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"7 L'OCEAN Fiinesle manie des voyages, pourquoi t'emparer de ceux qui vivent Iranquilles, et qui, douillettementenveloppes d'une robe de chambre, les pieds poses sur les chenets, regardent en souriant s'ecouler leur lieu- reuse vie sans s'inquieter des ambitions, des desirs, des travaux a I'aide desquels les hommes parviennent habituellement a se endre I'exislence insupportable? 2 FLANERIE PARISIENNE" Bien fou celui qui quitte son toit, qu:' abandonne sa maison pour aller courir le monde apres que de precedentes experiences lui ont surabondammenl prouve que rien ne vaut le chez soi. Dans loule jeunesse, il y a des fugues, des generosites spontanees, des expeditions temeraires que la Providence permet pour servir d'enseignement a Tage mur, afin que chacun puisse se bien con- vaincre par soi-meme que les seules joies reelles sont celles du foyer domestique. Ces verites, les plus sages les oublient; — et qui ne se croit le plus sage? — Une occasion qui s'offre, un interet qui se produit, un desir que Ton exprime, servent de pretexte. Fatigue du repos, du bien-etre, du bonheur meme, on veut relrouver ses agitations, sa verdeur, ses emotions de vingt ans... et I'on part 1 On part abuse par I'avis de ceux qui vous affirm ent que le voyage est des plus agrea- AUX ETATS-UNIS 3 'Ibles, que la traversee n'est rien, que Ton ^a aussi facilement de Paris a New-York que ide Paris a Saint-Cloud. On se laisse abuser par Tenlhousiasme des gens qui vous en- lourent; on croit aux merveilles coulees, aux beaux recits des choses eloignees ; on ecoule tous les avis, meme ceux de cette voix avenlu reuse qui vous crie trop sou vent \a I'oreille : « Ya done, reprends un pen de : ta vie vagabonde; tu te rouilles, tu te perds, r.uvieillis, et tu engraisses, malbeureux ! en jouissant de Texistence paisible que tu as eu J le bon sens de t'arran^er. En route! en [t route ! un nouveau pays, de nouvelles moeurs pjt'altendenj; la-bas! Quelques jours de mer ne sont rien, amasse des souvenirs dont le recit egayera les soirees d'liiver. » On part... et Ton va chercber la perle de ses illusions*. vous, mes concitoyens, qui ne vous ' trouvez pas dans I'obligation de vendre des A FLANERIE PARISIENNE eloffes de soie hors de mode ou des vinsj frelates, gardez-vous bien d'aller en Ame-'^ rique ; ne tentez pas ce perilleux voyage, ne hasardez pas a Taventure voire vie, ce qui est bien quelque chose, mais surtout celle des etres qui vous sont chers, ce qui est bien plus encore. La mer est une fort triste chose, nous n'avons jamais compris ses beautes. Est-ce un sens poetique qui nous manque? faut-ili elre marin pour apprecier les charmes de Tonde amere, ou bien n'est-il veritablement agreable d'etre berce que dans les barca- rolles? C'est ce que nous livrons aux medita- tions des penseurs. Car il nous a semble que le balancement si agreablement chante par les tenors de salons n'etait autre chose que le roulis. Nous ne contesterons pas a la mer un certain aspect piltoresque; mais il se produit seulement lorsqu'on la regarde de la terre )i i I I AUX ETATS-UNIS 5 ferme. Les cotes sontindispensables au point de vue ; la plage qui etend sa nappe jaune, les roches qui se monlrent eparses, la falaise qui eleve sa cime el meme les maisons con- struites ca et la sont indispensables a I'en- semble et rassurent d'ailleurs en prouvant surabondamment que Ton n'a pas fait la sotlise de s'embarquer. Mais la mer seule, et la pleine mer<6ur- f tout... fi ! ne m'en parlez pas! I Les poetes et les peintres sont d'indignes trompeurs ; ils chanlent les beautes de I'O- cean, la majeste des flots, ils represenlent deslacs tranquilles, ils niontrentdes embar- calions a faire envie au possesseur du nieil- i leur logis ; ils vous ont des descriptions et des coups de pinceau qui portent la convic- tion et la convoilise dans les esprits lesmoins credules... ils meriteraient tons d'etre con- damnes par les tribunaux pour publication de fausses nouvelles. 6 FLANERJE PARISIENNE La verile est que la mer est la chose la plus monotone qu'on puisse imaginer. Des qu'on a perdu de vue les cotes, ces bien- lieureuses cotes qui font le piltoresque de la nier, tout se ressemble, rien ne rpnipt *plus I'unite du tableau, on apercoit un horizon — eternellementlememe, — et qu'on croitpou- voir toucher avec la main , tant il est re- treci ; une eau verte ou noire que coupent des vagues blanches d'inegale hauteur, un ciel bleu ou gris qui n^'a pas Fair de s'amu- ser plus que vous. Rien ne modifie Tuniformile desesperantc de ce paysage sans vegetation, sans arbres, sans clochers. Dc toutes les natures mortes, la plusdesolee est celle de cetle image du neant et du chaos. Une voile qui pointe au loin, un nuage qui roule diapre de teintes sombres servent de lexte a de longues dissertations. On est si heureux de pouvoir echanger quelques idees AUX ETATS-UNiS 7 et de Irouver enfiii un sujet de conversation ! Au bout de la semaine on donnerait vo- lontiersdix mille francs d'une lieure d'Opera, d'un temps de galop au bois de Boulogne, ou d'un cigare fume sur Tasphalte du boule- vard des Italiens. Les marins passent generalement pour etre fort brusques ; on leur prete des boutades et des inegaliles, indices de la rudesse. II ne saurait en etre autrement, I'liomme qui vit sur la mer est si agace qu'il doit avoir un fort mauvaiscaractere. Le plus aimable naturel i n'y tiendrait pas : un ange se pervertirait. , Tout cela est encore supportable quand I il fait beau et que le voyageur est done d'une I bonne dose de philosophic et de resignation. j Mais on n'y pent tenir quand le temps de- vient gros, que le vent mugit, que le flot s'eleve, que le vaisseau,ballottepar la vague, I' se livre a une folic gymnastique, s'61ancant €omme s'il essayait d'aller decrocher les .18 FLANERIE PAIUSIENNE nuages mena^ants, s'engloutissant une mi- nute apres comiue s'il voulait pecker les co- quillages incrustes au fond de I'abime. D'abord il est un mal local, mal peu at- trayant et denue de poesie , une specialite oceanique, dont rient les vigoureux mortels qui vivent en terre ferme , mais auquel on compatit sincerement quand on est temoin des tortures qu'il fait endurer. Et puis il est impossible de savoir si on ne finira pas par se noyer. Cet etat d'incertitude devienl pesant ; quelque patient qu'on soit, on aime connaitre a quoi s'en tenir a cet egard. Qu'il nous soit permis de rehabiliter ici la Mediterranee et de detruire le tort que la calomnie a fait a sa reputation. La temerile de jugements legerement portes influe sur I'opinion et salit jusqu'aux plus honorables elements. C'est un devoir de retablir la ve- rite et de faire la part de cliacun avec une impartialile entiere. AUX ETATS-UNIS 9 Des hommes consciencieux ont ose avan- cer que la Mediterranee est plus mechante que Tocean Atlantique; ils partent de cette donnee que la lame etant plus courte , le mouvement est plus fort, la secousse plus brusque et le desagrement plus grand. La question de desagrement doit etre ecar- tee de prime-abord. Le desagrement etant un etat normal pour le navigateur, la mesure du plus au moins dcvient sans importance jusqu'a I'invention d'un thermometre, ap- plicable aux sensations individuelles , qui marquera le degre d'ennui eprouve par cha- cun dans des positions determinee^. — II sera loisible de faire usage de cet instrument de precision dans les relations sociales; il y trouvera une large application. La Mediterranee n'est ni brusque , ni dure. Ces injures jetees a sa face suffisent pour la faire bondir et ecumer ; il est des epi- thetes que nul ne supporte tranquillement. 10 FLANETIIE PAlilSlE^NE Elle est gaie , eile est vive , capricieuse meme parfois, mais mechante, jamais!... Sa largeur est telle que le plus souvenl, quand on se confie a son dos mobile , on apercoit la terre dont Taspect consolant ras- sure les esprits et donne plus de solidile au pied qui glisse sur le pont humide ; ses ar- chipels ferment un ravissant panorama; sa vague moutonnante rappelle les troupeaux qui paissent dans la plaine ; Fensemble est vivace, joyeux, plein de douces promesses. La barcarolle, I'horrible barcarolle y est con- cevable avec ses accompagnements plaques et ses tons aigus ; la plenitude du bien-elre porte a de si singuliers exces I Quand le temps est serein, la Mediterra- nee ressemble a un lac; on dirait une nappe buileuse qui s'etend bien loin en refletant les objets qui s'offrent a sa surface; merveilleux miroir qui reproduit les astres, et, faisant croire a de doubles cieux, inspire AUX ETATS-LNIS 11 au nautonier celte confiance qu'il est deux fois protege. Tandis que rocean Atlantique est toujours mal dispose, grognon, de mauvaise hu^iieur. Quel etre mal eleve, quel brutal ! comment ose-t-on accorder la moindre superiorite mo- rale a ce fier-a-bras dispose a tout rompre, a tout briser? II faut que ce soient Ics Americains qui aienteieve lemalhonnete Ocean au-dessus de laMeditcrranee, parce que c'estle grand che- min qui mene chez eux, et que pour mieux allecher les voyageurs, ilsveulent dissimulcr les cahots dont la route se Irouve parsemee. Savez-Yous ce qui nous est arrive a nous- meme? je vais vous le dire, monsieur! Permettez-moi de vous le conter, madame; e'est instructif, mais pen amusant. Entraine par les vaines considerations que nous avons enumerees, nous resolumes de- cidement le voyage d'Amerique. Quelle joie ! 12 FLANERIE PAIUSIENNE voir Ic pays de Colomb , de Franklin , de Washington, d'OEil-de-Faucon etdu Grand- Serpent ! chasser le buffalo dans la prairie , fumerle cahimet au-feu du wigwam, echan- ger des verroleries contre des amies cu- rieuses, scalper un ennemi abattu, Cjontem- plerla douce Indiennebercantun nourrisson suspendu entre les branches odoriferantes du magnolia, faire des decouverles impor- tantes et accabler les academies de TEu- rope de communications simultanement couronnees ! Dans notre empressement, nous eussions embarque sur un bachot d'Asnieres pour accomplir plus vite le trajet ; mais com me il faut apporler une certaine mesure dans toutes ses actions, nous revinmes de ce pre- mier mouvement. Bien plus, nous nous effor^ames d'acquerir la gravite prudente qui convient a un respectable pere de fa- mille, et comme nous avions la ferme con- AUX ETATS-UNIS 13 science de sauvegarder les etres precieux qui nous suivaient au dela des mers, nous pri- mes toutes les precautions que Texperience peut suggerer pour se raeltre a I'abri des caprices du perfide element. D'abord nous choisimes le mois de mai , entre les equinoxes, alors que tout est calme dans la nature, que I'Ocean s'endort tran- quille et presente docilement sa croupe comme un coursier bien dresse. Le mois de mai, le joli mois de mai, que chante la bar- carolle! Chienne de barcarolle. — Ayez confiance dans les classiques ! Nous arretames le passage sur un steamer honorablement note, connu pour sa vigou- reuse conduite a la mer, commande par un capitaine experimente, muni de tons les objets utiles , agreables ou superflus que pourrait exiger TAnglais le plus difficile. Et vous savez combien de cboses il faut i -aux Anglais lorsqu'ils voyagent. 14 FLANERIE PATxlSIENNE Nous voila a bord. Le pilote est a son poste, les passagers ont soumis leur passe- port a Finvesligation palernelle de la gen- darmerie; la vapeur siffle, la machine s'^- branle, les roues tournent avec rapidite ; nous sorlons du port, nous entrons en pleine mer. — All right! entend-on crier a toutcs les manoeuvres. Ce qui veut dire : — Tout va bien ! Et signifie en realite que chacun com- mence a se sentir excessivement mal. Quelle mer , bon Dieu ! comme elle bon- dissait, comme elle deferlait, comme elle mugissait! quels sauts, quelles cabrioles! comme la pauvre coque de fer et de bois se demenait et se livrait a des exercices qui eussent fait mourir Auriol d'envie! Et Ton ose dire qu'il y a de belles Iraver- sees 1 Non, c'cst f;iux, c'est un mensonge; AUX ETATS-UNIS 15 c'est encore une invention dlabolique des Americains pour engager les natifs du vieux monde a aller chez eux ; car si Ton savait ce qu'est en realite T'Ocean, on n'y mettrait jamais le pied. D'abord, il yaun endroit detestable qu'on ne passe jamais sans brouillard et sans gros temps. C'est le banc de Terre-Neuve, aussi est-ce la que les vaisseaux se perdent le plus habituellement. L' Arctic, le Franklin ettant d'autres ont sombre dans ces parages. Pour notre part, nous eumes un brouil- lard si intense, si epais, que durant quatre jours le capitaine fut dans Timpossibilite de prendre son point et de faire ses calculs; aussi devia-t-il de quelques degres de la marche voulue, et nous allames echouer au beau milieu de I'Ocean. Ecbouer quand on est eloigne de toule I cote, quand le port se trouve a une incom- !i| mensurable distance , est le plus grand peril 16 FLANERIE PARISIENNE qui puisse se produire. Aussitot se piesente rimage dc Tesquif brise, du radeau construit, de la navigation a I'aventure, de vos com- pagnons qui perissent de misere ou se noient a vos cotes ; on voit se dresser le spectre de la famine, on eprouve a Tavance Tappre- hension des privations et des souffrances qu'il faudra supporter. La mesure des suites d'un semblable desastre est incalculable ; les chances de perte complete sont toujours superieures a celles de salut ; et quand bien meme, ballotle dans une barque ou cram- ponne a un radeau , on parvient a faire en- trevoir un signal, et que, recueilli par un batiment de passage, on conserve la vie, on a a deplorer le sort de ceux qui, plus faibles ou moins heureux, ont succombe dans la lutte , laissant a notre coeur une plaie qui ne pent etre cicatrisee. Le pauvre steamer talonna vigoureuse- ment, s'arreta court et se pencha d'une fa- AUX ETATS-UNIS . 17 con melancolique. Aussitot grand bruit a Lord; les Fran^aises criaient, les Ameri- caines faisaient leurs pelils preparatifs pour se noyer decern ment ; les liommes ju- raient dans tons les idiomes connus, et voire servileur regrettait sincerenient le boulevard . de la Madeleine, sa cliere palrie ! ' II n'etait pas minuit quand ce sinistre ar- riva; jusqu'au jour Tanxiete fut extreme, et le jour vint tard a cause de cet odieux brouil- lard. On s'attendait serieusement a perir sur la place ; les preparatifs de sauvetage se fai- saient cependant, car chacun paraissait de- cide a mourir le moins possible. Enfm le soleil eclaira la situation et per- mit de preciser que I'echouement avait eu \ lieu en vue de Sable-Island, ce dont on n'avait pas ete certain jusqu'aiors^ Yous n'avez sans doute pas entendu parler de ce charmant pays ; il est marque sur peu (| de carles et ne se trouve mentionne dans au- 2 18 FLANERIE PARISIENNE . cun dictionnaire geographique. Pen de mots suffiront pour vous le faire connaitre; c'est une langue de sable tres-coiirte et sans lar- geur donl le milieu est rempli par un lac sa- lin qui absorbe tout I'espace ; a proprement parler, ce ne sont que de petitsbords sur les- quels rien ne germe, rien ne pousse, et ce point imperceptible , perdu au centre de la mer, produit I'effet d'un piege place tout expres pour prendre les vaisseaux. Nous nor.s y laissAmes parfailement attraper. Cependant c'etait en definitive fort rassu- rant : d'abord parce qu'on n'etait pas brise et que Tile etant entouree, sur trois faces, de rocbers aigus qui percent irreraissiblement la coque des navires, et sur la quatrieme seulement, d'un fond sablonneux, il deve- iiait positif, puisque nous etions encore cnliers, que le steamer avait eu I'esprit tie cboisir le bon endroit, et de se planter ♦ (louillettement dans la vase; ensuite parce AUX ETATS-UNIS 19 que Sable-Island n'est pas une ile deserte; il y a des habitants. Des habitants! Yousecrierez-vous, sur ce point aride, desole, inhabitable, improduc- tif ! et loutes les autres epithetes que vous pourrez imaginer pour sligmatiser uqe chausse-trappe sans aucune utilite. Oui! soixante habitants, et qui sont tous payes pour y demeurer! — Je crois bien, par exemple, que si on oubliait de solder leur traitement, ils deguerpiraient au plus vite. L'Angleterre, rendons-lui cette justice, est la reine des mers; — quel gout I — sur tons les points du globe flotte son pavilion, sa marine a partout des etablissements pro- tecteurs; le nombre de ses stations est conside- rable. C'est encore le drapeau de la Grande- Brelagne qui s'eleve sur la plage ingrate de i Sable-Island, et rend I'espoir au naufrage. L'Angleterre a forme un etablissement dont la direction est confiee a un superin- 20 FLANERIE PARISIENNE tenclant; des convois Iranspoiient les vivres, les boissons, tous les objets enfin doiit les hommes de la station ont besoin, car le sol siir lequel ils resident ne pent rien produire ; un service regulier previent la famine; ils sont ravitailles comme line place de guerre. Terrible guerre en effet que celle qu'il faut faire ciiaque jour aux elements. La station de Sable-Island est purement bumonitaire; son seul but est de porter secours aux naufrages. Les coques de na- vires, a moitie detruites et rongees par le flot, qu'on apercoit tout le long du rivage, montrent que la station a une utilite reelle et que les bommes qui la composent sont trop souvent appeles a remplir le devoir qu'impose leur institution. Ilonneur a la nation maritime qui sait ainsi proteger ses vaisseaux et faire servir sa courageuse sollicitude a la surete de I'buma- nile ciitiere. Les soixante bommes, les six AUX ETATS-UNIS 21 maisons et les deux cent mille francs an- niiellement depenses a Sable- Island font plus I'eloge de I'amiraule d'Angleterre que de longs discours ou de pesanls raisonnements. Je vois, madame, que yous etes emue au recit de mes dangers ; je Yeux en abreger riiistoire et faire cesser vos angoisses ; ras- surez-vous, je ne fus pas noye. Je le jurel Avec Faide du superintendant el surtout en jclant a la mer les ancres, les chaines, le charbon et generalement tout ce qui se Irou- vait a bord , on allegea le steamer; puis, au moment de la baule marce, on donna a la vapeur toute sou impulsion, et nous nous trouvames re mis a flot a notre tres-grand contentement. II est vrai que la coque du navire etait un pen bien percee, que nous faisions une voie d'eau et que nous enfon- cions sensiblement en approcbant du port. Mais, bah! quand on a failii devenir le sujet I pathetique d'un enlre-filet et perir au milieu 22 FLANERIE PARISIENNE des morues, on n'y regarde pas de si pres. — All right I Un naufrage est une jolie chose, quand on le lit chez soi, bien chauffe, bien abrite et surtout bien en surete ; mais lorsqu'on le subit et qu'on manque d'en etre la vie- time, on lui trouve infiniment moins d'a- grement. Independamment du naufrage , la tem- pete nous fit la grace de ne nous pas quitter d'un bout a I'aulre de I'Atlantique. Aussi, etions-nous de fort mauvaise hu- meur en debarquant a New- York, et si Ton trouve que nous jugeons I'Amerique avec quelque prevention, il faut s'en prendre aux souffrances du passage et a la mauvaise im- pression que produit tout d'abord un pays dans lequel il faut arriver en passant par un aussi abominable chcmin. LA TEMPERANCE Ce n'est pas une vertu. C'est une loi. Un petit Etat, I'Etat du Maine, s'apergut un jour que les societes particulieres etaient impuissantes a arreter les progres de I'ivro- gnerie, et qu'en depit des exhortations des apotres de la temperance , Ton se g'risait le saint jour du dinianche et meme les jours ouvrables. L'esprii general de la nation se trouvait altere. Les autorites du Maine, pour mettre un frein a I'orgie publique, decreterent une loi 24 FLANEUIE PARISIENNE qui piinit et I'ivrogne et le debitant de bois- sons. II y eiit I'amende el la prison ; le bu- veur et le cabaretier payerent ou furent incarceres quand on les saisit en flagrant delit. On n'en but pas moins dans le Maine. Les Etals Yoisins, charmes de ce resultat, s'empresserent de suivre un aussi bel exemple- et voila pourquoi laloi qui impose la tempe- rance s'appelle la loi du Maine. Eternel hon- neiir pour le pays dont les Lycurgues decouvri- rent les premiers que s'enivrer est un tort! Ce fut une grosse affaire, car I'alcool tient une place importante dans la vie des Ame- ricains. 11 est des climats ou les boissons fortes sont nuisibles ; dans d'autres contrees, elles deviennent simplement une necessite hy- gienique. En Angleterre, en Hollande, il faut boire; les homnies obliges par Icur profession a demeurer au grand air, expo- ses a I'humidite, sont surtout soumis a celte AUX ETATS-UNIS 25 necessite. En Italie, en Espagne, en Afri- que, les spiritueux sont parfois mortels. L'Amerique possede a ce qu'il parait des gosiers anglo-hollandais, car les hommes qui s'y portent le mieux sont ceiix qui boi- vent le plus. Est-ce la chaleur extreme de I'ete qui produit une secheresse irritante qu'on ne peut apaiser qu'a grands flots de boisson? est-ce le froid rigoureux de I'hiver qui impose le besoin de se rechauffer a force de reconfortants? je n'en sais absolument rien. Mais positivement TAmerique est un de ces pays ou il fait continuellement soif. Pour satisfaire un besoin aussi imperieux, aussi general, I'usage avait fait etablir par- tout des bar J espece de comptoirs assez sem- blables a ceux de nos marchands de vins, ou cbacun venait decemmeht avaler son sherry cobbler, son mint-julep , ou memc le pur verre de brandy denue de tout artifice. 