PQ 2429 .S7 T4 1865 Copy 1 LE TESTAMENT 1)E MADAME FATUKAL, £mile souvestre, ET LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. MADAME LA CO] DROHOJOWSKA. AVEC VOCABULAIRE BOS TO BINO, 13 SCHOOL STREET, York : F. W. C 1 1 v : F. Leyi* S. B. URBINO'S CATALOGUE Jtodiwd (^UnMoml %®mU, FOE THE STUDY OF FOREIGN LANGUAGES. Jfrmclj. OTTO'S FRENCH CONVERSATION GRAMMAR. Thor- oughly revised by Febd. Bocheb, Instructor in French at Harvard Collega. 12mo, cloth. Price $1.75. L'INSTRUCTEUR DE L'ENFANCE. (A first Book for Chil- dren to study French.) By L. Boncoeub. 12mo, cloth. Price 90 cents. ELEMENTARY FRENCH READER. By Mad. M. Gibert. 12mo, boards. Price 40 cents. LUCIE: FAMILIAR CONVERSATIONS in French and English, for Children. 12mo, cloth. Price 90 cents. NEW GUIDE TO MODERN CONVERSATION, in French and English. By Witcomb & Bellexgeb. 16mo, cloth. Price $1.00. SADLER'S Cours de Versions; or, Exercises for Translating English into French. Annotated and revised by Prof. C. F. Gillette. 16mo. Price $1.25. iESOP'S FABLES IN FRENCH. New revised edition. 16mo, cloth. Price 75 cents. HISTOIRE DE LA MERE MICHEL ET DE SON CHAT. Par Emilb de la Bedolliere. With a Vocabulary. 16mo, cloth. Price 75 cents. LE PETIT ROBINSON DE PARIS. Par Madame Foa. 12mo, cloth. Price 90 cents. TROIS MOIS SOUS LA NEIGE. Par Jaqdes Porchat. lGmo, cloth. Price 90 cents. Ouvrage couronne par l'Academie Francaise. L'HISTOIRE DE FRANCE. Par M. Lame Fleury. 16mo, cloth. Price $1:50. LE CLOS-POMMIER. Par Amedee Achard. 12mo, cloth. Price 80 cents. SOIREES LITTER AIRES. Causeries de Salon. Par Madame C. R. Corson (nee Rolldj). 16mo, cloth. Price 90 cents. LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL; OU, CE QUI VIENT DU TROMPETTE S'EN YA AU TAMBOUR. PAR EMILE SOUVESTRE. 4 BOSTON: S. R. URBINO, 13 SCHOOL STREET. New York. : F. W. Chiustekn. Philadelphia : F. Leypoldt. Baltimore: James S. Waters. Cincinnati: R. Clarke & Co. 1865. « \S b PERSONNAGES. Madame Robin, ex^cutrice testamentaire de madame Patural. Madame la Marquise de Rocencoef. Madame de Lorieux. Jeanneton. Gertrude, servante de madame Robin. LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL; ou, CE QUI YIENT DU TROMPETTE S'EN YA AU TAMBOUR. SC&NE premiere. Gertrude, achevant de compter du linge place dans le meuble a, gauche; madame Robin ecrivant, a son bureau a droite, ce que Gertrude dicte. Madame Robin. Cinquante-sept paires de draps . . . J'ai ecrit, Gertrude. Gertrude. C'est tout, madame ; voila l'inventaire de la defunte acheve . . . Maintenaut les heritiers peuveut venir. Madame Robin. Comme executrice testamentairc, je leur ai ecrit, et je les attends aujourd'hui a Montargis. Gertrude. Cette brave madame Patural, tant qu'elle a vecu oa l'a laissee toute seule ; on eut dit qu'elle n'avait pas de famille ; la voila morte, et tout de suite il s'en presente une ! Madame Robin. C'est tout simple, ma bonne ; on n'a point de parents et on a des heritiers ! Rappelez-vous, d'ailleurs, que ma pauvre amie etait une paysanne. Le hasard l'avait fait connaitre a M. Patural pendant la revo- lution, et elle lui rendit de tels services, qu'il ne crut pouvoir s'acquitter qu'en l'epousant. Gertrude. Comme mon pauvre deftint, le tambour- mattre du 45 e . Madame Robin. A la diiFerence que la famille de votre marl ne regarda pas son choix comme une mesal- liance, tandis que celle de M. Patural ne lui pardonua jamais. 4 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Gertrude. C'etaient done de bien grosses gens? Madame Robin (souriant). Vous les verrez aujour- d'hui. II y a d'abord madame de Rocencoef qui arrive d'Orleans . . . Gertrude. Ah ! je la connais, celle-la ! e'est, comme on disait au regiment, une vieille marquise de Carabas . . . Madame Robin. Dont le marquisat est aussi authen- tique que celui du meunier dans le Chat botte. Gertrude. Comment ! e'est un titre de contrebande? Madame Robin. Qu'elle doit a un vieux chateau achete par son mari. La veritable noblesse n'a point cette vanite ridicule ; les titres sont des ornements qu'elle sait porter parce qu'elle en a l'habitude. II y a aussi madame de Lorieux . . . une Parisienne du monde elegant, qui fait de grandes toilettes et de petits vers. Gertrude. Comme le trombone du 45 e ! un muscadin fini, qui portait des boucles d'oreille et qui parlait en rimes. Eh bien ! en v'la des particulieres dont auxqueles on devra parler avec des mitaines a quatre pouces ! (Con- fidentiellement.) Dites done, madame, faudra peut-etre pas leur dire que j'ai servi comme vivandiere ? Madame Robin (souriant) . Cela vous sera difficile ; vous avez conserve tant de souvenirs de vos campagnes ! Gertrude. Ah ! e'est vrai. Dix-huit annees de guerre ! et de la rude, on peut dire : le froid, la fatigue, la faim avec tout le tremblement ! mais e'etait pres de mon pauvre Francois, voyez-vous. En nous mariant, le cure avait dit que rien ne devait separer ce que le bon Dieu avait uni ! aussi j'aurais suivi mon maitre tambour dans les dix parties du monde ! Madame Robin. Je connais mieux que personne votre courage et votre devouement, ma chere Gertrude. Gertrude. Madame est bien bonne ; e'etait mon de- voir ; et, comme a dit un colonel des anciens temps : Fais ce que dois, et vienne que poussera. — A propos, madame n'a pas decide s'il fallait astiquer la batterie de cuisine. Madame Robin. Nous verrons plus tard. Achevez de ranger ici ; je vais continuer l'inventaire Gertrude. Bien, mon commandant. (Madame Bobin sort par la seconde porte a gauche.) LE TESTAMENT DE MADAME TATURAL. SCENE II. Gertrude seulc. rangeant les chaises et epoussetant les meubles. Gertrude. En v'la une creature du bon Dieu ! C'est la meilleure femme que j'aie connue apres mon pauvre Francois ! . . . c'est-a-dire, c'etait pas une femme, lui, mais il n'en etait pas moins toujours content et pret a rendre service, comme madame Robin. ( On entend sonner au dehors.) Tiens, qui est-ce qui sonne done? est-ce que ce seraient deja nos parents? (Elle va regarder a la porte du fond.) Non, c'est une petite paysanne . . . Ah ! la porte est ouverte . . . elle entre . . . par ici, petite, par ici ! {Elle redescend sur la scene, Jeanneton parait a la porte die fond.) SCENE III. Jeanneton, Gertrude. Jeanneton (s'arretant timidement sur le seuil). Par- don, excuse, la bourgeoise, c'est-il par ici que demeure ma marrame Gertrude. Ta marraine ? possible, mais faudrait sa- voir qui elle est. Jeanneton. C'est une ancienne femme comme vous, qui a ete tambour-maitre dans un regiment. Gertrude. Hein ? tu veux dire qui a epouse le tam- bour-maitre ? Jeanneton. Ca se peut bien. Gertrude. Gertrude Ricard? Jeanneton. Juste. Gertrude. Ainsi, c'est moi que tu cherches ? Jeanneton. Vous . . . c'est-il possible ! . . . Vous etes madame Gertrude? Gertrude. Et toi tu serais ? . . . Jeanneton (parlant tres-vite). Jeanneton Piclet, la fille a Therese Piclet, la femme a Jerome Piclet. Gertrude. Ma nlleule ? 1 * D LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Jeanneton. Vraie et veritable. Je m'ai lave la figure, ma marraine ; voulez-vous m'permettre de vous embrasser ? Gertrude. Eh ! viens done, mon pauvre chat. (Elle Vembrasse.) Mais c'est-il bien croyable ! toi si grande fille que ca? Jeanneton (naivement). Ah ! pas tout a fait,j'ai mes gros sabots qui me haussent. Gertrude. Eh bien ! je t'aurais pas reconnue, par exemple ! Jeanneton. Ni moi, ma marraine, rapport que je vous avais jamais vue. Gertrude. Au fait, uous ne nous etions pas retrou- vees depuis ta naissance. J'ai quitte tout de suite aprtts le Verdier en Brie, et j'ai su, par hasard, que t'etais deve- nue orpheline . . . Mais comment done que te voila a Montargis ? Jeanneton. C'est parce que je demeure pres d'ici, a Ferrieres. Gertrude. Et chez qui que tu es la? Jeanneton. Pour le quart d'heure je suis chez moi, ma marraine, ce qui fait que je me trouve dans la rue. Gertrude. Comment ca? Jeanneton. Voila l'histoire : J'avais ete gagee par Pierre Godureau pour garder ses dindons, et je puis dire que j'etais la providence de mes betes, a preuve qu'elles devenaient grasses comme des personnes etablies et qu'elles m'aimaient de coeur ; aussi le bourgeois me eonsiderait et m'avait donne a Paques une paire de sabots ; ma is le brigadier de la gendarmerie est venu tout brouiller. Gertrude. Comment, le brigadier. Jeanneton. Oui, rapport que pour reconnaitre mes dindons, je leur-z-avais donne des noms analogues. Le plus fier et le plus bete je l'avais appele M. le maire, le plus gourmand M. l'adjoint, le plus mechant le grand gendarme, et ainsi des autres, le tout sans malice ; mais quand le brigadier a appris la chose, il s'est mis dans toutes ses fureurs : il a crie partout que j'insultais l'ad- ministration, que j'etais une ennemie du gouvernement ! Alors Pierre Godureau a eu peur, et il m'a renvoyee. Gertrude. Si c'est possible ! De sorte que te voila sur le pave ? LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 7 Jeanneton. Pas ici, ma marraine, puisquc c'est des planches, mais je suis tout de meme sans place. Gertrude. Eh bien ! tu vois ce que t'as gagne avec tes moqueries ! Quand on veut rire aux depens des gens, tot ou tard ils se revengent. Jeanneton. Oh ! j'ai bien vu 9a par apres, ma mar- raine ! on jette comme ca des pierres dans Jes arbres et elles vous retombent sur le nez ; aussi j'ai bien promis que c'etait fini de rire. Gertrude. Mais en attendant, t'es sans place? Jeanneton. Depuis hier, ma marraine, et je viens pour vous prier de me chercher une maison, n'importe laquelle. Je m'emploierai a tout : je servirai les bour- geois aussi bien que les dindons ; j'ai pas de mauvaise fierte. Gertrude. Eh bien ! on verra 9a ; qu'est-ce que i'e3 capable de faire ? Sais-tu uu peu de cuisine ? Jeanneton. Oh ! oui, ma marraine ; c'etait moi qui faisais toujours la patee pour les betes. Gertrude. Et le menage ? Jeanneton. Certainement . . . j'etais chargee du pou- lailler. Gertrude. Hein ! tu crois done que je veux te mettre en service chez des oies? Jeanneton (baissant les yeux). Je ne sais pas, ma marraine ; mais je promets d'avoir bien du courage et bien de la bonne volonte. Gertrude. A la bonne heure ! avec 5a on arrive tou- jours. On s'occupera de toi, fanfan. As-tu au moins un certificat de ton ancien bourgeois? Jeanneton. Pardon, excuse ; il devait le faire ecrire par M. Rigoulard, le maitre d'ecole, et il a promis de me l'apporter ce matin, avec tous mes papiers de naissance (regardant la pendulc) ; meme que v'la l'heure ou je dois le trouver au marche. Gertrude. Alors vas-y ; et quand tu reviendras je te presenterai a madame Robin. Jeanneton. Merci, ma marraine ! Oh ! je savais ben, moi, que vous ne m'abandonneriez pas ; je le disais toujours aux autres : les anciens militaircs, oa a bon cceur ! 