_ ....S'f^^'. o * AT '^^ . ='-^^^- : .♦^•V. \,^^ /^iA'^ \..r ym^-^ ^.a" <"- o y I* . . " • , ■ if -% ^ m \i\* ni^oU^u tn$$^^ SUIVIE DE #' m POESIES ORIGINALES, k S. M. L'EMPEREUR DE TOUTES LES RUSSIES ^arJ£^. J^ Srm/e ^i^irec/e ^a(;n^^^6c au/rej CHEVAI.IBR DB I. OKCKB %.01LI, SU LA LEGIOK-D HONITEIIIl , XX-MEMBKB SO COHPS I.EGISZ.ATIF , AITCIBIt SOOS-fREFET, APTtlTR T>T'- SJTXbES PDBllEBS, EN 1818, SODS XE TITKE u'/i/f^ ET AVJ OlJhD' HVL Non verbum pro verba necessehabui reddere, S«d genus omnium verborum vimque servare. ClCMO». PARIS, iEZ C. J. TROUVE I>IPR1IVIEUR-LIBRAIRE , RUE NEUVE-S.-AUGUSTIN , N* 17. M. I>CCC. XXIII > i m ^¥1 k r (K) ANTHOLOGIE RUSSE ^x IMPRIMEBIE DE C. J. TliOUVE. DuPreT de Satn1^~Maur^ Jean Hert Hm lie. ^^^ni^oio^u m$$u SUIVIE DE POESIES ORIGINALES, DEDIEE A S. M. L'EMPEREUR DE TOUTES LES RUSSIES; CHEVALIER DE LORDRE ROYAL DE liA LEGION-d'hoWNEUR , EX-MEMBRE DU CORPS LEGISLATIF , ANCIEN SOUS-PREFET, ADTEUR DES SATIRES PUBLIEES, EN 1818, SODS iE TITRE M^HIER ET AUJ OVRD' HUI. Non verbum pro verbo necesse habui reddere, Sed genus omm'um verhorum vimque servare, CiCERON. PARIS, CHEZ Ci J TROUVE IMPRIMEUR-LIBRAIRE , RUE NEUVE-S.-AUGUSTIN , N° 17. M. DCCO, XXIIl. ^?;s* Mvy« ¥ S. M. L'EMPEREUR ALEXANDRE SIRE, Votre Majeste Imperiale a daigne permettre ^ que X.^nthologie Russe parut sous ses auspices. Cette haute faveur m'a soutenu dans mes tra- vaux. Faire connoitre , en France , quelques pro- ductions remarquables des poetes qui honorent la Russie , c'est rendre hommage a son illustre Souverain, et a Tetat florissant des Lettres et des Arts sous son regno glorieux. Une vive admiration pour cette belle capitale et les magnifiques aspects dont elle est eiitouree j m'a dicte les Poesies originates qui suivent les traductions ; heureux si ces foibles essais peuvent obtenir Findulgence de Votre Majeste, et me rendre plus digne de I'auguste protection dont elle daigne m'honorer. Je suis, avec le plus profond respect , SIRE, De Votre Majeste Impe'riale, Le tres-humble et tres-obeissant serviteur , E. DupRE DE Saint-Maure. PREFACE. Je voulois donner plus d'etendue a cet ouvrage ; mais, en mesurant le vaste champ qui s'ouvroit devant moi , je m'apercus bientot de sa dispro- portion avec le cadre etroit dans lequel je devois me renfermer. D'ailleurs, je m'etois lie , en Russie, par Fengagement de publier cette Anthologie , a une epoque a peu pres determinee ; ce qui prouve que le temps ne doit jamais etre compte a la Poesie qui veut rester libre et n'obeir qua ses inspirations. Ce travail m'a occupe deux ans , et pent - etre falloit - il y consacrer plus de temps encore. La Prose m'eut permis de limiter beaucoup moins le nombre de mes traductions ; mais j'ai prefere donner une plus juste idee de la Poesie russe, en ne la depouillant pas du charme de I'harmonie. Notre siecle est celui des traductions en vers. Les doctrines litteraires de La Harpe ont du prevaloir, lorsque, traitant cette question, ij (c convient-il de traduire les poetes en vers ? » il s'est declare si fortement pour raffirmative ; en effet;, que pourroit-on opposer aux raisons judir cieuses dont il fortifie son opinion? cc Je persiste a penser, dit le Quintilien fran- co cais {a) , qu'on fait descendre un poete de toute » sa hauteur, en I'abaissant au langage vulgaire. » La meilleure prose ne peut le dedommager de » cette perte la plus douloureuse pour lui, celle 5) de rharmonie II est evident qu'une traduc- » tion en prose commence par aneantir I'art du » poete, et lui oter sa langue naturelle; vous )) n'entendez plus le chant de la Syrene , vous •s) lisez les pensees d'un ecrivain ; on vous montre » son esprit , et non point son talent ; vous ne » pouvez pas savoir pourquoi il charmoit ses con- ■s) temporains , et souvent vous le trouvez me- » diocre , la oil on le trouvoit admirable , et peut- )) etre I'admirez vous quelquefois, la oil on le trou- y^ voit mediocre. » Mais si, en m'imposant une tacheplus longue et plus difficile, j'ai dii me borner a un petit nombre d'auteurs , au moins me suis-je attache a varier les genres de poesie : I'Epopee , la Trage- die, rode, FEpitre, la Satire, la Ballade, I'Ele- {a) Lycee , tome V^, pages 177 et 178. gie , ]e Poeme heroi-comique , la Fable , lldylle, la Chanson et rEpigrainme figurent dans ce Re^ Gueil. La bonne foil doit etre la premiere qualite de Fecrivain; j'avouerai done franchement que j'ai entrepris cet ouvrage sans savoir la langue russe, Une piece de vers , oii j avois rendu assez fi Jele- ment la pensee de I'auteur, d'apres une traduc- tion en prose f rancaise , suggera Fidee a quelques amateurs des Lettres de me demander une suite a ce travail; ils m'offrirent de m'en aplanir les difficultes. C'est alors que , puissamment aide par ces Litterateurs egalement verses dans les deux langues, je commencai avec ardeur, mais non sans defiance de mes forces^ le Recueil que je livre au public. J'obtins des traductions litterales, oil les inversions , les tours liardis de la langue russe etoient rigoureusement conserves ; et , pour etre plus siir de la fidelite des traductions, j'osai les reclamer des auteurs , pouvant compter sur Tex- cellence des materiaux , quand ils m'etoient four- nis par les architectes eux-memes. Lorsqu une piece etoit terminee , je la soumet- tois au poete , qui , le texte sous les yeux , ne manquoit pas de m'arreter quand j'avois dena- ture sa pensee, ou affoibli son expression. Le bon goiit des auteurs russes , une etude appro- fondie de notre langue, qui leurpermet d'en de- IV meler toiites les finesses, nous rendoit ce travail aussi agreable que facile. Je comparoissois sans peine devant ce tribunal , et rarement j'ai appele de ses decisions. Cetoit , je crois, une chose assez nouvelle, que de voir le traducteur aux prises avec le poete tra- duit, et deux amour-propres en face I'un de I'au- tre ; mais le mien cedoit le plus souvent avec cette deference et cette facilite de I'emprunteur pour celui qui prete. La langue russe est si harmonieuse , elle a de si heureuses temerites dans ses inversions , une telle abondance de mots composes et de beautes imitatives , que j'ai souvent eprouve I'insuffisance de notre langue pour rendre la grace ou I'energie de I'original ; j'ai senti bien plus encore I'insuffi- sance de mon style. Mais, si la Poesie laisse beaucoup a desirer dans cet ouvrage, au moins puis-je me flatter, grace a toutes les lumieres dont je me suis en- toure, d'etre reste fidele, autant que possible, a r esprit du texte, M. Kriloff, le fabuliste, me disoit un jour, apres avoir entendu plusieurs de ses fables : cc Si y) quelquefois le genie de votre langue vousa force » de quitter mon expression, je vous dois la jus- » tice de dire que vous ne vous etes jamais separe » de ma pensee. » Plusieurs auteurs ni out accorde le meme suf- frage, sachant apprecier le caractere distinctif des deux langues. lis ne m'ont jamais decourage par cette rigueur et cette exigence ridicule qui n ap- partiennent souventqu'a I'ignorance ou a la mau- vaise foi. Ces Litterateurs ont senti la force des observa- tions suivantes de La Harpe {a) : « Si Ton veut » faire attention a la difference des idiomes , on » verra qu'il doit etre permis, suivant les circons- » tances , de supprimer une figure qui s'eloigne » trop du genie de notre langue , et de la rempla- » cer par une autre qui sen rapproche davantage ; » de resserrer pour nous ce qui seroit trop lache yy et d'etendre ce qui nous paroit trop serre ; de » mettre a la fin d'une phrase francaise, ce qui » est au commencement d'une periode latine ou » grecque , si le nombre et I'liarmonie peuvent y » gagner , sans que Fanalogie en souffre. » Je me suis fait un devoir de la precision , et le nombre des vers francais n'excede pas de beau- coup celui des vers russes. Dans la ballade de M. Joukowsky, intitulee Svetlana, les strophes sont de quatorze vers , et celles de la traduction en ont seize. {a) Ljcee^ tome 1^% page 172. VI J'ai entendu dire quelquefois qu il etoit plus aise de transmettre a notre poesie des pieces de- tachees qu'un poeme de longue haleine ; je crois, au contraire , qu'une anthologie presente beau- coup plus de difficultes , puisque la verve doit se plier a tous les tons , et a des rythmes tres-diver- sifies.Dela majeste de I'Epopee il faut descendre a la naivete de la Fable , du serieux de la Tragedie a Fenjouement des Chansons, de la pompe de rode au sel de la Satire, et du Poeme badin aux sombres imaginations de la Ballade. Une si grande variete dans les sujets doit souvent etonner la Muse, puisqu'elle la force, en quelque sorte, a rimer par sauts et par bonds. J'ose esperer que cette consideration appellera quelque indulgence sur raon ouvrage. II y a a peu pres deux ans qu'un auteur an- glais , M. Bowring , composa un ouvrage du meme genre ; je ne me suis rencontre avec lui, que pour rode de Derjavin, sur la Mort du prince Mest- chersky ; ce qui prouve Fabondance de la mine dont nous avons suivi les premiers filons , et com- bien la Litterature russe pent encore offrir de materiaux aux traducteurs a venir. M. Gretsch , conseiller de college et redacteur du Fils de la Patrie, journal litteraire, tres-bien redige , a public , en 1 822 , une Histoire de la Lit- terature russe, a laquelle il a joint un gra^^*^ VIJ liombre de notices biographiqiies. Get onvrage fait honneur aux connoissances et au style de ce spirituel ecrivain. M. Reiff de Neufchatel , auteur d'une Grammaire russe estimee, a fait une tra- duction , en francais , de I'ouvrage de M. Gretsch^ qu'il doit publier incessamment. Grace aux do^ cumens que ces deux ecrivains ont bien voulu me communiquer , il m'a ete beaucoup plus fa^ cile de rediger les notices biographiques qui pre- cedent chaque piece de vers. Quant aux notes geographiques ethistoriques^ je les ai prises dans le Dictionnaire de M. Vsevo- lojsky , gouverneur de Twer. Voyageur en Russie, y sejournant depuis quatre aniiees , je n'ai pu resister au desir de peindre un ciel etranger et des habitudes nouvelles. Je joins a YAnthologie quelques descriptions poetiques* Elles me furent inspirees par un genre de beau- tes qui offrira peut-etre a mes Lecteurs le piquant attrait de la nouveaute. Les notes que j'ai atta« chees a ces Pieces originales sont le friiit de mes propres observations* VllJ INTRODUCTION Si Toil veut rester impartial dans I'examen d'une Litterature, el apprecier justement la rapidite de son essor, la progression de ses developpemens , il est ne- cessaire de remonter a son berceau. La naissance des Lettres en Russie ne date reelle- ment que du regne de Pierre I^"" {a). Avant cette epo- que, les lumieres se concentroient dans les monas- teres , le haut clerge russe se distingua , vers les temps recules,par quelques bons ouvrages. On cite les An- nates du moine Nestor, ecrites dans le xi^ siecle, et {a) C'est au Tzar Iwan Vassilievitcsh, que la Russie est rede- vable de I'introduction des premieres presses d'imprimerie. Elle eut lieu en i553, sous la direction d'un Danois, nomme Gouze ; niais, depuis son etablissement jusqu'en 1711, on n'imprima que les Livres sacrcs et les oukazes des souverains. A cette dorniere epoque , une imprimerie russe , que Jean Tessing , Hollandais , avoit formee a Amsterdam , par privilege de Pierre le Grand, fut trans- portt^c en Russie, ou elle fut remise en activite par le Polonais Kopiewsky. Plusieurs ouvrages sur I'Histoire, et des livres de ma- thematiques sortirent de cette typographic. IX qui doivent etre regardees com me la base fondaiHen- tale de I'Histoire russe. Ces Annales eurent des conti- Buateursjusqu'en 1700. II y a aussi une Yie des Saints, des Instructions reli- gieuses ; un Voyage de I'abbe Daniel, dans la Palestine; une Traduction des Livres-Saints, en langue slavone, par des peres de I'Eglise grecque ; des Contes et des Poemes heroiques, entre autres, celui ialitule iRecit de la Campagnedu Prince Igor, contre les PolovtziSy qui date du xii^ siecle. Cette production , tres-estimee par les Litterateurs, sert aujourd'hui de temoignage a I'anciennete de la poesie nationale et a I'existeiice d'aulres ouvrages que le temps a devores. Enfin , les traditions ont conserve des chants attribues au poete Bayan, surnomme le Rossignol des temps anciens ; toutefois plusieurs ecri- vains pretendent que ce nom de Bayan etoit donne aux poetes qui, al'instar des chantres grecs, chez les anciens , et des troubadours chez les modernes , cele- broient dans les fetes de la Cour Its exploits des regnes precedens. Mais quelques lueurs, qui se font jour a travers une epaisse nuit , et a de longs intervalles, ne peuvent dissiper les tenebres de I'ignorance; la lumiere arrive tard chez un peuple encore denue de ces etablisse- mens utiles, qui sont, pour ainsi dire, les phares de I'esprit humain , et servent de point de ralliement aux facultes intellectuelles comme aux elans de I'imagi- iiation. Pierre le Grand , voulant donner a ses sujets le gout de riristruction, fit un appel aux Lettres et aux Art&; cet appel retentit avec eclat dans toutes les contrees europeennes.Ce prince, inspire par son genie, sentoit que les siecles , ou les souverains sont protecteurs des Sciences et des Lettres, deviennent a lafois, les p-us glorieux et les plus fortunes. Reformateur de la langue de son pays, il fut aussi fondateur de la premiere Aca- demic^ dont se soit honore I'empire russe. Mais apres avoir pose la pierre angulaire de I'edifice scientifique et litteraire, il ne jo nit pas du bonheur de le voir s'e- lever a une grande hauteur : la mort vint I'arracher prematurement a ses immortelles creations {a). Les travaux de la guerre , les soins donnes a la for- mation d'une marine, avoient absorbe une grande partie de son regne ; les conquetes militaires sont tou- jours plus rapides que les conquetes des Arts ; les Ro- mains furent soldats avant d'etre lettres ; lepoete Te- rence fleurit apres la prise de Carthage, et preluda sur la scene comique aux chants harmonieux de Vir- gile et d'Horace ; les Francais signalerent leur valeur paries trophees des croisades, les hauts fails de la chevalerie, et de brillantes expeditions en Italic, bien avant d'obtenir la fixite de leur langue , et d'atteindre [a) Teophane Prokopovitsch, metropolitain de Nowgorod , prelat distingu6 par ses lumieres et ses talens dans la chaire chre- tienne , seconda mervellleusement les genereuses intentions de son souverain. II fut le Mecene de ce regne glorieux. Parmi les ou- vrages qu'il a laisses , on cite X Oraison funehre de Pierre le Grand, dont I'exorde est un modele d' eloquence. XI aux lauriers liiteraires, dont Louis le Grand om- bragea le siecle qui porte son glorieux nom. Cependant, un monument litteraire, tres-estime des Russes , fut ie premier resultat de cette forte im- pulsion que le genie de Pierre I^"" venoit de donner a I'esprit national. Le jeune Prince Rantemir, doue de la plus rare organisation , et devore de la soif d'ecrire, publia des satires qui etonnerent la Russie; elles furent le pre- mier effort d'une langue qui s'essayoit a la poesie clas- sique. Get essai , que ne desavoueroient pas les grands maitres , s'il est envisage sous le rapport des pensees et de la morale , fit une sorte de revolution dans les esprits; les hommes eclair es et les professeurs qui dirigeoient les pas incertains de la Litterature, re- connurent dans ces satires (a) la finesse des apercus, la grace et I'enjouement des auteurs de I'antiquite qui ecrivirent dans le raeme genre. Le coeur humain , mal- gre la profondeur de ses replis , se devoiloit aux yeux du poete, et , chose extraordinaire , celte clairvoyance , cette facilite prodigieuse de moissonner dans le vaste champ des observations de moeurs, etoit le partage d\me muse de vingt ans. On ne pent calculer a quel degre d'elevation seroit parvenu le talent du prince Rantemir, si, comme on le verra dans sa Notice bio- {«) Sous le regne actuel , un poete nomine Milonoff , se mon- troit avec succes dans la carriere ouverte par le prince Kantemir j il avoit beaucoup de verve et d'imagination. La mort le surprit au milieu de ses travaux. graphique, ses missions diplomatiques ne Teussent enleve au Parnasse russe, dont les premieres fleurs venoient d'eclore sous sa main. Mais, quel que soil le merite de ces satires sous le rapport de la pensee el de la verite des portraits , cet ouvrage ne pent etre regarde comme classique, en raison de la defectuo- site du rythme, qui n'est plus en harmonie avec le genie de la langue russe. Cette langue n'etoit pas en- core fixee; la Poesie restoit hcsitante et timide, parce que^manquant de legisiateur, elle ne savoit a quelle sorte de joug il falloit s'asservir. Tandis que la nouvelle capitale s'elevoit majestueu- sement sur les plans legues par son auguste fonda- teur, tandis que la France et I'ltalie envoyoient dans cette jeune ville des architectes , des sculpteurs et des peintres, que les seigneurs russes alloient siir les traces de Pierre le Grand ettidier Paris , cette ecole de po- ll tesse et de bon gout, d'oii , apres avoir admire nos theatres, li^s Academies et nos chefs-d'oeuvre en tout genre, ils rappoitoienr, dans leur patrie I'amour des Alts ft des Leitres; enfin, quand tout sembloit s'ani- ihf^ d une vie nouvelle dans Tempire russe , les Muses restcien t statior.naires , tant il est vrai que chez tons les peuples la nature fait long-temps attendre ces homines merveilleux qui, par Tascendant de leur genie et i'en-i trainement de I'exemple , savent inspirer le noble gout des occupations de I'esprit. Sous leregnedellmperatrice Anne, le poete Tredia- koffsky, professeur tres-erudit, et disciple deRoUin, fit les plus grands efforts pour merit er le titre de ion- dateur cle la Litterature nationale ; mais cet auteur prouva par le malheur de ses essais qu'ori peut avoir de la science et meme beaucoup d'esprit sans avoir du talent. Denue de gout et de cette force qui dompte les difficukes , il s'egara completement sur la route poe- tique ;, et trente ans apres , I'lmperatrice Catherine dans ses soirees de Fhermitage, infligeoit aux per- sonnes de sa Gour, la penitence de reciter une tirade de la Telemachida de Trediakoflsky, traduction du TeUmaque de Fenelon, en vers de dix-huit syllabes; c'etoit la plus severe punition que I'on pouvoit or- donner. Deux aurores litteraires s'etoient deja levees sur la Ilussie, I'une paree de vives couleurs, I'autre obscurcie de nuages ; mais le jour ne brilloit pas encore; enfin il parut et s'eleva d'un des points de I'horizon d'ou il etoit le moins attendu. Le jeune Lomonossoff etoit tie en 1 7 1 1 , au village de Denissovski, dans les contrees septentrionales de la K-iissie, a peu de distance deKholmogory et d'Arcan- gel. S'ii etoii permis d'etablir un rapprochement entre les exploits guerriers et les trophees litteraires qui re^ posent le coeur du tumulte des combats, je mettrois en regard deux grandes inspirations, dont la premiere contribua puissamment a sauver une antique monar- chic , et la seconde ouvrit a une nation belliqueuse et spiritaelle, la source des plus doaces jouissances de Fhomme civilise. L'illustre guerri^re qui fut liberatrice de la France , sortit de Fhumble chaumiere d'un ber- XIV ger, et la cabane du pecheur vit naitre le fondateur de la Litterature russe. Condamne par le sort aux tfavaux les plus gros- siers, le jenne Lomonossoff annonca de bonne heure une intelligence superieure; le desir d'apprendre tour- menta son enfance ; heureux d'avoir pu se procurer une grammaire (a) slavone et un psautier, il les kit avec une attention si soutenue que ces deux livres se graverent dans sa memoire; il les recitoit sans cesser domine par une inquietude vague qu'il ne pouvoit de- finir, il sentoit que sa vie ne devoit pas se consumer dans la monotone occupation de jeter ses filets sur les eaux de la mer Blanche. Souvent il promenoit des re- gards melancoliques vers les flots orageux, ou les re- posoit sur ces tableaux ravissans de la nature qui ins- ert) La langue russe est une des nombreuses branches de la langue slavone, qui est celle employee dans le culte divin en Russle; ce dlalecte eprouva quelques alterations avant de parvenir au degre ouil est aujourd'hui. Les invasions des Tatars, qui se prolongerent depuis Fan 1224 jusqu'en 1462; Tenvahissement des Lilhuaniens et des Polonais , qui occuperent vers le milieu du xv^ siecle , plu- sieurs grandcs provinces russes , exercerent une pernicieuse in- fluence sur la langue : elle se lit sentir jusqu'au commencement du xviii^ siecle. A cette epoque, sous Pierre le Grand, on re- forraa I'alphabet russe, on supprima plusieurs lettrcs inutiles; on retranclia les accens et les abreviations. Enlin, Lomonossoff, en 1740, donna une riouvelle vie a la langue nationale, il rejeta tout ce qui etoit ctranger, tout ce qui etoit bas ct trivial. C'est de son temps que date le regnc du langage poetique. ( Extrait d'une dis- sertation dc M. Gretsch, sur la langue ct la Litlerature russe.} pirerent les premiers chants , et revelerent aux hom- mes Je secret de la laiigue des dieux. Enfin , maitrise par cette fievre du genie qui veun et ne pent creer, il prit soudainement la courageuse resolution de maitriser sa destinee; depourvu de toute recommandation, prive de tout appui, n'ayant d'es- poir qu'en Dieu, de fortune que son courage et de guide que ses inspirations, le jeune pecheur quitte un jour Rholmogory, et traversant avec rapidite Fespace immense qui separe Arkangel de Moscou, il vient se Jeter aux genoux d'un eveque qui dirigeoit le semi- naire de cette ville;il lui demande avec des larmes, la faveur d'etre admis dans cette institution ; le prelat , etonne de la vehemence du jeune Russe, et subjugue par cette expression d'un violent desir qui ne laisse pas la possibilite du refus, le recoit au nombre des se- minaristes. Lomonossoff justifia cet acte de bienfai- sance par son ardente application a I'etude et par la vitesse de ses progres. Envoye de Moscou aRieff , il fut initie dans la con- noissance des langues anciennes et des livres slavons ; il vint ensuite a Petersbourg et montra une rare faci- lite dans I'etude des elemens de la physique, de la mi- neralogie, de la chimie et des mathematiques. Le gouvernement russe, qui epioit la marche du jeune eleve, voulant donner a ce genie naissant tons les developpemens dont il etoit susceptible, Fenvoya, apres deux ans de sejour dans la nouvelle capitale , a Marbourg, pres de Christian volf, celebre mathemati- G-ien , chez lequel il etudia pendant trois annees ; puis XVI on le fit passer aFreyberg, ou il apprit la metallurgies pratique et Fart des mines; c'est la que le jeune Russe se perfectionna dans la langue allemande et la con- noissance des meilleurs auteurs de cette nation. On doit s'etonner qu'un gout aussi passionne pour les sciences exact es, n'ait pas desseche son imagination ; rien n'est plus rare que cette alliance des etudes se- rieuses et des graces poetiques. La prise deRhotin sur les Turcs , inspira a Lomonossoff le sujet d'une ode en vers iambiques qu'il adressa a Flmperatrice Elisabeth ; cette ode causa une admiration generale. De retour dans sa patrie en 1741 ? il fut successivement nomme adjoint de I'Academie des Sciences , professeur de chi- mie, conseiller de college, directeur du gymnase, et enfin conseiller d'Etat: c'est alors qu'ayant fait la part de la science, il marcha a pas de geant dans la carriere des Belles-Lettres. Ses plus grands titres a la reconnoissance publique, furent une Grammaire, une Rhetorique faisant partie de son Traite de I Eloquence et celui sur les Regies de la J^ersification russe. Mais c'etoit peu pour son genie que d'etre le legislateur du gout et le createur des dif- ferens rythmes auxqueis il soumlt la langue, joignant I'exemple au precepte , sa muse feconde offrit des mo- deles dans tons les genres depuis {ci) I'Epopee jusqu'a ridylle. La richesse de son imagination se deploya (a) Lomonossoff a Jaisse deux chants d'une Petreide en vers alexandrins, pocme non achevd XVlj siirtout avec eclat clans sa traduction des Psaumes , dans son heureuse Imitation de Job , et dans VOde a la paix qui renferme des beautes de premier ordre. Un sentiment imperieux de ses forces, un desir immodere yen d'harmonie, et la Poesie s'en sort avec le plus grand succes. Un des plus pre- cieux avantages de la langue russe , est aussi la faculte d'exprimer les plu-. legeres nuances de la pensee , par un seul mot compose d'une preposition et d'un verbe radical. (Exlrait d'une Dissertation inedite sur Forigine des langues du Nord. XXXllJ d'erudition y qui , en lui faisant beaucoup d'honneur, rendit un grand service a la Litterature; la suite de cet ouvrage n'eut pas moins de succes. Ce respectable ecri- vain, actuellement president de 1' Academic russe, fit paroitre, il y a quelques annees, une traduction en prose de X^l Jerusalem delivree. Deux genres de poesie avoient echappe aux Muses du Nord,laBaliade et le Poeme heroi-comique; le pre- mier a ete traite par M. Joukowsky, le second par M. Alexandre Pouschkin; les productions de ces deux ecrivains furent couronnees du plus brillant succes; elles sont des modeles de grace , d'harmonie et d'ele- gance de style; le poeme de Rouslan et Ludmila est une nouvelle preuve que le ciel septentrional a aussi le pouvoir de faire eclore des fictions poetiques, pa- rees de tout I'eclat d'une imagination vive et feconde. Gelles de M. Pouschkin rappellent souvent le charme des ingenieuses foliesdel'Arioste; et Ton pent s'ecrier avec Yoltaire en lisant Ludmila^ « ce n'est point le » dim at qui fait ce que nous sommes. » Le prince Ghakowskoy, auteur comique, a enrichi la scene par un grand nombre d'ouvrages; sa muse spirituelle traita tour a tour la haute Gomedie , le Vau- deville et rOpera; elle s'est essayee meme dans la Tra- gedie. La Lecon aux Coquettes , on les Eaux de Lipezk, en cinq actes et en vers , contient plusieurs jolies scenes; la versification est elegante et facile; les {a) [a) La coraddie du Demi- Seigneur offre une foule de traits du meilleur comique. Le campagnard a chez lui une troupe de come- Amusemens d'lin Demi-Seigneur^ le Menteur^ Vin- terieur d'une Famille ^ (^Poustodomi) ou le Menage mal organise^ font honneur au talent de cet ecrivain. Parmi ses autres productions , on distingue un poeme comique, mvLUx\€les Pelisses enleuees ^ et quelques sa- tires. Le theatre s'honore aussi du talent de M. Zagoskin et de M. Rhmelnitzky : ce dernier a obtenu un succes merite dans sa piece des Chateaux en Espagne , imi- tation de ColUn d'Harleville, dans sa comedie du Ba- ^^ard et celle intitulee le Penoquet dema. Grand-mere, M. Iliin est auteur de plusieurs drames estimes, parmi lesquels on cite la Magnanimite ou le Becruiement^ et Louise ou le Triomphe de la Beconnoissance ^ tous les deux, sujets naiionaux. Je ne quitterai point le domaine poetique sans par- ler de plusieurs ecrivains qui se sont distingues par la publication d'ouvrages estimes; M. le colonel Theo- dore Ghnka ( aide de camp de S. E. le comte Milo- radovitsch, gouverneur militairede Fetersbourg) est Fauteur des Lettres d'un officier russe. Comme poete, M. le colonel Glinka a eu le merite d'ouvrir une route nouvelle au genre elegiaque; les plus nobles sentir- diens composee d'une parlie de ses gens, et des lors tres-respec- tueuse. Dans le moment le phis touchant d'une piece representee devant lui, le Demi-Seigneur eternue : aussitot les acteurs, inter- rompant leurs roles, s'inclinent respectueusement, et puis resterit immobiles jusqu'a I'instant oii on Icur donne I'ordre de continuer. CO qui nuit prodigieusement a Tillusion theatrale. XXXV mens, la vertu la plus pure, out inspire samuse. Le frere de cet ecrivain , M. Serge Glinka , a public une Histoire de Russie. Le prince Chichmatoff a celebre dans ses vprs la gloire de Pierre le Grand , de I'lmperalrice Catherine , et les hauls faits de Pojarsky. M. le prince Chalikoff s'est fait avantageusement connoitre par des poesies dont on apprecie la facilite de style, ainsi que la grace et la finesse des pensees. Ses oeuvres out ete publiees en deux volumes in-8°. Dernierement cet auteur a fait paroitre un petit volume in-12, sous le nom de Der- nier hojmnage aux Muses ^ qu'il a dedie a S. E. M. le Prince Obolensky , conseiller prive et curateur de TU- niversite de Moscou. Je regrette vivement, que le temps iie m'ait pas per- mis de joindre a mon ouvrage deux elegies de M.Oline, adressees a la memoire ^une epouse quine sauroit etre ouhliee. Ces poesies, (a) dictees par une douleur bien sentie, portent I'empreinte d'une melancolie touchante et des sentimens les plus religieux. Parmi les jeunes poetes qui preludent a la renom- mee litleraire par de brillans essais, on cite MM. Bes- toujeff, connus par des productions tres-ingenieuses et des traductions de plusieurs morceaux de lord Byron et de Thomas Moore : I'un de ces jeunes litte- () ou I'auteur developpoit les richesses de son imagination , le J^ojage de la Troitza [c] , enfin \a) Conseiller d'Etat, historiograplie de Tempire, membre de r Academic russe. [h] Le sujet d'une de ses Nouvelles se rattache a la prise de Now- gorod; elle est aussi interessante que bien ecrite. Ce.te production decela la vocation de I'auteur pour la muse de I'Histoire. (c) Antique et riche monastere, fonde en i337 par saint Serge, et situd a soixante-quatre werstes nord de Moscouj un voyage a ce couvent fut le sujet d'un ouvrage de M. Karamsin. Cet ecrivain lui a donnd le piquant interet des souvenirs, en deciivantles ruines de plusieurs palais des anciens Tzars que Ton rencontre dans le trajet de Moscou au monastere. xxxix quelques (a) Poesies; tels sont les principaux ou- vrages dans lesquels M. Raramsin preluda a I'Histoire de Russie qui fixe a jamais sa celebrite. L'art d'ecrire I'Hiscoire est un des arts les plus dif- ficiles , un de ceux qui coute le plus d'efforts a I'esprit humain. Vers la fin du dernier siecle, quelques ecri- vains se sont essayes dans ce genre , et leurs ouvrages ont du merite (^); mais il etoit reserve au regne de S. M. I'Empereur Alexandre , de produire une histoire de Russie vraiment remarquable. M. Raramsin a rem- pli la tache laborieuse qu'il s'etoit imposee , de la ma- niere la plus honorable pour lui et pour son pays. Pui- sant a de bonnes sources , il a su dissiper les nuages qui obscurcissoient le berceau de la monarchie, il a eu rheureuse faculte d'enchainer tons les faits des premiers regnes avec beaucoup d'ordre et une bonne methode ; le talent de I'historien grandit avec son su- {a) Parini ces poesies se trouve une piece charmante dont j'avois un vif desir d'enrichir VAnthologie ^ mais le temps ne me I'a point perrais ; elle est intitulee : les Conti^adictions dun Poete. {b) La Russie honore la memoire du savant Mullen , historio- graplie de I'empire , qui donna une grande impulsion a I'ctude de I'Histoire par la publication de plusieurs bons ouvrages qui etoient encore en manuscrit. Les principaux sont : Le Code des Lois , du Tzar Ivan Vassilievitsch , YAbrege de V Histoire de Russie , du prince Khilkoff, les Lettres de Pierre le Grand au comte Boris-, Cheremeteff^ etc., etc. Parmi les historiens qui ont ecrit sous les regnes precedens , on cite le prince Michel Scherbatoff, Tatis- chtcheff , et le general-major Jean Boltin. XL jet, il fait souvent diversion a la monotonie des details militaires , par des apercus philosophiques et profonds sur I'etat des moeurs, de la legislation et des inonu- mens litteraires de cliaque siecle. Enfin , aux condi- tions requises pour ecrire digneraent I'Histoire , I'au- teur a su reunirnne qualite precieuse, qui manque a plusieurs historiens, d'ailleurs, tres-estimables , c'est celle de la perfection du style ; cette seduction est une des plus entrainantes pour les gens du monde qui, en commencant un long ouvrage , ne prennent jamais I'engagement de le finir. UHistoire de Russie a joui d'une vogue extraordi- naire (a) ; la premiere edition de trois mille volumes , publiee le 5 mars 1818, etoit epuisee le aS du meme mois; c'est la plus belle fortune litteraire qui ait eu lieu dans ce pays depuis I'origine des Lettres. L'Eloquence sacree a fait de grands progres sous le regne actuel; Ferudition du haut clerge s'est signalee dans d'excellens ecrits; on cite un ouvragede I'Eglise par rarcheveque Philarete (Basile Drosdoff), plusieurs des sermons de ce digne prelat dont le siege est a Moscou, ont ete traduits dans les langues etrangeres. Michel Desnitzky, metropolitain de Nowgorod, de Saint-Petersbourg, d'Esthonie et de Finlande, s'est aussi distingue dans I'Eloquence sacree; ses homelies forment un recueil de dix volumes. (d) Nous a\ons une fort bonne traduction des huit premiers volumes de cette histoire , par MM. Saint-Thomas et Jauffret. XLl La Chaire chretienne doit aussi des productions dis- tinguees au metropolitain Ambroise Podobedoff , et a Ambroise Proiasoff , archeveque de Kazan et de Sairit- Birsk, dont les sermons ne sont pas encore imprimes. L'archeveque Eugene, metropolitain de Rieff, a public un Dictionnaire des auteurs russes, ouvrage Ires-estim^; la premiere partie traite de ceux qui ap- partiennent a I'ordre ecclesiastique, deux volumes in-8°; la deuxieme , reservee aux auteurs profanes, va etre incessamment sous presse. Ce savant prelat, pos- sedant de grandes connoissances historiques, a fait paroitre un ouvrage curieux , traitant des antiquites de Nowgorod; c'est une belle conquete faite sur la nuit des temps. Dans unexpose aussi rapide, jai sans doute omis quelques noms chers aux Lettres russes, maisj'aidu me borner a citer les ecrivains les plus celebres , et parler succinctement de ceux qui ont un article bio- graphique dans XAnthologie. Ce court apercu histo- rique suffira pour donner une assez juste idee d'une litterature trop pen connue en Europe; le lecteur par- tagera peut-etre le sentiment d'admiration que me cause la miraculeuse rapidite avec laquelle elle prit rang dans la republique des Lettres. Je ne pense pas qua aucune epoque et chez aucun peuple, il y ait exemple d'une croissance aussi rapide ; c'est dans I'es- pace de quatre - vingts ans , si long pour la vie de I'homme, mais si court pour celle d'un peuple , que la Russia a vu sa langue s'enrichir de la plupart des chefs- XLIJ d'oeuvre anciens et modernes, et d'un grand n ombre de belles creations. Plusieurs critiques reprochent aux ecrivains russes de trop ceder a I'attrait de Fimitation ; aucune littera- ture , dans son origine, n'evita cet ecueil, (t le re- proche seroit d'une grande injustice si on le genera- lisoit ; nombre de productions sont marquees du sceau de I'originalite , et Ton doit meme payer un tribut d'eloges aux auteurs dramatiques pour la preference qu'ils donnerent souvent aux sujets nationaux ; ici I'amateur de la Tragedie auroit mauvaise grace de s'ecrier « Qui me delivrera des Grecs et des Romaiiis? » Les Soumarokoff , les Ruiajuin et les Ozeroff eurent moins de timidite que beaucoup d'auteurs , quand, se privant volontairement du prestige mythologique et de cette magie attachee aux souvenirs de I'anti- quite , ils offrirent sur la scene les evenemens qui ont illustre plusieurs epoques de leur monarchic. En rendant hommage aux productions litteraires de ce pays , je suis loin de partager le travers de ces traducieurs enthousiastes qui , s'extasiant devant leurs modeles, epuisent toutes les formules de la louange ; c'est trop souvent une maniere detournee de se louer soi-meme. S'il est assez d'usage qu'un traducteur se prenne de passion pour un ouvrage de longue ha- I'^ine, il est plus facile a I'auteur d'une Anthologie qui XLlij passe rapidement d'un siijet a un autre, de se defendre d'un engouement souvent ridicule, quoique tres-excu- sable; aussi,'dans cette Introduction, je crois n'etre pas sorti des bornes d'une admiration raisonnee. XLIV NOTE, On salt avec quelle facilite les Russes parlent toutes les langues de I'Europe 5 il est tres-ordinaire de les entendre converser tour a tour en francais, allemand, anglais, italien et polonais. Mais le premier de ces idiomes est celui qu'ils ecrivent avec le plus de facilite ; leur style est pur , correct et naturel; non-seulement les regies grammaticales y sont observees , mais encore on y retrouve souvent toutes les finesses du langage. Plusieurs Russes («) se sont exerces avec succes dans la versification francaise; les poesies de M. Kha- nikoff, ministrede Russie pres la Gourde Saxe, respirent la grace et la sensibilite qui caracterisent nos poetes elegiaques. M. le comte Golowskin , M. Bazile Pouschkin et M. Ouwa- roff , president de 1' Academic des Sciences , ont compose des pieces en vers francais qui ont le charme de I'elegance et le merite d'une bonne facture ; mais ces productions ne sont point imprimees. [a) La Correspondance du baron de Grimm renferine une char mante Eglogue du prince Boris Golitzin, homme tres-distingue par les graces de son esprit , et dont la raort prematurc^e excita les plus vifs regrets. XLY II y a aussi plusieurs ouvrages ecrits dans notre langue s VHistoire de Naples , par M. le comte Gregoire Orloff; un roman du comte Fodor Golowskin ; un ouvrage du comte Czernicheff , public sous le titre de Theatre de V Arsenal; VHistoire militaire de Russie , par M. le colonel Boutourlin j aide de camp de S. M. I'Empereur Alexandre , et plusieurs autres ouvrages du meme auteur; les Mjsteres d^Elemis^ par M. Ouwarof'f , publics , ^ Paris , par Mad, Sylvestre de Sacy. Mad. la comtesse Nathalie Golowskin a fait deux ro- mans : Alphonse de Lodeve , et Elisabeth ou Histoire dune Russe. Mad. la princesse Zeneide Volkonsky, nee princesse Beloselsky , ct Mad. la princesse Michel Galitzin , nee com- tesse Schouvaloff, ont aussi compose un roman et des nou- velles en langue francaise. •^^•^^•^^•^^-^^'^^•^^'^^•^^"^^'^^"^^ ANTHOLOGIE RUSSE M. DMITRIEFF. iVl. Dmitrieff (Jean), conseiller prive actuel, chevalier, membre de rAcademie russe et deplu- sieurs societes litteraires, naquit en 1760, dans les terres de son pere^ gouvernement de Simbirsk. II fit ses premieres etudes a Kasan , et ensuite a Simbirsk , dans des instituts particuliers ; mais , a I'age de douze ans , son education fut subite- ment interrompue par les troubles qui s'eleverent dans les contrees du bas Volga , lors de la reVolte de Pougatcheff. Le pere de M. Dmitrieff fut con- traint de se reTugier a Moscou avec toute sa fa- mille , et d'y attendre le retour de la tranquillite. C'est la qu'il prit la resolution d' envoy er son fils, alors age de quatorze ans, a Saint-Petersbourg, pour le faire entrer dans le regiment des gardes de Semenoffsky. Le jeune militaire passa sept mois a Fecole de ce regiment, entra ensuite au service actif, oil il resta jusqu au grade de capi- taine. A I'avenement de Tempereur Paul I", M. Dmi- trieff obtint son conge avecle grade de colonel, et, quelques mois apres , etant entre au service civil, il fut nomme adjoint du ministre des apanages , et premier procureur du senat. Les talens qu'il de- ploya dans I'exercice de ces deux charges, appe- lerent sur lui I'attention du gouvernement, et lui ouvrirent les portes du senat. Bientot apres , S» M. I'empereur Alexandre lui confia le porte- feuille du minister e de la justice , en le decorant des ordres cle Sainte-Anne de premiere classe, et de Saint-Alexandre, Quelques annees apres, quand M. Dmitrieff cut quitte le ministere, le souverain ne I'oublia point dans sa vie privee , et le crea membre de la commission de bienfai- sance de Moscou ; c'est alors qu'il recut le rang de conseiller prive actuel, et le grand cordon de Saint- Wladimir. La nature avoit done M. Dmitrieff de cette rare organisation, qui rend les hommes egale- ment aptes aux interets serieux de I'administra- tion publique, et aux riantes conceptions de la Poesie. La culture des Belles-Lettres etoit pour (3) lui le noble delassement de ses travaux ; son es- prit flexible pouvoit suffire a tout; cette heu- reuse alliance de deux genres d' application , qui semblent s'exclure, etoit assez commune chez les anciens : elle devient chaque jour plus rare chez les modernes. Le gout de M. Dmitrieff pour la Poesie s'an- nonca de fort bonne heure. II fit paroitre plu- sieurs de ses productions dans diverses feuilles periodiques, particulierement dans le Journal de Moscou , annees 1792 et gS. II s'est surtout dis- tingue dans r Apologue et dans le Conte. Imita- teur de La Fontaine , il egale souvent son modele dans sa naivete, son naturel et le bonheur des expressions. Get ecrivain a parfaitement saisi Fes- prit du Bonhomme^ et , maitrisant sa propre lan- gue avec cette force victorieuse c[ue donne le ta- lent , il a su la faire plier aux tours et aux finesses de la notre. Un grand nombre de fables servent de temoignage a la difficulte vaincue, et a I'heu- reuse naturalisation du fabuliste francais sous le ciel du Nord. Depuis I'an 1795 jusqu'en 1818, cet illustre poete a fait paroitre cinq editions de ses oeuvres. On public, dans ce moment, la sixieme avec des suppressions et corrections , aux frais de la societe libre des amateurs de la litterature de Saint-Pe- I.. (4) tersbourg ; elle se compose d'odes sacrees , he- roiques et morales, d'epitres, contes , satires^ fables ;, chansons, etc. M. Dmitrieff , retire a Moscou , jouit a la fois du souvenir honorable de sa vie publique^ du suc- ces merite de ses ouvrages, et de I'estime uniA^er- selle. YERMAK, CONQUERAIST DE LA SIBERIE. L'oBScuRE anliqiiite se decouvre a mes yeux, Muse, prete a mes chants des sons harmonieux. Aux rayons incertains de la lune voilee , J'apercois de I'lrtisch la rive desolee (i) ; L'Irtisch est fremissant ; sur les rocs sourcilleux Qu'il baigne avec hacas de ses flots ecumeux , Deux hommes sent assis; a leurs traits durs et sombres Je Ics aicrus sortis du royaume des ombres; De Tun de ces guerriers , sillonne par le temps , La barbe blanchissante atteste les vieux ans ; L'autre est plein de vigueur et dans la fleur de Vsige. Je vols avec effroi leur armurc sauvagc; (5J Les ailes des hibous , la peau cles noirs serpens S'entrelacent amour de leurs casques brillans; Couverts du poll des ours , et des rennes timides Que leurs traits out perces sur ces roches arides, lis cuirassent leur sein cree pour les combats De cailloux et de fer rougi par les frimats. De larges coutelas, et la pique guerriere Arment ces deux Chamans bannis de leur chaumiere(2). Deux magiques tambours a leurs pieds sont places (3), Et ces apres accens sont par eux prononces. LE VIEILLARD. Mugis, Ii tisch , mugis , partage nos alarmes; Dans tes antres profonds repete nos adieux. Nos foyers envahis pour nous n'ont plus de charmes ; Nous sommes a jamais rejetes par les dieux. LE JEUNE HOMME. douleur inconnue , 6 mortelles alarmes , Sommes-nous a jamais rejetes par les dieux ? LE VIEILLARD. O terre qu'aujourd'hui la fortune abandonne, Trois grands peuples jadis soutenoient ta couronne (4); Riche par tes forets, ton fer et tes coursiers, A la voix du danger, terre illustre et feconde, De ton sein jaillissoient des torrens de guerriers; Ton nom, de bouche en bouche , aux limites dumonde (6) Avec honneur etoit porte; Tes beaux jours ne sont plus, puissante Siberie (5). Ta gloire s'est evauouie ! Et tes fils vont languir dans la captivite !... LE JEUWE HOBIME. Tel un noir ouragan rhasse an loin la poussiere, Tel, par un bras vainqueur, ton peuple est disperse; L'amour de ses sujets, et I'effroi de la terre, De son trone eclatant Routchoum est ren verse (6). Que dis-je ? il a peri sur la plage etrangere. LE VIEILLARD. Dans Tepaisseur des bois, tes pretres sont errans ; Chaitanes, deites de ma triste patrie (7)! Je vous sers des Tenfance, et j'ai plus de cent ans. Dieux impuissans ! pourqnoi prolongiez-vous ma vie ^ Si j'ai du voir mes cheveux blancs Devoues a Tignominie, Et la mort moissonner nos malheureux enfans ? LE JEUNE HOMME. Helas ! par quels re vers la fi ere Siberie, Mon pere , a- t-elle succombe ? LE VIEILLARD. Tu causas ses malheurs, belliqueuse Russie; Sous ton sceptre d'airain, mon pays s'est courbe. (7) Plut au Ciel que le feu, la peste et la famine, Les venls, les fleuves dcchaiiies , D'un peuple genereux, conspirant la ruiiie, Nous eussent lous extermines , Ou que ces dieux vengeurs qui lancent le tonnerre, Sous nos toits chancelans, nous eussent foudroyes, Plutot que de voir notre terre Esclave d'Yermak , et foulee a ses pieds ! LE JEUNE HOMME. Yermak ! le fleau , I'horreur de la nature (8) ! Montagues, sombres bois, jour brillant, nuit obscure , Maudissez ce mortel. Devouez aux erifers cet objet d'epouvante ; G'est lui qui nous plongea, de sa main devorante, Dans un deuil eternel... LE VIEILLARD. Tels nous voyons, dans notre Siberie, Les aquilons et les frimats S'entrechoquer avec furie, Et porter au loin le trepas ; Tel marchoit Yermak : de sa fleche homicide La mort suivoit le vol rapide ; La mort avoit guide son bras. LE JEU]>fE HOMME. Te souvient-il du jour, jour a jamais horrible, Ou le frere de notre Roi (S) Succomba sous les coups de ce guerrier terrible ? LE VIEILLARD. Ce souvenir encor excite mon effroi ; Pour la premiere fois , trahi par la victoire , Le grand Meheraetkoul vit ternir ses hauts faits (9); Je I'ai vu ce combat de funeste memoire : Des que de son carquois s'epuiserent les traits , Tout a coup enflamme d'une ardeur temeraire, Mehemetkoul s'elance, arme d'un cimeterre , II s'ecrie : « Yermak, je ne crains point la mort; » Donne4a moi , je la prefere » Au deshonneur de terminer mon sort » Dans Fesclavage et la misere. » Notre chef, a ces mots, fond sur son ennemi; Deja des fers croises I'etincelle a jailli ; Moins brillant est I'eclair, messager de Forage : L'adresse , la valeur favorisent leur rage. Mais I'acier se pliant sous I'effort de leur bras, Les glaives sont brises, et volent en eclats. Soudain les deux guerriers corps a corps se saisissent; De leurs cris menacans les forets retentissent ; Le sol est ebranle : de leurs bras musculeux , Ces robustes lutteurs s'entrelacent tous deux, Se heurtent tour a tour, se courbent, se redressent; Leurs nerf s sont fremissans, leurs ppitrines se pressent ; Couverts de sang, meurtris, inondes de sueur, La longueur dii combat redouble leur fureur. Cependant Yermak saisit son adversaire, Et Tetend a ses pieds, dans des flots de poussiere. (9) « Prince , s'ecria-t-il , la victoire est a moi ; » Tout ici , desormais , doit flechir sous ma loi. » LE JEUNE HOMME. O malheureuse Siberie ! II fut trop tot execute, Get arret destructeur de ma chere patrie , Qu'au sein de la victoire Yermak a dicte. O malheureuse Siberie ! Sont-ils done a jamais eclipses tes beaux jours? Mon pere, dans les fers, gemirons-nous toujours? LE VIEILLARD. Tonjours. . . . Ecoute-moi : tu vois ces forets sombres. Hier, quand Fastre d'or palit devant les ombres, Je m'etois enfonce dans leurs vastes detours ; La, penche sur le sein des victimes sanglantes, J'adressois a nos dieux des prieres ferventes. Mais Fouragan trouble les airs; La terre tremble , et la tempete Avec fracas courbe la tete Des chenes, rois de nos deserts. Aux coups redoubles du tonnerre , Leur feuillage jonche la terre (lo). Des daims les membres palpitans Sont disperses par les Autans. Je tombe sur Fhumide pierre. La terreur glace tons mes sens; Du Ciel alors semble descendre ( lo) Une voix qui me fait entendre Ces epouvantables accens: « Cesse de m'implorer : le sang et la priere » Ne peuvent de Ratcha desarmer la colere (n), » Quand son bras etendu sur ce vasle Univers » Punit I'orgueil des rois et les peuples pervers. »IngTats Siberiens qui me fites Foutrage (12) »De renier mon nom, de rejeter ma loi; » Desherites du Ciel , abandonnes par moi , »Du roi blanc a jamais subissez Fesclavage (i3); » Que de Taslre da jour la feconde clarte , » Les voiles de la nuit , et la 1 iante aurore , » Dans un long avenir , vous y trouvent encore. »D'Yermak j'ai beni le courage indompte; » Tous les siecles futurs celebreront sa gloire, » Et le temps tombera sur sa tranchante faux , » Avant d'effacer la memoire » De ses lieroiques travaux. » A ces mots foudroyans succede le silence ; Et I'eclair aussitot, dans I'horison immense, Trois fois a sillonne le nuage orageux. Malheur a nous ! LE JEUNE HOMME. Malheur ! 6 destins rigoureux ! Des deux Chamans alors je vois couler les larmes; Mais bientot se levant, et reprenant leurs armes, lis suivent de ces bords les sentiers tortueux, Et dans I'epais brouillard disparoissent tous deux. ( ") Repose en paix sur le lointain rivage , Yermak! que cet or conquis par ton coiir;^ge (i4) , Get or, que de I'Oural ta lance a fait jaillir, Grace a la main desarts, nous offre ton image: De lauriers et de fleurs nous irons la couvrir. Mais que dis-je? sur toi lorsque ma muse appelle Les honneurs qu'on decerne aux manes des heros, Dans quel champ jouis-tu de I'eternel repos? Quelle terre a recu ta depouille mortelle? En ce moment peut-etre un sanglier Disperse-t-i! les cendres du guerrier; Peut-etre, helas! sont-elles profanees (i5) Par les Ostiaks vagabonds , Quand de leurs fleches empennees lis atteignent le cerf sur la cime des monts. Dors en paix, ombre veneree, Dans le desert silencieux. Quand I'aurore sortant de la voute azuree Detache de la nuit les crepes tenebreux, Par la reconnoissance une muse inspiree T'adresse en soupirant des chants harmonieux. Ta gloire d'un grand peuple a conquis les hommages, Yermak : que ton nom , par le temps respecte , Retentisse sur nos rivages, Jusqu'au jour solennel oii le torrent des ages , Muet, s'arretera devant Feternite. o NOTES, (i) « J'apercois de I'lrtisch la rive desolee. » L'lrtisch. Cette grande riviere de la Siberie sort de la Zun- gorie, ou pays des Mongols , habitee ci-devant par les Kal- mouks , et actuellement par les Kirguiss-Kaissacs , traverse le lac Zaissan , que les Ralmouks et les Tatars appeloient au- trefois Kizalpou. Avant d'entrer dans ce lac , elle s'appelle Irtisch superieur ; lorsqu'elle en sort , elle prend le nom d'lr- tisch inlerieur , et apres avoir arrose, toujours en serpen- tant, une grande etendue de pays, dans la province de Kolivan et le gouvernement de Tobolsk , elle se jette dans rOb (a), (2) « Le large coutelas et la pique guerriere » Arment ces deux Chamans bannis de leur chaumiere. » On appelle Chamans les pretres ou devins des peuplades de la Siberie , qui n'ont point encore embrasse la religion cbretienne. Lorsque ces devins exercent leur art, ils se pla- cent dans la cabane devant un grand feu; ils font des gri- maces et d'horribles contorsions , jusqu'a ce qu'ils aient ob- {a) Dictionnaire geographique et historique de Vempire de JRussie, par M. Vsevolojsky. ( i3 ) tenu du diable la reponse qu'ils desirent. Tous ceux qui as- sistent a cette ceremonie , font un bruit epouvantable , en battant sur des chaudrons, et en jetant des cris j le calme ne se retablit que lorsque leur imagination les porte a voir une fumee bleuatre s'elever au-dessus de la tete du devin. (3) « Deux magiques tambours a leurs pieds sont places. » Espece de tambour de basque entoure de grelots. (4) « Trois grands peuples jadis soutenoient la couronne. » Les Tatars , les Ostiaks et les Vogoulitches. (5j « Tes beaux jours ne sont plus , puissante Siberie I » On comprend sous cette denomination toute la vaste eten- due de pays qui se prolonge depuis le mont Oural a I'ouest , jusqu'a I'ocean oriental a I'est, et qui embrasse toutle nord del'Asie, sur un espace de deux cent milles geograpbiques Carres ; elle est bqrnee au septentrion par I'ocean glacial, et au midi par une chaine de montagnes , qui la separent des Stepps des Kirguiss-Kaissaks et de la Tartaric cbinoise , et qui continue sans interruption , en prenant cependant dif- ferens noms , depuis la mer Caspienne a I'occident , jusqu'a I'ocean oriental ; c'est principalement cette cbaine non in- terrompue de montagnes , qui rend le climat de la Siberie si froid , en empechant les vents du midi d'y penetrer , et en y arretant ceux du nord , qui soul flent sans obstacle , en pas- sant par les glaces du pole [a). \ M, Vsevolojsky designe aux personnes qui desireroient a) Dictionnalre geographique et historique de Vempire de Russie , par M. Vsevolojsky. ( '4) des descriptions tres-detaillees de la Siberie , les voyages de plusieurs celebres marins russes, tels que Bering, Tchirikoff, Sarytchef'f.