m ^H Class Book. J CHEFS-D'(EUVRE CONTEURS FRANCAIS AVANT LA FONTAINE r EN PREPARATION Deuxieine S^rie Chefs -d'ckuvre des .Conteurs francats contemporains de la Fontaine (xvn 9 siede), avec Introduction , Notes et Index, par Charles LoUANDRE • • ^ v °l • Troisieme Serie Chefs-d'oeuvre des Conteurs francais apres la Fontaine (xvm e siecle), avec Introduction, Notes ct Index, pa"r M. Charles Louandre. 1 vol. TARIS. — IMP. SIMON N RA$ON ET COM! 5 ., RUE d'eRFURTH, 4. CHEFS-D'OEUVRE DES CONTEURS FRANCAIS AVANT LA FONTAINE I 050-1 650 AVEC UNE INTRODUCTION DES NOTES HISTORIQUES ET LITTERAIRES ET UN INDEX P " CH A RLES LOUANORE d ■b PARIS CIIARPENTIER ET C ! % LIBRAIRES-EDITEURS 28, QUAI DU LOUVRE, 28 1874 Tons droits reserves ■Z 1 84856 AVERTISSEMENT SUR GGTTE EDITION Cc En dehors des personnes qui font de l'erudition i'objct special de leurs etudes, notre ancienne litterature est peu connue. Qu'ils soient ecrits dans la langue d'Oc on la langue d'Oil, les vieux texles ne sont abordables, pour 1'iinmense majorite des lecteurs, qu'a Faide de glossaires et de notes phi- lologiques ; mais rien n'est plus fatigant que d'etre oblige de transformer une lecture en perpetuelle version, et c'cst la ce qui explique pourquoi nos chansons de gestes, nos romans d'aventures, nos fabliaux sont restes si longtemps lettre morte, meme pour des personnes instruites et curieuses des choses de l'esprit. Nous avons pense que la serie des classi- ques francais serait incomplete si elle ne remontait pas aux origines memes de notre litterature nationale, et c'est la ce qui a motive la publication d.u present volume. ii AVERTISSEMENT. Voici comment ce volume est compose : Un choix attentif et severe a ete fait parmi les recits de pure imaginalion depuis le onzieme siecle jusqu'aux pre- mieres annees du dix-septieme. On a donne, autant que pos- sible un specimen de chaque genre; Pour le moyen age : poemes chevaleresques, romans sati- riques, romans d'aventures, fabliaux, lais, miracles; Pour le seizieme et le dix-septieme siecle : contes, nou- velles, serees, diableries, joyeux devis, naivetes et gascon- uades. On peut suivre ainsi depuis la chanson de Roland jusqu'aux bistoriettes du sieur d'Ouville, les evolutions de 1'esprit francais a travers les domaines de la fantaisie, et se former une idee sommaire, mais exacte, d'un genre bien ondoyant et bien divers, pour parler comme Montaigne, et dans lequel notre vieille societe a laisse tout a la fois l'empreinte d'un idealisme puissant et d'un realisme qui toucbe parfois a la trivialite la plus vulgaire, car elle est la tout entiere, avcc tous ses contrastes, chevaleresque, bourgeoisie, mystique, cynique et sceptique. On a adopte trois systemes pour la publication des mor- ceaux contenus dans ce volume. Les uns, les plus anciens, ont ete traduits en langage moderne, avec une certaine liberie qui a permis de faire disparaitre les taches souvent trop nombreuses qui deparent les meilleures pieces elles-memes ; mais sans s'attacher pour l'ensemble des pieces a un mot a mot strict, on s'est applique a serrer le lexte de tres-pres dans tous les passages remar- AVERTISSEMENT. in quables, soit par l'idee, soit par le pitLoresque de l'expression. Les autres,, les plus longs, ont ete analyses aussi fidele- ment que possible, et Ton a pu en dormer par la le drame et 1' esprit, en evifant des longueurs et des details oiseux qui enlevent a la lecture une partie de son charme ; Les autres enfin ont ete textue] lenient reproduits a partir de l'epoque ou la langue devient intelligible pour tous et ne necessite plus que, de loin en loin, quelques rares expli- cations. Un resume de l'histoire des divers genres qui ont forme dans le passe ce qu'on pourrait appeler la bibliotheque des Conteurs, est place en'tete des textes ; on s'est effbrce de le rendre aussi complet que possible, eu egard au petit nombre de pages qui lui sonl consacrees, et Ton y a ajoute l'indicalion des principaux outrages auxquels doivent recourir les per- sonnes qui veulent etudier a fond les monuments litteraires du moyen age et de la renaissance. De courtes notices accompagnent les extraitsdechaque au- teur, et a cesextraits eux-memes sont jointesdes notes histo- riques et critiques, assez concises pour ne point surcharger inutilement les textes, mais suffisantes cependant pour les eclairer et les faire mieux comprendre. Parmi les pieces de ce volume, quelques-unes de celles du seizieme siecle ont ete pour la premiere fois extraites des livres ou elles se trouvaient comme perdues au milieu des dissertations erudites qu'affectionnaient particulierement les ecrivains de cette epoque ; d'autres ont ete extraites d'ou- vrages qu'il est fort difficile de se procurer aujourd'bui, tels iv AVERTISSEMENT. que les Se'rees de Guillaume Boucher on les Contes cle Le Metel d'Ouville. Le volume se termine par un index ou sont reproduits les nomsdetous les ecrivains, anciens et modernes, mentionnes dans le cours de l'ouvrage ; cet index donne en outre l'indica- tion des divers sujets traites par les conteurs, etdes questions morales et historiques qui s'y rattachent. L'editeur s'est propose d'offrir tout a la fois an public, un livre de lecture courante, attacbant par sa nouveaute et sa variete, et une sorte d'histoire litteraire par les monuments eux-memes. A-t-ilrenssi? Ce n'est point a lui qu'il appartient de le prejuger. INTRODUCTION En offrant au public, dans le present volume, lafleur des contes du bon vieux temps, nous croyons devoir lui donner quelques indications historiques sur la litte- rature speciale a laquelle nous avons fait nos emprunts. Gette litterature, tres-riche et tres-variee', comprend quatre genres de productions qu'on peut classer ainsi : l°Les poemes heroiques et chevaleresques, ou chan- sons de geste l ; 2° Les romans d'aventures, qui se rapprochent par certains cotes des poemes chevaleresques, et par d'au- tres de nos romans modernes ; 5° Les romans allegoriques et satiriques ; 1 Ce mot geste est pris ici dans l'acception de faits, d'actions, d' ex- ploits. On disait la geste du roi, la geste de Doon de Mayence, comme on dirait aujourd'hui les actions du roi, de Doon de Mayence. La geste est evidemment la traduction feminisee du substan!if ncutre gesta. vi INTRODUCTION. 4° Les fabliaux, les lais, les joyeux devis et les Contes proprement dits. Nous allons exairiiner rapidement cliacun de ces divers genres 1 . Ilsmeritent a tous egards de fixer l'attention, car cen'est point seulement la simple curiosite litteraire qui les recommande, c'est aussi la philosophie et la science historique. On y trouve, sur la diffusion des croyan- ces et des idees a travers les diverses branches de la grande famille humaine, les plus precieuses indications, et les hommes des vieux ages y revivent avec une verite beaucoupplus saisissante que dans les chroniques. I LES POEMES HEROIQUES ET CHEVALERESQUES -. Ces poemes ont pour origine les chants nationaux qui, sous les deux premieres races, se transmettaient 1 On a quelquefois compris dans la categorie des conteurs les auteurs des Vies des saints; il ne nous semble pas que cette assimilation soit juste. Les legendes pieuses n'ont aucun rapport avec les romans et les contes; elles proviennent d : une tout autre source, leur but est tout dif- ferent; tout autre est aussi la langue dans laquelle elles sont ecrites. Nous les avons done laissees de cote, comme appartenant a une branche de li- terature tout a fait a part. En fait de legendes qui toucbent a des tradi- tions ou a des croyances religieuses, nous n'avons reproduit que celles qui ont ete ecrites en frangais et dans la forme adoptee par le$ conteurs. 2 On trouvera dans YHistoire litteraire de la France, commencee par les benedictins et contmuee par l'Academie des inscriptions, le resume tres-savant et tres-exact des principaux monuments de la litterature che- valeresque. LES POEMES CHEVALERESQUES. vi par la tradition orale en France comme dans le reste de l'Europe. Ges chants etaient tires des faits histori- ques, ce qui n'empechait pas leurs auteurs de faire une large part aux caprices de l'imagination. Un des plus anciens qui soit parvenu jusqu'a nous a trait a la victoire remportee, en 881, par Louis III sur les Nor- mands dans lesplaines deSaucourt 1 , en Picardie, mais il est ecrit en langue tudesque. II faut attendre le on- zieme siecle pour voir paraitre notre idiome national, et notre premier poeme chevaleresque dans la Chanson de Roland, le compagnon d'armes de Charlemagne. Cette chanson, la plus ancienne en date, est aussi la plus parfaite au point de vue de l'inspiration. Un eminent critique, M. Vitet, n'a point hesite a lui donner le titre d' epopee. « Cette unite d'action, dit-il, cette courte et simple exposition d'unsujet historique, national et reli- gieux, cette fagon grandiose et serieuse d'evoquer les souvenirs, de traduire les sentiments, d'exalter les croyances detoutunpeuple, nesont-ce pas les conditions premieres et les fondements meme du genre epique ? » Enfermes d'abord dans un cadre etroit, les poemes chevaleresques allerent toujours en se developpant. De nouveaux recits vinrent s'ajouter au recifc primitif, et 1 Nous ne parlons ici que des chants en langage vulgaire, car on en connait quelques-uns composes en latin qui sont contemporains de Char- lemagne. Voy. Leroux de Lincy, Chants historiques, 1841, in-18, et Particle de M. Vitet, Revue des Deux Mondes, juin 1852. — La Chanson de Roland a ete publiee par M. Francisque Michel en 1857 ; par M. Ge- nin en 1852; par M. Gautier en 1872, avec un savant commentaire. 1 vol. grand in-8°. C'est la meilleure edition qui en ait etc faite jusqu'ici. viii INTRODUCTION. formerent, suivantle mot consacre, des branches, parce qu'ils etaient comme des rameaux greffes sur un merae tronc, et ces branches elles-memes formerent tout un cycle, parce qu'elles embrassaient, comme 'dans un cercle, les faits de la vie d'un meme personnage ou les evenements d'une meme periode. Nous avons eu ainsi le cycle de Charlemagne; — le cycle des Croisades; — le cycle de la Table ronde; — le cycle desLorrains. Dans le cycle poetiqueetlegendaire de Charlemagne, dont la Chanson de Roland marque le point de depart, viennent se grouper autour de Vempereur a la barbe fleurie 1 tous ceux qui, de pres ou de loin, ont eteassocies a sa fortune, et une foule de personnages reels ou sup- poses, amis ou ennemis, que les poetes font agir a leur fantaisie, sans s'inquieter de la verite historique. Ce cycle est le plus nombreux de tous ; il comprend non- seulement la naissance de Charles, sa jeunesse, ses guerres, ses voyages, sa mort, mais meme sa resurrec- tion. Les poemes (YAspremont, — lYOgier le Danois, — de Fierabras, — de,Ge'rard de Roussillon*, — de Boon de Nanteuil, — de Berthe aux grands pieds, — de Huon de Bordeaux, — de Renaud de Montauban, • — de Jean de Lanson, — de Desier, 1 vol. Celte edition est la plus complete qui ait paru jusqu'ici. xxxu INTRODUCTION. Ami Lecteur, Les poemes chevaleresques, les fabliaux, les lais, les romans d'aventures, le moine Sacristain, Renart et Graelentont charme les barons et les chatelaines dans les salles altristees des manoirs feodaux ; ils ont fait oublieraux vilains les corvees seigneuriales, la dime et les grands et innumerables maux qui desolaient les bonnes gens des campagnes ; ils ont fait oublier aux bourgeois des communes la taille et la gabelle. Nous sommes plus savants que les bourgeois et les vilains, mais en ce temps de guerre et de malheur, nous avons aussi besoin d'oublier. Promenez-vous done, ami lec- teur, a travers ce livre, comme Bel Accueil dans les riants venrers du Boman de la Bose, et puissiez-vous y (rouver Hesse et joyeux deduits ! C'est la le bon desir du translateur, qui amis pour vous en langage fran- gais les vieilles rimes des trouveres. Charles Louandre. LES CONTEURS FRANCAIS AVANT LA FONTAINE LA MORT DE ROLAND (xi e siecle) En 778, Charlemagne franchit les Pyrenees pour aller combattre les Sarrasins ; au retour de cette expedition, son armee fut attaquee par les Gascons dans la vallee de Roncevaux, et subit unechec ou furent tues un certain nombre de soldats et de chefs, entre autres Roland, prefet des marches de Bretagne. C'est la Tunique mention que l'histoire fasse de ce personnage ; Eginhard en dit seulement quelques mots, mais les romanciers s'en emparerent par des mo- tifs qui nous echappent aujourd'hui; ilsenfirent unesorte degeant, neveu de Charlemagne, et lui attribuerent une foule d'exploits plus extraordinaires les uns que les autres. Les poetes de Fltalie, de l'AUemagne et de l'Espagne le celebrerent a l'envi. Apres avoir in- spire les trouveres francais,il a fourni a Bo'iardo le sujet de Roland amour eux, a l'Arioste le sujet de son merveilleux poeme Roland furieux. II a ete chante dans le Romancero et, comrae nous l'avons dit dans Introduction, il a inspire notre plus ancien poeme he- 1 2 LES CONTEURS FRANCA! S. ro'ique, et c'est a ce poerae, connu sous le nom de Chanson ' Roland que sont empruntes les episodes suivants. Ce paladin a vu tomber autour de lui ses plus vaillants compa- gnons; Farcheveque Turpin, Fun des douze pairs, est tue; i\ est lui-meme mortellement blesse, et pour appeler Charlemagne a son secours, il se met a sonner son olifant, c'est-a-dire le cor qu'il portait toujours avec lui dans les batailles. Charlemagne entend le son du cor, mais Ganelon, Fennemi de Roland, Ganelon, qui restera dans tous les romans chevaleresques le type de la perfidie et de la trahison, veut empecher Fempereur de porter secours a son neveu. Le due Naisme, au contraire, Fengage a marcher au plus vite. Nous laissons maintenant parler le trouvere Therould, auteur de la Chanson. LE DEBAT DE GANELON ET DU DUC NAISME Roland approche 1' olifant de ses levres 2 , l'embouche bien et sonne d'un puissant effort. A travers les hautes monta- gnes, l'echo prolonge la voix du cor, si bien qu'on l'entend repondre a plus de trente lieues! Charles l'entendit avec toute sa compagnie; et dit le roi : « Nos gens livrent ba- taille ! » Mais Ganelon lui repondit : « Tel propos dans une autre bouche, on l'appellerait faussete ! » 1 Le mot de chanson, applique a nos anciens poemes a une acception toute differente de celle que nous lui donnons aujourd'hui ; il signifie recit en vers. 2 Nous reproduisons ici la traduction de M. Genin qui a public une bonne edition de la Chanson de Roland; Pimportance litteraire et phi- lologique de cette chanson nous engage a reproduire le texte des frag- ments ci-dessus : Kollans ad mis l'olifant a sa buche. Empeint le hen, par grant vertut le sunet. Halt sunt li pui, e la voiz est mult lunge ! Granz liwes l'oi'rent il respundre! Earles l'oi't e ses cumpaignes tutes : Qo dit li reis : « Balai'lle funt nostre liume! E Guenelon li respundit encunlre : « S'altre 1' desist, ja semblast grant mensunger » LA MORT DE ROLAND. . 3 Le preux Roland continue a sonner avec tel effort, ahan et douleur immense, que le sang vermeil jaillit de sa bouche, et que la tempe de son front en eclata. La voix du cor aussi porta bien loin ! Charlemagne l'entend du bout des defiles ; le vieux due Naisme et les Francais l'ecoutent, et ditle roi : « G'estle cor de Roland ! jamais il ne le sonna qu'au coeur d'une ba- taille! — De bataille il ne s'agit point, repliqua Ganelon; vous etes vieux, deja tout blanc-fleuri ; avec de pareils dis- cours vous ressemblez a un enfant ! Vous savez, du reste, l'orgueil de votre neveu; e'est grande merveille, si Dieu le soulfre silongtemps ! Sans vos ordres, deja il a pris Naples ; les Sarrasins qui l'habitaient en sortirent; six de leurs chefs vinrent trouver le preux Roland... Pour un seul lievre il va cornant toute une journee ! A cette heure, il est a rire et gaber devant ses pairs, car il n'est bomme au monde qui l'osat appeler. Chevauchez done ; pourquoi vous arreter? Le grand pays est bien loin devant nous ! » Li quens Rollans par peine et par ahans, Par grant dulor, sunet sun olifan; Parmi la buche en salt li cler sancs, De sum cervel le temple en est rumpant; Del corn qu'il tient l'oie en est mult grant! Karles l'entent, kiest a porz passant; Naismes l'oi'd, si l'escultent li Franc. Co dist li reis: « Jo oi le corn Rollant! Unc ne 1' sunast se ne fust en cumbatant. » Guenes respunt : « De bataille est nient ; Ja esles [vus] veilz e fluriz e blancs; Par tels paroles vos resemblez enfant! Asez savez le grant orgoill Rollant : Qo est [grant] merveille que Deus le soefrettant Ja prist il Naples sanz le vostre comant; Fors s'en eissirent li Sarrazins de deuz ; Sis cuens i vinrent al bon vassal Rollant. Pur un seullevre vat tute jur cornant; Devant ses pers vait il ore gabant. Suz eel n'ad gent ki [1'] osast querre en champ. Car chevalcez : pur qu'alez arestant Tere Major mult est loinz ca devant! » 4 LES CONTEURS FRANQA1S. Le preux Roland a la bouche sanglantc ; la tempe de son front est rompue, et toujonrs sonne l'olifant a grand'douleur etgrand'peine; l'empereur et ses Frangais l'entendent, et dit le roi : « Ce cor a longue haleine! » Naisme repond : « C'est un brave qui sonne ! on se bat autour de Roland ! sur ma conscience, celui-la l'a trabi qui voulait vous donner le change. Donques adoubez-vous, criez votre devise et secourez votre noble compagnon. Vous entendez assez si Roland desespere ! » LES ADIEUX DE ROLAND A SON EPEE Charlemagne s'est enfin decide a marcher, mais avant qu'il ar- rive, Roland, entoure d'ennemis dont le flot grossit toujours, tombe blesse sur le champ de bataille. Le sang coule de ses blessures, il ne veut pas dans ce peril supreme que sa vaillante epee, sa duran- dal, tombe aux mains de Tennemi; il lui fait ses adieus et essaye de la D riser. Roland s'apercoit qu'il n'y voit plus, se leve sur ses pieds tant qu'il peut, s'evertue, mais son visage est bleme et sans couleur. Devant lui se dresse une rocbe brune, de grand de- li qucns Rollant a la buche sanglenle, De sun cervel rumput en est li temples; L'olifan sunet a dulor e a peine ; Karles l'oi't, e ses Franceis l'entendent. Qo dist li reis : « Cel corn ad lunge aleine ! * Respontdux. Kaismes : « Baron i fait la peine! Bataille i ad ! Par 4e men escientre, Cil l'a tia'i ki vos en voevet feindre; Adoubez vos; si criez vostre enseigne; Si sucurez vostre mesnie gent ; Assez det que Rolland se dementet. Qo sent. Rollans la vue ad perdue; Net sei sur piez, quanqu'il poet s'esvertuet; En sun visage sa culur ad perdue. De duvant lui ot une perre brune ; LA MORT DE ROLAND. 5 pit et facherie il y detache dix coups : 1'acier grince, mais sans rompre ni s'ebrecher. « Ah ! dit le preux, sainte Vierge, aidez-moi!.. Ah ! ma Durandal, votre heur est inegal a votre bonte ! vous m'etes inutile a cette heure, indifferente, jamais ! J'ai, par vous, gagne tant-de batailles, tant de pays, taut de terres conquises, qu'aujourd'hui possede Charles a la barbe chenue! Jamais, homme ne soit votre maitre a qui un autre homme fera peur ! Longtemps vous futes aux mains d'un vaillant capitaine, dont jamais le pareil ne sera vu en France, )a terre de la liberie! » Apres, Roland ferit au perron de Sardoine ; l'acier grince, mais sans la moindre breche. Voyant alors impossible d'en rompre miette, il commence a la plaindre ainsi : « Helas! ma Durandal, que tu es claire et blanche! Comme au soleil tu luis et reflambois ! Charles etait aux vallons de Maurienne ? quand, duhantdu ciel, Dieu par son ange lui commanda dete donnera un franc capitaine : doncquesmela ceignit, le noble Charlemagne. Je lui conquis avec Normandie et Bretagne, je X cops y fiert par doel et par rancune. Cruist li acers, ne freint ne n'esgruignet : Et dit li quens : Sancte Marie, aime! E, Durendal bone, si mare fusies ! Quand jo n'ai prod de vos en ai mescure ! Tantes batailles en camp en ai vencucs, E tantes feres larges escumatues, Que Charles tient, ki la barbe a chenue! Ne vos ai hume ki pur, altre fuiet ! Mult bon vassal vos ad lung tens tenue. Jamais nert tel en France la solue » Rollant ferit el perrun de Sardoine; Cruist li acer, ne briset ne n'esgruine. Quant il co vit que n'en pout mie freindre, A sei meLme la cumencet a pleindre : « E, Durendal, cum es e clere e blanche! Cunt re soleill si luises e reflambes! Carles esteit es vals de Moriane Quant Deus del eel li mandat par sun angle Qu'il te dunast a un cunte cataigne ; Dune la me ceinst li gentilz reis, li magnes; Jo Ten cunquis Mormandie e Bretaigne, i. LES CONTEUUS FRANQAIS. lui conquis le Poitou et le Maine, je lui conquis la Bourgogne et la Lorraine, je lui conquis Provence et Aquitaine, et Lom- bardie et toute la Romagne ; je lui conquis la Baviere et toute la Flandre, et FAllemagne et la Pologne entiere ; Constanti- nople dont il recut la foi; les pays des Saxons, soumis a son plaisir ; je lui conquis avec Ecosse, Galles, Irlande et Angle- terre, qu'il estimait sa chambre. En ai-je assez conquis des pays et des terres oil regne Char- lemagne a la baibe fleurie! Aussi , pour cette epee, ai-je deuil et grevance ; plutot monrir qu'aux paiens la laisser ! Dieu veuille epargner cette honte a la France ! » Roland ferit en une pierre bise ; plus en abat que je ne ■vous sais dire. Grince l'acier, ne se tord ni ne se brise.; contre le ciel l'epee est ressortie. Quand voit le preux qu'il n'en pent rompre miette, moult doucement la plaignit en soi- meme : « He, Durandal, si belle et sanctissime ! Dans ta garde doree assez y a reliques : une dent de saint Pierre, du sang de Si Ten cunquis e Peitou e le Maine, Jo l'en cunquis Burguigne e Loheraignc, Si l'en cunquis Provence e Equitaine E Lvimbardie e trestute Romaine ; Jo Ten cunquis Baivere e tute Flandres, E Alemaigne e trestute Puillaine, Costentinoble, dunt il ont la iiance, E en Saisoine fait il go qu'il demandet ; Jo l'en cunquis Escoce, Guale, Islande, E Engleterre que il teneit sa cambre ; Cunquis l'en ai pais e teres tantes Que Carles tient, ki ad la barbe blanche, Pur ceste espee ai dulor e pesance ! Mielz voeille murir qu'entre paiens remaigne! [Damnes] Deus pere n'en laiseit hunir France ! Rollant ferit en une perre bise, ' Plus en abat que jo ne vos sai dire. L'espee crutst, ne fruisset ne ne base, Cuntre le ciel amunt est resortie, Quant veit li quens que ne la freindral mie, _ Mult dulcement la pleinst a sei meisme : « E, Durendal, cum es bele e seintisme ! En l'oriet punt asez i ad reliques : La dent seint Pere e del sane seint Basilie, LA MORT DE ROLAND. 7 saint Basile; des cheveux de monseigneur saint Denis: dcs habits de la Vierge. Ce n'est le droit que pa'iens te posse- dent : desseuls Chretiens devez etre servie. Ne vous ait homme a faire couardise! Combien de terres j'aurais par vous con- quises, que tient Charles a labarbe fleurie et dont l'empereur est brave estriche! » Roland sent bien que son temps est fini ! Etendu surun pic qui regarde l'Espagne, de la main droite il frappe sa poi- Irine : « Mea culpa! Seigneur, a tes vertus, par mes peches, le gros et les menus, quej'ai commis des l'heure de ma naissance jusqu'a ce jour ou je suis parvenu ! >; Son dextre gant en a vers Dieu tendu ; anges du ciel descendent pres de lui. Le preux Roland gisait sous un grand pin, le visage tourne vers l'Espagne. Alors de mainte chose a remembrer lui plut ; de tant de terres conquises par sa valeur, de douce France, de gens de son lign age, de Charlemagne, son seigneur, qui lc E des chevels mun seignor seint Denise; Del vestement i ad seinte Marie; II n'en est dreit que payens te Jjaillisent : De Chrestiens devez estre servie ; Ne vos ait hume ki facet acurdie! Mult barges teres de vus aueroi conquises Que Charles tient, ki la barbe ad fleurie ; E li empereur en est ber e riches. Co sent Rollans de sun tens n'i ad plus ! Devers Espeigne est en un pui agut, A l'une main si ad sun piz batud : TEURS FRANQAIS. — J'en veux faire monami, dit la dame; dis-lui qu'il vienne me trouver; je lui donnerai tout mon amour. — Vous lui ferez certes un grand present et je m'etonne. rais fort s'il n'avait grande joie. D'ici jusqu'a Troyes, il n'y a pas un abbe qui rien qu'en vous regardant ne soit epris de vous. Le chambellan quitte la dame et va trouver Graelent dans son hotel, le salue courtoisement et le prie de venir sans re- tard parler a la reine. — Marchez devant, dit Graelent, je vous suis. Le chambellan s'en va. Graelent monte sur son cheval gris et se fait suivre par son ecuyer. lis arrivent tous deux au cha- teau, descendent dans la salle, passent devant leroi et entrent dans la chambre de la reine. Gelle-ci les recoit avec grande joie; elle prend Graelent dans ses bras, l'embrasse etroite- ment, le fait asseoir sur un beau tapis et lui dit sans detour quelle etaitfrappee de sabeaute. Graelent lui repond simplement et avec parfaite conve- nance. La reine reflechit un moment ; enfin entrainee par 1' amour elle lui demande s'il a une amie. — Madame, dit-il, je n'aime personne; l'amour n'est pas une plaisanterie ; il y en a cinq cents qui parlent d'amour et qui n'en savent pas le premier mot. La paresse , le vice et la faussete deshonorent l'amour ; il demande chastete en actions, en paroles et en pensees. Si l'un des amants est loyal et l'au- tre jaloux et faux, la liaison ne peut avoir longue duree. Ci- ceron dit avec raison « que Tami doit vouloir ce que veut l'amie et que ce qu' elle veut il le doit octroyer, » mais s'ils se contrarient l'un Fautre, l'amour n'est qu'un depit. II faut garder avant tout la douceur, la franchise et la mesure, et tenir loyalement sa promesse ; c'est pour cela que je n'ose aimer. La reine ecouta Graelent qui parlait si bien ; elle ne douta LE LAI DE GRAELENT. 55 point qu'il n'y eiit en lui grand sens et courtoisie, et elle lui ouvrit son coeur. — Ami Graelent, dit-elle, je n'ai jamais aime mon mari, mais vous, jejous aime autant qu'on peut aimer et je suisa vous. — Madame, je vous remercie bien, mais il n'en peut etre a votre guise, car je suis soldat du roi, j'ai promis de le ser- vir fidelement, de garder savie et son honneur, et jamais honte ne lui arrivera par moi. II dit et s'en alia. La reine, en le voyant partir, commenea a soupirer. Elle etait fort triste etnesavaitque faJre ; mais elle ne voulait point en rester la ; elle le suppliait souvent, lui envoyait des messa- ges, des presents magnifiques, mais il refusait tout; quand elle vitque e'en etait fait deses esperances, elle le prit enhaine et chercha tous les moyens de le brouiller avec le roi son mari par des propos mediants *. Aussi longtemps que dura la guerre, Graelent resta dans le pays. II depensa tant d 'argent qu'il avait vide sa bourse, car on ne lui payait point sa solde. La reine disait au roi de ne lui rien donner pour l'empecher de partir, et le roi faisait ce que voulait la reine. Graelent etait fort triste, car il ne lui restait pour em- prunter sur gage qu'un cheval qui n'etait pas de grand prix, et le cheval une fois engage il ne pouvait se mettre en voyage. On etait alors au mois de mai, pendant les longs jours; les bourgeois chez qui logeait Graelent s'etaient leves de grand matin et la femme etait allee dans la ville diner chez un de ses voisins. Elle l'avait laisse daiis la maison seul avec sa fille qui etait fort gracieuse ; a l'heure du diner, celle-ci vint parler a 1 Nous retrouvons ici le souvenir de Joseph et de madame Putiplinr, commenous retrouverons plus loin le souvenir du jugement de Paris. 36 LES CONTEUttS FRANQAIS. Graelent et le pria de manger avec elle; mais il n'etait pas en gaiete et il refusa l'invitation de la jeune fille. — Ya seller et brider mon cheval, dit-il a son ecuyer, je veux prendre Fair pour me distraire, car je ne puis manger. — Je n'ai point de selle, repond 1'ecuyer. — Ami, ditla demoiselle, je vous en preterai une avec une bonne bride. On garnit le cheval, Graelent monte dessus et traverse le bourg couvert d'une vieille peau qu'il avait longtemps portee. Ceux et celles qui le virent passer se mirent a rireet a semo- quer, car telle est la coutume des bourgeois, parmi lesquels on rencontre rarement des gens polis. II y avait hors de la ville une foret vaste et touffue traversee par une riviere. Graelent se dirigea de ce cote, pensif et dolent. Apres avoir quelque temps erre sous les arbres, il vit dans un epais buisson une biche blanche. La biche s'elanca devant lui, il semit asapoursuite, et bien qu'il n'esperat point l'atteindre, il la suivit de pres et arriva en meme temps qu'elle dans une lande ou coulait une fontaine limpide. Dans cette fontaine s'e- battait une demoiselle toute nue qui avait pose ses habits sur un buisson et pres de laquelle se tenaient pour la servir deux suivantes assises sur le gazon au bord de l'eau. En la voyant ainsi sans chemise, svelte, riante, gracieuse et blanche, Grae- lent oublia la biche, mais il ne voulut point s'approcher de la baigneuse de peur de la troubler et il alia prendre ses habits surle buisson : les suivantes jeterent de grands cris, et la de- moiselle dit avec col ere : — Chevalier Graelent, est-ce pour les vendre que tu prends mes habits? emporte situ veux mon manteau, tu le vendras bien ; mais que veux-tu faire de ma chemise ? tu n'en tireras pas grand profit, et j'espere bien que tu ne vas pas me laisser ainsi toute nue. — Je ne suis pas un, fils de marchand, dit Graelent, je ne LE LAI DE GRAELENT. 37 fais pas commerce demanteaux; celui-ci valut-il trois villages, jenel'emporteraispas. Sortez de cette eau, amie, habillez-vous et venez me parler. — Je ne veux pas en sortir, car vous pourriez vous saisir de moi et je ne me fie pas a vos paroles. — Eh bien, j'atttendrai, je garderai vos habits jusqu'a ce que vous quittiez la fontaine, car vous avez un si beau corps que c'est p]aisir de le regarder. En voyant qu'il ne veut rien entendre, la demoiselle le prie de ne lui faire aucun mal. Graelent la rassure, II lui donne sa chemise, son manteau, et quand elle est sortie de la fontaine, il la prend par la main et la prie d'amour. — Tu m'insultes, dit la demoiselle, en me priant ainsi ; il n'appartient pas a un homme de ta sorte de pretendre a line femme de mon lignage. En la trouvant si hautaine, Graelent voit bien que ses prie- res sont inutiles ; il l'entraine de force au fond du bois, fait d'elle ce qui lui plait et la supplie tres-doucement de ne point se facher S en lui promettant de l'aimer loyalement et de ne la quitter jamais. La demoiselle vit bien qu'il etait bon chevalier, courtois et sage. Elle pensa en elle- 1 Quelque admiration que Ton ait pour la chevalerie et la pretendue courloisie du moyen age, il faut convenirque le chevalier Graelent et la charmante baigneuse se eonduisaient d'une elrange fagon. Ce sont des con- tes, dira-t-on; soit; mais la seule imagination du conteur n'aurait point invente de pireils details. Malgre les fleurs dont on les a enguirlandes, les paladins et les preux tenaient peudecompte de la morale. La promis- cuite des temps merovingiens n'avait point disparu devant les anathemes de l'Eglise, et Graelent entrainant sa belle inconnue dans laforetne don- nait pas un meilleur exemple que le comte Foulques d'Anjou, a qui le roi Philippe I er enleva, en 1092, sa femme Bertrade de Montfort. Foulques commenQa par se facher, mais il ne tarda point a se radoucir. Philippe alia lui rendre visile ; il le regut comme le meilleur des amis. L'epoux trompe et l'amaut adultere dinerent ensemble, et ce fut Bertrade quiies servit pendant toute la durcede leur repas extra-ccnjugoL 38 LES CONTEURS FRANCAIS. meme que si elle le quittait, elle ne retrouverait jamais un meilleur ami. — Graelent, dit-elle, quoique vous m'ayez surprise, je ne vous en aimeraipas moins; mais je vous defends de dire une parole qui puisse decouvrir nos amours. Je vous donnerai beau- coup d'argent et de belles etoffes. Je resterai nuit et jour avec vous; vous me venez marcher a vos cotes, vous pourrez me parler a votre aise et rire avec moi, mais il ne faut pas que je sois vue de vos compagnons ; il ne faut pas qu'ils sachent qui je suis. Vous etes loyal, vaillant et beau ; je suis venue pour vous a la fontaine ; pour vous je suis prete a tout souffrir, mais soyez discret, ne vous vantez pas dece qui pourrait me perdre. Restez un an dans ce pays que j'aime; ce sera votre sejour, mais pour aujourd'hui allez-vous-en ; il est tard, none est son- nee. Je vous enverrai bientot un messager et vous ferai savoir ce que j'attends de vous. Graelent prend conge de sa belle inconnue apres l'avoir ten- drement embrassee; il rentre a son bote), descend de son cheval et s'appuie sur la fenetre en pensant a son aventure. II regardait du cote de la foret, lorsqu'il voit venir un va- let monte sur un palefroi qui trottait au pas releve et portait une grosse malle. Le valet, arrive devant l'hotel, mit pied a terre et s'approcha de Graelent en le saluant : — D'oii venez-vous? dit Graelent; comment vous appelez- vous ? — Sire, je suis le messager de votre amie. Elle vous envoie ce cheval ; elle veut que je reste avec vous, que je paye vos gages et garde votre hotel. Graelent, que rejouit cette nouvelle, embrasse le valet, prend le cheval, qui etait bien le plus beau, le plus leger et le plus rapide qu on ait jamais vu, et le met a l'ecurie. Le valet porte la malle dans sa chambre, 1'ouvre et en tire un grand coussih et une riche couverture, qu'il place sur le LE LAI DE GRAfiLENT. 39 lit ; il donne a Graelent de l'or, de l'argent, de bon drap pour se vetir, fait venir l'hotelier, le paye largement et lui recom- mande de bien traiter son maitre, en ajoutant que, si par ha- sard il se trouvait dans la ville quelques personnes disposees a s 'installer dans la maison et a s'y heberger, il eut soin de les prevenir. L'hotelier prepare un grand repas ; il invite a cri public les chevaliers pauvres et les croises a venir se re- conforter chez lui, et ceux-ci arrivent en foule. lis font de leur mieux pour rendre honneur au chevalier qui les traite si bien, et quand ils ont passe la nuit en liesse, Graelent leur fait de beaux presents, ainsi qu'aux menestrels quiavaient pris part a la fete. II n'y avait pas dans toute la ville un bourgeois flui ne l'ait tenu en grande estime et regarde comme son sei- gneur. Des ce moment, Graelent vecut en. grande joie. Son amie etait venue pres de lui ; il pouvait toute la journee rire et jouer avec elle, dormir la nuit a ses cotes, et jouter dans tous les tournois qui avaient lieu aux environs. II en fut ainsi pen- dant un an, jusqu'au jour ou le roi convoqua dans une cour pleniere les barons dont il etait le suzerain. Ceux-ci mange- rent avec lui dans la grande salle de son chateau, et quand ils eurent mange, au jour tombant, il fit monter la reine toute nue sur un escabeau. « Seigneurs barons, dit-il, que vous en semble?ya-t-il sous le ciel une plus belle femme?» Et tous les barons de repondre : « Non, vierges, dames ou servantes, il n'y en a aucune d'aussi belle. » Graelent seul se taisait et souriait en lui-meme, car il pensait a sa mie ette- nait pour fous ceux qui, de toutes parts s'exclamaient sur les charmes de la reine. II se couvrit et baissa la tete. La reine s'en apercut et le montra au roi : « Voyez, sire, quel deshon- neur ! vos barons m'ont tous comblee de louanges ; Graelent seul m'a meprisee, et je crois qu'il me de" teste, parce qu'il a envie de moi. » 40 LES CUNTEURS FRANCAIS. Le roi appela Graelent, et lui ordonna devant toute la com- pagnie de dire, par la foi qu'il lui devait comme etant son homme de fief, pourqtioi il avait baisse la tete et ri. — Sire, repondit Graelent, jamais homme de votre lignage n'afait montre de safemme comme vous avez fait de la votre. Vos barons la trouvent la plus belle du monde, et je dis moi qu'on peut en trouver une plus belle. Le roi le pressa de parler. — Oui, dit-il, j'en sais une qui en vaut trente comme la votre. La reine entra dans une violente colere et pria le roi son mari de forcer Graelent a faire comparaitre la femme qu'il declarait sans pareille. — Qu'on nous montre nues toutes deux ensemble, dit- elle ; si elle est anssi belle qu'il le pretend, qu'il aille en paix, mais qu'on le punisse si je gagne le prix dcla beaute. Le roi ordonne qu'on arrete Graelent, et jure qu'il le tien- dra captif jusqu'a ce qu'il ait prouve son dire. Graelent est mis en prison. II demande grace au roi et se reproche d'avoir trop parle. II craint surtout d'avoir perdu son amie et en sue de colere et de chagrin. Mais les jours passent sans lui porter allegeance, et ce n'est qu'apres une longue annee d'attente que le roi lui rend la liberte, mais a la condition qu'il amenera devant lui et devant ses barons la femme incomparable qui le tient dansle servage d'amour. S'il manque au rendez-vous, il sera juge et restera a la merci du roi. Graelent arrive a son hotel, triste et plein de colere. II ap- pelle son valet, et celui-ci ne vient pas ; il demande son amie, et son amie est absente. 11 se desespere, il jure qu'il aimerait mieux cent fois elre mort, et ceux qui le voient en si pitoyable etat s'etonnent qu'il puisse vivre. Au jour fixe, Graelent se presente devant le roi, et celui-ci lui demande ou est son amie. ' LE LAI DE GRAELENT. 41 — Sire, je ne Tamene pas, c'est chose impossible ; faites de moi ce que vous voudrez. — Graelent, vons avez dit de vilaines paroles ; vous avez meprise la reine, donne un dementi a tous mes barons ; vous nemepriserez plus personnequand vous sortirez de mes mains. Puis, se tournant vers ses barons : — Jugez, leur dit-il, d'apres ce que vous avez entendu : il m'a fait honte au milieu de ma cour ; il a insulte ma femme et, comme dit le proverbe, celui qui frappe notre chien est notre ennemi. Les barons sortcnt de la salle et se reunissent pour rendre leur jugement. lis restent longtemps sans parler; car il leur etait penible de rendre un arret severe, et ils attendaient tous que 1'un d'eux ouvrit l'audience, lorsqu'un valet vint leur dire de differer un moment. — Je vous annonce, dit-il, que deux jeunes filles, belles parmi les plus belles, vont se rendre ici ; elles seront tres-se- courables a Graelent et, s'il plait a Dieu, elles le delivreront. Les chevaliers attendent en effet, et bientot ils voient arriver deux charmantes demoiselles, couvertes de manteaux ele- gants, sveltes et accortes. Elles descendent de leurs palefrois, les font tenir par leurs pages, et vont Irouver le roi : — Sire, notre maitresse nous a ordonne de nous rendre pres de vous ; elle desire que le jugement n'ait pas lieu, et va venir elle-meme delivrer Graelent. La reine eut grand depit et grande honte de ces paroles; elle s'empressa de quitter la salle, et bientot apres arriverent deux autres demoiselles plus jolies encore que les premieres ; elles annoncent leur maitresse, et celle-ci parait a son tour. Elle reunit toutes les seductions : tournure elegante, abord gracieux, beaux yeux, sourire aimable. Elle porte un man- teau vermeil brode d'or, qui vaut autant qu'un chateau ; les harnais de son palefroi valent au moins mille livres. Tous s'ap- 4. 42 LES CONTEURS FRANCAIS. prochent pour la mieux voir, et chacun a l'envi loue sa figure, son corps, sa taille et son grand air. Elle arrive a cheval, au petit pas, aupres du roi, et met pied a terre devant lui: — Sire, et vous, barons, ecoutez-moi. Vous savez ce qu'a dit Graelent le jour ou la reine se montra devant toute la cour. Certes il a mal parle puisqu'il a offense le roi ; mais il a eu raison dedire qu'il n'est pas de si belle femme, qu'on n'en puisse trouver une aussi belle. Regardez-moi et jugez. Les barons et tous les gens de la cour, petitsou grands, s'ecrierent quelle valait bien la reine. Le roi pensa comme ses barons, et Graelent fut acquitte. L'arret etait a peine rendu, que la demoiselle sortit du cha- teau, monta sur sa haquenee et s'eloigna. Graelent marchait derriere elle, la suppliant de le prendre a merci; mais elle ne reponclait pas, et ils arriverent ainsi jusqu'au bord de la fon- taine qui coulait dans la foret. L'eau etait limpide et fraiche comme au jour ou Graelent s'etait egare dans la clairiere, a la poursuite de' la biche blanche. La demoiselle poussasa haquenee dans lecourant ra- pide, et quandelle vit que Graelent voulait la suivre : elle lui cria de sa voix la plus douce : — Tu vas te noyer; ne va pas plus loin. Mais il ne tint nul compte de cet avis. II lanca son cheval, et l'eau pas- sait deja au-dessus de la tete, quand la demoiselle, le saisissant par un bras, le tira sur le bord, et l'emmena dans son cha- teau 1 . Depuis ce jour, Graelent n'a jamais reparu parmi les hommes, mais les gens de la contree disent qu'il est toujours vivant dans le chateau de son amie. Son cheval, qui etait par- venu a sortir de la fontaine, mena grand deuil de sa perte; il a Ici nous abregeons le texte qui s'egare en d'inutiles longueurs. LE LAI DE GRAELENT. 43 retourna dans la foret et la parcoarut nuit et jour sans treve ni repos, grattant la terre des pieds, et poussant des hennis- sements qu'on entendait de plusieurs lieues 1 . On essaya vai- nement de l'approcher et de le saisir, et pendant de longues annees on l'entendit se plaindre comme les bons chevaux qui ont perdu leurs maitres. L'aventure du bon destrier et du chevalier qui s'en alia avec son amie, se repandit dans toute la Bretagne, et les Bre- tons en ont fait un lai qu'ils ont appele la Mort de Gradient. A propos du lai de Graelent, il n'est pas sans interet de dire quel- ques mots sur le role que le cheval joue dans les romans chevale- resques.Ily figure comme le type ideal du courage, du devouement et de Thonneur. Co n'etait point seulement par simple caprice que les romanciers et les poetes assignaient a ce puissant quadrupede un rang superieur, et qu'ils Tassociaient a tousles exploits des paladins, en lui pretant une intelligence et des vertus qui pourraient faire envie a la plupartdes hommes; c'etaitaussipourrendretemoignage de ce qui se passait sous leurs yeux. En effet, dans un temps de luttes incessantes, ou la force individuelle decidait du sort des ba- tailles, le cheval etait, sans aucun doute, la plus redoutable machine de guerre. II avait assure la domination des classes feodales sur les serfs et les vilains ; il avait donne son notti a la chevalerie en lui pretant sa force, et il etait naturel qu'il fut completement assimile a wSon maitre. Cette assimilation etait si complete, que les chevaux comme les hommes du moyen age, sont partages en deux classes distinctes. Ceux qui vont a la guerre, hardes de fer et couverts de housses blasonnees, ouqui iigurent avec des panaches dans leschas- ses et les tournois, s'appellent des palefrois, des destriers, des ha- quenees; ce sont les nobles. Ceux qui travaillent, qui labourent, qui trainentla charrette, acquittent la dime et la corvee et payent l'im- 1 II faut convenir que dans cette aventure le cheval se conduisit d'une facon beaucoup plus honorable que son maitre ; car celui-ci en prenant de force une demoiselle qu'il avait surprise nuedans une fontaine, eten se laisant ensuile loger, nourrir et habiller par elle, s'ccartait singulierement du code ideal de la chevalerie. M LES CONTEURS FRANCAIS. pot feodal, s'appellent des ronsins ou des sommiers ,\ce sont les vilains et les serfs. lis font, ainsi que le dit unvieux poete, pousser l'avoine, mais ils ne la mangent pas, et, comme tous ceux dont le role dans ce monde est simple, modesteet utile, ils sont oubliespar la poesie et par l'histoire ; le destrier seul figure dans les romans chevaleresques. Comme son maitre et plus que lui peut-etre, le destrier a l'am- bition de faire de grandes choses. II est adroit, docile, sensible, fidele en amitie, respectueux envers les femmes; dans la balaille, il ne compte jamais lenombre de ses ennemis; il avance surla pique qui le perce et renverse en mourantcelui qui l'a frappe. Tacticien habile, il repare souvent par ses manoeuvres savantes les fautes des generaux; sensible autant que brave, il pleure la mort de son "sei- gneur et lui survit rarement. II connait la vertu des simples, quel- quefois meme les secrets de la magie. Ce qui le distingue surtout au point de vue des qualites morales, c'est une fidelite inviolable a la cause quil sert; ilne deshonore jamais son blasonpar des actesde felonie. Jamais cheval n'a trahi son pays ou passe de Tarmee des Chretiens dans l'armee des Sarrasins. Les chevaux illustres par les romanciers etaient aussi populaires au moyen age que les chevaliers les plus celebres. Le Vaillentin de Roland, le Tencedor, que Charlemagne avait enleve a Maupalin de Narbonne, Barbamouche, qui depassait dans sa course le vol de l'hirondelle, Gramimond, monte par le farouche Valdabron lorsqu'il saccagea le temple de Jerusalem, Bayard, Inseparable compagnon deRenaudde Montauban, realisaient l'ideal du destrier. II y a la une sorte d'epopee fort originate, et sans analogie dans la litterature moderne. ADELE DE PONTHIEU (xm e siecle) Nous donnons ici l'analyse d'un roman qui a joui d'une grande vogue au moyen age et que nous empruntons au Voyage d'outre- mer du comte de Ponihieu i . Le heros du roman est Jean II de Pon- thieu, qui fut investi de ce fief en 1147. Sa fille Adele avait epouse Thomas de Saint-Valery. Des brigands s'etant empares d'elle au mo- ment ou elle traversait un bois avec une faible escorte, lui firent subir les derniers outrages. Le comte Jean, croyant effacer Taffront fait a sa race dans la personne de sa fille, la fit jeter a la mer. Ce tragique evenement impressionna vivement les contemporains ; ils ajouterent a la donnee historique une foule de fictions romanesques consignees dans le Voyage d'outre-mer. Le comte de Ponthieu avait marie sa fille Adele, le plus beau joyau de sou domaine, a Thiebault, fils de la dame de Domart 8 . Cette union fut heureuse, mais sterile, et une nuit que Thiebault reposait pres de sa femme, il lui demanda avec bien des caresses la permission de la quitter pendant quel- ques mois. — Et pourquoi partir, dit la dame tout alarmee? 1 Le comte de Ponthieu correspondait a unepartiede rarrondissement d' Abbeville et de Doullens (Somme) et a une. partie de I'arronclissement de Montreuil (Pas-de-Calais). 2 tillage du Ponthieu, a quelques lieues d' Abbeville. 46 LES CONTEURS FRANQAIS. — Pour aller en Espagne, repondit Thiebault, prier saint Jacques qu'il intercede aupres de Dieu et qu'il nous donne un heritier. — C'est un louable dessein, reprit Adele, maisjevous ac- compagnerai, car partoutou vous irez je veux aller aussi. Thiebault, qui redoutait les dangers da voyage, essaya de combattre le projet de sa femme ; mais elle persista, et tous deux se mirent en route pour ce lointain pelerinage. lis n'e- taient plus qua deux journees de Saint-Jacques, lorsqu'au milieu d'une foret, huit hommes amies se presentment pour les assaillir. Thiebault se met en defense et en tue trois ; mais bientot dans l'ardeurde la lutte il est renverse decheval. Les brigands se precipitent sur lui et le jettent dans un buisson de ronces, apres avoir serre ses mains avec lacourroie d'une epee. Adele elle-meme est entrainee dans 1 epaisseur de la foret, et la, sa beaute subit tous les outrages. Apres une heure de honte et de souffrances, elle parvient enfin a s'echapper pale et meur- trie. — Pour Dieu, s'ecrie Thiebault en la voyantlibre, delivrez- moi, madame. — Sire, je ne vous ferai plus attendre, et, ramassant une epee, elle s'apprete a en frapper son mari; mais Thiebault a prevu le coup perfide ; il se detourne, et l'epee, en effleurant ses bras, coupe les courroies. — Quelle fureur! dit-il ; mais me voila libre et vous nese- rez plus, Dieu merci, en pouvoir de me tuer. — Certes, reprend la dame, c'est bien ce qui me fache. Thiebault ne savait que penser d'une telle reponse. II garde cependant un silence profond, desarme sa femme et se met en route avec elle. Le pelerinage de Saint-Jacques accom- pli, Adele et Thiebault retournent dans leurs domaines du Ponthieu, et, pendant le voyage qui fut long, aucun reproche ADfiLE DE PONTHIEU. 47 ne rappela cette fatale rencontre. Le corate de Ponthieu, pour feter le retour de son gendre et de sa fille, avait prepare un grand repas. Thiebault, en signe de loyale union, mangea dans l'assiettede safemme et but dans son verre 1 . On causa des aventures de la route. Thiebault raconta ce qui s'etait passe, sans se nommer toutefois, et demanda au comte : — Si cette femme que des brigands ont deshonoree, et qui a voulu tuer son mari sans defense, etait la votre, que feriez- vous? — Je me vengerais par sa mort. — Eh bien, vengez-moi, repondit Thiebault. Cette femme, c'est Adele ! Le comte fronca le sourcil, car il avait dit un mot fa- tal ; mais il etait trop fier pour reculer, meme devant un crime. La dame, enfermee dans untonneau, fut jetee vivante a la mer ; mais des marchands flamahds qui passaient a la hauteur du port de Rue 2 , la sauverent, et la vendirent au sultan diAumarie. Le roi musulman, frappe de sabeaute, l'e- pousa et en eutune fille. Cependant Thiebault et le comte regretterent bientot cette femme qu'ilsavaient si cruellement sacrifice, lis lui donnerent d'abondantes larmes et, pour expier leur faute, ils entrepri- rent ensemble le voyage de la terre sainte. Mais a leur retour, la tempete les poussa sur la terre & 7 Au^ marie, et ils y furent mis au cachot. Le sultan celebraitce jour- la, par une fete solennelle, 1'anniversaire de sa naissance, et* scion la coutume des pays musulmans, le peuple de sa capi- 1 C'etait la, d'homme a femme, le plus grand temoignage d'affection que Ton put se donner, Les hommes, eu signe d'amitie, coucliaient dans le meme lit. 2 Rue, petite villedu Ponthieu, autrefois port de mer. Cette ville, par suite de l'ensablement de la cote, est maintenant eloignee de la mer de quelques lieues. 48 LES COKTEURS FRANCAIS. tale vint au palais demander un captif chretien pour le mettre a la chaine. Le choix tomba sur le comte de Ponthieu." On le sortit de prison, et le peuple se disposait a 1'amener, qnand sa fille, qui l'avait reconnu, dit au sultan : — Seigneur, donnez-moi, je vous prie, ce captif; il sait jouer aux echecs et aux dames, je veux le faire jouer avec moi. La demande est accordee. — Donnez-moi encore, dit-elle en designant Thiebault, ce chretien que voila. II saitde beaux contes et je m'amuserai de ses recits. — Volontiers, dit le sultan. Aussitot Adele fait eonduire dans sa chambre son pere et son mari, et leur donne a manger. Tant de generosite les surprit grandement, car les pauvres captifs ne reconnaissaient point dans la princesse musulmane cette noble dame du Ponthieu qu'ils avaient tant pleurae, et, quoiqu'elle fut belle encore, les regrets de sa patrie et de sa foi 1' avaient deja ren- due meconnaissable, merae aux yeux d'un pere et d'un mari. Un jour, apres une partie de dames, Adele dit au comte : — Vous aviez une fille, qu'est-elle devenue? Ne me cachez rien, car je suis Sarrasine, je sais la magie, et si vous etiez assez lache pour me tromper, je vous ferais punir. Le comte alors lui raconta le pelerinage en Espagne, Fat- taque des brigands dans laforet, le coup d'epee porte a Thie- bault et l'abandon a la merci des flots. Son recit fut parfaile- ment vrai. — Vous avez paile avec franchise, dit Adele ; mais savez- vous pourquoi la dame a voulu tuer son epoux ? G'est qu'elle aimait mieux le voir mort que d'avoira rougir devant lui. A ces mots, Thiebault eclata en soupirs et en pleurs. — Ah! madame, dit-il, cette femme etait la mienne; le cielme soit temoiri que jamais une parole de reproche ne serait ADELE DE PONTHIEU. 40 sortie de ma bouche. Mes regrets du reste Font bien vengee. Si j'etais Fami de la plus belle dame du monde, si j'etais roi du royaume de France, je donnerais avec joie ma dame et mon royaume pour la savoir vivante; et depuis le moment ou je l'ai perdue, je n'ai cesse de la pleurer. — Eh bien, ne la pleurez plus et aimez-la toujours, dit Adele, votre femme est pres de vous. Le bonheur de eette reconnaissance fut plus grand qu'on ne saurait dire, et des le jour meme, la dame de Ponthieu avisa au moyen de retourner en France : — Je suis souffrante, dit-elle au sultan, permettez-moi d'aller prendre Fair d'outrc-mer, et si vousy consentez, j'em- menerai pour me distraire ces deux Chretiens dans mon voyage. lis me dirontdes contes, ce qui me plait beaucoup. Le sultan permit le depart, et, laissant a la dame la liberte de choisir sa route, il fit equiper pour elle un beau navire. Adele partit bientot avec Thiebault et le comte, son pere, et elle arriva heureusement dans le Ponthieu. Le pape, qui fut informe de cette aventure, lui imposa une penitence, parce qu'elle avait eu commerce avec lesinfideles, et depuis ce temps elle vecut en grande piete dans son fief, honoree de ses vas • saux, cherie de ses proches, aimeede Dieu. On dit que la fille qu'Adele avait eue du sultan fut belle comme elle, et qu'elle donna le jour a la mere du grand Saladin. fill VMM QUI CONOUIST LE PARADIS EN PLMDANT XIH e SIECLE^ S'il etait permis en histoire litteraire de faire des suppositions, on pourrait dire que le fabliau du vilain fait allusion, sous une forme bizarre, a un grand evenement politique, c'est-a-dire a Femancipation des classes roturieres.Consacre par Faffranchissement des commu- nes, le vilain conquiert le paradis malgre saint Pierre et les saints qui forment Faristocratie des elus, comme il avait sur la terre con- quis la liberte individuelle, malgre les barons feodaux. Nous nous trompons peut-etre, mais il ne faut pas oublier que la litterature n'est jamais que Fexpression de la societe, et que les fictions ont leur source dans des faits reels. Le conte qui suit peut done, nous le pensons, etre regarde comme Fune des pieces du grand proces que les desberitesdes douzieme et treizieme siecles ont gagne contre lesprivilegies de la naissance et de la force. Nous trouvons, mise par ecrit, la merveilleuse aventure d'un vilain L qui mourut un vendredi matin. II ne se presenta 1 Au moyen age, le.nom de vilain futd'abord applique aux paysans, villaiii, du mot villa, fermeou maisonsituee a la campagne. Les paysans etant a l'origine de condition servile, le nom de vilain fut applique par extension a tous ceux qui n'etaient point nobles, et plus tard, par une ex- tension nouvelle, a tous ceux qui ne se distinguaient que par leur laideur ou leurs defauts : il est bien vilain, e'est un vilain homme. DU VILAIN QUI CONQUlST LE PARADIS EN PLAID ANT. 51 au moment de sa mort ni ange, ni diable, ni personne pour lui rien demander ou lui dormer des ordres, car on ne vient pas pour un vilain du ciel ou de l'enfer. Son ame, qui etait fort craintive, regarda vers le ciel a droite et vit l'archange saint Michel qui emportait tout joyeux une autre ame ; elle le suivit et fit si bien qu'elle entra en paradis. Saint Pierre, qui gardait la porte,recut Fame que portait l'archange et, se tournant vers l'autre qui etait seule, il lui demanda par qui elle etait con- duite l . — Nul, lui dit-il, n'entre cheznous s'il n'en estjuge digne, et surtout j'en jure par saint Allain, il n'y a point ici de place pourles vilains. — Beau sire Pierre, repondit l'ame, plus vilain que vous ne peut etre ici, et certes il fallait que Dieu fut fou pour vous prendre pourapotre. Vous avez renie trois foisNotre-Seigneur. Le paradis ne vous appartient pas, allez avec les traitres ; mais moiqui suis brave homme et loyal, j'ai le droit d'y rester. Saint Pierre s'esquiva tout confus. II rencontra saint Tho- mas, et lui conta sa mesaventure. — Je vais, dit saint Thomas, parler a cette ame insolente et je la ferai bien deguerpir. II va la trouver. — Vilain, lui dit-il, ce manoir est a nous seuls, aux mar- tyrs etaux confesseurs. En quel lieu as-tufait les belles actions 1 La chanson de Beranger, les Deux sceurs de Charite, offre une ana- logic freppante avec le fabliau ci-dessus. Changez le mot confesseur en conducteur et vous aurez exactement les memes idees. Vierge defunte une soeur grise Aux portes des cieux rencontra Une beaute leste et bien mise, Qu'on regrettait a l'Opera. Apres un Ave pour la scour, La haut saint Pierre en sentinelle Dit a l'actrice : On peut, ma belle, Entrer chez nous sans conducteur. 52 LES CONTEURS FRANCAIS. pour lesquelles tu pretends rcster ici, dans la demeure des bons serviteurs ? — Thomas, Thomas, vous etes trop vif ; vous repondez comme un legiste. G'est vous, on le sait bien, qui avez dit aux apotres, quand ils ont vu Notre-Seigneur apres la resurrec- tion, que vous ne croiriez pas en lui si vous ne touchiez ses plaies. Vous vous etes conduit ce jour-la comme un inlideleet un mecreant. Saint Thomas n'eut pas envie de discuter plus longtemps. II alia trouver saint Paul, et lui conta sa deconvenue. — Par mon chef ! dit saint Paul, je vais voir ce que 1'ame du vilain osera me repondre. Gelle-ci n'avait garde de se cacher, et se promenait dans le paradis. — Ame, dit saint Paul, quel est ton conducteur? quels sont les merites qui font fait ouvrir les portes? Vide le paradis, maudit vilain. — Qu'est-ce? dom Paul le chauve. N'etes-vous done pas le soldatqui fut le plus cruel des tyrans? Saint Etienne le sait bien, lui que vous fites lapider. Vous avez mis a mortune foule de braves gens 1 ; croyez-vous que je ne vous connais pas ? Saint Paul, fort desappointe, varetrouver saint Thomas, qui tenait conseil avec saint Pierre, et il leur raconte comment le vilain lui a ferme la bouche. — Quant a moi, dit-il, je l'admets en paradis, il l'a bien gagne. Tous les trois vont s'en referer a Dieu. Saint Pierre lui raconte comment le vilain lui a fait honte. 1 On sait que saint Paul, ne a Tarse en Cilicie, Fan 2 de notre ere, fut eleve dans les principes du ph3risaisme, que dans sa jeunesse il mani- festa conlreles Chretiens une haine violente, et leur fit subir de cruelles persecutions. DU VILAIN QUI CONQUIST LE PARADIS EN PLAIDANT. 53 — II nous a forces a nous taire, et moi-meme j'en suis si con- fus, qu'il ne m'arrivera jamais d'en parler. Notre-Seigneur, fort etonne d'une chose si etrange, dit a son tour : — Je vais lui parler, a cette ame. II l'appelle et lui demande comment il se fait qu'elle soit en- tree sans permission, qu'elle ait insulte les apotres, et qu'elle pretende rester malgre tous. — Sire 1 , dit Fame, jedois rester ici aussi bien qu'eux, car jamais je nevous ai renie, je n'ai point refuse de vous recon- naitre, je n'ai fait perir personne. J'ai partage mon pain avec les pauvres, je les ai rechauffes a mon feu, je les ai soignes jusqu'a la mort, je les ai portes a l'eglise, je ne les ai jamais laisses manquer de braies ou de chemises. Je me suisconfesse, j'ai communie. On dit dans les sermons que Dieu pardonne a ceux qui ont ainsi vecu. Je suis venu ici sans difficulte ; puis que j'y suis, pourquoi m'en irais-je? Vous avez dit que celui qui etait entre ceans ne devait jamais en sortir. Vous ne men- tirez pas a cause demoi. — Vilain, repondit Dieu, tu as si bien revendique le paradis que tu l'asgagne par ton plaidoyer. Restes-y. — Le droit, dit le vilain, finit toujours par 1'emporter 2 . Mieux vaut l'esprit que la force. 1 Le mot sire, synonyme de seigneur, fut applique d'abord aux grands feudataires, et ce n'est qu'adaterdu seizieme siecle qu'il fut exclusive- ment applique aux rois. On en a forme le mot messire, qu'on ajoutait comme qualification honorifique au nom de certains fonctionnaires. 2 Le droit l'avait, en effet, emporte dans les communes et les bourgeois avaient conquis leur liberte, en plaidant contre leurs seigneurs, comme le vilain avait conquis le paradis en plaidant contre saint Pierre. L'EMPEREDR FANOUEL wir 3 siecle Le poeme de Genesis, compose par un pretre du nom d'llerman, nous a fourni le sujet de l'analyse que nous reproduisons ci-dessous. Ce poeme roule, comme on va le voir, sur une donnee charmante, mais il est rempli de details oiseux et de longueurs qui en rendraient la traduction litterale fatigante et penible a lire. Nous avons done pense quen le reduisant a sa plus simple expression, nous pourrions encore interesser le lecteur et lui offrir, par Tune des meilleures ceuvres, le type des romans inspires tout a la fois par la chevalerie et les legendes pieuses. Quelques-unes de ces legendes, ecrites d'abord en latin par les hagiographes, sont passees dans la langue vulgaire, et ont ete mises en rimes par les trouveres. Les animaux y tiennent une grande place et, de meme que dans le Roman de Renart, ils symbolisent les vices, de meme, dans les poemes tires des legendes pieuses, ils symbolisent la douceur, la charite, et font rougir les hommes de leurs instincts cruels. Le poeme de Genesis nous off re, Tun des modeles les plus acheves de ce genre de litterature. L'empereur Fanouel possedant dans ses jardins Yarbre de vie, voulut un jour gouter les fruits de cet arbre. II coupa l'un de ces fruits avec le couteau qu'il portait a sa ceinture, et il en essuya la lame sur sa cuisse. Au bout de quelques mois, il s'apercut que cette cuisse etait enceinte du couteau L'EMPEREUR FANOUEL. 55 avec lequel il avait coupe le fruit, et, dans le delai present par les lois de la nature, il donna le jour a une petite fille charmante. Peu satisfait d'etre mere, Fanouel ordonna a un chevalier de porter Fenfant dans un bois et de le destrancher d'un coup d'epee. Au moment meme ou le chevalier se dispo- sait a executer cet ordre cruel, une colombe descendit du ciel et lui dit : — Frere, retiens ton bras et respecte cette enfant, car elle donnera le jour a la vierge au sein de laquelle s'incarnera le Sauveur des hommes. Emerveille de ces paroles de la colombe, le chevalier remit son epee dans le fourreau, et, prenant l'enfant dans ses bras, il la deposa dans un nid de cygnes, ombrage de joncs et de roseaux. Un cerf qui errait dans les landes voismes pritl'inno- cente creature sous sa protection 1 . Ce cerf portait sur ses ar- dillons des bouquets de fleurs, et aussitot qu'il entendait l'enfant pleurer, il s'agenouillait pres d'elle, baissait sa tete sur le nid, et la repaissait dune flor, jusqu'a ce qu'elle se fut en- dormie. La jeune fille atteignit ainsi 1'age de dix ans sans sortir de son nid de cygnes et ne se nourrissant que de fleurs. Un jour que l'empereur Fanouel etait en chasse, le cerf mira- culeux passa devant lui, et il le blessa d'un coup de fleche. Le pauvre animal se refugia en pleurant aupres du nid, et comme les chasseurs s'avancaient pour le tuer, l'enfant se dressa debout au milieu des touffes de joncs et leur ordonna de respecter celui qui avait protege et nourri son enfance. — Qui done etes-vous, dit Fanouel etonne, vous qui habitez 1 La donnee poetique est ici la memo que dans la legende de Genevieve de Brabant. Les cerfs, dans nos vieux romans, ont toujours un beau role, ce qui tient sans aucun doute aux traditions du symbolisme de la primi- tive Eglise. On croyait que le cerf avait la facultede se rajeunir en man- geant des serpents, et par suite de cette croyance on en avait fait l'em- blemedu Christ, parce que le Christ avait regenere le monde en ecrasant l'antique serpent, le tentateur qui avait trompe notre premier pere. 56 LES CONTEURS FRANQAIS. le nid des cygnes et vous nourrissez des fleurs qui poussent aux cornes du cerf? — Je suis, repondit la jeune fille, celle que vous avez portee dans votre cuisse. Le chevalier a qui vous aviez donne l'ordre de me tuer m'a deposee daus ce lieu, et, moins cruels que vous, les botes de la solitude ont pris soin de ma faiblesse et de ma misere. Fanouel, attendri jusqu'aux larmes, emmena sa fille dans sonpalais; il lamaria a l'un des plus puissants chevaliers de son empire, apres 1' avoir fait baptiser sous le nom d'Anne, nom sous lequel elle donna le jour a la vierge Marie. LE BEL INCONNU (xm 9 siecle) Les extraits de la Chanson de Roland, ci-dessus publics, nous ont donne une idee du genre heroique . L'analyse d'Adele de Pon- thiea nous a fait connaitre le cycle des croisades ; celle de VEmpe- reur Fanouel, le cycle religieux. Nous allons maintenant placer sous les yeux de nos lecteurs un roman dela Table-Ronde,etnos lecteurs auront ainsi, par un speci- men de chaque genre, un tableau general de la litterature qui tient une si grande place dans notre histoire intellectuelle. , Le cycle de la Table-Ronde se distingue des autres par la conti- nuelle intervention du merveilleux. C'est la que sont nes les enchan- teurs quidevaient donnertant de tracas a don Quichotte, lesgeants, les fees, les nains, les dragons et les guivres. Le roman de Merlin, par Robert de Borron, le roman de la Charrette, le Chevalier aulion, Lancelot du Lac, et le Bel Inconnu, tils de messire Gauvain et de la Fee anx blanches mains, peuventetre regardes comme les ceuvres es plus remarquables de cette serie. Le Bel Inconnu a ete recem- ment decouvert et tres-savamment publieparM. Hippeau *; envoici l'analyse. 1 Paris, Aubry, 1860.1 vol. grand in-18°. Les chevaliers de la Table- Ronde ont ete si bien pris au serieux et regardes comme des personnages historiques, qu'au seizieme siecle on a public non-seulement leurs biogra- phies, mais meme leur blason. 58 LES CONTEURS FHANQAIS, Leroi Arthur tenait a Carlion une cour pleniere s , ou s'e- taient rendus tous les chevaliers de Table-Ronde. L'un d'eux, qui portait d'azur au lion d'liermine, le pria de lui accorder la premiere faveur qu'il pourrait lui demander. — Quel est ton nom? difc Arthur. — Mon nom ! je n'en ai pas. Ma mere ne m'a jamais ap- pele que le Beau Fils. — Eh bien, puisque tu n'as pas de nom, nous t'appelle- rons le Bel Inconnu. Une jeune et jolie femme, mademoiselle Helie, entrait en ce moment dans le palais de Carlion. Elle venait implorer le se- cours d'Arthur, en faveur de la dame dont elle efcait la sui- vante, la fille du roi Gringars 2 , qui etait en grand peril. Elle s'approcha modestement du roi, et le pria de mettre a ses ordres un chevalier assez intrepide pour affronter des aven- tures telles que de memoire d'homme on n'en avait oui ra- conter, Le roi fit appeler les chevaliers de la Table-Ronde, mais pas un d'entre eux ne voulut mettre son bras au service de la fille du roi Grinffars. o — Me voiia, dit alors le Bel Inconnu, et se tournant vers Arthur : Sire, si vous voulez bien le permettre, c'est moi qui tenterai l'aventure. — Jeune homme, dit Arthur, vous etes bien presomptueux d'oser ce que n'osent tant de braves chevaliers. 1 On donnait le nom de cours plenieres a des assemblies solennelles de chevaliers et de seigneurs, que les rois convoquaient regulierement a Noel ou a Paques, ou hien encore a Foccasion de quelque victoire, de leur manage ou de la naissance d'un filsl Les cours plenieres disparu- rent au quinzieme siecle, au moment ou la grande feodalite n'etait plus qu'un souvenir. 2 Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que le roi Gringars est un etre de pure imagination. Les Chansons de geste mettent seules en scene quelques personnages historiques, mais elles ne manquent jamais de les deligurer. LE BEL INCONNU 59 — J'ai fait un long voyage pour vertir a Carlion, et j'espere bien n'etre pas venu pour rien. — Eh bien, puisque vous le voulez, partez ! Mademoiselle Helie etait toute dolente de voir que le plus jeune, le plus frele, et le plus inexperimente des chevaliers de la Table-Ronde s'etait presente seul pour secourir la fille du roi Gringars, et, sans plus attendre, elle sortit du palais avec son nain Todogolains, en accablant de reproches Arthur et sa compagnie. En la voyant partir, le Bel Inconnu s'arme de pied en cap, monle a cheval, et se met a sa poursuite avec son ecuyer Robert: il presse le pas et ne tarde pas a la rejoindre. « Je vais marcher avec vous, lui dit-il, et je saurai bien vous montrer qu'enfait de courage je ne le cede a personne. » Helie ne fut qua moitie convaincue; cependant, faute de mieux, elle accepta ses services et ils cheminerent ensemble. Arrives au gue perilleux, le felon chevalier Blioblieris veut leur en interdire le passage 1 ! Le Bel Inconnu croise la lance avec lui, le desarconne, et l'envoie tenir prison aupres du roi Arthur, avec ordre de raconter sa defaite a ce grand prince. — Vous voyez bien, mademoiselle, dit le nain a Helie, que vous aviez tort de mepriser ce chevalier. Que Dieu le main- tienne en aussi vaillante disposition ! — II se fera tuer, dit Helie, et ce sera grand dommage pour nous, car c'est vraiment un brave. Trois chevaliers, amis de Blioblieris, se presentent pour le venger. Le Bel Inconnu les desarconne fun apres Tautre et 1 On rencontre a tout instant dans les romans d'aventures des geants qui barrent lecheminaux voyageurs, les devalisent ouenlevent les fem- mes et les filles. Ne serait-ce point par hasard une allusion aux brigan- dages que certains seigneurs exergaient sur les routes qui traversaient leurs fiefs? 60 LES CONTEURS FRANQAIS. continue sa route. Vers le soir il arrive dans une foret pour s'y reposer, et se couche sur l'herbe aupres de son ecuyer, d'Helie et du nain. lis dormaient tous paisiblement, et le rossignol chantait seul dans la nuit, lorsque tout a coup le Bel Inconnu fut reveille par des cris de detresse ; il apercoit a la lueur d'un feu allume sous les arbres une jeune fille qui se debattait contre deux geants hideux qui s'efforcaient de lui faire violence. 11 prend ses armes et les tue. La demoi- selle qu'il a sauvee de leurs mains le remercie en pleurant, et l'ecuyer, qui etait fort habile en fait de cuisine, leur sert un superbe diner avec les provisions des geants. Le repas termine, le Bel Inconnu se remet en route avec son ecuyer, mademoiselle Helie et son nain. En traversant une foret, ils apercoivent un cerf, lance par une meuie ; un basset blanc, qui avait mal a la patte, suivait de loin la meute en boitant. Helie descend de son palefroi et s'empare du chien. Son maitre, YOrgueilleux de la lande, vient le reclamer ; il provoque le Bel Inconnu et celui-ci I'envoie rejoindre Blio- blieris et ses trois amis. Au moment oil les voyageurs sortent de la foret, une belle dame richement vetue vient a leur rencontre. — Voyez, dit-elle, le chateau situe sur cette colline ; le chevalier qui l'habite nourrit un epervier perche sur une verge d'or. La demoiselle qui pourra s'emparer de l'epervier sera proclamee la plus belle des belles. Mais, pour le prendre, el!e doit se faire accompagner par un chevalier qui provoquera le maitre du chateau. Gelui que j'aimais a tente l'aventure, et il a trouve la mort dans le combat. — Jele vengerai, dit le Bel Inconnu, et le voila parti pour accomplir ce nouvel exploit. II se bat avec le maitre du chateau, Gifflet, le fils d'O, et le force a s'avouer vaincu. La jeune dame qu'il venait de venger etait Marguerie, la fille d'A- golaar, roi d'Ecosse, la cousine de mademoiselle Helie ; ilia fait LE BEL INCONNU. CI reconnaitre pour la plus belle des belles, et la renvoie a sou pere, sous la garde d'un vaillant chevalier. Le Bel Inconnu arriva ensuite au chateau de Vile d'Or. Le seigneur, Mauger le Gris, y retenait prisonniere une fee aussi belle que savante qui connaissait les sept arts liberaux, la magie et l'astronomie. Mauger le Gris devait l'epouser, si pendant neuf ans, il Iriomphait des preux qui tenteraient de l'enlever du chateau. Cent quarante-trois chevaliers s'e- taient deja presentes pour le combattre. Jl les avail tues tous, et il avait suspendu leurs tetes couvertes de leurs casques aux creneaux de son manoir. Ces hideux trophees n'etaient point faits pour rassurer ses adversaires ; mais le Bel Inconnu n'e- tait pas homme a reculer. 11 appelle Mauger le Gris en champ clos, le tue, et sa victoire lui donne, avec la suzerainete du pays, le droit de devenir Tepoux de la fee qu'il vient de de- livrer. II pouvait desormais vivre lieureux et tranquille ; car la fee lui offrait sa main, et lui montrait combien le domaine quelle voulait lui donner en dot etait riche, vasle et plau- tureux ; mais il voulait tenir la promesse qu'il avait faite a mademoiselle Helie et il se mit en route pour la cite Gastee, ou la fille du roi Gringars endurait les plus cruels tourments. Quelques geants et quelques chevaliers felons se presentment encore pour le combattre. Sa bonne epee en fit prompte jus- tice, et il arriva enfin devant la ville mysterieuse qui etait le but de son voyage. Lampars, vaillant chevalier que le Bel Inconnu avait vaincu sur la route, s'etait engage a son service. II connaissait les mysteres de la cite Gastee, et s'empressa de l'instruire de ce qu'il devait faire en entrant dans ses murs. . — Vous irez seul, dit-il, et nous no vous suivrons pas, car nous tomberions tous morts si nous avions l'audace de vous accompagner. Vous trouverez les murs de Tenceinte noircis par les siecles, les eglises, les clochers, les maisons, les tours, 6 62 LES CONTEURS FRANQAIS. les epis des palais entierement detruits. Vous n'y rencontrerez pas un etre vivant, et quand vous serez arrive, a travers les mines, au milieu de la ville, un vaste palais de marbre se pre- senter devant vous; sa grande salle est magnifique, ses murs sont perces de mille fenetres, et a chaque fenetre est un jon- gleur, elegamment habille. Chaque jongleur tient un in- strument ; un cierge brule devant lui, et ils font tous en- semble entendre une agreable musique. II vous salueront tres- poliment ; vous leur repondrez : Dieu vous maudisse ! et gardez- vous bien surtout de l'oublier. Quand vous serez entre dans la grande salle, vous attendrez les aventures. Le Bel Inconnu suivit de point en point ces instructions. En le voyant arriver, les mille jongleurs, qui jouaient chacuu d'un instrument different, l'accueillent par un affreux con- cert; il passe outre en les maudissant. Alors tous les cierges s'eteignent, et le voila seul a cheval, la lance en arret, dans la grande salle, au milieu des plus profondes tenebres; mais plus le danger lui parait grand, plus il sent grandir son cou- rage. Tout a coup la cbambre s'illumine, un chevalier se pre- sente pour le combattre. — 11 le tue. — Un second lui suc- cede, monte sur un cheval qui porte une corne au front et jette du feu par les naseaux : — II le tue, — et pour s'assurer qu'il est bien mort, il met pied a terre, appuie sa main sur la poitrine du vaincu, mais il ne touche qu'un horrible me- lange de lambeaux de chair pourrie. II fait le signe de la croix et remonte sur son cheval. En ce moment, un bruit epouvantable sefait entenJre. Les jongleurs s'enfuient des fenetres ; les murs tremblent, et le Bel Inconnu, qui commence aussi a trembler, se recoramande a Dieu et a la fee de Vile d'Or, envers laquelle il regrette de s'etre conduit comme un truand. En ce moment , une guivre , espece de dragon mons- trueux, dont les yeux brillaient comme des cierges, sort d'une LE BEL INCONNU. 