8 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Gertrude. Parce qu'ils connaissent les desagrements de l'existence, vois-tu, et qu'ils ont ete trop de fois dans le petrin pour y laisser les camarades. Un Frangais se doit a ses semblables, comme disait le colonel du 45 e en sau- vant des Prussiens. Jeanneton. Alors a tout a l'heure, ma marraine. Gertrude. A tout a l'heure, fiotte. Jeanneton. Je puis laisser la mon paquet, pas vrai? Gertrude. Ah ! tu as un paquet ? Jeanneton. Je crois ben. (JD'un ton grave et un peu mysterieux.) J'ai fait des economies. Gertrude. Vrai ? Jeanneton (allant prendre son paquet laisse sur une chaise pres de la porte). Voyez plutot : une paire de bas, trois chemises et deux jupes de toile ! Je sais ben que c'est du lusque ; mais quand on est jeune, faut ben se donner qu'euq' douceur. Gertrude Qui donnant une tape sur la joue). Allons, je vois que tu es une fille d'ordre. (Jeanneton va reporter son paquet sur la chaise.) Jeanneton. Par ainsi je m'en vas, ma marraine. (Regardant au dehors.) Ah ! mais, quoique c'est done que cette voiture qui est arretee a la porte ? Gertrude. Une voiture ? Jeanneton. Avec deux belles dames qui descendent. Gertrude (allant regarder). Ah ! mon Dieu, ce sont les heritieres de madame Patural ! Jeanneton. Regardez, regardez la vieille, ma mar- raine ! Elle ressemble au dindon que j'avais appele M. le marquis. Gertrude. Justement, c'est une marquise. Jeanneton. Est-ce que 9a serait sa femme? Gertrude (baissant la voix). Veux-tu bien te taire ! Jeanneton (parlant bas) . Oh! et l'autre qui regard e avec un petit morceau de verre. (Elle fait un geste in- diquant V usage du lorgnon.) Elle est done aveugle de naissance ? Gertrude. Tais-toi, les voici. LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. SCfcNE IV. Jeanneton, Madame de Rocencoef, Madame de Lorieux, Gertrude. Madame de Rocencoef {entrant la premiere). Eh bien ! personne pour nous recevoir ! Voila qui est d'un sans-gene insolent. Madame de Lorieux (d'un ton pretentieux et lor- gnani autour d'elle). Pas de concierge, pas de tapis, des meubles demodes ! . . . mais c'est un vrai galetas ! Gertrude (s'approchant). Pardon, mesdanies . . . Madame de Rocencoef. Ah ! enfin voici quelqu'un . . . Madame de Lorieux (lorgnant Gertrude). C'est la portiere, ca? Gertrude (fierement). Du tout, madame, je suis Ger- trude, presentement bonne a tout faire de madame Robin, et autrefois vivandiere en titre dans le 45 e . Madame de Rocencoef (avecun geste de dedain). Ah ! Madame de Lorieux (reculant) . Une vivandiere ! Gertrude (a part) . Eh bien ! on dirait que 9a les suffoque ! . . . Madame de Rocencoef (montrant Jeanneton). Et cette petite ? Gertrude. C'est ma filleule, madame. Jeanneton (saluant). Jeanneton, gardeuse de dindons, pour vous servir. Madame de Lorieux. Ah ! quelle horreur ! . . . Avez- vous entendu, marquise ? II y a done des etres qui gar- deut les dindons ? Jeanneton (na'ivement) . Dam! faut ben, puisqu'il y en a qui les mangent ! Madame de Rocencoef. Voyons, finissons-en. Pre- venez madame Robin que je suis ici, madame la mar- quise de Rocencoef, nee de Rocentuf . . . ainsi que madame de Lorieux. Madame de Lorieux. De Paris. Gertrude. Ca suffit, mesdames. (A part.) Eh bien ! en v'la des paroissiennes peu avenantes ! . . . plutot que de les servir je me ferais vivandiere de Cosaques ! . . . 10 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Madame de Rocencoef (la regardant, dit (Tun ton hautain). Je crois que vous me faites attendre. Gertrude. On 7 va, on y va ! . . . (Elle sort jpar la seconde porte a droite avec Jeanneton.) SCENE V. Madame de Rocencoef, Madame de Lorieux. Madame de Rocencoef. Ces gens ne savent pas a qui ils ont affaire. Madame de Lorieux. Que voulez-vous, marquise, en province ce sont des sauvages. (Elle va se mirer et s'ar- r anger a droite.) Madame de Rocencoef. En verite, je ne comprends pas que j'aie quitte mon chateau pour cette miserable succession. Madame de Lorieux (se mirant toujours). Ni moi, mon hotel du faubourg Saint-Germain. Madame de Rocencoef. Savez-vous, madame, qu'il m'a fallu renoncer a etre marraine d'une cloche ? Madame de Logieux. Et moi, marquise, a lire ma derniere elegie dans nue grande soiree litteraire. Madame de Roczncoef. Je devais recevoir tous les honneurs que Ton rendait autrefois a mes nobles ancetres. Madame' de Lorieux. On m'avait prepare une ova- tion. Mada3ie de Rocencoef. J'aurais ete encensee, ma- dame ! Madame de Lorieux. On m'aurait couronnee, mar- quise ! Madame de Rocencoef. Et renoncer a tout cela pour conuaitre le testament d'une dame Patural ! une pay- sanne ! Madame de Lorieux. Sans la moindre teinture des belles-lettres ! Madame de Rocencoef. Entree dans notre famille malgre nous ! Madame de Lorieux (arrangeant son chdle). Et qui n'a jamais su porter un cachemire ! LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 11 Madame de Rocencoef (plus has, avec inter et). Vous ne savez pas ce qu'elle a laissc de fortune? Madame de Lorieux (de meme). On m'a assure qu'elle etait tres a son aise. Madame de Rocencoef (dememe). Au fait, ces gens de rien thesaurisent d'habitude ; c'est une qualite. Madame de Lorieux (dc meme). Pour leurs heri- tiers ! Madame de Rocencoef (reprenant le ton haut) . Ah! madame, quelle misere ! penser qu'il faille s'abaisser a recueillir une succession, moi, marquise de Rocencoef, dont les aieux ont ete allies aux rois chevelus ! Madame de Lorieux (reprenant egalement son pre- mier ton). C'est pourtant vrai, marquise! Croirait-on que madame de Lorieux, qui regie la mode a Paris et dont tout le monde connait les vers inedits, se derange pour venir recevoir une part d'heritage? Madame de Rocencoef. Apres cela, on doit quelque chose a ses parents. Madame de Lorieux. Certainement on ne peut pas refuser ce qui vient d'eux. (Plus has a madame de Bo- cencoef et en parlant plus vivement.) J'espere qu'elle n'aura pas eu l'audace de disposer de ses biens en faveur de quelque autre ! Madame de Rocencoef. Oh ! quelle idee, madame ! mais il y aurait de quoi se deshonorer ! Madame de Lorieux. Au fait, nous y avons toujours compte. Madame de Rocencoef. Par consequent 9a nous est dii. Madame de Lorieux. C'est clair. (Avec amabilite.) Je vois, marquise, que nous nous entendons admirable- ment. Madame de Rocencoef. C'est tout simple, entre gens de qualite. — Mais voici, si je ne me trompe, l'executrice testamentaire. 12 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. SCENE VI. Madame de Rocencoef, Madame Robin, entrant par la droite, Madame de Lorieux. Madame Robin. Mille excuses, mesdames, si je ne suis pas venue a 1' instant ; je cherchais la copie du testa- ment de ma digne amie, que je suis chargee de vous faire counaitre. Madame de Rocencoef. A la bonne heure, madame, nous vous permettons de nous le communiquer. (Elle s'asseoit.) Madame de Lorieux. Surtout passons les details, je vous prie, et venous aux dispositions essentielles ; j'ai horreur de la prose. {Elle s'assoit.) Madame Robin (debout et regardant les deux autres dames assises). Ah ! . . . Asseyez-vous done, mesdames. Madame de Rocencoef (la regarde d'un air hautain et dit d'un ton sec). Lisez, ma chere. Madame de Lorieux (lalorgnant). Nous vous ecou- tons, ma bonne. Madame Robin. Je suis trop polie, mesdames, pour me souffrir debout. (Elle pr end un fauteuil.) Madame de Rocencoef (a part). Qu'est-ce que e'est? Madame de Lorieux (a part). On dirait qu'elle veut avoir de l'esprit ! " Madame Robin. Vous savez sans doute que ma re- spectable amie avait quitte Montargis peu de mois avant sa mort pour visiter le petit village oil elle etait nee, et qu'elle aimait toujours comme sa veritable patrie. Madame de Rocencoef (a madame de Lorieux). Quelle idee peuple ! (A madame Robin.) Et on etait ce village ? Madame Robin. Au centre de la Brie. Madame de Lorieux. Ah ! fi ! l'horreur ! est-ce qu'on peut regarder comme sa patrie un endroit oil Ton fabrique du fromage? Madame Robin. Mon amie en avait fabrique, ma- dame, et elle se le rappelait . . . D'ailleurs son voyage LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 13 avait un autre but. Elle voulait savoir s'il ne survivait point quelques membres de sa propre famille. Madame de Rocencoef. Commeut ! pour les favo- riser a nos depens? Madame de Lorieux. Elle aurait eu l'idee de nous dcpouiller ? Madame de Rocencoef. Quand on a l'honneur d'a- voir des parentes comme nous, on n'en cherche point d'autres ! Madame Robin. Rassurez-vous : madame Patural n'en a point trouve, et c'est alors qu'elle s'est decidee a ecrirc le testament qui vous donne des droits a sa fortune. Madame de Rocencoef (approchant son fauteuil de madame Robin). Voyons le testament. Madame de Lorieux (s' approchant egalement). Nous ecoutons. Madame Robin. Vous saurez d'abord, mesdames, que cette fortune se compose de deux fermes, valant cha- cune cent mille francs. Madame de Lorieux et Madame de Rocencoef {ensemble). Cent mille francs ! Madame de Lorieux. Mais alors cette pauvre ma- dame Patural etait riche ! Madame de Rocencoef. J'ai toujours dit que cette femme devait avoir du merite. Madame Robin. Elle possedait, en outre, une foret estimee vingt mille ecus. Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux {ensemble). Une foret ! Madame Robin. Avec im moulin et des prairies qui produisaient environ cent louis de rente. Madame de Lorieux (vivement). Mais c'est une for- tune de quatre cent mille francs ! Madame de Rocencoef. Ah ! cette chere defunte ! Madame de Lorieux. Je suis tout attendrie ! Madame de Rocencoef (a madame Bobin, avec une majeste grotesque.) Voyons le testament de ma cousine de Patural. Madame Robin (souriant). L>e voici, mesdames... je passe sur-le-champ aux dispositions qui vous interes- sent. 2 14 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux. C'est cela. {Elles se penchent toutes deux vers madame Robin pour mieux entendre.) Madame Robin (lisant). " Moi, v^'ive Patural, etc., n'ayant pu retrouver personne de ma famille et ne pou- vant enrichir mes propres parents, je me suis decidee a enrichir ceux de mon mari." Madame de Lorieux. La digne femme ! Madame de Rocencoef. C'est d'une personne de race ! Madame Robin (lisant). " Ces parents se reduisent a deux . . ' . il y a d'abord madame la marquise de Rocencoef, tres-noble et tres-illustre dame, qui compte beaueoup moius de quartiers que de ridicules ..." Madame de Rocencoef (qui ecoutait d'un air sou- riant, change de figure). Plait-il? Madame de Lorieux (riant). Ne prenez done pas garde, c'est une plaisanterie. Cette chere parente etait pleine d'esprit. (A madame Robin.) Continuez, de grace. Madame Robin (continuant). "II y a ensuite ma- dame de Lorieux la Parisienne, muse tres-connue dans le monde elegant, et qui fait faire ses vers comme ses cha- peaux ..." Madame de Lorieux (changeant de visage). Com- ment? que signifie? . . . Madame de Rocencoef (riant). Rien ; la chere cou- sine repete ce qu'elle avait entendu dire . . . Avouez que c'est charmant ! (A madame Robin.) Allez toujours, madame. Madame Robin (lisant). " Toutes deux concourront au partage de ma succession a defaut de mes propres parents, mais aux conditions suivantes." Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux (ensemble). II y a des conditions? Madame Robin (lisant). "Comme je ne veux pas enrichir des gens qui mepriseraient ce que j'ai ete, j'exige que mes heritieres ne soient admises au partage qu'apres avoir revetu un habit de paysanne semblable a celui que je portais autrefois ..." LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 15 Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux (poussa?it un cri). Ah ! Madame Robin (en appuyant sur les mots) . " Et apres s'etre montrees dans ce costume a mon executrice testa- mentaire, madamc Robin, devant laquelle elles devront danser la bourree." Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux (se levant) . Quelle atrocite ! Madame de Rocencoef. Moi, danser la bourree ! . . . Madame de Lorieux. M'habiller en paysanne ! Madame de Rocencoef. Une descendante des rois chevelus ! Madame de Lorieux. Une femme qui regie la mode au faubourg Saint-Germain ! Madame de Rocencoef (a madame Robin). Votre amie, madame, est une impertinente ! Madame de Lorieux. Nous ferons casser le testa- ment ! Madame Robin. Tres-bien ; mais comme lui seul vous donne des droits, vous devrez alors renoncer a l'heritage. Madame de Lorieux (apart). C'est vrai ! Madame de Rocencoef (apart). Elle a raison ! Madame Robin (souriant). Au reste, vous ferez vos reflexions, mesdames. En attendant, la maison de ma- dame Patural est a votre disposition. J'ai fait preparer de ce cote un appartement pour madame la marquise (elle montre le cote gauche) ; celui de madame de Lorieux est ici (elle montre la premiere porte a droite). Si quelque chose leur manque, elles voudront bien sonner ; Gertrude sera a leurs ordres. (Elle fait quelques pas pour sortir, puis revient.) Chacune de ces dames trouvera chez elle un habillement complet de fille de basse-cour. Madame de Lorieux (se retournant indignee.) Hein? Madame de Rocencoef (de meme). Par exemple ! (Madame Robin salue et sort par le fond.) 16 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. SCENE VII. Madame de Lorieux, Madame de Rocencoef, Madame de Rocencoef. Quelle insolence ! Madame de Lorieux. C'est-a-dire que si j'etais a Paris, j'en aurais une crise de nerfs ! Madame de Rocencoef. Ces petites gens s'imagi- nent qu'on tient a leurs biens ! Madame de Lorieux. Comme si on n'etait pas au- dessus de cela ! . . . Quand il vous reste le monde et la litterature ! . . . Madame de Rocencoef. Si jeregrette quelque chose de cet heritage, ce sont seulement les fermes ! parce que les fermes, c'est d'un grand ton ! . . . Madame de Lorieux. Moi je regrette surtout la foret . . . il y a la des oiseaux, des ombrages, c'est po- etique ! . . . et puis on peut faire des coupes. Madame de Rocencoef. Le moulin aussi me plaisait par son caractere feodal. Madame de Lorieux. Et les prairies, avec leurs pa- pillons, leurs fleurs, leurs zephyrs ! . . . On va rever sous les saules ! . . . Madame de Rocencoef. Et Ton vend le foin ! ..Madame de Lorieux {avec sentiment). Ah! ma- dame, je vois que vous sentez la nature comme moi ! {Ghangeant de ton.) Mais on nous met ces biens a un prix impossible. Madame de Rocencoef. Les acquerir, ce serait nous deshonorer ! Madame de Lorieux. De sorte que nous sommes decidees, n'est-ce pas? Madame de Rocencoef. Bien decidees ! Madame de Lorieux. Vous promettez de ne point remplir la clause du testament? Madame de Rocencoef. Positivement ; et vous, ma- dame? Madame de Lorieux. Tout a fait. Madame de Rocencoef. Du reste, je n'y pense deja plus. LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 17 Madame de Lorieux. Ah ! mon Dieu ! je l'ai deja oublie ! Madame de Rocencoef (a part, toute pensive). Plus de deux cent mille francs ! comme cela releverait le noble nom de Rocencoef! Madame de Lorieux (de meme.) Pres de cent mille ecus ! cela payerait tant de toilettes et d'equipages ! SCENE VIII. Gertrude, Jeanneton, Madame de Lorieux, Ma- dame de Rocencoef. Gertrude. Ainsi ce sont la tous tes papiers ? Jeanneton {tenant des papicrs a la main). Oui, ma marraine ; le bourgeois a bien dit qu'il n'y manquait rien. Gertrude (montrant le bureau). Mets-les la, je vais prevenir madame Robin. (Elle entre a droite.) Madame de Rocencoef. Ah ! voici cette petite cam- pagnarde. Madame de Lorieux. Avec le costume qu'on voulait nous faire prendre. Jeanneton (a part). Ce sont les heritieres. (Elle salue.) Madame de Rocencoef (apart). Je suis bien aise de voir comment se portent ces habits de manant. (Elle met ses lunettes et regarde Jeanneton.) Madame de Lorieux (apart). II faut que j'examine la coitfure. (Elle lorgne Jeanneton.) Jeanneton (a part, deconcertee). Quoi qu'elles ont done a me reluquer comme ca? . . . Est-ce que j'ai quelque chose de malpropre apres moi? {Elle regarde derriere elle.) Madame de Rocencoef (a part). Apres tout, une personne de qualite donnerait a cet habit-la un grand air ! Madame de Lorieux (a. part). Eh bien! il n'est pas si mal ce costume . . . le jupon est court, et quand on a la jambe bien faite . . . Jeanneton (de plus en plus de'eontenance'e, a part). Surement j'ai que'q'chose . . . (Toussant haut per se don- 2* 18 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. ner une contenance.) Hem! hem! {Apart.) Cest pas tout de meme honnete de regarder les gens comme une cathedrale . . . (Toussant haut.) Hem! hem! (Elle finit par tourner le dos a la marquise et a madame de Lo- rieux, et elle va vers la porte du fond en chantonnant.) Madame de Lorieux (a part, tres-vivement) . Mais, j'y pense, s'il n'y avait qu'une de nous a obeir aux condi- tions imposees, elle aurait tout ! Madame de Rocencoef (a part, d'un air de profonde meditation). Si je me deguisais seule, il n'y aurait que moi a heriter . . . Madame de Lorieux (a part, comme si elle avait pris une resolution.) Allons ! (Haut, a madame de Rocen- coef.) Marquise, rien ne me retient plus ici, je remonte en voiture pour Paris. Madame de Rocencoef. Moi, pour Orleans, madame. Madame de Lorieux. J'ai votre parole ? Madame de Rocencoef. Et moi la votre ? Madame de Lorieux (saluant). Madame la mar- quise ... Madame de Rocencoef (saluant pretentieusement) . Madame . . . (Madame de Lorieux s'avance vers la porte du fond comme si elle allait sortir, puis elle se detourne, et voyant que madame de Rocencoef ne Vapergoit pas, elle entre vivement dans la chambre a droite precedemment designee par madame Robin.) Madame de Rocencoef (se retournant et riapercevant plus madame de Lorieux a, la porte du fond). Elle est partie . . . vite, entrons ! (Elle court a la chambre de gauche de maniere a y entrer presque au moment meme oh madame de Lorieux entre dans celle de droite.) Jeanneton (qui les a vues sans comprendre le mystere qu'elles ont mis dans leur sortie). Eh ben! quoi done qu'elles ont? On dirait qu'elles se cachent comme pour aller manger les pommes du voisin ! Apres ^a, j'aime mieux qu'elles soient dehors que dedans ! M'ont-elles devisagee, au moins ! J'en etais si ahurie que j'aurais voulu me mettre dans mes poches. LE TESTAMENT DE MADAME TATURAL. 