26 FLANERIE PARISIENNE Heureuse epoqiie ! age d'or ! chacun se portait a merveille , sauf la dyspepsie, qui faisait d'enormes ravages; mais on preten- dait que I'eau-de-vie n'y etait pour rien et que son influence benigne n'avait d'autre effet que de consolider la sante de ses ado- rateurs. La dyspepsie provenait toujours d'exces de travail, de chagrins domestiques, ou de I'exaltation religieuse. Le bar etait un lieu de reunion ; on y parlait politique, on y determinait le prix du colon, et Ton y faisait cJioix des candidats a la presidence. II suppleait le club, la place publique et le forum. Combien les cabaretiers etaient heureux I Mais ne voila-t-il pas qu'un beau jour les societes de temperance se formerent, et alors tout changea. On conte, sur I'origine de ces associations hydrauliques , une histoire assez singuliere et qui parait etre vraie. AUX ETATS-UiMS 27 Quelques ivrognes, gorges outre mesure, etaient reunis dans un bar -room, lorsqu'un d'eux s'ecria : — Nous somraes des miserables , des im- pies, et qui plus est des imbeciles! Que fai- sons-nous ici? Nous avalons Targent peni- blement gagne pendant la semaine , nous laissons nos femmes sans ressources , nos enfants sans souliers, nos rotissoires sans roaslbeef ! et au profit de qui ? d'un ignoble cabarelier qui ne nous sait aucun gre de nos depenscs, et qui ne nous ferait pas pour un cents de credit au dela de ce qu'il sait que nous pouvons payer ! Nous abimons nos estomacs, nous nous flanquons la dyspepsie, nous perdons a la fois nos corps et nos ames!... Tandis que si nous nous bornions a boire de I'eau a la maison , ce qui est en- nuyeux mais plein de vertu, nous nous por- lerions bien, nous aurions logis confortable, epouse souriante, diner cuit a point, nous 28 FLANERIE PARISIENNE serions babilles conime cles gentlemen , nous ne rougirions plus de nos coudes troues et de nos chapeaux deformes, on ne nous refuserait plus les suffrages pour le plus mince emploi municipal. — Ah ! que nous avons done tort de boire ainsi et de nous souler comme des pourceaux! C'est bien bon, mais c'est si sale ! Jurons, mes amis , jurons de ne boire que de I'eau ! au diable le bar, le cabaretier et ses verres j ces- sons de I'enrichiren nous ruinant ! Ce speech eut un effet enorme, les buveurs jurerent en masse de n'avaler plus que de Teau, et ils sorlirent en trebuchant du caba- ret, ou ils protesterent ne plus devoir metlre le pied. Contrairement aux usages des sermenls d'ivrognes, I'engagement pris fut scrupu- leusement tenu ; les buveurs gueris devin- rent les premiers apotres de la temperance et formerent le noyau des societes aquali- AUX ETATS-UNIS 29 quesqui silionnent maintenant I'Union ame- ricaine. Un raisonnement positif les avait gueris ; ils aimaient mieux renoncer a leiir vice cheri que de faire une mauvaise affaire I II n'y a qu'un Yankee qui soit capable de cela ! ! Et comme les socieles de temperance se multiplierent a I'infini et finirent par pre- senter une masse assez imposante, il advint, — comme toujours, — que la minorite qui la composait voulut asservir la m^fjorite qui resistait et pretendait boire a sa guise. Le congres du Maine donna Fimpulsion en de- cretant une penalite contre les i\rognes et ceux qui les abreuvaient; cet example fut suivi par les differents Etats et trouvesibeau, que la loi imposant la temperance fut gene- ralement nommee loi du Maine, a Teternel honneur de ce pays perdu au nord et ignore de ceux qui ne se livrent pas au commerce du bois. 30 FLANERIK PARISIENNE Done, la sobriete est forcement en hon- neur et on la pratique ouvertement. Mais, en cachette, on caresse un peu ses vieilles habitudes , on salisfait son petit vice , on apaise un gosier irrite dont la secheresse exige d'abondantes immersions. — Du punch !... demandez-vous au gar- con qui dessert le bar, — Impossible, monsieur, nous somnfes Temperance J repond-il d'un air puritain; maisilajouteademi-voixenclignantderoeil : — Nous ne pouvons servir les liqueurs ici ; si monsieur en desire, on va les lui monter dans sa chambre. Et voila comment les lois sont toutes exe- cutees. Le bar, autrefois si bien garni, ne pre- sente plus que le triste aspect d'une cruche d'eau glacee qu'accompagnentquelques ver- res melancoliques. F^'autorite est satisfaite. Mais sondez ses profondeurs, interrogez ses AUX ETATS-UNIS 31 j mysterieuses entrailles, et vous trouverez les enivrantes richesses que chaeun ingurgile en secret, depuis qu'il n'est plus permis de les avaler franchement, a la face du soleil. Les exces etaient devenus d'une habitude trop generate, on en a conclu qu'il n'est pas permis de se desalterer ; on ne fait pas de distinction entre le besoin et Tabus, on traite egalement Tivrogne et le voyageur epuise ; on leur refuse une goutte.de cordial en presence du public, on leur monte des itonneaux de brandy dans leur appartement. Malheureux peuple qui ne pent boire sous la treille en se rechauffant aux rayons du soleil; qui pour trinquer ne pent appeler un ami, mais doit clioisir un complice; qui pour se distraire, apres le travail, en est reduit aux vices solitaires, les plus destructeurs de tout esprit de civilisation ! Ce n'est pas que nous soyons grand par- Ijtisan de la dive bouteille. Nous meprisons 32 FLANERIE PARISIENNE souverainement Tesprit renferme sous les bouchons, nous sommes fermement con- vaincu que les buveurs d'eau Temportent en intelligence, en douceur, en raison, en sante, sur ceux qui font un usage habiluel des spiritueux. Mais encore, quand on veut rougir son eau , corriger la rudesse de la procbaine fontaine, il faut etre a mem^de le faire, et Tabstinence en ce cas peut d^enir nuisiblesurtout pendant les clialeursde I'ete. Voici ce qui n'est pas compris; c'est la j juste mesure dont on ne tient pas compte ; I'interdiction estabsolue : il n'est fait aucune ! distinction entre Tabus et la necessite. Les bu- veurs d'eau pure sont seuls soumis aux lois. On inferera peut-etre des precautions prises, de la penalite appliquee, que, de gre ou de force, on pratique une grande sobriete aux Etats-Unis. II n'en est rien. A New-York , a Pbilaclelpbie , a Boston , on rencontre plus d'bommes ivres en un AUX ETATS-UNIS 33 jour qu'on n'en voit en trois mois dans la plus grande capitale de TEuropc. Et ce n'est pas seulement la basse classe qui boit a en perdre le sentiment et la raison ; des gent- lemen d'apparence respectable , des' ado- lescents encore assis sur les bancs de I'ecole ou a peine entres dans le monde, chancel- lent fierement au milieu de la rue et ne semblent pas rougir d'exces qui les ravalcnt au niveau des brutes. Boire est un besoin, un plaisir; Tivro- gne n'est qu'un buveur ayant depasse la limite fixee par son temperament. On ne songe pasplusaleblamerque s'il etaitalieinl de la migraine ou de la fievre. L'excuse que presentent les Americains quand on leur reproche ces exces est assez singuliere : les plaisirs sont si rares, le man- que de distractions si complet, qu'on est, di- sent-ils,reduit a boii^e pour passer le temps. L'etude des beaux-arts, des sciences, de 3 34 FLANERIE PARISIENNK . la litterature ne saurait, a ce qu'il parait, soutenir la comparaison avec un verre plein, et un Americain se distrait mieiix assis a une table bien servie que devant les chefs-d'oeu- vre de Tesprit humain. L'excuse est mauvaise; si tous ceux qui s'ennuient recouraient ainsi a des moyens extremes, on fmirait par trouver des motifs plausibles aux vices et aux crimes qui bou- leversent parfois I'ordre social. II est plus vrai de dire que la majorite de la nation americaine ^tant d'origine an- glaise, a conserve une habitude autrefois generale dans la Grande-Bretagne,et qu'un gout traditionnel s'est perpetue de genera- lion en generation. Les societes de temperance ont fait faire un pas a la sobriete publique; la loi du Maine , malgre sa rigueur ridicule et son inexecution forcee, a du moins I'avantage de rappelerrobjetpourlequelelleaeteinstituee. AUX l^TAS-UNIS 33 Un jour viendra ou Ton se tiendra dans d'lionnetes limites; en se civilisant mieux, les Americains apprendront a s'abreuver assez sans boire trop, et Ton n'aura plus, il faut I'esperer, le triste spectacle de gens ap- partenant a I'elite de la societe, qui ne sa- vent se trouver en face de bouteilles pleines sans aniver a troubler leur raison. £n attendant ce jour fortune, on enfreinl chaque jour la loi du Maine ; les societes do temperance sont loin d'avoir convert! tous i lescitoyens, etles exploits bacbiques ne sont ni moins nombreux, ni moins complets que par le passe. Ce qui prouve clairement que dans les pays qui se pretendent aussi soumis aux de- ■crets du peuple que libres dans la fiere acception republicaine du mot, les lois ne servent a rien quand il necontient pas de les exeeuter. CHEZ EUX ET CHEZ NOUS M*. Smith etait venu a Paris muni de leltres de recommandation. Je lui avais fail I'accueil empresse du aux etrangers de bonne famille qui sont adresses aux anti- podes, armes d'une simple feuille de papier surlaquelle reposentleurs futures relations. Ce n'est point agreable de piloter un ar- rivant au milieu de I'ocean parisien ; il veut tout voir, tout connaitre en quelques jours; il se leve a quatre heures du matin, commence ses excursions des Taurore, et 38 FLANERIE PARISIENNE vous adresse tout d'abord cette indiscrete demande : — Menez-moi done a Mabille I Puis, il faut lui fournir le tailleur, le bottier, le gantier, le cbemisier ; arreter les prix, debattre ses inlerets, servir de tuteur et de commissionnaire ; il n'acheterait pas un cigare sans votre assistance. La lettre de lecommandation est unc in- vention funeste. Je fus a la disposition de M. Smitb aulant que le permettaient mes occupations; cha- cun de mes instants lui etait consacre. II etait conlinuellement fourre cbez moi, ma maison etait son auberge, mes domes- I tiques ses gens, mon clieval sa monture. | II usait sans scrupule d'une bospitalite • offerte de bon coeur, et j'admiiais la sim- ( plicite avec laquelle il considerait mon foyer ' comme le sien. — Yoila bien, me disais-je, rhommo pri- AUX ETATS-UNIS 39 milif et franc, ne tenant aucun compte du mesquin esprit de convenance, fruit de notre prelendue civilisation ! Pas de restrictions, pas de fausse Iionte, pas de compliments et de grimaces ; il agit comme il voudrait me voir agir dans son habitation, au milieu de ses noirs serviteurs ! Comme c'est Jjiblique ! Le fait est que M. Smith avail le sans- gene d'uh patriarche. C'etait, du reste, un bien charmantgarcon , aimable, facile de caractere, ayanl de bonnes manieres dans son sans-facon, et dont le seul defaut saillant etait de parler anglais. II resta des mois entiers ; pendant ce temps je le promenai, je I'hebergeai, je I'amusai de mon mieux. — Yoila un Aniericain aux neuf dixiemes Francais, disais-je fierement en le presentant a ceux qui soutenaient que de notables diffe- rences existent entre nous et les citoyens des Etats-Unis. 40 FLANERIE PARISIENNE 11 temoigna subitement la volonte de par- tir, pretextant des affaires imprevues qui le rappelaient sans retard. 3e soupconne qu'il s'etait egare dans quel- que lansquenet trop ardent, et que ses rela- tions de Mabille avaient ete onereuses. Nous nous quittames en versant des larmes sinceres et en nous promettant de nous ecrire, ce que naturellement nous ne fimes jamais. Je pensais souvent a M. Smith, et, lors de mon voyage en Amerique, apres bien des mecomples et des desillusions, je me disais : — Je n'ai de ce cote aucun desappoinle- ment a craindre ; je le connais, je sais a fond ce qu'il est : retrempons-nous dans une na- ture syrapathique. Et je courus chez lui. II habitait une con- fortable maison dans I'ouest de la ville. — L'ouest est toujours le quarlier elegant. — * Un noir en livree grise m'ouvritla porte et AUX ETATS-UNIS 41 declara que M. Smith etait sorti. Je laissai mon nom. Deux jours apres, M. Smith envoya sa I carte a mon hotel. C'etait poli, mais j'avais droit a un empressement plus afFeclueux. Je retournai chez lui; le meme noir me declara qu'il n'y etait pas. Enfm nous nous joignimes. Je m'elan^ais les brasouverts, lorsque je fus arrete par un : — How do you do? local, accompagne d'une poignee de main a deboiter les arti- culations. M. Smith s'etait reamericanise !... je ne m'en apercus que trop a son attitude, a son langage, a sa facon d'etre. II aurait bien voulu m'avoir a diner, mais la cuisiniere etait malade ; il m'eut servi de guide dans la ville, mais il allait partirpour lacampagne; d'ailleurs, madame Smith n'e- laiipas remise de sa migraine, la fille ainee allait fairesa premiere communion et les den Is 42 FLANERIE PARISIENNE du plus jeune enfant commencaient a per- cer. Plus une foule d'excuses analogues ten- danta prouverque nous pourrions causer en nous rencontrant dans la rue, mais que le f seuil de la maison ne pouvait etre franchi, que la porta du sanctuaire etait fermee a un profane. Ce monsieur si froid, si rigide, si correc- tement cravate, etait-ce M. Smith? Bon Dieu !... Quand je parlai de Paris, il sourit d'un air de superiorite et de dedain ; quand je fis une modeste allusion a Mabille, le feu de r indignation et de la chastete brilla dans son regard. Enfin je m'enhardis a lui dire : — Cher ami, je vous ai donne mes four- nisseurs ; dans la precipitation du depart, il en est deux ou trois dont vous avez oublie de solder les comptes; comme je repondais de vous, j'ai paye; vous voudrez bien me rem- bourser les notes du tailleur, du bottier, du ganlier et du chemisier; j'ai les quittances. AUX ETATS-UNIS 43 — Qui voiis a charge cle prendre ce soin ? cle quel droit vous immiscez-vous dans mes afYaires?... Les insolents marchands qui se sont adresses a vous devaient m'ecrire ou allondre mon bon vouloir... H y a dans lout ceci un manque de confiance et de de- licatesse qui me blesse profondement... Je suis offense, monsieur, vivement offense... Mon credit est bien etabli, on sait ce que je vaux, la banque recherche mon papier, et pour punir en meme temps les marchands et vous, je ne rembourserai pas, vous vous arrangerez ensemble comme vous I'enten- i' drez ; ce sera la punition de votre inquali- fiable procede. En effet, M. Smith tint parole, saisit cette occasion de rompre et de se debarrasser de moi ; il declara haulement qu'il avail des su- jets de plainte, et il evita ainsi de payer ses dettes, y compris celle de I'hospitalite. Je n'avais que ceaue je meritais. Je croyais 44 FLANERIE PARISIENNE retrouver mon Americain chez lui, tel qu'il etail a Paris, cette erreur voulait une lecon ; lalecon m'a merveilleusement servi. mes chers compatriotes ! ne jugez pas f les habitants des Etats-Unis d'apres le speci- men que Yous rencontrez sur les grands clie- mins , a la table des ineilleurs restaurants et dans les salons ou ils s'introduisent avec empressement. Vous seriez induits dans une erreur pernicieuse et vous eprouveriez un notable desappointement en comparant le fond de la marchandise a rechanlillon. Plus d'un motif concourt a entretenir des illusions tres-favorables a ceux qui en sont I'objet. D'abord, il faut le dire, il n'y a guere que I'elite de la societe qui se permette les ex- cursions transatlantiques, et la bonne com- pagnie est a peu pres semblable partout. I.e voyage est tres-cber, la classe elevee peut seule se passer une aussi couteuse fan- AUX ETATS-UNIS 45 taisie, ce qui nous donne la chance a peu pres cerlaine de ne voir que les gens comme il faut. Singulier contraste ! Tandisqueles enfants de noire sol s'expatrient douloureusement pour aller cbercher la fortune au nouveau monde, les Americains viennent chez nous depenser le superflu de leur argent. Nous leur envoyons nos pauvres, ils nous expedient leurs plus riches citoyens, et cependant, — voyez comme ils sont entendus en affaires ! — c'est encore eux qui gagnent au change ! Ceux que nous rencontrons sont done dans les meilleures conditions de bien-etre, d'education, d'habitudes; une qualite qui parait etre propre a la nation entiere con- tribue a lesfaire paraitre parfaits a nos yeux : c'est leur merveilleux esprit d'imitation. Dans le cours de leurs voyages, les Ame- ricains deviennent successivement Francais, Italiens, AUemands, Russes, Turcs ou Chi- 46 FLANERIE PARISIENNE nois, suivant la contrce ou ils resident ; ils s'assimilent facilement les moeurs, les usa- ges, jusqu'aux prejuges des peuples au mi- lieu desquels ils vivent, quitte a redevcnir des Americains accomplis aussitot qu'ils re- tournent chez eux. Cette propriete particuliere, resultant peut- etre de I'habitude des voyages, de la fre- quence des changemenls de domicile, du vague instinct de locomotion qui les pousse a n'etre bien que la ou ils ne sont pas, cliarme les nationaux enchantes de trouver semblables a eux des gens qui vienncnt de si loin. Comment done ! ils ccorclient le francais, ils portent des gants paille , ils dansent la redowa I Mais ce sont des gens accomplis ! . . . II est quantite de salons ou, fort severe d'habitude pour les admissions, on accueille legerement lesetrangers. Tel Francais, hono- rable a tous egards , ne pourra etre recu ; AUX ^TATS-UNIS 47 mais la porte est ouverte a deux baltants a celui qui iie le vaut pas, s'il est Americain, Toscan ou Polonais. L'engouement pour ce qui vient de loin ne s'arrete pas aux potiches, il s'etend aux personnes. La predisposition etant bonne et s'appli- quant a des gens convenables a lous egards, on juge avec raison sous un jour favorable les habitants de TUnion qui sejournent a 1 Paris. Le desenchantement commence quand on ■va leur rendre poliment la visite qu'on a recue . Souples, malleables, indulgentsau milieu de i>otre civilisation facile , on les trouve cliez eux hautains, intolerants, enletes dans leur individual isme. lis oublient nos prin- cipes aussi promptement qu'ils les ont ap- pris ; leur conscience ne subit plus que les lois de la morale qui leur est propre, et il |Semble en realite qu'ils peuvent avoir dans 48 FLANERIE#PARISIENNE leur probite deux poids et deux mesures em- ployes suivant le cole de la mer ou leur pied est pose. Certainement M. Smith est une exception outree , — il faut charger les couleurs pour faire ressortir les ombres d'un tableau , — mais enfm , quoique tous les Americains ne refusent pas de payer leurs dettes et ne se montrent pas grossierement impolis, il faut avouer qu'on ne les retrouve pas chez eux tels qu'ils se montrent chez nous. L'air natal les transforme et leur rend la roideur nationale ; ils reprennent, en appa- rence au moins, le respect des petitesses, des categories, des sectes ; ils redeviennent in- tolerants et trop adroits. Chez nous, ils font facilement de nou- velles connaissances et s'introduisent ou I'on veut bien les admettre. Chez eux, leur porle est niuree, et rencontrassent-ils cinquante fois de suite la meme personne dans les sa- AUX ETATS-UNIS 49 Ions, ils ne lui adressent pas la parole avant la presentation reguliere. Chez nous, ils sont joyeux, gaillards, in- dulgents. Chez eux, ils affichent la rigidite, la continence, la ferveur rehgieuse. Chez nous, ils sortent volonliers, semelent a tous les plaisirs , prennent leur part des : bals et des fetes dont ils comprennent Tin- nocence. Chez eux, ilsprononcentTanatheme contre les moeurs legeres de I'Europe, et demeurent au logis a s'ennuyer vertueuse- ment. Chez nous, enfin, ils nous ressemblent, et chez eux, ils redeviennent eux-memes ; ce qui suffit pour determiner les plus notables dif- ferences. II n'y a qu'un pays oii les Americains ne se plaisent pas, c'est I'Angleterre ; il est vrai de dire qu'ils y sont generalement peu ai- mes. Nous avons pense longtemps que cette antipathic mutuelle provenait d'un vieil an- 4 50 FLANERIE PARISIENNE tagonisme national, que les citoyens des Etats-Unis haissaient leurs anciens tyrans , que les Anglais detestaient ceux qu'ils re- gardent comme des esclaves revoltes. Nous etions dans I'erreur; le dissentimqnt provient d'une cause plus judicieuse et plus humaine : ils se connaissent, ils se ressem- blent, ils s'apprecient. L'Anglais salt que ses franches qualites n'existent pas et que ses * defauts sont exageres en Amerique : il me- prise ; — le Yankee considere toujours les sujets de la Grande-Bretagne comme des aines favorises par le sort : il jalouse. Peut-on souffrir un frere lorsque le droit d'ainesse lui a donne la plus belle part de riieritage? Quelle famille regardc sans de- dain les branches degenerees qui etendent au loin leurs rameaux? Voila la seule, la veri- table cause de I'antagonisme qui divise les deux peuples et qui, loin de s'affaiblir, s'ac- croitra avec le temps. AUX ETATS-UNIS 31 Dans leur esprit d'envahissement, les I Americains s'imagineraient de conquerir la Grande-Brelagne pour Tannexer a leurs pos- sessions, sous pretexte qu'ils sont les plus vieux, les veritables el les seuls possesseurs de la nationalite britannique, que cette pre- tention n'aurait rien qui dut nous elonner. En y regardant de pres, on s'aper^oit que les Americains ne sont rien autre chose que des Anglais a la septieme puissance ; des An- I glais de I'autre siecle, armes d'un formidable ' melange de civilisation raffmee et barbare. Tout est identique : le langage qu'ils pre- tendent parler plus purement qu'a Londres; la structure des petites maisons habitees par une seule famille ; les ustensiles de menage, depuis le lit a baldaquin jusqu'a la poi- vriere en tourelle gothique; I'aspect des physionomies rosees sur lesquelles les fem- mes bouclent de blonds cheveux et les ^1 hommes roulent des favoris roux ; la mede- 52 FLANERIE PARISIENNE cine equestrement energique ; la piete entee sur iin puritanisme farouche ; le cant enfin, le cant qui regie les pas, les demarches, les sourires , les plus grandes decisions comme les moins imporlantes demarches. Quoi de moins etonnant d'ailleurs, ce sont des fils, ou tout au moins des petits- fils d'Albion ; ils descendent des emigrants, ils viennent en ligne directe de la meme race, ils ont du conserver les traits caracteris- tiques de la famille de leurs peres avec d'au- tant plus de soin que, loin de la mere patrie, la tradition se transmet de generation en ge- neration sans que les innovations viennent en alterer la purete. Fidelite touchante, illusion dont se ber- cent les exiles lorsque, dans les contrees lointaines, ils implantent les coutumes qui rappellent les senteurs de leur pays. Mais les Americains n'en sont pas moins des Anglais exageres. Si vous le leur diles, AUX ETATS-UNIS ^3 ; ilsse mettront en fureur, s'ecrieront quevous leur faites injure et protesteront que vous n'y entendez rien. Mais si les iies Britan- niques venaient a disparaitre dans un grand cataclysme, englouties par la mer qui les en- loure, les Americains s'ecrieraient aussitot : — Les Anglais, c'est nous! D'autant plus que ce serait un excellent pretexle pour s'emparer du CQnimerce des Indes, et qu'ils resteraient toujours bien assez Americains pour ne pas oublier leurs i petils interets. N'essayez done pas de juger les Ameri- cains d'apres Telegant specimen que vous avez vu au bal, a Tavant-scene des theatres, aux courses de chevaux. lis etaient deguises. I Pour les connaitre, il faut alter les etu- dier chez eux. Et le voyage n'a rien d'assez agreable pour que nous puissions vous donner conscien- cieusement le conseil de Tentreprendre. LES NOIRS ET L'ESCLAVAGE Dieu nous preserve d'intervenir dans la grande querelle qui divise le Nord et le Sud, de prendre parti pour les abolilionnistes ou pour les partisans de Tesclavage, de trancher a coups de plume une question que les meil- leurs esprils n'ont encore pu resoudre, et qui se decidera un jour a coups de fusil. Nous ne nous sommes permis d'exami- ner ce grave objet qu'au point de vue pit- ioresque. Noire education, nos principes liberaux , nos babitudes d'egalite euro- 66 FLANERIE PARISIENNE peenne, nous^ont considerer la race noire a Tegal des autres; nous sommes fier de compter parmi nos amis des hommes de couleur, qui ont ete nos compagnons d'e- tudes, nos camarades et nos emules dans les carrieres serieuses de la vie ; nous ne tenons aucun compte de la couleur de Fepi- derme, et nous declarons bien haut que les ames les plus noires que nous ayons trou- vees sur notre chemin, etaient cachees sous des peaux d'une blanclieur immaculee.'