes, se retirent aux prochaines tavernes, et la remuentles verres. Les corne- museurs, par le moyende la bouteiile, redoublent le vent, et aveclalangue fresche font plus dru frisoler le flageolet. Cepenaant, comme est la coustume, le bal avoit lasche : et les joueurs attendoyent pour veoir, qui recommence- roit la danse : et toutes les femmcs s'estoyent retirees a Fescart pour s'asseoir, et les hoinmes avec leurs mou- choirs essuyoent la sueur de leurs visages. Cingar, qui estoit la, tenoit un voulgc en main, et sur le cul avoit une large dague, faisant bien le brusc avec un grand pen- nache, qui voltigeoit sur son bonnet, et ne regardoit ^a et la que de travers. Iceluy plante son voulge en terre, et oste sa mandille : il tire sa bourse de sa brayette, et y prend quelques grands blancs qui estoient faux et les jette aux cornemuseurs : car jamais sa bourse ne fut garnie d'autre monnoye, et, en passant pardevant Berthe, luy fait une grande reverence, pliant le genoiiil assez bas ; puis prend le premier celle villageoise qui luy sembloit la plus galante, et toutes les autres fiUes suivent. Or, parce que Cingar s'estoit depoiiille, et s'estoit mis LiVllE VII. 117 en pourpoint, il se monstroit fort dispos et legier, et il cm- portoit le prix de la danse. 11 ne passoil pas un point de la cadence de Tinstrument, et d'une voix hardie com- mande a tous Ics autres de se mettre au bransle. II res- sernbloit au chevreau, quand au matin il sort de Testable; et, laissant sa mere ^a et la, court, tourne, et fait le saut en Fair. Tel estoit Cingar : en un saut s'eslevoit en haut de trois brasses : tantost faisoit la pirouette tout droit : tantost courbe : et tantost esleve. Tous s'esmerveilloient deluy, et pensoyent que ce fut un chat. Voicy Tognazze qui arrive, apnt les deux mains posees sur ses deux costez, et se portoit si droit, qu'll sembloit avoir perdu sa bosse. II avoit les jambes bien tirees, et marchoit si doucement, qu'a grand' peine voyoit-on en terre le vestige de son pied. II se plante vis-a-vis de Berthc, escarquillant ses jambes ; et ce pesant et sommier vioiiiard ceillade ceste jeune femme. Cingar remarque soudain la contenance de cet homine, ot resserrant la par.picre et cil de ses yeux, faisoit signc a Beithe, comme est la coustume des pip- peurs. B(Ttlie, qui entendoit assez les ruses de Cingar, se tient quoye, comme fait une espousee quand on la veut espouser avec son accorde : mais toutesfois elle levoit un peu ses yeux, et les dardoit de coste vers le vieillard : et avec un petit souzris lancoit un regard bien aigu et per- gant. Ho! vous pouvez penser quell es esmotions et quels saisissemens Tognazze sentoit lors en son coeur. II sou- pire, et, en soupirant, jette des colles plus grandes que liuitres, ou medailles antiques. Maintenant il se tient sur le pied droit : maintenant sur le gauche : souvent grattc sa tesle, et ne se pent tenir ferme en une sorte, se re- muant en mille famous. « 0, disoit-il en soy-mesme, 6 sang-sue! 0 Borthe, veux-tu, ainsi qu'une truye, avaller mon barbet? » Cingar avoit instruit auparavant certains rusez, et bons galants, qui estoyent de ses compagnons, a ce qu'ils eussent a prendre garde aux actions de ce vieillard cornu. II sembloit qu'un chacun eut mange une 118 HISTOIRE MACCAROISIQUE. platelee de ris, tanl les iins et les autres esclatoient de lire. Mais Tognazze ne pensoit pas que ceste risee vint pour luy, et oeilladoit de plus en plus Berthe, et Berthe luy rendoit de mesme. Et pendant que Cingar danse, pas- sant par devant Tognazze, faisant le compagnon avec luy, luy dit a Toreille : « Que musez-vous? elle a envie de danser avec vous plus de trois heures. » Et, passant outre, fait semblantde ne luy avoir rien dit. Ce vieillard ne le se fait dire deux fois, il s'en va a Berthe et luy demande si elle veutpas danser. Icelle, faisant la petite bouche et le petit musequin, baissant la teste, ct s'inclinant bas prompte- ment, luy presente la main gauche : et, se tenans ensemble par la main, commencent a danser. Alors une grande risee s'esmeut parmy tous ceux, qui estoyent la presens : et Cingar donne ordre le plus qu'il pent, ga et la, a faire taire un chacun, car il avoit peur que ce ris fit rompre son entreprinse. Aupres dubal estoyent quelques Bonnetiers, compagnons de Cingar, Brunei, Ganbe, Sguerze, Schia- mine, et Lanfranc, lesquels, esttins bons frelaux, avoicnt accoustume de se railler des person nes avec leurs belles parolles. Iceux, parlans Tun a Tautrebas, veulent aussi se railler de Tognazze : mais il ne parloient pas si bas, qu'il ne les entendit bien. Sguerze dit, comme Tognazze passoit aupres de luy : « 0 qu'il monstre une grande habilite de son corps? — Voyez, dit Schiamine, combien il balance bien, et proprement son eschine?)) Gambe respond : « Aussi, est-il legicr et dispos : je jure Dieu qu'il ne casseroit pas un oeuf en sautant. » Brunei ajouste : « C'est merveille du saut qu'il fait : toutesfois il pourroit aller encor plus haut, s'il avoit oste son casaquin. Tu dis fort bien, respondit Lanfranc; car, en ce faisant, il monstrera a son amie Berthe la galanterie de sapersonne. » Tognazze entend bien tout ce qu'ils disoient de luy : ce qui Tincite a danser davan- tage, et jette les talons gaillardement le plus haut qu'il pent, et luy est advis qu'il louche au ciel. II croitquece soit Evangile tout ce que ces bons raillarts disoyent de LIVKE VII. ilO luy. II despoiiillc incontinent son casaquin, et lasche la boucle de sa ceinture, et, tendant le bras a Berthe, il luy commande de luy tirer le pourpoint, ainsi que nous avons accoustume de demander secours a noslre voisin. Icelle, en tirant ceste manche tire quant et quant la manche de la chemise, le faisant expres, et, tenant bien ferme, tiro tout ensemble. Tognazze bon homenas, sentant que la chemise s'en alloit avec le pourpoint, se laissoit aller. Mais Berthe liioit tousjours plus fort, et feit tant qu'ello luy enveloppe la teste au dedans de sa chemise et pour- point tirez desja a demy : et le bon homme crioit : « Laisse la chemise, m'amie; c'est assez do tirer ie pourpoint. » Mais cependant Tautre tiroit tousjours, et le vieillard ne se voioit, ny autruy, ayant la teste toute embroiiillee en sa chemise. Estant a demy d3spouil!e, il montroit desja son cul quasi tout a nud, quant Cingar, feignant le bon valet, y accourut, et lascha du tout resgnillotte de ses chausses, en sorte que Tognazze demeura tout nud, torn- bans ses brayes jusques sur ses talons. Toute Tassemblee se print si fort a rire, qu'on cut dit que la cstoyent plus de cent singes et magots. Voulant escamper ainsi sans vestemens, et chercher quelque lieu pour se retiier ct cacher sa honte, voulant courir, il se laissa tomber de si haul, que, donnant de sa pause centre terre, il feit un son, comme ci c'eust este un tambourin. Et ce qui le feit cheoir fut, a raison que, ses chausses cstans tombees juscjues sur ses talloiis, il s'enveloppa telle- ment les pieds, qu'il ne luy fut possible de se retenir, ne pouvant marcher autrement que comme fait un petit pou- let, qui s'est empestre avec de Testouppe, ou filace. Tons ces paysans accourent avec risee, pour voir cet homme. « Ha, ha, ha, disoient-ils, voicy de quoy rire. » Les femmes, etles lilies tournent la teste d'un autre cosle, ne voulant voir de jour ce qu'elles pouvoient sentir la nuict. Ce premier des Senateurs, et Consul de Cipade, tenoit les mains sur sa bourse, et monnoye, vnonstrant Ic tablier 120 HISTOIUE MACCARONIQUE. de derriere tout a Fouvert. Ceste honte luy feit esteindre le feu d' amour. Tout est surmonte par Amour, Mais honte le dompte a son tour. Enfiii, ayant developpe ses jam])es en quittantla ses brayes^ comme fait le Castor ses coiiillons a celuy qui le pouisuit a dent de chien, s'encourt le plus vistement qu'il peut. Je n'ay point veu chat, tombant du fest d'une maison, cou- rir plus fort. Estant venu en lieu ou il se pouvoit couvrir, la honte luy fait baisser sa teste grise, n'osant eslever la face ; et disoit en soy-mesme comme s'il eust parle a un autre : « 0 vieil Tognazze, quelle disgrace t'a saisi? ne re- cognois-tu point, 6 pauvre malotru, ta honte'? Nagueres je pensois que la femme n'est qu'une vraye ribande, et que nous devrions plustost croire a ce larron de Maho- met, qu'aux fausses langues des femmes ; et maintenant je voy que Berthe m'a prins au piege. Ha! je m'estimois le plus heureux de tout le monde ; mais a present (?hacun se moque de moy comme d'un malheureux. Je sgay hien conseiller les autres, et ne me sgaurois conseiller moy- mesme. La coulpe, quand tout est dit, n'en doit estre re- jettee que sur moy, pauvre sot ! Le conseil, ce n'est rien quand on n'en veut user, Et cil conseille mal, qui le veut refuser. J 'ay honte de m'estre trompe moy-mesme. Et, pour un fol amour, je n'ay point recogneu la faute jusques a ce que la vergogne m'aye oste le bonnet, et fait tomber le masque de mon visage. Apres le dommage, on se repent^ crois-moy, de Tentreprinse. » Pendant que Tognazze se desprisoit ainsi, Zambelle ar- rive, lequel le vest de ses habillemens, et s'en vont en- semble. II se tint trois jours entiers cache, nevoulant se LivriE Ml. montrer a aucun : et rongeoit cepeiidant son inords, so disposant a la vengeance, ne voulant laisser tomljer a terre Tinjure honteusc qu'il avoit receue de Cingar et de Berthe. Par ce moyen, Thonneur et reverence qu'on sou- loit porter a Tognazze, qui estoit en reputation d'estre lo premier de la ville, furent fort amoindris, et le moulin de Cingar en mouloit mieux. Je, Comine, escris cecy pour servir de miroiraux vieilles personnes : non pas que je sois si folle et temeraire de Tescrire aux snges vieillards, desquels la jeunesse doit aprendre le droict chemin. Mais je parle a vous, vieils moisis, et galeux, lesquels TEscriture appelle enfans de cent ans. 0 vieil, que resves-tu? Ou est-cc que ta bestise te meine? Ne portes-tu pastousjours sur ton dos la maison des morts? T'estimes-tu sage pour porter nne callotte fourree, et avoir le front tout plie, comme si la sagcsse residoit seulement aux rides et au poil Ijlanc? Tu ne fais a present que rongcr, et ])lasnier les jeunes personnes : comme la teigne se coule sur un doux velours. Et que jases-tu? que quaquctes-tu, pauvre podagre, en disant que le Magistrat est maintenant entre des mams pueriles; que les giandes affaires, et choses serieuses du public, sont administiees par personnes qui sont sans expe- rience; que les jeunes se font croistre la barbe, et se font frotter le visage pour y faire monter le sang, afin qu'ils semblent a des aveugles estre desja bicn agez, et, apres avoir fait passer le lasoir sur leur menton, estre plus dignesa nianier les olfices lionorables, et eslreassis aux plus hautes chaires pour rentlre le droict a un cha- cun? Tons ces propos que tu allegues ainsi, 6 vieillard moisi, ne partent que de Tordure d'envie, mais quand tels vieux peons se regardent en un miroir, ils ont honte quand ils voyent leur face amaigrie, et qu'aucune bcaute n'embellist leur personne. Leur visage argentin se voit change en couleur d'or ; de leur bouche tombe la bave : Ic feraarrache les dents; les oreillcs leur cornont tous~ m HISTOIRE MACCARONIQUE. jours ; la roupie leur pend au nez : ne font que cracher des huitres ; et de leurs yeux chassieux coule sur leur poitrine une eau jaune, comine leurs levres s'abreuvent de ce qui descend de leur nez. Pendant qu'ils se remarquent estre devenus tels, et, s'estimant alors miserables, ils s'at- tristent et se deschirent au dedans avec aspres et rudes morsures d'une maligne envie. lis se ressouviennent des festes passees en leur jeunesse, quand, bien esguilletez et bien attachez, ils se marchoient avec un pas gaillard : quand, se trouvant aux tournois, ils rompoient dextre- ment leurs lances : quand ils manioient et faisoient volti- ger les genets d'Espagne : quand ils menoient le bal, au son et a la cadence des instruments : quand ils donnoient des oeillades a leurs amoureuses. Mais, pendant que ces vieillards rememorent ces cboses, ce sont autant de tour- mens qu'ils sentent, et tels que sont ceux de Promethee attache au fond d'enfer, quand TOiseau luy vient tous- jours arracher le foye renaissant. Gingnr ayant ainsi reprime Barbe Tognazze, il tache cle gagner Tamitie de Zambelle, afin aussi de luy faire rompre le col. Cestuy-cy, se voyant a present possesseur de tout le bien de feu son pere, ne pouvoit se contenir, pour la trop grande allegresse dont il estoit plein. II se delibere de bien ordonner de ses affaires et d'enricbir sa maison a bon escient. Un jour, il appelle sa femme Lene, et la tire a soy, et luy donne un baib^er : puis, luy dit : « Nous avons maintenant du bien pour sustenter nostrei corps autant qu'il nous en faut, et Balde ne nous fera plus passer nostre vie avec peine et travail : veux-tu que nous demenions ensemble le trafic de marchandise? J'iray tons les jours a la ville trafiquer, et, toy, cepondant, avec, ta quenoiiille et fuseau , fileras a la maison. J'espere qu en| peu de temps nous deviendrons ricbes, et ne me souciej beaucoup si je porte des cornes. II faut mettre tout eni oeuvre pour gagner. » Lene luy respond : « Je feray tout cela volontiers. Ne scais-tu pas que Berthe m'a voulu battre LIVRE VII. 125 avec un gros baston? je ne s^auroy mettre en oubly telle offense. Mon cher mary, je vous prie que vous me veiiilliez oster de cost ennuy : fais que la vengeance se face de ceste vache. Ne tVstimera-l-on un cheval, si laissesainsi nostre honneur. » Zainbelle luy respond : « Tu as raison, ma Lene : Bei the a tousjours este ennemie de nos espaules ; il la faut incaguer, et a ])lein ventre. » Et la dessus ma- chinent une grande entreprinse, avec laquelle, 6 chose merveilleuse, ils puissent (aire une grande vergongne a Beithe. Ils se levoient de nuict, a cinq heures, et tous deux devant la porte de Berthe alloyent descharger leur ventre. Pardonnes-moy, Lecteur, si ce que je t'escriray maintenant te puira. Berthe, se levant de son lict de bon matin, trouvoit sur le seuil de son huis ces belles cailles Lombardes. Cingar, ayant une queue pelee de renard, se douta bien incontinent que c'estoit la une des prouesses de Zambelle. Que fait le compagnon? il s'arme I'estomach de bon vin, et tous les jours alloit enlcver ceste bonne marchandise, laquelle il gardoit en un pot jusques a ce qu'il fut plein. Berthe s'estonnoit de ceste reserve, et luy demandoit ce qu'il en vouloit faire. MaisCingur, s^achant qu'une femirie n'a jamais de fonds : « Tu en cognoistras, dit-il, un de ces matins, la cause. » Dessus celte bonne drogue, il verse une potee de doux miel, alin qu'onesti- mast que tout ce qui cstoit au post fust de mesme. II le charge sur son espaule en un bissac et s'cn va vers la ville en habit doguise : car, autrement, il n'estoit que trop cogneu. En s'acheminant, il appcrcoit Zambelle; soudain Tappelle, et se declare a luy, qui il esloit : « 0 Zambelle, dit-il, 6 mon amy Zambelle, attens, je te pi ie : tu ne me cognois pas? Je suis ton bon compagnon (lingar, qui fay porte, et qui te porte, et qui te porteray tousjours bonne amitie. Comment te va? et comment se porte Lene ta femme? Touches-la la main : tu me scmbles gaillard, ct ton visage monstre une bonne chere. — Je suis, dit Zam- belle, sain, gaillard, et Lone aussi est assez saine, et non iU HISTOIRE MACCARONIQUE. moins gaillarde. Mais, dis-moy, que portes-tu en ce bis- sac? Veiix-tu que je f ayde? Je le porteray volontiers pouPj te faire plaisir. » LorsCingar, feignant cstre las, luy dit : ((Aydes-moj done, aydes-moy, je te prie, a mettre has ce fardeau? » Zanr.belle, y mettant la main, le descharge, et luy demand^ ce qu'il y avoit dedans . Mais Cingar, encore qu'aucune sueur ne Put sur son front, si ne laissoit-ii a s'essuyer avec son mouchoir, faisant bien le lasse, et luy respond, comme descouvrant son secret a son compagnon : « Veux-tu, mon cher Zambelle, que je te die la verite d une chose, que peut-estre vous croirez estre fausse ; veux-tu que je te le die? II ne faut celer a son compagnon quelque entre- prinse que ce soit. Berthe te remcrcie avec tous les re- merciemens qu'il est possible : laquelle toutesfois tu n'es- times digne d'aucun present ; elle pensoit cy-devant que tu luy fusses ennemy; mais, depuis, elle a cogneu, par espreuve, que tu luy es amy, et sur ceste bonne opinion, voicy en ce vaisseau tout ce que vous avez lasche toutes les nuicts devant sa porte, et j'espere aujourd'huy en faire de bon argent. » Zambelle, estonne : « (Juedis-tu, mon amy? Pourras-tu bien exposer ma fiente en vente sur une bouticque? Tu me ferois bien chevreter, si tu pouvois me faire accroire que tu peusses vendre ce qui sort de mon ventre. Vas, tu me vens, ou veux vendre des vessies, les- quelles je n'acheteray pas volontiers de Cingar. » Cingar luy respond : « Pourquoy non? Ha, ne penses cela de ton fidelle amy ; mais plustost de ton parent. Ne sgais-tu pas que le Panade Berthe estoit frere de .lean lo Mignot, de qui ma mere Catherine m'a engendre, et ensemble ma soeur, tellement que nous sommes cousins? Mais que servent tant de propos? la preuve jugera le tout. » En disant ces mots, il tire un petit hasten d'espine, qui bou- choit un trou, lequel estoit au has du vaisseau, et soudain sort une claire matiere, qui les prend au nez. « Sens-tu, dit Cingar, Feau rose, et Tambre de chien? T'est-il adviV I LIVRE VII. 1-25 iiaintenant que je suis un vendeur de vcssies? » Zaiiibelle, •ouchant son nez, commence a crier : « 0 sangsue ! Qu'est- e quecela?estouppe le trou, Cingar, je te prie. Ila ! e'est c la mcrde, qui put trop. Mais qui est Testourdi, et qui ye Fentendenient si grossier, qui veuille bailler un mes- hant chetif denier faux, ou rongne, pour une telle niar- iinndise? )) Cingar lui dit : « Viens avec moi, tu verras le )i()lit que j'en feray. Toutesfois, te souvienne de ne des- :ouviir ce secret a personne. » Puis, haussant ce vaisseau, 1 le met sur Tespaule de Zambelle, et, marchant devant, ic se pouyoit tenir de rire. lis viennent a la place du narche. Cingar, sans faire semblant de rien, ameine ^;iiribelle devant la bouticque d'un Apoticaire, et, le lais- ^aiit dehors, il entre dedans, demandant en cos mols a :at Apoticaire : « 0 maistre, voulez-vous aclieler merde de nouches a miel ? » Zambelle n'ouyt que ce mot de merde, it non de mouchcs, et fut bien estonne. entendant qu'oii aisoit trafic de telle noble marchandise. L'Apoticaire se print incontinent a rire de ceste nouvelle appellation, et ugeoit que le vendeur devoit estre quelque bon bouffon, qu ainsi appelloit merde du miel; et soudain meit le doigt dedans le dessus dupot, pour taster s'il estoit bon, comme telles gensont accoustumc; et ne touchant qu'au miel, qui couvroit ce qui estoit de plus precieux au fonds, et le trouvant fort doux, ne pensa plus que ce fut quelque pipperie lis font prix ensemble, et Cmgar en lira de bons escus trebuchants : et neantmoiiis ce bon gaudisseur se plaignoit de laisser sa marchandise pour si petit prix. TApoticaire vouloit vuider le vaisseau de Cingar dedans le sien pour luy rendre, ce qui eust descouvert toute la fourbe. Cingar, craignant cela : « 0, maistre, ne vous has- tez point pour cette heure, relenez mon baril, je viendray tantost : je vay achetter de petites choses dont j'ay affaire, puis reprendray mon vaisseau en passant. » 11 appelle Zam- belle et s'en vont bien viste, laissant-Ia leur Apoticaire bien garni et bien trompe. Voila comment les vieux re- 126 HISTOIRE MACGAROMQUE. nards sont quelquefois afinez : la Fortune permettant a bon droict cela arriver, afin que ceux, qui a tort et a tra- vers amassent des deniers en grande quantite, pour de la casse, pour des petites pillules, pour des syrops, remplis- sans leurs escuelles, en faisant bien souvent au monde vuider la vie avec la merde, se voyent aussi deceuz et trompez en mesme matiere : et que, comme telle drogue leur fait venir des escus, aussi la mesme matiere face sortir deleur bourse mesmes escus. La-dessus, Zambelle se propose beaucoup de chose en Tesprit, et se resoult de faire trafic de telles puanteurs : et estant de retour cbez luy, va le long des rues amasser un grand plein baril de cette fine drogue, et, le cliargeant un jour sur son espaule, trotte a la ville, et droit a la place, et s'en va le long d'icelle par les bouticquos, criant : « J apporte de la merde a vendre : Qui en veut? je le de- mande, a la verite ; car elle est bonne, et fresche. » Si cha- cun rioit de ceste sottise, vous le pouvez croire. Mais un malheur suivoit le pauvre Zambelle. Car, se promenant ainsi avec sa marchandise, il arriva devant la boutique de cet Apoticaire embrene, que Cingar avoit si bien pippe. Aussilost qu'iceluy apperceut Zambelle avec son fardeau, laissant la son pillon, prend un gros baston, et allant pas a pas apres le bon homme, crachant en ses mains pour mieux tenir son baston, donne un si grand coup sur ce baril, qu*il le defence, et fait voler les cercles. Tout le bran s'escoule par tout sur le vilain, au visage, au-de- vant, sur le derriere, estant tout couvert de ce brouet intestinal. Le compagnon court tant qu'il pent dega et la. « Ha! disoit-il, mes espaules! Ha, mondos! Ha, mes rongnons! » L'Apoticaire, neluy laissant prendre haleine, le poursuit, et ne donne repos a son tribal. L'autre se jette en une boutique, et tantost en une autre, implorant secours et ayde : mais chacun le cbasse pour la puan- teur, qui estoit sur luy, et pas un ne luy donne secours. Les enfans courent apres luy, luy jettent des pierres, de L I V r. L Nil. 12T I a l)oue, ct tdle villenie. Les Bonnetiers y accourent, j.ousjours prestz a railier. Les Dames mettcnt la teste a ila feneslre. Le Prevost y arrive avec ses Sergens, et arec jne voix forte demandc quelle rumeur c'estoit. L'Apoti- :aire, devant le peuple, accuse Zambelle, de ce qu'il luy |avoit vendu de la merde soubs couverture de miel. Zam- I belle, pleurant, le nie, et veut monstrer que c est une Imenterie, braille, et s'escrie fort et ferme : « Je ne suis :pas celuy-la, dit-il; Monsieur, ga este Cingar, le pendard, comme on Tappelle, lequel le Podestat a voulu tant de fois faire mettre en quatre quartiers. » Le Prevost, sentant, et voyanl la puanteur qui estoit encore sur cet hoinme, lie fait prendre, et luy lier les mams derriere le cul, et iTenvoye en la prison cotnmune. Cingar, ayant entendu ce faict, aussitost, comme un inise paillard, s'en va trouver Lenc, femme de Zambelle en sa maison, laquelle estoit assise sur un botteau de paille, fort en cholere, et, soustenant sa teste dedans la paulme de samain, pleuroit amerement; car elle avoit ja entendu la prinse de son mary, et ne sgavoit quel i)arty. ny moyen prendre, et n avoit aucun conseil pour lirer son mary de la. Cingar, soupirant, entre, et avec son mou- clioir essuyoit ses yeux. qu il avoit auparavant moiiillez de sa salive : fini semblant de pleurer Tinfortune de Zam- belle son bon compagnon, et la reconforte autanl qu'eust peu faire un sien frere, et usoit envers elle de parolles plus douces que succre, et la prie de vouloir donner patience a son esprit, si d'aventure il arrive que la po- tence separe son mary d'avec elle. Car le bruit de la ville estoit que Zambelle le larron s'en alloit en Picardie, pour estre picque au gibet. « Hal miserable que je suis, s ecria Lene, je mourray bien-tost! Que dites-vous, Cingar? on prepare une potence pour Zambelle? »> Et ce disant, elle se frappe les mains, elle arrache ses clieyeux. La pauvre sotte implore a jointes mains Tayde de Cingar. Mais Cin- gar, en pleurant, lui dit : « Ma soeur, m'amie, que voulez- 128 IIISTOIRE MACCARONIQUE. vous davantage de moy? II n'y a aucune esperance? II a passe le Pau en merde, et a foire sa vie. Toutesfois, afin que vous cognoissiez, et toute la ville de Cipade, combien je vous estime, et Zambelle, et tous les vostres, je m'ef- forceray de vous rendre vostre bon homme. Mais Tor- tlonnance rigoureuse du Palais rend la chose bien diffi- cile, parce qu'elle veut qu'aucun ne sorte de prison, que premierement il n'apparoisse sa bourse estre vuidee : €'est la pratique de Messieurs, mais plustost des larrons. Voicy, je vous fais offre de ma bourse, et de moy-mesme, afin que plus promptement nous tirions Zambelle de la ou il est. Aussi, si vous avez quelque argent il faut le debourser; car, avec vostre argent et le mien, et la fa- veur du peuple, ne doutez point que ne le garentissions du gibet, nonobstant le bruit qui court, qu'on le doive fairemourir. )) Lene, adjoustant encore plus de foy a telles parolles, redouble ses plaintes, rompt la porte de son logis, ^t prend son tresor, qui estoit de quelques carolus qu'elle gardoit en un panier, et les presente a Cingar, qui aussi- tost le seire sans compter, et met avec quelques autres pieces de cuivre qu'il avoit fait luy-mesme en la tour de Cipade; asseurant avec serment qu'il despendroit tout, et son propre sang, pour tirer Zambelle hors du danger de la potence. Aussi-tost il va a la ville, et de propos de- libere passe pardevant la boutique de son Apoticaire, qui avoit achete de luy une si precieuse marchandise, et qui pour ceste cause avoit fait mettre Zambelle en prison. <]estuy-cy, ayant apperceu Cingar, ne faut de sortir sou- dain en la rue, et, le poursuivant, s'escrie centre luy de loing : « Demeure, pendard . demeure, bourreau : rends- moy mon argent, larron : tu m'as vendu de la merde pour dumiel, coquin ! » Cingar, qui oyt cette clameur apres soy, s'advance, et appelle les plus proches a tesmoings ; « N'oyez-vous pas ce que cestuy dit? Je vous prie, dit-il, vous en souvenir, vous en serez tesmoings, s'il vous plaist, mes Freres. Ce larron-cy, et trompeui", confesse LIVKE Vll. 120 n'avoir pas achepte de Zambelle ceste merde dont il se plaint, pourquoy done Zambelle est-il prisonnier? Penses- tu, traistre, ainsi prandre au trebuchet un bon homme? Penses-tu ainsi vendre ton fenoiiil a tes citoyens? Mais j'ay trop tenu couvertes tes meschancetez. Ne sgais-je pas bien (et en ay des tesmoings assez) que tu as falsifie tes poids et mesures, et que tes balances ne sent justes? Ne vends-tu pas, meschant, des crottes de chien, et de che- vre, au lieu de diaculon, et au lieu de pillule de tribus? Au lieu de bonnes drogues, tu n'en vends que de mes- chantes. Je m'en vais au Palais, je te feray soudain adjourner, et te prepare de respondre a plus de cent tes- moings, qui meritent aussi bien que moy qu'on leur adjouste foy. Corps D..., mais je ne veux pas blasphemer. Enfm je feray saccager ta boutique, poltron, et maroufle que tu es ! As-tu ainsi pense a t'enrichir aux despens d'unpauvre homme?)) Pendant que Cingar tenoit tels pro- pos, tout le monde s'assembloit autour d'eux, et puis feint de s'en aller droit au Palais. Mais une peur chiarde prend incontinent FApoticaire, et plus viste que sa scam- monce n'opere en un paysan, il ne s^ait ce qu'il doit faire, il se voit perdu s'il n'y donne ordre de bonne heure. II s*asseure bien n'avoir jamais eu de fausses ba- lances; toutesfois, il est en grand esmoy, et le soucy luy ouvreTentendement. 11 va apres Cingar et Tappelle ainsi : « Attends un peu, je te prie, 6 compagnon ! » Mais Cin- gar fait Toreille de marchant. L'Apoticaire crie plus fort : «Hola, frere, demeure, que je te die seulement, je te prie, trois mots ! » Cingar se tourne et luy demande ce qu'il veut. L'autre, faisant la chattemite, le prie, et sup- plie et luy dit : « He quoy 1 mon compagnon, mon amy, que pensez-vous gaigner, quand vous m'aurez fait perdre mon bien et ma vie? Ua! pour Tamour de Dieu, et que la Fortune vous sauve et garde, ne veiiillez m'accuser de telles choses, et principalement en ce temps, auquel vous voyez tant de loups, ayans la gueule ouverte pour devo- 9 130 HISTOIRE MACCARONIQUE. rer un chacun miserablement. Je te donneray quelque argent, et ne poursuivray plus le paysant touchant sa merde couverte de miel; au contraire, je te jure et pro- mets que je le feray sorlir de prison. » Cingar luy res- pond : « Certes, tu t'es escbappe d'un grand peril; car, de droit, tu eusses perdu toute ta boutique, et peut-estre que le juge t'eust condamne a la mort. Je te remets toutesfois ceste faute, moyennant que tu gardes ta proniesse que tu me viens de faire, et qu'a tes despens tu tires le bon homme hors de prison. — J'en suis content, ditTApo- ticaire. » Et la-dessus, ce pauvre lourdeau met la main a la bourse, et la vuide de tout ce qu'estoit dedans, le bail- lant a Cingar, qui le prend tres-bien, en le refusant quelque peu, apres Tavoir en sa main, a la fagon des medecins * ; et s'en vont ensemble a la prison commune, etnoncellede la tour. Zambelle, advisant Cingar, soudain accourt, et tout joyeux s'en vient aux grilles de la fenestre, et Tappelle, le priant le vouloir aider. Cingar lui dit : « Tais toy, tais toy, parle bas, fol, et te tiens joyeux. Car, tout a ceste heure, moy seul, te feray sortir dela, et je ne crains point de despendre mon argent pour toy, et en ay desja beaucoup debourse. Cet homme qui est icy venu avec moy, et qui t'a battu k tort, affermera et ju- rera devant le monde avoir use d'une menterie, quand il a dit que des bouges de vache, qu'il avoit achetees pour quelque peu de deniers, estoient de la liante humaine. — Mais, dit Zambelle, telle purgation intestinale nous ap- porte bien de Tincommodite ; toutefois je voudrois estre paye de cello qu'il m'a fait perdre. Dis-moy, Cingar, por- * Rabelais s'est inspire de ce passage lorsque, au troisieme livre de Pantagruel, chap, xxxv, il montre Panurge s'approchant- du docleur Rondibilis et lui meltanl en main, sans mot dire, qiiatre nobles a la rose. « Rondibilis les print tres-bien, puys luy dit en effroy comme indigne : He, he, he, monsicu, il ne failloyt rien. » Nous n'avons pas besoin de rappeler que Moliere pretc un trait semblable a Sganarelle dans le MedecinmalgH lui (scene viu). LIVRE VUl. 131 teray-je encore celte grand'perte? » Cingar lui respond : « Repose-toy sur inoy pour telle chose; je te promets que tu en auras quatre barils bien pleins. Adieu, je m'en vais, tu sortiras niaintenant. 0, Apoticaire, allons a Tau- ditoire ! » Ainsi s'en vont, et ayant eu audience, Cingiir prouve tout ce qu'il veut, jure, afferme et alleguc cent mille menterics, et fait tant qu'il fait sortir Zainbelle, et le rameine a sa maison, emportant en sa bourse Targent que Lenc luy avoit bailie, et ensemble ce qu'il avoit receu du miserable Apoticaire. Mais, pour telle drogue puante, je voy que la compagnic est en cholere, pendant quo mes Muses m'ont tenu le nez bouclie. Pardonnez-nioy si nous avons rcmply vos oreilles de choses si' grandes. II vaut mieux en ouyr parler que d'en taster. Je me recom- mande. LIVRE HUiTIEME. J A la bonne femme de Zambello avoit receu son mary de retour de la prison et le caressoit d 'estranges ma- nieres. Comment? Estoit-ce avcc baisers? Estoit-ce avec embrassemens joyeux, comme fait la femme iinette, quand elle veut tirer quelque chose de son mary? tant s'en faut. Mais le recent avec un gros hasten, avec loquel elle luy affermissoit les cousturcs de son casaquin. Voila le repos qu'on donnoit a Zambelle apres une prison. Et, trois jours apres, Lene veut employer son mary en quel- ques affaires, afm que la pauvrette pent reiouvrer ce qu'elle avoit perdu ; car Cingar avoit entierement espuise sa bourse, et ces miserables n'avoient un morceau de 132 HISTOIRE MACCARONIQUE. pain en la corbeille. Partant, Lene, advisant a son fai conimande a Zambelle de s'en aller a la ville y menant leur vache pour la vendre. C'est ceste vache, des plus illustres etplusrenommees qui soient au demeurant du monde, de laquelle Cipade estoit ordinairement garnie de ses fromages, de laquelle tous les jours on tiroit une grande chaudronnee de laict, et la ville estoit fournie en tout temps de son beurre et de cail- lotins. Et comme les anciens ont laisse a leurs petits-fils, icelle fut nommee par le Pannade Berthe, Chiarine. Zam- belle, pour s'acheminer, se fait un eguillon que Calpin* nomme Stimulum, et nostre Comine Tappelle Gaiole; et picquant avec ceste verge sa vache : « Va la, disoit il, Chia- rine ! » et icelle rendoit une voix qu'il n'est pas possible de mettre par escrit. Mais, parce qu il n'avoit pas bien ap- prins a compter et a calculer, et ne sgavoit escrire un compte sur tablettes ; pour ceste cause, Lene luy coni- mande de vendre la vache et n'en recevoir pour lors Tar- gent; mais bien qu'il prenne ce que Ton luy voudroit donner en son panier, et qu'il face sa vente en presence * Ambroise Calepino, ne en 1455, a Bergame, mort en 1511. 11 entra dans I'ordre des Augustins et se rendit celcbre par son grand Dtclionnaire des langiies latine, italienne, etc., qu'il publia pour la premiere fois a Reggio en 1502 et qu'il ne cessa, jusqu'a son dernier jour, de revoir, d'accroitre et de corriger. Apres la mort de ce savant, d'autres erudits, tels que Passerat, La Cerna, L, Chifflet, augmenterent ce vocabulaire polyglotte ([ui a etc porte successivement jusqu'a onze langues divcrses ct qui a obtenu plus de vingt editions differentes. Les deux dernicres ont vu le jour a Padoue en 1758 et en 1772, 2 vol. in-folio. Aujourd'hui il' ne reste rien du lexique de Calepin, si ce n'est un nom qui s'em- ploie proverbialement et souvent sans qu'on sache si c'est le nom d'un livre, d'un meuble ou d'un homme. D'habitude on s'en sert pour exprimer un recueil de notes et d'extraits. 'lout le monde connait les vers de Boileau (satire i) : Que Jacquin vive ici... , Qui de ses revenus ecrits par alphabet Peut fournir aisement un calepin complet. LIVRE VIII. 133 de tesmoings, et que celuy qui raclieteroit de luy, luy baillast une scedule payable a samedy procbain, auquel jour elle iroit a la ville recevoir elle-mesme le contenu de la scedule. « Je feray ainsi, luy respond Zambelle, et vous tenez cependant en repos. » Puis, touchant sa vache, parloit a elle en Mantoiian : « Ca, inamao, tournes-ci? » et subloit comme fait Ic bouvier a ses boeufs. Cingar, ay ant entendu de Bertbe ce marcbe, que fait-il? 11 ne demeure a quartier, il se baste d'aller apres, disant en soy-mesme : « Qui tarde trop jamais ne mange rosti chaud, et jamais n'est bien loge qui trop tard arrive : aussi, la limace, tardanttrop, perditde bons morceaux. » Pensant a tels inconveniens, cbemine bastivement, et, ar- rivant d'heure a la ville, il espere acbeter la vacbe Cbia- rine. II s*en va droit en une boutique, garnie de force hardes, laquelle appartenoit a un Juif nomme Sadocbe, lequel, avcc sa circoncision, estoit doiie de trois beaux presens et bien marque de Dieu, afm qu'il ne fut in- cogneu au monde. II estoit bigle, boiteux et bossu, et qui par usure avoit rendu miserables plus de cent per- sonnes. En sa boutique pendoient plusieurs sortes de vestemens, des cappes, des juppons, des chausses, des fourrures, des sayes, des coltes, des cotillons, des robbes. Cingar, donnant gage a ce Juif, prend une manteline deschiree et toute usee et un bonnet jaune, et enlin se vest de tels habillemens, qu'on Teust creu estre le Juif Sadocbe. II s'en vient ainsi habille en la place; on Pestime estre Baganaie. II void loing de luy Chiarine, et son bouvier. Aussi-tost, clopinant, s'en va verscil, et, fer- mant un peu Poeil droit, contrefaisoit le bigle, et se fai- soit paroistre bossu en tournant un coste : de pas en pas, il marmonnoit quelques mots bebrcux. Zambelle crie le plus haut qu'il pent : « Qui veut achetter reste belle vache? » Cingar, Toyant ainsi crior, ne se pouvoit quasi tenir de rire. Approchant toutesfois de luy, tenant les yeux a demy fermez et les jambes tortes, se contre- 134 HISTOIRE MACCARONIQUE. iaisoit si bien avec ces habits, que Zambelle, le bon ho- menas, ne le cognoissoit aucunement. « 0 bon homme, dit-il, j'acheteray ta vache. Que veux-tu? A quel prix est- elle? Ne demande, je te prie, que le vray prix, que tu en veux avoir. » Zambelle luy respond : « Si tu veux acheter Chiarine, void, je te la vendrai, accordons-en : je ne veux, pour le present, en toucher Targent; mais, pour mon vin, tu mettras au panier ce que tu voudras, et ne me bailleras qu'une scedule, et Lone viendra sa- medy prochain querir le contenu d'icelle en te la ren- dant. » Cingar luy dit : « Qu'elle vienne, je la payeray bien; mais ameine la vache avec toy. Es-tu si fol? Viens, laisses-tu Chiarine derriere? — 0, dit Zambelle, je ne le suis pas! Ca icy, va la, chemine. » lis entrent ensemble en Fouvroir du vendeur de paniers, et Cingar en achete un et met dedans trois barbeaux, lesquels ont au ventre des oeufs de telle vertu, que, si vous en mangez, vous au- rez le flux de ventre a bon escient. Puis, prend une escri- toire et du papier en presence de tesmoings, et escrit en iceluy a rebours, a la mode des Hebreux, ceste scedule : « Zambelle, fils de Berthe Pannade, a vendu a Sadoche, Juif, une vache, pour laquelle il promet payer samedy prochain huict florins de Rhin, presens Caroie, Berg- nacque. Mango, et Hierosme, Prestre. En signe j'ay ap- pose mon nom : Sadoche. » Cela fait, il plie un papier et y met son seel. Et met sur Tespaule de Zambelle le panier et le renvoye chez soy, en retenant Chiarine et h scedule. Zambelle, pour la pesanteur de son panier, sue d'ahan, chemine toutesfois joyeux, pensant avoir faict un grand gaing. Cingar s'en retourne vers son Juif, etluy rend ses vestemens en reprenant son gs^ge, et, qui plus est, il luy vend Chiarine, pour laquelle il tire de luy huict ducats, luy remonstrant qu'icelle estoit pleine et devoit bien-tost avoir son veau . Ayant receu son argent, il s'achemine vers Cipade et advance par le chemin Zambelle, prenant les petits des- LIVRE VIII. 43o tours qu'il congnoissoit, et rencontre Zambello tout sueux sous sa charge et soufflant en assez bonne mesure ; mais ce travail n'est point ennuyeux a un coeur alegre. Cin- gar, passant outre, ne fait semblant de Tenvisager; mais Zambelle, Tadvisant, s'arreste soubs son fardeau et Tap- pelle : « 0 Cingar, ou vas-tu? Arreste un peu! » Cingar se tourne : « Qui est-ce qui m'appelle? dit-il. Ha, certes, gentil Zambelle, je ne te recognoissois point soubs ce pa- nier. Qu'as-tu dedans? » Zambelle luy respond : « II est besoing que je trafique de mon bien. Je suis marchand, je vends, j'acliete de tout; mais te souviennes des quatre barils de merde que tu m'as promis. — N'en fais point de doute, dit Cingar, on te tiendra promesse. Qui sera plus riche que toy avec telle njatiere? Je ne te voudrois pas tromper, mon chcr Zambelle Pannade : asseures-toy d'avoir ce que je t'ay promis une fois. Penses-tu queje t'eusse tire de la prison, ou tu estois, prest a estre pendu, si Cingar n'eust este ton amy? Sois certain que tu Tas et auras a jamais pour amy. Ce sont veritablement paroUes; mais tu en as fait Tepreuvc. Or, dis-moy, que portes-tu? Quelle marchandise as-tu trouvee? » Zambelle luy dit : « Mon panier a prins des poissons, lesquels ma femme mangera, comme elle en a envie, cstant grosse d'un petit enfant, pour laquellc je laisserois toute besongne, afin de luy trouvor ce qu'clle desire de manger; autre- ment, elle perdroit le fruict de sa grossesse. — Tu fais, dit Cingar, une bonne oeuvre; car tu dois secourir ta femme, principalement quand elle est grosse ; car, estant en tel estat, elle est excusee de niettre la main a la paste pour s'apprester a manger, parce qn'elle en pourroit avorter, et jetteroit son enfant mort comme un abor- tif. » Zambelle, pour ce mot abortify pensoit que Cingar eustdxi bote tir, qui signifie ^^i^rr^'^ ; « 0, dit Zambelle, lors elle ne fera plus de beurre ; car elle a vendu sa vache Chiarine : le bigle Sadocbe la vient d'acheter. Adieu ce- pendant, Cingar, jusques au revoir. » 136 HISTOIRE MA.CCARONIQUE. II arrive, bien las, a la maison, en laquelle il ne trouve pour lors sa femme, qui estoit allee a TEglise a confesse, ou fairs autre chose, et avoit emporte la clef du logis et bien ferme ses buys, de peur des larrons. Zambelle se descharge et avoit grande envie de fricasser en la poisle ses poissons; mais, ne pouvant entrer, ni par la porte, ni par la fenestre, il se gratte la teste, il se fasche et se met a demy en cbolere. Et, a force de se gratter, il res- veilla si bien son cerveau, qu'il trouva un moyen d'entrer; et, pour cet effect, il prend une eschelle, avec laquelle il monte sur la couverture de son magnifique logis et met le pourpoint bas, et commence a oster les tuiles pour se laisser couler dedans. Cependant arrive la femme, qui venoit de se bien confessor a un Jacobin. Icelle, voyant sa maison decouverte et les chevrons remuez de leur place, et entrant dedans, cherche par tout, et trouvant son homme : « 0 Dieu! quel degast est cecy? Ilabour- reau I s'escrie-elle, ha I mal-heureuse beste ! A la mienne volonte que je te veisse maintenant rompre le col ! Que fais-tu la? Dis, poltron, faitneant, quel diable te pousse? 0 Dieu ! a quel mary ay-je este mariee ! Que n'ay-je este plustost mariee au grand diable! Ha! que maudit soit le jour, auquel ma mere Agnez me dit : « Tu auras, ma « fiUe, Zambelle pour mari. » Que fais-tu la? veux-tu laisser cela, meschante beste que tu es? Tu descouvres encore ma maison ! Ha ! malheureuse que je suis ! Des- cend vistement, descend, lourdaut ! » Zambelle fut bien estonne et s'attendoit d'estre frotte a bon escient a coups de hasten : et, en descendant de Peschelle, disoit : « Ha I Lene, pardonnez a vostre mary : I'envie que j'avois de faire cuire ces poissons a este cause de faire cecy. » Mais icelle, toute transportee de furie, ne prenant pied aux parolles de ce miserable, pousse de sa force Feschelle centre bas, tellement que Tautre descendit plus tost qu'il ne pensoit, et donna du cul en terre sur des pierres fort rudement. « Ha ha, crie-il, ha, mon Dieu, pardonnez- LIVRE VIII. 137 moy! je vous prie, ma seur, tuez-moy, j'en suis content, si je fais plus telles choses : pardonnez-moy! » Mais, estant ainsi tombe, Lene avoit saute sur son ventre et luy fouloit bien la trippe, et le coignoit durement et de poings et de pieds. Les voisins viennent et accourent au bruit, et trouvent encore le pauvre Zambelle soubs les pieds de ceste diablesse. ^ Toutesfois, ce n'estoit point merveille. Car la chose n'estoit point nouvelle, ayant accoustume d'epousseter tousles jours ce malostru, en ceste fagon, ainsi qu'on en voit plusieurs estre traitez comme luy, lesquels je n'estime pas estre hommes, mais gros bufles. Les voisins deman- dant la cause : Lene leur compte. Mais, quand Tognazze, qui estoit la venu, et les autres aussi, eurent entendu de Zambelle le traffic qu'il avoit fait du panier et de ce qui estoit dedans, ils plaignoiont fortle travail de Lene n'estre sans un grand ennui. Et, par les plus sages, fut pleuree la perte de Chiarine. Mais, pour toutcela, Zambelle, n'estant k grand^eine eschappe du baston, ne laisse de vouloir achever ce qu'il avoit envie de faire et fait cuire ces bar- beaux, et en mange les oeufs et nettoye tout, puis s'en va aux champs pour bescher des naveaux : et cependant Cingar, par un autre chemin, vient a Lene, lecpiel avoit desja entendu toute ceste farce, et, en pleurant, feint estre fort attriste de tout cecy. II blasme Zambelle de ce qu'il est ainsi sans gouvernement et de ce que la lon- gueur du temps ne luy apporte aucun jugement. Lene, pleurant plus fort, luy racompte ses grandes pertes, et comme pour une vache il n'a rapporte qu'un panier : et, qui est encore le pis, il ne sgait a qui il Ta baillee. « Voila unemauvaise chose, dit Cingar; mais ne bougcz, Lene, i'espere que vous aurez ou la vache ou Targent. Je ne i^ous faudray a ce besoing, asseurez-vous-en sur moy. iJ'iray a la ville et relrouveray Chiarine. » Cela diet, et songeant a son vieux mestier, s'en va mie trouver Zambelle a sa besongne. « 0 pauvret. J38 HISTOIRK MACCARONIQUE. (lit-il, tu as fait le maraut. Tu as perdu Targent et la vache, fol que tu es : ce n est la grand esprit : ce n'est pas la un bon avis, gros marroufle. Je voy bien que tu n'as point de sel en ta teste : quand auras-tu quelque sentiment? quand aiguiseras-tu ton esprit, gros buttier, gros asne? Je suis las de t'avoir tant de fois remontre comme il faut vivre. Mais, dis, sgaurois-tu cognoistre rbomme, qui s'est mocque ainsi de toy, en te donnant un panier et retenant ta vache? — Ouy da, dit Zambelle, je recognoistray bien la vache; car elle a deux cornes en teste, et deux gentilles oreilles, et soubs le ventre elle a son pis. — Mais, dit Cingar, Tacheteur de la vache Chiarine, le pourrois-tu cognoistre et me le montrer, dis-moy? — Hem, dit Zambelle, mon amy, je ne vous avois bien entendu. Je pourrois bien cognoistre le lar- ron : il n'a point de cornes en teste ; mais quand il che- mine il cloche, et, regardant, il tourne ses yeux Tun d'un coste, et Tautre de Tautre, et a, comme Tognazze, une grosse bosse sur Feschine : et son bonnet est de cou- leur comme la foire d'un enfant. — Je s^ay, respond Cin- gar, qui est celuy que tu veux dire. Aliens, par le corps sainct Pierre ! il faudra qu'il te rende la vache, ou j£ tueray le ribaut. — Laisse la tamarre, vien, aliens vistf a la ville ! » lis s'acheminent ensemble. Zambelle, courant, esmeul la trippe, et est contraint mettre cul has pour fumer h terre : parcc que les oeufs des barbeaux qu il avoit man gez brouilloient ses boyaux autant que s'il eut avale sep scrupules de Diagredi. Cingar se haste, et se fourr( parmy le peuple, cheminant hastivement, nonobstant 1j presse des uns et des autres, qui estoient dedans le rues, voulant alter vers la demeure des Juifs, qui eS|i en entrant la porte de la ville a main gauche. ToutesfoisI de propos delibere, il print son chemin par une petit i ruelle a maindroite tirant vers Saincte-Gade : puis, pass i par THospital, et par Teglise de Sainct-Leonard ; et, ei I. IV RE VIII. 130 COS quartiers, passe par plusieurs pclites ruelles. De la il sVn vint au couvent des Nonnains do Carette, et puis aux Cordeliers, et, outrepassant Tous-les-Saincts, voulut voir Sainct-Marc, la ou, en passant, il gagna devotement les pardons. La foire pressoit ja cependant Zambelle; il pettoit, et roussinoit, et a grand peine se pouvoit-il retenir, mais Tavariee rempeschoit de jetter dehors a pure perte telle marchandise, laquelle il pensoit estre son bien. II serre le pertuis tant qu'il pent, et ne pewt neantmoins si jjien faire, que le vent de Siroc ne fasse passage, apres lequel quelquefois la pluye sort. Pour cela, Cingar ne Tarreste; mnis tousjours le haste. II visite Teglise de Sainct-Se- bastien, et passe parun lieu fangeux qu'on nommeChan- tereine. Puis, viennent a la porte Tiresie, laquelle le menu peuple surnomme de Ceresie, par laquelle les hornmes ne passent sans buletin. Zambelle passa sans contredit, portant derriere son buletin bien ensaffraiie : car de pas en pas le villain laschoit tousjours quelque chose. lis passent la place de la foire, et viennent en- fin au pent d'Arlot, ainsi que les Cannes Tappellent, puis se tournent vers la rue des Juifs, ayant Cingar fait en ceste fa(?on un beau tour par la ville. Zambelle ar- rive, apres tant de destours, dedans la Synagogue, et ne •pouvant plus endurer Foppression de son ventre, s'ac- croupissant, jette tout dehors, et, se relevant, dit : « 0 Cingar, en quoy jjorterons-nous ceste niatiere-cy ? — Ad- visons premierement, respond Cingar, a recouvrer Chia- rine, et puis nous achetterons un baril pour cet effet. Nous voila arrivez entre ceste canaille de Baganaie. Te souviennede bien regarder, entre ces bonnets jaunes, si tu pourras voir ton larronde vache? » Et, ce disant, arrivent 'devant la bouticque de ce borgne Sadoche. « 0 mon amy Cingar, dit lors Zambelle, voila le galand : voila le bor- gne, qui a achete Chiarine. C'est luy qui me bailla le panier. » Soudain Cingar, avec une contenance brusque. 140 HISTOIRE MACCARONIQDE. et un visage asseure, entre en ceste bouticque, et tirant un poignard, en le tenant de la main droite, en mettant Tautre main sur le collet de Sadoche, luy crie : « Larron, patarin, patarin, ribaut, penses-tu ainsi pipper les bonnes gens, qui sont chrestiens? Ce pauvre homme-cy t'a vendu une vache, et tu luy as bailie en payement un panier et quel que meschans poissons, qui luy ont quasi fait jetter tons les boyaux dehors. II vouloit une scedule pour son asseurance, et, au lieu, tu luy as seulement bailie un corbillon ; et, en le trompant ainsi, tu as gai- gne pour peu la vache et le veau. Rends^la vistement, sinon je te coupperay le col ? » Le Juif fut soudain si saisi de peur, qu'il ne pouvoit parler ny respondre a telles menteries, Cingar ne le laisse en repos, le pousse, gronde fort contre luy, et plusieurs s'amassent a ce bruit : on demande la cause de ce debat. Cingar, au lieu de la verite, prouve tout ce qui estoit faux : son eloquence surmonte le droict, et requite cede au fil de la langue, et la cause du mieux disant est soustenue. Mais, apres que Sadoche eut un peu reprins ses esprits, entin il luy dit : « Je ne sgay certes ce que vous dites : vous m*avez vendu une vache, et non ce paysan; et vous en ay donnez huict ducats. — II n'est pas vray, dit Zambelle, il n'est pas ainsi. Ha ! borgne de Diable, je te cognois : e'est toy-mesme qui as ainsi le coste mal basti ; qui as ainsi les yeux faits, et qui portes une mesme bosse. Tu ne SQaurois le nier, celuy qui a vendu le panier en pourra tesmoigner : qu'on le face venir ! » Cingar le fait appeller. « Hola, marchand, tesmoigne- nous icy, qui est celuy, a qui tu as vendu un panier ce jour : n'est-ce pas a ce marroufle de Juif? Dis verite !| N'est-ce pas a ce boiteux ribaut? Dis ce qui en est : n'est-ce pas a ce diable de bossu, n'est-il pas vray? Qu'en dis-tu? » Le marchand respond : « II est ainsi : le veut-il nier? 0 Dieu ! il se faut bien garder de bigles, i tlVKE VUl. j^, de bossus et do boiteux. — Tu as Wen dit, maistre, res- pond Cingar; il n'y a point de foy aux bossus, et raoins aux boiteux : et, si un borgne ou bigle est bon il le faut inettre entre les cboses miraculeuses. » Sadociie assemble toule la Synagogue conime ils font quand ils destachent I'Arche d 'alliance, et barbottent entr'eux • « An ha ay men eheyS .. etfont un bruit comme s'ils vou- loicnt sacnfier une oye en appellant le Messias. Si ne peurent-ils ces malotrus tant pour lors marmonner nv prendre tel avis de leurs Rabbins, et des maistres de leur Synagogue, ny par leur bee circoncis et nv par leur cabale si bien fairs a Sadoche, que, a I'occasion des tes- ',lr,'nl° n "'"I""'^ '^'^'"^'^ e^'-e dans une piece d'A- loiitia luffa en Kahe. Qu'oii nous permeKe ici une citation extra.tc .le ce volun.e fort rare et trcs-pcu connu. lani t Z "'''''''™" 1"' vou- ^m^rizr' ™" """"'^ j""'^' Tic, tac, lie, (ac, 0 Hebrceorum genfibus, Tic, tac, tic, tac, Su prest auri, auri su presi, Tic, tac, tic, tac, Da hoin da ben ch' a butt zo buss. QUI GLI HEBREI CANIANO l.N SINAOOUA. Ahui Baruchui Adonai Merdochai An bilachan Chett milolran la Barucliaba. A non faro negotl, negolt, Che i canla i sinagoga 0 che'l Diavol ve affoga. SEGUITA LA SJNAGOGA. Olii zorochott, olh zorochott, Astach, mustach, lochut, zorochott, Calamala Balocholt. 142 HISTOIRE MACCAKONIQUE. tnoins et de la crierie de Cingar, il ne fut condamne de desbourser encore huict ducats, ou de rendre la va- che. Icelle fut enfm rendue a Zambelle ; et Cingar eut quelque argent pour sa peine. Voila comment Zambelle recouvra sa vache, laquelle, comme on dit, de la poisle tomba au feu. Icelle, estant arrachee de la griffe des Juifs, aussi-tost fut deVoree par des moines enfrocquez. Dis, je te prie, Comine, la mort de ceste miserable Chiarine. II y a un lieu a deux mille pas de Cipade, lequel, selon que recite Thistoire, est nomme Motelle, qui est un petit village pour le peu de maisons qui y sont; mais a un beau et grand terroir. La y a une vieille Eglise, ayant ses murailles a demy rompues, en laquelle font le service quelque sorte de moines, et est par eux gouvernee comme est une ta- verne par des Erodes et AUemans. Soubs quelle regie ils vivoient, je n'en suis certain : mais, ainsi qu'on pouvoit appercevoir avec de la lumiere, on trouvoit qu un nomme frere Stopin, qui pour lors sembloit estre la splendeur de TEglise, avoit reforme le convent, et rempli de bons freres Frappars, desquels si je voulois descrireles meurs porcins, je craindrois apporter un trop grand scandale aux bons Religieux, ausquels pour la mauvaise vie des autres pourroit advenir faute de pain et de vin, et de leur pitance ordinaire, ne recevans plus rien des gens laicz. Iceluy enseigna a ses moines les preceptes de bien cuisiner et les passa docteurs en Tart de larderie. Or| deux freres Stopins, de ceux qui demeuroient en ce con- vent, puans tousjours le lard, ne s^ay pour quel sujet, s'estoient mis lors aux cbamps, trottans du pied sans^ aucune mesure, ayans la teste levee en regardans tout autour, et es environs d'ou ils passoient, donnant un[ tres-mauvais exemple aux simples gens, estans eshontez,i lascifs, faitneans, sans entendement , n ayans tousjours Fesprit tendu qu^au mestierdc ruffieniierie et gueuserie. Pendant qu'ils alloient visiter les commeres, iis advi- LIVRE VIII. 143 j sent de fort loing Zambelle venir au devant d'eux, le- ! quel touchoit TinfortuneG Chiarine. Le premier de ces deux freres, non pas en TOrdre, mais qui estoit plus sgavant que son compugnon en la science de cuisine, soudain se propose de mettre a effet une brave entre- j prinse, et dit a son compagnon : « Frcre Baldracb, ar- reste-toy un peu : je veux gaigner ceste vache qu'ameine vers nous ce paysan. » Baldracb respond : « Ainsi soit-il : je suis prest, frere Rocb, a faire ce que tu voudras. Si nostre niarmite peut engloutir ceste vacbe, les feries, precedentes nostre niardi gras, en seront meilleures, et plus grasses. » Promptement frere Rocb met le froc bas, et, estant en pourpoint, sembloit un brave soldat. Si vous le consideriez ayant despouille ses babits monacbaux, I vous le jugeriez plustost digne de porter la rondache, |ou Tespieu Boulonnois, que non pas de porter unecroix, |oudire la Messe. Ostez-luy la couronne, c'estoit un vray soldat. Baldracb se cacbe en un gros balier, comme ils advisent par entre eux. Frere Rocb, ainsi desguise en homme lay, advance le pas au devant de Zambelle, ct luy dit : « Ou vas-tu paysan, ou meines-tu ceste che- vre? )) Zambelle luy respond : « Cbevre? Le canci c ! c'est une vacbe, et non pas une cbevre. — Que dis-iu? luy replique Rocb, c est une cbevre. Tu as trop beu, vi- lain. — Mais, dit Zambelle, vous avez la veuede travers, v^oulant dire que ma vacbe Chiarine vous semble une cbevre. » Frere Rocb commence a braver : « Que lecan- zre, dit-il, te vienne aux yeux! c'estune cbevre, je te le iis. » Zambelle luy dit : « Mettez vos lunettes a vos yeux, it vous pourrez cognoistre votre folic. Je ne suis pas naintenant a cognoistre une cbevre, ou une vacbe : ine cbevre n'a point de queue ; ceste-cy en a une bien ongue : ceste-cy porte-elle une barbe longue comme ait la cbevre? cbie-elle des crottes? ceste-cy ne crie point mi hai, mais dit hou. » Frere Rocb luy dit : ((C'est unc 'hevre, qui porte cornes : tu luy as rase la biu bc, et luy 144 HISTOIRE MACCARONIQUE. as tire, et alonge la queue par derriere. » Zambelle luy respond : « Je ne suis point barbier, et ne sgaurois ra- ser le poil a ceste vache, mais bien luy tirer le laict. — Dis plustost, replicque Roch, cbevre, et non pas va- che. — Je ne diray pas, respond Zambelle, une men- songe; e'est Chia'rine ma vache. » FrereRoch fait semblantde se mettre en cholere, jure et dit : a Veux-tu joiier ceste beste, que tu nommes vache, centre huitescus, laquelle je dis estre une vraye chevre? Veux-tu accorder cela? — Ouy, dit Zambelle, je le veux, desbourse argent : s'il se peut prouver que ma vache ne soit vache, je ne seray plus Zambelle, ny Chiarine vache; et tu gaigneras la chevre, si Chiarine est chevre. — Je suis content, dit frere Roch, mais qui pourra vuider ce differ end? Voicy un Religieux. » Sur ceste gageure, que frere Baldrach oyoit de loing, frere Roch parlant haut tout expres, iceluy sort dehors son embusche, et, faisant comme le vieux renard qui se cache dedans le buisson pour gripper la poule, se leve doucement et marche avec une giavite et sembloit un sanctificetur, ayantun panier a son coste. Approchant pres de ces gageurs, Roch Tap- pelle : « 0 mon pere, je vous prie de venir un peu jus- ques a nous, et de vouloir user d'une saincte charite en nostre endroit, si telle est en vous ? Jugez-nous icy d'un differend qui n'est pas petit entre nous d(3ux : Cestuy-cy s'opiniastre, ainsi qu est la fa^on des paysans, en ce qu'il dit que ce n'est pas une chevre qu'il meine, et jure que c'est une vache. Qu'en dit votre Reverence? » Baldrach res- pond : « II n'y a aucun doute que ce ne soit une chevre : un aveugle le diroit. Et toy, pauvre homme, comment oses-tu dire que ce soit une vache? Va, tu es un fol. As-tu fait gageure d'adventure centre cestuy-cy? — Ouy, dit Roch, j'ay mis huict escus centre la vache. » Baldrach con- clud : « La chevre est done perdue selon mon jugement. » Et ainsi Zambelle se trouva desaisi de sa chere Chiarine, laquelle les Freres menerent au couvent de Motelle. LIVRE VIII. Cependant Cingar venoit tout seul de la ville, et trou- vant Zambelle pleurant comme un enfant : « Que fais-tu la, luy dit Cingar; que pleures-tu? Ou est ta vaclie Chia- rine? » Zambelle luy respond, en faisant une grande ex- clamation : « Ha ! je suis mort ! ha ! je suis mort ! je suis mort tout a faicti Ma femme me tuera, malheureux que je suis ! » Cingar, en riant, luy dit : « Ou est demeuree ta vache ? — Le cancre, respond Zambelle, te puisse ronger le nez ! II n'y a plus de vache Chiarine : tu m'as fait ren- dre une chevre pour une vache. — Qui est-ce, dit Cin- gar, qui te faict accroire que Chiarine soit chevre? » Zam- belle respond : « Un Religieux me le vient d'asseurer tout maintenant. 11 porte un cappuchon et un bissac sur son dos, et de grosses patinostres de bois. II a une barbe de bouc et est ceint d'une sangle. II tient un breviaire en sa main droite, et de Tautre il porte un panier. Iceluy a juge que ma vache n'estoit point vache et I'a nommee chevre : ce meschant borgne nous a rendu une chevre et a retenu la vache. La chevre Chiarine nous a este baillee; mais la vache Chiarine a este cnlevee. Nous avons premiere- ment perdu une vache et secondement une chevre, et tu es seul cause de ma perte. — Ha, ha, dit Cingar, pauvre miserable, tu crois done a un Moine? As-tu adjouste foy a un tel frere Lambin? qui, s'il est meschant, il n'y a meschancete au monde qu'il ne commette. Aliens, le cancre me mangel je te feray rendre la vache. » Car il pensoit bien que ceste tromperie estoit venue par le moyen de ces Moines, qui rcnient mille fois leurs ecu ronnes, lesquels il cognoissoit, soubs ceste cappe mona- chale, bien aises de trouver nappe mise et de remplir le sac de leur ventre de bons vivres. « A leur occasion, di- soit-il, les gens de bien, les personnes illustres, ceux qui sent sortis de noble sang et qui sent pleins de bonnes lettres, et qui portent un mesme habit qu'eux, sent tra- vaillez de mocquerie, souffrent des hontes grandes, telle- ment que les Moines, les freres et les bons Religieux ne 40 146 HISTOIRE MACCARONIQUE. sont maintenant que la fable du peuple pour la faute des faitneans et poltrons. » Pendant que Cingar degoisoit en cholere telles paroles, maistre Jacob se presente, lequel autrefois avoit este Chapelain d'Arene. Cestuy-cy se vantoit qu'il ne sgavoit ny Tart, ny la fagon de bien vivre, et le montroit par ef- fect. II estoit prebstre d'une Eglise, laquelle vous eussiez dit estre un cabaret, si vous eussiez veu les murailles tant dedans que dehors escrites de plusieurs devises et barboiiillees de sales et ordes figures, ainsi qu'on dit que la muraille blanche sert de papier aux fols. Au de- dans vous sentiez le pissat de chiens et de femmes, et a Tentree vous voyiez de belles cailles Lombardes. Je ne SQay qui estoit le simple Evesque qui luy avoit donne les ordres et permis de celebrer la Messe. Entre les autres vertus qu'avoit nostre messire Jacob, il estoit plus sgavant qu'aucun mouton. Iceluy, allant a Teschole, y avoit passe beau coup d'annees sans pouvoir apprendre une seule lettre, et fallut apprendre ce marouile, en Tenvoyant a Boulongne pour estudier avec une telle dexterite : La pre- miere lettre de T Alphabet est A. Icelle, comme capitai- nesse de toutes les autres, luy fut aussi enseignee la pre - miere soubs la representation d'une esquierre ou d'un compas, duquel se servent les Charpenliers, les Astrolo- gues et Philosophes, quand ils veulent tirer des lignes en rond, en long ou de travers, avec lesquelles on marque toutes sortes de formes. Jacob, par ce moyen, apprint ceste premiere lettre ; mais il ne la pouvoit prononcer, et, pour cet effet, on luy bailla un asne pour precepteur, lequel, a force de braire a a, a a, luy apprint de la pro- noncer. La lettre d'apres, qui est B, et assez cogneue aux Grecs, fut incontinent par luy apprinse et sans peine, parce qu'elle ressemble a ces fers qu'on met aux pieds des larrons, des meurtriers et meschans qu'on tient en prison, et luy-mesme y avoit este autrefois attache pour avoir viole une fiUe ; ^t, pour la sgavoir bien dire, on luy LIVRE VIII. 447 faisoit feindre la voix d'un ruouton, bai, hai. Quant a C, il Tapprint en contemplant Tanse d une seille ou d'un chauderon, laquelle il cognoissoit assez pour avoir garde les pourceaux,et leur avoit faict et porte souvent des au- gees, et la pronoriQoit assez aisement, parce que les Ci- ,padiens disent Ce, ce, quand ils appellent leurs pores. D luy fut fort aise a apprendre par c(Bur a raison qu'il avoit accoustume de blasphemer Dieu; et neantmoins on luy apprint encore par un autre moyen, a sgavoir par le son des cloches quand elles sonnent din don. La cin- quiesme, qui est E, avoit este figuree a Jacob sous la res- semblance d'un arc bande sur lequel est la fleche posee : et, estant fait clerc tonsure, il apprint a la prononcer chantant Kyrie; par ce que les clercs repetent souvent, cest E. Quant a F, il eut tousjours peur de ceste lettre, parce que c'estoit le commencement de cemot fourche, que nous disons gihet, auquel il avoit merite monter plu- sieurs fois, et autant de fois qu'il avoit forge de faux liards avec Cingar. II ne pent apprendre a prononcer G, parce qu'il avoit la langue grasse, et pour ceste cause il chantoit Loria in excelsis et non pas Gloria. Il ne se soucia point de H, a raison que, suivant le Doctrinal, les Poetes n'ont aucun esgard a icelle. Quant a I'l, pour le retenir en son esprit, on luy proposa le clochier droit et ' haut de Sainct-Marc, en la cime duquel y a un Ange qui tourne ga et la, selon le vent qui le pousse ; mais la pro- nonciation luy fut apprinse par le hennissement d'un che- val ou d'un poulain, quand il dit 7, i, i. Pour K, il le laissa la, parce qu'il ne le pouvoit non plus prononcer que le G, et disoit qu'il le falloit laisser pour le derriere plustost que pour le devant. 11 apprint L, pour la sem- blance qu'elle a a la faux, avec laquelle on faulche les prez, et comme est celle qu'on donne a la Mort, quand on la depeint sur les murailles. La flute luy en apprint la prononciation, quand il se trouvoit souvent aux danses de village avec les autres paysans, I'oyant chanter lu In. 148 HISTOIRE MACCARONIQUE. Mluy fut montree par son Magister avec une gentille fagon ; il luy demancha une fourche de fer a trois denls, avec laquelle on charge le fumier. Quant a N, on luy presenta, pour Tap prendre, deux fourches sans manches estans Tune contre Tautre mises a Tenvers. Et icelle, a quelque temps de la, mit fin a Festude de maistre Ja- cob : car il fut pendu entre trois beaux piliers. La cause du sujet fut la lettre 0, laquelle, estant ronde, estoit en grande recommandation a ce prebstre, s'employant sou- vent a forger sa faulce monnoye. En apres, il disoit ses Messes toutes d'une sorte; et n'eust sgeu former le signe de la croix. Entre ConfiLeor et Ameriy il n'y avoit pas grande distance, ne songeant qu'a la fin. Car il ne faisoit que commencer In nomine PatriSy qu'en trois sauts il estoit a Ite Missa est. Si, au milieu de la Messe, il s'arrestoit quelquefois au Memento, il n'estoit ravi qu'en pensant a I'oye qui se rostissoit, craignant aussi que le chat meit la patte au plat. II chantoit souvent deux Messes le jour et emportoit pour soy Fofferte que faisoient les paysans pour les trepassez, sans en rien laisser au Cure ou a son Vi- caire. II vendoit tons les calices d'or et d'argent qu'il pouvoit desrober, et despendoit son argent en rongnons de veau, dont il estoit fort friand. II n'eust pas reblanchi ou renouvelle en cent ans les corporaux ; aussi pen les serviettes et nappes de Tautel, lesquelles estoient toutes rongees de souris et tachees de vin ; il n'y avoit nappe de cabaret qui ne fut plus blanche. La table, sur laquelle gouste une bande de Lansquenets, est plus nette, quand ils exercent a Fenvy leur trine et brindes. II confessoit pour trois ou quatre deniers les meurtriers, assassina- teurs, larrons et tels meschans, et les absolvoit de la peine et de la coulpe. Jamais ne voulut avoir de vieilles pour chambrieres, disant que telles femmes avec leur have ne font qu'abreuver la viande et ont tousjours les oreilles sourdes et le cul lasche; mais, par sur tout, unc jeune chambriere luy plaisoit, de laquelle il avoit tire LIVHE VIII. 149 huit gargoiis, disont qu'il avoit besoiug do clercs qui lu.y pussent respondre Kyrie ct Ora pro nobis. Or Cingar Tapergeut, et Tappella : « Hola ! messire Ja- cob, ou va ainsi si vite vostre prudence ? » II respond : « Je m'en vay a Motelle ; car les saincts et beats peres m'ont invite d'aller souper ace soir avec eux.» Cingar luy demande : « Qu'ont-ils de bon pour souper ? — lis ont arreste par entre eux, dit-il, de manger une vache toute enliere avec la peau. » Incontinent Zambelle s'es- crie: « Hal cancre ! seroit-ce bien, 6 Cingar, Chiarine? — Nous irons tout de cc pas, respond Cingar, et sgau- rons si la vache est devenue chevre : car si Chiarine est redevenue vache comme elle estoit auparavant, il n'y a doute que tu ne sois aussi Zambelle ; mais, si Chia- rine est chevre, tu seras un autre, et ne seras point une autre vache. — Et qui seray-je, dit Zambelle, si Chia- rine est chevre? — Qui seras? respond Cingar; tu seras un boeuf, ou quelque gros sommier. » lis arrivent enfm aux portes de la saincte Abbaye, et n'estoit point be- soing de frapper a la porte ; car Fentree n'est defendue a persoune, hommes et femmes y entrent et en sortent a toute heure, et ce convent n'est jamais sans bons com- pagnons, mais les rego'd tous. Cingar, Zambelle et mes- sire Jacob entrent; et ne se presente aucun, qui disc : « flola, ou allez-vous ? « On ne voyoit, par tout le con- vent, et par les cloistres, que mille ordures, avec une grande puanteur de merde, et les araignees pendues et attachees par tout. En ce lieu il n'y aaucuneso- briete, nul silence, nulle disciphne : mais le vie qui s'y meine est semblable aux pourceaux, ou bien a la vache de Zambelle, laquellc pour lors ces Motcllois devoroient peau et tout. Cingar les trouva en certain quartier recule, estans en bonne troupe tout autour de cette vache rostic, et estoient environ vingt ou tiente de ces freres. L'un tire a Tespaule, Tautre a la cuisse : un autre tient un boii 150 HISTOIHE MACCARONIQUE. morceau du simier; un autre, de la pbitrine : un friand arrache les yeux de la teste : un aussi friand, apres avoir avalle la chair d'autour un os, entire la mouelle. Veistes- vous jamais une bande de pourceaux se saouller plus salement autour de leur auge, pleine de sale lavage ? Cingar, entrant en ce beau refectoire, est soudain par eux convie d'en venir manger sa part. II s'approche et com- mence a mordre comme les autres, et donne a Zam- belle un os d'alioyau, qui estoit encore assez garni de chair. Zambelle le prend, mange, et jure n'avoir jamais mange chair plus savoureuse. Personne n'entretient le caquet : on n'oit qu'un brisement d'os, et un souffle- ment qu'aucuns faisoient sur leur potage, estant une grande marmite pleine de trippes qui bouilloit sur le feu. On oioit claquer leurs levres Tune centre Tautre, et le bouillon leur couloit le long du menton. lis man- gent hastivement; car ainsi I'Escriture le commando. La miserable Chiarine commence a perdre cuisses, et espau- les, et le dedans du corps se decouvre representant une grande carcasse : tant plus ils mangent, et plus la vache devient a rien : et la faim et la pauvre Chiarine s'en vont ensemble. Messire Jacob se jette sur le lard et sur la gresse. II ne veut point d'os. II ne prend que la chair grasse, et lappe comme les chiens le jus, qui est de- dans les escuelles, et luy sortent de la gorge de gros crots. II est contraint lascher la ceinture, sa pause ti- rant trop fort ; et sur son ventre eut-on bien joue du tabourin. II ne travailloit gueres ses dents : car, ouvrant grand le gosier, avaloit les morceaux entiers, et si les faisoit bien gros. Frere Roch estoit la assis, Frere Bal- drach et Antoch, Frere Germam, Frere Marmot*, Frere Schirate, Frere Panocher, Frere Scapocchin, Frere Ta- felle, Frere Agathon, Frere Scarpin, Frere Arofle, Frere ^ Frere Marmotta, frere Scapoccliia, frere Scapinus, frere Bis- bacus, bont heureusement nommes, et Rabelais ne les a pas ou- blies. LIVKE VIII. i51 Bisbacche, Frere Enoch, Frere Rige, Frere Bragarotte, Frere Capon. Voila les principaux de la bande, qui tien- nent eschole en I'art de cuisine, et ont passe plusieurs maistres en la science de lecliecasse. Le ventre est leur Dieu : le potage est leur loy : la bouteille, leur saincte Escriture. Desja les ossemens bien nets de Chiarine estoient jettez sous la table, et n'y a plus apparence de vache. Ces os sont si bien renettis, que les chiens ne font point la presse. Les freres se mettent a lescher les plats et assiettes, n'ayant point autre fagon pour laver les escuelles. Si le lard ou la graisse est fige«', ils la grattent avec leurs ongles, et aucuns avec la manche de leurs frocs, essuyent les escuelles. Or,apres avoir ainsi sabourre leur ventre, ils se levent pour faire partie, et aller jouer aux cartes : apres ce jeu, ils sVsbattent a Tescrime : apres Tescrime, ils goustent. Ainsi passent leur vie heureuse- ment ces gens ici devotieux. Ils se mocquent de ceux qui s'echauffent en la chaire a force de bien prescher, qui vont aux enterremens des niorts, qui jeunent, qui se foiiettent, qui vont pieds nuds, qui estudient, qui font mille compositions pour TEscot*, et centre TEscot. 11 estoit tard, et Cingar se vouloit retirer, ayant assez bien charge son vaisseau. Zambelle le tire par derriere, et le supplie de luy vouloir faire rendre sa vache, luy monstrant avec le doigt le larron de moine, qui la luy ^ II s'agit de Joan Duns Scott, celcbre thoologicn, ne en Kcosse, et Tun des oracles de la philosophie scolastique. 11 entra dans I'ordre des Cordeliers et mourut en 1308 a Cologne. Ses nom- breux ecrits ont ete rcunis a Lyon en 1639 en 15 vol. in-folio. On rend depiiis quclques annees justice a cc docteur qui avail ete enveloppe dans I'injuste mepris longtemps professe pour la phi- losophie du moyen age, mais dans lequel on reconnait un esprit ferme, un logicien severe, quoique subtil. On pent consulter a son egard le Diclionnnire des sciences philosophiques, t. 11, p. 165; Vllistoire de la philosophic du moijen age, par M. Rousselot, t. Ill, p. 1-75; VH/stoire de la philosophie scholastique, par M. Haureau, t. 1, p. 112-150; t. 11, p. 507-383. 152 HISTOIKE MACCARONIQUE. avoit prinse. Mors Cingar, en riant, se faict bailler uii sac, lequel il emplit des ossemens, qui estoient soubs la table, et, le chargeantsur Tespaule de Zambelle, luy dit : « AUons-nous-en ; car en ce sac tu portes Chiarine : Zambelle, vien; nous Tenterrerons nous deux. » Et pre- nant conge de tons ces bons compagnons, se met en che- min, et Zambelle le suivoit, assez charge des os de sa Chiarine. Quand ils furent pres la fosse de Cipade ou les grenoiiilles chantent ordinairement, la mettent en repos les rehques de Chiarine, laquelle en son temps a este digne d'estre celebree par le grand Coccaie. La se trou- verent les Satyres, et filles Dryades, lesquelles laissant flotter leurs cheveux espars ga et la, pleurerent Chia- rine : et le pere Seraphin, s'y trouvant aussi, grava en un arbre ces vers : De ce que j'ay este vendue par deux fois Par le malin Cingar avec fraude et astuce; De ce que de ma chair se sent pour une fois Saoullez jusqu'a crever des Moines sans capuzze : Point du tout ne me deuls, mais seulement me plains D'avoir en vie este par un sot gouvernee. Ainsi quand par malheur vous vous voyez contrains Suivre un fol gouverneur, que votre ame bien nee Pleure plustost cela, o vous pauvres hu mains, Que pour se voir soudain de son corps separee ! LIVRE NEUVIEME. C'estoit la feste de sainct Brancat et sainct Ombre \ lesquels, a la priere et requeste de Buffamalque et dc * Ces deux saints sont de la famille de saint Gobelin, dc saint LlVilE IX. 153 Nole, Beltrazze, Evesque de Cipade, avoit canonisez, lors que les paysans s'assembloient desja au quarroi. 11 n'y avoit aucun qui se souciast de sa besche : chacun avoit quitte la charrue, et tous ne songeoient qu'a complaire a leurs amoureuses. lis prcnnent leurs beaux chapeaux de paille, s*accoustrent proprement, se peignent, se ban- dent le front d'une bande bien blanche, chaussent des chausses, ou des braies bien faites, lesquelles, espargnees, pouvoient durer milleans. Lesjeunes gens plus et grands du village, qui se sentoient plus fiers a cause de leur bien, et plus audacieux pour Tabondance de la recolte ordinaire de leurs fruicts, portoient, a tels jours de feste, de belles chausses attacbees tout autour d'esguillettcs, y pouvans ranger commodement lours chemises delicates, lesquelles leurs maistresses et amoureuses ont faites et cousues. Mais, avant, on sonne la cloche pour chanter la Messe; et maistre Jacob s'appreste pour la dire. Cingar avoit prins le gaviot d'un mouton, et Tayant remply de sang, Tavoit accommode subtilement centre la gorge de Berthe, le couvrant si proprement de son collet blanc, selon la coustume, que vous eussiez jure qu il n'y avoit aucune pipperie, et font leur complot ensemble de s'en- tendre Tun I'autre avec leurs parolles. Cependant maistre Jacob, apres avoir amasse tous les autres prebstres de la paroisse, commengoit a gorge des- ployee a chanter la Messe, et les autres le suivoient, et a grands cris ; ils despeschent incontinent Tlntroit, telle- ment quellement, et viennent aux Kyrie, ksquels, avec un bon ordre, ils contre-pointent autant, ct aussi dex- trement que si Adrian*, Constans-, et Jacquct y estoient. Quenet et autres bicnlieureux dont les noms se trouvcnt dans les ecrits de Rabelais et d'autres ecrivains faceticux, mais qii'on chercherait en vain sur le calcndrier. * Serait-ce Adrian Yillart, mentionne parmi les musicicns dont parle Rabelais (nouveau prologue du livre IV)? * Conslanlio TesU, nonnue dans Rabelais ainsi que Jacquel Bcrcan. 