19 SCENE IX. Jeanneton, Gertrude, Madame Robin. Gertrude. Tenez, la v'la, notre maitresse . . . Salue madame Robin, fiotte. (Elle fait passer Jeanneton (Levant elle.) Jeanneton (saluant). Votre servante, madame. Madame Robin. C'est vous, mon enfant, qui cherchez a vous placer ? Jeanneton (timidement) . Oui, madame. Gertrude. N'aie pas peur, va, madame te mangera pas. (A madame Robin.) Ces jeunesses, c'est timide, ca n'a pas vu le feu. (A Jeanneton.) Dis ton fait a la bourgeoise. (Gertrude va porter sur le bureau du fond un carton qu'elle tiejit ; elle s'occupe a ranger sur le dernier plan, puis sort un instant.) Jeanneton (en s'enhardissant, a. madame Robin). Eh bien ! madame connait la chose . . . je voudrais ben qu'elle me trouve, si e'etait un effet de sa part, que'q' basse-cour ou n'importe quelle autre bonne maison ousqu'on gagnerait son pain . . . avec un peu de beurre dessus ! Madame Robin (souriant). C'est-a-dire que vous voulez une place lucrative ? Jeanneton. Oh ! c'est pas pour moi, madame ; mais c'est rapport a mon petit frere, qui est encore trop mou- tard pour gagner de quoi, et qu'il faut bien que je lui donne de ma part. Madame Robin. Ah ! Gertrude ne m'avait point parle de cela. Jeanneton (baissant la voix). C'est que je lui en ai rien dit, madame. Pour la premiere fois que je voyais ma marraine, j'ai pas voulu la tourmenter. Si je lui avais parle de Pierrot, peift-etre ben qu'elle aurait cru qu'il avait besoin de sa bonte, et je venais pas ici pour ca. Taut que je pourrai gagner, oui, Pierrot n'aura rien a demander aux autres quo leur amitie. Puisque ma mere est mortc et que je suis sa soeur ainee, c'est comme mon enfant ; je lui donuerais mon sang, voyez-vous, madame ! et v'la pourquoi je voudrais de forts gages, en travaillaut 20 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. tant que je pourrai, a cette seule fin de donner du contente- ment a Pierrot. Madame Robin {avec inter et). Vous etes une brave fille, Jeanneton ! Jeanneton {baissant les yeux). Madame est ben hon- nete. Madame Robin. Et il ne vous reste plus aucun pa- rent? Jeanneton. Faites excuse, madame, il me reste le petit Pierrot. Madame Robin. II est a Ferrieres ? Jeanneton. Chez la mere Breton, qui le soigne comme un prince. Ah ! faut voir aussi, madame, quel cheru- bin ! surtout maintenant que j'ai donne ma bonne jupe pour lui faire un habit neuf ! il est fier comme un jeune coq, et avec ca si calin ! il vous embrasse, il vous appelle ma petite Jeanneton, ma jolie Jeanneton ! 9a fait toujours plaisir, vous comprenez ? Et puis, si vous saviez comme il obeit ! jamais on ne l'a averti deux fois ! un vrai ange du paradis, quoi, madame, hormis qu'il oubliB toujours de se moucher. Madame Robin. Et il ne reste plus que vous deux ? Jeanneton. Helas ! oui. Madame Robin. Yotre famille etait pourtant de Fer- rieres ? Jeanneton. Faites excuse, madame ; mes parents etaient venus de bien loin, a ce que j'ai entendu dire, d'un petit village qui s'appelait le Yerdier. Madame Robin. Dans la Brie ? Jeanneton. Justement. Madame Robin. Et ils s'appelaient ? . . . Jeanneton. Piclet. Madame Robin {ayant Fair de chercher a se rappeler.) Piclet ! . . . Ce nom ne m'est pas inconnu . . . mais vous devez avoir des papiers ? Gertrude {qui vient de rentrer). Certainement, ils sont la sur le bureau de madame. {Elle montre le bureau au fond.) Madame Robin. Voyons. {Elle va au bureau et se met a examiner les papiers qui y out ete deposes par Jean- neton.) LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 21 Gertrude (venant a Jeanneton, a demi-voix). Quand je t'avais avert ie qu'il fallait pas avoir peur ! Comme disait mon defunt : L'effroi n'est pas frangaise / . . . et toi, t'es Frangaise ! (Elle retourne ranger au fond.) Jeanneton (seule sur le devant). C'est ben vrai que cette brave dame a l'air d'etre la reine des femmes. Madame Robin (qui a parcouru les papiers). Ah! mon Dieu ! est-ce possible ? Gertrude (se retoumant) . Quoi done? Jeanneton (s' approchant) . Madame a vu que'qu' mauvaise chose? Madame Robin. Au contraire ! Ah ! ma chere en- fant ! s'il etait vrai . . . le petit Pierrot et toi, vous ne manqueriez plus de rien. Gertrude et Jeanneton. Comment? Madame Robin. Un moment. . . il faut que je verifie et que je m'assure. (Elle va au cartonnier a gauche, et consulte des papiers.) Gertrude (bas a Jeanneton). Tu vas voir qu'elle te trouvera que'qu' bonne place ! Jeanneton. Peut-etre d'fille de basse-cour dans que'qu' chateau ! Oh ! si e'etait possible ! je serais-t-y heureuse ! je les soignerais-t-y mes poulets, mes canards, mes din- dons ! je les aimerais-t-y ! . . . et mon petit Pierrot aussi . . . Oh ! rien que l'idee, ^a me met des ailes a mes sabots ; y me semble que je vais m'envoler. (Elle se met a chanter et a danser.) Tra la la la . . . (Gertrude est retournee au fond, vers madame Robin.) SCENE X. Les memes : Madame de Rocencoef sortant de la cham- bre a gauche, en habit de gardeuse de dindons ; Madame de Lorieux sortant un peu apres de la chambre a droite, dans le meme costume.* * Les deux costumes, quoique de meme nature, doivent differcr pour la couleur et les details. Une des deux femmes peut avoir un chapeau de pastoure, l'autre une coiffe; il faut que toutes deux aient des jupons tres-courts. 22 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. Madame de Rocencoef (a part, sans voir personne). Madame de Lorieux est partie, je serai seule heritiere. Jeanneton (V apercevant) . Tiens ! une autre pas- toure ! Est-ce qu'elle vient aussi chercher uue place ? Madame de Lorieux (paraissant a droite, a part). N'oublions pas que ce deguisement va nous rapporter cinq cent mille francs ! Jeanneton (V apercevant, a part). Encore une autre! Ah ! ca, mais c'est done ici le rendez-vous des gardeuses de dindons? (Madame Robin est au fond, le dos tourne, et montrant des papiers a, Gertrude, qui fait des signes d'etonnement ; Jeanneton est un peu remontee, de sorte que madame de Rocencoef et madame Lorieux occupent seules le devant de la scene; toutes deux savancent sans s'aperce- voir oVabord.) Madame de Lorieux (reconnaissant madame de Ro- cencoef). Que vois-je ! Madame de Rocencoef (reconnaissant madame de Lorieux). Madame de Lorieux ! Madame de Lorieux. Ah ! quelle perfidie ! Madame de Rocencoef. C'est une trahison ! Gertrude et Madame Robin (se retournant) . Ah! Madame Robin (riant). J'en etais sure ! Gertrude. Qu'est-ce que c'est que ces deux mardis- gras? Madame de Lorieux. C'est ainsi que vous tenez vos promesses, madame? Madame de Rocencoef. Voila done le cas qu'il faut faire de votre parole? Madame de Lorieux. Vous esperiez m'exclure du partage ! Madame de Rocencoef. Vous vouliez me depouil- ler! Madame de Lorieux. Mais j'ai rempli les conditions, madame. Madame de Rocencoef. Moi aussi, madame? Madame de Lorieux. J'ai une coiffe de toile. Madame de Rocencoef. J'ai des sabots ! Madame de Lorieux. Et je danserai la bourree. Madame de Rocencoef. Je la danse, madame ! Madame de Lorieux. Pas avant moi, madame ! LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. 23 ( Toutcs deux se mcttent a danser ridiculement la bourree en chantant. Gertrude et Jeanneton se tordent de rire. (Madame Bobin se tient dans le fond et rit plus mode- remcnt. Elle s'avance enfin vers madame de Bocencoef et madame de Lorieux.) Madame Robin. Assez, mesdames, de grace ! Madame de Rocencoef. Vous etes temoin, madame, que j'ai obei ail testament. Madame de Lorieux. Comme moi ! Madame de Rocencoef. L'heritage m'appartient. Madame de Lorieux. C'est-a-dire que j'en aurai ma part. Jeanneton. Ah ! bah ! par ainsi c'est pour de l'ar- gent qu'elles se sont deguisees comme ca, ces pauvres dames, et qu'elles nous ont donne le bal? Mais alors, c'est comme les sauteurs de corde qui sont venus au vil- lage et qui dansaient pour des gros sous ! Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux. Comment ! Gertrude. Ces dames prennent plus cher, voila la difference. Madame de Rocencoef. Impertinente ! Gertrude (a demi-voix, a Jeanneton.) Et avec 9a que pour s'exclure du partage elles s'etaient menties l'une a l'autre. Jeanneton. C'est-il possible ! (Avec conviction.) Ah ben ! par exemple, je ne suis qu'une pauvre fille, j'ai jamais frequente que les volailles de maitre Godureau, et je sais lire que dans les almanachs, mais j'ai pas oublie ce que m'a dit notre cure, et plutot que de mentir j'aimerais mieux manger des croutes dans de l'eau claire, et aller nu-pieds par les chemins . . . j'aimerais mieux . . . tout . . . et meme n'importe quoi ! Madame Robin. Bien, Jeanneton, tu es une honnete fille. (Ironiquement.) Mais ces dames, vois-tu, ont plus d'esprit que toi ; elles ont trouve que rien ne devait couter pour etre heritiere de madame Patural dans le cas ou, selon son testament, elle ne laisserait auciui parent ! En consequence, elles ont pris le costume de ferme, et elles out danse la bourree pour nous ! . . . je les en remercie au 24 LE TESTAMENT DE MADAME PATURAL. nom de mon amie (presentant Jeanneton), et je leur pre- sente la seule et legitime heritiere. Jeanneton. Moi ! Madame de Rocencoef et Madame de Lorieux (en meme temps que Jeanneton) . Elle ! Gertrude (en meme temps que les precedentes.) Jean- netoii ! Madame Robin. Le hasard vient a l'instant meme de me faire decouvrir dans cette enfant une petite-niece de madame Patural. Toutes. Dieu ! Madame Robin. Par consequent, la clause du testa- ment est sans objet, et c'est a elle seule que tout appar- tient. Jeanneton. Si c'est possible ! Madame de Rocencoef. Ah ! les jambes me man- quent ! (Elle se laisse tomber sur unfauteuil.) Madame de Lorieux. Je suis aneantie ! (Elle se laisse tomber sur un fauteuil.) Jeanneton. Tout a moi ! . . . Ah ! ma marraine . . . Ah ! madame Robin . . . mais alors je suis riche . . . riche ! Ah ! quel bonheur pour Pierrot ! Gertrude. Eh bien ! a la bonne heure, fallait que 9a arrivat comme 9a. L'heritage de Tancienne vachere de- vait appartenir a la gardeuse de dindons, parce que, comme on disait dans le 45 e : — Ce qui vient du trompette s'e?i va au tambour. VOCABULAIRE. Page 3. Page 4. Page 5. Page 6. Page 7. meuble, tant quelle, on eUt dit, tous de suite, ma bonne, d?ailleur, ne crut pouvoir, tambour-maitre, mesalliance, Men grosses gens, il y a, d'abord, doit, muscadin, v'la (voila), devra, faudra pas, de la rude, fais ce que doit, et vienne ce que poussera, astiquer, batterie, epoussetant, pret, au dehors , dufond, seuil, bourgeoise, marraine, faudrais savoir, se pent Men, filleule, sabots, haussent, rapport, aufait, gage'e, dpreuve, Pdques, il s'estf mis dans toutes ses fureurs, avoir peur, de sorte que, riimporte, qu'est ce que Ves, unpen de cuisine, manage, poulailler, oies, a la bonne heure, vas-y, furniture. whilst she. it might have been said. all at once. my good woman. besides. he thought he could not. drum-major. disparagement. very rich people. there is. first. owes. dandy. behold. ought. one must not. a rough one. do