03 armoire, marche lentement vers ltii, et le salue. II lui porte un coup d'epee ; la guivre le salue de nouveau, le fascine de son regard et s'elancant sur lui, elle l'embrasse amoureuse- ment. — Seigneur Dieu, que ferai-je, dit-il, ce baiser me tue, c'est le baiser du diable ! Mais tout a coup, il entend une voix qui lui parle d'en haut : — Tu es, dit la voix, le Ills de Gauvain et de la Fee aux blanches mains, toi seul pouvais mettre fin a l'aventure de la cite Gaste'e. Tu ne t'appelleras plus desormais le Bel In- connu, puisque tu sais quelle est ta famille, tu t'appelleras Giglein. Brise par tant de luttes et demotions, Giglein s'endort. En se reveillant, il voit pres de lui la blonde Esmeree, la fille du roi Gringars, qu'il venait d'arracher au cruel magicien qui i'avait changee en guivre. C'etait elle qui avait envoye mademoiselle Helie a la cour d'Arthur pour lui demander un chevalier capable de rompre le charme dont elle etait victime ; elle offre a Giglein la couronne du pays de Galles, dont elle est reine et le demande en meme temps pour epoux. Mais il est le vassal d'Arthur, il ne peut se marier sans son consen- tement, il faut done qu'il se rende a la cour de ce prince avec la blonde Esmeree. Au milieu de toutes ces aventures, le souvenir de la fee de l'lle d'Or ne I'avait jamais quitte. Cependant, il n'osait la re- voir; car il I'avait traitreusement delaissee. II ne voulait pas non plus suivre Esmeree a la cour d'Arthur.* — Laissez-la parlir seule, lui dit son ecuyer ; ne craignez pas de retourner a l'lle d'Or. La fee vous a vu partir avec re- grets, elle vous reverra avec bonheur. Giglein suit ce conseil. II arrive a Vile d'Or, et dans ce merveilleux sejour, dans ces jardins magnifiques, remplis de 64 LES CONTEURS FRANQAIS. fleurs les plus brillantes et des oiseaux les plus melodieux, il s'abandonne avec la fee a tous les enchantements de l'amour. Pendant ce temps, la belle Esmeree s'etait rendue a la cour d'Arthur. Elle lui annonca, ainsi qua ses barons, que le cbevalier qui l'avait delivree du magicien n'avait point voulu la suivre, et qu'elle ne savait ce qu'il etait devenu. — Aidez-moi, dit-elle, je vous en prie, a le retrouver. Arthur se rendit a son desir, et, pour attirer Giglein a sa cour, il fit crier un tournoi, et envoya deux jongleurs en porter la nouvelle au chateau de Vile d" Or. En apprenant que toute la noble chevalerie de la Table-Ronde allait jouter, Giglein sentit naitre dans son coeur les ardeurs de la gloire. II demanda son cheval et ses armes et se disposa a quitter la fee qui essayait en vain de le retenir. Celle-ci, blessee dans son orgueil de femme, ne voulut pas attendre, comme il arrive souvent, que son amant la delaissat, et pendant la der- niere nuit qu'il passa au chateau de l'lle d'Or, elle le trans- porta tout endormi, avec son cheval et son ecuyer, au milieu d'une vaste foret, voisine du palais d'Arthur .Giglein, a son reveil, fut tres-etonne de se trouver la, mais en songeant que la fee pouvait seule l'avoir ainsi fait voyager a son insu, il prit son parti, emporta le prix du tournoi, et fut heureux d'epouser la blonde Esmeree et de regner avec elle sur le pays de Galles. Les fees jouent un grand role dans certains romans d'aventures ; elles sont passees de ces romans dans les contes de Perrault, et les lecteurs qui les connaissent depuis leur premiere enfance se seront sans doute demande plus d'une fois ce qu'etait au juste une fee dans les recits du moyen age. Nous serions, quant a nous, fort embarrasse de le dire, attendu que le moyen age lui-meme ne savait pas quel caractere leur attribuer. Dans certains romans, elles jouent le role des divinites tutelaires du paganisme, dans d'autres LE BEL INCONNU. 65 elles jouent un role qui se rapproche de celui du diable. Elles ont un pouvoir surnaturel, raais ce pouvoir n'est jamais defini. Elles ne sont pas sujettes aux loisde la mort, mais on ne sait pas de qui elles tiennent ce privilege. Les conteurs se contentent de les mettre en scene, sans s'inquieter de dire ce qu'elles sont. lis les represented tantot comme des femmes jeunes et belles, douces, tendres etcom- patissantes, tantot comme de vieilles femmes, laides, difformes et mechantes. M. Alfred Maury leur a consacre un livre plein de cu- rieuses recherches, et c'est dans ce livre qu'il faut chercher leur histoire. LA HOUSSE COUPEE EN DEUX (xm e siecle) Ce conte remonte aux dernieres annees du trcizieme siecle. Le texte en vers de huit syllabes est reproduit dans le tome IV des Fa- bliaux, edition de Meon et Barbazan. II a pour auteur un trouvere qui nous donne ainsi son nom dans les trois derniers vers : Icest example fist Bernier, Qui la matere enseigne a fere, Si en fist ce qu'il en sut fere. La Housse coupee en deux decoule d'une autre source d'inspira- tion que la plupart des autres fabliaux. (Test une moralite dans le genre de celles que les quinzieme et seizieme siecles ont produites en si grand nombre . Chacun devrait de son mieux enseigner a bien parler et a bien dire et mettre par ecrit les histoires qui sont bonnes a raconter. Ceux qui peuvent le faire doivent y appliquer leurs soins, comme ont fait nos ancetres. Mais on est devenu pa- resseux; le siecle estmauvais; les menestrels x ne font rien, 1 Les menestrels etaient a la fois poetes et musiciens. Dans les premiers siecles de la monarchie, ils allaient par les villes, chantant des chansons que Ton designait sous le nom d'urbance cantllence. Au rnoyeii age, ils U HOUSSE COUPEE EN DEUX. 67 car il faudrait qu'ils se donnent de la peine pour arranger de beaux recits. En attendant, je vais vous conter une aven- ture, qui arriva il y a bientot sept ans, a un riche bourgeois d'Abbeville. Ge bourgeois avait sagement quitte sa ville, parce qu'il etait en querelie avec de plus puissants que lui, et qu'il ne s'y trouvait pas en surete. II etait venu s'etablir a Paris avec sa femme et son fils, et s'etait fait recevoir bourgeois du roi 1 . 11 etait courtois ; sa femme etait de joyeuse humeur; son fils ne manquait pas d'instruction; il se fit aimer de tous ses voisins, gagna beaucoup d' argent dans son commerce, et fit de belles economies ; mais il perdit sa femme, qui avait ete trente ans sacompagne. Le fils etait desole de cette perte et ne cessait de pleurer. — Ta mere est morle, dit un jour son pere; prie Dieu qu'il lui fasse misericorde. Essuie tes yeux : les larmes ne servent a rien, il faut que nous y passions tous. Je suis tres- age, et avant de partir de ce monde, je veux te marier, et te trouver une femme de bonne famiile, et bien dotee. Or, il y avait, a Paris, trois chevaliers de grande race, ayant blason, mais pauvres d'ecus, parce qu'ils avaient mis tout en gage, terres, bois et metairies, pour suivre les tour- nois. L'aine, qui etait veuf, avait une fille, et cette fille ha- bitait, en face du bourgeois d'Abbeville, une maison quelle ten ait du chef de sa mere, et qui n'etait grevee d'aucune hy- potheque, parce que ses tuteurs n'avaient point permis qu'elle allaient de chateau en chateau, pour conter les exploits des seigneurs anchiens. Au quinzieme siecle, ils cesserent de composer et de repeter des vers, et se bornerent a jouer des instruments de musique tels que la viole et la gigue ; on les designa des lors sous le nom de menetriers. 1 Les bourgeois du roi representaient la partie la plus riche de la po- pulation roturiere de la capitale; ils jouissaient de quelques-uns des pri- vileges de la noblesse et se trouvaient places sous la protection de la couronne. 68 LES CONTEURS FRANQAIS. fut engagee. Elle rapportait par an vingt livres parisis, et la demoiselle en touchait facilenient les loyers. Le bourgeois, trouvant que c'etait un bon parti, fit de- mander la demoiselle au chevalier, son pere. — En marchandises et en argent, j'ai, lui dit-ii, quinze cents livres de fortune. J 'en donnerai la moitie a mon fils. — Cela ne me convient pas, dit le chevalier. Si vous etiez moine blanc ou moine noir, vous donneriez tout votre bien a votre couvent. Faites de meme pour votre fils. Si vous y con- sentez, le mariage est conclu. — Messire, dit le bourgeois, il sera fait a votre volonte. Je donnerai tout mon bien. La donation fut faite devant temoins, et le bourgeois fut aussi devetu de son avoir qu'une verge pelee de son ecorce. Deux ans se passent. Le bourgeois reste avec les jeunes maries ; un enfant vient au monde, et le bourgeois commence a s'apercevoir qu'il s'est donne un coup mortel, en se de- faisant de son bien pour vivre a la merci des autres. L'enfant grandissait, et quand il eut douze ans, il reflechit sur ce qu'il avait souvent entendu dire au sujet du mariage de son pere, et se promit bien de s'en souvenir. Le bourgeois etait devenu infirme; il ne marchait plus qu'a l'aide d'un baton ; et son fils, qui s'ennuyait de le voir vivre, s'occupait deja de cbercher la toile qui devait servir a son ensevelissement. Sa femme, qui etait orgueilleuse etfiere, lui repetait sans cesse : — Sire, par l'amour que vous me portez, donnez conge a votre pere. Je perds Tappetit en le voyant ici. — Je ferai ce qu& vous souhaitez, dit le mari. II va trouver son pere. — Pere, allez-vous-en; nous n'avons que faire de vous. Nous vous avons nourri pendant douze ans et plus, main- tenant, allez ou vous voudrez. LA HOUSSE COUPEE EN DEUX. 69 — Eh ! mou fils, que dis-tu ? ne me chasse pas de chez toi ; je ne te demande ni place au feu, ni tapis, mais seulement un peu de paille pour me couclier sous ce hangar. Pour si peu que j'ai a vivre, ne me fais pas un pareil affront. — II ne sert a rien de sermoner. Partez, ma femme le veut. Le vieillard se leve et sort de l'hotel en pleurant. — Mon fils, dit-il, je te recommande a Dieu ; mais, puisque tu veux que je m'en aille, donne-moi au moins un morceau de ta serpilliere, toi, ma seule esperance, j'ai mal garde tes comman* 1 C'est-a-dire : pour prouver mon innocence, j'appellerai Arderay en duel. Le duel servait de preuve dans les contestations privees ; le vaincu etait regarde comme ayant tous les torts. On trouvera sur les duels ou com- bats judiciaires un resume lort.complet dans l'excellent Bictionnaire his- torique de la France de M. L. Lalanne. Paris, 1872, grand in-8°. 2 II s'agit sans doute ici d'Herbert I er ,fils aine de Pepin, premier comte de Vermandois. AMIS ET AMILES, 79 dements. J'ai encouru le blame a cause de la fille du roi, et j'ai appele en duel le traitre Arderay, Amis repondit en soupirant : — Laissons ici nos compagnons, et entrons dans ce bois pour causer de cette affaire, Et Amis commenca a blamer Amiles, et lui dit : — Changeons d'habits et de chevaux ; toi, va-t'en dans ma maison, et moi je combattrai le traitre Arderay. Et Amiles lui repondit : — Comment irais-je en ta maison ? je ne connais ni ta femme ni tes serviteurs ; je ne les ai jamais vus en face. Et Amis lui dit : — Ne t'inquiete pas, tu auras bientot fait leur connais- sance, mais surtout garde-toi bien de toucher a ma femme. Les deux compagnons se separerent en pleurant. Amis s'en alia a la cour du roi en semblance d'Amiles, et Amiles en la maison de son compagnon en semblance d'Amis. La femme d'Amis, en le voyant arriver, courut au-devant de celui qu'elle prenait pour son man, et voulut l'embrasser, mais Amiles lui dit : — Laisse-moi, j'ai plus grand sujet de pleurer que defaire des caresses, car depuis que je t'ai quittee, j'ai eprouve bien des malheurs, et j'en eprouverai encore. La nuit venue, ils se coucherent ; Amiles mit son epee entre elle et lui : — - Garde-toi bien de me toucher, dit-il, car tu mourrais de cette epee. Et ainsi se passerent les autres nuits . Amis re- vint en secret chez lui pour savoir si Amiles respectait sa femme, comme il l'avait promis. Le jour fixe pour le combat etait passe; la reine attendait Amiles en grand emoi, et le traitre Arderay disait tout haut qu'elle ne devait plus approcher du lit du roi. En ce moment, 80 LES CONTEUKS FMNQAIS. Amis entrait dans le palais, vers midi, vetu des habits de son compagnon ; il dit au roi : — Sire, debonnaire et loyal justicier l , je suis pret a faire bataille contre le traitre Arderay, pour defendre moi, la reine et ses filles contre ses calomnies. Le roi lui repondit avec bonte : — Sois tranquille ; car apres la bataille je te donnerai pour femme Belizant, ma fille. Le lendemain matin, Arderay et Amis entrerent en champ clos, tout armes, en presence du roi et de sa cour. La reine, en grande compagnie de vierges, de veuves et de femmes, allait pendant ce temps d'eglise en eglise, priant pour le champion de sa fille, faisant des offrandes, donnant des lu- minaires. Amis commenca a penser en lui-meme que s'il tuait Ar- deray, il serait coupable de sa mort devant Dieu, et que s'il etait vaincu ce serait pour lui une honte eternelle : — Comte, dit-il a Arderay, tu es vraiment fou de vouloir me tuer et de te mettre toi-meme en peril de mort ! Si tu voulais convenir que rien n'est vrai dans les bruits que tu as fait courir, et renoncer a la bataille, tu pourrais avoir mon amitie et mes services. Arderay, hors de lui, repondit : — Je n'ai que faire de ton amitie et de tes services; ce que j'ai dit est vrai, et je te couperai la tete. II jura qu'Amiles avait deshonore la fille du roi ; celui-ci jura qu'il en avait menti. lis se lancerenf Fun contre l'autre, 1 Le surnom de justicier etait un des plus honorables que Ton put don- ner aux rois de France. Nos anciens erudits remarquaient meme que tandis que tous les autres princes de l'Europe etaient representes sur leurs sceaux a cheval, l'epee nue a la main, le roi de France seul etait assis sur son trone tenant la main de justice. Charlemagne jugeait lui- meme les debats qui survenaient entre les grands de son empire, et Amis etait dans la vraie tradition quand il l'appelait loyal justicier. AMIS ET AMILES. 81 et se battirent depuis heure de tierce jusqu'a. none. Arderay fut vaincu, et Amis lui coupa la tete 1 . Le roi etait en meme temps triste d'avoir perdu Arderay et joyeux de voir sa fille lavee de tout reproche. II la donna en manage a Amis avec une grande somme d'or et d' argent, et une belle habitation sur les bords de la mer. Amis, heureux de son mariage et de sa dot, retourna au plus vite a son ho- tel, 011 il avait laisse son compagnon Amiles, et quand celni-ci le vit arriver au milieu d'une grande troupe de cavaliers, il pensa qu'il avait ete vaincu et se mit a fuir ; mais Amis lui manda de revenir en toute confiance, car il F avait venge d' Ar- deray, et avait epouse la fille du roi. Amiles s'en alia habiter dans la maison de sa femme. Amis devint lepreux 2 , par la volonte de notre Seigneur; il ne pouvait se bouger, car Dieu eprouve ceux qu'il aime. Sa femme, qui se nommait Obias, le detestait; elle avait essaye plusieurs fois de l'etrangler. Amis, se voyant en dan- ger, appela deux de ses sergents ; Azonem et Horatus, et leur dit : — Otez-moi des mains de cette mauvaise femme, et portez- moi au chateau Beriquain. Gomme ils approchaient, les gens du chateau vinrent au- devant d'eux, et leur demanderent quel etait le malade qu'ils portaient. 1 Cet acte de barbarie peut etonner de la part d'un cbevalier aussi par- fait qu'Amis ; mais il etait dans les mceurs du moyen age et Ton vit plus d'une fois des chevaliers qui avaient provoque a des joutes guerrieres des gens qu'ils ne connaissaient pas leur couper la tete quand ils les avaient vaincus. 2 II est dilficile de dire au juste ce qu'elait la lepre. Tout ce que Ton suit, c'est que cette maladie se repandit en Europe a la suite des croisa- des et qu'elle y causa de grands ravages. La condition des lepreux etait des plus malheureuses; ils etaient mis hors du siecle. Voy. les ordon- nances des 18 aout 1521, fevrier 1371, 23 mai 1415, etLabourt, Recher- ches sur les leproseries, 1834, in-8°. 82 LES CONTEURS FRANQAIS. lis repondirent que c'etait Amis, Ie seigneur du lieu, qui etait lepreux et les prierent de le recevoir charitablement ; mais ceux-ci s'ecrierent qu'ils ne voulaient point gagner la lepre : ils frapperent les sergents, et jetcerent Amis en bas de sa voiture. Amis se mit a pleurer : — Dieu tout-puissant, dit-il, Dieu debonnaire, donne-moi la mort, ou viens a mon secours. Puis il dit a ses sergents : — Menez-moi a l'eglise de Pere de Rome, car Dieu, par sa grandemisericorde, soulagera ma misere. Lorsqu'ils arriverent a Rome, le pape Constantin, plein de charite et de saintete, et les chevaliers romains qui avaient tenu Amis sur les fonts baptismaux vinrent au-devant de lui, et lui donnerent assistance, ainsi qu'a ses sergents. Trois ans apres, il y eut une si grande famine, que les peres chassaient leurs enfants de leurs maisons. Azonem et Horatus dirent alors a Amis : — Beau sire, vous savez que nous vous avons servi loyale- ment ; mais aujourd'bui nous ne pouvons rester plus long- temps avec vous, car nous ne voulons pas mourir de faim. G'est pourquoi nous vous prions de nous donner conge. Amis leur dit en pleurant : ■ — Vous qui n'etes point mes serviteurs, mais bien mes en- fants , vous, mes seuls soutiens, ne m'abandonnez pas, mais portez-moi dans la maison du comte Amiles, mon compa- gnon. Les sergents, qui voulaient donner une preuve de bon vou- loir a leur maitre, le porterent la ou etait Amiles, et en ap- prochant de sa demeure, ils firent jouer leurs crecelles, comme il est enjoint aux lepreux de le faire 1 . d « Quand tu demanderas l'aumone, que tu sonnes la tartarelle. » — (Statuts synodaux du diocese de Troyes.) AMIS ET A MILES. 85 Amiles, en entendant le bruit, dit a mi de ses gens de por- ter au pauvre malade du pain, de la viande et du vin, plein la coupe que le pape lui avait donnee au moment de son bap- teme. Lorsque le serviteur eut fait la commission, il dit en revenant : — En verite, monseigneur, si je n'avais tenu votre coupe dansmes mains, j'aurais cru que c'etait eelle que le lepreux porte avec lui, tant elles se resssemblent par la forme et le travail. Et Amiles lui dit : — Vade suite et amene-moi ce lepreux. Quand le lepreux fut devant son compagnon, celui-ci lui demanda qui il etait, et comment il possedait cette coupe. — Je suis, dit-il, du chateau Beriquain, et jetiens la coupe du pape qui m'a baptise. En entendant ces mots, Amiles reconnut son compagnon Amis, qui s' etait battu pour lui. II se jeta dans ses bras, 1'embrassa et se mit a sangloter. Sa femme accourut tout echevelee, pleurant et menant grand deuil, parce qu'Amis avait tue Arderay ; ce qui neles empecha pas de le mettre en un tres-beau lit. — Demeurez avec nous, lui dirent-ils, seigneur chevalier, jusqu'a ceque Dieu vous appelle a lui. Tout ce que nous avons est a votre disposition. Amis resta dans la maison avec ses deux serviteurs, Azonem et Horatus. Une nuit qu'Amis et Amiles etaient couches dans la meme chambre, sans aucune compagnie, Dieu envoya son ange Ra- phael a Amis. — Dors-tu? lui dit l'ange. Amis, croyant que c'etait Amiles qui Tappelait, repondit : — Non, je ne dors pas, cher compagnon. Et l'ange lui dit : 84 LES CONTEURS FRANQAIS. — Tu as bien repondu, tu es soldat de la milice celeste, car tu as suivi l'exemple de Job et de Tobie. Moi, je suis Ra- phael, l'ange du Seigneur, qui viens t'apporter le remede qui te guerira. Tu diras a Amiles, ton compagnon, qu'il tue ses deux enfants : tu te laveras avec leur sang et tu seras gueri. Amis lui dit : • — II ne convient pas que mon compagnon commette des meurtres pour me rendre la sante. Et l'ange lui dit : ■ — II faut qu'il en soit ainsi. A ces mots, il s'envola. Amiles, quoique endormi, avait tout entendu ; il se reveilla et dit : — Qui done t'a parle ? — Personne, repondit Amis. J'ai prie Dieu comme de cou- tume. Et Amiles dit : ■ — Ce n'est pas vrai ; j'ai bien entendu quelqu'un te par- ler. Alors il se leva, s'approcha de la porte de la chambre, la trouva fermee, et dit : — Mon frere et compagnon, mais qui done est venu te par- ler pendant la nuit? Amis commenca a pleurer : — G'est l'ange Raphael, dit-il ; il m'a annonce que Dieu t'ordonnait de tuer tes deux enfants, pour que je me guerisse en me la\ ! ant avec leur sang. Amiles, profondement blesse de ces paroles, repondit : — Ehquoi! j'ai mis a tes ordres mes serviteurs et les jeunes servantes de ma maison, ettu inventesune fable pour me faire tuer mes deux enfants. Amis pleura plus fort et dit : — Ge n'est que pour obeir a l'ange, que je t'ai dit une si terrible chose ; je t'en prie, ne mejette pas liors de ton hotel. AMIS ET AMILES. 85 Et Amiles lui dit quil tiendrait sa proraesse jusqu'a Ja mort. Mais, ajouta-t-il, par la foi que nous nous sommes ju- ree, par notre amitie, par le bapteme que nous avons recu a Rome ensemble, dis-moi si c'est un ange ou un homme qui t'a parle. — C'est un ange, rien n'est plus vrai. Mors Amiles commenca a pleurer dans son coeur, et se dit en lui-meme : — Amis s'est presente devant le roi Charles, pour mourir a ma place; pourquoi ne tuerais-je pas mes enfants pour lui? II m'a garde sa foi; pourquoi ne lui garde rais-je pas la mienne? Abraham fut sauve par la foi; les apotres ont soumis les royaumes par la foi; et Dieu dit dans l'Evangile : « Vous de- vez faire aux autres ce qu'ils font pour vous. » Amiles se rendit aupres de sa femme ; il lui dit d'aller a l'eglise entendre la messe, et la comtesse s'en alia a l'eglise comme de coutume. Le eomte prit son epee et s'approcha du lit ou dormaient ses enfants. II se pencha sur eux, versa d'abondantes larmes et s'ecria : — " A-t-on jamais vu un pere tuer volontiers ses enfants ? Helas ! helas ! mes pauvres enfants, je ne serai plus un pere, mais un cruel meurtrier. Les enfants se reveillerent en sentant ses larmes tomber sur eux. lis le regarderent en souriant, et comme ils avaient deja pres de trois ans, il leur dit : — Votre sourire tournera en larmes, car votre sang in- nocent sera bientot repandu. Cela dit, il coupa leurs tetes, les repla^a sur le lit, en les ajustant aux corps, les couvrit comme si les enfants dormaient, et lava son compagnon avec leur sang, en prononcant ces pa- roles : — Seigneur Dieu, Jesus-Christ, qui commandes aux horn mes "8 86 LES C05TETJRS FMNGAIS. de garder ta foi sur la terre, et qui as gueri le lepreux par un seul mot, daigne guerir aussi mon compagnon, pour lequel j'ai verse le sang de mes enfants i . Amis fut gueri ; et ils rendirent grace a Dieu en disant : « Beni soit Dieu, qui sauve ceux qui ont confiance en lui ! » Amiles habilla son compagnon avec sa plus belle robe; ils allerent tous deux a l'eglise, et comme ils entraient les cloches se mirent a sonner d'elles-memes. Tout le peuple de la ville accourut pour savoir comment elles sonnaient airisi miracu- leusement, et quand la femme du comte les vit tous deux en- semble, elle se demanda lequel etait son mari. Et le comte lui dit : — Je suis Amiles, et voila mon compagnon Amis qui est gueri. La comtesse s'emerveilla et dit : — Je le vois en bonne sante, mais je voudrais bien savoif comment cela a pu se faire. — Benissons Dieu, dit le comte, et ne vous inquietez de rien. L'heure de tierce etait deja passee, et le pere et la mere ne s'etaient point rendus pres des enfants. Mais le pere soupirait souvent,et la comtesse les demandait. Le comte lui dit : — Laissez-les dormir. Et il entra tout seul en leur chambre pour pleurer sur eux, mais il les trouva jouant sur leur lit. On voyait seulement sur leur cou, a 1'endroit ou 1'epee l'avait tranche, comme un petit iil rouge. II les prit dans ses bras, les porta a leur mere et dit : — * Bejouis-toi, chere dame, car tes fils que j'avais tues par 1 le sang des enfants joue un grand role dans les malefices du moyen age. Les sorciers lui attribuaient des proprietes surnaturelles, et Ton ac- cuseit les juifs de s'en servir dans leurs ceremonies religieuses et de voler les enfants des Chretiens pour s'en procurer, AMIS ET AMILES. 87 ordre de l'ange, sont vivants, et leur sang a gueri Amis. La comtesse repondit : ~— Ettoi, comte, pourquoi ne m'as tu pas menee avec toi, pour recevoir le sang de mes enfants? J'en aurais lave Amis. Le comte lui dit : — Laissons la ces propos, et devouons-nous au service de Notre-Seigneur qui a fait aujourd'hui de si grands miracles dans notre maison. lis vecurent depuis en parfaite chastete, et pendant dix jours, le pays fut en fete. Le jour meme ou Amis fut gueri, les diables tordirent le cou a sa femme 1 et emporterent son-ame. Quant a lui, il s'en alia vers le chateau Beriquain ; il en fit le siege, et quand il l'eut pris, il pardonna a. ceux qui l'avaient si mal traite. II vecut depuis en bonne intelligence avec eux, garda pres de lui le fils aine d'Amiles, et servit Dieu de tout son coeur. Tandis que ceci se passait, le pape Adrien 2 envoya des mes- sagers a Charles, roi de France, pour le prier de lui venir en aide contre les Lombards, qui le tourmentaient fort, ainsi que l'Eglise. Charles etait alors dans la ville de Theodozion 5 . Le messager du pape, qui se nommait Pierre, vint l'y trouver et lui exposa l'objet de son voyage. Gharles ecrivit aussitot a Di- dier, pour le prier de rendre au saint-pere les villes et toutes les choses qu'il lui avail prises, en promettant de lui donner en echange quatorze mille sous d'or et d'argent. Mais Didier ne voulut rien entendre, ni rien recevoir. Alors le roi Charles ordonna a toutes manieres de gens, eveques, abbes, dues *, 1 Pour expliquer cette conduite du diable, il faut se rappeler, que dame Obias, la femme d'Amis, avaifc voulu l'etrangler, comme il a ete dit page 81. 2 Ce pape dans le texte est appele Desir. 3 Thionville, en latin du dixieme siecle Theodonis villa. 4 A l'epoque ou Taction du conteest supposeese passer, les dues etaient des officiers royaux preposes au gouvernement des grandes circonscrip- 88 LES CONTEURS FRANQAIS. princes et marquis de venir les rejoindre en armes. II en en- voya quelques-uns a Gluses pour garder les passages, et de ce nombre etait Albin, eveque d' Angers, homme de grande saintete. Le roi Charles, avec plusieurs guerriers, marcha vers Cluses par le mont de Sinense 1 , et envoya Bernart, son oncle, avec d'autres guerriers parle mont de Jovis 2 . Didier s'etail avance contre eux jusqu'a Cluses, qu'il avait fait fortifier avec des chames et des pierres 3 . En approchant de Cluses, le roi Charles envoya de nouveaux messagers a Didier pour lui dire de rendre au saint-siege tout ce qu'il lui avait pris; mais celui-ci refusa, comme il l'avait deja fait. Charles lui demanda en otage troisfils des juges de Lombardie, en disant que s'il voulait les lui donner jusqu'a. ce qu'il eut rendu les villes, il partirait avec son armee sans faire noise ni malice, mais tout fut inutile. Lorsque le Dieu tout-puissant eut vu l'entetement de Didier, tions territoriales.Leurs attributions etaientavant tout militaires, etquand les armees entraient en campagne ils remplissaient les fonctions de gene- raux. Quelques-uns d'entre eux, au moment des invasions normandes, furent specialement charges de la defense du littoral ; c'est ainsi qu'An- gilbert, gendre de Charlemagne, fut prepose a la garde des cotes de la Manche avec le titre de : dux Francice maritimce sen ponticce. A l'ori- gine de la troisieme race, le titre de due prit une autre acception ; il fut applique aux grands feudataires, et se trouva ainsi attache a la propriete territoriale. Plus tard, il devint un titre honorifique, a la collation des rois. Les marquis etaientdes officiers preposes a la garde des frontieres, on les nommait marchiones , parce que les frontieres s'appelaient marchce, les marches. Le nom de marquis disparut avec les Carlovingiens et ne rcparut que heaucoup plus tard, comme dignite nobiliaire. 1 Le mont Cenis. 2 Le mont Saint-Bernard. 5 MM. Moland et d'Hericault font remarquer avec raison que, dans la derniere partie d'Amis et d'Amiles le recit tourne a la chronique pure et simple. Les deux guerriers ne sont plus que des accessoires; la guerre de Charlemagne conlre Didier est le seul fait important. C'est pour cela que dans cette partie nous avons fait des coupures, car, en fait d'histoire, le conteur ne peut rien apprendre d'exact. AMIS ET AMILES. 89 ct que les Francais ne voulaient point s'en aller, il mit une si grande peur et un si grand tremblement au cceur des Lom- bards qu'ils prirent la fuite, en laissant la leurs tentes et leurs bagages. Charles et toute son armee se mirent a leur pour- suite, et les Francais, les Allemands, les Anglais et toutes manieres de gens entrerent en Lombardie. Amis et Amiles etaient dans les rangs de l'armee de Charles, et sur toute la route, ils s'appliquaient a faire de bonnes ceuvres, jeunant, priant, secourant les pauvres, aidant les veuves et les orphelins, apaisant souvent la colere du roi. Quoique Charles eut une armee tres-nombreuse en Lom- bardie, le roi Didier marcha contre lui avec une petite armee, car la ou il avait un pretre, Charles avait un eveque ; la ou il avait un moine, Charles avait un abbe ; la ou il avait un chevalier, Charles avait un prince ; la ou il avait un homme de pied, Charles avait un due ou un comte. On se battit trois jours avec un grand acharnement, mais le troisieme jour, les Lombards furent mis en deroute, et se retirerent aupres de Mortaire 1 en un lieu appele la belle Sylve, pour s'y refaire et soigner leurs chevaux 2 . Le lendemain, le roi Charles vint les attaquer. Le choc fut rude. Un grand nombre de chevaliers furent tues, ainsi qu'A- mis et Amiles, car Dieu qui les avait unis dans la vie par une si grande amitie ne voulut pas qu'ils fussent separes dans la mort. La reine, saint Albin, eveque d'Angers, et plusieurs autres eveques et abbes conseillerent a Charles de faire ense- velir les braves qui etaient tombes dans la bataille. II trouva que le conseil etait bon, et fit batir a Verceil une eglise en l'honneur de saint Eusebe, et la reine en fit batir une autre en l'honneur du saint-pcre. 1 Aujourd'hui Mortara. 2 Ici nous supprimons divers details'sans inleret. 8. 90 LES C03TEURS FRANQAIS. Charles fit faire deux cercueils en pierre ' ou furent places Amis et Amiles. Amiles fut porte a l'eglise du Saint-Pere ; Amis a l'eglise de Saint-Eusebe. Et le lendemain matin, le cercueil d' Amiles fut trouve dans cette eglise a cote du cer- cueil d'Amis. Admirable amitie, qui ne put etre brisee par la mort ! Le roi et la reine, frappes de ce miracle, firent celebrer des messes pour ceux qui avaient peri dans la bataille 2 . Saint Albin ordonna des diacres, des pretres et des clercs dans l'e- glise de Saint-Eusebe, et leur command a de garder assidument les corps des deux compagnons Amis et Amiles, qui souffrirent la mort sous Didier, roi de Lombardie, le douzieme jour d'octobre. Regnant Notre-Seigneur Jesus-Christ, qui vit et regne sans fin avec le Pere et le Saint-Esprit, AMEN, ' Les cercueils de pierre ont ete en usage dans la Gaule jusqu'au disieme siecle. On en trouve tres-souvent dans la France du Nerd ; mais il est fa- cile de voir que la plupart ont ete violes, et que les profanateurs n'y ont laisse que les os et quelques morceaux defer sans valeur. 2 Ici nous supprimons encore des details etrangers aux deux personna- ges sur qui roule toute Taction. COMMENT RENART FIT PRIMAUT, LE LOUP, PRETRE XIV e SIECLE Quelque sommafres que soient les details que nous avons donnes dans notre introduction au sujet du roman de Renart, its nous dis- pensent de revenir ici sur cette ceuvre celebre. II nous suffira de dire que nous avons choisi de preference Tepisode de Primaut, d'abord parce qu'en certaines parties le roman est d'une obscenite si grossiere qu 1 il eut ete impossible d'en reproduire ici la traduc- tion, ensuite parce que Renart, dans cet episode, se montre peut- etre mieux que dans tous les autres sous son veritable jour, c'est- a-dire comrae unetre ruse, mechant, hypocrite, qui ne respecte rien et ne cherche qua faire des dupes et a jouer de mauvais tours. Un pretre passait dans la campagne ; il perdit une boite d'oublies 1 ; Renart, qui se trouvait aux environs, trouva la boite, et s'enfuit a travers champs, sans faire noise ni bruit 2 . Quand il fut loin du chemin, il se dit : * C'est-a-dire une boite d'hosties. * En son sain la mist justement, Onques n'en list noise ne bruit, Toz en travers les chans s'en fuit Tant qu'il fut bien loin de la voie. Lors dist Renart : se Diex me voie, Si verrai-je que ici a. La boiste ovril, si y treva Moult bien cent oublies et plus,et3 92 LES CONTEURS FRANQAIS. — Voyons ce qu'il y a dedans. La boite ouverte, il y trouva un cent d'oublies et plus, et les mangea toutes, moins quatre qu'il emporta en sa bou- che. En courant a travers la campagne, il apereoit une petite elevation, et moots dessus pour voir de plus loin. Primaut, le frere d'Ysangrin le Loup, vient a passer ; il reconnait Renart et le salue courtoisement. — Sire Renart, portez-vous bien. — Primaut, que Dieu te benisse ! D'oii viens-tu si gail- lard? ou vas-tu d'unpas si presse? — Je vais chanter au lutrin d'un monaster e qui est pres d'ici. Je marche vite, car j'ai faim. Mais que portez-vous done la, sire Renart? — Par ma foi, ce sont de bons et beaux gateaux de moines. — Des gateaux de moines ! Ou done les avez-vous pris ? — Je les ai pris la ou ils etaient. — Oh ! de grace, donnez-m'en quelques-uns. — Volontiers, dit Renart ; et voiia Primaut qui les mange sans en laisser un seul. — Renart, dit-il, je n'ai dans l'estomac ni pain ni viande ; ces gateaux sont excellents, mais ils sont bien legers, et si j"en avais encore, je m'en regalerais volontiers. — Ne sois pas en peine, mon ami ; je puis t'offrir quelque chose de plus nourrissant, et si tu veux me suivre, nous irons dans un monastere ou tu trouveras de bonnes provisions. — Volontiers, dit Primaut ; et les voiia partis pour se rendre au monastere. Mais en arrivant, ils trouvent les portes de l'eglise fermees. Renart, qui etait un habile mineur, se mit a creuser une galerie sous le seuil, et quand il se fut ouvert un passage, il entra dans l'eglise avec Primaut. Celui-ei se mit a fureter partout ; il trouva sur l'autel des oublies enve- COMMENT RENART FIT PRIMAUT, LE LOUP, PRETRE. 93 loppees dans un beau linge blanc 1 , et n'en fit qu'une bou- chee. — Renart, dit-iJ, je vous remercie de m'avoir conduit ici, mais je voudrais quelque chose de plus substantiel. Je vois la une huche, et je crois que nous y trouverons de quoi nous re- galer; ouvrons-la. — Ouvrons-la, dit Renart. Primautfait sauter la serrure; la huche etait pleine de pro- visions, pains, poissons, viandes et vins, mis en reserve pour le desservant. — Renart, dit Primaut, pour cette fois nous en avons assez pour un bon repas. Apportez la nappe qui est sur l'au- tel. N'oubliez pas le sel et mangeons. lis s'asseyent par terre, et les voila qui mangent et boi- vent a leur aise. Mais la cervelle de Primaut ne tarde pas a bouillir. Renart s'en apercoit et l'excite a boire encore, en faisant semblant de boire lui-meme. Primaut s'en donne a coeur-joie, et ses yeux luisent dans sa tete comme un char- bon ardent. — Renart, dit-il, Dieu en nous conduisant ici, nous a rendu un grand service. Nous n'aurions pas mieux dine, si nous avions ete pairs ou moines. J'en veux rendre grace au ciel; je 1 On a peine a comprendre comment les trouveres se permettaient de pareilles faceties a une epoque ou la foi exergait encore sur la so- ciete une autorite souveraine, mais nos bons a'ieux ne s'en scandali- saient nullement, quoiqu'ils fussent profondement catholiques. Cette con- tradiction se retrouvea toutesles epoques de notre histoire. Les bourgeois qui,auseizieme siecle, faisaient leurs delices des moqueries dirigeescontre le clerge, etaient les premiers a demander que les reformes fussent im- pitoyablement poursuivis. 11 ne leur deplaisait pas de voir atlaquer les moines, mais il leur plaisait encore davantage de voir bruler les hereti- ques. lis etaient a la fois aniiclericaux comme nos lihres penseurs, et intolerants comme des suppots du saint office. On ne s'expliquerait pas un pareil fait, si la sottise bumaine n'etait pas la pour rendre raison de tout. 94 LES CONTEURS FRANCES. vais dire la messe, et je vous jure que je m'entirerai bien, car etant enfant, j'ai appris a chanter et a lire. — Tu sais bien, dit Renart, que personne ne peut dire la messe s'il n'est pretre, chapelainou tout au moins tonsure. — Sire Renart, repond Primaut, vous avez beau dire, je ne m'en irai point d'ici, que je n'aie chante vepres, vigile et messe ; il ne s'agit que de savoir qui me tonsurera. — Si je puis trouver un rasoir, dit Renart, la chose sera bientot faite. Jetemettrai 1'etole au cou sans le conge de l'e- veque 1 . — C'estau mieux, dit Primaut. Les voila tous deux cherchant dans tous les coins, Primaut chantant a tue-tete et se heurtant a tous les piliers. Renart, plus avise,varegarder derriere I'autel Saint-Jacques ; il y voit une armoire, il l'ouvre et en tire un rasoir bien affile, des ciseaux et un bassin de cuivre. — A la bonne henre ! dit Primaut, rien ne m'empechera plus de chanter la messe. — Halte-la, mon bel ami, dit Renart, avant de chanter la messe, il faut la sonner. Sonne-la done. Primaut court aux cloches, il saisit les cordes, et sonne a glas, a tremble et a carillon. Renart se tenait les cotes. — Mon ami, tire les cordes; tire-les bien, tire-les toutes deux ensemble. Quelles belles cloches! quel beau son ! Gelui qui aurait vu Primaut s'escrimer au jeu, n'aurait pu s'empecher de rire, meme s'il eut appris que ses parents ve- naient d'etre mis dans la biere. — Assez, dit Renart, tu n'en peuxplus, repose-toi. 1 On peut voir dans ce passage une allusion satirique a la pretention qu'avaient les rois de France de conferer les dignites ecclesiastiques. Ces pretentions remontaient tres-haut dans notre histoire, car il est question sous les Merovingiens d'individus qui sont tonsures eveques par les rois. COMMENT RENART FIT PRIMAUT, LE LOUP, PRETRE. 95 — Comme vous voudrez, repond Primaut, et le voila qui lache les cordes et s'apprete pour la messe. II met l'aube. l'aumusse, la ceinture, l'etole et le fanon ; il endosse la cha- suble, passe la main sur sa tonsure, montea l'autel, ouvre le missel et se met a tourner les feuillets. Renart en ce moment, jugea qu'il etait prudent de deguer- pir ; il repassa par le trou qu'il avait fait pour entrer, et re- jetant la terre qu'il en avait tiree, il ferma le passage, laissant dans l'eglise Primaut vetu de ses habits ecclesiastiques, hur- lant, brayant et chantant la rnesse. Cependant le cure de l'eglise avait entendu les cloches et le tapage. II saute en bas du lit, allumesachandelle,appelleson chapelain, sonclercGilain et safemme,et les voila partis, hardis comme limaces, portant l'un une fourche, l'autre un levier, 1'autre une hache 1 . lis arrivent a la porte de l'eglise ; le cure regarde par une fente, et quand il voit Primaut officiant a l'autel, la tete pelee et tonsuree, il croit voir le diable et se trouve pris d'une telle frayeur, qu'il tombe tout pame. Le chapelain, sa femme, semettent a crier, et le clerc court par la ville eveiller les vilains : — Debout, debout, aux armes ! les diables sont dans le mo- nastere; i!s ont tue notre cure. Les vilains se levent, prennent leurs armes, et accourent an 1 Cetableau du cure marchant centre le diable rappelle le depart des heros du Lutrin, au moment ou ils se rendent a l'eglise pour renver- ser le pupitre fatal. Le perruquier prend une poignee de clous : Sur son epaule il charge une lourde coignee, Et derriere son dos, qui tremble sous le poids, II attache une scie en forme de carquois; II sort au merae instant, il se met a leur tete; A suivr-e ce grand chef l'un et l'autre s'apprete. Leur coeur semhle allume d'un zele tout nouveau. Brontin tient un maillet et Boirude un marteau. he Lutrin, chant II. 96 LES CON'TEURS FRANQAIS. plus vite. Le cure, revenu de sa pamoison, se releve et leur crie : — Venez en hate, le diable est dans l'eglise. On ouvre les portes, les yilains entrent en foule. Primaut veut s'esquiver, et trouve le trou qu'il avait creuse sous la porte entierement bouche; il revient vers l'autel, court au milieu des piliers, saute sur le cure, et recoit de tels coups de fourcheset de ba- tons qu'il croit toucher a sa derniere heure. Cependant il ne perd pas sa presence d'esprit ; quandil voit qu'il n'y peut plus tenir, il avise une fenetre haute de dix pieds et demi, et par un vigoureux elan, il passe a travers. II etait fort dolent d'avoir ete battu et blesse, et s'en consolait cependant parce qu'il avait emporte les habits saeerdotaux. Les vilains s'etaient mis a sa poursuite, mais la nuit etait si obscure, qu'ils le perdi- rent bientot de vue. Primaut rentre en boitant dans la foret, il profere des me- naces contre le cure qui l'a fait si durement traiter, et pro- met de ne lui laisser ni brebis, ni agneaux. — Je lui ferai, dit-il, tout le tort possible; j'ai deja bien commence, car j'emporte aube, surplis etchasuble, et demain s'il veut chanter la messe, il sera force de prendre la robe ou la chemise de sapretresse pour enfaire une aube. Quant a Re- nart, qui s'estenfui quand il a vu les vilainsje vais le traduire pour trahison devant Noble 1 , et je le ferai si bien punir, qu'on en parlera longtemps en France. Ildevisait ainsi avec lui-meme tout en marchant, lorsqu'il apercut Renart etendu sousun chene et paraissant fort triste. — Sire, dit Renart, je vous salue. Pourquoi marchez-vous si vite? 1 Noble est le nom du lion, Tun des principaux personnages du roman. II represente l'orgueil et la force brutale. C'est un baron feodal dans toute l'acception du mot. Aussi est-il continuellcment mystifie par les animaux qui representent la roture. COMMENT RENART FIT PRIMAUT, LE LOUP, PRETRE. 97 — Moi, dit Primaut, jene vous salue pas; vous m'avez mis dans une belle passe, fils de ribaude, qui ne faites que trom- per les gens; mais je saurai bienme venger. Renart, se voyant tance et menace, fit semblant d'avoir peur : — Sire, dit-il, nous sommes seuls ici. Vous pouvez me faire honte, mais je vous assure que c'est le pretre, et non pas moi, qui a bouche le trou. Je l'ai prie de le laisser ouvert ; mais il n'a voulu rien entendre ; il s'appretait meme a me battre quand je me suis esquive au plus vite. Je suis venu me reposer sous ee chene, et je n'ai cesse de pleurer, jusqu'au moment ou je vous ai vu venir vers moi. — C'est vrai, dit Primaut, vous pleuriez encore quand je vous ai parle; restons amis, et aidez-moi a faire dommage au cure. J'ai ses habits d'eglise ; reposons-nous cettenuit, et de- main nous irons les vendre a la foire. — Bien trouve, repondit Renart Icise termine le chapitre : Comment Renart fit Primaut, le Loup pretre. Le chapitre suivant est consaere an recit des aventures auxquelles donna lieu la vente des habits, etdes mystifications nou- velles dont Primaut fut victime. (Voy. le Roman de Reiiart, publie par Meon, Paris, 1826, 1. 1, p. 114 a 189.) DansFepisode ci-dessus nous trouvons un exemple frappant de Pirreverence avec laquelle nos vieux poetes traitaient les chosessaintes. D'autres episodes les mon- trent attaquant avecunehardiessesingulierela noblesse et la royaute elle-meme. Le Roman de Renart est une source intarissable d'in forma* ions sur la societe du moyen age ; etce ne sont pas seulement les hom- mes des treizieme et quatorzieme siecles qui sont mis en scene, c'est &ussi, en bien des passages, les homines de tous les temps. L'ob- servation y est en certaines pages aussi profonde que dans Moliere ou la Fontaine ; mais par malheur Finspiration ne se soutient jamais longtemps. D'epaisses tenebres sillonnees de brillants eclairs, des fleurs semees de loin en loin dans des broussailles, un sentiment \ 08 LES CONTEURS FRANCAIS. profond de la vie reelle a cote des inventions les plus invraisembla- hles, tel est au fond le caractere du Roman de Renart; ce carac- tere est aussi celui de la litterature chevaleresque, ou le grandiose louche souvent a Fabsurde, 1'heroi'que au trivial, et pour donner de cette litterature une idee juste, on ne saurait mieux la comparer qu'aux villes du moyen age, ou des cathedrales splendides s'*ele- vaient au milieu de rues infectes et boueuses et de miserables masures. Nous avons deja dit que le Roman de Renart avail ete tres-po- pulaire au moyen age ; nous ajouterons que la preuve de cette po- pularite se trouve sur l'ornementation figuree des eglises elles- memes, a Amiens,parmi les statues dela cathedrale, Renart preche, affuble de la coule monacale, un auditoire de poules qui l'ecoutent le bee ouvert ; celle qu'il porte dans son capuchon semble indi- quer qu'il en a deja seduit plusieurs par son eloquence; les artistes ne se contentent pas d'en faire un moine, ils l'elevent aux plus hautes dignites, et ils en font meme quelquefois un eveque ou un abbe mitre et crosse. LE SENTIER BATTU XIV" SIECLE Voici encore une piece qui contraste avec les poemes chevaleres- ques,toutautant que la Mort de Roland avec le Moine sacristain, et omme on va le voir, ce n'etait pas dans les spheres ideales que ses auteurs, Baudouin et Jean de Conde, ont ete puiser leurs inspirations. Nous la traduisons d'apres le texte des Fabliaux, edition de M. Meon. G'est folie de critiquer les autres et de les attaquer par des paroles qui les blessent et les font rougir. On peut le prouver par plusieurs exemples, car on dit, et la chose est vraie, que quand on paye bien on trouve a emprunter. Gelui dont on se moque et que Ton injurie, injurie et se moque a son tour. Je vais a ce propos vous raconter une histoire. II devait y avoir un tournoi entre Peronne et Athies, et les chevaliers qui se proposaient d'y prendre part sejournaient dans le pays. lis s'amuserent un jour a de petits jeux, avec des demoiselles aimables et. jolies, et firent une reine pour lOuer au roi quine ment. Cette reine, belle, riche, adroiteel parlant bien, fit plusieurs demandes et donna divers ordres. Elle s'adressa a un chevalier courtois et brillant causeur, qui 100 LES CONTEURS FRANQMS l'eut aimee, et prise volontiers pour femme, s'il avait eu le don de lui plaire. Mais il ne semblait point taille pour faire ce qui plait aux dames, car il avait moins de barbe qu'elies n'en ont 1 . — Sire, lui dit-elle, rendez compte de votre conduite et dites-moi si vous avez jamais eu des enfants. — Madame, je ne m'en vante pas ; je n'en ai jamais eu. — Sire, je vous en crois, et d'autres demoiselles vous croi- ront comme moi, car on peut voir a la paille que l'epi n'est pas bon. Elle ne lui parla point plus longtemps et s'en fut a un autre ; plusieurs de ceux qui l'entendirent noterent les mots en sou- riant. Le chevalier, qui les entendit aussi, fut loin de s'en rejouir, mais il ne dit rien, et quand le jeu eut dure assez longtemps pour que la demoiselle eut fait ses demandes a toutes les personnes du cercle, elle lui adressa, comme c'est l'usage, une nouvelle question. II n'avait pas oublie la plai- santerie qu'elle lui avait faite et il voulut s'en venger. — Dame, repondez-moi sans detour. Avez-vous de la barbe ou vous savez? — Par ma foi, dit la demoiselle, voici une belle question, et qui tombe juste. Non, je n'ai pas de barbe. — Je vous en crois, dit le chevalier, car dans les sentiers battus, il ne pousse point d'herbes. Car n'ot pas la barbe cremue, Toi de barbe ot, s'en eschiez Et tant qu'as femme en maint Hex. Sire, ce li dist la royne, Dites-moi tant de vos covine, S'onques eustes nul enfant ? Dame, dist-il, point ne m'envant, Car onques n'en oi nul, ge croi. Sire, point ne vous en m'escroi Et si croi que ne suis pas seule, Car il pert assez a l'esteule Que bons n'est mie li espis. LE SENTIER BATTU. 101 Toute la compagnie eclata de rire, et la demoiselle, qui jusqu'alors avait ete gaie, devint triste. et n'eut plus envie de plaisanter. Vous tous qui avez entendu ce conte, vouspouvez jugerque les railleries, lors meme qu'elles portent sur un fait vrai, ne valent rien et qu'il n'en peut sortir que du mal, car le che- valier n'eut rien dit si la demoiselle ne l'avait offense la pre- inieie. ASSENETH (xiv e siecle) Le conte A'Asseneth ne ressemble en rien a tous ceux quo nous avons rencontres jusqu'ici ; il est cTorigine orientale, et la redaction premiere en est attribute a des juifs convertis des premiers siecles chretiens, auxquels on doit un grand nombre de legendes. Vincent de Beauvais, l'auteur du Miroir historial, Speculum historiale, l'a recueilli et mis en latin au treizieme siecle, et dans le siecle suivant un religieux hospitalier de Saint-Jacques du Haut-Pas, a Paris, Jean de Vignay, l'a traduit en frangais a la demande de Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe de Valois. Nous l'avons a notre tour mis en langage moderne, d'apres l'excellent texte qu'en ont donne MM. Moland et d'Hericault dans les Nouvelles francaises en prose du quatorzieme siecle *. Le conte d'Asseneth, qui rappellc a la fois la Bible et les Utile et une Nuits, suivant la juste remarque des erudits que nous venons de citer, a vivement excite l'attention des historiens litteraires par son caractere symbolique et la richesse de Timagination qui brille dans les moindres details. M. Saint-Marc Girardin en a fait Tobjet d'une interessante etude 2 , et M. Gustave Brunet lui a consacre 1 5aris, Jannet, 1858, in-18, pages 3 a 12. 2 Essais de litterature et de morale. Paris, Charpentier, 1853, t. II, p. 110 a 121. ASSENETH. 105 une notice qui est l'un des meilleurs morceaux de on savant ou- vrage intitule : les Evangiles apocryphes 1 . Le roi Pharaon, craignant la famine, envoy a Joseph faire des approvisionnements de ble. Joseph se rendit dans la con- tree d'Heliopolis , ou habitait Putiphar , pretre et maitre conseiller de ce prince. Sa fille Asseneth etait la plus belle des vierges de la terre et ressemblait en toutes choses aux filles des Juifs. Mais elle etait orgueilleuse, hautaine et me- prisait les hommes; nul homme ne 1'avaifc vue, parce qu'elle habitait une tour, haute et large, qui se trouvait dans la maison de son pere. Au sommet de cette tour etaient dix chambres : la premiere etait faite de marbres de diverses couleurs, et les parois etaient revetues de pierres precieuses enchassees dans des filets d'or. Le plafond etait dore; et dans cette chambre, on voyait les dieux desEgyptiens,en or et en argent, auxquels Asseneth sacrifiait chaque jour. Asseneth demeurait dans la seconde chambre, qui etait ornee d'or, d' argent, de pierres precieuses et de tapis pre- cieux. Tous les biens de la terre etaient reunis dans la troi- sieme chambre ; et les sept autres chambres etaient habitees par sept 2 vierges qui servaient Asseneth, et auxcmelles jamais homme ni enfant male n'avait parle. Pans la chambre d'Asseneth etaient trois fenetres ; une tres-grande a l'orient, l'autre au midi, la troisieme au nord. Dans cette chambre etait un lit dore, couvert de drap de pourpre, tissu d'or et de jacinthes. Asseneth y dormait seule, et jamais homme ne s'etait assis sur ce lit. La maison etait environnee d'un enclos ferme de murs tres-eleves, oil s'ou- vraient quatre portes de fer; et chaque porte etait gardee 1 Paris, Franck, 1849, p. 556. 2 On retrouve ici, dans le nombre mystique sept', la tradition de la cabale et les souvenirs de l'Apocalypse. 10 i LES CONTEURS FMNQAIS. par dix-huit hommes jeunes et bien armes. A droite, cou- lait une fontaine d'eau vive qui se deversait dans uneciterne, laquelle entretenait lafraicheur des arbres de 1'encJos et leur faisait produire les plus beaux fruits. Assenetb etait grande comme Sara, gracieuse comme Re- becca et belle comme Rachel. co:i:.ient Joseph repruianda asseneth d adorer les tdoles Joseph envoya un messager a Putiphar pour lui annoncer qu'il voulait aller dans sa maison. Putiphar en eut grande joie, et dit a sa fille : — Joseph, l'homme bien-aime de Dieu, doit venir ici, je veux que tu sois sa femme. — Et moi, dit Asseneth toute depitee, je ne veux pas etre la femme de ce chetif. Je n'epouserai qu'un fils de roi. Elle finissait a peine de parler qu'un- messager vint lui dire : — Voila Joseph ! Asseneth s'enfuit au haut de sa tour. Et Joseph vint sur le char de Pharaon. Ce char, tout dore, etait traine par quatre chevaux blancs comme neige, avec des freins et des harnais dores. Joseph, portait une tunique eblouissante de blancheur et un manteau de pourpre tissu d'or. II avait sur la tete une couronne d'or- Dans cette cou- ronne etaient enchassees douze pierres fines ornees d'etoiles d'or. II tenait a la main le baton royal et une branche d'olivier chargee de fruits. Putiphar et sa femme vinrent au-devant de Joseph. Celui-ci entra dans l'enclos, dont on ferma les portes, et quand Asse- neth le vit du haut de sa tour, elle se repentit d'avoir parle de lui comme elle 1' avait fait et elle s'ecria : ASSENETH. 405 ■ — Voici le soleil qui est venu chez nous sur son cbar ' je ne savais pas que Joseph fut le fils de Dieu ; qui done a pu mettre au monde un si bel homme, et quelle femme a porte dans ses entrailles cet astre de lumiere? Joseph entra dans la maison de Putiphar, et demanda quelle etait la femme qu'il voyait a. la fenetre. — Qu'elle s'en aille d'ici, dit-il, car il craignait qu'elle ne s'eprenne de lui, comme plusieurs autres femmes qui lui avaient envoye des messages d' amour et des presents, qu'il avail refuses avec indignation. Et Putiphar lui dit : — Sire, e'est ma fille, qui est \ierge et n'a jamais vu d' autre homme que toi et moi. Si tu le veux, elle viendra te saluer. Joseph se dit en lui-meme : — Si elle hait les hommes, elle ne sera point amou- reuse de moi. Et il dit a Putiphar : — Si votre fille est vierge, je l'aimerai comme ma soeur. Sa mere l'alla chercher, et l'amena devant Joseph. — Salue ton frere, dit Putiphar, qui hait les femmes comme tu hais les hommes. — Dieu te guide, repondit Asseneth, toi qui es beni du Dieu tout-puissant ! Et Joseph lui dit : — Que le Dieu qui donne la vie a toutes choses te benisse toi-meme. Putiphar lui ordonna d'embrasser Joseph; elle le vou- lut bien, mais Joseph lui posa la main sur la poitrine, et dit: — II ne faut pas que l'homme qui adore le Dieu vivant, qui mange lepain de vie, et qui boit dans le calice incorrup- tible, embrasse une femme etrangere qui adore des idoles 106 LES CONTEURS FRANC A1S. sourdes et muefctes, qui s'agenouille devant elles, qui mange a leur table le pain maudit, qui boit au calice impur et se frotte d'une huile reprouvee. PE LA PENITENCE D ASSENETH ET DE LA CONSOLATION DE LARGE, COMMENT IL VINT DU CIEL DANS LA CHAMBRE ])' ASSENETH, ET LA CONFORTA DOUCEMENT. Quand Asseneth entendit ce que disait Joseph, elle se desola et se mit a pleurer. Joseph eut pitie d'elle, il posa sa mainsur sa tete et la benit. Asseneth fut heureuse de cette benediction ; elle se jeta sur son lit, malade de peur et de joie, renonca aux dieux qu'elle adorait, et fit penitence. Joseph but et mangea, et quand il fut pret a partir, Putiphar voulut le faire rester jusqu'au jendemain, mais il s'y refusa et s'en alia apres avoir promis de revenir dans huit jours. Et Asseneth s'habilla d'une cotte noire, comme elle l'avait fait a la mort de son frere, car c'etait un vetement de tris- tesse. Elleferma la porte de sa chambre, pleura, jeta ses ido- les par la fenetre du nord, donna les viandes royales a ses chiens, couvrit sa tete de cendre, et versa pendant huit jours des larmes ameres. Le huitieme jour, lorsque le coq chanta, lorsqueles chiens aboyerent au matin, elle regarda par la fenetre, vers l 1 orient, et vit une etoile au-dessus de sa tete; le ciel s'ouvrit, une grande lumiere apparut. Elle tomba par terre, et unhomme descendit du ciel, qui se placa pres d'elle en l'appelant par son nom. Elle n'osait repondre, mais il l'appela une seconde fois : — Asseneth ! Asseneth ! Et elle repondit : ASSENETH. 107 — Me voila, sire! Qui etes-vous? Et l'homme lui dit : — Je suis prince de la maison de Dieu et soldat de sa mi- lice. Releve-toi, et je te parlerai. Asseneth leva la tete et vit un homme qui ressemblait par- faitement a Joseph ; il portait I'etole, le baton royal et la cou- ronne, son visage etait comme la foudre, les yeux comme des rayons de soleil, et ses cheveux comme des flammes ; elle eut peur et se laissa choir. L'ange la releva, la conforta et lui dit: — Quitte ce vetement noir, cette ceinture de deuil, secoue la cendre deta tete, lave ton visage et tes mains avec de l'eau vive, revets tes plus beaux habits, etjete parlerai. Elle s'habillaen toute hate, et revint pres de Tange, qui lui dit : — Ote cet ornement de ta tete, car tu< es vierge ; rejouis- toi, car ton nom de vierge, Asseneth, est ecrit au livre des vivants et n'en sera jamais efface. Aujourd'hui tu n'es plus ce que tu etais hier. Tu es vivifiee, tu mangeras le pain de benediction, tu boiras le breuvage incorruptible, lu seras l'ointe du Seigneur; je te donne pour epouse a Joseph, et ton nom ne sera plus Asseneth, mais un nom de grande puis^ sance, car ta penitence a prie pour toi le Tres-Haut, dont elle est fille, et tu dois toujours etre vierge riante et benie. Elle demanda a l'ange quel etait son nom, et l'ange lui dit: — Mon nom a ete ecrit du doigt de Dieu dans le livre eter- nel, et ce qui est ecrit dans ce livre ne doit pas etre dit aux filles des hommes. 108 LES CONTEURS FRAN CMS. DE LA TABLE ET DU MIEL QD'aSSENETH PLAQA DEVANT l'aNGE, ET COMMENT L'ANGE BENIT ASSENETH. Asseneth tenait l'ange par son manteau, elle lui dit : — Puisque tu veux bien me pardonner, assieds-ioi sur ce lit, ou jamais homme ne s'est assis, et je dresserai la table. — Depeche-toi, dit l'ange. Elle mit une nappe neuve et apporta u» pain tout frais, qui exhalait la plus douce odeur. — Donne-moiun rayon de miel, dit l'ange. Mais Asseneth n'avait pas de miel, et elle en etait tres* contrariee. L'ange lui dit : — Entre dans ton cellier, tu en trouveras sur la table, Elle alia dans son cellier, et elle y trouva du miel blanc corame neige, tres-pur et de suave odeur. Alors elle dit a l'ange: — Sire, jen'avais pas de miel, tu asparle, et le miel s'estfait, et son parfum est doux comrae le parfum de ton haleine. L'ange sourit etposala main sur latete d' Asseneth : — Sois benie, dit-il, parce que tu as renonce aux idoles et Di'u au Dieu vivant. Ceux qui viennent a lui mangeront de ee miel, que les mouches du paradis cueillent sur les roses eter- nelle,s, et ils ne mourront jamais. L'ange prit le rayon de miel, en cassa un morceau qu'il mangea, et en mit un autre dans la bouche d' Asseneth : — Tu as mange aujourd'hui le pain de vie, tu es purifiee par lesaint-chreme,tes chairs seront renouvelees, tes os seront gueris, "tune vieilliras jamais, ta beaute ne se fletrira jamais, et tu seras comme la cite souveraine ou viendront se refugier les enfants du Seigneur, roi tout-puissant de tous les siecles. L'ange toucha le rayon de miel et le rendit tel qu'il etait avant qu'il i'eutrompu, Ensuite il etendit la main, toucha le ASSENETH. 109 miel en croix, et la ou il posa son doigt, il fit jaillir du sang. — Asseneth, regarde ce miel . Asseneth regarda, et vit sortir du miel des mouches blan- ches comme la neige, et quelques-unes vermeilles comme des jacinthes ; elles voltigerent autour d'Asseneth et petri- rent leur miel dans le creux de sa main . — Mouches, dit Fange, allez-vous-en dans votre demeure, et les mouches s'envolerent du cote du levant, vers le pa- radis. L'ange toucha de nouveau le miel par trois fois; un grand feu s'alluma sous la table et consuma le miel, sans bruler la table , et l'odeur que repandaient le miel et le feu etait tres-douce. DE LA BENEDICTION DES SEPT V1ERGES ET DU MARIAGE D ASSENETH , SELON l'hISTOIRE. Asseneth dit a l'ange : — J'ai pres demoi sept vierges qui ne m'ont point quittec depuis mon enfance, nous sommes nees la meme nuit, je vais les appeler et tu les beniras. Elle les fit appeler, et l'ange les benit en disant : — Que Dieu, notre Seignenr tout-puissant, vous benisse! Vous serez les sept colonnes de la cite du refuge. II com. manda ensuite a Asseneth d'enlever la table, et quand elle l'eut enlevee, l'ange disparut ; et quand elle se retourna, elle vit du cote de l'orient un char attele de quatre chevaux blancs qui montait vers le ciel. Elle pria Dieu de lui pardonner la familiarite avec laquelle elle avait ose parler a l'ange. En ce moment, un messager vint dire a Putiphar que Joseph, Fami de Dieu, allait arriver. Asseneth s'empressa d'aller au-devant de lui, et s'arreta devant les ecuries de la 10 110 LES CONTEURS FRANQAIS. maison. Lorsque Joseph entra, elle le salua, lui repeta les paroles de 1'ange, et lava ses pieds. Le lendemain, Joseph pria Pharaon de lui dormer Asseneth pour femme. Pharaon posa sur leurs tetes des couronnes d'or, le? plus helles qu'il put trouver. II leur ordonna de s'embrasser, celebra de gran- des noces et de grands festins, qui durerent sept jours, de- fendit a ses sujets de travailler pendant ce temps, et donna le nom de fils de Dieu a Joseph, et le nom de fille du roi tout- puissant a Asseneth. Avant que la famine fut arrivee, Assenelh eut deux fils; elle appela le premier Manasses, c'est-a-dire Oubli, parce qu'il lui avait fait oublierses chagrins et la maison de son pere, et le second fut appele Ephra'im, c'est-a-dire Fructifiement, parce qu'il l'avait fait croitre dans la terre de la pauvrete. IE TRES-CHEVALEUREUX COMTE D'ARTOIS XV e SIECLE Le recit qu'on va lire est emprunte a un roman du quinzieme siecle 1 „ Tout en mettant en scene un personnage qui porte le nom (Tun grand feudataire, Fauteur ne s'est nullement inquiete de la verite historique, et tous les faits consignees dans son livre sont de pures fictions. Nous donnons ici le denouement de ce roman d'ima<- gination, en le faisant preceder d'une analyse qui en fait connaitre les premieres peripeties. Le comte d'Artois avait epouse une femme jeune et jolie qu'il aimait tendrement ; mais elle ne pouvait lui donner d'heritier. Me- nace de voir s 7 eteindre sa race et son nom, il resolut, pour se dis- traite et se consoler, de courir lemonde en cherchant aventure, et fit serment de ne point rentrer dans son comte et de ne point re- voir sa femme « jusqu'a ce que trois choses qui sont comme impos- sibles soient advenues. » La premiere que sa femme fut enceinte de lui sans qu'il en sut rien ; la seconde qu'il lui eut donne son meil- leur cheval, sans savoir que c'etait a elle qu'il le donnait ; la troi- sieme qu'il lui eut donne son plus beau diamant a la meme condition. Apres avoir fait part a la comtesse de cette resolution etrange, il lui fit ses adieux, se mit en route, et marcba droit devant lui, adoucissant les furieux, humiliant les orgueilleux, apaisant les dis- 1 Ce roman a ete publie par M. Barrois en un volume in-4°, qui re- produit au trait les miniatures du manuscrit original. 112 LES CONTEURS FRANQAIS. cordes, et, plus heureux que le heros de la Manche, raenant a bonne iin une foule d'aventures plus extraordinaires les unes que les au~ tres. Pendant ce temps, la comtesse sa femme s'etait mise a sa recher- cbe, dans Fespoir de le relever de son serment en faisant advenir les trois choses impossibles. Apres de longs voyages, elle le relrouva en Espagne, et se mit a son service, sous le nom de Philipot, en se deguisant si bien qu'il n'eut garde de la reconnaitre. Elle ne tarda point a gagner ses bonnes graces par ses prevenances et les soins dont elle l'entourait. Use sentait attire vers elle par uncharme dont il ne pouvait se rendre compte, etlui confiait toutes ses pen- sees. — Philipot, lui dit-il un jour, tu me vois triste et abattii. Sais-tu pourquoi? G'est que la fille du roi de Castille m'a navre d'amour. Je ne sais que faire pour me mettre en grace avec elle, et si tu pouvais decider cette beaute si haut assise a me prendre a merci, je ferais pour toi plus que pour un frere, et quel que chose que tu me de- mandes, je ne te la refuserais pas. La comtesse sut habilement profiter de Foccasion, et voici com- ment elle fit advenir les trois choses impossibles : La bonne contesse d'Artois s'acoinctoit de la dame et saige gouverneresse de la fille du roy de Castille, tant fut la hantise amoureuse des deux dames que l'une ne pouvoit sans l'autre,; et de pluseurs choses secretes se devisoient souvent effois, aussi priveement que ce fussent deux seurs germaines. — Je me descouvreray a vous, dit-elle, d'une chose qui tant me touche de pres que toute ma vie y gist, laquelle je diroye bien envys a bouclie de prebstre, quant est en cestuy pays ; car j'ai esperance que votre prudent conseil me sera tout joyeulx confort. Vray est, madame, que je suis femme comme vous estes; ja 1 soit ce que pour dissimuler me soye mise en habillemens d'homme comme vous veez a vos yeulx, si suis non pourtant fille au conte de Bouloingne et femme 1 Quoique. LlE THES-CIIEVALEUREUX COMTE D'ARTOIS. 113 espousee du conte d'Artois, qui la se devise a lafiile du Roy 1 . Et adonc, pour aprouver sa parolle, se montra en telle facon que la saige et leale dame vist que c'estoit la plus belle et entiere femme qu'elle eust de sou vivant regardee; si fut joyeuse et esmerveillie oultre mesure de ceste nouvelle. Elle lui enquist plus avant, c'est-a-dire la cause du partement de son mary le conte ; comment elle s'estoit mise ainsi en tel dangier poar le querir; ce a quoi la contesse respondit du commancement jusques en fin. — Si m'a Dieu tant aidie que je i'an ai trouve, etqu'il m'a retenu pour son servifceur, cuidant 2 que jefusseunghomme; et a vous tout dire sans riens celer, s'est tant lie en moy qu'il m'a dit en secret qu'il est tout amoureulx de la fille du Roy, ce dont je suis certaine et asseuree, que s'il n'est en aulcune facon secouru hastivement, il est en grant dangier de morir, et ce ne puet-il estre nullement a repos s'il n'est aydie par vostre courtoisieetbonte. A tout conclure, finablement lebien et esjoyssemeat de nous deux est en vous. Saincte Royne des cieulx! que ceste ancienne dame fust esbahie de ce que la dame d'Arlois luy raconta, et souveraine- ment desa Constance et leaulte; elle respondit non pourtant: — Et comment entendez-vous dame, fait-elle, que je vous puis secourir et subvenir au contort de vous deux sans mon honneur perdre? ce que je ne doj e faire et ne feroye pour tout for de Venise, combien que 3 vostre bien me vouldroye jus- ques a tout employer. Mais quant est pour le resconfort et res- cousse de vostre mary, je n'y voy tour de maniere par quoy il ayt garison sans le blasme et deshonneur de la fille du Roy, a qui je vouldroye autant debien qu'a ma fdle mesmes, 1 Qui cause la avec la fille du roi. 2 Pensant. 5 Quoique pour votre bien. La suppression des adverbes se rencontre assez souvent dans le langage du moyen age, 10. 114 LES CONTEURS FRANQAIS. — Ha, ha, dea ! fait la corntesse cTArtois, madame, vous n'estes pas encoire ou je veul venir, et ne vous desplaise; car mon intention n'est mie que monseigneur ait allegence de sa maladie par aultre que moy, et Dieu Ten gard! Et m'escoutez parler, et je vous diray honnorable maniere comment il se pourra faire ; et pour ce que la besoigne me touche n'ay-je pense, que si je avoye une verge d'or 1 que la fille du Roy porte en son doy pour en donner une plus belle et riche que veez cy, qui seroit eschange ligier a acorder, je la donneraye au conte mon mary, qui par ce penserait que ses besoingnes venissent a son plaisir ; et ainsi ne feroye nulle doubte que il n'eust foy et creance a mes parolles. Et luy feroye entendre que du surplus il la trouveroit en vostre chambre, ou je le conduiroye ; et tandis qu'il se desabilleroit, j'entreroye au lit , ou il me trouverait au lieu de vostre maistresse. Si se- roye tant advisee en mon fait, tant en manieres comme en langaiges, qu'il cuideroit estre parvenu a. son joyeulx de- sir. Et pour ce que c'estla condition des hommes quant ils ont joys une fois de leurs amours que ils en veulent souvent par- ler, si luy diray-je estroictement que sans en faire signes ne paroles, qu'il le die a son Philipot comme a celuya qui je me veul seullement fier. Et je reviendray ycy comme devant ; si ne faictes doubte que je ne me conduise en ceste chose tres- bien et si a point que tout prendra bonne fin ; et vous pro- meetz, se cestuy singulier plaisir me voulez faire, je seray vos- tre tenue tous les jours de ma vie; si vous en fais la requeste au nom d'icelluy Dieu qui cognoist ma bonne et leallepensee 1 C ? est-a-dire une bague. Les bagues du moyen age rappellent par leur forme massive les anneaux romains. Elles ont joue, comme signe symbo- lique, un tres-grand role. C'etait l'embleme de l'union, et c'est par ce motif qu'on les placait au doigt des nouveaux maries. On les portait, dans cette circonstance, au quatrieme doigt, parce que Ton croyait qu'une veine de ce doigt correspondait directement au cceur. LE TRES-CHEYALEUREUX COMTB D'ARTOIS. 115 Philipot retourne vers le comte son inari, qui continue a ne pas reconnoitre en lui sa femme et illui annonce 1'heureuse issue de ses — Que vous semble de ceste verge, monseigneur ? l'avez- vous point aultreffois vehue? A ces enseignes se recommande a vous cent mille fois celle qui pour vostre amour se haban* donne du tout a faire ce qu'il vous plaira. Le conte autant joyeulx c'onques avoit estez desplaisant en sa vie 1 , respondit: — Oy certes, mon ami Philipot, Pay-jo vehue pourter mainctes journees a la belle que Dieu gard. Lors lui compta de mots en aultres jusques en fin la dame ce qu'il faire devoit, comme il est icy contenu dessus ; pour quoy le conte ne luy savoit asses faire feste ne dire du bien de Pancienne dame de la pucelle, dont il cuidoit ainsi estre par- venu a son intencion, ce de quoy il estoit bien loing. Si devez savoir se par avant avoit entendu a labourer, a faire com- plainctes piteuses, que tout au contraire faisoit-il ses remer- ciements a Amours et a Fortune. En manieres de louenges joyeuses passa son temps le conte d'Artois ; et d'aultre part est a croire que si feist la contesse, dont je me tairay a temps, laquelle, quand elle veyt l'eure approchier tres desiree, vint a son seigneur et luy dist : — Pensons de nous advancier, fait-elle ; car il est point de partir, et tous vo hommes sont ja retrais 2 . Le conte, qui ne scavoit s'il estoit ou non, tant fut alors joyeux, respondit: — Certes, Philipot biaulx sire, je suis prest pieca, et n'a- tendoy aultre chose; or nous mectons a chemin, que Dieu nous doing 3 bonne adventure ! 1 Aussi joyeux qu'il avait ete autrefois desole. 2 II est temps de partir tous, vos gens se sont deja retires* 5 Nous donne. 116 LES CD'NTEURS FRAKQAIS. Et ainsi s'en alerent devers la chambre, qui fut bien pre- pared; et, pour abregier l'istoire, le conte y entra ; si n'y avoit point grant clarte, ainsois ce qui eust fut cachie en la chemi- nee, pour quoy Ten ne veoit se pour non i entour le lit. Alois print congie la contesse de son mary, faindant de soy retraire a. son logis ; et le conte la commanda en la garde Dieu, et ferma l'uys apres elle. Si entra la dame en la garde-robe, comme il avoit estez conclub, et a cop 2 se desvestit de tous ses babillemens, et entra par le petit huysset 3 qui respondoit en la ruelle de la chambre, ou le conte se deshabilloit a grand haste, et se glissa tout coiement 4 au lit. Si ne s'en donna oncques garde 5 le conte, qui fut adonc a demy ravys pour le grant soulas 6 qu'il actendoit ; et devez croire qu'il eust tost fait son depoillement, car d'aguillectes coupperet tout rompre ne fut-il gaires tardif par le grand desir qui ad ce l'admones- toit. Et pour conclure, il se coucha sans faire long benedicite, et s'approucha de la contesse en disant : — Mille mercys, noble dame ! mille mercys, et bien me doy jugier eureulx et tout vostre serviteur, quant ceste gra- cieuse courtoisie m'avez faicte que de moy garir de ce dont nulle aultre que vous ne me pourroit guerir ne donner alle- gence ; et bien soyes venue, ma tres desiree dame. La dame, qui ne se volut pas estrangier 7 de son amoureux desir, respondit a basse voix : — Certes, mon leal amy, se ung mal avez endure pour moi, j'en ay souffert deux pour vostre amour. Lors embrassa le conte, et sans plus avant touchier de ceste 1 On ne voyait rien. 2 Sur-le-champ. 5 La petite porte. 4 Sans mot dire. 5 Le comte ne se mefiant de rien. 6 Plaisir. 7 Se detourner. LE TRES-CHEVALEUREUX COMTE D'ARTOIS. 147 besoigne, il ne lui fist chose que la dame ne receust et endu- rast paciemment ; et se la contesse fut joyeuse de la compagnie de son seigneur, il faut dire que si fut le conte, cuidant avoir trouve si precieuse dame comme fille de Roy. Et a la verite, il la trouva tant entiere, tendre et fresche, et cetera, qu'il ne fut jamais mieulx a son aise ni plus joyerfx. Si ne dormirent oncques de l'ceil toute la nuyt ; ainsois menerent le soulas et plaisant desduit d'amours ainsi que bon leur sembla, car pour ce estoient-ilz la assembles. Si m'en souffise a tant le parler, pour garder lestermes d'onnestete, et vueil venir a dire que, apres plusieurs devises amoureuses que les deux amans firent a leur prive, la contesse dit au conte, en telle maniere de Ian- gaige : — Je vous requiers d'une chose, mon leal amy, fait-elle, asfinque mon honneur soit garde, et est telle que jamais ne paries a moy, ne faictes quelque signe que ce soit, tant me puissies tenir a secret, pour nos amours mieulx celer ; et quant vous vouldres moy avoir en vostre compaignie, si le me faictes scavoir par Philipot, vostre varlet de chambre, et non par aultre ; car plus me fie en luy pour le bien que je n'ay veu en creature qui vive en cest monde; et aussi, pour tous dangiers, vous conseille de non jamais pourter la verge que je vous feys par luy presenter alors que premierement se feist l'acointance de nous deux; cartel ou telle, par adventure, le pourroit regarder qui m'en donneroit blasme. Le conte, tout esmerveille du grant sens de la dame, luy creantea sa foy 1 que ainsi le feroit-il, et apres infinis nombres de baises gracieux et joyeuses devises, la contesse print le conge, et se partit de celluy a qui il ne sembloit pas encorres une heure apres mynuyt, et ce fait, ne se leva le conte qu'il ne fust haulte heure. Et ainsi se passa ce jour, et autres 1 Lui donna l'assurance. 