> Billings, Krusenstern, et des academiciens Pal- las, Lepekliine, Gmelin, Adams, etc, etc. (6) « De son trone eclatant Koiitchoum est renverse; » Que dis-je? il a peri sur la plage etrangere. « Ce prince etoit im descendant de Tchinguiss-Khan par Tcliaibana-Khan , auquel Batou-Khan donna la partie me- ridionale de la Siberie , sous le nom de I'empire de Touran. Get empire s'etendoit sur les bords du Tobol , de llrtisch, et meme jusqu'a TOb. Koutcboum , cbasse de ses Etats par les Russes venus au secours d'Yeirmak, se refugia cbez les Kalmouks, qui le firent perir. (?) " Chaitanes , Deites de ma triste patrie , » Je vous sers des I'enfance, et j'ai plus de cent ans. » Les idoles pour lesquelles les peuplades siberiennes mon- trent le plus de veneration, se trouvent dans la contree des Yourtes , a soixante-dix werstes au-dessous d'Obdorsk. Elles sont placees dansun vallon boise, et soigneusement gardees par des Ostiaks, qui cberchent a les derober aux regards des etrangers. lis s'y rassemblent IVequemment pour y faire leurs offrandes. L'une de ces idoles est bnbillee en homme ^t I'autre en femme , dans le costume des Ostiaks. Rien n'est «pargne pour la beaute de leurs babits qui sont faits avec le nifilJeur drap , les plus belles fourrures , et ornes de toutes sortesde figures d'animaux en plaques de laiton; cbacune de ces idoles est placee dans une cabane parliculiere construite pres d'un arbre ; le tronc de ces arbres est tapisse d'etoffes. ( i5) Lesommet est garni de lamines cle fer blanc, auxquelles est suspendue une clochette que le vent fait mouvoir. La veneration des peuples pour ces idoles s'etend meme jusque dans les conlrees ou elles sont exposees ; ils n'y fau- chent point I'herbe , n'y abattent aucun arbre ; ils n'y chas- sent jamais , et n'osent point y boire I'eau des ruisseaux , dans la crainte de deplaire a leurs divinites. lis evitent aussi d'aborder trop pres du rivage , avec leurs canots , quand ils voyagent sur les fleuves de cette contree. Si le trajet est considerable , ils font leurs provisions d'eau avant de pene- trer dans le pays consacre a leurs idoles , et , s'ils y man- quoient, ils endureroient la soif la plus cruelle , plutot que de puiser de I'eau dans les ruisseaux et les rivieres (a). (8) « Yermak lefleau, I'horreur de la nature! » Les Russes n'etablirent leur domination dans ces contrees que sous le regne du Tzar Iwan Vassilievitch. Les pirateries des Cosaques du Don sur le Volga et la mer Caspienne, ob- ligerent ce prince, en 1^77, d'envoyer des forces conside- rables pour les reprimer ; ces pirates furent defaits : on leur fit beaucoup de prisonniers. Yermak, Tun de leurs cbefs , voyant sa retraite vers le Don coupee , et craignant de tomber entre les mains du Tzar, continua a remonter le Volga avec six mille Cosaques ; et apres avoir traverse le mont Oural, il tomba sur les possessions de Koutchoum- Rhan , qui regnoit alors dans le Touran. Les souverains de ce pays habitoient ordinairement une ville fortifiee sur la rive droite de I'lrtiscb , a seize werstes du lieu ou se trouve actuellement la ville de Tobolsk ; les victoires d'Yermak di- [oj Dlctlonnaire geographique et histoiique tie Vempire de liussicj par M. Vsevolojsky. ( i6) minuoient ses forces ; de cinq mille Cosaques qu'il avoit en entrant dans ie pays , il se vit reduit a cinq cents. Malgre ce petit nombre, ce valeureux chef livra bataille a Koutchoum- Kan, et remporta sur lui une victoire complette en i58i. Le Kan abandonna sa capitale; Yermak y entra victorieux , et recut le serment de plusieurs peuples qui venoient se soumettre a sa puissance et lui payer tribut. Ce heros sentoit cependant qu'il lui seroit impossible de se maintenir dans ses conquetes, tant qu'il ne pourroit renforcer sa petite ar- mee. II se decida done a deputer a Moscou un de ses offi- ciers, nomme Ivan Oltzoff, pour implorer le pardon du Tzar , lui faire hommage de ses conquetes , et lui demander du secours. Cet ofjficier fut accueilli avec bonte ; toutes les demandes d'Yermak lui furent accordees , et on lui envoya sur-le-champ cinq cents liommes bien armes. Outre son pardon , on le qualifioit , dans des lettres-patentes , de prince de Siberie ,• mais il ne put jouir de cette gloire : car, avant le retour de son envoye, la fortune I'abandonna 5 le manque de vivres occasiona un murmure general parmi ses troupes ; enfin , elles se mutinerent. Dans cet etat de confusion , il fut surpris et battu par Koutchoum. Yermak, voulant reparer le desordre, tomba dans I'lrtisch en passant d'un bateau dans un autre : le poids de ses armes fut la cause de sa mort. Cet evenement cut lieu en i584. Le Tzar etant mort bientot apres, son successeur n'abandonna point cette conquetej on y envoya des troupes, et la Siberie fut regie comme le reste de Tempire, par des Voievodes, qui s'assurerent du pays, en batissant des villes et des forts. Peu a peu la do- mination russe s'etendit jusqu'a I'ocean oriental («). [a) Dicdonnaire geographique et historique de I'empire de Russie , par M. Vs^volojsky. (17) (9) « Le grand Mehemetkoul vit ternir ses hauts faits. » Yermak Fayant fait prisonnier, I'envoya au Tzar Ivan Vassilievitch. G'est de ce frere de Koutchoum que les princes Sibirsky tirent leur origine. (10) « Des daims les membres palpitans » Sont disperses par les Autans. » Les sacrifices de rennes et de daims que ces peuples font a leurs idoles sont accompagnes de beaucoup de ceremo- nies, G'est toujours un devin qui preside a ces sacrifices. (ii) « Gesse de m'implorer , le sang et la priere » Ne peuvent de Ratcha desarmer la colere. » Principale idole des Ostiaks. (12) «Ingrate Siberienne , qui me fites Toutrage » De renier mon nom , de rejeter ma loi. » Koutchoum, ne dans le mahometisme , engagea, ou plutot contraignit une grande partie de la Siberie a adopter cette religion. (i3) «Du roi blane a jamais subissez Tesclavage. » G'est ainsi que les Tatars et les Siberiens appeloient les souverains de la Russie. (14) « Yermak , que cet or conquis par ton courage, » Cet or que de I'Oural ta lance fit jaillir. » Gette chaine de montagnes qui separe I'Europe de I'Asie septentrionale , s'appelle communement Oural (ceinture). Les anciens donnoient a cette chaine le nom de monts Hy- 2 ( -8) perboreens ou Rypheens, et quelquefois celui de montes Bymni. Les montagnes de I'Oural sont tres-riches en mine- raux. On y a construit des ouvrages considerables pour ex- ploiter lor , le cuivre et le fer qui sont d'un grand produit pour la couronne. (i5) a Peut-etre , helas ! sont-elles profanees )j Par les Ostiaks vagabonds. » Peuple de la Siberie. Ce nom d'Ostiaks lui vient des Ta- tars qui, ayant fait la conquete d'une grande partie de ces contrees , appelerent , par derision , ses babitans Ouchtiaks , qui signifie, en leur langue, inhospitalier , sauvage. De la est venu, par corruption , le mot Ostiak, et Otiak, que leur donnent actuellement les Russes. Ces derniers etendent cette denomination a trois peuples, dont I'origine et la langue different entierement. Ceux du lenissei ne pouvant offrir au savant geograpbe des notions bien precises, il se borne a decrire les Ostiaks de I'Obi , dont les moeurs , les usages et la langue ont ete tres-bien observes par plusieurs voyageurs russes. ( 19) M. BATIOUSCHKOFF. M. Batiouschkoff (Constantin), conseiller de Cour et chevalier, naquit a Vologda, le 18 mia 1 787 , et fit ses etudes dans la pension de M. Jac- quinot , a Saint-Petersbourg. Le savant M. Mou- ravieff , son oncle , lui inspira de bonne heure le gout de la Litterature, et, en i8o5, le prit avee lui en qualite de referendaire pour Farrondisse- ment de Moscou. La guerre de 1806 le detourna du service ci- vil , et des doux loisirs de la Poesie , oil il s etoit deja essay e avec succes. Entre dans le bataillon des chasseurs de la milice de Saint-Petersbourg , il fit la campagne de Prusse , et se trouva aux combats qui furent livres sur les rives de la Pas- sarga , et a la sanglante journee d'Heilsberg. Le jeune poete russe fut atteint d'une balle a la jambe , et souffrit long- temps de sa blessure. A son retour dans la capitale , il recut Fordre de Sainte- Anne , et passa au regiment des chasseurs de la garde, avec lequel il fit la campagne de Finlande , et se trouva a plusieurs combats , entre autres a celui d'Indesalmi. En 1812, M. Batiouschkoff, oubliant sables- sure qui lui causoit encore de vives souffrances , servit en qualite de capitaine en second dans le regiment d'infanterie de Rylsk, et devint aide- de-camp du general Bakmetieff. II fit les cam- pagnes de 181 3 et i8i4i sous les ordres du ge- neral Raievsky. S. M. I'empereur , pour recom- pense de ses services , le fit entrer dans le regi- ment des gardes d'Ismailoffsky , et lui accorda I'ordre de Sainte - Anne de deuxieme classe. En 1816, il quitta de nouveau le service mili- taire, et, deux ans apres, il entra au college des affaires etrangeres avec le rang de conseiller de Cour, et fut attache a la legation russe a Naples, d'oii il est revenu par conge. Les oeuvres de cet ecrivain ont ete publiees, en 1 8 1 7 , par M. Gneditsch , membre de 1' Acade- mic russe. Elles forment deux volumes , sous le litre d!Essais en "vers et en prose. Des elegies , des epitres, diverses pieces lyriques et poesies legeres , plusieurs morceaux en prose , aussi bien ecrits que bien penses , composent ce recueil. Une «ensibilite vive et touchante dans plusieurs de (2I) ses productions, de la grace et de Fenjouement dans quelques autres; dans toutes, le sentiment exquis des convenances iitteraires, et un reli- gieux asservissement aux principes de Fecole classique ; un gout pur , une versification facile et harmonieuse; telles sont les qualites qui distin- guent les oeuvres de M. Batiouschkoff. LE TASSE MOURANT PouRQUOi cet appareil, cette magnificence? En flots tumuitueux, ou court ce peuple immense? Pour qui ce pur encens , ces suaves odeurs , Ces lauriers, ces tapis, ces vases pleins de fleurs, Et ces voiles pourpres , flottans au gre d'Eole Du rivage du Tibre aux murs du Capitole ? Noble et sainte cite, reine de FUnivers, Pourquoi ces sons divins qui rempiissent les airs? Ces chants precedent-iis le char de la victoire? De quel etre illustre proclame-t-on la gloire ? Est-ce un preux chevalier, vainqueur dans un tournoi^ Suivant avec respect Fetendard de la foi ? Pourquoi de Jesus-Christ Fauguste et saint vicaire^ Gagne-t-il a pas lents le lieu de la priere ? (22) Une couronne brille en ses pieuses mains ^ A qui Toffrira-t-il , descendans des Remains? Quel front la recevra? Le tien, esprit sublime^ Le tien , chantre immortel de I'antique Solyme. Et les cris d'allegresse ont atteint le reduit D'ou le Tasse descend dans Feternelle nuit. Pour le triomphaleur deja la mort s'apprete; L'ange aile du trepas a plane sur sa tete : Et ces honneurs tardifs , ces amis consternes , Aux pieds du crucifix ces pretres prosternes , Rien ne pent le sauver; le destin veut qu'il meure: Du Tasse infortune sonne la derniere heure. Le poete Tentend d'un front calme et pieux, Que dis-je? il la benit, et cygne harmonieux Sur le seuil du tombeau , maitre de son genie , II adresse en ces mots ses adieux a la vie : « Par pitie, laissez-moi jeter quelques regards » Sur la pompeuse Rome et ses nobles remparts; » Je veux leur consacrer un reste de lumiere. » Mes amis! que je puisse, entr'ouvrant ma paupiere, » Gontempler les foyers des fils de Romulus , » Champs des beaux souvenirs que je ne verrai plus. » O terre de heros, de hauts fails, ^e miracles, » Qui portes en lout lieu la voix de tes oracles ; » Majestueux palais, superbes peupliers, » Bocages toujours verds^, antiques oliviers , » Et toi , ciel azure , dome des sept coUines , » Gendres de nos aiieux , venerables ruines , (23) » Superbe Pantheon, Tibre, toi dont les eaux » Etancherent la soif de cent peuples rivaux ; i< Objets rians et doux qui recreez ma vue » Adieu ! Du lit de mort le Tasse vous salue, » Au milieu de ma course, a mourir condamne, » Je rends au Tout-Puissant le jour qu'il m'a donne: » Mes amis, e'en est fait, le chantre de Solyme » Est tristement penche sur les bords de I'abime. » Le Capitole en vain me dispute au trepas; » C'est la mort qui triomphe , et deja de son bras » Detournant les lauriers suspendus sur ma tete, » EUe couvre de deuil la pompe qui s'apprete. » Des perfides humains jouet infortune, » Gontre mes premiers ans le sort f ut dechaine ; » Sous le ciel amoureux de ma chere Italie, » Semblable a I'etranger qui n'a plus de patrie, » Je trainois en tout lieu mon penible destin, X) Sans guide , sans appui , voyageur incertain , )) Tel qu'une frele barque, en proie aux noirs orages, » Qui flotte au gre des vents sur des mers sans rivages. » Sorrente , lieu fatal , berceau de ma douleur , » Tu le sais, en naissant j'ai connu le malheur. » II ne m'a plus quitte : pour lasser ma Constance » Les hommes avec lui furent d 'intelligence ; » Mon ame etoit sensible, ouverte a Tamitie, » Et tous ceux que j'aimai m'ont trahi sans pitie. (=4) » Persecute , proscrit , errant de ville en ville , » Souvent I'ombre du soir m'a trouve sans asile; » Ni le toit du berger, ni le palais des rois, » Les deserts ignores, les antres et les bois, » Rien n'a pu garantir mon innocente vie )> Des poisons de la haine , et des traits de Tenvie. » O mes amis, d'ou natt le trouble de mon coeur? » D'ou vient que pres de vous je frissonne d'horreur? » Ciel, que vois-je? un eclair sillonne les tenebres, » Et se mele aux lueurs de ces torches funebres. » Que me veux-tu , Ferrare ? Indignes ennemis . » Arretez; desormais, je brave vos mepris; » J'ai regagne le port dans ce pieux asile; » Je repose a I'abri du laurier de Virgile ; » Je touche a ce moment qui finit les douleurs, » El Rome a mon trepas donnera quelques pleurs. » Oui, je meurs sans regret, ma carriere est remplie: » Aux chants melodieux , a la male harmonic io Le divin Apollon forma mes jeunes ans : » Ma muse a penetre la sombre nuit des temps. » On dechaina contreelle, et I'opprobreet Toutrage: » Aux coups presses du sort j'opposai mon courage. » Le sort n'a pu le vaincre; et, jusquedans les fers^ » Mon ame resta libre, et dompta les revers. »Sur les bords du Jourdain j'egarois mon genie; »I1 revoit dans les bois, ou fuyoit Herminie. » II vous interrogeoit, 6 torrens de Cedron , » Vieux cedres du Liban , poetique Sion 1 (25 ) »Il vous ressiiscitoit, epoques belliqueuses ; » Chretiens, il evoquoit vos ombres glorieuses. » Au fort de la melee, il t'a vu, fier Argant; »I1 t'a vu, Godefroi, sage autant que vaillant, » Au milieu des dangers , garder un front tranquille* » Et toi , bouillant Renaud , Renaud, moderne Achille , » Vainqueur sous les drapeaux de I'Amour et de Mars, » Je t'ai vu de Sion affronter les remparts, »Et, des fers du Soudan degageant son enceinte, » Au culte du vrai Dieu rendre la ville sainte. » De nos divins aieux , 6 triomphes sacres , » Murs de Jerusalem, par leurs bras delivres, w Heroiques vertus , valeur noble et pieuse , » Sur vous , sur les exploits de la croix lumineuse , » J'appelle les regards de la posterite , »Et nous marchons ensemble al'lmmortalite.)? Il dit : et de ses yeux qu'abandonne la vie , Part un dernier rayon legue par son genie ; Le triomphe et la mort roccupent tour a tour : A la Parque il voudroit derober un seul jour; Ce desir le soutient, cet espoir le console; II cherche encor de Fceil les murs du Capitole ; Et, pour se soulever, fait un penible effort; Mais, helas ! c'est en vain; attendu par la mort, Sur son lit de douleur il retombe immobile ; Une lente agonie use son corps debile. Deja I'astre du jour, penche vers I'occident, Plongeoit, au sein des mers, son disque etincelant; {26) Et, de ses feiix pourpres inondant I'etendue, Du poete expirant charmoit encor la vue ; Et bientot ranime par la brise du soir, Chretien rempli de foi, de ferveur et d'espoir, Le Tasse, vers le Ciel, tend ses mains suppliantes : a Ah! dit-il, contemplez ces beautes eclatantes; » Le soleil radieux , meme dans son declin, » Du bienheureux sejour nous trace le chemin. » Deja mon ame touche aux celestes rivages, » A ce port du salut, sans flots et sans naufrages. » Un ange me precede, 11 m'eciaire, et j'entends »De ses ailes d'azur les doux fremissemens. »0 mes amis! donnez, donnez ce signe auguste, »L'image du Sauveur, et le soutien du juste; » Aux pieds de cette croix , formez pour moi des voeux , » Et qu'avec ma priere ils montent vers les cieux. )> Retenez vos sanglots; tout passe sur la terre; »Le temps pent triompher de la gloire d'Homere; »Mais dans les regions qu'habite TEternel, )) Le temps perd son empire , et tout est immortel. wVers ce but desire, sans terreur je m'avance. » Amis, ne pleurez point, je meurs plein d'esperance ; ))Et la religion, par ses tendres accens, » Donne la paix du Ciel a mes derniei s instans. ))0 bonheur ineffable! une amante adoree, wD'Anges, de cherubins, de vierges entouree , » Leonore m'attend aux portiques des cieux. wLc'onore !... « A ce nom, la mort ferme ses yeux; (^7) Efc le jour finissoit; plus d'apprets, plus de fete; L'airain sonne, il a dit le irepas dii poete. La sinistre nouvelle a frappe tous les coeurs. cell est mort! il est mort! » s'ecrioit Rome en pleurs; Changez-vous en cypres, lauriers de laVictoire; O Tasse! encor un jour, et nous fetions ta gloire; Mais I'aurore naissante eclaire son cercueil ; Le Capitole est morne, et Rome est dans le deuil. Lors de la publication de cette elegie , les cri- tiques , tout en rendant hommage a I'harmonie des vers, a la richesse des images et a la sensi- bilite tonchante de ce morceau , reprochereot a M. Batiouschkoff la longueur du discours qu'il place dans la bouche du poete expirant. Le Tasse j disoient-ils , devoit parler beaucoup moins, et Fauteur beaucoup plus. J'ai entendu renouveler cette critique, lors de la lecture de ma traduc- tion , dans quelques reunions litteraires ; est-elle fondeePje ne le pense pas. II n'est point hors des convenances qu un poete dun genie aussi eleve, ayant la double preoc- cupation de sa destruction prochaine, et de Te- clatant triomphe que la mort lui derobe, s'ex- prime avec une grande abondance d'idees , et re- porte ses souvenirs , non-seulement sur ses mal- tieurs passes , mais encore sur Fouvrage qui assure a jamais sa celebrite. Les adieux eternels de (28) rhomme de genie sont autres que ceux du com- mun des hommes ; Fame , au moment de s'elan- cer vers une nouvelle region , semble preter au corps quelle va quitter des forces surnaturelles , et conserver au mourant toutes les puissances de I'imagination. Le Tasse expire dans la situation la plus ex- traordinaire oil jamais mortel se soit trouve. Le Capitole est pret a le recevoir , Rome entiere Fat- tend , et il meurt ; sa piete , sa foi , le souvenir de ses maux, peut-etre meme un reste de vaine gloire, le regret d'etre enleve aux honneurs qu on va lui decerner , tous ces sentimens se pressent dans son coeur , et la sublime eloquence de ses adieux est un triomphe que la mort ne peut arracher au genie. Enfin , pour achever de justifier le poete russe , nous ajouterons qu'on a vu des hommes d'un es- prit mediocre s'exprimer, a leurs derniers ins- tans, avec une profondeur de pensees et une energie de sentimens qui , en confondant de sur- prise tous les assistans , ne pouvoient etre pour eux qu'une preuve nouvelle de Fimmortalite de ame. (29) ^GRAMME, Je suis Sapho , me dit la pedante Gephise : Soyez Phaon , c'est, je crois, parler clair. — J'y consens ; mais ( Madame , exciisez ma franchise ) Connoissez-vous le chemin de la mer ? (3o) M. POUSCHKIN. M. PouscHKiN (Basile), membre de plusieurs societes savantes et litteraires , naquit a Moscou , le ^7 avril 1770, et fut eleve dans la maison pa- ternelle. II servit comme lieutenant dans le regi- ment des gardes d'Ismailoffsky. En 1 797 , il quitta ]e service militaire, et se retira a Moscou. La, il se livra avec passion a I'etude des Sciences et des Belles-Lettres. Ses relations amicales avec Der- javin et MM. Karamsin et Dmitrieff contribue- rent a fortifier ce penchant, qui se deVeloppoit chaque jour dans la societe de ses illustres amis. En 1801 , M. Pouschkin voyagea dans Fetran- ger. Pendant le sejour qu'il fit a Paris, son ama- bilite^ I'enthousiasme qu'il montra pour nos chefs-d'oeuvre poetiques, la facilite et le talent avec lesquels il declamoit des tirades de nos pre- mieres tragedies, le firent rechercher par les hommes de lettres les plus distingues de cette capitale. ( 3i ) L'abbe Delille , Bernardin de Saint-Pierre , Le- gouve , I'ingenieux auteur du Printemps d'un Proscrit , se lierent d'amitie avec le jeune poete russe. Cedant a leurs inspirations , il traduisit en vers francais quelques chansons moscovites du vieux temps, qui, inserees dans le Mercure^ furent generalement goutees dans le monde litte- raire. A Londres , M. Pouschkin s'occupa de la Lit-- terature anglaise, et traduisit avec succes plu-- sieurs morceaux du poeme des Saisons de Thompson. De retour dans sa patrie, il continua de se li- vrer a ses gouts les plus chers, moins en homme de lettres, qu'en homme du monde, qui attache peu de prix a ses legeres productions. Avant son depart pour la France, il s'etoit fait connoitre avantageusement par une Epitre a rtia Cheini- nee , inseree dans le Mercure de Saint-Peters- bourg;, annee lygS. Enfin, ses amis, triomphant de sa modestie. Font determine a publier un re- cueil complet de ses oeuvres. II consiste en poe- sies lyriques, fables, epitres, etc. Plusieurs pieces charmantes , en vers francais ^ de ce meme auteur, prouvent que ses amis de Paris I'avoient initie dans les finesses et les tours delicats de notre langue. Parmices pieces, on ( 3. ) peut citer son Epitre sur la Goutte , celle a ses Amis ^ une Boutade surVErreur, M. le general Alexis Pouschkin, homme tres-spirituel et pa- rent de I'auteur dont nous venons de parler , cul- tive aussi la Litterature avec succes. Le nom de Pouschkin est un nom heureux pour Fesprit et Famour des Lettres dans ce pays. ADIEUX A LA JEUNESSE. TRADUCTION LIBRE. Le temps de sa faux meurtriere A moissonne tous rnes beaux jours; Je vois sur son aile legere S'envoler Fage des amours. De cet arret de la nature Si Fhomme ne peut s'affranchir , Du coeur etouffons le murmure ; Sans trop d'humeur sachons vieillir, J'ai vu Lise sous le feuillage Ecouter mes vers amoureux. De mes fleurs recevant Fhommage , Lise en couvroit ses blonds cheveux; (33) Si quelquefois je chante encore, Mes chants ne sont plas ecoutes ; Si j'offre les presens de Flore , Mes bouquets ne sont plus portes. Au seul nom du dieu de Gythere Mon jeune coeur etoit emu; Peut-etre meme I'art de plaire Ne me fut pas trop inconnu ; Jadis sur des levres de rose J'osai cueillir un doux baiser; Helas ! tout finit et Ton ose Aujourd'liui me le refuser. Sou vent fatigue d'etre sage, Je veux a de jeunes beautes Deguiser les torts de mon age Et mes quarante ans bien comptes ; Mais vainement je les agace, Je n'en obtiens que des rigueurs, Et notre hiver a moins de glace Que je n'en trouve dans leurs coeurs. Pour toucher I'ingrate Eudoxie , Pour lui ravir quelques faveurs , Irai-je de la Poesie Emprunter les sons enchanteurs ? Helas ! mon luth n'est plus sonore , Et quand on est sur le retour , II est permis d'aimer encore , Mais il faut cacher son amour. ( 34 ) Present du Ciel , amitie tendre , Ranime mon coeur abattu ; C'est toi seule qui peux me reridre Tout ce bonheur que j'ai perdu. Desormais je renonce aux belles, Je vais former des noeuds plus doux; L'amitie veut des coeurs fidelles : Mes bons amis , le serez vous? (35) M. OZEROFF OzEROFF ( Wladislaff), general-major et cheva- lier, membre de plusieurs societes litteraires, naquit dans le gouvernement de Twer , le 29 sep- tembre 1770. En 1776, il entra au corps des cadets , ou ses etudes , nicirquees par des progres rapides, se terminerent Fan 1788. II passa alors dans Tarmee avec le rang de lieutenant. Sa bonne conduite lui valut la premiere medaille d'or , et bientot apres, il devint adjudant du comte de Balmaine. Apres quelques annees de service mi- litaire , Ozeroff quitta I'armee pour embrasser le service civil, oil il obtint Ternploi d'administra- teur des forets, qu'il exerca jusqu'en 1808. Ce poete mourut au mois de novembre del'an 1816, a la suite d'une longue maladie qui avoit influe sensiblement sur ses facultes intellectuelles. Les deux chefs-d'oeuvre de ce celebre auteur sont : Dmitri Donskdi, tragedie en cinq actes, representee , pour la premiere fois, sur le Theatre- 3.. (36) Imperial de Saint-Petersbourg, le i4 Janvier 1 807; , et Fingal , tragedie en trois actes. La Mort d'Oleg, OEdipe a ylthenes et Polixene iiono- rent aussi le talent dramatique de cet auteur , qui passe generalement pour avoir emporte la palme de la tragedie sur le Theatre russe. Ozeroff a laisse encore des poesies lyriques, et une tra- duction de \Epitre d'Helo'ise a Abeilard , de Colardeau. Mademoiselle Pemenoff, premiere tragedienne du Theatre de cette capitale, et dont tous les theatres pourroient s'honorer , est admirable dans la tragedie de Dmitri Donskoi ; mais ses talens se montrent encore avec plus d'avantage dans les roles de Clytemnestre de YIphigenie de Racine, ^Amendide, de Tancredef AeMerope, et dans celui de la Medee de Longepierre ; toutes pieces traduites en russe. Cette excellente actrice deploie sur la scene une sensibilite, une ener- gie, une beaute d'organe, et une justesse d'in- tonations qui I'elevent au rang des premieres ac- trices tragiques. DMITRI DONSKOI, TRAGEDIE. ACTE PREMIER. SCENE 11. DMITRI, GRAND PRINCE ; BRENSRT , boyard; princes ET BOYARDS DE l'aRMEE RESSE , l'AMBASSADEUR des tatars. l'ambassadeur. Vous lous qui m'ecoutez, princes cle la Rassle, Le redoutable chef de la horde d'Asie , L'arbitre soiiverain de ces apres cliraats Qui pourroit d'un seul mot punir vos attentats, Monniaitre, par ma voix, fait parler sa clemence; II laisse, pour un jour, reposer sa vengeance : Boyards , ii en est temps, recevez ses bienfaits ; Au nom du grand Mamai je vous offre la paix. Sur la Nepriadva ce chef vaillant et sage (i) Des Tatars indomptes enchalne le courage; Ce.nt princes allies, que dis-je? cent heros. Pour defendre sa cause ont suivi ses drapeaux. Le geant Tcheloubey, dont le corps redoutable Semble dans la melee un mur inexpugnable, (38) Get invincible chef, Fame de nos combats, Tcbeloubey de Mamai accompagne les pas (2). D'un torrent deborde craignez la violence ; Tout rOrient s'indigne, il se leve, il s'avance ; Desarmez vos soldats, princes, prosternez-vous, De mon maitre outrage flechissez le courroux ; Et , par d'humbles tributs sauvant la Moscovie, Meritez que Mamai vous accorde la vie. DMITRI. Insolent envoye d'un khan audacieux , Rabaisse, en me parlant, ce ton presomptueux. Et quoi! tu n'as pas vu cette nombreuse armee De fureur, de vengeance et de gloire enflammee? Ces immenses deserts tout herisses de dards? Regarde autour de moi ces valeureux boyards : Quand au dela du Don ils sont prets a me suivre, Tu paries de clemence , et nous permets de vivre 1 Outrageante pitie que je devrois punir ! Le Ciel decidera qui doit vivre ou mourir. Sous I'etendard du Christ confondant votre audace , Nous voulons des Tatars exterminer la race ; Nous voulons affranchir de leurs longues fureurs Ce sol lasse du poids de nos persecu leurs. Vos barbares exploits, vos arrets sanguinaires , Peuvent-ils de Mamai nous rendre tributaires ? Le sort qui, trop long-temps, nous soumit a ses lois Pent nous faire aujourd'hui reconquerir nos droits. Grace a votre avarice, aux Piusses si funesie, Nous avons tout perdu : le d^sespoir nous reste. ( 39 ) L'insatiable khan nous demande de Tor ! Eh bien ! nous lui gardons un plus noble tresor ; Le fer des javelots, ce fer^ notre esperance, Conviendra mieux, peut-etre , a sa haute vaiilance; Si d'un triomphe aise son cceur nourrit Tespou^ , Que Mamai de nos mains vienne le recevoir. l'ambassadeur. Yois dans quels maux affreux tu plonges ta patrfe ! DMITRI. Vois ceux que je reserve aux brigands de TAsie, l'ambassadeur. Par le droit du plus fort , vos palais , vos rnaisons , Vos troupeaux, vos coursiers, et vos riches moissons, Tous ces biens sont a nous; a la horde guerriere Yous devez meme, ingrats, le jour qui vous eclaire. DMITRI. Par le droit du plus brave on corrige le sort. Nous devrons a ce droit la victoire ou la mort. l'ambassadetjr. Oubliez-vous Bati, ses hauts faits, sa puissance? DMITRI. Ce nom redouble en nous la soif de la vengeance. (4o) l'ambassadeur. Tremblez, princes! craignez quele Jthaii irrite... DMITRI. Esclave de Mamai, je t'ai trop ecoule. Sors, Tatar ! et rends ^race au sacre caractere Qui te sauve aujourd'hui de ma jnsle colere ; Ton sang pourroit laver Faffront que je recois; Mais le mepris rae venge, et c'est assez pour moi. Tu vois tons ces guerriers ; ils brulent de combattre : Tes menaces, tes cris, rien ne pent les abattre, Rien ne pent ebranler notre heroique ardeur : Guerre a mort aux Tatars! c'est le cri de I'honneur. Eh bien ! que tardes-tu ? retourne vers ton maitre ; Mon maitre , a moi, c'est Dieu : lui seul pent me soumettre. l'ambassadeur. Oui, je pars; mais je plains ton peuple mallieureux; Je pars; mais de ma bouche, apprends, homme orgueilleux. Que desormais lekhan, pour toi seuJ implacable, Parmi ses ennemis ne verra qu un coupable; Ce coupable, c'est toi... Tu refuses la paix ; Mamai t'exaucera , tu ne I'auras jamais ; Ton sceptre est a celui qui, vengeant son outrage, De ta tete sanglante ira lui faire hommage. ( 4i ) BREIVSKY, tirant son epee. Tatar audacieux!... DMITRI , I'arretant Meprisons sa fureur ; C'est le digne €Dvoye d'un vil usurpateur... Tatar, dis a Mamai que sa haine m'honore ; Que demain, quand la nuit fera place a I'aurore, Avec ce fer, trempe dans un saug odieux , J'irai signer la paix^ et venger mes aieux. Ozeroff , profitant des libertes de la muse tra- gique ^ a fait entrerdans Taction de la piece I'au- dience donnee par le grand prince aux ambassa- deurs de la horde. Fidele a I'exacte verite , le ce- lebre historien de la Russie place cette reception a quelques jours de distance de la bataille de Koulikoff; elle eut lieu a Kolomna, ou Dmitri rassembloit ses troupes. Elle est memorable par le noble refus que ce prince opposa aux condi- tions honteuses de I'envoye de Mamai. Le recit de cette grande bataille est un des ta- bleaux les plus fortement dessines de la tragedie d'Ozeroff. La crainte de decolorer les traits bril- lans du poete russe , m'a fait resister au desir que j'avois de transmettre a notre poesie cette elo- quente description ; mais , pour donner plus (42) d'interet a la scene de Faudience, je crois de- voir rapporter le recit de cette victoire si glo- rieuse pour les Russes : je I'emprunte litterale- ment a la traduction de I'histoire de M. Rarani" sin(<^), par MM. Saint-Thomas et Jauffret. Les Russes, encourages par le souvenir des trophees de la Voja, sur les rives de laquelle ils ont, Fannee precedente , taille en pieces Farraee des Mogols , brulent du desir de signaler encore leurs armes, par une victoire qui puisse les deli- vrer a jamais de leurs feroces ennemis. A pre- sent, laissons parler M. Karamsin. cc Le 6 septembre i38o, Farmee s'approcha du Don, et les princes, les boyards delibererent s'ils attendroient les Mogols, ou s'ils poursuivroient leur marche. Les avis furent partages; les lils d'Olgerd , princes littiuaniens , pretendirent qu il falloit laisser le fleuve derriere soi, afin decouper touteretraite aux laches ;ilsalleguerentFexemple d' Yaroslaf le Grand , qui avoit par ce moyen rem- porte la victoire sur Sviatopolk ; celui d'Alexandre de Nevsky, qui avoit de la sorte battu les Sue- dois; mais ce qu'ils avancoient surtout a Fappui de cet avis, etoit d'empecher la jonction de Ma- mai et de Jagellon. Le grand prince prit ce der- nier parti ; son courage fut soutenu par une lettre (a) Historiographc de I'empire de Russie. ( 43 ) qu'il recut de Saint-Serge, et dans laquelle ce saint abbe lui donnoit sa benediction, et lui re- commandoit surtout de ne pas perdre un instant. II apprit en meme temps que Mamai s'avancoit vers le Don, et qu'il attendoit toujours Jagellon. Deja de legers detachemens de notre armee avoient rencontre quelques partisans tatars et les avoient culbutes. Dmitri rassembla ses voieVodes, et leur dit : « L'heure du jugement de Dieu a Sonne. » II ordonna ensuite de chercher un gue pour la cavalerie , et de jeter des ponts pour faire passer i'infanterie. Le lendemain, il s'eleva un brouillard tres-epais qui se dissipa bientot ; F ar- mee traversa le Don , et s'arreta sur les bords de la Nepriadva, oii Dmitri rangea ses troupes en bataille Le grand prince monta sur un tertre eieve pour contempler cette multitude d'hommes rassembles pour la defense de la patrie. L'aspect de ces innombrables ba- taillons , ranges dans le plus bel ordre ; ces mil- liers de drapeaux legerement agites par le vent ; ces armes etincelantes des rayons du soleil d'au- tomne : ces cris mille fois repetes : Grand Dieu ! donne la victoire a notre sou^erain j pouvoient remplir le coeur de Dmitri de quelques sentimens de fierte; mais, a Fidee que dans quelques heures la plupart de ces lieros alloient perir victimes de (44) leur zele pour la patrie^ Dmitri ne put retenir ses larmes ; il mit un genou en terre , tendit les bras vers I'image de notre Sauveur ^ qui brilloit au loin sur le drapeau noir du grand prince , et , une derniere fois , il pria pour les chretiens et pour la Russie. II monte a cheval , parcourt tous les rangs , adresse la parole a chacun en particu- lier , et leur dit enfin a tous , pour animer leur courage : cc Mes freres bien-aimes, mes fideles compagnons d'armes, c'est par vos exploits de ce jour, que vous vivrez a jamais dans la memoire des hommes, et qu'au-dela du tombeau vous trouverez la couronne des martyrs. » L'armee s'ebrania, et, a cinq lieures, on aper- cut I'ennemi au milieu du vaste champ de Kou- likofF. Les chefs des deux armees s'observoient I'un r autre , et s'avancoient lentement , afin de mieux connoitre la force de leur adversaire. Le nombre des Tatars surpassoit celui de nos troupes Le grand prince se precipite le pre- mier sur les ennemis, combat avecautant de bra- voure qu'un simple soldat, et ne se retire au centre de son armee , que lorsque la bataille de- vient generale. Sur un espace de dix werstes, la terre est rougie du sang des chretiens et des infideles. Les rangs se melent ; ici les Russes font plier les Mo- (45) gols; la les Mogols triomphent des Russes. De part et d' autre , les braves mordent la poussiere, et les laches tournent le dos; plusieurs jeunes Moscovites sans experience prennent la fuite, dans I'idee que tout est perdu. Deja I'ennemi s'ouvre un chemin snixgra/ids drapeaux , ou dra- peaux du prince ; deja il va s'en emparer , lors- qu'il est repousse par la valeureuse croupe pre- posee a la garde de ces etendards sacres. Cepen- dant le prince Vladimir Andreievitch , qui etoit poste en ambuscade, d'apres les conseils de Dmitri de Volhynie, capitaine experimente , s'en- nuyoit d'une inaction qui le forcoit a etre simple temoin de la bataille. II etoit huit heures, lors- que le prince de Volhynie , c[ui observoit avec attention tous les mouvemens des deux armees, tire son epee, et crie a Vladimir : « Ami , notre tour est venu. » Aussitot le corps de reserve sort de la foret qui le cachoit aux yeux des ennemis , et fond avec impetuosite sur les Mogols. Cette attaque imprevue decide la victoire. Les enne- mis etonnes , disperses , ne peuvent resister au nouveau choc de ces dernieres troupes , fraiches et valeureuses , et Mamai , qui regardoit le com- bat du haut d'un tertre eleve, a la douleur de voir la defaite complete de ses troupes , qui pren- nent honteuseraent la fuite. Au comble de la rage et du desespoir , il s'ecrie : cc Le Dieu des ( 46) Chretiens est puissant h^ et aussitot il se met a fuir avec les siens. Les Russes poursuivirent les Mo- gols jusqu a la Metcha, qui fut le tombeau d'un grand nombre de ces derniers. On s'empara du camp de I'ennemi, oil Ton trouva un immense butin avec quantite de charriots , de chevaux et de chameaux charges des objets les plus pre- cieux. » Les Russes decernerent unanimement a Dmitri le surnom de Donskoi , par allusion au fleuve sur les bords duquel il venoit de remporter une aussi eclatante victoire. (47) NOTES, (i) «Sur la Nepriadra, ce chef vaillant et sage. » Riviere qui se jette dans le Don. (2) « Au nom du grand Mamai je vous offre la paix. » Mamai, chef de la horde du Volga , avoit reuni a ce com- mandement celui de la horde de Sarai, ou horde d'or. Ma- mant Sultan, revetu par lui du litre de Khan, ne regnoit que de nom , et lui abandonnoit reellement Tautorite su- preme (a). (3) « Quand , au-dela du Don , ils sont prets a me suivre. » Le Don , fleuve que les Tatars appellent Tuna ou Douna. Les anciens le nommoient Tanais. II sort du lac Saint- Jean, dans le gouvernement de Toula, prend d'abord son cours du nord au sud; apres, il parcourt une grande eten- due de pays d'occident en orient, et reprenant sa premiere direction du nord au sud , il se partage en trois bras, qui se jettent dans la mer d'Azoff. {a) Histoire de Russie ^ par M. Karamsin, ( 48 ) (4) « Oubliez- vous Bati, ses hauts faits , sa puissance? » Bati Khan, fils de Giougi Khan, et petit-fils de Tchin- guis Khan, conduisit les armees de son grand-pere dans le nordj il fit connoitre le premier aux Russes le nom Tatar, et conquit leur pays en laSy. II fonda cet empire im- mense conrm sous le nom d'empire du Kaptchak, qui do- mina long-temps sur tout le nord de I'Asie , la R-Ussie , une partie de la Pologne, et jusqu'en Allemagne et en Hongrie. II etablit sa residence a Sarai, qu'on nomma la horde d'or ou la grande horde. Dans la suite du temps , cet empire s'af- foiblit par des dissentions civiles et des partages. Tamerlan en fit la conquete vers la fin du xiv^ siecle, et renversa la dynastie de Tchinguis Khan (a). («) Dictionnaire geogmphique et historique de Vempire de Russie , par M. Vsevolojsky. (49) M. JOUKOWSKY. M. JouKowsKY (Basile), conseiller de cour, chevalier , membre de rAcademie russe , et em- ploye au departement des affaires ecclesiastiques , naquit en i ySS. II fit ses premieres etudes a I'e- cole publique de Toula, et les continua a la pension de TUniversite de Moscou. Quand elles furent terminees , il entra au service civil. En 1812, M. Joukowsky s'enrola dans les mi- lices de Moscou , dont il fit partie jusqu au mo- ment oil les armees russes eurent passe la fron- tiere ; I'ordre de Sainte-Anne de deuxieme classe fut la recompense de ses services. Retire dans le gouvernement de Toula, il se consacra des-lors au culte des Muses qu'il avoit toujours aimees, et composa un poeme lyrique sous le titre du Barde au camp des guerriers russes y dont la pu- blicite produisit une vive sensation. Auguste re- numerateur des talens, S. M. I'empereur Alexan- 4 (5o) dre accorda a I'auteur une pension de quatre mille roubles. En 1 8 1 7 , M. Joukowsky fut nomme professeur de Litterature russe de S. A. 1. madame la grande duchesse iVlexandra, et, en i8^o, il eut I'hon- neur d'accompagner cette princesse a la Cour de Berlin. Decore de I'Aigle-Rouge de Prusse, il re- vint a Saint-Petersbourg , en 182.1. M. Joukowsky s' essay a dans Fart d'ecrire, lors- qu'il etoit encore pensionnaire a I'Universite de Moscou. Ses premiers essais poetiques excite- rent I'attention des amateurs des Belles-Lettres. En 1 808 , il redigea le Courier de I'Europe , con- jointement avec M. Katchenovsky,presentement redacteur de la Gazette de Moscou , et Fun des savans distingues de la Russie. En 1816, M. Jou- kowsky fit paroitre la premiere edition de ses oeuvres en deux volumes , et , quatre ans apres , la seconde en quatre volumes. Get ecrivain s'est particulierement adonne a la poesie lyrique; les muses du Nord lui doivent d' avoir naturalise, en Russie, la ballade qu'il porte au plus haut degre de perfection , d' apres F opinion generale de ses compatriotes. M. Joukowsky a fait passer dans la langue russe , plusieurs morceaux remarquables des poetes anglais Ponthey , Goldsmith , Mallet , et ( 5i ) des allemands Schiller;, Burger, Goethe, etc.;, etc. M. Pletneff , dans sa Caracteristique des poetes russes , s'exprime ainsi sur ce celebre ecrivain : (c La profondeur des sentimens , la hardiesse des 5) fictions^ la richesse, ou, pour mieux dire, le » luxe des tableaux les plus pittoresques , carac- )) terisent les poesies de M. Joukowsky. Fonda- )> teur , en Russie, de ce qu on appelle I'Ecole ro- y) mantique , il a saisi et fait entrer dans ses » compositions, toutes les beautes^-tous les phe- )) nomenes de la nature. II se plait'4 les peindre »j usque dans ces details iriinutieux qui echap- )) pent souvent aux poetes trbp- exclusivement oc- » cupes des masses et des beaiites principales. » M. Joukowsky a traduit , e^i yers russes^ la tra- gedie de Jeanne d'yi^rc y de Schiller, et VAnge et la Peri, morceau de Lalla Rpukh, poeme de Thomas Moore. Ces deux nouvelle^: productions ne font point partie de la derniere edition de ses oeuvres. 4-. ( 52 ; SVETLANA,^ ADRESSEE A MADAME WOEYROFF. C'etoit la f^te de INoel ; Le soir de ce jour solennel , Bravant la nuit et la froidure, Des jeunes filles s'amusoient A dire la bonne aventure ; Tour a tour otoient leur cliaussure(i) , Et sous la porte la jetoient; Tantot elles foulent la neige ; Tantot le vent est consulte (2) ; Tantot la jeune troupe assi^ge(3) IJn coq nourri de grain compte ; Ce jeu fini. la cire ardente(4) Qu'au fond d'un vase on fait bouillir Souvent de leur ame innocente Trahit le timide desir ; Puis dans le fond d'une onde claire(5) Un anneau d'or est descendu , Et sur le vase avec mystere Un mouchoir blanc est etendu ; Ce vase attire les fillettes, Qui, bientot se groupant autour, [a) Svetlana derive du mot svet^ qui veut dire lumiere, et cor- respond au nom de Clara, (53) Disent gaiment des chansonnettes Qu'animent des refrains d'amour. Derobant sa clarte dans Tombre, Tel nous voyons Tastre des nuits Ainsi , le front charge d'ennuis , Svetlana resle triste et sombre. « Ton coeur, amie , est agite ; » D'ou nait cette douleur profonde ? » Prends ta part de notre gaite , » Ecoute nos chansons en ronde , » O Svetlana , ranime-toi ; » Que ta legere voix entonne (6) » Ce chant : « Tiens, forgeron, fais-moi »Un anneau d'or,une couronne; 7) AUons , travaille ; il est prochain » Le jour des noces qu'on apprete : » L'anneau brillera sur ma main , » La couronne ceindra ma tete. » « Qui? moi, chanter ? Le puis-je , helas ! »Quand je succombe a ma tristesse? » II est en de lointains climats » L'unique objet de ma tendresse! » Voila pres d'un an qu'il partit : » Ghaque jour ma voix le rappelle ; » De sa main que n'ai-je un ecrit, » Messager de son coeur fidelle ! » Lui seul pent ranimer mes jours^ » Lui seul me fait aimer la vie ; (54) » Oublieroit-il done nos amours? » Est-il bien loin de son amie ? »Moi, tout entiere a ma douleur, » Je prie , et je verse des larmes : »Mon ange, doux consolateur, » Par pitie, finis mes alarmes. » Interrompant cette oraison, Tout a coup la troupe empressee Conduit au haut de la maison Notre charmante fiancee ; On chante en choe.ir de joyeux airs; Un lingeblanc, une lumiere, Un miroir, avec deux converts, Sont mis dans ce lieu solitaire. ccSvetlana, calme ton chagrin ; » Cette glace , a present muette , » A minuit, pour toi, du Destin )) Sera le fidele interprete. 5) Tout doucement il frappera, » Celui qui t'attache a la vie, » Et dans la chambre il entrera » Pour souper avec son amie, » On sort; et devant le miroir La jeime vierge s'est assise ; Tour a tour la crainte et I'espoir Agitent son ame indecise. Elle se regarde en tremblant Dans cette glace tenebreuse ; (55) Le flambeau dans rappartement Repand une clarte douteuse : Ce sombre aspect trouble le coeur ^ Obscurcit les yeux de la belle, Qui, dans sa naive frayeur, N'ose regarder derriere elle ; Mais le flambeau jette un rayon Qui donne une clarte plus vive ; Hote du foyer, le grillon Fait entendre sa voix plaintive. Svetlana, le coeur palpitant, Des vents ecoute le murmure: Lors il lui semble qu'elle entend Un leger bruit dans la serrure : Elle ecoute ; et dans le miroir Avec effroi regarde encore : Tout a coup la vierge a cru voir Quelqu'un qui des yeux la devore. La terreur glace tons ses sens ; Mais une voix douce et legere Lui fait entendre ces accens , Qui rassurent la solitaire : « Enfin me voici de retour ; y> Et pour nous le Ciel rooins severe » De I'objet de mon chaste amour » Ne rejette plus la priere. » Viens , Svetlana, viens dans mes bras, » Fais-moi renaitre a Texistence ; (56) » Desormais ne nous quittons pas : » Trop de regrets cause I'absence. » Deja le pretre nous attend, » L'eglise de fleurs est ornee , » Et le choeur entonne le chant » Qui prelude au doux hymenee : » Viens, tout protege notre amour. » A ces mots, son ami I'entraine. Le couple heureux franchit la cour Et la porta de bois de chene ; Un traineau recoit ces amans Qu'anime une inquiete joie, Et les coursiers impatiens Rongent ieur frein d'or et de sole. Bientot s'elancent les chevaux , Dont rien n'egale la vitesse; lis galopent; de leurs nazeaux S'echappe une fumee epaisse. Sur le dp'sert silencieux La lune plane, solitaire; Autour d'elle un cercle brumeux Pal it sa timide lumiere. Svetlana voit avec effroi So derouler la plaine immense. « Ami, dit-elle, parle-moi; » II est sinistre ton silence. » Helas 1 I'ami reste muet ; Pas un demi-mot de replique : (5?) Triste, abattu, son oeil distrait Parcourt Fastre melancolique. A travers des deserts affreux Le traineau leger les emporte. Une eglise s'offre a leurs yeux ; Les vents en ont ouvert la porte ; L'air retentit de chants pieux; Des vases d'or le feu s'alliime, Et de I'encens religieux Le temple isole se parfume. Un cercueil est devant I'autel , Portant un cierge funeraire. Le pretre, d'un ton solennel, Des morts recite la priere. Svetlana tremble ; mais soudain Le rapide traineau s'elance. Toujours en proie a son chagrin, L'ami garde un profond silence. Le vent redouble ses fureurs; La neige en flocons s'amoncele : Sur la tete des voyageurs Le corbeau fait siffler son aile : Ses cris funebres et plaintifs Du Ciel annoncent la colere; Et des trois coursiers attentifs On voit se dresser la criniere. Aux sombres bords de I'horizon , Tout a coup brille une lumiere, (58) Dont le foible et pale rayon Laisse entrevoir une chaumiere. La vierge, a cet aspect nouveau. Sent palpiter son coeur timide : Vers la cabane le traineau Dirige sa course rapide. On s'arrete : 6 coup imprevu ! L'ami, les coursiers, la voiture, A ses yeux tout a disparu : EUe est seule dans la nature. La tourmente agite les airs. Comment regagner sa retraite ? Comment, au fond de ces deserts, Braver le choc de la tempete ? Que devenir ? Dieu Tout-Puissant ! EUe est craintive, irresolue : Mais la lumiere, en cet instant, Vient de nouveau frapper sa vue ; Faisant le signe de la croix , EUe frappe a la porte , et prie : La porte, a sa plaintive voix, Soudain sur ses gonds tourne et crie. Mais que trouve-t-elle? un cercueil, Sinistre et douloureux presage ! Sur cette biere est uu linceuil, Qui du mort couvre le visage. Un cierge eclaire ce reduit. « Malheureuse ! que vas-tu faire ? (59) :» Quel enchantement te conduit )) Dans cette lugubre chaumiere ? » Ah ! combien il est effrayant Pour notre amante desolee Le pale et sinistre habitant De cette demeure isolee ! Svetlana pousse un long soupir ; Ses yeux se couvrent de nuages : Tremblante, elle va se blottir (7) Au-dessous des saintes images. Mais deja le cierge mourant Tantot derobe sa lumiere; Tantot , de son feu vacillant , Eclaire encor I'humble chaumiere. Tout est plonge dans le repos ; La nature reste muette : Le sombre calme des tombeaux Succede au bruit de la tempete. Yoila qu'un murmure leger Interrompt ce profond silence ; Sur Svetlana vient voltiger L'oiseau qui plait a I'innocence. II est eclatant de blancheur ; Ses yeux lancent des ^tincelles : La colombe pres de son coeur Se pose en agitant ses ailes. O prodige ! Sous le linceuil Soudain le cadavre remue : (6o) Le voile tombe du cercueil, Aux pieds de la vierge eperdue. A s«s yeux le mort se fail voir. Le mort a se lever s'apprete : Son visage est livide et noir (8) ; Une couronne est sur sa tete ; Un sourd et long gemissement Entr'ouvre ses levres fanees : II s'efforce, mais vainement, D'etendre ses mains d^charnees. Que fait I'amante en cet instant ? A sa frayeur elle succombe : Le peril sans doute est pressant ; Mais elle veille, la colombe. Bienfait inespere du sort ! La blanche colombe s'agite ; Et sur le sein glace du mort D'un vol leger se precipite. Le cadavre grince des dents ; Et, dans sa fureur impuissante, Lance des regards menacans Sur la jeune fille expirante. Mais un pouvoir mysterieux Triomphe de sa vaine rage , Et pour jamais ferme ses yeux. Vierge , regarde ce visage ; Le cadavre , c'est ton amant. . . . A cette effrayante merveille , (6r ) Svellana pousse im cri percant : Tout a coup elle se reveille. Ou done est-elle en ce moment La jeune et belle fiancee ? Dans le petit appartement Ou ses compagnes Font laissee. Deja les premiers feux du jour Percoient la gaze transparente ; Deja le coq d'un cri d'amour Saluoit I'aurore naissante, Lors vers le ciel levant ses yeux, Svetlana,toujours solitaire, De son reve miraculeux Voudroit penetrer le mystere. « Du Sort etrange obscurite , »Avenir, secret redou table, » Parle a mon coeur epouvante ! » Serai-je heureuse ou miserable ?» En proie a ce doute accablant , Elle est assise a la fenetre. Dans rhorison resplendissant On voit le soleil reparoitre ; La plaine brille a ses rayons D'une lumiere vaporeuse. Bientot on distingue les sons (9) De la clochette voyageuse ; Se precipitant du coteau, Plus rapide que la tempete , Tout a coup paroit un traineau (62) Qui devant la porte s'arrete. Un homme du traineau descend, II veut parler a la famille : Quel est ce voyageur charmant? Le promis de la jeuiie fille(<2). Eh bien ! crois-tu que d'un malheur Ce 1 eve affreux soit le presage ? Vierge , dissipe ta frayeur , Un ciel pur succede a Forage. II t'aime , il est aupres de toi , Celui dont tu pleurois Fabsence ; Ton ami, fidele a sa foi, N'a point trompe ton esperance ; Dans ses yeux noirs brille I'amour . Avec extase il te contemple. Pour consacrer cet heureux jour, Vite, ouvrez-vous, portes du temple; Sermens d'hymen , volez aux Cieux... Dans les gais transports de la table Chantez en choeurs, jeunes et vieux : « Vive a jamais ce couple aimable! » ENYOI. ,; ,.