your duty, come what will. to polish, coppers and tins. dusting. ready. outside. background. threshold. Mrs., ma'am, godmother. it is necessary to know. may be. godchild. wooden shoes. raise up. because. indeed. hired. as a proof. easter. he became very angry. to be afraid, so that. no matter. what art thou ? a little about cooking. housekeeping. poultry yard. geese. well and good. go there. (LE TESTA>rENT.) 26 VOCABULAIRE. Page 8. Page 9. Page 10. Page 11. trop defois, petrin, se doit a ses semblables, fiotte, lusque, qu'euq (quelque), je m'en va, se taire, lorgnen, tais-toi, les void, sans-gene, concierge, demodes, vrai galetas, fierement, du tout, faut ben (bien), puisqu'il y en a, peu avenantes, on y va, a qui ils ont affaires, elle va se mirer, teinture, malgre, tres a son aise, a u fait, gens de rien, the'saurissent, qu'il faille s'abaisser, dieux, dont, ses Mens, Page 12. Page 13. Page 14. a la bonne Jieure, me souffrir debout, rent avoir d? esprit, quelle idee peuple, fabrique, bat, surcirait, a nos depots, volant chacun, en autre, definite, sur-le-champ, veuve, n'ayant pu, plait-il, neprenez done pas garde, pleine d'esprit, fait f aire, 'concourront, d defaut, avoir revitu, autrefois, too many times. scrape. belongs to his fellow-men. girl. luxury. some. I go. to be silent. eye-glass. hush. here they are. indifference. door-keeper. out of fashion. real hovel. proudly. not at all. it is necessary. as there are some. not very prepossessing. we are going. with whom they have to do. she places herself before the mirror. tinge, touch. despite of. very comfortably off. iu fact. common people, hoard up, economize. that I must humble myself, ancestors, of whom, her property. very well. to allow myself to stand. tries to be witty. Avhat a common (low) idea. makes. object, end. survived. at our expense. each being worth. besides. deceased. immediately. widow. not having been able. if you please. do not mind it. full of wit. has made. will agree. for want of. having put on. heretofore. (Le Testament.) VOCABULAIRE. 27 Page 15. poussant, anpuyatif, sutre montrees, bourrde, lenr manque, puis, ckez elle, basse-cour, Page 16. Page 17. c'est-a-dire, criae de nerfs, ces petites gens, qn-on tient a leurs biens, au-dessus, c'est ePun grand ton, /aire des coupes, saules, de sorte que, du reste, tant, prevenir, comment se portent, manant, lunettes, coiffure, lorgne, reluqner, malpropre, toussant, Page 18. Page 19. sHl n'y avait qu'une, seule, allons, rien ne me retient, ne VaperQoit pas, mis, sortie, quoi (lone qu'elles ont ? se cachent, apres ca, faime mieux, dehors que dedans, devisager, ahurie, faurais voulu, rtaie pas peur % fa, dis ton/ait, carton, plan, s'enhardissant, si e'etait un effet desapart, que'q\ ous-qu'on, dessus, rapport, numtard, cru, il avait besoin, uttering. emphasizing. having shown themselves. boree. is wanting. then. in her room. poultry-yard. that is to say. a nervous attack. these low people. that one cares for their property. above. that sounds well. cut wood. willows. bo that. however. bo many, inform. how they wear. ' peasant, spectacles, head-dress. looks at (through her eye-glass). to leer upon, to cast sheep^B eyes, dirty, coughing. if there was but one. alone. well. nothing detains me. does not perceive her. put. going out. what is the matter with them ? hide themselves. after all. I like better. out than in. to stare at. amazed. I could have wished. do not fear. she. tell thy story. paper box. space between the side scenes. takes courage. by your influence. some. where one. upon. on account of. young boy. thought. he needed. (Le Testament.) 28 VOCABULAIRE. Page 19. je venais pas, tant que, forts gages, Page 20. Page 21. je pourrai, qui le soigne, maintenant, cdlin, jamais on ne Va averti deux fois, se moucher, de Men loin, entendu dire, vous devez, Id, quHl fallait pas avoir peur, parcouru, manqueriez, cartonnier, PAGE 22. PAGE 23. PAGE 24. tiens, va rapporter, que vois-je ? mardis-gras, se tordent, temoin, par ainsi, satiteurs de corde, gros sous, prennent plus cher, aimer mieux, nu-pieds, aneantie, vachere, s'e?i va, I did not come for this. whilst. good wages. I can. who takes care of him ? now. roguish. he is never to be spoken to the second yme. to wipe the nose, from a great distance, heard say. you ought, there. you must not be afraid, looked over. Will want, paper box. see. will bring. what do 1 see? carnival. are convulsed. witness. thus. rope-dancers. a cent. want a great deal more. to like better. barefoot. annihilated, cow-keeper, goes to. (Le Testament.) LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR PROVERBE EN DEUX ACTES. MADAME LA COMTESSE DROHOJWSKA. BOSTON: S. R. URBINO, 13 SCHOOL STREET. New York: F. W. Christern. Philadelphia. : F. Leypoldt. Baltimore: James S. Waters. Cincinnati: R. Clarke amies de Marie Mathilde, J M LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. ACTE PREMIER. La scene reprcsente un cabinet de travail. SC&NE I. Marie (pcnchee sur un metier et brodant avec activite), Franchise. Franchise. Dej'a au travail ! J'ai beau faire, je ne puis me lever avaut vous . . . Et cependant j'y tiens fort, ne serait-ce que pour vous forcer a vous reposer. J'ai honte de ma paresse . . . Moi, une pauvre femme, une ser- vaute ! . . . Taudis que vous, si niignonne, si noble, si riche . . . Marie. Riche ! . . . Y penses-tu, Francoise. Francoise. Vous l'etiez, vous devriez l'etre, et 9a reviendra, quelque chose me le dit la. (Elle met la main sur son coeur.) Marie. Peut-etre . . . Dieu le veuille ! pour ma pauvre tante. Mais, en attendaut . . . Francoise (qui, pendant cette reponse, s'est approchee de la jeune fille et avec une sollicitude presque maternelle lui a redresse son fichu et s'apprete a, lisser ses bandeaux). En attendant, Dieu me pardonne ! vous ne vous etes point couchee. 4 LA DEilOlSELLE DE SAINT-CYR. Marie (avec embarras). Quelle folie dis-tu la, ma pauvre Francoise? Francoise (qui vient de soulever un rideau.) Je disla verite ; votre lit n'a point ete defait. Marie. N'ai-je pas 1'habitude de le faire moi-meme chaque matin? FRAN901SE. Vous etes un ange et ne voudriez mentir. Voyons, vous ne vous etes pas couchee ? Marie. C'est vrai. Francoise. Vous voulez done me tuer d'inquietude et de chagrin. Marie (attire la tete de Frangolse penchee vers elle et Vembrasse tendrement.) Ma bonne Francoise, pardonne moi. Franchise. Vous pardonner ! certainement. Mais quand je vois ces pauvres chers yeux fatigues, ces jolis traits tires . . . Voyez-vous, il faut que cela finisse ; il faut, il faut que votre tante sache . . . Marie (vivement) . Rappelle-toi que tu m'as jure . . . Francoise. De respecter un secret raisonnable, oui ; mais de vous laisser vous detruire a petit feu, non pas, bien siir . . . Marie. Songe que si ma tante pouvait se douter . . . Franc, oise. Qu'elle vous doit tout a vous qu'elle de- daigne et ridiculise par-dessus le marche. Et quel mal y aurait-il, s'il vous plait ? Marie. Quel mal . . . Tu me le demandes ? . . . Xe sairf-tu pas quelle est la delicatesse de ma tante en ce qui touehe ... Francoise. Son egoisme et son orgueil. Marie. Je t'en prie, Francoise, brisons la . . . Ton amour pour moi trouble tellement ton jugement si droit d'habitude, que tu appelles egoisme et orgueil, le senti- ment le plus respectable, le plus legitime . .*. Francoise. Et quel est, s'il vous plait, le magnifique sentiment que je meconnais ainsi ? Marie. Mai's ... la diguite du rang ! Franchise. Bien ! et e'etes-vous pas du meme rang que madame? Et encore un pen plus, je vous prie, car elle a assez enrage dans le temps lorsque voire chere mere, quoique plus jeune, tit un plus beau mariage qu'elle. LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 5 Marie. Mod pere et mou oncle n'avaient-ils pas tous deux le merae titre et a peu pres la merae fortune ? Fran^oise. Oui, mais la noblesse de votre pere re- montait a 1400 et donnait a votre chore mere le droit de monter dans les carrosses du roi, tandis que votre tante . . . Marie. Sais-tu, ma bonne Francoise, que tu deviens m^chante. FRAN901SE. C'est, voyez-vous, que je seche de vous voir tuer a la peine et n'avoir en revanche que des rebuf- fades ... La dignite du rang ! la dignite du rang ! elle ne vous arrete pas, vous, cette fameuse dignite ! Marie. (J'est si different. FRAN901SE. Et en quoi, je vous prie ? Marie. Mais en tout. D'abord, l'epreuve m'a sur- prise dans ma jeunesse, je n'avais pas eu le temps de prendre les habitudes que ma pauvre tante a tant de peine a rompre. Francoise. Qa, c'est une raison . . . quoique mon bon sens de pauvre servante me dise que Ton devrait, au con- traire, demander plus de resignation et de courage a ceux qui connaissent mieux la vie, qu'aux jeunes cceurs qui n'en out entrevu que les esperances. Marie. Ensuite, j'ai ete £levee dans d'autres prin- cipes. Au lieu de grandir, comme ma tante, au milieu des complaisances, des gfiteries de la famille, au milieu du bien-etre, du luxe meme d'une vie inoccupee, sans cesse entoure'e de domestiques qui epiaient ses moindres desirs pour les satisfaire k l'instant, lorsqu'ils n'avient pas eu l'heureuse chance de les prevenir, j'ai appris, chere Fran- 9oise, a donner tout mon temps au travail, a y mettre mon bonheur et ma gloire ... A Saint-Cyr, nous devious nous suffire a nous-memes. Que Dieu benisse nos dignes maitresses ! Elles nous ont communique en cela la pre- miere et la plus precieuse des sciences. FRAN901SE. Vous deviez vous sufiire? Marie. Non-seuiement a nous-memes, mais encore nous entr'aider, nous servir presque mutuellement. Tu vois bien, ma bonne, que ce que je f'ais ici m'est presque naturel . . . Jc t'assure que je n'y ai aucun mcrite, aucune peine. 