118 LES CONTEURS FRANQAIS. plusieurs, qu'il continua cette amoureuse vie avec la con- tesse, taut secretement que luy ne creature de ce monde ne s'en print oncques garde, faisant joye plus c'oncques mais *; et ne scavoit comment il peust faire service a la dame qu'il creoit estre la fille au roy de Castille; et tenoit son Philipot a ceste cause en telle chierte que sans luy ne pouvoit ne vivre ne durer. Ung jour qu'ils se trouverent a part : — Trop m'esbahis, Philipot mon amy, que pieca n'avez pense moy demander aulcun riche don, en recompensacion de vostre biau service. Ne faites doubte de riens, car je n'ay chose nulle qui ne soit bien vostre ; et assez ay de ce adverty ; et me sembleroit par ce que ne daignissies du myen aulcun bienfait recepvoir, ou que je ne fusse pas souffisant ou puis- sant asses pour vous satisfaire. De ceste parole ne se courroca pas la dame, qui auyoit chanter 2 ce a quoi elle vouloit de- bonne volonte repondre, et dit: — Par foy, sire, de vostre argent ni quelque aultre ri- chesse ne fais-je force, quant a present ; mais quant affection et desir avez que j'aye du vostre je ne scay quoy, de tant vous doy-je plus priser et amer, comme je y seray tenu, s'il vous plaist moy donner seullement, et pour toutes choses, le chois de vos joyaulx, pour en prendre ung, soit dyamant ou aultre bague, que je garderay soingneusement en memoire de vous. Et veez la ce dont je fais la requeste ; ce que jamais n'eusse ose demander, ne fust ce que tant de fois m'avez forcie de faire. — A cela ne fauldres-vous mie, Philipot mon amy, respon- Jit le conte, lequel tout sur pied ala deffermer ung coffret, 1 Etant plus joyeux qu'il nel'avait jamais ete dans sa vie. 2 Qui entendait dire. LE TRES-CHEVALEUREUX COMTE D'ARTOIS. 119 et en tira plusieurs riches joyaulx, en disant : Tenez, Biaulx sire ; or pensez du choisir, et en prenez autant qu'il vous plaira. La contesse veant le dyamant qui estoit mis en son traicte, le cogneut legierement, car moult d'aultres fois l'avoit vehu. Si le prist, et dist que cestuy avoit-elle bien apene, si ne vouloit plus avant estre *. Les jours multiplioient, de tant plus croissoit le fruict de son ventre, et avoit de trois a quatre moys ; pour quoy elle se appallissoit par la tendreur de sa deliee nature, et perdit comme tout appetit. Et bien se donna garde le conte de sa maladie ; non mie qu'il se fust jamais doubte que ce fust mal d'enfant, mais, ainsi que les homines ne sont pas toujours en bonne disposition de leurs corps ; si luy enquist de sa sante par telle voye : — Trop faictes mate chiere 2 , Philipot, fait-il; et bien scay et voy que mie n'estes a vostre aise; si me dictes priveement ou ce mal vous tient, et dont il puet vous estre venu, affin qu'on y remedie, ainsois huy que demain 3 ; car de vostre grande infiermite que je vous voys avoir sent mon cuer grant meaise et desplaisance. Grant bien firent a la contesse d'Artois les doulces paroles de son seigneur oyr ainsi amiablement dire ; et, au vray en- tendre, elles servoient bien a son jeu. Si lui respondit comme celle qui par grand sens et subtilite conduisoit sa poursuite, desirant la fin d'icelle. — Toujours ay trouve en vOus amours et humilite jusques a ores *, monseigneur, fait-elle, et encores trouve si certainne que trop ne m'en scaroie louer ; si ne doy riens tenir secret 1 Et dit que ce diamant lui suffisait et qu'elle n'en toiilait pas choisir un autre. 2 Vous vous nourrissez mal. 5 Plutot aujourd'hui que demain„ 4 ' Jusqu'a present. I ■ 120 1ES CONTEURS FRANQAIS. contre vous, qui de ma privetez daignes enquerir et voules scavoir, pour moy resconforter seullement, ce dont mon tres- chier seigneur, je vous remercie. 11 est bien vray doncques que avant mon departement d'Amiens, que* je voay et promis payer ung pelerinaige que je n'ay point faict, pour ce que je me suis mis entre vostre service et croy que pour cestuy delay Dieu s'est couroucie a moy, comme je n'en fays nulle doubte, pour tant que je ne suis plus sain et traictie comme estre souloye, et que plus est ay grand paour que pis ne m'en soit, se je laisse passer le terme que je y avois mys ; pour quoy je le feroys volontiers a vostre congie, si je pourroye avoir che- val qui me puist legierement pouiter jusques la, ceque non 1 , dont je suis triste et merencolieux trop plus que je ne vous dist. — De clieval, fait le conte, biaux sire, et en estes-vous en dangier ? ja ne savez-vous que j'ay ung coursier qui n'a point de pareil pour voyager et pourter ung homme doulcement, tant seur du pied que nul plus, dont j'ay ete bien servis en maint estonr? pour quoy je le doys moult amer, comme si fais-je, certes; mais pour vostre sante, que je desire sur toute riens 2 , veul que le cbeval soit a vous comme a celluy que j'ayme mieux que nul homme de ce monde; si le recepvez et prenez en gre, car je le vous donne en pur don, avec le congie de faire vostre pelerinage. Biaux Dieu ! que la contesse d'Artois fat adonc perfecte_ ment esjoye, et non sans cause ; et des lors luy fut deslivrez le clieval, sur quoy elle monta et le mena au logis, ou son vieillard Olivier estoit, qui recogneut a cop le bon Blancbard. Et se tost que la dame fut descendue, elle le fist establer et 1 Ce que je n'ai pas. 2 Par-dessus tout. LE TRES-CHEVALEUREUX COMTE D'ARTOIS. 121 penser, dieu scet comment, et compta a son leal serviteur Olivier ce quelle avoit exploicile, et que toutes les choses es- toient acomplies pour reparier son seigneur, et retroire en sa compaignie comme devant, disant qu'il vendist le mendre de leurs deux chevaulx, et que dedans deux jours elle se partiroit de la ville pour cheminer devers Artois. Les trois choses impossibles etaient accomplies, De retour dans la ville d' Arras, lacomtesse fitsavoira son marilaruse qu'elle avail employee pour le relever de son serment. Le comte se hata de re- venir en France. Les deux epoux, benis de Dieu et cheris de leurs vassaux, passerejit tranquillement le reslede leurs jours dans le pays d'Artois,et, comme Yhoinme auxquarante ecus, ils eurent beaucoup d'enfants. Ceux de nos lecteurs qui connaissent la charmante comedie de Mademoiselle de Belle-Isle f d'Alexandre Dumas seront frappes de 1'analogie qui existe entre la piece moderne et le roman du quin- ziemesiecle. Ya-t-il eu imitation ou rencontre fortuite? et Dumas, comme Moliere, a-t-il pris son bien ou il le trouvait? Nous ne sau- rions le dire, mais s'il y a eu simplement rencontre, il faut conve- nirque lesjeuxduhasard sontpour le moins aussi singuliersqueles jeux de 1'amour. 11 LES BETES OBI SOKT EN LA TERRE BE PRESTRE JEAN (xv 4 siecle) Les animaus jouent un tres-grand role dans les poemes et les coxites du moyen age. Parmi ceux que les legendes pieuses et les legendes romanesques mettent en scene, les uns appartiennent au monde reel, les autres au monde fantastique, maisceux memes qui vivent sur cette terre subissent sous la plume desconteurs les plus etranges transformations. Nous avons pense qu'il n'etait point sans interet de dormer a nos lecteurs une idee de la zoologie merveil- leuse du moyen age, et nous leur presentons ici l'analyse d'un livre qui resume, en partie, les traditions teratologiques du passe. Ce livre, intitule : les Betes qui sont en la terre de Prestre Jean, a sa source dans une legende qui remonte au douzieme siecle. Fapres cette legende, il existait un pays merveilleux situe aux environs de Baby- lone la deserte, et gouverne par un prince, Prestre Jean, qui s'inti- tulait roi tout-puissant sur tous les wis chretiens. Ce pays etait le rendez-vous de tous les animaux gigantesques qui avaient peuple le monde dans sa premiere jeunesse. La reproduction du texte origi- nal, rempli de redites et de longueurs, eut tenu beaucoup trop de place dans ce volume, et Fexact resume que nous en donnons ici suffira, nous Tesperons, a satisfaire la curiosite. Pretre Jean, qui s'intitule roi tout-puissant sur tous les wis chretiens, ecrit a l'empereur de Rome et au roi de France, LES BfiTES QUI SONT EN LA TERRE DE PRESTRE JEAN. 123 pour leur donner des nouvelles de son pays, en offrant de leur ceder, moyennant un tribut, la souverainete hereditaire de ses Etats, et certes, dans la description qu'il en donne, il y avait de quoi tenter l'empereur et le roi, tout en les effrayant un peu. Les betes qui vivent sur la terre de Pretre Jean at* teignent des proportions gigantesqu.es : les lievres y sont gros comme des moutons, les mouches y sont grosses comme des vautours. D'immenses troupeaux de bceufs a sept comes, des ours blancs, des lions rouges, verts et noirs, peuplent les plaines, les montagnes et les forets. Des oiseaux, nommes yllerions, portent des ailes tranchantes comme des rasoirs ; ils vivent soixante ans, et, comme le phenix, ils ont la fa- culte de ressusciter ; mais au lieu de se bruler pour renaitre, ils se jettent a Feau, se noient, et reparaissent bientot dans la force et 1'eclat de la jeunesse. Des vers, longs comme des boas, filent, pour Pretre Jean et pour sa femme,'une soie ma- gnifique, au milieu d'un brasier que quarante mille per- sonnes entretiennent jour et nuit au sommet d'une mon- tagne. Un serpent aile a neuf tetes, qui ne dort qu'une seule fois dans l'annee, garde, a une journee de marche du paradis terrestre, Farbre de vie qui produit le saint-chreme. Pretre Jean, qui participe de la nature merveilleuse des sujets de son empire, est age de cinq cent sept ans, mais il ne ressent point les atteintesde l'age, et il entreprend sans fatigues les expeditions les plus aventureuses. Chaque annee, quand saint Thomas est venu precher le careme dans son royaume, il fait un pelerinage au tombeau du prophete Daniel, avec dix mille clercs, autant de chevaliers , et deux cents elepbants qui portent, non plus des tours, mais des chateaux, pour exor- ciser et combattre les dragons qui guettent la caravane au passage ; enfin, quand il entre en campagne, il se fait ac- compagner par des anthropophages qui se nourrissent de chair lmmaine en remission de leurs peches. II lache contre 124 LES CONTEURS FRANCES. ses ennemis ces mangeurs terribles, qui les devorent sans en laisser une bouchee, et, quand ils out fini leur besogne, il se hate de les licencier, de peur d'en efre devore lui-meme. Apres avoir raconte tous ces prodiges, Pretre Jean termine sa description en disant que dans son royaume le mensonge est puni de mort. Le jnoyen age comme Fantiquite, on le voit par la description de laTerre dePrestre Jean, avail sageographiefantastique. Dans l'an- tiquite, c'etait l'Allantide et les iles Fortunees. Dans le moyen age, c'etait la Terre deshenreux, et Vile de Saint-Brendan. Cetteile de- couverte, dit la legende, par le saint qui lui donna son nom, et qui s'ytrouva porte par une baleine, etiit habitee par des moines qui vivaient aussi longtemps que les patriarches etpeuplee d'oiseaux qui ehantaient des cantiques. On croyait si bien a son existence qu'au dix-huitieme siecle des armateurs irlandais equiperent un vaisseau pour alter a sa decouverte. LE PETIT JEHAN DE SMNTRE ET LA DAME DES BELLES-COUSINES (xv e siecle) De tous les romans et contes du moyen ageeelui dont nous don- nons ci-dessous l'exacte analyse est] sans contredit Fun des plus remarquables. Nous n'en avons pas reprodu.it le texte, bien qu'il soit tres-comprehensible, parce que Ton y trouve, comme dans tou- tes les compositions du merae genre, des longueurs et des hors- d'oeuvre qui en font disparaitre Fagremenl. Deja, au dix-huitieme siecle, le corate de Tressan avait compris tout ce qu'il y a de grace, d'imagination, d'habilete dramatique et de divagations fatigantes dans cette ceuvre profondement originale, qui se rattache par cer- tains cotes aux traditions ideales de la chevalerie, et qui touche par d'autres aux fabliaux dans leur expression la plus vulgaire et la plus triviale. 11 avait tente de la rajeunir par une traduction libre, qui obtint, toute infidele qu'elle fut, un veritable succes au moment de sa publication; mais, par malheur pour le merite de son ceuvre, il etendit une sorte de badigeon moderne surla vieille fresque feodale, etiransporta dans Foeuvre du quinzieme siecle la fausse sentimen- talite de Marmontel, de Rousseau et de Florian. II ne nous en a pas moins donne un travail tres-interessant, etpour epargner au public Fennui de notre vieille langue et Fennui des digressions, il s'agis- sait de comparer Foeuvre de Tressan avec Foeuvre du vieux conteur, de conserver toute la partie de cette ceuvre qui repondait le mieux II. 126 LES CONTEURS FRANQAIS au dessein du traducteur, de faire disparaitre ce que nous pourrions appeler les interpolations Pompadour, et de donner un Petit Jehan de Saintre, reduit a sa plus simple expression, mais vrai, parlant comme les hommes du moyen age et debarrasse des rubans, des manebettes et des mouches dont il avait ete malencontreusement affuble. G'est ceque nous avons voulu faire dans les pages qui vont suivre; avons-nous reussi? Ce n'est pas a nous qu'il appartient de le prejuger, et nous laissons au lecteur le soin de prononeer en der- nier ressort. Etmaintenant, si nous nous demandons quel est Fagedu roman de Saintre, quel est son caractere, a quelles idees politiques il se rattache, nous croyons pouvoir repondre : 1° Ce roman ne date pas du quatorzieme siecle, comme on Fa dit souvent, et quoique Tauteur en rapporte les aventures au regne du roi Jean, les personnages qu'il met en scene, tels que les du- chesses d'Anjou, de Berry et de Bourgogne appartiennent a la se- conde moitie du regne de Charles VI ; 2° Les idees politiques qui s'y font jour, et les faits qui s'y trou- vent mentionnes sont posterieurs au regne du roi Jean, cequi serait facile a demontrer si, au lieu de chercher a offrirau public une sim- ple lecture litteraire, nousvouiionslui presenter une dissertation eru< dite. 5° Le Petit Jehan de Saintre est une ceuvre profondement sati- rique, antifeodale et antimonacale. L'auteur y fait un grand eloge de la chevalerie, mais il ne craint pas de prendre dans les plus hauts rangs de la noblesse le type de la femme sans cceur, qui se laisse entrainer au hasard par les ardeurs des sens, et dans le clerge le type du moine sans scrupule qui se livre effrontement a tous les desordres. II y aurait,pour Thistoire des idees, des mceurs et de Farcheolo- gie elle-meme, une longue etude a faire sur Jehan de Saintre; a chercher si Tauteur, dans la Dame des Belles-Cousines, na point touIu peindre quelque grande dame du quinzieme siecle, et-peut- etre la reine Ysabeau; mais les recherches de pure erudition n'en trent point dans le cadre de ce volume, et nous nous sommes borne a une analyse pure et simple. Dans un voyage qu'il fit a Paris pour rendre hommage au iift 1 LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 127 roi, le seigneur de Pouilly, chevalier renomme de la Touraine, avait amene le petit Jean, fils unique de son voisin, le sei- gneur de Saintre, dans l'intention de le presenter a la cour 1 , et de le former aux prouesses des chevaliers. Le petit Jean etait a peine dans sa treizieme annee, mais il etait deja'tres- expert en faits d'armes et de chevaux ; le roi le distingua parmi tous ceux de son age et l'attacha a son service. Une jeune et tres-belle femme, veuve d'un vieux seigneur, et qui n'etait connue que sous le nom de la Dame des Belles- Cousines venait souvent, sur 1'invitation du roi, s'asseoir a sa table, dans la salle du banquet royal 2 ou Saintre faisait l'of- fice de page. Un jour qu'il faisait tres-chaud, les dames de la cour dela- cerent leurs corsages, et Saintre, place derriere la Dame des Belles-Cousines, fut saisi d'une telle emotion en voyant ce qu'il n'avait jamais vu jusque-la, qu'il laissa tomber le plat qu'il lui presentait, et s'enfuit au plus vite. Mais la Dame, qui se sentait attiree vers lui, le rappela avec de douces paroles. Le repas termine, elle rentra dans sa cbambre, congedia les che- valiers qui l'accompagnaient et fit venir Saintre : — Depuis longtemps, dit-el!e, je veux vous adresser quel- ques questions : d'ou vient ce beau zele qui vous distingue entre tous les jeunes gens de la cour? — II vient, madame, du desir que j'ai de bien servir le roi mon maitre, dans sa maison, et de me rendre capable de le bien servir un jour a la guerre. — N'est-ce point plutot pour plaire a votre amie, et vous rendre digne de ses bontes? 1 C'etait l'usage, dans les grandes families feodales, d'envoyer les en- fanls aupres des seigneurs suzerains pour y faire leur education chevale- resque. 2 Ainsi nomm<5 parce que les princes du sang y etaient seuls admis de plein droit. i!>3 LES COKTEURS FRAKQAIS. i — Je n'ai point d'amie, repondit Saintre en rongissant. — Comment! il n'y a pas au monde ime femme qui vous soit ehere? — Oh ! si vraiment; j'aime bien ma mere et ma soeur Jac- queline. — Ce n'est pas d'elles que je veux parler, reprit la Dame des Belles-Cousines, en prenant tout a coup un air severe. Saintre, vous me donnez de vous une bien triste opinion ; ne savez-vous pas que le premier sentiment necessaire a tout noble poursuivant d'armes 1 , c'est de clioisir une dame qu'il aime par amour, a laquelle il doit rapporter toutes ses pen- sees, toutes ses actions, car elle seule peut soutenir son cou- rage? Et quel autre sentiment pensez-vous qui ait pu elever aux grandes actions Lancelot du Lac et Tristan de Leonois? L'un aimait et etait aime de la belle reine Genievre, et l'autre adorait la blonde et cliarmante Yseult. Allez, allez, sortez de ma pre- sence ; je n'espere plus rien de vous. Saintre n'etait deja plus en etat d'obeir a cet ordre ; il levaitdes mains suppliantes vers la Dame, et se jetant a ses pieds il les baignait de ses larmes. Elle prit ce moment pour sourire a ses damo.iselles et leur faire un signe qu'elles enten- dirent. Elies se leverent toutes, et, semettantagenouxautour de Saintre, el les conjurerent la Dame des Belles-Cousines de le prendre en pitie. — Chores amies, leur dit-elle, j'y consens pour l'amour de t vous, bien que j'espere peu de ce pauvre ecuyer, qui n'a point encore d'amie. Je lui donne jusqu'a demain au soir : qu'il se trouve dans la galerie lorsque je me retirerai de chez la reine. Saintre s'en alia tristement, faisant de grandes reverences, mais les yeux en larmes, le cceur serre, et sans dire mot. Le lendemain, au banquet royal, il se garda bien de se pre- 1 Le poursuivant d'armes etait un jeune homme noble qui faisait son t apprenlissage pour obtenir l'ordre de chevalede. LE TETIT JEHAN DE SAINTRE. 129 senter pour servir la Dame des Belles-Cousines, et le soir il eut grand soin de ne pas se trouver dans la galerie. La Dame, qui l'avait cherche vainement des yeux pendant tout le jour, et qui ne le vit pas sur son passage, dit a ses da- moiselles en riant, lorsqu'elle fut rentree dans sa chambre : — Nous avons fait si grande peur au petit Saintre que nous ne le reverrons jamais. Elle croyait rire, mais elle reva de Saintre toute la nuit. Le lendemaki, elle le fit appeler et lui donna de nouveau l'ordre de se trouverle soir sur son passage dans la galerie. Cette fois, il fallut obeir. Saintre fut exact au rendez-vous. Interroge de nouveau, devant les suivantes de la Dame aux Belles-Cousines, au sujet de la femme qu'il aimait le mieux apres sa mere et sa soeur Jacqueline, il repondit : — Matheline de Coucy. — Mais, dit la Dame, Matheline n'a pas plus de dix ans comment voulez-vous que je croie qu'elle vous ait navre d' amour? Saintre,quipensait avoir bien parle, resta confondu, et se mit a pleurer. — Ayez pitie de lui, dirent alors les damoiselles ; il n'ose devant nous avouer le nom de celle qu'il aime, mais con- duisez-le dans votre appartement ; il craindra moins de s'ex- pliquer. — Vous avez raison , dit la Dame des Belles-Cousines, tout en ayant Fair de rire et de plaisanter. A ces mots, elle conduisit Saintre dans son appartement, et prenant sa main, qu'elle serra tendrement :- — Je vais, dit-elle, vous instruire de tons les devoirs d'un bon et loyal chevalier : restez-y fidele, et qu'ils soient la regie de toutes les actions de votre vie ; et le faisant asseoir aupres d'elle, elle lui expliqua le Pater, le Credo, le Confiteor qui sont la consolation de l'ame et la lumiere de l'esprit, et clans 150 LES CONTEURS FTIANQMS. un beau discours qui dura bien deux heures l , elle lui en- seigna comment un loyal chevalier doit se defendre des sept peches capitaux qui sont les pieges de Satan. Elle lui en mon- tra toute la laideur, et quand elle vint a parler du septieme peche, qui est celui de luxure, elle lui dit : — Pour celui-la, il est bien laid, et quiconque aime vrai- ment, doit le fuir de tout son pouvoir, mais s'il y tombe par trop vive contrainle d'amour, les peines et les dangers que les loyaux amants ont a souffrir sont si grands, qu'il ne doit pas leur etre compte pour peche mortel. Elle se leva, dit a Saintre de marcher devant elle, et le conduisit dans un arriere-cabinet, voisin de sa chambre. Elie s'assit sur un petit lit et recommenca ses questions d'un ton plus bas et plus doux,en faisant approcher Saintre debout plus pres delle. Celui-ci rougit encore, mais il ne pleurait plus ; et levant ses beaux yeux sur ceux de la Dame, qui brillaient du feu le plus doux, il s'enhardit a lui repon dre : • — Helas ! quand meme j'oserais former les premiers voeux de ma vie, seraient-ils ecoutes ? quelle est celle qui daignerait prendre a merci un pauvre jouvenceau tel que moi? — Pourquoi vous defier de vous-meme a ce point? reprit la Dame. N'etes-vous pas de tres-noble race, bien fait, et dis- tingue parmi tous vos compagnons ? — Vous etes bien bonne, mais je me rends justice, et je 1 Dansce discours qui n'occupe pas moins de cinquante pages de texte la Dame epuise toute l'erudition deson temps. Elle cite la Bible, les phi- losophes anciens, les poetes, Boece et Virgile. En la faisant si savante, l'auteur du roman reste dans la verite historique, car, quoi qu'on en ait dit, l'education des femmes de la haute noblesse etait au moyen age aussi soignee que le permettait la civilisation de l'epoque. Voir M. Leopold Delisle, Journal general de V instruction jynblique, 9 Janvier 1853 ; et M. de la Borderie, Melanges d'histoire et d'archeologie bretonne, t. I, p. 60. LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 131 sens que l'honneur de servir une dame, et d'en etre avoue, ne peut etre encore mon heureux partage. — En verite, Saintre, vous avez trop mauvaise opinion de vous. N'avez-vous pas des yeux pour la voir, un coeur pour l'aimer, uue bouche pour le lui dire, du courage et des bras pour la servir? Vous voulez done n'etre jamais bon a rien, et man- quer de ce sentiment qui fut toujours Fame des chevaliers les plus renommes ? Si par hasard vous etiez agreable aux yeux de quelque femme, il faudrait done qu'elle vous le declarat elle-meme, et qu'elle s'humiliat jusqu'a vous prevenir ? Saintre, commeneant a se rassurer, lui repondit : — Ah ! madame, si cette dame vous ressemblait, qu'elle aurait peu de peine a me faire tomber a ses genoux, et a s'as- surer a jamais de ma foi ! A peine eut-il prononce ces mots, qu'effraye de ce qu'il avait ose dire, il baissa la tete et se mit a trembler. La Dame des Belles-Gousines commenca a trembler elle-meme ; mais elle cachait son trouble, et, le prenant par la main : — Eeoutez-moi, Saintre, lui dit-elle, je sais que, quoique bien jeune encore, vous etes rempli d'honneur : eh bien , si e'etait moi qui eut jete les yeux sur vous pour m'attacher a jamais votre ame et vos volontes, et pour vous elever a la plus haute fortune, oseriez-vous me preter le serment de m'etre a jamais fidele, de n' avoir d'autres volontes que les miennes, d'etre d'une discretion a toute epreuve, et de mourir plutot que de changer ? — Ah! madame, s'ecria-t-ilj si je le jurerais !...,. Ah! oui, madame, je le jurerais ; et renter ne me ferait pas man- quer a mes serments. — Eh bien, dit-elle, d'une voix aussi douce que tendre, jurez-le done i ; mettez votre main dans la mienne, et, de ce moment, regardez-moi comme votre amie. 1 L'idee d'un rapprochement entre Tartuffe cherch^nta seduire Elmire 132 LES CONTEURS FRANQAIS Saintre, emerveille de la voir aussi savante que les plus sa- vants entre les clercs et les docteurs, se mit a genoux devant elle, et repeta son serment. Elle lui donna douze ecus pour qu'il se fit habiller par les couturiers du roi 1 , et quand il les eut pris, non sans avoir hesite, elle 1'embrassa et lui dit: — Mes damoiselles m'attendent depuis longtemps, je vais les rejoindre ; j'aurai l'air d'etre fort en courroux, et vous au- rez, vous, Fair tout honteux; mais croyez que je serai tou- jour s votre fidele amie. Elle sortit en poussant- violemment Saintre par les epaules. — Oh! pour le coup, dit-elle a ses damoiselles, jerenonce a faire jamais rieil de bon de ce chetif ecuyer. Je ne veux plus le re voir. Saintre fit semblant de pleurer et courut au plus vite por- ter les douze ecus dans sa chambre. Son cceur battait si fort, qu'il ne dormit pas de toute la nuit, et le lendemain des le point du jour il alia chez les couturiers du roi, commandades habits, qu on lui rapporta le dimanche. Le capitaine du cha- teau fut tout etonne de le voir en si bel attirail. — Petit Saintre, dit-il, je crois que vous avez compte avec vos receveurs! — Vous vous trompez; c'est ma mere qui m'a envoye sous le masque de la piete, et la Dame des Beiles-Cousines cherchant a seduire Saintre au nom des sentiments chevaleresques, se presente invo- lontairement a l'esprit quand on lit le dialogue ci-dessus. D'un cote comme de I'autre, c'est la meme hypocrisie cauteleuse, etl'on peut dire sans manquer de respect au genie de Moliere, que l'art avec lequel levieux conteur a gradue les situations n'eut pas ete desavoue par l'auteur de Tartuffe. 1 II faut avouer que l'ideal chevaleresque recoit ici une rude atteinte, ct que l'amour paye ne repond guere aux prescriptions platoniques du ritueldes poursuivants d' amies; mais nous en avons deja vu un exemple dans le chevalier Graelent. LE PETIT JEHAN DE SAINTrlE. 133 douze ecus d'or, et bientot elle m'en enverra d'autres pour faire honneur a. mon service. — Voila qui est au mieux, fit le capitaine, j'en rendrai compte au roi, et je vous recommanderai pres de lui. Saintre parut le jour merae a ]a cour avec ses nouveaux habits ; toutes les femmes le trouverent plus charmant encore que d'habitude. On f ut curieux de savoir quelle livree il portait a ses aiguil- lettes, mais il n'eut garde de repondre. La reine menie fut du nombre de celles qui se tourmenlerent vainement a ce sujet ; et cette princesse, instruite des scenes .qui s'etaient deja pas- sees entre la Dame des Belles-Cousines et 1 ui, la pria de les renouveler pour pousser a. bout la discretion du jeune page. La Dame des Belles-Cousines ne demandait pas mieux. Sai- sissant ce pretexte, elle l'appela et lui dit : — J'ai ce soir a vous parler de la part de la reine ; je vous ordonne de vous trouver daus la galerie et de m'y attendre. Saintre eut Fair de recevoir cet ordre avec peine, car il sa- vait deja dissimuler, mais lesoir il ne manqua pas au rendez- vous, se joignit aux ecuyers, et donna le temps aux damoi- selles de le retenir, lorsqu'il parut vouloir se retirer avec eux. La Dame des Belles-Gousines, en passant le soir devant lui eut a peine l'air de regarder son nouveau costume et lui fit, d'un ton imperieux devant ses damoiselles, des questions aux- quelles il ne repondit rien. — Jeune hqmme, dit-elle, je vois bien que ma suite vous intimide. Vous m'en direz peut-etre davantage quand nous serous seuls. Venez done avec moi sans tarder. Saintre la sui- vit, en feignant d'etre vivement contrarie, mais lorsqu'ils furent arrives dans la chambre, moins bien eclairee que de coutume, il donna libre cours a sa joie, et toinba aux genoux de sa mie. 12 - 134 LES COKTEURS FRANQAiS. La Dame des Belles-Cousines, malgre son emotion, malgre tout ce qu'elle prevoyait et ne craignait deja plus, fit relever Saintre, et parut ne s'occuper que de son nouvel ajusle- ment; elle en examina toutes les pieces avec attention, et donnajde grands eloges aux couturiers du roi, qui s'etaient sur- passes. Saintre examina de meme en grand detail la toilette de la Dame ; mais 1'hisloire ne dit pas si cet examen fut ou non la seule occupation de la soiree. Apres avoir donne des lecons de prudence a Saintre, elle apercut enfin que la conversation avait dure longtemps. Ses damoiselles s'etaient ennuyees , et elle savait que l'ennui de trois jeunes femmes de la cour ne peut etre adouci que par la medisance. Elle se pressa d'avertir le petit page qu'elle allait, en apparence, le bannir pour toujours de son apparte- ment, et qu'elle lui defendait de se trouver jamais le soir sur son passage. Mais en meme temps elle lui presenta une clef qui ouvrait la porte d'un cabinet donnant sur un corridor ecarte ! — Vous en ferez usage, lui dit- elle, quand la nuit sera ve- nue, Prenez, Saintre, les soixante ecus d'or que renferme cette bourse tissue de mes cheveux. Ce n'est que par degre que vous pouvez briller dans cette cour, sans me compromettre ; les nouvelles parures dont je vous prie de vous orner pour- ront passer pour un nouveau don cle votre mere. A ces mots, tirant une epingle et la mettant dans ses dents : — Soyez attentif, ajouta-t-elle, ace signal ; vous vous sou- viendrez, lorsque je le repeterai, d'y repondre en frottant votre ceil droit: ne me parlez jamais en public que je ne vous appelle ; personne ne pourra soupconner notre intelli- gence. Saintre baisa la clef et la main qui la lui presentait, et tous IE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 135 deux allerentretr ouver les damoiselles,[qui s'etaientendormies apres avoir fini leurs ouvrages 1 . — Eh bien, dame Catherine, dit-elle a la plus agee, aurez- vous encore la faiblesse de prendre comme vous le faites tou- jours le parti de ce gentilhomme, sans foi, sans cceur? Sortez pour toujours de chez moi, ajouta-t-elle en regardant Saintre; vous vousmontrez trop peu digne de mes bontes, poury otre souffert. Saintre parut aneanti ; et, saluant avec un air penetre, il se retira le coeur rempli du sentiment de son bonheur. Peu de jours apres il parut a la cour, plus brillant que jamais. II avait une robe de fin bleu double de fins agneaux de Rome- lie ; un chaperon garni de martre de Siberie. Peu de seigneurs parurent aussi bien vetus ; aucun n'avait autant de graces et la taille aussi deliee. La reine s'arreta quelques instants pour le regarder en allant a la messe ; mais la Belle-Cousine, qui la preeeclait, avait passe sans avoir eu Fair de l'apercevoir. La reine, en sortant de son oratoire, le voyant une seconde fois, le fit remarquer a cette princesse. — Je suis bien curieuse de savoir, lui dit-elle, comment le jeune Saintre peut faire autant de depense pour se parer : vous devriez bien 1'interroger a ce sujet. — J'ose vous avouer, repondit la Dame, que je suis si peu satisfaite des reponses qu'il a faites, que je n'ai nulle envie maintenaut d'etre informee de ce qui le touche ; et ce ne sera que pour vous plaire et pour vous obeir que je l'interrogerai. En effet, lorsque la reine fut rentreedans son appartement, la Dame fit appeler Saintre. — Nous vous trouvons toutes si pare pour un simple page, lui dit-elle, que nous sommes curieuses de savoir qui pmt vous eu fournir les moyens ? 1 Ces ouvrages etaient ordinairement des tapisseries. 430 LES CONTEUftS FRANCAIS. — Madame, repondit Saintrc d'uu air respectueux, mon pere et ma mere m'aiment tendrement ; ils veulent que je fassehonneur a mon service; etme voyantd'age a espererque leroi daignera continuer a m'employer dans un nouvel office, ils m'ont envoye de quoi me mettre en etat de paraitre quel- quefois a ses yeux sous d'autres habits que ceux de page, que je suis honteux de porter a dix-sept ans. All ! madame, ajouta- t-il en se jetant a ses pieds, que vous seriez bonne, si vous daigniez me proteger et m'obtenir la place d'ecuyer tran- chant ! Mes parents n'attendent que ce moment pour m'en- voyer tout ce qu'il me faut encore pour me soutenir avec hon- neur dans ce nouvel etat. — Nous verrons, repondit la Dame d'un air sec ; en atten- dant, remerciez Dieu de vous avoir donne une si bonne mere, et priez-le de vous la conserver. La Dame des Belles-Cousines, rentree-chez la reine, ne s'empressa pas de satisfaire a sa curiosite. Elle attendit que cette princesse lui dit : — Eh bien,Belle-Cousine, avez-vous interroge Saintre sur ce que nous voulons savoir ? — Vraiment, repondit-elle, il se vante que ses parents le soutiendront en tel etat que le roi voudra lui donner ; il se plaint de n'etre que simple page a dix-sept ans; il a raeme ose me prier de vous en parler, et de demander pour lui la place d'ecuyer tranchant : mais je m'en garderai bien avant de sa- voir s'il la merite. — En pouvez-vous douter, lui dit la reine, a tout le bien que les ecuyers et ses autres cliefs rappor tent de ses mceurs, de son application a ses devoirs etdesa gentillesse?Oui, Belle- Cousine, il a raison; et puisque vous me paraissez si froide sur ce qui le touche, je veux me charger moi-meme d'en par- ler au roi. La famille royale alors etait prete a se mettre a table ; et LE PKitf ilffAfl BE SAINTRE. 137 des que le roi parut, la reine lui fit reraarquer Saintre qu'il n'avait pas cTabord reconnu'sous sa riche et nouvelle parnre. II lui plut assez pour accorder sur-le-champ a la reine ce qu'elle demand ait pour lui; et curieux de voir comment il s'acquitterait de sa nouvelle charge, il appela son premier maitre d'hotel, et luiordonna de mettre sur-le-champ Saintre enfonctions. Celui-cisepreparait a remplir satache ordinaire, lorsque le maitre d'hotel vint lui attacher la serviette et les autres marques de sa charge. 11 le conduisit ensuite aux ge- noux duroi. — Mon ami Saintre, lui dit ce bon et brave prince, moi- meme je vous ai choisi pour mon page ; vous m'avez toujours plu, et j'espere vous voir croitre toujours en honneurs et en loyale chevalerie. Je vous porte sur l'etat de ma maison pour trois chevaux et deux hommes pour vous servir, en attendant mieux. Remerciez la reine, qui m'a parle de vous. Saintre, embrassa les genoux de ce bon maitre, et baisa le bas de la robe de la reine. Toutes les dames Belles-Gousines, assises au banquet royal, applaudirent a la faveur que le roi venait d'accorder, et toutes donnerent une marque de bonte au nouvel eeuyer, hors la Dame, que cette faveur penetrait de la joie la plus vive. — Vraiment, Saintre, lui dit-elle, bien avez-vous a tra- vailier pour meriter le guerdon que vous recevez avant de 1' avoir merite, de preference sur vos pareils. Saintre lecouta d'un air soumis sans lui repondre, et sur-le-champ commenca son service avec une grace et une adresse qui firent applaudir de nouveau a l'honneur qu'il venait d'obtenir. La Dame des Belles-Gousines le regardait souvent ducoin de l'oeil, et se rejouissait des louanges qu'on lui donnait. Ne pou- vant resistor a l'emotion qui l'agitait, elle emplova le signal do l'epingle, auquel Saintre repondit avec la joie la plus vive, en sc frottant l'oeil droit. La nuit vint, et Saintre fut 12. 138 LES CONTEURS FRANQAIS. bien dedommage des feintes rigueurs de la bienseance. La Dame des Belles-Cousines s'etait occupee deja des de- penses auxquelles le nouvel etat de Saintre l'obligeait. Quatre cents ecus d'or qu'elle lui donna farent plus que suffisants pour payer ses trois chevaux, les faire equiper superbement, faire couvrir les valets de riches livrees, et repandre ses libe- ralites sur tous les gens des ecuries du roi, qui lui avaient prouve leur attachement pendant son premier service. Saintre se fit estimer de plus en plus en exercant son nouvel emploi. Le roi Jean ne pouvait se passer de lui a sa table; il s'en faisait suivre a la cbasse. Adroit a la joute, redoutable dans les tournois, leger, plein de graces, et dans un bal occupe de plaire sans cesse, les vieux chevaliers le donnaient pour exemple a la jeunesse : les dames louaient son air noble et galant; plusieurs peut-etre revaient sa conquete. La Dame des Belles-Cousines etait la seule qui conservat un air froid et severe lorsqu'elle le rencontrait en public : mais i'epingle jouait souvent son jeu. C'est ainsi que Saintre passa plusieurs annees. Lorsqu'il eut atteintl'age de pouvoir pretendre a l'honneur d'etre chevalier, les bienfaits de sa dame le rendirent le plus magnifique des aspirants. II etait d'usage que le bachelier ou ecuyer-expert 1 qui de- mandait l'ordre de la chevalerie debutat par quelque entre- prised'armes qui signalait son courage, et rendait son nom assez celebre pour lui meriter i'accolade et les eperons dores. II avait si souvent (raite ce snjet avec la Dame des Belles-Cou- sines que, quoi qu'il lui en coutat dc se separer de lui pendant quelque temps, ellc ne s'occupa plus qu'a -dinger son entre- 1 Pour tout ce quise rapporte aux coutumes chevaleresques, voir La- curne de Saint-Palaye, Memoires sur Vancienne chevalerie. Paris, 1781, 5 vol. in-12, et 1826, 2 vol. in-8». LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 159 prise de maniere a le rendre egalement celebre par sa ma- gnificence et par savaleur. — Je veux, dit-elle, que vos herauts portent votre defi dans les quatre cours les plus puissantes de FEurope, ou vos com- battants recevrontde vous de riches presents; et pour marque de votre entreprise, vos herauts publieront que ceux qui se presenteront pour jouter contre vous, ou seront tenus de vous enlever a lorce d'armes le riche bracelet que je veux moi-meme attacher a votre bras, ou de vous faire un riche present pour gage de votre victoire, qua votre retour vous presenterez a votre dame. A ces mots, elle ouvrit un grand coffreplein d'or; etSain- tre fut oblige de faire trois voyages du cabinet de la Dame au sien, pour porter la somme immense quelle le forca de re- cevoir. Lorsqu'il fut pret a se retirer, elle lui remit une petite cassette pleine des plus belles pierreries, parmi lesquelles elle choisit celles qui devaient enrichir le bracelet qu'elle vou« lait attacher a son bras. Saintre fit preparer en secret tout ce qu'il lui fallait pour executer son projet. 11 fitacheter des chevauxen Andalousie, et dans le pays des Sarrasins 1 . Les meilleurs ouvriers furent employes a ses harnais, a ses armes, a ses livrees; et le pre- mier orfevre du roi fit un chef-d'oeuvre du bracelet qu'il de- vait porter. Pendant le temps que demandaient ces preparatifs, la pe- tite epingle renouvelait souvent le signal ; la reponse ne se faisait pas attendre. Tout etait pret au mois d'avril, et dans le moment meme ou le roi Jean, l'aimant et l'estimant de plus en plus, venait 1 A propos deces achats de chevaux arabes par le petit Jehan de Sain- tre, nous ferons remarquer que le conteur ne fait que constater un i'ait liistorique. Au moment des guerres saintes, un certain nombre de ces chevaux furent ramenes en France. Ces guerres terminees, les seigneurs 140 LES CONTEURS FRANQAIS. de I'elever a la dignite de chambellan, Saintre, se jetant a ses genoux, s'ecria : — Ah ! cher sire, mon redoute seigneur, permettez-moi de me rendre digne des honneurs et des bienfaits dont vous me comblez. II lui fit part du projet de tournois, et le supplia d'en au- toriser 1* execution par des lettres d'armes. ■ — Eh quoi ! mon ami Saintre, lui repondit ce bon maitre, c'est au moment ou je vous attache encore plus intimement a ma personne, que vous voulez vous eloigner de moi? Mais, ajouta ce bon roi, je ne peux vous condamner ; je peux encore moins vous refuser une occasion de me faire honneur et de me mettre en droit de vous armer chevalier. Des que le jeune Saintre eut obtenu cette permission de son maitre, il ne dissimula plus son entreprise. Ses herauts richement vetus, et leurs cottes d'armes brodees et blason- nees, parurent en public, ainsi que sa nombreuse livree, et les beaux chevaux que jusqu'alorsil avait tenus eloignesdans un village a quelques lieues de Paris. Cbacun felicita Saintre sur l'honneur que lui faisait son entreprise et sur la magnificence de ses preparatifs. L'usage de ce temps etait que le roi, la famille royale etles princes du sang fissent un don au jeune gentilhomme dont l'entreprise faisait honneur a la nation. Le monarque lui donna deux mille ecus d'or de son epargne; la reine en donna mille de la sienne; messeigneurs de Bourgogne, d'Anjou, de Berry, en donnerent autant; les princesses leurs epouses l'enrichirent de bracelets, d'attaches, d'anneaux, de pierreries, pour qu'il put repandre ses dons dans les diflerentes corns oil il allait combattre. La seule Dame des Belles-Cousines ne lui avait en- grands proprietaires fonciers, etsurlout les seigneurs normands,en firent aclieler en Orient; ils les croiserent avec la belle race normande,et c'est de la que sont sortis les chevaux anglais dits de pur sang, LE TETIT JEHAN DE SAINTRE. 141 core rien donne. La reine ne put s'empecher de lui en faire des reproches. — Vraiment, madame, repondit-elle, etes-vous bien sure que Saintre puisse faire honneur a votre cour et a la nation? — J'ose en repondre, dit la reiue. — Je me rends, alors, et je trouve de la justice a le de- dommager de la prevention que je lui ai souvent te- moignee ; je veux payer le bracelet qui doit etre la marque de son entreprise; j'espere qu'il saurale deiendre, et qu'il en coutera cher a celui qui voudra le prendre. Je veux bien meme lui faire l'honneur de le passer moi-meme a son bras le jour de son depart. Mais, ajouta-t-elle (comnie par re- flexion), il serait bon de savoir si Saintre s'est pourvu de tout ce qui lui est necessaire pour repondre avec eclat a la haute protection dont vous l'honorez ; et vous devriez peut-etre lui ordonner de faire rassembler ses equipages et son cortege dans le preau : Votre Majeste, etnous toutes, nous pourrions les voir du grand balcon, en revenant demain de la messe. La reine approuva fort la Belle-Cousine ; elle fit dormer l'ordre a Saintre, qui parutlelendemain, mais sans etre encore arme, dans le preau, a la tete de son cortege. II etait monte sur un beau cheval sarrasin, qu'il maniait avec une grace sans pareille. On admira le poursuivant d'armes et son equipage. La Dame des Belles-Cousines ne se recria point comme les autres : mais elle se rejouissait en elle-meme, et l'epingle fut mise en jeu. Saintre, en se jetant le soir aux genoux de la reine, lui pre- senta le bracelet, dont elle admira le travail, et qu'elle garda pour Fattacher a son bras le jour de son depart. Ce jour n'etait pas loin. Lorsqu'il fut arrive, la reine tint un grand cercle. Les herauts d'armes, revetus des marques de leur charge, se tinrent debout derriere la famille royale. Sain- tre parut arme de toutes pieces, renouvela aux pieds du roi 142 LES CONTEURS FRANCAIS. le serment d'obeissance et de fidelite, et regit de sa main, qu'il baisa, la lcttre d'armes. La Dame des Belles-Cousines, jouant la froideur, s'avaiica d'un air plein de noblesse et de dignite, et s'approchant de Saintre, attacba de sa main le riche bracelet. Saintre baisa le bas de sa robe avec le pins grand respect en la remerciant; et, suivi des plus anciens seigneurs et chevaliers de la cour, il descendit dans le preau,^ s'elanca legerement sur son cheval et prit la route d'Aragon, ou son premier heraut l'avait deja devance 1 . Des chevaliers Catalans gardaient differents passages dans les montagnes ; vaincus par les armes, les dons et la cour- toisie de Saintre, ils le precederent a Barcelone, ou les seigneurs du pays marquerent son arrivee par des fetes. II s'y arreta pendant, quelques jours pour faire reparer ses equipages, et Jes rendre encore plus brillants. De la il envoya trois herauts, dont le principal etait couvert des attributs et des livrees de France ; les deux autres 1'etaient des siennes. II les deputait pour presenter les patentes du roi de France, qui autorisait son entreprise, et pour demander la permission de paraitre a la cour du roi d'Aragon, d'embrasser les genoux de ce prince, et de lui presenter lui-meme les lettres d'armes. Tout lui fut accorde; et, peu de jours apres, il arriva pres de Pam- pelune, ou etait alors la cour d'Aragon. La grande reputation du noble poursuivant d'armes francais l'avait devance; et Saintre vit accourir a sa rencontre un nombre infini de che- valiers et de dames, quifurent frappes de sa magnificence. Le roi d'Aragon lui parla avec bonte, et lui demanda des nouvelles du brave chevalier qui regnait sur la France, ajou- 1 On trouvera peut-etre que les details du tournoi sont un peu longs et ne presentent pas le meme interet que le reste du roman; niais tout en les abregeant encore beaucoup, nous avons cru devoir en conserver la plus grande partie, parce qu'ils donnent une idee tres-exacte de ces jeux qui ont tenu une si grande place dans la vie de nos a'ieux. LE PETIT JEHAN DE SAIKTRE. 143 tant qu'il le felicitait d'avoir fait un pareil eleve. Les premiers chevaliers etaient prets a se disputer 1'honneur de le com- batlre ; mais il durent ceder eet honneur a monseigneur En- guerand, le premier d'entre eux, et proche parent du roi, dont il avait epouse la niece, madame Alienor, princesse de Car- donne, Tune des plus belles et des plus parfaites dames de Routes les Espagnes. Au moment "bu Saintre quitta le roi, monseigneur Enguerand vint a lui ainsi que toute la noblesse, avec l'air galant et ouvert des chevaliers aragonais et de ceux des deux Castilles. — Mon frere, dit-il a Saintre en lui tendant les bras, m'acceptez-vous pour vous delivrer 4 ? — Oui, seigneur, repondit Saintre ; et 1'honneur que vous daignez me faire est deja si grand, que je rougis de l'avoir en- core si peu merite. Enguerand, charme de tant de modestie, embrassa Saintre, detacha le bracelet qu'il portait au bras, y attacha un rubis superbe et le presenta ensuite aux dames et aux chevaliers. II y eut le lendemain une fete magnifique, et la reine dai- gna donner Fordre de tout preparer pour la passe d'armes. Les lettres de Saintre portaient que le premier jour les deux tenants rompraient cinq lances, et que le prix serait adjuge a celui qui aurait remporte quelque avantage. Les memes lettres portaient que, dans la seconde journee, les tenants combattraient a pied avec l'epee, la dague et la hache, et que le vainqueur recevrait un riche don du vaincu. Leroi et la reine, suivis d'une cour nombreuse, bonorerent les joutes de leur presence. L'honneur des trois premieres joutes fut absolument egal entre les combattants. A la quatrieme course, Enguerand pa- 1 En termes de chevalerie, delivrer signifiait enlever dans unejoutea son adversaire l'echarpe aux couleurs de sa dame, ou les attributs qu'il s'etait engage a porter et a del'endre dans la lutte* 144 LES CONTEURS FRANCAIS. rut avoir quelque avanlage ; mais Saintre. lui porta un coup decisif dans la cinquieme. Enguerand ayant manque son atteinte, Saintre l'atteignit dans la visiere de son casque et lui fit ployer la tete presque sur la croupe de son cheval, sans toutefois le renverser. Le combat fut arrete. Les juges du camp, ayant saisi les adversaires, les conduisirent au balcon royal. Aragon, pre- mier heraut d'armes, ayant recueilli les voix, Saintre fut pro- clame vainqueur. Enguerand prit le rubis des mains du he- raut, le presenta a Saintre, et lui dit : — Mon frere, puisse ce rubis parer les cheveux de la haute et vertueuse dame qui preside secretement a votre en- treprise ! Tous deux furent admis le soir au festin royal, et traites avec la distinction la plus glorieuse. Le lendemain fut un jour de plaisirs publics. Le troisieme jour, les trompettes annoncerent un combat plus serieux ; et les lices retrecies furent preparees dilfe- remment pour le combat a pied. Ce combat fut assez long et assez violent pour que les deux adversaires fussent obliges de reprendre quelquefois haleine, et de relacer leurs armes que la violence des coups avait, en par tie, faussees et disas- semblies. Le dernier assaut fut le plus terrible. Le jeune Saintre, ayant laisse echapper sa hache, eut recours a son epcc avec laquelle il para longtemps les coups qu'Enguerand lui portait. Se servant alors de toute son adresse pour esquiver ou parer, il saisit un moment favorable pour porter un si fu- rieux coup sur le poignet de son ennemi, que, sans la force de la trempe du gantelet, il eut peut-etre coupe le bras d'En- guerand, dont la hache vola a plusieurs pas de distance. Saintre ramassa alors la sienne avec la plus grande agilite, et en presenia la pointe a la visiere du casque d'Enguerand, sau- tunt legerement et posant le pied sur la hache tombee, que LE PETIT J§IIAN DE SAINTRE. 145 celui-ci voulait ramasser i . Enguerand, desespere de se voir desarme, s'elanca sur Saintre; et, Vembrassant etroitement, il essaya vainement de le jeter par terre : Saintre, Ie saisissant aussi du bras gauche, tenait sa cache levee du bras droit, mais sans lui porter un seul coup; il se contentait de re- sister a ses efforts , et de l'empecher de lui saisir le bras. Le roi d'Aragon, voulant faire finir cette lutte dangereuse, jeta sa baguette. Les juges saisirent les combattants, qu'ils separerent sans effort. Enguerand, levant aussitot sa visiere de la main qui lui restait libre, s'ecria : — Noble Francais, mon courageux frere Saintre, vous m'avez vaincu pour la seconde fois. — Ah ! mon frere, que dites-vous, s'ecria Saintre ? ne suis-je pas vaincu moi-meme par votre main, puisque ma hache d'armes est tombee la premiere? Pendant ce noble debat, ils furent conduits au balcon royal, et le roi descendit pour les recevoir l'un et 1' autre dans ses bras. Tandis que les herauts recueillaient les voix pour proclamer le vainqueur, Saintre courut vers le roi d'armes, reprit son bracelet, et vint la main droite desarmee, le pro. senter a Enguerand, comme a son vainqueur, sans vouloir donner aux herauts le temps de faire leur proclamation. 1 II yavait deux sortes de joutes guerrieres : les tournois proprementdits et les joutes a outrance; dans les uns on combattait aveedes amies emous- sees; dansles autres on combattait avec de veritables armes de batailleet Ton etait toujours libre detuer sonhomme. Les joutes aoutrance n'avaient point pour motifla haine ou la vengeance; on voulait seulement yrnon- trer son adresse, et ceux qui liguraient dans ces jeux sanglants croi- saient le fer avec le premier venu qui se presentait pour repondre a leur defi. C'est ain?i que, le 29 aout 1426, Charles VII assisla avec toutc sa cour au combat qui eut lieu a Paris entre un ecuycr francais, nomme Pierre Mosse, et un ecuyer anglais, nomme Astey, qui courait le monde pour briscr des lances. Pierre Mosse fut tue sur place, et Astey emporta son casque pour en faire hommage a sa dame. Tout cela ressemblait fort auxjeuxdcs gladiateurs, ce qui n'empeche point M. de Marchangy, autcur de la Gaule poetique, et autres historiens de la meme force, de vanter les tournois et les joutes comme des dcoles de yolitesse, 13 146 LES COHTEURS, FRANCES. Enguerand, loin de l'aecepter, lui presenta aussitot son epee par le pommeau. Le roi eut de la peine a arreter ces mouve- ments de generosite ; et decidant enfin que Saintre devait garder son riche bracelet, celui-ci, sur-le-champ, courut au balcon de la reine ; et, mettant un genou en terre, il voulut le faire accepter a madame Alienor. Elle refusa d'abord, mais, sur la priere meme de la reine, elle finit par l'aecepter ; et, detachant un riche carcan de diamants dont son cou etait pare : — Seigneur, lui dit-elle, il ne convient pas que vous re tourniez pres de la dame de vos pensees sans des marques de votre victoire. Malgre la gloire et les honneurs dont il etait entoure, 1'heureux vainqueur regrettait Paris et sa dame. II revint en toute hate et son premier soin fut de se rendre aupres du roi. Celui-ci, apres l'avoir embrasse, le conduisit a la reine, qui avait en ce moment dans sa compagnie la Dame des Beiles- Cousines. Celle-ci avait attache , de sa main , au bras de Saintre le riche bracelet, marque de son entreprise; il se voyait en droit de fui faire hommage de sa victoire, et de lui presenter le rubis eclatant et le riche carcan de diamants qu'il avait accepte secretement pour elle. Autorisee par la presence de la reine et les succes de Saintre, la Dame put laisser paraitre une partie des sentiments dont elle etait penetree; et se laissant entrainer par le desir si naturel de ne pas perdre un moment de vue son ami, qu'elle prevoyait devoir bientot etre entraine par une cour nombreuse, empressee a le feli- citer sur sa victoire : — Madame, dit-elle a la reine, si Votre Majeste daigne penser a. la fatigue que le pauvre Saintre vient d'essuyer en courant jour et nuit pour venir lui faire hommage, elle croira faire une oeuvre charitable, en l'emmenant dans son cabinet, ou elle n'admettra que nos Belles Cousines. Saintre trouvera LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 147 de este le temps de parler de joutes et de combats a ses compagnons. J'aimerais bien qu'il commencat par nous parler de la cour d'Aragon, et des beautes renommees dont elle est paree. La reine approuva fort cette proposition ; et, prenant Sain- tre sous le bras, elle le conduisit dans son appartement, ou les seules Belles Cousines furent admises. Saintre leur raconta d'abord tout ce qui pouvait satisfaire leur curiosite. Pendant ce recit, il levait souvent les yeux sur sa dame. Ses regards etaient encore plus suppliants que tendres : il attendait le si- gnal de la petite epingle. Helas ! la dame des Belles-Cousines n'en avait pas sous sa main, et en eherchait vainement dans toute sa parure. Un dernier regard de Saintre comblant son impatience, elle osa s'approcher de la reine ; et, feignant d'ad- mirer V eclat d'une agrafe de diamant, elle prit adroitement une epingle. La reine l'avait surprise. — Bon Dieu ! chere Cousine, lui dit-elle, n'avez-vous pas peur de gater vos belles dents? J'ai remarque que depuis quelque temps vous aviez pris cette habitude . Vous devriez mieux raenager un des charmes les plus parfaits de votre agreable figure. — Vrai- ment, madame, vous avez bien raison, dit la Belle-Cousine; mais vous savez que je suis distraite, et quelle est la force de l'habitude : je sens qu'il serait a present bien difficile de me corriger. Le reste du jour, Saintre fut oblige de se livrer aux em- pressements de ses anciens compagnons, et d'une cour dans laquelle il n'avait pas meme un seul ennemi secret. II attendait avec impatience le moment heureux de voir en liberte celle a qui il supposait si justement le meme desir. Ce moment vint, et fut le plus doux qu'il eut encore passe aupres d'elle. Ces moments se renouvelerent souvent, mais leur douceur fut troublee, au bout d'un mois, par l'arrivee inatteudue du comte Loisseling, Fun des plus grands seigneurs de la Pologne, 148 LES CONTEURS FRANQAIS. et grand officier de cette couronne. Ce brave palatin venait admirer la cour de Jean, accompagne de quatre autres palatins d'un rang a peine inferieur au sien. Tons les cinq, ayant fait la meme entreprise d'armes, portaient au bras un careand'or etune chame qui l'attachait au pied, sans leur oter la liberie de se servir de l'un et de l'autre. lis firent supplier le roi de leur permettre d'attendre dans son chateau qu'il se presen- ts le meme nombre de chevaliers pour les delivrer. Saintre n'osait rien demander a la Belle-Cousine; mais il ne lui parlait jamais de 1'entreprise d'amour des seigneurs Polonais sans la plus vive emotion. Elle lui accorda done la permission de se presenter au roi pour delivrer les nobles esclaves d'amour polonais. Le roi Jean ne balanca pas a le nommer le premier des cinq qui devaient combattre les chevaliers etrangers. La ceremonie se fit avec la plus grande splendeur. Saintre, s'avancant avec grace, alia demander au comte Loiseling, s'il 1'acceptait pour le delivrer. Celui-ci regarda comme un honneur le choix que le roi des Francs avait fait du jeune seigneur le plus renomme de sa cour. II serra tendrement Saintre dans ses bras, tandis que celu:-ci se baissait pour le delivrer de la chaine et du carcan attaches a Fun de ses pieds. Les lices furent elevees pres du palais Saint-Paul, dans la grande culture de Sainte-Catherine. Les combats durerent deux jours, et furent egalement honorables pour les deux partis. Mais Saintre fut proclame vainqueur. Le roi Jean descendit du balcon royal pour embrasserles deux combattants, et la Dame des Belles-Cousines fit jouer la petite epingle. Les seigneurs polonais repartirent pour leur pays, comblant Saintre, qui alia Jes reconduireaunejournee, de riches presents et de leurs caresses. Peude temps apres, un courrier vint annoncer au roi que douze chevaliers anglais avaient passe la mer ; et cfu'apres LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 149 avoir sejourne quelques jours a Calais, dedaignant de se sou- mettre aux usages recus, ils avaientpris le parti, non-seule- ment de ne point paraitre a la cour, mais meme de ne rien entreprendre qui put les obliger a y envoyer un heraut, et a recevoir aucune espece de permission d'un prince qu'ils ne reconnaissaient pas pour roi de France, etant le fils de Philippe de Valois, auquel leur maitre avait dispute la couronne i . A cet effet, les chevaliers anglais avaient seulement dresse un pas d'armes sur les confins de leur territoire, et fait elever un perron ou leursdouze ecus blasonnes etaient attaches pres des tentes oil ils devaient attendre ceux des chevaliers francais qui seraient assez hardis pour les toucher. Gette nouvelle excita 1'indignation des chevaliers francais. Qnelques-uns d'entre eux obtinrent d'aller chatier les orgueil- leux etrangers ; ils se rassemblerent au nombre de douze et partirent pour le port d'Ambleteuse pour aller toucher les ecus de ceux qui tenaient le pas d'armes. lis eurent pres- que tous du desavantage dans les premieres joutes, genre de combat ou la noblesse anglaise s'exercait sans cesse en me- moire d'Arthur et des chevaliers de la Table-Ronde. On sut bientot cette triste nouvelle a Paris. Le roi Jean jeta les yeux sur Saintre pour venger l'honneur de la nation 2 . Saintre par- tit, accompagnede chevaliers dont il connaissait l'attachement et la bravoure. A peine parut-il pres du perron, que, touchant les ecus, les Anglais sortirent de leurs tentes tout armes ; et, 1 Ce maitre etait Edouard III. Charles IV etant mort, en 1328, sans laisser d'enfants males, Edouard reclama la couronne comme etant d'un degre plus proche parent du feu roi, par sa mere Isabelle, fille de Phi- lippe le Bel, que Philippe de Valois son competiteur. La question sou- mise aux grands vassaux fut tranchee en favour de Philippe de Valois et ce fut la la cause de la guerre de Cent ans. 2 L'aventure des douze chevaliers anglais et francais, ici rapportee par le contour, est evidemmentinspiree par le Combat des Trenle qui eutlieu le 27 mars 1551, dans la landc de Ploermel. 13. 150 LES CONTEURS FRANCAIS, croyant marcher contre de faibles ennemis, ils ne craignirent point de leur montrer les boucliers francais renverses et trai- ned dans la poussiere. Saisis d'une juste indignation, Saintre et ses compagnons chargerent les Anglais avec fureur. Ceux-ci plierent bientot. Les lances, la haclie et l'epee leur furent egalement funestes. Saintre en ren versa cinq sous ses coups, etles obligea de demander merci. Saintre s'etant empare de leurs boucliers et de leurs ban- nieres, fit relever ceux des Francais, et les placa sur le perron avec honneur. II dedaigna de s'emparer des chevaux; et, ren- voyant les Anglais a Calais 1 , il leur dit qu'il garderait lemenie perron pendant trois jours, pret a le defendre contre ceux qui sortiraient.de Calais pour 1'attaquer. Mais les trois jours s'etant ecoules sans qu'il vit paraitre aucun adversaire, il revint a Paris et y entra aux acclamations du peuple. Les boucliers furent deposes aux pieds du roi, qui, des le lendemain, con- voqua une assemblee brillante, et Saintre fut regu chevalier. II n'etait pas d'usage que la reine chaussat de sa main les eperons, meme aux premiers princes du sang ; mais quand elle voulait honorer cette ceremonie, elle la faisait accomplir en sa presence par la princesse qu'elle aimait le mieux. La Dame des Belles-Cousines fut l'objet de son choix. Celle-ci remplit d'un air noble et plein de grace une charge si chere a son coeur ; elle attacha l'eperon, et saisit ce moment pourfaire le signal, que Saintre avait toujours Fair de recevoir comme il l'avait recu quinze ans auparavant pour la premiere fois. Leroi Jean declarale meme jour, qu'ayantete invite asejoin- dre aux autres princes Chretiens qui formaient alors une es- pece de croisade pouraller au secoursde la Prusse, de laHon- grie et de la Boheme, desolees par les Sarrasins, il avait pris la resolution d'accorder un puissant secours aux chevaliers 1 Parce que Calais elait devcnu une ville anglaise apres la bataille de Crecy, en 134G, LE PETIT JEHAN DE SAINTRfi. 151 Teutoniques * ; que la banniere royale serait confiee a la bra- voure de Saintre. La resolution du roi et le ehoixqu'il avait fait de Saintre pour garder la banniere furent approuves dc tous. Mais la Dame des Belles-Cousines ne pouvait se defendre d'une vague tristesse, etce ne futque lentement et d'une main trem- blante quelle porta la petite epingle a ses levres. Saintre qui n'etait pas moins triste qu'elle, partit bientot avec les cinq cents lances, et trouva pres des barons qu'il allait secourir le plus brillant accueil; ils s'empresserent tous de le reconnaitre pour leur chef, et marcherent avec lui eontre les Sarrasins, auquels ils firent durement sentir la force de leurs bras. Pendant ce temps la Dame des Belles-Cousines tomba dans un ennui profond. Elle portait souvent la petite epingle a sa bouche, mais personne n'etait la pour repondre au signal, et peutefcre n'eut-eile pas ete fachee qu'un autre chevalier l'eut compris, car elle ne regrettait plus settlement, elle desirait, et le desir plus encore que le regret la fit tomber enlangueur. La reine s'enapercut, et luienvoya son medecin,messire Hue. Gelui-ci obeit aux ordres de la reine ; il alia voir la Dame des Belles-Cousines; et, du ton le plus respectueux, lui fit les questions ordinaires. Des reponses vagues ne lui appri- rent rien de particulier sur l'etat de sa sante. II s'apercut seulement, quoique la chambre fut obscure, que ses yeux pa- raissaient rougis par deslarmes; et quelques soupirs etouiles, une voix entrecoupee, lui firent juger facilement que son ame etait occupee d'un sentiment profond et douloureux. II lui tata le pouls et fut surpris de voir combienil etait agite, mais il ne se contenta point de cette epreuve; et passant douce- ment la main sur son beau corps , il vit la Dame tressaillir * Ceci est sans doute une allusion au projet de croisade forme en 1563 par le roi Jean. Mais, comme les romanciers du moyen age traitent tou- jours l'liistoire a leur fantaisie, l'auteur raconte cctte croisade comme si elle avait eu lieu reellement. 152 LES CONTEURS FRANQAIS. vivement, et jugea a d'autres signes encore que l'absence de Saintre n'etait point la seule cause des langueurs de la ma- lade. La reine, d'apres le rapport de messire Hue, passa chez la Dame des Belles-Cousines au sortir de la messe ; et touchee de la \oir pale et defaite, elle l'embrassa tendrement, et s'atten- drit sur ses maux. Celle-ci repondit quelle etait en effet tres-souffrante, mais que le medeein lui avait conseille de prendre de la distraction, et qu'elle esperait bien se retablir par le changement d'air, le sejour de la campagneetbeaucoup d'exercice. La reine le pensant comme elle, d'apres l'avis du medeein, la pressa de hater son depart ; et , peu de jours apres, elle partit, suivie des fideles damoiselles Catherine, Jehanne et Ysabelle, pour se rendre dans son magnifique chateau qui etait situe a soixante lieues de Paris, sur les bords d'un beau fleuve, enloure a demi d'une vaste foret. Arrivee dans son domaine, la dame s'occupa les premiers jours a le parcourir et a donner ses ordres pour rembellisse. ment des jardins. Elle eut d'abord un peu de peine a se faireaux galenes,a l'e- paisseur des murs etaux appartements voutes, et son premier soin fut de se menager un appartement commode, et surtout un petit oratoire bien retire qu'elle arrangea comme celui dont le souvenir lui etait si cher ; elle parut jouir d'abord d'une meilleure sante, mais les memes regrets, les memes inquietu- des secretes commencaient a la faire retomber dans son pre- mier etat, lorsqu'im incident imprevu vint la distraire des re- veries, oii sans cesse elle aimait a se replonger. Un matin, ses damoiselles etant rassemblees de bonne heure dans sa chambrepour y dejeuner avec elle, entendirent une belle et forte sonnerie qui paraissait sortir de la foret. Elleappela le capitaine du chateau pour lui demander d'ou venait ce bruit. •*** LE PETIT JEHAN DE SA1NTRE. 153 — Madame ignore-t-elle, dit le capitaine, que 1'abbaye de , dont ses ancetres sont fondateurs, est situee a moins d'une lieue d'ici? C'est sans doute pour annoncer la fete des pardons, qui se celebre tous les ans dans ce temps-ci, que les religieux font sonner toutes leurs leurs cloches. Le desir de gagner les pardons la determina a faire venir promptement ses voitures pour se rendre a 1'abbaye, ou sa qualite de fondatrice lui donnait droit d'entrer. L'abbe quigouvernait cette abbaye avait tout au plus vingt- six ans ; il etait fils d'un riche laboureur des environs qui avait merite deux fois d'etre recompense par les officiers du roi pour s'etre mis a la tete des communes contre les grandes compagnies qui, pendant la paix avaient penetre dans la pro- vince. II avait gagne dix proces contre les cures envahisseurs du pays, dont il avait defendu les habitants qu'il aidait et nour- rissait en temps de disette. Ce brave homme ne savait ni lire, ni ecrire ; mais n'imaginant pas qu'un peu d'instruction put nuire jusqu'a un certain point a ses enfants, il avait permis a son cure de les instruire a sa maniere, tandis qu'il s'occupait de les former aux moeurs honnetes, et de les endurcir aux travaux de la campagne. L'aine de ses fils ne promeLtait que d'etre un jour le meilleur laboureur et le meilleur pere de fa- mille des environs ; mais le second etait un vrai prodige. Des l'age de seize ans, il savait lire et chanter au lutrin, d'une voix qui couvrait celles du vicaire et du maitre d'ecole ; por- tant legerement la grande croix d'une main a la procession, il encensait de l'autre a six pieds de hauteur; il sonnait deux cloches a la fois, mangeait la moitie d'un pain benit, buvaitle vindes burettes; etle cure ne ccssait de dire a son pere que s'il voulait mettre son fils en religion, il deviendrait une des lumieres de l'Eglise. Ce cure meme, qui voyait tout en beau dans son disciple favori, l'ayant vu battre souvent les compa- gnons de son age, assurait qu'il etait ne pour commander aux 154 LES CONTEURS FRANQAIS. liommes, et qu'il parviendrait aux grandes dignites de son ordre. Le bon perene put se refuser a ces pronosticsbrillants; et s'apercevant que les jeunes filles du village commengaient a jouer avec son fils les jours de fete, et qu'il en avait meme conduit quelques-unes dans le bois, il ne diftera plus a suivre les conseils du cure, et alia le presenter a l'abbaye de ***, ou il fut recu a bras ouverts. Le jeune novice s'y forma sans peine. Jamais onn'avait ap- porte dans son etat de plus heureuses et de plus brillantes dis- positions. 11 devint le heros du choeur, de la cuisine etdu cel- lier; levant unmuidd'une main pour le ranger surles treteaux, composant les meilleures sauces, chantant les lecons a tene- bres et les liymmes d'une voix eclatante. Ses talents, sa figure charmante, sa force, sa haute taillese perfectionnerentdejour en jour. II se fit aimer de l'abbe, de ses confreres et, recu profes, il passa rapidement par toutes les charges de l'abbaye. Cinqou six ansapres, l'abbe mourut d'indigestion, maisavant de rendre lame, il le designa, aux moines rassembles autour de son lit, comme devant etre son successeur, et ceux-ci le nommerent d'autant plus voloritiers qu'ils n'avaient point avec lui a. craindre une reforme 1 . Lorsque la Dame des Belles-Cousines arriva dans l'abbaye, quatre peres, portant un dais, 1'attendaient a la porte de l'e- glise : un riche carreau etait prepare pour elle ; et l'abbe, con- vert de sa mitre, tenait sa crosse d'argent d'une main, et de l'autre le goupillon pour lui presenter 1'eau benite. La Dame la prit de sa main ; et l'abbe I'ayant conduite sur un riche prie- Dieu pres de 1'autel, entonna le Te Denm. La voix de l'abbe fit impression sur la Dame, et les yeux de la Dame firent impression sur l'abbe. 1 Brantome donne sur les elections de certains abbes au seizieme sie- cle des details exactement semblables a ceux-ci. « Les moines, dit-il. pour boire a leur aise, portent leur clioix sur les meilleurs biberons. » LE PETIT JEHAN DE SAINTRE, 155 La messe etant dite, la Dame des Belles-Gousiues se pre- parait a partir, lorsque l'abbe, l'ayant conduite a la porte de l'eglise, lui dit respectueusement qu'il etait bien tard pour retourner diner a son chateau ; et la supplia, comme fonda- trice de l'abbaye, de venir s'y reposer, et prendre un repas fru- gal dansun monastereaime de sesaieux. Elle ne trouva aucune raison de refuser, et sa surprise fut grande en entrant dans une vaste salle placee entre deux jardins, oil deja Ton dres- sait une table couverte du plus beau linge, et qui bientot fut jonchee de fleurs ! Un festin superbe fut proprement servi 1 ; et l'abbe parut encore plus aimable a cette table, qu'il n'avait paru majestueux a l'eglise. La Dame le regardait du coin de 1'ceil, elle suivait sans cesse, et peut-etre meme sans s'en douter, tous ses mouvements, et n en trouvait aucun qui ne fut anime par une grace naturelle. Les excellents "vins de toute espece, et surtout le vin de Tordrede Giteaux, le bon vinde Youjeaux, beni par saint Ber- nard, les vins des Pyrenees et de la Grece, que l'abbe faisait venir a grands frais, et qui brillaient sur la table dans des hanaps de cristal, firent naitre la gaiete qui bannit la con- trainte. L'une des trois damoiselles, maclame Catherine, que quelques annees de plus rendaient plus bardie que ses com- pagnes, aimait beaucoup a parler, et, trouvant Fabbe tres- aimable, elle l'agaca par quelques plaisanteries. L'abbe lui fepondit de gaillardefacon. La Dame des Belles-Cousines dit son mot; et l'abbe qui bavait toujours, se mit a comparer la fondalrice de son couvent aux saintes du paradis et a Venus meme, dont il avait appris lliistoire sur une ancienne tapis- serie; il fit rougir la Dame des Belles-Cousines : mais ilne de- plutpas. « J'espere bien, dit-if, madame que notre fondatrice 4 La cleesse en entrant qui voit la nappe mise Admire un si belordreet reconnait l'Eslise, 156 LES CONTEURS FRANQAIS. ne voudra pas nous faire manquer aux statuts de notre maison, dont ses aieux l'ont faite la protectrice. L'un des plus sacres que notre bon et saint pere Bernard nous aitlaisse, c'est celui d'exercer l'hospitalite. Quiconque, dit-il, entrera dans les monasteres de mon ordre, doit y etre recu et traite, pendant trois jours, comme le serait un des enfants de l'abbaye. Les religieux meme sont en droit d'exiger qui! y reste au moins un jour franc, pour qu'il assiste a leurs prieres, a leurs repas, et qu'il puisse s'associer aux merites attaches a l'ordre. Son- gez, madame, que vous etes venue dans cette maison pour gagner les pardons; et que vous ne pouvez les obtenir qu'en observant notre regie, et en nous accordant au moins toute la journee. Nous avons des cbambres commodes; demain vous pourrez assister a notre office, gagner les pardons, prendre un diner comme celui-ci, et retourner le soir a votre chateau. » Cette fois encore la Dame des Belles Cousines ne put trouver aucune bonne raison pour refuser ; elle promit done de ne partir que le lendemain, et elle le promit avec un si doux sou- rire, que l'abbe tomba a ses pied?, et baisa tendrement le has de sa robe. Elle trouva que, dans cette humble attitude, il avait encore plus de grace que sous ses ornements abbatiaux. Apres avoir vide quelques petites coupes remplies d'une exquise liqueur de la Dalmatie, l'abbe conduisit la Dame des Belles-Cousines dans un vert et beau preau, ou des fauteuils etaient prepares a 1'abri du soleil, et il lui dit d'un air riant : — Madame, vous devez etre lasse de ces. joutes et de ces tournois presented si souvent dans les grandes cours. Per- mettez-moide vous faire voir les jeux que les enfants de saint Bernard se permetlent pour s'entretenir dans une souplesse de herfs et dans un exercice utile a la sante. A ces mots, donnant l'exemple aux jeunes moines de soil convent, il fut le premier a secouer son long scapulaire et son chaperon ; il retroussa sa robe dans sa ceinture, et LE PETIT JEHAN DE SAINTRfi. 157 laissant voir des bras blancs et nerveux decouverts jusqu'au- dessus du coude, il provoqua les religieux a la course, au saut et raeme a la lutte. Quelques-uns des jeunesmoines parurent desemules dignes de lni dans les deux premiers jeux; mais, quoique presque tous fussent grands et bien faits, aucun n'approchait de sa taille nerveuse; aucun n'eut ose se presenter pour la lutte, si l'abbe, en provoquant les deux plus forts, ne les eut piques d'bonneur. 