^,:. Etre sensible et vertueux ( i o) , Daigne sourire a cet hommage. Mon recit tient du merveilleux ; Gouteras-tu ce foible ouvrage? {a) Foyez la note 2. ( 63 ) Heureux d'un seul de tes regards , Je n'aspire point a la gloire : Te piaire en cultiyant les arts, Voila ma plus douce victoire. Le monde est un juge trompeur ; Ton esprit, ton jours raisonnable, Pouna de ce songe menteur Demeler le sens veritable. « Notre vie est un long sommeil » Qu'agite souvent la souffrance ; » Mais dans les cieux, a son reveil , » Le juste aura sa recompense. » Puis^ent des songes effrayans Ne jamais troubler mon amie ! Dieu, protege ses jeunes ans ! Sur tes secours qu'elle s'appuie ! Que du Sort toutes les faveurs Pres d'elle fixent leur asile! Loin du monde et de ses erreurs Que le bonheur lui soit facile ! D'unciel toujours pur et serein Son ame est I'image fidelle : Que les soucis , le noir chagrin , En la voyant, s'eloignent d'elle I Que ses jours aient la purete De Teaii qui court dans la prairie! Enfin, que la douce gaite Soit la compagne de sa vie ! Tous les peuples ont leurs superstitions ; cha- ( 64 ) que pays a ses sorciers et ses bonnes femmes; partout les hommes aiment a se reposer du pre- sent, en questionnant I'avenir. A Paris, la rue de Tournon a souvent ete obstruee par les carrosses des gens qui vouloient voir clair dans leurs fu- tures destinees. Sans doute, beaucoup de me- creans n alloient y chercher qu un moment de distraction. On rioit en y allant; on rioit au re- tour. Toutefois, les esprits forts gardoient leur serieux pendant la seance , et ecoutoient atten- tivement, peut-etre meme avec un peu d' emo- tion, Tarret prononce par un as de trefle, un roi de pique, ou une dame de carreau. Chaque ville a sa rue de Tournon et sa Pythie privile'- giee. Comment s'etonner alors que les habitans des campagnes, dont les plaisirs sont si bornes, cherchent a se desennuyer par un peu de sor- cellerie.^ Celle des villageoises russes offre un caractere d'originalite qui meritoit d'etre revetu des couleurs poetiques , par un des ecrivains les plus distingues de la Russie. Les jeimes filles attendent les fetes de Noel avec impatience; c'est I'epoque consacree a des jeux et a des reunions nombreuses. Le grand in- teret de ces jeux est de connoitre le temps oil on aura un mari; sera-t-il jeune ou vieux, brun ou blond , riche ou pauvre ? Voila le probleme a re- soudre, et le but de ces assemblees. r 65) Dans le midi de I'Europe, une jeune villa- geoise va mysterieusement , et souvent a une grande distance , consulter un vieux magicien , qui vend cherement ses predictions ; ainsi elle se fatigue , donne son argent , et ne se marie pas un jour plus tot. Dans le nord, les jeunes filles ne consultent point les sorciers ; elles ne s'en rapportent qua elles pour penetrer I'avenir , et se disent tour a tour la bonne aventure. On pourroit appeler leurs jeux , la Magie mutuelle. Les jeunes gens sont severement exclus de ces reunions , et meme les femmes , qui n'ont plus rien a demeler dans des interets aussi graves. (66) NOTES. (i) « Tour a tour otoient leur chaussuie, » Et sous la porte la jetoient. » Des qtiele Soulier a ete jete par-dessous la porte cochere, la joyeuse troupe va voir dans quelle direction le hasard I'a place. Si la pointe est tournee vers le nord ou le sud, c'est de tel ou tel village que viendra I'epoux desire. (2) « Tantot le vent est consulte. » Meme jeu que le precedent. La direction du vent que Ton ecoute a la fenetre, indique I'endroit du village d'ou viendra le promis. En Russie, on appelle /?roww , le jeune homme fiance d'une demoiselle. (3) « Tantot la jeune troupe assiege » Un coq nourri de grain compte. » Ce jeu est le plus remarquable , et se fait de trois ma- nieres : 1° Chaque jeune fille depose sur le planch er un petit tas de grain, qui a ete scrupuleusement compte. Ces tas forment un cercle, au milieu duquel on place un coq, qui n'a pas mange de la journee , et dont la tete est couverte (67) d'un linge. Ce voile etant enleve, le coq, revenu peu a peu de son etourdissement, commence a piquer le grain ; quand il est rassasie, on compte ce qui reste. La jeune fille, dont le tas renferme le moins de grains , sera mariee la premiere, et ainsi de suite. 1^ Ghaque fille a dans ses; mains une poule , qu'elle pre- sente au coq; si le coq se montre empresse , I'epoux sera ca- ressant et bon; s'il lui donne des coups de bee, il sera quin- teux et mechant; s'il va dans le meme instant d'une poule a une autre , il sera inconstant. 3° Une jeune fille presente en meme temps du grain et de I'eau a un coq ; s'il boit avant de manger , le mari sera ivrogne. (4) « Ce jeu fini , la cire ardente , » Qu'au fond d'un vase on fait bouillir, » D'apres les diverses formes que prend la cire bouillante, dans I'eau fraiche , I'assemblee cherche a connoitre les pen- sees secretes de la jeune fille. (5) « Puis dans le fond d'une onde claire ^ » Un anneau d'or est descendu ; » Et sur le vase , avec mystere , » Un mouchoir blanc est etendu. » Toutes les jeunes filles deposent leur anneau ou une de leurs boucles d'oreilles dans un vase plein d'eau et convert d'un linge ; alors les chants commencent ; apres chaque chanson , on retire un anneau du vase ; celle a qui il appar- tient , passera par toutes les chances indiquees dans les cou- plets; ses compagnes devinent si le sort lui reserve de la joie ou de la tristesse. 5., ( 68 ) (6) « Que ta legere voix entonne » Ce chant : « Tiens , forgeron , fals-moi )) Un anneau d'or, une couronne. » Cette couronne est faite de metal dore on argente; elle appartient a la paroisse, et sert dans les ceremonies nup- tiales; quelquefois les families opulentes en font confection- ner une nouvelle , qui devient la propriete de I'Eglise. Deux personnes tiennent, pendant une partie de la ceremonie, cette couronne suspendue au-dessus de la tete de la mariee. Ce sont ordinairement ses freres ou ses plus proches parens qui remplissent cette fonction. (7) « Tremblante, elle va se blottir ■-> Au-dessous des saintes images. » Dans toutesles maisons russes il y a une salle ou chambre consacree a renfermer les images des saints, qui sont cou- vertes d'or, d'argent et de pierreries. Ges images sont grou- pees et eclairees nuit et jour, par une petite lampe; sou- vent elles sont contenues dans une grande armoire vitree. (8) " Son visage est livide et noir ; « Une couronne est sur sa tete . » Les morts sont exposes pendant trois jours dans une chambre ardente; leur tete est ceinte d'un bandeau mor- tuaire , orne a I'entour d'images des saints. ft)) « Bientot on distingue les sons » De la clochette voyageuse. » Toutes les voitures de poste en Russie s'annoncent sur les routes et aux stations par le son d une clochette suspendue au haut du collier de cheval de brancard. ( % ) (lo) « Etre sensible et vertueux, » Daigne sourire a cet horamage. » L'auteur a dedie sa ballade a madame de Woeykoff, femme aussi distingiiee par son esprit que par son gout pour les Belles-Lettres. Cette production de M. Joukowsky jouit d'une grande reputation dans toute la Russie ; la plu- part des amateurs de la poesie la savent par coeur, et ce qui augmente pour eux le charme de cette ballade , c'est I'art avec lequel l'auteur a su rattacher a son sujet tous les usages , et les pe- tites superstitions populaires qui donnent a sa Svetlana une couleur locale. Cette jeune fille, dont \e proinis s'est eloigne depuis long-temps, ne sait a quel motif attri- buer cette douloureuse absence ; les amusemens de ses compagnes aigrissent ses peines ; celles-ci, pour adoucir les anxietes de Svetlana, la con- duisent dans une chambre solitaire , au haut de la maison ; la fiancee , restee seule , et placee de- vant une glace obscure, finit par succomber au sommeil; mais, avant de s'endormir, cette jeune imagination a ete tourmentee de I'attente dun sortilege. La solitude , I'obscurite de la nuit , les sifflemens de la bise, tout a contribue a troubler ses pensees , et les reves doivent se ressentir de cette disposition de Fame. C 70 ) Le poete amene le songe si adroitement , que le lecteur, trompe , partage Ferreur de Svetlana, et se croit lance dans des aventures surnatu- relles , jusqu au moment du re veil. Cette ruse in- genieuse rappelle la lettre oil le president Du- paty , dans son voyage en Italie , decrit si elo- quemment les ravages du feu. Le lecteur n'est desabuse qua la fin de la lettre , oii il voit que cet incendie est le recit des impressions que le voyageur vient d'eprouver devant un tableau. Je joins ici une courte citation d'un poeme descriptif , dedie par M. Joukowsky a S. M. Tim- peratrice Marie ; ce fragment a ete traduit littera- lement, et sous les yeux de I'auteur. « J'ai chante Tastre des nuits dans ces jours memo- rabies , ou s'alluma la guerre sacree de la patrie ; jus- qu'alors je ii'avois vu les combats que dans les reves poetiques de I'ame; mais au premier signal, humble poeie, je me suis range dans nos belliqueuses legions , et j'ai celebre les hauls faits de mes compagnons d'arraes. w Une nuit , il m'en souvient , la lune , semblable a un bouclier, flamboyoit au milieu d'un ciel tene- breux ; noire camp reposoit dans le silence : les guer- riers dormoient au tranquille bivouac forme de bran- ches. Les sentinelles veilloient , et se renvoyoient leurs (71 ) oris. Les buchers fumoierit en jetant des flammes; et ga et la on voyoit un cosaque enveloppe de son man- teau fourre. II dormoit pres de son coursier , et leurs ombres se projetoient a la lueur des feux. »La, c'etoit un rang de lances allies, qui refle- chissoient les clartes de la lune. A leurs pieds etoient couches des lanciers qui tenoient leurs chevaux a moitie endormis. La , etinceloient des cuirasses ; la , on entrevoyoit une rangee de canons prets a vomir la foudre. Les artilleurs , penchant leurs tetes fatiguees sur les affats , sommeilloient , et les meches fatales fu- moient dans leurs mains. w Dans le lointain se dessinoit en bandes rougeatres la fumee du bivouac ennemi , confondue avec les va- peurs agglomerees de I'horizon. Ca et la la lune eclai- roit quelques cadavres noirs, oublies dans la pous- siere , et cependant au-dessus des champs terribles de la destruction, les scenes paisibles de la nuit se de- rouloient aux cieux, dans leur ordre immuable. La brillante etoile du soir sourioit avec son charme ac- coutume. » L'astre de la nuit du haut de son ciel natal , pour- suivoit son cours solitaire , sans s'inquieter des hor- reurs terrestres. Et la nature etoit aussi tranquille que la voute eloignee des cieux. La foret exhaloit ses par- fiims , les eaux caressoient le rivage que leur cristal repetoit; les zephirs se jouoient egalement, et sur la tige flexible des fleurs odorantes , et sur les ondes va- cillantes , sur les cuirasses , les drapeaux , et sur les rangs silencieux des guerriers livres au sommeil. (70 >» L'oeuvre de Dieu ne savoit rien des miseres de rhumaiiite. Calme , elle attendoit Tinstant ou la nuit disparoit , et oii I'aurore se rallume dans les cieux ; mais le destin ne dormoit point...; il planoit au-dessus des armees ; tons les lots funestes etoient contenus dans sa main puissante , et de son regard inevitable , il marquoit deja les victimes du lendemain » Je m'arrete ; ma muse indolente pourroit-elle suf- fire a la description de tons les tableaux que nous offre Fastre des nuits? Mais la lune, dans ses noc- turnes trajets, fut-elle jamais plus inspirante que dans cette belle soiree, ou nous la contemplions avec ex- tase , sur les Lords du lac limpide de Pawloski? Toute la nature sembloit regeneree ; pas un nuage ne tra- versoit le ciel desert et demi-eteint ; pas un bruisse- ment du feuillage ; pas un leger souffle ne ridoit la surface du lac; une seule etoile scintilloit, comme une lampe hospitaliere , aux bords de Fhorizon. Sem- blable au cygne argente , la lune nageoit solitaire et paisible au milieu d'une mer d'azur. Tout se livroit a I'influence de ses rayons assoupissans. Seulement on enlendoit par intervalles le pas du voyageur tardif, ^ qui cheminoit dans les senders, seul avec son ombre, et le tressaillement d'un oiseau perche sur une bran- che de saule , le murmure d'un flot mollement jete sur les herbes de la rive , interrompoient seuls le re- ligieux silence des nuits. L'astre paisible se miroit dans le lac dont les eaux repetoient un ciel aussi beau, une lune aussi belle; mais quelquefois, lors- qu'un vent frais effleuroit Teau dormante de son aile (73) invisible, soudain la lane se brisoit en mille etoiles , et le ciel si tranquille et si pur dans ses hautes de- meures, nous apparoissoit trouble et vacillant dans le sein des eaux. Veritable embleme de 1 ame, dans son exil sur la terre, le ciel la remplit, les miseres hu- maines la troublent. » ( 74 M. GNEDITSCH. M. Gneditsch (Nicolas) , Fun des conservateurs de la Bibliotheque imperiale , conseiller de Cour , chevalier, membre de 1' Academic russe, et de plusieurs societes litteraires, naquit a Pultava, le ^ fevrier 1 784* H fit ses premieres etudes au seminaire de cette ville, et les continua au col- lege de Kharkoff, chef-lieu du gouvernement de ce nom. En 1800 , il passa a FUniversite de Mos- cou , et , trois ans apres , il entra dans le depar- tement de Finstruction publique, qu'il quitta en 1817, pour exercer les fonctions dont il est actueilement charge a la Bibliotheque. Ses travaux litteraires sont : Le Roi Lear, tra- gedie en cinq actes et en prose , traduite de Sha- kespeare; la tragedie de Tancrede, de Voltaire, traduite en vers russes , et representee , pour la premiere fois , en 1810, sur le Theatre-Imperial de Saint -Petersbourg. Le traducteur, toujours fidele au texte, a souvent egale les beautes du (75 ) poete francais. Cette piece est restee au theatre, oil on la revolt toujours avec plaisir. La Naissance d'Honiere , poeme en deux chants , a fait le plus grand honneur au talent poetique de M. Gneditsch ; cette production est generalement regardee comme tres-remarquable; I'idee principale est neuve, et appartient tout entiere a I'auteur ; I'harmonie des vers , la force des pensees vraiment homeriques, devoient as- surer le succes de cet ouvrage, dont nous re- grettons de n'offrir ici qu'un court fragment. Toutefois , nous osons esperer qu'il donnera una assez juste idee de la maniere de I'auteur, et de son style. On voit qu'une etude constante des chefs-d'oeuvre de I'antiquite inspire le poete dans cette belle conception , qui retrace avec charme la plaine d'llion , et les brillantes fictions d'Ho- mere. Mais le plus beau titre de cet ecrivain a la gloire litteraire, sera sa traduction de Xlliade^ en vers hexametres russes , dont il s'occupe de- puis plusieurs annees. Kastroff se fit un nom parmi les poetes du siecle dernier, par sa traduction de Xlliade en vers alexandrins rimes , dont il publia les pre- miers chants ; mais la mort le surprit au milieu de son entreprise , et cet ouvrage resta incomplet. M. Gneditsch , encourage par la haute protection de S. A. I. la grande duchesse Catherine , morte (76) reine de Wurtemberg , continua ce grand travail ; mais un sentiment de modestie le fit resister au desir qu'il avoit de composer la traduction en- tiere. II ne voulut que completer celle de Kas- troff, et commenca par leseptieme chant. Sa taclie etoit a moitie remplie ; le suffrage des hommes de lettres et des savans les plus distin- gues, le soutenoit dans cette laborieuse entre- prise, quand une inspiration subite vint changer la direction de ses idees , et lui reveler qu'avec la langue russe, on pouvoit beaucoup mieux faire que de metamorphoser YlUade en vers alexan- drins rimes ; il sentit , en homme de gout , ega- lement verse dans la connoissance des deux lan- gues , qu'un vers de douze syllabes ne pent rendre que tres-imparfaitement un vers qui en contient dix-sept; qu'un traducteur, asservi par la rime, et entrave par un rithme plus resserre , est inevi- tablement force de sacrifier aux convenances de la poesie moderne , la beaute , I'energie des ex- pressions, et surtout I'harmonie de la langue d'Homere. Fortifie dans ses inspirations par les conseils d'un des litterateurs les plus eclaires de ce pays, M. Ouwaroff, president de I'Academie des Sciences , il prit la courageuse resolution d'aban- donner son premier travail , et d'entreprendre ( 77 ) une nouvelle traduction de Ylliade , en vers hexametres. Le vers hexametre russe , au perfectionnement duquel M. Gneditsch a puissamment contribue, differe de I'hexametre grec , en ce que les spon- dees qui n existent point dans la langue russe , sont remplaces par les chorees; mais ces metres , en va- riant le mouvement poetique , conservent au russe le caractere distinctif des vers polymetriques. Cette traduction, dapres I'opinion generale des gens de lettres , qui ont entendu les six pre- miers chants , offre , independamment de I'har- monie et de Felegance du style, le merite d'une religieuse fidelite au texte. La langue russe, etant essentiellement prosodique, jouissant d'une li- berte presque illimitee dans les inversions, et autorisant les mots composes a la maniere des Grecs, fournit a I'habile traducteur les moyens de rendre Foriginal vers pour vers, et souvent mot pour mot. Aussi, M. Ouwaroff, dans une lettre (a) adres- see a M. Gneditsch, relativement a I'hexametre russe , lui rappeloit-il ce passage remarquable de Fouvrage du savant Schlozer (b). (a) Imprim^e dans les Lectures du Besseda (Entretien), i8i3. N° 1 3. — Journal litteraire de la Societe de ce nom. (&) A. L. Schlozer-Leben, Fragment; Aufenthalt und Dienste m Russland. 1812. — Seite 87. ( 78 ) I1 pouvoit, loin de Mars, vieillir dans le repos; »0u, jeune encor, perir de la mort des heros. (8r) » Mon fils n'hesita point, Deja , sur ce rivage , » Son bras vengeoit les Grecs du plus indigne outrage; » Lorsqu'offense par ceux dont il fut le vengeur , » Achille , au roi des rois refusa sa valeur. » Mais Patrocle expirant le rappelle a la gloire ; »Des mains da grand Hector il reprend la victoire : 3) Il combat ce heros , I'immole sous ses coups ; »Il etonne les dieux, et I'Olympe est jaloux. »Enfin, quand de Paris la fleche meurtriere »Eut ferme pour jamais ses yeux a la lumiere, »Quel prix retira-t-il de ses nobles travaux, »Ge guerrier qui, lui seul, n'eut jamais de rivaux? » Du fier Agamemnon en vain I'ombre d' Achille » Pour son auguste cendre imploroit un asile ! »Si, contre tons les Grecs, Jupiter irrite, » N'eut pas, du haut des cieux, dicte sa volonte; »Si sa puissante main soulevant les orages » N'eut enchaine Farmee a ses sanglantes plages, » Les Atrides, mon fils, par un affront nouveau, » A tes restes sacres disputoient un tombeau ! wAinsi, ce demi-dieu, I'honneur de la patrie, » Qui lui sacrifia sa jeunesse et sa vie , » Meme apres son trepas se voit persecute; ))Et cet injuste arret, les dieux I'auroient dicte! »Et je verrois le jour ou de sa faux cruelle » Le temps profaneroit ta depouille mortelle ! »Mon Achille, 6 mon fils! sous un meme niveau » Les siecles rangeroient la plaine et le tombeau 1 6 ( 82 ) » Et cet arbre plante des mains d'une deesse , » Qu'arrosa taut de fois ma pieuse tendresse ; » Cet arbre desseche, sans feuillage et sans tleurs , » Ne preteroit done plus son ombre a mes douleurs I ))Plut6t la mort!... La mort! qu'ai-je dit, insensee? » Deesse , oublierois-tu qu'elle t'est refusee ? » Au fond de FOcean , palais desenchante , »Sous I'accablant fardeau de Fimmortalite » Je trainerai mes jours ; et les cieux inflexibles » A trois siecles de deuil resteront insensibles. » Si je dois le subir , cet horrible destin , )) O Terre! par pitie recois-moi dans ton sein ; » Et 5 puisqu'il faut aux dieux d'immortelles victimes . » Engloutis-moi vivante au fond de tes abiraes ! » En proferant ces mots , la tremblante Thetis Tombe sur cette terre ou repose son fils. Mais bientot elle entend de la voute etheree Une voix qui lui dit : «0 fille de Neree, » Ranime tes esprits ; touche de tes malheurs , » Je viens a ton secours ; je viens secher tes pleurs : » Je veux fixer un terme a tes longues alarmes. » Thetis leve ses yeux encor baignes de larmes. Bonheur inespere ! le souverain des dieux Sur un nuage d'or descend du haut des cieux. A cet auguste aspect la deesse etonnee Aux pieds de Jupiter soudain s'est prosternee; Et, I'espoir renaissant dans son coeur maternel : ((Ne m'abuse-je point? ton arret solennel ( 83 ) wYa-t-il done s'accomplir ? Dieii tout-puissant! mes plaintes » Ont-elles penetre les celestes enceintes? j> Jupiter, piiis-je croire a la fin de mes maux? «Mon fils sordra-t-il de la nuit des tombeaux?» <(Incredule! repond le maitre du tonnerre, » Decouvrant a Thetis son front noble et severe , » Crains-tu que Jupiter, infidele a ses lois, » D'Achille ait oublie les glorieux exploits? » Non , non! je doisremplir lafoique j'aijuree; » Du souverain des dieux la parole est sacree ; » Je ne puis la trahir , je le voudrois en vain : » Moi-meme je flechis sous le joug du Destin. » Tes voeux sont exauces, » II dit , et le nuage Pour recevoir Thetis descend sur le rivage ; Et d'un rapide essor s'elevant dans les airs , II domine les monts, plane au-dessus des raers; Deja, d'un vol leger parcourant les Cyclades, Pays aime du Ciel, sejour cher aux Naiades, On le voit s'abaisser sur les rians coteaux , * Au sein des bois fleuris qui couronnent Chios. D'un pas majeslueux bientot le dieu s'avance : Thetis en le suivant sourit a I'esperance. Le nuage embaume derobe a lous les yeux La fille de Neree et le maitre des cieux. C'etoit I'heure ou Phebus , poursuivant sa carriere , De ses feux les plus vifs inonde I'atmosphere ; De Tor etincelant qu'epanchent ses rayons II colore les bois , les cites , les vallons. 6.. (84) Une molle langueur assoupit la nature : La feuille et le ruisseau suspendent leur murmure ; La colombe retient ses timides soupirs ; Philomele est sans voix,la plaine est sans zephirs. Ce sublime repos, I'extase, le silence, De Tin visible dieu tout trahit la presence : L'Olympe est attentif, et la terre, et les mers, Tout semble rendre hommage au roi de I'Univers. Aux pieds de la colline un laurier solitaire , Silencieux abri qu'arrose une onde claire , Offre aux yeux de Thetis un enfant au berceau , Mollement balance sur un leger rameau ; Une femme est aupres , dont la simple parure , Dont I'air modeste annonce une origine obscure : Mais, qu'a-t-elle besoin d'un eclat emprunte? Elle a recu des dieux la grace et la beaute. Dans les bras du sommeil tranquille elle repose ; Un sourire a brille sur ses levres de rose, Et de son nourrisson les ebats gracieux De I'enfant de Cypris retracent les doux jeux. Presage fortune! bientot neuftourterelles(«) Viennent avec amour I'abriter de leurs ailes. (a) Cette allegorie poetique est empruntee a Eustathe. Ce com- mentateur pretend qu'Homere fut nourri par une pretresse d'Isis , dont le sein distilloit du miel au lieu de lait; qu'une nuit on en- tendit I'enfant jeter des oris qui ressembloient aux chants de neuf differens oiseaux , et que le lendemain on IrouYa dans son berceau neuf tourterelles qui jouoicnt avec lui. (85) Les neiges du Gargare et le lis enchanteur Ne sauroient egaler leur divine blancheiir. Leurs yeux ont tout I'eclat dont s'embellit I'aurore , Lorsque de ses rayons le matin se colore. Chacune tour a tour de son bee innocent Se plait a caresser les levres de 1' enfant. Soudain du haut des airs, 6 comble de merveilles! La deesse voit fondre un jeune essaim d'abeilles, Qui , voltigeant autour du berceau precieux Ou folatre I'enfant protege par les dieux, Deposent a Fenvi sur sa bouche liante Du calice des fleurs la substance odorante. Deja par ApoUon Homere est inspire. Dans ses jeunes regards brille le feusacre, Et ses premiers accens , precurseurs du genie , De la lyre immortelle ont la douce harmonic. Voulant donner une juste idee de la flexibilite du talent poetique de M. Gneditsch , je fais suc- ceder a son chant heroique , un fragment d'une Idylle de cet auteur, que j'ai traduite mot a mot sous ses yeux , et , pour ainsi dire , sous sa dictee. Cette composition a une couleur nationale , et un naturel dans la peinture des moeurs du peuple russe , qui reclamoient une scrupuleuse fidelite de traduction. Le poete a dedie son ouvrage a la memoire de (S6 ) M. le comte de Strogonoff , president de FAca- demie des Beaux-Arts. Ce grand seigneur , remarquable par son es- prit , ses lumieres et la noblesse de son caractere , aimoit passionnement les Lettres , les Beaux-Arts , et sa bienveillance s'etendoit generalement sur les savans , les poetes et les artistes ; sa maison leur etoit ouverte ; le comte faisoit ses delices de leur societe , et ne negligeoit rien de ce qui pou- voit encourager leurs talens et enflammer leur genie. Domine par ce noble sentiment , une grande partie de ses immenses revenus etoit con- sacree a rassembler chez lui les objets les plus precieux en tableaux , gravures , bronzes , livres , manuscrits , marbres antiques , etc. Sa galerie et sa bibliotheque renferment des beautes de pre- mier ordre. Lors de mon arrivee a Saint-Petersbourg , je fus conduit dans cette demeure chere aux Beaux- Arts , par un jeune peintre russe. Suivant un usage des pays du Nord, usage touchant et inspire par un respect religieux pour la memoire de ceux qu'on regrette , tout se trou- voit place dans le cabinet du comte, comme le jour oil la mort le separa de sa famille. Si je n'eusse ete prevenu par mon cicerone, j'aurois pu croire que le maitre de la maison venoit de (57) quitter son fauteuil, et d'interrompre la lecture d'un livre encore entre ouvert. Helas ! j'etois arrive trop tard en Russie, pour connoitre le plus ai- mable des vieillards , le plus obligeant des Me- cenes. Le jeune artiste me parloit avec attendris- sement de M. le comte de Strogonoff. La perte de ce bienfaiteur pesoit encore douloureusement sur son ame ; et moi , je me disois en quittant cette belle galerie : « Beaucoup de gens opulens passe- ront sans laisser apres eux le plus leger souvenir ; mais il vivra eternellement dans la memoire des hommes , celui qui sut vivre pour les autres , et proteger les talens : le nom de Strogonoff ne mourra jamais.)) LES DEUX PECHEURS. IDYLLE. Les talens nous viennent de Dieu ; les richesses sent Touvrage de rhomme. Dans une He baignee, d'un cote, par les eaux de la Neva, et de I'autre, exposee aux flots orageux de la mer, sous la meme cabane , habitoieiit deux Pecheurs, venus d'une contree loiotaine : Fun deja vieux, I'autre (88) ayant encore le tendre duvet de la jeunesse. Forces par le besoin , ensemble ils dirent adieu a la chau- miere natale, portant sur leur dos le sac leger du pauvre. Ensemble, ils vinrent exercer leur industrie sur une plage etrangere. Unis comme deux freres , malgre la distance des ages , ils partageoient le tra- vail, ils partageoient ses foibles produits. Dans les pe- nibles labeurs les chants sont la consolation de Tin- digence. Le jeune Pecheur tiroit des sons ravissans de sa flute champetre. En ces instans mysterieux, ou I'inspiration , descendue des regions celestes, tour- mente nos ames d'une inquie'tude vague ; a ces heures religieuses du matin, quand le jour se rallume dans Fimmensite des cieux , et que tout renait sur la terre pour la felicite de la vie; ou le soir, lorsque le soleil se plonge dans les vagues pourprees de ses feux mou- rans, le jeune musicien, contemplant dans une silen- cieuse extase , la lune, les etoiles et les hauteurs in- finies du Firmament , aimoit a epancher son coeur dans les accens de sa flute sonore. Depuis long-temps ses sons harmonieux charmoient les lieux voisins, et souvent sur la Neva limpide ils arreterent les rames bruyantes dans les mains du batelier ; mais ce jeune homme, dans la simplicite de son ame, ne se doutoit point de I'effet que produisoient ses modulations. Unjour, les deux amis, decourages par une peche malheureuse, etoient assis aupres de leur cabane, construite en feuillage. Sous les doigts du vieillard, rosier flexible prenoit la forme d'une corbeille ; tan- dis que son jeune compagnon., plus pres du rivage, (%) penchoit languissamment la tete sur sa main. Morne, il suivoit de I'oeil les vagues bleuatres : elles gemis- soient , elles fuyoient dans le gouf fre invisible les va- gues bleuatres; et ses pensees rapides s'elancoient avec elles vers le lointain azure. Enfin , apres un long silence, il approche la flute de ses levres, et son chant melancolique rendit les impressions de son ame inspiree ; alors le vieux Pecheur lui parla ainsi , sans interrompre son travail. LE VIEILLARD. Cher camarade, ce n'est point avec des chants qu'on attrape le poisson ; tu joues merveilleusement , il est vrai ; et quelquefois tes airs charm ent ma tristesse ; mais je vois avec douleur que souvent tu preferes la musique a I'ouvrage. Tu chantes le matin avant les oiseaux , et chaque unit la musique te fait oublier le sommeil. Je sais que les passions sont un autre escla- vage ; mais ecoute , notre filet est rompu ; la natte n'est pas encore prete ; pretends- tu , compagnon , gagner ton pain avec le chant? Crois-moi, tu periras de faim, ou tu reviendras sous le toit paternel avec la besace men- diante. LE JEUNE HOMME. Rassure-toi , vieillard , je ne perirai point ; les chants ne conduisent point au malheur , et mon aieul les ai- moit aussi. LE VIEILLARD. Malheureux pasteur! que Jaissa-t-il a ses enfans? ( 90 ) LE JEUNE HOMME. Un nom sans tache. LE VIEILLARD. Et la pauvrete! Ton pere, pecheur comme nous, n'eut point laisse ses enfans dans la peine, si les an- nees noires (a) ne se fussent appesanties sur sa famille. Helas ! plusieurs incendies ont consomme sa mine. LE JEUIYE HOMME. Et qui a pourvu a tous nos besoins de la route , en nous donnant la derniere piece de monnoie ? N'est-ce pas mon aieul , le pasteur malheureux ? C'est lui qui m'a fait don de cette flute agreste ; c'est lui qui m'a fait aimer les chansons. LE VIEILLA^RD. Eh bien, camarade, tu veux done renoncer a I'in- dustrie de tes peres ? elle est pourtant honnete et pure : le pauvre pecheur n'est point un meurtrier. Le sang ne souille jamais ses mains. Le pecheur ne sail point tromper ; ses marchandises ne sont point artificielles ; il les vend telles qu'il les recoit de la bienfaisante na- ture. Get honnete metier procura la subsistance a nos peres ; rnais je vois, jeune homme , qu'il pese a ta foi- (^) Expression cnergique de la langue russe , et qui veut dire, annees fatales ^ annees ruineuses. (91) blesse. Que iie restois-tu a la maison, aupres des trou- peaux ? la , le ciel est serein , et les coeiirs sont purs. Les chansons sont aimees des hommes; mais ici, frere, I'homme est sombre comme le ciel ; ici , ce n'est point en chantant que tu gagneras ton pain , mais plutot en pleurant. Pense a toi , compagnon ; pense a ce que dira ta mere lorsqu'elle entendra LF JEEIYE HOMME. Elle^ n'entendra rien dire de moi qui ne flatte son coeur maternel; ne m'adresse point des reproches, que je n'ai point merites ; tu m'offenses , vieillard ; j'aime ma profession , et ne la fuis point. Peut-etre suis-je un pen paresseux; mais il est bien plus sur que je suis malheureux. Ne t'inquiete point ; le pecheur voisin de la mer m'a promis un peloton de fil , si je lui apprends quelques airs sur la flute; tu vois que, meme dans ce pays, on aime les chants; ils sont ecoutes avec plaisir par les boyards, quand ils se promenent dans leur chaloupe verte , a Tembouchure du fleuve ; ils sont chers a tons les gens de bien. II m'en souvient; j'etois encore enfant ; un vieillard a\ eugle (a) , et etran- ger a notre village, chantoit, sur un instrument a cor- des, les combats antiq.ses, et les vaillans guerriers de la Russie. Nous tons , petits enfans , restions immobiles («) L'auteur veut parler ici de ces pauvres aveugles qui, dans les contrees meridionales de la Russie, vont de \iJlage en village , et chantent en s'accompagnant d'un instrument a cordes , appelc Kobsa, d'anciennes chansons nationales, et meme des especes de poemes ou sacres ou guerriers. ( 90 devant lui, comme si nos pieds eussent ete attaches a la terre : moii vieux grand-pere etoit tristement assis sur le banc; il inclinoit sa tete , et de grosses larmes tomboient de ses yeux. Ah! que j'eusse donne de bon coeur la plus abondante de mes peches a cehii qui m'eut enseigne ces chants inspires ! La-bas , sur le bord du fleuve , dans ce haut et res- plendissant palais {a) , ou deux hons de pierre se tien- nent sur le seuil comme des lions \ ivans , habite un grand bolarin (^) , deja vieux ; mais, si je ne me trompe , son ame est jeune encore. Dans les nuits d'ete, n'as-tu point entendu sortir de ce palais le murmure des cordes harmonieuses , et les sons touchans de la voix de Fhomme? Sans doute des vieillards aveugles amusent aussi, par leurs chants, ce bon bolarin; la flute meme se fait entendre ; elle chante comme le ros- signol ; elle penetre Fame , soit que ses sons parois- sent s'eteindre , soit que tout a coup elle repande au loin sa voix eclatante . . . Dans la suite du dialogue de cette premiere partie de I'idylle, Fauteur continue Faltercation ami- cale qui s'est elevee entre le vieillard et son ami ; elle se termine par le depart du jeune liomme qui s'elance sur la barque , et va seul tenter la fortune avec la ligne et les filets. {a) Belle maison de campagne , situee sur la rive droite de la petite Neva , et appartenant a madame la comtesse de Strogonoff. On y voit plusieurs pavilions dissemines sur les bords du fleuve , et un Immense jardin anglais, ou le public est admis. [b) Bolarin veut dire boyard. (93) La seconde partie s'ouvre par une description des nuits da nord , dans les mois de mai el juin. « Deja le soleil , moins ardent , se penche sur la Neva; deja s'approche le soir; mais le jeune Pecheur ne revient point : enfin , le soleil se couche ; on voit s'enflammer I'occident sans nuage ; confondiie avec le ciel embrase , lamer s'allume, et le pourpre et Tor inondent les edifices et les bois. La haute fleche de la forteresse de Pierre le Grand , dominant la ville , brille sur I'horizon , comme un rayon de flamme. La nuit s^avance; mais on ne voit point palir les bandes ra- dieuses des nuages : sans etoiles et sans lune , tout le lointain est eclaire. Vers I'embouchure eloignee du fleuve , I'oeil distingue les voiles argentees des vais- seaux qui , a peine visibles ^ semblent voguer sur un ciel azure. Ce ciel nocturne conserve la splendeur du jour, et les teintes carminees du crepuscule se confon- dent avec les roses de I'aurore, comme si ladeesse, a la suite du soir, ramenoit le matin vermeil. » C'etoit la saison charmante oii les jours derobent a la nuit son obscur empire , oii le ciel septentrional enchante Fceil de I'etranger par un melange merveil- leux des ombres, et de cette lumiere dont jamais les cieux du Midi ne se parent. Glart^ douce , semblable dans ses charmes a une vierge du Nord , dont les yeux bleus et le teint eblouissant sont a peine ombres par les tresses ondoyantes de sa blonde chevelure. C'est alors que, sur les rives de la Neva et dans la magni- fique cite de Pierre , regnent des soirees sans crepus- cules, et de rapides nuits sans tenebres; c'est alors (94) que Philomele, ayant a peine termine son chant de minuit . commence un chant nouveau pour saluer le jour qui s'eleve. w Mais il est tard ; un veot frais a ride le cristal des eaux; la rosee a deja rafraichi les bords de la Neva; le fieuve, si bruyant le soir sous les bras de mille ra- meurs , est maintenant immobile : les habitans de la cile ont disparu de ces bords. Pas une voix sur la rive; pas une vague sur I'onde; tout est calme ; on n'entend plus que le bruit sourd des ponts,retentissans sous les roues des chars, et les cris prolonges des gardes de nuit {a) , qui , dans un village loin tain , s'avertissent entre eux. Tout dort , o." Dans la suite de cette seconde parde, I'auteur de- crit les inquietudes du vieux pecheur, en attendant son ami, qui retarde plus que de coutume sa renlree dans la cabane , et la joie brusque et groncleuse du vieillard, quand il Je voit arriver. Le jeune homme, apres une peche heureuse, jouoit quelques airs sur sa flute , lorsqu'il est invite de se rendre dans le palais du seigneur russe qui veut I'entendre , qui encourage sa timidite par un bieuveillant accueil, et le renvoie comble de presens; ce qui justifie, aux yeux de son vieux camarade, la passion qu'il a pour la musique. {a) Vis a vis de I'ile ou le poete a plac^ ses personnagBs , est cantoniK' le regiment dts^ gardes a chi^^val, dont les sentinelles s'a- vertissent entre elles pendant la nuit, par des cris prolonges. (95) LE COMTE KWASTOFF. Le comte Kwastoff (Demetrius)^ conseiller prive, senateur, chevalier, membre de I'Acade- mie russe et de plusieurs societes savantes , est ne , le ipjuillet 1767, a Saint-Petersbourg. Eleve a rinstitut duprofesseur Litke, a Moscou, il con- tinua ses etudes a FUniversite de cette ville , et les acheva ensuite dans la maison paternelle. En 177^, il entra dans la garde, et, Fan 1777, il passa du grade de sous-lieutenant a celui de pre- mier munitionnaire de Farmee. Nomme conseiller de Cour , en 1 788 , il servit sous les ordres du general Souwaroff, en qualite de lieutenant-colonel. Nomme, en 1796, gen- tilhomme de la chambre, et en 1797, premier procureur du senat , deux ans apres il exerca ces memes fonctions dans le Saint-Synode , et recut Fordre de Sainte - Anne de premiere classe. Con- seiller prive en 1 800 , il siegea parmi les senateurs en 1807. ( 96 ) Anterieurement a son entree au senat , le comte Kwastoff avoit epouse la princesse Agrippine G ortchakoff , niece du celebre general Souwaroff , qui est mort dans sa maison de Petersbourg, quelque temps apres la campagne d'ltalie. Sa vo- cation pour les Belles-Lettres se decela , dans sa jeunesse, par des comedies en prose et en vers. Plus tard, la poesie lyrique, didactique , et la tra- duction des poetes classiques francais, occupe- rent tons ses loisirs. Les oeuvres de cet estimable ecrivain ont ete publiees en quatre volumes, Fan 1818. Une nou- velle edition tres-soignee , ornee de gravures, et du portrait de Tauteur, a paru dans les premiers jours de Fan 182.2., Le premier volume contient les paraphrases de FEcriture-Sainte , et plusieurs pieces lyriques ; le second, ses epitres, au nombre de quarante : le troisieme, ses fables; le quatrieme, ses tra- ductions en vers , qui se composent de XArtpoe- tique de Boileau, de la deuxieme satire adressee a Moliere, de la neuvieme, a nion Esprit, de la septieme epitre a Racine, de la tragedie &An- droniaque, de Racine, et de \ hmnortalite , qua- trieme meditation poetique, de M. de La Mar- tine. La tragedie d'Andromaque est restee au theatre. Les odes a Dieu et a \ Academie russe, de cet (97) auteur, ont ete traduites en allemand. Celle sur la mort de S. A. R. le due de Berry, en prose francaise , par M. A. de Veidemeyer ; FApologue , petit poeme faisant partie du deuxieme volume , a ete traduit en francais , et imprime a Paris. La traduction de I'epitre de M. le comte Kwas- toff, adressee a son illustre ami M. Dmitrieff , et qui va suivre cette notice , pourra faire juger que Fauteur s'est beaucoup nourri de la lecture des anciens. EPITRE DE M. LE COMTE RWASTOFF A. S. E. M. DMITRIEFF. Cher Dmitrieff , la poesie Au printemps de mes jours charmoit tous mes loisirs. Souvent je dus a ses plaisirs L'oubli voluptueux des peines de la vie ; Yieux athlete de FHelicon , Je lutte encore; et, dans ma solitude, D'unir la rime a la raison Je me fais une douce etude. 7 ( 98 ) Si les muses parfois m'opposent des rigueurs , Je laisse passer leur caprice , Et j 'attends sans humeur un instant plus propice Pour en obtenir des faveurs. Apollon, ce dieu difficile Avec ses plus chers nourrissons^ Oppose a leur verve indocile L'austerite de ses lecons. 11 a voulu que du Parnasse Les sentiers fussent epineux ; Que le bon sens, dans la langue des dieux, Marchat toujours a cote de la grace ; Que, dans ses vers ingenieux, Le poete soumis au joug de la mesure, Sans s'ecarter de la nature , Se montrat raisonnable autant qu'harmonieux. Mais, dis-moi , quel auteur reste toujours fidelle A ces imperieuses lois ? Je conviens que , plus d'une fois , Moi-meme je leur fus rebelle. Ma lyre souvent detonna, Lorsqu'en ma retraite cberie, Je melois les eaux de Koubra(i) Aux pures eaux de Castalie. Oui, je I'avoue ingenument. Ma rime n'est pas toujours ricliC;, (a) Petite riviere qui passe dans unc des terras de M. le comte Kwastoff , a cent werstes de Moscoii. La werste fait a peu pres h quart d'une lieue de France. ( 99 ) Et mon oreille trop souvenl D'un vicieux enjambement Peut accuser mon hemistiche ; Par un sujet ingrat quelqnefois emporte, J'enveloppe mon vers dans un epais nuage. Qui, lui derobant la clarte, Depouille de son charme une riante image. Pourtant je trouve des lecteurs; Bravant I'envie et ses clameurs, A Pegaseje m'abandonne; Mes vers ne font tort a personne : Plus mechans, ils seroient meilleurs* Si d'une memoire immortelle Je ne dois point esperer les honneurs , J'en suis tout console : les succes sont trompeurs ; Comme Ta-mour, la gloire est in£dele : Et je connois nombre d'auteurs Dont les ecrits , ou I'esprit etincele , Peut-etre avant les miens , malgre tons leurs proneurs^ Iront envelopper le sucre et la canelle. Je sais qu'un demi-siecle, escorte de dix ans, Se dessine sur mon visage ; Que font a mon esprit les injures du temps ? La poesie est de tout age. Voltaire et Despreaux, malgre leurs cheveux blancs, Aux pieds des chastes Soeurs bruloient encor I'encens; Si je n'ai point leur genie en partage, Je les imite en ces delassemens ; 7„ ( loo ) Je parseme de fleurs la fin de moii voyage. Je rends grace au gouvernement ! De tout impot il exempte la rime. Rimer ne fut jamais un crime; Et je veux que la mort me surprenne rimant. Chaciin se livre au penchant qui Fentraine ; Melcour adorant Gelimene, De ses fadeurs I'obsede chaque jour. Mais la toux et la goutte effarouchent I'amour ; Les aveux solennels du gothique Melcour Ne flechiront point riiihumaine. A bien dresser ses chiens et ses chevaux Clitandre borne sa science. De sa caleche il vante I'elegance Et le bon gout de ses traineaux. Le premier il s'elance et dans la blanche arene (a) A la course des chars provoque ses rivaux ; La fleche est moins rapide , et Foeil le suit a peine; Mais tout a coup, heurte dans sa marche incertaine, II tombe, et le public moqueur Applaudit a sa chute et rit de son malheur» Le celibataire Dorsenne Apres lui s'offre a mes pinceaux : {a) Le poete rappelle dans ce portrait les grandes courses de trai- neaux, qui ont lieu tous les hivers a Saint-Petersbourg , et dans leJ autres villes de I'empire. ( I-<>I ) II va, guettant le retoiir des vaisseaux, Payer deux roubles pour une huitre. De tous les mets fins et nouveaux II tient fidelement regitre : Tous les traiteurs de Petersbourg Recoivent sa visite une ou deux fois par jour : II n'est d'aucune Academie. Dorsenne a Fesprit un peu loord , Et tout I'essor de son genie Se borne aux profondeurs d'un pate de Strasbourg. II est fort sur la vkiaigrette ; Decrit la croute aux champignons ; Raisonne sur la cotelette ; II est surtout classique en parlant des jambons. Dorsenne au joug du mariage Ne se plia jamais : en sais-tu la raison ? C'est que des bons morceaux il craignoit le partage ; Pour les avaler seul, il est reste garcon. Si la nature a voulu que tout homme Eut une marotte ici-bas : Ami, pourquoi n'aurois-je pas La meme liberte que I'epais gastronome Dont la vie est un long repas ? Moi, je prefere aux bords de I'Hypocrene Monter ma lyre , et varier mes chants, Ou bien, par la lecture abregeant les instans Je reviens au bon La Fontaine, Qu'elegamment tu traduisis : ( 102 ) Rival de ton modele en tes heureux ecrits , Comme lui tu rimas sans peine. Tes fables , Dmitrieff , ont pour moi tant d'attraits^ Que , souvent abuse par le charme du style , Par la naivete de ta muse facile , Je crois , en te lisant, lire I'auteur frangais. Moi-meme , illustre ami , que ta gloire aiguillonne , J'ai fait retentir en ces lieux Les plaintes d'Andromaque , et les cris d'Hermione^ Et les accens d'Oreste furieux. Timide traducteur d'Horace, Aux nymphes de notre Neva Je recite ses vers ou respire la grace , Et qu'aux rives du Tibre Apollon lui dicta. Je le sais , mes rimes legeres Pour le bien de I'Etat sont d'un mince profit : Qu'importe leur valeur, si du poids des affaires Elles allegent mon esprit ? Enfin quand les trois Soeurs, visitant ma retraite^ Trancheront de mes jours le fragile lien , Peut-etre dira-t-on sur ma tombe muette : a S'il ne fut pas un grand poete , » II fut du mains homme de bien. » ( io3) CHLOE Eh quoi,maman , deja nous voyons Siilusselbourg(i) 1 Disoit Chloe , Chloe jeune et jolie; Maman , que ce trajet est court ! J'aimois a cotoyer cette rive fleurie; II est si doux de voyager par eau ! Point de mauvais chemins; dans la chaloupe assises, A chaque instant, un spectacle nouveau S'offrant a nos regards , varioit nos surprises. Peut-on jouir d'un plus riant tableau ? Nous avons vu la verrerie (2), La pompeuse Alexandroffska (3), La campagne du Due, le chateau de Pella{J\)^ Du fameux Potemkim la demeure cherie ; Enfin tout me plaisoit dans ce trajet charmant. Deja nous arrivons, ah ! maman, quel dommage! S'il faut vousparler franchement, J'oubliois, tout en regardant, Le but de ce joli voyage. La mere, aussi tendre que sage, Lui repondit : « Cette rapidite De nos jours fugitifs est la fidele image : La vie est un pelerinage Dont le port est I'eternite. ( io4) Nous I'oublions, ma fille, et le long du rivage Nous poursuivons la joie et les plaisirs; Nous nous consumons en desirs; La vanite nous suit dans les glaces de i'age; Et trop souvent la mort surprend le voyageur. Sans que jamais son esprit et son coeur Aient reflechi suf le but du voyage. » ( 'oS ) NOTES. (i) « Eh quoi ! maman , deja nous voyons Schliisselbourg , » Forteresse du gouvernement de Petersbourg, et chef-lieu de district ; elle est batie sur une ile situee au milieu de la Neva , a I'endroit ou ce fleuve sort du lac Ladoga. Elle a ete construite en i324, par les ordres du grand-due j loury Danilovitch. Depuis lors^ prise et reprise plusieurs fois, elle devint, en 1702, la conquete de Pierre le Grand, qui aug- menta ses fortifications , et la nomma Schliisselbourg. Gette ville renferme un palais imperial et une manufac- ture de toiles peintes tres-considerable. (2) « Nous avons vu la verrerle . » Manufacture imperiale de glaces et de cristaux , designee communement par le nom de verrerie. Get etablissement se distingue par la beaute de ses produits , et particulierement par la grandeur des glaces qu'on y coule. Parmi les objets les plus dignes de I'attention du voyageur , on remarque une machine tres-ingenieuse deslinee a polir les glaces, et qui est mise en action par une pompe a vapeur. ( io6 ) (3) «La pompeuse Alexandroffska . » Manufacture de tissus de colons et de laines, placee sous la protection de S. M. I'imperatrice j^larie. Get etablissement estun desplus remarquables del'Europe, soit par la grande quantite d'ouvriers qu'il emploie, soit par la beaute des machines , dont on se sert pour la fabrication ; la manufac- ture imperiale de porcelaine se trouve aussi sur cette route , a la distance de six werstes de Petersbourg. (4) « La campagne du Due , le chateau de Pella. » S. E. le due de Serra Capriola, ministre de S. M. le roi de Naples. Au moment ou je terminois mon ouvrage, ce ve- nerable doyen des ministres etrangers etoit enleve, apres quelques jours de maladie, a sa famille, a ses amis, a I'es- time universelle. Sa mort a repandu le deuil dans la ville de Saint-Petersbourg. Modele de loyaute , de franchise, de droiture et d'honneur, il montra dans sa longue carriere diplomatique des talens releves par I'eclat de toutes les vertus chretiennes et sociales. Inebranlable dans ses prin- cipes, I'energie de son noble caractere ne s'est jamais de- mentie dans les circonstances difficiles, ou les evenemens Tont souvent place. ( I07 ) M. POUSCHKIN M. PouscHKiN (Alexandre), secretaire de col- lege , naquit a Saint-Petersbourg , le 2.6 mai 1 799. Eleve au lycee de la residence imperiale de Tzar Koeselo, il sortit de cet institut, en 1817, pour entrer au College des affaires etrangeres. En 18^0^ il passa a la chancel lerie de M. le lieutenant-ge- neral Inzoff , gouverneur de la Bessarabie. Le talent de ce jeune poete s'est annonce par quel- ques odes et epitres imprimees dans les jour- naux ; mais I'ouvrage qui a particulierement fixe sur lui I'attention de tous les amateurs des Belles- Lettres , en Russie, est son Poeme, en six chants, de Rouslan et Ludmila. Cette production se dis- tingue par une imagination aussi brillante que riche, des situations piquantes , un melange heu- reux de folic et de raison, de gaiete et de senti- ment , et surtout par un coloris poetique , une correction de style, vraiment extraordinaire dans une muse si jeune. ( io8) Le Prisonnier du Caucase, nouveau poeme de M. Pouschkin, qui vient d'etre public, ne fait pas moins d'honneur au talent de ce poete , que son premier ouvrage, quoiqu'il ait moins d'etendue. Le sommaire du premier chant de Rouslan et Ludniila, donnera peut-etre plus d'interet a Fe- pisode qui va suivre cette notice. cc Vladimir, grand prince de Kieff, marie sa fille avec le prince Rouslan, Tun des premiers chevaliers de la Russie , et , a cette occasion , il donne une brillante fete; les convives boivent Fhydromel done dans des coupes d' argent, et ecoutent le troubadour Boyan , surnomme le Ros- signol des temps anciens ; il chante , en s'accom- pagnant de la harpe , la beaute de Ludmila , fille de Vladimir, et la valeur de Rouslan. Les trois malheureux rivaux de ce chevalier, sont : le fa- rouche Rogday, le voluptueux Katmir, et le ri- dicule Farlaff. Ce dernier est le Thersite du poeme. Tous trois aspiroient au titre d'epoux de Ludmila , et leur tristesse contraste avec la joie universelle. Les boyards se retirent, et la jeune princesse est conduitedansFappartement nuptial. Tout a coup le tonnerre gronde; le magicien Tchernomor, enveloppe d'un nuage, s'introduit dans la chambre des jeunes epoux, et enleve Ludmila. En apprenant ce malheur , Vladimir , frappe comme d'un coup de foudre, invite les chevaliers a poursuivre le ravisseur ; mais , vou- lant punir Rouslan de n' avoir pas su garder sa jeune epouse, il promet le don de sa main a celui qui la delivrera , et la ramenera dans les bras de son pere. Aussitot Rouslan , Rogday , Katmir et Farlaff , quittent la cour de Vladimir ; mais chacun d'eux prend une route differente. Le heros du poeme rencontre une caverne eclairee; il y trouve un vieillard qui le recoit avec amitie , et lui apprend que Ludmila a ete enlevee par Tchernomor. Le chevalier se desespere ; son vieux hote le con- sole, et r engage a prendre du repos; mais Rous- lan, devore d'inqui etude, «t ne pouvant se livrer au sommeil , conjure le solitaire de lui faire le recit de ses aventures. C'est ce recit qui fait le sujet de la piece suivante. EPISODE DU PREMIER CHANT BE ROUSLAN ET LUDMILA POEME. Rouslan, couche sur un lit de fougere, Du doux sommeil imploroit les pavots; (no) Mais, le sommeil fuyant de sa paupiere, A son vieil bote il adresse ces mots : « J'appelle en vain les