1 * b LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. Franchise. Cependant vous etiez toutes des filles de qualite ? . . . Marie (souriant). Certes, et nous avions toutes, comme tu le disais tout a l'heure, le droit de monter dans les carrosses du roi, car toutes nous dations de 1400 au moins. Les plus grands noms de France ! Notre livre d'or etait peut-etre le meilleur des nobiliaires, le plus exact du moins ; car, nulle autre part, on n'etait aussi difficile pour l'authenticite des pieces. Francoise. Ce qui n'empechait pas que vous fissiez vos lits vous-memes . . . Marie. Et que nous empesions nos coiffes et que nous cousions nos robes, et, par-dessus le marche, celles des petites. Franchise. C'est merveilleux ! Marie. Pourquoi done merveilleux? C'etait sage et prudent, voila tout. Crois-tu done, chere Fran9oise, que le travail, inflige comme chatiment a l'homme, ne soit pas un devoir general qui s'etend a chaque membre de l'hu- inanite. Francoise. II est certain qu'il n'y a pas, dans l'Ancien Testament, que Dieu ai dit a Adam : " Ceux-ci travaille- ront, ceux-la se reposeront ..." Cependant . . . Marie. Eh bien? Francoise. Cependant j'ai vu, dans ma vie, bien des grandes dames, et je n'en ai jamais vu qui eussent voulu travailler comme vous le faites. Marie. Elles travaillaient d'une autre facon : en rem- plissant les devoirs que leur imposait leur rang. — Crois- moi, Francoise, la vie oisive est, grace au ciel, bien moins commune qu'on ne le pense. II y a travail et travail, et toutes les femmes ne peuvent pas coudre et broder, pas plus que tous les hommes ne sauraient conduire la charrue. Fran$oise. 5 a n'emp§che pas que votre vie a Saint- Cyr me taquine. Pourquoi de belles demoiselles desti- ne es a etre servies, apprennent-elles a se servir elles- meraes ? Marie. Tu le vois, Francoise ! pour n'etre jamais surprises par l'adversite\ LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 7 Franchise. Pouvait-on deja prevoir la revolution et Fern ignition? Marie. Non ; mais on pouvait aisement prevoir ces coups de la fortune, qui frappeut chaquc jour les indi- vidus, les families ; qui les font descendre du haut de l'echelle sociale a sou dernier echelon, plus bas quelque- fois. Franchise. C'est vrai 9a, tout de meme ; j'en ai vu des exemples. Marie. Notre illustre fondatrice le savait par expe- rience. Je ne suis pas plus noble, je n'ai jamais e"te" plus riche que ne l'etait la f'amille d'Aubign£, je ne monterai jamais au degre* de puissance et de fortune oii est arrivee madame de Maintenon, et cependant, Franfoise, si je suis condamnee, par le malheur du temps, a travailler pour vivre, du moins est-il a peu pres certain que je ne serai jamais reduite, comme elle, a mendier, aux portes d'un couvent, l'ecuelle de soupe qui nous empechera de mourir de faim ma tante et moi ... II n'y avait pas eu de revolu- tion cependant, et Fran9oise d'Aubigne etait dans sa patrie . . . Franchise. Seigneur Jesus ! Mendier, est-ce pos- sible ? Marie. Madame de Maintenon aimait a se rappeler ce souvenir et se plaisait a le raconter ; on nous le repe- tait a Saint-Cyr, afin de temperer notre orgueil et de nous faire aimer le travail et la simplicity . . . D'ailleurs, fonde dans sa pensee pour des filles nobles, Saint-Cyr cependant n'etait point destine a des filles riches. C'etait, au con- traire, un secours que le roi destiuait aux gentilshommes ruines, et pour que leurs filles ne fussent point privees d'education. FRAN901SE. ^Ia ne laisse pas de me paraitre Strange. Mais je ne le blame point, tout au contraire ; settle- ment je me dis que la femme qui a invente c t n devait avoir un fier bon sens et uu fameux courage, car elle a du furieusement faire crier apres elle. Marie. Les contradictions en effet ne lui out pas manque ; mais elle a tenu bon, et avec de la perseverance ou vient a bout de tout. Fraxcoise (se penchant sur le metier). Meme deter- 8 LA DEMOISELLE DE SAIXT-CYE. miner cette merveilleuse broderie. Tenez, mademoiselle Marie, votre bon co3ur vous donne des doigts de fee, ou plutot, m'est avis que votre bon ange vient, sans que vous ie voyez, s'asseoir k vos cotes pour vous aider. Si bien et si vite fait! c'est a n'y pas croire,-et a moins de miracle . . . Marie. Voici ma tante. SCENE II. Les Memes, La Marquise de Neufville. La Marquise. Deja au travail ! (Avec humeur.) Quand apprendrez vous, ma niece, les convenances. Qui done se met a son metier sans avoir d'abord "fait sa toi- lette . . . Des cheveux sans poudre . . . Un deshabille de percale . . . Un fichu de linon . . . Allez-vous rester comme cela jusqu'au diner? . . . Marie. Vous m'avez permis, ma tante, de ne pas mettre de poudre. La Marquise. C'est-a-dire que vaincue par votre en- tetement, j'ai du ceder, comme ... en toutes choses. On n'a pas d'idee combien a Saiat-Cjr, au milieu de toutes les belles sciences qu'on vous enseignait, on vous faisait opiniatres et infatuees de vous-memes. Marie. Ma tante ! (Frangoise, derriere la marquise, s'agite avec colere et semble prete a, eclater. — Marie lui adresse, a la derobec, des regards suppliants.) La Marquise. Cette persistance, par exemple, a ne pas quitter ce metier. Vous vous ridiculisez, ma chere, et me faites peut-etre passer pour une tante despote qui vous tyrannise et vous transforme en Cendrillon . . . Par bonheur, personne ne peut penser que j'exploite votre assiduite au travail, car... {avec un accent iiicisif) je n'ai point l'honneur de me parer jamais de vos merveil- leuses broderies . . . Vous 6tes avare de . . . vos chefs- d'oeuvre. Franchise (avec colere). C'est, par ma foi ! trop fort! La Marquise (se rctournc). Qu'est-ce? LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 9 Marie {qui a fait un signe imperieux a Francoise). Fran<;oise, sans doute, qui a commis quelque maladr Vous me faisiez L'honneur de me dire, ma tante? La Marquise. Que vous menez uue vie absurde, sau- vage ; line vie qui vous reud ridicule et moi sans doute par-dessus le marche . . . Prenez votre pelisse, j'ai rendez- vous ce matin chez madame de Souty, et je desire que vous m'accompagniez. Marie (avec cmbarras). Veuillez m'excuser, ma tante, mais c'est . . . impossible . . . Je ne puis, en veVite' . . . La Marquise. M'etre agreable ! Je ne devrais point en etre eto'nnee . . . Francoise (vivement). Si madame la marquise veut bien prendre la peine de regarder de plus pres mademoi- selle Marie, elle verra comme mademoiselle est pale et combien elle a besoin de repos. La Marquise {avec une tendresse soudaine). Vous §tes malade, chere enfant, que ne le disiez-vous ? Marie (baissant la tete) . Moi ! . . . Oh ! rassurez-vous . . . un peu de . . . La Marquise. De fatigue ? Marie. Pas autre chose . . . Je n'ai pas dormi. La Marquise. Restez done, et reposez-vous. Fran- poise, je • vous charge de veiller a ce que votre jeune maitresse ne travaille plus aujourd'hui ... A revoir, chere mignonne. SC&NE in. Marie, Francoise. Marie. Comme dans le fond ma tante est bonne ! Francoise. Merci de cette bontc-la qui vous marty- rise . . . Mais dame, aussi c'est votre faute . . . SCENE IV. Les Memes, La Marquise. La Marquise. Francoise, j'avais oublie. J'ai promis un lot pour la loterie de la Laudgrave ; je veux me dis- 10 LA DEMOISELLE DE SAINT-CTR. tinguer et prouver que notre Marie n'a pas seule une adresse de fee. Vous m'acheterez aujourd'kui du satin blanc et de For parfile ; vous savez, la meme quantite que vous m'avez procuree une fois pour un sachet a mouchoir. Vous aurez aussi du taffetas pour le doubler, de la ouate bieu fine et quelque poudre a parfumer . . . N'y manquez pas . . . ce matin meme. (JElle sort.) SCENE V. Marie, Franchise. Francoise. Nous voila bien ! Mais il y en a la pour un louis au moins, et nous n'avons pas une demi-pistole a la maison. Marie. J'ai fini . . . Vite, les ciseaux pour demonter cela . . . Va reporter cette jupe, et, en revenant, tu feras les commissions de ma tante. Francoise. Et vous croyez, que je vais employer le prix de vos veilles, le prix de votre sang ; — car, ne vous y trompez pas, vous ne tiendrez pas longtemps a cette nouvelle vie . . . Vous croyez que je vais employer le prix de votre sang a satisfaire les caprices de madame ? . . . Nenni, mademoiselle, ce n'est pas pour 9a que votre digne mere m'a dit en mourant : — "Ma soeur sera sa pro- tectrice et son mentor dans le monde, mais c'est a toi, ma bonne Francoise, a toi surtout que je confie le soin de son boulieur. Jure-moi de ne jamais la quitter." Et j'ai tenu parole . . . Settlement, je ne sais pas vous contrarier quaud il le faudrait . . . Et pourtant, cette fois . . . Marie. Tu feras corame toujours . . . ma volonte. Francoise. Je jure bien que non. Marie. Et moi, je jure que si. Franchise. Jurez tant que vous vondrez, je n'en ferai qu'a ma guise. Marie. Tu es la maitresse ; mais je ne t'aimerai plus. Franchise (elle a enveloppe la hroderie et se dispose a sortir). A revoir, mademoiselle. Marie. C'est convenu. LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 11 FRAN901SE. Quoi? qu'est-ce qui est eonvenu? que je vous reverrai ? Marie. Que tu rapporteras les commissions de ma tante. Francoise. J'ai dit : non. Marie. Et c'est comme cela que tu pretends m'aimer ; en me refusant le plus grand plaisir que tu puisses me faire ? Francoise (deja a moitie sortie, elle revient sur ses pas ; elle prend la tete de la jeune fille entre ses mains et Vem- brasse avec ardeur) . Vous etes une veritable sainte ! II faut vous admirer et vous obeir quand meme. (Elle sort.) SCfeNE VI. Marie (seule ; elle s f assied pres d'une corbeille a ouvrage et en sort une bande qu'elle festonne) . Quel coeur d'or ! et que ma bonne mere a tSte bien inspiree de me l^guer a ses soins et a sa tendresse. Que ferais-je sans elle ? En presence de tels deVouements, comment peut-il y avoir des esprits assez chagrins, des coeurs assez injustes pour dddaigner et calomnier la domesticity ! Ah ! Dieu a mis partout la generosite et la vertu, et la s*arrete l'influence du rang social. SCENE VII. Marie, Clemence, Mathilde. Clemence. Bonjour, chere Marie. Mathilde. Toujours laborieuse. Marie. Que ferais-je sans cela? Mathilde. Ce que nous faisons toutes ; vous vous amuseriez, chere Marie. Clemence. Dites plutot, ma sceur, qu'elle cherchcrait