Digitized by the Internet Archive in 2018 with funding from Getty Research Institute https://archive.org/details/lettreundeputesuOOunse LETTRE A UN DEPUTE SUR L’ADMINISTRATION CIVILE EN ALGERIE ET LES CREDITS DEMAND£s POUR 1846. Paris, 30 mai 1845. L’ordonnance da 15 avril dernier , l’organisation qu’elle donne a 1’administration civile en Algerie, les credits deman¬ ds pour en assurer l’execution, ont ete l’objet de quelques cri¬ tiques. Avant d’adopter un avis, vous desirez, mon honorable ami, entendre quelques explications, et c’est a moi que vous les de- mandez, a moi fonctionnaire public ! Mais si je vous reponds, les uns m’accuseront de plaider dans ma propre cause, les au- tres, amcs cliaritables , crieront a l’intrigue. N’iinporte ! De ccux qui me connaissent, je ne crains pas le soupcon; de ceux qui ne me connaissent pas , j’ai dans le cceur de quoi le braver. Etranger aux Chambres, presque etranger au monde, j’intrigue a ma maniere, du fond de mon cabinet , avec des iddes , des faits et la logiquc. J’ecris avec les convictions for- mees par douzc annees de sejour en Afrique , lisez-moi avec votre conscience. Et d’abord, j’ai cntcndu dire que la commission, en deman¬ dant certaines reductions, avait voulu, en quelque sorte, donner un avertissement au ministere, ct lui rappeler qu’avant de sou- mettre au roi des projcts d’organisation, il fallait obtenir des Chambres les credits nccessaires pour la misc a execution, E’observation cst fondee en principe. 2 Mais sommes-nous sur un theatre oil vous puissiez prevoir, dix -liuit mois a Favance, toutes les dbpenses? IN’etes-vous pas, cbaque armee, conduits a voter des credits supplementaires? Les progres de tons genres qui se developpent sons rintluence des belles operations miiitaires de M. le marecbal Bugeaud, ne cbangent-ils pas a cbaque instant la face du pays, sa popula¬ tion, sesbesoins, et par consequent aussi les besoins de l’admi- nistration publique ? Serait-il sage, en attendant les dix-huit mois qui s’ecoulent entre la preparation du budget ct sa mise a execution, de laisser les proces sans juges, les perceptions sans comptables ou sans controle, les populations sans adminis- trateurs, l’ensemble du service sans direction ? Le bon ordre que vous reclamez avec tant de raison, les ins¬ titutions protectrices de tous les interets , la legislation qui fixe les droits et les devoirs , les etudes et les reconnaissances qui determinent la propriety, les operations qui font connaitre le mouvement commercial, lesrevenus, les richesses domaniaies, mineralogiques etforestieres; les immenses travaux qui, d’un pays barbare el couvert de ruines, font peniblement et peu a peu un pays peuple, civilise, eultive, oil vous avez deja un commerce de 80 millions, oil la France possede deja pour 100 millions de pro¬ priety immobilieres, sc produiseni-ils d’eux-memes, comme l’herbe des champs ? Quand la population, lescapitaux, le com¬ merce, les industries auginentent, pouvez-vous vous etouner de ce que 1’administration augmente egalement ? pouvez- vous le regretter ? Et quand, au milieu du conflit des opinions, il faut deux annees pour preparer les combinaisons les plus simples, faut-il attendre que les credits soient demandes pour les met- tre a l’etude ? Et quand apres de longs travaux les pouvoirs sontd’accord sur ces combinaisons, iaut-il laisser tout en sus- pens ct ouvrir la portc h toutes les ambitions en attendant que ces credits soient votes? Aujourd’hui tout est suspendu de fait: vous y perdez deux fois le inontant des credits qu’on vous de- mande, et la stagnation serait bien plus longue, bieu plus fa- chcuse dans scs resultats, si, les projets prepares , il fallait attendre dix-huit mois avant de les mettre a execution; et tou¬ tes les consequences seraient bien autrement funestes encore si, les projets fails et necessairement connus a l’avance, il fallait 5 encore les changer, parce que les credits n’auraient pas ete VOt^S. Les clioses extraordinaires echappent aux lois ordinaires : ta fondation d’une societe nouvelle est une oeuvre pleine de gran¬ deur, mais pleine aussi de sacrifices. Ce n’est pas avec les pro- cedes