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Descartes, son génie, Descartes, son génie, son Discours de la méthode. Janet, Paul. Descartes Descartes, son caractère et son génie a propos de nouvelles publications. Lemoine, Albert. Mouchot. Descartes, médecin. Papillon. La réforme Cartésienne. Poulain, A. Descartes et Newton. Renouvier. La physique de Descartes. Descartes. Vernier, A. La Cartésianisme, ou la véritable rénovation des sciences, par Bordas-Demoulin. (Review) ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. CARTÉSIENS ET JANSÉNISTES, par M. Ferdinand Brunetière. II. .... UN ROMAN VIRGINIEN. 395 Adieu, dit-il, d'une voix rauque, en passant sur ses cheveux sa forte main tremblante. Vos lèvres... encore une fois. Elle leva vers lui un visage docile, mais le baiser passionné de Dering laissa sa bouche entr'ouverte sans plus d'expression qu'au- paravant. - Je ne puis, je ne sens rien,.. j'ai beau faire. Brusquement il s'agenouilla devant elle et lui prit les deux mains pour les poser sur sa tête inclinée. Dites: «Que Dieu soit avec vous, Jock!» murmura-t-il tout bas. Elle répéta ces mots d'une voix douce et sérieuse, désirant lui complaire: - Que Dieu soit avec vous, Jock. Et qu'il soit avec vous! ajouta-t-il dans un profond soupir. Un instant encore, il tint ses genoux étroitement embrassés, puis il s'en alla, en fermant la porte avec précaution derrière lui. Alors elle se remit à chercher la bague perdue, la retrouva en- fin sous le garde-feu et, soufflant les cendres qui la couvraient, la fit glisser à son doigt, tandis que s'éloignait la voiture qui em- portait Dering. - Certes, le pauvre Jock Dering est frustré, mais il reste à sa- voir si feu Valentin Pomfret n'a pas lieu de se plaindre aussi. Le genre de fidélité qu'on lui garde ne serait pas pour satisfaire un jaloux. On a peut-être vu des veuves manquer à leurs premiers sermens avec moins d'impudeur que n'en met Barbara à tenir les siens, et nous nous étonnons qu'ayant l'habitude de « cette ana- lyse morbide de soi-même qui est la malédiction de notre siècle, » la jeune femme n'ait pas démêlé qu'il importait peu de s'arrêter en si beau chemin. TH BENTZON. 15 Nov **k**** FF E ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE II¹. CARTÉSIENS ET JANSÉNISTES. I. Essai sur l'esthétique de Descartes, par M. Émile Krantz. Paris, 1882, Alcan. II. Pascal physicien et philosophe, par M. Nourrisson. Paris, 1885, Perrin. III. Etude sur le scepticisme de Pascal, par M. Droz. Paris, 1886, Alcan. IV. Les Sceptiques grecs, par M. Victor Brochard. Paris, 1887, Alcan. mandated C'est une opinion communément reçue que Descartes et le car- tésianisme auraient exercé au XVIIe siècle, non-seulement sur la direction des idées, mais aussi sur la littérature, et conséquem - ment sur la forme de l'art classique, une influence considérable. M. Désiré Nisard, dans son Histoire de la littérature française, M. Francisque Bouillier, dans son Histoire de la philosophie car- tésienne; et, plus récemment, M. Émile Krantz, dans un remar- quable Essai sur l'esthétique de Descartes, l'ont soutenu, enseigné, démontré tour à tour, chacun d'eux enchérissant sur son prédéces- seur, et le dernier réussissant même, par une espèce de tour de force, à faire sortir des leçons de Descartes la poétique de Boileau, les romans de Mme de Lafayette, et la tragédie de Racine. On admet, d'autre part, qu'après avoir ainsi déterminé les caractères généraux de la littérature du xvII° siècle, l'influence du cartésianisme, en- veloppée pour ainsi dire dans le discrédit de la physique prétendue (1) Voyez la Revue du 15 août. C - ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 397 chimérique du maître, aurait cessé de se faire sentir dès les pre- mières années du XVIII° siècle. Une philosophie nouvelle, celle de Locke et de Condillac, la philosophie de la sensation, comme on l'appelle d'ailleurs assez improprement, aurait alors suscité une nouvelle littérature: celle de Voltaire et de Montesquieu, de Diderot et de Rousseau, de d'Alembert et de Condorcet. Cette opinion est-elle conforme à la vérité des faits? L'influence du cartésianisme, dont on verra que nous ne méconnaissons pas la grandeur, a-t-elle bien été ce que l'on croit? et ne commet-on pas enfin une erreur assez grave sur la nature, sur le temps précis, et sur la portée de son action? C'est ce que je me propose ici d'exa- miner. Je n'ai d'ailleurs aucune raison de ne pas dire dès le début qu'il s'agit de renverser ou de retourner l'opinion, et de montrer que l'influence du cartésianisme, nulle au xvIIe siècle, excepté peut- être en physique, a tout entière agi, cinquante ou soixante ans plus tard, sur ceux-là mêmes de nos grands écrivains qui croyaient, et que l'on croit, sur leur parole, qui l'ont le moins subie. I. LA FORMATION DU CARTÉSIANISME. - Pendant les dernières années du xvie siècle, et dans les années toutes récentes encore du règne d'Henri IV, le scepticisme ou le «< libertinage, » comme on l'appelait alors, avait fait d'étranges progrès. Les Essais de Montaigne, avidement lus, l'avaient insinué, l'insinuaient plus subtilement et plus profondément tous les jours; d'autres ouvrages, plus grossiers, parmi lesquels il faut citer l'énigmatique Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville, en avaient mis les conclusions à la portée des intelligences vulgaires; et la licence enfin des mœurs de cour, en achevant de brouiller dans les esprits les idées de deux choses distinctes le désordre de la conduite et la liberté de penser, avait achevé de les auto- riser publiquement l'une et l'autre. En vain la religion et la phi- losophie avaient-elles essayé d'en barrer ou d'en ralentir le cours. En vain du Vair, dans sa Philosophie morale des stoiques, et Char- ron, dans son Traité de la Sagesse, ce Charron que l'on regarde à tort comme un disciple de Montaigne, parce qu'il en est le pla- giaire, — avaient-ils tenté quelque chose d'analogue à cette Apologie de la religion chrétienne, dont on croit distinguer, dans les Pensées de Pascal, au moins les grandes lignes. En vain, François de Sales, en rendant la religion plus humaine et surtout plus traitable, s'était-il efforcé de l'accommoder au monde, de peur que le monde ne s'ha- bituât à se passer d'elle. En vain Bérulle et Saint-Cyran, plus durs, 398 REVUE DES DEUX MONDES. avaient-ils tâche de reconquérir par l'attrait de la sévérité chré- tienne les âmes qui glissaient hors de la main des « doux. » Ils avaient tous également échoué. Même la terreur, même le sup- plice de Vanini, brûlé, en 1619, par les magistrats de Toulouse, ou celui de Jean Fontanier, brûlé deux ans plus tard, en 1621, par les juges de Paris, n'y avaient pu faire davantage. Favorisé qu'il était par de nombreuses causes, dont les troubles de la fin du siècle, et le caractère plus qu'impie des querelles de religion, n'avaient pas sans doute été la moins agissante, le mal avait con- tinué de croître. C'est en 1623, dans un endroit souvent cité de ses Quæstiones in Genesim, que le savant père Mersenne, celui qui devait être un jour non-seulement le factotum, mais le facteur, si je puis ainsi dire, ou la « boîte aux lettres» de Descartes, passant en revue l'Europe catholique, n'évaluait pas le nombre des athées à moins de «< 50,000, » pour Paris seulement. « Et il y a telle mai- son, disait-il, où j'en nommerais bien, si je le voulais, jusqu'à douze In unica domo possis aliquando reperire duodecim qui hanc impietatem vomant. » Athées ou sceptiques, en quoi consistaient leurs doctrines? ou même en avaient-ils une? C'est la question à laquelle on aurait depuis longtemps répondu, si nous n'avions été nourris dans le respect de l'une des paroles certainement les plus absurdes qui soient jamais tombées de la bouche d'un doctrinaire. Le doctri- naire, c'est Royer-Collard, et la parole absurde, c'est que « l'on ne fait pas au scepticisme sa part. » Mais, au contraire, on fait toujours sa part au scepticisme, puisqu'il n'y a pas un sceptique, depuis Sextus Empiricus jusqu'à l'auteur de la Critique de la raison pure, - qui ne la lui ait faite ; et, du moment qu'on la lui fait, on fait néces- sairement aussi celle des certitudes et des vérités que l'on met en dehors et au-dessus du doute. En réalité, les athées où les « pyr- rhoniens» du père Mersenne, ainsi qu'il les appelle lui-même dans un autre de ses ouvrages, ne sont pas des sceptiques, ou du moins, ne l'étant, avec leur maître Montaigne, que par rapport à la morale et à la religion, ce sont plutôt des épicuriens, ou même déjà des rationalistes. Ils ne trouvent point les preuves de la religion so- lides, celles que Charron, par exemple, a exposées dans son livre des Trois Vérités, ou Raymond Sebon, avant lui, dans sa Théologie naturelle, traduite par Montaigne; et ils ne croient pas davantage à l'objectivité du devoir, à l'universalité de la morale, ou à l'immuta- bilité de la justice. Aussi le langage populaire, qui est plein de ces profondeurs, les a-t-il admirablement appelés de ce nom de «liber- tins, » qui, s'il n'a point au xvII° siècle le sens que nous lui don- nons aujourd'hui, n'est pas non plus tout à fait synonyme de « libre } Mag ↓ . ▸ ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 399 penseur, » mais qui enveloppe les deux acceptions ensemble, et, si l'on peut ainsi dire, qui les solidarise. On est libertin, en ce temps-là, dans la mesure où la religion, en contraignant la liberté des allures, gêne la licence des mœurs; et ce que l'on attaque dans l'autorité de son enseignement, comme le rediront bientôt en vingt manières les Bossuet et les Bourdaloue, qui s'y connaissent peut- être, c'est la sévérité de sa discipline. Comment d'ailleurs en serait-il autrement? et sur quoi la négation eût-elle pu s'appuyer à une époque où ni la critique des textes, ni l'exégèse, ni l'histoire des religions, ni la science enfin n'étaient encore nées? " C'est ce qui ressort d'un autre livre la Doctrine curieuse des beaux esprits, ou prétendus tels, publié, en 1623, par le révérend père Garasse, de la Société de Jésus, que ses démêlés avec Balzac et avec Saint-Cyran, le père du jansénisme, devaient rendre presque célèbre. Il y dénonçait à son tour, bruyamment, avec une violence d'invective qui se sentait encore des fureurs et du mauvais goût des prédicateurs de la ligue, ces maudits athéistes, «ivrongnets, mou- cherons de taverne, Sardanapales, bélistres et autres jeunes veaux : » ce sont là de ses moindres coups, et, s'il s'en fût tenu à de pareilles injures, nous aurions lieu de louer sa modération. Le livre était particulièrement dirigé contre ce malheureux Théo- phile de Viau, l'auteur de Pyrame et Tisbé, tragédie plus inoffensive encore que ridicule; d'une traduction ou d'une paraphrase du Phé- don, peu fidèle, encore moins orthodoxe; et enfin, et surtout, d'un Parnasse satyrique, dont les obscénités brutales ramenaient dans. la langue française, avec l'ancienne grossièreté latine, la moderne corruption italienne : les « priapées» des Minores dans les Ragio- namenti de l'Arétin. Théophile avait fait école; et autour de lui se groupaient les Frénicle, les des Barreaux, les Saint-Pavin, les Mitton, jeunes alors, Lhuillier, ce maître des comptes qui fut le père de Chapelle, et dont il faut lire l'historiette dans Tallemant des Réaux, d'autres encore dont il n'est demeuré que les noms. Entre autres principes, ils professaient « qu'il n'y a point d'autre divinité ni puissance souveraine au monde que la NATURE, c'est Garasse qui imprime le mot en capitales, laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu'ils désirent de nous.. » Et,, il est vrai de dire que, de la première partie de cette maxime, ils n'étaient point assez forts pour en tirer toutes les conséquences, qui d'ailleurs aujourd'hui même ne sont pas épuisées, mais ils tiraient très bien celles de la seconde ; et il y en a quelques-uns parmi eux qu'elles devaient suffire pour mener finalement assez loin.. Or, en ce temps. là même, Descartes venait de rentrer en France, 搐 ​400 REVUE DES DEUX MONDES. } après avoir promené, six ou huit ans durant, de Hollande en Alle- magne et d'Allemagne en Italie, sa curiosité presque universelle, son besoin de remuement, et cette imagination inquiète, ardente et chi- mérique dont il semble que ses biographes, s'ils n'ont pas ignoré la puissance, ont méconnu du moins la singularité. Indépendant d'humeur, et même un peu farouche, libre de sa personne, maître de ses loisirs, il avait beaucoup vu et beaucoup médité. Il avait aussi beaucoup lu et beaucoup retenu. Dirai-je à ce propos que c'est ce qui parfois me gâte un peu son personnage, la tranquille assurance avec laquelle, quand il se souvient, il prétend qu'il invente? On ne peut guère douter au moins qu'il connût le livre de Garasse, puis- qu'il y a textuellement emprunté la première phrase de son Dis- cours de la méthode : « qu'il n'y a partage au monde si bien fait que celui des esprits, d'autant que tous les hommes pensent en avoir assez……. » Ce qui est encore plus certain, c'est qu'en rentrant à Paris, il y trouvait son ami Mersenne tout occupé d'un livre, dont le titre : la Vérité des sciences démontrée contre les Pyrrhoniens, semble en quelque façon, dix ou douze ans d'avance, prévenir ou prédire le Discours de la méthode. Mais, puisqu'il avait pris soin, racontent ses biographes, de consigner dans une espèce de Journal de ses voyages, aujourd'hui perdu, que, le 10 novembre 1619, étant à Prague, « l'esprit de vérité était descendu sur lui » pour lui révéler les principes de sa méthode future, nous voudrons bien l'en croire. Nous dirons donc seulement que, de 1625 à 1629, il ne passa pas impunément quatre années à Paris, et que, si ce n'est point alors qu'il « trouva, » c'est alors du moins qu'il « arrêta » quelques-unes de ses principales idées, ou, si l'on aime mieux, c'est alors qu'il en adapta l'expression aux circonstances. Le Discours de la méthode ne devait paraître pour la première fois qu'en 1637, mais on peut tenir pour assuré qu'il était fait, sinon écrit, dès 1628, et que ceux qui pressèrent Descartes de l'écrire, -au premier rang desquels. il faut mettre le père Mersenne et le cardinal de Bérulle, escomptaient déjà l'heureux effet sur ou contre les « libertins. » Ils se trompaient cruellement, et on le verra tout à l'heure. en Nous n'avons pas l'intention d'analyser ici le Discours de la mé- thode: il est dans toutes les mémoires; non plus que d'y joindre les Méditations métaphysiques ou les Principes de philosophie, pour en approfondir le sens : ce serait tomber dans l'erreur com- mune des interprètes de Descartes, et généralement des historiens de la philosophie. Je veux dire par là que, s'il est intéressant de savoir ce que Descartes a pensé, il l'est bien plus encore de savoir ce que ses contemporains ont cru qu'il avait pensé. Car les doc- trines et les systèmes n'agissent que dans la mesure où ils sont ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 401 compris, et ceux qui les adoptent en sont autant les inventeurs que ceux qui les ont enseignés. Faut-il en donner un mémorable exemple? Lorsqu'il y a quelque cent ans, Kant écrivait sa Critique de la rai- son pure, ce n'était pas, nous le savons, pour fortifier ou pour mul- tiplier les motifs de doute. Bien au contraire, tout ce qu'il enle- vait à l'autorité de la raison pure, il se proposait de le restituer à la raison pratique, et ainsi de fonder, sur les ruines de l'ontolo- gie, la certitude et la souveraineté de la loi morale. Cependant, contre son intention formellement déclarée, il nous a plu, à nous, de diviser son œuvre; nous avons étendu sa critique aux vérités qu'il en avait lui-même exceptées; et enfin, du philosophe qui peut- être a parlé le plus noblement du devoir, nous avons fait le théo- ricien du scepticisme transcendantal. Est-ce lui qui n'a pas connu la portée de sa critique? Est-ce nous qui ne l'avons lui-même qu' l'à moitié compris? Nous répondons qu'autant la question est curieuse pour les historiens de la philosophie, autant est-elle indifférente à ceux qui ne veulent étudier dans l'histoire que les suites effectives et les conséquences réelles du kantisme. Pareillement, dans le car- tésianisme, la façon dont on l'a compris ou entendu, ce que les con- temporains ou la postérité de Descartes y ont vu, ce qu'ils y ont mis peut-être, voilà uniquement ce qui nous intéresse. Même une étude plus particulière, plus approfondie, plus voisine de la lettre ou de l'esprit du texte, bien loin de nous être nécessaire, — et sans comp- ter qu'on la trouvera partout, ne pourrait que contribuer à nous induire en erreur sur la nature de son influence. Nous croirions en effet que ce qu'il y a de capital ou d'essentiel dans le Discours de la méthode l'est, ou le doit être aussi dans le cartésianisme. Et nous discernerions alors moins clairement les trois ou quatre thèses fondamentales auxquelles on peut ramener et réduire la doctrine entière. M La première est celle de l'Identité de l'être et de la pensée. On sait en quoi elle consiste si seulement on apprend ce que l'on n'a pas su jusqu'alors, - et ce qui fait proprement l'objet, comme aussi toute la nouveauté de la méthode cartésienne, c'est-à-dire à distinguer la pensée de tant d'imitations ou de contrefaçons d'elle- même, qui sont les impressions des sens, les fantômes de l'imagi- nation, ou les visions du rêve, tout ce qu'on pense existe, rien n'existe qu'autant qu'on le pense, et la pensée enveloppe l'existence de son objet. C'est ce que Spinosa, plus cartésien encore que Des- cartes, a exprimé quelque part, dans son Ethique, avec sa concision et son énergie singulières. Si Dieu n'existait pas, dit-il, il y aurait donc dans l'entendement humain quelque chose de plus que dans la nature, ce qui est de soi parfaitement absurde. TOME XC. 1888. 26 402 +£ REVUE DES DEUX MONDES. ! ¿ # 1 Une conséquence résulte immédiatement de là, qui fait la deuxième des grandes thèses du cartésianisme: c'est celle de l'Ob- jectivité de la science. En voici le bref résumé: ceux qui ont attaqué la vérité de la science, en s'autorisant contre elle de ses erreurs, n'ont connu ni la nature de l'erreur, ni celle de la science. L'erreur ne prouve que contre celui qui l'a commise, et, contre celui-là même, tout ce qu'elle prouve, c'est qu'il a confondu «le sensible» avec « l'intelligible, » ce que Descartes appelle ses idées « adventices » ou «< factices,» avec ses idées «< innées. » On peut d'ailleurs donner une confirmation a posteriori de l'objectivité de la science, si par exemple, comme il fait en son Traité du monde, il n'y a pas un phénomène ou une apparence dont on ne fournisse une explication mécanique, géométrique par conséquent, et par suite enfin rationnelle. La vérité ne dépend donc pas de la constitution de nos organes; elle est la trace ou le souvenir en eux, si l'on peut ainsi dire, de sa propre manifestation; ou encore, et puisque la rai- son et la vérité ne font qu'un, la science n'est que l'expression des correspondances qui existent entre elles à travers l'étendue. ; : De la combinaison de ces deux idées, il s'en forme une troi- sième c'est celle de la Toute-Puissance de la Raison. La raison peut tout dans sa sphère, et rien ne la dépasse; elle est égale ou adéquate au monde. Qualibet intelligentia potest intelligere, quia omne intelligibile. Cette formule est de Duns Scot, un de ces scolastiques dont je ne répondrais pas qu'à La Flèche, ou ailleurs, Descartes n'ait pas lu les Barbouillamenta. Une fois dégagés des illusions des sens et de l'imagination, nous sommes les maîtres de l'univers; et, sortis de la région du doute, nous entrons pour jamais dans celle de la certitude et de l'immuable vérité. Avec un peu de matière et de mouvement nous pouvons créer le monde, et avec un peu de patience ou de persévérance nous pouvons obli- ger la nature à nous livrer ses derniers secrets. Car la méthode est infaillible, et si l'ancienne ignorance ne provenait que de ne l'avoir pas connue, l'erreur ne procédera désormais que de l'avoir mal appliquée. Qu'on nous donne seulement le temps : ce qui est obscur s'éclaircira; les problèmes qui résistaient aux vains efforts de l'ima- gination, la raison les résoudra; nous verrons les liaisons des effets et des causes; et nous connaîtrons enfin la formule ou la loi su- prême dont les sciences particulières ne sont encore jusqu'ici que de lointaines approximations. 1: w C'est ainsi qu'une quatrième idée, celle du Progrès à l'infini, s'ajoute aux précédentes, les prolonge, et les continue, d'autant plus naturellement que Descartes n'a jamais séparé l'idée de la science de celle de ses applications, la physiologie de la médecine, ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 403 et la « méchanique » de l'utilité dont elle pouvait être « pour la diminution ou le soulagement des travaux des hommes. » L'âge d'or que ses contemporains, à l'imitation des Romains ou des Grecs, mettaient toujours dans le passé, c'est dans l'avenir qu'il nous en montre la vision confuse. A chaque progrès de la théorie répondra maintenant un progrès de la pratique, dont les limites, si jamais nous les atteignons, ne se rencontreront qu'aux confins mêmes du monde. Héritiers de toutes celles qui l'auront précédée dans la vie, chaque génération nouvelle, ajoutant quelque chose au patrimoine com- mun de l'humanité, l'accroîtra pour sa part d'un enrichissement durable. Et la vie même se perfectionnant avec la science, le pro- grès de l'espèce imitant ou suivant celui de la connaissance, nous deviendrons « comme des dieux, » à moins que, soustraits aux conditions de la mortalité, nous ne devenions Dieu lui-même. M Et par là enfin, une cinquième et dernière idée, se dégageant de celle du progrès, achève de caractériser l'essentiel du cartésia- nisme c'est celle de l'Optimisme. Qui done a dit qu'il n'y avait pas de philosophie un peu profonde qui n'inclinât au pessimisme? Ce n'était pas sans doute un cartésien, car, généralement vraie des philosophies morales, de celles qui s'enferment elles-mêmes dans le cercle de l'expérience humaine, la remarque ne l'est pas des au- tres. Mais en tout cas, pour le cartésianisme, les principes qu'il avait posés ne pouvaient pas ne pas le conduire nécessairement à l'optimisme. Aussi aucune philosophie n'a-t-elle conçu la vie d'une manière plus optimiste, ni plus hardiment soutenu que la vie se compose de plus de biens que de maux; et ce caractère, qui n'en est pas le moins original au xvir siècle, n'est pas non plus celui qui devait être d'abord le moindre obstacle à sa fortune. On ne saurait en effet s'empêcher d'observer que le Discours de la méthode ne semble pas, dans le temps de sa publication, avoir fait grand bruit dans le monde. Non-seulement dans sa nouveauté, mais dans le cours même du XVIIe siècle, à peine en connaît-on quelques rares éditions; et c'est une preuve au moins qu'il ne fut pas beaucoup lu. Il est vrai que Chapelain, dans sa Correspondance, en parle avec éloges, et nous avons des témoignages de l'estim de Balzac pour Descartes. Mais peut-être que Chapelain, quoique l'on ait tenté pour le réhabiliter, sinon comme poète, au moins comme critique, n'est pas un juge autorisé des choses de la philosophie; ni l'éloquent Balzac, du fond de son Angoumois, un garant bien sûr de l'opinion publique. En réalité, si l'on y regarde de près, trois sortes d'hommes seulement parurent s'intéresser, en France, au Discours de la méthode : les mathématiciens ou les curieux, le père Mersenne, Clerselier, Desargues, Roberval, Fermat, les Pascal, 404 REVUE DES DEUX MONDES. non point tant pour lui-même que pour les trois « Essais » dont il était suivi: la Dioptrique, les Météores, qui contenaient la première explication de l'arc-en-ciel, et la Géométrie, le plus mémorable de tous; - en second lieu, les philosophes et les docteurs de profes- sion, Arnaud, Hobbes, Gassendi, ceux qui devaient faire à Descartes les Objections auxquelles en répondant il allait achever de pré- ciser sa doctrine; et, enfin, en troisième lieu, ces mêmes « li- bertins >> contre lesquels on a voulu que Descartes eût dirigé son Discours, contre lesquels il l'a dirigé peut-être, mais qui n'allaient pas moins s'emparer, pour le conserver et le transmettre au siècle suivant, de ce que l'on peut appeler le dépôt du cartésia- nisme. C'est ce que l'on n'a pas assez dit. Assurément, nous n'avons pas le droit de suspecter la sincérité de Descartes, et, en vingt endroits de ses OEuvres ou de sa Cor- respondance, il a trop énergiquement protesté de sa foi pour que nous osions la mettre en doute. L'honnête et scrupuleux Baillet, son principal biographe, s'en est d'ailleurs porté garant, et ce pro- testant d'Huyghens, lui, a même trouvé que le catholicisme du maître approchait de la superstition. Cependant il n'est pas moins certain qu'ayant détruit son Traité du monde plutôt que d'éveil- ler la susceptibilité de l'Inquisition, nous n'avons pas, sur la ma- tière de la religion, toute la pensée de Descartes, comme aussi qu'en plus d'une occasion son respect des choses de la foi ne va pas sans un peu d'ironie. Dira-t-on que c'est nous qui l'y insi- nuons, cette ironie que nous y croyons voir? Mais ce que certaine- ment nous ne mettons point dans le Discours de la méthode, et ce que nous ne nous trompons pas d'y signaler, c'est les deux ou trois concessions qui donnaient droit aux « libertins, » sinon d'inscrire l'auteur dans leur petite troupe, mais au moins de le considérer comme un allié pour eux. En effet, s'il rétablissait contre eux la certi- tude et l'objectivité de la science, il leur accordait les deux points auxquels ils tenaient par-dessus tous les autres: à savoir, que la raison humaine est dans une impuissance radicale de prouver la religion, voilà le premier; et qu'il n'y a pas de morale universelle, mais seulement des coutumes qui changent avec les temps, les lieux et les circonstances, voilà le second. - Quelle est, en effet, la grande règle de la morale cartésienne? et si seulement on peut dire que Descartes ait une morale. « Ma première maxime était d'obéir constamment aux lois et coutumes de mon pays.» Au fond, c'est toute sa morale, et il est vrai que, dans le Discours de la méthode, elle n'est proposée que comme provisoire; mais il a vécu douze ou treize ans encore, et ce provisoire est de- meuré définitif. Il n'y a donc pas plus de morale cartésienne qu'il ÉTUDES SUR LE XVIIE SIÈCLE. 405 n'y a d'esthétique cartésienne, ou, si l'on veut qu'il y en ait une, ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles vivons comme nous voyons qu'on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde. Encore Montaigne et les sceptiques, en opposant la coutume à elle- même, et rien qu'en énumérant avec une insistance ironique la multiplicité de ses contradictions ou de ses bizarreries infinies, font-ils au moins de la morale, s'en occupent-ils, ne fût-ce que pour s'en moquer, lui font-ils ainsi dans leur œuvre une place presque égale à celle qu'elle tient dans la vie. Descartes, lui, commence par la mettre en dehors de la science, et l'y laisse. On dirait, en vérité, que toutes les questions qui regardent la conduite n'ont pas d'importance à ses yeux, que le bon usage de la volonté s'apprend par son seul exercice, et que de méditer sur de pareils sujets ne peut servir qu'à les embrouiller. Évidemment rien ne pouvait plaire davantage aux « libertins » ou aux « sceptiques » du temps. Car, eux non plus, ils ne refusaient pas « d'obéir aux lois et coutumes de leur pays. » Si même ils l'avaient osé, c'est ce qu'ils auraient réclamé comme leur droit, plutôt que d'obéir aux pré- ceptes d'une religion qui, née en Galilée, perfectionnée à Constan- tinople, et constituée finalement à Rome, n'avait pas été faite pour eux. Et, en attendant, que pouvaient-ils demander de mieux que de se voir accorder leur thèse par l'homme qui venait précisément de mettre hors de doute la vérité de la science et le critérium de la certitude? Mais en religion c'était bien autre chose encore, et, en isolant, comme il faisait, en reléguant, pour ainsi dire, les vérités de la foi dans l'ombre du sanctuaire, Descartes, selon l'expression du temps, «< faisait encore pour eux. » Dirai-je qu'ils avaient reconnu, sous ses assurances de respect et de soumission, la même indifférence pour les choses de la religion que pour celles de la morale? et que ceux qui n'avaient pris pour chrétiens ni Charron ni Montaigne ne pou- vaient guère se tromper à l'accent de Descartes? Ce serait aller trop loin peut-être, et, quoique d'ailleurs il n'en manquât point, ce serait prêter trop de politique à un philosophe. Bornons-nous donc à observer qu'avec les argumens dont on use pour prouver le «< christianisme » de Descartes, on pourrait aussi bien démon- trer celui de l'auteur des Essais; et au surplus on l'a fait. Ce que Descartes dit des mystères et de la théologie qu'il n'y touchera pas, comme étant à part et au-dessus du pouvoir de la raison, Montaigne, avant lui, l'avait dit presque textuellement. Mais ce n'est pas ainsi qu'agissent les chrétiens. Ils ne mettent pas à part, dans un coin, si je l'ose dire, les vérités de la foi, pour s'occuper uni- quement de mécanique ou de géométrie. Ils ne vivent pas dans. M S 406 REVUE DES DEUX MONDES. cette indifférence des moyens du salut. Et ils admettent bien que l'incompréhensibilité des mystères soit « une preuve de leur vé- rité, » mais ils ne croient pas qu'elle suffise, et, persuadés qu'ils sont de n'y pas réussir, ils tâchent pourtant de soulever un coin du voile qui les couvre. Les « libertins » du XVII siècle ont donc parfaitement compris que si Descartes était chrétien, c'était, comme eux, du fait de sa naissance et de son éducation, par tradition et par habitude; et d'autres aussi, comme nous l'allons voir, l'ont compris comme eux et mieux qu'eux. Sans le savoir ou sans le vou- loir, cette philosophie nouvelle apportait avec elle un principe nouveau celui de l'indifférence en matière de religion; et, en vérité, c'est à se demander comment, de notre temps, on a pu s'y tromper?.. : + Arrêtons-nous ici, car ce sont bien les idées essentielles du cartésianisme, autour desquelles il serait facile de grouper presque toutes les autres. Elles en sont en même temps la partie vivante et féconde. A défaut d'autre preuve, ce serait assez, pour nous en rendre certains, de celles que l'on pourrait tirer de la philoso- phie particulière de Malebranche ou de Spinosa, dont ces idées font vraiment l'âme, comme aussi bien de celle de Leibniz. Chacun d'eux, en effet, s'est presque contenté de développer dans son sens, et, autant qu'il était en lui, de mettre hors de contestation, quelqu'un des dogmes du cartésianisme. Leibniz a choisi l'idée du progrès ou de la perfectibilité indéfinie de la raison; Malebranche, de l'idée de l'objectivité de la science, a tiré la doctrine de la vision en Dieu ; Spinosa enfin a mis tout son effort à démontrer dans les premiers livres de son Éthique l'identité fondamentale de l'être et de la pen- sée; et l'on peut dire que c'est à travers lui qu'Hegel l'a recon- nue dans Descartes. Inversement, ou par contre-épreuve, et négli- geant ce que chacun de ces profonds philosophes a mis de lui-même dans le cartésianisme, si l'on cherche ce qu'ils ont tous de commun entre eux et avec Descartes, on trouvera que ce sont encore ces cinq ou six idées essentielles. C'est ainsi qu'ils croient tous à la toute- puissance de la raison, et que cette croyance est à peine limitée chez quelques-uns d'entre eux, comme Malebranche, par la sincérité de leur sentiment religieux; c'est ainsi qu'ils croient tous au pro- grès, puisque c'est Spinosa qui a dit que la sagesse était la médi- tation de la vie; c'est ainsi qu'ils sont tous optimistes, et c'est Leibniz qui démontrera que ce monde où nous vivons est. le meil- leur possible. Assurés que nous sommes d'être au cœur de la doc- trine, sinon de la connaître tout entière, nous pouvons donc la laisser maintenant à. sa fortune, et nous contenter d'en suivre les vicissitudes. Ipak ÉTUDES SUR LE XVIIE SIÈcle. 407 II. } LE CARTESIANISME AU XVIIE SIÈCLE. i En général, pour en mieux étudier l'influence, on commence par isoler le cartésianisme, et, tout ce qu'il ne saurait expliquer dans l'histoire de la littérature ou de la pensée philosophique au XVII° siè- cle, on le supprime. Cela se conçoit de tant d'écrivains en tout genre qui ont rempli du bruit de leur nom les cinquante premières années du XVIIe siècle, l'auteur du Discours de la méthode n'est-il pas, avec celui du Cid, le seul aujourd'hui qui survive? Ils n'ont ce- pendant ni seuls pensé, ni seuls écrit, ni seuls agi; et si l'on osait un moment supposer qu'ils n'eussent pas existé, on voit bien ce qui manquerait à la philosophie ou à la littérature du xviie siècle; mais il en resterait toutefois quelque chose. Comment pourrait-on attri- buer à Descartes la formation de cette société polie qui, depuis déjà plus de vingt-cinq ans, lorsque parut le Discours de la méthode, s'efforçait d'épurer les mœurs et le discours, et d'introduire dans le langage, - avec le bel esprit et la préciosité, sans doute, le goût de la règle, celui de l'ordre et de la clarté? Je ne vois pas non plus quelle est la part de Descartes dans la détermination de cet idéal classique dont la fameuse querelle du Cid, qui date, comme l'on sait, de 1637,- n'est pas elle-même, et il s'en faut, le premier monument. Avant le Discours de la méthode, il paraissait décidé que le théâtre français, s'éloignant du théâtre espagnol, chercherait ses chefs-d'œuvre dans la voie indiquée, dès 1628, par le succès éclatant de la Sophonisbe de Mairet. De même encore, et longtemps avant lui, puisque l'origine en remonterait au besoin jusqu'à l'hôtel de Rambouillet, ce mouvement avait commencé, dont l'objet était de donner à la langue française les qualités qui jadis avaient fait du grec ou du latin la langue universelle; et il ve- nait d'aboutir, deux ans avant la première publication du Discours de la méthode, à la fondation de l'Académie française. Et bien moins enfin pourrait-on prétendre que le cartésianisme ait en quelque manière que ce soit favorisé le jansénisme, — puisque la réformation de Port-Royal est antérieure de vingt-cinq ans à Descartes, et que c'est de là que devait sortir, non pas la seule, mais la plus re- doutable opposition que le cartésianisme ait rencontrée. Or, toutes ces causes ont agi, comme causes, sur la formation de la littérature classique; et supposé que Racine ou Boileau doivent quelque chose à Descartes, ou plutôt au cartésianisme, ils doivent aussi quelque chose au jansénisme, à l'esprit académique, à Corneille, à cette so- ciété précieuse, - dont ils ont bien pu se moquer, mais dont ils n'ont pas moins subi assez profondément l'influence. Al + - 408 REVUE DES DEUX MONDES. Serrons cependant la question de plus près, et cherchons tout d'abord quelle a été, dans l'école même, l'influence de Descartes. Si grande qu'elle soit, on l'exagère; et, après avoir indiqué ce que les Spinosa, les Malebranche, les Leibniz ont de commun entre eux et avec Descartes, il serait un peu long, mais, en revanche, il serait facile, de faire voir que, tout en acceptant les données du cartésia- nisme, ils les ont tous les trois aussi profondément que diversement modifiées. Jamais disciples ne furent plus libres, puisque, partant des mêmes prémisses, aucuns disciples n'aboutirent à contredire plus formellement le maître. On pourrait ajouter que les questions. mêmes à la discussion desquelles Descartes s'était systématique- ment dérobé, - comme la question de la Providence et celle du sens ou de l'objet de la vie, sont précisément celles auxquelles Spinosa, Malebranche et Leibniz ont consacré de préférence leurs méditations. Bien loin, comme Descartes lui-même, de mettre à part et en dehors de la science les problèmes les plus généraux de la religion et de la morale, c'est à ces problèmes qu'ils se sont presque uniquement attachés; et cela seul suffit à mettre entre eux et lui bien plus de différences que les historiens du carté- sianisme n'y ont aperçu de rapports. Ce qui est vrai d'eux l'est bien plus encore des Bossuet et des Fénelon, dont on va pourtant répétant que les traités fameux, - celui de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et celui de l'Existence de Dieu, - inspirés du plus pur esprit du cartésia- nisme, n'existeraient pas sans Descartes et son Discours de la mé- thode. C'est à la fois considérer Descartes, sur sa seule parole, comme beaucoup plus indépendant de ses maîtres qu'il ne l'est réellement, et Bossuet et Fénelon, au contraire, comme beaucoup moins originaux, personnels et profonds qu'ils ne le sont l'un et l'autre. Descartes est plein de raisonnemens ou de théories qui ne lui appartiennent pas en propre, comme Bossuet et Fénelon abondent en idées qui ne leur viennent point de Descartes. C'est même ce qu'un savant homme a exprimé quelque part assez dédaigneusement, en disant de Bossuet qu'il n'avait jamais eu d'autre philosophie que celle de ses vieux cahiers de Navarre. Mais, en outre, et si c'est à des pères de l'église, à saint Anselme ou à saint Thomas, que remontent quelques-unes des idées du philosophe, sa preuve, par exemple, de l'existence de Dieu par l'idée du parfait, on avouera que toutes les probabilités sont pour que Bossuet et Féne- lon les aient eux-mêmes puisées à la source au lieu de les em- prunter à Descartes. Et ainsi, en effet, se sont passées les choses. Ce qu'ils trouvaient en lui de conforme ou d'utile à la religion dont ils étaient les représentans ou les docteurs, ni Bossuet ni Fénelon ÉTUDES SUR LE XVII SIècle. 409 n'avaient garde, parce que Descartes les avait dites, et quand il les aurait dites le premier, de ne pas reprendre chez lui ce qui leur appartenait. Un libertin, un hétérodoxe ou un hérétique peu- vent dire de bonnes choses, et l'Église, parce qu'ils l'ont abandon- née, n'a pas cru devoir se passer pour cela du secours des Origène ou des Tertullien. Mais, dans le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ou dans le Traité de l'Existence de Dieu, cherchez les idées fondamentales du cartésianisme, celles que nous avons recon- nues comme telles, vous ne les y retrouverez pas, ou tellement dénaturées, que vous aurez de la peine à les y reconnaître. C'est qu'il était difficile à Bossuet ou à Fénelon de ne pas voir ce que les idées cartésiennes avaient de dangereux pour la religion, et d'ailleurs ils l'ont eux-mêmes, en plusieurs endroits, nettement et expressément signalé (1). Les véritables inspirateurs de Bossuet et de Fénelon, ce sont les saint Thomas et les saint Augustin, comme on le saurait depuis longtemps, si nous les lisions davantage. Voilà les maîtres et voilà les guides. Il n'y a donc en réalité que deux ou trois cartésiens obscurs ou inconnus, quelques bons et naïfs esprits, comme, par exemple, les auteurs de la Logique de Port-Royal, un Arnauld ou un Nicole, dont on puisse dire avec vraisemblance et quasi certitude que, sans Descartes, ils ne seraient effectivement ni Arnauld ni Nicole. Mais qu'est-ce au- jourd'hui que ce fougueux docteur d'Arnauld, et que ce bon homme de Nicole? d'honnêtes écrivains, de second ou de troisième ordre, qui n'ont plus qu'un fantôme d'existence littéraire, et qui, d'ailleurs, de leur temps même, en dépit des apparences, n'ont exercé qu'une bien faible influence. Car, pour exercer sur son temps une ac- tion réelle, il ne suffit pas, comme on le croit, d'avoir beaucoup (1) Il ne faut point abuser des notes, mais il en faut user quand elles sont néces- saires. Voici donc l'un des textes de Fénelon que je vise: « Vous ne paraissez pas, écrivait-il en 1713 au duc d'Orléans, le futur régent, qui avait des doutes, à ce qu'il paraît, sur la religion, vous ne paraissez pas faire assez de justice à saint Augustin... Platon et Descartes, que vous louez tant,.. ont leurs défauts. Si on rassemblait tous les morceaux épars dans les ouvrages de saint Augustin, on y trouverait plus de mé- taphysique que dans ces deux philosophes.» (OEuvres de Fénelon, édition de Ver- sailles, 1, 422.) C'est pour l'indication, comme je disais, de la source où il a directe- ment puisé. Voici maintenant le texte de Bossuet, qui, pour être plus connu, n'est pas moins instructif ou démonstratif: « Pour ne vous rien dissimuler, je vois non- seulement en ce point de la nature et de la gràce, mais en beaucoup d'autres articles très importans de la religion, un grand combat se préparer contre l'église sous le nom de philosophie cartésienne... En un mot, ou je me trompe bien fort, ou je vois un grand parti se former contre l'église, et il éclatera en son temps, si de bonne heure on ne cherche à s'entendre, avant qu'on s'engage tout à fait. » (OEuvres de Bossuet, édition de Versailles, xxxvII, 375, 377. Lettre à un disciple du père Male- branche.) M 400 REVUE DES DEUX Mondes. écrit ni même d'avoir été beaucoup lu, comme ils le furent tous deux, mais encore faut-il nous donner à lire des choses qui se gra- vent, qui s'enfoncent dans les esprits, qui en prennent possession, si je puis ainsi dire, et c'est ce que n'ont fait ni les Arnauld ni les Nicole. Pour ce qui est maintenant de l'influence du cartésianisme au dehors de l'école, c'est-à-dire dans le monde et sur la littérature, il semble bien qu'une seule réflexion pourrait et devrait suffire. C'est que le Discours de la méthode, qui parut en 1637, n'a modifié en aucune façon l'idéal d'art ou de style des écrivains contempo - rains. Après comme avant Descartes, Balzac et Voiture ont conti- nué d'écrire comme ils écrivaient, d'abonder dans leurs défauts, l'un dans son emphase, et l'autre dans son baladinage; et ils ont fait école; et la transformation de la prose française par la substitution du style naturel au style qui s'efforçait avant tout de ne pas l'être, ne date que des Provinciales, c'est-à-dire de vingt ans plus tard. On sait, au surplus, que le style de Descartes, un peu long et traînant, sans re- lief ni couleur, sans creux, pour ainsi parler, et sans ombres, toujours également éclairé de la même lumière froide et pâle, n'ayant aucune des qualités qui forcent l'attention, n'en avait aucune aussi de celles qui attirent les imitateurs. Et, à ce propos, n'y aurait-il point quelque superstition dans l'admiration que l'on éprouve sans doute, puis- qu'on l'exprime, pour le style de Descartes? C'est une question que je ne toucherai point, que je me contenterai d'avoir posée. Mais il y a certainement erreur, on l'a déjà vu, sur le succès du Discours de la méthode, et l'on se trompe également sur les imitateurs de son style que l'on croit que Descartes aurait suscités. A défaut de ses exemples, on veut au moins que ses leçons ou ses principes aient agi sur la littérature de son temps. Les uns donc, parce qu'ils ont trouvé dans une fable de La Fontaine : les Deux Ruts, le Renard et l'OEuf, un très bel éloge de Descartes, n'en ont pas demandé davantage, et, si l'on voulait les en croire, ils extrai- raient au besoin, des Méditations métaphysiques ou du Discours de la méthode, les Oies du frère Philippe et la Fiancée du roi de Garbe. D'autres, qui se rappellent la règle cartésienne : « Diviser les difficultés en autant de parcelles qu'il se pourra, et qu'il est re- quis pour les résoudre, » font observer que Bourdaloue, dans ses Sermons, semblerait avoir voulu pousser à bout l'application de cette maxime. Mais, ceux que ne contentent point ces analo- gies superficielles et qui en cherchent de plus profondes, leur paradoxe n'est-il point jugé quand nous les voyons, pour le rendre probable, obligés de réduire la littérature classique tout entière aux tragédies de Racine et à l'Art poétique de Boileau? ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 411 Car, comment ne voient-ils point que Descartes n'a pas in- venté le bon sens? et que, si Boileau, dans son Art poétique ainsi que dans ses Épitres, estime à très haut prix la raison, ce n'est point parce qu'il est cartésien, mais parce qu'il est Ni- colas, fils de Gilles, greffier au parlement, bourgeois de Paris, et comme tel, ainsi que son ami Poquelin, ennemi né de l'extrava- gance? De même encore, s'il se défie de l'imagination, ce n'est point du tout dans la lecture des écrits de Descartes qu'il en a pu prendre la défiance, car, quelle imagination plus grande, et je l'ai dit, plus chimérique ou plus aventureuse que celle de Des- cartes? mais c'est qu'il en a vu partout autour de lui, dans les mélodrames du grand Corneille, et dans les comédies de ce fiacre de Scarron, dans les lettres de Balzac, et dans les romans de La Cal- prenède, les effets désastreux. C'est encore, si l'on veut, qu'il en a peu lui-même. Et s'il est enfin de certaines qualités dont il fasse cas par-dessus toutes les autres : la clarté, la netteté, l'ordre, le naturel et la simplicité; c'est qu'il s'honore d'imiter les anciens, et, qu'avant les leçons de Descartes, il a médité celles de Quintilien et d'Ho- race. Toutes les conséquences que l'on veut qu'il ait, sans presque le savoir, tirées du Discours de la méthode, c'est de l'Epitre aux Pisons que l'auteur de l'Art poétique les a tirées effectivement. --- Je ne parle pas de ce qu'il y a lui-même ajouté de son propre fonds, et de ce qu'il y a mis, comme nous dirions aujourd'hui, de son tempérament, aussi hardi que celui de Descartes était timide, ou plutôt aussi belliqueux que celui du philosophe était ami de la paix et de la tranquillité. Ce qu'il n'est pas moins intéressant de noter, c'est que ce respect des anciens, il ne l'a pas pu prendre à l'école du cartésia- nisme, dont le mépris est sans mesure pour l'histoire et pour la tradition. Peu d'hommes ont eu d'eux-mêmes une plus haute idée que Descartes, ont plus arrogamment traité leurs adversaires, - je dis les plus illustres dans l'histoire de la science, Fermat ou Pascal; peu de philosophies ont affecté plus de dédain pour celles qui les avaient précédées; peu de doctrines enfin ont plus insolem- ment fondé leur espoir de succès sur la dérision de toute antiquité. Entre Descartes et Boileau, n'y eût-il que ce point de division, ce serait assez pour les classer dans deux camps différens et ennemis. Partisan des anciens, nul ne l'a été plus sincèrement que Boileau, plus aveuglément si l'on veut, comme dans les étranges raisons qu'il donne de son admiration pour Pindare, mais Descartes, au contraire, est le premier des modernes. Si l'admiration de Boileau pour Pindare a d'ailleurs quelque chose d'un peu superstitieux, de plus traditionnel que de vraiment 2000 T 412 REVUE DES DEUX MONDES. éprouvé, il en est autrement de Racine, le plus « grec » peut- être de tous nos grands écrivains, et celui qui a le mieux compris l'antiquité, parce qu'il l'a le plus profondément sentie. C'est une sensibilité qu'on accordera sans doute qu'il ne tenait pas du car- tésianisme. Mais, au lieu de prendre Euripide pour guide et Sophocle pour modèle, quand il se serait contenté des exemples de Corneille, on a vu que, dix ans avant le Discours de la méthode, les règles du genre tragique, si peut-être on ne les observait pas toujours, n'en étaient pas moins fixées, acceptées, reconnues. Et pour cette science de la psychologie, pour cette connaissance des passions de l'amour, pour cette finesse et cette profondeur d'analyse qui sont le triomphe de son art, ses auteurs favoris, parmi lesquels on doit compter au premier rang les romanciers grecs, et au second, sans doute, l'ingénieux, charmant et subtil auteur de l'Astrée, — lui en avaient donné de bien meilleures leçons que l'auteur du Traité des passions. Pas plus, en effet, que le bon sens, on ne saurait faire honneur à Descartes d'avoir inventé l'analyse psychologique ou morale; et, pour raisonner éloquemment ou finement sur elles- mêmes, les âmes passionnées ne l'ont pas attendu. J'aimerais mieux, en vérité, si l'on croyait que le génie de Racine tout seul n'eût pu suffire à les créer, que l'on fit d'Hermione ou de Roxane des filles de Chimène. Chose curieuse! la seule génération dont on puisse dire qu'elle ait subi l'influence de Descartes, c'est celle qui forme la transition du xvi1ª au xvi11° siècle, qui ne tient plus au siècle de Louis XIV que par l'empire de ses habitudes, mais dont les tendances, plus ou moins conscientes, sont déjà les tendances du siècle de Voltaire, la gé- nération des Perrault et des Fontenelle, celle aussi, remarquons-le, des ennemis de Racine et de Boileau. Les Parallèles de Charles Perrault (1693), voilà l'œuvre littéraire directement issue des prin- cipes de Descartes; et la Pluralité des mondes (1686), voilà l'œuvre qui a popularisé le cartésianisme scientifique. Comment et pour- quoi cela? Descartes était-il donc tellement en avance de son siècle que son siècle ne pût le comprendre? Les idées qu'apportait le car- tésianisme étaient-elles si nouvelles, ou tellement inouïes, qu'avant de se faire accepter, il leur fallût cinquante ans pour mûrir? Car ce que sans doute on ne saurait admettre, c'est qu'en ce siècle - « de grands talens bien plus que de lumières, » ainsi qu'un jour Voltaire l'appellera, mais qui n'en est pas moins le siècle des Bos- suet et des Bourdaloue, des Molière et des Racine, les idées de Descartes soient tombées dans l'indifférence. Ou bien encore faut-il croire que ni Molière ni Racine ne pouvaient s'accommoder d'une philosophie qui tarissait la poésie dans ses sources? Bossuet Malaging dan ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 413 et Bourdaloue d'un système qui non-seulement rompait l'ancien accord de la foi et de la raison, mais les isolait l'une de l'autre, chacune en son domaine, et, finalement, qui transférait de la pre- mière à la seconde le gouvernement des choses du monde et de la vie? On le peut; et je le crois dans une certaine mesure. Mais la vraie raison, c'est que la voix de Descartes, quand elle commen- çait à se faire entendre, a été comme étouffée par une autre voix plus forte, parce qu'elle était plus éloquente et plus passionnée que la sienne. Bien loin de n'en pas comprendre la portée, quelqu'un, au XVIIe siècle, a vu plus clair et plus loin dans le cartésianisme que Descartes lui-même. La doctrine a été brusquement arrêtée par quelqu'un dans sa course, et, pendant plus d'un demi-siècle, on put se demander, dans la lutte qu'elle soutint alors, si elle ne pé- rirait pas tout entière. Ce quelqu'un, c'est Pascal. III. ―――― LA LUTTE DU CARTESIANISME ET DU JANSENISME. Environ dans le même temps que Descartes, retiré en Hollande, y composait son Traité du monde, un autre homme, non loin de lui, Corneille, fils de Jean, plus connu sous le nom de Jansen ou Jansénius, évêque d'Ypres, en Flandre, élaborait son Augustinus, énorme et puissant in-folio dont les flancs recélaient de terribles tempêtes. Le livre parut en 1640, trois ans seulement après le Discours de la méthode, et le succès en fut grand. Mais, s'il devait demeurer la Bible du jansénisme, et, pour entendre les Pensées elles-mêmes de Pascal, si c'est toujours à l'Augustinus qu'il faut que l'on remonte, cependant ce n'est pas de lui que date la po- pularité du jansénisme. Ce serait plutôt de l'application qu'en fit et du résumé qu'en donna, trois ans plus tard, en 1643, dans son Traité de la fréquente communion, celui que son siècle devait ap- peler le grand Arnauld. Sainte-Beuve, en son Port-Royal, et depuis lui quelques-uns de ses contradicteurs, - parmi lesquels il convient de mentionner tout particulièrement M. l'abbé Fuzet, évêque au- jourd'hui de La Réunion, ont assez amplement raconté ces commencemens du jansénisme pour qu'il soit inutile d'y revenir. Ce que je regrette uniquement qu'ils n'aient pas marqué d'un trait assez profond, c'est l'opposition qu'il y avait, presque de tous points, entre l'Augustinus et le Discours de la méthode; et il est vrai que c'est aussi ce que les contemporains de Descartes et de Jansé- nius eux-mêmes ne semblent pas avoir très nettement vu. Mieux que cela le secours ou l'appui que le « libertinage » ne pouvait manquer de trouver dans le cartésianisme, il y a jusqu'à des jan- sénistes qui n'ont pas compris d'abord que le jansénisme l'appor- w 414 REVUE DES DEUX MONDES. 11 tait aux chrétiens contre ce « libertinage» même. Telle est du moins l'explication de la naïveté doctorale, si l'on peut ainsi dire, avec laquelle nous avons vu qu'Arnauld, successeur de Jansénius et de Saint-Cyran dans la direction polémique du parti, s'inscrivit de lui- même, sans en être prié, parmi les fauteurs ou les propagateurs du cartésianisme. Sous le déguisement de la philosophie, il ne recon- nut pas dans le cartésianisme ce que l'on pourrait appeler, en termes théologiques, le démon de la concupiscence de l'esprit, libido sciendi, l'orgueil de savoir; et son étonnement ne fut égalé que par celui de l'excellent Nicole, lorsque Pascal le leur y eut montré. C'est une question souvent agitée que celle de la « philosophie » de Pascal et de ses rapports, comme aussi celle des rapports personnels du futur auteur des Provinciales, avec Descartes et la philosophie de Descartes. Pour l'éclairer, sinon pour la résoudre, ne suffirait-il pas de distinguer plus nettement qu'on ne le fait d'or- dinaire plusieurs époques dans la vie de Pascal? Un seul exemple montrera toute l'importance de cette distinction. Il y a deux frag- mens célèbres de Pascal, l'un Sur l'esprit géométrique, et l'autre, la Préface sur le traité du vide, qui, depuis que Bossut, dans son édition des OEuvres de Pascal, en a fait les trois premiers articles des Pensées, continuent de faire corps, pour presque tous les com- mentateurs, avec le livre des Pensées; et, dans l'un comme dans l'autre, mais dans le second surtout, il n'est pas difficile de trou- ver un Pascal résolument cartésien. Descartes lui-même n'a exposé nulle part avec plus de force et de précision l'idée du pro- grès, ni nulle part affirmé plus énergiquement les droits de la raison et de la vérité. Mais bien loin, et quoiqu'on les imprime habituellement avec elles, -de faire corps avec les Pensées, dont les premières ne sauraient guère avoir été jetées sur le papier avant 1658, ces fragmens leur sont l'un de dix et l'autre de trois ou quatre ans antérieurs, et conséquemment ils ne prouvent que pour la jeu- nesse de Pascal. Or, Pascal, cartésien en 1648, ne l'était plus dix ans plus tard; et les raisons pour lesquelles il ne l'était plus, on pourrait dire que ce sont celles qui, en le rendant chrétien, l'ont fait en même temps janséniste. Fils d'un père épris lui-même de science et de philosophie, élevé dans un milieu social dont la composition ne différait guère de celle du milieu où Descartes avait jadis vécu, lié d'amitié avec les corres- pondans, les émules ou les disciples de Descartes, les Le Pailleur, les Carcavi, les Roberval et les Fermat, avec quelques-uns aussi de ces libertins qui avaient fait fête au Discours de la méthode, et plus jeune enfin que Descartes d'une trentaine d'années, Pascal, : t ÉTUDES SUR LE XVIIE SIÈCLE. 445 K ! ↓ * pour toutes ces raisons, a naturellement commencé par être carté- sien. Mais à mesure qu'il vivait, et qu'en vivant il apprenait la vie, que Descartes désapprenait; à mesure qu'il se dégageait de ce fanatisme de la science où l'autre, au contraire, s'enfonçait chaque jour davantage; et enfin, à mesure qu'éclairé par sa propre expérience il voyait mieux, d'un regard plus lucide et plus péné- trant, la misère infinie de la condition humaine, naturellement aussi, sans effort et presque sans calcul, par le seul effet de son perfectionnement moral, il voyait mieux, non-seulement l'insuffi- sance, mais les dangers du cartésianisme. Ou, en d'autres termes encore, et croyant avec Bossuet, qui commençait à paraître alors dans les chaires de Paris, que «< nous avons besoin, parmi nos erreurs, non d'un philosophe qui dispute, mais d'un Dieu qui nous détermine dans la recherche de la vérité,» chaque pas qu'il faisait vers l'idéal du jansénisme, il le faisait hors du cartésianisme, c'est-à- dire hors de la doctrine qui semblait avoir érigé l'indifférence mo- rale en principe de sa morale même. V • • Si donc on veut comprendre la philosophie de Pascal, il faut d'abord avoir soin de ne pas la chercher, comme au hasard, dans la totalité de son œuvre. Tout au rebours de Descartes ou de Bos- suet, qui, mis de bonne heure en possession de leurs idées essen- tielles, n'ont employé l'un et l'autre leur existence et leur génie qu'à se confirmer ou s'ancrer eux-mêmes, plus profondément et plus solidement, dans leurs propres croyances, Pascal a longtemps tâtonné, puisqu'il revenait de plus loin; ses idées se sont succes- sivement, quoique rapidement, modifiées; et il n'est vraiment lui- même que dans ses Provinciales et que dans ses Pensées. C'est, à notre avis, ce que n'ont assez bien vu, ni ceux qui parlent du « scep- ticisme, » ni ceux qui parlent en gros de la « philosophie » de Pascal, mais encore bien moins ceux qui s'efforcent de nous mon- trer, dans les attaques de Pascal contre Descartes, un reste de rancune personnelle. On sait que, dans sa Correspondance, Des- cartes a bien dédaigneusement parlé du Traité des coniques, et qu'il a de plus revendiqué l'honneur d'avoir suggéré à Pascal la fameuse expérience du Puy-de-Dôme. Je ne dis pas qu'ils ne fussént hommes; et Descartes, plein de lui-même, avait certainement blessé le jeune amour-propre de Pascal autant que celui du quinteux Roberval, ou de l'aimable et savant Fermat, mais il y avait des an- nées de cela; il y avait dix ans que Descartes était mort; et, en entrant à Port-Royal, le premier ennemi que Pascal avait étouffé en lui, c'était l'amour-propre et l'orgueil. Irait-on trop loin si maintenant on voulait soutenir que le livre même de Pascal était dirigé contre le cartésianisme? et que ces 416 REVUE DES DEUX MONDES. « libertins,» à l'intention de qui Pascal méditait d'écrire l'apologie de la religion chrétienne, ce n'étaient pas sans doute les Nicole et les Arnauld, mais c'étaient les cartésiens, les vrais et bons cartésiens, ceux dont Spinosa, quelques années plus tard, devait être l'inter- prète ?-« Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences; Descartes,» lit-on encore dans le manuscrit des Pensées; et en vingt autres endroits, directement ou obliquement, c'est Descartes qu'il vise. Mais, en même temps qu'aux cartésiens, c'est à une autre espèce aussi de «libertins,» non moins nombreux alors et non moins dangereux, dont nous aurons prochainement à parler, que l'Apologie s'adresse. Disons donc alors qu'avec les autres il n'est pas douteux que les cartésiens soient enveloppés dans la polé- mique de Pascal; et, pour preuve, c'est qu'il n'y a pas une seule des idées essentielles ou fondamentales du cartésianisme dont les Pen- sées, dans l'état d'inachèvement et de mutilation où elles nous sont parvenues, ne contiennent la contradiction catégorique ou la réfu- tation. - C G Et d'abord, tandis que Descartes fait de la religion et de la mo- rale une chose à part et presque indifférente, Pascal, au contraire, en fait la principale affaire ou l'unique intérêt de l'humanité. — « Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas la doctrine de Copernic; mais ceci!.. Il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle. » Il dit encore ailleurs : « Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions: 1° si l'on pouvait y être toujours; 2° s'il est sûr qu'on n'y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. » C'est lui qui a raison. Procé- dant, comme nous faisons, d'une cause antérieure et assurément extérieure, sinon supérieure à nous, n'ayant en nos mains ni le com- mencement, ni le cours, ni le terme de notre vie, il doit y avoir une manière d'user de la vie, et il n'y en a qu'une, et il ne dépend pas de nous qu'elle soit autre qu'elle n'est. Il faut donc la cher- cher; « notre premier devoir est de nous éclaircir sur un sujet d'où dépend toute notre conduite; » et en comparaison de ce premier intérêt, « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. » — Lorsque nous saurons qui nous sommes, d'où nous venons et où nous allons; pourquoi la mort et pourquoi la vie ; lorsque, ayant trouvé une réponse à ces questions, nous saurons quelle doit être la forme de notre conduite et l'usage de notre vo- louté; alors, mais alors seulement, nous pourrons consacrer nos loisirs à la science, et lui demander le « divertissement » que d'au- tres hommes cherchent dans le jeu, dans l'amour, ou dans la poli- tique. On le voit pour nous servir d'une expression de Pascal lui- même, c'est un renversement du pour au contre. Ce qui est capital ÉTUDES SUR LE XVII SIècle. 417 aux yeux de l'auteur des Pensées, c'est précisément ce que celui du Discours sur la méthode a laissé en dehors de la science et de la philosophie. Ce qui est secondaire du accessoire dans la philosophie du second, c'est ce qui fait le tout de celle du premier. Et tandis qu'enfin Descartes nous convie de toutes les manières à sortir de nous-mêmes pour nous répandre dans l'univers, Pascal n'a d'am- bition que de ramener l'homme à lui-même. Autre différence, non moins profonde et non moins caractéris- tique. Tandis que Descartes et ses disciples n'ont à la bouche, ou sous la plume, que la toute-puissance de la raison, au contraire il semble que Pascal éprouve un âpre et cruel plaisir à en démontrer la faiblesse et la vanité. C'est où l'on a cru voir quelquefois un signe ou une conséquence de son scepticisme, et justement c'est ce qui démontrerait, s'il en était besoin, la sincérité et la solidité de sa foi. Pour croire au Dieu qu'il enseigne, Pascal n'a pas be- soin de longs raisonnemens, ni de « preuves » de son existence, et rien n'excite, dans ses Pensées, sa verve sarcastique et hardie comme cette prétention de lui « démontrer » Dieu. Est-ce l'on que prend Dieu pour un théorème? et la vie pour une espèce de géo- métrie, à peine plus délicate que l'autre? - « Les preuves de Dieu métaphysiques, - et il entend évidemment celles que Des- cartes a données, sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu.» Quant à celles que l'on a tirées quelquefois de l'ordre de la nature, c'est « donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles, et je vois par raison et par expérience que rien n'est plus propre à en faire naître le mépris.»-- Quel dommage que Port-Royal, dans son édition des Pensées, ait cru devoir atténuer ici l'expression de Pascal! Fénelon, mieux averti, n'aurait peut-être pas écrit la pre- mière partie de son Traité de l'existence de Dieu. Et, encore, si c'était seulement dans les choses de la religion ou de la morale que l'humaine raison bronchât à chaque pas ! mais ailleurs, dans le domaine même de la science ou de l'ex- périence, quelle est donc son autorité? Nous ne savons rien, nous n'entendons rien. « L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur, naturelle et ineffaçable. »Tout ce que Montaigne a dit dans cette célèbre Apologie de Raymond Sebon est vrai, <«< que les sens et la raison, outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre; » - et même, humainement parlant, il n'y a que cela de vrai. Si l'imagination est maîtresse d'erreur, la raison est institutrice d'orgueil. — « J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites, et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de TOME XC. 1888. 27 M 418 REVUE DES DEUX MONDES. l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas pro- pres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. » Ce n'est pas tout non-seulement la raison nous trompe, mais elle nous trompe de la manière la plus dangereuse, en entrete- nant en nous un esprit d'opposition à la vraie religion. Sur quelque sujet qu'on l'interroge, ou elle faiblit, ou elle gauchit, ou elle se dérobe. Si elle s'estimait elle-même à son prix, mesuré par son impuissance, sa première démarche devrait donc être de recon- naître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Que fait- elle cependant? Parce qu'elle a découvert que c'est la terre qui tourne autour du soleil, la voilà qui prétend égaler son pouvoir à l'infinitude du monde, et elle établit des principes qu'elle étend jusqu'aux choses surnaturelles elles-mêmes, comme si « la con- tradiction était marque d'erreur » ou « l'incontradiction marque de vérité! » Elle refuse d'admettre ce qu'elle n'entend point; et elle n'entend pas qu'une religion raisonnable n'en serait plus une. Elle se sert de ses forces pour argumenter contre Dieu; et elle ne com- prend pas que ce Dieu ne serait pas Dieu si sa nature pouvait se circonscrire à la médiocrité de l'humaine raison. « L'obscurité de notre religion prouve la vérité de notre religion, » et si nous croyions par raison, c'est alors que nous n'aurions vraiment plus de raisons de croire. Y a-t-il rien de plus contraire à l'esprit du car- tésianisme, et, par exemple, pour la seule fois qu'il se soit essayé dans la religion, y a-t-il rien de plus contraire à la prétention qu'il a affectée d'expliquer, au moyen de sa méthode, le mystère de la transsubstantiation ? ( Non content cependant d'avoir ainsi détruit le pouvoir de la rai- son, c'est encore contre Descartes que Pascal rétablit l'intégrité de la nature humaine, en substituant à la raison le cœur, « avec ses raisons que la raison ne connaît point, » et l'autorité du sentiment à celle du calcul ou du raisonnement. Il n'y a pas de doute que le dernier fragment sur la distinction de « l'esprit de finesse » et « l'esprit de géométrie, » — celui qui fait ou qui devait faire partie du livre des Pensées, soit dirigé contre Descartes et le cartésianisme. Ceux qui veulent réduire les choses de la mo- rale et de la vie humaine à un très petit nombre de principes dont il n'y a plus alors, dans le silence et dans l'isolement de la vie méditative, qu'à déduire les conséquences, ce sont les cartésiens. Mais leurs adversaires, ce sont ceux qui, comme Pascal, savent que l'âme de l'homme ne se laisse pas ainsi manier, qu'il y a du mystère en elle et de l'incompréhensible, et que le pouvoir de la raison n'échoue nulle part plus misérablement que upd ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 419 « Le quand il essaie de pénétrer le secret de notre nature. cœur a son ordre, l'esprit a le sien, qui est par principes et par démonstration : le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé en exposant d'ordre les causes de l'amour cela se- rait ridicule. » Là, dans cette distinction, est le principe de la philosophie de Pascal. Le cartésianisme a mutilé la nature humaine en croyant l'exalter, et en n'attribuant la certitude qu'aux opérations de la raison ou de l'entendement, il a séparé ce qu'au contraire il fallait unir. L'homme n'est pas une intelligence pure, il est aussi une volonté, et cette volonté, le cartésianisme l'énerve, ou plutôt il l'anéantit, en lui enlevant son objet, qui est de vivre. C'est qu'aussi bien la contradiction n'est pas moins formelle entre leur conception à tous deux de la vie, et tandis que Descartes, comme on l'a vu, conclut à l'optimisme, je ne connais guère, dans l'histoire de la philosophie, de pessimiste plus sincère et plus convaincu que Pascal. D'où vient à ce propos la relation singulière, mais constante, qu'il semble qu'il y ait dans l'histoire entre le pessimisme et la philosophie de la volonté? Quoi que l'on en ait dit, ceux qui ont estimé la volonté au plus haut prix, depuis Bouddha jusqu'à Schopenhauer, sont aussi ceux qui nous ont tracé de l'hu- maine condition le plus triste tableau, comme si ce qu'elle a de plus lamentable était la disproportion du vouloir au pouvoir. Mais, quoi qu'il en soit de cette relation, ce que l'on peut et ce que l'on doit dire, c'est que, si le christianisme repose lui-même sur une con- ception pessimiste de la vie, conçue comme un temps à la fois d'expiation et d'épreuve, le jansénisme en est la forme aiguë; et les Pensées de Pascal en sont l'expression d'autant plus éloquente qu'elle est arrivée jusqu'à nous plus naturelle, moins préparée pour la lecture, et plus voisine enfin de sa source. Avec le plus péné– trant des interprètes de Pascal, j'ai plus d'une fois essayé de mon- trer que le « pessimisme» faisait bien le fond des Pensées, et l'on a contesté le mot, mais on n'a point ébranlé la chose. Pascal n'est point sceptique, et, tout en attaquant l'autorité de la raison, il la re- connaît, dans la physique ou dans la géométrie, mais il est pes- simiste, parce que la raison est impuissante à la solution des seules questions qui l'intéressent. Il l'est encore, parce qu'il est jansé- niste, et que si, dans l'état présent, in statu naturæ lapsæ, la con- dition de l'homme est misérable, il croit, avec Jansénius, qu'elle l'est presque plus encore dans l'hypothèse de l'état de nature in statu naturæ pura. Mais il l'est surtout parce qu'il est chrétien, et qu'un chrétien cesserait de l'être s'il pouvait croire à la bonté de l'homme et au prix de la vie. Que de différences ou que de contradictions ne pourrait-on pas 420 REVUE DES DEUX MONDES. * encore signaler, si l'on le voulait! Je crois, toutefois, que ce sont ici les principales, et que toutes les autres s'y ramèneraient aisément. Non-seulement le cartésianisme et le jansénisme n'ont pas fait entre eux une alliance qu'aussi bien ils n'eussent pu contracter qu'en se laissant duper l'un par l'autre; mais, si l'on peut encore dire qu'ils se sont partagé la direction des esprits au XVIIe siècle, c'est comme deux rivaux qui se partagent entre eux les conquêtes que cha- cun d'eux désespère de conserver tout entières. Regardons-y de plus près : ils ne se les sont point partagées, et, pendant plus de cinquante ans, le jansénisme ne s'est pas contenté de tenir le carté- sianisme en échec, il l'a véritablement surmonté. Si d'ailleurs les Pensées n'ont paru pour la première fois qu'en 1670, c'est-à-dire trente-trois ans après le Discours de la méthode, il suffit d'ajouter premièrement, que le Discours de la méthode, à peine lu, comme on l'a vu, du vivant de Descartes, n'a commencé qu'après sa mort, en 1650, à exercer quelque influence, et, en second lieu, que les Pensées de Pascal, étant le plus pur du jansénisme, ne contiennent rien qui ne fût déjà dans l'Augustinus. Elles ne sont pas un point de départ, elles sont un terme ou un point d'arrivée. C'est ce que l'on oublie quand on va chercher, Dieu sait où! les origines de ce livre immortel. Mais elles sont là où il est vraiment étrange qu'au- cun interprète ou commentateur ne les soit allé chercher, je veux dire tout simplement dans l'Augustinus de Jansénius, et dans les Lettres de Saint-Cyran. Aux lieux-communs du jansénisme, Pascal n'a fait que donner sa forme inoubliable, et il est bien vrai qu'en un certain sens, au point de vue littéraire par exemple, le jansé- nisme ne date que de là; mais son action est antérieure, son in- fluence, l'autorité même de sa propagande, et la prédication publique de ses doctrines. Pascal a seulement décidé pour un demi-siècle, ou à peu près, d'une victoire demeurée jusqu'alors indécise entre les deux doctrines adverses ou rivales. Aussi, pour bien entendre l'histoire des idées au XVIe siècle, il ne faut pas nier l'influence du cartésianisme, il faut seulement la restreindre; et surtout il faut bien voir qu'ayant rencontré le jansénisme en face de lui, c'est le cartésianisme qui a été mo- mentanément et presque complètement vaincu. Mais dans l'hypo- thèse la plus favorable, - je veux dire la plus conforme aux idées communément reçues, il faut toujours admettre que l'histoire des idées au xvn° siècle ne s'explique que par cette lutte. Si l'on ne le sait pas, ou qu'on n'en tienne pas compte, on ne s'explique pas que le cartésianisme ait si peu réussi, que les disciples en soient si rares, et, pendant plus de cinquante ans, les conquêtes si modestes. C'est qu'il ne pouvait rien là où déjà le jansénisme occupait la ÉTUDES SUR LE XVIIe SIècle. 421 place; et que, là même où il paraissait extérieurement établi, comme chez un Arnauld et chez un Nicole, ses conséquences essentielles, étant stérilisées par l'esprit du jansénisme, ne pouvaient y produire leur plein et entier effet. Pareillement, si l'on oublie que cette lutte a rempli le siècle, on ne s'explique pas que le cartésianisme ait recruté ses principaux adhérens parmi les précieuses et chez les libertins; nous reviendrons tout à l'heure sur ce point. Mais ce que l'on s'expliquerait moins encore que tout le reste, c'est que le XVIIe siècle apparaisse dans son ensemble comme un pont jeté sur le courant où les eaux du XVIe siècle se confondent avec celles du xvII° siècle, et la philosophie des derniers « Humanistes » avec celle des premiers << Publicistes. » La raison en est que dans le temps même où le cartésianisme acheminait les idées vers la philosophie du XVIIIe siècle, le jansénisme, intervenant, leur a barré la route. Sans doute, empêchées de passer par cette route qu'elles avaient choisie, elles en ont pris une autre, comme il arrive toujours dans l'histoire des idées, qui ne disparaissent point avant d'avoir accom- pli leur œuvre. Mais ce n'était plus cette voie droite ou royale; c'était un chemin difficile et oblique ; et tandis qu'elles le gravis- saient lentement et péniblement, la conception de la vie, substituée par le jansénisme à celle du cartésianisme, occupait le devant de la scène. Il est permis d'aller plus loin encore, et de dire que, par une conséquence naturelle, c'est le xvIe siècle à son tour, dont cer- taines parties ne s'expliqueraient point sans cette lutte presque séculaire du jansénisme et du cartésianisme. Pourquoi, par exemple, dès 1734, dans ses Lettres philosophiques, Voltaire a-t-il pris Pascal à partie, ou pourquoi, dans le singulier Éloge qu'il en a prononcé en 1778, Condorcet, ce Condorcet que l'on a si bien appelé « le produit supérieur » de la civilisation du XVIIe siècle, a-t-il essayé le premier de transformer Pascal en un halluciné? « Va, va, Pascal, laisse-moi faire, écrivait Voltaire dans une lettre bien connue à son ami d'Argental, au lendemain même de la publication de ses Lettres philosophiques, tu as un chapitre sur les prophéties où il n'y a pas l'ombre de bon sens ;.. attends, attends! » Avant même d'entrer dans ce rôle d'ennemi public de la religion qu'il ne devait revêtir que beaucoup plus tard, Voltaire, servi par son instinct, avait compris que l'on ne ferait rien tant que l'on n'aurait pas discrédité à fond le jansénisme, et ruiné sans retour l'autorité du livre des Pensées. Et, en effet, lui qui vivait dans un temps dont nous sommes obligés aujourd'hui de recomposer laborieusement et pé- niblement la psychologie, il avait mesuré le pouvoir de ce livre de- meuré cependant imparfait, il en avait vu l'action sur les intelli- 422 REVUE DES DEUX MONDES. gences, il avait senti l'appui que trouvait enfin le sentiment religieux dans ces aveux de l'homme qui n'avait pas été seule- ment l'un des plus grands écrivains du siècle précédent, mais aussi l'un de ses savans les plus illustres. C'est ce qu'il nous faut essayer de montrer maintenant, - et que, si l'on a quelque peine à retrouver des cartésiens dans les plus grands écrivains du xvII° siè- cle, il n'est rien au contraire de plus aisé que d'y reconnaître des jansénistes. IV. A g L'INFLUENCE DU JANSÉNISME. C ¦ Il y en a seulement deux ou trois, et des plus grands, qui n'ont pas plus subi l'influence du jansénisme que celle du cartésianisme; qui ne sont pas pour cela demeurés en dehors du mouvement des esprits; qui représentent seulement une autre direction ou un autre courant d'idées, dont nous avons dit que nous essaierons prochainement de préciser le sens et la portée, Molière et La Fontaine, l'auteur des Fables et des Contes, celui de l'École des femmes et de Tartufe. Mais cette exception faite, et de quelque côté que je tourne la vue, je ne vois plus que jansénistes, c'est- à-dire que poètes, qu'écrivains de toute sorte, que gens du monde et que femmes, dont les croyances et les opinions sont aussi voi- sines de celles de Pascal que distantes, au contraire, de celles de Descartes. C'est en vain qu'on les persécute, ou c'est peut-être parce qu'on les persécute, - mais les jansénistes remplissent la cour, la magistrature et la ville, Paris et les provinces. Les ministres en sont Pomponne, Pontchartrain, Beauvilliers, Torey. De grandes dames Mme de Guémenée, Mme de Longueville, Mme de Liancourt, Mme de Sablé, se sont honorées et s'honorent d'être appelées par les mauvais plaisans « les mères de l'église. » Les Messieurs de Port-Royal font l'éducation du jeune duc de Luynes. Ils recueil- lent les débris de la marine et de l'armée, Pontis, le corsaire dont ils ont écrit les Mémoires, et Tréville, l'ancien capitaine des mous- quetaires du roi. Bien avant Arnauld et avant Nicole, le meilleur ami de Pascal, son confident le plus particulier, c'est le duc de Roannez, dont les faiseurs de roman ont même voulu qu'il ait aimé la sœur, depuis duchesse de la Feuillade. Jusque dans le clergé, sé- culier, régulier, à l'archevêché de Paris, dans les séminaires, dans les couvens, chez les carmélites de la rue Saint-Jacques, et dans les congrégations, chez les Bénédictins de Saint-Maur ou chez les pères de l'Oratoire, si la soumission aux décrets du saint-siège arrête sur les lèvres l'expression du jansénisme, il est au fond des cœurs. ÉTUDES SUR LE XVII SIècle. 423 Fénelon, à la fin du siècle, n'en peut contenir son indignation; dans des lettres et dans des Mémoires qu'il fait passer à Rome par l'intermédiaire du père Le Tellier, confesseur du roi, et il dé- qui ressemblent à des notes ou à des rapports de police, nonce les personnes, princes et princesses du sang, cardinaux, évê- ques, magistrats, et réclame contre elles, pour en finir, des mesures de violence (t). Même la destruction et le rasement de Port-Royal, la violation sacrilège des sépultures des religieuses, ne lui suffiront point; il lui faudra le renouvellement solennel des anciennes cen- sures; et son Nunc dimittis,.. le pieux archevêque ne le pronon- cera qu'en apprenant la promulgation de la bulle Unigenitus. Lorsqu'une société tout entière adopte ainsi pour règle ou pour profession des mœurs, une doctrine philosophique ou religieuse, il peut bien ne pas arriver à la littérature de s'en inspirer, mais le cas est rare; et, ce qui est plus rare, c'est qu'elle choisisse préci- Ca (1) Comme ces Mémoires sont peu connus, ou du moins rarement cités, j'ai pensé qu'il serait bon de donner ici quelques extraits du principal. Il est daté de 1705. Fénelon supplie le souverain pontife de ne pas croire qu'en lui adressant ce Mémoire secret « clam legendum » il obéisse à d'anciennes rancunes, et il continue : « Ex innumeris per sexaginta et quinque annos experimentis, jam abunde constat, nullam amplius spem esse ut Janseniana factio remediis ad mansuetudinem tempe- ratis sanetur... » Et les dénonciations nominatives commencent : « D. Cardinalis Noallius, archiepiscopus Parisiensis... nihil audit, nihil videt, nihil ratum facit nisi quod suggerunt aut doctor Boileau, aut doctor Duguet, aut pater de la Tour, oratoriensium præpositus generalis,.. quos Jansenismo imbutos esse nemo nescit... >> D. Cardinalis de Coislin... D. Cardinalis Le Camus….. His ducibus adjunguntur complures episcopi. Quid de ordinibus religiosis? Dominica i jam fere omnes... Discalceati Carmelite... Augustiniani ordinis plerique theologi... Canonici regulares sanctæ Genovefe.. utrius- que congregationis Benedictini ea dogmata pro virili parte propugnaut... At vero si, a scolis theologiæ, ad regiam aulam oculos converteris, videre est princi- pissam de Condé... Principissa de Conti, Regis filia, medicum Dodart, insignem factionis ducem, domi carissimum habet... Franciæ cancellarius in Epistolis ad Provincialem scriptis prima litterarum ele- menta a puero didicisse palam gloriatur... D. de Torcy, exterorum, ut vocant, administer, Pomponii filiam Arnaldinæ gentis uxorem duxit. Parisiense Parlamentum ab hoc morbo immune ne existimes... Primus Preses miris artibus mentem dissimulat, at vero, si ex liberioribus colloquiis, quando cum amicis Facetus ridet, intimum illius sensum explorare fus sit, factioni clam favet... » Arrêtons-nous sur ce dernier trait; il vaut la peine qu'on le médite; et quand on l'aura médité, que l'on se demande si le Fénelon qui est capable de pareilles insinua- tions, ressemble beaucoup à l'aimable et souriant prélat que l'on continue de nous montrer à travers son Télémaque. 424 REVUE DES DEUX MONDES. : sément ce temps pour s'inspirer de la doctrine adverse. Laissons encore une fois là Molière et La Fontaine; ils ne sont pas jansé- nistes, mais ils ne sont pas non plus cartésiens; ils sont Gaulois, <«< libertins » de l'ancienne marque, héritiers au XVIIe siècle de l'esprit de Montaigne et de Rabelais. Négligeons même Boileau, quoi- qu'en fait de religion, dès le temps des Satires, on pût aisément montrer qu'il inclinait vers le jansénisme, et que les jésuites, encore aujourd'hui, s'en souviennent. Mais le génie de Racine, une partie au moins du génie de Racine, et quelques-unes des différences qui dis- tinguent si profondément sa tragédie, - et la conception du monde et de la vie qu'elle enveloppe, ou dont elle procède, de celle de Corneille, ne peuvent s'expliquer que par ses origines et son éduca- tion jansénistes. Ce que le grand Corneille a le plus ignoré, c'est ce que Racine a le mieux connu, ce « cœur humain, » mélange de grandeur et de bassesse, variable et changeant, éternellement agité d'inquiétude, mystérieux et profond, énigme irritante, insoluble et désespérante pour lui-même. Ce que le grand Corneille a le moins représenté, c'est ce que Racine a mis le plus volontiers sur la scène : la passion, avec ses entraînemens, son impuissance à se gouverner, son incapacité de trouver en soi sa satisfaction et sa règle. Ce que le grand Corneille a su le moins exprimer, c'est ce qui est précisément le triomphe de Racine : cette sensibilité dont les nuances imperceptibles font la diversité des caractères et la complexité de la vie. Et qui ne sait enfin que si de l'ensemble de son œuvre on essaie de dégager une conception de la vie, il n'y en a guère qui ressemble davantage à celle que l'on retrouve dans les Pensées de Pascal? La même conception de la vie se retrouve dans les moralistes qui ont immédiatement précédé ou suivi Pascal, dans les Maximes de La Rochefoucauld et dans les Caractères de La Bruyère. A la vérité, lorsque l'on moralise, ce n'est point pour montrer la nature humaine par ses beaux côtés, et, en un certain sens, il n'y a point de « moraliste, » au sens de La Bruyère et de La Rochefoucauld, dont on ne pût dire qu'il penche vers le jansénisme. Mais dans le cas de l'auteur des Caractères ou de celui des Maximes, il semble qu'il y ait quelque chose d'autre et de plus que dans le cas de Vauvenar- gues, par exemple, ou de Chamfort. On sait d'ailleurs comment fut fait le livre des Maximes, et l'on connaît les liaisons de La Rochefou- cauld avec Mme de Sablé. Le genre des Maximes est né dans le salon d'une précieuse illustre, mais cette précieuse était de Port-Royal, et le livre de La Rochefoucauld porte encore la marque de cette double origine. J'oserai même dire que la seconde a en quelque sorte recouvert la première, et la preuve, c'est que si l'on ne sau- = ÉTUDES SUR LE XVIIe siècle. 425 rait faire du livre de La Rochefoucauld une apologie de la religion. chrétienne, cependant il ne laisse pas d'y être une espèce de pré- paration. « Mon cher lecteur, faisait-il dire à un anonyme ou disait lui-même dans l'Avis au lecteur de l'édition de 1666, je me con- tenterai de vous avertir de deux choses, l'une que... et l'autre, qui est la principale et comme le fondement de toutes ces Réflexions, est que celui qui les a faites n'a considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché. » Et, sans doute, il y a quelque malice ou quelque ironie dans cette précau- tion oratoire, mais un peu moins pourtant que l'on ne croit; et quand il y en aurait encore davantage, il resterait toujours vrai que les Maximes contiennent « l'abrégé d'une morale conforme aux pensées de plusieurs pères de l'église. » Ce qui n'est pas moins vrai, c'est qu'en fait, au XVIIe siècle, on ne prit pas autrement le livre des Maximes; on le trouva d'une ressemblance entière; et au fond, si l'on y veut bien regarder d'un peu près, la raison en est que le jansénisme avait accoutumé les esprits à cette image de la nature humaine. G Enfin, c'est au jansénisme et à son influence que le xvIIe siècle et sa littérature doivent cet aspect de grandeur et de sévérité mo- rales qui les caractérisent. Non pas, sans doute, que ce caractère se retrouve indistinctement dans toutes les œuvres de l'époque. S'il est le siècle de Pascal et de Bossuet, il est aussi celui de La Fontaine et de Molière; en sortant d'écouter les sermons de Bour- daloue, je sais que l'on allait voir jouer Amphitryon; et je n'oublie pas que le temps de Massillon sera le temps des romans de Courtilz de Sandras, de Me de La Force, de Mme de Murat, le temps de la comé- die de Regnard, de Lesage, de Dancourt. On n'ignore pas sans doute que, dans l'histoire de la littérature dramatique, à l'exception peut- être du théâtre anglais de la Restauration, celui de Congreve et de Wycherley, il peut bien y avoir des inventions plus hardies ou plus libres, il n'y a rien de plus indécent, rien qui soit d'aussi mauvais ton. Mais ce n'est qu'un peu plus tard, sous la régence et vers le milieu du siècle suivant, que cette littérature de tripots ou de mau- vais lieux atteindra son épanouissement. En attendant, elle est comme étouffée sous le bruit de la voix des grands prédicateurs, et si bien étouffée qu'aujourd'hui ceux-là seuls connaissent les œuvres ou le nom de Dancourt et de Courtilz de Sandras, qu'une insatiable cu- riosité ou la nécessité professionnelle y obligent. C'est que les Provinciales ont porté coup et que l'effet en dure toujours. Depuis que Pascal a démasqué la politique des jésuites, les confesseurs, directeurs, prédicateurs ont compris qu'il leur fallait eux-mêmes rompre avec l'habitude qu'ils semblaient avoir prise, 426 REVUE DES DEUX MONDES. selon la forte expression de Bossuet, « de porter les coussins sous les coudes des pécheurs. » L'opinion, de son côté, maintenant aver- tie des dangers de la casuistique, s'est habituée à réclamer de ceux qui prétendent gouverner les consciences une morale et des ensei- gnemens qui ne soient pas les mêmes que ceux de l'honneur mon- dain. Cela ne veut dire en aucune façon que le xvIe siècle ait mieux valu que les autres; les hommes sont toujours les mêmes; et la cour de Louis XIV n'a pas plus que les autres manqué d'exem- ples fameux de scandale et d'immoralité. Mais cela veut dire que l'on a compris combien il importait de ne pas adoucir les ri- gueurs de la règle qui condamnait ces scandales eux-mêmes, et qu'en les donnant, il fallait que l'habitude ne se perdit pas de les nommer de leur vrai nom. En effet, c'est ce qui mesure la mo- ralité d'un peuple ou d'une époque, les noms qu'ils imposent aux vices qui sont éternellement ceux de l'humaine nature, et le souci qu'ils témoignent de ne pas diminuer la honte ou l'horreur qui s'y attachent. ✓ W Les Pensées sont venues compléter les Provinciales, et, à cette idée que la morale ne saurait, sans cesser d'ètre elle-même, se ployer aux exigences des temps ni des lieux, elles sont venues ajouter celle-ci, que le devoir essentiel de l'homme est de travailler au « renouvellement » intérieur de lui-même. C'est une autre me- sure encore de la moralité. Quand vous voudrez savoir ce qu'il con- vient de penser de la moralité d'une époque, dispensez-vous de le demander aux historiens secrets et aux anecdotiers du temps: vous trouveriez, vous prouveriez qu'elles se valent toutes. Mais aux dif- férens étages de la société, cherchez et comptez combien d'hommes se sont proposé ce « renouvellement » ou ce « perfectionnement moral » d'eux-mêmes comme objet de leur vie. Pour en trouver au- tant qu'au XVIIe siècle, il vous faudra remonter jusqu'au siècle héroïque du moyen âge, à moins encore que, changeant de ciel, vous n'en remarquiez le nombre parmi les premiers adeptes du pro- testantisme. Pendant plus de cinquante ans, la conscience française, si l'on peut ainsi dire, incarnée dans le jansénisme et rendue par lui à elle-même, a fait contre la frivolité naturelle de la race le plus grand effort qu'elle eût fait depuis les premiers temps de la réforme ou du calvinisme. Et c'est même pour cette raison qu'à de certains égards la destruction de Port-Royal, qui semble n'être dans notre histoire politique intérieure qu'une mesure d'ordre ad- ministratif, à la vérité violente et tyrannique, est dans notre his- toire intellectuelle et morale un fait presque aussi considérable que celui de la révocation de l'édit de Nantes. Le plus remarquable exemple de cette influence du jansénisme, { - ÉTUDES SUR LE XVII SIÈGLE. 427 c'est peut-être dans la prédication de Bourdaloue que nous le trou- verions. On a dit de lui qu'il était une réponse vivante aux Provin- ciales, et on a eu raison, car il est difficile d'enseigner une morale plus sévère que la sienne, plus pure, plus étrangère à ces compro- missions que Pascal avait éloquemment reprochées aux jésuites. On a pu faire un grief à Bossuet, injustement, je dois le dire, mais avec une apparence de raison quelquefois, de sa complaisance pour Louis XIV, notamment dans les affaires de la régale et des liber- tés de l'église gallicane. Nous-même nous avons essayé de mon- trer que, dans les Sermons de Massillon, il apparaissait déjà quel- ques symptômes de la morale toute laïque du XVIIIe siècle. Bourdaloue, comme il est par excellence, au XVIIe siècle, le pré- dicateur orthodoxe et catholique, est aussi et en même temps le prédicateur ou le moraliste rigide, s'il en fut, pour ne pas dire impitoyable. Peut-être même est-ce ici l'une des raisons de son prodigieux succès. Dans la morale de Bourdaloue, l'opinion pu- blique aima cette sévérité plus grande qu'elle avait appris à appré- cier dans les Provinciales. Car c'est là ce qu'il y a de surtout inté- ressant pour nous. Contre les attaques de Pascal et du jansénisme, si Bourdaloue a relevé la réputation compromise de l'ordre des jésuites, c'est « en rompant tout pacte » avec la casuistique, et en retournant leurs propres armes contre ses adversaires. Dans les douze ou quinze volumes de Sermons qui nous restent de lui, il n'y en a pas un, je dis même ceux qu'il a prêchés sur la Fréquente communion, — anxquels Port-Royal tout entier n'eût pu souscrire. Et sans doute on peut bien dire qu'avant d'être inspirés du jansé- nisme, ils le sont du christianisme ou du catholicisme lui-même. Mais ce serait mal entendre et mal poser la question. Ce que l'on dit, en effet, ce n'est point du tout que le jansénisme ait apporté au monde une morale nouvelle, mais uniquement qu'il est venu rappeler la morale traditionnelle à une rigueur dont les Provin- ciales nous sont un garant assez sûr qu'elle s'était écartée sous l'influence de diverses causes. - Est-il nécessaire de multiplier les exemples? et si nous re- trouvons jusque dans les Sermons de Bourdaloue la trace visible de l'influence du jansénisme, est-il nécessaire de montrer qu'elle est plus visible encore dans les Sermons de Massillon et dans l'œuvre entière de Bossuet? Sauf un ou deux cas, on pourrait pres- que dire que Bossuet, dans la question de doctrine, a évité de se prononcer sur le sujet du jansénisme. A tout le moins s'en faut-il beaucoup qu'il l'ait jamais attaqué comme il fit le protestantisme ou le quiétisme. Mais, sur la question de morale, il suffit de rap- peler que c'est lui qui deux fois, à vingt ans d'intervalle, en 1682 428 REVUE DES DEUX MONDES, et en 1701, demanda et obtint de l'assemblée du clergé de France la condamnation ou le renouvellement de la condamnation des pro- positions jadis attaquées par les Provinciales. Et pour Massillon, qui fit partie de cette congrégation de l'Oratoire qui devait demeu- rer l'un des derniers foyers de l'esprit janséniste, sait-on bien qu'aujourd'hui même il est recommandé aux fidèles de ne pas lire ses Sermons sans quelques précautions? Ils sont trop jan- sénistes! et, comme autrefois, on craint que, dans les âmes faibles, en jetant des semences de découragement, ou de terreur de la jus- tice divine, ils ne fassent désespérer de la vertu, du salut, et de la religion. Ainsi, de tous les côtés, on le voit, nous retrouvons le jansé- nisme et son influence. Le siècle en est comme imprégné. Une seule influence fait vraiment échec à la sienne, et à peine peut-on dire que ce soit celle du cartésianisme : ce serait plutôt celle d'une es- pèce de philosophie de la nature qu'incarnent les La Fontaine et Molière. Il continue cependant d'exister une société de cartésiens, et, comme nous l'avons dit, l'espèce a bien pu s'en cacher, elle ne s'est pas perdue. La destruction de Port-Royal et généralement les mesures de persécution dirigées contre le jansénisme vont avoir maintenant pour conséquence d'en préparer, sans le vouloir, le dé- veloppement. A mesure que le siècle approche de sa fin, l'influence de Pascal décroît, celle de Descartes se substitue insensiblement à la sienne. C'est le XVIIIe siècle qui commence, et avec lui le triomphe de toutes les idées que le jansénisme a bien pu interrompre et gê- ner dans leur développement, mais non pas réussir à détruire. V. LA RENAISSANCE DU CARTÉSIANISME. M *W Si l'on ne voit pas, en effet, tout d'abord, les liaisons du xvIII° siècle avec le xvII° siècle, c'est qu'en général on ne reprend pas la ques- tion d'assez haut, ou d'assez loin. Mais pour ce qui regarde en par- ticulier la fortune du cartésianisme, il semble qu'on soit dupe d'une véritable illusion d'optique. Les « philosophes » du xvi° siècle, à l'exception de Buffon peut-être, n'ont pas assez de dédain pour Des- cartes, et parce qu'ils se sont mis à l'école de Bacon, de Locke et de Newton, ils se proclament et ils se croient indépendans de leurs vraies origines, nouveaux ou étrangers dans leur propre patrie. Au regard de Voltaire lui-même, - en qui, comme l'on sait, quelque timidité ou quelque respect humain se mêle à beaucoup de hardiesse, et la superstition du siècle de Louis XIV à un pressentiment si vif de l'avenir, - Descartes n'est qu'un esprit « rare et singulier; » mais pour Diderot et pour les encyclopédistes, l'auteur du Discours de la - ÉTUDES SUR LE XVII SIècle. 429 méthode n'est plus en vérité qu'un faiseur de systèmes, dont les << tourbillons » et les « idées innées » n'ont pas plus de valeur à leurs yeux que les « universaux ou les « quiddités » de la scolas- tique. La vraie, l'unique méthode, la méthode expérimentale date pour eux de Bacon et du Norum Organum; la connaissance de l'homme, de ses facultés, du mécanisme de l'esprit, de l'origine et de la formation des idées, n'a commencé qu'avec Locke et l'Essai sur l'entendement humain; et quant à celle du système du monde, elle ne remonte pas au-delà de la publication du livre des Principes. En d'autres termes, et c'est ce qui les rend si souvent si insup- portables à lire, - la science est née avec leur siècle même, et rien ne compte pour eux que ce qu'ils ont eux-mêmes vu naître, pas plus Galilée que Descartes, Kepler que Leibniz, et Tycho Brahé que Malebranche. Heureusement que cela même nous avertit de leur erreur, et, si l'on peut ainsi dire, du point précis où ils la com- mettent. Pour nous rendre compte du principe de leur illusion et pour rétablir la vérité contre elle, nous n'avons en effet qu'à bien voir comment ils en sont devenus dupes. C A la faveur des querelles de religion qui avaient rempli les dernières années du XVIe siècle, et au cours desquelles il s'en était fallu d'assez peu que le même roi qui révoquait l'édit de Nantes et qui proscrivait le jansénisme ne se détachât du saint- siège, en entraînant ses peuples avec lui, les « libertins » ou les « esprits forts » avaient repris lentement quelque chose de leur an- cienne audace. Ils avaient vu misérablement échouer ces tentatives de réunion entre catholiques et protestans dont Bossuet en France. et Leibniz en Allemagne avaient voulu prendre l'initiative. Des pré- lats maladroits, au premier rang desquels on ne saurait hésiter à placer Fénelon, en persécutant le jansénisme à outrance, semblaient avoir travaillé pour ôter à la religion ce qui en faisait en quelque sorte le principal support et le nerf. Enfin, le même Fénelon, et Bossuet, aussi lui, avec leur mémorable querelle du Quiétisme, par la vivacité de leur polémique et leur acharnement réciproque, avaient, comment dirai-je? - scandalisé les âmes pieuses, et moins indigné qu'encouragé dans leur libertinage tous ceux qui semblaient attendre que la religion se divisât une fois de plus contre elle-même. Mais ce qui paraissait plus démontré que tout le reste, et ce qui faisait la joie des rares spinosistes et des nom- breux cartésiens d'alors, de Fontenelle, par exemple, et de Bayle, c'était l'impossibilité d'accorder la raison et la foi, ou en d'autres termes, l'échec de l'œuvre à laquelle il semblait que le xvn siè- cle se fût particulièrement employé. On tenait désormais pour certain que la raison, fière de ses progrès, n'abandonnerait plus 430 REVUE DES DEUX MONDES. 1: les positions qu'elle avait conquises, et qu'au besoin elle lest défendrait contre la religion elle-même, si peut-être et bien- tôt elle ne prenait l'offensive. Mais il était également prouvé qu'à moins d'abdiquer et de cesser d'être elle-même, il y avait des points sur lesquels jamais ni à aucun prix la religion ne consen- tirait de sacrifice ni de transaction. Dans ces conditions, quoi de plus naturel que la fin du siècle ressemblât à ses commencemens? et que l'influence du cartésianisme, en particulier, reprît son cours suspendu depuis cinquante ou soixante ans par l'opposition du jan- sénisme? Ma Ce qu'il est en effet curieux et important de constater, c'est que le petit groupe de « libertins » ou « d'esprits forts » qui, pendant la durée du règne de Louis XIV, en dissimulant d'ailleurs son indé- pendance d'esprit, n'en avait pas moins maintenu la tradition, était le même aussi, nous l'avons dit, qui avait conservé le dépôt du car- tésianisme. On l'avait bien vu, ou du moins on l'eût pu voir, si l'attention eût alors été éveillée sur ce point, dans cette grande querelle des anciens et des modernes, où Charles Perrault avait fait son principal argument de l'idée de progrès, idée vague et incertaine encore, idée confuse et mal définie, mais idée cartésienne, dont le triomphe devait être nécessairement la ruine ou la subversion de l'idée chrétienne et janséniste. Perrault lui-même, Charles Perrault, l'auteur de Peau-d'Ane et du Petit-Poucet, dont on a quelque- fois essayé de faire une façon de grand esprit, - avait-il mesuré la portée de ses propres raisons? J'en douterais pour ma part; mais c'est en vérité ce qui n'importe guère, puisque, autour de lui, à défaut de lui, ni les femmes mêmes ni les hommes ne manquaient pour systématiser en quelque sorte ses pressentimens, et leur don- ner cette forme portative sous laquelle les idées font leur chemin dans le monde. Fontenelle en était l'un, le neveu des Corneille, l'auteur d'Aspar et des Lettres du chevalier d'Her..., bel esprit composé de pédant et de précieux, homme du monde, mais l'au- teur aussi des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l'His- toire de l'Académie des Sciences, d'ailleurs cartésien convaincu, cartésien obstiné, pour mieux dire, et le dernier, avec Mairan, qui ait défendu contre Newton le système de leur commun maître. C'est grâce à lui, grâce à cette universalité de connaissances dont il sut habilement se servir pour être, pendant près d'un demi-siècle, la principale autorité de son temps, que cette idée de progrès allait commencer de prendre figure et tournure, de porter dans ses propres écrits ses premières conséquences, et de préparer la trans- formation prochaine de la littérature et l'esprit français. Rien ne paraît plus caractéristique du xvine siècle que cette i ÉTUDES SUR LE XVII SIÈcle. 431 C foi au progrès, et, par-dessous les différences particulières, c'est elle qui fait l'air de ressemblance et de famille de toutes les grandes œuvres du temps: l'Esprit des lois et l'Essai sur les mœurs, les Discours de Rousseau et l'Histoire naturelle de Buffon; quoi encore ? l'Encyclopédie, l'Histoire philosophique des deux Indes, et la fameuse Esquisse de Condorcet, sur les Progrès de l'esprit humain. D'une manière générale, si l'on voulait caractériser nos grands siècles littéraires par rapport à l'idée qu'ils se sont formée de la marche de l'histoire, on dirait que le xvi° siècle, celui de Ronsard et de Calvin, a placé son idéal dans l'imitation, la résurrection, ou la · rénovation du passé. Par-delà les temps du moyen âge, c'est le même sentiment qui pousse Ronsard à chercher ses modèles dans les littė- ratures anciennes, et Calvin à réintégrer dans un christianisme cor- rompu la pureté de son institution primitive. Le xvIe siècle, celui de Pascal et de Bourdaloue, de Racine et de Bossuet, convaincu de la perversité de la nature humaine, de la nécessité de la grâce et du peu de valeur de la vie de ce monde, se représente l'histoire comme un lent acheminement de l'humanité vers des fins qui lui sont assignées par la sagesse divine. De notre temps, enfin, c'est l'idée de l'évolution qui triomphe, l'idée d'un développement qui n'a rien d'absolument nécessaire ni de régulier dans son cours, que les circonstances peuvent toujours contrarier, et quelquefois même indéfiniment arrêter ou suspendre, qui peut enfin, à la rigueur, être exactement le contraire du progrès. Nous avons vu trop de révolutions, et surtout nous avons vu trop et de trop belles espérances n'aboutir qu'à des effets trompeurs, pour croire au progrès tel que l'ont conçu nos écrivains et nos philosophes du xvIe siècle. Car eux enfin, que nous avons gardés pour les derniers, c'est au progrès qu'ils ont cru, au progrès constant, à la marche continue de l'humanité vers un perfectionnement crois- sant et infini de l'homme et de la société. Là est leur utopie, avec une autre, celle de la bouté native de l'homme, mais que je ne veux point examiner aujourd'hui, parce qu'elle m'entraînerait trop loin, et qu'elle provient d'une autre source. } 1 1 e, Pour mesurer l'importance et le rôle de cette idée dans la philo- sophie du XVIe siècle, il suffirait au besoin de noter la place qu'elle tient dans l'œuvre de Voltaire, qui, de tous les écrivains du temps, lui est sans doute non pas le plus hostile, mais au moins le plus récalcitrant. Voltaire, pour croire au progrès, et surtout au progrès moral, a trop connu les hommes, de trop près, les a trop fréquentés, s'est trop connu lui-même. Cela est bon pour Rousseau, pour Dide- rot, pour Condorcet, et voilà ceux, en effet, que l'on peut appeler les apôtres de l'idée de progrès, ceux qui l'ont répandue dans le . - 432 REVUE DES DEUX MONDES. monde. Mais Voltaire, lui, pense, à l'égard de la «< canaille, » qu'elle restera toujours «< canaille, » et il n'y trouve pas de difficulté, ni d'inconvénient, ni même d'injustice, car, sans cela, demande-t-il, comment s'accomplirait le gros ouvrage de la société ? Cependant, et malgré tout, depuis le Mondain jusqu'à l'Essai sur les mœurs, voyez comme les instincts de Voltaire et les traditions qu'il a héritées du siècle précédent luttent, pour ainsi dire, dans ses œuvres, avec les convictions raisonnées qu'il s'est faites. Nul plus que lui n'admire Corneille ou Racine; mais, dans ce progrès universel des arts et des sciences, il ne peut s'empêcher de croire que ses tragé- dies, à lui, sa Zaire et sa Mérope, valent mieux que les leurs, ont quelque chose au moins d'autre et de plus que le Cid, que Cinna, qu'Iphigénie, qu'Athalie. De même il sait bien que les lettres, comme les arts, ont eu leurs époques dans l'histoire de l'huma- nité, que le génie ne dépend ni des temps ni des lieux, que jamais poètes n'ont surpassé Sophocle ou Euripide, ni jamais peintres ceux de Florence ou de Rome; mais il se rend bien compte aussi du béné- fice héréditaire que chaque génération retire du travail de celles qui l'ont précédée, et que de siècle en siècle, d'une manière géné- rale, l'esprit humain a grandi, s'est accru, s'est assoupli, a passé comme un homme de la faiblesse de l'enfance à la vigueur de la maturité. De même, enfin, il admet bien que tout le monde « est fait comme notre famille, » c'est un mot d'Arlequin qu'il cite volontiers, mais cependant il n'écrit son Essai sur les mœurs que pour essayer de débarrasser l'humanité des fléaux qui la désho- norent et qui retardent seuls son progrès: la guerre et la religion. Par la place que l'idée du progrès occupe dans l'œuvre de Voltaire, on peut juger de celle qu'elle tient dans l'œuvre de ses contempo- rains, et notamment des encyclopédistes. Diderot ne croit rien d'impossible à l'homme; Turgot enchérit sur Diderot ; et Condorcet, enfin, dans le livre que nous rappelions, celui qu'il écrivit dans sa re- traite, l'Essai sur les progrès de l'esprit humain, continue d'affirmer, sous le couteau de la guillotine, que si tout est mal actuellement, tout sera bien un jour. Avec la croyance au progrès et à la perfectibilité infinie de l'espèce, s'il est une autre opinion dont conviennent tous les <«< philosophes » du xvine siècle, c'est la toute-puissance de la raison. A ce sujet, ne pourrait-on pas dire que l'erreur capitale du XVIIe siècle est d'avoir voulu soumettre à la raison tout ce qui lui échappe, tout ce qui, par nature et par définition, ne sau- rait être de sa compétence? L'homme tel que Voltaire lui-même, Diderot, Montesquieu, Buffon, Rousseau, d'Alembert, Condorcet, Condillac, le conçoivent, c'est l'homme selon Descartes, l'homme A — - 簀 ​ÉTUDES SUR LE XVII SIÈcle. 433 rationnel, si je puis ainsi dire, l'homme abstrait, ou plutôt encore l'homme soustrait aux conditions de temps et de lieu, c'est-à-dire indépendant de l'histoire et de la réalité. De là leur inintelligence, que l'on leur a si souvent et si justement reprochée, de la religion d'abord, de la poésie, de l'histoire et de la politique. Ce sont, en effet, d'autres facultés, ce sont d'autres pouvoirs ou d'autres formes de l'intelligence qui ont engendré, dans l'histoire de l'humanité, les grandes religions et la grande poésie, facultés si différentes de la faculté de concevoir et de raisonner, que celle-ci les dessèche à me- sure qu'elle occupe et qu'elle envahit l'entendement. Aussi long- temps que le jansénisme a dominé sur les esprits, le sens de la réalité, l'idée de la duplicité ou de la complexité de l'homme, la connaissance ou le sentiment de la limitation de l'esprit ont em- pêché nos philosophes de faire à la raison cette place prééminente, unique, souveraine. Mais maintenant, émancipée de ses anciennes contraintes, livrée à elle-même, fière de ses progrès, la raison ne voit plus rien qui doive demeurer en dehors de ses prises, aucun domaine sur lequel elle n'ait la prétention d'étendre son empire. C'est le développement de la science prédit et préparé par Des- cartes qui entretient et qui développe à son tour cette illusion. Car on a bien pu renoncer aux « tourbillons » de Descartes, et les traiter, comme Voltaire, avec presque autant de dédain que la vision en Dieu » de Malebranche, ou « l'harmonie préétablie » de Leibniz. Il n'en est pas moins vrai que l'on doit deux choses à Descartes, et qu'elles subsistent. La première est l'idée de l'universel mécanisme, c'est-à-dire de la solidarité de toutes les parties, et conséquem- ment de l'unité de la science. La seconde est l'application de l'in- strument mathématique à toutes les questions scientifiques, ce qui est une suite et une preuve à la fois de leur solidarité et de l'ob- jectivité de leur existence. Quoi que l'on dise d'ailleurs du discrédit de la science de Descartes, il ne demeure pas moins qu'elle inspire encore l'une des grandes œuvres scientifiques du siècle, je veux dire l'Histoire naturelle de Buffon. Mais quand on le contesterait, ce qui serait encore certain, c'est que le mouvement est parti de lui. D'Alembert se moque, en vérité, quand, dans le Discours préli- minaire de l'Encyclopédie, c'est à Bacon qu'il fait honneur d'avoir inauguré le mouvement scientifique moderne. Mathématicien dis- tingué, sinon de premier ordre, il est impossible qu'il ne sentît pas que, dans la mesure où la physique nouvelle est fille du calcul, c'est au cartésianisme qu'elle doit ses découvertes et ses progrès. Seu- lement, pour diverses raisons, qu'il serait trop long de débrouiller, d'Alembert veut nous donner le change, et j'avoue qu'il y a réussi, puisque je suis obligé de parler si longtemps pour redresser l'er- TOME XC. 1888. 