a s'amuser. Mathilde. N'y parvenons-nous pas quelquefois ? Clemence. Bien raremeut, dans tous les cas. 12 LA DEMOISELLE X>E SAINT-CYR. Mathilde. II est certain que notre petit appartement tout enfum4 ne vaut pas le chateau et le pare de Nan- teuil. Clemence. Et que cette froide Alleinagne ne saurait Be comparer a notre belle et chere France. Mathilde. Quelle afFreuse chose que l'exil ! Clemence. Encore si on y avait au moins l'indispen- sable necessaire. Marie. Meme alors, meme avec l'opulence, ce ne serait jamais la patrie. Clemence. Certes non, mais on se resignerait plus aisement. Mathilde. Clemence a la bosse de la fortune ; elle ne regrette, je crois, que cela, et je suis sure qu'elle ne passe pas une seule nuit sans caresser des monceaux d'or. Clemence. Par malheur, je n'en vois qu'en reve. Marie. Ce qui n'est pas tout a fait la meme chose. Clemence. Certes ! j'aurais une autre vie ! Mathilde. Clemence n'ambitionne que la splendeur, les richesses. — Je suis plus moderee dans mes desirs, et, si je trouvais a m'amuser quelque peu, ma foi, je n'en- vierais pas autre chose. Clemence. Vous raisonnez comme une enfant ; n'est- il pas vrai, chere Marie ? Marie. Je ne partage l'avis d'aucune de vous. H me semble que ni la fortune, ni les plaisirs ne me reconcilie- raient avec l'exil ... La France ! voila la seule richesse, le seul bonheur auquel j'aspire. Mathilde. Vous aspirez par cela meme a la fortune et aux plaisirs ! Notre patrie rouverte et nous retrou- vons tout ce que nous avons perdu. Marie. Qui sait ! . . . Un pressentiment secret me dit que le passe ne reviendra plus pour nous ; mais j'ai l'espe- rance aussi que les portes de la France ne sauraient etre fermees toujours, et cette esperance me suffit . . . Mathilde. En attendant, passons le moms lugubre- ment possible notre jeunesse. Etes-vous invitee au bal que donue jeudi le conseiller Steiner? Marie. Vous savez que je ne vais jamais dans le monde. Clemence. Nous ne sommes point aussi raisonnables, LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. * 13 et bien que je saclic que je m'y ennuierai fort, — comment m'amuserais-je au milieu de ce monde ademi vulgaire?. . . j'y vais neanmoius ; c'est autant d'arrache a Fenuui. Marie. Je ne m'enuuie jamais. Mathilde. Vous etes une merveille de raison, ma chere. Marie. Moquez-vous a votre aise. Mathilde. Je ne me moque point et jo voudrais vous ressembler. Marie. La chose est facile : travaillez. Mathilde. Je n'en ai point le courage. Clemence (avec ironic). Nous n'avons pas en l'hon- neur de passer notre jeunesse dans la roberie et la lingerie des dames de Saint-Louis. Marie {avec douceur). Vous rappelez les meilleurs moments de ma vie, ceux que je regretterai toujours. Clemence. Libre a vous ! ... II est vrai qu'une prison en France vaut mieux, a tout prendre, que la liberte de mourir de faim en Allemague. Mathilde. Et de porter des robes fanees et des mantes qui montrent la corde ... A propos, chere Marie, c'est a ce sujet que nous venions vous trouver. Clemence. Et vous prier d'etre notre Providence, Marie. Marie. Moi ! Clemence. Vous comprenez que nous, filles de qua- lite, nous ne nous soucions pas de nous montrer au milieu de ces orgueilleuses petites bourgeoises avec des robes fanees. Mathilde. Des oripeaux de mardi gras ; car c'est la que nous en somnies reduites, ma chere, et il n'y a pas, dans toute notre garde-robe, un seul chiffon que la plus modeste des femmes de chambre de ma mere eut voulu jadis consentir a porter. Clemence. Et en depit de mes reves, nous n'avons pas un denier daus notre bourse. Marie. Si j'avais de l'argent a ma disposition, je vous l'offrirais de grand cocur, mais . . . Mathilde. Vous avez mieux que cela. Marie (riant). Mieux que de l'argent ! Une ba- 2 14 LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. guette de fee, alors . . . Quel prodige lui demandez-vous ? Une robe couleur du temps, . . . ou . . . Clemence. Nous lui demanderons le Sesame, ouvre- toi, qui nous donnera acces dans le bahut mysterieux, nouvelle et splendide caverne d'Ali, ou. vous placez vos richesses. Marie (toujours sur le meme ton) . Mes diamants, mes saphirs, mes colliers de perles, mes diademes de tur- quoises. Clemence. Quelque chose de bien moins brillant. Mathilde. Mais, heureusement pour nous, moins fan- tastique surtout. Marie (plus serieusement) . Je ne comprends rien a cette plaisanterie. Mathilde. La chose est toute simple cependant : depuis deux ans, que nous vous conuaissons, vous passez vos journees et, je gagerais presque, vos nuits a faire de merveilleuses broderies, qu'on n'admire, par exemple, que sur votre metier, car je ne vous en ai jamais vu porter et je n'ai pas oui dire que vous en ayez jamais offert a per- sonne. C'est a cette opulente reserve que nous venons faire un emprunt. Pretez-nous, — pour quarante-huit heures seulement, — quelques-unes de ses splendides gar- nitures sous lesquelles disparaitra l'etoffe fanee de nos vieilles robes . . . Clemence. Moi, je sollicite ardemment certaine echarpe de satiu brodee d'or ... Oh ! j'en aurai le plus grand soin. Des mon entree dans le salon, je la quitterai et la coufierai en garde k ma mere. Mathilde. Vous consentez, n'est-ce pas, chere Marie ? Clemence. Ouvrez-nous vite vos tresors, que nous choisissions. Mathilde. Si ce n'est par amitie pour nous, que ce soit pour l'honneur de Immigration, qui court risque d'etre lmmiliee et raillee dans la personne de vos humbles ser- vantes. Marie (avcc un extreme emharras). Dieu m'est tc?- moin de mon vif desir de vous obliger . . . Je voudrais . . . en verite . . . mais . . . Clemence. J'aime qu'on parle franc et qu'on ait le LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 15 courage meme d'un refus. Declarez-nous done tout net que vous ne voulez pas. Marie. Je donnerais tout au monde pour le pouvoir. Mathilde. Qui vous retieut? . . . ♦Iarie. Je ne puis. Mathilde. Peut-etre craignez-vous de m^contenter madame votre tante? Je cours lui demander son agre- ment. Marie (Varretant par le bras). Gardez-vous bien de lui en parler, je vous en conjure. Mathilde (joignant les mains). Faut-il vous supplier . . Tenez, je me mettrai a genoux, s'il le faut. jtIarie {V 'empe chant de s'agenouiller). Vous ne sauriez eroire le chagrin que vous me faites ! Par grace, n'in- sistez pas. Mathilde. Laissez-vous done flechir ! Songez qu'il s'agit pour nous . . . Cle*vience (avec colere). Cessons cette sotte comedie. Je vous en prie, Mathilde, ne compromettez pas davan- tage votre dignite - et la mienne. Ne voyez-vous pas qu'as- pirant sans doute a une alliance princiere, mademoiselle se prepare un trousseau de reine ! L'inaugurer sur de pauvres filles d'emigr^s, au milieu d'une societe bour- geoise, ce serait la profaner. (A Marie avec ironie.) Que Votre Altesse daigne nous pardonner notre audace indiscrete. (Elle entraine Mathilde et sort en fermant bruyamment la porte. — Marie se laisse tomber sur sa chaise et se cache le visage dans ses mains.) SCENE VIII. Marie, Franqoise, qui est entree vers la Jin de la scene precedente et s'est arretee comme petrijiee. Dans un cabinet ou elle se tient a demi cachee par une draperie, la marquise de Neufville entre cgalement pendant la scene precedente ; ni Marie, ni Franqoise ne peuvent la voir. Franqoise (comme sortant d'un revc, accourt pres de Marie, s'agenouille, lui prend les mains et les embrasse.) 16 LA DEMOISELLE DE SAIXT-CYR. Mon enfant ! ma chere enfant ! . . . Pardonnez-moi, je ne sais ce que je dis . . . Chere mademoiselle, relevez la tete, ne vous affligez pas . . . Les rnechantes peronnelles, les langues de viperes ! . . . Par bonheur, la colere me para- lysait ; sans cela, je crois que je les aurais battues et ferme encore . . . Et voyez le scandale qu'il y aurait eu ! . . . Vous en auriez encore porte la peine, pauvre innocent agneau . . . Quand je vous le disais tout a.l'heure, ca ne peut pas durer comme cela ; vous ne pouvez et ne devez payer de toutes facons, et par le travail et par l'insulte et la calomnie . . . C'est ma faute aussi, j'ai ete par trop lache ; mais je ne le serai pas plus longtemps, et, sur l'heure, je cours . . . (Elle se releve vivement.) Marie. Franchise, chere Francoise ! ou veux-tu aller? Francoise. Chercher votre tante, lui dire tout, et lui faire honte de ne pas l'avoir devine . . . Ah ! tenez, si elle avait du cccur ! . . . Oh ! je ne m'y serais pas trompee, moi ! . . . Marie (elle se leve, et, lui passant affectueusernent le bras autour de la taille, elle s'appuie sur son epaule). C'est que tu sais ce qu'est la vie, toi. Francoise. Avec ea que madanie la marquise n'a pas dix ans de plus que moi. Marie. Elle n'a pas ton experience. Francoise. Oh ! pour £a, non. On lui ferait bieu croire qu'avec un ecu de six livres* on la nourrira six mois, et avec des ortolans encore ! 