reguliers applicables a un etat de choses normal qu’on parviendra a l’accomplir; l’ordre legal n’est pas toujours l’ordre logique, la reduction des depenses n’est pas toujours l’econo- mie, la sagcsse et la prevoyance que les Chambres appliquent aux interets de la metropole ne sont pas toujours sagesse et prevoyance en Algerie. Sans aucun doute, c’est une lei souveraine que nulle de- pense ne peut etre faitesans un credit prealable; nous sommes tous autant que vous, mon honorable ami, penetre de la gra¬ vity de cette obligation, et quand nous defendons une excep¬ tion temporaire, accidentelle, forcee, nous rendons liommage au principe. Je concois qu’il soit applique dans sa severite ab- solue a toute depense qui entraine la France dans une exten¬ sion de domination plus grande quo celle qu’elle admet; mais peut-on,est-il sage de l’appliquer au debut, quand les depenses nouvelles sont la consequence inevitable du devcloppement na- turel des choses, un moyen de conservation, d’ordre ct de pro- gres, l’execution d’une promesse faite, parce ce qu’elle a dte exigee? Chose etrange et qui peut-etre signale trop a l’histoire un trait distinntif de notre caractere national! iiy a deux ans, quand le gouverneur general n’avait pas en¬ core complete cette merveilleuse serie d’operations militaircs si habilement combinees, si activement conduites, qui vous ont donne la plus grande et la plus belle partie de l’Algerie, une commission s’assemblait pour preparer la voie a la reforme de radminisiration civile. L’annee derniere, quand les tribus har- celees dans toutes leurs retraites etaient a peine vaincues, deja, de toutes parts on disait: que la guerre etait linie, qu’il follait rentrer l'epee dans le fourreau et prendre la charrue; qu'on de- vait organiser l’administration civile sur des bases plus larges, donner des garanties serieuses aux nombreux interets que les Francais se creent jouniellement en Algerie, assurer la regula- A rite des services, etc., etc , les plus moderes demandaient avec instance qu’on fit marcher de front l’affermissement de la domi¬ nation a Finterieur, le developpement de la colonisation, de ragriculture et da commerce sur le littoral. Vous n’avez vote le budget de 1845 quesur Fengagement for- mel pris par le ministre de la guerre de preparer, dans la li- mite da possible, les mesures propres a faire obtenir ces re- sultats. Le ministre a tenu sa promesse ; mettant a profit les utiles travaux de la commission de colonisation, il a, depuis le mois de juillet 1844, prepare, etudie, sounds a des discussions con- tradictoircs, les combinaisons compatibles avec l’etat politique actuel da pays; le roi a santionne ces mesures. Et la Chambre refuserait les credits ! - Par quelle singuliere dispo sition de noire esprit, ce que fait le Gouvernement est-il toujours ce qu’ii n’aurait pas fallu qu’ii fit ? S’il n’agit pas, on le pousse, on le harcelle, on l’accuse de ne pas oser ; on dit qu’ii n’a ni savoir, ni vouloir ; agit-il, on le blame d’avoir agi. Et pourquoi ce refus ? Parce que Fordonnance a paru avant la demande des credits !... Ainsi, on a voulu la fin et on refuse¬ rait les moyeus ! Par raison d’oeonomie? Mais quelle est done l’amelioration administrative qui ne commence pas par impo- ser des charges ? Parce que ces dispositions ne paraissent pas les meilleures a prendre ? Mais entre ceux qui trouvent qu’on a trop fait pour lesinterets civ ils et ceux qui demandaient qu’on fit beaucoup plus, oil est la verite, oil est la raison pratique ? Quo cliront ceux qui, l’annee derniere, demandaient qu’on fit quelque chose, a ceux qui, cette annee, demandent qu’on ne i asse ricn ? Place entre toutes les opinions, entre tons les systemes, entre les idecs exclusivement militaires et les idccs exclusivcment civiles, le Gouvernement a consultc les fails qui passer.t jour- nellement sous ses yeux depuis quatorze ans ; il a plante son drapeau d’unemain ferine; ii a fait la part a toutes les exigences dans les limites assignees par la raison d’etat; sans se jeter dans les vaines theories, dans des combinaisons sans bases acludle- ment possibles en Algerie, il s’est arrete, apres de serieuses 5 eiudes, aux combinaisons simples et eininemment pratiques qui donnent des garanties suffisantes aux interets politiques, mili- taires et civils. 