28 434 REVUE DES DEUX MONDES. reur dont il fut l'un des patrons au XVIIIe siècle. Mais cette idée que la science seule est capable de certitude, qu'en dehors de la certitude rationnelle ou expérimentale il n'y en a pas d'autre, et que la raison aidée du calcul est ou sera quelque jour la maîtresse du monde, elle appartient bien à Descartes; et ici, comme plus haut, après une longue éclipse, c'est son influence que nous voyons re- paraître. De cette croyance au pouvoir infini de la raison, combinée avec l'idée de la souveraineté de la science, est né l'optimisme du XVIIIe siècle, celui dont quelques-uns de ses apôtres ont payé si chèrement, dans les jours troublés de la révolution, l'illusion qu'ils s'en étaient faite. Quand, en effet, il est admis que la science peut tout, et, d'un autre côté, que la capacité de la raison humaine est égale, pour ainsi dire, à l'infinitude du monde, comment admettre qu'il puisse y avoir un terme aux espérances de l'humanité? Aussi les philosophes du xviie siècle n'en ont-ils point vu ni d'ailleurs supposé. Mais leur homme idéal et abstrait, ils l'ont cru bon, ils l'ont cru perfectible, ou, si l'on aime mieux, ils ont cru et ils ont enseigné, par une conception que l'on pourrait croire imitée du platonisme, si l'on n'en connaissait maintenant les liaisons avec le cartésianisme, que le vice était synonyme d'ignorance, et, récipro- quement, que la science était institutrice de vertu. C'est une erreur que beaucoup d'honnêtes gens partagent encore de nos jours, n'ou- bliant en cela que deux points, qui sont tout le problème : le pre- mier que, bien loin d'être bon, l'homme naturel, supposé qu'il existe, voisin encore de l'animal et impulsif comme lui, pourrait bien être moralement mauvais; et le second, que l'objet de l'institution so- ciale étant de soustraire l'homme à l'impulsion de la nature, une connaissance plus approfondie de la nature en éloigne peut-être les civilisations plus qu'elle ne les en rapproche. Disons-le plus nette- ment encore : la connaissance de la nature ne peut servir qu'à en éloigner l'homme social, et la grande erreur du siècle est d'avoir cru qu'elle l'en devait rapprocher. On le voit donc l'une après l'autre, dans la littérature ou dans la philosophie du XVIIe siècle, les idées essentielles du cartésianisme renaissent, et c'est même alors seulement, qu'en perdant la con- science de leur propre origine, elles prennent celle de leur puis- sance et de leur fécondité. Sans doute, pour agir, pour exercer une influence réelle sur la direction des esprits, il fallait que le cartésianisme se fût dégagé ou libéré du système particulier qui l'enveloppait. On remarquera d'ailleurs qu'il n'a vaincu le jansé- nisme qu'avec ses propres armes ou, pour mieux dire, en lui empruntant ses moyens d'action, en devenant, comme lui, une philosophie ou une conception de la vie, et en proposant sa solution qich e ÉTUDES SUR LE XVII SIÈCLE. 435 effective et pratique des problèmes que Descartes, par oubli, manque de loisir, prudence ou ironie peut-être, avait négligé de traiter. C'est, en effet, avec l'accroissement qu'elle a reçu des enrichissemens de la science, la principale modification que la doctrine carté- sienne ait subie du xviie au XVIIIe siècle : elle est descendue du ciel en terre, et se désintéressant des questions qui, comme quelques- unes de celles où s'était complue l'aventureuse imagination du maître, sont étrangères ou indifférentes à la plupart des hommes, elle a pris à la vie l'intérêt qu'une doctrine y doit prendre, toutes les fois qu'elle veut agir, et ne pas finir en une espèce de curiosité de cabinet. Mais c'est bien elle, nous la reconnaissons, c'est son esprit qui anime également le matérialisme de Diderot ou le spiritualisme de Jean-Jacques; et la fortune que Pascal ou Bossuet l'avaient empêchée de faire, elle la réalise au XVIIe siècle. Qu'importe après cela que la physique de Newton se soit substituée à celle de Descartes? ou la doctrine de la sensation transformée à celle des idées innées ? Nous savons assez que, dans l'explication scientifique de l'univers ou de l'homme, il y aura toujours quelque chose de caduc et de ruineux, puisque, comme on l'a dit, la science ne consiste guère. qu'à reculer, de génération en génération, ou à déplacer les bornes de l'ignorance. Que si maintenant nous avons peut-être insisté longuement sur la question, c'est qu'indépendamment de l'intérêt qu'il y a sans doute à se faire une juste idée d'un Pascal et d'un Descartes, il nous a paru que la solution que nous en proposons pouvait éclairer d'une lumière nouvelle plusieurs points importans de l'histoire des idées et de la littérature du xviie siècle. Trois grandes influences, pour ne rien dire aujourd'hui des moindres, auxquelles aussi pourtant il nous faudra faire leur part, se disputent au XVIIe siècle la direc- tion des idées et la domination des esprits. La plus considérable est peut-être celle des trois dont nous n'avons presque rien dit encore, et que nous étudierons prochainement, en étudiant ce que l'on peut bien appeler, comme on le verra, la philosophie de Molière. C'est au moins celle dont les origines remontent le plus haut, et dont aujourd'hui même les effets ne sont pas épuisés. Le cartésianisme et le jansénisme sont les deux autres, dont nous venons de voir la lutte se terminer par le triomphe de la première. Je suis d'ailleurs persuadé que rien qu'en essayant de rattacher à l'une ou à l'autre des trois beaucoup d'idées communément reçues, nous nous apercevrons qu'elles doivent être assez profondément modifiées. C'est ce que je tâcherai de faire voir, et ce que j'espère que l'on reconnaîtra dans la suite de ces Études. Ferdinand Brunetière. APRÈS LES MANOEUVRES Les grandes manœuvres qui ont eu lieu, il y a quelques se- maines, terminent chaque année le travail de l'armée française. Elle y montre ce qu'elle a appris; elle y montre aussi ce qu'il lui reste à apprendre. Le moment est donc favorable pour les appré- cier et résumer l'impression qui s'en dégage. Les grandes manoeuvres, en 1888, comprenaient les manœuvres des 3º, 6º et 16° corps d'armée, les grandes manœuvres d'artille- rie, les grandes manoeuvres de cavalerie. Nous constatons, à notre grand regret, qu'on n'a pas jugé à propos de faire des manœuvres de corps d'armée contre corps d'armée. Nous allons examiner ces manœuvres au point de vue de la conception et de la direction, c'est-à-dire du commandement, de la préparation des ordres, c'est-à-dire du service d'état-major, et enfin de l'exécution. Quand un chef de corps d'armée, un directeur de manœuvres d'artillerie ou de cavalerie doit exécuter des grandes manœuvres, il en soumet le programme au ministre de la guerre. Nous n'ap- prendrons rien à personne en disant que ce programme est presque toujours renvoyé sans observation; en voici la cause: Les ministres de la guerre ont des soucis plus urgens que de rectifier un thème de manœuvre, quelle qu'en soit l'importance. Si le ministre est civil, il faut lui savoir gré de cette réserve. Il en est malheureusement de même quand le ministre est militaire. Dans tous les cas, le programme des grandes manœuvres n'a LE SYSTEME DE DESCARTES ET IA CRITIQUE MODERNE Un bon moyen d'apprécier comme il faut le système de Descartes est de comparer à grands traits les objections de ses adversaires et ses réponses. Ce système prétend asseoir et associer sur la même base métaphysique de la pensée claire et distincte les théories théologiques et les théories phy- siques, l'idée de Dieu et l'idée de la nature; il ne distingue ces idées l'une de l'autre que pour leur faire à chacune sa juste part. C'est tout à la fois un système de théologie et un système de la nature. Descartes croit avoir découvert dans la connaissance de soi-même, qui coupe court aux illu- sions et qui découvre aux yeux le principe de la certitude, la lumière naturelle qui illumine l'idée de Dieu et, par cette première idée, la seconde, celle de la nature. Les objections prises en gros et dans leur ensemble viennent des deux camps extrêmes des théologiens et des natu- ralistes. L'un et l'autre cherchent à ébranler, chacun à son profit. et à sa façon, la base métaphysique du système. C'est là le point qui les inquiète et les met en émoi. A la base métaphysique, théologiens et na- turalistes entendent substituer la leur, théologique ou physique, appuyée sur la révélation ou sur l'expérience des sens. Aux théologiens, adver- saires de Descartes, la lumière naturelle de la pensée claire et distincte 500 REVUE MODERNE. paraît dangereuse par rapport à l'idée de Dieu; aux sensualistes par rap- port à l'idée de la nature. Les uns se portent à la défense de la lumière surnaturelle de la révélation, les autres de la lumière naturelle des sens. La lumière de la pure pensée que suit Descartes leur déplaît, à ceux-là pour n'être que naturelle sur le chapitre de Dieu, à ceux-ci pour n'être plus naturelle sur le chapitre de la nature. Trop naturaliste pour les uns, la nouvelle doctrine ne l'est point assez pour les autres. On craint d'un côté que dans ce système l'idée de Dieu ne soit naturalisée et ne suive une pente qui la coufondrait à la fin avec la nature. On craint le con- traire de l'autre côté, à savoir que l'idée de la nature ne soit sacrifiée, qu'elle ne soit subordonnée à la connaissance de soi-même et à l'idée de Dieu, au lieu de conserver sa suprématie sur l'idée de l'esprit et sur celle de Dieu. S C'est ainsi que se réunissent contre Descartes ces deux doctrines si opposées entre elles: la théologie qui a reçu de saint Augustin sa plus pure et plus solide forme, le naturalisme qui est l'âme et le souffle de la philosophie moderne et qui a pris d'abord avec Bacon la forme de l'empirisme et du sensualisme purs. Descartes prétend au contraire concilier ces extrêmes et fonder un nouveau système de la connaissance naturelle, également équitable envers saint Augustin et envers le natu- ralisme. Voilà la quintessence des objections et des réponses. Ainsi se trouve posée, pour ainsi dire d'elle-même, la question qui nous conduira comme par la main dans le cours de notre appréciation. Est-il vrai que le système de Descartes concilie ce qui en dehors du système est à l'état de guerre civile et ne s'allie que pour le combattre? Visiblement il y a dans la nouvelle doctrine un élément théologique, et d'autre part elle renferme un élément naturaliste qui n'est pas méconnais- sable. Ce n'est pourtant point un replâtrage; dans l'esprit de Descartes les deux coulent de la même source. Aussi peut-on donner à la question la formule que voici : Les éléments du système, les parties essentielles de l'édifice sont-elles parfaitement assemblées, ou bien s'y trouve-t-il un défaut qui tiendrait à une contradiction interne et qui mettrait la soli- dité de la doctrine en danger? Tel est le problème que nous nous propo- sons de résoudre. Il n'y a en général qu'une voic équitable et profitable à suivre pour juger un système de philosophie, qui est de ne le point comparer à un ensemble d'opinions préconçues d'après lesquelles on l'expose et d'où ou tire des objections qui ne tombent point d'aplomb sur le système. La plupart des difficultés qu'on a soulevées contre Descartes sentent le parti pris. Il s'agit au contraire d'étudier son système en lui-même, d'en LE SYSTÈME DE DESCARTES. 501 pénétrer le principe, de se placer à son point de vue, de partir de là pour suivre avec autant d'exactitude que de sûreté la voie où conduit le système. Cette voie est déterminée par la série rigoureuse des consé- quences auxquelles le système aboutit. C'est la liaison intime du prin- cipe et des conclusions qui imprime au système son caractère. Les ques- tions que suscite l'examen tirent de cette liaison leur ordre et leur importance. Allant d'abord aux raisons qui ont pu faire accepter et répandre le système, il faut voir si l'on a vraiment tiré du principe toutes les conséquences qu'il renferme. Si non, il s'agirait de développer, de compléter, de parfaire le système, autrement dit, de remplir le rôle qui devait appartenir à ses plus zélés partisans. Il faut ensuite pousser plus avant et s'assurer si toutes les conséquences déduites sont rigoureusement d'accord entre elles et avec le principe. Dans le cas contraire, il y aurait lieu de concilier les conclusions avec le principe, de modifier celles qui le contredisent, c'est-à-dire de corriger, de perfec- tionner le système même, de le conduire à son couronnement en s'ins- pirant de l'esprit qui l'anime. Après avoir poursuivi exactement le prin- cipe dans toutes les conséquences, l'examen s'attaque au principe même, se demande s'il ne se dément jamais, s'il résout le problème qu'il a la prétention de résoudre, ou s'il reste des difficultés, reconnues pour telles, dont le principe posé ne donne point l'explication. Dans ce dernier cas il deviendrait nécessaire de changer les assises du système, c'est-à-dire d'en modifier les principes, ou, ce qui revient au même, de transformer le système. C'est ainsi qu'une doctrine philosophique quelconque ne se développe, ne se complète, ne s'achève que par un examen qui en saisit l'esprit. En suivant pas à pas le développement historique d'un système, cette sorte de critique finit par y mettre le sceau. A entendre son propre fondateur, la doctrine de Descartes offrirait un ensemble d'idées si justes et si suivies, un système si méthodique, si profond et si parfait, que toute la série des conclusions procéderait par voie de déduction d'un seul et unique principe parfaitement certain. Nous voilà d'autant plus autorisés à n'appliquer à cette philosophie que sa propre mesure, à la juger exacte ou fausse sur son propre témoignage. Toute la question est de savoir si la doctrine de Descartes est en réalité ce qu'elle prétend être, à savoir un système complet, sans contradictions, d'accord avec lui-même en toutes ses parties. Retraçons-nous en abrégé les principaux linéaments de la doctrine de Descartes. Le doute, qui dissipe les illusions, engendre la pensée sûre d'elle-même qui est l'unique principe de la certitude. De là nait la pensée claire et distincte, criterium unique de la connaissance. Ce que 502 REVUE MODERNE. nous connaissons clairement et distinctement est vrai. L'essence des choses saisie dans son intelligible clarté est la seule vraie réalité. Nous nous connaissons immédiatement nous-mêmes. Notre claire et dis- tincte connaissance de nous-mêmes est directe et indépendante. Nous nous reconnaissons à titre d'êtres qui existent par eux-mêmes, c'est-à-dire pour des substances; et puis pour des substances pensantes, autrement dit, pour des esprits. Tous les autres êtres dont l'existence est pour nous une idée claire et disctinte, et de plus indépendante de l'esprit humain, sont aussi des substances par rapport à cet esprit. C'est ainsi que nous apercevons au delà de l'esprit humain la substance divine, à côté ou en face de cet esprit les substances corporelles. La connaissance claire et distincte nous découvre de la sorte trois espèces de substances, Dieu, les esprits et les corps. En vertu de cette distinction, la doctrine de Descartes aboutit à un double dualisme qui n'est rien moins qu'involontaire, qui s'affirme en pleine connaissance de cause. Les substances sont par elles-mêmes; ce sont des êtres indépendants les uns des autres, qui s'excluent entre eux. L'essence des substances, à ce que dit Descartes lui-même, consiste dans cette exclusion réciproque. La distinction de substances est un mur de séparation. De là dualisme, 1º entre Dieu et le monde, entre la substance infinie et la substance finie; 2° dans le monde même ou entre substances finies, dualisme ou opposition entre les êtres pensants et les êtres étendus, entre les esprits et les corps. Nous parlions tout à l'heure d'un élément théologique (emprunté à saint Augustin) et d'un élément naturaliste que la doctrine de Descartes pré- tend asseoir et réunir sur la même base. Nous les retrouvons dès à pré- sent sous la forme toute cartésienne d'une substantialité de Dieu par opposition au monde, et d'une substantialité du monde ou des choses (esprits et corps) par opposition à Dieu. L'indépendance et la réalité abso- lue de Dieu par rapport au monde est l'idée qui constitue le côté théolo- gique de la doctrine de Descartes, par où elle se rapproche des théories de saint Augustin. L'indépendance du monde par rapport à Dieu, la substantialité de la nature, spirituelle et corporelle, voilà en quoi con- siste le caractère naturaliste de la doctrine, celui qui provoquait les inquiétudes et les objections des théologiens. Ce caractère naturaliste a deux sens ou plutôt deux faces. La nature se subdivise en esprits et en corps. Les uns et les autres sont également substantiels et indépendants les uns des autres. C'est par cette dernière idée que la doctrine de Des- cartes choque les naturalistes proprement dits et les soulève contre elle; ils ne veulent point de la substantialité de l'esprit ou, ce qui revient an LE SYSTÈME DE DESCARTES. 503 même, de l'indépendance de l'esprit par rapport au corps. Le naturalisme exclusif consiste à considérer comme l'être unique et par soi la nature, le monde, la somme des choses existantes. Sous la forme particulière du matérialisme, vers lequel incline l'empirisme, il consiste à considérer la substance corporelle ou la matière comme la seule et unique essence naturelle. C'est ici que se prononce l'opposition du naturalisme de Des- cartes et des tendances matérialistes. Descartes limite et restreint le naturalisme par l'importance qu'il accorde à l'idée de Dieu, le matéria- lisme par celle qu'il accorde à l'idée de l'esprit; en sorte que dans son système les matérialistes sont resserrés et repoussés de deux côtés. Il affirme du moins la substantialité de la matière, et c'est la seule porte qu'il laisse ouverte au matérialisme. Dans la doctrine cartésienne, l'idée de Dieu et celle de l'esprit se tien- nent de très-près. Cette philosophie est un chemin qui conduit par la con- naissance de soi-même à l'idée de Dieu. La connaissance de soi-même ou certitude personnelle, étant directe et immédiate, est l'expression et la preuve de la substantialité de l'esprit. L'esprit, en sa qualité de sub- stance, est un être par soi, indépendant, distinct de Dieu et des corps; et de cette seule idée sort le dualisme sous ses deux formes, d'abord entre Dieu et le monde, puis entre l'esprit et les corps. Cela nous permet de préciser la question. On demandait s'il y a un accord réel entre l'élément théologique et l'élément naturaliste que pré- tend concilier la doctrine de Descartes. La réponse équivaut à savoir si dans cette doctrine la substantialité de Dieu s'accommode avec celle du monde (esprits et corps), la substantialité des esprits avec celle des corps; si toutes ces idées subsistent sans se contredire dans le système. Les substances s'excluent réciproquement. Chacune d'elle est indé- pendante des autres, et il ne saurait y avoir entre elles aucune commu- nion, car toute communion serait une sorte de dépendance mutuelle. La définition cartésienne de la substance aboutit donc au dualisme des substances, et le principe cartésien de la certitude ne va point sans cette définition de la substance. Nous concevons d'emblée comment Descartes en vient à sa théorie dualiste qui sépare par une distinction essentielle Dieu du monde et les corps des esprits. Ce dualisme exclut toute espèce de rapport et de conciliation; il sup- pose une séparation absolue, tandis que la connaissance exige un accord parfait. Le dualisme est donc en désaccord avec la connaissance, et Des- cartes avec ses idées dualistes vient rendre impraticable la tâche qu'il impose lui-même à la philosophie et qui est d'expliquer l'accord univer- sel des choses à l'aide d'une méthode, d'un fil de Thésée (c'est sa propre A 50.1 REVUE MODERNE. métaphore) qui conduise sans interruption à travers tous les mystères de la nature des choses. Le dualisme brise le fil en deux endroits au moins par l'abîme qu'il creuse entre la substance infinie et la sub- stance finie, par l'abîme qui sépare les substances pensantes des sub- stances étendues. : Le dualisme sous ses deux formes s'explique par l'usage que fait Des- cartes de sa pensée claire et distincte, qui est, selon lui, toute la con- naissance. Aussitôt connu, le dualisme existe. Descartes supprime par là l'accord des choses et l'unité dans la connaissance qui sont exigés en principe par la philosophie. La tâche qu'il s'impose va au delà de son système. Et nous reconnaissons dès à présent comment ce système avec son dualisme n'aboutit point à une conclusion, comment il renferme un nouveau problème dont la solution mène plus loin que le système tel que Descartes le façonne. Dans les limites même du système les idées fondamentales du dua- lisme ne s'accordent point. Elles portent leur contradiction en elles- mêmes, à commencer par le dualisme pris par son côté le plus large, par le rapport entre Dieu et le monde. Si Dieu était en réalité distinct des esprit et des corps au sens rigou- reux qu'exige le dualisme, comment l'idée de Dieu entrerait-elle dans l'esprit? Comment Dieu pourrait-il éclairer les esprits et mouvoir les corps? Notre idée même de Dieu n'est-elle point un effet par lequel Dieu s'affirme, se manifeste, existe en nous? L'existence de Dieu pour- rait-elle se révéler immédiatement par cette idée, si l'idée même n'était point son existence. Dieu ne saurait donc être distinct de nous de la façon que comporte et qu'exige la théorie dualiste. Autrement cette idée de Dieu serait une impossibilité. L'esprit humain à son tour ne saurait être distinct de Dieu de la façon qu'exige l'idée de la substance. Donc par rapport à Dieu, l'esprit humain n'est plus substance au sens propre et rigoureux. Il en est de même des corps. Dieu est la substance infinie, les esprits et les corps sont les sub- stances finies. Dieu éclaire les esprits et meut les corps. Les uns et les autres dépendent donc de lui. Si nous entendons avec Descartes par substance l'être par soi, indépendant, qui pour exister n'a besoin d'au- cun autre, il est évident que le nom de substance ne convient plus que par métaphore aux êtres finis, que Dieu et les choses ne se peuvent plus appeler des substances au même sens, univoce, pour parler comme Descartes; que Dieu seul est la vraie substance, que par rapport à lui les choses ne sont point des substances. Sans Dieu les esprits sont plongés dans l'obscurité, si peu éclairés qu'ils n'aperçoivent pas même leur LE SYSTÈME DE DESCARTES. 505 propre imperfection, car l'idée de la perfection met seule en lumière l'imperfection. Sans l'idée de Dieu (c'est-à-dire sans Dieu), il n'y a dans les esprits ni doute ni certitude; il n'y a donc plus de substantialité, car la substantialité a pour fondement la certitude. Sans Dieu il n'y a plus dans les corps ni mouvement ni repos. Sans lui les esprits et les corps ou en général les substances finies sont comme si elles n'étaient pas. Elles ne dépendent point seulement de Dieu, elles n'existent que par lui; elles sont ses effets; il est leur auteur. Plus on donne à la sub- stantialité de Dieu, plus on retranche à celle des esprits et des corps dont l'indépendance finit par se réduire à rien. A l'indépendance absolue de Dieu correspond et ne peut correspondre, du côté des substances finies, que leur dépendance absolue. Elles sont les créatures de Dieu. L'idée de la substance se métamorphose en l'idée de la créature. Quand Descartes fond les deux idées en une seule et appelle les substances finies des sub- stances créées, loin de résoudre la contradiction ou de la déguiser, il la laisse subsister tout entière. Des substances créées sont des substances qui n'en sont point: ce sont des êtres indépendants sans indépendance. La définition de la substance suppose des objets qui n'ont besoin pour exister d'aucun être. La définition de la créature suppose des objets qui pour exister ont besoin de Dieu, qui sans Dieu ne sauraient être. La contradiction est claire comme le jour. Ce n'est pas seulement pour exister qu'ils ont besoin de la vertu créa- trice de Dieu; ils en ont encore besoin pour subsister. Comme ils ne sont point par eux-mêmes, ils ne tirent point leur durée de leur propre vertu. Ils durent parce que Dieu les soutient. Descartes explique en propres termes, et c'est dans ce système une explication forcée, que la perpé- tuité du monde est une création continue, creatio continua. Ainsi est parfaitement démontré le néant des soi-disant substances finies. Elles ne sont point seulement dépendantes et dénuées d'indépendance propre sous un certain rapport, mais sous tous les rapports. Il n'y a donc plus, à proprement parler, trois substances essentielle- ment distinctes; il n'y a en réalité qu'une substance. Dieu est l'unique substance. Descartes tire lui-même cette conclusion qui est en contradic- tion manifeste avec son dualisme: «Par substance, il faut entendre une » chose qui existe et se suffit à elle-même pour exister. Or, la substance » qui n'a besoin de rien absolument, ne peut être que Dieu; aucune » chose créée ne peut exister un seul moment sans être conservée et » soutenue par lui; ainsi, le terme dont nous nous servons ne convient » pas indifféremment, univoce, comme on s'exprime dans l'école, à » Dieu et aux substances individuelles; c'est-à-dire que l'idée contenue 506 REVUE MODERNE. » dans ce mot n'offre aucun rapport commun entre la créature et son >> auteur. 1 >> C'est ici que l'examen critique tranche le noeud de la question. L'élément théologique et l'élément naturaliste de la doctrine de Des- cartes ne se concilient point et tombent au contraire dans une contra- diction naturelle. La substantialité du monde ne saurait se maintenir en face de la substantialité de Dieu. Au lieu de prédominer seulement, la substance divine emporte tout, et les substances finies en présence de la substance infinie perdent à la fin toute indépendance. A ce point de vue elles cessent d'être des substances. A la place de la nature intervient l'idée de la création, d'une création soutenue et continue, qui ne laisse aux choses aucune sorte d'indépendance. Ainsi dans cette lutte contra- dictoire des deux éléments il semble que l'élément théologique étouffe l'autre et que saint Augustin triomphe du naturalisme. Ne nous laissons point prendre aux apparences. En fait, le Dieu de saint Augustin ne ressemble guère au Dieu de Descartes. Le principe de connaissance d'où dérive l'idée augustinienne de Dieu est aux antipodes de l'idée cartésienne. L'idée de Dieu procède chez saint Augustin du fait de la rédemption, chez Descartes du fait de la certitude humaine. Le Dieu du premier choisit ceux-ci pour les sauver, ceux-là pour les damner, éclaire les uns et frappe les autres d'aveuglement, repousse ou prend en pitié qui bon lui semble. Il faut concevoir ce Dieu comme la toute-puissance absolue que rien n'arrête en ses caprices. Au contraire, le Dieu de Descartes est l'auteur de notre certitude; cette certitude est le principe de toute connaissance, et la connaissance n'a pour tout guide que la pensée claire et distincte. Telle est la lumière naturelle qui ne trompe jamais. Dieu est la source de cette lumière naturelle. D'où vient que le Dieu cartésien est incapable de tromper. Si une seule illusion pouvait venir de Dieu, la connaissance humaine serait une impossibilité; ce serait l'écroulement de la base sur laquelle repose en pleine sécurité. la doctrine de Descartes. Il y a donc quelque chose d'absolument im- possible à ce Dieu, et qui limite d'une manière très-significative son pouvoir arbitraire. Il est impossible de lui prêter des attributs en vertu desquels il ne saurait y avoir en nous une connaissance naturelle, ou qui feraient de la lumière naturelle une lueur trompeuse : « Le premier des » attributs de Dieu, dit Descartes, est sa souveraine véracité. Dieu est » la source de toutes les lumières; il est donc impossible qu'il nous » trompe, qu'il soit la cause réelle et efficiente de nos erreurs, des ¹ Principes de la philosophie, I, § 51. LE SYSTÈME DE DESCARTES. 507 » erreurs auxquelles l'expérience montre que nous sommes sujets¹. » La connaissance humaine n'est possible que s'il est impossible à Dieu de tromper les hommes. Moins Dieu voudra et pourra les tromper, moins il sera maître d'agir au gré d'un caprice sans frein, plus il sera contraint d'agir suivant une nécessité réglée. Si Dieu était le caprice effréné comme il est la toute-puissance absolue, pourquoi dans ses incompréhensibles desseins s'abstiendrait-il de vouloir tromper les hommes? Et quel moyen aurions-nous de nous assurer qu'il ne le veut point? Comment ferions-nous pour sonder le mystère de la volonté divine jusqu'à découvrir clairement qu'il y a une chose qu'il ne veut jamais? Ce qu'il ne veut jamais, c'est de tromper les hommes, et nous discernons du même coup ce qu'il veut toujours, qui est de donner aux hommes la connaissance. Nous reconnaissons donc la volonté divine, ce qui serait impossible, si Dieu était tout caprice et tout arbitraire. Dieu ne peut pas vouloir également tromper et éclairer les hommes. Il ne veut que les éclairer. Il n'est donc point tout caprice. Il n'est point indifférent, mais au contraire, toujours conduit par la plus claire vision. La volonté divine ne se distingue point de la lumière divine, et la lumière naturelle qui ne trompe jamais est de même essence que la lumière divine. Si la lumière naturelle est identique à la lumière divine dont la volonté divine ne se distingue en rien, en quoi l'essence de Dieu est- elle encore distincte de celle de la nature? « Il n'y a point de doute, dit >> Descartes, que tout ce que la nature m'enseigne contient quelque » vérité; car par la nature considérée en général, je n'entends main- » tenant autre chose que Dieu même, ou bien l'ordre et la disposition » que Dieu a établis dans les choses créées; et par ma nature en par- » ticulier, je n'entends autre chose que la complexion ou l'assemblage » de toutes les choses que Dieu m'a données 2. >> Voici en réalité comment la chose se passé. A mesure que l'élément naturaliste de la doctrine de Descartes s'efface et disparaît devant l'élément théologique, à mesure que l'indépendance des objets se résout en l'indépendance de Dieu, l'élément naturaliste se glisse et reparaît au sein même de l'élément théologique; le Dieu de Des- cartes cesse d'être surnaturel, l'idée de Dieu se naturalise et s'éloi- Principes de la philosophie, I, § 29. * Et sane non dubium est quin ea omnia quæ doceor a natura aliquid habeant veritatis: per naturam enim generaliter spectatam nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum, vel rerum creatarum coordinationem a Deo institutam intelligo; nec aliud per naturam meam in parti- culari, quam complexionem eorum omnium quæ mihi a Deo sunt tributa. Méditation, V1. 508 REVUE MODERNE. : gne de toute la distance possible de l'idée de saint Augustin. De la formule dualiste Dieu et la nature, sort à la fin cette autre formule; Dieu ou la nature, c'est-à-dire une proposition à laquelle Descartes arrive et qui est le point de départ de Spinosa. Sous couleur de se rap- procher de saint Augustin, Descartes se rapproche au fond de Spinosa et même lui fraye la voie jusqu'à énoncer la formule qui porte en soi le spinosisme. Par ses goûts personnels il se sentait attiré vers le Père de l'Église qui revivait en Port-Royal, il voyait de bon œil qu'on crût remarquer dans sa doctrine une parenté avec celle d'Augustin. Cependant l'esprit de la doctrine cartésienne, allant droit devant lui, préparait les voies à un système qui devait être le naturalisme sous sa forme la plus achevée, la plus tranchée, la plus opposée aux conceptions théologiques. C'est qu'en philosophie comme ailleurs, le cours des choses est plus puissant que les personnes. Nous rencontrons sur le chemin qui mène à Spinosa ce Descartes qui avait la prétention d'asseoir sur un fon- dement plus solide la foi de l'Église, qui croyait y avoir travaillé, qui dans cette persuasion prenait les docteurs de Sorbonne à témoin de l'utilité de ses œuvres pour l'Église. C'est que Descartes est entraîné avec une force irrésistible par la tendance qui est au fond de son système, saisi par les puissances dont il est dit « qu'elles entraînent l'homme » malgré lui, nolentem trahunt !» La tendance fondamentale de son sys- tème qui envahit et maîtrise la théologie est la tendance naturaliste. Il s'en faut de beaucoup que l'idée de Dieu conçu comme la substance unique prenne le haut du pavé dans la doctrine de Descartes. Le dualisme se débat contre cette idée qui lui répugne. Le monde conserve quelque chose qui le rend par essence distinct de Dieu. Puisque Dieu met les corps en mouvement, il faut que les corps soient susceptibles de mouvement, et par eux-mêmes ils ne sont que cela, n'étant qu'étendus. Si Dieu créait les corps, il faudrait qu'il créât l'étendue; il faudrait que l'étendue, c'est-à-dire la matière, fût par un autre être. Or, Descartes déclare expressément qu'on ne peut pas con- cevoir la matière comme sortant de l'être immatériel. Puisque Dieu n'est ni matériel ni étendu, la matière ne peut pas procéder de Dieu, et Descartes se met en contradiction avec la connaissance claire et distincte, c'est-à-dire avec Dieu même, quand il lui fait créer la matière. Nous apercevons distinctement la contradiction qui semble grossir ici. Le corps ne peut être substance en face de Dieu, l'étendue ne peut point devenir créature. L'unicité de la substance divine se trouve derechef menacée; l'étendue s'impose à côté d'elle comme un autre être indé- pendant de Dieu. LE SYSTÈME DE DESCARTES. 509 Dieu éclaire les esprits. En tout ce qui dépend de cette clarté, équi- valente à la lumière naturelle, les hommes ne peuvent pas se tromper. Ils se trompent pourtant, et le fondement de leurs erreurs ne peut être qu'en eux-mêmes, dans leur volonté! Par cette volonté ils sont des êtres autonomes, indépendants de Dieu. Ainsi s'élèvent dans la nature des choses contre l'unicité exclusive de la substantialité divine deux forces ou deux puissances qui prétendent chacune à une réalité indépendante, savoir du côté des corps, l'étendue; du côté des esprits, la volonté. Il devient impossible de con- cevoir et de plaider l'indépendance de la substance divine, en ce sens qu'il n'y ait rien qui soit indépendant de Dieu. C'est remettre en question si Dieu est la substance unique. Nous sommes donc engagés dans une série de contradictions qu'il suffit de décomposer pour les reconnaître toutes distinctement. Le dua- lisme contredit la connaissance, la tâche et le but de la connaissance. Le dualisme qui sépare Dieu et les choses (ou le monde) se contredit lui-même. Les choses se métamorphosent en créatures; l'idée de sub- stance reste uniquement attachée à l'essence divine. Par là même, ce dualisme entame l'idée de la substance unique, contredite en outre, en ce qui concerne les choses par l'indépendance de l'étendue et de la volonté. Ici apparaît le dualisme sous sa seconde forme, exclusivement relative à la nature des choses, opposant les unes aux autres les substances finies, comme être pensants et étendus, comme esprits et corps. Pour Descartes l'esprit a directement la certitude d'être. Il faut le concevoir comme une substance qui ne saurait exister sans penser, dont l'être consiste dans la pensée. Il faut concevoir le corps comme la contre- partie de l'esprit, comme une autre substance dont l'essence consiste dans le contraire de la pensée ou dans la simple étendue. De là le dua- lisme entre l'esprit et le corps. Toutes les manifestations de l'esprit sont comprises dans la pensée, toutes celles du corps dans l'étendue. L'idée même de la pensée exclut absolument l'étendue et vice versa. Aucun être pensant n'a d'étendue. Aucun être étendu ne pense. D'où il suit que la pensée et l'étendue sont, comme parle Descartes, généri- quement distincts, toto genere ¹. Le dualisme entre Dieu et le monde souffre des tempéraments. Le dualisme entre l'esprit et les corps affecte la forme la plus arrêtée et la plus constante. Rien ne paraît plus clair et plus distinct que la sépa- ¹ Réponse aux objections, 111. 510 REVUE MODERNE. ration absolue, que la différence essentielle de ces deux substances. Si pourtant on ne peut concevoir comme claires et distinctes que la sépa- ration et l'opposition de l'esprit et des corps, il s'ensuit que la fusion des deux substances ne saurait devenir une notion claire et distincte. Et si les conceptions claires et distinctes sont seules vraies, il s'ensuit que la fusion ou l'union des esprits et des corps ne peut être ni vraie ni réelle. Au point de vue dualiste, le seul qui passe ici pour intelligible, cette union paraît impossible. Et si nous rencontrons un exemple réel et incontestable d'une fusion de ce genre, voilà contre ce dualisme si affirmatif une preuve négative qui lui dispute ses titres. 1 Il n'y a point, en effet, contre la théorie dualiste qui sépare l'esprit du corps de plus forte objection que la présence de l'homme. L'homme est esprit et corps, il est les deux à la fois et en un tout. En lui l'esprit et le corps sont unis ensemble et par un lien si étroit que suivant le propre langage de Descartes ils constituent en quelque sorte un seul et même être ¹. Que devient en présence de ce fait la notion claire et dis- tincte du dualisme? A écouter le dualisme, il y a entre l'esprit et le corps une séparation réelle. A tenir compte du fait de l'existence de l'homme, les deux substances sont réunies en lui. Le dualisme vient dire : Les êtres naturels sont l'un des deux, esprit ou corps. Nous pouvons et nous devons dire en nous appuyant sur le fait de l'existence de l'homme: Voici un être naturel qui est au même titre esprit et corps. Car si ma certitude de moi-même me crie distinctement: «Tu es esprit; » mes penchants et mes besoins ne me crient pas moins haut : « Tu es corps. >> L'homme est une substance en laquelle s'unissent les deux sub- stances. Comment faut-il concevoir cette union? Il est clair, en tout cas, que ni l'esprit ni le corps seul ne constitue l'être complet de l'homme, et, par conséquent, que par rapport à l'homme aucune des deux sub- stances n'est une substance complète. Il y a trois aspects différents sous lesquels on peut considérer les esprits et les corps : 1º par rapport à Dieu; 2° les uns par rapport aux autres; 3º par rapport à l'homme. Sous ces trois aspects également, le dualisme se trouve ici fort à la gêne. Sous le premier rapport, les esprits et les corps, comme nous l'avons déjà montré, ne sont point à proprement parler des substances, maist seulement des créatures, substantiæ creatæ. N'étant point substances, ils ne sauraient passer pour des substances opposées entre elles. Ici le dua- 1 Méditation, VI. LE SYSTÈME DE DESCARTES. 511 lisme des esprits et des corps vient se heurter contre l'idée de Dieu qui leur ôte leur substantialité. Sous le second rapport, les esprits et les corps sont des substances complètes et parfaites, substantiæ completa; car ils sont opposés entre eux, ils s'excluent réciproquement, chacun est le contraire de l'autre. Le nom de substance convient à l'être qui n'a besoin d'aucun autre être pour être conçu et pour exister. Étant donnés deux êtres qui s'excluent réciproquement, qui ne manifestent leur essence propre que par cette exclusion, qu'on ne peut concevoir qu'à titre de contraires l'un de l'autre, peut-on dire encore que l'on conçoit, que l'on peut concevoir chacun des deux sans l'autre? N'y a-t-il point entre des contraires une relation fondée sur l'antithèse même? Peut-on soutenir encore que ce soient des substances, c'est-à-dire des êtres entre lesquels il n'y a aucune espèce de relation? Ici le dualisme de l'esprit et du corps échoue contre l'idée même de la substance, qui en excluant tout rapport entre les substances exclut aussi l'antithèse. } Sous le troisième aspect, c'est-à-dire par rapport à l'homme, l'esprit et le corps sont des substances imparfaites, substantiæ incompletæ 1 des substances qui pour former un tout veulent être réunies, qui pour devenir parfaites ne peuvent se passer d'un complément, qui prises chacune à part ne forment pas plus un tout que la main par exemple dans le corps humain. La comparaison est de Descartes. Est-ce que la substance n'est pas un être qui pour exister n'a besoin d'aucun autre? Ne faut-il point, par conséquent, qu'elle soit un être qui se suffise parfaitement à lui-même? La définition de la substance ne sup- pose-t-elle point avant tout et par dessus tout la plénitude et la per- fection de l'existence? Des substances imparfaites sont-elles encore des substances? Descartes avoue lui-même cette contradiction. Ici le prétendu dualisme entre l'esprit et le corps échoue contre l'idée et la présence de l'homme. Nous constatons ainsi que, sous sa seconde forme encore et de quelque côté qu'on le regarde, le dualisme se contredit lui-même. Voyons comment Descartes entend maintenir ce dualisme en face de l'homme. S'il est vrai qu'en l'homme l'esprit et le corps ne soient qu'un seul être, une seule et même substance, ils forment une union substantielle, unio substantialis, pour employer une expression qui échappe une fois à Descartes. Ils cessent dès lors d'être deux, et c'en est fait du dualisme. Leurs attributs ne peuvent plus être opposés entre eux, et il ne reste plus 1 Réponse aux objections, iv. 512 REVUE MODERNE. qu'à faire de l'àme un attribut du corps ou du corps un attribut de l'âme. Aussi arrive-t-il à Descartes de parler une fois d'une âme étendue et de s'exprimer une autre fois sur le corps humain en des termes qui ne conviendraient qu'à l'âme, en lui prêtant une sorte d'unité et d'in- divisibilité 1. C'est l'unité indivisible de l'être humain, l'idée de l'indi- vidualité qui lui arrache malgré lui cet aveu d'une union substantielle de l'âme et du corps, et qui lui fait perdre un moment de vue l'anti- thèse des attributs. Cette antithèse n'en demeure pas moins son fil conducteur. Il s'agit d'expliquer l'union des deux substances en l'homme sans renier les idées fondamentales du dualisme. Il faut donner à cette union même une tournure dualiste. Ce n'est point en réalité, mais en quelque sorte seulement que l'esprit et le corps ne forment chez l'homme qu'un seul et même être. Jamais la nature ne peut fondre en un seul et même être ce qu'elle a séparé par une différence d'essence, comme l'esprit et le corps. L'union des deux substances en l'homme ne constitue donc point une unité réelle ou naturelle, unitas naturæ. L'esprit et le corps sont et demeurent des êtres antithétiques, qui ne sont « substances im- parfaites » que par rapport à l'homme 2. Ils s'unissent et se complètent pour constituer l'homme parfait en son être, sans perdre pour cela leur substantialité, leur opposition, leur indépendance respective. Leur union ne peut être qu'une alliance où les deux alliés restent comme auparavant distincts et indépendants l'un de l'autre. En d'autres termes, on ne peut y voir qu'une composition, unitas compositionis. L'homme est un être formé d'un esprit et d'un corps, un composé ou assemblage des deux ³. Telle est la définition par laquelle Descartes affirme à la fois l'opposition et l'union des deux substances. C'est à ce point de vue qu'il explique le fait de l'existence de l'homme. Il n'y a point d'autre biais qui conduise à la solution du problème dans l'hypothèse d'un dualisme fondamental. La vraie question est de savoir si le dualisme des deux substances peut encore subsister dans la juxtaposition de l'âme et du corps. La juxtaposition est sans doute une union extérieure qui n'infirme point l'indépendance des objets unis, au sein de laquelle ces objets demeurent aussi étrangers que possible l'un à l'autre, qui n'exige point une com- munion sérieuse. Soit, mais il y a à cela une condition naturelle et préalable. C'est que les substances unies soient des êtres de même ¹ Les passions de l'âme, I, art. 30. 2 Réponse aux objections, IV. 3 Méditation, vi. LE SYSTÈME DE DESCARTES. 513 espèce, juxtaposables, corporels ou matériels. Et si elles ne le sont point? Il faut alors visiblement qu'elles le deviennent dans la juxta- position. Ce qui est juxtaposé se compose de parties, peut toujours se résoudre en ces parties, est nécessairement divisible. L'étendue seule est divisible. Tout juxtaposé est donc nécessairement étendu, situé dans l'espace, matériel. Toute partie du composé par juxtaposition est pareil- lement étendue, espacée, matérielle de sa nature. Être juxtaposé ou être corporel, c'est tout un. Si on m'empêche de concevoir la juxtaposition dans l'espace, j'ignore ce qu'on se représente sous ce mot. Si on m'em- pêche de concevoir dans l'espace toutes les parties du juxtaposé, je cesse de concevoir le tout comme une grandeur étendue, ou, pour mieux dire, je n'imagine plus ce que c'est. Si l'homme est composé d'une âme et d'un corps, l'âme est une partie d'un être composé, c'est-à-dire divisible et étendue. Comme partie qui tient de la nature du tout, elle est elle-même étendue, et, quelque assu- rance qu'on me donne de la différence essentielle qui la distingue du corps, ce voisinage de la substance corporelle est contagieux, cette éten- due est pressante et s'impose à l'âme quoi qu'elle en ait. Dans cet assem- blage l'âme devient corporelle. Cet assemblage de l'âme et du corps qui passe pour une union des plus intimes, peut-il avoir lieu sans qu'il y ait contact entre l'âme et le corps? Et comment peut-on concevoir ce contact entre deux substances dont l'une est exclusivement corporelle, sinon comme un contact cor- porel, dans l'espace, dans un lieu? Si l'âme touche le corps, il faut qu'elle le touche en quelque point, qu'elle ait son lieu ou son siége dans le corps, qu'elle se localise, qu'elle participe par quelque côté de la nature de l'espace si de façon ou d'autre elle tient de l'espace, j'ai- merais qu'on me dise par quel détour elle échappe ensuite à l'espace ou demeure immatérielle. Si, pour employer une métaphore familière, elle abandonne le petit doigt à l'étendue, l'étendue prendra bientôt toute la main. Une fois que la substance pensante a établi son siége quelque part, c'en est fait de son incompatibilité avec l'étendue, de son indépen- dance de l'être corporel, de sa substantiabilité. Dès que l'âme s'est loca- lisée, elle s'est par là même matérialisée et pour ainsi dire mécanisée. Ces conclusions se sont imposées à Descartes et on peut les voir dans son Traité des passions de l'âme. En vertu de ses principes il ne peut concevoir que la séparation de l'âme et du corps, que le dualisme des deux substances. Un fait brutal, qui est la présence de l'homme, exige qu'il en avoue et en explique l'union. Le dualisme ne souffre pas d'autre union qu'un assemblage. Celui-ci exige un contact par lequel l'âme TOME XXXVIII. 33 514 REVUE. MODERNE. pénètre dans la substance corporelle et s'y mêle de telle sorte qu'elle y perd son immatérialité. Elle a élu domicile au milieu du cerveau, dans la glande pinéale, où elle sert de réceptacle et de principe aux mouve- ments des esprits animaux. Elle meut le corps par lequel elle est mue. Dans le pays de la nature un corps ne peut être mù que par un autre corps. Le mouvement n'est possible que dans l'étendue. Si l'âme est mise en mouvement, il faut qu'elle soit étendue. Si l'àme met en mou- vement la glande pinéale, c'est-à-dire une partie du corps, il faut qu'elle soit un corps. Que serait-elle de plus? La voilà devenue un objet matériel dont on veut bien me dire encore en des termes vides de sens que c'est une substance pensante et le contraire du corps. Le dualisme que la juxtaposition devait sauver, périt précisément par la juxtaposi- tion. Il n'en reste rien. L'action et la réaction mécaniques qui ne doi- vent avoir lieu que d'un corps à l'autre, se produisent entre l'âme et le corps. Le prétendu dualisme de l'âme et du corps fait naufrage sur l'écueil de l'humanité. Quelque tour qu'on donne à l'union des deux subs- tances, sous toutes les formes l'union contredit le dualisme et vient à l'appui de la thèse contraire. Mais l'opération de l'union ne s'applique qu'à l'homme. C'est unique- ment par rapport à lui que l'esprit et le corps sont des substances impar- faites. Abstraction faite de l'homme, le dualisme reprend sa pleine et entière signification. Entre toutes les substances finies, par un privilége unique, l'homme est le seul être composé d'un esprit et d'un corps, le seul corps vivant en qui demeure une âme, le seul corps animé. Tout le reste des substances finies sont exclusivement ou esprit ou corps. Tous les autres corps, dépourvus d'ame, ne sont que des amas de matière, doués tout au plus d'un arrangement et d'un arrangement mécaniques; tous les autres corps vivants, même les animaux, sont de pures machines. Telle est la différence essentielle, le dualisme de l'homme à l'a- nimal. Chez Descartes ce nouveau dualisme est une conséquence naturelle de l'antagonisme fondamental des deux substances. L'âme est esprit; le criterium ou attribut distinctif de l'esprit est la certiinde, la conscience de soi-même. Dès que cette conscience disparail, il n'y a plus ni esprit ni âme. L'animal tombe dans la catégorie du corps: il est purement machine; l'homme au contraire, en sa qualité d'être qui a conscience de lui-même, tombe dans la catégorie de l'esprit. En un mot l'antinomie de l'homme et de l'animal, comparée à l'antinomie de l'esprit et du corps, est comme le cas particulier par rapport à la règle générale. LE SYSTÈME DE DESCARTES. -515 Ce dualisme a contre lui un fait qui le dément, qui va très-loin, qui prend corps à corps la doctrine de Descartes, qui suscite au sein même du système des contradictions, auxquelles on n'a point encore accordé, que je sache, l'importance qu'elles ont. Je veux parler de ce qu'il y a de commun entre l'homme et l'animal, de la sensation et des instincts natu- rels. Qu'est-ce que la sensation et l'instinct? Tiennent-ils de l'esprit ou du corps? Sont-ils des modes de la pensée ou des mouvements, des acci- dents psychologiques ou mécaniques? Sur cette question la doctrine de Descartes est pleine d'hésitation, entraînée par ses principes tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre, en contradiction manifeste avec elle- même. De la certitude humaine sortait la définition de l'esprit comme substance pensante, et en même temps celle de la connaissance comme pensée claire et distincte. Si la pensée humaine était toujours claire et distincte, il n'y aurait jamais d'erreur. De la présence de l'erreur il res- sort que notre pensée n'est pas constamment claire et distincte. L'erreur est fille de la volonté affirmant ou niant à tort et à travers des pensées indistinctes. Si nous nous faisons des objets des idées qui ne sont ni claires ni distinctes, c'est à cause des images sensibles que nous en avons, et il n'y a point d'images sensibles en dehors des sensations. Dans cet ordre d'idées, les sensations deviennent forcément des percep- tions sensibles, c'est-à-dire indistinctes qui ne peuvent avoir lieu qu'au siége commun de toutes les perceptions, c'est-à-dire dans l'esprit, qui sont comme toutes les perceptions en général des modifications de la pensée. Les sensations sont donc des accidents psychologiques. Parmi les per- ceptions ou les idées que Descartes subdivise en plusieurs classes, il cite aussi les perceptions des corps ou des choses. Il ne décide point si elles nous viennent du dehors ou si nous en sommes la cause; mais il affirme que nous percevons des corps, que ces perceptions sensibles sont au nombre de nos idées. Il est certain selon lui qu'il existe dans notre esprit des perceptions ou images sensibles, qu'il y a là un mode de la pensée, que les sensations sont de leur nature psychologiques. Des- cartes en tout cela ne voit que l'esprit¹. Cependant cette proposition ne va point sans une restriction qui, prise à la rigueur, équivaut à une contradiction. Si nous avons d'une part des perceptions sensibles, ou, en d'autres termes, si nous percevons des qualités que nous rapportons malgré nous à des objets extérieurs, et si 1 Méditation 111. 56 REVUE MODERNE. d'autre part il n'y avait point d'objets extérieurs, ce mode de perception aboutirait à une illusion naturelle produite et voulue au fond par Dieu, ce qui suivant Descartes est impossible. Il faut donc que nos perceptions sensibles aient aussi leur raison d'être dans des corps, autrement dit qu'elles soient aussi des mouvements et des impressions corporels. Et Descartes se voit ainsi forcé de ne point rapporter uniquement à l'esprit les sensations et les instincts, mais de les rapporter à l'homme entier, composé d'un esprit et d'un corps 4. 1 La part que le corps prétend aux sensations va toujours en grandis- sant, et cette prétention même devient toujours plus impérieuse, en sorte que le corps finit par ne plus vouloir partager les sensations avec l'esprit et par les accaparer complétement. Cette prétention exclusive se fonde sur ce que la nature corporelle est en pleine opposition avec la nature spirituelle; et comme cet antagonisme est une conséquence néces- saire de la définition cartésienne de l'esprit, nous voyons jaillir de la même source des propositions contradictoires. La définition cartésienne de l'esprit exige que l'esprit soit par exclu- sion une substance pensante, le corps par exclusion une substance éten- due, qu'il n'y ait d'esprit dans aucun corps, qu'à l'exception des esprits tous les êtres finis soient exclusivement corps. Les animaux ne sont donc que des corps, des corps sans âme, des machines. Tous les actes de la vie. animale ne sont que des effets mécaniques. Si donc les sensations et les instincts sont incontestablement des actes de la vie animale, à ce point de vue ils ne sont plus du tout psychologiques, mais purement mécaniques. Et nous voilà conduits par l'évidence à cette antithèse en forme : Les sensations et les instincts ne sont point psychologiques, mais uniquement mécaniques 2. Si c'est un pur mécanisme, ce ne sont donc que des mon- vements et des impressions; au fond ce ne sont plus des sensations. Les bêtes ne sentent pas proposition accueillie avec tant de faveur dans l'école cartésienne qu'on partait de là pour justifier et autoriser les expériences de vivisection. Si les sensations et les instincts appartiennent à la nature animale, ils sont exclusivement corporels. On ne peut les attribuer ni à l'âme, ni à l'âme et au corps conjointement, mais seulement au corps. Voilà dans quelle contradiction tombe Descartes. Dans ses premières méditations il ne rapporte qu'à l'âme seule les sensations et les perceptions des sens; dans la dernière il les rapporte à l'homme composé d'une âme et d'un 1 Méditation vi. 2 Les passions de l'âme, I, 23-24. LE SYSTÈME DE DESCARTES. 517 corps; dans son Traité des passions il attribue par exclusion au corps les sensations et les instincts: l'existence des passions est le seul argument qui serve à constater clairement l'union de l'âme et du corps. Nous découvrons donc ici une double contradiction: 1° Comme perceptions indistinctes, les sensations sont purement spirituelles (psychologiques); comme images, les sensations ne sont point purement spirituelles, mais en même temps corporelles; 2° Comme phénomènes de la vie ani- male, les sensations ne sont plus du tout spirituelles, mais exclusivement corporelles (mécaniques). Cela posé, si à raisonner rigoureusement il n'y a point de sensations possibles dans le corps de l'animal, si l'animal n'est susceptible que de mouvements et d'impressions, il en sera de même du corps humain. Si le corps en général est, comme tel, incapable de recevoir une sensation, il n'y a plus de sensation possible dans aucune partie du corps, non pas même dans le cerveau. A la grande rigueur il n'y a plus de sensation du tout; il n'y a plus ni conscience des sensations, ni perceptions sensibles, ni idées indistinctes, ni erreurs. Si nous nions la sensation, que devient la possibilité de la perception sensible? Et si cette perception disparaît, comment subsiste encore l'es- prit humain avec ses défauts et ses erreurs? Si au contraire nous affir- mons la sensation, que devient l'antinomie de l'homme et de la bête, puis celle de l'esprit et du corps? Supprimant cette antinomie, comment est-il possible de concevoir encore l'esprit comme une pure substance pensante? Que devient la définition cartésienne de l'esprit ? C'est ici que nous voyons clairement comment la même idée fonda- mentale réduit Descartes soit à affirmer, soit à nier la sensation, à nous la donner tantôt pour exclusivement psychologique, tantôt pour un effet purement mécanique. De quelque côté qu'il se tourne ou se retourne, il tombe en contradiction avec lui-même. S'il affirme la sensation au sens psychologique, il ne peut plus soutenir que les animaux n'ont point d'âme. S'il nie la sensation au même sens psychologique, s'il la réduit à un effet purement mécanique, il ne peut plus soutenir que les sensa- tions sont des perceptions, des perceptions indistinctes où l'esprit puise ses erreurs. Avec la définition cartésienne de l'esprit, il est donc également impos- sible soit d'affirmer, soit de nier la sensation. Si on l'affirme, l'esprit cesse d'être une substance antipathique au corps; si on la nie, l'esprit cesse d'avoir des perceptions sensibles. Il est clair que cette définition est inconciliable avec le phénomène de la sensation et, par conséquent, que pour expliquer ce phénomène de la sensation il faut donner à la Ag 518 REVUE MODERNE. définition de l'esprit une acception plus large qui résolve l'antinomie des deux substances. Les contradictions que nous avons découvertes et mises en relief dans la doctrine de Descartes, sont autant de problèmes qui exigent une solu- tion, autant de tâches dévolues aux continuateurs de la philosophie nou- velle fondée par Descartes. Ces continuateurs s'éloignent d'abord le moins possible des idées fon- damentales ou principes de la doctrine cartésienne. Ils s'efforcent de les retenir et de mettre en parfaite concordance les conclusions et les prin- cipes. Ceux-ci sont souverainement dualistes, soit quant au rapport de Dieu et du monde, soit quant au rapport de l'esprit et du corps. C'est précisément sur cette antinomie des deux substances que Descartes établit le pivot de sa doctrine. Étant admis en principe que les esprit et les corps sont des extrêmes contradictoires, il n'y a plus aucun moyen d'imaginer entre eux une union naturelle; il faut par une conclusion rigoureuse déclarer cette union incompréhensible. L'union existe en fait. Il est impossible de l'expliquer par des causes naturelles. Voilà donc un phénomène incom- préhensible qui ne peut avoir pour auteur que Dieu seul et non point la nature. Ga L'union de l'esprit et du corps existe en fait dans le phénomène de la vie humaine, et dans le phénomène de la connaissance humaine. Dans la vie humaine l'âme agit sous l'impulsion du corps et réciproquement; dans la connaissance humaine, c'est l'esprit qui conçoit et pénètre le corps. La seule explication à donner est celle-ci : l'union impossible par la nature, c'est-à-dire par le fait de l'esprit ou du corps, ou des deux ensemble, n'est possible que par l'intervention de Dieu. Et cette expli- cation s'applique également à la vie et à la connaissance humaine. Quant à la vie elle se formule ainsi : il n'y a ni action ni réaction naturelles entre l'âme et le corps. C'est Dieu qui meut le corps dans un sens donné quand l'âme veut ce mouvement, et c'est Dieu qui suscite dans l'âme telle ou telle perception, correspondante à une impression du corps. L'impression n'est point la cause efficiente, mais seulement la cause occasionnelle de la perception; et de même la perception et la volonté ne sont point la cause efficiente, mais seulement la cause occa- sionnelle du mouvement corporel. Dans les deux cas Dieu est seul la cause efficiente. Voilà le résumé de l'occasionnalisme que Geulinx a rigoureusement déduit de la doctrine de Descartes. Quant à la connais- sance humaine, l'explication se formule comme ceci : nous ne connais- sons les objets qu'en Dieu; l'idée de l'étendue et par conséquent la con- LE SYSTÈME DE DESCARTES. 519 naissance des corps ne sont possibles qu'en lui. Tel est l'abrégé du système que Malebranche tire de la doctrine de Descartes, qui avait déjà fait de Dieu l'auteur et l'intermédiaire de la connaissance humaine. Ces deux systèmes sont occasionnalistes par rapport à l'union des deux substances. En principe, ils sont tous deux dualistes, sauf à débarrasser la doctrine de Descartes des idées qui étaient en contradiction avec l'an- mais tagonisme des deux substances. Ils ne résolvent point le problème, ils ont un grand mérite qui est de fuir jusqu'à l'apparence d'une solu- tion naturelle et de mettre en relief l'impossibilité d'une solution ration- nelle. Ils projettent ainsi sur le problème même la plus vive lumière. Il faut résoudre ce problème. L'union de l'âme et du corps étant naturelle, doit être compréhensible; cette union naturelle doit subir le joug de l'hypothèse de Descartes que personne ne s'avise encore d'atta- quer et qui veut que la pensée et l'étendue soient des extrêmes contra- dictoires. On affirme avec Descartes cet antagonisme. On soutient comme Des- cartes que l'union du corps et de l'âme est naturelle. On maintient en même temps le sentiment des occasionnalistes qui veulent que l'union des deux substances soit et demeure à jamais incompréhensible à cause de leur antagonisme. Nous voyons aussitôt à quel point de vue on va se placer pour cher- cher la solution du problème. La pensée et l'étendue sont des attributs incompatibles. Voilà la part du dualisme. Si c'étaient des attributs de deux substances inconciliables, on n'arriverait jamais à concevoir l'union naturelle de l'âme et du corps. Il convient donc de concevoir la pensée et l'étendue comme les attributs opposés non point de plusieurs substances distinctes, mais d'une seule et même substance. Cette seule et même substance est unique. Les esprits et les corps ne sont plus des substances, mais des modalités de l'unique substance divine, qui est sa propre cause, qui est la cause efficiente de toutes choses, qui se confond avec l'essence de la nature: Deus sive natura. Toutes choses étant également produites par Dieu sont à la fois des modalités de la pensée et de l'étendue, à la fois esprits et corps. Entre la pensée et l'étendue, le dua- lisme subsiste; leur union est dans l'unité de substance. Cette union n'est point un effet, mais un fait; elle n'appartient point à une classe particulière d'objets, mais à toutes. Comme effets ou productions de la même nature les choses ou objets ont même essence, et il n'y a entre elles que des différences de degré. Ainsi se résout le dualisme que Des- cartes établissait entre Dieu et le monde, entre l'esprit et le corps, entre l'homme et la bête. 520 REVUE MODERNE. } Telles sont les vues de Spinosa qui procèdent rigoureusement des principes de Descartes et qui ne sont que le couronnement de la ten- dance naturaliste. Nous avons vu poindre dans la doctrine de Descartes le germe et les premiers linéaments du spinosisme, qui trouve même chez Descartes sa formule absolue, à savoir qu'il n'y a en réalité qu'une substance unique. L'unicité de la substance et l'opposition des attributs sont le fond de la doctrine de Spinosa. Tel est le dernier et rigoureux développement de la doctrine de Des- cartes. Spinosa conserve et prend pour base de son système la défini- tion cartésienne de la substance, l'antinomie cartésienne de la pensée et de l'étendue. Les principes de Descartes, commentés et développés par son école, vont jusque-là et ne vont pas plus loin. Spinosa est son der- nier et son plus grand disciple. On nous reprocherait à juste titre de prendre congé de Descartes sans jeter un coup d'œil sur un système qui va au-delà du spinosisme et qui transforme la philosophie cartésienne en réformant la définition de la substance. Il est aisé de voir que les conclusions du spinosisme sont en contradiction avec le principe de Descartes, et, comme elles ne procè- dent et ne prétendent procéder que d'une application logique de ce principe, elles donnent le jour à un nouveau problème dont la solution exige une modification dans les bases de la doctrine de Descartes, c'est-à- dire une transformation du système. S'il n'y a en réalité qu'une substance unique, comme Descartes l'avoue lui-même et comme Spinosa le soutient en éliminant toutes les idées qui s'y opposent, tous les autres êtres sont dans une dépendance complète. Ce ne sont plus que des modalités de la substance unique. Aucun objet n'est un être indépendant par soi, non pas même les esprits, non pas même l'esprit humain. Que devient alors la certitude humaine? Que devient ce principe de la doctrine de Descartes? La suppression de ce principe supprime la philosophie. Il faut donc arriver à une conception de la substance qui se concilie avec la certitude humaine, qui soit une affirmation et non plus une négation de l'existence des objets. Il convient de se représenter la sub- stance comme un être en soi, comme une unité particulière, indivisible, individuelle. Au lieu d'une substance unique, il y a un nombre infini de substances. Si elles se différenciaient à titre de substances pensantes et étendues, d'esprits et de corps, il n'y aurait plus moyen de concevoir de l'une à l'autre aucune union naturelle. Nous serions rejetés dans le car- tésianisme usuel et dans la théorie occasionnaliste, en deçà de la doctrine de Spinosa. Il faut donc imaginer une nouvelle définition de la sub- LE SYSTÈME DE DESCARTES. 521 stance qui résolve l'antinomie de la pensée et de l'étendue, dernier reste et vraie pierre angulaire du dualisme cartésien. Tant que cette antino- mie subsiste, la sensation est inexplicable. Il s'agit de modifier la défi- nition de l'esprit de manière à supprimer l'antagonisme de l'âme et du corps, de manière à rendre la sensation possible. L'antagonisme de l'es- prit et du corps subsiste et conserve le caractère d'une exclusion réci- proque tant que l'esprit passe pour identique à la conscience, la pensée et la perception pour identiques à la pensée et à la perception ayant con- science d'elles-mêmes, tant que l'on ne voit pas clairement la possibilité de certaines perceptions inconscientes ou obscures. Dès qu'il y a des perceptions obscures, le domaine de l'esprit n'est plus limité par la conscience, l'idée de l'esprit s'élargit et admet en soi la vie obscure de l'âme; les corps pour être sans conscience ne sont point sans âme, l'antagonisme de l'esprit et du corps (de l'homme et de la bête) diminue et se résout en une différence graduelle, ou gradation de la force de perception qui appartient également à la pensée et à l'éten- due, et qui constitue en chaque substance une individualité complète, rigoureusement déterminée. L'idée de la substance se métamorphose en idée de la monade, le monde en une échelle de monades, la théorie de la nature en un système de développement qui résout le dualisme de la pensée et de l'étendue, l'antagonisme des principes de Descartes et d'Aristote, qui transforme la philosophie moderne et rétablit en même temps la philosophie antique: telles sont les vues de Leibnitz dans sa théorie des monades, dont l'esprit règne souverainement dans la méta- physique du xvIII° siècle. L'esprit est identique à la conscience. Cette proposition qui prise au pied de la lettre sert de base au dualisme des deux substances, devient une arme aux mains des adversaires de Descartes. A maintenir la pro- position dans toute sa rigueur, il n'y a qu'un pas de Descartes au sensua- lisme. Si l'esprit est identique à la conscience, on est en droit de poser les conclusions suivantes : ce qui n'existe point dans la conscience n'existe point dans l'esprit; ce qui existe dans l'esprit doit être aussi con- tenu dans la conscience; il faut donc que les idées innées dans l'esprit soient constamment présentes dans la conscience de chacun. Elles ne le sont pas. Rien n'est donc inné dans l'esprit, il est vide, il est comme une table rase; la conscience aussi est vide et ne se garnit que peu à peu, par les perceptions qu'elle emprunte aux sens, qu'elle ne peut puiser à au- cune autre source que les sens. Il n'y a rien dans notre intelligence qui n'ait été d'abord dans nos sens. C'est par là que Locke prétend battre en 522 REVUE MODERNE. brèche la doctrine de Descartes avec ses propres armes, et fonder la sienne sur cette réfutation de Descartes. Ce sensualisme est devenu sous une forme idéalisme et sous une autre matérialisme. Nous pouvons tirer directement de Descartes ces deux transformations ou tout au moins retrouver dans ses idées celles qui y conduisent et qui sont bien loin d'ailleurs d'avoir la même importance dans sa philosophie. Le matérialisme se fonde sur une idée accessoire par laquelle Descartes tombait lui-même en contradiction avec ses prin- cipes. L'idéalisme se fonde sur les plus hauts principes de Descartes. Descartes voulait concevoir l'union naturelle de l'âme et du corps sans abandonner le dualisme des deux substances, sans porter atteinte à l'in- dépendance de l'une ou de l'autre. Il concevait donc leur union comme une juxtaposition. Par là précisément l'âme devenait locale, espacée, corporelle, matérielle. La doctrine de Descartes ouvre ainsi une large voie au matérialisme. Si en effet l'âme a son domicile dans la glande pi- néale ou dans un coin quelconque du cerveau, les matérialistes ont rai- son de dire : l'âme n'est que le cerveau, la pensée n'est que la sensation, la sensation est un acte du cerveau, un simple mouvement matériel. Comme les corps, comme les bêtes, l'homme est pure machine, et au-delà de la machine il n'y a plus rien en lui. A suivre cette pente, il n'y a qu'un pas de Descartes à La Mettrie, et la philosophie qui débutait par le Cogito, ergo sum, aboutirait à l'Homme machine. Mais ce n'est pas à une idée accessoire, c'est à son principe qu'il faut demander le dernier mot de la philosophie et de la doctrine de Descartes. Dès lors le droit chemin ne conduit plus au matérialisme, mais à l'idéa- lisme. Rien ne doit passer pour vrai et réel que ce qui est certain et ne souffre point de doute. Il n'y a qu'une certitude de ce genre, la certitude de soi-même. Nous ne sommes directement certains que de nos percep- tions et de nos idées. Ce sont les seuls objets certains qui ne prêtent point au doute. Il n'existe hors de nous aucune réalité différente et indépen- dante de ces objets, qui soit certaine ou seulement possible. La réalité perçue est la réalité objective, le monde perçu est le monde réel; il n'y en a point d'autre. Ce que nous appelons les objets extérieurs ne sont en vérité que nos perceptions, nos idées; car dans ces prétendus objets il n'y a rien qui ne soit perçu, rien par conséquent qui se distingue réellement de notre perception. Les objets ne sont que des phénomènes qui nous appartiennent, des perceptions qui sont à nous. Telle est la proposition qui sert de base à l'idéalisme de Berkeley, et à laquelle nous arrivons forcément si nous suivons et développons en ligne droite le prin- ་ LE SYSTÈME DE DESCARTES. 523 cipe de la doctrine de Descartes, l'axiome de la certitude de soi-même. Sur ce chemin la doctrine de Descartes conduit à un nouveau problème d'où est sortie la philosophie allemande du XIXe siècle. Nous allons indi- quer ce problème en quelques traits, tel qu'il nous apparaît dès à pré- sent; car nous prétendons nous borner à signaler les points extrêmes. que nous entrevoyons au loin du haut des sommets où s'élève Descartes. Le monde objectif tient tout entier dans nos idées. Cela ne nous em- pêche point de distinguer entre les idées et les objets. Les choses ne fussent-elles que des idées, encore faut-il les distinguer des idées aux- quelles nous n'attribuons aucune réalité. Celles-ci sont les produits arbi- traires de l'imagination, celles-là les fonctions nécessaires de l'entende- ment; d'où la nécessité de discerner exactement ces modes nécessaires de la pensée, fondés sur l'essence de l'entendement, d'arriver à les connaître clairement et nettement. Descartes même avait déjà reconnu dès sa première méditation qu'il doit y avoir des idées élémentaires, lesquelles servent de base à toutes les autres, sans lesquelles il n'y aurait plus d'idées des objets. Parmi ces idées premières, il en relève principalement deux : celle de l'étendue et celle du temps. Et, entre toutes les idées nécessaires de l'entendement, il n'y en a qu'une à laquelle Descartes reconnaisse à la fois ce double caractère de ne pouvoir sortir que de l'entendement et d'avoir néanmoins une sorte de réalité indépendante de l'entendement : c'est l'idée du corps, l'étendue ou la matière, qu'il entend comme l'espace. L'espace constitue l'essence des corps qui existent en soi comme choses ou objets en dehors de l'entendement. Si l'espace n'était qu'une de nos idées, la matière, le monde corporel tout entier ne serait qu'une idée nécessaire de l'enten- dement, et nous aurions du monde corporel une certitude aussi directe. que de nous-mêmes. Pourquoi Descartes fait-il de l'espace une réalité indépendante de l'entendement? Parce qu'il considère les corps comme objets en soi. Et pourquoi considérer les corps sous cet aspect? Parce qu'ils s'imposent à nous sous cet aspect, parce qu'il ne nous est pas pos- sible de nous les représenter autrement. Si cette idée était fausse, nous serions le jouet d'une illusion involontaire, qui serait l'œuvre de la nature, qui aurait en Dieu même sa dernière raison d'être. Au fond la véracité de Dieu est l'unique raison qui oblige Descartes à prêter à l'es- pace une réalité indépendante de nos idées. Mais cette même raison, qui n'a d'ailleurs rien de bien solide, aurait dû l'obliger à regarder aussi les propriétés sensibles des corps comme des qualités des objets en soi. Et pourtant il nous accuse de tomber dans une illusion tout à fait volon- taire quand nous attribuons aux corps, à titre de qualités, nos modes de 524 REVUE MODERNE. sensation. Pour connaître ce que sont les objets en dehors de nous et en réalité, ou les corps en soi, nous sommes tenus de retrancher de notre idée des choses les idées sensibles. Retranchant ainsi de notre idée cer- taines idées, comment comprendre encore qu'il reste quelque chose de distinct au fond de notre idée? Si nous éliminons de l'idée des corps les idées sensibles, il ne reste absolument que la pure étendue. On ne voit pas comment l'étendue ou l'espace serait plus ou autre chose qu'une idée, idée impossible à retrancher de notre entendement, idée qui lui appartient nécessairement à titre de fonction essentielle. Si l'espace est un mode nécessaire de la pensée, rien de plus, rien de moins, rien d'autre, il en est de même de tout le monde corporel dont l'essence consiste dans l'espace. Le problème n'est plus de savoir com- ment s'unissent l'esprit et le corps, qui sont des substances contraires et irréductibles, par quel chemin l'esprit arrive au corps, mais de savoir comment l'idée de l'espace entre dans l'entendement ou comment l'être pensant arrive à s'occuper de ce qui est en dehors de lui. Telle est la question à laquelle Kant ramène le problème cartésien, après avoir démontré que l'espace est une idée pure inbérente à la nature de notre intelligence. Kant n'a pu arriver à cette découverte qu'après avoir exa- miné notre faculté de connaître ou notre intelligence. Dans cet examen critique Kant se sépare de Descartes et de toute la philosophie dogma- tique. Au lieu d'admettre d'emblée la véracité de la nature et d'y subor- donner l'intelligence, il fait dépendre au contraire des conditions de la connaissance la possibilité de connaître les choses, les objets, la nature, le monde, tels que nous les concevons. Il va chercher ces conditions dans le seul pays où on puisse les trouver, dans le pays de la raison pure. La méthode et le principe de la doctrine de Descartes contenaient en germe la philosophie critique. Quand Descartes en appelait à la véracité de Dieu et de la nature pour résoudre le problème de la connaissance, pour établir que les corps sont en soi des objets dont l'essence consiste dans l'espace, il adoptait la marche dogmatique qui répondait à la ten- dance naturaliste de sa philosophie et de son siècle. Toutes les théories remarquables que la philosophie dogmatique a engendrées depuis Bacon et Descartes, avaient un programme tracé dans le système de Descartes. Ce système règne encore par ses problèmes après avoir cessé de régner par ses solutions. Comme toutes les grandes œuvres pro- fondément conçues il exerce encore une influence active. La philosophie critique elle-même y trouve sa tâche définie en un langage si net et si précis que Kant aurait pu se l'approprier mot pour mot : « Il n'est aucune » question plus importante à résoudre, dit Descartes, que celle de savoir LE SYSTÈME DE DESCARTES. 525 » ce que c'est que la connaissance humaine, et jusqu'où elle s'étend, » deux choses que nous réunissons dans une seule et même question » qu'il faut traiter avant tout d'après nos règles. C'est là une question » qu'il faut examiner une fois en sa vie, quand on aime tant soit peu la » vérité, parce que cette recherche contient toute la méthode et comme » les vrais instruments de la science. Rien ne me semble plus absurde » que de discuter audacieusement sur les mystères de la nature, sur » l'influence des astres, sur les secrets de l'avenir, sans avoir une seule » fois cherché si l'esprit humain peut atteindre jusque-là ¹. » KUNO FISCHER. 1 Traduction Victor Cousin. OEuvres de Descartes, in-8, t. II, p. 245. Paris, Levrault, 1826. LES MOEURS JUDICIAIRES CHEZ LES ROMAINS Mœurs juridiques et judiciaires de l'ancienne Rome, par EUGÈNE HENRIOT, conseiller à la Cour de cassation. Paris, Didot, 3 vol. in-8. Il y a bientôt huit ans, M. Henriot, alors conseiller et depuis prési- dent de chambre à la Cour impériale de Paris, publia sous ce titre : Les Poëtes juristes, un modeste mais intéressant petit volume, accueilli dès l'origine avec faveur par le public heureusement nombreux encore des hommes lettrés de la magistrature et du barreau. Cet ouvrage fut le point de départ de celui qui nous occupe aujourd'hui. Il est vrai qu'il a fait depuis ce temps-là bien des progrès. De l'humble in-18, sous lequel il se produisait timidement, le voilà élevé à la dignité du triple in-8. Le sujet est le même, le plan à peu près le même : mais quelle différence de développements et d'exécution! Au lieu d'une simple esquisse, M. Henriot nous présente aujourd'hui le tableau complet des mœurs juridiques et judiciaires, comme il les appelle, de l'ancienne Rome, c'est- à-dire des institutions et des mœurs relatives à l'administration de la justice, grande toile où son pinceau peut maintenant se promener au L'INFLUENCE ET L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES, par M. Alfred Fouillée. L'INFLUENCE ET L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES On s'est souvent demandé, tout en déplorant la mort préma- turée de Descartes à cinquante-trois ans, si, par une vie plus longue, il aurait beaucoup ajouté à ses chefs-d'œuvre. Sa pensée, dit-on, n'était-elle pas déjà fixée pour jamais? sa confiance en l'in- faillibilité de sa méthode n'était-elle pas inébranlable? Il avait une aussi belle obstination dans ses idées que s'il eût été le « Breton » le plus bretonnant. Voulut-il jamais changer une ligne à ce qu'il avait écrit? S'il avait vécu, ajoute-t-on, il se serait pro- bablement contenté de faire des découvertes nouvelles dans les mathématiques, la physique et la médecine. On oublie la morale. Si nous voulions, nous aussi, nous lancer dans les hypo- thèses, nous croyons que Descartes n'aurait pu résister au désir d'édifier une théorie de l'homme et de la conduite. C'était la préoc- cupation qui, après sa mort, devait aller dominant chez ses grands disciples, comme Spinoza, et qui allait aboutir à une nou- velle doctrine de la vie, à une éthique. Chez Descartes même nous voyons s'accroître, avec les années, le souci des questions psychologiques et morales, qui contraste avec ses premières préoccupations, d'abord scientifiques, puis toutes métaphysiques. Victor Cousin, Jouffroy et Saisset nous ont représenté Descartes comme «< un homme qui passe sa vie à obser- ver en lui-même le travail de la pensée, le jeu des passions, etc. » 15 Jan 18.93 360 REVUE DES DEUX MONDES. Mais Descartes, nous l'avons vu, passa la plus grande partie de sa vie à observer les hommes de toutes les nations et de tous les pays, à épier les phénomènes curieux de la nature, à poursuivre des découvertes de mathématiques, à résoudre les innombrables problèmes que lui envoyaient le père Mersenne et les autres mathématiciens du temps, à faire des expériences de chimie, à disséquer et « anatomiser » des animaux, dont il montrait à ses amis les cadavres et squelettes en disant : « Voilà ma biblio- thèque. » Et quand il se repliait sur lui-même, ce n'était point pour y étudier ce que son disciple Spinoza appelait avec dédain les historioles de l'âme; c'était pour y chercher le point de coïncidence entre la réalité et la pensée; ce point, il le trouvait dans deux idées : celle du moi et celle de l'être parfait, qui ont le privilège, selon lui, de nous faire toucher à la fois l'idéal et le réel. Cependant la psychologie, à la fois métaphysique et scientifique, attirait de plus en plus l'esprit de Descartes. En 1646, il com- pose son Traité des passions de l'âme, sur les instances de la princesse Élisabeth; plus tard il envoie à la reine de Suède son manuscrit, qui ne fut publié qu'en 1649, à Amsterdam. Descartes se plaisait à avoir pour disciples des femmes de haute intelligence. Il leur trouvait moins de préjugés, un esprit plus naturel, plus ouvert, plus sincère, par cela même une heureuse docilité, et tant d'empressement à le suivre! Les femmes d'ailleurs, ayant le sens délicat des choses du cœur et de la conduite, s'intéressent surtout aux questions psychologiques et morales. Si Descartes commente Sénèque, s'il recherche en quoi consiste le souverain bien, c'est pour répondre soit à Élisabeth, soit à Christine; et ce sont encore les questions posées par Christine qui lui font écrire à Chanut son admirable lettre sur l'amour. Descartes atteignait d'ailleurs l'âge où ces problèmes préoccupent davantage; il était « fatigué de la géométrie, » il croyait avoir épuisé la métaphy- sique; il songeait surtout à écrire sur l'homme. Toute grande doctrine aboutit toujours à la pratique, et, nous le savons, Descartes lui-même avait le souci des applications autant que des spéculations; c'est un des traits caractéristiques de son génie. En tout cas, sa philosophie devait avoir, sur son siècle et sur les suivans, une influence psychologique et morale, litté- raire même, non pas seulement scientifique et métaphysique. Pour comprendre la nature et l'étendue de cette action, examinons d'a- bord les idées de Descartes lui-même sur la psychologie, sur la morale et sur l'esthétique. Nous nous éléverons ensuite à des considérations générales sur le passé du cartésianisme et sur son avenir. Le cartésianisme touche à tant de hautes questions, il offre un intérêt à la fois si national et si humain, qu'on ne trouvera L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 361 pas superflu d'en montrer l'influence toujours vivante et d'en dé- gager les élémens à jamais durables. 1. La psychologie de Descartes n'est point celle des écossais ni des éclectiques, c'est la psychologie physiologique de notre époque, dont on peut le considérer comme le fondateur. Pour Des- cartes, il n'y a pas de psychologie détachée, qui serait indépen- dante de la métaphysique d'une part, de la physiologie de l'autre. Étudiez-vous les faits particuliers et les lois particulières de la vie intérieure, les passions et les émotions, tout ce qui provient de ce que l'esprit est uni à la matière et « ne fait qu'un avec elle, » alors, les mouvemens de l'organisme rendront compte de ce qui, dans nos états internes, peut devenir l'objet d'une vraie science. Étudiez-vous la pensée et ses lois radicales, ce que Descartes appelle les « principes de la connaissance humaine, » identiques aux principes de l'existence telle que nous pouvons la saisir; alors vous êtes en pleine métaphysique. De même, lorsque vous étudiez la volonté libre, avec sa puissance infinie en Dieu et même chez l'homme. Les phénomènes de la nature humaine sont donc, pour Descartes, ou tout intellectuels et métaphysiques, ou tout corporels et mécaniques. Ou plutôt, ils sont toujours à la fois une série de «< pensées» et une série de « mouvemens. » On peut considérer le Traité des passions de l'âme comme le premier modèle de la psychologie scientifique aujourd'hui en hon- neur. La physiologie, en effet, n'y tient pas moins de place que la psychologie même. La théorie de l'association ou liaison des idées, expliquée par la liaison des traces du cerveau et par le mécanisme de l'habitude, se trouve esquissée dans Descartes, très développée chez Malebranche et Spinoza; si bien que cette théorie prétendue anglaise est encore cartésienne. Mais, chez Descartes, tout tend à cette forme déductive que Spinoza devait, dans son Éthique, adopter en l'exagérant. Spinoza a fait la géométrie des passions, Descartes en a fait la physiologie. Supposez, dit Descartes, un pur esprit, comme celui d'un ange, dans un corps humain, mais conservant son caractère « d'âme distincte, » il n'aurait pas « les sentimens tels que nous; mais il percevrait seulement les mouvemens causés par les objets exté- rieurs; et par là, il serait différent d'un véritable homme. » Nos sentimens et nos sensations sont donc les représentations obscures des mouvemens utiles ou nuisibles à la vie et tiennent à ce que nous ne sommes pas des intelligences « distinctes. » La passion proprement dite ou émotion est un état de conscience confus, « une 362 REVUE DES DEUX MONDES. pensée confuse, » excitée « par le mouvement des nerfs » et qui a pour résultat, remarque ingénieusement Descartes, de « disposer l'esprit à cette autre pensée plus claire en laquelle consiste l'amour raisonnable. » Qu'est-ce, par exemple, que le sentiment de la soit, produit par la sécheresse de la gorge? C'est un état concret de la conscience, « une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n'est pas ce désir même. » Pareillement, dans l'amour, <«< on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, » qui fait « qu'on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose,» mais ce sentiment de chaleur n'est point encore l'union de volonté avec l'être aimé ; « aussi arrive-t-il quelquefois que le sentiment ou la passion de l'amour se trouve en nous sans que notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencon- trons point d'objet que nous pensions en être digne. » Il faut donc toujours, selon Descartes, distinguer l'élément physique des pas- sions, qui se retrouve jusque chez les animaux et qui, par consé- quent, n'est qu'un mécanisme nerveux, d'avec l'élément intellec- tuel, qui n'existe que chez un être pensant. Théorie originale et profonde, qui contient en germe bien des vérités aujourd'hui re- connues. Descartes anticipe les recherches de Darwin sur l'expres- sion des émotions. De plus, il comprend ce que bien des psycho- logues contemporains méconnaissent encore que ce qui nous semble « l'expression » de nos passions est, en grande partie, un élément intégrant et constitutif de ces passions mêmes. La peur, par exemple, en tant que passion, n'est point constituée par ce raisonnement intellectuel : Voici une bête nuisible, donc je fuis. Elle est constituée par la conscience même des mouvemens automatiques et réflexes que provoque, « sans notre volonté, » l'image de l'objet terrible surgissant dans le cerveau. Avoir peur, c'est percevoir confusément la tempête cérébrale et nerveuse qui aboutit mécaniquement aux mouvemens des jambes; avoir peur, c'est se sentir entraîné mécaniquement à fuir. A l'automatisme, selon Descartes, il appartient de commencer, indépendamment de notre volonté, tous les mouvemens utiles à notre conservation, et de les propager dans les muscles par une « ondulation réflexe.» Aussi notre volonté ne peut-elle agir directement sur nos passions et émotions: le changement qu'elle désire n'a lieu, dit Descartes, que si «< la nature ou l'habitude a joint tel mouvement à telle pensée. » De même, ajoute Descartes, essayez de dilater ou de contracter votre pupille, vous n'y parviendrez pas: car « la nature a joint ce mouvement non à la volonté de dilater ou contracter, mais à la volonté de regarder des objets distans ou rapprochés. » Nous sommes donc obligés d'agir indirectement sur nos passions, en évoquant des images contraires à celle dont nous voulons refréner gl L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 363 ? les effets; nous contre-balançons une pensée par une autre pensée, une passion par une autre passion. Toutes vérités confirmées par la psychologie contemporaine. Non moins remarquables sont et la classification et l'analyse des diverses passions de l'àme. On sait que Descartes ramène tout à six passions primitives: l'étonnement, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. L'étonnement est, pour ainsi dire, une pas- sion préliminaire qui devance toutes les autres, parce qu'elle est l'espèce de choc nerveux et intellectuel produit par un objet nou- veau, avant même que nous connaissions ce que cet objet a d'avan- tageux ou de nuisible et que nous puissions aussi l'avoir en amour ou en aversion. On n'a guère compris ce qu'il y a de vérité dans cette théorie de Descartes sur l'etonnement; ne rappelle-t-elle pas, cependant, les doctrines des psychologues contemporains? Ceux-ci, avec Spencer, considèrent le choc nerveux comme le phénomène fondamental du côté physiologique; et du côté psychologique, ils considèrent le sentiment de la différence ou de la nouveauté, par conséquent « l'étonnement, » comme le corrélatif mental du choc nerveux. C'est donner raison à Descartes. L'étonnement est, pour ainsi dire, la passion de l'intelligence; les cinq autres passions sont plutôt celles de la volonté, puisqu'elles dérivent de ce que l'objet nouveau qui nous a plus ou moins surpris « se trouve être bon ou mauvais pour nous. » Dans cette nouvelle catégorie de passions, c'est, selon Descartes, l'amour qui est primordial; la haine n'est qu'un amour se dirigeant à l'opposé d'un obstacle; le désir est l'amour de ce que nous ne possédons pas encore; la joie et la tristesse sont les sentimens causés par la présence ou par l'absence de l'objet aimé. Otez l'amour, dira Bossuet, vous ôtez toutes les passions; posez l'amour, vous les faites naître toutes. Et c'est encore ce que confirme la psychologie contemporaine. .. En se combinant, les passions primitives produisent en effet toutes les autres. Descartes excelle à l'analyse de ces combinai- sons subtiles et à l'explication des cas les plus embarrassans. Pourquoi, par exemple, trouvons-nous du plaisir jusque dans la fatigue des jeux où il faut de la force et de l'adresse, jusque dans les larmes versées à la vue de quelque grand malheur représenté sur la scène? - L'àme se plaît, répond Descartes, « à sentir, émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu'elles soient, pourvu qu'elle en demeure maîtresse. » Si nous lisons « des aven- tures étranges dans un livre, » nous éprouvons tantôt de la tris- tesse, tantôt de la joie, de l'amour, de la haine, «et généralement toutes les passions, selon la diversité des objets qui s'offrent à notre imagination ; » et pourquoi avons-nous du plaisir « à les sentir exciter en nous, » même les plus tristes? C'est, dit Descartes, que - L 364 REVUE DES DEUX MONDES. | «< ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions. » Il y a donc, jusque dans les émotions qui dépendent de quelque mouvement des nerfs, un exercice de la volonté qui sent sa maîtrise et une émotion de nature intellectuelle, « qui n'est excitée en l'âme que par l'âme même. » L'élément volontaire et l'élément intellectuel des passions sont ainsi mis en lumière. Rappelons encore tant de pages fines et piquantes sur l'humilité vertueuse et vicieuse, sur la bonne et la mauvaise jalousie, sur la moquerie, qui est la revanche des plus imparfaits, « désirant voir tous les autres aussi disgraciés qu'eux, et bien aises des maux qui leur arrivent, » sur cette raillerie mo- deste qui, au contraire, reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, mais « sans témoigner aucune haine contre les personnes : » ce n'est plus alors une passion, « mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme. » Non moins que Molière et La Bruyère, Descartes malmène les faux dévots qui, « sous ombre qu'ils vont souvent à l'église, qu'ils récitent force prières, qu'ils portent les cheveux courts, qu'ils jeûnent, qu'ils donnent l'aumône, pensent être entièrement parfaits, et s'imaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise. » Puis, flétris- sant avec courage le fanatisme religieux de son temps, Descartes ajoute « Tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu'elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d'exterminer des peuples entiers pour cela seul qu'ils ne suivent pas leur opinion. » C'est dans le bon usage des passions que Descartes met « toute la douceur et toute la félicité de cette vie. » En les examinant, il les trouve presque toutes « bonnes de leur nature, » sauf la lâcheté et la peur. Pour celles-ci, il a « bien de la peine à en deviner l'utilité, » - ce qui lui fait honneur. L'âme « peut avoir ses plaisirs à part, mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions. » - <«< Notre âme, écrit-il encore à Chanut, n'aurait pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle ne pouvait les ressen- tir; » mieux vaudrait être un pur esprit. Nous n'avons donc à éviter « que leur mauvais usage et leurs excès. » Van Telle est cette théorie des passions qui les ramène à un senti- ment confus des mouvemens de l'organisme, provoquant, d'une part, l'éveil de l'étonnement intellectuel et, d'autre part, l'éveil de l'amour volontaire. On conviendra que cette doctrine offre encore une riche matière aux méditations de nos contemporains. La psychologie de Descartes, avec ses deux aspects métaphysique L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 365 et physiologique, exerça une évidente influence sur celle de Malebranche, de Spinoza, de Bossuet même, qui joignirent toujours la considération des organes à celle de l'esprit. Elle contribua aussi, pour une certaine part, à accroître le goût de l'analyse psycho- logique qui devait caractériser le siècle de Louis XIV. II. L'influence du cartésianisme en morale fut beaucoup plus grande qu'il ne le semble au premier abord. Il est de mode d'attribuer peu d'importance à la morale de Descartes. On croit qu'il s'en est tenu à sa « morale de provision, » ou que, pour l'enrichir, il a emprunté aux anciens quelques vagues maximes. Un critique éminent a dit ici même qu'il « n'y a pas de morale cartésienne; » ou, si l'on veut qu'il y en ait une, «< ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles vivons comme nous voyons qu'on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde... On dirait en vérité que toutes les questions qui regardent la conduite n'ont pas d'importance à ses yeux (1). » Nous ne saurions nous ranger à cette opinion. Descartes nous dit, il est vrai, qu'il avait coutume de « refuser d'écrire ses pensées sur la morale, parce qu'il n'y a point de matière d'où les malins puissent plus aisément tirer des prétextes pour calomnier. » Le presse-t-on d'aborder enfin la théorie des mœurs, il se dérobe le plus souvent. Il allègue « l'ani- mosité des régens et des théologiens. » On l'a tant blâmé, dit-il, « pour ses innocens principes de physique ! » que serait-ce donc « s'il allait s'occuper de morale? » Il mène d'ailleurs « une vie retirée ; » son « éloignement des affaires le rend incompétent. » Aussi laisse-t-il la morale publique « aux souverains et à leurs représentans autorisés. » Il n'en est pas moins vrai que, sans écrire de traité, Descartes a indiqué avec précision sa doctrine de la vie. Et si cette doctrine eût été tellement banale, se serait-il fait prier à ce point pour la laisser entrevoir ? On s'en rapporte là-dessus à ce jugement malveillant de son rival Leibniz « Sa morale est un composé des sentimens des stoïciens et des épicuriens, ce qui n'est pas fort difficile, car déjà Sénèque les conciliait fort bien. » On verra tout à l'heure l'injustice de cette appréciation sommaire. Les historiens de la philosophie s'étant dispensés de reconstruire la morale de Descartes, nous essaie- rons cette reconstruction, d'un haut intérêt historique et philoso- (1) Voir, dans la Revue du 15 novembre 1888, les importantes Études sur le XVIIe siècle par M. Brunetière. 366 REVUE DES DEUX MONDES. phique. Les lettres à la princesse Élisabeth et à Chanut sur la mo- rale sont d'une plénitude et d'une profondeur qui nous rappellera Pascal. Leibniz n'y a voulu voir qu'un commentaire de Sénèque et d'Épictète, parce que Descartes y apprécie ces deux moralistes; mais, en réalité, c'est toute la morale de Spinoza que Descartes esquisse d'avance, surtout dans sa lettre à Chanut sur l'amour. Sans compter que la morale de Leibniz, elle-même si peu dé- veloppée, s'y retrouve tout entière, avec quelque chose de plus et de mieux. W Ce qui frappe tout d'abord chez Descartes et ce qui est de grande conséquence, c'est la complète séparation d'avec la théologie révélée, dans cette partie même de la philosophie qui aboutit à la pratique. Console-t-il ses amis sur la perte de leurs proches et sur les autres misères de la vie, ou discute-t-il avec eux les principes abstraits de la morale, il s'en tient toujours « à la lumière naturelle; » sans rejeter la foi assurément, mais sans jamais la confondre avec la raison. Par là, tout d'abord, il préparait une véritable révolution en morale. Sa doctrine de la vie se divise en deux parties : l'une qui n'est que le premier degré ou, comme il disait, la première « provision » du philosophe : c'est cette sagesse moyenne dont, en attendant mieux, il s'était contenté dans le Discours de la méthode; sagesse qui est d'ailleurs presque tout pour la plupart des hommes, parce qu'ils vivent surtout de la vie sensible. Pour ceux-là, la morale se confond en grande partie avec l'hygiène et la médecine. « L'esprit dépend si fort du tempérament et des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » Get adage de Descartes n'est point pour déplaire aux naturalistes de notre temps. Mais c'est sur la métaphysique et sur la physique même, considérée comme science des lois du monde entier, que Descartes fonde « la plus haute et la plus parfaite morale: » celle du sage qui ne marche plus « à tâtons dans les ténèbres, » qui n'est plus réduit à chercher en tout le juste milieu. Connaissant les principes des choses et surtout le premier principe, le sage se propose de vivre en conformité et avec les lois de l'univers et avec la volonté d'où est sorti l'univers même. « La plus haute et la plus parfaite morale, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. » Descartes écrit à Chanut que « le moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre est de connaître auparavant quels nous sommes, quel est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le créateur de cet univers que nous habitons. » Le souverain bien, « considéré A L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 367 par la raison naturelle, » n'est en effet que « la connaissance de la vérité par ses premières causes, c'est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l'étude. » Aussi est-ce proprement « avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher. » L'étude de la philosophie « est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie que n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. » Chaque nation est « d'autant plus civilisée et policée que les hommes y philosophent mieux, et ainsi c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d'avoir de vrais philosophes. » (Épître dédicatoire des Principes.) Ne croyez-vous pas entendre d'avance les philosophes du xvIII° siècle? De ces généralités, passons aux détails. Dans la puissance infinie du vouloir réside, selon Descartes, notre vraie grandeur; le bien n'est donc autre que la rectitude de la volonté ou la « bonne vo- lonté.' >> <«< Le souverain bien de chacun en particulier ne consiste qu'en une ferme volonté de bien faire et au consentement qu'elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. » Descartes interprète ainsi en son sens profond la grande distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dé- pend pas de nous, entre les biens de la volonté, qui sont seuls des biens, et les avantages extérieurs, qui n'ont pas un caractère de vraie moralité. « Un petit vase, dit Descartes, peut être aussi plein qu'un grand, encore qu'il contienne moins de liqueur; ainsi le plus disgracié de la fortune ou de la nature peut être rempli par le con- tentement du vrai bien. » Mais cette doctrine stoïcienne n'est encore que préliminaire. Dans une de ses lettres à Élisabeth, Descartes déclare que, lais- sant là Sénèque, il va établir les idées directrices de sa propre morale. Ces idées sont au nombre de quatre. D'abord celle de l'être parfait, qui est « le véritable objet de l'amour; » puis l'idée de notre «< esprit, » dont la nature, distincte du corps et « plus noble, » nous commande de nous détacher des choses corporelles ; en troisième lieu, l'idée du « monde infini, » qui nous détache de la terre même, en nous empêchant de croire « que tous les cieux ne sont faits que pour le service de la terre ou la terre que pour l'homme; » la pensée de l'infini supprime ainsi, avec les fausses notions de causes finales, cette « présomption impertinente » par laquelle « on veut être du conseil de Dieu et prendre avec lui la charge de conduire le monde. » Enfin, la quatrième idée directrice de nos actes est la considération de notre rapport à la société universelle et au monde entier. Bien que chacun de nous soit « une personne séparée des autres, et dont par conséquent les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du • } 1 368 REVUE DES DEUX MONDES. monde,» il faut toutefois penser « qu'on ne saurait subsister seul, et que l'on est en effet l'une des parties de l'univers, et plus parti- culièrement encore l'une des parties de cette terre, l'une des par- ties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance, et qu'il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est une partie. » Cette considération « est la source et l'origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes. » Chaque homme est donc obligé « de procurer, autant qu'il est en lui, le bien de tous les autres, et c'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne. » Le résultat pratique de ces connaissances sur l'être parfait, l'âme, le monde infini et la société universelle, ce sont les divers degrés correspondans de l'amour; car l'amour est la volonté s'unis- sant aux divers biens que conçoit l'intelligence et passant ainsi de l'indétermination à une détermination progressive. Ici vont s'ou- vrir à nos yeux les profondeurs de la morale cartésienne. Chanut avait posé à Descartes, de la part de Christine, les ques- tions suivantes: « Qu'est-ce que l'amour? » — « La seule lumière naturelle nous enseigne-t-elle à aimer Dieu ? » Enfin, « lequel des deux dérégiemens est le pire, celui de l'amour ou celui de la haine? » Descartes répond par une lettre qui est un chef-d'œuvre : d'avance y sont condensées les plus belles pages de Spinoza sur << l'amour intellectuel de Dieu, » fin suprême de toute morale. Descartes commence par distinguer entre « l'amour qui est pure- ment intellectuelle et celle qui est une passion.» Lorsque notre âme aperçoit quelque bien présent ou absent, « elle se joint à lui de volonté, c'est-à-dire elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle l'autre. » Voilà, Voilà, de l'amour intellectuelle, une définition que ni Pascal ni personne n'a jamais dépassée. Le bien est-il présent, continue Descartes, alors le mouvement de la volonté, « qui accompagne la connaissance qu'elle a que ce qui lui est un bien lui est uni, » constitue « la joie. » Est-il absent, c'est la « tristesse; » est-il à acquérir, c'est le « désir. » Dans l'amour, la joie, la tristesse et le désir, ainsi considérés en eux-mêmes et dans leur pureté, il y a toujours volonté et intelligence, il n'y a pas encore passion. Sans doute la passion, ce reflet du corps, accompagne d'ordinaire l'amour intel- lectuelle; ne l'oublions pas cependant, la passion n'est pas l'amour même, le désir n'est pas non plus l'amour: « Un désir fort violent peut être fondé sur une amour qui souvent est faible. » Il faudrait d'ailleurs, remarque Descartes, « écrire un gros volume pour trai- ter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion. » Des- cartes voudrait lui-même, s'il était possible, que sa lettre devînt L'AVENIR DES IDÉES CARTÉsiennes. 369 ce volume, parce que parler de l'amour, c'est en subir le charme, et le naturel de l'amour est de faire « qu'on se communique le plus qu'on peut. » Descartes se communique donc encore, et il dis- tingue excellemment trois sortes d'amour pour ce qui nous est inférieur, ou égal, ou supérieur. « La nature de l'amour étant de faire qu'on se considère avec l'objet aimé comme un tout dont on n'est qu'une partie, on transfère les soins qu'on a coutume d'avoir pour soi-même à la conservation du tout. » Voilà le principe. Or, si nous nous « joignons de volonté avec un objet que nous esti- mons moindre que nous-mêmes, par exemple si nous aimons « une fleur, un oiseau, »> nous ne donnons pas notre vie pour ces objets, parce qu'ils sont des parties du tout moindres que nous-mêmes. Au contraire, dit Descartes, s'animant de plus en plus et emporté enfin à cette éloquence qui vient du cœur, « quand deux hommes s'estiment, la charité veut que chacun d'eux estime son ami plus que soi-même; c'est pourquoi leur amitié n'est point parfaite s'ils ne sont prêts de dire en faveur l'un de l'autre: Me me adsum qui feci, in me convertite ferrum. » De même quand un particulier se joint de volonté à ses concitoyens et à son pays, si « son amour est parfaite,» il ne se doit estimer « que comme une fort petite partie du tout qu'il compose avec eux, et ainsi ne craindre pas plus d'aller à une mort assurée pour leur service qu'on ne craint de tirer un peu de sang de son bras pour faire que le reste du corps se porte mieux. Et on voit tous les jours des exemples de cette amour, même en des personnes de basse condition, qui donnent leur vie de bon cœur pour le bien de leur pays. » De là suit cette dernière conséquence, que nous pouvons aimer non-seulement nos inférieurs, nos égaux, nos supérieurs, mais ce qui est supérieur à tout le reste, Dieu. Et notre amour envers Dieu « doit être sans comparaison la plus grande et la plus parfaite de toutes. » Telle est la réponse de Descartes au premier problème posé par Christine. Maintenant, pour passer au second, pouvons-nous « vé- ritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature? » - C'est ici que les théologiens vont dresser l'oreille. « Je n'en fais aucun doute,» répond Descartes sans hésiter. « Je n'assure point que cette amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux théologiens; mais j'ose dire qu'au regard de cette vie, c'est la plus utile et la plus ravissante passion que nous puissions avoir, et même qu'elle peut être la plus forte. » Qu'est-ce en effet que Dieu, sinon un «< esprit ou une chose qui pense? » Nous qui sommes «< pensée, » nous lui ressemblons donc, « et nous venons à nous persuader que notre âme est une émanation de sa souveraine intelligence, et divinæ quasi particulam auræ. » Et si TOME CXV. 1893. 