^ Ceci pose, pour qu'on ne nous accuse ni de passion, ni de prejuge , ni de parti pris, nous entrerons plus bardiment en maliere. Dans les Etats du iNord , I'esclavage n'existe pas; dans les Etats du Sud, il est etabli et forme une partie importante de la fortune publique. II s'agit d'examiner la situation des noirs dans ces deux divisions geograpbiques. - Les discours des abolitionnistes, les es- AUX ETATS-UNIS 57 tampes etalees cliez les marchands d'images, les romans pliilanthropiques et les recits pa- Ihetiques de ceuxqui n'ont rien vu, nousre- presentent le negre coiirbe sous le fouet du commandeur, sans pain,, sans vetemenls, surcharge de travail, succombantaux plus horribles tortures. C'est bien dramatique, mais peu vrai. Hormis ce fait contraire aux lois de la nature et de la civilisation : I'esclavage, et surtout Tesclavage liereditaire , nous esti- mons que les noirs du Sud sont plus heu- reux , materiellement parlant , que nos po- pulations agricoles ou manufacturieres. lis vivent mieux, ils travaillent moins, ils jouis- sent d'un bien-elre qu'ignore le paysan des Vosges et de la Sologne. Quant a ceux qui sont attaches au service interieur des habi- tations, ils sont absolument dans la condi- tion des domestiques europeens, si ce n'est que changeant moins souvent de maitres, iis 58 FLANERIE PARISIENNE sont mieux traites et plus attaches, et qu'ils finissent presque toujours par etre conside- res, et par se regarder eux-memes comme etant de la famille. Un grand nombre d'en- tre eux refuseraient un affranchissement qui entrainerait la misere ou la necessite d'un plus rude travail. Je faisais a un planteur cette juste obser- vation, que tons les maitres ne sont pas egalement bons ; qu'il en est sans doute qui negligent leurs esclaves, les surchargent ou- tre mesure, ne leur donnent pas le neces- saire, et qu'il est affreux, en definitive, qu'un etre humain soit soumis ainsi au ca- price ou au bon vouloir d'autrui. — Vous n'y comprenez rien , me repon- dU-il ; quand bien meme I'usage, qui gou- verne tout, ne nous astreindrait pas, si nous manquions de sentiments humains, notre interet bien entendu nous porlerait a trai- ter doucement nos esclaves ! . . . Considerons- AUX ETATS-UNIS 59 les un instant au point de vue de la chose, et laissons de cote les considerations mora- les, qui, pour nous, croyez-le bien , sont cependant de quelque poids. Quand, en Europe, vous avez un cheval de prix dans votre ecurie, un cheval que vous avez achete cinq ou six mille francs, le surchargez-vous de travail , exposez-vous sa sante , lui refu- sez-vous sa provende?... Non, n'est-ce pa's? On le soigne, on le menage, on ne hasarde pas la perle de son capital. Eh bien, cha- que negre represente pour nous une valeur plus forte; un esclave vaut au moins six mille francs , et dans nos patrimoines , le nombre des noirs compte pour beaucoup. La nature de nos fortunes exige done impe- rieusement que nous assurions leur con- servation par tons les soins que 1' hygiene et le regime indiquent, et I'esprit de propriete determine a bien trailer les esclaves ceux que rimmanite seule n'y porterait pas. CO FLANERIE PARISIENNE Ce raisonnement me convainquit, parce qu'il est d'lin positivisme tout americain. • Dans le Siid, ou Tesclavage domine, on comprend a la rigueur que la race noire soit en dehors des relations et des habitudes so- ciales; mais ce qui nous a desagreablement frappe, c'est que l,e Nord, abolitiortnisle forcene, ait des prejuges invincibles, et que tout homme de couleur y soit la victime d'un ostracisme incomprehensible pour nous. On ne saurait s'imaginer I'horreur pro^ fonde , le mepris mele de degout que tout homme de couleur inspire aux Americains. Non-seulement on ne les voit pas, on ne les admet pas chez soi, on ne leur louche pas la main et on leur rend a peine le salut quand on a avec eux quelque relation forcee par les affaires , mais encore ils sont tout a fait en dehors de Texislence publiaue, celle que Ton mene pour son argent/ Ainsi, dans les theatres, on ne leur delivre pas des bil- AUX I^TATS-UNIS 61 lets pour les memes places que les blancs, ils ont une galerie apart, ou on les trouve tous reunis. Ils ne peuvent aller dans les hotels oil descendent les blancs, ils ont des auberges particulieres ; il leur est interdit de se faire voiturer en chemin de fer, de navi- guer par la vapeur avec le dernier manant qui pretend que son teint pain d'epice est sans melange. La mort meme ne les reha- bilite pas; ils ont un cimetiere separe!... Et les Americains pretendraient que le bon Dieu a prepare pour eux un paradis et un enfer, afin que la classification puisse encore avoir lieu dans Tautre monde , que je n'en serais pas etonne. Tout ceci se passe, iie vous y trompez pas, dans TAmerique du Nord , la ou depuis longtemps on ne connait plus I'esclavage et ou Ton s'impatiente de ne pas le voir abo- lir chez le voisin. Positivement , quand un homme de couleur le merite, il jouit de 62 FLANERIE PARISIENNE plus de consideralion dans le pays oii ses semblables portent des chaines que dans celui oil Von proclame Tindependance vo- lontaire ou forcee et ou Ton se targue de ne plus avoir d'hommes asservis. II y a des hommes de couleur fort riches , qui ont recu une excellenle education en Eu- rope et qui y ont longtemps vecu. Des qu'ils reviennent chez eux, le prejuge les frappe... et ils n'emigrent pas, et ils ne vont pas por- ter au loin leurs richesses, leurs lumieres, leur civilisation ! D'autres hommes de couleur sont beau- coup plus blancs que les Espagnols ou meme qu'un simple Marseillais;. ils ont quatre goultes de sang noir dans les veines, cela suffit pour les faire meltre a I'index... etils n'emigrent pas ! II y a des families tout entieres, honora- bles par leur position, par leurs vertus, d'une independance entiere, qui se voient repous- AUX ETATS-UNIS 63 sees parce que qiielque aieul a commis ce qu'onappelle line mesalliance... etelles n'e- migrent pas ! Quand, indigne de I'exageration imperti- nente de ces prejuges, nous disions avoir en France des amis bien chers appartenant a la race proscribe, que nous leur serrons la main, que nous les faisons asseoir a notre table, que nous nous montrons avee eux en public, que nous leur donnons le bras a la promenade, que nous les estimons et les honorons a I'egal de qui que ce soit, on nous regardait avec etonnement, puis avec defiance, onexa- minaitnosongles, cherchant a decouvrirdans leurs contours des nuances revelatrices indi- quant que nous avionsquelque alliance eloi- gnee avec la race de couleur. Et une fois bien persuade que nous elions irreprochablement blanc,on n'y comprenaitplus rien du tout : le cote moral de la question n'a aucun sens la-bas . Un homme de couleur, fut-il parfaitement 64 FLANERIE PARISIENNE eleve, n*en est pas moins un noir et, a ce li- tre, frappe de reprobation. Pour s'excuser, les Americains disent, il est vrai, que tout negre est inintelligent, qu'il manque de sentiments, qu'il a des ca- ses vides. dans la tete et dans le coeur. lis donnent comme preuve a I'appui rabjection supportee sans murmure; de I'etat de choses existant, ils inferent que tout est pour le mieux, que rien ne saurait etre ameliore. Une assertion positive n'est pas une preuve donnee a la suite d'une discussion et de rai- sonnements convaincants ; et surtout, nous devons le dire , cette assertion parait etre denuee de toute verite. Les hegres sont d'un caractere franc, gai et industrieux ; ils ont une aptitude particu- liere pour les arts d'imagination, ils excel- lent dans la musique et dans tous les travaux de reproduction ; leur politesse empres- see, leur urbanite joviale est remarquable, AUX ETATS-UNIS 6» surtout au milieu de la population a la fois sans gene»et guindee dans laquelle ils ont ete transportes ; tons, presque sans exception, savent au moinslire, ecrire et calculer ; car les enfants suivent assidument les cours des ecoles publiques et ils profitenl a merveille des Icgons qui y sont donnecs. Les Ameri- cains eux-memes proclament que les negres sont superieurs aux Irlandais et a la plupart des emigrants de la classe inferieure. lis les emploient vol on tiers aux travaux domesti- ques et leur confient le soin de leurs mai- sons. Dire qu'une population chez laquelle on rencontre des qualites essentielles, telles que I'intelligence et la bonne foi, n'est pas capa- ble de prendre une place reguliere dans la societe et de se mettre au niveau general, c'estnier une verite evidente, c'est s'enteter, sans conviction, a affirmer une faussete sur laquelle s'etaye un prejuge interesse. 60 FLANERIE PARISIENNE 11 faudrait comniencer par relev.er les noirs a leurs propres yeux ; leur faire com- prendre que leur part au soleil et a la liberie est egalc a celle des autres humains; leur accorder les droits generaux de la civilisa- tion, etbientot, sans aucun doute, ils egale- raient au moins les fiers cgalitaires qui ne veulent pas deplacer le pied pose sur leurs tetes crepues. Loin de tenter ce moyen que le simple bon sens indique et que couronnerait sans doute le succes, leprejuge va assez loin pour inculquer dans les esprits jeunes et sans pre- ventions des sentiments de repulsion et de crainte personnelle; ainsi, celui qui hante- rait un noir, qui afficberait des relations avec lui, serait tare dans Topinion ct desho- nore aux yeux de ses egaux; il accepterait, par le fait de son independance, une partdu mepris dont est couverte la race proscrite. II faut avoir vecu aux colonies pour AUX ETATS-UNIS 67 coFiiprendre a quel point ces sentiments anti-liumanilaires sont profondemcnt graves dans lous les esprits. On a pleure sur Ics malheuis de I'oncle Tom ; mais si I'oncle Tom etait venu s'elablir dans la Pensylvanie, dans le Massacluissels, dansjc New-Jersey, il n'aiirait jamais franchi rantichambre de ccux qui out verse les plus sinceres larmes en lisant le recii invraisemblable de ses mal- heurs. Enfin les abolitionnistes forcenes, — il y en a qui poussent I'entbousiasme jusqu'aux violences, aux voies de fait, aux illegaliles les plus crianles, — ne sontni plus tolerants, ni moJns reserves que le reste de leurs con- citoyens a I'egard des relations permises avec les hommes de couleur; ils vculent bien les affranchir, mais ne jamais leur adresser la parole ; ils combattent pour un principe, el non pour la guerison d'un prejuge, ei je suis ^ convaincu qu'ils renonceraient a icules leurs 08 Fr.ANERIE PARISIENNE idees de liberie, si le resultat devait eMre de. placer les noirs sur la meme ligne qn'eiix. Conciliez, si vous le pouvez, ces contra- dictions ; nous y avons renonce depuis long- temps; elles sont frequenles aux-Etats-Unis, on Ics rencontre a chaque pas, il faut s'y faire, les accepter sans chercher a remonter a leur origine, qui n'a pas de raison d'etre et qui semble le resultat du cap^ ice, de I'insla- bili^e. si ce n'est du defaut complet de cor- relation entre les lois et les moeurs. On trouve ces contradictions dans les institutions aussi bien que dans les usages; elles ne choquent pas les indigenes, qui sont accoutumes a des facons Ifichees, primesautieres et decousues; mais elles demonlent I'bomme de la vieille Europe, qui pretend reflecbir et se rendre compte de ce qu'il voit. II parait invraisemblable que Tesclave ait moins d'bumiliations et plus de bien-etre qu'un noir libre; c'est ce qui ressort cepen- AUX ETATS-UMS 69 dant aux yeux les plus prevenus. Dans la servitude, ils trouvent cette espece de patro- nage accorde jadis aux esclaves remains; ils font partie de la famille ; ils ne forment pas seulement une portion de la richesse, ils s'incarnent a la maison, y trouvent I'appui et les ressources dans lous les ages de la vie. Un grand nombre d'entre eux refuseraient la liberie. Les hommes de couleur, au contraire, ont tous les soucis reserves aux humains : il^ doivent se creer une industrie, pourvoir a leurs besoins, subvenir a ceux de leur famille, et ils ne sont pas dedommages des angoisses causees par la lutle qu'engendre lout etat social ; qu'ils aienl du mente, qu'ils rendent des services, qu'ils s'elevent au-dessus de tous par le savoir et le succes, ils n'en restent pas moins dans 1 'abjection. Ah ! nous ne voulons pas defendre le principe de I'esciavage, qui repugne aux 70 FLANERIE PAIllSIENNE idees morales de notrc epoque, aux prin- cipes que nous sucons avec le lait ; mais., plus que cette tradition barbare, nous blamons la coutume hypocrite qui accorde une fausse liberie plus humiliante, plus restrictive que I'asservissement des castes lyrannisees dont on conserve la memoire. Ces fiers republi- cains ont cree au milieu d'eux un centre d'ilotes auxq.uels les portes de la societe ne sauraient etre ouvertes ; ils leur monlrent les avantages de Findependance pour les leur refuser ensuite ; ils disent : — Vous eles libres, ne demandez ricn au dela, et retirez-vous de ma presence, car vous m'etes inferieur et vous me repugnez. La est la barbaric, le manque d'huma- nite... et de logique; car enfm les gens du Sud sont consequents avfec eux-memcs en retenant dans des limites rigoureuses les affranchis, les descendants de leurs esclaves ; ce sont des seigneurs feodaux qui maintien- AUX ETATS-UNIS 71 nent leurs droits et ne laissent pas ignorer auxvilains qu'ils sont taillables et corveables a merci. Mais les habitants du Nord, qui veulent rabolitioii, qui feront la guerre au Sud pour I'obtenir, et qui, une fois qu'il n'y aura plus d'esclaves, n'en continuerorit pas nioins a trailer tous les noirs comme des negres!... Yoici ce qui est choquant, ren- versant et inexplicable, a rnoins qu'on ne recherche les motifs de cetle contradiction dans les plus machiaveliques ressorts de I'in- leret prive. Peut-etre trouverait-on bien, en fouillant, ce grand moteur des Yankees ! DE LA GALANTERIE Je suis profondement humilie; le rouge me monte au front; je ne sais ou me cacher I Sur la foi des traditions, j'avais cm jus- qu'a present que le peuple francais elait le peuple le plus galant du monde ; tout en- courageait cette conviction; les chansons, les romances, la bonne opinion que nous avons generalement de nous-memes, et I'er- reur des populations elrangeres qui, par ha- bitude, disent : Galant comme un Francais. J'avais bien remarque, depuis assez grand 74 FLANERIE PAIUSIENNE nombre d'annees, que Ton porle nioins d'in- teret aux femmes qu'aux chevaux, qu'on s'inquiele moins des affaires de coeur que des speculations de chemln de fer; que dans un salon les hommes font bande a part, laissant les femmes s'amuser entre elles comme elles Tentendent, et que generale- ment les femmes dignes d'amoiir et de res- pect sont celles dont on s'occupe le moins. J'atlribuais ce travers aux niauvaises ha- bitudes que donnent le cercle, le club, le cigare, la bourse et la politique. J'etais con- vaincu que nous reviendrions bientut aux chevaleresques coutumesqui ont illustre nos peres, et je me consolais en pensant que si nous etions mal, les autres nations devaient (^Ire encore bien pis. Erreur 1 erreur profonde dont la guerison m'a foudroye de honte et d'etonnement ! La galanterie n'est pas morte ; elle a deserte I'Europe, elle a fui, elle s'est refugiee aux AUX ETATS-UNIS 73 Etats-Unis. Nos habitudes de palcfreniers, nos preferences de caporaux lui faisaient hon(e ; elle est venue s'etablir dans un pays oil il n'y a ni sport, ni armee. Quelle marque de jugement ! Je le proclame, c'est en Amerique que j'ai vu generalement etablie la galanterie vraie, pleine de spontaneite et de desinte- ressement. La on respecte la femme pour elle- m erne, parce qu'elle est femme, parce qu'elle est faible, parce qu'elle est — ou sera — la mere d'un citoyen. Si une bonne chose pouvait etre portee a Textreme, je dirais que les droits altribuesau beau sexe sont pousses jusqu'a I'exageration. Les fenimes connaissent leur pouvoir, elles en abusent comme font les tyrans qui savent qu'il n'existe pas de limites a leur puissance. Les homnies montrent une pa- tience sans borncs ; ils font preuve d'une deference inimaginable, Les femmes peu- 76 FLA.NERIE PAKiSlENNE vent lout exiger, sures d'etre immediate- ment obeies. Pendant I'ete, il y a une sorte d'existence commune; il fait beaucoup trop chaud pour rester chez soi ; cbacun voyage. On peut dire alors sans exageration que TAmenque entiere est sur les grandes routes : les steam- boats sont pleins , il n'y a pas de place dans les convois de chemins de fer; il faut de hautes protections pour obtenir une chambre a Newport, a Saratoga, a West-Point, ou dans toute autre ville de plaisir ou les habitants des Etats-Unis sont censes s'amuser. Durant ces excursions on juge mieux que partout ailleurs a quel point il existe une galanterie veritable, et conibien les femmes rencontrent partout une deference empres- see. EUes arrivent tard, toutes les places sont occupees dans les wagons; vingt gentle- men se levent aussilot au risque de rester de- bout, ou nicme de manquer le depart; elles AUX ETATS-UNIS 77 s'asseyent tranquillemcnt sans memc dire : — Merci ! Le moindre signe de gratitude est superflu a regard des hommes. Leur exigeance va plus loin : si elles ne se trouvent pas bien, elles font deplacer suc- cessivement deux, trois, six personfies, qui, au premier regard, abandonnent sans mur- niurer un siege soigneusement choisi. Cette manoeuvre leur sert parfois a troii- ver un petit coin pour un frere, un parent, un ami, qui sans elles n'aurait pu se caser, et qu'elles installent commodement sous le venerable pretexte de leur propre bien-etre. Aussi peut-on remarquer que le role de cavalier servant qui, en Europe, est la source de mille embarras, oflfre en Amerique une foule de petits avanlages. L'homme passe a I'abri de celle qu'il accompagne ; le pavilion couvre la marcbandise. Certaines femmes, nous le repetons, abu- 78 FLANERIE PARISIENNE sent etrangement dc I'obeissance qui est de- venue una loi a leur egard. Elles deplacent inulilemenl les gens, elles interrompent les conversations, elles se font un jeu de I'im- poiiianiteet prennent plaisira deranger suc- cessivement ceux dont I'exterieur ou les ma- nieres allirentleur attention. Mais il faut se hater d'ajouter que ce ne sont jamais les personncs de la bonne compagnie qui agis- sent ainsi ; cette outrecuidance de la faiblesse est le privilege de celles dont Texislence babi- tuelle s'ecoule dans une ferme ou dcrriere les rayons d'un comptoir. Du reste, tout est permis aux femnjes; elles sont sures que le premier venu est leur tres-humble serviteur; qu'en cas de besoin elles trouveront des champions et des defen- seurs; elles sont a I'abri des importunites, des outrages, nul n'oserait se le permettre/ Fortes de leur dignite, de leur verlu , de I'aureole que la niaternite ou Tinnocence a AUX ETATS-UNIS 79 enipreiiile surjeur front, elles ne redoulent pas de se hasarder an milieu de la foule, elles n'evitent pas le contact des etrangtrs, elles ne craignent pas, commc les Europeennes, ce qui est en dehors de leurs habitudes ou des limites de leur salon. Dans les occasions graves, le chevaleres- quef enthousiasme des Americains pour le beau sexe se inanifeste avec une energie dont nous n'avons aucune idee. Quand par hasard une jeune fille est se- duite, — ce cas est des plus rares; et la femnie mariee jamais! — le blame ne tombe pas sur la faible creature ; on la plaint, on la console, on cherche a lui faire oublier son malheur; tons les bras lui sont ouverts, chacLin lui prete appui; elle trouve plus d'arnis et de souticns qu'elle n'en avail avant sa faute. L'heureux amant de cette beaute voit, au ^ contraire, sa position perdue; les portes lui 80 FLANERIE PARISTRNNE sont fermees, on le redoute, on I'evite, on le connait comme un homme mechant et dan- gereux; il est marque d'un stigmale infame, comme si le fer du boiirreau I'avait louche, et nieme on I'estime beaucoup moins qu'un convict. La reprobation ne le frappe pas seulement dans la vie mondaine, elle le suit dant les affaires, dans sa profession, dans son avenir. II doit s'expatrier et fuir successivement les villes ou parvient le bruit de son histoire ; les annees s'ecoulent, ses cheveux blancbis- sent, la caducite I'afflige de ses desagreables inconvenients, il n'en est pas moins le se- ducteur effrene dont le contact gangrene I'un et I'autre sexe ; il meurt seul, isole, objet de I'horreur de tous, viclime de Cupi- don dans le carquois duquel il avail vole un seul trail. On con^oit , d'apres cet expose Ires-veri- table, que les bommes s'absliennent. Ce n'est AUX ETATS-UNIS 81 pas qu'ils soient verlueux : ils isont pru- dents. II y a desfats partout, nioins en Amerique que partout aiileurs; le role de Lovelace n'y est point tolere. Des qu'unindiscretse targue d'une bonne fortune, reelle ou supposce, il est assomme. Assornme est le mot textuel, il n'y en a pas d'autre. Dix, vingt, trenle jeunes gens s'assemblent et rouent de coups le vanlard ; ils le laissent sur la place ; ils brisent sur son dos plus de batons que les anciens chevaliers ne rompaient de lances en I'honneur des dames. La lecon est rude, sanglanle, quelquefois mortelle; et Ton rit toujours du battu ! Aussi les Americains sont fort retenus dans leurs discours; ils semblent de petits agneaux dont rien n'a tache la candour vir- ginale. Ce n'est pas, je pense, qu'ils n'aient bonne opinion d'eux-memes, mais il faut bien etre prudent. 6 82 FLANKRIE PARISIENXE Enfin,*si un honinie s'avisait d'insuller une femme, de I'afficher, de la compro- mettre, le pere ou les freres seraient parfai- tement fondes, en I'abordant dans un lieu public, de lui bruler la cervelle. Ce mode de combat est admis dans un pays oil le duel regulier a rarement lieu avec ses formal ites, ses ponderations, ses precautions meticu- leuses; le meurtrier devra sans doute subir un proces, mais le verdict du jury lui est in- failliblement favorable, I'opinion publique assure a Tavance I'acquittement du vengeur. Aussi les Americains sont fort reserves : ce n'est peut-etre pas 1 envie de folichonner qui leur manque ; mais comme ce sont des gens graves et senses, ils se montrent moins passionnes que prudents. Tout concourt a assurer la prelection de la femme ; les usages, les ma3urs et meme la loi qui aulorise la rechercbe de la pater- nite et qui en opere la constatation avec une AUX ETATS-UNIS 83 precipitation effrayante. Mais ce qui rend mieux encore la femme americaine invul- nerable, ce sont ses principes et reducalion qu'elle regoit. Le profond respect qu'elle a de sa propre dignite commando naturelle- ment le respect d'autrui. Les moeurs sont pures. Les preceptes re- ^us des le berceau inculquent a I'esprit une rigidite qui devient la sauvegarde et la pro- tection de toute la vie. Une jeune fille apprend qu'elle doit veil- ler sur elle-meme, qu'il est des limites qu'elle ne doit pas franchir; elle sait que si elle cesse de se garder elle-meme un seul moment , elle perdra son prestige et ne comptera plus parmi les blanches colombes qui dominent et tyrannisent la societe des Etats-Unis. Elles ont toutes une independance d'ac- tion, une liberte d' allures qui etonne I'etran- ■ger, et donne d'abord lieu aux plus singulieres 8f FLANERIE PARISIENNE conjectures. Elles vont et viennent seules, se font accompagner par des cavaliers de leur clioix , ont des relations en dehors de la famille, recoivent des gens que les pa- rents nc connaissent pas ; elles semblent, en un mot, maitresses de leurs mouvemenls et disposent a leur gre de la liberie infinie qui leur est accordee par I'usage. Elles ont une sorlc de coquetterie, — flirtation, — qui les force de s'afficher avec de jeunes ce- libataires. Et pendant tout ce temps-la, elles eludicnt scrupuleusement le mari qu'ellcs veulent cboisir, I'ami sur lequel elles pretendent appuyer le bonheur de leur vie. La raison les guide toujours, le sang- froid ne les abandonne jamais; calmes, impassibles au moment du danger, comme un vieux general^ au milieu du feu de Yen- nemi , elles dominent les situations hasar- deuses, ne subissent pas d'entrainement et AUX ETATS-UNIS 85 sorlenl triomphantes des epreuves que le coeur peut leur faire eprouver. Le jour ou ces jeunes filles si libres, si independantes, ont fait un clioix, se soiit donne un mailre , ont accepte un mari, les habitudes cliangent, la vie n'est plus la meme, elles deviennent aussi graves, aussi reservees que de vieilles mat rones ; a peine si elles quiltent le logis; tout au soin du menage, a Teducalion des enfants, elles ne sorlent plus du cercle trace par leurs nouveaux devoirs : ce sont des epouses de- vouees, des meres accomplies. La phase nouvelle de leur existence a ele comprise et acceplee aTavance, elles savent qu'elles ne doivcnt plus s'ecarter du miheu ou les en- ferme leur nouvel elat, leurs plaisirs se concentrent dans la famille ; le strict accom- phssement du devoir devient une con- stante pensee, et elles apporlent au foyer domestique , en meme temps que la joie et 86 FLA.NERIE PAIUSIEXNE le bien-etre, la raisoii, la solidite de juge- ment que leur ont donne le froltement du monde et la liberie dont elles ont use. Et les generations qui se succedent, ele- vees par des meres qui elles-niemes ont su elre fiUes et epouses irreprochables, conser- vent les meines traditions, les memes habi- tudes , et donnent une apparence d'unifor- mile au caractere special de la feriime. Bonnes menageres par excellence , parce qu'on les initio au logis a tons les details do- mestiques, elles ont des talents d'agrement, et, en outre , une education plus forte , plus variee, plus complete que celle des hommes. Cette apparente anomalie resulte de la constitution generate de la societe ameri- caine. Tout homme est specialement destine a gagner de I'argent; on le berce de cette idee ; a quatorze ans, a quinze ans au plus AUX ETATS-UNIS 87 tard, on interrompt ses etudes , on le met dans un bureau, dans un magasin ; il a des appointements , il est a sa charge, il fait va- loir ses economies, il devient un negociant habile , — et demeure un homme mal eleve. Les femmes sont longtemps a I'ecole; c'est une distraction dans ce pays ou iuer le temps est une oeuvre difficile. Elles parlent des langues etrangeres, elles jouent, helas ! du piano , elles ont une solidite d'instruc- tion fort remarquable et de beaucoup supe- rieure a celle des jeunes Europeennes qui sorlent des meilleurs pensionnats de Paris et de Londres, quand elles savent Torlho- graphe, les quatre regies, un peu d'histoire el beaucoup de coqueiterie. L'esprit inaulte de I'epoux se racornit encore par I'avidite du gain , par Tapre chasse aux dollars ; I'imagination de sa femme , epuree par Tetude , habituee aux 88 FLANERIE PARISIENNE nobles speculations de rintelligence, s'agran- dit dans I'exercice de la domination inte- rieureelparlaconstanle application des prin- cipes qui illuslrent les vertueuses matrones entierement consacrce^ au bonheur de la famille. , Les Americains sont bons maris, dit-on, et fort sou mis a leurs femmes. Le motif en est tout naturel : ils puisent aupres d'elles leurs meilleures inspirations, ils sonteblouis par la puissance intellectuelle, ils respectent autant qu'ils aiment la compagne qu'ils ont choisie ; ils ne se sentent plus les maitres une fois qu'ils ont passe le seuil du logis. En un mot, ils se savent inferieurs a leur epouse, ils se Tavouent tout bas; la est tout le secret de leur attitude. Du respect quinspirent les femmes, de I'admiration qu'elles commandent est nee cette galanterie devouee qu'on trouve dans tous les rangs, dans tons les etats ; elle est AUX ETATS-UNIS 89 basee, non sur I'attrait profane qui nous attire pres du beau sexe, mais sur des senti- ments serieux, graves, se rattachant a la vie morale, a la constitution de la famille. Dans ce pays nouveau, oii I'honnetete des relations generales n'est pas encore solide- ment etablie, il est une institution, sur les larges bases delaquelle toutvient s'appuyer : le mariage, les devoirs de la famille qu'il entraine, lorsqu'il est bien compris. Et les femmes, convaincues de la beaute de leur role, de la grandeur de leur mission, se mettent a la hauteur de la lache qui leur est devolue. Que les femmes du vieux monde adoptent les habitudes des Americaines , qu'elles ornent autant leur esprit, qu'elles se sou- meltent aux memes travaux, qu'elles accom- plissent leur devoir avec autant de perseve- rance et d'abnegalion, et bientot nous ver- rons renaitre le respect, les soins, les alien- 90 1 LANERIE PAlilSIENNE tions dont on doit entourer le sexe le plus faible, et nous ne serons plus force d'avouer qu'il faut traverser I'Oeean pour trouver la galanterie honnete et bien entendue. FLIRTATION On prononce fleutechione. Cela ne doit pas vous etonner, pour peu que vous ayez la moindre notion de la langue anglaise. Cet idiome, dont le but final parait etre le con- tre-sens, ne comporte qu'une enonciation vocale diametral e men t opposee a la valeur des lettres dont se composent les mots ; si vous voulez prononcer juste, dites le con- traire de ce que vous voyez ecrit.