11 a rempli ses engagemens. Deces considerations generates xoulez-vous, mon ami , des¬ cends dans le detail des institutions nouvelles et des credits demandes ?... Vojons, examinons et commencons par dire un mot sur un point de fait qui domine ccs questions. La population civile europeenne qui a triple en trois ans et qui augmente de jour en jour, etait, au 31 deeembrc dernier, de 85,000 habitans. O 11 s’etonne qu’ii soitnecessaire d’avoir pour administrer ccs 85,003 amcs, un personnel aussi nombrenx que celui qui est demande pour l’Aigerie. Ce caicul, si logique en apparence, est gros d’erreurs. E 11 premier lieu , ce cliiffre 11 ’est pas exact; il faut ajouter a cette population necessairement cparpillee sur un littoral de 250 lieues, la population indigene, maure, Israelite et arabe etablie dans les villes et sur les territoires qui les avoisinent; il faut ajouter celle de l’interieur de 1’Algerie, que ses affaires amenent si souvent dans les bureaux. L’enscirtblc de ees populations s’eleve a plus de deux cent mille amcs; elle donne une masse d'affaires que ne donnerait pas une population decuple en France. En France, en effet, dans 110 s arrondissemens, nous axons plus des lieu! dixiemes de la population totale qui 11 ’a jamais affaire a 1’Administration , pas meme pour deinander une quit¬ tance de contributions; en Algerie, au contraire, dans I’etat des choses actuel et tel qu’ii sera long-temps encore, il n’est pas un habitant, euiopeen on indigene, cultivateur ou nego- ciant, liomme, femme ou enfant, qui, d’une maniere ou de l’autre, ne tloive avoir recours a l’Administration. Administrer 85, — 200, — 500 mille ames reunies paisible- ment sur un territoire restreint, dans les conditions oil se trouve la France, e’est chose simple et facile. En Algerie, il n’en est pas de meme. E 11 France, generalement, les interets sont connus et d.elinis, la propriety est delimitee et lixee, la population est homogene 0 et assise , la legislation est faite, les services publics sont assu¬ res, les edifices sont construits, le pays est convert de routes et d’habitations; vous avez partoutj l’ordre, la securite et la paix; vous avez toutes les branches de la fortune publique et privee, qui se developpent sous la protection du droit public et de vos institutions. Yous avez des chambres, des ministeres, de vastes adminis¬ trations, un conseil d’etat, des conseils pour le commerce et l’agricolture , pour les arts et les manufactures , pour les bati- mens civils, pour tout. Vous avez le concours de toutes les socieles savantes, l’af- fluence de toutes les lumieres, le secours de toutes les expe¬ riences. Yous connaisssz toutes lesproprietes, toutes les forets, toutes les usines, tous les produits de la terre et de l’industrie, toutes les conditions du commerce et de ragriculture, etc. En Algerie, tous les intcrets etaient a etudier, non seulement en eux-memes, mais encore dans leurs rapports avec la France et l’etranger,- toutes les legislations etaient a combiner, toutes les administrations a organiser, tous les batimens a construire, tous les travaux a faire, tous les services publics a creer. Et pour tenir lieu de toutes ces forces administratives, qui font l’honneur de la France , vous avez en Algerie deux principaux fonctionnaires , des chefs de service du rang le plus modeste, queiques bureaux etdes agens d’execution charges constamment d’attributions bien superieures a celles que peut faire supposer la modicite de leur traitement. On ne cree pas avec les moyens qui suffisent pour maintenir et ameliorer. II est tout aussi long de faire une loi pour 85,000 habitans que pour 32 millions; tout aussi long d’ecrire une instruction pour 290 employes que pour 10 mille ; tout aussi long de liquider et de percevoir les droits d’enregistrement et de douane du larif algerien, que ceux du tarif de France, bien que les premiers soient la moitie, le tiers ou le quart des autres dans les memes cas de perception. Ainsi, pour un grand nombre de travaux, il nous faut inevi- tablement autant de personnel qu’il en faudrait en France ou la population est beaucoup plus considerable. 