184 HISTOIRE MACCARONIQUE. La douceur du chant en estoit si grande, et si plaisante, que les esprits des paysans se sentoyent ravir, et trans- portez ailleurs, quand ils oyoient maistre Jacob, vray musicien, descendre des quintes, et des tierces en une oc- tave, et tirer ces octaves avec une longue haleine. 11 i passe Gloria in excelsis, et vient au CredOy lequel ' estoit si mignardement chante, que si Josquin*, la splen- dour de tous les chantres, y oust este, il oust apprinsa" mieux composer ses Messes musicales. D'autre coste,' on commengoit a preparer ce qui estoit necessaire pour baler soubs Tornie. Car, pour la bonne envie qu'avoient aucuns des prebstres d'estre de la danse, aussi bien que les autres, en brief y estoit venu de Sanctus a V Agnus. Et quand on fut parvenu a la fin de la Messe, maistre Jacob ouyt la cornemuse, et soudain mar- monne a la haste le reste des menus suffrages. Et aussi- tost tous les paysans sortent a la foule de I'Eglise, comme si le feu estoit a la couverture d'icelle. Les jeunes gar- Qons bien esguilletez, et les filles bien fardees, et vestues de leurs belles cottes blanches, et de leurs coiffes, se ran- gent au quarroi. La cornemuse, avec lire lirettey lire li- rorij commence a fredonner plusieurs sortes de danses ; et chacun laisse Dieu pour servir au diable. Ne vous estonnez point, Lecteur, si apres la celebration de la Messe vous n'en voyez pas un retourner desjeuner en sa maison; car ils penseroient commettre un grand sacri- lege, s*ils alloient a la Messe les boyaux vuides. Maistre Jacob et les autres prebstres ne musent gueres : ils se despoiiillent habilement de leurs aubes, de leurs amits, et de leurs robbes, et s'en viennent premierement droit a la table. On leur sert une oye, une longe de pour- ceau gras, et sept poulles. Ils mangent tout, et a grand' peine laissent-ils les os aux chiens ; car ils se resouve- * Josquin Des Trez, mort vers 1551, Tun des plus celebres mu- siciens du seizieme siecle. LIVRE IX. 155 noient de I'ordonnance du Vieil Testament, qui coin- mandoit de ne laisser aucun morceau au lendemain. Apres done qu'ils eurent avalle toutes ces viandes, et jette les os soubs la table, ils se levent plus cuicts que cruds, estant leur pot bien plein du bouillon de la bou- teille : et s'en vont soubs la saussaye, ou la corneuiuse invitoit chacun d'aller. Maistre Jacob, tenant en sa main tous les deniers qu'il avoit receus a Tofferte, faisant baiser la platine, les donne tous aux cornemuseurs, et leur com- mande de sonner la pavane, et puis, prenant une belle fille, nommee Pasquiere, commence a danser; mais a grand'peine pouvoit-il mouvoir son ventre plein. Cingar, qui estoit la present, ne se pouvoit tenir de rire voyant danser Maistre Jacob. Un paysan, qu'une mouche avoit pique soubs la queue, s'en va vers Berthe et luy deniande si elle vouloit danser. Cingar, appercevant cela, luy fait signe de Toeil, comme il estoit ruse en son mestier. Berthe, qui sgavoit desja bien ce que Cingar vouloit faire, accorde a Tautre, et, luy tendant la main gauche, se leve et va danser avec luy. Cingar, fermant un oeil, estant fm et advise, regarde Berthe et ce qu'elle faisoit, ainsi qu'ils avoient convenu ensemble. Icelle commence a trotter le- gierement la main du galant, comme on fait quand on veut faire une secrete declaration d'amour. Ce gentil compagnon, sentant une certaine allegresse s'estendre par tous ses membres, dansoit plus legierement, avec les deux pieds joincts, faisoit en Tair des sauts de bon cou- rage, et n'eut voulu lors avoir le cul dans une ruche de mouches a miel. Berthe, considerant ses gestes, joue des orgues avec ses menus doigts sur la main du compagnon, en la serrant quelquefois, et, la frottant plus souvent, elle feint de souspirer. Le compagnon croit qu'il y a de Tamour, tellement que, se sentant chatouille, il la cha- toiiille aussi de ses doigts en sa main ; et le pauvre ma- lotru croit a la bonne foy estre aime. Ils se retirent enfin ensemble un peu loing de la compagnie et disent lo6 HISTOIRE MAGCARONIQUE. Fun a Tautre cinq ou six parolles en parlant bus ; niais, apres six, ils en adjoustent huict, et apres huict, Irente, quarante, et apres les quarante, le compagnon a envic d'une autre danse ; il la prend par la main, il la tire, elle le suit volontiers quelque part qu'ii la veut mener : va vers TEglise, pensant ce badin, en quelque coing d'icelle ou derriere Tautel, ou dedans le clocher, jouir d'un si bon butin. Incontinent Cingar, jettant I'oeil sur eux, s'advance avec un cousteau en la main. Le peuple accourt de toutes parts, ne sgacbant que c'estoit, quel debat, quelle que- relle il y avoit. Mais soudain fut cogneu ce que c'estoit. Cingar, ayant monstre avec le doigt comme Bertlie sui- voit ce paysan, ainsi qu'une villaine putain suit apres soil putacier, Cingar Tattrappe, la prend par les cheveux, la pousse et s'escrie : « Ha, meschante, sera-il ainsi? Est-ce ainsi qu'il faut garder a son mary les ordonnances et sta-^ tuts de TEglise? » Et, en ce disant, avec son cousteau tren- chant, comme un rasoir, a la fagon d'un bourreau ou d'un boucher, couppe le gaviot de mouton qui estoit plein de sang, et semble avoir couppe la gorge de Berthe. Icelle- tombe en terre, fait la chatte morte et se remue apres toute, comme si la vie s'en alloit de son corps, et, fei- gnant fort bien de rendre les derniers soupirs, battoit la terre avec les pieds ; et, tournant les yeux, et puis peu? a peu les fermant, sembloit estre entierement morte. A ce bruit, tous ces paysans, quittant la les filles, accou- rent, prennent les armes et s'escrient merveilleusement. Cingar ne faillit a se voir soudain environne de telles gens, et en eust endure, s'il n'eust saute legierement un fosse, et en diligence ne se fust retire en une maison, fei- gnant fuir et craindre ces paysans; et, avec les deux mains montant au haut du toict, il se monstre courant sur ice- luy, et se retire a couvert derriere la cheminee, de peur d' estre touche de coups de bale ou de traict. S'estant ainsi cache, il monstroit un peu la teste au-dessus du LIVRE IX. i57 mur, et, avec une parolle tremblante, disoit : « 0 bons compagnons, pourquoy me voulez-vous tuer? — Parce que, respondirent-ils, tu ne souffres pas un de nous au- tres vivre en repos, et tu broiiilles et mets sans dessus dessous toutes les affaires de Cipade, meschant larron que tu es ! Tu fais tons les jours cecy ou cela : et penses-tu que nostre republique veuille endurer tant de maux, tant de pertes, tant de ruines ? Nous ne nous soucions pas, si tu as couppe la gorge a Berthe : ce ne seroit que bien fait, que tout tant qu'il y en a au monde qui lui ressem- blenten eussent autant. Mais nous sommes inarrisde ce que tu broiiilles ainsi la feste de sainct Brancat, qui regit et garde nos murailles, nos assemblees, nos peres et nostre Senat. » Cingar, faisant la Magdelaine croisee, leur dit : « Si vous voulez me pardonner ce mcschef, et si vous voulez jurer que vous mi me ferez aucun mal, je guari- ray Berthe et la ressusciteray toute vive; et si je n'en viens a bout, arrachez-moy le cceur et jettez aux cbiens ma ratte. » Iceux, estonnez, se regardent Tun I'autre, et s'esmerveillent de ce qu'un homme si meschant et si malin ose promettre de remettre en essence un corps mort. II n'y a pas un qui ne soit bien aise de voir un tel miracle. Et, partant, ils donnent leur foy, laquellc neant- moins est la plus infidelle qui puisse estre, soit de pay- sans Padoiians ou de la Romaigne. U ne faut point du lout avoir foi aux paroUes des paysans. Cingar, toutefois, les croit, ou feint do croire a tels larrons, et descend du haut de la maison a has, et de la s'en va a TEglise. Tout le peuple le suit, estant sa cous- tume de se precipiter pour veoir choses nouvelles. U s'en vaau lieu ou Berthe estoit tombee les yeux renversez, et avoit fait les signes d'une personne morte. Mais messire Jacob r avoit transportee de la, sgachant bien les ruses et subtilitez de Cingar, pourlesquelles seconder il avoit bien conduit la barque. Car il avoit fait enlever de la Berthe, laquelle s'estoit laissee porter ou on avoit voulu, comma HISTOIRE MACCARONIQUE. si g'eust este un corps mort, laissant ses jambes pendre 9a et la avec sa teste, ainsi qii'une cornemuse non enflee. On la met au milieu du revestiaire, comme est la cous- tume du pays, et messire Jacob ne souffroit personne approcher d'eile, de peur qu'on appergeust qu'elle respi- roit et prenoit vent. Sou vent il Tencensoit, et avec le guipillon Taspergeoit d'eau beniste et chantoit le La%an rum. La cloche sonnoit ; on faisoit la fosse : une grande bande de femmes y accouroit, criant et pleurant si aspre- ment que les oreilles en estoient rompues a un chacun. Cingar approchoit desja, lors qu'on estoit a In Para- disiim. Apres laquelle Antiphone, Berthe devoit estre jettee en la fosse. Cingar, approchant, crioit : « Mon pere, messire Jacob, que vostre reverence veuille un peu avoir patience 1 J'espere que pour neant vous luy aurez donne les ensencemens de la mort. » Et, en ce disant, il entre en I'Eglise, suivy de tout le peuple, et s'en va droit a I'autel, au devant duquel il s*agenouille, et, levant ses yeux au ciel, pria environ une heure, puis, estant releve avec une belle gravite, s'en retourne au revestiaire vers ; Berthe, laquelle il promet remettre en vie, et puis il tire i de la gaine son cousteau, je dis le mesme couteau avec lequel il sembloit avoir couppe la gorge a Berthe et Ta- voir fait mourir. II esleva un peu ses yeux en haut, tous ' mouillez de larmes, et commenga a faire telles prieres j avec une voix lamentable : « 0 mien cousteau, qui m'es plus cher que tout le reste du monde, lequel ne pourroit estre achete par tous les thresors, quels qu'ils puissent estre, qui avez desja fait paroistre au monde tant de mi- racles, je vous prie, par la vertu de saint Berthelemy, qui es encore rouge et ensanglante de son sang, lors que les Roversans luy arracherent la peau ; si en ta devotion je dis tous les jours, les genoux en terre, mon chappelet, si pour toy je jeusne tous les Dimanches, si je t'ay derobbe et enleve d'entre les mains de ces chiens de Turcs ; je te prie, je te supplie, et avec tous voeus te reprie, que comme LIVRK IX. 159 Berthe est morte par ta playe, ainsi, par ie merite de ta vcrtu, die puisse maintenant ressusciter ! » Ce disant, il feit deux ou trois fois le signe de la croix, pronongant entre ses dents quelques pseaumes, et soudain la morte feinte commenga aussi-tost a se mouvoir, et a ce mouve- ment le peuple s'escria merveilleusement; puis, eslevant les yeux en haut, beaucoup de personnes furent si saisis de peur, qu'ils eschapperent de la bien vistement. Et apres se leve sur les pieds, disant : « Helas ! pourquoy m'as-tu luee, 6 Cingar? » Et celuy luy feit response : « Pourquoy faisiez-vous ainsi des cornes a Balde? — Pardonnez, dit Berthe, a un sexe si tendre et si fragile. La feinme est faicte du masle; la fernme desire le masle : donnez-nous des gardes, vous autres, si faire le pouvez. Une femme, qui est esloignee de son mary, ne peut, en quelque sorte que ce soit, estre sans homme. Et, si d'avanture il y en a aucune, c'est un grand miracle. » Alors tous les paysans accouroient de toutes parts, crians tant qu'ils pouvoient, et faisans retentir en Tair leurs cris et admirations, di- sans : « 0, 6 miracle! 6 le grand miracle! entre tous les cousteaux, il n'y a point tel cousteau que cestuy-la ! 0 ! tres-sainct Cingar, nous ne t'avions jamais creu estre si devot et avoir avec toy un si riche thresor. » Cingar meine lors Berthe en TEglise, et monte avec une grande apparence dessus Tautel, et la avec belles parolles annonce au peuple le merite de son cousteau, disant : « 0 ! gens devoticux, voyez le sainct cousteau : voyez le cousteau, avec lequel la meschante forteresse de la Romagne, la forteresse des Roversans, pleine de mes- chans paysans, a renverse cruelle la peau de sainct Ber- thelemy, comme elle eust fait celle d'un veau ou d'un chevreau. Voicy Theureux cousteau. Voicy le beau thre- sor, qui n'a point, et n'aura son semblable en TEglise de Sainct-Marc C'est celuy, qui pourra guarir, et * La cathedrale (Ic Venisc; on y conservait beaucoup de reli- ques. 160 HISTOIRE MACCARONIQUE. affermir vos playes ; qui guarantira de male peste vos malades : c'est celuy qui ressuscite les vifs et les morts. Vous n'avez pas veu maintenant ressusciter Berthe? Ainsi pourra-il rendre les morts sains et gaillards. Ac- courez : que regardez-vous la? Accourez, 6 peuple, ac- courez, dis-je, pour baiser ce sainct cousteau ! » A ceste exhortation, le peuple s'advance, et se presse, comme quand les pores courent tant qu ils peuvent au clacquet du chauderon, et tiennent leurs groings dedans Fauge pour humer le lavage, lis se pressent les uns les autres I pour baiser ce cousteau, lequel Cingar leur presentoit, 1 et, comme font les prebstres, quand ils presententla pla- tine a baiser a Tofferte, leur disoit Pax tecum j avec une contenance asseuree ; sentant en son coeur un grand contentement a cause des liards qu'il oyoit sonner de- | dans le bassin, lequel messire Jacob avoit apporte poiii" recevoir Toffrande ; aussi, tenoit-il la coiffe de Berthe, en laquelle ces paysans jettoient de bons grands blancs. La predication de Cingar avoit dure environ une \ bonne heure, lequel on eust pense estre frere Bobert*; i car il alleguoit le Sexte^, les Decretales, le Decret^, la | Somme angehque, la Glose, la Bible, et sainct Thomas. II n'y avoit point eu, entre tons les moines estudians, Bacheher, ou Begent, ou Scotiste, plus s^avant que luy. II renversoit sans dessus dessous toutes les subtilitez des Utnim : il faisoit des argumens, il nioit d'un coste, * Ce frere Hobert est Robert Caraccioli de Licio, qui fut re-| garde comme le Massillon ou le Bourdaloue du quatorzieme siecle, et dont les Sermons ont eu pres de quatre-vingts editions differentes de Un a 1500. * II s'agit du liber sexlus Decretaliim de Boniface VIll, qui] fut imprime pour la premiere fois a Mayence en 1468. ^ Le Decretum de Gratien, public a Strasbourg en 1481, fut longtemps le code de ce droit canon qui tenait dans la vie de nos ancetres une place bien plus considerable qu'a present. II a ele reimprime maintes fois et notamment en 1726, a Rome, par les soins de J. Fontanini (2 vol. in-folio). LIVRE IX. 161 il prouvoit de mesme ce qu'il vouloit. Or, craignant que quelqiie fin et accoit virist sur le lieu, qui eusl peu a rinstant descouvrir son faict, il cache et reserre son cousteau, et descend de dessus I'autel, et s'en retourna en son logis charge de bon argent. Berthe, sans parler a personne, le suivoit. Apres que Cingar fut party, Messire Jacob appelle tons ses paroissiens au din don de la cloche, et tons les ciloyens de Cipade. La, les plus sages s'assemblerent, et proposerent par entr*eux huict opinions dignes d'un Caton : aussi, n'estoyent-ils pas que huict, ausquels on se rapportoit de tout. Iceux furent Bertasse, Mengue, le Bossu, Gugnane, Gurasse, Zanordin, Garabin, et Lance- feuille. lis font par entr'eux un long discours sur ce sainct cousteau, a sgavoir : Si le peuple de Cipade vou- loit Facheter a conimuns despens, et le mettre en la chasse de sainct Brancat, afin que le peuple luy peut faire ses prieres La conclusion tut de Facheter, et la charge d'en faire le marche fut donnee au Bossu et Lan- cefeuille. Ce conseil parvint aux oreilles de Zambelle. 11 eut soudain ceste envie d'avoir luy seul cet honneur et ceste renonrimee, que ce cousteau fut en sa possession, et qu'il en eut seul le proiit. II se propose desja (ju'a- vec iceluy, il pourra ressusciter Chiarine, s'estonnant fort d'avoir veu Berthe estre redevenue en vie. II s'estime le plus heureux du monde, s'il peut ohtenir la gloire qu'il se propose, inoyennant ce cousteau. II parte a soy- mesnie, et se belute tout le cerveau, et dit : « 0, si Cin- gar nie vouloit vendre le cousteau, ma vache ne pourroit- ellepas facilement reprendre vie?Ne pourrois-je pas as- sonimer nia Lene autant de fois qu'avec le hasten elle nie chatoiiille les reins? et puis, apres Tavoir ainsi tuee, luy reniettre la vieau corps, coinme auparavant ? 0 quel gain je ferois avec ce cousteau ! (]ingar a gaigne aujourd'huy plus de mille liards : ne me donnera-on pas des a^ufs, de.s pouilets, dont je deviendray riche en liols juui ti? » 11 16-2 HISTOIRE MACCARO NIQUE. Sur telle proposition, il sen vient au logis de Cingar, et le tire a part, disant qu il luy vouloit dire un mot en Poreille, de peur que ces lourdaux de paysans enten- dissent le secret : et s'estans eux deux mis a Tescart, Zambelle parla a luy en ceste sorte : « Mon amy Cingar, m'aymes-tu? — Plus que toy-mesme, respond Cingar, tu Fas assez esprouve. — Me veux-tu vendre, dit Zam- belle, ton cousteau? — Non, respond Cingar, et par- donne-moy, si je f en refuse. Cela importe trop a tout le monde, et mesmement a Milan. — He, he, dit Zam- belle, je te prie, contente ton amy et compagnon ! Qui a-il a contenter, si nous ne contentons nos amis? fais- moy ce service, et puis commande-moy ce que tu vou- dras. Car, qu'une bosse me vienne au bout du nez, si je ne refuse mille paradis pour toy, Vends-moy ce cous- teau, je te bailleray ce que tu voudras, demande ! » Mors Cingar, jettant un grand soupir, se taist pour un pen, premeditant ce qu'il vouloit. Puis dit : « 0 frere, mon amy, j 'acquiesce a si grandes prieres. Ce m'est une chose bien dure et amere de vendre un joyau, vendre les de- lices de ce monde, et le thresor du ciel. Mais que fe- ray-je? ou me tourneray-je? puisque celuy, qui jour et nuict a pouvoir de me commander, me fait une telle de- mande? Je sgay bien que tu peux beaucoup en toutes affaires. Mais il n'est point besoing de tant de parolles. Le cousteau est tien, tout ce que j'ay est a toy : com- mando ! Va trouver Messire Jacob, et Briosse, parle a eux, qu'ils facent, qu'ils defacent, qu'ils dient, et redient : tout ce que vous ferez ensemble soit un Evangile ! » Zambelle saute ^a et la, estant joyeux et allegre au possible, et s'en va vers Messire Jacob, et puis vers Briosse. On fait un accord en lieu secret, approuve par les premiers docteurs, et sages de la ville, et le Bossu faict cet acte : « Soit, a tons habitans de Cipade, notoire, que a present Cingar a vendu le cousteau de sainct Bar- thelemy a Zambelle, pour le prix de trente ducats, avec LIVRE IX. 163 telle condition toutesfois, que toutes et quantes fois que Cipade voudra rendre ladite somme a Zambelle, iceluy sera tenu rendre ledit cousteau, et ne retenir par-devers soy telle relique, jviquel appartient faire construire une belle chapelle en TEglise, en laquelle ardroit tousjours une lampe, et sur les murailles de laquelle on peindroit les miracles advenus par son moyen, tant ceux qui sont ja faits, que ceux qui se feront cy-apres. » Zambelle cber- che a trouver deniers, veut vendre tout ce qu'il a, sa maison, sa fenime Lene et soy-mesme. II n'a point faute d'acheteur, et le badaut vend ce qu'il peut a Bru- nei et a Lanfranc. Schiamine acheta sa maison, et les deux autres acheterent le reste, les marres, les beches. les focz, les rasteaux, les barils, les coqs et poules, les baches, avec mille vetilleries de mesnage. Lene, au re- fus de tout autre paysan, fut engagee pour neuf sols a Messire Jacob ; et ayant Zambelle amassc de toutes parts les trente ducats, il les bailie a Cingar, lequel les met en sa bourse, et, en flechissant fort bas le genouil, luy bailie le cousteau en la presence de Briosse, qui en passa Taccord. Ce Briosse estoit Notaire, bien enlendu a derobber, et nay pour escorcher les paysans; car il avoit tousjours en sa bourse sept ou liuict faux tesmoings, qui de droit ne demandoient que le feu, il y avoit long- temps. Si Nature luy eust donne autant de mains que Mantoue nourrist de Juifs Baganaies, que la Romagne pend tons les ans des larrons, on les eut toutes cou- pees a Briosse par jugement : car il avoit falsi He autant d*instrumens, que la Marque envoye et distribuii de (i- gues par tout le monde. Zambelle bappe soudain co cousteau, et aussi avidement que feroit un febricitant, de Teau, ou un affame, un morceau de pain : mais le miserable se trouvera enfm avoir prins une grande fles- che, et avoir les mains pleines de freslons. Quand il fut venu chez soy, il voulut faire respreuvc de son cousteau. La premiere qu'il en feit fut sur Lene, 164 HISTOIRE MACCARONIQUE. et la seconde sur Chiarine. En presence de plusieurs, il prend a I'impourveu Lene et luy fourre ce cousteau au milieu de la poitrine, et de son corps la vie s'envola a la pure verite. Puis, il dit : « 0 mon cousteau! He, suscite et remets en vie ma femme ! Je fen prie, par la vertu de sainct Barthelemy ! « Mais c'estoit aiitant comme s'il eust parte a une muraiUe. EUe ne luy fait aucun signe de vie. Aussi, estoit-elle toute roide morte. Zambelle poursuit, baise le cousteau et puis dit : « 0 mon cousteau, je te prie : He, pourquoy Lene ne revient-elle en vie, comme nagueres vous avez fait ressusciter cetse poltronne de Berthe? J*ai employe tout ce quej'ay pen pour facheter. Quoy done? Quoy done, mon coeur, que fais-tu? Ainsi me tromperez-vous, mon cousteau? Mais ses veiiies et son poulx ne bat aucunement ! » Alorsun amas se fait de grand nombre de paysans, et s'assemblent ensemble les plus sages. Le Bossu faisoit le Consul, n'en estant point de plus caut que luy. II estoit frere jure a Tognazze et n'eust rien entrepris sans Fadvis de Tognazze. Cestuy-cy assemble tous les Cipadiens, et, s'estans tous assis devant Tognazze en grand nombre, au signe du Bossu, chacun tint bouche clause. Tognazze estoit monte sur un haut tronc d'arbre et commenga ainsi a remner les levres : « II est vray, Messieurs, qu'on nous a icy assemblez pour vous donner a cognoistre toute ceste cause. Nous sommes icy cinq pilliers de Cipade, Ber- tazze, Mengue, le Bossu, Cugnane, et moy Tognazze, qui sommes deliberez de garder le dicton du Catonnet * : Combats pour la patrie, si tu veux vivre sainement. Icy les femmes ny les petits enfans ne sont venus, desquels nous avons pleines maisons ; vous sgavez qu'ils sont moins capables de conseil. Vous estes tous hommes dez long- temps masles : vous etes les defenseurs, vous estes la * Recueil de sentences morales aUinbuees a Caton, et I'un des livres les plus repandus au moyen age. Son autorite est invo- quee plus d'une fois par Merlin C.occaie. LIVRE IX. 165 targe et bouclier, vous estes Tespee de Cipade. Que vaut, je vous prie, Mantoue, sans nostre Cipade? Me voicy pre- sent : je ne manqueray a la verite de ce qui est mien. De bouche je vous donnerai conseil, et, par effect, aide, vou- lant bienexposer ma vie pour mes Citoyens. Partant, les Senateurs vous font scavoir ce que maintenant, comme par le passe, nous avons a questionner et debattre avec les compagnons de Balde. Tousjours ces meurtriers, ces assassinateurs, ces larrons et ces gens de diable, ont cherche de rompre le rcpos de Cipade. Que les crai^ons- nous? Quoy? dites : ne tenons-nous pas en prison enclie- vestre la lie et Tescume de tous les larrons, Balde? qui est le chef, qui est le Roy, qui est le Prince des mes- chans, n'est-il pas a la Cadene par la vertu de Tognazze? Si la teste est emportee, que craignons-nous les autres membres? Vous souvienne des questions et des plaids de Carazze! Estant la force de Cugn^ne, si grand', qui est ici present, et vous ayans aussi esprouve, qu'il ne fait gueres bon gratter ma pause. Qui est ceste malheu reuse sangsue, qui est ce ver a chiens, qui ose exciter ces dia- bles a cbatoiiiller les mouches guespes? Les Medecins vont-ilsde leur bon gre chercber leurs malheurs? Cher- cbent-ils de la brigue et de la controverse? Nous leur don- nerons de la brigue. Or sus, tenez-vous fermes, je vous prie, soyez constans, mes freres: laissons-la le bien, lais- sons la vie et nos propres enfans, laissons le pays, si aucun veut assassiner nostre honneur : s'aille faire pendre qui n'a soing de I'honneur I II y a long-temps, 6 Peres, que vous me congnoissez estre Tognazze? Voicy present le Bossu, par la vertu duquel Cipade a souvent triomphe de Mortelle et a touche jusquesau plancber du ciel. Qu'il aye soin des armees comme Consul, jusques a ce que nous ayons reduit a neant les bravacbes de Balde. Vous avez veu comment le pauvre Zambelle est demeure la nourri- ture des poux, achetant le cousteau de ce ribaut de Cin- gar, et comme il ne luy est demeure pas seulement un 166 HISTOIRE MACCAKONlyL't. cordeau pour se pendre. II a perdu sa maison, il a tue sa femme, il a vendu toutes ses terres, ses chevres et toute autre chose qu'il avoit : et nous toutesfois (6 combien est grande la horite qu'en souffre Cipade!), nous, dis-je, ayans eprouve tant de fois les ruses de Cingar, voila, nous pres- tons encore Foreille a ce meschant! II fait tous les jours cecy ou cela. II derobbe icy, il derobbe la; il trompe un chacun, il se mocque, il jure, il se parjure, et nous, pau- vres gens, nous ne croyons de rien moms a luy qu'a sainct Aloie, a sainct Beuf ou sainct Belin, tant Cipade endure patiemment ce ribaut! Croyez-moy, o Peres con- scripts, la victoire est a nous. Icy viendra Cingar; il se mettra au filet, le meschant; il fuit le gibet, il reculeen arriere ; il sera neantmoins prins au trebuchet, et, comme la traie, il se viendra prendre a la glus. J'ai dit. » Lors Zanardin se leva de son siege, et, tenant ses deux mains sur ses hanches, apres avoir, comme sage, crache deux et trois fois, ainsi parla : « 0 cancre ! comme a bien dit Barbe Tognazze, estant un autre pere Ciceron, et ce grand Aristole, lequel avec beaux vers a chante : Escrire faut aux petiis clercs, Qui premier, de Troye aux bords vcrU, S'en viut descendre en Italic. Mais je croy que Cingar ne sera jamais prins au piege. Vous SQavez la raison et n'est besoin que je la die. II nous trompera et nous fera suer d'ahan; car qui est le diable qui voulust s'opposer a luy? II y a un certain Venitien, Syre Pole, et iceluy n'est point du rang de pescheur, ne de ce petit menu peuple de Mouran * ; il n'est point bar- querotier, qui aille crier : (( A la barque ! » Mais est gentil- homme de la race de Fasole, qui a tousjours tenu les pre- miers lieux du grand Conclave et a fait pendre un millier de Caodefiens. Cingar, malin, subtil, a de si longuemain * Murano, petit port dans les lagunes de Yenisc, habile par de» pecheurs. LIVKE IX. i67 gaigiic son amitie, qu'il obtient de luy toul cc qu'il veut au moindre signe qu'il luy face, a sa simple paiolle, el meinc ce ])on homme par le nez, comme on fait un bufle. Pensons-nous d'advanture combattre contre sainct Marc? J'ay dit mon advis, vous mepardonnerez. » Soudain Cugnane saillit en place, en cholere. « (Juoy, dit-il? Que baves-tu, Zanardin? Nostre Cipade n'estime pas Venise une figuc, non pas cinq censes. Quelle brave- rie sgauroit faire sainct Marc contre Cipade, encore qu'il aye Tespee nue en la main, encore qu'il aye une longue barbasse pendante jusques aTestomach? Sainct Marc n'est point le Bossu, n'est point Cugnane, qui porte et barbe et espee; mais plustost il ressemble a un mastin, et a ces grands chiens, qui avec leurs regards hideux espouvantent le peuple. Celuy qui porte une espee et une grand'barbe blanche, si tu ne le sgais, on le nomme sainct Paul. Mais c'est nostre folic : nous voulons mesler avec nos affaires les Saincts bienheureux; ne veuilles escrimer avec les Saincts, dit le proverbe. » Alors Gurron print la parolle. « Jene loue point cecy, dit-il, et n'endurerny d'estre contraire aux compagnons de Balde aucunement, quand toutes choses seront certes considerees grossement : ne pensez point avoir aucun se- cours de moy. » Lancefeuille, se levant tout cbolere, luy respond : « Tu ne donneras point de secours? Que dis- tu ? Penses-tu te separer d'avec les autres I 0, la grande perte! Nous laisscrons ceste cntreprinse pour toy?)) Gurron, impatient, luy replique : « Je croy, dit-il, et ticns pour certain, que tu laisseras a grand' peine ceste tienne entre- prise. Tousles jours iras, reviendras, remueras plusieurs affaires, et, pensant avoir tout fait, tu trouveras n'avoir rien fait, et toute ceste peine ne sera que pour tirer pro- fit, non pas pour cc que tu veuilles defendre Testat de Cipade; mais pourrapiner, et derobber mille bons grands blancs a Cipade. » Les Peres du Senat, emeus pour telles parolles, bour- 168 HISTOIRE MACCARONIQUE. donnoient ensemble, et dirent : « Gurron, ta langue, tousjours sale et mal nette, parle trop! » Gian, Pannade, Garofolol, et plusieurs autres excuserent Gurron ; autant en lirent Girardet le Tanneur, Mengue, et Tonal. Enfin, il fut arreste (Gurron en crevant de depit) d'envoyer au Podestat le Bossu et Barbe Tognazze, pour avoir de luy permission de mener enarmes les compagnons; et ce fait chacun s'en retourna en son logis. Cependant Cingar est adverti par Gurron de la resolu- tion du Conseil, fait et assemble a la sollicitation du Bossu et de Tognazze; il s'en rit, et amasse aupres de soy de bons et braves soldats : et, entre autres, Brunei y vient, Gambe, Scbiamine, Lanfranc ; Americ brule du desir de combattre. Galete aussi fait bien le brave : Tun porte une arbaleste et Tautre une pistole : Pizzanocque tient un espieu : Scivalle un voulge : Jambon porte sur son espaule une grand'coignee, forgee de bon acier : Rigasse porte aussi une arquebuze bien chargee de poudre, tousjours prest a mettre la mesche allumee en Tesmorche. L'Aurore n'avoit pas encore chasse les tenebres de la nuict, quand Cingar amassa tous ces gentils compagnons, et les feit marcher par le milieu de la ville de Cipade, donnant grande terreur a un chacun; et le Caporal, pas- sant avec parolles hautes, fait bruit, et commande a tous les autres de crier haut : « Sus, sus, qui veut se gratter avec nous, vienne en place! 0 villacques! 6 porceaux! 6 canailles ! 6 gens de peu ! 6 faitneans ! 6 poltrons ! 6 gueux pleins de poulx ! 6 assommeurs de pain ! Sus, sus, qui veut se gratter avec nous vienne en place ! » Bravans ainsi tous avec telles parolles, faisoient a leurs ennemis avec la bouche des peterrades ; et Scbiamine met le feu a sa pistole, et la poudre de Tarquebuze de Rignazze fait un grand feu. II se fait un grand bruit, et tuf tofrai- Sonne partout, Bertazze oit ce tintamarre; aussi fait Cu- gnano, Tognazze, et tous les autres. lis se cachent, ils s'erierment, et, verroiiillans bien leurs buys, se tiennent LIVRii IX. 169 ainsi en leurs maisons. Ceci advint en la sortc, comme quand les veneurs, partieapied, partie a cheval, donnent ordre a leur chasse, et au son du cornet, ou dela trompe, les chiens clabaiident haiiy bau : Tun prend un espieu, Tautre une laisse, Tun un cheval; un autre crie : « Hau, hau, » et les chiens, a ce cri, s'empoignent Tun Tautre, ct s'entrepelaudans s'espoussetent eux-mesmes avec le nez le cul. Les lievrcs et les renards escoutent cependant ce bruit, se tiennent quoys en leurs buissons et es bois, et ne veulent rnettre au vent pour tel bruit leurs pulces et tanes. Ainsi le Consul le Bossu, Cugnane Tribun, et les autres Senateurs, et tout le peuple deCipade, se contien- nent cachez en leurs logis. Toutesfois le dictateur Barbe Tognazze reprend cou- rage, et, confortant les autres, s'en va seul a la ville. (]in- gar Tadvise; il se recule do ses compagnons, et, estant en armes, se va cacher en un bois, par lequel on passe quand on va a la ville. Tognazze, cheminant, se fantasioit beau- coup de choses en rentendement, et se promet de ren- verser bien toutes les ruses de Cingar. Mais tu ne te souviens point de la fable d'iEsope, 6 Tognazze ! en la- quelle, la souri dressant embusche au morceau de lard, le chat luy en dressoit de mesme. Cingar s'estoit mis en embuscade : Tognazze vient; s'estant approche, Cingar sort, etle tourne tout autour, et, ayant en main un bon baston fendu en quatre, torche a bon escient la bossc de Tognazze; et pour ces coups tomba par terre la forteresse de Cipade, celuy qui estoit le plus grand de tons les sages, la reputation de (Cipade, qui avoit cste six fois ! Consul, le grand soustien de raison cheut par terre, et le pillastre fort et ferme fut ren verse sans dessus dessous. Puis Cingar s'en va au loing, ayant premierement prins avec soy Berthe et les deux fils gemeaux de Berthe, et so retire vers le quartier de Mantoue, s'allant cacher es montagnes de Bresse. Et toy, Lacquay, mets la selle sur mon mulct; car Tenvie me prend d'aller a la ville. 170 IIISTOIKK M ACCAKONIQUE. LIVRE DIXIEME. CiNGAR, aymant de tout sou coeur Balde, toute la nuict ne ^ fait que resver apres luy, et, ayant bon courage, remue tous les moyens en sa cervelle pour tirer hors de prison celuy qui estoit fils de Mars ; et dit a Bertlie : « Je tireray Balde liors de prison; ou bien je me feray tailler en plus de mille quartiers.w Et puis, la laissant fournie et garnie de ce qu'elle pouvoit avoir besoing, il s'en va par les boas, n'osant se monstrer, pour voler ce qu'il pourroit trouver, et proposant en soy-mesme mille inventions et subtili-l tez, pour mettre Balde hors du lieu ou il estoit. Cheminant par une forest, il rencontre d'adventure et void de loing venir vers luy en son chemin deux Corde- liers, lesquels se faisoient assez entendre par le tic toe de leurs galoches, qui coustumierement leur mangent le dessus du pied lequel ils tiennent nud. Iceux tiroient parj le licol apres eux un asne charge de pain, et ne se pou- voit bien juger qui estoit d'entr'eux Tasne ; parce que Tasne et le Cordelier sont converts de mesme poil. Cin- gar, les voyant pres de soy, soudain prend avec les deux mains son voulge, avec telle contenance, comme s'il vou- loit les tailler en quatre. Iceux promptement selaissent tomber sur ieurs 'genoulx, crians pardon, et faisans mille croix. Cingar leur fait quitter Thabillement, ne leur lais- sant que le haut de chausses et le breviaire pour dir( leurs vespres; et, leur commandant de se retirer, il demeure seul avec ces habits et Tasne. Quefait-il? Er premier; ii se couppe la barbe avec des ciseaux, et par sui LIVKE X. 171 sa chemise accommode dextrememeiit la haire du beau pere general : puis, prend la grande robbe grise, et, par dessus le capuchon, se ceint de la corde nouee; s'estant deschausse a nuds jambes et pieds, prend les galoclies, et enfin il met sur ses espaules le petit manteau du frater, soubs lequel, au lieu d'un panier, il porte son escarcelle, oil estoient ses tenailles et crochets, avec lesquels il ou- vroit les serrures^ ou degondoit les buys, et avoit aussi en icelles des autres ferremens qui luy servoient a forger de la fausse monnoye. 11 n'est plus Cingar, parce qu'il est vestu de saincts habits : et toutesfois il est tousjours Cingar. Car la robbe, ou le froc, ou le roquet ou Ic ca- puchon ne fait pas lespersonnes saincts. llii ! bien souvent soubs de saincts habits sont cachez des meschans, et la laine des brebis couvre quelquefois des loups. Soubs tels vestemens Cingar espere tirer hors Balde, n'ayant aucune autre csperance de ce faire. II desmanche incontinent son voulge, et cache le fer sous sa robbe ; le manteau couvre tout, Prenant son asne, nonnne Hig, pour compagnon, monte dessus, et le charge cncor' de ses bissacecs de pain. II fait alter son asne par les monts et vallces, et n'eut voulu avoir pour iceluy une hacque- nee frangoise, tant bien cet asne alloit Fainble. Quiconquc le rencontre luy fait grande reverence; car il senibloit un sainct Macaire : et quand il cut blaspheme, vous eussiez dit que c'estoyent vespres qu'il disoit, tant il se feignoit cstre un ])on Religicux faisant le torticoUis. II va par les maisons, et de porte en porte demande un morceau de pain en aumosne. Chacun luy donne dupain, du vin, du "sale; et Tasne en estoit enfin si charge, qu'a grand'peinc pouvoit-il plus marcher. Mors Cingar, estanl revenu de sa queste et despouille ses habits monachaux, retournoifc comme devant en son premier habit par les bois, et puis alloit a la ville vendre tout son butin, et en tiroit de bon argent. Enfm, voulant venir a ManlouC; il entrc et passe si sub- 172 HISTOIRE MACCARONIQUE. tilement par les portes de Cipade, qu'il n'est aucune- ment recogneu, et apper^oit Zambelle dedans un champ, qui au soleil faisoit reveue de ses poux, et en avoit ja fait une grande boucherie. (lingar talonne son asue, et s'enva droit a luy. « 0 ! dit-il, que fais-tu? Bonne vie! Quoy? hola, bon homme ? Ne sgaurois-tu point oti est Zambelle? dis-moy ? en sgais-tu rien ? » Zambelle respond : « J'es- tois Zambelle pendant que ma vache Chiarine estoit va- che : mais, apres qu*elle est devenue cbevre Chiarine, je suis devenu autre, et ne suis plus Zambelle. — Tu me comptes, dit Cingar, mon amy, une grande chose, 6 Zambelle, que tu ne sois plus par cy-apres mon Zam- belle, mais un autre, comme autrefois a este la vache Chiarine non chevre : mais, encor' quetu sois une souche, ou quelque vieux pot a pisser, dis-moy pourquoy est-ce que je te vois ainsi tout dechire? — Ainsi la disgrace, respond Zambelle, traite les miserables. Je suis deses- pere, et la caguesangue ne me sgauroit faire mourir : j'ay este autrefois riche, et maintenant la pauvrete me contraint d'aller par les portes demander mon pain , et a grand'peine entrouve-je, soit pain, soitvin, ouviande, et un malheureux ribaut a este seul cause de mon mal- heur, qui est un Cingar, auquel le cancre puisse ronger le coeur. 0 si le Podestat pouvoit faire branclierce larron, il pourroit dire qu'il auroit signe un beaujugement pour un 'si meschant subject. » Alors Cingar luy dit : « Benistsoit Dieu, beniste soit sa mere! Veux-tu, pauvre miserable, estre mon compagnon ? Je te donneray ceste robbe, soubs laquelle nous sommes sauvez, et te bailleray le capuchon de sainct Frangois. Veux-tu, dis-je, servir a Dieu, et estre fait Religieux? Tu seras predicateur, tu chanteras la Messe. L'Eglise nourrist autant de sembla- bles a toy, que mille galeres sgauroient tenir de formats a la rame. » Zambelle, se reveillant un peu, luy respondit soudain : « Je suis content et tres-content d' estre vostre petit frater. Je chanteray Messe nouvelle, moyennant que LIVRE X. 173 me veuilliez donner ceste robbe grise. Car mon pour- point s'en va tout en pieces, et je rempliray bien mes joues de pain blanc, lesquelles a grand'peine se peuvent- elles saouler de pain noir. Combien que je ne sois gueres lettre, toutesfois avec vous je pourray bien dire vespres. » Cingar le depouille, et jette son habit poiiilleux en un fosse, puis le vest de celuy de sainct Frangois : et, en le luy baillant, marmonnoit quelques mots, semblant dire quelques Pseaumes. II le fait son compagnon, et Tappelle Frere Herin; et luy se nomme Frere Quentin. En apres, ils s'en vont de Cipade, et comme vrais Moi- nes cheminent avec une grande gravite. Zambelle mar- che a pied, tirant apres soy I'asne, sur lequel estoit monte Cingar. Ils entrent en la ville de Mantoue avec un pas mesure : le peuple pensant que ce fussent saincts Reli- gieux. Ils viennent d'advanture en la place, lors qu on sonnoit la trompette pour assembler le peuple. suivant la coustume, quand on public quelque ordonnance : au son de tar ar an J le peuple s'amasse, et chacun laisse la bou- tique, courant pour aller ouyr la publication. Cingar ne SQavoit que c'estoit. II met pied a terre, et dit : « 0 frere Herin, tenez-vous icy; car je vay voir que veut dire cet amas de peuple. » Et puis va se fourrer parmy les autres. On public qu'un nomme Cingar, meurtrier, voleur, lar- ron, et mescliant, qui fait de la fausse monnoye, et rogne la bonne, est banny du ressort de Mantoue, et que qui- conque letuera aura cent cinquante ducats. Cingar, oyant cecy, se conchioit de peur : toutesfois il estoit tout resolu de perdre la vie pour Bulde. Que fait-il? 6 la force de courage! 61a prouessenomjiareille ! Haussant soudain sa voix, commence ainsi a parler : « 0 peu[)le; 6 je voy, bien que vous ne SQavez rien : car en peu de jours ceste ville sera brulee, si a present et si soudainement vous ne tren- chez la teste a Balde, que vous tenez attache en prison. Je ne fais que venir de la Terre saincte, et du sainct Sepul- chre, et je vous apporte, mes amis, de mauvaises nou- ill HISTOlIiE MACCARON IQUE. velles. Car j'ay veu la un grand geant, semblable a vine tour, et fort terrible, tout couvert de fer, lequel nrneine de grandes troppes de Mores a pied et a cheval. II jure paries Saincts du ciel, et partous les diables, qu'il veut, en quelque sorte que ce soit, ravoir Balde, et veut du tout miner ce pays. Jamais je ne vey de plus meschantcs gens qu'ils sent. Que sont-ce que Lombards, Bressians, Calabrois? Les Curces sont pourceaux; mais les Mores, c'est la lie de tons maux. 0 Dieu, veuillez destourner de ce peuple une telle ruine ! lis assomment les hommes, ils vollent et forcent les fdles, ils pillent les autels et des- robent les calices : les larrons Espagnols ne sont rien au prix de cecy. Ils surmontent en cruaute tons les plus mes- chans qui soyent. 0 quelle pitie ! Ha ! quelle compassion j'ay de nos cloistres ! N'ont-ilspas ravi et emporte lapi- tance des Moines de Malandrin! N'ont-ils pas jette sans des- sus dessoubs lemonastere ! II n'est pas demeure pierre sur pierre, et ont assomme beaucoup de Religieux. Car ce Fracasse (je ne voudrois pas dire une menterie soubs ce sainct habit), ce Fracasse*, dis-je, sans aucune peine jette des grosses pierres comme si c'estoient petits cail- loux : je Fay veu lancer ainsi ces pierres plus de mille fois tout de suite sans se lasser. Avec un morceau de bri- que il tua le pauvre Prieur : et d'un coup de poing feit entrer en terre le cuisinier du monastere, comme il ac- coustroit a manger pour les Religieux. II y avoit un vieil- lard bossu se soustenant a grand' peine avec le baston; cestuy-cy le print par le col, et le luy tourna comme un faucon fait a un poulet, et puis le langa au haut d'une montagne. Ils ont enleve du revestiaire, sans aucun res- pect, les platines, les aubes, les amits, et tons tels veste- mens : de la despense, ils ont emporte les pots, les bou- teilles, les plats, les escuelles, les paniers, les nappes : * Fracasse est le nom d'un geant qui joue un grand role dan'i les anciennes epopees chevaleresques de I'italie. LIVRE X. de la cuisine, ils ont tire les chauderons, les marmites, les bassins, mille pots de terre, hroches, poisles : dc l.i cave, ils ont succe nostre vin : ceste pourchaillerie a ])eu nostre vin, a enfonce nos tonneaiix, et des saloirs ils ont fait des auges pour leurs chevaux. Mais ce seroit trop si je voulois racompter toute chose : avec grande difticulte ay-je peu m'eschapper de leur main avec mon compa- gnon. Prenez done tous mon conseil, mes amis; tirons ce Balde hors de prison, et luy faites trencher la teste. II faut arracher une si mauvaise plante : il faut retrencher la maladie, de peur que de la puanteur d'icelle Fair s'en- punaisisse. Pourquoy une si meschante beste est-elle si long-temps sur terre ? c'est un autre Pithon, un autre Polypheme, un autre Hydre, une Carybde. Ostez de ce monde ceste rage de diable : rompez-luy la teste, la cer- velle ne reniuera plus. Que Balde soit mort, la force de Fracasse viendra a neant. Je ne veux pas toutesfois vous scandalizer, pour quelque chose que ce soit, soubs ceste venerable robbe, et soubs ce capuchon, comme si je vou- lois preparer et soil iciter centre ce larron les vengeances de Gaioffe. Nostre esprit neantmoins, remnant et la, souvent outrepasse le capuchon, et sommes soigneux de defendre Testat de TEglise. Mais toutesfois, par ce que cet habit ne sent que la paix, nous cherchons la paix avec les saincts, et avec les diables. Si la paix ne sert, il faut s'ai- der de brigue. » Cingar harangua ainsi le peuple qui luy avoit donnc bonne audience, et, feignant de pleurer, essuyoit ses ycux avec son mouchoir. Chacun commeuQa a avoir grand'- peur, adjoustant foy au dire de Cingar. Le bruit s'es- meut, et ceste canaille ignorante, comme folic, court par les rues, qui Qa, qui la, et s'en vont a lamaison du Po- destat ou Preteur. lis apprestent leurs amies, ils levent desjales ponts-levis : ferment les boutiques : les artisans jettent leurs ferrementspar terre, et prennent leurs piques, arquebuzes,etespeesBolonoises. Le Preteur assemble les 176 HrSTOIBE MACCARONIQUE. plus illustres et le sage Senat. lis font par entr'eux plusieurs discours entrelardez de longues parolles inutiles sur ce que le Moine avoit declare soubs sa robbe grise, croyans le tout estre aussi vray que TEvangile. Et ce qui plus ai- doit a croire cecy, estoit que le bruit des un peu aupara- vant s'estoit espandu, que Fracasse estoit alle vers Thu- nes * en intention d'amener des Tares et des Mores. La- dessus ils donnent ordre pour mettre des sentinelles sur ies murailles, et autres pour les advertir toutes les nuicts a faire bonne garde. Aux tours, aux moineaux et aux bar- bacanes, ils assient des bombardes, des coleuvrines, et des passevolans. Cependant la cloclie brimballe cloji don don : au son de laquelle chacun accourt au Palais, d un grand courage : aucuns toutesfois s'en vont a grand haste a la chaire per- cee, rompant leurs aiguillettes pour estre trop pressez du ventre. Au pon pon pan des tambours, et au tararan des trompettes, tout le peuple arme fait un grand bruit. L'un porte la picque, Tautre Fhallebarde, un autre la pertui- sane, celuy-cy une lance, cestuy-la un espieu, un autre un javelot, et Tautre un dard. En peu d'espace, se trou- verent soudain autant de personnes qu il en faudroit pour remplir une bonne armee. Cingar, apres avoir ainsi esmeu ce peuple, s'en retourna vers Zambelle, lequel il avoit laisse avec son asne charge. Iceluy estoit demeure la, fort estonne par ce tumulte, et accommodoit desja ses guestres pour mieux fuir. Cingar Tappelle et luy commande de ne parler a personne, di- sant que les Moines doivent garder silence. En apres, il lie son asne affame en un coing, se souciant d'autre chose que de luy bailler a manger; Taffaire de Balde luy estant de bien plus grande importance. II fait marcher apres soy Zambelle, et, montant les hauls degrez du Palais, marraon- noit entre ses dents ({uelques Psalmes qu*il ne sgavoit. * Tunis. LIVBE X. 177 mais qu'il feignoit bien s^avoir. II rencontre force peuple : chacun luy oste son bonnet, et disoyent Fun a Tautre : « C'est cestuy-la qui vient du haut ciel ? Dieu Ta envoye icy bien en temps pour nous advertir de bonne beure avant la ruine de ce pays. » Cingar ne faisoit pas semblant de les ouyr; et, marchant tousjours plus avant, faisoit son- ner ses galoches sur le pave. II entre en la salle et tient sa veue centre bas, et, comme par mesgard, repoussoit en arriere les grosses patinostres de bois qu'il avoit pendues a sa ceinture, au son desquelles la devotion coustumie- rement croit, et a Foccasion d'icelles on luy adjouste plus de foy, et oste-t-on toute defiance. Le Preteur vient au devant de luy, estant suivi de plusieurs, et le conduit avec soy sur les sieges, et luy fait de grandes caresses : puis, par Fordonnance des Peres et de tout le Senat, on luy donne en aumosne cent soixante ducats, pour ce qu'il avoit dit son monastere avoir este ruine par Fracasse, FEglise etles calicos pillez. Mais Cingar dextremement sc retire en arriere, et iinalement fait semblant de n'en vouloir aucunement. Le Preteur le force, et par force luy met le sac oii estoit Fargent entre ses mains. Cingar le remercie, et luy promet de chanter plusieurs Messes pour luy et pour sa compagnie tant vivans que trepas- sez. On avoit desja dresse un escliaffaut au milieu de la place, et le bourreau avoit dresse son pau horrible, sur le- quel Balde dcvoit avoir la teste tranchee. « Ila, dit Cingar au Preteur, que vostre seigneurie permette l\ Balde de se confessor, ahn qu'au moins il ne pcrde Fame ct que le diable ne Femportc? Qiiand le larron dit : Memento mei, ilfut incontinantsanctifie. » Le Preteur, ne pensant point plus long, luy feit response : « Vostre reverence le con- fesse ! Je suis oblige a permettre telle chose : et tant s'en faut que jele voulusse empescher, qu'au contraire je vous prie de sauver ce malheureux. Ho ! Prevost, menez ce beau pero, et, vous, sergens, accompagnez-le, et luy 12 17« HISTOIRE MACCARONIQUE* faites ouverture de la prison, afin que Balde soit par luy confesse ; mais n'abandonnez la porte, et, pendant qu'on le confessera, faites bonne garde! » Cingar avoit sur soy de Feau forte en une petite bou- teille, et des limes sourdes, qui ne font aucun bruit, quand on en lime le fer. II tenoit tout cecy cache soubs sa grande robbe. II descend soubs terre en des cachets, pour entrer au sepulcre de Balde. Iceluy oyoit remuer les courroyes, les huis, et ouvrir les gros cadenats, et bran- ler un pesant trousseau de clefs. II pense que pour le vray Theure de mourir arrivoit, et que bien tost il s'en alloit est re delivre d'un si grand ennuy. Le pauvre homme estoit couche centre terre, pleurant amerement, non pas pource qu'il eust peur de la mort, estant en cela tout resolu, et fort constant; mais a raison de la souve- nance qu'il avoit de ses compagnons et de ses enfans : et s'ennuyoit fort pour une telle espece de mort , qui par les armes n'avoit peu perdre la vie, apres tant d'honneurs acquis par icelles, et tant de despouilles gagnees. Et, par sur tout, la conscience le tourmentoit fort , pour la con- solation de laquelle on ne luy permettoit aucun confes- seur. Le Prevost avoit ja ouvert tous les buys, et Cingar entre avec une gravite, et passant par entre ces sergens, iceux luy faisoient de grandes reverences, metlant le ge- noiiil en terre. Zambelle ne vouloit suivre, et se retiroit en arriere, et en toutes sortes ne vouloit entrer la de- dans. Cingar Tappelle : « Venez, venez, frere Herin; car il faut que nous soyons tousjours deux. » Zambelle obeit ; et, baissant la teste, passe le guichet, tastonnant avec la main pour se guider en telles tenebres. Apres qu'ils furent passez, on referme la porte. Balde, pour le long temps qu'il avoit cste prisonnier, portoit une barbe si longue, qu elle luy pendoit a la ceinture : Cingar marchoit le premier, et puis Zambelle qui barbottoit des patenostres et des Ave Marian car ce villain chastre s'imaginoit fermement estre Herin, et LIVKE X. 179 qu'en l)ref il chanteroit la Messe. Cingar, approchant de Balde, ne le pouvoit quasi veoir pour le peu de lumiere, qui venoit seulement d'une petite et estroite fenestre, et laquelle lumiere ne vient pas mesme du jour, mais d'une lampe allumee par le dehors. A ceste premiere abordee, Cingar, en se contrefaisant, parle en ceste sorte a luy : « Que fais-tu, bourreau, larron, meschante plante? Voicy : tu porteras maintenant la peine que meritent tes pechez, tes voleries, tes larrecins. Toy qui es digne de cent potences, tu scrviras maintenant d'exemple, a ceux qui ont si grande envie de voler! Fracasse, Mosequin, ny Cingar, ne te secourront point. On a n'agueres mis en quatre quartiers Fracasse, et donne ses trippes aux chiens : Cingar a este estrangle avec un cordeau dore en un gibet de trois bois : on a attache a une meulede mou- lin Falquet par le col, et jctte dedans les escluses du Gouvernol. Et maintenant te I'aut presenter le col, pour estre trencbe. » Balde, baussant un peu les yeux et sa face ridee, s'estonne, oyant sortir d'un sainct habit et d'unc teste rase, si folles paroles. Et puis, rebaissant le visage, ne regarde plus ce Moine, et ne daigne luy rendre au- cune response, jugeant que c'estoit un froc eshonte. Cingar, plus ruse, luy en dit encor davantage. « Je suis confesseur, dit-il : confesse tes pecliez, nicscbant rihaut que tu es? » Balde, soulevant encor un peu les yeux, sou- pi re et dit : « Combien que tes parolles ne meritent au- cune response a toy qui paries et qui ne s^ais que tu dis, meschant moine ; toutesfois, je te dis que tu fen ailles, vilaine puanteur du diable. Si ces liens de fer ne me tenoyent attache, je te tordrois le col comme a un poulet, beste que tu es. Toy qui dovrois me consoler, par doux propos, conforter mon ame pleurant pour la pesanteur de ses fautcs, tu te comportes maintenant en la sorte que tu me ferois plustost invoquer le diable, pour mourir du tout, quenon pas Dieu? Meschant Moine, tu as en Tcsto- mach mille pipperies : regarde-toy toy-mesme, leprens 180 HISTOIKK MACCARONIQUE. et argue tes moeurs vilaines et sales : va-t-en d'icy, voreur de pain blanc ; tu portes tonsure, laquelle je m'as seure que tu as reniee plus de mille fois. Ta vie n'a ja- mais tendu qu'a la soupe. Va-t-en d'icy, avalleur de pain, qui seroit mieux employe a des mastins qu'a toy. Ha ! que de puanteurs sont couvees soubs ce capuchon ! J'auray plus de pardons de la misericorde supreme, que toy, qui dis la Messe, qui pense tenir par le merite de ta ceinture cordelee nostre Seigneur Dieu en ton escarcelle ! » Alors Cingar, esmeu en son coeur de pitie, avec une voix basse commenga a parler autrement a luy : « 0 mon cher et doux amy Balde, 6 mon doux amour, 6 mon coeur, 6 mon soing, et ma lidelite ! Je ne me veux plus celer a toy : je suis ton Cingar : ne recognois-tu point ton bon amy, ne me recognois-tu point, mon Balde? Regarde-moy en face, remarque les traicts anciens de ma face : Je suis Cingar le premier de tes amours, le principal de tes amis , qui jour et nuict ay pense a toy, comme je pense tons les jours, et penseray d'icy a mille ans. II ne faut pas endu- rer, 6 Balde, que tu meures d'une mort si honteuse. Toute noblesse se plaint sans toy : la courtoise vertu s'en va la teste baissee; la liberie languit, et Mars tient ses amies roiiillees, et a jette son bouclier comme inutile : la mer, laterre. Fair, ne te desirent pas mort, et ne de- mandentque, par la mortd'un si grand personnage, toute bonne reputation et tout Phonneur se voyent mis soubs les pieds. » En disant ces mots, il le baise plus de cent fois, Tembrasse, le serre, pleure a bon escient : « Je suis ce tien Cingar, dit-il en continuant; cbasse de toy toute peur : n'en doubte poinf, je suis Cingar : je suis Cingar, garni, soubs ce manteau, de marteau et tcnailles. » Comme sont grandes les joyes d'unc mere attristee et pleurante, quand, pensant son fils estre mort, elle le re- veoit sain et sauf, gaiilard et bien dispos, autant en sen- tit soudainen son ame Balde, ayant recogneu Cingar : jet- LIVRE X. 181. tant ses yeux sur luy ouverts, comme s'il Tenoit de se res- veiller soudain, et le contemplant depuis la teste jusques aiix pieds, devient si fort ravi, que la grand e joye qu'il cn sentoit rempescboit de pouvoir parler : et ce qu'il voyoit devant soy, il luy estoit advis que c'estoit iin songe. Zambelle, rpii cognoissoit bien Balde, et le craignoit encor, se retenoit en un coing sans branler, et se concbioit de peur. Cingar dit a Balde : « II n'est pas temps de faire j longs discours ; pour trop muser, on pert souvent un bon morceau. » Et alors, ostant son manteau de Cordelier, tire ses ferremens de son sachet : avec Teau forte il mollifie le fer, en Tabreuvant d'icelle : et puis, avec ses limes, il met en deux les fers qui tenoient Balde par les pieds, lequel en peu d'cspace de temps se leve debout, mais ne pent a grand'peine se soustenir, pour cstre trop affoibly. Cingar luy donne sept ou huit morceaux de mascbepain fait de pignons, et un bon traict de malvoisie qu'il avoit apporte expres en une bouteille. Balde soudain so fortifie et sent la vigueur s'estendre par les membres. Apres, Cingar appelle Zambelle, luy disant : « Frere Herin, ap- prochez icy ; car il faut que nous prions Dieu ensemble. 0 Jesus-Christ! pourquoy, bola, frere Herin, pourquoy ne respondez-vous ? Dormez-vous? Ilola? A qui enfin parle- je? Que vostre fraternite vienne icy? » Zambelle ne res- pond aucunement; car le pauvre petit bon bom me oust voulu estre dehors, parce qu'il cognoissoit bien Balde, et le voyoit desja reprendre courage. Cingar Tappelle dere- chef : « Venez, frere Herin. » Balde s'estonne : « Qui appellez-vous?dit-il. Yn-il aucun icy, dites, je vous prie?» Cingar, en souriant, luy compta en brief toute Thistoire. Balde s'esmerveilla de Tartifice de Cingar, lequel s'en allant enfin vers ce frere Herin : « Ha ! pauvre bomme, dit-il, je vous ay appelle plus de mille Ibis, et ne voulez respondre a vostre maistre. Apprcnez-vous ainsi a obeyr a vostre pere le Prieur? II faudroit vous donner une bonne penitence, ou une discipline sur vos fesses, ou man- 182 HISTOIRE MACCARONIQUE. ger vostre soupe soubs la table avec les chiens. » Zambelle luy respond : « Pardonnez-moy, je vous prie; car, nous autres freres, devons garder silence. Vous m'avez donne, mon reverend pere Quentin, ce premier precepte, quand me commandastes de ne parler a personne. » Cingar n a- voit que luy respondre la dessus, se voyant chastre par un chastre. Cingar et Balde le prennent, le despouillent, et Ten- chaisnent, et au lieu de Balde I'attachent avec les mesmes menottes et fers. Le Prevost, fasche de tant attendre, ouvre la porte, et du dehors s'escrie : « Hola] pere, que musez-vous tant? Iln'est pas encor confesse? Que vostre prudence supplee a tout; car, s'il vouloit reciter par le menutoutes ses meschancetez , un an n'y suffiroit pas. » Balde, oyant le Prevost ainsi parler, eut bien voulu sortir dehors et luy rendre son change a coups de poing. Cin- gar, le prenant par le bras, le retint, lui disant : « Donne un peu de repos a ton cerveau : es-tu devenu furieux et enrage?)) Et puis respond au Prevost : « Attendez un peu; je despecheray tout a present Taffaire, nous venons a la fm. II estoit charge de mille excommuniemens. Le sac estoit plein : il puoit desja comme estant pourry de quatre jours. Je luy donne Tabsolution. Et, vous, frere flerin, priez cependant Dieupour luy?)) Puis commence le Psalme Miserere met Deus : mais, ne le pouvant ache- ver il marmonnoit le reste entre ses dents jusques a Gloria Patri; voulantpar telles ruses alonger le temps, et entretenir le Prevost. Cependant Balde se vest de la robbe grise, et succede a Zambelle , pour un autre frere Herin. Cingar luy monstre comme il doibt marcher, comme il faut qu'il contienneson regard, et qu'il sublete des patinostres entre ses levres : et, pour le faire mesco- gnoistre, il luy rabat has le capuchon, et luy coupe la barbe : ils viennent ainsi desguisez a la porte. Cingar marchant devant, fort devotieux, Balde le suit avec la teste baissee, auquel pas un ne prend garde. Incontinent LIVRE X. toute cette canaille de sergens, archers, Prevost, et bourreau s'advance d'entrer : mais Cingar dit an Pre- vost : « Quelle soubdainete est cecy? Ha, ha, non, pour Dieu, donnez-luy un peu de loisir pour achever sa peni- tence. |)) Cela dit il advance le pas, et s'escoule avec Balde. Mais ou vas-tu, Cingar? Oii est-ce que ta fuite te sau- vera? On avoit ferme toutes les portes de la ville, et n'estoit restee ouverte qu'une poterne, a la garde de la- quelle on avoit mis cent hommes. Le pauvre Cingar, sga- chant cela, minute en son cerveau plusieurssubtilitez. II a phis de soing de Ralde que de soy-mesme, Taymant uniquement. Estant en telles pensees, il arrive a la porte, a laquelle le Preteur avoit commis si bonne garde, qu'il n'y passoit point une mouche. Balde avoit grande envie de mettre le froc has, encor que par tout il rencontrast grand nombre de peuple avec halebardes, espees, arque- buzes et arbalestes. L'esprit luy fretilloit, ne se pouvant quasi contenir,que par force il n'arrachast des poings do quelqu'un de ces gens une halebarde, ou autre baston, pour avec iceluy mesler les mains avec telles gens, et leur faire tomber la tripe bas. Cingar le retient et luy dit: « Laissc, fol, laisse-moy penser un moyen pour nous eschapper. » Marchans ainsi eux deux coste a coste, ils advisent passer aupres d'eux un beau jeune homme, qui estoit suivy d'une Ironne troupe de soldats. Ce vaillant person- nage se nommoit Leonard ; sorti de sang illustre, car son i)ere estoit Colonnois, et sa mere Ursine *. Cestuy-cy avoit autrefois entendu la renommee grande de Balde, et estoit venu en ce lieu pour le voir, et communiqiier avec luy. Mais il trouva lors la ville touteesmeue, et les habi- tans en grande frayeur, prenant chacun les arnies. II de- mande la cause ; ils luy respondirent : « La guerre se * Les Colonna et los Ursini, deux des plus illustres famille- de Rome au inoyen age. iU HISTOIRE MACCARONIQUE. prepare contre les Mores et les Turcs que Fracasse con- duit. » Oyant cela, il pense rencontrer Balde, comman- dant a plusieurs trouppes, comme excellent capitaine qu'il estoit. II chevauchoit pour lors un grand et gros cheval Prison bay, et avoit ceint a son coste I'espee de Balde, laquelle il avoit achettee trente ducats a Rome, ou quelqu'un Tavoit portee, n appartenant icelle qu'a un vaillant homme. Balde, tournant la veue vers ce jeune homme, recognoist son espee au pommeau, qui estoit dore, et se resoult de I'avoir, quand il devroit en perdre la vie. « Ilastons-nous vistement, dit-il, 6 Cingar, nous avons moyen d'eschapper : en voila un qui porte mon espee a sa ceinture, je la veux avoir : elle est a moy do droict; suis-moy, chemine. » Mais Cingar retient dextrc- ment la furie de cet homme, ct luy dit : « Va, sois as- seure que tu auras I'espee. » lis se mettent a suivre ce jeune homme, et regardent si d' adventure il sortira de la ville, pour eschapper avec luy, et recouvrer Tespee. Mais iceluy entra en une hos- tellerie avec tons ses gens. Cingar le suit, et, donnant son manteau gris a Fhoste, le prie de luy vouloir bailler une chambre et un lict. Leonard avoit trois beaux chevaux et Cingar prend garde en quelle escurie iis estoient. Le premier estoit d'Espagne, nomme Rochefort; le plus puissant et le plus membru estoit Prison, et le tiers es- toit Turc, et Tappelloit-on Parde. L'hoste accoustre in- continent le souper, et Leonard commando de servir. Chacun s'assiet a table : au haut bout d'icelle estoit Leo- nard, lequel apres le souper se delibere de chercher Balde. Les soldats avoient pose ga et la leurs armes, comme ils ont de coustume, quand ils veulent bien rem- plir leur pause. Balde, qui estoit en une chambre pres cello ou souppoit Leonard, regarde par la fente d'une porte. 0 que la face de Leonard luy sembloit belle ! II ne s'amuse pas a le regarder seulement, mais prestoit aussi Toreille a leurs propos. LIVRE XI. Cependant Cingar peu a peu derobboit de ces ormes, et les apportoit en sa chambre. Puis, ils se depoiiillent de leurs habits de fratres, et s'arment depuis les pieds jus- ques a la teste, comnie un jeune cbeval que nous appel- lons poulain, apres avoir este nourry de son et d'orge, voudroit bien sortir hors de sa triste estable en rompant son licol, ne pouvant plus se contenir en icelle ; ainsi cs- toit Balde, lequel, sorti nagueres de prison, et se voyant a present arrne de toutes pieces, petilloit d'envie qu'il avoit pour sortir hors, et se fourrer a bon escient par la ville, et, mettant par terre testes et boyaux, aller jetter Jupiter hors de son siege, ruiner le pays infernal, ct renverser la maison Stygiale ; mais, pour le respect de Cingar, il reprime la puissance de son courage, et Par- deur de sa cholere. Or le retentissement de Thorrible bataille, qui se feit cy-apres, n'est pas une charge propre pour tes espaules, 6 Comine : il faut un plus grand se- cours; ferme leflascon; cartes vins me scntcnt Ic moisi. LIVRE ONZIEME. IL nous faut lever les voiles plus haul, et un mystere plus pesant nous contrainct de roidir Teschine plus fort. Jusques icy ma barque a vogue seulement sur les eaux de Cipade, lesquelles ne se font entendre que par la voix des grenoiiilles, qui y font ordinairement leur de- meure, et, par leur mauvaise odeur, qui rien ne sent qu'un pur lavage de pourceaux; maintenynt je veux pas- ser la mer Pietole, laquelle est plus dangereuse qu'au- cune autre. 186 HISTOIRE MACCARONIQUE. 0 Pere boiteux, tu as si soing de tes baliverneries, si ta viole attire les faitneans aux pilliers de Saint Marc de Venize, et si ta cornemuse gagne de bon argent, tourne vers moy tes cordes canines avec ta douce voix, qui en- dort par tes plaisantes chansons les rameurs volontaires, qui sont es galeres de Venise, et qui, par sa douceur et belle harmonie, attire a toi le peuple ! V'lens aussi vers moy, 6 Lippe Mafeline, qui coustumierement suis les bons morceaux, et qui es le soustien des bonnes coustu- mes de Coccaie! Invite ton amy a soupper avec toy. Jus- ques icy, Bertazze nia fait porter mes houseaux rompus ; jusques icy, Comine a laisse pendre mes brayes jusqu'a mes talons: mais maintenant il faut que ce que je veux a present desduire, soit attache avec de belles esguillettes, pour celeb rer la force d'un vail 1 ant Baron, jjar dessus le- qiiel il n'y a aucun qui se puisse comparer a Hector, ou a Roland, ou a Sanson qui emportoit les portes sur ses espaules. Desja Zambelle avoit este mis hors de la prison, et la subtihte de Cingar estoit toute evidente a un chacun. Le Preteur Gaioffe, se voyant pippe, jette hors de la faulcon- nerie Zambelle, lequel avoit servi d'appast. La mocque- rie s'epand par toutes les rues de la ville ; on recognoist les ruses et les finesses de Cingar. Car le pendard estoit bien verse en tels stratagemes, desquels il usoit souvent. Le peuple de Mantoue, tout estourdi, s'assemble, et la Zambelle leur recite sur Tongle toute la farce ; Tun luy donyie un chappeau de fleurs, un autre une autre chose- Gaioffe, bouffe, se cholere contre soy-mesme, se donne au diable. II fait dire a son de trompe par tous les carre- fours que, si aucun pent prendre ces deux Cordeliers, ou zes deux ribauds couverts de si saincte robbe, ou seule- ment descouvrir et declarer le lieu ou ils se sont retirez, il aura pour recompense mille ducats. A ce cry, plusieurs, picquez d'un tel gaing, cherchent partout et ne s'en- nuyent d'y travailler : ils courent ya et la ; ils remuent LIVRE XI. 187 tout : ils ne laissent tonneaux, coings, cavernes, maisons, eglises, palais, tours; ils descemlent jusques dans les privez, dans les puits; vont chercher et remuer les ma- tieres fecales des privez publics. Car telle canaille n'a au- cune honte, quand il est question d'argent ; elle ne par- donneroit ny a son pere, ny a son frere, ny a son amy ; c'est une tres-meschante nature d'hommes, et une mal- heureuse race, qui tousjours n'ont T esprit tendu qu a gagner a toute reste, tels que sont ces sergens, ces bourreaux de collecteurs de peages, de daces, et de douanne. Le bon hoste, au logis duquel estoient Balde et Cingar, avoit entendu ceste recherche. Le ineschant s'en vient devant le Preteur et Podestat, et declare que ces moines gris estoient logez en son hostelerie, et en fait bonne, suffisante et prompte preuve, tellement qu il tire le sa- laire promis. Aussi-tost, par le commandement du Pre- teur, tout le monde s'esleve; on prend les armes, et se hastent pour aller assaillir cette hostelerie. Le trom- pette, qui marchoit devant, advise ce jeune homme Leo- nard, ce Baron, dis-je, qui avoit circui le monde pour voir Balde a cause de sa grande renommee, et pour ac- querir son amitie, et lequel ne sgavoit rien de son entre- prinse. Co trompette Tadvertit, et le prie de desloger de ceste hostelerie. Cingar, voyant cecy, parle en ceste sorte a Balde : « lla, mon Balde, nous sommes contraincts mou- rir ! Voicy le danger tout eminent. Enfin le renard tombe en la trappe. » Balde le regarde, et luy respond : « Qui a-il, mon Cingar, qui me puisse arriver de plus honorable quede perdre la vie en combatlant ? C'est la derniere et souveraine loiiange a un soldat de mourir en une ba- taille. » Cingar, a la persuasion de Balde, se rasseura et perdit la peur, et par ia fenestre avec une corde se coule a bas, esperant enlever les chevaux de Leonard; mais les valets d'estable, ayans ja mis sur eux les selles, les ac- commodoient a cause que Leonard vouloit monter dessus. 188 HISTOIRE MACCARONIQUE. Balde demeure seul en ]a chambre et se prepare aux ar- mes, et une heiire luy sembloit mille ans. Leonard, ignorant tout cecy, laisse la viande et com- mande a ses soldats de descendre a has. lis vont a Tes- curie pour monter a cheval. Comme Leonard avoit desja le pied en Testrier, Cingar tout arme Tappelle, et, appro- chant liardiment, prend la bride du cheval, et luy dit : « Demeurez-la ! Le Preteur et le Senat vous commandent de venir a pied, et donner secours a ceux qui veulent prendre Balde, lequel est icy cache, et on vous recom- pensera bien de vostre peine. » Leonard respond : « Mon Balde est-il icy loge? Au contraire, jejure Dieu quej'ex- poseray ma vie pour Balde. Suyvez-rnoy, tons mes gens et soldats ! La mort me sera maintenant douce et tres- agreable. » Et soudain se met legierement en selle. Cin- gar, joyeux au possible, liiy descouvre tout, parlant a luy a Toreille, et, ne luy demandant autre aide que de leiir vouloir prester deux chevaux, avec lesquels Balde puisse eviter a ce danger. Alors Leonard descend de cheval et ])aise Cingar avec demonstration de grande amitie, et luy dit : {( II ne nous faut pas demeurer icy longuement, et n'est temps de deviser trop. AUez, je vous suivray, et mes soldats viendront quant et nous : je suis resolu d'es- pandre ma vie pour Balde. o Cingar ne demande que des chevaux. Leonard ne bailie point seulement Jes chc- vaux, mais aussi Fespee de Balde, laquelle Cingar prend ot la met a sa ceinture, et puis prie Leonard de s'en aller avec ses gens vers une porte de la ville, feignant de la vouloir defendre et garder, si d'adventure Balde la vou- loit forcer et passer par icelle ; et qu'estans la ils soient advisez, que, si d'adventiire eux deux se retirent en cet endroit, ils leur facent passage, et soudain relevent le pont-levis. « Je leferay ainsi! » respond Leonard, et sou- dain remonte sur un autre cheval et se haste dialler, estant suivy de tons les siens. Or une grande trouppe de bragards, condnits par LIVKE XI. 189 rhoste, qui rapportoit scs mille ducats, approclioit ; desja I toute rhosteleric estoit pleine d'aussi grand nombre d'hommes, qu'il en sgauroit tenir au fort chasteau de Milan. I. a sale en estoit pleine : un grand bruit s'eslevo par tout, ils braillent, ils orient : « Sortez, sortez, mes- chans ! » L'hoste leur montre la cbambre ouverte, en la- quelle estoit Balde, lequel voyant la porte ouverte, et en icelle plusieurs pointes de picques tendues centre luy, du premier coup qu'il tira avec son javelot, il perga Testo- inach du Connestable, et le renversa mort, et, retirant son bois, en enfonce un autre, qui tombc sur le ventre estendu comme une grenoiiille. Sur le scuil de Thuys, il se fait un grand abbatis, et les assaillans furent cou- traincts se retirer a quartier. Cingar estoit cependant en certain endroit, tenant les chevaux pretz si d'adven- ture Balde y venoit : durant ce combat, Balde escumoit d'ire, et de cholere se mordoit les ongles, et, pensant comment il pourroit eschapper, se met en furie. Cepen- dant une grande clameur s'esmeut, crians tons : « Pre- nez ce larron; tenez ferme ; prenez ce mescliant; ap- portez du feu, des eschelles ; entrez sus, frappez, gardez bien ! » Balde, combattant, s'enflamme'^en la face, non moins que fait Vulcan, quand avec les tenailles il tient une lame de fer dedans le feu, rem u ant de T autre main ses souf- flets, et laquelle il bat apres avec Bronce et Sterops scs forgerons. II se vire en Fair, connue un autre cerf ; il ne disoit aucune parolle ; mais, quand il vcid que ceste ca- naille de sergens avoient peur et estoient espouvantez, il les agasse, il les provocque, et les menace : « Que pen- sez-vous, dit-il, faire, meschans coquinailles? Je voustue- ray tons comme vaches. Je ne vous crains, je ne vous es- time rien, canaille ! » En ce disant, frappoit tousjours sur eux et les mettoit jambes contremont. Personne, en- cor' qu il aye la rondache au bras, n'ose passer le seuil de la porte tout abreuve de sang ; car, avec son javelot, il 190 HISTOIRE MACCARONIQUE. perce tous leurs boucliers aussi facilement qu'une clisse a faire fromage. Cependant il n'advise pas a pouvoir sor- tir dehors, et se contente de combattre ainsi avec tant de personnes, desquels sept ou huit pouvoient seulement venir aux mains. Les autres ne font que crier et mena- cer de loing. lis conimencent a esclieller tout autour, afm que chacun y peut faire son devoir. Balde apperce- vant cette entreprinse, en frappant il songe a ce qu il doit faire, ou de sauter du haut de la fenestre, ou de se fourrer au plus fort de ses ennemis, n'estimant sa vie une cerise. Pendant qu'il est ainsi empesche, une grande partie de la muraille tombe, et le miserable Balde se trouve quasi enfouy dedans les pierres. Incontinent chacun accourt, comme font les Loups quand d'adventure ils voyent un toreau par terre, pensant le manger s'ils peuvent estre maistres de luy : mais, se levant, sans estre attaint d'au- cune blessure, et de cornes et de pieds les chasse au loing. Ainsi mille personnes veulent assommer Balde, tomlDe sous mille pierres ; mais il se despatrouille habile- ment de dessoubs ce monceau de pierre, et, s'arrachant de la, s'escrie. Mais, 6 malheur! retirant son javelot en- fouy en ce debris, ne retira que la hampe, y demeurant le fer. II la prend avec les deux mains, et d'un saut se jettant au milieu de la presse, chacun luy fait voye, en luy tournant les talons ; personne n'y veut aller foiiiller avec son nez pour y chercher des trufies, et estime plus grande louange en estre loing que de passer plus outre. Mais cet amas de peuple se renforce davantage. Toute la ville y accourt. Gaioffe le menace de le faire rostir tout vif et donner aux chiens ses boyaux. II est incontinent environne, et tant plus il se void presse, plus luy redou- blent les forces, il pare ca, pare la aux coups. On luy donne par les flancs, par derriere, par devant; autres le chargent, a droit, a gauche, avec des revers; on crie apres luy : « Demeure, larron, demeure, pendard ! » Le LIVRE XI. 191 ciel, la mer, la terre, tout retentit des voix et bruit merveil- leux de ce peuple. Depuis le has jusqucs en liaut, ceste hostelerie est remplie d'hommes, et neantmoins ce brave champion ne s'estonne aucunement, estant asseure contre telle canaille, tout ainsi qu'est la tour dc Cremone contre les vents, et devenoit plus robuste et vaillant par le sang qu'il voyoit espandu autour de soy. Cingar avoit Toreille tendue a ce grand tintamarre, et n'avoit aucune esperance que, luy et Balde, peussent mon- ter a cheval. II so dclibere d'aller mourir avec Balde, et prend un espieu de ceux qu'il avoit dcsrobbez a Leonard, et, montant en la montce, il rencontre Thoste, qui traitreu- sernent avoir descouvert Balde. II ne le feit point reculer, ny luy dire : Garde ! mais, du premier coup, sans dire garo, luy fendit la teste jusques a ses grandes oreilles, et, luy donnant un autre coup dedans le ventre, luy fait sortir les trippps au vent. Nous avons souvent experimente que qui cherclie a tromper autruy est avec le temps trompe luy-mcsme * ; mais Cingar, n'oubliant ses bonnes et anciemies cous- tumes, aussi tost qu'il veid cestuy-cy mort par terre, il jette la griffe sur la bourse qui estoit bien pleine et pe- sante, et laquelle, conime est Tusance de telles gens, es- toit cacliee en la brayette. Cingar la fourre en sa manclie, puis entre en la sale. II trouve la un horrible cbamaillis ; il voit Balde entre cent especs et cent fac([uins, faisant merveilles avec son javelot, luy estant advis qu'il voyoit un oui s entre des mastins cnragez, ou un aigle entre des corbeaux. Cingar, approchant, luy dit : « Je suis Cingar ! Tiens ferme, Balde, et ne lasche les amies, entre les- quelles mourons avec honneur plustost que de servir dc * Cet adage se rctrouve parmi les Proverhes communs du sei- zieme siecle : Qui d'autruy tromper se met en peine, Souvent lui advienl la peine. 