^-Un des plus serieux reproches que j'adresse aux Americains, c'est de n'avoir pas profite de 92 FLANERIE PARISIENNE leur victoire, dans les guerres de Tinde- pendance, pour secouer le jougdu langage, comme ils firenl de la doniinalion politique de la perfide Albion; — de nieme qu'ils ont choisi un drapeau a eux, ils auraicnl dii prendre un idiome qui leur fut propre ; peu importe lequell... Au moins ce n'aurait pas ele I'anglais. ^ La flirtalion est aussi difficile a expliqucr qu'a prononcer ; il n'y a cliez nous rien qui y ressemble, et comme la chose elle-meme n'existe pas, le mot manque. Taclions cependant de vous faire saisir ce galant episode de I'existence americaine; mais n'allez pas y altaclier plus de malice que nous n'en mettons en ecrivant. Evidem- ment c'est la galanterie la plus pure et la plus etheree; le monde immaleriel en peul faire usage sans ternir ses blanches ailes . Mademoi- selle de Scudery n'eut rien trouve de mieux. En apparence, la flirtalion tient de I'a- AUX ETATS-UNIS 93 mour le plus ose, de I'assiduite portee aux dernieres limit.es, des rapports les plus in- tiines, des soins les plus significalifs. En realite, c'est un innocent enfantillage auquel lesprincipaux acteurs n'attachent eux-memes nulle importance, et qui ne produit pas plus d'impression dans I'opinion du monde que dans le coeur des faux amants qui singent dans la passion ce qu'elle a de superficiel. Un jeune homme et une jeune fille se rencontrent, se connaissent. II y a affinite d'esprit, d'education, de principes. La jeune fil'e engage le jeune homme a lui rendre visite ; elle I'invile a prendre le the, elle le presenle ou ne le presente pas a ses parents, suivant qu'ils se trouvent ou non au logis, — pen importe ; — miss Smith a le droit d'avoir ses relations a elle, sans que papa ou maman y voient rien. Yoila la flirtation liee ; elle n'a plus qu'a suivre son cours. 94 FI.ANERIE PARISIKNNE Pas (le reves agites, pas de tendres sou- pirs, pas de prevision d'avenir! Tout est calme, uni, insapide comme un conte de Berquin. Un Francais, apres de pareils prelimi- naires, mettrait son chapeau sur le coin de roreille, friserait sa moustache et, ayant I'air de faire une confidence, il crieraita I'oreiile de ses amis de maniere a etre entendu de tous les passants : - — J'ai fait une femme charmante ! Un Americain n'a pas la moindre illu- sion ; il sait la valeur positive djs choses et ne se croit pas un seducteur emerite parce que ses soins sont poliment accueillis. II continue son commerce, ses affaires, ses etudes, et ne se permet la galanterie que dans les^instants de loisir. On appelle beau tout jeune horn me qui se livre a la flirtation, fiit-il laid comme le diable. C'est un nom generique. — Le AUX ETATS UNIS 1)5 beau en possession d'emploi envoie des bouquets, des morceaux de musique nou- velle, des petits cadeaux sans importance etsans valeur. Le tout est fort bien accueilli. De son cote, miss Smith lui brode volon- liers .une bourse ou lui achete une jolie cravate, coquet labeur qui ne signifie en- core rien; mais ce qui est enorme au point de vue de nos habitudes europeennes, c'est qu'on se donne des rendez-vous, qu'on en- treprend ensemble de longues promenades dans la ville ou meme dans la campagne ; qu'on va, tete a tele, prendre une glace dans un lieu public, boire du lait dans une ferme, ou faire collation au premier en- droit venu. — Voulez-vous, domain, faire un lour en voiture? demande le beau. — Volon tiers, repond miss Smith. — Eh bien, j irai vous chercher a cinq heures. 96 FLANERIE PARISIENNE — C'est convenu. A I'heure dite, le beau arrive, conduisant une legere voilure a deux places. Mademoi- selle Smith prend place a cote de lui : — Ne vous fatiguez pas, et tachez de ne pas revenir trop tard ! dit madame Smith a sa fille. La jeune personne se contente de sourire a la recommandation maternelle, le beau donne un coup de fouet, et les voila partis. Avec ma corruption parisienne, j'avais peine a croire a Tinnocence de relations accompagnees d'allures si hardies; je de- plorais le fatal entrainement qui pousse les misses Smith aux temeraires entreprises des beaux , et je trouvais peu convenable , — very shocking , — que le mariage ne cou- ronnat pas invariablement un tendre pen- chant aussi publiquement affiche. Je jugeais en Parisien , c'est-a-dire trop legereraent. Je pus m*en convaincre par AUX ETATS-UNIS 97 moi-meme ; mon affection enthousiaste pour, louLe miss Smilli, — j'adore les Ameri- caines, — me determina a suivre les phases de la flirtation, a en epier les scenes les plus secreles, a sonder les mysteres dans lesquels un tiers parvient rarement a fourrer le nez, et a devenir aussi fort que si j'avais ete moi-meme un beau de profession ; — ce dont le ciel m'a beureusement preserve ! Voici plusieurs episodes saisis aa vol, pris sur le fait, copies d'apres nature : rougissez, trop charnels Fran^ais I SC&NE FRlSMlilRE. Le theatre represente Ic coin d'une rue; le Beau attend sani impa- tience ; apres avoir regarde I'heure, mademoiselle Smilli met son chapeau et sort de la maison. LE BEAU. Bonjour, mademoiselle, comment vous portez-vous? MISS SMITH. Tres-bien, monsieur, et vous? 1 98 FLANERIE PARISIENNE • LE BEAU. Parfaitement, je vous remercie. Vous avez ete tres-exacte. MISS SMITH. Je ne voulais pas vous faire attendre. LE BEAU. C'est trop aimable a vous; toujours gra- cieuse et bonne. MISS SMITH. Comment ne s'efforcerait-on pas de vous plaire? vous etes si attentif, si galant! LE BEAU. Oil allez-vous? MISS SMITH. Je vais shopping (faire des emplettes) dans la soixante-quatorzieme rue. LE BEAU. Vous me permettez de vous acconipagner ? AUX ETATS-UNIS 99 MISS SMITH. Certainement. LE BEAU. Qu'allez-vous done acheter? MISS SMITH. Une robe de sole pour ma mere, des bro- deries suisses pour moi-meme el des epin- gles fines pour ma petite soeur. LE BEAU. Votre soeur promet beaucoup. MISS SMITH. Oui, je crois qu'elle sera fort jolie. LE BEAU. Elle ne vous egalera jamais, c'est impos- sible. MISS SMITH. La galanterie vous rend injuste ; dans trois 100 FLANERIE PARISIENNE ou quatre ans vous verrez qu'a cote d'elle je ne serai qu'une miserable personne. LE BEAU. Aucune perfection ne peut etre comparee aux votres, et il n'existe pas dans le present ou dans I'avenir de beaiite dignc d entrer en lirtte avec vous. MISS SMITH. J'airjie a penser que vous etes convaincu de ce que vous dites avec lant d'esprit. LE BEAU. Cerlainement; ce sont mes verilables sen- timents. MISS SMITH. J'en suis sensiblement touchee. LE BEAU. Nous voici arrives a la soixante-quatorzieme rue. MISS SMITH. Je vais entrer dans ce magasin. AUX l^TATS-UNIS iOl LE BEAU. Et moi j'irai m'in former du prix des co- tons du Sud. MISS SMITH. Je crois avoir entendu dire qii'ils sonl en liausse. LE BEAU. Je n'en suis pas convaincu, c'esl ce don I je vais m'assurer... Daignerez-vous m'accor- I der un autre rendez-vous pour demain? MISS SMITH. Certainement; niais je ne pourrai pas soriir avant cinq heures. Vons ne m'atten- drez pas an meme coin, je prendrai la rne a gauche. LE BEAU. C/est bien, j'y serai. Adieu, mademoi- selle. MISS SMITH. r Good bye ! 102 FLANERIE PARISIENNE SCENE BEUXIEME. Le theatre represente la salle d'uiie aubergc de campagne; le cheval mange I'avoiiie, niiss Smitli prend iin pen de crome glace'e, le Beau hiime un sherry cobbler. LE BEAU. La soiree est delicieuse. MISS SMITH. Oui, cetle douce fraicheur fait bien, apres la chaleur dont nous avons etc accables. Le thermometre Fahrenheit a marque quatre- vingt-dix-huit degres ; mon pere dit que ce n'est rien encore etqu'il monteraacent dix, comme Tan dernier. LE BEAU. On ne saura plus oii se meltre. MISS SMITH. Nous irons au bord de la mer. AUX ^TATS-UNIS 103 LE BEAU. Je serai bien fache de vous voir partir. 3IISS SMITH. Venez avec nous. LE BEAU. Impossible; j'ai Tintenlion de speculer sur les peaux de buffalo, cela me menera dans rOuest. MISS SMITH. Je fais des voeux pour que I'operalion soil lucrative. LE BEAU. Des que vous y prenez le moindre interet elle doit reussir. MISS SMITH. J'ai ton jours rcmarque avec salisfaclion fjuc vous avcz le jiigcnient sain ot le calcul facile. LE BEAU. Oui, je puis sans me flatter avouer que 104 FLANERIE PARISIENNE personne siir la place ne compte ni mieux, ni plus vite... de meme que pas une lady des United-States n'a les yeux plus purs et d'un bleu plus fonce que les votres. MISS SMITH. Vous etes trop galant. LE BEAU. Je ne suis que vrai. MISS SMITH. Je desire renlrer, reconduisez-moi. LE BEAU. A vos ordres, mademoiselle. MISS SMITH. Et allez tres-vile : j'ai engage a prendre le the un jeune beau qui m'a ete presenle el qui est verilablement fort aimable. LE BEAU, .le vais mettre mon cheval au grand trot pour que le gentleman ne s'impatiente pas. AUX ET ATS- UN IS 105 SCEME TROISIEME ET DERNXERE. Le, tlic'^tre repre'scnle le parloii' de miss Smilli, On a pris le the, on va partir. MISS SMITH. Je desire vous parler. LE BEAU. Qiry a-t-il done? MISS SMITH. Vos visiles sont Irop frequentes; on re- i marque que nous sortons souvent ensemble; je ne veux plus flirter avec vous. LE BEAU. A vos ordres, mademoiselle; qu il soit fait suivant vos desirs. J'ai I'lionneur de vous saluer. MISS SMITH. Good bye. , 106 FLANERIE PARISIENNE II n'y a pas d'exemple qu'un beau con- gedie ait persiste dans ses pretentions et lente de folles entreprises. On accorde au beau sexe des droits illi- mites dont il use avec un absolutisme impi- toyable. Flirtation a part, — car la flirta- tion n'est que la parodie de I'amour, — on voit des jeunes filles fiancees depuis plusieurs annees choisir un autre epoux et congedier tout a coup celui qui s'epuise en efforts pour secreerune position qui permette d'entrer enfin en menage. Le banni ne fait pas d'eclat inutile; il s'eloigne, meurt quel- quefois, mais ne se plaint jamais. Si au contraire le fiance abandonnait sa promise, il n'y aurait pas, dans le vocabu- lairc anglais, d'epithete asscz for(c pour slig- maliser sa conduite; chacun lui jetlerait la p'erre et trouverait juste et naturel qu'un pere ou un frere mecon tents lui brulassent la cervelle en pleine rue. AUX ETATS-UNIS 107 De pareilles moeurs favorisent la liberie des jeunes filles ; dies sont protegees par Topinion ; le sentiment public veille sur elles, et nul ne hasarde des seductions dont le terrible danger pent etre a Tavance me- sure. Aussi la flirtation, qui partout ailleurs se- rait ou imprudente ou criminelle, n'offre aucun inconvenient en Amerique. Elle est consideree a la fois comme une distraction permise a la jeunesse, et comme la legitime etude de caractere de ceux qui veulent faire un choix. C'est un echange de pensees aimables, polies, presque tendres ; c'est un raffine- ment d'csprit qui va jusqu'au cceur sans I'effleurer. Rien ne ressemble plus a I'eu- pbuisme dont les courtisans du quator- zieme siecle faisaient usage. Tout flirler parle Phebus. Eb bien, je le jure, le premier etonne- 108 FLANEIUE PARISIENNE ment passe, je me pris a aimer cette coii- tume qui apprend aux ftjmmes a se ronduire elles-memes , a se faire respecter, a n'avoir pas le besoin constanl d'un guide et d'un protecteur. Seulement, il faut forcement que le beau soit A^mericain; un Fran^ais se croirait encourage, serait temeraire jus- qu'a rimpertinence et se ferait mettre a la porte en moins d'une lieure. J'en suis fier pour ma nation. La manie imitative a fait tomber la flirta- tion dans les infmiment pelits ; ce cours de galanterie n'est pas exclusivement suivi par les adultes. Les jeunes gentlemen ages de douze ans font flirtation avec les demoi- selles ornees de huit a dix aurores. II m'est arrive, en passant de grand ma- tin dans un square , de voir un gamin en veste ronde, ce que nous appelons en France un nioulard, ce qu'au dela des mers ils nomment ficrement la jeune Amerique, de AUX ETATS-UNIS 109 voir, dis-je,* un petit garcon qui, tout en lisant un journal plus grand que lui , gul- gnait de I'oeil I'arri^iee d'une petite fille. II y avait rendez-vous pris. Et aussitot qu'appa- raissait la bien-aimee, le journal etait plie, mis dans la poclie , on s'approchait le sou- rire aux levres ; on echangeait quelques phrases ou sans doule il etail question de joujoux ei de confitures ; puis , quand neuf heures sonnaient , chacun se sauvait de son cote, allant bien vi'e a Tecole, ayant grand soin de ne pas etre en retard pour ne pas recevoir de correction. Pauvres enfants ! c'etait de la flirtation cependant, mais celle-la devrait etre punie et reprimee. Je leur aurais volontiers donne le fouet. Et cependant celte flirtation enfantine montre que la flirtation de I'adolescent est, elle aussi , chaste, pure, denuee de pensees mauvaises, de pratiques blamables. L'en- no FLANERIE PARISIENNE fance repugne au vice et fuit le mal ; si la flirtation n'etait pas innocente , elle ne se- rait pasun jeu. Tout bien considere, 6 jeunes Yankees, quoique je vous sache plus sages que des officiers de hussards, je crois que les meres montreraient plus de prudence en ne met- tant pas aussi legerement leurs fiUes entre vos mains. LA FEMME AUX LUNETTES D'OR Elle n'est pas jeune, elle n'est plus jolie ; ellele sait el n'affiche aucune pretention a la coquelterie. Ses chapeaux ne viennent pas de France, ses robes ne sortent pas des ateliers de la bonne faiseuse de Broadway; ses cols et ses mancheltes sont rarement d'une blan- cheur irreprochable ; en un mot, sa toilette n'offre plus ce cachet d'exageration excen- trique, ce melange oppose de toutes les cou- i leurs de la palette, qui lui valurent jadis un renom de supreme elegance. Mais elle rachete ces fuliles avantages par il2 FLANERIE PARISIENNE la solidite de son esprit, un esprit elaye sur le mysticisme, la philosophie, Torthograplie et toutes les recettes de menage dont 41 est possible de faire collection. C'est unefemme serieiise; elle vise a obtenir le respect et la consideration ; elle pretend qu'on prenne son avis dans les affaires privees et qu'on la consulte sur les oscillations de la politique. Elle regrette amerement que les fenimes ne soient pas admises au congres et ne puissent exercer les professions serieuses dans la pra- tique desquelles I'autre sexe parvient a s'il- lustrer. Si Washington, Jefferson, John Adams avaient ete des femmes, ils n'auraient pu tenter les grandes choses qu'ils ont accom- plies, disenl-ellesi Ce magnifique raisonne- ment nous a frappe; et si ce n'avait ete la laideur de celles qui savent employer une argumentation aussi serree , nous eussions ete convaincu. AUX ETATS-UNIS 113 N'allez pas croire que les dames dont nous avons I'honneur de vous parler aient la moindre analogic avec la femme libre dont le caricaturiste vous a appris I'abandon, le sans-gene, I'absence de prejuges ; qu'elles ressemblent aux bloomeristes dont on a fait beaucoup de bruit et qui n'etaient qu'une rare et penible exception; qu'elles prati- quent les principes des colombes incom- prises de la litterature parisienne ; qu'elles se rapprochent des saint-simoniens, des mor- mons ou de toute autre secte egrillarde. Oh! noU) la femme a lunettes d'or est mo- rale, severe, irreprochable ; sa laideur te- moigne de sa verlu. II est permis d'avoir la vue basse; cette infirmite est de tous les ages et de tons les pays. Nous sommes mieux que personne en mesure d'affirmer qu'on peut avon^ fort bonne opinion de soi-meme et n'y pas voir l| plus loin que son nez. La myopie entraine 114 FLANERiE PAIUSIENNE a sa suite r usage d'agenls raecaniques, d'op- tique artilicielle , c'est une necessite ; les lunettes d'or se portent sans besoin reel : c'est une enseigne. Ce riche ornement , pose sur la protube- rance nasale, signifie clairement que celie qui le porte a fatigue ses yeux a force de tra- vail et de lectures , et que les organes de la vue se sont uses au profit d'une puissante intelligence. La femme aux lunettes d'or s'abreuve, se nourrit, se bourre de litterature, et meme elle en fait. Elle avale tout : romans, liis- toire, philosophic; sciences exactes, mathe- matiques, medicates; traites d'agronomie, d'astronomie, de theologie, et tout le reste encore!... Comme tant de connaissances acquises nc doivent pas rester enfouies dans un seul cerveau , elle analyse, eile compile et entasse le fruit de ses lectures dans de pe- tites compositions mysliques qui sont vantees AUX ETATS-UNIS 115 par ses amis et font ie charm e des Ihes ou on les lit. Elleest iniprimee, quelquefois en volume, et alors son importance devient reelle, — elle passe femme litleraire, ^ — toujours dans le journal local ou dansle magazine leplus voi- sin, ce qui ne tire pas a consequence, cha- cun ayant la coutume de vider ses elucubra- tions dans la feuille d'annonces du pays, pour montrer son degre de stupid ite aux per- sonnes dont il est particulieremenl connu. On sait generalement qu'en Amerique la licence de la presse est extreme ; mais on ignore quel abus il en est fait et jusqu'a quel point pent aller I'audace litleraire, politique et nmnicipale de celte fievreuse population. Le nombre des feuilles quotidiennes ou periodiques est incommensurable ; la statis- tique n'a pu le reveler. Des reclierches soi- gneusement faites ne pourraient donner qu'un apercu a cet egard, car chaque jour 116 FLANERIE PARISIENNE des interets determines donnent naissance a des feuilles ephemeres qui disparaissent et se fondent dans le grand coiirant de publicite que relie cet immense conlinent. II n'est pas de petite localite qui n'ait son journal ; partout ou vous voyez trois maisons groupees Tune a cote de I'autre, vous etes sur qu*il y a une presse, du papier et un re- dacteur-gerant responsable. Le redacteur-gerant joue to uj ours un role important ; il a ses amis, ses flatleurs, ses tributaires ; il pese sur la vie de ses conci- toyens, dont il tient entre les mains la repu- tation et quelquefois la fortune. II peut em- pecher la carriere d'un avocat, d'un mede- cin, d'un industriel dont il medit ; il peut, a tort ou a raison, deshonorer une famille ; on le meprise generalement, mais on le re- doute; on connait la valeur de ses assertions, mais on s'en gare; tant est importante, quoi qu'on dise, I'enonciation imprimee d'un fait. AUX ETATS UNIS H7 Le gerant est place clans une situation pe- rilleuse ; il le salt, il I'accepte; il ne craint 111 les proces, ni les rencontres ; il est con- slamment pret a batailler et a suivre ses ad- Ycrsaires sur tons les terrains. Lesamendes ! il n'ypense pas; il n'apas de biensau soleil ; en cas de con damnation il en sera quitte pour changer le titre du journal. Les duels I peuh I... niais c'cst un agreable intermede, c'est un des revenants-bons du metier ; c'est une partie de plaisir preferable a la chasse au buffalo, vu qu'on a bien plus de satisfac- tion a ajuster un homme qu'un boeuf. Le duel ! mais c'esf chose si commune et si bien implanlee dans I'usage de la presse, qu'on citait un bureau de redaction de I'Ouest sur la porle duquel etait ecrit en grosses lettres : Les ahonncments sont reciis de 9 heures a 4 ; les provocalions do 11 heures a midi seule- ment. — Essmjcz vos pieds, s. v. p. \ Le fait est que le duel, la-bas, a une petite 118 FLANERIE PABISIENNE saveur aventureiise lout a fait altrayante et bien faite pour charmer les ames amoureu- ses des emotions de I'imprevu... 11 est facile d'imaginer que dans un pays oii Ton n'a se- rieusement institue ni administration, ni police, ni armee, ni meme gouvernement , on ne s'est pas amuse a introduire les pre- cautions meliculeuses, les distinctions deli- cates dont les questions de duel et de point d'honneur sont entourees chez les peuples plonges dans Fobscurite do I'esclavage et de la civilisation. On so bat pour s'entre-tuer, voila tout; avec ie rifle, le revolver, le bo- wie-knife, ou toute autre arme, pen im- porte ! . . . Celui qui se croit in suite provoque ; celui qui est provoque se bat; rien n'estplus simple. Quelquefois meme on epargne ces fuliles preliminaires ; on se rencontre, on s'attaque, on se defend et Ton s'en tire comme on pent. Celui-ci a un fusil, celui-la une arme blanche, on croise un fleuret de- AUX ETATS-UNIS 119 mouchete contre iin sabre de cavalerie, on oppose une carabine a six coups a im pisto- iet d'arQon ; pourvii que le resultat soit ob- tenu, c'est tout ce qu'on demande; on ne s'iaquiete ni des preliminaires, ni de la re- glementation du combat, ni da soin apporte a la parfailc egalitc d'annes, de terrain etde lumiere, — toutes superfluites auxqnelles s'atlachent les Europeens qui n'ont rien de mieux a faire, niais qui n'arrelent pas une minute un bomme occupe et serieux. Quelque superieur que soit un gerant, il n'a pas le temps, en suffisanta tant de soins, de remplir les colonnes serrees de son jour- nal d'articles provenant exclusivementdeson cru ; toute copie qui lui arrive est une bonne fortune; il TeuYoie a I'imprimerie, la fait composer et la livre sans retard a ses abonnes. La facilite ainsi oiferte a chacun de trou- ver le deboucbe des pensees qu'on griffonne le soir aupres d'unbon feu, fait que presque 120 FLANERIE PARISIEiNNE tout le monde produit sa serie d'articles et se donne la glorieuse satisfaction de se voir imprime tout vif ; celui-ci examine les affai- res locales et morigene I'edilite ; celui-la traitc les questions d'agriculture; tel autre I'economie politique; les theses religieuses donnent lieu a d'innombrables controverses ; enfin, le champ de la litteraturc et de la fanlaisie est cuUive par une multitude d'es- prils d'elite qui coutinuent au profit du monde intelligent les amplifications de rhe- torique , exercice ordinairement abandonne en meme temps que les bancs du college. Au milieu de cette pleiade d'illustrations indigenes, la femme aux lunettes d'orsc dis- tingue et montre sa veritable superiorite. N'ayant ni flirtation a suivre, ni mari a ai- mer, ni enfants a soigner, ni interieur a tenir, ni menage qui absorbe son temps, toutes choses qu'elle dedaigne et dont elle ne veut pas entendre parler, elle pent se li- AUX ETATS-UNIS 121 vrer lout entiere au soin de charmer et d'in- slruire ses compatriotes. Elle ne s'en fait pas faute; elle remplit ce devoir avec un empressement passionne. Ce n'est pas qu'elle public beaucoup. Non ; sa composition est difficile , son ima- gination est lente; c'est une femme sensee, raisonnable, mure, qui n'a rien de la fougue des bas-bleus et dont Timpetuosite ne de- passe pas la petite vitesse; elle tient a ne se montrer que sous une apparence solide... et puis il faut bien le temps de compulser grammaire et diclionnaire pour epargner, autant que faire se pent, les fautes de lan- gue et d'orlhographe. Oh ! quand elle en ar- rive aux oeuvres capitales, a I'in-S" ou meme au petit volume a couverturc moiree, ce n'est plus simplement la femme aux lunettes d'or... elledevient litteraire, va demeurer a Boston et passe dans la famille asphyxiante ^ du bel esprit americanise. j22. FLANERIE PARISIENNE Tant qu'elle est simple femme aux lunet- tes d'or, — c'est le caporalat de I'ennui et des pretentions, — elie ne produit au maxi- mum que deux feuilles d'impression par an- nee. Mais ce modeste bagage est divise en mille petits paquets qu'on offre au jour le jour a I'appreciation des amateurs, — comme les gourmets qui dedaignent de faire servir une grosse piece tout entiere et n'admetlent du bison que la bosse, du paon que la lan- gue. — Tantot c'est une nouvelle sentimen- tale, tantot un conte pathetique; un conseil aux meres de famille"; une recette utile ; la maniere de faire les conserves de groseilles; la paraphrase d'un psaume; I'appreciation critique du dernier sermon, et multitude de sujets divers, effleures il est vrai, mais avec | la griffe du talent, la pesanteur du doctorat, | et tout impregnes surtout de I'esprit de cote- rie qui procure le triomphe du succes parmi | la classe nombreuse de ceux qui sont enchan- AUX ETATS-UXIS j23 tes de lire ce qu'ils pensent, qui ne songent pas a s'inslruire et trouvent toiijours dii ta- lent a Tauteur qui reproduit fidelement leur propre pensee. La fenime aux lunettes d'or, en suivant toujours le meme cliemin, en tracant lour- dement son penible sillon, fmit par acquerir la preponderance qu'elle a recherchee et pent deployer tout a I'aise ses ambitions, son es- prit de denigrement ; elle a le droit de don- ner cours a I'aigreur qui consume les vieil- les pretentieuses, de morigener les imperti- nentes dont les charmes accaparent tons les beaux, en ne laissant comme auditeurs de ses doctes lecons que les boiteux, les infir- mes ou les gens valides dont le crane a con - pletement grisonne. Car, nous no sauiions trop le repeler,, la femme aux lunettes d'or, c'est rincarnalion vivante de la morale. Aussi, comme elle en parle, comme elle s'en sert, comme elle en abuse ! — Donne- 124 FLANERIE PARISIENNE t-onunbal auquel elle n'estpas invitee, il s'y est passe des choses inconvenantes ; -— est- il une famille qui evite de la recevoir dans son inlimite, c'est une niaison dans laquelle sc cachent d'afl'reux, de lionteux mysteres; — organise-t-on une parlie de campagne ou elle n'est pas admise, c'est que les jeunes gens avaient de bonnes raisons pour vouloir echapper aux investigations de son ceil de lynx ! La morale ! elle la met a toutes les sauces ; on pretend qu'elle sait meme I'approprier aux besoins domestiques et qu'elle en fait avan- lageusement usage pour reduire de nioitie les comptes de ses fournisseurs. An reste, la femme aux lunettes d'or ne fait en cela qu'exagerer une manie gene- rale. On pent remarquer, de I'autre cote de rOcean, que chacun a une morale qu'il fait revenir a tons propos, comme le molif prin- cipal d'un opera-comique ; et ce qu'il y a de singulier, c'est que celte morale n'a au- AUX ETATS-UNIS 12S cune ressemblance avec le simple esprit d'equite que tout homme bien ne pratique chez nous, aussi naturellement qu'il respire,- sans en faire etalage et surtout sans s'en targuer com me d'un merite. Nous eunies le Lonheur de rencontrer de frequents echantillons de cette espece de ladies, et nous eumes avec Tune d'elles une conversation digne d'etre rapportee comme specimen de I'esprit general de I'espece. C'etait a West-Point. West-Point est une place de plaisir, un des caravanserails privi- legies ou chacun va essayer de respirer au mois de juillet, chose qui n'est pas facile. Ces endroits choisis par la mode sont des eaux minerales sans sources, des campagnes ou il est indispensable de faire six toilettes par jour ; la villegiature s'y produit avec la reserve du cant anglais, hantee sur I'orgueil dont a le droit de s'orner tout citoyen inde- pendant d'une vaste republique. 