7 L’administration francaise est belle, niais elle est compli- quee, formaliste , surchargee de details et do justifications que lcs demandes des cbambres augmentent journellement. Nous avons a faire tout le travail qui est prescrit en France, dans les mairies, dans les prefectures, dans les administrations financieres; nous avons de plus celui qui est special a l’Algerie. Ainsi, pour citer quelques faits, puisque les faits valent tous les argumens: a cote de fetat civil europeen, il faut creer celui des israelites, il faut tendre a creer celui des musulmans ; il faut que la police surveille l’arrivee et le depart de trente mille voyageurs qui annuellement nous arrivcnt cn Algerie, de tous lcs coins de l’Europc, ou qui retournent sur le continent; il faut que cette surveillance s’etendc a une population composee de toutes les nations: Francais, Espagnols, Napclitains, Sardes, Malionnais, Nlaltais, Siciliens, Grecs, Allemands, Maures, Ara- bes, Kabyles , Bisckris, Mozabites, etc., etc. 11 faut que les soins relatil's au culte s'etendent a quatre religions: eatholiques, protestans, musulmans, israelites ; il faut que l’instruction pu- blique et la cliarite aillent, par des voies differentes, trouver les enfans etles pauvres de ces quatre communions, etc., etc. Pour le service actif, le travail, plus penible qu’en France, en raison du climat, de la difficulty des communications, de la ra- rete des habitations, estaussi plus complique. L’installation d’une seule famille exige le concours de plu- sieurs agens et des operations combinees : recherche de la pro¬ priety, discussion des pretentions qui la disputent, fixation des limites, leve du plan, indication des conditions de Ja vente ou de la concession, examen de la famille et de ses ressources, rap¬ port administrate, discussion en conseil, envoi au ministre, deli- vrance de l’acte, ctablissement materiel, construction de la mai- son oudelivrance des materiaux, surveillances, etc; etce travail se reproduit deux cents fois dausl’annee si vous installez deux cents families par an. Quelques families sont a peine reunies l’une pres de l’autre, que les contestations s’elevent; abandonnerez-vous ces families a elles-memcs ? L’ordre et la raison veulent que vous leur don- niez un magistrat qui arrange leurs dilferends, regie leurs intc- rets, ecoute leurs reclamations, etudie leurs besoins etles trans- 8 mette a fautoritc. L’humanitd demandc que vous assuriez les secours de la medecine a ces cultivateurspauvres encore, disse¬ mbles dans les campagncs; la morale vent que tous leur donniez l’assistance de la religion; l’inleret de la colonisation prescrit de les aider dans leur» travaux et de faciliter lesmoycns de communication. De la la creation des commissaires civils tels queles a insti- tu&s surdes bases nouxelles Tordonnance du 15 avril, celle du service medical que le Gouverneinent prepare, celle des justices de paix qu’il etend graduellement. De la les t ; gliscs qui s’elevent et les travaux que l’on paie sans pouvoir recompenser l’admi- rable devoument de l’armee qui les execute. Des ecrivains supposent quele regime municipal, la creation du conseil municipal, etc., pourvoiraient a tout et que la popu¬ lation grandirait comme par enchanteinent. IVos colons ne foment pas le memo voeu ; ils demandeut le commissaire civil, le juge de paix, le cure; ils preferent a des theories l'cglisc, la fontaine, le lavoir public, I’ccole et la gendarmerie, et pour creer toutcela, il taut des intelligences, des bras et des credits. De meme que Ton calcule les besoins presumes du personnel, d’aores cette base si erronnee de la population europeenne, de meme on compare la direction de l’interieur a une prefecture, la direction des finances a celle d’un service'financier. Est-il en France une prefecture, meme de premier ordre, qui .ait a remplir la tuche dont est chargee cn Algerie la direction de l’interieur et des travaux publics? En est il une qui ait a etudieret combiner les dispositions