24 370 REVUE DES DEUX MONDES. nous considérons le monde « sans l'enfermer en une boule, comme ceux qui veulent que le monde soit fini, » notre âme s'élargit elle-même, s'égale à l'univers, le dépasse; « et la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d'une joie si extrême qu'il pense déjà avoir assez vécu. » Il aime Dieu si parfaitement « qu'il ne désire plus rien au monde; il ne craint plus « ni la mort, ni les douleurs, » et, « recevant avec joie les biens sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend par- faitement heureux. » Nous voilà loin de la « morale de provision. » P Reste le dernier problème, fort subtil: qu'est-ce qui nous rend pire, d'une amour déréglée ou de la haine? Descartes répond: - « Voyant que l'amour, quelque déréglée qu'elle soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu'elle puisse tant corrompre nos mœurs que la haine, qui ne se propose que le mal. » Voyez plutôt : — « Les plus gens de bien deviennent peu à peu méchans lorsqu'ils sont obligés de haïr quelqu'un. » — L'amour déréglée n'en est pas moins, au point de vue des résultats pratiques, plus dange- reuse parfois que la haine; car l'amour « a plus de force et de vigueur que tout le reste, » surtout que la haine; si bien que « ceux qui ont le plus de courage aiment plus ardemment que les autres; et, au contraire, ceux qui sont faibles et lâches sont les plus enclins à la haine. » Si donc l'amour s'attache à des objets indignes, le voilà qui tourne vers le mal la force qu'il avait pour le bien. En conséquence, toute la morale se résume à savoir aimer ce qui est vraiment digne d'amour. Car là est la sagesse, là est la force. Là aussi est béatitude. Tout notre « contentement,» toute notre joie «ne consiste qu'au témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection. » L'échelle de nos perfections est donc celle même de nos joies. Et pourtant, à ce sujet, Descartes avoue qu'il s'est << proposé un doute: »> ne vaut-il pas mieux parfois se faire illusion à soi-même « en imaginant les biens qu'on possède plus grands et plus estimables qu'ils ne sont en effet? » Ou « faut-il connaître et mesurer la « juste valeur » des choses, dût-on en devenir plus triste?» Ah! sans doute, si la joie telle quelle, et d'où qu'elle vienne, était le « souverain bien,» il faudrait alors « se rendre joyeux à quelque prix que ce pût être, » il faudrait approuver même la brutalité de ceux qui « noient leurs déplaisirs dans le vin ou qui les étourdissent avec du tabac. » Mais non, s'écrie Descartes : « C'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que de l'ignorer; » mieux vaut donc être « moins gai et avoir plus de connaissance. » Aussi n'est-ce pas toujours « lorsqu'on a le plus de gaîté qu'on a l'esprit plus satisfait; » au contraire, « les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les mé- J L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 371 diocres et passagères qui soient accompagnées du rire. » Ne nous dupons donc jamais nous-mêmes par de fausses imaginations et de faux plaisirs : « L'âme sent une amertume intérieure en s'aperce- vant qu'ils sont faux. » En somme, c'est dans l'intime harmonie de la volonté et de l'in- telligence que Descartes place, avec la liberté, l'amour, avec l'amour, la vertu, avec la vertu, la béatitude. En lisant ces pages de Descartes, où l'enthousiasme métaphysique prend l'accent même de la passion, on croit entendre résonner d'avance la voix grave de Spinoza, qui, mêlant à ses déductions géométriques une poésie austère, démontre et chante tout ensemble « l'amour intel- lectuelle de Dieu. »> Si, au lieu d'écrire des livres de longue haleine (et de lecture souvent difficile) sur presque toutes les sciences et sur presque toutes les parties de la philosophie, il avait plu à Descartes de jeter au hasard sur le papier ses réflexions, comme Pascal; ou si de ses œuvres trop vastes et trop riches, on prenait la peine d'ex- traire les principales pensées, de les isoler dans leur grandeur, de rendre ainsi chacune d'elles plus saillante et plus suggestive, de la faire mieux retentir aux esprits en l'enveloppant pour ainsi dire de silence, on aurait un livre comparable et peut-être supérieur, non pour le style sans doute, mais pour la profondeur et l'infinité des idées, au monument inachevé de Pascal. Sur le dernier problème de la morale et de la métaphysique, l'immortalité personnelle, Descartes répond parfois comme Socrate : -«Je confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance. » De sa doctrine générale, il résulte bien que la pensée est essentiellement distincte de l'étendue et qu'elle est certaine de sa propre existence au moment même où elle pense; mais, en dehors de ce moment, elle ne peut trouver son soutien et sa garantie que dans l'idée de Dieu. Si, d'ailleurs, en vertu même de « l'immutabilité divine,» il y a permanence de la même quantité de mouvement dans l'uni- vers, il doit y avoir aussi permanence de la pensée et de l'exis- tence intellectuelle. Mais ce qui constitue notre individualité propre est-il nécessairement durable? Subsisterons-nous non-seulement dans notre vie rationnelle, mais aussi dans notre vie affective, si intimement liée à notre vie sensitive? Ce sont des problèmes que Descartes refuse le plus souvent d'aborder: il s'en remet à la foi. Cependant, avec quelques amis, il consent « à passer les bornes de philosopher qu'il s'est prescrites. » Il admet alors « une mé- moire intellectuelle, » différente de la sensitive, qui peut survivre après la mort, et il écrit que nous retrouverons « ceux qui nous T - K 372 REVUE DES DEUX MONDES. sont chers. >> Ailleurs, mêlant à sa philosophie la théologie néo-pla- tonicienne et chrétienne, il fait le tableau de ce que pourrait être « la connaissance intuitive » de Dieu dans une vie toute spiri- tuelle il en trouve le type, même ici-bas, dans la connaissance intuitive que la pensée a d'elle-même : « Quoique votre imagina- tion, qui se mêle importunément dans vos pensées, diminue la clarté de votre connaissance, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive. » Et c'est là cette « belle espérance » que nous pouvons, selon Descartes comme selon So- crate, fonder sur notre seule raison. Voulez-vous comprendre mieux encore et la morale incom- prise de Descartes et son influence trop méconnue sur la sécu- larisation de la science des mœurs, en même temps que de la théologie rationnelle, considérez la morale cartésienne chez Spi- noza, en son plein développement et comme à son apothéose. Le principal objet de Spinoza fut précisément la construction et l'achèvement de l'éthique, dont Descartes n'avait eu le temps que de donner les principes et les dernières conclusions. Puisqu'il suffit, selon Descartes, « de bien penser » pour « bien faire, » la morale doit être identique en son fond avec la métaphysique elle-même. C'est pour cette raison que Spinoza donne à toute sa philosophie le nom d'éthique. Nous conviant à le suivre, il s'avance de démonstration en démonstration, et chaque pas dans la décou- verte de la vérité est en même temps un degré atteint dans la sa- gesse. La morale consiste à se transporter au centre même de toute vérité et de tout être, dans l'idée de Dieu, et à retrouver l'ordre dans lequel les choses dérivent de la source inépuisable. Dès la première définition, dès le premier théorème, nous entrons, pour ainsi dire, dans la vie éternelle, puisque nous commençons à voir les choses « sous l'aspect de l'éternité; » de conclusion en conclusion, avec notre science, s'accroît notre participation à l'éternité même. Les voiles peu à peu se dissipent, les apparences sensibles, comme des nuages dont l'agitation cachait la sérénité du ciel immuable, s'évanouissent; nous comprenons, nous voyons les réalités, car les « vrais yeux de l'âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. » En même temps que la clarté se fait dans nos pensées, nos passions se calment; la « servitude » se change peu à peu en « liberté, »> par cela même en béatitude; pénétrant le sens du monde, nous vivons la véritable vie, « nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » La morale, c'est la divinisation progressive de l'homme par la science. L'ignorant, « que l'aveugle passion con- duit, » est agité en mille sens divers par les causes extérieures et L'AVENIR DES IDÉES CARTésiennes. 373 ne possède jamais la véritable paix de l'âme; « pour lui, cesser de pâtir, c'est cesser d'être. » Au contraire, « l'âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éter- nelle la conscience de soi-même, et de Dieu, et des choses, jamais il ne cesse d'être, et la véritable paix de l'âme, il la possède pour toujours. » En même temps il a, pour Dieu et pour les hommes, l'amour éternel, car il n'y a d'amour éternel que l'amour intel- lectuel. » — « L'amour de Dieu pour les hommes et l'amour intel- lectuel des hommes pour Dieu ne sont qu'une seule et même chose. » Ceci nous fait clairement comprendre, conclut Spinoza, en quoi consiste notre salut, notre béatitude; savoir: « dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou, si l'on veut, dans l'amour de Dieu pour nous. » M III. Descartes conçoit naturellement le beau sur le type du vrai. Il disait un jour à Mme du Rosay qu'il ne connaissait pas de beauté comparable à celle de la vérité. Il ajoutait une autre fois que les trois choses les plus difficiles à rencontrer sont une belle femme, un bon livre, un parfait prédicateur. Chez une femme « parfaite- ment belle,» la beauté ne consiste pas « dans l'éclat de quelques parties en particulier; » c'est « un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu'il n'y en a aucune qui l'emporte par-dessus les autres, de peur que, la proportion n'étant pas bien gardée dans le reste, le composé n'en soit moins parfait. » On reconnaît ici l'esprit scientifique de Descartes, amoureux de ce qui est ordonné et systématisé, par cela même rationnel. Dans le corps vivant, selon lui, « la santé n'est jamais plus parfaite que lorsqu'elle se fait le moins sentir; » la santé de l'âme est la con- naissance du vrai : « quand on la possède, on n'y pense plus; » il en est de même pour la santé dans les œuvres d'art, qui donne leur valeur fondamentale à la parole et au style. Le peuple, il est vrai, a coutume de se laisser charmer par « des beautés trom- peuses et contrefaites; » mais le teint et le coloris d'une belle jeune fille est différent « du fard et du vermillon d'une vieille qui fait l'amour. » - Descartes commença, nous dit-il, par être épris de la poésie, et ses derniers écrits furent des vers composés pour les fêtes qui, à Stockholm, suivirent la paix de Munster. Mais c'est la poésie abstraite des mathématiques et de la métaphysique qui devait surtout l'absorber. Un autre art généralement aimé des philosophes est la musique, où il semble que les harmonies intelligibles se font sensibles à l'oreille et au cœur; Descartes eut toujours un grand 374 REVUE DES DEUX MONDES. 1 goût pour cet art: un de ses délassemens favoris était d'entendre des concerts. En même temps la théorie de la musique, comme toutes les théories, l'attirait : il y retrouvait en action ses chères mathématiques. On sait que son premier ouvrage fut un Traité de musique, où se montre déjà la tendance à tout analyser géomé- triquement. Descartes fait de la musique une sorte de science déductive; il pose des principes d'où il tire démonstrativement l'explication des plaisirs de l'oreille. Il admet, ce qui est aujour- d'hui prouvé, que les nombres des vibrations produisant les notes sont en raison inverse des longueurs des cordes. Il soutient le pre- mier que les tierces majeures ne sont pas, comme les Grecs l'admettaient, discordantes, mais concordantes, ce qui prouve que le « tempérament moderne, » qui adoucit la tierce, devait déjà être en usage. Descartes fit un jour remarquer à un musicien de ses amis que « la différence qui est entre les demi-tons majeurs et mineurs est fort sensible; et après qu'il la lui eut fait remarquer, le musicien, si bien averti par le philosophe,» « ne pouvait plus souffrir les accords où elle n'était pas observée. » « Je serais bien aise, écrit Descartes à Mersenne, à propos d'un compositeur d'alors, de voir la musique de cet auteur, où vous dites qu'il pra- tique la dissonance en tant de façons. » Malgré son goût pour la poésie et la musique, Descartes n'était point vraiment artiste, mais philosophe et savant. Cousin, Nisard et plus récemment M. Krantz, ont exagéré son influence littéraire sur son siècle, tandis que M. Brunetière nous paraît l'avoir trop diminuée. Ce n'est pas par le style de ses ouvrages que Descartes eut le plus d'action, c'est par la force de sa pensée. La grande et véritable influence littéraire est celle qui s'exerce par le dedans, celle qui vivifie la forme en renouvelant le fonds même des idées : cette action d'autant plus intime qu'elle est plus cachée, Descartes l'exerça sur la littérature de son siècle. Pas un des grands écrivains d'alors qui n'ait agité les problèmes par lui posés, qui n'ait lu et médité ses écrits, qui n'ait pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de l'homme, des animaux. On était pour la tradition ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les modernes. La grande querelle littéraire et philosophique concernant le progrès fut soulevée, comme on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, les Fontenelle, les Terrasson; et elle se prolongea jusque vers le milieu du XVIIIe siècle (1). Avec le Discours de la méthode, la langue française prend dans la science la place de la langue latine. Les questions les plus ardues, qu'on croyait impossibles à exposer sans la terminologie (1) L'Esthétique de Descartes. Paris, Alcan, 1882. L'AVENIR DES IDEES CARTÉSIENNES. 375 de l'école, Descartes les aborde de manière à être compris de tous. S'il écrit en français, c'est, dit-il, qu'il préfère « la langue de son pays »> au latin, qui « est celle de ses précepteurs. » De plus, ceux qui ne se servent « que de leur raison natu- relle toute pure » jugeront mieux de ses opinions que « ceux qui ne croient qu'aux livres anciens. » On a remarqué depuis longtemps que, par le Discours de la méthode, Descartes avait donné l'exemple d'une composition régulière et sévère, d'un enchaînement indisso- luble dans les idées, d'une dialectique serrée et subtile, de la « méthode » enfin substituée à la fantaisie et aux digressions si fréquentes chez ses devanciers. Ajoutez-y l'autorité et la gravité du ton, qui n'exclut pas à l'occasion une certaine ironie, l'exac- titude scrupuleuse et la précision, cette clarté que Vauvenargues appelait la bonne foi des philosophes; une simplicité et une sincé- rité de style qui ont je ne sais quoi de naïf et de viril tout ensemble; rien de déclamatoire, des comparaisons qui ont pour but non pas d'orner, mais d'illuminer les raisons, le sensible au service de l'intelligible, en un mot l'éloquence des idées. Ce sont déjà, avec moins d'imagination et de verve, les qualités fondamentales du livre des Provinciales. Les adversaires eux-mêmes de Descartes assuraient « qu'ils n'avaient rien lu dans aucune langue de si fort ni de si pressé. » C'est surtout dans la méditation que Descartes excelle seul en face de sa pensée, il réfléchit, il analyse, il déve- loppe ses longues « chaînes de raisons; » on assiste à ce travail intérieur : il semble qu'on l'entende penser tout haut. Ce qu'on peut reprocher à son style, c'est d'être encore trop embarrassé des constructions latines. Son français se traduit en latin et son latin en français sans trop y perdre. Souvent traînante et peu souple, la phrase n'est pas exempte de gaucherie; le mouvement en est trop mesuré et trop calme, le coloris et le relief manquent. C'est une sorte de géométrie à deux dimensions, d'où la troisième est absente point de ces perspectives qui, derrière les surfaces éclairées, font entrevoir dans l'ombre les profondeurs. : Sous la sincérité même de Descartes on sent une certaine retenue, des précautions sans nombre, la prudence politique jointe à l'amour ardent de la vérité; mais on peut, en somme, lui appliquer ce qu'il a dit de Balzac, non sans quelque retour sur soi : « S'il n'ignore pas qu'il est quelquefois permis d'appuyer par de bonnes raisons les propositions les plus paradoxales et d'éviter avec adresse les vérités un peu périlleuses, on aperçoit néanmoins dans ses écrits une cer- taine liberté généreuse, qui fait assez voir qu'il n'y a rien qui lui soit plus insupportable que de mentir. » ( L'extrême importance attribuée par Descartes à la méthode et à a recherche de la vérité rationnelle ne pouvait manquer de réagir à 376 REVUE DES DEUX MONDES. ; la longue sur toutes les œuvres de l'esprit, de contribuer à faire dominer la raison, la déduction, l'amour des idées générales et de la beauté abstraite. Les habitudes de réflexion, de méditation inté- rieure, d'analyse métaphysique et psychologique, étaient d'ailleurs en harmonie avec les tendances du siècle. « L'essence universelle de la personne humaine, » voilà l'objet principal de cette littéra- ture comme de cette philosophie. La clarté, signe de vérité, devient aussi un signe de beauté : le mystérieux et l'obscur sont bannis. Au XVIIIe siècle, du précepte de Descartes sur les idées claires on ne devait trop souvent retenir que le sens superficiel, et c'est ce qui fait qu'on a pu définir la philosophie de Voltaire, en particulier, un chaos d'idées claires. Ce n'est point cette clarté de surface que voulait désigner Descartes, mais au contraire celle des élémens les plus profonds et les plus irréductibles, seuls « évidens » par eux-mêmes. Voltaire regarde l'eau couler et miroiter, Descartes y plonge. Les vues de Descartes sur la nature, réduite à un simple méca- nisme, ont favorisé le détachement de l'époque (qui datait déjà du siècle précédent) à l'égard des spectacles pittoresques. La vie se ré- duisant à un machinisme, l'extrême complexité qui constitue un individu concret tend à être remplacée par un théorème développant ses corollaires. Spinoza ne fut pas le seul à étudier les passions et les caractères more geometrico. Dans l'homme même, ce n'est pas la société ou l'État, mais l'individu que l'on considère au XVIIe siècle : les questions politiques sont mises à l'écart. Descartes avait donné l'exemple, et ce n'est pas sous le régime de Louis XIV qu'on pou- vait s'en départir. L'homme intérieur et presque abstrait, en dehors des temps et des lieux, devenait donc de plus en plus l'objet exclu- sif d'un idéalisme un peu sec, d'une littérature dont on a juste- ment opposé la tendance étroitement subjective à l'objectivité large de la littérature antique. Celle-ci n'était pas ainsi bornée à l'homme, étrangère à la nature extérieure, ennemie de l'obscur et de l'infini, par cela même du vivant, tout absorbée dans le domaine de la pensée pure, sous l'inflexible discipline de règles trop rationnelles. L'habitude de la déduction exacte, favorisée par l'esprit mathéma- tique de Descartes, devait s'étendre plus tard jusqu'aux questions de la vie morale et politique; de là, dans notre littérature, l'abus du raisonnement simple et rectiligne, jusqu'en des questions qui, enveloppant un nombre incalculable de données, débordent de toutes parts notre étroite logique. Est-ce à dire qu'on doive aujourd'hui, par une réaction exagérée, prétendre que, plus les idées nous paraissent rigoureuses, ration- nelles, plus aussi elles sont humaines, artificielles et non pas natu- relles dans le sens strict du mot; que s'attacher à ces idées, c'est encore faire revivre, quoique sous une forme plus noble, l'antique < L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 377 anthropomorphisme? Descartes répondrait que la rigueur logique et même mathématique ne consiste pas à négliger, dans un pro- blème, les données essentielles et à le simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte de toutes les données réelles et, si on ne peut les embrasser entièrement, à ne conclure qu'avec des réserves précises. Le tireur qui vise le mieux est celui qui tient compte de toutes les circonstances, et c'est aussi le plus logique. Le rationnel, loin de s'opposer au naturel, l'embrasse progressive- ment. Et notre science, après tout, ne peut rien faire de plus. Si la logique est valable pour la nature comme pour l'homme, produit de la nature même, raisonner n'est plus seulement humain, mais universel. Si « dans toute pensée il y a de l'être, » dans tout être il y a quelque chose de saisissable à la pensée. IV. L'influence de Descartes a pu être contestée en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il est bien difficile de la contester dans le domaine de la science et de la philosophie (1). Si grande était devenue la réputation de Descartes que son dernier voyage en France lui fut « commandé comme de la part du roi. » Pour le con- vier à le faire, on lui avait envoyé « des lettres en parchemin et fort bien scellées, dit-il, qui contenaient des éloges plus grands que je n'en méritais, et le don d'une pension assez honnête. » Seulement, ajoute-t-il, aucun de ces hommes de cour « n'a témoigné vouloir connaître autre chose de moi que mon visage; en sorte que j'ai sujet de croire qu'ils me voulaient seulement avoir en France comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose. » Si la reine Christine appela Des- cartes près d'elle, c'est sans doute que la réputation du philosophe était européenne. A peine Descartes est-il mort qu'il n'est plus possible, dit un de ses biographes, de compter le nombre de ses disciples. De son vivant même, on sait quel avait été le succès de sa doctrine en Hollande, et à quelles luttes elle donna lieu. On y publia des ouvrages innom- brables, thèses, commentaires, expositions, apologies, poésies, en faveur de Descartes. En France, il eut tout de suite de nombreux disciples dans les congrégations religieuses et dans le clergé; les jésuites mêmes lui furent d'abord favorables. Mais c'est surtout dans le nouvel Oratoire, à Port-Royal et parmi les bénédictins qu'il (1) On a essayé pourtant de la réduire à des proportions assez étroites, en ce qui concerne du moins le xvII° siècle. Dans la belle et forte étude de M. Brunetière, nous lisons que le cartésianisme aurait d'abord « peu réussi » avec des disciples « rares, » et fait « pendant plus de cinquante ans des conquêtes modestes. » 378 REVUE DES DEUX MONDES. trouva des partisans enthousiastes, tels qu'Arnauld, Nicole et Male- branche. Le prince de Condé et d'autres grands seigneurs se font les protecteurs du cartésianisme. Mme de Sévigné nous montre l'agi- tation produite dans les salons et chez les beaux esprits par la doctrine nouvelle. Me de Grignan, la duchesse du Maine, la mar- quise de Sablé et autres grandes dames sont célèbres pour leur connaissance de cette philosophie que La Fontaine appelait « enga- geante et hardie. » Dans Molière, un admirateur de Gassendi, les femmes savantes dissertent sur les tourbillons, sur la substance étendue et sur la substance pensante, et leur idéalisme outré traite le corps de « guenille, » comme Descartes disait à Gassendi: « ô chair! » Des réunions scientifiques particulières, auxquelles Des- cartes lui-même avait pris part, sont les avant-courrières de l'Aca- démie des Sciences. Fondée en 1666, celle-ci fit triompher les nouvelles méthodes de Descartes, et on put la considérer comme l'établissement régulier des principes cartésiens en France. La réaction devait, comme en Hollande, venir des théologiens. Les jésuites, les premiers, sentirent le danger on leur doit la condam- nation et la mise à l'index de tous les ouvrages philosophiques de Descartes. En vain Arnauld relève avec ironie les ignorances de la sacrée congrégation, qui permet la lecture de Gassendi et prohibe celle de Descartes. La cour, au moment de la cérémonie funèbre de Sainte-Geneviève, interdit de prononcer l'éloge du philosophe. On oblige tous les candidats aux chaires de philosophie à renier les théories cartésiennes. L'Université veut faire renouveler par le parlement l'arrêt de 1624 et interdire, sous les peines les plus graves, les opinions de Descartes. C'est alors que Boileau compose son arrêt burlesque « qui bannit à perpétuité la Raison des écoles de l'Université, lui fait défense d'y entrer troubler et inquiéter Aris- tote. » Par crainte du ridicule, l'Université supprima sa requête au parlement. Mais les jésuites avaient trop de puissance. Voyant que l'Oratoire et Port-Royal étaient infestés à la fois de jansénisme et de cartésianisme, ils dirigent de ce côté tous leurs efforts. Arnauld se réfugie en Belgique, Malebranche est obligé de publier ses œuvres au dehors. Le roi écrit au recteur de l'Université d'Angers pour lui défendre de laisser enseigner « les opinions et sentimens de Descartes. » A Caen, on suspend, on exile les professeurs carté- siens. La persécution ne finit qu'en 1690. Elle n'empêcha pas la rapide et universelle propagation du cartésianisme, confessée par ses ennemis mêmes. : Sada Ce qui est bien plus important que l'histoire extérieure du car- tésianisme, c'est ce qu'on pourrait appeler son histoire intérieure. Toute la philosophie qui a suivi Descartes relève de lui, soit comme application de sa méthode, soit comme déduction et extension de ses L'AVENIR DES IDÉES CARTÉsiennes. 379 principes, soit comme opposition, critique, correction, réfutation de ses idées sur les rapports de la pensée à la réalité, sur le monde, sur l'homme et sur Dieu. Un seul penseur, depuis Descartes jusqu'à nos jours, a pu introduire dans la philosophie un nouveau point de vue, qui encore avait été pressenti par Descartes même et auquel on ne pouvait parvenir qu'en le continuant : c'est Kant. En métaphysique, Descartes a une triple lignée : tous les naturalistes, tous les idéalistes, enfin tous ceux qui professent la « primor- dialité de la volonté. » Son système, en effet, nous a offert trois « ordres » superposés dans leur hiérarchie : le mécanisme, la pensée, enfin la volonté, où Pascal verra le principe de la charité, Kant, celui de la justice, Schopenhauer, celui du renoncement à la vie et de la suprême abnégation. Après avoir été d'abord cartésien, Pascal a beau se retourner contre Descartes, jusque dans sa fameuse « Apologie » il conserve les principes fondamentaux du cartésianisme essence de l'homme mise en la pensée, irréducti- bilité des deux mondes de la pensée et de l'étendue, mécanisme essentiel au monde physique; « tout se fait par figure et mouve- ment,» avoue Pascal au moment même où il reproche à Descartes- de vouloir pénétrer dans le détail des phénomènes et faire ainsi avancer les sciences. Enfin, chez Pascal comme chez Descartes, il y a les « trois ordres; » et le troisième, supérieur à la pensée et à l'étendue, c'est le domaine de la volonté infinie, insondable, incompréhensible, où Descartes avait placé la dernière raison de toutes choses. Mais Pascal entrevoit avec inquiétude la révolution qui se prépare dans les esprits: il jette sur un carré de papier les lignes auxquelles nous faisions tout à l'heure allusion. « Descartes. Il faut dire en gros cela se fait par figure et mouvement; car cela est vrai. Mais de dire quels et composer la matière, cela est ridi- cule; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Ridicule! Pourquoi donc Pascal avait-il fait lui-même ses fameuses expé- riences, auxquelles il tenait tant, sur l'ascension des liquides? « Et quand cela serait vrai, dit-il encore, nous n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » Toute la philosophie, ici, remarquons-le, c'est aussi toute la science! Pascal éprouve cependant une hésitation, un regret peut-être, — et il barre cette pensée; mais, plus loin, il y revient : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Descartes. » Et enfin, dans une autre note: « Descartes inutile et incertain. » Non, mais dan- gereux peut-être pour l'orthodoxie catholique. Le danger n'était pas immédiat; aussi voyons-nous Bossuet et Fénelon, qui, en philosophie, ont plus de sagesse que d'originalité, combiner Descartes avec saint Augustin et saint Thomas. Bossuet, 380 REVUE DES DEUX Mondes. il est vrai, dans sa fameuse lettre à un disciple de Malebranche, parle du « grand combat qui se prépare contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne, » mais il ajoute, à deux reprises, que les principes de Descartes sont, « à son avis, mal entendus. » Et les doctrines cartésiennes dont Bossuet parle ainsi étaient alors proscrites par les arrêts du Conseil du roi, et Bossuet occupait une position officielle. Pour directeur ordinaire du dauphin, c'est un cartésien que Bossuet choisit : Cordemoy. Il retient le cartésien Pourchot dans l'enseignement public « à cause du bien qu'il en espère. » Huet lui-même appelé pour venir en aide à l'éducation du dauphin, était alors cartésien. Des poésies du temps relèvent ironiquement cette contradiction: le cartésianisme proscrit par le roi et cependant chargé par ce même roi de l'éducation du dau- phin. Le versificateur fait prédire par Descartes lui-même le triomphe final de sa doctrine: Louis M'en donne aujourd'hui sa parole, Puisqu'il veut, grâce à Bossuet, Grâce à l'incomparable Huet, Que ce soit moi qui, par leur bouche, Donne tous les jours quelque touche, Pour de son fils faire un portrait Qui nous montre un prince parfait. } Bossuet et Fénelon admettent toutes les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu, qu'ils prétendent retrouver dans saint Augustin et dans saint Thomas, et dont ils ne saisissent pas toujours le côté original; mais ils y joignent la preuve populaire et éminemment religieuse par les causes finales. Le cartésianisme perd ainsi, chez eux, sa puissance métaphysique. Ils n'en insistent pas moins, avec Descartes, sur l'idée du parfait et de l'infini; eux aussi voient dans la perfection « non l'obstacle à l'être, » mais « la raison d'être. » A Descartes, d'ailleurs, remonte l'influence exercée en métaphy- sique par l'idée de l'infini. W Le vrai successeur du maître, c'est Malebranche. Descartes avait dit : nous ne sommes certains de l'existence des objets finis que par notre idée de l'infini. Faisant un pas de plus, Malebranche arrive à sa doctrine bien connue : nous voyons toutes choses en Dieu, et nous voyons Dieu ou l'infini en lui-même, par une vision intuitive, sans l'intermédiaire d'aucune idée. Platon et Descartes sont ainsi conciliés. « Le néant n'est point intelligible ou visible; ne rien voir, c'est ne point voir; ne rien penser, c'est ne point penser. » D'où il suit que, « tout ce que l'on voit clairement, directement, immédiatement, existe nécessairement. » C'est le principe de Des- cartes poussé à l'extrême, jusqu'à la complète identité du sujet et L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 381 pour la de l'objet. Première conséquence: nous n'avons plus seulement, comme Descartes le pensait, une « idée de Dieu,» mais une vision immédiate et intuitive de Dieu même. « Rien ne peut représenter Dieu; si donc on y pense, il faut qu'il soit... L'infini est à lui-même son idée. » Les preuves tirées de l'infini « sont preuves de simple vue. » De là dérive encore une conséquence importante. Si nous voyons toutes les choses dans leur idée et en Dieu, à quoi bon une matière réelle? L'existence de la matière devient donc, raison, et indépendamment de la foi, -ce qu'il y a de plus inutile. Descartes n'a-t-il pas lui-même montré que nous ne connaissons point les choses extérieures en elles-mêmes, mais en nous, témoin le manchot qui souffre du bras qu'il n'a plus. L'idée du bras peut donc remplacer le bras! « Il y a donc un bras idéal qui fait mal au manchot, un bras qui l'affecte seul d'une perception désagréable, un bras efficace et représentatif de son bras inefficace, un bras par conséquent auquel il est uni plus immédiatement qu'à son propre bras, supposé même qu'il l'eût encore! » Et ce bras, c'est une idée. Pourquoi tout le reste ne serait-il pas de même une idée? Mais la terre me résiste, objecte-t-on. Et Malebranche de répondre : « Et mes idées ne me résistent-elles point? Trouvez- moi dans un cercle deux diamètres inégaux! » - Mais alors, nous voilà sceptiques et pyrrhoniens. Au contraire, réplique encore Malebranche, non sans profondeur; c'est vous, avec votre sens commun, qui ne pouvez être assuré qu'un objet réponde à votre idée, puisque celle-ci n'est, à vous en croire, « qu'une modifica- tion de votre âme. » Vous ne pouvez être certain « que la chose soit conforme à votre idée, mais seulement que vous la pensez. Donc votre sentiment établit le pyrrhonisme, mais le mien le détruit. » Voilà qui est rétorqué de main de maître. Arnauld se moque pourtant : « Quoique, à la levée du siège de Vienne, écrit- il, les chrétiens n'aperçussent que des Turcs intelligibles, quand les Polonais et les Allemands les perçaient de leurs épées, les Turcs réels n'en étaient pas moins bien tués. » Sans doute; mais, dans le système de Malebranche, il y a parfaite harmonie entre les modifications des divers esprits ou, comme nous dirions aujourd'hui, entre les diverses séries de phénomènes psychiques, et cette harmonie a pour unique cause la cause suprême du monde entier. Les Turcs tombaient donc au bon moment, a tempo, comme des acteurs sur un théâtre, sans qu'on soit obligé de croire pour cela que l'idée de frapper, comme telle, pût mouvoir les bras des Allemands, et que les épées, comme telles, pussent réellement in- troduire la douleur dans la conscience des Turcs. « Il n'y a qu'une seule cause qui soit vraiment cause, conclut Malebranche, et l'on ne doit pas s'imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable K T 382 REVUE DES DEUX MOndes. cause. » Cette cause unique, c'est Dieu. Mais, si Dieu peut tout et fait tout, il n'y a plus qu'à dire : il est tout. C'est ce que va dire Spinoza. On sait que Leibniz appelait le spinozisme un cartésianisme immodéré; c'est plutôt un cartésianisme rétréci d'une part, et approfondi de l'autre. Ce qui est approfondi, c'est le côté intellec- tualiste; ce qui est rétréci et même supprimé, c'est la part de la volonté. Pour Spinoza, la volonté en Dieu n'est pas autre chose que la nécessité même de son essence; la volonté en l'homme n'est que la nécessité de son entendement. Dès lors, nous n'avons plus un monde « comme volonté et représentation, » mais seule- ment comme représentation: le réel et l'intellectuel sont iden- tifiés, le cartésianisme est ainsi privé de son troisième « ordre. » Quant aux deux autres, pensée et étendue, il n'était pas difficile de les ramener à un seul : qu'est-ce que l'étendue, sinon un mode de représentation applicable à un des aspects universels de la réa- lité? et qu'est-ce que la pensée, sinon la représentation même? Nous sommes donc bien enfermés par Spinoza dans le monde de la représentation. VIDE Le spinozisme est un long développement de l'argument ontolo- gique, qui non-seulement trouve dans « l'essence » de Dieu <«> que « Dieu choisit le meilleur absolument, » et que, « si quelqu'un est méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait de l'être ; » en entendant ce panégyrique blasphématoire on trouve que, devant le principe inconnaissable d'où tout dérive, il est une attitude plus digne que les cantiques de l'optimisme : le silence. Pour vouloir changer l'adoration en admiration, on ne réussit qu'à la changer en indignation. La théodicée de Leibniz nous ramène à la vieille théologie. Elle est, elle aussi, un retour en arrière. La vraie supériorité de Leibniz, c'est sa doctrine de l'animation universelle, qui aboutit à placer en toutes choses des perceptions plus ou moins obscures et des appétitions plus ou moins sourdes; c'est l'infinité de l'étendue devenant une infinité de vie, de sensa- tion et de désir; c'est, enfin, l'évolution mécanique se changeant partout en une évolution psychique. Par là le cartésianisme n'est pas détruit, il est complété. On s'imagine généralement que la philosophie du XVIIIe siècle n'est pas cartésienne, elle l'est au contraire d'esprit et même de doctrine, du moins pour tout ce qui concerne la connaissance de l'homme et celle de la nature. La théologie de Descartes a sombré, sa méthode subsiste, avec sa foi à la raison, à la science, à la puis- sance que la science confère, à la perfectibilité indéfinie de la science et de ses applications pratiques. C'est ce que M. Brunetière a excel- lemment démontré. Voltaire met à la mode la philosophie de Locke et la physique de Newton; mais, qu'est-ce que la philosophie de Locke, sinon une combinaison de Gassendi et de Descartes (1)? Locke reconnaît lui-même que les ouvrages de Descartes ont fait « briller à ses yeux une lumière nouvelle. » Il professe avec Descartes la ré- duction au mécanisme des qualités secondaires de la matière, comme la couleur, simples dérivés des qualités primordiales. En combattant les idées innées, c'est la doctrine même de Descartes. qu'il soutient sans la reconnaître; car il admet avec Descartes que l'esprit humain « peut infailliblement atteindre certaines vérités universelles par le seul exercice de ses facultés natives. » Il adopte la théorie cartésienne des esprits animaux. Il emprunte à Descartes toute sa démonstration de l'existence de Dieu. C'est parce que Locke s'inspire en même temps de Gassendi et de Hobbes qu'il deviendra l'origine d'un courant anticartésien. En psychologie, il (1) Voir F. Thomas, la Philosophie de Gassendi. Paris, Alcan, 1889. - H. Marion, Locke, sa vie et son œuvre. Paris, Alcan, 1886. L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 385 reste inférieur à Descartes par l'absence du point de vue physiolo- gique. Avec Locke, le divorce de la philosophie et de la science débute : voici venir les écossais et les éclectiques. Descartes et Malebranche n'en triomphent pas moins de plus en plus avec les idéalistes anglais : Norris, l'auteur de la « théorie du monde idéal et intelligible, » Collier et surtout Berkeley, qui avait déjà médité et approfondi Malebranche à Trinity-College (1). Berkeley bannit l'idée « obscure » de substance et de matière, au profit de la pensée; Hume, à son tour, bannit l'idée obscure de cause et de force; tous deux ne font que poursuivre la guerre car- tésienne aux idées obscures. Quant à la physique de Newton, elle n'est qu'une application du cartésianisme, mal interprétée d'ail- leurs et mal présentée par les disciples mêmes de Newton. Montes- quieu, lui, ne s'y trompe pas: il célèbre le système de Descartes dans ses Lettres persanes, et il transporte dans le domaine des lois civiles la conception cartésienne des lois comme rapports dérivés uniquement de la nature des choses. Buffon, par beaucoup de côtés, est cartésien. D'Alembert rend pleine justice à Descartes : il recon- naît que, par l'intermédiaire de Locke, de Berkeley, de Hume, de Newton, c'est la philosophie de Descartes qui nous est revenue à nous Français: « L'Angleterre nous doit la naissance de cette philosophie que nous avons reçue d'elle. » Diderot commente éloquemment Descartes, il annonce Lamarck et Darwin quand il dit « La nature n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte et semble s'être plu à varier le même mécanisme d'une infinité de manières différentes. Ne croirait-on pas qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes?» Les êtres particuliers ne sont jamais, ni dans leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leurs usages, « que ce que les résistances, les lois du mouvement et l'ordre universel les déterminent à être. » Si les êtres s'altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s'arrête point, « doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé anciennement, celles qui existent aujourd'hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande. » De même que, dans les règnes animal et végétal, « un in- dividu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe, n'en serait-il pas de même pour des espèces entières?» Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature « n'est que l'histoire d'un instant.» Lamettrie étend à l'homme la conception du pur automatisme; - (1) Voir G. Lyon, l'Idéalisme en Angleterre au XVIIIe siècle. Paris, Alcan, 1888. TOME CXV. 1893. 25 386 REVUE DES DEUX MONDES. aussi se prétend-il plus cartésien que Descartes même. Condillac emprunte à l'auteur des Méditations la distinction de l'esprit et du corps, l'occasionalisme, la théorie de la liaison des idées, la méthode analytique, la fréquente substitution des hypothèses ou des concep- tions à l'observation des faits (1). Turgot est si enthousiaste de Descartes qu'il se plaint, très justement, de le voir sacrifié à Newton dans la physique. Quant à Rousseau, il raconte lui-même comment il fut initié à la philosophie par des maîtres et des auteurs cartésiens, pendant son séjour aux Charmettes. Enfin Condorcet attribue à Descartes tout le grand mouvement du XVIIe siècle, et il continue pour son compte le cartésianisme en célébrant la perfec- tibilité indéfinie de l'homme. Victor Cousin, on le voit, n'avait pas besoin de << renouer la tradition cartésienne, » qui ne fut jamais inter- rompue, sinon quelque peu par lui-même; car Descartes aurait refusé de se reconnaître dans une doctrine si étrangère aux sciences, d'un spiritualisme si timoré, si rétréci, si intolérant, dans une méthode enfin qui tendait à remplacer l'invention personnelle par l'histoire des anciens systèmes et par cette érudition stérile que l'auteur du Discours de la méthode avait eue particulièrement en horreur. Le grand continuateur et rénovateur du cartésianisme au XVIII° siècle, ce fut Kant. Celui-ci n'admet-il pas le mécanisme uni- versel, le déterminisme universel dans la nature et dans les actions. humaines, l'idéalité du monde extérieur, l'analyse et la critique des idées comme tâche fondamentale de la philosophie, l'existence de formes a priori que l'esprit trouve dans sa propre constitution et qui lui sont « naturelles, » enfin la volonté et la liberté comme fond dernier, mais impénétrable, du réel? Schelling et Hegel se rattachent eux-mêmes tout ensemble à Descartes, à Spinoza et à Kant; ils rétablissent au sommet de leur philosophie l'identité suprême de l'être et de la pensée, de l'existence et de l'essence, sur laquelle reposait la démonstration ontologique de Descartes. Quant à Schopenhauer, il reconnaît ouvertement chez le philosophe français le fond même de sa propre doctrine : « En y regardant bien, dit-il, la fameuse proposition de Descartes (le Cogito) est l'équivalent de celle qui m'a servi de premier principe : le monde est ma représentation (2). » Quant au second principe de Schopen- hauer, la volonté, c'est encore, comme nous l'avons vu, celui même de Descartes. La volonté supra-intelligible et irrationnelle que Schopenhauer place à l'origine du monde intelligible et (1) Voir Picavet, les Idéologues. Paris, Alcan, 1891. psychologie anglaise contemporaine. Paris, Alcan, 1892. Dewaule, Condillac et la (2) Voir Schopenhauer, De la Quadruple racine du principe de la raison suffisante, et le Monde comme volonté et représentation, traduction de M. A. Burdeau. Paris, Alcan, 1889. A L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 387 rationnel, qu'est-ce autre chose que la volonté absolue de Descartes, supérieure même aux lois de notre logique et de notre morale? Seulement, Descartes, lui, consentait à croire que cette volonté est bonne, parfaite, sage; Schopenhauer ne trouve point d'identité entre absolu et bon. Il dit d'abord, comme l'avait fait Descartes lui- même : « La Volonté absolue est absolument incompréhensible et insondable,» puis, contrairement à Descartes, à Spinoza, à Leibniz, il ajoute « La manifestation de la Volonté, le monde, ne lui fait pas honneur. » L'optimisme cartésien s'est changé en pessimisme. V. Si maintenant, pour conclure, nous essayons de marquer les lacunes du cartésianisme, nous observons d'abord que Descartes, préoccupé de retirer au monde matériel tout ce que la philosophie ancienne y avait mis de l'homme, de nos sensations, de nos qualités propres, de nos fins, en un mot des formes de notre sensibilité et des aspirations de notre volonté, a laissé la nature entièrement déshumanisée, et lui a même, comme aux animaux, retiré toute vie. L'automatisme des bêtes n'est, chez Descartes, que l'extension de l'automatisme des corps. Cette grande soustraction au monde extérieur de tout élément psychique, ce grand vide creusé autour de nous était alors nécessaire : Descartes montrait par là le légi- time point de vue auquel doivent se placer les sciences de la nature. Mais autre est la science proprement dite, qui se contente des rapports extérieurs, autre la philosophie, qui cherche à se repré- senter l'intérieur des êtres. Pour le philosophe, deux choses restent à expliquer dont le mécanisme cartésien ne rend pas compte. La première est la cause du mouvement. Descartes se tire d'affaire par le Deus ex machina, qui n'est pas une explication. Ce n'est point en dehors du monde, dans quelque chose d'inconnaissable, qu'il faut chercher la cause du mouvement; c'est dans le monde même. En nous, nous saisissons à la fois le mouvement dans l'espace et l'appétition dans le temps; il est donc naturel de se demander si les deux ne sont point la révélation d'une seule et même réalité, et s'il ne faut pas dire: — le mouvement, c'est l'appétition ou volonté représentée sous les formes de l'espace, et exerçant son action sur d'autres appétitions ou volontés; l'origine et le fond du mouvement, c'est le vouloir. La seconde chose dont Descartes ne rend pas compte, c'est l'apparence sensible. Il a beau dire que l'herbe n'est point verte, que le ciel n'est pas bleu, que le tonnerre n'est pas sonore, que le feu n'est pas chaud et que la glace n'est pas froide : encore faut-il expliquer comment ces apparences sensibles se produisent, 388 REVUE DES DEUX MONDES. comment de simples changemens de formes géométriques peuvent nous donner tantôt l'impression du chaud, tantôt celle du froid. Descartes n'a vu dans les choses que la grandeur extensive, c'est-à-dire leur forme; il n'a pas vu la grandeur intensive, qui est au fond de toute qualité. Nos sensations ne supposent pas seulement des cadres géométriques où elles puissent se ranger; elles offrent un certain degré d'intensité, qui implique une intensité corrélative dans leurs causes. La lumière du soleil est pour nous plus intense que la lumière d'une bougie; le son du tonnerre est pour nous plus intense que celui d'un ruisseau; une eau à cinquante degrés donne une sensation de chaleur plus intense qu'une eau à cinq degrés. Or, la qualité et l'intensité ne peuvent se ramener à la quantité pure, au nombre, à l'étendue, au temps et à leurs combinaisons ma- thématiques. Ce serait vouloir expliquer les choses par leurs contours, par leur nombre, leur place et leur durée, qui nous disent combien elles sont, où elles sont, quand elles sont, mais ne nous disent pas ce qu'elles sont. Savoir selon quel ordre des livres sont rangés dans une bibliothèque, combien il y a de volumes, de quelles dimensions et depuis combien de temps, ce n'est pas connaître le contenu de ces livres. Au monde étendu de Descartes manque un intérieur, quelque chose qui le vivifie. S'il n'y avait qu'étendue au dehors de nous, il n'y aurait rien que d'abstrait, et la nature ne se distinguerait point de notre pensée. La science peut se contenter, à la rigueur, d'un objet vrai, la philosophie demande un objet réel. Or, le réel, tel qu'il est et avec tout ce qu'il est, c'est indivisiblement le physique et le mental, dont Descartes n'a pas assez fait voir la radicale unité; c'est le contenu entier de l'expérience (par lui trop dédaignée), où on ne distingue le mécanique du psychique que par un artifice analogue à la distinction entre la géométrie des surfaces et la géométrie des solides. Nous tranchons des morceaux dans la réalité, ou plutôt, ne pouvant entamer la réalité même, nous traçons par la pensée des lignes de division sur la réalité, et nous essayons ensuite d'établir des rapports entre les divers points de vue d'où nous envisageons les choses. Nous convenons, par exemple, de consi- dérer le mouvement, abstraction faite de tout le reste, ou la conscience et «< la pensée », abstraction faite de tout le reste; puis, ayant oublié à la fin cette abstraction initiale, nous nous écrions, au bout de nos raisonnemens : « le monde pourrait s'expliquer méca- niquement et être complet sans la pensée; » ou, au contraire : « le monde pourrait s'expliquer par la pensée et être complet sans le mouvement. » Mais la réalité ne connaît point ces abstractions: il faut l'accepter en bloc. Les lois du mécanisme ne sont qu'un filet où nous pouvons prendre telle et telle chose dans l'océan universel. - L'AVENIR DES IDÉES CARTÉSIENNES. 389 Il reste toujours à savoir ce qu'est la chose prise. C'est beaucoup, il est vrai, que d'avoir la certitude qu'elle peut toujours être prise; pourtant elle nous échappe par le plus profond de son être. Descartes, après avoir retiré à la nature toute ressemblance avec la conscience et déterminé ainsi le point de vue scientifique, aurait dù aller plus loin par l'induction philosophique, il aurait dû pro- jeter de nouveau dans la nature, mais sous une forme plus légitime qu'au moyen âge, les élémens de la conscience ou de la vie. S'il a nettement séparé la conscience et l'étendue, il n'a pas, malgré sa tendance idéaliste, achevé de ramener la seconde à la première. Aussi, tout en concevant la philosophie comme la connaissance des choses dans leur unité, il n'est pas parvenu à un véritable «< monisme. » Son système est incomplet. Dans sa partie positive, ce système n'en est pas moins éternelle- ment vrai. Si Descartes revenait parmi nous, il verrait toutes ses grandes doctrines aujourd'hui triomphantes, sa méthode de cri- tique et d'analyse universellement appliquée, étendue même aux questions qu'il avait dù laisser en dehors: religion et politique; ses découvertes sur l'algèbre générale fécondées par le calcul des infinis, dont elles étaient la préparation; la mathématique universelle dominant toutes les autres sciences; la mécanique absorbant de plus en plus en elle la physique, la chimie, la physiologie; l'unité des phénomènes matériels établie, avec la persistance de la même somme de mouvement, visible ou invisible, et avec l'incessante transforma- tion des mouvemens les uns dans les autres; les forces ramenées à des formules du mouvement même; toutes les entités chassées de la science, les causes finales abandonnées dans l'étude de la nature, les genres et les espèces réduits à des points de vue tout humains, et remplacés au dehors par la continuité mécanique des mouvemens, par le jeu des formes que ces mouvemens engendrent dans l'espace; la vie même se résolvant en un automatisme derrière lequel, du même pas, se développe la série réglée des « pensées; » « l'ondulation réflexe » prise pour type de toutes les explications d'ordre pure- ment physiologique; les faits et gestes des êtres animés consti- tuant une simple réception et restitution de mouvement, sans cesse « réfléchi» des nerfs sur les muscles; le monde entier assi- milé par son aspect intérieur à une machine immense, dont les orbites sidérales sont les grandes roues et dont nos organismes sont les petits rouages; les bornes de l'univers reculant dans l'es- pace comme dans la durée, et tombant enfin pour laisser entrevoir dans tous les sens, par toutes les perspectives, l'infinité ; la forma- tion des mondes expliquée par voie de développement • lent et graduel,» ou, selon l'expression moderne, d'évolution; la chaîne des êtres se déduisant, comme une série de théorèmes, de 390 REVUE DES DEUX MONDES. quelques lois simples qui développent l'un après l'autre « tous les possibles; » les « tourbillons eux-mêmes restaurés dans la science par la vaste hypothèse de la nébuleuse; les seules lois du choc, de la répulsion et du mouvement centrifuge rendant compte de ce que les newtoniens avaient pris pour une universelle attrac- tion; la formation des espèces vivantes ramenée aux lois générales du mécanisme; la sélection naturelle remplaçant les créations suc- cessives et spéciales; les types des espèces vivantes détrônés par des lois qui ne connaissent pas plus les genres que les individus ; la continuité mathématique rétablie entre les espèces, que nos clas- sifications humaines voulaient séparer par des barrières infran- chissables; - puis, intérieurement à ce monde visible où tout est « étendue, figure et mouvement, » un autre monde, celui de la « pensée » et de la conscience, plus que jamais inexplicable par le mouvement seul, quoique les deux soient inséparables; les appa- rences sensibles s'opposant, avec la variété et la complexité de leurs qualités propres, au domaine inerte de la quantité homo- gène et du mouvement; le monde extérieur devenant «< notre représentation, » un vaste « phénomène » dont la science ne saisit que le côté mécanique; le matériel réduit à un aspect inférieur de la réalité, tandis que la pensée ou conscience se révèle de plus en plus comme la forme supérieure sous laquelle la réalité, exis- tant pour soi, se saisit elle-même; enfin, au-delà de tout ce qui est accessible à la science, de tout ce qui est pensée ou objet de pensée, intelligence ou intelligibilité, le mystère éternel, aussi impénétré que jamais, changeant de noms à travers nos bouches sans cesser de demeurer englouti dans la même nuit et dans le même silence Inconnaissable selon les uns, Force, Cause, Substance, enfin Volonté absolue selon les autres, qui l'appellent ainsi du même nom que Descartes. L'attitude seule des esprits a changé devant l'abîme; s'il en est qui adorent encore, d'autres trouvent le Dieu de Descartes et de Spinoza tellement étranger à nos idées hu- maines du bien et du mal que, devant la profonde indifférence de l'Être d'où sortent les êtres, la foi optimiste se change chez eux en une tristesse pessimiste. Mais ce pessimisme est, lui aussi, une exagération, en sens contraire de l'optimisme. Ne comptant plus que le ciel nous aide, nous pouvons encore nous aider nous- mêmes; si nous n'avons plus les vastes espoirs de Descartes, toute espérance ne nous est pas pour cela interdite; sortis de la nuit, nous n'en montons pas moins vers la lumière. Et où est notre force d'ascension? Elle est dans cette « pensée » où Descartes pla- çait avec raison notre essence propre, et où nous entrevoyons aujourd'hui l'essence universelle. ALFRED FOUILLÉE. M VAN Sad 86 LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME CONTEMPORAIN, par M. Alfred Fouillée. T tat *** KRON G ASA C .... B 25 2. UNE IDYLLE MODERNE. 845 Et quand il cessa de parler, des larmes mouillaient ses bons yeux gris honnêtes. Mr Letgood prit machinalement le chèque, et machinalement serra du même coup la main tendue du doyen, mais son regard cherchait celui de Mrs Hooper, qui se tenait derrière le groupe des hommes, le visage caché dans son mouchoir. Rappelé bientôt à lui- même par le fait que tous les doyens voulaient lui serrer la main, Mr Letgood essaya de se prêter convenablement à la cérémonie; enfin il dit: Mes chers frères, je remercie chacun de vous, et je vous remercie tous ensemble; j'accepte votre don dans l'esprit avec lequel il est offert. Inutile de dire, n'est-ce pas, que je ne soup- çonnais rien de ceci quand j'ai prêché. Ce n'est pas à l'argent que je pense, mais à votre bonté. Je vous remercie encore. - Après quelques minutes d'une conversation banale, qui con- sista principalement en éloges sur le « merveilleux discours » du matin, Mr Letgood leur proposa de prendre avec lui un peu de café glacé; il en prenait toujours dans l'après-midi; rien n'était si rafraîchissant; il les engageait à y goûter; quoiqu'il fût céliba- taire, il était sûr, si Mrs Hooper avait la bonté de se joindre à lui et de conseiller la cuisinière, qu'ils y trouveraient grand plaisir. En souriant, la jeune femme se mit de bonne grâce à sa dispo- sition, et Mr Letgood ouvrit la porte pour la laisser passer. Tout en refermant cette porte sur lui et en la suivant dans le corridor, il dit d'une voix basse et précipitée, où il y avait autant de colère que de soupçon : Vous n'avez pas manigancé tout cela en guise de réponse? Vous n'avez pas pensé que je me contenterais d'argent, n'est-ce pas? D'un air modeste, Mrs Hooper l'écoutait, la tête tournée par- dessus l'épaule. Tandis qu'il l'enveloppait de ses bras, elle dit, avec l'accent d'un reproche espiègle : Tenez! vous êtes par trop bête! Puis, se tournant tout à fait, elle se blottit contre lui, et lente- inent leva les yeux... Leurs lèvres se rencontrèrent. FRANK HARRIS. 19 Jum 1892 A } LES ORIGINES CARTÉSIENNES 1 DE (1) Voyez la Revue du 15 avril. L'IDÉALISME CONTEMPORAIN I. Schopenhauer, la Doctrine de l'idéal et du réel, trad. Cantacuzène; Alcan, 1882. - III. L'Année philosophique, II. G. Lyon, l'Idéalisme en Angleterre; Alcan, 1889. publiée sous la direction de M. Pillon, 1re année, 1890. La confrontation des doctrines philosophiques aujourd'hui ré- gnantes avec celles de nos plus grands devanciers, outre l'inté- rêt qu'elle présente en elle-même, permet de déterminer, par des points pris dans le temps à des distances différentes, la ligne que suit l'évolution de l'esprit humain. Rapproché du passé, le présent laisse entrevoir l'avenir. Ce que devra la science future à Des- cartes, nous l'avons indiqué par une rapide esquisse de ses décou- vertes et de sa conception du monde (1); ce que lui devra la phi- losophie, nous pouvons aussi nous en faire une idée en comparant l'orientation de sa doctrine avec celle des doctrines contempo- raines. Si, d'une part, le mécanisme cartésien triomphe de plus en plus dans la science, l'idéalisme cartésien ne nous présente-t-il point aussi un autre aspect de l'univers que le premier n'exclut pas et que, de plus en plus, la philosophie devra mettre en lumière? S LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 847 I. Ce n'est point sans raison qu'on a distingué deux « cycles, » non moins héroïques l'un que l'autre, dans la philosophie de Des- cartes : le cycle mathématique et le cycle métaphysique. Le premier correspond, d'une manière générale, à la période voyageuse de son existence, où, tout en faisant la guerre, il est à la piste des travaux scientifiques, cherchant à faire connaissance avec les savans de chaque pays pour s'initier à toutes leurs découvertes. S'il s'engage comme volontaire sous le prince Maurice de Nassau, c'est que le grand capitaine traînait après lui une escorte de mathémati- ciens et d'ingénieurs. Descartes aperçoit-il, à Bréda, une affiche en flamand qui renferme des signes géométriques, il prie aussitôt un de ses voisins de la lui traduire en français ou en latin: c'était un problème de géométrie dont on défiait de trouver la solution. Chacun sait comment le traducteur, qui se trouvait être un mathé- maticien éminent, Beckman, crut se moquer du jeune officier en lui demandant d'apporter le lendemain la solution; et le jeune offi- cier n'y manqua point. Plus tard, Descartes entend-il parler des Rose-Croix, cette confrérie mystérieuse dont les membres pro- mettaient aux hommes la « science véritable, » le voilà qui se met à leur recherche. Plus tard il déclare qu'il n'a pu en rencontrer aucun, mais il leur dédie son ouvrage intitulé: Trésor mathéma tique de Polybius le cosmopolite; et on a prétendu, malgré ses déné- gations, qu'il faisait partie de cette confrérie, dont le but était de chercher la science en dehors de la théologie. Entre-t-il à Prague avec l'armée victorieuse, sa première pensée est de chercher la célèbre collection des instrumens de Tycho-Brahé. S'il abandonne, par la suite, le métier des armes, il continue encore de voyager: il visite le nord, revient du nord au midi, parcourt l'Italie; à Venise, il voit le mariage du doge avec l'Adriatique; il accomplit son pèlerinage à Lorette, assiste au jubilé de Rome et s'intéresse surtout au grand concours de peuple venu des pays les plus loin- tains; l'antiquité ne l'inquiète guère; les mœurs du présent, avec leur diversité, l'occupent davantage : il semble qu'il éprouve une sorte de plaisir philosophique à voir combien tout est changeant dans le monde de l'expérience humaine, de nos lois et de nos mœurs, par opposition à ce monde immuable de la raison et des idées où il demeure toujours attaché par la pensée. Ainsi apprend-il à ne rien croire de ce qui n'est fondé « que sur la coutume, non sur la raison. » D'Italie, il rentre en France par la vallée de Suse, mais il se détourne de quelques lieues pour calculer la hauteur du 848 REVUE DES DEUX Mondes. Mont-Cenis, y faire des opérations météorologiques et chercher la cause des avalanches. Bientôt, à la suite d'entretiens avec le car- dinal de Bérulle, Descartes prend la résolution, depuis longtemps projetée, de se livrer tout entier et définitivement à la philosophie, et cela, non pas seulement en vue de la spéculation pure, mais « pour procurer, autant qu'il était en lui, le bien de ses semblables. » Descartes, en effet, eut toujours des préoccupations pratiques autant que théoriques. Il comparait volontiers la science universelle à un arbre dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, et dont les trois grandes ramifications sont la mécanique, la médecine et la morale, où s'épanouissent enfin tous les fruits qu'il est donné à l'homme de cueillir. Si, plus tard, il se retire en Hollande, dans le « désert » d'un peuple affairé, c'est pour accomplir en repos ce grand dessein. « Jusqu'à ce moment, dit son biographe Baillet, il n'avait encore embrassé aucun parti dans la philosophie. » Il devait séjourner vingt ans en Hollande, changeant souvent de résidence pour se dérober aux importuns. « Il ne tient qu'à moi, écrit-il à Balzac, dans une lettre célèbre, de vivre ici inconnu à tout le monde. Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyais les arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos campagnes. Le bruit même de tous ces commerçans ne me dis- trait pas plus que si j'entendais le bruit d'un ruisseau... Y a-t-il un pays dans le monde où l'on soit plus libre? » La liberté et la paix de l'esprit, c'étaient les deux plus grands biens pour notre philo- sophe, les deux conditions de cette recherche de la vérité à laquelle il avait promis de consacrer sa vie. Aussi blâmait-il tout ce qui enchaîne la liberté du philosophe, certaines promesses ou certains vœux; et probablement, s'il ne se maria point, ce fut pour pouvoir se donner tout entier à l'étude. Mais ce « cycle métaphysique, » qui répond au séjour en Hollande, continue d'être en même temps scientifique, quoique d'une autre manière: Descartes, en s'occupant des diverses sciences, a le continuel souci d'une synthèse finale embrassant le monde entier. De là ce fameux Traité du monde, qu'un excès de prudence lui fit supprimer à la nouvelle de la con- damnation de Galilée. On voit qu'il ne faut pas se figurer en Descartes un métaphysi- cien entièrement perdu, comme Malebranche, dans le monde idéal: c'est un savant ayant les yeux ouverts sur la nature entière, mais avec sa pensée idéaliste de derrière la tête. Il faut, dit Descartes, à plusieurs reprises, il faut, une fois dans sa vie, comprendre les « principes de la métaphysique, » puis étudier le LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALIsme. 849 monde de la pensée et le monde de l'étendue. II avoue à la prin- cesse Élisabeth, dans une de ses lettres les plus curieuses, qu'il serait « très nuisible » de n'occuper son entendement qu'à mé- diter les idées métaphysiques, à cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l'imagination et des sens,» mais il est absolument nécessaire, une bonne fois, de se faire une opinion rai- sonnée. La «< principale règle » que Descartes avait toujours obser- vée en ses études, écrit-il encore à Élisabeth, était de n'employer que quelques heures par an aux pensées « qui n'occupent que le seul entendement, » c'est-à-dire à la métaphysique, « et quelques heures par jour aux pensées qui occupent l'entendement et l'ima- gination, » c'est-à-dire aux mathématiques et à la physique. Le reste du jour devait être consacré à des délassemens ou à des promenades dans les champs, à l'exclusion des «< convervations sé- rieuses; » et quant au repos de la nuit, il devait être aussi long que possible. « Je dors ici dix heures toutes les nuits, écrit-il à Balzac, et sans que jamais aucun soin ne m'éveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans les bois..., je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit; et quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser rien qu'un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. » Les choses de la vie, en effet, qui se rapportent à « l'union de l'âme et du corps, » se connaissent mal par « l'entendement et l'imagination, » et « très clairement par les sens; » c'est donc en vivant qu'on a la vraie notion de la vie, qu'on se sent « une seule personne qui a en- semble un corps et une pensée. » Il conseille à Élisabeth de faire comme lui, de se laisser vivre, de ne point s'absorber trop long- temps ni trop exclusivement dans les pensées métaphysiques. Avis aux philosophes et au commun des mortels. Cependant, puisque nous en sommes à l'heure de la métaphy- sique, et que Descartes lui-même nous invite à le suivre au moins une fois dans son monde de l'entendement, faisons avec lui ce grand voyage de découverte. Il ne s'agit de rien moins que des plus hauts objets de la spéculation et de la pratique : la nature de notre moi, celle de notre premier principe, enfin l'essence idéale ou réelle de la matière. Ces problèmes ultimes de la métaphy- sique, loin de rouler sur des abstractions, selon le préjugé vulgaire, roulent sur les réalités mêmes, y compris notre propre réalité, par conséquent sur le sens et la valeur de l'existence. De là, pour tout esprit non superficiel, leur intérêt plus dramatique que les drames mêmes de l'histoire. TOME CXI. 1892. 54 850 REVUE DES DEUX MONDES. II. I L'idéalisme moderne, différent de l'idéalisme dogmatique qui fut celui de l'antiquité, a pour origine la «< critique de la connais- sance », dont la conclusion est la suivante : Le monde de réa- lités que nous croyons saisir directement en elles-mêmes n'est qu'un monde représenté dans notre esprit, un monde idéal. Des- cartes est le premier qui ait fait systématiquement, avant Hume et Kant, la critique de nos moyens de connaître; et ce n'est pas son moindre titre de gloire. Il déclare dans ses principes qu'il importe de savoir non-seulement quelles choses on peut connaître, mais aussi quelles choses « nous ne pouvons connaître »; par consé- quent, la valeur de nos idées hors de nous, la portée exacte et les bornes de notre intelligence. Son livre, qui traite « de l'univers », s'ouvre par une théorie de la connaissance. Qu'est-ce que la vérité, qu'est-ce que l'erreur, à quels signes peut-on les distinguer? Voilà ce qu'il se demande avant de passer aux objets de la connaissance. Il définit la métaphysique même, avant Kant et par opposition à l'ontologie dogmatique de ses prédécesseurs, l'étude des « prin- cipes de la connaissance humaine. » Il attribuait d'ailleurs aux prin- cipes de la connaissance une foncière identité avec les principes de l'existence à nous connaissable. C'était donc bien, en somme, ce que les Allemands appellent aujourd'hui la « théorie de la con- naissance », et dont ils ont fait une véritable science dominant toutes les autres, que Descartes rattachait déjà les sciences diverses et leur méthode. Cette conception est la vraie sans enlever aux sciences spéciales leur légitime indépendance, elle marque l'unité de leurs principes et de leurs méthodes dans la nature même de l'intelligence. « Les sciences toutes ensemble, dit magni- fiquement Descartes, ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine, qui reste une et toujours la même, quelle que soit la variété des objets auxquels elle s'applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changement que la diversité des objets n'en apporte à la nature du soleil qui les éclaire. » Aussi « une vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle. Si donc on veut sérieusement chercher la vérité, il ne faut pas s'appliquer à une seule science. » Précepte auquel devrait revenir le spécialisme outré de notre époque. à ―――― W Enfin, comme Kant, Descartes eut toujours devant l'esprit une idée qui marquait à ses yeux les bornes de la philosophie même : radicale incompréhensibilité de la puissance d'où tout dérive. Le premier principe des choses, en fondant les lois intelligibles de l'uni- vers, fonde sans doute la possibilité de la science; mais, en même LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 851 temps, cette puissance première d'où tout sort est tellement <«< infinie » que nous ne saurions, nous, assigner des bornes ni au possible, ni au réel. Les lois mathématiques, les lois logiques elles-mêmes, toutes les « vérités éternelles, » à commencer par le principe de contradiction, ne sont primordiales que pour notre intelligence, telle qu'elle est constituée; en elles-mêmes, elles sont dérivées d'une puissance insondable, à laquelle nous n'avons plus le droit de les imposer (1). C'est, dit Descartes, parler du pre- mier principe « comme d'un Jupiter ou d'un Saturne, l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépen- dantes de lui. » A ce fond dernier de « toute existence » et de << toute essence » Descartes donne le nom de « volonté;» et par là encore, il annonce Kant et Schopenhauer. « L'univers comme volonté et représentation », dont parle Schopenhauer, et qui est la conception fondamentale de l'idéalisme contemporain, c'est préci- sément l'univers de Descartes. Dans le suprême principe des choses, et dans l'homme même, il y a, dit-il, une volonté « infinie, » capable des «< contraires, » une « liberté » que rien ne limite, en même temps qu'une intelligence d'où procède tout ce qui a une forme fixe, une essence, une loi. Rien ne prouve donc, selon Des- cartes, que le réel ait pour unique mesure ce que nous en pouvons saisir par l'intelligence, sous la forme de nos « idées. » Descartes a ainsi devancé la théorie moderne du « noumène » (Kant) et de l'«< inconnaissable» (Spencer), comme il a devancé la théorie moderne de la connaissance et du connaissable. Le doute méthodique prélude à cette « critique » de Kant d'où est sorti un idéalisme rajeuni. La première raison de doute, c'est que nos sens, qui si souvent nous trompent et se contredisent, nous instruisent simplement sur ce que nous éprouvons, non sur ce qui correspond réellement à nos sensations. On voit venir Kant en lisant la page célèbre des Méditations où est donné en exemple « ce morceau de cire qui vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche,» il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; «< sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, il est maniable; et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. » Enfin, toutes les choses qui peuvent distinc- tement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. « Mais voici que, pendant que je parle, on l'approche du feu ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on manier; et quoique l'on frappe (1) Voir E. Boutroux, de Veritatibus æternis apud Cartesium, Paris, Alcan. 852 REVUE DES DEUX MONDES. dessus, il ne rendra plus aucun son. » Nos sensations, mobiles et variables, tiennent donc à notre constitution cérébrale et mentale, bien plus qu'aux objets mêmes. Quand Descartes a, selon son expression, « dépouillé de tous ses vêtemens » l'objet matériel, comme la cire, et qu'il l'examine ainsi «< tout nu, » il conclut qu'on ne peut « le concevoir de la sorte sans un esprit humain. » C'est le grand principe de l'idéalisme critique. Les conceptions d' « objets » sont l'œuvre de l'esprit et tiennent à sa nature. Dès que l'esprit se demande s'il n'est pas pour quelque chose dans ses conceptions sur la matière même, le matérialisme brut commence d'être ébranlé. La seconde raison de doute, devenue également classique, c'est que notre vie sensible se partage en deux moitiés pendant le sommeil, nous croyons voir des hommes, des animaux, des plantes, un monde de réalités qui n'est cependant qu'un monde d'idées; pourquoi notre veille ne serait-elle pas une sorte de songe mieux lié? Encore un point d'interrogation qui se dressera toujours devant tout homme qui réfléchit. Quant au raisonnement, dont nous sommes justement si fiers, il nous trompe aussi parfois, même dans les mathématiques; c'est que, au lieu d'être une intuition instantanée et immédiate des réalités, le raisonnement se traîne en quelque sorte dans la durée, d'idée en idée, enchaînant avec peine le souvenir au souvenir. Or, demande Descartes, qui nous garantit l'absolue véracité de notre mémoire? Quand nous sommes au bout d'une démonstration géométrique, qui nous assure que nous n'avons point, le long du chemin, fait quelque oubli, comme dans une addition ou soustraction, et laissé échapper un anneau de la · chaîne ? 1 Enfin il est d'autres raisons de doute, plus profondes encore, que Descartes tire de la nature de notre volonté. Notre volonté a besoin d'agir toujours en mouvement, elle se porte sans cesse dans une direction ou dans l'autre; vivre, c'est agir; agir avec conscience, c'est juger; juger, c'est prononcer sur les choses « hors de nous » au moyen d'idées qui ne sont qu'en nous; c'est donc se tromper souvent et peut-être toujours. Pour agir, par- ler, affirmer (trois choses de même nature), nous ne pouvons pas toujours attendre que la clarté soit faite dans notre esprit, que le soleil de la vérité se soit en quelque sorte levé sur notre horizon. La vie nous presse et nous appelle, la passion nous précipite, nous sommes impatiens de conclure; souvent même, dans la pra- tique, il faut prendre parti et ne pas rester en suspens. C'est alors que, par nos affirmations sur le réel, nous dépassons nos intuitions intérieures, et ces affirmations sont des actes de volonté, non pas sans doute arbitraire, mais de volonté néanmoins, selon Descartes; LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 853 c'est-à-dire que notre activité se détermine dans un sens ou dans l'autre sous l'influence de la passion et du désir, non pas seulement de la raison. Dès lors, il se peut toujours faire que notre volonté dépasse plus ou moins la vision de notre intelligence et que, par là, notre vie soit une perpétuelle erreur. Si maintenant, avec Descartes, nous concevons comme possibles d'autres volontés supérieures à la nôtre, sommes-nous assurés qu'elles sont nécessairement ou bienfaisantes ou véridiques? Ne sommes-nous point le jouet de quelque puissance qui nous trompe par des illusions devenues naturelles à notre esprit? Schopenhauer parlera plus tard des ruses de la volonté absolue, qui, par l'or- gueil, par l'ambition, par l'amour, par le sentiment même de notre moi, nous dupe pour nous faire servir à ses fins; Descartes conçoit déjà des ruses semblables de la part de quelque « malin génie. » Et quand ce génie nous serait favorable, encore pourrait-il nous tromper pour notre bien. Dieu même étant conçu comme une puissance infinie et insondable, qui nous assure que cette volonté absolue d'où nous sommes sortis ne nous a pas imposé pour loi l'illusion, fùt-ce une illusion bienfaisante? En ce cas, au lieu de rêver seulement la nuit, nous rêverions encore le jour. Ainsi, quelle que soit la puissance d'où je tiens mon être et mon intelli- gence, « elle peut m'avoir fait de telle sorte que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de 2 et de 3 ou que je nombre les côtés d'un carré. » Et si ce n'est pas un Dieu tout-puissant qui m'a donné l'être, mais la nature ou toute autre cause, « nous au- rons d'autant plus sujet de croire, répond Descartes, que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés. >> Voilà ce fameux doute, ce doute « hyperbolique » de la spécu- lation pure qui annonce le doute « transcendantal. » Il ne laisse subsister en nous qu'une procession d'images internes sans objets certains et même sans liaison certaine et nécessaire, puisque toute liaison de raisonnement est aussi une liaison de mémoire et que rien ne nous assure de la conformité du présent au passé. Il semble donc que toutes nos croyances aient été consumées et réduites en cendres par le doute cartésien. Ne serait-ce là pourtant, comme on l'a prétendu, qu'un « incendie en peinture? » Là-dessus on a beaucoup discuté, on discute encore. Au fond, et on ne le remarque pas assez, ce sont seulement les réalités, les exis- tences, qui sont mises en doute. Mais Descartes ne rejette pas ce qu'il appelle les « notions communes : » par exemple, qu'une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être, que tout changement a une cause, que toute qualité suppose une substance. C'est que de telles notions, à l'en croire, ne portent point sur des existences 854 REVUE DES DEUX MONDES. réelles, mais seulement sur des rapports d'idées. Au reste, il eût dù examiner cette question de plus près. Accordons-lui que le « prin- cipe de contradiction » ne nous fait point sortir de notre pensée pour atteindre des objets; en est-il de même quand il nous parle de «< causes » et de « substances? » Il eût dû soumettre au doute mé- thodique ces notions communes avec tout le reste et se demander jusqu'à quel point elles nous font faire un pas hors de notre propre pensée pour atteindre des objets différens d'elle. Mais alors, Des- cartes eût fait l'œuvre de Kant. On voit donc que, selon Descartes, après la grande élimination ou purification intellectuelle, il nous reste en premier lieu des idées et représentations, c'est-à-dire des états de conscience; en second lieu, certaines liaisons d'idées nécessaires, dont il aurait dû faire le dénombrement et la critique, mais qui ne nous apprennent rien, selon lui, sur l'existence « hors de nous » d'objets différens de notre pensée. La plupart des interprètes oublient cette importante distinction entre les vérités communes, qui ne portent que sur l'existence, et les vérités particulières, qui nous font connaître des existences réelles. De là les cercles vicieux et pétitions de prin- cipes que nous verrons tout à l'heure attribuer à Descartes. III. Comment, du doute même, faire sortir quelque certitude qui nous mette en possession non-seulement du «< possible,» ou même du « vrai, » mais du « réel? » C'est le grand problème de la philo- sophie moderne, que Descartes a résolu par le cogito. Il y a une chose, en effet, une seule, qui ne m'apparaît pas comme une pos- sibilité en l'air, mais bien comme une réalité actuelle : c'est ma pensée. Ma pensée est inséparable de l'être; je ne suis pour moi- même qu'en tant que je pense, et je ne pense qu'en tant que je suis. « Par le mot de pensée, dit Descartes, j'entends toutes ces choses que nous trouvons en nous avec la conscience qu'elles y sont, et autant que la conscience de ces choses est en nous. » Aussi peut-on dire aussi bien, selon lui: Respiro, ergo sum, à la condition qu'il s'agisse de la conscience même que nous avons de notre respira- tion. Si fallor, sum, avait déjà dit saint Augustin, sans en chercher davantage, sans voir dans cette présence immédiate de la pensée à elle-même l'aliquid inconcussum. Avec Descartes, ce principe est devenu la base de toute la philosophie. La transparence intérieure de la pensée qui se voit être et qui ne peut rien voir être qu'à tra- vers soi, c'est l'idéalisme désormais fondé sur la réalité même, car, chose merveilleuse, la seule réalité qui soit absolument certaine LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 855 se trouve être précisément celle qui existe en idée, celle qui est pensée et se pense! Ce principe de la philosophie moderne était à la fois tellement simple et tellement profond qu'il n'a été et n'est encore aujourd'hui compris qu'imparfaitement. Combien de méchantes querelles faites à Descartes! Et nous regrettons d'en trouver de ce genre jusque dans les écrits de M. Rabier, de M. Pillon et d'autres interprètes contemporains. Votre vérité première, » objecte-t-on à Des- cartes, présuppose une vérité antérieure: Ce qui pense est, ou, en général, une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être. - Et l'on oublie la distinction si juste faite par Descartes entre les <«< notions communes, » qui ne nous apprennent l'existence d'aucun objet, et les vérités portant sur l'existence réelle. L'existence de la pensée est un « premier principe » en ce second sens, non dans l'autre, «parce qu'il n'y a rien, dit Descartes, dont l'existence nous soit plus connue que la pensée, ni antérieurement connue. » — « Vous faites un syllogisme, » objecte-t-on encore à Descartes, comme si le philosophe qui a si bien montré la stérilité des syl- logismes allait tout d'un coup se mettre à syllogiser! Même quand il donne à son cogito la forme d'un raisonnement, c'est simplement pour en analyser le contenu et le mettre en évidence, « car le syllogisme, dit-il, ne sert qu'à enseigner ce qu'on sait déjà. » Et Descartes répète sur tous les tons « qu'il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi. » Il la voit par une « simple inspection de l'esprit,» par une «intuition » directe et instantanée, sans le secours de cette faillible mémoire qui, entre l'idée de la pensée sans être et l'idée de l'être inhérent à la pensée, pourrait avoir déjà changé, oublié, subi quelque illu- sion. Mais toutes les ruses du plus malin génie, ou, si l'on veut, de la nature, sont ici impuissantes: plus on me trompe et plus on me convainc de mon existence d'être pensant au moment même où je la pense. A plus forte raison n'y a-t-il là aucun syl- logisme pour exercer la subtilité des partisans d'Aristote, car, re- marque lui-même Descartes, il faudrait « auparavant connaître cette majeure tout ce qui pense est ou existe; » mais, au con- traire, elle est enseignée à chacun « de ce qu'il sent en lui- même qu'il ne se peut pas faire qu'il pense, s'il n'existe : car c'est le propre de notre esprit de former des propositions générales de la connaissance des particulières. » C'est donc bien une connais- sance de fait, et la seule primitive, que Descartes a établie, au profit de la pensée, qui a le privilège de se voir immédiatement comme réelle. Dira-t-on, avec quelques critiques contemporains, que c'est là une « tautologie, » une connaissance peu importante, • M 856 REVUE DES DEUX MONDES. où nous tournons sur nous-mêmes comme une porte sur ses gonds, sans avancer d'un sujet donné à un attribut nouveau qui ne serait pas donné? Nous répondrons qu'il est de capitale importance, plus encore peut-être aujourd'hui qu'au temps de Descartes, d'éta- blir que la seule réalité immédiatement certaine est précisément une réalité de conscience. Par là, en effet, la conscience fournit le seul type d'existence qui nous soit connu et connaissable. C'est quelque chose, assurément, puisque Descartes pose ainsi une limite infranchissable aux prétentions du matérialisme, présent ou à venir. Si la matière n'existe pour nous qu'en tant que nous la sentons et pensons, il est difficile de croire que la sensation, que la pensée n'ait pas elle-même une réalité supérieure. Sur ce point, la position de l'idéalisme moderne est à jamais inexpugnable. Les faits de conscience sont les premiers des faits, sans lesquels nous ne pourrions saisir aucun autre fait. Si donc, par la conception du mécanisme universel comme expliquant le monde entier des corps, même organisés, Descartes a fait au matérialisme la part la plus considérable qu'un philosophe puisse lui faire, en revanche, par son cogito, il a établi la base inébranlable de l'idéalisme. En même temps que le cogito nous fournit le type de la réalité, il nous fournit celui de la certitude. Qu'est-ce qui fait que ma pensée est certaine? c'est que j'en ai l'idée « claire et distincte; » seules nos idées claires et distinctes atteignent directement leurs objets, ou plutôt, sont identiques à leurs objets mêmes. Au-delà de mon idée claire de ma pensée, il ne peut y avoir une pensée qui en serait différente; au-delà de mon idée claire d'étendue, il ne peut y avoir une étendue toute différente; au-delà de mon idée claire de triangle, il ne peut y avoir un triangle qui ne lui serait pas conforme. Au contraire, par-delà mes idées confuses de chaleur et de froid, il y a, dit Descartes, quelque chose qui ne leur ressemble pas; ces idées ne doivent donc point entrer comme telles dans la science. On pense véritablement ou on ne pense pas, mais on ne peut véritablement penser que ce qui est. Quand vous dites: « La neige est froide, » vous croyez penser, vous ne faites, dit Descartes, qu'exprimer cette affection obscure et indéfinis- sable que vous éprouvez au contact de la neige; mais la trans- porter à la neige elle-même, est-ce là penser? Non, c'est rêver, c'est prendre une affection de vos sens, dont vous ne pouvez vous expliquer la nature, pour une qualité inhérente à la neige elle- même. Et ainsi rêvons-nous tous quand nous croyons que l'herbe de la prairie est verte, que la cloche qui tinte est sonore, que le soleil même est brillant. Oui, le soleil a beau m'éblouir, il n'éblouit que mes yeux, non mon esprit; son éclat même est dans ma fa- culté de sentir, il est en moi, non en lui; pour ma « pensée, » LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 857 dégagée des sens, le soleil n'est qu'un va-et-vient vertigineux de particules qui se choquent et rebondissent, animées d'une vitesse extrême, et qui ébranlent au loin l'éther comme une cloche énorme ébranle l'air. Ce que nous pensons d'une vraie pensée, avons-nous dit, existe par cela même que nous le pensons; dès lors, pour le philosophe et le savant, dans le domaine accessible à nos moyens de con- naître (le seul dont nous ayons à nous occuper), ce qui est intelli- gible est réel, ce qui est réel est intelligible. Avant Spinoza et avant Hegel, mais en restreignant avec sagesse la proposition, Descartes admet l'identité du réel et du rationnel. Par là encore il devance l'idéalisme de nos jours. Cette valeur objective que Descartes attribue à nos idées claires et distinctes fonde la certitude de la science. Chacun porte en soi sa propre infaillibilité; il ne tient qu'à nous de l'y trouver, et c'est l'objet même de la méthode. Voulez-vous posséder la certitude, soyez absolument sincère et véridique en vos jugemens, c'est- à-dire n'y introduisez que ce dont vous avez réellement la vision claire. Toute affirmation, répète Descartes, est active et volontaire; affirmer, c'est vouloir que telle chose soit hors de nous comme elle nous apparaît, et parler ou agir en conséquence; c'est passer activement du point de vue des apparences au point de vue de la réalité extérieure. N'affirmez donc rien au-delà de votre vision intellectuelle, et vous ne vous tromperez jamais. Traduire exacte- ment votre état de conscience, voilà qui dépend de vous, et de vous seul. Vous voyez clairement, dites: « Je vois; » vous voyez obscurément, dites: « Je vois mal; » vous doutez, dites: « Je doute. » Ne pas se mentir à soi-même, ne pas mentir aux autres en prétendant savoir ce qu'on ne sait pas, c'est la véracité du phi- losophe, laquelle, soit qu'il connaisse, ignore ou doute, fait son infaillibilité. Qu'on ne nous parle donc plus d'autorités étrangères à notre conscience, d'Aristote, de Platon, de tous ceux qui nous ont précédés: aucun homme ne doit s'interposer entre la pureté de la lumière et la pureté de notre esprit. Cremonini, apprenant que Galilée avait découvert des satellites autour de Jupiter, ne voulut pas, prétend-on, regarder à travers un télescope, pour ne pas découvrir là-haut le contraire de ce qu'avait dit ici-bas Aris- tote; Descartes, lui, ne veut même pas « savoir s'il y a eu des hommes avant lui. » Tout intermédiaire lui est suspect entre l'être et la pensée, qui sont faits l'un pour l'autre, qui sont au fond une seule et même réalité devenue diaphane pour soi, devenue vérité. Mettons-nous en présence de la vérité et adorons-la. Les conséquences du grand principe qui précède sont bien con- 858 REVUE DES DEUX MONDES. nues, et récemment, ici même, M. Brunetière en montrait toute l'importance. Si la science a la certitude, en effet, elle a, par cela même, la puissance; c'est là une croyance de Descartes qui lui est commune avec Bacon et avec tous les savans de son époque. Savoir, c'est pouvoir dans la mesure même où l'on sait. Si nous n'avons pas l'omnipotence, c'est que nous n'avons pas l'omni- science. Mais nous pouvons accroître sans cesse notre savoir, et de là dérive la foi cartésienne dans le progrès de la science à l'infini. Toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entre-suivent, dit-il, de la même façon que les rai- sons des géomètres; pourvu donc « qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. » Ce qu'on nomme « l'antiquité » n'était vraiment que l'enfance et la jeunesse du genre humain : « A nous plutôt con- vient le nom d'anciens; car le monde est plus vieux qu'alors, et nous avons une plus grande expérience. » Les derniers venus commenceront où les précédens auront achevé, et ainsi, «joignant les vies et les travaux de plusieurs, » nous irons tous ensemble << beaucoup plus loin que chacun en particulier ne pourrait faire. » Descartes était un enthousiaste de la science. Et lui-même a dit: « C'est un signe de médiocrité d'esprit que d'être incapable d'en- thousiasme. »> Au progrès de la spéculation répondra celui de la pratique. A cette philosophie spéculative qu'on enseignait dans les écoles, Descartes en veut substituer une « pratique » qui servira « pour l'invention d'une infinité d'artifices. »> « De plus, on se pourrait exempter d'une infinité de maladies, tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieil- lesse, si on avait assez la connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. » Une telle foi à la science engendre, on le voit, un véritable opti- misme. Il dépend de nous et de ne plus nous tromper et de ne plus subir les conséquences pratiques de l'erreur, et de diminuer indéfiniment les maux de la condition humaine. Là-dessus, Des- cartes lui-même dut en rabattre. Après avoir espéré reculer la mort, il finit par avouer que le moyen le plus sûr pour la vaincre, « c'est de ne pas la craindre (1). » (1) Les nouvelles théories médicales permettent d'ailleurs d'admettre, avec Des- cartes, que les hommes pourraient un jour mourir, non de maladie, mais de vieil- lesse. LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 859 IV. Passons maintenant aux conséquences idéalistes que Descartes a tirées de son cogito relativement à l'âme, à Dieu, à la matière, et demandons-nous ce que la philosophie actuelle peut en conserver. Ce qui importe dans l'analyse du cogito et de ses conséquences, c'est de ne pas affirmer « au-delà de notre intellection, » comme dirait Descartes. Soumettons donc à l'examen les deux termes extrêmes: le je et le suis, l'idée du moi et l'idée de l'existence. Le problème est capital, puisque c'est ici notre moi qui est en ques- tion. Je pense, qu'est-ce à dire? Si le fait de la pensée ou de la conscience est indéniable, le moi est-il aussi indéniable? Ne fau- drait-il point se contenter de dire: Je pense, donc il y a de la pensée, sans prétendre poser un moi qui est peut-être illusoire? — Certes, si vous entendez par moi autre chose que votre pensée même, vous n'avez pas le droit d'introduire ce nouveau person- nage. Mais si vous prétendez que la pensée m'apparaît déta- chée, sous une forme impersonnelle, comme la pensée et non ma pensée, voilà qui est insoutenable aux yeux de Descartes. Ma pensée n'est pas comme un terrain vague qui n'appartiendrait encore à personne; elle est de prime abord appropriée; il m'est même impossible de concevoir une pensée entre ciel et terre qui ne serait pas un sujet pensant, une sensation qui ne serait pas ma sensation, ou votre sensation, ou la sensation de quelque autre. Assurément, on peut sentir, penser, agir, sans réfléchir sur son moi, mais on le sent toujours. Alfred de Musset dit « qu'on pense à tous ceux qu'on aime, sans le savoir; » on se pense aussi soi-même sans le savoir. Descartes a donc bien le droit de mettre son cogito à la première personne du singulier et de poser ainsi une conscience à forme personnelle. Seulement, est-ce autre chose qu'une « forme? » Voilà ce que Descartes ne se demande pas, et ce que se demande la philosophie contemporaine : dans la conscience du moi, elle voit le résultat d'un long développement chez l'individu et chez l'espèce. Je m'aper- çois actuellement, sous la forme du moi, comme une individualité distincte s'opposant au « non moi; » mais rien ne prouve que tout état de conscience, même le plus rudimentaire, ait déjà cette forme. La seule chose qui soit immédiate et certaine, en y regar- dant de près, c'est un état quelconque de conscience, tion, plaisir, douleur, désir, etc., — tel qu'il est au moment même où il se produit. Cet état a une réalité concrète qui en fait l'état d'un être déterminé; il a de plus une tendance naturelle et invincible à s'orienter vers un moi, à se polariser en quelque sensa- 860 REVUE DES DEUX MONDES. sorte; pourtant, ce moi auquel je l'attribue, ce n'est qu'une manière de me représenter l'existence dont j'ai conscience. Če moi que je prends pour le pur « sujet » de la pensée est en réalité un « objet; >> c'est un moi conçu et pensé que j'érige en moi pensant. C'est une idée où tous les états de conscience viennent aboutir et que je prends pour une donnée immédiate de la conscience. Je pense, donc il existe quelque être qui pense et qui se pense sous l'idée du moi, qui devient ainsi à lui-même son objet sous cette idée du moi, voilà tout ce que nous avons le droit de conclure aujourd'hui, après tant de discussions sur le cogito qui ont agité la philosophie moderne. Un autre petit mot non moins gros de difficultés que le je, c'est le suis. Descartes veut-il, ici encore, poser une existence différente de la pensée actuelle, un objet qui servirait de soutien au sujet pensant, ou, comme on dit, une « substance? » Alors tout est perdu: il ne trouvera jamais de pont pour franchir l'abîme. « Je pense, donc je suis pensant, » on ne peut sortir de là; mais y a-t-il au- delà et au-dessous de ma pensée une substance autre que ce qu'elle aperçoit d'elle-même en elle-même? Si oui, j'aurai beau regarder dans ma pensée, il est clair que je n'y verrai point ce qui n'y est point compris. Comment une substance échappant à ma conscience pourrait-elle être l'objet de ma conscience? Ma Sur ce point, Descartes a été flottant. Il parle encore assez sou- vent de << substance » à la manière scolastique, comme si la pensée, semblable à l'éléphant des Indiens soutenant le monde, avait elle-même besoin d'être soutenue par la substance, comme par l'écaille de la tortue; mais, quand Descartes parle ainsi, il parle contre lui-même. Le fond de sa doctrine, en effet, c'est que cela seul est intelligible qui est clairement et distinctement pensé; d'où il suit que, pour nous, « la pensée est une même chose avec l'être; » et c'est précisément cette unité de la pensée et de l'être qui est saisie dans le cogito. En pensant, nous prenons pied dans le do- maine de l'être. Comment donc chercher encore au-delà de notre conscience un je ne sais quoi de mort et de brut, qui constituerait la réalité insaisissable de la conscience, et cela, au moment même où la conscience est posée comme la seule réalité immédiatement saisissable? Appelons-en de Descartes à lui-même. « Nous ne devons point, dit-il, concevoir la pensée et l'étendue autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue. » En somme, après toutes les analyses auxquelles les philosophes, à partir de Descartes, ont soumis le fait de conscience, voici ce qu'on peut conclure. L'état actuel de conscience n'annonce que sa propre existence actuelle; il ne nous dit rien, ni sur sa substance, s'il en a une, ni sur sa cause, ni en un mot sur ses conditions LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 861 d'existence et d'apparition. Tout ce qu'il peut dire, c'est: me voilà. D'où suis-je venu? où vais-je? comment suis-je né? De quoi suis-je fait? Autant d'x. Descartes nous a appris lui-même à mettre en doute tous les objets dont nous ne sommes pas certains par une intuition immédiate. Donc, si j'ai une substance, je ne la connais pas, car c'est là un objet de ma pensée et non plus ma pensée elle-même; si j'ai une cause, je ne la connais pas, car c'est encore là un objet de ma pensée; si j'ai des conditions, si j'ai des antécé- dens, si j'ai des élémens, je ne les connais pas, puisque tout cela, ce sont des objets de ma pensée. Mon état de conscience ressemble à l'enfant qui sort du ventre de sa mère, et qui ignore comment il est né. Le moi lui-même auquel, une fois adulte, j'attribue mon état actuel de conscience, est un « objet » que je pense comme condition de ma pensée; à ce titre et en ce sens, le moi est incer- tain; le seul « sujet » qui soit immédiatement présent à lui-même et ne se puisse mettre en doute, c'est mon état actuel de con- science, avec le sentiment de réalité ou d'existence qu'il enve- loppe nécessairement. J Concluons que Descartes a trop vite oublié sa règle fondamen- tale n'admettre pour vraies que les idées claires et distinctes. Quand il s'est trouvé devant l'idée de substance, comment n'a-t-il pas reconnu qu'il n'y en a point de plus obscure et de plus con- fuse? Aussi disparaît-elle de l'idéalisme contemporain. V. Cette obscure idée de substance va étendre son ombre sur la philosophie entière de Descartes et, tout d'abord, sur la distinction de l'âme et du corps. Voici le principe d'où part Descartes: si je puis, dans ma pensée, concevoir une première chose indépen- damment d'une seconde, c'est que, dans la réalité, la première est substantiellement indépendante de la seconde. De là Descartes va tirer la distinction de l'âme, substance pensante, et du corps, substance étendue. L'argument ne laisse pas d'être ingénieux. Je trouve en moi-même, par la réflexion, un être réel, quel qu'il soit, qui existe, puisqu'il pense, qui ne se connaît qu'en tant qu'il se pense, et qui est tout entier à ses yeux dans la conscience qu'il a de lui-même; or, cette conscience pure de soi n'enveloppe, pré- tend Descartes, aucune notion d'étendue, de figure, de couleur, de son, ni, en général, de corps. Mais ici, nous pouvons arrêter notre philosophe. « O esprit, » ô pensée, lui dirons-nous, où donc est cette conscience pure qui n'envelopperait aucune notion d'étendue, de figure, de mouvement? Vous pensez, dites-vous; mais cogito est un mot que vous prononcez intérieurement, et en 862 REVUE DES DEUX MONDES. le prononçant, vous sentez de faibles mouvemens dans votre la- rynx; de plus, vous croyez entendre ce mot, et le son cogito est présent à votre conscience. Voilà donc des mouvemens et des sons dans votre pensée pure. Faites abstraction de ces mouvemens et de ces sons, si vous pensez et pensez que vous pensez, on vous demandera immédiatement à quoi pensez-vous? Car, si vous n'avez plus dans l'esprit l'image du mot cogito, il faut alors que vous y ayez une autre image à laquelle s'applique votre pensée. Vous ne pensez pas sans rien penser. Or, quelle que soit l'image que vous considérez, ô esprit, elle aura un rapport à l'étendue, à la forme, aux couleurs, aux sons, aux mouvemens. Elle vous présentera des parties distinctes l'une de l'autre et répandues plus ou moins confusément dans l'espace. Direz-vous que vous pensez non à quelque objet extérieur, mais à un état tout subjectif et interne, comme une douleur, par exemple? Une douleur! Laquelle? où souffrez-vous, ô esprit? Dans quelle partie de votre « chair? » Une douleur est toujours localisée quelque part, si confusément que ce soit, fût-ce dans un membre amputė, comme vous l'avez bien dit vous-même. Et quoiqu'il y ait alors illusion, encore est-il que vous ne pouvez ni souffrir, ni penser que vous souffrez, sans vous loger malgré vous dans l'espace et y élire domicile. Mais c'est une douleur morale! -Laquelle? Est-ce d'avoir perdu votre père, ou cette fille, votre Francine, que vous avez tant pleurée? Vous voilà encore dans l'espace; vous vous re- présentez plus que jamais des « figures, » et des figures qui vous sont chères. Votre dernière ressource est de prétendre que vous avez, comme le Dieu d'Aristote, la pensée de votre pensée même, la conscience de penser, sans mot intermédiaire et sans image in- termédiaire. Mais, même en cette conscience de penser, vous trouvez au moins la conscience de faire attention à votre pensée, et à votre pensée seule: or, cette attention ne va pas sans un effort, - à preuve que vous considérez la métaphysique comme un exercice fatigant, qui ne doit occuper, dites-vous, que « quel- ques heures par année. » Eh bien, il n'y a aucun sentiment d'effort sans une contraction des muscles de la tête et du corps entier, sans une production de chaleur à la tête, sans une fixation des muscles de la respiration, si bien que, ô pensée, quand vous vous croyez seule avec vous-même, vous retrouvez toujours votre chair qui vous fait sentir sa présence. Sans ce point d'appui extérieur auquel elle s'attache, vous vous évanouiriez dans le vide. Loin donc d'être, comme vous le dites, « complète » indépendamment du monde extérieur, vous n'existeriez pas sans lui. C'est par pure abstraction que vous voulez vous réduire à une action solitaire: être seule, pour la pensée, c'est cesser d'être. M } 1 - LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 863 D'autre part, qu'on essaie de concevoir des objets sans aucune es- pèce d'emprunt à la pensée; qu'on essaie de concevoir l'étendue seule, comme une « chose complète, » par conséquent comme une « sub- stance,» selon la définition de Descartes; on n'y parviendra pas davantage. L'étendue toute seule est encore de l'étendue pensée et même sentie. Elle est pensée, car elle enveloppe une pluralité in- finie de parties entre lesquelles il y a un ordre intelligible; et qui donc, plus que Descartes, était près de réduire l'étendue à une idée? Nous avons beau vouloir dépouiller l'espace de tout ce qui pourrait venir de nous-mêmes, impossible. Il n'est que le dernier résidu de nos sensations visuelles et tactiles, ainsi que de nos sensations de mouvemens; c'est un théâtre vide où nous nous promenons par l'imagination, où nous distinguons encore le haut et le bas, la droite et la gauche, où nous plongeons le regard et où nous étendons les mains. La matière, c'est un extrait de nos sensations et une construction de notre pensée. Si donc il n'y a point de sujet sans objet, il n'y a point pour nous d'objet sans sujet. La connaissance de la pensée comme « complète » implique la connaissance des objets de la pensée et de la sensation. Des- cartes aurait donc dû, selon ses propres principes, ne pas couper le monde en deux. Aux discussions sur la substance de l'esprit et de la matière, la philosophie moderne substitue de plus en plus l'examen des causes, ou, pour éliminer tout reste de scolastique, l'examen des conditions déterminantes. Quelles sont donc les conditions de la pensée? Est-ce en regardant dans sa conscience même qu'on les trouvera? Est-ce en combinant des idées dans son esprit? Je pense, donc je suis, sans doute; mais sous quelles conditions puis-je à la fois exister et penser? J'aurai beau scruter ma pensée même, je n'y trouverai pas les conditions qui cependant lui sont essentielles, par exemple l'existence du cerveau et des vibrations cérébrales. Qu'on me fasse respirer du chloroforme, et voilà ma pensée telle- ment suspendue qu'elle semble annihilée, ou réduite à un état voi- sin de l'inconscience. Comment aurais-je pu deviner ces conditions de ma pensée par l'inspection de mon moi solitaire? Quelle que soit la nature, spirituelle ou non, de la pensée, quelle que soit sa « substance,» spirituelle ou non, quelle que soit même son « es- sence,» analogue ou opposée à celle de la matière, qu'importe, si son apparition de fait, si son exercice est subordonné à des condi- tions différentes d'elle et que l'expérience seule peut déterminer? J'aurai beau, en idée, « séparer » ma pensée de mon corps, il n'en résultera nullement qu'elle n'y ait pas ses eonditions nécessaires, sinon suffisantes, et, comme une seule condition qui manque fait tout manquer, tel trouble de mon cerveau coupera court à mon 864 REVUE DES DEUX MONDES. : cogito philosophique. Dire avec Descartes - Je puis me repré- senter ma pensée sans mon cerveau, donc elle en est indépen- dante, c'est comme si je disais je puis me représenter ma tête sans mon corps, donc ma tête est indépendante de mon corps. VI. Au reste, si Descartes a insisté d'ordinaire sur la distinction de la pensée et de la matière, il a plusieurs fois marqué fortement leur unité. C'est un point sur lequel on ne lui a pas rendu justice; on nous permettra donc de le signaler et de rectifier ici les opinions reçues. Dans la lettre déjà citée à Élisabeth, Descartes aborde ce grand problème de l'union entre l'âme et le corps. Il avoue que, son prin- cipal dessein ayant été de les distinguer, il a quelque peu négligé leur union. Et cependant, cette union est réelle; l'idée même de cette union, qui n'est autre que l'idée de la vie, est, dit-il, une des trois grandes notions fondamentales qui sont « comme les patrons >> sur lesquels nous nous figurons toutes choses. On se rappelle que les deux autres notions fondamentales sont celles de la pensée et de l'étendue. Or, « concevoir l'union entre deux choses, »> dit Descartes, « c'est les concevoir comme une seule. » On ne saurait aller plus loin. Et ailleurs : « concevoir l'âme comme ma- térielle, c'est proprement concevoir son union avec le corps. » Aussi ne semble-t-il pas à Descartes « que l'esprit humain soit ca- pable de concevoir bien distinctement en même temps la distinc- tion d'entre l'âme et le corps et leur union, à cause qu'il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les conce- voir comme deux, ce qui se contrarie. » On voit donc que Des- cartes considère les deux points de vue comme légitimes; il ne se représente nullement l'âme, dit-il, «< comme un pilote dans un na- vire; » pensée et étendue sont une seule réalité, car nous vivons et agissons avec la conscience de vivre et d'agir dans un monde étendu; et cependant, pensée et étendue sont d'essence différente. Il y a ici pour le philosophe trois cercles concentriques à parcourir, pour passer de l'obscurité de la vie sensitive à la clarté de la vie intellectuelle. Dans le premier de ces cercles, le philosophe sent et agit comme tout le monde, il « éprouve » son unité de personne à la fois corporelle et spirituelle; et c'est après tout, selon Des- cartes, ce qui doit remplir les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de notre existence. C'est même à ce propos qu'il affirme n'avoir con- sacré que quelques jours par an à la métaphysique. P Mais comment la pensée peut-elle agir sur l'étendue et pâtir de sa part? On sait la réponse de Descartes : la pensée n'agit pas, LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 865 • comme pensée, sur l'étendue comme étendue, et invicem. Ne sau- tons pas d'un cercle à l'autre, d'un point de vue à un point de vue tout différent. Demander comment la pensée agit sur la matière, c'est se figurer la pensée « comme un corps qui en pousse un autre, » c'est consulter « l'imagination, » au lieu de « l'entende- ment, » qui seul ici serait de mise. Un corps n'en pousse mème pas un autre, mais le mouvement du premier se continue dans le second. Or, le mouvement ne peut pas se continuer dans la pen- sée, qui n'est plus mouvement. Concevez donc les mouvemens d'un côté, qui se transforment l'un dans l'autre, et les pensées de l'autre côté, qui se continuent aussi l'une dans l'autre; de plus, souvenez-vous que, dans la réalité, il y a union et même «unité, » entre la série des mouvemens et celle des pensées; et n'en deman- dez pas davantage. De nos jours, nous ne sommes pas plus avancés que Descartes dans la solution du mystère, et la philoso- phie actuelle n'a rien de mieux à faire que de suivre le conseil car- tésien ne jamais confondre la série des mouvemens avec la série des états de conscience, et ne jamais non plus les séparer. << Toute la science des hommes, dit Descartes à Élisabeth, ne con- siste qu'à bien distinguer les notions primitives, » qui rentrent dans les trois classes de la pensée, de l'étendue et de l'union entre les deux; « et à n'attribuer chacune d'elles qu'aux choses auxquelles elles appartiennent, » les pensées aux pensées, les mouvemens aux mouvemens, l'agir et le sentir à l'union de la pensée et du mouvement. « Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d'une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre. » Ainsi font les matérialistes, qui veulent expliquer la pensée par le mouve- ment; ou encore les scolastiques, qui expliquent les phénomènes du mouvement par des forces, vertus, qualités d'ordre mental. Et nous nous méprenons de même « lorsque nous voulons expliquer une de ces notions (primitives) par une autre, » — la pensée par le mouvement, le mouvement par la pensée, l'union du mouve- ment et de la pensée par le mouvement seul, ou par la pensée seule, ou par la simple juxtaposition du mouvement et de la pen- sée; «< car, étant primitive, » chacune de ces notions « ne peut être entendue que par elle-même. » Donc la vie réelle, qui est l'unité du penser et du mouvoir, ne peut s'entendre que par elle- même, en vivant. Ces réflexions de Descartes sont aussi sages que profondes; livrons-les aux méditations de nos savans comme de nos philosophes contemporains. TOME CXI. 1892. * 55 magdada 866 REVUE DES DEUX MONDES. VII. : Au problème des rapports de l'esprit et du corps se rattache celui des idées. On aurait mieux compris la fameuse théorie de Descartes sur les idées innées, si on l'avait envisagée par là; inter- prétée en son vrai sens, elle prend un aspect nouveau et original que nous devons mettre en lumière. Il y a, selon Descartes, une première classe d'idées « qui n'appartiennent à l'âme qu'autant qu'elle est jointe au corps; » ce sont des idées venant de la vie même et qui l'expriment telles sont celles des fonctions corpo- relles. Il y a, au contraire, des idées qui appartiennent à l'esprit en tant qu'il est « distinct de la matière étendue, » quoique uni à elle; telles sont les idées de la pensée même, de la volonté, de l'unité et de la pluralité, du semblable et du dissemblable, de la perfection, de l'infini, etc.; ces idées expriment non plus le dehors dans le dedans, mais le dedans lui-même, l'essence et la nature propre de l'esprit; elles sont donc, dit Descartes, « naturelles » à l'esprit et, en ce sens, « innées. » Cette théorie souleva, ainsi que les autres doctrines cartésiennes, les objections de Hobbes, de Gassendi, d'Arnauld, d'une foule d'autres philosophes dont il avait demandé les critiques avant de donner à l'imprimeur le manuscrit de ses Méditations. « Je ne me persuade pas, leur répond Descartes, que l'esprit d'un petit enfant médite dans le ventre de sa mère sur les choses métaphy- siques. » Inné ne veut pas dire né avec nous dès le premier ins- tant de notre vie, mais: naissant en nous, à quelque moment que ce soit, sans provenir du dehors. En d'autres termes, notre enten- dement a une certaine constitution naturelle, qui le rend propre à prendre de lui-même telles formes ou telles directions et à en avoir une conscience qu'on appelle l'idée. Descartes s'indigne qu'on méconnaisse cette constitution native et, devançant les vues profondes de l'idéalisme kantien, il s'écrie: « Comme si la faculté de penser, qu'a l'esprit, ne pouvait d'elle-même rien pro- duire!»