11 les laissa, pendant quelque temps, faire des ef- forts inutiles; et voulant eniin terminer ces jeux qui duraient depuisune heure,ilenleva tout a la fois ses deux adversaires, et alia les porter enlre ses bras aux pieds de la Dame des Belles-Cousines. Celle-ci se rappela les joutesou, dansun temps bien eloigne deja, elle avait admire la grace et la souplesse de Saintre, mais elle trouvait l'abbe beaucoup plus vigoureux, et quand il vint mettre ses deux compagnons a ses pieds, en lui di- sant : « Madame, c'est a vous de nommer le vainqueur ; et c'est de voire main qu'il doit recevoir le prix de sa victoire. » Elle rougit, et tirant de son doigt une grosse emeraude, entouree de diamants jaunes : — Sire abbe, lui dit-elle, qui pourrait ici vous rien dispu- ter? Recevez done de ma main ce leger prix de votre victoire, dans ces jeux plus agreables pourmoi que les combats souvent ensanglantes de nos tournois. L'abbe, se jetant une seconde fois a ses genoux, presenta sa main pour recevoir la bague; en voulant la placer elle-meme, elle serra le doigt, et l'abbe embrassa la main qui le pres- sait. L'un et l'autre seleverent enfm. L'abbe la conduisit a une voiture qu'il avait fait preparer pour une chasse et une pro- menade a travers les belles routes de la foret. Bientot des fau- conniers, bien monies, entourerent la voiture; l'abbe, vetu 14 458 LES CONTEURS FRANQAIS. d'un habit de campagne, parut sur mi beau cheval. Les cbiens firent lever le gibier de toutes parts 1 , et les alouettes furent enlevees par les emerillons ; les perdrix furent portees a terre par le coup de talon des tiercelets ; et un heron s'etant eleve d'une touffe de roseaux, trois faucons qui furent l'instant d'apres dechaperonnes, s'eleverent en tournant pour suivre le heron, qui dejase derobait aux yeux etparaissait avoir perce la nue ; quelques moments apres on le vit se precipiter sous les coups redoubles des faucons, qui 1'ayant a la fin surmonte dans son vol, le frappaient tour a tour.de leurs talons, et descendirent avec assez de rapidite, pour le lier dans leurs serres au moment qu'il allait toucher la terre. L'abbe s'avan- cant promptement, recut de ses fauconniers la patte et les belles plumes de l'aigrette du heron, et vint les offrir a la Dame. La chasse etant finie, la voiture prit la route de la foret. Bientot un repas friand tut offert a la compagnie et la Dame des BeliesCousines se dit en elle-meme, qu'elle avait agrea- blement passe la journee etque les abbes etaient aussi airaables que les chevaliers. En arrivant a l'abbaye, les premieres ombres de la nuit, augmentees par un leger orage, lui firent voir la facade illu- minee ; et ce fut a la clarte de vingt flambeaux tenus a la main, que l'abbe la conduisit dans Fappartement qu'il lui avait fait preparer. Un concert se fit bientot entendre ; mais la Dame tres-agitee neput preter attention a cette nouvelle fete; quel- ques moments de repos lui paraissant preierables, elle passa dans Finterieur de son appartement avec ses damoiselles et l'abbe, qu'elle eut trouve bien impoli de bannir d'aupres d'elle. L'abbe restaseul avec la Dame aux Belles-Cousines, apres le 4 Ceci nous donne un renseignement pen connu sur les chasses a 1'oi- seau, c'est-a-direl'emploi des chiens pour battrela plaine. LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 159 depart de ses suivantes. Le lendemain il etait pres d'elle au moment de sa toilette, et quand la nuit fut venue, il ne vint pas au choeurpour chanter vigiles avec les moines. Les par- dons devant encore durer cinq jours, la Dame pensa qu'elle ferait bien de ne point partir, afin de gagner une indulgence pleniere, et trois mois apres elle etait encore dans 1'abbaye, lorsqu'un messager lui apporta une lettre de la reine, qui la rappelait a la cour. Prevenue de son arrivee, elle eut grand soin de rester au lit et de fermer ses rideaux, de peur qu'il ne la vitfraiche et vermeille. — Je souffre encore trop, lui dit-elle, pour retourner a la cour ; mais le traitement, ordonne par messire Hue me fait grand bien, et je veux encore attendre quelque temps avant de le cesser. Le messager partit avec cette reponse. Saintre pendant ce temps, s' etait acquis une nouvelle gloire par la defaite des Sarrasins; ils avaient fui devant lui et la chretiente tout entiere celebrait ses exploits. Heureux de mettre aux pieds de sa dame les trophees qui temoignaient de sa vaillance, il revint a Paris, et se presenta au chateau royal; ii pensait trouver la Dame des Belles-Cousines chez la reine, et recevoir le signal de la petite epingle; mais quelles furent sa surprise et sa douleur, en apprenant de la bouche de la reine meme, que depuis plusieurs mois la Belle-Cousine s'etait re- tiree dans l'un de ses chateaux, qu'elle donnait rarement de ses nouvelles, et se servait meme de nouveaux pretextes pour prolonger son absence ! La douleur et les inquietudes de Sain- tre ne porterent que sur la langueur et la maladie qui rete- naient depuis silongtemps celle qu'il aimait: ilprit le pretexte de la mort de son pere, de la necessite d'aller se faire recon- naitre par les vassaux de sa baronnie ; et des le surlendemain, suivi d'un seul ecuyer, il se rendit au chateau de la Dame des Belles-Cousines. 160 LES CONTEURS FRATSQAIS. Arrive dans le pare, il apprit par un valet que sa maitresse jouissait de la sante la plus parfaite, et quelle venait de tra- verser le pare, montee sur sa haquenee 1 , et suivie de ses trois dames, pour aller chasser dans la foret. Saintre se mit a sa recherche; et, dirige par le bruit des cors et la voix des chiens, il I'apercut bientot arretee dans une clamere. Yoler pres d'elle, se Jeter a bas de son cheval, embrasser ses genoux, fut l'ouvrage d'un moment. La Dame, qui ne l'atten- dait pas, qui ne pensait plus a lui, que sa presence accusait, fit un cri de surprise : — Ah! e'estvous, monseigneur de Saintre? lui dit-elle, vraiment je ne vous attendais pas sitot. Mais pourquoi done avez-vous quitte votre bon maitre ? pourquoi etes-vous venu me chercher ici? — Juste ciel! madame, dit Saintre, est-ce bien vous qui tenez ce langage, et me recevez avec une si cruelle froideur? — Sijeneme trompe,repondit-elle d'un air sec ethautam, vos propos renferment un reproche ; de quel droit venez-vous troubler mes amusements? Saintre pensa mourir d'etonnement et de douleur. II n'avait pas la force de se relever, et la Dame des Belles -Cousmes etait deia prete a s'eloigner, lorsque l'abbe arriva a toutes jambes, un cor passe dans le bras gauche, et, sans prendre garde a Saintre, il dit a la dame : — Ne perdez pas un moment, si vous voulez voir le cert encore vivant. — La dame frappa sa haquenee, et s'eloigna brusquement avec l'abbe. , Saintre chercha a deviner quel etait cet homme. 11 le suivit tristement de loin et le vit bientot qui levari le pied du cerf pour l'offrir a la dame. Ge!le-ci avait eu le temps * Haquenee etait le nom des chevaux montes paries dames. LE PETIT JEIIAN DE SAINTRE. 101 d'avertir l'abbe que le chevalier qu'il venait de voir etait le ce- lebre Jehan de Saintre, Feleve du roi, qui possedait un chateau pres de son abbaye. Saintre ne tarda pas a rejoindre la Dame des Belles-Cou- sines, il la salua profondement quand il fut pres d'elle. • — Sans doute, sire, lui dit-elle, vous etes venu de voire chateau pour voir un moment la chasse? — Non, madame, lui repondit-il; arrive depuis tres-peu de jours de 1'armee d'Allemagne, je n'ai paru qu'un moment a la cour. L'inquietude que me donnait la maladie d'une dame qui m'a toujours protege, ne m'a pas permis de difierer un moment de venir moi-meme m'informer de son etat. — Vraiment, repondit-elle, vous aviez grand tort de vous en inquieter : vous pouvez voir qu'il n'a jamais ete meilleur qu'aujourd'hui ; et meme, ajouta-t-elle en regardant l'abbe qui souriait, jamais mon ame ne fut plus tranquille que depuis que je goiite ici des plaisirs qui m'etaient inconnus. L'abbe empecha Saintre de repondre, et, s'approchant de lui d'un air familier : — Monseigneur de Saintre, lui dit-il, j'apprends que nous sommes voisins ; il ne tiendra pas a moi que nous ne vivions dans la meilleure intelligence. A ces mots , sans meme attendre la reponse de Saintre, il s'approcha d'un air familier de la Dame : — Madame, lui dit-il assez haut pour etre entendu, ne me conseillez-vous pas de prier le seigneur de Saintre de venir souper ce soir a l'abbaye ? — Eh mais, dit-elle assez embarrassee, comme vous voudrez;... ccpendant... ne dechirez pas sa robe pour I'arreter, s'il se refuse a votre invitation. Saintre, qui voulait penetrer ce mystere, se rendit a l'invi- tation ; et tous ensemble ils prirent le chemin de l'abbaye. En y entrant, il se crut dans un chateau prepare pour les noces 14. 402 LES COOTEURS FRAKCAIS. du seigneur du lieu, plutot que dans le sejour d'un moine, fut-ce meme d'un moine de l'ordre de Citeaux. Le sonper fut assez gai , Saintre ne cherchant deja plus a penetrer les sentiments de la Dame des Belles-Cousines, et Labbe se livrant a la joie bruyante d'un homme heureux. Bientot meme, excite par les regards et les applaudissements de la Dame, qui ne se contraignait plus, il essaya de faire quelques plaisanteries sur la chevalerie, et sur ceux qui ti- raient leur honneur et leur renommee de cet etat. Le vin, la bonne chere, les oeillades de la dame 1'emportant encore plus loin, ilosa lui presser les genoux. Saintre vit le mouvement; et, quoiqu'il eut pris le parti de n' avoir plus qu'un iroid me- pris pour l'infidele, il ne put s'empecher de rougir pour elle. Le moine, voyant son air serieux et embarrasse, se crut en droit de le braver. « Qu'est-ce done, monseigneur de Saintre, lui dit-il, vous avez Fair de vous ennuyer avec nous? Levin ne vous parait-il pas bon, ou la pitance d'un simple religieux n'est-elle pas digne d'un chevalier souv r ent admis a la table des plus grands souverains? » Saintre 1'assura qu'on ne pouvait rien ajouter a l'excel- lence du vin et a la bonne chere ; et que d'ailleurs, la pre- sence d'une aussi grande dame honorerait la plus vile chau- miere. — Tous ces chevaliers et ces ecuyers, dit l'abbe, qui vont si souvent courir le monde, seraient bien heureux de trouver quelquefois de pareilles chaumieres en leur cbemin. La Dame sourit de la repons£ de l'abbe, et, le pressant du genou a son tour, semblait 1'animer a poursuivre la plai- santerie. — Convenez, seigneur de Saintre, lui dit-il, que de tous ces batailleurs il en est bien pea qui soient conduits par l'amour de la gloire. Se trcuvant oisifs dans une cour, ils comniencent par y chercher quelque lblle ou quelque beaute LE PETIT JEIIAN DE SALNTRE. 463 niaise, facile a seduire ; s'ils la trouvent, ils la trompent ; s'ils sont rebutes, ils gemissent, ils pleurent; et les femmes, qui ne sont que trop portees a croire aux grandes passions, en sont souvent les dupes. Mais uu des moyens les plus surs de ces queteurs d'aventures, c'est de faire avec eclat pour elles ce qu'ils nomment des entreprises d' amour. Alors s'attachant quelque espece d'emprinse 1 sur le bras, au cou ou a la jambe, ils font accroire en particulier a toutes ces pauvres dames, qu'ils les out prises pour elles, et que c'est pour leur en ap- porter le prix qu'ils vont courir les plus grands hasards. Ils trouvent merae un double avantage a cette feinte ; 1'ancien usage des grandes cours etant de favoriser de pareilles entre- prises, ils savent qu'ils recevront de la bonte du maitre de la famille royale le moyen d'aller courir le monde, et de se donnerdu bon temps. Successivementilsparcourent les cours del'Europe; ne songeant qu'a s'y amuser. Les salles de bal sont leurs lices. Lorsqu'ils ont bien baltu le pays, ils revien- nent avec un valet menteur qu'ils habillent en beraut d'aiv. mes; etle cbargeant de mentir encore plus qu'eux, il resulte des contes les plus faux la plus fausse renommee et le plus brillant accueil. Qu'en pensez-vous, madame? — Je pense, dit la Dame, que vous venez de peindre 2 trait pour trait, tous ces jeunes aventuriers 2 . 1 On donnait le ncm d'emprinse a certaines marques que portaient les chevaliers, en l'homieur de leur dame. G'est ainsi que Jean, due de Bour- bon, voulant, comme il disait dans son defi, « eschiner oisivete, avancer son honneur el acquerir la grace de la tres-belle dame dont il etoit servi- teur », fit publier en 1414 un cartel ou il s'engageait, en son nom et au nom de seize autres chevaliers, a porter a la jambe gauche un anneau de prisonnier, e'est-a-dire une emprinse, en or pour les chevaliers, en argent pour les ecuyers, jusqu'a ce qu'il cut trouve seize adversaires dis- poses a accepter le combat. 2 Cette vive et souvent juste critique de la chevalerie est la premiere de ce genre qui se rencontre dans nos anciens romans. Le heios de la Manche, et le cure, dans le cbef-d'eeuvre de Cervantes, ne parleront pas 464 LES CONTEURS FRANQAIS. — Tons ! s'ecria Saintre en la fixant, tous !... Ah! madame, il n'est pas possible que vousle pensiez; et je suis etonneque la proteclrice nee de la noblesse du royaume, et qui s'est montree telle jusqu'a ce jour, la laisse avilir en sa presence, avec autant d'audace et de faussete. — Parbleu ! monseigneur de Saintre, reprit l'abbe, il peut bien y avoir quelques exceptions ; mais, en general, c'est l'liistoire fidele de tous ces gens qui se couvrent de fer, et qui souvent auraient grand' peur, s'ils rencontraient un veritable danger. — Pere abbe, repondit Saintre, tous osez trpp ; respectez un etat qui tous dote, tous protege, et tous aide a recueillir tranquillement les richesses dont souTent tous abusez. Si vous ctiez d'etat a soutenir les propos temeraires que vous Tenez de hasarder, tous subiriez bientot la punition qu'ils me- ritent. • — Ma foi, monseigneur de Saintre, dit brusquement le moine, je les soutiendrais enTers et contre tous, si ce pouTait efre aTec des armes egales, et dont je fusse accoutume a me servir. II est Traiment bien aise a un homme si eirveloppe de fer qu'on aurait peine a le blesser avec une aiguille, de bra- ver un pauvre moine qui n'a que son froc et son scapulaire : mais si, pour soutenir vous-meme ce que tous m'avez dit, tous me presentiez un champion qui acceptat de lutter aTec moi, madame connaitrait bientot qui de nous deux a raison. La Dame des Belles-Cousines se pamait de rire decette dis- pute : ses yeux, ses pieds, ses mains encourageaient l'abbe, et paraissaient lui applaudir. Bientot, perdant toute retenue, et Ue cherchant plus qu'a braTer et a mortifier Saintre, con- autrement, Francois I er essayera en vain de faire revivre la chevalerie,elle ne sera plus desormais qu'un souvenir, et de toutes ses institutions elle- ne laissera que de vains litres et la coutumebarbare du duel ou les ad- versaires s'egorgeront avec politesse, comme les champions des tournois. LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 165 naissant les forces de l'un et de 1' autre, et jugeant l'abbe - supe- rieur par ce qu'elle avait deja vu sur le preau : — Pere abbe, dit-elle avec un rire moqucur, savez-vous ce que vous risquez par un pareil defi ? et ne voyez-vous pas que le seigneur de Saintre, qui se trouve maintenant sans armes, nedoit point balancer del'accepter? — A la bonne heure, dit l'abbe, si le jeu plait a monsei- gneur, je suis sonhomme. Non, je ne m'en dedirai pas; et je serai charme si madame veut bien elre temoin de cette lutte, et couronner de sa main celui qui remportera la victoire. Saintre sentit bien toute la noirceur et l'adresse de celle qu'il meprisait deja dans son ame. Mais son grand coeurneput souffrir d'etre defie par un moine insolent; et il ne resista point a son premier mouvement qui le portait a celte lutte inegale : il se leva de table le premier, et regardant la dame avec fierte : — G'est, en effet, madame, lui dit-il a demi-voix, la seule espece de combat que vous meritez qu'on accepte aujourd'hui pour vous. Des que l'abbe vit Saintre debout, il quitla la table en fai- sant un saut de joie ; il courut s'emparer familierement de la main que Saintre avait si souvent pressee, et il entraina plu^ tot qu'il ne conduisit la Dame dans le preau voisin. La, des qu'il fut arrive, il se depouilla promptementdetous ses habits monastiques, et ne conserva pas meme le dernier veteraent que la decence lui prescrivait de garder en presence des dames 1 . Pendant ce temps, le modeste Saintre, servi par 1 Ce moine se battant mi devant sa maitresse ne faisait que continuer les habitudes du moyen age. Au treizieme siecle les magistrals munici- paux d'une ville du Midi, voulant attirer les etrangers, a leurs foires, donnerent des courses ou desfilles dejoie vinrent toutes nues disputer le prix de l'agilitc. Dans certaines communes, les femmes surprises en adultere etaient promenecs nues par les carrefours, et les miniatures des manuscrits repre^entent souvent des femmes et des maris couches tout 1GG LES CONTEURS FRANQAIS. l'ecuyer qui ie suivait, rougissait de se voir force a rendre les amies egales, et a ne conserver aucun espece d'avantage sur l'abbe. Mesdames Catherine, Isabelle et Jehanne baissaient les yeux, ou se les couvraient avec leurs chasse-mouches, tandis que la Dame admirait l'abbe et faisait remarquer aux autres moines, tout fiers de la valeur de leur chef, la superiority qu'il annoncait sur son adversaire. Saintre se presenta de bonne grace aux bras longs et ner- veux de l'abbe qui pouvait en embrasser deux comme lui. II se soutint deux ou trois tours avec assez de force; mais le moine, des longtemps exerce dans ce genre de combat, lui ti- rant fortement un jarret avec le sien, les deux pieds de Saintre parurent bientot en Fair ; 1'insolent abbe, s'ecriant alors : « Ah ! madame, priez un peu monseigneur de Saintre de m'epar- gner, » 1'etendit sur 1'herbe tout de son long. Tandis que Saintre se relevait assez honteux de sa chute, le moine etait deja aux genoux de la Dame des Belles-Cousines. — Madame, lui dit-il, je viens de soutenir mon dire; mais si monseigneur de Saintre veut recommencer une seconde lutte en 1'honneur de ses amours, jeluiferai voir que lorsque j'ai mis bas mon scapulaire, je peux aussi bien que lui ac- complir i'usage des joutes qui prescrit de rompre une der- niere lance en 1'honneur des dames. — Ah ! vraiment, s'ecria-t-elle, je crois monseigneur de Saintre trop galant pour se refuser a remplir cet usage ; et s'il y manquait, je le tiendrais le reste de ma vie pour cheva- lier de mince valeur, et lui en ferais la honte en presence de la reine et de mes Belles Cousines. Furieux de cette infame conduite, et de ces propos d'une nus dans leurs lits. La chemise figurait au nombi-e des presents que les dames faisaient aux chevaliers, et c'etait la, il faut en convenir, un sin- gulier gage de leur pudeur. Les chemises de la Yierge figurent aussi parmi les reliques du moyen age. LE PETIT JEI1AN BE SAINTRE. 167 femme d'autant plus haissable qu'elle avait ete plus aimee, Saintre se presenta pour la seconde fois a la lutte, et ne fut pas plus heureux. Le vigoureux moine s'amusant de ses vains ef- forts, le mit hors d'haleine, et l'etendit encore une fois sur l'herbe. Cette cruelle plaisanterie n'ayant ete deja que trop prolongee, les trois damoiselles de la princesse, qui aimaient aussi tendrement Saintre qu'elles l'estimaient, ne purent s'em- pecher de faire entendre a leur Dame combien elles etaient scandalisees de voir qu'elle 1'eut si longtemps soufferte; ren- trant un peu en elle-meme, elle revint a l'abbaye, se mit a table avec elles, et fitsigne aux freres servants d'apporter les confitures et les vins de liqueur. L'abbe s'habilla promptement pour revenir joindre la Dame des Belles-Gousines. La joie et l'audace brillaient dans ses yeux, et la Dame des Belles-Gousines s'applaudissait secrete- ment de son choix, et d'avoir vu le plus brave et le plus re* nomine des cbevaliers francais terrasse par un moine qu'elle lui avait prefere. Quant a Saintre, froisse de ses deux chutes, il reprit ses ha- bits; et cachant sa colere, il meditait sur les moyens de s'as- surer une prompte vengeance. Cette lutte, le train de vie que l'abbe menait depuis cinq mois, excitaient alors un grand murmure parmi les anciens religieux de l'abbaye. Us se repentaient deja d'avoir elu rhomme le moins propre a remplir les vrais devoirs de son etat; et l'ancien procureur de l'abbaye leur ayant representc quele nom et la personne de monseigneur de Saintre devaient leur etre chers et respectables, et que ses ancetres elaient comptes parmi les bienfaiteurs dont les fondations les avaient enrichis, ils craignirent, avec raison, le juste ressentiment de ce seigneur, et deputerent sur-le-champ deux d'entre eux pour faire les representations les plus fortes a l'abbe, et pour exiger meme de lui qu'il se soumit a tons les moyens possibles de 168 LES CONTEURS FRAINQMS. reparer en partie la faute qu'il venait tie commettre. Les de- putes ayant eu le temps de lui parler avant que Saintre se fu.t remis a table, l'abbe convint avec eux qu'il avait pousse trop loin ce qu'il osait nommer une plaisanterie : et il promit de faire en sorte que le seigneur de Saintre l'excusat, et en per- dit le souvenir. Saintre revint peu de moments apres et parut avec un main- tien qu'il affectait de rendre ouvert et riant. L'abbe se leva, et le conduisit respectueusement a sa place. — Monseigneur, lui dit-il, tels sont les jeux de la cam- pagne; et vous n'avez pas moins marque la bonte de votre ame en daigant vous y preter, que vous avez prouve son ele- vation les armes a la main, a la tete des armees. Saintre sut dissimuler son ressentiment; et recevant avec une cordialite apparente les respects de l'abbe : — Eu veiite, madame, dit-il gaiement a la Dame des Belles- Cousiues, c'est bien dommage qu'un homme de si riche taille, aussi bien fait et d'une force aussi prodigieuse, se soit consa- cre parmiles enfants de saiut Bernard. De quelle utilite n'eut-il pas ete pour le service du roi s'il eut porte les armes? Deux seuls chevaliers tels que lui renverseraient un escadron de nos plus braves hommes d'armes; et nous en trouverions difficilement un qui ait un air aussi guerrier, aussi redoutable que l'aurait eu le pere abbe, couvert d'une ricbe armure, et combattant a la tete de nos premiers rangs. — Yraiment, repondit la Dame, je crois bien que la plu- part de ceux qu'on voit briller aujourd'hui dans de pareils postes y seraient bien eclipses par un tel gendarme. Pour la premiere fois l'abbe ne recut cette louange qu'avec une extreme modes tie. — J'aurais pu valoir quelque chose a ce noble metier, re- pondit-il, si j'avais servi longtemps d'ecuyer au seigneur di' Saintre, la fleur de notre chevalerie. Vous devez savoir, mon< LE PlTIT JEIIAN DE SAINTRE. 109 seigneur, continua-t-il, tous les droits que vous avez dans ce monastere, dont les hommes, les tresors et les equipages se- ront a vos ordres, quand il vous plaira de vous en servir. G'est le moins que nous devions au petiL-fils de nos bienfai- teurs. Mors Saintre, tirant l'abbe a l'ecart, lui dit de Fair le plus simple et le plus honnete : — Je suis sensible a vos offres, et je soutiendrai desormais, contre l'opinion la plus generale, qu'il est possible de trouver quelquefois de la reconnaissance dans les monasteres. Vous autres bernardins, vous etes tenus, plus que la plupart des autres ordres, a pratiquer cette noble vertu. Votre saint insti- tuteur 1 naquit homme de haut parage, et tenait a la maison royale par le sang. Ses enfants doivent conserver quelque cbose de ses sentiments; et le froc, l'esprit de cloitre, ne doivent pas entierement les detruire. Mais, pere abbe, comble des bienfaits de mon auguste et bon maitre, je n'ai besoin que de les meriter par ma conduite, et de travailler a los et hon- neur acquerir. Je vous dirai cependant, qu'arrive depuis peu dans une dependance de ma baronnie, il me serait,bien hono- rable parmi mesegaux, que la Dame des Belles-Cousines se trouvant dans ces cantons, e*lle me donnat une marque de distinction precieuse, qui serait de venir dans mon chateau et y diner demain avec vous et sa suite. Je n'ose Fen supplier ; mais le seul et premier don que je vous requiere, c'est que vous tachiez de m'obtenir l'lionneur de sa presence. 1 Saint Bernard, Pun des plus grands esprits du moyen age, ne en 1091, mort en 1153. Unit le fondateur et le premier abbe de Clairvaux. II fallait que les moines de son ordre se fussent etrangemcnt relaches de la regie qu'il leur avait donnee, pour que, meme dans une fiction romanes- que on ait pu leur faire jouer le role que l'auteur attribue au rival heu- reux de Saintre. Letraile eelebre de Nicolas de Clemangis : de Corrupto Ecclesice statu, ne montre que trop du reste combien le relachement etait profond. 15 170 LES CONTEURS FRANQAIS. — Je vous le promets, repond l'abbe sans hesiter; et se sentant fort de tout le pouvoir qu'il avait sur elle : Vous pou- vez, monseigneur, le lui proposer des ee moment, en ma pre- sence. Quoique Saintre sentit interieurement l'humiliation de ne devoir qu'a la protection d'un moine heureux une faveur qu' autrefois la Dame lui eut offerte d'elle-meme, il feignit de la reconnaissance; et retournant vers la Dame des Belles- Cousines, il la pria, de Fair le plus respectueux, de lui faire Fhonneur de venir diner le lendemain dans son chateau, qu'elle ne connaissait point encore, et ou elle pourrait varier ses amusements. La Dame recut la priere de Saintre avec la plus grand e hauteur : — Apprenez, seigneur de Saintre, que les Belles Cousines de la reine, jouissant des honneurs du banquet royal, ne peu- vent accorder de telles demandes qu'aux princes de leur li- gnage. Quand la devotion m'appelle dans cette abbaye, je puis, sans consequence, y prendre tous les rafraichissements qui me'conviennent, et nul, tel qu'il soit, ne peut s'autoriser de cette demarche de ma part, pour me demander lameme grace. Non, non, seigneur de Saintre, je ne peux pas m'abaisser par une faveur qui serait desapprouYee par toutes celles de mon rang. S'il y eut eu dans le coeur de Saintre quelque reste de ses anciens sentiments, cette nouvelle marque de mepris eutbien acheve de le detruire. II n'etait plusmaitre de son depit, lors- qu'il apercut l'abbe qui, prenant la Dame des Belles-Cousines a part, lui parlait d'un air d'autorite, et semblait exiger d'elle qu'elle tint la parole qu'il venait de lui donner lui-meme. L'inslant d'apres, Saintre ne put douter de ce qui s'etait dit. La Dame le rappela avec des yeux un peu rouges, et l'air de depit sur le front. — Seigneur de Saintre, dit-elle, l'abbe vient de me repre- LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 171 scnter que, dans la haute faveur ou vous etes en ce moment aupresduroi, monredoute seigneur et mon cousin, il me sau- rait peut-etre mauvais gre de vous refuser une grace qu'il ac- corderait lui-meme a celui qui vient de faire triompher sa ban- niere. Je eonsens done a diner demain chez vous ; mais ne mettez aucun apparat a ce diner ; je ne pretends pas que ma visite ait 1'air d'etre annoncee ni marquee par une fete : e'est bien assez, pour un simple baron tel que vous, qu'on n'y voie que 1'effet du hasard et de la proximite de nos chateaux. Saintre recut, avec 1'air de la reconnaissance, une grace qu'en toute autre occasion son cceur eut peut-etre rejetee. Le repas s'acheva, sans que rien de ce qui s'etait passe dans la journee fut rappele. La Dame des Belles-Cousines eut une con- tenance embarrassee, les dames de sa suite, celle de l'incerti- tude. L'abbe reprit bientot 1'air d'un amant heureuxqui sort de table, pour passer le soir avec celle qu'il aime. Saintre, toujours modeste et respectueux, prit conge de la princesse, en Fassurant qu'il se conformerait a ses ordres. Pendant lanuit,toutfut dispose pour un festinsomptueux; et lorque la Dame des Belles-Cousines arriva, vers le midi, montee sur sa haquenee et l'emerillon sur le poing 1 , les gen- tilshommes et les pages de Saintre etaient ranges en haie dans la premiere salle. Elle affecta de dire, en entrant, qu'ayant ete entraineepar le vol de ses oiseaux, et setrouvant, a l'heure 1 Les chevaliers ct les chatelaines ne marchaient jamais sans porter un oiseau de chasse sur le poing, qu'on avait soin, pour eviter d'etre hlesse par les serres, de munir d'un gant de peau. La tete de Toiseau etait gar- nie d'une espece de coiffe qui lui couvrait les yeux, et qu'on enlevait au moment de le lacher sur la proie. Cette coiffe se nommait chaperon. La chasse a Toiseau etait tres-cultivee par les femmes, « Chacun, dit La- curne de Sainte-Palaye, s'empressait de temoigner combien il etait jaloux de plaire a sa dame par les soins et les attentions qu'il avait pour son oiseau. » Aujourd'hui, les oiseaux sont remplaces par les petits chiens, et se montrer prevenant pour les chiens est encore un moyen de plaire aux dames. 172 LBS CONTEURS FRANCMS. du diner, si pres du chateau du seigneur de Saintre, elle avait espere qu'elle y serait recue pour s'y rafraichir pendant quel- ques heures. Saintre, pour la servir a sa guise, aifecta d'etre surpris de 1'honneur qu'il recevait; et, pour abreger une con- versation embarrassante, desquela clepsydre du chateau mar- qua douze heures, il lui presenta respectueusement sa main couverte d'un gant, et laconduisit dansun grand salon, ou la table dressee achevait d'etre couverte par les maitres-d'hotel. La Dame s'etant placee dans un fauteuil dore, prepare pour elle, fabbealla s'asseoir sans facon sur un tabouret; les dames prirent leurs chaises a dos; et Saintre, une serviette sur l'e- paule, se tint debout pres de la Dame pour la servir. II n'avait pas neglige de faire mettre devant le moine plusieurs hanaps, ou Ton voyait briller le vin deCahors etdeRoussillon. La conversation devint, en efiet, plus vive etplus gaie au second service : la Dame parut meme oublier qu'elle etait chez Saintre; et le croyant bien mate par sa hauteur et par les propos qu'elle lui tenait, elle eut bientot l'air de ne s'oc- cuper que de Tabbe. On complimenta beaucoup le seigneur de Saintre sur la beaute de son chateau, sur la bonte de ses vins, Texcellence de son repas, et surtout sur les ornements nobles, simples et militaires qui paraient la grande salle et les trophees suspen- dus aux lambris. Saintre saisit cette occasion de faire renaitre l'entretien de la veille : il fit remarquer les grandes et fortes armes d'un des soudans qu'il avait tue de sa main, en ajoutant qu'il y avait bien pen d'hommes assez robustes pour les porter et s'en ser- vir : — Ma foi, monseigneur, dit l'abbe, s'il ne fallait que les porter pendant deux heures, courir, sauter meme avec pour les gagner, vous trouveriez facilement tel qui souscrirait a ce marche. LE PETIT JEIIAN DE SAINTRE. 173 — Peut-etre bien, repondit Saintre; je crois memeque si quelqu'un pouvait gagner le pari, ce serait un homme de votre taille, et qui serait aussi robuste que vous : car le soudan qui les portait etait le plus redoutable Turc dont j'aie jamais eprouve la valeur; et je n'aurais pu en venir about, si son haubert, mal attache, ne m'eut offert un passage pour lui donner mon epee dans le corps. Au reste, ajouta-t-il, si je croyais qu'elles pussent vous servir, je serais charme de vous les offrir, sans vous proposer de les gagner par une semblable epreuve. La Dame des Belles-Cousines fut absolument la dupe de Fair de politesse et meme d'amitie que Saintre avait pris en par- lant , et curieuse de voir a quel point ces belles armes pou- vaient relever la taille de l'abbe, qu'au fond de sa pemee elle regardait deja comme un heros, elle Fexcita elle-meme a les cprouver. — Parbleu ! dit a la fin l'abbe, en vidant une large coupe de vin de Roussillon, je me souviens d'avoir dans mon eglise un grand et vieux Saint-Georges tout delabre, a moitie con- vert d'armes rouillees : si monseigneur de Saintre veut me mettre a l'epreuve, sous la condition de me donner celles-ci, je vais essayer de les gagner pour remettre mon Saint Georges en honneur. Tout le monde applaudit a ia proposition de l'abbe, qui se leva de table et se depouilla promplement de ses habits, tan- dis que Saintre, preparant les differentes pieces du trophee d'armes, se disposait a les lui attacher lui-meme. II nemanqua pas de les joindre fortement par de doubles noeuds qu'il fit a chaque lacet; et des qu'il eut pris lesmemes precautions pour le casque, il profila du temps ou l'abbe, se promenant d'un air martial, arretait ses yeux sur ceux de la Dame des Belles- Cousines et des autres dames. Alors il se couvrit lui-meme de ses armes ordinaires qu'un de ses ecuyers lui laga dans un in- 15. 174 LES CONTEURS FRAKQAIS. stant. L'abbe s'enflait des eloges que la Dame lui prodiguait, et se plaignait seulement de ce que le casque etait bien plus lourd que son chaperon, lorsque tout a coup il vit paraitre Saintre arme de toutes pieces, suivi d'un heratit d'armes et de ses livrees qui portaient deux rondaches, deux epees de combat et deuxdagues. Au meme instant, on vit les deux por- tes de la salle occupees par des hommes d'armes, qui presen- taient la pointe de leurs lances et de leurs epees. — Qu'est-ce que cela veut dire, Saintre? s'ecria la Dame des Belles-Cousines tres-effrayee ; que pretendez-vous done fa ire? — Rien que de tres-juste, madame.Hier, le seigneur l'abbe me provoqua chez lui a une espece de combat dont il connait depuis longtemps F usage : vous eutes Fair de l'approuver, et vous sutes meme par vos propos me forcer de me rendre a son defi ; moi, je provoque a mon tour l'abbe a la seule espece de lutteque j'aie apprise ; et vous etes trop juste, madame, pour ne le pas presser aussi de ne me pas refuser. Pendant ce temps, le heraut d'armes offrait le choix des haches, des epees et des dagues a l'abbe, qui les refusait constamment et avec une mine tres-piteuse et tres-embar- rassee. ■ — Arretez! Saintre, s'ecria la Dame des Belles-Cousines en prenant le plus grand air d'autorite, arretez! ou craignez les plus cruels effets de mon indignation. Mais Saintre, perdant enfin toute patience, s'approchad'elle, la prit par le bras, et la fit rasseoir sur son fauteuil. — Osez-vous bien encore, s'ecria-t-il, perfide et deloyale que vous etes, vous servir de votre rang, apres vous etre avilie par votre honteuse faiblesse pour un truand de moine, a qui \ous avez sacrifie le plus fidele et le plus loyal des servants d' amour? Non, je ne vous reconnais plus pour la souveraine de mon ame, ni pour la cousine de mon roi; non, vous n'etes LE PETIT JEHAN DE SAINTRE. 175 plus a mes yeux que la creature la plus coupable qui respire. Et toi, malheurenx, ne balance plus a te servir de ta force et des armes a l'epreuve dont je t'ai convert ; defends ta vie con- tre moi, ou dans l'instant je te fais jeter par les fenetres de mon chateau, arme comme tu l'es; et tu periras aux yeux memes de ta lache et indignemaitresse. Le moine, qui vit alors que son unique ressource etait de se defendre, se confia dans sa force prodigieuse, et se saisit d'une hache et d'autres armes que le heraut lui presentait. Lorsqu'il eut choisi, Saintre recut les memes armes de la main du heraut; etl'abbe, plus haut que son adversaire de toute la tete, courut de desespoir sur lui, esperant l'aneantir d'un seul coup. Maisl'adroit et valeureux Saintre detourna ce coup du dos de sa hache d'arrnes ; et, sans vouloir en frapper le moine a son tour, il lui en porta seulement la pointe a la visiere. II l'enferra, et le prenant du fort au faible, il le fit reculer dix pas jusque sur un des treteaux de la table, sur lequel 1'abbe tomba lourdement, faisant relentir la salle de sa chute et du bruit de ses armes. II demeurait immobile sous la hache tran- chante de Saintre, qui semblait se preparer a lui couper la tete, lorsque la dame des Belles-Cousines s'ecria douloureuse- ment : — Arretez, arretez! helas ! Saintre, qu'allez-vous faire? — Le punir a vos yeux, s'ecria celui-ci', 6 la plus deloyale de toutesles femmes ! mais son sang ne sera point repandu par ma main. A ces mots, il releva la visiere de l'abbe, qui perdait la respiration et etouffait dans son casque : — Tu seras seulement puni, dit-il, comme doivent l'etre tous les blasphemateurs, des propos injurieux que ta bouche impie a vomis contre i'ordre sacre de la chevalerie et contre ceux qui le composent. 170 LES CONTEURS FRANQAIS. Alors il lui saisit la langue, qu'il tirait pour reprendre haleine , et se contenta de la percer legerement de sa dague. Saintre voyant ensuite que la Dame des Belles-Cousines etait evanouie sur son fauteuil, et que ses dames effrayees etaient en pleurs autour d'elle, s'emut encore par un mouvement de pitie. II se tourna vers les trois dames, et levant les yeux au del : — Pouvais-je faire moins? lenr cria-t-il. Je pars; ayez en- core pitie d'elle, quelque indigne qu'elle soit de vos soins. En achevant ces mots, il remarqua la ceinture bleue que portait la Dame des Belles-Cousines, et qui etait alors l'em- bleme de la loyaute : il ne put le souffrir; et, denouant cette ceinture, il la mit dans son aumoniere et s'eloigna. Tout etait prepare pour son depart : il monta a cheval et abandonna la Dame a ses remords, le moine a ses soins, son chateau a ses concierges. Peu de jours apres, Saintre rejoignit la cour, et fit observer a tous ses gens le plus profond silence sur l'evenement singu- iier qui venait de se passer. Ses serviteurs, eleves sous 1'oeil d'un maitre vertueux, furent fideles au serment qu'il leur fit preter; et lui-meme eut cru commettre un crime impardon- n able, s'il eut revele rien de ce qui touchait a Fhonneur d'une dame, meme de la plus coupable. Quinze jours apres, la Dame des Belles-Cousines ne pouvant plus prolonger une absence dont la reine commencait a se plaindre (car elle n'avait pu se refuser quelques legers soup- cons), rejoignit aussi la cour, qui, revenue de la campagne, se trouvait rassemblee dans l'hotel de Saint-Paul. Elle fut recue a bras ouverts par Bonne de Luxembourg, et dut bien rougir en se voyant dans les bras de cette illustre reine, et dans ceux de mesdames de Berri, de Bourgogne et d'Anjou ses belles cousines. Son arrivee occasionna des fetes, dans les- LE PETIT JEIIAN DE SAINTUE. 177 quelles Saintre se trouva pres d'elle aussi respectueux et avec l'air aussi attache qu'il avait toujours paru 1'etre a son an- cienne proteclrice. Ce fut, il est vrai, avec moins de regret qu'elle n'en avait peut-etre alors, qu'il ne revit plus le signal de cette epingle, qui, pendant si longtemps, avait toujours ete celui de son bonheur, et qu'il n'avait jamais recu sans que son coeur en tressaillit d'aise. Un jour, apres le diner de la reine, toutes les Belles-Cou- sines et quelques seigneurs distingues, tels que Saintre, furent admis dans l'interieur des appartements, dont les gardes in- terdisaient l'entree au reste de la cour. La reine n'etait pas fachee qu'on lui contat quelquefois des histoires ; et comme personne ne racontait plus agreablement que Saintre, ce fut lui que la reine choisit ce jour-]a. Saintre prit son parti; mais ce ne fut qu'apres avoir bien assure qu'il ne pouvait croire que tous les faits fussent exaetement vrais dans l'histoire singu- liere dont on venait, disait-il, de lui envoyer les details du fond de la Hongrie. Ensuite il raconta, devant tout le monde, l'his- toire fidele de ses amours avec la Dame desBelles-Cousines, et ne supprima aucune circonstance des evenements arrives dans l'abbaye, et, en dernier lieu, dans son chateau. La reine se montra tres-scandalisee : elle dit que la dame lui faisait horreur et meritait la punition la plus eclatante. Mesdames de Bourgogne, de Berri et d'Anjou, la comtesse de Perigord, la belle et vertueuse dame de Gravelle, encherirent sur le genre de cette punition, et imaginerent tout ce qu'elles crurent de plus deshonorant et de plus cruel. Le tour de la Dame des Belles-Cousines etant venu, Saintre neput s'empe- cher de lui dire aussi : — Et vous, madame, quel est votre avis? La Dame, trop accoutumee a braver les remords, n'osa pas excuser 1'heroine de l'histoire; mais elle blama fortement la conduite du chevalier : elle le trouva inexcusable d'avoir porte 178 LES CONTEURS FRANQAIS. si loin la vengeance, et surtout d'avoir ose enlever la ceinture bleue de son ancienne dame et bienfaitrice. Saintre, pique de ce qu'elle avait pris un ton tres-baut en prononcant ces der- nieres paroles, lui laissa entrevoir un bout de cette meme ceinture qu'elle seule apercut; et il la cacba presque aussitot. Ge fut la fin de sa vengeance et de son amour. LES CENT NOUTOLES NOTlVELLES (xv e siecle) Le recueil qui porte ce nom se compose de recits qui ont ete fails a Genappe, petite ville du Brabant meridional (Belgique), par les gens de la maison de Louis, dauphin de France, depuis Louis XI, qui avait ete demander asile au due de Bourgogne, au moment de sa querelleavec son pere Charles VII. lis ont ete composes de 1456 a 1461. Louis XI en a fourni quelques-uns, mais e'est a tort qu'on les lui attribue d'une maniere generale. Sous le rapport de Fimagination, ils ne valent pas les fabliaux, mais au point de vue de la langue et de la mise en ceuvre litteraire, ils peuvent etre considered comme Tun des modeles de notre vieille prose au moment ou elle se degage de la rouille du vieux temps. Le style en est simple, clair, souvent rapide ; quant aux sujets, ilssont presque tous tires d'aventuresgalantes, empruntees les unesalavie reelle, les autresaux fabliaux et aux conteurs italiens. On a souvent loue leur naivete ; mais ce n'est point assurement par la qu'ils bril- lent, et Ton serait plus pres de la verite, le lecteur en jugera lui- meme, en les considerant comme 1' expression d"un societe tres-raf- finee, tres-positive * et passablement corrompue. 1 On trouvera sur les Cent nouvelles nonveltes une etude interessante placce en tete de l'edition qu'en a donneeM. Leroux de Lincy, dans la bi- bliotheque Charpentier, 1853, 1 vol. in-18. 180 LES CONTEURS FRANCA1S. LE TESTAMENT DU CHIEN Or escoutez qu'il advint l'au trier a ung simple cure de vil- laige. Ge bon cure avoit ung chien qu'il avoit noury et garde, qui tous les aultres chiens du pays passoit sur le fait d'aller en l'eaue querir le vireton ; et a 1'occasion de ce son maistre l'aymoit tant, qu'il ne seroit pas legier a compter combien il en estoit assote. Advint toutesfoiz, je ne scay pas quel cas, ou s'il eut trop chault ou trop froit, toutesfoiz il fut malade et mourut. Que fist ce bon cure luy qui son presbitaire avoit tout contre le cymetiere, quant il vit son chien trespasse, il pensa que grant dommaige seroit que une si saige et bonne beste demourast sans sepulture. Et pour tant il fist une fosse assez pres de l'uys de sa maison et la l'enfouyt. Je ne scay pas s'il fist une marbre et par dessus graver ung epitaphe, si m'en tays. Ne demoura gueres que la mort du -bon chien du cure fut par le villaige anunce et tant espandu que aux oreil- les de l'evesque du lieu parvint, et de sa sepulture saincteque son maistre luy bailla. Si le manda vers lui venir par une belle citacion par ung chicaneur : — Helas ! dist le cure, etqu'ay-je fait qui suis cite d'office ? — Quant a moy, dist le chicaneur, je ne scay qu'il y a,se ce n'est pour tant que vous avez enfouy vostre chien en terre saincte, ou Ton met les corps des chrestiens. — Ha, se pense le cure, c' est cela? Or lui vinten teste qu'il avoit mal fait, et que s'il se lakse emprisonner qu'il sera es- eorche 2 , car monseigncur l'evesque est le plus convoiteux de ce royaulme, et si a gens autour de lui qui scaivent faire venir 1 C'est a-dire. l'autre hier, Fautre jour. % Qu'il aura une forte amende a payer. LES CENT NOUVEU.ES NOUVELLES. 181 l'eaue au moulin, Dieu scait comment. II vint a sa journee, et de plain bout s'en ala vers monseigneur l'evesque qui lui fist ung grant prologue pour la sepulture du bon chien. Et sembloit a l'ouyr que le cure eust pis fait que d'avoir regnie Dieu. Et apres tout son dire, il commanda qu'il fust mene en la prison. Quant monseigneur le cure vit qu'on le vouloitbou* ter en la boyte aux cailloux, il fut plus esbahy que ungcanet, et requist a monseigneur l'evesque qu'il fust ouy, le quel lui accorda. Et devez savoir que a ceste ealenge estoient grant foison de gens de bien et de grant facon, comme l'official, les promoteurs, le scribe, notaires, advocas, procureurs et plu- sieursautres, lesquelz tous ensemble grant joye menoient du cas du bon cure, qui a son chien avoit donne la terre saincte. Le cure en sa deffense et excuse parla en brief et dist : — En verite, monseigneur, se vous eussiez autant congneu mon bon chien a qui Dieu pardoint, comme j'ay fait, vous ne seriezpas tant esbahy de la sepulture que je luy ay ordonnee, comme vous estes, car son pared, comme j'espoire, ne fut jamais trouve, nesera. Et lors commenga'a dire bausme de son chien : — Aussi pareillement s'il fut bien sage en son vivant, encores le fut il plus a sa mort, car il fist ung tres beau testament, et pour ce qu'il savoit vostre necessite et indigence, il vous ordonna cin- quante eseuz d'or que je vous apporte. Si les lira de son sain, et les bailla a l'evesque, le quel les recent voulentiers, et lors loua et approuva le sens du vail- lant chien 7 ensemble son testament et la sepulture qu'il lui bailla. 10 182 LES COTEURS FRANQAIS. LE BOURDON DU FRERE COUBARD x Au gentil pays de Breban, pres d'un monastere de blans moynes est situe ung aultre monastere de nonnains qui tres devotes et charitables sont, dont 1'istoire taist le nom et Ja marche particuliere. Ges deuxmaisons, commeon ditdecous- tume, estoient voisines, la grange et les bateurs : car Dieu mercy, la charite de la maison aux nonnains estoit si ties grande que peu de gens estoient escondis de l'amoureuse dis- tribucion, voire se dignes estoient d'icelle recepvoir. Pour venir au fait de ceste hystoire, ou cloistre des blans moines avoit ung jeune et beau religieux qui fut amoureux d'une des nonnains; et de fait eust bien le couraige, apres les premisses, de luy demander a faire pour l'amour de Dieu. Etla nonnain qui bien cognoissoit ses oultilz, jasoit qu'elle fust bien cour- toise, luy bailla dure etaspre response. II ne fut pas pourtant enchasse, mais tant continua sa tres humble requeste, que force fut a la tres belle nonnain, ou de perdre le bruit de sa tres large courtoisie, ou d'accorder au moyne ce qu'elle avoit a plusieurs sans gueres prier accorde. Si luy va dire : — En verite, vous poursuhesetfaictes grant diligence d'ob. tenir ce que a droit ne scauries fournir ; et penses vous que je ne saiche bien par oyr dire quelz oultilz vous portes? creez que si fais, iln'y a pas pour dire grant mercy. — Je ne scay, moy, qu'on vous a dit, respond le moyne, mais je ne doubte point que vous ne soies bien contente de moy, et que ne vous monstre que je suis homme comme ung aultre. — Homme, dit elle, cela croy je assez bien, mais vostre 1 L'auteur de ce eonte est le sire de la Roche, LES CENT NOUVELLES NOUVELLES. 183 chose est tant petit, comme Ton dit, que se vous 1'apportes en quelque lieu, a peu s'on se parcoit qu'il y est. — 11 va bien autrement, dist le moyne, et se j'estoie en place je feroye, et par vostre jugement, menteurs tous ceulx ou celles qui ceste renommee me donnent. Au fort, apres cegracieuxdebat, lacourtoise nonnain, affin d'estre quitte de l'ennuyante poursuite que le moine faisoit, affin aussi que elle saiche qu'il vault et qu'il scet faire, et aussi qu'elle n'oublie le mestier qui tant luy plaist, elle luy bailie jour a xij heures de nnyt, de vers elle venir et heurter a sa traille, dont elle fut haultement merciee : Toutesfois vous n'y entreres pas que je ne saiche, dit-elle, alaverite quelz oultilz vous portes, et se je m'en sc,auroie ayder ou non. — Comme il vous plaira, respond le moyne. A tant s'en va et laisse sa maistresse ; et vint tout droit de- vers frere Coward 1'ung de ses compaignons, qui estoit oul- tille Dieu scet comment, et pour ceste cause avoit ung grant gouvernement au cloistre des nonnains. 11 luy compta soncas tout du long, comment il a prie une telle, la response et le reflus que elle fit, doubtant qu'il ne soit pas bien Soulier a son pie ; et en la parfin comment elle est contente qu'il entre vers elle, mais qu'elle sente et saiche premier de quelle lance il vouldroit j ouster contre son escu : — Or est ainsi, dit-il, que je suis mal fourny d'une grosse lance telle quej'espoireetvoy qu'elle desire d'estre rencontree. Si vous en prye tant comme je puis, que anuyt vous venes avec- ques moy, a l'iieure que je me doy vers elle rendre, et vous me feres le plus grant plaisir que jamais homme fist a autre. Je scay tres bien qu'elle voudra, la moy venu, sentir et taster la lance dont je attens a fournir mes amies; et en la fin me fauldra ce faire : vous seres derriere moy, sans dire mot, et vous mettres en ma place, et vostre gros bourdon en son poing 184 LES CONTEURS FRANQAIS. luy mettres : elle ouvrera l'uys, je n'en doubte point, etpuis cela fait, vous vous en ires et dedans j'entreray ; et puis du surplus laisses moy faire. Frere Courard est en grant soucy comment il poura faire et complaire a son compaignon, mais toutesfois se met a Fad- venture, ettout ainsi quelui avoit dit, s'en va et luy accorde ce marchie. Et a l'heure assignee se met avec luy en chemin par devers la nonnain. Quant ilz sont a l'endroit de la fenes- tre, maistre moyne, plus eschauffe que ung estalon, de son baston ung coup heurta ; et la nonnain n'atlendit pas l'autre heurt, mais ouvrist lafenestre etdisten basse voix : — Qui esse la ? — C'est moy, dit il, ouvrez tost l'uys que on ne vousoye. — T\Ia foy, dit elle, vous ne serez ja en mon livre enregis- tre, n'escript, que premierement ne passez a monstre *, et que je ne saiche quel harnois vous porles ; approuchez vous pres et me monstrez que c'est. — Tres voulenliers, dit-il. Mors tire frere Courard lequel s'avancoit pour faire sonper- sonnage, qui en la main de ma dame la nonnain mist son bel et tres puissant bourdon qui gros, long et rond estoit. Et tan- tost qu'elle le sentit, comme se nature luy en baillast la con- gnoissance, elle dist : — Nennil, nennil, je congnois bien cestuy cy, c'est le bour- don de frere Courard ; il ny a nonnain ceans qui bien ne le congnoisse; vous n'aves garde que j'en soie deceue, je le con- gnois trop. Allez querir vostre aventure ailleurs. Et a tant sa fenestre referma bien courroucee et mal con- tente, non pas sur frere Courard, mais sur l'autre moine. Lesquelz apres ceste adventure s'en retournerent vers leur hostel, tout devisant de ceste advenue. * On appliquait le mot montre aux revues que passaient les troupes, LES CENT NOUVELLES NOUVELLES. 185 LE DIABLE A LEPEE 1 £s marches de Picardie avoit nagueres ung gentil homme, lequel estoit tant amoureux de la femme d'ung chevalier son prochain voisin, qu'il n' avoit ne jour ne bonne heure de re- pos, se il ne estoit aupres d'elle, et elle pareillement l'aymoyt tant qu'on ne pourroit dire ne penser, qui n'estoit pas peu de chose. Mais la douleur estoit qu'ilz ne sgavoient trouver facon ne maniere d'estre a part et en lieu secret, pour a loysir dire et desclairer ce qu'ilz avoient sur le cueur. Au fort apres tant de males nuitz et jours douloureux, amours qui a ses loyaulx serviteurs ayde et secoure, quant bien lui plaisfc, leur apresta ung jour tres desire, auquel le douloureux mary, plus jaloux que nul homme vivant, fut contrainct d'abandonner le mesnaige, et aller aux affaires qui tant lui touchoient, que sans y estre en personne il perdoit une grosse somme de de- niers, et par sa presence il la povoit conqnerir, ce qu'il fist; en laquelle gaignant, il conquist bien meilleur butin comme d'estre nomme coux, avec le nom de jaloux qu'il avoit aupa- ravant; car il ne fut pas si tost sailli de Fostel que le gentil homme qui ne glatissoit apres autre beste, et sans faire long sejour, incontinent ex"cecuta ce pour quoy il venoit, et print de sa dame tout ce que ung serviteur en ose ou peut deman- der, si plaisamment et a si bon loisir que on ne pourroit mieulx souhaitter. Et ne se donnerent de garde que la nuyt les surprint; dont ne se donnerent nul mal temps, esperant la nuyt parachever ce que le jour tres joyeulx et pour eulx trop court, avoient encommence, pensant a la verite que ce dyable de mary ne deust point retourner a sa maison jusques 1 L'auteur de ce conle est le sire de Commesuram. 16. 180 LES CONTEURS FRANCAIS. a lendemain au disner, voire au plus lard. Mais autrement en ala, car les dyables le raporterent a I'ostel, ne scay en quelle maniere. Aussi n'en chault de scavoir comment sceut tant abregier de ses besoingnes ; assez souffit de dire qu'il revint le soir dont la belle compaignie, c'est assavoir de noz deux amoureux, fut bien esbahye, pour ce qu'ilz furent si hastive- ment surprins ; car en nulle maniere ne se doubtoient de ce dolant retourner. Aussi jamais n'ussent cuide que si soudain- nement et si legierement il eust faist et acomply son voyage. Toutesfoiz nostre povre gentil homme ne sceut aultre chose que faire ne ou se mussier, sinon que de soy bouter dedens le retraict de la chambre, esperant d'en saillir par quelque voye que sa dame trouveroit avant que le chevallier y mist le pie; dont il vint tout autrement, car nostre chevallier, quice jour avoit chevauchie xvj ou xviij grosses lieues, estoit tant las qu'il ne povoit les rains tourner ; et voulut soupper en sa chambre ou il s'estoit deshouse, et s'i voulut tenir sans aller en la salle. Pensez que le povre gentil homme rendoit bien gaige du bon temps quil avoit eu ce jour, car il mouroit de fain, de froit et de paour. Et encores pour plus engregier son mal, une toux le va prendre si grande et si horrible que me- rueille, et ne failloit gueres que chascun coup qu'il toussoit qu'il ne fust ouy de la chambre ou estoit l'assemblee du che- vallier, de la dame et des autres chevalliers de leans. La dame qui avoit lceil et 1'oreille tousjours a son amy, l'entre- ouyt d'aventure dontelle eut grant freeur au cueur, doubtant que son mary ne l'ouyst aussi. Si treuve maniere tantost apres souper, de soy bouter seulette en ce retraict, et dist a son amy pour Dieu qu'il se gardast ainsi de touuir : — Helas ! dist il, ma dame, je n'en puis mais, Dieu scait comment je suis puny; et pour Dieu pensez de moy tirer d'icy. — Si feray je, dist elle. LES CENT NOUVELLES NOUVELLES. 187 Et a tant s'en part, et bon escuier de recommencer sa chan- son, voire si tres hault qu'on l'eust bien peu ouyr de la cham- bre, se n'eussent este les devises que la dame faisoit mettre en termes. Quant ce bon escuier se vit en ce point assailly de la toux, il ne sceut aultre remede, affin de non estre ouy, que de bouter sa teste au trou du retraict ou il fut bien en- sense, Dieu le scait, de la confiture de leans ; mais encores aimoit il ce mieulx que estre ouy. Pour abreger, il fut long temps la teste en ce retraict, crachant, mouchant et toussant, tant qu'il sembloit que jamais ne deust faire aultre chose. Neantmoins apres ce bon coup, sa toux le laissa et se cuidoit tirer hors, mais il n'estoit pas en sa puissance de se retirer, tant estoit avant et fort boute leans ; pensez qu'il estoit bien a son aise. Bref il ne scavoit trouver facon d'en saillir, quelque paine qu'il y mist. II avoit tout le col escorche et les oreilles esracheez; en la parfin, comme Dieu le voulut, il se forca tant qu'il arracha l'ais perce du retraict, et le rapporta a son col; mais en sa puissance ne eust este de Ten oster, et quoy qu'il luy fut ennuyeux, si amoit il mieulx estre ainsi que comme il estoit par devant. Sa dame le vint trouver en ce point, dont elle fut bien esbahye, et ne luy sceut secourir ; mais luy dist, pour tous potaiges, qu'elle ne seauroit trouver facon du monde de le traire de leans. — Est-ce cela, dist il, par la mort dieu je suis assez arme pour combattre ung autre; mais que j'aye une espee en ma main, dont il fut tantost saisi d'une bonne. La dame le voyant en tel point, quoy qu'elle eust grant doubte, ne se scavoit tenir de rire, ne 1'escuier aussi. — Or ca, a Dieu me commant, dist il lors, je m'en voys essayer comment je passeray par ceans ; mais premier brouilles moy le visaige bien noir. Si fist elle, et le commanda a Dieu. Et bon compaignon a tout l'ais du retraict a son col, l'espee nue en sa main, la face 188 LES CONTEURS FRANQAIS. plus noire que charbon, commenca a saillir de la chambre et de bonne encontre, le premier qu'il trouva ce fut le dolent mary qui eut de le veoir si grant paour, cuidant que ce fust le dyable, qu'il se laissatumber du hault de luy a terre que a peu qu'il ne se rompit le col, et fut longuement pasme. Sa femme le voyant en ce point, saillit avant, monstrant plus de semblant d'effrey qu'elle ne sentoit beaucoup, et le print au bras, en luy demandant qu'il avoit. Puis apres qu'il fut revenu, il dit a voix cassee et bien piteuse : — Et n'avez vous point veu ce deable que j'ay encontre? — Certes si ay, dist elle, a peu que je n'en suis morte de la frayeur que j'ay eue de le veoir. — Et dont peut il venir ceans, dist il, ne qui le nous a envoye? Je ne seray de cet an ne de l'autre rasseure, tant ay este espovente. — Ne moy, par Dieu, dist la devote dame, creez que c'est bignifiance d'aulcune chose. Dieu nous vueille garder et deffen- dre de toute male adventure ! Le cueur ne me gist pas bien de ceste vision. Alors tous ceulx de l'ostel dirent chascun sa ratelee, de ce deable a l'espee, cuyda-ns que la chose fust vraye. Mais la bonne dame scavoit bien la trainnee qui fut bien joyeuse de les veoir tous en ceste oppinion ; et depuis continua arriere le dyable dessus dit le mestier que chascun fait si volontiers, au desceu du mary et de tous autres, fors une chambriere se crete. LA PECHE DE LANNEAU En la duchie de Bourgoigne eust nagueres ung gentil che- valier dont l'istoire passe le nom, qui marie estoit a une belle et gente dame. Et assez pies du chasteau ou le dit chevalier LES CENT NOUVEUES NOUVEIXES. 189 faisoit residence, demouroit ung musnier pareillement a une belle, gente et jeune femme marie. Advint une fois entre les autres que comme le chevalier, pour passer temps et prendre son esbatement, se pourmenast entour son hostel, et du long de la riviere sur laquelie estoit assise la maison et moulin du dit musnier qui a ce coup n'estoit pas a son ostel, mais a Dijon ou a Beaune, le dit chevalier apperceut la femme du dit musnier, portant deux cruches et retournant de la riviere querir de l'eaue. Si se avanca vers elle et doulcement la sa- lua ; et elle comme saige et bien aprinse lui fist l'onneur et reverence qui lui appartenoit. Nostre bon chevalier, voyant ceste musniere tres belle et en bon point, mais de sens assez escharssement hourdee, se pensa de bonnes, et lui dit : — Certes, m'amie, j'appercoy bien que vous estes malade et en grant peril. A ces paroles la musniere s'approcha de lui et luy dist : — Helas! Monseigneur, et que me fault il? — Vrayement, m'amie, j'appercoy bien, se vous cheminez gueres avant, que vostre devant est en tres grant dangier de cheoir ; et vous ose bien dire que vous ne le porterez gueres longuement qu'il ne vous chee, tant m'y congnois je? La simple musniere, ouyant les paroles de Monseigneur, devint tres esbaye et courroucee : esbaye comment Monsei- gneur povoit scavoir ne veoir ce meschief advenir, et courrou- cee d'ouyr la perte du meilleur membre de son corps, et dont elle se servoit mieulx et son mary aussi. Si respondi : — Helas ! Monseigneur, et a quoy cogneissez vous que mon devant est en dangier de cheoir? il me semble qu'il tient tant bien. — Dea, m'amie, souffise vous a tant et soyez seure que je vous dy la verite; et ne seriez pas la premiere a qui le cas est advenu. — Helas! dit elle, Monseigneur, or suis je femme deflaicte, 190 LES CONTEURS FRANQAIS. deshonoree et perdue; et que dira mon mary, nostre Dame, quant il scaura ce meschief, il ne tiendra plus comte de moi. — Ne vous desconfortez que bieu a point, m'amie, dit Monseigneur, encores n'est pas le cas advenu, aussy y a il bon remede. Quant la jeune musniere ouyt que on trouveroit bien re- mede en son fait, le sang luy commenca a revenir; et ainsi qu'elle sceut, pria Monseigneur, pour Dieu, que de sa grace luy voulsist enseignier qu'elle doit faire pour garder ce povre devant de cheoir. Monseigneur, qui tres courtois et gracieux estoit, mesmement toujours vers les dames, lui dit : — M'amie,. pour ce que vous estes belle et bonne, et que j'ayme bien vostre mary, il me prent pitie et compassion de vostre fait; si vous enseigneray comment vous garderez vostre devant de cheoir. — Helas! Monseigneur, je vous en mercy, et certes vous ferez une oeuvre bien meriloire, car autant me vauldroit non estre que de vivre sans mon devant. Et que doy jedonc faire, Monseigneur? — M'amie, dit il, affin de garder vostre devant de cheoir, le remede si est que au plus tost que pourrez, le fort et sou- vent faire recoingnier. — Recoingnier, Monseigneur, et qui le scauroit faire? a qui me fauldroit il parler pour bien faire cette besoingne? — Je vous diray, m'amie, dit Monseigneur, pource queje vous ay advertie de vostre mechief qui tres prouchain et grief estoit, ensemble aussi et du remede necessaire pour obvier aux inconveniens qui sourdre en pourroient, je suis content, affin de plus en mieulx nourrir amour entre nous deux, vous recoingnier vostre devant ; et le vous rendray en tel estat que par tout le pourrez tout seurement porter, sans avoir crainte ne doubte que jamais il puisse cheoir; et de ce me fais je bien fort. LES CENT 5N0UVELLES NOUVELLES. 191 Se nostre musniere fut bien joyeuse il ne le fault pas de- mander, qui mettoit si Ires grant peine du peu de sens qu'elle avoit de souffisaument remercier Monseigneur. Si marcherent fant, Monseigneur et elle, qu'ilz vindrent au moulin out ilz ne furent gueres sans mettre la main a l'euvre, car Monsei- gneur, par sa courtoisie, d'ung houstil qu'il avoit recoingnat en peu d'eure, troys ou quatrefois, le devant de nostre mus- niere qui tres joyeuse et lyee en fut. Et apres que l'euvre fut ployee, et de devises ung millier, et jour assigne d'encores ouvrer a ce devant, Monseigneur part, et tout le beau pas s'en retourna vers son hostel. Et au jour nomme se rendit Mon- seigneur vers sa musniere, en la faQon que dessus, et au mieulx qu'il peut il s'employa a recoingnier ce devant; et tant et si bien y ouvra, par continnacion de temps, que ce devant fut tout asseure et tenoit ferme et bien. Pendant le temps que Monseigneur recoingnoit le devant de cette mus- niere, le musnier retourna de sa marcbandise et fist grand cliiere, et fist aussi sa femme. Et comme ilz eurent devise de leurs besoingnes, la tres saige musniere va dire a son mary : ■ — Par ma foy, sire, nous sommes bien obligez a. Monsei- gneur de ceste ville. — Voire, m'amie, dit le musnier, en quelle facon? «* G'est bien raison que le vous die, affin que Ten merciez, car vous y estes tenu.Ilest vray que tandiz qu'aves este dehors, Monseigneur passoit par cy droit a la court, ainsi que a tous deux cruches je aloye a la riviere ; il me salua, si fis je lui, et comme je marchoie, il apperceut que mon devant ne tenoit comme rien, et qu'il estoit en trop grant aventure de cheoir ; et le me dist de sa grace dont je fuz si tres esbahye, voire par Dieu, autant courroucee que se tout le monde fust moit. Le bon seigneur qui me veoit en ce point lamenter, en eut pitie; et de fait m'enseigna ung beau remedc pour me garder de ce mauldit dangier. Et encores me fist il bien plus qu'il n'eust 192 LES CONTEURS 1'KANgAiS. point fait a une aultre, car le remede dont.il me advertit qui cstoit faire recoingnier et recheviller mon devant, affin de le garder de cheoir, lui mesmes le mist a ex6cucion ; qui lui fut tres grant peine et en sua plusieurs fois, pource que mon cas requeroitd'estresouventvisite. Que vousdirayjedeplus, ils'en est tant bien acquitte que jamais neluy sauriez desservir. Par ma foy il m'a tel jour de ceste sepmaine recongnie les troys, les quatre fois, ung autre deux, ung autre troys; il ne m'aja laisseetant que j'aye este toute guarie; et si m'a mis en id estat que mon devant tient a ceste heure, tout aussi bien et aussi fermement que celui de femme de nostre ville. Le musnier, oyant cette adventure, ne fit pas semblant par- dehors tel que son cueur au pardedans portoit; mais comme s'il fust bien joyeux, dit a sa femme : — Or ca, m'amye, je suis bien joyeux que Monseigneur nous a fait ce plaisir, et se Dieu plaist, quand il sera possible, je feray autant pour lui. Mais pource que vostre cas n : estoit pas honneste gardez vous bien d'en riens dire a personne, et aussi puis que vous estes guarie, il n'est ja mestier que vous travailliez plus Monseigneur. — Vous n'avez garde, dist la musnier e, que j'en die jamais ung mot, car aussi le me deffendit bien Monseigneur. Nostre musnier, qui estoit gentil compaignon, a qui les cri- gnons de sa teste ramentevoyent souvent et trop la courtoisie que Monseigneur luy avoit faicte, et si saigement se conduisit qu'onques mon dit seigneur ne se perceut qu'il se doubtast de la tromperie qu'il lui avoit faicte et cuidoit en soy mesmes qu'il n'en sceustrien. Mais belas ! si faisoit et n'avoit ailleurs son cueur, son estudie, ne toutes ses pensees que a soy ven- gier de lui, s'il scavoit en facon telle ou semblable qu'il lui deccut sa femme. Et tant fit par son engin que point oiseux n'estoit, qu'il advisa a une maniere par laquelle bien lui sem- bloitque s'il en povoit venir a chief que Monseigneur auroit LES CENT NOUVELLES NOUVELLES. 495 beurre pour ceufz. A chief de pechie, pour aucuns affaires qui survindrentaMonseigneur ilmontaa cheval, et print de Ma- dame congie bien pour ung mois, dont le musnier ne fut pas unpeu joyeux. Ung jour entre les aultres, Madame eutvolente de soy baingnier, et fit tirer le baing et chauffer les estuves en son hostel, a part; ce que nostre musnier sceust tres bien, pource que assez familier estoit de leans. Si s'advisa de pren- dre ung beau brochet qu'il avoit en sa fosse, et vint ou chas- teau pour le presenter a ma dame. Aucunes des femmes de ma dame vouloient prendre le brochet, et de par le musnier en faire present, mais il dit que luy mesme il le presenteroit, ou vrayment il le remporteroit. Au fort pource qu'il estoit comme de leans, et joyeux homme, ma dame le fist venir qui dedans son bain estoit. Le gracieux musnier fist son present, dont ma dame le mercia, et fist porter en la cuisine le beau brochet, et mectre a point pour le soupper. Et entretant que ma dame au musnier devisoit, il apperceut sur le bord de la cupve ung tres beau dyamant qu'elle avoit oste de son doy, doblant de l'eaue le gaster. Si le croqua si soupplement qu'il ne fust de ame perceu ; et quand il vit son point, il donna la bonne nuyt a ma dame et a sa compaignie, et s'en retourna en son moulin, pensant au surplus de son affaire. Ma dame qui faisoit grant chiere avec ses femmes, voyant qu'il estoit }a bien tart etbeure de souper, habandonna lebain, et en son lit seboula. Et comme elle regardoit ses bras et ses mains, elle ne vit point son dyamant : si appella ses femmes et leur demanda apres ce dyamant, et a iaquelle elle l'avoit baillie, Ghascune dist : Ce ne fust pas a moy, n'a moy, ne a moy aussi. On cherche haultet bas, dedans la cupve, sur la cupve, mais riens n'y vault, on ne le scait trouver. La queste de ce dyamant dura beaucoup, sans qu'on en sceust quelque nou- velle, dont ma dame s'en donnoit bien mauvais temps pource qu'il estoit meschamment perdu et en sa chambre. Et aussi 17 194 LES CONTEURS FRANQAIS. Monseigneur son mary luy donna au jour de ses espousailles, si Ten tenoit beaucoup plus cliier. On ne scait qui mescroire ne a qui le demander, dont grant duel sourd par leans. L'une des femmes s'advisa efc dist : — Ame n'est ceans entre que nous qui y sommes et le musnier, se me sembleroit bon qu'il fut mande. On le manda et il vint. Ma dame si tres courroucee et des- plaisante estoit que plus ne povoit, demanda au musnier s'il n'avoit point veu son diamant? Et luy asseure autant en bourdes que ung autre a dire verite, s'en excusa tres haulte- ment. Etmesmes osa bien demander a ma dame s'elle le te- noit pour larron. — Certes, musnier, dit elle, nennil; aussi ce ne seroitpas larrecin si vous l'aviez par esbatement emporte. — Madame, dist le musnier, je vous prometz que de vos- tre dyamant ne scay je nouvelle. Adonc fut la compaignie bien simple et ma dame especiale- ment, qui en est si tres desplaisante qu'elle n'en scait sa con- tenance que de jetter larmes a grant abondance, tanta regret de ceste verge. La triste compaignie se met a conseil pour scauoir qu'il est de faire. L'une dit : il faut qu'il soit en la chambre, l'autre respond qu'elle a cherchie par tout. Le mus- nier demande a ma dame s'elle l'avoit a l'entree du bain? et elle dist que ouy : — S'ainsi est certainement, ma dame, veu la grant dili- gence qu'on a fait de le querir sans en savoir nouvelle, la chose est bien estrange. Toutesibisil me semble bien que s'il y avoit homme en ceste ville qui sceust donner un conseil pour le recouvrer, que je seroye celluy ; et pource que je ne vouldroye pas que ma science fust divulguee, il seroit bon que je parlasse a vous a part. — A cela ne tiendra pas, dit ma dame. Si fist partir la com- LES GENT NOUVELLES NOUVELLES. 195 paignie, et au partir que firent les femmes, disoient dame Jehanne, Ysabeau, et Catherine : — Helas! musnier, que vous seriez bon homme se vous faisiez revenirce dyamant. — Je ne m'en fais pas fort, dit le musnier, mais j'ose bien dire que s'il est possible de jamais le trouverque j'en appren- dray la maniere. Quant il se vit a part avecques ma dame, il lui dist qu'il se doubtoit beaucoup et pensoit, puis qu'en l'arriver du bain elle avoit son dyamant, et qu'il ne fust sailly de son doy et clieu en 1'eaue ; et dedans son corps s'est boute, attendu qu'il n'y avoit ame qui le voulsist retenir. Et la diligence faicte pour le trouver, si fist ma dame monter sur son lit, ce qu'elle eust voulentiers refuse ce n'eust este pour myeulx faire. Et apres qu'il l'eust assez decouverte, fist comme maniere de regarder ca et la, et dist : — Seurement, ma dame, le dyamant est entre en vostre corps. — Et dictes vous, musnier, que, vous Favez perceu? — Oy vrayment, — Helas ! dist elle, et comment Ten pourra Ten titer? — Tres bien, ma dame, je ne doubte pas que je n'en vienne bien a chief, s'il vous plaist. — Se m'a'ist Dieu, il n'est chose que je ne face pour le ra- voir, dit ma dame ; or vous avancez beau musnier. Ma dame encores sur le lit couchee fut mise par le mus- nier tout en telle facon que Monseigneur mettoit sa femme, quant il luy recongnoit son devant, et d'ung tel houtil la tente pour querir et peschier le dyamant. Apres les reposees de la premiere et seconde queste que le musnier fist du dyamant, ma dame demanda s'il l'avoit point sentu? et il dist que ouy ; dont elle fut bien joyeuse et luy pria qu'il peschast encores tant qu'il l'eust trouve. Pour abbregier, taut fist le bon mus- 196 LES CONTEURS FRANQAIS. nier qu'il rendit a ma dame son tres beau dyamant, dont la tres grant joye vint par leans ; et n'eust jamais musnier tant d'onneur et d'avancement que ma dame et ses femmes luy donnerent. Ce bon musnier en la tres bonne grace de ma dame part de leans, et vint a sa maison sans soy vanter a sa femme de sa nouvelle adventure, dont il estoit plus joy eux que s'il enst tout le monde gaignie. La Dieu mercy, petit de temps apres Monseigneur revint en sa maison, ou il fut doul- cement receu et de ma dame humblement bien venu, laquelle, apres plusieurs devises qui au lit se font, luy conta la tres memsilleuse adventure de son dyamant, et comment il fut par le musnier de son corps repeschie; pour abregier, tout du long lui compta le proces en la facon et maniere que tint le dit musnier en la queste du dit dyamant, dont il n'eut gueres grant joye, mais pensa que le musnier luy avoit bailie belle. A la premiere fois qu'il rencontra le musnier, il le salua haultement et lui dist : — Dieu gart, Dieu gart ce bon pescheur de dyamans. A quoi le musnier respond! t : — Dieu gart ce bon recongneur. — Par nostre Dame, tu dis vray, dist le seigneur, tays toy de moy et si ferai je de toy. Le musnier fut content, et jamais plus n'en parla ; non fist le seigneur, que je saiche. LA VIE DE SA1NCT HARENC GLORIEUX MARTYR, ET COMMENT IL FUT PESCHE EN LA MER ET PORTE A DIEPPE. (xv° siecle) Le hareng fut l'une des principales ressources alimentaires du moyen age. Des leur premier etablissement sur les cotes de la Man- che, les Normands se livrerent en grand a la peche de ce poisson, et en tirerent des profits considerables. II etait d'autant plus estime de nos a'ieux que la delicatesse de sa chair formait contraste avec celle des baleines et des marsouins, qui se trouvaient encore en grand nombre au moyen age sur notre littoral, et dont il etait faitune grande consommation. II ne faut done point s'etonner qu'il ait ete celebre par les poetes enraison de sa grande popularity, et nous ne croyons pas nous tromper en disant que e'est a peu pres le seul poisson qui figure dans nos vieux conteurs. Guillaume Bouchet, que nous ren- contrerons plus loin, en paiie egalement dans la Sixieme Seree, et en fait l'objet d'une espece de dissertation d'histoire naturelle, dans laquelle il se moque des bonnes gens des villes de l'inte- rieur qui s'imaginaient que les harengs-saurs etaient peches tout vivants. La Vie de sainct Harenc, comme les autres compositions rimees de la meme epoque, presente, au point de vue du rhytlune, une diffe- rence tres-notable avec les compositions des ages anterieurs. Les rimes tombent regulierement deux a deux, etl'on y trouve en germe 17. 198 . LES CONTEURS FRANCAIS. un essai d'entre-croisement des desinences masculines etfeminines. Mais la richesse des rimes, qui fait aujourd'hui l'unique talent de plus d'un poete, ne preoccupe encore que mediocrement le versifi- cateur populaire, et il se croit en regie avec la prosodie lorsqu'il fait rimer chandelle avec taverne. Graliculus Harengio *, Super ignem tribulatio, Vinaigria, sinapium. Jadis, au milieu de la mer, Entre Boulogne et Angleterre, Ou Ton ne trouve point de terre, Fut prins le corps de sainct Harenc, Qui souffrit pis que sainct Laurent. Martyre fut et mis a mort. Quarante tyrans d'ung accort Dedans un basteau se bouterent ; De nuyt et de jour taut pesclierent A leurs rais et a leurs filetz Qae sainct Harenc fut attrapez, Et de ses freres plus de cent ; Mas il leur vint un si grand vent Que a peu qu'ils ne se noyerent. Adonc sainct Harenc apporterent ; A Diepe fut son sainct corps mis. II vintung yvrogne estourdis, Entour minuyt, a la chandelle, Qui le porta a la taverne ; Sur le gril le mist pour rostir, Et puis le gourmant, sans faillir, 1 le texte que nous reproduisons ici est emprunte au Becueil des poesies frangaises des quinzieme et seizieme siecles, publie par M. Ana- oc tole de Montaiglon, t. II, p. 525. LA VIE DE SAINCT HARENC. 