192 HISTOIBE MACCARONIQUE. proye avec nostre honte a Gaioffe ! Et, vous, poltrons, mar- raus, race de couards, pourceaux, escampez d'icy, escam- pez, marroufles! N'avez-vous honte d'estre tant conlre un? Quelle loiiange, quelle reputation yous en adviendia- il? )) Cingar, parlant ainsi a eux, se four re au milieu d'eux, et fait paroistre que les effects suivent promptement les parolles. II encourage Balde; il fait voir aux uns les boyaux des autres; il pousse Tun du bout de la hampe de son espieu, et avec le fer en met par terre un autre. II se jette en Fair, il ne repose aucunement sur ses pieds : il pare aux coups de toutes parts. Balde, se voyant assiste du secours de Cingar, manie son javelot avec si grand'- force, qu'il le rompt en cent mille pieces, et du coup as- sonima plusieurs hommes. Ceste canaille, voyant son jave- lot brise, incontinent se precipite ensemble, pensant le prendre, et se rue sur luy comme feroit une montagne, qui cherroit en bas. Balde n'avoit rien aux mains que ses gants. II combat des poings, des dents, et des pieds, et ne donne coups a faute. Un tombe par terre; a un autre il donne si grand coup de pied dans le cul, qu'il le fait voler en haut, comme une corneille, et tombant sur le plancher, se rompt le col. Cingar, ayant I'oeil tousjours sur son amy, se retournant vers luy, le void sans hasten en la main, et bien enserre. Ayant grand peur de luy, il se rue comme un pore san- glier sur ces gens, et s'approche de Balde; et la, avec son espieu, tout autour de soy, il chasse ces mouches bouvines, et de son long baston il leur perce le ventre. Alors, tirant du fourreau Fespee de Balde qu'il avoit ceinte a son coste, la luy bailie, et luy dit tout haut : « Voila ton espee, Balde, prens-la, et la rougis comme coral au sang de tes enne- mis! )) Balde, joyeux au possible, la prend, en faisant un saut, et, la prenant avec les deux mains, commence furieu- sement a faire une cruelle boucherie, plus quo n'en feit Renaut a Roncevaux. Vous n'eussiez veu au plancher, que des braS; des testes, et des jambes cspanduea. Comme LIVRE XT. 193 un toreau estant en amour d'une jeune genisse so met en furie, quand il est harcele de gros mastins, et frappe les uns du pied, renverseles autres de la corne, fait volar en Fair le sablon en rendant un horrible mugissement : ainsi ce brave etvaleureuxBalde, eschauffe, tranche testes ct jambes, bras et mains; et, contournant ses yeux remplis de rage et de cholere, faisoit peur a ceux qui pouvoient le regarder. Son corps enfin est tout souille de sang. Cin- gar est a son coste, et, soufflant de rage, combat cruelle- ment, donnant des coups orbes a droicte, a gauche, des revers, des montans; il crie a Balde, chacun Toyant : « 0 Balde, viens apres moy, et me suis ! Je veux par force descendre a has : qui est Tespee, ou la pertuisane, qui m'en pourra empescher ? » Et, en ce disant, avec son es- pieu tout ensanglante, rompt telle presse, et, se faisant ouverture, descend le premier. Balde lesuit, et soustient les coups qu'on eust donne par derriere a Cingar, ren- dant a son amy le plaisir qu'il avoit receu. Tout le peuple langoit pierres, bricques ; et de loing estoit jetee sur eux une infinite de cailloux; et, qui est le pis, du haut de la couverture ils jettoient en has de I'eau bouillante, et estoient si maladvisez, quails ne prenoient pas garde s'ils jettoient sur leurs amis ou ennemis, telle- ment que ces gros heuffles baillerent la pelade a plus do cent, comme la maladie dite Mai de Naple * a fait quitter * Tout Ic monde sail quel est le mal ainsi designc; il scrait fort superflu de recherclicr I'etymologie do ce nom; nous si- gnalcrons seulement ici a cet egard uu opuscule curieux, les Sept Marcliands de Naples. C'est un dialogue en vers imprime vers 1525 et qui est extremement rare, quoi(iu'il en existe plusieurs editions. II a ete reimprimc en 4858 dans une CollecHoti de po6- sies^ romans, etc., publiee en lettres gothiques par M. SiUlistre, et il est compris dans le t. II, p. 99-111, [des Anciennes poesies fratiQaises, editees par M. A. de Montaiglon pour la Bibliotheque elzevirienne de M. Jannet. Les Italiens, a I'epoque ou Folengo 'I'crivait, plaisantaient vo- lontiers sur la nouvelle et terrible maladie qui etait venue frap- 13 194 HISTOIRE M ACC ARONIQUE. le poil a plus de mille putaciers renommez, et comme la teigne chasse les poux. Tu ne fus pas exempt de cette eau chaude, Cingar, car plusieurs de tes cheveux en tom- foerent, et chacun t'appelloit depuis : « 0 le pele, 6 le pele. » Aiitres jettoient du brasier tout ardent, et autres, des laz, des cordes a neud coulant, des chaisnes, pensant prendre et arrester avec icelles Balde, comme ils avoient fait une autrefois ; mais la souri, une fois eschappee, ne se reprend plus a la mesme souri ciere. Cingar estoit ja descendu du degre jusques a bas, et Balde ne le perdoit de veue, et le suivoit pas a pas. II y avoit en ceste hostelerie une petite court, atravers laquelle on alloit a Tescuyrie, en laquelle Cingar avoit accora- mode les chevaux tons prests a monter dessus. Iceluy, d'un coup de pied, enfonce la porte, et la jette par bas. Pen- dant qu'il monteroit a cheval, il fait arrester Balde au devant de la porte, et la se tenir ferme comme un pillier, pour en empescher Fentree, laquelle lors ny Mandigar, ny Sacripant, * ny Rodomont ^ n'eusse peu forcer. La meslee fut la si horrible, que des morts tombans les uns sur les autres, il s'en feit une montagne. Et comme on void penser a sa conscience un Suysse ou un Lansquenet, quand ils s'efforcent de gagner la bresche faite a une ville per le genre humain. Nous ne citerons qu'un seul exemple de ces joyeusetes : I'auteur d'un livret tres-rare, imprime a Man- toue en 1545 [Cicakmenli del Grappa), discutait la question de savoir si la belle Laure n'avait pas donne a Petrarque il mal francese. II annongait des le titre de sa composition qu'il faisait I'eloge de ce mal {cosa tanto buona, ianto utile, tanto salubre e a i desiderosi della virtu tanto necessaria), et il dediait son oeuvre a la signora Antea, parcc qu'elle avait repandu partout cette ma- ladie et qu'on lui devait une augmentation dans le prix du bois d'Inde, c'est-a-dire du ga'iac. * Geants qui jouent un role dans les anciens poemes italiens consacres au recit des exploits des chevaliers errants. * Rodomont tient une grande place dans VOrlando innamonito de Boiardo; c'est le plus redoutable de tous les Sarrasins, mais il trouve en Roger un vainqueur. LIVRE XI. 19S qui seroit abandonnee au sac, ayant le bruit d'estre fort riche; mais, pour entrer dedans et gagner le haut de la muraille et des tours, c'est la ou est la peine et le tra- vail, et bien souvent les cbausses sont abreuvees d'une puante maticre, quand ils voyent un gros canon bracque au devant J'eux et ja prest a vomir une grosse bale : ainsi ce peuple se retient, et prend pour le mieux de reculer le pas, voyant ce diable de Balde foudroyer tout avec son es- pee, et rompre et briser tout ce qui paroissoit devant luy, ainsi que feroit une coulevrine. Cingar, comme est Tusance de la guerre, avoit bien equippe les cbevaux, leur ayant mis les chanfTrains au front, les bardes sur les flancs, et la maille sur la poi- trine. II monte sur Rochefort, et prend une masse, et en Tautre bras un rondache de fin acier. II sort d'un saut hors la porte de Tescurie, comme un foudre, et advertit Balde d'aller monter a cheval, lequel entrc dedans, ce pendant que Cingar soustient tout Teffort. Balde monte d'un saut sur le Prison, qu'on nommoit Brisechaisne. Ces deux Cavaliers, comme fait un torrent a travers les bleds, quand Jupiter se courrouce, poussent leurs chevaux la ou ils voyent la plus grand'presse. Iceux, des pieds, renver- sent celuy-la : courrans, heurtent cestui-cy : et, avec les dents, en prennent auc.ms par-dessus le col, les brisant entierement, et ensanglantans leurs mords, et noyans leurs yeux en sang, et s'eslcvans debout sur les pieds de derriere, et soudain retombans sur ceux de devant, en donnant du derriere de grands coups de pieds : vous eus- siez veuvoler en Tair des corps tombans tout roides morts. Bayard n'estoit a comparer a tels chevaux, com- bien qu'il portast sur son dos sept diables. Rien ne peul * Ce cheval, qui porlait les quatre fils Aimon, est fanieux d in.- les romans de chevalcrie; Boilcau en a fait mention (satire v) • Mais la posterite d'Alfane et de Bayard, Quand ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard. iOC HISTOIRH M ACCARONIQUE. (Icmeurer entier contre la force de leurs pieds : ils met- tent tout en poudre, et brisent tout aussi menu que chair a paste. Balde est fort aise d'avoir un tel cheval, un tel frison entre les jamhes : la force d'un cheval redouble le courage d'un guerrier. Ces assaillans s'augmentoient en nombre de toutes parts, et tantplus on en tuoit, plus sembloit enrenaistre, teilement que les monceaux des morts croissoient si liaut, qu'ils bouchoient quasi les entrees. Desja Cingar se lassoit, et Balde avoit receu cinq playes, bien qu'elles ne fussent mortelles. Cingar lors dit : « Balde, joiions maintenant des esperons, et gagnons le haut, pendant que ces chevaux nous en donnent la commodite. » Calde, trouvantcet advisbon, suit Cingar; et, escarmouchans a tc^utes mains, ouvrent tout ce gros esquadron, et sortent hors de ceste hostelerie, et galloppent a coups d'esperon vers la porte dela ^ ille, et les chevaux couroient si legie- rement, que vous les eussiez jugez voler. Et le peuple, courant apres, crioit tant qu'il pouvoit : « Prenez les lar- rons! A, a, a, prenez, arrestez! Leonard, qui les void ve- nir vers luy, accourans a bride abbatue avec Testoc en la main, tire soudain son espee du fourreau, et endonne si grand coup sur le col de celuy qui commandoit a la porte, qu'il luy oste la teste de dessus les espaules. Lors ceux qui estoient en garde, voyans leur Capitaine mort, mettent promptement la main aux armes, et environnent Leonard, le pressant de si pres, qu'incontinent il recent quelques estoccades; mais, poussantson bon cheval, d\m saut il se delivra de telle presse, et ce cheval le porta hors des lances, picques, hallebardes, et javelines, qu'on tendoit contre luy. Tous les gens de Leonard manient aussi les mains, voyans leur Capitaine en telle destresse. lis ne s'amusent a regnrder voler en Fair les corbeaux, ou les corneilles apres le Milan, avec leur cro, cro, cro, mais, s'estans unis et ralliez ensemble, secourent leur Seigneur. lis n'estoient que quarante, qui combattoient LIvr.E XI. 197 coiitre trois mille. Vous eussiez veu icy une infinilo (Fes- pees rompre et casser des hoiicliei s, des l)ras, dcs janibes, et fioisser des espaules. Icy oyoit-ori les voix iniserables de ceux qui en grand nombre rendoient les abbois. Et ne s'en falloit point esmerveiller; car la race Romaine, encor'qu'elle fut petite, est celle qui chasse les Arlots, et la gent de Marcere. C'est elle, a qui cent Turcs, autant de Sopbiens, et mille Soldans, ont autrefois flescbi le ge- nouil. C'est elle qui, avecpeu de nombre, en a cliassc el fait fair trois fois autant, leur faisant monstrer le der- riere tout souille de fange. C est elle qui, en sgavoir, a surmonte les Grecs; qui, en armes, a excelle les F/lores, et qui, en conseil, a suppedite les uns et les aulrcs. (]'est elle qui a eu ce pouvoir de renverser autrefois })ar terre les hauts couplets des montagnes, et d'enibellir, et enri- chir ses maisons et Palais de grandes colomnes et gros pillaslres, faisant toucher leurs couvertures jusques au ciel, et enfumer les estoilles avec la fumee sorlant de leurs cheminees. Cest elle qui, suivant Leonard Roniain, et estant en petit nombre, fait autant et plus que ne fe- roient des Suysses, et autre mille canaille. En cet estour, Fun crie : « Sainct Pierre! » I'autre : « Sainte Marie! » un autre : « Ha, mon Dieu ' » un autre crache son ame dehors; un autre, tombe par terre, est foule soubs les pieds des chevaux; Tun fuit, tenant entre ses mains ses trippes sor- tant de son ventre ; Tun frappe; Tautre pare; Pun fuit; Pautre le suit. Mais Cingar avec Balde approchant, voicy Zambelle, toute la gloire du monde, lequel de loing se prosente, et avec ses menaces et parolles pense estonner et faii e trem- bler le fleuve d'Acheron : « Demeurez, mescbans! crie-il tant qu'il peut; demeurez, larrons! Je suis maintenant bourreau parle commandementde Monsieur. 11 nFadonnc charge de vous pendre, et non sans occasion. Et combicii que je ne sois fort habile k un tel mestier, la volonte que j'ay de me venger m'y fera maistre. » Puis, il se met au- 198 IIISTOIRE MACCAnONIQUE. (levant, presentant une fourche fiere, voulant avec icelle donner dedans le flanc d un cheval. Balde, en passant, le prend par le collet, et, avec la mesme soupplesse que le iMilan et la Cresserelle enlevent de terre un mulot qu'ils auront apperceu voletant par Tair, luy fait perdre terre, et le met a travers Targon de sa selle, et de la main droite luy serrant les jambes, et de la gauche luy saisis- sant le col, comme fait une chambriere quand elle veut tuer une pouUe, estrangle ce pauvre miserable, et Tenvoye chercber sa Chiarine. Toute la compagnie de Leonard estoit ja morte, ayant eu affaire chacun d'eux contre deux cens. Et la Leonard eust aussi trouve sa se- pulture, si Tinvincible puissance de Balde ne fust promp- tement arrivee; lequel, voyant ce jeune homme ne se soucier de la niort pour soy et pour son honneur entre tant de personnes armees, commence a tirer du profond de son estomach une horrible voix, et, se fourrant au plus espais, donne de cholere un si grand coup de son cspee, qu'il avalle en une seule fois sept testes de dessus les espaules des premiers qu'il rencontra. Puis, il apper- Qoit a une hauste fenestre du Palais le Preteur Gaioffe, qui brail] oit tant qu'il pouvoit : « Or sus, disoit-il, mes vieux soldats, prenez-moi ces larrons ! Ruinez et perdez ceux qui sont nostre ruine ! Ostez de ce monde telle puan- teur. Que tardez-vous tant? Comment, vous qui estes mille, ne pouvez en prendre trois? Y a-il si grande coiiardise parmy nos guerriers ? On ne s^auroit trouver au monde une telle villacquerie et laschete. » Ces parolles font ressouvenir soudain a Balde les vieilles offenses qu'il avoit receues : il donne dedans le Palais a travers mille espees, et, au pied de la montee, descend de dessus Brise- chaisne. Brisechaisne s'arreste, et ne se laisse prendre. Siquelqu'un s'approchede luy, il chauvit desoreilles, et donne le reste a celuy qui pense toucher a sa selle. Telle sagesse a este souventefois esprouvee es chevaux. Balde estoit ja monte au haut du degre, avec Tespee au poing LIVRE XI. 199 toute barbouillee de sang et de cervelle. Et comhien que naturellement il fust fort et puissant, toutesfois la haine luy augmentoit grandement la force. L'envie qu'il avoit de massacrer Gaioffe n'estoit point tant pour se venger de ce qu'il avoit este arreste prisonnier par sa fraude, que parce qu'il cstoit un mauvais tonneau pour les hons citoyens et pour les gens de bien. II y avoit dix families de la ville qui n'estoient point contraires a Balde, lesquelles souloyent aller a la guerre soubs la charge de Sordelle. Iceux estoient les Aguels, les Abbateens, les Caprians, les Gornes, les Alebrands, les Tosabezzes, les Coppins, les Connegrans, les Cappes et les Folengues. Ces nobles gens icy avoient, par leurs proues- ses, esleve la ville do Mantoue en grand renom, des les premiers fondemens d'icelle. ^ Or, Balde allant pour defaire un monstre si brutal, on luyjette de toutes parts, avec grands cris, despierres, des bois, de la cendre cbaude et du boiiillon du pot. Toutes- fois il s'escbappe, et ne re^oit aucune blesseure, tant pe- tite soit elle. Arrivant au lieu ou Gaioffe n'avoit aucun moyen de s'evader, s'il ne veut sauter du baut de la fe- nestre, et se rompre mille testes, s'il en avoit autant, il luy tire de sa fiambante espee un revers ; mais il ne Tas- sena pas. Pourquoy? Je ne sQay; suffise que ce coup fut pour neant. Mais il n'en ira pas tousjours ainsi. Cette forte espee rencontra une grande colomne, laquelle de ce coup tomba en terre, se cassant en trois pieces. Et avec icelle tomba aussi une partie de la muraille, qui tua entre ses pier res un grand nombre de personnes. Pour cela, Balde ne laisse de courir apres Gaioffe, lequel crie et appelie du secours. II se tourne quelquefois vers Balde, et le supplie luy vouloir pardonner, et luy promet de luy donner son thresor, si son plaisir est de luy vouloir re- mettre la vie. Mais Balde le desdaigne tant, qu'il ne dai- gneluy faire aucune response. Tant plus Gaioffe le prie, plus fait-il Toreille sourde. Quand il eut peu luy donner 200 illSTOIRE MACCAr.OiMQUE. en present toute la banque de Gennes, et tous le.s ducats qui se passent par le trafic de Florence, la generosite de ce brave guerrier ne les eust voulu recevoir. Qtliconque veut garder son honneur doit mespriser or et argent. En- fm il le tire d un coing, et rien n'y peuvent faire Ics oris, les armes, les parolles outrageuses de tous qui estoieni la presens. II passe par le milieu de toutes leurs epees, et emporte soubs son bras ce miserable Gaioffe, et avec sa main droite ne laisse de mesurer les membres de ceux qui s'opposoient a luy. II descend a bas, et approche de son cbeval, sur lequel d un saut il monte sans toucher du pied a Testrier, tenant tousjours sa proye, enlevant ce Roy Arlotte par la force de son bras, comme j'ay veu un agneau estre emporte par le loup, ou une poulle par un renard, laquelle les mastins abbayans, et les paysans cou- rans et crians, ne peuvent sauver. Cependant Gingar donnoit repos a son espee, et le pont-levis estoit abbatu tellement, que le cbemin estoit tout ouvert pour se retirer hors la ville. Ce que voyant Balde, il appelle Leonard, et eux trois prennent la fuite, car^ de tous les soldats de Leonard, il n'en estoit demeure un seul en vie. Eux trois, dis-je, galloppent, et ceste ca- naille, lassee au possible, n'eut pluslecoeur de les pour- suivre ; mais se contentoient fort d'estre eschappez de la griffe de ces trois diables. Chacun d'entr'eux retourne en sa maison. Plusieurs sont portez sur des brancards morts au blessez. L'un a perdu le bras, qui la jambe, qui Tespaule; Tun cloche, ayant le genouil offense ; lautre a la hanche •mportee ; Tun cherche son nez et ne le peut trouver; un autre, n'ayant plus d'ongles ny de doigts, ne peut gratter sa teste qui luy demange. Ce fut lors que Scardasse, THerbolet, Aquare et ce Rigue, qui souvent bailloit des clisteres d'eau froide, amasserent de bon bien, et rem- plirent leurs escarcelles en pansant ces blessez, et en faisant mourir beaucoup d'eux avec leurs appareils. Et en memoire de ce, ces trois personnages que je viens de LIVRE XI. 201 nomnier, par lours beaux livres, romplirent le monde des loiianges de Balde; car la consideration de gaigner donnc occasion de chanter. La bouche de Virgile n'eust esleve jusques aux estoilles la renommee d'Auguste, s'il n'eust tire de sa bourse de bon argent. Or, Balde, Cingar et le jeune Leonard parveinrent cntin en treize mil, au trot et au gallop, jusques en la plaine de Veronne, en laquelle autrefois par trois jours il pleut des pierres. lis descendent de leurs chevaux, qui cstoient bien las et harassez : et la lient Monsieur le Po- destat, et avec des osiers Festrillerent cruellement. Cin- gar en voulut prendre seul cette charge, pendant que Balde devisant avec Leonard s'allerent promener; car, en- core que ce fut sans raison, ils eussent peu estre esmeus dc pitie, voyans chastier devans leurs yeux un homme, bien^ qu il fust nieschant. Mais Cingar estoit compose d'autre humeur. II lie ce pauvre miserable, lui couppe les coiiiilons, et le membre ribaut, lequel tant de fois avoit fait ouverture es trous defendus, et les luy fait manger et avaller en guise de foye. Ce malheureux mange ses coiiilles, comme faict le chat, quand en grondant il mascbe des choux cuits ; puis, avec des ciseaux, il luy couppe le tour du nez; avec des tenailles il luy arrache les dents, les yeux, et luy couppe les oreilles. Et le lais- sant ainsi mal accoustre et maltraite, demeura enlin pour pasture aux taons et mouches, rendant ainsi, ce misera- ble, son ame et son esprit au diable. lis estoient remontez a cheval, si tiroyent par plusieurs et divers chemins, quand Cingar se ressouvint de la bourse de I'hoste, laquelle il tira de sa brayette, et la nionstrant a ses compagnons : « Voila, dit-il, les genlils petits mille ducats de nostre venerable hoste, qui a eu et receu bon prix de sa marchandise. 0 ! combien sont vrais les preceptes de Caton * ! Qui mal seme, mal re- ' iSous avons deja eu I'occasion (livre IX, p. 164) de parler des distiqucs moraux de Caton. 202 HISTOIBE MACGARONIQUE. cueille. Ce nouveau Gannelon S pour ne se rendre diffe- rent des autres hostellers, ay ant ouy le cri publie pour i nostre mort, et que pour icelle y avoit prix de mille du- cats, il nous a descouverts, et pour son salaire a tire ce malheureux or, fraudant le droit d'hospitalite, comme est Tusancede tels larrons. Entre tons lesfols, celuy doit estre estime tres-fol, lequel se veut fier, ou bailler en garde son bien a des hosteliers. Ne verray-je pas plustost des asnes estre bons Geometriens, des chevaux estre As- troldgues et mesurer le ciel, et nombrerles estoilles, que de penser pouvoir trouver par tout le monde un seul hoste qui soit homme de bien? Les hosteliers a leurs hostes ne gardent aucune loyaute ; mais plustost mons- trent mieux les enseignements comme il faut tuer et as- i sommer, que ceux qui sont cachez et retirez aux forets, et volent les gens de bien. Comme quoy ? Je vous bailleray pour exemple cecy. Un passager, soit de pied, soit de cheval, estant las et affame, desire de loger. II void une hostelerie devant luy : hors la fenestre sort une perche, laquelle on void de loing attachee avec un pen de corde; k icelle pend une escrevisse ou une espee de bois. Quand rhoste oyt un bat de chevaux, et bruit sur les pierres ou pave du chemin; ou, par le remuement des pieds des che- vaux, quand il oyt la fange et limon gras de Lombardie rejaillir un tel patroiiillage en faisant bruit, ou que le cheval sentant Tavoine hennisse de loing, incontinent Monsieur Thoste, ceint d'une serviette en double, accourt avec une face joyeuse, et vous oste son bonnet ; et, com- bien que vous n'ayez volonte de arrester en ceste hoste-j * C'est le traitre Mayen^ais qui amene pai' sa perfidie le d^- sastre de Roncevaux ou Roland trouve la mort. II joue un grand role dans les epopees chevaleresques consacrees au recit des hauls faits de Charlemagne et de ses paladins. Du reste, il regoit le juste chatiment de ses forfaits. Apres avoir ete expose sur nn chariot aux insultes et a la fureur du peuple et des soldats, il «st tenaille et ecartele. I LIVRE XI, 205 lei ie, toutesfois vous laissant aller a cent mille caresses (ju'il vous faict, il vient promptement prendre vostre es- trier, et vous prie de mettre pied a terre. II fait prieres icy, prieres la. II vous conjure par des pouUets, des chap- pons, qu'il dit qu'il a, avec de bons hachis de veau, qu'il vient de faire tout presentement, pour la bonte et deli- calesse desquels il vous asseure que les morts en ressusci- teroient s'ils en avoyent mange. II dit n'avoir faute de tous bons morceaux et autres friandises de rosti, de boiiilli ; qu'il vous presentera tout a Theure trois sortes de gentil vin, que vous choisirez le meilleur pour vostre estomach, ou pour contenter vostre goust, s'il desire celuy qui est doux. II vous donne preniierement celuy qui est doux, pour tremper du pain dedans, et puis il vous bailie du nouveau, lequel en le buvant rappe les boyaiix. Ha ! qu'y a-il qu'iceluy ne vous promette ? Qu'y a-il qu il ne die? II vous dit qu'il a des beaux draps blancs, et qu'en ses licts il n'y a aucunes puces, aucunes punaises; que Tescuyrie pour les cbevaux est bien chaude, et que dedans icelle y a bonne lictiere de paille fresche, et, cc qui est meilleur, que la bonne chem de rhoste luy fera trouver le logis beau. Mais quand vou« serez entre, vous trouverez tout le contraire. 0 ! pauvre homme ! tu penses entrer en une chappelle, ou en une sacristie, ou revestiaire, ou dednns quelque beau cimetiere, ou en la terre saincte, ou dedans les Catacom- bes, ou bien dedans I'antre et caverne de Calixtc, tant il t'asseuroit par ses belles et fardees parolles ; niais, au lieu de ce, tu te voids en une tannierc, en une spelon- que de larrons ; tu t'es mis en la garde d'un homme meurtrier, soubs la foy de Cacus, ou soubs la belle paix de Recolle. Quete donne-il? Premierement il reschauffe ce qui estoit demeure de reste du soir precedent, et jure, par tous les saincts qui sont vivans en Paradis, que tout presentement il vient de le mettre cuire. Tout ce qu'il te presentera sentira le lard jaune, ou le beurre chansi, ou 204 HISTOIRE MACCARONIQUE. la fumee, ou les charboris. Ha! que manges-tu? Que ina- nies-tu, pauvre malotru? Si tu ne le s^ais, riiostess(3 sale et orde t'a prepare telles viandes; Thostesse galleuse et ro- gneuse les a patinees et maniees ; Thostesse, apres avoir essuye de ses mains le cul de son enfant, les a lardees et accoustrees. Tu cries : « 0 hoste, 6 I'hoste, vous n'oyez « goutte? Dictes Thoste, quel vin est cccy? De quel vigno^ « hie est-il? Est-il Corse? DeMangeg uerre ? De sainct Se- «( verin ? Est il Grec ? Est-ce boitte du ciel? » Get hoinine faict lors le sourd, et ne fait pas semblant d'entendre, ayant perdu Touye en si peu de temps ; ou, s'il respond, il sgait trouver tant d'eschappatoires, qu enfm il vent que que vous confessiez n'avoir raison. Ce que sera vrayelie, et bassiere moisie, il n'aura honte de dire que ce serai succre et miel. Si toutesfois votre impatience vous con-** traint de crier haut : « Messer Thoste, » celuy vous res* pbndra plus fierement que ne Tavez appele haut, et avec paroUes si aigres, que par telle ruse il vous sera force de manger vostre pain en patience. Mais gardez-vous bien de manger trop, car chaque morceau est au poids de la livre, et est nombre sur le doigt; prends garde a toy, et songe a ce quetu manges, et va doucement des dents. Je t'advertis que ta bourse en patira. Pendant que tu t'effor- ces a remplir ton ventre, ta bourse se vuide. En apres il feint de te bailler des draps et linceuls blancs, lesquels il i avoit nagueres repliez apres les avoir tircz d'un lict, oui un passant avoit couche la nuict precedente, afm que par ces plis il entretienne le bon bruit de son hostellerie. Si d'adventure tu as les veines opilees pour trop grande abondance de sang, asseure-toy que les punaises et les puces le tireront. Penses-tu que des ventouses, ou leS; baings de Lucques, te puissent mieux guarir, que s(?au- roient faire ces bestioles, qui habitent ordinairement de^ dans tels licts? ! Mais, apres que tu auras compte toutes les heures de la nuict, cependant que une bande de punaises te piquent | LIVRE XII. 20o )ar tout, tu tc Icveras au matin, ayant les yeux plus rou- res que brezil * ou qu'une escrevisse cuicte. Tu vas en rescuyrie voir ton cheval affame, car on luy aura desrobbe les le soir son avoine, et du rastelier on aura retire le Foin ou la paille ; enfin, avee jurement et blaspliesmes, tu t'en vas, et, en t'en allant, tu trouves, miserable, que tu as este desrobbe par un tel hoste. » Pendant que Cingar tenoit ce beau discours, qui est veritable, et pendant qu'il veut reprendie le fait d'autruy, il en fait de mesme. 0, Mafeline, apporte-moy ce chappon rosty? II y a moyen en toutes cboses, disoit le docteur Pizzanfare. En tiranttrop la corde. Tare sc rompt. II y a temps de feiiil- leter les livres, et temps de manier Tespieu. Nous pou- vons maintenant nous aider de Tun et de Tautre, s*il mc souvient bicn des enseignemens de I'escliolier Scarpelle, lequel faisoit cuire ses saucisses avec les cartes de Paul le Vcnitien, au temps que Tcstude florissoit a Cipade. LIVRE DOUZIEME. C'ESTOiT lors quand le Soleil eschauffe les cornes du Toreau, lequel porte sur son dos Europe parmy les senteurs odorilerantes du ciel, et quand la terie, em- preintede la rosee, rcQoit tout autour de soy sa nouvellc cotte bordee de fleurs, les arbrcs recevans aussi un plai- sant ombrage par leurs feuilles nouvelles, faisans peu a peu les forests monter leurs brins et scions jusques au ciel. Le Rossignol, qui n'est jamais las de cbanter a * Vols lie tcinture importe du Bresil. 206 IIISTOIRE MACCARONIQUE. pleine gorge jour et imici sol la fa, excite les personnes par son doux et plaisant chant a prendre repos, et s'en- dormir dessus Therbe ou a Fombre. Apollo Tescuyer dompte ses poullains pour les adextrer a son chariot; et Diane exprime durant la nuict sa rosee; les fontaines vo- missent leurs pleinsruisseaux, et avec leurs petites ondes tremblantcs abbreuvent les prairies, dont la Deesse prin- tanniere se resjoiiist, et s'emi)ellist avec telle diversite de fleurs. En ce temps, dis-je, Balde, Cingar, et le vaillant Leo- nard, descendirent de leurs chevaux, non gueres loing de Chioze, et reposent leurs corps sur la belle herbe a un certain ombrage. La, y avoitun pin eslevantsa cimefort haut en Tair, le feiiillage duquel empeschoit Tardeur du soleil, et rendoit une ombre fort fresche. Ces trois cava- liers descrochent leurs heaumes et habillemens de teste; detachent et debouclent leurs cuirasses soubs ce bel ar- bre; et la se refrechissent avec un doux vent de Zephire, qui souffloit. La, avec doux et plaisans discours, Leo- nard descouvre a Balde son amour, d'ou nasquit par en- tr'eux une societe inseparable. Et pendant qu'eux deux tenoient tels proposqui leur estoyent fort agreable, Cingar deselle les chevaux, leur met en teste les licols, et les laisse coucher et tourner sur la paille; et, pendant qu'il les estable, il contrefait des pets de la bouche, petty peity petty pour les faire pisser. La mer Adriatique n'est pas loing de la, laquelle on nomme le golfe de Venise : vers icelle Cingar alloit pour guayer ses chevaux, et, y allant, chantoit tout joyeux son tire-lire, Aussi-tost qu'il fut arrive au port de Chioze, ne faillit, comme estant bien accort et advise, de tirer, de sa fauconniere sa bourse, de peur qu on la luy coup-i past ; car c'est la des habitans du lieu un des plus beaux ; dons de nature, ou de vertu, qu'ils ayent. II void en ce ; port une grande caraque, qui portoit six mille bottes. Icelle se preparoit pour aller en Turquie, apres estre LIVRE XII. 207 chargee de plusieurs marchandises, quand elle auroit le temps a gre pour desloger. Cingar appelle soudain le pa- tron de ce vaisseau, et luy demande s'il voudroit, en payant en bonne monnoye le passage, conduire en Tur- quie, et au pays des Maures, trois compagnons, et au- tant de chevaux. « Cela est difficile, respond le patron, et ne s^ay quel moyen je pourrois trouver pour vous satis- faire; car maintenant arriveront icy trente marchands moutonniers du Tesin, marchands, dis-je, qui ont tous- jours grande abondance de laines, et qui sont saouls or- dinairement de pain de millet, et de grosse et espaissc bouillie. Iceux doivent charger ceste caracque de mou- tons Tesinois. » Cingar luy replique : « Que fait cela? Je te prie, patron, mon amy, rcQois ces bons compagnons; je te payeray a double. Nous ne sommes que trois, il ne nous faut pas grand'place. » Enfin le patron le luy ac- corde, et le prio de venir incontinent prendre leur place, avant que les Tesinois arrivent. « Je le feray, respond Cingar. » Et aussi-tost tourne ses chevaux, et s'en va a ses compagnons, Icsquels, ayant le cceur joyeux, se deli- berent d'aller voir les pays estranges par mer et par terre. lis s'en vont, trottant a la fagon Frangoise, vers la mer, et arrivent au bord, ou estoit ce grand vaisseau, lequel ne sembloit point un navire, mais un fort chasteau dedans la mer. La se voyent plusieurs Marchands Turcs et AUemans, travaillans a faire emplir Muran de leurs marchandises : vous y voyez plus de mille facquins, portans sur leurs dos pour un liard la charge d un grand mulct, tant Tap- petit de gaigner estrangle ces pauvres fols. La plus grand part de ces facquins sont Bergamasques : je ne parle pas des habitans de la Bergame, la prudence desquels est par tout notoire; mais j'entends seulement parler de ceux, qui, saouls de chastaignes et de panade, sortent de la montagne de Cluson, et vont s'estendre par tout le monde. Quand ils deslogent de chez eux, ils n'apportent 208 IIISTOIRE MACCARONIQUE. lien sur eux; mais, quand ils retournent, ha! comLien ils portent sur leurs espaules de nippes, s'en revenant gail- lardement ainsi bien chargez. lis sont trappaux, refaits, gras, de large quarreure, restomach et la poitrine toiitc couverte de poil. Une autruche ne pourroit pas tant dige- rer de plomb, comme font ces facquins, de fer : chacun d'eux mange quatre-vingts onces de gras fromage sans estre assis, disans que la nourriture de fromage affermist reschine. Le fromage, dit Pizzanfare, engrossit le teint toutesfois ceste regie est fausse en nos facquins. Sont-ils rudes a defendre leurs propres causes ? Le Bergamasque, avec son dur langage, y satisfera mi eux, que ne sgauroit faire un Florentin, avec cent comptes inutiles. II n'y a pays, qui ne soit plein de facquins. Par tout vous voyez mouches : par tout y a moines gallochers; vous ne verrez partout pas moins de facquins. Pas une nation ne se en- nuye du mestier de facquinerie : ies facquins sont extrails de la race Bergamasque. lis hantent les maisons des Nobles, et s'elforcent de complaire a Monsieur et a Ma^ dame. Ces facquins done travailloient lors a charger ce navire, et portoient des fardeaux, qu'a grand'peine por- teroit un chameau. Balde s'embarque et aussi ses deux compagnons, et logent leurs chevaux en un canton du vaisseau. Voicy de loing arriver les Tesinois sublans souvent, ayans beaucoup de bergers conduisans leur bercail, qui estoit en si grand nombre, que la terre en sembloit cou- verte. Ils portoient sur leurs dos leurs foiiillouzes, et avoient leur gros mastins attachez a leur ceinture, les- quels, quand il en est mestier, ils laschent pour se ruer sur les loups et les tuer. II y avoit plus de trois mille moutons, et avoient tousla laine blanche, et estoient sans comes. De la laine d'iceux se font les bureaux et autres drapsde grosse estoffe. On tire la premiere par les oreilles dedans la navire : laquelle est incontinent suivie de toutes les autres, sans avoir aucune peur; car Nature a donne L 1 V R E X 1 1 ceste faculte au bercail, de suivre tousjours la premiere, qui marche devant. Mais, quand ceste canaille de Tesinois eut veu Balde et ses corapagnons armez dedans le navire, et leurs chevaux occuper la meilleure place du vaisseau : « 0, dirent-ils, patron, pourquoy rompez-vous les accors faits entre nous? Ne nous as~tu pas promis que tu n'en prendrois pas d'autres en ce navire? Gardes-tu ainsi tes promesses? Oh ! barquerolliers, vostre foy est-elle ainsi entretenue en son entier ? 0 gens, a qui est propre de donner des bourdes aux autres, et qui ne se soucient gueres de commettre une faussete! Tu es fol, et ne sgais, 6 Chiozois, que tu fais, et tu ne cognois point telle marchandise, et quel est ce mescliant gain. Regois~tu des soldats et diaWes arniez dans ton vaisseau ? Jette ces Francois, jette nos ennemis ! Un paysan ne s'accorde jamais avec un gendarme, et ne souffriroient manger leur viande ensemble. J 'ay bonne envie de leur rendre autant de bastonnades que nous en avons receu d'eux. Nous en avons maintenantlc moyen : il faut, dis-je, leur rendre le cbange, que ces larrons s'en aillent hors d'icy, a leur faciende ; il y a des forests et des cavernes : en icelles font mieux leur demeure tels voleurs, que de se venir mettre dedans des navires, et de se mesler icy par my des gens de bien. S'ils ne s'en vont, nous les jetterons en Feau par force. » Ainsi le plus grand paysan, et le plus audacieux, parla. Le patron ne leur respondit rien, estouppe ses oreilles a une telle honte, laquelle aucun masque ne pouvoit couvrir. Or, Balde, entendant les parolles audacieuses de ce vi- lain moutonnier, desgaine incontinent son espee, et met son bouclier au bras, et se delibered'attaquer ces braves marauts. Cingar le rctient, et, en le retenant, parle a luy en Toreille, et le prie de luy laisser la charge de faire ceste vengeance. « Cela, dit-il, mon Balde, n'est point scant a vous, ny propre a vostre vertu naturelle; mais appartient plustost a la subtilite de Cingar. Arreste-toy, 14 ^210 inSTOIRE M ACCARONIQUE. je te piie : tu verras maintenant merveilles; il ne faut point endurcr Torgueil d'un villain merdeux : les uns riront; autres, croy-moy, pleureront. » Balde luy obeist, et rengaine son espee. Cependant le vent doucement s'enfle, et la mer com- mence a se cresper, et faire branler ses ondes. Le vais- seau se separe du bord, et peu a peu s'avance au milieu, et laisse le rivage, lequel, en fuyant ainsi, semble em- porter avec soy les villes et pays. On ne void desja plus les bois, on ne voit que la mer etle ciel; et les mariniers, en cbantant, se reposent. Cingar, cauteleux, voyant le temps proche, et propre pour mettre a effect ce qu'il avoit en pensee, fmement s'approche de Tun de ces pay sans, luy disant : « 0, que voicy grande abondance de vivre! Veux-tu, mon compa- gnon, me vendre un gras mouton? » Le marchant luy respond : « Moy! trois, huict, quatorze, si un seul ne te suffit, moyennant que tu les veiiilles payer, et que tu m'en donnes au moins huict carlins pour piece. » Alors Cingar, le marche arreste, et prenant son mouton, luy compte de sa bourse huict carlins de cuivre, lesquels il avoit nagueres forgez. Les marchans estoient la presens; et toute la compa- gnie, riches et pauvres. Lays, Moines et Prebstres, s'at- tendoient de manger chacun un bon morceau de ce mou- ton; mais, Balde considerant la mocquerie, desja se prepare fort bien, et chuchette en Toreille de Leonard. « II sor- tira, dit-il, tantost une belle farce : tais toy, je te prie, et t'appreste a rire. » Cingar prend par les oreilles ce mouton qu'il avoit achete en presence de la compagnie, et le jette en la mer, duhaut du navire. Chose merveil- leuse, et paradvanture malaisee a croire a la compagnie I incontinent tout le troupeau a la file saute en la mer, et n'en demeura une seule piece, qui ne sautast, et ne se jettast en Teau* Par ce moy en, lamerfut toute couverte * Kous n'avons pas Lesoin de rappeler que Rabelais a repro- L 1 V R E XII. ill de poissons portelaines, et ces moutons paissoient autre chose que de Therbe. Les Tesinois s'efforQoient de les re- tenir le plus qu'ils pouvoient ; mais c'estoit pour iieant ; car enfin tout ce bestail abandonna le vaisseau. Au temps du deluge, les poissons, montez au haut sommet des mon- tagnes, contemploient les forests, etse promenoient joyeux par dessus les ormes et peupliers, regardans au-dessous d'eux les prez et les fleurs; et maintenant le bercail paist soubs les eaux Talgue , mange et boit ce qu'il ne veut, et se noye tout a fait. Neptune lors feit un grand butin, s'esmerveillant d'ou estoient descendus tant de moutons : d'iceux il fait un festin aux Nymphes et Ba- rons de sa court, lesquels s'en farcirent a bon escient le ventre, laissans soubs la table des ossemens pour les chats. Balde creve de rire , Leonard en pette, et les autres en grongnent. Cingar nerit point; mais feint estre marri, et rapporte a maPheur ce qu il avoit fait de guet a pend, et feignoit d'aller secourir ces bestes; mais, nu contraire, subtilement il les poussoit en la mer : et vous cussiez dit a le voir bien embesongne, que les moutons estoient a luy, tant il s^avoit bien accommoder sa mocquerie. Et parce que chaque mouton, sautant ainsi, cliantoit en pro- nongant bai, baiy sa miserable mort, de la la prochainc ville fut nommee Bebba, et le peuple d'autour fut par nos anciens appele Bebbens. Iceux ont autrefois dompte les duit exactement ce trait {Panlagniel, liv. IV, ch. viii) : « Tous les aultres moutons, crians ct bellans, commencorent soy jeltcr et saiilter en mer apres a la file. La foule estoit a qui premier y saulteroit apres leur compaignon. » Les commentateurs de maitre Frangois ne signalent pas ce passage de Folengo; le docteur liegis lui-meme n'en parle point dans son volumineux commenlaire sur Pantagruel. La Fontaine s'est souvenu de ce trait lorsqu'il a parle « d'un mouton qui va dessus la foi d'aiUrui, » et diacuii a lu dans le Manage de Figaro (acte IV, sc. vi) : « l a rage dc sau- ter peut gagner; voyez les moutons dc Panurge. >» Swift a de meme parle de cette manic d'imitation clicz la geni Lelantf . 212 HISTOIRE MACCARONIQUE. \ieux Poposses, et avoient sous leur domination les Mal- gariens. Or, estant tout ce troupeau noye et perdu, trente vil- lains allerent aux pertuisanes, et commencerent a s'es- crier. Cingar incontinent prend sa halebarde, appelle Balde et Leonard, lesquels aussi desgainent leurs es- pees, et prennent leurs boucliers : dont ces pay sans es- tonnez retirerent le pied arriere, quand ils virent ces trois braves cbampions en armes, et Cingar leur dit ; « Osez-vous, villains, ainsi braver? Vous vous en orgueil- lez, marauts? Dites-moy, poltrons maudits, dites-moy, larrons, par quel droit pouvez-vous defendre votre cause? Est-ce Tusance de vostre pays d' ainsi tuer les per- sonnes ? Ne puis-je pas dependre mon bien comme je veux? Ce mouton-la estoit mien, ma bourse Tavoit paye, et, vous, mangeurs de rabiolles, en avez tire huict carlins. Ne puis-je pas disposer du mien selon ma fantaisie? Que ces gentils-hommes, ces mariniers, ces prebstres, ces beaux peres confesseurs, qui ne voudroient dire une menterie pour tons les saincts qui logent en paradis, endisent ce qu'il leur en semblera? Qu'ils disent verite, et qu'ils n'ayent respect a personne? Le fort gaste le droit. Or sus, voila les armes, qu'ils disent de quel coste est la verite, et que tout nostre differend depende de leur jugement? Si j'ay tort, esperez en avoir la raison. Je suis assez suffisant pour payer un monde de moutons : met- tez aussi bas vos dagues roiiillees; autrement, nous vous monstrerons par effect, sans parolles, que c'est que d'un soldat en armes. Cc nous est un sainct sacrilice, et agrea- ble au ciel, et une oeuvre de charite d*escorcber villains. L'orgueil sied mal tousjours aux nobles; mais c'est une mescbancete grande a des paysans d'estre superbes et audacieux. La race de paysans est certes mal nee : qui- conque favorisera et defend ra les paysans soit pendu, et qu'aucun n'aye pitie de luy que le paysan mesme ! Quant a moy, je croy que les lievres et les chiens, les loups et LIVKE XII. 213 les Jjrebis, les perdris et les cailles, avec Tespervier, demeureront ensemble, plustost qu on puisse trouver un paysan, homme de bien. Veux-tu gagner un Citoyen? parle a luy avec bonnes parolles; mais, envers un paysan, use seulement de baston. Les grands Seigneurs sont vaincus par douces paroles, les filles par presens, les en- fans par la verge, les paysans avec le baston. Pais les asnes de paille, les porceaux de gland, les chevaux et les boeufs de foin , et les villains d'un tribal. Un villain fera cent i)iille serniens pour une chose fausse; il tuera un homme pour un morceau de pain. Le villain ne garde les status de TEglise, et dit qu'une beste ne differe en rien de sa femme; il ne se soucie de mere, de lille, ne de sceur qu'il aye. II a si bon estomach, qu'il digere tout, et fait, comme Ton dit, sa charge de toutes sortes d'herbes. Les poltrons ont toujours la goutte, quand il faut travail- ler; mais, quand ils dansent soubs le chesne, ou soubs I'orme, ou soubs le peuplier verd, au son de la cornemuse, et qu'ils trepignent des pieds sur la terre, lors vous diriez quece sontdaims, chevres, et chevreulx, et blasphement le nom de Dieu, lessaincts etla Vierge Marie. » Cingar, pendant ce sien discours, regardoit de travers comme un chien, et tenoit son halebarde bas, toute preste a s'en servir, si ces villains eussent voulu luy faire ennuy ; mais ces lourdauts craintifs ne voulurent assail- lir le chat, n'ayans le temps lors propre pour eux, et le lieu ne leur sembloit estre propre pour ce faire : mais retiennent leur trahison pourun autre temps, et recelent leur cholere en leur coeur, demeurans ainsi peureux et paisibles pour la presence de Balde. Cependant ^ole, Roy des vents, prenant en main son sceptre, monte au haut de sa montaigne, et, de la est^- dant ses yeux par dessus la mer, il ne voit a Tentour de soy aucun navire ; car celuy auquel estoit Balde estoit encore si loing, qu'il ne pent estre par luy apperceu sur la mer, estant desja devenu vieil, et ayant besoing de lu- '^U HISTOIRE MACCARONIQUE. nettes. Certainement, s'il cut s^?eu qu'un tel Baron eut este sur mer, ileut retenules vents courroucez en prison. Ceste montagne est creuse , et de son sommet touche le ciel, et lepied d'icelle est jusques au protbnd dela mer. Elle se monstre tres-aspre pour les grandes pierres et roches, qui pendent autour d'elle. Enicelle n'y a aucunes forests ; on n'y void aucunes herbes verdoyer, la les prez n'engraissent le bercail. Au haut d'icelle, la porte est barree de grosses chaisnes, et icelle porte est toute de fer, faite en la bouticque de Vulcan. Icelle ferine une grande caverne, comprise soubs et au-dedans de ceste grande roche, en laquelle sont enfermez les vents, comme en une prison : et la, estans cadenatez, crient et beurlent avec divers soufflemens, ainsi qu'on oyt des pores grondcr en leurs porcheries, quand on est trop long-temps a apporter en leur auge leur lavage et man- geaille. La, dis-je, sont les vents de Note, d'Auster, de Siroch, lesquels ne font que guetter a la porte pour sor- lir dehors, etuneheure leur dure mille ans-, n'estant leur plaisir qu'a tourmenter la mer : comme le veneur tient au chenil ses bracques, levriers, et autres chiens, et ne leur donne beaucoup a manger, afin qu'estans plus affamez, ils soient plus dispos a courir les cbevreulx, le jour et la nuict burlent avec leurs voix importunes bau, hau, ban, et ne laissent les voisins dormir a repos; car il y a aussi peu de discretion en des chiens , qu*en ceux qui en veu- lent nourrir trois cens. Le Roy Mole tient ces vents en ceste obscure caverne, afm que ceux qui desirent avec voiles estendues passer les mers soient ca et la plus cruellement tourmentez. 0 ! miserable navire ! et encore plus miserable le patron, lequel est assailli a Timpourveu d'une bande de vents, lequel est importune, et tourmente par le cruel Oest avec ses compagnons! 0! combien doit estre experimente en Tart de la marine, celuy qui combat centre la troupe enragee des vents ! jEole done, voulant donner plaisir a ses vents, ouvre LIVRE XII. 215 les gros cadenats, et fait oaverture des poi tes de ler, et entre dedans ; les vents se resjoiiissent, et commencent a faire feste et ne se peuvent retenir, qu'ils ne sautent de joye. II les tance et les menace, et avec im hasten eshiile leurs eschines ; car ils font les fols, et taschent a ronipre leurs chaisnes , murmurans et desirans renverser et brouiiler la mer, la terre et leciel. Entre iceux estSuest, le plus cruel de tous ; les autres sont Suroest, Nordoest, Oest, Slid, Nord ou Borree, fils bastards de la Tramon- tane. Nord-Oest, celuy qui jette de la bouche une bave noire, et qui a les yeux bordez de rouge, comme si c'es- toit chair salce : il ne souffle point, qu'il ne hume et at- tire en son ventre cent mille diables, renversant les es- toilles et la mer ensemble. Mais, quand Suroest fantastique agite la mer, s'il ne rencontre un contra ire, chemine tousjours avec pas mesurez. Le Nord ou la Tramontane, qui se tient aux Trions glacez, laquelle a engendre Bo- ree, estant engrossie par le bouvier du ciel, qui meine sur son char Cynosure, par ses gelees nous fait porter des fourrures, et a son occasion la laiiie des moutons nous est de besoin. Borree souffle vers nous, veiiant des Alpes d'AUemagne. Ha ! ie miserable vaisscau, qui lors se trouve sur la mer, quand ce vent rencontre un en- nemy, et quand il est irritc par les autres! car lors il dissipe, il rompt, il deschire et emportc tout. Le Sud ap- porte avec soy lous les maux qui sont au nionde, et, es- tant pestilentieux, infecteles privez, latrines et cloacques, rend les personnesmalades. Surest, le pcre de furie, et le parrain de cholere, lequcl soufflant fait trembler le plan- cher du monde : sa coustume est de souffler seulement du cul, faisant par les nues des sons horribles, lesquels nous pensons estre les tonnerres du ciel. Croyez-moy, ce ne sont a la verite tonnerres du ciel ; mais son pet que Suest lasche a point. Nordest aime la division, cherchant tousjours a combattre, et de troabler avec grand travail la paix et repos ; il amasse sous la nue flamboyante ccr- 216 inSTOlPxE MACCARONIQUE. tains grains, qu on nomme tempeste et gresle. Ceste matiere ne tombe point en temps iroid ; mais, lors qu'A'- pollon brusle par trop la terre, qui est quand la chose humide se lie et conjoinct avec le chaud, dont se fait line consolidation de glace, laquelle apporte au nez une odeur sentant le soulphre et la poudre a canon ; et lors ee vent Nordest, comme espicier estranger, Tayant mise en un vaisseau, et la remnant souventefois sans dessus dessous, forme de telle matiere de la coriandre, et la jette en terre tout autour de soy, et lors fait que les paysans faitneants maudissent le ciel, pour raison que telle tempeste gaste et ruine en une heure tout le bled qu'on peut acquerir par un long temps. II arrache les bourgeons des vignes, rompt et egraine les raisins, et au- tant en fait des fromens et seigles. Vous oirez ces mes- chants paysans blasphemer pour une telle perte, et, esle- vans les mains, faire la figue au ciel^ Est-Suest vient du coste de TAurore avec une douce haleine ; il appaise et adoucit les chaleurs ardentes, quand ApoUon passe. Les Novarois Testiment et Tappellent galant et bon compa- gnon, ne soufflant point comme Nort-Oest, ou comme Sudoest, lesquels on accoustume de se mocquer, et pip- per les mariniers par un traistreux serain. Nort-Noroest- Oest ne fait pas aussi comme eux ; mais va en liberte avee un souffiement doux et gracieux, soit qu'il donne en pouppe, soit qu'il guide a orce ; mais, s'il se sent battu des autres, lors se courrou^ant, il renverse la mer sans dessus dessous, et donne tousjours advertissement de sa cholere aux Nautonniers, alin qu'ils soient advisez et qu'ils se tiennent en cervelle. II y a aussi Oest, qui n'a point son pareil en douceur, lequel ne sgauroit esmou- voir la mer la grosseur dun petit poil. Ceux de Gennes ^ Cette expression se retrouve dans Rabelais (liv. IV, ch. xliv) : « Un cVeux, voyant le portrait papal, lui feit la figue, qui est en icelluy pays signe de contemnement et derision manifesto. » LIVRE XII. 217 I'appellent Maestral. Iceluy refait les Mariniers las et rompus, et met Fair en toute serenite, et fait que le So- leil revient, lequel s'estoit retire pour tempeste de Su- roest. Or MolOy ayant deschaisnc tous ces vents, se tire a part, de peur qu'il s'envolast avec eux ; car peut-estre empor- i teroient-ils leur maistre par Pair. La nuict au milieu du I jour avoit espandu ses tenebres, et les voiles s'embroiiil- I lans se remuoient en diverses famous . Le patron accort I avoit recogneu plusieurs signes, par lesquels il prevoyoit I un temps dangereux. « 0, s'escria-il, moy miserable ! Tan- ! tost Apollo bravoit, et maintenant, comme mourant, il branle soubs une obscure nuage. Voyez comme les Dau~ I phius sautent a^ec leur courte eschine ; regardez les Mer- ges sublans et voletans par-dessus les ondes, et Taigle en tournoyant a gagne le haut duciel. wEt ce dit, il se pre- pare a resister aux vents. II commande aux Nautonniers plusieurs choses, et a Tun et a Tautre il donne des char- ges. Les uns desnoiient des cordes, les autres les tirent ; autres les lascbent, et vous oiriez cent siflflemens que ces cordes font en les tirant et retirant ; aussi le bruit se fait grand des uns et des autres, en parlant et commandant. Le noble Leonard estoitenun certain lieu du vaisseau, joiiant aux eschecs avec Balde, quand il s'esleva un grand bruit, non du ciel, mais par la trahison de ces pay sans, laquelle fut lors descouverte ; car Cingar estoit seul cou- che en un coing, lequel, estant bien endormi, ronfloit comme un boeuf, n'entendant rien de cette tempeste, et dormant si profondement, que des bombardes n'eussent sceu rompre son sommeil. Ces paysans, a qui n'agueres Cingar avoit fait noyer tant de moutons, Tassaillent pen- dant qu'il dort, et, le prenant entravers du corps, le jet- tent en la mer, sc vengeans enfin ainsi de leur perte, sa- tisfaisant a leur envie. Iceluy, quasi se noyant par ceste cheute, rompit son sommeil, et ne s'en fallut gueres qu'il ne remplist d'eau ses chausses au fond de la mer ; mais. 218 KISTOIRE MACCARONIQUE. (ie bonne fortune pour luy, il avoit auparavant oste et de- poiiille ses armes, en sorte qu'il avoit les mains, les bras etles jambes delivrees; aussi nageoit-il bien, et sembloit une grenouille ou un loir. Cependant Balde avoit ouy ce bruit, et oyant comme Cingar demande secours, en criant tant qu'il pouvoit, il luy Jette des aiz en la mer, et avec Leonard se tourinente fort, voyant son amy se noyer, par le bon office duquel il avoit eschappe la mort; et, voyant que ces villains jet- toient des bois pour empescher que ce pauvre miserable s'attachast et se print a quelque autre, il ne faut pas pen- ser de quel diable il estoit pousse, et, se tournant sou- dain en furie, degaine, et du premier coup fait sauter trois testes de ces villains en Teau ; et, pour ce coup, le reste de cette porchaillerie tourne le dos, et ne veulent essayer un tel tranchant. Balde les poursuit fuyans 9a et la, et aucuns se jettent dans la mer plustost que d'atten- dre le coup. Cingar, les voyant trepiller dans la mer desja rougie de leur sang, ne cesse en nageant de les suivre, et, les prenant d'une main par le col, les jetioit au fond. Leonard en avoit aussi fait trebucher plusieurs en mer, et, tendant une picque, tira Cingar hors de Teau. Et aussi tost qu'il Tout tire bien trempe, et qu'il Teust envoye faire seicher ses habillemens, voicy soudain arriver un tourbil- lon de vents, la Tramontane soufflant la premiere, centre laquelle un vent du Sud pousse furieusement. Nord-Oest y vient, renverse maisons, cheminees, fait voler la pous- siere et esleve au ciel les pailles et les buchettes, mais il est soustenu et repousse rudement par la violence du vent iNord-Oest, lequel, avec son dos courbe, esleve des hautes montagnes d'eau. Sudest bruit et destache les esguillet- tes de son fessier, et contrefait les tonnerres, fait trem- bler le monde, et le ciel s'esbranle. Le Sud pestilent em- plist la mer et Tair de tenebres , et s'eslevent autres grandes montaignes d'eau par telles esmotions de la mer, lesquelles baignent la supreme region de Pair, el void- LIvr.E XII. 219 on les moutons paissans les ondes de la mer. Desja les cris et clameurs des hommes touchoient jusques aux abysmes du ciel ; et oyt-on un grand bruit des cordes, et toute la mer ne monstre que signes de peur, faisant pa- roistre les couleurs dela mort. Les nues obscures volent, poussees par des diables noirs. Le ciel flamboye par es- clairs, apres lesquels Sudest retentist ses pets ; puis agite plus fort les vagues, jettant plus rudement ses bales. La Tramontane destache et deslie ses froids cheveux, et, comme fole et lunatique, se fourre parmy les ondes. Les Nautonniers en vain so travaillent de destachcr les voiles, car la grande violence des vents leur en donne cmpes- chement. Maintenant le Sud cruel a le dessus ; mainte- nant le Nort est victorieux. La mer mugle, et les astres sont lavez des vagues. La fortune menace d'horrible mort les mariniers, lesquels pour n'avoir aucune esperance se tourmentent a force de crier et se frappent la poitrine k coups de poing ; mais Balde n'avoit pour lors aucune peur de la mort, va et la, exhortant tantost cestui-cy, tan- tost cestui-la ; il donne secours au Comite, aux ISaulon- niers, au patron; il excite un chacun, tourne et dresse le timon ; il ne s'espargne aucunement ; il commandeicy, il fait cela ; il conforte avec une voix bardie les couards ; il lasche et roidist les cordes, selon la volonte du patron : s'il ne les pent lascber, il les rompt. La tempeste, surmon- tant toutTeffort des Nautonniers, renverse tout. Toutesfois Balde, n'ayant en teste ny bonnet, ny chapeau, asseureles uns et les autres, et leur dit qu'il ne se soucie d'estre noye, moyennaiit que tous eschappent. Ja le Nord victo- rieux, ayant mis ses compagnonssans dessus dessous, mu- gist, et luy seul offusque le monde de tenebros, et excite par ses efforts des montaignes du profond de la mer, jusques aux estoilles, descouvrant les maisons et palais de Tenfer. Le navire desespere gemit et pleure, et se rend las a la tempeste son ennemie, demandant pardon. « Ostez, crioit le patron, ostez la voile? Elle esttrop moiiil- 220 HISTOIRE MACCARONIQUE. lee, elle pese trop : I'arbre s'en ira a Torce, et se rompra a travers ! » Incontinent tous se diligeiitent pour obeir au commandement du patron ; mais ils ne peuvent desmes- ler les cordes, et chacun, tombant pour le grand vent, n'en pouvoit venir a bout. Balde habilement prend sa ha- lebarde, et d'un coup trencbe neuf cables, et les voiles tombent soudain a bas. Cingar seul trembloit en un coing, et, pour la peur qu'il avoit de mourir, lascha son ordure en ses chausses : les limes sourdes, les crochets, les tenailles, ne luy ser- voient pour lors de rien, ny les subtilitez d'un singe, ny les iinesses d'un renard. La Mort le presse partout; la Mort cruelle le menace de tous costez : il fait infmis voeux a tous les saincts ; il jure que le can ere lui vienne, s'il ne va tous deschaux par le monde, et vestu seulement d'un sac ; il dit qu'il ira trouver Sainct Danes en Agri- gnan, lequel vit encore soubs la voute d'une grande roche, et porte le cil de ses yeux pendant jusques sur les ge- noux ; il promet aller vers les sabots et galoches, les- quels Ascense avoit autrefois portez, et lesquels furent prins en Tlsle de Taprobane par les Portugais ; et que la il fera dire des Messes par dix Moines, et, en outre, qu'il lour offrira un cierge aussi grand et pesant, comme est grand et pesant Tarbre du navire, s'il pent eschapper de ce danger : il confesse avoir derobbe et vole plusieurs boutiques ; avoir crochettedes maisons, emmenedes che- vaux et poulains, et, s'en repentant, promet que, s'il peut a present sortir de ce peril en liberte, il se rendra un second sainct Macquaire, un autre Paul hermite, et, apres avoir visite le sainct Sepulchre, qu'il menera une vie pi- toyable. Pendant que Cingar en son coeur tremblant pensoit a telles choses, une haute vague, surmontant la gabie, em- porta avec soy plusieurs persoimes du navire, se tenant Balde contre icelle ferme comme un chesne. Cingar pen- soit estre lors depesche, et avoit a Tadventure embrasse MVRE XII. unc grosse piece de bois. Ce fortunal s'aigrist de plus en plus, et ne s^ait-on plus quelle route tenir, ny en quel pays levent emporte le vaisseau, lequel tantost est esleve jusques aux pieds de la lune, tantost donne du fond cen- tre les cornes des diables. Le patron, tout estonne, avoit perdu Tescrime de son timon, et, estant esperdu, crioit : « 0 ! compagnons, nous nous noyons ! Avant qu'il soit trois heures nous irons souper avec les morts I Toutesfois il semble qu'il y a encore un pen d'esperance, si nous voulons descharger le vaisseau de tant de bales de mar- cbandises. Or sus done, que regardez-vous ? Preferez la vie aux biens ? Qu'on donne aux poissons ce qui pese le plus! Or sus, ayez courage de Roland, jettez-moy ces ma- les ! » Lors chacun obeist au patron, et, comme sages et advisez, donnent ordre a leur salut, et jettcnt tout ce qui pesoit le plus, comme caisses de velours plein et de ras, de Tescarlate et autres draps, et de pieces de tapisserie. lis jettent tout en la mer, estimans en temps de mort aussi peu ces choses que la neige en biver. Les marchands estonnez sembloient estre des statues : « Ha ! disoient-ils, a qui avons-nous amasse ces richesses? Ua! en quelles miseres avons nous passe nostre vie? » Pleurans ainsi, et estans espris de miserable peur, sont contraints de livrer a la mer leurs bales ; car la vie leur plaist plus que cent mille thresors. Le patron leur dit de rechef : « Ce qui vous pese encore le plus, je vous dis que le jettiez au fond? )) A ces mots, un certain personnage, qui n'avoit pas grand bien, et n'avoit au vaisseau aucune marcbandise, et aupres duquel estoit assise sa femme, qui estoit laide au possible, et qui estoit une diablesse envers son mari, la prend et embrasse par le milieu du corps, et brusque- ment la lance dedans Teau, s'escriant : « Va, merde de diable, val car je n'ay point ici charge plus pesante mar- cbandise que toy. » Icelle s'en alia ainsi la teste renver- see sur les ondes, dessoubs lesquelles en peu d'heure elle fut noyee. Ainsi s'en aillent toutes les laides, ct qui ont 22i niSTOIKE MACCARONIQUE. mauvaise teste. Ho! qu'ai-je dit? MafelineFa entendu, et ne veut plus m'en conter ; toutesfois nous rapaiserons. LIVRE TREIZIEME. TV[EPTUiNE estoit assis en un liaut siege, lequel au fond J-^dela mer gouverne son royaume, et au centre d'i- celle a ses villes, chasteaux et palais. II tient la une court ouverte a tous ses peuples. Les uns vont et vien- nent en ses palais, esquels logent les Nymphes et les Dieux humides, les fleuves et lacs, venans tous au com- mandement de ce Roy. La, dis-je, estoit ce Dieu entre ces honorables Barons, ordonnant avec le conseil de plu- sieurs affaires, quand Triton, Ills de Neptune et d'Amphi- trite, monte sur un poisson, arrive en haste, donnant do Tesperon a sa monture. Chacun luy fait place ; on ne sait la cause de son voyage : chacun s'approche pour SQavoir la nouvelle. Incontinent il descend de dessus le dos courbe de son Dauphin, et, prenant son chappeau, faict d'une dure coquille, se presente devant les pieds de Nep- tune, luy faisant du genouil grande reverence, et parla a luy ainsi : « 0 Roy duprofond de la mer, d'ou vient ce nouveau tumulte? D'ou est venu ce grand orgueil? Une si grande presomption prend-elle telle audace soubs un coeur si vil ? Veu done que tu es frere de Jupiter, et gouverneur de ceste haute mer, et que tu as TEmpire sur tous les fleuves, endureras-tu que tes Royaumes soient gastez et perdus par un faitneant, souillon et bourreau poiiilleux, et indigne, pour te dire vray, de lescher ton derriere? C'est cest Mole mesme, duquel je vous parle. LIVRE XIII. 223 lequel par ce qu'il a eu cet honneur d'espoiiser Deiopee. chambriere de Juno, du rang de celles qui out le soing et la charge de laver les pots et chauderons, et de bailler Taugee aux pourceaux, leve la creste bien haut, et s'in- gere souvent de plusieurs affaires, lesquelles vous ne vou- driez pas vous-mesme entreprendre. C'est cest iEole, dis-je, qui se resjouist pour ce qu'il possedc je ne sgay quels rochers polis, nuUement garnis d'herbes, et sechez du soleil, et se paist de la fumee d'un rosti, et chastie ses vents en fa^on de pedant ou Magister, et comme un escuyer donne la bride et le niords pour dompter un poulain. Iceluy, o Roy tres-puissant, a ouvert Thuis des grandes cavernes de la montaigne des vents, sans ton com- mandement, et ceste prison ouverte, et ayant deschaisne les pieds et les mains de Nordoest, et de tous les autres vents, a lance et jettepar Pair tant d'eaux, tant d'ondes, tant de vagues, que les Dieux d'en haut ont longtemps craint et craignent encore d'estre noyez, et ne s'en est gueres fallu que Jupiter ne se soit oste de son siege, croyant que les Geants voulussent encore lui enlever le royaume des Cieux, en mettant montaigne sur montaigne. II veut aussi a present entrer en nos maisons, et ses vents ont ruinez et ruinent nos sales, nos jardins, nos estables, nos logis, nos palais; et, si vous n'y pourvoyez, Sire, je vous avertis pour le certain que vous et nous, avec tous les vostres, serons noyez. » Neptune, oyant ce recit, s'emflambe tout de cholere, et par trois fois a touche en terre de son trident, et com- mando de faire venir a soy son trompette, lequel venu soudain il envoye a la montaigne iEolienne, et a ce ro- cher pele ; et luy encharge d'aller trouver ce Roy tel quel, lequel a receu cest office de Jupiter, d'estriller les vents et curer les estables, et luy commando de luy dire de sa part toutes les injures qu'appartiennent a gens de peu et faitneants, et qui conviennent a un gueux et a un lacquay piedau. Le trompette ne se fait faire ce comman- '224 IIISTOIRE MACCARONIQUE. dement deux fois ; il s'en va incontinent et galoppe en poste. II poi te sur son espaule en escharpe sa trompette, faite d'une dent de baleine percee, et chemine en dili- gence par le fond de la campagne marine ; puis, dres- sant son chemin en haut, la part oii les eaux se boulever- soient davantage, et baignoient par leur hauteur les pieds de la lune, et, cheniinant ainsi sur ces vagues, dansoit par le branle des ondes, comme fait une oye ou un merge agitez sur Teau, quand elle est esmeue de quelques vents; et, sonnant de sa trompette, appelle de loing le Roy Mohf lequel, oyant ceste voix, descend incontinent de sa montaigne, du haut de laquelle il regardoit le jen des ondes et des vents, qui s estoient attaquez Tun Tau- tre. 11 loiioit tantost le Nord, tantost le Sudest, tantost la puissance de la Tramontane, et la furie du Nordest. Le trompette estant pres de luy, tout enflambe de cho- lere, fait son ambassade pleine d'ire et de courroux. iEole, comme estant le plus petit des Dieux, etun bouchon seu- iementd'iceux, a peur du Roy, qui commande a la mer, et fait telle reponse au trompette : « Ne doubte point, dit-il, que ce que je fais est par le commandement de Juno : je ne faudray tout a present de renfermer mes vents en la prison de ceste montaigne. Va viste et sonne deux ou trois fois par la mer, de ta trompette; ce pendant je pourvoieray a tout. » Et, ayant dit cecy, remonte en haut de ce rocher, et, entrant dedans, il destache ce vent, lequel plusieurs appellent Oest, et plusieurs autres le nomment Maestral, lequel pent oster et chasser de la mer ses autres f reres et la remettre en sa premiere bonace. Ce Maestral done avec une face joyeuse se descouvre, ayant une guirlande ou chappeau de fleurs sur la teste : par une douce parole appaise ses freres; et leur grand debat cesse incontinent. lis oyent aussi le son aigu de la trompette, par lequel advertissement iceux balient et nettoyent le pays. Estant done telle rage appaisee, voicy Balde, qui des- LivKii xiii. couvre de loiiig lui roclier pointu, lequcl puUr sa liauleur portoit le fardeau du ciel comme un second Atlas. Lo patron tend a cct endroit, et tourne le timon de son na- vire, si navire se doit maintenant appeller, lequel sem- Lloit plustostune tour ou bastion, centre lequel la furie des canons eust joiie. Sur ceste roche ne s'y void aucune verdure, ny aucun arbre; personne n'y paist brebis, ny boeufs : on n'y void que de grosses pierres pendantes, soubs lesquelles airent les faucons, esperviers, aigles, es- merillons, et laviers. En icelle neantmoins ce vaisseau quasi tout desarine arrive, afm que les mariniers, et ceux qui estoient dedans, peussent faire seclier leurs chemises aux rayons du soleil, et avec de la mousse et estoupes boucher les ruptures du navire, qui estoit par les flancs cntr'ouvcrt. Cingar se jette le premier sur le bord, du haut de la proue : il se resjouist de se voir en terre, et se monstre gay et gaillard, jettant derriere le dos tous les voeux, et promesses qu'il avoit laictes. Balde le suit; aussi faict Leonard : et celuy qui n'agueres avoit jette sa laide femme en la mer, disant qu'il n'y avoit fagot ny fordeau a Thomme plus fascheux, ny plus pesant que d'avoir une femme attachee a son costc, laquclle eut un esprit d'oyson, et un visage de ramonneur do clieminee. Iccluy estoit de Bergame, descendu de la race des Marans, de laquelle nous avons honte de parlor, et les femmes de la nommer. Son nom estoit Boccal, ct n'y avoit aucun qui fut plus SQavant en Fart do bouffonnerie que luy. Tous les autres sortent aussi du vaisseau, et chascunchcr- cbe place a I'escart, pour se despouiller, et se reveslir. Cingar, selon sa coustume, va cherchant partout, et vint en une obscure caverne , en laquelle il craint d'entrer; mais ouvre les oreilles pour escouter s'il oyroit la dedans quelque bruit. Comme par les boutiques des artisans il se fait un bruit, les uns frappans du marteau, autres joiians de la lime, autres soufflans les charbons avec les souftlets et les reudans plus rouges qu'une escrevisse cuite, ainsi 15 226 HISTOIRE MACCARONIQUE. qu'on oyt a Bresse ou a Milan : Cingar oyt resonner un pareil bruit : et, voyant qu'aucune lumiere ne luisoit en ceste caverne, fait signe a ses compagnons. lis accourent : ils se deliherent d'entrer dedans : ils y vont tons. Ceste maison sembloit toute noire de suye autant qu'ils en pouvoient veoir par le moyen d'un tison que Boccal por- toit. Tant plus ils entroient avant, tant plus ils oyoient le tic toe des marteaux, et le bouf bouf des soufflets. Apres avoir passe environ cent pas, ils trouvent une grande place quarree, laquelle en chaque coste avoit trente pas de long. II y avoit autour huict galeries sous- tenues de colonnes formant en chasque coste un cloistre admirable, lequel tourne en rond conime la sphere, qui tourne autour des poles, ou comme on voit a Modene ou a Boulongne le rouet des filandieres tourner et piroueter, devidans mille boubines de soye. Chacune de ces colonnes est double et est faite de bronze. Les arceaux sent d'ar- gent, et les voutes basties a la Mosaique, esquelles se voyent les beaux gestes des grands et vertueux person- nages. Apelle, le plus grand peintre de tous les peintres, avoit peint en icelles tout ce que la Fee Manto luy avoit commande. Ceste Manto estoit descendue de Tyresias, femme de Folet. On y voit la guerre tousjours memo- rable faicte, quand Pompee feit sortir par force Barigasse hors du chasteau de Cipade, et quand il rompit Alexandre le Grand ayant envoye centre luy a la haste plusieurs gens de guerre, et quand il meit en peine soubs le capi- taine Grandovie, pres la ville de Nine, la canaille de Xerxes *. La voit-on le guerrier Roland furieux, pendant quMl defait le fort Annibal, et jette par terre le soidat Achille, luy avalant la teste de dessus la selle du grand * Pompee coinbaltant contre Alexandre et mettaiit en deroute les bandes de Xerxes, Boland lutlant contre Achille, Cesar ayant Picnaud pour compagnon, voiia de ces anachronismes dont s'a- musaient les poetes badins de Tltalie. LI VRE XIII. 227 cheval Bucephalc. D'uii autre costc, on voit Caesar, meiiaiit avec soy Renaud, rompre, ct froisser aux Alpes pros Fo- ligny dc Fcrrare une armec iiavalc composce d'un grand nombre de navires, galcres, fustes, et autres vaisseaux do mer, laquellc Darie, prince du inonde et de la moi- tie de Milan, avoit envoyee en hon equipage pour destruire Cipade. Telles et plusieurs autres choses avoit dcpeint cc soustien des peintres, ceste lumiere, Lune et Soleil, du pinccau. Au milieu dc ce cloistrc est pose un grand coffre ou caisse sur huit piliers, au dessus duquel est une voute de plomb : iceluy est long de dix brasses, et haut de trente, s'eslevant enpointe eten forme de pyramide. II est tout taille de sculpture en pur or, et s'y voyent plu- sieurs joyaux precieux engravez enmarbre poli, reluisans comme font les estoilles au ciel. Chaque pilier est de dis- tal beau et luisant : et au dedans de chascun y a un beau et grand rubi, qui rcluit la dedans comme une luiniere fait dans une lanterne. Les murailles sont enrichies de porpliyre et d'albastre blanc, de Calcidoine, et de coral. La on oyt plusieurs tours et contours de roues, lesquelles sontguidees par contrepoids comme uneliorloge : ct, pour ceste cause, toute ceste machine tourne tousjours en rond, comme fait un fuzeau quand une femme file. Le coffre seul demeure immobile, sur ces luisans i)ilastrcs, pendu comme la Terrc est entre les sept ciels. Ces Seigneurs estoient fort estonnez de veoir tant de belles choses, j>ar la splendour et clarte que lour rendoicnt les pierres pre- cieuses. iceux aussi se rioient, se voyant tourncr avec ceste machine :mais, quand ils venoient au centre, ou le coffre se tenoit ferme, ils demeuroient arrestez, voyant devant eux toutcs ces galeries et portiques tourner a Ten- tour d'eux. lis s'esmerveilloient davantage, voyant les planchers tourner, ('ommefait toute la machine du monde, estant iceux poussez et agitez par diverses roues den to- lees. Ils ne voyent ia aucun hointne, ny aucune mouche 228 HISTOIRli; MACCARONIQUE. tant petite soit-clle, et n'oyent qu'un bruit qui se fait a cause du contournement de cet' oeuvre si beau. Baldc veut aller vers le lieu d'ou il cntend venir le bruit des marteaux : et rencontrant une montee, qui lournoit en forme de limace, il monte par icelle, et neantmoins luy-mesme tourne, et se fait un double lour : car toute ceste machine tourne tousjours en rond, et tire la montee apres soy, laquelleest suivie des degrez. Apres avoir monte plusieurs marches, ils trouverent une de- meure, laquelle par plusieurs et frequens tours environne ce coffre immobile, II y a en icelle sept spheres compo- sees de diverses sortes de metail, desquelles la derniere est plus petite que toutes les autres, et celle qui est la plus haute est la plus spacieuse. La derniere est faite d'argent, et de souffre de blanc fixe, mesle avec du mer- cure, s'accoupians ainsi par nature, et lequel pent con- vertir Testaing en fm argent. La ils voyent fumer plusieurs bouteilles pleines d'Athalac et de vinaigre, par laquelle vapeur la matiere d' argent perd sa blancheur, et se vest de couleur du ciel, pour se monstrer plus agreable a la veue des personnes. Ceste machine, composee de pur argent, va ainsi tour- nant, et en icelle est taillee la face cornue de Diane. En apres ils montent cinquante marches, et la trouverent la sphere gelee de Mercure. Alphatar couleroit instable et sans arrest, et n'opereroit rien, si avec iceluy n'estoit mesle du Dragant, et du sel de Bocchus, et le tout distille par Falambic. Et, par ce moyen, le serf fugitif se tourne en or, si la medecine, comme il faut proportionnee, retient bien ses vapeurs. Tu ne sgaurois muer les metaux sans Mercure : d'ou vient que les Poetes chantent qu'il est le Messager des Dieux, sans lequel ne se peut faire la guerre ou la paix. Ils montent derechef, et se trouvent au plan- cher de la rouge Venus. La le cuivre est enfm change en or blond. Mais il y faut despendre cent sacs de charbon, si on veut qu'iceluy acquiere la nature de Targent, et de LIVRE XIII. m Tor : toutesfois jamais iceluy ne re^oit Icur couleur, par le tesmoingnage de Gerber. Mais la despense sera moinflrc, et le proffit plus grand de laisser le cuivre pour cuivre ct en faire despots, ou chauderons, que de chercher de Toi en iceluy avec tant de travaux, et tant de malheurs, ct ne le pouvoir trouver qu'apres plus detrois mille folies. Du plancher de Venus, ils montent au cercledu Soleil, et de I'or. Ce cercle est d'or, et seniblable a Phoebus , lequel apres mille fatigues employees en vain, apres beaucoup de temps perdu, et plusieurs heures escoulees, a trouvc malheureux le vray art d'icelles choscs, et a trouve la Pierre des Pbilosophes comprins en trois mots. Cesfe Pierre de plusieurs couleurs est composee des quatre ele- mens, du feu, de Fair, de la terre, de Teau; dont il est dit : Sec au dedans, et chaud au dehors, humide et gele, et a en soy quatre natures. Ceste pierre est esprit, qui sc change en un corps noble, brulant, et semblablement vo- latil. II ne s'enfuit point du feu, mais coulc comme de rhuille. II multiplie, il affermit, et preserve par un long temps, et peut rendre les morts a lour premiere vie. Ce present consiste en trois mots, lequel est donnc par Ju- piter aux sages et bien heureux. II s*engrossist soy-mesmc, couQoit de soy-mesmo, il engendre dc mesme, et vit par soy-mesme, et se tue en soy-mesme, il so ressuscite soy- mesme : car ainsi Dieu Ta dispose. Ceste pierre est uno teinture rouge, et une blancheur vive concevant Tor, s'il est joint a la vapeur blanche. Est-cc la pierre dicte Elio- thropie, le diamant, la calamite, la lipercole? Non : car icelle nage, soit qu'elle soit avec un corps, ousans corps *. Le diray-je enfin plus apertement ? C'est la vie par la- quelle nous jouissons et acquerons le vray or. Ils vien- nent, puis apres, a la sphere de Mars, laquelle est toute de fer, et est aflinee en acier clair. Sans ceste matiere * Le moycn age attribua a iles picrrcs precieuses souvcnt ima- ginaircs line foule de proprietes merveilleuses. '230 HISTOIRE MACCARONIQUE. nos peines seroient inutiles, et partant le fer est plus ne- ccssaire que Testaing et le cuivre. Les marres sont de fer, les rateaux, les faucilles, les faux, les tranches, et tous autres tels instrumens avec lesquels on a pain et vin. II n'y a rien plus commode que le fer, ny plus propre. Aucun ouvrage d'Artisans ne s'acheveroit sans le fer : les charpentiers travaillent apres leurs hois avec le fer ; le bonnetier fait ses bonnets avec des aiguilles de fer ; les cordonniers font leurs souliers avec fer ; un ma con ma- (?onne avec le fer ses murailles ; un barbier ne rase la barbe sans un rasoir ; et un enguilmineur n'arracbe les dents sans tenailles; un senneur ne chastre les pores sans fer. Apres avoir contemple ceste demeure de Mars, ils montent en la maison blanche de Jupiter : blanche, dis- je, d'estaing, lequel blanchit les corps noirs ; mais pecbe en boiiillant. Car il brise tous corps, excepte celuy de Saturne, et du Soleil, et de la Lune, avec lesquels il s'af- fermist, et ne se retire plus d'avec eux. Laquelle faute (sga^oir quand il brise ainsi les corps) quiconque la sgait corriger est beureux. 