« Je les ai nommées naturelles, ces idées, ajoute-t-il, mais je l'ai dit au même sens que nous disons que la générosité ou quelque maladie, comme la goutte ou la gravelle, est naturelle à certaines familles. Non pas que les enfans qui prennent nais- sance dans ces familles soient travaillés de ces maladies au ventre de leur mère, mais parce qu'ils naissent avec la disposition ou la faculté de les contracter. » Cette remarquable comparaison des ; LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 867 idées « naturelles » avec les qualités ou maladies du corps trans- mises par hérédité est une intuition anticipée de la doctrine évo- lutionniste, qui explique les formes de la pensée par celles du cer- veau, et celles du cerveau par une organisation héréditaire. Mais Descartes n'aurait point voulu admettre, avec Spencer, que tout soit « produit » dans notre pensée par l'action du monde extérieur. Cette action, Descartes la supprime même, à vrai dire, idées et mouvemens, puisqu'il admet deux séries parallèles, qui se développent simultanément, pari passu. Il faut donc bien que le monde intérieur ait en lui-même ses raisons de développe- ment et conserve sa logique native, tout comme la nature de l'étendue a en soi les propriétés mathématiques et mécaniques qui n'en sont que le déploiement. K Avons-nous besoin de faire remarquer combien nous sommes loin de la ridicule théorie qu'il est de tradition d'attribuer à Des- cartes et de réfuter triomphalement, sous ce nom d'idées « innées? » Quelque opinion qu'on adopte sur le sujet, il est difficile de refuser à Descartes le grand principe de sa théorie idéaliste; que les idées ou images des choses se produisent en nous nécessairement, selon les lois naturelles de notre esprit, comme les figures de l'étendue se produisent nécessairement selon les lois naturelles du mouve- ment. VIII. Avec l'idée du moi, l'idée la plus « naturelle » à l'esprit, selon Descartes, est celle de l'infini. On a quelquefois prétendu que l'idée de Dieu, dans la philosophie cartésienne, avait un rôle accessoire et surajouté. En fait, cette idée est aussi fondamentale chez Des- cartes que chez Spinoza. Mais autre est la philosophie, autre la théologie. Descartes avait en horreur les controverses théologiques. Sa foi religieuse était sincère, mais il mettait à part de la science et de la philosophie « les vérités de la religion. » Il avait une telle notion de l'incompréhensibilité divine qu'il pouvait bien, d'un côté, admettre une révélation qui n'était qu'un mystère de plus; mais, d'un autre côté, il considérait comme vaines les discussions sur les mystères. « Je révérais notre théologie, dit-il, en racontant ses études à La Flèche, dans une page bien connue; » mais, ajoute-t-il, « je pensai que, pour y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme. » A cette époque, le cours de philosophie, qui faisait suite à de fortes études littéraires, durait deux ans : première année, logique et morale; seconde année, physique et métaphysique; une troi- 868 REVUE DES DEUX MONDES. 1 sième et dernière année était consacrée aux mathématiques (1). Dans le cours de leur enseignement, les jésuites séparaient assez volontiers la foi de la science, et permettaient toutes les études, toutes les lectures, pourvu qu'on réservât l'autorité de l'Église. Cer- taines sciences où il est inévitable d'entrer en conflit avec la théo- logie, telles que la critique historique, la géologie, l'anthropologie, n'existaient pas encore. Les jansénistes, moins tolérans que les jésuites, devaient bientôt regarder avec quelque défiance un bon nombre de sciences; Descartes, lui, conserva toujours un esprit de tolérance beaucoup plus large : il était porté à croire qu'il est avec la théologie des accommodemens. Il avait trop parcouru le monde pour ne pas voir combien les croyances religieuses changent avec les pays il gardait sa religion, parce qu'elle en valait une autre, - et même lui semblait valoir mieux, mais aussi parce que c'était la religion « en laquelle il était né. » Si le théologien ré- formé Régius le presse d'examiner les fondemens de sa foi avec autant de soin que ceux de sa philosophie, il se borne à répondre : j'ai la religion du roi, j'ai la religion de ma nourrice. A ceux qui voulaient changer de culte, il conseillait de rester tranquilles dans la foi de leurs pères. Le « sens figuré » de la Bible a toujours été un refuge pour les grands esprits qui furent en même temps des croyans. Descartes est du nombre. Il y a, selon lui, « des façons de parler de Dieu dont l'Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu'elle est rapportée aux hommes; » mais il y a d'autres façons de parler qui ont une valeur absolue et sont les objets d'une foi raisonnable : « Ce sont celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, qui ne change point de nature, encore qu'elle ne soit point rapportée aux hommes. » On recon- naît ici la distinction familière à Descartes du sensible et de l'in- telligible; ce fondement de toute sa philosophie était aussi le fondement de sa foi religieuse. Au-dessus de la lettre qui tue, il élève l'esprit qui vivifie, et l'esprit, c'est au fond la raison même, la vérité « simple et pure, qui ne change point de nature » avec les temps et avec ceux à qui elle s'adresse. A propos de la Genèse, « on pourrait dire, selon lui, que, cette histoire ayant été écrite pour l'homme, ce sont principalement les choses qui regardent l'homme que le Saint-Esprit y a voulu spécifier, et qu'il n'y est parlé d'aucune qu'en tant qu'elles se rapportent à l'homme. » Il (1) Pour le dire en passant, nos jeunes gens auraient tout avantage à recevoir une instruction de ce genre. LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 869 n'est donc pas étonnant que, par rapport à l'homme, le soleil tourne! Le langage de Descartes à Mlle Schurmann ne montre pas grande foi dans l'inspiration des Écritures en ce qui concerne la lettre et les détails. Descartes trouvait assez enfantin le récit de Moïse, parlant au peuple le langage populaire. Comme Mlle Schurmann se récriait, Descartes lui assura qu'il avait été, lui aussi, curieux de savoir ce que disait exactement Moïse sur la création, et qu'il avait même appris l'hébreu pour en juger dans l'original; mais « trouvant que Moïse n'a rien dit clarè et distincte, » il l'avait laissé là «< comme ne pouvant lui apporter aucune lumière en phi- losophie. >> Descartes disait encore qu'il y aurait un livre curieux à écrire, et auquel il avait songé des miracles; on y ferait voir tous les miracles que la science, surtout l'optique et la médecine, peut accomplir. Ce livre eût pu le mener loin. On sait comment, à la première nouvelle de la condamnation de Galilée, Descartes supprima son Traité du monde. Il invoque « le désir qu'il a de vivre en repos et de continuer la vie qu'il a com- mencée. » D'ailleurs, il ne perd pas tout à fait espérance « qu'il n'en arrive ainsi que des antipodes, qui avaient été quasi en même sorte condamnés autre fois, » et ainsi que son Monde «ne puisse voir le jour avec le temps. » En attendant, on sait par quels subterfuges, dans son livre des Principes, il expose la théorie du mouvement de la terre, tout en la niant d'apparence. « Que ne preniez-vous un biais? » écrivait-il à son ami Regius, qui s'était attiré des affaires par son imprudence. Mais Descartes avait beau, après une jeunesse si vaillamment dépensée sur les champs de bataille, pousser désormais à l'excès la « prudence du serpent » qui lui paraissait de mise en théologie, cet homme né catholique et élève des jésuites avait le tempéra- ment d'un protestant; il était, - ce dont les protestans mêmes se dispensent parfois, le libre examen en personne. Sa méthode de doute et de critique, comment ne l'aurait-on pas bientôt appli- quée à la théologie et à l'exégèse religieuse, comme à tout le reste? Les cartésiens hollandais n'y manqueront pas, et Spinoza est proche. Aussi, malgré toutes ses précautions, Descartes finit, en Hollande même, par déchaîner contre lui les théologiens. La ten- dance des cartésiens de Hollande était de soumettre la théologie à la raison; les théologiens dissidens faisaient cause commune avec les cartésiens. Les orthodoxes s'alarmèrent. On sait comment, dé- noncé par Voetius, recteur de l'université d'Utrecht, Descartes fut appelé devant les magistrats pour répondre du crime d'athéisme et voir brûler ses livres par la main du bourreau. L'intervention de l'ambassadeur de France arrêta cette procédure. 870 REVUE DES DEUX MONDES. Tous les décrets des synodes et des universités ne devaient point empêcher le triomphe du cartésianisme. Clauberg, Geulinx, Meyer et Bekker préparent Spinoza et son Traité théologico-politique. Comme Descartes, Spinoza soutiendra que c'est peine perdue de chercher dans les Écritures la vérité métaphysique, les « idées claires et adéquates. » L'Écriture ne parle jamais qu'une langue «< appropriée aux hommes, » et même au vulgaire. Elle a pour but non la science, mais la conduite. La seule chose qu'elle en- seigne clarè et distinctè, et qui par cela même est vraie, c'est que, pour obéir à Dieu, il faut l'aimer et aimer tous les hommes. Voilà la religion rationnelle et universelle; Spinoza la résume en sept articles de foi, qui ne sont que des articles de raison. Ce que Descartes avait projeté pour les miracles, Spinoza commence à le faire, il montre qu'on pourrait donner des explications naturelles des faits les plus merveilleux. Un miracle, étant contraire à l'uni- versel mécanisme, serait une absurdité. L'ouvrage de Spinoza contient des chapitres d'un haut intérêt, non-seulement sur l'inter- prétation, mais aussi sur l'authenticité des Écritures. « Spinoza, a dit Strauss, est le père de l'exégèse biblique, » qui n'est que la méthode cartésienne transportée dans le domaine de la théologie et de l'histoire. Le 20 novembre 1663, treize ans après la mort de Descartes, la congrégation de l'Index proscrivait ses ouvrages, donec corrigan- tur. Qui les corrigera? Le fait est que Descartes avait « sécularisé » la métaphysique et la théologie tout comme la science. Voyons donc ce que fut la théologie rationnelle de Descartes. IX. Toute la métaphysique est une pyramide d'idées, puisque nous ne saisissons l'être que dans et par l'idée; c'est là un principe dé- sormais accepté par l'idéalisme moderne. Il s'agit donc de ranger nos idées dans l'ordre de leur valeur, pour mettre au sommet de la pyramide la notion où toutes les autres viennent converger et se réunir. Or pour Descartes, si on divise les idées selon leurs objets, non plus selon leur origine, elles se rangeront en trois grandes classes ici, l'idée intuitive d'un être réel qui pourrait ne pas exister, à savoir moi, « ma pensée; » là, les idées d'êtres simple- ment possibles et dont l'existence ne m'est pas immédiatement donnée: c'est le monde extérieur; enfin, au plus haut de mon in- telligence, l'idée d'un être nécessaire, où la possibilité et l'exis- tence réelle sont inséparables. Tant qu'on n'est pas remonté à cette dernière idée il reste, selon Descartes, une universelle séparation - LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 871 entre le possible et le réel, et on ne sait plus comment passer de l'un à l'autre. En effet, je me vois bien réel, moi, quand je dis: je pense; mais à quel titre cette réalité est-elle possible, n'étant point nécessaire? Quant aux corps, je les conçois bien comme « possi- bles,» par cela même que j'en ai la représentation en moi, mais comment savoir s'ils sont « réels » hors de moi, puisqu'ils ne sont point nécessaires? De là, selon Descartes, le besoin d'un terme su- périeur, dont la réalité soit donnée parce qu'elle est non plus seu- lement possible, mais nécessaire. En cette idée seule la pensée trouve son repos, et le monde entier son soutien; supprimez cette idée, tout s'écroule je reste seul en face de ma réalité actuelle, bornée à ma pensée présente, sans garantie ni de mon existence passée, qui ne m'est attestée que par ma mémoire faillible, ni de mon existence future, qui ne découle en rien de mon existence actuelle, « les momens de la durée étant indépendans l'un de l'autre. » Ainsi réduite au : « Je pense en ce moment et en ce mo- ment je suis,» mon existence n'est plus qu'un point perdu dans un vide immense, flottant entre l'être et le néant; et elle est en- veloppée, comme d'autant de fantômes, d'apparences extérieures dont je ne puis savoir si elles ne sont point un rêve que je fais les yeux ouverts. Descartes a eu ici le tort, comme pour le cogito, de mettre à la fin sa doctrine en syllogismes, et, sous prétexte de lui donner ainsi une forme plus claire, il l'a obscurcie. Pas plus que notre existence ne se conclut par syllogisme de notre pen- sée, l'existence de Dieu ne peut se conclure par syllogisme d'une majeure où elle serait posée comme simplement possible. C'est une analyse et une classification d'idées qu'il faut substituer au syllogisme, pour être fidèle à la méthode même de Descartes, dont les deux procédés essentiels sont « l'intuition» s'expri- mant dans une idée et « l'analyse » de l'idée en ses élémens simples. Étant donnée l'idée du parfait, que nous avons tous, quelle valeur faut-il lui attribuer, et quelle place parmi toutes les autres idées? Faut-il la ranger dans la classe des possibilités pures ou dans celle des existences? Voilà la vraie question. Malgré le danger qu'il y avait à comparer l'idée suprême avec des idées inférieures et d'une autre catégorie, Descartes, pour se faire com- prendre, donne l'exemple trop fameux du triangle. Il y a contra- diction à dire je conçois bien le triangle, mais je le conçois avec quatre angles au lieu de trois, - car alors on prétend concevoir le triangle, mais on conçoit réellement le carré. De même, selon Descartes, vous ne pouvez dire que du bout des lèvres: - Je conçois la perfection comme ayant toutes les raisons d'être, mais = 872 REVUE DES DEUX MONDES. je la conçois comme n'étant pas; j'ai l'idée de l'être parfait comme manquant de quelque chose pour exister. Descartes ne veut pas qu'on prête à nos idées des attributs qui ne leur conviennent point, comme un algébriste qui attribuerait à des quantités un faux exposant il y a d'abord un être qui, dans son idée même, m'est donné comme réel, quoique contingent, c'est moi; il y a ensuite des êtres contingens qui, dans leur idée, ne me sont donnés que comme possibles, les corps; mais il y a un être qui, dans son idée, m'est donné comme nécessaire, l'être parfait. « Étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l'entremise des idées que j'ai en moi, je me garde bien de rapporter mes idées immédiatement aux choses et de leur attribuer rien de positif que je ne l'aperçoive auparavant en leurs idées. » Voilà le principe de tout idéalisme. D'où cette conséquence: tout ce qui « répugne à nos idées des choses est absolument impossible de ces choses. » Par là Descartes fait de l'idéalisme même le moyen d'atteindre au vrai réalisme; mais, au lieu de dire: «< abso- lument, » il eût dû dire: « relativement à nous. » C'est la grande correction apportée par Kant à l'idéalisme moderne. Ainsi présentée, l'analyse de l'idée de perfection n'est plus le sophisme classique où d'un Dieu simplement conçu dans les pré- misses, on prétendrait tirer, par voie de conclusion, un Dieu réel- lement existant, comme si, d'une statue simplement pensée, un sculpteur espérait tirer une tête et des bras réels. « L'existence » que Descartes conclut de « l'essence » divine est, comme cette essence, tout idéale; il y a là deux idées indissolubles, dans notre esprit, et c'est par la valeur objective attribuée à ces idées que l'existence idéale de Dieu est affirmée ensuite comme étant réelle. On le voit, la célèbre preuve cartésienne est une complète trans- figuration du raisonnement de saint Anselme, grâce au vaste sys- tème d'idéalisme dont elle n'est qu'une application particulière. Si donc nous voulions discuter cette preuve, il faudrait critiquer la valeur objective des idées en général, et, en particulier, de l'idée du parfait. Que notre esprit trouve en cette idée sa satis- faction, on peut, encore aujourd'hui, l'accorder à Descartes; et si nous n'avions par ailleurs aucune raison de mettre en doute la réalité de la perfection, nous donnerions notre assentiment à l'idéal suprême de l'intelligence et de la volonté. Par malheur, le monde avec tous ses maux nous apparaît de plus en plus comme une raison de doute: c'est le grand scandale. D'autre part, la critique idéaliste de notre intelligence et de ses formes, dont Descartes eut le pressentiment, devait elle-même aboutir à nous faire com- prendre que, dans nos spéculations sur l'infini, sur le parfait et A LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 873 sur l'existence absolue, nous dépassons nos limites. La preuve car- tésienne est donc discutable comme « preuve. » Elle n'en demeure pas moins la plus haute expression de ce fait que, dans notre es- prit, tout converge vers les deux idées d'existence absolue et d'exis- tence parfaite nous ne comprenons pas comment quelque chose de relatif peut exister s'il n'existe rien d'absolu, et nous ne com- prenons pas davantage comment une existence absolue et, en con- séquence, absolument indépendante, ne serait pas parfaite. Ainsi le type de l'existence et le type de l'essence tendent à s'unir en un seul et même foyer; mais il reste toujours à savoir si cet idéal de notre pensée existe ailleurs que dans notre pensée même. C'est l'éternel point d'interrogation auquel aboutit l'idéalisme. Nous ne conclu- rons pas, avec Kant, que « la preuve cartésienne, si vantée, perd entièrement sa peine; » nous ne répèterons point avec lui ces dures paroles: « On ne devient pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu'un marchand ne le deviendrait en argent si, dans l'intention d'augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse.» Descartes pourrait répliquer qu'un marchand devient riche avec des idées, quand il en a de bonnes, avec des chiffres, quand il sait les aligner dans l'ordre véritable, avec des zéros même, quand il sait les poser à leur place dans un calcul juste. Si l'idée de perfection introduisait un ordre intelligible dans toutes nos autres idées, si elle n'en rencontrait aucune qui fût incompatible avec elle, si surtout elle ne trouvait dans l'ex- périence rien qui se dressât devant elle comme une contradiction vivante, il ne suffirait pas de montrer que la perfection de la bonté est une « idée » pour l'empêcher d'être, dans le domaine de l'in- telligence et de la moralité, notre suprême satisfaction et notre meilleure richesse. J - A l'analyse de l'idée du parfait, Descartes joint la preuve, égale- ment classique, de l'existence de Dieu par l'origine même de cette idée du parfait. Ici encore, il ne croit pas que notre pensée puisse dépasser la réalité. Et les chimères? - Créer une chi- mère, ce n'est point dépasser le réel, mais simplement l'altérer; voilà pourquoi nous pouvons concevoir des chimères. Mais le su- prême idéal de la perfection semble à Descartes impossible à ima- giner si la réalité n'en fournit pas les élémens, ou plutôt l'élé- ment. Or, à en croire Descartes, cet élément ne peut être notre simple puissance de perfectibilité, mais bien une perfection ac- tuelle. Descartes se sert à ce sujet d'une comparaison ingénieuse et peu connue. Si on disait que chaque homme peut peindre un tableau aussi bien qu'Apelle « puisqu'il ne s'agit que de couleurs 874 REVUE DES DEUX MONDES. diversement appliquées, et que chacun peut les mêler en toutes sortes de manières,» il faudrait répondre, selon Descartes, qu'en parlant de la peinture d'Apelle, on ne considère pas seulement un certain « mélange de couleurs, » mais « l'art du peintre pour re- présenter certaines ressemblances des choses. » C'est cet art qui n'est point en chacun et qui, si un tableau existe, doit exister quelque part, chez l'auteur du tableau, si bien que toute la perfec- tion de l'œuvre suppose une perfection encore plus éminente chez l'artiste. Notre idée de Dieu, pour Descartes, suppose de même, quelque part, une perfection véritable : par un simple mélange de nos idées, nous ne pourrions composer ce chef-d'œuvre de la pensée. La discussion de cette seconde preuve, elle aussi, nous entraî- nerait trop loin. Disons seulement que l'idée de perfection n'a pas la « simplicité » et « l'unité » dont parle Descartes : la réalité peut donc nous en fournir les élémens. Elle est un composé de nos diverses facultés indéfiniment augmentées science, puissance, bonheur. On peut même se demander si elle exprime autre chose qu'un point de vue tout humain, une simple satisfaction de nos aspirations humaines, un idéal de béatitude sensitive, intellectuelle et volontaire, par conséquent une de ces « causes finales » dont se défiait Descartes. La perfection, après tout, est une fin, elle est la fin même; c'est moins une « idée » qu'un objet de « désir, » et n'est-ce pas Descartes lui-même qui nous a appris à ne pas mesu- rer la réalité à nos désirs? Toutefois, quelques objections que l'on puisse faire ici, Descartes aura l'honneur d'avoir indiqué que la vraie raison spéculative de croire à l'existence de la perfection ne peut être, après tout, que l'idée même du parfait, jointe à la per- suasion que « dans toute idée il y a de l'être. » X. Après que Descartes a établi « l'inébranlable, » c'est-à-dire notre pensée et l'idée de l'être nécessaire, il ouvre sa dernière méditation par ces paroles d'un superbe idéalisme: «Il ne me reste plus maintenant qu'à examiner s'il y a des choses matérielles! » La question peut surprendre ceux qui n'ont jamais réfléchi. Et cependant, pour la philosophie contemporaine comme pour Des- cartes, quel est le seul monde qui nous soit immédiatement donné? - Un monde idéal, composé uniquement, comme dit Scho- penhauer, de représentations dans notre tête. La « mathéma- tique universelle,» par l'ordre intelligible qu'elle y introduit, en MARCA LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 875 J fait un monde vrai; mais, allant au-delà, nous prétendons juger d'un monde réel, c'est-à-dire existant indépendamment de notre représentation. De quel droit? Voilà ce que les modernes se de- mandent depuis Descartes. Dans la vie pratique, rien de plus simple, nous nous contentons de céder à l'instinct naturel, au penchant qui nous fait considérer le monde représenté en nous comme réel en soi. Descartes dédaigne ce « penchant » qui n'est pas une preuve. Mais, dit-on, nos idées ne dépendent point de notre volonté; elles doivent donc avoir une « cause » extérieure. - A cet argument classique, Descartes fait une très remarquable réponse :- Qui sait, demande-t-il, s'il n'y a point en nous la puis- sance de « produire » les idées des choses matérielles, sans l'aide d'aucune chose vraiment extérieure? Il pourrait exister dans la spontanéité de notre conscience des profondeurs ignorées de notre réflexion, une puissance productive, une fécondité capable d'enfan- ter des idées ou croyances qui viendraient de notre nature même, non de quelque objet vraiment étranger et existant dans un espace réel. Nos idées sont peut-être comme les fleurs d'un arbre qui les produit de sa sève. Tout au moins les fleurs d'un arbre ne ressem- blent-elles en rien à la terre, dont indirectement elles proviennent. Ainsi, ni le principe de causalité, ni le penchant instinctif à croire nos sens, ne sont de vraies et suffisantes raisons. Par rapport « aux choses extérieures,» nous demeurons jusqu'ici enfermés dans le << possible» et dans le « vrai,» sans pouvoir atteindre leur réalité « hors de nous. » Pour franchir l'abîme qui sépare la « possibi- lité » de la « réalité,» il nous faut l'intermédiaire de quelque « nécessité. » Or, l'être nécessaire est Dieu; c'est donc seulement, selon Descartes, sur l'idée de cet être nécessaire que nous pouvons fonder la réalité du monde extérieur. Ainsi s'explique, selon nous, le célèbre paradoxe de Descartes sur l'existence de la matière déduite de l'existence de Dieu. L'exis- tence divine est essentiellement vérité, ou plutôt elle est la «vé- rité vivante; » en se manifestant par son œuvre, qui est l'univers, elle devient « véracité. » Le monde visible est la parole que Dieu nous fait entendre, et cette parole, que prononce la vérité éter- nelle, doit être véridique. Le monde matériel est donc réel, et, si nous transposons les « signes » fournis par nos sens en vérités bien liées, comme sont les mathématiques et la mécanique, ces vérités acquerront du même coup une valeur « « hors de nous. » Au lieu d'interpréter cette doctrine dans son sens profond (comme on doit le faire pour toute doctrine) et de la soumettre ensuite à une discussion sérieuse, on s'est perdu, comme pour le cogito, dans des critiques scolastiques: on n'a vu que le cercle 876 REVUE DES DEUX MONDES. 1 vicieux qui roule de la véracité de nos facultés à la véracité divine, de la véracité divine à la véracité de nos facultés. Mais Descartes n'avait point la prétention de sortir du domaine des « idées; » il voulait seulement, parmi les idées mêmes, trouver une idée supérieure qui apparût enfin comme le garant de toutes les autres, comme le fondement de notre affirmation d'un monde réel. Et il a cru la trouver dans l'idée de l'être qui seul existe par lui-même. On voit l'ordonnance simple et grandiose de tout ce système idéaliste, avec ses trois conceptions fondamentales: notre pensée, saisie comme réelle, une pensée suprême, conçue comme néces- saire et conséquemment réelle, enfin les objets pensés, conçus d'abord comme possibles et vrais autant que nous les pensons, puis comme certainement réels en vertu de l'unité suprême du vrai et du réel. C'est une sorte d'orbite parcourue, de révolution autour de soi qu'accomplit la pensée de Descartes; c'est un « cercle, » si l'on veut, mais où, selon Descartes, toute pensée humaine est nécessairement enfermée, puisqu'elle ne peut que prendre con- science de ses idées, de leur ordre, enfin de leurs infranchissables limites. Si, dans la philosophie comme dans la science, il faut admirer ceux qui trouvent les solutions, plus grands encore sont les inven- teurs des problèmes. Outre qu'on doit à Descartes plus d'une solution ou des élémens de solution qui sont de majeure impor- tance, combien de problèmes nouveaux n'a-t-il pas introduits dans la philosophie, depuis la critique de la connaissance jusqu'à la question de la réalité de la matière! Comme nous venons de le voir et comme Schopenhauer l'a fort bien reconnu, « c'est Descartes qui, le premier, a saisi le principal problème autour duquel roulent depuis lors les études des philosophes, et que Kant a par- ticulièrement approfondi: le problème de l'idéal et du réel, c'est- à-dire la question de distinguer ce qu'il y a de subjectif et ce qu'il y a d'objectif dans notre connaissance. » Quel rapport peut-il y avoir entre les images d'objets présens à notre esprit et des objets réels qui existeraient entièrement séparés de nous? Avons-nous la certitude que de pareils objets existent réellement? Et, dans ce cas, leurs images nous éclairent-elles sur leur constitution? « Voilà le problème, dit Schopenhauer, et depuis qu'il a été posé, depuis deux cents ans, la tâche principale des philosophes est de distin- guer nettement, par un plan de séparation bien orienté, l'idéal du réel, c'est-à-dire ce qui appartient uniquement à notre connais- sance comme telle, de ce qui existe indépendamment d'elle, et d'établir ainsi d'une façon stable leur rapport réciproque. }} J LES ORIGINES CARTÉSIENNES DE L'IDÉALISME. 877 Outre que Descartes a ainsi posé le problème de la « critique, » il en a donné, d'une manière générale, la vraie solution: la seule réalité immédiatement saisie est celle de notre conscience, de notre pensée; ce qui est conforme aux lois de cette pensée est vrai, et c'est seulement à travers le vrai que nous saisissons avec certitude les réalités autres que nous. De plus, en nous-mêmes, le fond de l'être est volonté, le principe ultime de l'existence doit donc être aussi volonté. Ce sont les conclusions mêmes de l'idéalisme con- temporain. Le second mérite de Descartes, en philosophie, est d'avoir montré que la pensée est irréductible au simple mouvement dans l'étendue. Bien des savans l'oublient encore de nos jours. Descartes leur répond d'avance: «Dire que les pensées ne sont que les mou- vemens du corps, c'est chose aussi vraisemblable que de dire: le feu est glace, ou le blanc est noir. » Descartes a ainsi déterminé à la fois et l'immense domaine du mécanisme et la limite infran- chissable au-delà de laquelle il ne peut s'étendre: la conscience. Son troisième mérite, c'est d'avoir commencé, mais sans la pousser jusqu'au bout, l'opération inverse, je veux dire la réduc- tion du monde mécanique aux élémens du monde de la conscience. Par là, surtout, il nous a paru le grand initiateur de l'idéalisme moderne, mais il lui a donné une forme trop intellectualiste. Quoiqu'il ait placé le fond de l'existence dans la volonté même, il a trop conçu le monde extérieur « comme représentation, » pas assez « comme volonté. » Dans ses derniers ouvrages, Descartes semble flotter entre ces deux pensées la matière est une substance, la matière n'est qu'une abstraction. C'est la seconde, aujourd'hui reconnue pour vraie, qui est la plus conforme à l'esprit de son système. Pour Descartes, les faits naturels et les êtres matériels ne peuvent être autre chose que des composés de lois et de propriétés mathéma- tiques; ce sont des entre-croisemens du nombre, du temps, de l'étendue et du mouvement. Sa physique est, comme on l'a dit, un écoulement de sa métaphysique, qui elle-même, en ce qui concerne le monde matériel, n'est autre chose que la pure ma- thématique. Aussi avons-nous vu le monde extérieur, chez Des- cartes, se résoudre en idées. L'étendue est d'essence idéale, et il ne faut pas grand effort pour la réduire à une idée pure. « Plu- sieurs excellens esprits, dit Descartes dans sa curieuse réponse aux instances de Gassendi, croient voir clairement que l'étendue mathématique, laquelle je pose pour le principe de ma métaphy- sique, n'est rien autre chose que ma pensée, et qu'elle n'a, ni ne peut avoir, aucune existence hors de mon esprit. » Voilà Descartes au pied du mur; comment va-t-il répondre? Réclamera-t-il pour T - 878 REVUE DES DEUX MONDES. l'étendue une réalité absolument indépendante? Non; il s'échappe, il prend même si bien son parti de l'objection qu'il finit par s'en faire un sujet de félicitation pour lui-même : « J'ai bien de quoi me consoler, pour ce qu'on joint ici ma métaphysique avec les pures mathématiques, auxquelles je souhaite surtout qu'elle res- semble.» Elle leur ressemble tellement, qu'elle s'y évanouit; et les mathématiques, à leur tour, s'évanouissent dans la pensée, car qui détermine le nombre, sinon la pensée? Qui conçoit le temps, sinon la pensée? Qui, enfin, imagine ce grand trou vide et noir qu'on nomme l'espace, sinon encore la pensée? La matière, n'étant que l'étendue, devient elle-même, non pas l'esprit sans doute, mais une essence idéale qui dépend, au dehors de nous, de l'es- prit suprême, en nous, de notre esprit, où « son idée est innée. » La figure et le mouvement tendent à s'évanouir dans des rela- tions entre des idées claires et distinctes qui, elles aussi, « sont naturellement en nous. » Nous portons donc en nous-mêmes, ou plutôt nous tirons de nous-mêmes le monde vrai, le monde de la science, qui est un système d'idées. On a fort bien dit que l'univers de Descartes est « un univers de cristal: » il faut que tout en soit diaphane, que de partout il y fasse jour pour la pen- sée, que tout enfin s'y réduise, autant qu'il est possible, à la pensée même. Mais si c'est bien là le monde vrai, ce n'est pas le monde réel. La réalité des êtres extérieurs, Descartes a fini par la concentrer toute dans une « volonté » unique, celle de Dieu. Descartes eût dû répandre partout dans l'univers des volontés plus ou moins ana- logues à la nôtre et ayant en elles le germe de la « pensée. » C'est à cette conception élargie que tend l'idéalisme contemporain, qui rend ainsi la vie à la matière, tout en supprimant la vieille notion d'une substance matérielle. Le sujet pensant, au moyen des «< idées, »> ne peut faire que concentrer en soi ce qui est diffus dans l'objet pensé; si donc l'intelligence comprend et aime la nature, c'est que la na- ture, universellement intelligible, est aussi universellement capable d'intelligence et de sentiment; sa constitution, au lieu d'être exclu- sivement mécanique, ainsi que Descartes l'a soutenu, — a en- core un côté mental: elle est sensitive comme la nôtre, puisque notre cerveau sentant et pensant est une de ses parties. Ce qui est en nous l'objet d'une conscience claire et d'une volonté clair- voyante est déjà en elle à l'état de rêve et d'aveugle aspiration. Le sommeil d'Endymion, c'est la nature endormie; Diane qui la contemple et l'éclaire d'un rayon, c'est la pensée, amoureuse de ce qui ne pense pas encore, de ce qui a les yeux fermés, mais peut les ouvrir à l'universelle lumière. ALFRED FOUILLÉE. G LE SYSTÈME DU MONDE SELON DESCARTES ET SELON LA SCIENCE CONTEMPORAINE, par M. Alfred Fouillée, C SYSTÈME DU LE SELON DESCARTES ET SELON LA SCIENCE CONTEMPORAINE MONDE W I. Liard, Descartes; Alcan, 1882. II. Veitch, The Method and Meditations of Descartes; London, 1879. III. Mahaffy, Descartes; London, 1884. - IV. Millet, Vie de Descartes; Didier, 1867.- IV. Mouchot, la Réforme cartésienne; Gauthier- Villars, 1876. M Ce n'est point un vain orgueil national, c'est une légitime ambi- tion qui fait que chaque peuple, par ses savans et ses philosophes, prétend avoir contribué pour la meilleure part au mouvement d'idées qui emporte le monde. - «Votre nation, disait Hegel à Victor Cousin, a fait assez pour la philosophie en lui donnant Des- cartes. » Et il écrivait dans son histoire de la philosophie : - « Descartes est le vrai fondateur de la philosophie moderne, en tant qu'elle prend la pensée pour principe. L'action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C'est un héros ; il a repris les choses par les commencemens. » Faut-il encore citer le témoignage des étrangers, moins suspect peut-être que celui des compatriotes de Descartes? Selon un des premiers savans de l'Angleterre, Huxley, il y a deux sortes de grands hommes les uns sont des miroirs vivans de leur époque, et, comme on l'a dit de Voltaire, expriment mieux que personne les pensées de tout le monde; d'autres, bien plus grands, expri- 15 art. 1892. 760 REVUE DES DEUX MONDES. ! ment les pensées qui, deux ou trois siècles plus tard, seront les pensées de tous: « C'est un de ceux-ci que fut Descartes. Consi- dérez n'importe laquelle parmi les plus capitales productions des temps modernes, soit dans la science, soit dans la philosophie, vous trouverez que le fond de l'idée, sinon la forme même, fut pré- sent à l'esprit du philosophe. » Si c'est pour un peuple une condition de vitalité que d'avoir le culte de ses gloires et de retremper sans cesse son génie dans les œuvres de ses grands hommes, la France ne saurait trop souvent reporter ses souvenirs vers celui qui, dans le domaine de la pensée, fut peut-être le plus grand de tous les Français. Supposez que Des- cartes fût né en Allemagne; on célébrerait son centenaire par des fêtes triomphales, comme on y célèbre Leibniz et Kant. Les com- mentaires de son œuvre, sans cesse renaissans, y formeraient, comme ceux de l'œuvre kantienne, une véritable bibliothèque. En un mot, il continuerait d'être un des perpétuels éducateurs et ini- tiateurs de l'esprit national. En France, malgré de beaux ouvrages récemment consacrés à Descartes, nous sommes plus sobres et d'hon- neurs et de commentaires. Faut-il donc réserver les longs travaux seulement pour la Révolution de 1789 et pour Napoléon, sans se sou- venir que Descartes, lui aussi, a fait une révolution, avant-courrière de l'autre, et livré ce qu'il appelait les « grandes batailles? » Quoi- qu'il semble, au premier abord, que tout ait été dit sur la philo- sophie cartésienne et sur ses destinées, nous croyons qu'il est tou- jours utile de ramener l'attention des philosophes et des savans vers ceux qui ont montré le but à atteindre et donné l'exemple des grands élans. Le progrès même des connaissances, à notre époque, nous expose à nous perdre dans les détails de l'analyse et dans des études spéciales qui rétrécissent nos perspectives. La fréquenta- tion des génies nous ramènerait sur les sommets, devant les espaces infinis, d'où l'on entrevoit les premières lueurs des vérités avant même qu'elles soient levées sur l'horizon. I. Ceux qui nient la révolution cartésienne ne la comprennent point. Ils la font consister, soit à renverser le principe d'autorité, qui était déjà ruiné; soit à admettre pour signe du vrai l'évidence, ce qui, en ces termes vagues, peut sembler une banalité; soit à prendre pour point de départ l'observation par la conscience et pour méthode la réflexion psychologique, ce qui est interpréter Descartes avec les LE SYSTÈME DU MONDE. 761 préjugés de Victor Cousin. Il importe donc de marquer en quoi Des- cartes a renouvelé et l'idée de la science et l'idée de la méthode, car ce n'est rien moins que ce renouvellement qui caractérise la révolution cartésienne. A l'époque de Descartes, il ne manquait pas de philosophes pour intituler leurs ouvrages: la Science nouvelle ou le Nouvel organum; mais ces titres ne conviennent propre- ment qu'à l'œuvre même de Descartes. Pour la comprendre, il faut donc caractériser ce qu'étaient avant lui et la science et la méthode. Les leçons de Descartes, croyons-nous, seront encore bonnes à en- tendre pour les savans et les philosophes de notre époque qui peut jamais se flatter, même de nos jours, d'avoir entièrement dépouillé les préjugés scolastiques? La logique d'Aristote, comme celle de Platon et de l'antiquité tout entière, c'était la logique de la « qualité » et de « l'essence » plu- tôt que de la quantité et des phénomènes. Les choses étaient con- çues comme un système de qualités : l'homme, par exemple, comprend les qualités générales de l'animalité, plus une « qua- lité spécifique, » qui est la raison; et celle-ci est son essence. Après avoir déterminé les qualités, on les réunissait en genres et espèces, on les classait : la classification semblait être le plus haut degré de la science, le résumé de l'univers. De là les Idées de Platon, cette grande classification des choses dans l'éternité, à laquelle croient encore aujourd'hui ceux qui admettent l'immuta- bilité des espèces; de là les genres d'Aristote, les définitions par le « genre et la différence, » le syllogisme descendant du général au particulier. C'est donc, en somme, par les essences qu'on expliquait les choses: tout le mouvement de la science consistait soit à remonter de genre en genre, soit à descendre l'échelle des « différences spécifiques. » Aristote, il est vrai, atta- chait aux faits une légitime importance; il n'en est pas moins cer- tain que ce qu'il poursuivait dans sa philosophie, c'était l'ordre hiérarchique des formes, ainsi que des causes finales: toute la science se déroulait pour lui dans le domaine infiniment varié de la qualité. Au moyen âge, ce qu'il pouvait y avoir de profond dans cette an- tique vision des choses fit place aux rêveries sur les « qualités occultes,» sur les « formes substantielles,» sur les finalités de la nature et les intentions du Créateur. Même quand on s'occupait des nombres et des figures, c'était moins pour découvrir leurs rap- ports mathématiques que pour s'enchanter, comme Pythagore et Platon, de leurs harmonies esthétiques, de leur ordre, de leur finalité cachée. Képler était animé de cet esprit quand il py- thagorisait et apercevait dans les orbites des astres (auxquels il donnait des âmes) non la nécessité mathématique, mais la pour- S M 762 REVUE DES DEUX MONDES. suite divine des lignes les plus belles et les plus harmonieuses. Képler admettait aussi les forces occultes, et s'il devinait que la lune produit les marées, il lui attribuait aussitôt la vertu étrange « d'astre humide. » C'étaient toujours les composés et leurs « qua- lités, » non les élémens et leurs rapports « quantitatifs » que pour- suivait la science de l'antiquité et du moyen âge. Si donc il est vrai de dire, avec Kant, que l'explication finaliste est celle qui cherche la raison des parties dans le tout qu'elles forment, comme la raison d'un organe dans l'organisme entier, au lieu d'expliquer le tout par les parties et l'organisme par les organes élémentaires, nous pouvons conclure que la science de l'antiquité et du moyen âge, en son ensemble, fut une vaste spéculation sur les causes finales, par conséquent une esthétique, une morale et, en dernière analyse, une théologie; car le principe suprême de l'ordre, du beau, du bien, de la finalité sous toutes ces formes, c'était Dieu. On croyait que, déroulant le plan divin, la nature même procédait des idées aux choses, par conséquent du général au singulier, et descendait, pour ainsi dire, du but universel préalablement imposé par Dieu à la série des moyens particuliers capables de l'atteindre. A la Renaissance, deux grands courans se produisirent, de plus en plus irrésistibles, qui allaient aboutir à la révolution carté- sienne on peut appeler l'un le courant expérimental, l'autre le courant mathématique. Les grands initiateurs de la Renaissance renouvellent partiellement et la méthode et les diverses sciences. Léonard de Vinci, non moins savant qu'artiste, excite à l'observa- tion de la nature, dont l'expérience, dit-il, est la « seule interprète; » il faut donc consulter toujours l'expérience, et la varier de mille façons. D'autres observateurs étudient les êtres vivans, — Rondelet, Vésale, Servet, Aselli, Harvey, non sans mêler bien des chimères à leurs observations. En somme, les physiciens et les naturalistes avaient beau induire et expérimenter, la théorie même de l'induc- tion et de l'expérimentation était toujours représentée comme une recherche des essences, des qualités propres aux choses, des formes sous lesquelles elles se révèlent à nous, enfin des puissances et des forces qu'elles enveloppent. D'autre part, les mathématiciens ne songeaient guère à universaliser leur science : ce qu'ils cher- chaient dans les nombres et les figures, c'était toujours la qualité plus encore que la quantité et les rapports abstraits. La géométrie et l'arithmétique demeuraient des spécialités et même, en grande partie, selon le mot de Descartes, des «< curiosités. » On s'amu- sait à résoudre des problèmes et à s'envoyer des cartels ma- thématiques d'un bout de l'Europe à l'autre, pour se disputer l'honneur d'avoir deviné quelque énigme. C'étaient de vastes par- A LE SYSTÈME DU MONDE. 763 ties de jeu intellectuel. Les mathématiciens, d'ailleurs, le dispu- taient parfois aux physiciens en fantaisies de l'imagination. Pour- les tant, avec Tartaglia, Cardan, Ferrari, Viète, Neper, Snellius, sciences mathématiques faisaient des progrès de plus en plus ra- pides. Galilée a la gloire d'avoir appliqué le premier les mathéma- tiques à la physique selon l'esprit de la science moderne. Il avait la passion de la mesure appliquée à toutes choses: la règle et le compas, voilà ses instrumens de prédilection et comme les «< attributs » de son génie. Même quand il ne pouvait résoudre directement un problème de géométrie, il s'adressait encore à la mesure pour tourner la difficulté. Demandait-on aux géomètres d'évaluer le rapport de l'aire de la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur, le nouvel Archimède de Florence pesait deux lames de même matière et de même épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle, l'autre la forme de la cycloïde engendrée; puis, trouvant le poids de la seconde constamment triple du poids de la première, il concluait l'aire de la cycloïde est triple de l'aire du cercle générateur. C'était l'induction et l'expérimentation remplaçant la déduction a priori. Mais Galilée, tout en donnant tant d'exem- ples admirables de la méthode positive, ne s'élevait pas à une vue de la nature, de la science et de la méthode même, qui fût en complète opposition avec le passé. Il ne se demandait point si on ne pourrait pas substituer partout, dans le monde physique, des quantités aux qualités, aux forces et causes efficientes, enfin aux causes finales. Il admettait que les plus petites parties des corps sont pleines, mais séparées par des vides; que la matière renferme des «< forces motrices » ou «< causes efficientes, » qui ont pour «< effet naturel » de transporter certaines masses à certaines distances en des temps donnés; il admettait jusqu'à la « force du vide; » il déclarait les « causes finales » évidentes dans la nature : c'était même au nom des causes finales qu'il rejetait l'hypothèse de Pto- lémée, comme plus compliquée et moins harmonieuse que celle de Copernic. Galilée, dit Descartes, examine les matières de phy- sique par des raisons mathématiques, et en cela je m'accorde avec lui, car je tiens qu'il n'y a pas d'autre moyen pour trouver la vérité. » Mais, ajoute Descartes, avec une sévérité hautaine : — «< Galilée ne fait que des digressions et n'explique suffisamment aucune matière, ce qui montre qu'il ne les a point examinées par ordre, et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a seulement cherché les raisons de quelques effets parti- culiers, et ainsi qu'il a bàti sans fondemens. » — Quelque injuste que soit cette appréciation trop sommaire, elle nous montre bien qu'aux yeux de Descartes, la vérité scientifique n'acquiert sa vraie 3 M Gam • 764 REVUE DES DEUX MONDES. et définitive valeur qu'en devenant partie intégrante d'un système qui enferme, d'une part, les lois générales du monde, et de l'autre, celles de l'intelligence humaine. Combien Bacon, trop célébré, est loin de Galilée! Il n'invente rien, ni dans la philosophie, ni dans les sciences, dont il s'occupe en dilettante. Il se borne à analyser, avec une minutie plus imagi- native que rationnelle, les procédés de l'observation et de l'induc- tion. Sa méthode est insuffisante, même dans les sciences expéri- mentales, parce qu'elle n'accorde point leur place légitime ni à l'hypothèse, ni à la déduction, ni au calcul. Bacon se défie des mathématiques, qui doivent être, dit-il, les servantes et non les maîtresses de la physique. Il combat aveuglément le système de Copernic pour y substituer un système de sa façon, enfantin et burlesque. On lui a justement reproché d'admettre une masse de superstitions, de prêter aux corps une espèce « d'imagination, » de faire « reconnaître à l'aimant la proximité du fer; » de supposer la << sympathie » ou « l'antipathie » des « esprits » comme cause des phénomènes naturels; de croire à la suppression des verrues par la sympathie, d'admettre le « mauvais œil; » de mêler la « chaleur astrologique » d'un métal, ou d'une constellation, à la chaleur telle que l'entend la physique. Bacon, quand il est plus pénétré du véritable esprit de la science, ne cesse pas de se perdre dans des classifications incertaines qui se prêtent à toutes les imaginations; il nous décrit les « cas migrans,» les « cas solitaires,» les «< cas clandestins, » etc. Il surcharge sa théorie de la démonstration. d'idées superflues. Enfin, il met trop souvent des métaphores à la place de démonstrations. En somme, on a justement appliqué au xv1° siècle tout entier ce que Campanella, jouant sur le sens de son propre nom, disait de lui-même : « Je suis la cloche qui annonce le lever du jour. » Le jour n'est levé que quand ont disparu toutes les ombres, tous les fantômes créés par la nuit, quand les réalités apparaissent avec leurs vrais contours, à leur vraie place, dans la pleine lumière qui les fait saillir. Ce complet lever de la science moderne, avec la disparition simultanée de toutes les chimères et de tous les rêves scolastiques, il ne commence pas seulement, il s'achève, en une seule fois avec Descartes. Le système cartésien du monde, s'il renferme des erreurs, ne laisse pas place à une seule des entités, formes et vertus occultes qui peuplaient avant lui la philosophie et la science. Nous allons même voir que, sous ce rapport, Descartes est en avance sur beaucoup de doctrines contemporaines, si bien qu'il n'y a pas, dans toute l'histoire, pareil exemple d'un change- ment à vue aussi complet. LE SYSTÈME DU MONDE. 765 II. D'abord, Descartes n'attribue plus aux genres et aux espèces une valeur indépendante de notre esprit; il n'y voit plus aucune révélation du plan divin. La classification n'est plus pour lui l'opé- ration fondamentale de la science ranger tous les êtres dans leurs groupes respectifs, les hommes dans le groupe de l'huma- nité, les animaux dans le groupe de l'animalité, ce n'est point avoir pénétré dans la réalité même. Le premier stage de la science, c'est sans doute de définir et de classer les qualités apparentes des choses, comme la couleur, le son, la pesanteur, etc. Mais, selon Descartes, à quoi tiennent toutes ces qualités? A nous, non aux choses; elles ne sont donc pas le véritable objet de la science. Les formes mêmes des choses, comme la forme d'une plante, d'un animal, ne sont que des résultats dérivés, des combi- naisons de qualités visibles ou tangibles qui, provenant de nos sen- sations, ne représentent point la véritable nature des objets. Seules les formes géométriques répondent à quelque chose d'indépen- dant de nous, mais ces formes sont encore des dérivés du mouve- ment dans l'étendue. C'est donc, en somme, le mouvement dans l'étendue qui est l'objet véritable de la science. Les genres et les espèces ne sont que des produits extérieurs; ce qu'il y a de gé- néral dans les choses n'existe, au fond, que dans notre pensée. Le nombre même, dit Descartes dans ses Principes, « si nous le considérons en général sans faire réflexion sur aucune chose créée, n'est point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que, dans l'école, on comprend sous l'idée d'universel. » Si une pierre tombe vers le centre de la terre, ce n'est pas parce qu'elle appartient au genre des corps pesans, c'est parce que le tourbillon de l'éther, animé d'une énorme vitesse cen- trifuge, ne peut pas ne pas repousser la pierre vers le centre. Si un homme meurt, ce n'est pas parce qu'il fait partie des animaux mortels, mais parce que « le feu sans lumière » qui entretient le mouvement de sa machine corporelle ne peut pas ne pas être affaibli et éteint par des mouvemens adverses. Expliquer, dans les sciences de la nature, c'est trouver la combinaison nécessaire de mouvemens qui aboutit à tel mouvement actuel. La philosophie antique et scolastique se perdait dans la consi- dération des « choses » et de leurs « accidens. » Mais qu'est-ce qu'une chose? Il n'y a, dans la nature extérieure, aucune « chose » qui soit vraiment séparée du reste, rien qui possède une unité 766 REVUE DES DEUX MONDES. : propre et inhérente: chaque ensemble de mouvemens que nous appelons une pierre, un arbre, ou même un animal, et que nous individualisons, n'est, au point de vue physique, qu'une partie inséparable d'un ensemble de mouvemens plus vaste, qui l'en- globe; et cet ensemble, à son tour, renferme d'autres mouvemens et d'autres encore, à l'infini, puisque l'étendue est indéfiniment divisible et même indéfiniment divisée par le mouvement qui anime chacune de ses parties. C'est un tourbillon de tourbillons où le regard se perd, comme à compter, dans un gouffre d'eau tournante, les gouttes d'eau qui passent, reviennent, passent. Une chose, dans la nature, n'est donc qu'une portion de la quantité universelle, qui est l'étendue. Et maintenant, qu'est-ce qu'un << accident >> inhérent à la chose? L'odeur, la saveur, sont en nous, non dans le corps odorant ou sapide. Quant au mouvement, il n'est pas un «< accident » de la masse, car la masse elle-même n'est rien, sinon l'expression d'une certaine quantité de mouvement; et, d'autre part, dira-t-on qu'un mouvement soit « l'accident » d'un autre mouvement, auquel il serait «< inhérent? » Imaginations. Il n'y a donc point «d'accidens; » il n'y a qu'une étendue essentielle- ment mobile et où le mouvement, par des lois nécessaires, déter- mine des figures de toutes sortes. Ces figures mêmes, encore une fois, sont des résultats, non des principes. Un mouvement est rec- tiligne ou curviligne en vertu des liaisons de ses parties: il n'est pas dépendant de la ligne droite ou de la ligne courbe, qui ne lui importent guère. C'est nous qui trouvons, après coup, que tel mouvement a décrit une ligne droite ou une courbe, et nous nous extasions devant des harmonies qui n'existent que pour nous et par nous. Les noms et les qualités que nous donnons aux choses, nos substantifs et nos adjectifs, tout cela n'est que de la langue humaine : la nature ne connaît que l'alphabet mathé- matique. Comme les genres et les espèces, l'ordre, la symétrie, la beauté, n'existent pas dans les choses, mais en nous. Sans doute Des- cartes admet un ordre universel, mais purement logique et mathé- matique; une symétrie, mais résultant des lois du nombre et de l'étendue, non antérieure et supérieure à ces lois; il admet une beauté, mais identique à la vérité même et parfaitement indépen- dante de ce qui peut plaire ou déplaire à nos sens. La beauté d'un paysage, en tant qu'elle résulte de couleurs, de sons, d'appa- rences sensibles qui nous charment, est nécessairement en nous, puisque tout ce qui la compose n'est qu'en nous. Le fond réel de la beauté est mathématique : les sons qui nous ravissent sont ceux qui ont entre eux « des rapports simples; » le plaisir n'est qu'une LE SYSTÈME DU MONDE. 767 idée « confuse » cachée. où nous percevons vaguement une géométrie Restent ces fameuses causes efficientes et ces causes finales qui, sous diverses formes, faisaient l'objet de la spéculation antique et scolastique. Ici, Descartes est impitoyable. Il bannit d'abord du monde extérieur toutes les forces, même les forces motrices, qui ne sont pour lui que des mouvemens actuels. La force, c'est le mouvement intestin et invisible d'où le mouvement visible de masse peut sortir, sous certaines conditions mathématiques. Descartes ne se contente pas de bannir du monde physique la « force; » c'est encore la « cause » même qu'il remplace par des rapports mathématiques. Faisons-y attention, le principe de causa- lité a deux sens possibles: ou il désigne la cause efficiente, c'est- à-dire une puissance active, une « efficace,» d'où l'effet sortirait comme par génération, ainsi que l'enfant du ventre de sa mère. C'est là ce que chacun croit apercevoir en soi-même quand il fait effort pour atteindre un but. Mais y a-t-il, aux yeux de la science, rien de semblable dans le monde extérieur? Non, répond Descartes, et il rejette de la nature visible tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une volonté, à une activité. Sur ce point encore, il inaugure la science moderne de la nature, qui ignore entièrement ou devrait ignorer les causes efficientes, leur vrai domaine étant le monde psychique. Agir et pâtir ne sont, répète Descartes, que « différentes façons de considérer une même chose. »> Ce qui est actif sous un rapport est passif sous un autre : la flamme qui brûle le bois est active par rapport aux mouvemens dont ses propres mouvemens sont les principes; elle est passive par rapport aux mouvemens dont ses propres mouvemens sont les consé- quences. D'une activité vraie, qui serait inhérente aux choses éten- dues comme telles, vous n'avez qu'une idée « confuse >> et « obscure, » ce qui prouve bien qu'alors vous ne concevez point << vraiment des choses hors de vous, » mais simplement votre image dans les choses. La seule idée claire, ici, c'est celle de principe et de conséquence, et (puisqu'il s'agit de mouvemens) de principe mathématique et de conséquence mathématique. L'ac- tivité, dans le monde des sciences de la nature, n'est donc qu'une métaphore humaine pour exprimer des relations toutes logiques, des rapports de dépendance mathématique entre les termes d'une équation. Reste le second sens du principe de causalité, qui ne désigne plus alors qu'un rapport de succession constante entre des phéno- mènes. C'est le sens empirique, sur lequel Bacon et plus tard Stuart Mill ont tant insisté. Je frotte deux morceaux de bois l'un 768 REVUE DES DEUX MONDES. contre l'autre, et ils s'échauffent; Bacon dit: le frottement et la chaleur sont dans un rapport de succession constante, et il croit avoir ainsi trouvé une loi de la nature. Descartes, dédaigneux, ne voit là qu'un fait brut généralisé, et il demande : Pourquoi? Nous apprendre que la chose se passe toujours ainsi, c'est nous poser le problème à résoudre, ce n'est pas nous donner la solution. On ressemble alors aux hommes primitifs qui, mesurant les angles d'un premier triangle, puis d'un second, puis d'un troisième, trouvaient sensiblement la même somme et se contentaient de dire, en généralisant: la somme des angles est la même dans les divers triangles. Mais pourquoi?.. Une loi de succession constante, ou de simultanéité constante, n'est pas une raison. Quand Galilée avait trouvé par la mesure son rapport d'aires, il ne pouvait pas en dé- montrer la nécessité. La causalité ainsi entendue n'est qu'une approximation pratique des vraies raisons explicatives. Aussi Des- cartes ne s'en contente-t-il pas entre le frottement et la chaleur consécutive, il cherche un rapport de continuité mathématique et mécanique, réductible logiquement, tout comme les rapports d'aires, à une déduction ayant pour loi l'axiome d'identité. La chaleur n'est qu'un mouvement, comme le frottement du bois; c'est donc le même mouvement qui se continue sous des formes diverses, d'abord comme va-et-vient des morceaux de bois, puis comme ébranlement de leurs particules subtiles. L'« effet » se réduit à la solution d'un théorème de mécanique dans la réalité; la «< cause» se réduit aux données réelles de l'équation. La causalité empirique ou succession constante n'est donc que le masque de la nécessité rationnelle et de l'identité; l'induction n'est qu'une dé- duction retournée et incomplète : elle est utile, elle est nécessaire, mais elle n'est pas le terme de la science. Quant aux causes finales, Descartes les chasse pour jamais du temple, dans la physique et l'histoire naturelle. Entendez-le se moquer de ceux qui «< croient assister au conseil de Dieu. » C'est, dit-il, une chose « puérile et absurde » de s'imaginer que Dieu, «‹ à la façon d'un homme superbe, n'aurait point eu d'autre fin, en bâtissant le monde, que celle d'être loué par les hommes. Il n'au- rait créé le soleil, qui est plusieurs fois plus grand que la terre, à autre fin que d'éclairer l'homme, qui n'en occupe qu'une petite partie! » — «Que de choses, ajoute-t-il, sont maintenant dans le monde, ou y ont été autrefois et ont cessé d'être, sans qu'aucun homme les ait jamais vues ou connues, et sans qu'elles aient jamais été d'aucun usage pour l'humanité!» Même en physiologie, Descartes rejette les causes finales au profit des raisons mécani- ques. « L'usage admirable de chaque partie dans les plantes et S LE SYSTÈME DU MONDE. 769 dans les animaux »> ne nous permet pas, dit-il, « de deviner pour quelle fin » chaque partie existe. En un mot, dans les sciences de la nature, « où toutes choses doivent être appuyées de solides rai- sons,» la recherche des fins est « inepte. » Bacon avait énuméré les erreurs et « idoles,» mais le grand iconoclaste qui les a brisées, c'est Descartes. Sa méthode se ra- mène à chercher en tout, par l'analyse, l'élément irréductible et « simple, » qui, « clair » en lui-même et « distinct » du reste, entraîne << l'évidence; » après quoi, il faut recomposer la réalité par synthèse, « en supposant de l'ordre là même où nous n'en apercevons pas. » Descartes ne rejette nullement l'expérience, qui va, dit-il, « au-devant des causes par les effets. » Il était lui-même un observateur et expérimentateur de génie. Il pratiqua, le pre- mier peut-être, la vivisection. Ses expériences sur l'arc-en-ciel sont un modèle. Tout l'avenir de la physique dépend, selon lui, « d'expé- riences qui doivent être faites avec soin et dépense par des hommes fort intelligens. » Sa fierté se refuserait à accepter l'ar- gent nécessaire aux expérimentations, sinon de la part de l'État, qui, par malheur, ne s'en occupe guère. Il compare les philosophes qui négligent l'expérience à des hommes qui croient que la vérité sortira tout armée de leur cerveau, « comme Minerve du front de Ju- piter. » L'expérience est doublement nécessaire, selon lui pour nous fournir les « problèmes » mêmes à résoudre, pour « vérifier » nos déductions et solutions. Le monde, dit-il avec profondeur, est comme une écriture secrète, un «< chiffre » qu'il s'agit de lire et d'in- terpréter. On attribue, par hypothèse, un sens à chaque lettre, et, si on obtient ainsi « des paroles qui aient du sens, »> on ne doutera point que ce ne soit le vrai sens du chiffre. Le contraire, quoique possible, n'est pas « moralement croyable. » De même, si l'alphabet mathématique nous fournit une règle pour interpréter « les pro- priétés de l'aimant, du fer et des autres choses qui sont au monde, » nous aurons acquis pour notre science une « certitude morale. » Or, c'est à l'expérience d'établir cette certitude morale en con- firmant nos hypothèses. Mais il y a une seconde sorte de certi- tude supérieure à la certitude morale: c'est « lorsque nous pen- sons qu'il n'est aucunement possible que la chose soit autrement. » Et il y a dans la nature des lois qui offrent cette certitude: ce sont les lois générales du mouvement: il faut donc s'efforcer d'y tout réduire. SAN Descartes se formait, on le voit, une idée très exacte des condi- tions de la science; beaucoup de nos contemporains s'en font une bien moins parfaite. Son tort est d'avoir préféré trop exclusivement l'ordre déductif à l'ordre inductif. Il va, comme on l'a dit, du TOME CX. 1892. 49 770 REVUE DES DEUX MONDES. centre à la circonférence, du principe aux faits, au lieu d'aller de la circonférence au centre, des faits au principe. D'un seul coup, il se place à la source de toutes choses et prétend en voir sortir, pour le suivre en ses détours, le torrent sans fin des phé- nomènes. III. Il y a quelque chose de plus grand que d'ajouter à la somme des connaissances humaines, c'est d'ajouter à la puissance même de l'esprit humain. C'est ce qu'a fait Descartes par la création de sa « mathématique universelle. » Biot lui-même, qui reproche à Descartes d'avoir trop fait de métaphysique, reconnaît, en parlant de l'application de l'algèbre à la géométrie, que « Des- cartes fut servi beaucoup en cette occasion par la métaphysique de son esprit. » Et Descartes avait alors vingt-trois ans! C'est un moment solennel, et dans la vie de Descartes et dans l'histoire de la science, que cet hiver de Neubourg où le jeune homme, ren- fermé dans son « poêle, » découvrait, avec l'application de l'algèbre à la géométrie, les règles de la mathématique univer- selle. Son imagination était surexcitée; il vivait dans un monde de figures et de mouvemens qui lui apparaissaient se combinant à l'infini, selon des lois de composition régulière : c'était le monde des possibles, lié par un lien secret au monde des réalités. Com- ment trouver ce lien? Une clarté se fit dans son esprit: il se re- présenta les vérités géométriques, d'une part, et les vérités arith- métiques ou algébriques, de l'autre, comme ne faisant qu'un dans une science générale de l'ordre et des proportions, qui serait « la mathématique universelle; » puis, dans cette mathématique, il crut découvrir le secret de la nature entière. C'est ce que nous apprend la lecture du Discours de la Méthode; c'est ce que confirme son épitaphe, écrite par un de ses amis les plus intimes, Chanut: Dans les loisir de l'hiver, comparant les mystères de la nature avec les lois de la mathématique, il osa espérer qu'une même clé pourrait ouvrir les secrets de l'une et de l'autre. » Dans ses Olympiques, Descartes disait que, « le 10 novembre 1619, rempli d'enthousiasme, il avait trouvé les fondemens d'une science admi- rable. » C'était la méthode d'analyse et de synthèse universelle, avec la réduction de l'algèbre, de la géométrie et de la mécanique à une seule et même science, celle de l'ordre et des proportions. Pen- dant la nuit suivante, il eut trois songes qu'il interpréta, avant même d'être éveillé, comme des révélations de l'esprit de vérité sur la voie qu'il devait suivre : Quod vitæ sectabor iter? Car il avait LE SYSTÈME DU MONDE. 771 l'imagination ardente, une sorte d'exaltation intérieure qui allait, dit Voltaire, jusqu'à la « singularité, » mais que contenait la rai- son la plus ferme peut-être qu'ait montrée un philosophe. Les découvertes de Descartes devaient révolutionner et les sciences mathématiques et les sciences physiques. La notation des exposans a transformé l'algèbre, la théorie des fonctions variables a préparé le calcul des fluxions ou calcul différentiel. La méthode carté- sienne des indéterminées, dit Carnot, « est si admirable qu'elle touche à l'analyse infinitésimale, et que l'analyse infinitésimale n'est qu'une heureuse application de la méthode des indéter- minées. >> Mais nous ne pouvons ici entrer dans le détail de ces décou- vertes; c'est l'application de la méthode au système du monde que nous voulons mettre en évidence: nous voulons faire voir que Descartes est le vrai fondateur de l'évolutionnisme entendu dans son sens légitime. Combien il est supérieur à tous ceux qui, de nos jours, parlent de l'évolution au sens vague, comme d'une loi ou force primordiale! A vrai dire, l'évolution n'est qu'un résul- tat de lois plus profondes; elle ne produit rien, elle est produite; elle n'explique pas, elle est à expliquer. Depuis les travaux de Spencer, on met sans cesse en avant l'Évolution, comme une sorte de divinité qui présiderait au développement des êtres; c'est confondre l'effet avec la cause, la conséquence avec le prin- cipe. « L'évolution, dit Spencer, est un passage graduel de l'uni- formité primitive à la variété, de l'homogène à l'hétérogène, de l'indéfini au défini. » A la bonne heure; mais ce sont les lois du mécanisme universel qui ont pour résultat final ce passage des choses d'un état de dispersion relativement uniforme, où elles sont pour nous indistinctes et imperceptibles, à un état de con- centration et de variété régulière, où elles deviennent pour nous distinctes et perceptibles. L'évolution n'est donc qu'une application de la mathématique universelle, dont les principes doivent, avant tout, être établis. Ils l'ont été par Descartes; bien plus, ils ont reçu de lui leurs premières et leurs plus importantes applications. Descartes a compris d'abord une vérité que la doctrine de l'évo- lution et de la sélection naturelle a mise hors de doute: c'est que «< nos sens ne nous enseignent pas la réelle nature des choses, mais seulement ce en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles. »> La raison que Descartes en donne, avant Helmholtz, c'est que nos sensations sont des « signes » du rapport « qu'a notre corps avec les autres corps », et que ces signes ont pour unique objet << sa conservation. » Le darwinisme ajoutera que, dans la lutte pour la vie, ces sensations seules se sont développées qui per- Jay JENN 772 REVUE DES DEUX MONDES. mettaient au vivant de se mettre en harmonie avec ses conditions d'existence. Si le sens de l'ouïe, dit Descartes, apportait à notre pensée la vraie image de son objet, « il faudrait, au lieu de nous faire concevoir le son, qu'il nous fit concevoir le mouvement des parties de l'air qui tremblent contre nos oreilles. » De là dérive la véritable notion de la matière, qui est le point de départ de l'évolutionnisme. Tous les savans et philosophes recon- naissent aujourd'hui avec Descartes que la couleur et le son, comme l'odeur et la saveur, n'existent point dans les corps. Mais on vou- drait encore, de nos jours, faire exception pour certaines qualités, comme la pesanteur, la résistance, l'impénétrabilité. C'est reculer jusqu'aux prédécesseurs de Descartes, qui croyaient, eux aussi, que la pesanteur est une des qualités inhérentes aux corps, que tout corps est lourd ou léger « par nature. » Descartes l'a montré, et on ne devrait pas l'oublier maintenant, la pesanteur n'est qu'un cas du mécanisme; c'est un problème à expliquer, ce n'est pas une explication. A cela on objecte : - N'apprécions-nous pas la pesanteur par l'effort que nous sommes obligés de faire pour sou- lever un poids? Sans doute; mais il est clair que cet effort n'est qu'un mode de sentir et de réagir qui nous est propre. L'instinct nous porte à projeter un effort analogue dans les corps eux-mêmes, mais l'instinct nous porte aussi à y projeter la couleur et les sons. Pourquoi donc, demandera Descartes, nous imaginer que l'effort ait le privilège d'exister hors de nous dans les choses plutôt que la couleur et le son? La deuxième loi générale du mouvement, d'après Descartes, con- cerne la direction rectiligne de tout mouvement simple. La philo- sophie aristotélicienne admettait, en vertu de considérations sur les causes finales et la beauté, des mouvemens curvilignes simples et primitifs; Képler même, sous le prétexte que le cercle est la plus belle des figures, avait jugé que les planètes doivent décrire des cercles. Descartes, qui avait chassé de la mécanique ces con- sidérations de beauté et de finalité, montre que le mouvement rectiligne est seul simple et primordial. Cette loi, aujourd'hui incontestée, Descartes la déduit avec profondeur de la loi plus générale qui concerne la conservation du mouvement. « Le mou- vement, dit-il, ne se conserve pas comme il a pu être quelque temps auparavant, mais comme il est précisément au moment même où il se conserve. » Or, considérez la pierre d'une fronde dans le moment actuel et au point précis où elle se trouve, il n'y a « aucune courbure en cette pierre. » Si donc elle se meut en ligne 776 REVUE DES DEUX MONDES. courbe, c'est que sa direction naturelle est continuellement chan- gée par l'obstacle que lui apporte la corde; sans cela, la pierre s'échapperait par la tangente, et c'est ce qu'elle fait dès qu'elle est abandonnée à son mouvement propre. De tous les mouvemens, « il n'y a que le droit qui soit simple » et irréductible; tout autre est complexe et peut se réduire à la résultante de mouvemens divers. C'est donc dans la ligne droite que nous trouvons ici « l'idée claire et distincte, la nature simple » où se repose l'esprit, et que la méthode cartésienne prescrit partout de poursuivre. La troisième loi, qui a également acquis droit de cité dans la science moderne, concerne la communication du mouvement. Celle-ci ne dépend, dit Descartes, que d'un seul principe : lorsque deux corps se rencontrent qui ont en eux des mouvemens incom- patibles, «< il doit se faire quelque changement à ces modes pour les rendre compatibles; mais ce changement est toujours le moindre qui puisse être. Lorsque la nature a plusieurs voies pour parvenir à un même effet, elle suit toujours infailliblement la plus courte. » Ainsi, un fleuve coule là où il y a le plus de pente et le moins d'obstacles. C'est donc encore Descartes qui a formulé cette célèbre loi de la moindre action, de la moindre dépense, de l'économie de la nature, des voies les plus simples et les plus faciles, toutes expressions synonymes. Cette loi, soutenue ensuite par Fermat, par Euler et Maupertuis, donna lieu à de nombreuses et intermi- nables controverses philosophiques. Les partisans des causes finales ne manquèrent pas d'y voir un dessein de la nature ou de Dieu. Mais Lagrange, revenant à Descartes, démontra qu'elle dérive des lois primordiales du mouvement. « Le principe de la moindre action, conclut Lagrange, ne doit donc pas être érigé en cause finale » il ne faudrait pas, encore aujourd'hui, s'extasier sur les résultats mécaniques de cette loi comme si elle manifestait une intention et une finalité. K Il est un autre grand principe de la mécanique moderne dont on veut faire honneur au génie de Newton et que nous devons, nous Français, revendiquer au profit de Descartes, puisqu'il faut rendre à chacun ce qui lui est dû. C'est le principe de l'égalité de l'action et de la réaction, inexactement appelé « principe de Newton. » Descartes l'énonce comme corollaire de sa troisième loi : « Quand un corps en pousse un autre, dit-il, ce corps ne peut lui donner aucun mouvement qu'il n'en perde en même temps autant du sien, ni lui en ôter que le sien ne s'augmente d'autant. » On le voit, si Descartes s'est trompé sur plusieurs des lois parti- culières du choc, il n'en a pas moins formulé avec exactitude et réduit le premier en système ces grandes lois générales du mou- vement qui sont les vraies raisons de l'évolution cosmique. LE SYSTÈME DU MONDE. 777 De cette mécanique universelle, Descartes a déduit, bien avant Laplace, la mécanique céleste. C'est même lui, et non pas Newton, qui, le premier, eut l'idée féconde d'expliquer par un seul et même mécanisme la pesanteur à la surface de la terre et les révolutions des planètes autour du soleil. Il n'a pas, comme Newton, vu la pomme tomber, pour se demander ensuite, par analogie, comment la lune ne tombait point sur la terre; mais, grâce à la puissance de son génie synthétique, il a embrassé d'avance tous les corps de l'univers dans les mêmes lois du « mouvement rotatoire. »> Roberval, dans son Aristarque, en 1644, attribuait à chaque par- ticule matérielle la propriété d'attirer toutes les autres parties de l'univers et d'être attirée par elles. Descartes s'élève contre cette notion d'une force vraiment attractive qui nous ramènerait aux ver- tus occultes. Loin de s'attirer, tous les corps tendent, selon lui, à s'écarter les uns des autres par le fait même du choc. S'ils ne se dispersent point dans le vide infini, c'est que ce vide n'existe pas; si les planètes s'écartaient par la tangente, elles seraient repous- sées vers le centre par des corps dont la force centrifuge est plus grande, et qui, conséquemment, tendent plus qu'elles à se diriger vers la surface du tourbillon. La pesanteur, sur la terre, n'est pour Descartes qu'un cas particulier de cette loi universelle; la terre, en effet, est le centre d'un tourbillon particulier, qui agit sur les corps terrestres comme le tourbillon solaire agit sur les planètes. Qu'un corps terrestre, par exemple une pierre, s'éloigne d'abord de la surface de la terre, ce corps y sera bientôt repoussé par les parties du tourbillon dont la force centrifuge est plus grande que la sienne. Une pierre tombe en vertu du même mécanisme qui fait qu'un mor- ceau de liège remonte à la surface de l'eau. La pesanteur n'est donc qu'une impulsion et non une attraction (1). La « forme sphérique d'une goutte liquide » est l'effet de la pression « d'une matière subtile environnante, qui se meut et la pousse en tous sens, » en tendant elle-même à continuer tous ses mouvemens en ligne droite : « C'est la même matière subtile qui, par cela seul qu'elle se meut autour de la terre, pousse aussi vers elle tous les corps qu'on nomme pesans. » - D'Alembert reconnaît que cette explication mé- canique de la pesanteur est «< admirable. » Si donc il est juste d'at- tribuer à Newton la découverte des vraies lois et formules de la gravitation, il faudrait pourtant se souvenir que c'est Descartes qui a conçu la pesanteur universelle et l'a ramenée du premier coup à un simple mécanisme. (1) On sait que, pour Newton même, l'attraction n'était qu'une métaphore, qui fut prise plus tard au sérieux par les newtoniens. 778 REVUE DES DEUX MONDES. Descartes a pressenti une autre loi qui joue un rôle très impor- tant dans la doctrine de l'évolution et dans les prédictions relatives à l'état futur du monde : c'est qu'il y a plus de mouvement de masse à se transformer en mouvement moléculaire que de mouve- ment moléculaire à se transformer en mouvement de masse, si bien que l'univers tend vers un état où les mouvemens de masse seraient supprimés et remplacés par les mouvemens moléculaires: - « Il y a bien plus de rencontres, dit Descartes, où le mouvement des plus grands corps doit passer dans les plus petits qu'il n'y en a, au contraire, où les plus petits puissent donner le leur aux grands. >> En somme, la cosmogonie de Descartes est la première cosmogonie scientifique que mentionne l'histoire. État essentiellement vibratoire des corps, tous composés « de petites parties qui se meuvent en même temps de tous côtés; » composition gazeuse du soleil, assimilation du soleil à une flamme qui, à chaque instant, a besoin de nourriture pour réparer ses pertes; état primitivement gazeux de toutes les planètes; feu central de la terre, périodes géologiques, « encroù- tement » des corps célestes par refroidissement, variation d'éclat des étoiles due au changement de « croûtes » qui se forment à leur surface (explication reprise de nos jours par M. Faye), etc. Ajoutons que Descartes, malgré les précautions excessives dont il s'enveloppa en apprenant la condamnation de Galilée, est le savant qui contribua le plus à faire triompher la doctrine de Copernic. Si l'histoire des idées est encore plus importante que celle des événemens, on nous pardonnera sans doute d'avoir insisté sur la vraie part de Des- cartes dans les découvertes de la mécanique céleste. IV. La permanence du mouvement a pour corollaire sa transforma- tion. Descartes, on l'a déjà vu, a aperçu et formellement énoncé cette conséquence. Il a donc, le premier, soutenu la doctrine con- temporaine de l'unité des forces physiques: « C'est, dit-il, le mouvement seul qui, selon les différens effets qu'il produit, s'appelle tantôt chaleur et tantôt lumière. »« Qu'un autre,» ajoute-t-il, avec la fierté du savant qui a conscience de parler comme parleront les siècles à venir, « qu'un autre imagine dans le corps qui brûle la forme du feu, la qualité de la chaleur et enfin l'action qui le brûle comme des choses diverses; pour moi, qui crains de me tromper si j'y suppose quelque chose de plus que ce que je vois nécessaire- ment y devoir être, je me contente d'y concevoir le mouvement de LE SYSTÈME DU MONDe. 779 ses parties; et cela seul pourra produire en lui tous les change- mens qu'on expérimente quand il brûle. »- Voilà donc, ici encore, l'explication mécanique substituée aux explications prétendues par les « formes, » les « qualités » et les «< actions. » Poursuivant sa marche triomphale à travers toutes les sciences et jetant les vérités comme à pleines mains, Descartes explique le magnétisme par les lois du mouvement et compare la terre à un vaste aimant. Il explique la lumière non par l'émission de parti- cules à travers l'espace, comme le soutiendra faussement Newton, mais par la transmission d'une pression à travers le fluide éthéré : « De même, dit Descartes, le choc se transmet à travers une série de billes qui se touchent. » Par là il pose la base du système des « ondes, » que le cartésien Huyghens opposera victorieuse- ment à la théorie newtonienne de l'émission. Il découvre aussi la théorie mécanique de la chaleur, et explique la chaleur par un mouvement oscillatoire des « particules corporelles; » il montre que «< tout mouvement violent produit le feu, » que la chaleur à son tour peut produire les effets mécaniques les plus divers, enfin que le mouvement lumineux peut se transformer en mou- vement calorifique. Le premier encore, Descartes découvre et démontre, par une décomposition de mouvemens, la loi de la réfraction de la lumière; il en donne l'élégante formule trigonométrique qui porte encore son nom; il en déduit la théorie des principaux instrumens d'op- tique. Comparant la décomposition de la lumière dans la goutte d'eau à sa décomposition par le prisme, il explique le premier la formation des deux arcs-en-ciel. C'est par une ridicule injustice qu'on a voulu, sans le moindre fondement, attribuer à l'Allemand Snellius la découverte de la réfraction. Non moins injustes sont ceux qui attribuent à Torricelli la pre- mière idée de la pesanteur de l'air et à Pascal tout l'honneur des expériences du Puy-de-Dôme. Descartes, qui a toujours tenu pour le plein, a toujours aussi reconnu que l'air était pesant et qu'il faut rapporter à cette pesanteur de l'air, avec l'ascension des liquides, « la suspension du vif-argent. » C'est à Descartes, non à Torri- celli, qu'est due l'idée de la pesanteur de l'air et de son influence sur l'ascension des liquides. Et c'est aussi à Descartes qu'est due l'idée de l'expérience du Puy-de-Dôme, ainsi que la célèbre com- paraison de l'air avec « la laine: » Pascal la lui emprunte sans le nommer (1). - (1) Dès le 2 juin 1632, Descartes écrivait à un anonyme : « Imaginez l'air comme de la laine et l'éther qui est dans ses pores comme des tourbillons de vent qui se meuvent çà et là dans cette laine; le vif-argent qui est dans le tuyau ne peut commencer à descendre qu'il n'enlève toute cette laine, laquelle, prise tout ensemble, est fort 780 REVUE DES DEUX MONDES. · Que Descartes, lui, n'ait rien emprunté à personne, nous sommes loin de le soutenir; mais c'est toujours sur les détails que ses em- prunts portent. Il est tellement épris de l'universel que, pour lui, les vérités isolées doivent leur principale valeur à leur rapport avec le tout, à leur place dans le système intégral. C'est ce qui fait qu'il croit retrouver son bien quand il fait entrer les idées d'autrui dans sa doctrine. Il est architecte en philosophie : pour construire une œuvre personnelle, il faut des pierres, du marbre même et de beau marbre; mais tous ces matériaux n'ont leur valeur architecturale que par la manière dont ils sont disposés. « J'avoue, dit Descartes, que je suis né avec un esprit tel que le plus grand bonheur de l'étude consiste pour moi, non pas à entendre les raisons des autres, mais à les trouver moi-même. » Un livre tombait-il entre ses mains, il aimait à en regarder le titre, l'introduction, à voir aussi l'énoncé du problème, puis, le livre aussitôt refermé, à découvrir lui- même la démonstration. Un livre était donc pour lui un pro- blème sur lequel il se plaisait à exercer sa propre méthode. pesante. » Ce passage témoigne que Descartes avait devancé d'au moins douze ans Torricelli, lequel ne parvint qu'en 1643 à sa conception. En 1638, Descartes écrivait encore à Mersenne : « Galilée donne deux causes de ce que les parties d'un corps con- tinu s'entretiennent; l'une est la crainte du vide, l'autre certaine colle ou liaison qui les tient, ce qu'il explique encore par le vide; et je les crois toutes deux fausses; car ce que Galilée attribue à la crainte du vide ne se doit attribuer qu'à la pesanteur de l'air. L'observation que les pompes ne tirent point l'eau à plus de 18 brasses de hau- teur ne se doit point rapporter au vide, mais à la pesanteur de l'eau qui contreba- lance celle de l'air. » Jusqu'en 1648, Pascal, qui devait toujours défendre le vide, avait hésité à admettre la pesanteur de l'air et son influence. Pendant deux séjours à Paris, Descartes entretint plusieurs fois et longuement Pascal. Nous savons par Jacqueline Pascal et par Baillet qu'il était le plus souvent question entre eux du vide et de la cause de l'ascension des liquides. Après l'expérience du Puy-de-Dôme (17 août 1649), Descartes écrit à Carcavi : « J'avais quelque intérêt de savoir cette expérience, à cause que c'est moi qui avais prié M. Pascal, il y a deux ans, de la vouloir faire; et je l'avais assuré du succès, comme étant entièrement conforme à mes principes, sans quoi il n'aurait eu garde d'y penser, à cause qu'il était d'opinion contraire. » Dans son traité de l'Équilibre des liqueurs, Pascal voulut à son tour, en 1653, rendre saisissable la pesan- teur de l'air et ses effets; et ce fut précisément à la comparaison qu'avait employée Descartes qu'il eut recours : « Comme il arriverait en un grand amas de laine, écri- vait-il, si on en avait assemblé de la hauteur de 20 ou 30 toises, etc. » Autre dé- mêlé avec les partisans de Pascal. Celui-ci ayant publié, à seize ans, son Essai sur les sections coniques, le père Mersenne transmet cette merveille Descartes, qui répond : « Avant que d'en avoir lu la moitié, j'ai jugé qu'il avait appris de M. des Argues. » Plus tard, les ennemis de Descartes l'accusèrent d'avoir, par jalousie et injustice, avancé une chose fausse. Or, en 1862, on a retrouvé un des rares exemplaires de l'Essai sur les sections coniques, et on y a vu l'aveu même de Pascal: « Je dois le peu que j'ai trouvé sur cette matière aux écrits de M. des Argues. » Descartes avait donc raison. C'est dans sa discussion mathématique avec Fermat qu'il semble s'être obstiné à tort, selon la plupart des géomètres; mais cette discussion aboutit à la plus sincère amitié entre Fermat et Descartes. : LE SYSTÈME DU MONDE. 781 ! Quand il avait tout retrouvé à sa manière et tout rangé à sa place dans son système, il lui arrivait parfois d'oublier la bonne occa- sion que les autres lui avaient offerte de repenser leur pensée. En ce qui concernait ses inventions propres, tantôt il était fort ja- loux de leur nouveauté et de leur originalité, tantôt il se laissait prendre son bien sans trop de souci, et se montrait généreux des miettes de son génie; un de ses amis lui reproche sur ce sujet sa magnanimité. Au reste, c'était entre les savans d'alors un tel conflit de prétentions pour toute découverte, que l'historien finit par s'y perdre. Ce n'en est pas moins Descartes qui, d'après les travaux les plus récens, sort à son honneur des discussions rela- tives à la découverte des lois de la réfraction et des lois de l'ascen- sion des liquides. En somme, Descartes a établi sur ses vraies bases la physique moderne, qui est l'étude des transformations diverses du mouve- ment. Mais, supérieur en cela à bien des savans et philosophes de notre temps, il n'a jamais admis la transformation possible du mouvement, comme tel, en pensée. Tandis que, par exemple, nous voyons Spencer osciller pitoyablement sur ce point, passer de la négation à l'affirmation, présenter parfois la pensée comme une transformation de la chaleur et des vibrations cérébrales, Des- cartes, lui, n'hésite jamais le mouvement est d'un côté, la pensée est de l'autre, et de tous les mouvemens réunis ne peut, comme dira Pascal en commentant Descartes, réussir la moindre pensée. Descartes n'eût donc pas admis, comme Spencer, que l'évolu- tion du monde soit de nature uniquement mécanique et que ses facteurs primitifs ne renferment aucun élément mental. Pour Descartes, l'évolution est indivisiblement mécanique et intellec- tuelle. K V. De même que la physique moderne, la physiologie moderne a été établie par Descartes sur ses vrais fondemens. Les corps orga- nisés réclament-ils, au point de vue de leurs fonctions vitales, un principe nouveau différent du pur mécanisme? Nullement; l'orga- nisme vivant n'est encore, selon Descartes, qu'un mécanisme plus compliqué, la physiologie n'est qu'une physique et une chimie plus complexes. Le vitalisme de l'école de Montpellier, avec son « principe vital » digne du moyen âge, l'animisme de certains mé- decins, qui attribuent à l'âme la vie répandue dans le corps, sont pour Descartes des rêveries scolastiques. Dans son écrit des Pas- sions de l'âme, Descartes fait cette remarque grosse de consé- quences, que le cadavre n'est pas mort seulement parce que l'âme Nova 782 REVUE DES DEUX MONDES. lui fait défaut, mais parce que la machine corporelle est elle-même en partie détruite et ne peut plus fonctionner. « C'est se tromper que de croire que l'âme donne du mouvement et de la chaleur au corps. » Quelle différence y a-t-il donc entre un corps vivant et un cadavre? La même différence qu'entre « l'horloge qui marche » et l'horloge usée et détraquée qui ne peut plus marcher. aux- Sur les origines de la vie et des espèces vivantes, Descartes se tait, par prudence sans doute; mais ses principes parlent assez haut: tout ce qui n'est pas la pensée même doit s'expliquer par le mouvement; la machine organisée ne peut donc être différente des autres et doit avoir son origine dans les lois de la mécanique universelle. Descartes admet les générations spontanées, quelles on reviendra un jour, croyons-nous, sous une forme moins enfantine que celle dont M. Pasteur a fait la réfutation; Des- cartes reconnaissait donc la transformation possible du mouvement ordinaire en un tourbillon vital. La génération n'est pour lui qu'un phénomène chimique et calorifique. Et si l'on s'étonne, il répond avec l'éloquence géométrique d'un Pascal: « Quelqu'un dira avec dédain qu'il est ridicule d'attribuer un phénomène aussi impor- tant que la formation de l'homme à de si petites causes; mais quelles plus grandes causes faut-il donc que les lois éternelles de la nature? Veut-on l'intervention immédiate de l'intelligence? De quelle intelligence? De Dieu lui-même? Pourquoi donc naît-il des monstres? >> Medaily take Devançant Darwin, Descartes pressent la loi qui veut que les organismes mal conformés et stériles disparaissent, tandis que les organismes féconds subsistent seuls avec leurs espèces en appa- rence immuables. « Il n'est pas étonnant, dit-il, que presque tous les animaux engendrent; car ceux qui ne peuvent engendrer, à leur tour, ne sont plus engendrés, et dès lors ils ne se retrouvent plus dans le monde. » En conséquence, les espèces fécondes sub- sistent seules à la fin. Mais il ne faut pas croire pour cela qu'elles aient été les seules productions de la nature, ni les œuvres d'un dessein spécial, pas plus que les formes de la neige ou de la grêle. Les objections qu'on adresse encore de nos jours à la grande conception de Darwin eussent fait hausser les épaules à Des- cartes. Une fois produit mécaniquement, le germe se développe à son tour suivant les règles de la mécanique. « Si on connaissait bien, dit Descartes, quelles sont toutes les parties de la semence de quelque espèce d'animal en particulier, par exemple de l'homme, on pourrait déduire de cela seul, par des raisons entièrement ma- thématiques, toute la figure et conformation de chacun de ses membres, comme aussi réciproquement, en connaissant plusieurs LE SYSTÈME DU MONDE. 783 particularités de cette conformation, on en peut déduire quelle est la semence. » Et il s'efforce hardiment de faire ces déductions sur la vie. « La chaleur, conclut-il, est le grand ressort et le principe de tous les mouvemens qui sont en la machine. » Et cette chaleur est toute chimique : « Il n'est pas besoin d'imaginer qu'elle soit d'autre nature qu'est généralement toute celle qui est causée par le mélange de certains liquides. » Le mouvement de nos mem- bres n'est qu'une transformation du « feu sans lumière. » La respiration, en particulier, est par là entretenue. Après La- marck et Darwin, voici venir Lavoisier : « La respiration, dit avant lui Descartes, est nécessaire à l'entretien de ce feu qui est le principe corporel de tous les mouvemens de nos membres. L'air sert à nourrir la flamme; de même, l'air de la respiration, se mêlant en quelque façon avec le sang avant qu'il entre dans la con- cavité gauche du cœur, fait qu'il s'y échauffe encore davantage... » Aussi les animaux sans poumons « sont d'une température beau- coup plus froide. » Le sang, à son tour, par sa circulation inces- sante, « porte la chaleur qu'il acquiert à toutes les parties du corps et leur sert de nourriture. » La matière de notre corps << s'écoulant sans cesse, ainsi que l'eau d'une rivière, il est besoin qu'il en revienne d'autre à sa place. » Pour comprendre comment chaque particule de l'aliment « va se rendre à l'endroit du corps qui en a besoin » faut-il, comme on le faisait alors, comme on le fait parfois aujourd'hui, imaginer des affinités, «< supposer en chaque partie du corps des facultés qui choisissent et attirent les particules de l'aliment qui lui sont pro- pres? » Non, « c'est feindre des chimères incompréhensibles, et attribuer beaucoup plus d'intelligence à ces choses chimériques que notre âme même n'en a, vu qu'elle ne connaît en aucune façon, elle, ce qu'il faudrait que ces causes connussent. » Resti- tuons donc, encore ici, les vraies raisons mécaniques, savoir: « la situation de l'organe par rapport au cours que suivent les particules alimentaires, la grandeur et la figure des pores où elles entrent ou des corps auxquels elles s'attachent. » Quant aux par- ticules non assimilées, elles sont excrétées par des organes qui ne sont que « des cribles diversement percés. La découverte de Harvey avait rencontré une opposition générale. L'adhésion de Descartes eut une influence décisive en sa faveur. Les « esprits vitaux ou animaux » dont on s'est moqué assez sottement, bien que Descartes les déclare, à mainte reprise, « pu- rement matériels, » ne sont autre chose que le fluide nerveux, qui lui-même, comme tout fluide, se ramène pour Descartes à des phénomènes d'impulsion et de pression. Les esprits vitaux se 784 REVUE DES DEUX MONDES. meuvent et opèrent le mouvement des organes exclusivement d'après les lois de la mathématique et de la mécanique. Ce sont les «< impulsions venucs du dehors » qui produisent des « pressions dans les nerfs, » et nous avons déjà remarqué la parenté du phé- nomène de la pression avec celui de l'ondulation. Loin de trouver ici à rire, nous trouvons encore à admirer; car c'est à Descartes que remonte la théorie et le nom même des actes réflexes : undulatione reflexa. Tous les mouvemens que nous accomplissons, dit-il, sans que notre volonté y contribue, « comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons... ne dépendent que de la conformation des mem- bres et du cours que les esprits suivent naturellement dans les nerfs et dans les muscles; de même façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues. » En face d'un objet effroyable, par exemple, dont l'image se forme dans le cerveau, les esprits animaux du fluide. nerveux, « réfléchis de l'image, vont se rendre en partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos et à remuer les jambes pour s'enfuir.» Chez d'autres individus, ceux qui ont le tempérament courageux, « les esprits vitaux, réfléchis de l'image, peuvent entrer dans les pores du cerveau qui les conduisent aux nerfs propres à remuer les mains pour se défendre, et exciter ainsi la hardiesse.» Descartes en conclut que l'homme, s'il avait une science suffisante, pourrait fabriquer un automate accomplissant toutes les fonctions du corps humain, capable même de « répondre par des cris et des mouvemens aux coups et aux menaces. » Descartes se sert ici d'une comparaison ingénieuse et frappante. C'était le goût du temps, dans les jardins princiers, que de fabriquer des grottes et des fontaines où la seule force de l'eau faisait mouvoir des machines, jouer des instrumens, prononcer même des paroles. On entrait dans une grotte, et une Diane au bain prenait la fuite. Descartes compare les nerfs « aux tuyaux des machines de ces fontaines, « les muscles et tendons aux divers engins et ressorts qui servent à les mouvoir, » le fluide nerveux « à l'eau qui les remue. » Les objets extérieurs, « qui par leur seule présence agissent sur les organes des sens, et qui, par ce moyen, détermi- nent des mouvemens en diverses façons, sont comme les étran- gers qui, entrant dans ces grottes, causent eux-mêmes, sans y penser, les mouvemens qui s'y font en leur présence; car ils n'y peuvent entrer sans marcher sur certains carreaux tellement dis- posés qu'ils amènent tel ou tel mouvement. » L'âme raisonnable est le « fontainier, » qui se rend compte de tout ce qui se passe. LE SYSTÈME DU MONDE. 785 Descartes eut le tort de déclarer inutile l'existence d'une con- science chez les animaux. Mais cette théorie même de l'animal- machine, que Descartes n'a pas soutenue sans hésitation ni res- triction, provoqua des discussions fécondes: elle passionna Mme de Sévigné et La Fontaine; elle fut utile pour faire comprendre le caractère exclusivement mécanique de toutes les fonctions cor- porelles, même chez l'homme, à plus forte raison chez les ani- maux. Dans l'homme, l'automate corporel est certainement lié, selon Descartes, à un automate sentant et pensant; dans l'animal, Descartes se contente de poser, comme seul certain, l'automate corporel. Par là, il manque à toutes les lois de l'analogie; mais c'est là une erreur de psychologie, non de naturaliste. Descartes demeure le fondateur de la physiologie moderne. V. Examinez, au Louvre, le portrait de Descartes par Franz Hals; vous y retrouverez cette grosse tête, « si pleine de raison et d'in- telligence, » disait Balzac, ce front large et avancé, ces cheveux noirs et rabattus sur des sourcils accentués, ces yeux grands ou- verts, ce nez saillant, cette large bouche dont la lèvre inférieure dépasse légèrement celle de dessus, enfin toute cette physionomie sévère et un peu dédaigneuse où il y avait plus de force que de grâce. On lit sur son visage la méditation patiente, obstinée, qui rappelle le bœuf traçant son sillon. L'œil est scrutateur, il semble dire qu'est cela? Les lèvres nous semblent indiquer le juge- ment et le calme, avec de la bonté. De fait, ses biographes nous apprennent qu'il avait un naturel bon et sensible: il se fit aimer de tous ceux qui le servaient, - y compris son valet Guil- lot, lequel devint, grâce à ses leçons, professeur de mathéma- tiques. Si Descartes refusa de se marier, ce fut sans doute pour ne point enchaîner sa liberté. On sait qu'en Hollande il connut une personne nommée Hélène, avec laquelle il passa l'hiver de 1634 à 1635; au printemps, il s'enferma avec elle dans sa solitude de Deventer. Elle donna le jour à une fille, qui fut baptisée sous le nom de Francine, et qui, cinq ans après, mourut entre les bras de son père, le 7 septembre 1640. Descartes n'éprouva jamais, dans sa vie, de plus grande douleur. Millet a remarqué que c'est après la naissance de Francine et en songeant peut-être à l'avenir de son enfant que Descartes se résolut enfin à publier ses écrits. Il n'aimait pas à faire des livres, quoiqu'il en dût faire un si grand nombre; et il ne les publiait que sur les instances réitérées de ses amis. Sa devise était : Bene vixit, qui bene latuit. Sa prudence TOME CX. 1892. 50 M < 786 REVUE DES DEUX MONDES. de Tourangeau, son esprit de conduite, sa finesse, sa patience po- litique, son art de ménager les puissances tout en arrivant à ses fins, font songer qu'il est né à quelques pas du château de Riche- lieu. Sa forte personnalité, sa sincérité hautaine, que seule tempé- rait sa prudence, son indocilité aux opinions d'autrui, son assurance en soi-même, tenaient non à sa prétendue origine bretonne, ima- ginée par Victor Cousin, mais simplement à la conscience de son génie. « Je suis devenu si philosophe, écrit-il à Balzac, que je mé- prise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées, et en estime quelques autres dont on n'a point accoutumé de faire cas. » On lui a reproché le sentiment qu'il avait de sa valeur; il a ré- pondu d'avance et fièrement : « Il se faut faire justice à soi- même, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts; et si la bienséance empêche qu'on ne les publie, elle n'empêche pas pour cela qu'on ne les ressente. » « D'ailleurs, ajoute-t-il, ce sont les plus grandes âmes qui font le moins d'état des biens qu'elles possèdent; il n'y a que les faibles et basses qui s'es- timent plus qu'elles ne doivent et sont comme les petits vaisseaux que trois gouttes d'eau peuvent remplir. » Ce génie, qui n'a guère d'égal, réunissait le souci scientifique des détails à la recherche philosophique des plus vastes ensembles. Si Descartes s'est montré tellement curieux de toutes choses, depuis les lois de la musique jusqu'à celles des météores ou à celles du développement de l'embryon, ce n'était point pour chaque chose en elle-même, mais pour la lumière qui peut en rejaillir sur tout le reste, ou plutôt pour celle qui descend d'un foyer supérieur et que le moindre des objets reflète. De nos jours, on a beau vouloir séparer la science positive de la philosophie, l'idéal de la vraie science, celui que Descartes a poursuivi, demeure toujours le même : la philo- phie ne cessera jamais d'être nécessaire pour apercevoir les choses dans leur unité. Kant était fidèle à la pensée de Descartes, quand il disait que « les sciences n'ont rien à perdre à s'inspirer de la vraie métaphysique. » Rien, en effet, n'est plus propre à susciter les grandes inventions que le retour aux principes dominateurs de la science. Depuis un demi-siècle, dans le pays même de Descartes, les savans l'ont trop oublié. Il en est résulté que les grandes hy- pothèses et généralisations scientifiques sont venues d'ailleurs, et qu'à force de « positivisme » nous avons laissé stériles les vérités qui étaient déjà dans Descartes. N'est-ce pas à la France qu'il appar- tenait d'établir la théorie mécanique de la chaleur? Cette théorie, nous venons de le voir, est en toutes lettres dans Descartes (qu'on ne lit pas), et elle n'avait plus besoin que de quelques confirmations expérimentales. Et la théorie de la corrélation des forces vives? Et ! J LE SYSTÈME DU MONDE. 787 celle de l'évolutionisme? Elles sont encore dans Descartes. On a dit avec raison que l'esprit français a manqué les plus grandes découvertes de notre siècle faute d'idées philosophiques. Il n'y a pas lieu d'en féliciter Auguste Comte, qui a rétréci et décou- ronné le cartésianisme en même temps que le kantisme. Est-ce en plein XIXe siècle qu'il était utile de proclamer la science indépen- dante de la métaphysique, comme si la métaphysique était aujour- d'hui gênante? Quant à confondre la métaphysique, comme le fait Auguste Comte, avec « l'explication des choses par des entités, » c'est oublier que ce sont précisément les grands métaphysiciens et, plus que les autres, Descartes, qui ont chassé toutes les entités du domaine de la science. N'avons-nous pas vu qu'avant Des- cartes la science était anthropocentrique, comme l'astronomie de Ptolémée, puisqu'elle expliquait tout par des qualités, des forces, des causes et des fins, qui ne dépendent que de la nature humaine et n'existent que d'un point de vue humain? Ce n'est donc pas Auguste Comte, ce n'est pas même Kant, c'est Descartes qui est le vrai Copernic de la science moderne. Descartes a remarqué avec raison que le plus important pour la science est encore moins la solution actuelle des problèmes que la détermination par avance des « conditions de la solution juste. » Or, Descartes a lui-même déterminé par avance, et sans erreur, toutes les conditions de solution juste dans les problèmes que po- sent les sciences de la nature. S'il est des questions particulières qu'il n'ait pas exactement résolues, qu'importe en comparaison de son infaillible conception du mécanisme universel? Pris en son ensemble et au point de vue purement physique, le système carté- sien du monde est le vrai; aussi peut-on dire que Descartes est le père spirituel de tous les savans de notre époque. On a cependant adressé à ce système du monde bien des ob- jections. Deux seulement, selon nous, ont de la valeur. D'abord, dit-on, comment les parties d'un tout absolument plein peuvent- elles se mouvoir? Votre monde purement géométrique n'est-il point à jamais « pris dans les glaces? » Mais, répondrons-nous, on peut concevoir, avec Descartes, que les vides qui tendraient à se former par le déplacement de telles parties soient, à l'instant même, comblés par d'autres parties. - Pour cela, réplique-t-on, il faut que tout mouvement se communique instantanément. C'est bien là, il est vrai, ce que Descartes a admis lui-même tout mouvement se transmet instantanément et produit instantanément « quelque anneau ou cercle de mouvement. » Mais Descartes a eu tort d'aller si vite et d'en conclure que la lumière du soleil, par exemple, « étend ses rayons en un instant depuis le soleil jusqu'à 788 REVUE DES DEUX MONDES. nous. » Il compare chaque rayon à un bâton dont on ne peut mou- voir un bout sans que l'autre soit mû en même temps. C'était là une application fausse d'une théorie qui peut être vraie en son principe. Selon nous, le plein universel ne s'oppose pas aux ondulations du mouvement, et ce sont celles-ci qui l'empêchent de se transmettre en un seul instant sous la même forme, par exemple sous la forme lumineuse. L'onde éthérée qui produit la lumière peut décrire sur soi des cercles innombrables, elle peut, en tournant ainsi, aller en avant, revenir en arrière, aller de nou- veau en avant. Cette danse réglée peut exiger et exige un certain temps pour faire arriver les ondes lumineuses depuis le soleil jus- qu'à la terre. Dès lors que la transmission de la lumière n'est pas rectiligne, mais ondulatoire, c'est-à-dire « par tourbillons, » on n'a plus le droit de conclure l'instantanéité de la transmission entre le soleil et la terre. Il y a donc eu, chez Descartes, erreur d'appli- cation, non de principe. Ce qui rend si difficile ce problème, c'est que la nature de la durée y est impliquée; mais le temps exigé par la lumière pour venir jusqu'à nos yeux ne prouve pas l'exis- tence du vide, comme le croient beaucoup de savans à notre époque. On a objecté, en second lieu, au mécanisme cartésien l'élasticité de la matière. C'est l'objection capitale de Leibniz, reprise de nos jours par MM. Renouvier et Ravaisson, par Lange et beaucoup d'autres. On a voulu voir dans l'élasticité la preuve d'une force inhérente à la matière; mais, au point de vue cartésien, l'élasticité ne peut pas plus être une qualité primordiale que la pesanteur. L'idée d'atome dur et indivisible serait sans doute incompatible avec celle d'élasticité; car celle-ci suppose une molécule composée dont les différentes parties, sous le choc d'un corps extérieur, se déplacent en se comprimant, puis reprennent leur position en ren- dant l'impulsion qu'elles ont reçue. Mais Descartes n'admet pas d'atome: toute particule de matière est pour lui composée ; il n'y a donc aucune molécule qui ne puisse avoir de l'espace pour se comprimer et rebondir. Seulement, ici encore, il faut que le mou- vement qui cause l'élasticité soit un tourbillon. Or, les belles re- cherches de Poinsot sur les corps tournans expliquent comment des particules éthérées, sans être (comme le croyait Huyghens) élastiques « par nature, » peuvent cependant rebondir les unes sur les autres et produire les effets apparens de l'élasticité: un corps non élastique peut, s'il tourne, être renvoyé par un obstacle, tout comme un corps doué d'élasticité; il a même souvent, après le choc, une vitesse beaucoup plus grande qu'auparavant, car une partie du mouvement de rotation s'est changée en mouvement de LE SYSTÈME DU MONDE. 