199 Le mangea avec les aulx. Les autres Font charge sur leurs chevaulx Et les emmainent a Paris, Et si en eut, ce m'est advis, Que en cacques forment sallerent. De telz y eut qui le brulerent Tout vif, dont ce fut grand dommage. Oncques on n'en fist tel oultrage Comme on en fist ceste annee : Car il fust mis a la fumee, Pendu en guise de larron, Et depuis mange en cresson, Au vinaigre et a la moutarde ; Mais je me donnay de garde Que ce saincfc dont nous parlons Fut mis avec des ongnons En ung pot par maintz morceaulx, Et fut happe de deux ribaux 1 , Qui l'emporterent par grande haste, Et puis fut mis le sainct en paste. En quaresme certainement 11 fait crier bien souvent Dedans Paris, en plusieurs lieux. Sainct Harenc est moult precieux; II fait des miracles souvent : II fait tousser assez de gens ; Chacun sait bien que pas ne ment, II fait gaigner le tavernier. Sainct Harenc est moult a priser, Qui tant est renomme en France; Sainct Harenc donne pitance Le ncm de ribauds est synonyme de gens sans aveu. 200 LES CONTEURS FRANQAIS. Aux Carmes et aux Augustins; Aussi faict-il aux Jacopins. Sainct Harenc, qui bien se uomme, II est congneu jusques a Romme ; Aussi est-il en Angleterre, En Flandres et en plusieurs terres. Ce sainct dont ouy avez Fust ne an milieu de la mer ; En son sainct corps n'eust point d'amer, Ne n'en mangea one en sa vie, Decelaje vous affie 1 ; Mais bien souvent voulust-il boire. Mais, bonnes gens, vous devez croire Que, quand on menge sainct Harenc, On y doibt boire bien souvent. Aussi comme vous m'orrez retraire, II y en a de deux manieres : L'un est sor et l'autre est blanc, Et si en a de bien puant : Car on dit tout communement, En ungproverbe bien souvent : Ce harenc put, e'est sa nature ; Si fleure bon, e'est adventure. Povres gens ne le dient mye, Car souvent leur sauve la vie, Tant est gracieux et courtois. On le menge avec les poix En karresme certainement ; Chacun sget bien si je mens ; Et les bonnes gens de village En font souvent de bon polage. 1 Je vous assure. LA VIE DE SAINCT HARENC. 201 C'est grant pitie que sainct Harenc Est martire ainsi souvent ; Sur le gris ou sur le charbon; Mais il viendra uiie saison Que sainct Harenc fera miracle, Qu'on doit mieulx prisier que triacle. Dictes Amen denotement. Cy fine le sermon sainct Harenc. La Vie de saint Harenc, comme le roman de Renart montre a quel point les traditions catlioliques etaient deja affaiblies avant la Reforme. On sent, en lisant cette parodie triviale des poetiques le- gendes da moyen age, que le mysticisme a replie ses ailes, et que le temps approche oules miracles etle clerge seront voues auxsar- casmes les plus irreverencieux. Ce conte est comme la preface rimee de Rabelais, de Henri Estienne, de Beroald de Verville, et de tous les moqueurs impitoyables que nous allons rencontrer. Parmi les poissons celebres par les poetes du quinzieme siecle, il faut encore compter le maquereau. Le roi Rene lui a consacre quelques vers dans le roman de la Tres-douce Mercy. LTun des per- sonnages allegoriques de ce roman, Amitie, invite Cuer d'amour a diner ; elle lui sert du maquereau et lui dit • Oi% saichez, noble cuer et veuillez escouter Que ce poisson ici, du quel vous vois gouster, Est appele en France maquei^eau vraiment, Le quel est savoureus et tres-bon pour l'amantt Pour ce mangez-en fort, etc. Ce passage, en constatant les vertus aphrodisiacjues da maque- reau, explique peut-etre la signification grossiere que le nom. de ce poisson a prise dans le langage moderne. DINDEMULT ET LES MOUTONS DE PAMRGE (xvi e sikcle) Bien que Rabelais so-it^l'im de nos vieux ecrivains les plus lus et les plus connus, nous ne pouvions publier un recueil des conteurs francais sans lui donner place au milieu de ceux qui Font precede, et qu'il a souvent imites, en les surpassant toujfours, et de ceux qui Font suivi et qui Font imite sans pouvoir jamais l'egaler. Nous avons choisi de preference Tepisode de Dindenault et des moutons de Panurge, parce que cet episode forme un tout complet, et que sans aucun doute, nos lecteurs aimeront a retrouver ici dans le texte meme un conte qui revient chaque jour, par voie d'allusions et de citations proverbiales, dans les conversations courantes. COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UNE NAUF DE VOYAGIERS RETOURNANS DU PAYS LANTEMOIS. Au cinquieme jour, ja commencans tournoyer le pole peu a peu, nous eloignans de l'equinoctial, descouvrimes une na-* vire marchande faisant voile a horcho vers nous. La joye ne fut petite, tant de nous comme des marchands : de nous, en- tendans nouvelles de la marine ; de eux, entendans nouvelles DINDENAULT ET LES MOUTONS DE PANURGE. 203 de terre ferme. Nous rallians avec eux cogneusmes qu'ils es- toient Francois Xantongeois. Devisant et raisonnant ensemble, Pantagruel enlendit qu'ilz venoient de Lanternois. Dont eut nouveau accroissement d'alaigresse, aussi eut toute l'assem- blee mesmement, nous enquestans de 1'estat du pays et des moeurs du peuple Lanternier, et ayant advertissement que, sus la fin de juillet subsequent, estoit l'assignation du chapi- tre general des Lanternes : et que, si lorsy arrivions (comme facile nous estoit), voyrions belie, honorable et joyeuse com- paignie des Lanternes : et que Ion y faisoit grands apprestz, cornme si Ton y deust profondementlanterner. Nous fut aussi dit que, passans le grand royaume de Gebarim, nous serions honorifiquement receuz et traictes par ie roy Ohabe, domina- teur d'icelle terre. Lequel et tous ses subjectz pareillement parlent langage francois tourangeau K Ce pendant que nous entendions ces nouveUes, Panurge prit debat avec un marchant de Taillebourg, nomine Dinde- nault. L'occasion du debat fut telle : ce Dindenault, voyant Panurge sans braguette, avec ses lunettes attachees au bon- net, dist de lui a ses compaignons : — Voyez la une belle medaille de coqu. Panurge a cause de ses lunettes, ayoitdes oreilles beaucoup plus clair que de coustume. Done, entendant ce propos, de- manda au marchant : — Comment diable serois-je coqu, qui ne suis encores ma- rie, comme tu es, selon que juger je peuz a ta troigne mal gracieuse? — Ouy vrayement, respondit le marchant, je le suis : et 1 Rous ne chercherons point, comme on l'a fait tant de fois deja, a decouvrir le sens cache que Rabelais, d'apres ses commentateurs, aurait pour ainsi dire attache a chacune de ses phrases Les interpretations tou- chent ici de trop pres a l'hypothese pour epje nous ne craignions pas d'induire le public en erreuf. 20i LES CONTEURS FRANQAIS. nevouldrois ne l'estre pour toutes les lunettes d'Europe, nonpour toutes les besides d'Afrique. Car j'ay une des plus belles, plus advenantes, plus honnestes, plus prudes femraes en mariage, qui soit en tout le pays de Xantonge ; et n'en deplaise aux autres. Je luy porte de mon voyage une belle et de unze poulceeslongue branche de coural rouge, pour ses estrennes, qu'en as tu a faire? De quoy te mesles tu ? Qui es tu? Dond es tu? lunetier de l'antichrist, responds si tu es de Dieu. — Je te demande, dist Panurge, si, par consentement et convenence de tous les elemens, j'avois sacsacbezevezine- masse ta taut belle, tant advenante, tant bonneste, tant prude femme, de mode que le roide dieu des jardins Priapus, lequel icy habite en liberie, subjection forcluses de braguettes atta- diees, luy fut on corps demeure, en tel desastre que jamais n'en sortiroit, eternellement y resteroit, sinon que tu le tirasses avec les dents, que ferois-tu : Le laisserois tu la sem- piternellement? ou bien le tirerois tu a belles dents? Res- ponds, o belinier de Muhumet, puis que tu es de tous les diables. — Jete donnerois, respondit lemarcbant, un coup d'espee sus ceste oreille lunetiere, et te tuerois comme unbelier. Ce disant desgainoit son espee. Mais elle tenoitau fourreau, comme vous savez que, sus mer, tous harnois facilement chargent rouille, a cause de l'liumidite excessive et nitreuse. Panurge recourt vers Pantagruel a secours. Frere Jean mitla main a son bragmard franchement esmoulu, et eust felcnne- ment occis le marchant, ne fust que le patron de la nauf, et autres passagers supplierent Pantagruel n'estre fait scandale en son vaisseau. Dont fut appointe tout leur different, et beurent d'autant l'un a 1' autre de lait, en signe de parfaicte reconciliation. DINDENAULT ET LES MOLTONS DE PAN URGE. 205 COMMENT, LE DEBAT APPAISE, PANURGE MARCHANDE AVEG DIN- DENAULT UN DE SES MOUTONS. Ge debat du tout appaise, Panurge dist secretement a Epis- temon et a frere Jean : — Retirez-vous icy un peu a l'ecart, et joyeusement pas- sez temps a ce que vous voirez. II y aura bien beau jeu, si la chorde ne rompt. — Puis s'adressa au marchant, et derechefbent a luyplein hanap de bon vin Lanternois. Le marchant le pleigea gail- lard, en toute courtoisie et honnestete. Cela fait, Panurge devotement le prioit luy vouloir de grace vendre un de ses moutons. Le marchant luy respondit : — Halas, halas, mon amy, nostre voisin, comment vous savez bien trupher des pauvres gens. Vrayement vous estesun gentil chalant. le vaillant acheteur de moutons. Vraybis, vous portez le minois non mie d'un acheteur de moutons, mais bien d'un coupeur de bourses. Deu Colas, faillon, qu'il feroit bon porter bourse pleine aupres de vous en la tripperie sus ledegel ! Han, han, qui ne vous cognoistroit, vous feriez bien des vostres. Mais voyez hau, bonnes gens, comment il taille de l'historiographe. — Patience, dist Panurge. Mais a propos, de grace spe- ciale, vendez moi un de vos moutons. Combien? — Comment, respondit le marchant, l'entendez vous, nos- tre amy, mon voisin? Ce sont moutons a lagrande laine. Jason y prit la toison d'or. L'ordre de la maison de Bourgoigne en fut extraict. Moutons de levant, moutons de haute fustaye, moutons de haute gresse. — Soit, dist Panurge, mais de grace vendez m'en un, et .18 206 LES COiNTEURS FRANQMS. pour cause, bienet promptement vous payant en monnoyo de ponant, de taillis, et de basse gresse. Combien? — Nostre voisin, mon amy, respondit le marhant, eseoutez ca un peu de 1' autre oreille. Panurge. — A vostre commandement. Le Marchant. — Vous allez en Lanternois. Panurge. — Voire. Le Marchant. — Voir le monde? Panurge. — Voire. Le Marchant. — Joyeusement. Panurge. — Voire. Le Marchant. —Vous avez, ce croy je, mon Robin mou- ton. Pannge. — 11 vous plaist a dire. Le Marchant. — Sans vous fascher. Panurge. — Je l'entends ainsi. Le Marchant. ■ — Vous estes, ce croy je, le joyeux du roy. Papurge. — Voire. Le Marchant. — Toucbez la. Ha, ha, vous allez voir le monde, vous estes le joyeux du roy, vous avez mon Robin mouton; voyez ce mouton la, il a nom Robin comme vous. Robin, Robin, Robin, — bes, bes, bes. la belle voix! Panurge. — Bien belle et harmonieuse. Le Marchant. — Voicy un pact qui sera entre vous et moy, nostre voisin et amy. Vous qui estes Robin mouton, serez en ceste couppede balance, le mien mouton Robin sera en F autre: je gaige un cent de huytres de Busch que, en poidz, en va- leur, en estimation, il vous emportera haut et court : en pa- reille forme que serez quelque jour suspendu et pendu. — Patience, dist Panurge. Mais vous feriez beaucoup pour moy et pour vostre posterite, si me le vouliez vendre, ou quel- que autre du bas cceur. Je vous en prie, sire monsieur. — Nostre amy, respondit le marchant, mon voisin, de la DINDENATJLT ET LES MOUTONS DE. PANURGE. 207 toison de ces moutons seront faits les fins draps de Rouen ; les louchetz des ballesde Limestre, aupris d'elle, ne sontque bourre. De la peau seront faits les beaux maroquins, lesquelz on vendra pour marroquins, Turquins, ou de Montelimart, ou de Espagne, pour le pire. Des boyaulx on fera chordes de vio- lons et harpes, lesquelz tant cherement on vendra comme fussent chordes de Nunican ou Aquileie. Que pensez- vous? — S'il vous plaist, dist Panurge, m'en vendrez un, j'en se- ray bien fort tenuau courrail de vostre buys. Voyez cy argent content. Ce disoit monstrant son esquarcelle pleine de nouveaux Henricus CONTINUATION DU MARCHE EUTRE PANURGE ET DINDENAULT, — Mon amy, respondit le marchant, nostrevoisin, cen'est viande que pour roy et princes. La chair en est tant delicate, tant savoureuse, et tant friandeque c'est blasme. Je les ameine d'un pays enquel les pourceaux (Dieu soit avec nous) ne man- gent que myrobalans. Les truyes en leur gesine (saulve l'lion- neur de toute la compaignie), ne sont nourries que de fleurs d'orangiers. — Mais, dist Panurge, vendez m'en un, et je vous le paye» ray en roy, foy de pie ton. Combien? — Nostre amy, respondit le marchant, mon voisin, ce sont moutons extraictz de la propre race celuy qui porta Phrixus et Helle par la mer dite Hellesponte. — Cancre, dist Panurge, vous estes clericus vel adiscens. — Ita, sont choux, respondit le marchant, vere ce sont pourreaux. Mais rr. rrr. rrrr. rrrr. Ho Robin rr. rrrr. rrrr. Vous n'entendez ce langage. Apropos. Par tous les champs 208 LES CONTEURS FRANCAIS. esquelz ilz pissent, le bled y provient comme si Dieu y eust pisse. II n'y faut autre marne ne fumier. Plus y a. De leur urine les quintessential^ tirent le meilleur salpetre dumonde. De leurs crottes (mais qu'il ne vous desplaise) les medecins de nos pays guerissent soixante et dix-huit especes de maladies. La moindre desquelles est le mal Saint Eutrope de Xaintes, dont Dieu nous saulve et gard. Que pensez vous, nostrevoisin, mon amy? Aussi me coustent ilz bon. — Couste et vaille, respondit Panurge. Seulement vendez m'en un, le payant bien. ■ — Nostre amy, dit le marchant, mon voisin, considerez un peu les merveilles de nature consistans en ces animaux que voyez, voire en un membre que estimeriez inutile. Prenez moy ces cornes la, et les concassez un peu avec un pilon de fer, ou avec un landier, ce m'est tout un. Puis les enterrez en veue du soleil la part que vous vouldrez, et souvent les ar- rosez. En peu de mois vous en voirez naistre les meilleurs asperges du monde. Jen'endedaignerois excepter que ceux de Ravenne. Allez moy dire que les cornes de vous autres mes- sieurs les coques ayent vertu telle, et propriete tant miri- fique. — Patience, respondit Panurge. — Je ne scay, dist le marcbant, si vous estes clerc. J'ay veu prou de clercs; je dis grands clercs, coques, ainz dea. A propos, si vous estiez clerc, vous sauriez que, es membresplus inferieurs de ces animaulxdivins, ce sont Jes pieds, y a nn os, c'est le talon, l'astragale, si vous voulez, duquel, non d'autre animal du monde, fors de l'asne Indian et des dorcades de Libye, Ton jouoit antiquement au royal jeu des tales, auque] l'empereur Octavian Auguste un soir guaingna plus de cinquante mille escuz. Vous autres coqus n'avez garde d'en guaingner autant. — Patience, respondit Panurge. Mais expedions. D1NDENAULT ET LES MOUTONS DE PANURGE. 209 — Et quand, dist le marchant, vous auray je, nostre amy, mon voisin, dignement loue les membres internes; les es- paules*, les esclanges, les gigotz, le haut eouste, la poictrine, le foye, la ratelle, lestrippes, la gogne, la vessie, dont on joue a la balle. Les coustelettes, dont on fait en Pygmion les beaux petits arcs, pour tirer des noyaux de cerises contre les grues. La teste, dont, avec un peu de soulphre, on en fait une mirifi- que decoction, pour faire viander les chiens constippes dn ventre. — Bien, bien, dist le patron de la nauf au marcbant, c'est trop icy barguigne. Vends luy si tu veux, si tu ne veux, ne Famuse plus. — Je le veulx, respondit le marchant, pour l'amour de vous. Mais il en payera trois livres tournois de la piece en choisissant. — C'est beaucoup, dist Panurge. En nos pays j'en aurois bien cinq, voire six pour telle somme de deniers. Advisez que ne soit trop. Vous n'estes le premier de ma cognoissance qui, trop tost voulant riche devenir et parvenir, est a l'en- vers tombe dans la pauvrete, voire quelquefois s'est rompu le col. — Tes fortes fiebvres quartaines, dist le marchant, lour- dault sot que tues! Parle digne veu de Charrons, le moindre de ces moutons vault quatre fois plus que le meilleur de ceux que jadis les Coraxiens en Tudilanie, contree d'Espagne, ven- doientun talent d'or la piece. Et que penses tu, 6 sot a la grande paye, que valoit un talent d'or? — Benoist monsieur, dist Panurge, vous vous eschauffez en vostre harnois, a ce que je voy et cognoy. Bien tenez, voyez la vostre argent. Panurge, ayant paye le marchant, choisit de tout le trou- peau un beau et grand mouton, et l'emportoit criant et bel- lant, oyans tous les autres et ensemblement bellans et re- 18. 210 LES CONTEURS FRANC AIS. gardans quelle part menoit leur compaignon, Cependant le march ant a ses moutonniers : — qu'il abien sceu choisir le challant! II s'y entend le paillard! Vrayement le bon vrayement, je le reservois pour le seigneur de Cancale, comme bien cognoissant son naturel. Gar, de sa nature, il est tout joyeux et esbaudy, quand il tient une espaule de mouton en main bien seante et advenante, comme une raquette gauschiere, et, avec un cousteau bien tranchant, Dieu scait comment il s'en escrime. COMMENT PANURGE FIT EN MER NOYER LE MARCHANT ET LES MOUTONS. Soudain, je ne s cay comment, le cas fut subit, je n'eus loisir le considerer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Touslesautresmou- tons, crians et bellans en pareille intonation, commencerent soy jetter et saulter en mer apres a la file. La foule estoit a qui premier y saultroit apres leur compaignon. Possible n'es- toit les engarder. Comme vous savez estre du mouton le na- turel toujours y -'Survre le- premier, . quelque part qu'il aille. Aussi le dit Aristoteles, lib. 9 de histor. anim., estre le plus sot et inepte animant du monde. Le marchant, tout effraye de ce que devant ses yeulx perir ■voyoit et noyer sesmoutons, s'efforcoit les empescher et rete- nir de tout son pouvoir. Mais c'estoit en vain. Tous a la file saultoient dedans la mer, et perissoient. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison sus le tillac de la nauf, cui- dant ainsi le retenir, et saulver le reste aussi consequemment. Le mouton fut si puissant qu'il emporta en mer avec soy le marchant, et fut noye, en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne cyclope emporterent hors la caverne DINDENAULT ET LES MOUTONS DE PANURGE. 211 Ulyxes et ses compaignons. Autant en firent les autres ber- giers et moutonniers, les prenans les uns par les conies, autres par les jambes , autres par la toison. Lesquelz tous furent pareillement en mer portes et noyes miserable- ment. Panurge, a couste du fougon, tenant un aviron en main, non pour aider les moutonniers, mais pour les engarder de grimper sur la nauf, et evader le naufrage, les preschoit elo- quentement, corame si fust un petit frere Olivier Maillard, ou un second frere Jean Bourgeois 1 ; leur remonstrant par lieuxde rhetoricque les miseres de ce monde, le bienetl'heur de l'autre vie, affermant plus heureux estre les trepasses que les vivans en ceste vallee de misere, et a un chascun d'eux promettant eriger un beau cenotaphe, et sepulchre honoraire au plus haut'du mont Cenis a son retour, de Lanternois : leur optant ceneantmoins, en cas que vivre encores entre les hu- mains ne leur faschast, et noyer ainsi ne leur vint a propos, bonne adventure, et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers jour subsequent le rendist sains et saulves en quelque pays de satin, a l'exemple. de Jonas. La nauf viudee du marchant et des moutons, reste il icy, dist Panurge, ulle ame moutonniere? -Ou sont ceux de Thi- bault l'Aignelet? et ceux deRegnauld Belin, qui dorment quand les autres paissent? Je n'y sgay rien. G'est un tour de vieille guerre. 1 Olivier Maillard et Jean Bourgeois sont des predicateurs populaires du quinzieme siecle, qui ont attaque avec unegrande vigueur les vices et les abus de leur temps. Maillard surtout ne menageait rien, pas meme Louis XI. Ce roi, qui n'entendait pas raillerie, lui envoya un jour un de ses officiers lui dire qu'il eut a tenir sa langue; mais celui-ci ne se laissa pas intimider, et quoiqu'il put s'attendre a tout de la part de Louis XI, il repondit a l'oflicier : « Va dire a ton maitre qu'il fasse de moi ce qu'il voudra ; que j'irai en paradis plus vite que lui avec ses chevaux de poste. » 212 LES CONTEURS FRANQAIS. Personne plus que nous ne rend justice a Rabelais; nous ferons remarquer cependant que, parmi les ecrivains fantaisistes du sei- zieme siecle, il en est quelques-uns qui rappellent son originalite et son style, et, comme on le verra plus loin, Noel du Faill et Beroalde de Verville Fapprochent quelquefois d'assez pres, sinon par Feten- due des conceptions generates, du moins par les details et la verve moqueuse. LA REINE DE NAVARRE (xvi e siecle) La femme celebre que Ton designe sous ce nom est Marguerite de Valois, fillede Charles d'Orleans, due d'Angouleme et sceur de Francois I er . Nee en 1499, elle epousa en 1527, apres un premier veuvage, Henri d'Albret, roi de Navarre, donna le jour a Jeanne d'Albret, mere de Henri IV, et mourut en 1549. On lui doit, outre le recueil de contes connu sous le nom d'Heptameron, un volume de poesies intitule : Marguarites de la marguerite des princesses, et dans lequel se trouve un poeme mystique, le Miroir de Vcime pecheresse. La reine de Navarre aimait a s'entourer de poetes et de savants; elle etait Hee avec Calvin, Marot, Dolet, Desperiers, et sa petite cour de Nerac etait comme un peristyle de l'hotel de Rambouillet , ou venaient sereunirune foule de beaux esprits, lesplus vaillants sol- dats de la Reforme, et quelques-uns de ses martyrs. C'est de la que sont sortis les Conies, dont quelques-uns sont imites de Boccace et qui sont, comme le dit l'un des personnages qu'on y voit figurer ; « le Recueil de tous les mauvais tours que les femmes ont faits aux pauvres hommes 1 . » 1 En 1851, M. Scribe a fait jouer une piece intitulee : les Contes de la reine de Navarre qui est Tune des meilleures de son reper- toire. 214 LES CONTEURS FRANQATS. Les Contes de YHeptameron sont au nombre de soixante-douze. Nous en reproduisons cinq choisis parmi ceux qui nous ont para offrir le plus d'interet. Nous engageons les personnes qui veulent se faire une idee exacte des evolutions de Tesprit frangais a comparer les Contes de la reine de Navarre et les romans de mademoiselle de Scudery. La reine de Navarre est morte en 1547 ; mademoiselle de Scudery est nee en 1601, etquand on les lit toutes deux, on les croirait separeespar la distance de plusieurs siecles, car les modes litteraires changent en France aussi vite que les modes du costume. UN GENTILHOMME EST INOPINEMENT GUARI DO MAL D' AMOUR, TROUVANT SA DAMOISELLE RIGOUREUSE ENTRE LES BRAS DE SON PALEFRENIER. Au pays du Dauphine, y avait un gentilhomme, nomme le seigneur du Ryant, qui etait de la maison du roi Francois, premier de ce nom, autantbeau et honnete qu'il etait possi- ble. Or, il fut longuement serviteur d'une dame \efve, la- quelle il aimait et reverait tant, que, de peur qu'il avait de perdre sa bonne grace, ne l'osait importuner de ce qu'il de- sirait le plus. Et lui, qui se sentait beau et digne d'etre aime, croyait fermement ce qu'eile lui jurait souvent, c'est qu'elle 1'aimait plus que tous les gentilshommes du monde, et que, si elle etait contrainte de faire quelque cbose pour un gentil- homme, ce serait pour lui seulement, comme le plus parfait qu'elle avait jamais connu ; et lui print de se contenter seule- ment, sans outre-passer, de cette honnete amitie ; assurant que, si elle connaissait qu'il pretendit davan(age, sans se con- tenter de la raison, que du tout il la perdrait. Le pauvre gen- tilhomme non-seulement se contentait de cela, mais aussi se tenait tres-heureux d'avoir gagne le cceur de celle qu'il pen- sait tant honnete. II serait long de vous raconter le discours LA GUERISON DU MAL D'AMOUR. 215 de son amttie et longue frequentation qu'il eut avec elle, et les voyages qu'il faisait pour la venir voir. Mais, pour conclu- sion, ce pauvre martyr d'un feu si plaisant, que plus on en brule, plus on en veut bruler, cherchait toujours le moyen d'augmenter son martyre. Et, un jour, lui print fantaisie d'aller voir en poste celle qu'il aimait plus que lui-meme et qu'il estimait par-dessus toutes les femmes du monde. Lui arrive, alia en sa maison et demanda ou elle etait. On lui dit qu'elle ne faisait que venir de vepres et qu'elle etait 'entree en la garenne i pour finir son service. II descendit de cheval, et s'en va tout droit en la garenne ou elle etait, et trouva ses femmes qui lui dirent qu'elle s'en allait toute seule promener en une grande allee etant en ladite garenne. II commenca plus que jamais a esperer quelque bonne fortune pour lui ; et, le plus doucement qu'il put, sans faire bruit, la chercha le mieux qu'il lui fut possible, desirant sur toutes choses de la pouvoir trouver seule. Mais quand il fut aupres d'un pavilion d'arbres ployes, qui etait un lieu tant beau et plaisant, qu'il n'etait possible de plus, entra fort soudainement dedans comme celui a qui tardait de voir ce qu'il aimait. Mais il trouva, a son entree, ladamoiselle coucliee sur 1'herbe entre les bras d'un palefrenier de la maison, aussi laid, ord 2 et in- fame que le gentilhomme etait beau, lionnete et aimable, Je n'entreprends pas de vous depeindre la depit qu'il eut ; mais fut si grand, qu'il eut puissance d'eteindreen un moment le feu si embiase delongtemps. Et, autant rempli de depit qu'il avait ete d'arnour, lui dit : 1 Le droit de garenne etait un droit feodal. 11 y avait des garennes dans la plupart des terres seigneuriales ; elles offraient une grande res- source pour Palimentation, et Olivier de Serres nous apprend, dans le Traite $ agriculture, qu'il ne fallait pas moins de deux cents douzaines de lapins pour l'alimentation de la maison d'un bon gentilhomme. 2 Ord, sale ; cet adjectif a disparu de la langue, mais il nous a laisse le mot ordure. 216 LES CONTEUItS FftANQAlS. — Madame, prou vous fasse M Aujourd'hui, pafvotre me- chancete connue, suis guari et delivre dema continuelle dou- leur, dont l'honnetete que j'estimais en vous etait occa- sion. Et, sans autre adieu, s'en retourna plus vite qu'il n'etait •venu. La pauvre femme ne lui fit autre reponse, sin on de mettre la main devant son visage, car puisqu'elle ne pouvait couvrir sa honte, elle couvrait ses yeux. EXECRABLE CRUAUTE D UN CORDELIER -4 POUR PARVENIR A SA DE- TESTABLE PAILLARDISE, ET LA PUNITION QUI EN FUT FAITE. Aux terres sujettes a rempereur Maximilian d'Autriche, il y avait un couvent de cordeliers fori estime, pres duquel un gentilhomme avait sa maison, et portait telle amitie aux re- ligieuxde leans, qu'il n'avait bien qu'il ne leur donnat, pour avoir part en leurs bienfaits, jeunes et disciplines. Et, entre autres, y avait leans un grand et beau cordelier que le gen- tilhomme avait pris pour son contesseur, lequel avait telle puissance de commander en la maison du gentilhomme, que lui-meme. Ce cordelier, voyantla femme de ce gentilhomme 1 Grand bien vous fasse. 2 A propos des cordeliers que la reine de Navarre met en scene dans' Ses contes, nous ferons remarquer que ces moines sont cboisis de prefe- rence par les ecrivains du seizieme sieele, comme sujets de leurs gausseries. Dans 1'introddction autraite de la conformite des merveilles anciennes avec les nouvelles, de Henri Estienne, on ne trouve pas moins de vingt- liuit histoires de cordeliers, toutes moins edifiantes les unes que les au- tres. Les autres ordres religieux, tels que les benedictins, les cisterciens, les dominicains, ne figurent jamais dans les joyeux devis. Les conteurs n'cn parlaient pas, parce qu'ils n'avaient rien a en dire, et que ces moines menaient une vie reguliere, et conformeaux lois de l'Eglise. On s ? est si souvent autorise contre le clerge des satires des conteurs, qu'il est juste de faire des reserves en faveur de ceux qui les meritent LA lUMHON DU CORDELIER. 217 tant belle et sage, qu'il n'etait possible de plus, en devint si amoureux, qu'il en perdit le boire et manger, et toute raison naturelle. Et, un jour, deliherant executer son entreprise, s'en alia tout seul en la maison du gentilhomme, et, ne le trouvant point, demanda a la damoiselle ou il etait alle. Elle lui dit qu'il etait alle a une sienne terre, ou il devait demeu- rer deux ou trois jours; mais, s'il avait aifaire a lui, elle y en- voierait un homme expres. II dit que non, et commenca a. aller et venir par la maison, comme celui qui avait quelque affaire d'importance en son enteudement. Et, quand il fut sorli hors de la chambre, elle dit a une de ses femmes (des- quelles n'avait que deux) : — Allez pres le beau pere, et sachez ce qu'il veut; car je lui trouve le visage d'un homme qui n'est pas content. La chambriere s'en alia a la cour lui demander s'il voulait rien. II lui repondit qu'oui; et, la tirant en un coin, print un poignard qu'il avait en sa manche, et luimit dedans la gorge. Ainsi qu'il eut acheve, arrive en la meme cour un serviteur du gentilhomme, etant a cheval, lequel apportait la rente d'une ferme. Incontinent qu'il fut a pied, salua le cordelier qui, en l'embrassant, lui mit par derriere le poignard en la gorge, et fermala porte du chateau sur lui. La damoiselle, voyant que.sa chambriere ne revenait point, s'ebahit pourquoi elle demeurait tant avec le cordelier, et dit a son autre cham- briere : — Allez voir a quoi tient que voire compagne ne revient. La chambriere s'y en va, et, si tot qu'elle fut descendue, et que le beau pere la vit, il la tira a part en un coin, et en fit comme de l'autre ; et quand il se vit seul en la maison, s'en vint a la damoiselle et lni dit' qu'il y avait longtemps qu'il etait amoureux d'elle, et que l'heure etait venue, qu'il fallait qu'elle lui obeit. Elle, qui ne sen fut jamais doutee, lui dit : 19 218 LES COSTEURS FRASCAIS. — Mon pere, je crols que, si j'avais ime volonte si malheu- reuse, que me voudriez lapider le premier. Le religieux lui dit : — Sortez en cette cour, et vous verrez que j'ai fait. Quand elle vit ses deux chambrieres et son valet morts, elle fut si tres-effrayee de. peur, quelle demeura comme ime statue sans sonner mot. A l'heure, le mediant, qui ne voulait point jouir d'elle pour une heure seule, ne la voulut prendre par force ; mais lui dit : — Mademoiselle, n'ayez peur ! vous etes entre les mains de Thomme du monde qui plus vous aime. Disant cela, il depouilla son grand habit, dessous lequel en avait un plus petit qu'il presenta a la damoiselle, en lui disant que, si elle ne le prenait, il la mettrait au rang des trepasses qu'elle voyait devant ses yeux. La damoiselle, plus morte que vive, delibera de feindre lui vouloir obeir, tant pour sauver sa vie que pour gagner le temps qu'elle esperait que son mari reviendrait. Et, par le commandement dudit cordelier, commenca a se decoiffer le plus longuement qu'elle put ; et, quand elle fut en cheveux , le cordelier ne regarda a la beaute qu'ils avaient, mais les coupa hativement, et cefait, la fit depouiller tout en chemise et lui vetit le petit habit qu'il portait, reprenant lesien accoutume, et, le plus tot qu'il put partir de leans, menant avec soi son petit cordelier, que si longtemps il avait desire ; mais Dieu, qui a pitie del'innocent en tribulation, regarda les larmes de cette pauvre damoiselle; en sorte que le mari ayant fait ses affaires plus tot qu'il ne cuidait, retourna en sa maison par un meme chemin que sa femme s'en allait. Mais quand le cordelier Tapercut de loin, il dit a la damoiselle : — Voici votre mari queje vois venir. Je sais que si vous le regardez il vous voudra tirer hors de mes mains ; parquoi, luar^liez devant moi et ne tournez nullement la tete du cote LA PUNITION DU CORDELIER. 219 Ja ou il ira, car, si vous faites un seul signe, j'aurai plus tot mon poignard en votre gorge qu'il ne vous aura delivree de ma main. Et, en ce disant, le gentilhomme approcha et mi demanda d'ou il venait. II lui dit : — De votre maison,ou j'ai laisse madamoiselle votre femme, qui se porte tres-bien et vous attend. Le gentilhomme passa outre, sans apercevoir sa femme ; mais le serviteur qui etait avec lui, lequel avait toujours ac- coutume d'entretenir le compagnon du cordelier, nomine frere Jean, commenca a appeler sa maitresse, pensant que ce fut frere Jean. La pauvre femme, qui n'osait tourner la tete ducote de son mari, ne lui repondit mot; mais son valet, pour la voir au visage, traversa le chemin, et, sans repondre rien, la damoiselle lui fit signe de 1'ceil quelle avait tout pleindelarmes. Le valet s'en alia apres son maitre et lui dit : — Monsieur, en traversant le chemin, j'ai a vise le compa- gnon du cordelier, qui n'est point frere Jean, mais ressemble a madamoiselle votre femme, qui, avec l'oeil plein de larmes, m'ajete un piteux regard. • Le gentilhomme lui dit qu'il revait, et n'en tint compte. Mais le valet, persistant, le supplia lui donner conge d'aller apres, et qu'il attendit au chemin pour voir si c'etait ce qu'il pensait. Le gentilhomme lui accorda, et demeura pour voir que son valet lui rapporterait. Mais quand le cordelier vit derriere lui le valet qui appelait frere Jean, se doutant que la damoiselle eut ete connue, vint avec un grand baton ferre qu'il tenait, et en donna un si grand coup par le coteau valet, qu'il l'abattit du cheval a terre ; incontinent sauta sur son corps et lui coupa la gorge. Le gentilhomme, qui de loin vit trebucher son valet, pensant qu'il fut tombe par quelque for- tune, courut tot apres pour le relever, et, si tot que le corde- lier le vit, il lui donna de son baton ferre, comme il avait fait 220 LES CONTEURS FRANQVIS. a son valet, et, le portant par terre, se jeta sur lui ; mais le gentilhomme, qui etait fort puissant, embrassa le cordelier de telle sorle qu'il ne lui donna pouvoir de lui (aire mal, et lui fit saillir le poignard des poings, lequel sa fern me incontinent alia prendre et le bailla a son mari, et, de toute sa force, tint le cordelier par le chaperon, et le mari lui donna plusieurs coups de poignard, en sorte qu'il lui requit pardon et lui con- fessa toute la verite de sa mechancete. Le gentilhomme ne le voulut point luer ; mais pria sa femme d'aller en sa maison querir des gens et quelque charrette pour lemener : cequ'elle fit, et, apres avoir depouille son habit, courut tout en che- mise, la tete rase, jusques en sa maison. Incontinent accou- rurent toutes ses gens pour aller a leur maitre, lui aider a mener le loup qu'il avail prins, et le trouverent dedans le chemin, ou il fut prins etmeneen la maison du gentilhomme. Lequel apres le fit conduire a la justice de 1'empereur, en Flandres, ou il coniessa sa mechante volonte ; et fut trouve, par sa confession et preuve faite par commissaires sur le lieu, qu'en ce monastere y avait etemene un grand nombre de gen- tilles-femmeset autresbelles-filles, par le moyen que ce cor- delier y voulait mener cette damoiselle ; ce qu'il eut fait sans la grace de Notre-Seigneur, qui aide toujours a ceux qui ont esperance en lui. Et fut ledit monastere spolie de ses larcins et belles filles qui etaient dedans, et Its moines enfermes et brides avec ledit monastere, pour perpetuelle memoire de ce crime : par lequel se peut connaitre qu'il n'y a rienpluscruel qu'amour, quand il est fonde sur vice, comme il n'est rien plus humain ni louable, quand il habite en un cceur vertueux. LA DAME DE PAMPELUNE. 221 I'LAISANT DISCOURS D UN GRAND SEIGNEUR ET D UNE DAME DE PAMPELUNE. II y avait au temps du roi Louis douzieme, un jeune sei- gneur, nomme M. d'Avannes, fils du sire d'Albret et frere du roi Jean de Navarre, avec lequel ledit seigneur d'Avannes demeurait ordinairement. Or, etait ce jeune seigneur de 1'age de quinze ans, tant beau et plein de toutes bonnes graces, qu'il semblait n etre fait que pour etre aime et regarde : ce qui etait de tous ceux qui le voyaient, et, plus que de mil autre, d'une femme demeurant en la ville de Pampelune, en Navarre, laquelle etait mariee a un fort riche homme, avec lequel elle vivait fort honnetement; et combien qu'elle ne fut agee que de vingt-trois ans, si est-ce que, parce que son mari approcbait da cinquantieme, s'habillait modestement qu'elle semblait plus vefve que mariee; et jamais a noces ni a festins homme ne la vit aller sans son mari, duquel elle estimait tant la vertu et la bonte, qu'elle le preferait a la beaute de tous les autres. Le mari, l'ayant experimentee si sage, y prit telle surete, qu'il lui commcttait toutes les affaires de sa maison. Un jour, fut convie" ce riche homme avecques sa femme aux noces de l'une de ses pareutes. Auquel lieu, pour les honorer, se trouva le jeune seigneur d'Avannes, qui naturellement aimait la danse, comme celui qui en son temps n'y trouvait son pareil. Apres diner, que le bal commenca, fut prie, ledit seigneur d'Avannes, par le riche homme, de vouloir danser. Ledit seigneur lui demanda qui il voulait qu'il menat; il lui repondit : — Monsieur, s'il y en avait une plus belle et plus a mon accommodement que ma femme, je vous la preseuterais, vous suppliant me faire cet houneur de la mener. 19. 222 LES CONTEURS FRAEQAIS. Ce que fit le jeune prince, duquel la jeunesse etait si grande, qu'il prenait plus de plaisir a sauter et danser qua regarder la beaute des dames, et celle qu'il menait, au contraire, re- gardait plus la grace et la beaute dudit seigneur que la danse ou elle etait, combien que, par sa grande prudence, elle if en fit un seul seniblant. L'heure du souper venue-, M. d'Avannes dit adieu a la com- pagnie, et se retira au chateau, ou le riche homme l'accompa- gnait sur sa mule, et, en allant, lui dit : — Monsieur, vous avez aujourd'hui tant fait d'honneur a mes parents et a moi, que ce me serait ingratitude si je ne m'offrais avec toutes mes facultes a vous faire service. Je sais, Monsieur, que tels seigneurs que vous, qui avez peres rudes et avaricieux, avez souvent plus faute d'argent que nous, qui par petit train et bon menage ne pensons que d'en amasser. Or, est-il ainsi que Dieu, m'ayant donne femme selon mon desir, ne m'a voulu totalement en ce monde bailler mon pa- radis, etant frustre de la joie que les peres ont des enfants. Je sais, Monsieur, qu'il ne m'appartient de vous adopter pour tel, mais s'il vous plait me recevoir pour serviteur etme de- clarer vos petites affaires, tant que cent mille ecus de mon bien se pourront etendre, je ne faudrai de vous secourir en vos necessites. M. d'Avannes fut fort joyeux de cette offre, car il avait un pere tel que l'autre lui avait dechiffre, et, apres l'avoir re- mercie, le nomma son pere par alliance. De cette heure-la, ledit riche bomme prit tel amour audit seigneur d'Avannes, que matin et soir ne cessait de s'enquerir s'il lui fallait quel- que chose, et ne cela a sa femme la devotion qu'il avait audit seigneur d'Avannes, dont elle l'aima doublement. Et depuis cette heure-la, ledit seigneur d'Avannes n'avait faute de choses qu'il desirat : il allait souvent vers ce riche homme boire et manger avec lui, et quand il ne le trouvait point, sa femme LA DAME DE PA'MPELUNE. 223 lui baillait tout ce qu'il demandait, et davantage parlait a lui si sagement, l'admonestant d'etre vertueux, qu'il la craignait et l'aimait plus que toutes les femmes cm monde, Elle, qui avail Dieu et l'honneur devant les yeux, secontentait de sa vue et pa- role, ou git la satisfaction de i'honnetete et bon amour, ensorte que jamais elle ne lui fit signeparquoi il diitpenser etjuger qu'elle eut autre affection a lui que fraternelle et chretienne, Durant cette amitie couverte, M. d'Avannes, par l'aide sus- dite, etait fort gorgias et bien en ordre 1 ; et approchant Page de dix-sept ans, commenca de chercher plus les dames qu'il n' avait de coutume. Et combien qu'il eut plus volontiers aime la sage dame que nulles autres, si est-ce que la peur qu'il avait de perdre son amitie, si elle entendait tels propos, le fit (aire et chercher ailleurs, Et s'alla adresser a une genlille femme pres de Pampelune, qui avait maison en la ville, la- quelle avait epouse un jeune homme qui surtout aimait les chiens, chevaux et oiseaux ; et commenca, pour l'amour d'elle, a. lever mille passe-temps, tournois, jeux de courses, luttes, masques, festins et autres jeux, a tons lesquels se trouvait cette jeune dame. Mais, a cause que son mari etait fort fan- tastique, ses pere et mere, la connaissant belle et legere, ja- loux de son honneur, la tenaient de si pres, que ledit seigneur d'Avannes ne pouvait avoir d'elle chose que la parole bien courte en quelque bal, combien qu'en peu de temps et de propos, apercut ledit seigneur d'Avannes, qu' autre chose ne defaillait en leur amitie, que le temps et le lieu. Parquoi, il vint a son bon pere le riche homme et lui dit qu'il avait grand'devotion d'aller visiter Notre-Dame de Mont- ferral, le priant retenir en,sa maison tout son train, et qu'il y voulait aller seul; ce qu'il lui acccrda. Mais sa femme, qui avait en son cceur le grand prophete Amour, scupconna in- 1 En belle et riche par u re. 224 LES CONTEURS FRANCAIS. continent la verite du voyage et ne se put tenir de dire a M. d'Avannes : — Monsieur, monsieur, la Notre-Dame que vous adorez n'est pas hors des murailles de cette ville. Parquoi je vous supplie, sur toutes choses, regardez a votre sante! Lui, qui la craignait et aimait, rougit si fort a cette parole, que, sans parler, il lui confessa la verite. Et, sur cela, s'en alia; et quand il eut achete une couple de beaux chevaux d'Espagne, s'habilla en palefrenier et deguisa tellement son visage que nul ne le connaissait. Le gentilhomme, mari de la folle dame, qui sur toutes choses aimait les chevaux, vit ce£ deux que M. d'Avannes menait, et incontinent les vint acheter ; et apres les avoir achetes, regardant le palefrenier qui les me- nait si bien, il demanda s'il le voudrait servir. Le seigneur d'Avannes lui dit que oui et qu'il etait un pauvre palefrenier qui ne savait d'autre metier que de panser les chevaux, en quoi il s'acquitterait si bien qu'il en serait content. Le gen- tilhomme, fort aise, lui donna la charge de tous ses chevaux, et, entrant dans sa maison, il dit a sa femme qu'il lui recom- mandait ses chevaux et son palefrenier, qu'il s'en allait an chateau. La dame, tant pour complaire a son mari que pour n'avoir meilleur passe-temps, alia visiter les chevaux et re- garda le palefrenier nouveau, qui lui sembla homme de bonne grace; toutefois elle ne le connaissait point. Lui, qui vit qu'il n'etait point connu d'elle, lui vint faire la reverence en la facon d'Espagne, lui print et baisa la main, et, en la baisant, la serra si fort quelle le reconnut; car, en la danse, il lui avait maintes fois fait le tour. Et, des 1'heure, ne cessa la dame de chercher le lieu ou elle put parler a lui a part : ce qu'elle fit le soir raerae; car etant conviee en un festin ou son mari la voulait mener, elle feignit d'etre malade et n'y pouvoir aller. Et le mari, qui ne voulait faillir a ses amis, lui dit : LA DA51E DE PAMPELUNE. 225 — Ma mie, puisqu'il ne vous plait venir, je vous prie avoir egard a. mes chiens et sur mes chevaux, afin qu'il ne leur faille 1 rien. La dame trouva cette commission fort agreable, mais, sans en faire autre semblant, lui repondit, puisqu'en meilleure chose ne la voulait employer, qu'elle lui donnerait a connaitre par les moindres combien elle desirait lui complaire. Et n'e- tait pas encore le mari hors de la porte, qu'elle descendit en l'efable, oil elle trouva que quelque chose defaillait, et, pour y donner ordre, donna tant de commissions aux valets d'un cote et d'autre, qu'elle demeura loute seule avec le maitre palefrenier. Et, de peur que quelqu'un survint, elle lui dit : — Allez-vous-en dedans mon jardin et m'atfendez en un cabinet qui est au bout de l'allee. Ce qu'il fit si diligemment qu'il n'eut loisir de la remer- cier. Et, apres qu'elle eut donne ordre a toute l'ecurie. s'en alia voir ses chiens, faisant semblable diligence de les faire bien trailer, tant qu'il semblait que de maitresse elle fut de- venue chambriere. Et apres retourna en sa chambre, oil elle se trouva si lasse qu'elle se mit dedans le lit, disant qu'elle voulait reposer. Toutes ses femmes la laisserent seule, fors une en qui elle se fiait, a laquelle elle dit : — Allez-vous-en au jardin et me faites venir celui que vous trouverez au bout de l'allee. La chambriere y alia et trouva le maitre palefrenier qu'elle amena incontinent a sa dame, qui la fit saillir dehors pour guetter quand son mari viendrait. M. d'Avannes, se voyant seule avec la dame, se depouilla des habillements de palefre- nier, ota son faux nez et sa fausse barbe, et, non comme pa- lefrenier craintif, mais comme tel seigneur qu'il etait, sans demander conge a la dame, audacieusement se coucha pres 4 Manque. 226 LES CONTEURS FRANQAIS. d'elle, ou il fut recu, ainsi que le plus beau fils qui fut en son temps, de la plus folle dame du pays et demeura la jusqu'a ce que le seigneur retourna. A la venue duquel, reprenant son masque, laissa le plaisir que par finesse et malice il usur- pait. Enfin le gentilhomme, entrant dans sa cour, entendit la diligence qu' avait faite sa femme de bien lui obeir et la re- mercia tres-fort. — Mon ami, ce dit la dame, je ne fais que mon devoir. II estvrai que qui ne prendrait garde sur les mediants garcons, vous n'auriez chien qui ne fut galeux ne cheval qui ne fut maigre ; mais puisque je connais leurparesse et votre vouloir, vous serez mieux servi que vous ne fates oncques. Le gentilhomme, qui pensait.bien avoir clioisi le meilleur palefrenier du monde, lui demande que lui en semblait. — Je vous assure, monsieur, dit-elle, qu'il sait aussi bien son metier que serviteur que vous eussiez pu choisir; mais si a-t-il besoin d'etre sollicite, car c'est le plus endormi valet que je vis jamais. Ainsi demeurerent longuement le mari et la dame en meil- leure amitie qu'auparavant, et perdit tout le soupcon et la jalousie qu'il avait d'elle, pource qu'autant qu'elle avait aime les festins, danses et compagnies, telle etait attentive a son menage et se contentait bien souvent de ne porter sur sa che- mise qu'un chamarre 1 , en lieu qu'elle avait accoutume d'etre quatre heures a s'accoulrer : dont elle etait louee de son mari et d'un chacun qui n'entendait pas que le pire diable chassait le moindre. Ainsi vequit cette jeune dame sous l'liypocrisie et habit de femme de bien, en telle volupte, que raison, con- science, ordrenemesure n'avaient plus de lieu en elle. Ce que ne put porter guere longuement la jeune et delicate com- plexion du seigneur d'Avannes; maiscommenca a devenir tant 1 Sorte de robe de chambrc. LA DAME DE PAMPELUNE. 227 pale et maigre que, sans porter masque, on le pouvait bien meconnaitre. Toutefois, la folle amour qu'il avait a cette fcmme, lui rendit (ellement les sens hebetes, qu'il presumait de sa force ce qui eut defailli en celle d Hercule : dont a la fin, contraint de maladie et conseille par la dame, quine l'ai- mait tant malade que sain, demanda conge a son maitre de se retirer chez ses parents, qui le lui donna a grand regret et lui fit promettre que, quand il serait sain, il retournerait en son service. Ainsi s'en alia le seigneur d'Avannes a beau pied, car il n' avait a traverser que la longueur d'une rue, et, arrive qu'il fut en la maison de son pere, n'y trouva que sa femme, de laquelle l'amour vertueuse qu'elle lui portait n'etait point diminuee pour voyage. Mais quand elle le vit si maigre et de- eolore ne s'y put tenir de lui dire : — Monsieur, je ne sais comme il va de votre conscience, mais votre corps n'a point amende de ce pelerinage; et me doute fort que le chemin que voits avez fait par la nuit vous ait plus travaille que celuidu jour; car si vous fussiez alle en Jerusalem a pied, vous en fussiez bien venu plus bale, mais non pas si maigre et faible. Or, comptez celle-ci pour une et ne servez plustels images qui-, en lieu de ressusciter les morts, font mourir les vivanfcs. Je vous en dirais davanlage, mais, si votre corps a pecbe, je vois bien qu'il en a telle pu- nition, que j'ai pitied'y ajouter facherie nouvelle. Quand le seigneur d'Avannes eut entendu tous ces propos, il ne fut pas moins marri que honteux, et lui dit : — Madame, j'ai autrefois ou'i dire que la repentance suit de bien pres le peche; et maintenant je l'epreuve a mes depens, vous priant excuser ma jeunesse, qui ne se peut cbatier qu'en experimentant le mal qu'elle ne veut croire. La dame, changeant de propos, le fit coucher en un beau lit, ou il fut quinze jours, ne vivant que de restaurants. Et le mari et la dame lui tinrent si bonne compagnie qu'il avait 228 LES CONTEURS FRANCAIS. toujours lun d'eux aupresdelui. Et combien qu'il eut faitles folies que vous avez oivies, contre la volonte et conseil de la sage dame, si ne diminua-t-elle jamais l'amour vertueuse qu'elle lui portait; car elle esperait toujours qu'apres avoir passe ses premiers jours en folie, il se retirerait et contrain- drait d'aimer honnetement, et, par ce moyen, serait du tout a elle. Et, durant ces quinze jours qu'il fut en sa maison, elle lui tint de bons propos tendant a l'amour de vertu, qu'il com- mence a avoir horreur de la folie qu'il avait faite; et regar- dant, la dame, qui en beaute passait la folie, connaissant de plus en plus les graces et vertus qui etaient en elle, il ne se put garder, un jour qu'il faisait assez obscur, chassant toute crainte hors, de lui dire : — Madame, je ne vois meilleur moyen pour etre tel et si vertueux que vous me prechez et desirez, que de mettre mon coeur a etre entierement amoureux de la vertu. Je vous sup- plie, madame, de me dire s'il ne vous plait m'y donner toute aide et faveur a vous possible? La dame, fort joyeuse de lui voir tenir ce langage, lui dit : — Et je vous promets, monsieur, que si vous etes amou- reux de la vertu, commeil appartient a tel seigneur que vous, je vous servirai, pour y parvenir, de toutes les puissances que Dieu a mises en moi. — Or, madame, dit M. d'Avannes, souvenez-vous de votre promesse, et entendez que Dieu, inconnu du chretien, sinon par foi, a daigne prendre la cbair semblable a celle du pe- cheur, afm qu'en attirant notre cbair en l'amour de son hu- manite, tiiataussinotreesprita l'amour de sa divinite, ets'est voulu servir des moyens visibles pour nous faire aimer par foi les choses invisibles. Aussi, cette vertu que je desire aimer toute ma vie est chose invisible, sinon par les effets du dehors. Parquoi, est besoin qu'elle prennequelque corps pour se faire connaitre entre les hommes : ce qu'elle a fait, se revetant du LA DAME DE PAMPELUNE. 229 voire pour le plus parfait qu'elle a pu trouver : doncques je vous reconnais'et confesse uon-seulemenl vertueuse, mais la seule vertu. Et moi, qui la vois reluire sous le voile du plus parfait corps qui oncques fut, qui est le votre, la veux servir et lionorer toute ma vie, laissant pour elle toute autre amour vaine et vicieuse. "La dame, non moius contente qu'emeiveillee d'ouir ces propos, dissimula si bien son contentement, qu'elle lui dit: — Monsieur, je n'entreprends pas de repondre a votre theo- logie ; mais, comme celle qui est plus craignant le mal que croyant le bien, vous voudrais supplier de cesser en mon en- droit les propos dont vous estimez si peu celles qui les ont crus. Je sais tres-bien que je suisfemme, non-seulement comme une autre, mais tant imparfaite, que la vertu feraitplus grand acte de me transformer en elle, que de prendre ma forme, sinon quand elle voudrait etre inconnue en ce monde ; car, sous tel habit que le mien, ne pourrait la vertu etre reconnue telle qu'elle est. Si est-ce, monsieur, que, pour mon imperfection, je ne laisse a vous porter telle affection que doit etpeut faire femme craignant Dieu et son bonneur; mais cette affection ne sera declaree jusqu'a ce que votre cceur soit susceptible de la patience que l'amour vertueuse commande. Et, a l'heure, monsieur, je sais quel langage il faut tenir. Mais pensez que vous n'aimez pas lant votre bien, personne ne bonneur, que je l'aime. Le seigneur d'Avannes, craintif, ayant la larme a l'oeil, la supplia tres-fort que, pour surete de ses paroles, elle le voulut baiser , ce qu'elle lui refusa, disant que pour lui elle ne rom- prait point la coutume du pays. Et, en ce debat, survintle mari, auquel dit M. d'Avannes: — Mon pere, je me sens tant tenu a vous et a votre femme, que je vous supplie pour jamais me reputer votre fils. 20 20 LES COXTEURS PRANQAll Cequelebonliomme fit tres-volontiers. — Et pour surete de cette amitie, je vous baise. Ce qu'il fit, et apres lui dit : — Si ce n'etait de peur d'offenser la loi, j'en ferais autant a ma mere votre fern me. Le mari, voyant cela, commanda a sa femme de le baiser ; ce qu'elle fit, sans faire semblant de vouloir on non vouloir ce que son mari lui commandait. A l'heure, le feu que la parole avait commence d'allumer au coeur du pauvre seigneur com- menca a s'augmenter par le baiser tant desire, si fort requis et si cruellement refuse. Ce fait, s'enalla ledit seigneur d'Avan- nes devers le roi son frere au chateau, ou il fit force beaux contes de son voyage de Montferrat; et la entendit que le roi son frere s'en voulait aller a Oily et Taf fares. Et, pensant que le voyage serait long, entra en une grande tristesse, qui le mit jusqu'a deliberer d'essayer, avant que partir, si la sage dame lui portait point meilleure volonte qu'elle lui en faisait le semblant, et s'en alia loger en une maison de la ville, en la rue ou elle etait, et print un logis vieil et mauvais et fait de bois, auquel, environ minuit, mit le feu; dontle cri fut fort grand par toute la ville, qu'il vint a la maison du ricbe homme, lequel demanda par sa fenetre ou c'etait qu'etait le feu : en- tendit que c'etait cliez M. d'Avannes; ou il alia incontinent avec'tous les gens de sa maison, et trouva le jeune seigneur tout en chemise en la rue, dont il eut si grand'pitie, qu'il le print entre ses bras, et, le couvrant de sa robe, le mena en sa maison le plus tot possible, et dit a sa femme i qui etait dedans le lit ; — Ma mie, je vous donne en garde ce prisonnier, trailez-le corn me moi-meme. Et, sitot qu'il fut parti, ledit seigneur d'Avannes, qui eut bien voulu etre traite en mari, sauta legerement dedans le lit, esperant que l'occasion et le lieu feraient changer propos a LA DAME DE PA5IPELME. 234 cette sage dame; maisil trouva le contraire; car, ainsi qu'il saillit d'un cote dedans le lit, elle sortait de l'autre et print sa chamarre, de laquelle vetue, s'en vint a lui au cbevet du lit, et lui dit : — Comment, monsieur, avez-vous pense que les occasions puissent miner un chaste coeur? Croyez que tout ainsi que Tor s'eprouve en la fournaise, aussi fait un coeur chaste au milieu des tentations, ou souvent se trouve plus fort el vertueux qu'ailleurs et se refroidit, tant plus il est assailli de son con- traire. Parquoi, soyezsiirque, si j'avais autre volonte que celle que je vous ai dite, je n'eusse failli a trouver des moyens, desquels, n'en voulant user, jen'entiens compte; vouspriant que, si vous voulez que je continue l'affection, que vous otiez non-seulement la -volonte, mais la pensee, de jamais, pour chose que vous sussiez faire, me trouver autre que je suis. Durant ces paroles, arriverent ses femmes, auxquelles elle commanda que Ton apportat la collation de toutes sortes de confitures. Mais il n'avait pour l'heure ne faim ne soif, tant etait desespere d'avoir failli a son entreprinse, craignant que la demonstration qu'il avait faite de son desir lui fit perdre la privaute qu'il avait avec elle. Le mari, ayant donne ordre au feu, retourna et pria tant M. d'Avannes qu'il demeurat pour cette nuit en sa maison, qu'il lui accorda ; mais fut cette nuit passee en telle sorte que ses yeux furent plus exerces a pleurer qu'a dormir. Et, bien matin, leuralladire adieu dans le lit, ou, en baisant la dame, connut bien qu'elle avait plus de pitie de son offense que de mauvaise volonte envers lui, qui fut un cbarbon davantage ajoute au feu de son amour. Apres diner, s'en alia avec le roi aTaffares ; mais, avant quepartir, encore alia dire adieu a son bon pere et a sa dame, qui, depuis le premier commandement de son mari, ne fit plus de difficulty de le traiter comme son fils. Mais soyez sur que plus la vertu empecbait son ceil et conte- 232 LES CONTEURS FRANQAIS. nance, plus devenait insupportable; ensorteque, ne pouvant porter la guerre que l'honnenr et 1'amour lui faisaient en son cceur (laquelle toutefois avait delibere de jamais ne montrer, ayant perdu conso'ation de la vue. et parole d'icelui pour qui elle vivait), print une fievre continue, cau*ee d'une humeur melancolique et couverte, tellement que les extremites du corps lui vinrent toutes froides, et au dedans brulait inces- samment. Les medecins, en la main desquels ne depend pas la sante des homines, commencerent a douter fort de sa maladie, a cause d'une opilation qui la rendait melancolique, et con- seillerent au mari d'avertir sa femme, de penser a sa con- science et quelle etait en la main de Dieu, comme si ceux qui sont en sanle n'y etaient point. Lemari, quiaimait sa femme parfaitement, fut si triste de leurs paroles, que, pour sa con- solation, il ecrivit a M. d'Avannes, le suppliant de prendre la peine de les Venir visiter, esperant que sa vue profiterait a cette maladie. A quoi ne tarda le seigneur d'Avannes, inconti- nent les lettres recues, et s'en vint en poste en la maison de son bon pere ; et, a l'entree, trouva les serviteurs et femmes de leans, menanttel dueil que meritait leur maitresse : dont ledit seigneur fut si etonne, qu'il demeura a la porte comme une personne transie, jusqu'a ce qu'il vit son bon pere, le- quel, en 1'embrassant, se print a pleurer si fort qu'il ne lui put dire mot. Et mena ledit seigneur d'Avannes en la chambre de la pauvre malade; laquelle tournantses yeux languissants vers lui, le regarda et lui bailla la main, en le tirant de toute sa faible puissance, et, en 1'embrassant et baisant, fit un mer- veilleux placet et lui dit : — Monsieur, l'heure est venue qu'il faut que toute dissi- mulation cesse et que je vous confesse la verite que j'ai tant de peine a celer : c'est que si vous m'avez porte grande affec- tion, croyez que la mienne n a ete moindre. Mais ma douleur a passe la votre, d'autant que j'ai eu la peine de la celer con- LA DAME DE PAMPELTWE. 253 tre mon coeur et volonte ; car entendez, Monsieur, que Dieu et mon honneurne m'ont jamais perrnis de vous la declarer, craignant d'ajouter en vous ce que je desirais diminuer. Mais sachez, Monsieur, que le mot que si souvent vous ai dit, m'a tant fait de mal au prononcer, qu'il est cause de ma mort, de laquelle je me contente, puisque Dieu m'a fait la grace de n'avoir permis que la violence de mon amour ait mis tache a ma conscience et renommee, car de moindre feu que le mien ont ete mines plus grands et plus forts edifices. Or, m'en vais-je contente, puisque avant mourir, je vous ai pu decla- rer mon affection egale a la votre, hormis que 1'honneur des hommes et des femmes n'est pas semblable. Vous suppliant, Monsieur, que dorenavant vous ne contraigniez a vous adres- ser aux plus grandes et vertueuses dames que vous pourrez, car en tels coeurs habitent les plus fortes passions et plus sa- gement conduites. Etla grace, beaute et honnetete qui est en vous, ne permettront que votre amour travaille sans fruit. Je vous prie done vous recorder de ma Constance, et nattribuez point a cruaute ce qui doit etre impute a 1'honneur, a la conscience et a la vertu, lesquelles nous doivent etre plus cheres mille fois que notre propre vie. Or, adieu, Monsieur, vous recommandant votre bon pere mon mari, auquel jevous prie conter a la verite ce que vous savez de moi, afin qu'il connaisse combien j'aime Dieu et lui, et gardez-vous de vous trouver plus devant mes yeux ; car dorenavant je neveux pen- ser qu'a aller recevoir les promesses que Dieu m'a faites avant la constitution du monde. En ce disant, le baisa et embrassa de toute la force de ses faibles bras. Ledit seigneur, qui avait le coeur aussi mort par compassion qu'elle par douleur, sans avoir puissance de lui dire un seul mot, se retira hors de devant elle et se mit sur un lit qui etait dans la chambre, ouil evanouit plusieursfois. Al'beure, la dame appela son mari, et, apres lui avoir fait 20. 234 LES CO.NTEURS FRANQAIS. beaucoup de remontrances honnetes, lui recommanda M. d'Avannes, l'assurant qu'apres lui c'etait la personne du monde qu'elle avait le plus aime, et en baisant son mari, lui dit adieu. Et, a l'heure, fit apporter le saint sacrement de l'autel et puis apres l'onctioii, lesquels elle recut avecques joie, comme celle qui etait sure de son salut. Et voyant que la vue lui diminuait et les forces lui defaillaient, commenca a dire bien haul son In manus. A ce cri, se leva le seigneur d'Avannes de dessus le lit, et, en la regardant piteusement, lui vit rendre avec un soupir sa glorieuse ame a Celui dont elle etait venue. Et quand il s'a- percut qu'elle etait morte, il courut au corps mort, duquel etant vivant il n'approchait qu'en crainte, et alors le vint embrasser et baiser de telle sorte, qu'a grand'peine le lui put-on oter d'entre les bras : dont le mari en fut fort etonne ; car jamais n'avait estime qu'il lui portat telle affection. Et,en lui disant : .« Monsieur, c'est trop ! » ils se retirerent tous deux dela. Et, apres avoir pleure longuement, l'un, de sa ferame, et l'autre, sa dame, M. d'Avannes conta tout le dis- cours de son amitie, comment jusqu'a sa mort elle ne lui avait jamais fait un seul signe ou il trouvat autre chose que rigueur : dont lemari, plus content que jamais, augmentale regret et la douleur qu'il avait de l'avoir perdue ; et, toute sa vie, fit service a M. d'Avannes, qui a l'heure n'avait que dix- huit ans. Lequel s'en alia a la cour, ou il demeura beaucoup d'annees sans vouloir ni voir ni parler a femme du monde, et porta plus de deux ans le noir. DE DEUX AMANTS QUI, PAR DESESPOIR D'ETRE MARIES ENSEMBLE, SE RENDIRENT EN RELIGION *. L'HOMME, A SAINT-FRANfOIS, ET LA FILLE, A SAINTE-CLAIRE. Au temps du marquis de Mantoue, qui avait epouse la sceur LBS AMANTS DESESPERES. 255 du due de Ferrare, y avait en la maison de la duchesse, une damoiselle nommee Pauline, laquelle etait tant aimee d'un gentilhomme serviteur du marquis, que la grandeur de son amour faisait emerveiller tout le monde, vu qu'il etait pau- vreet tant gentil compagnon, qu'il devait chercher (pour l'a- mour que lui portait son maitre) quelque femme riche. Mais il lui semblait que tout le tresor du monde etait en Pauline, lequel, en l'epousant, il pensait posseder. La marquise, desi- rant que par sa faveur Pauline hit mariee plus richement, Pen degoutait le plus qu'il lui etait possible et les enrpechait souvent de parler ensemble, leur remontrant que, si le ma- nage se faisait, ils seraient les plus pauvres et miserables de toute l'ltalie ; mais cette raison ne pouvait entrer en l'enten- dement du genlilhomme. Pauline, de son cote, dissimulait le mieux qu'elle pouvait son amitie ; toutefois, elle n'en pen- sait pas moins. Cette amitie dura longuement avec une esperance que le temps leur apporterait quelque meilleure fortune. Durant lequel vint une guerre, ou ce gentilhomme fut prins prison- nier avec un Francais, qui n'etait moins amoureux en France que lui en Italie. Et, quand ils se trouverent compagnons de leurs fortunes, ils commencerent a decouvrir leurs secrets l'un a l'autre. Etconfessa le Francais, que son cceur etait ainsi prisonnier que le sien, sans lui vouloir nommer le lieu; mais, pour etre tous deux au service du marquis de Mantoue, savait bien, ce gentilhomme francais, que son compagnon ai- mait Pauline, et, pour l'amitie qu'il avait en son bien et prou- fit, lui conseillait d'en oter sa fantaisie : ce que le gentilhomme italien jurait n'etre en sa puissance, et que si le marquis de Mantoue, pour recompense de sa prison et des bons services qu'il avait faits, ne lui donnait s'amie, il s'en irait rendre cordelier et ne servirait jamais maitre que Dieu. Ce que son compagnon ne pouvait croire, ne voyant en lui un seul 236 LES CONTEURS FRANQAIS. signe de religion, fors la devotion qu'il avait en Pauline. Au bout de neuf mois, fut delivre le gentilhommefrancais, et, par sa bonne diligence, fit tant, qu'il mit son compagnon en liberte et pourchassa le plus qu'il lui fut possible, envers le marquis et la marquise, le mariage de Pauline. Mais il n'y put advenir ni rien gagner, en lui mettant la pauvrete devant les yeux, ou il leur faudrait tous deux vivre, et aussi quede tous cotes les parents n'en etaient pas contenfs ne d'opinion, et lui defendaient qu'il n'eut plus a parler a elle, afin que cette fantaisie s'en allat par l'absence et impossibility. Et, quand il vit qu'il etait contraint d'obeir, demanda conge a la marquise dedire adieu a Pauline, puisque jamais ne parlerait a elle : ce qui fut accorde; et a l'heure, commenca a lui dire : ■ — Puisque ainsi est, Pauline, que le ciel et la terre sont contre nous, non-seulement pour nous empecher de marier ensemble, mais, qui plus est, pour nous oter la vue et parole, dont maitre et maitresse nous ont fait si rigoureux comman- dement, ils se pen vent bien vanter qu'en une parole ils ont blesse deux coeurs, dont les corps ne sauraient plus faire que languir, montrant bien par cet effet qu'oncques amour ne pitie n'entrerent en leur estomac. Je sais bien que leur fin est de nous marier bien et richement chascun ; car ils igno- rent que la vraie richesse git au contentement ; mais si m'out-ils fait tant demal etde deplaisir, qu'il est impossible que jamais je leur puisse faire service. Je crois bien que, si jamais je n'eusse parle de ce mariage, ils ne fussent pas si scrupuleux qu'ils ne nous eussent assez souff ert parler ensem- ble, vous assurant que j'aimerais mieux mourir que changer mon opinion en pire, apres vous avoir aimee d'une amour si honnete et vertueuse, et pourchasse envers vous ce que je devrais defeudre envers vous. Et, pource qu'en vous voyant je ne saurais porter cette dure patience, et qu'en ne vous voyant mon cceur, qui ne peut demeurer vide, se remplirait LES AMAKTS DEStSPERES. 237 de quelque desespoir dont la fin serait malheureuse, je me sens delibere, et de longtemps, de me mettre en religion : non queje sache tres-bien qu'en tous etats 1'homme se peut sauver; mais pour avoir plus grand loisir de contempler la bonte divine, laquelle, comme j'espere, aura pi tie des fautes -de ma jeunesse et cbangera mon coaur, pour aimer autant les choses spirituelles, qu'il a fait les temporelles. Et si Dieu me fait la grace de gagner la science, mon labeur sera incessam- ment employe a prier Dieu pour vous; vous suppliant, par cette amour tant ferme et loyale, qui a ete entre nous deux, avoir memoire de moi en vos oraisons et prier Notre-Seigneur qu'il me donne autant de Constance en ne vous voyant point, qu'il m'a donne de contentemeni en vous voyant. Et, pource que j'ai espere toute ma \ie avoir de vous par mariage ce quo l'bonneur et conscience permettent, je me suis contente d'esperance ; mais, maintenant que je la perds et que je ne puis jamais avoir de vous le traitement qui appartient a un mari, au moins, pour dire adieu, je vous prie me traiter en frere, et que je vous puisse baiser. La pauvre Pauline, qui toujours lui avait etesirigoureuse, connaissant l'extremite de sa douleur et l'honnetete de sa re- queue, et qu'en tel desespoir se contentait d'une chose si rai- sonnable, sans lui repondre autre chose, lui va jeter les bras au cou, pleurant avec une si grande amertume et saisisse- ment deeoeur, que la parole, sentiment et force lui defailli- rent, et se laissa tomber entre ses bras evanouie ; dont la pi- tie qu'il en eut, avec l'amour et la tristesse, lui enfirent faire autant ; tellement que Tune de ses compagnes, les voyant tomber fun d'un cote et l'autre de l'autre, appela du secours qui, a force de remedes, les fit revenir. Alors, Pauline, qui avait desire dedissimuler son affection, fut honteuse, quand elle s'apergut qu'elle l'avait montree si vehemente ; toutefois, la pitie du pauvre gentilhomme servit 238 LES CONTEURS FRANCAIS. a elle de juste excuse. Et ne pouvant plus porter cette parole de dire adieu pour jamais, s'en alia vitement le coeur et les dents si serres, qu'eutrant dedans sa chambre, comme un corps sans esprit, se laissa tomber sur son lit et passa lanuit en si piteuses lamenta lions, que ses serviteurs pensaient qu'il eut perdu tous ses parens et amis, et tout ce qu'il pouvait avoir de bien sur la terre. Le matin se recommanda a Notre- Seigneur, et apres qu'il eut departi a ses serviteurs le peu de bien qu'il avait, en prins avec lui quelque somme d'argent, defendit a ses gens de le suivre et s'en alia tout seul a la re- ligion de l'Observance L demander 1' habit, delibere de jamais n'en porter d 'autre. Le gardien, qui autrefois l'avait vu, pensa, au commencement, que ce fiit moquerie ou songe ; car il n'y avait en tout le pays gentilhomme qui moins que lui eut grace de cordelier, pource qu'il avait en lui toutes les bonnes graces et vertus que Ton saurait desirer en un gentil- homme. Mais, apres avoir entendu ses paroles et vu ses lar- mes coulant sur son visage comme ruisseaux, ignorant dont envenait la source, le recut humainement : et, bientot apres, voyant sa perseverance, lui bailla Thabit qu'il reQut bien de- votement : dont furent avertis le marquis et la marquise, qui le trouverent si etrange, qua peine le pouvaient-ils croire. Pauline, pour ne se montrer sujette anulle amour, dissimula le mieux qu'il lui fut possible le regret qu'elle avait de lui, en sorte que chacun disait qu'elle avait bientot oublie la grande affection de son loyal serviteur, et ainsi passa cinq ou six mois sans en faire autre demontrance. Durant lequel temps, lui fut par quelque religieux montree une chanson que son serviteur avait composee, un peu apres qu'il eut prins 1'habit, de laquelle le chant est italien et assez commun; j'en ai voulu traduire les mots en francais le plus pres de l'italien qu'il m'a ete possible, qui sont tels : 4 Norn du couvent. LES AMANTS DESESPEKES. 231) Que dira-t-elle, Que fera-t-elle, Quand me verra de ses ycux Religieux? Las! la pauvrette, Toute seulette, Sans parler longtemps sera Eclievelee, Deconsolee ; L'etrange cas pensera : Son penser, par aventure, En monastere et cloture A la fin la conduira. Que dira-t-elle, etc. Que diront ceux Qui, de nous deux, Ont l'amour ct Lien prive; Voyant qu'amour, Par un tel tour, Plus parfait ont approuvc ! Regardant ma conscience, lis en auront repentance, Et chacun d'eux pleurera. Que dira-t-elle, etc Et, si prier De marier Nous viennent pour nous tenter, En nous disant L'etat plaisant Qui nous pourroit contenter; Nous repondrons que noire ame Est de Dieu aimee et formce, Qui point ne la changera. Que dira-t-elle , etc. 240 LES CONTEURS FRANQAIS. amour forte, Qui cette porte Par regret m'a fait passer; Fais qu'en ce lieu, De prier Dieu, Je ne me puisse lasser ; Car notre amour mutuelle Sera tant spirituelle, Que Dieu s'en conlentera Que dira-t-elle, etc. Ainsi qu'au monde Fut pure et munde 1 Notre parfaite amilie ; Dedans le cloitre Pourra paroitre Plus grande de la moitie; Car amour loyale et fermc Qui n'a jamais fin ne terme, Droit au ciel nous conduira. Que dira-t-elle. Quand elle eut bien au long lu cette chanson, etant a part a une chapelle, se mit si fort a pleurer, qu'elle arrosa tout le papier de larmes. Et, n'eut ete la crainte de se montrer plus afiectionnee qu'il n'appartient, n'eut failli de s'en aller incon- tinent mettre en quelque ermitage, sans jamais voir creature du monde ; mais la prudence qui etait en elle la contrai- gnait, pour quelque temps, dissimuler. Et, combien qu'elle eut pris resolution de laisser entierement le monde, sifeignit- e'le le contraire, et changeait si fort son visage, qu'etant en compagnic, ne ressemblait, de rien qui soit, a elle-meme. Elle porta en son coeur cette deliberation couverte cinq ou six mois, se montrantpjus joyeuse qu'elle n'avait de coutume. Mais, un jour, alia avec sa maitresse a l'Observance ouir la Pure. LES AMANTS DESESPERES. 2M grand'messe, et, ainsi que le pretre, diacre et sous-diacre sor- taient du refectoire pour venir au grand autel, son pauvre serviteur, qui n'avait encore parfait l'an de sa probation, servait d'acolyte, et, portant les deux canettes i en ses deux mains, couvertes d'une toile de soie, venait le premier, ayant les yeux contre terre. Quand Pauline le -vit en tel habillement, ou sa beaute et grace etaient plutot augmentees que dimi- nuees, fut si fort etonnee et troublee, que, pour couvrir la cause de la couleur qui lui venait au visage, se prit a tousser. Et son pauvre serviteur, qui entendait mieux ce son la que celui des cloches de son monastere, n'osa tourner la tete ; mais, en passant par devant elle, ne put garder ses yeux qu'ils ne prissent le chemin que si longtemps avaient tenu. Et, en regardant piteusement Pauline, fut si saisi dufeuqu'il croyait quasi eteint, que, le voulant plus celer qu'il ne pou- vait, tomba tout de son baut devant elle. Et la crainte qu'il eut que la cause en fut connue, lui fit dire que c'etaitlepave de l'eglise qui etait rompu en cet endroif. Quand Pauline connut que le cbangement de 1' habit n'avait change le cceur, et qu'il y avait si longtemps qu'il s'etait rendu, que chacun pensait qu'elle l'eut oublie, se delibera de mettre a execution le desir qu'elle avait de rendre la fin de leur amitie semblable en habit, forme et etat de vivre, comme ils avaient ete vivants en une maison sous pareil maitre et maitresse. Et, pource que plus de quatorze mois auparavant avait donne ordre a tout ce qui etait necessaire pour entrer en religion, un matin, demanda conge a la marquise d'aller ouir lamesse a Sainte-Glaire, ce qu'elle lui octroya, ignorant pourquoi elle lui demandait. Et, en passant par les Cordeliers, pria le gar- dien de lui faire venir son serviteur, qu'elle appelait son pa- rent; et, quand elle le vit en une chapelle a part, elle lui dit : 1 L^s deux burettes. 