bienfaits du repos , Gonsole-moi ! parle, parle, mon pere ! Dis-moi ton nom , vieillard cheri des dieux ; As-tu du sort eprouve la colere ? Daigne m'apprendre , homme mysterieux, Pourquoi tu vins dans ce lieu solitaire. » Le vieux Finois repond en soupirant : « Quoi ! dans ton coeur faut-il que je repandc De mes malheurs le recit dechirant ? Je vis le jour dans I'agreste Finlande. Vers nos vallons ignores des humains , Quand du printemps I'herbe se renouvelle , Je conduisois, suivi d'un cbien fidelle, Tons les troupeaux des villages voisins. De ces loisirs j'aimois Finsouciance ; J'aimois les bois , les rochers caverneux ; Les plaisirs purs charmoient mon innocence Que te dirai-je? en fin, j'etois heureux; Je benissois ma sauvage indigence. Mais depuis lors que de maux j'ai soufferts ! Ecoute-moi : Naina, jeune et sage, De ses attraits ornoit notre village. Comme la fleur qui pare les deserts, Chaque matin la trouvoit embellie. Dans un bocage ou croit Therbe fleurie, ( I" ) Aux vifs accens de mon gai chalumeau, Je mene un jour mon docile troupeau. La, sur les bords d'un torrent qui bouillonne, Mon oeil decouvre une jeiine beaute; C'est Naina tressant une couronne. Je devois fuir... Mais , tremblanl, agite, J'approche. Helas! un sentiment funeste Devint le prix de ma temerite : G'etoit Famour, et sa credulite, Et ses tourmens, et son charme celeste. Pendant six mois , dans le fond de mon coeur J'ensevelis le secret de ma flame ; Trop de contrainte irritoit ma douleur, Un doux aveu trahit enfin mon ame. Mais Naina , vaine de ses appas y Par ses mepris trompa mon esperance ; ccBerger, dit-elle avec indifference, Pauvre berger, non, je ne t'aime pas. » Tel fut I'arret qui sortit de sa boucbe. Des cet instant , pour moi plus de bonheur. Je voyois tout d'un oeil sombre et farouche : L'aspect des bois, les chants du laboureury Le bruit des eaux, la chaumiere natale, L'amitie meme, appui consolateur , Rien ne calmoit ma passion fatale ; Mes jours s'usoient, fletris par le chagrin. Pour le tromper, je formal le dessein ( 112 ) D abandonner les champs de la Finlande. De nos pecheurs une joyeuse bande A mes destins bientot s'associa. Je respirois la guerre et ses alarmes ; Je me disois : ccPar la gloire des armes » Je dompterai I'orgueil de Naina. » L'appat de For avoit seduit les ames Des habitans de nos vastes deserts; De leurs adieux ils remplirent les airs , Et nos bateaux, au leger bruit des rames, Deja voguoient sur I'abime des mers. Dix ans entiers, mon fils, nous abreuvames De flots de sang le sol de I'etranger ; Ivre d'audace a I'aspect du danger, De I'ennemi trompant la vigilance , Je defiois les hommes et le sort ; Des rois altiers j'ebranlois la puissance ; Leurs bataillons, redoutant ma vaillance, Fuyoient epars devant le fer du Nord. Nous partagions le butin et la gloire ; La renommee exaltoit nos hauts faits ; Et les vaincus, apres chaque victoire, Etoient admis a nos bruyans banquets. Mais au milieu du tumulte des armes , Dans nos plaisirs, dans nos festins joyeux, Combien de fois je repandis des larmes ! De Naina les rigueurs et les charmes Se retracoient u mon coeur amoureux. ( "3) Enfin, cedaiit a mon impatience , Je m'ecriai : aPartons, braves amis; » Je ne veux point lasser votre Constance : »Dans pen de jours, nous suspendrons la lance^, »L'arc et le glaive, en nos foyers cheris. » A cet appel les guerriers repondirent. Sur nos canots rapidement portes, De la patrie , a nos yeux enchant es , Dans le lointain , les rivages s'off rirent. Vous n'etiez plus une flatteuse erreur , Reves cliarmans, qui trompiez ma tristesse! Je te voyois, berceau de ma jeunesse, Je te voyois ! et je crus au bonheur. Bientot aux pieds d'une beaute cruelle Je mis de Tor , des perles, des rubis, Mon glaive teint du sang des ennemis : En lui parlant, je tremblois devant elle, Comme un esclave a son vainqueur soumis. D'un jeune essaim des filles du village Ces dons brillans eblouissoient les yeux ; Tout bas chacune , enviant mon hommage , Les parcouroit d'un regard curieux, Quand Naina rompt enfin le silence , Et, loin de moi precipitant ses pas : aHeros, dit-elle avec indifference, :>) Brave heros, non, je ne t'aime pas. » Heureux, mon fils, heureux qui les ignore, Tous les tourmens d'un amour rejete ! ( "4 ) Les froids dedains de celle qu'on adore Contre Tamour ne t'ont point irrite, Et cependant , mortel inconcevable , Tu voudrois fuir la lumiere du jour? Le sort te pese , el la douleur t'accable , Lorsque ton coeur est paye de retour? Moi, je suis vieux, et personne ne m'aime; Surcharge d'ans ; courbe sous ce fardeau , Je m'achemine a mon heure supreme, Et de mes mains je creuse mon tombeau. Quoique la mort chaque jour me menace , Si quelquefois mon esprit se retrace Mes longs chagrins, mes cruels deplaisirs, Alors , Rouslan , une larme pesante Vient humecter ma barbe blanchissante, Et vainement je fuis mes souvenirs : II en est un qui me poursuit sans cesse. Dans les climats temoins de ma tristesse , Au fond d'un bois sombre et silencieux, Quelques vieillards, inconnus du Yulgaire, Quand la nuit prete une ombre tutelairCj^ Vont exercer un art mysterieux. Tout obeit a leur voix redoutable , La mort, la vie, et la gloire et I'amour. De I'avenir le voile impenetrable Tombe a leurs yeux dans ce triste sejour. De ces vieillards invoquant la puissance , Je recourus a leurs enchantemens , (ii5) Pour desarmer la froide indifference De la beaute qui captivoit mes sens. Initie dans leur docte magie , Pres d'eux, mon fils, je consumois ma vie; Deja sur moi s'amonceloient les ans; Je m'oubliois...... Lorsqu'enfin la lumiere Yint m'eclairer; dans ses profonds replis Je penetrai ce terrible mystere ! J'eus le pouvoir d'evoquer les esprits. « Amour ! amour ! mon bonheur se prepare : Oui, Naina, je recevrai ta foi. » Je le croyois,mais le destin barbare, Trompoit mes voeux et se jouoit de moi. Ivre d'espoir , dans un lieu solitaire, Je commencaimes conjurations; De Tchernomor emule temeraire, A mon secours j'appelai les demons : Soudain j'entends eclater le tonnerre; La foudre au loin sillonne I'horizon , Le vent mugit , s'eleve en tour billon , Et, sous mes pieds, je sens trembler la terre. Je crois toucher au moment souhaite : Mais qu'apercois-je ? une petite vieille, Dont la laideur n'eut jamais sa pareille ! Corps decharne , cheveux blancs, dos voute, Le nez pointu, la prunelle roulante , La peau jaunatre, et la tete branlante, Image enfin de la caducite. ( II6' ) Etoit-ce un soiige , une faiisse apparence Qui m'abusoit ? iion, c'etoit Naina : A cet aspect rnon esprit se troubla; Je fremissois , et gardois ie silence; Eofin , Roiislan, surmontant mon effroi, Je m'ecriai, les yeux baignes de larmes: « O Naina, se peut-il ? est-ce toi ? O Naina, qu'as-tu fait de tes charmes ? Dans ma douleur, dois-je accuser les cieux ? Ont-ils voulu ce changement affreux ? J'ai du quitter une ingrate maitresse; Dis-moi, s'est-il ecoule bien du temps Depuis ce jour, ou ma vive tendresse ? yy fc Tout calcul fait, aujourd'hui quarante ans, » Me repondit la nymphe aux cheveux blancs; » Helas, le temps, depuis notre entrevue, » A de mes ans change le numero ! » Apprends qu'un sept escorte d'un zero , » S'est dessine sur ma tete chenue : » Or , sur ce point , prends ton parti gaiment. » Tu n'es plus jeune, et cela me console; » S'il m'en souvient , la j eunesse est frivole ; )) Vieillir un peu, n'est pas sans agrement. » Je sais fort bien, ami , que mon visage » N'a plus I'eclat des roses du printemps ; » J'ai vu s'enfuir les graces du bel age ; i) Mon nez s'alonge, et je n'ai plus de dents: y> Mais il me reste un moyen de te plaire , ( 1^7 >> » Puis-je a ta foi confier ce secret ? » Mon vieil amant, je suis...... je suis sorciere !» A cet aveu, je demeurai muet; Saisi d'horreur , je maudis ma science; Elle ajoutoit encore a mes tour mens : Trop tard, helas, de mes enchantemens Je reconnus la funeste imprudence ! Pour mon malheur, cette antique beaute Briiloit deja d'une flamme odieuse ; Par un pouvoir aux demons emprunte Je triomphois de son ame orgueilleuse ; Le monstre enfin me payoit de retour , Et m'adressoit de sa bouche hideuse L'horrible aveu d'un trop tardif amour. Ah! cher Rouslan, quelle epreuve mortellel J'etois confus, et je baissois les yeux, Lorsqu'en toussant notre sempiternelle Me debita ces propos doucereux. c( Dans mon printemps , je fus un peu cruelle ; » J'etois reveche en fait de sentiment : 5) On se ravise alors qu'on n'est plus belle ; » A ce retard, que perds-tu, cher am ant? )) Mon coeur est jeune, et s'ouvre a la tendresse; » Jamais d'amour il n'a subi la loi; » Mais aujourd'hui je connois son ivresse, » Je suis yaincue, et je briile pour toi. « (ii8) Disant ces mots la vierge surannee Toiirne vers moi des regards langiiissanSj Et, de sa main livide et decharnee , Pour m'attirer , saisit mes vetemens. Plein de degout, je detournoisla vue; Et le danger ranimant mes esprits, Je repoussois ma sorciere eperdue , Je la fuyois, en jetant de grands cris. Mais sur mes pas la yieille alors s'elance, Et , d'un accent qu'anime la vengeance , S'ecrie : « Ingrat , tu voulus autrefois » Troubler les jours d'une fiUe innocente ; » Et maintenant que j'accours a ta voix, » Tu meconnois , tu maudis ton amante : » Voila, voila les hommes d'aujourd'hui! » La trahison la fourbe est leur partage. » Amour, tu sais que je n'aimois que lui; » Et de mes feux il meprise I'hommage ! » Va , laisse-moi , perfide seducteur : » Bientot mon art, docile a mafureur, » Me vengera de I'amant qui m'outrage. » De ce demon tels furent les adieux. Jete depuis dans cette solitude, Loin des humains qui me sont odieux , A la nature, au repos, a I'etude, Je dois, mon fils, quelques momens heureux; Mais Naina m'y poursuit de sa haine ; Ce monstre affreux , que rien ne peut flechir, ("9) Peut-etre aussi te fera ressentir Les noirs effets de sa rage inhumaine. Je puis t'apprendre a conjurer ses coups; Et, si j'en crois un instinct qui m'eclaire , Le ciel pour toi desarme sa colere , Et te prepare un avenir plus doux. Le sujet de ce poeme est emprunte des anciens contes russes ; le valeureux Rouslan , soutenu par le magicien finlandais, qui vient de lui faire le recit de ses aventures , triomphe successivement de ses trois adversaires ; et , malgre les forces sur- naturelles du sorcier Tchernomor , et les enchan- temens de la mechante fee Naina , il vient a bout de delivrer de leurs mains la belle Ludmila. Cette princesse est pour jamais rendue a son he- roique chevalier. Heureux de son retour , Vla- dimir convoque de nouveau les boyards , les che- valiers; et Ton recommence les fetes du mariage, interrompues par 1' enlevement de Ludmila, que I'auteur a place dans le premier chant du poeme. ( I20 ) M. KEMNITZER, Kemnitzer ( Jean ), conseiller de college , mem- bre de FAcademie russe, naquit en I744- Son pere etoit originaire de la Saxe ; inspecteur des hopitaux a Saint-Petersbourg , il desiroit que son fils se vouat a la medecine; mais, ne pouvant triompher de la repugnance que le jeune etu- diant montroit pour les operations anatomiques, il se vit force de le faire entrer dans le service militaire. Kemnitzer fit les campagnes de Prusse et de Turquie ; la guerre etant terminee , il passa , en 1 769 , au corps des cadets des mines , oil il se concilia bientot lestime de ses chefs. En 1776, il accompagna Fun deux en Allemagne, en France et en Hollande. A son retour en Russie, il continua de servir dans F administration des mines. Trois ou quatre ans apres, il quitta ce service avec le rang de conseiller de college, etpartit, en 1784, pour ( 121 ) Smyrne, en qualite de consul-generaL Mais le changement de climat, ramertume que lui cau- soit Feloignement ou il etoit de sa patrie, le sa- crifice des habitudes qu'il s'y etoit creees, le cha- grin de ne plus voir des amis chers a son coeur, tout conspiroit contre sa sante naturellement foible ; il tomba dans une melancolie profonde , a laquelle il succomba, peu de niois apres son arrivee dans sa nouvelle residence. Une severe probite , la cordialite la plus fran- chc;, une modestie peut-etre portee a Fexces, et une fidelite a toute epreuve dans les relations de I'amitie, telles furent les qualites distinctives de Kemnitzer ; une distraction prodigieuse dans la conversation le fit comparer souvent a La Fon- taine , dont il rappelle la naivete dans plusieurs de ses productions. Un jour , a un grand diner ou il se trouvoit , un des convives raconta une anecdote fort pi- quante. Quelques instans apres , Kemnitzer la repeta dans les memes termes , croyant dire une chose toute nouvelle. Un soir qu'il avoit invite plusieurs de ses amis a prendre le the chez lui , les voyant arriver de sa fenetre , il se cache derriere une porte d'an- tichambre pour les effrayer quand ils entreroient; mais un instant apres, il oublie son projet^ et ( 12^ ) tombe dans une profonde reverie. Ses amis re- clament sa presence ; on le cherche partout ;, et inutilement. Enfin, ce ne fut qu'au bout d'une heure qu'on parvint a le decouvrir dans sa ca- chette oil il avoit compose une fable ; ainsi la societe ne perdit rien pour avoir attendu. cc Ons'etonne, dit M. Gretch, dans son ou- vrage sur la Litterature russe, que cet ingenieux ecrivain n'ait pas ete mieux apprecie de ses con- temporains, egares peut-etre par leur erithou- siasme pour les fables de Soumarokoff, qui sont en general tres-mediocres. Celles de Kemnitzer furent presque entierement ignore'es de son vi- vant; il en publia une premiere partie en 1778, sous le voile de I'anonyme ; car nous avons dit plus haut qu il etoit aussi modeste que distrait ; et bientot apres , une seconde partie egalement sans nom d'auteur. Le savant M. Olenine (i) sentit que la poste- rite devoit etre plus juste que les contemporains de Kemnitzer ; ce respectable protecteur des Arts et des Belles-Lettres , publia, en 1799, un recueil de ses fables avec le nom de I'auteur. (a) .Secretaire d'Etat , president de TAcademie des Beaux- Arts. ( 1^3) Ainsi , la Russie doit au gout eclaire qui distingue si eminemment M. Olenine, d' avoir vu revivre Kemnitzer , qui , des ce moment, prit rang dans la Litterature nationale , ou depuis MM. Dmi- trieff et Kriloff se sont places avant lui. ( 124) LE JEUNE PHILOSOPHE, Un pere raffoloit de son unique enfant, 11 le gatoit : c'est Fusage a present. A ce bon pere on ne cessoit de dire Que, pour le bien du jeune adolescent, A I'eloigner son coeur devoit souscrire. «Decidez-vous, s'ecrioient ses amis; » Voyager forme la jeunesse. » Chez I'elranger votre cher fils » Acquerra ee savoir, ce tact, ce gout exquis. y> Ce bon ton, cette politesse, » Qui des talens double le prix. » L'ecolier part. Apres quelques annees, Ses etudes sont terminees : Sous le toit paternel le voila de retour. Le pere, emerveille, benit cet heureux jour ; II croit posseder un genie , Astre nouveau pour la patrie ; Mais il en fut bien autrement ! Ensorcele du demon romantique , Ce phenix n'etoit qu'un pedant , Un perroquet , un bavard fatiguant. ( 1^5 ) Le jour, chacun fuyoit Fennuyeux personnage; Le soir, au coin du feu, par ses raisonnemens , Son pathos , son lourd verbiage , II endormoit tons ses parens. Se promenant un jour dans un lieu solitaire Avec le cher papa, qu'il ennuyoit aussi, Notre docteur, poursuivant sa chimere. Par A plus B calculoit I'infini; Determinoit I'origine des choses, Observoitles effets, remontoit a leurs causes, Gitant a tout propos Kant^ son auteur cheri. Comme il exercoit sa faconde, Le pied lui glisse , et notre etudiant Dans une fosse assez profonde Se precipite lourdement. Le bon vieillard , criant misericorde , A Faspect du danger qui menace son fils^ Dans sa maison court chercher une corde Pour retirer la sagesse du puits. Quoique un peu froisse de sa chute , Le Philosophe gravement Dans son trou medite et discute La cause de cet accident. « Seroit-ce, disoit-il, un tremblement de terre? » La force centrifuge , ou bien Fattraction ? )) La gravite de Fair , ou quelque tourbillon ? )) Cette chute a mes yeux est encore un mystere ! » ( "6 ) Le pere accourt bientot d'une corde muni. cc Voila de quoi , dit-il , vous retirer d'ici ; »Tenez-vous bien, le reste est mon affaire. — » Grand merci. Mais d'abord permettez-moi,mon pere, :» De vous faire une question » Dont je voudrois solution : » Qu'est-ce done qu'une corde ? — Un objet necessaire » Pour qui se ti ouve en pareil cas. » Allons, la tenez-vous? — Mon pere, j 'imagine, »En cet instant, le plan d'une machine » Dont I'immanquable effet tiendroit lieu de vingtbras; »Oui, cette invention est un coup de fortune! » Car enfin une corde est chose bien commune » Pour se tirer d'un mauvais pas. — »De grace, laissez-moi vous sortir d'embarras, » Reprit I'autre , lasse de tant d'extravagance , » Et puis vous parlerez science , » Si pour vous elle a tant d'appas. » Le temps nous presse , allons! — Un instant, je vous prie; » Qu'appelez-vous le temps? — ^Le temps, dit le pere en fu » De tous les biens est le plus precieux : » Je ne veux plus le perdre avec un cerveau creux. » Professez dans ce trou votre philosophic ; )> Certes , la place est bien choisie. » Je vous y laisse. Adieu jusqu'a demain. » Que d'esprits a Ten vers , fleaux du genre humain , Que de sots j'offrirois pour tenir compagnie A ce raisonneur assommant ! ( 127 ) De les lui depecher j'aurois bien quel que en vie; Mais il faudroit auparavant Que cette fosse, ou git notre savant, Un tant soit peu fut agrandie. (1.8) M. WOEYKOFF M. VoEYKOFF (Alexandre), conseiller de col- lege, membre de FAcademie russe et de plu- sieurs societes litteraires, naquit a Moscou, le 1 3 novembre 1773, et fit ses etudes a FUniver- site de cette ville. Apres avoir passe quelque temps dans le service militaire , il fut nomme professeur de langue et de litterature, a FU- niversite de Dorpat. En 18^0, M. Voeykoff passa au departement des affaires ecclesiasti- ques , et , en 1 82 1 , il devint inspecteur des classes a FEcole-Imperiale d'artillerie. Get ecrivain a signale son talent poetique par une traduction tres-estimee du poeme des Jar- dins, de Delille, en vers alexandrins, et par quelques fragments de celle des Georgiques , de Virgile, en vers hexametres. Dans la premiere de ces traductions, M. Voeykoff s'est adroite- ment separe du texte pour peindre les magnifi- ques jardins de quelques grands seigneurs russes, oil Fart a triomphe de la nature. ( 129 ) Les amateurs des Lettres attendent avec impa- tience la publication de son poeme didactique, intitule les Sciences et les Arts , dont plu- sieurs {a) fragmens ont deja paru dans les jour- oaux. M. Voeykoff est Fun des editeurs du Recueil des Morceaux choisis de la Litterature russe, en douze volumes, moitie vers, moitie prose, qui ont ete publics en 1817. Cette collection se con- tinue avec succes ; quatre nouveaux volumes ont deja paru. M. Gretchs cite plusieurs epitres en vers de cet ecrivain, comme pouvant servir de modeles aux jeunes poetes. Depuis Fan 18^2, M. Voeykoff est le principal redacteur du journal intitule : Vlnvalide Russe, EPITRE NoN , croyez-moi , ce n'est point une erreur ; De I'amitie la chaste et vive flame Comme autrefois pour voiis remplit mon coeur : {a) Un morceau de ce poeme a ete lu et ecoute avec le plus vif interet, a la seance publique de 1' Academic russe, qui a eu lieu dans le mois de Janvier. 9 ( i3o ) Vous voir heureiise ajoute a mon bonheur,, Et les chagrins qui pesent sur votre ame M'attristent plus que ma propre douleur. Le temps ne peut fatiguer ma Constance ; Comme autrefois, 6 mon aimable soeur, N'etes-vous point ma loi, ma conscience, Mon sur appui, mon ange protecteur? II m'en souvient : de ma barque legere Guide fidele et pilote eclaire , Loin des erreurs qu'encense le vulgaire , ' Loin des ecueils, vers un port luteiaire Adroitement vous m'avez attire. Jours pleins de charme, ou votre main cherie Quand j'eprouvois les rigueurs du destin, Le desarmoit , et pour moi de la vie Jonchoit de fleurs le penible chemin , Ou de mes sens vous moderiez I'ivresse, Et , ranimant mon esprit abattu , Vous m'inspiriez Tamour de la sagesse, L'amour du vrai , celui de la vertu ! O des cceurs purs ravissante harmonic ! Sublime accord, lien mysterieux, Qu'on appela du nom de sympathie ! Flame durable, et qui nous viens des cieux^ Enchaine-moi toujours a mon amie! Memes desirs, memes soins, memes goutSy Meme penchant a la melancolie, ( i30 Pour les Beaux- Arts egale fantaisie, Tout m'entralnoit , me fixoit pres de vous. Le sort voulut cetie douce alliance , Qui se forma des nos plus jeunes ans ; Pacte secret , cimente par le temps , Et que jamais n'a pu rompre Fabsence. J'atteste ici mes plus cliers souvenirs ! Retracez-vous ces rapides journees Ou de I'Oka les rives fortunees (i) Virent souvent nos innocens plaisirs. Au point du jour , quand I'aurore naissante De feux pourpres venoit teindre les eaux, A ce signal, comme elle diligente , Vos pieds legers gravissoient les coteaux. De leurs sommets observant la nature, Suivant tous deux les progres du printemps , Nous admirions la naissante verdure, Riant espoir des jardins et des champs. Que de beautes ! que de magnificence Nous presentoit cet horizon si pur ! Les eaux du fleuve et le celeste azur Sembloient s'unir dans cet espace immense. Ces bords peuples d'innombrables troupeaux Foulant en paix I'herbe du paturage; Les chants du patre et les choeurs des oiseaux De leur tendresse animant ces bocages; Et les ebats du Zephir caressant, 9" ( i32 ) Qui desori souffle iiiclinoit le feuillage: Et ces ruisseaux, sous le mobile ombrage ^ Parmi les fleurs roulant leurs flots d'argent ^ Dans ces beaux lieux, toutavoitun langage; Tout respiroit I'amour et le bonheur ; Dans la nature , a son sublime auteur Tout sembloit rendre un solennel hommage. Et quand la nuit , planant sur nos vallons , Aux feux du jour fait succeder les ombres , Phebe , du bois percant les voiles sombres ^ Nous secouroit de ses foibles rayons. Guide par elle, aux flots de la riviere Je confiois notre leger bateau. Dans les instans ou ie pale flambeau Nous retiroit sa douteuse lumiere, Tremblanle alors , craignant I'obscurite , Vous demandiez a regagner la rive ; Je combattois votre fr ayeur naive, Yotre frayeur se changeoit en gaite. Frappant Feclio de leur gosier sonore , Deux rossignols dialoguoient leurs chants ; Preiant I'oreille a leurs tendres accens, Quand ils cessoient , nous ecoutions encore. Ainsi nos jours quepargnoit la douleur, Purs et sereins couloient dans Finnocence; De vos vertus le charme seducteur Sur ma jeunesse exercoit sa puissance, Et pres de vous je devenois meilleur. ( i33) Mais e'en est fait , adieu , cite cherie , Dont je m'eloigne, helaspour bien long-tems t Toit paternel , doux abri de ma vie, Amis si chers , et vous , tendres parens ; Adieu , je pars; d'une absence eternelle, Peut-etre^ helas ! dois-je vous affliger ; Peut-etre un jour ma depouille mortelle Reposera sur le sol etranger. Dans les combats si votre ami succombe , II n'obtiendra ni regrets, ni pitie; Mort loin de vous, personne sur ma tombe Ne versera les pleurs de I'amitie. Mais j'oubliois que le devoir m'appelle: D'un coeur brise surmontons la douleur, Je dois repondre a la voix de I'honneur ; A mes sermens je dois rester fidelle : Sous nos drapeaux, j'irai braver la mort. J'offre mon sang a ma noble patrie ; Si Dieu permet, 6 mon aimable amie, Que sain et sauf je regagne le port, Content de peu, libre d'inquietude, Et benissant ma mediocrite; Au gout des vers , aux loisirs de I'etude , A Tamitie vouant ma liberie , J'enchanterai ma docte solitude De ce bonheur que Virgile a chante. (1-34) Que tot ou tard la noire Filandiere Raye mon nom du livre des vivans ; Calme et soumis a mon beure derniere. Je jSnirai comme un jour de printems. ( i35 NOTE, (i) « Retracez-vous ces rapides journees, » Ou de rOka les rives fortunees >. Virent souvent nos innocens plaisirs. » L'Oka , grande riviere qui prend sa source dans le gou- vernement d'Orel , district de Malo Arkhangelsk, a soixante- deux werstes d'Orel. Elle coule de la vers le sud , pour en- trer dans le gouvernement de Kaluogaj ensuite elle traverse une partie du district de Serpoukhof'f, dans le gouvernement de Moscou , se jette dans celui de Toula, pour traverser le district de Kachira , rentre dans celui de Moscou , district de Kolomna, traverse le gouvernement de Rezan , une partie de ceux de Tamboff et de Vladimir , et finit son cours dans eelui de Nijni Novgorod, ou elle se reunit pres la ville^de ce nom, au Volga (a). [a) DicUonnaire geographique et historique de Vempire de Riis- sie , par M. Vsevolojsky. ( i36 ) LE PRINCE KANTEMIR. Le prince Antiochus Rantemir naquit a Cons- tantinople, le lo septembre 1709. Son pere, le prince Demetrius, dont quelques historiens orien- taux font remonter I'origine a Tchinguis-Khan , recut du sultan Achmet III la principaute de Mol- davie , qui avoit appartenu jadis a deux princes de la Maison deKantemir; mais, peu de temps apres , Demetrius s'attacha au service de la Russie. L'empereur Pierre le Grand lui confera le titre de prince de Fempire , et lui assigna de grandes dotations. Son fils Antiochus, qui n'avoit alors que deux ans, fut envoye d'abord a Kharkoff, puis a Moscou et a Saint-Petersbourg , pour son education. Demetrius , amateur des Lettres , et auteur de plusieurs ouvrages, sut demeler les heureuses dispositions de son fils; il s'empressa de le confier a des maitres habiles. Mais , vou- lant lui-meme presider a ses etudes , il le mena avec lui, lors de I'expedition de Derbent, en 1 721 1 . ( i37 ) Le jeune prince sejourna environ deux ans a As- trakhan. Son pere ayant succombe , deux ans apres.) a une douloureuse maladie, dans ses terres de rUkraine , Antiochus voulut continuer ses etu- des a I'Academie imperiale que Pierre le Grand venoit de fonder a Saint-Petersbourg , oil il atti- roit des hommes de merite. Le prince etonna les professeurs par la rapidite de ses progres. L'Academie le recut bientot au nombre de ses membres , malgre sa grande jeunesse, et le nou- veau recipiendaire justifia la faveur de cette elec- tion, par quelques heureux essais de son talent poetique, et le zele avec lequel il enrichit la bi- bliotheque de I'Academie d'un grand nombre de livres qu'il faisoit venir de Fetranger. Ce fut a cette epoque, que Kantemir entra dans le corps des chevaliers-gardes, dont Pierre 11 , alors grand due de Russie, etoit commandant. Ce jeune prince, qui aimoit et honoroit les Lettres, le prit bientot en amitie , et lui fit donner une lieu- tenance dans le regiment des gardes de Preobra- jensky. Kantemir chercha dans le commerce des mu- ses un adoucissement aux amertumes que lui fit eprouver la discussion de quelques interets de famille , et composa sa premiere satire , n'ayant pas encore vingt ans. II puisa son sujet dans les petites resistances et les prejuges que Ton oppo- ( i38) soit aux etablissemens utiles de la nouvelle ca- pitale. Ici le poete repousse, avec les armes du ridicule , celui que Ton cherchoit a repandre sur les hommes qui s' adonnoient aux Belles-Lettres et aux Sciences. Je me bornerai a la citation du passage suivant : « S} ivain accuse les Sciences d'un autre desor- »dre; elles produiront, suivant lui, la famine; » avant qu'on apprit le latin , on vivoit dans Fa- » bondance; quand nous etions ignorans, il tom- » boit plus d'epis sous la faux du moissonneur. »Depuis qu'on apprend les langues etrangeres, » le pain nous manque. D'ailleurs un grand sei- » gneur doit - il se donner la peine de polir son » discours, et s'etudier a faire valoir ses raisons? » Tout est bon dans sa bouche ; qu'il laisse aux y) hommes vulgaires le soin de mettre quelque » ordre dans ce qu'ils disent, et d'appuyer leurs » assertions de solides preuves ; il suffit a un » homme de qualifce d'affirmer ou de nier hardi- ?) ment ; on doit le croire sur parole. » Kantemir a souvent imite Horace dans sa finesse et son enjouement, mais jamais d'une maniere servile. Le poete russe avoit une ima- gination feconde, un coup d'oeil observateur; il a su interesser le lecteur par des couleurs locales, et peindre , avec tout le charme de la verite , les moeurs et les prejuges de son temps. ( ^39 ) Les personnes eclairees louerent avec enthou- i^iasme cette premiere satire , sans en connoitre I'auteur ; on en repanclit avec profusion des co- pies. L'archeveque de Novgorod , prelat du plus rare merite , felicita le poete dans nne piece de vers qui a ete conservee. Krolik , archimandrite du monastere de Novospassky , composa aussi des vers a la louange de I'auteur. Encourage par un succes qui lui reVeloit le secret de son talent, Kantemir fit paroitre une seconde satire , en forme de dialogue ; Eugene, un des interlocuteurs , porte envie au bonheur de Clitus , nouvellement pare de la clef de cliam- bellan , son ami lui repond par le trait suivant : (c L'aurore, a son lever, n'a jamais trouve Clitus dans ses plumes ; il assiege , des le point du jour, les antichambres des grands ; son dos est courbe a force de reverences ; il en fait meme aux mou- ches qui voltigent autour de I'oreille d'un mi- nistre. » Le prince Kantemir dedia sa troisieme satire a Tarcheveque de Novgorod ; elle renferme une galerie de portraits, dont le dernier coup de pinceau est toujours une saillie piquante. « Le » juge Titius , dit-il , ne sait rien faire par lui- » meme , et se mefie tellement de ses propres lu- y) mieres, qu'il nose pas lire seulement les pieces y) d'un proces , sans les lunettes de son secre'« 3> taire. » (i4o) L'imperatrice Anne voulant recompenser le devoument dii prince Antiochus , lui j&t don d'un domaine considerable , et bientot apres, le nom- ma son ministre a la Cour de Londres. Le prince partit de Moscou le premier Jan- vier I y32. La reputation d'homme de Lettres I'a- voit precede en Angleterre , et dans ce temps-la^, c'etoit un titre qui rehaussoit celui de grand sei- gneur. Sa maison devint le rendez-vous des savans et des poetes les plus celebres de la capitale. Le jeune ministre savoit concilier les devoirs diffi- ciles de sa place avec son gout pour les Arts. Ce fut a Londres qu'il composa sa quatrieme satire, adressee a sa muse. En I ^38 , Rantemir fut nomme ministre ple- nipotentiaire pres la Cour de France, et, a cette occasion, l'imperatrice Anne le nomma chambel- lan. Bientot apres la presentation de ses lettres de creance , il eut le bonheur de conduire a bien la negociation de la paix avec les Turcs, dans laquelle la France intervint comme mediatrice. En T 789 , il fut revetu par sa Cour du titre d'am- bassadeur extraordinaire. Heureux de se trouver au centre de la civilisa- tion , des lumieres , de la politesse et du gout , le prince attira chez lui tons les hommesde Let- tres qui ont honore les beaux jours du siecle de Louis XV , et se lia d'une etroite amitie avec I'il.r lustre auteur de \ Esprit des Lois. ( i4i ) Nouvel habitant d'une ville oii les plaisirs les plus vifs et les plus varies s'offrent avec toutes leurs seductions aux etrangers opulens , Fambas- sadeur russe conservoit son gout pour F etude; tout en faisant la part de ses devoirs , et d'une grande representation, il consacroit plusieurs heures au silence du cabinet , et a une solitude profonde. Son esprit flexible se plioit aux con- ceptions algebriques, comme aux productions gracieuses de la poesie. II suivit avec assiduite un cours d' experiences physiques chez le celebre abbe Nollet. Ce qui honore son caractere, autant que ses principes religieux, c'est la fermete avec laquelle il rejeta les doctrines qui commencoient alors a gater les esprits , et a corrompre les coeurs. cc La philosophic du moment, disoit-il, ne fait que des gens vertueux en paroles, et un veritable Chretien est vertueux en actions. C'est avoir une idee bien fausse de la philosophic , que d'en pa- rer I'incredulite. )> Ce fut pendant son sejour a Paris, que Kan- temir composa ses quatre dernieres satires. On trouvera a la suite de cette notice, un fragment de la cinquieme, et quelques vers de la sixieme. Son penchant pour Fetude et les plaisirs de Fes- prit , se montre tout entier dans ce second frag- ment. ( ^40 (c Je ne concois pas , disoit-il unjour a ses amis^ » que tant de gens , a qui le sort a depart! les hon- y) neurs et la richesse, se privent volontairement :>) du bonheur de cultiver les Lettres , ou au moins » de les proteger , de les encourager par leurs )) bienfaits ; comment n eprouvent-ils point le be- )) soin d'adoucir le poids de 1' existence et les )) amertumes inseparables des affaires , par les )) delices de I'etude ; de fortifier leur ame par des )) lectures qui abregent les heures , et nous sau- y) vent de Fhorrible tourment de I'oisivete ? » L' unique ambition du prince , a son retour en Russie, etoit d'obtenir la presidence de TAca- demie des Sciences, et de vouer le reste de sa vie a Fexercice de ses gouts les plus chers. On pense generalement en Russie que, s'il eut rea- lise ce voeu , il auroit pu , en donnant un grand essor a la langue russe , en soumettant la poesie a un rithme plus harmonieux , et plus analogue au genie de I'idiome national , enlever au celebre Lomonosoff le titre de fondateur de la Littera- ture russe ; mais une mort prematuree dejoua ses projets. Depuis deux ans, sa sante eprouvoit des alterations qui alarmoient ses amis ; alors il eut le desir d'aller la retablir sous le beau ciel de Naples; mais, quand il recut de sa Cour Fau- torisation d'effectuer ce voyage, il n' etoit plus en etat d'en supporter les fatigues. Enfin, ce ( i43 ) prince , si distingue par sa piete , son erudition j sa profonde connoissance des hommes , succomba a ses longues souffrances , a I'age de trente-quatre ans. On pent s'etonner que , dans une carriere aussi bornee, cet ecrivain ait pu se livrer a d'aussi grands travaux. II a compose , independamment de ses satires , des odes , des fables , un poeme de la Petreide non termine , et traduit beaucoup d'ouvrages, entre autres les Lett res Persannes , \di Pluralite des Mondes , \ Histoire de Justin , et les Dialogues d' Algarotti sur la Lumiere. FRAGMENT DE LA V^ SATIRE, La. douleur, 6 mortel! te recoit au berceau Pour ne te plus quitter qu'aux portes du tombeau, L'avarice, Torgueil, regoisme, Ten vie. Tons ces tyrans du coeur se disputent ta vie. La fortune te comble , et tu nages dans Tor ; Mais le bonheur s'enfuit a 1 'aspect d'un tresor. ( i44 ; La solitude pese a ton ame engourdie ; Tu cours apres la foule , et la foule t'enniiie , Et tu reviens chez toi triste, desenchante, Charge du poids affreux de ton oisivete. Rebelle a la raison, docile a tes caprices, Tour a tour partisan des vertus et des vices , Le desir du matin n'est plus celui du soir, Et tu ne veux jamais ce qu'il faudroit vouloir. Jouet des passions, jouet de Finconstance, Tu quittes Petersbourg, et tu pars pour la France; Mais a Paris bientot regrettant nos frimas, Ton esprit est toujours aux lieux ou tu n'es pas. Observe dans nos champs la fourmi diligente, Qui de son avenir prudemment se tourmente, Et, sage accapareuse, emplit son magasin Des tresors de Ceres voitures grain par grain. Lorsque des flots de neige enveloppent la terre, La fourmi sous son toit ne craint pas la misere ; Et , libre de tout soin , goute avec volupte Les douceurs qu'elle doit aux travaux de I'ete. Mais vous, qui sommeillez au sein de la mollesse, De cette humble ouvriere avez-vous la sagesse? Dans I'age des erreurs vous cueillez le poison ; Comme elle amassez-vous pour I'arriere saison? Soigner tous ses plaisirs, negliger ses affaires, Oublier ses devoirs, caresser des chimeres, (i45) Etre content de soi, jamais content d'autrui, Voila , sans les flatter , les hommes d'aujourd'hui, Vous voyez ce marchand, gros de son opulence: L'argent roule chez lui, son credit est immense ; Son visage est vermeil : vous le croyez heureux? Eh bien , detrompez-vous ; il est ambitieux. Une place de juge excite son envie : (cSi jamais je I'obtiens, j'aurai lame ravie , » Dit-il ; j'attirerois I'estime et le respect; » Je verrois mes egaux trembler a mon aspect. » Enfin le voila juge; et bientot il deplore L'embarras des grandeurs , lorqu'epiant I'aurore , Un enrage plaideur , ennemi du sommeil , yient frapper a sa porte et hater son reveil. Furieux, il maudit son etat miserable; II voudroit envoyer tons les proces au diable. Passons au laboureur qui, tracant un sillon, Compte deja I'impot leve sur sa moisson. Travailler lui deplatt , payer le contrarie ; Penche sur ses chevaux , le bonhomme s'ecrie : «Ne pourrai-je jamais quitter ce sol ingrat? » Au lieu de labourer, que ne suis-je soldat! » Pour jamais depouille de ce sarrau vulgaire, » Je me pavanerois sous Fhabit militaire. » Grace a ma bonne mine , a mon air martial , » Je pourrois devenir un fameux... caporal ; » Et , hardi defenseur de ma chere patrie , » Signaler mon courage aux champs de la Turquie. » \ lO ( '46 ) Lelendemain, corripris dans le recriitement, Ses voeux sont exauces. A peine au regiment , II regrette deja sa chaumiere enfumee, Maiidit son habit vert, maudit toute Tarmee. <( Ah ! que ne suis-je encore un pauvre labouteur I »Sous mon rustiqae toit j'avois plus de bonheur. » Helas, en le quittant je fis un triste echange ! » En hiver sur mon poele(«j, en ete dans ma grange, » Je dormois tout mon saoul; des que j'ouvrois les yeilx, » J'allois me regaler d'un lait delicieux. » Je denichois mes oeufs ; Madame I'intendante )^ M'en prenoit les trois quarts, et n'etoit pas contente; wPourtant je vivois bien. Soyons de bonne foi, » Quand j'avois tout paye, j'etois maitre chez moi. » Des choux de mon jardin je defray ois ma table ; 3) Mon betail, bien nourri, prosperoit dans I'etable ; »Sur mon leger iraineau je partois le matin » Pour acheler du sel dans le marche voisin ; » Et, chaque jour de fete, abandonnant I'ouvrage, » J'allois av€c gaite me distraire au village. » La dans un pot vide deposant ma raison, »Le soir, d'un pas douteux, je gagnois ma maison. » Enleve brusquement a cette paix profonde, » Le fusil sur le dos il faut courir le monde, »Et, tristement soumis aux caprices du sort, » Sans aucun gout pour elle, aller chercher la mort. » (^a) Les pooles, dans les villages russes, sont construits de ma- niere a pouvoir servir de <;ouchette au paysan et a sa famille. ( i47 ) Ce moine au fond d'un cloitre est-il plus raisonnable? Nagueres son etatt lui paroissoit aimable ; Dans ses devoirs sacres plein d'une sainte ardeur. Son ame n'aspiroit qu'au celeste bonheur. Aujourd'liui, revenu die sa pieuse envie, 11 semble regretter les douceurs de la vie. Fatigue du convent, du maigre degoute, De ses regards devots il convoite un pate. L'austerite du jeune abat notre novice ; Pour son esprit ardent la regie est un supplice. Bientot, quittant le froc pour les habits de Mars, Le jeune anachorete entre dans les housards. FRAGMENT DE LA VF SATIRE. Heureux, heureux celui qui -, dans la solitude, Se livre avec paresse aux travaux de I'etude ; Qui, secouant sa chaine, a lui-meme rendu. Suit cet etroit sentier trace par la vertu ! Au milieu de ces champs oil, dans un humble asile, Pour trouver le bonheur, moi-meme je m'exile, Que j'aime a recevoir un veritable ami, Qui partage mes gouts, que mon coeur a choisi! lO.. ( i48 ) ^ La, tous deux ignores, dans une paix profonde, Nous defions Fennul^, ce fleau du grand monde ; La des poetes morts les ouvrages piquans Nous sauvent du pathos des poetes vivans. La , pour nous delasser des facheux de la ville, Nous abregeons la veille entre Horace et Virgile^ Soigneux de recherclier dans ces divins auteurs Ce qui forme I'esprit, ce qui polit les mceurs; Sans regrets, sans remords , nous glissons sur la vie Comme ce clair ruisseau qui court dans ma prairie. Vous , que fuit le repos, mortels ambitieux, Venez apprendre ici le secret d'etre heureux : Que les rangs, leshonneurs, la fortune inconstante Eblouissent les yeux de la foule ignorante ; J'ai vainement cherche le bonheur dans les Gours ; Le bonheur est ici: j'y finirai mes jours. XU9 EPIGRAMME CONTRE UN MAUVAIS POETE, DONT LA FEMME EST MECHANTEJ PAR M. BASILE KOSLOFf. Bavius fait des vers , puis il nous les Reclame. Ses vers ne sont pas bons ! c'est qu'en les composailt , S'il appelle sa muse , au lieu d'elle, a Finstaut Bavius voit entrer sa femme. ( i5o ) M. DERJAVIN Derjavin ( Gabriel ) , conseiller prive , cheva- lier de plusieiirs ordres, membre de I'Academie russe et de presque toutes les societes litteraires de Fempire, naquit a Kazan, le 3 juillet 1743. II fit ses premieres etudes dans la maison pater- nelle , et dans quelques ecoles particulieres ., en- suite au Gymnase de Kazan. En 1760, il entra au corps du genie , et I'annee suivante , en con- sideration de ses progres dans les mathematiques et le dessin, ainsi que de sa description des mines des Bulgares sur le Volga, le jeune Der- javin fut admis au regiment de Preobrajensky. Depuis 176^ jusqu'en 1772, il s'eleva degrade en grade jusqu'a celui d'enseigne de la garde. En 1774') etant lieutenant, il se distingua par son courage et sa presence d'esprit, dans le corps envoy e contre le rebelle Pougatcheff. Apres avoir successivement occupe plusieurs emplois impor- tans, Derjavin fut nomme par I'imperatrice Ca- therine, secretaire d'Etat, conseiller prive, se- nateur, et president du College de commerce. Sous le regne suivant, il devint caissier de Fempire, avec rang de conseiller prive actuel; et en 1 80^ , il cut le portefeuille du ministere de la justice. Quelque temps apres, Derjavin quitta cet emploi , mais en conservant une pension consi- derable. II mourut, le 6 juillet 1816, dans sa terre de Zvanka, situee sur les rives de Volkoff, gou- vernement de Novgorod , et ses restes furent in- humes dans le monastere de Koutim. Je ne saurois donner une plus juste idee du merite poetique de Derjavin , qu'en empruntant a I'ouvrage de M. Gretchs le jugement qu'en a rendu M. Merzliakoff , auteur tres-estime. (c Les Odes de Derjavin occupent un rang dis- tingue parmi les monumens immortels du regne de Catherine. Les victoires eclatantes remportees sur terre et sur mer, I'abaissement d€ la Sublime- Porte, la reformation du Code judiciaire, les pro- gres immenses de la civilisation , le gout et Fur- banite dune Cour magnifique et spirituelle, etc., tels furent les sujets que traita la muse de Der- javin. Ce poete fut I'Horace de son auguste sou- veraine ; il decrit tour a tour ses nobles loisirs , les lieux quelle affectionnoit , les fetes quelle ordonnoit , les jeux quelle presidoit. Sous le pin- ceau de ce grand ecrivain , tons les sujets pren- (iS. ) nent la couleur d'enchantement qui caracterisoit cette epoque memorable de notre histoire. Les chants de Derjavin sont chers aux Russes, comme la gloire de Catherine et les hauts faits des Ro- mantzoff, des^Orloff , des Souwaroff , et autres personnages celebres de ce regne. » cc La carriere lyrique s'est agrandie sous les pas de ce poete , dans ses Odes sacrees , heroiques , philosophiques et anacreontiques. Ses ouvrages sont semes de mots nouveaux, dont son genie a dote la langue russe ; il en a ressuscite qui etoient tombes dans Foubli ; il a su ennoblir des expressions derobe'es avec art au langage vul- gaire. Lomonossoff fut souvent Tesclave de son sujet ; Derjavin le subjugue. On peut comparer Fun a un fleuve qui roule paisiblement ses ondes majestueuses , et I'autre a cette cataracte impe- tueuse si bien decrite par lui-meme , et qui im- prime un aspect sauvage aux lieux quelle etonne du fracas de ses eaux. » Je regrette de ne pouvoir ajouter a cette notice un parallele tres-bien ecrit de ces deux poeteSy par M. le prince Viazemsky. Je rapporterai seu- lement la comparaison ingenieuse qui le ter- mine. cc Soyons vrai , et avouons que le merite de » Derjavin, comme poete, surpasse de beaucoup )) celui de son predecesseur ; mais payons un juste ( -53 ) 3) tribtit de reconnoissance a Lomonossoff , force » de lutter peniblement contre les difficultes de » la langue , et de I'asservir au joug de la poesie. » Admirons la beaute de la statue equestre » de Pierre le Grand ; mais rendons aussi justice » aux efforts inouis qui ont vaincu la nature elle- » meme , en arrachant aux entrailles de la terre, » le vaste rocher qui forme le piedestal de cet » immortel monument. » Les pieces les plus remarquables de Derjavin sont Y Ode a Dieu, F elide, la Cascade, Y Ode aux Russes apres la prise d'lsnidiloff, le Sei- gneur , YEpitre amon Voisin, etc., etc. ODE SUR TA MORT DU PRINCE MESTCHERSRY. (a) TRADUCTION LIBRE. Voix du temps , cloche menacante , Je t'ecoute non sans fremir ! [a] M. Ostolopoff , avantageusement connu dans lemonde litte- raire, par son Dictionnaire de la Poesie ancienne et modern e, trois ( "4) Au fond d'une ame penitente Tes accens viennent retentir. A peine ai-je entrevu le monde, Que du tombeau la nuit profonde De mes plaisirs suspend le cours; J'entends la mort ; elle me presse , Et, sans pitie pour ma jeunesse, Eteint le flambeau de mes jours. Le Sort sous sa cruelle serre Presse le riche et I'indigent; Aux vers, vils en fans de la terre , Tons deux vont servir d'aliment. Pour la mort la vie est un crime ; Le temps lui-meme est sa victime. Pareils , en leur rapidite, Aux vagues que les vents irritent , Nos jours, nos ans , se precipitent Dans les flots de I'eternite. Tout raeurt, tout s'eteint, tout s'efface ; Heurtes d'un invisible bras , Ces globes, plan ant dans I'espace, S'ecrouleront avec fracas. vol. in-8"^ vient de publier la Clef des OEuvres de Derjavin ^ en un volume. Get ouvrage contient des notes tres-interessantes , dcrites de la main de ce celebre auteur, et dont il devoit enrichir unc nouvclle edition de ses OEuvres, lorsque la mort vint intcr- rompre son travail. ( i55 ) Des que la trompette celeste Donnera le signal funeste, L'astre ^clatant de FUnivers , Rompant des jours Fordre immuable, Dans un chaos epouvantable Plongera la terre et les mers. Qui de nous a finir s'apprete ? Homine d'un jour ! frele mortel ! Quand la faux plane sur ta tete , Oses-tu te croire eternel ? Le trepas est la loi commune. Jusqu'au sommet de la fortune II atteint Fhomme ambitieux ; Plus rapide en cor que la foudre, Dont les traits reduisent enpoudre Les rochers perdus dans les cieux. Celui qui n'aima que la guerre , Ce conquerant ivre d'orgueil , Que ne put contenir la terre , Est contenu dans un cercueil. Contre la mort aucune egide ! Elle promene un oeil avide Sur la jeunesse, la beaute; Richesse, lionneurs , esprit sublime , Au fond de Feternel abime Tout par elle est precipite. Hier encor digne d'envie , Aujourd'hui brise par le sort ; ( '56 } Hier souriant a la vie , Aujourd'hui glace par la mort. Fils du luxe et de la misere , Deja , pour toi , du monaster/e (i ) Les cypres couvretit le chemin : C'en est fait, Mestcherski succombe. Je pleure, helas ! et sur ma tombe Peut-etre on pleurera demain. lies plaisirs la troupe legere Regnoit ici : cruel destin ! Je vois Fappareil fun^raire Remplir la salle du festin. Plus de fleurs; un drap mortuaire ! La triste et lugubre priere Succede aux concerts enchanteurs ; Pres de la lampe sepulchrale, La mort dans la foule signale IJne autre proie a ses fureurs; Mais la foule va disparoitre f Chacun s'eloigne lentement; Seul je demeure avec le pretre Dans un profond recueillement. Bientot la nuit aux voiles sombres Nous enveloppe de ses ombres: Tout est silencieux , tout dort; Et moi, pendant la nuit entiere^ Pour me la rendre familiere , Je reste en face de la mort. ( '57 ) Devant cette image terrible , Penetre d'une sainte horreur; Aux pieds de ce corps insensible La verite parle a mon coeur. Honneurs, plaisirs, trompeuse gloire^ Lauriers des filles de memoire , Je vous dis adieu sans re tour. Oui, deja mon ame plus pure , Depouillant Fhumaine nature^ S'elance a I'eternel sejour. Perphilieff, ami sincere, Sur ce cercueil verse des pleurs. Mais au dieu que ton coeur revere , Tu dois immoler tes douleurs. La mort peut aussi nous surprendre : Avec courage il faut I'attendre , Sans terreur il faut la subir. Quand il est ferme en sa croyance , Plein de ferveur et d'esperance, Un Chretien doit savoir mourir. Le prince Mestchersky Jouissoit d'une grande fortune , et faisoit les honneurs de sa maison avec la cordialite et les graces hospitalieres qui carac- terisent encore les Russes. Frappe d'une mort soudaine , au sein des plaisirs qui I'entouroient , son corps fut expose dans cette meme salle , ou, la veille y il traitoit splendidement ses amis. On ( i58) m'a raconte que Derjavin , invite a diner pour ce meme jour, se fit descendre chez le prince, a son retour de la carnpagne , et trouva son ami environne de Fappareil de la mort. La, au sein des meditations profondes , oii le plongea I'as- pect d'un deuil si imprevu, il concut I'idee de cette ode , oil le poete emploie tour a tour des traits hardis et des couleurs sombres , pour pein- dre la fragilite de cette vie et le neant de nos jouissances. Je ne saurois garantir la verite de cette anec- dote, qui toutefois n'offre rien d'extraordinaire. Combien de gens a Paris , se rendant a une in- vitation faite depuis plusieurs jours , ont trouve FAmphytrion etendu sous la porte cochere! La mort va quelquefois si vite dans ses executions , quelle enleve jusqua la possibilite de contre- mander tons les convives. Chez les Russes, Fexposition des corps dans tine des salles de la maison , dure trois jours. La biere est couverte d'etoffes d'or ou d' argent; le trepasse a le visage et les mains decouverts , et une couronne sur la tete ; un ecclesiastique, place devant le cercueil , recite nuit et jour des psau- mes ; son organe est sombre et trainant ; les syllabes entrecoupees se succedent lentement, comme les voix brisees par la douleur ; dans ses pauses frequentes , le pretre semble attendre un ( 1^9 ) arret propice dii Tout-Puissant qu'il implore , et chaque verset de cette psalmodie se termine par une vibration sonore et prolongee , qui paroit sortir de dessous le drap mortuaire. Le public est admis dans cette funebre enceinte. L'ode de Derjavin porte Fempreinte d'une soudaine inspiration : a la vivacite du mouvement poetique , il est aise de reconnoitre qu'il ne traite point un sujet peniblement cherche ; ses idees se pressent; elles sont rapides comme la mort qui vient de frapper. Ce recueillement du poete, au milieu d'une pompe funeraire , presente, ce me semble, un caractere plus lugubre que les reveries oii nous plonge Faspect des tombeaux. Dans les cimetieres ou nous allons promener nos regrets , les fleurs sorties spontanement de cette terre remuee sans cesse , et fertilisee par la mort ; quelques arbres qui vegetent ca et la dans ce dernier asile des hommes ; la diversion offerte a la vue par les sites rians des campagnes environnantes ; tout con- court a reposer Fame dans une melancolie qui n'est pas sans douceurs, et a la nourrir de pen- sees moins effray antes que tristes. Ici le poete prend la mort , pour ainsi dire ^ sur le fait ; la nuit ajoiite sa terreur a celle de la situation. Absorbe dan^ cette solitudeLJUuette , , ■ ( i6o ) oil la douleur et la piete veillent aupres d'un cercueil , il nous force a partager ses religieuses impressions, et se montre a la fois philosophy Chretien , ami vrai et moraliste austere. ( i6' ) NOTES. (l) «Deja, pour toi, du monastere » Les cypres coiivrent le chemin. » n est d'usage , en Russie, de joncher de brandies de cy- pres toutes les rues on doit passer un enterrement. Le mo- nastere de saint Alexandre Newsky renferme un vaste ci- metiere, oti sont les tombeaux de toutes les grandes families de cette capitale. La plupart de ces monumens sont remar- quables par la richesse des marbres et la beaute des scidp- tures. Pierre le Grand fonda ce convent en 1 71 3j deux ans apres , il fut rebati en briques ; et, en 1724, on y transporta le corps de saint Alexandre Newsky. Ce monastere renferme des logemens pour soixante religieux^ unemaison pour I'ar- cheveque metropolitain de Petersbourg, un seminaire, cinq eglises , et un vaste jardin. La principale eglise , batie sur les plans de I'architecte Staroff , est fort belle. C'est la que repose le saint , dans une chasse faite par les ordres de I'im- peratrice Elisabeth. Le cercueil , les ornemens , les armes , les pyramides , etc. , tout est d'un seul morceau d'argenfc massif. tx ( I^o M. DAWIDOFF M. le general major Dawidoff naquit a Moscou, ie i6 juillet 1784 , et fut eleve dans la maison pa- ternelle. Des son enfance , il montra un gout tres- vif pour le metier des armes. En 1801 , il entra dans le regiment des cheva- liers-gardes, et passa ensuite dans divers regi- mens de housards ; cet officier a servi avec une grande distinction dans toutes les guerres qu a soutenues la Russie depuis i8o5. En 1808, il fit la campagne de Finlande, k I'avant-garde du celebre Koulneff , general major des housards , tue au combat de Kliaslitzy , le 3 juillet 1 8 12. En 1809, il etoit a I'armee du Da- nube, sous les ordres du general prince Bagra- tion. En 181 2, M. Dawidoff se trouva de nou- veau a I'avant-garde du general Koulneff. Nomme officier-general en i8i5 , il a eu divers comman- demens a I'armee depuis cette epoque. Le penchant du general Dawidoff pour les ( i63) plaisirs de I'esprit se developpa^ aussi prematu- rement que sa vocation pour les armes. Ses succes litteraires sont un temoignage de plus , que les travaux du guerrier ne sont point in compatibles avec son gout pour les muses. Pour un poete qui nous fait ingenuement Ta- veu qu'il a jetesonbouclier le jour dune bataille, combien pourrions-nous citer de fils d'Apollon qui se sont honores par les traits de la plus bril- lante valeur! Heureux les militaires qui savent trouver^dans les charmes consolateurs de F etude, une diver- sion a la monotonie des camps , a I'oisivete des garnisons! La piece traduite pourra donner une idee des sujets caresses par la muse du general Dawidoff. La guerre , les chevaux , les delices de la pipe ^ I'amitie , les plaisirs de la table ont tour a tour allume la verve de ce poete. Plusieurs de ses chansons sont devenues nationales ; la memoire retient aisement les vers crees d'inspiration. Quelques-unes de ses productions ont ete inse- rees dans les journaux,mais la plus grande partie est encore en manuscrit. En 1821 , M. le general Dawidoff a public son ouvrage intitule Essai sur la Theorie des Ope- rations des Partisans, II,, (i64) LE CHANT DU VIEUX HOUSARD. TRADUCTION I.IBRE. Qu'iTES-vous devenus, amis de majeunesse, Amphytrions de nos festiiis , Braves housards, dont la bruyante ivresse Preludoit autrefois a vos nobles destins? Housards vieillis au fracas des bouteilles, Et rajeunis par le bon vin, Dont le coloris purpurin Sembloil se reflechir sur vos faces vermeilles ! Je crois vous voir encore, intrepides soldats; J'assiste encore a vos joyeux repas. Le verre en main , cette troupe vaillante Se groupe autour du feu ; la flamme petillante Rechauffe ces heros tout converts de frimas. Pres du foyer eclate I'allegresse ; Et , plus heureux que le sultan ;, Embarrasse de son faste ottoman , Ces guerriers endurcis dedaignent la mollesse; Quelques bottes de foin leur servent de divan. Bientot la pipe est allumee, Pipe ! delices des housards , ( i65 ) Divin tabac, dont la fumee Est Tencens qui plait au dieu Mars ! Etendu pres de sa bouteille , La bride au bras , le sabre en main , Au bivouac chacun sommeille, Re van t aux exploits de la veille,, Revant a ceux du lendemain. Mais le jour vient, et la trompette Donne le signal des combats; Le housard aussitot part comme la tempete , Arme de la faux du trepas ; Son manteau flotte au gre d'Eole, Son dextrier s'elance , il vole ; La glace fremit sous ses pas. Avide de dangers, avide de la gloire , Electrise par la valeur , Le housard est partout ou I'appelle I'honneur: Il commence TattaquCjil finit la victoire... Que dans les loisirs de la paix Nos jeunes officiers courent de belle en belle ; Que, soupirant pour leurs attraits, lis jurent a leurs pieds une amour eternelle ; Que, renfermes dans un salon , lis osent affronter les perils d'un boston; Ces fades passe-temps ne font point mon en vie. La pipe et le cheval m'occupent tour a tour : ( ^66 ) Voila mes jeux et ma folie. Ma bouche se refuse au jargon de I'amour ; Mais, quoique peu galant, j'ai pourtant une amie EUe est modeste , elle est sans art ; G'est ma bouteille d'eau-de-vie , Toiijours fidele au vieux housard. • ( ^^1 ) M. BOBROFF. BoBROFF (Simon) fut eleve a I'Universite de Moscou , et se fit connoitre , en 1 784 , par son talent dans la poesie descriptive. La plus impor- tante de ses productions en ce genre est un ^poeme intitule La Chersonide , ou Un Jour d'ete dans la Presquile de Tauride^ Ses poesies lyri- ques ont ete publiees a Saint-Petersbourg , sous le titre de VAuhe de la Nuit. En 1809, il publia un ouvrage en vers, sous le titre de La Nuit ancienne de I'Unwers, ou VAveugle en voyage, quatre volumes. Ce poete etoit doue d'une imagination vive et d'une pro- fonde s6nsibilite ; mais son style n'a pas toujours la clarte et la correction, si necessaires dans les oeuvres du genie» II fut le premier des ecrivains delaRussie, qui profita des tresors de la Litte- rature anglaise, Bobroff mourut a Saint-Petersbourg, en 18 10.