2s'est-ce pas une honte, voyons, qu'une indifference, un ego'isme comme celui-la . . . Savoir qu'on n'a pas de revenus et avoir le coeur, aujourd'hui meme, de me commander pour vingt francs de soie et d'or . . . Marie. Francoise ! je ne puis permettre que vous blamiez ainsi ma tante. Franchise. Vous etes fachee ! Mais ^a n'empeche pas qu'il faut que je parle. J'etoufferais, voyez-vous, si le poids que j'ai la (elle se frappe la jwitrine) ne sortait point. Ah ! sainte bonne Vierge ! Qa n'aurait pas ete votre chere et pieuse mere qui. pendant deux ans. aurait vecu de votre travail saus se douter meme qu'elle en etit besoiu . . . Dieu me pardonne ! votre tante depense en LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 17 argent de poche seulcment, plus que le montant de la petite rente, a ses yeux eependant, noire seule ressource. Marie. Franchise ! Francoise ! Franchise. Ce n'est point de l'egoisme? Osez le dire ! Marie. C'est un bonheur pour nous, une permission du ciel, puisque cela nous a permis de derober a ma tante le secret de ce travail qui lui peserait comme un op- probre. Francoise. Jour du ciel ! comme disait feu monsieur le marquis, un digne homme celui-la, qui aurait vu elair dans ses affaires et, en depit de toutes vos cachettes, fut tombe a vos pieds . . . oui, a vos pieds, a vous, sa fille, pour vous remercier et vous benir . . . Jour du ciel ! dis- je, pour menager cet orgueil qui n'est qu'une sottise . . . Ne m'interrornpez pas . . . Je vous laisserai insulter, n'est- ce pas ? . . . vilipender par de mechantes vaniteuses . . . Oui da, c'est ce que nous allons voir ; vous ne vous tuerez plus, ou, si vous continuez a vous tuer, ce ne sera pas au moins sans qu'on vous en sache gre. Marie (avec fermete). £coute-moi bien, Franchise. Je te pardonne tout ce que tu viens de dire et que je n'au- rais pas du. permettre, je te pardonne parce que tu n'as ainsi parle que par amitie pour moi ; mais rappelle-toi que c'est a la condition expresse que tu garderas mon secret. Franchise. Et si je ne le garde pas ? Marie. Tout sera fini entre nous. Je n'accepterai plus tes soins, je ne te tutoierai plus . . . Tu ne seras plus rien pour moi ? Franchise. Vous voulez done etre eternellement vic- time. Marie. Je veux remplir mon devoir jusqu'au bout. Franchise. Et ou prenez-vous, s'il vous plait, que ce devoir exige que vous vous sacriiiez ainsi ? Marie. J'ai trouve, en ma tante, l'affection, la protec- tion d'une mere ; elle a droit de trouver en moi la ten- dresse, le devouement d'une fille. Francoise. Que votre sainte mere doit se rejouir au ciel, d'oii elle vous voit et vous admire ; vous etes digne d'elle. 2* 18 LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. Marie. Tu consens ? Franchise. A vous obeir ! Votre patience, votre douceur, votre courage, ont vaincu ma colere. Que Dieu vous benisse et vous soutienne, lui qui vous inspire et qui vOus guide. SCENE IX. Les Precedentes, La Marquise de Neufville. (La marquise sort du cabinets mats apres avoir fait un bruit de porte comme si elle n'y entrait qu'a V instant.) La Marquise. Avez-vous fait mes commissions, Fran- chise ? Francoise (prenant un paquet qu'elle-meme a pose sur la table et le remettant a madame de Neufville). Voici, madame. La Marquise. Tout y est ? Franchise (avec amertume) . Tout! oui, madame ; le satin, le taffetas, Tor ... II y en a pour vingt francs. La Marquise. C'est bien . . . (Elle prcnd la main de Marie). Comme vous etes tremblante et fatiguee, ce n'est pas seulement du repos ; c'est de l'exercice et de l'air qu'il i'aut! Heureusement, si nous n'avons ici guere autre chose qu'une chaumiere, y avons-nous ce qui, en ce mo- ment, vaut pour vous mieux qu'un palais : de beaux arbres et de la verdure ! Descendons au jardin . . . Vou- lez-vous, mignonne? Marie. Je suis a vos ordres, ma tante. La Marquise. A mes ordres ! Oh ! laissez ce mot, chere Marie, ne le prononcez plus . . . Ce n'est pas la ce que je pretends . . . (Elles sortent.) SCENE X. Franchise (seule). Quelle douceur dans la voix, quelle tendresse dans le regard ! Je n'ai jamais vu madame la marquise ainsi ^mue i. . . II y a la pour siir quelque anguille sous roche ; LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 19 mais si j'y comprends rien, je veux etrc ecorchec vive ! Enfin, comnie on dit chez nous : — Qui vivra verra ! ACTE DEUXIEME. Le mfme cabinet de travail, le matin au point du jour, une lampe brfile encore sur la table. Madame de Neufville et Marie, en neglige, travaillent avec ardeur a la clarte de la lampe. SCfiNE I. La Marquise, Marie. La Marquise (elle coupe son fil et pique ses aiguilles a une pelote placee devant elle). Dieu soit loue ! j'ai fini. Marie. Mais a quel prix ! Une nuit tout entiere. (Elle prend le sachet ct V admire.) La Marquise. Je ne rn'en trouve point fatiguee ; il me semble, au contraire, que j'en suis toute rajeunie. Cela me rappelle le temps de ma jeunesse et de mon bonheur, ou tant de mes nuits s'ecoulaient si vite dans les plaisirs. Marie. Mais pas dans une veillee aussi fatigante. La Marquise. Je n'ai jamais passe une nuit aussi agreable et aussi douce . . . Seulement, je me reprocke mon egoisme : j'aurais du me coucher pour vous empeclier de veiller. Marie (avec V intention evidente de detourner la conver- sation). Voiis teniez done bien a offrir aujourd'hui meme oe sachet a la landgrave ? La Marquise. Je m'etais jure a moi-meme de l'ache- ver ce matin. Marie. Je suis dans l'admiration ! Je n'ai jamais rien vu d' aussi joli, et tant de travail en deux jours ! La Marquise (riant), Et une nuit, s'il vous plait. Marie. Ce n'en est pas moins merveilleux. La Marquise. II est vrai que, naguere encore, j'y aurais mis quinze jours au moins. Depuis avant-hier seulement, je sais le prix du temps et le secret du travail . . . 20 LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. N'estimez-vous pas que ce soit la une grande science que j'aie acquise? Marie. La meilleure des sciences et peut-etre meme la seule science veritable. La Marquise. Aussi ai-je la plus tendre reconnais- sance a la per sonne a qui je le dois ? Marie. Et cette personne ? La Marquise. C'est mon secret . . . Ne savez-vous pas combien parfois on tient a un secret . . . Marie (avec emharras). Je crois . . . je sais . . . La Marquise. Que vous vous piquez les doigts . . . (Marie tire son aiguille de travers et la casse.) Bon, votre aiguille qui casse maintenant . . . Vous disiez tout a l'heure, ce me semble, que vous trouviez mon sachet joli. Voyons, franchement, n'y a-t-il rien a completer, rien a modifier . . . Marie. II est parfait . . . Toutes les femmes vont en- vier celle qui aura le bonheur de le gagner. La Marquise. Le croyez-vous appele a taut de suc- ces? Marie. S'il &ait a vendre, on se l'arracherait. La Marquise. Vous me flattez. Marie. Je reste au contraire au-dessous de la v£rit£, et je tiens pour certain que parmi tous les lots offerts a la landgrave aucun n'egalera celui-ci. La Marquise. Les Allemaudes ont cependant une grande reputation d'habilete aux travaux d'aiguille. Marie. Je crois cette reputation justifiee comme regularite patiente d'execution, comme perfection mate- rielle, si Ton peut ainsi parler ; mais comme bou gout, grace, elegance, nous les surpassons incomparablement . . . Je defie aucune d'elles, par exemple, de faire sortir un chef-d'oeuvre comme celui-ci d'un peu de satin et de fil d'or. La Marquise. Petite flatteuse ! INIarie. Attendez la loterie et vous verrez. LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. 21 SCENE II. La lampe continue a brfiler. LES PrECEDENTES, FRANCHISE. Franchise (encore dans la coulisse). Misericorde ! Encore de la lumiere ! . . . Encore une nuit tout entiere . . . (Elle entre sans voir la marquise.) Franchement, je ne puis plus longtemps tolerer . . . Ciel ! madame la mar- quise . . . La Marquise. Grondez-nous, ma bonne Franchise, grondez, vous en avez le droit, car j'ai et£ aussi peu rai- sonnable que ma bonne petite niece . . . Mais aussi, voyez quel chef-d'oeuvre. (Elle lui montre le sachet.) Francoise (le prend et a Fair de F examiner, mais en des- sous elle regarde la marquise et Marie ; a part) . 11 y a un mystere la-dessous ; mais je m'y perds . . . La Marquise. Vous ne dites rien? Francoise. Je dis que vous avez admirablement bien travaille, madame la marquise . . . et vite . . . comme si vous en aviez besoin. La Marquise. N'est-ce pas ? Je serais, je crois, une habile brodeuse. Francoise. Vous, madame ! La Marquise. En voici la preuve . . . Avez-vous un peu de papier Joseph, chere Marie ? Marie. Ma bonne, veux-tu en chercher dans mon tiroir ? Francoise. Voici, madame. La Marquise (enveloppe le sachet ; Francoise et Marie se r eg ardent ; Francoise, pour se donner une contenance, eteint la lampe.) Vous allez porter ce paquet, Frangoise. Franchise (retourne le paquet en tous sens.) II u'y a pas d'adresse, madame. La Marquise. L'adresse ! mais c'est vous qui la 6avez, ma bonne. Marie. Au palais de la landgrave, de la part de ma- dame la marquise de Neufville. La Marquise. Pas du tout, ma niece ; au ma^asin oil 22 LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR. mademoiselle de Mircour fait vendre, depuis deux ans, le fruit de ses veilles. Marie. Ma tante ! (Elle sejette dans ses bras.) La Marquise. Venez, mou enfant, venez, que je vous embrasse . . . et cependant, c'est mal d'avoir ainsi doute de moi. Et vous, bonne Franchise, ne vous emportez plus ; j'ai voulu inaugurer ma vie nouvelle par une nuit de tra- vail, mais ce sera la seule. Je lui aiderai le jour, et notre chere Marie dormira la nuit. Franchise. Ah ! madame la marquise. La Marquise. C'est peut-etre bien tard que la lu- miere s'est faite en tout ceci ; mais que voulez-vous, ma bonne : MIEUX VAUT TARD QUE JAMAIS. VOCABULAIRE. Page 3. Page 4. Page 5. Page 6. penchi, brodant, beau f aire, se lever, je ne puis me lever, fy tiensfort, ne serait-ce, j'ai honte, tandis que, mignonne, devriez Vetre, fa reviendra, Dieu le veuille, fichu, lisser, vous ne vous etes, couche, vient de soulever, n'a point ete defait, voudriez, traits tires, ilfaut que celafinisse, sache } a petit feu, Men sttr, songe, doit tout a vous, par-dessus le marchi, orisons la, si droit d'habitude, meconnais, a enrage, apeupres, remontais, monter, deviens me'chante, queje seche, a la peine, en revanche, Vepreuve, qui n>en out entrevu, au lieu, au milieu de, nous devions, entr'' -uider , tout a Vheure, au moins, bent. embroidering. to do the best. to rise, get up. I cannot get up. I try hard. were it only. I am ashamed. whilst. delicate. ought to be. it will come again. God grant it. neckerchief. fasten. you did not lie down. raises. has not been used. would wish. features careworn. there must be an end to it. knows. little by little. certainly. think. owes all to you. into the bargain. no more of that, stop. generally so just. misunderstand. was angry. nearly. dated back to. to ride. becomes naughty. it kills me. with hard work. in return. the trial, task. who had only a glimpse of it. instead. in the midst of. we ought to. help each other. just now, immediately, at least. (St. Cyr.) 24 VOCABULAIKE. Page 6. Jivre