0 tropheureux est cehiy, qui pour- roit incontinent changer en bel or ses traveteaux, ses pierres, ses briques, et tout ce qu'il a ! Mais, par ce que ceste recepte naist avec Thomme, et ne se pent aisement apprendre, heureux, beureux, qui sgait bien estamer ses poisles et ses pots, et qui est excellent en Tart de pinte- rie ! De ceste sphere d'estaing, ils vont au plomb fluide de Saturne, et la trouverent deux cens artisans. La se presenla a eux, avec une face joyeuse, une belle, excel- lente, et grave femme. Balde, courtois, pliant le genoiiil la salue honneste- ment, puis la prie de leur vouloir pardonner si avec telle hardiesse ils estoient entrez dedans la saincte maison des Deesses. Ceste femme se sourit, disant telles paroles : « Suis-je digne de veoir un si grand guerrier, qui est re- vere par le ciel, par la terre, par la mer, et par I'enfer? LIVRE XIII. 251 Je suisceste iManto, du nom delaquelle Manloue a prins le sien, laquelle fut bastie en Teau par Ociius au temps que le malheureux Cheval ruina Troye, et ne vous eston- nez aucunement si j'ay peu vivre jusques a ccste heure : car, estant devenue Fee, j'ay ce don de vivre tousjours jus- ques a ce que le Juge supernal vienne briser le monde. Jusques a present Mantoue a pati et endure soubs un cruel tyran, lequel luy afait perdre toutes ses honnestes meurs : mais maintenant est venue Tillustre, royalle, et grande famille des Gonzagues, laquelle chasse partout les Aigles noires. Ceste demeure, que vous voyez composee d'un si bel ouvrage, est toutedediee a Francois de Gonzague; nous luy donnerons ce beau sepulchre, apres avoir ac- quis cent batailles, apres avoir gagne mille trophees, apres plusicurs loiianges de sa belle vie, et apres les ans du vieil Nestor. Je preside et commande a ces richesses, et faits de maistres Orfevres, et apprens et enseigne a faire Tor forme par la vertu de trois mots, les nonis desquels vous oyrez approchans vos oreilles. Et, en disant eecy, la mere de Thebes et la nourrice de Cipade, en leur chuchetant, leur dit plusieurs paroles en leurs oreilles, lesquelles ont ceste vertu de faire toucher de la main les })remieres origines des choses, les vertus des herbes, les influences des estoilles, les divers effets des pierres, et,en sommc, leur donne advis pour avoir tousjours la bourse pleine d'escuz : ce qui iniporte le plus, et qui acquiert un plus haut honneur, qu'en estudiant en plusieurs livres, et contemplant les astres perdre le jugement. Ccpendant les nautonniers avoient bouche et racom- mode plusieurs fentes du navire, et se preparent d'aller derechef tenter la malice des diables. Balde avec ses com- pagnons se retire de la cavernede tels orfevres, et se re- met dedans le vaisseau, puis commande de mettre la voile au vent. Les Zephircs leur soufflent en pouppe, et laissent derriere cux le sejour de la montaigne enchantee. Or, entre les passagers, y avoit soubs le tillac un certain -25'2 HISTOIRE MACCARONIQliE. personnage ayant les yeux vifs, la face plaisante, ort respectueux, tant separe des autres, que tout le long du voyage il ne dist pas huict paroles, estant, de sa propre habitude et de son naturel, craintif et honteux : et, pour ceste raison, se tenoit seulet a part. Son nom estoit Gil- bert, lequel avec sa voix et avec sa lyre estoit un second Orphee dans les bois, et un second Arion entre les Dau- phins. II attiroit a soy Touye des rochers et des forests. Baldo Tenvisageoit quelquestbis : mais iceluy ne pouvant supporter la lumiere des yeux d'un si grand personnage, la rongeur luy venoit au front et baissoit sa veue. Balde, espris de cet hoinme, fust mort alors, si aussi tost il n'eust SQeu qui il estoit, ou il alloit, et d'ou il venoit, ce qu il avoit envie de faire. Ayant done seen qu'il estoit expert a jouer des instru- mens de musique, il le prie de vouloir recreer la com- pagnie, et avec sa douce voix abreger la longueur du chemin. Gestuy-cy se resout d'obeyr a un tel person- nage, et d'autant plus qu'il se cognoissoit bon maistre en tel art. II tire d'un sac une viole, ou lyre pour dire mieux, laquelle il manie avec Tarchet, et par son chant rend tons les escoutans estonnez, et comme esperdus d 'esprit, tirant avec Tarchet de longues et droites ca- dennes : enfin commenQa a prononcer cette chanson, Tac- cordant avec sa lyre : A rimprudent souvent Plaist la mer infidelle, Qui, avecques cautelle, Luy presentant un vent, Souef, et gracieux (Que nous nommons Zephire), Cependant luy attire L'Aquilon furieux : Lequel, pour cest effet, A tousjours aupres d'elle, LIVRE XIII. Pour se jolier, cruellc, Te nous, comme il luy plaist. L'homme legiercment Sur elle se vicnl rendre, Pour veoir et pour apprendre Trop curieusemcnt : Pcnsant pout-estre veoir S*y baigncr les Dccsses, Et y peigncr leurs tresses, S'en servans de wiiroir : Ou bicn veoir le trident, Et le char de Neptune, Commandant a Fortune Et a cet element. Mais, quand bien loing de nous Sont allez les rivages, Et que mer et nuages Seulement voyons-nous, Et que la mer au ciel Do toutes parts s'assemble; Lors avoir il nous semble Dedans le coeur un fiel. Pour vuider cet amer, L'estomac so degorge. En rendant noslre gorge Ilonteusement en mer : Soiiillant vilainement Le sejour des Nereides, Et leurs Palais bumides, Par tel vomissement. Lors, sur un tel forfaict Chaque vent en furie, Pour vcnger son am in, Se bande tout a fait : Voyant uu corps mortel Estre si temeraire, 234 HISTOIRE MACCARONIQUE. Et si hardy de fa ire Aux Dieux esclandro tel. Cliacun se fourre en I'eau, Pour neltoyer I'ordure, Et, pour venger I'injure, Se herisse la peau. La barbe, leurs cheveux, Se dressent, et leur face, Malgre la froide glace, S'enflambe toute en eux, Et, se haussant du fond De la mer courroucee', De mainte onde eslanceo, Enforment un haut mont. Sur son dos enlevant Le mal-heureux Navire, Lequel soudain se vire, Aux Enfers s'abismant; Par telle cruaute lis vengent les Phorcydes, Avec les Nereides, Esprins de leur beaute; Fracassans le vaisseau En pieces plus de millej Le donnans a la pille, A tout poisson de I'eau. 0 fols et insensez! Le mal d'autruy n'enflamrne Le profond de vostre amo, Et n'en estes poussez ! Avant que se mocquer De Fortune legiere, Et par audace fiere Voulans sur mor vogucr, Sur vos predecesseurs La lempeste eslancee LIVRE XIII. 235 Devoit en la pensoo Vous rendre bien plus seurs, Et non ores, au fort ^ De pareille tempeste Menacant vostrc teste, Desirer estrc an bord. Gilbert, durantqu'il chantoit ceste chanson, et pendant qu'il joi'ioit ainsi de sa lyre, avoit tellement estourdi les oreilles d'lin chascun, que, si Boccal n'y eust prompte- ment pourveii, le Navire n'eust point porte des hommes, mais plustost des pots, des troncs, et des colonnes, et pierres. Ce Boccal, comme nous avons dit cy-devant, estoitBergamasque. Iceluy, accourant incontinant, tire de sa sarcote quelques pieces recousues, et plus sales que le devantail d'un cuisinier. D'entre ces drappeaux, il prend une gibeciere, laquelle soudain il met a sa ceinture pen- dante au coste droict : puis, ayant range deux treteaux, met une table dessus; et se tenant au devant d'clle, comme si un bancquier vouloit compter argent , il re- trousse habilement la manche de son poiirpoint et de la chemise, et les rebrasse jusques au coude, comme fait une lavandiere, quand elle veut laver la buee sur le bord de Teau eL montrer ses grosses jambes aux barquero- liers. Gilbert resserre sa lyre en son sac, s'assied pres dc Balde, prend garde a ce que vouloit fairc Boccal : lequel avoit ja tire de sa besacetrois ou cinq gobelets de cuivre, et je ne sgay combien de petites pelottes plus grandcs quo pilules, que Mesne * a declarees quand il a escrit : Recipe, * Mesue est le nom que les Occidentaux out donne a un des plus celebres medecins arabes, labia, fils de Musoniah; il ecrivait dans le neuviome sieclc, ct il fut attacbe a la personnc du celebre calife llaroun-Al-Rascbid. II laissa de nombreux ouvrages fort estimes dans I'Orient et qui, traduits en latin, firent longtcnip> autoritedans lesecoles de TFuropc; ils luront plusieurs fois n'im- primes pondant le quinziemo ot le seiziome siecle. :236 HISTOIRE MACCARONIQUE. pro capite, una tria scrupula, fiat, II commence a joiier de son art de passepasse, et si habilement, que Saramelle ne joiia jamais mieux devant le Due Borse C'esloit mer- veille comme il avoit la main subtile, remuant si bien des- sus dessous ces petites bales, que de trois en paroissoient cinquante. II met tantost un gobelet sur Fautre, tantost, les renversant, les divise et separe le cul contre-mont, et sur iceluy il met tantost trois, tantost cinq de ces petites pelotes, et une seule tantost paroist. Ayant acheve ce jeu et mis a part ces gobelets, il commence un plus beau mystere. II se fait apporter une bouteille , non de forte malvoisie, mais d\me douce : disant qu'il ne pouvoit au- trement faire ce qu'il avoit envie de leur montrer. II la boit jusques au fond, il jette le bouchon en la mer : puis, il ouvre la bouche, et monstre qu'il n'y a rien dedans, et, gringant les dents et les serrant, et les couvrant de ses levres, souffle. Et, en soufflant, fait rirelacompagnie, leur estant advis qu*ils voyoient la nonne Bertuse, laquelle avoit une coiffe en teste, rechinoit des dents, et, avec une veue esgaree, grondoit en courant parmy le peuple. Mais qui croira ce que je dis ? Pendant que cestuy-cy souffle, voicy une farine qui luy sort de son large gosier, laquelle souil- lant tons les assistans les contraint de reculer. 0 ! pensez quelle risee pouvoit estre entre les plus grossiers d'es- prit, qui estoient la presens! Toutesfois, cela n'esmeut point Balde a rire davantage, sinon qu'en ce mesme temps il veid pendu au col de Cingar le bouchon que Boccal avoit jette en la mer, et luy mettant en la bouche un morceau de pain, et luy commandant incontinent de cra- cher, et le jetter hors de sa bouche, 6 chose merveilleuse ! * Le due Borse, seigneur de Ferrare, vers la fin du quator- zieme siecle; fort amateur de la plaisanterie, il avait autour de lui nombre de bouffons a I'egard desquels la tradition en Italic a conserve le souvenir de maintes faceties, et on dit encore pro- verbialement a quelqu'un qui veut rire en un moment inoppor- tun : Non siamo piii al tempo del Duca Borso. LIVRE XIII. 257 voicy CO n'est plus pain, inais crottes roiitlcs de clievai. Cingar, seloii sa coustumc joyeuse, et coiirtoisc, endure tout, dc pcur qu'en se courroucant, Tennuy suivc le courroux. Que diray-je davantage? Devant les ycux d\\n cliascun, tira les esguillettes de Leonard sans les rompre, et commanda a Gilbert de les chercher au scin de Balde. De la, Gilbert tire Tun apres Tautre (6 combien! 6 qaelles choses ! ) a sgavoir, une bouteille, un miroir, une escritoire, une sonnette, une semelle de Soulier, une es- trillc, une piece de verre, des cierges dont Ton use a TEglise. Balde s'estonne de tout cela, et nc peut penscr a quelle heure il a este a la foire de Lauzane, ou de Raca- nette, pour achetter telles choses, ne valans pas cinq sols. Puis, Boccal commande a Gilbert de soufflcr du nez : ce chantre ne refuse rien, il esternue deux, trois et quatrc fois; soudain, avec un grand bruit, luy sort du nez un taon, iequel est suivi diin grillon, et, apres legrillon, trente poulx. La fin de ces jeux advint, lors que Phcbusestoit prest d'entrer en sa maison, appellant a haute voix ses domes- tiques. Voicy Ptoe, Horie, Pithie, Phos, Mitre, Mirine, qui se presentent pour descendre leur maistre de son cha- riot. Les uns font tomber la fange des roues, et les nettoyent avec deFeau; les autres ineinent les chevaux a Tescuyrie, lesdesbrident, et leur froltent avec paillc frais- che le dos suant, puis les abbreuvent; et cnfin leur bail- lent Torge ordinaire. m HISTOIRE MACCARONIQUE. LIVRE QUATORZIEME. MENNON, expedie de par sa mere Aurore, chassoit avec sonfoiiet devant soy le Chien, le Pouc et ime infinite d'autres estoilles liors du chemin, par lequel devoit passer le chariot de son pere. Et la Nuict ja s'eschappoit, ayant apperceu la splendeur ct liieur de TAube. Balde, voyant les clievaux du Soleil sortir hors I'borison et tirer son char enflambe, considerant cecy, dit lors a Cingar : « 0 ! Cingar, je m'esmerveille grandementde ce que je voy, et ne sgay comment ces cboses-cy peuvent estre ! Ne voy-je pas le soleil, quand il naist, estre plus large et plus rond, que quand nous le voyons au plus baut du ciel? Et aussi je luy vois a present un visage si rouge, qu'il semblc avoir bien beu au baril. » Cingar luy respond : « Vous me demandez, 6 Balde ! do grandes cboses, pour lesquel- les nous donner a entendre les Astrologues se travaillent fort, car icelles excedent les sens buniains. Un Grec, grand personnage, qui se nommePlaton, si bien m'en souvient, et un autre Astrologue qu'on appelle PtolomeC; et Jonas le Prophete, Solon, Aristote, Melcbisedecb, Og et Magog en ont traicte amplement en leurs livres. » Quand Leo- nard eut entendu Cingar user de ces gros mots d'Og et Magog pour Philosophes, il se print si fort a rire, qu'es- tant couche a terre, il sembloit qu'il deust crever. Balde, qui sQavoit par experience les bonnes coustumes de Cingar, n'en feit que sourire, et luy dit : « Cingar, es-tu Astro- logue? Comptes-tu quelquefois les astres? Si j'eusse sgea que tu eusses estudie en telles choses, tu m'eusses rendu LIVRE XIV. 239 peut-estre grand maistre eii icelles. » Cingar n'en lit point, mais se contenoit en telle gravitc, qu on eust dit que g'eust cste un Pythagoras en chaire. « 0 ! combien de fois, dit-il, 6 Balde ! je fay trompe ! 6 combien de fois je t'ay pippe ! Tu pcnsois que je me levasse la nuict pour derobber, ou pour crocheter des buys, ou pour monter par des fenestres : mais (le cancre me vienne si je vous dis menterie !) je m'en allois monter sur les hautes tours ou clocbers pour contempler le ciel de plus pres. Je con- siderois la Lune blanche, tacbee au front de grandes ta- ches, chasser les tenebres de dessus la mer et la terre. Tantost elle a les cornes pointues et ressemble a une cs- corce do melon, et, ayant les cornes rempHes, elle prend la forme d\m demy trenclioir, et, quand les deux cornes se toucbcnt, elle scmble a un cul de cbauderon. Icellc ne laisse les personnes qui sont legiers d'esprits se rcposer long-temps et se tenir cn ccrvelle. Valence, qui nourrist en Espagne plusieurs milliers de fois, la sent piccotcr souvent le ccrveau de ses Citoyens. Les paysans, encore qu'ils soyent de gros esprit, cognoissent et remarquent bien sa vertu, quand il faut abattre du bois; autrement, il y vicnt souvent des vers, qui se concreent soubs Tcs- corce. Les Medccins y ont aussiesgard, quand ils veulent bailler une medecine a un malade : autrement, elle feroit jetter bors trippes et boyaux. Pendant qu elle luist, les sorciers et sorcieres se resjouisscnt et danscnt : a la lucur d'icelle, ils se depoiiillent tout nuds, et puis se frottent par tons les membi es de certains onguens diaboliques, et soudain touto ccste nuict chevauchent sur le balay, sur des treteaiix, escabelles. et cbaires. La Lune met les larrons en descspoir ; car elle les fait descouvrir et re- cognoistre. Quand elle a le visage rouge, elle pronosticque aux mariniers la tenipeste procbaine, et, quand elle Ta dbscur et tenebreux, c'est signe de pluye. Elle gouvernc la plus basse partie du ciel, ct est enluminee la nuict par les chevaux de Pliuebus. Quelques fois Pluton Tattire 240 IIISTOIRE MACCAHONIQUE. a soy en enfor, aiant este autresfois deceue et trompee avec des grains d'une pomme de grenade. Je te voy aussi, 6 Mercure ! quelques fois, toy, qui es voleur et iarron, et le premier d'entre tons les larrons. Tu crains fort que, pendant que tu chemines par le ciel, la vistesse du cha- riot de Apollo t'attrape, et qu'il ne te face rompre le col. Tuasdresse ton logis au dessus deceluy de la Luneentre plus de six cens hrebis beslant bai bai, et plus de mille chevres, autant de beufs et d'asnes sommiers, mille pores et chameaux bossus. Tu aguetes le monde dega dela et en tires de bon butin que tu amasses en ta caverne. Tu as sur ta teste tousjours un chapeau aisle ; tu as aussi tes brodequins aislez, et en ta main as tousjours ta verge fee, quand tu vas faire les ambassades de ton pere en plusieurs lieux. Tu trafiques en marchandise allant et venant. Tu chantes les choses a venir. La musicque te plaist grande- ment. Tu mets la guerre, si tu veux, entre deux peuples associez.Tumets la paix,'s'ilte;plaist, entre deux peuples ennemis. 0 mon patron !je qui suis petit larronneau me recommande a toy, etje teprie qu'un las ne me retienne enun gibet de trois pieces. Mais ilfaut maintenant par- ler de Venus. Je la voiois suivre les pas de Phcebus, quand iceluy se va ranger au Royaume de Neptune. 0 quantesfois ell'a plante des cornes a son mari boiteux, et luy a mis au front des fuzeaux ! Vulcan est mari de Venus; mais eir est le mari du peuple. Cependant que Vulcan forgeoit son fer en sa caverne, Mars secrettement venoit ])echer^en son jardin. 0 combien il y a de Vulcans ! Combien de Mars ! Combien de mules hennissantes a Ta- voine d'autruy! Icelle a son sejour au troisiesme ciel, par lequel elle se promene accompagnee de plusieurs Nym- phes cueillans des roses et violettes fresches, de la menthe, de la giroflee, du marrochenin, du basilic, et en font des ghirlandes, des chappeaux,^des courronnes, des bouquets, et chantent ensemble des chansons et sonnets, joiient de divers instrumens, harpes, manicordions , espinettes , LIVRE XIV. 241 luths; sautent, balent, dansent, et sc baignent toutes nues dedans de belles fontaines. La se Yoyent les plaisans feiiil- lages des myi thes, qui avec leur ombrage entretiennent en frescheur les fleurs et la verdure des herbes, et don- nent un grand contentement a la lassitude de ces Nym- plies. II y a nussi grand'abondance de Fouteaux, de Pins, de Cedres, de Citronniers, de Neffliers, estendans leurs ombres pour servir de pausade aux Nymphes. EUes vont quelques fois a la chasse, portans arcs et flesches, et ren- versans souvent des daims, cerfs, chevreulx. II n'y a point faute de bois et beaux buissons pour la chasse, qui sont de Cedres et d'Orengiers, de Myrthes, de Lauriers, de Lentisques et de Genievres. En ce lieu, les paisans ne marrent la terre, et n*y void-on les vieilles filer. On n'y plante point de raves, de porreaux, ny ciboules, ny de Tail ennemy de la teste, et qui neantmoins sert de theriaque aux paisans. II n'y a point, soubs des orties, espines et ronces, des serpens, couleuvres et villains crapaux. Icy est tousjours le repos gratieux ; icy est la paix ; icy se void la volupte entiere. On n'y void que gentils esprits et coeurs gaillards. Et, pendant que la belle Venus se resjouit avec tel maintien, eirattend que le soleil veiiille s'acheminer par le monde, laquelle desirant preceder son chariot, commande aux plus belles de sa coinpagnie de iasuyvre. Icelles portans en teste belles ghirlandes, et tenans en main de frais rameaux et des roses fraisches, accompa- gnent leur dame en dansant et chantant. Icelle va la pre- miere, recree les poles, et, pleine de roses, s'en va veoir le Royaume de TOcean, do Tescume duquel elle est nee, son chariot estant tire par des blanches colombes ; et, quand elle apperQoit Phoebus estre fort proche d'elle, soudain couvre sa face de Teau tremblante de la mer, et oste son beau visage de la veue des hommes, et chasse quant et quant toutes les autres estoilles du ciel, et engendre une petite ombre soubs une lueur mediocre. C'est asscz parle de Venus, venons au cercle du Soleil, lequel gouverne 16 24-2 IIISTOIRE MACCARONIQUE. son Royaume au milieu des autres cercles, et a i'onde et establi son Palais au quatriesme siege, tenant tousjours Cour ouverte, n'ayant aucune crainte d'y entrer. La"de- meure un vieil barbasse, qu'on appelle le Temps, outre lequel ne se passe chose plus prompte, tant il se derobbe viste en peu d'heure, lequel tousjours fait des actions di- verses, et ne demeure jamais arresteen une pensee; tan- tost veut cecy, tantost veut cela ; tantost fait une chose, tantost J 'autre, comme un joiieur de tours de passe-passe, et est plus legier qu'une paille, ou une feiiille poussee par le vent. Iceluy tient sa boutique a part, et fabrique des horloges de sable, et autres pleines de petites roiies. II a pour sa femme une belle dame appelee Nature, laquelle engendre plus de cent mille enfans, et ne tend a autre chose le plus qu'a exciter son homme au lict pour pro- creer et faire sortir de son ventre fecond des hommes, des nioutons, des chevaux et autres choses. Entre autres elle a eu deux filz et deux filles du Soleil, en faisant des cornes a son mari, pensant toutesfois ce bon-homme tels enfans estre a luy, desquels les noms sont tels : Prime- vere, TEste, TAutomne et THyver. La Primevere fut ma- riee au filz de Venus, lequel porte des aisles a ses espau- les, et se tient nud, ne couvrant aucunement ses parties honteuses. II porte tousjours un arc bande et une trousse pleine de flesches, et si subtiles et dehees, que des vers a soye ne filent pas plus delie. Ses flesches sont di verses en effect, lesquelles ce pippeur lance sur nous, espandant I divers ennuis, et rompt par chascun an plus de cent mille | cordes, et le fer de ses flesches n'est tire en vain. L'une j d'icelles a la pointe de plomb, qui est sujette a reboucher, et ne pent percer le coeur, ny penetrer Testomach, ne le voulant Cupidon : de la vient que ceux qui sont nais soubs un astre penible se pendent ou se tuent de quelque glaive. Car qui est Fhorame, qui, desespere, ne se pende ou se rompe le col en se precipitant du haut en has, s'il est si miserable, si mal'heureux, que d'estre meprise de celle, LIVRE XIV. 213 laquellc il desire, il loue, il honore, a laquelle il ne fait que penser, et pour laquelle il briile?Ceste disgrace vient de la tlesche, qui est ainsi garnie de plomb, estant, toy, pauvret, hai de celle mesme que tu aimes, d'ou par ne- cessite il te faut pendre toy-mesme. L'autre sorte de fles- che reluist, pour estre garnie d'or, laquelle, estant desco- cbee, entre dans les yeux, penetre les remparts de Tesprit, rompt et abbat les murailles de raison. Par Ic coup d'i- celle, le courage d'une bonne volonte se laisse tomber ; par son coup, incontinent on lasche la bride a I'entende- ment : par son coup, on jette derriere le dos les bons conseils : par son coup, on refuit les bonnes compagnies : par son coup, Paris fut la ruine de son pays : par son coup, Scylla couppa le poil a son pere : par son coup, Her- cules, laissant sa massue, se meit a tiler avec la quenoiiille : par son coup, Europe chevaucha sur Jupiter cornu, et lo, vache feinte, devint vache tout a fait. De la viennent les courroux, les choleres, les indignations, les desdaings, et tons les maux du diable. La Primevere, estant une vraye bouillie feminine, ne regarde pas plus loing que le bout de son nez, et est bien aise d'avoir Cupidon pour mai i, pour auquel plaireelle peigne tous les jours ses cheveux, et frise ceux de devant, et se met sur la teste un beau cbappeaii de roses, et de belles violettes avec lesquelles elle embellit ses tresses. EUe se vest d'une robbe chan- geante, et d\m cotillon de soye, sur lesquels sent atta- checs plusieurs fleurs et herbes odoriferantes. Elle porte tousjours sur soy du muse, de la civette, et autres par- fums et odeurs, par lesquelles le bastard de Venus est alleclie : et, en telles voluptez, [ce paillard s'afoiblit moins. Et, par ce qu'elle est belle, et plus belle que toutes les autres, elle ne se soucie de tirer avec le fuzeau la fillace d'unc quenoiiille ny d'en devider le fil au roiiet; mais sedelecte seulement soubs verdes ramees, ou se pro- mene pour passer le temps parmi les cbamps flciiris, estant suivie tousjours par une inlinite de plaisans oiseaux, '244 HISTOIRE MACCARONIQUE. lesqucls ne font que chanter avec toute sorte de melodie. Le rossignol n'y manque aucunement, lequcl joyeux, avec son chant, loue les meurs et la beaute de son amoureux, et gringuenotte cent fagons de chants. Le chardonneret y est aussi, lequel fait son nid dedans I'arbre d'un hois, et est doux a Fouye, mais plus doux et plaisant a la veue, et lequel, retrouvant ses petits enfermez en cage, les nour- rit. On y voit aussi des linottes, des gorges rouges, des aloiiettes, des perrocquets, lesquels sublent merveilleuse- ment haut, et s'efforcent d'imiter la voix humaine; la, les pies et les geais y chantent. La Primevere est fort con- tente, se voyant ainsi joyeusement accompagnee, et nour- rit ce poltron, ce faitneant et ce personnage de peu, nomme Soulas, et le paist de panade, de chappons escor- chez, de viandes delicates, et s'en fait enfin un gros et gras plaisanteur. (( L'autre fille de Nature, qui est certes bonne femme, est TEste. Icelle aime a suer soubs le travail. EUe ne porte aucune robbe, mais est toute nue en chemise, de peur de bruler par la trop grande chaleur du Lion. Icelle, en tra- vaillant, remplit les greniers de fruit, et sans icelle les hommes n'auroient du pain. EUe fait suer a bon escient es villains poltrons, et toutesfois ce travail est agreable a tels marrouffles; car, combien que Feschine d'un asne se plaigne pour la charge ordinaire des poches, et que la peau du larron vienne a s'estendre, toutesfois ils endurent tout, se ressouvenans qu'au temps froid la neige ne donne point de pain, et la glace ne leur apporte aucune foiiace. Icelle travaille a la chaleur d'ApoUon, devenant toute haslee et noire, et appaise souvent sa soif avec la bou- teille, pendant que le soleil la brule, pendant qu'elle abat les bleds avec la faucille, pendant qu'avec le fleau elle bat les gerbes pleines de bled, et pendant que les ci- gales ne cessent de chanter, estans perchees sur les verges des vignes. Lors le vent est tousjours debile, et ne voit-on aucune feiiille esbranlee par aucun vent, tant petit soit-il; 1 1 V r. b XIV. ct les hcrlDCS nc so peiivcnt tenir droictes, n'ayans au- ciinc humeur qui les substente et abreuve. Nous avons asscz dit du temps de la grand'cbaleur : Taut a present parler du troisiesiiie lilz de Nature. « Les aiiciens souloient appeler rAutomne Silence, la teste duquel ils disent avoir este par les taons picquee. Iceluy a la superintendance des maisons et de toute la fa- mille de Bacchus, lequel autrement nous appelons Rece- veur, et plusieurs le nomment Procureur et Facteur. Et; par ce que le Soleil boit volontiers du vin doux, le voyant au matin estre charge de vin rouge, il aime Bac- chus et son receveur. Ce Silence a une certaine Nympbe pour sa femme, laquelle a la teste grande comme un ton- neau, et la panse grosse comme une cuve : tousjours sent le vin, dont a este dite Vendange. Tous deux sont si gras et si pleins, qu'un pourceau mis a Tauge nc sgau- roit devenir plus gras, et scmblent devoir crever, tant ils paroissent estre enflez de vents. Ils ont tousjours a Ten- tour d'eux, devant, derriere et a coste, mille flascons, bouteillesetbarils sonnans, avec lesquels, marchans, sau- tans, dansans et chantans, ils se recreent ct emplissent Icurs testes de plusieurs fumces. Ils s'accoustument aussi a chanter souvent plusieurs sonnets, et, k chaque sonnet acheve, ils avalent une gorgee de vin; apres avoir beu, ils dansent; apres la danse, ils vuident les pots, et continuans en cestc fagon, et renouvellans souvent ceste practique, ils s'enyvrent a bride abbatue, ct lors ils volent environ les montagnes, sont transportez en plusieurs maisons ct pais ; non pas qu'ils aillent ainsi tournans, mais il leur est advis qu'icelles clioses tournent ct courent si fort, qu'elles lasse- roient des chevaux barbes. Ils ne cessent de boire et trin- quer , et ce j usques a ce qu'ils ayent mis toutes les bouteillcs renversees centre terre. Le sommeil enfin sc prescnte, le- quel s'il ne lioit leurs membres, iceux, plus cuits que cruds, moiennant qu'ils peussent s'aider des jambes, pren- droient une partie du ciel. Sur iceux nuds, mille enfans 246 IlISTOIRE MACCARONIQUE. nuds font la garde, pendant qu'ils reposent rondans comme pourceaiix. Ces jcunes enfans chantent, danscnt, font plusieurs inoresques, estans grassets, propres et ha- biles a pastisser. Chascun d'eux porte la teste droicte, la couronnent de pampre ; chascun tient en sa main des grappes de raisins; chascun a pendu a son coste un petit llascon. lis se dehcatent, ils rient, ils celebrent en Thon- neur de leur pere la feste du vin, puis eux-mesmes s'eny- vrent souJjs les treilles chargees de raisins. La mere est yvre, le pere est yvre, aussi sont les enfans, et estans ainsi tous yvres, chascun ronfle abouche ouverte. Or Bac- chus a un grand Palais a part, auquel y a cent tonneaux, pippes, cuves, et autres vaisseaux arrangez soubs terre comme chevaux en une escuyrio. La vous voyez tousjours relier plusieurs grands tonneaux, et resserrer de grandes cuves ; et la se vuident, de vaisseaux en vaisseaux, des vins dignes de la table des Dieux; car icy se viennent charger les mulcts d'iceux. Les formis ne vont et revien- nent si souvent, quand ils ont rencontre un monceau de mil, s'esmouvans fort et ferme a porter de gros fardeaux pour remplir leurs greniers. Ainsi fait-on en ce Palais de ce Roy porte-vin, y venans souvent plusieurs lacquais et gargons avecpots vuides, s'en retournaris chargez les uns sur le dos avec hottes, autres sur leurs espaules avec barils pendus devant et derriere, remplis de bons vins muscats, grecs et autres. Icy aucuns mettent has les charges, autres en remplissent les cuves, autres foulent la vendange avec les pieds, et entonnent le vin pissant par la canelle fort loing; puis, on pressure le marc sous la pesanteur du fust du pressoir, pour en tirer le plus gros vin, lequel communement on vend aux pauvres. L'Au- tomne y est present, lequel, vestu de sa camisolle souillee et marquee de taches de vin, commando a tout cet ou- vrage, et tasche a con tenter les Dieux par le command e- ment du patron. Les Allemans disent iceux estre leurs patrons, et les Lansquenets ne recognoissent point d'au- LIVRE XIV. 247 tres Dieux. Si tu ne Ic veiix croire, Teffect t'eii monsli . i a la prcuve. Regarde, quand ils s'emploient a la table gai- nie de vivres, comme ils vuident le verre a chaque mor- ceau qu'ils mangent : lors tu verras comme Mangeguerre se rue par les bouteilles et gobelets, et comme il se fait un grand fracassement des vaisseaux pleins de bon vin. L'eau ne s'apporte point a telles tables; laquelle, en cs- tant bannic, ne sert qu'a laver les pieds des saules, et est par entre eux un vieil proverbe : Meschancete est d'es- trangler le vin. Apres qu'ils ont vuide le baril, ils don- nent furieusement sur iceluy coups de pieds et coups de poing, et Ic mettent en tel estat, qu'il n'y a moyen de le racoustrer. lis se cboquent Tun a Tautre le front du cul du verre, jettant de leurs gorges des rots puans, et par- lans sans cesse et plus qu'ils ne faisoient avant boire : mais leur devis n'est que de vin; car TAllemand ne songe qu'apres le vin, et ne parle que d'iceluy, engage sa pic- que, son espee, ses chausses, pour du vin, les vend, et soy-mesme aussi : et si, de toutes ses amies il veut garder quelquc chose, ce sera son morion pour s'en servir de tasse a boire, pendant qu'ils font Irincq, Se levant de ta- ble pour s'en aller, ils ne peuvent, leur ayant este mis par le vin des fers aux picdz. Vous ne les verrez gueres abandonner les murailles : ils se montrent seniblables au soleil, quand il se leve le matin, tournant les yeux flam- bans en la teste, et ont cent mille pensees au cerveau. Et, combien qu'ils soient debout, ilsne peuvent remiier les jambes : ils nc sont conduits par aucune raison, et vont tastonnans, comme nous faisons, marchans de nuict; et, encore qu'il n'y ait en leur chemin aucune pierre ny aucun bois, ils ne laissent neantmoins de trebucher, et enlin se prennent des mains a la muraille, ou a un banc, ou a un bois, ou a quelquc pilier, jusques a cc qu'ils se soient couchez sur de la |)aille, ou centre terrc, ou de- dans de la fange, se veautrans comme pourceaux. « Or inaintenant voicy TUyver, le dernier fils de Nature, 2-48 HISTOIKE MACCARONIQUE. et, pendant que je discourray d'iceluy, donne-moy, Boo- cal, ma robbe fourree, car sans doute la glace me gale- roit a bon escient, moy qui suis maigre. L'hyver est maigre, et le Caresme n'est plus maigre que luy : il n'a aucune humeur en ses veines, et a un rasteau attache a Teschine; a les joues creuses et le col delie, et, depuis les pieds jusques a la tete, on luy compteroit les os, comme Gonnelle faisoit a sa cavalle. II a tousjours les yeux humides cachez dans le front. II est pasle et comme mort, estropiat, et si melancholique, qu'il semble tous- jours pleurer. La glace luy pend de son menton gele, et les gla^ons sou vent pendent a ses cheveux : sa chair mai- gre se herisse par le trop grand froid, et luy sert peu d'a- voir deux fourrures. Si TEste et TAutomne ne luy don- noient, Tun a manger, et Tautre a boire, le miserable mourroit de maigre faim. II est tousjours aupres du feu, estendant ses cuisses, et n'a Tesprit de tirer apres soy sa chaire : il attize le feu, et fait bouillir le pot; il va en paresseux, et bien ceint de sa ceinture. Quand il se met a lair, lors se tient si serre, qu'il pourroit passer par le trou d'une aiguille. Sa maison est tousjours couverte de frimas blancs, et du has de la couverture pendent des cbandelles de glace. II ne prend gueres de plaisir, sinon quand paresseux il gratte sa gale avec ses ongles poin- tus. Toute la bande des oyseaux qui ont accoustume de chanter melodieusement le refuit, comme aussi fait tout ce qui depend de la Primevere. II est seulement accom- pagne des corneilles chantans qucif qua, et des corbeaux avec leur cro, crOy et aussi des choucas. En ce temps, le prcvo'iant formi ne sort de sa maison; le limace sV.nferme en sa coque et muraille son entree; les abeilles ne bou- gent de leurs ruches; vous n'y verrez promener les pe- tites lezardes; les bergers gardent leurs troupeaux rectus en leurs bergeries; seulement, se voyent les gueux en ce temps froid, contrefaisans les tremblans, n'cstans converts d'aucun habillement. Les heures toutesfois de Fffyver sont LiVRt; XV. 249 agreables aux escholiers, ayant par Ic moyen d'iceller plus giantl rcpos durant si longues nuicts. « La famille du Soleil s'exerce par ces quatre rnaisons, esquelles so fait tous les ans grande despencc pour tant dc bouches qu'il faut contenter. « Mais, 6 Leonard ! je voy, par tes yeux, que le sommeil to vcut venir : tu as mal dormy ces trois nuicts; ct toy, Balde, il semble que tu ayes une teste de plomb ? Repo- sons done; je voy Boccaldesja ronfler, » LIVRE QUINZIEME. CiiASCUN avoit ja donne repos a son corps, lequcl com- mcngoita estre plus affame qircndormi, quand Boccal, par le commandement de Balde, accoustroit la cuisine ct prcparoit un grand poisson, y faisant une saussc d'Allc- man : ct lors Gilbert tire du sac sa viole, et accorde les cordes d'icelle en tons propres. Car ce gentil personnage ne taschoit qu'a complairc a ses compagnons, a fin qu on luy donnast siege pour ouyr les logons dc maistre Cingar prescbant en chaire, et, apres avoir rcvisite toutcs sortes d'Alinanacbs, devenir expert a dire les cboses passees. Davantage le naturel du plaisant Gilbert n'estoit point connme aucuns cliantres de cc temps, lesquels, estans bien musquez, peignez et jobs, ne veulent cbantcr s'ils no sont pres d'un Hoy ou grand Seigneur. Nostro Gilbert, nostre nouveau Apollo, ne faisoit pas ainsi; car, si une petite fem- melette luy oust dit : « Cbante ! » il oust incontinent cbante, et ne Tcust aucunement refusee. Ayant done tendu ses 250 HISTOIRE MACCARONIQUE, cordes en tierces, quinles, et octaves, comnien^a ceste sorte : Ila ! par comhien cle monstres effioyables En ce gouffre moiidain Sommes poussez 9a et la miserables Sans un secours humain ! Ceste mer nostre Est par un autre Mal'heur suivie : La langue bardie L'esmeut par vents a tons impito'iables. D'aulre coste les vagues vagabondes Des cynicques propos S'enflans sur elle, ainsi que rudes ondes, Ne luy donnent repos. Raconteray-je, Ou bien tairay-je Les mers jazeuses Les mers causeuses, A mal parler du nom d'autruy fecondes? Diray-je aussi les escueils de I'envie Dessoubs la mer mussez? Les chiens de Scylle, et Charybde alouvic De cent vaisseaux froissez? Qui a puissance Et la science De bien conduire Le sien navire Entre tels bancz, meine une heureusc vie. Le long travail et la vertu maistresse, La patience aussi, Qui est tousjours des monstres dompteresse, Vous a rendu ainsi Aptes a fendre, Sans perte prendre, Les rudes ondes Tant soyent profondes, Hausser, baisser la voile chasseresse. A grand'peine avoit-il acheve ceste chanson, que LIVRE XV. 251 avoit dresse la table, et chascun, apres avoir lave les mains, commengoit a disner. Quatre s'assient a table, qui estoit qiiarree, Balde, Leonard, Cingar, et Boccal le maistre d'hostel : Gilbert, pour lors, n'avoit point encor appetit. Balde, avec un semblant courtois, comme est la coustume gentille, prie tous ceux qui estoient la de vou- loir venir manger avec eux. Chascun le remercie, fut par faute de civilite, ou fut a cause que le vomissement les avoit desgoutez. On met au milieu de la table, en un plat, un grand turbot, et eux quatre estoient autour d'iceluy. Cingar, ayant un cousteau propre a bien trencher, divise ce poisson en trois parts seulement a la guelfe, ne fai- sant que trois portions ck; tout: la premiere vers la teste, la seconde estoit du corps, et la troisiesme estoit de la queue, quatre estoient assis ou il n'en falloit que trois. Cingar, donnant un din dera3il, fait signe a ses compa- gnons, qu'ils le secondent au gentil traict qu'il vouloit faire. Iceux, bien advisez, connoissent soudain Tintentibn de Cingar, qui estoit de tromper Boccal, a fin que le pauvrc miserable ne mangeast point du tout de ce pois- son, combien qu'il eust servi de cuisinier, combicn qu'il en eust fait la sausse avec succre, orange et espicc. Cin- gar commence le premier, et tire sur son trenchoir la teste de ce turbot, disant a ses compagnons : « L'Escriture i( dit : En la teste du livre, les prophetes ont escrit de « moy ; ainsi ceste teste sera Taccomplissement de la saincte Loy. » Balde, voyant cela, tourne son esprit vers les livres, et ne fut long temps a prendre advis; il prend habillement, comme lechat, la seconde portion, qui estoit le ventre du poisson, allegant le vers de Lucain : « Les bienheureux ont choisi le milieu. » La queue demcure seule en tout le plat; le jeune Leonard ne perd temps, et la tire hors de la sausse, et la met sur son assiette, y ayant desja Boccal donne une ocillade, allegant Leonard Ovide : « La fin confirme Taction. Boccal pourra nager,si bon luy semble, dedans les eaux, puis qu'il ne luy rcste 252 HISTOIRE MACCARONIQUJi. plus qu'une mer de sausse et brouet. » Boccal, cstonne, re- garde ca et la. Que fait-il, voyant qu'il n'y avoit rien pour luy, s'il ne vouloit, comme un pourceau, se veautrer en telles sausses? Incontinent il prend le plat, et, regardant au ciel, ditces mots : « Asperges me, Domine, et mun- dabor hyssopo; » ei, en ce disant, il tourne, et en asperge le pain, et tous les plus proches, souillant Balde, et ses compagnons, de ceste eau grasse, et leur en bar- boiiille leurbarbe. Qui n'eust ri? et qui n'eust creve de rire? Balde voit couler sa barbe, comme si elle eust este moiiillee d'eau de pluye. Cingar essuye sa face avec sa serviette; Gilbert en eust sa part, et aussi Leonard; chas- cun torche son visage, son estomach, et son sein. lis se levent tous de table : le ris leur empesche le manger. Balde, en riant, ne laisse d'approuver ce faict ; car il dit ; « La sausse a eu raison de suivre le poisson : sans eau n'est jamais le poisson, n'y Teau sans poisson. — Nous manger on s done, dit Cingar, le poisson, puisque iceluy doit estre ou Teau abonde. Boccal n'aura point du turbot; qu'il s'aille gratter le cul ! » En ce disant, il retourne a table, et fait moudre son moulin : autant en font les au- tres : cbacun mange son avoine. Balde, toutesfois, en mangeant, disoit a Boccal : « Je m'esmerveille que, pendant que nous nous esclattions de rire, ayant laisse la nostre poisson, tu ne t'en sai- sissois, afm qu'au lieu de pain, il ne nous fust reste que de la foiiace. » Boccal luy respond ; « Entre ses gentils compagnons, il ne faut point faire une gaillardise et plaisanterie sans grace : vous avez bien mocque Boc- cal en partageant le poisson, passe; et ceste mocquerie ne doit estre rompue par aucune rumeur : aussi, moy je vous ay bien bailie de Taspergez, passe aussi cela, et qu'on le mette aux cbroniques. Toutes choses ont passe fort doucement, et celuy qui est le moins saoul, fera To- reille sourde..)) Cingar luy dit: « Tu pourras t'opposer a un tel danger; il est permis aux affamez de manger leur LIVRE XV. cousteaii avcc leur pain. — J'en feray ainsi, respondit-il, pourveu que je puisse attraper de bon pain, comme la mule de frerc Stopin* fait envers des chardons, quand elle en trouve. » Un certain pauvre homme, qui estoit en ce Navire, esmeu de pitie, apporta je ne s^ay quels petits poissons enveloppez en du papier, et les donna a Boccal, loquel ne refusa aucunement ce present, mais dit : Un paiivrc amy, quand un pcu te presente, Damet' commente, Que lentement Tlysse ores t'cnvoyc. En ce disant, il les desveloppe, et les regarde de travers, comme fait le chat le rosti : puis, il prend un de ces pe- tits poissons par la queue, lequel il ne met en sa bouche, mais le fourre en son oreille : il en met un autre de mesme en Tautre oreille; enfm, les prenant tous par la queue, il les attache a ses oreilles. Balde, voyant cela, dit a Cingar : « A ce que je voy, un grand poisson se mange par la bouche, et le jietit par i'oreille, si je puis coni- prendre les enseignemens de Boccal. — Et que sert cela? respond Cingar : qu'y a-il de commun entre les oreilles et les poissons ? Ce pamre affame se bouche les oreilles, et, estant d'esprit subtil, il s'est fait dcs pendansd'orcilles avec des poissons, pour les guarir de quclque surdite. Je n'y entends point autre raison; toutesfois, s'il a quelque * Co nom fut adopte par un aulro poete macaroniquo, Cosar Orsini, de Ponzana, secretaire du cardinal Bevilacqua, qui publia a Padoue, en 1656, les Cuppriciu macaronica niagisirl Sluphii; ce recueil fut si bien accueilli du public, que des editions augmentees se succedorent ; le Manuel du Libraire en indique douze, dont la derniere est datee de Florence, 1818, et a cette lisle nous pouvons en ajouter quelques autres que nous avons rencontrees (Yenise, I65I, 1716 et 1788; Milan, 167 J). Nous avons deja dit qu'on trouvait des details sur cet ouvragc dans le curieux volume du a M. Delapierre, Macaroneana, 185:2; ajoulons que quelques extraits de Stopinu'^ ont ete inseres dans VErotopsegnionf pul)lie par Noel en 1798. 254 HISTOIUE MACCARONIQUE. autre occasion de ce faire, en la forge de la boutique de son entendement, qu'il la die, etqu'il mette sesamis hors de doute? » Boccal leur dit : « Je vous osteray de ce doute. II y a aujourd'huy quatre'sepmaines que j'envoyay en la mer ma femme, pour apprendre a nager ; mainienant j'ay une grande envie de s^avoir nouvelles de son estat : et, pour ceste cause, j'esleve mes petits poissons a mes oreilles, pour s^avoir d'eux si elle est du tout morte, ou si elle s'esbat la has avec ceux qui y sont ; mais ils me respondent qu'ils sont nais n'agueres, tellement qu'ils n'ont point de cognoissance dans ce faict : mais ce turbot plus vieil, avec lequel ces trois compagnons discourent avec la dent secretement, m'en pourroit mieux parler : et partant je voudrois bien qu'ilme fust permis d'en de- viser unpen avec luy. » Chascun commenga lors soudain a rire, et dire qu'il avoit raison, et que sa demande n'estoit point inciville. II faut a bon droit luy donner ceste permission. La teste du poisson est celle qui seule pent parler, le ventre ne peut dire mot, la queue est muette; mais la teste en pourroit discourir, la langue luy formant les parolles. Ainsi chascun disoit, et tel estoit Tad vis de Balde : et aiissi-tost dit, aussi-tost fait. On met la teste de ce tur- ])ot devant Boccal, laquelle Cingar avoit prinsepour soy, ct en estoit marri, et en rioit du bout des dents, et di- soit ces mots, en murmurant : « Et bien, on m'a oste la ])ouclie de ce turbot, la langue duquel peut accomplir le desir do Boccal? Soit, que la bouche face Toffice de par- ler. Mais pourquoy a-t-il des yeux, pourquoy un front ? pourqiioy un derriere en la teste ? On me fait un grand tort: j'en appellea Gilbert.— J'en suis content, dit Boccal. 0 mon cher Gilbert ! je prie, par ceste teste, que tu vueilles mettre fm a ce differend. « Gilbert, avec une face joyeuse, entrepreiid cet affaire, et s'assied; et, tons les autres es- cputans, dit ainsi : « Du temps que la grenouille et la sou- ris plaidoyent ensemble, le Milan appaisa ce procez, LIVRE XV. 255 comme j'appaiseray cestuy-cy. » Et, en disant ces mots, soudain gruppe sur la table, et enleve ceste teste : toute la coiiipagnie loiie ce faict, en disant que e'estoit bien jiige selon les loix civiles. lis avoient mis fm a Icurs propos, et diferends joyeux, quand, apres que les tables et treteaux furent levez, Cingar, par le commandement, retourna a ses discours d'Astrologues, auxquels Leonard prestoit Toreille atten- tivement. « Mars, dit Cingar, le tout puissant en armes, demeure au cinquiesme ciel. Iceluy monstre tousjours un visage courrouce et plein de menaces. II regarde avec des yeux enflambez ; de ses levres tombe une bave san- glante. II porte en teste un heaume accreste, et la vi- siere fermee : il paroist tout convert d'armes d'acier, ay ant a droicte une grande targe, et a gauche une espee, et a une masse pendue a Targon, laquelle pese cent livres, et rien moins. Ce fort et vaillant soustien des galans ct vertueux jeunes hommes, Loiiis de Gonzague* en por- toit une pareille, lequel aucuns maladvisez ont nomme Rodomont, et Teust-on mieux a propos surnomme Rogier, ou plustost Roland, s'il faut accomparer la gaillardise du corps avec la vertu de Tesprit, et du courage. Mars se fourre au milieu d'une presse, avec son gros cheval gal- lopant, et apprend aux siens a dresser un camp, bastir des tours, des casemattes et eslever des remparts. Autour de luy, on ne sgauroit desirer aucune sorte d'armes : la sont rondaches, halebardes, pertuisanes, boucliers, mo- rions, lances, picques, espees, dagues, corselets, heaumes, * Louis de Gonzague, troisieme fils de Frederic II, cinquicme marquis et premier due de Manloue ; il forma la branche des dues de Severs. Folengo renouvcUera plus loin (liv. XIX) Veloge qu'il fait des vertus guerricres de ce prince. Cieco d'Ascoli, I'auteur de I'epopee romanesquc de Mambriano, invoque egalement les Gon- zague. Au debut de son troisieme cbant, il dit que, I'astre des Gonzague {U Gonzmjcno yole) se levant plus brillant que jamais, il faut produire des fleurs et des roses poetiques sous Tinfluence de ses rayons. m HISTOIRE MACCARONIQUE. chemises de maille, cuisseaux, gantelets, estendards, en- seignes, guidons, tabourins sonnans tousjours poriy pon^ et les trompettes avec leur tara-tantare . La aussi ne manqueiit cornets a bouquin, litres, ct haut-bois, et, en somme, tout ce qu'on a besoing en temps de guerre. En telles choses Mars employe ordinairement tous ses pen- semens : il ne se delecte qu'a veoir des lambeaux de chair. Sa soeur est THomicide, sa femme est la Contention , rire est sa mere, TEnvie est son pere, la Rage et la Cho- lere sent ses filles. Icy on n'oyt que cris et clameurs d'hommes, et hannissemens de chevaux. On y \oit tou- tes sortes de canons, bombardes, passe-volans, sacres, basilics, coulevrines. Vousy voyez des pavilions, des ten- tes, et cabannes. Les chevaux, avec leurs pieds, eslevent en Tair de grosses nues de poudre. Les tronc^ons des lan- ces rompues troublent le ciel : non pas qu'ils le troublent, mais semblent le troubler. Vous voyez de gros esquadrons armez se chequer les uns les autres sans aucun ordre, et, se poussans rudement, se donnent de grands coups, bri- sans leurs jacques de maille avec masses, estocs, piques et pertuisannes. Mars se resjouistde voirplusieurs morts renversez et foulez soubs les pieds des chevaux. « Le Roy de toutes les estoilles, Jupiter, fait sa residence plus haut, et a choisi le sixiesme ciel. La, au milieu d'une campagne est une grande et spatieuse ville, la~ quelle est environnee de murailles, dont les pierres ont este forgoes et taillees sur Fenclume par les marteaux de Sterops et Brontus avec un merveilleux artifice tire de pyrotechnic. Elle n'est point bastie de chaux et de pierre, comme Gennes, Naples, Florence, Rome, et Mi- lan: mais est faite de plusieurs et fins metaux, ainsi qu'en Bresse on voit fondre des cloches. Les creneaux des murailles sent de jaspe dur : et en chascun d'iceux s'y voit un beau rubi. II y a cent tours fort hautes, toutes de porphyre. Les fondemens sent de bronze. Les frises et cordons sont tout autour de cristal ; et tout le haut qui MVIiE XV. 257 est en accoukloir, de pur or, au-dcssus duquel on voit continuellement voleter des enseignes, esquelles sont brodees des Aigles grifounes. La, vous verrez des colomnes d'argent soilstenir des arceaux eslevez Lien haut en Fair. Lfi r>e voicnt de beaux ])aii)gs, et de grands Palais, et de grandes ct merveillcuses cuves. On y void des places a courir et manier chevaux, plusieurs marchez, de grands Theatres, lieux propres a representor batailles navales, des conduits d'eau, des colosses, des arcs, des pyrami- des, mille temples encrustez de marbre; la, sont les mai- sons des Dieux, au dessus desquelles on voit trois cents mille cheminees tousjoiirs fumantes a force de myrrlie et d'encens, ayant leurs cuisines nettes, et parfumecs de souefvcs odeurs. Tous les Dieiix ont basti en ceste ville leiir Palais, et au milieu d'iceux est celuy de Jupiter. Icy Dedale, le premier Macon, le premier Cbarpcntior, et le premier Architecte, a monstre parfaitement sa mais- trise. Vous y verrcz cent fenestrcs ca et la tousjours oii- verles, par lesquelles ils voyent tout ce qui vient deloing. II y a une galerie qui tourne tout autour du Palais, sou- tenue dc six cents piliei's do bronze. En icelle on void tousjours mille Dieux, autaut de Deesses, et de braves Kymplies se promenant en rond. La porle est superbe, laquellc ne se void jamais fermee : et au devant d'elle est un large et spalieux porche, lequei est fait et quarre sur liuit pilasti'es. A Pentree d'iceluy Parceau est de por- pbyre, et au milieu se voyent les trois foudres, qui sont fort a craindre, lesquels servent d'armes propres seule- ment au grand Jupiter. Le seiiil et rentree sont ja cavez, et mangez pour les allees ct venues des Dieux, rombien qu'elles soit dVilbastre fort dur. Les cadenats des portes, les serrures, les cloux, les verroux sont d'argent dore. Apres avoir passe le porche, vous entrcz dedans; cent cloistres, lesquels sont, de chasque coste, embellis de pi- liers faicts de diamants : et chacun d'iceux est compose d'un art tres-excellent, lesquels Vulcan a endurcis do 17 '258 HISTOIRE MACC ARONIQUE. son propre sang, les ayant premiereraent amollis avcc sang de bouc. La Sale du consistoire est tres-amplc, toute environnee de sieges d'or, en laquelle les Dieux traictent de toutes affaires, des fatalitez ddl hommes, des destinees, du brief temps, et demille autres negoces. Au haut bout de la sale est la chaire de Jupiter, plus eslevee que les autres : laquelle le Dieu de T argent, le Dieu de Tor, et Tinventeur ct rechercheur de toutes ri- chesses, a fabrique et y a employe tout ce qu'on peut estimer riche et precieux abondamment, autant et plus qu'on ne jette tous les ans d'ordures et immondices au canal de Venise. Pensez done combien telle cbaire doit estre belle. Tous les Dieux et Deesses viennent la re- cevoir les ordonnances de Jupiter, lequel leur pese le destin et leur mesure la fatalite, et fait cbevaucher la Fortune sur un cheval tout folastre et fougueux. Les au- tres ne re^oivent aucune doite, ny aucune puissance, si les briefs et les buUes (desquelles despend la vraye et certaine raison pour disposer des affaires) ne sent signees du consentement de Jupiter. Car iceluy est le superieur de tous les Dieux, auquel les Empereurs s'enclinent pour luy baiser les pieds, estant autour de luy un troupeau de cent testes rouges. II est courtise tous les jours par les Dieux, et les re^oit tous joyeusement, et ne sort de luy jamais qu'une bonne chere, tant envers les pauvres, qu'envers les riches. Qaelquefois (et pourquoy non ?) un Dieu est offense par un autre. Vulcan se plaint de Mars, et dit que Venus est une Ribaude. Juno regarde de tra- vers Ganimede. Ceres pleure sa lille ravie par Pluton, et cbaque Deesse accuse Priape de ce qu'il s'esbat avec les Nymp]]8s tout nud. Jupiter les escoute tous de Tune et Tautre oreille, et comme juge oit Tune et Tautre cloche somiant, entre lesquelles il prononce enfm un jugement equitable. Si toutesfois il se trouve importune de ces Dieux, il commando d'apporter son foudre, et commande aux . tonnerres de bombarder, estonnant par ce moyen LI VRE XV. 2o9 grandemeiit les liomines, lesquels esliment lors le ciel tomber. Mais, quand Ganimede se presente, et luy baise le visage et le regarde d'yeux migtiards, et qu'il luy presente sa couppe d^orpleine de doux Nectar, incontinent sa cho- lere se passe, ledesdain s'enfuit de son coeur, ildescharge le ciel de niies, le Soleil paroisttout nouveau, et la fleiir penchee par la pluye seredressea la clarte dii Soleil. Ainsi qiielquefois les grands personnages, les grands maistres et Roys sont qiielquefois plus esmeuz par la beaute d'une jeunesse, que par le docte avis dun sgavant Caton. U y a des degrez grands et magnifiques, montans jus- ques au liaut, faits de coral, et de marbre, et de jaspe. Chascun d'iceux a nonante marclies, par lesquelles mon- tent et dcscendent, vont et reviennent les Dieux et Deesses, passant par des clmmbres d'or et sales d'or : le plan- cher desquelles n'est point fait de bois; mais les soliveaux et carreaux sont d'or et d argent, et y void-on reluire plusieurs Saphyrs. Ca et la les serviteurs des Dieux et servantes des Deesses sement et couvrent de divcrses flours les licts bien accominodez, les garnissans de beaux linceux blancs, et de ricbes couverturos tissues, bordees et enricbies par les Nympbes avec un merveilleux arti- fice. Car Minerve, nee du cerveau de Jupiter, tient la des escbolieres pour apprcndre le mestier de Taiguille et de la quenouille. II reste inaintenant a parlor de Saturne, qui est situe en la plus loingtaine region. Iceluy a une femme, laquelle a eu trois enfans ensemble, et tels, qu'il se plaignoit de les avoir engendrez. Car ils couppcrent a leur propre pere ses parties genitales, et luy enleverent par force le sceptre de son lloyaume. Iceluy est de corpulence fort maigre, vieil, ct bave tousjours, et a la roupie pendue au nez. 0! qui est plus maladif que luy? Qui est plus ponrry que luy? Ses macboires n'ont pas une seule dent, et avec sa mauvaise et puante baleine il infecte un cbas- cun. Sa barbe grise mal peignee est vilaine et pleine de 2G0 H I S TO I R E MA C C ARON I QUE. poux. Sa teste, avec le poil herisse, est chargee de lendes. il marche tout voute, s'appuyant sur un baston, comp- tant ses pas, et de pas en pas ne fait que toussir et cra- cher de gros flegmes. II a les yeux tous chassieux, et IVdure n'en bouge. II se couvi e le corps jusques aux ta- lons d'une grande robbe Iburree, et en tout temps est tousjours tremblant. Sa maison basse pleure sans cesse d'une humidite facbeuse : les murailles y pleurent, les plancbers y pleurent, tout ce qui est de lay pleure, et n'y a rien plus Satnrnien que luy. Toutes ses viandes sont moisies; car en icelle Apollo n'cnvoye jamais ses beaux rayons. La nuict y apporte tousjours ses noires tenebres. En icelle resident les cboiiettes, les cbat-huans, les cbau- ves-souris, qui n'aiment que la nuict, durant laquelle on y oit aussi les matoux chanter giicw^ gnao. La tristesse (lemeure avec luy, la maigreur, toute espece de maladie, le mal de coste, la squinancie, la fiebvre quarte, Tepide- mie, Fapostume, le charbon, la male-peste, le flegme, Tapoplexie, Thydropisie, les vers, la colique, la pierre, le chancre, les glandes, les pustules, la grosse verole, la cague-sangue, la petite verole, la foiblesse de cerveau, la rage frenetique, la rage de cliien, les cloux, la douleur des dents, les escroiielies, les fistules, Fhernie enflee du coiiiilon pendant, la teigne, la ladrerie, Tasthme, la goutte, les fiebvres phthisiques. Je ne sgaurois nommer toutes les maladies, lesquelles sont ordinairement avec Saturne, et lesquelles raccompagnent et luy font service, mais avec peu de lidelite, car elles vuident tous les jours sa bourse, et c'est ce que les medecins aiment. Saturne done commande au plus haut ciel, duquel tombant il so puisse romp re le col. Nous avons descrit les sept c'eux, iesquels ont este mal decbifrez par les ancicns, et plus mal par lesmoderncs, soit Aristote, soit lligine, soil 31a- crobe. 11 reste que nousvenions au buictiesme Cercle. « Mais qu'est-ce queje voy ? Vous ne voyez pas? Voyez la ! » Comme Cingar disoit ce mot, on crie du haut de la 261 gubie : « Fustes ! » Ce sont fustes. Aiissi-tost on court aux amies : rAstrologue Cingardit : a II faut autrenient as- trologuer a present, et no s'amuser a contcmpler de nuict le Chariot. » Et toy, Mafehne, lu asassez chante, avcc ton alouette aux Astro! ogues, les cstoilles a eiix longtemps cachees. Icelles niaintenant pourront mieux trornper la compagnie. J^Cipadc, veut chanter combien maintenant elle est grande, et quelle elle a este, et quelle elle sera a ladve- nir, cornme on peut voir par la pertc et ruine qu'elle a I'ait de ses crespes et bcigncts, et pendant qu'elle se pre- pare a sonnor les horribles bataillcs, la voicy venir en furie, la voicy venir, et boira-toiit a rAllemande. Gar- dez-vous, boMteilles? Escampez, barils, flascons? Estans en cholere, elle vous brisera, et mettra en pieces. Or oyez done, Messieurs, laissant la le discours que je pourrois faire des premieres et secondes causes. Voicy Cingar, qui void de loing trois fustes voguer bien roides, et les nionstroit du doigt a ses compagnons. Quand un chien a fait pai tir une oye sauvage, le Faucou ne se jctte point dessus si roide (tombant a plomb) sur sa ])roYe, que ces fustes sembloient voler centre le vaisseau de Balde, n'ayans leurs pctits vaisseaux que des rarneurs volontaires. En iceux estoient des pirates corsaires et vo- leurs, lesquels, ne croyans en Jesus-Christ, ouTayantre- nie, crioient de loing : « IIo, ho! tost baissez les voiles! Vous estes nos prisonniei's, descendez du navire: il est LiVRE SEIZIEME. chef du monde, et la luiniere de 262 HISTOIRE MACCARONIQUE. nostre. » A grand'peiiio avoient-ils acheve ces mots, que Tune de ces fustes, qui estoit une galere bastarde, etuiie autre, vionnent apres lenavire pour Taffronter. En icelles y commandoit un grand Capitaine, et sollicitoit fort ies rameurs autant que faisoit la presence de Turne. II n> avoit point au monde chose plus cruelle que ce Ca- pitaine. Ce voleur-cy entre les voleurs estoit nomme Ly- ron. Son regard estoit de fer, sa barbe estoit tousjours souillee de quelque nouveau massacre, et se repaissoit de chair humaine comme d'autre beste. Ces trois fustes viennent done avec une grande har- diesse pour mettre a fond le navire, et, a force deramer, laissoient apres eux de grosses vagues. Balde prend promp- tement les armes, degaine son espee, et met au bras son rondache, baisse la visiere de son heaume. Leonard se serre aupres de Balde avec son bouclier et son estoc. Le patron s'asseure, voyant ces seigneurs bien deliberez, et, ne craignant rien, tourne son timon centre ces fustes, et se prepare a un combat plus dangereux que pas un au- tre. Les Chiozois et Sclavons, qui sont gens duits a la ma- rine, prennent les armes et encouragent tous les autres : ils chargent leurs harquebuses, et bandent leurs arba- lestes. Aucuns montent en la gabie, autres demeuront a bas. La force a tous redouble par la presence de Balde, sur lequel les marchands meitent toute leur esperance. Desja Tune de ces fustes commengoit a tourner autour du navire, quand le patron, bien experimente, tourne son timon et le manie comme une bride. J'ay veu Fran- cois Marie de Feltre souvent (au corps duquel, encore qu'il fut bien petit, on voyoit de grands dons du ciel) manier legcrement un jeune cheval d'Espagne, tirant tantost avec une grande adresse la bride, tantost la las- chant, et peu a pen le rendant obeissaiit a son vouloir, teilement qu'il le faisoit manier en rond, et tourner si court et si habilement, qu a grand'peine pouvoit-on dis- cerner ia teste de la crouppe. Ce patron manioit de mesme L 1 V K E X \ i . 2G5 ce grand uavire, oppobant tousjours la protic au-devaut de Tenneiuy : et aussi-tost on destacha d'une part et d'autre })lus de trois cens voleesd'harquebuscs, etlascherent plus dc niille garrots et ciseaux, personne n'en eut s^eu comp- ter le nombre : et les voix d'une part et d'autre estoient si grandes du premier assaut, qu'elles retentissoient jus- ques au ciel. On jette pierres, traveteauxet grosses per- ches enflambees avec un feu artiticiel, qui Ijrusle honn mes et amies. Alors le coiiragcux Balde, ressemblant un sanglier, saute du haut de la proiie dedans la fuste au milieu des ennemis, ensanglantant du premier coup son espee. Cingar le suit, cstant convert d'une grande targe, et avec son cimeterre abbat de toutes parts. Leonard sc jette aussi comme eux, tombant droit sur un de ces cor- saires, lequel il fait tomber en I'eau, et en blesse un autre de son estoc. Balde, comme un bardi Capitaine, s'adrf'sse du premier au patron de la fuste, et, luy four- rant son espee comme une tariere, luy tire les trippes bors du ventre. Ces corsaires, avec grands cris et hurle- ments, cnvironnent Balde tout autour, et ce Baron, en- trant en sa furie accoustumce, tant plus que la presse estoit grande, plus ne laissoit a frapper sur eux coura- geusement, et mettoit en pieces les plastrons et amies des ennemis, lesquels, voyans un tel eschec, estonnez, luy feirent belle place. A Tun il arracbe le morion, a I'autre le bouclier, a Tautre le beaume, a un autre la maille; a Fun il rompt les espaules, et le jette par bas; aux autres il decouppe la cbair bien menu, et n'y a cuirasse, ny ba- billenient de teste, qui puissent demeurer entiers aux coups qu'il donnoit aussi rudemcnt qu'eut sceu faire Ro- land. II donne aux poissons belle pasture de testes et de corps; et comme la flambe court a travers les roseaux, quand la Tramontane souffle : Balde faisoit pareille mine sur Tennemy avec son espee. Aucun ne se pouvoit es- chapper de luy; car, oil il mouroit de coup d'espee, ou estoit contrainct se precipiter et noycr en la mer. La fu- HiSTOlRli MACCAKOiNlQUE. lie poussuit t>i violemmenl renflambe Balde, qu'il ii'eut eu aucuii respect a sainct Frangois. Ciiigar le suit de inesme courage, comme aussi fait Leonard, et eiix deux donnent de merveilleux coups. Ces trois compagiioiis jiionstreiit qu'ils sgavoient bien que c'estoit de frapper, et comirie il falloit dormer a droit, de revers, d'estoc ct de taille; lis ensanglantent tout le tillac, et font peur aux diables. Lyron, d'autre coste, estant sur la galere bastarde, avee une balebarde en la main, estoit plus grand que lous les autres; il ne representoit pas seulement un homme, mais sembloit un gros pilastre. Iceluy commande de tourner sa galere vers la pouppe du navire, pendant qu'icelle se defendoit centre les deux autres. Assaillant ainsi par derriere ce navire avec sa halebarde, donne un si grand coup de toute sa force, qu'il trencha en deux le timon et gouvernail, dont le patron so pensa estre depes- che, n'ayant plus son cheval aucune bride, ny aucun mords. Lyron, avec main, sc prend au navire, pourmonter en iceluy, etn*est point trompe en son courage; car com- bien que les Chiozois luy jettent pierres, traveteaux, tor- ches sulptiurees, et perches de pin allumees, il ne laissc pour cela, estant suivi de ses compagnons, de monter en la pouppe, et se jetter parmy ses ennemis, ausquels avec son cimeterre il abbat bras et jambes, ne se sou- ciant d'harquebuses, arbalestes et dards; d'un coup il met has la teste au patron. Imaginez-vous, lecteur, un qui entreroit en une boutique, pleine de pots, bouteilles, et escuelies de terre, et avec un gros hasten frapperoit dessus tout autour : 6 ! combien cestui-cy feroit de pieces et de morceaux! Ainsi fiiisoit Lyron, taiJlant, tuant, etrip- pant, escartellant, et assommant tout ce qui se trouvoit devant luy. Boccal, qui d' adventure estoit cache en un coing, et lequel, ayant grand peur, tenoit son derriere bien bou- che, ne sgavoit, et n'avoit pas grand envie de sgavoir * j. 1 V HE \ \ I. quel cstoit cc cuiiiijat : il estoit-!u quoy, attendant ce que la Fortune envoyei'oit, ou si le navire seroit victorieiix, ou la fuste. Et qiresperoit-il de la? II esperoit gaigner la grace du viclorieux, par son art de houffonnerie ; mais quand il veit ce grand geant dedans le navire, et faire un tel aLbatis de testes, incontinent il devint a demy niort, et, tout estourdi, fantasioit en son cerveau ce qu'il devoit fan^e. II advise d'adventure I'esquif pres de luy, avec lequel les mariniers vont et viennent ordinairemcnt ])our chercher vivres : il le jette dedans la mer, avec Tayde que luy feit Gilbert, et eux deux se separerent de la flotte. Balde n'avoit pas prins effect au malheur qui estoit arrive pour la perte du navire, lequel estoit en la possession de Lyron ; mais, continuant ses coups, estoit aussi enrage a frapper, comnie seroit un Lyon, qui se seroit descbaine ; et fait tant, qu'il les laisse tons inorts ou blessez : et ceux qui craignoient son furieux regard, se jettoient en Teau, cornme font les poissons qui sautent bors la poisle : il taille, il couppe, il pousse dega dela, estant tout souillc de sang. Je ne sgaurois raconter d'autre i)art la force et le poiivoir de Lyron, lequel ne frappoit en lieu que les marques n'y demeurassent, decbiquelant ses ennemis avec son balebarde sanglante, et tons s'enfuyent de de- vant luy, tombans de leurs corps leurs poulmons, leur ratte, leurs boyaux, leur foye, et leurs trij)pes. On n'oit que des cris, et plaintes dcsmourans; les uns appelloient Jesus-Cbrist; les autres, sainct Nicolas*; autres, lecornu Maliomet; et autres, le diable, Depuis que les oreilles furent faites, on n'ouit jamais un tel cry, un tel grince- nicnt, un tel cbaniaillis. D'autre coste, Balde, conmie un ' Uabclais s'est souvenu de ce passage lorsquMl a montre li's asftaillanls de I'abbaye de Seuille mis endcroutc par le IVcre Jean des Entoiiimeures, et toiiibaiit sous les coups dece beau despecheur (flicures : « I-es uns ciioyeiit sainctc Barbe, les autres sainct George, les autres saincte INitouchc.... » 266 HISTOIRE MACCARONIQUE. torrent enrage, qui descend des hautes niontaignes se precipitant en la mer^ fend Teau marine, luy eotr'oiivrant I'eschine; ainsi Ralde se fourre par mi les enneniis de I'E- vangile, jusques a ce qu'avec Cingar et Leonard, il eut tue tous ceux, qui estoicnt en la fuste, la rondant plus nette d'eux, que n'est le bassin d'un barbier. Desja aussi Lyron s'estoit fait maistre de tout le navire. 0 ! combien il estoit aise d'avoir fait un tel gain, et, s'eslevant soudain un vent de midy, il commande a tous ces pirates de jHonter dedans le navire; et y accommodant un autre ti- njon, commence a singler, ayant le vent favorable, et les deux autres fustes en cliantant le suivcht, pensant que loutes les trois deussent tenir le mesnie chemin: car la joye souventefois aveugle nostre entendcment. lis volent donc»de plein vent, et cliacun liennist apres le butin ; mais Balde n'a aucun suject de penser a auciin gain qu'il pent avoir fait. « Ha ! dit Cingar, comment nous laissons-nous mocquer ainsi sans y penser? L'envie de gai- gner souvent nous trompe. Tu ne vois pas, Balde? Nostre navire s'en va, on Femmeine! » Balde, voyant cela, fait le signe de la croix sur son visage renfrongne, ets'arreste sans parler, ne pouvant dire un seul mot. Leonard se donnoit des coups de poings : «Ha! disoit-il, mescliante Fortune, tu nous es trop contraire : on emmeine mes che- vaux si beaux et si bons, que jamais ne s'en est veu de de pareils, lesquels sije ne trouve par eau, ou mesnie aux abimes, je jure tous les Dieux, que je me feray mourir moy-mesme, et ne porteray jamais ceste cuirasse sur le dos, jusques a ce que j'aye trouve ces larrons, et ce chef des voleurs, lequel je tueray, ou il me tuera. » Balde estoit enrage, et brusloit de cholere; car il voyoit qu il ne pouvoit suivre ces corsaires. II n'y avoit en ce vaisseau, ou il esloit, aucuns qui pussent manier la rame. Cingar luy dit: « Resjoiiis-toy; j'esperc recouvrer les cbevaux ! » mais Cingar disoit cela pour reconforter Leonard. Cepsndant il songeoit a autre cbose, comment, L I V l\ E X \ I . 