789 translation. Deux tourbillons ou deux ondes peuvent donc, par des combinaisons mécaniques, produire ce rebondissement d'élas- ticité dont on voudrait, encore aujourd'hui, faire une force occulte : la physique l'expliquera un jour, nous en sommes convaincus, par des principes de mécanique essentiellement cartésiens. La mécanique universelle, telle que Descartes l'a conçue, sera la science à venir. Les études expérimentales elles-mêmes, à me- sure qu'elles feront plus de progrès, prendront de plus en plus la forme des sciences démonstratives. La mécanique est déjà ramenée aux mathématiques, la physique tend à se réduire à la méca- nique; de même pour la chimie, pour la physiologie; la psycho- logie et les sciences sociales font dans leur propre domaine une part de plus en plus grande à la mécanique: tout apparaît soumis au nombre, au poids, à la mesure, « les nombres régissent le monde. » Arrivera-t-il un jour où, selon le rêve secret de Des- cartes, l'expérimentation sera remplacée par la démonstration? Pour que cela eût lieu, il faudrait que l'homme pût égaler ses conceptions aux réalités, ses combinaisons mentales aux combinai- sons des choses elles-mêmes. Idéal dont l'esprit humain peut se rapprocher toujours, mais qu'il ne saurait atteindre. Le carac- tère de la nature, en effet, est l'infinité. Dans une machine vivante il y a une infinité de petites machines ou organes qui en con- tiennent d'autres encore, et ainsi de suite; dans une masse quel- conque de matière il y a une infinité de parties. Descartes re- connaît lui-même que tout est infiniment grand ou infiniment petit selon le point de comparaison, et on sait la conclusion que Pascal en tire: l'homme a beau enfler ses conceptions, il ne peut les égaler à l'ample sein de la nature. Or, s'il en est ainsi, les construc- tions de notre esprit et les formules de nos raisonnemens ne sau- raient être assez vastes pour tout embrasser: il faut recourir sans cesse à l'expérience, revenir au contact de la réalité même pour saisir sur le fait les combinaisons nouvelles que nous n'aurions pu prévoir. L'univers, mêlant et démêlant toutes choses, comme il le fait sans cesse, demeurera donc toujours supérieur à la pensée de l'homme. Au reste, Descartes le dit lui-même, on ne peut se passer de l'expérience pour savoir ce qui est réalisé actuellement parmi l'infinité des possibles, pour déterminer où en est la grande partie qui se joue sur l'échiquier de l'univers. Descartes n'en con- çoit pas moins l'espoir d'arriver du moins à connaître la loi fonda- mentale de la matière, et cette espérance n'est point aussi étrange qu'elle le semble au premier abord. Il n'y a peut-être pas dans la nature, sous le rapport des qualités, cette infinité qu'elle offre sous - 790 REVUE DES DEUX MONDES. le rapport des quantités; la nature n'a peut-être pas un fonds aussi riche que nous le supposons. Ne se répète-t-elle pas elle-même d'une planète à une autre, d'un soleil à un autre, avec une sorte de pauvreté et une désespérante monotonie? Les métaux qui sont dans les étoiles sont les mêmes que nos métaux de la terre. Nous ne connaissons qu'une soixantaine de corps simples en apparence, qui en réalité sont composés et que la science décomposera sans doute un jour; pourquoi donc un moment ne viendrait-il pas où nous connaîtrions le vrai et unique corps simple? L'atome même, s'il existe, n'est peut-être pas aussi insaisissable, aussi inviolable qu'on le prétend. Peut-il d'ailleurs exister des atomes? Descartes nous dira que ces prétendus indivisibles sont encore des tourbillons de mou- vemens qui en enveloppent d'autres, et, si nous ne pouvons épuiser la spirale de ces rotations sans fin, nous en pouvons saisir la formule mathématique. Celui qui connaîtrait, dit Descartes, « comment sont faites les plus petites parties de la matière, » celui-là posséderait le secret de la physique. Le code de la nature est déjà entre nos mains: c'est la mathématique universelle; nous n'avons plus qu'à faire rentrer sous ses lois les démarches particulières des choses; nous n'y parviendrons jamais dans le détail, sans doute, mais nous n'en possédons pas moins les principes et les procédés généraux. Quand on a résolu mille équations particulières, est-il nécessaire de continuer indéfiniment le même travail? Nous amuserons-nous à expliquer une à une les formes singulières des vagues de l'océan qui se brisent à nos pieds? Au fond, chacun de ces mouvemens est une équation résolue d'après la même formule, et chaque vague qui murmure, sur des tons divers, nous répète le même mot. Descartes a donc, d'une vision claire, aperçu l'idéal et le but dernier de la science; il en a déterminé la méthode; il a marqué d'avance les grands résultats aujourd'hui obtenus, il a annoncé tous nos progrès. Et il n'a pas seulement, comme du haut d'une montagne, contemplé de loin la terre promise, il l'a envahie lui- même, il y a fait de vastes conquêtes; par ses préceptes et par ses exemples, il a enseigné aux autres la vraie tactique et la vraie direction; enfin, il leur a laissé le plan précis de tout ce qu'ils devaient eux-mêmes découvrir. Sainte-Beuve a dit de Bossuet qu'il était le prophète du passé; on peut dire de Descartes qu'il est le prophète de la science à venir. ALFRED FOUILIÉE. VARIFTES son génie propre, du génie classique. G. L'ESTHÉTIQUE DE DESCARTES Essai sur l'esthétique de Descartes étudiée dans les rapports de la doctrine carté- sienne avec la littérature classique fran. çaise au dix-septième siècle, par M- Emile Krantz, de la Faculté des lettros de Naucy. Paris, Germer-Bailliere, 1882. Relisez Boileau et Racine leurs idees et Isur goût littéraire, les habitudes de leur esprit, la discipline de leur imagination, leurs qualités comme leurs défauts pro- cèdent directement du Discours de la Méthode - I Sur ce point, le livre de M. Krantz est bien séduisant. Il est si doux d'expli- quer par une formule simple tout une littérature et de tenir enfermé en une fiole de cristal délicatement ciselée le génie de tout un siècle ! On éprouve, en le lisant, l'enchantement de M. Jourdain le jour où il lui fut démontré qu'il fai- sait de la prose, et de l'excellente, en de- mandant ses pantoufles. Ici, la définition et l'opposition du classicisme et du ro- mantisme semblent lumineuses. D'un côté, dans Racine, la personne hu- maine abstraite raisonnable et rai sonnante, en qui les crises les plus terri- bles du cœur abou tissent encore à l'exal- tation de la raison et se resolvent en beaux discours, en monologues, par- fois même en syllogismes; de l'autre, chez les romantiques, le tourbillon tem- pêtueux de la vie individuelle, singulière, ? la passion profonde recouvre et noie la pensée, où l'imprévu se précipite sans cesse à travers les digues brisées de l'ame: Hippolyte en face de Hamlet. Tout le théâtre de Raci ne procède-t-il pas de ces maximes de Pascal, un cartésien,lui aussi, bien qu'il fût indépendant et à moitié fou? « Il n'y a que les grands esprits qui soient capables de grandes passions : bien plus, ils sont seuls capables d'avoir' des passions, parce que le mouvement, la vie tumultueuse leur est agréable. Aimer à droite et à gauche sans se fixer à un même objet, c'est comme avoir l'esprit faux et ne pouvoir [arrêter son atten- tion sur aucune idée. L'amour donne de l'esprit et se soutient par l'esprit. On a eu tort d'ôter le nom de raison à l'amour. Onles aopposés sans un bon fondement, car l'amour et la raison ne sont qu'une même chose. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un côté sans bien exa- miner lout, mais c'est toujours une raison.» Nous touchons ici au dernier fond psy- ehologique du théâtre rationaliste de ** M Le titre de ce livre est un peu long, plus long même que tout ce que Descartes aurait ecrit sur les lois ou les conditions de la beauté dans l'art et la poésie. Car, si l'on en croit les premières lignes de l'Avant-propos, if manque au cartésia nisme une esthétique tout autant qu'une morale, et Descartes n'aurait pas dit un traître mot sur la questioa du beau. Je vois des lecteurs, au goût difficile, fron- cer le sourcil et se demander eomment M. Krantz a pu édifier un livre, bie n olus, une thèse en Sorbonne, sur un e theorie qui n'existe pas, et dans quel le région paradoxale le jeune philosophe a bâti son château aérien. Que ces lecteurs se rassurent. La théorie est en germe quelque part, dans une lettre de Des cartes à la princesse Elisabeth, lettre que M. Krantz pas désachetée. Sea-où lement, en trois lignes fort claires, Des- cartes y fait entendre juste le contraire de la doctrine à Févolution de laquelle nous allons assister. It declare, en effet, qu'après tout le goût est chose variable individuelle et qui échappe aux lois ri goureuse's de la raison. A chacun son humeur, La beauté est là où on la trouve, c'est-à-dire où on la met, Celle de de- main ne sera plus celle d'aujourd'hui ; celle de Paul n'est plus celle de Pierre. Eh bien vous répondra peut-être M. Krantz, qui sait à merveille se tirer des pas les plus glissants, ce jour-là, et en face de cette princesse. Descartes a eu tort contre Descartes. Il s'est contre- dit ou ne s'est plus entendu. La verité ne est que, toute métaphysique impliquant une esthétique en conséquence de la hiérarchie qu'elle institue parmi les êtres, la métaphysique cartésienne en- fermait une théorie latente de la beauté. Cette théorie, le dix-septième siècle l'a subie d'une façon inconsciente et réali- sée dans ceux de ses ouvrages qui por- tent au plus haut point la marque de Lady 2. { ... et l'être chétif, nu, que Dieu, la nature et la destinée écrasent sans pitié, au moment de périr et de disparaître pour toujours se redresse et flagelle d'une moquerie funèbre le mystère qu'il n'a pu comprendre et dont il est la victime, ce poème de la vie humaine dont les der- nières strophes ont révélé la sottise, pauvre conte rimé que débite sur des treteaux quelque baladin idiot. Rien de pareil sur notre scène classique. Chose singulière ce Pascal qui tout à l'heure, dans son Discours sur les nous donnait passions de l'amour la formule de l'amour tel que Racine l'a compris et représenté, tel que Descar- tes l'eût imaginé s'il avait écrit des tra- gédies, dans ses Pensées, emporté par sa tristesse et par tristesse et par l'élan d'un christianisme désolant, se se tourne sans cesse avec anxiété vers l'incompréhensible et l'in- sondable, soul, au sein du rationa- lisme de ses prudents contemporains. Il est ainsi, comme l'explique M. Krantz en quelques pages fort belles, « le grand pro-romantique du dix-septième siècle » par son émotion, son goût pour les anti- thèses saisissantes, son souci des êtres petits, humbles et laids, ses accès de réalisme, par les ténèbres où il aime à fond laisser s'engouffrer sa pensée et au né l'eût desquelles jamais Descartes suivi, lui qui, dans sa soif de clarté et de prouve mathématique, fuyait le mys- tère, et partout, à la place des problèmes, mettait des solutions et, au au besoin, quelque extravagante hypothèse. Pascal a écrit quelque part « Je ne puis. pardonner à Descartes... » et la sen- tence s'arrête, interrompue. Ce qu'il ne pardonnait, selon M. Krantz, ni à Descartes, ni à Boileau, ni à tout son siècle, c'était d'avoir, par une gym- par excessive nastique rationaliste l'abus de l'analyse et la tyrannie du criterium de l'évidence imposé à tous leg actes de l'esprit, fausse certains ressoris de l'organisme intellectuel et limité les horizons de l'âme, d'avoir fermé les sour". ces profondes de l'émotion philosophi- que, diminué le sentiment de la beauté et remplacé, dans l'art et la poésie, la vie par l'abstraction, la nature par la convention. : | Racine, où à tout battement du cœur répond un mouvement de la pensée, où, dans le paroxysme de la souffrance et de la fureur les âmes s'interrogent, s'ob- servent et s'analysent elles-mêmes avec une sorte de sérénité philosophique: Où suis-je? Qu'ai-je fait? Que 'dois-je faire encora ? Quel transport me saisit? Quel chagrin me dévore ? Errante et sans dessein, je cours dans ce palais. Ah! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais? Lorsque Hamlet prononce le fameux monologue « Etre ou n'être point », il se place dans une situation d'âme qui est romantique et que n'ontjamaís connue les personnages de Racine. Ceux-ci n'ont d'autre souci que de reprendre une pleine conscience de leur état intérieur et d'appli quer sur la scène le « Je pense, donc je suis». Opération facile, après tout. Vingt siècles de philosophie morale, d'analyse psychologique ont si bien dégagé tous les abords de la personne spirituelle, en ont si clairement marqué toutes les parties et éclairé tous les détours, que l'on s'y mène aussi aisément et aussi sûrement que dans le parc de Versailles, Tout à Pheure Hermione avait perdu le plan dé- taillé de son moi son moi: «Où suis-je ? » s'é- criait-elle. Mais elle le cherchait, cer- taine de le retrouver. Ce n'est point en dedans d'eux mêmes que les grands héros romantiques aux heures heures des crises décisives, portent leurs regards; c'est ailleurs et bien plus haut que bien plus haut que Hamlet, Macbeth, le roi Lear rêtent leurs yeux fixes de visionnaires. L'inconnu, l'insondable, le mystère des choses supérieures à la volonté de l'hom me les appellent et les enchantent comme par un charme douloureux : des questionsinsolubles et terribles se pressent sur leurs lèvres; ils se penchent au bord d'un abime, cherchant à saisir, à travers la brume flottante, quelque réalité éter- nelle, Dieu ou la justice; ils contemplent avec épouvante les avenues de la ré- gion « d'où pas un voyageur n'est jamais revenu », et s'efforcent de déchiffrer les hieroglyphes de la mort. Hamlet semble reculer d'effroi en pensant que le som meil de la tombe est peut-être peuplé de songes. Parfois aussi la misère de la vie présente, opposée à ce monde obscur, que remplit certainement une puissance formidable, jette ces âmes troublées en des accès d'ironie tragique, ar- * ¦ II Une discipline rigoureuse règle,en effet, le goût du temps, discipline à laquelle : ont échappé plus d'écrivains peut-être que ne le pense M. Krantz, mais qui, s'appliquant avec logique à toutes les manifestations de l'art et de la vie so- ciale, semble donner, dans l'ordre des choses morales, le diapason normal du dix-septième siècle. L'Art poétique de Boileau est le code rimé d'où procède la jurisprudence intellectuelle de l'époque, véritable Discours de la Méthode 'un dogmatisme aussi intolérant que celui du philosophe, fondé comme celui-ci sur la seule raison, tendant comme lui à l'ab- straction immobile et peut-être même vide. Entre ces deux esprits, les rapprochements sont tout à fait curieux. Le plus frappant et qui, d'ailleurs, explique tous les au- tres est celui-ci : Boileau, comme Descar- tes, cherche un criterium, non plus de la vérité, mais de la beauté. Mais comme l'art classique, dont il est le maître des cérémonies, identifie autant que possible la beauté avec la vérité, élimine, dans l'invention de son idéal, la volonté et la sensibilité au profit de la raison pure, се criterium poétique sera tel que celui du philosophe, rationnel et non sensible et la clarté appa- raît à Boileau telle que l'évidence à Descartes, le dernier et inébranlable fondement de toute certitude. Sur ce point, les préceptes abondent dans l'Art poétique et les Satires. De cet axiome essentiel dérivent toutes les règles de l'art classique, la méthode tout entière de Boileau, l'unité et, pour le théâtre, les fameuses unités, la simplicité, la recher- che de l'absolue perfection, l'ana- lyse psychologique dans dans le drame et le roman, la séparation des genres littéraires, le bel ordre de la composition et du discours, la noblesse continue du langage, l'élimination du burlesque, l'élimination de la nature ou sublime ou simplement champêtre, le dédain de la campagne, la tendance à l'optimisme, et le sentiment que tout est pour le mieux dans un monde moral très-raisonnable où les surprises de l'imagination, les ré- voltes de la passion sont contenues par la plus sage discipline. C'est ainsi qu'à force d'écarter de la représentation de l'âme humaine tout ce qui est indivi- duel, singulier, imprévu, et de la pein- ture de la société et de la vie tout ce qui est accidentel ou violent; à force de réduire à une sorte de minimum le cadre même dans lequel sont enfermés ces ta- > » ve . bleaux plus psychologiques que pitto- resques, l'art classique aboutit à la géo- métrie pure et s'y perdra au dix-huitième siècle comme s'y est perdue, dès le dix- septième, la métaphysique cartésienne. Le portrait, œuvre de prédilection d'une société éprise des plaisirs de la conver- sation, fut peut-être le genre littéraire le plus profondément pénétré par cet esprit cartésien et géométrique. Au physique comme au moral, les personnages n'y figurent que comme des étendues limi- tées par des lignes, mais sans couleurs, des qualités spirituelles portées à l'in- fini, mais sans passions. Voici de quelle façon Mme de La Fayette dépeint Mme de Sévigné, sa bonne amie: « Je ne veux point vous accabler de louanges et m'a- muser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teinta une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que vingt ans; que vo¬ tre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables...«Voilà pour la per- sonne visible et tangible; voici pour l'au- tre, l'auteur des Lettres, la marquise que nous connaissons : « Votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a pas au monde de si agréa- ble...; vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous...; quoiqu'il se m- ble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux et que lorsqu'on vous écoute l'on ne voit plus qu'il man- que quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous croit la beauté du monde la plus achevée. » cos brouillard assez fâcheux. La Ah! qu'on termes galants ces choses-là sont mises Mais le lecteur n'est pas bien avaz- cé, et la chère marquise lui apparaît un cour de Henri II, l'un des tableaux les plus achevés de la Princesse de Clèves, n'a pas une physionomie plus originale « Jamais cour n'a eu tant de belles person- nes et d'hommes admirablement bien faits, et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne do plus beau dans les plus gra des princesses et dans les plus grands prin- ces... Mme Elisabeth de France com- mençait a fair e paraître un esprit sur- prenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste... Marie Stuart était une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps.... Le duc de Nevers avait · 1 trois fils parfaitement bien faits... Le duc de Nemours était un chef-d'œuvre de la nature: ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau ». Regardez mainte- nant; voici l'héroïne du roman, la prin- cesse de Clèves elle-même, qui entre en scène «Il parut alors à la cour une beauté qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite (pends-toi, Nemours!) puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes ». Lafontaine n'é ait point cartésien, mais il lisait volontiers Descartes et s'amusait à la métaphysique tout comme au mé- mage des grenouilles et des lapins. Il fit un jour une découverte dont il s'em- pressa d'informer son amie la duchesse de Bouillon et qui me paraît confirmer les raisonnements de M. Krantz, «Votre philosophe, dit-il, a été bien étonné quand on lui a dit que Descartes n'était pas l'inventeur de ce système que nous appelons la machine des animaux, et qu'un Espagnol l'avait prévenu. Cepen- dant, quand on ne lui en aurait point ap- porté de preuves, je ne laisserais pas de le croire, et ne sais que les Espagnols qui puissent bâtir un château tel que celui-là. Tous les jours je découvre ainsi quelque opiuion de Descartes répandue de côté et d'autre dans les ouvrages des anciens, comme celle-ci : qu'il n'y a point de couleurs au monde; ce ne sont que de differents effets de la lumière sur de dif- férentes superficies. Adieu les lis et les roses de nos Amintes! Il n'y a ni peau blanche ni cheveux Loirs; notre passion n'a pour fondement qu'un corps sans couleur. Et après cela, je ferais des vers pour la principale beauté des fem- mes! III L 8 que qui, dans sa Lettre sur les occu pations de l'Académie française, appa- raît comme un audacieux schismatique pour lequel Boileau n'aurait pas eu assez de tonnerres. Ne recommande-t-il pas, en effet, au théâtre, la couleur locale et le costume exact; dans l'histoire, la descrip- tion précise des mœurs particulières; pour la langue enfin, le retour aux vieux mots expressifs et vivants par lesquels le vieux français donnait avec tant d'esprit et de couleur la sensation des choses concrètes? Et tout ce pau- vre monde sur lequel Boileau a frappé avec la joie d'un forgeron qui broie du fer rouge sous son marteau? Prédica - teurs que les belles dames ne suivent point, dramaturges que l'on siffle, roman- ciers dont les in-folio moisissent à l'au- vent des libraires, les épiques et les lyri- ques, les bohèmes, les poètes bibliques, les rimeurs d'antichambre, les pétrar- ques de cuisine, où sont-ils, je vous prie? Dans la rue, à la pluie, au fond de leurs greniers, rongeant le bout de leurs plumes, soufflant sur leurs doigts. Canaille, sotte espèce ! C · · R < → On ne s'occupe ici que des écrivains bien élevés, bien rentés, bien en cour. Mais pourquoi, je vous le demande, ces gens- la empêchaient-ils Boileau de dormir? Ils etaient une puissance révolution- naire dont l'agitation et les cris expli- quent peut-être plus d'un décret réac- tionnaire de l'Art poétique et des Satires. Enfin, pourquoi ne rien dire de l'homme très-sévère mais très-juste qui, au com- mencement du siècle, précéda Boileau dans sa préfecture de police du Par-- nasse ? Enfin, Malherbe virt... Malherbe est le père intellectuel de Despréaux à plus juste titre que Descar- tes. Le Gloria patri de celui-ci suffirait à prouver la filiation. Mais l'un et l'autre, et Descartes lui-même procédaient d'une cause commune, et si ces trois réforma- teurs ont réussi dans leur œuvre, c'est qu'ils étaient l'expression même du génie de leur temps. Le goût classique et le car- tesianismesont les deux formes con tempo- Cor-raines d'une évolution de l'esprit français qui avait commencé très-visiblement au seizième siècle. La Renaissance, venue tard en France et tournée tout d'abord chez nous du côté de l'érudition et de 12 Certes, bien des objections. tenteront l'esprit des lecteurs de M Kran tz, de ceux, par exemple, qui, après avoir lu son livre, reliront le titre même de ce livre. La Littérature classique française au dix-septième siècle, dit la couverture; et voici neille et Pascal presque tout entier, Molière, Mme de Sévigné, Saint-Si- mon Lafontaine, ont glissé entre les mailles trop larges du filet. Ajou- que tez Fénelon, un cartésien authenti-critique, précipita notre littérature com 10 4 me notre langue dans une révolution sin- gulière. Il se fit en peu d'années, entre le passe et le présent, une rupture pro- fonde. Enivrés par la beauté des lettres antiques, les hommes du seizième si se mirent à dédaigner et à oublier le moyen âge. Le Pantagruel, construit de débris de légendes celtiques, d'épopées hé roi-comiques et fabliaux, est le dernier monument de la vieille littérature. Mais déjà, par la culture classique de son au- *teur, par la curiosité d'analyse qu'il porte sur toutes choses, il se rattache à l'âge moderne. L'observation intérieure, l'ex- périence morale, toutes les habitudes lo giques de l'esprit développées par le commerce des philosophes anciens et la discipline intellectuelle de la réforme, devinrent très-vite les qualités caractéris- tiques de notre génie, Nous étions déjà, avec Rabelais, Calvin, Montaigne, les Es- tienne, le peuple le plus rationaliste de JEurope. Le seizième siècle est tout plein de pressentiments cartésiens. Rabelais, plus de cent ans avant Descartes, renou- velle par un effort solitaire sa propre éducation et détruit en lui-même le vieil homme; il passe en revue, à tra- vers son livre, toutes les sciences cadu- ques du moyen âge et les repousse irc- niquement, ainsi que fera Descartes dans les premières pages de son Discours. La guerre sans merci qu'il déclara à toutes les sottises du cœur, à tous les sophismes de l'esprit, les auteurs de la ménippée la farontaux préjugés et aux traditions poli- tiques qui sont mortels à la patrie. L'Apologie pour Hérodote est plus qu'un. ouvrage d'érudition; c'est une grande enquête sur l'état présent des mœurs, des errours, des institutions. Rien ne se dé- robe alors à l'examen et au jugement de la raison française, ni dans l'âme hu- maine ni dans la société, et déjà, au delà de Descartes qu'annonçait Rabe- lais, avec la Boëtie et l'Hospital, nous voyons se lever au loin comme une au- rore du dix-huitième siècle. La langue française devenait dans le même temps l'expression exacte de la conscience nationale. Pour rendre aves clarté des idées générales, et se prêter avec souplesse à toutes les subtilités dę l'analyse, il fallait une langue très-riche en mots abstraits, dégagée du bagage en- combrant des vieux mots sortis de toutes les provinces, simple et legique en sa construction. Les humanistes, les poètes, les prosateurs, théologiens, calvinistes ou écrivains de mémoires, accomplirent, chacun pour sa part, cette œuvre consi dérable. Ils retournèrent aux sources latines, se façonnèrent à l'abstraction grecque, effacèrent la rouille gothique, rejeterent par monceaux les vocables po- polaires, rendirent pulaires, rendirent à la langue, en eň noblesse et en pureté, ce qu'elle per dait en richesses pittoresques, et re- trouvèrent à l'école des anciens cette architecture heureuse de la phrase qui groupe autour de la pensée dominante les pensées secondaires établit entre chaque pensée des limites méthodiques, arrête l'enchaînement indéfini des pro- positions incidentes et, par le bon or dre des mots, renforce la lumière des idées. Ainsi fut réglé ce merveil leux instrument qui porta sur tous les points du monde l'inspiration de notre génie et valut à la France, tou- jours plus féconde par les idées que par les armes, la inaîtrise incontestée de l civilisation européenne. j. 1 Ce grand courant de rationalisme, qui avait passé sur le seizième siècle français, irrégulier, impétueux, sans cesse accru de nouvelles sources vives, traversa le dix-septième avec un calme magnifique, endigué et dirigé par la discipline des mours monarchiques, surveillé par l'E glise; il reprit, au dix-huitième, uno course libre, de plus en plus orageuse,avec cette fougue des grands fleuves qui rou lent vers une cataracta. Au dix-septième siècle, la littérature française descendit en del ordre commo une flottille de parade, à la suitə du vais- seau que montait Descartes. Quelques- uns portaient le pavillon du philosophe et paraissaient manoeuvrer a seg si. gnaux; mais c'était le même courant, venu de loin et d'autant plus irrésistible, qui les entraînait tous, et le premier, Descartes, plus puissamment que les autres. E. G. } PREMIÈRE ANNÉE (2ª SÉRIE), Nº 21 · Paris.. Départements. Etranger... ; REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE REVUE DES COURS LITTÉRAIRES (2 SÉRIE) ; A LA REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE SEULE. · DIRECTION: MM. EUG. YUNG ET ÉM. ALGLAVE · ▸ UN NUMÉRO 50 CENTIMES BULLETIN POLITIQUE. LA SESSION DES CONSEILS GÉNÉRAUX. Six mois. 12 fr. Un an. 20 fr. 15 25. 30 18 Chaque année forme un volume de 1250 pages environ. RÉFORME DE L'INSTRUCTION SECONDAIRE. PRIX DE L'ABONNEMENT : ? er L'abonnement part du 1 Monda Paris... Départements. Étranger Paraît tous les samedis · • SOMMAIRE DU N° 21 } ON S'ABONNE, A PARIS 1871-1872 AVEC LA REVUE SCIENTIFIQUE. Six mois. 20 fr. 25 30 · WA Question du grec e tdu vers latin.. LA DÉCENTRALISATION ET LE PARTI RÉPUBLICAIN, par Madame C. Coignet. ASSOCIATION CHRÉTIENNE DES JEUNES GENS DE CAMBRIDGE. Conférence de M. Huxley: Descartes, son génie, son Discours de la méthode. BULLETIN DES SOCIÉTÉS SAVANTES. Société d'économie politique. Bibliographie. ! La première série formant sept années est en vente A LA LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE 17, RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDECINE, 17 -A BRUXELLES, CHEZ M. MAYOLEZ, LIBRAIRE, 35, RUE DE L'IMPERATRICE ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES 18 NOVEMBRE 1871 L Un an. H 36 fr. 42 50 * juillet, du f octobre, du 1er janvier et du 1ª avril de chaque année SOMMAIRE DU N° 21 DE LA REVUE SCIENTIFIQUE L'INSTRUCTION SECONDAIRE EN FRANCE, par M. P. Lorain. UNIVERSITÉ DE TURIN. SÉANCE D'OUVERTURE. M. J. Moleschott: Les régulateurs de la vie humaine. ÉCOLE PRATIQUE DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS. PHYSIOLOGIE EXPÉRIMENTALE. Cours de M. Gréhant : XIII, XIV, XV. Les fonctions des reins et de l'urée. XVI. Propriétés physiologiques de l'acotine (avec figures). FIN DU COURS. TRAVAUX SCIENTIFIQUES ÉTRANGERS.-M. Zöllner: La température interne du soleil. BULLETIN DES SOCIÉTÉS SAVANTES. Académies des sciences et de médecine de Paris. · SCH Jenk BULLETIN POLITIQUE. À PROPOS DE LA RÉCEPTION DE M. JULES JANIN, par Madame C. §. LE MOUVEMENT NATIONAL DU SOU CONTRE L'IGNORANCE. 'NE LEÇON DE M. LITTRÉ A L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, LA DÉCENTRALISATION. 1. M. de Tocqueville, par Madame C. Coignet. COLLÉGE DE FRANCE. PHILOSOPHIE. Cours de M. Ch. Lévêque (de l'Institut). Franklin et Channing. T S SOMMAIRE DU DERNIER NUMERO DE LA REVUE POLITIQUE ET LITTERAIRE ↓ Bibliographie. L'ESPION PRUSSIEN, roman traduit de l'anglais. ↓ Cinquième et dernière partie. DEPUIS HISTOIRE DE LA PRUSSE mong the thich ma la mort de Frédéric II jusqu'à la bataille de Sadowa Chaque volume įde la première série se vend : broché, relié, 5 Prix de la collection complète de la Revue des cours littéraires, 7 vol. in-4 Prix de la collection complète des deux Revues prises en même temps, 14 vol. in-4, * pe Funk spe JA SAVE JŪ ;; • Société de biologie de Paris. II. Théories politiques des Grecs. C 102% Monst LA PAR · GAYIM. K. HILLEBRAND Vaata Professeur à la Faculté des lettres de Douai III. Socrate, 15 fr. 20 fr. 105 fr. PRUSSE CONTEMPORAINE ET SES INSTITUTIONS 182 fr. 1 Par M. Eus. VÉRON 4867. 4 vol. in-48 de la Bibl. d'histoire contemporaine. 3 fr. 50 4 vol. in-48 de la Biblioth. d'histoire contemporaine. 3 fr. 50 t REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE E REVUE DES COURS LITTÉRAIRES (2 SÉRIE) 2º SÉRIE — 1º ANNÉE re DIRECTION: MM. EUG. YUNG ET ÉM. ALGLAVE 2º SÉRIE. Paris, 17 novembre 1871. ; La prochaine session de l'Assemblée. Le mouvement du sou contre l'ignorance. Les Allemands pris la main dans le sac. Le spectre russe et le bourgeois allemand. Une démission qui se comprend et ne peut s'expliquer. Londres menacée du sort de Chicago. Hier, dans la séance de la commission de permanence, la lettre de M. Thiers à M. Jules Janin, dans laquelle le prési- dent de la république exprimait l'espoir que l'Assemblée re- viendrait à Paris, a été l'objet des « conversations ». On ne dit pas des « discussions ». Nous croyons, en effet, que plus d'un membre de la commission de permanence a le désir secret que l'Assemblée revienne à Paris, et souhaite seulement, en vue des électeurs des départements, que l'Assemblée ait l'air de ne pouvoir faire autrement. Quand on sait d'ailleurs quelle gêne énorme et inévitable apporte une organisation ou plutôt une désorganisation qui met les ministres à Versailles et les ministères à Paris, on ne saurait en être surpris. D'au- tre part, l'Assemblée, qui est éminemment antibonapartiste el antiradicale, ne pourra se dissimuler qu'en revenant à Paris elle ôterait une arme aux radicaux et aux bonapar- tistes. LA NUMÉRO 21 Le Journal des Débats contient ce matin une lettre de Ver- sailles qui nous éclaire sur les dispositions qu'apportera l'As- semblée, dans sa prochaine session, relativement au pouvoir. constituant qu'elle s'est accordé à elle-même. Elle ne fera pas de constitution proprement dite, elle fera les lois « con- stitutives» (organisation de l'armée, réforme judiciaire, in- struction publique, etc., de même qu'elle a fait déjà la loi sur l'organisation départementale). Ces explications sur la ma- nière dont l'Assemblée comprendrait l'exercice de son pou- voir constituant seront fort remarquées par tous ceux qui savent le nom de celui qui les donne et l'autorité qu'il a pour les donner. ་ REVUE POLIT. - A 18 NOVEMBRE 1871 On nous écrit de toutes parts pour nous demander com- ment on peut se mettre en rapport avec le Cercle parisien de la Ligue de l'enseignement, qui a pris l'initiative du mouve- ment national du sou contre l'ignorance, afin de lui apporter son concours. Il faut s'adresser à M. Emmanuel Vauchez, se- crétaire du Cercle, 175, rue Saint-Honoré à Paris, pour se faire envoyer des listes de pétition, qu'on est prié de signer et de faire signer par le plus grand nombre de personnes possible. Toutes ces feuilles, une fois signées, seront déposées sur la tribune de l'Assemblée nationale. ܀ Nous ne doutons pas que chacun ne s'empresse de prendre part à ce mouvement, qui se développe déjà sur tous les points de la France, et qui va prouver que, pour une grande ré- forme du moins, pour une réforme de première nécessité, le pays est capable de faire rcte d'initiative, au lieu d'attendre passivement la décision de ses législateurs. Nos recherches dans la collection des journaux allemands et la lecture des numéros qui ont paru pendant la guerre nous ont amenés à faire une jolie découverte. On sait que les Allemands nient effrontément, quand on se permet de dire que leurs soldats ne se sont fait aucun scrupule de voler dans les maisons particulières qu'ils ont occupées pendant l'invasion. Or il se trouve que la Feldpost (poste de campagne) ayant rendu ses comptes semestriels dans les premiers jours du mois de janvier, cette statistique officielle a été publiée, à cette époque, dans les journaux prussiens. Qu'y voyons-nous? Du 16 juillet au 31 décembre 1870, les envois d'Allemagne en France « pour le compte particulier des soldats, » c'est-à- dire les sommes qui leur ont été envoyées par leurs familles, représentent le chiffre de fr. 13 940 000 (quatorze milkons de francs en chiffres ronds). D'autre part, du 16 juillet au 31 décembre 1870, les envois d'argent faits par les soldats à leurs familles, c'est-à-dire les sommes expédiées de France en Allemagne, s'élèvent à fr: 34 981 200. (trente-cinq millions de francs en chiffres ronds). Les quatorze millions que les soldats allemands ont reçus 21 482 ; BULLETIN POLITIQUE. de leurs familles leur ont été envoyés en 1 030 900 lettres (un million de lettres en chiffres ronds) = 14 francs par lettre. Les trente-cinq millions qu'ils ont envoyés à leurs familles étaient renfermés dans 523 900 lettres 70 francs par lettre. En d'autres termes, le père, la mère, ou le cousin envoyait un thaler, et le soldat reconnaissant renvoyait un louis. On peut dire qu'en lisant ce document officiel, on prend les soldats allemands la main dans le sac. Mais c'est égal, les Allemands n'en crieront que plus fort que les Français les calomnient, et qu'ils sont trop vertueux pour être voleurs. - Ce ne sont pourtant pas les Français qui ont fait cette statis- tique irréfutable; c'est leur administration postale elle-même, et ils ne peuvent contester ces chiffres accablants. On lit dans le Frankfurter Journal du 8 novembre 1871 : « Le trésor militaire royal est voté, et par là se trouve mis à la disposition du gouvernement le fonds le plus considéra- ble que jamais pouvoir ait possédé d'une manière à la fois légale et discrétionnaire. La politique du blanc-seing a triom- phé. Rien n'empêchera la main du pouvoir de se fermer et de frapper où bon lui semblera. Le but mystérieux de ce tré- sor militaire est évident pour tous ceux qui ne ferment pas les yeux volontairement, comme les nationaux-libéraux... » < L'épouvantail d'une nouvelle guerre avec la France est sans effet désormais. C'était surtout au petit bourgeois, nature facile à effrayer, que s'adressaient les nationaux-libéraux, quand ils faisaient sonner avec prédilection les paroles belli- queuses des Français. Mais aujourd'hui, le petit bourgeois, jusque dans son petit horizon intellectuel, a parfaitement vu que la France, malgré sa richesse extraordinaire et ses res- sources inépuisables, est pour une série d'années hors d'état de faire une guerre de représailles contre son vainqueur avec chance de succès. Il faut que la France se consolide au point de vue financier, il faut qu'elle comble les vides de ses maga- sins et de ses arsenaux, il faut qu'elle forme et instruise de nouvelles armées organisées selon un nouveau système, il faut qu'elle laisse le temps renouveler les sources du travail et de l'impôt, il faut qu'elle cherche des alliances (or, aujourd'hui, elle est plus isolée que jamais), il faut qu'elle serve aux Alle- mands une longue suite de contributions gigantesques, pen- dant qu'une partie de son territoire reste occupée par l'en- nemi; il faut, enfin (et cela n'est pas le moins indispensable), qu'elle tienne compte du besoin de repos et de rafraîchissc- ment qui se fait sentir avec évidence dans la nation tout en- tière. Telles sont les raisons qui empêchent la haine natio- nale de se mettre au service du militarisme prussien, en sorte que cet épouvantail n'a plus d'effet. A On se met donc en quête d'un épouvantail nouveau, et la Russie fait parfaitement l'affaire. Tout doucement et en ca- chette, mais avec calcul et selon un plan bien arrêté, on tire ce spectre du placard politique. Les journaux des frontières font, avec une prédilection croissante, des récits sur les mou- le vements de troupes russes et les travaux de fortifications; système militaire des deux pays est exposé et examiné, et l'on ne manque pas de faire des comparaisons défavorables à l'Al- lemagne. De temps en temps apparait un télégramme à sensa- tion que la presse zélée reproduit et met en relief. Le démenti officieux, qui se fait longtemps attendre, ne tombe pas sous les M yeux du crédule lecteur ou n'attire pas son attention. Ainsi se forme peu à peu un miasme qui enveloppe les esprits de tous côtés, et qui empoisonne la confiance. C'est surtout de Vienne que partent ces excitations à la russophobie. On donne aux explications que Bismarck a eues avec Gortschakoff un sens arbitraire; on fait ressortir d'un air mystérieux cette circonstance, sans doute parfaitement fortuite, que l'empe- reur Guillaume est allé chasser à Blanckenburg, au moment- même où le chancelier impérial passait par Berlin. On s'épuise en conjectures sur le voyage de l'empereur à Tiflis et sur le voyage du petit prince de Serbie à Livadia, et ainsi peu à peu on remet sur le tapis la question d'Orient. Encore une fois, cette conduite est systématique; et si, pour finir, on cite les paroles de l'empereur Guillaume dans la récente solennité révélatrice qui a eu lieu à Berlin, ce passage où il est dit que << des événements sans nombre pourraient nous forcer à tirer encore l'épée du fourreau », alors l'effet est complet, et le philistin terrifié est convaincu que la meilleure manière de défendre son pfennig, c'est de donner un thaler, pour parer aux éventualités militaires. (( On lisait dans le Frankfurter Journal du 6 octobre 1871 : L'Allemagne est éminemment un État pacifique. La Russie, au contraire, par l'effet de sa situation géographique et du caractère de ses habitants, est forcée d'absorber le plus possible d'éléments étrangers, afin de prendre un rang parmi les grands représentants de la civilisation européenne. C'est pourquoi elle a pris à l'égard de l'Europe une attitude offen- sive... L'issue de la guerre de Crimée ne lui a pas fait aban- donner ses plans, parce que le succès en cette matière est pour elle une condition d'existence. Aujourd'hui elle se pré- pare à agir. A l'intérieur elle fait de profondes réformes; à l'extérieur elle travaille au démembrement de l'Autriche, comme jadis elle a travaillé au démembrement de la Polo- gne, pour la partager à la fin comme elle a fait de la Polo- gne. Elle sait bien qu'elle aura encore la part du lion, et qu'après l'annexion des provinces slaves de l'Autriche il sera bien difficile de lui contester la prépondérance en Europe et en Asie. On ne pourra songer alors à lui disputer Constanti- nople, non plus que Posen et les provinces prussiennes de la Baltique. Démembrement de l'Autriche signifie prépondérance de la Russie en Europe, prépondérance qu'elle exploitera sans pitié, avec le concours des peuples latins, pleins de sym- pathie pour elle. » Si les choses en arrivaient là, on verrait une guerre à mort éclater entre l'élément germain et l'élément slavo- latin... >> ··· ·· M « Cela se comprend, cela ne saurait s'expliquer », aurait dit un diplomate connu à propos de la retraite ou pour mieux dire de la chute du comte de Beust. Le fait est que sa dis- grâce, si disgrâce il y a, emprunte tous les dehors de la faveur. Le comte de Beust quitte les affaires comblé de témoignages de respect, de marques d'honneur. Non-seule - ment l'empereur lui adresse la lettre la plus affectueuse, mais — distinction inouïe de la part d'un souverain esclave de l'étiquetteva lui rendre visite pour mieux le remercier de ses services passés. Naturellement les journaux allemands abondent en commentaires sur l'événement du jour. Au dire des uns, le grand chancelier scrait victime d'une intrigue de .. LA SESSION DES CONSEILS GÉNÉRAUX. 483 cour, et l'empereur aurait jugé prudent d'écarter un homme capable de renverser en quelques jours les plans les plus habiles; mais ces suppositions tombent devant les marques de bienveillance exceptionnelles dont François-Joseph se plaît à combler son ancien ministre. D'autre part, la retraite du grand chancelier peut paraître d'autant plus énigmatique que sa politique est celle du comte Andrassy, son successeur. Il paraît que le comte de Beust, en véritable Allemand, aime à faire des vers à ses moments perdus, et le Wiener Tages- blatt donne un échantillon de cette poésie ministérielle en publiant un petit morceau contemporain des conférences de Gastein. A en juger par ce morceau, qui montre l'homme politique s'effaçant derrière l'homme sentimental, M. de Beust avait en partie prévu ce qui devait arriver. Le Wiener Tagesblatt se laisse gagner par l'émotion du versificateur; mais la Gazette nationale de Berlin, moins prompte à l'atten- drissement, l'accuse tout simplement d'avoir médité la perte de l'Autriche par un projet d'alliance avec Napoléon III. C'est encore à M. de Beust qu'il faudrait, selon ce journal, attri- buer l'initiative des fameux plans relatifs à la cession de la Belgique. L'incendie de Chicago sert de texte, disent l'Echo, l'Econo- mist, le Times, le City Press, à ces gens sur lesquels M. Glad- stone déverse son souverain mépris les alarmistes pour s'étendre sur l'inflammabilité de la ville de Londres. Ils n'ont .point tort, et il faut convenir qu'aucune ville au monde ne présente un amas si compacte de bâtiments serrés et comme empilés les uns sur les autres, de marchandises et de ma- tières exposées à une rapide conflagration. Si l'incendie de la Cité, en 1866, a laissé un souvenir encore vivant dans toutes les mémoires, quels désastres ne produirait pas maintenant un événement de cette nature? Car, aujourd'hui comme alors, s'élève sur ce même emplacement des maisons en bois, des hangars en paille, et, de plus, s'étend un réseau de con- duits à gaz qui porte jour et nuit la lumière dans ce grand corps, en le parcourant comme les veines du corps humain. Dans les murailles, dans les planchers, jusque dans les caves, au milieu des tonnes d'huile et d'alcool, le gaz est partout, et puisqu'il est à peu près impossible de changer la disposi- tion des choses et d'éloigner de la Cité les dépôts de matières inflammables qui l'encombrent, il eût du moins fallu accor- der au chef du service des pompes de Londres l'autorisation qu'il a demandée d'aller étudier sur les lieux les causes qui ont rendu impuissantes les pompes de Chicago. Car il est prouvé que Chicago avait un système de secours contre l'in- cendie aussi complet que celui de Londres; et cependant il a suffi d'une lampe, renversée par la main d'un enfant, pour détruire cette grande ville. Mag" LA SESSION DES CONSEILS GÉNÉRAUX Au moment où nous écrivons ces lignes, les conseils géné- raux auront terminé à peu près partout leur première session. On peut dire aujourd'hui que cette première épreuve de la loi nouvelle a dépassé toutes les espérances qu'on était en droit de concevoir. Soixante conseils, au moins, sur quatre- vingt-six, ont émis des vœux favorables à l'obligation et à la gratuité de l'instruction primaire, à l'obligation du service militaire. Ces résultats ont frappé tout le monde, et à juste titre. Ils fournissent la preuve que la leçon terrible de 1871 n'a pas été perdue. Mais, à côté de ce que publient les jour- naux, ceux de Paris spécialement, il y a le travail intérieur des séances, l'administration des intérêts locaux; s'il faut en croire des renseignements particuliers, ce côté si important de la mission des assemblées départementales est loin d'avoir souffert. Ce n'est pas à dire que les nouveaux venus aient tous dé- ployé les connaissances et l'expérience nécessaires; mais ils ont du moins témoigné d'une grande ardeur à s'instruire, à se rendre compte des choses. Les anciens préfets ont été quelque peu abasourdis de cette nouvelle manière; c'était si commode autrefois! Il suffisait de lire le rapport préfectoral; après quoi, le satrape tournait la tête en regardant ses com- plices, à peu près à la façon de Talleyrand proposant du boeuf À à un infime attaché d'ambassade. On opinait du bonnet en dodelinant la tète, le rapport était approuvé à l'unanimité, Au sortir de cette belle cérémonie, on passait dans la salle à manger et l'on festoyait agréablement. Cette fois, les choses se sont passées tout autrement; on a mis le nez un peu partout, et l'on a fait par-ci par-là quel- ques petits voyages de découvertes assez réussis. A Paris, dans la « capitale des lumières », on s'est aperçu que 67 000 enfants étaient absolument privés de toute instruc- tion. M. Haussmann, qui cherchait avec tant d'ardeur les moyens de dépenser l'argent des contribuables, a manqué là une belle occasion de se distinguer. Dans un des départements de la grande banlieue parisienne, des remaniements et des économies sérieuses ont été opérées sur le service des routes; on a osé toucher à quelques grasses prébendes des ingénieurs des ponts et chaussées. En Bour- gogne, dans le département de l'Yonne je crois, les ques- tions relatives à l'instruction publique locale ont été exami- nécs de très-près. Des bibliothèques, des écoles cantonales, vont être encouragées. Sans doute, il n'en a pas été de même partout. Les conseils du Finistère et de Maine-et-Loire, par exemple, se sont pro- noncés contre le principe de l'obligation et de la gratuité de l'instruction primaire. Ces messieurs pensent, sans doute, comme une brave bourgeoise du Poitou qui me disait un jour, en parlant du peuple: «Mais si ces gens-là étaient in- struits, quelle différence y aurait-il entre eux et nous? » C'était la petite-fille d'un maçon, devenu architecte, grâce à l'instruc- tion qu'il avait pu acquérir. Pour revenir aux conseillers du Finistère et de Maine- et-Loire, cette fois, du moins, grâce à la publicité des séances, on sait ou l'on saura leurs noms; on pourra les mettre en évi- dence, et il est probable que leurs électeurs se chargeront un jour de leur apprendre à vivre. Dans un autre ordre d'idées, cette même publicité des séances a produit ailleurs des résultats assez curieux. On nous cite notamment une famille de propriétaires où, de père en fils, on était conseiller général. Le dernier rejeton de cette dynastie, une manière de petit-crevé de campagne, est élu à son tour après la mort de son pèrè, et inaugure il y a un mois ses nouvelles fonctions. A la première séance, avant l'élection du bureau, sa jeunesse l'élève au rang de secrétaire provisoire. Voilà un homme qui tremble, qui se sent inondé d'une sueur 484 LA SESSION DES CONSEILS GÉNÉRAUX. froide : « Mais, je ne sais rien, s'écria-t-il avec désespoir! Eh! bien! alors, que venez vous faire ici? » lui fut-il répondu. Après cette verte semonce, il est probable que l'enfant don- nera sa démission, ou qu'il cherchera à se mettre au courant. En un mot, depuis un mois, trois mille de nos concitoyens. environ ont été jelés par les électeurs dans les affaires dépar- tementales, avec injonction sérieuse de s'en occuper acti- vement. On a peut-être un peu barboté, par-ci, par-là, mais, à la prochaine session, au plus tard, on pourra très-passablement. nager. Beaucoup de gens qui ne savaient que par ouï-dire ce que c'est qu'un budget, qui ne se doutaient pas de la législa- tion en vigueur, ont aujourd'hui de visu des idées plus précises. Des républicains, des légitimistes, des orléanistes, des catho- liques, des libres-penseurs, se sont trouvés réunis. Ils ont causé, ils ont délibéré ensemble, ils ont été forcés de se faire de mutuelles concessions, de se témoigner des égards récipro- ques. Les réunions étant fort peu nombreuses, il n'a pas été possible de faire de la rhétorique à effet, de remplacer les idées par les mots. Il a fallu faire des rapports, aligner des chiffres, présenter des arguments sérieux. Qui disait donc que la dé- centralisation administrative n'était pas la meilleure de toutes les préparations à la politique générale? A ce propos, n'y aurait-il pas moyen, pour les nouveaux conseillers, de faire bénéficier de leurs connaissances acquises les électeurs qui leur ont procuré l'occasion de les acquérir? Pourquoi, par exemple, chaque conseiller n'essayerait-il pas de petites conférences avec les gens de son canton, où il leur rendrait compte de ce qui a été fait dans le conseil, des raisons qui ont déterminé sa conduite? Ce serait une occasion pour lui d'apprendre à tout ce monde-là ce que c'est qu'un budget, comment et pourquoi les recettes et les dépenses doivent être volées par les représentants élus des contribuables; comme quoi les différentes communes d'un même canton, d'un même département, ont des intérêts communs, ce qui ouvrirait ces esprits à la notion des affaires publiques. Bien entendu, les notions élémentaires d'économie politi- que, l'examen des questions relatives à l'instruction trouve · raient là tout naturellement leur place. En procédant ainsi du simple au composé, du connu à l'inconnu, du particulier au général, du concret à l'abstrait, il serait facile de faire en peu d'années l'éducation politique du pays, de lui faire tou- cher du doigt cent choses qu'il ignore et qui sont le pont aux ânes dans tous les pays libres. En Angleterre, aux États-Unis, en Suisse, ces notions, traditionnellement acquises, ont passé pour ainsi dire dans le sang à l'état d'instinct. Chez nous, par la faute plusieurs fois séculaire des classes supérieures, elles se sont à peu près éteintes. Mais il serait facile de les rallumer; la netteté, la promptitude de l'intelligence natio- nale, nous en sont un sûr garant, si l'on sait bien s'y prendre. Sans compter que le conseiller, devenu conférencier volon- taire, ayant appris à ses électeurs une foule de choses, aurait gagné leur confiance, leur estime et peut-être leur affection. Il y aurait sans doute là une besogne assez rude, mais que de démarches humiliantes, que de tournées fatigantes épargnées. pour le moment de la période électorale ! Puis, après quelques années de cet exercice salutaire, le paysan, le petit bourgeois, se feront une idée très-nette, très- claire, de ce que c'est qu'une assemblée, un budget, une dé- libération relative à des affaires générales; de ce que c'est que la solidarité qui relie les citoyens des différentes com- munes, des différents départements; quand on leur parlera de constitution, de république, de libertés, ils sauront au juste ce que cela veut dire. On s'est beaucoup préoccupé, ces derniers temps, d'un ar- ticle publié par M. Ed. Laboulaye, dans la Revue des deux mondes, sur le pouvoir constituant; il demandait qu'on appli- quât en France le procédé américain, qui consiste à faire faire la constitution par une commission spéciale, puis à la sou- mettre à l'approbation du peuple entier. Pour la première fois peut-être, nous sommes obligé, sur un point, de nous séparer de cet éminent esprit. Il nous semble qu'on pourrait en appeler de M. Laboulaye, écrivain de la Revue des deux mondes, à M. Laboulaye, auteur de l'Histoire des États-Unis. 11 explique à merveille, dans ce dernier livre, comment la constitution américaine n'est point un beau jour tombéc du ciel, proles sine matre creata; comme quoi elle prend ses racines dans la pratique au moins deux fois séculaire des libertés importées d'Angleterre. Quelles que fussent leurs origines respectives, catholiques, puritains, quakers, cavaliers ou tètes-rondes, les colons anglais avaient tous abouti, dans leurs États spéciaux, à des reproductions plus ou moins fidèles de la constitution anglaise, pratiquée d'une façon plus. démocratique. Ils ont en peu de chose à faire pour choisir entre les projets qui leur étaient soumis. En est-il de même en France? La frivolité, le brillant non- chaloir de l'ancienne noblesse, l'égoïsme de l'ancienne et de la nouvelle bourgeoisie, les empiétements de la monarchie absolue, ont, dans des mesures diverses, contribué à étouffer chez nous l'habitude de s'occuper des affaires publiques. Une élite de penseurs et d'écrivains a seule conservé le précieux dépôt; mais il ne faut pas se dissimuler que par leur langage et leurs idées ils ne sont point à la portée de la foule. Il n'y a pas jusqu'à ces habitudes littéraires, ces recher- ches d'expression, cette absence de sens pratique et concret, qui ne contribuent à agrandir le gouffre qui sépare ces deux fractions trop inégales de la nation française. Nous ne pou- vons pas ne pas faire que nos prédécesseurs directs n'aicnt point considéré le peuple comme la gent taillable et corvéable à merci, bonne à souffrir, à payer, à se faire tuer, à se taire sans murmurer, incapable même de pénétrer dans le sanc- tuaire de l'intelligence. · S Qui ne se rappelle le dédain superbe des doctrinaires pour le profanum vulgus ? Qu'est-ce, en revanche, que les efforts. tentés depuis soixante ans pour faire rejoindre l'avant-garde par le gros de l'armée sur la route de l'instruction? Il y là un fait, une faute, un péché originel, avec lequel il faut compter. Nous nous trouvons aujourd'hui dans la situation, véritable- ment inouïe dans l'histoire, d'un peuple qui n'a plus de tradi- tions. Il faut nous refaire des traditions libérales ; il faut, pour le répéter encore, que les classes supérieures fassent acte de gouvernement, c'est-à-dire de dévouement dans toutes les directions imaginables. On le fera, nous en sommes certain. Comme nous le disions en commençant, des indices, vérita- blement significatifs pour qui sait voir, permettent d'appré- cier le chemin déjà parcouru sous la rude impulsion du mal- heur. Mais attachons-nous moins à la forme qu'au fond, et ne mellons pas, comme on dit, la charrue avant les bœufs. C'est ce qui nous paraît pouvoir être objecté au système de M. Laboulaye, et c'est à ce point de vue que nous prenons la liberté de préconiser ici la méthode de l'enseignement des. électeurs par les conseillers généraux, de l'instruction du LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. 485 suffrage universel par ses élus. S'il nous était permis d'insister encore, nous dirions que ce dernier procédé nous semble remettre les choses et les gens à leur véritable place. Quand l'élu aura appris aux électeurs quelque chose qu'ils ne sa- vaient pas, il est impossible que les électeurs continuent à considérer leur mandataire comme un simple domestique. Tout naturellement, par la supériorité de ses lumières, dont ils pourront enfin profiter, par l'effort nécessaire pour les en faire profiter, l'élu acquerra sur ses électeurs l'ascendant, l'autorité nécessaire pour les diriger dans les circonstances difficiles. Ce seront les clairvoyants, ou tout au moins les bor- gnes, qui conduiront les aveugles, et les aveugles ne casse- ront plus leurs bâtons sur le dos de leurs guides. A tous les points de vue, n'est-ce pas un progrès ? RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE CLASSIQUE Tag (LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN) Simplifier l'enseignement classique, non en le restreignant, mais en l'organisant d'après un système plus conforme à l'intérêt de la majorité; à cette fin, convertir en exercices facultatifs, sinon dans toutes les classes, au moins dans les classes supérieures, les exercices dont une longue expé- rience a démontré l'inutilité pour le plus grand nombre des élèves, et, dans ces conditions nouvelles, accorder à ces exer- cices une sollicitude spéciale, affecter le temps gagné par cette simplification du programme obligatoire à une étude. plus approfondie de la langue latine, qui aurait toujours le premier rang dans l'éducation universitaire, de la langue française, qu'on ne connaît point assez, et aussi à celle des langues vivantes, tels nous paraissent être les éléments de la question qu'il faut résoudre. La réforme que nous proposons, nous insistons sur ce point, qui est capital, affermirait l'enseignement classique, bien loin de lui porter atteinte. Loin de nous la pensée de vouloir ébranler ce noble enseignement, qui nous a conservé, comme une tradition vivante el perpétuelle à travers les siècles, le large et viril esprit de Rome et de la Grèce. Nous voudrions, au contraire, que nos élèves sortissent des lycées nourris de la moelle antique; nous voudrions qu'ils pussent lire Tacite à livre ouvert, et ils en sont, pour la plupart, abso- lument incapables; je mets tous les professeurs au défi de me démentir. Nous voudrions qu'ils retirassent de leurs études ce fruit inappréciable de goûter les livres classiques; or, je vous le demande, les professeurs exceptés, les avocats et les magistrats, si l'on veut, parfois aussi quelques vieux méde- cins de province, qui se soucie encore des classiques? Deux ou trois citations banales: tua res agitur, pro aris et focis, arma virumque cano (j'aurais honte de poursuivre l'énuméra- tion!), voilà tout le bagage de nos bacheliers, j'entends des plus distingués parmi eux, voilà les seuls souvenirs qu'ils aient gardés de ces auteurs classiques, qui devraient être les instituteurs du genre humain. Avons-nous besoin de dire que nous ne parlons ici que des auteurs latins? Le grec, auquel on a consacré tant d'heures durant cinq, six et sept années, il n'en est plus mémoire. Peut-être sait-on lire encore, après deux ans écoulés, les mots T C - grecs écrits en lettres minuscules pour les majuscules, il serait téméraire d'y songer! Si du moins nos pauvres bacheliers savaient bien le fran- çais ! Si les auteurs du XVIIe siècle leur étaient familiers! S'ils avaient pris l'habitude d'y chercher les saines traditions du style et de la langue! Ils les ont appris en leçons, c'est un grand point déjà. Ont-ils aussi bien appris à s'y plaire? Main- tenez l'exception que nous avons établie précédemment, ajou- tez à ce petit groupe d'élite les écrivains formés à la bonne école; qui jamais, parmi les autres, songea, le baccalauréat conquis, à ouvrir Pascal ou Bossuet? Nous n'allons certes pas jusqu'à prétendre que l'éducation classique ait été sans profit pour nos écoliers. L'instruction est chose trop délicate pour se pouvoir apprécier sur des données si grossières. Ses résultats ne sont point de ceux qui se comptent et qui se pèsent. Il y a un certain travail latent qui échappe à une observation superficielle, un perfectionne- ment intime et profond de l'âme et de l'esprit, une sorte de transfusion en nous-mêmes de ces belles pensées dont nous avons été nourris. Les élèves n'ont point vécu si longtemps en commerce avec ces beaux génies sans y profiter à leur insu; ils leur disent, il est vrai, brusquement adieu après le diplome; ils ne les connaissent plus désormais, mais ils n'en sont pas moins toujours leurs débiteurs. M - Est-ce là cependant l'idéal de l'instruction classique ? Ne se- rait-il pas à désirer qu'après avoir passé huit ou dix ans sur les bancs du lycée à étudier les langues anciennes, on fût capable de lire les bons auteurs qui ont illustré ces langues ? Ce noble éloge des belles-lettres que nos élèves apprennent en rhétorique (peregrinantur, rusticantur nobiscum, etc.), n'est pour la plupart d'entre eux qu'une amplification vide et men- teuse. Ces muses antiques que le grand orateur nous invite à chérir comme des compagnes de toutes les heures, de tous les temps et de toutes les fortunes, que sont-elles à leurs yeux, sinon des institutions moroses et pédantes, tristes comme ces sombres colléges où elles ont établi depuis si longtemps leur demeure? Quelle peut être la cause de cette imperfection de nos études? Pourquoi cette ingratitude? Pourquoi ce dégoût? Serait-ce que tout enseignement scolaire porte en soi ce vice irrémédiable, l'Ennui, - et qu'il s'exhale de ces pages, sur lesquelles les élèves médiocres ont sommeillé dans leur en- fance, je ne sais quelle odeur de pensum, le souvenir d'un travail forcé et fastidieux ? S Peut-être. Mais il y a une autre raison, qui est capitale. Si, généralement, on n'aime point les classiques, si l'on se hâte de les oublier, c'est que d'ordinaire on s'est arrêté à mi- chemin dans l'étude. On a connu l'ennui qui est inséparable de tout début : mais les joies de la science acquise, mais l'in- telligence libre et facile de toutes ces belles choses, hor- mis quelques élèves,- qui la possède ? Le dégoût ne vient point ici d'avoir trop pratiqué ces auteurs, mais de les avoir prati- qués stérilement et de ne les point connaître. Le manque de temps et le dégoût, telle est, en dernière analyse, la double origine du mal que nous voulons guérir. Que d'heures, que de jours stérilement consacrés à certains exercices profitables, sans doute, à ceux qui savent s'y plaire, mais inutiles et fastidieux pour les intelligences médiocres ou rebelles ! De telles études, qui ne portent point leur fruit avec elles et ne payent point l'élève de ses efforts, doivent être bannies 486 LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. -: de nos programmes obligatoires, et parce qu'elles dévorent un temps considérable, et parce qu'elles engendrent un ennui qui se répand par contagion sur toutes les autres. Est-il besoin de dire que je veux parler ici du vers latin et de l'étude du grec? Nous n'en demandons pas cependant la suppression : nous désirons seulement que des exercices qui ne profitent vérita- blement qu'au très-petit nombre ne soient maintenus dans les hautes classes qu'à titre d'exercices facultatifs. Nous indi- querons ultérieurement comment on pourra leur assurer, sous cette forme nouvelle, des garanties et une sanction effi- caces. Commençons par le vers latin. Le vers latin - Si nous étions chargé d'organiser aujourd'hui l'enseigne- ment d'une langue morte, nous viendrait-il à l'esprit la sin- gulière idée d'exiger de nos élèves des exercices de poésie en celte langue? Irions-nous admettre la versification latine parmi les exercices fondamentaux de notre enseignement clas- sique national, alors que nous bannirions de nos programmes l'exercice de la poésie française ? Avouons-le, la première, je devrais dire l'unique raison d'être du vers latin, c'est la tra- dition, c'est l'habitude: il est parce qu'il est. M Examinons les arguments en usage dans la défense de cet exercice vénérable. - Le plus souvent, on n'argumente pas, ce qui est plus facile. On répond aux idées subversives et révo- lutionnaires par une profonde horreur: infandum! L'Uni- versité ne justifie pas le vers latin: elle l'aime, elle le choie (fovet), c'est son enfant gâté, la joie de cette triste maison qui serait bien sombre sans lui. M On a vu certains savants (parmi eux le regretté M. V. Leclerc), esprits vasles et curieux de toute science, qui portaient dans leur cerveau encyclopédique toute une bibliothèque, sans fai- blir, sans y rien perdre de leur légèreté française, conserver jusqu'au dernier moment le goût délicatement pédantesque. du vers latin il leur fallait, pour les distraire au milieu de leurs in-folio, un peu de poésie, mais une poésie qui ne fùt point tapageuse, et le vers latin était le seul oiseau au- quel il fût permis de chanter dans leur cabinet de béné- dictin. Pour les humanistes, qui ont toujours vécu dans le sanc- tuaire, la poésie latine est à peu près toute la poésie. S'il leur arrive de lire Byron ou Lamartine, ils songent, en les lisant, à la figure que cela pourrait faire en latin; s'attaquer au vers latin, c'est toucher à leur bien propre, c'est leur pren- dre leur Parnasse à eux : ils n'en ont point d'autre. D'ailleurs, -et je le dis sans aucune ironie, - un grand nombre d'entre eux, professeurs éminents, ont su faire entrer tant de belles choses dans ce cadre étroit, et suscité tant de bons poëtes la- tins, qu'ils ne peuvent même pas comprendre qu'on mette en question les mérites de cet exercice sacro-saint. Simplypą Il y a aussi les sceptiques c'est même, hélas! la majo- rité, ceux qui prêchent le vers latin aux jeunes générations sans y croire, ceux-ci par habitude, ceux-là parce qu'ils ont peur de toute réforme, d'autres parce qu'ils ont beaucoup gémi sur leurs Gradus du temps qu'ils étaient écoliers, et qu'il leur en coûterait d'avoir travaillé en pure perte, tous enfin, parce qu'ils y sont obligés et qu'ils savent, d'ailleurs, • pour l'avoir éprouvé, qu'il n'y a point d'exercice de l'esprit qui soit complétement stérile. Si cependant quelque écolier malin leur proposait, à ces tenants de poésie latine, d'y reve- nir pour leur propre compte et d'aligner vingt-cinq vers latins, une fois l'agrégation passée, ils protesteraient longtemps avant de se soumettre à pareille épreuve. M - ! Ils n'en persistent pas moins à soutenir cette cause perdue. Si on les presse, ils ont en réserve quelques arguments qui tranchent tout. Entre autres, l'argument des hommes d'État anglais, qui citent des vers latins. Nous connaissons, pour en avoir usé à l'occasion, cet argument qui a grand crédit dans les classes de rhétorique : si des gens d'affaires comme ceux-là, et qui s'entendent à merveille à équilibrer un budget, culti- vent la poésie latine, c'est qu'apparemment ils y trouvent leur profit; et n'est-ce pas déjà leur ressembler un peu que d'imiter leur docte manie? Soit. Que nos rhétoriciens soient en état de citer Lucrèce et Virgile quand ils gouverneront leur pays, qui pourrait y trouver à redire? Mais nous avons connu tel publiciste de très grand talent, ancien normalien (Prévost-Paradol) et admirateur des hommes d'État anglais, passé maître dans cet art de nuancer le discours de citations fines et discrètes, amenées à propos, et qui savait et compre- nait (comment en douter ?), aussi bien que pas un, ses poëtes: nous n'avons point entendu dire cependant qu'il ait été ce qu'on appelle un élève fort en vers latins. Singulière inconséquence! Vous prétendez qu'il est néces- saire d'avoir versifié soi-même pour goûter les poëtes; c'est là un de vos arguments, quand il vous faut défendre le vers latin: quant à exiger de vos écoliers des exercices de poésie française qui les prépareraient à sentir les beautés de Racine, de Corneille et de Lamartine, vous n'y songez même pas ! Je vous ferai cependant une concession: le latin est une langue morte, et peut-être une initiation plus intime est-elle ici nécessaire pour former le goût de nos écoliers. Maintenez donc, si vous voulez, à titre d'exercices obligatoires, le vers retourné en quatrième (second semestre), et le vers latin proprement dit en troisième et même en seconde jusqu'à Pâques (nous ne sommes point partisans des réformes radi- cales), et fiez-vous, pour le complément de leur éducation. poétiqué, aux commentaires du professeur. La versification latine, dit-on encore, n'est point son but à elle-même ; elle n'a d'autre prétention que d'être un exer- cice très-salutaire de l'esprit et comme une école de préci- sion élégante pour le style. Par l'exercice du vers latin, disait M. Duruy, ministre de l'instruction publique (Discours pro- noncé à la distribution des prix du grand concours, Août, 1867), les élèves assoupliront leur style, ils s'habitueront à chercher « la justesse brillante ou la pointe acérée de l'expression, à enfermer une pensée ou une image en une phrase concise. » Oui, peut-être quelques bons élèves en retireront-ils ce fruit : mais quel travail, quelle peine, pour arriver à assouplir leur style en une langue étrangère ! Êtes-vous bien sûrs qu'ils en écriront mieux en français ? Ce n'est point seulement le style, dira-t-on, c'est l'esprit qui sera, lui aussi, assoupli et fortifié. Il est possible qu'il y ait quelque profit de ce genre, maist un profit bien minime en comparaison d'un si long effort! Et pour quelques-uns qui y gagneront, combien seront à jamais dégoûtés de la poésie latine! Car c'est là l'écueil : tout enseignement qui ne plaît pas dégoûte à tout jamais de la science ou de l'art enseigné. L'élève ne distingue pas entre LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. 487 ce qu'on lui apprend et la manière dont on le lui apprend. Nous croyons avoir réfuté les arguments par lesquels on défend d'ordinaire le vers latin. Étudions maintenant les ré- sultats, et jugeons-les. Nous espérons montrer, par un rapide examen de ce qui s'est fait de meilleur en ce genre, que le vers latin n'est point seulement un exercice qui demande beaucoup et qui rend peu, mais que c'est même un exercice nuisible au bon développement de l'intelligence. Nous pré- tendons qu'il rapetisse l'esprit plus qu'il n'aiguise le style. On lui doit quelques beaux vers-médailles dignes de l'an- tique : Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis. Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis. Nous ne nions pas les mâles et sévères beautés de cette poésie; mais cette sobriété lapidaire convient à l'âge mûr, elle ne convient pas à la jeunesse, dont l'imagination s'épan- che plus volontiers qu'elle ne se recueille. Demande-t-on une poésie plus souple, moins condensée, et qui fasse plus large part à la vie? On se heurte à une diffi- culté d'un nouveau genre. Si vous voulez la vie, vous ne l'au- rez qu'au prix de la correction et de la latinité (1). On pourrait citer telle pièce de vers latins de Milton qui est digne du Pa- radis perdu. Le latin y est manié comme une langue vivante; sous l'ampleur de l'hexamètre antique, majestueux comme la toge romaine, s'agite le souffle puissant, la vague du lyrisme anglais. Cela rappelle tout ensemble la Bible, Lucrèce et le génie du Nord, et il résulte de ce mélange je ne sais quelle barbarie pleine de génie. Pouvons-nous exiger de nos écoliers une poésie de ce genre? Est-ce même pour nous un modèle à imiter, un modèle vrai- ment classique, au sens où nous l'entendons dans l'Université? Que nous reste-t-il alors? Il nous reste cette poésie d'imitation froide et morte, aux couleurs effacées; il nous reste ce labeur mesquin du centon, cette chasse à l'hémistiche à travers les œuvres des poëtes classiques, et plus souvent encore des poëtes de rhétorique couronnés au concours. Car c'est là surtout la plaie et la grande misère du vers latin: nos versificateurs pillent à l'envi leurs devanciers; il y a certains hémistiches que les générations se transmettent les unes aux autres avec une piété exemplaire, des hémistiches à tout faire, des hexamètres-omnibus. Ouvrez les annales du Concours: Quelle monotonie dans les débuts! « Salve, salve iterum! etc., » et les transitions... « Majorem majora decent, » et quelques autres du même genre. Que d'expressions une fois trouvées, excellemment trouvées, je le déclare, et sempiternellement recopiées! Qui ne connaît dans l'Université le fameux et usque Usque infinito felix dominabitur ævo? D'abord on l'avait dit de Napoléon, s'il m'en souvient bien, dans une pièce sur Sainte-Hélène (1840). Puis ce fut la Croix élevée sur les ruines du paganisme (1847). Puis, enfin, c'est la France (dans une pièce de vers latins sur la Maladie de la vigne!!! 1857). Ici il y a une variante : et usque Usque infinito felix dominaberis ævo. (1) Il n'est question, est-il besoin de le dire? dans tout ce travail que du vers latin chez les modernes, de la poésie en langue morte. Dominaberis est substitué à dominabitur, l'avez-vous bien remarqué? C'est là le grand art en vers latins, parce detorta, un larcin ingénieux! Quels que puissent être, aux yeux de certains humanistes, les mérites de ce procédé, il n'en constitue pas moins, selon nous, le vice radical, incurable de la versification latine. Nous ajouterons (même que ce vice va s'accusant de jour en jour. Depuis soixante ans que le champ de la versification la- tinė est exploité par nos écoliers, il s'est singulièrement ap- pauvri. Nos pauvres écoliers auraient le droit de s'écrier, en imitant La Bruyère, le front mélancoliquement penché sur leur Gradus: -Tout a été dit depuis soixante-dix ans (1) qu'il y a des rhétoriciens, et qui font des vers latins! Qu'arrive-t-il? On a commencé par le grand vers latin, franc et large comme le génie antique, et quelque peu em- phalique, comme les vêtements des orateurs de la Restaura- tion. De 1840 à 1850, période de juste milieu, c'est l'âge d'or, le point de maturité: ni emphase, ni préciosité. Peu à peu,- car notre petit monde scolaire a ses modes, tout comme les autres mondes, on s'est éloigné de ces bonnes traditions, par crainte des redites et du lieu commun; on en est venu à priser avant toute chose le délicat et le gracieux. Croirait-on qu'About est célèbre dans les fastes de la licence pour avoir fait ce vers sur Horace : doctus Sermonis lepidi tenues vibrare sagittas? Cela est fin, sobre et de bon goût, qui le nie? Mais encore ne faudrait-il pas s'engouer plus que de raison d'un trait heureux. Il serait à souhaiter que ce fût là un goût particulier à la licence, aux humanistes de profession, aux gourmets en lati- nisme! Mais nos élèves eux-mêmes sont, dès la seconde, blasés Sur le vieux vers latin. Que voulez-vous? il faut du nouveau, on raffine, on décrit en vers ingénieux le chemin de fer et le télégraphe. Mais bientôt cette nouvelle mine elle-même est épuisée : Verba per Oceanum tenui volitantia filo n'est plus de mode; Nunc et verba volant << a fait son temps. Que nous reste-t-il aujourd'hui, sinon de faire dialoguer en vers Horace et ses amis (c'est là qu'on en est en ce mo- ment), et de cultiver ce genre de poésie tout universitaire, et qui est le triomphe du pédantisme délicat? Et c'est là un mouvement fatal: redites ou recherche, copier ou raffiner, il n'y a point de milieu, il faut choisir. Hélas! cette nécessité d'opter pour le raffinement, sous peine de se condamner à une stérilité absolue, ce n'est point seulement dans l'exercice du vers latin qu'elle s'impose à nous. Le discours latin, bien qu'à un degré moindre, n'est-il pas contraint, lui aussi, de la subir? N'en retrouve-t-on pas aujourd'hui la trace dans l'esprit de l'enseignement classique tout entier? (1) On ne parle ici que de la nouvelle Université. On est fatigué du discours latin à grande allure, comme du grand vers latin de 1840: le genre délicat et piquant du pro 488 LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. Archid, des lettres de Cicéron et de Pline le Jeune, est seul dans le goût du jour; l'ample période d'autrefois prêterait à rire. Ce qu'on veut et ce qu'on aime, ce sont les petites sono- rités argentines, le froufrou des flosculi latinitatis; les matiè- res sont, d'ordinaire, tirées de sujets littéraires ou qui prêtent aux allusions: nos rhétoriques sont des académies au petit pied! ― Au reste, il se fait en ce genre de littérature, — pourquoi le nier ? de petits chefs-d'œuvre. Cela est finement pensé, écrit plus finement encore. Il est à remarquer que les lau- réats sont d'ordinaire fils de professeurs (voyez les Annales des concours des dix dernières années), nourris dans le sérail, et initiés dès le jeune áge à tous les secrets du métier. Ils seront un jour eux-mêmes d'excellents professeurs, après avoir réa- lisé à l'école l'idéal du normalien parfait selon M. Nisard, et ils transmettront leur science ou plutôt leur art à des fils qui remporteront les mêmes triomphes et suivront la même voie que leurs pères. Ils sont les enfants gâtés de l'Université, l'alma parens, — qui est faite pour eux comme ils sont faits pour elle tout est pour le mieux, et j'applaudis. Mais les autres, ceux qui ne sont pas de la famille, qui ne se destinent point à l'enseignement, et qui ne seront jamais appelés à prononcer le discours latin à la cérémonie du grand concours, qu'ont-ils besoin, je vous le demande, de cette gen- tillesse académique? Et la France, qui demande, pour accom- plir ses destinées, des générations mâles et fortes, que fera-l- elle de ces jeunes gens dressés par vous à composer de spirituels panégyriques dans le goût de Pline le Jeune et à bemboniser en latin fleuri, comme si l'Université avait pour mission de fournir de secrétaires la chancellerie romaine! Revenons à notre sujet, qui est le vers latin. Nous crain- drions, en élargissant notre projet de réforme, de le compro- mettre. D'ailleurs, nous ne sommes point partisan des révolutions, pas plus en matière d'enseignement qu'en matière politique. Nous demandons peu d'abord, pour obtenir ensuite davantage, si l'expérience démontre tout ensemble l'opportunité de cette première réforme que nous proposons aujourd'hui et son in- suffisance. Même dans cette question du vers latin, nous repoussons la solution radicale, qui consisterait à supprimer le problème, au lieu de le résoudre, et à prononcer la condamnation sans ap- pel d'un exercice depuis si longtemps en honneur. Nous considérons que si cet exercice est fastidieux pour la majorité, par suite nuisible à l'ensemble des études classi- ques, par la dépense de temps qu'il exige, et par cet ennui et ce dégoût qui ne peuvent s'attacher à une partie de l'ensei- gnement scolaire sans que celui-ci en (souffre par contagion tout entier. Il est cependant cultivé aujourd'hui encore avec succès, bien qu'avec un profit contestable en raison du temps dépensé, - par une minorité d'élite... Nous reconnaissons que le modeste exercice du vers re- tourné rend de réels services, et que celui même du vers latin proprement dit est généralement salutaire pendant quelques mois, jusqu'à ce que l'attrait de la nouveauté, qui met en éveil tous les esprits, ait fait place, comme il arrive bientôt pour le plus grand nombre, au dégoût et la nausée. Pour nous résumer, nous comprenons la versification latine sous ces trois formes, mais sous ces trois formes seulement : Gymnastique enfantine en quatrième; Expérience en troisième et dans le premier semestre de seconde. A partir de là, nous l'appelons poésie, et il devient un exercice de luxe qui n'admet pas la médiocrité. 1 Conséquemment : Cet exercice doit être maintenu à titre obligatoire pour la quatrième (vers retournés), pour la troisième, la seconde même, si l'on veut, jusqu'au second semestre exclusivement, à cette fin que les aptitudes à la poésie, même sous cette forme insuffisante du vers latin, soient provoquées et puissent s'affirmer par l'expérience. Dans le second semestre de la seconde et en rhétorique, cet exercice, qui fera l'objet de deux devoirs par mois, sera maintenu à titre facultatif. Les écoliers qui en ont le goût continueront à s'y adonner, comme par le passé, avec zèle et profit; les autres,-les incapables ou les rebelles, qui sont le très-grand nombre, soixante-cinq sur quatre-vingts! - ne seront plus condamnés à un travail ingrat et stérile que j'appelle, de son vrai nom, la corvée de l'enseignement classique. La poésie latine, dépouillée de son privilége, devra se résigner, comme la poésie française, à plaire au lieu de contraindre. Le quadruple exercice de la traduction, de la lecture, de la leçon et du commentaire, lui constituerait, à ce qu'il semble, une très-honorable retraite. Une objection se présente : n'est-il point à craindre que dans ces conditions nouvelles le vers latin ne soit pour nos écoliers, accoutumés depuis longtemps au régime de la con- trainte, comme une faculté frappée de déchéance et destituée de toute utilité aussi bien que de toute sanction? Nous ne le pensons point; nous avons confiance dans le zèle des bons élèves, dans l'efficacité des exhortations du professeur, dans l'attrait naturel d'un exercice poétique, quel qu'il soit. Peut-être pourra-t-il se faire que dans telle classe de rhéto- rique qui ne serait composée que de dix ou douze élèves (il y en a!), le vers latin compte peu de fidèles; mais ce danger n'existerait point pour les classes des lycées plus importants, où le nombre des concurrents entretient une émulation salutaire. Peut-être même arrivera-t-il (nous n'oserions point l'affir- mer, mais cela peut être) que le vers latin déplaise moins aux écoliers médiocres quand il ne s'imposera plus à eux par la contrainte : quelques-uns d'entre eux se laisseront séduire à la lecture des bonnes copies, et seront tentés de faire, eux aussi, l'essai de leur talent poétique. On voit que nous ne sommes pas ici partisan d'un « clas- sement par spécialités », qui convertirait quelquefois en une décision irrévocable le caprice ou la paresse d'un moment. Nous voulons que l'exercice du vers latin demeure comme une arène perpétuellement ouverte à tous. La classe entière assistera, comme par le passé, à la correction, et rien ne sera changé à l'état actuel, sauf la substitution d'une autorisation franche et complète de ne point faire le devoir à cette faculté d'user ou de ne point user du lege, quæso, qui main- tient l'obligation du devoir, alors même qu'elle supprime l'obligation du travail réel, mesure de tout point mauvaise, qui ne va qu'à engendrer le dégoût, et qui gâte l'esprit comme le pensum gâtait la main. Mais la discipline de la classe ne sera-t-elle pas rendue par là difficile? Ceux qui se seront abstenus prêteront-ils une attention suffisante à la correction du devoir? V ✩ ļ LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. 489 La réponse à cette dernière objection est facile. Sont-ils donc des auditeurs bien zélés, au jour de la cor- rection, les élèves qui ne font leur devoir que pour la forme, selon l'expression vulgaire, sans désir d'être lus, sans travail, mais non sans ennui ni sans gaspillage de minutes et d'heures cependant? Ils arrivent en classe fatigués, comme on l'est à la suite de tout labeur stérile, si peu qu'il ait coûté, et ils se vengent de leur incapacité ou de leur paresse par le dédain. Peut-être assisteraient-ils avec plus de plaisir à la correction du devoir s'ils n'étaient que les juges du tournoi poétique. Qui sait si l'envie ne leur prendrait pas de se mêler, eux aussi, à la lutte? Cependant, et ce ne serait pas là une des modifications les moins salutaires, il y aurait lieu de réduire, comme nous l'avons proposé plus haut, le nombre des classes affectées à la correction du vers latin: deux devoirs par mois suffi- sent (1). Les bons versificateurs n'y perdraient rien, car ils ne dépassent guère ce chiffre dans la pratique, et une classe de plus pourrait être consacrée tous les quinze jours à l'exer- cice de la version latine. S On le voit par ce dernier mot, comme on l'a pu comprendre à la lecture des premières pages de ce travail, ce serait se méprendre singulièrement que de voir en nous un adversaire des études latines. Nous voulons que ces études deviennent ce qu'elles doivent être, non plus seulement une « gymnas- tique intellectuelle »>, grand mot sous lequel on dissimule souvent l'absence de résultats réels, mais une initiation véritable à l'intelligence de la langue latine et du génie latin (2). LA VERSION ET L'EXPLICATION On ne fait point à la version et à l'explication une assez large part dans le système actuel. Quel exercice cependant serait plus profitable? Quel meilleur moyen saurait-on trouver d'étudier tout ensemble le latin et le français dans les rap- ports de leurs génies? La version est une école de langue, de style et de pensée. Elle peut et doit, tout aussi bien que le discours latin ou français, donner lieu à ces développements qui ajoutent à l'utilité de l'interprétation serrée et patiente d'un texte le charme et l'utilité non moins grands d'une ex- cursion en tous sens à travers la philosophie, la littérature et l'histoire. Ces deux exercices se complètent l'un l'autre, et leur alliance fait progresser du même pas, dans le développe- ment des esprits, la largeur et la précision. Mais la version latine et l'explication, telle qu'on la pratique actuellement, ne suffiraient point encore. Quelques pages d'historiens et de philosophes, quelques centaines de vers traduits sous forme d'explication et de version, toujours de misérables fragments, jamais les œuvres elles-mêmes dans leur unité majestueuse! En vérité, il faudrait être bien opti- miste pour se déclarer satisfait. Faire une étude minutieuse d'un bras et d'un nez (s'il est possible de comprendre les dé- tails sans connaître l'ensemble), c'est bien: mais contempler la statue et l'admirer tout entière est mieux encore. La vraie jouissance de l'art est à ce prix. (1) C'est le nombre adopté dans les rhétoriques de Paris. La pro- vince, qui est moins libre, n'ose pas, ou elle se cache et ruse avec les inspecteurs généraux, ce qui est pis. (2) Nous parlerons plus loin du grec. 2º SÉRIE. REVUE POLIT. Add Pourquoi n'accoutumerait-on pas les jeunes gens à lire plus qu'ils ne font ? Pourquoi ne consacrerait-on pas deux ou trois heures par semaine à des explications de plusieurs pages, ex- plications accompagnées de commentaires rapides, sorte de lecture préparée par les meilleurs élèves et dirigée par le professeur? Tout d'abord, la pratique de cet exercice pourrait être dif- ficile. Il y a là un cercle vicieux; pour lire, il faut comprendre, et les préparations seraient longues. L'obstacle ne nous fait point peur. Les premiers de la classe donneraient l'exemple avec un peu d'effort; ils y prendraient goût, à mesure que la tâche leur deviendrait plus aisée, et tout suivrait. Ce genre d'explication rapide serait le complément et le dé- lassement de l'explication laborieuse actuellement en usage et qui serait plus que jamais maintenue, comme la base même de l'enseignement classique et le frein nécessaire d'une mé- thode plus aventureuse. Il donnerait aux esprits la prompti- tude et l'agilité qui décuplent la force. Il serait une prépara- tion indirecte et sans danger à cet exercice périlleux de l'improvisation, qu'on ne saurait admettre dans les program- mes scolaires, mais qui revendique impérieusement sa place dans l'éducation du jeune homme. Mais ce n'est là qu'une question de pratique et d'applica- tion. Ce qui importe, quels que soient les moyens employés, c'est que nos élèves retirent de leurs études, avec une con- naissance plus étendue et plus solide des bons auteurs, le goût des classiques et de l'antiquité; c'est que le jeune homme qui entre dans la vie muni d'un certificat d'études et d'un diplôme de bachelier n'en soit pas réduit six mois plus tard à cette ignorance misérable du lalin et des auteurs latins qui discrédite l'enseignement classique. On nous accusera de méconnaître les bienfaits de cette « gymnastique intellectuelle », qui est une chose très-pré- cieuse, et un mot plus précieux encore. On nous traitera d'utilitaires. Utilitaires! oui, nous le sommes: car nous de- mandons à l'enseignement classique de mieux payer le temps qu'on lui consacre, et de justifier son nom en propageant la connaissance de la langue et de la littérature latines dans un pays d'enseignement classique où l'on ne trouve pas, deux ans après le diplome, un latiniste sur mille bacheliers ! A La réforme que nous proposons ne corrigerait pas seule- ment ce vice de l'enseignement scolaire : elle donnerait une base plus solide à toutes les professions libérales. La littérature serait maintenue dans les saines traditions, et le caractère na- tional lui-même y gagnerait de se retremper perpétuellement à une source de dignité et d'indépendance virile. Le gree B Mais de si beaux résultats ne sauraient être obtenus par la seule conversion du vers latin d'exercice obligatoire en exer- cice facultatif. L'enseignement du grec doit être, lui aussi, transformé, mais plus radicalement, et faire l'objet de confé- rences spéciales, destinées seulement aux élèves qui se con- sacreraient volontairement à l'étude de cette langue. I. .20. V Tout d'abord, cela émeut; il semble que l'on va dérací- ner l'enseignement universitaire de ses antiques fondements; mais ce n'est là qu'une illusion; frappez et taillez sans crainte: l'arbre est chétif et malade, c'est lui rendre la vie. — } 490 LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. Notre méthode sera celle que nous avons suivie pour la réforme du vers latin : 1° Supprimer l'enseignement du grec là où il est inutile, où les bons résultats ne compensent pas le temps perdu et les conséquences mauvaises. 2º Pour la minorité d'élite qui voudra s'y consacrer sérieu- sement, l'organiser sur de plus fortes bases et lui accorder une protection spéciale. J Nous savons tout ce qu'on peut dire de l'utilité des études grecques: le génie français et le génie grec ont de singu- lières analogies, nous l'accordons; Athènes est plus grande que Rome, la race grecque a eu, par-dessus toutes les autres, le don de sentir et d'exprimer le beau, qui le nierait ? L'intelligence du grec n'est point inutile à celle du français; la littérature française recevrait une grave atteinte le jour où l'étude du grec serait bannie de l'enseignement classique. · Soit encore, on n'y contredit pas. Et cependant qui préten- drait que nos écrivains de talent, j'entends les meilleurs, ceux qui ont suivi, en ce siècle de littérature mélangée el trouble, la bonne tradition du génie français et de la langue française, soient de grands hellénistes ? J'en prends vingt au hasard, et j'affirme que, dans le nombre, il ne s'en trou- vera pas deux qui soient capables d'expliquer, je ne dis pas Thucydide, mais Plutarque à livre ouvert. Que produit l'enseignement du grec dans les lycées, cet enseignement qui dure six ou sept années? Montrez-moi un de vos bacheliers, j'excepte les élèves de l'École normale et les professeurs, un bachelier ayant passé victorieuse- ment les épreuves de l'explication grecque, qui puisse me dire, avec leur signification en français, deux cents mots grecs une année seulement après le baccalauréat: j'affirme, sans crainte d'être démenti, qu'il n'y en a pas vingt sur mille qui en solent capables. Mais peut-être, à défaut du souvenir des mots et de la con- naissance de la langue, a-t-on gagné à ces études d'avoir été initié au génie grec et au sentiment des belles œuvres qu'il a enfantées. La mémoire a peu profilé, mais l'intelligence s'est, pour ainsi dire, élargie: on a connu de nouveaux aspects de la pensée; on a appris comment l'esprit humain, partout identique avec lui-même dans son essence, revêt cependant des formes diverses, selon les races et selon les lieux et les temps. De tels résultats peuvent-ils être obtenus dans l'état actuel de l'enseignement du grec? Nous répondons sincère- ment: oui; car le professeur habile saura toujours corri- ger le vice du système. Nous pourrions même citer, s'il en était besoin, des exemples. Et cependant, qui ne sait, - car c'est toujours là qu'il en faut revenir, qui ne sait que l'étude du grec n'inspire que dégoût à la majorité des élèves, et qu'elle est, pour cette majorité, non-seulement fastidieuse, mais stérile? Mieux vaudrait une lecture, accompagnée de commentaires, de quelques bonnes traductions d'auteurs grecs. Il n'y aurait là qu'un pis-aller, nous l'avouons, on ne connaît point vraiment la littérature, lorsqu'on ignore la langue. Mais quoi! une ignorance absolue et de la littéra- ture et de la langue est-elle donc préférable? Pour moi, je prétends que les jeunes filles auxquelles on fera lire et admi- rer dans de bonnes traductions Eschyle, Sophocle, Euripide, Thucydide, seront capables d'en remontrer, pour la connais- sance du génie grec, à leurs frères, bacheliers ignares qui ont consacré six années à traduire cinq ou six cents pages car Vendor and ― Spy M 1 d'auteurs grecs dont il ne leur reste pas une idée, pas un mot dans la tête. Reste l'éternel argument de la « gymnastique de l'esprit ». L'étude du latin, telle que nous la voulons, constituera, selon nous, une très-suffisante gymnastique. Mais les exercices seront moins variés, puisqu'on n'étudiera plus qu'une seule langue classique. La suppression de l'étude obligatoire du grec sera compensée par la place importante qui sera faite dans les programmes nouveaux à l'enseignement des langues vivantes. Un exercice profitable aura été substitué à un exer- cice bien souvent stérile, voilà tout le changement. Il y a encore l'argument des étymologies, argument puéril, analogue à ces réponses qu'on fait aux petits enfants, pour satisfaire à peu de frais leur curiosité enfantine. Un père de famille trop curieux veut savoir ce que son fils pourra bien gagner à consacrer tant d'années au grec et au latin : on lui répond qu'il faut être latiniste pour savoir l'orthographe, hellé- niste pour comprendre le sens du mot « catarrhe » et du mot « anémie », et le brave homme rentre au logis, enchanté et convaincu. S Wa Prenez-moi cependant tous vos beaux hellénistes, et inter- rogez-les ils ne vous diront pas l'étymologie de vingt mots scientifiques. Prenez un ignorant, et faites-lui apprendre dans ce but spécial quelques racines grecques bien choisies : il sera plus fort sur la matière en huit ou quinze jours que tous les lauréats de version grecque du grand concours. Je ne fais point ici la critique de l'enseignement actuel; je le félicite, au contraire, de n'avoir point souci de ces con- sidérations mesquines. Je n'en veux qu'à cet argument ridi- cule, dont il convient de faire justice. LE NOUVEL ENSEIGNEMENT DU GREC. L'étude du grec ne commencera qu'en seconde... Le temps qu'on lui donnait dans les classes inférieures sera consacré plus utilement au français, au latin, à l'étude d'une langue vivante. L'étude du grec sera obligatoire pendant les premiers mois. de la classe de seconde, soit, si l'on veut, jusqu'à Pâques, afin que tous les élèves sachent lire le grec, apprennent les verbes, dont il importe qu'ils connaissent les parfaits, et en général les racines, qui sont la base de nos langues scientifiques. A partir du second semestre de la classe de seconde, cette étude sera facultative, comme le vers latin, avec cette dif- férence que l'enseignement du vers latin, dans notre système, demeure commun à tous, tandis que le grec devra faire l'objet d'un cours spécial auxquels assisteront ceux-là seuls qui auront voulu le suivre activement et par libre choix. Cet enseignement, qui sera continué pendant les deux années de rhétorique, trouvera en philosophie (1) dans la traduction et l'interprétation des philosophes grecs une de ses applications les plus fructueuses. Où trouver les trois heures qu'il faudra consacrer chaque semaine à l'enseignement facultatif du grec ? S'ajouteront-elles au maximum d'heures fixé pour chaque classe, ou seront-elles prises sur ce maximum ? (1) Deux années également, grâce à l'excellente mesure de M. Duruy. LA QUESTION DU GREC ET DU VERS LATIN. 491 La première solution doit être écartée, pour éviter un surcroît de travail aux professeurs et aux élèves. Il convient donc de s'arrêter à la seconde solution, qui consacre, comme par le passé, une classe par semaine, soit deux heures, à l'enseignement du grec. (1) Les élèves qui ne suivraient pas cet enseignement seraient contraints d'assister à un cours supplémentaire de langue vivante. Ce cours n'aurait pas lieu cependant, si la pratique permet cette dis- position, aux mêmes heures que le cours de grec, afin que les élèves zélés fussent à même de suivre les deux enseigne- ments. P La faculté de l'abstention, en ce qui concerne l'étude du grec, ne constituerait donc pas pour les élèves une sorte de droit à la paresse, mais seulement la liberté d'opter entre deux enseignements selon leurs aptitudes, le vœu de leurs parents et la carrière qu'ils auraient dessein de tenter. Les élèves sortiraient du lycée sachant ou bien le grec et le latin, ou le latin seulement et une langue vivante sérieu- sement apprise (2). Ainsi, à côté de l'enseignement ancien subsistant plus fort que jamais dans son intégrité, serait constitué un enseignement mixte, plus limité mais plus so- lide que l'enseignement actuel dans sa partie classique, plus conforme aussi aux aptitudes de la majorité, et qui ferait, par l'exercice des langues vivantes, une plus large part aux besoins nouveaux. L'avenir de l'enseignement classique en France est à ce prix. Une réforme opportune pourrait seule conjurer le péril d'une désertion qui est imminente. Mais le nouveau système proposé par nous ne semble-t-il pas condamner l'enseignement du grec à cette désertion pro- chaine, dont nous voulons préserver l'enseignement classique? N'est-ce point une tentative singulièrement périlleuse, en pays français, que de désarmer du jour au lendemain une institution quelconque, si utile qu'elle puisse être entre toutes, du droit d'imposer ses bienfaits? Seront-ils bien nombreux les écoliers zélés et sérieux qui s'adonneront à une étude par goût de cette étude, par désir de savoir, et qui doubleront volontairement leur tâche « pour l'amour du grec »? Hélas! nous n'oserions point l'espérer. Pauci utinam! mais il ne se peut point que cette élite, cette vaillante poignée de dis- ciples volontaires, fasse défaut à l'enseignement d'une langue. et d'une littérature incomparables. Sans doute la suppression de l'obligation rendra difficile (non impossible cependant)l'enseignement du grec comme celui du vers latin, dans les lycées de troisième ordre. Mais dans les lycées d'ordre supérieur, où le mouvement intellectuel est plus actif, où le baccalauréat n'est point l'unique stimulant du travail et le dernier terme des plus hautes ambitions, la nécessité d'apprendre le grec pour les élèves qui se pré- parent à Él'cole normale, l'exemple de ces élèves (3), les (1) Si une classe de deux heures ne suffisait point, il y serait ajouté une conférence d'une heure par semaine. (2) Il serait à désirer que quelques élèves de l'École normale fussent envoyés, après la seconde année d'école, dans les pays étrangers. Ils seraient au retour (après un séjour de deux années dans le même pays), d'excellents professeurs de langue et de littératures étrangères. (3) Avons-nous besoin de dire que nous voulons que l'enseignement du grec soit maintenu et même fortifié à l'École normale? Prétendre, comme on le fera sans doute, que les élèves de l'École normale s'adonneront au grec avec moins de zèle, parce que l'étude du grec ne sera plus obligatoire dans les lycées, ce serait faire injure à des esprits sérieux et qui savent aimer la science pour elle-même. Les exa- mens, en tout cas, seront là, raison dernière et efficace. exhortations des professeurs, celles des pères, quelquefois aussi le désir naturel de s'instruire et de remonter jusqu'aux origines de la littérature classique, la tradition enfin qui ne perdra pas si vite son empire, d'autres influences encore et d'autres causes du même ordre s'uniront pour assurer le recrutement annuel des écoliers-hellénistes. Ce que l'on peut affirmer sans hésitation, c'est que de tels élèves travail- leront avec zèle et bravement, en vrais volontaires. D'ailleurs l'enseignement du grec ne sera point destitué de toute sanction. Il y aura, comme par le passé, des examens et des récompenses. L'Association qui s'est fondée pour patronner l'enseignement du grec arriverait facilement à ramasser des fonds assez considérables pour instituer non pas un, mais deux ou trois prix extraordinaires. Les examens, qui constituent (dans le système actuel) la sanction la plus efficace, pourront être du plus grand secours. Nous avouons avoir peu de confiance (en ce qui concerne le grec, dont nous nous occupons spécialement ici) dans cette modification du¡ baccalauréat qui consiste à admettre « à côté des matières obligatoires de l'examen ordinaire, » certaines « matières facultatives (1) » sur lesquelles le candidat pour- rait se faire interroger. Les élèves médiocres ou paresseux auront-ils la prévoyance ou le courage de se prémunir de si loin, au prix d'un travail supplémentaire, contre les mau- vaises chances de l'examen ? Il est permis d'en douter. Quant aux élèves forts, ils n'ont que faire de cette concession, et leur application volontaire à l'étude du grec mérite une ré- compense plus réelle. Il y aurait lieu de créer pour les hellénistes un examen spécial, un baccalauréat d'un degré supérieur. Peut-être serait-il encore préférable de provoquer les can- didatures à la licence en dehors du cercle universitaire, en modifiant convenablement le programme de ces examens. Un élève distingué est en mesure, ou peu s'en faut, au sortir de la classe de philosophie, de subir avec succès l'épreuve des compositions écrites. Que de sujets studieux et brillants, qui pourraient préparer si commodément leur examen oral de licence, durant les loisirs de leur première année de droit (2), se résignent à n'être que de misérables bacheliers ! C'est que le vers latin a peu d'attraits, quand on a passé l'âge ! Le thème grec, cet excellent exercice dont nous ne contestons nullement l'utilité, n'est point fait non plus pour séduire. Que voulez-vous? il ne séduit pas, c'est ainsi, il faut bien se rendre à l'évidence. Nous proposons de substituer à l'é- preuve des vers latins celle de la version latine et la version grecque au thème grec (3). Mais, dira-t-on, il faut savoir faire le thème, pour se bien tirer de la version. Nous répondons qu'on aura fait des thèmes au lycée. D'ailleurs, qu'importe? Si la version est bonne (et nous croyons qu'elle pourra l'être, malgré l'abandon du thème), qu'avez-vous à dire ? Jugez la fin, sans vous en- quérir des moyens. Nous espérons que cette réforme ou tout autre système de modifications analogue aura pour conséquence un accroisse- ment sensible du nombre des candidats à la licence. L'im- Mar M (1) Rapport présenté à l'empereur par le ministre de l'instruction publique (mars 1868). (2) Tout en redoublant la philosophie. (3) L'exercice du thème grec subsisterait à l'École normale, et serait maintenu aux examens d'agrégation. 492 pulsion une fois donnée en ce sens, pour peu que la mode s'en mêlât un peu et que l'habitude succédât à la mode, nous aurions cause gagnée : le grade de licencié serait recherché par tous les humanistes comme la véritable sanction des études classiques, et le baccalauréat deviendrait le partage de la plèbe universitaire. L'enseignement du grec bénéficierait singulièrement de cette réforme de la licence et de ce mouvement des esprits, dont l'heureuse influence se répandrait sur l'enseignement classique tout entier. A t LA DÉCENTRALISATION ET LE PARTI RÉPUBLICAIN. DE LA DÉCENTRALISATION (1) II HENRY ARON. OPINION DU PARTI RÉPUBLICAIN On a souvent dit que le plus grand obstacle à l'établisse- ment de la république en France venait des républicains. Cette pensée, qui ressemble à un paradoxe, renferme une vérité très-profonde. Ce n'est pas sans doute parce qu'il y a des républicains que la république est si difficile à établir en France, mais parce que les républicains ont montré qu'ils n'avaient aucune notion des véritables conditions, des condi- tions nécessaires à la fondation d'une république. Au pou- voir comme dans l'opposition, et dans l'opposition comme au pouvoir, ce parti a été chez nous le plus impolitique et le plus stérile de tous les partis. La cause de ses erreurs et de ses fautes n'est point superfi- cielle; elle est profonde, au contraire, et vient de haut; elle se rattache à l'éducation politique et morale de plusieurs gé- nérations. Nous n'avons point l'intention de faire ici un exposé de philosophie, nous dirons seulement qu'il est deux points de la doctrine, ou plutôt de la méthode de Descartes, d'où l'es- prit politique du xvn° siècle nous semble entièrement dériver. Ces deux points sont, d'une part, le doute absolu, posé à l'entrée du monde de l'intelligence; de l'autre, le principe moral enlevé à l'homme et ramené à la volonté arbitraire de Dieu. (1) Voyez le nnméro précédent. Quand Descartes se place en dehors de tout ce qui a été jusqu'alors connu et affirmé, quand il fait table rase des tra- ditions comme des croyances el reconstruit ensuite sur une idée pure ce qu'il a détruit, il est dans son droit de penseur et dans son rôle de métaphysicien. Le doute placé à l'origine de toute science spéculative en est un des plus précieux éléments, car rien ne doit borner la liberté de l'esprit vis-à-vis de lui-même. Mais si l'homme est absolument libre devant la raison, il est toujours plus ou moins enchaîné dans la vie, et le législateur qui s'appuie du philosophe pour instituer la destruction et la réédification ra- tionnelle des sociétés comme un procédé politique, tombe dans une erreur qui consiste à confondre les éléments de l'idéal et les éléments du réel, et à appliquer à une série la méthode qui ne convient qu'à l'autre. Or, cette erreur a été particulièrement celle du xvire siè- cle, et, en poursuivant l'analyse, nous trouvons que le second point de la théorie de Descartes l'a complétée. Si, en partant du doute absolu, Descartes n'avait détruit la tradition qu'au profit de la conscience; s'il avait, comme Kant le fit plus tard, édifié la morale sur l'individu et lié le droit au devoir d'une façon inséparable, il donnait un fonde- ment rationnel à la liberté politique, et en même temps il lui donnait un guide. Mais Descartes, au contraire, ramenant toutes les lois mo- rales à la volonté de Dieu, pose l'arbitraire à la racine du pou- voir et ravit à l'homme sa défense. De là, il n'y a plus en politique de droit individuel, et la souveraineté du but devient la seule loi. De même que Dieu détermine avec le bien par- fait les voies par lesquelles on doit l'atteindre, de même les gouvernements doivent faire le bonheur des citoyens, sans que ceux-ci s'en mêlent. C'est la vraie théorie de la tyrannie royale, et les philoso- phes révolutionnaires l'adoptent à la suite du maître et la glorifient réellement dans son principe. Plus tard, nous les verrons s'en emparer et la faire servir au gouvernement de la majorité, sans y changer autre chose que le nom du sou- verain. - Ainsi, la Révolution instituée comme un procédé rationnel de progrès, l'idée de la légitimité du pouvoir ramenée à l'utilité du but, la politique transformée en théorie de l'absolu, telles sont les erreurs dont nous venons de mon- trer l'origine philosophique et qui vont présider avec les révolutionnaires républicains aux destinées de notre pays. Ces erreurs, il faut le dire, trouvaient dans les tendances de l'esprit national un terrain admirablement préparé. Nous avons naturellement en France le goût de l'unité abstraite et de la belle ordonnance qui caractérise les lignes de géomé- trie, et nous nous plaisons volontiers à concevoir les sociétés comme des systèmes d'abstractions qu'on construit de toutes pièces; de là notre faiblesse dans la science du gouver- nement. C'est qu'en effet, si la politique trouve dans la conscience et dans la raison certains principes fixes et invariables, si elle part du droit et si elle se propose la justice, elle n'en est pas moins quant aux moyens émi- nemment une science d'expérience. Les sociétés ne vien- nent point au jour à la façon des théorèmes, dont tous les éléments convergent régulièrement vers la solution. Les so- ciétés sont des ensembles de faits déterminés peu à peu dans l'histoire par le contact des hommes, par les rapports d'abord instinctifs, ensuite réfléchis, que les penchants réciproques, l'intérêt commun, la conscience morale, établissent entre eux. De ces rapports incessamment renouvelés naissent un amas de croyances, d'opinions, d'usages, de coutumes et d'institu- tions auxquels viennent se joindre, à la suite du temps, les événements écoulés, les souvenirs, les légendes, héritage commun des générations. Ainsi, le passé s'unissant au pré- sent forme, sous le nom de tradition et de droit public, l'ordre des sociétés. Cet ordre, si incomplet qu'il soit, re- présente l'unité de la nation, son caractère propre, sa vie, sa puissance, et comprend tous les contrats tacites ou avoués qui la constituent et desquels dérivent une série de droits po- sitifs, conventionnels peut-être au point de vue absolu, mais qui n'en sont pas moins légitimes dans la mesure où ils ont été reconnus et acceptés. A Le développement normal d'un peuple ne saurait donc con- M LA DÉCENTRALISATION ET LE PARTI RÉPUBLICAIN.