12G FLANERIE PARISJENNE West-Point est sitiie an centre d'un de!i- cieux paysage; c'est une contree monla- gneuse , pleine d'accidents de terrain, oil le point de Yue varie a cliaque pas , offrant toujours de nouvelles beautes. Des pics qui s'elancent de toute part, on suit le cours si- nueux del'Hudson, large fleuve dont les eaux rapides portent vers ta mer des inilliers de vaisseaux ; tanlot le terrain nu, aride, rocailleox, fait rever le desert; tanlot de yieux arbres a la cime seculaire rappellent les forets vierges que la hacne du defri- cheur a trop completement fait disparai- tre. On gravit une cote, on descend une montagne , et toujours un spectacle nou- veau, inaltendu, vient frapper les yeux. La verdure y a une vigueur de teintes, une variele de tons qui rebausse I'eclat de la splendide campagne on le promeneurs'cgare tout cbarrae. Dieu a dole I'Amerique avec une prodi- AUX ETATS-UNIS 127 galile paternelle ; ses oeuvres sont sublimes : la terre la plus fertile, des lacs qui ressem- blent a la mer , des fleuves comme nous n'en connaissons pas dans notre viewx monde epuise, une vegetation luxuriante , une culture facile, tout est reuni pour offrir a I'homme la joie de cliaque jour, le bien- etre complet, la satisfaction facile desbesoins maleriels et celle plus noble qui resulte de la contemplation des beautes de la nature. Mais riiomme s'empresse de tout galer! Ainsi, a West-Point, au n^lieu de ces terrains tourmentes qui rappellent a la fois les Alpes et I'Ecosse , au centre de ceite contree dont la beaute doit s'amoindrir en perdant son caractere primitif, ils ont planle une ecole militaire ! Et quelle ecole! sachez.,. Dieu me pardonne ! nous allions vous parler serieusement, oublier la loi que nous ^ nous sommes imposee de ne trailer aucun 128 FLANERIE PARISIENNE sujet digne d'attention, d'effleurer, en cher- chant a ne blesser personne , qiielques tra- vels , quelques usages inconnus chez nous , q«elques ridicules peul-etre, que I'eloigne- ment et le desir d'imitation ont fait naitre et qui frappent plus vivement un homme habitue aux societes depuis longtemps con- stituees. L'ecole militaire de West-Point, que Ton compare aux etablissements analogues des puissances militaires, que Ton assure etre egale a I'E^ble polytechnique, a ete pour nous I'objet d'une etude consciencieuse. Guide par nos vieux instincts , nous nous sommes enquis de la nomenclature des etu- des , des programmes d'examens , des ma- tieres exigees a Tentree et a la sortie, de la nature et de la force des differents cours. Nous voulions savoir ce qu'etait cette pepi- niere d'officiers destines a organiser mili- tairement les Etats-Unis , formant le cadre AUX ETATS-UNIS 129 d'une armee prete a etre levee au moindre signal, et capable des le premier jour de lutter avec avantage contre les temeraires qui oseraient en appeler aux armes a Tocca- sion de Cuba ou du commerce des Indes ! Et nous alliens dire ce que nous avons vu ! II vaut bien niieux conter ce qui amene a West-Point une affluence d'oisifs^ Ce ne sont pas les belles promenades , ce ne sont pas les chenes seculaires, ce n'est pas le ri- \age pittoresque de I'Hudson. Oh! non, quand le pere de famille veut aller boire les eaux bienfaisantes de Saratoga , ou retrem- per ses membres vieillis en les baignant dans la mer qui borde Cape-May, les jeunes misses disenl : — Allons plutot a West-Point ! Le pere secoue la tete en souriant, les suit sans dire mot, et attend I'an procbain pour apporter quelque soulagement a la dyspepsie dont il est afflige. 130 FLANERIE PARISIENNE C'estqu'a West-Point est Tecole militaire, at dans cette ecole se Irouvent les cadets. Les eleves sont nommes ainsi. puissance de I'uniforme !... on ne tient pas garnison dans les villes ; les femmes vont chercher la garnison ! Dans cette popu- lation de marchands, d'hommes affaires, courant sans cesse apres le dollar, on dis- tingue le futur officier , on cherche a se rapprocher de lui, on prefere sa pauvre cape grise aux elegances outrees des beaux atti- tres, on s'imagine qu'on va etre Venus et qu'on doit trouver Mars. Ce sont les cadets qui font la vogue de West -Point ; il y a a leur egard un fana- tisme qu'ils sont bien fails pour juslifier, nous aimons a le croire. Toutes les dames qui habitent Cuzzins-hotel se levent avant le jour pour aller les voir a la parade, et elles retournent a la parade, au coucher du soleil, pour les revoir encore. Les misses flirlent AUX ETATS-UNIS 131 regulierement avec plusieurs d'entre eux ; c'est ce que les papas savent tres-bien quand ils oublient la dyspepsie et remiient si phi- losopliiquement la lete. Ah! qu'un regiment de cuirassiers aurait done de succcs dans ce pays I II est admis qu'on pent coqueter en toute assurance avec les cadets ; c'est une distrac- tion d'ete , c'est ce qu'on appelle : les plai- I sirs de la campagne. Pauvres jeunes gens, comme le cours de vos etudes doit elre trou- ble par de brulants souvenirs!... Nous nous promenions melancoliquement dans une allee ecartee, fort perplexe de ce que les gentlemen reunis au salon ve- naient de nous aftirmer unanimement que Sebastopol ne serait jamais pris, et que les armees alliees fmiraient par etre ecrasees par les Russes, lorsque tout a coup nous apercumes devant nous une robe noire ser- rant une taille epaisse a I'aide d'un ruban 132 FLANERIE PARISIENNE rose, et un chapeau gigantesque sous leqiiel brillait un bijou du metal le plus pur. C'etait la femme aux lunettes d'or. — Madame Smith, nous ecriames-nous en la reconnaissant, quelle bonne fortune vous amene, que je suis heureux de vous rencontrer. Nous voulions echapper a nos ameres pensees, toute compagnie nous etait bonne, tant nous nous trouvions atterre par les coups d'une hostile strategie. — Ah! bonjour, monsieur... monsieur... Pardonnez, je ne me rappelle pas exacte- ment votre nom, mais je me souviens tres- bien que vous m'avez ete presente a Parkin- son's -Gardens par une petite dame assez jolie, qui demeure pres de la douzieme rue, qui porte des toilettes trop cheres, une extra- vagante... On connait la position de son mari... il ne fait pas d'argent, monsieur, ou il en fait bien peu! AUX ETATS-UNIS 133 — En effet, j'ai eu ravaniage de faire votre connaissaace sous les auspices que vous signalez ; je n'ai pas expertise conime vous les details de toilette de mon aimable introductrice, et je suis fort ignorant de I'etat de sa fortune. — C'est une faule, monsieur, une grande faule ; les gens senses et prevoyants connais- sent toujours la situation des personnes avec lesquelles ils ont des relations. Qu'arriverait- il sanscela?... On se trouverait dans I'in- timite de gens qui yiendraienl emprunter de I'argent a toute occasion, ce qui serait bien desagreable! car, enfin, cliacun tient a ce qu'il a. — Vous etes petrie de prudence, ma- dame ! — II le faut bien, pour se diriger dans les sentiers difficiles de cette vie!... conmie je le dis toujours a M. Smith... — Vous etes done mariee? 134 FLANERIE PAUISIENNE — Certainement , qu'est-cc que cela a d'etonnant? — Bien, absolumeni ; mais je I'ignorais. — ■ Ai-je done I'air d'une vieille demoi- selle ? Toule personne bien nee, a mon age, doit avoir un epoux; qui est-ce qui n'est pas marie. — En general, ce sont les celibataires ; et vous daignerez pardonner mon erreur... n'ayant jamais eu I'honneur de rencontrer M. Smith... ■ — Personne ne le rencontre, monsieur, personne ne le voit ; quand il est au parloir, et qu'il arrive des visiles, je le fais monler dans sa chambre, et je ne le laisse jamais sor- tirde la maison... Pauvre agneau ! qu'irait-i! faire dans un monde pervers et corrompu? Perdre I'innocence primitive qui me I'a fait dislinguer au milieu d'une foule de soupi- rants? Prendre Tesprit d'insubordination et de revolte de ceux qui jugent les hommes AUX ETATS-UNIS 13« seuls dignes da pouvoir absolu ? Oh ! non, monsieur, je ne I'exposerai jamais a de sem- bJables dangers 1 II se plait au logis, il y reste. Je lui ai inculque le gout des collec- tions; il a epuise les papillons et les coquil- lages ; il est maintenant a la recherche des antiquites grecques dont il soupQonne que le sol de notre Amerique est couvert... Cette etude doit suffire pour charmer le reste de sa vie... II ne parait pas, monsieur, il ne pa- rait jamais; je le garde pour moi... Et puis, il pourrait me gener. — Ainsi, madame, vous etes venue seule a cette residence? — Absolument seule ; vous savez que cela est admis et n'offre aucun inconvenient. J'eprouvais le besoin de me distraire, de me retremper, de sortir de Tetroit milieu de notre petite ville ; I'ete est un pretexte a peregrinations, j'en profite. Mais sij'avais su quelle societe je rencontrerais cette an- 136 FLANERIE PARISIENNE nee, je n'aurais pas bouge, en verite; mieux valait etouffer a la maison. — Queh sont vos sujets de plainte? — Vous le demandez? Vous n'avez done pas regarde autour de vous? Des hommes sans politesse, qui passent du bar au billard, du billard au bar, sarts se soucier nulle- ment du beau sexe ; des femmes ecervelees qui font quatre toilettes par jour, et quelles toilettes I Des chapeaux de France, des soies d'ltalie, des bijoux d'Angleterre, de quoi acheter trois fermes dans le Connecticut a chaque changement de costume. Et pas de piete, monsieur, pas Tombre de religion! Dimanche, personne n'est reste plus de cinq heures a I'eglise, et, a la tombee de la nuit, j'ai entendu, — de mes propres oreilles en- tendu, — une de ces impudentes qui osait proposer de faire un tour de promenade au jardin malgre la solennite du saint jour I — Vous m'etonnez ! AUX ETATS-UNIS 137 — All! les moeurs ! elles se perdent, on ne les respecte plus f ... Comme je le disais dans mon dernier article intitule : La grdc6 divine devmil descendre dam chaque maison pour benir individuellement ehacun de ceux qui riiabitent. — Cofiseils pour les gentlemen et les ladies. — Divers modes de preparations de manage aussi agreables qu utiles, a I' occa- sion du discours prononc6 par le reverend John Smithy parent du marl de Vindigne au- teur, le i^ septembre dernier. — Le nionde sera toujours le monde, mais il se corrompt de plus en plus. Franchemenl, j'en suis arrivee a un tel sentiment de degout, que si Ton m'offrait dans le Sud ou dans I'Ouest une position agreable, lucrative, et qui me mit a meme de diriger la societe dans une bonne voie sans qu'il fut besoin de mena- gements et de laches concessions, je n'hesi- terais pas a y aller. Oui, monsieur, si Ton L me nommait commissaire d'un district, gou- 438 FLANERIE PARISlEiNNE verneur d'un comte, administrateur d'une agglomeration considerajDle, — ce qui de- vrait deja etre fait s'il y avail quelque bon sens dans les choix, — j'irais, et je Ms- serais M. Smith a ses collections. — Cette resolution genereuse ne m'e- lonne pas de votre part; mais que devien- draient vos concitoyens si vous les abandon- niez ? — Ce qu'ils pourraient ; ga me serait bien egal. Les ingrats! a Fexception de quelques ames d' elite qui ecoutent mes conseils, sui- vent mes avis, deferent aux saines inspira- tions de mon jugement, je ne trouve que des presomptueux qui s'imaginent pouvoir agir d'apres leur propre volonte. ta jeu- nesse temeraire ne connait plus ni frein, ni regie ; nous valons moins que nos peres, il faut desesperer de la generation qui nous suit : elle tombe dans I'abomination ! Vous verrez, dans vingt ans, c'est moi qui vous AUX ETATS-UNIS 131) le (lis, monsieur, — il y aura des boutiques oiiverles le dimanche, et Ton ne se genera })as pour faire de la musique ce meme jour. J espere avoir rendu Tame a mon Createur ant cette triste epoque, et n'etre pas te- moin d'une pareille decadence. — - Ce n'est pas dimanche aujourd'hui, on vient de parler politique, ce qui, je Tavoue, m'a agace... J'entends maintenant le son de Forchestre, il est un peu faux, mais il annonce le plaisir; les cadets ar- rivent, ils vont faire danser les demoiselles. Allons regarder ces enfants ; I'aspect de leur joie consolera votre ame, yous ramenera a de plus douces pensees ; les reunions d'ado- lescents sont toujours pures et animees; on y trouve des impressions na'ives qui font contraste avec le tableau que vous venez de tracer. Allons les voir ; soyons au moins Icraoins de leurs jeux, puisque nous ne pouvons plus nous y meier. 140 FLAN ERIE PARISIENNE Madame Smith me jeta un regard d'indi- gnation dont I'eclat surpassa celui des bran- ches d'or de ses signihcatives hmettes. — Aller a leur bal ! me meler a leur reu- nion impie ! pour qui me prenez-YOus? — Mais, madame, sans avoir la moindre intention de vous offenser, il me semble que puisque vous etes venue a cette place que Ton affirme etre de plaisir, ce doit etre dans I'intention de prendre part aiix amu- sements qu'on y trouve. ^ . — Vous etes dans I'erreur, je n'ai jamais eu la pretention de m'amuser ni d'amuser qui que ce soit ; je cherche s'il y a des es- prits a diriger, des ames a remettre dans le bon chemin, des editeurs en quete d'utiles publications. Je ne veux faire de nouvelles connaissances que celles qui pourront de- venir les disciples de ma doctrine, les au- diteurs du cours oral dont profilent ceux qui entendent mes moindres paroles ; — AUX ETATS-UNIS 141 je suis ici pour accroitre le retenlissement de mon nom et ajouter si\ se peut a la juste reputation que j'ai acquise; — voila pour- quoi je suis ici, comme je suis partout. Vous vqus etes mepris, monsieur, et moi-meme, je me suis trompee, je Tavoue avec regret, i en vous prenant pour une creature digne de : me comprendre; vous etes un mondain I etranger au sujet de mes profondes medita- 1 tions... J'ai bien du regret que vous m'ayez ete presente a Parkinson's-Gardens. Adieu, monsieur. Elle nous laissa et feignit, depuis ce mo- ment, de ne pas nous connaitre. Nous avons rencontre bien d'autres fem- mes aux lunettes d'or, et dans chacune d'elles nous avons remarque le meme esprit. Les pretentions sont plus habiles ou plus naives , empreintes d'audace ou se cachant sous une feinte humilite, mais elles existent partout a un degre egal. Les monarchies de 142 FLANERIE PARISIENNE I'Europe, en reunissant en un seul faisceau les dignites dont elles disposent, ne trouve- raient pas un lot suffisant pour satisfaire les appetits insatiables et les ambitions outrees dont sont devorees ces malheureusesfemmes, qui en imposent a quelques sots, et croient fermement, d'apres leurs succes de clocher, qu'elles sont appelees a reformer le monde et a regenerer la societe. La femme aux lunettes d'or n'a que des rapports eloignes, comme nous nous sommes efforce de le faire comprendre, avec ses si- milaires europeens; c'est une espece parti- culiere ayant quelque analogie avec les di- vers genres que nous possedons, mais en differant par tant de caracteres partieuliers, qu'il a fallu lui trouver une denomination speciale ; et pour qu'on ne lui fit pas Tin- jure de la confondre avec la femme libre ou meme avec le simple bas-bleu, nous I'avons desit^nee par I'enseigne qu'elle porte habi- AUX ETATS-UNIS 1^3 tuelleiiient sur la partie la plus saillante du . visage, honorable sobriquet qui, nous nous en flattons orgueilleusement, servira dans ; I'avenir a la faire reconnaitre, et mettra en defiance nos concitoyens egares qui s'expo- ^ seraient par ignorance a I'asphyxie de ses sermons. LES BEAUX-ARTS EN AMERIQUE 10 1^6 FLANERIE PARISIENNE il AUX I^TATS-UNIS 147 l| EtM. Smith, qui ne se permet jamais un 1^8 FLANERIE PARISTENNE jeii de mots, s'ecriait un jour que nous dis- cutions ensemble cette these dans une allee du jardin des Tuileries : — Les grands artistes ne sont pas dans r autre monde. LES POSITIONS SOCIALES A la verite, il n'y a qu'iine position envia- ble et veritablenient elevee : c'est d'avoir beaucoup d' argent. Servez bien TAmerique aux armees, sur les floltes, dans Tadministration, au sein du gouvernement; soyez un grand artiste, un grand poete, un grand ecrivain ; illustrez votre nom dans votre patrie et a i'etranger, vous passerez toujours apres celui qui pos- sede une notable quantite de dollars. Le dollar! veritable puissance ^ palpable, 150 FLANERIE PARISIENNE malerielle, ayant ime utilite determinee; pouvoir de faire, de mouvoir, d'agir; capa- ble de remuer les hommes, les choses, les institutions ! Chacun court apres lui, on se le dispute, on se I'arrache, on veut a lout prix i'acquerir : il vaut cinq francs! ! On pretend que les quakers lancent leurs fils dans le monde en disant : , — Ya! fais beaucoup de dollars... hon- netement... si tu peux... Mais fais beaucoup de dollars!... II n'est pas besoin d'etre quake-r |fbur trou- ver qu il faut absolument s'enrichir : c'esl la pensee de tout Americaiii, la vocation de tout habitant des Etals-Unis, I 'occupation de chaque homme age de plus de qualorze ans. Et ils ont bien raison, ma foil Le respect, la consideration, la puissance , tout est dans le dollar. Pour exprimer la haute opinion qu'on a d'un homme, on ne vante pas son merite, AUX ETATS-UNIS 151 son instruction, les services qu'il a rendiis a la patrie, I'honorabilite de son caractere, la surete de sa probite, on dit : — II vaut tant de dollars ! Quel magnifique eloge ! Vous pouvez etre un manant, un plat gredin, un coquin ehonte, si vous entassez beaucoup de ces pe- tites pieces jaunes que produijfc^^ Californie, vous n'en jouirez pas moins de la confiance et de I'estime de vos concitoyens. Des qu'un homme a beaucoup de dollars, il se trouve place au faite de la societe ; il commande, il domine, il pent arriver aux emplois, il dirige les elections; c'est une puissance reconnue devant laquelle chacun s'incline, a laquelle tout le monde se soumet. Dans ce pays pretendu libre, dans cette republique soi-disant egalitaire, il n'y a de franchise, d'inrpunite, d'omnipotence que pour les detenteurs de dollars. Et quelle difference existe-t-il, je vous prie. 152 FLANEIUE PARISIENNE entre les privileges accordes aux proprie- taires dii sol, aux nobles dont le litre constate des services, et la toute-puissance occulta, inavouee, mais positive, dont jouissent les sacs d'ecus? Aristocratic pour aristocratic, je prefere celle du salon a celle de la bouti- que. Si en Europe nous sacrifions beaucoup trop au veau d'or, au moins nousneTadorons pas exclusivement ; tandis qu'en Amerique, des qu'on a fait des dollars, on est pose, classe, admire, envie, on devient le supe- rieur de tons ceux qui ont moins, et Ton tient pour serfs taillables et corveables les nombreux individus qui, pour de bons mo- tifs ou sous de vains pretextes, chercbent a denouer les cordons serres de la bourse de leur prochain. On m'a montre un brave amiral qui , en 1812, a battu les Anglais et ramene dans le port de New- York les vaisseaux pris sur eux. Pendant quelques annees sa popularite AUX ETATS-UNIS 153 fut extreme, il ne pouvait passer par les rues sans etre acclame; c'etait le lieros de la ma- rine americaine, dont, seul, il avait porte haut et fier le pavilion. Aujourd'hui il est bien vieux, et quand je Fai apercu dans ces memes rues ou Taccueillaient jadis.des hour- ras enthousiastes, on s'est borne a me dire : — Pauvre diable! il n'a pas deux mille piastres a lui! — C'est le seul salut qui lui soit adresse. Dans cette phrase seche, injurieusement plaintive, se trouvait pour moi un bel eloge : cet homme a commande des flottes, s'est empare|.