legislatives necessaires pour la creation des nombreux services qui relevent d’elle: adminis¬ tration proprement dite, culte, instruction publique, police, agriculture, pouts etchaussees,batimens publics, mines, mi- liceq hospices, aumdnes , etablissemens do cbaiite, etc., etc.? En est-il une qui ait a faire tout le travail materiel qu’evigent, au debut, ces diflerentes branches de Tadministration publique etla fondation des villages avee les soins compliques et la res- ponsabilite morale qu’ils entrainent? Est-il en Erance un service financier qui reunisse la direction de l’enregistrement, du domaine, des douanes, des contribu¬ tions diverses, des forets, du leve des plans du territoire, de 9 Fadministration des revenus locaux et municipaux? En est-il line qui ait a preparer la legislation sur ces matieres, a en sui- vre 1’effet, a etudier lant de questions locales sur le commerce, les impots de toute nature, le credit, les monnaies, les exploi¬ tations, les droits de la propriety, le sequestre et une adminis¬ tration domaniale qui, a elle seule, donne autantde produits et dix fois plus de travail que tout le domaiuc en France, parce qu’ici tout est connu, que la tout est a connaitre et que les pre¬ mieres annees de la conquete vous out leguc des difficultes inex- tricablcs? Je ne pousse pas plus loin cc rapprochement qui pourrait s’etendre a toutes les branches du service. II ne s’agit pas d’administrer 85,000 ames, il s’agit de peu- pler 1’Algerie ct dc gouverner les Arabes. Au lieu de denombrer simplemcnt la population europeenne, il l'aut calcuter le nombre des affaires, leur nature compliquee, les obligations qu’elles imposent, les operations qu’elles exi¬ gent. La commission du budget a compte les agens; il lui manque l’autre terme de comparaison : les affaires. On dit au gouvernement: Occupez-vous des travaux de la paix, fondez le bon ordre, admini trcz les populations arabe®, augmentez la population europeenne, batissez des villes, eten- dez le commerce jusque par dela le desert, activez 1’agriculture, multipliez les plantations, assurez l’abondance des eaux, mena- gez les irrigations, cbassez l’insalubrite, faites produire les ma- tieres premieres qui alimenteront, dans lametropole, la fabrica¬ tion, le commerce et la navigation, couvrez le paysconquis de routes et de pouts, moralisez, iustruisez, civilisez, preparez a la France unroyaume nouveau qui augmente sa puissance et le dedommage un jour de ses sacrifices .. Pour accomplir celte oeuvre immense, et que la raison d'etat comeille d'aciiver... tout est a faire... mais vous n’aurez ni le personnel que votre expe¬ rience juge necessaire, ni les credits que vous demandez. Les considerations qui precedent etaient necessaires pour vous faire apprecier l’utilite des institutions creees par l’ordon- nancedu 15 avril dernier. 10 Je parle pour memoire seuiement de la direction'generale des affaires civiles. Absorbe par les soins multiplies que reclame un vastc com- mandement, la politique et les interets generaux, notre illustre gouverneur, si infatigable qu’il soit a la tete de ses soldats comme dans le cabinet, ne pouvait ton jours trouver lc temps necessaire pour suivre les affaires purement administrates et etudier tant d’interets divers, souvent contradictoires, entre lesquels il faut tenir la balance. Des le mois de septembre 1843, il avail demande qu’un fonctionnaire fut place aupres de lui pour l’aider dans la direction de 1’ensemble. Le directeur gene¬ ral est son chef d’etat major pour les affaires civiles, il recoit la pensee du gouverneur et la fait executer en son nom. Cette creation parait avoir ete comprise et approuvee. On n’a pas egalement approuve l’adjonction au conseil supe- rieur de trois conseillers rapporteurs. Il suffira des plus simples explications pour faire compren- dre qu il y a dans cette creation autant d’utilitc reelle que de garanties morales pour le public, pour le ministre, et surtout pour le gouverneur general. Independamment des affaires contentieuses deferees aujour- d’bui & un conseil special dont les membres du moins ne seront plus a la foisjuges et parties, le conseil superieur