21 242 LES CONTEUIVS FRANgAlS. — Si mon honneur eut permis qu'aussitot que vous je me fusse ose mettre en religion, je n'eusse tant attendu; mais, ayant rompu par ma patience les opinions de ceux qui plutot jugent mal que bien, je suis deliberee de prendre l'etat, la robe et la vie telle que je vois la votre, sans enquerir qu'il y fait ; car, si vous avez du bien, j'en aurai ma part; et, si vous avez du mal, je n'en veux pas etre exempte; car, par tel chemin que vous irez en paradis, je vous veux suivre, etant assuree que Celui qui est le vrai, parfait et digne d'etre nomme amour, nous a tires a son service par une amitie honnete et raisonnable, laquelle il convertira, par son Saint-Esprit, du tout en lui; vous priant que vous et moi oubliions ce corps qui perit et tient du vieil Adam, pour recevoir et revetir celui de notre epoux Jesus-Christ. Ge serviteur religieux fut tant aise et tant content d'ou'ir sa sainte volonte, qu'en pleurant de joie lui fortifia son opinion le plus qu'il lui fut possible, en lui disant, puisqu'il ne pou- vait avoir d'elle au monde autre chose que la parole, qu'il se tenait bienheureux d'etre au lieu ou il avait toujours moyen de la revoir, et qu'elle serait telle que l'un et 1 'autre n'en pourraient que mieux valoir, vivant en un etat d'un amour, d'un coeur et d'un esprit, tires et conduits de la bonte de Dieu, lequel il suppliait les tenir en sa main, ou nul ne peut perir. Et, en ce disant et pleurant d'amour et de joie, lui baisa les mains ; mais elle abaissa son visage jusqu'a la main et se donnerent par vraie charite le saint baiser de dilection. Et, se contentant, s'en partit Pauline et entra en la religion deSainte-Claire, oil elle fut recue et voilee.Ce qu'apres elle fit entendre a madame la marquise, qui en fut tant ebahie qu'elle ne la pouvait croire ; mais s'en alia le lendemain au monastere pour la voir et aussi s'efforcer la divertir de son propos. A quoi Pauline lui fit reponse, que si elle avait eu puissance de lui oter un mari de chair (riiomme du monde qu'elle avait le LE PRIEUR REFORMATEUR. 245 plus aime), elle s'en devait contenter, sans chercher de la vouloir separer de Celui qui etait immortel et invisible; car ii n'etait pas en sa puissance ni de toutes les creatures du monde. Adonc la marquise, voyant son bon vouloir, la baisa, la laissant a fort grand regret. Et, depuis, vequirent Pauline et son serviteur si saintement et denotement en leur obser- vance, que Ton ne doit douter que Celui, duquel la fin de la loi est charite, ne leur dit a la fin de leur vie, comme a la Madeleine, que leurs peches leur etaient pardonnes, vu qu'ils l'avaient beaucoup aime, qu'il ne les retirat en paix au lieu oil la recompense passe tous les merites des hommes et donne loyer de leurs bienfaits, UN PRIEUR REFORMATEUR, SOUS OMBRE DE SON HYPOCRISIE, TENTE TOUS MOYENS POUR SEDUIRE UNE SAINTE RELIGIEUSE \ d'oISC ENFIN SA MALICE EST DECOUVERTE. En la ville de Paris il y avait un prieur de Saint-Martin des Champs, duquel je tairai le nom pour l'amitie que je lui ai portee. Sa vie, jusques a Page de cinquante ans, fut si aus- tere, que le bruit de sa saintete crut par tout le rbyaume de France, tellement qu'il n'y avait prince ni princesse qui ne lui fit grand honneur et reverence quand il les venait voir; et ne se faisait reformation de religion qui ne fut faite par sa main, car on le nommait le yere de vraie religion. II fut elu le visiteur de la grande religion des dames de Fontevrault 1 , desquelles il etait tant craint, que, quand il venait en quel- qu'un de leurs monasteres, toutes les religieuses tremblaient de peur, et, pour l'apaiser des grandes rigueurs qu'il leur tenait, le Iraitaient comme elles eussent fait la personne du roi : ce qu'au commencement il refusait; mais, a la fin, 1 Abbayc celebre dans Mainc-et-Loire, fondee en 1099. 244 LES CONTEURS FRANCAIS, venant snr les cinquante ans, commenca a trouver fort bon le traitement qu'il avait au commencement refuse, et, s'esti- mant lui-meme le bien public de toute religion, desira de conserver sa sante mieux qu'jl n'avait accoutume. Et combien que sa regie portat de jamais ne manger chair, il se dispensa lui-meme (ce qu'il ne faisait a nul autre), disant que sur lui etait tout le faix de la religion. Pourquoi, si bien se festoya, que d'un moine maigre il en fit un bien gras; et, a cette mu- tation de vivre, se fit une mutation de cceur, telle qu'il com- menca a regarder les visages, dont auparavant il avait fait conscience; et, en regardant les beautes que les voiles ren- dent plus desirables, commenca a les convoiter : dont, pour satisfaire a cette convoitise, chercha tant de moyens subtils, qu'en lieu de faire office de pasteur, il devint loup, tellement qu'en plusieurs bonnes religions, s'il sen trouvait quel- qu'une un peu sotte, il ne faillait a la decevoir. Mais, apres avoir Jonguement continue cette median te vie, la bonte di- vine, qui print pitie des pauvres brebis egarees, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux regne, ainsi que vous verrez. Un jour, allant visiter un couvent pres de Paris, qui se nomme "Gif, advint qu'en confessant toutes les religieuses en trouva une, nommee soeur Marie Herouet, dont la parole etait si douce et agreable, qu'elle promettait le visage et le coeur etre de meme. Parquoi, seulement pour l'ouir, fut emu d'une passion d'amour qnr passait toutes celles qu'il avait eues aux autres religieuses ; et, en parlant a elle, se baissa fort pour la regarder, et en apercut la bouche si rouge et plaisante,' qu'il ne se put tenir de lui hausser le voile, pour voir si les yeux accompagnaient le demeurant : ce qu'il trouva; dont son coeur fut rempli d'une ardeur si vehemente, qu'il perdit le boire et le manger et toute contenance, combien qu'il la dis- simulait. Et quand il fut retourne en son prieure, il ne pou- vait trouver le repos ; parquoi, en grande inquietude, passait LE PRIEUR REFORMTEUR. 245 les jours et les nuits en cherchant les moyens comme il pour- rait parvenir a son desir et faire d'elle comme il avait fait de plusieurs autres : ce qu'il connaissait etre fort difficile, parce qu'il la trouvait sage en paroles et d'un esprit subtil; et, d'autre part, se voyait si laid et viei 1 , qu'il delibera de ne lui en parler point, mais de chercher a la gagner par la crainte. Parqnoi, bientot apres s'en retourna audit monastere de Gif, auquel lieu se montra plus austere que jamais il n'avait fait, se courroticant a toutes les religieuses, reprenant l'une que son voile n'etait pas assez bas, l'autre, qu'elle haussait trop la tete, et Fautre, qu'elle ne faisait pas bien la reverence en religieuse. Et, en tous ces cas-la, se montrait si austere, qu'on le craignait comme un Dieu peint en jugement. Et lui, qui avait les gouttes 1 , se travailla tant de visiter les lieux regu- liers qu'eirviron 1 heure de vepres, heure par lui apostee, se trouva au dortoir. L'abbesse lui dit : — Pere reverend, il est temps de dire vepres. A quoi il repondit : — Allez, mere, allez, faites-les dire; car je suis si las que je demeurerai ici, non pour reposer, mais pour parler a soeur Marie, de laquelle j'ai ou'i tres-mauvais rapport; car Ton m'a dit qu'elle caquette comme si c'etait une mon- daine. La prieure, qui etait tante de sa mere, le pria de la bien cbapitrer et la lui laissa toute seule, sinon un jeune religieux qui etait avec lui. Quand il se trouva tout seul avec soeur Marie, commenca a lui lever le voile et commander qu'elle le regardat. Elle lui repondit que la regie lui defendait de regarder les hommes. — G'est bien dit, ma fille, lui dit-il; mais il ne faut pas que vous estimiez qu'entre nous religieux, soyons hommes. 1 On disait alors les gouttes et non la goutte. 21. 246 LES CONTEURS FRANQAIS. Parquoi sceur Marie, craignant fuillir par desobeissance, le regarda au visage : elle le trouva si laid, qu'elle pensa faire plus de penitence que de peche a le regarder. Le beau pere, apres lui avoir tenu plusieurs propos de la grande amitie qu'il lui portait, lui voulut mettre la main au tetin, qui fut par elle bien repousse, comme elle devait; et fut si courrouce, qu'il lui dit : — Faut-il qu'une religieuse sache qu'elle ait des tetins? Elle lui repondit : — Je sais que j'en ai, et certainement que vous ni autre n'y toucherez point; car je ne suis sijeune n'ignorante, que je n'entende bien ce qui est peche et ce qui ne Test pas. Et quand il vit que ces propos ne la pouvaient gagner, lui en va bailler d'une autre, disant : — Helas ! ma fille, il faut que je vous declare mon extreme necessite, c'est que j'ai une maladie que tous les medecins trouvent incurable, sinon que je me rejouisse et joue avec quel que femme que j'aime bien fort. De moi je ne voudrais pour mourir faire peche mortel; mais, quand Ton viendrait jusque-la, je sais que simple fornication n'est nullement a comparer au peche d'homicide. Parquoi, si vous aimez ma vie, en sauvant votre conscience de credulite 1 , vous me la sauverez. Elle lui demanda quelle facon de jeu il entendait de faire. 11 lui dit qu'elle pouvait bien reposer sa conscience sur la sienne, et qu'il ne ferait chose dont l'un ne l'autre fut charge. Et, pour lui montrer le commencement du passetemps qu'il lui demandait, la vint embrasser et essaya de la jeter sur le lit. Elle, connaissant sa mechante intention, se defendit si bien de paroles et do bras, qu'il n'eut pouvoir de toucher qu'a ses habillements. Du latin crudelitas. Cruai LE PRIEUR REFORMATEUR. 241 A l'heure, quand il vit toutes ses inventions et efforts etre tournes en rien, comme un homme furieux, et non-seulement hors de conscience, mais de raison naturelle,lui mitla main sous la robe, et tout ce qu'il put toucher des ongles, egratigna de telle fureur, que la pairvre fille, en criant bien fort, de tout son haut tomba a terre tout evanouie, Et, a ce cri, entra l'abbesse dans le dortoirou elle etait; laquelle, etant a. vepres, sesou- vint avoir laisse cetle religieuse seule avec le beau pere, qui etait fille de sa niece, dont elle eut un scrupule en sa con- science qui lui fit laisser vepres, et alia a la porte du dortoir ecouter ce que Ton faisait. Mais, oyant la voix de sa niece, poussala porte que le jeune moine tenait. Et, quand le prieur vit venir l'abbesse, en lui montrant sa niece evanouie en terre, lui dit : — Sans faute, notre mere, vous avez grand tort que vous ne m'avez dit les conditions de soeur Marie; car, ignorant sa debilite, je l'ai fait tenir debout devant moi, et, en la chapi- trant, s'est evanouie comme vous voyez. lis la firent revenir avec vinaigre et autres choses propices, et trouverent que de sa chute elle etait blessee a la tete. Et, quand elle fut revenue, le prieur, craignant qu'elle contat a sa tante l'occasion de son mal, lui dit apart : — Ma fille, je commande, sur peine d'inobedience et d'etre damnee eternellement, que vous n'ayez jamais a parler de ce que je vous ai fait ici; car entendez que l'extremite d'amour m'y a contraint, et, puisque je vois que vous ne le voulez, je ne vous en parlerai jamais que cette fois, vous assurant que, si me voulez aimer, je vous ferai elire abbessed'une desmeil- leures abbayes de ce royaume. . Elle lui repondit qu'elle aimait mieux mourir en chartre perpetuelle, que d'avoir jamais autre ami que Celui qui etait mort pour elle en la croix ; avec lequel elle aimait mieux souffrir tons les maux que le monde pourrait donner, que, 248 LES CONTEURS FRANCAIS. sans lui, avoir tous les biens ; et qu'il n'eiit plus a lui parler de copropos, ou elle le dirait a sa mere abbesse; mais qu'en ce faisant, elle se tairait. Ainsi s'en alia ce mauvais pasteur, lequel, pour se montrer tout autre qu'il n'etait, et pour encore avoir le plaisir de re- garder celle qu'il aimait, seretourna vers l'abbesse, lui di- sant : — Ma mere, je vous prie, faites chanter a toutes vos filles un Salve Regina, en l'honneur de cettevierge ou j'ai mon esperance. Ce qui fut fait ; durant lequel ce renard ne fit que plorer, non d'autre devotion, que de regret qu'il avait de n'etre venu au decu de la sienne. Et toutes les religieuses, pensant que ce fut d'amour a la vierge Marie, 1'estimaient un saint homme. Soeur Marie, qui connaissait sa malice, priait en son coeur de confondre celui quideprisait la virginite. Ainsi s'en alia cet hypocrite a Saint-Martin; auquel lieu, ce mechant feu qu'il avait en son coeur ne cessa de bruler jour et nuit, et de cher- cher toutes les inventions possibles pour venir a ses fins. Et, pource que sur toutes choses il craignait l'abbesse, qui etait femme vertueuse, il pensa le moyen de l'dter de ce monastere. Ainsi s'en alia vers madame de Vendome, pour l'heure de- meurant a la Fere, ou elle avait edifie et fonde un couvent de Saint-Benoit, nomme le Mont-d'Olivet. Et, comme celui qui etait le souverain reformateur, lui donna a entendre que l'ab- besse dudit Mont-d'Olivet n'etait pas assez suffisante pour gouverner une telle communaute, la bonne dame le pria de lui en donner une autre qui fut digne de cet office. Et, lui, qui ne demandait autre chose, lui conseilla de prendre l'abbesse de Gif, pour la plus suffisante qui flit en France. Madame de Vendome incontinent l'envoya querir et lui donna la charge de son monastere du Mont-d'Olivet. Le prieur de Saint-Martin, qui avait en sa main la voix de toute la reli- LE PRIEUR REFORMATEUR. 2i9 gion, fit elire a Gif une abbesse a sa devotion. Et, apres cettc election, s'eii alia audit lieu de Gif essayer encore unefois si, parpriere ou par douceur, il pourraitgagner soeur Marie He- rouet. Et, voyant qu'jl n'y avait nul ordre 1 , retourna en son prieure de Saint-Martin ; auquel lieu, taut pour venira sa fin que pour se venger de celle qui lui etait trop cruelle, de peur aussiqueson affaire fut eventee, fit derober secretement les reliques dudit Gif, de nuit, et mit a sus au confesseur de leans, fort vieil et homme de bien, que c'elait lui qui les avait derobees, et pour cette cause, le mit en prison a Saint- Martin; et, durant qu'il le tenait prisonnier, suscita deux te- moins, lesquels ignoramment signerent ce que M. de Saint- Martin leur commanda : c'etait qu'ils avaient vu dedans un jardin ledit confesseur avec soeur Marie en acte vilain et des- honnete, ce qu'il voulut faireavouer au vieil religieux. Mais, lui, qui savait toutes les fautes de son prieur, le supplia de vouloir mener en Chapitre, et que, la, devant tous ses reli- gieux, il dirait la verite de tout ce qu'il en savait. Le prieur, craignant que la justification du confesseur fut sa condamna- tion, ne voulut point entendre a cette requete; mais, letrou- vant ferme a son propos, le traita si mal en prison, que les uns disent qu : il y mourut, les autres, qu'il le contraignit de laisser son habit et s'ea aller hors du royaume de France. Quoi qu'il en soit, jamais depuis on ne le vit. Quand le prieur estima avoir une telle prise sur soeur Marie, s'en alia a la re- ligion ou l'abbesse, etant faite a sa poste, ne le contredisait en rien. Et, la, commenca vouloir user de son autorite de visi- teur, et fit venir toutes les religieuses l'une apres l'autre, pour les ouir en une chambre, en forme de confession et visi- tation; et, quand ce fut au rang de soeur Marie, qui avait perdu sa bonne tante, il recommenga a lui dire: 1 Chances de succes. 250 LES CONTEURS FRANQAIS. — Sosur Marie, vous savez de quel crime vous etes accusee et que la dissimulation que vous faites d'etre tant chaste ne vous a derien servi; car on connait bien que vous etes lecon- traire. Soaur Marie lui repondit d'un visage assure : — Faites-moi venir celui qui m'a accusee, et vous verrez si devant moi il demeurera en sa mauvaise opinion. II lui dit : — II ne vous faut autre preuve, puisque le confesseur meme a ete convaincu. Sosur Marie lui dit : — Je le pense si homme de bien qu'il n'aura pas confesse telle mechancete etmensonge; mais, quand ainsi serait, fai- tes-le venir devant moi, et je prouverai le contraire de son dire. Le prieur, voyant qu'en nulle sorte il ne la pouvait eton- ner, lui dit : — ■ Je suis votre pere, qui, pour cette cause, desire sauver votre honneur; partant, je remets cette verite a votre con- science, a laquelle j'ajouterai foi. Je vous demande et vous con- jure, sur peine de peche mortel, de me dire verite, a savoir si vous etiezvierge quand vous lutes miseceans. Elle lui repondit : — Mon pere, l'age de cinq ans que j'avais doit etre temoin de ma virgin! te. — Or, bien, ma fille. Depuis ce temps-la avez-vous point perdu cette belle fleur? Elle lui jura que non, et que jamais n'avait trouve empeche- ment que de lui. A quoi il dit qu'il ne la pouvait croire et que la chose gisait en preuve. — Quelle preuve, dit- elle, vous en plait-il faire? — Commej'en fais aux autres, dit le prieur; car, tout ainsi que je suis visiteur des ames, aussi je le suis des corps. Vos LE TR1EUR REFORMATEUR. 251 abbesses et prieures ont passe par mes mains ; vous ne devez craindreque je desire votre virginite. Parquoi jetez-vous surlc lit et mettez le devant de votre habillement sur votre visage. Sceur Marie lui repondit par colere : — Vous m'avez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que j'estime plutot que vous me voulez oter ma virginite, que de la vouloir visiter. Parquoi croyez que ja- mais je n'y consentirai. Mors, il lui dit qu'elle etait excommuniee de refuser l'obe- dience de cette religion, et,si elle consentait,qu'il la deshono- rerait en plein chapitre, et dirait le mal qu'il savait entre elle et le confesseur. Mais elle, d'un visage sans peur, lui repondit : — Celui qui eonnait le coeur de ses serviteurs me rendra autant d'honneurs devant lui, que voiis me ferez de honte de- va*nt les bommes. Parquoi, puisque votre malice en est jus- que-la, j'aime mieux quelle paracheve sa cruaute envers moi que le desir de son mauvais vouloir, car je sais que Dieu est juste juge. A l'heure, il s'en alia amasser tout le cbapitre et fit venir devant lui a genoux soeur Marie, a laquelle il dit par un mer* veilleux depit : — Soeur Marie, il me deplait grandement que les bonnes admonitions que je vous ai donnees ont ete inutiles, en un tel inconvenient, que je suis contraint de vous enjoindre une pe- nitence contre ma coutume. C'est qu'ayant examine votre con- fesseur sur aucuns crimes a lui imposes, il m'a confesse avoir abuse de votre personne, au lieu ou les temoins disent l'avoir vu. Parquoi, ainsi que je vous avais elevee en etat honorable et maitresse des novices, j'ordonne que vous soyez mise non- seulement la derniere de toutes, mais mangeant, a terre, de- vant toutes les soeurs, painet eau, jusqu : a ce qu'on connaisse votre contrition suffisante d' avoir grace. Soeur Marie., etant avertie par une de ses compagiies, qui 252 LES CONTEURS FRATSQAIS. entendait tout son affaire, que, si elle repondait chose qui de- plut au prieur, il la mettrait in pace, c'est-a-dire en chartre perpetuelle, endura cette sentence, levant les yeux au ciel et priant Celui qui avait ete sa resistance contre le peche, vouloir etre sa patience contre sa tribulation. Encore defendit ce ve- nerable prieur que, quand samereou ses parents viendraient, qu'on ne la souffrit de trois ans parler a eux, n'ecrire lettres, sinon faites en communaute. Ainsi s'en alia ce malheureux homme, sans plus y revenir; et fut cette pauvre fille long- temps en la tribulation que vous avez ouie; mais sa mere, qui sur tous ses enfants l'aimait, voyant qu'elle n'avait plus de nouvelles d'elle, s'en emerveilla fort et dit a un sien fils, sage et honnete gentilhomme, qu'elle pensait que sa fille etait morte, et que les religieuses, pour en avoir la pension annuelle, lui dissimulaient ; lui priant en quelque facon quece fut de voir sa dite soeur. Lequel incontinent alia a la religion, en la. quel on lui fit les excuses accoutumees : c'est qu'il y avait trois ans que sa soeur ne bougeait du lit. Dont il ne se tint pas con- tent et leur jura que, s'il ne la voyait, il passerait par-dessus les rnurailles et forcer ait le monastere. De quoi elles eurent si grande peur, qu'elles lui amenerent sa soeur a la grille, laquelle l'abbesse tenait de si pres qu'elle ne pouvait dire a son frere cliose qu'elle n'entendit; mais elle, qui etait sage, avait mis par ecrit tout ce qui est ci-dessus, avec mille autres inventions que ledit prieur avait trouvees pour la decevoir, que je laisse a confer pour la longueur ; si ne veux-je oublier a dire que, durant que sa (ante etait abbesse, pen san tqu'il fut refuse pour salaideur, fit tenter soeur Mariepar un jeune etbeaureligieux, esperantque, si par amour elle obeissait ace religieux, qu'apres il la pourrait avoir par crainte. Mais d'un jardin oil ledit reli- gieux lui tint propos, avec gestes si desbonnetes, quej'aurais honte de les referer, la pauvre fille courut a l'abbesse, qui par- lait au prieur, en criant : LE PRIETJR REFORMATEUR. 255 — Ma mere, ce sont diablesen lieu de religieux, ceux qui nous viennent visiter ! Et, a l'heure, le prieur, ayant peur d'etre deeouvert, com- menca a dire en riant : — Sans faute, ma mere, soeur Marie a bonne raison. Et, en la prenant par la main, lui dit devant l'abbesse : — J'avais entendu que soeur Marie parlait fort bien et avait le langage si a main qu'on l'estimait mondaine, et, pour cette occasion, je me suis contraint contre mon naturel tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainsi que je trouve par ecrit ; car, d'experience, j'en suis aussi ignorant comme le jour que je suis ne; et, en pensant que ma vieillesse et laideur lui faisaient tenir propos si vertueux, je cornmandai a mon jeune religieux de lui en tenir de sembla- bles : a quoi vous voyez qu'elle a bien vertueusement resiste. Dont je 1'estime si sage et si vertueuse, que je veux qu'elle soit dorenavant la premiere apres vous, et maitresse des novices, afin que son bon vouloir croisse toujours de plus en plus en vertu. Get acte ici et plusieurs autres que fit ce bon religieux, du- rant trois ans qu'il fut amoureux de la religieuse, laquelle, comme j'ai dit, bailla par la grille a son frere tout le discours de sa piteuse histoire; ce que le frere porta a sa mere, qui, toute desesperee, vint a Paris, ou elle trouva la reine de Na- varre, soeur unique du roi, a qui elle montra ce fort piteux discci:;.-, en lui disant : — Madame, or done, ne vous fiez pas une autre fois en tel hypocrite. Je pensais avoir mis ma fille aux faubourgs et che- min deparadis, maisje l'aimise en enfer, entre les mains des pires diables qui puissent etre ; car les diables ne nous ten- tent, s'il ne nous plait, et ceux-ci nous veulent avoir par force ou 1' amour nous defaut. La reine de Navarre fut en grande peine, car entierement 22 2U LES CONTEURS FRANCAIS. elle se confiait en ce prieur de Saint-Martin, a qui elle avait bailie la charge des abbesses de Montivilliers et de Caen, ses belles-soeurs. D'autre cote, le crime si grand lui donna telle horreur et envie de venger l'innocence de cette pativre fille, qu'elle communiqua au cbancelier du roi, pour lors legat en France, de l'affaire, et fit envoyer querir le prieur, lequel ne trouva nulle excuse, sinon qu'il avait soixante-dix ans, et parla a la reine de Navarre, lui priant, sur tous les plaisirs qu'elle lui voudrait jamais faire et pour recompense de tous ses ser- vices, qu'il lui plut de faire cesser ce proces, et qu'il confes- serait que soeur Marie Herouet etait une perle d'honneur et de virginite. La reine, oyantcela, fut tant emerveillee, qu'elle ne sutque luirepondre : ainsle laissa la; etle pauvre homme, tout confus, se retira en son monastere, ou il ne voulut plus etre vu de personne, et ne vequit qu'un an apres. Et soeur Ma- rie Herouet, estimee comme elle meritait pour les vertus que Dieu avait mises en elle, fut otee de ladite abbaye de Gif, ou elle avait eu tant de mal, et faite abbesse, par le don du roi, derabbayenomm.ee Gien, pres de Montargis, qu'elle reforma; et vequit comme pleine de l'esprit de Dieu, le louant toutesa vie de ce qu'il lui avait plu lui donner honneur et repos s NOEL DU FAILL (xvi e siecle) La date de la naissance de cet ecrivain n'est pas connue, mais 6ii peut la rapporter aux premieres annees du seizieme siecle. II etait gentilhomme et fut nomme conseiller du roi au parlement de Rennes en 4571 ; il mourut vers 1585. On lui doit les Propos rastiques et facetieux, les Baliverneries et contes nouveanx et les Contes d'Eutrapel. C'est a ce dernier recueil que nous avons em- prunte les contes qui suivent. Nous les avons reproduits d'apres Fedition donnee dans la bibliotheque Charpentier, Paris, 1856, par 51. Marie Guichard. Cette edition est accompagnee d'une interes- sante etude sur Noel du Faill. En comparant cet ecrivain avec ceux deson epoque, lelecteurremarquera qu'il s'en distingue sur bien des points; iln'estpas, comme la plupart d'entreeux, exclusivement occupe d'aventures galantes ; il est observateur penetrant, et ses recits sont toujours entremeles de reflexions morales, pleines de justesse et d'a-propos. On sent du reste en bien des passages qu'il cherche a imiter Rabelais et qu'il s'en rapproche quelquefois. D UN FILS QUI TROMPA L AVARICE BE SON PERE *. Les anciens ont tant fait de casde necessity qu'ils enfirent 1 La jolie comedie d'Andrieux, les Etourdis, oifre avec ce contc cer- 256 LES C03STEURS FRANQA.IS. ime deesse, voulant signifier qu'aux affaires ou nous sommes presses, notre esprit se reveille, devient brusque et gaillard, et sans etre pesant et engourdi, corame lorsque nous sommes aux pleins souhaits, profondes voluptes, et en la paille jus- qu'au ventre. De vrai, celui de qui les biens et fortunes sont ou petites ou brouillees, se sait mieux avancer et rendre honnete homme, que ceux qui sont nes chausses et vetus ; comme Ton di! du roi Louis XI, le premier qui ait mis ses successeurs hors depage, car leparlement, prevot et Univer- sity de Paris s'en faisoient croire auparavant, et qui mieux savoit les noiivelles de ses voisins. Etant en la mauvaise grace de son pere, oh ! que regner et commander absolument est chose douce ! se retira a son cousin le due de Bourgogne, ou il apprit a faire le petit pain, a menager l'ecu, qui le rendit tellement admirable au maniement de ses affaires, qu'entre tous les princes il a bien pen de compagnons, et en lui fut ve- rifiee et accomplie la prophetie du roi Charles VII, son pere, quand il fit dire a icelui due bourguignon, qn'il nourrissoit un renard qui manger vit ses poules. Car a la fin il depeca et echantillonna si bien la maison de son bote, qu'il lui en de* meura de belles pieces, lesquelles il soutenoit lui avoir ete arrachees de la sienne 1 . Et a ce propos des peres qui sont trop rigoureux en l'endroit de leurs enfants, s'en est vu, puis pen tains rapports qui pourraient faire croire qu'il n'etait pas mconnu a 1'auteur de la corned ie. 1 Louis XI, n'elant encore que dauphin, etait enlre en 1440 dans la ligue formee contre son pere Charles VII par quelqucs membres de la haute noblesse, tels que Chabannes, la Tremouille, le comte de Ven- dome. Cette ligue fut vaincue; mais en 1446, le dauphin Louis recom- menga ses intrigues et fut force de se retirer aripres du due de Bour- gogne, Philippe le Bon; e'est a cet exil que Noel du Faill fait ici allu- sion. Nous avons vu plus haul, que les Cent noiivelles noiivelles ont ete composeesa la cour de Philippe le Bon. Les belles pieces arrachees a la maison de Bourgogne sont le dnche de Bourgogne, l'Artois et le Hai- nan t. LE PERE AVABE. 257 de temps en ce pays, un si tenant etfacheux, qu'il nebailloit a son fils que peuou rien pour son entretien; lequel, d'autre cote, empruntoit par-ci par-la tout ce qu'il pouvoit, jusque-la d'elre enferre bien avant aux brevets desmarchands, usuriers, et autres gens de main mise et d'interet ; bien souvent les affrontoit, et coucboit de sa conscience a toutes restes. Tout Templatre et defensif qu'il appliquoit sur ce mot tomboit sur l'avarice de son pere, jusque bien souvent dire a ses compa- gnons courant la meme fortune, etqui etoient en meme cause, plut a Dieu que ton pere se fiit rompu le col a porter le mien en paradis, et autres imprecations et maudissons 1 de sem- blable volume. Le pere, a qui il coutoit plus de je ne sais combien pour espionnerles actions de son fils, entendoit assez telles nouvelles , ou il faisoit la sourde oreille, prenant plai- sir, qu'il estimoit profit, tenir ainsi ce jeune homme en telles alteres 2 et calamites, le menacant parfois se remarier, au cas qu'il feroit du compagnon, ou donner et mettre son bien en telles mains qu'il ne l'oseroit regarder. Au surplus, qu'il trouvat sa bonne aventure comme il pourroit, et qu'au- trefois il avoit ete sans denier ne sans maille, jnsques a. ce que pour le present il ne daignoit dire. Ce fils, voyant tant d'bonnetes voyages se passer sans etre employe aux belles cbarges et entreprises de guerre, non pour la religion, que la fievre quartaine puisse serrer les veines a ceux qui en soufflent les consultations pour leur profit particulier aux conseils des jeunes princes, ains contre eux qui nous tiennent a fausses enseignes les provinces, royaumes et Etats tous entiers. II s'avise done, en eel te extreme necessite, jouer un bon tour a la cbicliete de son pere, et remettre sus l'honneur de ses an- cetres et de sa maison ; se faisant fort que les braves et galants 1 Maledictions, 2 Privations. 22. 258 LES CONTEURS FRANQAIS. homines tiendroient son parti, prit a cet effet chez le mar- chand force draps noirs a credit. Vous quine payez comptant, jugerez de la loyaute du vendeur, et des acclamations et bat- tement de poitrine qu'ii fait aux prix et aunage. II fait faire ses accoutrements de deuil, lespaquetteensamalle, etfouette vers le Poitou, ou son pere avoit une belle et ricbe terre, et de grand' valeur, le fermier de laquelle, un opulent vilain, avoit entre ses mains le revenu d'une annee tout compte, pret de porter a son maitre. Mais il fut garde de cette peine ; car ce jeune gentilhomme ayant pris ses accoutrements de deuil, et valet, et laquais aussi renfrogne et triste, va descendre en la maison de son pere, conta a peu de paroles au fermier la mort d'icelui survenue, lequel en ses derniers propos se re- commandoit a lui, ayant enjoint sous peine de desobeissance qu'ille changeataucunement, et qu'il l'avoit trouve toujours bomme rond et bon serviteur de la maison. II etoit un peu dur etrigoureux, mais, fermier mon bon ami, vous entendez bien quetel menage ainsi raccourci au petit piedne revenoit que sur mon agrandissement et avantage. — Oh! monsieur, disoit le fermier poitevinant, et faisant bien la chatemite, pouretre entretenu en la ferme, il n'y a remede, il faut tous passer par-la ou par la fenetre ; encore m'est-ce grand contentement qu'il a laisse un heritier qui m'aime, ou je suis bien trompe, duquel je m'assure tenir en- core a l'avenir et continuer les fermes que le riche homme m'avoit fait de cette terre; vous suppliant m'excuser, cour- bant en ce disant, puis un genou, puis l'autre, si quelquefois vous ai refuse bailler argent, car, sur ma conscience, j'avois defense du defunt, et crois en avoir encore en ma pochette; non, c'est ailleurs, ou je rnets mes lettres, comme s'il vous eut tenu pour bien suspect ; et entendez trop mieux, en chau- vissant et riant enfaux-bourdon, que depuis que les bottcs de nous autres peres peuvent servir a nos enfants, nous, comme LE PERE AVARE. 259 les chats, ne les voudrions voir qu'une foisl'an, pour chercher leurs aventures, puisque nous ]eur avons mis les ferrements et moyens en mains, pour gagner leur vie. — II y a autre chose, dit le porteur de'deuil, et vous remercie. Dea, vous entendez les guerres ou le roi est empeche, et combien me seroit reprochable, et viendroit a. deslionneur de faillir en telles affaires et endroits, ou, quelque pauvrete qui m'ait commande, si me suis-je ordinairement trouve en tels bons lieux pour le service de Sa Majeste. Or, maintenant que la guerre est, et que j'ai fait tout bon office d'enfant au bon homme, que Dieu absolve, il me faut en toute diligence aller trouver les compagnies qui marchent ou je suis appele, et japartie demon train a pris les devants; pendant, ce me sera un fort grand plaisir et a vous profit, que demeuriez en ma terre a pareilles conditions et charges que vous la teniez de feu monseigneur et pere, combien que j'en aurois bien da- vantage si voulois y entendre et preter l'oreille. — Ho! Pierre, c'etoit ]e valet, combien est-ce que ce gros homme m'en a offert a la dinee ? — Eh ! monsieur, disoit ce Jacquet, il n'est que lier son doigt a l'herbe qu'on connoit ; ne changez jamais les anciens serviteurs : le bonhomrne, Dieu ait son ame, avoit souvent ce dicton en la bouche ; mais comme il etoit menager, il lui falloit a chaque renouvellement de ferme ses cent ecus pour le pot-de-vin, etune annee d'avance; je ne sais comme vous en ferez. Le fermier, qui petilloit de peur que tel marche lui echap- pat, eut bientot conclu sa ferme. Lors notaires en besogne ; cent ecus bailies au maitre, et dix a sire Pierre, qui avoit, disoit-il, bien souffle auxetoupes ; l'avance d'une annee recue, outre celle de l'an passe prete a echoir, chacun en ceci pen- sant avoir trompe son compagnon. Le fermier syllogisoit sur ses doigts, il y a pour gagner tant pour cent. L'autre, il perdra '^00 LES COKTEURS FRANCAIS, quelque attente seulement, mais par provision, j'empocherai cette dragee perlee, laquelle se fait tant chercher. Ne tarda pas demi-jour apresle delogement de l'lieritier. Yoici la dia- blerie a quatre personnages ; yoici la bataille ; voici le conflit de preuves, que l'un des gens du pere, c'etoit un vieux notaire, monte sur la mule de la maison et botte de foin, n'arrivat garni de quittances pour recevoir les deniers echus, avec ample procuration de faire nouveau bail pour l'avenir : il exbiba au fermier ses facultes, son pouvoir general et spe- cial, bien passe, bien instrumente. Le fermier, au contraire, luimontre ses pieces, objecte le vrai seigneur qui lui a fait bail nouveau; informe sommairement que le fils a porte le deuil, tant et si longuement que tout va bien ; que le notaire est un manifeste prevaricateur, et qui voudroit bien, avec sa mule, jouer a quitte ou a double. Le notaire, au contraire, maintient son maitre etre vivant mourant, et si metier est confisquant, ainsi le prouvera; conclut toucher l'argent a ses perils et fortunes. Le juge, sur la contrariete des faits, car ils en etoient bien avant, appointa les parties a informer. Et fut bruit commun que ce pauvre miserable avaricieux de pere, usurier tout le soul et tant qu'il pouvoit (a Rennes, on l'eut appele fesse-Matthieu, comme qui diroit batteur de saint Mat- tbieu, qu'on croit avoir ete changeur) 1 , en mourut de depit, de rage, et tout forcene d'avoir perdu ce monceau d' argent, et trompe par ses propres entrailles. Ainsi en puisse-t-il prendre a ceux qui brulent la cbandelle par les deux bouts. 1 Saint Mathieu etait le patron des changeurs, et Ton disait des avares qu'ils le fessaient pour le forcer a donner tout l'argent qu'il avail dans sa bourse. Telle est l'origine, indiquee et insuifisamment expliquee par Koel du Faill, de ce mot qui est encore en usage aujourdliui. LA PENDAISON DU VILAIN. 261 LA PENDAISON DU VILAIN. Un gentilhomme de ce pays, qui avoit nouvellement fait rebatir un gibet pour avoir haut et bas la cheminee, qui fut tant sollicite par les importunites de sa femme, qu'il lui pro- mit faiie voir pendre un homme a icelui, d'autant qu'elle n'avoit oncques vu tel passe-temps, comme elle disoit, ce qu'elle desiroit sur toutes choses ; et pour complaire a telles importunites, car autrement elle lui eut fait le groin, plus de deux lieues a pied, il s'avisa d'un pauvre compagnon sien voisin, qui lui deroboit parfois quelque peu de bois pour soi chauffer, quelques pommes, et peut-etre des poires, qu'il le mettroit en proces criminel. Ce qui fut fait; temoins pour cet effet administres, et si fut ecrit et rapporte par le greffier, ah! gens de bien, je ne vous puis voir, mon chapeau est perce : que l'accuse confessoit tout, en avoit bien fait d'autres, qu'il avoit aussi derobe des prunes; et tellement exploite, que, pour gratifier ladamoiselle, ce pauvre paysan futpendu: et pour le reconfoi ter, le pretre de la maison lui disoit, etant ja en l'echelle : — Mon ami, ce t'est un grand honneur d'etre le pre- mier pendu a cette belie justice toute neuve, joint le grand plaisir que tu donneras a ma damoiselle, qui autrement seroit en grand danger de perdre son enfant : y a plus, car on chantera pour toi a gorge deployee, et une bonne mine de ble pour ta femme et tes enfants. A cette charge, fit le pauvret le saut perilleuz 1 . 1 Nous ne pouvons dire si ce conte repose sur un fait reel, mais s'il n'est que de pure invention, il n'en touche pas moins de bien pres la verite. Aux yeux de quelques seigneurs haut-justiciers, la vie d'un vi- lain ne valait pas celle d'une biche, et Ton a plusieurs exemples de mal- LES CONTEURS FRANCAIS, D UN APOTHICAIRE D ANGERS, En la ville d'Angers y avoit un apothicaire, notre voisin, qu'on appelait maitre Pierre, et parfois Pierre maitre, parce qu'il prenoit fort grand plaisir etre maitrise l et qualifie, et si tie pensoit, Phomme de bien, qu'il eut a la journee d'un cheval, voire deux, un plus habile, ou qui le secondat en son metier; combien qu'il n'eut su dispenser ne mettre quatre simples ensemble, et le plus beau de son metier etoit a faire 1'hypocras et louer des accoutrements de masques. Toutefois, pour demeurer ordinairement sur la besogne carre et assure ensa boutique comme unmeurtrier, sonnant dessus sonmor- tier la Moulniere de Vernon, ou la Defaite d'un pain de seigle a quatre personnages, et autres carillonnements empi- riques et spagiriques, entra en tel credit et si haute reputa- tion du commun peuple, qu'il n'y avoit chambriere qui ne s'estimat bien fiere d'avoir marche avec lui, menacant sans cesse les marier, et qu'il savait bien leur fait; en avoir deja jete quelques mots a la volee et en passant ; mais qu'il fallait un peu attendre ; que les pouts de Ce ne furent faits en un jour ; que tout iroit bien, et que Ton verroit beau jeu, si la corde ne rompoit. S'il vendoit pour un double 2 d'huile ou raisin, il menoit un bruit comme s'il eut vendu autant de drogues en gros que les Pepoli de Raguse, ou les Pihiers de Couetils a Melesse. A l'ouir si haut louer et raconter sessens, litterature, et prud'hommie, et experience, comme il avoit heureux qui furent pendus pour des delits du genre de ceux qui sont racontes ci-dessus. On peut voir, dans les Memoires de Flechier sur les Grands jours de Clermont, a quels exces certains gentilshommes de province se portaient encore sous Louis XIV envers leurs tenanciers. 1 Appele maitre. 2 Petite monnaie qui valait deux deniers, I/APOTHICAIRE D'ANGERS. 263 demeure a Sauraur et travaille a Nantes, mais qu'il n'y avoit guere ete, attendu les harengs frais da port Briaud-Maillard, vous eussiez aisement et sans autre forme ne figure de pro- cess juge que ee n'etoit qu'un sot. L'un de nos compagnons, appele Gringalet, voulut un jour decouvrir plus au long l'im- pudence de ce galant, comme les bons esprits font perpetuelle guerre a Fignorance et a la gloire l sa compagne; et passant et se promenanta pasmesures, eloignes vis-a-vis sa boutique, ce maitre aliboron ne faillit incontinent, comme font les fri- piers de Paris, qui sont a la plupart juifs, a tirasser Gringalet par la manche de son mantean, et que vraiment etanthomme d'apparence, il gouteroit de son bon vin. Le marche fut aise a faire, et Gringalet et ses associes, lesquels de la rue il rete - noittout expres, avoir mange quelques olives et bu le coup, arraisonnent maitre Pierre (car le mot desire ne lui etoit en- core convenable, pour n'etre que garcon, et non marie), louant et magnifiant l'assiette de sa boutique, et l'heur que c etoit a ceux de la rue, d'avoir un tel voisin qui avec son mortier regaillardissoit tout le quartier, y sonnant et jouant toutes especes de chansons, aussi bien ou mieux qu'a Saint- Thomas du Louvre, a Paris. — Et pensez-vous, setournant vers ses compagnons, que les medicaments ainsi piles et battus musicalement n'en soient pas de meilleure operation? — Ho ! ma foi, repondit l'apothicaire, avec un demi-ris fourchu et enveloppe entre les moustaches, sauf votre grace. — Nos laquais, disoit Gringalet, avec lesquels il n'y a que perdre, car c'est argent comptant, ne sauroient plus commo- dement, et, quelque chose qu'il en soit, avec moindre de- pense, aller querir figues, raisins et autre marchandise latine que ceans. Item, qu'un marchand sorti et equipe de tout ! Gloire est pris ici dans le sens de vanite. 264 LES CONTEURS FRANCAIS. comme vous, ne peut au long jamais demeurer en arriere, et faillir a faire son profit. — Pensez-vous, repliquait le vaillant homme, grossissant et enflant sa voix, crachant a quartier d'un accent pointu, que j'aie perdu mon temps, comme j'en connois qui, par maniere de dire, ne sauroient avoir donne le droit fil, ne en ligne di- recte, un clystere, un antidotarium, mellusine, la legende Vigo i . ■ — Vous avez, dit Gringalet, de la droguerie autant que marcband de dega d'outre, et vos boites bien peintes par de- hors ; avez-vous point de families herciscundce ? un simple fort excellent, ainsi que mon hotesse, e'est ici presla Trinite, m'a dit, pour avec un peu de finium regundorum, bien de- trempes ensemble, guerir une colique en l'instant? — Si j'en ai! repond l'apothicaire, oui, per diem, duplus beau et du meilleur qui iut a la Guibrai dernierement, et n'y a pas longuement. Ce disant il montoit en l'echellede sa bou- tique pour cbercher. Combien y a-t-il, hau, Jean, que tu en vendois a Perigaut de la Guerche pour un bel ecu? il m'est avis que notre maitre Hippocras ou je ne sais qui, je n'etu- die plus guere, les affaires detourbent tout, en a ecrit sur les elegances de Roland et Olivier. Ici l'un des personnages qui figure comme interlocuteur dans les contes d'Eutrapel, Lupoid, interrompt brusquement le recit et se livre a la digression suivante contre les apo- thicaires : Allez vous y frotter, dit Lupoid, et vous soumettre a la misericorde de ces maitres fous, avec leurs qui pro quo, dont ils abusent le peuple et sa bourse : car ce qui vaut cinq sous ils le vendent vingt, sans etre controles ne polices 2 sur leurs 1 Noel du Fail! veut sans doute designer ici Jean de Vigo, medecin du pape Jules II. 8 Surveilles par la police. L'APOTHIGAIRE D'ANGERS. 265 marchandises. Faut croire que ce venerable, afin de ne bour- der, et etre recounu pour etourdi et ignorant qu'il etoit, eut mis, au lieu de ces beaux mots du droit civil, significatifs de la maniere de diviser et partager les heritages, quelque vehe- ment diagrede * et laxatif, et puis, adieu Fouquet. Gar les apothicaires en sont venus la, qu'ils ne veulent souffrir que les medecins voient les ingredients de la medecine ordonnee, disant qu'on leur feroit tort si on ne s'en fioit en eux. Mais ils ne savent qu'ils disent, et errent en cela, comrne aussi aux plantes et graines nouvelles qu'on leur apporte, leur at- tribuant facultes et puissances admirables, ou ils ne trouvent rien du tout. Temoinun droguiste de Lyon, qui envoya a feu Champenois, docle apothicaire de Rennes, un fardeau de ble noir, appele en aucun lieux froment noir ou sarrasin, avec entiere description de ses qualites mirifiques, et le prix, qui etoit d'un ecu la livre. Mais, la piperie connue, on lui ren- voya son paquet, et que s'il en vouloit envoyer querir, il lui en fourniroit dix mille cliarges de cheval, a un ecu piece. Car a la verite, sans ce grain qui nous est venu depuis soixante ans, les pauvres gens de ce paysauroient beaucoup a souffrir, combien qu'il amaigrisse fort la terre. Maitre ou sire Pierre fut depuis marie, et ceux qui s'en melerent la lui baillerent belle; mais quand la cour vint a Angers, et qu'un grand fit convier les femmes de la ville, en- treautres la sienne, etantdes premieres au brevet, pour aller au bal, qui etoit dresse en la grande salle de l'eveque, il fut bien etonne, sachant assez que par tel ajournementet assigna- tion on y danseroit la danse du loup, la queue entre les jara- bes, et le branle : Tant vous allez doux, Guillemette. Ce fut a lui aller au-devant, parderriere, contre cette embuscade, et y pourvoir en diligence, comme il fit de galant homme, et 1 diagrede, eau qu'on tire de la racine de la scammonee. 23 .;$ 266 LES C03TEURS FIUKQA.IS. nullementlourdand, ainsi meme que depuis il fufc jugepar les auteurs de l'assemblee. Dire, elle n'y ira pas, il n'eut ose, Tenant la priere, qui est un cornmandement, de trdp haut : joint que maclame l'echevine La Quichie, ainsi nominee a cause d'une closerie 1 appelee Quichy, dunomde laquelleson mari se souffroit appeler, et une autre grand' liste de mada- mes y seroient, c'est la facon de prendre un cheval farouche, que d'amasser tous les vieux chevaux du village. Mais voici le bon tour : — M'amie, dit-il a sa femme, je veux bien que telles et telles invitees comme vous, sachent, outre etre la plus belle et agreable de toutes, vous soyez davantage jugee etre femme d'un brave apothicaire qui entend les parfums, afin que si quelque seigneur vous baise, vous ayez l'haleine plus douce et soeve 2 , que pas une de vos compagnes ; et surtout gardez bien la trappe d'en bas. A quoi elle obeit tres-volontiers : car qu'est-ce que les fem- mes ne feront pour etre dites et vues belles : et avala trois petites pilules, bien odoriferantes, maisdesplus laxatives de la boutique, baillees si a propos, et les heures et espaces de leur operation si dextrement mesures et compasses, que sur lesneufa dix heures du soir, comme elle dansoit en la main d'un grand, qui lui contoit des nouvelles de la cour (Scholas- ticas, disoit Balde, loquens cum puella, non prcesumitur di- cere Pater noster), commenca, changeant de contenance, a gehenner et etreindreles fesses, car la taupe bechoit tant, que finalement le sac futdelie, letonneau defence, et belle merde gallice loquendo, paries places, tous s'etoupant lenezreelle- mentet de fait, et non imaginairement et par fantaisie, comme un certain conseiller, qui regardant sur le bureau la figure d'un prive, dont etoit cas au proces, s'etoit bouche le nez ; s Ferme. 2 Suave. L'IMAGE DE SAINT ROCH. m ou bien d'un president de ce temps, mais c'etoit par galanterie et trait de bon esprit, qui dit a l'avocat du roi, plaidant un port d'armes, et pour le rendre plus criminel, faisant conte- nances et gestesdes mains, commes'il eut voulu tirer d'une arquebuse : — Gens du roi, vous blesserez quelqu'un, haussez votre arquebuse. II y en eut en ce vacarme merdeux de bien trompes et d'abuses, et fut, la verite de l'histoire bien connue, d'orenavant maitre Jean appele sire, a pleine bouche, et estime l'un des plus avises de tout le pays. Vrai que les femmes le regardoient de tracers en passant, car il avoit accorde avec la sienne, par une transaction qu'il portoit au fond de ses chaus- ses; mais il ne s'en soucioit pas, alleguant le concordat : Maudit soit-il qui fit amours, Qu'il ne les fit durer tou jours Et ainsi va le monde, Quand l'un descend l'autre montc L IMAGE DE SALNT ROCH, Le prieur de Cbateau-Bourg, snccesseur de ce docte Pierre Colson, qui a laisse une belle memoire par sa bombarde, voyant que l'image de saint Rocb, quietoit en son eglise, ga- gnoit honnetement ses depens, et etoitde bon revenu, encore qu'il fut toutpoudreux et pourfile d'iraignes, s'avisa le faire repeindre tout a neuf, jugeant par l'argument a majori ad minus, qu'on estime Yaloir beaucoup en logique, et au midi deux degres par deca le bois de Vincennes, que si les bonnes gens lui apportoient force dons, presents et offrandes, etant si pauvrement vetu et accoutre en gueux, a plus forte raison hausseroient-ils les brevets et s'elargiroientdavantage, quand il seroit magnifiquement babille etbien en point. Mais, comme 268 , LES CONTEURS FRANCAIS. disoit de bonne memoire Merence, la chose tourna sur le chose; il en arriva lout au rebonrs, corame il survient bien des inconvenients entre bouche etcuiller; car les pauvresvil- lageois, voyant ce bon patron saint Roch ainsi brave * et en equipage de chevalier de l'ordre de la grande annee 2 , ces- sment luirien donner, disant entre eux : « Acetteheure qu'il est gentilhomme, pensez-vous qu'il voudroit prendre un de- nier, une poigneede filasse, deux ceufs, comme ilfaisoit lors- qu'il etoit roturier et du tiers etat? » Tels etoient les discours et pourparlers de cette superstitieuse simplicite rustique en matiere de theologie; car en choses politiques, et ou il va de leur profit ou perte, ils sont autant avises qu'en autre saison qui ait ja pieca passe ; cela fut occasion que le saint fut remis en son premier etat, sali et barbouille comme devant. Ceci soit dit sans offenser la memoire et veneration des vertueux et saints personnages passes de ce siecle en l'autre, qui jouis- sent, bienheureux, du repos eternel 3 . 1 C'est-a-dire brillant, bien liabille. 2 II s'agit sans doute ici de Vordre du Saint-Esprit cree par Henri III, en 1378. 3 Le conte ci-dessns ne donne qu'une faible idee de l'irreverence avec Jaquslle les catholiques du seizieme siecle eux-memes traitaient les saints. Quant aux protestants, on peut dire qu'ils ont epuise tous les outrages. Nous pensons, quant a nous, que si lecultedes saints a donne lieu a des superstitions grossieres, il n'a pas ete non plus sans exercer sur les niGeurs barbares du moyen age et sur les destinees meme du royaume une sa- lutaire influence. Les milices communales marchaient sous la banniere de leurs patrons et s'en battaient mieux, parce qu'elles croyaient qu'ils intercedaient pour le.ur donner la victoire. La France tout entiere avait une invincible confiance dans le pouvoir de saint Denis; chaque viile se croyait protegee par le saint sous l'invocalion duquel elle etait placee. En temps de peste comme en temps de guerre, les bonnes gens du moyen age attendaient toujours un secours d'en haut, et e'est la ce qui a fait tout a la fois leur force et leur consolation. BEROALD DE YERYILLE xvr SIECLE Le Moyen de parvenir, contenant la raison de tout ce qui a etd, est et sera l , nous a fourni ]es contes que nous reproduisons ici. Ce livre a pour auteur Frangois Beroald, sieur de Yerville, gentil- homme parisien etchanoine de Saint-Gatien-de-Tours, en 1593.C'est une espece de dialogue ou figurent dcs personnages de tous les temps et de tous les pays, discutant sur toute sorte de sujets, et entremelant leurs discussions d'historiettes et de contes. On y trouve quelques passages remarquables par leur verve, mais le cynisme y depasse toutes les bornes et Ton a peine a comprendre parfois en lelisant qu'il ait pu obtenir la faveur dont il a joui de son temps. Les gens d'Eglise y sont surtout fortmaltraites, et si Tauteur n'avait ete chanoine, on pourrait le prendre pour un des pamphletaires les plus violents de la Reforme. LA FEMME BATTUE TAR MESURE. Un seigneur d'Orleans avait une femme assez facheuse, ce 1 Beroald, en publiant son livre, avait senti qu'il pouvait gravement le compromettre. II garda l'anonynie, et le livre et la date de l'impression sont ainsi indiquees : Nulle part; 1000700407. 23. 270 LES CONTEUUS FRANQAIS. qui le tourmentait. II la battit plusieurs fois et a dur, dont elle se contrista, et menaca son mari du consistoire, qui est le purgatoire des huguenots. Remis 1 qu'il fut aU consistoire, il y alia, et on lui remontra que cela n'etait pas beau de battre sa femme. — Elle etait battable, dit-il. — Allez, allez, lui dit le diseur 2 , sgachant la pensee de notre seigneur le consistoire, retirez-vous, et qu'il y ait de la mesure en vos actions, et qu'on n'oye plus parler de vous. II retint fort bien ce conge, et quelques jours apres, sa femme se mit a faire la mechante, et il la battit; mais avec quoi? Avec une aune qu'il avait empruntee du seigneur Lait, qui avait ete jadis couturier, et la frotta dos et ventre sur ses habillements, a cause qu'ils n'ont jamais ote les dix jours en ce pays-la. La pauvrette se plaignit, et fit encore appeler son mari au consistoire, auquel on fit la joyeuse et courte remon- trance, parce que Ton n'avait pas le loisir de parler a lui, a cause que Ton faisait reponse a une lettre que le due de Savoie avait ecrite a un traitre. Au diantre soit le traitre, il etait alquemiste : il n'y eut jamais que lui qui fut de cette chose-la> et dit-ori a ce maitre officier : — Allez, et soyez sage, et si votre femme vous fache, ne la battez pas. — Monsieur, je ne lui ai fait que ce vous m'avez commande, je l'ai battue par mesure. — • Oui, dit-elle, messieurs, il m'a battue avec une des aunes de messieurs, et disait bien, pour autant que la, on mesure la justice. — Comment, dit maifre Jean Pinaut, vous abusezdes pa- roles saintes? N'y retournez plus. 1 Cite devant le consistoire. , 2 Le greffier charge d'appeler les affaires. LE SAG DU PIED-GRIS. 271 — Monsieur, dit-il, ce ne sont que remontrances que je lui ai faites. — Allez, dit le president Clerc, remontrez-lui l'Ecriture sainte, on bien on vous mettra ceans. Quelques jours d'apres, elle fut encore mauvaise, et il la battit ; mais ce fut avec un gros Nouveau Testament couvert de bois et ferre; il le lia en une serviette et la planta en cas pendu, il n'y manqua rien. EiLe s'en plaignit, et les formes observees, etant devant le benoit consistoire, qui s'ennuyait de le voir si souvent, il fut tance. — Messieurs, dit-il, je ne l'ai corrigee qu'avec l'Ecriture sainte. — Helas! quelle Ecriture sainte! — Messieurs, dit-elle, c'a ete avec un gros maudit Testa* ment qu'il m'a bourrelee. Cela oui et seu, il fut dit qu'il serait puni s'il continuait : et puis etant enlre devant messieurs, on lui reproche son in- credulite ; qu'il etait malin contempteur et tergiversateur, et enfm lui fut prononce a peine de punition corporelle, qu'il n'eut plus a chatier sa femme que de la langue. A ce il ne faillit pas, d'autant que, quand elle le facha, il prit una langue de boeuf de fumee, dont il la battit tant que le diable eut le cul et le consistoire la tete ; et leur allez demandcr qu'ils en ont fait. LE SAC DU PIED-GRIS, Un gentilhomme avait fort long-temps recherche une de • moiselle du pays, sienne voisine, qui ne l'osa accommoder, pource que la commodite ne s'y offrait pas, et que possible lorsqu'il le voulait, il y en avait quelqu'autre ; et notez qu'il 272 LES CONTEURS FRANCAIS. n'y a que ces deux raisons qui empeehent les femmes... Uu matin cette demoiselle ay ant affaire en une sienne me- tairie, possible allait-elle voir un de ses amis, passant a tra- vers ce bois, elle fut rencontree de ce gentilhomme, qui allait giboyer, et n'avait en main que son arquebuse. Le gentil- homme prit la rencontre et dit a celle-ci : — Vraiment il y a assez long-temps que vous m'atter- moyez; je vous prie que ce soit a cette heure; il y a toute occasion a propos. — Helas! lui dit-elle, que pensez-vous faire? attendez a une autre fois. A cette-ci et a une autre tout sera bon. Mais quoi ! je me salirai toute. Ce gentilhomme voit un pied-gris passant aupres d'eux, lequel avait un sac; il le prit et lui dit : — Compere, attendez-moi. Ayant ce sac, il le lui montra : — Eh bien, lui dit-il, voila pour mettre sous vous. Elle se voyant pressee, et qu'il fallait passer par la, en de- pit quelle le voulut bien, lui dit : — La done, depechez-vous, afin que le bon homme ait son sac. Cela avint en Anjou en un bois qui est pres de la Roche- f ou que s. LE MINISTRE MARCHAND DE LANTERNES. 11 y avait un certain M. de la Tour, ministre en Poitou, lequel par hazard (comme le diable est subtil a seduire les enfants de Dieu) ayant a vise une belle femme qui ne lui ap- partenait pas, et qui avait pere et mere, il la convoita suivant ['intention du canon 17 du H74 e Concile qui demontre que la fille d'autrui n'est pas defendue : parquoi il la besogna LE MARCHAND DE LANTERNES. 273 toute vive (j'eusse pu dire, il oublia son devoir et sa charge, si que induement il l'accoulra, naturellement, charnellement, etvous pouriez dire individuement, pour l'instant de la con- jonction reciproque et mutuelle) , mais je hais ces para- phrases; il faut donner dedans, il commit adultere. Ce qui elait connu du consistoire, il fut corrige et averti fraternel- lement, dont il ne tint conte, parcequ'il continua, tellement que le scandale fut grand, et fut passe paries consistoires, puis par le synode, et enfin depose corame un pot en tez, et leur fut invente le jeu au ministre depoiiille. La triste condition de M. Jacques de la Tour le mit pres- que au desespoir : toutefois il eut meilleur coeur; il ne voulut pas se donner au diable apres son ane, ni ieter le manche apres les ecourgees, comme font les petits garcons qui fouet- tent le sabot, mais s'avisa de trafiquer et faire profiter si peu d'argent qu'il avoit de reste de ses commodites passees. 11 se mit done a faire la marchandise, et profitant si peu il fat affriande de venir aux foires. Ainsi il se trouva a celle de Fontenai avec beaucoup de marchandises, et entre autres grande quanlite de lanternes. Nous y fumes avec bonne et joyeuse troupe de gentilshommes du pays. Me promenant j'a- percus ce marchand et le considerai fort, pource qu'il m'etoit avis que je l'avois vu autre part. Je le dis aux an Ires qui de meme en pensoient comme moi. Ainsi que nous dou- tions et le trouvions de bonne facon pour un lanternier, et que deja nous nous etions entredit qu'il ressembloit au mi- nistre depose, il s'apercut que nous le regardions. Alors approchant, le Fouilloux lui demanda : — Mon maitre, mon ami, n'etes-vous point parent de ce ministre qui fut depose a l'autre synode? Adoncques sans s'emouvoir il dit : — C'est moi qui suis celui que vous dites. 274 LES CONTEURS FRANCAI5. — Et pourquoi et comment esfc-il avenu qu'aujourd'hui yous etes marchand de lanternes? — 0, ho, dit-il, et pourquoi non? Je vous les ai autrefois prechees, maintenance vous les vends. Nous ne voulons point faire ici la critique des ecrivains de notre temps, mais nous croyons pouvoir dire que lesconteurs du seizieme siecle peuvent sans desavantage et quelquefois meme avec avantage soutenir avec eux la comparaison. On ne trouve pas en effet dans leurs ceuvres ces interminables longueurs, ces conversations trai- nantes, ces descriptions qui ressemblent a des inventaires de com- missaires-priseurs, et qui deparent les ceuvres les plus remarqua- bles des romanciers modernes. lis ontle tour vif, le dialogue rapide, et ne prechent pas des lanternes, commetels et tels que nous con- naissons bien. HISTOIRE D'UN QUIDAM FAIGNANT 13TRE MEDECIN, ET DE PLUSIEURS MARAUTZ fxvi e siecle) Cetle pretendue histoire a ete publiee dans le Recneil des poesies francaises des quinzieme et seizieme siecles ; c'est d'apres cet ex- cellent travail que nous la reproduisons ici. HISTOIRE D UN QUIDAM FAIGNANT ESTRE MEDECIN, ET DE PLUSIEURS MARAUTZ. Certain quidam, congnoissant bien les tours Et grans abus, lesquels par chascuns jours Font les marautz pour attraper argent, Par decevoir et tromper mainte gent, Faignant d'avoir leurs membres langoureux, Manquets, perclus, impotens, douloureux* Et estre aussi de maladie attains, Et tourmentez de plusieurs maux de saints 1 , 1 On avail au moyen age donne des noms de saints a diverscs mala- dies, telles que la danse Saint-Guy, le mal Saint-Jean, parcequ'on attri- buait a ces saints le privilege de gueiir ceux qui en etaient frappes. 276 LES CONTEURS FRANQA1S. Voulut montrer par certaine efficace ladis, au roy la cautille et fallace De leurs abus, et, pour ce faire mieux II a fait dire et crier en maints lieux Que le vouloir du roy estoit en somme De delivrer et aumosner grand somme D'or et d'argent aux pauvres agitez De mal, ayant regard aux qualitez De leurs langueurs, pour aux uns plus donner, Aux autres moins, ainsi comme ordonner Plairoit au roy. Or, apres avoir Telle nouvelle ou edict fait scavoir, Tous les marauts et belistres d'entour Gestuy pays sont tous, en moins d'un jour, Venus ensemble. Aucuns estoyent Ameniclez, et les autres jettoyent Sang de leur bouche ; un autre se plaignoit D'ydropisie, et un autre faignoit Estre goutteux ; un autre sembloit estre A demy mort, taut monstroit piteux estre, L'autre muet et perdre la parolle, L' autre vex e de la grosseverolle. Quand au surplus, bien seroit difficile De dire tous les abus de leur stille, Dontje m'entais; mais, s'on enquiert combien Estoyent iceux, je vous respons que bien lis pouvoyent estre uncinq cens, tout enclos G'est a scavoir dedans un certain clos, Au bout duquel estoit aucun estage, Dont contemploit le roy en son courage Et en son cceur la peine et le martyre Q'a son advis un chacun d'iceux tire. HISTOIRE D'UN QUIDAM. 277 Mais ce quidam dessus dit, entendant Bien leur abus, est venu ce pendant Aupres du roy , se meltant a luy dire : A ces marauts feroye-je un tour pour rire, Tout pour monstrer les abus dont ils usent, Et dont chacun communement abusent? Ce que le roy, par recreation, Luy a permis. Lors, sans dilation, Cestuy quidam, pour venir mieux a fin De son affaire, s'est fait lors medeein, Et est venu a visiter ces gueux. Puis apres avoir veu chacun d'eux, II leur a dist : « Je veux vous guerir tous « Qui estes cy, mais il faut que de vous « J'en prenne trois voir les plus malsains « Et qui de mort semblent les plus prochains, « Pour les brusler et en cendre reduire, « A celle fin d'icelle cendre oynre « Dedans un pot, et puis faire de l'eau « Et de la cendre un oygnement nouveau « Pour guerir tous les autres, sans aucun « Sans excepfcer. » Ce qu'entendant, chacun De ces marauts fut fort espouvente ; Par quoy voyant ce quidam absente Un peu arriere, a fuyre ils ont tous prins, Ainsi comment craignant estre surprins Pour Tun des trois lesquels on devoit prendre, Comme il est dit, pour estre mis en cendre. Or avoyent-ils si grande haste d'aller Et estre hors, a. vray dire et parler, Que ceux lesquels feignoient estre debiles, Quant au courre, du corps estoient agiles. 24 278 LES CONTEURS FRANCAIS. Pour dire au vray, il n'y avoit boyteux, Manguet, aveugle, impotens ny goutteux, Qui ne fuyoit chacun en son endroit, Trop plus soudain qu'un homme fort et droit, Tant qu'en effect et bien petit d'espace, De telles gens vuydee futla place. Ce que voyant, le roy fat sijoyeux Qu'il a donne d'escus un cent ou deux A ce quidam, qui tel bon tour a fait En le disant medecin tres parfaict. Ce conte a ete evidemnient inspire par la cour des Miracles. Cetait, dans le Paris du vieux temps, une espece de cite qui servait d'asile aux vagabonds et aux mendiants. Les individus qui l'habi- taient, et dont le nombre s'elevait, dit-on, a plus de 15,000 ausei- zieme siecle, simulaient une foule de maladies, afin d'attirer la pitie. Les uns exercaientla profession deboiteux, les autres la profession d'avengles. Lorsqu'ils avaient fait leurs quetes, et qu'ils rentraient dans leur repaire, ils reprenaient leurs allures naturelles ; les boi- teux marcbaient droit, les aveugles voyaient clair, et c'est de la qu'est venu le nom de cour des Miracles. Nous ferons remarquer que les medecins ne commencerent guere qu'au seizieme siecle a figurer dans lalitteraturepopulaire. Sauf le fabliau du Vilainmire, et messire Hue du petit Jeban de Sainlre, ils ne sont que tres-rare- ment mentionnes dans la litterature du moyen age. Mais a l'epoque de la Renaissance, ils deviennent l'objet de nombreuses satires, et Moliere n'a fait en quelque sorte que resumer les moqueries dont ils etaient devenus l'objet depuis un siecle, et que ne justifiaient que trop leur pedantisme et leur ignorance. MONTAIGNE DE TROIS BONNES FEMMES — Conte Ires -veritable — (xvi e siecle) Montaigne n'est pas seulement un profond observateur, un raora- liste incomparable. C'est aussi le plus aimable des conteurs. II em- prunte ses recits a l'histoire ou aux faits de la vie commune ; il ne les invente pas, mais il leur donne un tour si original et si neuf qu'on les croirait eclos des caprices de son imagination. 11 a, ainsi qu'il le dit lui-meme, la faculte de «manier et employer les sujets, » et il ne fait pas comme ceux « qui reculent si arriere leur narra- tion et la chargent de tant de vaines circonstances que si le conte est bon, ils en etouffent la bonte ; s'il ne Test pas, vous estes a maudire ou l'heur de leur memoire ou le malheur de leur juge- ment. Et c'est chose difficile de fermer un propos et de le coupper depuis que Ton est arroute, et n'est rien oula force d'un cheval se cognoisse plus, qu'a faire un arret rondet net. Entreles pertinents mesmes, j'en veoy qui veulent et ne se peuvent desfaire de leur course : ce pendant qu'ils cherchent le poinct de clorre le pas, ils s'en vont balivernant et traisnant comme des hommes qui defaillent defaiblesse... j'ay vudes recits bien plaisants devenir tres ennuyeux en la bouche dun seigneur, chacun de Fassistance en ayant ete abbruve cent fois. » 280 LES CONTEURS FRANQAIS. Montaigne est par excellence le conteur historique du seizieme siecle, et pas plus que Rabelais nous ne pouvions Loublier dans ce volume. Le morceau que nous avons choisi est, comme il le dit lui-meme « un conte tres-veritable ; » c'est un genre tout a fait a part dans la litterature de i'epoque. Des bonnes femmes, il n'en est pas a douzaines, comme chascun scait, et notamment aux debvoirs de mariage ; car c'est un march e plein de tant d'espineuses circonstances, qu'il est malayse que la volonte d'une femme si maintienne entiere long temps : les hommes quoyqu'ils y soyent avecques un peu meilleure condition, y onttrop affaire. La touched'un bon mariage, et sa vrayepreuve, regarde le temps que la so- ciete dure ; si elle a este constamment doulce, loyale, et corn- man de. En nostre siecle, elles reservent plus communement a estaler leurs bons offices et la vehemence de leur affection, cnvers leurs maris perdus; cherchent au moins lors a donner esmoignage de leur bonne volonte : tardif tesmoignage ethors de saison ! Elles preuvent plustost par la qu'ellesneles aiment que morts : la vie est pleine de combustion, et le trespas, d'amour et de courtoisie. Comme les peres cachent 1'affection en vers leurs enfants ; elles volontiers, de mesmes, cachent la leur envers le mary, pour maintenir un honneste respect. Ce mystere n'est pas de mon goust : elles ont beau s'escheveler et s'esgratigner, je m'en voys a l'aureille d'une femme et d'un secretaire : « Comment estoient ils? Comment ont ils vescu ensemble? » II mesouvient toujours de ce bon mot, iactan- tius moerent, quce minus dolent : leur rechigner est odieux aux vivants, et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu'on rie aprez, pourveu qu'on nous rie pendant la vie. Estcc pas de quoy resusciter de despit. qui m'aura crache au nez pendant que i'estois, me vienne frotter les pieds quand ie ne suis plus? S'il y a quelque bonneur a pleurer les maris, il n'appartient qu'a celles qui leur ont ri : celles qui ont pleure DE TROIS BONNES FEMMES. 281 en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au de- dans. Aussi, ne regardez pas a ces yeulxmoites et a cette pi- teuse voix ; regardez ce port, ce teinct et l'embonpoinct de ces ioues soubs ces grandes voiles ; c'est par la qu'elle parle frau- cois ; il en est peu de qui la sanle n'aille en amendant, qualite qui scait pas mentir. Celte cerimonieusecontenanceneregarde pas tant derriere soy, que devant ; c'est acquest, plus que pavement: en mon enfance, une honneste tres belle dame qui vit encores, veufve d'un prince, avoit ie ne scais quoy plus en sa parure qu'il n'est permis par les loix de nostre veufvage : aceulxqui le luy reprochoient, « c'est, disoit-elle, que je ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonte de me remarier. » Pour ne disconvenir du tout a nostre usage, j'ay icy choisi trois femmes qui ont aussi employe Feffort de leur bonte et affection autour la mort de leurs maris : ce sont pourtant exemples un peu aultres, et si pressants qu'ils tirent hardi- ment la vie en consequence. Plineleleune avoit, prez d'une sienne maison en Italie, un voisin merveilleusement tourmente de quelques ulceres qui lui estoient survenues ez parties honteuses. Sa femme, le veoyant si longuement languir, le pria de permettre qu'elle veist a loisir et de prez l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement qu'aulcun aultre ce qu'il avoit a en esperer. Aprez avoir obtenu cela de luy, et l'avoir curieusement consi- dere, elletrouva qu'il estoit impossible qu'il en peust guarir, et que tout ce qu'il avoit a attendre, c'estoit de Iraisner fort long temps une vie douloureuse et languissante: si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer ; et le trou- vant un peu mol a une si rude entreprinse : « Ne pense point, luy diet elle, mon amy, que les douleurs queiete veois souf- frir ne me touchent autant qua toy, et que pour m'en deli- vrer ie ne me vueille servir moy mesme de cette medecine 24. 282 LES CONTEURS FRANCAIS. que ie t'ordonne. Ie te veulx accompaigner a la guairison, comme j'ay faict a la maladie : ostecette crainte, et penseque nous n'aurons que plaisir en ce passage qui nous doibt deli- vrer de tels torments : nous nous en irons heureusement en- semble. » Gela diet, et ay ant rechauffe le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la merparune fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir iusques a sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l'avoit embrasse pendant sa vie, elle voulut encores qu'il mourust entre ses bras : mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et que les estreintes de ses enlacements ne veinssent a se relascher par la cheute et la crainte, elle se feit lier etattacher bien estroitement avecques luy par le fauls du corps; et abandonna ainsi sa vie pour le repos de celle de son mary. Celle la estoit de bas lieu; et parmy telle conditions de gents, il n'est pas si nouveau d'y veoir quelque traict de rare bonte : Extrema per illos Justitia excedens terris vestigia fecit. Les aultres deux sont nobles et riches, ou les exemples de vertu se logent rarement. Arria, femme de Cecina Paetus, personnage consulaire, feut mere d'une aultre Arria, femme de Thrasea Paetus, ce- luy duquel la vertu feuttant renommee du temps de Neron, et par le moyen de ce gendre, mere grand' de Faunia ; car la ressemblance des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes, en a faict mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecina Paetus, son mary, ayant esle prins prisonnier par les gents de l'empereur Claudius, aprez la desfaicte de Scribonianus, duquel il avoit suyvi le party, supplia ceulxqui l'emmenoient prisonnier a Piome, de la recevoir dans leur navire, ou elle leur seroit d^ beaucoup moins de despense et DE TROIS BONNES FEMMES 285 d'incommodite qu'un nombre depersonnes qu'il leur fauldroit pour le service de son mary ; et qu'elle seule fourniroit a sa chambre, a sa cuisine, et a touts aultres offices. lis Ten refu- serent : et elle, s'estant iectee dans un batteau de pescheur qu'elle loua sur le champ, le suyvif en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme lis feurent a Rome, un iour, en- presence de I'empereur, Iunia, veufve de Scribonianus, s'estant accos- tee d'elle familierement pour la societe de leurs fortunes, elle la repoulsa rudement avecques ces paroles : « Moy, diet elle, que ie parle a toy, n'y que ie t'escoute ! a toy, au giron de laquelle Scribonianus feutlue! et tu vis encores! » Ces pa- roles, avecques plusieurs aultres signes, feirent sentir a ses parents qu'elle estoitpour se desfaire elle-mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi : « Quoy? si ie courois pareille fortune a celle de Gecina, vouldriez-vous que ma femme, vostrefille, en feist demesme? — Comment doncques? si ie le vouldrois, si elle avoit vescu aussi longtemps et d'aussi bon accord avec toy, que j'ay faict avec mon mary. » Ces responses augmentoient lesoingqu'on avoit d'elle, et faisoient qu'on regardoient de plus prez a ses deportements. Un iour, apres avoir diet a ceulx qui la gardoient : « Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne scauriez, » s'eslancant furieusement d'une chaire ou elle estoit assise, elle s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine ; duquel coup, estant cheute de son long esvanouie, et fort blecee, aprez qu'on l'eut a toute peine faicte revenir : « Ie vous disois bien, diet elle, que si vous me refusiez quelque facon aysee de metuer, i'en choisirois quelque aultre , pour mal aysee qu'elle feust. » La fin d'un si admi- rable vertu feut telle : son mary Paetus n'ayant pas le coeur assez ferme de soy mesme pour se donner la mort, a laquelle 284 LES CONTEURS FRANQAIS. la cruaute de l'empereur le rengeoit ; un iour, entre aultres, aprez avoir premierement employe les discours et exhorte- ments propres au conseil qu'elle luy donnoit a ce faire, elle print le poignard que son mary portoit, et le tenant nud en sa main, pour la conclusion de exhortation, « Fais ainsi, Pae~ tus, » luy diet elle ; et en mesme instant, s'en estant donne un coup mortel dans l'estomach, et puis Farrachant de sa playe, elle le luy presenla, finissant quand et quand sa vie avecques cette noble, genereuse et immortelle parole : Pcete, non dolet. Elle n'eut loisir que de dire ces trois paroles d'une si belle substance. : « Tien, Paetus, il ne m'a point faict mal ; » il est bien plus vif en son naturel, et d'un sens plus riche : car et la playe et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en fault qu'elles luy poisassent, qu'elle en avoit este la eonseillere et promof rice ; mais ayant faict ceste haute et courageuse en- treprinse pour la seule commodite de son mary, elle ne re- garde qu'a luy encores, au dernier traict de sa vie, et a luy oster la crainte de la suyvre en mourant. Paetus se frappa tout souldain de ce mesme glaive : honteux, a mon avis, d'avoir eu besoing d'un si cher et precieuxenseignement. Pompeia Paulina, ieune et tres noble dame romaine, avoit espouse Seneque en son extreme vieillesse. Neron, son beau dis- ciple, envoya ses satellites vers luy pour luy denoncer l'ordon- nance de sa mort ; ce qui se faisoit en celte maniere : quand les empereurs romains de ce temps avoient condamne quelque homme de qualite, ils luy mandoient par leurs officiers de choisir quelque mort a sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay qu"ils luy faisoient prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus presse, tantost plus long, luy donnant terme pour disposer pendant ce temps la de ses affaires, et quel- quesfois luy ostant le moyen de ce faire, par la brief vete du temps ; et, si le condamne estrivoit a leur ordonnance, ils me- noient des gents propres a l'executer, ou luy coupant les veines DE TROIS BONNES FEMMES. 