267 et |»ar quel moyen iJs pourroient soi'tii' de ceste I'uste, ou s'en aider, netrouvans que manger, ni que boire. lis lie voyent aucuns rivages, ni aucunc terre ; leurs yeux n'avoient aucun object que de la mer, et du ciel : ct est miserable (jui n'a de quoy donner a digerer a ses boyaux. La faim les prend, et la voudroient bien chasser; mais Ic yoing de Cingar n'y peut donner ordre. Balde et Leonard ont un grand creve-cceur : toutesfois iU mettent a part toutc crainte, et esperent de regaignei' a Litres chevaux, et qu'il sc pourroit trouver en ceste I'uste quelquc chose a manger. lis ne furent point des- ceuz: car Cingar, rcniuant partout en ceste fuste, trouve au fond d'icelle plusieurs chosos, qui premicrement res- jouiient leur esprit, et puis consoleient Icurs boyaux. Et pendant que Balde so vouloit ressouvenir de ses com- pagnons, lesquels il estimoit perdus, il voit venir vers eux le jeune Gilbert avec le bouffon Boccal, lesquels avec Taviron ramoient le plus qu'ils pouvoient; et la fuste vo- guant plus viste, iceux s'escrierent : « Ho, bo, attendez- nous, ines freres ! » Balde et ses compagnonsles attendent de boil coeur; car, n'ayans ancuns rameurs et des rames en abondance, que pensoient-ils faire seals? Ayant done attire ces deux avec leur esquif en leur fuste, Gilbert leur conte avec quelle industrie ils sont eschappez; et pendant qu'ils discourent des dangers passez, Cingar, fu- retant tousjours par tons les coings et recoings du vais- seau, trouve enfin un jeune Jouvenceau, beau en visage, qui des le col jusqucs aux talons cstoit lie et encbaine, et, pleurant, prioit qu'on le detacliast d'une si longue prison. Cingar, Toyant ainsi se plaindrc, accourt a luy, et en pitie le regarde, et se ressouvient avoir veu autrefois cet homme. Mais en quel bois, en quelle forest, en quelle vallce, ni en quelle montaigne il ne sgait : et sur un tel doute il recherche en son esprit ce qu'il en pourroit apprendre: « Dis-moy, luy dit-il, qui tu es?De quel pays tu es? Et pourquoy tu cs ainsi encbaine? » II luy respond : 208 lilSTOI RE MAGC AUOiMQUt. (( Nous avoiis este trois compagnons, Falcqiiet, ie graiul Fracasse, et moy qu'on nomme Moscquin, qui, avec six grandes caracques chargees de Mores, venions avec boii vent en Italic; mais la ternpcste s'csleva si horriblement, que toute nostrc arniee en a este dissipee et fracassee, etune partie jettee a travers : par tel malhcur, trois Lons amis ont este diviscz ; et apres que le soleil nous cut rendu la mer bonasse, ces vaisseaux de voleurs se sent presentez devant nous, et, en combattant, non sans Icui' perte, se sent faict maistres demon vaisseau, et moy qui en estois caj)itaine, m'ont ainsi lie, esperant avoir unc grimde rangon de moy; ies autres ont este noyez, et mis a fonds avec le navire. Je ne sgay ou sont allez Ies autres Capitaines, ny quelle route ils ont prins; mais je suis oxtremement marry de ce que nous n'avons peu avoir la raison telle que nous Fesperions, pour venger ce bravo et illust! e baron qu'on nomme Balde. » Cingar, oyant cecy, se rejoiiist, etsefnscbe : toutesfois il le dissimule pour Fheure, et soudain tire de sa gibbe- ciere, laquelle luy estoit fidclle compagne, des limes et tenailleS; avec lesquelles il detache incontinent ce pri- sonnier; puis il appelle Balde, lequel venu avec Leonard ne scavoient qu'on leur vouloit. Cingar leur presente Moscquin, et, eslevant ses yeux vers le ciel, parte a eux ainsi : « 0 la louange ! 6 la gloire du nionde ! 6 Fhomme paladin, qui en ce temps resplendist par dessus tous les autres 1 Ha ! Balde, combien ta noblesse f acquiert de compagnons ? quels personnages? quels Barons? lesquels, })ar mer, par terre, ga et la te cberclient, t'estimans le miroir de courtoisie, la force d'bonneur, ( t lesquels n'ont craint les ondes de la mer, ny Scylle, ny Charybde, ny les fustes des pirates, pour tascber a te tirer hors de prison, ou bien mourirpour toy, qui es tant magnaniuie et du tout Royal. Sans fraude aucune, je te dis, et te Ic roplique, deux, trois, quatre, voire huit fois, que trois compagnons te cherchent, non point pai iny les ri chesses LIVRE XVI. (le Croesus, non parmy les dcliccs du poiirceau Sardana- palc, non colloque en un baut siege; mais ces \rais com- pagnons ne prcnnent ceste peine, que pour te delivrer d'une prison obscure, ou de perniettre au diable de leur faire perdrela vie. lis s'employent, par monts, parvaux, par mer, par terre, de toutes parts. Penses-tu qu'ils so promeinent ainsi pouracquerir du bien, ou pourobtenir de grandes faveurs des Papes et des Roys? Non, non ; mais c'est pour t'enlever de prison, ou emporter en Tair les seps etla tour : et les voicy, pauvres miserables, en- chainez, et mourans de faimi Qui pourroit trouver tels amis? Si tu en trouvois de tels, tu les pourrois compter avec le nez. On cognoifc les \rais amis, quand on e:>i tombe en disgrace. Qu'y a-t-il plus heureux que Pa- mitie'i* Qui est plus agreable au monde et au ciel, qu'elle? .rincague toutes choses, liormis les amis, qui sent joyaux, et un thresor, qui peuvent achcpler un cher compagnon, et amy secret et fidele. (icluy-la est un faiineant, et non hoir.mc, mais plustost beste, lequel a plus de soing de remplir son ventre, que de cberclicr un bomme, autpiel il puisse dire ses pensees. Voicy, 6 Balde, ton Moscqu in : doutez-vous a le recognoistre"^ 11a, Dieul le temps obs- curcist le temps : la distance d'iceluy fait qu'on oublie les traicts du visage. « Cingar, en disant cecy, pleuroit a bon escient, et faisoit pleurer ses compagnons, et Balde embrasse Moscquin, luy dis;int : « Mon Moscquin, est-ce toy? Est-ce toy, qui estois le repos et le doux secours detous mes ennuis? « Et, ne pouvant parler davantage, Pembrasse estroilement, et baise ce jeune bomme, au- quel a grand' peine la barbe sortoit. Enfin, apres tant de larmes, Moscquin leur fait ample recit de la perte de ses compagnons. Balde dit : « Je me delibere de rctiouver mes freres; mais qui nous ostera bors de ce vaisseau?Il n'y a ici personne qui puisse lever les voiles. » Moscquin estoit expert en id art, pour avoir plus de mille fois vogue sur la mer de Pietole, et avoir 270 IIISTOIRE MACCARONIQUE. passe le destroit de sainct George, a Ceres *, ct leur dit : « Je fais pen de compte de ceste mer, nioy qui ay navigue le grand Ocean deBugne, et le golfe de Cipade, tant de fois : ne doutez ! Pendant que le vent d'Est-Suost nous souffle de devers TOrient a souhait, nous irons a oi ce par trente heu- res : partant, desployons les voiles : toy, Cingar, tire ceste corde; Leonard, aide, et toy, hola, qui cs icy, 6 mon bon compagnon, aides-moy a estendre ceste voile? » Au- quel Boccal respond : « Moy ? Me voila prest, soit fait I » Moscquin dit derechef : « Toy, Balde, demeures icy au timon? Cingar, tire, tire, tire, Cingar, tire ainsi? Leo- nard, ainsi donne secours? Gilbert, c'est assez accourci Torce! Pese, Balde, surle timon! Ho, compagnon, assis- toy, tu es mal entendu a ce mestier. Or sus, au nom de Dieu, Cingar, lascbe un peu ceste corde? Ha! compa- gnons, le vent nous dit bien. Et toy, Balde, assis-toy aussi, laisse-moy estre au timon? J'ay les levres bien sei- ches! Ou est ce Boccal ? » Boccal dit : a Me demandes-tu? » Les compagnons se prindrent fort a rire; et par-la Mosc- quin apprint que ce bon compagnon avoit nom Boccal. Puis, il regardc le ciel : « 0 ! combien, dit-il, FEst- Suest donne gaiilardement dedans nostre voile! 0 sainct Nicolas, veuille nous estre favorable, qui as lousjours soing des Naulonniers : et combien que ceste fuste soit venue des corsaires, loutesfois ne nous faillez aubesoin; mais nous delivrez de tout danger, et adressez nostre cbe- min! » Cingar la-dcssus luy dit : « Pourquoy appelles-tu tant sainct Nicolas? Pour te donner bon vent? Pries-le plustost qu'il te donne du pain; car les boyaux me crient au ventre pour la faim, et la face de Boccal semble une maigre lanterns. » Boccal luy respond soudain : « Je ne Yoy point que la graisse coule sur la tienne? » Cingar, ' Pcur comprendre ccci, iJ faut connaitre la lopographie de Man- toiic, cntource de divers lacs que separent des digues : Saint- Georges et Cere.5 sent des villages u rextremite de quelques-unes de ces digues. L I V R R \\]. 271 selon sa coustumc, chercliant partout, troiive en im coing quelqiio })isciiit cache, a demy moisi, ct fait du temps des grands-peres, ayant grande baibe iiioisie, et tout mange de teignes. II trouve aussi un cacque d'eaii douce, et im saloir plein de lard tout jaune : tout cela neanimoins lay sembloit du laict, du succre et miel, et ju- roient tous n'avoir jamais taste de si bons morceaux. lis mangent tout, et ne demeure rien. Qui a faim, ct a de quoy manger, s'il parle, il pejrd temps. ' Apres avoir consomme si bonnes Aiandes, Cingar, ad- vise, monte a la gabie, rongeant un brin de fenoiiil, jette sa veue sur la mer, et Testend le plus loing qu'il peut, en reserrant le cil de Toeil, pour mieux voir si en quel- que endroit il pourroit descouvrir terre; mais il ne void que de grandes plaines d'eau. Le vent estoit fort bon, et ceste fuste tiroit grand pays. Moscquin ne songeoit qu'ii gouverner son timon, commandant souvent, lantost de roidir ceste corde, tantost de lascher Tautre, a quoy Balde et Leonard s'employent dextrement. Cingar chan- toit des vilanesques, les fredounant melodieusement de la langue, et en cbantant ii advise de loin je ne sgay qui, tirant droit a leur fuste, nageant })ar le milieu de Teau. An commencement, il pense que ce soit quelque bois, puis un cheval; un autre dit que c'estoit un coffre, et non autre chose ; un autre eslime que ce soit un boeuf. Enfm, voyant de plus pros, ils trouvent que ce n'est ny Tun ny I'autre ; mais un homme vif, et nageant sur Teau. Cestui-cy, en nageant, ne gardoit point la commune usance de nager, a sgavoir mener les janibcs et les bras; il ne s'aidoit point des bras; il ne souffloit Teau; et, au contraire, tout le moule du pourpoint paroissoit au-dessus de Fcau, et les ondes ne moiiilloient point sa barbe, ni ses cheveux. II manie seulement les jambes, et des pieds seiils nage, tenant en sa droite un dard, et un bouclier en la gauche, ayant tout le reste de son corps en Teau, IIISTOIRR MACCARONIQUE. laquelle ii fendoit en deux, comme fait une oye traversant le Pau, ou comme un canart se joiiant au marcz de Co- nacque. Cet homme venoit centre la fusto, et, en appro- chant, menagoit; car il pensoit que ce fut un vaisseau d'ancuns pirates, qui lui avoient n agueres enleve un gros butin. Balde s'cstonna fort de ce qu'un homme nageoit si aisement, sans s'aider aucunement des bras, estant mesme charge d'armcs. Mais, apres que Moscqnin la en- visage, ii s'escrie, joyeux : « C'est Falcquet ! Et, 6 Falcquet, viens ! Balde, je dis, Balde et ton amy Cingar sont icy. llastes-toy, chemine. » Or pensez quand il entendit ainsi nommer ses compagnons, desquels il pensoit aucuns estro morts, et autres encore prisonniers, quelle nouveile ce luy fut? n quitte incontinent son bouclier et son dard, et se met a nager de ses quatre jambes et de ses deux bras si roidement, qa^il sembloit voler, estant moitie chicn, moitie homme. Quand aussi Cingar veid Falcquet en la mcr, lequel pardessus tous les autres, excepte Balde, il avoit tousjours aime, aussi-tost il met la cuirasse has, et sa chemise; et, se bouchant le nez avec la mani, se jette en lean, du mast, la teste la premiere, descendant six brasses dedans Feau, et puis soudain se represente au- dessus, secouant les orcilles pleines d^eau, et repoussant cesle eau salec en soufflant, et, battant avec la main et les pieds, il fend Feau, se portant sur sa poitrine. Ces deux enfm se joignent. Cingar, le mieux qu'il pent, embrasse Falcquet, et viennent nageans et devisans ensemble, et estans centre le vaisseau, Leonard, leur baiiiant la main, les tire a soy. lis se font mille caresses sans nombre. lis recitent les uns aux autres les fortunes et les perils passez, et les miseres endurees haut et has. Devisant ainsi, et se i-aillant, ils descouvrent de loing la superficie d'une terre, y remarquant des forests et hautes montaignes. Icelle estoit une Isle, laquelle verdoyoit de pins, fouteaux et ormes. L'ayant tous apperceu, Cingar s'escria le premier : « Terre, terre, ne hi voyez-vous pas? La voila! » Balde 1. 1 \ n E X V i . piuiii[jleiiiCiiL cuiiirnaiide de toumer le tinion vers ce quartier, et iyire siirgir leiir fusle au port. Oil jettc incontinent Fancre en Feau, et tous sautent en terre, de la fuste, avec les armes : chascun est aise de se voir sur terre, et maudissent la mer. lis entrent en ces bois et cherchent de quoy manger, se contcntans avoir mange du biscuit par trois jours, et d' avoir graisse leur gorge de lard jaune. lis appergoivent deux chevies sau- vagcs, suivies de deux chevreaux blancs, coia'anls legie- rcment, et, en faisansleurs sauts, monstrcr leur cul blanc. Falcquet se met a la course conime im levrier, fait voler le sable avec les pieds a force de courir, et soudain at- trape les deux chevreaux, lesquels il estrangle et laisse a terre : cependant il poursuit une de ces chevrcs, laquellc il preiid, Tautre s'eschappant et se sauvant. II apporte, joyeux, la mere et les deux enfans, et les cscorcbe tous trois. Boccal ne manque a luy ayder. 11 fait cecy, il fait cela, il met le nez partout, bouffonnant lousjours a sa mode accoustumce. Balde coupe une branclie d'lm fresne, la- quelle il cure des feiiilles, Taiguise par le bout. Boccal la prend, etembroclie enicelle, par quartiers, ces chevreaux, pour les faire rostir. Leonard avoit apporte du vaisseau unfuzil, avec lequel, frappant du carreau d'acier plusieurs coups, il fait toniber quelques estincelles de feu, les- quelles se prennent a Temorche, et puis, avec un peu de souphre ou ailumette, il fait de la llambe avec laquelle il allume le feu, ayant Moscquin dresse et ajance du bois sec. Cingar cependant apporte plusieurs instrumens de cuisine. II met les trippes et fressures, lavees trois et quatre fois, en un pot, lequel il avoit eschaude avec eau chaude, et les fait cuire avec sel et huille, pour en faire une bonne mungeaille. Boccal tourne la broche : le rosti commence a fumer. Balde le flambe avec du lard. Cepen- dant Gilbert prepare une belle feiiillee, sous laquelle ils peussent manger plus joyeuscment, et plus a leur aise, leur disner. 18 271 niSTOlUE MACCARO MQUE. La Cigale commen^oit a chanter, estant le mois de Juiii lors venu avec mie grande chaleur : en son) me, tous commencent a se refaire avec ce rosti. Cingar fait le pre- mier moudre son moulin. Boccal avoit ja devore la moitie delachevre. Balde ne disoit mot (Qui parle perd temps): il donne a Leonard et a Gilbert du meilleur endroit de la Leste, lequel Boccal souvent grippe. Moscquin rompt la viande, laissant son assiette nette, laquelle il avoit fait du fond d'une boette. Chascim remplist bien scs boyaux, et ne voyent Falcquet avec eux. La faim souvent nous contraint tellement, que nous oublions quelquefois nos amis. Balde toutesfois ne se lais- soit transporter a un tel vice. Mais tousjours songeoit a ses amis, et lors ainsi dit : « 0 compagnons, Falcquet n'est point icy : ou est-il alle? Certainement, c'est une honte a nous : il a prins la clievre et les chevreaux, la plus grande et meilleure part luy en est due, et nous mangeons le tout, iceluy n'y estant point ! Leve-toy, Cin- gar; Moscquin, prends une picque, vas par ces bois, cherche nostre compagnon, chemine ! » Cingar se leve, jette son trenchoir, prend une picque et va en la forest. « Hola, crioit-il, ho, Falcquet! » Mais « ho, Falcquet! » luy respondoit Fescho. Cependant le jeune Leonard laisse aussi soudainement le disner, et, se ceingnant son espee et prenant son bouclier, suit Cingar dans ce bois espais. II s'estoit fait un chappeau de feiiilles, a cause de la cha- leur. Cingar marchoit fort loing de luy : ha ! le misera- ble Leonard ne SQavoit suivre ! On pent bien dire mise- rable, a qui, ensa jeunesse paisible, pure, et semblable a un rubi, on prepare une cruelle mort. Et qui a este la cause de sa mort? Une femme. Et eut este merveille, si aucun autre monstre qu'une femme eut pen rompre un entendement si sainct, si chaste et si plaisanta Dieu. Ha! Dieu! combien la Terre est engraissee de tels fumiers! et combien pleure-t-elle, estant oppressee de si grand nom- bre de Louves ! Or sus, Togne, qui es la puissance de L 1 V i; E -W I . iiioli ilascoij, (lis, et nous recite Ics piegos des rulieiiiici^, et lours rets araigneux, et Ic pulanisine de nostre cbiarde Venus? Que cela nc tc flisclie de nous en dire ce qui en est, encore que lu sois fennno. Car il faut le niettrc a part, el celks qui te ressenj- blent. Pardonnez-moy, Messieurs? La foj ce de la cholere me transporte, et me contraint de Ia?ther qiielqucs sales paroles. Ha ! c'est unc'cliose de trop grandc importance, en laissant perdre une si belle fleur. Ke croyez pas nioins a Togne, pour ce qu'elle se prepare de dire, que bi elle, respondant au prebstre, proferoit cemot: Amen, La merde ne fnsclie point lant le nez, ou une puante clia- rongne, que fait une femme, qui se veut end)ellir par une beaute fardee, et veut qu on Fappelle Courtisanne et aussi Signore. 0 ! meschancete sale, et vilaine, et qui ne pent estre jamais blancbie par aucuns lavemens, ny par mills savons ! He, que font ces Loaves et ces Truyes? 0 jeunes gens, je vous prie, escoutez Togne, laquelle, poussce par Tardeur de sa bouteille, devine ce qui est vray, et proplietize une cbosc assez cogneue. II y a, a Rome, a Naples, a Florence, a Venise, a Milan, a Gennes, a Bresse, et a Boulogne, de si grands troupeaux de telles vaches, que toiitq la mer, les fleuves, les estangs, les lacs, et toules les bourses sont espuisees par elles, et lesquelles par les sots sont appelces et nommees enleurs escrits : Deesses, Dames, Maistresses, et Signores; et leurs baillent telles appellations, les invitans [)ar les t'enestres, par leurs madrigales, ou plustost mer- digales. Hs cliantent leur beaute, avec leur voix, en jouant du Lutb, et toutesfois icelles les mesprisent, et sc mocquent de leurs flatteries; estimans peu leurs sonnets, leurs chansons, par lesquelles neantmoins aucimes ob- stinees, comme mules, sont enfin domptees. Mais Tamour des simples jouvongaux, et leur face gentille et sincere, ressemblant a des purs aigneaux, et a des blanches co- lombelles, fait enrager de grande concupiscence et luxurc ^lli) IIISIUIKE MACCA hOINlQl E. ces chieimes. Ila ! qui est ceiuy,qLii, escoutant kurs iiic- nees et pratiques, iie boiiche sou nez et ses oreilles? Estant clone ainsi icelles toucbees au vif, pour joiiir de leurs amours, elles mettent la main a Tceuvre, et cher- chent (/a et la, plusieurs et divers chernins, pour parvenir a leurs desseins : tantost so servant de presens, tan tost de sonnets, et telles autres escrits. Enfin, ne pouvant iiescliir ce a quoy elles pretendent, et ne pouvant esbran- ler des tours si bien fondees, pour saouler lours abymes devorant tout; elles vont a conseil a des vieiilcs pourries, lesquelles ont accoustume de donner des instructions de pipperie et de sorcelerie. Iccelles sont des beghines, les- quelles se vantent estre bigames, et sont soeurs du troi- siesme ordre, et se nomment sainctes, dignes d' estre citees et lionorees, sur leurs sepultures, de cinq fuzeaus : ne faisans telles vieilles que lecher et gouster les bonnes viandes. Je les voy courir, dega, dela, par les Eglises, tenans des chandelles allumees en leurs mains, pour estre mieux veues par le peuple, marmonnant entre leurs dents telles quelles patinostres, et baisent souvent la terra, et leclient les pierres : souvent frappent rudement de la main leur eslomach, et font sonner leur poitrine don^ don, comme un tabourin, et, a force da frotter, font rou- gir leurs yeux, et en tirent des larmes, lesquelles elles laissent seicber sur leurs joues, et estendent laurs bras en haut, faisant le crucifix. Elles remuent leur dentier barbu, comme font les chavres, quand elles sont apres das chardons et grattes-culs. Maintenant, elles entrent es Eglises an public, se monstrans a un chascun, ne vou- lans faire leurs prieras en quelque lieu obscur au com- mencement, afm que la cbandelle donne clarte au chan- delier : puis, se vont retirar an quelques trous, tanieres, et coings obscurs et reculez, ou darriere quelque pillier ou sepulture. Estans-la, ces tigresses et vieilles mules se tiennent quoies, pendant qu'on celebre la Messe. Et que font-elles la, ces poltronnes? Qua chuchent-elles ? A LIVRE XVI. 277 qiioi pcnsent ces vieilles moizies et pourries? Par leurs nivellories ct menteries, elles cherchent a soiiiller une belle fille, qui est encore saine et entiere, ou de corrom- pre un jeune gar^on. « Ha, disent-elles, mon Ills, ou ma fille inal-nee, ne puis-je pas songer pour voiis, comme je fais souvent, vous voyant en tel eslat, que vous n'avez (suivant le bonne coustume), aucune amoiireuse, ou que vous, fille, n'avez aucun amoureux? Vous tenant ainsi conime sennce, vous vous allongez au lict la nuict pour neant. Pensez que les bommes ont grand soing de vous, si vous faictes ce que vous vous repentirez, puis apres, n'avoir fait : vous semblerez, avec le temps, plusieurs fois n'avoir este qu'une folle beste. Que vous sert ceste belle face? Quel contentement vous revient de ce beau front de Calcedon? Que vous vient-il de la beaute de vos yeux, lesquels tirent a eux les cceurs des piM sonnagcs, comme fait le gresset le moucberon en sa boucbe? Que vous amenent ces dents plus blancbes que perles, et aussi ces petites levres coralines, lesquelles il semblc que Nature vous ayt donne en vain, et ensemble vos joucs plus blanches, que neige entremcslee de rouge, tellement que voslre face semble estre laict et vin vermeil, mcslez en- semble? Pourquoy te voyons-nous si bean, si galand cn vain, et pour neant, sans en tirer aucun profit? car, a ce que je voy, tu ne veux aimer les filles. Tu es beau, pour plaire, pour aimer, pour estre aime, pour enflamber, et aussi pour estre brusle, non pas dans les fournaises du mont d'Elna; mais plustost sur une douce, emmielee, sucree, ct pleine de Nectar, poitrine d'une belle et tendre Nympbe. Veux-tu en ta jeunesse perdre ta ficur, sans en recevoir aucun fruict? Veux-tu te laisser tomber en une melancbolie fascbeuse, sans joye? Mesprises-tu a aimer, mon fils? Sois certain que tu aimeras, estant de- venu vieil. Mesprises-tu, ma fille, a aimer? Tu devien- dras la mule du diable. Veux-tu te rendremoine Frater, ou du nombre de ceux qui ne sont que gros bufles, et -278 HISTOIRE MACCARONIQUE. gens de peu, lesquels, ou par desespoir, ou pour ne re- cevoir aucune pitie, se laissent ainsi rendre moines et hermites? Tu te lasseras, pauvret, d'estre ainsi enferme entre de grosses muraiiles, et eslevecs fort liaut, pour- rissant siir la paille comme une neffle. II n\ a per- sonne de sainct an raonde? Les saincts sont en paradis. Nature nous a hit chair, afm que jouyssions de la chair, et que remplissions nostre ventre de voluptez cliarnelles. Dieu et Nature ensemble n'oat rien cree pour neant. Lcs oiseaux, les poissons, les Lestes sauvages ont este faictes, afm qu il y e-at des chasseurs et pescheurs, et afin de repaistre nostre appetit de diverses viandes. On a plante des bois et forests, il y a des roches de marbre et autres pierres, et c'est pour faire na vires, batteaux, maisons, et couvertures. La laine a esto bailleo aux brebis, la plume aux poulles et aux oyes, afm que nous eussions des licts plus mols, et des vestemens plus chauds. Ainsi, aussi, ils ont fait de belles et delicatesfilles, lesquelles \ous autres jeunes gargons vous devez aimer. » Voila les enchantemens que font ces gouges mal-heu- rcuses, par les coings secrets, et autres iieux a elles com- modes pour gaigner, et afin de prendre a la pipee ces jeunes garcons Qt fiUettes, leur iaisans par ce moyen tomber souvent leur blanche rose avec leur haleine puante. Et si elles ne peuvent abbattre leur jugement ferme et solide, et qu'elles rencontrent estre fer, ce qu' elles pensoient estre plomb; elles se retirent lors vers les arts magiques, et invoquent les diables. Elles apprennent de Satan el de Bellial mille fagons et rijille voyes, pour parvenir a leur but, ou pour gaster ces mi- serables par leurs ensorcelemens, courant ga et la, cher- chant secrettement de la cervelle d'un chat, le coeur d'uno taupe, la fiante d\m renard, de la tcrre de la se- pulture d'un mort, deux jambes de grenoiiille, de la toi- lette d'un enfant naissant. Mais je iaisse pour briefvete plusieurs autres telies fadeseries, ayant autres perles a en- LIVFiE XVI. 279 filer : seulement icste cecy a dire, qu'elles ont si grand' envie de nuirc, qu'elles cherchent du laict de poulles, de la semence de champignon, dii sou de cloche*, du han- nisseinent d'un asne, du talon d'une tanche, des costes d'un moucheron, de Turine d'oye, de Toreille d'une grue, du miel de taon. Or, ma Togne, il faut que tu retournes a la maison, * Des plaisanteries semblablcs se liscnt dans d'autres auteurs ilaliens. Dans les Leltere faceie do Cesar Rao (Venise, 1619, p. 48) on rencontre une recette conU'c la stcrilite : Hecipere in prima del polmone de pnlci et delle code di ranocchi, il suon delta campana d'un convento, lalle di cappone, etc. Un aiitcur facetieux, dans un recueil d'ecrits plus piquanls et plus singuliers qu'edifiants, Vin- cenzo Celando [Leltere faceie e chirihizzo>e, Paris, 1588), indique (feuillet 78) un remede analogue contre le meme mal : Recipe qualtro itove de Finissr, quallro pie d'una anguilla, un hrazzo de dleniio de donne, etc. Bruscamljille a imite ces passages dans ses Fanlaisies (edit, de Lyon, 1054, p. 418) : « I'renez a jeun la quintes- sence d'un poumon de puce, demi-aunc de (lueue de grenouille, le son d'une cloche de convent, broyez le tout dans une pantoufle. » Le No'iveau Panurf/c, attribue a I'.el)oul, 1616, p. ^284, indique do son cote une recette pour faire un herctique : « Prenez les o^. d'un ciron, la cervelle d'une enclume, les plumes d'une chauve- souris, une douzjilfc de langues do limacons, les pieds de I'oiseau dit manusque et le poil d'un oeuf. » Avant I'impression du poenie de Folengo, on trouve des exemples de faceties de cc genre ; une piece de vers, inlitulee Medeciue pour les denls, publiee au com- mencement du seiziemo siede h la suite du Delnd de Vhomme et de la femme, s'cxprime ainsi : Prenez.... Le cinquiesme pied dung mouloii Avec de Ihuylle de colon, Le cry d'une corneiile, Puis n.o prenez dung caillou bis Le sang, et le soing d'un vieulx huys, El les moilez ensemble Delremper en un seul perluis Oil le soleil raye de nuicl, Odde do Triors, dans ses Joyeuscs recherches de la langne Ion- lousaine (Toulouse, 1578), a dit de son cote : « Le mot he Pan- drague, engendree de Satan, appelloit la mort, mais le Diable ne daigne Femporter. Balde estoit encore endormi, fantasiant beaucoup de resveries : voicy un boinme sauvage, qui soudain se pre- sente devant eux, lequel saulte par le bois : sa barbe estoit de diable, de laquelle decouloit du sang, et avoit d'iceluy le mufle tout barboiiille, et portoit par les pieds Gilbert, comme un chevreau, ou comme une vieille, qui porte au niarche son oye liee par les pieds. « Voila, dit le Centaure, Farabosque : iceluy est frere de Molocque. Ha dieux ! quelle puanteur ! » Virrnasse n*avoit plustost acheve ccs mots, et prins ses amies, qu'il void Mosequin, qui le suivoit de pres, et decoclioit de son arc turquois des flecbes apres luy, disant : « Hola, renegat, lasche cet agneau! Ce n'est pas viande pour tes dents, mescbant loup! » Et s'escriant ainsi, il tiroit tousjours ses Heches : la neufviesme donna, et passa a travers les deux oreilles de cet hoinine sauvage, lequel lombant mort par terre, Gilbert saulta promptement sur ses pieds, et remercia Dieu d'estre eschappe d'un tel hasard. Balde, en cet in- stant, s'esveilla, et se leva. Cingar, Falcquet, et tous les autres s'en viendrent vers luy, et se meirent aulour de luy en rond, parlant a eux en ceste sorte : « 0 mes amis ! combien Dieu est a loiier, lequel congnoissant que les douleurs que je portois pour la mort de Leonard es- toient plus que humaines, il^in'envoya, durant ce dormir, 1 du haut du ciel, Leonard. 0 qu'il estoit|bien autre en forme, en gestes et en paroUes ! « Que pleures-tu, 6 Balde, « me dit-il, pourquoy pleures-tu? Es-tu marri, etFennuie- n t-il deceque maintenant je suis en un lieu celeste? Ha ! I c( reserre ces larmes humides, lesquelles tu respands inu- I 20 506 HISTOIRE MACC ARONIQUE. (( tilement ! II n'est point seant de pleurer ce qui nous « doibt resjouir. La plus belle palme qu'on pent acquerir (( en combattant, est de se surmonter soy-mesme. Ceste « putain s'est estudiee de violer ma pudicite, et eust fait (( sa volontede moy, nonobstant mon contredict, si la grace « de Dieu ne m*eust este soudain eiivoyee, moyennant la- « quelle elle eust plustost applani les hautes montagnes, (( que de me soiiiller, tant peu que c'eust este, par son « lubriqueattouchement. Iln'y a rien plus villain que de (( se mesler parmy les putains. » Ayantainsi parle a moy, il m'est advis qu'il m'a prins par la main, et qu il m'a emporte par tout le ciel, et par tous les cabinets d'ice- luy, et m'a fait veoir des choses, lesquelles je pourrois reciter si j'avois cent langues et une voix d'acier. Les dernieres parolles, lesquelles enfm il m'a diles, ont este telles : « Cherche ton pere I il ne demeure pas loing « d'icy : lequel tu enterreras avec moy en un mesme tom- « beau. » Soyons done, mes freres,et avec une bonne Con- corde, servons ensemble d'unxi tour centre les efforts de Fortune, lesquels ceste bande d'amis pourra souffrir. Par terre, par mer, et par les abysmes, nous irons vi- siter les cav ernes des diables noirs. Mais, avant, il faut que nous alliens prendre les sages advis de celuy qui m'a mis en ce monde. 11 fault chercher mon pere. Cher- chons-le done, combien qu'il no nous apparoisse d'aucun signal pour le pouvoir trouver. » Cingar, avec une face joyeuse, respond soudain a cela : « Je pense, Balde, mon amy, avoir trouve ton pere : suivez-nioy! » II s'ache-^ mine, marchant devant tous les autres, et Qa et la passe a travers les buissons de la forest, et parviennent enfm a la petite loge, en laquelle estoit seul ce sainct Her- mite, vers lequel Cingar vouloit amener Balde, et lequel il conjecturoit estre cet homme, et le pere que Leonard avoit conseille a Balde de chercber. lis entrent dedans. Aussi-tost se leve de son siege ceste grande barbe, le- quel ressembloit a sainct Paul, Thermite, ou a sainct An- LIVKE XV 11 1. 307 toine, ou bien a sainct Macaire. 11 embrasse fort tendre- ment Balde, et les larmes coulent abondamment de ses yeux. II fut un long temps sans pouvoir parler; Cingar, Falcquet, et tons les autres ne se peuvent tenir de pleu- i rer, voyans devant eux un acte si pitoyable. On ne doute plus que ce ne soit la le pere, et icy le fils. Ces deux, se tenans ainsi einbrassez, eussent attendri les pierres, et non pas seulement les coeurs bien affectionnez d'aucuns hommes. Le pere, enfin, s'efforrant de parler, s'assied, et fait asseoir Balde, et tous les autres, et puis leur dit : « 0 ! que les ames sont contrefaites en ce monde ! 6 com- bien les hommes sont de peu de valeur ! Ha, comme notre face humaine est souillee par nous ! Ne sonimes-nous pas vrais chiens, a cause de Tenvie qui nous maistrise ? Ne ressemblons-nous pas aux pourceaux, par la graisse que Toisivete nous fournist? La tromperie ne nous fait-elle pas ressembler les renards? Mordans autrui, ifimitons- nous pas la cholere des ours ? Ne sommes-nous pas loups pour la gloutonnerie, et rage do manger, qui nous ac- compagne? Quelle difference y a-t-il entre nous et les lions superbes et orgueilleux ? La luxure nous fait sem- blables aux cinges et aux chats. II n'y a personne qui chercbe les vestiges du chemin droit : chascun suit a plein ventre sa seule volonte. 0! que ceux out bon nez en ce monde, qui sgavent fuir les choses vaines et peris- sables, et qui conduisent bien leur entendement, delivrez de la glus de ce monde ! Je s^ay, quant a moy, ce que Je ciel nous rayonne, ce que la terre nous verdoye, ce que la mer nous ameine, ce que Tenfer nous cache. Vous ne voyez point ces cheveux gris, ni ces longs poils de barbe blanclie estre en moy sans cause. J'ay essaye le froid et le cliaud : le martel que m'a donne en teste mon destin, m'a rendu plus sage et advise. J'ay este autrefois ce Guy, la grand' gloire des Francois, Guy, sorti de la race de Renaut de Montauban. La France me servira de tesmoin, TAUemagne, la Suisse, TEspagne, THongrie, oQS HISTOIRE MACGABONIQUE. en quelles batailles, en quels tournois j'ay este reclame, par tout le monde, victorieux, et le premier de tous. Les Italiens ont congneu, comme aussi ont faict les fortunez Grecs, les asnes de iMores, les chiens de Turcs, quelle prudence de Capitaine a este autrefois en moy, quelle force j'ay fait paroistre par mes armes, et quels ont este les sti^atagesmes et ruses dont j'ay use en guerre. Que diray-je davantage? En somme, il y a eu tant de graces en moy, que la fiUe du Roy de France, aussi-tost qu'elle m'a veu, aussi soudain s'est esprise de moy, et m'a prins pour mary. Mais il vaut mieux laisser le reste soubs silence. II suffit d'alleguer ce peu, pour en donner a co- gnoistre le surplus. Cette fureur de rage, laquelle com- munement on appelle Amour, qui reduit en pierres les sages et advisez, et dispose haul et }3as a son desir de toutes choses, traite, manie et remue le monde, comme il luy plaist, nous a de magnificques rabaisse a estre pi- taux, estre du nombre de paysans, et servir de pasture auxpoux : et ainsi nostre gloire et orgueil nous a rendu poltrons et faitneants. Par la, on pent sgavoir ce que c'est de Thomme; c'est une giroiiette; c'est unjoiiet ex- pose au plus petit vent. L'homme est I'estouppe pres d'un feu, est une neige au soleil, et une bruine et gelee alachaleur, et non pas, comme il se vante, un Cesar, un Roy, un Pape, ou Fun de ceux qui en Rome portent un surplis ou rochet sur leur robbe. J'ay toutesfois ainsi passe ma miserable vie gaillardement. Au commence- ment, je ne voulus pas mener avec moy ma femme grosse, et lassedu chemin ; aussi, n'eusse-je peu. Berthe, homme plein de belles et vertueuses caresses, la receut en son logis, comme en un port seur; et estant delibere de con- querir par force ou par amour quelque ville, ou pays, ou bien perdre la vie, je fus incontinent adverty par Tex- cellent Seraphe, vray prophete, qu'il m'estoit nay un bei enfant, avec tout bon augure. On ne sgauroit imaginer quelle joye m'apporta ceste nouvelle, si on n'a este au- LIVRE XVIII. S09 trefois entlamlje d'amour paternel. Mais la fermete des bieiis de ce monde est inconstante et fragile; apres la malvoisie, bien souvent on boit de Farsenic. Voicy Sera- pbe, qui d'une voix fascbeuse m'annonce ma femme estre morte. Ha ! quelles injures et reprocbes ne fey-je lors au del ! 0 mort ! disois-je, 6 niort, couratiere du Diable, et postilion dc Satan, plus viste qu'aucune autre cbosc, et qui niaintenani me semble estie plus longue qu'un Caresme ! que tardes-tu! Qu'avec ta faulx ne me tires-tu un revei s, ou que ne ine donnes-tu une corde, avec laquelle tout desespere je m'estrangle ? Ayant done ainsi perdu ina femme, je m'en allois ga et la, comme un gueux ct orpbelin, passant ma vie a travers mille tra- vaux et perils. Mais la bonte divine, ayant pitie deladou- leur que je portois pour toy, Balde, orpbelin, et pour ma femme, feit que mon desir se cbangea en mieux. Je remarquay que ce monde n'estoit qu'une cage de plu- sieurs fols; et que la plus grandc vertu estoit de sgavoir bien mourir; et puis me retiray en ce lieu, ou vous m'a- vez trouve seul, mon fds, fuyant toutes compagnies des bommes : je me nourris de racines, dlierbes, et de pure eau. Le vieil aage, les pleurs, les veilles, m'ont fait perdre la veue : la veue, dis je, du corps, mais non les yeux de Fesprit. Tant moins on veoit les cboses terriennes, plus nostre entendement penetre les astres. Serapbe m'a en- seigne les secrets de propbetiser, lesquels on n'apprend que par jeusnes, par longues prieres et par veilles, et lors Dieu met et descouvre tout ce qui est du monde devant les yeux de tels personnages. Ayant receu dc Dieu un tel don, j'ay tousjours eu devant mes yeux tons tes faicts, et ay congneu, mon fils, tous tes ennuis. La ville de Mantoue fa retenu en sa prison un long temps. Par la violence des vents, tu as pasti sur la mer de gran- des tempestcs, apres lesquelles les corsaires font fait la guerre, et enfm, tu es venu aborder au sejour de ton pere. Ne vous estonnez point de veoir icy de mocqueries 310 HISTOIRE MACCARONIQUE. de sorcieres. Croyez que ce sont, a la verite, mocqueries; ce sont des bourdes et enseignes de sorcieres. Ce n'est pas icy une Isle, laquelle neantmoins vous semble Isle. Ce n'est point montagne, ni rocher; mais une longue eschine de balaine, laquelle la sorciere Pandrague a ainsi affermie et arrestee par ses enchantemens magicques; et dessus ses espaules et dos ample et spacieux, a fait venir un terroir par art diabolicque, des montagnes, des campagnes, des bois, des animaux, des fontaines. Quand j'estois seul en une caverne des montagnes d'Armenie, je me sentois porte en I'air avec ma grotte, avec la fo- rest, et la montagne, le tout esleve ensemble, et puis, estre pose icy peu a peu aussi doucement qu'on mettroit bas un panier plein d'oeufs, ou plein de verres. II y a trois pestes, par lesquelles Fair, la mer, et tout le monde est infecte : trois sorcieres, trois diablesses. Cette Pandra- gue en est une ; Smirande Tautre ; et la troisiesme est Gelfore, qui est la pire lie de toutes les sorcieres. Icelles se vantent estre Fees pour un temps perpetuel, Demo- gorgon leur donnant un breuvage, par le moyen duquel ceste vie inortelle se peut passer exempte de la mort ; et disent Falerine et xMedee, estre ainsi eternelles, et au- tant de Dragontine, de Circe, et d'Alcine, seur de Mor- gane. En ce nombre, elles mettent Sylvaine, qu'on dit avoir este femme de Folet, et autres telles nnlle sorcie- res, qui ont merite le feu, lesquelles Seraphe combat tousjours avec la vertu et puissance des Paladins, estans aussi combattues par iceux, comme par Thesee, Roland, Jason, Tristan, et cet Hector, qui portoit pour enseigne Taigle noire; et Roger, qui portoit Faigle blanche, les- quels tous sont du nombre des Chevaliers de la Table Ronde. Seraphe a prins plaisir a la peine qu'ont priiis tous ceux-cy apres telles sorcieres. Seraphe est un sainct Demon, grand persecuteur de ceste magie trompeuse, mais un vray rempart, et bastion de la vraye. C'est ce Seraphe, auquel Tentendement souverain a donne le pou- LIVRE XVI II. 3il voir de vivre long-temps, auquel ont este infuz d'en haut les secrets de la prophetie, et divination approuvee, au- quel a este commis le soin de ia renommee des Paladins, estant aussi iceux prests a combattre pour luy, comme c est raison de rompre la lance, pour ce qui est de droict et d'equite. Roland est mort, Ajax, Tristan et autres, lesquels j'ay cy-dessus dit avoir este vrais Chevaliers. Ainsi, aussi, maintenant je seray convert d'un habille- ment et pourpoint de bois, et in'en iray sonbs terre, laissant et abandonnant ce monde. Et parce que j'estois le guerrier Baron, et champion de Seraphe, ceste oeuvre demeurera a Balde. Qu'il te soit pcrmis, 6 Balde, de de- fricher le pays de telles ribaudes sorcieresl 11 ny a qu'une seule Manto, qui est Tenticrc et vraye Sibille de Seraphe, lequel ne se pourra monstrer a toy, jusques a ce que je m'en sois alle de ce monde au ciel : icy tu le verras, icy tu seras fait, entre les corps et simulachres des Barons, le champion de raison, de justice, defoy, de la patrie, et de la Table Ronde : tu descouvriras avec ton espee les Royaumes des sorcieres, mieux que six miUe inquisiteurs et inaistres du Palais avec leurs cent mas- sues. Sus done, prens courage, et ne crains point d'ex- poser ta teste a tous perils : fourres-toy par feu, par eau, et a travers les armes, pour Tamour de la vertu. Voila tout ce que je puis te dire, pour Theure presente, sentant les forces de ce foible corps me defaillir, et, en mourant, je m^en vois au ciel : adieu, mon fils ! » Achevant ces mots, et se levant les mains jointes, il demeura de- bout comme une statue, et son ame s'envola en Fair. 11 estoit nuict pour lors, et neantmoins une si grande lumiere fut veue autour de ce corps, aucun d'entr'eux dit que c^estoit une nuict sans nuict. Tous furent bien estonnez, et regardoient Balde en visage, lequel, reve- nant un pen a soy, profera cepeu de parolles : « 0 Pere tres-sainct! quau moins j^eusse peu vous dire pendant vostre vie ces dernieres parolles! » Et, ayant ce dit, se illSTOIRE MACCARONIQUE. courbant sur le corps de son pere, le baisa par tous ses membres, le lavant avec ses larmes. Et de quel embrasse- ment serra-t-il pour lors son pere? Mors Gilbert chanta avec un chant lugubre ces vers : Nous naissons, et nous mourons, Aussi-tost que nez nous sommes : Un temps prefix est aux hommes. Contre iceluy que ferons ? Cil meurt miserablcment, Et a fortune ennemie, De qui la corps et la vie, Se perd soubs un monument. A peine eut-ii acheve de chanter piteusement ces vers par quatre fois, comme les manes et infernaux se delec- tent d'un nombre pair, qu'aussi-tost tout le heu se met a trembler par I'espace de deraie heure, et toutesfois Ten- droit ou se tenoit Balde ne trembla point, tenant iceluy un regard asseure. Tous les autres, ne pouvant imaginer la raison de ce tremblement, se regardoient les uns les autres sans dire mot, se moiistrant fort estonnez. 11 oyent tous un petit guichet, en un coing de la chambrette, oil iis estoient, faire un bruit en s'ouvrant, ne voyant au- cune personne sortir par iceluy. Balde, voulant descou- vrir ce qui en estoit, entre par ceste porte tout seul, et soudain le tremblement de terre cessa, et Balde se trouva enferme, Thuis se refermant de soy-mesme, den^eurant tous ses compagnons avec le corps de THermite. Balde ne s'estonne point ; mais se tient forme sur ses pieds, et avec une grande asseurance attend pour sgavoir si ce sont oracles, ou songes, ou responces de Phoebus, regardant tout autour de soy. Ce lieu, ou il estoit ainsi enclos, estoit quarre, fait en forme d'une petite sale, au miHeu de la- quelle pendoit une lampe ardente, par la clarte de la- quelle on pouvoit remarquer les sieges, qui estoient au- tour : et y en avoit trente, desquels un paroissoit plus haut esleve. En iceluy il voit Guy, ou plustost son si- LIVRE XVIII. ululachre, tout arine, lequel, apres s'estre assis, i'eit as- seoir tous les autres Barons chacun en son siege. Guy es- toit au milieu, et tous ces guerriers a ses environs; ils estoient aussi tous vestus de cuirasses, et devisoient en- semblement de plusieurs affaires. Balde se tient de bout, ct nc bouge aucunement le pied : s'il estoit estonue, vous le pouvez penser, voyant sou pere vivant et arme, Jequel il venoit de laisser mort entre ses compagnons, soubs un habit de Hermite. II contemple tout autour les corps des tres-vaillans Capitaines et Chevaliers, qui estoient la fleur de toute vaillantise et de fidelite, lesquels or- noient leurs armes blanches dela seule vertu, et faisoient reluire leurs semblances pour servir de miroiier a Balde : celuy d'entr'eux qui est encore plein de vie est fait leur Roy, non pas en effect, mais par imagination de la chose. Comme quand Hector, ou Tliesee, ou Ferrand de Gonzague, vivoient encore en chair humaine, ils guer- royoient veritablement avec leur corps vif, et n'adven- ^oient aucunes entreprises sansraison, et cependant leur image ou representation estoit assise, comme Prince, et supcrieure, entre les siniulachres et images des Cheva- liers illustres, lesquels combattent seulemcnt pour Tc- quite et centre le tort. Jusques a present avoit ainsi regne la representation de Guy : maintenant qu il a tini ses jours et accompli tous ses travaux, il faut qu'il des- cende de son haut siege et se mette aurang des autres; et qu'un autre nouveau champion de droicture et ^quite luy succede, selon qu'il sera clioisi par Tadvis et chois des Paladins. Mais ce conte de ballotter depend seulement de Fentendement de Seraphe, lequel leur en propose un, et iceluy obtient la principaute du consentement de toutes ces heureuses ames, et tout ce qu'il trouve bon est ap- prouve par elles. Balde estoit entre en ce lieu, ne sgachant rien de tou- tes ces fa(;ons de faire, y estant conduit par Seraphe in- visiblenient. II contemple attentivement cestui-cy, puis 314 HISTOIRK MACCARONIQUE. cestui-la, tantost Tun. tantost Tautre. La estoit Hector, large d'espaules, et les flancs serrez, ay ant une barbe forte et rouge. II estoit assis le plus pres de la haute chaire. iEnee estoit aupres de luy, lequel a este, est, et sera tousjours joyeux, et content pour avoir merite la trornpe de Virgile, qui n'a point encore trouve sa pa- reilie. Thesee, Jason, et le fort Ajax, estoient assis Tun apres Tautre. La se voyoit Torquat tenant en sa main une hache trancliante, par laquelle le renom de justice durera eternellement. Brute n'estpas loing de luy, trioni- phant avec une mesme loiiange : lequel n'a point tant fait perir les enfans degenerans de leurs peres, comme il a donne exemple pour cliasser les tirans, lesquels ne songent qu'a saouler leur pause et contenter leurs paillardises en volant et pillant autrui. La aussi estoient Fabrice et Cin- cinnat, seresjouissans tons deux en leurpauvrete, et ayant Fargent a contre-coeur, et lesquels se contentent plus de porter un meschant manteau deschire, et des guestres rapetassees, et manger une rave cuite entre les cendres, que se vestir de velours et manger a leur table des viandes exquises venans de loing. Camille, gaillard et bon [compagnon, estoit la aussi, lequel portoit les aigles noires avec S. P. Q. R. Iceluy rnonstra aux Gaulois qu'il leur estoit meilleur ne bouger dela les monts, que de passer dega avec leur perte et dommage. Les deux Ca- tons le suivoient avec leur trongne renfrongnee et austere, lesquels ne parloient jamais s'il n'en estoit besoing. Cor- neille Scipion s'y voyoit aussi, haussant son enseigne d'Es- pagne, devisant avec son frere tons bas. Fabie le Grand estoit la, qui avec un visage ride pesoit et contrepesoit toutes cboses, et sous sa targe couvroit Rome, Dame du Monde. Marcelle estoit a coste de luy, tenant en main son espee nue. ^mile le suivoit, mespriseur de la vie. On y voyoit le premier de tons les Capitaines, ce jeune homme Scipion, qui, poussant a grand' peine ses pre- miers poils du menton, avoit despouille toute TAfrique, LIVRE xvin. 515 qui se vantoit avoir mis en blanc Rome Dame de tou- tes choses moudaines. Apres cestui-cy, Pornpee tient son siege, lequel a cy-devant allegue, et alleguera tousjours pour son excuse, que les Remains n'ont tourne la pointe de leurs amies centre eux-mesmes pour son occasion particuliere ; mais pour la seule ambition de Cesar. Aussi, Cassie et Brute s'y veoyent, accusansde mesme la meschante volontede Cesar, qui renversa le Senat, et les- quels en recompense luy donnerent vingt-trois coups de poignard. Lh Tristan reluist, Lancelot llambe, lesquels se plaignent de leur sort pour avoir eu faute en leur temps de quelques escrivants habiles, qui, comme ils manioient vaillaminent leurs lances et espees, iceux eussent pen manier leurs plumes en composantde beaiix livres de leurs vaillanlises et actes genereux. espuisans, en ce faisans, souvent leurs escritoires d encre. 0 que nous lirions de belles choses, si Renaut et Rolant eussent ren- contre, du temps de Charlemagne, un Plutarche, un Tite- Live, un Saluste! Iceux touteslbis ne laissent a se mons- trer icy avec une contenance haulte, ayans les espau- les et les reins converts de longs pennaches d'autruche. Aupres d'eux est Ferrand de Gonzague, et Roger d'Est, tons deux braves et vaillans Chevaliers, lesquels TAfrique redoutera tousjours soubs la bonne conduite de Charles. La aussi estoit assis Sordelle, le plus notable personnage de la famille des Godiens, les admirables prouesses du- quel sent cogneues partout. Or, estant ainsi present en ce lieu Balde, le vieil, le venerable Seraphe entre en iceluy : il prend Balde, et Tassied au plus haut siege, et Guy se met au-dessous do Sordelle. Balde, se voyant ainsi assis enlre ces honorables Seigneurs, combien qu'il cogneut que ce n'estoient point personnages vifs, mais seulement des ombres, il se print neantmoins a parler a eux, etharangua devant eux presque une heure, s'accusant de n'estre digne d'un tel honneur. Aussi-tost qu'il eut mis fm a sa harangue, ce 516 HISTOIRE MACCARONIQUE. lieu commeriga a trembler derechef, et ces ombres, et ces sieges s'en vont soudain en fumee, emportaus avec eux Balde, pour leur Roy esleu, et cree, mais en image seulement ; car le vray Balde demeure entier au corps de Balde, n'estant qu'un Balde feint, qui s'envole soubs I'image de Balde, lequel s'en revint a ses compa- gnons, et leur feit recit de tout ce qu'il avoit veu, et se vantoit avoir veu les faces luisantes de tant de braves Seigneurs et Chevaliers, et avoir porte par entr'eux le sceptre. LIVRE DIX-NEUVIEME. pENDANT que moy courronne de laurier en Bergame, et -*^en la bonne ville de Cipade, je me prepare pour chan- ter au son du gril, les Diables, les proiiesses de Fracasse et les horribles faicts de la Baleine, donnez secours, 6 Muses, a votre Coccaye. Je ne veux point pescher en ces eaux froides de Parnasse, comme ce badaut de Maro, qui n'eust jamais en badauderie son pareil, pendant qu'il fourre en son corps ces eaux gelees de Helicon, avec les- quelles il refroidist et glace son estomach en refusant Tusage du vin : dont une douleur le prend en la teste, et se rompt les veines de la poitrine. Et pour quoy? pour quatre sols seulement, pendant qu'en I'onibre il chante : Dis-moyy Damete, et sa brague tomboit. Que de la mal- voisie vienne m'abreuver ! il n'y a point meilleure manne, ny meilleure Ambrosie, ny autre plus plaisant Nectar. Apollo avoit esveille ses chevaux, et amenoit avec soy un jour si beau et si luisant, que de long-temps il n'en LIVRE XIX. avoit presente au monde de tel. De peur done qu'un jour si gratieux se passast avec quelques affaires melancoli- ques, Boccal arneine devant les cornpagnons Beltrasso comme un escolier, lequel trembloit el chyoit des estou- pes devant son magister. Car ce grossier d'entendement ne pouvoit jamais accorder le cas avec le nombre. Boc- cal le tance premierement, et puis le fait monter a che- val. Cingar estoit le cheval, et Beltrasse le chevaucheur. Mais, afin que les coups de foiiet qu il luy donnoit ne fus- sent donnez en vain, il luy avoit retrousse tout le der- riere, et, le presentant en ceste sorte devant la compa- gnie, ce ne fut pas sans rire a ])on escient. Boccal, puis luy disoit : « 0 galant Beltrasse, Poeta qiix pars ? » Beltrasse respond : « Amen, — Ha ! dit Boccal, si je chantois la Messe, tu me respondrois bien.w En ce disant, il donne de Tesguillon : « Ce n'est pas Amen^ dit-il, mais Arri Tasne^y pniy prout, cheminey vieille rosse, » Ce pauvremalotru, tremblant, disoit : « Pardonnez-moy, Ma- gister; je ne sgay pas la Grammaire. » Boccal redouble. Balde se print a rire; aussi feirent tous les autres, et se couchent tous sur Therbe, cependant que Boccal conti- nuoit ses coups, et en donna plus de cent sur le quadran nud de ce pauvre miserable ; et estant ainsi bien escorche, on le lascha par le commandement de Balde, et s'enfuist par la forest, sans qu'on ouist plus nouvelles de luy. Or, quant a Paudrague, estant sa meschante vie assez notoire, et verifiee, on ne la detache pas ainsi ; mais est reserreeplusestroitement. Falcquet, avec ses amies en la main, en avoit la garde, pendant que les autres compa- * Une piece de vers, composee par un ardent calviniste et im- primee en 1362, est intitulee Chanson nonvelle contenant la forme et mamcre de dire la messe sur le chant de Hari, Hari Vasne, Hari hourriquct; cUe a eto inseree par M. Leroux de Lincy dans son Becueil de Chants historiques fran^ais, deiixieme serie, p. 26G, et par M. de Montaiglon, dans les Anciennrs poesies franca: ses. Paris, annet, t. VJl, p. 46. 318 HISTOIRE MACCARONIQUK. gnons se preparoyent pour aller inhumer les deux corps de Guy et de Leonard, pour la eux deux demeurer jus- ques a ce que la trompette du Jugement sonnast. Gilbert et Cingar marchoient avec torches en la main ; Balde de- meure derriere, seul, et range en la biere les ossemens de son Pere, y respandant dessus des violettes et des lis, et tout autour; et sur sa teste, luy met une couronne de laurier, et en sa main une branche de Palme, luy appar- tenant droitement telles marques pour les victoires qu'il avoit obtenues en plusieurs batailles et combats. Le Centaure avoit retrouve le tombeau de marbre plus blanc que le laict, lequel estoit construit en une grande et spatieuse caverne. Entre toutes les montagnes que la trouppe noire des Diables noirs, conjuree par les parol- les de Pandrague avoit, icy apportees, Metrapas est Tune des plus hautes, soustenant sur sa cime la lune. Icelle, pour chapeau, est tousjours couverte d'une nue. Au fond d'icelleest une obscure tombe; a Tentree y a une grande pierre, en laquelle on void un tel Epigramme grave : Dedans ceste grande sepulture Molcael subtil magicien, Et Bariel astrologien, Ont eu leurs corps sans pourriture. Le Centaure, apres avoir leu cet escrit, dit : « Voicy bonne rencontre ! Que serviroit cecy, si en Turne il n'y a plusn'y Tun n'y Tautre? Molcael estoit disciple de Zoroas- tes au temps de Nine ; depuis un si long temps, ses os ne sont-ils pas pourris et devenus a neant ? J'ay envie d'en faire Tespreuve. » Et soudain prend les boucles de Turne pour enhausser lecouvercle. Moscquin, qui avoit este en- voye par Balde, luy ayde, et font tant, que le couvercle, qui estoit grand et pesant, tombe a coste. II n'estoit pas a grand peine cheut, qu'aussitost voicy un Diable noir qui sort ot saute sur la crouppe du Centaure, et luy donne HVRE XIX. ol9 de grands coups de poing sans aucune relaschc. Moscquin le prend par les cornes ; mais ce Diable, remnant et se-- couant sa teste, s'eschappe d'entre ses mains, et se re- tire legierement en Tair; puis, retournant, vient encor' tourmenter le Centaure, et luy commande de lascher le livre qu il avoit oste a Pandrngue, s'il veut qu'il le laisse en repos. Le Centaure, n'aimant point un combat contre les Diables, jette ce livre par terre, et demande paix avcc ce Diable, lequel se saisist soudain de ce livre, et en fait grand feste, comme estant bien joyeux d'avoir en sa pos- session ce qui Tavoit autrefois dompte, et pour Tamour duquel il avoit receu tant de bastonnades. Les autres s'estonnent fort de le veoir ainsi se resjouir, et, s'arrestans avecun ferme courage, se resolvent de veoir la fm detel- les clioses estranges. Ce Diable se plantc sur une grand' etliaute pierre, avec ses legieres ailes, lesquelles resemblent a celles de la cbauve-souris. II porte en teste quatre grandes cornes, dont deux, faites et contournees comme celles d'un Belier, couvrent ses oreilles : les deux autres se dressent comme celles d^m toreau. II a le mufle comme un cbien: sor- tans de sa gueule deux longues dens, Tun d'un coste, et Tautre de Tautre, le rendant fort laid a veoir : un gri- pbon n'a point le nez, ny une barpie le bee si dur et si ferme que le sien, propre a percer cuirasses ; sa barbe de Bouc, tousjours grasse de sang, luy souille la poitrine, rendant have puante au possible. II a les oreilles plus lon- gues que celles d un asne, et de ses yeux enfoncez sortent deux cbarbons ardens, l(>squels avcc leur regard obscur- cissent le soleil, tant ils sent enflambez. Sa teste eshontee resemble a celle d'un serpent trainnnt une queue derriere soy • ses jambes deliees sent soustenues par ses pieds faits comme les paltesd^une oye, et jette par son fessier mai- orre une odeur sulphuree. Yirmasse dit lors a ToreiUe de Moscqum, et le prie d^dler advertir lenrs compagnons de cesto nouveaute. 320 IITSTOIRE MACCARONIQUE. Moscquin s'y en va ; iltrouve Balde et luy racompte tout. Cingarestoit de retour alors, revenant de parer Leonard . Gilbert aussi estoit revenu avec Cingar. On appelle Falc- quet. lis s'en vont tous ensemble, bien resolus de veoir les diables, pour sgavoir s'ils sont si laids comme com- munementon lespeint. lis entrent, sans faire grand bruit, en ceste ample sepulture, ne trouvant Fentree bouchee de sa pierre. Le Centaure estoit la cacbe en un coing. II se leve, et, venant au-devant d'eux avec un pied legier, parla a eux fort bas, leur disant : « Regardez, mes freres, regardez a main gauche ; voyla ce Diable noir. » Avec le doigt il leur monstre ; et combien que ce soit un esprit ruse et subtil, si ne pensoit-il point avoir este apperceu de Balde. II fait gambades, il regarde, tournesans dessus dessous ce livre sacre de Pandrague, et le feuilletant bien, a grand* peine peut-il croire que ce soit la ce livre tant redoute, par la vertu duquel le Roy Lucifer et tout le peuple infernal soit lie, fait force tourdions et contrefait une moresque. Les compagnons rient, maulgre qu'ils en ayent, et se serrent les levres pour empescher le bruit de leurs ris. Balde avoit bien de la peine pour leur imposer silence. Boccal ne rit gueres icy, et a tousjours les yeux fichez sur Balde, retenant son vent le plus qu'il pouvoit, et avoit le trou de son cul bien bouche. Apres tant de signes de resjouissance faits par ce Dia- ble, en voicy venir un autre, criant comme une corneille qui vient de se repaistre de la chair d'un pendu; et par- lant ainsi avec ime voix raucque : « Que fais-tu, dit-il, Rubican ? Quelle entreprinse te retient icy?.Esperes-tu d'icy quelque chose a griffer ! » II luy repond : « Tu dis vray ; viens, gentil Libicocque : nous emporterons avec nous une ame, telle que nostre chien n en porta jamais de pareille. Voicy, vois-tu ? C'est le livre sacre, tant estime des Nigromantiens, lequel cy-devant nous a donne tant de peine. Tune s^ais pas comment il en va ; escoutte de grace, un pen. Cinq vaillants chevaliers errans, qu'on dit LIVRE XIX. 321 de la Table l^onde, soiit arrivez en ces pays, et ont eu la puissance de ronipre Ics ruses et fraiides de nostre Pan- drague . Icelle est niaintenant fresche et a receu trois mille poinQonades et coups de foiiet toute nue, en avance- ment de paye ; et la malheureuse aimeroit mieux estre bruslee, que d'estre ainsi escorchee et dechiquetee par tout le corps. EUe a perdu ce livre, et, pour ceste perte, elle se pense bien estre depeschee : car nous Femporterons. » Alors Libicocque luy dit : « 0 Rubican, romps ce livre, deschire-le, de peur que quelqu'autre Magicien le trouve, qui nous feroit patir et endurer des travaux pires que les precedens. — 11 ne faut pas, dit Rubican, deschirer encor ce livre ; mais il faut qu'avant le rompre nous fa- pions quelque galanterie. Je veux preniierement conjurer tous les diables d'enfer, ou, si nous ne les voulons tous avoir, qu'au moins nous en ayons trente des principaux. 0 combien voicy de peintures ! Vois-tu combien d'images? Jefen prie, regarde un peu, Libicocque, en voicy plus de cent, plus de mille. Vois-tu, ence premier feiiillet, lePen- tagone de Salomon * ? Vois-tu combien de petites lignes passees dedans les autres ? Combien de quarrez,de poincts, denombres? Voila Zoroastes Persien, depeint au premier cayer, lequel premier enchevestra Tenfer. Tu le sgais, je le SQay aussi, fait Pluton, et les diables, lesquels tantost il a rangez soubs la baguette, et mis a la cadene, tantost les a bastonnez, et rendus miserables. Voila le magicien Thebite, destructeur de nostre Royaumc. Voicy la table grande de maistre Piccatrix-, par le moyen delaquelle avec certains nombres cliascun est contraint d'aimer. Tien, voila Pouvrage de Michelasse TEscossois ^, lequel, avec six * Salomon passe encore chez les Musulmans pour avoir possede des connaissances tres-etendues en sorcellerie. * Rabelais, liv. Ill, ch. xxiii, fait mention du « reverend pere en dyable Picatris, recteur de la faciilte dyabolologique. » ' 11 s'agit de Michel Scott, theologien et astronome du treizieme siecle, soupfonne par ses conleraporains et accuse dans les siecles 21 3-22 HISTOIRE MACCARONIQUE. faces tie cire etune de plomb, se faitsoubs rinfluence de Saturne et de Mars, et avec lequel on fait de si grands miracles. Voicy le mesme Escossois, qui, estant a I'ombre d'un arbre, feit, en un petit cercle, mille caracteres, ap- pellant avec une haute voix quatre grands diables : Tun vient de devers le Couchant ; Fautre, de la part du Le- vant; un autre, de Midy, et le quart, de Septentrion. 11 leur fait consacrer un mords, avec lequel il bride un che- val noir, invisible a tous autres, sur lequel montant, puis apres il vole ?a et la plus viste que n'est poussee en I'air une flesche Turquoise. Voicy, d'autre part, ce mesine magicien, qui compose un navire de telle sorte, qu'estant esleve en Tair, le porte voguant par iceluy avec huict rames, et en trois heures tourne tout le monde. II fait; i un parfum de la moiielle de Tespine de Thomme, et ' avec mots magiques il consacre une cappe, et pendant ceste consecration, ceste vapeur penetrant jusques a nous, suivants d'etre en relations avec les esprits infernaux. Dante le nomme dans le XX' chant de V Inferno : Michele Scote fu che veramente Delle magiche frode seppe il giuoco. Boccace, dans son Dicameron (journee VllI, nov. ix); Pic de la Mirandole, dans son Traite contre les Astrologues, le represcn- terent sous le meme aspect. En revanche, Scott a trouve des defenseurs. II est un des grands hommes accuses de magic dont Naude a compose VApologie. Quel- ques observations de Bayle tendent au meme but sans dissimuler le penchant qui entrainait le docteur ecossais, comme tant d'au- tres de ses contemporains, a assignor a tous les effets reels ou chimeriques des causes surnaturelles. En 1759, un Allemand, J. G. Schmutzer, regarda comme necessaire de disculper serieu- sement Michel Scott de sortileges et de malefices, et il ecrivit a cet egard une dissertation speciale : De Michaele Scoto veneficd injuste damnato. Presque tous les anciens auteurs qui ont parle de Scott disent que ses livres de magie furent enterres avec lui, circon- stance a laquelle un poete celebre, qui s'est represente commo un / petit-neveu de I'illustre enchanteur, a fait allusion dans le Lai du * dernier menestrel. Consulter d'ailleurs sur Michel Scott VHistoirc litteraire de la France, t. XX, p. 45 et suiv. LIVRE XIX. on oit en Fair un grand murmure des Esprits. Car lors, nous sommes forcez, et nous tire a hiy avec une grande violence que nous sentons. Quiconque, soit masle ou fe- melle, porte cette cappe, manteau, ou gabon, sur soy, quelque part ou il aille, n'est aucunement visible. Voila le cousteau d'Artault, qui arreste les fleuves, deseche les prez et pastoureaux, fait tomber la gresle sur les fruicts, et tous les oiseaux ; il faict perdre la vertu a la calamite, I ou aimant, de se joindre au fer, et noue en amour les personnes. Vois-tu Apollone Thiance? Vois-tu, apres, le Sarazin de Granate, grand encbanteur, et puis Magondat, comme, ayant appele a soy les diables, il a ce qu'il de- mande? Voicy le Padoiian : le vois-tu? Voila Pierre Aban s^avant en la Physicque, rnais plus sgavant en la Magie. Cestui-cy, pour son manger, et pour toutes autres choses, dont il a besoing, ne craint de bailler force escus et du- cats : car, estant de retour a la maison, il fait revenir en sa bourse tout ce qui en est sorti, et le vendeur ne trouve pas en la sienne un seuJ denier ; et s'il pense te- nir son argent en sa main bien close et serree, en Tou- vrant, il n'y trouve que du charbon, ou des bucbettes, ou des mousches. Vois-tu tout cela depeint avec de belles figures ? Mais que muse-je davantage? Je voys commencer ma conjuration. » II marque un cercle a la fa^on des magiciens, au mi- lieu duquel il commande a Libicocque de se mettre. Puis, ouvre son livre, lit et relit en iceluy, et apres fait plus de trois mille ligures, et avec une bardiesse, il invocque Semiphore : Agla^ ya, ya : et fait toutes les prieres ac- coustumees aux magiciens. Voicy un grand, et merveil- * Pierre de Abano, medecin et alchimiste italien, ne en 1246, mort vers 1320 dans les prisons de I'lnquisition, ou il avail ete jcte comme sorcier. Son trepas le preserva du supplice du feu. Ses nombreux ouvrages sur la physique et les sciences naturelles, fort en reputation a I'epoque ou ecrivait Folengo, sont aujourd'hui completemcnt oublies. 524 HISTOIRE MACCARONIQUE. leux bruit qui se fait par les hois, et par la forest, rom- pant et fracassant tout, la terre tremblant tout autour. Barbarisse se presente lors le premier, avec Cagnasse, clabaudant : « Que veux-tu? crient-ils. Que veux-tu maintenant, oPandrague? » Mais, se voyans mocquez par Rubican, lascbent soudain de villains vents de leur cul : ce ne fut qu'une belle risee par entr' eux. Rubican pour- suit a feiiilleter son livre. Voicy venir trois autres dia- bles, avec un terrible bruit. Calcabrin estoit le premier, lequel estoit suivy par Gambator, et Tautre estoit Mala- tasque, qui jettoit du feu par les naseaux. « Que nous veux-tu commander, Pandrague ? disoyent-ils ; que de- mandes-tu de nous ? » Uriel, et Futiel, avec de grands cris, y accourent. « Pourquoy nous appelles-tu, Pandra- gue? Pourquoy faire, nous demandes-tu? » Voicy venir Farfarel, et Draganisse, lesquels se voyans tnocquez ne s'en feirent que rire. Aussi-tost furent suivis par Ma la- cod, ditla Ruine, et par le furieux Marmot, etpar Satan avec ses trois cornes. « Que demandes-tu, Pandrague? Pourquoy nous tourmentes-tu, Pandrague ? » Mais ne voyant point Pandrague, ains seulement Rubican, faisant* le maistre de Magie, or pensez s'ils se rient, et se moc-^ quent les uns des autres. Astarot y accourt a grand haste, et aussi Belzebut, apportant en main un fourgon. Malebosse lesuivoit, et Graphican, tenant une fourche a trois dents. « Que veux-tu sgavoir, Pandrague ? A qui en veux-tu, Pandrague? » Voicy Asmodee, Alchin, Molccan, Zaphe, Tarata, et Siriel. Tons ceux-cy brailloyent en- semble : « Qui a-il de nouveau, Pandrague? Pourquoy nous appelles-tu ? » Stissafer, Melloniel, et Acheron, y viennent, et sont suivis par Malabranc accompagne de Ciriat. Chascun, par Pair tenebreux, s'escrie : « Que te faut-il, Pandrague? Qui te fasche, Pandrague?)) Zaccar, Scarmile, Paimon, Bombarde, Minos, achevent la feste, et chantent de mesme : « Qu'as-tu a nous commander, Pandrague ? Que veux-tu de nous ? » Ayans puis apres LIVRE XIX. 325 cogn^u la troinperie de Rubican, ils se prinient tous a faire telles risees, qu'il sem}3loit que la terre tiemblast, et que le tonnerre fust en Fair, et que le Ciel deust tomber. Balde, oyant un tel tintamarre, se leve soudain, et avec un grand courage, tenant Tespee nue au poing, se jette au milieu de ces diables. Belzebut, comme Prince des autres, abboye en Fair comme un cbien, et ramasse les siens en un villain esquadron. Lc bossu Garapel leur servoit pour lors de tambour, et, au son d'iceluy, chascun crie : « Arme, arme I » Belzebut, avec un seul son de son cornet, tire des tombes six cent milles diables armez. Lu- cifer, ignorant la cause, cbercbe partout, et veut sgavoir pourquoy on fait un si grand amas. On luy fait response qu'il n'y a point autre occasion plus grande que celle-cy, qui puisse faire amasser tant de diables ensemble, et faire un si grand tumulte. « C'est ce brave et ce vaillant Balde, redoute de si longtemps ga bas, et dont la me- moire est assez cogneii par ces pais tcnebreux. Iceluy, comme la Parque nous en menace par les livres de Se- raphe, doit par force abbattre les murs d'enfers. 