- II etoit alors assesseur de college. ( '68 ) LE POETE AU CHATIRDACH, FRAOMENT PU PQEME DE BOBROFF, SUR LA TAURIDE. Qu'iL est agile, qu'il est gracieux,le vol de I'alouette, de ce chanire des montagnes! Comme il agite ses ailes argentees, ce chantre joyeux! Comme il module sa voix sauvage, mais harmonieuse ! Cette pierre couverte de mousse me servira de siege; cette pelouse, de tapis : c'est ici que j'ecouterai, que je contemplerai , que j'admirerai; c'est ici que je m'eni- vrerai de la fraicheur du matin ; c'est ici que je me re- poserai : viens , aimable oiseau , viens chanter au-dessus dema tete; la nature, timide ailleurs, ici change tout a coup I'aspect de la creation ; et, au milieu de ces rocs sourcilleux, samain gigantesque deploie un spectacle plus imposant. Etre incomprehensible !... grand dans la nature in^ finie! ton image brille au sein des vallees semees de fleurs, au milieu des lis et des roses. Ton souffle est ce- lui deszephirs, aux ailes legeres, qui voltigent daus les prairies a peine renaissantes. (i69) Mais ici ta majeste repose dans ces rochers amon- celes par la main du temps. Ta voix solennelle se fait entendre dans ces chenes au 'Sombre feuillage, dans le sifflement des vents en furem\ Et qui, sur ces som- mets effrayans ne retrouve pas les vestiges de ta toute- puissance? qui ne voit pas les rayons de la gloire? Tu souffles, et le pin centenaire tombe dans la pous- siere ; tu tonnes, et les rochers s'ebranlent , se dechirent et roulent dans la plaine ; tu luis dans les eclairs, et les cimes des monts , vainement assises sur des masses de metaux, s'embrasent, brulent et disparoissent comme la cire en proie aux flammes , comme un nuage epais penetre des rayons du soleil, comme la neige qui brille au haut de ces pics menacans. Que dis-je? si Dieu I'ordonne , le monde s'ebranlera sur son axe fra- gile... Mais ton trone, ton sanctuaire , la celeste Sion ne s'ebranleront jamais. O Createurlcette montagne aussi t'offre un temple: I'azur celeste en est le dome; ces chenes antiques lui servent de colonnes; le parfum des fleurs y tient lieu d'eticens; les oiseaux en choeur cele- brent tes louanges ; et dans ce rocher inaccessible, je vois un autel eleve a ta gloire. J'approche avec respect de ton sejour, de toi-meme; et, silencieux , mon coeur t'invoque au defaut de mes levres muettes. ( 170 ) DIALOGUE ENTRE UN VIEILLARD ET TINE JEUNE FILLE, ANGIENNE CHANSON RUSSE. ViENS , Annouschka , viens ; cet ormeau (a) Nous pretera son doux ombrage ; Crois-moi; I'hynien est de tout age, Vieillard vaut mieux que jouvenceau. — Ma mere m'attend au village : Adieu. — Demeure par pitie ; Seul , etranger sur ce rivage , J'ai besoin de ton amitie. Epouse-moi , jeune fillette; Je t'acheterai deux metiers, Un moulin, une maisonnette, Un grand jardin de cerisiers. — Vieillard , ne fais point cette emplette ; Je ne veux ni la maisonnette, Ni le moulin, ni les metiers, Ni le jardin de cerisiers. (a) Annouschka est un diminntif d'Anna , et veut dire Annette. ( '7') De ta main , rieii ne peut me plaire; Va, laisse-moi, vieux enjoleur, Plus courbe que Tare de mon pere. Tu ne seduiras point mon coeur ; Ma voix est sonore et legere , La tienne est sujette a la toux; Je suis brillante de jeunesse , Toi , presque mourant de vieillesse ; Mes traits sont gracieux et doux, Ton visage est livide et triste : Franchement , dis-moi , s'il existe Le moindre rapport entre nous ? ( I70 M. KHERASKOFF Kheraskoff (Michel), conseiller prive actuel , membre de diverses societes litteraires , et che- valier, naquit le 2.5 octobre lySS. Sa famille avoit quitte la principaute de Valachie, sous le regne de Pierre le Grand. Le jeune Kheraskoff, dont le pere servoit dans le regiment des cheva- liers-gardes , fut eleve au corps des cadets , d'oii il sortiten 1761 pour entrer dans Farmee, avec le grade de lieutenant ; maisbientot, entraine par son amour pour les Lettres , il quitta le service pour donner I'essor au gout qui le dominoit. Lors de la fondation de FUniversite de Mos- cou, il fut un de ses membres les plus remar- quables. Ayant obtenu successivement la place d'assesseur de college et de conseiller de Cour, il fut ensuite nomme vice-president du college des Mines. Bientot le rang de conseiller d'Etat actuel, et la place de curateur de FUniversite de Moscou , furent la recompense de ses talens (i73) litteraires comme de ses services. II exerca cette derniere charge jusqu en 1802; alors il quitta de- finitivement le service avec le rang de conseiller prive actuel, et les ordres de Saint-Vladimir et de Sainte-Anne. Ce celebre ecrivain termina ^ le ^7 septembre 1807, sa laborieuse et honorable carriere , age de soixante-quatorze ans. Peu d'auteurs russes offrent la fecondite de Kheraskoff , et une aussi prodigieuse variete dans les genres de productions. Ses oeuvres ont ete publiees a Moscou , en douze volumes in-8°. Pere de Fepopee russe, sa muse infatigable, apres avoir celebre le beau regne de Vladimir, se lance de nouveau dans la carriere epique, pour chanter, d'une voix plus eclatante encore, la conquete de Kazan, operee, en i552, par les armes du Tzar Iwan VassilieVitsch. Bientot , quittant les champs de I'imagination, Kheraskoff fait plier sa verve a la severite des preceptes didactiques , dans son poeme intitule le Trioniphe des Sciences. Interprete de I'enthousiasme national pour un des plus beaux faits d' armes de la marine russe, quand il decrit la bataille navale de Tchesma, il celebre aussi le liberateur de Moscou, dans sa tragedie de Pojarsky , et la gioire des temps passes comme la gioire contemporaine , sont transmises a I'avenir par le genie de Kheraskoff. ( 174 ) Ce poete a aussi compose des comedies et des odes sacrees , morales et anacreontiques. Passionne pour tous les chefs-d'oeuvre de la langue francaise , il professoit la plus vive ad- miration pour le Telemaque , de Fenelon. Cette prose sublime, et bien plus poetique qu'une foule d'ouvrages en vers, ne le quittoit jamais. Jamais il ne passoit un jour sans en lire plu- sieurs morceaux , et , dans ses entretiens avec ses amis , il les amenoit toujours a parler de I'ou- vrage dont la lecture faisoit ses delices. Sa mo- destie seule I'empecha d'en entreprendre la tra- duction. Parmi ses nombreux ouvrages, on cite en- core avec eloge son poeme intitule Cadmus et Harinonie, et Nunia Ponipilius, ( lys ) ADIEUX DE LA REINE DE KAZAN A SA CAPITALE, LORS DE LA CONQUETE DE CE ROYAUME PAR LES RUSSES. TRADUIT DV X^ CHANT DE LA ROSSIADE. AiMABLES Deites, nymphes de ces coteaux ; Naiades, qui regnez sous le cristal des eaux; Sortez, pour m'inspirer, de vos grottes profondes; Abandonnez les bois , abandonnez les ondes; Pretez a mes accords vos sons harmonieux : Dites-moi les secrets de la langue des dieux. Vos champs, voues jadis aux horreurs du carnage , Aujourd'hui de la paix offrent la douce image. Je vois un nouveau Tibre arroser de ses eaux Ce pays achete du sang de nos heros ; Eprise des Beaux- Arts , sensible a I'harmonie , Catherine est ma muse , et guide mon genie ; Kazan cherit ses lois , et ses nombreux sujets De son regne illustre benissent les bienfaits. D'un nouvel age d'or vous qui goutez les charmes , Nos antiques exploits firent couler vos larmes ; ( -76 ) Mais, si pour tous les coeurs il est des souvenirs Dont la tristesse est douce et sert a nos plaisirs , Nymphes , revelez-moi I'affreuse destinee Qui ravit a Kazan sa reine infortunee. Yous vltes transporter la belle Sumbeka De ces bords desoles dans les murs de Sviajska; Dites-moi, quelle main brisa son diademe? Comment elle soutint le deuil du rang supreme ? Pretez-moi les accens des augustes douleurs ; Peut-etre mes recits feront couler des pleurs. Les ombres du chagrin environnoient la reine ; Elle ignoroit son sort, et , tremblante, incertaine. Du fond de la retraite , on Fentendoit gemir, Lorsque , dans le palais , soudain vient retentir , Non de ses courtisans la voix enchanteresse , Ni celle des plaisirs, ni leur bruyante ivresse : Mais I'ordre imperieux d'un exil eternel ; Un heraut a porte cet arret solennel. La reine est consternee, et, dans son trouble extreme, Elle accuse le peuple, et s'accuse elle-meme. Une horrible paleur defigure ses traits; II semble que ses yeux se ferment pour jamais. La mort siege deja sur ses levres glacees; Ses esclaves en pleurs, autour d'elle empresse'es, Lui prodiguent leurs soins, et tremblent pour ses jours; Mais les larmes enfin , viennent a son secours ; La triste Sumbeka renait a I'existence ; Un morne abattement succede a sa souffrance , ( 177 ) Et bientot le sommeil, couronne de pavots, La louche de son aile , et suspend tous ses maux. Tout a coup , revetu d'une robe eclatante, Aux regards de la reine un ange se presente ; Son front est rayonnant, un lis est dans sa main : « Ecoute , lui dit-il , I'envoye du destin : » C'est moi qui te sauvai de ta propre furie » Le jour ou d'un poignard tu menacois ta vie; » C'est moi qui, descendu dans la nuit des tombeaux » Evoquai de leur sein les manes d'un heros; » Ce heros t'apparut dans la foret obscure; » II t'ordonna d'eteindre une flamme parjure. » Mais un aveugle amour egaroit tes esprits, » Et, de la conscience etouffant tous les cris, " Reine, tu vis bientot sur ta coupable tete, « Tu vis le Ciel vengeur dechainer la tempete. « Rassure-loi pourtant , Dieu ne veut point ta mort. » Que dis-je? sa clemence adoucira ton sort; M Mais Kazan doit tomber : sa derniere heure sonne : « Aux vengeances du Tzar le destin Tabandonne. » A ces mots, Sumbeka porte au loin ses regards; Elle voit en debris s'ecrouler les remparts; Les temples, les palais , que le vainqueur saccage , De la mort et du deuil offrent partout I'image. Du Volga courrouce le sang rougit les flots , Et les cris des mourans font fremir les echos; in ( »78 ) De leurs antiques murs deplorant la ruine , Les femmes , les vieillards meiirtrissent leur poitrine ; Indignes de survivre a de honteux revers, Les superbes Tatars sorit traines dans les fers. «Ce tableau t'epouvante, 6 reine infortunee! ))Par les decrets divins ta ville est condamnee, » Ajouta I'habitant du celeste sejour; » L'age d'or de la horde est passe sans retour. » Pour toi seule, pour toi desarmant sa colere, » Iwan te couvrira de sa main tutelaire. » Adieu. Gonduis ton fils en de nouveaux climats; »Que le sage Ghirei accompagne tes pas. » li dit : tout disparoit, la nuit, Tange et le songe ; Mais ce reve a calme le chagrin qui la ronge. Un rayon d'esperance a traverse son coeur. Montrant a son reveil la fierte du malheur , La reine ordonne enfin les apprets du voyage : Sumbeka va passer du trone a I'esclavage. Ses nombreux serviteurs, qu'elle quitte a jamais, D'un pas precipite parcourent le palais. La reine a leur amour derobe sa tristesse. Pour hater le depart on s'agite , on s'empresse ; La voile en fremissant s'^leve sur les flots , L'air retentit au loin du cri des matelots. Sumbeka cependant, en proie a ses alarmes, Jetteun dernier regard sur ces lieux pleins de charmes; ( 179 ) Deja de son exil tout semble s'attrister ; Palais, sceptre, grandeur, elle va tout quitter. Malheureuse ! ses yeux se couvrent de nuages : « Je ne reverai plus sous ces vasies ombrages, ))Dit-elle, et de ces bords temoins de mes beaux jours » Je vais done m'eloigner..., m'eloigner pour toujours! » Adieu, rians jardins ; adieu, cite cherie, » Terre de mes aieux, bonheur de la patrie! ))Loin de vous on m'entraine : helas! il faut partir ;» Sur le sol etranger Sumbeka doit mourir. Tout a coup aux regards de la reine eploi ee S'offre de Saf-Ghirei la statue adoree ; Sumbeka la con temple : 6 prodige des cieux ! De Fimage d'airain des pleurs mouillent les yeux^ Le peuple a cet aspect recule d'epouvante ; La reine se prosterne, et sa voix gemissante Laisse tomber ces mots : « Eh quoi! malgre la mort^ »Magnanime heros, tu pleures sur mon sort! » Helas! quand je subis un arret inflexible , »Ton ombre k mes malheurs ne peut etre insensible; >i Ta pitie me console ; 6 mon roi , mon epoux, »Avec un saint respect j'embrasse tes genoux. » Je baise cette terre ou ta cendre repose, » Je la presse en tremblant, de mes pleurs je i'arrose. )) J'ai cru que, pres de toi, dans la n\iit des tombeaux, » Je trouverois un jour la fin de tons mes maux : »Vain espoir! De ton peuple un caprice barbare ))Pour laseconde fois nous frappe et nous separe. 12.. (i8o) » Je ne verrai done plus ce pieux monument mOu souvent le remords...! Mais quel pressentiment »Fait tressaillir mon ame? O des rois le plus juste! » Seras-tu respecte sous cette forme auguste? » Jusqu'au sein de la mort on poursuit les heros; oL'airain meme ne pent garantir ton repos. »Quel dieu te defendra de ce dernier outrage? )) Sous les coups des vainqueurs je vois ta noble image wTomber avec fracas, et ses debris epars » Couches dans la poussiere aux pieds de nos remparts; » Je vois deja la flamme au sein de nos murailles » Eclairer de Kazan les vastes funerailles ; »Tous les palais detruits, le temple profane^ » Par le fer des soldats le pretre assassine : »Yoila , voila les maux qu'a ma triste patrie » Prepare un dieu puissant qui venge la Russie. » Elledit, et s'arrete; et Ton en tend sortir Du fond du mausolee un lugubre soupir. A ce nouveau prodige on voit fremir la reine ; Desormais resignee au destin qui Fentraine : « Yous n'etes plus a moi , dit-elle , vains honneurs ! wSymboles orgueilleux des fragile s grandeurs; » Je dois vous oublier. Dans ce moment funeste , ))Mon fils de tous les biens est le seul qui me reste. » Cher enfant, tu le sais! En des jours plus heureux, » Je fis souvent briller I'avenir a tes yeux : » Mon sceptre t'attendoit. La fortune inhumaine »Detruit ce doux espoir; ta mere n'est plus reine; ( i8i ) ))Que dis-je? elle est esclave! et dans des fers honteux »Nous sommes destines a vieillir tons les deux. » Recevez mes adieux , chefs de cette contree : »Par vos dissensions Kazan fut dechiree; » Je devois dans ses murs trouver des protecteurs, » Et les Russes, grands dieux ! sont mes sen Is defenseurs ! » Ghirei, qui m'offensa par Texces de son zele, » Le vertueux Ghirei me reste encor fidele ; J) Mais si d'aulres que lui m'ont conserve leur foi, » Qu'iis suivent dans I'exil la veuve de leur roi. » Aussitot Sumbeka de son front incline Detache le bandeau dont il etoit orne ; Elle meurtrit son sein, et de ses mains tremblantes Coupe de ses cheveux les tresses ondoyantes , Dernier hommage offert aux cendres d'un epoux. Ses sujets attendris tombent a ses genoux; Craignant que leurs sanglots n'ebranlent son courage, La reine , avec son fils, quitte enfin le rivage, Ordonne le depart; et deja les vaisseaux S'eloignent de Kazan, et sillonnent les eaux. M. le general-major Bazaine (a) ayant bien voulu me confier le manuscrit de sa belle tra- (a) Ancien eleve de I'Ecole politechnique de France, gene- ral-major au service de Russie , dans les corps des voies de com- munication. ( I8^ ) duction de la jRossiade , j'ai pense qu'une rapide analyse de ce poeme seroit lue avec interet , el donneroit une assez juste idee de la marche qua suivie le poete. Quelques citations, indiquees par des guillemets , feront apprecier le style du traducteur. CHANT PREMIER. Kheraskoff , apres avoir invoque le genie poetique, deplore les nialheurs de la Russie, ecrasee sous le poids de plusieurs invasions des Tatars. Une grande cite s'est elevee par leurs mains sur les rives de la Ra- zanka, non loin de celles du Volga, dans la partie orientale de Fempire. Son enceinte immense , ses murs redoutables protegeoient les barbares dans leurs excursions sur le territoire russe; vainqueurs, ils y preparoient de nouveaux succes; vaincus, elle leur servoit d'asile et de barriere contre la vengeance d'un peuple belliqueux. Mais depuis le regne du Tzar Ivan Wassilievitch ( Jean III, fiis de Basile ) le sort des armes a rendu la capitale du royaume de Kazan, vassale de la superbe Moscou. Bientot elle s'irrite de ce joug, et vomit de son sein d'innombrables troupes qui envahissent de nouveau les provinces russes. Le poete represente le Tzar enerve par les voluptes, entour^ de flatteurs qui caressent ses passions et endorment son courage; il peint les dissensions des grands, et Moscou fremis- ( i83) sant a la pensee de voir encore ses murs occup^s par les infideles. Alors personnifiaut la Russie, il la fait monter vers le trone de TEternel; elle implore sa mi- sericorde , lui montre son sein d chire par les factions et les envahissemens. Touche de ses larmes , le Tout- Puissant ordonne a un des aieux du Tzar, qui jouit aux pieds de son trone, du bonheur ineffable des justes, de descendre vers le monarque, de lui apparoitre dans son sommeil, et de I'avertir des dangers imminens de la patrie. Tout a coup le ciel s'entrouvre, et les glorieux ancetres du prince , qui acheterent de leur sang la couronne celeste, se decouvrent a ses yeux dans cette miraculeuse vision. Le g and prince s'humilie devant la volonte divine, a cette voix qui a fortement retenti dans son ame; tout prestige s'est evanoui; I'honneur et le devoir ont repris leur empire; tourmente dii besoin de la verite, il veut Tentendre, la savoir tout entiere; et qui pent la lui dire courageusement , si ce n'est le vertueux Adacheff? L'ordre est donne de I'amener aupres de lui. i sont encore loin de nous ; dites-moi les inquietudes^ » laterreur, les artifices de Kazan. » CHANT m. i dans sa main une coupe envenimee ; quiconque la 35 touche de ses levres, concoit pour toute la nature 3) une haine eternelle, II guide la main des ecrivains » impies ; il enivre de poison leurs coeurs de rocher , et » leur commande d'exhaler contre le Createur I'iri- » jure et le blaspheme. Couvrant d'un air affable ses » perfides projets, il n'epargne ni la naissance, ni le » sexe, ni ie genie; nuit etjouril ebranle les fonde- » mens du bonheur social; il est ami de I'anarchie, » ennemi de Fordre et de Tinteret des peuples ; il se- V me partout des miseres, et n'est jamais rassasie de » forfaits. » Le monstre palissant a la vue de la croix victorieuse qui s'avance vers les murs de Kazan, va dans leurs antres brulans soulever contre les Russes, les esprits infernaux; les crimes acconrent devant lui; la noire vengeance apparoit en exhalant des flammes. Ensuite, remontant sur les regions terrestres, il se glisse dans les forets qu'habitent des peuples aux visages farou- chcs, aux coeurs sanguinaires. Ces hordes tenebreuses sont appelees Zavolgienes. L'atheisme d'une voixru- gissante les convoque sur les bords du Volga ; les es-^ ppts de labime dont il a reveille les fureurs, ordon-' ( 201 ) nent au fleuve d'engloutir les navires russes dans son large sein : « Qu bien, armes de nos feux eternels, » nous dessecherons en un instant tes entrailles hu- » mides; nous changerons les lois de la nature; la » flamme consumera le lit, ou maintenant jaillissent » tes eaux limpides. Des roseaux et des herbes sau- » vages croltront aux lieux ou ta tete s'elevoit au-des- » sus des flots. » Soudain le Volga docile souleve ses vagues ecu- mantes; le terrible ouragan unit sa rage a la sienne ; les vaisseaux s'entrechoquent avec violence, ou sebrisent contre les rochers ; les Hordiens, armes de glaives et de torches ardentes, rejettent dans le fleuve les guer- riers qui cherchent un refuge sur ses bords ; le flam- beau celeste semble refuser sa lumiere a cette scene d'horreur; Tarmee alloit succomber sous les coups des quatre elemens conjures, si I'Eternel du haut des cieux n'eut pas etendu sa main vers elle; dans ce meme instant, sur la cime des monts, la tempete com- battoit avec une egale fureur les legions d'lvan; les vents, la foudre, les torrens fondoient avec impe- tuosite sur les camps des Russes; mais des|maux plus cruels se preparent pour eux ; la canicule et ses bru- lantes ardeurs succedent bientot a ce grand desordre de la nature. L'air s'embrase, les fontaines et les ruis- seaux tarissent, Fherbe des prairies se desseche; les genisses n'ont plus de kit, les bois n'ont plus d'om- brages; les nuits ont perdu leur fraicheur et Faurorc ses douces rosees ; la famine et Jes maladies, complices de la mort^ deciment i'arniee. ( 2*^2 ) Le Tzar, temoiii de ces affreuses miseres, que toute sa puissance ne sauroit adoucir, adresse au ciel des prieres et des pleurs; on eut dit que dans sa colere I'Eternel ordoanoit a I'astre du jour de consumer I'U- nivers. Si I'armee s'ebranle peniblement, a chaque repos elle retrouve les memes tourmens. Enfin Ivan desespere s ecarte un soir du camp; il s'asiied sur le sol brulant, etla, seul, immobile, il interroge son coeur dechire , dans le profond silence des nuits. CHANT VIII. Au milieu de ses sombres meditations, le sommeil appesantit les yeux du monarque; mais a peine a-t-il cede a ses pavots assoupissans , qu'une epouvantable vision vient lui disputer le repos. Un nuage de feu s'a- baisse devant lui, et bientot se separe; un fantome s'echappe de son sein,et s'adressant au Tzar,il cherche par d'insidieuses paroles a ebranler safoi, a corrom- pre son coeur. Il veut le detacher des apres climats ou le sort a place son sceptre. Apres une peinture sedui- sante des con trees orientales, il lui offre un nouvel empire, une couronne moins epineuse, et toutes les delices, et toutes les voluptes de la vie; il lui peint avec orgueil la souverainete qu'il exerce sur Jerusa- lem ; le tombeau du Christ est confie a la garde de ses esclaves. Les flots de I'Euphrate et du Tigre coulent sous sa domination, la Grece reconnolt son empire :« Aban- donne par ton Dieu, ajoute-t-il, reconnois ma puis- ( 203 ) sance, et jamais sous la voute des cieux mil mortel n'aura ete plus fortune que toi. » Le Tzar reste im- mobile en ecoutant ce discours. Ses esprits sont agites comma les ondes que balancent les vents ; il est tente d'incliner son front: en ce moment ses regards se portent sur le bouclier dont Teclat s'est teri2i;soudain, se rappelant sa vertu, le Tzar saisit son cimeterre ; il veut frapper , mais le fantome s'est evanoui dans I'orabre , et reparoissant sous une forme plus hideuse, il adresse , du haut des airs , a Ivan la plus affreuse prediction. Le Tzar s'eloignoit frappe de terreur , lorsque le roi Alei se presente a ses yeux. Ivan lui reproche sa tra- hison; Alei calme le prince en lui faisant I'aveu sin^ cere de ses erreurs et le recit de ses aventures depuis sa sortie de Sviajska. L'epreuve la plus cruelle I'a eclaire sur les noirs desseins de la reine. Un des es- claves de Sumbeka est venu lui porter une tunique d'une blancheur eblouissante qu'elle feint d'avoir tis- sue de ses mains; Alei, enchante de ce don de Famour, le saisit pour s'en revetir; I'esclave arrete son bras, et d'une voix tenebreuse I'avertit de se raefier de ce pre- sent funeste , une mort soudaine est cachee dans les replis de ce tissu. Le roi repond a cet avis par un re- gard menacant ; alors I'infortune, ancien esclave d'A- lei et Chretien comme lui, voulant donner a son maitre une preuve de son devoument et de sa sincerite, lui arrache violemment la tunique , en enveloppe son corps, et tout a coup il tombe, se roule et meurt aux pieds du roi. ( 2o4 ) Cependant le farouche Sagromie a souleve le peuple centre son nouveau roi; le peuple court en foule sous les murs du palais,,il demande a grands cris la tete d'Alei; mais Ghirei son ami, I'entraine dans un sou- terrain qui n'est connu que de lui; apres de longs circuits, ils penetrent hors de I'enceinte de la ville, et Alei est en liberte. Protege par les ombres du soir, il s'enfonce dans une foret, et apres avoir erre plu- sieurs jours, il arrive sur les bords du Volga ou il est temoin du desastre de la flotte. Sa presence ranime le courage des Russes ; il combat a leur tete les hordes Zavolgienes et les taille en pieces. Apres cette victoire, instruit de I'affreuse situation de I'armee d'Ivan,il se rend au camp russe avec un convoi et d'immenses approvisionnemens. A ce recit, leTzar reconnoissant embrasse son ami, mais Alei I'a prevenu qu'un vieil anachorete les attend dans une caverne dont une tlamme leur indique le chemin. « La ils apercoivent un vieillard assis sur une ?) pierre; sa barbe comme un lin eclatant descendoit » sur sa poitrine et donnoit a ses traits Tempreinte » de la sagesse; la tete inclinee, il lisoit un livre » saint. » Le Tzar reconnoit dans ce vieillard le solitaire qui I'avoit exhorte a suspendre sa marche ; Ivan lui monlre en rougissant le bouclier;le saint homme Tencoinage par sa bonte, et le loue d'avoir resiste aux perfides seductions de Mahomet qui lui esl apparu sous deux formes differentes. « Tii vois, lui (ht-il, le «?omnjet de cette montagnc, nous allons la gravir; le chtmin nous ( 2o5 ) sera dispute par mille dangers , mais ne crains rien, je serai toujours avec toi. « Ivan, plein de confiance, se livre a cet homme inconnu, il lui abandoiine sa \ie,k laquelle se rattache de si grandes destinees; alors le solitaire, a I'aide d'un breuvage, endort Alei quine doit point les suivre. Dans les sentiers obscurs et tortueux de la mon- tagne mysterieuse , le vieillard se fait connoitre au Tzar; il est I'infortune Bassien, frere du pere d'lvan et persecute par lui : depuis quarante ans, il s'est voue a toutes les austerites d'une solitude profonde, et la saintete de sa vie I'a rendu digne de commercer avec les anges; il est un des elus de Dieu, quoique encore enveloppe de sa depouille terrestre. T^es deux voyageurs parviennent a travers mille obstacles jusqu'a la cime du mont; la ils apercoivent un monument sans faste , mais imposant par sa belle simplicite. Les portes de I'edifice s'ouvrent sans bruit a la voix du cenobite qui enveloppe le monarque d'une eclatante lueur. Ivan est transporte en esprit dans la celeste cite ; ses ancetres , dont les vertus ont merite la couronne immortelle, s'offrent a ses regards etonnes; ici le poete fait I'enumeration de tous les princes qui occuperent avec gloire le trone de la Russie jusqu'au regne d'lvan. A la suite de cette premiere vision , le solitaire montre au Tzar un livre place sur I'autel; ce livre ren- ferme les arrets sacres du destin : ici Finteret est gradue par le tableau des fastes plus recens de la Russie. ( 206 ) L'aurore de Tillusire dynastie des Romanoff se presente avec eclat devant ie Tzar, enfin le glorieux regrie de Pierre le Grand et celai non moins brillant de Catherine II , couronnent ce chant qui perd peut-etre plus que les autres a la secheresse de i'a- nalyse. CHANT IX. cf l'aurore de ses doigts de rose , ouvroit les portes » du ciel, les vapeurs legeres s'evanouissoient devant » la clarte naissante, et la nature tout entiere se re- » veilloit avec le jour. » « Le pieux anachorete et Ivan descendoient la » montagne, el les plus rians paysages se derou- » loient a leurs yeux. Paree d'une tendre verdure, y) emaillee de mille fleurs, la terre comme au jour » de la creation semble sortir des mains de TEternel. » Les doux zephirs se jouent dans les forels , les » plaices etinceilent des pefles de la rosee; des tor- » rens de pluie se sont elances des flancs de la nue, » et un voile d'azur s'etend sur la face des monts.» Les deux voyageurs retrouvent Alei aux piedsde la montagne; le vieiliard benit le monarque et son ami; soudain il disparoit : ici se presente un des morceaux les plus touchans du poeme. Adacheff s'est apercu de la disparition du Tzar; plonge dans une sorte de delire, il cherche son ami dans les tentes, et le soldat devine sur son front sou- cieux le sujet de I'inquietude qui le devore; aussifot ( 207 ) I'effroi s'est empare des coeurs ; insensible aux bienfaits des cieux , qui lui rendent la sante et Fabondance , toute Tarmee s'est repandue autour du camp et s'en- fonce dans I'epaisseur des bois ; les soldats appellent en gemissanl leur chef bien aime ; tons s'ecrient : c( Qu'est devenu notre Tzar; qn'est devenu notre pere, notre ami ? » Enfin Adacheff a rencontre son maitre, et s'est jete dans ses bras en versant des larmes. Le re- tour du monarque a ranime les guerriers. Cependant, au bruit eclatant des trompettes russes, les hordes ont cesse d'etre audacieuses et superbes; detestant les fureurs aveugles des Razanites, elles viennent se ranger en foule sous les drapeaux d'lvari; deja pres des murs de Sviajska I'armee a opere sa jonction avec les legions echappees miraculeusement aux ondes courroucees du grand fleuve. Le Tzar, resolu de donner I'exemple d'une sage moderation a I'orgueilleuse Kazan, envoie vers ses remparts des ambassadeurs portant I'olivier de la paix et des paroles de clemence, Ici le poete fait un portrait frappant de la discorde. Cette affreuse deesse va distiller ses poisons dans les coeurs des infideles ; instrument de sa rage, Sagroune, indigne de la fuite d'Alei, se precipite avec le peuple dans le palais de Ghirei lui montrant d'une main les ordres de la reine et de I'autre le glaive: « Rends-nous Alei, s'ecrioit-il, ou je ne vois en toi que I'ennemi de la patrie. » A ces menaces Ghirei n'oppose que le mepris et un inflexi- ble refus; il est aussitot charge de chaines et jete au fond d'une tour; deja Fechafaud se dr esse pour luij ( 208 ) et les premiers rayons du soieil eclaireront son sup- plice. Sumbeka, intimidee par la ferocity de Sagroune , est forcee de signer I'arret de I'infortune Ghirei ; le peu- ple, toujours a vide de scenes sanglantes, a devance I'aurore dans le lieu ou la tete d'un homme vertueux tombera sous la hache fatale. Deja la victime est aux pieds du bourreau, deja le bras est leve, lorsque d'horribies cris font retentu^ les airs ; le terrible Asta- lon , ce paladin dont la reine a meprise les feux , ap- paroit aux yeux de la multitude ; les regards etineelans de fureur , il s'elance vers I'echafaud, a travers les flots de peuple qui s'entrouvrent devant son coursier; ses mains brisent les liens de Gbirei;mais Sagroune a vole vers le palais pour exciter le courage d'Osman,le lache amant de Sumbeka : a Fais voir au peuple de Kazan , lui dit-il, que tu es digne de regner surlui, en punissant Astalon desa coupable rebellion contre les ordres sa- cres de la reine. ^^ Osman se laisse entrainer; il est de- vant le paladin et ose lui demander raison de son in- solence; Astalon , sans daigner lui repondre, saisit Osman par la poitrine comme une plume legere, et, le faisant tourner Irois fois aulour de son casque, le precipite avec une force surnaturelle contre un mur des remparts , ou la tete du malheureux prince de Tauride se brise en eclats. Aussilot Astalon s'ecrie : a Yoila , perfide, ton dia- deme et ton trone ; » et jetant son enorme massue au milieu de la foule, il declare au peuple muet de ter- reur, que, desormais ne voulant plus flechir dev^n^ ( 209 ) ' Sumbeka , cette reine doit elle-meme venir letrouver dans sa tente, pour lui offrir sa couronne el sa main; faute d'obeissance a ses volontes , le sang coulera dans Kazan, tons les fleaux seront dechaines sur cette villa impie; alors il remonte sur son coursier et s'eloigne des murailles. Le lendemain Sagroune et Astalon sont engloutis dans les flots de la Razanka ; les Razanites^ epouvantes implorent la clemence du Tzar, et le con- jurent de leur accorder une treve de trois jours; a I'expiration de ce terme , ils se soumettront a ses armes ; et pour garant de leur sincerite , ils con- viennent d'envoyer la reine et son fils dans les murs de Sviajska. CHANT X. Il est superflu de rapporter ce commencement de chant, puisqu'il est le sujet de la piece de vers qui precede cette analyse : elle se termine au moment oii Sumbeka s'embarque sur le Yolga avec sa suite. Le poete fait une description pompeuse de cette rapide navigation, les esclaves de la reine s'efforcent de calmer ses douleurs par la melodic de leurs chants. Les vertus d'Alei,sa fidelite au Tzar, son amour qu'elle a meconnu ; les dangers qu'il vient de courir, tout conspire pour lui dans le coeur de Sumbeka, tout la dispose a le payer du plus tendre retour ; enfin , les vaisseaux ont franchi la distance qui separe les murs de Razan des remparts de Sviajska. Deja les ambassa- deurs russes ont annonce I'arrivee de la reine; le Tzar i4 ( 2IO ) accourt au-devant d'elle, et la recoit avec tous les egards dus a d'augastes malheurs. L'interet qu'ellelui inspire s'accroit encore quand elle le corijiire de faire repandre les rayons du bap tern e sur son front encore convert des tenebres de I'impiete; a I'aspect de la reine,le roi Alei sent s'eteindre I'animosite qu'il nour- rissoit contre elle , I'amour etouffe ses ressentimens. Le monarque a lu dans leurs coeurs; il veut les unir, mais Alei ne respire que les combats , et cet hymen ne s'accomplira qu'apres la soumission de Kazan et I'extermination des Tatars. Cependant un homme s'avance en gemissant sur le rivage : c'est le sage Ghirei qui se jette dans les bras d'Ale'i, son ami fidele; il est tourmente du desir de faire au monarque russe une revelation importante. Du fond de sa prison il a saisi tous les fils d'un corn- plot que trament les Hordiens. Le Tzar apprend que les perfides Razanites n'ont implore un delai de trois jours que pour se donner le temps de recevoir des renforts. Edighere appele par eux des rives de la mer Caspienne , occupe deja le trone de Kazan. Quatre paladins valeureux se sont attaches a son sort; les esclaves chretiens qui languissent dans les fers de la Horde, ce jour meme periront, s'ils n'embrassent le culte de Mahomet. A ce recit, Ivan ordonne le depart de la reine cap- tive et deson fils;Moscou sera leur residence. Le len- demain, aux premieres clartes du jour , les legions s'ebranlent et se dirigent sur Kazan. « O gloire , s'ecrie le poete , dis-moi les noms des ( =^" ) lieros queta main couronna dans ces temps recules.>3 Rheraskoff fait le denombrement des bataillons mos- covites et cite les chefs qui les cominandent; ce de- nombrement est extrait des memoires origiriaiix com- poses a I'epoque dii siege qui eut lieu I'an j55i , sous le commandement du Tzar Ivan IV. « Deja I'astre eclatant de i'Univers avoit dore deux » fois la terre et les cieux;deja deux fois la luiie avoit >i paru au milieu de la voute etoilee, et Kazan ne se » decouvroit point encore; enfin elle apparolt grande >> et belle, presque egale a Moscou par I'etendue de » ses murailles. LarapideRazanka, sortie des collines « de rOrient, reflechit la ville dans ses eaux et roule » a travers des pres fleuris. Le Boulak, dont le passage i> est seme d'ecueils, s'echappe de I'Occident et traine » sans murmure ses ondes limoneuses. » En voyant celte cite funeste a la Russie, le Tzar est saisi de douleur ; il se represente ses illustres aieux captifs dans ces murs , et les outrages qu'ils ont de- vores pour preserver leurs Etats d'une ruine entiere. Bientot la sainte banniere se deploie dans les airs; a la vue de ce signe sacre , deux heros , Prouskoi et Troekouroff, reunissent leurs guerriers, et prennent position sur les coteaux qui dominent la ville. Un calme profond regne dans la cite, il sembleroit que les Ra- zanites ont deserte leurs murs; mais les deux gene- raux n'ignorent pas que ce calme est le perfide avant- coureur de la tempete : tout a coup la ville rebelle, ouvrant comme le Tenare des gouffres de feu, vomit de toules parts ses intrepides phalanges. Ici I'auteur i4^. ( 212 ) fait ia description de ce premier combat, dans un style tout-a-fait homerique; les Russes font des pro- diges de valeur , les Razanites sont repousses dans leurs murs, le prince Troekouroff est rapporte presque mourant dans la tente du iTzar. Ce monarque attend impatiemment le retour de I'aurore pour donner le signal de Tassaut. Mais quel les sont ces ombres noiratres qui s'elan- cent du pied des remparts et courent vers les legions comme des cerfs rapides ? D'effroyables hurlemens se font entendre aux postes avances; quatre paladins sont sortis de Kazan pour venger sur les Russes la de- faite des Tatars. Ce sont Mirced, originaire de I'lnde, le Circassien Brazine,la Persanne Ramire et le Sarrasin Hydromir; brulant des feux d'un coupable amour, ils ne sont pas moins devores de la soif du sang chretien. Proteges par la nuit , ils massacrent les guerriers russes dans leurs retranchemens; ces barbares eussent bien- tot penetre jusqu'au camp, si Rourbsko'i et Paletzkoi n'eussent arrete le carnage. Apres un combat opi- niatre, oii les deux heros russes soutiennent avec gloire le choc des quatre paladins , Ramire , bless^e par Rourbskoi, dirige son coursier vers les remparts, et les trois amans s'elancent sur ses traces. Paletzkoi, emporte par le desir de les atteindre , entre avec eux dans la ville , dont les portes se referment sur lui. CHANT XL cc Le farouche Edighere ne redoute plus les dangers » du siege; il tient dans ses chaines un prince captif; (2l3) y) il voit ^es murs proteges par quatre heros;toute son » esperance repose sur ces fermes soutiens. y> L'infortune Paletzkoi blesse, charge de fers, est pre- cipite dans une obscure prison. Bientot il est amene sur la place publique. La, se deploie tout I'appareil de la mort. Le roi tient I'alcoran dans ses mains; au- pres de lui on apercoit une jeune vierge d'une beaute celeste ; elle sera le partage du heros russe , s'il incline son front devant la loi de Mahomet, et fait serment de soutenir sa cause. Paletzkoi repousse avec mepris ces offres injurieuses. Deja les supplices s'appretent pour lui; mais Hydromir s'indigne de la mort qu'on destine a son noble adversaire; resistant au roi, et a tout le peuple, il delie les chalnes du heros ^le cpuvre de son Lonelier, I'entraine, et, se faisant ouvrir les portes de Kazan, il rend la liberte a. Paletzkoi , en le defiant au combat pour le lendemain. Le Tzar a fait construire une redoute mobile qui recele des foudres dans ses enormes flancs ; la fatale machine s'ebranle, et s'avance en gemissant jusqu'au pied des murs. Des bastions s'elevent autour desrem- parts; les Hordiens s'elancent impetueusement pour detruire les travaux des Russes;les Razanites ont deja penetre dans le camp , mais les nobles de Mouroum les repoussent avec une heroique valeur. Cependant les trois paladins sont sortis des mu- railles, en s'ecriant d'une voix menacante: «Que trois » guerriers russes se presentent pour se mesurer avec » nous. » Le Tzar permet que Mstislaff , Rourbskoi et Paletzkoi repondent a leur appej. Un vaste cercle est ( =»4 ) trace autour des paladins ; le combat s'engage avec fureur; le courage et la force sont balances ; la vic- toire reste flottante ; mais Rourbskoi a plonge sa lance dans la poiirine de Mirced. Ramire, a la vue du heros tombe sur I'arene , descend du haul des remparts , et, trahissant la preference secrete que son coeur accorde a I'un des trois poursuivans, elle pretend le venger. Les lois du combat sont violees. Les Russes veulent separer les paladins ; Kourbskoi se retourne pour ar- reter ses soldats; Mirced, profitant du mouvement de ce prince , se releve et le perce de sa lance au-dessous du coeur. Aussitot les phalanges se heurtent, se me- lent comme deux fleuves rapides qui confondent leurs eaux. Le feu de la guerre se rallume sur tons les points. Le jeune Rourbskoi trouve sur le champ de bataille le corps de son frere expi^ant ; apres des efforts ex- traordinaires de valeur, il s'en empare et le fait porter dans sa tente; ce devoir rempli, ii revole aux com- bats ; Hydromir s'offre a sa fureur ; Hydromir , qui va succomber sous les coups de mille guerriers. Le jeune Russe leur ordonne de s'eloigner et reclame I'hon-* neur de combattre seul le terrible Sarrasin, Mirced et Ramire veillent a la defense des murs; leurs bras armes de flambeaux ont incendie la redoute mobile; le colosse s'ecroule avec fracas; plus rapides que la tempete, ils volent sur les remparts et brisent les echelles des Russes. Le Tzar, suivi d'Alei , parcourt CQmme un trait le (2i5) champ'des combats ; il est partout ou les soins du com- mandement Tappellent. Mikoulouskoi a force Brazine de se refugier dans la ville assiegee. Hydromir,blesse grievement, n'a trouve son salut que dans la fuite ; mais en le poursuivant, le jeune prince Kourbskoi a ete atteint d'une balle qui le met hors de combat ; les Razanites fuient , mais le feu de leur artillerie porte la mort dans les phalanges russes. Le Tzar veut epargner le sang de ses sujels; il donne le signal de la retraite, et toute I'armee, comme un vaste ocean, aTeflue vers les tentes. Pendant sept nuits consecutives , les Hordiens des forets voisines fondent sur le camp russe , et privent le soldat fatigue des douceurs du repos. Ivan convo- que ses boyards , et , au moyen d'une puissante diver- sion conseillee par Chilkoff , et executee par le prince de Twer, il parvient a aneantir ces barbares. Cependant les ouvrages du siege approchent de leur terme;un chemin souterrain est habilement pra- tique , il penetre sous les remparts de la cite , et va receler le salpetre meurtrier dans ses vastes profon- deurs. L'ingenieux Rosmouisle parvient a detourner de son cours la riviere qui porte a Kazan le tribut de ses eaux : ces prodiges d'un art inconnu des assieges repandent I'effroi chez ces barbares. Un malheiir af- freux ajoute encore a leur desespoir; les trois pala- dins , devores de jalousie , ont fait eclater leur fureur dans les ombres de la nuit. Hydromir a tue Brazine et Mirced. Ramire, apres avoir fait mourir le meur- ( ^'6) trier de son amant, s'est elle-meme percee d'un poi- gnard, pour ne point survivre a celui qu'elle aimoit. Edighere,abattu par la mort de ses vaillans defen- seurs, veut ouvrir au Tzar les portes de Kazan; mais I'heure du triomphe n'a point encore sonne pour les Russes. Le magicien Nigrine , pere de Ramire , vient relever le courage du monarque tatar ; il s'engage, par les plus horribles sermens, a lui amener, dans un bref delai , de puissans secours. Il soulevera les glaces et les frimas contre I'armee des Chretiens, et dt^chainera sur eux toutes les forces de I'enfer, qui est soumis a ses evocations. Le roi est rassure par ses promesses; Nigrine remonte sur son char , traine par des serpens ailes , qui Femportent dans les regions etherees, CHANT XIL « Daws les ant res caches sous les cimes blanchies du » Caucase, ou Thomme ne porta jamais ses temeraires » regards , ou des glaces eternelles se formant en voute » de cristal , emoussent les rayons du soleil , ou la » foudre est morte, ou le tonnerre est engourdi, s'e- » leve un palais diaphane qu'habitent les intemperies, »le froid, les sombres orages et les tourmentes; la » regne I'hiver, ce frere barbare des autres saisons; » couvert de cheveux blancs , il se montre plein de » rigueur; des vapeurs congelees forment son diade- » me; son trone offre Taspect d'une montagne de dia- » mans. La tons les elemens paroissent inanimes; I'air ( ^17 ) » n'ose se mouvoir ; le feu n'ose bruler, les ondes sont » captives et mueltes. »Du fond de cet horrible sejour, I'hiver etend sur » nous sa puissance ; il devore I'herbe des champs et :» les fleurs des vallons ; il aspire les sues vitaux qui » nourrissent les plantes. Sur ses ailes gelees il apporte » la froidure; il chasse le jour loin de nous, prolonge » la terreur des nuits et commande au soleil de detour- » ner ses regards ; les forets et les champs I'attendent » avec effroi ; il repand sur toute la nature I'^pouvante » et la mort. » Tralne par les serpens, Nigrine penetre dans Fem- pire de I'hiver; il conjure le dieu redoutable de de- ployer toute sa puissance en faveur des fideles maho- metans. « Quoique FAutomne , s'ecrie-t-il , regne en » ce moment sur le septentrion, dechaine, pour nous » servir , les neiges , les Aquilons et leurs ravages, je »Fen supplie, au nom des enfers ; prete-moi tes fri- » mas et tes noires tempetes. » Il dit, et I'Hiver , cet eternel ennemi des Russes, se rend aux voeux du magicien. Semblable a Ulysse emportant sur ses vais- seaux les vents enchaines, Nigrine regagne Kazan, entoure de son horrible cortege. «Deja, pareilles a ces monts qui recelent des feux » devorans, les cavites souterraines sont remplies de » salpetre , et la mort , cachee dans leurs sombres » entrailles , n'attend pour eclater qu'une etincelle ))brulante. « Nigrine , du haul des murs de Kazan , a lance sur ( 2i8 ) le camp russe les tourmentes et les glaces ; Tarmee voit avec effroi ce bouleversement de I'ordre immuable des saisous. Ici le poete prend le vol le plus hardi dans la description des fleaux de I'hiver. Plusieurs litterateurs pretendent que cette description egale les plus belles pages de Thompson. Le Tzar,subissant avec une fermete chretienne cette nouvelle epreuve du sort, invoque les conseils des ministres de la Religion. A leur voix, s'eleve dans les airs I'etendard ^sacre de la Foi ; un debris de la croix sur laquelle le fils de Dieu racheta le monde^ pare le sigoe de cette divine redemption. Les pretres entonnent des hymnes saintes , I'encens fume et les tempetes ont cesse ; les efforts de Nigrine deviennent impuissans, I'hiver est repousse dans ses antres te- nebreux. Le Tzar erivoie un Razanite captif au roi de la cite rebelle; il le fait sommer d'ouvrir les portes de la ville a ses phalanges victorieuses ; le prisonnier ne re« parott plus. L'aurore couvroit a peine les champs d'une teinte vermeille , lorsqae le monarque vit tomber a ses pieds une fleche qu'avoit lancee Kazan. Cette fleche portoit un ecrit ou se trouvoient ces mots : « De meme que le »bois de ce dard ne poussera jamais de rejetons, de » meme la Horde ne cedera jamais son empire a » Moscou. » Get ecrit devient pour la ville impie un arret de destruction ; le Tzar donne ses ordres , et I'armee s'a- vance; tout a coup des chants divins remplissent les ( 219 ) airs; les miiiistres de la Foi repandent sur les batail- lonsTbnde