- 493 sister dans la violente destruction de cet ordre, mais dans sa transformation en vue d'un idéal supérieur et au moyen d'une série de transactions qui ménagent des intérêts très-divers. Voilà ce que les révolutions n'admettent pas. Se mettant au point de vue du droit absolu, elles méconnaissent et vio- lent systématiquement tous les droits relatifs et acquis, et ainsi, sous prétexte de justice, elles vivent d'injustices. Aussi sont-elles presque toujours désastreuses et stériles dans leurs conséquences, alors même qu'elles paraissent dans leurs prin- cipes le plus conformes au bien et, d'une manière générale, nous en combattons la théorie. Néanmoins, tout en proscrivant en soi l'esprit et les procé- dés révolutionnaires, comme il n'y a rien d'absolu dans les choses humaines, nous reconnaîtrons en même temps qu'un peuple peut se trouver dans une situation historique telle, avec un état général si tendu, des intérêts si antagonistes, des classes si divisées, et tant d'aveuglement et de haine ré- ciproques dans les esprits, qu'une révolution y soit inévita- ble. Cette situation était peut-être celle de la France en 1789. Mais en pareil cas, pour qu'une révolution ait chance d'abou- tir, il faut que ceux qui la préparent et qui la guident aient, non-seulement une idée nette du but auquel elle tend, mais se rendent compte des dangers qu'elle court, des obstacles qu'elle rencontrera, afin d'éviter les uns et de surmonter les autres. Or, le xvшe siècle était bien loin de là. Les esprits dominés, comme nous l'avons vu, par le courant cartésien, s'y croient dans la théorie pure, fort au-dessus de l'expérience; on dé- truit dans le vide, on reconstruit dans la fiction, et, tout en proclamant bien haut la liberté politique on ne se préoc- cupe, en aucune manière, d'en déterminer l'objet et les con- ditions. Toutes les spéculations sont de magnifiques fantaisies. L'humanité, le peuple, la société, n'ont rien de réel, et l'expé- rience du gouvernement, qui seule aurait pu éclairer la France, lui manque absolument. La vie publique y est nulle. Le pouvoir, exclusivemeut concentré entre les mains des fonction- naires royaux, s'exerce à petit bruit et sans souffrir de controle; toute l'activité intellectuelle se réfugie dans la société lettrée, et si nous suivons encore ici le tableau historique de M. de Toc- queville, nous reconnaîtrons avec lui que rien dans nos mœurs ne pouvait rectifier l'excès des théories. Aussi les philosophes révolutionnaires deviennent-ils beaucoup plus hardis en nou- veautés, plus confiants en eux-mêmes et dédaigneux du passé qu'on ne le voit d'ordinaire chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs en politique. La même ignorance leur livrait l'oreille et le cœur de la foule, et plus les Français avaient vécu étrangers à la pratique du gouvernement, plus ils étaient ac- cessibles à l'utopie. De là, la passion de philosopher en politi- que se répand partout, et l'on philosophe le plus souvent dans. le faux. Ceux mêmes qui conduisent les affaires : les ministres, les magistrats, les intendants, n'en sont pas exempts. Qu'on joigne à cela l'amour des lettres et du bel esprit qui caracté- rise la nation tout entière, et l'on comprendra comment les écrivains y deviennent une puissance politique et finissent par y être la première. Au-dessus de la société réelle, tradi- tionnelle, confuse, irrégulière, souvent contradictoire du temps, ils bâtissent une société simple, coordonnée, uniforme, équitable, et conforme à la raison. Graduellement on déserte la première pour se retirer dans la seconde, et l'on se désinté- resse de ce qui est pour s'établir dans cette cité idéale. Aussi les écrivains ne fournissent-ils pas seulement leurs idées à la révolution qu'ils préparent, mais leur tempérament et leur humeur, et quand elle a enfin à agir, la nation transporte dans la politique toutes les habitudes de la littérature. L'his- toire de la révolution nous montre le même attrait pour les théories générales et abstraites, les systèmes complets de lé- gislation, l'exacle symétrie des lois, le même mépris pour les faits existants, même goût de l'original, de l'ingénieux, du nou- veau, même dédain pour les libertés individuelles. Les philo- sophes révolutionnaires ne songent pas plus à confier l'exécu- tion de leurs plans à la nation devenue maîtresse d'elle-même qu'à la remettre aux mains de l'administration royale. Il ne s'agit pas pour eux de détruire le pouvoir absolu, mais de le convertir, et l'État converti façonnera l'esprit des citoyens sui- vant un certain modèle proposé d'avance. Il faut seulement s'emparer de sa main et l'employer à tout briser et à tout re- faire sur un plan nouveau. Ces idées ne restent point dans les livres, elles descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et pénètrent de toute part jusque dans la pratique journalière de la vie. Tout le monde en est empreint, les industriels, les agriculteurs eux-mêmes. Le gouvernement a pris la place de la Providence et chacun l'invoque. Toute la différence entre l'ancien monde et le nouveau, c'est que dans l'esprit des révolutionnaires, cet im- mense pouvoir social ne descend plus de Dieu; il est le pro- duit et le représentant de tous, la volonté générale sous. laquelle chacun doit plier. Mais le despotisme de la majo- rité est encore le despotisme, bien que sous la forme de dé- mocratie. Toute la différence, c'est que le peuple, non plus le roi, est reconnu comme souverain; mais ne pouvant ni diri- ger, ni surveiller le gouvernement qu'il se donne, il place au- dessus de tous un mandataire unique; pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organe; pour l'arrêter, des ré- volutions, et non des lois; en droit, un agent subordonné; en fait, un maître. (Voy. L'Ancien régime et la révolution, 241.) Ainsi, les débris des pouvoirs féodaux tombent sous la faux révolutionnaire, mais l'idée même de pouvoir ne change pas. On prononce le mot de liberté et l'on garde l'âme de la servitude. La Révolution détruit l'ancien régime sans en reconstruire un nouveau; c'est l'Empire qui reconstruira, et sur le vieux modèle. L'Empire, sans doute, ne relèvera pas les institutions suran- nées venant du moyen âge. Les distinctions d'État, les vieilles coutumes, les priviléges de corporation ou d'individu, les divi- sions de classe resteront dans l'abîme où la Révolution les a jetés. Mais sous la forme démocratique il remettra en hon- neur la tyrannie royale, il relèvera habilement cette centra- lisation puissante qui, en réunissant sur un point unique toutes les forces vives du pays, en est le véritable nœud. Non- seulement il la relève, mais il en fait élaborer avec soin tous les éléments; il la fortifie d'une science méticuleuse, d'une direction calculée et tenace qui ne négligent rien. Aussi les traditions politiques de l'Empire survivent-elles à l'Empire même. Pendant quatre-vingts ans, les révolutions se succèdent en France; le gouvernement change de nom et de forme, il ne change pas de nature, et nous n'en voudrions d'autres preuves que ce fameux article 75, qui caractérise à lui seul toute une politique, et qui a trouvé moyen de passer succes- sivement dans toutes les constitutions qui ont suivi celle de l'an III (1). (1) Cet article interdisait l'attaque devant les tribunaux de tout } 494 LA DÉCENTRALISATION ET LE PARTI RÉPUBLICAIN. Si l'on a dit justement des émigrés de 1815 qu'ils n'avaient rien appris et rien oublié, on a pu le dire avec non moins de raison des républicains du xixe siècle. Nous les avons vus de- puis soixante ans toujours nourris et passionnés de théories, rester, comme leurs pères, étrangers aux affaires et presque indifférents aux applications. : Avocats ou journalistes, pour la plupart, leur culture exclu- sivement littéraire les porte à l'éloquence sans les rendre. capables d'organisation. Les théories générales prêtent bien plus à l'éclat et aux grands mouvements d'un discours d'apparat que les études positives aussi les orateurs de profession s'y attachent-ils de préférence, ils cherchent à émouvoir le public plutôt qu'à l'éclairer et à l'instruire. Ce n'est pas d'ailleurs dans les rangs de l'opposition et quand on ne compte guère en sortir qu'on apprend l'art et la pratique du gouvernement. La critique incessante, lat critique quand même est un grand dissolvant. Si elle donne aux idées plus d'acuité et de finesse, si elle exerce l'esprit à la souplesse et à l'aisance, elle ne dispose pas à l'action, elle n'en donne même pas le goût. En maintenant l'intelligence dans un état habituel d'analyse, elle en atténue l'énergie ou la transporte tout entière dans le domaine de l'art. Les triomphes de tribune deviennent alors les seuls vraiment ambitionnés, et l'on se console de la servitude en parlant de la liberté d'une noble manière. Aujourd'hui on peut dire que tous les partis en France ont usé leur propre théorie, tous en ont donné la mesure et démontré l'impuissance. Après quatre-vingts ans de crises révolutionnaires, de luttes intestines, d'efforts avortés, notre pays a abouti à un désastre national sans précédent dans l'histoire; il comprend qu'il doit changer de route. Le seul gouvernement qui puisse réparer de si grands maux, nous relever de telles hontes, ne saurait être le gou- vernement d'un parti, la république étroite et sectaire qui constitue une sorte de privilége entre les mains de quelques- uns; mais le gouvernement national, le véritable gouverne- meut de la chose publique, auquel tous ont une part. Le ter- rain commun qui doit nous rallier en dépit de notre passé, en dépit de nos souvenirs, c'est le droit et la liberté de l'indi- vidu. Ainsi, la nouvelle république sera conçue non comme un système de métaphysique imposé d'en haut, mais comme une association d'êtres égaux et libres, dont le but est de consti- tuer, de garantir et de faire prévaloir la liberté et l'égalité. Elle trouvera dès lors dans son principe une garantie contre ses propres abus. Le respect de chacun y deviendra la limite du pouvoir de tous, et restreindra ce pouvoir à un champ déter- miné d'action où les empiétements seraient une atteinte contre lui-même. L'État ne sera plus, comme dans la théorie révolutionnaire, une force différente de celle de l'individu, une autorité supérieure et qui se gouverne par sa propre vertu, il sera, au contraire, l'arme de défense et de protection des individus se garantissant contre les empiétements les uns des autres, et s'assurant réciproquement certains avantages. et certains biens. Les institutions deviendront les moyens pratiques de ces garanties, mais l'individu restera la source du droit, de l'initiative et de l'activité sociales. Cette conception politique qu'on ne trouvera guère, il est fonctionnaire pour un fait relatif à ses fonctions, sans une autorisation du conseil d'État, qui devenait ainsi juge et partie. vrai, dans notre tradition nationale, est la seule sur laquelle on puisse fonder des institutions démocratiques et libérales en même temps. Nous la trouverons plus ou moins appliquée chez tous les peuples libres et dans la mesure même de leur liberté, en Suisse, en Hollande, en Belgique, en Angleterre. C'est en Amérique surtout qu'elle est prédominante, qu'elle a donné la mesure de sa force et de sa fécondité. C'est là que nous devrons l'étudier de préférence. L'Amérique nous offre l'exemple du seul grand peuple qui soit parvenu à constituer dans son sein la démocratie sur la liberté. Or, le droit individuel est l'assise même de son orga- nisation politique; il a inspiré toutes ses institutions, et il a fait plus, il a créé des mœurs qui y correspondent. Nous voyons aux États-Unis des citoyens faisant des lois, et nous voyons ces lois formant des citoyens ; de sorte que, par une action et une réaction incessantes, le peuple s'assimilant ses propres institutions, et les institutions reflétant l'esprit du peuple, ils forment conjointement un ensemble admira- blement harmonisé, dont l'unité morale fait la grandeur. Les États-Unis représentent une nation fondée non sur les fatalités de la race, de la tradition et de la conquête, mais sur le con- trat de la raison et de la liberté. Voici comment ils ont placés dans leur Constitution les li- bertés individuelles au-dessus des lois. L « Le Congrès ne pourra faire aucune loi relative à l'établis- sement d'une religion, ou pour en prohiber une; il ne pourra pas non plus restreindre la liberté de la parole ou de la presse, ni attaquer le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs. » Le droit qu'ont les citoyens de jouir de la sûreté de leurs personnes, de leur domicile, de leurs papiers et effets, à l'abri des recherches et saisies déraisonnables, ne pourra être violé; aucun mandat ne sera émis, si ce n'est dans les présomptions fondées, corroborées par le serment ou l'affirmation; et ces mandats devront contenir la désignation spéciale du lieu où ces perquisitions devront être faites et des personnes ou ob- jets à saisir. » « Dans toute procédure criminelle, l'accusé jouira du droit d'être jugé promptement et publiquement par un jury im- partial de l'état et du district dans lequel le crime aura été commis, district dont les limites auront été tracées par une loi préalable. >> Nous faisons ordinairement en France des constitutions. excessivement libérales, puis, sous prétexte de déterminer la liberté, nous édictons des lois qui la détruisent. Les États-Unis ne prétendent pas comme nous assurer la li- berté en la déterminant; ils défendent, au contraire, que la loi en parle, comprenant que légiférer, c'est restreindre. Ils élèvent constitutionnellement les libertés individuelles au-dessus de toutes les lois, puis ils les placent sous la pro- tection de tous les citoyens et spécialement du pouvoir judi- ciaire en donnant au dernier des juges le droit de décider si la loi est conforme à la constitution. La fin prochainement. C. COIGNET. M. HUXLEY. 495 J GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. ÉTRANGER ASSOCIATION CHRÉTIENNE DES JEUNES GENS DE CAMBRIDGE CONFÉRENCE DE M. HUXLEY Le génie de Descartes. Son Discours de la méthode On a souvent dit, avec raison, que a toutes les pensées » des hommes, depuis le commencement du monde jus- » qu'à nous, se tiennent comme les anneaux d'une » grande chaîne ». Cependant l'idée qu'on exprime ainsi, d'une filiation intellectuelle de l'humanité, pourrait être rendue, peut-être avec une nuance plus exacte, par une autre métaphore. Les pensées des hommes semblent plutôt comparables aux feuilles, aux fleurs et aux fruits. portés sur les innombrables rameaux de quelques grands troncs que nourrissent des racines entremêlées et ca- chées. Ces troncs portent les noms d'une demi-douzaine d'hommes doués d'entendement, d'une force et d'une netteté supérieures. A quelque point du champ de la pensée humaine que vous vous mettiez pour en com- mencer l'histoire, vous êtes aussitôt conduit à quelqu'un de ces hommes; de même qu'en remontant d'un bour- geon au rameau qui le porte, puis à la branche qui porte le rameau, vous arrivez tôt ou tard à l'arbre même qui porte le tout. Or, il me semble que le penseur qui, plus que tous les autres, est comparable à un tronc de ce genre, dans la philosophie et dans la science du monde moderne, est René Descartes. Je veux dire que, si vous prenez quelque production caractéristique de la pensée mo- derne, soit dans le domaine de la science, soit dans le domaine de la philosophie, vous trouvez que le fond de cette pensée, sinon sa forme même, a été présent à l'esprit de ce grand homme. Il y a des hommes qu'on appelle grands parce qu'ils représentent leur époque et, comme des miroirs vivants, la réfléchissent telle qu'elle est. Tel fut Voltaire pour qui fut fait ce mot: «Il a exprimé mieux que personne les pensées de tout le monde (1). » Mais il y a d'autres hommes qui sont grands, parce qu'en eux se personnifie tout ce qui est en virtualité dans leur temps, et qu'ils ont le magique privilége de réfléchir l'avenir. Ils expri- ment les pensées qui, deux ou trois siècles plus tard, seront les pensées de tout le monde. C'est un de ceux- là que fut Descartes. Né en 1596, il y a près de trois cents ans, d'une (1) Je ne sais plus qui a dit de lui : « Il a plus que personne l'esprit que tout le monde a. » famille noble de Touraine, René Descartes eut une jeu- nesse chétive et souffrante. La finesse pénétrante de son esprit le fit bientôt appeler «le philosophe », titre qui, dans la bouche des gentilshommes de sa famille, n'était pas fort loin d'être un reproche. Les meilleurs maîtres du temps, les jésuites, firent son éducation, et lui appri- rent tout ce qu'un jeune homme pouvait apprendre en France au XVIIe siècle. Il faut que cette éducation ait été bien conduite et avec honnêteté; car, avant d'avoir achevé le temps de ses études, Descartes s'était déjà aperçu que presque tout ce qu'il avait appris, excepté dans les mathématiques, manquait de solidité et de vrai fondement: « C'est pourquoi (1), dit-il, sitôt que l'âge me per- >> mit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je » quittai entièrement l'étude des lettres, et, me résol- » vant de ne chercher plus d'autre science que celle » qui se pourrait trouver en moi-même ou bien dans le » grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeu- » nesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fré- » quenter des gens de diverses humeurs et conditions, » à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi- » même dans les rencontres que la fortune me proposait, » et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se » présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit... Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à dis- >> tinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes >> actions et marcher avec assurance en cette vie. » Mais «apprendre ce qui est vrai afin de faire ce qui » est bien », c'est le résumé de tous les devoirs de l'homme, pour quiconque n'est point satisfait, dans sa soif de savoir, par le vent sec de l'autorité. Et aux yeux de tous ceux d'entre nous qui sont aujourd'hui dans ce cas, c'est un des grands titres de Descartes à être vénéré de nous comme notre ancêtre intellectuel, d'avoir senti clairement à vingt-trois ans que tel était son devoir, et d'avoir agi selon sa conviction. A trente-deux ans, il s'aperçut que toute autre occupation était incompatible avec la recherche des connaissances mêmes qui doivent nous guider dans l'action, et, se trouvant dans une mo- deste aisance, il se retira en Hollande. Il y passa neuf ans à apprendre et à méditer, vivant dans un tel isole- inent, que c'est tout au plus si un ou deux amis fidèles avaient connaissance de sa retraite. En 1637, les premiers fruits de ces longues médita- tions furent donnés au monde dans le célèbre Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Ce livre, qui est à la fois un livre de philosophie et l'histoire personnelle de Des- cartes, contient la pensée la plus profonde sous un lan- gage exquis de clarté, de simplicité et d'harmonie. Voici la principale proposition de tout l'ouvrage. (1) Discours de la méthode, 496 M. HUXLEY. GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. Il existe un chemin qui conduit à la vérité si sûrement, que toul homme qui le suit doit nécessairement attein- dre au but, qu'il soit bien doué ou médiocrement. Et il y a une règle directrice au moyen de laquelle un homme peut toujours trouver ce chemin et éviter de s'égarer une fois qu'il l'a trouvé. Cette règle, la voici : Ne recevez jamais pour vraie aucune proposition dont la vérité ne soit si clairement et si distinctement aperçue, que vous n'ayez aucune occasion de la mettre en doute. Énoncer ce grand principe comme première règle de la science, c'était consacrer le doute. C'était ôter le doute de cette place humiliante où depuis longtemps il était relégué au nombre des plus grandes fautes, pour le mettre au rang des premiers devoirs, à cette haute place que lui assigne la conscience scientifique de notre époque. Descartes fut le premier entre les modernes à obéir à ce devoir résolûment; le premier il se regarda comme religieusement obligé à se dépouiller de toutes ses croyances, et à mettre à nu son esprit jusqu'au jour où il pourrait se satisfaire lui-même. Il trouva plus sain d'aller peau nue que dans un vêtement très-respecta- ble et fort bien taillé, mais d'étoffe suspecte. Quand je dis que Descartes consacra le doute, il faut bien vous rappeler la nature de ce doute. C'était, suivant l'expression de Goethe, «ce scepticisme actif qui ne cherche qu'à triompher de lui-même (1) »; et non pas cette autre espèce de doute qui naît de l'ignorance im- pertinente, et ne cherche qu'à s'éterniser, parce qu'il est une commode excuse pour l'indifférence et la paresse. Mais pour bien faire entendre ce qu'est le doute scienti- fique, rien ne vaut les propres paroles de Descartes. Après avoir décrit les progrès successifs de sa critique négative: « Ce n'est pas, dit-il, que j'imitasse pour cela les >> sceptiques qui ne doutent que pour douter, et affectent. » d'être toujours irrésolus; car, au contraire, tout mon » dessein ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terre >> mouvante el le sable pour trouver le roc ou l'argile. » Mais nul homme, s'il a le sens commun, n'abat sa maison dans le dessein de la reconstruire, sans s'être d'abord pourvu de quelque autre où il puisse s'abriter pendant le temps qu'on y travaillera. Avant donc de dé- molir l'édifice spacieux, sinon commode, de ses an- ciennes croyances, Descartes trouve sage de se former ce qu'il appelle « une morale par provision », suivant la- quelle il réglera sa vie pratique en attendant le temps où il sera plus éclairé dans ses jugements. Ces règles de conduite provisoires sont contenues dans quatre maxi- mes. Par la première, Descartes s'engage à obéir aux lois de son pays et à la religion dans laquelle il a été instruit. La seconde est d'agir résolûment, en toute occasion, n'écoutant que les conseils de sa raison, et Je - (1) « C'est un scepticisme actif, que celui qui s'efforce sans relâche de triompher de lui-même, et d'atteindre, au moyen d'une expérience ré- glée, à une certitude contrôlée et réfléchie. » (Maximes et réflexions, 7e partie.) demeurant ferme en ses desseins, quoi qu'il advienne. La troisième est de chercher le bonheur en triomphant de ses désirs plutôt qu'en cherchant à les satisfaire. Enfin, la dernière est de faire de la recherche de la vérité l'affaire de toute sa vie. Ainsi préparé à se conduire pendant le temps qu'il douterait, Descartes se mit virilement à envisager ses doutes face à face. Une seule chose restait claire pour lui, à savoir qu'il ne se mentirait point à lui-même; que, quand il ne serait pas sûr d'une chose, rien au monde ne pourrait lui faire dire : « Je suis sûr de cela »; mais qu'il irait toujours creusant et cherchant, jusqu'à ce qu'il eût ou trouvé le diamant solide, ou décidément reconnu qu'il n'y avait point de diamant. Comme nous le voyons par l'histoire qu'il fait de la marche de son esprit, il fut obligé de confesser que la vie est pleine d'illusions; que l'autorité peut s'égarer; que le témoi- gnage peut nous tromper, soit à dessein, soit en se trom- pant lui-même; que la raison nous jette dans des erreurs sans fin; que la mémoire est souvent aussi trompeuse que l'espérance; que le clair témoignage de tous nos sens est sujet à de fausses interprétations; que nos rêves sont réels tout le temps qu'ils durent, et que ce que nous appelons réalité n'est peut-être qu'un rêve plus long et plus agité. De plus, on peut concevoir un être puissant et malin, qui mettrait son plaisir à nous tromper à tous les mo- ments de notre vie, en nous faisant croire ce qui n'est pas. Qu'y a-t-il donc de certain? Et, dans l'hypothèse d'un tel être, qu'y a-t-il qui soit au-dessus de sa puis- sance de tromper et hors d'atteinte?-Une seule chose, la pensée elle-même, le fait d'avoir actuellement con- science. Nos pensées peuvent être erronées, mais elles ne sauraient être feintes. En tant que pensées, elles sont, elles sont réelles, et le plus habile trompeur ne peut empêcher qu'elles le soient. Ainsi, penser et être, c'est tout un. Bien plus, en ce qui nous concerne, l'existence n'est pas autre chose que de la pensée; car toutes nos conceptions de l'existence sont toujours une espèce quelconque de pensée. Veuillez ne pas supposer, pour un moment, que ce soient là de pures subtilités paradoxales; vous reconnaîtrez que ce sont des vérités inébranlables, en réfléchissant un peu sur les faits les plus ordinaires. Je prends, par exemple, une bille de marbre, et je trouve que c'est un corps rouge, rond, dur et un. Nous disons que la rougeur, là rondeur, la dureté et l'unité sont les « qualités » de cette bille; et, au premier abord, il semble que ce soit le comble de l'absurdité de dire que ces qualités ne sont que des modes de notre propre conscience, puisqu'on ne peut pas même concevoir que notre conscience existe dans la bille. Mais prenez la couleur rouge pour exemple. Comment se produit la sensation du rouge? Les ondes d'une certaine matière très-ténue (dont les particules. vibrent toutes avec une extrême rapidité, mais avec des M. HUXLEY. 497 A GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. K vitesses diverses) frappent la bille, et toutes celles qui vibrent avec une vitesse particulière sont repoussées de sa surface dans toutes les directions. L'appareil optique de l'œil ramasse quelques-unes de ces ondes, et les dirige de telle façon qu'elles vont frapper la surface de la rétine. Celle-ci est elle-même un appareil d'une dé- licatesse singulière, où viennent s'insérer par leur extré- mité les fibres du nerf optique. Les impulsions de la matière ténue, ou éther, affectent d'une certaine façon cet appareil et les fibres du nerf optique; cette modifi- cation du nerf optique produit à son tour d'autres modifications dans le cerveau; et celles-ci, qui nous sont à peu près inconnues, donnent lieu à un état de conscience particulier, la sensation du rouge. Si, la bille restant la même, un changement venait à se produire. soit dans le degré d'intensité des vibrations de l'éther, soit dans la nature de la rétine, la bille ne paraîtrait plus rouge, mais bien de quelque autre couleur. Beau- coup de gens sont ce que nous appelons colour-blind (aveugles des couleurs), c'est-à-dire incapables de dis- tinguer une couleur d'une autre. Un de ces individus trouverait peut-être verte notre bille; et il aurait aussi bien le droit de la dire verte que nous de la dire rouge. Et cependant une même bille ne peut pas être en même temps et à la fois rouge et verte; d'où il suit que la qualité de rouge ne peut être que dans notre conscience, et n'est pas dans la bille. De même, il est aisé de voir que la rondeur et la dureté sont des modes de notre conscience apparte- nant aux groupes que nous appelons sensations de la vue et du toucher. Si la surface de la cornée était cylindri- que, nous aurions d'un corps rond une notion bien dif- férente de celle que nous en avons présentement. Et si la vigueur d'organisation et la force musculaire de notre corps venait à être centuplée, notre bille de marbre. nous semblerait aussi molle qu'une boulette de mie de pain. Non-seulement il est certain que toutes ces qualités sont en nous; mais si nous essayons de concevoir le bleu, le rond, le dur comme existant sans aucun rapport avec une conscience comme la nôtre, nous verrons que c'est radicalement impossible. Il peut paraître étrange de dire que même « l'unité » de cette bille est relative à nous; mais de très-simples expériences prouveront qu'il en est véritablement ainsi, et que, sur ce point même, nos deux sens les plus dignes de foi peuvent être mis en contradiction. Tenez la bille entre le doigt et le pouce, et regardez-la tout simplement. La vue et le tou- cher s'accordent à trouver qu'elle est une. Maintenant louchez, et la vue vous montre deux billes, tandis que le toucher affirme qu'il n'y en a qu'une. A présent ramenez vos yeux à leur position naturelle, et croisant. le doigt du milieu et l'index, mettez la bille entre leurs extrémités. Le toucher vous dira alors qu'il y a deux billes; la vue, qu'il y en a une seule. Et, si vous y faites. attention, le toucher en cela réclame votre croyance tout aussi impérieusement que la vue. Mais, dira-t-on peut-être, la bille occupe un certain espace qui ne saurait être occupé en même temps par autre chose. En d'autres termes, elle est étendue, ce qui est la qualité essentielle de la matière. Il faut assuré- ment que cette qualité soit dans l'objet, car comment serait-elle dans nos esprits? — Mais à cela on doit tou- jours répondre que, quelque qualité qui puisse être ou ne pas être dans l'objet, tout ce que nous pouvons savoir de ces qualités est un état de conscience. Ce que nous appelons étendue n'est que la conscience d'un rapport entre deux ou plusieurs impressions de la vue ou du toucher. Ainsi, quoi que puisse être notre bille en elle-même, tout ce que nous pouvons en savoir, nous le connaissons comme un ensemble d'états de conscience. Et, en général, quoi que nous connaissions ou sen- tions, notre connaissance n'est jamais ni plus ni moins. qu'une connaissance d'états de conscience. Toute la trame de notre vie est faite de tels états: mais les uns sont rapportés par nous à une cause que nous appelons « moi»; les autres à une cause ou plutôt à des causes qui forment ensemble ce qu'on nomme le « non-moi ». Mais ni l'existence du « moi », ni l'existence du « non- moi» ne nous sont et ne nous sauraient être connues avec la même certitude immédiate et inébranlable que les états de conscience que nous regardons comme leurs effets. A parler rigoureusement, l'existence d'un << moi» et celle d'un « non-moi » sont des hypothèses par lesquelles nous rendons compte des faits de con- science. Elles sont analogues à la croyance que nous avons en la véracité générale de la mémoire, et en l'uni- verselle constance des lois de la nature ce sont là des croyances hypothétiques, qu'on ne peut prouver, et qui ne peuvent offrir ce degré de certitude que donne la conscience immédiate; mais qui ont cependant la plus haute valeur pratique, en tant que les conclusions qu'on en tire logiquement sont toujours vérifiées par l'expérience. : Voilà, à mon avis, le dernier résultat où conduit l'ar- gument de Descartes; mais c'est mon objet propre de faire voir que nous avons, en quelque manière, laissé Descartes lui-même derrière nous. Il s'arrête à la fameuse formule, «Je pense, donc je suis ». Mais le moindre examen suffit à voir que cette formule est pleine de piéges et de confusion. D'abord le « donc » n'a que faire ici. « Je suis » est impliqué dans « je pense », qui n'est qu'une manière de dire « je suis pensant ». En second lieu, « je pense » n'est pas une proposition simple; il y a là trois affirmations distinctes réunies dans une seule. La première est : «Il y a quelque chose appelé moi»; la seconde : « Il y a quelque chose appelé pensée »; et la troisième « La pensée est le produit de l'action du moi ». 498 M. HUXLEY. GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. Or, vous comprendrez que la seule de ces trois propo- sitions qui puisse être le fondement cartésien de la cer- titude, est la seconde. Ici, point de doute possible; car le doute lui-même est une pensée existante. Mais la première et la troisième, qu'elles soient vraies ou faus- ses, peuvent être révoquées en doute et l'ont été. Car à la personne qui les énonce, on peut toujours demander: Que savez-vous si la pensée n'existe pas en soi, ou si une pensée donnée n'est pas l'effet, soit d'une pensée antécédente, soit de quelque force extérieure? Et plu- sieurs autres questions de ce genre plus faciles à poser qu'à résoudre. Descartes, déterminé comme il l'était à écarter tous les vêtements que l'esprit se tisse à lui- même, oublia cette dernière enveloppe, ce duvet du <«< moi »; et c'est ce qui le perdit quand il voulut se vêtir de nouveau. WOR Mais il n'est pas dans mon dessein d'insister sur le dé- tail et sur les particularités de la philosophie carté- sienne. Tout ce que je veux présentement vous faire entendre, c'est que Descartes, ayant commencé par pro- clamer le doute un devoir, trouva la certitude dans la seule conscience; et que le résultat nécessaire de sa doc- trine est ce qu'on peut appeler proprement l'idéalisme; c'est-à-dire cette opinion que, quel que soit l'univers en lui-même, tout ce que nous en pouvons connaître, c'est le tableau que nous présente la conscience. Ce tableau peut être ressemblant; mais il peut aussi ne ressembler pas plus à sa cause qu'une fugue de Bach ne ressemble à la personne qui la joue, ou un morceau de poésie à la bouche et aux lèvres de celui qui le récite. Il suffit, pour toutes les fins pratiques de l'existence humaine, que nous trouvions notre croyance à ces repré- sentations de la conscience vérifiée par les résultats, et que nous puissions, grâce à elles, « march er sûrement dans cette vie ». Ainsi la méthode indiquée par Descartes, comme le sentier qui mène à la vérité, nous conduit tout droit à l'idéalisme critique de son grand successeur Kant. C'est cet idéalisme qui déclare que toute connaissance n'est en dernier analyse qu'un fait de conscience, ou, en d'au- tres termes, un phénomène mental. D'où cette affirma- tion, que la plus haute de toutes les certitudes, et en réalité, la seule certitude absolue, est l'existence de l'esprit. Mais ce même idéalisme se refuse à rien affirmer comme à rien nier sur ce qui est au delà de la con- science. Il accuse le subtil Berkeley d'avoir outrepassé les limites de la connaissance en déclarant qu'il n'existe pas de substance matérielle; et d'avoir manqué de logi- que en ne s'apercevant pas que les mêmes arguments qui, selon lui, prouvaient contre l'existence de la ma- tière, détruisent également l'existence de l'âme. Enfin, cet idéalisme kantien refuse encore de prêter l'oreille à tout le moderne jargon sur l'absolu et sur tous ces adjectifs dont on fait des substantifs et dont on imprime généralement la première lettre en majuscules; exacte- S ment comme on coiffe un grenadier d'un bonnet de peau d'ours pour le faire paraître plus redoutable qu'il ne l'est réellement. Je le répète, la voie indiquée et suivie par Descartes, telle que nous l'avons parcourue jusqu'ici, mène, à tra- vers le doute, à cet idéalisme critique qui est au cœur de la pensée métaphysique moderne. Mais le Discours de la méthode nous montre un autre chemin, très-diffé- rent en apparence, qui conduit aussi sûrement à cette. corrélation que tous les phénomènes de l'univers ont avec la matière et le mouvement, corrélation qui est au cœur de la physique moderne et que beaucoup de gens appellent matérialisme. • La première partie du XVIIe siècle, le temps où Des- cartes atteignit l'âge d'homme, est une des grandes épo- ques de la vie intellectuelle de l'humanité. C'est en ce temps-là que la science physique descendit tout à coup dans l'arène de la pensée publique et familière, défiant ouvertement non-seulement la philosophie de l'Église, mais cette ignorance commune qu'on décore du nom de sens commun. Affirmer le mouvement de la terre, c'était donner un défi à ces deux puissances à la fois; c'était la science physique qui leur jetait son gant par la main de Galilée. M Il est douloureux de se rappeler ce premier résultat de la lutte; il est douloureux de voir le champion de la science, vieux, épuisé, à genoux devant le cardinal in- quisiteur, et signant de son nom ce qu'il savait être un mensonge. Sans doute, les cardinaux se frottèrent les mains d'avoir si bien, pensaient-ils, réduit au silence et discrédité leur adversaire. Mais deux cents ans ont passé, et malgré la faiblesse ou les fautes de ses initia- teurs, la science physique est aujourd'hui sur le trône et couronnée, comme un des souverains légitimes dans le monde de la pensée. Comme un vaisseau qui était immobile dans le calme, mais avec toutes ses voiles dehors, bondit sous la brise dès qu'elle lui vient en poupe, ainsi l'esprit de Des- cartes, bien équilibré dans son doute, ne se contenta pas de céder à la vigoureuse impulsion qui, venue de ses grands contemporains, Galilée et Harvey, l'empor- tait vers la science physique et ses méthodes; il les dépassa dans cette voie. Il atteignit, dans ses hardies spéculations, des conclusions qui ne devaient être défi- nitivement établies sur des fondements solides que par les travaux de plusieurs générations de chercheurs. Descartes vit que les découvertes de Galilée signi- fiaient que les plus lointaines parties de l'univers étaient gouvernées par des lois mécaniques, pendant que les découvertes de Harvey révélaient ces mêmes lois comme présidant à toutes les opérations de cette portion du monde qui est nous-mêmes, qui est notre propre corps. Alors, franchissant d'un de ces grands pas du génie l'in- tervalle du centre à l'immense conférence, Descartes chercha à ramener tous les phénomènes de l'univers à M. HUXLEY, 499 P GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. de la matière et du mouvement, c'est-à-dire à des forces agissant sous une loi (1). Cette grande conception, esquissée dans le Discours de la méthode, plus large- ment développée dans les Principes et dans le Traité de l'homme, Descartes l'élabora avec une prodigieuse. puissance et une science extraordinaire; et c'est elle. qui le conduisit, dans ce dernier essai, à la théorie pure- ment mécanique des phénomènes vitaux, pour laquelle combat aujourd'hui la physiologie moderne. Essayons de comprendre comment Descartes entra dans cette voie, et pourquoi elle le conduisit où l'on sait. Le mécanisme de la circulation du sang avait évi- demment frappé beaucoup son esprit, si l'on en juge par l'extrême complaisance avec laquelle il la décrit à plu- sieurs reprises. Après l'avoir exposée complétement dans le Discours de la méthode, en attribuant par erreur le mouvement du sang, non à la contraction des parois du cœur, mais à la chaleur dont il le suppose le foyer, il ajoute « Ce mouvement que je viens d'expliquer >> suit aussi nécessairement de la seule disposition des » organes qu'on peut voir à l'œil dans le cœur, et de » la chaleur qu'on y peut sentir avec les doigts, et de la »> nature du sang qu'on peut connaître par expérience, » que fait celui d'une horloge, de la force, de la situation. » et de la figure de ses contre-poids et de ses roues. » Mais si ces opérations vitales étaient explicables par un simple mécanisme, n'y avait-il pas moyen de ramener de même à un mécanisme d'autres opérations vitales? Descartes l'affirma sans hésitation. « Les esprits ani- » maux, dit-il, sont comme un fluide très-subtil, ou » plutôt comme une flamme très-pure et très-vive, qui, » montant continuellement en grande abondance du » cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs » dans les muscles, et y produit, suivant sa qualité, des >> mouvements de contraction ou de détension. » Ainsi, selon Descartes, le corps des animaux est un automate capable d'accomplir toutes les fonctions ani- males, exactement de la même manière qu'une horloge, ou une autre machine quelconque. Écoutez ses propres paroles : « A mesure que ces esprits entrent ainsi dans » les concavités du cerveau, ils passent de là dans les » pores de sa substance, et de ces pores dans les nerfs; » où, selon qu'ils entrent, ou même seulement qu'ils » tendent à entrer plus ou moins dans les uns que dans » les autres, ils ont la force de changer la figure des » muscles en qui ces nerfs sont insérés, et par ce moyen, » de faire mouvoir tous les membres. Ainsi que vous » pouvez avoir vu dans les grottes et les fontaines qui (1)« Au milieu de toutes ses erreurs, il ne faut pas méconnaitre une grande idée, qui consiste à avoir tenté pour la première fois de rame- ner tous les phénomènes naturels à n'être qu'un simple développement des lois de la mécanique. » Tel est l'important jugement de Biot sur Descartes, cité par M. Bouillier (Hist. de la philosophie carlésienne, t. I, p. 196). - » sont aux jardins de nos rois, que la seule force dont >> l'eau se meut en sortant de sa source est suffisante » pour y mouvoir diverses machines, et même pour les » y faire jouer de quelques instruments, ou prononcer » quelques paroles, selon la diverse disposition des >> tuyaux qui la conduisent. » Et véritablement l'on peut fort bien comparer les »> nerfs de la machine que je vous décris aux tuyaux des » machines de ces fontaines, ses muscles et ses tendons » aux autres divers engins et ressorts qui servent à les » mouvoir, ses esprits animaux à l'eau qui les remue, » dont le cœur est la source, et dont les concavités du » cerveau sont les regards. De plus, la respiration, et » autres telles actions qui lui sont naturelles et ordi- » naires, et qui dépendent du cours des esprits, sont » comme les mouvements d'une horloge ou d'un moulin, » que le cours ordinaire de l'eau peut rendre continus. » Les objets extérieurs qui, par leur seule présence, >> agissent contre les organes de ses sens, et qui, par ce » moyen, la déterminent à se mouvoir en plusieurs. » diverses façons, selon que les parties de son cerveau » sont disposées, sont comme des étrangers qui, entrant » dans quelques-unes des grottes de ces fontaines, cau- » sent eux-mêmes, sans y penser, les mouvements qui » s'y font en leur présence; car ils n'y peuvent entrer » qu'en marchant sur certains carreaux tellement dis- » posés que, par exemple, s'ils approchent d'une Diane » qui se baigne, ils la feront cacher dans des roseaux; et » s'ils passent plus outre pour la poursuivre, ils feront » venir vers eux un Neptune, qui les menacera de son » trident; ou s'ils vont de quelque autre côté, ils en » feront sortir un monstre marin qui leur vomira de » l'eau contre la face; ou choses semblables selon le ca- » price des ingénieurs qui les ont faites. Et enfin, quand » l'âme raisonnable sera en cette machine, elle y aura son » siége principal dans le cerveau, et sera là comme le >> fontainier, qui doit être dans le centre où se vont » rendre tous les tuyaux de ces machines, quand il veut » exciter ou empêcher ou changer en quelque façon » leurs mouvements (1). >> Et ailleurs, avec plus de force encore: « Toutes les » fonctions que j'ai attribuées à cette machine (le corps), » comme la digestion des viandes, le battement du cœur » et des artères, la nourriture et la croissance des mem- » bres, la respiration, la veille et le sommeil ; la récep- » tion de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, » de la chaleur et de telles autres qualités dans les or- » ganes des sons extérieurs; l'impression de leurs idées » dans l'organe du sens commun et de l'imagination; la » rétention ou l'empreinte de ces idées dans la mé- » moire; les mouvements extérieurs des appétits et des » passions; et enfin les mouvements extérieurs de tous. » les membres, qui suivent si à propos tant des actions (1) Traité de l'homme (édition Cousin), p. 347. * V 500 M. HUXLEY. — GÉNIE ÉT MÉTHODE DE DESCARTES. » des objets qui se présentent aux sens que des passions >> et des impressions qui se rencontrent dans la mé- » moire, qu'ils imitent le plus parfaitement qu'il est » possible ceux d'un vrai homme (1); je désire, dis-je, » que vous considériez que ces fonctions suivent toutes » naturellement en cette machine de la seule disposition » de ses organes, ne plus ne moins que font les mouve- »ments d'une horloge ou autre automate, de celle de >> ses contre-poids et de ses roues; en sorte qu'il ne faut » point à leur occasion concevoir en elle aucune autre » âme végétative ni sensitive, ni aucun autre principe » de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, » agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement » dans son cœur, et qui n'est point d'autre nature que » tous les feux qui sont dans les corps animés.» (Traité de l'homme, p. 427.) L'esprit de ces passages est exactement celui de la physiologie contemporaine la plus avancée; il ne faut, pour les faire coïncider dans la forme avec notre phy- siologie actuelle, qu'exposer en langage moderne et à l'aide des conceptions modernes tous les détails de ce jeu de la machine animale. Sans aucun doute, la digestion des aliments dans le corps humain est une opération purement chimique, et le passage des parties nutritives de ces aliments dans le sang, une opération physique. La circulation du sang, par-dessus tout, est une affaire de pur mécanisme; elle résulte de la structure et de l'arrangement des diverses parties du cœur et des vaisseaux, de la contractilité de ces organes, enfin de l'action régulatrice d'un appareil nerveux automatique sur cette contractilité. Le progrès. de la physiologie a de plus montré que la contractilité des muscles et l'irritabilité des nerfs résultent purement. du mécanisme moléculaire de ces organes, et que les mouvements réguliers des organes de respiration, de digestion et autres organes intérieurs, sont gouvernés et dirigés aussi mécaniquement par leurs centres ner- veux respectifs. La régularité de la respiration de cha- cun de nous dépend de l'intégrité organique d'une cer- taine région de la moelle allongée, tout comme le mou- vement d'une horloge de l'intégrité de l'échappement. Vous pouvez enlever les aiguilles et le timbre d'une horloge sans qu'elle cesse d'aller; de même un homme. peut être hors d'état de sentir, de parler, de se mouvoir, sans cesser pour cela de respirer. Il est certain de plus (et cela concorde entièrement avec l'affirmation de Descartes), il est certain que les modes du mouvement qui constituent physiquement la lumière, le son et la chaleur, sont transformés en affec- tions de la matière nerveuse par les organes des sens; (1) Descartes prétend qu'il n'applique point sa doctrine au corps hu- main, mais seulement à une machine imaginaire qui, si elle était pos- sible à réaliser, ferait tout ce que fait le corps humain. C'est jeter un misérable morceau de pain à Cerbère; et bien en vain, car Cerbère n'était certes pas assez sot pour le gober. W et ccs affections sont en quelque sorte, et pour ainsi parler, des images physiques qui sont conservées dans l'organisme central, formant ce qu'on pourrait appeler la mémoire physique; elles peuvent être combinées d'une manière qui répond à l'association et à l'imagi- nation, ou elles peuvent donner naissance à des contrác- tions musculaires dans ces actions réflexes qui repré- sentent l'ordre mécanique des volitions. Considérez ce qui arrive quand un coup est dirigé vers nos yeux (1). Instantanément, sans le concours de l'intelligence ni de la volonté, et souvent même contrai- rement à notre volonté, nos paupières se ferment. Que se passe-t-il donc? Une image du poing 's'avançant rapi- dement se forme sur la rétine en arrière de l'œil. La rétine transforme cette image en une certaine affection d'un certain nombre des fibres du nerf optique; les fibres du nerf optique affectent certaines parties du cer- veau; le cerveau affecte à son tour ces fibres particu- lières de la septième paire de nerfs qui se rendent au muscle orbiculaire des paupières; la modification ainsi produite dans ces fibres nerveuses amène dans les fibres musculaires un changement de dimension, leur longueur diminue, leur diamètre augmente, et le résultat final est la disparition de l'intervalle qui séparait les deux paupières autour desquelles sont disposées ces fibres. Il y a là un pur mécanisme donnant naissance à une action intentionnelle et de tout point comparable à celui qui, dans l'hypothèse de Descartes, meut sa Diane. Mais nous pouvons aller plus loin, et nous demander si notre volition, dans ce que nous appelons activité volontaire, joue jamais un autre rôle que celui du fontainier de Des- cartes, fixé à son poste, tournant tel robinet ou tel autre, suivant qu'il désire mettre telle ou telle machine en mouvement, mais absolument incapable d'exercer aucune influence directe sur les mouvements de la ma- chine entière. Il y a deux parties dans nos actions volontaires: pre- mièrement, nous désirons accomplir un certain acte; et, en second lieu, nous mettons en jeu d'une manière quelconque un'!mécanisme, qui exécute ce que nous désirons. Mais nous avons si peu d'influence directe sur ce mécanisme, que les neuf dixièmes d'entre nous en ignorent même l'existence. Supposez qu'un homme veuille lever son bras et le faire tourner circulairement, rien de plus facile. Pour- tant le plus grand nombre ignore que les nerfs et les muscles concourent à cette opération; et le meilleur de nos anatomistes serait étrangement embarrassé s'il avait à fixer l'ordre et l'intensité relative des innombrables actions et réactions nerveuses qui sont les causes ac- tuelles de cette très-simple opération. De même encore pour la parole. Combien parmi nous. savent que la voix est produite dans le larynx et modi- (1) Comparez Traité des passions, art. XIII et XVI. M. HUXLEY. 501 F GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. fiée par la bouche? Combien, même parmi ces personnes instruites, comprennent comment la voix est produite et modifiée? Et quel homme aujourd'hui vivant, supposé qu'il ait un pouvoir illimité sur tous les nerfs de la bouche et du larynx d'une autre personne, serait capable de faire prononcer une phrase à cette personne? Et pourtant quoi de plus facile, quand on a quelque chose à dire, que de le dire? Nous désirons prononcer certains mots; nous touchons le ressort de l'appareil vocal, et ces mots sont prononcés; tout comme le fontenier de Descartes, quand il voulait mettre en jeu telle pièce de sa machine, n'avait qu'à tourner un robinet, et ce qu'il avait désiré se fai- sait. C'est parce que le corps est une machine que l'édu- cation est possible. L'éducation est une formation d'ha- bitudes, et comme la création d'une organisation arti- ficielle par-dessus l'organisation naturelle du corps; si bien que les actes qui, à l'origine, demandaient un effort accompagné de conscience, se trouvent à la fin tout inconscients et mécaniques. Mais l'éducation serait à jamais impossible si l'acte qui primitivement exige pour chacun de ses détails une conscience distincte et une volition expresse avait toujours besoin du même effort. pour se produire. C Ainsi donc, selon Descartes, toutes les fonctions qui sont communes à l'homme et aux animaux sont accom- plies par le corps comme par un pur mécanisme : il re- garde la conscience comme le caractère distinctif de la « chose pensante »; et c'est là, suivant lui, cette « âme raisonnable» qui, chez l'homme (chez l'homme seul, pense Descartes), est jointe au corps. Cette âme raison- nable, il se la représentait logée dans la glande pinéale comme dans une sorte de poste.central, où, par l'inter- médiaire des esprits animaux, elle était informée de ce qui se passait dans le corps, et d'où elle agissait sur le corps à son tour. Les physiologistes de nos jours n'attri- buent pas une fonction aussi élevée à la petite glande pinéale; mais ils adoptent cependant en quelque ma- nière le principe de Descartes, puisqu'ils supposent l'âme logée dans la partie corticale du cerveau, ou du moins s'accordent généralement à regarder cette région de l'organisme comme le siége et l'instrument de la conscience. Descartes a nettement déterminé la différence qu'il y avait, selon lui, entre l'esprit et la matière. La matière est la substance qui a de l'étendue, mais ne pense pas; l'esprit est la substance qui pense, mais n'a point d'éten- due. Il est fort difficile de voir clairement ce que signi- fie ce langage si on le rapproche de la localisation de l'âme dans la glande pinéale. Je ne vois qu'une explica- tion possible, c'est que l'âme soit un point mathéma- tique, inétendu, mais situé dans les limites de la glande pinéale. Non-seulement ce point occupe un lieu, mais il faut qu'il possède une force; car, dans l'hypothèse en question, il est capable, quand il le veut, de changer le cours des esprits animaux, lesquels ne sont que de la matière en mouvement. Ainsi l'âme devient un centre de force. Mais, en même temps s'évanouit la distinction entre l'esprit et la matière; attendu que la matière, con- formément à une hypothèse soutenable, n'est peut-être pas autre chose qu'une multitude de centres de force. Et c'est bien pis encore, si nous adoptons la vague opi- nion des modernes, suivant laquelle la conscience a son siége en général dans la matière grise du cerveau; car la matière grise étant étendue, ce qui est logé en elle doit aussi être étendu. Et nous sommes ainsi conduits, d'une nouvelle manière, à absorber l'esprit dans la ma-: tière. < En réalité, la physiologie de Descartes, comme la physiologie moderne, dont felle a déjà toutes les ten- dances, conduit droit au matérialisme, autant qu'on a le droit de donner ce nom à la doctrine suivant laquelle nous ne connaissons aucune substance pen- sante séparée de la substance étendue, et suivant la- quelle la pensée est une fonction de la matière tout aussi bien que le mouvement. Nous voilà donc arrivés à ce singulier résultat que, des deux voies que nous ouvre Descartes dans son Discours de la méthode, l'une conduit, par Berkeley et Hume, à Kant et à l'idéalisme; l'autre, par de la Mettrie et Priestley, à la physiologic moderne et au matérialisme (1). Notre tronc se divise donc en deux branches principales, qui croissent dans des directions opposées, et qui portent des fleurs aussi différentes d'aspect qu'il est possible. Mais toutes les deux sont saines et de belle venue, et chacune a autant de vitalité et de vigueur que l'autre. Si un botaniste trouvait un pareil état de choses dans quelque nouvelle plante, j'imagine qu'il serait tenté de se dire: Voilà une plante monoïque, et des fleurs de sexe différent; loin qu'il faille mettre une barrière entre les deux branches, se dirait-il, il n'y a d'espérance de fécondité que dans leur rapprochement. Il se peut que j'abuse ici de la comparaison, mais elle exprime exac- tement ce que je pense des relations de la physique et de la métaphysique. Elles se complètent par leurs diffé- rences plutôt qu'elles ne se repoussent, et la pensée ne sera jamais complétement féconde tant qu'elles ne se- ront pas unies ensemble. Je vais essayer de m'expliquer. Je tiens pour vrai, avec les matérialistes, que le corps humain, comme tous les corps vivants, est une machine dont toutes les opérations seront tôt ou tard expliquées par les lois physiques. Je crois que nous arriverons tôt ou tard à un équivalent mécanique de la conscience, comme nous sommes arrivés à trouver un équivalent de la chaleur. Si un poids d'une livre qui traverse en tom- - M (1) M. Bouillier, dont je n'avais pas l'excellente Ilistoire de la phi- losophie cartésienne au moment où j'écrivis ce passage, dit très-jus- tement que Descartes « a mérité le titre de père de la physique, aussi bien que celui de père de la métaphysique moderne» (t. I, p. 197). Voyez aussi Kuno Fischer, Histoire de la philosophic nouvelle, et la très-remarquable Histoire du matérialisme de Lange. ❤ 502 M. HUXLEY. GÉNIE ET MÉTHODE DE DESCARTES. Ser J D bant un espace d'un pied donne naissance à un degré déterminé de chaleur, qu'on peut appeler proprement son équivalent; le même poids, tombant de la même. hauteur sur la main d'un homme, y donne naissance à une sensation d'une intensité déterminée, laquelle pour- rait non moins exactement être appelée son équivalent dans la conscience (1). Or, nous savons déjà qu'il y a un certain rapport entre l'intensité d'une douleur et la force du désir qu'on éprouve de s'en délivrer; qu'en second lieu il y a une certaine correspondance entre l'intensité de la chaleur ou la violence mécanique que cause la douleur, et la douleur elle-même. On aperçoit donc une possibilité évidente d'établir une corrélation entre la force mécanique et la volition. Et l'on est en- core conduit à la même conclusion, si l'on considère que, dans une certaine limite, l'intensité de la force méca- nique que nous déployons est proportionnelle au désir que nous avons de la déployer. Ainsi, je suis prêt à aller avec les matérialistes par- tout où ils peuvent être conduits en suivant véritable- ment la voie tracée par Descartes. Et je me fais un plaisir de le déclarer en toute occasion, c'est ma convic- tion qu'en développant résolûment, dans toutes ces questions, la tendance matérialiste, ils ont eu une im- mense et bienfaisante influence sur la physique et la psychologie. Il y a plus : lorsqu'ils vont plus loin que je ne les crois autorisés à le faire; lorsque, introduisant en quelque sorte le calvinisme dans la science, ils dé- clarent que l'homme n'est absolument qu'une machine, je ne vois aucun obstacle particulier à cette doctrine, pourvu qu'ils admettent, ce qui est un fait d'expérience, - que c'est une machine capable jusqu'à un certain point de se manoeuvrer elle-même. Si quelque grand pouvoir consentait à me faire penser toujours ce qui est vrai et faire toujours ce qui est bien, à condition que je sois changé en une espèce d'horloge et monté chaque matin avant de sortir du lit, je pro- teste que j'accepterais immédiatement le marché. La seule liberté dont je me soucie est la liberté de bien faire. La liberté de faire mal, je suis prêt à la céder à fort bon marché à la première personne qui voudra bien m'en débarrasser. Mais lorsque les matérialistes sortent de leur voie et commencent à affirmer qu'il n'y a rien autre chose dans l'univers que la matière et la force et les lois nécessaires, et tout le reste de leurs «grenadiers», alors je refuse de les suivre. Je reviens à notre point de départ, et à l'autre. chemin de Descartes. Je vous rappelle que nous avons déjà vu clairement et distinctement, et d'une manière. qui n'admet point de doute, que dans tout ce que nous (1) Pour toutes les explications de détail qu'il faudrait ici, je renvoie le lecteur à la profonde discussion de M. Herbert Spencer sur la nature de la relation entre l'action des nerfs et la conscience, dans ses Prin cipes de psychologie, p. 115 etseg. connaissons, nous ne connaissons au fond que des états de conscience. « Matière», « Force », ce ne sont là, autant que nous pouvons le savoir, que des noms que nous donnons à certaines formes de la conscience. «< Nécessaire » signifie que nous ne pouvons concevoir le contraire. « Loi» désigne une règle que nous avons tou- jours trouvée constante et que nous espérons toujours trouver telle. Ainsi, c'est une vérité indiscutable que ce que nous appelons monde matériel ne nous est connu que sous les formes du monde idéal, et, comme le dit Descartes, la connaissance que nous avons de l'âme est plus intime et plus certaine que celle que nous avons du corps. Si je dis que l'impénétrabilité est une propriété de la matière, tout ce que je puis réellement vouloir dire par là, c'est que l'état de conscience que j'appelle étendue et l'état de conscience que j'appelle résistance s'accompagnent constamment l'un l'autre. Pourquoi et comment sont-ils dans cette relation? C'est un mystère. Et si je dis que la pensée est une propriété de la matière, tout ce que je puis entendre par là, c'est qu'actuelle- ment la conscience de l'étendue et celle de la résistance accompagnent toutes les autres espèces de conscience. Mais, ici encore, pourquoi cette relation incessante? C'est une insoluble difficulté. De tout cela il suit que ce que nous pouvons appeler le matérialisme légitime, c'est-à-dire celui qui étend aux plus élevés comme aux plus humbles des phéno- mènes de la vie les conceptions et les méthodes de la science physique, n'est ni plus ni moins qu'une sorte d'idéalisme incomplet. Et les deux chemins de Descartes se rencontrent au sommet de la montagne, bien qu'ils y arrivent des deux flancs opposés. Pour se réconcilier, il faut que la physique et la mé- taphysique se reconnaissent des torts chacune de leur côté; que la physique avoue que tous les phénomènes de la nature, en dernière analyse, ne nous sont connus que comme faits de conscience; que la métaphysique admette à son tour que les faits de conscience sont prati- quement explicables par les seules méthodes et formules de la physique; enfin, que les métaphysiciens et les phy- siciens se rappellent également la maxime de Descartes: N'accepter aucune proposition dont la vérité ne soit assez clairement et distinctement aperçue, pour ne pou- voir être mise en doute. Lorsque vous m'avez fait l'honneur de me demander cette conférence, j'avoue que je fus embarrassé sur le choix d'un sujet. Car vous êtes essentiellement, et vous vous en faites gloire, un corps chrétien; tandis que la science et la philosophie auxquelles appartiennent tous les sujets que je pouvais entreprendre de traiter, ne sont ni chrétiennes ni antichrétiennes, mais elles sont extra- chrétiennes. Ce sont des études qui, pour me servir d'un langage très-familier à vos oreilles, ne sont pas seule- ment en dehors de toute «secte », mais sont tout à fait « séculières». Les arguments, par exemple, que je viens BULLETIN DES SOCIÉTÉS SAVANTES. 503 de développer ici ce soir, ne sont, autant que je puis croire, contraires à aucune théologie. Après longue réflexion, j'ai pensé que je pouvais vous être plus utile, si j'essayais de vous faire jeter un regard sur ce monde extra-chrétien, et de vous le faire voir tel. qu'il apparaît à quelqu'un qui y passe une bonne partie de sa vie : j'ai donc tâché de vous montrer par quelles méthodes les penseurs de ce monde s'efforcent de dis- tinguer le vrai du faux, touchant les plus profonds et les plus difficiles problèmes qui concernent l'humanité, « afin, comme dit Descartes, de voir clair dans leurs » actions, et de marcher avec assurance en cette vie ». Je me suis dit surtout que si l'exécution de mon dessein n'était pas trop inférieure à ma pensée, vous reconnai- triez que les philosophes et les hommes de science ne sont pas exactement ce qu'on vous les représente quel- quefois, et que les méthodes et les voies qu'ils suivent ne mènent pas aussi directement aux abimes qu'on vous le fait croire de temps en temps. Descartes vécut et mourut bon catholique; et il se flattait d'avoir démontré l'existence de Dieu et de l'âme humaine. En récompense de ses efforts, ses anciens. amis, les jésuites, mirent ses ouvrages à « l'index », et le traitèrent d'athée; pendant que les théologiens protes- tants de Hollande le proclamaient à la fois un athée et un jésuite. Ses livres faillirent être brûlés par la main du bourreau; il cut en perspective la destinée de Vanini; et les malheurs de Galilée l'alarmèrent tellement, qu'il renonça presque aux recherches qui étaient de si grands. bienfaits pour le monde, et fut contraint à des subter- fuges et à des subtilités évasives qui n'étaient point dignes de lui. « Lâcheté ! » direz-vous. Hélas! c'est vrai. Mais vous devez être indulgents, et songer qu'au XVIIe siècle, non- seulement le nom d'hérétique menait au bûcher ou à la prison; mais que le simple soupçon d'hérésie détruisait la paix d'une âne, et lui rendait difficile, pour ne pas dire impossible, la calme poursuite de la vérité. Des- cartes, je crois, était homme à se soucier davantage des tracas et des troubles que de la mort immédiate sur le bûcher. Comme nombre d'autres hommes, il sacrifia pour l'amour de la paix et du repos ce qu'il eût obsti- nément défendu contre une violence ouverte. Quoi qu'il en soit, que ceux qui sont bien sûrs qu'ils eussent fait mieux lui jettent la pierre. Je n'ai, quant à moi, que des sentiments de reconnaissance et de res- pect pour cet homme qui a su faire ce qu'il a fait et dans le temps où il l'a fait. Voilà mon sentiment; mais il peut, ce me semble, n'être pas inutile que je vous demande à présent : Quel est le vôtre? Pensez-vous que le christianisme du XIXe siècle se montrerait beaucoup plus généreux et plus tendre dans sa manière de traiter un tel homme ? Non, vous n'oseriez pas l'affirmer. Eh bien, s'il en est ainsi, ne feriez-vous pas bien, tous tant que vous êtes, d'employer toutes vos forces à empêcher le chris- tianisme du XIXe siècle de retomber dans de si honteuses injustices? Nous avons actuellement un ou deux hommes dont on parlera dans deux siècles d'ici comme on parle aujourd'hui de Descartes, parce qu'ils ont mis dans le monde de grandes pensées qui doivent subsister et grandir aussi longtemps que durera l'humanité. Si le XXIe siècle étudie leur histoire, il trouvera que le christianisme du milieu du XIXe siècle ne les con- naissait que pour les vilipender et les accabler d'in- jures. Cela sera-t-il encore vrai du christianisme de l'avenir comme de celui de nos jours? C'est de vous, jeunes chrétiens, et de vos pareils que cela dépend. Répondez: Non, je vous en prie, dans votre propre intérêt et dans l'intérêt de la religion que vous professez. Quant à la science, elle n'a pas besoin qu'on demande rien en son nom. Dante a dit de la Fortune : Quest'è colei, ch'è tanto posta in croce. Pur da color, che le dovrian dar lode Dandole biasmo a torto e mala voce. Ma ella s'è beata, e ciò non ode : Con l'altre prime creature lieta Volve sua spera, e beata si gode (1). Il en est de même pour la science. Des voix malveillantes ont beau se déchaîner contre elle, elle se sent au nombre des pouvoirs impérissables et que rien n'ébranle elle fera son œuvre et sera bénie dans son triomphe. HUXLEY. Traduit de l'anglais par H. MARION, BULLETIN DES SOCIÉTÉS SAVANTES Société d'économie politiquë SÉANCE DU 5 NOVEMBRE 1874 M. Larivière, résumant le 'rapport de M. Crowes, consul an- glais à Leipsig, constate que la guerre de 1870-1871 a détourné tous les bras valides de l'agriculture et de l'industric en Allema- gne. Les cultivateurs auraient eu mille peines à emmagasiner leurs récoltes; les industriels ne pouvaient satisfaire aux com- mandes. Maiutenant un vif mécontentement éclate dans les popu- lations ouvrières d'outre-Rhin. Les grèves se multiplient et prennent des proportions effrayantes. Les industriels de la blonde Germanie risquent fort de perdre les bénéfices qu'ils ont réali- sés pendant le siége et la Commune, qui avaient détourné de leur côté la plupart des commandes d'exportation, que l'industrie parisienne était hors d'état d'accepter. M. Joseph Garnier propose l'examen de la question suivante : De la petite coupure des billets de banque. (1) « Elle est souvent mise en croix; ceux mêmes qui devraient la combler de louanges ne craignent pas de la blâmer et de la maudire. Mais elle est heureuse et ne les entend pas. Avec les autres créatures privilégiées, elle parcourt joyeusement sa route, et se réjouit dans son bonheur serein. » (Enfer, VII, 90-95.) 504 BIBLIOGRAPHIE. M. H. Pussy est persuadé que la crise monétaire actuelle a pour cause principale la substitution du papier aux espèces mé- talliques, ce qui entraîne forcément le discrédit de l'agent (re- présentatif) des transactions. Il conclut, cependant, qu'il est utile de faire des petites coupures, parce qu'il y a réellement absence de menue monnaie, mais que ces coupures doivent avoir, pour compensation, le retrait d'un nombre équivalent de billets d'une coupure supérieure. La discussion s'engage à ce sujet. Quelques membres font observer que dans plusieurs pays l'émission de petites coupures en papier a atteint un chiffre considérable, sans apporter aucun trouble dans les transactions, que l'on peut, par conséquent, étendre le nombre des émissions fiduciaires sans qu'il soit besoin de les compenser. D'autres membres inclinent pour l'émission d'un nouvel emprunt, mais leur opinion est combattue par M. Batbie, qui fait ressortir l'inconvénient de rouvrir le grand livre de la dette publique pour remédier à une crise purement économique, lorsque des circonstances politiques d'un ordre plus élevé, éventuelles, il est vrai, mais possibles et peut-être inévitables, nécessiteraient un recours à cette suprême ressource. Il paraît établi que la Banque aurait été invitée à aliéner ses valeurs en rentes sur l'État, qui ont atteint leur maximum, pour les employer à constituer un capital qui garantirait l'émission de nouveaux billets sans nécessiter le retrait de billets émis. La Banque de France paraît disposée à accepter cette solution. BIBLIOGRAPHIE 1 Sous le titre d'Atlas physique de la France, publié par l'Obser- vatoire de Paris: première carte destinée à l'étude de l'hydro- graphie de la France et des pays voisins (échelle de ...00), vient de paraître chez Hachette une belle carte qui com- prend, outre la France, la Belgique, la Suisse, des parties de l'Angleterre, de la Hollande, de l'Italie septentrionale, l'Al- sace, l'Allemagne rhénane (dimensions: hauteur, 0,58; lar- geur, 0,63). Les grands fleuves, les rivières secondaires et jusqu'aux derniers des ruisseaux y sont marqués dans le plus grand détail en bleu, sur un fond rose jaunâtre, et figurent à l'œil une vraie toile d'araignée, pourtant sans confusion. Les noms des cours d'eau, écrits en lettres de couleur orangé, un peu plus foncées que le fond, sont difficiles à lire, surtout à la lumière, quelques-unes effacées par le cours d'eau lui- même (par exemple, la Lenne, la Sieg) et, de plus, trop peu nombreux ainsi on cherche en vain non-seulement le nom de la Bièvre, mais celui de l'Orge, celui de l'Yères, même celui de l'Essonne, et cela quand le Lunain a son nom en toutes lettres. Un autre défaut à signaler dans une carte savante est de ne donner aux cours d'eau que leur nom fran- çais on chercherait inutilement le nom allemand ou hollan- dais du Rhin, le nom anglais de la Tamise, le nom flamand de l'Escaut; le Main est écrit Mein conformément à la rou- tine. Ce sont là des défauts sans importance; mais il serait si facile d'y remédier! Malgré ces imperfections, celle carte pourra satisfaire les personnes qui s'occupent de géographie. physique, et elle permet de bien augurer de l'atlas, dont elle est une carte-spécimen, el que doit publier l'Observatoire de Paris. Le directeur de l'Observatoire, M. Delaunay, appelle les observations et les critiques des savants dans une notice qui occupe les marges de la carte. Cet atlas doit comprendre des cartes physiques, politiques, géologiques, climatologiques, agronomiques, industrielles; des cartes de la population, de l'instruction, etc. On annonce aussi une carte ethnographique et archéologique; espérons qu'on y joindra une carte linguis- : - med tique, ce qui n'est pas tout à fait la même chose qu'ethnogra- phique. Les Français doivent désormais se tenir au courant de la distribution des races et des langues, s'ils veulent se garer des embûches des ethnographes d'outre-Rhin. BULLETIN DES CONFÉRENCES On sait que M. Ballande a repris la série de ses matinées littéraires au théâtre de la Gaîté. Le premier dimanche, M. Sarcey y a fait une conférence sur Polyeucte; dimanche dernier, c'est M. Gidel qui a traité du Joueur de Regnard. Le public a écouté cette parole sérieuse non sans mélange de familiarité et de bonne grâce, qui ne cherchait point à surprendre, mais à instruire, avec une attention qui est un symptome excellent de la rénovation des intelligences. Voici quels ont été les points développés par M. Gidel : Avec Molière la comédie semblait être morte. l'avait dit: Boileau L'aimable comédie, avec lui terrassée, En vain d'un coup si rude espéra revenir Et sur ses brodequins ne put plus se tenir. Ni Dufrény, ni Dancourt n'étaient de force à la relever. Le Joueur, en paraissant, donna l'espoir aux amis des plai- sirs de l'esprit que l'art comique pouvait refleurir. Regnard avait une gaieté charmante, une aisance gracieuse, un esprit naturel, le don de la plaisanterie. Habitué à vivre dans le plaisir, cynique mitigé, il n'a pas la prétention d'être un moraliste sévère : il est un écrivain aimable. Ce n'est pas à dire qu'il ne ressorte de sa pièce aucune leçon morale. Il suffit à des auditeurs intelligents de la voir pour concevoir l'horreur du jeu. On a pu représenter avec un noir appareil les funestes conséquences de cette passion. Regnard ne se place pas à ce point de vue. Ce qu'il nous fait voir dans Valère, ce n'est point un fripon, mais un homme en grand danger de le devenir. Il a déjà perdu toute la déli- catesse des sentiments. Il est sur une pente qu'on descend rapidement. Noyé de dettes, prêt à recevoir les leçons d'un maître-filou, professeur de trictrac, sans entrailles pour les plaintes de ses créanciers, plein de prévenances pour cer- taine veuve ridicule, mais riche, dont le coffre-fort pourra bientôt le tenter, menteur avec son père: on ne peut rien attendre de lui, que des manquements et des fautes. Quant à Angélique, il ne l'aime que s'il n'a plus le sou, et se décide sans scrupule à mettre son portrait en gage. C'est là que se révèle le don précieux d'observation dont Regnard était doué. Sa comédie est un tableau de la société finissante du XVIe siècle. Le jeu en était le fléau. C'était une rage universelle. La cour, Paris, la province, en étaient infectés. Gourville, Fouquet, le maréchal de Richelieu, le maréchal de Clérem- bault, le comte de Grammont, la duchesse de Berry, les bour- geois, les bourgeoises, le peuple, tout en était atteint et dé- voré: Law pouvait paraître. Les conférences du boulevard des Capucines, nº 39, se sont rouvertes mardi dernier. M. Gidel y a fait hier une conférence sur les Français d'autrefois. Le propriétaire-gérant : GERMER Baillière. PARIS. SZ IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2. THEATRE DE LA GAITÉ Matinées littéraires de M. BALLANDE DIMANCHE 19 NOVEMBRE LE JOUEUR Comédie en 5 actes, de Regnard, jouée par MM. Le- roux (Théâtre-Français), Saint-Germain (Vaudeville), et Mesdemoiselles Bianca (Vaudeville) et Bic. Conférence à une heure et demie sur le Joueur. par M. Francisque Sarcey. VARIÉTÉS. La Saturday Review publie, sous le titre. « La Défense nationale. et les camps retranchés », un article, que nous trouvons traduit dans l'Officiel, dont nous extrayons les passages suivants :. L'art des fortifications a subi de grands changements depuis les temps de Wellington et de Napoléon. La dernière guerre de l'Alle- magne contre la France a porté le dernier coup à l'ancien système. Il a été prouvé qu'en règle générale, fortifier les villes indistincte- ment et de la manière ordinaire, n'a d'autre résultat que d'infliger de grandes souffrances aux habitants sans apporter un obstacle ap- préciable à la marche de l'ennemi. V Cela a donné l'idée des camps retranchés, et il est incontestable que ce mode de défense a, dans de certaines limites, une très- grande utilité. Mais il y a, en toute chose, une tendance à prendre pour le but ce qui n'est que le moyen; c'est ce qui est arrivé pour les fortifications. La fortification a pour objet de suppléer et´de faci- liter les mouvements des armées en campagne, non de les rem- placer. Cependant, faute d'avoir reconnu cette vérité, beaucoup de mili- taires tombent dans l'erreur, ou n'y échappent que difficilement, de se reposer principalement sur les fortifications. On construit des ouvrages capables d'absorher, dans une proportion exagérée, des froupes qui, sans cela, seraient utilisées à d'autres opérations. Mais il n'est pas moins vrai, comme nous l'avons dit, que des camps ou des positions retranchées ont, dans de certaines limites, une valeur considérable. Un écrivain japonais disait, en parlant des fortifications: « Si vous fermez les portes, l'ennemi sera forcé d'escalader les murs ». Nous pouvons appliquer ce mot à nos principales routes qui sont comme les portes intérieures. Beaucoup de nos portes extérieures, c'est-à-dire nos ports, sent absolument sans serrures, et il en est de même, sans exception, de nos portes intérieures. Une armée d'inva- sion ayant une fois débarqué n'aurait qu'à faire son choix parmi les nombreuses et excellentes voies qui parcourent le pays dans tous les sens; nous devrions nous proposer pour but de limiter le choix de l'ennemi entre toutes ces routes, et de diminuer ainsi le nombre des points sur lesquels il serait nécessaire d'assembler une armée pour des opérations actives. Dans presque tous les pays étrangers, il existe aux principanx points stratégiques, des forteresses qui servent plus ou moins à ar- rêter les progrès de l'ennemi et à limiter le choix de ses lignes d'opé- rations. Dans l'intérieur de l'Angleterre, on ne trouverait pas une seule forteresse; nulle part cependant l'appui de fortifications pour créer des obstacles à la marche d'une armée d'invasion ne serait plus nécessaire, si l'on considère que, abstraction faite des Highlands et d'une partie du pays de Galles, la configuration du pays ne prê- terait nulle part une aide de quelque valeur à la défense. Cependant tout Etat dont la défense est confiée en grande partic à la milice et à des volontaires, exige des fortifications, surtout quand cet Etat est d'une petite étendue. Des hommes braves, ani- més par le patriotisme et individuellement instruits à l'usage des armes, peuvent, même s'ils ne sont pas suffisamment exercés et ac- coutumés à manœuvrer en corps, rendre de hons services, s'ils sont placés derrière des parapets. Les fortifications diminuent énormément la différence entre des troupes très-exercées et des troupes qui de le sont qu'à moitié. De simples recrues qui, en pleine campagne, plieraient devant des troupes régulières, peuvent triompher d'elles quand elles sont protégées par des ouvrages défensifs et ne sont pas appelées à ma- nœuvrer. Quand un pays est envahi, le temps est extrêmement précieux pour ses défenscurs, tandis que, d'un autre côté, les envahisseurs, incapables de continuer longtemps leur effort avec les ressources dont ils disposent, et désireux de frapper un coup décisif sans laisser à la résistance le temps de s'organiser, cherchent à terminer l'af- faire dans le moindre délai possible. Cette préoccupation de leur part est d'autant plus grande que les communications sont plus menacées, ce qui serait le cas pour une armée débarquée sur nos côtes et menacée de se voir couper lạ retraite par une défaite navale. L'Angleterre est si peu étendue, si facilement et si rapidement traversée, son organisation militaire est si défectueuse, qu'elle est exposée au risque de se voir accabler par un seul coup. Qu'un ennemi débarque sur quelque point que ce soit, entre Douvres et Bognor, il n'est pas probable qu'on livråt plus d'une bataille entre la côte et Londres. Du résultat de cette bataille dépendrait le sort de l'Angleterre. Le danger est donc si terrible qu'on doit tout faire pour le diminuer. Ce dont nous aurions le plus besoin, c'est d'avoir du temps, le temps nécessaire pour que notre flotte, peut-être absente, nous vint en aide, le temps nécessaire pour réunir nos forces de réserve, assembler une armée, l'approvisionner pour une campagne, en un mot, le temps d'organiser la défense. L'intervalle absolument néces- saire dépendrait de l'état de notre organisation militaire au moment de cette grande épreuve; et plus cette organisation serait parfaite, moins nous aurions besoin de délais. Quelques jours de prépara- tions seraient cependant indispensables dans tous les cas, et tous nos efforts devraient tendre, en premier lieu, à nous assurer ces quel- ques jours. Les obstacles naturels qu'apporte la configuration du sol aux pro- grès d'une armée ennemie la retarderaient à peine pendant une heure. Nous devrions donc créer des obstacles artificiels sous forme de camps ou de positions retranchées, et en même temps protéger Londres, contre un coup de main, par un système de forts détachés. Cependant, comme il est impossible de prévoir sur quel point. de nos côtes l'ennemi débarquerait, il serait nécessaire d'être pré- paré à le recevoir sur tous les points. Mais fortifier l'Angleterre sur une échelle aussi étendue, nécessiterait des dépenses auxquelles le pays ne se soumeltrà jamais. Heureusement, il n'est pas nécessaire d'en arriver là. Des ouvrages de terre répondraient suffisamment à nos vues. Quant à nos forts détachés autour de Londres, l'achat du sol et la construction des forts exigeraient des sommes énormes. Mais les ouvrages de campagne les plus forts, avec des préparatifs convenables, peuvent être achevés en deux ou trois jours et sont en état de servir avant d'être achevés. Ce n'est pas l'exécution des ou- vrages de campagne qui prend beaucoup de temps, mais les préli - minaires sont longs. ↓ Il n'y a pas de raison pour ne pas déterminer immédiatement la place d'une ceinture de forts autour de Londres, leur tracé, leur profil et tous les détails, de fixer les réquisitions en hommes, en ma- tériaux, en outils, qui devraient être prêts au premier appel. Les plans et les documents seraient déposés chez l'inspecteur général des fortifications; des bornes seraient mises en place sur les lieux mêmes pour indiquer les lignes principales. De la sorte, tous les préparatifs et tous les calculs étant faits à l'avance, des ingénieurs tant disposés pour chaque gente de travail, à la première nouvelle d'un débarquement, la construction des forts pourrait être com- mencée. L'adoption d'un pareil plan ne coûterait qu'une somme insigni- fiante et ne causerait en réalité pas d'inconvénient aux propriétaires * du sol. Un plan semblable à celui que nous esquissons pour la défense de Londres pourrait s'appliquer à quelques-unes des principales villes des provinces et aux principaux centres stratégiques, tels que les points de jonction des chemins de fer les plus importants. Ce que nous avons dit se rapporte à des camps retranchés ayant des villes pour centre, mais il faudrait quelque chose de plus en pleine campagne pour protéger les routes, retarder l'ennemi de ma- nière à donner le temps de metire Londres et les autres villes en état de défense, et d'organiser nos forces de réserve. On atteindrait ce but, si l'on convertissait graduellement les principales positions stratégiques des routes en camps retranchés. Dans le cours d'un petit nombre d'années, le pays tout entier pourrait être couvert de fortifications qui le rendraient inexpugnable. On peut objecter, comme on l'a déjà fait, qu'une invasion est assez improbable pour qu'on doive la considérer comme impossible. Telle n'était pas cependant l'opinion de Wellington et de sir John Burgoyne, même avant l'époque où la vapeur a changé les condi- tions de la navigation. De plus, si l'on acceptait cette objection dans toutes ses conséquences logiques, il faudrait licencier nos troupes à l'exception de ce qu'exigent nos colonies. Mais personne en Angle- terre n'y consentirait. Si l'invasion est possible, il faut la traiter comme probable, et si nous conservons une armée à l'intérieur, nous devons lui donner tout le secours qu'on peut trouver dans un bon système de fortifications. } M. Schoebel continue la publication de son ouvrage critique sur le Pentateuque par la Démonstration de l'authenticité de l'Exode (1). L'intention de l'auteur est, comme on sait, de montrer par le texte même du livre mosaïque que les critiques qui en contestent l'unité interne et la cohésion littéraire se placent moins au point de vue historique qu'ils ne suivent la voie arbitraire de l'à priori. L'entre- prise peut paraître hardie, car la non-authenticité du Pentateuque a pour elle l'autorité d'une puissante et savante école; mais ceux qui savent juger par eux-mêmes doivent du moins reconnaître que le procédé de M. Schoebel est conforme aux règles de la bonne cri- tique. (1) Chez Maisonneuve et Cie, 15, quai Voltaire. L'ARMÉE D'HENRI V LES BOURGEOIS-GENTILS HOMMES P 11. 1 vol. in 18. . 3 fr. 50 VIENNENT DE PARAITRE POUR PARAITRE PARAITRE LA SEMAINE PROCHAINE LABORDE. Les hommes et les actes dė Pinsurrection de Paris devant la psy- 2 fr. 50 chologie morbide. 1 vol. in-18. Pa A. WEBER. — Histoire de la philosophie 10 fr. européenne. 1 fort vol. in-8. R. P. HYACINTHE. – Discours prononcé au congrès de Munich. Brochure in-8. 50 cent. 1 D' MELLEZ. Esquisse d'une genèse de la terre et de l'homme. 1 vol. A in-8. 5 fr. LAURENT DEGREAUX. -- La puissance de l'aile ou l'oiseau pris au vol. Classification alaire avec planches. 4 vol. in-8. 5 fr. D' L. VASLIN. Étude sur les plaies par armes à feu. 1 vol. grand in-8 avec 22 planches lithographiées. 6. fr. D' A. CHIPAULT.- De la résection sous- périostée dans les fractures de l'omoplate par armes à feu. In-8 avec 6 planches en chromolitho- graphie. 3 fr. 50 1 LA GUERRE ÉTRANGÈRE ET 1 vol. in-18. Paris. Imprimerie de E. MARTINET, rne Mignon, 2, LA GUERRE CIVILE Par Émile BEAUSSIRE Membre de l'Assemblée nationale } 3 fr. 50 DESCARTES, SON CARACTÈRE ET SON GÉNIE A PROPOS DE NOUVELLES PUBLICATIONS, par M. Paul Janet, de l'Institut. 1. OEuvres inédites de Descartes, publiées par M. Foucher de Careil. - II. Descartes, sa Vie, ses Travaux, ses Découvertes avant 1637, par M. Millet. III. Précurseurs et Disciples de Descartes, par Émile Saisset. IV. Histoire de la philosophie cartesienne, par M. Fran- cisque Bouillier, 3e édition. J R.2. 15Jaw 68. BOLJŠKAASNEŽ Kan d DESCARTES SON CARACTÈRE ET SON GÉNIE 1. Guvres indites de Descartes, publiées par M. Foucher de Careil. - II. Descartes, sa Vie, ses Travaux, scs Découvertes avant 1637, par M. Millet. III. Précurseurs et Disciples de Descartes, par Émile Saisset. - 1V. Histoire de la philosophie cartésienne, par M. Fran- cisque Bouillier, 3e édition. En 1637, paraît le Discours de la Méthode, suivi de la Géométrie et des Météores. Descartes avait quarante et un ans. A partir de cette date, il appartient à la publicité et à l'histoire. D'autres écrits suivent les précédens: son école se fonde. Les universités se rem- plissent de ses adhérens. L'église, passagèrement hostile, s'autorise et se couvre de ses doctrines. Tous les savans de l'Europe le con- sultent. Les princesses et les reines se mettent à son école. C'est alors que, dans toute la force de l'âge et du génie, dans toute la splendeur de sa gloire, il meurt à Stockholm, au milieu du siècle, en 1650, à l'âge de cinquante-quatre ans. Si rien n'est plus connu que l'histoire de Descartes à partir de la date célèbre de cette première publication, rien au contraire ne l'est moins que son histoire antérieure. La publication de 1637 ne peut pas être considérée comme un premier essai de jeune homme : c'est au contraire une œuvre de maître, un coup de génie, qui dès le premier instant place Descartes au nombre des conquérans et des dominateurs de la science. Une révolution logique et phi- losophique, l'invention d'une science toute nouvelle, la géométrie Sout 346 REVUE DES DEUX MONDES. analytique, - telles étaient les deux œuvres capitales que ce dé- butant apportait au monde savant. Ces livres, bien loin d'être le commencement, n'étaient au contraire que la conclusion et le cou- ronnement d'immenses travaux que jusqu'alors Descartes n'avait faits que pour lui-même, et dont il donnait maintenant la meil- leure partie au public. On voit encore, par le Discours de la Mé- thode, que Descartes, sans avoir encore rien publié, était déjà cé- lèbre. Ses conversations, ses conférences, ses correspondances, avaient donné de lui la plus haute idée à tous les savans qui le con- naissaient; de proche en proche son nom s'était répandu, et une grande attente s'attachait à lui. On le pressait de tous côtés de faire connaître ses découvertes, de publier ses écrits, et, ce qui est rare, l'attente, bien loin d'être déçue, était dépassée; la gloire la plus éclatante, le succès le plus rapide, récompensaient ses labo- rieux efforts. < C'était donc un travail aussi intéressant que neuf de nous faire connaître Descartes avant sa gloire et son triomphe, avant ses pre- miers écrits, de l'étudier dans l'enfantement progressif de ses pen- sées, d'expliquer et de commenter par les circonstances précises de sa vie l'histoire psychologique que Descartes raconte de lui-même dans son premier chapitre du Discours de la Méthode; c'est ce tra- vail qui vient d'être fait par un jeune professeur de l'université sous ce titre: Descartes, sa vie, ses travaux, ses découvertes avant 1637. L'auteur, M. Millet, s'est appliqué à ce travail avec une conscience et une ardeur des plus louables. Il est difficile d'aimer son œuvre plus qu'il ne le fait, ce qui est une condition de bien faire; non-seulement il a consulté les documens imprimés, mais il a écrit partout où l'on avait pu conserver quelques vestiges de Descartes, en Hollande, en Suède, en Angleterre; il a recueilli quelques faits nouveaux, et a profité surtout avec habileté et dis- cernement des trois sources les plus importantes qu'il eût à sa dis- position la Correspondance de Descartes, la Vie de Descartes, par Baillet, les Fragmens inédits découverts et publiés par M. Foucher de Careil. : Sans contester toutefois ce que l'auteur a pu ajouter par ses con- naissances philosophiques et scientifiques à la Vie de Descartes de Baillet, j'avouerai que je le trouve bien sévère à l'égard de ce livre, et qu'il ne me paraît pas reconnaître suffisamment tout ce qu'il lui doit. Il l'accuse d'être emphatique, lourd, de manquer de critique, de discernement philosophique. Je le veux bien; mais ce n'est pas une raison pour nier le mérite de cet excellent ou- vrage. Sans doute Baillet est un écrivain naïf et peu exercé, il a la phrase longue, le récit diffus et beaucoup d'autres défauts; mais il Madaga DESCARTES ET SON GÉNIE. 347 est admirablement consciencieux, il a consulté toutes les sources qui étaient à sa disposition, et il les a indiquées avec une parfaite précision. Son récit, un peu lent, ne laisse pas d'être vivant par le détail et par les circonstances qu'il déroule devant nous; ce n'est pas une biographie, ce sont des mémoires, et ces mémoires sont d'une lecture intéressante, comme tout ce qui nous fait péné- trer dans l'intimité des hommes célèbres. Nous y voyons non-seu- lement la vie particulière de Descartes, mais les circonstances générales dans lesquelles il a vécu. Rien ne nous autorise à ré- voquer en doute l'exactitude des faits rappelés par Baillet, car M. Millet, si sévère qu'il soit, n'a pu y relever une seule erreur. Quant aux travaux scientifiques et philosophiques, Baillet, il faut le reconnaître, est plutôt un témoin passif qu'un critique : il rapporte plus qu'il ne juge; mais en cela même il prouve son bon sens, et il a encore pour nous cet important avantage d'avoir eu entre les mains des écrits de Descartes que nous n'avons plus, ou que nous n'avons qu'en partie : les extraits qu'il nous en donne ont donc une très grande valeur. Enfin le style de Baillet, sans avoir ni éclat ni concision, n'est nullement emphatique, il est naturel; ce n'est pas le style fier de la société aristocratique de ce temps-là, c'est un style bourgeois, sans grandeur, mais solide, sain, honnête et d'une bonhomie parfaite. La Vie de Descartes de Baillet me paraît de la famille des Mémoires de Fontaine, ce livre excellent et char- mant de l'école de Port-Royal. Indépendamment de la Vie de Descartes et de sa Correspon- dance, l'auteur a encore eu à sa disposition une autre source récem- ment découverte, les Fragmens inédits, l'une des trouvailles les plus intéressantes de M. Foucher de Careil. C'est peut-être ici le lieu de rappeler en quelques mots l'histoire assez bizarre des pa- piers de Descartes, que M. Millet nous raconte avec beaucoup de détail: c'est une des parties les plus curieuses et les plus instruc- tives de son livre. Descartes avait laissé deux séries de papiers, les uns en Hollande, les autres en Suède. Les papiers de Hollande avaient été confiés par lui, au moment de son départ pour Stock- holm, à un de ses amis, M. de Hooghelande. Ils étaient enfermés dans un coffre que l'on ouvrit trois semaines après la mort du phi- losophe pour en faire l'inventaire. On n'a jamais revu ni cet in- ventaire ni ces papiers, parmi lesquels devait se trouver, suivant M. Millet, le traité du Monde, le plus complet ouvrage de Des- cartes. Notre jeune et ardent critique s'est mis courageusement à la recherche de ces papiers perdus, et il ne désespère pas un jour de les retrouver. Quant aux papiers que Descartes avait emportés en Suède avec < 348 REVUE DES DEUX MONDES. lui, ils eurent également d'assez fâcheuses aventures. L'inventaire en fut fait par M. Chanut, ambassadeur de France et ami de Des- cartes, et le tout fut envoyé par lui à son beau-frère, M. Clerselier, autre ami et disciple du philosophe, qui habitait Paris. Ils furent chargés sur un bateau qui accomplit heureusement la longue tra- versée de Stockholm à Paris; mais à Paris même, près du Louvre, le bateau sombra, et les papiers allèrent au fond de la Seine, où ils restèrent trois jours. Après qu'ils eurent été repêchés, ils furent confiés à des domestiques peu intelligens qui les firent sécher pêle- mêle sur des cordes, et les remirent à Clerselier dans le plus grand désordre. C'est avec ces matériaux informes que Clerselier publia sa première édition des Lettres de Descartes et quelques autres ouvrages; mais cette édition est bien loin de contenir tous les écrits de Descartes mentionnés dans l'inventaire de Stockholm. Parmi ces divers écrits, qui ont encore été entre les mains de Baillet, se trouvait un Cahier-Journal (de 1619 à 1621) et quelques fragmens de physique et de mathématiques, qui furent vus par Leibniz à son passage à Paris. Sa curiosité extrême pour toutes les raretés phi- losophiques lui en fit prendre une copie c'est cette copie que M. Foucher de Careil a retrouvée à Hanovre et qu'il a publiée sous le titre de Fragmens inédits. Enfin, dans le dénombrement des sources diverses que l'auteur a pu et dû consulter, on ne peut oublier la savante et complète Histoire de la philosophie cartésienne, dont l'auteur, M. Francisque Bouillier, vient précisément de nous donner la troisième édition, encore perfectionnée. Le livre de M. Bouillier est un de ceux qui font le plus d'honneur à l'érudition française en philosophie. C'est un de nos livres que l'Allemagne connaît et estime le plus. Si le livre de Bordas-Dumoulin sur le même sujet conserve son origi- nalité soit par la force philosophique, soit par l'étendue des con- naissances scientifiques, celui de M. Bouillier est supérieur par l'étendue des recherches, et aussi par la savante et heureuse ordon- nance de la composition. Le livre de Bordas - Dumoulin est plein d'éclairs; mais il est incomplet et mal ordonné. La science pure y déborde sur la métaphysique. Dans le livre de M. Francisque Bouillier, toutes les proportions sont observées : les grandes doc- trines sont exposées d'une manière complète et lumineuse; mais c'est surtout le détail des faits que l'auteur a étudié avec une exac- titude et une précision supérieures. Il a suivi toutes les vicissitudes du cartésianisme dans tous les pays de l'Europe, et jusqu'à ses dernières ramifications dans le XVIIIe siècle. L'histoire littéraire a autant à profiter que l'histoire philosophique dans cet impor- tant ouvrage. K A Mag DESCARTES ET SON GÉNIE. 349 Puisque j'en suis à mentionner tous les travaux récens publiés en France sur Descartes et son temps, je ne dois pas oublier le beau livre d'Émile Saisset: Précurseurs et disciples de Descartes, dont la Revue a dans le temps publié les principaux chapitres. Je rap- pellerai les pages consacrées par M. Cousin, dans le Journal des Savans, à la défense de Descartes contre Leibniz. Enfin l'Histoire de la philosophie moderne, de M. Henri Ritter, traduite par M. Challemel-Lacour, fournit encore un témoignage important à consulter précisément par sa discordance avec toutes les voix ad- miratives que nous venons de signaler. Nous nous servirons libre- ment de ces documens divers dans l'étude que nous présentons à nos lecteurs sur le caractère et le génie de Descartes. 1. Nous ne voulons pas suivre ici et reproduire pas à pas la bio- graphie de Descartes. On la trouvera fort détaillée soit dans son premier biographe, Baillet, soit dans l'ouvrage de M. Millet. Nous voudrions seulement recueillir quelques traits de cette physiono- mie, l'une des plus originales et des plus vivantes de l'histoire de la philosophie. Un des traits qui frappent le plus dans le caractère de Descartes, c'est sa passion pour les voyages, passion très rare à son époque, surtout parmi les savans. On peut dire que Descartes a vu toute l'Europe (la Russie et la Turquie exceptées). A peine âgé de vingt et un ans, il passe en Hollande, en Bavière, puis en Autriche, en Hongrie, en Bohême, d'où il remonte par la Pologne et la Poméra- nie jusque sur les bords de la Baltique, qu'il longe jusqu'à l'Elbe. Là il s'embarque pour la Frise, rentre en Hollande par le Zuyderzée, repasse par Bruxelles, et revient à Paris. Il ne reste pas longtemps en France. Le voilà parti pour la Suisse, puis pour l'Italie; il visite Venise et Rome, revient en France pour s'échapper encore et cette fois se fixer définitivement en Hollande. De là il fait un voyage en Angleterre, un autre en Danemark, rève d'aller jusqu'à Con- stantinople, et enfin, sollicité par la reine Christine, passe en Suède, où sa poitrine délicate ne peut pas supporter les rigueurs du cli- mat et où il meurt. C On pourrait croire que pendant le séjour assez long qu'il a fait en Hollande Descartes sera resté un peu tranquille. Nullement; sans cesse il changeait de place, et son biographe Baillet, désespé- rant de pouvoir le suivre pas à pas dans ses continuels changemens de domicile, se contente de nous les énumérer en une seule fois, pour ne pas compliquer l'histoire de ses travaux et de son esprit 350 REVUE DES DEUX MONDES. par l'histoire de ses déplacemens. « D'Amsterdam, nous dit-il, il alla demeurer en Frise, près de la ville de Franker en 1629, et il revint la même année à Amsterdam, où il passa l'hiver. S'il exécuta le dessein de son voyage en Angleterre, ce fut en 1631, et il re- vint achever cette année à Amsterdam. On ne sait pas précisément où il passa l'année 1632, mais en 1633 il alla demeurer à Deven- ter, dans la province d'Over-Yssel. De là il retourna à Amsterdam, où il passa une partie de l'année 1634, durant laquelle il fit quel- ques tours à La Haye et à Leyde. Il fit ensuite le voyage de Dane- mark, et il revint à Amsterdam, d'où il fit une retraite de quelques mois à Dort. De là il passa une seconde fois à Deventer en 1635. II retourna ensuite dans la Frise occidentale, et demeura quelques temps à Leuvarden. Il y passa l'hiver, et il revint ensuite à Am- sterdam, où il demeura quelques mois, au bout desquels il passa à Leyde. » Je me lasse de poursuivre la série de ces déplacemens, qui occupent encore dans Baillet toute une longue page, et je me contente de faire observer que, pour un homme qui s'était retiré du monde afin d'être tranquille, il employait un singulier moyen. Il est évident que chez Descartes l'esprit pur était en dehors du temps et de l'espace; mais le corps était toujours en mouvement. Descartes, faisant lui-même, dans son Discours de la Méthode, sa biographie psychologique et intellectuelle, nous représente ses voyages comme une partie de son entreprise philosophique. Peu satisfait de la science des écoles, il s'était décidé, nous dit-il, « à fer- mer tous ses livres pour consulter le grand livre du monde. » Je ne doute pas à la vérité que le désir de savoir n'ait été une des rai- sons qui l'aient conduit ainsi à travers l'Europe dans d'intermina- bles pérégrinations. C'est néanmoins un fait curieux que l'on ne puisse signaler dans sa philosophie aucune trace sensible de cette influence. Cette philosophie est tout abstraite, toute spéculative, tout intérieure. Si l'on ne savait point, par l'ouvrage de Baillet et par la première partie du Discours de la Méthode, que Descartes a vu le monde autant que qui que ce soit, personne ne pourrait le deviner en étudiant sa philosophie. Cette philosophie ne se ressent en aucune manière de ce contact si intime avec la réalité, et elle semble absolument en contradiction avec sa vie. Après avoir tant vu, tant expérimenté, n'est-il pas étrange que la première pensée de notre philosophe ait été que peut-être tout cela n'existe pas? En général, les hommes qui ont beaucoup vu les choses humaines, qui ont eu le goût du spectacle de la vie, ne sont guère disposés à dou- ter de leurs sens et à considérer la réalité extérieure comme une chimère. Ils douteront plus volontiers des idées pures que de leur corps et des choses concrètes: c'est le contraire chez Descartes. T DESCARTES ET SON GÉNIE. 351 Comme homme, il a connu de près les choses réelles; comme phi- losophe, il s'est renfermé systématiquement dans la région de l'es- prit pur. Que dans sa philosophie spéculative Descartes n'ait rien laissé pénétrer de ce que l'expérience de la vie avait pu lui apprendre, on peut encore se l'expliquer; mais il semble que cette expérience aurait dû porter ses fruits d'une manière quelconque, et se mani- fester quelque part. C'est ce qu'on ne voit pas dans ses écrits. On s'attendrait à y rencontrer une mine de réflexions et de pensées sur les caractères, les mœurs, les opinions, sur les différens peu- ples, les diverses classes de la société, en un mot sur le cœur hu- main. C'est ce qu'on rencontre dans d'autres philosophes mêlés, comme l'a été Descartes, au monde et aux hommes. Je citerai par exemple Aristote et Bacon. Le premier, précepteur d'Alexandre et ayant vécu longtemps à la cour de Philippe, a pu et a dû y acqué- rir l'expérience de la vie. Aussi cette expérience se manifeste-t-elle d'une manière éclatante dans ses écrits. Sa Politique est une mer- veille de sens pratique en même temps que de génie scientifique; il réunit le génie de Machiavel au génie de Montesquieu, et les procédés de la politique empirique lui sont aussi familiers que les lois générales de la société. Il en est de même de sa Morale; ce n'est pas seulement un admirable traité théorique, c'est encore une mine inépuisable d'observations pénétrantes et profondes sur le cœur humain. On pourrait en extraire un ouvrage sur les caractères bien plus beau que celui de Théophraste. Dans sa Rhétorique, la théorie des passions, la peinture des différens âges si souvent re- produites par la poésie, attestent également le moraliste auquel n'a pas manqué, quoi qu'en dise Bacon, le suc de l'expérience et de la réalité. Ce dernier philosophe, lui aussi, avait vu de près les choses. de la vie réelle. Les Essais de morale et de politique sont le témoi- gnage de cette vivante expérience. Ils nous enseignent l'art de la vie sans excès de scrupules, et comme pourrait le faire un homme du monde versé dans les mystères de ce que l'on appelle la sagesse pratique. Oglan Rien de semblable dans les écrits de Descartes. Il a vu tous les peuples de l'Europe, et cependant jamais un seul trait de lui sur leurs divers caractères et sur leurs mœurs, bien plus différentes alors qu'aujourd'hui. Même ce bon peuple hollandais, auquel il a demandé la sécurité et la liberté, il n'a pas cherché à nous le pein- dre, ou, s'il en parle, c'est pour nous dire que les habitans d'Am- sterdam ne le troublent pas plus dans ses méditations que ne fe- raient les arbres d'une forêt. Il a vu les cours et les armées, il a étudié les hommes de toutes les conditions et dans toutes les classes 352 REVUE DES DEUX MONDES. de la société; mais nulle part il n'a songé à nous apprendre ce qu'il avait retiré de ce commerce et ce qu'il pensait des mœurs des cour- tisans ou des militaires, des bourgeois, du peuple ou des grands. Son Traité des Passions, où l'on pourrait s'attendre à trouver des pensées de ce genre, ne contient qu'une psychologie tout abstraite, ou plutôt une physiologie arbitraire. Sa correspondance si étendue traite presque exclusivement de matières scientifiques ou méta- physiques. On en tirerait à grand'peine un recueil de maximes, de pensées, de réflexions, telles qu'on en trouve chez les moralistes, et qui témoigne de la connaissance du monde et de la vie. En réfléchissant sur les observations précédentes, il m'a semblé que, comme il arrive souvent, Descartes aura, très innocemment sans doute, mais un peu arbitrairement, arrangé après coup sa vie intellectuelle. Lorsqu'il est arrivé à avoir pleine conscience de son entreprise philosophique, il a cru, possédé par l'idée qui le domi- nait alors, que toutes ses pensées avant ce moment avaient dû ren- trer dans ce cadre; il a fait de ses voyages mêmes une prépara- tion, une initiation à sa méthode; il a systématisé toute sa vie, depuis sa sortie du collége jusqu'à la construction définitive de son œuvre. Peut-être les choses ne se sont-elles pas tout à fait passées ainsi. Lorsque Descartes a commencé à voyager, il était très jeune et avait à peine vingt et un ans. Rien ne pouvait encore lui faire pressentir qu'il serait l'illustre réformateur de la philosophie mo- derne. Il est donc peu probable que ses voyages aient été pour lui dès lors ce qu'ils lui ont paru après coup, à savoir un stage entre l'éducation de l'école et l'éducation personnelle et scientifique qu'il se donna plus tard, un milieu entre la science de collége et la science pure, un passage de l'une à l'autre. Sans doute un esprit sérieux comme celui de Descartes ne voyage que dans l'intention de s'instruire; mais autre chose est le désir de s'instruire en géné- ral, autre chose l'intention systématique et arrêtée de se faire une philosophie personnelle. Dans notre pensée, si Descartes a tant voyagé, c'est uniquement parce qu'il aimait les voyages. Il eût tout aussi bien fondé une philosophie nouvelle sans sortir de chez lui. Le voyageur n'a certainement pas nui au philosophe; mais il l'a fort peu servi: ce sont deux personnages qui se sont réunis dans un seul et même homme, mais qui auraient pu être séparés, et même qui ont été réellement et sont demeurés séparés. Il est impossible de ne pas être frappé, quand on lit la vie de Descartes, d'un genre de curiosité qui le caractérise et qui se dis- tingue évidemment de la curiosité scientifique. Il est de ces hommes qui aiment à voir, et ce qu'il aime voir, ce sont les grands et bril- lans spectacles, les spectacles accompagnés de pompe, de mouve- M J DESCARTES ET SON GENIE. 