11 faut maintenant par force lc repousser de tout Tenfer, et em- pescber qu'il ne descende ^a bas, s'il trouve d'aventure des eschelles pour descendrc icy, ou il nous ruineroit tous. » Cependant Balde, avec son espee, hardi, et courageux, renversoit ga et la ces diables et sergens d'enfer, crians, hurlans, braillans, et tonnans. Iceux, avec fourcbes, fourgons, tenailles, crochets, grifes, ongles, et cornes enflambees, donnent sur Balde. Incontinent le Centaure se donne a soy-mesme un coup de foiiet (car par le der- riere il estoit cheval, et par le devant un brave et vaillant Paladin), et s'advance pour donner vistement secours a Balde, tenant en main un grand soliveau pour baston. Falcquet y court, Cingar, et Moscquin ; mais Gilbert se baste d'aller autre part faire la garde a Pandrague, ayant 526 HlSTOiRE MACCARONIQIIE. ses cheveux en teste tous dressez de peur. Boccal; des- pourveu de courage pour donner secours a autruy, par une trop grande frayeur, avoit remply ses chausses de muse ; ga et la il cherche a se cacher, et ne peut trouver lieu assez commode pour ce faire, et combien qu'il en trouvast, il luy estoit advis qu'il estoit tousjours descou-j vert : de pas en pas, il faisoit sur soy signes de la Croix; il eut bien voulu avoir de Teau beniste, laquelle chas- sast de loing ces diables : il barbotoit mille Patinostres, etautant d' Ave Maria, et des Salve Regina; mais il ne sQavoit dire le Credo. Or, est-il besoin que je descrive quelques coups de Balde, avec lesquels il feit voler en haut plusieurs cornes des diables. Ce grand esquadron d'iceux combattoit au- tour de luy : les uns frappent sur luy de coste, autres de- vant, autres derriere. Mais il ne craint leurs ongles, leurs dents, ny leurs grandes grifes, ny leurs fourches a trois cornes, ny tous leurs engins, avec lesquels ilsjettent leurs glifoirees sulphureres, et leurs pots pleins d'une puante charongne, qui sont forgez par Malebosse. La force de Dalde s'augmente de plus en plus, et, avec son espee don- nant de taille, et de revers, et de toutes sortes de traits accoustumez en guerre, et principalement de coups d'es- toc, per^ant les bras et jambes de ces soldats infernaux, leur fait voler les testes cornues en Fair, lesquelles, a ceux qui les voyent de loing, semblent non testes, ny bras, ny jambes, mais corneillaux et noirs corbeaux. Cagnasse, abboyant de sa grosse teste de Chien, voulant avec les dens attrapper par derriere la ceinture de Balde; iceluy luy bailla, en se tournant, un si grand revers, qu'il luy feit tomber avec le devant du front deux cornes; et Mala- tasque, se rencontrant a ce coup, receut en la teste une playe fort grande. Ces deux s'enfuient remplissans Tair de cris. Barbarisse se presente devant Balde avec un grand fourgon, lequel il luy lascha de loin; mais Balde le prend soudain de la main gausche, et, le serrant bien estroit, le LIVRE XIX. roiiipt en pieces, luy donnant quant et quant un revers de hon espee, et le faisant saigner grande abondance de sang. Uriel et Futiel voulans escamper, Balde les attrappe, leur taillant lesjambes. Farfarel, les voulant venger, jette son crochet sur la creste du heaulme de Balde, pensant ^ le terrasser, ou au moins mettre sa teste a nud. Balde luy donne un estoccade a travers le ventre, laquelle, pas- sant outre la vessie, alia respondre jusques au boiau cu- lier. Mais que fait Cingar ? Que font Falcquet, Virmasse, et Moscquin? Iceux n'avoyent si forte partie. Car Lucifer n en vouloit par ses gens qu a celuy-la, lequel, s'il eschap- poit, luy devoit bien donner de grandes affaires. Cingar se collete avec Rubican : luitent loiigternps ensemble, se don- nans Tun a Tautre le croc en jambe, et a force de reins, taschims a mettre son compagnon dessous. Tous deux sonl rusez, et de fine laine, laquelle ne s'escarde (comme on (lit) qu'avec pierres. Falcquet paist Libicocque de bons oiseaux de bois, lequel, s'en sentant assez saoul, veut faire retraite. Mais Falcquet ne luy en donne pas grande commodite, le tenant de la gauche, et le sassant fort et ferme de la droite, et avec un gros baston, luy faisant tomber la farine. Satan luy veut donner secours; mais, voyant qu'on luy faisoit sortir la poudre hors le poil, au- tant qu'il peut il se ticnt loing des coups. Zaphe attacque le Centaure a beaux ongles; mais Virmasse n'estime pas une prune si deux diables ne rassaillent. Calcabin le prend par derriere en trahison, et se saisist de sa queue, la- quelle il tient ferme, et non sans raison; car pendant qu'on tire la queue a un cheval, il ne peut ruer. Comme cestui-cy tenoit ainsi le Centaure, Zaphe Fassailloit par devant. Gamberot y vint encor faire le tiers, ayant aux mains des tenailles, avec lesquelles il tenailloit et pingoit de tous endroits Virmasse. Iceluy, pour se delivrer de telles mouches, pousse du derriere une matiere assez puante, qui, prenant Calcabin par le nez bien asprement, HlSTOIRE MACCARONIQUE. luy feit lascher prinse, et retirant sa queue, et se tour- nant court, luy donna un bon coup de baston, et prenant Zaphe par la come, le jetta fort rudement contre terre, restant seul celuy qui jouoit des tenailles. Non loing de la, Moscquin combattoit contre Draga- nisse, avec grands efforts d'une part et d'autre. Cepen- dantBalde tue Malatasquc; lequel, estant mort, court cy, court la, fuiant sans sa fressure, et portant en main sa teste que Balde luy avoit avallee de dessus les espaules. Puis, prend Malacod par la queue, et le tournoit autour de soy comme un plumail, et puis ouvrant la main, le laisse escamper a travers Fair, et a huict mil de la, s'en alia tomber a bas; et, pour une telle cheute. Marmot s'en- fuit; aussi feit Astarot et Belzebut, qui le premier des trois s'enfuit belle erre. Voicy Malebosse se presenter de- vant Balde j estant charge d'une bissachee de grosses balles de fer^ luy langant cruellement telles noisettes de son bissao. Toutefois, ce bourreau n'ose se tenir en place de- vant Balde, et se contente de le frapper, ou de le tuer de loing : comme aujourd'huy on porte a la guerre des ar- quebuses et mosquets, un coquin, un gueux, un pouilleux, un avaleur de miches, estant cache derriere une mu- raille, et aguignant comme un chat, mirant de loing, et serrant sa malheureuse main, et faisant un bruit, tuf^ tofy en Fair, percera luy seul le coeur et fera mourir ou toy, Jehannet de Medicis, le plus fort et robuste qu'on puisse trouver a present au monde; ou toy, Bourbon, la gloire premiere des Francois, par le conseil et par les ar- * Un poete francais du dix-septieme siecle avail dit : « Un peu de plomb pent casser la plus belle tete du monde, » pensee que Voltaire a exprimee de son cote : Et un plomb dans un tube entasse par un sot Peut casser d'un seul coup la tete d'un heros. Cervantes met dans la bouche de Sancho Panza une idee ana- logue a celle qu'exprime ici notre poete macaronique. LIVRE XIX. 529 mes diiquel nostre aage fleurist; ou toy, Louys de Gon- zague, dont la magnanimite et la force leonine (d'icelle les preuves sont plus que suffisantes, et comparables par des- sustous le? Rolands, et mesmepar dessus tous ces Sansons, qui portent sur leurs espaules des monlagnes et des ro- chers), est assez congiieue par diaries et par ses Lieute- nans, et mesme par le diable, auquel souvent en esprit tu as envoye ie Cartel. Ainsi iMalebosse, volant tantost haut, tantost bas, lanQoit d'un bras fort et roide ses bales de fer centre Balde, aussi rudement que feroient des bom- bardes bracquees devant un chasteau. Balde se voulant garantir d'un tel fol, et se preparant a en prendre la ven- geance, et se depestrer d'une telle peine, ce bourreau escampe, et, encourant, monstre par mocquerie les joiies de son cul; puis, soudain relournant, tire une bale de son bissac, hi lance, et ne lascbe jamais coup en vain; niais donne tousjours sur la teste de Balde, tellement qu il ne luy donne loisir de dormir. Balde, pour eviter tels coups, tantost saute en avant, en arrierc, a coste, tantost se baisse, et se repent bien de n'avoir apporte une ronda- che. Belzebut esperoit avoir la victoire par ceste fagon de combattre, et en estre bien tenu a Malebosse. Balde ad- vise, voyant qu'il ne pourroit long-temps resister a telles canonnades sans se remparer de quelque chose, se jette liabillement sur Belzebut, et avec la main gauche, le prend et retient de toute sa force par le poil long de son petit ventre, et, Teslevant en Fair, s'en servoit d'un bon bouclier, et s'en paroit centre les balles de Malebosse. Par ce moyen, Belzebut, le Prince de tous les capitaines de Lucifer, et FArchidiable, recevoit en Feschine ou en la pause, malgre qu il en eust, tous les coups que las- choit Malebosse, les sentant plus durs que pommes d'o- ranges. Soudain on commande a cet arquebuzier de pren- dre garde a la personne d\m tel prince; mais Malebosse ne pense a ce commandement, et, en continuant ses coups, prend la ponime avec laquelle il avoit autrefois 530 HISTOIRE MAGCARO.MQUE. terrasse Adam, et la jette, non en la fagon que la jeuiiesse de Naples jette les uns centre les autres des oranges, mais comme fait une coulevrine de Milan. Ceste pomme bruit en I'air, etporte avec elle un grand feu. Belzebut re- ^oit ceste cerise, s'estant mis au devant du coup, et le pauvre malheureux en eut deux costes rompues. Ceste temerite en un simple capitaine sembla a tous les sol- dats ne devoir estre enduree, tellement que tous se ban- dent, et tournent leurs armes centre Malebosse, et Tens- sent desja mis en cent mille morceaux si Balde, prenant son party, ne luy eust donne secours. Balde, se voyant a repos de Malebosse, remet son espee au fourreau, et prend Belzebut avec les deux mains par les deux jambes pour s'en servir de massue. Tous done (6 la belle feste et le plaisant jeu!) s'efforcent de mettre bas ce capitaine des diables avec leurs cornes, leurs fourgons, leurs crochets, et le dechirer a belles dents; mais Alchin, Siriel, Male- branc et Minos, braves et vaillans capitaines, prennent les armes, et font armer leurs soldats pour secourir Male- bosse leur cousin : car il estoit cousin germain a ces quatre. Plus de trente mille s'assemblent , crians : « Arme, arme ! » et en moins de rien, chascun se met en ordre, en sorte que toute ceste armee diabolicque se di- vise en deux. Chascun se range soubs son enseigne; chas- cun suit son caporal; chascun tient le party de son capi- taine. La renommee de telle esmotion court viste aux Enfers, et, estant fort adeulee, se pleint aux oreilles de Lucifer, criant que ses gens s'estoyent bandez les uns centre les autres, estans mesme les chefs divisez. Lucifer monte promptement sur sa mule vieille deNul- Temps.et eut tost fait que dit, s'il s'acchemine ; il oit de loing le son des tambours, des trompettes et des cornets, troublant en haut Tair et en bas le fleuve de Phlegeton. Cependant Asmodee, resemblant un sanglier, Melioniel a un Ours, avec six mille loups Stygiens, et autant de cruels sangiiers, s'en viennent au combat d'une grande LIVRE XIX. loicleur, et commencent a joiier des mains. Acheron, Paynion et leurs compagnons, les resolvent courageuse- nient avec leurs becz de corbin, leurs faux et leurs groins dentelez, avec lesquels ils rompent et brisent une infinite d'ossemens. Taratat, avecses hautes cornes, s'esleve plus que les autres, et s'advance demandant hardiment a ses ennemis s'ils avoient envie de se venir gratter. Stislafer ouvre bien cinq empans de sa bouche, et, en colere, vo- mist une bave meslee d'un villain et infect sang. Molcan ne tarde gueres, ni Zaccar, ny Graphican, et font haster leurs enseignes, estans suivies de huit milie diables. Ma- labranc les assaut le premier, et est seconde par Ciriat. Enfm vient Bombarde, faisant un terrible eschec. II s'es- toit desja fait une terrible meslee. On oit le Iron tron des cornets, le grognement des pourceaux, le hennissement des chevaux, Tabboy des mastins, le miiglement des to- reaux, le liurlement des loups, le siftlement des tygres, le grincement des lyons, le siftlement des dragons: tous tels bruits s'oioient entre ces Diables. Balde s'estoit retire un pen a part, aucun ne luy don- nant empeschement, ny par fourches ny par bales ; car toute ceste querelle s'estoit divisee en deux autres parts. II ne tenoit plus rien en main : son espee se reposoit, et ne vouloit sortir de sa gaine, et, s'estant servi une heure de Belzebut au lieu d'une massue, il I'avoit mis en cent septante mille morceaux, ne luy estant reste en la main que le pied d'oye seulement, et tous ses membres estoyent demeurez en partie pendus a des arbres, comme la ratte, le coeur, les boyaux ; partie avoient este rompus et brisez par la force de Balde, aspergeant la face noire de chasque diable de la sanie et sang d'iceux, d'ou le miserable al- loit Qa et la cherchant les morceaux de ses membres. Certainement il avoit assez d'occasion de pleurer sa perte; mais quels membres a-t-il pour faire telles plaintes ? II n'a point d'yeux qui puissent baigner sa face de larmes pitoyables ; il n'a point de langue, qui avec grands cris 332 HISTOIRE MACCARONlQUfi. puisse proferer had; il n'a point de mains, avec lesquel- les il puisse, en gemissant, frapper sa poitrine. Cingar, avec ses compagnons, se retirent pres Balde, et se tien- nent tous ensemble serrez, contemplans cette obscure ba- taille. Comme quand, pour apprester le souper a des paisans affamez, on emplist un chaudronde favottes de Cremone, ou quand on emplist un grand bassin de febves le jour des Mors, et que le feu est allume dessoubs, lors se veoit un grand broiiillement de ces favottes et de ces febves, tournans, virans sans dessus dessous, les unes sur les au- tres. Ainsi, Tenfer estant ouvert, durant ce combat dia- bolicque, on veoit une semblable meslee ; comme si es- toient ensemble pesle mesle des renards sans queue, des ours avec des cornes» des mastins a trois pieds, des pourceaux et truies a deux cornes, des toreaux a quatre cornes, des loups ayant leurs gueules lichees derriere les espaules, des moutons et chevres maigres, des guenons, des tartarins, dessagouins, des lions a demi griphons, des aigles a demi dragons, des civetes, des barbazanes, des chathuans avec bras de grenouilles, et des asnes ayant des cornes de bouc soubs les oreilles*. Tous ces monstres de diables estoient embrouillez par semblable meslange, et font par entre eux un tel son et retentissement, que peut estre ne s'en est ou'i de pareii par le passe, a present, et ne s'en verra a Tadvenir; et de six mille voix ne s'en fait qu'une ; et, si le Roy d'enfer et ce grand monarque in- i'ernal n'y venoit bien-tost, pour, par sa presence, par sa majeste et par sa splendeur imperiale, amortir ce feu, ce seroit fait de luy et des siens ; sa Cour prendroit fm et son empire, et la chose publique s'en iroit en ruine. Voicy done venir ce grand, ce haut de quarante mille pieds, * Ne dirait-on pas que Callot avail lu la description de ces mons- tres lorsqu'il a retrace ceux qui ligurent dans sa celebre Tentation de saint Anloine? LIVRE XIX. 555 cot horrible, ce sale et rude Lucifer, qui fait couiir la poste a sa mule, et huit des principaux seigneurs de sa Cour gallopent apres luy. Groindefer est un des premiers, lequel avoil espouse la fiUe du Roy. Les autres sont Moscque, Cutifer, Dragamas, Ursasse, et ces trois secre- taires Calacrasse, Cesmelie et Pophe. lis entendoient bien Fhorrible chamallis des combattans, et, en s'y acheminant, lis se rencontrent ou d'a venture estoit Boccal, non gueres loing de la maisonnette de Guy, estant cache soubs un gros tagot d'espines, tremblant fort et ferme au mois de Juin. Et oyant un bruit nouveau derriere soy, comme il regar- doit a travers scs espines, il aviso un grand diable, tou- chant de ses cornes jusques aux estoiles, courir la poste sur une grande mule. Or, pensez ou en estoit ce pauvre Boccal, voyant un si grand monstre, si horrible, si liideux, si diforme, sur une telle vieille mule si grande, si laide et si epouvantable, laquelle en passant son amble advan- goit si fort les picds, qu'il sembloit qu'elle les jettast sur son dos, et que de son ventre elle essuyast la terre. Comme soudain se leve un levraut de sa forme, quand il sent le bracque avec son bau ban approcher pres soy, et tout estonne cherclie a se perdre a travers les buissons, aiiisi se leve soudainement Boccal d'entre son fagot d'es- pines, etde malheur tiroit apres soy ces espines attachees a son manteau en fuiant, et ne pensoitpas avoir loisir de se despatroiiiller d'un tel embarassement, et faisoit comme une fois il m'advint estant sur mon mulct, mal sangle par la lourderie de mon lacquais, et lequel avoit assez bien repeu de son avoine, les serviteurs en sont coustu- mierement larges; quand je voulus sauter un fosse en luy donnant deTesperon, ceste meschante beste se leva cen- tre mont, et la selle se tourna soubs le ventre, et, tombant centre terre, ma teste se meit en forme dedans la fange ; mais cependant le mulet, ayant son has dessous soy, cou- roit tant plus viste qu'il se sentoit estre ainsi embroiiille, et, alongeant le col, et tenant les oreilles droites, cou- 334 HISTOIRE MACCARONIQUE. roit de toute sa force. Ainsi Boccal, tirant apies soy telle empestroire, s'embrouilloit de plus en plus, la peur luy servant d'esperon, et cherche quelque lieu de retraite au prive, ne craignant de s'y fourrer ; il ne se soucie de se mettre dedans de la civete intestinale, ou soubs de Tambre de chien, moyennant qu'il puisse descharger ses espaules d'une telle peur. Groindefer Tapercevant, donne de Tes- peron a son cheval, qui estoit sans teste et maigre comme un baran soret, les flancs duquel se pouvoient coudre en- semble. Boccal s'enferme dedans la cbambrette, ou es- toit estendu mort le corps de Guy, et ce fagot d'espines demeura dehors, ne pouvant passer par la porte. Groin- defer ne laisse d'entrer dedans. Boccal, se voyant surprins, prend vistement le crucifix, qui estoit, selon la coustume, pose au pied de la biere ; non pas pour s'en vouloir de- fendre, maisje nesgay quelle bonne fortune donne sans y penser a un bon homme souvent quelque bon secours. 0 Dieu ! quelle plus grande merveille se peut presenter ? Quelle chose plus digne pour estre mise parmy les histoi- res? Quelle oeuvre plus noble sepeut proposer aux gra- veurs, aux peintres et aux Poetes? Groindefer, aussi-tost qu'il eut veu la saincte representation qui estoit en ceste croix du grand Dieu tout-puissant, qui perpetuellement le chastie, et ses compagnons, en un feu eternel, tourne son cheval, et donne de I'esperon tant qu'il peut, braillant avec une forte voix, et demandant secours. Boccal, a qui la fortune se presentant a propos, avoit bien reussi, tenant en main ce signe de la vraye croix, court apres ce Diable. II rencontre Lucifer, lequel aussi tourne bride, et s'enfuit avec une grande furie. Boccal le poursuit, et en criant le menace, et cbasse eniin le Roy d'enfer par le moyen de Tenseigne et estendart de Dieu. Ursasse picquant sa Gi- raphe cornue, Moscque le suit tout tremblant, donnant coups de hasten a son herisson, sur lequel il estoit monte. Cutifer talonne aussi le plus qu'il peut sa Chimere, et Minotore emporte Calacrasse; Briaree, Esmilie, et Gerion LIVRE XX. 335 ^orte Pophe ; le dernier est Dragamas, lequel foiietle a bon escient son crocodile qu'il chevauchoit. Ainsi tons s'enfuient a grand haste ; et ces pauvres malheureux ai~ meroyent plutost endurer to us les tourmens, que de veoir Jesus-Christ. Boccal, les voyant ainsi bien fuir, ne cesse de courir apres, jusques a ce qu'ils arrivent au champ de bataille, auquel on voyoit desja de grands ruisseaux coa- ler de sang noir. Mais les diables, voyans de loing le Cru- cifix, aussi-tost et en un moment crians et hurlans, sen vont en fmnee a plus de mille mil de la, et apres eux demeura une si grande puantem% que rien ne servoit de boucher son nez. Tous s'en vont a la mal-heure, et ne fut plus veu la aucun malin esprit, par lebienfait de Boccal. Vive done Boccal, vive la bouteille, et vive Tinsigne mai- son de Tancienne Folengue ! LIVRE VINGTlfiME. APRES que les Diables furent ainsi deschassez par le seul signe, et par la seule presentation qui leur fut faite du Crucifix, et que Balde eust profere beaucoup de choses en la lonange de Boccal, et qu il cut mis son Pere au tombeau que le Centaure avoit trouve, et avec luy mis aussi le corps de Leonard, ils engraverent au devant ces vers : Icy gist Guy, Pere de Balde grand : Leur beau renom le reste vous aprend. Cest Epitaphe fut brief : mais, apres que les armcs de Leonard furent posees sur le tombeau, et autour d'ice- 336 HISTOIRE MACCARONIQUE. luy, en signc d'lm trophee, Gilbert, a la priere do Balde^ cbanta ces vers, lesquels aussi-tost il grava en la pierre : Les armes que tu vois icy haul attachees, Je te prie, 6 Passant, les vouloir admirer, D'un pitoyable pleur les vouloir honorer, Et qu'au fond de ton coeur tu les tiennes fichees. Leonard, le nompareil d'honneur, les a chargees; Elles luy ont donne dequoy son los parer : Ensemble on les a veu en vigueur s'asseurer ; Ore ensemble en ce lieu a repos sont couchees. Que Rome martiale, a ses fils belliqueux Se rendc gratieuse, et s'employe pour ceux Qui ornent d'un coste de grands tours sa richesse, Par colonnes d'ailleurs appuient sa hautesse. Toutes telles ceremonies lugubres et funebres s'acheverent par ces barons au mieux qu'il leur fut pour lors possible. Autrement, je vous prie, quelle convenance y a-il entre des tarantatare de trompettes et des sons de cloches? Et des Kyric eleisons entre le maniement de picques? ou la brave assiette de beaux bataillons, avec Requiem eternam, Miserere, et De profundis ? Vous suffise qu'au moins faisant en grande devotion leurs prieres, chascun dit a genoux son chapelet. Or Pandrague restoit a estre payee de ses bien-faits, laquelle estoit encor attachee a un arbre. lis feirent un petit taudis de bois sec convert de coppeaux et autres buchetes pour brusler en iceluy ceste sorciere comine en une cage. Toutesfois Balde, qui avoit le coeur genereux, se recula loing d'un tel office, ne voulant veoir un spec- tacle si miserable. Ce fut la la fm de ceste putain. Ainsi puissent finir toutes les courratieres, et villaines louves, qui sont parmi le monde. Ceste meschante ne fut pas plutost descendue aux en- fers, qu'incontinent ceste isle commenga a flotter sur Teau, estonnant les esprits des plus asseurez. lis remettent en memoire ce que Guy avoit recite a Balde et aux autres, LiVRt •ieur coiuptaut que ceste isle n'estoit point isle, mais uiie baleine laquelle, apres que ceste putain seroit allee en Fautre monde, ne seroit plus estimee isle. Icelle done flottoit sur les ondes de la mer si legierement, qu'elle fai- soit plus de chemin que ne feroit une bale sortant de la bouche d'une grosse bombarde, et avoit en un clin d'oeil faittrente milde chemin. Cingar, tout desespere, s'escrie : « Que trente diables est cecy ? » Le Centaure s'estonne, ce qui ne luy estoit point encor arrive. Falcquet encou- rage lous les autres de n'avoir peur, leur disant que c'estoit chose plus loiiable de veoir et apprendre tousjours quelquenouveautc, aller par le monde, endurer plusieurs travaux, que de gratter tousjours son ventre en son pays, et ne vouloir abandonner son pain. Mais Balde, ne disant mot, masche en soy-mesme une telle nouveaute; et enfm commando a tous de se tenir sur le bord. Le bouf- fonBoccal leur dil « : 11 est besoing de se resjoiiir, com- pagnons, et cecy nous admoneste par un certain mys- tere que nous nous devons tenir joyeux. Car la terre ne defaudra point a nos pieds. Quelle tempeste marine nous pourroit donner de Tennuy, puisque, passant la mer, nous sommes sur terre? » Tous se regaillardirent sur ces pa- roles de Boccal. Us voyent les ours, les onces, les leo- pards, et les lions se lancer hors des forests, lesquels, estonnez d'un tel remuement de terre non accoustume, se jettoient en la mer. Puis Virmasse leur monstre comme derriere cux demeuroit le sepulchre de Guy ferme * On trouve dans des ecrits d'un genre fort different de celui du poeme de Folengo des exemples de baleines prises pour des iles. La legendc de saint Brandan, moine irlandais du neuvieme siecle, auquel on piete de longues peregrinations a la recherche d'une lie imaginaire, contient un recit de cette espece. Des auteurs scandi- naves assurent qu'un evequc ofticia sur le dos d'un kraken; en- fm, un volume peu commun, imprime en 1621, contient, entre autres gravures, une qui represente un missionnaire disant la messe sur le dos d'un poisson. {I^ova iypis transacla navigatio. Aulhore Uonorio PliiUpono.) 22 S38 HISTOIRE MACCARONIQUE. et stable sur un rocher au milieu de la mer, et aussi^^ leur fuste demeuroit a Tancre seule en la campagne ma- rine, lis appergoivent de loing une autre plus grande merveille, qui estoit d'un haut geant, lequel paroissoit sur une grosse navire, et se tenoit droit comme le mas d'un vaisseau, et estendoit Ics bras au lieu de voiles. Car Tarbre par Timpetuosite de la mer, et par les vents, estoit tombe en Teau. Je dis que ses bras servoient au lieu d'antenne, et son corps servoitde mas plus ferme qu'une grosse tour. Que les vents soufflent tant qu'ils pourront souffler, qu'ils facent gambader les ondes et sauter et danser les escumes de la mer resemblans de loing un trouppeau de bergeail blanc, ils esmouveront neantmoins ce grand et puissant geant, autant qu'un coup de pied d\me mousche sgauroit esbranler la forte- resse et les murs de Trevise ! « Ho 1 Diable, dit Cingar, qu'est-ce la que je veoy? Ne voyez-vous, compagnons, ce grand geant? Ne voyez-vous pas comme tenant la voile il demeure ferme? » A quoy respond Boccal : i( Amen, 0 malheureuse taverne, en laquelle un tel ventre se va loger ! A grand' peine un beuf entier pourroit remplir un de ses boyaux ! » D'autre coste, ce geant, approchant, s'estonnoit grande* ment de ce que ceste isle flottoit ainsi sur mer comme un navire. Iceux s'esmerveillent de veoir cet homme haut comme un mas ; et luy, d'autre part, admire ceste terre n'agueres ferme courir a present sur Teau. En- * fin, se joignans les uns les autres au milieu de la mer, comme il advient quai^d les vaisseaux, allans et reve- nans de Padoue sur le fleuve Brente, se saluent Tun I'autre ; ils commencent a s'envisager. Falcquet incon- tinent avec une joyeuse parole dit : « 0 Dieu, resves-je? Est-ce la le pbantosme de Fracasse? Voicy, c'est Fra- casse ; c'est luy qui tient ceste voile tendue. » Moscquin confirme ce que dit Falcquet, et que c*est luy a la ve- rite, disant : « Voila sa propre personne : 6 Dieu ! en LIVRE XX. 559 quelle sorte se retrouvent les amis ! Nous pourrons bien raaintenant aller tous enenfer, puisqu'avec nous est ceste montagne de geant. » Cingar, joyeux au possible, Tap- pelle et le suble. Mais Fracasse, s'entendant nommer par son nom, lascliant sa voile, soudain saute du haut de son navire sur ce terroir courant, et pour la pesan- teur de son saut, ceste isle do la Baleine cuida estre abismee sous les ondes, et pour telle agitation elle re- doubla sa course; car ses costes furent froissees par untel saut. Aussi, ceste grosse navire Genevoise, de la- quelle il avoit saute, recula en arriere bien cinq mil ; car naturellement un batteau refuit derriere soy, quand au- cunde dessus son bord sejette en tcrre. Aussi-tost Balde et Cingar Tembrassent, mais par les janibes, et a grand peine par les genoux. Falcquet, Mosc- quin, et les autres en font autant, et se font tous force caresses. Boccal, estonne du tremblement de ceste terre advenu par le saut de Fracasse, s'estoit alle cacher plus loing. Puis, il revient apportant avec soy une longue escheUe. Les autres le voyans en rient, et ne sgavent ce qu'il en vouloit faire. Estant venu devant eux, il va droit a Fra- casse, voulant dresser son ecbelle centre ses espaules, n'y pouvant monter sans eschelle. « Que veux-tu faire, dit Balde, 6 gentil Boccal? Veux-tu avec ceste eschelle escheller un chasteau? — Non, dit Boccal, mais je luy veux dire un mot en Foreille, et rien autre chose. » Le bon Fracasse prend tout en patience, comme est la coustume entre compagnons paisibles. Cependant, se ri- dant le front, s'estonne d'une chose si merveilleuse, et y resve profondement cn son esprit, et a grarurpeine peut-il croire ce qu'il veoit de ses propres yeux. II de- sire de veoir la cause d'une telle merveille, et veut mettre en effet son desir. 11 se despoiiille tout nud, rete- nant seulement sa chemise, afm qu'il peust nager plus librement s'il en estoit besoing. lis sont tous en esmoy 3-10 lll^TOlKE MACCAHONIQUE. pour syavoir ce que veut faire Fracasse. II les prie de se vouloir aussi tous despouiller. Ce qu'un chascun vo- lontiers fait, craignans aussi bien d'estre noyez. Or Fra- casse, grand et fort, et ne s'estimant pas moins qu'Her- cules, arrache de dessus le bord uii vieil chesne, puis tire de sa gaino un cousteau, duquel il avoit accoustume CO upper son pain, lequel estoit long de cinq brasses. Avec iceluy il cure ce chesne de ses branches et ra- meaux, et le rend comme est un osier, duquel on lie les treilles, puis esguise le plus gros bout et le fiche centre le bord, ainsi que Toiseleur picque en terre ses estangons, quand il veut faire la pipee, ou pour prendre perdrix, ou pour prendre cailles. « Ha! dit Boccal, il est besoing de manger des porreaux. » Balde, avec les autres, s'en rit : et Gilbert s'estonne fort de la force dece geant. La baleine s'efforce encor de singler plus fort, sentant ce pau entrer par entre ses costes. Apres cela, Fracasse couppe les rameaux a un sapin, et puis Tarrache aussi aisement qu'on feroit une eschalote d'un jardin.* II Tac- coustre en forme d'un grand aviron, et s'en veut servir d'iceluy au lieu d'une rame, Tappuiant sur le chesne qui luy devoit servir de fourchette. Or, affermant et asseu- rant bien ses pieds, et estendant Teschine, commence a ramer au contraire ou voguoit la baleine, et ne se repose la valeur d'une petite once, et s'efforce plus en plus, re- muant ses bras avec la fermete de ses reins, en sorte qu'on oyoit ses os cracquer le long de son corps ner- veux, et de son visage tomboit une grosse pluye de sa sueur : il confesse n'avoir jamais tant travaille. Balde, le voyant en telle peine, vouloit avec les autres luy aider; mais Fracasse s'escrie : « Laisse, Balde, je te prie : ma fantasie est a present d'ainsi conduire le monde : je te prie, Balde mon ami, recule-toy . » Balde se retient a la priere de Fracasse, lequel employe toute sa force, et de bras, et de jambes, et de reins, suant abondamment, et avec une merveilleuse respiration reprend baleine. LIVRE XX. 541 Par Tespace de trois heures, il ne pent alentir le cours de la baleine, ny la destourner de son chemin, car, estant tourmentee, elle s'enforce davantage en Teau, et, se sen- tant forcee, plus tasche a s' advancer, et ne pent estre retenue. Ce que voyant, ce geant s'irrita fort, il donna trois si grandes secousses de son aviron Tune apres Tau- tre, qu'il meit le nez en terre, tant il se baissoit etalon- geoit. Enfin il parvint a son attente, et selon son desir, tellement que la baleine s'arreste et vogue a reculons. Chascun admira ceste grand force de Fracasse, ayant este assez puissant pour faire changer le chemin a un si grand poisson, qui portoit sur soy un Royaunie. Ceste escrevisse allant ainsi en arriere, Tisle sembloit retourner d'ou elle venoit. Pour cela, Fracasse ne laisse tousjours de rainer, et en depit de nature veut demeurer victorieux : et, maniant son aviron, bouleversoit lamer, faisant eslever de grandes et hautes ondes; mais la ba- leine, impatiente pour se veoir contrainte de lascher son chemin, et de ce que sa pouppe marchoit devant elle. fait soitir soudain sur Peau sa longue queue, et commence a la manier en battant Peau avec des coups si grands, si cruels et retentissans si haut, que ceste bataille diabo- licque n'avoit point fait un si grand bruit, et si la force du geant n'y eust donne remede, nos barons n'eussent SQCu s'en sauver. Ceste queue (comme recitent nos An- nates de Cipade) estoit longue de quatre cents brasses, et ne s'en falloit pas une. Elle la remue de coste et d'autre, de droit ct de travers, et la contourne en plusieurs noeuds, comme quand un paysan prend un baston point u, et as- saut en trahison un serpent endormi, luy pressant sur sa teste et avec son baston luy perce la cervelle comme un oeuf; et pendant qu'il tient ainsi son baston fiche, ceste beste, ne pouvant retirer sa teste, demeine le reste du corps, s'entortillant autour d'iceluy comme fait le lierre : ainsi ceste baleine battoit Peau, et avec sa queue tiroit des revers terribles, abbattant des ormes et brisant des 342 HISTOIRE MACCARONIQUE. vieils ciprez, et le bruit s'en oit a plus de octante mil de ]a. D'autre coste, elle leve sa grosse teste du profond de Teau et ouvre une grande et enorme gueulle : Ho ! que ses yeux estoient grands et ses nazeaux larges ! Sa teste sembloit uue montagne, son front une campagne, et ses dents senibloient en longueur a des hauts pins. Fracasse ne donne cependant aucun repos a ses bras et se roidis- ' soit davantage. Cingar Tencourage, luy disant : <( 0 gentil Fracasse, tu monstres bien que tu es venu de la race de Morgant ; sois ferme, 6 vaillant Paladin ! » Pendant que Cingar Fcncourageoitainsi, cestebaleine vomit une grande quantite d'eau, comme si c'eust este un fleuve, et la lance d'une telle roideur, quelle brise plus de trente Ciprez aussi facilement que des brins de paille, et les trongons verds en voloient en Pair. Ce mesme coup donna sur les espaules de Fracasse qui luy feit chanceler Tame en son grand corps, et, quittant la son aviron, prend inconti- nent ceste queue, la serrant bien estroit avec les mains, et la retient, luy donnant tellcs secoiiades, qu'il la con > traint de bugler et de jelter de grands vomissemens. « Retiens, dit Balde, tiens ferme ceste queue, je te feray veoir un beau coup. )) En ce disant, donne dessus une grande taillade de son espee, pensant la coupper net; mais il n'y feit aucun dommage, Tespee rejalit en arriere, car icelleestoit couverte partout de dures escailles. Sou- dain elle tourne sa teste et ouvre sa gueule creuse au possible, et efforce d'attraper le geant; mais iceluy luy bailie un si grand coup de pied qu'il luy fait tomber trois dents de ses machoires. Icelle, buglant estrangement, fait des cris si horribles, que TEcho en retentissoit jusques au ciel, et vomissanten haut des eaux en si grande abon- dance que c'estoit chose merveillable, elle salit toutesles lilies de Juno. Derechef, sentant qu'on luy tenoit encor' sa queue, elle tourne sa grosse teste pour engouler F'ra- casse ; mais Yirmasse, ayant le bras leve et le dard au LIVRE XX. 543 poiiig, soudain le luy lance, et le fiche en Tun de ses yeux, et la pointe penetra jusques au fond de la cervelle. Cingar, Falcquet et Moscquin amassent de toules parts des festus, des pierres, des tuilles, des fagots d'espines, des mottes de terre, se rians ensemble d'une telle sorte d'armes et d'une telle guerre. J'ay veu autrefois les paisans assaillir un loup, quand, pousse de faim, ilcherche quel- qu'agneim pour se repaislre ; il va trainant la queue le long des sillons ou le long d'une haie jusques a ce qu'il aye prins ce qu'il demande : lors il fuit emportant sa proye, et ne craignant plus a se monstrer. Les paisans, selon leur coutume, espars gh ct la, font de grandes huees, remplissent Tair de leurs cris effroyables, et avec leurs fourches-fieres Tarrestent sur cul. Quel tintamarre ils font, et courant et criant ! Tel ces barons en font centre ce monstre marin, s'esclattans de crier. Balde avoit bonne envie de coupper en deux ceste queue ; mais tant plus qu'il y touclie et moins en vient-il a bout. 11 jelte de colore par depit son espee et se pre- pare pour quand ceste beste monstreroit sa teste. Elle ne faillit de Teslever dereclief, pensant avaler tout d un coup ce geant. Mais Balde, qui estoit pour lors encor' tout nud. saute soudain en Teau et luy prend un de ses oreillons avec les deux mains. Falcquet saute aussi de Tautre coste, et se saisist de Tautre oreillon, estant secouru et aide par Moscquin. Icelle hurle tant quelle peut, et de son cri estourdist le ciel et s'efforce de se retirer en Teau; mais elle ne peut a cause que Fracasse laretenoit par la quoue, et sa teste n'avoit plus telle liberte qu'elle souloit. Elle tire en haut, elle lire a bas iceux resistans entierement a ses efforts. Cecy vous sembleroit ne se pouvoir fairc; toutesfois les anciens registres contiennent cela estre ainsi arrive. Comme Balde gI ses compagnons estoient en ces entre- faites, voicy le Pirate Lyronqui sepresente. Iceluy, aussi- tost qu'il eut congneu avoir perdu sa demie galere, la- HISTOIRE MACC APvONlQUE. quelle Balde et ses compagnons luy avoyent enlevee, il se meit a les chercher, jurant qu'il leur mangeroit le coeur. II avoit ja bien fait six cens lieues de chemin par mer et passe le destroit de Giblattar, s'enhardissant de voguer sur le grand Ocean, malgre les vents de midi, et tour- nant la proue vers TAfrique a main gauche, ii s'en vint sur ceste mer qui n'avoit jamais este courue par aucun, a Topposite de laquelle est une montagne seche et aduste, laquelle est surnommee de Lune, parce que sur elle est fonde le plancher d'icelle : elle est toute creuse. Sur ceste mer, Lyronflotte, cherchant ses ennemis. 11 maudit le del a Toccasion qu'il ne les peut trouver. II avoit avec soy trente vaisseaux armez, dedans lesquels il avoit mis ^ la cadene mille Genevois qu il avoit prins aux rives de Calicut, lesquels Philoforne, Prince de Mutine, y avoit conduits, et par la trahison d'iceux, leur chef avoit este prins par ces pirates et avoit paie sa rangon pour mille ducats qui estoyentdela forge de Prejan. Lyron toutesfois se monstroit courtois envers luy et esventoit cruellement fes autres avec un nerf de heuf. II estoit accompagne de si grand nombre de vaisseaux a Toccasion de son entre- prise, qui n'estoit pas de chercher seulement ses enne- mis, mais aussi pour decouvrir plusieurs contrees ga et la. Plusieurs Roys, avec un grand nombre de deniers, taschoient a le prendre a la pippee en quelqu'endroit que ce fust, car c' estoit un Diable ne laissant vivre aucun. Commandant done a ses galeriens de tourner les proues en ceste isle, il s'estonne voyant une queue si estrange et une teste si pleine d'effroy, et le merveilleux corps et la force de Fracasse, lequel tenoit avec les mains ceste de- mesuree queue. L'envie le prend de veoir de plus pres ce que e'en est. II descend le premier et commando aux au- tres de le suivre, et de luy amener son chevab Brise- chaine. Ce cheval avoit este autrefois a Leonard et Tavoit prins par combat naval a Balde. II saute dedans la selle legerement, sans mettre le pied a Testrie, et sans esperon LIVRE XX. 345 manioit ce brave cheval a son plaisir. Cingar dit lors a Balde : « II m'est advis que je veoy Brisechaine, le veois- tu, Balde? Est-ce songe ou chose veritable? Voila certes ce voleur, ce pirate, qui avoit emmene nostre navire; voila ce bourreau de Diable ! » Balde, resolu contre tout peril et impatient, soudain s'advance et arreste ce cheval par la bride, encor' qu'il se veitnud. « Demeure, Toleur! dit-il. Je ne te sQaurois nommer autrement; tu es un vo- leur et digne d'un gibet : ce cheval cy n'est tien, il est a moy! Mets pied a terrc! » Lyron, voyant la bride de son cheval ainsi saisie, s'estorine au commencement et pense un peu a soy, s'esmerveillant de ce qu'un homme tout nud entreprenoit une telle braverie ; enfm il donne lors de Tesperon a son cheval pour le faire sauter des quatre pieds sur ce Paladin. Mais Balde, dispos comme un chat, se tire a quartier en faisant un sault, et donne quant et quant un estoccade en la poitrine de Lyron si rudement, qu*il luy feit perdre Thaleine, ne la pouvant reprendre aisement. La dessus plusieurs de ces pirates se viennent a la foule jetter sur Balde; et devant eux marchoit un Capitaine nomme Hippolite, qui estoit frere de Lyron et se meslant d'un mesme mestier. II estoit homme ruse, accort, et qui aimoit la guerre et a faire parler de soy. Quand le Centaure veit le combat eschauffe, s'arma incon- tinent de ses belles et luisantes armes, et s'en alia vers les vaisseaux de ces corsaires, lesquels estoient desgarnis de soldats qullyppolite avoit amenez, exceptez cin- quante. Fracasse, songeant de plus loing, n'ose aban- donner la queue de la Baleine, craignant que, comme Toye, elle se meit entre deux eaux. Balde s'estoit prins au fort Lyron, lequel il trouva ruse a combattre, et rude guerrier. II tourne tout autour comme fait le Lion, et, encor' qu'il fust nud, si feit suer la chemise a Tautre, et bien que son corps ne fust aucune- ment vestu, si no perdoit-il courage : sa dextre n'estoit nue, mais estoit garnie de sa bonne espee, n'estimant 346 HISTOIRE MACCARONIQUE. rien le monde soubs le garentage d'un tel baston. Cingar craint que qiielque marheur n'arrive par ce combat : il maudit la meschante fortune ; mais Falcquet le reprend, et luy remonstre que c'est un grand honneur de mourir en bataille : et tout soudain s'estant bien arme, va vers ces voleurs, ne les estimant pas mille oisillons, et se pous- sant ainsi de furie, crie : « Tue, assomme ! Retirez-vous maudits, qui n'estes que la merde du Diable : moy seul, je ne vous prise pas un poil. » Et, langant son dard, en outreperce trois, puis il en jette un autre, et de ce coup en tue deux autres, qui avec le sang vomissent leur ame. En apres, prenant la massue, avec laquelle il avoit accous- tume de combattre, il commen^a a rompre les os, mettre la cervelle au vent, briserles heaumes, enfoncer les cui- rasses, lis se fourre ou il voit ses ennemis en plus grand nombre luy tendre leurs picques, lesquelles il met sou- dain en pieces. Personne n'ose attendre la cheute do sa massue. Aucun ne veut recevoir, ny se baigner en telle rosee; personne n'a envie de telles nefles. Cingar se joint avec luy, et font couler le sang sur la terre comme ruis- seaux. Moscquin n'est pas loing, et donne de terribles revers, ensanglantant son espeejusques a la poignee. Le Centaure, d'autre part, precipitoit en la mer ces miserables pirates, et avoit vuide trente vaisseaux de tels voleurs : non pas que luy seul eust pen fournir a tel eschec; mais Philoforne, qui avoit este prisonnier, consi- derant la fortune pouvoir succeder bien pour soy et pour les siens s'il donnoit aide a Balde et a ses compagnons, met Tespee au poing, et donne courageusement sur ces voleurs, se declarant, et de bouche et par effect, vray et fidelle compagnon du Centaure, etripant et crevant ces meschans. Puis destache les Genevois, et leur oste les fers des pieds. Iceux, se voyant en liberte, crient : « Arme, arme ! » et se saisissans des bastons des morts ou noyez, assomment ces larrons comme pourceaux. Car, se resou- venans des coups de latte et de nerfs de beuf qu'ils LIVRE XX. o47 avoient receu d'eux, ils leur rendoient bien la pareille. Car Piiiloforne les avoit amenez en terre, et combattoient mille Genevois centre mille autres . Cingar avoit en main le fer de sa pertuisanne, lequel n'estoit garni de sa hampe. Voyant ce secours venu a son party, s'encourage plus fort, et avec son fer ouvroitle ventre a tous ceux qu'il renconlroit, et le sang, rejalissant centre luy, Tavoit rendu tout rouge, et rernet en memoire les beaux faits et vaillantises par luy commises en sa Ci- pade. Mais Boccal s'estoit cache en un creux, et, comme le lievre, s'estoit couche centre terre, ayant ceste opinion que cestuy-la estoit un pauvre malotru qui s'eschappoit de la mort, par quelque nianiere que ce fut. llippolite avoit longuenient considere telle meslee, et s'esmerveilloit de veoir des gucrriers si braves, et n'avoit voulu ce Capitaine desgainer son espee, ny mettre sa rondache au bras. Car, en son cceur, il prenoit grand plaisir, voyant Balde et ses compagnens combattre contre les siens de si grand courage, et avec telle adresse, qu'iis senibloyent tous estre des Rolands, ou des Renauds, tant ils avalloyent de testes, de bras, de mains, faisans de terri- blcs monceaux de corps morts, et sembloit toute la cam- pagne couverte d'iceux. Chascun fait preuve merveilleuse de sa vaillantise, purgeant le nionde miserable de telle ordure de larrons. Si aucun eust veu tant de cuirasses, tant de heaulmes, morions, ettelles armeures esparses et la, en pieces, certainement il eut dit qu'il n'y avoit rien au monde de plus horrible, non pas mesme les trem- blemens de terre, ny les foudres, ny les tonnerres. Hip- polite cependant voyoit qu'il tardoit trop : il pousse promptement son cheval Rochefort, et tenant en main son espee, et son escu au bras, il sembloit un torrent des- cendant delamontagne. Cingar le voyant venir : « Garde, Falcquet, s'escria-il; voicy un lourd joueur ! Tien ferme, je ne te faudray point. » Comme le pilete advise, voyant la vague avec un 548 flISTOIRE MACCARONIQUE. grand bruit des vents venir vers luy, laregoit en luy met- tant au devant la proue de son vaisseau : ainsi Cingar, contre le furieux assaut d'Hippolite, se roidist pour Tat- tendre : mais il ne pent eviter le coup d'Hippolite, lequel luy donna sur la teste si rudement, qu'il oublia s'il estoit jour ou nuict. Falcquet, voyant son amy en tel hazard, s'enflambe de colere outre mesure, et de sa massiie donne sur le heaulme d'Hippolite, et redouble derechef, don- nant plus asprement qu'a la premiere fois, et luy fait tomber le pennaclie a bas, et a la tierce, luy donne en mesme endroit un tel coup, qu'il le contraint d'embrasser le col de son cheval. Le mont-Gi])el ne paroist si en feu comme Hippolite brusloit de colere. II bouffede furie, et de despit, bruiant comme une tempeste, et, prenant son espee avec les deux mains, vouloit fendre Falcquet en deux; mais iceluy feit un saut a coste, evitant ce coup. L' autre ne cesse de redoubler ses coups. Falcquet ne pent eviter ceste cerise, qui fut si brusque, et si gail- larde, qu'il ne se pent tenir de tomber, estant sa visiere emportee. Cingar, soudain tout furieux, s'advance, et donne un grand coup sur le bras droit d'Hippolite, pour luy faire sortir du poing son espee. Falcquet incontinent se releve, et, pendant qu'Hippolite estoit empesche avec Cingar, Falcquet d'un autre coste luy donne un coup de sa massue. Hippolite, laissant Cingar, et se revirant vers Falcquet pour le charger, Cingar le rep rend, et luy fait tomber une partie de son harnois. Comme un lion se monstre terrible en combattant contre deux Ours, se jet- tant tantost sur Tun avec ses pattes, tantost sur Tautre avec la dent, n'ayant pas loisir de pouvoir reprendre ha- leine, recevant un coup de dent de Tun, pendant qu'il s'amuse a Tautre : ainsi se comportoit, entre ces deux, le vaillant Hippolite. II estoit espris de si grand' rage, et d'une telle furie, que le feu, pour une telle colere, luy sortoit de la teste. Pendant que Cingar s'advangoit trop devant luy, il re^oit une telle taillade, non sur I'eschine, mais LlVRE XX. 549 sur I'oreille, qu il luy semble oiiir cent mille tintouins, ct tombe tout estourdi a terre, alongeant les cuisses, et s'es- tandant tout a plat comme une grenouille. Le sang luy couloit des narines, de la bouche, et des oreilles, abreuvant de sang la terre tout autour de soy. « Ha ! voleur, dit Falc- quet, mescbant ribaut, as-tu tueun si vaillant homme ? » Et, en ce disant, il prend a deux mains sa massue, fait un saut en Tair, comme feroit un Leopard, et donne sur le heaulme d'Hippolite avec telle puissance, qu'il met en pieces son escu, lequel il avoit jette sur sa teste pour se garentir d'un tel coup, et neantmoins Hippolite ne peut si bien s'en sauver, qu'il ne donnast, a la renverse, de la teste sur la croppe de son cheval, lequel Temportoit ^a et la, cstant demeure en selle, et les bras etendus et pendans. Cependant tout le fort des ennemis s'approche, et Cin- gar estoit desja revenu a soy, et estoit sus bout. Un Lion rugissant, blece par le veneur, ne s'acharne point plus sur les dogues et mastins de Molosse ou de Corse, des- chirant les uns et les autres avec ses ongles, que faisoit lors Cingar sur ses ennemis, estant accompagne de Falcquet, qui, d'un coste et d'autre, donnoit des coups orbes avec sa massue. Ces deux, bien serrez ensemble, faisoient fuir de devant eux plusieurs personnes, lesquels n'avoyent honte de leur montrer le dos. Balde cependant donnoit bien des affaires a Lyron, et Favoit mis en blanc de ses armes : et si Fracasse se fut mis de ceste meslee, sans doubte Lyron y eust fmi la vie. Moscquin, le Centaure et Philoforne, se tenans en- semble, font rougu' la terre de sang, et font voler les trippes en Fair a plusieurs. Personne pour lors n'estoit demeure sur les galeres et navires ; tons, tant Mores que Genevois, combattoyent sur terre : et le Centaure, ayant fait sauter en Feau ceux qui y estoient restez, estoit aussi venu donner secours aux siens. Gilbert, se pourmenant sur le bord toutseul, s'en va vers les navires, entre de- 350 HISTOIP.E MACCABONIQUE. dans, et n^y trouvant personne, se lient en Tune d'icel- les, se contentant de veoir de loing lane telle et si fu- rieuse escarmouche , n'ayant aucune expertise de la guerre. II a horreur de veoir tant de trongons de picques, et autres tels bastons de guerre voler en Fair, et tant de voix lamentables retentir sur la mer, et tant de membres retrenchez et laissez gk et la, tant de ruisseaux de sang, et tant de monceaux de corps morts. II luy sembloit que ce fust une boucherie, voyant tant de poulmons, d'entrail- les, detrippes, de fressures, de pauses, de rattes, pendre aux arbres et ensanglanter les herbes. 0 les cruels coups! 6 playes dignes d'un Renauld, et d'estre chantees par cent doctes Virgiles ! L'un frappe, Tautre pare ; Tun taille, Tautre est fend u; vous eussiez veu les mailles, les cui- rasses, les plastrons, les rondaclies voler par pieces comme oiseaux. Lescorneilles et corbeaux, voyans tant desang, estoyent en terre criant, et s'amassoient ensemble. Les con- nils, lievres, quittoient d'effroy les bois. Les poissons es- tonnez sauteloient sur Feau. Ces pirates commencent a monstrer les talons; les nostres les chassent vivement. Cependant Fracasse ne lasche la queue de la Baleine, et comrnande a ses compagnons de se saisir des navires, qui estoyent vuides ; parce qu il vouloit faire un beau trait, et digne d une belle fm. Mors, tous pensans qu'il ne pouvoit plus tenir ceste queue, laquelle estoit coulante comme est une anguille, se hastent, comme font des pas- sagers , qui , voulans aller a Padoue par le fleuve de Brente, viennent a la foule se rendre a une barcque, de la- quelle le barcquerolier crie : « Apave! » Balde, toutesfois, ne se souciant de Fadvertissement de Fracasse, ne veut point quitter sa prinse, et, comme un hardi champion, et comme un conquerant d'honneur, s' estoit resolu d' avoir la victoire de Lyron. Le Geant tourne la queue de ceste baleine avec si grande violence, que, de douleur qu'elle . sentoit, elle esleve derecbef la teste centre luy, pensant ; Fengloutir comme fait le levrier, le levraut. II quitte la LIVKE XX. 351 queue, et soudain se saisist de la teste, laquelle il tort comme on fait le col d\ine oye, et en quatre tours il Tar- rache et la separe du corps. Aussi-tost, pen a peu, les bords tout autour commencent a s'escouler au fond de la mer, en sorte que ceste isle, qui ostoit portee sur le dos de ceste beste, se perd, et cbascun sent la terre defaillir sous ses pieds, et, de peur d'estre noye en Teau, desire avoir des aisles, se sentant avoir desja Teau jusques aux fesses. Desja la baleine estoit au fond de la mer,et avoit attire avec soy plus de six mille journaux de bois, par dedans lesquels les poissons se promenoyent, se resjouissans d'une telle nouveaute : aucuns estoient perchez sur des arbres, et sur la sommite d'iceux mangeoient le gland, s'esmer- veillant de veoir tant de chevreuls, lievres et cerfs noyez, et de rencontrer tant de corps et de membres humains, tant d'armes, tant de merrain, tant de tables, de cloches et mille autres choses. Auparavant, ces Barons avoyent gagne le dedans des vaisseaux de mer, et ce qui estoit reste des Gencvois. Iceux avoyent occupe tons ces vais- seaux, ausquels comme ces miserables corsaires vou- loyent a nage entrer, demandans pitoyablement qu'ils fussent receus, on les repoussoit cruellement, exceptez quelques-uns qu'on print pour fournir aux rames, et aus- quels on meit les fers aux pieds, leur apprenant a manier des plumes mal taillees. Fracasse, en nageant, remue les bras avec telle force, qu'il fait de grosses ondes, pliant les jambes, et de la planle des pieds poussant Teau. II ne faisoit tempester la mer moins que lorsque la Tramontane et le Nord-Est sont repoussez par Nord-Ouest ; et, comme il nageoit ainsi, il rencontre de bonne fortune Boccal, qui n'avoit rien mange, mais beuvoit sans fm, et en avoit quasi pleine mesure. 11 le prend et le met sur sa teste, sur laquelle Boccal alors ne se trouva moins asseure que le Caste- Ian de Musse ou de Salei. Hippolite estoit gaillurdement 352 HISTOIRE MACCAHONIQUE. porte par son cheval. La mer portoit le cheval, et le che- val portoit le maistre, qui n'avoit que les jambes en Teau. Gingar estoit au haut de la pouppe du plus grand vais- seau, et n'avoit les yeux tendus que pour veoir Balde. Hal miserable que je suis! s*escrie-il. Balde, seroit-il d'aven- ture soubs Teau pour servir de pasture aux poissons? Ha Dieux! qui guidez les destins, est-ce la vostre justice? La destinee des hommes est-elle conduite avec telle rai- son? J'incague les malheureuses estoiles : j'incague Mars, Phoebus et toute telle canaille. 11 me fasche que je ne puis escrire vos meschancetez, j'en composerois un bien ample volume. Vous n'estes point Dieux, mais plu- tost la merde et lie des diables. Le peuple qui vous adore est fol et sans cervelle ; vous, qui n'estes que coquins, rabioleux, yvrongnes, homicides, rufiens et putaciers. Venus est-elle pas une vraye putain publique de tout le monde? Juno, la soeur de Juppiter, n'est-elle pas emie- mie de Troye? et toutesfois Juppiter Ta prinse pour son espouse ! De mille lilies cinquante ne pouvoyent suffire a Juppiter, voire cent, voire trois cent. G'a este une lourde beste, laquelle neantmoins a tort Homere a tant loiiee, et ce lascbe gode de Virgile et toute la bande des Poetes. Je te fais la figue et t'embrene d'estrons. Que le cancre te mange, et qu'il n'en demeure rien, qui as rempli le monde de tant d'ordures ! Dis-moy, 6 Juppiter, merde puissante, pourquoy tout le peuple t'a-il estime autheur du ciel, veu que tu es unadultere, un avaricieux, un vio- leur et bourreau des chastes filles? Tu as, voleur, couppe a ton Pere ses sonettes, afin qu'il ne feit point plus de trois fils. Tu as, puis apres, bourreau, viole ta scaur : tu as forc^ Alcmene pour forger un Geant, qui emportast la palme de toutes grandes entreprinses, et toutesfois une petite femmelette, par un simple regard, Ta ren verse et Fa contraint de filer et tirer a la quenouille. Toutes cel- les qui plaisoyent a tes yeux, fussent tes parentes ou non, LIVHE XX. tu Ics coiTompois en asne desbaste. Si tu es encor' en vie, que tu te puisses rompre le col, puisque tu nous en- voyc des morts si cruelles, puisque la lumiere de toute vertu, Balde, est esteinte! » Pendant que Cingarmettoit au venttelles folles parol- les, et renioit son baptesme, Fracasse, levant les yeux au Ciel, bravoit aussi de mesme : « Je jure, dit-il, par ce saint Baptesme que je porte sur ma teste, par ce ventre qui m'a mis au monde, je chercheray tant par monts et val- lees, par les cavernes, par les bois et forests, par terre et par eau, par les manoirs obscurs de Diables, et, s'il est besoin, par les hautes demeures du Ciel, que je trouveray mort, vif ou malade, Balde, avec lequel je suis resolu de vivre au Ciel ou en enfer ! Mais, avant cela,j'osteray a ce marrouflc de Pluton son Royaume, et luy jetteray a bas sa foible couronne, et gouverneray sous mon sceptre toute ceste race de diables. » Puis dit : « 0 compagnons, laissez cet ennui, vengeons Balde ! il ne nous reste plus que cela. Suivez-moy, je vous prie, et aliens la bas a cet enfer? » 11 appelle tons les capitaines en la plus grande galere, et commande a tons les autres de la suivre. Enfin, ayant prins terre, Fracasse, avec son grand maz en la main, se met en chemin. Moscquin le suit, Falcquet et tons les autres. Cingar veut demeurer seul, pour prendre garde, si, entre les corps que la mer pour- roit jeUer a bord, il y verroit point celuy de Balde. Le Centaure demeure avec Cingar. Tons les autres vont apres Fracasse, non sans pleurer ; cliascun n'estimoit pas sa vie deux souppes. J^a ou le chemin sembloit plus rude, tous le prennent, ne se soucians ni d'espines, ni de ron- ces, ni de pierres, ni des tempestes, des pluyes, ni du froid,ni du chaud. Les tigres, les lions, les sangliers, les serpens, les voleurs ne leur font peur. lis combattent tout ce qu'ils trouvent, ils mangent ce qu'ils peuvent trouver; s'ils ne trouvent rien : « Patience! » disent-ils. Enfm, iis arriventau pied d\\ne montagne, au haut de la- 23 S54 UISTOIKE M ACC AKONIQUE. quelle a grand' peine des chevres pouvoient-elles monter. lis n'y montent point, mais, sans aucune frayeur, entrent au commencement d'une caverne, et penetrent dedans Ic creux de ceste montagne. Falcquet va le premier, sondant le chemin, et apprend aux autres ou il falloit qu*ils assi- sent leurs pieds. Fracasse n'y pouvoit cheminer que tout voute, car autrement il se fut donne de bonnes lorgnes en la teste, contre le haut de la voute. Cependant, Cingar, se promenant seul le long de la mer, et regardant a ses pieds, pleuroit amerement son amy, sans lequel il n'esperoit pas pouvoir vivre quatrc heures. II se fust souvent tue de son espee, s'il n'evst este empesche par la presence de Virmasse. Mais enfm, voicy venir de loing un cheval, qui estoit le meilleur de tons : c'estoit Brisechaine, lequel (qui ne diroit cecy estre menterie) portoit sur son dos deux vaillans corps; a sca- voir, Balde en croppe, et Lyron en la selle; car, Balde, quand il sentit Teau croistre, et Lyron cut tourne la bride de son cbeval, ne Fun ne Fautre, ne se soucierent de mettre tin a leur combat, ne voulans se noyer. Balde sauta entrousse derriere Lyron, et Fembrassa, et Lyron luy bailla la main, usa envers luy de paroUes gratieuses, et luy donna courage, et, d'ennemis, se rendent bons amis; car, un peril commun faict devenir freres ceux qui estoient ennemis. Brisechaine nage le mieux qu'il pent, ne monstrant sur Feau que le nez, et au-dessus se voyoient seulement les testes de deux hommes, et quel- quefois font le plongeon, comme fait le canard, ou Foye. Balde avoit du pire, estant sur la croppe, et estoit con- traint d'avaler souvent des gorgees d'eau salee. Toutefois il prend courage, esperant le secours divin. Cingar, ap- percevant de loing ce cheval, appelle son compagnon, et luy monstre ce qu'il voyoit sur Feau, ne s^achant a la verite ce que c'estoit, parce que la veue humaine ne peut penetrer si longue espace d'air. Le Centaure se jette soudain en Feau, nageant fort bien, a cause qu'il LIVKE XX. 3bo estoit en partie cheval, et, s'eslant advance Lien avant en la mer, arrive pres do Brisechaine, qui comrnengoit a perdre son haleine, ayant sur soy une trop grande charge. II prend incontinent Balde, et le met sur son eschine de cheval, donnant, par ce moyen, grand allegement au che- val de Lyron. Cingar, qui voyoit cela, sent une joye couler par tou- tes ses moiielles, coninie une cire, qui font au feu ; car il sent en soy une si grande douceur, qu'il n'eut pas voulu avoir le derriere en des braisches de miel. Enliii, ils parviennent to us a Lord et prindrent terre. La, se feit soudainune nouvelle feste, force baisers, force cares- ses plus douces que succre. Balde, avec une fagon si courtoise et gratieuse, gagna tant Lyron, qu iceluy se re- solut de suivre Balde partout. Ilippolyte estoit aussi ar- rive h bon port sur son cheval Rocliefort, qui Tavoit bien sceu tirer du danger. Lyron le va trouver, Tembrasse, le prie de ue vouloir plus apprehender aucun travail, et d'estre content de se souniettre comme luy a ce brave chevalier Balde. a J>n suis content, respond Hippolyte, etjeferay tout ce que tume comnianderas. » Aussi-tost, les bras tendu, s'en accourt a Balde, lequel le regoit en grande alegresse, et avec un bon lien d'amitie, s\inis- sent ensemble, comme vrais freres, reputans leur force, ainsi unie, estre telle, qu'ils n'estimeroient pas tout le monde une gousse d'ail. Hippolyte monte sur le cheval Parde ; Balde, sur Rochefort, et Lyron, sur Brisechaine. Philoforne, a la priere du Centaure, monte sur sa croppe. Cingar, ne s'en souciant point, alloit a pied comme un estaffier. Ils s'en alloient ainsi equippez, quand il leur ressouvint des trente galeres et navires qu'ils avoient laissees. Balde pria fort Lyron et son frere Hippolyte, de n'abandonner point tant de vaisseaux, qui leur pourroient servir, et aux leurs; mais Lyron, ni Hip- polyte, n'y voulurent aucunement entendre. Philoforne en voulut aussi peu prendre la charge, tant la calamite, S56 HISTOIP.E MACCAr.ONIQUE. et pierre aimantine, qui est tousjours en une bonne compagnie, les tiroit a elle. lis s'en Yont done, et lais- sent leurs galeres et leurs gens, estimans que ce leur estoit une trop grande importance de ne suivre Balde. Le seul Cingar tenoit I'estrier, et marchoit a pied comme un lacquais, jusques a ce qu'il veit un paysan, qui menoit deux asnes. Mais cest asnier, appercevant ces soldats, incontinent prend un autre chemin, et touche ses asnes dedans des buissons de la forest. Cingar crie apres luy : « IIo, demeure, escoute, villain, escoute un mot : arreste, te dis-je, bon homme? » Iceluy respond : « Ba, ba, chiz, chiz, chiz, va la, hai. » En disant ces mots,faisoitdoubler ie pas a ses asnes. « Ou diable vas-tu? dit lors Cingar : je te feray recognoistre maintenant ta folie. » II court apres luy, criant : « Villain tangar, si tu ne mets pieds a terre, tu fen repentiras : descends, ma- roufle ! Nostre loy nous commande, que quiconque a deux casaquins ou manteaux, en doit donner Tun ou Pautre a celuy qui n'en a point; autant est-il de celuy qui a deux asnes : il en doibt bailler un a celuy qui va a^ pied. » Le Paysan s'escrie, et ne veut descendre, et, fei- gnant n entendre rien, dit a ses asnes: « Euz, pent, chiz, hai, ira-t-il. » Cingar, enfin, Tattrappe et le pousse si rude- ment, qu'il le jette avec son asne en un fosse, et saute sur Tautre, Tenjambant gaillardement, et le faisant mar- cher si doucement, qu'il n'eust pas voulu avoir une hac- quenee frangoise, ni une mule de Rome ; car cest asne i embloit si legerement, qu'avec les pieds il deschicquet- toit menu les feiiilles qui estoient par le chemin; ticque ticque, ticque ticque, ticquetoc, resonnoient les pierres sous ses pieds : jamais ne bronchoit, et ne luy falloit donner aucun coup d'esperon; car lors, il ne failloit de ruer d'un pied et se fascher, car c'est un grand miracle, si un asne, en luy donnant de Tesperon, ne tire deux ou trois coups de pied. Ce ne fut pas un petit plaisir entre ces Messieurs, voyant ceste petite beste ne faiilir, quand LITRE XXI. 557 Ciiigar le talonnoit et luy bailloit de Tesperon, de se reserrer le ventre, et mettre la teste entre les jambes en levant le derriere, en sorte que Cingar, en faisant rire la compagnie, estoit contraint mettre main a terre, et tomber plus rudement que s'il fut cheut de dessus un cheval. Avec ce passe temps, tous ces compagnons arrivent an pied d'une haute montagne : montagne, dis-je, si extre- mement haute, qu'elle sembloit servir d'une colonne au pole, estant sa cime en la plus haute region de Fair, Icelle est surnommee de la Lune; et au pied d'icelle, ils rencontrent une grande caverne, laquelle, par plusieurs destours, s'estend partout. Le Centaure y remarque les pas de Fracasse, dont un chascun se resjoiiit, et tous se dehberent de suivre ce train. Balde met pied a terre : aussi, font Lyron et Hippolyte. Cingar, qui venoit apres, dit : « Qui demeurera derriere, ferme la porte, comme dit le proverbe. » LIVRE VINGT-UNIEME, Nous venons enfm au port redoutable de Malamocque, lequel, au milieu de la mer, a en soy cent mille dia- bles, et menace d'engloutir ma petite nacelle. C'est une grande folie de vouloir faire voguer sur mer son esquif, quand il y a du bruit entre les ondes. Que feray-je done? 11 vaut mieux abbattre la voile, et asseurer Tancre avec plus fortes cordes* Nous n'avons pas le courage d'outre- passer ce pas : ce pas, dis-je, qui est si rude, si horrible, et si meschant, auquel souvent plusieurs barques, plusieurs 358 HISTOIRE M ACCARONIQUE. vaisseaux se perdent. Je n'ay point le coeur si hardi, que je voulusse sonder untel peril. Mon vaisseau est aufond sans poix, est perce de toutes parts, perd sa bourre, et est entr'ouvert. Que feray-je done ? M'en retourneray-je tout peureux ? C'est tousjours une chose difficile d'escor- cher la queue; mais, parce que je ne recevrois pas une courte honte, ayant ja vogue plus de trois cent mille mil, et n'ayant eu cy-devant peur des abbois de ceste chienne Scylle, ni craint la rage enflee de Carybde, si maintenant je n osois essayer quels sont ces diables de Malannocque. Donne-moy courage, ma sorciere Togne, et n'ayes aucunement frayeur. Certainement ce sera, comme je le confesse, un grand travail a ton eschine, puis qu'il faut alonger les bras centre des bestes. II faut done ac- compagner Balde soubs les maisons infernales, 6 Muses, et assaillir les peuples des sorcieres, lesquelles Gelfore seul gouverne au fond de la mer. Balde et ses compagnons cheminoient par Tobscurite de cette grande caverne, et n'estoit de merveille, si sou- vent ils se congnoient la teste centre les pierres, et cbop- poient des pieds centre les cailloux qu'ils rencontroient : dont ils se rioient, et s'encourageoient les uns les autres, prenant en gre et en patience tout ce qui leur arrivoit. Ceux qui alloient apres Pracasse n'estoient pas a deux traicts d'arbalestre, que luy, qui avoit la teste quasi rom- pue de coups qu'il se donnoit 9a et la, ouit le bat de quelques chevaux qui le suivoient. « Qu*est-la? dit-il, hola, demeurezun peu; escoutez : j'oy le bat de quelques chevaux : seroit-ce point le Centaure, qui a forme de che- val derriere soy ? » Comme il achevoit ces mots, Cingar, approchant, crioit : « 0, 6 Falcquet! 6, 6, Fracasse, Boccal! » Gilbert, joyeux, dit : « Voila la voix de Cin- gar : attendons-le. » Tous alors s'arrestent, et s'amassent ensemble, ne se pouvans congnoistre Tun Tautre. Fra- casse voulant donner une accolade a Balde, il se feit une grosse beigne au front, contre une pierre de la voute. LIVRE XXI. 559 Aussi, Boccal voulant toucher Balde, il luy cuicla avec le doigt poclier un ceil. Cingar dit : « Advancez-vous, voyons cest abisme, et que Falcquet nous serve de guide? » Puis ils se mettent quatre a chanter; car, comme quelquefois il arrive, ils se trouverent quatre buns musiciens. Gilbert prend le dessus avec sa voix douce et deliec; Philoforne prend la taille; Cingar, diminuant de sa gorge les notes, chante la haute-contrc; Balde est pour la basse-contre. Ces quatre, marchans ensemble, gringuelotoyent divers rtiotets, et, par tels plaisans chants, adoucissoient la peine et le travail du chemin. La gorge de Gilbert, imitant Phebus, triomphoit de chanter, et de ce so/, /a, ut^ nion- toit melodieusement jusques a la, diminuant legierement les minimes crochues et demy-crochues, autant et aussi . subtilement que sgauroit faire Trinsant, de la main, sur son espinette. Philoforne fait bien retentir les notes ton- gues et brefves, et, relevant sa voix, soustient avec icelle tout le chant. Aucunefois il attend quatre pauses, huit, vingt, trente, comme est Tusage du Teneur; et pendant qu il se tait, la musicque ne se fait que de trois. Cingar ne chante pas moins de la bouche, comme il est eloquent de la langue : tantost il va avec sa voix trouver le Ciel ; tantost il descend aux Enfers avec Teschelle d'Are. La voix des autres n'est point si prompte, et n'y en a point qui crible si menu que luy les minimes noires. Balde, de son gosier tremblant, ameine de loing le has, et vous di- riez a Touir que ce seroit un Flamand : car il forme son gosier, comme si c'estoit un gros tuyau cVorgue. Ce ne luy est rien de chercher lit en la game; mais descend plus has jusques au fond de la cave. Le dessus contente le plus Foreille des escoutans, et la taille est la conductrice des voix, et le guide des chantres. La haute-contre orne la chanson, et la rend plus melodieuse. La basse-contre nourrit les voix, les asseure, et les augmente. lis chan- toient des chansons en langue Flamande, Italienne et Al- lemande, passans ainsi le temps, qui autrement seroit 360 HISTOIRE MACCARONIQUE. inutile. II y a toutesfois quelques sots ot lourdauts, ne re- presentans rien qu une souche, et ne sentans que la liente n'agueres mise en lumiere, lesquels disent que cest art plein de doux accords n'est qu'une legerete et un temps perdu, et veulent plustost estre clievaux ou asnes. Et neantmoins, contrefaisans, avec leur front ride, un Ca- ton, et n'estimans rien que leur folie, avec leur ventre plein, et les passages de la gueule bien lardez, et ayant la face d'un bon biberon, veulent qu'on les estime de grands Prelats, ne sgachans au reste comme il faut parler ou chanter : ainsi qu'entre autres on voit un certain gros etgras beufle, nay tout contrefait, excommunie, qui des son premier laict a tons les diables en sa bosse, un hypo- crite, un flateur, et un vieil creve. Cestuy-cy ne fait que criailler sans cesse de cest art de Musique. La Musique est la bouche des Dieux; la Musique, par une merveil- leuse Concorde, fait virer leCiel sur ses poles; la Musique lie ensemble les membres humains, avec une belle Con- corde. Pourquoy les anciens Peres ont-ils ordonne es Eglises des Hymnes, des Pseaumes, des Cantiques? Pour- quoy, dis-je, les vieils Docteurs ont-ils orne et embelli leurs livres de Responds, de Vers, d'Hymnes, de Kyrie eleison, d'Introite, et d' Alleluia? Allez, race de pecore, ignares : allez, faitneants, qui, d'une dent cruelle et sau- vage, voulez mordre les Muses! lis cesserent leurs chan- sons; car Tasne de Cingar, avec une forte voix, commen- goit sa chanson, voulant monstrer qu'il n'avoit la voix moins bonne, ni la grace, ni la langue, ni la gorge- moins belle, qu'elle fut autrefois a Agricola et au grand Bidon. La voix d'un asne est agreable aux asnes, et n'en pen- sent point de plus douce, encore qu'elle fut de rossignol, gringuelottant a Fombrage. Cependant ils oyent un grand bruit. « Oyez! » dit Falcquet. Lors chascun, se taisant, ne bouge, et, ouvrant les oreilles, escoute. Cingar luy dit : « Suis ou le chemin te conduira ? Peut-estre trouveras-tu la cause de ce bruit.)) LIVRE XXI. 361 Falcquet ol»eit a ce qu'on luy dit, et va tastonnant avec Ics pieds; ct, s*il choppe a quelque pierre, il en advertist ses compagnons. a-Mais quel chemin, dit Cingar,- faut-il prendre? » Car quelquefois il en trouve de faict comme un Y. Tant plus ils s'advancent, ils oyent de mieux en mieux le retenlissement de ce bruit : et desja a grand' peine I'un pouvoit-il entendre son compagnon, tant ce ioruit estourdissoit leurs oreilles. Tous s'effroyent encore qii'ils eussent un courage franc, et pensent estre parvenus jusques aux ombres du noir Pluton. II leur apparoist par une fente un feu clair, lequel avec peu de clarte leur monstroit le cbemin. Balde conimande a tous de s'ar- rester, et, eslevant ses yeux autant que ceste lumiere luy pouvoit eclairer, il advise une porte, laquelle estoit for- gee de divers metaux. Tous accourent. L'envie les prend d'y entrer. Fracasse avec le pied heurte contre icelle par trois fois; mais on en n'oyoit rien dedans, pour le trop grand martelage qui s'y faisoit. Fracasse, mal patient, la pousse si rudcment avec son escbine, que, rompant les courrois, il Fouvre sans clef. Tous ceux qui manioient ces marteaux se teurent tout a coup, tellement qu'on n'oit plus tic toe rejaillir de Tenclume. II y a la dedans cent compagnons forgerons, et autant de coquins qui portent sur leur dos des sacs pleins de charbon, et autres ma- roufles, qui, avec des soufflets, allument le cbarbon. Ces forgerons avec tenailles et marteaux accommodent le fer. Mors on voit debout un gros bomme, monstrant en soy une lentitude de tortue, et qui, comme un vaisseau a succre, emplissoit bien sa pause. II avoit soubs la gorge tiois mentons, qui luy devaloyent jusques a la fourchette. On Fappeloit Baffel, et estoit le premier forgeron de la bouticque. 11 estoit sorty boiteux de la race de Vulcan le boiteux. Balde entre avec une grande braverie, et tous les autres le suivent, ainsi que font les soldats entrant dedans les maisons en temps de guerre. Baffel luy dit : « 0 compa- 362 HISTOIRE MACCARONIQUE. gnons, voiis cstes trop hardi : osez-vous ainsi entrer en ma forge? » Balde, le guignant, lui dit : « Hastez-vous, Maistre, et nous accommodez de bonnes armes? Nous les achepterons. » Baffel appelle ses gens. Iceux aussi-tost, estans tous nuds, commencent les uns a donner sur le fer avec leurs marteaux; autres font joiier les soufflets, et font voter les estincelles et hluettes; autres, avecle char- bon bien enflambe, rendent le fer tout rouge. Aucuns po-- lissent des heaulmes, autres s'employent sur des cuirasses; autres enlassent des mailles, et autres forgent des fers pour les pieds des chevaux. A un tel labeur, Baffel pre- side, et quelquefois leur donne bien estroict de son baston. Tous ces gens sent noirs, enfumez, nial peignez, nuds, pleins de poux. Baffel ne laisse cbominer labouteille; car tous forgerons ne frappent gueres du marteau sans icelle. Pendant qu'ils sont ententifs a veoir faire cest ou- vrage, et que d' amour, ou par force, comme ils disent Fun a Fautre, ils se garniront de ces plus fines armes, Balde oyt hennir son cheval, et Liron, le sien, les- quels ils avoyent attacbez dehors. L'asne aussi par six fois avoit repete son hin hen. On ne s^ait que c'est ; ils courent pour veoir qui en est la cause. Brisechaine hennit plus fort et gratte la terre ; Bochefort fait aussi un beau bruit, et le Parde avec le pied fait retentir les pierres. Balde veut sortir dehors avant tous les au- tres ; mais, aussi-tost qu'il eut mis le pied sur le seuil de rhuis, un grand vent le repoussa au-dedans, dont tous s'esraerveillerent grandement. II veut derechef passer la porte, qui estoit ouverte ; mais le vent, plus fort que de- vant, le rejette encore, et renverse tous ses compagnons. Par trois fois il feit cest essay, et par autant de fois il fut rebutte. Alors Baffel leur dit : « Vostre disgrace est bien grande , 6 malheureux ! II faudra que vous mouriez ! Avez-vous este si temeraire d'entrer au sacre cabinet des Dieux? Et n'avez eu crainte de vous fourrer ainsi dans les manoirs desDeesses? II n'est pas loisible que les humains LIVRE XXI. apportent icy leurs pieds, si la Deesse Smiralde ne le vous permet. » Fracasse luy dit : « Quels Dieux? Quelle mer- dole? Quelle permission? Dieu est au cicl, ou la lumiere luist toujours sans tenebres. Vous estes plustost, vous au- tres, villains diables ctsalles sorciers, qui fuyez les rayons du jour, qui vivez tousjours en Tombre et obscuritc, comnie les cliats-huants, chauve-souris, et vous vous ap- pellez Dieux et Deesses I Je te jure que je ne partiray point d'icy, jusques a ce que j'aye trouve le chemin, qui nous conduise en enter. Je veux escorner Lucifer ton pere et les diables tes freres, et les laisser bien frottez. Dis~ moy, quel est Ion noin ? » L'autre luy respond : « Es-tu Tipbee? Es-tu Briaree? Penses-tu me deposseder de la deite, dontje suis asseure? Je suis celuy qui forge les fou- dres au grand Dieu Jupiter, et je preside a ces cavernes- cy. Je jure les Dieux, je vous feray repentir de vosfolies. Sors d'icy vistement! Que tardez-vous? Voulez-vous que je vous le die encore deux fois ? Sortez dehors ! autrement, je vous changeray en pores ou en chevaux, comme les Dieux one accoustume de transformer les meschans en choses salles et villaines. » Fracasse luy replicque : « Tu as grande raison, je le confesse, moyennant que nous puissions trouver tout presentement ceux qui la font. Toustefois, trouve dcs Dieux ou des diables qui puissent te defendre, et ta cause; nous n'avons point, quant a nous, autre droit ni autre divinite, qu'un coeur magnanime, une massue etune espee bien trencbante. Que rnuse-jedonc? Le grand parler descouvre les couards. Donne des armes a mes compagnons? Pourquoy me regardes-tu de tra- vers? Donne vistement des armes? » Et, en disant cecy, il lui donna un si grand coup de pied, qu'il le brisa comme un tendre raifort, et se concbia par tout. Puis, un autre, voulant braver et estonner ces Barons : « Sus, com- pagnons, dit-il, viste, prenez les armes et cbassons ces fols icy hors de nostre forge ! AUez meschans aspics et malbeureuses personnes ! » Et comme il achevoit de pro- 364 HISTOIRE MACCARONIQUE. ferer telles parolles, il print un marteau, dont il donna un coup bien lourd sur la teste de Balde. Les forgerons voyans qu'on venoit aux mains, chascun prend en main quelque ferrement, des marteaux, des tenailles, de gros- ses limes, de grands clous, des pieces de fer toutes rouges de feu ; avec de telles armes, ils prennent la hardiesse d'attaquer ceux qui estoyent maistres guerriers. Balde s'en rioit, et ne daignoit tirer son espee du fourreau, combien qu'ileust ja receu une nefle molle sur la teste. Boccal soudain les assauts et se monstre vaillant entre personnes nues. Mais en peu de temps tous ces forgerons perirent ; car, estans nuds, on les tailloit comme beurre frais, et n'en demeura un seul en vie. Cependant Brisechaine entre par la porte, qui estoit ouverte, et la longe de son licol rompu luy pendoit du col, et se tire a quartier avec le Parde. Rochefort estoit encore dehors, lequel on oyoit se remuer asprement sur les pierres, qui estoyent contre terre, souffloit et hennis- soit, comme font les cbevaux quand ils se battent ensem- ble. Fracasse, ayant envie de sgavoir a qui il en vouloit, ce cheval, et le secourir si besoin estoit, veut sortir de- hors. Mais un fort vent le vient assaillir, qui le contraint de reculer. Balde dit : « Certes, ce cheval la se gastera. » Cingar respond : « La Fortune nous est contraire ; que cherchons-nous davantage pour nous rompre la teste? » En disant cela, la maison commence a tourner sans dessus dessous. Gilbert met des charbons au fourneau, souffle le feu avec les soufflets, et, avec des pieces de fer rouges, esclairoit pa et la. Lyron rencontre une grande pierre de marbre, laquelle il leve, pensant avoir trouve soubsicelle un grand tresor. Voicy soudain un grand trem- blement de terre qui se faict, et toute ceste caverne re- tentist de toutes parts, dont ces Barons s'estonnent mer- veilleusement. Lyron, embrassant ceste pierre, la jette hors de la forge, et alors voicy un Dragon (j'ay horreur en recitant cecy) qui estoit long a merveille, lequel entre, LIVRE XXI. 3g^ et tendoit a Lyron, comme pour le desrnembrer, pour avoir este trop hardi de descouvrir ceste grotte, ou esloit cache le prix des grands personnages et la palme des Duchesses. Alors on congneut pourquoy cy-devant ces trois chevaux sautoient dVifroy, estans tourmentez par ce serpent, et, estans encore eschauffez, s'adressoient a luy, et des dents et des pieds Tassailloient courageuse- ment. Le Dragon ne se deffendoit point contre eux, mais ne taschoit qu'a terrasser Lyron avec sa dent veneneuse, pendant qu'iceluy vouloit entrer en ceste grotte qu'il avoit descouverte. Baldc et Hippolyte luy donnent secours, mais cependant tout le feu meurt, et s'esteint par la vio- lence du vent, et la caverne devint toute tenebreuse et sans aucune lumiere, et les compagnons ne se pouvoient plus congnoistre en visage. Balde leur dit tout haut : « Sus, sus, ne craignez rien, compagnons! Nostre vertu n'a aucune peur des arts magiques, mais je vous prie, puisque nous ne voyons goutte, qu'aucun ne manie son espee, afm que nous ne nous entreblessions point. Que le combat demeure seul aux chevaux contre ce Dragon! » Et quant et quant encourage avec sa voix les chevaux, comme on a accoustume d'agaccr les chiens contre des pour- ceaux. Iceux, tantost mordant, tantost ruant, donnoient bien des affaires au Dragon, combien qu'ils ne le peuvent veoir. lis le recherchent seulement en le flairant ; car autrementles chevaux, durant la nuit, ne peussent rien discerner. Le Parde a coups de pieds faict son devoir, ne laissant de reprendre haleine. Rochefort est au-devant de la porte, empeschant ce Dragon de sortir, et le retient de- dans par force. Iceluy, jettant et vomissant sonnoir venin, siffle horriblement, et se tourne en plusieurs tours avec un ventre enfle. Chascun avoit Foreille bien ententive a luy, et quelquefois le sentoient entre leurs jambes, et Fracasse d'un coup de pied le chassa bien loing. Tous sont contraints de boucher bien leur nez, et n'ont le loi- sir de pouvoir dire poii j)Ouf, La puanteur les affaiblis- r^C6 IIISTOIRE MACCAPtONlQUE. soit tant, qu'enfin Brisecbaine ne peut plus retenir ce serpent, et le laissa sortir. Les chevaux le suivent, Tun Tassaillant a ruades, Tautre a belles dentees, et le tour- mentent tant, que, sentant son haleine s'engrossir, il se prend a voler avecses ailes basses. Fracasse auroit bonne envie de joiier de son baston, mais il craint de faire tort a ses compagnons ou aux chevaux. Le Parde, ayant un courage furieux contre son emiemy, et tirant un coup de pied, en donna a Cingar, le faisant tomber par terre. Puis, leve le devant sur les espaules de Boccal, lequel sou- dain s'escria : « Secourez-moy! Ce dragon m'a jette soubs luyl » et pense plustostque ce soit un diable. Cingar luy respond : « Patience! Contre verite, contre ma volonte, la patience m'est une chere compagne. 