(|e vaisseaux ennemis et de leurs riches cargaisons, il n'a rien conserve pour lui-meme ; il n'a vu que la gloire, I'interet du pays, — il a ete grand, pur, desinteresse ; — inclinons-nous devant ce type digne d'un meilleur age et d'un autre pays f . . . — L'imbecile, me repondait-on, il n'a pas fait d'argent lorsqu'il le pouvait !... iU FLANEKIE PARISIEiMNE Ces beaux piincipes, generalement adniis, ne sont pas propres a creer des victimes de probite et de desinteressement, Je crois que les Remains qui, eux aussi, vivaient ea re- publique, recevaient une autre education. Aussi, la profession qui fait gagner le plus d'argent est celle qui rapporle le plus d'honneur, et Ton prefere toujours les mar- chands de coton aux generaux et aux ma- gistrals. Une autre consequence de ces principes, c'est qu'il y a peu de professions fixes; on ne reussit pas dans un etat, on en prend un autre, sans se soucier des dissemblances d'habitudes et de relations qui en doivent resulter; il n'y aguere d'hommesqui n'aient tale de plus d'un metier. Je connais un certain M. Smith qui a debute par etre commis chez son pere, puis il a ete avocat, teneur de livres, colonel d'in- fanterie, fabricant de pianos, administrateur AUX ETATS-UiMS 155 de district, maichand de vins, pharmacien, agnculteur ; maintenant il est ingenieiir d'un chemin de fer dans le Sud, mais il songe a quitter celte profession pour se livrer a I'exploitation des fleurs artificielles... Et il n'a pas trente ans! Ne croyez pas que ce soit un fou, un de ces esprits versatiles qui ne savent se tenir a rien et pour lesquels le changement est une necessite. Non, il est serieux, on fait cas de lui, il passe pour elre habile. II a gagne a chacune de ses trans- formations, il ne se metamorphose que pour trouver des avantages superieurs ; sur ses vieux jours il aura entrepris plus de metiers que Gil-Bias et que Figaro, mais certaine- ment il sera riche et il aura sur ces types de comedie I'immense avantage de pouvoir etre compte parmi les hommes d'une valeur positive. - * Done, toutes les professions sont classees sur le meme plan : un cordonnier vaut un 156 FLANElilE PAiUSlEiMSE medecin, un malelot vaut un banquier; — et si le cordonnier gagne plus de dollars a faire des souliers que le medecin a tuer ses malades, il aura la plus large part de I'estime publique el des chances superieures s'il se presente aux elections. Les positions sociales sont simplement basees sur la situation pecuniaire et la ga- rantie offerte comme debiteur. Un bom me qui vaut cent mille dollars en portefeuille, n'est pas Tegal de celui qui vaut cent mil!e dollars en maisons, en vaisseaux, en biens saisissables et vendables par aulorite de jus- tice. Le portefeuille pent se sauver; les mai- sons restent, les vaisseaux doivent toucher le port. Mais si le portefeuille contient deux cent mille dollars, il I'emportera sur les immeubles de moindre valeur, et le proprie- taire fohcier ne sera qu'un pleutre a cole du capitalists Yoila toutes les distinctions etablies ! AUX ETATS-UNI 1S7 ' L'Amerique produit I'effet d'un immense magasin ou lout se vend, oii tout s'achete, ou tout doit rester au dernier et plus fort encherisseur. lis calculent les sentiments comme les affaires, ils mesurent les devoirs comme le calicot. En politique, ils ne voient que les interets presents, immediats et palpables : una aug- mentation dans le chiffre des affaires. Ils raisonnent en marchands et non comme des citoyens. Le dollar afPaiblit leur esprit, eteint leur patriotisme, leur fait me- connaitre leurs veritables interets ; car chez les peuples, aussi bien que chez les indivi- dus, les questions morales doivent dominer les preoccupations materielles; en politique, comme dans la vie privee, on ne devient puissant et respectable que par le strict ac- complissement du devoir et la constante pratique des regies de la justice. Les lois de 158 FLANERIE PARISIENNE la reconnaissance ou de la probite ne sont jamais impunement violees. Si TAmerique manque de dignite, de Constance, d'abnegation, c'est que c'est plu- tot un vaste entrepot qu*un grand pays. Les gouvernements fortement etablis doivent eviter le contact de marchands qui ne trai- tent qu'en vue d'un gain quelconque et ne se determinent que dans un but venal pre- cise a I'avance. Les nations pour lesquelles rhonneur du drapeau est tout, qui donnent leur sang et leur or quand leur dignite ou leur parole est engagee, doivent, dans un avenir certain, avoir a se plaindre dune alliee chez laquelle aucune corde ne vibre a Tunisson des sentiments dont elles sont animees. II ne saurait en etre autrement. On n'im- provise ni les hommes d'Etat, ni les admi- nistrateurs ; gouverner est un art, adminis- trer est une science; il faut se preparer par AUX ETATS-UNIS ' 139 de laborieuses etudes, y consacrer sa jeu- nesse, sa vie entiere; c'est un sacerdoce , dans lequel les inities ne prennent leurs degres qu'en faisant preuve d'intelligence et de savoir. En Amerique, on ne s'occupe pas de tout cela; — la majorite nomine le gouverne- ment; le gouvernement, par contre, nomme aux emplois ceux qui I'ont institue ; vous arrivez parce que vous etes whig, democrate, knownothing, et non pour autre chose; vous avez le portefeuille de la guerre, — 6 vous qui n'avez jamais vu un soldat ! — parce que vous avez apporte tant de voix aux elections, et qu'on n'a pas pu vous donner la justice ainsi que semblait le designer voire specialite ; — mais la justice etait re- clamee par un gentleman qui a fourni plus de votes que vous 1 Puis, comme tons les quatre ans le gou- ^vernement change, tons les quatre ans les 160 FLANERIE PARISIENNE fonctionnaires publics sont regulierement mis a la porte. D'oii il resulte qu'aussitot qu'un homnie a acquis un peu d'experience, on se debarrasse de lui et on le remplace par un personnage nouveau qui a tout un apprentissage a faire. Ceci n'a aucun inconvenient, a ce que pretend mon ami Smith, le colonel-fleuriste- facteur de pianos, etc., convaincu qu'il est, ainsi que ses compatriotes, que tous les liorames sont aptes a tous les emplois, et qu'il fait bon d'administrer les deniers pu- blics si Ton ne pent employer plus avanta- geusement son temps. Cependant, les precedents s'oublient, les traditions n'ont plus de force, on ne se sou- vient pas quels furent les amis, les allies; — on traite au jour le jour, presque au hasard, avec les di verses puissances, — comma fait un marchand avec le chaland d'occasion quientre une seule fois dans sa boutique; — ' AUX ETATS-UNIS 161 on cherche a faire passer la mauvaise mar- chandise.'Puis on est tout etonne -d'etre taxe d'ingratitude , d'inconsistance, d'ignorance nieme ! — Eh! mon Dieu , la faute en est au gouvernement qui vous represente, qui agit pour vous, en votre nom, dans I'esprit de votre majorite. — Vous ne pouvez pas, com me en Europe, faire une distinction entre I'opinion publique et Taction gouver- nementale ; — le mandat que vous accor- dez est imperatif, vet la guerre , la poli- tique ou la diplomatic sont impraticables , quand on obeit aux coteries au lieu d'ecou-. ter la voix de la raison. Tous ces fonctionnaires de quatre ans n'ont aucun avenir, pas de reglements pro- tecteurs, pas de retenue pour liquider une impossible pension de retraite ; leur traite- ment, leur pouvoir, leur influence, tout est ephemere; aussi n'est-ce pas une position sociale que d'occuper un emploi. On con- 11 162 FLANERIE PARISIENNE sidere Findividu revetu d'un caractere pu- blic comme un citoyen en vacanc6s, qui se distrait temporairement de Tennuyeuse vente de denrees quelconques par I'exercice d'une partie du pouvoir souverain. Un avocatn'est estime que s'il gagne beau- coup d'argent. Un medecin n'est recherche que s'il gagne beaucoup d'argent. Un negociant n'est considere ques'il gagne beaucoup d'argent. Un proprielaire n'est estime que s'il a beaucoup d'argent. Et toujours ainsi de suite ; c'est comme le refrain d'une litanie. D'ou il faut conclure comme nous avons commence : que la seule position vraiment forte et enviable, c'est d'avoir beaucoup d'ar- gent. Les Americains sont republicains, a ce qu'ils disent; ils ont cependant un monar- AUX ETATS-UNIS 163 que lout-puissant auquel chacun obeit : c'est le dollar. Le dollar est plus que roi : il est dieu. Ses commandements sont sacres, ses pres- criptions sans appel. II regie, regit, ordonne et frappe les recalcitrants de la foudre de ses rouleaux serres. ' Comme il eprouve quelque difficulte a s'exprimer par lui-meme, quoique sa voix argentine soit parfaitement comprise, il se fait representor par un petit nombre d'indi- vidus qui savent le manier avec intelligence et dexterite ; ce sont les ministres a I'aide desquels il agit, les executeurs de sa souve- rainete. Le dollar est encore jeune ; il n'a ni con- stance, ni stabilite ; il court de Tun a I'autre, il passe de main en main, il change de fa- voris avecune etourderie loute democralique. Mais attendez qu'il soit immobilise, que quel- ques grandes families le deliennent avec sa- 164 FLANERIE PARISIENNE gesse et persistaiice, et vous verrez se former, dans chaque Etat de I'Union, une aristocra- tie d'abord, une monarchie par la suite, comme dans cette vieille Europe dont on rit bien haut et dont on brule de suivre les er- rements. Car il ne faut pas s'y tromper , les Ame- ricains sont plus aristocrates que les gentils- hommes titres de la confederation germa- nique. Seulement leur fierte se manifeste par I'esprit egalitaire de tous les rangs, au lieu d'etre renfermee dans une caste spe- ciale. — On ne se dit le superieur de per- sonne, parce qa'on ne veut s'avouer I'infe- rieur de qui que ce soit. Mais prenez au ha- sard un Americain, interrogez-le sur son passe, sur sa famille, sur sa situation, vous trouverez infailliblenient qu'il a fait preuve de capacite superieure, qu'il descend d'une des plus nobles races de 1' Europe, que ses peres, depuis qu'ils ont emigre en Amerique, AUX ETATS-UNIS 16S y ont occupe les plus hautes positions ; — ils sont tous les premiers de leur ville ! ■ — lis ont tous la pretention secrete de valoir mieux €jue le voisin, et surtout de le forcer un jour a reconnaitre cette eclatante verite ! — S'ils ne font pas valoir puljliquement des droits aussi bien fondes, c'est par humilite, par respect pour I'esprit general de la nation. Mais, par la palsembleu I nos marquis pail- letes avaient moins de mepris pour les vi- lains! S'il n'y a pas de profession qui donne par elle-meme de superiorite, si I'etat social ne comporte que la detention des richesses ac- quises , il n'en est pas moins positif que les Americains se classent par categories et par coteries; sur la place publique ils donnent la main a tout le monde, chez eux ils ne re- coivent que leurs egaux, et cbacun cherche ses egaux dans un rang plus eleve. Attendons encore un peu. Quand la Cali- 166 FLANERIE PARISIENNE fornie et I'Australie auront epuise leurs vei- nes fecondantes, quand I'espace immense du nouveau monde renfermera une suffi- sante population, on verra que la classifica- tion actuelle est basee sur un besoin momen- tane , et non d'apres les eternelles lois et les legitimes pretentions de I'esprit humain. LES CIMETIERES Si I'aspect des villes manque de gaiete, si les maisons, soigneusement closes, semblent aulant de sanctuaires dont il est interdit aux profanes de franchir le seuil, si les boutiques sont melancoliques, si les rues sont tristes, si les places ont I'air desole malgre les pe- tits arbres qui leur servent d'ornement , ou plulot parce qu'elles sont humiliees d'avoir une naissante vegetation dans un pays ou Ton s'attend a voir des forets seculaires ; si les eglises paraissent refleter TApocalypse,— 168 FLANER^E PARISIENNE *et que de churchesl — si, en un mot, tout ce qu'on voit rend le coeur gros et donne toujours envie de tirer son mouchoir de sa poche pour essuyer les larmes qui viennent aux yeux, la faute n'en est pas aux Ameri- cains, qui n'ont cerles pas oublie la partie importante de toute edilite bien entendue : les promenades. lis n'ont rien, il est vrai, qui ressemble a Hyde-Park, aux Champs-Elysees, au Prado ou meme a la Cannebiere; mais au bout de chaque rue, a cote de chaque eglise, — tou- jours les churche's, — vous voyez un joli pe- tit cimetiere, propret, lave, plante en bri- ques, comme toules les voies agrestes de I'Amerique fashionable, et ou les plus an- ciens habitants du pays, ceux qui font race et sontdestines a devenir le fondement d'une aristocratic future, ont Tagrement de voir pourrir leurs ancetres. L'idee de la mort tient une grande place AUX ETATS-UNIS 169 dans la vie des Americains. Les pensees les plus sombres, se raltachant a la conclusion fatale de I'existence humaine, leur sonthabi- tuelles, et se presentent a leur esprit depouil- lees du prestige effrayant que Tapprehension de la vie future occasionne suivant nos moeurs et nos babitudes. La mort n'est pas , precisemenfc pour eux couleur de rose ; elle est incolore. C'est un acte naturel du poeme humain ; c'est la conclusion forces des choses d'ici-bas ; c'est un voyage qu'il faut tot ou tard entreprendre : on n'y attache pas plus d'importance qu'a une excursion en che- min de fer; seulement, comme la route est plus longue, on apporte plus de soin aux preparatifs. II y a a New- York , dans Broadway, la rue la plus animee, la plus commerganle , celle qui sert de promenade et que sillonnent des milliers de passants, juste en face de I'hotel Saint-Nicholas, c'est-a-dire a Fendroit 170 FLANERIE PARISIENNE le plus frequente, un tres-beau magasin de cercueils qui etale les produits de son In- dustrie entre un debit de liqueurs et un mar- cband de nouveautes. On boit beaucoup a New-York , mais les bieres y sont b*ien gou- tees ! — Oh ! ne me soupconnez pas capa- | ble d'un affreux calembour; je jure que ; j'ai ecrit tout simplement et dans Finnocence de mon coeur ! . . . Le liquoriste verse beaucoup de spiri- tueux ; le marchand de nouveautes vend une grande quantite d'etoffes; mais le fabricant de cercueils fait au moins d'aussi bonnes af- faires que ses voisins. A chaque instant on voit entrer chez lui des messieurs et des da- mes qui comparent, mesurent, marchandent et achetentapres avoir determine leur choix. Et n'allez pas ^croire que ce soient des gens malingres qui s'arment d'une triste resolu- tion dans la prevision d'une fm prochaine; nuUement ! les gentlemen sont forts et bien AUX ETATS-UNIS 171 portants, les ladies sont fraiclies et roses, mais ils habitent la proYince , — TOuest peut-etre? — Le dernier paletot s'y fabrique ayec moins de soin et moins- de gout qu'a New-York, la grande metropole, et avant de retourner chez soi, on acquiert un cercueil que Ton rapporte enfre les joujoux des en- fants et les nouveautes litteraires destinees a la joie des soirees d'hiver. Les cimetieres sont de deux sortes : les ci- metieres urbains, que Ton rencontre a cha- que coin de rue : ceux-ci sont pleins, il n'y a plus de place, il faut aller se faire enterrer ailleurs, — et les cimetieres ruraux, postes a une court^g distance des villes, Le cimeliere urbain est neglige, dedai- gne ; — on peut le dire passe de mode, ro- coco, arriere, a peine en est-il question; les tombes ysont negligees, parce que les descen- dants de ceux qui y reposen t ont pour laplupart cbange de residence ; — en Amerique, on ne 172' FLANERIE PARISIENNE demeure pas stationnaire. Les noms inscrits sur les pierres tiimulaires y sont oublies ; si Ton y enlre par hasard, c'est pour constater qu'on y a un ancetre , d'origine saxonne, enterre avant la guerre de Findependance : tout sert de titre de noblesse dans ce pays de republicains... aristocrates par excellence. Ces cimetieres disparaitront dans un temps donne , ils sont places dans les quartiers ou le terrain est cber; sur I'espace qu'ils occu- pent, on edifiera un jour des maisons qui produiront des loyers d'un bon prix ; Tesprit mercantile Temportera un jour sur la reli- gion funeraire : les Americains sont trop bons calculateurs pour laisser perdre inutile- ment un capital dont on pent tirer un pro- duit avantageux. Les cimetieres ruraux, — il faut les nom- mer ainsi, faute de trouver un autre nom, — sont, comme les cimetieres des grandes villas de T Europe, places bors de la cite, AUX ETATS-UNIS 173 mais a une assez courte distance pour qu'on puisse s'y rendre avec facilite. Leur aspect est generalement approprie a la destination qu'ils remplissent; mais ils n'ont veritable- ment pas Fair plus triste que le reste du paysage qui les entoure. On y voit des ar- bres, au moins, des arbres d'un certain age et d'une circonference respectable ; ce qui est chose plaisante, mais rare dans un pays que I'on s'est plu a deboiser, — sans doute pour lui oter son caractere, — et ou Ton ne trouve guere que des plantations qui ne remontent pas a dix annees. Ces cimetieres sont un lieu de promenade tres-suivi ; on s'y donne rendez-vous ; on y mene les dames ; les amants s'y disent des tendresses;les enfantsy jouent a cache-cache, en s'abritant avec malice derriere les monu- ments. Ah 1 que c'est done gai, mon Dieu ! Cette singuliere manie est poussee plus ou moins loin, suivant les contrees. 174 FLANERIK PARiSIENNE Je passai un jour dans une ville impoi- tante dont on voulut me faire les honneurs avecune bienveillance dont j'ai conserve un reconnaissant souvenir. Apres m'avoir mon- tre riiotel de ville, la maison d'ecole, tous les etablissements publics, — car on tient a faire voir aux etrangers les ouvrages de rhomme dans une contree ou la nature est sublime, et oil le produit de Tindustrie est provisoire et inacheve, — mon guide, un bomme grave, mais aimable, me proposa d'aller k la promenade ; puis il donna I'or- dre d'atteler. — Nous allons done a la campagne? de- mandai-je. — A deux pas seulement. Nous irons au cimetiere. — Ah ! parbleu, oui ; vous avez bien rai- son; je n'ai pas vu ie cimetiere, je ne m'y j suis pas promene d'aujourd'hui , il me manquait quelque chose, je ne savais ce AUX ETATS-Ui> en effet, I'enfance des institutions. Car ils n'ont, a proprement parler, ni administration, ni po- lice, ni autorite. La maniere dont ils sup- pleent a ces indispensables roiwges est sim- ple et economique ; un ecriteau remplace les employes salaries. Une couple d'exemples suffiront pour nous faire comprendre. AUX l^TATS-UNIS 201 Les chemins de fer, nous I'avons dil, sont d'une odieuse temerite. Sans parler du Hud- son-river-railroad, bali sur pilotis au milieu du puissant fleuve qui va se jeter dans I'O- cean, — du chemin de New-York a Boston, qui traverse des petits bras de merou des convois entiers sont engloutis quand on ou- blie de fermer les ponts tournants qui don- nent passage a la mature des vaisseaux, on pent affirmer que chaque voie ferree offre des dangers imminents. Les deux cotes des che- mins ne sont pas proteges par des talus ou des barrieres ; il n'y a pas, tout le long de la route, des passages designes pour les voitu- res; Tespace resle libre, chacun pent traver- ser ou il veut, ce qui donne lieu a un jeu delicieux, fort prise des jeunes gentlemen : on vient en voiture jusqu'a cinquante pas du chemin, puis, quand on entend biendistinc- tement le sifflement de la vapeur, on lance son cheval au grand trot, de maniere a- cou- 202 FLANERIE PARISIENNE per le convoi ; Thabilete consiste a friser, le plus pres possible, le chasse-vache qui orne Tavant des locomotives, au risque dese faire briser et d'occasionner le deraillement du train . Ah ! peuple charmant , que tes plaisirs sont doux ! Ceci ne -serait rien encore; en epargnant les terrassements, les barrieres, en n'ayant pas d'embarcaderesjilserait possible de sup- poser quelque intention de sauvegarder la vie des voyageurs et des passants, si Ton pouvait au moins supposer que les constructeurs se fussent attaches a eviter les passages dange- reux. lis se sont bien gardes de prendre un tel souci ; le chemin va tout droit devant lui sans tourner un seul obstacle, il coupe les grandes routes, il parcourt la longueur des rues dans les villes qu'il faut traverser; les puissants engins que meut la vapeur irritee ne font pas plus de fa^on qu'un modeste fiacre AUX ETATS-UiNlS 203 dont la rapidite n'est jamais redoutable. La responsabilite encourueseraitonereuse si les directeurs ne remplacaient tout un per- sonnel par une simple affiche apposee a Tan- gle des routes, des chemins et des rues, plus une petite sonnette qui retentit quand on double les caps dangereux. Look out for the locomotive! — Prenez garde a la locomotive 1 — Tel est I'avertisse- ment charitable donne aux passants. lis sont prevenus, on est quitte envers eux, on ne leur doit rien s'ils se font broyer. Ne trouvez-vous pas tres-fortderemplacer, par un morceau de bois peint sur lequel cinq mots sont inscrits, une armee de can- tonniers, de surveillants, d'hommes de peine de toute espece? L'enfancequ'indique ce pro- cede doit infailliblement mener a une grande fortune avant que soit arrive Page mur. La police est faite par le precede identi- que. Partout ou la foule se rassemble, aux 204 FLAiNERlE PAlUSlENiNE theatres, sur les places, devant les grands hotels, on multiplie les ecriteaux, la legende seule varie : Beware of pickpockets I — Prenez garde aux voleurs I Si vous n'y faites pas attention, qu'on en- leve votre montre ou votre bourse, ce sera hien votre faute ; vous avez ete averti, il est impossible de vous mieux raettre sur vos gardes et de vous faire savoir que dans la foule on court le risque d'etre vole. Sans compter que I'on epargne de la sorte les commissaires de police, les officiers de paix, les soldats et tout ce couteux attirail dont nous nous embarrassons en Europe, et qu'une pancarte suffit pour remplacer. II en est ainsi en tout; Taction du gouver- nement est nulle, celle de I'adminislralion incomplete ; chacun est livre a son libre ar- AUX ETATS-UNIS 203 bitre ; la justice poursuit rarement d'office : si personne ne se plaint, c'est que personne n'est lese ! grand principe qui met en de- hors de la loi les pauvres, les abandonnes, ces pupilles des fon cti on n aires qui represen- tent la force de la societe tout entiere. Le manque d'autorite se fait sentir; la main qui tient les renes est si legere que chacun court follement ou il veut, poursuit son but, s'embourbant dans les fondrieres sans qu'un peu d'appui remette dans le droit chemin. lis en sont excessivement fiers, c'est oe qu'ils appellent la liberte ! lis n'osent ni re- muer devant le voisin, ni s'exposer aux pro- pos de la congregation, ils sont tenus par I'opinion d'autrui au point d'ignorer ce qu'est la liberte individuelle , mais ils coupent , plantent, taillent, rognent,batissent, vivent, meurent, sans que personne s'en mele, et ils denigrent tout a I'aise I'aulorite qu'ils onl 206 FLANERIE PARISIENNE etablie par leurs votes. Voila le sublime de la liberie. L'homrae accoutume a vivre sous I'egide d'une organisation reguliere tremble au milieu de ce cbaos ! Quelque paroi de la machine parait toujours prete a se detacher pour Yous ensevelir sous ses mines, Le defaut de protection se fait sentir a chaque instant ; la forme preventive n'exis- tantpas, on ignore si Ton sera venge apres avoir ete la victime d'un attentat, a moins qu'il ne se trouve quelque ami qui veuille bien entreprendre les poursuites... a ses frais. Get abandon est d'un effet desolant ; le caractere s'aigrit, le moral s'altere ; la de- fiance vient etreindre de ses doigts crochus les caracteres les mieux trempes. Fataliste par necessite, on espere echapper aux eve- nements facheux, toujours altendus / et Ton appuie avec con fiance la main sur le revol- AUX ETATS-UNIS 207 ver a cinq coups qu'on porte dans sa poche, compagnon dont I'indispensable appui s'est fait sentir et qu'on a achete bien vite apres avoir pris langue dans le pays. Aussi, quelle joie en revoyant les contrees civilisees ! quelle ivresse, lorsqu'a rhorizon se dessinent les cotes de I'Europe ! Le bonheur de rentrer en France ne peut etre apprecie qu'au retour d'un voyage au long cours ! On se sent enfin sous la protection d'un vrai gouvernenient, on sait pouvoir s'etayer en cas de besoin sur une autorite reguliere, on voit une force armee appelee a la defense commune , des fonctionnaires que chacun peut requerir. Que les douaniers paraissent jolis ! ' Le premier gendarme que j'ai vu verlait me demander mon passe-port ; j'avoue, sans rougir, que j'ai failli me precipiter a ses pieds et baiser ses bottes a I'ecuyere ! UNE LEGENDE Les pays feodaux ne sont pas les seiils ou se conserve le souvenir d'histoires qui , contees a la veillee , font palir ou trembler un audiloire attentif. Les chroniques ne sont pas exclusivement I'apanage des chateaux aux tours crenelees , des castels tombant en ruines, des citadelles aux longs souterrains. Partoiit, quand les hommes s'assemblent, il se trouve un orateur sachant arranger son f recit de maniere a exciter I'interet de ceux qui Tecoutent ; tantot ce ^ont des histoires 14 210 FLANERIE PARTSIENNE terribles ou les fantomes et ]es tvrans font * 3 frissonner d'horreur, tan tot des contes plai- ^ sants, des tours malins qui arrachent le rire et font naitre la gaiete. L'Amerique a ses chroniques aussi bien que I'Allemagne aristocratique; a defaut de chevaliers bardes de fer, elle trouve d'au- tres personnages a metlre en scene. Ces chroniques sont peu nombreuses , il est vrai , et Ton s'aper^oit toujours avant le de- noument qu'on est la victime d'un hum- bug. Mais qu'importe, si Ton parvient a egorger une heure, chose toujours difficile, et surtout sur les bords enchanteurs de rOliio ! et puis le humbug est - il en lui- meme chose si deplaisante, quoique faisant partie inherente de lajovialite americaine? Nous n'osons trop vous traduire ce mot bien porte la-bas, mal fame chez nous, qu'un interprete intelligent appele a en fournir le sens expliquerait dans un salon par le mot AUX ETATS-UNIS 211 plaisanterie, et clans une reunion de gar- cons par son glorieux et expressif synonyme : blague. Au nombre des histoires que nous avons pu recueillir se trouve une legende que nous desirous transmettre a la posterite, parce qu'elle indique assez exactement le ca- ractere particulier de securite ofTert par les voies de communications et la confiance qu'elles inspirent a ceux qui les parcourent journellement. II y a dans cette tradition un cacbet de naive bonne foi a laquelle il faut rendro justice, et