353 ment et de bruit, goût singulier chez un philosophe contemplatif. Baillet nous le représente courant à Francfort assister au couronne- ment de l'empereur, fête splendide et luxueuse dont aucune de nos solennités modernes ne pourrait donner une juste idée (1). Il va à Venise pour assister au mariage du doge avec l'Adriatique, il se rend à Rome pour le jubilé. Il avait également le goût, comme il le dit lui-même, de voir « les cours et les armées. » A La Haye, au re- tour de son voyage d'Allemagne, trois petites cours se partageaient la société distinguée du pays: celle des états-généraux, celle du prince d'Orange, celle de la reine de Bohême (2). Descartes les fré- quente toutes les trois. De La Haye à Paris, il s'arrête à Bruxelles pour visiter la cour de la princesse Isabelle. Le voici à Paris; mais, nous dit Baillet, il apprend que la cour est à Fontainebleau, il part pour Fontainebleau. C'est ce goût de jeunesse qui, venant à se ré- veiller, le décide à se rendre à la cour de la reine Christine, où il devait trouver la mort. Le même genre de curiosité le conduisit dans les armées, d'abord en Hollande dans l'armée du prince Mau- rice de Nassau, puis dans celle du duc de Bavière. A Paris, on le voit également partir pour le siége de La Rochelle, afin d'assister à ce spectacle mémorable et extraordinaire. Malgré son goût avoué pour les cours et les armées, on se mé- prendrait gravement, si l'on voyait dans Descartes un courtisan ou un soldat. Non, c'est un curieux, un amateur, un contemplateur. Jamais il ne sollicita aucune faveur d'aucun prince, jamais il n'en- tretint de relations intimes avec aucun, si ce n'est un commerce philosophique, comme on le vit d'abord avec la princesse Élisabeth et plus tard avec la reine Christine. Quant aux armées, d'après le récit que nous fait Baillet, il en prenait bien à son aise. Il visitait les savans, il méditait tout seul dans les bivouacs, tout prêt du reste à se battre quand il le fallait, car il avait l'épée prompte et le cœur ferme, mais plutôt encore par curiosité d'amateur que par amour pour le métier. Plus j'étudie la vie de Descartes et son caractère, plus je me per- suade qu'il y avait un tour romanesque dans son imagination, quelque étrange que cela puisse paraître à ceux qui ne connaissent de lui que le géomètre et le métaphysicien. Ce côté romanesque, je le trouve déjà dans ce goût passionné et infatigable pour les voyages, dans cette curiosité des spectacles rares et brillans que j'ai signalés. Je le retrouve encore dans un autre trait fort étrange (1) Goethe nous décrit également dans ses mémoires la même fête à Francfort, à laquelle il a assisté avec la même curiosité avide que Descartes. (2) Cette reine, alors dépossédée, était la mère de la princesse Élisabeth, avec la- quelle Descartes eut plus tard une correspondance philosophique si intéressante. TOME LANEI 868. 2:3 354 REVUE DES DEUX MONDES. de son caractère, le goût des disparitions mystérieuses. A plusieurs reprises on le voit tout à coup s'échapper du milieu du monde, qu'il aimait beaucoup, s'évanouir, cacher sa retraite à tous ses amis, et se plaire à demeurer à la fois invisible et présent en ne communi- quant avec le monde extérieur que par le moyen d'un correspondant privilégié. C'est à dix-huit ans qu'a lieu sa première disparition de ce genre. Arrivé à Paris en 1613, suivi d'un domestique, à l'âge de dix-sept ans, il commença par se livrer à la société des jeunes gens de son âge, à goûter les plaisirs de la jeunesse, surtout le plaisir du jeu, préférant toutefois les jeux de calcul aux jeux de hasard, parce qu'ils donnaient plus à faire à l'activité de son esprit. Après quelques mois employés dans ces distractions un peu frivoles, le goût du travail le saisit; il disparaît, ses jeunes amis le cherchent en vain. Il se retire dans une maison écartée du faubourg Saint- Germain (1), s'y enferme avec un ou deux domestiques, et reste ainsi deux années caché à tous les yeux et échappant à toutes les recher- ches de ses compagnons de plaisir. Ce ne fut qu'au mois de dé- cembre 1616 qu'il fut rencontré par l'un d'eux, qui le ramena à ses sociétés habituelles. Plus tard, en 1628, il habitait la maison d'un de ses amis, M. Levasseur d'Étioles, où sa réputation déjà grande attirait beaucoup de monde (2). Fatigué des dissipations que cette société lui occasionnait, il s'échappe et disparaît encore une fois, sans que M. Levasseur pût savoir ce qu'il était devenu; ce- lui-ci cependant, au bout de six semaines, ayant rencontré par ha- sard son domestique dans la rue, est conduit par lui au logis de Descartes, reprend possession de son hôte, et le ramène à Mme Le- vasseur, à qui Descartes en galant homme fit toute sorte de satis- factions. On voit du reste par là qu'il était d'un caractère facile à vivre, et que, s'il s'échappait aisément, il se laissait ramener de même. Enfin, ce goût de retraite devenant de plus en plus impé- rieux, il s'échappa encore, cette fois définitivement, non-seulement du cercle de ses amis, non-seulement de Paris, mais de la France. En 1629, il s'exile volontairement en Hollande, cachant sa rési- A (1) Il ne paraît pas que Descartes soit resté exclusivement à Paris pendant ces deux années, car un document récemment découvert nous apprend qu'il a été reçu licenció en droit en l'année 1616 à Poitiers. (Voir la Revue de l'Aunis, de la Saintonge et du Poitou, février 1867.) (2) Cette petite société, dont Descartes était le centre, est devenue plus tard le noyau de l'Académie des Sciences. Après la mort de M. Levasseur et après la disparition de Descartes en Hollande, les membres de cette société continuèrent à se réunir chez l'un d'entre eux, M. du Montmart, et l'on sait que c'est cette dernière réunion qui, par les soins de Colbert, cst devenue notre Académie des Sciences. Le nom de Descartes se trouve donc lié à l'origine de cette Académie comme celui de Bacon à l'origine de la Société royale de Londres. DESCARTES ET SON GÉNIE. 355 dence à tous ses amis, Mersenne et Picot exceptés, le premier son correspondant scientifique, le second chargé de ses affaires person- nelles. Évidemment ce goût de solitude qui se manifeste à plu- sieurs reprises chez Descartes est une singularité remarquable, qui ne s'explique pas seulement par le besoin de paix et de loisir, car bien des savans dans le monde ont su concilier la retraite avec la société. Il y a quelque chose de plus dans la passion de Descartes; il y a le goût du mystère, c'est-à-dire un certain élément que je ne crains pas d'appeler romanesque. N'oublions pas non plus, comme symptôme remarquable de la même disposition d'imagination, cette sorte de rêve extatique que Descartes raconte lui-même dans son Olympica, et où, dans un accès d'enthousiasme, le 10 novembre 1619, il jeta, dit-il, les fon- demens d'une « invention merveilleuse,» accès dont il fut si ému, qu'il lui attribua une origine surnaturelle, puisque lui-même nous dit qu'il fit alors le vœu d'un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Singulier rapprochement entre Descartes et Pascal! L'un et l'autre eurent une nuit d'extase et d'hallucination inexplicables, l'un et l'autre crurent à une sorte d'intervention miraculeuse en leur fa- veur; mais les effets furent bien différens: chez l'un, la crise déter- mina l'abandon de la science et l'anéantissement en Dieu; chez l'autre au contraire, ce fut le coup de foudre qui fit de lui un inven- teur et un créateur (1). On rencontre d'ailleurs dans la vie de Descartes quelques aventures qui semblent faites pour un héros de roman. On le voit, par exemple, faisant la cour à une personne très distinguée, qui fut plus tard con- nue dans le monde sous le nom de Mme de Rosay. Revenant un jour de Paris, où il l'avait accompagnée avec d'autres dames, il fut atta- qué par un rival sur le chemin d'Orléans, le désarma, lui rendit son épée, et lui dit qu'il devait la vie à cette dame pour laquelle lui- même venait d'exposer la sienne. Dans une autre circonstance, il fit encore voir et sa présence d'esprit et son courage. Lui-même nous a raconté cette aventure dans ses Experimenta. Embarqué un jour sur le Zuyderzée, seul avec son valet au milieu de cinq ou six ma- riniers, il s'aperçut bientôt, en prêtant l'oreille à la conversation de ces hommes, dont il comprenait la langue, que sa vie était me- nacée. A sa mine paisible et douce, ils l'avaient pris pour un mar- chand plutôt que pour un gentilhomme. Ils jugèrent qu'il devait avoir de l'argent, et prirent la résolution de le tuer et de le jeter à la mer après l'avoir dépouillé. Pensant qu'il ne savait d'autre langue K St (1) Selon toute apparence, l'invention merveilleuse dont parle Descartes, et qui lui fut suggérée dans cette nuit d'enthousiasme, est l'idée de l'application de l'algèbre à la géométrie. 356 REVUE DES DEUX MONDES. que celle dont il se servait avec son domestique, ils ne croyaient pas être compris de lui. Tout à coup Descartes prend un visage ré- solu et courroucé, tire l'épée, parle à ces misérables dans leur langue, et les menace de les tuer sur place, s'ils font le moindre mouvement contre lui. « Ce fut dans cette rencontre, dit Baillet, qu'il s'aperçut de l'impression que peut faire la hardiesse d'un homme sur une âme basse; je dis une hardiesse qui s'élève beau- coup au-dessus des forces et du pouvoir dans l'exécution, et qui, en d'autres occasions, pourrait passer pour une pure rodomontade. Celle qu'il fit paraître alors eut un effet merveilleux sur l'esprit de ces misérables. » L'épouvante qu'ils ressentirent fut suivie d'un étourdissement qui les empêcha de considérer leurs avantages, et ils le conduisirent paisiblement au port. Parmi les événemens romanesques de la vie de Descartes, il est permis de compter la naissance d'une fille. Cette fille s'appelait Francine. Nous savons par Baillet qu'elle mourut à l'âge de trois ans dans les convulsions, et que Descartes éprouva de cette perte le plus violent chagrin. Jusqu'ici nous ne savions absolument rien de la mère de Francine: M. Millet nous apprend son nom, il a fait relever sur les registres de Hollande l'acte de baptême de cette enfant. Elle a été baptisée le 28 juillet 1635, le père ayant signé René, fils de Joachim (c'est bien notre Descartes), et la mère Hě- lène, fille de Jean. Maintenant de quelle nature ont été les rap- ports de Descartes avec cette Hélène? Après la mort de Descartes, les adeptes passionnés de notre philosophe, ne voulant pas, dit-on, laisser subsister une seule tache sur son nom, firent courir le bruit. que Descartes avait été marié secrètement; mais l'honnête Baillet, quelque zélé qu'il fût pour son héros, ajoute peu de foi à cette sup- position, et il dit naïvement que, «si M. Descartes a été marié, son mariage a été si clandestin que les casuistes les plus subtils au- raient peine à ne pas lui donner le nom de concubinage. » Cepen- dant, même après les dénégations de Baillet, il faut se garder de trancher témérairement la question, et la petite découverte de M. Millet, que nous venons de mentionner, fournit une présomp- tion nouvelle et assez inattendue à l'hypothèse du mariage. En effet, ayant fait faire en Hollande des recherches sur la naissance de Fran- cine, on lui répondit d'abord qu'après bien des soins inutiles on n'avait rien trouvé, ce qui n'était point d'ailleurs étonnant : la fille de Descartes étant un enfant naturel, avait dû être inscrite sur un livre particulier, destiné ad hoc, et qui portait le nom de Caal- verenbock, livre aujourd'hui perdu. Cependant des recherches nouvelles, poursuivies avec zèle, obtiennent un meilleur succès, et M. Vitringa découvre l'acte de baptême signalé plus haut sur les DESCARTES ET SON GÉNIE. 357 registres de paroisse de Deventer. Or on n'inscrivait sur ces regis- tres que les enfans légitimes. C'est là évidemment en faveur du mariage de Descartes une présomption très forte, je dirais même décisive, si l'on pouvait s'assurer que l'exclusion signalée était ab- solue, et qu'on ne fit jamais d'exception en faveur de quelque per- sonnage considérable, ce qui a pu être le cas de Descartes. Néan- moins ce fait vient évidemment à l'appui du bruit qui avait couru en Hollande, et que Baillet, étant loin de la source, a pu prendre pour une invention charitable. Supposons maintenant qu'il y ait eu réel- lement mariage secret, quel motif peut avoir eu Descartes de le dissimuler? J'imagine pour ma part qu'Hélène, fille de Jean, n'était peut-être pas d'une naissance très distinguée, que Descartes, assez fier d'ailleurs de sa condition, et pour éviter les tracasseries, qu'il n'aimait pas, soit les reproches de sa famille, soit le blâme de ses amis, aura voulu cacher le fait de sa mésalliance. De plus nous avons signalé déjà le singulier goût de Descartes pour le mystère, ses retraites secrètes, ses cachotteries et les combinaisons compli- quées qu'il mettait en usage pour se dérober à la curiosité du pu- blic. Il cachait sa vie, il a donc pu cacher son mariage. Son imagi- nation romanesque, qui avait horreur du commun, a pu préférer les apparences, fort peu déshonorantes d'ailleurs en ce temps-là chez un gentilhomme, d'un commerce illicite à la situation plus honnête, mais plus bourgeoise, d'un mariage affiché. Ces diverses circonstances nous montrent dans Descartes un tout autre homme que le métaphysicien abstrait et spéculatif auquel nous sommes habitués, un homme d'un caractère ferme et hardi, prèt à toutes les circonstances, connaissant la vie et ses hasards, nullement emprunté en présence des choses réelles. Un trait cepen- dant, et un trait remarquable, réunit les deux hommes que nous ve- nons de distinguer : c'est que, malgré sa curiosité pour les choses du monde, Descartes n'a jamais été, comme il le dit lui-même, « qu'un spectateur et non un acteur dans les comédies qui s'y jouent. » Cette fois il se définit lui-même avec une parfaite exactitude. Il n'a jamais été qu'un spectateur et n'a point voulu être autre chose. Il a vu le spectacle de la vie, mais il n'a pas joué lui-même. Dans ses voyages comme dans sa philosophie, il ne fut qu'un contemplatif. Jamais il n'eut aucune responsabilité, jamais il ne voulut en avoir. Né avec quelque aisance, dit-il lui-même non sans une certaine fierté nobiliaire, «< il ne se sentait pas, grâce à Dieu, de condition qui l'obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. » Il se refusa donc toujours à prendre un état. Ses pa- rens le pressèrent à plusieurs reprises d'acheter une charge, et Descartes fit toujours semblant de vouloir leur complaire; mais il ¿ P 358 REVUE DES DEUX MONDES. il trouvait toujours des défaites nouvelles, et M. Millet a raison de reprocher à Baillet d'avoir pris au sérieux ces projets d'éta- blissement. Descartes refusa donc toute sa vie de prendre aucune part de responsabilité dans les affaires humaines. Il ne voulut pas même faire métier de science. Il résulte de là que sa vie, quoi- que très agitée, n'a pas été une vie active, et peut-être est-ce là qu'il faut chercher la raison d'une certaine stérilité psychologique et morale dans ses écrits. Pour bien connaître les hommes, ne suffit pas de les regarder agir, il faut agir avec eux autre- ment les expériences ne sont pas assez intéressantes pour laisser des traces dans l'imagination et dans la mémoire. Descartes avait sans doute assez vu les hommes pour savoir se comporter avec eux dans toutes les circonstances qui pouvaient se présenter; mais la vie humaine n'intéressait que son imagination du moment. C'était une distraction et non une occupation. La pente naturelle, l'incli- nation de son esprit, étaient d'oublier le dehors pour vivre en de- dans. Les grands philosophes que nous signalions plus haut pour leur profonde connaissance du cœur, Aristote et Bacon, n'avaient pas été seulement des spectateurs, ils avaient été de vrais acteurs dans les comédies du monde. Ce n'est pas un petit rôle à jouer que celui de précepteur de prince, et le lord-chancelier d'Angleterre avait vu de près (de trop près, hélas! pour son honneur) les choses et les hommes. Quant à Descartes, qui n'a jamais voulu que voir sans agir, il ne put être et ne fut jamais qu'un spéculatif. Cette crainte de la responsabilité est encore vraisemblablement la cause qui nous explique un des traits les moins louables du cara- tère de Descartes: je veux dire cet excès de circonspection qui lui fit renier Galilée, détruire ou du moins cacher son Traité du Monde après le jugement de l'inquisition, et en toutes choses rechercher la sécurité un peu aux dépens de la hardiesse et de la dignité. Cer- tainement Descartes n'était pas lâche, il avait même le cœur haut, et, quand il était attaqué, il répondait sur le ton d'un héros de Cor- neille. Il faut le voir répliquer au jésuite Bourdin, qui avait eu l'im- prudence de se jouer à lui: la fierté et l'éloquence ne peuvent s'é- lever plus haut. Cependant le même homme, dont l'épée et la plume lançaient des éclairs, était d'une prudence qui allait jusqu'à la ti- midité et même plus loin, lorsqu'il s'agissait de faire accepter sa phi- losophie par l'autorité dominante alors, l'autorité ecclésiastique. On ne peut vraiment pas approuver la complaisance de Descartes à l'é- gard des autorités théologiques et surtout sa conduite dans l'affaire de Galilée. Lorsqu'il apprend que la doctrine de celui-ci a été con- damnée à Rome, il écrit à Mersenne qu'il est résolu à brûler tous ses papiers ou du moins à ne les laisser voir à personne. Il rappelle la Le M My VACAN DESCARTES ET SON GÉNIE. 359 maxime bene vixit, qui bene latuit. En attendant, il se soumet, et s'étonne que tout le monde ne fasse pas comme lui. Il va même jus- qu'à chercher des raisons contre le mouvement de la terre, et dans une lettre adressée à un ecclésiastique il s'efforce de démontrer que ce mouvement n'est pas réel. Cette faiblesse de Descartes, si peu justifiable et si peu d'accord avec la fermeté et la hardiesse de son caractère, s'explique, selon nous, de la manière suivante. Il a refusé de s'engager dans les chaînes des occupations humaines, il a voulu être entièrement libre, dégagé de toute responsabilité et de toute nécessité servile: c'est là, je le veux bien, un noble sentiment; mais il y a un revers: lorsqu'on s'est dégagé et désintéressé de toute action et de toute obligation déterminée, on arrive peu à peu à craindre quelque engagement que ce soit : on redoute les affaires, tout vous devient embarras, et, comme il est impossible d'éviter toujours la rencontre des difficultés réelles, on recule devant elles, on leur laisse l'avantage pour se replier sur soi-même. Ainsi on a commencé par sacrifier tout à sa propre liberté, et l'on finit par sacrifier sa liberté même à sa sécurité. Descartes fut donc avant tout et en toutes choses un curieux : cu- rieux par l'imagination et les sens, curieux par l'esprit. Il fut un spectateur des choses humaines comme de l'univers, et refusa d'y être acteur à aucun titre. De là ses pérégrinations et ses solitudes, de là ses audaces et ses timidités, de là dans ses écrits la profon- deur unie à la froideur, je ne sais quoi de haut et de timoré à la fois; de là enfin ce mélange de romanesque et de géométrie qui caractérise sa vie, et qui caractérise aussi sa philosophie, suivant le mot de Voltaire : « Descartes a fait le roman de la nature, New- ton en a fait l'histoire. » < Descartes, par sa vie et par son caractère, appartient bien au règne de Louis XIII, à l'époque où la vie n'était pas encore assise et régulière comme elle l'est devenue depuis. On y aimait l'origi- nalité et les aventures, le noble et le galant, les coups d'épée et les belles conversations; par-dessus tout on craignait le commun et le bourgeois. Pascal, qui a vu la dernière heure de cette époque vi- vante et pittoresque, en a traduit en quelque sorte toute la poétique dans ces mots palpitans : « la vie tumultueuse est agréable aux grands esprits; mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir, ils sont machines partout... La vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » Descartes, il est vrai, n'a jamais eu aucun goût pour la vie de tempête; mais il aimait « une vie d'action, qui éclate en événemens nouveaux, » pourvu qu'il n'y fût pour rien. Il eût ac- cordé à Pascal « que les pensées pures fatiguent et abattent : c'est une vie unie à laquelle l'homme ne peut s'accommoder, il lui faut 360 MUNDES. REVUE DES du remuement et de l'action; » mais ce remuement que Pascal de- mande à la passion, Descartes le cherchait dans l'imagination. L'un et l'autre aimaient profondément la vie, mais l'un pour jouir et souffrir, l'autre pour contempler aussi éloignés d'ailleurs l'un que l'autre des soins vulgaires, et méprisant également « ceux qui sont nés médiocres; » âmes incomplètes toutes deux, car l'une man- que de sérénité et l'autre d'émotion, mais originales et vivantes, et telles que notre siècle prosaïque en fournira de moins en moins. Je crois avoir retracé fidèlement quelques-uns des traits les plus saillans de cette grande figure de Descartes, que nous connaissons si peu, quoique nous en parlions sans cesse. Il semblerait, à entendre. les philosophes, que Descartes a passé sa vie à se dire: Cogito, ergo sum. J'admire autant que qui que ce soit ce célèbre aphorisme; mais je voudrais en sortir. Dans sa dispute avec Gassendi, celui-ci raille Descartes agréablement en l'appelant : & esprit (o spiritus), et Des- cartes riposte en appelant le spirituel curé : ô chair (o caro). Nous avons été curieux de voir comment ces deux élémens s'unissaient et se combattaient dans le même homme, et nous avons essayé de faire la psychologie de celui qui passe pour avoir fondé la psycho- logie. II. - Un savant critique de l'Allemagne d'une grande autorité, M. Henri Ritter, s'exprime sur la philosophie de Descartes avec une sévérité excessive. « Si nous passons en revue, dit-il, les différentes parties de sa philosophie, nous y trouvons peu de choses vraiment origi- nales; elle se compose pour la plus grande partie d'idées qui, de son temps même, ne pouvaient plus passer pour nouvelles. Les preuves de l'existence de Dieu sont une vieille propriété de l'école théologique; il ne les a pas entourées d'une nouvelle lumière. S'il a attribué à la preuve ontologique plus de valeur qu'on ne lui en attribuait ordinairement, on ne lui en fera pas un mérite. Son prin- cipe je pense, donc je suis, n'était jamais tombé dans l'oubli depuis que saint Augustin l'avait posé à l'entrée de la science. Campanella l'avait repris avec une vigueur presque égale, et les sceptiques français eux-mêmes n'avaient pas manqué de poser la connaissance de nous-mêmes comme le principe de toute connais- sance... A considérer tout ce qu'il y a de décousu dans les diverses parties de son système, combien peu il a émis d'idées nouvelles, on éprouve quelque embarras à expliquer d'où est venu l'immense succès de sa doctrine. >> Il est difficile de porter sur un grand homme un jugement plus M DESCARTES ET SON GÉNIE. 361 dédaigneux et plus acerbe. Cependant, si nous nous contentions d'opposer notre propre opinion à celle du savant critique, notre ju- gement pourrait paraître entaché de partialité patriotique. Com- mençons donc par nous couvrir de l'autorité d'un grand Allemand tout aussi compétent que M. Ritter pour juger de la vraie valeur d'une philosophie, je veux dire Hegel. Voici comment celui-ci s'ex- prime sur Descartes dans son Histoire de la philosophie : « Des- cartes est dans le fait le vrai fondateur de la philosophie moderne, en tant qu'elle prend la pensée pour principe. L'action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C'est un héros; il a repris les choses par les commencemens, et il a retrouvé de nouveau le vrai sol de la philosophie, auquel elle est revenue après un égarement de mille ans. » On voit par ces lignes quelle était l'admiration de Hegel pour Descartes, et elles confirment cette parole du même philosophe que rapporte M. Cousin: «Votre nation, disait-il, a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Ce n'est donc pas un vain patriotisme qui nous auto- rise à considérer le philosophe français comme le vrai fondateur de la philosophie moderne, c'est le témoignage de toute l'école hégé- lienne, témoignage entièrement désintéressé dans cette question. Si Descartes est le créateur de la philosophie moderne, il serait difficile de lui refuser l'originalité, car on pourrait être encore un esprit original à beaucoup moins de frais; mais tous ceux qui con- naissent l'histoire de la philosophie savent à quel point la question d'originalité est embarrassante. Il est toujours possible à un esprit prévenu de montrer que tel philosophe manque d'originalité. Jamais on ne peut surprendre une idée qui ait un tel caractère de nouveauté que l'on ne puisse en trouver le germe dans quelque philosophe antérieur ou contemporain. Même dans les sciences exactes et po- sitives, c'est déjà une grande difficulté d'assurer à chacun le sien; la difficulté est infiniment plus grande en philosophie, car dans les sciences il s'agit de découvertes précises et positives qui peu- vent avoir une date, en philosophie au contraire il ne s'agit que d'idées. Or une idée ne se distingue pas aussi aisément d'une autre idée qu'une loi physique d'une autre loi, un théorème d'un autre théorème; une grande pensée philosophique contient toujours le tout plus ou moins virtuellement. C'est pourquoi toutes les grandes pen- sées philosophiques, considérées de certains côtés, se ressemblent et s'identifient. Ainsi on dira que les idées de Platon sont la même chose que les nombres de Pythagore, que l'acte d'Aristote est la même chose que l'idée de Platon. Ainsi l'on dira encore que le mécanisme de Descartes est le mème que celui d'Epicure, que son axiome je pense, donc je suis, est déjà dans saint Augustin, que ܝ 362 REVUE DES DEUX MONDES. son doute méthodique est emprunté aux sceptiques. En raisonnant de la même manière, je me fais fort de prouver que Hegel n'a au- cune originalité, car il n'a fait qu'unir la méthode de Fichte à la doctrine de Schelling, que Schelling n'a aucune originalité, car il n'a fait que reproduire Spinoza avec plus d'imagination et moins de rigueur, - que Spinoza n'en a pas davantage, car il n'a fait que combiner la méthode cartésienne avec le fond de l'alexandrinisme de Plotin. Or Descartes, suivant M. Ritter, n'est nullement original, et Plotin de son côté ne l'est pas non plus, car il doit tout à Platon. K On voit qu'en employant ce procédé de raisonnement il n'y aurait pas dans le monde un seul philosophe original, excepté peut- être le premier de tous, je veux dire Thalès de Milet. Encore celui- ci, selon M. Édouard Röthe, aurait-il emprunté les élémens de la philosophie aux prêtres égyptiens, de sorte qu'il nous faudrait en- core recommencer notre course en arrière, et avec l'école tradition- naliste remonter jusqu'au premier homme pour lui attribuer la science infuse. La science humaine ne serait plus qu'une répétition monotone d'une révélation première. Bien entendu, M. Henri Rit- ter n'appartient point à cette école et n'avouerait pas de telles con- séquences; mais il n'est pas moins vrai que la méthode de dénigre- ment qu'il emploie à l'égard de Descartes peut être appliquée aisément à quelque philosophe que ce soit. Ce n'est donc pas tel philosophe en particulier, c'est la philosophie elle-même que l'on compromet et que l'on expose au mépris des ignorans par cet es- prit de critique excessif et peu éclairé. J'appliquerais volontiers à la philosophie un mot célèbre de Pascal : « à mesure que l'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus de philosophes originaux. » Le choix que chacun de nous fait d'ordinaire entre les grands esprits, n'estimant guère que ceux avec lesquels nous sympathisons, est presque toujours l'effet d'un jugement superficiel et étroit. En y regardant de plus près, nous voyons que les pensées d'un homme ne sont jamais absolument semblables aux pensées d'un autre. Ces petites différences qui séparent les individus médiocres les uns des autres deviennent chez les hommes de génie des différences no- tables et saillantes: encore faut-il de bons yeux pour les voir et des yeux non prévenus. Pour en revenir au génie de Descartes, ce qui est vraiment sai- sissant dans son entreprise philosophique, c'est la résolution har- die et sans exemple qu'il a prise et exécutée de tout recommencer et de reprendre la philosophie par sa base, en reconstruisant sur un sol nouveau, suivant l'expression de Hegel. Ainsi on peut dire que la philosophie a commencé deux fois dans notre Occi- dent une première fois en Grèce avec Thalès de Milet, qui ne se DESCARTES ET SON GÉNIE. 363 doutait guère qu'il inaugurait quelque chose de nouveau; une se- conde fois avec Descartes, qui cette fois savait ce qu'il faisait, et voulait le faire. Eh quoi! proposer à l'esprit humain de se dépouil- ler volontairement de toutes ses croyances et de toutes ses opinions pour recommencer à nouveaux frais, ce ne serait pas là une pen- sée originale et créatrice! Quel est donc le philosophe dans l'his-- toire qui a fait cela? Que Descartes ait réservé dans son doute la religion et la politique, nos téméraires d'aujourd'hui peuvent lui en faire un crime; mais on ne fait jamais plus d'une révolution à la fois c'est beaucoup d'une seule. Descartes a été Descartes; il n'a été ni Voltaire, ni Rousseau; un seul homme ne peut à lui seul accomplir le travail de l'humanité tout entière. Il se bornait, di- sait-il, «à tâcher de réformer ses propres pensées et à bâtir en un fonds qui fût tout à lui. » Était-ce donc là une si modeste entreprise? N'était-ce pas la première et la plus nécessaire de toutes les ré- formes? car, pour réformer avec fruit leurs croyances et leurs institutions, les hommes doivent commencer par apprendre à penser. V Il est incontestable que le célèbre je pense, donc je suis, était déjà dans saint Augustin; mais c'est beaucoup dire que d'affirmer avec M. Ritter que ce principe n'était jamais tombé dans l'oubli. Je voudrais bien savoir quel rôle il jouait dans la philosophie sco- lastique; je ne me rappelle pas l'avoir jamais rencontré dans aucun théologien du moyen âge. Lors même qu'on l'y rencontrerait dans quelque argumentation isolée, cela ne détruirait pas l'originalité de Descartes, qui en a fait un principe. Je ne suis pas en mesure de discuter l'assertion de M. Ritter relativement à Campanella, n'ayant pas eu l'occasion d'étudier les œuvres de ce philosophe; mais pourquoi M. Ritter ne commence-t-il pas l'histoire de la phi- losophie par Campanella lui-même, et pourquoi suit-il le préjugé commun en commençant avec Descartes? Ne serait-ce pas que celui-ci a fait un usage plus étendu et par conséquent plus impor- tant de son principe que n'avait fait son prédécesseur? Quant à la valeur intrinsèque du cogito, ergo sum, elle est reconnue à la fois en Allemagne et en France, quoique à des points de vue différens. L'Allemagne y voit son principe favori de l'identité de l'être et de la pensée. La France y voit la prédominance du point de vue psy- chologique sur le point de vue ontologique et métaphysique. L'Al- lemagne remarque surtout l'identité des deux attributs : je pense, donc je suis. Penser et être sont donc une seule chose. La France saisit surtout le sujet, le moi, le je, pris comme première donnée immédiate et comme la seule connaissance primitivement certaine. Je ne veux point décider entre ces deux interprétations, qui ne sont 1 364 REVUE DES DEUX MONDES. : peut-être pas inconciliables; mais on a si souvent insisté en France sur l'interprétation psychologique, que l'on sera plus curieux de savoir comment ce même principe peut être également défendu et embrassé par ceux qui sont le plus contraires à la méthode psy- chologique, et qui pensent que l'on doit se placer au centre des choses et non pas à la circonférence. A ce point de vue, la méthode hégélienne est un développement très inattendu et très original du cogito cartésien. Celui qui dit : je pense, donc je suis, ne peut évi- demment pas entendre par là son individualité particulière, car cette individualité est liée au temps, au lieu, aux circonstances maté- rielles, enfin au corps lui-même, toutes choses que l'on a d'abord écartées. Ce n'est donc pas le moi individuel, le moi de Pierre ou de Paul qui s'affirme c'est un moi pur, qui n'est ni celui-ci ni celui-là, qui n'a d'autre qualité que d'être moi; de plus, ce n'est pas une substance individuelle que j'affirme, je ne sais pas si je suis une substance, je ne sais pas s'il y a des substances, je n'affirme que ma pensée, et, comme cette pensée s'abstrait de toutes conditions particulières, elle n'est plus même ma pensée, elle n'est plus que la pensée en général; enfin, cette pensée ne pense plus rien en particulier qu'elle-même, et elle ne sait d'elle- même qu'une seule chose, à savoir qu'elle est, elle pense donc l'être, et non pas tel ou tel être, mais seulement l'être sans rien spécifier. Elle est donc l'être. C'est ainsi que le premier commen- cement de la philosophie est l'être pur, selon Hegel, et, suivant lui, il n'y rien de plus dans le cogito de Descartes, car si on l'en- tendait dans le sens d'un moi individuel, on ne pourrait rien fon- der sur ce principe, puisque la science a pour objet non l'indi- viduel, mais le général. Je ne me porte nullement garant de la déduction hégélienne, que j'ai quelque part discutée; mais je veux seulement insister sur la fécondité et la portée du principe qui a pu encore, près de deux siècles après Descartes, porter des consé- quences si nouvelles et si considérables. M. Henri Ritter nous dit encore avec un grand dédain que, si Descartes a donné tant d'importance à sa preuve ontologique de l'existence de Dieu, il n'y a pas lieu de lui en faire un grand mé- rite. Sans doute il entend par là que, cette preuve étant, pour lui comme pour Kant, un pur paralogisme, on ne doit guère féli- citer Descartes de cette invention, qui même n'est pas de lui, puis- qu'elle remonte jusqu'à saint Anselme. On sait que cette preuve consiste à démontrer Dieu par son idée, et à conclure de la défi- nition même de Dieu à son existence. Sans vouloir juger cet ar- gument, qui peut être appelé la croix des métaphysiciens, crux philosophorum, il me semble qu'il est téméraire d'éliminer avec wplaye J Ma DESCARTES ET SON GÉNIE. 365 ce dédain une pensée qui a été celle de tous les philosophes du XVIIe siècle, de Descartes, de Malebranche, de Spinoza, de Fénelon et de Leibniz, et qui, même après la critique si profonde de Kant, a retrouvé un nouvel apologiste dans Hegel, car celui-ci soutient que ce n'est pas l'argument de Descartes, que c'est la réfutation de Kant qui est un sophisme. Sans doute de si grandes autorités ne suffisent pas pour prouver la vérité de l'argument cartésien, elles suffisent pour en prouver l'importance. Par là encore Descartes est. un des maîtres de la métaphysique : il lui a imprimé sa direction et son cachet, lui a ouvert les voies dans lesquelles les écoles les plus indépendantes sont elles-mêmes nécessairement entraînées. De toutes les pensées de Descartes, la plus grande sans aucun doute et la plus originale, quoique la plus combattue, c'est la ré- duction hardie de tous les phénomènes de l'univers à deux grands types, l'étendue et la pensée. On lui a reproché avec raison d'avoir méconnu l'idée de force et d'avoir réduit la matière à ses propriétés mathématiques; mais chaque chose vient en son temps, et l'on ne doit pas demander à Descartes d'avoir été Leibniz, comme on ne doit pas demander à celui-ci d'être Kant ou Hegel. Descartes a posé avec la plus grande fermeté le vrai problème de la philoso- phie moderne, qui est la distinction et en même temps la concilia- tion du sujet et de l'objet. Or il est certain que tous les phénomènes extérieurs se manifestent à nous dans la forme et sous les conditions. de l'étendue, comme tous les phénomènes intérieurs prennent la forme de la pensée. Pensée et étendue sont donc les deux formes types, irréductibles l'une à l'autre, et l'une et l'autre d'une clarté et d'une distinction incontestables. On peut nier que nous ayons l'idée de substance, l'idée de cause, l'idée de force, l'idée d'être; mais on ne peut nier que nous connaissions clairement l'étendue, puis- qu'elle est l'objet de la géométrie, et que nous connaissions certai- nement le fait de la pensée, puisque sans elle nous ne connaîtrions rien autre chose. -g La conception que Descartes s'est faite de la matière est une conception absolument neuve et sans aucun précédent dans l'his- toire de la philosophie, et il faut les yeux prévenus de M. H. Ritter pour ne pas être frappé de la portée de cette conception. Avant Descartes, il n'y a eu que deux physiques: la physique péripatéti- cienne et la physique épicurienne. La physique péripatéticienne expliquait tout par les qualités : autant de phénomènes, autant de qualités différentes; c'était la négation même de la science, car, aussitôt qu'un phénomène ne rentrait pas dans les faits les plus communs et les plus généralement connus, on inventait pour l'ex- pliquer une propriété nouvelle; c'est ce qu'on appelait les qualités 366 REVUE DES DEUX MONDES. K occultes, qui furent l'objet de tant de plaisanteries et de sarcasmes au xvIIe siècle. La physique épicurienne ou atomiste était bien su- périeure à la physique péripatéticienne. La donnée même des atomes, à laquelle la chimie moderne devait donner une nouvelle forme et une nouvelle vogue, avait évidemment une certaine valeur scientifique; en expliquant tous les phénomènes par la figure, le contact, la situation, les atomistes ont certainement eu la première conception de l'explication mécanique de l'univers. Cependant ils conservaient encore, sous une autre forme, la théorie des qualités : ils les avaient transformées en espèces. Chaque genre de qualités sensibles se ramenait à un certain genre de particules, émanées des corps et venant s'introduire dans les organes; les émanations odorantes devenaient le type de toutes nos sensations: espèces colo- rées, espèces sonores, espèces sapides, servaient d'intermédiaires et de messagers entre les corps extérieurs et le sensorium des ani- maux. Ainsi, pour Démocrite et pour Épicure, la chaleur, la lu- mière, le son, étaient de véritables substances matérielles. Sans doute les atomistes avaient bien vu déjà ce qu'il y avait de relatif et de subjectif dans nos sensations, mais ils en matérialisaient les causes. Descartes est le premier qui ait dit le mot de la science mo- derne: c'est que toutes ces qualités sensibles ne sont que des modes du mouvement, et que l'univers n'est qu'un problème de mécanique. Jusqu'à quel point cette conception générale pourrait-elle se ren- contrer dans tel ou tel savant contemporain ou antérieur? C'est ce que nous ne sommes point en mesure de dire; mais que dans l'his- toire de la philosophie elle soit une véritable découverte originale, il est difficile de le contester. Suivant Cuvier, le seul phénomène qui nous soit clairement et distinctement connu, c'est le phénomène du choc, et nous ne pouvons prétendre avoir expliqué les autres phénomènes qu'à mesure que nous pouvons les faire rentrer dans les phénomènes du choc. Là est tout le principe de la physique cartésienne. Cette physique, erronée et romanesque dans toute sa partie positive, était au fond dans la vraie voie. Seulement, comme il arrive d'ordinaire lorsqu'un problème est posé pour la première fois, on n'en découvre pas la complexité. Descartes n'a pas vu que la solution mécanique du problème de l'univers ne pouvait être at- teinte ni par un seul homme ni peut-être même par la suite des siècles, car alors la science serait finie, et l'homme pourrait dire : Je suis Dieu. Descartes a donc été forcé, par son ambition d'expli- cation universelle, de substituer des hypothèses à l'analyse précise des faits; par ce côté, sa cosmogonie et sa théorie de l'univers sont encore de la famille des cosmogonies anciennes, quoique la pen- sée en soit éminemment moderne. De là le discrédit qui depuis le P Candy DESCARTES ET SON GÉNIE. 367 XVIIe siècle n'a cessé de s'attacher à ses idées, malgré cependant la vérification éclatante qu'elles obtiennent de jour en jour dans la science expérimentale, au moins en ce qu'elles ont d'essentiel et d'original. Au reste on n'appréciera jamais complétement le génie de Des- cartes, si on persiste à séparer en lui, comme le font d'ordinaire les historiens de la philosophie, le philosophe et le savant. Jamais Des- cartes n'eût admis ni même compris une pareille séparation. Sa philosophie est absolument une, et elle comprend non-seulement sa métaphysique, mais sa physique et sa physiologie. Sa méthode, la méthode d'analyse, est toujours la même, soit qu'il l'applique à la géométrie, soit qu'il l'applique à la métaphysique, ou enfin qu'il en fasse la règle générale de la pensée. C'est d'ailleurs une des tendances de l'esprit de notre temps de rattacher la philosophie aux sciences, comme autrefois de les séparer nous cherchons la liaison des choses, tandis que nos maîtres étaient surtout atten- tifs aux différences. De ce changement de point de vue naîtront pour l'historien de la philosophie des obligations nouvelles. M. Mil- let, le nouveau biographe de Descartes, a bien compris cette né- cessité. Déjà M. Bordas-Dumoulin avait fait une part considérable, peut-être même excessive, aux sciences dans son exposition du car- tésianisme. Il reste cependant encore à M. Millet le mérite d'avoir suivi pas à pas et chronologiquement l'ordre des travaux scientifi- ques de Descartes et de ses travaux philosophiques, et de cette étude il résulte l'impression évidente que cette philosophie forme un tout qui, pour être bien compris, doit être étudié dans toutes ses parties. M Si le critique allemand que nous avons discuté juge Descartes avec une sévérité excessive, le critique français pêche peut-être à son tour par un excès contraire. Il ne met pas de bornes à son ad- miration pour Descartes, et même dans les sciences, où il ne devrait s'exprimer qu'avec une extrême réserve, il fait à Descartes une place vraiment disproportionnée. Sans doute le génie scientifique de Descartes est de premier ordre, et, sans sortir des faits les plus certains, il doit être compté au nombre des grands inventeurs; mais il me semble qu'il faudrait se contenter de le placer dans cette noble phalange, sans essayer de le mettre au-dessus de tous les autres. Descartes a découvert la géométrie analytique ou l'ap- plication de l'algèbre à la géométrie; il a découvert les lois de la réfraction, il a perfectionné et complété la théorie de l'arc-en-ciel; M. Millet croit en outre avoir des raisons d'affirmer que c'est Des- cartes qui a suggéré à Pascal l'expérience du Puy-de-Dôme. Enfin l'hypothèse de Descartes sur la nature de la lumière et de la cha- 368 REVUE DES DEUX MONDES. leur, qu'il considérait comme des mouvemens, paraît avoir triom- phé dans la physique. Ajoutez à toutes ces découvertes la grande vue théorique et systématique prématurée pour l'époque, mais si féconde, à savoir que tout dans la nature se fait mécaniquement: voilà la part incontestable faite au génie scientifique de Descartes; elle suffit à sa gloire et pourrait satisfaire l'ambition la plus exi- geante. Pourquoi donc aller plus loin, pourquoi vouloir sacrifier à cette gloire d'autres gloires non moins illustres, non moins méri- tées, celles de Képler, de Galilée, de Newton? « Devant la seule application de l'algèbre à la géométrie, dit M. Millet, pâlissent toutes les découvertes de Képler et de Galilée. Ceux-ci en effet ont ajouté à la somme de nos connaissances; Descartes a ajouté direc- tement à la puissance même de l'esprit humain. » Ne pourrait-on pas dire que Galilée, étant le premier qui ait institué des expé- riences savantes et régulières, a, lui aussi, ajouté directement à la force de l'esprit humain? Sans doute le calcul est un énergique in- strument entre les mains du physicien; néanmoins cet instrument serait tout à fait impuissant sans l'expérience. L'expérience à la ri- gueur peut se passer du calcul; mais le calcul ne peut se passer de l'expérience. Dira-t-on qu'avant Galilée on avait fait des expériences? mais l'analyse mathématique existait aussi avant Descartes: même pour l'application de l'algèbre à la géométrie, qui est son inven- tion propre, il paraît avoir été au moins en partie précédé par Viète. L'exagération est encore bien plus frappante lorsqu'on voit M. Millet mettre les tourbillons de Descartes au-dessus de l'attraction new- tonienne (1). Il est à regretter que l'auteur dont nous parlons ait cru devoir exagérer d'une manière si démesurée la valeur scientifique de Des- cartes, car, en le critiquant, nous paraissons vouloir combattre et diminuer Descartes lui-même, tandis que notre tendance et notre goût seraient au contraire de le relever. A la vérité, nous n'avons pas entre nos mains des balances assez exactes pour mesurer la va- leur des travaux qui échappent à notre compétence; mais nous sommes porté à croire que les savans en général ne placent pas Descartes au rang qui lui est dù. La réaction passionnée qui s'est faite au XVIIe siècle contre le cartésianisme a créé une tradition qui n'est peut-être pas la stricte justice. Les savans, fort utilement d'ailleurs absorbés dans la science active, progressive et militante, n'ont ni le temps ni le goût de réviser les jugemens fournis par la (1) M. Millet entend évidemment par là que l'on pourra trouver dans l'avenir une explication mécanique de l'attraction elle-même. Je le veux bien, et Newton lui-même inclinait à cette hypothèse; mais rien ne détruira le système du monde tel que New- ton l'a conçu: or, évidemment ce n'est pas là l'œuvre de Descartes. DESCARTES ET SON GÉNIE. 369 tradition. Ils lisent peu les ouvrages des anciens maîtres, ou, quand ils les lisent, c'est avec les préventions de la science actuelle. On sait aussi que c'est une assez mauvaise note pour un savant d'avoir été un métaphysicien, et le temps de positivisme où nous vivons n'est pas non plus très favorable aux savans spéculatifs qui ont préféré le raisonnement à l'expérience, et qui ont géométrisé la nature. Par tous ces motifs, on pouvait avec raison prendre en main la cause de Descartes et chercher à le replacer à son vrai rang; mais cette entreprise devait être exécutée avec mesure et avec tact, et ne peut être que compromise par l'exagération : c'est pour cela que, tout en félicitant M. Millet de ses bonnes intentions, nous croyons qu'il a manqué le but en le dépassant. De quelque côté que nous considérions Descartes, le trait qui nous frappe le plus est précisément celui que M. Ritter n'y a pas vu: c'est l'originalité. Sa personne est originale, sa philosophie est originale, son génie est original. Sans doute on peut trouver des génies plus variés et plus féconds; chez lui, les idées ne coulent pas avec cette abondance naturelle et inépuisable que l'on admire chez Leibniz; il n'a pas davantage ces ressources infinies que celui-ci sait trouver dans la controverse. Il y a dans Descartes de la sécheresse et une certaine stérilité; mais ce qu'il possède au plus haut degré, c'est la force et le poids. Ses idées ont une pléni- tude, une intensité extraordinaires. Il n'a point de détails, et par là il est inférieur à Platon, à Aristote, à Leibniz et à Kant; mais ses fondemens sont remarquables par la solidité, et tout l'édifice semble avoir quelque chose de cyclopéen. Il est éminemment fran- çais par son goût pour la simplicité nue et abstraite, par son indé- pendance hardie qui va droit au fait, par son amour des idées claires, par son génie d'organisation. Il a été le maître de tous ceux qui sont venus après lui; tous, même les plus grands, même les plus hostiles, n'ont pensé qu'en poussant plus loin ou en cor- rigeant, mais toujours en subissant les pensées de Descartes. C'est un créateur, un fondateur, et, pour le redire avec Hegel, c'est un héros. PAUL JANET. TOME LXXIII. 1868. 24 S - LA SENSIBILITÉ DES VÉGÉTAUX La vie, qu'on pourrait définir d'une manière très générale l'ex- pression de l'activité des êtres organiques, n'est pas absolue dans ses manifestations. Elle varie ses formules, les gradue et se propor- tionne au rang qu'occupent respectivement les êtres divers. Ener- gique, violente parfois dans les régions supérieures de la création, elle s'atténue dans les bas-fonds, se voile, ou plutôt ne se révèle à nous que dans la mesure de son infériorité. Il ne faut donc pas s'attendre à la voir produire des manifestations également percep- tibles dans l'animal perfectionné et dans la plante élémentaire. Ici pâle étincelle, là foyer brûlant, pourquoi chercher à les assimiler? Comparons-les tout au plus; contentons-nous d'analogies, et tenons- nous pour satisfaits de ne trouver que de simples différences de de- gré entre deux règnes dont on a si longtemps et à tort exagéré tous les contrastes. Si la vie n'est point partout identique à elle-même, au moins est-elle toujours une dans son principe fondamental. Les deux règnes supérieurs, le règne végétal et le règne animal, peuvent être confondus sous la dénomination de règne organique. Soumises aux mêmes lois, partant d'une origine commune et aboutissant à un mème degré de développement proportionnel, les créatures de l'un et l'autre embranchement naissent, grandissent, s'agitent et meurent en parcourant un cycle d'évolutions semblables. Dès la fin du xvIe siècle, divers physiologistes crurent pouvoir affirmer que la matière verte de Priestley, appelée aussi proto- coccus et généralement classée parmi les algues les plus élémen- taires, se compose d'une réunion d'infusoires, de même qu'elle se résout en infusoires. Quelques années plus tard, cette assertion, K C'est-à-dire que ce que nous regardons aujourd'hui comme le principe même de la philosophie cartésienne, ce qui nous semble la composer tout entière, n'en est pour Descartes lui- même qu'une partie, la dernière, je ne dis pas la moins im- portante. Le Monde était l'œuvre favorite de Descartes; il y tra- vailla toute sa vie. Commencé longtemps avant le Discours de la Méthode, il était encore à Stockholm l'objet de ses pen- sées. « Mon Monde est un de ces fruits qu'on doit laisser mû- rir sur l'arbre et qui ne peuvent trop tard être cueillis. » Des- cartes lui-même, de son vivant, ne le jugea jamais assez mùr, et en condamna au néant, après sa mort, les ébauches imparfaites. - Bien que Clerselier ait publié les fragments du Monde, nous n'avons de cette vaste et belle ordonnance que le plan, assez souvent et assez nettement tracé, il est vrai, pour con- Tome XI. 4 50 REVUE EUROPÉENNE. struire en esprit le monument qu'il était dans les desseins de Descartes d'élever de ses mains, et dont le Discours de la Méthode n'était qu'une annonce et comme une distraction. Nous ne voulons pas entreprendre cette grande restauration, bien qu'un tel travail ne fût pas inutile: on a maintes fois, en effet, exposé dans le détail les différentes parties de la phi- losophie cartésienne; mais peut-être n'a-t-on jamais bien mis ces parties différentes à leur place véritable et dans leur vraie perspective, pour n'avoir pas suivi les indications si précises. du Discours de la Méthode, des Lettres et de divers Traités. Nous voulons seulement montrer quelle place occupait dans l'œuvre mutilée de Descartes l'étude de la physiologie, ou plus exactement du corps humain, et donner une idée géné- rale de la médecine cartésienne. III Connaître la situation et la conformation des organes inté- rieurs du corps, ce sont les éléments de la médecine. Voir une seule fois de ses yeux l'estomac et ses tubes, le cœur et ses vaisseaux, les muscles et leurs attaches, sur le cadavre d'un homme ou d'un animal qui se rapproche de l'homme par sa structure, nous instruit bien plus que les dissertations à la façon de Timée sur la création de l'homme et les causes finales. L'anatomie est le plus solide fondement de la méde- cine. Sans l'anatomie, toute la médecine se réduit à une pa- thologie grossière et superficielle, à une thérapeutique empi- rique et ignorante. L'anatomie fut une des études favorites de Descartes. Enfermé dans son poêle et couché sur son lit jus- qu'au milieu du jour, comme le représente son biographe, Descartes composait ses Méditations métaphysiques. Mais il avait encore une tout autre façon de travailler et un tout autre laboratoire que son lit ou que son poêle. Un ami, un importun plutôt, était venu le poursuivre jusque dans sa retraite de Hol- lande, et lui demandait à voir sa bibliothèque. Descartes le con- duisit dans une petite cour attenant à sa maison: La voilà, dit-il, en lui montrant le corps d'un veau qu'il disséquait. Comme il cherchait la solitude et l'obscurité favorables au K DESCARTES MÉDECIN. 81 < travail, comme il ne faisait pas profession de médecine, ce fut chez lui, sur des animaux, et non dans des amphithéâtres pu- blics et sur le corps humain, que Descartes fit la plupart de ses observations anatomiques. Il ne se contenta pas toujours, cependant, de ces images imparfaites de notre organisation cor- porelle, et plus tard il interrogea le corps humain. « Je pense connaître l'animal en général, écrit-il en 1639, et non pas en- core l'homme en particulier. » Dans une autre lettre, il avoue que n n'étant pas médecin de profession, il n'a pas eu la com- modité de considérer le cerveau d'un homme plutôt que d'une bête, pour sa Dioptrique. En 1648, il écrit encore à la princesse palatine : « J'ai maintenant entre les mains un autre écrit que j'espère pouvoir être plus agréable à Votre Altesse, c'est la description de l'animal et de l'homme (c'est le traité de la Formation du fœtus); car ce que j'en avais brouillé il y a douze ou treize ans, qui a été vu par Votre Altesse, étant venu entre les mains de plusieurs qui l'ont mal transcrit, j'ai cru être obligé de le mettre plus au net, c'est-à-dire de le re- faire, et même je me suis aventuré, mais depuis huit ou dix jours seulement, d'y vouloir expliquer la façon dont se forme l'animal dès le commencement de son origine; je dis l'ani- mal en général, car pour l'homme en particulier, je n'oserais l'entreprendre, faute d'avoir assez d'expérience pour cet effet. Au reste, je considère ce qui me reste de cet hiver comme le temps le plus tranquille que j'aurai peut-être de ma vie, ce qui est cause que j'aime mieux l'employer à cette étude qu'à une autre qui ne requiert pas tant d'attention. » Toujours est- il que Descartes interrogea d'abord et le plus souvent les corps d'animaux divers, bœufs, moutons, veaux, pores, lapins, oi- seaux et poissons. Les OEuvres inédites contiennent plusieurs procès-verbaux de ces autopsies de toute sorte qui remontent aux premiers temps du séjour de Descartes en Hollande, anté- rieures au Discours de la Méthode. En 1630, « il étudie en chimie et en anatomie tout ensemble, et apprend tous les jours quelque chose qu'il ne trouve pas dans les livres. » Ces livres, cependant, ce sont ceux de Vésale, de Harvey et des maîtres de la science; mais Descartes n'est pas un novice, il y a déjà plusieurs années qu'il pratique l'anatomie avec une telle ardeur et une telle curiosité, « qu'il n'y a guère de mé- decin qui y ait regardé de si près que lui. » Comme il a suivi les armées pour étudier l'homme et les hommes, ainsi, afin de multiplier ses sujets d'observation, les animaux qu'il dissèque 52 REVUE EUROPÉENNE. lui-même ne lui suffisant pas, il va dans les boucheries as- sister à l'abatage et à l'ouverture des bêtes et choisir pour ses études les meilleurs morceaux. Si bien qu'un sot intolérant s'en indigne et l'accuse à la fois du double crime d'assister au prêche des calvinistes et de courir les villages pour voir saigner les pourceaux. Descartes s'en confesse, sur le second point du moins, à son ami le père Mersenne : « J'ai été un hiver, à Amsterdam, que j'allais quasi tous les jours en la maison d'un boucher pour lui voir tuer des bêtes, et faisais apporter de là en mon logis les parties que je voulais anatomiser plus à loi- sir; ce que j'ai encore fait plusieurs fois en tous les lieux où j'ai été, et je ne crois pas qu'aucun homme d'esprit m'en puisse blâmer. » - Qu'est-ce que ces études anatomiques apprirent à Descartes? D'abord tout ce que l'on savait de son temps sur la constitution et les fonctions des organes; et ce n'est point un mince mérite pour un métaphysicien d'être au courant de la science médi– cale contemporaine, lorsque cinquante ans après la publication de l'ouvrage de Harvey, beaucoup de médecins repoussaient encore la circulation comme une nouveauté dangereuse. La découverte de Harvey a frappé tout particulièrement l'esprit de Descartes. Il est un des premiers qui l'accepta, la proclama, la divulgua dans le Discours de la Méthode et la confirma par ses propres expériences. On peut dire que Descartes fit, pour la découverte de Harvey, ce que fit Pascal pour celle de Torri- celli. Mais Descartes est un esprit indépendant; il accepte et proclame le fait de la circulation du sang, mais non pas la théorie de Harvey tout entière. Il repousse l'explication que donne le médecin anglais du mouvement du cœur et la rem- place par une autre qui lui est propre. C'est ici déjà, dès le principe, que se révèle le caractère général de la médecine. cartésienne qui rend compte de toutes les fonctions par la mé- canique. « Bien que je sois, dit-il, entièrement d'accord avec Hervous touchant la circulation du sang, et que je le regarde comme le premier qui a fait cette admirable découverte des petits passages par où le sang coule des artères dans les veines, qui est à mon avis la plus belle et la plus utile que l'on pût faire en médecine, je suis toutefois d'un sentiment tout à fait contraire au sien touchant le mouvement du cœur. Il veut, si je m'en souviens, que le cœur dans la diastole se dilate pour recevoir le sang, et que dans la systole il se resserre pour le chasser. » Pour lui, il explique autrement la chose. DESCARTES MÉDECIN. 53 La circulation du sang est un fait, le mouvement du cœur et des artères en est un autre. On peut découvrir le premier et mal concevoir le second. Pour Harvey, le corps remplit le rôle d'une pompe aspirante et foulante, d'un soufflet; le cœur se dilate par un mouvement propre dans la diastole et aspire le sang; il se contracte par un mouvement spécial et contraire dans la systole et chasse le sang dans les artères. Pour Des- cartes, le cœur n'a pas de mouvement propre; la diastole con- siste dans une dilatation mécanique du cœur, produite par la dilatation du sang qui s'échauffe et presse les parois de ce vais- seau; la systole est un mouvement mécanique de retour du cœur à sa capacité normale, produit par l'écoulement de quel- ques gouttes du sang qui, en se dilatant et faisant effort contre les valvules, ferme les unes, ouvre les autres, et pénètre ainsi dans les artères. La théorie de Descartes n'est donc point celle de Harvey; la physiologie moderne les a corrigées toutes deux; il y a du faux et du vrai dans l'une et dans l'autre. Descartes se trompe assurément en beaucoup de points, entre autres, quand il ne veut pas voir dans le cœur un muscle puissant qui se contracte de lui-même. C'est Harvey qui a raison; mais il se trompait à son tour quand il prétendait que le cœur se dilate par un mouvement propre pour recevoir et aspirer le sang; la diastole n'est que le relâchement des muscles du cœur, et son gonflement mécanique par le sang qui y pénètre : en cela, du moins, Descartes avait raison. Cependant l'opinion de Harvey contient, somme toute, plus de vérité que celle de Descartes; mais ce n'est point à la doc- trine de Harvey, sur le mouvement du cœur, qu'il faut compa- rer celle de Descartes pour la juger équitablement. Il faut la rapprocher de la doctrine générale qui règne en médecine de- puis Galien sur le principe des mouvements vitaux. Cette doc- trine que Descartes repousse et combat de toutes ses forces, c'est celle qui admet trois àmes, une âme raisonnable, une âme végétative, une âme sensitive, doctrine hérétique, selon Des- cartes, et toute religion mise à part, illogique et fausse. C'est celle qui attribue à l'âme, une ou multiple, raisonnable ou végétative, tous les mouvements du corps, sous prétexte « que plusieurs de ces mouvements obéissent à la volonté..., que tous ces mouvements cessent dans le corps lorsqu'il meurt et que l'âme le quitte. » C'est cette doctrine « qui dit que le mou- vement des artères dépend d'une certaine vertu qui se coule et se glisse le long de leur tunique, » qui place dans le cœur Stat 54 REVUE EUROPÉENNE. une force pulsifique, une force concoctrice dans l'estomac, et pense avoir expliqué quelque chose. Cette doctrine, Descartes a grandement raison de lui faire la guerre. En vain Stahl, un siècle environ plus tard, lui donnera une forme nouvelle et une valeur scientifique, en vain il établira l'animisme sur le fond solide de quelques vérités, c'est une hypothèse ruineuse. Le mé- canisme de Descartes est aussi un système ruineux, et Stahl en a facilement raison; mais au moins c'est un système savant, né de la recherche du vrai, qui pousse à cette recherche et aidera à la découverte de la vérité, tandis que l'animisme renouvelé de Galien, au commencement du xvII° siècle, n'est qu'une hy- pothèse née de l'ignorance et favorable à la paresse. C'est à ce point de vue qu'il faut juger la médecine mécanique de Des- cartes la valeur absolue en est médiocre, mais la valeur rela- tive en est considérable. La jeunesse des écoles ne s'y trompa point, quand elle put comparer les nouveautés médicales de Descartes avec les vieilleries qu'on lui enseignait au nom de Galien. Au commencement de l'année 1638, Descartes reçoit « des lettres d'un docteur qu'il n'a jamais vu ni connu, qui le remercie de ce qu'il l'a fait être professeur en médecine dans une université, où il n'aurait jamais osé prétendre sans lui. Ce qui est arrivé pour ce que, ayant enseigné en particulier quel- que chose de la philosophie de Descartes à des étudiants de ce lieu-là, ils y ont pris un tel goût qu'ils ont prié le magistrat de leur donner ce professeur. » Cette université est celle d'U- trecht, ce médecin, Leroy, Regius, dont l'enseignement médi- cal tout cartésien excita l'animosité du recteur Voët et devint la cause innocente des persécutions exercées plus tard en Hol- lande contre Descartes. Cette explication mécanique de la circulation du sang est le type de la physiologie cartésienne, si toutefois il est déjà per- mis de donner le nom de physiologie à une doctrine qui ex- plique la vie par les seules lois de la mécanique. Désormais toutes les fonctions vitales s'accomplissent de la même manière, jusque dans les moindres détails, sans l'intervention d'aucune autre force, d'aucune autre loi que celles qui meuvent et gou- vernent la matière brute. Le corps animal fonctionne comme la terre tourne; tout se passe en lui comme dans le ciel; la physiologie cartésienne n'est plus qu'un chapitre détaché du système des tourbillons; la mécanique corporelle est une appli- cation de la mécanique céleste. Tout se résout dans la mécani- que; la chimie, que Descartes aime peu d'ailleurs et qui n'est DESCARTES MÉDECIN. 55 encore que l'alchimie, c'est la mécanique des infiniment petits; la végétation, l'embryogénie, qui aura son tour dans les études de Descartes et sa place dans sa philosophie, c'est la mécani- que fabriquant des plantes, des animaux, des corps humains, comme un horloger fait une montre. De l'étendue et du mou- vement, c'est là tout l'univers, c'est là toute la vie. M La circulation du sang est pour Descartes la fonction maî- tresse, le cœur, le premier de tous les organes, le premier vi- vant et le dernier mourant; l'explication de cette fonction pre- mière est aussi la clef de toute la médecine. Le sang se meut, il est le grand ressort de la vie, et tout se meut dans le corps par suite de son mouvement; mais comment se meut-il? Point de vertu pulsi fique, point d'âme motrice, point de qualités occultes. Descartes n'a point la chimie à son service pour échauffer et dilater le sang; la théorie de la combustion ne date que de la fin, et l'hypothèse du phlogistique que du commencement du xvIIIe siècle. Descartes a encore le droit de goûter médiocre- ment les rares découvertes de l'alchimie. « Les chimistes ne font que dire des mots hors de l'usage commun, pour faire semblant de savoir ce qu'ils ignorent. » D'ailleurs il croit pou- voir expliquer que « leur sel, leur soufre, leur mercure sont faits d'une même matière. » C'est-à-dire que le fin mot de la chimie, c'est encore la mécanique. S'il a recours à la chi- mie, c'est à une chimie de sa façon. Prenons le sang dans le cœur. Quelques gouttes de sang tombent dans une cavité du cœur; or, le cœur renferme un feu sans lumière; ce feu, c'est le premier moteur, le moteur qui se meut lui-même. Le feu, ce n'est « qu'une liqueur la plus subtile et la plus pénétrante qui soit au monde. Ses parties sont beaucoup plus petites et se remuent beaucoup plus vite qu'aucune de celles des autres corps, ou plutôt l'impétuosité de son mouvement est suffisante pour faire qu'il soit divisé en toutes façons et en tous sens par la rencontre des autres corps, et que ses parties changent de figure à tous moments pour s'accommoder à celles des lieux où elles entrent, en sorte qu'il n'y a jamais de passage si étroit, ni d'angle si petit entre les parties des autres corps, où celles de cet élément ne pénètrent sans aucune difficulté et qu'elles ne remplissent exactement. » Dès lors, le sang s'échauffe, se di- late au contact de ce feu comme sous l'action d'un levain; il se vaporise, enfle le cœur comme une outre, et la machine tout entière fonctionne. En effet, s'échappant par les valvules, le sang passe dans les artères, les gonfle à leur tour, suit leurs 56 REVUE EUROPÉENNE. canaux, entre dans les veines et retourne encore échauffé dans le cœur; et le poumon n'a précisément d'autre usage que de refroidir et de condenser ce sang chaud et volatil avant sa se- conde entrée dans le cœur gauche. L'impulsion première une fois donnée, tout s'ensuit de la même façon. Mécaniquement aussi s'opère la nutrition, c'est-à-dire l'in- troduction des différentes parties du sang dans les différents organes, leur incorporation avec les os, la chair, les nerfs et tous les tissus; car le sang se compose de petits corps différents de grosseur et de figure. Lorsqu'il est lancé avec force dans les artères et presse leurs parois, quelques particules s'en échap- pent à travers les pores proportionnés à leur grosseur et à leur forme dont sont percées comme de petits cribles les tuniques artérielles; ces particules poussent devant elles, comme un clou en pousse un autre, les racines des petits filets qui com- posent les parties solides du corps et se mettent en leur place. Poussées à leur tour par des particules nouvelles, elles avancent encore chassant devant elles tout ce qui se rencontre, jusqu'à ce que, parvenues à l'autre extrémité des filets solides, elles soient expulsées du corps, c'est-à-dire sécrétées ou excrétées définitivement. Et il n'y a d'autres raisons qui décident de l'or- gane particulier à la nutrition duquel concourent les diverses parties du sang, sinon leur forme, celle des pores dont sont criblées les tuniques des vaisseaux et leur situation. De la même manière sont séparées du sang et montent vers la glande pi- néale les parties les plus subtiles, les esprits animaux qui cir- culent dans les canaux des nerfs, produisent le gonflement ou le relâchement, le raccourcissement ou l'allongement des vais- seaux qu'ils remplissent ou dont ils se retirent, le soulèvement des membres et toute la physique des passions. Mécaniquement encore se digèrent, c'est-à-dire se divisent, s'échauffent les ali- ments dans l'estomac; mécaniquement les parties en sont poussées et s'écoulent selon leur grosseur et leur forme dans les rameaux qui les portent au foie, à la veine porte, à la veine cave, ou sont éconduites par les grossiers canaux des intestins: « ainsi que, quand on agite de la farine dans un sac, toute la plus pure s'écoule, et il n'y a que la petitesse des trous par où elle passe qui empêche que le son ne la suive. » La circulation du sang, la nutrition, la digestion ainsi expli- quées, quelle différence y a-t-il entre le système du monde céleste et celui du corps vivant? Un corps vivant est, comme le grand tout, dans un continuel changement; toutes les parties DESCARTES MÉDECIN. 57 en sont emportées rapidement ou lentement par un mouvement circulaire. Un corps vivant est, comme le monde, un tourbillon principal, centre de tourbillons accessoires, satellites du prin- cipal. Le principal est le mouvement circulaire du sang où vient se jeter et se confondre le tourbillon plus grossier de la digestion, d'où se détachent les tourbillons plus lents de la nu- trition et de l'excrétion qui forment chaque organe périssable. « Les corps qui ont vie ne sont composés que de petits ruis- seaux qui coulent toujours, » et, à travers des pérégrinations plus ou moins longues, reviennent alimenter leur propre source, comme l'eau d'un fleuve ou de la mer, pompée par le soleil et réduite en vapeur, se réduit quelque jour en pluie et recom- mence sans fin à couler dans les mêmes canaux. De là résulte l'hypothèse des animaux-machines, trop connue pour qu'il soit utile de l'exposer en détail, qui ne fut pour Descartes qu'une conséquence de sa métaphysique et de sa physiologie, en faveur de laquelle il n'invoqua jamais lui-même les raisons morales et religieuses dont l'appuyèrent après lui Malebranche et Port-Royal. Pour Descartes, l'animal n'est qu'une machine, par cette double raison que tout corps vi- vant n'est qu'une machine, et qu'il est inutile d'ajouter à cette machine animale une âme qui ne révèle pas sa présence par la pensée. Pendant de longues années, Descartes se renferma dans l'é- tude de l'anatomie et de la physiologie du corps animal une fois formé, observant la configuration, la situation des organes, expliquant mécaniquement leurs fonctions. Mais celui dont le génie, non content d'assigner ses lois à l'univers créé, fut assez hardi pour le créer pièce à pièce dans sa pensée, pour en décrire non-seulement le système général et actuel, mais la genèse, tout en proclamant que Dieu ne l'a pas ainsi fait par une création lente et mécanique, mais l'a tiré d'un seul coup et tel que nous le voyons du néant; celui-là pouvait-il s'abste- uir de décrire et d'expliquer, s'il le pouvait, la genèse du corps animal, quand nous voyous tous que le corps animal met un temps rigoureusement déterminé, selon les espèces, à se former, à se compléter, à se préparer par la vie utérine à la vie du de- hors? Voilà donc Descartes anatomisant non plus comme autre- fois des bœufs et des pourceaux, mais des embryons, des œufs, aux différentes époques de l'incubation, des fœtus aux divers âges de la vie embryonnaire. Un esprit aussi pénétré de la toute-puissance de la mécanique ne pouvait admettre que l'é- 58 REVUE EUROPÉENNE. pigénèse; il devait repousser naturellement ces germes préexis- tants et emboîtés les uns dans les autres de toute éternité, que Leibniz, Fénelon, Bonnet et même Buffon supposèrent, sup- primant d'un seul coup, pour lui substituer une hypothèse toute métaphysique, la science difficile de l'embryogénie. Il faut reconnaître cependant que si Descartes était porté par sa physiologie mécanique vers l'épigénèse, si son embryogénie n'est pas moins hypothétique et fausse que sa physiologie, il fit au moins des observations nombreuses et patientes, et fut conduit à ses résultats autant par les faits qu'il vit ou crut voir que par ses préjugés. En 1645, après avoir longtemps « perdu l'espoir de trouver la cause de la formation de l'animal, il a tant découvert de nouveaux pays, qu'il ne doute presque point qu'il ne puisse achever toute la physique selon son souhait, pourvu qu'il ait du loisir et la commodité de faire quelques expériences.» Nous avons aussi dans les OEuvres inédites plu- sieurs procès-verbaux de ces dissections d'embryons, que les anatomistes de nos jours pourraient lire avec intérêt, où Des- cartes précède Malpighi. Les organes de l'embryon se forment, selon Descartes, de la même manière que fonctionnent ceux de l'animal adulte, mé- caniquement, de la même façon que s'ordonne le monde cé- leste, par la loi des tourbillons. L'impulsion première vient de la chaleur, de la fermentation produite par le mélange des se- mences, qui se servent de levain l'une à l'autre. Quelques par- ticules de ce mélange, se dilatant les premières, pressent les parties environnantes et forment un premier point vivant qui représente le cœur, foyer de chaleur et de vie. D'autres parties, se dilatant ensuite et rencontrant la résistance du cœur, déjà formé, sont repoussées plus loin, continuent leur mouvement en ligne droite et forment la base du cerveau. Les particules dont elles prennent ainsi la place viennent circulairement à la leur dans le cœur, et voilà un commencement de circulation, un petit tourbillon établi. Du cœur gauche, le courant de l'aorte, dont la marche, d'abord ascendante, est arrêtée par la résistance des autres parties de la semence, s'infléchit, se ren- verse et forme sur son passage l'épine dorsale: encore arrêté de ce côté, il se recourbe encore et fait retour vers le cœur, formant sur sa route les organes générateurs, puis la poitrine, et trace le sillon de la veine cave. A l'approche du cœur, foyer de chaleur, la matière se dilate et forme le cœur droit, qui s'accole au cœur gauche. Au sortir du cœur droit, les parti- DESCARTES MÉDECIN. 59 cules les plus subtiles de la semence se séparent du reste et forment le poumon; au sortir du cœur gauche, elles compo- sent le cerveau. Ainsi, successivement, selon les lois de la ré- sistance, selon la figure, la densité, la chaleur des parties, se forment les organes des sens, les membres, les solides et les liquides du corps animal; de telle sorte que, «< si on connais- sait bien quelles sont toutes les parties de la semence de quel- que espèce d'animal en particulier, par exemple de l'homme, on pourrait déduire de cela seul, par des raisons entièrement mathématiques et certaines, toute la figure et la conformation de chacun de ses membres. » La germination d'un grain de blé, la génération d'un mulet, s'expliquent par les mêmes cau- ses que la formation d'un grain de sel ou d'une étoile de neige. On aura beau dire que cette physiologie, que cette embryo- génie sont pleines d'erreurs; sans doute, la science de nos jours ferait prompte justice de toutes ces hypothèses; mais quelle impulsion n'était-ce pas donner à la médecine, dans un temps où régnaient l'empirisme et la tradition, les qualités occultes, les formes substantielles, les àmes végétative, nutri- tive, plastique, les germes préexistants et même les causes fina- les, que de repousser toutes ces choses étrangères à la science, que de demander le vrai sur la constitution du corps à l'obser- vation du cadavre, le vrai sur les fonctions et la formation des organes à des lois dont on ne peut méconnaître ni la rigueur ni la participation au fonctionnement et à la génération du corps vivant? Descartes abusa de la mécanique; mais la mécanique, au moins, n'est pas une chimère comme l'âme végétative. Il em- ploya l'hypothèse à l'explication des faits, mais il observa aussi et de très-près les faits eux-mêmes. Personne mieux que lui n'a connu le corps animal parmi les médecins de son temps. Il serait à souhaiter que, de nos jours, quelque philosophe le connût aussi bien; n'eût-il pas le génie de Des- cartes, il aurait l'autorité pour rappeler la philosophie spiri- tualiste à l'étude de la vie corporelle et détourner la physiologie du sentier de Broussais. Celui-là serait le vrai disciple et le vrai continuateur de Descartes. C'est le corps de l'animal en général, et non celui de l'homme en particulier, dont Descartes décrit ainsi la formation. En 1648, moins de deux ans avant sa mort, il ne se croyait pas encore en droit, faute d'expériences suffisantes, de traiter de 60 REVUE EUROPÉENNE. .: l'homine, de ses maladies; il se défend surtout de pouvoir les guérir. Il en sait cependant sur l'homme lui-même plus qu'il ne convient en savoir, et il se départ quelquefois de sa ré- serve pour parler pathologie, fièvre, traitement, remède, don- ner des consultations par correspondance et exercer presque la médecine, comme s'il avait le brevet de docteur. Au médecin Leroy, qui l'interroge, il répond que la fièvre, quand elle n'est pas réglée, « provient d'une matière qui, se logeant dans quelque cavité, gonfle tellement les parties, qu'elle oblige les pores de s'ouvrir, » et, quand elle est réglée, « de la matière qui a besoin de se mûrir en quelque façon avant de se pouvoir mêler au sang. » Sa pathologie ne contient pas naturellement beaucoup d'articles, et sa thérapeutique est des plus simples; elle n'a rien d'empirique, sauf quelques recettes contre la peste, qui se trouvent consignées dans les fragments de sa première. jeunesse; elle est, au contraire, trop rationnelle. Puisque la vie. n'est qu'un mécanisme, il n'est guère probable que des médi- caments aient la vertu de réparer une machine; la meilleure thérapeutique, c'est l'hygiène. Et puisque le principal agent, le moteur de la machine, est le sang, il faut que le médecin en soit avare. Descartes n'aime pas la saignée: Messieurs, épargnez le sang français, disait-il sur son lit de mort aux médecins suédois qui le voulaient saigner. Et il périt peut-être victime de son obstination et de sa théorie; une saignée oppor- tune eût peut-être calmé la violence de l'inflammation de ses poumons et de son transport au cerveau. A la princesse pala- tine qui le consulte à plusieurs reprises pour je ne sais quelles indispositions: « Surtout point de saignées, point de remèdes. chimiques,» répète-t-il avec insistance. En 1647, lorsqu'il ren- contre, à Paris, Pascal, à peine convalescent d'une attaque de paralysie, que ses médecins saignent et purgent à l'envi, Des- cartes lui prescrit de se tenir simplement au lit et de prendre, au contraire, force bouillons. Mais il invite ses malades, tout en se conformant à ses instructions, à taire le nom du méde- cin qui les conseille, « afin qu'on ne s'imagine pas qu'il veut se mêler de la médecine. » Si la vie n'est qu'un mécanisme, s'il n'y a point de force vitale qui erre ou faiblit, d'entité mor- bide qui habite le corps, pourquoi, connaissant bien la ma- chine corporelle, ne parviendrait-on pas à prolonger la vie jusqu'aux dernières limites fixées par la nature? Cette espé- rance, hélas! bien vaine, occupa tellement l'esprit de Descar- tes, qu'il mit la main à un Abrégé de médecine contenant les J K DESCARTES MÉDECIN. 61 préceptes d'hygiène requis pour ajourner la mort. Il paraît, dans plusieurs de ses lettres, rempli pour lui-même de cet espoir, notamment quand il écrit à Zuitlychen : « Je n'ai ja- mais eu tant de soin de me conserver que maintenant; et, au lieu que je pensais autrefois que la mort ne me pùt ôter que trente ou quarante ans tout au plus, elle ne saurait désormais me surprendre qu'elle ne m'ôte l'espérance de plus d'un siècle; car il me semble voir très-évidemment que si nous nous gar- dions seulement de certaines fautes que nous avons coutume de commettre au régime de notre vie, nous pourrions, sans autres inventions, parvenir à une vieillesse beaucoup plus longue et plus heureuse que nous ne faisons; mais, pource que j'ai besoin de beaucoup de temps et d'expérience pour examiner tout ce qui sert à ce sujet, je travaille maintenant à composer un Abrégé de médecine, que je tire en partie des li- vres et en partie de mes raisonnements, duquel j'espère me pouvoir servir par provision à obtenir quelque délai de la na- ture, et ainsi poursuivre mieux ci-après en mon dessein. » Ce qui prouve qu'une médecine rationnelle n'est pas toujours une médecine raisonnable; au lieu d'un siècle, Descartes n'avait plus que deux lustres à vivre. Le Monde, qui devait être le vrai monument de la philoso- phie cartésienne, ce fruit qui ne pouvait trop tard être cueilli, ne parvint pas à maturité. Le Traité de la lumière, l'Homme, la Formation du fœtus, voilà tout ce que Descartes eut le temps d'en écrire, et si imparfaitement, qu'il condamna lui-même ces fragments à l'oubli l'âme ne devait être le sujet que des derniers chapitres de cet ouvrage à peine com- mencé. Ayons donc une idée plus juste de l'importance qu'accordait Descartes aux études physiologiques; psychologues ou méta- physiciens, n'oublions pas les conseils et l'exemple du maître dont nous nous vantons d'être les disciples. Descartes est tout entier dans ses Méditations, dit un philo- sophe; Descartes n'est qu'un grand métaphysicien, le reste est de peu de prix. -Non, dit un physicien, Descartes est infé- rieur à Newton, qui l'a dépassé, mais son titre de gloire est sa Mécanique céleste. Physique, métaphysique, tout cela est faux, dit à son tour un mathématicien; ce qui reste et restera de Descartes, c'est sa Géométrie. Descartes est, avant tout, un grand géomètre. J'entends même un physiologiste préten- dre que le plus grand mérite de Descartes est d'avoir confondu M M 62 REVUE EUROPÉENNE. l'âme qui pense avec le corps, en lui donnant pour siége la glande pinéale. Oh! pour celui-là, mon compère, Vous n'avez pas raison, } reprend un spiritualiste indigné. Amis, apaisez-vous; voici, tout le mystère : Ainsi que bien des gens d'esprit et de savoir, Mais qui d'un seul côté regardent une affaire, Chacun de vous ne veut y voir Que la couleur qui sait lui plairc. Géomètre, physicien, métaphysicicn, physiologiste, psycho- logue et spiritualiste, Descartes fut tout cela, et tout se tient indissolublement dans son œuvre. La géométrie y est insépa- rable de la physique, la physique de la physiologie, la physio- logie de la métaphysique et du plus pur spiritualisme, la mé- decine même y est inséparable de la morale. Le malheur veut que la médecine de Descartes, dont nous revendiquons ici la place légitime, est de toutes les parties de son œuvre com- plet celle à qui le temps et les philosophes ont fait le plus d'injure. ALBERT LEMOINE. FEUILLETON DU TEMPS DU 29 AOUT 1876 M CAUSERIE SCIENTIFIQUE La réforme cartésienne. fut cause que je pensai qu'il fallait cher- cher quelque autre méthode qui, compre- nant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts. » Sk A l'ancienne logique, Descartes substi- tue quatre préceptes dont l'application constitue sa méthode. Dans sa Géométrie, qui est une œuvre aussi importante que le Discours sur la Méthode, il a principale- ment pour but l'algèbre, c'est-à-dire qu'il cherche des moyens d'arriver par des mé- thodes géométriques à la résolution des équations algébriques. Ici, il faut encore. le citer: « Je n'eus pas dessein d'apprendre tou- tes ces sciences particulières qu'on nomme communément mathématiques; et, voyant qu'encore que leurs objets sont différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles ne considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examinasse seulement ces propor- tions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en ren- dre la connaissance plus aisée, même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appli- quer après à tous les autres auxquels elles conduisaient. Puis, ayant pris M. Mouchot a présenté à l'Académie des sciences un mémoire sur la réforme carté- sienne étendue aux diverses branches de mathématiques pures. Descartes ne fut pas seulement un profond philosophe, il fut un grand mathématicien. Il passa en revue, dans son Discours sur la méthode, les sciences qui peuvent lui être de quel- que secours, et notamment la logique et les mathématiques; en parlant de ces der- nières, il dit : « Puis, pour l'analyse des anciens et l'al-garde que, pour les connaître, j'aurais gèbre des modernes, outre qu'elles ne s'é- tendent qu'à des matières très abstraites et qui ne semblent d'aucun usage, la pre- mière est toujours si astreinte à la consi- dération des figures qu'elle ne peut exer- cer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination, et on s'est tellement assu- jetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres qu'on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive. Ce qui quelquefois besoin de les considérer cha- cune en particulier, et quelquefois seule- ment de les retenir ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que pour les considérer mieux en particulier, je les de- vais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination ou à mes sens; mais que, pour les retenir ou les comprendre plu- sieurs ensemble, il fallait que je les expri- < masse par quelques chiffres les plus courts qu'il serait possible; et que, par ce moyen, j'emprunterais tous le meilleur de l'ana- lyse géométrique et de l'algèbre, et cofrige- rais tous les défauts de l'une par l'autre. » Lignes, chiffres, on ne peut expliquer mieux que par le contact de ces deux mots la pensée de Descartes; il a pris les élé- ments des problèmes à résoudre et les a combinés à la fois algébriquement et géo- métriquement; en traitant d'abord les questions les plus simples, qui com- portent l'application simultanée de la géométrie et de l'algèbre, il trouva cer- taines règles qui lui servirent à en trouver d'autres, et il vint ainsi à bout de questions qu'on avait jugées auparavant très difficiles. - Descartes ne se contenta pas d'exprimer les grandeurs par des nombres ou des sym- boles littéraux algébriques et de soumet- tre ensuite ces nombres ou ces symboles au calcul; cela avait été tenté avant lui; mais, comme le dit bien M. Mouchot, «< il sut rompre dès le début avec les ancien- nes traditions, se mit à effectuer sur les grandeurs les plus simples, sur les droites, toutes les opérations de l'arithmétique, et n'eut recours aux symboles que pour ex- primer les résultats de ces opérations; en sorte que, grâce à lui, l'algèbre devint, jusque dans ses combinaisons les plus abs- traites, comme la traduction des figures en nombres, et s'éclaira pour ainsi dire de l'évidence géométrique. » Viète et les mathématiciens arabes avaient déjà, il est vrai, connu l'art de construire géométriquement les racines de certaines équations. Mais ils ne voyaient pas encore, dans les opérations auxquelles on peut soumettre les lignes, le même sens que Descartes. Par exemple, si æ était pour eux une ligne droite, x2 en représen- tait le carré, 3 le cube; et une puissance supérieure à trois, l'espace n'ayant que trois dimensions, n'avait plus pour eux aucun sens répondant à une grandeur géométrique connue. Descartes s'affranchit de ces notions, et s'il ne parvint pas à dé- terminer géométriquement toutes les raci- nes des équations, il indiqua au moins la méthode qui devait conduire à la solution de cé problème. Les racines dites imagi- naires étaient un obstacle au développe- ment de la méthode cartésienne; mais cet obstacle a été levé. Voyons de suite où est la grande origi- nalité de Descartes. Il prend bien, comme l'avait fait Viète, des lignes droites pour les soumettre aux deux opérations de l'addi- tion et de la soustraction; rien assurément de plus facile. Mais sitôt que nous arrivons à la troisième opération fondamentale de l'algèbre, à la multiplication, Descartes cesse d'interpréter le produit de deux li- gnes de la même façon que Vièle. Il crée une façon nouvelle de regarder la multi- plication, la division, l'élévation aux puis- sances, l'extraction des racines quand il s'agit des lignes. Il va plus loin, il com- pare toute ligne plane à la ligne droite, exprime leur dépendance mutuelle par une relation numérique entre deux variables et reconnaît ainsi le moyen de résoudre graphiquement les équations d'un degré quelconque, ce qui constitue la grande, l'insurmontable difficulté de l'algèbre pro- prement dite. C'est de la règle des proportions que Descartes tire sa définition de la multipli- cation et de la division des lignes; car il n'y a pas d'écolier qui ne sache que dans toute proportion le produit des extrêmes est égal au produit des moyens. Dans un A de ces produits, prènez une ligne pour l'unité de longueur, et vous aurez une simple ligne droite qui représentera le pro- duit de deux autres lignes droites, toutes ces quatre lignes faisant partie d'une fi- gure extrêmement simple. Je ne sais si je puis être bien compris sans figure; je vou- drais expliquer que la notion de l'espace matériel disparaît en quelque sorte dans. l'œuvre de Descartes, du moins qu'il n'est plus question de surfaces, ni de volumes; il n'est plus question que de lignes, et dans des figures données mises en rapport avec certaines conditions algébriques, de simples droites peuvent représenter les fonctions algébriques les plus complexes. Nous ne pourrions en dire davantage sur ce sujet, sans entrer dans les figures et les formules. Nous avons voulu seulement at- tirer l'attention sur le travail de M. Mou- chot; et aussi rappeler que Descartes a été un génie en tout genre, en mathématique comme en philosophie. - La guerre d'escadre et la guerre des côtes, par M. Dislere. M. Dişlere expose d'abord les travaux faits dans les différentes marines, de 1873 à 1876. Voici ce qui regarde la France on est occupé sur nos chantiers à exécuter:un certain nombre de navires sur le type du Redoutable, cuirassé de premier rang, du Tonnerre, garde-côtes de premier rang, et de la Tempête, garde-côtes de second rang; mais on s'est attaché à augmenter la puis- sance défensive des navires au delà de ce qu'elle était sur le Redoutable, en aug- mentant le déplacement d'environ 800 ton- neaux. << Le programme de flotte adopté en 1872 comprend : seize cuirassés de premier rang, douze cuirassés de station ou de second rang, vingt garde-côtes de premier rang et de second rang. On n'a encore rien ré- solu pour le remplacement du type de na- vires qui doivent remplacer nos anciennes corvettes leur service est en ce moment confié aux cuirassés de second rang. : L'Angleterre est allée montrer dans les eaux turques une flotte magnifique. Elle con- tinue à faire des essais de tout genre et ses ingénieurs ne se reposent pas un moment. Elle a en ce moment trente et un cuirassés de ligne de types très divers, dont une vingtaine remonte à la première période de la marine cuirassée, trois navires intermédiaires entre les navires d'escadre et les garde-côtes, onze garde-côtes et batteries flottantes, onze cuirassés de seconde classe, aptes au service des stations et capables de servir d'auxiliaires aux na- vires de combat, C'est là un ensemble on ne peut plus imposant. Nous avons rendu compte dans cette chronique scientifique des précédentes étu- des de M. Dislere sur la marine : le savant ingénieur des constructions navales, au- jourd'hui secrétaire des travaux de la' ma- rine, vient de publier un nouvel ouvrage. Au moment où plusieurs marines qui s'es- sayent et se comparent se rencontrent dans la Méditerranée, il y a lieu de rechercher quels sont les moyens d'action matériels de chaque puissance. C'est là l'objet que s'est proposé M. Dislere dans un livre spé- cialement consacré aux navires de com-gne au contraire a fait de grands efforts; son programme, présenté aux Chambres La marine russe n'a pas beaucoup aug- menté le nombre de ses navires; l'Allema- bat. V - en 1873, comportait vingt-trois navires de combat, huit frégates pour la mer du Nord, six corvettes pour la Baltique, sept garde-côtes (trois pour la Jahde, deux pour le Weser, deux pour l'Elbe), enfin deux batteries flottantes pour la Jahde. Nous n'entrerons pas dans le détail des marines secondaires. M. Dislere décrit les principaux navires cuirassés construits de- puis 1873 les navires à batterie forment encore la portion la plus importante des escadres cuirassées; on n'entre qu'avec ti- midité dans la voie des navires à tourelles tournantes. Le cuirassé classique porte son artillerie dans une batterie fermée avec sabords d'angle, permettant les tirs en chasse et en retraite, et sur les gaillards quelques pièces d'un gros calibre, mais en général d'un calibre inférieur à celui des pièces de la batterie. L'Alexandre, par exemple, a un dépla- centent formidable de 9,640 tonneaux; la cuirasse a été portée à 305 millimètres, elle décroit d'épaisseur du milieu aux extré- mités : l'artillerie se compose, dans la bat- terie basse, de huit canons de 18 tonneaux (25 centimètres); la batterie haute ren- ferme deux canons de 25 tonneaux (30 cen- timètres) et deux canons de 18 tonneaux (25 centimètres.) On a assuré le tir en chas- se, le tir en belle, le tir en retraite. Le na- víre est mû par deux hélices qui reçoivent le mouvement de machines qui doivent réaliser 8,000 chevaux et donner une vi- tesse de 14 nœuds. K M. Dislere décrit aussi le Téméraire, la Dévastation française, les cuirassés autri- chiens Custozza et Tegethoff, le Kaiser, les frégates turques Noosrelich, Messoudieh, Meindoohich; puis parmi les navires mix- tes à tourelles la Preussen, l'Independen- cia; parmi les cuirassés sans mâture, la Dé- sky vastation (anglaise), le Thunderer, le Dreadnought, le Pierre-le-Grand, l'In- flexible, l'Ajax, le Dandolo; pour ces der- niers navires, voici le but qu'on se pro- posait dans le programme français : « Produire un navire de guerre bien adapté aux conditions de la lutte dans les mers d'Europe, doué du maximum de puissance offensive et défensive. On consi- dérait comme nécessaire qu'il pût traverser l'Atlantique; mais la condition fondamen- tale était la guerre dans la Manche, la Mé- diterranée et les autres mers d'Europe. La puissance défensive était déterminée par la condition de présenter une sécurité aussi complète que possible contre l'effet des boulets pleins ou creux existant à l'époque de la mise en chantier ou dont on pouvait prévoir la création dans peu de temps, en même temps d'attaquer les fortifications avec une sécurité convenable. < » Quant à la puissance offensive, on avait voulu donner des canons pouvant percer peu à peu toutes les cuirasses en usage en 1869, un commandement non gêné dans toutes les directions et une dis- position telle qu'on pût les manœuvrer à la mer efficacement et avec sécurité, hors les circonstances exceptionnelles les plus extrêmes. >> L'expérience a démontré qu'on ne peut pas considérer la Dévastation anglaise et les vaisseaux de son type comme des na- vires de haute mer, capables d'affronter tous les temps: ce sont essentiellement de très puissants gardes-côtes. M. Dislere le dit très nettement : « Le véritable navire de haute mer ne peut, selon nous, exister que quand il est muni d'une voilure assez forte pour lui permettre de naviguer en toute sécurité, et comme jusqu'à présent on n'a trouvé au- cune solution bien satisfaisante du navire mâté à tourelles, nous en revenons à l'o- pinion que nous avons déjà défendue, que le véritable navire d'escadre cuirassé est le navire à réduit. » Pour les navires cuirassés de seconde classe, ils sont destinés particulièrement aux stations lointaines, et doivent servir au besoin d'auxiliaires dans les escadres com- posées de cuirassés de première classe; de cette définition même ressort un type un peu bâtard; croiser, combattre au loin des batteries de côte, prendre place dans une ligne de bataille, tout cela constitue un ensemble de conditions un peu trop complexe. On n'a pas encore trouvé un type qui puisse être pleinement adopté. Au dé- but on ne comptait pour un navire de ce type que sur une dépense de 4 millions, ce qui représente environ un déplacement de 4,000 tonneaux : maintenant on a porté ce chiffre à 4,700, à 5,000, à 5,700 tonneaux. Les Anglais ont été jusqu'à 7,400 tonneaux dans le Nelson et le Northampton. M. Dislere décrit parmi les vaisseaux de ce type la Fictorieuse, la Hansa, le Gene ral-Admiral, le Duc-d'Edimbourg, le Shan- non, le Nelson, le Northampton, Almiran- te-Cochrane, le Valparaiso, le Vasco-de- Gama; il décrit parmi les gardes-côtes et les cuirassés de rivière des types apparte- nant à divers pays, les nouveaux monitors américains, les batteries circulaires russes Novgorod, Vice-Amiral-Popoff, les canon- nières allemandes du Rhin, Rhein et Mosel. Ces deux dernières batteries construites à Bremerhaven ont fait en 1875 un voyage d'essai jusqu'à Strasbourg. Elles ont 49 mètres de longueur, 7,60 de largeur; le tirant d'eau est à l'arrière de 1 mètre 10; la casemate est protégée par des plaques de 55 millimètres d'épaisseur; il y a une • tourelle cuirassée comme la casemate qui renferme deux canons de 12 centimètres renferme deux canons de 12 centimètres en bronze. Le quel entre l'offensive représentée par l'artillerie, et la défensive représentée par les plaques de cuirasse continue toujours et l'on ne peut savoir comment il finira. L'industrie a trouvé des procédés de fabri- cation d'une puissance toujours croissante tant pour les pièces de canon que pour les blindages. On essaie maintenant en An- gleterre un canon de 100 tonneaux ! Rien n'est plus digne d'attention dans l'ouvrage de M. Dislere que le chapitre consacré à l'examen des diverses qualités militaires et nautiques des navires cui- rassés : « Nous n'entreprendrons pas, dit-il, de rechercher quel devrait être le programme d'une flotte de combat; mais n'est il pas nécessaire de rappeler combien le rôle des escadres paraît maintenant diminuer d'im- portance? Tandis que les croiseurs parcourront les mers en arrêtant le commerce de l'enne- mi, en tarissant l'une des sources de sa fortune, tandis que des gardes-côtes offen- sifs puissamment protégés bloqueront ses ports ou tenteront de les attaquer, de pe- tits navires à très grande vitesse, armés de torpilles, pourront être affectés à la dé- fense des côtes et concourir, avec les bat- teries de terre et les lignes de torpilles fixes, à éloigner le cercle d'investissement d'un ennemi trop puissant en dehors des limites d'où il pourrait tenter un bombar- dement. >> - Voilà un aveu important à recueillir, de la bouche d'un homme compétent: l'inuti- lité croissante des escadres, l'utilité crois- sante des moyens défensifs sur les côtes, aux embouchures, devant les ports, et, d'au- M tre part, des croiseurs à grande vitesse, ca- pables d'évoluer avec une rapidité supé- rieure. On comprend que ceux qui envisa- gent nettement ces conditions, songent aussi très sérieusement à mettre un terme à la coûteuse folie du cuirassement. M. Lampors disait en 1870 à une réunion du Royal-United-Service : « Quand les guer- riers du quinzième et du seizième siècle virent que leurs armures étaient impuis- santes pour résister aux armes à feu, ils les mirent de côté et combattirent la poi- trine découverte. » Ils gagnèrent beaucoup à se débarrasser de ce qui n'était plus une protection, ils y gagnèrent l'agilité, la vitesse. « Peut-être un jour, dit M. Dislere, on fera de même en marine sans doute on ne pourra de suite renoncer au puissant appui moral que l'équipage trouve en pensant que le flotteur qui le porte est à l'abri de la plu- part des projectiles ennemis; mais on se décidera peut-être à entrer partiellement dans cette voie et à prendre alors comme type le navire léger, évoluant bien et peu coûteux. >> Add La défense des Etats et des camps retranchés par le général A. Brielmont. On s'étonnera peut-être de trouver un livre du général Brialmont parmi les vo- lumes nouveaux publiés par la Bibliothè- que scientifique internationale. C'est que la guerre devient de plus en plus une science non qu'on arrive jamais à y dé- truire ou même à y diminuer la part de ces qualités morales et intellectuelles qui font l'homme, mais la subordination ré- duit l'exercice de ces qualités dans une grande mesure à la pure obéissance; et là où s'exerce la responsabilité et le com- mandement, il y a tout avantage à ce que ces qualités soient soutenues par une con- naissance approfondie de l'art de la guerre. Le livre de M. Brialmont est surtout con- sacré à l'étude des camps retranchés et des meilleures dispositions qu'il y ait lieu de leur donner. Les événements de la der- nière guerre ont prouvé que le principal danger auquel sont soumis les camps re- tranchés est le blocus, opération dont les difficultés sont proportionnelles à l'étendue même de ces camps. Paris fut investi par 236,000 hommes, ce qui fait 28 hommes par 10 mètres courants; Metz fut investi par 200,000 hommes, ce qui fait 40 hom- mes par 10 mètres courants. M. Brialmont propose de diviser les camps retranchés en secteurs indépen- dants, comme on divise un navire en compartiments pour le cas d'accidents de mer. Il propose aussi de protéger les gran- des capitales au moyen de deux ou trois camps retranchés indépendants. Son sys- tème est assurément fort ingénieux et offre des avantages réels. J Je suis obligé de renvoyer à l'ouvrage et aux figures qui l'accompagnent ceux qui voudront en connaître tout le développe ment. Les militaires verront aussi avec in- térêt dans le livre les types nouveaux de forts que propose M. Brialmont; les plan- ches qui accompagnent le livre en don- nent tous les détails, A. VERNIER. Descartes et Newton. M. Papillon } 1 achève la lecture du travail dans lequel il cherche à démontrer que la réputation de grand philosophe et de rival de Descartes, faite à Newton par Voltaire et par les encyclopédistes, est fondée sur une er- reur manifeste et sur un parti pris de dénigrer l'illustre auteur de la Méthode. Notre confrère passe en revue tous les passages de ses ouvrages dans lesquels Newton a eu l'occasion d'exposer sa doc- trine philosophique, et il montre que cette doctrine est puisée aux ouvrages de Des- cartes, et que, si elle offre quelques nuan- ces et quelques traits particuliers, ces écarts ne supposent pas un système autre que celui de Descartes; ils sont simple- ment la marque du génie propre de New- ton. Sur les propriétés essentielles à la ma- tière, sur le role de l'éther, sur les esprits animaux, sur les mathématiques et sur la géométrie, Newton n'a pas de doctrine originale, ou plutôt il professe le plus pur cartésianisme; l'analyse est le procédé qui domine dans ses travaux et dans ses ma- nifiques découvertes; c'est un mécanicien de génie dans le sens le plus large du terme. M. Nourrisson trouve remarquable l'é- tude de M. Papillon; il admet la légitimité de la revendication en faveur de Descar- tes; mais il reconnaît dans Newton un cartésien et il voit dans ce cartésien un grand philosophe. Et ce philosophe n'a pas subi l'exemple du maître en tout. Il y à plus d'un passage où Newton proclame en termes éloquents l'existence d'une cause s uprème, intelligente, non méca- nique. Or, on sait que Descartes, réagis- sant contre l'abus qu'on avait fait avant lui, en philosophie, des causes finales, s'est abstenu soigneusement de donner une seule preuve physique de l'existence de Dieu. M. Ch. Lévêque ne croit pas que M. Pá- pillon ait voulu refuser à Newton le titre de philosophe; il a discuté la question de savoir s'il avait eu une philosophie origi- nale; il a démontré que le newtonianisme n'existe pas et que le savant anglais est un disciple de Descartes. En faisant ses ré- servés sur quelques expressions peut-être excessives, M. Franck applaudit aux con- clusions du mémoire, qui détruit un pré- jugé et met Descartes à sa vraie place, c'est-à-dire à la tête de tous les philoso- phes modernes. a. D. M. & for 73 1 M. Fernand Papillon commence la lecture d'un Mémoire initulé: Newton considéré comme disciple de Descartes. Les services que Newton a rendus à la science sont inappréciables; mais c'est comme mathématicien et comme physi- cien qu'il a brillé et non comme philosophe. Il avait si peu de prétentions sous ce dernier rapport, qu'il disait : « Physique, préserve-moi de la métaphysique. » Comment pouvait-on en aire un philosophe qu'on opposait à Descar- tes, ou seulement lui attribuer une philoso phie? Ce qui caractérise Descartes, c'est la puissance spéculative, l'énergie d'abstraire, la vigueur inventive, la plénitude encyclopédi– que; Newton n'avait aucune de ces qualités; mais il en possédait d'autres, bien dignes d'ad- miration aussi. Il était observateur éminent et minutieux à la fois, et il apportait à ses expé- riences une précision, une délicatesse et une patience extrêmes : il n'arrivait aux concep- tions théoriques qu'après avoir passé par tout le menu des choses concrètes. Il ne s'occupait que de ce qui lui paraissait susceptible d'ê- tre soumis au calcul ou à l'expérimentation. Quand Descartes méditait, il combinait des dées; Newton ne combinait que des signes et des lignes. Si l'on passe en revue les idées générales dont Newton s'est servi, on retrouve les idées de Descartes. Voltaire, qui a cependant écrit un livre sur la philosophie de Newton, et qui voulait relever ce qui le sépare de Descartes, dut dire « Il pensait de la matière comme Descartes. On peut ajouter que Newton adopla la même théorie du monde, la même hypothèse d'un éther subtil, le même ma-- thématisme universel, et sa méthode est dentique à celle de Descartes. . M. Papillon cite, à l'appui de ses propositions, de nombreux textes tirés tant des oeuvres de Descartes que de celles de Newton, desquels il résulte en effet que la physique cartésienne qui explique par l'éther tous les phénomènes cosmiques et applique partout les mathémati- ques est aussi celle qu'enseigne, développe et pratique Newton C'est surtout à Voltairo qu'il faut attribuer et reprocher les fausses ap- préciations relatives à ces deux illustres es- prits, appréciations qui exagèrent le mérite de Newton aux dépens de celui de Descartes, et qui, il n'y a pas lieu de s'en étonner, ont été aisé - ment acceptées par les Anglais qui ont bien autrement que nous le culte de leurs grands hommer. Du roste, il est juste de faire remare quer que Voltaire, en exaltant Newton, en vou lait à Leibnitz et non à Descartes; mais per- sonne n'avait songé jusqu'à présent à rend e à Descartes ce qui est à Descartes. mode L'heure étant avancée, M. Papillon a dû Interrompre la lecture de son intéressant Me6- moire; elle pourra être achevée dans la pro- chaine séance. 73 1. fu ade 4 Milen i ¡ M. F. Papillon continue et achève son Mé- G moire sur Newton considéré comme disciple de Descartes. Le défaut d'espace nous oblige à reproduire seulement les conclusions de ce remarquable travail. Newton, dit M. Papillon, a été devancé et préparé en tout par Descartes. La Géométrie est la préface du Calcul des fluxions; les Principes de philosophie ont in- spiré les Principes de mathématiques, et la Dioptrique est le fondement de l'Optique. Con- cluons donc en reconnaissant que Newton, cartésien pur, n'a aucune sorte d'originalité comme promoteur d'idées. Il a la gloire d'avo fait avancer avec un incomparable succès l'as- tronomie et la physique, mais on ne saurait lui accorder celle d'avoir accru les forces in- trinsèques de l'esprit par une nouvelle con- ception des choses, ou une nouvelle mé- thode générale d'investigation. Il a admis les conceptions, il a appliqué la méthode de Descartes, il a professé la même métaphy- sique de la nature, il a eu le même sentiment touchant l'ordre de l'univers. Il en a mieux connu les lois, au fond, il y a aperçu les mê- mes ressorts. Tous deux ont cru que la nature est un système de matériaux inertes, soumis aux règles d'un pur mécanisme. Tous deux ont essayé d'expliquer le mouvement par un fluide subtil, et tous deux ont méconnu la spontanéité essentielle des choses, les éner- gies fécondes de la vitalité, les harmonies infinies dont la mathématique ne rend pas compte. M. Nourrisson tient à faire remarquer que la thèse si heureusement développée par M. Papillon est une œuvre de réparation légi- time. Il est vrai que Newton procède de Des- cartes; mais il croit devoir ajouter que c'est aller trop loin que de contester à Newton toute conception d'idées, et de ne lui attribuer que des combinaisons de signes et de lignes. Newton a eu des conceptions métaphysi- ques, et, si on peut lui dénier l'intuition, il faut lui accorder une certaine pénétration philosophique. Il n'est pas exact de dire que Newton a négligé les causes finales, et M. Nour- risson cite quelques passages de l'Optique et des Principes pour le prouver. Tout en appré- ciant la valeur sérieuse du travail de M. Papil- lon, tout en trouvant fondée et opportune sa revendication en faveur de Descartes, il re- gretterait qu'on ne rendit pas complétement justice à Newton. M. Lévêque pense que M. Papillon n'a pas voulu dire que Newton ne s'est pas occupé dù tout de philosophie, mais seulement qu'il n'est pas un penseur original, et que sa philosophie procède de Descartes, malgré les nuances d'o- pinion qu'on pourrait constater. Ainsi la preuve de l'existence de Dieu, de Newton, n'est pas, comme il a été dit, une simple effu- sion de sentiment, mais une argumentation philosophique. M. Nourrisson veut seulement dire qu'il serait excessif de faire de Newton un philoso- phe original, mais qu'on aurait tort de soute- nir que Newton a suivi Descartes en s'abste- nant de toute recherche de causes premières et de causes finales, car il y a des preuves du contraire. 