donne son avis au gouverneur general et au ministre sur plus de cinq cents affaires qui lui sont soumises annuellement. Elies ccncer- nentla legislation, 1’organisation des services, les reglemens administratifs et de police, la colonisation, l’agriculture, le com¬ merce, les etablissemens de tout genre a faire autoriser par le gouvernement, les travaux des ponts et chaussees, ceux des balimens civils, les adjudications, plans, devis et cahiers des charges, les marches de fourniture et traites d’exploitation, les alienations, concessions ou restitutions d’immeubles, les bud¬ gets des recettes et depenses civiles, ceux des recettes et depen- ces locales et municipales, les tarifs, les budjets et les comp- tes, etc., etc. Le conseil d’administration etait compose, outre le gouverne¬ ment general, de trois l’onctionnaires militaires et de trois fonc- tionnaires civils, tous egalement absorbes par les affaires admi- 41 nistratives dont ils sont surcharges et qui ne peuvent y suffire. Comment done auraient-ils pu se livrer a l’examen attentif de cinq cents propositions plus importantes les lines queles autres? II l'aut l’avouer, cela etait impossible; personne n’avait le temps de se livrer a un examen prealable un peu approfondi. Cet inconvenient avait frappe tout le monde ; le gouverne- ment, l’administration , la commission de colonisation , en avaient chcrche le remede, il etait reclame avec instance. L’or- donnance y a pourvu dans une juste mesure. Tous les interets civils, politiqucs et militaires sont repre- sentes au conseil superieur. Les conseillers-rapporteurs, libres de consacrer tout leur temps a Fexamen des quatre a cinq cents affaires qui leur se- ront presentees annuellement, sont a ce conseil ce que les com¬ missions sont a la Chambre des deputes. Ils ont pour mission speciale de se livrer a Fexamen reflechi de ces affaires, de veri¬ fier les calculs, de faire les recherches ou les verifications pro- pres a faire apprecier cbaque proposition dans sa cause, son but et ses moyens. Cet examen contradictcire amenera un controle efficace des mesures projetees, il fournira a la discussion des elemens se- rieux et complets qui lui ont manque jusqu’a ce jour, il forti- bera l’administration elle-meme par la certitude de ce controle; il sera une garantie reelle taut pour le ministre qui prononce en dernier ressort que pour le gouverneur general qui approuve on rejette les avis du conseil et porte aux yeux du gouverne- ment la responsabilite du rejet ou do l’approbation. La creation du conseil du contentieux a ete parfaitement ap- preciee; mais on s’eleve contre les traitemens; les diminuer, ce serait affaiblir les garanties memes qui resultent de cette insti¬ tution. Appeles a juger les proces administratifs et a faire un pre¬ mier examen des projets de legislation pour que toutes les opi¬ nions, tous les interets puissent etre entendus, les membres du conseil du contentieux doivent avoir de l’experience pratique, du savoir, et cette independance de fait qui laisse a Fesprit et a la conscience toute leur liberte. Si Fon veut prendre les conseillers dans un rang tres secon- 12 daire, ils se contenteront sans doute d’lin traitement inferieur a celui qui leur cst alloue par l’ordonnance da 15 avriL; mais alors ou ces conseillers n’auront pas les q aalites requises pour que leur concours soil serieusement utile, ou ils regarderont le passage au conseil comme un moyen de parvenir plus haut; et dans un cas coiume dans I’autre, a tort ou a raison, le public lie trouvera plus dans l’institution toutes les garanties que le gouvernement du roi avait voulu lui donner. Yous ne pouvez avoir des conseillers elus ; placez done les v6- tres dans une position qui, en assurant et leur dignite et leur independence, commande ii la fois le respect et la confiance. La creation d’une sous-direction pour l’arrondissement d’Al¬ ger a cleegalement Fobjet de critiques? Que dire ii cela si ce n'est qu’on est ii une distance immense desfaitset delaverite. On oublie toujours qu’autrc chose est de creer une societe, ses lois, ses institutions, ses proprietes, ses edifices les plus indispensables ; autre