285 des bras et des iambes, ou luy faisant avaller du poison par force ; mais les personnes d'honneur n'attendoient pas cette necessite, et se servoient de leurs propres medecins et chirur- giens a cet effect. Seneque ouit leur charge, d'un visage pai- sible et asseure, et aprez, demanda du papier pour faire son testament : ce qui luy ayant este refuse par le capitaine, il se tourna vers ses amis : « Puisque ie ne puis, leur diet il, vous laisser aultre chose en recognoissance de ce que ie vous doibs, ie vous Jaisse au moins ce j'ay de plus beau, a scavoir l'image de mes mceurs et de ma vie, laquelle je vous pne conserver en vostre memoire; a fin qu'en ce faisant, vous acqueriez la gloire de sinceres et veriiables amis. » Et quand et quand, appaisant tantost l'aigreur de la douleur qu'il leur voyoit souf- frir, par doulces paroles, tantost roidissant sa voix, pour les en tanser : « Ou sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la phi- losophic? Que sont devenues les provisions que par tant d'an- nees nous avons faictes contre les accidents de la fortune? La cruaute de Neron nous estoit elle incognue? Que pouvions nous attendre de celuy qui avoit tue sa mere et son frere, si- non qu'il feist encore mourir son gouverneur qui la nourry et esleve? Aprez avoir dit ces paroles en commun, il se destourne a sa femme, et, l'embrassant estroictement, comme par la poisanteur de la douleur elle defailloit de cceur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident, pour l'amour de luy; et que l'heure estoit venue ou il avoit a mon- trer, non plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il avoit tire de ses estudes ; et que sans doubte il em- brassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques alaigresse : « Parquoy, m'amie, disoit-il, ne la desbonore par tes larmes, a fin qu'il me semble que tu t'aimes plus que ma reputation ; appaise ta douleur, et te console en la cognoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es adon- 286 LES CONTEUBS FRANQAIS. nee. » A quoy Paulina, ayant un peu reprins ses esprits, et reschauffe la magnanimite de son courage, par une tresnoble affection : « Non, Seneca, repondit elle, ie ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessite; ie ne veulx pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m'ayent encores apprins a scavoir bien mourir : et quand le pourrois ie ny mieulx, nyplus honnestement, ny plus a mon gre, qu'avecques vous? Ainsi faictes estat que ie m'en voys quand et vous. » Lors Seneque, prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser aprez sa mort a la mercy et cruaute de ses ennemis : « Ie t'avois, Paulina, dict- il, conseille ce quiservoit aconduire plusheureusement tavie : tu aimes doncques mieulx 1'honneur de la mort ; vrayment ie ne te l'envierai point : la Constance et la resolution soyent pareilles a nostre commune fin ; mais la beaute et la gloire soit plus grande de ta part. » Cela laict, on leur coupa en meme temps les veines des bras ; mais parce que celles de Seneque, resser- rees tant par la vieillesse que par son abstinence, donnoient au sang le cours trop long et trop lasche, il commanda qu'on luy coupast encores les veines des cuisses, et, de peur que le torment qu'il en souffroit n'attendrist le coeur de sa femme, et pour se delivrer aussi soy mesme de l'affliction qu'il portoit de la voir en si piteux estat, aprez avoir tresamoureusement prins conge d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast en la cbambre voisine, comme on feit. Mais toutes ces inci- sions estant encores insuffisantes pour le faire mourir, il com- mande a Statius Anneus, son medecin, deluy donner un bru- vage de poison, qui n'eut gueres non plus d'eifect ; car, par la foiblesse et froideur des membres, elle ne pust arriver iusques au coeur; par ainsin on luy feit en oultre apprester un baing fort cbaud; et lors, sentant sa fin prochaine, autant qu'il eut cVbaleine, il continua des discours tresexcellenls sur ie subiect DE TROIS BONNES FEMMES. 287 de l'estat oil il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent taut qu'ils peurent ouir sa voix ; et demeurerent ses paroles dernieres, longtemps depuis, en credit et honneur ez mains des hommes (ce nous est unebien fascheuse perte qu'elles ne soient venues iusques a nous). Comme il sen tit les derniers traicts de la mort, prenant de l'eau du baing toutesanglante, il en arrousa sa teste, en disant : « Ie voue ceste eau a Iupiter le Liberateur. » Neron, adverti de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieulx apparentees dames ro- maines, et envers laquelle il n'avoit nulles particulieres ini- mitiez, luy veinst a reproche, renvoya en toute diligence luy faire r'attacher ses playes ; ce que ses gents d'elle feirent sans son seu, estant desia demy morte et sans aulcun sentiment. Et ce que, contre son desseing, elle vesquit depuis, ce feut treshonorablement et comme il appartenoit a sa vertu, mon- trant, par la couleur blesme de son visage, combien elle avoit escoule de vie par ses blecsures. Voila mes trois contes tresveritables, que ie treuve aussi plaisants et tragiques que ceulx que nous forgerons a nostre poste pour donnerplaisir au commun ; et m'estonne que ceulx qui s'addonnent a cela, ne s'advisent de cboisir plustost dix mille tresbelles histoires qui se rencontrent dans les livres, oil ils auroient moins de peine, et apporteroient plus de plai- sir et proufit : et qui en vouldroit bastir un corps entier et s'entretenant, il ne faudroit quil fournist du sien que la liai- son, comme la souldure d'un autre metal, et pourroit entas- ser par ce moyen force veritables ornements de toutes sortes, les disposant et diversifiant selon que la beaute de l'ouvrage le requerroit, a peu prez comme Ovide a cousu et rapiece sa Me- tamorphose, de ce grand nombre de fables diverses, GU1LLMJME BOUCHER (xvi e siecle) On connait au seizieme siecle plusieurs ecrivains du nom de Boucher. Celui qui nous occupe ici portait le titre de sieur de Bro- court; ne a Poitiers en 1506, il y fut libraire et juge consul des marchands et y mourut vers 1606. II partage done avec le cente- naire Fontenelle la gloire d'une longevite exceptionnelle ; tout porte a croire qu'il ne quitta jamais sa ville natale, et e'est pour remercier ses concitoyens de Favoir nomme juge consul qu'il com- posa le livre des Serees. Ce livre qui porte pour epigraphe : Post seria jocos, traite de toutes choses et de quelques autres encore : de omni re scibili et quibusdam aliis. « On y trouve ainsi que le dit Tauteur dans sa preface, les choses les plus graves et les rencontres les plus gail- lardes. » De bons bourgeois sont supposes se reunir pour diner en- semble, et causer de tout ce qui leur vient a l'esprit, chaque Seree est comme lecompte rendu anal ytique de leurs propos de table, et Ton peut juger par les titres du decousu de la conversation : du Yin, de VEau, des Femmes etdesFilles, des Chiens.desMonstres, des Meseaux ou Lepreux, des Larrons et Picoreurs, des Medecins, des Gens de guerre, des Gneux, etc. C'est tout a la fois une revue satirique et une espece d'encyclopedie, le tout entremele de vers de toules les mesures et de tous les rhythmes. GUILLAUME BOUCHER. 280 Le livre de Guillaurae Beucher a obtenu un Ires-grand succes dans son temps : Mon Boucher, tes discours sont autant de mcrveilles Qui captivent nos coeurs d'un ravissement doux: lis sont tout pleins de laict ou Mercure jaloux Trempe son caduce pour charmer nos oreilles. Tel est le temoignage flatteur que rend a son ami et compatriote le sieur de la Roche d'Osseau ; un autre rimeur du Poitou ne se con- tente pas de Mercure et de son caducee : Comme on voit un essein d'avettes Sur un amas de fleurettes, D'un labeur pecunieux Moissonner la douce Ambroisie Que la niepce d'Oritie Verse au grand banquet des dieux, Ainsi ta docte cervelle Qui se vire a tire d'aile Dedans l'eden des nceuf soeurs, Peut cueillir dedans ce livre Cette liqueur que delivre Apollon a ses sonneurs. Au milieu d'idees souvent bizarres, et de dissertations scienli- fiquesplus ou moins ridicules, Boucher rencontre parfois des vues exactes et justes, et quand le dix-huitieme siecle faisait a Rousseau Thonneur d'avoir demande le premier aux meres de nourrir leurs enfants, il avait oublie que le juge des marchands de Poitiers avait developpe la meme idee dans le chapitre xxiv des Serees intitule : des Nourrices, ou il est dit « qu'oster aux meres leurs enfants pour les donnera une autre nourrice, ne peut estre autrement appele que faire un contre-temperament a la nature. » Nous devrions regarder plus souvent dans les vieux livres, car nous pourrions y trouver bien des choses que nous croyons avoir in- ventus. LES ECONOMIES DU MENAGE. Un homme marie se plaignoit a sa femmedela grandedes- pense quelle faisoit en habillement, et luy juroit qiv il ne luy 25 290 LES CONTEURS FRANQAIS. faisoit fois qui ne luy coustat plus d'un escu. Mais sa femme l'a bien rembarre, en lui disant : « faites-le si souvent qu'il ne vous revienne a un Hard l . » Geci est pour montrer qu'il n'y a point de femme qui so plaigne du trop. LE BON SOMMEIL. Un soldat, estant loge a Fescart, trouva un bon list garny de couvertures et de draps, et la estant bien a son aise etsans bruit, dort depuis le soir jusques au lendemain apres-midy : soit qu'il eut este de garde la nuist precedente, soit qu'il fut grand dormard, pour avoir les veines fort petites, soit que la froideur du cerveau luy causast un si profond dormir, soit qu'il eustla teste grosse, contenant beaucoup de vapeurs, soit qu'il eust mange d'un lievre, qui provoque le dormir, soit qu'il eust travaille, les esprits ayant besoin d'estre recrees. Or, estant ee soldat ainsi endormy, il arrive en ceste maison un sergent, qui execute 2 le lict ou il estoit, et enveloppant dans la cou- verture le drap, le soldat, et le lict , les garrotte et cliarge dans une charrette, conduisant le tout jusques au plus procbain marcbe, sans que le soldat en sentist jamais rien, et sans quele sergent sceust que le soldat y fust. Estant le sergent arrive ou se tenoitle marcbe, il fait la proclamation, recoit les encheres, crie a pleine teste le lict a deux sols : Qui dit, qui dit, et ce pour la dernier e fois. Soit que le cry du sergent ou le bruit de la foire interrom- 1 Le mot Hard a fort exerce les etymologistes.On a dit que cette petite monnaie avait pris le nom du monnayeur qui l'avait frappee, lequel se serait appele Liarcl. C'est une erreur, et voiei la veritable etymologie : les premieres pieces de ce genre ont paru sous Philippe le Hardi ; elles portaient pour legende : Li hardi; les demieres leltres di etaient a peine lisibles, ce qui laisait Li hard, et cette appellation fut consacree dans la langue vulgaire. % 2 C'est-a-dire qui s'empare du lit. • LE BON SOMMEIL. 291 pist le sommeil du soldat, soit que l'air renferme en son oreille eust este meu et pousse par un autre air venant du dehors, soit que l'heure de son reveil fust venue, les vapeurs montees au cerveau, proced antes de la viande digeree en l'es- tomach, estant cuites, attenuees et consumees par la chaleur qui se retire au dedans durant le dormir, soit que les femmes qui mettoient a i'enchere, en maniant le lict, fissent tourner le soldat d'uncostesurl'autre 1 , il se varesveiller surles quatre heures du soir et se developpant du lict, du drapet de la cou- verture, sort hors tout nud, se jettant au milieu de la foire, comme une mouche sans teste, et ayant son pistolet bande commence a crier : « Goujat 2 ,apporteunechemise.)) Les femmes qui vouloient achepter ce lict et le remuoient eurent si grand peur que depuis ne furent en leur bon sens : le sergent qui n'a point faict son profit de ce temps-la, estimoit estre un es- prit qui le vouloit punir d'avoir execute de pauvres gens qui avoient tant de maux, les hommes n'estoient pas plus asseures que les femmes 3 , bref, comme si c'eust este une tremeurpa nique, tous ceux de la foire s'enfuyrent et arriverent bien tard a leur logis, a cause de la peur qui leur entravoit les pieds. Le pauvre soldat se trouvant ainsi tout nud sans s'avoir qui Favoit apporte la et que tous ceux de la foire le fuyoient comme 1 Ce passage, entre bien d'autres du meme genre qui se rencontrent dans les ceuvres de Boucher, nous fait connaitre comment les phenomenes de la vie etaient compris et expliques de son temps. Quand Sganarelle parle des vapeurs pesantes formees par les exhalaisons des influences qui s'elevent dans la region des maladies, et Defonandres « d'une pourri- ture d'humeur causee par une trop grande repletion » ils font de la me. decine comme l'auteur des Serees. 2 On designait sous le nom degoujats les vivandiers et les hommes de peine qui suivaient les armees pour faire le service des gens de guerre. Cette sorte d'individus etait fort grossiere, et le nom de goujat fut plus tard applique par extension aux gens mal eleves. 5 Nous supprimons ici quelques membres de phrases, qui s'enche- vetrent dans le recit, etle rendentpeu comprehensible. soit l'asne porteur des besaces, passa pardevant le logis d'un boucher: ou le valet ayant sonne la clochette, la femme vint ouvrir, et les ayant faict entrer dedans, lenr alia qnerir quel- que piece de chair. Cependant ce beau frere ayant appercu deux beaux pourceaux se goguayant sur un fumier, attendit que la femme fut revenue : et alors se tournant vers son valet. — G'est grand domage (dict-il) que ces deux belles bestes meurent si soudainement. Ceste femme dresse l'oreille a ce propos, et s'enquete plus avant du beau pere. Lequel luy fait] reponse : — M'amie, je ne vons puis dire autre chose sinon que ces deux pourceaux me font grand pitie, qui s'en vont mourir soudainement : et il n'y a homme vivant qui s'en peust aper- cevoir s'll n'ha la grace du benoist sainct Antoine. Mais il y auroit bien remede si j'avois deux des glans que le secretain de nostre eglise benit tout les ans. * La femme, l'ayant prie a jointes mains de lui faire tant de bien que de luy en donner, avec promesse de reconnoi- tre ce plaisir, il commenca a regarder son valet (qui estoit faict au badinage, et au profit de Ja besace) et lui de- manda s'il en avoit de reste de ceux qu'il avoit donnes au village duquel il estoit nouvellement sorti. Le valet, apres avoir bien cherche, dit qu'il n'en trouvoit que deux, lesquels il gardoit pour leur asne, qui estoit souvent malade. A quoy il replique: ordres mendiants, et quetaient pour leurs maisons; les autres quetaient pour les papes et le denier de Saint-Pierre. Les quetes des ordres men- diants n'ont jamais ete interdites, mais les autres Font ete tres-souvent, car les rois ne voulaient point permettre que For de la France s'en allat, comme on disait, en pelerinage a Rome; l'ancienne monarchie etait sur ce point beaucoup moins toler^inte que nos gouvernants modernes. 1 II ne f?ut point s'etonner qu'on ait beni des glands pour guerir les pores, quand on donnait aux malades des clysteres avec de l'eau dans laquelle on faisait tremper des reliques. 26. 506 LES CONTEURS FRANCOIS. sir a — Si nostre asne devoit mourir, si faut-il faire plaisir cette bonne dame, que je congnoy estre fort afiectionnee a nostre religion. Et cependant d'un oeil envyeux ayant guigne une niece de toile, iui diet, en continuant son propos : — Ma bonne sceur, je ni'asseure tant de votre liberalite, que vous ne refuserez un peu delinge pourles pauvres malades de notre maison. Elle luy ofire et linge et tout ce qu'il voudra pourvu qu'il se haste de remedier a ce mal. Prenant done ces deux glans en sa main, et un vaisseau plein d'eau, dedans laquelleil met un peu de sel, puis s'estant decaplucbonne, vient a dire force menus suffrages (le valet respondant toujours : Amen, et la femme avec ses enfants estant a genoux.) Les oraisons estant dictes, il met ces glans en poudre dans cest eau, puis ayant brouille le tout ensemble, le fait boire aux pourceaux, leur donnant une grande benediction sur le dos, et invoquant le bon baron sainct Anloine a ce miracle. Ce qu'ayantfaict, il dit a la femme que ses pourceaux estoyent hors de danger. Elle, pour s'acquitter de sa promesse changea sa toile a un grand merci du beau-pere. Le mari etant arrive peu apres leur depart, et ayant entendu toute la farce, et comment sa toile estoit du ieu, court apres eux menant deux ou trois de ses comperes avec soy. Le moine les voyant venir envers soi em- bastonnez fut aussi e tonne qu'un coupeur de bourse pris sur le faict, toutefois il essaya de gagner une maison qui etoit assez pres du lieu oil il se trouvoit, en laquelle le valet entre et secretement apporte deux charbons, et les enveloppe au milieu de la toile. Cela faict, ils poursuyvent leurchemin, sans faire semblant de rien. Le boucher bientot apres atteint le moine, et le saisit rudement par4e froc, luy demandant la toile, en l'appelant larron et lui faisant de crandes menaces. A quoy il respondit : LE QUESTEUR ET LES DEUX POURCEAUX. 507 ~ Doucement, mon ami, je vous la quitte volontiers : priant Dieu de vous pardonner l'injure que vous me faictes en m'ostant ce qui m'avoit ete donne pour recompense du grand profit porte a vostre maison. Je n'ay pas regret a la loile ; mais j'espere pourtant que leglorieux baron sainct An- toine montrera un evident miracle, et de bref, pour vous apprendre a ne traiter pas ainsi les bons serviteurs et amis de Dieu. Le boucber qui ne prenait garde a de telles paroles, s'en retourna tout gay d'avoir sauve sa toile ; mais estant aim trait d'arc du moine, il commenca a. sentir le bruie, et voir quel- que peu de fumee autour de luy: ce qui le rendit si etonne et ses compagnons aussi, que la toile estant jetee surle champ, chacun d'eux commenca a crier: « Sainct Antoine Thermite, sainct Antoine de Pade.))A cette voix accoururent le moine et son valet, faisant aussi bonne mine l'un que l'autre : mais le valet se mit incontinent a eteindre le feu ; le questeur com- menca a decharger forces benedictions sur les testes de ces pauvres suppliants, qui estoient agenouillez, ayant ja perdu la parole a force de crier mercy a luy et au sainct. Ce qu'ayant faict, il lesmena a la messe de paroisse, oil la toile ayant este deployee et bien visitee, aussi Fhistoire racontee, fut solennel- lement crie : « Miracle ! miracle ! » Et pour penitence fut en joint au pauvre boucber de faire compaignie audict moine par tout le pays de Galabre, pour porter temoignage a ceste his- toire. * 4 Ce n'etaient pas seulement les moines qui faisaient de faux miracles, c'6taient aussi les vagabonds. Au treizieme siecle, dans la petite ville de Saint-Riquier-en-Ponthieu, deux individus promenerent pendant letemps d'une foire une chasse renfermant des os de chat, qu'ils faisaient passer pour des os de saints. Le peuple s'agenouillait devant la chasse. et des comperes etaient la, se disant par'alytiques et se faisant guerir par l'at- touchement des os. Les pretendus thaumaturges ramassaient de bonnes sommes dedeniers. Les faits de ce genre ,§onta§§ezcop?niuris, mais nous, 508 LES CONTEURS FR4NQAIS. SAINCT PIERRE DES BODDINS. La chambriere 1 d'un prestre (aparler par reverence) avoit recu le sang d'un pourceau dedans un grand plat d'estain, ayant au milieu Pimage de sainct Pierre eslevee en bosse; du- quel plat le cure se servoit a recevoir les offrandes, et lequel aussi il mettait en parade sur l'autel, ou estant un jour, fut apperceu quelque goutte de sang sur la face de sainct Pierre, dont le cure commenca a faire grand bruit, n'oubliant entre autres choses d'en faire les clocbes sonner, comme d'un tres certain ettres bien qualifie miracle. Ceci y fit incontinent as- sembler les processions de toutes les paroisses d'alentour. Ge que voyant un cure voisin fut tente du peche" d'envie : et pourtant s'enquit si soigneusement de ce faict, qu'il trouva que du sang que ceste chambriere du cure avoit reQuen ceplat, quelques gouttes estoyent entrees en la concavitedeladicte bosse par quelque endroit ou elle n'etoitbien jointe au plat; les- quelles s'estant gelees y estoyent demeureesjusques au temps de degel : et alors en sortant estant appercues sur la face de sainct Pierre, firent courir le bruit qu'il pleuroit. Lequel bruit depuis (ceci estant avere) fut change en risee, et en mo- qui nous pretentions si avances en civilisation, avons-nous le droit d'en rire, quand nous avons vu tant de gens, parmi ceux meme qui se disent raisonnables, croire aux tables tournantes, aux esprits frappeurs, aux es- cargots sympathiques, aux effluvesmagnetiques de mademoiselle Pigeaire, sans compter les miracles plus ou moins apocryphes dont lerecit vient a tout instant nous surprendre? 1 Les chambrieres des cures figurent souvent dans les fabliaux, comme on le voit entre autres dans le fabliau du Boucher d' Abbeville. — Les chambrieres paraissent aussi frequemment dans les satires du seizieme siecle. Yoy. dans le Recueil des poesies francaises du quinzieme et seizieme siecle, par M. A. de Montaiglon, t. II, aux pages 270, 278, 284 LE CIIEMIN DU CIEL. 509 querie de ce pouvre sainct Pierre d'cstain, car il en fut ap- pele sainct Pierre des boudins. l LE CHEMIN DU CIEL. Frere Robert ayant a prescber en la presence du pape et de ses cardinaux, quant il eut bien eonsidere toutes leurs pompes, et nommement comme on adoroit le pape, ne diet aultre chose estant en chaire, sinon : « Fy sainct Pierre, fy sainct Paul. » Et apres auoir plusieurs fois reitere ces mots, encrachant, puisd'un cote, puis d'autre (comme font ceux a quiquelque chose fait mal au cueur), il sortit vitement dela chaire, laissant tous les auditeurs fort etonnes : dont les uns pensoyent qu'il avoit le cerveau trouble, les aulres sous- peconnoyent qn'il adheroit a quelque secte contraire a la re- ligion chretienne. Or comme on etoit sur le point de le faire mettre en prison, un cardinal qui congnoissoit de plus pres que les autres son humeur, et luy portoit quelque amitie, fit tant qu'il fut mande par le pape, pour luy rendre raison de ce propos en presence, aussi de quelques cardinaux. Estant done inlerroge a quoy il auroit pense en blasphemant si hor- riblement, il respondit qu'il auoit mieux delibere de traiter une autre matiere, laquelle il leur exposa fort sommairement « Mais considerant (dit-il) que vous auiez si bien tous vos plai- sirs en ce monde, et qu'il n'y auoit pompes ni magnificences pareilles aux vostres, d'autre part considerant en quelle pou- rete, en quelle peine et misere les apostres ont vescu, j'ay pense en moy-mesme ou que les apostres etaient grands fols * On trouve dans notre ancienne litterature, etprincipalement au sei- zienie siecle, plusieurs exemples des applications triviales du nom des saints. Yoir entre autres le Sermon joyeux de saint Raisin, reproduit dans le recueil des Poesies francoises, t. II, p. 112, etdan k s ce volume la Vie de saint Harenc. 310 LES CONTEURS FRANQAIS. d'auoir pris un si facheux ei si penible chemin pour aller au ciel, ou que vous estiez au droit chemin pour aller en enfer. Mais de vous autres qui tenez les clefs du royaume des cieux, je n'ay peu auoir mauvaise opinion : quant aux apostres, je ne m'ay pu garder de les dedaigner comme les plus sottes gens du raonde, de ce que pouvant aller au ciel vivant de la mesme facon que vous vivez, ils out mieux aime mener une vie si austere et se donner tant de peine. » FRERE OIGKON. Un religieux de S. Antoine, nomme frere Oignon, ayant accoustume d'aller tous les ans une fois en un village pres de Florence, appele Certalde, pour recueillir les aumosnes, une fois entr'autres y estant arrive, s'en alia le dimanche au ma- tin en la principale eglise, ou tout le peuple non seulement du village, mais aussi d'autour estoit venu a la messe. Estant la, quand il luy sembla estre temps, usa de cette harangue 1 : — Messieurs et mesdames, vous avez accoustume tous les ans (de vostre grace) d'envoyer aux poures du baron monsieur sainct Antoine, de vos blez et avoines, les uns plus, les autres moins, chacun selon son pouvoir et selon sa devotion : afrn que le benoist S. Antoine soit garde de vos boeufs, asnes, pourceaux efc brebis : et outre ce, vous avez accoustume de payer (et ceux notammentqui sont escrits en nostre confrerie) ce peu de devoir qu'on paye une seule fois Fan. Pour lesquelles choses recueillir, je suis envoye par nostre superieur, mon- sieur l'abbe. Et pourtant, regardez bien que failliez de venir apres midi (quand vous orrez sonner les clochettes) ici horsde 1 Les prescheurs figurent souvent dans les livres des reformes. Voy. entre autres dans le Baron de Fceneste, les chapitres intitules : Invention du cure d'Eschiolais. — Difference des sermons. — Sermons du pere Ange. — Suite des inventions permises aux prescheurs. FRERE GIGNON. 311 l'eglise, la ou a la mode coustumiere je vous feray le sermon, et vous donncray la croix a baiser; et d'abondant (pour ce que je vous congnoy tres-devots serviteurs du baron monsieur sainct Antoine) je vous montreray de grace speciale une tres-saincte et belle relique, Iaquelle moi mesme j'ayjadis apportee de la terre saincte d'outre mer, scavoir est une des plumes de l'ange Gabriel, Iaquelle demeura en la cham- bre de la vierge Marie, quand il luy vint faire l'annonciation en Nazareth. Ceci diet, il s'en retourna ouir la messe. Or entre ceux qui avoyent ouy ceste harangue se trouverent deux bons compa- gnons, qui delibererent de donner la trousse a ce beau pere touchant ceste plume de Tange Gabriel. Ayans done espie l'occasion, ils allerent visiter ses hardes, entre lesquelles ils trouverent un coffret enveloppe dedans de tafetas, ou estoit la plume de la queue d'un perroquet, Iaquelle il vouloit faire croire estre celle de l'ange Gabriel. Ce qu'il pouvoit persuader aisement a ses auditeurs, qui non seulement n'en avoyent point veu, mais quant a la plupart n'en avoyent point ouy parler. Ceux-ci ayans pris ceste plume , pour ne laisser le coffret vuide, Femplirent de charbon. Frere Oignon apres disner, estant venu l'heure qu'il devoit montrer ceste relique, fit venir son valet avec les besongnes qu'il luy avoit baillees en garde, et luy ayant fait sonner les clochettes sur la porte du temple pour faire assembler le peuple, quand il le vit assemble, commenca son sermon, ou il diet ce qui luy sembloit servir a son propos touchant sa relique : en la fin quand il vint a la vouloir monstrer, il lit premierement J a confession en grande devotion : puis estant esclaire de deux torches, osta doncement le tafetas dedans lequel estoit enve- loppe le coffret et ayant diet quelques paroles a la louange et recommandation de l'ange Gabriel et de sa relique, finale- ment il l'ouvrit. Or voyant le tour qu'on luy avoit joue, sans 512 LLS COKTEUKS FRANQAIS. rougir, et sans faire Festonne, haussa la face et les mains au ciel, et diet : — Dieu, louee soit tousjours ta puissance. Et apres, ayant referme le coffre, se retourna vers le peu- ple, et diet : — Messieurs et mesdames, vous devez scavoir qu'en majeu- nesse je fus envoye par mon superieur en ces pays ou le soleil apparoit, et me fut donnee charge, etc. Et en faisant un assez long discours de sa peregrination, il diet entre autres choses que le patriarche de Hierusalem luy montra outre plusieurs reliques, celles-ci : un peu du doit du Saint-Esprit, aussi sain, aussi entier qu'il avoit jamais este, et le museau du seraphin qui apparut a saint Francois, et une des ongles du cherubin, et une des costes du Verbum caro, et des habillemens de la saincte foy eatholique, et quelques rayons de l'estoile qui apparut aux trois Rois en Orient, et une phiole de la sueur de sainct Michel, quand il combatit le diable. Voila quant aux reliques que ledict patriarche lui mon- tra. Mais voici celles qui ne luy furent pas seulement mons- trees par luy, mais aussi donnees : une des dens de saincte Croix, et un peu du son des cloches du temple de Salomon ; et la plume de Fange Gabriel avec une des galoches de sainct Guerard de Granville : et outre tout ceci , des charbons sur lesquels fut rosti le bienheureux martyr monsieur sainct Lau- rent. Et puis il diet : — Lesquelles choses j'apportay deca denotement avec moy. Toutes fois mon superieur n'a jamais souffert que je les aye montrees, jusques a tant qu'il a este duement certifie si e'estoyent elles ou non. Mais maintenant que par certains miracles qu' elles ont faict, et par lettres qu'il a receu du pa- triarche, il en a este bien certifie, il m'a donne permission de les montrer : et ne m'en voulant fier a autre, je les porte tousjours. avec moy. II est bien vray que craignant que la LES BRAYES M SAINT BERNARDIN. 513 plume de l'ange Gabriel ne se gaste, je la porte en une petite boiste : et les charbons sur lesquels tut rosti sainct Laurent, en une autre, qui luy ressemble si bien que plusieurs fois je prens Fun pour l'autre : comrae il m'est maintenant avenu. Gar pensant apporter la boiste ou estoit la plume, j'ay apporte celleou estoyent les charbons. Mais je ne pense point qu'il y ait une faute en ceci, ains que Dieu l'a ainsi voulu, et que luymesmem'a mis entre les mains celle des charbons. Car je me suis souvenu tout maintenant que la feste sainct Laurent est d'ici a deux jours. Je laisse le reste a ceux qui voudront scavoir plus avant. LES BRAYES DE SAINT BERNARDIN. La jeune femme d'un vieil medecin ayant decouvert en la confession a un frere mineur une partie de ce qu'elle avoit sur le cueur, et principalement le degoustement qu'elle avoit de son mari, et ayant assez donne a entendre (au moins a un si bon entendeur) qu'elle cherchoit volontiers appetits ailleurs, la conclusion fut prise (avant que lui bailler l'absolution) que lelendemain,sitot que son mari seroit parti pour aller a sa pra- tique, elle feindroit etre malade d'une suffocation de la matrice (comme de vray elle y estoit un peu subjecte) et lors elle invo- queroit l'aide de monsieur S. Bernardin. Ce qui fut faict, de sorte qu'on alia prier ce gentil frere mineur qu'il luy plut d'apporter a ceste jeune patiente lesmiraculeuses reliques de saint Bernardin. Luy, joyeux de ce que sa trame estoit en si bon termene f'utparesseux. Mais arrivant au lict de la malade, et y trouvant plusde temoins qu'il n'estoit besoin, diet qu'il lalloit commencer par la sainte confession; lequel mot fust suffisant pour les faire retirer tous, de ce qu'avec luy ne demeure que son compagnon et la chambriere de la dicte patiente. Et alors fut question tant a maitresse qua chambriere d' employer le 27 • 514 LES CONTEURS FMNQAIS. temps a autre chose qu'a confession. Or ainsi qu'ils estoient bien en train, arrive le pouvre medecin (ne doiinant loisir au porteur de reliques de rechausser ses brayes, mais seulement de sortir du lict), lequel trouvant ces deux beaux peres si pres de sa femme commenca a se gratter la teste, n'osant pas dire tout ce qu'il en pensoit; ce qui rengregea bien son mal de teste, fut qu'apres leur depart, en raccoustant 1'oreillier de sa femme, il trouva derriere les brayes d'un desdicts peres. Mais comme la moraliteavoit ete bien jouee, encore sgeut-on mieux jouer la farce. Car la femme incontinent, vint a dire : — Mon ami, voyant que la relique du glorieux saint Ber- nardin m'avoit guerie, je prioi le beau pere qu'il me la lais- sast, craignant que le mal me reprist. Ce moine averti par la chambriere de ceste echappatoire qu'avoit trouvee sa maistresse, pour achever le jeu de meme qu'il estoit commence, retourna querir ses brayes a grand branle et quarillon de cloches, avec la croix et 1'eau benite, accompagne de tout le couvent et mesmement du gardien, lequel les ayant desveloppees de beau linge blanc ou ceste femme les avoit mises, les fit baiser a toute 1'assistance et au pouvre mari tout le premier , puis les ayant serrees en tin certain tabernacle, s'en retourna avec ce precieux et si mira- clifique joyau. LES PR0P0S DES PENDDS. Des pouvres miserables que Ton pend pour larcins, pour un qui ha le sentiment de sa faute, on en voit dix qui meurent n'ayans non plus d'apprehension ni de la justice, ni de la mi- sericorde, quebestes brutes. Et meme de combien oyons-nous parler tous les jours auxquels le bourreau a donne ie saufc pendant qu'iis gossoyent encore ? L'un dit estantla : « Messieurs ne dites pas a mes parents que vous m'avez veu pendre, car LES PROPOS DES PENDUS. 515 vousme feriez enrager. » L'autre : « Dites moy, messieurs, par votre foy, pensez-vous que si on ne me eust amene ici, j'y fusse venu? » L'autre respond au bean perequi lui dit : « Mon ami, bon courage, vous irez aujonrd'hui en paradis. — Ha! beau pere, il suffira bien que j'y sois demain a vespres. » L'autre, a messire Jean, qui lui dit : « Mon ami, je vous asseure que vous irez souper aujourd'hui avecDieu,)) respond : « Al!ez-y souper pour moi, je payeray vostre ecot » Un autre allant au lieu du supplice dit qu il se gardera bien de passer par telle ou telle rue, parce qu'il a peur de prendre la peste. Un autre dit : « Je ne passerai point par ceste rue-la, car j'y doiz de 1'argent. « Mais entre autres contes qui se sont fait sur ce propos, cestuy-ci est fort commun du Picard ja estant a l'echelle; on amena une jeunefille qui s'estoitmal gouvernee, en lui promettant qu'on lui sauveroit la vie s'il vouloit promettre sur sa foy et sur la damnation de son ame qu'il la prendroit afemme; mais entre autre chose 1'ayant voulu voir aller, quand il apercut qu'elle estoit boiteuse, se tourna vers le bourreau et luy diet : « Atta- que, attaque ! elle cloque. » Le raeme sujet a etetraite par Montaigne, Essais, liv.I, chap. xl. Le lecteur ne sera pas fache, nous le pensons, de comparer les deux manieres. Combien veoid-on de personnes populaires, conduictes a la mort, et non a une mort simple, mais meslee de honte et quel- quefois de griefs torments, y apporter une telle asseurance, qui par opiniastrete, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y appercoit rien de change de leur estat ordinaire, establissants leurs affaires domestiques, se recommandants a leurs amis, chantants, preschants et entretenants le peuple, voire y mes- lants quelquefois des mots pour rire, et beuvants a leur cognois- sants, aussi bien que Socrate ? Un autre qu'on menoit au gibet, disoit : « Qu'on gardast de passer par telle rue, car il y avoit dangier qu'un marchand 316 LES CONTEURS FRANCES. lui feist mettre la main sur la collet a cause d'un vieux depte. » Un aultre disoit au bourreau « qu'il ne le touchast pas a la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouil- eux. » L'aultre respondict a son confesseur qui luy promettoit qu'il souperoit ce iourla avecquesnostre Seigneur : « Allez vous y en, vous ; car de ma part ie ieusne. » Un aultre ayant demande a boire, et le bourreau ayant beu le premier, diet ne vouloir point boire aprez lui, de peu de prendre la verolle. Ghascun a ou'i faire le conte du Picard auquel, estant a l'eschelle, on presente une garse, et que (comme notre iustice permet quel- quefois), s'il la vouloit espouser, onluy sauveroit la vie; luy l'ayant un pen conlemple et apperceu quelle boittoit : « At- tache! attache ! dictil, elle cloche. » Et on diet demesme qu'en Danemarc, un homme condamne a avoir la teste tranchee, estant sur 1'eschaffaiid, comme on luy presenta une pareille con- dition, la refusa parce que la fille qu'on luy oflrit avoit les ioues avalees et le nez trop poinctu. Un valet, a Toulouse, accuse d'heresie, pour loute raison de sa creance, se rappor- toit a cellede son maistre, ieune escholier prisonnier avecques luy, et aima mieux mourir que se laisser persuader que son maistrer peust errer. Nous lisons de ceulx de la ville d'Arras, lors que le roy Louys unziesme la print, qu'il s'en trouva bon nombre parmy le peuple qui se. laisserent pendre, plustost que de dire : Yive le roy. Et de ces viles ames de bouffon, il s'en est trouve qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort mesme. Celui a qui le bourreau donnoit le bransle, s'ecria : « Vogue la gallee ! » qui etoit son refrain ordinaire. Et l'aultre qu'on avoit couche, sur le poinct de rendre sa vie, le long du foyer sur une paillasse, a qui le medecin deman- dant ou le mal letenoit: « Entrelebancetlefeu, » respondict- il, et le presbtre, pour luy donner l'extreme onction, cher- chant ses pieds qu'il avoit resserrez et contraincts par la ma- ladie : « Vous lestrouverez, dict-il, au bout de mesiambes.» 1ES PROPOS DES PENDUS. 317 A rh6tnme qui l'exhortoit de se recommender & Dieti : « Qui y va? » demanda-t-il, et l'aultre respondant : « Ce sera tantot vous mesme, s'il luy plaist. « Y fusse ie biendemain au soir ? » repliqua il. « Recommendez-vous seulement a luy, suyvit l'aultre, vous y serez bientost. — II vault done mieulx, adiousta il, que ie lui porte mes recommandations moymesme. » On pourrait, de notre temps, faire aux contes que Ton vient de lire un assez long supplement avec les propos des malfaiteurs ; seu- lement ces propos sont moinsgais. Aujourd'hui, les condamnespo- sent pour le public et les journaux: ils font des theories philoso- phiques et se pretendent vie times de la societe. Ce n'est pas sans surprise que Ton voit certaines ecoles prendre, pour ainsi dire, leur parti, en cherchant a ruiner la salutaire doctrine de la responsabi- lite. Le crime, pour les disciples de ces ecoles, n'est plus qu'un ac- cident purement physique, et Ton va meme jusqu'a se demandersi la societe a le droit depunir.« Le raisonnement bannitla raison; » ce mot profond de Moliere sera toujours vrai. 27 BONAVENTURE DESPERIERS (xvi 9 siecle) Les morceaux ci-dessous sont extraits des Noiwelles recreations etjoyeux clevis de Bona venture Desperiers. La datede la mort et de la naissance de cet ecrivain, en meme temps poete et prosateur, sont inconnues. Tout ce que Ton salt de lui, c'est qu'il remplit les fonctions de valet de chambre a la cour de la reine de Navarre, et qu'il avait cesse de vivre en 154-4. Outre les Noiwelles recreations, il est l'au- teur de Tun des livres les plus hardis et les plus sceptiques du sei- zieme siecle, le Cymbalum mundi. MADAME LA FOURRIERE. II n'y a pas longtemps qu'il y avoit une dame de bonne voulente, qu'on appeloit la Fourriere, i la quelle fuyoit quel- quefois la cour : qui etoit quand le mari etoit au quartier 2 . Mais le plus du temps elle etoit a Paris ; car elle s'y trouvoit bien, d'autant que c'est le paradis des femmes, 1'enfer des mules et le purgatoire des soliieiteurs. Un jour, elle etant au- 4 Madame la Fourriere est un personnage reel; elle s'appelait Mar- guerite Noiron. 2 C'est-a-dire quand son mari etait de service. MADAME LA FOURRIERE. 319 dit lieu, a la porte du logis ou elle se retiroit, va passer un gentilhomme par Jadevant, accompagne d'un sienami, auquei il dit touthaut, en passant aupres de ladite clame, afin quelle l'entendit : — Par Dieu, dit— il , si j'avois une telle monture pour cette nuit, je ferois un grand pays d'ici a demain matin. La dame Fourriere ayant entendu cette parole du gentil- homme, qu'elle trouvoit a son gre, caril etoit dispos, dit aim petit poisson d'avril l qu'elle avoit aupres de soi : — Va-t'en suivre ce gentilhomme que tu vois ainsi habille, et ne le perds point que tu ne saches oil il entrera ; et fais tant que tu paries a lui, et dis-lui que la dame qu'il a tantot me a la porte d'un tel logis se recommande a sa bonne grace, et que, s'il la veut venir voir a ce soir, elle lui donnera la collation entre huit et neuf heures. Le gentilhomme accepta le message ; et, renvoyant ses re- commandations, manda a la dame qu'il s'y trouveroit a l'heure. Et faut entendre que les deux logis n'etoient pas loin 1'un de l'autre. Le gentilhommene ne faillit pas a l'assignation, et trouva madame la Fourriere qui i'atterv- doit. Eile le recut gracieusement et le festoya de confi- tures, lis devisent ensemble un temps : il se fait tartl, et ce pendant la chambriere appretoit le lit proprement comme elle savoit faire. La , le gentilhomme s'alla cou- cher, selon 1'accordfait entre les parties, et madame la Four- riere aupres de lui. Le gentilhomme monta a cheval et commenca a piquer, et puis a repiquer. Mais il ne sut oncques, en tout, faire que trois courses, depuis le soir jusques an matin, qu'il se leva d'assez bonne heure pour s'en aller ; et laissa sa monture en Fetable. Le lendemain, ou quelque peu de jours apres, la Fourriere, qui avait toujours quelque 1 Ce poisson n'est autre ({uc le maquereau, qui se peche surtout en avril. 320 LES C03TEURS FRANQAIS. commission par la ville, vint rencontrer le gentilhomme et 1c salua en lui disant : — Bonjour, monsieur de Deux et As i . Le gentilhomme s'arreta en la regardant, et lui va dire : — Par le corps-bleu ! madame, si le tablier eut ete bon, j'eusse bienfait ternes 2 . Et ayant su le nom d'elle, le jour de devant (car elle etoit femme bien connue) , lui dit : — Madame la Fourriere, vous me logeates l'autre nuit bien au large ? — II est vrai, dit-elle, monsieur, mais je ne pensois pas que vous eussiez si petit train. Bien assailli, bien defendu. COMMENT ON DEVIENT RICHE. D'un petit commencement de marchandise, qui etoit de contreporter des aiguillettes, ceintures et epingles, un homme etoit devenu fort riche ; de sorte qu'il aclietoit les terres de ses voisins, et ne se parloit que de lui autour du pays. De quoi s'ebahissoit un gentilhomme, qui alloit avec lui de com- pagnie par chemin, lui va dire : — Mais venez ca, tel (le nommantpar son nom) : qu'avez- vousfait pour devenir aussi riche comme vous etes? — Monsieur, dit-il, je le vous dirai en deux mots ; c'est que j'ai fait grand'diligence et petite depense. — Voila deux bonsmots, dit le gentilhomme ; maisil fau- droit encore du pain et duvin. Car il y en a qui se pourroient rompre le col, qu'ils n'en seroient pas plus riches. Pour le moins, si font-ils mieux a propos, quede celui qui 1 Terme de trictrac, pour dire trois. 2 Autre terme de trictrac, pour dire six. LE CURE DE BROU ET SON EVEQUE. 3'21 disoit que, pour devenir riche, il nefalloit que tournerle dos a Dieu cinq ou six bons ans l . LE CURE DE BROU ET SON EVEQUE. Le cure de Brou avoit une chambriere, de l'age de vingt et cinq ans, laquelle le servoit jour et nuit, la pauvre garse ! dont iletoit souventmis al'office 2 , eten payoitl'amende.Mais, pour cela, son eveque n'en pouvoit venir a bout. II lui defendit une fois d'avoir chambrieres qui n'eussent cinquante ans pour le moins : le cure en print une de vingt ans et l'autre de trente. L'eveque, voyant bien que c'etoit error pejor priore, lui de- fendit qu'il n'en eut point du tout ; a quoi le cure fut con- traint obeir, au moins il en fit semblant ; et pource qu'il etoit bon compagnon et de bonne chere, il trouvoit toujours des moyens assez pour apaiser son eveque; lequel meme passoit par cbez lui ; car il donnoit de bon vin, et le fournissoit quel- quefois de compagnie frangoise 5 . Unjour, l'eveque lui manda qu'il vouloit aller souper le lendemain avec lui ; mais qu'il ne vouloit que viandes legeres, pource qu'il s'etoittrouve mal les jours passes, et que les medecinsles luiavoient ordonnees pour lui refaire son estomac. Le cure lui manda qu'il seroit le bienvenu ; et incontinent s'en va acheter force courees * de veau ou de mouton, et les met toutes cuire dedans une grande oulle 5 , delibere d'en festoyer son eveque. Or, il n'avoit point 1 Ce dicton est repete par Henri Estienne dans la Conformite des mer- veilles anciennes. II cite a l'appui cet autre proverhe : « Pour devenir riche, il faut avoir bras de fer, ventre de fourmi et conscience de chien.» A la justice de l'official, c'est-a-dire du juge ecclesiastique. 5 De joyeuse compagnie. 4 Pour corees, comme les Parisiens pronongaient alors : c'est le cceur, le foie, la rate, le poumon, soit du mouton, soit du veau. Le tout s'ap- pelle aussi fressure. 5 Proprement., pot de terre, de fer ou de fonte. C'est un motgascon. 522 LES CONTEURS FRANQA.IS. lors de chain brier e, pour la defense qui iui en avoit ete faite. Quefit-il? Tandis que lesouper de son eveque s'appretoit, et environ Fheure qu'ii savoit que ledit seigneur devoit venir, il ote ses chausses, et ses souliers, et s'en va porter un faix de drapeaux * a un douet 2 qui etoit sur le chemin par ou de- voit passer l'eveque ; efse mit enl'eau jusqu'aux genoux, avec une selle, tenant un battoir en main, et lave ses drapeaux bien et beau ; et si faisoit de cul et de pointe 5 eomme une corneille qui abat noix. Voici l'eveque venir : ceux de son train qui alloient devant vinrent a decouvrir de loin mon cure de Brou, qui lavoit sa buee, et, en haussant le cul, montroit parfois tout ce qu'il portoit. Us le montrerent a l'e- veque : — Monsieur, voulez-vous voir le cure de Brou qui lave des drapeaux? L'eveque, quandil le vit, il fut le plus ebabi du monde,et ne savoit s'il en devoit rire ou s'ii s'en devoit facher. II s'ap- procha de ce cure, qui battoit toujours a tour de bras, faisant semblant de ne voir rien : — Et viens ca, gentii cure ; que fais-tu ici ? Le cure, comme ilfut surprins, lui dit: — Monsieur, vous voyez, jelave malexive. — Tu laves talexive! dit l'eveque; es-tu devenubuandier? est-ce l'etat d'un pretre? Ah ! je te ferai boire une pipe d'eau en mes prisons, et t'oterai ton benefice. — Et pourquoi, monsieur? dit le cure: vous m'avez de- lenduque jen'eusse point de chambriere ; il faut bien que je me serve moi-meme, car je n'ai plusdelinge blanc. 1 Draps, linges. 2 Quelques editions ont douit, qui signifie de meme ruisseau, canal , courant d'eau , 5 On dit plutot de cul et de tele LE CURE DE BROU ET SON EVEQUE. 523 — le mechant cure ! dit l'eveque. Va, va tu en auras une. Mais que souperons-nous? — Monsieur, vous souperez bien, si Dieu plait : ne vous souciez point, vous aurez des viandes legeres. Quand ce fut a souper, lecure servit l'eveque, et ne lui pre- senta d'entree que ces courees bouillies. Auquel l'eveque dit: — Qu'est-ce quetu me bailies ici? Tu te moques demoi. — Monsieur, dit-il, vous me mandates hier que je ne vous appretasse que viandes legeres : j'ai essaye de toutes sortesde viandes ; mais quand ce a ete a les appreter, elles alloient toutes au fond du pot, fors qua la fin j'ai trouve ces courees, qui sont demourees sur l'eau, ce sont les plus legeres d*e toutes. — Tu ne valus de la vie rien, dit l'eveque, ne ne vaudras. Tu sais bien les tours que tu m'as faits. Eh bien, je t'ap- prendrai a qui tu te dois adresser. Le cure pourtant avoifc fort bien fait appreter le souper, etde viandes d'autre digestion, lesquelles il fit apporter; et iraita bien son eveque, qui s'en trouva bien. Apres souper, il fut question de jouer une heure au flu i ; puis l'eveque se voulut retirer. Le cure, qui connoissoit sa complexion, avoit apprete un petit tendron pour son vin de coucher 2 ; et d'au- tre cote, aussi a tous ses gens chacun une commere, car c'e- toitleur ordinaire quand ils venoient cliez lui. L'eveque, ense couch ant, lui dit. — Va, retire-toi, cure; je me contente assez bien de toi pour cette fois. Mais sais-tu qu'il y a? J'ai un palefrenier qui n'est qu'un ivrogne: je veux que mes chevaux soient traites comme moi-meme, prends-y bien garde. 1 G'estun jeu de cartes a quatre. On donne quatre cartes a chacun. Celui des quatre qui a le plus de cartes d'une raeme couieur a le flu et gagne 1' en jeu. 2 On appelait vincle coucher celui qu'on buvait avant de s'endormir. 324 LES CONTEURS FRAPs QMS. Lecure n'oublie pas ce mot; il prend conge de son eve- que jusqu'au le'ndemain, et incontinent envoie par toute sa paroisse emprunter force juments, et en peu de temps il en trouva autant qu'illui en falloit; lesquellesil va mettre a re- table aupres des chevaux de l'eveque. Et chevaux de hennir, de ruer, de tempeter environ i ces juments ; c'etoit un triom- phe de les ou'ir. Le palefrenier qui s'en etoit alle etriller sa monture a deux jambes, se fiant au cure de ses chevaux, en- tend ce beau tintamarre qui se faisoit a l'etable, et s'y en va le plus soudainement qu'il peut, pour y donner ordre ; mais cene put jamais etre sitot, que l'eveque n'en eut oui le bruit. Le lendemain matin, l'eveque voulutsavoir qu'avoienteu ses chevaux toute la nuit a se tourmenter ainsi. Le palefrenier le vouloit faire passer pour rien, mais il fallut que l'eveque le stit : — Monsieur, dit le palefrenier, c'etoient des juments qui etoient avec des chevaux. L'eveque, songeant bien que c'etoient des tours du cure, le fit venir et lui dit mille injures : — Malheureux que tu es, te joueras-tu toujours de moi? te m'as gate mes chevaux; ne te chaille, je te... Mon cure lui repondit : — Monsieur, ne me dites-vous pas au soir que vos che- vaux fussent traites comme vous-meme? Je leur ai fait du mieux que j'ai pu. lis ont eu foin et avoine; ils ont ete en la paille jusqu'au ventre : il ne leur falloit plus qu'a chacun leur femelle; je la leur ai envoye querir : vous et vos gens, n'a- viez-vous pas chacun la votre ? — Au diable le mediant cure ! dit l'eveque, tu m'en donnes de bonnes. Tais-toi, nouscompterons, et je te payerai des bons traitements que tu me fais * Autour, aupres de.] VENGEANCE D'UN MARl. 525 Mais a la fin, il n'y sut autre remede, sinon que de s'en aller jusqu'a une autre fois. Je ne sais si c'etoit point l'e- veque Milo *, lequel avoit des proces un million, et disoit que c'etoit son exercice ; et prenoit plaisir a les voir multiplier, toutainsi que les marchands sont aises de voir croitre leurs denrees; et dit-on qu'un jour le roi les lui voulut appointer, maisl'eveque ne prenoit point cela en gre, et n'y voulut point entendre; disantau roi que, s'illui otoit ses proces, il luidtoit la vie. Toutefois a force de remontrances et de belles paroles, il y falloit aller, de sorte qu'il consentit a ces appointements, et qu'en moins de rien lui en furent que vuides, que accor- des, que amortis deux ou trois cents. Quand Feveque vit que ses proces s'en alloient ainsi aneant, il s'en vint au roi, le suppliant a jointes mains qu'il ne lui otat pas tout, et qu'il lui plut au moins lui en laisser une douzaine des plus beaux et des meilleurs, pour s'ebattre VENGEANCE d'uN MARI. Plusieurs onteted'opinionque, quand unefemme fait fautc a son mari, il s'en doit plutot prendre a elle que non pas a celui qui y a entree, disant que qui veut avoir la fin d'un mal, il en faut oter la cause, selon le proverbe italien: Morta la bestia, morto il veneno; et que les homines ne font que cela a quoi lesfemmes les invitent, et qu'ils ne se jettent voulen- tiers en un lieu auquel ils n'aient quelque attente causee par I'attraitdcsyeux ou du parler, ou par quelque autre semonce 2 . De moi 3 , si je pensois faire plaisir aux femmes en les defen- dant par la fragilite, je le ferois voulentiers, qui ne cherche 1 II s'agitici de Milo, eveque de Chartres, del459 a 4492. 2 Invitation, avance. 3 Quant a moi. 28 520 LES CONTEURS FRANQAIS. que leur faire service; mais j'aurois peur d'etre desavoue de la plupart d'entre elles et des plus aimables de toutes, des- quelles chacune dira : « Ce n'est point legerete qui me le fait faire; ce sontles grandes perfections d'unhomme qui merite plus que tous les plaisirs qu'il pourroit recevoir de moi ; je me rends grandement bonoree, et m'estime tres-heureuse, me voyant aimee d'un si vertueux l per sonnage comme celui- la. » Et certes, cette raison-la est grande et quasi invincible, a la quelle il n'y a mari qui ne fut bien empeclie de repondre. Vrai est que si, d'aventure, il se pense hontieteet vertueux, il a occasion de retenir la femme toute pour soi ; mais, si sa conscience le juge qu'il n'est pas tel, il semble qu'il n'ait pas grand raison de tancer ni de defendre a sa femme d'aimer un homme plus aimable qu'il n'est ; sinon qu'on me repondra qu'il ne la doit voirement ni ne peut empecber d'aimer la vertu et les hommes vertueux. Mais il s'entendde la vertu spi- rituelle, et non pas de cette vertu substantifique et bumorale, et qu'il suffit de joindre les esprils ensemble,- sans approcber les corps si pres 1'un de l'autre ; car Le berger et la bergere Sont en l'ombre d'un buissonj Et sont si pres 1'un de l'autre, Qu'a grand' peine les voit-on; d^excuser les femmcs par la force des presents qu 5 on leur fait, ce seroit soutenir une cbose vile, sordide et abjecte. Plu- to t les femmes meritent grieve punition, qui soufirent quel'a- varice triomphe de leur corps et de leur coeur ; combien que ce soit la plus forte piece de toute la batterie, et qui fait la plus grande breche. Mais sur quoi les excuserons-nous done? Si 1 Le trot vertu no doit pas etre pris ici dans le sens que nous y alta- clions aujourd'hui : ilsignifie un ensemble de (jualites aimables, et sur- tout de tjualites viriles. VENGEANCE D'UN MARL 527 faut-il trouver quelques raisons, sinon suffisantes, a tout le moins recevables, par faute de meilleur paiement. Certes, mon avis est qu'il n'y a point de plus valable defense que de dire qu'il n'est place si forte que la continuelle et furieuse batle- rie ne mette par terre. Aussi n'est-il cceur de dame si ferme, ne si prepare a resistance, qui a la fin ne soit contraint de se rendre a l'obstinee importunite d'un amant. L'homme meme qui s'attribue la Constance pour une chose naturelle et pro- prietaire 1 se laisse gagner plus souvent que tous les jours, et s'oublie es choses qu'il doit tenir pour les plus defensables, exposant envente ce qui est sous la clef de la foi. Done, la femme, qui est de nature douce, de cceur pitoyable, de parole affable, de complexion delicate, de puissance foible, comment pourra-t-elle tenir contre un homme importun en demandes, obstine en poursuites, inventif en moyens, subtil en propos, et excessif en promesses? Vraiment, e'est chose presque diffi- cile jusques a l'impossible; mais je n'en resoudrai rien pour- tant en celui-ci, qui n'est pas celui ou se doit terminer ce dif- ferend. Jedirai seulement que la femme est heureuse, plus ou moins, selon le mari auquel elle a affaire; car il y en a de toutes sortes : les uns le savent et n'en font semblant, et ceux-la aiment mieux porter les cornes au coeur que non pas au front ; les autres le savent et s'en vengent, et ceux-la sont mauvais, fols et dangereux; les autres le savent et le souf- frent, qui pensent que patience passe science, et ceux-la sont pauvres gens. Les autres n'en savent rien, mais ils s'en en- quierent; et ceux-la chefchent ce qu'ils ne voudroient pas trouver. Les autres ne le savent ni entendent a le savoir ; et ceux-ci, de tous les cocus, sont les moins malheureux, et meme plus heureux que ceux qui ne le sont point et le pen- sent etre. Tous ces cas ainsi permis*, nous vous conterons 1 Qui lui est propre. 2 Mis en ayant. 328 LES CONTEURS FRANCAIS. d'un monsieur qui en etoit ; mais certainement, ce n'etoit pas a sa requete, car il s'en fachoit fort; mais il etoit de ceux du premier rang, dissimulant, lant qu'il pouvoit, son inconvenient, en attendant que l'opportunite se presentat d'y remedier, fut en se vengeant de sa femme, ou de l'ami d'elle, ou de tous deux s'il iui venoit a point. Et parce qu'il etoit mieux a main de se prendre a sa femme, le premier sort tomba sur elle, au moyen d'une invention qu'il imagina. Ge fut qu'au temps de vacations de cour *, il s'en alia ebaltre a une terre qu'il avoit •a deux lieues de la ville, ou environ, et y mena sa femrne avec un semblant de bonne cbere, la traitant toujours a la maniere accoutumee tout le temps qu'ils furent la. Quand vint qu'il s'en fallut retourner a la ville, un jour ou deux avant qu'ils dussent partir, il commanda a un sien valet (le- quel il avoit trouve fidele et secret) que quand ce viendroit a abreuver la mule sus laquelle montoit sa femme, qu'il ne la menat pas a l'abreuvoir, mais qu'il la gardat de boire tous les deux jours : avec cela qu'il mit du sel parmi son avoine, ne lui disant point pourtanta quelle fin il faisoit faire cela; mais il se connut par i'evenement qui depuis s'en suivit. Ce valet fit tout ainsi que son maitre lui commanda, lellement que, quand il fut question de partir, la mule n'avoit bu de tous les deux jours. La damoiselle monte sus cette mule, et tire droit le cheminde Toulouse, lequel s'adonnoit ainsi, qu'il falloit aller trouver la Garonne, et cheminer au long de la rive quelque temps, qui etoit la premiere eau qu'on trouvoit par le che- min. Quand ce fut a l'approcbe de la riviere, la mule com- mence de lout loin a sentir Tair de l'eau, et y tira tout droit pour l'ardeur qu'elle avoit de boire. Or, les endroits etoient creux et non gueables, et falloit que la mule, pour Loire, se jetat en l'eau, tout de secousse, dont la damoiselle ne la put 1 Les vacances des cours souveraines. Cemari etoit done un magislrat ou un avocat. TRIBOULET. 529 jamais gar Jer; car la mule mouroitd'alteration, tellement que ladite demoiselle etant surprise de peur, empechee d'acoutre- ments, et le lieu difficile, tomba du premier coup en 1'eau, dont le mari s'etoit term loin tout expressement, avec son valet, pour laisser venir la chose au point qu'il avoit preme- dite : sibien qu'avant que la pauvre damoiselle put avoir se- cours, elle tut noyee et suffoquee en Feau 1 . Voila une maniere dese venger d'une femme qui estun peu cruelle et inhumaine. Mais que voulez-vous? il fache a un mari d'etre cocu en pro- pre personne, et si se songe que s'il ne se prenoit qu'a 1'ami, son mal ne sortiroitpashors de sa souvenance, voyant toujours aupres de soi la bete qui auroit fait le dommage ; et puis, elle seroit touleprete et appareillee a faireun autre ami ; car une personne qui a mal fait une fois (si c'est mal fait que cela tou- tefois) est toujours presumee mauvaise en ce genre-la de mal faire. Quant est de moi, je ne saurois pas qu'en dire. II n'y a celui qui ne se trouve bien empeche quand il y est. Par quoi, j'en laisse a penser et a faire a ceux a qui le cas toucha, TRIBOULET 2 . Puisque Triboulet a eu credit es meilleures compagnies, et que ses faeeties tiennent lieu en ce present livre, il nous a semble bon delui donner pour compagnon un certain plaisant, des mieux nourris en la cour de son roi : et pour ce qu'il le voyoit en perplexite de recouvrer argent pour subvenir a ses guerres, lui ouvrit deux moyens, dont peu d'autres que lui se fussent avisos. 4 Naude, dans ses Considerations sur les coups d'Etat, trouve par rapport a la matiere de son livre, l'invention de ce medecin parl'aitement bien imaginee. 2 Triboulet efait le fou de Louis XII et de Francois I er ; il etait ne a Clois et mourut vers 1555. — C'est l'un des principaux personnages du drame de Victor Hugo, le Uoi s' amuse. 28. - 530 XES CONTEURS FRAKQAIS. — L'un, dit-il, sire, est de faire voire office alternatif £ , comme vous en avez fait beaucoup en votre royaume :'ce fai- sant, je vous enferai toucher deux millions d'or, et plus. Je laisse a penser si le roi et les seigneurs qui y assistoient rirent de ce premier moyen, lesquels, pensant mettre ce folen sa haute game, lui demanderent : — Eh bien! maitre fol, est-ce tout ce que tu sais de moyens propres a recouvrer finances? — Non, non, repond le fol se presentantau roi; j'en sais bien un autre aussi bon et meilleur : c'est de commander, par un edit, que tous les lits des moines soient vendus par tons les paysde votre obeissance, et les deniers apportes es coffresde voire epargne. Sur quoi le roi lui demanda en riant : — Ou coucheroient les pauvres moines quand on leur auroit ote leurs lits? — Avec nonnains. — Yoire-mais, replique le roi, il y a beaucoup plus do moines que de nonnains. Adonc le compagnon eut sa reponse toute prete; et fut qu'une nonnain en logeroit bien une demi-douzaine pour le moins : — Et croyez, disoit ce fol, qu'a cette fin les rois vos pre- decesseurs, et autres princes, ont fait batir en beaucoup de villes les couvents des religieux vis-a-vis de ceux des reli- gieuses. 1 On appelait office alternatif une fonction a laquelle etaient attaches deux titulaires, qui la remplissaient chaeun pendant six mois ; les offi- ces etant venaux, le fisc royal trouvait ainsi moyen d'en tirer double pro- fit, en vendant deux fois le meme office. LE CONTE NOUVEAU (xvi § siecle) Thomas Sebilet, Tautelir du Conte nouveau, naquit a Paris, vers 1512. II fut avocat au parlement de Paris, mais, comme le ditLoisel, dans son Dialogue des avocats, il s'appliqua plus a lapoesie qu'ala plaidoirie. II mourut en 1589 et laissa, enlre autres ouvrages, un Art poetique et une traduction de YIphigenie d'Euripide, imprimee a Paris en 1549. Un bon esprit, quand le beau jour l'esveille, Souldain cognoit que ce n'est de merveille, Si en ce pauvre et miserable monde Prou de malheurs et peu de bien abonde, Parce qu'il -voif, tout bien juste compte, Plus y avoir de mal que de bonte. Je dis cecy me souvenant d : un compte, Lequel fut tel que certes j'ay grand honte, Toules les fois que j'y trouve a penser ; Et si n'estoit que j'ay peur d'offenser La nettete de voz cbastes aureilles, Je le ferois, et vous auriez merveilles Touchant le fait de cerfains malefices ; ■ 532 LES CONTEURS FRANQAIS. Mais s'il est vray que les propos de vices Sont moins nuisantz aux espritz vertueux, Que de vertu les aetes fructueux A gens pervers ne sont bons et vallables, Faire le puis ; car voz meurs tant louables, Ja n'en seiont pires, comme je pense. Or dit le compte, afin que je commence Vous racompter ces estranges nouvelles, Qu'a Tours estoient quelques soeurs assez belles, De beau maintien et bonne contenance, De quel estat, je n'ay point survenance, S'il me fut dit qu'en religion feussent, Ou qu'autrement de nonne le nom eussent : Mais tant y a, que de leur compaignie Autant estoient, que nonne signifie, II suffiroit pour fournir un couvent ; Ces belles sceurs, comme il advient sou vent Que Ton n'a pas toujours avecques soy Gens de sa sorte et de pareille foy, Ne scais comment s'etoient accompagnees De quelque rousse, ayant maintes menees, Mainte trafique, et plusieurs petilz tours, Aultrefois faielz en la ville de Tours. A vray dire l , a peine eust on sceu faire Une alliance an monde plus contraire ; Gar celle la estoit d'aultre stature, D'aultre facon, de toute aultre nature Que ses neufs soeurs, lesquelles gentement Se contenoient et fort honnestement 1 D'apres les regies de notre prosodie moderne, YE de dire s'eliderait avec \ A suivant et le vers serait faux. Mais dans la prosodie du sei- zieme siecle, l'elision etait facultative. CONTE NOUVEAU. Tascboient garder fermete immuable : Mais celle rousse estoit plus variable, Plus inconstante, et trop moins arrestee Que n'est la plume au vent mise et jectee, Ou l'eau qui court par ces prez verdoyans. Qu'en advient-il ? un tas de gens n'ayans Aultre soucy que d'avoir bon loysir De satisfaire a leur mondain plaisir, Voyans ces so3urs et leur compaigne telles, Tindrent propos de se ruer sur elles, Et en commun les trousser sur les rancs, Sans adviser qu'il estoient tous parens, Freres germains la plus part et cousins, N'y sans avoir honte de leurs voisins. Or pour jouyr d'elles plus aisement, lis firent tant que tout premierement Eurent par eulx celle la que j'ay dit, Laquelle avoit tout moyen et credit Envers les sceurs, et si estoit propice, Pour faire aux gens tout plaisir et service^ En tel endroit, selon leur veuil et guyse. Se voyant done incitee et requise Par telles gens, l'habille maquerelle Delibera de porter la querelle m De leur legiere et folle volonte, Pour de ses sceurs vaincre la fermete ; Tant tournoya, tant vint, et tant alia, Que d'une ou deux la Constance esbranla; Et a la fin si bien la convertit, Que tout a plat sur le cbamp 1'abbatit, Dont aux gallantz moult joyeux et contens, Qui ne cherchoient pas meilleur passetemps, Creut le desir avecques 1'esperance, 531 LES CONTEURS FRANQAIS. D'avoir la reste au pourchas et instance De celle la qu'ils feirent prou trotter 1 , Sans luy donner le loysir d'arrester. Mais bien souvent si l'un d'eulx se raettoit, La pauvre sotte aux piedz foullee estoit En recompense, et pour mieulx luy apprendre, A se haster, a celle fin de prendre, Et attraper les soeurs plus cautement, Ce qu'elle feit, de sorte que vrayment Les pouvres soeurs avecques leur Constance Ne sceurent taut faire de resistance A r imp or tun et ardent appetit De ces gens la, que petit a petit, Soubz tant d'effors, soubz tant d'assaulz divers, Toutes enfin ne cheussent a l'envers. A quoy aussi celles qui se laissoient Ainsi gaigner, aydoient et s'efforcoient, Pour le plaisir de ses bons gaudisseurs, A ruyner quelqu'une de leurs sceurs, Taut bien apprins avoyent 1'art et l'addresse De celle la, qui en estoit maistresse. Quant aux gallantz, tant crust leur ardeur grande, Et pour un temps fut si chaulde et friande, Qu'a cbascun coup qu'ils se prenoient a elles Contens n'esloient d'une ou deux des plus belles : Mais bien taschoient ces bommes peu rassis, A leur coucber en avoir cinq ou six. Conclusions : quand tout fut despendu Et le beau temps trop follement perdu, En les laissant toutes desamparees, Fort mal en ordre, en maintz lieux esgarees, Du pied au cul gentement leur donnerent, 1 Prou est synonyme de beaucoup. CONTE NOUVEAU. 335 Puis a la fin vous les habandonnerent A tous venans, chose presque incroyable, Et neanmoins certaine et veritable, Dont on devroit faire inquisition, Et quant et quant juste punition. Le chaliment que Thomas Sebilet reclame ici contre les entre- metteuses ne se faisait pas attendre au moyen age. Lorsqu'une femme etait convaincue d'avoir cherche a en corrompre une autre, on commencait par la fustiger ; on la prom«nait ensuite sur un ane a travers la ville, et on la bannissait a perpetuite. La severile des lois n'empechait pas cependant cette honteuse profession d'etre tres-repandue. Elle etait aussi exercee par les hommes, principale- ment par les barbiers, qui tenaient les etuves, c'est-a-dire les bains publics. Quant aux filles folks de leur corps, comme disaient nos bons a'ieux, elles etaient tres-hombreuses, et comme elles vivaient en commun, on donnait souvent le nom d'abbaye aux maisons quelles habitaient ; c'est ce que Ton peut verifier par les lettres de sauvegarde que Charles V accorda aux filles d'une maison de Tou- louse qui est designee, dans ces lettres, sous le nom de Grande Abbaye, LES CONTES SATANIQUES (xvn 6 siecle) LE DIABLE ET NICOLE OBRY. Le seizieme siecle presente un singulier phenomene : jamais le scepticisme n'a ete pousse si loin, et jamais la croyance au merveil- leux n'a fait plus cTadeptes. Aux miracles des saints, qui dominent dansles legendes du moyen age, succedent les miracles du diable, et Velernel ennemi remonte de l'enfer pour disputer le monde aux anges, a la Vierge et a Dieu ; on croit le voir partout. Luther Ten- tend qui remue des sacs de noisettes, a cote de la table sur laquelle il ecrit ses anathemes contre le pape et PEglise. Bodin, Tilluslre pu~ bliciste.se fait son historiographe dans Za Demonomanie. Lestruands et les filles perdues lui vendent leur ame, et les exorcistes engagent avec lui des duels a outrance. 11 est le heros d\ine sorte d'epopee mysterieuse et sombre, qui forme tout un cycle, comme les epo- pees chevaleresques, et nous avons pense que noslecteurs trouve- raient ici, non sans quelque interet, deux specimens de cette littera- ture fantastique qui fait honte a la raison humaine, et qui nous ferait rire de pitie, si la lueur des bitchers ne l'eclairait pas d'un reflet sinistre. Le premier de nos specimens est emprunte a Fun des livres les plus absurdes qu'aient produits les hallucinations sataniques, au livre de Belaize : la Victoire de Dieu sur le corps de Belzebuth ; mais comme le diable, dans lesrecitsdu demonographe, est toujours LE DIABLE ET NICOLE OBRY. . 537 (Time extreme prolixite, qu'il abuse, comme les avocats du temps, de la patience de ses auditeurs, et qu'il epuise contre les exorcistes, pendant qu'ils Farrosent d'eau benite pour le forcer a deguerpir, toutes les invectives a Fusage des houlliers et des truands, nous avons pense, quil suffirait de dormer de ses fails et gestes un compte rendu analytique, et nous nous bornerons a raconter ici sommairement comment il fut evince du corps d'une jeune fille, apres avoir plaisante gaiement et mis en defant deux exorcistes des plus autorises. Le jour des Trepasses de l'an 1565, Nicole Obry, de Ver- vins, pres Laon, alia prier sur le tombeau de sa famille, Un spectre, sous la forme d'un homme enseveli, se dressa devant elle et lui dit : « Je suis ton grand-pere, mort sans confession, et je viens te demander des messes pour le repos de mon ame. » Le spectre reparut plusieurs jours de suite, et la jeune fille, que cette apparition jetait dans de mortelles angoisses, criait, ecumait, et se roulait par terre. On ne tarda point a recon- naitre qu'elle etait possedee, eton laconduisita Feglisepour l'exorciser. Maitre Louis Sourbaud, docteur en theologie, commenca les conjurations; mais le diable, etant monte sur les Youtes, se mit a lancer des pierres a la (ete des assistants, et maitre Louis Sourbaud fut oblige de quitter la place. L'ar- cheveque de Laon, due et pair de France, voulut a son tour tenter l'aventure. — Ah ! e'est vous, monseigneur ! lui dit Tesprit malin anx premiers mots ; vous me faites vraiment trop d'honneur, et, pour vous recevoir comme il convient, j'ai convoque dans le corps de cette fille dix-neuf diables determines. Monseigneur resta tout interdit, et le diable reprit en riant : — Moi etmes amis, nous nous moquonsde votre Excellence et de Jean Leblanc ( Jean Leblanc, dans l'argot de ce diable, etait lenom de Jesus-Christ). Je vous ferai cardinal et meme 29 538 - LES CONTEliRS FRA>'QAIS. pape si vous parvenez a me chasser ; mais, en attendant, je vous conseille d'aller dormir : vous avez trop bu en dinani.)) L'archeveque n'insista pas. Les huguenots, qui riaient avec le diable de la mesaventure du preiat, se presentment a lenr tour. Tournevelles et Conflans, ministres reformes, se ren- direnfc aupres de Nicole Obry. — Qui etes-vous? d'oii venez-vous? qui vous a envoyes? demanda le demon. Et depuis quand un diable peut-il en chasser un autre ? — Je suis serviteur du Christ, dit Tournevelles. — Serviteur du Christ i reprit Satan ; mais, en verite, Tournevelles, tu t'abuses, tu es pireque moi. Conflans, pour tirer d'embarras Tournevelles, qui ne savait que repondre, se mit a lire les Psaumes de Marot. — Penses-tu me charmer, lui dit Satan, avec tes plaisantes chansons? C'est moi qui les ai faites. Heureusement la vierge Marie vint en aide a l'archeveque de Laon et a Tournevelles, touthuguenot qu'il fut. Ellesomma Satan de partir et il obeit ; mais, en quittant Nicole Obry, il alia, pour se venger, briser toutes les ardpises qui couvraient l'eglise, arracher toutes les fleurs dans le jardin du tresorier et il partit ensuite pour Geneve, ou l'appelaient les affaires de la Reforme. LE SABBAT. Comme second specimen des contes sataniques, nous donnons le recit des assemblees ou le diable avait 1'habitude de convoquer ses sujets, c'est-a-direles sorciers qui lui avaient vendu leur ame : ces assemblees, nominees sabbat, en derision du jour sacre des Juifs, avaient lieu la nuit, dans les bois, dans les cimetieres abandonnes, dans les ravins solitaires, sur les champs de bataille arroses de sang humain. Les desberites de la fortune, les vilains, les malfaiteurs, les moines renegats, les femmes adulteres, les heretiques et les Turcs y venaient rendre hommage a Satan comme a leurroi, et demander LE SABBAT. 