sacree ; Ivan invoque TEternel. Semblables a des rochers qui s'elevent au-dessus de I'abime, les valeureux boyards apparoissent a la tele de leurs legions. Deja Rosmouisle , arme d'un flarabeau , s'est enfonce sous les entrailles de la terre ; la foudre dans ses mains est pres d'eclater; il n'attend qu'un geste, un mot ; tout est silencieux sur les remparts et dans la plaine. A peine le pretre a-t-il prononce ces augustes paroles : « Le monde n'aura plus qu'un seul pasteur » et qu'un meme troupeau, les chaines de I'enfer se » sont brisees. » » Aussitot un epouvantable tonnerre s'est fait en- »tendre, la terre a tressailli; elle s'agite , s'elance , » epaissit I'atmosphere; on diroit que le Createur va » replonger Funivers dans le chaos. Les voutes souler- »raines se sont rompues, des flammes jaillissent au » sein d'une epaisse fumee ; au milieu d'un jour pur et » serein le soleil s'est voile. Les traditions antiques et » sacrees nous apprennent qu'au son des trompettes » eclatantes les murs de Jericho se renverserent;ainsi » tombent les remparts des Razanites. La foudre, en 3) ouvrant une breche a travers les murailles em- » brasees , epouvante a la fois les vainqueurs et les ^> vaincus. " Cependanl, des tourbillons de poussiere et de ^, » fumee cachoient les mouvemens des Russes;Rourbs- » koi, suivi de ses legions, se precipite dans la bieche; » a travers les flammes elles portent des flammes nou- ( 220 ) jjvelles, a travers les foudres des foudres nouveaux » D'un autre cote , Alei s'elance au sommet des bas- » tions ; des echelles sont appliquees sur les tours de » Kazan; il monte, il meprise les feux, les resines » bouiilantes;d'une main il s'attache aux crenaux, de » I'autre il frappe. disperse les ennemis; son intrepidite »repand I'effroi parmi les Hordiens, les bataillons » se pressent sur ses traces , et deja Kazan voit flot- » ter sur la cime de ses tours le drapeau des chre- -)} tiens. M Edighere epouvante, s'est refugie dans son palais, ou il s'entoure de femmes tremblantes et de courtisans timides. Deja la victoire seroit complete , si le vil appas du gain n'enlevoit aux deux heros , qui les premiers pe- netrerent dans la place , la plus grand e partie de leurs soldats ; les Hordiens, a demi-vaincus , mais profitant de cette defection, reprennent leurs rangs, et le com- bat se rallume avec une nouvelle fureur; Kourbskoi et Alei vont succomber sous la multitude de barbares qui accablent le petit nombre de guerriers fideles au devoir et a I'honneur; lorsque , semblable a I'astre du jour, le Tzar apparoit sur lesmurs de Kazan, a la tete de la reserve. Aussitot il attaque le palais d'Edighere, les Russes franchissent avec courage les fosses qui I'entourent ; le valeureux Alei va triompher encore, quand le roi de Kazan use d'un dernier artifice pour retarder sa mine ; il couvre ses esclaves de velemens tissus d'or , il les pare de pierres precieuses et de perles, et leur comraande de marcher vers les portes du palais; ( 221 ) il veut que leurs larmes et leurs caresses desarment la fureur du soldat. Cette legion d'enchanteresses descend guidee par un favori du monarque ; a leur aspect la pitie penetre dans le coeur des guerriers; les armes tombent de leurs mains ; mais Mstislaff et Alei se precipitent dans le palais et reprochent aux soldats leur honteuse foi- blesse. Dans ce moment le Tzar s'elance , il s'ecrie : ccQu'on sauve le roi;»Edighere, en entendant ce cri sorti d'un coeur magnanime, se jette aux pieds du mo- narque : « Ne cherche plus le roi de Kazan , lui dit-il » en versant des larmes; sois desormais mon souverain, » et que ton Dieu devienne mon Dieu. » Aussitot les trompettes font retentir les airs de la victoire; tons les boyards entourent Ivan ; les foudres de la guerre sont muets. Des cantiques pieux succe- dent a leurs eclats. Les ordres sacres de I'Etat mar- chent suivis des legions victorieuses. Un autel s'eleve au milieu de la fumee des parfums ; le pontife tombe a genoux , deVant le tabernacle saint et mysterieux ; il leve ses mains et ses regards vers les cieux ; il annonce la Divinite descendue sur Tautel. Le monarque et ses innombrables guerriers inclinent vers la terre leurs fronts respectueux, a I'aspect de la religionrtriom— phante. Condamne a la secheresse d'une froide abre- viation , j'ai du negliger une foule d'incidens qui concourent a Tinteret dupoeme; quant aux beau- ( 111 ) tes de detail dont cet ouvrage abonde, j'etois place dans Talternative de les omettre ou de les voir se fletrir sous le pinceau de I'analyse. Ce travail , peu difficile en lui-meme , a quelque chose de penible et d'amer pour une imagination tant soit peu poe- tique; cest une sorte de mutilation litteraire qui lui repugne, une hesitation continuelle entre Finconvenient de dire trop et la crainte de ne pas dire assez. Plus je m'attachois a la lecture de la Rossiade, et plus je regrettois que M. le gene- ral Bazaine n'ait pas cru devoir pubiier encore son elegante et iidele traduction. Je ne me livrerai point a un examen critique de ce poeme ; je ne pourrois peut-etre le faire avec impartialite , car Fextreme tendresse du traducteur pour son modele m'a aussi un peu gagne : je me borne done a un petit nombre d' observations , que j'ai recueillies de quelques litterateurs russes ou etrangers, dont le jugement est plus stir que le mien. On reproche generalement a Kheraskoff d'a- voir abuse du merveilleux et trop multiplie les fictions ; on desireroit qu'il cut fait jouer plus habilement le ressort de Famour, qui donne un si grand charme aux imaginations epiques. II semble que le contraste dun sentiment pur et chaste , avec les passions tres-vives de Fasiatique Sumbeka, devoit jeter sur le poeme une couleur (223 ) d'interet , une teinte melancolique dont Fauteur s'est malheureusement prive. L'observation que je me permettrai, d'apres mon propre jugement, c est que le poete ne nous interesse pas suffisamment a ses personnages, faute de nous les faire connoitre par des cir- constances independantes de leurs hauts faits d'armes. La bravoure attache sans doute le lecteur; mais, si le poete veut qu'on se passionne pour ses heros, il faut qu'il nous parle de leur origine, de leurs families , de leurs avantages exterieurs, de leurs actions antecedentes , de leurs vertus et meme de leurs foiblesses ; il faut qu'il les sou- mette quelquefois a d'autres epreuves que celles des combats ; et qu'en nous les faisant envisager sous plusieurs aspects , il repande plus de variete dans les impressions que ces personnages pro- duisent sur nous. Tel est le grand art du Tasse : comment ne pas s'interesser vivement a Renaud, Tancrede, Glorinde,Herminie, etc. ? Ces remar- ques ne s'appliquent point au caractere du Tzar, qui me paroit largement dessine. D'ailleurs, ou sont les creations du genie, que ne deparent point quelques imperfections ? Celles qu'on pent reprocher a la Rossiade , se compensent par des beautes de premier ordre , surtout dans la partie descriptive et I'eloquence oratoire ou Kheraskoff ( 224) excelle. Les discours du Tzar, d'Adacheff, dir cenobite, sont forts d'expression et de sentiment; les descriptions de Thiver et des fleaux dun ete briilant; la fiction des tombes des rois de la Horde ; les portraits de I'Atheisme et de la Dis- corde ; tons ces morceaux sont ecrits avec le pin- ceau des grands maitres. ( 225 ) M. KRILOFF, M. Kriloff , Fun des conservateurs de la Bi- bliotheque imperiale, conseiller de cour, che- valier, membre de rAcademie russe, et de plu- sieurs societes litteraires, naquit a Moscou, le 2 feVrier 1768, et fut eleve a Twer, oil ses parens s'etoient retires. En i ySS , il vint a Saint-Peters- bourg , et fut attache a divers tribunaiix. En 1802 , M. Kriloff fut nomme secretaire du gou- vernement militaire de Riga , et , en 1 8 1 1 , il en- tra a la Bibliotheque imperiale , oil il est encore aujourd'hui. Les talens poetiques de cet ecrivain s'annon- cerent par la Diseuse de bonne aventure , opera qu'il composa a Fage de seize ans. Les Espiegles , comedie en cinq actes et en prose ; VAuteur dans Vantichanibre , le Magasin de modes , la Faniille einporteey Elie le paladin, etXsi Lee on aux jeunes filles^ comedie en un acte et en prose ^ forment i5 ( 326 ) le repertoire des oeuvres dramatiques de M. Kri- loff. Mais c'est surtout par ses fables que cet ecri- vain s'est acquis^ en Russie, une grande cele- brite. Leur principal merite consiste dans I'ori- ginalite des pensees , le charme inexprimable du naturel; dans cette flexibilite de style, qui se prete aux heureuses negligences de la fable, et unit I'elegance a la siniplicite. Couvert du manteau de I'apologue, et, pour ainsi dire, retranche dans une poesie familiere et naive, qui eftleure sans dechirer, et avertit sans offenser , le poete russe attaque hardiment les moeurs et les ridicules du siecle ; mais ses fle- ches ne sont point acerees comme celles du sati- rique. Le fabuliste s'adresse aux masses dans ses innocentes allusions ; I'individu qui se reconnoit au miroir, n'etant point saisi corps a corps, par- donne a la fable qui le fait rire , et a Fauteur qui ne le visoit point en decochant son trait. M. Kri- loff transporte rarement ses personnages hors de la Pcussie ; il reste sur son terrein, craignant de perdie, en le quittant, cette precieuse originalite', tiile de Fimsgination , et dont la nature est si avare. Enjoue, spirituel, il emprunte hardiment au peuple des exprejssions communes, mais pi- quantes^ qu'il releve par le tour poetique, et tou- Jours vn evitant I'ecueil de la trivialite. Rapide ( ^27 ) dans ses transitions, il s'eleve avec son sujet, s'abaisse avec lui, le revet de toutes les formes, le monte a tons les tons. Habile a faire vibrer les cordes de Tharmonie imitative, si puissante dans la langue russe , il module avec le rossignol , crie avec I'aigle, gronde avec les vagueS;, et conserve a la nature la verite de ses accens, aussi bien que celle de ses caracteres. Le mot de Buffon , le style est tout Vhoimne ^ rencontre une heureuse application dans M. Kri- loff; modeste et simple, il ne se laisse point eni- vrer par les fumees de la gloire poetique. On voit qu'il a fait lui-meme son profit de la morale qu'il preche dans ses ouvrages ; ce qu'on ne pent pas dire , a beaucoup pres , de tous les ecrivains qui recommandent la moderation dans le succes. s'il arrive qu'en societe , on recite devant lui une de ses fables , que presque tous les amateurs des Lettres savent par coeur, sa physionomie reste immobile, et jamais un etranger ne soupcon- neroit que I'auteur est present. Un jour, chez madame N***;, femme tres-spi- rituelle , une jeune demoiselle declamoit la fable du Rossignol et de I'Ane , qui offre de beaux effets de cette harmonic imitative dont nous parlions tout a Fheure; chacun se recrioit sur les charmes du style. Tout a coup madame N***" oubliant que M. Kriloff etoit I'auteur de cette ( 22B fable , s'ecrie vivement : (c Mais voyez done cet » etre insensible et froid , il ne sent aucune des » beautes que nous admirons tous. » Beaucoup de gens qui ont la fureur des pa- ralleles, sefforcent de chercher des termes de comparaison , quand ils parlent des fables de M. Kriloff ; il semble qu'au moins Foriginalite du talent devroit trouver grace devant cette manie- Ce poete ne doit qu a lui-meme ces heureuses conceptions; il est lui, toujours lui : voila son plus beau titre de gloire. ( 229 ) LE PAYSAN ET LE RENARD "FABLE. Revetn^at^t du marche voisin, Un Paysan trouve sur son chemin Maitre Renard, et lui dit : « Mon compere, » De grace , apprends-moi quel demon » Te fait escamoier les poules du canton ? » Cela denote un mechant caractere. );Or, ecoute-moi, mon garcon : )) Nous sommes ici tete a tete ; » Yeux-tu savoir la verite ? » Ce beau metier que tu fais en cachette jjN'a pas un briu d'honnetetc (i); » Je ne te dirai point qu'il est reprehensible, »Tu le sais trop, fripon; mais ta voracite »Peut te mener a mal... Ta perte est infaillible ; » Tot ou tard, dans mon poulailler, ))Tu laisseras ta peau; je t'avertis d'avance; » Toutes les poules du quartier » Valent-elles pareille chance ?» Le Renard, beau parleur, lui repond eti c^s mots « Compere , helas ! dans cette vie , ( 23o ) »0n est sujet a bien des maux ! » Je SLiis enclin a la melancolie ; »L'appetit ne va pas, un rien me rassasie; » Et, depuis quelque temps surtout, » J'ai pris dans mes repas la volaille en degout... »SitLi savois combien jVi Tame honnete : »Au fond, je suis tres-bonne bete ; ijMais, que faire? Tai des enfans; » lis sont gloutons ; ma femme est exigeante ; »Faut-il bien que je les contente: » On ne vit pas de I'air du temps.- »D'aiIleurs, ami, plus j'examine »Ce monde, ou je voudrois pratiquer la vertu, » Plus je demeure convaincu » Que bien d'autres que moi s'engraissent de rapine. w Pour les renards Fexemple est seduisant ; »Le vol me fait horreur, mais je suis le torrent. » — « Si , dans cet aveu qui me touche , » Dit le Rustre a notre vaurien, »La verite sort de ta bouche, » Je veux te ramener au bien. » Des aujourd'hui, renonce au crime ; :«E.entre, ami, dans le bon chemin; )i Loyalement gagne ton pain , El je te rendrai mon estime. J'y mets un prix ; consens a garantir » Mon poulailler de la dent meurtriere » De tes pareils qui viennent I'assaillir : » En renard consomme remplis ce ministere ; , (.31 ) »Sers-moi bien, je suis genereux: » A la ferme on fait bonne chere ;, >j Les diners y sont copieux ; »Enfin, tu seras, je me flatte (2), 3) Chez moi , corame un vrai coq en pate. » Le marche de suite est conclu. Notre Renard se met en sentinel le. Le voila dans la citadelle, De biens abondamment pourvu : Chaque jour etoit jour de fete; Et, grace a de nombreux repas, Le garde devint gros et gras, Mais ne devint pas plus honnete. Les morceaux non voles ne le contentoient pas. En peu de temps, dame nature Reprit ses droits, lui reprit son metier, Et choisit une nuit obscure Pour egorger le poulailler. Un homme delicat , ami de la droiture , Jusque dans I'infortune, a I'horreur du larcin. Mais, supposons qu'un aigre-fin Recoive un tonneau d'or pour braver la mi sere , Changera-t-il de caractere ? II deroboit hier, il volera demain. ( 232 ) NOTES, (i) « N'a pas un brin d'honnetete. » Dans le texte, il y a : « N^a pas uri chei^eu d^honneUte , sans que cette expression soit triviale. (2) « Enfin , tu seras , je me flatte , » Chez moi , comme un vrai coq en pate. )) Pour traduire litteralement, les deux vers ci-dessus , il eiit, fallu les rendre par ceux qui suivent : « Et tu seras, dans ma demeure,- » Covavae fiomage dans du heurre. » Mais cette expression proverbiale du pays ne seroit point comprise ailleurs. Les vers que j'ai substitues presentent un sens equivalent. On arassemble tons les proverbes de la nation russe, dans un recueil formant un volume in-8°. En voici quelques-uns cboisis au hasard : L'estomac est semblable au mechant : il oublie le bien qu'on lui fait. On recoit I'homme pour son habit; on le reconduit pour son espritv La pauvrete derobe , et le besoin ment. ( 233 ) Le kopek conserve le rouble [a). Ne prenez jamais les plaisans, ni en amitie, ni en con- fiance. La fleche qui blesse autrui, perce un tronc de bois ; celle qui nous atteint , nous perce le coeur. II y a cles gens qui. en se jetant a vos pieds, vous mordent les talons. La perte et le gain voyagent dans le meme traineau. Le diseur de nouvelles est comme le batelier dont on ne se soucie plus, des qu'on a passe la riviere. Tout ce qu'il y a au four , jetez-le sur la table. Ce dernier proverbe caracterise Ihospitalite du peuple russe. [a) Monnoie de cuivre qui repond actuelleraent au centime de France. II faut cent kopeks pour faire un rouble. ( ^34) L'ORACLE, Dans un temple erige , je ne sais en quel lieu , On accouroit pour adorer un dieu , Dieu de bois , niais de bonne mine , Subtil, adroit, done d'un sens exquis, Parlant tres-juste, et donnant des avis Qui conjuroient la guerre et la famine. Aussi d'or et d'argent , de perles , de rubis On vous le chamarroit; comble de sacrifices, De Ceres, de Pomone il avoit les premices. Pour riionorer, les bonnes gens Nuit et jour I'elouffoient d'encens. Prenoit-il la parole , on crioit au miracle ; Partout on pronoit ses lecons; Les esprits forts des environs N'osoient meme tout haut , mal parler de I'Oracle. Un accident vint tout gater; L'idole un jour se mit a radoter. Plus de raison, ni d'eloquence; Le dieu , par son extravagance , Decourageoit les plus devots; ( 235 ) Le dieu mentoit a tout propos. Ce changement afflige I'audience : On se demande avec etonnement, Ce qu'il a fait de sa science Et de son esprit clairvoyant. Bientot il n'est plus a la mode; Ses conseils ne sont plus suivis; Chacun deserte la pagode Et I'herbe croit dans le parvis. Voulez-vous savoir le mystere ? Dans cette idole creuse un pretre se cachoit ; La , trompant avec art le credule vulgaire , A tons les consultans le matois repondoit; Tant que vecut ce pretre habile Le dieu de bois fat venere, Mais des qu'un sot y fut entre , Le dieu devint un imbecile. Certain savant m'a raconte Que dans la haute antiquite , (Et, sur ce point, nous valons bien nos peres) Des magistrats fort ignorans Passerent pour d'ha^iies gens, Tant qu'ils eurent chez{ eux d'habiles secretaires. ( 236 ■) LES OIES. Arme d'un long baton , entoure de courroies , Vers le marche voisin Jwan {a) menoit ses oies ; A dire vrai , notre manant Pressoit leur marche assez impoliment; II comptoit sur ses doigts le gain qu'il alloit faire ; Car I'interet , ce tyran de la terre , Est la source de tons les maux : L'homme en patit comme les animaux ; Aussi le paysan me paroit excusable. Quel est son tort? — D'aimer un peu I'argent : Nous Faimons tons ; le troupeau lamentable , Envers son maitre etoit moins indulgent. Or, celte lourde volatile, Sur le chemin trouvant un voyageur , Accuse en nasillant , et d'un ton plein d'aigreur, La conduite tres-incivile De son rustique gouverneur. Toutes de s'ecrier : « Quelle est notre misere ! » Est-il des animaux plus a plaindre que nous ? » Ce villageois nous abime de coups , » Nous traite comme gens d'origine vulgaire. [a) Jwan veut dire Jean. (237) » Nigaucl, dont les stupides yeux » N'ont jamais lii qiiatre pages d'histoire ! » Sait-il que, couvertes de gloire, » Nous descendons de ces oiseaux fameux, » Que dans TUnivers on renomme , » Et dont les cris ont sauve Rome » Du joug d'un peuple belliqueux? » Par des fetes dans tout I'empire, J) Ne celebra-t-on pas ces cris liberateurs! — • » Et pourquoi , repliqua le sire , »Voulez-vous aujourd'hui partager ces honneurs?- » Mais nos aieux? — Le motif est frivole; » Quel service a I'Etat avez-vous done rendu ? — » Nos ancetres ont defendu » Les murs sacres du Capitole. — a Je le sais, je I'ai lu ; mais vous, qu'avez-vous fait? - » Nous ! rien. — C'est peu pour aulant de caquet. » Groyez-moi , renoncez a votre gloriole ; » Suivez votre chemin , et, sans autres propos, » Laissez vos aieux en repos. JO A juste titre on les honore ; » Les Romains doivent les cherir ; » Mais vous, n'ayant rien fait encore, )) Vous n'etes bonnes qua rotir. » De quelques gens ne troublous point les joies En donnant a ma fable un sens malicieux : Je me tais ; il est dangereux D'agacer mesdames les oies. ( 238 ) LE RENARD ET LA FOUINE. Eh ! pourquoi tant de hate ? Ou vas-tu done , cousine Sans regarder derriere toi ? Ne peux-tu t'arreter un instant avee moi? G'est ainsi qu'un Renard, d'une voix pateline^ Interrogeoil sa parente la Fouine. — Mon ami, e'en est fait, je quitte le pays, Dit la cousine; ici. Ton me tourmente, Et j 'ignore pour quels delits. Tu sais qu'habile gouvernante , Un poulailler a mes soins fut commis ? Helas ! malheur aux gens qui sont dans les affaires 1 J'y perdois I'appetit , la sante , le repos ; J'y consacrois des nuits entieres , Et le jour suffisoit a peine a mes travaux. Le croirois-tu? Souvent a table, Je ne pouvois achever le morceau. Dans mon service enfin, j'etois infatigable^ Pour prix d'un devoument si beau. Tout a coup je tombe en disgrace ; Loin de m'avancer, on me chasse. Je m'en rapporte a toi, prononce franchemenl: D'un mefait me crois-tu capable ? Et ne sais-iu pas , cher parent, (239) Qu'en fait d'honneur, je suis irreprochable ? Notre Renarcl reprit d'un ton dolent : Je deplore tes amertumes ; J'aiirois grand tort d'accuser ta vertu: Mais quelquefois , n'ai-je point vu Ton museau tout convert de plumes ? Souvent dans le monde je voi Teltartuffe d'honneur qui, pechant en eau trouble, Veut me persuader qu'en son modique emploi , 11 met du sien, mange son dernier rouble. Toute la ville sait fort bien Que son epouse et lui n'ont rien... Pourtant on s'arrondit; on achete une terre; Une maison s'eleve; et si quelque taquin Veut eplucher notre compere, II y perd son savoir , car le bonhomme est fin. Les chiffres, avec art se rangeant sous sa main, Prouvent la probite du sire : On ne pent I'entamer ; mais son palais nouveau A tons les passans prete a rire, Et chacun est tente de dire Qu'il a des plumes au museau. ( 24o ) ANCIENNE CHANSON RUSSE, Un jeune cygne, eclat ant de blancheup, Sortant des flots, secouoit son plumage, Et s'ecrioit avec douleur : ccFaut-il dej^ quitter ce doux rivage ! ); Bientot la glace envahira les eaux ; » Je ne cacherai plus ma tete dans les flots : » Bientot ces verds gazons seront couverts de neige. »Dans le lointain deja, j'entends gronder I'hiver; » II s'avance , entoure de son bruyant cortege. )) Bien malgre moi je vais quitter la mer : » Et , franchissant les roches sourcilleuses , »Bien malgre moi, des regions de Fair, » J'affronterai les plaines orageuses. » Ainsi , la jeune Machinka, Seulette, se baignoit dans les eaux du Volga. C'etoit tout pres de son village. Machinka , de retour du bain , Devant la glace, avec un linge fin, Essuyoit son joli visage; Puis, a son teint eblouissant Mariant avec art le rouge et la ceruse, La fiUette , par cette ruse , Veut paroitre plus belle aux yeux de son amant. ( 24l ) Pourtant son ame s'inquiete; Et , du doux hymen qui s'apprete Elle fait son bonheur, elle fait son tourment. « Helas ! dit-elle , pauvre fille ! » Tu vas done quitter ta famille ? » Ton epoux va venir : la troupe des chanteurs » Deja fait entendre les choeurs. »Bien malgre moi je quitterai mon pere; »Bien malgre moi, les yeux baignes de pleurs, » Je m'eloignerai de ma mere. » Les quatre chansons russes qui font partie de ce Recueil, sont tres-anciennes, et n ont ete con- servees que par tradition ; celle-ci nous apprend que dans les chants du pays , vers les temps re- cules, les oiseaux aquatiques, tels que le cygne et le canard sauvage , faisoient allusion aux jeunes filles fiancees; dans d'autres chansons le poete fait parler un oiseau de proie , qui devient Fem- bleme du jeune epoux, comme dans les chants nuptiaux des Grecs. Ces chants s'appellent en russe Svadebnaia-Pessnia. Machinka est un diminutif , et veut dire Ma- riette. i6 ( 242 ) s L'ELlfePHANT ET LE PETIT CHIEN, FABLE. Dans tous les quartiers de la ville On promenoit un Elephant ; Ce geant des deserts, civilise, docile, D'un cercle de badauds faisoit Tamusement. Un petit Chien , d'assez maigre apparence , Et dans les environs connu pour un taquin, Avec rapidite s'elance Et fond sur I'Elephant comme un vrai paladin. Per cant les airs de sa voix grele, Allant et revenant , notre Pygmee hargneux Sembloit vouloir se prendre de querelle Avec Fanimal monstrueux. « Ami , de grace , a quoi bon ce tapag« ? » Lui dit certain roquet; crois-moi, Nos confreres du voisinage , Avec raisou se moqueront de toi; Te voila deja hors d'haleinel Es-tu fou d'aboypr, de faire le mechant ? Ne vois-tu pas que le geant Sans prendre garde a toi gravement se promene ? ( 243 ) Eh ! justement, repond avec hauteur Le petit Chien, c'est ce qui m'encourage; Sans Kvrer de combat, je veux qu'a ma valeur Tous nos voisins rendent hommage; Je veux passer pour im hardi bretteur. Ici-bas , mon ami, la jactance en impose; Chacun dira de moi, ce Chien n'est pas tres-grand; Mais il doit etre fort, puisque, sans crainte, il ose Tapper apres un Elephant. ANCIENNE CHANSON RUSSE, Dans la vaste prairie, ou croit Fherbe soyeuse, Au milieu de ces gazons frais Que baigne un clair ruisseau couronne de bluets , Un rien m'amuse , et tout me rend heureuse. Je fais paitre un jeune cheval Qui tralnera bientot le kibik (^d) de mon pere, Je donne tout mon temps a ce doux animal; De mes mains je le pause, et soigne sa criniere. " Mon pere , si je mets du zele a vous servir , (a) Charriot a qnatre roues non suspendu. i6.. ( 244 ) Ayez pitie de mon jeune age; Ne me donnez point en partage Un vieux mari dont j'aurois a souffrir. Mon coeiir ne sauroit le cherir ; Je maudirois mon esclavage ; Mais, mon pere, un trop jeune epoux Ne me plairoit pas davantage; Plutot que de tomber dans les mains d'un volage, J'aime mieux rester avec vous. Enfin, cherchez dans nos campagnes Un mari qui me fasse honneur ; Et puissent bienlot mes compagnes Porter en vie a mon bonheur! L'AIGLE ET L'ARAIGNEE FABLE. L'AiGLE, dominateur des airs, Uu mont Caucase, un jour, franchit la cime altiere; Et la, du haut d'un cedre centenaire, 11 crut de ses regards embrasser I'univers. A ses pieds il voyoit , errantes , sinueuses , ( 345 ) Les rivieres rouler leurs eaux silencieuses Dans rimmensile des deserts. Ici, vetu de fleurs, eclatant de verdure, Le printemps etaloit sa riante parure , Les oiseaux de leurs chants saluoient le vallon. La , de la mer Hircanienne Se derouloit Fhumide plaine, Dont les flots orageux noircissoient I'horizon. « Gloire a toi^ Jupiter! ta sagesse profonde, S'ecrioit I'Aigle avec transport , Se signala quand tu reglas mon sort ; Lorsque, sur ces rochers qui couronnent le monde, Je dirigeai mon vol ambitieux! A nul autre jamais donnas-tu cette audace? Quel etre , ainsi que moi , pres du palais des Dieux , Pourroit fixer I'astre brillant des cieux ? Je suis roi dans les airs , mon empire est I'espace ! » — Te croyant seul ici, tu fais le fanfaron, Dit a notre Aigle une Araignee, Sur le meme rameau , pres de lui cantonnee ; Suis-je au-dessous de toi? regarde, compagnon. En effet , sur le haut de la branche mobile , L'Aigle apercoit I'insecte diligent. Qui, de ses fils presses, formoit artistement Le tissu qui lui sert d'asile. — Et toi, qui t'a conduite aux regions de Fair? Lui demanda I'oiseau de Jupiter ; S'elancer jusqu'ici n'est pas chose facile , Et le vautour a peine y pourroit parvenir. Mais toi, foible, chetive, et d'ailes depourvue , ( 246 ) Sur ce sommet comment es-tu venue? Je devine; en rampant tu I'auras pu gravir. — Non, plus commodement j'ai fait ce grand voyage. — Par quel moyen? J'admire ton courage ! — Tu veux savoir comment ? en m'accrochant a toi ; Seule il me faut trois jours pour faire un quart de lieue; A ton insu j'ai grimpe sur ta queue; J'ai voulu voyager a la suite d'un roi : Dieu merci ! je suis satisfaite, Et desormais , dans ma retraite , Sans ton secours je puis me maintenir. Gesse done de t'enorgueillir. Cesse, crois-moi Tout a coup la tempete S'eleve avec furie, et, jusqu'au pied dumont, Roule I'insecte rodomont. Je pourrois comparer I'Araignee impudente Qui , du Caucase affrontoit la hauteur , A ces gens d'humeur intrigante Qui, sans esprit, sans talent, sans honneur, Par les basques tenant I'habit d'un grand seigneur, Se glissent , sans qu'on les presente , Dans le temple de la Faveur. Admis , ils font grand etalage ; D'Arachne tiennent le Ian gage; Ils sont altiers , presomptueux. Mais , a la cour, si quelque orage Par basard eclate sur eux , A.U pied du mont la meme destinee Les precipite ainsi que I'Araignee. ( ^47 ) LA COLOMBE ET LA FEMELLE DU COUCOU, FA.BLE. Du Coiicou I'epouse volage, Sur la branche d'uii saiile exhaloit ses douleurs : Accourant du prochain bocage, La Colombe lui dil : « Quoi ! tu repands des pleurs ? Dis-moi tes peines, ma commere; Regrettes-tu la saison printanniere Qui nous ramene les amours ? Le veuvage, source de larmes , Dans le deuil plonge-t-il tes jours ? Quelque chasseur cause- t-il tes alarmes ? » — Helas, reprit Foiseau, des chagrins plus cuisans Me font detester la lumiere ! Au retour des zephirs, j'aimai, je devins mere : Croirois-tu bien que mes enfans Ne veulent plus me reconnoitre? Que ces ingrats, a qui j'ai donne Tetre, Se refusent, ma soeur, a mes embrassemens ? Aussi ne puis je voir sans chagrin , sans envie, Autour d'une mere cherie , Ces cannetons, cote a cote nageant; Et ces petits a la poule fideles, La suivre avec amour ^ se grouper sous ses ailes: ( ^48 ) Ce tableau dechire mon coeur , Moi, je suis seule; on me delaisse ; Pas une preuve de tendresse Ne me distrait dans ma douleur. - — Ma commere, je la partage : Mais, a te parler vrai , de ta maternite Personne dans le voisinage Jusqu'a present ne s'est doute Ou fut construit ton nid, quel arbre I'a porte : S'il m'en souvient, alors tu voltigeois sans cesse; La pie et le moineau glosoient sur ta paresse ; Chacun rioit de ta frivolite. - — Qui ? moi ! passer les beaux jours de ma vie Au fond d'un nid, sans me bouger ! Non vraiment , ce seroit folie ; J'ai depose mes oeufs dans un nid etranger. — Si telle est ton humeur, que peux-tu doncattendre De tes enfans? dit I'oiseau de Venus : ' A leur amour tu ne saurois pretendre. Tes regrets ne me touchentplus. A vous cette lecon s'adresse, Parens legers, insoucians , Qui, par caprice ou par foiblesse, Ades coeurs etrangers confiez vos enfans. Si vous negiigez leur jeunesse, Si vous ne guidez point leurs penchans et leurs gouts; Dans les maux de la vie, au sein de la vieillesse, Vous abandonnent-ils, n'en aecusez que vous. ( 249 ) ANCIENNE CHANSON RUSSE, ViEBGE sensible autant que belle, Je t'aimois et ramour couronnoit tous mes voeux , En cessant de t'aimer, j'ai cesse d'etre heureux; Le mepris te vengea de ce coeur infidelle , Le sort te venge aussi , mes tourmens sont affreux : Guerrier , quelle etoit ta chimere? Ignorois-tu que le bonheur N'a que I'eclat d'une rose ephemere ; Qu'il ne dure qu'un jour, aussi bien que la fleur...? Ton ame, helas, trop abusee, Ne savoit done pas que I'amour Ressemble a la douce rosee , Qui seche aux premiers feux du jour ? Le plaisir, comme un meteore, Brille un instant et s'evapore : II est pareil a ce duvet leger Que le Zephir fait voltiger; Mais la peine, bien plus constante, Comme un plomb reste au fond du coeur Accable sous le poids de sa chaine pesante. Dans Fepaisseur desbois,je trainemon malheur; La nature inhospitaliere ( 25o ) N'a point d'abri pour ma douleur. Helas, il me reste une mere ! Je I'aime, et je la fuis; quel etre sur la terre Pourroit me rendre le bonheur ? Je joins a mes propres traductions celles de trois fables de M. Kriloff , que leurs auteurs ont bien voulu m'autoriser a comprendre dans YAn- thologie. II est fort douteux que j'eusse reussi a faire aussi bien; et le lecteur me saura gre de cette addition^ qui servira a lui faire mieux connoitre le talent original du fabuliste russe. L'AUTEUR ET LE VOLEUR , FABLE TRA.DUITE PAR M. LE COMTE DE *** , AUTEUR DU VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE. Aux enfers un celebre Auteur Arrivoit avec un Voleur ; La gloire du premier avoit rempli le monde, Et roil vantoit partout sa science profonde : ( 25i ) Mais il avoit cache dans ses livres fameux D'un venin corrupteur le charme insidieux. Sous les dehors legers de la plaisanterie , Attaquant de sang-froid la morale et les moeurs , Son talent trop vante prepara les malheurs Qui devoient apres lui desoler la patrie. Son compagnon , le long du grand chemin , Auroit peut-etre aussi merite quelque gloire, Si du bourreau le lacet inhumain N'avoit trop brusquement termine son histoire. Le couple voyageur a peine est presente Par les Parques inexorables , Que son destin est arrete ; Un regard de Minos a juge les coupables. A son terrible tribunal , Sans rien dire, on connoit et le bien et le mal; Et chaque criminel voit dans sa conscience Son proces tout ecrit ainsi que sa sentence; De la sont a jamais bannis les avocats Et les discours et les debats. Au bout de deux chaines pesantes Qu'elle accroche aux voutes briilantes , Megere a bientot suspendu Deux grands chaudrons de fer fondu, Qu'a I'ordre de Minos , de leurs mains parricides Remplissent d'eau les Danaides, ( aSa ) Les nouveaux venus , stupefaits, Se regardent, et font une laide grimace , En voyant ces tristes apprets: lis grimpent cependant , et vont prendre leur place. Sous le Voleur on allume aussitot Un grand tas de bois sec de deux toises de haut , Enduit de souffre et de bitume; Deja le bucher fume; II petille et la flamme entoure le chaudron , Au grand deplaisir du larron , Qui se repent d'avoir furete sur la route : Le tourbillon de feu monte jusqu'a la voute. Notre ecrivain etoit mieux partage ; Un petit feu prudemment menage Rechauffoit doucement le sire, Qui voyoit sans pitie son camarade cuire. Mais quelque temps apres I'eau commence a fremir, Et le philosophe a gemir. L'impitoyable Tisiphone Ajoute un peu de bois. Voila Feau qui bouillonne. Le fond du pot devient brulant. L'Auteur souleve un pied, puis Faulre; aumeme instant, Vaincu par la douleur extreme ^ Veut-il se plaindre, a chaque mot La furie ajoute un fagot; Tant qu'a la fin il s'emporte , il blaspheme , Et voit d'un oeil plein de fureur Le feu depuis long-temps eteint sous le Voleur. ( 253 ) Eh qiioi! je subirai cet horrible suppUce! Dit-il : je brulerai pendant Feternite , Tandis que ce fripon prend un bain de sante 1 Des dieux (puisqii'il en est) ou done est la justice? Ainsi le Giel est gourmande Par le philosophe echaude. Lorsqu'Alecton , pour venger cette injure, Sort tout a coup de I'abime profond; Mille serpens composent de son front L'epouvantable chevelure. Elle parle, et I'Auteur, muet a son aspect, Eeconnoissant sa Muse, ecoute avec respect: « Miserable, oses-tu blamer la Providence, Dont la juste vengeance Pour tes crimes passes, te punit aujourd'hui ? Ceux de cet assassin ont iini comme lui, Lorsqu'il a termine sa vie. Mais le nombre des tiens croit el se multiplie Avec tes coupables ecrits, Qui vont , de siecle en siecle , egarer les esprits. Tes OS depuis long-temps sont reduits en poussiere, Et le soleil jamais ne rouvre sa carriere Sans eclairer encor mille crimes nouveaux ; Fruits tardifs, mais constans, de tes affreux travaux. A tes contemporains trop dangereux exemple, Le fauteur tour a tour, et Fennemi des dieux; On te vit au theatre etre religieux , Et profanateur dans le temple; ( 2^4 ) Tu remplis rUnivers clu germe des lorfails Qui, dans mille ans, doivent eclore ; . Et lorsqu'ils auront vu leurs fuiiestes effets, On les verra renaltre encore; Souffre done, malheureux, les tourmens des enfers! Souffre jusques an temps , ou , dans tout FUnivers , Tes livres corruptems auront cesse de nuire, Et lorsque les humains cesseront de les lire. » A ces mots, Alecton plonge le mecreant Au fond de I'eau bouillante , et de son bras puissant Referme pour toujours, fremissant de colere, Le couvercle de la chaudiere. L'AMITIE DES CHIENS, FABLE DE M. KRILOFP TRADUITE PAR LE MEME. Aux rayons du soleil, deux chiens de bonne mine, Couches tout pres de la cuisine, Reposoient amicalement Et discouroient, au lieu d'aboyer au passant. ( 255 ) Un chien bien eleve , n'est mechant qu'a la bmne ; De la vient le proverbe : ahoyer a la lune. Nos compagnons medisoient des humains, A qui mieux mieux ; parloient du sort des chiens , Du cLiisinier et de son avarice ; De certains maitres sans pitie; Dubien, du mal, enfin de I'Amitie : 11 n'est point, disoit Fun, de mal que n'adoucisse Le tendre sentiment de deux coeurs bien unis ; Tout est plaisir pour des amis; Le bonheur est double, la peine est partagee; Sans rien dire on jouit, rien qu'a se regarder. Mon ame seroit soulagee, Et mon emploi me sembleroit leger, Si, par exemple ici, nous vivions de la sorte; Destines a garder tons deux la meme porte , Affables Fun pour Fautre , empresses, genereux, Nous pourrions dans la paix couler nos jours heureux : lis le sont tous , lorsque Fon s'aime. Qu'en penses-tu, Barbet ? — Mais j'y songe moi-meme, Reprit le camarade; au lieu de grommeler, De nous battre sans cesse, et de nous quereller, Soyons amis, Briffaut, c'est moi qui t'en convie; Nous vivrons sans aigreur comme sans jalousie , Et nous ne verrons pas comment passe le temps: Nous irons cote a cote attaquer les manans : Ensemble on nous verra dormir et nous repaitre , Jouer innocemment, caresser notre maitre. Je me sens tout emu, quand je pense a cela; Donne la patte, allons. — J'y consens; la voili : ( 256 ) Je suis tout pret moi-meme a pleurer de tendresse; Et nos amis de s'embrasser , De battre de la queue , et de se caresser. Mais comme ils en etoient a hurler d'allegresse , Le marmiton leur jette un os; La treve est expiree; adieu les bons propos. Oreste furieux, s'elance sur Pilade, 11 ne s'agit plus d'embrassade, Nos deux amis jouant des dents; Avec peine un seau d'eau calme les combattans. D'une telle amitie, I'exemple chez les hommes Se rencontre souvent dans le siecle ou nous sommes; Et cette fable au vrai, nous peint beaucoup de gens. Ilssont tout feu, tout flamme; on diroit des amans; Leur amitie sincere en proverbe est passee ; Mais jetez-leur un os, vous verrez leur pensee; Tous leurs beaux sentimens feront place aussitot A la tendresse de Briffaut. { 237 ) LE CURIEUX, FABLE BE M. KRILOFF. TRADUCTION LIBRE , PAR M. LE GENERAL DE S**^ D'ou sortez-vous, Damis? vous etes hors d'haleine ?- Je viens du Museum ; et ce o'est pas sans peine Que j'ai qjiitte cet eodroit mervedleux. Tout, en effet, y captive les yeax; En abrege, Ton y trouve le monde Fort proprement dans des cases range : Sans avoir du tout voyage, On voit combien la nature est feconde, Et variee en ses proportions ; Que d'insectes, de limacons, De gros oiseaux, pendus a des ficelles; Que de mouches, de papillon^ , Dont i'arc-en-ciel semble avoir peint les ailes! On y voit tout; meme des pucerons, Des singes empailles, des serpens en bouteilles; On ne tariroit pas sur toutos ces merveilles. Quoi qu'il en soit, me voila bien campe : 17 ( 258 ) J'ai tout vu , Dieu merci! rien ne m'est echappe; Je suis content de ma journee. — Et I'elephant , comment vous a-t-il plu ? — L'elephant, dites-vousPEn faisant ma tournee, J'aurai passe devant , sans Tavoir apercu. POESIES ORIGINALES. »!7' '^^••^^•^^•^^•^^•^^•^^•^^••^^•^ POESIES ORIGIN ALES, PAR L'AUTEUR DE L'ANTHOLOGIE RUSSE. LES ILES DE SAINT-PETERSBOURG. A M, LE COMTE DE ***. Que d'une voix plus eclatante Un autre , en vers harmonieux , Celebre Petropole et sa splendeur croissante , Ses fleches d'or qui montent vers les cieux, Ses temples, ses palais, ses domes somptueux, Et ses quais oii le fer au granit se marie , Et ce port gigantesque et ces riches canaux , Dont le commerce et I'industrie Reviennent tous les ans vivifier les eaux ; Qu'il chante ce pays si fecond en miracles (i), Ou , profitant d'un glorieux repos , L'art de creer ne connoit point d' obstacles , ( 262 ) Et produit chaquejour des chefs-d'oeuvre nouveaux! Plus hnmble en mon sujet, ma tache est plus legere. E-iante Ramennoi, joyeuse Krestofsky, Et vous sejour plus solitaire, Romantique Yelaguin, agreste Petrowsky, De Petersbourg elegante ceinture , lies que la Neva, toujours limpide et pure (2), Dans ses detours capricieux , Enlace mollement de ses bras amoureux ! Delicieux aspects , dont la beaute m'inspire (3), Pour vous je vais monter ma lyre ; Je vais chanter les jeux, les loisirs fortunes Qui hatent la course des heures , Dans les jardins, les brillantes demeures Dont tons ces bords sont couronnes. Ici, par un accord magique, Je ne sais quoi d'aerien Offre la grace asiatique Unie*au gout europeen. Cent pavilions, de legere structure (4), S'elevent entoures d'arbres majestueux ; J'aime a les voir rivaliser entre eux Et d'elegance et de verdure. De parfums Fair s'est embaume ; Par le zephir, en un temple de Flore (5), Chaque portique est transforme : La neige a disparu , la rose vient d'eclore. Vous , qui vivez dans de plus doux climats (6) . Non , vans ne sentez pas cette vive allegresse ( 263 ) Qu'excite dans les coeurs le depart des frimas ! Vous ignorez avec quelle vitesse Le gai printemps, couronne de lilas, A la nature en deuil vient rendre ses appas , Et son eclat et sa richesse. Heureux de son retour, sous de riants berceaux, A I'ombre des tilleuls , des chenes , des bouleaux, Chacun retrouve avec ivresse Les longs jours, la verdure, et les fleurs et les eaux. Quel bruit suspend mes reveries (y) ? De ces paisibles lieux le repos a cesse; La foule inonde au loin les pelouses fleuries ; Du Tivoli du Nord le regne a commence. Je vois Fhumble drochky, la caleche elegante , Rouler avec rapidite Dans les circuits de cette ile bruyante , Ou Petersbourg s'est transporte ; Je vois des chars pompeux qui bercent I'opulence ; Un jeune postilion fier sur ses etriers , De quatre vigoureux coursiers Excite encor la petulance; A peine sorti de Fenfance , Sa voix criarde assourdit le passant , Et son regard , a chaque instant (8) , Consulte du cocher la vieille experience. Les eaux pretent leur charme a ces tableaux mouvants ; Le fleuve est convert de gondoles , Dont les legeres banderoles Flottent dans Fair au gre des vents. ( ^64 ) BieDtot, sur la rive opposde, S'uffre a mes yeux un spectacle nouveau ; Par I'e^poir du plaisir la foule eleclrisee, Le kopek a la main s'empare du bateau («), Qui la conduit a I'Elysee; L'aspect des bois excite ses transports ; Par de jeunes Carons les barques sont servies (9)^ Et je vois a grands flots descendre sur les bords Des milliers d ames tres-ravies De debarquer avec leurs corps. Rrestofsky n'est plus solitaire ; Au retour du printemps, a son joyeux signal, C'est (e rendez-vous general De tons les peuples de la lerre. lliC Rirguis, le Tatar, le cosaque du Don, Les trafiquans de ITnde et ceux de I'Amerique, Le m.irchand des cotes d'Afrique, Le Moldave, le Grec, le Persan , le Lapon , L'ltalienne et la Francaise, Et FEspagnole et I'Ecossaise , Et rhabitante de Rherso.i , Vingt i^alions sont en presence : Meme g/j pourroii trouver, je crois, Au seia de c?tte foule immense, Quelques gentilsliommes, chinois. {a) Le passage de I'ean se paie un sou en R.ussie, ce qui cqui- vaut a. un centime de France ( 265 ) Je m'aveiiture avec ma muse Dans ce panorama vivant : Je veux y crayonner quelque portrait piquant , Faut-il bien que chacun s'amuse. Quel est ce promeneur rayonnant cle sante? Le rire anime sa figure : II est brusque , il s'exprime avec vivacite ; C'est un marin , la chose est sure : II cause avec ses passagers De la mer et de ses dangers : Bientot , quittant la promenade , Au restaurant voisin il mene un camarade ; La, dans lesflots bruyans d'un Champagne mousseux, Le verre en main, bravant Forage, Il veut de son dernier naufrage Noyer le souvenir facheux. Voyez cet homme, il a peu d'apparence (loV, Eh bien, c'est un marchand d'une fortune immense! Un Cresus du Gostini-D\^or : A la voix des plaisirs dcsertant son tresor, Il laisse pour un jour dormir son avarice ; Mais , caressant sa barbe de la main , II parle seul et songe avec delire Aux profits de la veille , a ceux du lendemain. Ce reveur qui toui ne la tete, Dont Fair est sombre, et Toeil distrait, ( 266 ) M'a bien la mine d'lm poete ! Je m'y connois ; pour finir un couplet , II tourmente la rime , et la rime est muette : En vain il implore Apollon , II maudit le Parnasse et le docte vallon. Possede comme lui de la fureur d'ecrire , Je ne ris point de son martyre , Et je me dis : aDans mon manoir Yoila pourtant ce qui m'attend ce soir.w Oiu, I'art des vers est un supplice ! Get art pare du nom , du langage des dieux , Est un appat trompeur, un piege ingenieux Qu'un demon bel esprit nous tend avec malice : Du poete , etrange caprice ! Plus ce demon I'obsede , et plus il est heureux. Aussi, malgre ces vers seditieux. Pour embellir, pour enchanter ma vie, Je te serai fidele, aimable poesie, Dans tous les temps, dans tons les lieux : Sous tes drapeaux blanchiront mes cheveux, Et le sort dut-il me contraindre D'aller au bout de Funivers, Je n'y serai jamais a plaindre, Pourvu que je me plaigne en vers. Soudain la musique guerriere Repand au loin ses sons harmonieux ; De la gaite bruyante auxiliaire , Elle anime la fbule et preside a ses jeux. L'un, siispendu dans I'air, hardiment se balance : L'autre prend son essor, et, sur un char porte , Du haut d'une montagne avec fracas s'elance, Glisse et franchit I'arene avec rapidite. Plus loin, la danse et la folic , Le voltige, un ballon, Curtius, les sauteurs, Arlequin et Pierrot , la fantasmagorie , Se partagent gaiment I'argent des amateurs. Cependant le soleil , plus lent dans sa carriere , Semble a regret nous ravir sa lumiere ; II prolonge les jeux sur ces bords enchanteurs, Minuit les y retrouve encore. Pour nous consoler des frimas, L'ete confond dans ces climats (ii) Le crepuscule avec I'aurore. Sans y penser on touche au lendemain : Quand I'horloge a Paris sonne la dixieme heiire ? Craignant I'obscurite , le prudent citadin Double le pas pour gagner sa demeure; a Mais quand la nuit paroit a Pe^ersbourg » Disoit une femme charmante , » C'est pour annoncer qu'il fait< jour. » Ge mot, empreint d'une grace piquante , Ge mot, je I'entendis, il fut dit en francais ; Qu'avec bonheur je jouis des succes (12) De notre seduisant langage ! Hote choye sur ce rivage , Puissant lien de cent peuples divers , La langue de Racine a conquis I'univers. ( 268 ) D'autres peut-etre offrent plus de richesse , Plus d'harmonie et de sublimite ; Mais ou trouver sa verite, Son alticisme , sa finesse , Ses tours heureux et surtout sa clarte ? Au coin du feu I'aimable causerie Emprunte sa legerete , Et la sage diplomatie Sajustesse et sa gravite. Parler si doux de ma patrie , Tu charmes I'echo de ces bois; Par tes accens mon ame est attendrie , Et je me crois encore au jar din de nos rois 1 La foule se disperse et fait place au silence ; Je retrouve la paix au sein de mon enclos : Que d'autres dans le bruit cherchent leur jouissance^ Ma volupte c'est le repos ! Cependant du matin la fraicheur salutaire De mes foyers deja me fait sortir, Et, dans ma course solitaire , Une lie pittoresque a mes yeux yient s'offrir (a) ; La, tout me plait : la verdure et Fombrage, La pelouse, les fleurs, la serre, le hameau, (a) Cette ile appartient a Mad. la comtesse de Laval ; la maison est tres-bclle el slluee sur la rive du fleuve en face de Tile Kamen- noi-Ostroff. Les dopendances, le pare , le jardin reserve , repondept a Telegance de I'liabitation. ( ^&9 ) Le canal oule cygne etale son plumage; Le pont gothique, et, sous le noir feuillage, Les barques sillonnant la surface de Teau : J'aime de ces massifs I'elegante bordure , J'admire ces aspects menages avec art Qui semblent nattre du hasard, Tant ils imitent la nature. Mais mon ame se livre a de nouveaux transports Devant cet horizon qui grandit a ma vue ; L'ile de Karaennoi me recoit sur ses bords Et mon regard se perd dans la vaste etendue. Observez avec moi ces palais riverains (i3), Des amisdu printemps joyeuse colonic : De leurs pares la pierre esi bannie, Lesmurs attristeroient ces magiques jardins. Quej'aime a parcourir leurs routes sinueuses Ou de I'acacia les verdoyans remparts Et les clotures buissonneuses Preservent le pieton de I'insulte des chars ! La, tout echappe a la monotonie , Les temples, les kiosks, les ponts, les boulingrins; Le gout, pour derouter la froide symetrie, Et des eaux et des bois varia les dessins; Plus loin, dans un gras paturage , Sous Tabri protecteur des pins et des bouleaux, Paissent en mugissant d'innombrables troupeaux; On a su marier, en ce gai pay sage , AlU luxe des jardins de rustiques tableaux. ( ^7o ) Mais a I'extremite de File, Guide parun elan de coeur, D'un mortel vertueux je vais chercher I'asile : Vrai chevalier francais, plein de foi, plein d'honneur, De Dieu, de son roi, de sa dame, Defenseur intrepide et loyal serviteur : Aux nobles sentimens il exerca son ame, II fut brave au combat, constant dans Famitie; Partout on le cherit, partout on le revere, Faut-ils'en etonnerPil est aise de plaire, Quand Fesprit et le coeur sont toujours de moitie. Le nommer seroit doux a ma reconnoissance ! Je n'ose , il s'en offenseroit ; Mais la verite du portrait Me vengera de mon silence. Quelle est cette maison simple avec elegance (i4) Dont le fleuve orgueilleux dessine le contour ? D'ou vient qu'avec respect j'aborde ce sejour? La, reside un heros dont le siecle s'honore , Que le Francais cherit et que le Russe adore. C'est la que, retro uvant le silence et la paix, II vient se reposer du faste des palais. Le verrai-je ce prince, orgueil de sa patrie? Des chants religieux la celeste harmonic Guide mes pas vers un temple voisin ; J'entre , Fillustre souverain Sans pompe, sans magnificence, Pare de sa grandeur, aux pieds du saint autel, Devant celle de FEternel ( 271 ) Abaisse humblement sa puissance : Et vous qui partagez ses destins glorieux , Yous qui savez unir, par un accord heureux , Les graces de I'esprit et les vertus du sage, Auguste Elisabeth, en vous je vois I'image D'un ange descendu des cieux. Ma course n'est point terminee ; Pour prolonger ma reveuse journee, Je vais d'Yelaguin visiter les berceaux : Toi qui du sein de ces limpides eaux Nouvellement sembles sortie , Qui, par la main des arts, caressee,embellie, Ornes cet archipel de magiques tableaux, He charmante , ou regne la feerie , Ouvre-moi tes bosquets , ton chateau somptueux , Oil I'imposante architecture, De concert avec la nature , Par sa magnificence a rajeuni ces lieux; Suivons cette grille legere Qui des gazons fleuris et veloutes Decrit en ondoyant les sinuosites; Allons visiter cette serre. Prison brillante, ou les plus belles fleurs, Malgre I'hiver s'empresseront de naitre, Envieuses d'offrir a leur auguste maitre Leur coloris , leurs suaves odeurs. Sur ces bords fortunes, tout est en esperance : Les bosquets demi-nuds, leurs feuillagesnaissans(i5)5 ( 272 ) Et ces jcunes massifs, etleurs agrestes planis; Ici, toLis les objets ont I'attrait de I'enfance, Tout, pour prendre I'essor, veut encore un printemps. Bientot, m'abandonnant au cours de la riviere , Prenant un long detour pour gagner mon manoir j Favorise par la brise du soir Qui donne plus d'essor a ma barque legere , Je vols fair les forets et ieurs ombrages verds; Je Yois lefleuve ornement de ces rives, Precipiter ses eaux , a re^retfiigithes , Dans le sein des profondes mers. De Thetys voila done le superbe domaine ? Sur le golfe imposant les vagues m'ont porte r Quel magnifiqiie aspect m'offre I'humide plaine ! Les eaux avec les cieux luttent d'immensite : La cote de Finlande a mes yeux se deploie; Dans ma gondoleje c6toie(i6), Aimable Narischkin^ tes jardins enchanteurs; Tadmire ton palais regnant sur I'etendue: La, d'un ciel vaporeux percant les profondeurs , Je cherche dans le vague a reposer ma vue : Peterhoff et Strelna couronnent ces coteaux(i';): Ici, je vois Cronstadt et ses mille vaisseaux \ Plus loin, j'entends de Mars eclater le tonnerre; Sur les flots etonnes deux bricks se font la guerre. De la valeur d'Or/o//a\ides heritiers, Mille jeunes heros preludent a la gloire, Et de Tchcsma les immorlels lauriers Leur font deja rever le jour de la victoire. ('^73) Enfin, charge de rians souvenirs, L'esprit content et le coeiir sans nuage , Je renlre dans mon ermitage, Impatient de chanter mes plaisirs. J'ai passe d'heureux jours dans cette maisonnette ; A ses dehors, a sa simplicite, Je gagerois , en verite , Qu'on la batit pour un poete {a). Pres d'elle se deroule un aspect gracieux (i8): De la Neva I'inspirant voisinage , Ses flots d'azur, les oiseaux, le bocage, Tout anime la verve en recreant les yeux. Helas! I'ete du nord, divinite volage, Fuyoit trop vite au gre de mes desirs , Je m'oubliois au sein de mes loisirs ; Je m'oubliois dans ce reduit du sage, Ou ma muse, prenant un vol audacieux, Osa transmetlre a notre poesie Quelques essais des poetes fameux Dont s'enorgueillit la Russie. G'est la que , dans tes vers , beaux de melancolie , Elle emprunta , sensible Batiouschkoff\ Les adieux que le Tasse adressoit a la vie : Naif, ingenieux Kriloff\ ia) Maison appartenant a M. Lechevalier, rue de la Zelennoi , au quartier de la Kaltavskol , pres du pavilion de M. le chambellan Z^novieff. i8 ( ^74 ) C'est la qu'en traduisant tes fables immortelles , J'ai peut-etre saisi, par un heureux larcin, Quelques legeres etincelles De ton esprit vif et malin. Humble rival de ta muse facile , J'ai decrit de Svetlane et le songe el Feffroi; Mais , Joukoffskj^ ta vierge a mes voeux indocile , Peut-etre regrettant de rever avec moi, Non sans depit ira se plaindre a toi Du foible imitateur des charmes de ton style ; Et toi, d'Homere habile traducteur , Gneditsch ^ qui, des accens de ce sublime auteur^ Rends I'heureuse harmonic et la male eloquence, Te suivant pas a pas , dans le rythme francais ; Mon luth celebra la naissance De ce chantre divin qui ne mourra jamais. Ainsi, je me livrois aux travaux de I'etude; Ainsi, je butinois sur un Pinde nouveau, Quand les coups presses du marteau Vinrent troubler ma solitude : Dans les logis des environs (19) Meme tapage : on se presse, on s'agite; Chacun barricade son gite. Eh ! quoi , craint-on des assiegeans ? Les ennemis sont-ils aux portes? Ges ennemis sont les frimas ; Des terribles autans les fougueuses cohortes De ieurs longues rigueurs menacent ces climats; (^75 ) Aiissitot les doubles croisees, Les doubles portes sent posees; Partout contre le froid on veut se premunir, Et d'etoupe et de feutre on forme des barrieres Contre les glaces meurtrieres Qui vont bientot nous assaillir : Le peril est urgent, on mande le fumiste; Pour desarmer I'hiver il parcourt les maisons : Pendant un mois il est I'artiste Le mieux recu dans les salons. Tous ces apprets sont de sinistre augure; Faut-il deja quitter la region des fleurs ! Deja les eaux et la verdure Comptent de nombreux deserteurs ; Aimables voisins, bon voyage : Vous regagnez la viUe avec empressement ; Pour moi, jusqu'au dernier moment, Je tiendrai bon sur ce rivage. II m'offre encore un tableau ravissant! Qui, meme en demi-deuil, I'automne est seduisante; Je ne sais quelle grace embellit son declin. J'aime a fouler la feuille jaunissante Qui tombe de sa tige et jonche mon jardin; Malheur a Fame indifferente Que les derniers beaux jours ne sauroient retenir! lis ont pour moi du charme , et je veux recueillir De la nature defaillante Et la derniere fleur et le dernier soupir. Chacun me dit que par la glace , i8,. ( 276 ) Les vents, la neige, le verglas, Je me verrai bloque dans mes petits Etats : Eh bien ! capitulant d'assez mauvaise grace , De mon toit envahi force de deguerpir, J'irai, suivant I'avis d'Horace, Dans mes quartiers d'hiver sagement m'etablir La, consacrant le jour a la retraite, Le soir ail monde, a ses plaisirs, Dans ma cellule de poete Je guetterai le retour des zephyrs ; Content de peu , sans regrets , sans desirs : La mediocrite fut toujours mon envie ! Sou vent elle me sert au-dela de mes voeux : Pas trop n'en faut; divinite cherie, N'abuse point de ma philosophic, Et laisse au moins le bien a I'ennemi du mieux. ( =77 ) NOTES. (i) « Qu'il chante, ce pays si fecond en miracles, » Oil , profitant d'un glorieux repos , » L'art de creer ne connoit point d'obstacles , » Et produit chaque jour des chefs-d'oeuvre nouveaux. » Le systeme d'embellissement de Saint -Petersbourg se poursuit avec une telle activite, qu'il me seroit difficile de citer toutes les creations belles et utiles que j ai vu s'elever pendant un sejour de trois ans. Celles qui m'ont le plus frappe , sont I'agrandissement de la place du palais et la cons-» truction de Timmense arcade qui ouvre une communication de celte place avec la perspective de Nevv^sky ; les descentes en granit, qui terminent la promenade de l'amiraute;le nou- veau port de la place d' Isaac , etabli maintenant en face de la statue equ.estre de Pierre le Grand; le pont aqueduc de la lemskaia, destine a porter dans les quartiers eleves,les eaux du Sigova , canal d'enceinte , servant de limite a la ville ; le palais de S. A. I. monseigneur le grand due Michel , situe au centre de la capitale, dans un magnifique emplacement qui s'embellit par le voisinage du jardin d'ete ; le palais im- ( 278) perial de File Yelaguin («), ses superbes dependances et son nouveau jardin dessine avec une purete de gout , qui fait honneur au talent de I'architecte M. Bash ; une eglise dans le faubourg du Vassiliostroff, dont le dome ar gen te est sur- monte d'une statue colossale; la suppression d'une prome- nade qui occupoit le centre de la perspective, la plus belle rue de la ville , et la transplantation des tilleuls le long des maisons, a I'instardes boulevards de Paris, ce qui rend a ce beau point de vue toute I'etendue et la majeste dont le privoi.