chose d’administrer une vieille societe assise et dotee par les siecles de lout ce qui est utile au\ liommes assembles dans un pays parvenu ii une haute civilisation. Comment se fait-il que Foil compare toujours cette contree, oil tout est ii faire avec la France oil tout est fait? Comment se fait-il que dcs homines etrangers aux affaires de l’Algerie trou- vent le personnel trop nombreux , quand le gouverneur le plus infatigable qui puisse se rencontrer est oblige de s’ecrier: Nous sommes tous insuffisans! Quand les inspecteurs-generaux de tous les services que la France envoie chaque annee en Alge* rie, signalent partout Finsuffisance du personnel comme une des causes de la lenteur des progres en tous genres ? Je vous Fai dejii demontre, la direction de Finterieur et des travaux publics ne pent etre comparee ii aucune prefecture; elle est autant un ministere que l’Algerie est un royaume. Les veritables prefectures, ce sont les sous-directions d’ar- rondissement. Celui d’Alger comprendra l’administration d’une xille de 50,000 ames, ou il y a un mouvement prodigieux d’af¬ faires , une banlieue tres peuplee, et une dixaine de villages en construction. Le directsur de Finterieur, en se piultipliaut, grace a une 15 uctivite infatigable, a pu jusqu’a present satisfaire a ses prin¬ cipals obligations; mais la tacbe toujours croissante finit par depasser les forces d’un homme, et, quelle que puisse etre son aptitude, il arriverait inevitablement a l’avenir, ou qu’il sa- crifierait l’ensemble a l’arrondisscment d’Alger ou l’arrondis- seinent d’Alger a l’ensemble. Non, les vues et les travaux, les operations d’interet general et les details locaux ne peuvent plus etre reunis dans les memes mains. Deja, en 1833, line ordonnance avait cree un sous-di- recteur a Alger; cette creation etait utile des ce temps-la, et plus d’une fois le directeur lui-meme a regrette avec le minis- tere qu’elle n’ait pas etc maintenue. Aujourd’bui, elle est in¬ dispensable sons peine de compromettre ou les interets publics ou le fonctionnaire qui en est charge. Je ne vous parle pas, mon honorable ami, des credits de- mandes pour les ports, la colonisation, les batimens publics, les routes, les pouts, les barrages, les canaux d’assainissement ou d’irrigation; la grande et veritable colonisation est la, ainsi que dans la fondation des eiablissemens qui, en amenant les capitaux et le credit, amenent inevitablement les bras, le tra¬ vail, la production et la consommation. Ces credits se defen- dent d’eux-memes: plus on en donnera plus on hatera les pro- gres; plus on hatera les progres plus les revenus et le com¬ merce augmenteront. L’economie ne consiste pas a depenser pen, mais a depenser bien. J’ajoute ici quelques considerations sur les traitemens, parce que l’allocation de ces credits est plus facilement contestee, parce que les petits employes surtout, donton ignore trop la v'.e penible, le merite obscur et les constans sacrifices, ne peuvent se faire entendre , parce que, fonctionnaire moi-meme, il me faut un certain courage pour toucher a ces questions. Les meilleures lois ne sont qu’une leltre morte tant qu’clles n’ont pas pour en assurer I’execution, des homines intelligens qui leur donent la vie, des bommcs purs qui leur donnent la moral ite. Prencz dans le rebut des administrations les homines qu’elles n’ont pu utiliser, prencz sur le pave de vos viiles les hommei; que les vices du co?ur ou du jugementontconduits alarms s£re, ils se conteriteront du morceau de pain que vous leur jetterez... Mais comment feront-ils vos affaires ! II vous faut en Algerie des liommes jeunes, actifs, intelli- gens, amines du feu sacre, passez-moi le mot, et surtout de la moralite qui n’est pas moins necessaire aux gouvernemens qu’aux individus. Ces hommes, il faut savoir les payer; c’est une justice, c’est un calcul economique. II faut qu’ils saclient que leur utilite les protege; il faut qu’ils se disent que s’ils ne peuvent arriver a la fortune, ils n’auront pas a rougir de leur position et ne trouveront pas, a la lin du mois, des dettes contractees pour les besoins de leur famille. La vie est plus chere cn