550 au proscrit de l'obime les biens que le monde leur refusait, lcs plaisirs coupables qu'ils ne pouvaient demander a Dieu. Que se pas- sait-il dans ces reunions maudites? Marie de Sains y avait assiste sou vent : elle en connaissait le ceremonial et les habitues; elleen a fait le recit dans YHistoire des trois possedees de Flandres, et nous allons la laisser parler : Les Samedys on se prend signamment contre la Vierge, de laquelle un tel iour l'Eglise fait commemoration; les Ven- dredis contre la Passion de Nostre Seigneur, pour ce que tel iour il a voulu mourir pour nous, et les Ieudys contre le S. Sacrement, qui fut un tel iour institne : bien que nous varions nos blasphemes, impietez et sacrileges contre Dieu et les Saincts, selon l'oceurrence des festes et solenitez, neantmoins chacun iour de la semaine est approprie a son ceuvre : Les Dimanches on fait le sabbat contre nature, prenant accointance avec les diables en forme de diable, ayant la forme en figure fort dif forme et abominable, ayant le plus souvent la grandeur d'unhomme, etlagrosseur dedeux, lespieds semblables aux pieds d'une lezarde ou serpent, les bras plus grands que les bras communs, leurs queues rouges, grises et verdes : l'an- terieure partie de leur teste formee tantost comme la teste d'un boeuf, ou asne, ou pore, ou cheval, ou bien a la sem- blance de quel que homme bien laid et difforme : les yeux terribles et brillants, les chevenx herissez et espouventables, et des comes en teste : non seulement on les void au sabbat en telle maniere, ains aussi en toutes telles facons que Ton est accoustume delespeindre, et ilsn'ont aucune horreur de communiquer avec eux sous telles figures. Pour les Mercre- dys et Vendredys, ces iours on tientles sabbals deblasphemes et vengeance contre Dieu et les hommes; les Vendredys nous portons au sabbat un Crucifix, et lui faisons les irrisions et iniures de la Passion a le flageller, a lapider, cracher au vi- sage, a frapper sur la conronne," «a arracher les cloux de ses 3i0 LES CONTEURS FRANQAIS. pieds et mains pour renouveller les playes, comme il a este dit cy-dessus. A ces iours on traicle les moyens propices pour se pouvoir venger de Dieu et des horames : pour lors ceux du sabbat deviennent tels qu'ils deschireroient volontiers a belles dents la tres-saincte Trinite, et les bien-heureux, souhaitans devenir diables, aiin de mieux pouvoir affliger les creatures : voire mesme prient Lucifer a celle fin qu'ils les vienne trans- former en diables, et maudissant Dieu qui les avoit crees hom- ines ; au mesme sabbat on traicte les homicides et les infir- mitez humaines , pour faire a tous tous les maux qu'ils pourroient, et signamment a ceux qui les avoient le plus obligez. II est encore line autre distinction de sabbat plus generale, comme si on divisoit le monde en ses monarchies ; lesquelles puis apres sont subdivisees en provinces, seigneuries, villes, bourgs, et villages. Tousles corps de leurs assemblies, tant grands que petits, sont composez de trois membres; des magiciens et magi- ciennes, des sorciers et sorcieres, qui representent le moyen estat, et de mas et masques, qui font le plus bas estat. On appele ceux du dernier estat mas et masques, ou bien pour la difference, pour ce que les sorciers font les sorceleries ; et c'est l'oifice des mas et masques de servir a la synagogue, a preparer les- viandes et pastes, et cuire le pain, et couvrir les tables, et desrober les enfans et le froment pour faire le pain : ou bien on les dit masques, parce qu'ils sont masquez, et portent des cachenez ,*afin qu'ils ne soient cogneus des sur- venants, qui ne sont point encore au service du diable. Le prince et laprincessesont portez au sabbat devant tous, et puis sont soustenus et eslevez en l'air par les diables : et apres cela on apporte les mas et masques qui viennent adorer le prince, estendus de loing sur la terre : et apres on y porte les sorciers qui viennent adorer le prince par une genuflexion ; LE SABBAT. , oil et apres cela on y porteles magiciens et magiciennes qui vien- nent adorer le prince par une profonde inclination. Apres cela fait, tous ensemble vont adorer lediable, lequel est assis en un throsne en forme de piince. Apres cela le diable va conferer avec le prince des berbes de ce iour la : on commande les malefices qu'on veut estre faicts. Apres que chacun scait ce qu'il doit faire, on va manger ; apres la table on dit la Messe : apres la Messe on commet des cruautez et abominations exe- crables. Apres cela ceux qui scavent chanter, chantent des psaumes a l'honneur de Lucifer; apres les louanges on va danser, ou bien exercer le pecher de la chair. Cela finy chacun est rapporle en son propre lieu, Tame remplie de tristesse, n'estant point saouls, mesme les viandes qu'on y prend ne profitant de rien, parce qu'elles vienuent du diable, et sont prinses sans benediction. Quant au conseil qu'on tient au sab- bat , il ne deure gueres non plus qu'un quart d'heure , d'autant que les diables ont bien-tost propose ce qui leur est expedient. Les princes des diables et les deux chefs de la magie et chacun se met en devoir d'accomplir le mal qui lui est commande, laissant les surexcroissances a la malice d'un chacun ; ou les magiciens n'y sont pas, cherchant a par eux les voyes les plus propres pour parvenir a ce qu'ils pre- tendent, faisant par apres leur devoir de rencontrer les plus propres pour executer leurs arrests et ordonnances. Quant aux demons, en leur sabbat il y a autant de demons qu'il y ade creatures : voire mesme qu'ils y vienuent en plus grand nombre, et il y a de toute sorte de demons : les uns y viennent pour couvrir les tables : les autres pour aller querir les necessitez : les autres afin de seruir d'incube el de suc- cube : les autres y viennent pour verser le vin : les autres pour donner ordre a tout : les autres pour servir a la Messe : les autres pour ioiier instruments : les autres pour se trans- former en bestes. 542 LES CONTEURS FRANQAIS. . Quant a leurs tables, degrez, et assiettes, il y a trois tables au sabbat; a la premiere sont les mas et les masques : a la deirxiesme les sorciers et sorcieres : a la troisiesme les magi- ciens et magiciennes. Quant a leur repas, on y boit deux sortes de vin, scavoir du vin grec pour les eschauffer, et du vin ordinaire. On y boit autant qu'on veut, et Ton y boit a la sante du diable et du prince. On y boit fort dissoluement, et arubis sur l'ongle, et Ton y mange la chair humaine des petits enfans diverse- ment accoustree. Quant aux danses, on y danse la Pavane et plusieurs* sortes de danses : mais le plus la Ronde. Quant au lieu du sabbat, le prince en ordonne, et Ton tient tantost d'un coste, tantost d'un autre, selon la como- dite de la place, et Ton y est porte le plus souvent par la le- nestre : la terre ou le sabbat se tient participe de la male- diction, et par apres est bien moins volontaire a rendre du fruict. Quant aux cedules, il y [a une difference entre les simples recognoissances, et cedules : la simple promesse se fait aiusi. « le Marie de Sains, renouvelle en presence de toy Belzebut, « Vicaire de Lucifer, et prince des demons, les contracts et « cedules que i'ay fait, et yous promets de perseverer en « l'eslat 011 le suis pour le present, et me maintenir tousiours « au service du diable. » La cedule se fait et passe en telle maniere : « le Marie de Sains, promets a Lucifer, Belzebut, et <( Leviathan, etc., etc., a tons leurs complices, que ie les ser- « viray et obeyray tous les iours de ma vie; et ie leur donne (( mon ame, mon corps, mon tout : et renonce a Dieu et a la « Saincte Trinite, au Pere, au Fiis, et au Sainct-Esprit, et a « la glorieuse Yierge Marie, et aux neuf choeurs des Anges, et « a tous les bien-heureux qui sont et seront, et a tous. les « membres de Iesus-Christ, et a la Passion, et a toutes les LE SABBAT, 543 « inspirations qui me pourroient venir d'en haut, et a toutes « les admonitions que je pourrois recevoir par des creatures, « et a toutes exhortations ; et persevereray tousiours la ser- « vante de Lucifer, et me maintiendray en la durete de mon « coeur : en confirmation de cecy, ay signe ceste de mon « propre sang » Les cedules se renouvellent les iours solem- nels, etla lancettequi sert a tirer le sang^ est faite a la ma- mere et facon d'une grosse epingle, avecunmanche d'argent, et il y en a plusieurs, et Belzebut les garde toutes. Nous avons trouve bon de mettre tout cecy, pour faire co- gnoistre que ce sont asseurees veritez , et non des songes, comme quelques-uns disent, non sans apparence de malice, De parellles imaginations toucbent aux dernieres limites de l'ab- surde ; et cependant il est hors de doute qu'une foule de pretendus sorciers ont cru de bonne foi qu'ils avaient assiste aux ceremonies du sabbat. On ne pent trouver l'explication de ce phenomene que dans ceite surexcitation de l'esprit a laquelle on donne le nom ^hallucination, et qui transforms le monde sensible, aux yenx de ceux qui en sont saisis, comme la fievre et le delire aux yeux des malades. Tout porte a croire que les pretendus sorciers se procu- raient une sorte d'extase au moyen de certains breuv.iges ou de certains onguents, tels que Yonguent dn sabbat, dont ils se frot- taient a divers endroits ducorps, etquiproduisaient parl'infiltration a travers la peau un empoisonncment momentane. L'idee fixe qui les poursuivait prenait en quelque sorte un corps aussi longtemps qu'ils etaient sous Finfluence des drogues qu'ils avaient absorbees. Ce fait peut paraitre etrange, mais il faut bien cependant qu'il soit reel, puisqu'une foule d'individus soumis aux plus cruelles tortures, ou places en face du dernier supplice, se sont obstines a soutenir qu'ils avaient assiste aux assemblies du sabbat, et, comme Marie de Sains, qu'ils y avaient adore le diable. La croyance a la sorcellerie s'est surtout developpee, en France comme dans les autres pays de l'Europe, aux epoques les plus mal- heureuses. On cberchait dans un pouvoir surnalurel le moyen d'echapper aux miseres sans nombre qui affligeaient l'humanite, et 544 LES CONTEURS FRANQAIS. la preuve en est que les sorciers n'ont. jamais ete plus nombreux chez nous que pendant le quinzieme siecle, c'est-a-dire pendant la periodela plustriste de notrehistoire. La sorcellerie doit etre aussi considered comme une reaction de 1'hoinme contre sa propre faiblesse, et contre les imperfections de la science du moyen age. Elle cherchait a mettre aux mains de ses adeptes quelques-uns des moyens puissants realises par les decou- vertes modernes. Elle voulait leur donner ie moyen de s'elever dans les airs, comme nous l'avons fait avec les ballons ; de parcourir rapidement l'espace, comme nous l'avons fait avec les chemins de fer ; de corresponds instantanement d'un bout du monde aj'autre, comme nous l'avons fait encore avec le telegraphe electrique. On peut consulter sur les superstitions sataniques l'ouvrage inti- tule : la Sorcellerie. Paris, Hachette , in-18. Au moment ou nous ecrivions ce petit livre, nous avons experimente sur nous-meme un onguent du sabbat, dont nous avions trouve la recette dans un de- monograpbe. Get onguent, et un narcotique dont nous avions egale- ment trouve la recette, nous ont donne pendant vingt-quatre heures un demi-sommeil mele de reves fort etranges, et nous avons parfai- tement compris, d'apres cela , que les sorciers, domines par une idee fixe, aient eu des visions tellement fortes qu"ils les avaient prises pour des realites. — Nous n'en avons du reste point encore fini avec les sorciers et les possedes. En 1816, a Amiens, un jesuite de Saint Acheul, le pere Sellier, exorcisa un diable du nom de Crapoulet. On a vu plusieurs fois dans ces dernieres annees des cures de village exorciser des bestiaux, et nous avons entendu, il n'y a pas encore longtemps, un vieux garde nous raconter que dans sa jeunesse il avait vu le marechal de son village assister, au milieu du bois de son pays, a une seance du sabbat, ou il jouait du violon. « Vous l'avez vu, vous en etes bien sur — Comme je vous vois, monsieur; » et il etait impossible de le faire sortir de la. D'AUBIGNE. PAUTROT ET LA DAME DE NOUA1LLE (xvn e sieci.e) Un roman satirique, qui a joui cTime grande vogue dans les pre- mieres annees du dix-septieme siecle, le Baron de Fceneste, nous a fourni le conle suivant. L'auteur, Theodore-Agrippa d'Aubigne, ne en 1550, mort en 1650, fut Tun des personnages les plus marquants du parti calviniste. « 11 etait, comme le dil un de ses biographes, brave jusqu'a la temerite, cassant et moqueur. Jamais il ne sut retenir un bon mot. Par son esprit vif et satirique, son savoir im- mense et varie, il s'etait fait craindre de tous ses contemporains. Poete mordant, spadassin dangereux, tbeologien plein de citations, on ne savait par ou le prendre : a se jouer a lui, on n'avait a gagner qu'une epigramme ou un coup d'epee, quelquefois tous les deux. On l'avait surnomme le bouc du desert, parce qu'il portait toutes les iniquites du parti reforme *. D'Aubigne a laisse des oeuvres tres-diverses : de Dissidiis Patrum, traite de polemique religieuse, qui est comme la contre-partie du livre des Variations de Bossuet et ou Tauteur s'efforce de montrer que les Peres de TEglise sont loin d'etre toujours d'accord entre eux ; les i Les Aventures du Baron de Fosneste, nouvelle edition, parM. Pros- per Merimee. Paris, Jannet, 1855. 1 vol. in-18. 346 LES CONTEURS FRANQAIS. Tragiques, satire en vers, oil brille en certains passages une inspi- ration qui rappelle Juvenal ; — YHistoire tmiverselle, et des Me- moires. Ce vaillant soldat, ce polemiste infatigable, avait passe sa vie a combattre l'Eglise romaine, et trop souvent aussi a la ca- lomnier ; sa petite— fille , Franchise d'Aubigne , veuve ScarronJ, en premieres noces, et en secondes noces, marquise de Mainte- non, et femme anonyme de Louis XIV, passa sa vie a defendre cette memeEglise et a combattre *ses anciens coreligionnaires. Le proselytisme d'une foi sincere avait-il seul contribue a ce nouveau miracle de Damas? Bien des gens endoutent, et quelques personnes, fort bien renseignees par Saint-Simon et autres ecrivains du temps, pensentmeme qu'en prenant, aupres de l'amant adultere de laVal- liere et de la Montespan, le role de convertisseur, mademoiselle d'Aubigne avait surtout en vue de faire oublier que son aieul avait ecrit des vers tels que ceux-ci : Huguenots, vous croiez qu'au doux sein de l'Eglise Sont nourris etsauvez les fideles sans plus; Nous disons que parmi les agneaux, les elus, Elle embrasse les boucs et les loups favorise ; Coyer voulut loger les putains en francbise, Canonisei' pour sainls les verolez perclus; L'Eglise l'a repris quand vous n'en vouliez plus. Catbolique, il poursuit encor son entreprise. La paillarde le voit martyr pour les bordeaux, L'avocat des putains, sindic des maquereaux; Elle ouvre les genoux, l'aceole tres-humaine, Honteux, banni, puant, verole, ladre vert. Huguenots, confes^ez que l'Eglise romaine Tient son giron paillard a tous venans ouvert. Tres-certainement ce n'etaient pas les ceuvres de son grand-pere que la veuve Scarron lisait a Louis XIV, dans les soirees moroses de Versailles, oil ce prince, te'moin du naufrage de sa fortune, se re- pentit sansdoute plus d'une fois « d'avoir pris pour maitresse une vieille femme et pour ministre un jeune homme. » PAUTROT ET LA DAME DE NOUAILLE. La coutiune de Poitou est que les meilleures maisons du pais retiennent des cliambres a Nyort et Fontenay pour se PAUTROT ET LA DAME DE NOUAILLE. 347 trouver aux foires qui sont en ces deux lieux. Une dame cle Nouaille retenoit a chaque foyre de Nyort, chez Barberie, la petite chambre qui est au haut de l'e scalier. N'etant point arrivee le premier jour, le sieur de Pautrot, de la maison de Saint-Gelais, s'y logea, Le lendemain, a deux heures apres midi, arriva la dame, et cependant quelle disoit des honnestetez a son hoste, Ysa- beau, la fille de chambre, d'une gentille humeur, — car il faut que je vous dise en passant qu'un charpentier, nomine Bezant, lui ayant donne des leltres pour sa maistresse, jamais elle ne voulut nommer le porteur par son nom; estant pressee elle tendait la gorge et demandoit un couteau plutot que de prononcer un si vilain mot : enfin la maistresse, qui avoit besoin de savoir le nom, n'aiant rien gagne ni par promesses ni par menaces, lui commanda de lui faire connoistre par entreseings. <( He bien cela, dit Ysabeau : ii s'appelle comme celade quoi on vous le fait... » Elle prononca un terme de bourdeau. — Elle-meme done etant montee en la chambre trouva sur la table une male rouge, qu'aussitot elle empoigne par les cordons et la fait sauter par la fenelre. La male tomba sur une epaule de Martin, valet de Pautrot. Comme Martin regardoit qui etoit blesse de la male ou de l'epaule, arrive son maitre qui la fait apporler apres lui et trouve la dame au haut. Les voila aux paroles, froides pour le commencement, mais il y fallut faire, et venir aux resolutions, comme vous savez qui ne sont pas toutes sur le duel. Les voila sur : — Je n'endurerai pas cet affront. L'autre : *— Ni moi que ma male soit precipitee. Elle : — J'ai cinquante gentilshommes en cette foire, nfes serviteurs et parents pour prendre ma querelle. J'y ai aussi deux gendres que vous connaissez bien. Cela echauffa Pautrot a dire : — Madame, si vos gendres recoivent le present de la que- 348 LES CONTEURS FRANQMS. relle aussi liberalement que vous me le donnez, ils me trou- veront plus roide en leur endroit que je ne saurois etre au votre, veu votre age et ce qui en depend. Gette dependance piqua fort la dame, pour ce qu'on disoit qu'il lui pendoit quelque chose, joint qu'elle ne se sentoit pas encore en Page de mepris. Elle done, troublee de colere, ,re- vint au dialogue. -—Voila mon lit, dit-elle, ou j'ai accoutume de couch er et j'y coucherai cette nuit. Pautrot repliqua : — Voila le lit ou j'ai couche la nuiUpassee et j'y coucherai encore celle-ci. — Je dis que j'y coucherai, reprit la dame. Pautrot. — Et moi aussi. La dame. — Je ne dis pas que vous n'y couchiez, mais j'y coucherai. Pautrot. — Et moi je ne dis pas que vous n'y couchiez, mais si scai-je bien que j'y coucherai aussi. La dame. — Et pour vous faire parestre mon courage, j'y coucherai des a present. Pautrot dit qu'il alioit faire comme la dame, qui appelle Ysabeau pour ia devestir; Pautrot, Martin pour le dechausser. Ce fut a qui feroit paroistre la resolution par diligence; la dame eut l'avantage pour etre la premiere prete, et Pautrot eut la ruelle. Ysabeau regarde Martin, et lui levant Je nez, dit : — Eh bien! maitre sot, savois-je pas bien que nous y cou- cherions ? — Et nous? dit Martin... Sans vous amuser plus longtemps, voila les deux qui pren- nent le cliemin de leur maitre, et maitresse, premierement en paroles, mais plus raccourcies, puis au lit; mais pource que Martin ferma la porte, et qu'il disputoit sur ce point I PAUTROT ET LA DAME DE NOUAILLE. 340 d'honneur, il eut pour partage la place de devant. Pensez charitablement qu'ils ne firent rien que bien a propos. Cette dame a dit depuis a quelques-uns qui lui out voulu gausser, qu'elle n'avoit rien fait par amour, mais pour mon- trer qu'il ne lui pendoit rien, et faire mentir les medi- sants. Le conte ci-dessus forme un grand contraste avec les atitres ceuvres de d'Aubigne, qui sont toutes empreintes de l'amertume et de la colere des sectaires; mais, comme nous l'avons deja remarque a propos de Henri Etienne, c'est le caractere des ecrivains du seizieme siecle de . traiter les sujets les plus divers. Les hommes de cette epoque n'etaient generalement pas des ecrivains de profession , et leur vie, par certains cotes, rappelait celle des anciens. Meles aux luttes de la politique, jurisconsultes , conspirateurs ou soldats, ils gardaient de cette vie active une trempe d'esprit que la douceur de la vie moderne ne nous fait que trop souvent perdre aujourd'hui. Voltaire, avec la merveilleuse justesse d'esprit qui le distingue, a compare le seizieme siecle a une robe d'or et de soie tacbee de sang. Cette comparaison pourrait aussi s'appliquer tres-justement aux ecrits de d'Aubigne. •30 CYRANO DE BERGERAC. CE QU'ON YOIT DANS Li LUNE (xvn e siecle) L'auteur qui nous a fourni l'extrait suivant n'eSt pas Tun des ecri- vains les plus remarquables du dix-septieme siecle, mais il en est a coup sur un des types les plus originaux. Ne a Bergeracen 1620, d'une famille noble, il fut eleve par un cure dans un pensionnat de campagne ; comme il ne faisait aucun progres, son pere l'envoya a Paris et le fit entrer en qualite de cadet dans le regiment des gardes. Brave jusqu'ala folie, ilse fit comme soldat une reputation meritee, mais il deshonora sa bravoure par ses exploits de spadas- sin, car il ne se passait guere de jour qu'il ne se battit en duel. Blesse au siege de Mouzon et plus tard au siege d'Arras, il fut force par les incommodites que lui laisserent ses blessures de renoricer a la vie militaire. On a de lui des ouvrages de genres tres-divers, et qui prouvent que tout en cultivant la litterature d'imagination il n'efait point etranger aux sciences. Ces ouvrages sont : la Mort cVAgrippine, tragedie ; le Pedant j one, cotnedie; le Voyage de la Lune ; V Histoire des Etats et empires duSoleil; un recueil dlEw- tretiens pointus, et un Fragment de physique. Le Voyage de la Lune est tout a la fois un conte, une satire et un livre de science dans le genredeceux que nous avons vus paraitrede nos jours ; sous GE QU'ON VOIT DANS LA LUNE, 351 lc titre de : Six semaines en ballon , Voyage an centre de la terre, etc. Cyrano, dit un de ses biographes, savait fres-bien les principes de Descartes, et il etait l'ami particulier du celebre physicien Ro- hault, grand partisan de ce philosophe ; il est morfc en 1655. Apres avoir raconte a ses lecteurs en quelle circonstance il reso- lut de visiter cette boule de safran qu'on appelle la Lune, Cyrano leur fait connaitre le pretendu moyen qu^il employa pour s'eleyer dans les airs : « J'avois attache, dit-il, autour de raoi quanthe de fioles pleines de rosee, sur lesquelles le soleil dardoifc si violem- ment ses rayons, que la chaleur qui les attiroit, comme elle fait les plus grosses nuees, m'eleva si haut qu'enfin je me trouvai au- dessus de la moyenne region; le voyage ne se fit pas sans difficulty, mais enfm il se termina heureuseraent , malgre la chute que lc voyageur aerienavait faite en prenant pied sur l'astre des nuits. » Voici ce qui le frappa en arrivant *. « A peine fus-je releve, que 1'esprit ou Tame invisible des simples qui s'exhalent sur la contree me vint rejouir l'odorat ; et je connus que les cailloux n'y etoient ni durs ni raboteux, et qu'ils avoient soin de s'amollir quand on marchait dessus. Je rencontrai d'abord une etoile de cinq avenues dont les arbres par leur excessive hauteur sembloient porter au del un parterre de haute futaye ; en promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les precipitant du faite jusqu/au pied, je doutois si la terre les portoit, ou si eux-memes ne portoient, point la terre pendue a leurs racines : leur front superbe- ment eleve sembloit aussi plier comme par force sous la pe- santeur des globes celestes, dont on diroit qu'ils ne soutien- nent la charge qu'en gemissant : leurs bras etendus vers le ciel, temoignoient en l'embrassant demander aux astreslabe- nignite toute pure de leurs influences ; et les recevoir avant 1 Ce texte est reproduit d'apres les OEuvres diverses de M. Cyrano de Bergerac* Amsterdam, 1761. 3 vol. in-12. 552 LES CONTEURS FRANQAIS. qu'elles aient rien perdu del'innocence de leurs elements ; Id, de tous cotes, les fleurs sans avoir cu d'autre jardinier que la nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu'elle reveille et satisfait l'odorat; la, rincarnat d'unerose sur l'eglantier, et l'azur eclatant d'une violette sous des ronces, ne laissant point de liberte pour le choix,font juger qu'elles sont toutes deux plus belles 1'une quel'autre ; la, le printemps com- pose toutes les saisons; la, ne germe point de plante veneneuse; la, les ruisseaux par un agreable murmure racontent leurs voyages aux cailloux. La, mille petits gosiers emplumes font retentir la foret au bruit de leurs melodieuses chansons, et la tremoussante assemblee de ces divins musiciens est si generate qu'il semble que chaque feuille dans ce bois ait pris la langue etla figure d'un rossignol; et memel'echo prendtant deplai- sir a leurs airs, qu'on diroit a les lui entendre repeter qu'il a envie de les apprendre ; a cote de ce bois se voyent deux prai- ries, dont le verger continu fait une emeraude a perte de vue. Le melange confus de peintures que le printemps attache a cent petites fleurs, en egare les nuances Tune dans l'autre avec une si agreable confusion, qu'on ne scait si ces fleurs, agitees par un doux zephir courent plutot apres elles-memes qu'elles ne fuyent point pour echapper aux caresses de ce vent folatre. On prendroit meme cette prairie pour un ocean, a cause qu'elle est comme une mer qui n'oftre point de ri- vage, en sorte que mon ceil epouvante d' avoir couru si loin sans decouvrir le bord, y envpyoit vitement ma pensee; et ma pensee, doutant que ce fut l'extremite du monde, se vou- loit persuader que des lieux si charmants avoient peut-etre force le ciel de se joindre a la terre. Au milieu d'un tapis si vaste et si plaisaht, court a bouillons d'argent une fontaine rustique, qui couronne ses bords d'un gazon emaille de bas- sinets, de violettes, et de cent autres petites fleurs qui sem- blent se presser a qui s'y mirera la premiere ; elle est encore CE QU'ON YOIT DANS LA LUNE. 353 au berceau, car elle ne vient que de naitre, et sa face jaune et polie ne montre pas seulement une ride.Les grands cercles qu'elle promene en revenant miile ibis sur elle-meme mon- trent que c'est bien a. regret qu'elle sort de son pays natal ; et comme si elle eut ete lionteuse de se voir caressee aupres de sa mere, elle repoussa en murmurant ma main qui vou- lait la toucber. Les animaux qui s'y venoient desalterer, plus faisonnables que ceux denotremonde, temoignoient etro sur- pris de voir qu'il faisoit grand jour vers 1'horizon, pendant qu'ils regardoient le soleil aux antipodes, et n'osoient se pen- cher sur le bord, dans la crainte qu'ils avoient de tomber au firmament. A la vne de tant de belles choses, le vieux poil me tomba pour faire place a d'autres cheveux plus epais et plus de- lies. Je sentis ma jeunesse se rallumer, nion visage devenir vermeil, une chaleux naturelle se remeier douccment a mon humide radical ; enfin, je reculai air mon age d'environ quatorze ans. Le Voyage a la Lune est a tous egards une ceuvre remarquable ; c'est le premier conte de notre litterature ou la science tienne quelque place, et c'est aussi le premier ou le genre descriptif soit aussi developpe. Les trouveres ainsi que les ecrivains du seizieme siecle sont tres-sobres en fait de descriptions, lis font agir les per- sonnages,pressent la marche des evenements et ne touchent qifen passant aux details exterieurs. Cyrano, au contraire, comme on le voit par Textrait ci-dessus, s'arrete complaisamment a decrire les fleurs, les arbres, les oiseaux, et deja dans son voyage fantastique on trouve en germe cette manie de peindre les objets materiels, qui est Fun des traits caracteristiques de nos romanscontemporains. LE METEL D'OUVILLE ixvir SIECLE L'ecrivain dont on vient de lire le nom vivait dans la premiere moitie du dix-septieme siecle. II a laisse des comedies et des tragi- comedies completement et justement oubliees, mais ses contes ont conserve quel que reputation. lis sont intitules : les Co?ites aux heures perdues du sieur d'Ouville, ou Recueil de tons les bons mots, reparties, equivoques, brocards, simplicitez, naivetez, gas- connades et autres contes facecieux, non encore imprimez. Paris, 1643, 1 vol. in-8. On voit, rien que par ce titre, qu'ils ne ressem- blent pas a ceux que nous avons publies ci-dessus. On peut meme dire quils inaugurent un genre entierement nouveau. Les contes proprement dits sont peu nombreux dans le recueil du sieur d'Ouville. Us cedent la place aux jeux de mots et aux bons mots, a des faceties souvent triviales et quelquefois spirituelles; ils ouvrent la serie des Ana, et mettent pour la premiere fois en scene les types provinciaux qui figurent si souvent aux deux derniers siecles dans les satires populaires et les comedies, c'est-a-dire les Normands et les Gascons. C'est la ce qui fait leur originalite et leur nouveaute. On sent en les lisant qu'un pouvoir ombrageux et fort a impose silence aux hardiesses des libres penseurs du siecle prece- dent, que Richelieu a pose des bornes a la satire politique et reli- gieuse, et que le tefnps est venu ou les livres ne paraissent plus qu'avec le privilege du roi. Ces contes peuvent encore donner lieu SIMPLICITY D'UN CROCHETEUR. 555 a cette autre remarque, c'est qu'ils sont comme le premier speci- men de la litterature des almanachs. A defaut d'autre merite, le sieur d'Ouville a done eu celui de creer un genre nouveau, pen important sans doute au point de vue litteraire, mais qui n'en a pas moins joui d'une tres-grande vogue. L'auteur sentait si bien lui-meme qu'il s'ecartait des sentiers battus, qu'il a pris soin de nous donner dans de courtes prefaces l'esthe- tique du brocard, de la naivete et de la gasconnade. Ses lecons n'ont pas ete perdues, et de notre temps meme, le recueil du sieur d'Ouville reparait sous une autre forme, dans la presse serieuse elle-meme. Les naivetes de Calino, les gasconnades de M. Prud- homme, lesreparties de madame la baronne deB. ,.,deC... oud'X... ne sont souvent qu'un echo des Contes facecieux, nouvellement imprimes a Paris, en Pan 1643. Nous prendrons meme la liberte de recommander le livre du sieur d'Ouville aux personnes qui sont en quete de bons mots. Elles pourront s'y approvisionner, et pour pen qu'elles les rajeunissent et qu'elles les portent en compte courant au credit de la baronne de B..., de la baronne de G... ou de la baronne d'X..., nous leur promettons du succes. SIMPLICITE D'UN CROCHETEUR. Quatre ou cinq filoux, ayant envie de faire bonne chere aux depens d'autruy, furent a Paris en une hostellaye, avec force monde, faignans estre domestiques d'un prelat allemand pour lequel ils cherchoient un logis 1 ; ilsfirent marche avecl'hoste qui lui devoit bien tapisser une chambre, en attendant a ce qu'ils disoientque ses meubles qui estoient en chemin fussent arrivez. Ils dirent qu'ils vouloient lui et son train faire grand chere ; ils font marche a tant par teste, et furent trouver un crocheteur a qui ils dirent s'il vouloit venir avec eux qu'ils luy 1 On voit par ce conte que les tireurs, les rouletiers, les caroableurs ct autres chevaliers de la haute et basse pegre, comme on clit en argot, ne sont pas nouveaux dans Paris. Ces messieurs .au dix-septieme siecle jouaient aux marchands et aux hoteliers les memes tours qu'aujourd'hui, et l'eveque allemand a fait souche. 356 LES CONTEURS FRANQAIS. feroient grand chere, pourveu qu'il voulust feindre estre un prelat allemand, qui ne pouvoit parler francois, et que tout ce qu'on lui diroit, il ne respondroit quita. II lui louentchez un fripier une soutane, un long manteau de taffetas, etleme- nent dans 1'hostellerie, tous lui faisant la reverence. On le met disner a table d'hoste avec ces quatreou cinq fi- loux qui se disoient des principaux de ses domestiques, qui lay avoient apprislrois mots de latin seulement, qu'il devoit dire quand cela viendroit a propos, et qu'ils lui feroient signe, et ces mots estoient : Honores mutant mores. J] u jour estant a table avec autre compagnie, un d'eux fit tomber ce discours a propos, et lui fit signe qu'il estoit temps qu'il dit ces trois mots de latin; ce pauvre crochet eur surpris, nepensant a rien moins, va dire : Homes mornes, ce qui pensa faire enrager les filoux. Comme ils eurent demeure la quelques jours a faire grand chere, soit que Fhoste se deffioit d'eux, parce que le train de monsieur l'eveque tardoit a venir, soit peut-estre que l'hoste ne pouvoit pas advancer davantage, il les pressede luy donner de 1'argent; eux ne pouvant plus deloger en promirent le lendemain matin et eschapperent la nuict, apres avoir mis aii lict monsieur le prelat ; iis lui prenuent sa soutane et son long manteau et lui laisserent ses nippes de crocheteur au- pres de son lict. L'hoste ne voyant le matin aucun de ces hos- tes, demande si monsieur estoit au lict; on lui dit qu'ouy, ce qui l'asseura, mais sus les onze heures du matin ne voyant parestre personne, ils fut le trouver, lui demandant s'il ne vouloit point lever. II respondit : Ita. On lui dit que tous ses gens estoit partys : A quoy il respondit : Ha. Comme ils lui voulurent donner ses habits, ils ne les trou- verent point, mais seulement de meschants haillons a la place, qu'il recogneut bien, et s'apperceust qu'on l'avoit laisse pour NAIFVETE D'UN LACQUAIS. 557 les gages, ce quile fit parler bon francois; onrompt quelques meschantes males qu'ils avoient apportees ; ou Ton ne troiiva que des cailloux, on donne les etrivieres a monsieur le cro- cheteur, et le fist-on rendre gorge des morceaux qu'il avoit avalez. D'UN CAPITAINE ET d'uN PAYSAN. Certains soldats ayans loge dans un village, avec les licences ordinaires de tellesgens, rencontrerent un paysan en chemin qu'ils battirent, et lui desroberent son argent et son manfeau ; il alia s'en plaindre a un des capitaines, qui luy dit : « Mon amy,quand ces soldats t'ont vole, avois-tu cet habit la? — Ouy, monsieur, respondit-il : — Va, dit le capitaine, asseure toy que ce n'estoient pas mes gens, car ils t'auroient emporte jusques a ta chemise. » NAIFVETE D'UN LACQUAIS. Un lacquais estanta Rome, son maistre eutdessein d'aller a la garderobe : il commande a son lacquais de prendre lachan- delle et de luy esclairer. Comme son maistre eut fait cc qu'il avoit envie de faire, il tire une lettre de sa poche pour s'en* servir en ce besoin; son lacquais voyant qu'il l'ailoit descbirer luy dit : — Monsieur, n'est-ce pas une lettre? Le maistre respondit que ouy. — Ne la coupez pas, dit-il, monsieur, je vous prie; donnez- la moy, je vous donneroy d'cutre papier. Son maistre luy ayant demande ce qu'il en vouloit faire : — Une mere, respondit-il, me dit en partant de Paris que jeluy envOyasse des lettres; puisqueje ne sais ecrire, je luy voudi oy envoyer celle-la. 558 LE MARY MASQUE. Un homme marie donnant le bal chez luy en un dimanche gras, il se trouva grande compagnie tant d'hommes que de femmes en sa maison. Estant avec tant d'autres jeunes gens, il se resolutde se deguiser avec eux, pour voir s'il seroit re- cogneu par la compagnie. lis entrent masques, et ne peuvent etre recogneus de personne ; il jette les yeux sur sa femme, qui lui paraissoit plus belle qu'il n'avoit fait.Voyant qu'elle estoit ajustee a l'advantage, la prend par la main, la tire en une au- tre chambre, et lui fait plus de caresses qu'il n'en avoit fait y avoit longtemps. Apres avoir pris son passe temps avec elle, il se demasque et sa femme le recognoissant luy dit ! « Com- ment done e'est vous? » Que vous en semble? pour moy je croy que si les cornes avoient fait autant de mal a venir que les dents, ce pauvre mary devoit avoir de grandes douleurs de teste. NAIFVETE D'UNE DAME. Une dame de fortpeu de sens, mais femme d'un homme qui estoit dans le haut employ, etdont on faisoit estat a cause de son mary, avoit recu un present d'une belle paire d'Heures. Elle,croyant que tout ce qui estoit dans ces heures fussent des prieres, se mit a genoux dans l'eglise, et ouvrant les heures droict ou estoit la permission de l'imprimeur, elle fait un grand signe de croix et avec une grande devotion commence a dire : — II est permis d'imprimer et faire imprimer le present livre a Jehan Petit, marchan£ libraire, a Paris, etc., etc. Puis tournnnt le feuillet ou est le calendrier, et refaisant le signe de la croix, elle dit : HENRI IV EX LES GENS D'AMIENS. 559 Janvier a trente et un jours et la lune n'en a que trente, et ainsi des autres jusqu'a la fin de decembre. Oil ! que ces oraisons estoient Lien devotes ! COMMENT LES GENS d' AMIENS FIRENT HONNEUR A HEiNRI IV Quand le feu roi Henri IV fit son entree dans Amiens, apres que la ville ayant ete surprise par les Espagnols fut reduite a l'obeissance du roy; les habitants le voulant honorer, sachant qu'il devoit passer devant la justice de la ville 1 , firent la toi ■ lette des pendus accroches au gibet. Le roy passant par la estant presque nuit, voyant quelque chose de blanc, demanda ce que c'estoit. « Ce, lui direntils, sontdes chemises blanches que l'on a donnees aux pendus pour honorer Votre Majeste.w Des le soir meme, les maire et echevins, voulant apporter au roy du vin de ville d'une facon extraordinaire, ils accommo- derent un muid orne de clinquant et peint de force pein- tures, avec unbceuf fort bien enj olive, qui traisna ce muid dans la salle du roy qui estoit en bas lieu, et oil ils purent faire traisner facilement. Estant entre, ils firent une harangue a leur mode et prinrent conge. Le lendemain ils revindrent en corps et demanderent a parler a Sa Majeste. Le roy croyant que ce fust pour quelqu' affaire de consequence, les fit entrer; et eux avec une profonde reverence lui disent : « Sire, nous croyons que le vin que nous vous presentasmes hier est bu, nous venons redemander la futaille. 1 C'est-a-dire devant les fourches patibulaires auxquelles on accro- chait les corps des supplicies. 2 Lorsque les rois ou quelques grands personnages faisaient leur entree solennelle dans une ville, il etait d'usage de leur offrir des presents. Au nombre de ces presents etaient des barils ou des cruches de vin. Cette eoutume s'est conservee dans quelques villes de la France du Nord. C'est ce que Ton appelle encore aujourd'bui offrir levin dlionneur; mais comme il n*y a plus de rois, ce sont les deputes ou les pompiers qui sont l'objet de cet hommage. 300 LES CONTEURS FRANQAIS. d'un medecin et d'dn mareschal? Un medecin avoit un cheval malade; il envoya querir un mareschal pour savoir ce qu'il avoit. Le mareschal dit quil luy falloit dormer un breuvage qu'il lui prepara, avec une sai- gnee. Gomme le cheval fat guery, le medecin envoya querir le mareschal et luy dit : — Mon amy, qu'est ce que je vous dois? — Rien, monsieur, dit le mareschal, nous ne prenons point d'argent a ceux de la profession. LE VOLEUR ET LE PREVOST. , Un des plus grands voleurs dn pars iut un jour pris par les archers du prevost, qui lui menerent devant luy, disant : g Monsieur, voicy ce grand voleur que nous vous emmenons, qui a fait tels et teis vols, en tels lieux et a tels. » Ce voleur respond : — J 'ay bien fait pis, monsieur. — 11 a dit vray, repartit un des archers, c'est luy qui vola a monsieur untel. II respond encore : — J'ay bien fais pis, monsieur, je me ,suis laisse prendre. LE GENTILHOMME ET LE COQ DU CLOCHER. On gentilhomme ayant vu quelqu'un parlant du mauvais temps qu'il faisoit, dire : — Je voy bien que nous ne sommes pas presl d'avoir beau temps, Jui demanda : « A quoy le voyez-vous ? — C'est que, respondit l'autre, le coq de cette eglise a la teste tourneedu coste duvent d'aval qui estde la. UN valet kormand $bi — Etsi elle es-toit de l'autre, demantla-t-il ? — Le vent viendroit d'amont et ce seroit signe de beau (emps. — Va le tourner, dit le gentilhomme, car je vay demain aux champs, et j'ay affaire de beau temps. UN VALET NORMAND. Un valet de Normandie extremement spirituel (comme vous le jugerez par la suite de ce discours) estoit loge avec son maistre a Paris, en chambre garnie ; au-dessus de sa chambre, il y avoit certaines damoiselles logees que son maistre voyoit assez volontiers, parce qu'il y en avoit une a laquelle il vou- loit beaucoup de bien. Entendant un bruit au-dessus de la chambre, et desireux d'aller voir ces damoiselles, il crai- gnoit qu'il n'y eust quelque compagnie avec elles , ou il n'eust pas eu assez de familiarite : il appelle son valet lui disant : — Monte la haut, fay semblant de rien et me le viens dire. 11 sort la-dessus , monte en haut , se plante au mi- lieu de la chambre, regarde tout le monde au visage, et comme ces damoiselles lui demanderent : Que fays-tu la? il respondit : — Je fais semblant de rien. SiMfLIClTE d'un excellent astrologue. Comme un jour on discouroit des peuples qui habitent sous nos pieds que Ton appelle antipodes, un certain badin qui estoit present et qui croyoit estre fort habile homme dit : 51 362 LES CONTEURS FRANQAIS. — Mais est il encore de ees niais qui croyent qu'il y ait des antipodes ! veu que saint Augustin est de contraire opi- nion. — Comment, le peut on nier ? dit un de la compagnie ; ne voyez-vous pas qu'aux jours equmoxiaux le soleil, leve a six lieures en un endroit du eiel, se couch e a six heures en l'au- tre bout, or que le lendemain il se leve encore a six heures de l'autre coste? II faut done necessairement que se couchant en un coste et se levant de l'autre, il passe par dessous terre pour aller eclairer Fhemisphere de dessous nous. — Dieux! quelle folie, respondit cet autre; il est bien certain que le soleil se couche en un endroit et se leve en l'autre, mais il ne va pas par dessous terre, corame vous dites. — Et par ou iroit-il? luy dit quelqu'un. — Par le meme chemin qu'il est alle, respondit-il. — Mais quoy, replique-t-on, s'il retournoit par le meme chemin nous le verrions bien. • — Comment le verroit-on ! repartit-il ; on a garde, il re- vient de nuit. - Cet homme icy estoit aussi scavant dans la carte que dans l'astrologie, car corame il en discouroit un jour, on lui vint a parler du pont Euxin, et il s'enquit s'il etail de pierre ou de bois. FIN. INDEX ALPHABETIQUE ( Les chiffres romains renvoient a l'introduction, les chiffres arabes au texte des contes.) 4 Abbayes, on y dine bien, 455. — Etrange application du - mot abbaye, 555. Abbe, amant de la Dame des bel- les cousines, 155. — Comment il gagne ses bon- nes graces, 155 et suiv. — Se bat tout nu devant elle, 165. — Voy. Dame des belles cousines et Saintre. Abbes, nommes paries moines bi- berons, 154, note. Abbeville, 67. Adele de Pontbieu, heroine d'un roman d'aventures, 45 et suiv. Adrien, pape, 87. Alexandre le Grand est le heros d'un roman, xi. — Visite le fond de la mer et la voiite du ciel, ibid Alienor, pnncesse de Cardonne, 145. Allegorie, tient line grande place dans la litterature du quinzieme siecle, xiv. Almanachs (litterature des), 555. Amants desesperes qui se rendent en religion, 254 et suiv. Ames des vilains, vont toutes seu- les en paradis, 51. — Voy. An- geset diables. Amiens, 11. — Comment les gens d' Amiens fonthonneur a Henri IV, 559. Amis et Amiles, nouvelle en prose du treizieme siecle, 70 et suiv. Amitie, fournit la donnee d'Amis et Amiles, 71 et suiv. Amour, son caractere dans les fa- bliaux, 10. — Comment les moines font 1'amour, 12. 584 INDEX ALPHABETIQUE. Amour, defini dans le Lai de VOy~ selet, 29. — Peu de gens connaissent le veritable amour, 34. — Est paye, au moyen age, par les femmes, 38, 152. — « Est necessaire a un pour- suivant d'armes, 128. — Comment le comprenaient les nonnains de Breban, 182. — Comment un gentilhomme en fut gueri, 214. — Amour du sire d'Avannes pour une dame de Pam- pelune ; aventures aux- quelles ildonnelieu, 218 et suiv. — L'amour est cruel, quand il est fondesurle vice, 220. Amour conjugal , on en trouve un bel exemple dans Le tres-'che- valereux comte d'Artois, 112 etsuiv. — Voy. Arria. Anas, a quelle epoqueils paraissenl dans la litterature, 354. Andrieux, sa comedie des Etour- dis rappelle un conte de Noel du Faill, 254. Ange, donne ordre a Amiles de tuer ses enfants, 84. — Apparait a Asseneth, 106. Anges, emporlentl'ame de Roland en paradis, 8. — Ne se derangent pas pour l'amed'un vilain, 51. Animaux, jouent un grand role dans les romans du moyen age, 54. — Voy. Cerf, Chevaux, Fanouel, Pres- tre Jean, Renart. — Sont les acteurs du roman de Renart, xvn. Anglais, vaincus dans un tournoi, 149. Anneau, repeche dans le corps d'une chatelaine par un meu- nier, 188 et suiv. Anthropopbages, 123. Antipodes, ce qu'en dit un astro- logue, 362. Apothicaire d'Angcrs, son portrait; comment il fait valoir ses drogues, 262. — Apothicaire qui donne a sa femme des pilules laxa- tives au moment d'aller au bal, et ce qui en ad- vient, 265. Apothicaires, sont charlatans, 264. Arbrc de -vie. 54. — Voy. V a nouel. Archeveque de Laon, le diable se moque de lui, 557. Aretes de poisson, prises dans la gorge, comment on les expulse, 292. Armee de Charlemagne, 87 etsuiv. Arras, 121, 316. Arria, femme de Paetus, donne un grand exemple d'amour con- jugal, 283. Arthur (le roi), ligure dans le ro- man du Bel inconnu, 58. — Voy. Cycle de la table ronde. Artois [le tres-chevalereux comte d'), roman chevaleresque du quatorzieme siecle , 111 et suiv. — La comtesse d'Artois fait arriver trois choses im- possibles, ibid. Asseneth, femme de Joseph, nou- velle du quatorzieme siecle , 102 et suiv. Astrologue, 362. Athies, pres Peronne, 99. Aubigne (Theodore-Agrippa d'). INDEX ALPHABETIQUE. 365 notice ; contescxtraits de ses ceu- vres, 5 £5 el suiv. — Voy. Main- tenon. Aumarie, pays de 1' Orient, 46. Aumoniere, ce que c'etait, 15, Avannes (le sire d'), son amour pour une dame de Pampeiune, 222 et suiv. Bagues au moyen age, 114 note. Banquet royal, ce que c'etait, 127. Baptemc, donne par le pape, 72. Barbe des dames, 100. Barrois, editeur du Chevaleureux comte tVArtois, 111. Baudouin , auteur de fabliaux , 99. Bayard, cheval de Renaud de Mon- tauban, 44. Beau temps, comment on peut s'en procurer, 361. Bel inconnu, (Le) roman du cycle de la Table-Bonde; noti- ce, 57. — Les aventures du Bel in- connu, 58 et suiv. Belitres, simulent des maladies; comment ils sont gueris par un quidam , 276. — Voy. Cour des miracles. Belle-isle [mademoiselle de), co- mcdiede Dumas, rappelle un ro- man chevaleresque, 121. — Voy. Artois. Beranger, une de ses chansons comparee a un fabliau, 51. Bernier, auteur de fabliaux, 67. Beroald de Verville ; notice, 269. — Contes extraits de ses ceu- vres, 270 et suiv. Berlrade de Montlort, maitresse de Philippe I er , sert a table son mari et son amant, 37, note. Bestes (lcs) qui sont en la terre de prestre Jean, zoologie fantas- tique dumoyen age, 122 et suiv. Beurre frais, singulier usage qu'en fait un medecin, 293, 294. Blioblieris, chevalier felon, vaincu par le Bel inconnu, 59. Bceufs a sept cornes, 123. ■ — Offertsaux rois lors delcurs entrees dans les villes, 559. Bonaventure Desperiers , notice; contes extraits de ses ceuvres. 318. Bonne de Luxembourg, femmedu roi Jean, figure dans le roman de Saintre, 127 et suiv. Pas« sim. Bonnes femmes [conte tres-veri- table de trois), 280 et suiv. Boucher (Guillaume), conteur du seizieme siccle ; notice, 288. ~ Demande que les enfants soient nourris par leurs meres, ibid. — Extraits de ses conies, 289 et suiv. Bourdon de frere Gourard. — Voy. Courard. Bourgeois (Jean), predicateur po- pulaire du seizieme siecle, 211, note. Bourgeois du roi, ce que c'etait, 67, note. Bourgeois du moyen age, sont bi- zarres dans leurs opi- nions religieuses , 93, note. — Aiment a se moquer, 56. Braics de Saint-Bernardin, conte de Henri Etienne, 515. Broeard, nouveau genre de litte* 81, 503 INDEX ALPHABETIQUE. ralure au dix-septieme siecle, 555, Brunei (Gustave), cite, 402. Calandre, oiseau fabuleux, 28. Carlion, sejour du roi Arthur, 58. Catholiques , sont irreverencieux pour les saints au seizieme sie- cle, 268. Cedules du sabbat, leur formule, 542. Cercueils d'Amis et d'Amiles, sont l'objet d'un miracle, 90. — De pierre, en usage dans la Gaule, ibid., note. Cerf, nourrit une jeune fille aban- donee, 55. — Voy. Fa- nouel. — A un caractere merveilleux dans nos anciens romans, ibid., note. Chambrieres des cures, 508, 521. Chancre, description d'uu malade atteint de ce mal, 24. — Gueri par la Vierge Marie, 25. — Voy. Marie. Chanson de Roland, son caractere, vir. ■ — Reproduce par extraits, 1 et suiv. — D'Antioehe, 17, note. Chanson de deux amants desespe- res, 259 Chansons degestes, v,2, 8 — Voy Roland. Chant merveilleux de l'Ovselet, 28, 29. Char de Pharaon, 101. Charlemagne, x\ vin; \ 2,5,71 80, 85, 87. Charlemagne, details sur ses filles; comment il les elevait, 77, note. Charles VII, ce qu'il dit de son fils Louis XI, 256. Chasse a l'oiseau, 158. Chapitre general des lanternes, 205. Chateau Beriquain, dans le roman d'Amis et d'Amiles, 72, et Passim, — De 1'ile d'or, prison d'une fee, 61. — Ce qu'on voit a ses cre- neaux, ibid, Chemin du ciel, 509. Cheval de Graelent, fidele a son maitre, 42. — Se conduit mieux que lui, ibid., note. Chevalerie, sa decadence, 8, note. — Critiquee pour la premiere fois dans un roman du moyen age, 165 . voy. Galanterie. Chevalier, origine et explication de ce mot, 8, note. — Recommandations d'un che- valier mourant a son fils, 75. — Chevalier chasse de ses do- mainesparsesvassaux,74. — Devoirs du chevalier, 129. — Chevalier pris pour le dia- ble par un mari trompe, 185 et suiv. Chevaliers, valent mieux que les vilains, 29, — Sont pauvres d'ecus , 67, Chevaliers de la Table-Ronde, x, 58. Chevaux, ont un beau role dans les poemes chevaleres- ques, 45, note. — Sont nobles et roturiers, ibid. INDEX ALPHABETIQUE. 367 Chevaux. Chevaux celebres des ro- mans, ibid. — Chevaux arabes, introduits en France au moyen age, 139, note. Chien, enterre en lieu saint par un cure, 180. — Voy. Testament. Cliiens constipes, comment on les tait viander, 209. Christ, symbolise parlecerf; pour- quoi? 55, note. Cite gastee(la), description de cetle ville fantastique, 61. — Aventure extraordinaire qui y arrive au Bel inconnu, 62. Clysteres, ce que Ton y met au moyen age, 503, note. Cochon, pris pour un moine, singu- lieres meprises auxquelles il donne lieu, 19 et suiv. — Voy. Pourceaux. Cocu, il est bon de l'etre, 203, 204. — D'oA vient ce mot? 503, note. — Vengeance cruelle d'un cocu, 307 et suiv. Cocus ne sont pas heureux au jeu, 208. — On ne commence a s'en mo- quer qu'au seizieme siecle, pourquoi? 505. — Des difterentes especesde cocus, 527. — Voy. Cornes. Commesuram (le sire de), auteur d'une nouvelle, 185. Comte de Ponthieu, 45, note. Conte, ce qu'il doit etre, suivant Montaigne, 279. Conte tres - veritable de trois bonnes femmes, 280. Contes du seizieme siecle, sont loin d'etre nai'fs, 178. — Contes en vers, sont rares au seizieme siecle. 298. Contes. Contes sataniques, 556. — Contes facetieux, 554. Conteurs franc, ais, xxvi. — du seizieme siecle , valent bien ceux d'aujourd'hui, 274. Coq du clocher, 561 . Cordelier, se rend coupable de grands crimes, sa punition, 217 etsuiv. Cordeliers, sont tres-malmenes par les conteurs du seizieme siecle, 216, note. Cordes de violon, 207. — de barpe, ibid. Cornes de cocu, ne sont bonnes a rien. 208. — Voir aussi 505, note. Costume de Saintre, 155. Cotte, vetement civil ou habit de guerre, 75, note. Coucou. — Voy. Cocu, Mari, Me- tamorphose. Cour des miracles, ce que e'etait, 278. Cours plenieres, 58, 59. Courard (frere), heros d'une aven- ture tres-cynique; son bourdon, 182. — Voy. Nonnains deBreban. Courtoisc, servante d'auberge, 19, Voy. Cochon. Couvreur, accuse par un passant de s'etre lais.se tomber sur lui du haut d'un toit, pour le vexer, 296. Coytier, medecinde Louis XI, 294, note. Crepet, editeur des Poetes fran- fais, cite, xi, note. Crocheteurde Paris, deguise par des filous en eveque allemand, 555. Cuisse de l'empereur Fanouel, en- ceinte d'un couteau, 54. 568 INDEX ALPHABETIQUE. Cure, qui enterre son chien en terre sainte, 180. — Conte du cure deBrou, 521. Cycle del'antiquite, xi. — de Charlemagne, vm. — des Croisades, vm, ix, — d'Arthur et de la table ronde, ix. — de l'histoire des provinces, IX. — de la Vierge Marie, 23. Cyrano de Bergerac, notice et ex- traits, 550. D Dame des Belles-Cousines (la), he- roine du roman de Sain- tre,estletypedela femme fans coeur, 126 et suiv. — Comparee a Tartuffe, 151, note. — Paic en argent l'amour de Saintre, 152. — Comment elle'gagne des in- dulgences plenieres, 159. — Comment elle trompe Saintre avecun abbe, 157 et suiv. Dame de Pampelune, donne uu bel exemple d' amour chaste. — Voy. Avanne (le sire d'). Defaite d'un pain de seigle (la), 262. Deli chevaleresque dans les entre- prises d'armes, 159. Delisle (Leopold), cite, 150, note. Desperiers, voy. Bonaventure. Diables, ne se derangent paspour venir chercher Fame des vilains, 51. — Tordent le cou a la femme d' Amis, 87. — Tiennent une tres-grande place dans les croyances iu seiaieme sieele, 556. Diables, se nioquent des exorcistes et des reformes, 357. — Comment ils sont fails, 559. — Ce qu'ils font au sabbat. ibid, et suiv. Didier, roi des Lombards, 87. Dieu, fait rester un vilain en para- dis malgre les apotres, 51 et suiv. — Ne separc pas dans la mort ceux qui sontunis d'amitie, 89. Dignites ecclesiastiques, comment l'abbe du roman de Saintre y est arrive, 153. Dindenault, marchand de Taille- bourg, adebatavec Panurge,203 et suiv. Domaines, vont de mal en pis en passant des nobles aux vilains, 28. Domart, village de Ponthieu, 45. D'Ouville (Le Metel) , notice et extraits, 554 et suiv. Dues, leur odgine, leurs attribu- tions, 87, note. Duel d'Amis et d'Arderay, 80. — de Saintre et de l'abbe, son rival, 175 et suiv. Du Faill (Noel), details sur sa per- sonne et ses oeuvres, 212,254. — Quelques-uns de ses contes reproduits, 254 et suiv. Dumas (Alexandre).— Voy. Belle- Isle. Durandal, epee de Roland, 4 et suiv. Economies du menage, en quoi Gi- les consistent", 289. INDEX ALPHABETIQUE. 569 Ecrivains du seizieme siecle, leur caractere, 359. — Ne font pas de longues des- criptions, 335. Education chevaleresque, en quoi elle consiste, 127. Eglise, donne dcs lois a la chevale- rie, 2. — Violemment attaquee dans des vers de d'Aubigne, 346. Eglises, placees sous l'invocation de la Vierge, 23. Emprinse, ceque c'etait entermes dechevalerie, 165, note Enchanteurs, jouent un grand role dans les romans de la Table- Ronde, 57. — Voy. Esmcree. Encheres, comment on les crie au seizieme siecle, 291. Enfants d'Amiles, sonttuesparleur pere et ressuscites, 85. Enfants doivent etre nourris par leurs meres, 289. Entremetteuses, 553. Entreprised'armes, necessaire pour obtenir l'ordre de chevalerie, 138. Epees, ont des reliques dans lcur garde, 4, 66. Ephraim, fils d'Assenelb, 110, Esmeree (la blonde), changee en guivre par un enchan- teur, 63. — Epouse le Bel inconnu, 64. Esprit , se reveille aux affaires, 256. Esprits (les bons), font la guerre a la vanite, 265. Etienne (Henri), erudit et conteur; notice, 504. — Contes extraits de ses oeu- vres, 504 et suiv. Eveque, nomme par le roi, 94, note. — Institue legataire par le chien d'un cure , 180, p 181, — Eveque de Brou, myslifie par un cure, 221 et suiv. — Eveque de Chartre?, grand amateur de proces, 525. Exorcisme de Nicole Obry, 557. Fabliau du vilain qui conquit 1c paradis en plaidant, 50. Fabliaux, leur origine, leur bis- toire, xxi et suiv.; ils sont ecrits en vers, 10, note. Fanouel (l'empereur), personnage du poeme de Genesis, 54. — Accouche d'une petite lille, 55. — Abandonne cette enfant et la retrouve d'une facon merveilleuse, ibid. Fee du chateau de Vile d'or; ses amours avec le Bel inconnu, 61. Fees, details historiques qui lescon- cernent, 64, note. — Voy. Ta- ble-Ronde. Femme, qui ne se fache pas d'etre prise de force, 57. — d'Amis, veut etrangler son mari, 81. — d'un gentilhomme, s'oublie avec un palefrenier, 214. — En bulte aux poursuites d'un cordelier, comment elle lui echappe, 2.8 et suiv. — Qui prie son mari de faire pendreun vilain pour son passe-temps, 261. 70 INDEX ALPHABETIQUE. Femme d'un apothicaire, purgee par son mari avant (Tal- ler au bal, 265. — battue par mesure, 270. — romaine, ne veut point sur- vivre a. son mari, 281 . — — Femme mariee a un vieil- lard, 294 et suiv. — Femme qui trompe son mari en lui faisant croire que desbraiesoubliees par son amant sont les braies de saint Bernardin, 315. Voy. Artois (la comtesse d'), Diable. Femmes, qui paient leurs amants, 58. — Nobles, sont savantes au moyen age, 150, note. — Recueil des mauvais tours qu'elles ont fait aux hom- ines, 213. — Ce que valent leurs ser- ments, 214. — Donnent pour excuse de leurs refus qu'elles ne veulent point salir leurs robes, 272. — Rarement sinceres quand elles pleu rent leurs maris, 281. — Ne se plaignent jamais du trop, 290. — Ne meurent point de me- lancolie, pourquoi? 295. — Ont plus d'humidite que les hommes, ibid. — Sur quoi ;il faut excuser celles qui faillissentaleur vertu, 525, 526. Voy. Conte. Ferniiers, comment ils s'arrangent pour tromper leurs proprietaries, 258, 259 Fesse-matbieu, origine de ce mot, 209. Filous de Paris au dix-septieme siecle, 555. Fils qui trompe son pere avare, ses ruses, 255 et suiv. — Voy. An- drieux. Finances royales, comment on peut les restaurer, 530. Flu, jeu de cartes, 525. Foire de Fontenay, 275, 566 — de Niort, 546. Fou du roi, ses conseils, 550 Fripiers de Paris, 265. Galanterie chevaleresque, est sou- vent brutale, 57. Ganelon, personnage de la chanson de Roland, 2, 3. Garenne (droit de), 115, note. Gasconnades, a quelle epoque elles paraissent pour la premiere fois, 554. Gauthier de Coincy, auteur des Mi- racles de Notre-Dame, 23. Gautier ( Leon ), cite, vn, xir, note. Geants, symbole des brigands qui infestaient les routes, 59. — Tues par le Bel inconnu, 60. Genesis, poeme du pretre Herman, 54. — Voy, Fanouel. Genievre (lareine), 128. Genin, traducteur de la chanson de Roland, 2, note. Gentilhomme , ce qu'il fait pour avoir du beau temps, 561. Gentilhomme, fait pendre un vi- lain pour le passe-temps de sa femme, 261. — Voy. Femmes. INDEX ALPHABETIQUE, 571 Genius, pretre de la nature, xix. Giffict, le fils d'O, vaincu par le Bel inconnu, 60. Glands benis, singulier usage qu'en faitunqueleur, 505. Goujat, 291. Graelent , chevalier breton , ses aventures, 52 et suiv. Griffons, conduisent Alexandre a la voute du ciel,xn. Grillade de cochon, 19, 20. Gringars (le roi), 58. Guessard, cite, vii, note. Guillaume, changeur, personnage d'un fabliau, 11. — Tue un moine qui voulait seduire sa femme, 16. Ce qu'il fait pour se debar- rasser de son cadavrc, ibid, et suiv. — Voy. Moine, Ydoine. Guillaume deLorris, xvm,xix. Guivre de la Cite gastee, 02. — Voy. Esmeree. H Hallucination, explique la croyance au Sabbat, 345. Hareng, le moyen age en fait une grande consommation, 197. — Voy. Saint-Harenc. Belie, suivante de la fille du roi Gringars, 59. Henri IV, comment il est recu par les gens d' Amiens, 559. Heptameron, tilre des contes de la reine de Navarre, 215. Hericault ( 171, note. Oiseaux, caractere queleurattribue le moyen age, 37* — Voy. Oy- selet. Olifant, cor de Roland, 2, 3 et suiv. Onguent pour guerir les belitres> 277. — du Sabbat, 345. Orgueilleux de la lande (l'), che- valier vaincu par le Bel inconnu. 60. Ordre du Saint-Espritj 268. Oublies, mangees par Renart, 91 A *suiv. INDEX ALPHABETIQUE. 3" 5 Oyselet (le lai de), remarquable composition du treizieme siecle, notice, 27. — Comment l'Oyseletsemoque du vilain et le conseille, 29 et suiv. — Moralite du lai de l'Oyselet, 52. Pantagruel, rencontre un navirere- tournant dans le pays lanternois, 202 et suiv. Panurge, son dialogue avec le mar- chand de moutons, 206 et suiv. — Voy. Moutons. Pape, on lui amene de France et d'Allemagne des enfants pour les baptiser, 72. Papes, ont leve en France de grands deniers, 73, note. Paradis, conquispar un vilain mal- gre Saint Pierre, 50 et suiv. — II y a des mouches qui y fontdumiel, 108. — Voy. Miel. Paris (la ville de), paradis des fem- mes, 318; voir encore 75, 76, 356. Passerat (Jean) , auteur d'un tres- joli conte en vers, 298. Pavane, sorte de danse, 342. Peche de luxure, n : est pas mortel, suivant la Dame des belles cou- sines, 150. Pendus aceroches morts aux gibets, les gens d'Amiens leur mettent des chemises blanches, 359. — Voy. Propos des pendus. Paris (Gaston) cite, viii. Paris (Paulin) cite, xvi. Pere qui tue ses enfants par ordre d'un ange, 85. Peres, ne doivent pas de leur vi- vant donner tout leur bien a leurs enfants, 67 et suiv. Peres avares, 256 et suiv. Peronne, 99. Personnages allegoriques, xvm et suiv. Peuple Lanternier, 205. Plume del'ange Gabriel, 311. Poemes chevaleresques, leur ori- gine, leur caractere, vn et suiv. Pompeia Paulina, femme de Sene- que, 284 et suiv. Pont Euxin ; est— il de pierre ou de bois? 362. Possedees de Flandres (les trois) 339. — Voy. Marie de Sains. Pourceaux, mesaventure d'un que- teur a leur sujet, 302 et suiv. Poursuivant d'armes, ce qu'il doit savoir, 129. Pretre, ce qu'il dit a un vilain pendu pour le passe-temps de la femme de son seigneur, 261. Predicateur, critique les cardinaux, 309. Predicateurs, bizarreries de leurs sermons, 310. Prestre Jean, roi d'un pays fantas- tique, 122, — Voy. Bestes. PrieurdeSaint-Martin-des-Champs, veut seduire des religieuses, 245 et suiv. Primaut le Loup, est fait pretre par Renart, 91 et suiv. Propos des Pendus (les) conte de Henri Etienne, 514. — Meme sujet traite par Mon- taigne, 515 et suiv. Provins, 11. Psaumes de Marot, 338. Queteur mis en scene par Henri Etienne, 304 et suiv. 576 INDEX ALPHABETIQUE. Queteurs, il y en avait de deux es- pcces, 503, note. — Sont l'objet des railleries des reformes, ibid. — Sermon d'un queteur, 510. Quichotte (don) resume toute la lit— terature chevaleresque, 9. R Piabelais, doit fournir son contin- gent a un Recueil des conteurs francais, quoiqu'il soit connu de tous, 202 et suiv. •— Episode deDindenault et des moutons de Panurge, re- produit, 202 et suiv. Railleries, sont mauvaises, 401. Reforme des cou vents dc femmes, sert de pretexte a de graves abus, 245. Ricbe, comment onle devient, 520, 321, note. Reine de Navarre, Voy. Marguerite de Valois. Reine de Bretagne, cberche a se- duire Graelent, 54. — Se montre nue devant sa cour pour obtenir le prix de la beaute, 59. Religieuses, ne doivent pas savoir qu'elles ont des tetins, 240. — Resistent aux seductions, 247. — Voy. Konnains, Prieur. Religion, exploitee au profit parti- culier des individus, 257. Reliques, singulier usage que Ton en fait, 505, note. — Pieliques fausses, objet des moqueries de Henri E- tienne, 511. ^- Reliques des braies de Saint Bernardin, 515. — Voy. Epees. Renart ; details bistoriques et lit- teraires sur le Roman de Re- nart, XVI. — Renart symbolise la societe humaine, 91 . — Fait Primaut le loup pretre, son aventure dans une eglise, 91 et suiv. Rene, (le roi) auteur du roman de la Tres-douie Mercy, 201. Rennes (villede), 260. Rimes, ce qu'elles sontau quinzieme siecle, 197. Robin Mouton, 206. Roi qui ne ment, jeu du moyen age, 99. Rois de France, representes en jus- ticiers, 80, note. — Conferent les dignites eccle- siastiques, 94, note. — Ne veulent pas que Tor s'en ailleenpelerinageaRome, 502, note. Voy. Charle- magne, Cbarles \II, Hen- ri IV, Jean le Bon, Louis XI, Louis XIII, Louis XIV. Roland. Appreciation bistorique et litteraire de la Chanson de Roland, VII, 1,2. — Fournit le sujet de plusieurs poemes etrangers a la France, 1. — Details sur Roland, ibid. — Ses derniers moments et sa mort, extraits de sa Chan- son, 2 et suiv. Roman de la Rose, analyse, xvn et suiv. Roman de Renart, son caractere, ses personnages, xvietsuiv. Voy, Renart. Romans ailegoriques, xvin et suiv. — satiriques, xvi et suiv. <■— d'aventurcs, xm et suiy. INDEX ALPHABETIQUE 377 Romans chevaleresques, voy. Chan- sons et poemes. Ronde, sorte de danse, 340. Rouen, 207. Rousseau (J. -J.) devance parGuil- laume Boucher, dans la question de l'allaitement des enfants par leurs meres, 289. Rue, ville du Ponthieu, 47. Sabbat, recit de ce qui s' y passe, 339. Sac du pied gris [le) fabliau ; a quoi sert le sac dans la rencontre d un gentilhomme et d'une de- moiselle, 271 et suiv. Saint Antoine, 310. Saint Bernard, abbe de Clairvaux, 169. Saint Bernardin, ses pretendues braies, ce que c'etait? 313. Saint Denis, les Francais ont en lui une grande confiance, 268, note. Saint Graal, 7. Saint Harenc , glorieux martyr, 197, etsuiv. Saint Mathieu, 469.— Voij. Fesse- Mathieu. Saint Paul, se dispute en paradis avecun vilain, 52. Saint Pierre, refuse l'entree du pa- radis aun vilain, 51. — Saint Pierre des boudins, conte de Henri Etienne, 308. Saint Roch, sa statue remise a neuf, ce qui en advient, 217. Saint Thomas, se dispute en Para- dis avec un vilain, 51. — Fait tous les ans un peleri- nage au tombeau du pro- phete Daniel, 123, Sainte Anne, ses origines legen- daries, 56. Saints, on donne leurs noms a diverses maladies, 275. Saladin, d'origine francaise par sa mere, d'apres un roman du moyen age, 49. Sang des enfants, joue un grand role dans la guerison deslepreux, 86. Scribe , auteur d'une comedie : Les contes de la reine de Na- varre, 212, note. Scudery, (mademoiselle de) 214. Scbilet (Thomas) , conteur du sei- zieme siecle, notice et conte en vers, 331. Senlier battu, (le) fabliau du qua- torzieme siecle , reproduit, 99 et suiv. Serpents a neuf tetes, 123. Sire, acception de ce mot dans i'ancienne langue, 20, 53, notes. Soldats, sont voleurs, 557. Soleil, quelle route il fait la nuit, 362. Sommeil, quelles en sont les cau- ses, 792. Sorcellerie, son origine et son but, 343. Sorciers, 86, note; 336 et suiv. 340, 343. Spectre, apparait a une jeune fille, 337. Sultan d'Aumarie , personnage d'un roman chcvaleresque, 47. Table ronde, cycle epique du moyen age, details y relatifs, u, 56. Tcrre des beureux, 124. Torres nobles, 28, note, 378 INDEX ALPHABETIQUE. Testament d'un chien en faveur d'uneveque, 180 et suiv. Therould, auteur de la chanson de Roland, 2. Thionville, ses anciens noms, 87. Todogolains, (le nain) 59. Toulouse, 316. Tournois, 99, 145, 149. Tressan, (le comte de) editeur du petit Jehan de Saintre, 124. Triboulet, fou du roi ; anecdote qui le concerne, 329. Tristan de Leonois, 128. Trouveres, details historiques qui les concernent, xxi, 10, 54, 93. Vilain pendu pour le passe-temps de la femme de son sei- gneur, 261. — Origine du mot vilain, 50, nqfe. Voij. Oyselet. Yilains, n'aiment que l'argent, sont brutaux, 29, 30. Vin d'honneur, ce que e'est, 559, note. Vision du comte d'Alverce, 72. Voleur, ce qu'il dit a un prevot, 560. Voute du ciel, xu. Voyage de la lune; extrait, 350. Voyage d'Outre-mer du comte de Ponthieu, voy. Adele. Valet normand, 561 . Verger, decrit dans le lai de l'Oyselet, 28. Vertu, acception de ce mot au sei- zieme siecle, 526, note. Victoire de Dieu sur le corps de Belzebuth, 556. Vieillesse, botellerie de langueur, 295. Vierge Marie, voy. Marie. Vierges, sont les colonnes de la cite du Refuge, 109. Vilain, vole un cochon, 18. — Entre en paradis et y reste malgre les apotres ; ce qu'il dit a Dieu, 51 etsuiv. Ydoine, femme du changeur Guil- laume, son aventure avec le moine Sacvistain, 11 et suiv. Yllerions, oiseaux fabuleux, 125. Yseult, (la blonde) 128. Zoologie fantastique du moyen age, 122. TABLE DES MATIERES AvERTISSEMENT. . ..... '." Introduction v I. Les poe'mes ln'roiques et clievaleresques vi II. Lcs romans d'aventures xvi III. Les romans satiriques et allegoriques xix 1Y. Les contes, les fabliaux, les lais et les joyeux'dcvi^.. . xxiv La mort i>e Roland (onzieme siecle) 1 Le debat de Ganelon et du due Naisme. 2 Les adieux de Roland a son epee 4 Le Moine sacristain (treizieme siecle) 10 Le Miracle de Notre-Dame [id.) 25 Le lai de l'Oyselet (id.) 27 Le lai de Graelent (id.) 35 Adele de Ponthieu (id.) 45 Du VJLAIN QUI CONQUIST LE PARADIS EN PLAIDANT [id.) 50 L'empereur Fanouel (id.) 54 Le Rel inconnu [id.) 57 La housse coupee en deux (id.) GG Amis et Amiles (id.) 71 Comment Renart fit Primaut, le loup, pretre (quatorziemc siecle). 91 380 TABLE DES MATIRRES. Le sentier batto (qualorzieme siecle) 99 Asseneth (id.) « 102 Comment Joseph reprimands Asseneth d'adorer les idoles. . 104 De la penitence d'Asseneth et de la consolation de l'ange, comment il vint du ciel dans la chambre d'Asseneth, et la conforta doucement 106 De la table et du miel qu'Asseneth placa devant l'ange, et comment l'ange benit Asseneth . 108 De la benediction des sept vierges et du mariage d'Asseneth, selon l'histoire 109 Le tres-chevaleureux comte d'Artois (quinzieme siecle). . „ . Ill Les betes qui sont en la terre de Prestre Jean (id) 122 Le petit Jehan de Saintre et la Dame des Belles-Cousines (id.) . 125 Les cent nocvelles kouvelles (id.) 179 Le testament du chien. ISO Le bourdon du frere CourarJ „ 182 Le Diable a l'epee ' 185 La peche de l'anneau 188 La vie de sainct Harenc, glorieux martyr, et comment il fut pes- che en la mer et porte a Dieppe (id.) 197 Rabelais (seizieme siecle) 202 Comment Pantagruel rencontra une nauf de voyagiers re- tournans du pays lanternois 202 Comment, le debat appaise, Panurge marchande avec Din- denault un de ses moutons "205 Continuation du marche entre Panurge et Dindenault. . . 207 Comment Panurge fit en mer noyer le marchant et les moutons « 210 La reine de Navaure (id.) 213 Un gentilhomme est inopinement guari du mal d'amour, trouvant sa damoiselle rigoureuse entre les bras de son palefrenier 21 J Execrable cruaute d'un Cordelier pour parvenir a sa detes- table paillardise, et la punition qui en fut faite .... 216 Plaisant discours d'un grand seigneur et d'une dame de Pampelune 221 De deux amants qui, par desespoir d'etre maries ensemble, se rendirent en religion : l'homme, a Saint-Francois, et la fille, a Sainte-Claire . . 234 Un prieur i eformateur, sous ombre de son hypocrisie,tente tous moyens pour seduire une sainte religieuse, d'onc p.nfin ea malice e§t decouv^rte, • . . « .»«.... 24i TABLE DES MATIERES. 581 Noel du Faill (seizieme siecle) 255 D'un fils qui trompa 1'avarice de son pere 255 La pendaison du vilain 261 D'un apolhicaire d'Angers 2G2 L'image de Saint-Roch 2G7 Beroald de Verville [id.) 269 La femme battue par mesure 269 Le sac du pied-gris. .- 271 Le ministre marchand de lanternes 272 HlSTOIRE D'UN QUIDAM FEIGNANT ETRE MEDECINj ET DE PLUS1EURS MA- rautz [id.) . . . 275 Montaigne. De trois bonnes femmes [id.) 279 Guillaume Boucher [id.) 288 Les economies du menage 289 Le bon sommeil 290 I/arete de poisson. . 292 Le chaud et l'humide 294 La peine du talion 295 La clemence de Louis XI 296 Jean Passerat. Metamorphose dun homme en coucou [id.). . . 298 Henri Etienne [id.) 304. Le questeur et les deux pourceaux 504 Sainct Pierre des Boudins 508 Le chemin du ciel 309 Frere Oignon 310 Les brayes de Saint-Bernardin 313 Les propos des pendus ■ 314 Bonaventure Desperiers [id.) „ 518 Madame la Fourriere 518 Comment on devient riche. . . 520 Le cure de Bi'ou et son eveque 321 Vengeance d'un mari 325 Triboulet 329 Thomas Secilet. Le conle nouveau [id.) 331 Les contes Sataniques (dix-septieme siecle) 356 Le diable et Nicole Obry 536 Le Sabbat. .,....! 558 D'Aubigne. Pautrot et la dame de Nouaille [id.) 346 Cyrano de Bergerac Ce qu'on voit dans la lune [id.) 550 Le jietel d'Ouville [id.), ..,.,... r .«,.,,. , 354 382 TABLE DES MATIERES. Simplicite d'un crocheteur 555 D'un capitaine et d'un paysan 557 Naifvete d'ua laquais 557 Le mary masque 558 Naifvete d'une dame 558 Comment les gens d' Amiens firent honneur a Henri IV. . . 559 D'un medecin et d'un mareschal 560 Le voleur et le prevost • 560 Le gentilhomme et le coq du clocher 560 Un valet normand 561 Simplicite d'un excellent astrologue 561 NDEX ALPIIABETIQUE , e . . . 565 FIN DE LA TABLE DES MATJEMtS, PARIS. — IMP. SIMON BAgON KT COMP., ROE D'ERFHUTn, 1. CHARPBNTIER ET C, LIBRAIRES-EDITEURS Quai dii Louvre. 28, a Paris BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER A 5 FR. 50 LE VOLUME Relie en demi-chagrin 5 fr. 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LES GRANDS POETES DE LA GRECE Extraits et notices (Homere.— Hesiode. — Callinus. — Tyrtee — Sappho. — Mimnerme. — Solon. — Anacreon. — Simonide. — Bacchylide. — Pindare. — Eschyle. — Sophocle. — Euripide. — Aristophane. — Aristote. — Menandre. — Theocrite. — Calli- maque. — Bion et Moschus), par Emile Pessonneaux. . . 1 vol- BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER POUR PARAITBE TRES-PROCHAINEMENT LE TOME CINQUIEME DE L'HISTOIRE DES FRANCAIS DEPUIS LE TEMPS DES GAULOIS JUSQU'EN 1848 PAR THEOPHILE LAVALLEE DEVELOPPEE, SUR LE MEME PLAN, DEPUIS 1814 JUSQU'EN 1848 PAR M. FREDERIC LOCK ET LE TOME SIXIEME DU MEME OUVRAGE CONTINUE DE 1848 A 1873, D'APRES LA METHODE DE TH. LAVALLEE PAR M. FREDERIC LOCK Ces deux volumes sont : Tome V. — ftesfaisration. — Monar- chic de Juillet (1814-1848), — et le tome VI. — Seconde re- publiquc. — Second empire. ~ Troisiesne repuldique (1848-1875) sont le complement necessaire des quatre premiers volumes de L'HISTOIRE DES FRANCAIS, de THEOPHILE LAVALLEE; qui contiennent : Tome I". — Histoire des Gaulois. — Histoire des Francs. — His- toire des Francais jusqu'en 1528. Tome II. — Histoire des Francais sous les Valois (1525-1589); Tome III. — Histoire des Francais sous les Bourbons (1589-1780). Tome IV. — Histoire de la Revolution etde 1'Empire (1789-1814). CHEFS-D'OEUVRE DES CONTEURS FRANCAIS AVANT LA FONTAINE 1050-1650 AVEC UNE INTRODUCTION DES NOTES HISTORIQUES ET LITTERA1RES ET UN INDEX CHARLES LOUANDRE Poemes herolques et chevaleresques Romaus d'aventuies. — Romans saliriques el allegoriques Contes. — Fabliaux. — Lais. — Joyeux devis PARIS CHARPENTIER ET O, LIBRAIRES-EDIT 'JKS 28, QUAI DD LOUVRE 1874 Rl 1 .olpht papie f I BIBLIOTI1EQI E>CD4RPENTIER, ft 8 tr. 50 le TOlom LITTERATURE FRANCAISE DU XII e AU XIX* SIECLE heloise et abelard. Let tres, traduc- tion de Pa cl L. Jacob, bibliophile. 1 v. Contours francal* avant I. a Fon- taine (1050-1650). Chefs-d'osuvre, avec Introduction, Notices et Index, par Charles Louandrb 1 v. r. rabelais. CKuvres, edition Paul L.Jacob, bibliophile 1 v. BEROALDE DE VERVILLE. Le ffloyeu de parveulr, avec Commentate et Notices, par Paul L. Jacob , biblio- phile lv. Satyre fflenlppee. De la verlu du Ca- tholicon d'Espayne et de la tenue des Etats de Paris, edition Labitte. 1 v. Rons ard. Poesies eholsles, avec Notes et Index, par L. Becq de FOU- QUIERES 1 V. malherbe. Poesies, avec le Commen- taire d' Andre Chenier. — Edit, nouv., par M. L. Becq oe Fouquiehes. 1 v. Let Ires por t ugalses. — l.ettres de mademoiselle Ai'sse, avec Notes, Notices et Index, par Eugene Asse, edition ornee d'un portrait de made- moiselle Aisse 1 v. LE SAGE. Hlstolre de Cill Illas de santillane. Edition Saint-Marc Gi- RARD1N IV. Hamilton. Tlemolres du chevalier de Ciramiuont, avec Introduction, Lommeniaires, Notices et Index, par M. Gustave Brunbt lv. L'ABBE PREVOST. llistolre de .TOa- non Lescttut et du chevalier Des crleux, avec Notices, par Sainte-Beuve etG. Planche... 1 v. J. -j. Rousseau. Les Confessions. Nouvelle edition 1 v. 9: anore chenier. poesies, avec N tice, par M. H. de Latoucbe.. . 1 — OEuvres en pro^e , avec Not historiques et Index, par M. L. B* de Fouquieres 1 FRANCOIS DE PANGE. CEu vres, f IS 199G, avec Etudes et Notes par . BbXQ de Fouquieres .... 1 millevoye poesies, avec Notice M . DE Pongerville MADAME DE STAEL. tor I line I litaile, avec Notice par madanj N. DE S^CSsUHE — Me I" tiieuiagne, avec Notice • X. Marnier. ........ .., — Delplklne, avec une P Saintk-Beuve , — l»e la a. literature conslilc'rc dauH ses rapports avec les I n titutioiiM aot'lulea 1 — Considerations sur la Hevofi tlou truncal*** 2 — meutolrcs (dix annees d'ej avec Nouce, par madame Necki Saujssurk BENJAMIN CONSTANT. At anecdote Uouee dans les d'un inconnu, suivie des sur le thedtre allemand ; avec Notic par Gdstave Planchb. V DE senancour. Oheriiianu, a v.] une Preface par George Sand. 1 XAVIER DE MAISTRE. UEuvres COI pletes, ornees d'un portrait. . 1 JOSEPH DE MAISTRE. Du pane. 1 BRILLAT-SAVARIN Physlologle «?| gout, ou Meditations de gastronoml transcendante 1 |'j j)| UlaHs.^lAp. VIEV1LLE et CAPIOMONT, 6, rue des Poltevins. Deacidified using the Bookkeeper process Neutralizing agent: Magnesium Oxide Treatment Date: Jan. 2008 PreservationTechnologies A WORLD LEADER IN COLLECTIONS PRESERVATION 111 Thomson Park Drive Cranberry Township, PA 1 6066 (724)779-2111 LIBRARY OF CONGRESS 020 857 740 2 m I