par basard I'esprit americain ne s'est pas tendu a la glorifica- tion quand meme de tout ce qui exisle en Amerique. Mais sans plus de preambule, racontons. Loin de toute ville, sur le bord d'un de ces grands fleuves, arteres naturelles qui font la ricbesse du continent americain , on voyait une modeste cabane construite en 212 FLANERIE PARISIENNE bois et a moitie cachee sous le feuillage des arbres. Cette habitation primitive servait de demeure a un de ces hommes moitie chas- seurs, moitie pecheurs, et presque sauvages, qui fuient la civiUsation, servent d'avant- garde aux cultivateurs et jalonnent de loin en loin une immense superficie de terrain comme des points de repere destines a in- diquer les places ou plus tard des agglome- rations humaines viendront se fixer. Le maitre de cette cabane se nommait Smith, — naturellemenl. — Le gibier qu'il abattait dans la foret, les poissons qui ve- naint se prendre dans ses filets suffisaient abondamment a sa subsistance. II coupait du bois et le vendait aux bateaux a vapeur qui s'approvisionnent de combustible le long du fleuve, tout en accomplissant le voyage, Smith ramassait ainsi de bonnes sommes dont partie servait a acheter du brandy, niais dont la portion la plus importante etait cha- AUX ETATS-UNIS 213 que mois deposee a une banque d'epargne qui fournit sept pour cent d'interets. Les previsions d'avenir sont innees dans I'ame de tout veritable Yankee. Smith etait marie ; il habitait avec sa femme la cliaumiere composee d'une seule piece ou leur existence s'ecoulait aisee et heureuse. La bonne femme avail soin du menage, faisait cuire la venaison, lisait la, Bible et mettait une robe de soie le dimanche . A I'occasion, elle ne craignait pas de faire vingt milles a pied pour entendre le sermon d'un ministre baptiste, car c'etait la secte a laquelle elle appartenait. Un soir, au coucher du soleil, ils etaient reunis tous deux au logis. La bonne femme, assise au coin d'une cheminee ou brulaient des souches enlieres, tricotait des bas de laine pour les prochaines neiges; un peu plus loin, Smith nettoyait sa bonne carabine, dont il avail demonte toules les pieces, et 214 FLANERIE PARISIENNE qu'il frottait vivement avec line peau nioel- leuse imbibee d'un peu d'builc. C'etait un charmant tableau d'interieur, qu'un peintre eut aime a rencontrer. Doux contrasted'une nature sauvage et du bonbeur paisible des etres bumains qui I'animaient. Smitb nettoyait son rifle, sa femme trico- tait; ni Tun ni Tautre ne disait un seul mot. Un bruit sourd et regulier vint rompre le silence du desert, le gemissement de la va- peur se mela au sifflement du vent. Le ba- teau a vapeur qui fait le Irajet en remontant le fleuve approchait pousse parsapuissante ma-. cbine.Ni Smitb, ni sa femme n'y firent atten- tion ; il nettoyait son rifle, elle tricotaitsesbas. L'air s'obscurcit, une fumee epaisse s^irgit de toute part; une formidable explosion re- tentit tout a coup ; on eut dit cent pieces de canon qui tonnaient a la fois. . . La cbaudiere venait d'eclaler, le bateau a vapeur avail saute, lout elaitdetruitl AUX l^TATS-UNIS 21S Smith et sa femnie ne leverent pas la tele ; il nettoyait son rifle, elle tricotait ses has. C'cst chose si ordinaire que I'explosion d'un bateau a vapeur 1 Mais cct accident nautique parut avoir dcs suites qui devaient les toucher plus di- rectement. A peine I'explosion venait-elle d'avoir lieu que le toit de la cabane, cedant il une pression inaccoutumee, se fendit, of- frit une solution de continuite par laquelle quelque chose antra lourdement. Ce quel- que chose etaii un homine qui tomba sur... le sol et se trouva assis par terre entre Smith et sa femme , qui ne parurent pas y faire la moindre attention, lui nettoyant son rifle, elle tricotant toujours. Le voyageur qui s'etait si brusquement introduit paraissait etourdi de sa chute. Au bout de quelques secondes, il reprit son sang-froid et se mit a regarder autour de lui ; il examinait les murailles, le mobilier, 216 i LANEIUE PARISIENNE I'apparence generale de I'liabitation, puis ses yeux se fixerent avec attention vers la toiture. Apres avoir etudie ce point, comme aurait pu le faire un architecte expert, il prit enfin la parole : — -Eh! rhomme, dit-il, en s'adressant a Smith, combien pour le trou ? Alors Smith, qui n'avait pas quitte son ou- vrage, abandonna un instant la carabine et levant la tete pour evaluer I'importance du degat fait a sa maison, il repondit : — Dix dollars. — AUez au diable ! s'ecria le voyageur en se levant vivement, la semaine derniere en sautant sur un autre bateau a vapeur, j'ai creve, en retombant, trois etages d'une mai- son consiruile en briques, on ne m'a de- mande que cinq dollars... et vous voulez exiger le double! Je sais les prix, je vous offre deux dollars, et si vous n'etes pas con- tent nous irons chez le juge ! WILLIAM PENN. — STEPHEN GIRARD L'oubli est une necessite du coeur. Dans la tlierapeutique du sentiment on pent com- parer son action a celle que le quinine exerce sur les fievreux. De l'oubli des choses passees derive un etat de calme, de repos, d'indifference phi- losophique que le vulgaire veut en vain salir par la denomination injurieuse d'ingratitude. Q'arriverait-il, s'il fallait se rappeler sans cesse les bienfaits, les bons offices, les ser- i vices rendus? La vie ne serait plus soutenable. 218 FLANERIE PAIIISIENNE la plupart des hommes n'y suffiraient pas. D'abord le bienfait ne serait plus un noble elan du coeur, niais un vil calcul, une spe- culation interessee, un placement usuraire. L'oblige, sous le coup de constantes apprc- Iiensions, craignant de voir reclamer une lettre de cbange sans cesse exigible, et que le payement n'acquitte pas, deviendrait le plus malheureux des liommes par le souve- nir du bienfait. Pour obvier a ces inconvenients , il a ele etabli une liquidation generale, une faiUite universelle, une renonciation tacite de cha- cun a ce sentiment vulgaire appele recon- naissance et qui, si on voulait I'appliquer se- rieusement, devraitdonner des droits impres- criptibles a celui qui vous a offert une prise de tabac, un jour que vous avez laisse votre boite dans la poche de voire robe de chambre. Cette renonciation volontaire a un servage base tout au plus sur un prejuge sen ti men- AUX ETATS-UiNIS. 21i) lal, prouve la sagesse des nations. On s'em- Ijarrasse, sous pretexle de beaux sentiments, d'entraves genantes qui empechent d'arriver assez vite au but qu'on se propose, on seme sa carriere d'obstacles, on herisse ses acquets de sangsues insaliables , on s'impose d'inu- tiles parasites qui ne vantent pas meme vo- ire grandeur, persuades qu'ils sont dans leiir droit legitime en ecorniflant sans scrupule mille sacs de farine, sous pretexte qu'iis vous ont jadis laisse glaner quelques grains de ble. Quelle certitude a-t-on d'ailleurs que la reconnaissance soit une vertu liumaine, un sentiment eleve, un penchant genereux? Ouelles preuves trouve-t-on dans I'histoire; quels exemples peut-on citer a J'appui d'une si folle doctrine ? Ah! oui, il y a ce conte, que Ton redit loujours, du fameux lion d'Androcles ! Eh bien, en admettant que le recit d'Aulu- 220 FLANEIUE PARISIENNE Gelle soit vrai, que faudrait-il enconclure ?. . . Que la reconnaissance est tout au plus la qualite des betes I . . . On ne saurait done reprocher aux hommes vraiment dignes de ce nom, aux hommes in- telligents et forts, de se soustraire a une pe- titesse qui les ravalerait au rang des etres secondaires de la creation. Ces reflexions preliminaires nous ont paru indispensables pour laver les Etats-Unis d'un reproche qui leur est souvent adresse. On les accuse d'oubli, d'ingratitude, envers la France surtout, qui leur a servi d'appui dans les circonstances difficiles, qui les a aides a conquerir leur nationalite et leur independance, qui leur a donne ses enfants, qui a verse pour eux le plus pur de son sang. La France fut, il est vrai, une amie de- vouee, une alliee fidele... mais il y a si longtemps! Les services les plus notables remontent a pres d'un siecle ; la generation AUX ^TATS-UNIS 221 qui en a ete teraoin, qui en a directement profile, n'existe plus ; qu'on s'en prenne aux contemporains de Washington, les Ameri- cains actuels n'ont que faire de ces dales effacees et de se targuer d'une gralilude retrospeclive. Au fait, si leur inleret est d'etre Russes ! si leur commerce peut prosperer et s'agran- dir par le Nord, pourquoi ne se^^ tourne- raient-ils pas de ce cote? Une republique independante peut s'allier d'autant mieux a Taulocralie , que la diversite des vues et des tendances inspire, des le principe, une de- fiance salutaire qui previenl les imprudences et adoucit les regrets tardifs. Et puis, dans cette question brulanle, la France n'a-t-elle pas ose s'allier a I'Angle- i terre, Telernelle adversaire des Elats-Unis, I cette rapace nation qui delient les iles de la L Grande-Brelagne, legitime .^ritage des ci- toyens de 1' Union? 222 FLANERIE PARISTP:NNE Toutes ces recriminations malseantes sont le resultat de pretentions exagerees. Pourquoi demander a TAmerique d'etre ' reconnaissante? A des intcrets nouveaux, elle doit naturellement joindre une politique renovee et un esprit general lance dans une lignedivergente. Peuple eminemment progressif, allant toujours de Tavant, — go ahead , — I'Ame- ricain ne pent plus se soucier le lendemain de ce dont il faisait cas la veille ; chaque pas qu'il fait dans la carriere lui montre un autre horizon vers lequel il s'elance tout palpitant d'espoir ; il delaisse ses amis pour des cama- rades inconnus, comme il abandonne le campement ou il a vecu quand il trouve un emplacement meilleur pour batir sa mai- son. Les idees s'infiltrent dans les masses a leur insu, et sans qu'elles se rendent compte du travail soUtWain qui les fait concevoir ^ AUX ETATS-UMS 223 L'interet, ce mobile dominant cFun peuple exclusivement commercial, fait I'opinion pu- blique et influe sur la politique du gouver- nement. Les grands negociants ont I'instinct du benefice ; ils possedent egalement celui des combinaisons qui peuvent Famener ; aussi, ce n'est pas par suite d'une sympalhie reelle et raisonnee que I'alliance russe trouve tant de partisans, mais parce que des nations telles que la France et I'Angleterre ont une vieille et ricbe civilisation dont on est jaloux, une industrie dont on est tribu- taire, et qu'il y a plus a gagner avec un Etat neuf, peut-etre un pen barbare, contre le- quel la concurrence serait aisee. Insoucieux et rudes, les Americains ne se permettent pas les affeteries et dedaignent les sentimentalites dont I'usage demontre ' la memoire du coeur. Ils poussent meme le mepris a cat egard si loin qu'on pourrait croire a une immense secheresse, si Ton 224 FLANERIE PARISIENNE n'etait convaincu que c'est I'effet d'une ex- treme franchise. Ainsi, en Pensylvanie, ou nous avons eu roccasion de resider, il est un npm qui, a juste titre, doit etre populaire; c'est* celui du fondateur du pays, du proprietaire pri- mitif du sol, du bienfaiteur de ceux qui le cultivent aujourd'hui et qui s'enrichissent de ses produits, — de William Penn. Sans vouloir reproduire la longue biogra- phic ecrite par Marcillac, on pent rappeler que William Penn re.cut du gouvernement, en echange d'une creance considerable, le territoire situe a Touest du Delaware ; qu'il consacra sa fortune a I'etablissement d'une colonic sur celte terre ; qu'il batit Philadel- phie, et redigea, pour les habitants, une con- j stitution en vingt-quatre articles, base de celle qui fut adoptee apres la proclamation de I'in- dependance. Sacriliant ses interets propres a ceux de la population qui I'avait suivi en AUX ETATS-UNIS 223 I'adoptant pour chef, Penn partagea le sol, fixa le patrimoine de chaque famifle, et il quitta en souriant celte teire dont il s'etait depossede, pour aller s'asseoir a la droile de Dieu, au milieu des hommes jusles et bien- faisants. Une gloire aussi pure, un caraclere d'une elevation aussi sublime est le plus beau litre d'une nation ; les fils de Penn devraient rappeler a tout propos le nom et les acles de leur illustre fondateur; ils seraient logiques en rattachant leur noblesse a cette souche vivace et brillante de tant de vertus. lis de- vraient glorifier dans leurs chants, rappeler dans leurs traditions ce nom qui sert encore h designer le pays. Sans doute, on respecte le souvenir de William Penn, sa statue est elevee au milieu des cours d'un hopital qu'il a construit et qui porte son nom ; mais ce nom n'est pro- nonce que lorsqu'on parle de I'hopital, ce 15 226 I LANERIE PARISIENNE souvenir est vague, presque efface. II est vrai que Toeiivre de Penn remonte a 1681 ; il y a*si longtemps ! et tant d'autres affaires se sont succede I On ne pent pas exiger que la reconnaissance publique dure plus de cent cinquante ans. II est un homme encore qui a fait immen- sement pour la ville de Philadelphie. C'est un Frangais nomme Stephen Girard, qui, apres avoir quitte pauvre la ville de Peri- gueux d'ou il etait originaire, vint s'etablir a Philadelphie et y amassa une fortune enorme. Quand il mourut, il laissa ses ri- chesses a sa ville d'adoption , il ordonna des fondations utiles; on batit de son heritage un college, le plus beau monument de la cite, celui qu'on montre orgueilleusement aux eti angers. Girard avait ete econome durant sa vie pour se reserver de plus grandes largesses testamentaires. AUX ETATS-UNIS 227 Frugal par gout, habitue a une vie sim- ple, Stephen Girard, dont on peut oiler niille traits genereux, etait dans son interieur en- nemi du luxe et du faste. On voit dans les vitrines de Girard- College ses pauvres habits, sa vaisselle modeste, son mobilier primilif ; cet homme qui enrichissait une cite entiere menait le train le plus modeste, et meme quand, faisant honneur a quelque bote, il couvrait sa table^de mets plus delicats, il ne touchait qu'ala nourriture grossiere a I'aide de laquelle, depuis Tenfance, il reparait ses forces et se preparait au travail du lendemain. Le souvenir de Stephen Girard ne saurait etre complelement efface encore; il est mort en 1831, et depuis les vingt ans qui se sont ecoules, Texecution de ses dispositions testa- mentaires, Tedification des monuments qu'il avait ordonnes ont agite I'edilite et servi de texte aux conversations parti culieres. Les plus belles maisons de Chesnut-Street, 228 FLANERIE PARISIENNE k meilleure ferme aux environs, appartien- nent maintenant a la ville, parce que Girarcl les lui a leguees; on pent signaler a chaque pas quelque fraction du chiffre du revenu qui vient de lui... Comment I'oublierait-on? Mais, ce qui semble singulier, c'est qu'on ne parte guere de Girard avec I'expression du respect ou de la reconnaissance. Si son nom est prononce, c'est a I'occasion de la hausse du prix des terrains ou de Temploi de ses anciens revenus ; s'il est fait allusion a sa vie passee, c'est en conlant quelque anec- docle ayant trait a ses bizarreries ou a ses ha- bitudes parcimonieuses. Je ne sais pasmeme si les pauvres enfants qui lui doivent leur education et leur pain apprennent a res- pecter son nom et a benir sa memoire. Ces deux faits nous ont vivement frappe, en nousdemontrant combien les Americains sont forts, energiques et depourvus de pre- juges. Attentifs aux necessites presentes, AUX ETATS-UNIS 229 marchant d'un pas ferme dans la voie des ameliorations et des perfectionnements, ils se soucient pen du passe,' et jugent avec rai- son que les niaiseries romanesques du sou- venir doivent etre traitees comme les grands parents et aulres elres les plus chers, envers lesquels on est parfaitement quUte quand on leur a rendu les derniers devoirs et jete quelques pelletees de terre sur le corps, et auxquels il est imprudent de penser trop souvent, parce que cela absorbe I'esprit, le detourne de speculations utiles et occupe en pure perte un temps qui pent etre mieux employe. Ne leur saclions done pas mauvais gre de se tourner vers le septenliion. Si une nou- velle etoile se leve el parait vouloir briller sur eux, ils I'adoreront aussitot. Les peuples a imagination oublient vile et s'^engouent facilement ; c'est le fait de Tin- telligence que la conception rapide et le de- 230 FLANERIE PARISIENNE laissementinstantane.A-t-on jamais reproche serieusement aux Atheniens leur inconstance? En veut-on mortellement aux Fran^ais de leur pretendue legerete ? line nation aima- ble doit avoir de la coquettexie j usque dans ses travers pour se faire sans cesse aduler. L'aga^ante incertitude dans laquelle on laisse ses amis, ses voisins, ses proches, donne un montant tres-vif aux relations privees et internationales. On s'occupe infi- niment plus des gens sur lesquels on ne compte pas trop; on cherche a deviner leurs intentions, a prevenir leurs fugues, a de- jouer lestrames, a I'emporter sur les rivaux ; — s'il existait une foi profonde on dormirait sur les deux oreilles et Ton ne s'inquiete- rait pas. C'est une theorie ancienne, dontle resul- tat est certain et dont la premiere application se perd dans la nuit des temps. Et quand ces facons cavalieres , ces allu- AUX ^TATS-UNIS 231 res debraillees, sont masquees par une gra- vile imperturbable ; quand Tesprit machia- velique des Italians du moyen age se revet du paletot bien brosse de TAngleterre mo- derne, quand les passions humaines adop- tent la forme du puritanisme et les regies severes des congregations reformees, on pent dire que la perfection est atteinte et qu'on arrive au plus haut degre de civilisation et de raffinement. Heureux le peuple qui, insoucieux du passe, s'avance vers un avenir determine sans faire cas des souvenirs, des engage- ments, des sympathies qui peuvent ralentir sa marche. Bien forts ceux qui', se debarras- sant de toute entrave, courent librement vers I'objet de leurs desirs, le saisissent, s'en emparent et qualifient de I'epithete de vo- leurs les impudents qui osent reclamer une restitution. Audacieux novateurs, ils secouent les prejuges, s'affranchissent des regies, et, 232 FLANERIE PARISIENNE semblables au lion, le roi du desert, ils po- sent leur griffe sur toute proie et dominent la creation qui les enloure... Dans moins de deux cents ans, TAmeri- que sera iin vaste et splendide continent qui egaleraen tous points I'Europeetn'aura rien a lui envier. Ce sera le veritable moment d'y ailer. LES FRANQAIS. — LE CANADA Distinguonsbien, je vousprie. II y a Fran- ^ais et Francais, comme il y a fagots et fa- gots. ^'emigration se compose cl'iine foule d'e- lements divers ; les uns sont bons, les autres detestables ; il n'y a guere de milieu. Une multitude de causes portent I'bomme a se depayser; les plus communes sont la miscre ou Tambition : le pauvre va chercher du . pain, Tambitieux des millions. Je suis convaincu que pas un seul Fran- 234 FLANERIE PARISIENNE ^ais dont Texistence est tolerable ne se de- cide volontiers a quitter la terre natale. Doux pays oil Ton vit si bien, oil Ton res- pire si a I'aise, oil les relations sont si fa- ciles et si sures I Pousse par le demon ou par la necessite, on s*en va, puis on desire bien vite revenir. Elle est si adorable la France, lorsque, absent, on se la rappelle pa- ree de ses incomparables beautes ! Les Francais etablis dans rAmerique peu- vent etre divises en deux categories, qui se subdivisent ensuite a Tinfini : ceux qui ont conserve I'esprit de retour et ceux qui se sont americanises. Les premiers sont de braves jeunes gens qui accroissent le chifTre de nos exportations, qui font penetrer nos produits sur le marche etranger, qui popularisent au loin nos arts et notre industrie. Lorsqu'ils auront acquis le bien-etre, ils reviendront vivre parmi nous du fruit de leur travail. lis demeurent toujours Francais de coeur, AUX ^TATS-UNIS 23S ils conservent la fibre Rationale, ils sympa- tbisent aux dangers, aiix triompbes, aux be- soins de la mere patrie. lis representent I'esprit joyeux et entreprenant ^es vieux Gaulois, ils portent fierement la cocarde tri- colore et forment des bataillons dont les drapeaux sont surmontes a la bampe de I'aigle glorieiise de I'empire. Quelques-uns ont forme des etablissements agricoles ac- tuellement en pleine voie de prosperity ; d'autres professent les sciences , cultivent les arts ou exercent des metiers. On a re- marque, — etmalbeureusement I'observation est exacte, — que la plupart des coiffeurs, des maitres de danse et des cuisiniers sont Francais ; ce qui porte les indigenes a croire, t comme leurs peres, les Anglais d'il y a trente ans, que nous sommes une nation gour- mande et frisee, exclusivement composee de ii sauteurs. Quant a la grande emigration composee 236 FLANERIE PARTSIENNE de groupes de laboureurs, nous lui fournis- sons un tres-mince contingent. II y a, il ne faut pas se le dissimuler, des nalifsFraftcais qui ayantatteint la fortune, se sont fait naturaliser citoyens des Etats-Unis, ont adopte les opinions, les habitudes, les gouts de leur patrie elective et ne se souvien- nentplus de celle oii ils sont nes. Ceux-ci sont nos adversaires determines et les exaltes qui portent ramericanisme jusqu'a I'enthou- siasme. 11 y a en ce moment une malentente si prononcee, un antagonisme si evident, des voeux si chaleureux pour le triomphe des Russes ; que les Franqais, en se proclamant Americains, produisent un effet analogue a celui du Francais qui aurait ose accepter la nationalite anglaise, pendant les grandes guerresde Tempereur Napoleon P^ Consolons-nous, en pensant que chez eux ce n'est pas une question de conviction ou AUX ETATS-UNIS 237 de patriotisme, mais une affaire de dollars, fant ils sont americanises 1 II faut done se L^arder de confondre deux especes d'hommes venus d'un meme point : les uns avec un but determine et la volonte de partir apres I'avoir atteint, les autres ayant abandonne leurs dieux lares , fuyant parfois le theatre d'un passe pesant, plantant delinilivement leur lente, quelle que soit la place ou ils trouvent des branches eparses pour alimenter le foyer. Les emigrants conservent leur denomina- tion primitive dans le langage usuel; on dit Francais, Allemands, Suedois, de gens qui depuis quarante ans sont elablisdans le pays ; les enfants nes sur le sol sont seuls appeles Americains. De la vient le nom de Francais applique a des gens qui ne se rappellentplus la langue maternelle etqui seraientfort em- barrasses de dire de quel departement ils sont originaires. 238 FLANERiE PARISIENNE Dans I'espoir de trouver une societe fran- caise, on ferait de vaines recherches : quel- ques grands centres, lels que la Nouvelle- Orleans ou New- York, presentent une agglo- meration assez considerable pour que les sympathies et les interets communs forment des groupes capables d'inspirer le respect. Ailleurs, ce sont des families isolees, dont le chef conserve parfois de vagues souvenirs, dont les enfants sont completement assimiles aux natifs. Cette insouciance peu patriolique est sur- tout frappante, lorsque franchissant la ligne qui separe les Etats-Unis des possessions an- glaises, on penetre dans le Canada. En metlant le pied sur cette terre, jadis la notre, une saveur du pays saisit aussitot; le coeur des habitants est demeure francais. Braves gens! ils n'ont rien oublie, euxl De- puis 1763, le divorce politique est consomme, et ils sont resles plus que nos amis : nos AUX ETATS-UNIS 239 freres. Langage, coutumes, ils ont tout con- serve ; ils ont respecte la tradition de la pa- trie absente ; on croit, au milieu d'eux, etre entoure de Frangais de I'autre siecle. Levoyageurqu'on reconnaita sa tournure, a sa moustache, a cette allure particuliere qui distingue ceux qui sont nes entre les Pyrenees et le Rhin, est entoure, accable d'avances, fatigue d'affectueuses protesta- tions. Le paysan quitte son travail, le mar- chand son comptoir,le bourgeois sa maison; tons accourent, se rangent en cercle autour du voyageur, lui demandent des nouvelles du pays, se disputent le plaisir de lui offrir I'hospitalite ; Taccueil est franc et chaleu- reux; a la cordialite des offres, a Tempres- sement que met chacun a rendre les petits services que la circonstance permet, on ne {)eut dotiter de la verite des sentiments qui eclatent, de la parfaite sinceritede ces ames simples et enthousiastes. 