*^ 'allee du milieu; les nouvelles ecuries de la Cour, situees sur le canal de la Moika; enfin, de larges trotloirs defendus par des bornes en fonte, et etablis dans toutes les rues,bieniait inappreciable pour une grande capitale ou cir- culent, nuit et jour, d'innombrables voitures. Une extreme proprete ajoute encore a I'agrement decestrottoirsjla glace et la neige n'y sejournent point; on pousse la recherche jusqu'a les garnir de sable en hiver : aussi offrent-ils, dans toutes les saisons, une promenade dont les dames savent protiter. Avant la construction de ces trottoirs , elles mar- choient tres-rarement; ainsi cette creation est aussi favo- rable a la sante qu'elle est agreable et commode pour les habitans de Saint-Petersbourg. (2) « lies, que la Neva, toujours limpide et pure, » Dans ses detours capricieux » Enlace moUement de ses bras amoureux. » Madame de Stael , dans son premier volume des Dix An- nees d^eocil, s'exprime ainsi, en parlant de la Neva : « Je ne [a) Les plans de ces nouvelles constructions, ainsi que ceux de I'arcade du palais , sont de M. Rossi, architecte de S. M. I'Em- pereur. ( 279 ) « sais ce qu'il y a de particulierement beau dans ce fleuve, ^> mais jamais les flots d'aucune riviere ne m'ont paru si lim- » pides. « (3) « Delicieux aspect , dont la beaute m'inspire , » Pour vous je vais monter ma lyre. » L'etranger reste en admiration a la vue de ces lies situees sur la rive droite de la Neva; peut-etre aucune capitale de I'Europe ne peut-elle s'honorer d'un aussi pittoresque voisi- nage. Qu'on se figure un immense jardin anglais, de la cir- conf'erence de quatre lieues de France, partage, dans tons les sens, par les bras du fleuve, dont le moins large a I'eten- due d'une grande riviere. Les sinuosites des eaux, en re- nouvelant sans cesse les points de vue, donnent un charme de variete qui semble inepuisable. Ces grandes ramifications de la Neva se divisent elles-memes en une multitude de ca- naux qui augmentent les beautes de Finterieur des iles. Leurs promenades renferment tout ce que I'opulence pent imagi- ner de seduisant et de gracieux pour captiver les regards, pour ajouter auxattraits de labellesaison,si fugitive dansle Nord. Des arbres gigantesques , vieux habitans du sol, me- lent leurs teintes severes au verd plus tendre des plantes exotiques ; les arbustes a fleui s , groupes aux pieds des pins et des bouleaux , dont les cimes s'elevent dans les airs ; plus de quatre cents jolies maisons , toutes varices d'architec- ture , bordant les rives du fleuve , ou disseminees dans les bosquets; des pelouses d'une verdure animee, et qui, par une pente douce, se confondent avec les eaux; la rencontre imprevue d'un village bati symetriquement sur les bords de la riviere; enfin, le mouvement continuel des prome- neurs a cheval , en caleche et en barque ; les chants et les ( 28o ) sons des instrumens, repetes par les echos, tout donne a ces lies un cliarme de feerie , et je ne sais quelle couleur d enchantement que je n'ai rencontres nulle part. (4) « Cent pavilions de structure legere » S'elevent, entoures d'arbres majestueux, i> J'aime a les voir rivaliser entre eux , » Et d' elegance et de verdure. » Les domes et les toits des maisons de campagne sont peints en verd tendre 5 ce qui forme un contraste agreable avec la couleur plus severe des arbres qui les avoisinent. (5) «Par le Zephir, en un temple de Flore « Chaque portique est transforme. » Dans aucun pays je n'ai vu tant de fleurs qu'en Russie ; c'est un genre de luxe auquel on sacrifie beaucoup. Rien ne paroit trop cher lorsqu'il s'agit de se tromper sur le climat et d'egayer sa demeure. On ne se contente pas des fleurs ; on place dans le salon , ou dans une galerie , les arbustes les plus rares , et a haute tige. Au milieu de I'hiver , on croit entrer dans des bosquets fleuris. Des que le printemps donne le signal, ces jardins portatifs sont places sur des gondoles , la Neva en est couverte ; elles produisent I'effet de bocages flottans sur les eaux. Les portiques des maisons de campagne s'embellissent de toutes ces caissesverdoyantes. Les orangers , les geranium , les lauriers , les myrtes , les ro- siers et les magnolias , garnissent le perystile de chaque de- meure. Toutes ces fleurs se marient gracieusement aux co- lonnes dont de grosses touffes d'hortensia forment les pie- destaux. Ces decorations donnent un air de fete a toutes Jes campagnes. ( 28i ) (6) « Yous , qui vivez dans de plus doux climats ; » Non , "vous ne sentez pas cette vive allegresse » Qu' excite dans les coeurs le depart des frimas. 5> II est difficile de se faire une juste idee des progres ra- pides de la vegetation dans le nord de I'Europe. Le prin- temps est tardif , et I'automne se hate. La nature n'a done pas un moment a perdre; dans I'espace de quelques jours tout change de face : le voile blanc qui cachoit la terre, fait place aux verds gazons , et , bientot apres , les arbres se cou- vrent de feuilles et de fleurs. Cette soudaine metamorphose parle vivement a I'imagination , comme tous les grands con- trastes ; on goiite avec delices ces rapides jouissances , ache- tees par un long hiver ; nul ne reste insensible au chant de I'alouette , et la ville devient deserte. (7) " Quel bruit suspend mes reveries? » De ces paisibles lieux le repos a cesse ; » La foule inonde au loin les pelouses fleuries , » Du Tivoli du nord le regne a commence. » L'lle Krestofsky est un des lieux les plus frequentes de la capitale. Pendant la belle saison , tout le monde y afflue ; c'est le Tivoli de Petersbourg. Les montagnes russes et autres diver tissemens sonl places pres durivage, ainsi que la principale promenade , dessinee en forme circulaire ; les feux d' artifice se tirent dans un grand carre , en face des montagnes. L'interieur de I'lle est coupe par des allees a perte de vue , dont Tune conduit a un joli village , ou il y a des cafes et des restaurateurs. Vers la partie occidentale du cot^ da ( 282 ) golfe, les amateurs des promenades solitaires trouvent de beaux points de vue et un bois silencieux, arrose par des canaux sur lesquels sont construits des ponts qui facilitent les communications. Plusieurs mouvemens de terrain aug- mentent le charme de ce paysagCjdont les aspects sont tres- varies ,• ce bois entoure les jardins de madame la princesse Beloselsky , dont la principale demeure est charmante , et se trouve placee pres de I'entree du golfe. L'ile Rrestofsky appartient a cette princesse. (8) « Sa voix criarde assourdit le passant, » Et son regard , a cliaque instant , « Consulte du cocher la vieille experience. » Ici, les voitures sont presque toutes attelees de quatre ehevaux ; celles qui n'en ont que deux , sont nos demi~for- tunes de Paris. Une chose assez bizarre, c'est de voir le jeune postilion place sur le cheval de volee a droite ; ce qui I'o- blige a tenir la bride de I'autre cheval avec la main gauche , sans que cela nuise a I'elegance de I'attelage. Presque tons ces postilions sont de jolis enfans , de huit a quinze ans, dont la voix aigue se fait entendre a une grande distance. Leur costume est pittoresque, et leur adresse tres-remar- quable. 11 existe une harmonic si parfaite entre la volonte du cocher et la docilite du postilion , que les accidens sont tres-rares. L'atteiage des voitures de voyage differe de celui de la ville. On voit souvent une caleche attelee de quatre et meme de six ehevaux de front ; un seul cocher les conduit avec une grande dexterite et une vitesse inconnue dans le midi de rEurope. (283) (9) «Par I'espoir du plaisir la foule electrisee, » Le kopek a la main , s'empare du bateau » Qui la conduit a TElysee. » C'est un spectacle tres-curieux que devoir,les dimanches, cette foule affamee de beaux jours , se precipiter de tous les points de la capitale et des faubourgs vers le lieu de rem- barcation. Les bateliers(Perevostchik), se croisant avec ra- pidite sur le bras de la Neva , qui baigne I'lle Krestofsky , ne peuvent suffire a I'impatience des amateurs. Les gondoles arrivent de toutes parts ; celles des riches , servies par dix a douze rameurs , voguent sur le fleuve , aux sons cadences des chants nationaux qui alternent avec une musique mili- taire. (10) « Voyez cet homme; il a peu d'apparence : » Ell bien , c'est un marchand d'une fortune immense , » Un cresus du Gostini-Dvor. » On cite dans les villes de Saint-Petersbourg , Moscou, Toula, Archangel et autres, des marchands russes qui pos- sedent plusieurs millions de roubles. Le Gostini-Dvor est un immense batiment situe dans la perspective entre I'eglise cathedrale de Kazan et la Biblio- theque imperiale ; il est de forme quadrangulaire 5 les gale- ries qui regnent a I'entour sont a double etage ; les magasins se trouvent au centre, et les boutiques sous les deux ga- leries. Les marchands russes occupent ce beau local 5 un regle- ment de police, dicte par la plus sage prevoyance , leur in- ter dit I'usage du feu et meme de la lumiere. Toutes les bou- tiques se ferment a I'entree de la nuit. ( 284 ) (i i) « L'ete confond dans ces climats » Le crepuscule avec I'aurore ; » Sans y penser on louche au lendemain. » Rien ne surprend autant les etrangers, que cette absence presque totale des nuits a la fin de mai , et dans tout le mois de juin. On cite un Anglais qui , trompe par ce phenomene, et attendant toujours la nuit, oublia de se coucher pendant quarante-huit heures. Par une originalite contraire , le celebre Alfieri , se trou- vant dans cette ville, au mois de juin, eprouva tant d'hu- meur de cette absence des nuits, qu'il s'enfernia, et resta eouche jusqu'au moment de la decroissance des jours. (12) «Qu'avec bonheiir je jouis du succes » De notre seduisant langage ! » Apres les beautes de la ville de Petersbourg , les iles sont le premier objet qui attire I'attention du voyageur , quand il arrive dans la belle saison. Mais , si je f'us ebloui par I'as- pect des sites que je decris, il me seroit difficile de rendre I'etonnement, et je dirai meme la sorte d'ivresse que j'eprou- vai lorsque, dans la grande allee de Krestofsky , j'entendis tout le monde parler francais ; c'etoit une sensation deli- cieuse pour celui que huit cents lieues separoient de sa pa- trie. Dans mon ravissement, je f'us tente d'adresser la pa- role a toutes les dames russes , dont la mise elegante et les graces du langage me replacoient au jardin des Tuileries ; j'aurois voulu les remercier du plaisir que je trouvois a les entendre parler notre langue avec une facilite d'expression qui n'appartient qu'a ce pays. ( 285 ) (i3) « Observez avec moi ces palais riverains, » Des amis du priiitemps , joyeuse colonic ; » De leurs pares la pierre est bannie , » Les murs atlristeroient ces magiques jardins.» La construction legere de ces maisons en bois , leurs plates-formes, leurs belveders , leurs salons a portes vitrees, tout annonce qu'on ne pent les habiter que pendant le regne des beaux jours. Des canaux baignent les jardins, qui sont ornes de pavilions a colonnes , de kiosks et de jolis ponts va- ries de forme et de couleur. Beaucoup de maisons ont une salle de bain placee sur la riviere, en face du logis , et dans laquelle on descend par un escalier abrite d'une tente ; tel est I'entourage ordinaire des retraites champetres de ce pays. L'absence de murs , qui partout ailleurs dejouent la curiosite, donne a ces campagnes une grace originale ; on croit se pro- mener dans un immense jardin anglais, qu'un riclie proprie- taire se seroit plu a couvrir de belles fabriques et d'elegans palais. Une chose remarquable , c'est la confiance avec la- quelle on habite ces demeures aeriennes; quelques-unes n'ont pas meme de volets. Quand la temperature est douce , les repas se prennent sous le perystile, ou dans les pavilions au milieu du jardin. Durant la nuit, les fleurs les plus rares , les sieges , les tentes restent exposes. Le lendemain , tout se retrouve dans le meme ordre , et rien n'est si rare qu'une atteinte portee au repos de ces delicieuses demeures. Je ne connois aucun pays qui puisse offrir ce genre de securite. (14) « Quelle est cette maison, simple avec elegance, » Dont le fleuve orgueilleux dessine les contours ? » Le dessin place au frontispice de la description des lies , peut donner une juste idee du palais imperial de Kamennoi- ( 286 ) Ostroff. 11 faut se placer sur le pont [a) qui porte aussi ce nom , et qui est situe pres du palais,pour jouir d'un des plus admirables points de vue dont s'embellit cet archipel. Une branche de la Neva roule ses eaux silencieuses et profoiides sur un lit spacieux; les deux rives sont couvertes de maisons, et les regards embrassent a la fois quatre aspects differens. G'est devant le palais que mouillent les fregates et les yachts attaches au service particulier de S. M. I'Empereur. M. le docteur Rehmann me racontoit qu'un soir , par un beau coucher du soleil, il eut I'idee de placer un voyageur anglais devant ce magnifique tableau; ce dernier fut trans- porte d'admiration ; aucun souvenir europeen ne lui retra- coit les beautes qui frappoient ses yeux ; FAsie seule put lui fotirnir un terme de comparaison ; il dit que , depuis son sejour dans les environs de Calcutta , il n'avoit pas joui d'un spectacle aussi ravissant. Gela me rappelle ce qu'on m'a ra- conte a Moscou, de I'extreme surprise de madame de Stael; lorsqu'elie fut au haul du Kremlin , elJe secria avec trans- port : « Je vois Rome I » (i5) « Les bosquets demi-nuds, leurs feuillages naissans, » Et ces jeunes massifs, et leurs agrestes plans : »Ici, tous les objets ont I'attrait de I'enfancej » Tout, pour prendre I'essor, veut encore un printemps. » L'ile d'Yelaguin appartenoit autrefois a M. le comte Gre- (a) Le pont en bois de Kamennoi-Ostroff a ete projete et exe- cute en t8i2, par M. le lieutenant-general de Betancourt. Ce sut perbe ouvrage se distingue par sa parfaite elegance et par I'heureux emploi des boites en fonte, dans lesquelles sont encastrcs les abouts des grandes courbes , qui forment la principale partie des fermes. ( 287 ) goire Orioff. Elle a une grand e etendue , et fiit to uj ours remarquable par la beaute des eaux et de ses antiques om- brages ; mais, depuis que la couronne en a fait I'acquisition^ ces sauvages beautes se sont changees en aspects delicieux. J'ai vu s'elever Felegant palais et les magnifiques serres qui Favoisinent ; j'ai vu poser la grille sinueuse qui entoure le jardin reserve. Cette habitation appartient a S. M. I'lmpe- ratrice Marie, qui y sejourne quelquefois dans le cours de la belle saison. Les promenades du pare sont publiques. Ce lieu a main tenant un si grand attrait , qu'il pourra faire tort aux promenades de Krestofsky , dont il est tres-voisin. Lorsque je lis ce vers : « Tout, pour prendre I'essor, veut encore unprintemps. » le jardin reserve venoit d'etre plante ; depuis ce moment , il a grandi , et tous les embellissemens de File sont presque acheves. On pent dire qu'en Russie , Fart de creer marche souvent plus vite que Fimagination du poete. (i6) «Dans ma gondole je cotoie, » Aimable Narisclikin , tes jardins enclianteurs ; » J 'admire ton palais regnant sur I'etendue. » Maison de campagne de M. Alexandre Narischkin , grand chambellan; elle est situee sur le chemin de Peterhoff, a seize Werstes de Petersbourg | on devroit Fappeler Bellevue : jamais chateau ne merita mieux ce nom. Du haut de la ter- rasse qui le domine, les regards peuvent se porter a la fois sur les ports de Gronstadt et de Saint-Petersbourg. La mer qui separe ces deux ports , se presente dans sa majestueuse etendue. Les campagnes voisines et la foret faisant fond de ( 288 } tableau au-dela des jardins , pretent leur charme a ce coup d'oeil ravissant. La beaute du pare repond a la position du chateau ; des accidens de terrain menages avec art , des canaux , des lacs converts de jolies gondoles, d'innombrables massifs de fleurs , des pavilions places avec gout pour varier les sur- prises, I'elegance de la principale habitation et la richesse de rameublement, tout se reunit pour rendre cette maison des champs une des plus remarquables de ce pays. On y retrouve encore le souvenir de la magnifique fete donnee a S. M. rimperatrice Marie , par M. et madame Narischkin. (17) « Peterhoff et Strelna couronnent ces coteaux. » Autrefois la fete de Peterhoff se renouveloit tons les ans. Elle gagne , je crois , a n'etre plus periodique : I'incertitude lui donne le charme attache aux joies imprevues. Elle a eu lieu I'an passe. On peut avoir vu beaucoup de fetes sans se former aucune idee de celle-ci ; elle offre un des spectacles les plus ravissans qu'on puisse presenter a la curiosite des hommes rassembles. Pendant trois jours , Peterhoff devient le rendez-vous de la Cour et de la ville : cent mille ames se reunissent sur le meme point, et cette belle solitude prend alors I'air le plus vivant et le plus anime. Rien n'est si ordinaire que des illuminations , des cascades et des jets d'eau^ mais qu'on se figure ces decorations se deroulant sur un plateau d'une immense hauteur, en face du golfe , a la vue des ports de Cronstadt et de Petersbourg ; qu'on se represente la vaste etendue des eaux que domine le theatre de la fete , et Ton jugera de I'effet que doit pro- duire cet ensemble, lorsqu'on est favorise par un beau temps. ( ^89 ) Le voyage de la capitale a Peterhoff, dans un trajet de vingt-six werstes, est deja un commencement de fete, soit qu'on le fasse par terre ou par eau. Le chemin , si pitto- resque par lui-meme, est convert, des le point du jour, d'une quantite innombrable de voitures , d'hommes a cheval et de gens a pied. Le golfe n'est pas moins anime par I'af- fluence des barques , des gondoles et des bateaux a vapeur qui , en arrivant , longent les fregates pavoisees de S. M. I'Em- pereur, mouillees a une portee de canon du rivage. En debarquant, I'etranger n'a pas a s'informer de la route du chateau j il y est porte par des flots de peuple que la cu- riosite dirige vers le principal jet d'eau. On monte par deux grands escaliers paralleles a la terrasse , d'ou la vue plane sur les cascades ; c'est la qu'au milieu d'un groupe de statues de bronze dore , les eaux s'echappent , se croisent , retom- ])ent en gerbes , ou s'elancent en nappes argentees. Les conques , les vases , les urnes , enfin tout ce qui sert a Fembellissement des jardins, contribue aussi a I'abondance des eaux; elles jaillissent de tons les points : le jet qui les domine a quarante pieds de haut ; il sort de la gueule d'un lion terrasse par Samson. En quittant le pare pour se rendre au village , on trouve des tentes posees ca et la dans une immense plaine coupee de bois taillis. Les voitures sont placees a vingt pas I'une de I'autre , sans ordre et pourtant sans confusion. Les chevaux deteles mangent aux pieds des arbres ; des families , grou- pees sur ce grand espace , prennent gaiement un repas cham- petre. La, circulent en foule des militaires de toute arme, des hommes de tons les pays : I'oeil est charme par la variete des costumes. Les personnes attachees a la Gour, les ministres etrangers , les officiers des gardes , se raelent a ce bivouac pacifique. Plus loin , on voit se dessiner les tentes de divers ^9 ( 290 ) corps militaires ; on distingue leurs armes rangees en fais- ceaux. En admirant ce tableau si pittoresque , je me croyois transporte vers ces temps recules , ou la publication d'un tournois attiroit de toutes parts les dames, les nobles che- valiers, les troubadours et une innombrable foule de spec- tateurs. Les premieres ombres du soir sont le signal de I'illumi- nation : le pare est eclaire avec une prodigieuse rapidite Des allees a perte de vue , le grand lac , les cascades , tout brille de feux etincelans ; les eaux roulent impetueusement leurs vagues argentees sur des flots de lumiere. A dix heures du soir , la Gour monte dans les lignes ; ces voitures , ou huit personnes peuvent s'asseoir , ont la forme de deux bancs places dos a dos. EUes sont attelees de quatre chevaux , conduits par un cocher et un postilion. II y a deux cents lignes consacrees au service du chateau ; ainsi seize cents personnes jouissent du plaisir de parcourir tres-com- modement t out le theatre de la fete. La presence de Leurs Majestes I'Empereur et les Impera- trices, des princes et princesses de la famille imperiale, du corps diplomatique et d'une Cour aussi brillante que nom- breuse , donne le plus grand eclat a cette soiree. Toutes les voitures suivent la meme route, et viennent passer devant une immense decoration , au milieu de laquelle brille le chiffre de S. M. I'lmperatrice Marie ; la fete est dediee a cette auguste princesse. A minuit , la Gour rentre au chateau. Les curieux se por- tent sur la terrasse qui termine le pare du cote de la mer , pour voir la flotte de S. M. I'Empereur ; elle est illuminee par des milliers de lanternes coloriees. Ge foyer de lumieres, place loin du rivage, et comme perdu dans I'immensite des eaux , produit un effet admirable. ( ^91 ) L'horloge dii chateau sonnoit une heure, et je quittois ce lieu d'enchantement, pour regagner Petersbourg sur le bateau a vapeur ; les premieres lueurs du jour me firent de- couvrir les domes de la ville. A Fendroit du debarquement, il me restoit encore huit werstes a parcourir pour regagner ma maison de campagne. J'eus le bonheur de trouver une chaloupe ; nous longeames les vaisseaux qui couvrent le fleuve. Tout etoit encore plonge dans le sommeil; pas un mousse ne paroissoit sur les ponts. Quelques sentinelles se montroient pres du rivage , devant les beaux edifices dont il est decore. Je voyois fuir le Corps des mines, I'Academie des Sciences , le quai Anglais. Arrive devant le pont d'Isaac, je fus ebloui du spectacle qui s'of'frit a mes yeux. Les frai- ches et delicieuses teintes matinales enveloppoient tous les objets de leur magique lumiere, et les premiers rayons car- mines du soleil du nord frappoient sur I'imposante figure de Pierre le Grand. Quelle pompe dans cette iutte des Arts et des beautes de la nature ! Quelle inspiration de genie dans la creation de cette statue et dans le cboix de la place qu'elle occupe ! Mon ame , livree a une sorte d'extase , partageoit son admiration entre ce chef-d'oeuvre sorti de la main des hommes et les sublimes merveilles du Greateur. Enfin , j'a- percevois les navires en construction dans les chantiers de I'amiraute. Deja, tournant la Bourse , laissant la forteresse sur la droite , ma chaloupe s'engageoit dans le bras de la Neva , qui forme I'ile Petrowsky. Bientot le bruit mourant des rames m'avertit que j'etois chez moi. Strelna est un chateau de plaisance, a dix-sept werstes de Petersbourg, sur le cliemin de Peterhoff. Sa situation est agreable et pittoresque. 11 fut commence par Pierre ie Grand. En 171 1 , ce souverain le donna a sa fille, la prin- cesse Elisabeth, qui ne I'habita jamais, et ne le fit point 19.. ( 292 ) achever. Ce batiment commencoit deja a tomber en ruines, lorsqu'on le fit relever sous le regne de Sa Majeste FEm- pereur Paul V^ ; il est maintenant acheve , et appartient a S. A. I. Monseigneur le grand due Constantin. (18) « Pres d'elle se deroule un aspect gracieux j » De la Neva I'mspirant voisinage, » Ses flots d'azur, les oiseaux , lebocage^ » Tout anime la verve en recreant les yeux. » Des croisees de mon salon , la vue se portoit sur les trois pavilions de M. Zenovieff , cliambellan de S. M. I'Empereur. Le dessin qui les represente , donnera une juste idee des maisons qui embellissent le voisinage de Petersbourg. Le principal corps de logis s'annonce par un joli parterre ; der- riere , est un grand jar din anglais dont le fond est occupe par de belles serres qui masquent le potager. La porte et les quatre grandes croisees du salon, faisant face a la Neva, sont garnies de glaces sans teint. Leur effet est admirable , quand les nuages pourpres du soleil coucbant viennent meler leur magnificence au reflet des eaux , et que la rive opposee s y repete avec tons ses enchantemens. J'ai vu les paysans ( qui contemplent rarement les splendeurs du ciel , parce qu'ils Font toujours sous les yeux ) s'arreter avec extase devant ce superbe tableau. Une dame italienne en fut si frappee , qu'elle me disoit : « Regardez , Monsieur ; ne » croiroit-on pas que tout FOlyrape passe la soiree dans M cette maison ? « D'apres ce que dit un auteur celebre, dans son rapide apercu sur la Russie , on pourroit croire que les oiseaux se trouvent ici pour la convenance du poete et la mesure des vers. Ce voyageur se plaint de n'avoir pas entendu leurs ( 293 ) chants; je suis tente de croire que c'est une distraction, on qu'il n'a pas voulu les ecouter. Les fauvettes,les chardonne- rets, les bouvreuils et les pinsons, abondent dans les cam- pagnes qui aA^oisinent Petersbourg , et leurs concerts m'ont paru tres-doux. Plusieurs personnes assurent que le rossignol lionore aussi de sa presence le soixantieme degre ; mais ne I'ayant point entendu, je ne I'ai pas mis sur ma liste. Quoique amateur des chefs-d'oeuvre des arts et des beautes de la na- ture, je tache de me defendre du faux enthousiasme qui souvent egare le voyageur. M. le comte de Maistre , dans ses Soirees de Petersbourg , dit ingenieusement que Fexageration est le mensonge des honnetes gens ; je n'ai pas meme voulu mentir comme un honnete homme. (19) « Dans les logis des environs, » Meme tapage ; on se presse , on s'agite : « Cliacun barricade son gite. » Avant la fin de septembre , on voit les habitans du Nord s'agiter pour resister a I'ennemi commun. De tristes i.)as-ist- das , destines a vous mesurer I'air , font partie des doubles croisees. Les tapis , les doubles portes sont poses , les poeles visites et repares, d'enormes buchers s'elevent dans chaque cour. On examine les fourrures , on en achete de nouveiles '■> on se pourvoit de bottes chaudes, de galoches, de chaussons, et les magasins des couturieres sont encombres de douil- lettes, d'enveloppes et de vitchouras, dont la chaleur est calculee sur les divers degres de froid , qui s'eleve quelque- fois jusqu'a trente. Moyennant ces precautions , et grace a la maniere de chauffer les appartemens , on pent dire , sans blesser la ve- rite , qu'on souffre moins du froid en Russie , qu'en Alle- ( =94 ) magne et en France. On s'etonnoit de voir un prince russe quitter Paris vers le mois de novembre , pour retourner a Petersbourg. Quelqu'unlui demandant le motif de ce depart, il repondit qu'il alloit se chauffer. L'hiver est ici , comme partout, I'annonce des reunions brillantes, des grands diners , des bals, des mascarades, enfin de tous les plaisirs de convention. Cependant, chacun prend, a son aspect, un visage serieux et triste; ce qui prouve que I'homme n'est pas ne pour ces jouissances factices. Les re- grets que nous cause la chute des feuilles , sont un hommage rendu a la douce vie des champs, au repos qu'on y trouve et surtout a la grandeur des oeuvres de Dieu, que les beaux mois de I'annee nous montrent dans toute leur magnifi- cence. ( ^9^ ) VOYAGE PAR MER D'HONFLEUR A SAINT-PETERSBOURG. Air : Du Tableau de Paris a cinq heures du matin. De la diligence Gaiment je m'elance ; Plein d'impatience, Je vais visiter La barque legere, Qui, sur I'onde amere, Aux pieds du Tzar Pierre {a) Doit me transporter. Monsieur Sans-Gene , Mon capitaine , Bientot me mene Au fond du vaisseau. Quelle disgrace ! Mon humble place , Etroit espace , A Fair d'un tombeau. {a) Statue equestre de Pierre le Grand , du celebre Falconet. ( 296 ) Mais je m'achemine Devers la coUine, D'ou mon oeil domine L'humide element. La, d'une chapelle (i) La cloche m'appelle ; Rempli d'un saint zele , J'y vole a Finstant. Je vois s'y rendre Epouse tendre, Qui vient suspendre Des fleurs a I'autel. La, sur la pierre, Pleure une mere, Dont la priere Monte vers le Ciel. Le zephir hesite, Enfin il agite Le flot qui s'irrite ; Je sens Fair fratchir. Les ondes blanchissent , Les voiles fremissent , Les vagues mugissent, Nous allons partir. Thetys, ma mie, Je te confie ( ^97 ) Mon sort, ma vie, Ma femme et son chien. Bon capitaine, Sur cette plaine Tres-incertaine Condiiisez-nous bien. France, heureuse terre, A mon coeiir si chere , Un destin severe M'eloigne de toi. Daigne , 6 Providence ! Benir ma Constance ! Riante esperance , Voyage avec moi. Dieu ! quel tapage ! Quel clapotage ! La mer fait rage Sur le Dogger-banc (a). Frele machine , L'esquif s^incline , Long-temps chemine, Penche sur son flanc. Dans cette tourmente Tout nous epouvante; (rt) Banc de sable situe dans la mer du Nord , en face du Da- nemarck. II a une largeur d' environ vingt lieues ; la mer est mauvaise dans ce trajet, en raison de son pen de profondeur. ( ^95) Le roulis augmente ; On se croit perdu. Chaises renversees, Bouteilles cassees , Tetes fracassees. Tout est confondu. Lourd parasite , La mer visite Notre marmite : Adieu le bouilli. Autre anicroche , Le flot s'approche , Fond sur la broche : Adieu le roti. Mais le gros temps cesse , Bientot I'allegresse , Meme un pen d'ivresse Ranime les coeurs; Le Ciel se deride , Un bon vent nous guide ; Chacun moins timide , Rit de ses frayeurs. yive et legere , Dame Glicere , Un peu commere , Reprend son caquet- (299 ) Jeune et jolie, Plus loin Julie , Soigne sa pie Et son perroquet. Le sieur xinatole Repete son role , En bravant d'Eole Le malin sifflet. D'une voix sonore, Une antique Flore De ma Tante Aurore , Detonne un couplet. Monsieur Dermance, Avec jactance , Peint sa vaillance Dans douze combats ; Mais a sa mine Tant soit peu fine , Moi je devine Qu'il ne se bat pas. L'un est ebeniste Get autre est chimiste; Celui-ci dentiste, Celui-la traiteur. Madame est modiste, Sa fille fleuriste , ( 3oo ) Son fils oculiste, Son cousin coiffeur. Les vins d'Espagne, De TAllemagne , Flots de Champagne , Noieroient mon chagrin Mais la tempete , Vrai trouble-fete , Yeut que je mette De Teau dans mon vin. La mer rugissante, Terrible, ecumante, Semble impatiente De nous engloutir; Le tonnerre gronde; Dans la nuit prolonde , Par le feu, par I'onde, Nous allons perir. Chose bizarre, Dans la gabarre , Le tintamare , Moije fais des vers! Pres de Fabime , Trouvant la rime , Mon feu s'anime Au feu des eclairs. ( 3oi ) De la delivrance Le moment s'avance ; L'on chante , Ton danse Sur le joyeux bord ; Percant I'etendue Qui frappe ma vue , Mon ame est emue A I'aspect du port. Voyant ces plages (2) , Ges verds ombrages, Ces grands ouvrages , Ges mille vaisseaux , Ghacun s'ecrie : Gloire au genie Qui vivifie La terra et les eaux ! Cite florissante (3), Heureuse , opulente , Ton eclat m'enchante ; Salut , Petersbourg ! Sur ce beau rivage Accueille , encourage La Muse volage D'un gai troubadour. ( 3o2 ) NOTES. • ' Si-" (i) « La, d'une chapelle » La cloche m'appelle; » Rerapli d'un saint zele, » J'y vole a I'instant. » La chapelle de grace est dans le voisinage d'Honfleur; on y monte par un chemin escarpe pratique dans les bois. II faut une demi-heure pour gravir la montagne; mais, lors- qu'on arrive, la fatigue est oubliee, et Ton se croit trans- porte dans une region divine. Rien de plus beau, ni de plus imposant que le spectacle qui se deroule sous les yeux. Le plateau sur lequel est batie la chapelle , s'eleve a trois cents pieds au-dessus de I'Ocean , dont les flots se brisent contre les roches semees d'arbres , de mousse et de hautes herbes. A chaque instant, on peut signaler des voiles qui se croisent sur rimmensite des eaux. Graces soient rendues a celui qui eut la touchante idee de placer , en face d'un si vaste horizon, la chapelle du pelerin navigateur; je n'oublierai jamais la profonde emotion que me causa le tintement de la cloche , lorsqu'aux derniers rayons du soleil couchant, elle appelle les fideles dans le temple de la priere. C'est la que la religion console les coeurs affliges; que I'epouse chaste vient remercier Dieu du retour ( 3o3 ) \ de son bien-aime, et le vieux pere offrir des voeux pour riieureuse traversee du seul fils qui lui reste. Ainsi, dans cette pieuse enceinte, de vifs sentimens se partagent les, ames , I'incertitude , la douleur et la joie. i (2) « Voyant ces plages , | » Ces verds ombrages , » Ces grands ouvrages ' » Ces mille vaisseaux. » I Jamais le trajet de Cronstadt a Petersbourg ne s'effacera de mes souvenirs; nous touchions au but du voyage; deja nous nous reposions du navire marchand sur le leger ba- teau a vapeur , et des mers orageuses sur une mer sans dan- ger. Fatigues de la vue monotone des eaux , apres un mois de navigation , nos regards se portoient avec ravissement vers les cotes qui resserrent le golfe. Les monumens eriges par la magnificence des souverains de la Russie, se pressent sur la rive droite, et a chaque instant, un nouvel objet ex- cite la curiosite : les chateaux qui se dessinent dans toute I'etendue de I'horizon; plus bas, le monastere d'Alexandre Neuwsky et les domes de ses quatre eglises ; la cote de Fin- lande , dont on voit se derouler les forets coupees par de grands villages, et que dominent les collines de la belle terre de Pergola (a)^ surnommee la Petite Suisse; tous ces tableaux recreent tellement I'imagination , que Ton voudroit sus- pendre la marche trop rapide du bateau. A moitie chemin , les sensations deviennent plus, vives lorsqu'on signale Petersbourg. A ce cri , tous les voyageurs [a) Cette belle terre appartient a M. le comte Schouvaloff, aide- de-camp general de S. M. I'Empereur Alexandre. (3o4) se pressent en foule sur le pont; et comme la vue ne peut encore distinguer que les sommites des batimens , ces clo- chers , ces fleches , qui sembleiit s'elever du sein des eaux , donnent a la ville I'aspect dune flotte aux mats dores et ar- gentes. Sur le bateau se trouvoient des personnes de neuf diffe- rentes nations. Quand elles vouloient converser , la langue francaise devenoit le truchement de toute la societe. Je pus juger de I'extreme simplicite des Anglais dans leurs voyages. Deux Miss se rendoient avec leur pere a Saint-Petersbourg , pour aller ensuite a Odessa ; la, s'embarquer pour Constan- tinople , d'ou Ton devoit se rendre en Egypte : deux petites valises composoient le bagage de ces trois personnes. Je remarquai que plusieurs passagers, moins aguerris avec les courses lointaines, avoient la manie de trainer apres eux une foule d'objets inutiles, qui augmentent les frais et I'em- barras des voyages; d'observations en observations, je m'a- percus que j'etois du nombre de ces derniers. A une lieue de la ville , les coups de canon se succe- doient rapi dement; deux briks se lachoient de nombreuses bordees. lis etoient montes paries eleves de la marine; leurs terribles jeux nous offroient I'image d'un combat naval. (3) « Cite florissante, « Heureuse, opulente, M Ton eclat m'enchante , » Salut Petersbourg. » Je voudrois rendre avec verite les impressions que j'e- prouvai lors de mon arrivee dans cette grande capitale, bril- lante de jeunesse et belle desymetrie. Comme tant d'autres, elle n'offre pas son quartier vieux et son qu artier neuf. La ( 3o5 ) regularite et la proprete s'y trouvent partout; le jour n'est jamais intercepte par la trop grande hauteur des maisons, ni par I'etroite dimension des rues. Toute la ville est egalement eclairee , espacee et aeree. Les hotels ressemblent souvent a des edifices publics , et ces edifices etonnent par leur gran- deur et leur magnificence. L'aspect des eaux, pompeusement renfermees dans de larges canaux, fait une charmante diversion a I'imposante uniformite des rues et des batimens. Les objets les plus beaux gagnent a etre vus a tr avers les voiles transparens du soir. Je debarquai a Petersbourg avec ma petite colonic , par une belle soiree du mois d'aout, dans I'annee 1819. Quatre drochky [a) se chargerent de nous et de quelques bagages. Nous voila cheminant pour trouver un gite ; arrives a I'hotel Derjmont , point de logement: « Tant mieux, m'ecriai-je: nous continuerons de voir et d'admirer. » A Thotel de Londres, nous ne fumes pas plus contraries de n'etre point recus; le sentiment de curiosite etoit si vif, qu'il I'empor- toit sur le besoin de nous reposer ; et qu'on ne m'accuse point de parer mon recit de la broderie du voyagenr, j'ai parfaitement conserve le souvenir de ces premieres impres- sions , et je les rends dans toute leur verite. Nous visitames sans succes la plupart des auberges de la ville. Dans ces courses si longues, le temps nous gagnoit, les [a) Le drochky est une voiture sur quatre roues , a un ou deux chevaux; elle est dccouverte, basse, etroite, et , pour en donner une idee plus exacte , il faut ajouter extremement incommode. II y a des drochky-caleche , dont la forme est dififerente ; ceux-la sont elegans et agreables. 20 ( 3o6 ) horloges sonnoient onze heures , et nous ne savions encore ou passer la nuit. Les Isvoehik ( cochers ) nous adressoient (le longs discours en pure porte; cependant leurs gestes nous firent comprendre qu'ils vouloient nous laisser la. Que faire? que devenir? Les personnes pour lesquelles nous avions des lettres de recommandalion , etoient a la campagne. La petite colonic tint conseil au milieu de la place du Palais; I'idee nous vint que , dans les temps antiques , les habitans se se- roient dispute le plaisir de nous offrir un gite et le souper ; mais , chez les modernes, ce genre d'hospitalite n'est plus admissible. La nuit etant magnifique et lair tres-doux, je proposai un bivouac. La proposition alloit passer, lorsqu'un des guides offrit de nous conduire chez des dames anglaises , qui tiennent un hotel garni dans la petite Morskoi. Nous y trouvames enfin une seule chambre ; nous en primes pos- session tout en regrettant le bivouac de la place du Palais : tant il est vrai que, si generalement on a la manie de faire comme tout le monde , on aime aussi quelquefois a faire ce que tout le monde ne fait pas. Apres un sejour de quelques mois, quand j'ai mieux connu cette ville, ses environs, qu'on ne se lasse point d'admirer, et tant d'objets capables de piquer la curiosite, je me suis de- mande pourquoi ceux de nos compatriotes , qui ont I'argent et le temps a leur disposition , ne se donnent pas le plaisir de venir a Petersbourg. La Suisse et I'ltalie seront-elles done les eternelles galeries de nos chevaliers errans ! Apres les avoir parcourues , les Francais y retournent encore, et ne pensent point a agrandir la sphere de leurs observations et de leurs souvenirs par des courses plus lointaines. Pourquoi n'aimeroit-on pas a se reposer des emotions penibles que Ion trouve quelquefois sur les routes aventureuses de I'ltalie , en venant dans un pays tranquille, que I'onpeut parcourir (3o7) hiver et etc, de nuit et de jour , sans courir le moindre dan- ger, sans meme concevoir line inquietude? Mais si la crainte des fatigues d'une trop longue route decourage la curiosite, il est aise de simplifier le voyage en s'embarquant au Havre. J'avoue que je ne concois pas trop la repugnance qu'inspire une traversee de vingt a trente jours ; il me semble qu'il faut , au moins une fois dans sa vie J essuyer de ce genre d'eraotion. C'est sur Timmensite des mers , que I'esprit se fortifie par des pensees qu'il n'a peut-etre jamais concues; place entre le ciel et les eaux, livre a la seule protection de Dieu, a la contemplation de ses oeuvres, Tame s'eleve a un degre d'exaltation , a un sen- timent d'amour pour son createur , que I'esperance et la crainte servent encore a developper ; imagination s'abime devant ce tableau si nouveau pour elle, et le coeur, degage de toutes les petites passions humaines , ne forma jamais pour I'avenir de plus nobles resolutions. Puisque I'homme est de- venu si avide d emotions, pourquoi ne recherclieroit-il pas aussi celles qui peuvent donner un nouveau developpemenl a ses facultes morales ? Je me fais I'idee des jouissances que pourroit eprouver une societe de cinq a six personnes , unies par la conformite des gouts et de I'education, et s'embarquant sur un bon na- vire , ayant a bord des provisions pour donner un peu de variete a la cuisine du capitaine ; des instrumens de musique , des ouvrages nouveaux , et possedant surtout cette heureuse gaite, compagne inseparable des Francais, dans le succes comrae dans le malheur. Je les vois s'eloigner du rivage, le i5 de mai, pour arriver a Gronstadt dans la premiere quin- zaine de juin; cette traversee, faite avec magnificence, ne couteioit pas plus de six cents francs par personne. Nos voyageurs, qui auroient laisse le printemps a Paris ^ 20.. ( 3o8 ) en trouveroient un autre en Russie. Je vois leurs transports quand ils parcourroient Petersbourg , ses etablissemens pu- blics , ses beaux instituts , ses iles enchantees , ses superbes residences imperiales , qui font I'admiration de tous les etrangers; enfin, Moscou la grande, et ses campagnes si jus- tement renommees. Vers la fin d'octobre , d'autres jouissances s'offriroient pour eux. L'hiver n'est pas toujours insociable, et les etran- gers surtout supportent le premier avec une sorte d'insen- sibilite. C'est alors que la Russie se presente sous un aspect tout nouveau ; c'est alors qu'on voit jusqu'ou pent s'elever I'industrie nationale , et cette science que la nature revele aux liommes , dans I'interet de leur conservation et de leur bonheur. A cette epoque, les regions hyperboreennes subissent une telle metamorpbose , que nos etrangers connoitroient deux pays au lieu d'un. Dans la saison des plaisirs et des grandes reunions, je les vois jouir de I'accueil hospitalier des Russes , etudier leur caractere et leurs moeurs , observer le luxe et la magnificence dont ils s'entourent , et s'etonner de I'ele- gante facilite avec laquelle ils parlent notre langue. Leur re- tour en France, au printemps suivant, par la Pologne et I'Allemagne , seroit encore pour eux une source d'observa- tions et de jouissances. Revenus a Paris, ils auroient vu , dans I'espace de quinze mois, trois pays qui different de moeurs, d'habitudes et de climats. ( 3o9 ) L'ANNONCE DU PPJNTEMPS A SAINT-PETERSBOURG. A S. E. M. le general major de Bazaine, Si le malicieux lecteur Ne s'endort point sur mon ouvrage ; S'il tient bon jusqu'a cette page , Sans trop d 'ennui, sans trop d'humeiir, Cher general, pourquoi lui taire Que mon timide manuscrit A subi le joug salutaire De ta raison , de ton esprit ? Que d'une croix impitoyable Ton crayon signala des vers Ou ma muse deraisonnable Alloit se perdre dans les airs ? Je dois, par cette confidence, Qui couteroit a maint auteur, ( 3io ) Proclamer ma reconnoissance Pour mon ingenieux censeur. Amant cle la docte Uranie, Des travaiax qu'elle t'inspira Cette muse est enorgueillie ; Et I'aqueduc d'Yemskaia (a), Nourri des eaux du Ligova , Honore a jamais ton genie. Mais , pour varier tes loisirs , Des Lettres la riante etude Vient distraire ta solitude Et reclamer tes souvenirs. Dans cette retraite du sage Vivent d'accord, contre I'usage, Et la science et la gaite ; Je vois, depouillant leur fierte, L'Algebre et la Geometric Trailer en soeur la Poesie Qui deride leur gravite ; Je vois La Fontaine el Moliere, Boileau, Racine et Labruyere S'insinuer parmi les plans Ou tu prepares les ouvrages Dont s'embelliront ces rivages(T), Sous les auspices du printemps. 