11 m'a aussi tan- tost rompu le cropion. » Gilbert s'cn rit. « Ris-tu, dit Cin- gar, de ceste meslee icy? Je n'ay pas, quant a moy, grand envie a present de ricaner. Je n'ay pas icy des ventoses et des ciroesnes pour remedier a mon eschine. » Sur telles goguenardies, le serpent s'en va hors de cette forge, si- blant, lequel Rochefort ne peut empescher de sortir avec ses ruades, et s'en va ainsi siblant par les destours de ceste caverne, et, comme ces guerriers le vouloient sui- vre, les portes, qui estoient ouvertes, se referment. Lors, Fracasse, courant a cloche-pied, comme les Gas- cons, ren verse tout sans dessus dessous, et, avec une forte voix retentissant la- dedans comme un tonnerre, dit a tous ses compagnons : « Suivez-moy ! Ou est allee nostre force contre ces couards? Ou diable est nostre prouesse? » Et, disant cecy, il se signe, et se jette hors de ceste forge, n'en ayant plus este empesche par la violence du vent. Mors tous mettent leurs boucliers au bras, desgainent leurs espees, et se presentent tous bien ar- mez. Les chevaux les suivent aussi avec Foreille levee :ce serpent pestifere, s'escoulant par les tenebres de la ca- verne, remplist de ses horribles sifflemens toutes les "concavitez. Les compagnons vont tousjours vers luy, et LIVRE XXI. 367 le cherchent par tout, desirans le rendre inoit, ou y per- dre la vie. Lors il se leve un si grand bruit, et se fait un tel tintamarre, qu'on eust juge y estre plus de cent mille diables. On oyt redonder de loing, et en lieux tene- breux, une voix confuse, laquelle peu a peu s'approchoit d'eux, et s'augmenloit. C'est une concion et meslange enragee de la voix de toutes sortes de bestes, comme proferant toutes leurs voix, particulierement et ensem- jjlernent. Le lion rugist horriblenient ; le loup burle ; le boeuf resonile hen ben; le mastin dit ban bau; le che- val hennist, souffle des naseaux, et bat du pied en terre; le chat miaulde. Tours courrouce crie, la mule et le mu- let ensemble bray ent, Tasne dit, hin han, hin han; en somme, toute bcste exer(;oit la propriete de sa voix. Tons ces animaux se preparoient centre ces braves champions, sans qu'ils y pensassent, et avec les pieds et les dents les assailloient. Mais iceux n'osoient, sans grand danger, s'aider de leurs espees. Chascun sentoit de cruelles dentees sur soy, et, pendant une telle obscurite, ne sgavoient d'oii icelles procedoient, oyans seulement, par les longs destours et concavitez de ceste caverne, un grand retentissement de leurs voix. Cingar avoit long- temp minute en son esprit plusieurs moyens pour le- ver quelque lumiere, qui leur pent esclairer tant soit peu. Enfin, se grattant la teste, il s'advisa de prendre des cailloux en terre, et les battre sur son espee, qui estoit de fin acier : de laquelle estant une lame Espagnolle, il faisoit sortir des estincelles de feu, qui esclairoyent, et rendoyent une lueur par ce lieu obscur, pour le moins telles qu'ils pouvoient juger si leurs compagnons estoient devant ou derriere les diables ; car ces diables avoyent prins la forme et figure de bestes. Balde se met au mi- lieu d'iceux, et avec son espee nue commence a les decouper. Fracasse, ayant laisse son hasten, ne s'aidoit que de ses mains, avec lesquelles il les serre, les estouffe, et a beaux ongles, et avec les dents met en pieces ces 368 UISTOIl^E MACCAKOKIQUK. ours enragez, et se barboiiille entierement en sang. Vir- masse et Philoforne commencerent une grande mes- lee contra deux taiireaux. Cingar ne faisoit que hattre son espee avec des cailloux, pour tousjours en tirer du feu. Le Dragon Tassaut par derriere, le voulant em- pescher de donner plus telle clarte a ses compagnons. Cingar crie a Taide : Moscquin le vient secourir, et, lais- sant la son espee, il se met sur le dos de ce serpent, et le serrant avec les mains par le col, se tenoit dessus luy comme s'il eusf 'este a clieval. Ce Dragon Temporte : Falcquet, Tappercevant, yient a luy pour le secourir, et crie : « 6 Moscquin, ou est ce diable? Ce diable de dra- gon t'emporte? Descens, miserable, car j'ay peur de toy : saute vistement a bas. » Moscquin ne Fentend point, et ne faisoit que congner ce serpent entre les deux oreilles a grands coups de poing. Falcquet, courant legierement, se joint a Moscquin, et Fadmoneste derechef de sauter a bas. Moscquin, voyant son amy pres de soy, doublant et quadruplant ses forces, serre si fort le ventre de cette beste, qu'icelle fut contrainte s'estendre centre terre a faute d'haleine, Falcquet la prend par une oreille, le tirant de coste et d'autre ; Moscquin ne bouge de dessus luy, et avec coups de pied, et a coups de poing le congne a bon escient. Mais ce serpent se retire en soy, et ne fait compte de s'advancer : comme une vache qu'un bou- cher traine, plus recule en arriere, qu'on ne la scau- roit faire aller devant, voyant de loing ses compagnes escorcher, et leurs membres pendans a des crochets en- sanglantez. Cingar avoit fait a son espee plusieurs dents avec ses cailloux, tenement qu'elle ne sembloit plus une espee, mais une scie : si ne laissoit-il toutesfois de continuer ce fusil, et de donner un peu de clarte a ses compagnons. Le Dragon, se sentant desja mort, se change en une au- tre forme ; et, chose merveilleuse, ce qui estoit n'aguere? serpent se presente comme une belle jeune fille, et se LIVKE XXI. 369 nommoit Smiralde, de la race des louves. Moscquin se trouve par terre, n'ayant plus entre ses cuisses ceste lon- gueeschine; Falcquet s'estonne grandement. Tous ad- mirent ceste femme vestue de blanc depuis les pieds jusques a la teste, et portoit en ses mains un livre, et marmonnoit quelques paroUes, et se cachoit, fuyant de peur d'estre prinse par ces Barons. Falcquet toutesfois la print hastivement par la cotte ; mais aussi-tost elle luy eschappa. U la prend derechef par les cheveux, et quand et quant luy arrache du sein son livre. Cecy sem- bla a tous une chose merveilleuse ; car, aussi-tost que Falcquet Teust ainsi arrestee, et luy eut prins ce livre, chasque animal se perdit dedans cestenebres» ets'envont tous a grand haste. Mais Smiralde crie, et se plaint amerement, et prie et supplie Falcquet, le flattant, et le gagnant par do u ces pa roll es : « Ha pitie ! Ne me souciant de la compagnie des hommes, je passe icy en ces grottes et cavernes ma vie en toiite chastete, gardant ma virginite. Aye pitie de ta reputation, Falcquet, et ne pense point que cette soit une belle loiiange d'offen- cer une tendre fillette ! Que feras~tu de moy, qui nesuis qu'une petite femmelete? de moy, qui suis une des Nymphes de Pallas? Partant, je te prie que tu veuilles me rendre le livre que tu m'as oste, et me permets de- m'en aller mon chemin? » Ceste truie, abusant par telles caresses Falcquet, luy print avec les deux doigts la main, ainsi qu'est la coustume de prendre et pipper les simples et idiots, Balde estoit la present. Cingar, tous les autres s'estonn'ans de la beaiitc de ceste fille, Tun dit : « Go se- roit une grande meschancete de tuer une si belle lille ! » Un autre dit : « Est-ce une meschancete d'assommer une vilaineputain? » Pendant toutesfois que Falcquet esmeu de pitie vouloit la laisser, et luy permettre dialler ou elle voudroit, et qu'il souhaittoit de la tenir aupres de soy en quelque autre heu, voicy de loing une voix, qui tonne, et avec icelle apparoist une lumiere, jettant de 370 HISTOIRE MACCARONIQUE. loing ses rayons, laquelle s'escrie : « Prenez derechef, 6 Barons, ceste orde et sale putain ; car tout le monde est mine par une telle peste. » Lyron la reprend sou- dain par le colet, et la tient plus ferme que n'avoit fait Falcquet : et lors arriva un barbasse de vieillard, qui en gravite ressembloit a Caton. Iceluy, avec un joyeux re- gard, salue tons ces compagnons; puis leur commande de luy bailler ce livre magi que. Icelle incontinent crie : « Ne donnez point mon livre, 6 Falcquet? Ge meschant vieillard a envie de vous troniper. » Ce bonbomme, se tournant vers elle, luy dit : « 0 meschante sorciere, desjk le temps s'approche, auquel tu doibs rendre compte de- tant d'ames qui se sont perdues en enfer pour Tamour, de toy, et pour tes semblables, issus de la race de& sorcieres! Dis-moy, putain de Satan, dis-moy, concubine de Chiapin, dis-moy maintenant, qui es-tu? Tu dis que tu es une des Nymphes de Pallas ; veu que tu es ceste vilaine truye Comasne de Milan, pour laquelle tant de gens vont et reviennent si sou vent. Ha ! la vengeance divine a trop patiente de toy, qui maintenant doibs estre punie, et qui devrois desja estre au fond de T enfer ! Jette le livre, 6 Falcquet : jette maintenant ceste peste, et ceste charongne de tout le monde, et Tinfection de I'air. » Falcquet regarde Balde, lequel luy fait signe d'obeir a ce vieillard. Falcquet jette a terre ce livre, et aussi-tost qu'il Teust jette, incontinent advint un grand bruit et tremblement de terre, accourans tons les diables, pour gripper et enlever ceste ribaude, laquelle miserable, en criant horriblement, fut entrainee en enfer, et, avec six mille autres putains, a cbaque beure sert de viandes aux diables. LIVRE XX 11. LIVRE VINGT-DEUX, IL est besoin, 6 ma mule, de charger maintenant ton bast d'un lourd fardeau, lequel te fera suer et fienter, et en le portant te fera perdre Thaleine et le poil. 0 Gru- gne, monte avec moy, afin que nous chevauchions ensem- ble sur une mesme emble; car il faut que nous achevions le voyage que nous avons encommence. Encore que la corne des pieds de devant de ma monture soit mal fer- ree, si faut-il haster le pas pour attrapper un Poete, ce barbasse, ce vieillard, et ce gros et gras Poete, que tu nous as dit tantost s'estre presente devant Balde et ses compagnons. Mais, afm que d'un si excellent poete, on aye pleine et entiere cognoissance, nous repeterons son histoire des son commencement. II y a un lac en Italic, surnomme de la Garde, lequel fut chante et celebre par ma soeur Gose, au temps que Gardon faisoit le degast sur le royaume de Monigue, et que le Pape Stinale presidoit a Rivoltelle. Du milieu de ce lac sourd un fleuve, lequel, vers la forteresse de Pes- quiere, court viste par des pasturages et prez. Iceluy se nomme Minze; et, abreuvant Ics murailles de Gode, vient puis apres enclore les murs de Mantoue, et ressemble lors a rOcean, tant il se brave avec ses grosses ondes. Passant ainsi autour et par le dedans de ceste ville, il emmeine quant a soy les immondices et ordures de la ville : puis, au-dessous, il se resserre, et de la s'encourt pour rencontrer la grande forteresse de Governol. Avant toutesfois que de mer il se reduise en forme de fleuve, il 372 IIISTOIRE M ACCARONIQUE. trouve deux pays ennemis, s^escoulant par entr'eux deux, et les tient divisez at separez comme deux louves, qui voudroient se prendre Tune Tautre a belles dents. Ainsi Hostie est divisee de Revere par le rteuve du Pau. Ainsi Stelletto est separee de Figarol par ce fleuve. Entre ces deux terroirs, Minze conduit ses eaux, empescbant par son cours, qu'iceux se ruinent entierement, etqu'une furie diabolique ne les excite, estans desja assez mal disposez. L'un s'appelle Pietole, qui est a droicte en la vallee; Tau- tre est a gauche, situe en la montagne, et on la nomme Cipade. Le premier se monstre superbe et hautain, comme Rome centre les autres pays ; Tautre mesprise, comme Carthage, Porgueil du premier. Mais, parce que Pietole avoit autrefois produit le Poete Virgile, et avoit pour sa renommee receu un grand embellissement de son premier honneur; Cipade, qui, en toutes entreprin- ses, ne vouloit ceder au monde, se sentant rongee en I'ame par Tenvie, et se courroucant en soy-mesme pour ce seul faict, ne se voyant garnie d'aucuns Poetes ; que fait-elle? On eslit, par Tordonnance du Senat, un Am- bassadeur lettre, et de grand sgavoir, lequel, ayant ac- quis le degre de Doctorat, sgavoit tout le Messel. Iceluy, partant du port de Curtaton, vint au royaume des Grecs, prenant port en Negrepont. Incontinent le peuple accou- rut, et en grand triomphe receurent ce magnifique Am- bassadeur de Cipade : puis, s'informent de luy du motif de son voyage. II leur demande un guide pour aller vers le mont de Parnasse, et le conduire jusques au sommet d'iceluy, lequel penetre de sa hauteur Tespesseur de la Lune, ayant charge de parler a Phoebus, et a ses soeurs. En peu de temps, cest Ambassadeur fut conduit jusques aux ondes de Bellerophon, et avec homieste reception, et mi lie caresses, Phoebus recent TAmbassade de Cipade, laquelle fut que, comme Pietole se resjouit, a cause du Poete Virgile, ainsi la grande et fameuse Cipade eust un Poete tel que, par la force de ses vers, il peust non seu- LIVRE XXII, 573 lement terrasser Virgile, mais aussi Ilomere, et qu^iceux ne fussent pas dignes de luy torclier le derriere. Phoebus, songeant bien meurenient a ceste affaire, donna enfin ceste responce : « 11 y a divers metaux que j'ay accous- tume de distribuer aux uns et aux autres Poetes. A Tun jedonne de Targent ; a I'autre, de Pestain ; a un autre, de For; a cestuy-cy, du plomb, et a un autre, de la merde de fer. Nostre magazin est renipli de telles matieres, hormis que la boete de Tor a este du tout espuisee par Homere et par Virgile, et n'en est pas demeure une miette, ayans ces poltrons et calouiniateurs devore tout, n'en ayant rien laisse a ceux qui devoient venir apres eux. Si vous me mettez en avant Pontan, Sannazare, Fraccastor, Vi- da, ou MaruUeS croyez-raoy, tout ce qu'ont escrit les nouveaux, ce n'est qu'Alchemie. Partant, ne mesprisez mon conseil, si vous \oulez avoir lionneur envostre en- trep rinse. AUez-vous-en plustost aux soiiillons de cuisine, et trouvez les beaux et luisans Royaumes des Crespes et Beignets, ou on a accoustume de mener ordinairement une vie beureuse, et ou est le vray Paradis des Oisons. Coinme je sonne icy de ma lire, et que les Muses dansent autour de moy a la cadance d'icelle ; ainsi la Tiphis joue de la Cornemuse entre les seurs, lesquelles avec de la paste et farine se font des moresques en abondance. Allez- vous-en la promptement, et ne retardez aucunement vos- tre chemin : il n'y a encore aucun qui excelle en cest art nouveau. La premiere palme et le premier honneur des Beignets et Maccarons attend Cipade.)) L'Ambassadeur, ayant bien comprins ce conseil, et fourre en son cerveau, remercie Phoebus. Dela, outrepas- sant le destroit de Gibraltar, et fendant I'Ocean, cherche * 11 s'agit de Michel Tarchaniota, dit Marullus, poete du quin- zieme sieclc doul les llymni et les Epigrammata lurent souvent imprimes a cetle epoque. Quant aux autres ecrivains nommes en- suite, Pontan, Sannazar, Fracastor, Yida, il sent trop connus pour que nous jugions utile de nous arretersur leur compte. S74 HISTOIRE MACCARONIQUE. a gauche, a droict, requiert, deinande de toutes parts ce qu'il avoit envie de trouver. Enfin, il arrive au pied de certaines montagnes, ou les habitans lient les vignes avec des saucisses, et ou les arbres partout portent pour leur fruict des tourtes et tartes, II parle la au pere Tiphis, et a ses soeurs. II luy fut donne fort bonne audience, et lors Cipade regut une nouvelle recepte, par le moyen de la- quelle elle pent acquerir quelque Poete portetripe, au- quel Yirgile serviroit de lacquais, et Homere de pallefre- nier pour estriller sa mule. On eslit un jeune enfant, de la race et famille illustre de Folengne, estans le peuple et le Senat amassez pour faire ceste nomination. On le met au milieu, et est ordonne que Cipade Tentretiendra aux despens du public, et qu'aucun ne sera exempt de ceste taxe, parce que ce doit estre un profit public, attend u que c'est un honneur commun a tous d'ainsi nourrir un Poete qui doit un jour chanter les hauts faits de Cipade. Lors tout soudain fut veu a tout le monde un grand miracle, et tel qu'on dit estre autrefois advenu a Platon, lequel fut nourri par un essoin de mouches a miel, estant encore au berceau : ainsi, aussi tous les jours, un merle noir pas- soit le fleuve du Pau, portant en son bee la pasture a cest enfant, dont le nom de Merlin luy fut donne, et le dire commun fut longtemps en usage : Le Merle traverse le Pau pour nourrir Coccaie. On le bailie puis apres a un sage et sgavant Maistre, et, ttstant devenu docte a composer en vers et en prose, il s'en alia avec plusieurs de ses compagnons a Boulongne, pour estudier et veoir quec'estoit des menteries dePeret Philosophastre, sur lesquelles il commenga aussi-tost a se tordre le nez : et cuisoit et faisoit rostir ses saucisses avec les cartes de Pierre d'Espagne, et s'adonna du tout aux arts Maccaronesques, ausquels il estoit voue des son ber- ceau, et dedie pour estre leur gras Poete. Pendant done que Pomponasse Peret faisoit ses lemons, et qu'il renver- soit sans dessus dessous tous les gros livres d'Aristcte, LrVRE XXII. 51b j Merlin en soy-mesme minutoit des vers Maccaronesques, I et arfermoit qu'il nc trovoit point autre amusement plus plaisant que cestuy-la. ^ Or cestuy-cy, practiquant ainsi seulet par ces cavernes, il se presenta a Balde, ainsi que nous avons dit, et com- mande aux diables d'emporter la magicienne Smiralde. Puis, carressant Balde et scs compagnons, les embrasse de grande affection, et les meine en la boutique des forge- rons, la ou, les faisant asseoir sur des chaires, commen^a a parler ainsi a eux : a Vous soyez maititenant les bien venus, mes amis ! 11 y a cent ans, six mois, huit jours, et quatorze lieures^ que moy, Merlin, vous attens en ces ' Nous pourrions citcr divers cxemples de ces nombres bur- lesques repandus chez des auteurs facetieux qui, vcnant apres Folengo, se sont amuses a rencherir sur lui. C'est ainsi que I'au- teur du Moyen de parvenir a dit : « D'ici a deux cent trois ans, dix mois, sept jours, dix-neuf heures, quarante minutes et trois secondes justement. » Reboul, a qui I'on doit le Noitveaii Pammje, ecrivait de son cote : « Ce bon vieillard disoit avoir neuf cent nonante-neuf ans, onze mois, vingt-neuf jours et vingt-trois beu- res et demie. » On lit dans un pamphlet do 1614 [Eesponse d'lin crocheteur de la Samaritaine d Jacques Bonhomme) : « Je demeure sept demi-heures un quart et deux minutes pour percer 1' intelli- gence de ccste parole. » Transcrivons aussi ces lignes que nous empruntons a uae production du dix-septieme siecle, la ^ouvelle Fabrique des excellenls Iraits dc verile, par Alcrippe : « II repondit qu'il venoit d'unc ville ou il avoit este trois ans, Irois mois, trois semaines, trois jours et trois heures. » Faut-il puiser dans des productions plus reccntes? Dulaureub, dans son Areim moderne (1777, t. 11, p. 122), racontant a sa ma- nierc I'histoire de la chaste Suzanne, parle ainsi des deux vieil- lards dont la luxure fut justement punie : « L'aine de ces robins senommaitGauticr; il etait age de quatre-vingt-dix-ncut ans neuf mois, vingt-huit jours, vingt-trois heures, quarante-neu minutes et vingt-quatre secondes ; le cadet, GarguiUe, navait tout au plus que (luatre-vingt-dix-huit ans, vingt-trois mois, vingt- neuf jours, cinquante-neuf minutes et vingt-trois secondes. >> In spirituel acadcmicien, Charles Isodier, dans son Histoire du roi de Boheme el de ses sept chateaux, parle de vers tombes dans un oubli total au bout de deux jours, cinq heures et quelquci minutcb. 376 HISTOIRE MACGARONIQUE. trous et grottes infernales. Le sort m'a este fort gratieux pour m'avoir reserve a tels Barons, qui avec la conduite du grand Seraphe viennent destruire et mettre par terre les maisons Gelforees et escorner les diables. II vous con- viendra endurer de grands travaux, tant que vous vous desespererez de vostre vie ; mais la grace et faveur du Ciel, qui est tousjours avec vous, ne vous abandonnera point, et la puissance du diable ne s^auroit vous offenser, quand leCreateur de toutes choses vous sera en aide. Or, suivant I'ancienne institution de FEglise, je vous advertis qu'il est besoin que vous vous confessiez a moy : car je suis Prestre sacre ; je suis legitimement esleu pour une telle cbose, par le moyen de laquelle les pechez sent la- vez : et n'ayez point de honte de vous confesser ; car la rongeur que la confession nous apporte au visage nous administre aussi un bon merite.n Cingar, Fecoutant ainsi parler, se reserre tout le corps. 0 ! combien la confession est une chose dure a un mescliant horame ! Mais Balde, qui avoit toujours une volonte sincere et entiere, avec une joye, dit a Merlin : « Vos propos me sont fort agreables : nous nous confeserons tons a vous, 6 Pere Merlin. II y a long-temps que nous connaissons la clemence de nostre Pere celeste, lequel ne mesure point les pechez que nous commettons contre luy; mais, encore que soyons mes- chans, il nous desire, il nous aime, il nous attire et nous sauve : mesme il nous a esleu s et nous a appellez pour estre les soldats et les Barons de sa justice invain- cue. Je luy promets et luy jure, par la vrayb equite, qu'il nous aura tousjours pour ses clercs fideles. Or sus done, compaignons, resjoiiissez-vous en esprit : chascun mainte- nant de nous autres belute et sasse ses vieilles fautes, et despoijille son vieil manteau ! » Mors chascun se range a part en quelque coing, se grattant la teste et remnant sa cervelle, et remettant en raemoire les pechez qu'ils sgavoientou pouvoient sga- voir. Le pauvre Cingar a occasion de souspirer du pro- L 1 V R E XXII. o77 fond de son coeur plus que les autres : il ne s^ait, entre tant de montagnes et parmy une si grande mer de maux et pechez qu'il avoit commis, en quel coste il doit tirer. Pendant qu'il en veut remettre en memoire quelque par- tie, aussi-tost se leve une confusion de meschancetez : et prenant cecy pour une faute, aussi-tost d'autre coste il se dement. Balde se vient presenter le premier, oste son es- pee avec la ceinlure, et, la teste baissee, se met a ge- noux et commence avec un bel ordre a reciter ses pe- chez. Falcquet se presenta apres, lequel confessa tout ce qu'il avoit fait de mal par sa partie de devant, comme en sentant, goustant et voyant; mais ce qu'il avoit fait par sa partie de derriere, qui estoit comme d'un chien, il s'en retint, et cela demeura cache en ses boyaux, estant Falc- quet, homme pour le devant, et chien par le derriere. Quant a Fracasse, Merlin ne trouva pas grands pechez en luy; car certainement il avoit tousjours este un bon pou- Ict. Lyron se trouva assez charge et aussi Hippoljte, parce que Tun avoit este corsaire et Tautre voleur. Mosc- quin suit et le chantre Gilbert, et eux deux, par deffaut de pechez, dirent a leur confesseur des choses frivoles et petites peccatilles, que Teau beniste et le cceur contrit pent effacer. La confession du Cenlaure ne fut pas lon- gue; car, quant aux fautes qui s'etoient commisespar la partie chevahne, il n'y en avoit aucun peche. Philoforne s'en expedia aussi comme il peut. Merlin fut contraint do jfliire relever soudain Boccal de devant soy, car il ne se pouvoit contenir de rire, quelque gravite qu'il eut. Tous les cas qu'il alleguoit; toutes les censures dont il se sou- venoit, estoient plus longues que la Pisanelle, ny la somme Rosaire. Cingar estoit demeure le dernier; enfm on I'appelle. II va, ce luy est advis, comme au gibet : il porte une montagne sur le dos. En premier il ne sgavoit comme il falloit faire le signe de la croix : en apres, con- fondant pesle mesle tout ce qui luy venoit a la bou- che, il le craclioit, fermant les yeux. Balde advise cela, 578 HISTOIRE MAGCARONIQUE. entend les soupirs de Cingar, et parlant has a ses com- pagnons, il leur dit : « Hem, hem, le voila fresque, le sac est plein. » Iceux ne se peuvent empescher de rire^ voyans comme Cingar, en se confessant, se travailloit heaucoup, souspirant extremement et s'essuyant souvent le visage. lis contempleut le pauvre homme hien en peine, remuant tantost un genoiiil, tantost I'autre, tant ils luy faisoient mal. Enlin il fut confes et absous avec une grande penitence, comme on pent croire. Cingar promet tout ; mais sera une chose merveilleuse, si de ses pro- messes il en fait la moitie. Aussi-tost qu'il fut parti de devant son confesseur, il promet a Dieu que par cy apres, tant qu'il vivra, il ne prendra plus tant de peine de se confessor, n*en estimant point une plus grande, ni une plus ennuyeuse. Toutes ces confessions expediees, Merlin se leve et leur dit : « Or sus, Chevaliers, que musez-vous? II ne faut point tarder, quand le temps propre se presente. Vous voila tous mondes, nets et hien escurez. Qui vous retient? seulement vous souviennent de ne pecher plus. Si vous pechez derechef, une tres-grande peine vous attend. » Cela dit, il met sur la tahle du biscuit sans sucre, du sale jaulne et quelque pen de noisettes, et les fait tous asseoir, s'excusant a eux pour si pauvre apprest. Apres avoir re- peu et beu quelque eau vinee, il les meine au dedans, et commando de lever une grande pieri e de moulin. Fracasse avec sa forte eschine s'y emploie, et remue quasi une demie montagne, et apparoist lors une grande ouverture en laquelle il leur est permis d'entrer. Merlin leur dit : « Descendez par la, et n'ayez aucun doute. Vous trouve- rez la une grande adventure : allez ! » Balde va le premier, et descend mille marches; les autres le suivent : Coccaye demeura seul. Au has de la montee, ils trouvent une porte close, laquelle Fracasse ouvrit incontinent, ayant rompu les gonds d'un coup de pied. lis entrent en une grande, haute et large maison, LIVRE XXII. 370 en laquellc il y avoit une si belle lumiere et resplendis- ! soit tie telle lueur, que vous eussiez jure estre la le Pa- lais du Soleil. Ceste lumiere procedoit d'une pierre pre- cieuse qu'on nomme escarboucle, laquelle estoit plus grande qu'un oeuf d'Austruche, et par sa splendeur com- muoit la nuit sousterraine en un vray jour. Balde soudain tire, a la clairte de ce grand rubi, Fesclat merveilleux du- quel luy troubloit la vue. Tout autour de la salle estoient attachees contre la muraille des armes tres-belles, et telle s qu'il ne s'en voyoit de pareilles par le monde, dont tons s'esmerveillent grandement, et reverent fort ces habille- mens de guerre des anciens et ont crainte de les toucher. Au haut de ceste salle voyoit-on le heaume de Nem- broth avec un long pennache. Balde lors dit « Nembroth estoit de stature gigantale; toy, Fracasse, esdemesme corpulence : estant done geant, prens cet babil lenient de teste de geant? » Fracasse faict ce que Balde luy dit, et prend ce heaume, faisant un saut en Fair. Les armes d'Hec- tor, marquees d'aigles noires, estoyent la semblablement attachees a la muraille. Icelles estoyent d'or, d'argent, et de fm acier composees, rendans une belle lueur. Rome a joiii d'icelles autant d'espace de temps qu'estant dame du monde elle a tenu en main le sceptre imperial; mais, apres que par son orgueil elle s'est soy-mesme ruinee, ces armes retournerent soubs terre dedans Tantre et forge de Bronte :et pour le present Balde les vestit. Icy aussise voyoient celles qui avoyent autrefois este a Achille le Grec; comme aussi y estoient pendues celles du fort Ajax, de Thesee, de ce brave Pyrrhus, de Roland, de Regnaut, de Durastan, de Rodomont, de Gradasse, de Jehan et Nicolas Picivin, de Gatte Melade, de Barthelemi qu'on a surnomme Coione^ Aussi estoit pendue a un soliveaula cuirasse de Goliath, et la machoire du geant Sanson, et la masse de Morgant pesant plus de mille livres. Fracasse la print, * 11 y a la un nielaiige do paladins imaginaires el de braves ca- pilaines italiens. S80 IIISTOIRE MACCARONIQIJE. laissantsonbaston, esperant avec icelle rompreles cloches cFEnfer. « II y a icy, dit Balde, abondance de toutes sortes d'armes : quelle pusilanimite vous tient a present, ou quelle reverence vous empestre, que nepreniezde ces bonnes ar- mes ? » Alors tons les compagnons, se desarmans de leurs armes, vestent de ces belles armes, et mettent a dos ces cui- rasses, qui estoyent enrichies d'or etde pierreries : puis, prennent et enlassent en leurs bras des escus, boucliers, targes etrondaches, et ne demandent plus qu'a se raesler vistement avec les diables. Boccal ne pouvoit trouver au^ cunes armes selon sa fantaisie : il remue tout, il cherche par tout et ne prend rien de ce qu'il trouve. Enfin il avise une chose qui luy pleut. C'estoit la Dague de Margut, autre- fois chanteepar Louys*. Eile estoit posee en un coin, sans fourreau, et paroissoit par For qu'on pouvoit remarquer par entre la roiiille. II la prend de bonne affection, la baise, et la met a sa ceinture. II blasme tous ses compagnons, et les appelle porte-faix, n'ayans aucun esprit, ny aucune raison, ne pouvans cheminer ainsi chargez, ayans sur leur dos de grosses charges de fer, et voulans user leurs espau- les comme facquins soubs tels fardeaux. Balde Foyant : « 0 Boccal, dit-il, pourquoy ne te munis-tu d'armes ? Re- garde combien en voila encore? « II respond :« Nature ne m'a point cree fer; je suis chair de chair, et ainsi demeu- reray en ma jchair. — Pourquoy, luy dit Balde, portes-tu done la Dague de Margut? — Je croy, respond Boccal, que toute ceste compagnee s'emploiera a pescher de bonnes anguilles au fleuve de Phlegeton, et de grosses et grasses grenouilles : si tu as faute la, pauvre homme, de vivres, que mangeras-tu ? En quelle fagon penserois-tu escorcher : ces anguilles et ces grenouilles? Et, pource, ceste dague i nous servira, qui sgaura bien les despouiller de leur belle robbe. II y a la des chaudrons pleins d'huille boiiil- * II s'agit de Louis Pulci, dont nous avons deja signale le poeme sur Margute. LIVRE XXII. mAo,, ainsi que nous ont dit Barillete et frere Robert en enr predications. Qui nous empeschera de fricasser la IDS genouilles et de faire rostir nos anguilles ? » Cependant que ces compagnons so donnoient ainsi du !)laisir, soudain Balde se lance en Fair, et, estant dis- pos et gaillard, desgaine son espee, commence a es- crimer, et autour de soy combat les vents a grands coups, sans leur faire mal. Cingar a Tinstant oste son es- pee de son coste, et, la tenant en main, se tient abbaisse et tout courbe soubs sa rondache qu'il portoit sur son bras gauche: « Que braves-tu ? dit-il.Tu fen repentiras pos- sible. J'estime pen les braveries d'un rufien. Garde, de- meure. n Et, en cc disant, il donna trois coups d'un traict : il s'advance pour donner une taillade ; soudain tire une estocade, puis unrevers. Balde pare Tun et Tau- tre, et ne s'csbranlc aucunemcnt: ilrit, et tourne autour de Cingar, sans faire contenance de tirer aucun coup, et prend garde seulemcnt si Cingar advance un pied : ce que s'il fait, il Tarrestera, comme il advint. Car Cingar advan^ant un pied, soudain Balde y met le sien dessus, et Cingar ne faut de toinber, et donner du cul en terre; car, pensant retirer son pied de dessoubs celuy de Balde pour tirer un revers, il ne pent sitost, estant retenu plus fermc qu'il ne pensoit, et Balde k vant son pied prompte- ment, I'autre, tirant encore a soy pour ravoir son pied, tomba soudain a la renverse : dont tons se prinrent fort a rire. Cingar se releve, et, regardant ses compagnons, s'escrie a eux : « Or sus, freres, tost, que failes-vous la? Arrestez ! mettez Tespee au poing, et tons ensemble cbargeons sur Balde. » Mors tons, tirans incontinent leurs espees, assaillirent Balde. L'un le prent a coste, Tautre devant, un autre derriere. Mais le fuseau d'une feinme quand elle file, du une toupie, ou la meule d'un moulin, ne tourne point si viste que faisoit Balde, tantost ^a, tan- tost la : il chassoit avec son espee ces niouches, et leur donna a tous une atteinte, sans qu'il en pent recevoir 582 HISTOIRE MACCARONIQUE. une ; remportant ainsi Thonneur de rescrime. Alors Cingar detache de la muraille ceste belle pierre precieuse, laquelle luisoit comme le Soleil, et I'attache au haut du heaume de Balde : « Nous foffrons, dit-il, cest honneur comme au victorieux, et avec une telle lumiere tu nous guideras par les manoirs d'Enfer. » Balde le consent, et leur commande de monter a mont. lis s'en viennent ainsi armez, et se representent devant Merlin, lequel leur dit en peu de parolles : « 0 Balde, tu seras le conducteur et le Pere de ces compagnons ! Aucune superstition ne te pourra vaincre, encor que tu sois seul : ainsi Fa ordonne pour toy le sage Seraphe. Achevez vostre voyage, je vous laisse: adieu.)) Et, fermant ceste caverne, demeuraseul en icelle. Cingar chemine, allegre et dispos, et ne fait que sauter, ay ant descharge ses espaules d'un lourd fardeau par sa confession. II gausse, il plaisante, il chante de sa tire-j lire, il tire Foreille a Falcquet, le nez a Boccal, lequel avoit derobbe a Merlin un demy jambon sale, encor qu'il vint lors de confesse. Et, combien que leurs cbevaux fus- sent demeurez derriere, ausquels Merlin avoit promis donner du foin et de Favoine de Demogorgon, ou de Torge de Pinfer ; Boccal avoit bien voulu amener son asne charge de ce qui estoit besoing. Balde le tanse de ce qu'il avoit desrobbe a ce bon hermite. Boccal lui respond : « Mange en paix ton pain! Tu ne portes pas bien un moulin en ta bouche? Penses-tu trouver un cabaret en enfer? )) Mais Balde luy dit : « Cest assez d' avoir la sacosse pleine de pain. — Ouy, respond Boccal ; mais ne s^ais-tu pas bien que riiomme ne pent vivre au monde de seul pain ? La chair ne fait-elle pas de la chair, comme nous enseigne le Pedant doctrinal, quand tu declines lesnoms de la tierce declinaison? J 'ay eu le cul assez foiiette, pour apprendre: RectiSf as es a : Qui naistfol jamais n'en guerira, encor que Galien se mesle de le medeciner. » Avec telles gau- disseries les compagnons cheminoient joyeux par ces om- LIVRE XXII. I brcs : chascun se donnoit du plaisir de Cingar et de ! Boccal ; car tous deux estoient en Tart de bouffonnerie I aussi grands maistres que Bufamalque, Nele et Symon. Ilsracomptoientles unsauxautres mille folies, lesquelles Icur faisoient trouver plus court le chemin qui estoit bien long. Balde, portant au haut de son habillement de teste cest escarboucle,. chassoit par la lueur d'iceluy les obscu- res tenebres. lis avoient desja chemine par plusieurs mils, quand ils entendirent derriere eux un nouveau bruict. Balde s'ar- reste : aussi font tous les autres et tiennent leurs oreilles ententives a ce bruit, lis entendent ces mots : « Demeure, j garde, va, retourne ! » ainsi que nous oyons, quand un I grand nombre de halebardiers et gentilshommes accom- ! pagnent le Roy, faisans arrester le peuple d'un poste et d'autre, disans : « Place, place, serrez-vous ! » Onoyoit pa- reilles voix approcher de Balde et de ses compagnons, non pas venans au devant d'eux, mais les suivans. « Je m'es- tonne fort, dit Balde, d'ou vient ce nouveau bruit! Des- gainez vos espces et tenez le rondache au bras ? » Puis, les fait separer des deux costez du chemin. En ce faisant, ils font place a ceste trouppe invisible, tenans la pointe de leurs espees tendue vers le chemin, prestos a la percer s'ils vouloyent passer outre, comme quand il faut qu'un miserable Suisse ou Lansquenet passe les picques. Voicy enfin arriver une foule de personnes nullement rangez soubs une enseigne, mais se poussant a la Frangoise pesle mesle. Ces gens, icy cheminans ainsi a la foule, ne sont montez sur genestz, ni sur courtauts, ni sur roussins : mais, le diray-je? Qui le croira? Pour leurs montures, ils chevauchent des bancs, des escabelles, la naye du four, des saz, et bluteaux, des pots, des coquilles, des toupies, deschaires, des quaisses, des paniers, des corbeilles, des barils, des seilles, des balais, et tels autres meubles. Ils font par le chemin contre les pierres un merveilleux bruit, tirant apres eux des tables, des ais, des coffres, et o84 IIISTOIRE MACCARONIQUE. autres telles cboses. lis passent ainsi, sans parler, entre ces compagnons. Cingar le premier ne se peut plus tenir de rire ; puis (lit : « Quels gens sont cecy ? Hola ! hola, Ou allez-vous? Qui vous haste ainsi? Parlez a nous? » Mais personne ne luy respond, et toujours passent. Tons les compagnons se prennent aussi a rire ; ils prennent toutesfois Lien garde a eux, se tenans prests a joiier des cousteaux, si d'avanture on vouloit faire quelque effort centre eux. Falcquet dit : « Voicy une longue suite : je croy que c'est la tiritanteine des sorciers. II est au- jourdliuy jeudi et font le triomphe de Juppiter; ils s'en vont veoir Demogorgon : toutesfois ce n'est pas asseu- rance; demande-leur, Boccal? — Non feray, respond Boc- cal. Demande-leur toy-mesme; souventes fois il arrive du mal a ceux qui veulent tenter la fortune : quand un mastin .dort, ne lefaut resveiller » Le dernier qui passoit de ceste trouppe, postoit tant qu'il pouvoit sur une maigre cavalle, a sgavoir sur le dos d'un grand et gros tonneau. Cestuy-cy, passant entre ces espees nues, toucha lenez de Cingar du bout du doigt : chose merveilleuse incontinent apparut ; car le nez de Cingar commenca a s'enfler comma quand on souffle dedans une vessie de pourceau, et des- cendoit desja jusques sur le menton et sembloit le nez d'un Alembic, avec lequel les Apoticquaires distillent leurs eaux. Cingar est bien estonne, et ne s^ait plus parler. II pense que ce soit quelque chose qui luy fasse ombre; le voulant reenter avec la main, et y touchant, aussitost ce nez pend jusques a has. «0 miserable que je suis, s'ecrie-t-il, quelle queue! Quel boyau est cecy? D'ou m'est venu un si grand nez en si pen de temps? Voyez-vous, compagnons, d'oii vient ceste longueur de nez? De quel pays m'est venu ce maistre-nez? Devien- * C'est le proverbe italien. En fran^ais on substitue un chat au matin, et ceci rappelle un singulier adage du seizieme siecle : «11 est esveille comme un chat qu'on chastre. » LIVRE XXII. 385 dray-je a la fin tout nez, croissant ainsi cestuy-cy a veue d'oeil ? Ha ! pour I'amour de Dieu, ha ! ne permettez point, mes freres, qu'il faille que je me trouve charge d'un si pesant nez. » Balde ne se peut tenir de s'attrister de Tennuy de son compagnon : « Ne crains point, dit-il, nepleures point? Nous Tosterons, et luy rendrons sa pre- miere forme. » Boccal luy dit : « Tu ne s^ais, fol que tu es, la commodite qui t'en viendra ; je te porte envie d'un tel present de nez qu'on fa faict : ne pourras-tu pas, es- tant tout debout, flairer les melons au cul, et tu n' auras plus que faire de te baisser contrebas ? » Cingar fut encor contraint de rire, et dit : « Patience, tu me tireras main- tenant comme un beufle par le nez : mais, parce qu'il a desja trente pieds de long, et qu'il m'empesche de che- miner se broiiillant par entre mes jambes, je le veux en- tortiller a Tentour de mon col, et m'en faire trois tours comme une belle chaine d'or. » II le met ainsi autour de son col : mais, parce que par la conthmelle humeur il crois- soit tousjours, il Fincommodoit fort pour la pesanteur, et ne le pouvoit plus porter sur ses espaules sans aide. Falc- quet, ayant compassion de son amy, incontinent destourne ce nez d'autour le col de Cingar, et le charge sur son es- paule, chascun des compagnons prenant ceste fatigue Tun apres Fautre. Cependant le pere Seraphe vient de loing amenant avec soy deux jeunes gargons. L'un estoit mulct engen- dre d'un pere Grec et d'une mere Calabroise : pensez, je vous prie, quelle meslange, quelle sausse et quelle sa- lade ce pouvoit estre : il estoit trompeur, pippeur, lar- ron, voleur, pendard, meschant. Quoy plus? il estoit Albanois : puis-je dire pis? Mais, parce que usance Alba- noise est d escarmoucher et esbourrer la meslee, et puis vse retircr a quartier apres avoir donne Falarme, on Fap- pelloit Resvcilleguerre. Seraphe se servoit d'une telle es- pece d'homme et meit a effet nouvelles entreprinses pour Famour de luy. L'autre estoit jeune, et Narcisse ne fut 25 38G IIISTOIRE MACCARONIQUE. jamais plus beau que luy, ny Josephe plus chaste. Cestuy- cy ne mange rien de tout : aussi, n'a-il besoin de des- charger aucunement son ventre; mais est tousjours sus- tente d'un heureux amour. Estant beau, il aime un beau et est aime d'un bel amant, et n'est jamais dechire par les dents de jalousie : car, parune bonne conjonction des estoilles, il est certain d'estre aime, et telle complexion est fort agreable a Seraphe et en fait de belles espreuves selon le temps. Son nom estoit Rubin et son surnom Ubalde. Or, Seraphe tira unlivre de son sein, et, le lisant, soudain comparurent trois grands cerfs. lis estoyent bridez et sellez comme chevaux. Seraphe commando a ces deux de monter avec luy dessus ces bestes; et, les conduisans par les resnes et leur commandant de serrer les talons et former la bouche, se mettent au trot par ces lieux te- nebreux, et le trot est si viste, qu'ils semblent voler es- tans ainsi portez sur le dos de diables, et vont droict se- lon qu'ils guident leurs montures, et en un clin d'oeil viennent derriere Balde. Mors dit Seraphe : « Arrestez vos cerfs; leheaume de Balde m'esclaircit ces cavernes. » lis mettent pied a terre, et Seraphe commande aux cerfs de s'en retourner. Puis, chascun met en sa bouche des pierres merveilleuses marquees d'une puppe, et soudain iceux ne se voyent plus et demeurent invisibles. lis marchent ensemble, pouvans comprendre les autres, mais ne peuvent estre aperceus d'aucun. lis entrent en- tre les compagnons de Balde, ne parlans, ne faisans bruit et n'estans veus d'aucun. lis commencent de ma^l nier les mains et de jouer des poings. «Ha! crient-ils, quelle nouveaute est cecy? » Seraphe, en se riant, lire Toreille a Boccal : « Hal dit-il, qui est icy si mal advise de me vouloir arracher les oreilles de la teste? » Et, vou-i lant dire qu'il vienne, on le picque enune fesse : « Ha,i meschant, dit-il, je ne sgaurois ainsi vivre. Le cancre tel: vienne, 6 Balde! Aquoy m'as-tu icy amene? » Ce Resveille-| guerre passe entre les jam.bes de Lyron et le fait tomber par terrc, ct luy fait rompre le genouil. Hippolyte dit : !« Que nous sert d'avoir icy une Jumiere, veu qu'il y a |autre chose qui nous oste la vertu de veoir? Je suis icy, 16 Balde, congne a coups de poing, et neantmoins je ne voy rien du tout, mais je sens seulement les coups : je |croy que tu penses que je suis fol. » Entrant en colere, [pendant que Rubin le cognoit, il escrime des poings let la, ne faisant que frapper le vent, et des pieds et des Idents se defendoit, ne scachant centre qui. Fracasse ma- jnie ses jambes tantost baussant I'une, tantost haussant jrautre, sentant qu'on les luy picquoit asprernent; et isembloit un paisan, lequel, ayant les jambes nues en icste, ne peut fournir a cbasser les mousches de dessus licelles et defendre sa peau. Serapbe avoit oste le nez de |Gingar de dessus les cspaules de Falcquet et le menoit comme un aveugle. Cingar crie : « On me meine par le nez comme un beufle et ne s^ay qui est celuy qui ainsi me conduit, ny ouilme meine. 0 quelle chose estcecy?Bien Ifolssont ceux qui telles choses cherchent! » Moscquin, le voulant secourir, regoit un grand coup au coste, et[ voulant s'en venger, estend la main comme pour bailler un soufflet si rudement qu'il oust bien pense avoir fait tomber, avec iceluy, trois dents de la bouche de tels es- prits invisibles, mais il fut paye de mcsme et regent son salaire; car, de la colere et force qu'il y alloit, il donna si asprementsur une pierre, qu'il fut contraint soudain, pour la douleur, de souffler sur ses doigts, comme faict iceluy qui se haste de manger sa souppe encor' trop chaude. iGilbert saute deca, saute dela, ainsi qu'il se sent picque de coste et d'autre. Philoforne n'en regoit pas moins, et, pendant qu'il sent d'estranges coups, il se tourne de toutes Iparts. Enfm, apres qu'ils se furent donne tels passe- jtemps, Tunet Tautre, par le commandement de Seraphe, oste de sa bouche sa pierre, et aussi-tost furent veus d'un chacun. Or, pensez s'ils rioyent et s'ilsnese resjoiiis- soient pas ensemblement? lis recognoissent Seraphe, et ^SS HISTOIRE MACCARONIQUE. Balde luy fait la reverence et embrasse Resveilleguerre et le jeune Rubin. Puis, supplie Seraphe, s'il y a aucune vertu es livres magicques contre les encbantemens des sorcieres, de vouloir oster du visage du Cingar un si grand nez. Seraphique luy dit : « Si je considere bien la chose, Cingar a tort et ne regarde point a son proffit particulier, demandant qu'on luy oste son nez bien fourni : s'il sgait bien retenir en sa cervelle tout ce qu'il fait, qu'il face trois, quatre, ou huict noeuds a son nez. » Cingar luy dit : « 0 Pere Seraphe, je ne me soucie pas pour un Hard, si je n'ay gueres de memoire et si je monstre que j'ay une cervelle de chat, moiennant qu'on me descharge de ce fardeau de nez; car qui est le Rino- ceros qui ait le nez plus grand que cestuy-cy ? Je vous prie pour Tamour de Dieu, faisons ceste paction ensem- ble : emportez avec vous ce nez et toute ma cervelle, et que seulement me demeurent en la bouche les dents que j'ay, afm que je puisse manger. Si je n'ay souvenance, et bien que m'en adviendra-il? » Mors Seraphe, ayantune grande gibbeciere, tire d'icelle, comme fait un chirur- gien, une boete pleine d'un onguent fort merveilleux, avec lequel il se frotte les deux mains, et puis avec icelles prend le nez de Cingar et le presse legerement tirant contrebas, comme on tire le pis d'une vache. Iceluy, pen a peu se perd, ainsi que fait une chandelle allumee; et ce nez s'escoulant en ceste sorte goutte a goutte et estant revenu a son poinct, Cingar joyeux et gaillard s'eschappe des mains de Seraphe, et n'y eut plus de moyen de toucher, puis apres, a son nez, craignant de tomber en tel danger, duquel il estoit sorti par le bienfaict de Seraphe, auquel il rendit graces avec belles paroles. » Se- raphe, prenant conge de la compagnie, s'en retourne en haut et Balde descendit a has. LIVRE XXIII. 589 LIVRE VINGT-TROISlfiME. ILS avoyent desja chemine en ces ombres obscures et tenebreuses, par Tespace de cinq journees, quand ils se veirent au bout et a Textremite de la caverne, et ne peu- rent passer plus avant, obstant une pierre de demesuree grandeur et qui traversoit le cbemin, tellement quMls fu- rent contraints ret Ce vieillard, parlant un peu plus doucement, dit lors : | II resve a ce qu'il doit faire, et ou il doit alter. II invoc- que Dieu en son esprit, et appelle Seraphe a son secours. Eniin, il trouva pour son mcilleur de s'acheminer vers le Palais de Gelfore, ayant opinion d*y trouver ses compar ; gnons en quelque ennuy. Mais, comme il s'acheminoit assez lentement, eta pas comptez, voicy venir vers luy de loing Resveilleguerre, qui couroit en fagon d'un Stradiot sur im genet, et portoit sur son espaulesajaveline. Balde le recognoit, Tappelle : « 0 Resveilleguerre, es-tu point,; PAnge Gabriel, qui puisses apporter joyeuses nouvelles? Ou est Seraphe tout nostre espoir ? » L' autre respond : « Je ne porte jamais, mon Baron, meschantes nouvelles, RcQoy, en don de Seraphe, ceste pierre, qui a lavertu de rendre invisible celuy qui la porte : on la nomme Op* thalmie. La tenant en ta bouche, tu ne seras veu de per- j Sonne; et cependant tu entreras au Palais, auquel Gelfore^ presidente sur toutes les vaches et les louves, fait sa de-^ meure, gouvernant toutes leurs estables. Ce vieillard, quii vous avoit ditestre Pasquin, n'est pas Pasquin; mais c'est Demogorgon, lequel a accoustume de battre de sa queue lesi LIVr.E XXIII. 401 vives Fees, et chevauche les sorcieres en guise d'asnesses. II ne venoit vers vous que pour vous decevoir, et vos compagnons; mais vous estes demeure seul exempt de ses piperies, et vos compagnons portent la peine de leurs merites. Vous les recouvrerez toutesfois enfin avec joye etcontentement. » Ayant acheve ces mots, soudain se dis- parut. Balde met en sa bouche ceste pierre, qui le rend invi- sible, et s'en va au Palais de Gelfore ; il rencontre force trouppes de sorcieres, a Iravers lesquelles il passe comme une ombre, et, pour se donner du plaisir, en tire Tune et puis Tautre par leurs robbes, donne des coups de pied a une, des soufflets a Tautre. II entre dedans le Palais, duquel les portes sont tousjours ouvertes : les entrees, les voultes, les corniches, le tout n'est que d'or. II voit une bande embastonnee de longues picques : il estime que ce soit la garde de la Roine. « Resjoiiis-toi, 6 mon espee, dit Balde, tu te repaistras en brief de bonne viande, et laveras ta face en sang Aerien ! » II tire vers un cloistre qui estoit fort ample et large, lequel estoit embelli de cent cinquante colonnes. Tout y resplendissoit pour Tor et merveilleuses richesses qu'on y voyoit. Les pilliers, les colonnes, les chapiteaux, les pieds d'estals, les frises es- toient d or. 0 quelles fagons de faire ! 0 quelles villanies Balde trouva-la ! Quelles bordelcries ? Quels actes ords ct infames ! Si je le voulois descrire, il ne seroit utile ni profittable pour la jeunesse de le voir escrit ; car il ne faut manifester toutes choses aux simples. Tout autour estoient plusieurs chambres basties separement par cer- taines mesures, ayant leurs huis tousjours ouverts, et le seuil fort use, pour la frequence de ceux qui sans cesse alloient et venoient, ainsi qu'on voit aux maisons des Roys. Balde, sans se faire veoir, veut contempler par le menu toutes ces choses. 11 entre a la premiere porte qui I estoit haute et large, en laquelle plusieurs entroient et sortoient. La dedans on oyoit tic-toe, du bruit que fai- 26 402 HISTOIRE MACCARONIQUE. soyent des mortiers de bronze ; car c'estoit-la TApotir^ quairerie. II entre plus avant et, revisitant tout, il s'es« tonne d'y veoir une infinite de vieilles, assemblees ensem- ble, lesquelles enseignent une infinite aussi d'hommes, ou plutost sorciers, a mille cboses mescbantes. II y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols, des Allemans, des ricbes, des pauvres, des laics, des moines, des prestres, des dames, des nonnes, et, en somme, de toutes soi tes de gens. Iceux sollicitent et procurent secretement diverses cboses, et font, selon ce qu*on leur apprend, des on- guents, des ciroenes, des pastes, des bnimens, des emplastres, des pillules, des confections, des sirots. lis ouvrent et referment, tournent, remuent mille boetes, mille pots, flaccons de triacle, barils et bouteilles. Les uns pesent Teau avec balances, les autres pilent et con- cassent berbes et drogues, avec les pilons dedans les mor- tiers, comme du taxe, du cambrossen, des squilles, de Taconit, de la cigue. Autres emplissent des vaisseaux d'estain de electuaires noirs. composez la nuit, a la clarte de la cinquiesme Lune, avec de la salive de cra- paut, de la cbair de pendu, du poulmon d'un asne, de la peau d'une grenouille verde, de la sanie de la ma- trice, de soulpbre tire de Targent vif, des corps morts par mort violente, de la sueur d'un loup enrage, de la gresse de vipere, du fiel d une puppu et du lait d'une ceraste. Davantage, ils meslent les cboses sacrees avec les propbanes, et se servent de cbandelles faites de la cire du cierge Pascbal, du cresme, du sel du bapteme, autres telles cboses que de mauvais Prestres donnent a ces poltrons. Je pourrois bien d'adventure descrire comme ils font telles compositions ; mais je me defie que, pensant reprendre les fautes d'autruy, je deviendrois pre- cepteur et instructeur d'icelles, tellement qu'on m'esti- meroit digne de la mitre d'un Tbomiste, et me donne- roit-on en main la queue d'un asne en guise d'une bride, recevant telles cboses pour un si grand labeur. Car, pouri LIVRE XXIII. dire verite, tons les jeudis on y voit courir des Orateurs, des Advocats, des Medecins, des Astrologues, des Poetes, des Moines, des Prestres et des Juges. Mais, parce que la raison cede au I'espect et que les gros poissons ont accoustunie de manger les petits, il n'y a seulement que quelques malheureuses vieilles qui servent de spectacle au monde, quand on les promeine sur des asnes *. Icelles servent de voile aux fautes des nobles, et espargnent aux Dames le feu qu'elles meritent. Balde se fourre partout, estant ainsiincongneu, regarde a tout, lit les inscriptions des boetes et des pots. II ouvre les livres, et lit en iceux : il n'y trouve rien que des re- ceptes mortelles, a sgavoir : comme les enfans sont ensor- celez par la seule haleine d'un marouffle ; comme il faut causer un dormir pour cependant jouir d'une fiUe ; comme un mari cognoistra quelles cornes sa femme luy fait, et pour trouver le ribaut sur le faict ; comme il faut con- traindre les belles filles a aimer, et y attirer de force leurs volontez encore saines et entieres ; comme une femme n'engrossira point, quelque coup de corne qu'on luy donne ; comme elle vuidera son enfant si elle se sent grosse ; comme, a grand' peine estant, nay, on luy peut corrompre tous les membres ; comme une femme pourra faire desecher son mari qu'elle haira : comme une villaine sorciere ostera Tentendement a un enfant, ou la vie du corps ^. 11 y a la, dis-je, des Beguines, vieilles puantes, qui vont et reviennent, portent et rapportent telles dro- gues en de petits pots, en des boetes, et autres vaisseaux. * Des femmes accusees do sorcellcrie, des entremetteuses, etaient, au moyen Sge, promenees sur un ane, au milieu des huees de la populace, et fouettees par le bourreau. Le dix-lmi- tieme siecle a offert encore a Paris le spectacle de promenades de ce genre. * 'I ous ces secrets et bien d'autres du meme genre etaient re- gardes, a Tepoque ou ecrivait Folengo, comme chose facile a uccomplir lorsqu'on avail des relations avec les puissances infer- nales. I JiOl IIISTOIPiE M ACCA nONlQUE. Balde les suit, pour I'envie qu'il a de veoir tout. II s'y voit un autre lieu, long de trois cens brasses, large de deux cens, autant spatieux qu'aucun autre, qui se puisse trou- ver. La, les uns sont enseignez, les autres enseignent autant de sorciers qu'il y a de graine au sable de la mer, autant que la forest de Bacane jette de feuilles, et autant que la seche et sterile Pouille engendre des mouches noires. La sont de vieilles edentees, vieilles guenippes, vieilles chassieuses, lesquelles Gelfore a instituees pour estre maistresses d'escole, et des premieres du Senat. Icelles, a la fagon des Pedagogues, sgavent fort bien dispenser leur science, donnans les preceptes de sorcel- lerie, et pour operer avec onguens, et faire de telles bonnes oeuvres, comme d'esmouvoir les tonnerres du ciel, faire tomber la tempeste sur les bleds et sur les vi- gnes, attirer la Lune ga bas, et faire retrograder les estoilles, remonter les fleuves contreniont, et de la mer faire retourner les fontaines a leur premiere source; comme il fautclianger les corps en diverses formes, muer les hommes en loups, en ours, en chiens, et se tourner soy-mesme en chat, en chouette, en hibou, chantans la nuict sur les couvertures pour tristes augures ; et comme les Prestres peuvent abuser par fascinations leurs com- meres, et les meschans Moines chevaucher sur les dia- blesses de mules. Balde oit d'un coste et d'autre plusieurs; preceptes de sorcelerie, et, regardant de pres pour veoir, s'il en recognoistroit quelqu'une, il advise la femme de Cingar, et Berthe servir de maistresses d'escole a des petites filles: dont, tout estonne, nese pent quasi tenir de tirer son espee. Mais, considerant qu'il y voyoit aussi plu- sieurs Madames, femmes de nobles personnes, et autres, sortans de dessous de grands chappiers, vrayes montures de Satan, se prostituer aux diables, il appaisa sa colere, se teut et se tint encore ainsi invisible, se confortant en soy-mesme; et se resout de prendre un jour telles bonnes pieces sur le faict, voyant clairement que celies que nous LIVRE XXIII. 405 pensons estre icy des Hersilies sont la des Thaides : mais bien loi'ioit celles qui s^avoyent dextrement couvrir leurs larrecins; car la coulpe est a demy pardonnee qui est couverte. Les murailles, les planchers, les toicts sont de pur or. Les chaires sont aussi de mesme matiere, cou- vertes dediverses couvertures et carreaux. Les licts sont parez de toiles d'argent, de velours plein et velours raz, de taffetas changeant, de samis et autres draps de soye. II voit la des jeunes gens beaux, de belle face, agiles, dispos, legers, tousjours prets a danser, se jouer avec de jeunes fiUes. 11 croit qu'iceux estoient diables deguisez, qui avoient ainsi prins forme humaine, et s'estoient, comme les hommes, vestus de robes et babillemens d V, et bonnets de velours. lis portoient aussi des chausses d'es- carlate et des cliemises a collet ouvre, des anneaux en leurs doigts, garnis de pierres pretieuses. lis estoyent parfumez de muse, de civette, d'eau de naphe, et tenoient a leur nez du storax, et un mouchoir trempe en eau roze : ce Palais en estoit tout abbreuve. Autour des murailles de porpbire, y avoit des espailliers tousjours verds et remplis de fleurs, auxquels on voit plusieurs miroirs attacbez. La, de pauvres et miserables filles apprennent a devenir Dames, mettans sur leurs joues, sur leur front, sur le sein, du blancbet, et du rouget sur leurs levres, pour les faire paraitre rouges comme coral ; et frisotans leurs cbeveux avec le fer chaud ou avec la paille, et cbanvre, avec laquelle elles les tiennent liez la nuict ; s'arracbent aussi le poil de leurs sourcils, pour n'en laisser qu'un filet en forme d'un arc. Elles s'e- largissent les espaules, et se font enfler le sein et mam- melles, voulans par la ressembler a la vraye semblance dc Pallas. Mais ce n'est qu'un sac de paille, ou cet espou- vantail qu'un7ardinier pose enson jardin, pour faire peur aux oiseaux, et les chasser d'autour de ses graines. Je laisse la a part les lires, lesflusles, les cistres, lesluths, les espinettes, les danses, les moresques, les gans d'Es- 406 HISTOIRE MACCARONIQUE. pagne et le bal de la torche. La magicienne Gelfore fournit de toutes ces choses pour une telle volupte, estant assise au haut de la salle dedans une chaire doree. Pendant que Balde contemploit cecy, il voit qu'on ameine, avec une grande rumeur, Boccal enchaine, en le trainant, et auquel les gueux et la villaine canaille don- noient de grands coups de pied et de poing. Tout le peu- ple y accouroit pour veoir ce que c'estoit, et pour tour- menter ce pauvre homme ; on le pousse, et de pieds et de poings, devant le trosne de la Roine. II crie, recrie, et demande souvent pardon, et jure la foi qu'il doit a Dieu n'avoir rien fait. Gelfore, enflee de colere, demande la cause de sa prinse. On luy respond que ce meschant goulu estoit dandestinement entre en la cuisine pour desrober, et qu'il avoit ja fait son petit pacquet de fro- mage et de beurre, et qu'il avoit estrille, avec un baston, deux marmitons d'icelle, n'estant enroole au nombre des serviteurs domesticques de la Cour de la Roine, ni tirant ce villain bourreau aucun salaire de sa Majeste : et y avoit davantage, c'estoit qu'il ne vouloit dire de quel quartier il estoit venu. Gelfore, tournant le visage avec une fagon desdaigneuse, et toussissant un bon coup, et jettant un crachat hors de son estomach, parla en ceste sorte : « Hors d'icy sus ! hors, menez au loin ce maroufle ! Sus, vite 1 Que tardez-vous? Ce mastin me deplait. 0 ba- dauts que vous estes, combien a esle grande vostre in- discretion d'avoir amene devant moy une telle charongne: allez viste, et changez sa villaine figure ! » Aussi-tost, a ce commandement, ce pauvre malotru est emmene hors de la, et toute la trouppe suit apres, criant centre luy. On luy donne plus de coups que n'en porteroit un asne pa- resseux. Balde se contient bien a force, et avoit mis la main sur son espee deux, trois et quatre fois : toutesfois il a patience pour veoir la lin, desirant avoir cognoissance certaine de plusieurs choses. Enfin, on oint Boccal de je ne sgay quel onguent : aussi-tost ses oreilles croissent LIVRE XXIII. 407 merveilleusement et son muffle s'alonge en telle sorte i qu'il touche quasi a terre. Ses bras deviennent jambes, \ de fagon qu'au lieu dc deux il en a quatre ; et devient tout convert de poil gris. En somme, celuy qui estoit Boccal est faict asne. II ne crie plus : « Ha Dieu ! » mais ne ditque « Hin ban! » II court ca etla, estant bastonne a outrance. II pense tirer des coups de pied outre sa cous- tume ; mais soudain il tombe, et, en tombant, se donne de bonnes taloches. II s'estonne en soy-mesme de ne se v6oir plus Boccal, mais a veoir le corps d'un asne, n'en estant de plus gris en Arcadie,pour bien ricquanner en portant le bled au moulin; et, pendant qu'il se veautre Tescliine en la poudre, Tun le tire par la queiie, un autre par les orcilles, et enfm le fait-on lever a grands coups de tribal. Balde, ne pouvant plus supporter un tel outrage, tire son espee du fourreau, et commence a donner sur ceste trouppe sans estre apperceu, a cause de la vertu de sa pierre : et comme le faulcon met en pieces avec ses on- gles le canart, ainsi Balde couppe et detrenche ceste mi- serable compagnie. Cbascun voit Tun de ses membres tomber par terre, sans veoir aucun fer, et cela les contraint de quitter Boccal, fuyans ga, fuyansla, et se cachans par le Palais. Sur ce bruit, qui vint incontinent aux oreilles de la Royne, elle changea de diverses couleurs au visage. Elle pense que ce soit un magicien, Codes ou Scrapbe, lesquels elle avoit tousjours esprouve estre ses mortels ennemis. Elle se retire en un secret cabinet, separe de toutes les autres chambres, ou cette porcque avoit accous- tume d'cxercer ses enchantemens. Balde, cependant, toutseul, avoit occis etmeurtri tous ceux qui estoyent autour de luy, et avoit rempli la salle de plusieurs corps morts, tellement que tout le cloistre estoit vuide, et n'y estoit demeure personne, s'estant cbascun retire dedans les chambres, et ferme les portes d'icelles. Balde s'en va, et, voulant amcner avec soy cet 408 HISTOIRE MACCARONIQUE. asne, le chassoit devant soy avec un baston pointu, disanl : « Arri, arri, rosse, pru, pru, arreste. » Et, estant ainsi de- venu muletier, il fait tant qu'il met Tasne hors du clois- tre. Ceste beste de Boccal ne sgait qui le guidoit par derriere, lie peut encore comprendre qui est le musnier qui letoucbe. II tourne souvent la teste, pensant en ap- prendre quelque chose ; il voit bien Tesguillon, mais non pas le bouvier. Estant un peu esloignez, Balde oste sa pierre de sa bouche, par le moyen de laquelle il avoit este ?a et la invisible, et monslre sa face a son cher asne, lequel, encore qu'il fut convert d'une peau grise, reco- gnoissant Balde incontinent, en eslevant ses jambes de devant, se dresse comme fait un tel animal voulant saillir line jument, pour rompre son pucelage ; et, avec ses jambes, comme si ce fussent ses bras, se jette sur le col de Balde, et, avec la discretion telle qu'elle peut estre en un asne, presente son muffle baveux a la bouche de Balde pour la baiser. Balde ne se peut tenir de rirea bon escient, sentant unsi grand fardeau sur ses espaules ; tou- tesfois, comme il estoit plus courtois qu'aucun autre, et qui ne sentoit aucune incommodite pour sa courtoisie, et s'accommodoit a un chascun, tant il estoit doux, gentil et gratieux ; il endure les embrassemens et les sales baisers de Boccal, et pleura par trois fois son malheur, puis il lui demande nouvelles de ses compagnons, s'il en sgavoit quelque chose. Mais iceluy avec sa bouche d'asne ne fait qu'asnonner : Balde ne peut entendre son langage asinin. Boccal ne pouvant, ny de la langue, ny de ses mains, rien exprimer, par le mouvement de ses grandes oreilles donnoit au moins quelque intelligence a Balde, a ce qu'il eust a le suivre la part ou il iroit. Ce que fait Balde ; et non loing de la se presente devant eux derechef ceste fdle, laquelle nous avons cy-devant dit avoir este en la compagnie de celuy qui se disoit Pasquin. Icelle avoit pour lors lie avec une corde six animaux : un toreau, un sanglier, un linx, un singe, un renard et un cheval, et LIVRE XXIII. m 'tiroit apres autant d'agneaux. Or, Balde approchant dc ces bestes, icelles commencent incontinent, et de pieds, ct de cornes, et de dents, a s'efforcer pour rompre les cornes. Balde s'esmerveille de ceste rencontre, et de- inande a ceste fille par quelle vertu ou par quelle finesse et ruseellepeut assujettir ces animaux. Ceste magicienne nc respond rien, mais attache ses bestes a un arbre, et puis, comme une villaine putain, accourt vers Balde, et luy dit : « Si tu es sage, 6 Baron, tu viendras avec moy en dcs baings qui sont tous prets ? Uses de moy cornme tu Youdras. Regarde que je suis belle : j'ai les joues blanches et les levres rouges. Tu es las, je ne suis point lasse: que mon lit reschauffe nos membres attenuez de travail en- semble. » Et disant cecy, cette lascive femme ouvroit et Idecouvroit son sein, et vouloit ceste putain baiser Balde; mais iceluy recogneut incontinent que c'estoit ceste fillc pelerine qu'il avoit cy-devant veue avec le pelerin, et sc I defie que c'estoit celle qui avoit transformez en bestes ses I compagnons, et partant la prent habilement par les che- j veux, et, plus legerement que ne fait un chat quand il sc ! rue sur un petit oiseau ; mais il luy fasche de s'attaquer a un sexe fragile et sc contente quelle remette ses compa- gnons en leur premiere estre, et qu'elle s'en aille puis apres ou elle voudra. 11 la despoiiille toute nue; mais, pendant qu on la despoiiille, elle se change en une vieille edentee, chassieuse, bossue. Balde, qui pensoit avoir prins un bel ceillet, quand il se veit entre les mains une telle carongne, incontinent, avec un grand mal de coeur, laissa cette villaine. Icelle incontinent s'enfuit ainsi nue, i et, pendant que Balde regardoit ou elle s'en alloit, aussi- ! tost se presenta devant luy la venerable face de Seraphe, I lequel, soudain exergant son art, avec vers magicques, j figure plusieurs cercles en terre par certains nombres, et ! puis incontinent Fenfer tremble et viennent les diables en grande bande. Lors Seraphe commande, avec seules parolles, que ces pores et bestes soyent dehvrees de leurs 410 HISTOIRE MACCARONIQUE. prestiges et fascinations, et que, reprenans leurs vrayes formes, ils se representent a leur naturel, et se mons- trent tels qu'ils sont a la verite. Cingar, en moins de rien, se descharge de la figure de singe; Fracasse quitte sa forme de bceuf ; Lyron n'est plus linx ; le sanglier devient Hippolyte; le Centaure,, qui estoit tout cheval, en perd la moite ; Falcquet reprend sa forme humaine, en se despoiiillant de celle de renard ; Boccal se trouve devestu de sa peau grise d'asne. Ils changerent tous lepoil ; mais quant aux coustumes, je ne s^ay. Or, parce que la chandeile est bruslee jusques au bout, et que la lampe vuide d'huile a consomme toute sa me- che, j'en ay assez dit jusques icy ; a demain le demeu- rant. LIVRE VINGT-QUATRIEME. GELFORE avoit entendu le grand meurtre qui avoit este fait des siens, et en avoit veu une partie de ses propres yeux : dont elle estoit fort estonnee; et, se voulant infor- mer plus a plein d'ou estoit procedee ceste desconvenue, ceste vieille arriva vers elle, estant encor toute nue, la- quelle s'estoit eschappee des pattes de Balde, comme une vieille renarde que les paisans auroyent poursuivie plus de six cens pas, crians apres elle : « Au renard, prenez, arrestez, courez, devant, a vous, icy, la, de la! » laquelle ainsi mal mence fuit la queue levee, fientant de rage de peur villaines ordures, et pense avoir beaucoup fait pour elle de pouvoir remporter sa peau entiere : elle s'escoule, tirant la langue dehors un pied de long. Ainsi estoit dd ceste vieille, de toutes les vieilles la vraye ordure, U LIVRE XXIV. 411 meurtriere, et empoisonneresse du peuple, laquelle main- tenant sembloit si belle, et a present hale tant qu'elle pent, et haletant rapporte qu'elle venoit de veoir la face d'un bel homnne, ne pensant point qu'il y en eustunplus fort et robuste ; et qu'elle jugeoit que ce pouvoit estre quelqu'un de ces Chevaliers errans, qui, comme un autre Roland, estoit venu pour destruire les Fees, et qu'il avoit avec soy huict compagnons tous armez, qui de leur seul regard pourroyent renverser le Ciel, et que toutesfois elle les avoit change en figure et forme de bestes, ayans voulu accomplir avec elle leur lubricite; rnais que les chastes meurs, et la bonne ame de ce gentil Baron avoit este cause de leur faire reprendre leur premiere forme; qu'il ne luy avoit rien proffite d'avoir mis son sein a descouvert ; car aucune envie, ny aucune delicatesse fardee, ny aucune fla- terie ne Favoient peu tromper. Peut-estre estoit-il con- duit par Seraphe, lequel > tousjours Tesprit tendu pour miner entierement le Royaume des sorciers : et que par- tant il estoit besoin de faire tel ordre, qu'on peut faire repentir de leurs folies ceux qui ainsi presument assaillir les dieux. Gelfore, ayant ouy ce recit, incontinent fait approcher d'elle sa garde. La rumeur s'esmeut grande. On oyt de tous costez le cliquetis des armes, le tarantatare des trom- pettes, Ic din don des cloches : I'amas du peuple se fait grand autour de la Royne. Mais mille trois cens legions de Diables, qui avoyent accoustume de vivre icy entre les miserables, incontinent a ce bruit levent le siege, et vont chercher logis ailleurs : peut-estre avoyent-ils esprouve auparavant la force de Balde. Iceluy, ayant entendu cesle rumeur, commande a ses compagnons de le suivre, et s'en va droit au Palais. Ceste Magicienne Gelfore, le voyant de loing venir vers elle avec ses compagnons, s'esclatte de crier plus fort. Elle estoit dedans un coche dore, qui Fern- men oit bien vistement, et estoit suivie de cinq chariots pleins de ses Nymphes. II n'y eut jamais Royne plus pom- 412 IIISTOIRE MACCARONIQUE. peuse, ny plus magnifique que ceste-cy. Qualre beaux roussins blancs couverts de drap d'or tiroyent son coche. Icelle tenoit en main un sceptre, et avoit sur ses cbeveux une couronne d'or. Cent estaffiers, et cent autres de ses domesticques, ay ant cbascun Tespee au coste, marchent devant elle, et apres elle suit une autre grandeirouppe de ses gens, tous perfumez de muse et de civette, Iceux se disent Courtisans, bien attifez et bien polis; les meurs et faQons de faire desquels si vous vouliez mesurer avec Toeil de raison, vous ne les jugeriez pas estre hommes, mais les diriez estre putains. Le vray Courtisan estoit au temps passe, quand ce bon Roy Artus tenoit sa Cour et sa Table ronde. On sgait quels ont este Tristan, Lancelot, Galva- nes*, et toute ceste honorable bande, qui remplissoit la famille, le palais du Roy et de la belle Genevre 2. Mors Amour portoit sur le dos la cuirasse, et avec coups d'esp^e acqueroit de Thonneur, auquel la sueur de son corps et la poudre servoyent de muse, d'ambre et de storax de Levant. Alors la face courtisanesque estoit apte pour ap- paiser et amollir le coeur d'une rigoureuse dame la voyant lavee de la sueur, qui procedoit de la charge et pesanteur de leur salade et heaume, et bailee de Tardeur du Soleil et couverte de poussiere. Mais maintenant, 6 Dieu, et en ce temps, on ne voit que des perfums en telle gens, et di verses senteurs, les cbeveux bien peignez soubs leurs * Gauvain, neveu d'Arthur, joue un role important dans les epopees chevaleresques de la Table ronde. Un ancien poeme an- glais, dont il est le heros {Sir Gawayne), a ete public en 1839 a Londres avpc une introduction et des notes par le savant conser- vateur des manuscrits du Musee britannique, Frederic Madden. On connait aussi un poeme allemand du quatorzieme siecle, con- serve en manuscrit a la bibliothequc de la ville de Leipzig, et dont on vante la naivete et la gaietc. Quant a Tristan ct a Lan- celot, ils sont trop connus pour que nous ayons besoin d'en par- lor ici. * Cette cpouse du roi Artus ne le rendit pas hcureux en me- nage ; ses galanteries sont I'objet de maint recit dans les epo- pees chevaleresques de la Table ronde. LIVRE XXIV. Jiy-r bonnets de velours, et sous leurs coeffes tissues d'or avec plusieurs ouvrages et medailles, ayans mille fagons sur leurs chausses et sur leurs pourpoincts : et e'est la que nous clierchons a present le sejour de TAmour. Cependant que Gelfore sollicite son cocher de haster ses chevaux, et que cinq chariottees de telles louves la sui- vent, lesquellesfont les Nymphes, les Deesses et les Dames; les courtisans les suivent, les accompagnent, et font des discours avec elles de je ne sgay quels songes a eux ad- venus la nuict precedente, et se tenans pres d'elles sur leurs mules d'amble, vous les verriez par contenance man- ger leur baguette, et faire des contes de choses qui ne furent jamais, recitans quelques sonnets mal cousus et don- nans mille menteries : et, pour entretenir leur Amour, passeront le temps avec propos pleins de quenouilles et de fuseaux. Balde, qui d'en haut voyoit tout cest attirail, en se riant, disoit ainsi a ses amis : « Regardez, compa- gnons? De tant de personnes que je voy la, je n'en voy pas un qui soit homme, qui puisse desgainer une espee de bois : la barbe les fait juger estre hommes; mais le reste les fait croire n'estre aples ny idoines que pour ma- nier la quenouille. Mais je veuxque nous facions aujour- d'huy un beau fait : feignons, je vous prie, que nous ayons peur de ceste putain, pour laquelle tout put, et nous te- nons cois pour veoir le mal qu'ils nous feront. » Balde parlant ainsi avec sescompagnons, ceste Roynedes Sorcieres approcbe, et voyant ces Barons armez : « Hola, dit-elle, qu'est-ce que cecy ? Ho ! voicy une chose qu'on nV voit jamais icy veue ! Ne voyez-vous pas unebande d'hom- mes? Quelle temerite? Qui sont ces pores? Quelle villaine race a-t-elle le courage si hardi que d'oser entrer dans mon Royaume?)) EUe fait advancer un sien Trompette, pour sgavoir d'ou venoit ceste bande de meschans hommes, qui ont prins la hardiesse d'entrer en la maison des dieux, Cestuy-cy, galloppant, ne fait que sonner tariran tariraran avec sa trompette, jusques a ce qu'il arrive devant Balde AU HISTOIRE MACCARONIQUE. et ses compagnons, lesquels font contenance d'avoir peur; et, avec une voix superbe, illeur dit : « 0 Poltrons, quelle fantaisie yous a prins d'ainsi sans aucun respect venir au Palais des Dieux ? Ignorez-vous que ce soit icy leur se- jour? Avez-vous eu si grande fiance sur vous autres, canailles? Fuyez d'icy vistement, et escampez habilement ! Venez-vous icy, teigneux, bastardeaux, sales et villains, ainsi contaminer Tentree de la maison des Dieux? Ceste venerable femme (mais plustot, disoit Cingar en soy- mesme, venerable Putain) m'a envoye vers vous, laquelle a soubs soy TEmpire de ceste contree : elle vous com- mande de vous en aller bien loing de ce quartier, ou que vous veniez vous prosterner devant elle, estant fort cour- roucee centre vous : peut-estre meriterez-vous d'estre employez pour faire de vous un sacrifice ; car icelle s'ap- paise par une effusion de sang humain. » Lors Balde dit : « Ha, nous sommes icy mal arrivez ! Pourquoi nos meres, quand elles nous ont mis hors de leur ventre, n'ont-elles pas plustot mis au monde quel- ques raves ou naveaux? AUons done, miserables, appaiser la sainte Deite, adorons la divinite du Ciel : car peut-estre que la nature colerique des Dieux s'adoucira par prieres humaines.»Les compagnons rioyent en leurs coeurs le plus du monde : toutesfois en leur visage ils feignoyent sentir une grande douleur. Tous commencent a marcher la teste basse, comme si, ayans les mains liees derriere le dos, on les menoit au gibet pour y estre pendus. Alors le Trompette les presente a la Royne, et luy dit : « Voicy ceux qui ont profane vostre Royaume. » Gelfore eut peur de ce grand corps de Fracasse : elle luy demande qui il est, et de quelle race. II respond en tremblant : « On me nomme Sturlon : je suis du pays de Bresse, et suis des- cendu de ces geants qui voulurent une fois tirer Juppiter a has hors de son siege, et partager par entr'eux le Royaume des Dieux. n Gelfore, oyant cecy, eut encor plus grand - peur. Puis, considerant la face belle de Balde, ses espaules LIVKE XXIV. 415 larges, et le fort du corps menu, incontinent elle se laisse se prendre k la glus de Cupidon; et, monstrant une grande courtoisie, parle a luy avec douces paroUes : « Et, toy, qui seinble avoir en toy quelque chose de grand, dis-moy qui tu es, et ton nom, et la race et origine destiens?)) Balde luy respond : « Je m'appelle Caposec, nay en aduUere d'une nonnain et de frere Capon, lesquels me forgerent derriere un pillier de FEglise, puis me voiierent au Diable : je suis a luy et luy donne ma vie en present. Je m'en voys chercher mon Pere Capon; la mer, la terre, les estoilles ne veulent point de moy : si je ne puis estre a Dieu, il faut que je sois au diable. » La Royne s'estonna de telles paroles comme d'un desespere. « Or sus, Prestres, dit- elle, preparez le sacrifice et remplissez mes autels de ces hosties, et en preparez autant que voicy d'hommes : gardez-moy seulement ce bel homme la, lequel je veux estre le premier Eunucque de ma Cour. » Elle disoit cecy, entendant du beau corps de Balde. Tous les servans se mettent en devoir : on apporte du bois, et allume-on plusieurs feux. Les Prestres et les Moines, avec leurs tu- niques et leurs chappes, viennent chantans ensemble, avec plusieurs voix : u Eu, oe, jacli, jac, a, a, eu, oe, pi, ri, la, bu, ba. » Le premier d'entr'eux avoit sur ses espaules un man- teau long, et, avec un encensoir, faisoit de grands per- fums. Autour des autels les torches flamboyent. Gelfore s'estoit fait monter sur le chapiteau d\me haute colonne, comme on plante sur une grosse masse un grand colosse, se faisant en ceste fa^on reverer ainsi qu'une deesse. Les trompettes sonnoyent farirariray riran, tantare, tan- tare; ce qui excitoit grandement le courage des compa- gnons a mettreTespee au poing. Cayphe le premier, et puis TEvesque Annas, viennent ensemble, et se preparent pour coupper la gorge a Fracasse, et recevoir son sang en un grand et large vaisseau, pour le mesler avec le pain des Borciers. On luy commande de plier les genoux, le vou- 416 HISTOIRE MACCARONIQUE. larit premier ement assommer comme un beuf avec une hache, et puis luy mettre le cousteau en la gorge. Mais iceluy, n'en pouvant plus endurer, dit : « 0 Balde, c'est trop fait, nous tardons ! » Et, en disant ces mots, soudain se leve en pieds, et prend avec la main cest Evesque, et, le serrant Lien estroit, le fait crever, et le jette contre terre, demeurant sa main teinte de sang, et de la matiere de ses boyaux. Balde, voyant ce commencement, desgaine son espee, encourageant ses compagnons, et va droit a ceste colonne ou Gelfore s'estoit perchee, et renverse ceste colonne, tombant Gelfore quant et quant; et, la pre- nant par le collet, la trainoit, la faisant bien crier, im- plorant icelle le secours des siens ; lesquels y accourans, Cingar et ses compagnons se fourrent parmi eux, et y font un tel escbec que feroit la fouldre et le feu. Fracasse s'escrie : « II est temps, dit-il, voicy Theure venue, qu'il faut sacrifier a Dieu, et ces louves, et ces vaches, et ces boucs! » Et, en ce disant, il essaye la trempe de son baston. « Ha! villaine porchaillerie, disoyent Falcquet et Hippolyte : nous pensiez-vous estre quelques marouffles, ou que nous fussions des aigneaux et brebis, pour ainsi nous tuer ? » Mais, en disant ces parolles, ils ne laissoient de bien dauber, et ne donnoient coup en vain, faisant voler force testes. Sept mille vinrent environner Balde, s'effor^ans de recouvrer leur truye : mais le leger Falc- quet, Cingar, Hippolyte, Moscquin, et tous les autres luy vinrent donner secours, et en pen d'heure feirent une haute montjoye de corps morts, et toutes ces Nymphes, qui estoient en ces cinq chariots, les vo'ians briser, s'en- fuirent belle erre, et de despit rompoyent leur sein, et s'arrachoient les cheveux. Le bon Boccal ne perd pas temps : il les suit, et, criant apres elles, leur dit : « De- meurez, ribauldes, demeurez, putanelles ! II est besoing de vous estriller: et bien, ou allez-vous? Demeurez, dis-je, hola, attendez! Ou fuiez-vous? Ou pensez-vouseschapper? J'auray maintenant ma vengeance : m'avez-vous pas n'a- LIVRE XXIV. 417 guercs ainsi fait, estant devenu Tasne de vostre vache, de vostre louve? M'avez-vous pas ainsi estrille Feschine avec une estrille de bois ? » II avoit trouve en chemin une longue couroye, parcille a celle que j'ay veue autrefois a Venise, quand le bourreau foiiette par le marche les pu- tains, les faisant courir devant soy en les foiiettant. II frappe ainsi outrageusement sur ces pauvres miserables. Toutesfois il se feint, et donne plus legerement, quand il se rencontre sur les plus jeunes, les plus blanches et les plus belles. Mais, sur les vieilles riddees, lippues, et cou- reuses d'esguillettes, ne se feint de leur donner des rudes estafilades, leur faisant devenir leurs cuisses et les fesses pareilles auxjambons de laBresse. Elles ne gaignentrien de crier misericorde, ny de demander pardon; car Boccal avoit lors Foreille de marchand. Balde, d'autre coste, emportoit la Royne entre ses bras, et tous les siens taschoyent a la ravoir : qui fut un travail bien grand a ces Barons, pour le nombre infini de personnes, qui y venoyent a la file. La campagne reten- tissoit de toutes parts pour les grands cris et clameurs de ces gens icy : tellement que les poissons de la mer venoyent sur terre tous estourdis. Car icelle est au des- sus de ce Royaume, situee comme un plancher. Les hom- mes et personnes de ce monde (je ne voudrois pas dire une menterie) entendirent de dessous la mer ce grand tintamarre. Balde avoit, non sans en suer, enfin lie cestc sorciere, et sur ses espaules Tavoit portee en un certain trou d'une caverne. Ces gens icy ne le suivenf plus, es- tant une partie d'iceux demeurez estendus sur la place, une partie estropiez, et le reste fuiant et cherchant a se cacher. Gelfore, menee a un mauvais port, invocquoit les Diables pour vcnir eniporter la vie qu'elle leur avoit pro- mise. Se tourmentant ainsi, elle est incontinent saisie entre les griplios des Diables, qui vinrent a elle avec grands liurlemens, et Temporterent en corps et en anie au fond d'enfer. 