40 FLANERIE PARISIENNE Les Canadiens parlent parfaitement la langue fran^aise, mais leur accent etonne au premier abord, aussi bien que les locu- tions employees : on dirait des Normands outrant a plaisir le grasseyement empale qui resonne si rondement au marche de Vire ; les tournures de phrases sont vieiiles ; ils se servent de beaucoup de mots tombes en de- suetude; le langage n'est pas emaille de ces etincelles d'argot que TAcademie n'a jamais voulu reconnaitre et qui donnentune sipar- ticuliere tournure aux phrases, que lors- qu'elles en sont depourvues, on a peine a reconnaitre I'idiome pitloresque et image de , nos jours. C'est le francais du regno de Louis XV, j tout impregne encore des belles images, des pures expressions dues au grand siecle qui venait d'expirer, aux ecrivains classiques qui I'avaient fait briller de tant d'eclat. Le costume des campagnards rappelle un AUX ETATS-UNIS 241 pen la meme dale par I'habit a larges bas- ques, le gilet rond, la chemise au jabot et aux manchettes floltantes; — un oeil de poudre, le tricorne sous le bras et Tepee au cote completeraient Tillusion. Les denominations conservent leur petit parfum de feodalite. Ainsi le proprietaire qui ne cultive pas lui-meme et dont le do- maine a une certaine valeur, s'appelle sei- gneur ; la maison qu'il habite est nommee seigneurie. 11 ne faudrait qu'un bailli, une rosiere et un sergent recruteur pour se croire a I'O- pera-Comique. Mais ce qui, mieux que toutcela, est con- serve avec un religieux respect, c'est I'amour de la vieille lerre de France dont les grands- peres sont venus; ses phases aventureuses sont suivies avec une sollicitude filiale. Tout ce qui est France est saint a leurs yeux, quelle que soit la couleur de la cocarde et du drapeau . 16 242 FLANERIE PARISIENNE lis ont bien de quoi tenir pour s'incar- ner a cet esprit malgre les siecles et I'eloi- gnement ; pas un site, pas un cours d'eau, pas un nom de ville qui ne rappelle notre presence, nos efforts, nos combats, les tra- vaux de notre antique civilisation. Jacques Cartier, Roberval, Champlain, le romanesque Montcalm, sonttoujoursvivanls dans les esprits; Quebec et Montreal ont conserve une apparence particuliere bien differente des villes de 1 'Union ; le souvenir n'est pas seulement dans le langage, dans les habitudes de la vie, il se trouve cimente dans les pierres, eleve dans les maisons, in- cruste dans les monuments. lis ont bien ete obliges de sunir la domi- nation d'un vainqueur, mais en auscultant leurs poitrines, on entend aux battements du coeur qu'ils ne sont pas plus Anglais qu'Americains. Non, les vrais fran^ais ne sont pas ceux AUX ETATS-UNIS 243 qui, liiec, ont quitte nos ports; ils sont nes sur cette froide terre que nous avons jadis ensemencee, et qui commence a donner tant de produits. Les Canadiens sont plus nos compatriotes que ces trafiquants incarnes a un commerce souvent hostile, qui nous renient quand I'instinct du benefice oppose leur interet prive a celui de la nation. Le Canada est riche si Ton prend I'accop- tion vraie de ce mot en faisant consister la for- tune dans Tabondance des biens de la terre. II est pauvre au point de vue plus general de ceux qui ne regardent que la quantite du nu- meraire, la rapidite de son roulement et le developpement manufacturier et industriel. Les fermiers vivent largement du produit de leur exploitation ; la classe agricole est la plus nombreuse, et elle jouit d'un bien-etre qu'expliquentl'immensitede la surface offerte aux travaux et la fertilite du sol que les hom- mes ne sont pas contraints de se disputer. 244 FLANERIE PARISIENNE L'aspect du Canada differe essentiellement de celui des Provinces-Unies qui sont limi- trophes. Separes par des eaux profondes, on dirait que la nature prevoyait, en posant des frontieres naturelles, que deux races bien dislinctes se trouveraient cote a cote, et que de difficiles barrieres devaient en marquer la delimitation. Le Niagara lui-meme, ce juste sujet d'or- gueil de TAmerique du Nord, ce fleuve im- posant et etrange qui, dans ses fureurs, ses caprices, son effroyable rapidite, ses chutes incommensurables , parait etre jete sur un point du globe pour prouver que le travail de rhomme ne pourra jamais egaler I'oeuvre de Dieu , le Niagara parait se permettre des predilections et reserver ses beaut^s les plus grandes a une rive preferee. Quand les rapides cessent apres avoir^ durant plusieurs milles, saute aulour des roches, bondi en renversant tout obstacle AUX ^TATS-UNIS 245 au milieu d'un lit dont I'oeil a peine a dis- tinguer Tautre bord, quand enfin le fleuve a I'impetuosile unique vien4 ^^ nappe gi- gantesque s'engloutir dans un canal profond, il se divise en deux branches separees par une lie, et se laissant aller comme un Titan fatigue, il fait couler une mer ecunieuse qui tombe a donner le vertige au cerveau le moins nerveux. C'est ce qu'on appelle la chute du Niagara. Ce spectacle est sublime ; les mots, aussi bien que le crayon, ne peuvent en donner une idee exacte. II est des tableaux qu'il faut renoncer a peindre : on ne saurait s'elever a la hauteur du modele; en le contemplant d'ailleurs, I'ame est trop emue, I'esprit trop surpris pour qu'on puisse rendre ni les im- pressions eprouvees ni delailler les lignes de I'ensemble qui les ont fait naitre. Tachons done, au lieu de suivre le cours de nos souvenirs, de prendre une melhode se- S/*6 FLANERIE PARISIENNE chement geographique pour exposer I'idee que nous voulons exprimer. La chute duJNiagara a 46 metres d'elcva- tion, et la largeur de la nappe d'eau est de 200 metres. On affirme avoir calcule que Tepaisseur du liquide depasse 40 pieds a certains endroits ; la masse qui franchit ainsi la cataracte est veritablement dans des proportions inouies. Goat's-Island, une langue de terre presque imperceptible au milieu de cette gigantesque cascade, vient cependant la couper en deux portions inegales. L'une tombant en nappe a pen prcs reguliere et de proportions relati- vement minimes, appartient aux Etats-Unis; I'autre, le terrible Fer-a-Cheval, fait partie du territoire canadien. Cette derniere portion de la cataracte, au-dessus de laquelle une epaisse fumee, formee par la vapeur de I'eau, s'eleve comme le residu des cheminees an sommet des villes industrielJes, presente les AUX ETATS-UNIS 247 plus singuliers accidents de conformation , le pittoresque grandiose s'y trouve concentre ; la I'eau, tordue par les obstacles qui s'oppo- sent a son passage, trace dans sa chute des lignes bizarres; Tincroyable caprice de la creation donne les formes heurtees de la fan- taisie a un ensemble ordinairement identique, le liquide se separe de lui-meme pour dessiner un triangle sur lequel le soleil fait reluire toutes les teintes du prisme ; des blocs de ro- chers superposes les uns sur les autres mon- trent qk et la des pointes aigues ou des tables denudees semblables a des barrieres prepa- rees pour une gymnastique de geants et pour que le Niagara developpe ses forces et montre que rien ne saurait I'arreter. Le Fer-a-Cheval appartient au Canada, la Petite-Chute aux Etats-Unis, car elle est en* clavee dans TEtat de New- York. C'est un sujet de jalousie et de chagrin ve- ritable pour les citoyens de TUnion ; il en est 248 FLANERIE PARISIENNE qui se desolent de bonne foi de la beaute supe- rieure de la rive anglaise, comme ils la nom- ment, et qui discutent serieusement le moyen de balancer le desavantage que la nature du site leur impose. Le Canadien, lui, n'en est pas plus fier: il se contente de regarder en souriant son beau point de vue ; il en fait avec empressement les honneurs aux etrangers et surtout a ses compatriotes de France. Apres avoir vu cette bonne province qui donne une idee de la Bourgogne et de la Normandie avant qu'elles ne fussent divisees en departements, on concoit une idee meil- leure du continent americain, et on reconnait volontiers que les Etats-Unis seraient suf- fisamment agreables si les Francais avaient exclusivement concouru a les peupler. CONSEILS A MES CONCITOYENS CONCLUSION La litterature, qu'elle se produise sous la forme du livre oudutheatre,offredeveritables dangers. Ellepervertitlesesprits, corromptles bons sentiments, inculque des idees fausses ou erronees. Aussi les sages qui gouvernent les nations se sont-ils attaches en tons temps a etouffer cette hydro dangereuse et a preserver I'innocence des peuples des perils qu'elle lui fait courir. Longtemps rebelle a ce principe sahitaire, nous nous y sommes soumis, nous I'avons adopte, et nous le defendrons desor- 2,y0 - FLANERIE PARISIENNE mais avec la passion naturelle aux conserva- teurs moderes, car nous avons pu nous con- vaincre de son irrefragable justesse. En efFet, parmi les plus sanglants reproches adresses aux ecrivains, figure celui de creer des types conventionnels qui finissent par prendre place au milieu des personnages reels et vivants, s'incrustant dans le souvenir des masses et reproduisant un specimen apo- cryphe du caractere humain , ce qui fausse les donnees naturelles et engendre I'erreur. Le grognard, I'innocente, Thomme genereux, Tamant devoue, et tant d'autres figures im- possibles, n'ont certainement jamais existe et ne sont que le fruit de folles imaginations qui tentent de donner un corps certain a leurs reveries. N'ont-ils pas cree Toncle d'Amerique, qui, charge d'une canne h pomme d'or et d'un portefeuille bourre de billets de banque, vient trancher le nceud embrouille de tant AUX RTATS-UNIS 251 de denouments ! N'ont-ils pas invente une Ameriqiie ou Ton s'enrichit infailliblement, ou le pittoresque le dispute a Tabondance, ou Ton vit pour rien , ou Ton n'a que la peine de se baisser pour ramasser des pe- pites ; ou tout bomme qui possede un fusil et une bache pent se creer en buit jours une proprietede troismille arpents et s'yreposer ensuite en bon rentier? A I'aide de ce dece- vant mirage , n'ont-ils pas persuade aux fai- bles que de Tautre cote de TOcean pent se trouver le bonbeur, et n'ont-ils pas ainsi commis le crime de pousser des innocents a Temigration ? Depuis que nous avons vu a quel point les ecrivains sont en debors du bon sens a cet egard, nous sommes devenu leur plus formidable adversaire ; nousdeman'dons bau- tement toutes les repressions, loutes les interdictions qu'il est possible d'imaginer; on ne saurait trop se garer de leurs trom- 252 FLANERIE PARISIENNE peuses peintures ; il ne faudrait autoriser rimpression que des histoires vraies , telles que celle de Robinson Cruso6, des voyages authentiques, comme celui de Tillustre Gul- liver; ou bienles pensees d'un sage, tel que Tristram Shandy, ou encore la biographie d'un grand seigneur, comme M. le comle de Monte-Christo. Quant aux choses horribles, aux crimes qui troublent I'ordre social, il faut en ef facer jusqu'au souvenir, et jamais plus il ne de- vrait etre question ni de Robert Macaire, ni de Barbe-Bleue. Perdonsla memoire de ces scelerats ehontes. Les auteurs qui, en manipulant les corps d'une chimie impossible, sont parvenus a composer les oncles d'Amerique et la demo- cratie americaine sont dignes d'etre con- damnes en police correctionnelle pour col- portage de fausses nouvelles. Loin d'imiter leur exemple, nous n'avons AUX ETATS-UNIS 283 pas meme essaye de produire une oeuvre ; nous nous sommes borne a retracer quel- ques scenes des choses ou des moeurs qui nous ont frappe par leur dissemblance avec ce que nous sommes accoutume a voir dans notre Europe. Mais nous aurions honte de terminer ces esquisses sans reprendre notre gravite pour donner a nos concitoyens, qu'a- busent des faux recits, de trompeuses illu- sions, quelques conseils utiles et serieux. • Si vous y tenez absolument, allez faire votre fortune en Amerique, mais revenez la manger en France. II y a loin du Havre a New-York ! 254 FLANERIE PARISIENNE Ne meprisez pas les jambons tie Cincin- nali. Dans ce cliarmant pays, le cliinat est in- supportable ; il fait trop chaud en ete, mais il fait trop froid en hiver. Croyez aux femmes, mefiez-vous des boni- mes et redoutez les enfanls. AUX ETATS-UNIS 255 lis ne disent pas : — C'est un gentleman ! Mais : — II est habille comme un gentleman ! — L'appa- rence est tout ! Qu'attendre , d'ailleurs , d'un pays qui , montre en main, retarde d'au moins cinq heures? — Et ils se pretendent avancesl... ** Faites voire testament avant de partir. 256 FLANERIE PARISIENNE Felicitez-vous de voire bonne chance si vous revenez tout entier. Tout est a I'extreme : I'hiver on gele, Fete on elouffe ; la pluie, c'est le deluge ; un orage, la tempete ; un incendie, la ville briile. — L'exterieur des hommes seul est froid, impassible, modere ; ils cachent leur climat et dissimulent leur temperament. Le trot est la seule allure admise ; et les chevaux vont plus vite que les notres lors- qu'ils galopent* AUX ETATS-UNIS 237 Ne croyez pas aux beaux recits qui sont fails du bon marche de toutes choses. La vie materielle coute peu, mais une paire de gants vaut six francs, une course de fiacre cent sous, et ainsi de suite pour tout ce qui n'est ni viande, ni legume. lis se raltrapent sur le necessaire et s'enrichissent du su- pcrflu. La confiance est la base du commerce. Cont^ntez-vous de cinq pour cent chez 17 258 FLANERIE PARISIENNE voiis. N'allez pas trafiquer au loin dans I'es- poir d'un chanceux benefice. vous, mortels heureux qui etes accou- tumes aux prescriptions protectrices du Code Napoleon, ne vous soumettez pas aux coups d'une legislation differente ! Notre pain bis, mange chez nous., vaut mieux que leur roastbeef . — Go ahead I — On se casse les bras et les jambes ; les fortunes s'ecroulent. AUX ETATS-CNIS 2o9 Mais on s'apergoit que tout le monde n'est pas tue, el quelques personnes oiil ecliappe a la mine : — All right f line reflexion se presente, nous eprouvons le besoin de vous la communiquer. Depuis quelques annees Temigration a ete considerable. Les esprils inquiets et cha- grins voulaient alter chercher au dehors les agitations qu'un regime prolecteur et re- gulier s'altachait a leur interdire ; dans I'in- connu ces mecontenls s'imaginaient trouver le bonheur, ils aspiraient aux regions loin- taines, a la liberie des sauvages et surtout a la fortune des nababs. 260 FLANERIE PARISIENNE L'administration s'empressad'aider a I'ac- complissement de leurs desirs. Des moyens de transport furent mis a leur disposition, on freta des vaisseaux, on fournit des vivres et des instruments de travail ; — quand les ressources publiques se trouverent epuisees, on vit s'organiser des loteries, et des fetes, dont le produit fut employe au meme objet. Chacun apporta son obole, les sommes ver- sees permirent le depart de tons ceux qui aspiraient au bonheur d'un autre ciel, et les emigrants furent veritablement nombreux. lis allerent vers les regions auriferes, et se repandirent sur le continent americain ; tous ne s'atlacherent pas a la recherche de ce metal jaune qui excite tant de convoitise : ils selivrerent a I'agriculture, au commerce, ils mirent notre industrie en pratique. lis croyaient, comme'tant d'autres se I'imaginent encore, que deux bras sont un capital suffi- sant pour acquerir de rapides richesses I AUX ETATS-UNIS 261 Pour arriver au bien-etre, a Taisance, deux bras suffisent aussi bien dans nos pro- vinces que sur un autre hemisphere ; niais il faut que ces bras infaligables, agites avec Constance, ne languissent pas dans le repos, ne connaissent pas I'oisivete ; ils doivent etre mus par des esprits sagaces, sobres, absorbes par un meme objet, ne perdant point un temps precieux au plaisir ou a la discussion de vaines theories. Le travail assidu est tou- jours couronne par le succes, et ceux qui croienl chercher au loin une fortune facile, ne font en realite que fuire une concurrence devant laquelle le fruit ne pousse qu'arrose des sueurs de celui qui doit le recolter. De tons ces hommes qui, se trouvant trop a Tetroit, sont partis le coeur plein d'espe- rances, combien sont revenus ayant atteint I'independance apr^s laquelle ils couraient? combien ont forme un suffisant etablisse- ment ou ils resident? Minime est le nombre 262 FLANERIE PARISlEPsNE eens que reliennent a per- petuile les interets de leur fortune, la gerance de leurs proprietes, il n'en est pas qui ne re- grelte la terre natale et qui ne murmure en lui-meme contre le genre d'existence que le manque de liberie individuelle astreint a sui- 268 FLANERIE PARISIENNE vre. Car la liberie, si largement donnee par la loi , est annihilee dans la vie privee par celle police publique que font les citoyens, a defaiil completde celle qu'exerceune administration bien entendue. De rimmixtion de chacun dans les affaires de tons resulte, en effet, une serie de commerages et de sujetions tyran- niques dont les plus reguliers et les plus pa- tients fmissent par se, trouver fatigues. Rien ne ressemble moins aux Frangaisque les Americains. Considerez chaque chemin de fer com me AUX ETATS-UNIS 269 un pislolet destine a voiis bruler la cervelle. La licence n'est pas la liberie. Vingt ans, coeur hardi, absence de tons prejuges, et vous pouvez aller tenter la for- tune de Tautre cote de I'Ocean. N'eludiez pas TAmerique dans les ouvra- ' gcs de Fenimore Cooper, comme nous le 270 FLANERIE PARISIENNE faisons tres-generalement , vous eprouveriez des desillusions. Ce que nous faisons a droite, ils le font a | gauche; ce que nous voyons blanc, ils Je i voient noir. — Apres cela, c'est peut-elre Lien nous qui faisons mal et ne regardons j pas bien Les chemins de fer sont tellement en usage, que chaque Americain parait avoir | une locomotive dans le corps. Si Telemaque ou le jeune Anacharsis AUX ETATS-UNIS 27J avaient aborde dans I'Union, ils n'eiisscnt pas continue le cours de leurs interessan(s voyages et, profitanl du premier steamer en parlance, ilss'enseraientretournes chez eux. ^ ^ ^ Partout ii y a du bon et du mauvais, des avantages et des inconvenients. Le monde est un melange dans lequel les deux princi- pes se combatlent sans que Tun ni Taulre triompbe d'iine facon absolue. On n'a pas trouve encore le type de perfection que Tart dans ses travaux, la science dans ses reclier- ches s'efforcent de produire pour que tout se modele ensuite a son imitation. L'Amerique, ainsi que toutes les choses d'ici-bas, peut etre severement critiquee, ou louec outre mesure , — suivant le point de 272 FLANERIE PARISIENNE vue auquel on se place. Le negocianl , riiomme pratique, le brasseur d'affaires ne trouveront pas d'expressions assez pompeii- ses pour exprimer leur admiration ; le tou- risle, le reveur , I'artiste stigmatiseront le pays qu'ils ont parcouru, s'ils ont assez de franchise pour avouer qu'au bout d'un aussi long trajet, ils n'ont rencontre aucune des emotions qu'ils attendaient. Faisons done la part de chacun et n'acceptons sans reserve ni les louanges enthousiastes, ni le blame exagere. Les Etats-Unis accomplissent un merveil- leux travail ; la puissance humaine s'y mon- tre dans tout le developpement de son ener- gie ; les villes s'elevent, les populations s'ag- glomerent, les Etats se ferment; ce que peut I'intelligence ou la force est immediatement accompli; les decouvertes utiles, les inven- tions ingenieuses, les precedes economiques (juc le vieux mondeenfante a I'etat de tlico- AUX ETATS-UNIS 273 rie, sont sans retard eludies, mis a I'oeuvre, perfeclionnes, et ils recoivent une applica- tion productive. Chaque probleme utililaire, ameliore dans son ensemble, devient Tobjet d'une entre- prise, d'line tentative energique et persis- tante, qui ne se lasse et ne se rebute pas tant que I'espoir pent resler d'en retirer quelque fruit. Novateurs par excellence, experimen- tant sur une large echelle, sans redouler les risques, aussi hardis qu'entreprenanls, les ciloyens des Etats-Unis ont realise des mer- veilles industrielles et commerciales. lis sa- vent du premier coup distancer les vieux negociants qu'entrave la tradition et qui se laissent arreter par des scrupules, des habi- tudes meticuleuses, etdes mefiances seniles. Les resultats obtenus par une semblable methode excitent la surprise ; les lignes de chemins de fer qui sillonnent I'Union offrent une immense elendue; le nombre des ma- 18 274 FLANERTE PARISIENNE chines destinees a remplacer les bras de rhomme depasse* en force motrice ce que pent offrir I'ensemble de nos industries. L'art mecanique qui se rapporte a ce der- nier objel estpousse au dernier degre de per- fection, et les ingenieurs, aussi bien que les ouvriers qu'ils emploient, ne trouvent pas leurs egaux par mi nous. Les masses de capitaux et de marchan- dises remuees par le commerce americain elTrayent nos habitudes; nous ne compre- nons rien a ce courant gigantesque qui accumule les ressources du credit, de la fa- brication et des matieres premieres , pour frapper de grands coups et faire de chaque operation une speculation entrainant la for- tune ou la mine. Un clan aussi passionne vers le lucre se comprend dans un pays ou tout est a creer et oil il faut des capitaux puissants pour foa- der la veritable richesse du sol et du granit AUX ETATS-UNIS 275 depiiis longlemps constituee sur le vieiix con- tinent. La superficie de la terre est surabon- danle, la population clair semee; de la faci- lile pour tons de subvenir aux premiers be- soins et cherete de la main-d'oeuvre. Quand les Ktats-Unis seront suffisamment peuples, un changement radical s'operera. Dans Tetat actuel, on ne voit qu'un mou- vement commercial auquel chacun pretm part, un grand comptoir ou lout se vend et s'acliete dans les limites de la profession et des ressources d'une nation entiere qui vit sur le marcbe. L'aspect de cette ruche afTairee, ne con- naissant pas le repos, courant sans cesse pour recueillir un sue nutritif, forme le ve- ritable pittoresque des Etals-Unis. Un nego- ciant retire ne pent visiter un pays plus in- teressant; il s'amusera infmiment mieux en se payant une excursion au nord de TAme- rique, que la tournee tradilionnelle en Ita- •276 FLANERIE PARISIENNE lie, Oil les choses inutiles sont seules remar- quables. Mais pour celui qui vit dans une ignorance profonde des combinaisons mer- cantiles, il n'y a rien a voir, rien a admirer, pas meme la nature que Ton croit excep- tionnelle et qui, a peu d'exceptions pres, est inferieure au spectacle qu'offrent les Alpe?, les Pyrenees et le Rhin. II est penible d'avoir a faire une apprecia- tion differente de celle d'autres voyageurs Scrait-ce qu'ils jugent d'apres la situation, les opinions preconcues, les principes arre- tes ? L'opinion a-t-elle d'aussi singuliers ef- fets d*optique? Ou bien encore, apres avoir eu le privilege de parcourir un pays ou tout le monde ne va pas, a-t-on honte d'avouer (|u'on n'a pas trouve une satisfaction equiva- fcnte a I'argent depense, aux peines subies, aux daiigers affrontes ! Tons ces motifs peu- vent bien exister. Cependant, on doitremar- quer dans beaiicoup de recils un jugement AUX ETATS-UNIS 277 qui, tout en manifestant les efforts d'une extreme bienveillance, laisse percer un fond de convictions avec lesquelles il serait facile de nous accorder. Les voyages sont toujours instructifs ; ils elevent I'esprit, affermissent I'intelligence , completent Teducation. II est depuis long- temps etabli qu'on doit parcourir le monde et que tout homme bien eleve est tenu de passer une partie de sa jeunesse sur les grandes routes. Chaque peuple va recueillir a I'etranger des enseignements et des exem- ples de ce qui lui manque. Ce sont les Francais surtout qui doivent voyager; ils recoivent ainsi la meilleure le- ^on de patriotisme. Chaque fois que nous franchissons la frontiere, nous comprenons mieux le prix de notre douce patrie; la com- paraison fait ressortir les avantages innom- brables de notre sol, de notre caractere, •de notre civilisation, a la fois audacieuse, raffi- .278 FLANRRIE PARISIENNE nee et spiritueile ; de nos moeurs probes, elegantes et faciles, de notre caractere che- valeresque, loyal et desinteresse. La France et les Francais! Oh! comme on les regrette au loin ! II faut voyager souvent, il faut voyager encore, ne serait-ce que pour mieux se con- vaincre de celte incontestable verite : que Dieu a donne le plus beau des pays a la meilleure des nations. FIN. TABLE DES MATIERES L'Ocean 1 La Temperance 23 Chez eiix et chez nous 37 Les Noirs ct TEi^clavage 55 De la Galanterie 73 Fliitation 91 La fcmme aux lunettes dor IH Lcs Beaux -Arts en Ameriquc 145 Les positions sociales 149 Les Crnictieres 167 Peuple jcune!! 185 Unc legende 209 William Penn. — Slephen Girard. . . 217 Les Francais. — Le Canada 233 Gonseils a mes concitoyens. — Conclusion- 249 Paris.— Typ. de M""" V° Dondey-Dupre, rue Saint-Louis, 46. .; .<^ N^' , o, .0'- X^" ,-^' r •V "-^ .<^ .Oo. rP- it *"'°\>''*o .«,,''-.. „.--,„_ -'^ x' n V .^^"^ ■ L >'%• -.%'" °'> v^^ %. O ^_1 ■ xO ,\'^ .N^' -,