11 s'annonce ; I'hiver expire : Bientot le souffle du Zepbire (a) Voyez la note premiere ^ apres la description des iles, ( ^^^ ; Nous rendra les fleurs et les eaux. Deja le feu brise, dechire (^i) L'epaisse robe des canaux ; Deja plus d'un gourmet entasse , Au fond de ses sombres caveaux , Les blocs (\m frapp eront de glace Le vin mousseux de nos coteaux. La troupe immense des corbeaux, Qui, de son discordant ramage, Naguere remplissoit les airs , Deja lourdement demenage, Et, dans les bois du voisinage , Va porter ses aigres concerts. Des chars la course est ralentie Par un degel inattendu; La neige a presque disparu ; Sur le pave le traineau crie : Pour menager son vieux cheval (3), L'isvochik quitte la voiture (a), Et du coursier pressant Failure, ll le suit d'un pas inegal. La superb e Neva s'irrite D'une longue captivite ; Dans sa prison elle s'agite , La glace pese a sa fierte ; Deja, sur cette plaine humide (4), Qui va secouer les frimas , ( 3i2 ) Le Russe, d'un pied plus timide^ Affronte le plancher perfide Pret a s'entr'ouvrir sous ses pas. Par une sage pr^voyance , Sous les coups presses du marteau, Le nautonier, plein d'esperance , Fait gemir son leger bateau : Impatient , sur celte rive Ou Famour du gain le conduit ^ De ressaisir la rame oisive, Qui git au fond de son reduit. Immobile sur son navire, Le marin guette le moment Ou Neptune, arme du trident , Doit reconquerir son empire; Loin du port le rapide esquif Bientot bravera les orages, Bientot des mats et des cordages On entendra le cri plaintif. Pres du toit ou Thiver Tassiege Le jardinier, d'un oeil chagrin , Voit son petit coin de terrain Que lui dispute encor la neige : Mais de gazon le moindre brin Vient-il enfin charmer sa vue , Joyeux, il croit deja cueillir Les petits pois et la laitue Dont le printemps va I'enrlchir, Deja, fatigue de la ville, ( 3i3 ) L'ami des champetres sejours Ya choisir un riant asile Pour y compter tous les beaux jours [a^ Mais le vent change, et la riviere, Rompant son epaisse barriere , Orgueilleuse , reprend son cours ; Yastes debris de sa surface , Des monts et des lies de glace Roulent sur les flots delivres; Pour favoriser leur passage, Des deux cotes sur le rivage Les ponts mouvans sont amarres {b). Bientot cette masse flottante Au sein des mers va s'engloutir, Et sur la Neva triomphante L'Aquilon fait place au Zephir. Qu'entends-je ? De la forteresse Le canon vient de retentir ; (d) Cette expression doit etre justifiee par les variations de I'at- mosphere pendant la belle saison. ih) II existe sur la Neva trois grands ponts de bateaux. Au mo- ment oil la debacle doit avoir lieu , on brise la glace a I'aval de ces ponts; on en fait disparoitre les debris en les plongeant sous la masse restante , et Ton amene les ponts separes en deux parties sur les rives du fleuve. Les manoeuvres employees a cet effetsont remar- quables par leur hardiesse et I'extreme promptitude avec laquelle elles s'executent* ( 3i4 ; C'est le signal de Fallegresse : Cruel hiver, tu vas finir. Je vols le commandant paroitre (5)1 Du fleuve il traverse les flots, Et porte a son auguste maitre Le tribut des premieres eaux. 3i5 ) NOTES. (i) « Dont s'embelliront ces rivages , » Sous les auspices du printemps. Les ecluses construites a Sclilusselbourg, sous I'lmpera- triceAnne, a Tembouchure du canal de Ladoga, dans la Neva, etoient en etat de vetuste; ce qui menacoit la navi- gation dune stagnation complete. Les travaux qui s'executent aujourd'hui , ont pour but de substituer a ces anciens ou- vrages un nouveau systeme d'ecluses, mieux approprie aux besoins du commerce. Les nouvelles ecluses se distinguent particulierement par les avantages suivans : i° Elles econo- miseront environ les cinq septiemes de I'eau qui se depense maintenant pour le passage des nombreuses caravanes qui traversent le canal; 2** elles offriront un moyen de transport plus prompt et plus facile , et feront consequemment dispa- roitre tous les encombremens qui avoient lieu quelquefois a I'embouchure du canal; 3° enfin, quels que soient les ac- croissemens que recoive la navigation , ces nouvelles ecluses suffiront a tous ses besoins , et le canal de Ladoga presen- tera le premier exemple dun canal a point de partage, jouis- sant de la propriete de fournir au passage d'un nombre in- defini de transports. ( 3-6 ) (a) <' Deja le feu brise , decbirc » L'epaisse robe des canaux. » Long-temps avant le degel, on enf'erme une partie de la surface des canaux ou de la riviere , et , dans ces enceintes, des ouvriers rompent la glace avec de longs pics de fer ; cette glace , taillee en forme de bloc , se transporte , sur les traineaux , dans les caves et dans les glacieres. (3) « Pour menager son vieux cheval, » L'isvochik quitte sa voiture, » Et du coursier pressant Tallure , » II le suit d'un pas inegal. » Le degel rend les communications tres-difficiles, surtout a la suite des grands hivers. Quelquefois il faut plus de quinze jours pour que le pave soit entieremenl delivre des glaces qui le couvrent. Dans les passages ou le traineau ne pent glisser, le conducteur quitte sa voiture pour soulager son cheval, et court a cote sans abandonner les guides. (4) « Deja , sur cette plalne humide » Qui va secouer les f rim as , » Le Russe , d'un pied plus timide , » Affronte le plancher perfide « Pret a s'entr'ouvrir sous ses pas. » Quand la Neva arrive au moment de sa delivrance , I'hu- midite de sa surface indique le danger qu'on pent courir en la traversant; alors la police etablit des gardes sur les rives du fleuve, avec la consigne d'inlerdire le passage a ceux qui voudroient le tenter. Mais souvent un imprudent, pour evi- ( 3/7) ter I'ennui d'un long detour, echappe a cette surveillance; des que la sentinelle I'apercoit, elle crie et le menace j alors il est tres-plaisant de voir le delinquant lui repondre avec gaiete : « Eh bien ! viens me chercher si tu I'oses. w Le Russe, aussi adroit qu'intrepide , s'aventure sans crainte sur cette glace, qui commence a s'ebranler; un coup d'oeil sur lui fait eviter les places dangereuses, et les accidens sont rares. (5) « Je vois le commandant paroitre; » Du fleuve il traverse les flots , » Et porte a son auguste maitre » Le tribut des premieres eaux. » Quand la Neva s'est affranchie de ses glaces, le general, commandant de la forteresse , situee en face du palais impe- rial , sur la rive droite , traverse le fleuve en chaloupe , et va presenter solennellement a S. M. I'Empereur une coupe remplie d'eau, II est defendu de traverser la Neva , avant que cette ceremonie ait eu lieu. Des que le commandant est rentre dans la forteresse , le fleuve se couvre de barques et de gondoles elegamment de- corees , qui se croisent dans tous les sens , sans autre but que de jouir de la delivrance du fleuve, et de faire acte de nou- velle possession des eaux. Les quais des deux rives sont garnis d'une foule despectateurs,qui jouissentavec charme de la riante metamorphose que vient d'operer le printemps : c'est la fete de la nature; chacun y prend part, et la joie brille sur tous les visages. ( 3i8 ) LE DEPART POUR LA GAMPAGNE, Amis , partons , il en est temps ; Cherchons un abri plus tranquille : Chaque jour qu'on clonne a la ville Est un larcin fait au printemps. Depuis que ma double fenetre, Double rempart contre le bruit , A disparu de mon reduit , Chez moi je ne suis plus le maitre : La rime se revolte, elle est sourde a ma voix; Mais au bord des ruisseaux , dans Fepaisseur des bois J'humaniserai la cruelle. Viensdonc a mon secours,viens, joyeux batelier (i) ! Tu vois , mon humble mobilier Ne pent surcharger ta nacelle; Dans mamaison des champs le printemps me rappelle : Tout est pret a me recevoir. De peur d'etre surpris par les ombres du soir , Fatigue la Neva de ta rame importune : wSi, dans notre trajet, le fantasque Neptune Troubloit la surface de I'eau , Pour I'apaiser , dis-lui que Ion bateau Porte un poete et sa fortune, Et le dieu fera grace a ce leger fardeau. ( 3'9 ) NOTE, a Viens done a mon secours , viens, joyeux batelier ! » Rien de si pittoresqiie que ces departs pour la campagne. Des que le printemps a donne le signal, des barques, char- gees de meubles, partent de tous les quartiers de la ville, et se dirigent par les canaux, vers les nombreuses ramifications de la Neva ; elles portent le raobilier de Fhomme opulent comme celui du modeste menage. Grace a la position des campagnes , presque tous ces bateaux peuvent arriver de- vant les maisons; aussi rien n'est-il plus simple et plus fa- cile que ces sortes de demenagemens , qui permettent de transporter sans danger les objets les plus fragiles. ( 320 ) LES DEUX AMIS, FABLE. A MADEMOISELLE PAULINE DE LA F^ Vous qui, dans un age encor tendre, Possedez le plus noble coeur, Vous qui savez deja comprendre Le timide accent du malheur : Vous dont Tame touj ours pieuse et secourable Devine Findigence , interroge ses voeux ; Ecoutez ce recit, il n'est point fabuleux, Bien qu'il soit presente sous les traits de la Fable. Le redoutable hiver couronne de glacons, De ses rigueurs attristoit la nature : Couvert de ma pelisse, insuffisante armure Contre le choc des aquilons, Je regagnois mon domicile, Lorsque, tournant Famiraute , Je rencontrai deux chiens sansmaitre, sans asile, ( 321 ) Reduits a la mendicite , Ayant la neige pour litiere ; Ensemble ils supportoient le froid et la misere. L'un d'eux me regardoit avec anxiete; Ses yeux sembloient me dire : « A^doucisma souffrance; » Puisse en ce jour ta bienfaisance » M'affranchir de la liberte ! >j Je flatte Tanimal de la voix et du geste ; II prend ce doux accueil pour un consentement: Voila mon chien, joyeux et leste , Sur mes pas allant , revenant , Faisant mainte et mamte gambade ^ Toujours suivi du camarade. Nous arrivons tous trois pres de mon logement : La, pour I'encourager, j'appelle, je caresse Le cliien dont j'admirois la grace et la souplesse; L'autre est repousse brusquement , Tant il est vrai que , pour sortir d'affaire , Pour reussir dans ce monde , il faut plaire. Or , a celui qui me plaisoit Je dis : « Pour toi je me sensde I'attrait; Medor ou Turc, Soliman ou Cerbere, Qui que tu sois, car j'ignore ton nom , yiens, j'y consens; mais pour ton compagnon, Sa presence m'est importune : II doit ailleurs chercher fortune. » « Non, non, me repondit le chien, Le sort de mon ami sera toujours le mien., 21 ( S22 ) Be tes bienfaits pourquoi Fexclure ? Songe que le malheur crea notre amitie : Tous les deux nous errons , nous cherchoos aventure, INous partageons la nourriture Que nous accorde la pitie ! Et iorsqu'a moi ton ame s'interesse , Seul, je serois heureux et lui dans la detresse! Jamais; ce seroit cruaute. Mais qui me Taut ta preference ? La dois-je a mon peu de beaute , A ma jeunesse, a mon agilite? Va, n'en crois point une vaine apparence; Au lond, Medor vaut mieux que moi; Et la bonte, n'est-ce done rien pour toi? Je te reponds de lui , c'est un garcon fidelle ; Tandis que je serai de service au salon, A la porte de ta maison Mon ami fera sentinelle. II est de bonne garde, il est fort, plein de zele ; D'un loup a la campagne, il te feroit raisoii; Matin et soir , nuit et jour , a toute heure , Tu pourras defier le plus subtil larron De penetrer dans ta demeure; Pour te flechir, que te dirai-je enfin ? J'aime mieux avec lui trainer mon existence, Transir de froid, mourir de faim, Que de passer sans lui mes jours dans TaLondance. » Je demeurai muet a ce trait genereux : Depareils argumens ont de quoi nous confondre; ( 323 ) Aussi, ne pouvant y repondre; Chez moi je les recus tous deux. D'un sentiment si pur, d'une amitie si belle, Trouveroit-on parmi nous le modele ? Je pense , a dire vrai , qu'on y mettroit le temps : Chez les Grecs , assez bonnes gens , Et qu'a plus d'un titre on renomme, Diogene cherchoit un homme; II chercheroit dans ce siecle un ami ! Jt n'entends pas de ceux qui n'aiment qu'a demi : Or, pour courir cette bonne fortune, Je crois que mon chercheur, connoissant le terrain, Se muniroit en son ohemin De deux lanternes an lieu d'une. ai.. ( 324 ) EPITRE A S. EXC. MONSIEUR LE COMTE DEBRAY (si). ENVOYE EXTRAORDINAIRE ET MINISTRE PLENIPOTENTIAIRE DE S. M. LE ROI DE BAVIERE , PRES lA COUR DE RUSSIE, L'sivER avance , il nous menace : Escorte des vents , des frimas , Arme de son sceptre de glace , II va regner sur ces climats. e'en est fait, deja la nature A revetu ses habits blancs , Robe de deuil , triste parure Dont s'affublent les revenans Quand, dans les nuits froides et sombres, lis sortent du pays des ombres Pour faire peur aux bonnes gens. Ici, tout prend une autre face, Adieu, jardins, berceaux fleuris, Quoi ! sans avoir change de place , Ai-je done change de pays? (fl) President de la Societe botanique de Ratisbonne, membre ordinaire dc I'Academie des Sciences de Munich , et de plusieurs Soeiet^s savantes et litteraires. ( 3^5 ) Quest devenu ce fleuve immense , Ce port et ces riches canaux ? Je vois les chars et les traineaux Usurper avec insolence Get espace oii mille vaisseaux , Sur le brillant cristal des ondes, S'avancoient avec majeste, Portant les tributs des deux mondes Au sein d'une grande cite. Je vois Florival et Lucile Avec humeur rentrer en ville , Et, sous leurs magnifiques toils, Contre les vents , contre la neige Soutenir les ennuis d'un siege Qui durera plus de six mois. Je vois Doris , dont la figure De I'amour emprunta les traits , S'envelopper d'une fourrure Qui nous derobe ses attraits. Je vois une comtesse antique, Pour me clouer dans sa maison , M'offrir I'attrait soporifique D'un interminable boston. Je m'esquive; mais a sa porte Les Aquilons sont dechaines : Heureux si chez moije rapporte Et mes oreilles et mon nez ! ( 326 ) Mais I'hiver n'est plus une peine; II ue m'inspire plus d'effroi , Puisque vers nous il te ramene , Et tous les plaisirs avec toi : A ta voix , leur essaim folatre Deja voltige autour de I'atre Ou tu rassembles tes amis ; La, sans contrainte on rit, on cause Comme on causoit au temps jadis : Trente degres sont peu de chose (2) Pour qui les brave en ton logis. Tous les arts qui charment la vie Sont appeles dans ton salon ; C'est la qu'on trouve le bon ton 5 L'innocente plaisanterie , Et ce petit grain de folie Qui n'exclut jamais la raison. Quand tu nous prodigues a table Tous les tresors de ton caveau , Nous repetons avec Boileau : « Le vrai, le vrai seul est aimable. » Ancien sous-prefet des Beaunois , J'aime les vins sans artifice, Et je veux rendre ici justice A la sagesse de ton choix : Honneur done aux probes Rhemois Par qui ta cave fut garnie De ces foudres si bienfaisans ! Honneur a ces correspondans, (3.7) Boyens de la gastronomie, Qui, dans ce siecle doctoral, Ont preserve la Malvoisie , Le Volnais, la Cote-Rode ^ Des precedes de la chimie Et des system es de Chaptal. C'est peu d'une excellente chere ; Tu posse des comme Chaulieu La tactique du coin du feu , Qu'aujourd'hui Ton ne connoit guere. J'ai vu, dans plus d'une maison, Des dineurs la troupe legere , Ingrats pour leur Amphytrion, Gagner la porte avec mystere : Apres le cafe tout est dit. Mais tu sais fixer le convive; Chez toi Ton reste , on s'etablit ; Homme aimable , autant qu'erudit ^ Par ta gaite piquante et vive, Par ton savoir qui nous captive , Tu nourris aussi notre esprit; Ta vie est celle du vrai sage : Econome de tes instans, Par mi ingenieux partage Tu ralentis le vol du temps. Souvent, dans une paix profonde , Loin des plaisirs et du grand monde, Caressant tes gouts favoris, ( 328 ) Le travail est ton bien supreme r La, tu lis tes auteurs cheris, Et tu peux te lire toi-meme, Toi, I'auteur de fort bons ecrits {a). Dis-moi par quel charme electrique, Aimable comte, ton bonheur A tes amis se communique Et penetre jusqu'a leur coeur? Oui , le sort , par mainte disgrace , A beau deconcerter mes voeux, De mon front souvent nebuleux Pres de toi le chagrin s'efface ; Je finis par me croire heureux. Si la noire misantropie Dans mon ame avoit quelque acces , Sans injustice je pourrois Intenter proces a la vie; Mais je n'ai point cette folie : Pliant gaiment sous le fardeau , Quand le destin me contrarie , Je m'enveloppe du manteau De la bonne philosophic. S'aigrir est d'un esprit mal fait, Se plaindre est d'une ame commune ; Desarmerois-je la Fortune {a) Essai critique sur Vhistoire de Livonie , trois vol, in-8°. — Voyage aux Salines de Saltzbourg et dans le Tyrol , un volume ( 329 ) En lui decochant un pamphlet ? L'amant maiheureux d'une belle Qui le tourmente ou le trahit, Souvent ramene I'inlidelle En dissimulant son depit. De cet amant j'ai la sagesse ; J'oppose a I'aveugle deesse Une stoique fermete. La nature m'a mieux traite : Elle a doue mon caractere De cette heureuse egalite Qui prolonge notre gaite Jusques au bout de la carriere. Le jour oii la Parque severe, Donnant le bras a mon docteur, Viendra , pres du lit de douleur, M'annoncer mon heure derniere , Je I'accueillerai sans effroi : Loin de me troubler a sa vue, Je dirai : « Sois la bienvenue I Dans mes maux, j'ai compte sur toi A tes noirs ciseaux je me livre; Demenageons : je vais te suivre Sans regarder derriere moi. » ( 33o > NOTES. (i) « Je m'esquive, mals a sa porte » Les Aquilons sont dechaines : » Heureux si chez moi je rapporte » Et mes oreilles et mon nez. » Les hivers tels que celui de 1820, sont rareS dans ce pays» Depuis trente ans , on n'en avoit point eprouve d'aussi rigou- reux ; le froid se rendit redoutable par sa continuite plus en- core que par I'intensite. On prend son parti sur vingt ou vingt-cinq degres quand c'est I'affaire de quelques heures ; mais, lorsque cela dure j)lusieurs jours , et que Tatmos- phere est glacee par cette rigueur soutenue , on court le risque , si Ton n'enveloppe pas soigneusement sa tete , d'a- voir quelque partie de la figure gelee : c'est ce que j'ai vu arriver dans I'hiver de 1820. J'entendois repeter ce crij Ouchiy noss , zameurzli , ce qui veut dire : votre nez ou vos oreilles se gelent. Mais la nature placa le remede a cote du mal ; car , en frottant de neige la partie menacee , le danger disparoit. Cette annee, le froid s'est eleve , pendant quelques jours, jusqu'a vingt-quatre degres. Tin Italien , qui descen- doit de la diligence de Riga , eut le nez gele en se rendant a son auberge; un paysan russel'ayant remarque, s'approche de lui, prend une poignee de neige , et lui frotte le nez en ( 33i ) lui donnant I'explication du service qu'il lui rendoit. Le voyageur ne comprcrjaDt pas le russe, se iaclie beaucoup et le repousse brusquement j un passant s'arrete : il demande le motif de la querelle; I'ltalien repond qua peine debarque a Petersbourg , on vient de Tinsulter. Le paysan donne I'ex- cuse de cette familiarite; tout s'explique, etl'etranger com- prend enfin qu'il doit remercier et recompenser Fofficieux viilageois. Cette anecdote m'en rappelle nne plus remarquable, qui se rattache a Fhiver de 1820. Un Mougik {a) se rendoit au marcbe de Petersbourg pour y vendre des provisions. 11 avoit place sur I'obchiffni (b) son fils , trop jeune pour pou- voir le suivre. Dans cette position immobile, Fenfant est at- teint d'un froid mortel; son pere, s'apercevant quil ne re- pondoit plus a ses questions , f ut saisi de frayeur. 11 employa tous les moyens pour le rappeler a la vie, mais ce fut inu- tilement ; desespere et ne doutant plus de son malbeur , il ne savoit quel parti prendre. II n'ignoroit pas que les or- donnances de police defendent Fentree d'un mort dans Fen- ceinte d'une ville. Au milieu de ces perplexites , il eut Fidee de cacber son enfant sous un tas de neige , et marqua le lieu pour le reconnoitre lors de son retour. Arrive au marcbe, il sehate de vendre ses marcbandises , ne pensant qua son pauvre fils, a la douleur, aux larmes de la mere , lorsqu'il lui presenteroit le corpsde leur enfant. Dans cette cruelle preoccupation , il oublia toutes les com- missions que sa femme lui avoit donnees , et reprit triste- ment le cbemin de sa demeure. Arrive a Fendroit qu'il avoit signale, il ecarte la neige, et (a) Paysan russe. ib) Voiture d'hiver du \illageois. ( 332 ) trouve son petit garcon rendu a la vie, lui souriant et lui tendant les bras. Transporte de joie , il benit la Providence, Tons deux regagnerent heureusement leur chaumiere. Le pere i-aconta ses douleurs, et, dans le village, son fils fut appele I'enfant du miracle. (2) « Trente degres sont peu de chose » Pour qui les brave en ton logis. » J'ai cru pouvoir me servir de I'expression usitee dans le nord de I'Europe, ou le vaoxfroid est toujours sous-entendu quand on dit il fait six , quinze , vingt degres. En Russie moins que partout ailleurs, on pourroit se meprendre sur cette maniere elliptique de parler. Dans I'hiver , les varia- tions de I'atmosphere sont le prologue ordinaire des con- versations, et Ton parle des divers degres , comme nous parlous , en France , de la pluie et du beau temps. ( 333 ) VOYAGE DANS LES JARDINS DE PAVLOYSKY, RESIDENCE DE S. M. l'iMPERATRICE MARIE. Belle Neva, j'ai celebre tes rives, J'ai decrit les beautes de ces lies captives Dans les detours de tes limpides eaux ; Je te quitte aujourd'hui pour des aspects nouveaux; Prisonnier de Fhiver je romps enfin ma chaine; A Pavlovsky le printeraps me ramene (i); Je vais y retrouver ses monumens pieux , Ses ombrages, ses lacs, ses vallons sinueux; Que j'aime a parcourir cette aiiguste retraite ! La, tout enflamme le poete; La, son ame jouit encor plus que ses yeux. Peintre de la nature , harmonieux Delille , Suis-moi dans ce (jharmant asile , Ou je voudrois m'egarer avec toi ! Ma voix sera plus douce et mon vers plus facile , (334) Si ton ombre legere , 6 rival de Virgile , Sous ces berceaux , voltige aiitour de moi ! Pres dupalais, duhaut de la terrasse(2), D'ou I'oeil se perd dans Thorizon, Je vois sur le coteau s'elever avec grace Un temple aerien , demeure d'Apollon : Aux pieds du dieu je vois une mine, Dont I'effet pittoresque embellit la colline ; Ces chapiteaux, ces frontons renverses Ne m'offrent point le penible assemblage De debris fastueux par I'artiste entasses; La nuit, sous les coups de I'orage, Ces marbres furent disperses, Et le hasard fit mieux que le gout le plus sage : Le jour vint , chacun admira Ce romantique aspect , cet elegant ravage ; JVieme on pretend qu'Apollon I'approuva. Je vais porter ma reverie Au bord de ce ruisseau, qui fuit dans la prairie: Embleme de la paix, deite de ces lieux, II est sans flot et sans murmure ; L'or et I'azur des fleurs brillant sur la verdure Couronnent a I'envi ses detours gracieux : Mais a peine son eau muette Bu dieu du Pinde a baigne la retraite, Tout a coup s'elancant de son lit amoureux, U bouillonne, il gronde, il s'irrite; Ce n'est plus un ruisseau , c'est un torrent fougueux ( 335 ) Qui du coteau se precipile , Et de ses flots d'arg ent , recree au loin les yeiix. Bientot, borriant I'essor de sa course inquiete, II tombe avec fracas dans le vallon voisin ; Le vallon, fier de sa conquete, A I'onde bondissante ouvre un large bassin ; Des chenes , des sorbiers, ornent ce paysage : Le lac, dans son cristal, repete leur feuillage ; Sur les bois d'alentour s'il repand la fraicheur , Les bois, reconnoissans , lui pretent leur ombrage. J'abandonne a regret ce site inspirateur. Mais au milieu de ce parterre J'admire un reduit elegant, Des habitans de Fair asile transparent, Et ses deux pavilions de structure legere. Je cherche vainement les botes du logis , Par une auguste main ils furent affranchis ; Mais on dit encor : la voliere. Dans I'un des pavilions est un groupe de fleurs ; Une Naiade les arrose , Un pur miroir reflecbit leurs couleurs ; Boudoir de Flore , oil I'oeillet et la rose Se plaisent a meler lears suaves odeurs. Dans I'autre, des cercueils et des urnes antiques Ou le ciseau des Arts eternisa les pleurs, A des pensers melancoliques Livrent I'esprit du voyageur : De nos destins image trop fidelle , ( 336 ) Ce contraste a son coeur rappelle Que le plaisir est pres de la douleur. La scene change , un temple de Thalie Offre Fattrait de la variete ; La, quelquefois I'aimable Comedie Dit sagement la v^rite Sous le masque de la folic. La , de jeunes beautes, ornement de la Cour^ Yiennent offrir a Tauguste Marie Un tribut filial de respect et d'amour. Mais deja Fair s'embrase, et ce bois me convie A gouter la fraicheur de ces sentiers converts; Bravant les feux du jour , sous les ombrages verds Appeles la grander Sjhie (3), Je vois un agreste salon, [cl) Des filles de memoire asile solitaire ; Dans ce comite litteraire J'aime a retrouver A pollon ; La, je m'incline, et pour ce foible ouvrage Implorant tons les dieux du sublime vallon, Plus confiant, je poursuis mon voyage. Pourquoi sous ces berceaux fleuris Vois-je bonder I'enfant qu'on adore a Cypris (U) ? [d] Grande salle de verdure , de forme circulaire , dont les neuf Muses d^corent le pourtour. Apollon occupe le milieu de la salle. Toutes ces statues sont en bronze , et copiees de I'antique. {h) Le charmant Amour de Falconet, place a peu de distance des Muses , sous un. berceau de verdure. (337) 11 est aimable, mais pen sage ; Les chastes Soeurs, de lui se mefiant, L'ont exile da docte areopage. Le dien, sensible a cet oiilrage , Medite qLielque tour mechant: Tyrari du monde, enfant volage, A ma raison tu ne fais plus la loi; Le trait, dont ta main me menace Ne pent m'inspirer de I'effroi ; Pour le braver, j'ai mieux qu'une €uirasse , J'ai passe I age des amours; Cher enfant, adieu pour toujours. En penetrant dans ce lieu sombre (4) , Pourquoi suis-je rempli d'un sentiment pieux ? Les noirs cypres me couvrent de leur ombre; Autour de moi tout est silencieux ; De la mort tout porte Tempreinte ; Deux flambeaux renverses disent au voyageur : « Passans , cette lugubre enceinte » Est le temple de la douleur. » Avec respect j'aborde la coUine ; Le monument qui la domine A mes yeux etonnes retrace la grandeur Des SaTcophages de F Attique ; Sur le fronton du funebre portique Je lis ces mots : A VEpoux bienfaiteur ; Un demi-jour luit sur le mausolee; L'auguste veuve desoiee 22 ( us ) Est a genoux , elle implore les cieux I De I'artiste la main savante All marbi e a su donner I'attitude touGhante D'uii desespoir religieux. Ingenieux dans leurs metamorphoses, Ici, la nature el les Arts Sur un nouveau prodige appellent mes regards^ Salut, 6 pavilion des roses (5 j, Salut, delicieux sejour, Ou la fleur de Venus n'admet que sa famille , Ou, dans tout son eclat, elle regne, elle brille^ Objet d'un exclusif amour , Pour bannir la monotonie, Pour egayer le spectateur, A chaque pas elle varie Sa beaute, son parfum, sa forme et sa couleur. Au sein du pavilion, je la retrouve encore ; Sa seule image le decore ; Les tapis, les divans, les plafonds, les lambris De la reine des fleurs empruntent leur parure : Et d'uD art merveilleux se disputant le prix , L'aiguille et le pinceau, rivauxde la nature, De la rose partout sement le coloris. Errant au sein de ces bocages, Je trouve un elegant palais , Qu'apres la guerre et ses orages , Delices des mortels , aimable et douce paix, . (339) On eleva sous ces ombrages Pour eterniser tes bienfaits {a) ; lei, de tout un peuple eloquent interprete, Aux transports maternels abandonnant son cosur, Marie a dedie la plus brillante fete Au guerrier pacificateur. Si j'osois celebrer ce prince magnanime, Qui jette tant d'eclat sur le trone du Nord, Pour cette fois, la raison et la rime Sous ma plume viendroient se ranger sans effort; Mais de ce souverain I'austere modestie M'intimide et doit m'arreter; Trop de vertus gene la Poesie ; S'il etoit moins parfait , je pourrois le chanter: Mon luth preluderoit aux accens de I'Histoire, Qui., fille de la Verite , Ira d'une si pure gloire Etonner la posterite ! Pres du temple ou la rose a fixe son asile , Visitons cette serre et ses rares primeurs (6); J'aime a trouver des fruits quand je quitte les fleurs. La , vainqueur des frimas , un jardinier habile Va me montrer les tresors de Bacchus , Les pampres etonnes de murir en Russie ; L'arbre qu'au sein de Romeapporta Lucullus^ Le superbe ananas, rival de Tambroisie; {a) On voit encore, dans un grand salon a colonnes, les guir- landes qui furent faites a cette cpoque par les demoiselles des deux institute. 22,. ( 34o ) Le melon plus modeste, et non mains savoureuxy Et de ses fruits dores Toranger glorieux : D'un celebre pinceau surprenante magie ! Je m'approche , une toile a produit mon erreur ; Sous ma main qui parcourt sa perfide surface Le charme disparoit , le prestige s'efface , Chassis, vitreaux, tout est menteur; Nouveaux Parrhasius , quels talens sont les votres I Gonsague , vous m'avez trompe (7), Mais devant ce tableau, par qui je fus dupe , Je reviendrai souvent pour voir tromper les autres. Que j'aime tes jardins, fortune Pavlovsky ! Sejour aime du ciel, veritable Ely see ; Dans tes mille detours j'egare ma pensee r La, je suis egaye, la, je suis attendri; Jamais la froide symetrie Ne penetra dans tes bois sinueux; Mais helas ! je suis seul pour admirer ces lieux, Je suis seul , mon ame remplie De souvenirs delicieux , Youdroit trouver qui les partage. Un vieillard est assis a I'ombre du feuillage ; Encourage par son air de bonte, J'ose lui peindre mon ivresse : De ces brillans aspects je vante la beaute ; Sous les glaces de la vieillesse, Son cceur nourrit encor le feu du sentiment ; II me parle, et j'ecoute avec recueillement ( 34i ) Ces mots que sa bouche m'adresse: « J'ai vu creer ces jar dins enchanteurs, » Oil tous les ans la nature embellie , » Repand ses plus riches faveurs » Sur la retraite de Marie ! » J'ai vu creer ces monumens » Dedies aux regrets , a la melancolie ; » La, de ses augustes parens, » Fille respectueuse , elle honore la cendre; » Plus loin , mere sensible et tendre , » Elle donne des pleurs a ces etres charmans, » Ravis a son amour dans la fleur de leurs ans. » Si des tombeaux la muette eloquence » Trahit ses sentimens pieux , » L'hymne sacre de la reconnoissance » S'echappe avec transport du coeur des malheureux. )) Sur les infortunes , terrestre providence , » Sans faste, sans orgueil, plane sa bienfaisance; » A sa voix un savant , I'emule de Sicard (8) , » Devoile aux sourds-muets les secrets de son art , » Et , forcant la nature a ceder au genie , » II arrache leur ame au neant de la vie ; » II echauffe leur coeur, il cherche a les nourrir » Du consolant espoir d'un meilleur avenir ; » Pres d'elle, on ne craint point I'eclat du diademe; » Plus le sort vous accable , et plus elle vous aime; » Des le sein maternel , au malheur devoues , ( 342 ) » Les enfans clu Hasard, enfans desavoiies (a), » Recueillis , eleves sous un toit tutelaire , » Dans leur imperatrice, adorent une mere. » Vous coimoissez ces nobles instituts (9) , » Ecoles des Beaux-Aris , des solides vertus , » Ou, sous I'oeil vigilant de Tauguste Marie , » Mille jeunes beautes, cheres a la patrie , » Par leurs graces, par leurs talens, » Deviennent a la fois I'orgueil de leurs parens » Et Fornement de la Russie ! » Ainsi le bon vieillard, au milieu de ces bois , Laissoit parler soncoeur etme servoit de guide; Voyez, me disoit-il Mais sur ce char rapide Qui s'avance vers nous, c'est la fille des rois(^); En admirant ses traits pleins de noblesse , Ou brillent a la fois la bonte , la douceur Et les graces de la jeunesse, [a) En russe Vospitatelni dorn, c'est-a-dire maison d*educatioH. C'est le nom que Ton donne a Thospice des enfans trouves, qui dans ce genre , est peut-etre le plus bel etablissement de TEurope. 11 se compose de pres de cinq mille individus , en y comprenant les employes, Le batiro-cnt situe sur le canal de la Moika , au centre de la -ville , Cbt de la plus grande magnificence. L'education des en- fans y est tres-soignee : on leur apprend les langues russe, fran- caise et alleinande. {b) S. A. I. Marlamc la grande-duchcsse Alexandra, epouse de S. A. I. Mg'^ le grand-due Nicolas. ( 343 ) Et de I'esprit le charme seducteur , Chacun croit retrouver en elle Cette auguste Beaute , des reines le modele , Qui d'un charme inconnu sut parer la grandeur ! Etre sublime et doux, dontle beau caractere A ses destins enchalnoit tous les coeurs ; Helas ! sur son tombeau que la Prusse venere, Ses fideles sujets versent encor des pleurs (lo) ! Ici , dans les detours d'un vallon solitaire , Des champs Helvetiens j'apercois les chalets : La mousse est leur parure, et de I'humble chaumiere lis m'offrent au-dehors les rustiques attraits ; Mais de I'ameublement la soigneuse elegance Se ressent, malgre Tapparence, Du voisinage des palais (i i). Cette foret silencieuse (12) Sous de sombres abris cache le voyageur : Pour en gouter plus long-temps la fraicheur, Je rends ma marche paresseuse ; Bonheur trop peu connu, volupte durepos, Vous enivrez mes sens, etmon ame reveuse Se livre avec delice a Foubli de ses maux. Pittoresque ornement de cette solitude, Au bout de la foret s'eleve un pavilion; Ce refuge propice aux amans de I'etude Semble s'enorgueillir de son auguste nom (a). {a) Ge pavilion se nomme paTillou d'Elisabeth, ( 344 ) Qu'entends-je? dn voisinbocage L'echo m'a renvoye les sods du chalumeau r C'est iin palre , qui sous Fombrage Conduit son docile troupeau. « Dirige ma course incertaine, » Jeune enfant; raontre-moi le cbemin du bameau. k* « Yoyez-vous ces niaisons qui dominent la plaine? » C'est le bameau , ce sentier vous y mene. » Yers cet endroit m'acbeminant , Je reconnois la ferme a son aspect riant. Non , cette lerme mensongere , Brillant colificbet d'un jardin faslueux, Sejour abandonne, sans berger rii laitiere, Dont Fartifice ingenieux Ne dit rien a mon ame et ne parle qu'aux yeux; Mais cette maison simple et sans magnificence, Ou regne le travail, compagnon de Faisance ; Ou j'aime a retrouver le champetre attirail, Les brebis , les agneaux , le coq et son seraiL Pour qui ces fleurs que Fon apprete ? Cette agreste d em cure a pris un air de fete : Les filles , les garcons des villages voisins Accourent en cbantant de rustiques refrains. Partageant la commune ivresse, Les enfans, les vieillards benissent Fbeureux jour, Qu'aux champs de Pavlosld consacre leur maitresse; Je la Yois ; son aspect excite Fallegresse : J'entends des cris de bonheur etd'amour; line mere, rendue auxYoeux de sa famille. ( 345 ) Ne sauroit inspirer des transports plus touchans : Comme Ceres, au milieu de ses champs, L'augListe moissonneuse a saisi la faiicille , Et les premiers epis sont tombes sous sa main, Des villageois le turbulent essaini Repond par des houras ; on s'anime a I'ouvrage; Les moissonneurs, que Marie encourage De son souris, de ses regards, Sous les coups redoubles de leursfauxdiligentes, Abattant des epis les forets ondoyantes, Entassent sur le sol tons les faisceaux epars. Cependant, d'un repas la frugale abondance Succede au travail des moissons; Au repas succede la danse : Des filles du hameau les naives chansons Ouvrent le bal et marquent la cadence ; Mais la nuit, paroissant sur son char tenebreux(i3) Commande le depart et disperse les jeux : Les acclamations de cette foule immense De la foret voisine etonnent le silence, Et les echos lointains rejouissent les airs Des accens prolonges de la reconnoissance, Pour Foreille des rois melodieux concerts. Adieu , de Pavlovsky delicieux ombrages (i4), Adieu, ruisseaux, valions, romantiques rivages^ Ou j'allois tant de fois depenser mes loisirs : Vous que j'y recueillis, aimables souvenirs ;^ ( 346 ) Precedez-moi dans ma patrie ! Peut-etre pour mes vers les Francais indulgents, Me sauront quelque gred'avoir peint dans mes chants Les jardins crees par Marie : lis se rappelleront les jours de son printemps , Ou dans Paris une foule idolatre, La suivant a la cour, a la ville, au theatre, Contemploit de son front la douce majeste , Devinoit ses vertus et vantoit sa beaut e. (347) NOTES. (i) « Prisonnier de I'hiver, je romps enfin ma chaine, » A Pavlovsky le printemps me ramene. » Pavlovsky , petite ville du gouvernement de Petersbourg, district de Sophie, a vingt-six verstes de la capitale de rem- pire. Gette ville a ete fondee par S. M. I'Empereur Paul F^. Elle est agreablement situee au milieu de petites collines , pres des sources de la Slavianka , qui se jette dans la Neva , et a cinq verstes de Tsarskoie-Selo , residence d'ete de S. M. I'Empereur Alexandre. Sur la droite de la ville de Pavlovsky se trouvent les jardins et le chateau de S. M. I'lmperatrice Marie. (2) « Pres du palais , du haut de la terrasse , » D'ou Toeil se perd dans I'horizon, » Je vois sur le coteau s'elever avec grace » Un temple aerien , demeure d'Apollon. » Du salon ou se tient habituellement S. M. Flmperatrice Marie , on descend sur une grande terrasse , d'oii I'oeil do- mine une des plus belles decorations du pare. En face du chateau, s'eleve un temple a jour, demi-circulaire , dont • ( 348) rentablement est supporte par deux ran^s de colonnes do- riques. On voit au milieu du temple ;, rApollon du belve- dere. A ses pieds sont des ruines et des eaux jaillissantes qui Tont se perdre dans un lac. Apres avoir contemple ce ra- vissant coup d'oeil , on veut franchir le vallon pour admi- rer deplus pres ce lieu d'enchantement -, on y monte par un sentier ombrage de lilas. Mnis Famateur des beautes de la nature, dont la curiosite est toujours en eveil, chercbe la source deces limpides eaux. Dans la prairie, qui se deroule derriere le temple , il decouvre un modeste ruisseau qui , resserre dans les gazons, semble vouloir derober aux re- gards son cours paisible et silencieux. II arrive au temple presque incognito ; aussi est-il neglige par les promeneurs. Toute I'attention se porte sur la cascade, dont on aime le bruit et la rapidite. Gette preference pent fournir quelques pensees philosopliiques. (3) « Bravant les feux du jour sous les ombrages verds, » Appeles la grande Sylvie. » Ce nom de grande Sylvie est emprunte au pare de Chan- tilly, oil le comte et la comtesse du Nord sejournerent lors de leur voyage en France. (4) « En penetrant dans ce lieu sombre » Pourquoi suis-je rempli d'un sentiment pieux ? » Ce mausolee , eleve a la memoire de S. M. I'Empereur Paul V^ par son auguste veuve , est d'un aspect si imposant , qu'on lie I'aborde point sans emotion. L'exterieur est dun style severe et noble ; il rappelle les monumens antiques ; comme eux , il etonne par cette simplicite de grandeur qui ( 349 ) distingue toujours le vrai beau. L'architecture est de Tho- mon (<2) , et le mausolee de M. Martos. L'emplacement qu'on a choisi , semble une inspiration de la douleurj de sombre* pins s'elancent dans les airs , et des ombrages touffus ca- chent ce monument aux regards profanes. La garde en est confiee a un vieil inyalide ; lorsque cet homme est assis sur les marches , aux pieds des colonnes , et qu'ayant la tete in- clinee dans ses mains , on n'apercoit que ses cheveux blancs, mille pensees melancoliques se saisissent de Tame ; il y a quelque chose de si touchant et de si grave dans cet aspect de la vieillesse grardant I'asile des morts ! (5) « Salut, 6 pavilion des Roses I » Salut , delicieux sejour! » L'imagination ne pent rien concevoir de plus gracieux que ce pavilion. On y arrive a travers des bosquets et des allees de rosiers ; cette fleur charmante , si variee dans ses moyens de plaire , reste uniquement chargee d'embellir ce sejour. M. Paul Swignine , dans son ouvrage sur Peters- bourg et ses Environs , cite I'anecdote suivante : Un amateur ecrivit un jour sur un des album [-^X^iQes dans le pavilion des roses , et ou chacun pent inscrire ses pensees, ou tracer un dessin) ces mots: « Ici , Von trouve tout ce qu^on peut desirer , mais ily manque un piano. « Le lende-? main , S. M. I'lmperatrice Marie ecrivit au-dessous de cette [a) C'est d'apres les plans de M. Thonion , architecte francais ^ qu'a ete construite la Bourse, Tun des plus beaux edifices de Saint- Petersbourg, etdecorant la rive droite de la Neva, dans le quartier de Vassili-Ostroff. ( 35o ) remarque : « Vos desirs seront remplls, » En effet , cet instru« ment fut place dans le pavilion. (6) « Visitons cette serre et ses rares pritneurs ; « J'aime a trouver des fruits quand je qiiitte ]es fleurs. » On trouve a Pavlovsky une superbe orangerie et de tres- belles serres. Les riches particuliers ont aussi des serres dans leurs maisons de canipagne. On est parvenu a dejouer la ri- gueur du climat pour les fruits comme pour les fleurs. Les soins et Thabilete des jardiniers produisent des miracles ; bien avant le printemps, on voit dans les boutiques Milii- tines {a) de la perspective, des cerises, des prunes, des abri- cots, etc. Mais, si les gens opulens enferment leurs cerisiers pour ne point en exposer la fleur au caprice de la saison , on ne doit pas croire que le climat de Petersbourg soit tonjourr> assez froid pour exclure les arbres fruitiers/?/e/« 'vent. Dans le dernier ete (1822), j'ai vu un grand nombre de cerisiers con- verts de fruits tres-murs. Depuis queiques annees, on a cree a Pavlovsky im jardin botanique ; mais ce qui cause une surprise tres-agreable e'est la rencontre imprevue d'un vaste potager, place a mi- coteau, cultive avec soin , et garni des plus beaux legumes* II n'est point relegue vers I'une des extremites du pare; c'est a dessein , et par une ingenieuse combinaison qu'on I'a place au milieu du luxe champetre. Sa simplicite, loin de depa- rer I'elegance des objets qui I'entourent, leur prete encore un nouveau charme. («) Ces boutiques sont ainsi appel^es du nom de Tancien proprie- taire de la malson. ( 35i ) (7) « Nouveaux Varrhasius , quels talens sont les votres^ » Gonsague , vous m'avez trompe. » II est impossible de posseder a un plus haiit degre que M. Gonsague , I'art de la perspective. Ce celebre artiste est parvenu , non-seulement a tromper les hommes , mais en- core a dejouer I'instinct des animaux. On raconte que , dans la galerie du chateau, decoree de peintures a fresque, qui representent une superbe colonnade, un pauvre chien , lance a la course , vint se casser le nez contre le mur , croyant monter un escalier du palais. (8) « A sa voix un savant, I'emule de Sicard, » Devoile aux sourds-rauets les secrets de son art. » S. M. rimperatrice mere, toujours inspiree par I'amour du bien , n'avoit pu voir dun ceil indifferent ces etres mal- heureux , auxquels la nature a refuse le don precieux de la parole. Gedant au plus genereux sentiment , elle resolut d'a- doucir leur sort. Vers Vannee 1808 , elle etablit dans son chateau de Pav- lovsky une ecole , ou plusieurs sourds-muets de naissance, des deux sexes , furent coniies a la direction de M. Sigmoud , pretre polonais. Ce respectable ecclesiastique ayant ete rap- pele dans sa patrie, S. M. I. s'adressa au celebre Sicard pour luidemander un homme vertueux et instruit, capable de seconder ses vues bienfaisantes. L'abbe Sicard recom- manda M. Jauffret ( Jean-Baptiste \ Personne ne pouvoit mieux repondre a I'idee que S. M. I. s'etoit formee d'un ins- tituteur des sourds-muets. Verse dans les profondes con* noissances de la metaphysique , aussi modeste que savant, plein d'honneur et de probite , tel est celui qui fut agree par ( 352 ) S. M. 1. 5 pour etre , dans le Nord, 1 emule des de L'Epee et des Sicard. Vers la fm de 1820, une maison, attenante a celle des Enfans-Trouves , fut acheteepour les sourds-muets ; c'est 1^ qu'ils habitent maintenant au nombre d'environ cin- quante. Get etablissemeiit est vraiment imperial; rien n'a ete epargne pour le rendre digne de son auguste fondatrice, et du noble but pour lequel il fut cree. Depuis treize ans , M. Jauffret , par son infatigable zele et parun entier devoii- ment a ses fonctions, n'a cesse de meriter restime generale , et la reconnoissance de ses eleves. (9) « Vous connoissez ces nobles instituts, » Ecoles des Beaux-Arts, des solides vertus. » II taut ecouter les voyageurs , quand ils viennent de par- courir ces etablissemens eriges par la plus touchante philan- tropie. Avec quelle admiration ils parlent d'une bienfaisance qui s'eleve jusqu'a I'ideal ! Que I'homme d'humeur chagrine, trop prevenu contre Ihumanite , vienne visiter ces instituts , ces ecoles , ces refuges ouverts au malheur , et il croira a la vertu , et il se reconciliera avec son siecle. Les veuves , les orpbelins , I'enfance et la vieillesse, les filles des militaires , tous les etats , toutes les conditions , toutes les infirmites trouvent un asile ou les soins , I'instruction et les secours re- ligieux leur sont prodigues. On s'entbousiasme pour un trait de bienfaisance^ pour un beau mouvement de I'ame, provoque par la reftcontre du malheur, et fugitif comme I'occasion qui le fit naitre; mais que dire de <3ette Constance de caractere , de cette fixite de volonte , si rare chez les hommes , qui fait poursuivre le m^me but depuis vingt- six ans , sans jamais s'en ecarter ? Qu^! dire de cette preoccupation babituelle pour le soulage- ( 353 ) ment de I'infortune ; de cette surveillance niinutieuse de tous les jours et de tous les instans? Voila ce que ne sauroit rendre la Poesie, plus apte a peindre les passions orageuses du coeur humain , qu'a definir d'aussi touchantes vertus. Deux mille demoiselles recoivent I'education la plus soi- gnee dans les villes de Saint-Petersbourg et de Moscou. Formees a I'amour du bien , au gout des Arts et des Lettres qui consolent de la vie , la plus tendre sollicitude les suit encore dans le monde , et s'occupe souvent de leur avenir ; quels soins maternels pourroient etre portes plus loin ! (lo) « Helas ! sur son tombeau que la Prusse venere, » Ses fideles sujets versent encor des pleurs. » J'avois prete a un amateur de tableaux , un portrait en mi- niature de S. M. la Reine de Prusse ; je le rapportois chez moi , lorsqu'en passant devant un magasin allemand {a)^ j'y entrai pour faire quelques emplettes. Le portrait , pose sur une table , attira I'attention de la maitresse du logis; elle I'examinoit en cbercbant a se rappeler des traits qui ne lui etoient point inconnus , et finit par me demander quelle femme on avoit voulu peindre. Je nommai la Reine de Prusse ; a ce nom cheri et respecte , la marchande fit pa- roitre une vive emotion ; des pleurs mouilloient ses yeux ; dune voix alteree, elle appelle son mari, ses enfans, en s'e- criant : « Venez , venez ici; voila le portrait de notre Reine.« Toute la famiile se precipite dans le magasin ; on entoure la douce image ; on la contemple dans une muette admiration ; cbacun veut la toucber j chacun lui adresse quelques ex- pressions de regrets et d'amour. Je regardois cette scene {a) M. Schuppe, confiseur, pres le pont de pierre, maison Kal- mouikoff, rue des Pois. 23 ( 354 ) toucliante, lorsque je vis la mere s'approcher de son der- nier-ne , le soulever du berceau , et poser Fangelique figure sur les levres innocentes de Tenfant. Quel panegyrique vaudroit ce pur hommage , rendu par une famille obscure et separee de sa patrie , a la memoire d'une souveraine , morte depuis douze annees ! Tons les eloges seroient froids , compares a ce naif epanchement du coeur. Que de vertus et de graces devoit avoir celle qui sut inspirer a ses sujets un attachement si pro fond et si desin- teresse! (ii) « Mais de Fameublement , la soigneuse elegance » Se ressent, malgre I'apparence, » Du voisinagc des palais. » Dans les nouveaux chalets et a la ferme , il existe des abris hospitaliers pour les promeneurs. On trouve to uj ours sous ces toits rustiques des rafraicbissemens composes de lait, creme et beurre frais; tout cela se sert avec de I'excellent pain noir , qu'on aime beaucoup en Russie , et chacun peut profiler de cette munificence cbampetre. (12) « Cette foi'et silencieuse » Sous ses sombres abris cache le voyageur. » Sans sortir du pare, on peut parcourir, en voiture, un espace de cent cinquante verstes ; ce qui repond a trente- huit lieues de France. D'immenses forets presentent des abris delicieux. Ces lieux, moins regulierement soignes que les jardins, ont tout I'attrait d'une nature pittoresque et soli- taire. Sous ces vieux domes de verdure des pensees reveuses viennent vous charmer ; on se croit place a mille lieues de la demeure deshommes,et des chagrins qui les y pour- suivent si souvent^ ( 35S ) (i3) « Mais la nuit, paroissant sur son char tenebreux, » Cominande le depart et disperse les jeux. » Si la langue poetique etoit plus docile, et opposoit moins de difficultes a I'indispensable besoin des transitions, j'aurois encore essaye de peindre quelques tableaux gracieux de cette belle residence; j'aurois parle du jardin particulier de S. M. rimperatrice Marie, au bout duquel on trouve le joli pa- vilion des Graces , construit par le celebre Gameronne. Au milieu de ce pavilion a jour, et soutenu pai'^Seize colonnes d'ordre ionique, s'eleve un beau groupe des Trois Graces , portant une large coupe ; le tout d\m seul bloc de marbre. Les hirondelles viennent chaque printemps etablir leurs nids dans le creux des rosaces qui decorent le plafond ; on croi- roit que ces legers et fideles voyageurs veulent donner , par leur presence dans ce pavilion , une garantie de bonheur a I'auguste maitresse du logis. On pent dire que ce jardin est un temple dedie aux fleurs, puisqu'on y trouve reunies avec profusion celles des quatre parties du monde; mes souvenirs ne me fournissent rien dans ce genre que je puisse comparer a son elegance et a son originalite. La forteresse, le pavilion de S. M. I'lmperatrice Cathe- rine; I'amiraute etles jolies gondoles qui couvrentles eaux; le jardin hollandois; des obelisques; enfin, une tour placee a la tete d'un pont, au-dessus d'un torrent^ dans une posi- tion si pittoresque, que le poete desireroit presque s'y cons^ tituer prisonnier , pour y travailler plus librement , ces ob- jets, et quelques autres , qui echappent a mes souvenirs, meritoient d'etre celebres; mais j'ai du me rappeler, que dans le genre descriptif on a generalement evite de se livrer a la description exclusive d'un jardin; les plus belles de- meures royales n'ont ete cbantees qu'episodiquement ; c'est ( 356 ) done avcc une grande defiance que j'ai ose entreprendre ce travail. Geux qui se font une juste idee des tortures de la Poesie, me sauront gre de n'avoir pas tout decrit; finevitable repe- tition de ces mots : « Je 'vois, j entends , j^ apercois , f admire^ » qui indiquent la transition d'un tableau a un autre , con- damnent I'ecrivain a une monotonie desesperante pour ses lecteurs. _, Je ne termi^erai point I'enumeration des choses remar- quables de ces jardins , sans parler d'un bosquet cree par la tendresse maternelle; tons les arbres furent plantes le jour de naissance des princes et princesses de la famille impe-> riale; ce bosquet se continue pour les petits-fils; une plaque attachee a chacun des arbres, indique les noms et les dates de naissance. Ce lieu est un charmant berceau de famille. (14) « Adieu, de Pavlovsky delicieux omhrages; » Adieu_, ruisseaux, vallons, romantiques rivages, » Ou j'allai tant de fois depenser jnes loisirs. » Je, n'ai pas eu besoin, pour chanter Pavlovsky, d'user de fhyperbole toleree en poesie. Les veritables amateurs de la nature et des delices quelle prodigue , ceux qui habiteront assez long-temps cette demeure imperiale^ pour pouvoir I'e- tudier, y reconnoitront des beautes qui ne sont qua elle. On pent trouver partout d'elegantes fabriques j une nature babi- lement dessinee ; mais Pavlovsky possede un cliarme qui lui est propre; il doit plaire a tous les gouts , et j'oserai meme dire qu'il repond a toutes les dispositions de lame ; voila ce qui le distinguera toujours de la foule des jardins an- glais. FIN TABLE Pag, Epitre dedicatoire a S. M. l'empereur Alexandre. Preface j Introduction viij Note. . xliv ANTHOLOGIE RUSSK M. Dmitrieff. « , I Yermak, conquerant de la Siberie. . . 4 Notes * . , . . 12 M. BA.TIOUSCHKOFF. ......... IQ Le Tasse mourant 21 Epigramme 29 M. Basile Pouschkin 3q Adieux a la Jeunesse 82 M. OzEROFF. , 35 Dmitri Donskoi, tragedie 3^ Notes Arj M. JOUKOWSKY. ........... 4q Svetlana , . . . Sa Notes - 6Q 558 TAl^LE. Pag, M, G]>fEDITSCH 74 Fragment du poeme intitule : La ISaissance d'Homere. . 78 Les deux Pecheurs, idylle 87 Le comte Rwastoff 95 Epitre a S. E. M. Dmitrieff. ..... 97 Ghloe, fable. .......... io3 Notes io5 M. Alexandre Pouschkin 107 Episode du poeme de Rouslan et Ludmila. 109 M. Remnitzer 120 Le jeune Philosophe. 124 M. Voeykoff 128 Epitre 129 3S[ote 1 35 Le prince Rantemir i36 Fragment de la cinquieme Satire. . . . i4^ Fragment de la sixieme Satire i47 Epigramme, par M. Basile Rosloff. .... 149 M. Derjavin. . i5o Ode sur la mort du prince Mestchersky. . 1 53 Note. 161 M. Dawidoff 161 Le Chant du vieux Housard 164 M. BoRROFF 1 67 Le Poete au Chatirdach 168 Dialogue entre un Vieillard et une jeune Fille. J 70 TABLE. 359 Pag. M. Rheraskofp. 172 Adieiix de la Heine de Kazan a sa Capitale ; Fragment du poeme de la Rossiade. . 175 Analyse de ce pdeme , d'apres la traduction deM. le general-major Bazaine. . . . 182 M. Rriloff 2^5 Fables. Le Paysan et le Renard 229 Notes 232 L'Oracle 234 Les Dies. 236 Le Renard et la Fouine 238 Ancienne Chanson russe. . . . . . . 246 L'Elephant et le petit Ghien , fable. . . 242 Ancienne Chanson russe 243 L'Aigle et I'Araignee , fable 244 La Golombe et la Femelle du Coucou , fable. 247 Ancienne Chanson russe 249 L'Auteur et le Yoleur , fable , traduite par M. le comte de *'''' aSo L'Amitie des Chiens, par le meme. . . 2^4 Le Curieux , fable , traduite par M. le gene- ral de S*^^ 2!37 Poesies originales , par l auteur de l Ajnthologie RUSSE. Les lies de Saint-Petersbourg. . . . . 261 Notes 277 36o TABLE. Pag. Voyage par mer d'Honfleur a Saint-Peters- bourg 295 Notes . 3o2 L'Annonce du Priritemps, a Saint-Peters- bourg. . 809 Notes ,. . 3i5 Le Depart pour la campagne. . . • . 3i8 Note 3i9 Les deux Amis , fable 320 Epltre a M. le comte Debray. . . . . . 3^4 Notes 33o Voyage dans les Jardios de Pavlovsky. . , 333 Notes 347 FIN DE LA TABLE. "^./ ^ r .. ^ "^ -: ^ o H o "^ Deacidified using the Bookkeeper process. 1*^ '^JT^^^ Z*- "^ Neutralizing agent: Magnesium Oxide Treatment Date: Dec. 2006 PreservationTechnologies O. * o « o ^ . O '»'- ♦ A WORLD LEADER IN PAPER PRESERVATION , -^ " • , < - ^ A^ ■'■'■' Thomson Park Driv8 V^ ' VV Cranberry Township, PA 16066 *^ V (724)779-2111 'v/^9' V^^ P" / \ < ■^o^ ,-1°^ ^°-^^. ^oV" .0 '^ ,*^ ,-1°*.