Algerie qu’en France; les maladies y sont plus frequentes (un septieme des employes est toujours a l’hopital ou en conge de convalescence); les deplacemens sont plus penibles, les intallations plus onereuses. D’un autre cote, tout est speculation en Algerie; la specula¬ tion eleve des fortunes rapides, elle depend plus ou moins du concours direct ou indirect, legitime ou frauduleux de l’admi- nistration. En presence de ces besoins, de ces fortunes rapides, des basses captations de l’avidite, est-ii sage de laisser, comme au- jourd’hui, la plupart des traitemensau dessous des positions et des attributions ? Hatons-nous de le dire, pour l’honneur de notre pays, il n’est r^sulte aucun abus honteux de la modicite des traitemens; mais l’Etat ne peut speculer sur la probite et les douleurs muettes de ses agens. Dans tout etat de cause c’est une economie funeste, croyez-le bien, que cclle qui a force jusqu’a ce jour de laisser les administrations sans controle suflisant, deconfier des attri¬ butions fort importantes a des agens secondaires, et des recettes de cent, deux cents, cinq cent mille francs a des comptables qui ont 1,800 a 2,400 francs d’appointemens. Un autre peut-etre craindrait de vous parler des frais de representation ; je l’ose, moi, mon ami, car j’ai tout l'orgueil de ma pauvrete. Je vois dans cette question un principe, et je crois qu’ici encore il a manque a la commission un tcrme de compa* raison: les obligations. 43 Le voisinagc de la France, l’etrangets de l’Algerie, son cli- mat, la nouveaute des questions a etudier, les dtablissemens de tous genres a y fonder, conduisent incessamment dans la colo- nie des pairs, des deputes, des savans, des artistes, des manu- facturiers, des capitalistes, des dtrangers de distinction, des voyageurs reconnnandes par des personnages eminens. Presque toutes les nations s’y font representer par des con¬ suls, plusieurs par des consuls gencraux. Les autorites militaires y sont nombreusesetoccupent'un rang superieur, justifie par les devoirs qu’elles out a remplir , mais qui s’accomplissent plus souvenl a la frontiere que dans les viiles du littoral. Les fonctionnaires civils, membres du conseil superieur, pla¬ ces a la tete des administrations, dont je vous ai fait connaitre les importantes attributions, et qui doivent etre souvent con- suites, chacun en ce qui le concerne, doivent-ils se contcnter de la visite officielle, ou se condamneront-ils a dissimuler soi - gneusement, pendant uue partie de l’annee, la gene secrete qu’ils s’imposent, pour faire honneur a leur position et aux interets qu’ils represented quand les circonstauces l’exigent ? Ce fait, mon ami, estplus frequent qu’on ne pense. Napoleon voyait une question d’interet public dans celle qui, aujourd’hui, nousparaitun miserable calcul d’interet indivi- duel. Ilvoulait que les traitemens venus de l’impot retournassent a ceux qui le paient; il pensait que la representation, en don- nant a 1’administrateur un vernis utile, activait le travail et le commerce, donnait la vie a un pays, rapprochait les homines et facilitait le mouvement des affaires. Les carrieres publiques ne doivent pas conduire a la fortune. Le fonclionnaire, ('ii Algerie surtout, ne doit pas songer a la sienne, il ne doit pas avoir le temps d’y songer ; mais lui refu¬ ser, pendant sa gestion, cette portion d’aisance si utile, quoi que l’on puisse dire, a la consideration dont l’administration doit etre entouree, si indispensable dans l’etat de nos moeurs, de notre societe et de notre colonie, e’est uue economic qui ne semble ni utile, ni digne de notre pays. Je le repeterai avec vous, mon honorable ami, la plus belle oeuvre que la France puisse accomplir, e’est la regeneration de 16 1’Alg'^rie; c’est la fondationd’une society civilisee sur le sol de la JBarbarie; c’est la creation d’un monde nouveau ouvert au com¬ merce, aux arts, a l'industrie du vieux monde. Mais cette oeuvre est pleine delabeurs, pleine de sacrifices. Youloir les resultats sans consentir aussi a tous les efforts qu’ils exigent ne serait pas digne do la France. L’histoire et la raison d’etat illent d’aller vite. Les faits vous disent