27 418 HISTOIRE MACCARONIQUE. Fracasse, cependant, fracassoit et brisoit tout ce villain palais, pour en descharger le monde. II donna un coup contre un gros pillastre de marbre si rudement, qu'il le meit en cent pieces, et par sa cheute se feit un merveil- leux bruit des poutres, soliveaux, et autres bois de char- pente des chambres, salles et retraites de ces sorcieres, tombans toutes parterre, et le poussier, se levant contre- mont, rendoit une grande obscurite : et redoublant ses coups, il brise toutes les colonnes; et les murailles, qui estoient basties sur icelles, tomberent toutes par terre, et voyoit-on les planchers dorez en pieces, et meslez parmy les pierres. Pendant que ce geant estoit eschauffe a faire si beau mesnage, et voulant assaillir une tour, Seraphe soudain s'en vient a luy, Tappelle et crie : « Pardonne, Fracasse, a ceste tour, pardonne ! La peine est assez bien payee. Laisse, pour le present, ceste tour en son entier, laquelle, quand elle tomberoit en ruine, incontinent tout le fonde- ment de ceste mer suspendue la haut tomberoit aussi quant et quant, et vous seriez tons noyez, et serviriez de pasture aux poissons. Si tu ne le s^ais, je te veux bien advertir qu'en icelle sont encloses sept statues fees, six de cire, etune de plomb, lesquelles ont este, soubs le niont Tonale en la cinquiesme Lune, composees par sept sor- cieres, a sgavoir Madoge, Ladoge, Stane, sa soeur, Birle, Sberhffe, Cantare et Dine. Aussi-tost que tu aurois rompu ceste tour et brise ces figures, tout ce lieu s'en iroit en fumee, et vous beuveriez de Peau plus que vous ne vou- driez. » Balde, apres avoir fait si grand massacre, s'en estoit venu en ce lieu avec tous ses compagnons. La pren- nent advis ensemble de ce qu'il falloit faire. Cingar est d'advis qu'il fault aller, et descendre en ces manoirs in- fernaux, lesqtiels Seraphe leur avoit dit n'estre loing de ce lieu, et que seroit bien fait de laisser a Seraphe ce qui resteroit encor' a faire pour miner le Royaume de sor- celerie, pour ab})atre ceste tour et pour oster ces images LIVr.E XXIV. 419 fees. Chacun presta consentement a I'advis de Cingar et loiierent tous son courage, Testimant tel qu'ils ne peii- soyent point y en avoir de plus genereux au monde. Gilbert demeura seul, par le commandement de Balde, avec Serapbe. La debberation done, et la resolution est de descendre es basses cavernes de Phlegelon ; et une petite heure sembloit desja en durer a Balde cent, s'esti- mant assez puissant pour assaillir derecbef ies forces des Diables. Plus bardis done et courageux qu'ils n'avoyent encor' este, ils entrent dedans les obscurs cacbots, et descendent aux plus creux du centre. Le rubi et escarbou- cle, que Balde portoit tousjours au baut de son beaume, leur enseignoit par sa splendeur le cbemin^ et leur faisoit eviter de grands dangers. Tousjours descendoient contre- bas fort aisement, Balde marcbant tousjours devant avec sa lanterne : ils recognoissent cent petits cbemins, et cent petites sentes se rendans toutes de divers endroits en un grand cbemin, par lequel estant large et spacieux, on va au pays infernal. Comine nous voyons a Venise divers canaux portans barcques se rendre tous en un grand et spatieux canal ; ainsi, voit-on icy des petites ruelles, des routes, des sentiers, plus de niille s'asseinbler en un, et cbascun a son escrit, par lequel on pent sgavoir de quelle ville cbasque cbemin vient. II y en a un qui vient de Florence, autre de Rome, autre de Milan, de Gennes, de Naples, de Venise, de Parme, de Boulongne, de Lyon, d'Avignon, de Paris, de Bude, de Valence, de Constanti- nople, du Cairo et de Cipade. En somme, il n'y a pays, ville, chasteau, qui n'aye un cbemin se rendant icy, et amenant avec soy en Enfer ses mescbantes ames, dont autant de mille remplissent continuellement ce gouffre infernal, qu'en mille ans peuvent naistre au monde de miiliers de mouches. Tant plus qu'on descend, plus le cbemin s'eslargit, et regoit une infinite de ces pauvres ames gemissantes. Balde commando a tous ses compa- gnons de ne parler aucunemeut, et pendant qu'iceux 4-20 HISTOIRE MACCAliONIQUE. gardoient ce commandement a Festroit, et tousjours che- ininoient, ils arrivent au bout du grand chemin, lequel s'estendoit et s'eslargissoit en une horrible campagne toute couverte de cendre. En icelle regnoient les vents souterrains, par lesquels adviennent les tremblemens de lerre que nous sentons : avec leur impetuosite ils poussent pa et la cescendres, esmouvant une grandetempesteavec icelles, ayans une odeur de soulphre. Balde se resjouit de se voir en une telle nouveaute. II admoneste Lyron et tous les autres de n'avoir aucune peur. « Quoy? dit Falcquet ; pendant que nous te ver- rons, Balde, toute la canaille des Diables qui sont en Enfer ne nous estonnera point, ny tout tant qu'il y en a par Fair. » Et, se*monstrant gaillard etdispos, se lance dela, se lance dega, contre ces terribles vents. Cingar le suit : et, se gaudissans ensemble, rient, saultent, vont, reviennent ga et la, comme font de jeunes agneaux, les- quels, laissant leur mere, sautent en Fair des quatre pieds, et font des cabrioles ; mais, quand ils oyent le loup pres d'eux hurler, soudain tous peureux se retirent soubs le pair de leur mere : le berger s'approche, et appelle a soy son gros mastin. Falcquet de mesme avec Cingar se don- noient carriere a plaisir loing des autres ; mais, s'ils ap- prehendoient quelques hasards et perils, incontinent se retiroient vers Balde, comme a un port, pour combattre plus hardiment soubs son ombre : lequel, comme a de coustume un advise Caporal, ne se soucioit point de soy; mais regardoit seulement a ses amis. Au bout de ceste campagne y avoit un bois obscur, et espais, non point plante de mirtes, ny de lauriers, ny de platans, ny d'ormes, ny de cypres; mais estoit rempli de ifs, d' aconites, de cignes, estans aussi hauls que les grands fouteaux qu'on voit au haut des Alpes : de Fescorce de ces arbres couleunsuc veneneux. Balde, y entrant le pre- mier, prend plaisir a veoir telles nouveautez, et ne craint de cheminer par ces obscuritez veneneuses. lis oyent de LIVRE XXIV. 421 loing un grand bruit, et une rumeur telle qu on oit en Tair quand une tempeste de gresle nous menace ; ou bien au bruit que fait ordinairement la mer, quand irritee elle bat le sable et esleve ses ondes jusques au Ciel. A la fin du bois, ils rencontrent une entree d'une grande porte, laquelle n'est jamais fermee, mais tousjours ou- verte, et par laquelle pourroyent passer de front trente cbarrettes, et ces mots sont gravez au dessus d'elle en une pierre dure : De Lucifer est la maison, Ou il tient en tdutc saison A tous venans sa Court ouverte : Pour entrer un chascun j'admets, Mais d'eu sortir point ne permets : Ceste reigle vous soit aperte. Fracasse, ayant leu cette inscription, s'en rit. « AUons done, dit-il, soldats, nous n'aurons conge de retourner a ce que je voy. » Ils passent ceste porte, et Tescarboucle de Balde a grand' peine peut-elle surmonter les tenebres et ceste espaisse nuict. lis oyent en ces obscurs Royaumes retentir des plaintes liorribles, et puis vient au devant un certain hostelier avec sa grand' barbe, et, les voyant encor vifs, admire que c'est, et dit en soy-mesme : « Quelle nouveaute est cecy? » Et, en ce disant, et tirant doucement avec sa main le long poil de sa barbe contre- bas demeure tout pensif, et remue en sa cervelle s'il doit inviter ces gens icy a prendre leur escot chez luy. Enfin, ceignant au devant de soy une serviette grasse:« Voulez- vous, dit-il, compagnons, entrer en ceste mienne hoste- lerie? » Boccal respond le premier: « Que cherchons-nous autre chose ? Avez-vous premierement bonne cave ? Avez- vous des cailles, du veau, du chevreau ? Nous avons le ventre bien prepare pour y loger tout, et la bourse pour vous payer. » L'hoste leur dit : « Venez avec moy ? Je n'ay 422 II IS TO IRE MACCARONIQUE. point faute de perdrix, de faisans, de vin fort, et de vin doux du Royaume. » 11 rentre le premier, et commence a dresser la table : tous les autres le suivent ; Balde, toutes- fois plus soigneux que tous ses compagnons, prend garde a tout. L'hoste les mena en une sale grande merveilleu- sement. En icelle, ils trouverent environ mille ames as- sises a table, et mangeans avidement ainsi que font des | pourceaux. Elles estoient fort maigres, et noires ; elles * estoient jjorgnes, bossues, ehanchees, et ne ressemblans qu'une vraye charongne pour la puanteur de leurs maux et de leurs vices. Boccal tout gaillard s'en vint a leur table, et voulant estendre ses griffes sur un plat, inconti- nent il se retira en arriere, devenant tout palle au visage; car, pensant se saisir d'avanture d*un cbappon, il veid soudain que c'estoit un villain crapaut. Balde, voulant re- cognoistre de plus pres ce que e'en estoit, approcbe, commevous verriez un cbat, quand, estant tombeen Teau, on le tire par la queue, et estant retenu par autruy de force, se prend a crier gnao, gnaOy et se noye enfin. Ainsi, Balde contemple ces ames se repaistre de chair de vi- pere, de crapaux, et de telles viandes, dont s'ensuit une moit inevitable. Puis, beuvoient pleines coupes de sang d'aspic, tournans les yeuxhors du gobelet, commefait le malade quand on luy bailie une potion de Hiera. Apres cela, rhoste avec un gros nerf de boeuf les va foiiettant tout autour de la table, en leur commandant de se retirer, parce qu'il falloit cn traiter d'autres. Icelles done s'en vont habilement, et soudain en voicy une autre bande, lesquels il fait asseoir a table ; puis dit a Balde, et a ses compagnons : « Asseez-vous, mangez, ou ne mangez pas si vous voulez, il faudra neantmoins que vous payez vostre escot.)) Et, en ce disant, il hausse unfoiiet compose de cinq escorgees et en donne sur Hippolyte, le faisant retentir zifzafy et en donne autant a son frere Lyron, les faisant tombertous deux sur Teschine. uVoila qui est a vous, dit Boccal, vous avez chascun vostre picquotin : je n'ay point LIVLE XXIV. (le besoing toutesfois de telle avoine. » Et, sur cela, sou- dain escampe, et s'en va se cacher en un coing. Balde, du premier plat qu'il rencontre, prend un dragon rosti, et en donne rudement sur la face de Thoste, en sorte que la marque y demeura, et pour la saulse de ce rosti luy donne quant et quant un si grand'coup de poing sur Toreille droite, qu'il le renverse a terre sur Tautre. Cingar, en riant, luy dit lors : « Nous n'avons pas encor mange, 6 Balde, et'neantmoins tu commences desja a payer ton hoste. — Voila comment, respond Balde, je paye Tescot de Hippolyte. » Cependant Virmasse demande a ces ames pourquoy elles venoient ainsi loger en ceste hostelerie, et pour- quoy elles se repaissoient de ces viandes veneneuses et beuvoient ainsi du sang. Celle qui estoit la plus grande luy respond en soupirant et pleurant: «Touteame, apres avoir quitte son corps, et qui doit estre tourmentee par les tourmens infernaux, quand elle vient descendre, avant qu elle aille faire sa demeure en cos cavernes infernales, est premierement invitee par cest hoste, lequel est par les diables nomme Griffaroste; et nous ne pouvons le re- fuser : autrement, nous serious estrillees a coups de barre de fer ; et partant, autant d'ames qui descendent en En- re.r, autant sont receues par cest hoste. » Snv ce propos, Virmasse en voit arriver encor d'autres. Balde, ennuye de veoir telle pauvrete qui luy faisoit mal au cueur, commande a ses compagnons de desloger de tel lieu. Tons se resolvent de se tenir ensemble serrez, estans les tenebres si espaisses, qu^on les eust pen coupper avec un cousteau, parmi lesquelles il estoit aise de s^esgarer TunFautre. lis se tiennent, a ceste occasion, serrez comme sont les soldats allant a Tescarmouche. Car les Stadiots, montez a la legere, quand ils veulent faire une course sur Fennemy, ne s'escartent point comme fait ceste pol- trone canaille : mais marchent serrez tons ensemble, ne faisans aucun bruit, jusques a ce qu apnt fait un bon bu- 424 HISTOIRE MACCARONlQUIi:. tin, ils jouent de resperoii, et font n leurs cavalles le- geres prononcer avec les pieds : pospodOy pospodo. Balde, mai chant devant, portoit son espee nue en la main. Boccal ne s'esloignoit jamais de luy, et eust bien voulu, pendant qu'il se conchioit tout de male peur, estre cache en ses entrailles, et faisoit souvent sur son front force croix, disant : Agnus Beii Ils oyent de loing un grand bruit d'eaux, comme quand on iasche la porte d'un moulin. Balde tourne ses pas vers ce bruit, et arrive sur le bord du fleuve noir d'Acheron, lequel fume tousjours comme les baings de Porrete. La, sur leurs testes, vole- toyent una infinite d'ames pleurantes, lesquelles ap- pelloyent Charon, qui les devoit passer a Tautre rive. Mais il y avoit ja huit jours qu'elles ne Favoyent veu. Cin- gar pour lors s'estoit un peu recule de ses compagnons : car Nature Tavoit contraint de poser une borne, ou de planter un nouveau champignon, ou, pour mieux dire, produire une caille Lombarde ; et, avalant desja ses braies, alloit flairant avec le nez, comme fait le braque qui suit le lievre. Mais Cingar ne rencontre ny lievre, ny chevreuil, ains un jeune homme mort, lequel, sans Ta- percevoir, il heurte avec une telle frayeur, qu'il n'y eut poil en luy qui ne se dressast, et s'estant mis en un fosse, et n'ayant pas bien avale ses chausses, en se bais- sant, il se trouva enfin bien perfume. Car une peur sou- daine haste souvent telle besongne plustot qu'on ne vou- droit. Aussi, a-elle plus de pouvoir de desbrouiller les constipations de ventre, que ne feroit une seringue pleine d'une decoction de mauves. Cingar se retire, comme s'il eust donne dupied, sans y penser, sur un serpent, et, estantfortestonne, contemple ce jeune homme, qui n'estoit pas mort la, mais sembloit a la verite deguise comme un mort, et avec larmes avoit abreuve la terre. « Ha Dieu ! dit Cingar, quelle fortune t'a conduit icy, mon enfant? et ou vas-tu ainsi avec ton corps vif ? » Ayant dit cecy, il s'approche plus pres de luy LIVRE X.MV. 425 pour sonder s'il avoit encor vie, et, destachaiit ses ac- coustrumens, luy met la main sur le cocur, et y sentant encor un pen de chaleur, il s'asseure qu il n'a point en- cor rendu le dernier soupir, et qu'il n'estoit besoing de luy chanter Requiem eternam. Mais il ne sgait par quel nioyen il le pourroit faire revenir. 11 n'a point la d'eau fresche pour luy jetter au visage ; il n'a point d'eau odo- riferante pour luy en frotter les veines : il n'y a point de moyen de avoir de Teau froide du fleuve, car Acheron brusle en ses ondes veneneuses. Que fait-il done? II urine en sa main, etsoudain, estant Turine encor chaude, il en humecte les veines, le pouls et les temples de cest enfant, lequel par le moyen de ceste eau commence peu a peu a recouvrer ses forces, ouvrir les yeux, la couleur luy revenant aussi au visage ; et ay ant aperceu Cingar, luy dit ces mots : « 0 quiconque sois, heureux sois-tu, qui m'as donne un tel remede, estant denii mort ! Apollo, inventeur de la Medecine, n'eust pas trouve si prompte- ment ce remede. » Cingar le leve de terre, et luy dit : « 0 bel enfant, quel malheur a este si grand, et quelle ad- venture t'a este si contraire de t'ameiner en ces lieux ? » Cest enfant, avec une demonstration d'un grand ennuy, luy respond : « J'ay une meschante mere de Cipade, la- quell e ay ant entendu que mon Pere Balde estoit noye, ceste louve a incontinent espouse un autre mari, duquel aussi -tost ceste truie a eu trois enfans ; et depuis nous a tenu mon frere et moy en mespris, estans venus de Balde, et nous a contraints d'ahandonner nostre propre maison. On m'appelle Grillon, et mon frere Fanet, et sommes tous deux sortis gemeaux d une ventree. Nous avons circuy tout le monde, pour chercher nostre pere : apres avoir voyage par mer, par terre, avec grand tra- vail, et eschappe a travers une infinite de voleurs et de meurtriers, et autres tels pareils, a la desesperee, comma on dit, nous nous resolumes tous deux de le chercher par les demeures infernales, faisans de nostre vie moins 426 HISTOIRE MACCARONIQUE. (le compte quo de cinq poix. Mais, apres que la Fortune nous a conduits en ce lieu a demy morts par une trop lon- gue lassitude, Charon s'est offert a nous, qui est le nau- tonnier de ceste riviere, et qui a charge de passer en son petit hatteau les ames damnees ; et le requerant de nous vouloir passer, luy exposant la cause de nostre voyage fonde sur la piete. sur Famitie et sur la foy que nous devious a nostre pere, ce ribaut, ce superbe vieil- lard et ce trompeur asseure, comme sont volontiers tous nautonniers, nous promit bien de nous passer dela, mais non pas ensemble, et que Tun passeroit apres Tau- tre, alleguant que sa gondole seroit en danger d'enfbn- drer, si elle estoit chargee de deux avec luy. Mon frere, sur ceste raison, a passe le premier, et y a six jours que la barque n'est revenue; je ne sgaurois vivre scul sans mon cher frere. » Cingar, oyant tout ce discours, estoit quasi comme hors de soy-mesme, et estoit comme ceux qui resvent la nuict : il tenoit ses yeux fichez sur la face de cest enfant, et re- marqua en luy les traicts pareils a Balde, et aussi tost ses joues furent abreuvees de larmes et donna cent bai- sers au front de ce jeune adolescent. « 11 fault laisser, luy dit-il, mon fds, tout estonnement : il vous fault quitter la tout travail et Fennuy qu'avez au coeur : ne pleurez plus ! La barque vous sera prospere et aurez fait meil- leur voyage que vous ne pensiez : je vous annonce que vostre pere Balde n'est pas loing d'icy. » Et incontinent s*encourut vers les rives d' Acheron pour advertir Balde d'un tel contentement. II le trouva criant apres Charon, Tappellant avec une voix forte, et jure qu'il Testrenera de coups, s'il ne luy ameine incontinent sa gondole a bord, estant la arrivez tant de nombre d'ames attendans a passer y avoit long -temps. Mais il crie pour neant, et pour neant se courrouce ; car Charon estoit espris de Ta- mour d'une des Nymphes du Dieu d'Enfer, laquelle on nommoit Tesiphone, et en estoit tout en feu, et ce pauvre LIVRE XXIV. 427 fol ne SQavoit encor cc qu ii en pouvoit esperer : mais, apres luy avoir fait present de Fanet, qui ne luy avoit rien couste, elle luy avoit accorde une nuict. II estoit pour lors aux attentes, tout fol et estourdi, preposant son plai- sir charnel a choses serieuses, donnant son profict, son revenu, et le gaing qu'il faisoit de son batteau avec tra- vail, et tout son salaire a sabien aimee putain, comme est la coustume. II arrivoit done cependant tant d'ames de toutes les parties du monde, que les espaules de Balde et de tons ses compagnons en estoient toutes chargees : ne sgachans, ces pauvres miserables ames, sur quoy elles se jettoient et perchoient, tellement qu'il y en avoit plus de mille sur ces gens icy. Fracasse en avoit les oreilles toutes pleines, le nez, la barbe et les cheveux, qui le contraignoient de secoiier souvent la teste et d'esternuer. Mais, apres I'ester- nuement, et tel secouement de teste, elles rentrent dere- chef dedans son nez et se reperchent sur sa teste. Luy, im- patient, secoue ses espaules : neantmoins plus il secoue et plus se trouve empesche, en sorte que sa teste ressemble a un essoin de mouches a miel, qui veut sortir hors de sa ruclie, ou bien on eust dit que Fracasse lors ressem- bloit a un vieil beuf chassieux et baveux, lequel les mous- ches dcsja assaillent pour le ronger, pour lesquelles chas- ser il est contraint sans cesse de remuer souvent les oreilles ; mais, plus il se donne de peine, plus ces bestes reviennent a luy. Cingar cependant avoit la ameine Grillon, et le presen- tant a son pere, il luy dit ainsi : « Recongnoissez, 6 pere, vostre fils : vostre tige. 6 Balde, a produit ceste belle fleur : vostre plante a mis en lumiere ce bel oeillet : cueil- Icz ce fruict de vostre arbre : voila vostre fils, voila vostre Grillon, lequel vous aviez laisse encore petit. » Balde, es- tonne au possible, contemploit cest enfant, et s^esmouvant en ses entrailles, enfm ne douta plus que ce ne fust son fils, et soudain Fembrasse, et en Fcmbrassant s'enquiert m HISTOIKE MACCARONIQUE. de son frere. Cingar la-dessus prend la charge de luy re- citer le tout ; mais il ne luy voulut rien declarer de la faute de sa femme Berthe. Sur ces entrefaites, voicy venir Charon braillant, et en criant bravoit, disant : « Prince Satan, 6 Prince Satan, Beth, Ghimel, Aleph, Crac, crac,Tif, taf, Noc, Sgne, Flut, Canat, Afra, Riogna.)) II avoit une grande Larbe sale, et non pei- gnee, qui luy couvroit tout le ventre et pendoit jusques sur les genoux. II n'avoit un seul poil sur le devant de la teste, comme si, devant le peuple, avec la teste rase et de tout pelee, il voulust tuer Gatuzze. II avoit une longue sou- quenie, qui luy couvroit le corps, laquelle ceste canaille de Ghiozois appellent Salimbarcque. II se tenoit sur un pied au bord de sa gondole pointue, et sembloit devoir tomber en Feau : toutesfois, il n'avoit aucune peur d*y tomber, estant expert en son art. J 'ay veu souventesfois, a Venise, des barqueroUiers voguer de ceste fagon par la ville : ils ont sur le bord de leur barque un pied, et Tautre est en Fair, et si, ne rencontrans rien de leur baston, le pied d'aventure leur faut, ils ne s'en soucient pour cela, et, se jouans ainsi avec la mort, se retrouvent soudain sur leurs pieds; soyent Sclavon, More ou Sarasin, ils sublent, ils crient : « A la barque ! » et ne leur manque de dire trois mille cancres le jour. La chiche face * Charon ja approchoit de la rive, et par cruels effrois estonnoit ces pauvres ames. Balde en furie Tappelle poltron, et a grand' peine fut-elle arrivee a la fange du rivage, que ces ames incontinent remplis- * Le nom de Chiche-Face et celui de Bigorne designent deux monstres fantastiques, dont il est fait mention dans les faceties italiennes et qui passerent de ia France en Angleterre; Bigorne devore les maris qui obeissent a leurs femmes; Chiche-Face mange les femmes soumises a leurs maris : aussi, est-il d'une mai- greur extreme. On peut consulter a I'egard de ces creatures bi- zarrcs une note curieuse dans les Anciennes poesies franQaises de la Bibliotheque Elzevirienne, t. II, p. 187-191. LIVilE XXIV. 429 sent les trous et chargent les cordes de la barque. Mais, quand Charon eut apperceu Balde et ses compagnons, il leur demanda d'une haute voix : « Qui vous a ameine en ce quartier icy? Hola, a qui est-ce que je parle? Si vous voulez entrer en mon vaisseau, il faut quitter la le corps et vous descharger de ceste chair? Vous ne passerez aulre- ment ce fleuve. » Balde luy respond : « Tais-toy, tais-toy, diable escorne, si tu ne veux aller sous Teau la teste contrebas. Tu n'as pas passe Meschin, estant encore en corps ? Et tu ne voudrois m'accorder un passage commun a tous? A qui parle-je? n' est-ce pas a toy, menteur ? Ap- proche icy ta gondole, tourne la peaultre : ou tires-tu en large? Ameine dega ! » Charon fait semblant de n'entendre rien ; mais repousse son vaisseau en arriere, et, estant charge d'ames, reprend la traverse. Vous pouvez penser comme Balde estoit en furie, ne se pouvant venger. Fra- casse, sans attendre autre chose, se delibere de sauter par dela le fleuve, et soudain crachant entre ses mains, se recuUe en arriere loing de cinq ou six enjambees, puis avangant le pas, galloppant, et enfin courant roidement, franchist le fleuve vers I'autre rive, et du saut toute la campagne d'autour trembla, et tous les Barons s'estonne- rent d'un tel saut. Balde, criant tant qu'il peut, luy dit, qu'il arrache poil a poil la barbe a ce villain battelier, et qu'il luy rompe la cervelle, qu'il luy brise les os, et que puis il essaye de leur amener la barque. Charon es tonne, estant j a arrive a bord avant que Fracasse eustfranchi le fleuve par son merveilleux saut, s'esmerveillant grande- ment de la hardiessede ce geant, licentie incontinent ces ames, lesquelles malheureusement sautoyent en terre, et s'en alloyent a la haste se confessor a Chiron, afm qu'apres estre confessees, elles s'en allassent ou il leur convenoit, soit en la chaudiere pleine de poix-resine boiiillante, soit dedans les fournaises de verre ou de plomb fondu, soit au profond d'une glace, sur laquelle siffle Boree, ou bien entre les flambes des Baselics et Dragons. 430 HISTOIRE M ACCARONIQUE. Charon ne se haste pas d'aller querir Balde ; iiiais tremble tant qu il peut, voyant reluire ses armes, se tenant cache parmi des Cannes et roseaux, qui estoyent sur le ri- vage dufleuve. Fracasse se traisne, baisse, le long d'iceux, pour attrai>per ce miserable Charon, lequel faisant la Fem- pesche a rabiller ses guestres pour reculer le plus qu'il pourroit a retourner a Tautre rive, Fracasse, se trainant le long du fleuve, et s'approchant de Charon sans faire aucun bruit, et si legerement, qu'a grande peine eust-on peu remarquer ses pas, le prend soudainement par le collet, et luy fait faire trois ou quatre tours, comme une autruche fait a une oye, et puis le jette rudement en Fair, s'envolant comme une corneille : et si Dieu ne luy eust donne secours, il se fust tout brise en tombant. Mais, de bonne fortune, tombant dedans le vuide du centre, fut garenti par lalegerete, et demeura, par ce moyen, sain et entier. Fracasse se delibere apres de meiner ceste gon- dole, et le bonhomme pensoit entrer dedans, et estre porte en un si petit vaisseau; mais, n'y ayant gueres mis que le pied, il veid son esquif prest d'estre au fond, ne pouvant soustenir un si gros pilastre, comme si une puce pouvoit porter un gros roussin, ou un fourmis un sac de bled de Boulongne. Fracasse, voyant cest inconvenient, se retire arriere, et s'advise d'un autre moyen en grattant sa teste. Avec le pied, il pousse si rudement ceste barque par derriere, qu'elle fut aussi-tost a Tautre rive, autant que si le vent Sudest Ty eustpoussee, et estoit eslancee si brusquement, que s'ils n'eussent advance leurs picques pour la recevoir douccment, elle se fust brisee en cent pieces centre le bord. Cingar la retient et Faborde au rivage. 11 monte dedans et appelle ses compagnons, et, prenant en main Faviron, leur commande d'entrer ; « car, dit-il, nous passerons bien sans Charon. » lis entrent tous soubs la conduite de Cingar; non pas toutesfois ensemble, car ils eussent peu se noyer, mais Fun apres Fautre. Cingar passa ce fleuve sept fois, non sans la risee de Balde, qui LI VRE XXV. 431 (lisoit a ses compagnons : « Voyez, freres, comme Cingar est habile a ce inestier de battelier? Certaiiienient, et de forme, et de dexterite, il n'est giieres esloigne de Charon : voyez ses yeux terribles et sa face maigre. Qui le regar- deroit, et ne jugeroit qu'il fust un diable? — II est ainsi, dit Boccal, c'est le visage d'un Chiozois, par lequel si vou- liez envoyer argent a Venise, 6 combien il seroit prest et diligent a recevoir ceste charge I » Cingar respond : « Et toy, Boccal, en touchant des beufs, tu ne ferois pas bien le mestier de bouvier, en desrobant le lard et le sale gras, pour mettre en ta gorge, pendant que tu ferois sem- blant d'en frotter et oindre le fust de tes roues? » Balde les oyant, leur dit : « IIo ! vous estes tous deux la saincte Aumosne. Baiscz ceste rive : puisque le fleuve est passe, le sort est jette, ^'en est fait. » Mais, toy, Sorciere, laisse un peu ce travail en repos. LIVRE VINGT-CINQUIEME. LES Compagnons s'acheminoient le long du fleuve d'A- cheron, vers la ville de Pluton, par des champs sablo- neux et steriles, quand ils ouirent de loing un jeune ado- lescent, criant avecune voix pleine de larmes. Une vieillc le suivoit, et le picquoit avec esguillons pointus. Comme une jeune tore, picquee par un cruel taon soubs la queue, se jette ca et la, court d\m coste et d'autre a travers les buissons, et est quelquefois secourue par son bouvier : ainsi ce jeune enfant court tantost de^a, tantost dela, sentant ceste vieillc courir apres ses espaules. Icelle a ses cheveux espars au vent, qui ne sont point cheveux, HISTOIRE MACCARONIQUE. mais serpens veneneux/et villaines cerastes, lesquelles se dressant contremont, rendent des siflemens horribles. Elle tient en ses mains un fouet compose de viperes, avec lequel elle deschire les flancs de cest enfant. Grillon lors soudainement s'escrie : « 0 moy, miserable, je vous prie tons, secourez mon pauvrefrere! 0 mon pere ! souffrirez- vous veoir une chose si cruelle? Voila Fanet, votrelils, et mon frere : ha Dieu ! voyez comme il est tourmente : c'est Fanet, a la verite, a qui ceste meschante vieille donnc tant d'affaires comme vous voyez ! » Le pere fut picque au coeur, et, d'une course legere, court apres Thesiphone. Icelle, voyant Balde courir si furieusement apres elle, quitte Fanet, et se fourre entre les compagnons de Balde, et arrache de ses cheveux serpentins, qu'elle jette parmy eux. Ha Dieu! quelle escarmouche soudain s'es- leva entr'eux ! quels coups horribles ils se donnent du pomg Tun a Tautre! Cingar en donne un si grand a Falcquet, qu'il Testend en terre tout estourdi. Falc- quet, avec un hideux regard, avoit le visage tout enflambe de cholere, et met la main a sa masse, avec laquelle il commence le combat centre Cingar, en sorte que ceux, qui n'agueres eussent expose Tun pour Tautre trois cens vies, estoient a present disposez et resolus de se man- ger la fressure Pun de Tautre. Moscquin regarde Philo- forne de travers : « Que me regardes-tu tant ? dit Philo- forme; desgaine, villain! » Avectelles braveries, cesdeux commencent un duel. Le vaillant flippolyte s'attacque a son frere Lyron, et se grattent la teigne a bon escient. l^racasseprend a deux mains son rond hasten ferre, es- perant paistrir une tourte du corps du Centaure; mais, ayant les nerfs aussi durs que metail, telle matiere ne seroit pas propre pour estre fricassee en une poisle. Toutesfois le geant ne laisse de se mettre en devoir, et lancer coups a gauche, adroite; maissouvent en vain, le Centaure luy donnantde la foiiacc pour du pain. Grillon s'estoit prins desja a Fanet son frere, et ces deux, n ayans LIVRE XXV. 457. point de baston, se jeltoient ties pierres Tun a Fautre. Boccal, n'ayant personne a qui se prendre, se donne a soy-niesme de grands soufflets, etavec ses ongles s*efforce de se peler la teste. Toutesfois, sa folie ne fut si estrange, qu'avant se prendre % soy-mesme, il n'aliastcacber enun coingsa bouteille. Balde, voyantun tel changement entre ses compagnons, se tenoit la immobile commeune pierre. Puis, voulut separer tous ces combats : il tire son espee, et crie comme nous faisons, quand nous voulons separer ces bravaches et macbefers faisans friser leurs espees Tune contre Tautre : « Demeurez, dit Balde, reculez-vous, de par le diable! A qui est-ce que je parte? Garde! Or sus, arriere, je frapperay ! 0 Dieu, certes, ceux-cy setue- rontTun Tautre ! » Ainsi, Balde, parant aux coups, se met parmy eux tantosi d'un coste, tantost d'un autre, et, toutesfois ne peut esteindre ce tumulte enfiambe. lis rom- pent leurs jaques, leurs mailles, leurs cuisseaux, leurs brassarts, leurs espauletes, eten font voter les morceaux. Cingar presse Falcquet; et Falcquet, Cingar : Hippolyte ne pardonne a son frere Lyron, lequel aussi ne le laisse gueres reprendre haleine. lis sont tous deux nez d'une mesme mere ; mais neantmoins, oublians leur mere, ne veulent entretenir paix ensemble. Fracasse mugle contre le Centaure do despit, et de toute sa puissance escrime contre luy avec son grand baston ; mais Virmasse dispos evite les coups, et sans son babilete, il eust este brise en mille pieces, Boccal ressemble desja a une oye toute plumee, tant il s'estoit soy-mesme descbire, et s'estoit arracbe les cbeveux. « Appaisez-vous, crioit Balde, ap- paisez-vous, freres ! Dites-moy, quelle occasion vous a ainsi excite Tun contre I'autre? Ne frappez plus, Cingar; laissez reposer vostre massue, Falcquet : le lien d'amitie qui estoit entre vous deux serompt-il ainsi? Reculez, Vir- masse, necombattez plus ainsi! Or sus, Lyroii, demeurez : voulcz-vous ainsi blessor vostre frere Ilippolyle? Esics-vous fol, 6 Fanet ; ettoy, Grillon, quelle furie te tieut? Laissez 28 43i HISTOIRE MACCA RONIQUE. lous deux ces pierres! 0 Philoforne, qu'est-ce que Mosc- quin t'a fait? Hola, Moscquin, pourquoy te coleres-tu ainsi contre un si bon amy? Reculez tous, et rengainez ' vos espees ! » Mais, voyant que ces parolles n*avoyent au- cunpouvoir, ilmet Fespee au poiiig, pensant avec le plat demesler tels differends. II les menace souvent qu'il sera contraint de manier les mains, sans respect d'aucun. Chas- cun estoit desja assez las de se combattre, et toutesfois ils ne vouloyent aucunement escouter Balde, qui tantost avec douces parolles les prioit, tantost juroit, tantost les menaQoit : et considerant qu'il n'en pouvoit venir a bout en quelque sorte que fust, il se tourne vers Thesiphone, ^ qui estoit la arrestee a les regarder : « Peut-estre, dit-il, qu'ainsi ce tumulte s'appaisera. » EUe s'enfuit incontinent, et remplit Fair de ses cris, et quelquefois, se tournant, menagoit Balde, puis gringoit les dents, et soudain ou- vroit la bouche, rendant une haleine puante. N'avez-vous jamais veu un chien enrage courir, lequel, pendant qu'onl le chasse a coups de baston et huees que chacun fait apres luy, porte la queue entre les jambes, et tournant la teste derriere soy, grince les dents, et redouble quel- 1 quefois bau ban ? Ainsi ceste vieille meschante et villaine fait a Balde, qui la suivoit derriere ; et pensant Tattraper incontinant, il la perd, estant icelle esprit, qui ne s'ac-, couple gueres a un corps. Elle s'en va vers une montagne, qui avoit tout autour une grande et spatieuse vallee, et au-dessus vomissoit des flammes sulphurees, et plus raal sentantes que privez et latrines. Ceste vieille ribaude ne se soucioit de grimper au haut de ceste montagne, y es- tant plus prompte que ne seroit une chevre. Balde la suit quelque part qu'elle aille, et ne se soucie des ronces, des espines, des pierres et des precipices, estant resolu de n'abandonner ses pas. Pendant qu'il la poursuit si chaudement, il descend eni un lieu desert ou le chemin estoit tel, qu*il n'y en avoit; I ^ u monde de plus rude. Tantost il descendoit bien bas LIVRK XXV. tantost il remontoit si liaut, qu'il lay estoit advis monter au ciel. Autour d'iceluy y avoit un marais plein de bourbe noiro et puante, dont Todeur affoiblissoit le coeur dc Balde. Toutcsfois, nes'en soiiciant autrement, il saute de- dans; mais ce ne fust sans s'y \eautrer a bon escient, rnaulgre qu'il en eust, et jamais pourceau ne sortit plus beau fils dun grand bourbier, comme Balde sortit hors de cette fange, assez fasche, et non sans un grand travail. Mais les peines, les fatigues et les travaux sont aux Pala- dins, plus chers et plus precieux que Tor. Davantage de grosses nuees pluvieuses le suivoient, lesquelles pleines de gresle ruinoient et brisoient tout. Ceste obscurite tene- breuse estoit tout autour par fois transpercee de certains esclats de feu, apres lesquels on oyoit bruire d'un coste et d'autre des tonnerres merveilleux. Avec telles peines et tels travaux, le Baron Balde s'es- chappe, et sort hors de tant de dangers. Enfin, ceste meschante vieille descend en un palus obscur, autour du- quel y a des bois tousjours pallissans et des repaires de dragons. Entre iceux ceste Nymplie de Charon se perdit, et laissa Balde en defaut, neia pouvant plus suivre. Icelle s'esquive, et s'en va levant les oreilles, faisant comme le chevreuil, ou un vieil lievre ruse, lequel, suivi d'un chien, qui le sent au train, ne cherche pas a se sauver par la campagne, mais a travers les buissons, entre lesquels il fait plusieurs tours et destours, rusant Qa et la ; et se pen- sant estre hors des pattes du chien, s'arreste sur ses iquatre pieds, leve les oreilles, escoutant s'il est suivi. Et I comme le chien, estant lors aussi en defout, s'arreste court, ireprend le vent en haussant le nez; ainsi Balde soudain ise retient, ayant perdu ceste Furie, ne pouvant rien reco- ignoistred'elle : etpuis, entrant dedans le bois, queste ga et la, et avec son hasten bat tantost un buisson, tantost un autre. II n'oit cependant rien branler, et le vent ne fait mou- voir aucune feuille. 11 s*advance peu a peu, prestant To- 450 HISTOIRE MACCARONIQUE. reille a tout. Enfin, il appergoit au milieu d'un valloij une maison couverte de demies tuilles rompues. II n' i trouve aucun gardien, et n est besoing de frapper a I porte. II entre en icelle, tenant son espee nue a la main Les murailles a demy rompues estoyent couvertes d'un grosse humidite, et les planchers estoient tous moisis' ainsiqu'on voit es lieux, ausquels le jour ne donne point Baide, cheminanten icelle, marchoit avec un pasferme, e' escoutoit s'il s'y faisoit point quelque bruit. II n'oit rien* tellement qu'il croit que la le Silence faisoit sa demeure marchant de pas en pas, il faisoit avec le pied crever d gros crapaux enflez, et escachoit des vers. II rencontroi souvent des dragons, trainans un ventre large contr terre, lesquels avec son espee il tailloit en deux. Enfin il trouva un College que la vieille de Charon avoit fail et ou se tenoit le diforme Senat. Balde s'arreste a la pre miere entree, et preste Toreille attentive a ce qu'il poui roit ou'ir, et oit ceste ribaude parler au peuple. Ceste sal estoit grande etspatieuse, faite en quarre. Autour d'icell estoyent des sieges de bois tous pourris, comme sent ce cercueils des morts qu'on tire de terre un long-temp apres qu'on les y a mis. Au milieu de la sale est un chaire plus grande que les autres, faite de metail, et la! quelle est environnee d'espees et glaives sanglans. En d siege sied Ambition, tenant le port d'un superbe tyraij laquelle tasche par tous moyens de commander au ciei a la terre et a la mer. Toutesfois on voit une espee pen' dante sur sa teste, ne tenant qu'a un petit fdet et estai tousjours preste de tomber sur elle. Non loing d'elb' cause et babille sans cesse Discorde avec cent languej meut, bailie des bourdes, murmure, manie les mains, ( avec mille tlateries, tente Toreille de la Royne, et cest traistresse jamais ne se depart de son coste. Les trois Furie luy obeissent et portent ses ambassades par tout le mondd par le moyen desquelles advient la ruine d'un cbascuE EUes vont tous les jours ga et la, et reviennent, rappor' LIVRE XXV. .ans nouvelle a la Royne, et combien par leur industrie jlles attirent d'ames en enfer et en font mourir par leurs 'uses accoustumees. L'Impiete sanglante se voit aussi en ce ieu, regardant de travers et ensanglantanttoiit ce qu'elle |Ouclie. Icy aussi est la Vengeance, fremissant de rage, et resguillonnant elle-mesme de ses propres esguillons. La "{oyne Tenvoye souvent parmy les compagnies, et la sa- jarie grandeinent, quand de son glaive elle sgait bien en- ;anglanter quelques Royaunies, ne pardonnant le frere a jon frere, ni la soeur a sa soeur, ni la mere a son fils, ni a femnie a son mary. La Sedition est icy, tenant en sa )ossession une populace. Icy sont le Deuil, la Rage, la laine, la Crainte, Fire, le Travail, faisans tous le Concile l*Enfer et le Senat de la mort. Ambition preside et ne ^eut seconder personne. En sa presence, et devant tels nonstres diformes, Thesiphone, Alecto et leur soeur ilegere plaidoient lors Tune contre Tautre, le Senat leur lonnant audience. Mais qu'avoyent a demesler ces truies, it ces villaines et maigres louves? 0 vous, mortelsl ac- ;ourez pour ouyr ce que c'estoit, et pleurez avec moy. Vpprochez toute sorte, toute condition, toute race d*hom- nes, et veillez ouyr les niiserables follies de ce monde, it cognoistre les causes de tels erreurs. Ambition avoit mpose silence a tous, afin qu'un chascun pent mieux enir ses oreilles attentives. La puante Megere, secouant sa cbevelure serpentine, ommenga ainsi la premiere son plaidoye, et dit : « Oyez, *eres infernaux, et vous, Princes et satrapes de Magog : e suis celle qui enseigne comme il fault mesler et preparer e noir venin, et n'y a aucun teriacle qui puisse resister mon aconit. J'ay le soing du Siege de S. Pierre et de \ tiare Papale, et bien souvent je mets sans dessus des- ous les chappeaux cardinalesques. Regardez comme je orte la cbevelure descliiree : de la, je dois avoir la palme ue merite un triomphe perpetuel. La grande liberte que e donnent aucuns des Pontifes, c'est la grande ruine de 438 HISTOlfeE MACCARONIQUE* toutes choses, lors que je puis trainer ma queue et faire ensorte qu'aucun ne soil esleve ii ce haut degre d'honneur par saintes prieres, ni par le consentement de la sainte colombe. 0 que nous sommes bienheureux ! 6, comme nous sommes bien parvenus aux fins de nos doux et plaisans souhaits, quand un pontife est forge par nostre faveur ! Car nous sommes engraissez de la chair et du sang d'un troupeau sain et entier, s'il est conduit par un pasteur aveugle. Le berger, mitre par mon soing et sollicitude, tue et assomme les ouailles, et les laisse pour viande au loup, s'enfuiant de peur : il pele ses brebis, il arrache les plumes a ses oiseaux. A mon occasion, les autres se voyent sales et villains parmi les temples a demi rompus, TEglise tombe et la Mere chet du haut en has : Mere, dis-je, qui nourrit les bastards, et qui enfin sera mise soubs le joug de T Alcoran, si elle n'est consolee par quel- que juste et sainct Evesque. Et lors seroit malheur a nous, et une pauvrete et misere bien grande 'pour nous, si la chair de Jesus-Christ estoit octroyee a un tel personnage, qui ne voulust plus vendre les bonnets rouges, qui ostast de dessus les espaules des hommes mille charges, qui re- nouvelast les sainctes ordonnances de TEglise, desquelles nous avons fait perdre Fusage, et qui voulust remettre en son vray poinct ce qui est corrompu en icelle. Vous cognoissez, il y a long-temps, quels Peres saincts I'Eglise a eu quelquefois ; comme ils ont este dignement sacrez ; ] comme ils sent bien pansez, combien ilssont jolis, comme ils sont parez, comme ils sont vrays bufles d'entendement, comme ils sont sQavans aux cartes, et comme ils sont coustumiers de nourrir et entretenir des garces qu'ils ap- pellent leurs soeurs, de nourrir des bastards qu'ils nom- raent leurs nepveux, de se parfumer de bonnes odeurs, de porter cappes a TEspagnolle, et faire bouffer le velours a leurs chausses ; nourrir oiseaux de proye, des chiens, des esperviers, des braques! Et cependant TEglise, des- chiree et mal accommodee, pleure, ainsi qu'on peut veoir : LIVRE XXV. 439 car, entrant en icelle, on n'y voit que toute ordure, res- senjl)lant plutost a un toict a pores, qu'a un temple. La paille el ordure y sont jusques au genouil, et la pluye passe a travers les voultes, estans les murailles parees de longues aragnees. Le crucifix aura faute d'un bras ; et au liaut de sa teste, la souri, le rat, ou le chathuant, fera son nid et rongera une si noble figure. La saincte Hostie, pour la laisser trop envieillir, engendrera des vers, s'es- tant par humidite du lieu attachee au verre ou au bois. Car des ciboires d'or ne sont gueres en usage, pour estre sujets au larrecin. II n y a aucune lampe pleine d'huille pour ardre en Thonneur de Dieu ; car Thuille, ordonnee pour cet effect, est tournce en usage de la poisle et sert plus a fricasser des lampreons qu'a faire honneur au corps de Jesus-Christ. II n'y a aucun tapis sur Tautel, ou ce ne seront que lambeaux, qu a grand' peine sei viroient d'une couverture de cheval. Le clocher sent Turine des Prestres, et en iceluy on fait venir les commeres pour les ouyr en confession. Bien souvent il n'y a point de corde, ou icelle n'cst composee que de longes des licols de la mule nouez bout a bout. Que me servira de reciter tout? Vous syavez tons comme je suis habile et accorte a mes entreprinscs. Pour ces causes et considerations, je sous- tiens que je suis preferable a niessoeurs, et qu'Alecto me doit ceder. » Ceste-cy ayant acheve d'ainsi parler, soudain Alecto, putanesque de malebouche, toute en cholere, se leve de sa chairc, se tient debout, jette infinies ordures, et puan- tcurs de sa bouche, puis retirant une horrible haleine de Testomach : « Je ne suis, dit-elle, pas moins digne que toy pour estre eslevce en la chaire triomphale, avec Pap- plaudissement do tout le peuple, ayant fait espandrc parmy le mondc plus de sang que la mer ne regoit d'eau en soy, et plus qu'il n'y a en elle de sablon. J'ay cy-de- vant conceu, et este grosse (estant la putain du diable, Faulsete), et avois le ventre merveilleusement enfle, lors 440 HISTOIRE MACCARONIQUE. qu'approchant le temps et mesme Theure d'accoucher, la femme de Lucifer, la mere de Lupasse, la putain de Sa- tan, vindrent a moy pour me secourir a mon accouche- ment et recevoir mon part. Pendant qu'elles travail- loyent par-devant a le recevoir, comme est la coustume, sortirent par la villaine et sale boucbe de mon derriere^ deux enfans avec une tres-puante odeur, lesquels, a grand' peine estans a demis sortis, commencerent a se donner I'un a I'autre des coups de poing, et se deschirer Ics joues avec leurs ongles. Je me resjouissois en moy- mesme, je le confesse, de ce que ceste laide semence pronosticquoit desja devoir estre la ruine des Rois du monde. Je les ay tousjours nourris de laict de serpens, et les ay faict succer les mammelles d'un baselic ; et lors ils combattoient Tun contre Fautre a qui auroit la droite ou la gauche, se donnans de grands coups de pied ; Tun se nommoit Guelphe et Pautre Gibelin. Iceux, ayant atteint Taage de douze ans, ne cessoient jour et nuict de se que- reller. II advint, un jour, qu'ils se tindrent aigrement a beaux ongles et avec belles dents de chien. Guelphe, avec ses dents trenchantes, coupa netle pouce a Gibelin; et pour triomphe le portoit partout, pour en faire plus grand' honte a son frere. Mais iceluy, se revenchanf, coupa aussi avec les dents a Guelphe le doigt d'aupres le pouce, et le devora, portant seulement la semblance d'iceluy, pour marque de sa vengeance : dont vient que Guelphe, avec le pouce de sa main droicte, tue les puces ; et Gibe- lin leche et essuye les mortiers avec le doigt d'aupres le pouce de sa main gauche. Avec tels soldats j'ay renverse tout le monde, et par telles boucheries j'ay infecte toute la terre de sang. Dites-moy, que vaudroit a present ceste compagnie de Guelphes et Gibelins, si ce n'estoyent mes enfans, ayant icelle tel pouvoir qu'elle rompt, qu'elle deschire, et qu'elle met sans dessus dessous tant de villes et tant de pays? Le Guelphe veut porter son pennache a droit ; au contraire le Gibelin le veut porter a gauche. LIVRE XXV. i/un veut coupper en travers tout ce qu'il fault coupper ; Fautre veut tailler en long tout ce qui a besoing d'estre taille. 0 gens fols et insensez, etsans sQavoir ! Ne voyez- vous pas bien comme je remplis TEnfer de telles ames perdues, mieux que vous? Et si a davantage ; car je ne laisse accroistre la Religion et foy de Jesus-Christ, la- quelle autrement se fust assujetti tout le monde, et eust mine les Turcs, si cest assassinateur de Guelphe et ce voleur de Gibelin n'eussent espandu parmy le monde ceste semence pestifere. Cest done bien raison de nous res- jouyr, et faire feste avec toutes sortes de danses en cest Enfer obscur, pour le moyen seur que j'ay trouve, ten- dant enfm peu a peu a la ruine du Christianisme ; pen- dant que les Italiens, suffisans a suppediter le monde, sc divisent ensemble, et se rendent eux-mesmes serfs, vas- saux et vils serviteurs de ceux qui, au temps passe, es- toyent leurs vassaux, leurs serfs et leurs vils serviteurs, par leurs vertus et vaillances. » Pendant qu Alecto, toute enflambee de cliolerc, tenoit tels superbes propos, Thesiphone, poussee d'uii grand desdain, se leve en pieds, et ainsi commence son dis- cours, entrerompant les dernieres paroles de sa scour : « Vous estes toujours trop arrogante, outrecuidee, teme- raire et babillarde, Alecto, et vous ne vous mesurez point en vos propos. Ce seroit mieux pour vous, si des long- terns je vous eusse coupe la langue pres le palais : nous aurions peut-estre de toy des propos plus raisonnables ; et non si fols, ny si legiers, ny si peu balancez. Dis-moy, qu'est-cc qu un peuple, une populace, un vulgaire, en comparaison de gens sages, illustres et pleins de bon gou- vernement; il n'y a rien plus leger qu'un peuple ; il n'y a rien plus muable en tout le monde, que le vulgaire. Quiconque se vante d'estre Guelphe ou Gibehn, dites bardinient cestuy-la estre un villain, nay d'une infecteet puante liente, combien qu il porte bonnet et escarpins de velours. S'il s'ingere de suivre un parti, et regarde Tau- 442 HISTOIUE MACCARONIQUE. tre de travers, vous Iny pouvez dire qu'il n'est point do sang illustre, qu'il n'est ny Seigneur, ny Due, ny Marquis, | ny Baron, ny Gentilhomme : car pas un d'iceux en cent i ans ne suivroit telles villaqueries. Voila de belles con- questes, etdignes de grandes louanges ! Ettu f oses vanter, par dessus mes trioniphes, de ce que tu as totalement ainsi mis le monde sans dessus dessous, comme tu dis; et neantmoins voila Cipade, qui s^est encor' garantie de tes serpens! Mais, moy seule, j'ayfait maintenant, etfais qu'icelle s'est bandee cruellement contre soy-mesme, et s'est fourre d'elle-mesme le couteau en son ventre : la- quelle ny vous, ny ceste louve de Megere n'avez peu au- cunement desmembrer. Qui croit que j'aye peu rompre par entr'eux la paix : la paix, dis-je, tant ferme, et le lien si solide, qui retenoit en amitie ceste grande, illustre et venerable Cipade, laquelle, apres avoir range sous ses loix toutes les villes du monde, est venue Qa bas pour deposseder Pluton de son Royaume. Balde, Ralde est icy, ce Heros Renaldicque, auquel, comme estant de coeur royal et franc, autant plaist le parti des Guelphes que celuy des Gibelins, pourveu que Tun et Tautre aiment la bonne et belle reputation, et soyent affamez de Thon- neur. Ceux quiosent dire le Roy de France estre Guelpbe, et FEmpereur Gibelin, n'ont pas grand entendement, pensant que tels princes se lient a telles folies. » Or Balde, ayant eu patience pour escouter tous ces beaux discours, soudain prend son espee, rompt les portcs et entre dedans. Le voyant tous entrer en telle furie, in- continent toute ceste infame assemblee se depart, s'en- fuit, quittantla chascun sa chaire. Comme quandFAurore, reluisant avec ses belles rouges couleurs, se descouvre au matin et vient revoir le monde, tous les chathuans se ca- chent, et font soudain retraite, de peur de veoir la clarte du jour : ainsi ceste compagnie infernale escampe a la veue de Balde, et ne pent souffrir Taspect et le regard d'un si grand personnage. II demeure la seul, voyant LIVRE XXV. 443 toules les chaires vuides ; et, s'en courrou^ant, brise et decoiippe tout avec son espee. Pendant qu'il s'amusoit a cela, il aperQoit la gratieuse personne de Seraphe, qui souvent vient et revient Toir Balde : les Compagnons du- quel il avoit ja trouvez conime ils estoient ainsi poussez en furie Tun centre Taiitre, et lesquels il avoit reduits et remis en bonne cervelle, et les avoit la amenez bien rassis et paisibles ; et puis soudain disparut, et s'en retourna en haut. Or les Compagnons recommencent a poursuivre leur chemin par ces lieux tenebreux. Fracasse marche le pre- mier, ayantun courage tel, quMl bouilloit d'envie d'arra- cher les cornes aux Diables ; et ne parloyent tous par entr'eux que de tels exploits. Boccal recite les follies in- ventees par les Poetes, lesquelles ils disent estre auxEn- fers. II raconte ce qu'il avoit leu autrefois du guerri er Meschin; pendant qu'aussi Cingar rapportoit a son amy Falcquet le sixiesme livre de Virgile. 0 chose merveil- leuse! qui la pourroit croire, si on ne Tavoit yeue de ses propresyeux? Cingar demeure court au milieu de son conte, sans pouvoir plus parlor, ct s'imagine toute autre chose que le contenu de ce sixiesme livre, et ne se resou- vient en avoir parle. Falcquet ne s^ait aussi ce que Cingor luy avoit dit, et estoit tout alourdi fantastique apres toute autre chose, sans se resouvenir de ce qu il avoit entendu de ce sixiesme livre. Le Centaure brouille sa cervelle de plusieurs choses, tantost veut celle-cy, tantost celle-la, et ne sgait que choi- sir. Fracasse fait beaucoup de chasteaux en Fair. Sa lan- gue se taist autant coinme si elle n'eust jamais parle. Ilippolyte n'avoit plus de sel en la teste ; son entende- njent embrouillo passe a travers de plus de cent chime- res. Lyron,ravi de plusieurs imaginations, tenoit ses yeux eslevez en haut, se riddant le front. Moscquin estoit fol, et Philoforne plus fol : car le soing de plusieurs affaires fait devenir les homines fols. Fanet et Grillon marchoient en- 444 HISTOIRE MACCARONIQUE. semble, sans parler Tun a Pautre, et se regardoient avec les yeux licbez Tun sur Tautre. Boccal en humeur fan- tastique marchoit seul devant, remnant les levres sans proferer aucun mot, et avec les deux mains joiioit a la morre tout seul, s'escriant quelquefois, sans prononcer une parole. Mais Balde, ayant la parole a commandement, blasmoit fort le silence qu'il voyoit en ses compagnons, et, parlant aeux, il leur deniandoit response : maisiceux, estans devenus muets le regardoient seulement pour toute response. « Ho! dit-il, voicy une chose bien nouvelle : 6 Cingar, que veux-tu dire? 6 Lyron? Hippolyte, vous no parlez point? Et d'ou vient cela ? Voulez-vous garder si- lence comme en un cloistre? Dites-moy quelque chose, alin que le long chemin ne nous ennuye. Ne daignez-vous rendre response a vostre Balde ? » Iceluy usoit de tels mots a ses compagnons ; mais il eust plustost oui parler des murailles. Partant, estant las de leur faire tant de de- mandes, ne voulut plus essaier a les faire parler. Ainsi marchoient-ils a pas mal asseurez, comme font les Lansquenetz quand ils ont en Testomach du vin plus crud que cuict. Balde enfm veut s^avoir la cause de cecy : il s'advance avant les autres, et trouve une autre chose nouvelle ; car il sent la terre manquer soubs ses pieds, et ne luy semble plus veoir terre sur laquelle il puisse af- fermir ses pas, et comme s'il estoit suspendu en Fair, manie les jambes, et ne sent aucun travail a marcher. 11 se tourne vers ses compagnons et les voit marcher de mesme comme luy avec pareille legerete. lis veulent bien parler a luy, mais ils ne peuvent que remuer les levres, et, comme muets, ne parlent que de Toeil et des mains. Chascun sent son corps se porter legierement, et aller comme a nage, et se resjouissent de marcher ainsi sans aucune peine. Cecy leur dura jusques a ce qu'un vent les poussa dedans un creux. La estoit le sejour de Fantasie, accompli d'un murmure de silence, d'un mouvement permanent, et d'un bruit taisible, par un ordre confus LIVRE XXV. sans reigle, sans proportion et sans art. On y oit les Fan- tasies volleter sans cesse : les estourdis esprits, les son- ges, les pensers esmeus sans aucune raison, le soing nui- sible a la teste, la sollicitude fantastique, Tespece et image diverse de Tentendement. Enfin, c'est la cage des fols; chascun en icelle se piccotte la cervelle, et pesche des inousclies en Tair. Du nombre de ces gens icy sont les Grammairiens et la race des maistres-es-arts. La est le Nom et aussi le Verbe, le Pronoin, le Participe et toute leur sequelle, a s^avoir; Idy icy, deld, deQd, en bas, en hauty d gauchCy ddroity avec toute la bande de qui et de quels. Les argumens dialectiques y volent ga et la, niille sophismes, mille sottises, pour, centre, en niant, en prouvant. La Matiere ne defaut point icy non plus que la Forme. L'Homme, FEns, la Quiddite, T Accident, la Sub- stance avec le Solecisnie. Toute ceste bande assaille les compagnons, ainsi que les uiouscbes donnent Tassaut a un coing de beurre, ou a un fromage frais. Je me suis trouve quelquesfois, je le confesse, estant bien repeu de vin, et estant a cheval, pendant que le soleil estoit en sa vigueur, lors que la cigale chante, que six mille moucbe- rons voUoyent autour de ma teste, comme ils ont accous- tume de voler environ un pot de beurre et un vaisseau de moust. Ainsi ces legeres fantasies et apprehensions biserres assaillent ensemblement ces Compagnons et leur piccotlent la cervelle, et, entrans en leur teste, mettent sans dessus dessous le silence. Balde, n'estant point atteint de ce mal, les regarde, s'estonne, et enfm s'en rit, voyant Gingar, lequel pendant que telles fantasies le provoquoient tantost dega, tantost dela, les poursuivoit, les prenoit avec les mains; mais il n'avoit la dexterite de les retenir, et voioit qu'enfm il no tenoit rien. Vous avez peu veoir autrefois des enfans s'es- battre a prendre des mousches en la main, pour puis apres les mettre en prison en un coffret fait de papier plie en quatre. lis cu [ireiincnt beauco^ip, et les retiemient Ue HISTOIBE MACCARONIQUE. bien dedans le poing ; mais quand ils estendent les doigts, et les ouvrent un petit pour les prendre de Tautre main, elles s'eschappent, perdans Thuille et le temps, comme on dit. Cingar et ses compagnons estoyent ainsi, non sans apprester J3ien a rire a Balde. Ils tendoient les mains, pen- sans prendre quelque chose, mais enfin ils trouvoient que ce n'estoyent que comme des chauve-souris, des chathuans, des chouettes qu'ils prenoient, et dont ils emplissoient leurs poches. Cingar receut de Paul le Venitien et de Pierre TEspagnol mills fourbes, lesquelles soudain il avalla aussi doucement que si c'eust este de la coriandre confitte. Puis, s'en va contre Falcquet, et tout de suite luy fait trente argumens; mais Falcquet, bon Logicien, luy respond promptement : Tun crie, Tautre babille, et ne se pourroient jamais accorder en cent ans. Lyron en fait autant; aussi font Hippolyte et Boccal. En somme, tous avec si grand bruit remuentla Physicque, TEthicque, TAme et cent telles nouvelles, que Balde tout estourdi fut contraint de se boucher les oreilles. Philoforne trouva la Testrille de TEscot, laquelle il print, et jura qu'il en estrilleroit bien leslivresde S. Thomas d'Aquin. Virmasse amasse les songes et resveries d' Albert le Grand, et avec iceux il se veut rendre agreable a tous, et predire I'ad- venir, oster la cervelle aux corneilles, prendre les pois- sons a la main et ouvrir les serrures sans clef. Fracasse s'efforce a prendre des grenouilles, sautant et pissant par derriere, et pendant qu'il en tient une, 'Tautre s'enfuit bien loing. Boccal, sans grand travail, prend je ne sgay combien de regies d' Epicure, les serre et les met en son baril, de peur qu'elles s'enfuient, et bouche bien Tentree avec le bondon. Entre telles bandes, on descouvre enfin une beste, la- quelle avoit une teste d'asne, le col de chameau, mille mains, mille pieds, et portoit mille aisles pour voler, un ventre de beuf et les jambes de chevre. Si icelle avoit une queue de singe, avec laquelle elle pouvoit chasser d'au- LIVRE XXV. 417 tour (le soy les taons, elle toucheroit jusques au ciel et voudroit avaler Minerve en un morceau : ma is, parce que tout ce qu'elle fait n'est qu'un bignet, a faute de queue n'est rien estimee, et est appellee Chimere, laquelle en- gcndre de hantes montagnes, et naist d'icelle un petit fagot. On voit aussi la un autre monstre a deux ventres, lequel est seulement soustenu de deux jambes, comme la Carte de Tacun tient et represente les deux jumeaux Castor et Pollux, voulant demonstrer les signes de la Lune. Ainsi et en la mesme fa^on est la forme un homme avec deux corps, ou bien deux hommes se joignans ensemble par Taine seulement. L'un s'appelle : A sgavoir mon, et Tautre s'appelle de mesme nom, se donnans a soy-mesme de grands coups de poing. Et toute la forme s'appelle : L'un ou Fautre: se combattant ainsi soy-mesme, Tun prouve, Tautre nie ; et entin tons deux viennent en un. Or, cependant les Compagnons sont emportez par un je ne SQay quel mouvement, etse trouvent hors la caverne : et lors chascun commence a marcher sur ses pieds; chas- cun chemine, et ne se souvient de ce qu'il a nagueres veu. Les fantasies s'en vont, lesquelles ils avoient tantost tous- jours autour d'eux, et reviennent aulieu d'oii ils estoient partis. Iceux toutesfois sont, grand' espace de temps, a demy fols et a demy estourdis, et retourncnt enfm a leur maison. 0 ! que pauvres gens sont, et de pen d'esprit, ceux qui perdent le temps a telles choses vaines et qui pensent employer le jour apres icelles plus utilement qu'a mesurer, et bien peser des mots et paroles Maccarones- ques, et qu"a attacher et coUer des vers sur les espaules de Pasquin! Gar icelles a la fm se perdent a vec leur lege- rete, et ceux-cy folastrent tousjours encore que leurs ans durassent autant et plus que ceux de Nestor. Ces Compagnons done s'en vont; et Balde leur racompte tout ce qui s'estoit passe entr'eux. Et n'estoient encor gueres loing, quand voicy au devant d'eux se presenter un certain bouffon, et fol tout a faict : car il chevauchoit une 448 HTSTOIRE MACCARONIQUE. longue canne, comme font les petits enfans, et levoit do sa main gauche la bride de son coursier, et avec la main droite tenoit une longue chenevotte, au bout de laquelle y avoit un petit moulinet, lequel, pendant que cest homme couroit, le vent faisoit tourner tout autour. II portoit deux oreilles droites faites de drap, lesquelles il avoit at- tachees a son capuchon, auquel il avoit des sonnettes cousues : il saulte et contrefait des pieds et des mains la moresque, et, presentant la main a Balde, commence a dancer. Balde, avec un gracieux accueil, ne le refuse point, et se laisse alter dangant avec luy, ainsi que ce fol le vouloit mener. Les Compagnons rient, et sont envieux ,de veoir la fin de ce jeu, suivans eux tons ceste dance. Ce fol ne dit mot : mais tombe souvent a terre. Balde lere- leve, et ne pense a autre chose qu a relever souvent ce bouffon, Apres quelque peu de temps, ils apper^ioivent une grande machine, la hauteur de laquelle surmontoit le mont Olympe. Et qu*estoit-ce ceste grosse masse? C'estoit une coquille, ou, pour niieux dire, un test sec et creux, lequel, quand il estoit encor frais, sain et entier, estoit mangeable et eust peu fournir d'une bonne repeue a tout le monde. A son coste, il y avoit un trou, au lieu de porte : par iceluy entr^ le bouffon, Balde, et les autres. Cest la demeure des Poetes, des Chantres et des Astrolo-^ gues, qui inventent, feignent, chantent, predisent, devi- nent plusieurs songes a un chascun, et qui ont rempli leurs levres de nouvelles follies et vanitez. Mais quelles peines ils endurent! Oyez le maintenant, 6 Poetes, 6 As- trologues, Chantres et Chyromantiens, ne veuillez feindre tant de menteries, et avec un art de flaterie complaire aux seigneurs, ausquels, comme a de pauvre moutons, ei) despourveus d'entendement, vous comptez sur le doigt mille fadeseries de vos estoilles ; et ce que des facquins et portefaix peuvent dire par les conjectures des chosej^ passees qu'ils ont veu, vous le rapportez a certaines con- LIVRE XXV. m jonctions, et a des ascendans de Juppiter, en conjonctions faites avec la Vierge et avec le Lyon. Ce test est leger, creux, dedans, et semblable a une sonnette en laquelle y auroit un pois sec pour rendre un son. Ce test, a la verite, est la vraye maison et le sejour des Astrologues, ies Chantres et des Poetes, et est comme une pierre qui,, iettee en haut, revient tousjours a bas, et comme un feu ]ui de soy mesme tend tousjours en haut. Ainsi les choses legeres se meslent avec les legeres^; et les vaines et su- perflues avec celles qui sont de pareille qualite. 11 y a la trois mille barbiers fort experts : Toffice desquels n*est 3as de faire et raser les barbes, mais d'arracher les dents nec tenailles. Pluton les paye tons les ansde Icur sulaire. ]basque Poete, chasque Chantre et chasque Astrologue ist suject a un de ses barbiers, qui le fait sou vent crier : ^^y^ pendant qu'il fait son office sur une chaire et lent la teste de I'accuse entre ses cuisses, et luy des- :bausse les dents, les luy maniant tout autour avec ses erremens jusques a ce qu'il les luy ait arrachees, qui est ;ause que la vous oyez crier mille : helas ! Car cest ou- Tage ne prend jamais tin, par ce qu'autant qu'ils ont )ar jour donne de menteries, autnnt a tous leur arrache- 'on de dents; mais plus on en arrache, plus en renaist. Partant, 6 Crogne, la premiere de toutes mes seurs, i tu nele sgais, il faut que moy estanL Poete, je demeure cy. 11 ne m'est moins convenable de sojourner en ce test [u'a celui qui un jour proposa un jeune Grec nomme Icbiles a Hector, et qu'a cest autre qui mesprisa et con- emna Tinsigne vaillantise de Turne, pour un Seigneur Enee, lequel par ses vers il loue pour une mitre et bon- let, qui luy couvroit la teste jusques au menton, et pour es cheveux oincts et frottez d'onguent. Ce test est done non pays : en iceluy, il faut que je perde les dents au- ant que j'ay insere de mensonges en ce gros livre. Adieu, lalde : je te laisse en la recommandation d\m autre, uquel peut-estre ma Pedrale fera ceste faveur de pou- 29 450 HISTOIRE M ACCARONIQUE. voir chanter comme tu auras destruict le royaume tie Lucifer, et de tc ramener de la sain et sauf. Arrive, 6 navire, tres-lasse, au port desire : arrive, il est temps : car je voy que j'ay perdu durant une si longue navigation mes rames. Ha ! miserable que je suis, j'ay amene le vent de Midy et d'Auster sur de belles fleurs ; ct par mes pores sales et villains, j'ay soiiille les belles et claires fonteines. F IIN. TABLE DES MATIERES TnEFACE DE l'editeii; I NOTIGIJ SUr, LA VIE I T LES OUVftAGES DE TlIEOPIIILE FOLENGO ET SUR LA rOESIE MAGAnONIQUE EX GEN ERAL Yll AVERTISSEMENT 1 l/lMPr.lMEUn AU LECTEUr, 4 IIISTOIRE MACARONIQUE DE MERLIN COCCAIE. Livrc premior li Livrc (leuxicmc '^i Livrc troisiemc 40 Livre quatriemc 60 Livrc cinquicmc 77 Livre sixicme 95 Livre seplicine lOD Livrc huitinme 151 Livrc neuvieme lo2 Livre dixiemc 170 Livre onziemc 185 IJvre doiizieme 205 Livre IrGizieme 222 Livre quatorzieme 238 Livre quinzieme 249 Livre seizicme 261 Javre dix-septiemo 280 4o2 TABLE DES MATIERES. Livrc (lix-huitieme 501 Livre dix-neuvieme 31G Livre vingtieme 535 Livre vingt et iinieme. 557 ^ Livre vingt-deuxieme 571 Livre vingt-troisieme 589 Livre vingt-quatrieme 410 Livre vingt-cinquicme 431 FIN DE LA TABLE DES MATIERES, GETTY CENTER LIBRARY |li|iio957 5669