1 M. Franck est aussi d'avis que Newton procède de Descartes; ces penseurs ne different que par des nuances, et, selon lui, ce serait en effet aller trop loin que de dénier toute philo- sophie à Newton. En somme, il suffirait que dans cet excellent Mémoire, qui fait beaucoup d'honneur à M. Papillon, quelques expressions fussent modifiées ou adoucies pour satisfaire aux critiques qui viennent d'être faites. S. : ? LA PHYSIQUE DE DESCARTES P Il y a quelque dix ans, l'auteur d'une thèse de doctorat ès lettres tenta une glorification inattendue de Descartes. Il aima à se persuader qu'au dix-septième siècle le genre classique français n'avait été que le développement, l'expres- sion esthétique de la philosophie cartésienne. Non pas que Descartes eût parlé explicitement du beau. Il s'agissait d'une action latente, quoique énergique. Notre philosophe aurait créé des habitudes d'esprit et des tendances conduisant logi- quement à l'idéal classique. Tous les grands écrivains au- raient été des cartésiens sans le savoir; et Descartes, s'il avait voulu écrire un art poétique ou des tragédies, n'eût pas conçu son sujet autrement que Boileau et Racine. M. Brunetière, qui connaît à fond son dix-septième siècle, et qui l'interprète avec un ferme bon sens, réfuta cette thèse en se plaçant sur le terrain historique¹. Somme toute, dit-il, le principal défaut du livre est « dans un dédain exagéré du fait et dans une indifférence réelle à l'histoire ». « Je lui demanderais donc de quel droit il élève le cartésianisme à la dignité de cause, tandis qu'il rabaisse ainsi la littérature classique au rang d'un simple effet de cette cause féconde. » Or, voici qu'on tente à nouveau d'exagérer le rôle de Des- cartes, et de lui attribuer trop exclusivement « la dignité de cause ». Cette fois, il ne s'agit plus de littérature, mais de l'explication physique de l'univers. Dans l'évolution scienti- fique qui date du dix-septième siècle, toute grande pensée viendrait de Descartes. Il a tout deviné, tout établi, et ne laisse à ses successeurs que des corollaires à tirer; comme un professeur qui, à la fin de son cours, indique une suite d'exercices à ses élèves. Nous lisons en effet, dans la Revue des Deux Mondes du 1. Études critiques, 3° série. Qludes full taw ~ 11 118 LA PHYSIQUE DE DESCARTES 15 avril : « La France ne saurait trop souvent reporter ses souvenirs vers celui qui, dans le domaine de la pensée, fut peut-être le plus grand de tous les Français. » (P. 760.) Au point de vue scientifique, c'est faire bon marché de Laplace, Lagrange, Fresnel, Ampère, Fourier, Cauchy, Hirn, de Saint-Venant, etc. L'auteur dit encore : « On a justement appliqué au sei- zième siècle tout entier ce que Campanella, jouant sur le sens de son propre nom, disait de lui-même : Je suis la cloche qui annonce le lever du jour... Ce complet lever de la science moderne, avec la disparition simultanée de toutes les chi- mères et de tous les rêves scolastiques, il ne commence pas seulement, il s'achève en une seule fois avec Descartes. » (P. 764.) 2 Malgré leur sympathie pour Descartes, des hommes de valeur, tels que J. Bertrand¹, Naville et Stallo³, ont jugé son œuvre tout autrement. Stallo nous dit (ch. vi): « Comme phy- sicien, il a émis nombre de théories qui se sont trouvées complètement dénuées de fondement, et il a ignoré ou mal compris presque toutes les lois de l'action mécanique, dont la découverte est la gloire de son contemporain et aîné, Galilée. » Bien plus, en physique, ses erreurs ont obscurci le champ de la recherche, à un degré tel que ces ombres ne sont pas encore complètement évanouies aujour- d'hui ». (( Je me propose ici de signaler les exagérations que me semble avoir commises l'écrivain de la Revue des Deux Mondes, et de déterminer avec sincérité la valeur scienti- fique de Descartes. Je ne cède ni à une antipathie ni au ma- lin plaisir de tourner en ridicule un de nos grands hommes. Ce serait puéril. Il s'agit simplement d'empêcher une légende de se former. Ma conclusion sera qu'en physique, Descartes a beaucoup influé sur la pensée de ses successeurs, mais autrement que ne le désireraient ses admirateurs. C'est surtout en soulevant des problèmes dont il a donné des solutions incomplètes ou 1. Les Fondateurs de l'astronomie, dernier chapitre. 2. La Logique de l'hypothèse; la Physique moderne. 3. La Matière et la physique moderne. LA PHYSIQUE DE DESCARTES 119 vicieuses; celles-ci ont provoqué des travaux et des discus- sions d'où est sortie une science exacte¹. Quant aux mathématiques pures, il n'en est pas question ici. Le jugement serait tout différent. Descartes s'est illus- tré dans cette partie par son invention si féconde de la géo- métrie analytique. J'éprouve un regret. Pourquoi faut-il que l'auteur de l'ar- ticle que je vais combattre soit M. A. Fouillée, dont un livre récent m'avait tant charmé? Son Éducation au point de vue national est une œuvre attachante, remplie de sages conseils et de fines analyses. Quand un auteur a su vous faire penser, quand il vous a fait comprendre au delà de ce qu'exprime le langage, et qu'on s'est trouvé d'accord sur tant de points, il en coûte de se séparer, et plus encore, de se combattre. Du reste est-ce bien M. Fouillée lui-même que je combats, et non pas plutôt certains courants d'idées qu'il a accueillies sans défiance? Elles ont été lancées, non par des spécia- listes ils cultivent peu les physiciens d'autrefois; mais par les vulgarisateurs enclins au dithyrambe, ou trop étrangers aux mathématiques et ne lisant leur auteur favori que dans des morceaux choisis. Ce en quoi l'on n'ose les blamer, car l'œuvre scientifique de Descartes est si longue, si obscure, si chimérique! : L'article de M. Fouillée renferme plusieurs opinions phi- losophiques qu'on ne saurait admettre. Je ne les examinerai pas; il faudrait écrire un volume et s'étendre sur des ques- tions par trop classiques, telles que la valeur du principe de causalité. Je me restreindrai modestement à quelques-unes de ses affirmations touchant les sciences physiques et natu- relles. La discussion sera surtout historique. 1. « Ses spéculations, quoique vaines par elles-mêmes, dit Stallo, devinrent le ferment qui fit naître le développement de la matière scientifique. »(Ch. vi.) Mme Conduit, nièce de Newton, racontait à Voltaire qu'à l'âge de vingt ans son oncle avait commencé à lire les œuvres de Descartes, en les annotant. Fatigué d'avoir à écrire en marge, presque à chaque page, le mot error, le jeune homme avait fini par jeter le livre. (Origine du monde, par Faye, ch. vII.) 2. Je désignerai par les initiales Pet M les deux principaux ouvrages de Descartes les Principes de la philosophie; le Monde, ou traité de la lu- mière. Il est regrettable que M. Fouillée ne dise jamais où il prend ses cita- 120 LA PHYSIQUE DE DESCARTES 1. Notre auteur nous dit (p. 771): « Les découvertes de Descartes devaient révolutionner et les sciences mathéma- tiques et les sciences physiques. La notation des exposants a transformé l'algèbre. » Cette notation ne doit pas être attribuée à Descartes; elle est antérieure d'un siècle. On la trouve dans l'Arithmétique d'Étienne de la Roche (1520). Le mot exposant est dû à Stif fel (Arithmetica integra, 1544). 2º D'après M. Fouillée (p. 783), Descartes aurait décou- vert la théorie de la respiration « avant Lavoisier », car il a dit qu'elle est « nécessaire à l'entretien de ce feu qui est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres. L'air sert à nourrir la flamme. De même, l'air de la respi- ration, » etc. Mais ce n'est là qu'une ébauche d'explication. Admettons que le phénomène soit le même que dans l'entretien de la flamme, ce qui n'est qu'affirmé. Reste à savoir en quoi con- siste précisément l'entretien de la flamme. Or, c'est La- voisier seul qui l'a découvert. Il a montré que, dans le pou- mon, comme dans la flamme, il y a combinaison de l'oxygène de l'air avec le carbone et l'hydrogène, et dès lors produc- tion d'acide carbonique et de vapeur d'eau. Descartes, au contraire, n'a nullement compris la nature. de la combustion et n'y a soupçonné aucune transformation chimique. Pour lui (P., 11, 22), la flamme perd des parties par la fumée. On ne sait pourquoi, il faut que ces parties soient remplacées par quelque chose, et juste dans la mesure nécessaire pour que la flamme ne diminue pas; et ce quel- que chose doit être de l'air, plutôt que d'autres corps avoi- sinants; toujours pour des raisons inconnues. Quelle physi- que! Et on comparerait ces idées vagues et fausses¹ avec la science précise de Lavoisier! G - tions. On aimerait à relire le contexte. Je crois que, sur certains points, il a exagéré la doctrine de Descartes. Ainsi, ce dernier montre souvent qu'il croit à l'existence des causes. 1. M. Maximilien Marie n'aurait même pas fait mention de Descartes. « Nous nous sommes fait une règle, dit-il, de n'attribuer la découverte des principes qu'aux savants qui ont su en tirer parti. L'hypothèse vague de la propagation de la lumière par ondes se trouve dans les œuvres de Grimaldi, LA PHYSIQUE DE DESCARTES 121 Lavoisier lui-même n'a pas achevé l'explication de la cha- leur corporelle. On a reconnu que le phénomène est plus complexe qu'il ne l'avait cru. Cela ressort des travaux d'Ed- wards, de Magnus, de Claude Bernard, de Berthelot, etc. Par exemple, la chaleur de la fièvre vient de la désassimilation, et non de ce que le malade respire davantage. Les grandes théories exigent ainsi une suite d'étapes, ca- ractérisées tantôt par un nom célèbre, tantôt par un travail collectif presque anonyme. L'histoire ne doit pas simplifier, en attribuant tout à un seul homme; surtout quand on ne lui doit que deux ou trois phrases en l'air. Descartes vient de nous dire que la chaleur « est le prin- cipe de tous les mouvements de nos membres ». C'est encore une idée qu'il lance sans la justifier. On ne l'accorde guère avec le rôle tout semblable qu'il attribue sans cesse à un autre principe, «>; tout au contraire. L'énergie potentielle est souvent appelée « la provision », <« Ici, M. Fouillée a eu une distraction. Le principe qu'il nous transcrit n'est autre que celui de la conservation de la quan- tité de mouvement, et n'a aucun rapport avec celui de l'ac- tion et de la réaction. Ce dernier débute ainsi : Toute force appliquée à un point matériel émane d'un autre point, etc. ¹. Descartes ne pouvait inventer cette proposition, puisqu'il ne croyait pas aux forces et ne concevait ni attractions ni répul- sions. 8° (P. 776.) « C'est encore Descartes qui a formulé la cé- lèbre loi de la moindre action,... de l'économie de la nature. >> Oui, mais sans préciser le sens de ces mots. Ce principe exprimait simplement que quelque chose est minimum dans les changements qui se font dans la nature. Mais quoi? Est- ce le temps de l'action qui est minimum, comme le croyait Fermat, quand il essayait d'établir a priori la loi de la ré- fraction; ou la longueur du chemin parcouru, ou la difficulté totale à se frayer une route à travers les obstacles, comme le pensait Leibniz ? Jacobi a donné à ce sujet un théo- rème classique, renfermant une intégrale compliquée 2. Des- cartes, suivant son habitude, n'a fait que lancer une idée vague. Mais nous en avons tous de ces idées, sur une foule de questions! Le difficile est de les préciser assez pour qu'elles aient une application. Qui est-ce qui n'a pas inventé son petit système sur la nature des atomes? 9º M. Fouillée résume (p. 777) la fameuse théorie des tourbillons par laquelle Descartes a voulu expliquer la pe- santeur et le mouvement des planètes. Celles-ci sont entraî- nées par la rotation de la matière des cieux, comme un ba- teau par un fleuve circulaire. Leur distance au soleil est ré- glée par le degré de force centrifuge du milieu tourbillon- naire. Cette même cause produit la pesanteur, qui, de la sorte, est une impulsion, une pression, non une attraction. 1. Delaunay, Mécanique rationnelle. 2. Dynamique; tome supplémentaire des OEuvres, p. 44. LA PHYSIQUE DE DESCARTES 131 M. Fouillée ajoute : « D'Alembert reconnaît que cette expli- cation de la pesanteur est admirable¹. Si donc il est juste d'attribuer à Newton la découverte des vraies lois et formules de la gravitation, il faudrait pourtant se souvenir que c'est Descartes qui a conçu la pesanteur universelle et l'a rame- née du premier coup à un simple mécanisme. » L'idée d'un mécanisme était excellente. Seulement, celui qu'il a enseigné était absurde. Tous les mathématiciens sont unanimes sur ce point. M. Maximilien Marie en a bien résumé l'historique par ces mots : « Ces tourbillons ont successivement excité l'admiration, puis le rire, et enfin la pitié 2. >> Montucla précise le vice principal du système, qu'il appelle le << roman physique » de Descartes : « Rien n'est plus simple, plus intelligible, plus satisfaisant du premier abord;... mais ce n'est pas toujours sur ce premier coup d'œil qu'on doit se déterminer en faveur d'une opinion physique. Il faut qu'une hypothèse satisfasse aux phénomènes... Celle de Descartes ne soutient pas cette épreuve ³. » Ainsi, pour la pesanteur, il y avait deux lois fondamen- tales à expliquer: la direction de cette force, le mouvement uniformément accéléré de la chute des corps. Cette dernière loi avait été formulée depuis longtemps par Galilée, dans ses cours de l'Université de Pise. Or, Descartes ne s'inquiète en rien de ces deux vérifications. Il lui suffit de prouver (et avec quelle rigueur !) que les corps formés du second et du troi- sième élément éprouvent une pression. De même, pour les planètes, il eût fallu vérifier si la théo- rie donnait les lois de Kepler, récemment découvertes. On s'aperçut qu'elle en est incapable. On voit là que le défaut de l'astronomie mathématique de 1. J'ignore où d'Alembert a prononcé cette parole surprenante. Toujours est-il qu'il critique vivement l'explication cartésienne dans l'Encyclopédie, au mot Tourbillons. Le jugement sévère qu'il porte aussi dans la préface est très exact. D'après lui, le système est mauvais, mais « on ne pouvait alors ima- giner mieux ». Ce qu'il trouve louable en Descartes, c'est uniquement la tendance à ramener l'univers (minéral) à un problème de mécanique. C'est aussi ma thèse: on loue le désir, non l'exécution. 2. Histoire des Mathématiques, t. IV, p. 41. 3. Histoire des Mathématiques, t. II, 40 partie, 1. IV, p. 244. 132 LA PHYSIQUE DE DESCARTES Descartes est de ne pas entrer dans le détail des phéno- mènes 1. Il ne donne non plus aucune formule. Une théorie méca- nique n'a pas de valeur tant qu'elle reste à l'état nébuleux de dissertation. Il faut qu'elle se précise assez pour se tra- duire par des calculs et donner des résultats en chiffres. Il ne suffit pas de dire : telle planète décrit un rond autour de nous. Il faut pouvoir calculer la longueur du rayon vecteur et sa direction, pour une époque déterminée. Laplace a procédé tout autrement que Descartes. Il débute, il est vrai, par une dissertation: son Exposition du système du monde. Mais il la fait suivre de plusieurs volumes d'équa- tions. Après Descartes, les mathématiciens voulurent préciser ses théories, et elles s'évanouirent; elles conduisaient à des résultats faux. Par exemple, si la pesanteur était due à un tourbillon, celui-ci serait parallèle à l'équateur terrestre, et alors il dirigerait les corps pesants, non vers le centre du globe, mais parallèlement à l'équateur. De même les deux mouvements des planètes, translation et rotation, se font dans le même sens. Or, les tourbillons sont combinés de ma- nière à produire l'effet contraire. Les tourbillons eux-mêmes ne peuvent maintenir long- temps leur stabilité, puisque, dans le sens de leur axe, ils ne peuvent opposer aucune résistance aux efforts de leurs voisins qui les défoncent et les bouleversent. Le système de Descartes était donc contraire à l'expé- rience. Il y avait une autre raison de le rejeter, c'est qu'il était tout entier fondé sur de faux principes relatifs aux per- cussions. Indiquons-en deux, en insistant sur leur démon- stration vicieuse. Dédaigneux des vérifications expérimentales, Descartes 1. « Descartes, dit M. Bertrand (les Fondateurs de l'astronomie, p. 369), était trop occupé à admirer ses idées pour avoir le loisir d'examiner les phénomènes et de descendre aux minutieux détails; les vagues conjectures qu'il prenait pour des réalités ne fournissent aucune décision précise, et sa doctrine qui s'accommode à tout, mais ne fait rien prévoir, échappe à tout contrôle rigoureux. Un arbre, dit-on, doit être jugé par ses fruits; le sys- tème de Descartes n'en produit aucun. » LA PHYSIQUE DE DESCARTES 133 déduit tout a priori de ses conceptions, en ne considérant que les essences des choses¹. S'il déclare (P., 11, 46) que deux boules égales, se heurtant avec des vitesses égales, « rejail- lissent » l'une sur l'autre, en reprenant en sens contraire leurs vitesses (ce qui n'est pas toujours vrai), c'est parce qu'il a décidé a priori que la somme arithmétique des me doit se conserver. Pure fantaisie. Il admet encore (P., 11, 49) que si une boule A en mouve- ment vient heurter une boule B un peu plus grande, mais im- mobile, celle-ci restera en repos, et il établit cette proposi- tion fausse en supposant à B un véritable attribut psychique. Non seulement cette boule développe de la résistance, mais, semblable à un lutteur dont l'énergie croît avec le dan- ger, elle double, elle triple sa résistance si A l'attaque avec une vitesse double ou triple. Et voilà pourquoi la victoire reste à B. Mais d'où vient une telle résistance, si la matière ne ren- ferme aucun élément dynamique, et pourquoi cette résistance est-elle toujours proportionnelle à l'attaque? Voilà le mys- tère. Obscurum per obscurius. Ailleurs notre philosophe donne une autre raison (P., II, 55, 54), en expliquant pourquoi les petits chocs ne désagrè- gent pas les «< corps durs » (il désigne ainsi les solides), quoiqu'il n'y ait aucune force, « aucun ciment » qui joigne leurs particules. C'est tout simplement « qu'il n'y a aucune qualité plus contraire au mouvement de ces parties que le repos qui est en elles ». Pardon; une vraie force de cohésion serait beaucoup plus contraire. Ce raisonnement établirait tout aussi bien que jamais on ne pourra mettre en mouve- ment un corps immobile, puisque le repos dont il est doué contrarie le mouvement par sa nature même. De plus, le re- pos, qualité abstraite, joue le rôle d'une cause qui s'op- 1. C'est l'avis de Naville (Logique de l'hypothèse, q. vii, p. 237). Descartes dit, par exemple, dans le Monde (ch. vII): « Encore que tout ce que nos sens ont expérimenté dans le vrai monde semblât manifestement être contraire à ce qui est contenu en ces deux règles, la raison qui me les a enseignées me semble si forte que je ne laisserais pas de croire être obligé de les supposer. >> Et, à la fin du chapitre, il ajoute qu'avec ces règles les hommes « pourront connaître les effets par leurs causes, et... pourront avoir des démonstra- tions a priori de tout ce qui peut être produit » en ce monde, 134 LA PHYSIQUE DE DESCARTES pose à une action. Nous voilà revenus aux <«< qualités oc- cultes >>. Descartes a eu la gloire de découvrir la loi de l'inertie, mais il la justifie parfois bien singulièrement. « C'est un faux préjugé » de croire que d'eux-mêmes les mobiles «< ten- dent au repos », « car le repos est contraire au mouvement, et rien ne se porte par l'instinct de sa nature à son contraire ou à la destruction de soi même » (P., II, 37). Voilà donc l'horreur des contraires et du néant. Cela rappelle l'horreur du vide. Encore des « qualités occultes »>! Cette mécanique conduit aussi à des contradictions. Car après avoir admis qu'un corps immobile ne peut pas être mis en mouvement par de plus petits, même animés de vi- tesses vertigineuses, Descartes croit que les tourbillons célestes, formés justement de très petits corps, peuvent entraîner les planètes. Il cherche à prouver que la contra- diction n'est qu'apparente (P., II, 62). Son sophisme est bien curieux c'est que cet entraînement ne compte pas comme mouvement. « On ne peut pas dire proprement qu'un corps dur se meut lorsqu'il est ainsi emporté par un corps fluide, car il s'éloigne beaucoup moins des parties qui l'environ- nent lorsqu'il suit le cours de cette liqueur, que lorsqu'il ne la suit point. » En un mot, le corps dur n'a pas de mouve- ment relatif dans son milieu. Sans doute, mais il a un mou- vement absolu. Or, c'est uniquement de celui-là qu'il s'agit. : Du reste, les idées de Descartes ne sont pas bien claires sur la distinction du mouvement (et du lieu) en relatif et absolu. D'après lui, il n'y a que le premier à mériter le nom de mouvement (P., 11, 28, 29, 25, 26; 11, 25). L'autre n'est qu'une expression impropre « d'usage commun », et ne compte pas. Aussi, quand un navire est simplement emporté par la marée, on doit dire qu'il est en repos (P., 11, 26). De même « on ne saurait trouver dans la terre ni dans les autres planètes aucun mouvement selon la propre signification de ce mot» (P., 111, 28). Mais alors que signifie le grand principe que le mouvement ne peut ni se créer ni se perdre; il s'agit donc seulement des mouvements relatifs? Que d'obscurités ! Descartes reconnaît (P., II, 34, 35) que ses tourbillons conduisent à un mystère : « Toutefois, il faut avouer qu'il y a LA PHYSIQUE DE DESCARTES 135 quelque chose en ce mouvement que notre esprit conçoit être vrai, mais que néanmoins il ne saurait comprendre, à savoir la division de quelques parties de la matière jusques à l'in- fini¹. » Et, en effet, des fragments de tourbillons s'engagent sans cesse dans des régions qui se rétrécissent et se cour- bent inégalement. On peut montrer géométriquement qu'un nombre fini de parties ne peut s'adapter à ces variations de formes, sans laisser des vides. Or, le Dieu créateur, invoqué par Descartes, a, l'on ne sait pourquoi, une horreur pro- fonde du vide, même pour les plus petits espaces. Il faut donc qu'une partie de l'élément subtil se laisse broyer jus- qu'à l'infiniment petit. Mystère pour mystère, autant croire qu'il y a des forces dans la nature; et alors on n'a plus besoin des tourbillons. 10° « La mécanique universelle, telle que Descartes l'a con- çue, sera la science à venir. Les études expérimentales elles- mêmes, à mesure qu'elles feront plus de progrès, prendront de plus en plus la forme de sciences démonstratives. La mécanique est déjà ramenée aux mathématiques, la physi- que tend à se réduire à la mécanique; de même pour la chimie, pour la physiologie. » (P. 789.) Après avoir effacé le mot « physiologie », qui exigerait des réserves, je suis heureux ici de me ranger à l'avis de M. Fouillée. Seulement, pesons bien les mots : la physique tend à se ramener à la mécanique. Mais elle se contente de tendre. Aucun physicien sérieux n'osera dire qu'elle y est arrivée. Il s'en faut. Nous devons savoir gré à Descartes de nous avoir donné cette tendance féconde. M. Fouillée ajoute (p. 781): « Les corps organisés récla- ment-ils, au point de vue de leurs fonctions vitales, un prin- cipe nouveau différent du pur mécanisme? Nullement; l'or- ganisme vivant n'est encore, selon Descartes, qu'un méca- nisme plus compliqué. » Mais quand donc Descartes a-t-il prouvé ce qu'il avance? 1. Plus loin (P. III, 49), Descartes nous assure que les parties sont telle- ment innombrables qu'elles n'ont plus aucune grosseur ni figure déterminée, de manière à passer partout et à remplir « tous les recoins ». Qu'est-ce que de la matière qui n'a ni grosseur ni figure? 136 LA PHYSIQUE DE DESCARTES Et, de nos jours, prouve-t-on plus que lui? Toujours les doc- trines a priori! Cette soi-disant mécanique universelle n'est plus de la science, c'est de la mystification ¹. Descartes donne cependant des explications pour certains phénomènes particuliers. Elles sont enfantines, et, venues d'un homme moins adulé, elles ne provoqueraient que l'hila- rité. Il se demande pourquoi chaque particule de l'aliment «< va se rendre à l'endroit du corps qui en a besoin » (p. 783). C'est bien simple : pure question de grosseur. Il y a une sé- rie de cribles qui se rétrécissent. « C'est la grandeur et la figure des pores où elles entrent. » Ainsi la chimie elle- même n'a rien à faire ici. A la rigueur, on comprendrait cette manière de s'accroître pour un amas informe de molé- cules, mais, pour une machine aussi compliquée que l'ani- mal, dont les formes sont proportionnées et constantes, vous n'avez rien expliqué. Pourquoi ces formes sont-elles maintenues, malgré le changement incessant de leurs par- ties? De plus, pourquoi un corps minéral, comme un tas de sable, ne peut-il pas se développer en prenant de la nourri- ture? Lui aussi, il a des pores qui peuvent cribler et trier les particules. Décidément c'est trop puéril. Pour l'honneur de Descartes, qu'on ne sache pas qu'il s'est oublié à ce point. Au lieu de louer ces théories, cachons-les. GOR M. Fouillée goûte l'explication donnée par Descartes pour les actes réflexes (p. 784). Un spectacle terrible frappe nos yeux; instinctivement, nous fuyons ou, au contraire, nous nous jetons dans la lutte. Descartes nous en donne la raison : suivant que nous sommes lâches ou courageux, les esprits animaux se rendent, soit dans les jambes, pour pro- voquer la fuite, ou dans les bras, pour résister. Mais ce n'est 1. Il est regrettable que, dans son livre sur Descartes, un homme aussi considérable que M. Liard se soit laissé séduire par de telles rêveries, et les accrédite parmi les lettrés sans défiance. Après avoir indiqué les lois carté- siennes de la transmission du mouvement (ce qu'il fait à trois reprises, en oubliant de prévenir qu'elles sont fausses), il conclut ainsi (ch. 11, p. 78): « On tient tous les secrets du monde. Tout se débrouille, tout s'ouvre, tout s'éclaire, et, de la formation des astres à celle de l'embryon, une inflexible et infaillible logique dévoile un à un tous les mystères de la nature, » La vé- rité est que cette logique infaillible est erronée et qu'on se fait illusion sur son savoir. LA PHYSIQUE DE DESCARTES 137 pas là une vraie explication; ce n'est guère que la descrip- tion même du phénomène, mêlée avec l'hypothèse des es- prits animaux qui viennent on ne sait d'où. Il faudrait mon- trer pourquoi l'horreur qu'on éprouve, et qui est un fait mental, met en mouvement les esprits sans le concours de la volonté; et surtout, pourquoi ces esprits, qui ont à choisir entre deux routes, sont aiguillés d'un côté déterminé par une autre disposition mentale, le courage ou la lâcheté. On n'est pas près d'avoir donné l'explication mécanique d'un fait où entrent tant d'éléments d'ordre psychique ; une telle mécani- que serait à mille pieds au-dessus de celle de Laplace. 11° M. Fouillée (p. 774) cite ce passage de Descartes: « Quand bien même nous supposerions le chaos des poètes, on pourrait toujours démontrer (!) que, grâce aux lois de la nature, cette confusion doit peu à peu revenir à l'ordre ac- tuel. Les lois de la nature sont telles, en effet, que la ma- tière doit prendre nécessairement toutes les formes dont elle est capable. >> Ce morceau renferme deux propositions. On ne voit guère comment la première est établie par la seconde. Celle-ci re- vient à dire qu'un phénomène doit se produire nécessaire- ment par le seul fait qu'il est possible. Nous attendons la démonstration de ce principe, regrettant que les affirmations sans preuves fassent partie de la méthode cartésienne. M. Fouillée ajoute aux deux propositions cette remarque approbative : « De nos jours encore, combien de philosophes et de savants reculent avec inquiétude devant cette néces- sité pour la matière, essentiellement mobile, de prendre suc- cessivement toutes les formes dont elle est capable, et d'ar- river, quel que soit le point de départ, à l'état présent du monde, où vous vivez et où je vis. » Je m'explique cette inquiétude et même cette négation des savants. Justement parce qu'ils sont savants, ils atten- dent vos preuves, n'étant pas habitués à croire sur parole. De plus, ils sont choqués des conséquences. Avec ces prin- cipes, une horloge n'a plus besoin d'horloger; une locomo- tive, d'ingénieur. L'Iliade peut se passer d'un Homère. Cha- cun de ces êtres, en effet, est un assemblage de molécules, << une des formes de la matière ». Dès lors il s'est formé né- 138 LA PHYSIQUE DE DESCARTES cessairement, sans que rien permette d'affirmer qu'un être intelligent ait dû concourir à sa formation. On comprend que Leibniz se soit « scandalisé »; qu'il ait vu là le chemin de la déraison et de l'athéisme. Malheureusement, ce principe si profond ne peut servir pratiquement à rien dans la science; et cela, pour deux rai- sons. La première, c'est qu'il explique le pour et le contre avec la même facilité, de sorte qu'il ne fait rien prévoir. Par exemple, considérons l'enchaînement progressif de phéno- mènes qui constitue la loi de l'évolution darwinienne. On me l'explique en disant: Ce mode de succession est possible, donc il est nécessaire. Soit; mais l'évolution à rebours, celle qui retourne de « l'hétérogène » à « l'homogène », est éga- lement possible. Elle sera donc nécessaire un jour ou l'autre. Je ne sais donc pas ce qui arrivera dans l'avenir. Alors, à quoi bon ce principe? La seconde raison c'est que ledit principe a certainement une restriction fâcheuse qu'on sous-entend habilement. Toute combinaison possible est nécessaire; mais Descartes n'admet pas, sans doute, qu'elle est nécessaire sans condi- tions préalables. Soit A un phénomène possible. Pour qu'il se réalise, il faut qu'il soit précédé par un ensemble B de phénomènes convenablement choisis. L'ensemble B devra être précédé de C, et ainsi de suite. Car autrement nous de- vrions voir surgir sans cesse autour de nous tous les animaux possibles, y compris les monstres étranges de la fable, sans préparation, d'une manière comme explosive. Le corps d'un tigre ou d'un éléphant est un assemblage possible de molé- cules; donc il est nécessaire; et, du moment qu'aucune condition préalable ne serait imposée, cette nécessité sévirait aussi bien ici que dans l'Inde, et aujourd'hui qu'il y a dix mille ans. Mais s'il y a des conditions préalables, je ne puis plus rien expliquer ni rien prévoir; car je ne sais pas si elles sont remplies, ni même ce qu'elles sont; par exemple, pour l'évo- lution, la loi de Mariotte, les lois du mouvement, etc. J'ignore donc pratiquement si tel phénomène ou telle loi peut être réalisé. Mais alors le fameux principe ne m'apprend rien. Nous voyons en même temps que le principe lui-même. LA PHYSIQUE DE DESCARTES 139 demande une correction qui le transforme en naïveté : « La matière doit prendre nécessairement toutes les formes dont elle est capable; » mais avec un pourvu que: il faut que toutes les conditions requises se trouvent auparavant réalisées! Certes, on le savait. 12° (P. 782.) « Devançant Darwin, Descartes pressent la loi qui veut que les organismes mal conformés et stériles dis- paraissent, tandis que les organismes féconds subsistent seuls. >> Il me semble que si les organismes stériles disparais- sent, c'est par définition. On suppose que l'animal meurt et qu'il n'a pas reproduit d'êtres semblables. Il est tout simple qu'on n'en trouve plus. Et encore, on pourrait se demander pourquoi ces êtres ne réapparaissent pas de nou- veau, puisque nous avons vu que tout ce qui est possible doit se réaliser. Je ne vois pas ce qui empêche le dinothé- rium de se former à nouveau. M. Fouillée apporte à l'appui de son éloge ce texte de Des- cartes « Il n'est pas étonnant que presque tous les animaux engendrent; car ceux qui ne peuvent engendrer, à leur tour ne sont pas engendrés, et dès lors ils ne se retrouvent plus dans le monde. » Je ne parviens pas à saisir cette explication. Elle nous montre bien pourquoi il n'y aurait plus de tigres, si les tigres d'autrefois avaient été inféconds; mais il s'agit d'ex- pliquer pour quelle raison positive ils ont été féconds. Pour- quoi tous les animaux et végétaux, passés et présents, sont soumis à cette loi tyrannique de ne pas naître spontanément, pourquoi ils sont condamnés à avoir des parents, et des pa- rents qui n'appartiennent pas au monde minéral, comme le serait le soleil s'unissant à un clair ruisseau. Naturellement c'est là ce que Descartes oublie d'expliquer. Aussi nous continuons à trouver « étonnant que tous les animaux engendrent » et que les êtres vivants ainsi cons- truits soient « la seule production de la nature », qui certes ne manquait pas d'autres types possibles à réaliser. Il serait superflu de pousser plus loin cette étude¹. En ré- 1. Le même sujet a été traité par M. Sorel dans les Annales de philoso- phie chrétienne. Juin 1892. 40 LA PHYSIQUE DE DESCARTES sumé, si l'on veut juger Descartes au point de vue scienti- fique, il faut faire deux choses: reconnaître ses défauts et préciser son genre d'influence. Les défauts sont d'abuser des hypothèses gratuites, des énoncés vagues et des affirmations sans preuves; de ne pas admettre d'élément dynamique dans l'univers et de négliger l'expérience pour ne raisonner que sur des essences et a priori. Ce sont là des vices très graves de méthode, et il est fâcheux qu'on les trouve dans celui dont on tient à faire le père de la méthode. Quant à son influence scientifique, elle est due surtout à quatre causes : il a créé la géométrie analytique, il a décou- vert la loi de l'inertie; en physique, il a indiqué la voie des explications purement mécaniques; enfin, il a inventé une foule de lois fausses et d'explications déraisonnables dont la réfutation a amené ses successeurs à la vérité. Au point de vue de la mécanique, dont on veut faire son grand titre de gloire, il a été seulement « la cloche annon- çant le lever du jour ». Le plein lever du soleil ne s'est fait qu'avec Newton et Huyghens. ; A. POULAIN. Descartes. Emprunts Encre. Encyclopédie. Enfer. Engrais Ennius Epargne. Epicerie. Epicuréisme TOME IV. MM. Renouvier. J. Leroux. J. Reynaud. J. Reynaud. J. Reynaud. E. Cazeaux. Joguet. Fabas. J. Reynaud. J. Mongin. N DESCARTES. 289 ! DESCARTES. DESCARTES. Descartes, que tout un siècle a nommé le second créateur de la science humaine, et qu'un autre siècle survenant a violemment abaissé devant une idole nouvelle, Descartes, éclairé par cette lumière impartiale que l'éloignement laisse planer sur les grands objets, nous ap- paraît aujourd'hui comme le signe le plus éclatant de l'a- vénement des savans à la liberté de l'esprit et comme l'i- nitiateur de la philosophie aux destinées futures. RENE GALLE F DESC 00000 ARTES. (Médaille de Descartes.) On sait assez quel est le caractère dominant des trois derniers siècles de l'histoire comparés aux siècles du moyen- âge. L'autorité des traditions, ce fondement unique de la vic des peuples dans le passé, successivement envahie de- puis le seizième siècle, nous l'avons vue de nos jours abolie et proscrite, autant du moins qu'il appartenait au principe cnnemi d'y réussir. Ce principe, c'est l'indépendance de la raison dans l'humanité qui, parvenue enfin à la pleine con- science d'elle-même, veut constituer à priori la société en vertu du droit idéal qu'elle a conçu. Là est la grande lutte, là aussi toute la question religieuse, et il semble que la mission des siècles que nous attendons soit de fonder, sur une réforme de l'esprit des traditions, l'alliance des deux principes impérissables. Or on trouve déjà dans Descartes, quoique à un degré insuffisant pour nous aujourd'hui, la double personne que tout réformateur doit en lui, comme lui, réunir en une c'est le révolutionnaire qui, en présence de la solution re- connue de tous les hauts problèmes, solution sans laquelle il n'y aurait pas de société, solution qui veut être inviolable et immobile, ose prononcer et légiférer de lui-même comme amour libre et raison souveraine; et c'est le sage en qui la tradition se fait homme, s'élève à un degré supérieur, em- brasse avec la nouvelle pensée tout ce qu'il y a d'immortel dans les choses de la veille et de l'éternité. C'est une époque vraiment unique et bien belle aussi, dans tout ce qui nous est connu de l'histoire positive des hommes, que celle où vingt peuples s'élevèrent à la vie du sein d'un bouleversement universel, où, sous l'influence créatrice d'une doctrine préconçue qui se posa comme im- mobile et céleste, et sous la lueur à peine aperçue de quel- ques souvenirs d'antiquité, naquit et grandit la société eu- ropéenne. Ainsi que cela doit être en face d'un idéal trop puissant et absolu, les hommes se partagèrent alors ici régnèrent en révolte ouverte ou cachée la force et l'action, la terre et les plaisirs; là pleurèrent, aspirèrent ou combat- tirent la charité, la contemplation, le ciel et l'ascétisme. Si ce dernier principe eût vaincu le monde périssait; que de fois le jugement dernier fut prédit et attendu! Si par im- possible le premier l'eût emporté, c'en était fait de l'esprit, et le verbe eût été comme non avenu dans la chair. Aussi ce fut force aux deux principes de se mêler: le royaume qui n'est pas de ce monde voulut être une théocratie, et la force ne put être atteinte et transformée que par la force. Quelquefois les représentans mêmes de l'Eglise faiblissaient et changeaient de camp, et, à chaque instant, de l'immo- TOME IV. core. bilité prétendue de son esprit quelque verbe nouveau s'é- manait, qui, soutenu par la raison et par la liberté, voulait aussi refaire le monde à son gré. De là tout ce que dans détermination l'histoire du moyen-âge on appelle hérésie, de dogme, interprétation des traditions, réforme de disci- pline, en somme histoire de l'Eglise. Au milieu de ce mouvement, s'imposait en grandissant de plus en plus cette tendance des esprits que l'on nomme renais-i sance, et qui n'est que l'intervention continuelle et nécessaire des souvenirs anciens dans les sociétés nouvelles. Ainsi l'homme opposait au présent un idéal envisagé dans le passé, il se faisait une seconde patrie dans le temps. La re- naissance s'allia de bonne heure avec la libre raison et avec l'esprit de changement; l'Eglise elle-même se laissa égarer dans les préoccupations temporelles, et l'esprit chrétien passa dans une immense hérésie où il se morcela à l'infini. C'est qu'aussi le monde avait réellement changé : la poudre, la boussole et l'imprimerie, l'abaissement de l'aristocratie, les progrès de la navigation et la profusion des livres, le travail, le commerce et le luxe, telles étaient les grandes nou- veautés en face desquelles le vieux christianisme devait changer ou périr. Comment renoncer au monde quand le monde a cessé d'être la barbarie et le chaos pour devenir comme une terre promise? Comment pratiquer l'humilité là où les rivalités et l'orgueil sont de si puissans motifs de travail et de progrès? l'aumône, là où chacun libre de corps et d'esprit peut aller, conquérir et jouir? Et comment con- damner l'usure quand elle enrichit le débiteur, et l'amour de la créature quand le prochain n'est plus un tyran, quand nos frères vivent heureux avec nous, loin des tempêtes, sous la main d'un Dieu que tant de désastres ont apaisé ? Aussi que voyons-nous au dix-septième siècle, au mo- ment où va se faire cette révolution de l'esprit, de la phi- losophie et des sciences dont cet article a pour but d'ex- poser la nature? Le catholicisme le plus savant et le plus fort nous paraît établi dans le camp des jésuites, et les jé- suites se proposent, comme on sait, d'amener le catholi- cisme dans le monde au moment où le monde va refuser d'aller au catholicisme. C'est une grande idée sans doute; mais les jésuites furent sacriléges et menteurs en ce qu'ils méconnurent sciemment les principes les plus intimes de leur religion, blasphémèrent son esprit en adorant sa lettre, et tout en la violant de fait restèrent prosternés devant l'immobilité qu'elle s'attribue: et ce mensonge dure en- - C Opposés aux jésuites, les jausénistes étaient d'ardens et de pieux chrétiens; mais comprenaient-ils bien l'état cri- tique du monde et les conditions terrestres du problème religieux? Ils n'en avaient, à ce qu'il semble, aucune idée. Les protestans, pressés de résoudre tant bien que mal toutes les questions posées, retournaient à la primitive Eglise en mille manières nouvelles, et occupaient toutes les stations possibles de la pensée entre le miracle et le symbole, entre la prédestination et la liberté, la foi et les œuvres. La science consacrée était vouée à la conservation : c'était une scolastique où rien n'était rationnel que la logique, où tout problème se traitait par appel à l'autorité. Cependant, de même que le monde politique avait déjà secoué le joug de l'Eglise, de même la science allait sortir de son sein pour se fractionner aussi. L'astronomie et les mathématiques avaient commencé l'émancipation; puis Bacon était venu; et bientôt la physique devait s'organiser, se défendre avec une armée de savans, présenter un spectacle inconnu à l'antiquité, et s'élever indéfiniment par les travaux con- tinus des générations studieuses. Quant à la philosophie libre, à la science des sciences, c'était trop peu pour com- battre le passé que le scepticisme tel que Rabelais, Mon- taigne et Sanchez l'avaient enseigné, et tel que l'Eglise allait aussi l'accepter pour bâtir follement la foi sur un fon- dement en ruines; mais Bayle allait venir, et à sa suite un 37 290 DESCARTES. DESCARTES. + siècle de penseurs, pour diriger contre tous les dogmes une critique dissolvante. C | | Cependant le christianisme pouvait-il périr, lui qui porte encore aujourd'hui le fondement en partie immobile des traditions humaines? Non certes, et loin de pousser à la destruction, Descartes tenta d'établir comme vérités ra- tionnelles les vérités du savoir chrétien. Ici nous devons si- gnaler une différence entre la méthode traditionnelle et la méthode mathématique ou rationnelle que formula Des- cartes. La première avait dirigé dans les conciles et dans les livres une force énorme et bien employée pour le bonheur du monde, à établir simultanément et à concilier les contra- dictions suprêmes de l'existence humaine et de sa relation avec l'être divin, la liberté et la prescience, la prédestination et le mérite des œuvres, et dans une autre sphère l'immuta- bilité de Dieu et sa providence. L'essence de la seconde mé- thode, qui s'appuie uniquement sur la raison individuelle, est au contraire de prendre son point de départ dans quelque principe absolu, et de se porter ensuite avec une invincible logique à la découverte du vrai en niant audacieusement tout ce que ce principe ne renferme pas, tout ce qui est étranger à ses conséquences. Or, la gloire de Descartes et la fortune de ses idées furent de fonder une philosophie pleine de tous les principes vrais, d'allier les pensées contraires quand il n'est pas de vie sans elles, de poser la base de toutes les spéculations exclusives, mais de demeurer lui- même sur la hauteur, en laissant à des disciples plus hardis et à des penseurs d'un autre temps la déduction du contenu de la science dans toutes les directions de l'esprit. donne l'unité aux mathématiques. Or, la géométrie n'est en quelque sorte que la première des sciences naturelles quand on remarque que son objet, qui est l'espace envisagé dans le fini, c'est-à-dire l'étendue figurée, a non seulement une existence extérieure à notre pensée et indépendante de son essence, mais qui même est la base nécessaire de tout ce que nous concevons d'extérieurement réalisé dans la na- ture. A cette idée de l'étendue, il suffit d'ajouter l'idée de la durée pour concevoir la mécanique rationnelle, et l'on sait que la physique peut ensuite idéalement se rame- ner à la mécanique dont certaines de ses branches dépen- dent nécessairement. On voit ainsi que la méthode de Des- cartes a pour effet de systématiser toutes les sciences naturelles et de les condenser en une seule, et que tous les progrès accomplis dans cette voie doivent être rap- portés à leur origine qui est la découverte de Descartes. La nature de cette découverte nous expliquera mieux encore sa grandeur et son importance. Si en effet l'on considère l'algèbre comme la science générale des nombres et des lois par lesquelles ils peuvent être unis, c'est-à-dire comme la science des rapports et des harmonies en général, il faudra avouer que les Grecs ne l'ont pas connue, puisque la plus forte école mathématique de l'antiquité considérait les nom- bres comme des entités et non comme des êtres abstraits qui ne sont que des modes de penser dans l'être pensant. A ce point de vue le créateur de l'algèbre est l'esprit moderne in- carné d'abord dans Viete et puis dans Descartes: car le pre- mier posa dans toute leur simplicité les signes symboliques destinés à représenter les grandeurs en général, et il lia par René Descartes, seigneur du Perron, naquit en 1596, de des formules toutes les quantités constantes ou variables, con- parents bretons, à La Haye en Touraine. Il fut élevé par nues ou inconnues, entre lesquelles l'esprit peut supposer les jésuites. Indépendant par sa naissance et par sa posi- une liaison quelconque; tandis que le second, partant de là, tion, à peine sorti du collège et guéri de quelques écarts fit de la géométrie tout entière une déduction des formules auxquels il s'était livré à sa première entrée dans le monde, de son prédécesseur. Toute ligne devint dans l'esprit des de joueur furieux il se fit soldat et se jeta dans la guerre géomètres la réalisation concrète d'une équation, toute équa- en amateur. Ainsi, volontaire au siége de La Rochelle, et tion une représentation abstraite de quelque loi naturelle. plus tard en Allemagne, il vit les jeux des hommes et s'en Descartes avait vingt-trois ans quand ses méditations le lassa vite. Mais d'autres jeux plus profonds commencèrent conduisirent à découvrir cette géométrie analytique que l'on alors dans la solitude de sa peusée; les idées vinrent de a proposé d'appeler avec bien plus de raison géométrie gé- toutes parts s'y croiser, s'y combattre, s'y unir ensuite, et il nérale. Dès ce moment, il fut réformateur dans les sciences voua sa vie à la recherche et à la propagation de la vérité. Au naturelles, puisque nous avons fait voir comment celle pre- milieu des loisirs interminables d'un quartier d'hiver, Deș-mière vue du génie les embrasse toutes. La physique en- cartes dut se rappeler alors l'enseignement des jésuites ses tière apparut dans sa pensée à côté de la géométrie comme maîtres. La puérilité déjà décriée de leur méthode scolas- une autre branche de la mathématique envisagée généra- tique et de leur science péripatéticienne, les contradictions lement; et en effet, lorsque, dix-huit ans plus tard, il des novateurs et celles des savans originaux de tous les publia son discours immortel De la méthode, Descartes siècles, enfin le doute où les meilleurs esprits s'étaient mis présenta sa Géométrie, et sa Dioptrique et ses Météores, à marcher avec Montaigne, tels furent nécessairement les comme des conséquences immédiates de sa conception; le premiers termes posés dans un esprit fort, libre et spon- titre du livre en fait foi. Et qu'était cette conception? Elle tané comme le sien. Mais d'autres méditations l'occupaient était la vérité mathématique envisagée dans toute sa géné- aussi, et celles-ci plus fructueusement, plus heureusement ralité; c'est là ce qui résulte, ainsi que nous le verrons, de pour sa pensée : il résolvait des problèmes de mathémati- l'examen de la philosophie de Descartes; et c'est ce qu'il ques. Heureux comme un dieu qui se déploie dans un a répété lui-même plusieurs fois, sous des formes très vives monde dont il est l'auteur et le maître, le mathématicien, et très naïves, dans des ouvrages en quelque sorte confi- seul entre les penseurs, bâtit son monument à la pierre et à dentiels de lui-même à lui-même, qui n'ont été connus la chaux sur le rocher; et s'il se trouve une autre intelli- qu'après sa mort (1). gence qui comprenue la sienne, elle salue cet édifice qu'elle ne peut nier et ne devient créatrice à son tour qu'en imi- tant l'œuvre du premier créateur. Ainsi donc, en tant que géomètre, Descartes était heureux de savoir; il étudiait Diophante et les problèmes de Pappus, il méditait Viete et songeait à s'élever plus haut que lui, il connaissait enfin ces travaux sublimes de Copernic et de Képler qui élargissaient la vue du monde et soumettaient aux lois mathématiques toute une grande science, l'astronomie. Or, telle était la force et l'étendue de la conception dans l'intelligence de Descartes, qu'à son premier jet elle pro- duisit une méthode nouvelle en géométrie. Encore n'est- ce rien dire, car cette méthode est si générale qu'elle réduit deux sciences en une, ramène la géométrie à l'algèbre, et FAS → (1) Nous ne citerons qu'un passage; mais il est catégorique : « Je n'embrasse ici rien moins que les mathématiques ordi- naires, dit Descartes, mais j'expose une méthode dont elles sont plutôt l'enveloppe que le fond. En effet, elle doit contenir les pre- miers rudimens de la raison humaine, et aider à faire sortir de tout sujet les vérités qu'il renferme; et, pour parler librement, je suis persuadé qu'elle est supérieure à tout autre moyen humain de connaître, parce qu'elle est l'origine et la source de toutes les vérités. » ( Règles pour la direction de l'esprit, 218.) Ajoutons encore que Descartes dit et répète à satiété dans ses ouvrages que, jusqu'à lui, les mathématiciens seuls ont réussi à fonder quelque chose. Peut-être n'est-il pas inutile d'insister comme nous le faisons sur l'origine et sur la nature du génie de Descartes, parce que l'une et l'autre sont journellement mécounues par suite de la mal- DESCARTES. 201 DESCARTES. | Ainsi l'inventeur de la géométrie générale est indissolu- la science scolastique, et s'il rejette à la fois les intuitions blement le même que celui de la méthode, et l'inventeur de la méthode est le réformateur de la science des sciences, de la philosophie. mystiques du néoplatonisme italien, et les froides formules de l'aristotélisme qui, à peine sorti du tombeau, ne peut se débarrasser de son linceul, s'il est enfin sans préjugés et sans fausse exaltation d'âme, il est le fils de Montaigne, il est né dans le pays de Rabelais; s'il en appelle de la logique de l'école à la logique naturelle, et de l'esprit in baroco à celui de la géométrie, il est Ramus qui ressuscite. Mais il est bien lui, Descartes, quand il parle la philosophie dans la langue de sa mère, quand il s'adresse au peuple des in- telligences et qu'il forme avec Pascal, disons mieux, avec son siècle cette langue française, la plus nette, la plus lim- pide, la plus abstraite, la plus scientifique que les hommes aient jamais créée. | | Mais énumérons plus exactement les origines de Des- cartes le philosophe en Descartes le mathématicien et pour cela remarquons d'abord que, si une philosophie ne vivait pas, ne régnait pas sous forme de religion parmi les hommes, et si cependant il existait des mathématiciens dans le monde, cela seul suffirait pour que le penseur eût à con- templer en leur admirable science un exemple, ou pour mieux dire, en parlant la langue de Platon, un exemplaire, un type, de la méthode des idées. Nous n'entendons pas ici seulement par idéalisme cette philosophie qui cherche dans les idées de l'homme une idée qui soit le but et la Nous sommes souvent injustes aujourd'hui, nous l'étions fin de sa vie d'amour, d'intelligence et d'action, mais celle surtout il y a quelques années, pour cette langue du dix- aussi qui cherche et qui détermine dans ces mêmes idées septième siècle, qui est comme la marque la plus sûre de la une origine logique de toutes les autres et un point de dé- raison française. Nous avons plus d'une fois regretté l'affé- part pour la spéculation. Or tout le monde sait que cet im-terie quand nous avions la force, le vague des termes mense échafaudage que l'esprit mathématique a dressé pour quand nous avions la formule la plus pure de la pensée, la conception savante du monde, est appuyé sur quelques et nous avons failli préférer l'ivresse d'une parole qui idées primitives qui n'ont leur certitude qu'en elles-mêmes chancelle à la santé de l'esprit et de l'intelligence. Mais et dans la pensée qui les pose. On comprend donc que Des- il est rare surtout que l'on ait tenu compte des progrès de cartes mathématicien soit amené à fonder sa philosophie notre langue, sous le rapport de la science et de l'expres- sur les idées et à prendre rang par la force des choses dans sion droite et rapide des fails; on n'a voulu se préoccuper l'école de celui qui écrivait sur la porte de l'Académie: que du côté poétique, et l'on a pris pour poésie la pure Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre. imagination, sans songer que l'enfant emploie plus d'images et n'est pas plus poëte que l'homme. Qui peut contester ce- pendant que dans la virilité même de l'esprit, tandis que Pascal atteignait l'éloquence la plus mâle et la plus ner- veuse, Bossuet n'ait exprimé la poésie la plus sublime? C'est qu'au-dessus de la poésie purement matérielle et d'i- mages, il est une autre poésie qui doit son prestige à l'élé- vation des idées, et à cette éloquence du grand et du vrai qui illumine la pensée à travers les voiles d'une langue la plus transparente du monde. Ce que Pascal et Bossuet at- teignirent dans l'art, si nous osons ainsi parler, Descartes l'atteignit dans la science, et le premier de sa nation, le premier des hommes peut-être, il exprima la pensée scien- tifique avec une précision qu'on n'a pas surpassée. Aussi est-ce lui qui, maître à la fois de la philosophie et d'une langue si logique, conçut la possibilité de créer à priori une parole et une écriture universelles fondées sur la com- munauté des idées et sur l'identité des définitions, des axiomes et des raisonnemens entre les hommes; titre im- mense de gloire! | Lorsqu'une fois le mathématicien a posé les définitions et les axiomes, c'est-à-dire, en termes plus généraux, les idées premières et les principes qui sont le fondement du savoir, il lui reste à déduire une infinité de conséquences en pas- sant graduellement du contenant au contenu, et, comme on dit, du général au particulier. Or, celle déduction extrê- mement simple et naturelle a lieu dans l'esprit sans effort et comme par le seul poids de la penséc. De toutes les fi- gures de raisonnement qu'Aristote et les scolastiques ont si longuement énumérées, classées, discutées, une seule est à l'usage du mathématicien, du moins en général, et c'est | celle que de tout temps ont suivie la philosophie, l'élo- quence, le sens commun, et tous les esprits justes qui n'ont pas étudié la logique. On voit par là comment Descartes mathématicien fut amené à chasser violemment de la science tout le fatras de la scolastique, tous les débris usés de la longue guerre intellectuelle du moyen-âge. A l'ordre con- fus qu'avait créé l'analyse, Descartes substitua l'ordre sim- ple écrit dans les lois de l'intelligence qui ordonne. Venons enfin à la méthode en elle-même et à la philo- << Enfin le mathématicien, lorsque la synthèse est faite, et que de toutes parts sont fixées les bases de la science li-sophie. Nous avons montré comment le philosophe, en mitée et déterminée par avance, s'adresse à l'analyse; il Descartes, avait sa source dans le mathématicien, et en ef- étudie le particulier; du particulier il remonte au général, fet, bien avant que le discours de la méthode cut paru, ce- du contenu à celui que les principes disent être le conte- lui que l'on connaissait pour un intrépide vainqueur de nant, et par la résolution des problèmes il tend à épuiser le problèmes géométriques passait aussi pour le possesseur champ de sa science. On voit encore ici la méthode de Des- d'une doctrine originale et complète. C'est en 4657 que cartes déterminée à être à la fois analytique et synthétique, l'attente publique fut justifiée, et que Descartes mit en œuvre comme toute science mathématique l'est nécessairement ces élémens de doctrine qui siégeaient dans son esprit avant dans son ensemble. même d'être nettement conçus et exprimés. Mais comment pouvait-il entreprendre et commencer une exposition indé- pendante? D'où partir pour s'élever au savoir par le seul | effort d'une pensée individuelle, isolée? du doute évidem- ment. Celui qui va se faire géomètre ne doit-il pas douter d'abord de ce qu'il se propose d'apprendre et de connaître démonstrativement? Celui qui veut bâtir sur les principes de la raison qui parle en lui dans le recueillement et dans le silence ne doit-il pas douter de tout ce qu'a fondé la rai- son d'autrui? Enfin celui qui naît dans un siècle où la con- tradiction règne, où la croyance est morcelée, où la réforme ne peut trouver un point d'appui solide que dans l'esprit du réformateur, celui-là ne doit-il pas douter de tout ce heureuse scission qui s'est établie entre les mathématiques et la que les hommes croient, indistinctement et en général? philosophie. Ainsi le doute qui sert de base à la methode cartésienne est Avant d'exposer sommairement l'immortelle méthode, faisons voir comment l'esprit de Descartes, cet esprit qui semble au premier abord si indépendant et si dédaigneux de toute tradition, se classe de lui-même dans l'histoire du progrès humain. Auteur d'une méthode mathématique, Des- cartes doit beaucoup aux créateurs modernes de l'algèbre, à ceux de l'astronomie, aux recherches du grand Képler et de son contemporain Galilée; auteur de la doctrine des idées, | il est le successeur de Platon, d'Augustin, d'Anselme de Cantorbéry; il est plein du dogme chrétien, il conçoit par lui et c'est lui qu'il enfante; réformateur hardi, s'il méprise 982 DESCARTES. DESCARTES. | | en quelque sorte tripic: doute hypothétique du savant, qui | saires la philosophie générale dont nous venons d'indiquer ignore tant qu'il n'a pas démontré; doute historique et cri- les traits extérieurs. C'est avec ce livre, et avec le livre des tique par rapport à la science contemporaine; doute pré- Principes, paru plus tard encore, en 1647, et destiné à ventif du philosophe, pour qui le témoignage et l'autorité ne fonder une physique universelle, que nous allons complé- sont rien, parce que la raison doit être individuelle ou ne ter l'exposition de la méthode cartésienne; elle comprend pas même exister. en effet pour nous toute la doctrine des idées. Mais Des- cartes, qui craignit toute sa vie la théologie, et qui même au commencement craignait la pure métaphysique, se hâta de l'abandonner dans son discours pour se jeter, un peu prématurément peut-être, dans la physique pour laquelle il avait une grande passion. A peine l'existence de Dicu démontrée et la nature de la matière éclaircie, il saisit par la pensée cette matière idéale, et veut en bâtir un monde. Commençons par les preuves fameuses de l'existence de Dieu; il en est deux: l'une fondée sur son essence, et l'autre sur ses effets. Sans doute on a pu dire avec raison que le doute abso- lument parlant est impossible, et que nul n'est parvenu ja- mais à s'isoler du mouvement général de l'humanité; mais appliquer cette objection au doute cartésien, c'est ignorer absolument les conditions de la philosophie, celles de l'en- seignement démonstratif; c'est oublier aussi que le sei- zième siècle, qui est le doute en France et en philosophie, avait précédé le dix-septième, qui est la doctrine organisée. Encore n'organise-t-on que pour un temps, et le doute re- paraît à chaque instant vis-à-vis des croyances qui se gla- ceraient sans lui dans une immobilité de mort. Nous avons fait voir comment Descartes était le fils de ses pères, tant nous répugnerions à l'isoler du monde et du mouvement; mais il faut montrer aussi comment, parti du doute, il fut le fils de ses œuvres. | meland Au nombre des idées qui se rencontrent dans notre in- telligence, nous avons signalé, d'après Descartes, celle d'un être parfait, c'est-à-dire infiniment bon, puissant et sage. Cela posé, remarquons qu'en général une idée de notre esprit n'implique pas l'existence nécessaire de son ob- jet: nous pensons à telle ou telle essence finie que nous dé- terminons en nous-mêmes, à laquelle nous concevons une certaine nature; eh bien! cette essence peut exister, elle est possible; c'est en général tout ce que nous en pouvons affirmer. Mais s'il s'agit de cette essence sans imperfection | Or, si isolée que la pensée se fasse volontairement en créant le vide autour d'elle, si dépourvue d'idées affirma- tives ou négatives qu'elle se rende en vertu de son hypo- thèse, il lui reste la conscience inaliénable d'elle-mème. C'est là qu'est pour Descartes et pour la philosophie le point de départ de tout savoir : Je pense, donc je suis. Etni limites que nous appelons Dieu, nous ne la pouvons con-- ce n'est pas ici un syllogisme que se permet la pensée, car cevoir qu'existante; car si elle n'existait pas elle n'aurait eile ignore tout encore hormis elle-même; elle affirme seu- aucune espèce de perfection, et l'idée que nous en avons lement que l'idée d'être est étroitement, invinciblement serait contradictoire. Donc l'essence de Dieu entraîne l'exis- unie à l'idée qu'elle a d'elle-même, c'est-à-dire à la pensée tence, et si nous voulons donner une rigueur mathématique de la pensée. à cette preuve, nous dirons en nous reportant au principe. de la certitude: Tout ce que nous concevons comme né- cessairement compris dans une idée est vrai de l'objet sup- posé de cette idée; mais l'idée de Dieu ne peut être sans que la réalité de cet objet s'y trouve affirmée; donc il faut affirmer que Dieu existe. La preuve de l'existence de Dieu tirée de ses effets est moins simple et peut-être plus claire que la première. Elle s'appuie comme celle-ci sur l'idée que nous avons de Dieu; elle porte d'abord notre attention sur les attributs de puis- sance et d'infinité que nous lui rapportons; elle invoque en- suite la notion intime que nous avons de notre insuffisance et de notre passivité quand nous essayons de connaître ou de continuer par nous-mêmes l'existence dont nous semblons en possession; enfin, partant de l'immuable conviction où nous sommes que rien ne peut exister que par l'effet d'une cause immédiate et suffisante en soi ou en autrui, elle con- clut à ces deux conséquences qui posent Dicu toutes deux : L'être parfait peut seul être l'auteur et le conservateur de ce qui est et de ce qui n'est qu'imparfaitement, et Dieu est puisque je suis; L'idée de l'infini, du parfait, de Dieu, ne peut avoir une cause que par l'existence de l'infini, du par- fait et de Dieu. Jabata Si ce premier principe de l'intelligence est une fois bieu compris, il existe un critérium de certitude, et la science est fondée. Tout ce qui se présentera à la pensée avec le ca- ractère de vérité nécessaire enfermée dans ces mots: Moi qui pense, je suis, devra être admis immédiatement. Et Descartes fait alors une première énumération, rapide il est vrai, des idées fondamentales qui siègent dans l'esprit : l'idée de l'âme ou d'un être, d'une substance qui pense et que la pensée suffit à caractériser et à définir; l'idée du corps conçu comme une étendue en longueur, largeur et profondeur; l'idée de l'infini, grandeur sans limites; l'idée de Dieu surtout, être parfait, accompli, dont la nature n'est soumise à aucune de ces restrictions que nous sommes dès l'abord obligés de reconnaître à la nôtre. Mais l'essence d'une chose, c'est-à-dire la nature que nous lui connaissons en vertu de nos idées, n'impliquant pas en général l'existence d'un être qui soit doué de cette nature, il faut démontrer cette existence si on le peut, et ne pas s'en tenir à la no- tion inféconde de l'être de la pensée. L'existence de Dieu, avant toutes choses, est si importante, que, tant qu'on ignore s'il existe on non, cet être en qui nous résumons toutes idées de perfection et de puissance pourrait être censé nous abuser même dans les choses qui nous semblent le plus évi- Si toutes les démonstrations de l'être de Dicu peuvent dentes. Descartes procède donc à la preuve de l'existence de se réduire à ces deux formes, d'un autre côté toutes les ob- Dieu, et il trouve après qu'il l'a atteinte un nouveau point | jections sérieuses que nous connaissons peuvent se rame- d'appui pour la pensée et une vérification du premier, puis-ner à une seule qui est partout, et que Kant a fortifiée de son qu'un Dieu, tel que nous le concevons, ne saurait nous trom- mieux dans sa critique. Vous voulez démontrer que Dieu est, per. Alors seulement disparaissent sans retour les fantômes disait-on à Descartes, et vous commencez par poser cette qui volaient dans la nuit du premier doute, la confusion de la existence dans la prémisse de votre syllogisme en admettant veille et des songes, de la raison et de la folie, de la santé que votre idée a un objet. Mais il en est de cette objection et des maladies. L'existence nécessaire de notre âme et sa comme de celle que tous les esprits superficiels ont répétée distinction d'avec toute autre essence, l'existence de cette à satiét éau sujet du cogito, ergo sum. La preuve, la preuve étendue qui se mêle à toute nos pensées pour ainsi dire, unique de Descartes est fondée sur ce que l'idée est en nous, enfin la nature et la cause des erreurs humaines, tout cela et ne peut y être et s'y tenir qu'à la condition de se recon- devient pour nous un savoir irrévocable désormais. naître un objet réel extérieur dont elle n'est que le reflet. serait donc à propos de réfuter dans son fondement la doctrine des idées avant de s'attaquer à ses applications et à ses conséquences. Ce n'est cependant que dans les Méditations métaphy-Il siques, dédiées à la Sorbonne en 1641, que Descartes dé- duisit dans l'ordre et avec tous les développemens néces- M J - - DESCARTES. DESCARTES. 295 Il s'agit de prouver maintenant l'existence de l'âme et De là vient que Descartes représente bien moins encore un celle du corps ou de la matière. Cette double preuve est de-homme et un système qu'une doctrine et une réforme gé- venue bien facile dans la pensée de Descartes. En effet, la réa-nérale. Si l'on parvient avec de la science à gouverner les lité de Dieu et la notion que nous avons de sa véracité permet hommes, c'est à la condition de n'être jamais exclusif. Un tent au philosophe d'avoir toute confiance dans le critérium Mahomet, mélange heureux de politique et de passion, logique de certitude qu'il a établi. Il se répète donc ce qu'il entasse tant bien que mal des élémens hétérogènes dans son s'est dit au début de sa méditation: Mon âme, que je con- enseignement, et réussit; mais un Spinoza, mille fois plus çois comme n'étant en moi que ma pensée, existe par cela grand, mille fois plus rempli, sans doute, de science et de seul que je pense; elle n'est pas un simple phénomène, elle charité, reste sans influence sur les masses. Hâtons-nous est ce que j'appelle une substance dont l'attribut clairement de dire que la caudeur est aussi admirable en Descartes que conçu n'est que de penser. A ce point, je ne sais pas en- la prudence, et qu'en général on ne saurait suspecter sa foi core ce qu'est la matière et s'il en est une; mais si je porte mon sans audace. attention sur cet état passif où je me trouve lorsque ma pen- sée reçoit ce que j'appelle une sensation, si je réfléchis à la condition nécessaire de toute spéculation géométrique et de toute imagination en moi, je serai convaincu qu'il existe une substance dont l'essence clairement et distinctement aperçue par l'esprit est d'être étendue, et à laquelle con- viennent tous les modes possibles de figure et de mouve- ment, ou bien que je suis trompé à chaque instant de ma vie intellectuelle, ce qui est impossible. ¦ On voit que l'idée de l'âme et celle du corps sont fon- dées sur des aperçus si diametralement opposés, que leur distinction réelle est une nécessité, non pas seulement de doctrine, mais de méthode. Quel rapport possible entre la pensée de la pensée et la pensée de l'étendue? Quel rap- port par conséquent entre la pensée même et l'étendue, quand nous ne connaissons rien que par la pensée qui pose cette distinction, et quand il ne nous est permis d'aborder et scruter les substances que par la notion des attributs essen- tiels que nous leur rapportons? Mais enfin il arrive à la physique; c'est là qu'il se meut à l'aise, qu'il enseigne avec liberté, qu'il triomphe haute- ment d'Aristote et de toute science morte. Cette physique est appuyée sur la notion distincte de la matière envisagée comme étendue. On a reproché à Descartes d'avoir défini l'un de ces mots par l'auire, et cette critique est juste aux yeux de ceux qui voient dans la matière une vie inséparable et sans laquelle il n'est rien de réel au monde. Mais elle paraîtra fausse à tout savant qui sentira la nécessité de fonder une physique mécanique, abstraite. En effet, outre l'étendue, nous ne pouvons attribuer à la matière aucune qualité qui lui soit strictement inhérente et qui ne suppose pas la sensation; or, la sensation c'est l'être pensant opposé à la matière, et non plus la matière même, en soi, et toute nue. Après que Descartes a défini de la sorte le sujet des spéculations physiques, il est clair que la divisibilité con- devient à ce sujet, et comme la divisibilité dans l'étendue est indéfinie et sans terme, il est clair aussi que l'atome ne peut être conçu. Ensuite il est de toute évidence que ja- mais par elle-même cette matière ne changera ses lois ni son état. De là le principe d'inertie qui peut seul livrer la physique à l'intelligence humaine pour être immuable- ment constituée. Enfin deux modes seuls se conçoivent immédiatement dans l'étendue : la figure et le mouvement. L'un appelle la géométric; l'autre, réduit au mouvement local cu changement de situation dans les parties respec- tives de la matière, appelle la mécanique : les idoles des écoles anciennes disparaissent, et Descartes tente de dé- terminer les lois de figure et de mouvement dans l'univers. Le vide ne peut être conçu quand la matière n'est que l'étendue: tout est donc plein; le mouvement a lieu annu- lairement, et la matière se divise à chaque instant quand il le faut et autant qu'il le faut. Les parties se succèdent, se choquent et s'assemblent en demeurant soumises à une grande loi, la conservation de la quantité de mouvement que Dieu a jeté originairement dans l'étendue. L'immortalité de l'âme doit se conclure immédiatement de son attribut essentiel et de sa distinction d'avec toute autre substance. Ce dont la nature est de penser ne peut être conçu, même un seul instant, comme ne pensant pas; autant vaudrait égaler l'entendement au non-enten- dement. D'ailleurs ce que nous appelons mort n'est qu'une décomposition de certaines parties sensibles, et l'âme n'a pas de parties. Encore ici on confondrait misérablement un attribut de l'âme avec un attribut du corps, la divisibilité. 11 La théorie de l'âme de Descartes est couronnée par une théorie de la liberté humaine et des causes de l'erreur. La liberté est une puissance intérieure et absolument indépen- dante que nous éprouvons en nous-mêmes de faire ou de ne pas faire, de consentir ou de ne pas consentir, en général de céder ou de ne pas céder aux impulsions données à notre entendement. Il n'y a pas de volonté sans liberté; mais il | ne s'ensuit pas de là que l'ignorance, l'indifférence et le doute augmentent la liberté; ils la diminuent au contraire, et cet homme est le plus libre qui connaît mieux que tout autre le bien et le vrai, cet autre le plus esclave qui agit sans discernement. Cela posé, si l'on remarque que la vo- lonté, dont l'affirmation, la négation, le désir et l'aversion sont des formes ou des modes, est la partie active de notre âme, tandis que la partie passive en est l'entendement, dont la sensation, l'imagination, la conception même sont les modes, on trouvera l'explication générale de l'erreur dans la portée infinie de la volonté opposée aux limites quines de l'univers, est le produit d'un autre mouvement qui renferment l'entendement. En soi l'erreur n'a rien de posi- | se propage dans un élément de forme déterminée dont les tif; elle dépend d'une simple privation dans l'être fini, et interstices du monde sont remplis; et c'est ici la grande l'être fini peut même éviter d'être trompé en ne se rendant | théorie qu'Huygens, Euler et Fresnel ont successivement qu'à la connaissance adéquate ou mathématique. agrandie et fortifiée. Il était facile enfin, on le comprend, Ces grands principes posés, la méthode, la philosophie d'attribuer à chacun des grands faits physiques une cer- générale, et même la méthaphysique proprement dite, taine loi de figure et de mouvement propre à le représen- semblèrent suffisamment éclaircies à Descartes; et si nous ter dans l'étendue. Descartes était heureux de se bâtir un exceptons quelques rares questions sur la liberté divine ou monde avec ce levier qu'Archimède avait en vain cher- sur la prescience, et sur certains autres points particuliers ché dans l'antiquité; mais en se livrant au jeu des hypo- de théologie qu'il aborda dans ses lettres, et qu'il résolut thèses, s'il s'exposait à donner souvent une idée pour un toujours dans le sens du christianisme le plus rigoureux, fait, il construisait au moins un exemple et un type de l'ex- nous ne trouvons plus que de la physique dans ses ouvrages.plication mécanique du monde. C'est là ce qu'on n'admire Il reste à déterminer quels mouvemens répondent aux divers phénomènes. D'abord de grands flux de matière sous le nom de tourbillons constituent notre système astronomi- que; les planètes tournent sur elles-mêmes et autour du soleil, entraînées et portées par la matière environnante: ainsi la croyance d'Aristarque, de Copernic et de Kepler est expliquée mécaniquement, et quels que soient ses dé- fauts, l'hypothèse de Descartes n'a jamais été remplacée. Ensuite la lumière, le plus grand peut-être des phénomè– Kay 294 DESCARTES. DESCARTES. pas assez, aujourd'hui même que les théories cartésiennes se relèvent dans ce qu'elles ont de général, et recommen- cent à dominer la science. l'automate. Pour nous il y a plus, il y a la pensée, il y a la sensation dans l'animal quel qu'il soit, et en descendant jusqu'au plus bas degré de l'animalité. Descartes a réglé mathématiquement la forme du monde; mais sous la forme le fond persiste, et le fond ce n'est pas seulement vie, con- naissance, sentiment et action dans l'homme, mais aussi dans l'être. * On semble ignorer aussi l'importance que Descartes at- tachait à l'expérience; il est cependant facile de s'assurer que plusieurs fois il demanda à son siècle et regretta de n'avoir pas obtenu les moyens de s'y livrer, afin d'établir ou de vérifier les hypothèses particulières. On oublie que le premier il définit l'hypothèse scienfique qui, assujettie à rendre compte des faits connus, doit plus tard et conti- nuellement être justifice par les faits nouveaux. Enfin on ne sait peut-être pas qu'il rendit pleine justice aux idées de Bacon, tout en maintenant la nécessité de dominer l'expé- rience par l'esprit scientifique, par les doctrines générales, en un mot par la philosophic. Ce fut lui qui conseilla, conçut peut-être le premier, et certainement prévit dans son résultat la célèbre expérience du baromètre. Enfin, parvenu aux derniers jours de sa vie, il ne rêvait qu'ex- périence et application; il voulait achever la physique et fonder la médecine. Mais à peine échappé des crises vio- lentes dont la popularité naissante de sa doctrine et la bar- diesse de quelques élèves avaient menacé son repos, il mourut à cinquante-quatre ans de fatigue et de froid à la cour de la reine Christine. La plus grande partie de sa vie s'était passée dans la solitude en Hollande, sans qu'il eût retiré de sa gloire dans sa patrie autre chose qu'un coûteux parchemin, comme il le dit lui-même. Mais revenons à la philosophie. Descartes peut donc être regardé comme le créateur de celle science abstraite des lois, des forces, des mouvemens dans la nature matérielle définie et idéalisée, science que Képler et Galilée, entre autres, avaient ébauchée, et à la- quelle Bacon avait apporté une méthode féconde d'explo- ration. Ce fut lui qui en formula puissamment l'ensemble depuis la loi de l'inertie jusqu'aux animaux machines. On se hâta cependant, quand son génie se fut éteint, d'oublier cette importante création scientifique pour ne songer plus qu'à ce qu'elle avait exclu de son plan, vie de la nature, forces réelles des êtres, physiologie, pneumatologie, ger- mes, entéléchies, monades. Ainsi se fait le progrès humain. Nous ne doutons pas que si Descartes se fût préoccupé plus qu'il ne l'a fait des questions religieuses, du problème de la création envisagée en général, puis de l'histoire natu- relle et de l'histoire des hommes, au lieu d'être avant tout mathématicien, astronome et physicien, il n'cût enfin aperçu la vie d'un autre point de vue; mais sans doute alors il eût perdu en force de pensée ce qu'il eût gagné en étendue. Descartes n'eût plus été Descartes; ou bien Spinoza, Leib- nitz, Newton fussent devenus inutiles, et telle n'est pas la condition du monde. | Vis-à-vis du monde, ainsi réglé par la mécanique, il nous reste l'homme et sa pensée. Là encore Descartes amène le mécanisme jusqu'à ses dernières limites: il fixe l'action de l'âme à un point déterminé du cerveau, la glande pinéale, et à partir de ce point il détermine dans le monde extérieur la série des mouvemens qui parviennent à la glande, et dans le corps la série des mouvemens qui tendent au-dehors, et se propagent jusqu'aux muscles à l'aide de ces esprits ani- maux qu'on a ramenés dans la science sous les noms de fluide nerveux ou de sensibilité. Le rapport entre la sensation en elle-même et le mouvement qui la produit est ainsi nul ou incompréhensible, et, les animaux n'étant que pures ma- chines nous avons entre l'homme seul et la nature un dua- lisme absolu. Descartes laissa donc de côté, soit involontairement, soit de son plein gré : 1º La spéculation religieuse et théologi- que; 20 une branche de la physique, celle qui étudie les lois et la nature de la vie des ètres organisés; 5º les sciences historiques, politiques et morales. Examinons comment les progrès généraux de chacune de ces grandes sciences ten- dirent à modifier une doctrine aussi haute, aussi univer- selle que la sienne, et quelles transformations ils doivent aujourd'hui lui imposer. C'est ainsi que Descartes s'était réduit à la physique pure, el dans la physique même confiné dans un point de vuc, nous ne dirons pas étroit, car il embasse la moitié du monde, mais exclusif. En effet, à mesure que nous avan- çons dans la déduction de cette science idéale qui, partie de la géométrie ou plutôt d'une théorie des nombres, ar- rive à travers la mécanique jusqu'à la physiologie, nous trouvons qu'une immense erreur commence à dominer le système. Il est très beau, sans doute, de considérer la na- ture comme un enchaînement nécessaire de mouvemens dans le temps et dans l'espace, d'envisager les forces comme des masses douées de vitesse, et les êtres comme des agré- | gals variables de parties indéfiniment divisibles de l'éten- due; il est beau même et à moitié vrai de considérer un auimal, disons plus, un homme, comme l'un de ces agré-versel des causes on rencontre invariablement l'autre sé- gats dont toutes les modifications sont réglées d'avance et rie; c'est que ces deux choses n'ont rien de substantiel, ne dépendent des modifications extérieures qui leur sont cor- sont que deux faces diverses d'un même être qui se modifie, rélatives. C'est là l'idée de Descartes, c'est là l'idée mal com- en général deux attributs par lesquels nous comprenons la prise et mal combattue des animaux machines; c'est la substance. physique mécanique poussée jusqu'à la physiologie, ex- pliquant le monde mort dans toutes les ramifications de l'étendue, mais échouée bien que glorieusement aux portes de la vie. C'est le mouvement qui a trouvé son levier et qui fait le monde; il va même jusqu'à le faire vivre, mais en apparence. C'est la création d'un monde automate. Ce furent les philosophes disciples de Descartes qui se chargèrent de développer sa théologie. Tandis que les purs cartésiens, tels que Robault, Delaforge et Régis, s'allachaient généralement aux détails de sa physique et de sa physiologie, et, comme métaphysiciens, se bornaient à un système étroit d'occasionnalisme, d'après lequel, à la série des modifications matérielles de l'univers, Dieu aurait fait arbitrairement correspondre certaines passions de l'âme, ou inversement, lorsque l'âme est active, Spi- noza dégagea avec une admirable puissance le vrai sens de la doctrine cartésienne. Puisque, suivant la méthode nouvelle, il est impossible de saisir un rapport quelconque entre l'âme et le corps, entre les idées et les mouvemens, et que chacune de ces choses a son règne, sa suite et son histoire dans la nature, et se développe dans une indé- pendance absolue du règne voisin; puisque, d'autre part, il y a corrélation constante entre ces deux choses si distinc- tes, et que sous l'une des séries que produit l'ordre uni- Parti de cette idée, Spinoza poussa bien loin les consé- séquences; il reprit en sous-ordre les démonstrations de Descartes: Dieu, l'être parfait, aux attributs infinis, lui parut ne pouvoir être conçu dans son intégrité qu'avec tous les attributs de la substance; le corps ou l'étendue, rigou- reusement infini en soi, cessa d'avoir des parties distinctes; la pensée individuelle, considérée uniquement comme telle ou telle pensée, et non comme un mode d'une substance sui generis, ne fut plus que l'effet d'une autre pensée et Mais qu'y a-t-il donc au-dessus de cette apparence? I y a pour Descartes la pensée humaine, et la sensation qui n'en est qu'une forme et qui allume le principe de vie dans - DESCARTES. 295 DESCARTES. que la cause d'une pensée prochaine ; il n'y eut plus d'être Gui, mais tous devinrent des modes de l'être infini; une fatalité indissoluble unit et glaça, pétrifia dans l'infini toutes les pensées entre elles, tous les mouvemens entre eux; c'est à peine si l'on peut dire qu'il resta dans l'uni- vers un être absolu qui se pense lui-même avec une infi- nité de modes; car ces modes semblent facilement illu- soires, et l'être infini devient alors le philosophe qui se sait immuable et se contemple éternellement lui-même. K Il est vraiment admirable de sonder les rapports intimes de cette doctrine avec celle de Descartes, et de les trouver rigoureusement logiques. Cette idée peut sembler effrayante à quelques uns; mais sans cela le panthéisme existerait-il? | Pour nous, il nous suffira de rappeler que Descartes était resté religieux, et cela non seulement dans la religion même, mais aussi dans la philosophie. Il est certain que Descartes comprenait l'ordre nécessaire des choses, et que cet ordre peut être démontré; mais Descartes croyait à la li- berté : Qu'importe, disait-il, que deux idées paraissent in- conciliables, si en bonne méthode elles sont toutes deux évidentes. Descartes concevait Dieu comme créateur; il lui accordait la volonté, l'intelligence, la liberté même, et l'indifférence la plus absolue. Ignorait-il cependant les diffi- cultés attachées à l'idée de création et à celle des vérités éternelles? Il est certain que non; mais il ne craignait pas de passer outre, et de procéder contre la logique armé de la logique elle-même. C'est par là que Descartes, vivant encore, eût échappé au spinozisme; il en eût appelé à la conscience qu'a l'être fini de lui-même et à celle de sa liberté en même temps qu'à celle de sa dépendance, puis il eût sans doute distingué entre le Dieu intensif et le Dieu extensif comme le fit Fénelon. Seulement nous pouvons croire que, libre de toute contrainte morale, Descartes aurait renoncé à la créa- | tion dans le temps et à la distinction de l'étendue infinie d'avec l'essence de Dieu, et qu'il aurait mûrement réflé- chi, quant à la religion, au traité théologico-politique. (Voy. SPINOZa.) l'homogénéité de son système en admettant dans sa théo- dicée la création dans le temps, et en repoussant, pour mieux parvenir à spiritualiser Dieu, l'idée d'espace ou d'é- tendue comme une chimère. Mais la grande idée de la mo- nade et de l'harmonie préétablie conçue par Leibnitz n'en termine pas moins la révolution cartésienne, de même que son immense découverte du calcul infinitésimal amène à son apogée la géométrie de Descartes qui en est l'antécé- dent nécessaire, et ouvre une période infinie à l'esprit ma- thématique de l'homme. Ainsi la découverte de Leibnitz, il est permis d'employer ce nom, même en philosophie, consista dans la définition précise de l'harmonie préétablie, puis dans la définition de l'être fini, de sa nature et de ses relations, enfin dans la dé- termination des moyens à prendre pour introduire dans les mathématiques appliquées la seule unité réelle que pré- sente la quantité dans le temps ou dans l'espace, l'intini- ment petit. On voit que Leibnitz rendit au monde la vie que le mé- canisme cartésien avait tenté d'y éteindre, et cette consi- dération nous amène à dire quelques mots de cette grande branche de la physique que Descartes, avons-nous dit, avait sacrifice. La gloire populaire de Newton est fondée sur ce progrès, qu'il n'accomplit que bien timidement et en quel- que sorte malgré lui, mais auquel sa grande découverte de la loi de la gravitation donna une forte consistance. On s'em- para de l'idée d'une attraction naturelle à toute matière ; on ramena les qualités occultes en faisant de la lumière, de la chaleur, plus tard de l'électricité, des corps, des entités, de vraies chimères peu ou point définies. Les grands suc- cesseurs de Leibnitz dans la réforme physique furent le jésuite Boscovich et le grand naturaliste méconnu, presque oublié de nos jours, Charles Bonnet. Boscovich prouva la possibilité de rendre un compte mathématique de l'univers en le composant de monades, et en douant ces monades de certaines forces attractives et répulsives. Mais ce point de vue est encore bien abstrait, au lieu que Bonnet, par sa double hypothèse de la préexistence et de l'emboîtement des germes, par sa théorie de la persistance de certains petits êtres à travers la variation des phénomènes, de l'en- veloppement de l'âme par eux, enfin de l'infécondité de la matière inorganique en elle-même, donna en quelque sorte un corps à la doctrine des monades. Ajoutons qu'il conçut l'idée générale du progrès des êtres, idée que l'on modi- fiera, que l'on a modifiée, et que l'on ne détruira jamais. | Malebranche et Leibnitz sauvèrent tous deux les terri- bles conséquences que Spinoza avait déduites du cartésia- nisme; mais l'un pour arriver au mysticisme aussi bien que Spinoza lui-même, l'autre pour aller bien plus loin dans la voie de la spéculation et de la vérité. Malebranche n'est que Spinoza catholique. Il nie, comme on sait, que la matière existe; mais il voit en Dieu une idée de l'étendue qui ne diffère pas de l'étendue essentielle de Spinoza. Il semble d'abord, grâce à l'idée de la liberté, et grâce aux attributs de créateur et de juge qu'il donne à Dieu, échapper à l'a- néantissement de la créature, résultat imminent de son assimilation divine; mais bientôt le poids d'une nature ascétique l'emporte, et Malebranche renonce aux biens et aux idées de la terre pour aller se perdre dans l'immuable unité de l'être absolu. Il ne quitte pas ce monde, pourtant, sans avoir rendu de grands services à la méthode carté- sienne, et même à la physique de son temps. | Parvenus à ce point, nous avons deux grands spectacles entre lesquels l'attention doit se partager comme l'histoire : une grande évolution philosophique en Allemagne, une révolution politique en France. Pa - Leibnitz admit et signala sous le nom qu'elle a tonjours conservée depuis cette harmonie préétablie des deux at- tributs, que Spinoza avait développée dans son immor- telle éthique. Mais il comprit qu'il fallait avant tout con- server la substance et la caractériser, la déterminer dans sa nature; c'est là ce qui manquait au cartésianisme. Pour arriver à la vraie substance, il s'aperçut bientôt que l'idée pure de la pensée ne suffisait pas plus que celle de l'éten- due; ces mots-là rappellent bien plutôt des attributs et des modes. Il envisagea donc la substance dans l'être simple qui préexiste au composé et sans lequel le composé ne se- rait pas il la nomma monade, et fit revivre en elle tout ce que Démocrite et les atomistes ont conçu de vrai, et l'en- | téléchie d'Aristote et le principe d'individualisme nécessaire à toute philososophie. Mais pour éviter certaines croyances regardées alors comme impies, Leibnitz se hâta de détruire L'école de Locke n'est qu'un point dans l'histoire des idées, et un point bien peu lumineux; mais la France en fit quelque chose quand elle voulut préluder à la révolu- tion par la guerre des idées. Locke, esprit superficiel et va- niteux, prit la méthode à Descartes, et il voulut l'employer à prouver que la méthode ne vaut rien; Condillac, plus hardi que Locke, repoussa la méthode même, et, parti de la sensation, il essaya de prouver, en pensant et en raison- nant, que la pensée et la raison ne sont encore que la sen- sation. Ceci senible facétieux; mais ce qui ne l'est pas, c'est qu'avec de si bonnes raisons on battit les théologiens, on ruina la doctrine catholique ou tout au moins son in- fluence politique, et l'on fit la France libre. Dieu soit béni! les boulets de canon peuvent donner la liberté et même la vie; ils ne sont cependant ni bien savans ni bien aimables! - C Voici maintenant comment se produisit l'évolution phi- losophique de l'Allemagne : les disciples irlandais ou écos- sais de l'anglais Locke avaient prouvé que la théorie de leur maître, avec ses airs quasi-matérialistes, n'en conduisait pas moins la pensée au spiritualisme le plus outré, et même à l'égoïsme et au scepticisme. Alors, tandis que les Ecossais, 296 DESCARTES. DESCARTES. - après Hume, se délassaient à jouer à la philosophie sur les ruines de l'ancien dogmatisme, un nouveau Descartes pa- rut; ce fut cette fois à Kœnisberg, et il se nomma Kant. Tout attaché que Kant parût être à l'empirisme auquel il devait le maître de sa pensée, Hume, il n'en formula pas moins une doctrine des idées de la raison, qui renverse à jamais l'école dont il était ainsi sorti par le scepticisme. la vérité religieuse du savoir lui-même et de son objet. Maintenant nous pouvons commencer à respirer, car nous | la démonstration cartésienne de l'existence de Dieu basée sur la croyance, qui est son fondement réel, et la croyance basée sur l'amour, qui est ce que l'être a de plus intime, de plus profond et de plus sûr. C'est qu'en effet le non-moi est aussi certain que le moi, et la science ne commence qu'après les principes, et le savoir a quelque chose avant lui qui est | C | | On peut donc dire qu'Hume fit passer Kant par le doute d'où Descartes s'était, lui aussi, élancé dans la philoso-échappons à la fois au doute, aux aridités de la spéculation phie. Il est remarquable encore que, de même que Des-pure, et à la sévérité de toute logique qui voudrait nous inter- cartes, partant de la pensée, avait avoué ne connaître la | dire les contradictions malgré la croyance et l'amour qui substance que par ses attributs idéaux, Kant, peut-être plus nous les imposent. Nous admettrons au fondement du sa- clair et plus précis, mais beaucoup trop radical, ait ren- voir le principe du moi et celui du non-moi, le principe de fermé la raison en elle-même comme dans une prison in- la liberté et celui du fatalisme. Sans être purs catholiques franchissable, et déclaré l'objet en soi parfaitement inconnu comme on devait l'être il y a deux siècles, nous serons faci- et inconnaissable. Enfin, dernier rapport des plus frap- lement chrétiens et philosophes croyans comme Descartes, pans entre ces deux hommes, Descartes avait placé la re- avec une conscience plus nette encore des raisons de notre ligion au-dessus de sa philosophie. Kant, dans un siècle foi; nous conserverons dans la philosophie certains grands moins religieux, mit tous ses soins à élever l'édifice de la principes attachés aux destinées humaines et dont le chris- raison pratique au-dessus des nuages de la raison spécu- tianisme a fait ses mystères: liberté et grâce, indépendance lative; et à sa manière, comme Descartes à la sienne, il posa et prédestination, Dieu un et Dieu tout, distinct et univer- et respecta les mystères, Dieu créateur, la liberté, la vertu. sel, Dieu immuable et Dieu créateur; disons aussi Dieu De même que les disciples de Descartes s'étaient partagé absolu, et Dieu verbe incarné dans l'humanité, et Dieu vie, les principes de l'esprit, et, tout entiers à leur logique, s'é- esprit et nature, qui dans l'éternité fait marcher progressi- taient bâti chacun son monde, de même aussi les élèves de vement les profondeurs du néant vers les sublimités de Kant, échappés de la forteresse où il n'est pas donné à la l'être. Nous désirerons enfin que par l'intelligence des mys- critique de retenir l'esprit spéculatif, se jetèrent dans toutes tères le christianisme lui-même un jour s'élève à des des- les voies avec violence et se combattirent sans se vaincre. tinées nouvelles. Fichte prit pour lui la liberté, l'idéalisme absolu; Schülze, Encore ici nous abordons une idée dont le germe seui, le scepticisme qui semblait n'être que le criticisme sous un un germe faible et nu, se rencontre dans la série des phi- autre nom; Schelling et Hegel, le panthéisme et le fata- | losophes cartésiens: nous voulons parler de l'idée du pro- lisme: mais tous adoptèrent la méthode rationaliste désor- grès humain. Cette grande idée et ses magnifiques déve- mais victorieuse, la méthode de Descartes, celle des idées, loppemens ont fait de nos jours la gloire de ces sciences. qu'il n'est plus permis d'ignorer aujourd'hui, que Hegel a historiques, politiques et morales auxquelles, nous l'avons admirablement systématisée dans sa logique en brisant, par dit, Descartes demeura entièrement étranger. On sait assez son axiome que le réel est identique au rationnel, les chaînes qu'avant Vico l'histoire n'était pas une science, que nul du criticisme, qui chez nous enfin et dans l'éclectisme de avant Saint-Simon n'avait déterminé avec précision les sé- nos écoles s'exprime par l'idée de l'antériorité de la psy-ries principales du progrès social des hommes, et qu'avant chologie à toutes les autres branches de la philosophie. En la révolution française il était également impossible et de un mot, et pour être plus clairs, disons que toute connais- rêver un progrès réel et fondamental dans les conditions po- sance est sujette aux lois de la pensée, et dépend en droit et litiques et morales des hommes, et d'exprimer ouvertement en fait de ces lois irréductibles et nécessaires. Telle est la des vœux tels que ceux que nous nous permettons pour l'a- grande conquête de la méthode en philosophie. Elle date de venir de la religion chrétienne. (Voy. Zoroastre.) Descartes, elle est française; les Allemands l'ont reprise en sous-œuvre, pleinement démontrée, et quelquefois obscurcie pour ceux qui ne sont pas au fait des formes complexes et embarrassées de l'esprit chez ce grand peuple. | Mais, au milieu de tout ce grand mouvement, un seul homme comprit qu'avant la méthode, avant la logique, avant la spéculation ontologique surtout, un autre grand principe | était devenu plus que jamais nécessaire depuis la réforme de Kant. Cet homme est Jacobi, qui écrivait dans sa lettre à | Fichte: «Je comprends sous le nom de vrai quelque chose » qui est avant le savoir et qui est en dehors de lui, quelque >> chose qui donne sa valeur au savoir et à la faculté de savoir et » de connaître, à la raison... Aussi certainement que je pos- » sède la raison, certainement aussi ne possédé-je pas avec » cette raison la perfection de la vie, la plénitude du bon et du » vrai; et comme il est certain que je ne possède pas tout cela » avec ma raison, et que je sais bien que je ne le possède pas, » de même est-il certain qu'il y a un être plus élevé, et que je > le sais, et que j'ai en lui mon origine. C'est aussi pourquoi » le mot de ma raison, le mot qui m'appartient n'est pas » moi, mais celui-ci, plus que moi, mieux que moi, un tout » autre que moi... Ce plus élevé qui est en moi m'enseigne » avec une force irrésistible au-dessus et en dehors de moi >> celui qui est le grand être. De là je suis forcé de croire à » l'inconcevable, ou à ce qui ne saurait entrer dans ma con- »ception, à ce qui est en moi et en dehors de moi; et ma » croyance vient de l'amour, je crois par l'amour. » Voilà Les philosophes allemands, qui ont à la fois fait dans la science une seconde révolution cartésienne avec Kant, formé une seconde série cartésienne, un second cycle, avec Fichte, Schelling et Hegel, et qui nous ont enfin proposé la croyance et l'amour pour base du savoir avec Jacobi, tan- dis que la révolution nous donnait, à nous Français, la pos- sibilité de mettre un jour notre savoir en pratique, et que Saint-Simon nous apportait l'espoir d'un nouveau chris- tianisme, les Allemands n'ont pas été non plus étrangers à la constitution définitive de l'idée du progrès. Herder, Les- sing, et Kant moins cité qu'eux, ont agrandi notre avenir en agrandissant notre passé, et tenté de régler l'un en réglant l'autre. De nombreux travailleurs se sont enfin jetés dans cette voie nouvelle où la politique creuse et remuante des révolutionnaires sans idées finira par périr, nous l'espérons, sans que redeviennent jamais possibles les tentatives des pouvoirs rétrogrades, sous d'autres mœurs et sous l'em- pire des croyances transformées. Ici finit notre tâche, qui doit être suffisamment remplie si, après avoir fait connaître les principaux points de la science que le cartesianisme a fixés, déterminé la méthode et déduit les conséquences immédiates de la réforme philosophique du dix-septième siècle, nous avons fait voir ensuite com- ment les progrès accomplis depuis cette époque ont tendu à perfectionner et à compléter cette réforme, en même temps qu'ils nous permettent de l'interpréter dans son sens le plus large et de l'agrandir pour notre usage. autre chose que l'effort continuel du Le carţésianisme ou la véritable rénovation des sciences, par Bordas-Demoulin, L'ouvrage dont nous annonçons une nouvelle édition a mérité d'être couronné par l'Institut. Ce livre à demi-philosophi- que, à demi-scientifique, est l'exposé complet de la révolution accomplie par Descartes dans le monde de la pensée. Nous ne nous attacherons pas ici à la partie psychologique de l'œuvre de Des- cartes; mais nous suivrons l'auteur dans la seconde partie de son livre, où il examine les travaux de Descartes dans la physique céleste et dans les sciences en général. Le système des tourbillons est au- jourd'hui oublié, et il mérite pourtant de ne pas l'être complétement. Voici, à peu près, en quoi il consiste. Ce que Descartes nomme le premier élé- ment, qui est une matière fluide divisée en parties très ténues, occupe le centre d'un tourbillon: c'est une étoile que dans notre tourbillon nous nommons le soleil; la lumière qu'elle répand n'est premier élément sur un second élément que Descartes, pour des raisons trop longues à expliquer, imagine être formé de boules rondes qui tournent sur leur centre; et la lumière, dis-je, provient de l'action réciproque des deux élé- ments l'un sur l'autre. Cette action se communique d'un coup à des espaces immenses, parce que tout étant plein de boules, on ne peut en presser une qu'on ne presse toutes celles qui lui sont op- posées. | Remarquons ici tout d'abord que la théorie du vide newtonien est compléte- ment niée par Descartes; tout est plein, suivant lui, plein seulement d'une matiè- re qui n'est pas homogène et uniforme, qui a des parties très dissemblables ca- pables d'agir et de réagir les unes sur les autres. Nous avons déjà parlé de deux éléments matériels différents : Descartes en admet un troisième, celui qui forme la matière solide et grossière, en d'autres termes la substance des planètes. Ce troisième élément est en- gendré par les deux autres. Car, il faut bien l'observer, les trois éléments, dans la pensée de Descartes, ne sont que des états divers d'une même substance. « Nous avons remarqué, est-il dit dans les Principes (traduction de Cousin), que tous les corps qui composent l'univers sont faits d'une même matière, qui est divisible en toutes sortes de parties, et déjà divisée en plusieurs, qui sont mues diversement, et dont les mou- vements sont en partie circulaires, et qu'il y a toujours une égale quantité de ces mouvements dans le monde (dans cette dernière phrase il y a tout le principe de # la conservation de la force), mais nous n'avons pu déterminer en même façon combien sont grandes les parties aux- quelles cette matière est divisée, ni quelle est la vitesse dont elles se meu- vent, ni quels cercles elles décrivent; car ces choses ayant pu être ordonnées de Dieu de diverses façons, c'est par la seule expérience, et non par la force du raisonnement, qu'on peut savoir la- quelle de toutes ces façons il a choisie. C'est pourquoi il nous est maintenant libre de supposer celle que nous vou- drons, pourvu que toutes les choses quí en sont déduites s'accordent entière- ment avec l'expérience. » Il explique alors comment toutes les parties du ciel sont devenues rondes, qu'entre ces parties rondes il y en doit avoir d'autres plus petites pour remplir tout l'espace où elles sont, que ces plus petites parties sont aisées à diviser et qu'elles se meuvent très vite, qu'il y a trois principaux éléments du monde vi- sible, qu'on peut distinguer l'univers en trois cieux divers, comment les soleils et les étoiles ont pu se former, ce que c'est que la lumière. Arrêtons-nous un moment sur cette façon toute nouvelle d'envisager la lumière. Dans le système de Newton, la lumière était une subs- tance émise par les corps; dans celui de Descartes, c'est uu mouvement com- muniqué presque instantanément au sein d'un élément matériel par un choc provenant d'un autre élément matériel. Ce n'est pas encore tout à fait la théorie ondulatoire moderne, mais nous n'en sommes pas bien loin: la lumière, mou- vement primordial de certains atomes, premier élément de Descartes, ce mou- vement transmis à l'éther, second élé- + ment de Descartes. Avions-nous tort de dire que le grand philosophe avait eu l'intuition de toutes les grandes concep- tions de la physique moderne. « Au milieu des erreurs de Descartes, a dit M. Biot, il ne faut point mécon- naître une grande idée, qui consiste à avoir tenté, pour la première fois, de ramener tous les phénomènes naturels à n'être qu'un simple développement des lois de la mécanique. » Dans sa théorie analytique du système du mon- de, M. de Pontécoulant a dit : « Descar- tes fait un pas immense dans l'astrono- mie physique. Il imagine le système des tourbillons, système erroné sans doute, vulnérable sur tous les points, qui se refuse aux spéculations de l'analyse, qui n'explique qu'imparfaitement quel- ques faits isolés, mais qui fera époque dans l'histoire de la science, parce qu'il est le premier effort qu'on ait tenté pour remonter des effets aux causes qui les produisent, et pour déduire des phéno- mènes le grand principe qui met en mouvement la matière. Il fallait un pro- fond génie pour concevoir l'idée de cette entreprise, et Descartes a mérité la re- connaissance des siècles à venir en ou- vrant une carrière nouvelle aux médi- tations de l'esprit humain, et en mon- trant la route que ses successeurs de- vaient parcourir avec tant de gloire. » Pascal a reproché à Descartes d'avoir voulu se passer de Dieu, le reproche que plus tard Napoléon devait faire à Laplace: « Je ne puis pardonner, dit l'auteur des Pensées, à Descartes; il au- rait bien voulu, dans toute sa philoso- phie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde | en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu. M. Bordas-Demou- lin n'a pas eu de peine à défendre ici Descartes; que cherche la science? les lois du mouvement, sans s'occuper de savoir comment, par quelle puissance ou nécessité ces lois existent. La vitesse initiale nécessaire dans tout problème de mécanique n'est pas même nécessaire dans la mécanique d'un monde dont rien n'en peut mar- quer le commencement. Les tourbillons furent, dans le princi- pe, accueillis avec transport: mais bien- tôt une lutte des plus vives s'engagea entre les partisans de Descartes et ceux de Newton. L'ouvrage de Bordas expose dans tous ses détails une controverse qui n'a plus conservé beaucoup d'in- térêt. Descartes a plus fait au point de vue scientifique pour l'étude de l'optique que pour celle du système du monde. Il a démontré la fameuse loi de la rẻ- fraction, qui est le fondement de la dioptique; il s'en est servi pour déter- miner les surfaces lenticulaires, pour expliquer le beau phénomène de l'arc- en-ciel; enfin il a commencé à dessiner les linéaments de la théorie ondula- toire. On trouvera dans l'ouvrage de Bordas-Demoulin toutes les démonstra- tions de Descartes sous leur forme ori- ginelle, toujours très saisissante, bien qu'elles diffèrent de celles qu'on donne aujourd'hui dans les cours de physique. Voici ce que dit Delambre de la démons- tration de la loi de la réfraction : « Le plan d'expériences tracé par Descartes suppose que l'on connaisse le théorème du rapport constant des deux sinus, et que l'on s'en serve pour diviser les deux règles (qui doivent servir à mesurer les angles), après quoi l'on observera si la lumière pénétrant dans l'eau sous un degré donné d'incidence, va- tomber pré- cisément sur la division donnée par le théorème; c'est donc un moyen de véri- fier la règle, et non pas un moyen de la découvrir quand on n'en a aucune idée. Descartes n'avait fait alors aucune expérience, si ce n'est cinq ans aupara- vant, avec une lentille qui rassemble tous les rayons du soleil, tout juste- ment à la distance prédite. L'expérience réussit, mais Descartes ne sait si c'est par hasard, ou parce que sa ratiocina- tion avait été juste. » Descartes a été près de découvrir la décomposition de la lumière, mais il n'a fait, pour ainsi dire, qu'effleurer cette découverte; on trouvera le détail de son observation dans son traité de physique: il remarque bien les couleurs produites par la réfraction, mais il n'eut pas l'idée ingénieuse de Newton qui consiste à isoler un pinceau de lumière pour obtenir le spectre. En mécanique, on peut dire que Des- cartes partage avec Galilée la gloire d'avoir fixé les lois du mouvement uni- formément accéléré. Cetteloi est la base de toute la dynamique. Montucla dit avec raison: « On doit principalement à Descartes d'avoir enseigné plus dis- tinctement qu'on n'avait encore fait les propriétés du mouvement. Je me borne à dire plus distinctement, a déjà vu qu'on ne peut refuser au célèbre philosophe italien de les avoir reconnues et employées dans di- vers écrits, soit dans son Systema cosmi- cum, soit dans ses dialogues sur le mou- vement. » D'Alembert, qui a donné les car on lois du choc, admet Descartes les avait déjà ébauchées. « Mais, dit-il, ce grand homme n'a pas tiré d'une idée si belle et si féconde tout le parti qu'il au- rait pu. Il se trompe sur la plupart de ces lois. >> | Pour les mathématiques proprement dites, on peut dire que Descartes les tire de l'enfance. M. Biot dit à ce sujet : «La notation que l'on employait était encore grossière et affectée des rapports matériels par lesquels on liait l'algèbre à des idées de longueur, de superficie et de solidité. Or, l'algèbre est une lan- gue qui a pour objet spécial et pour uti- Lité principale d'exprimer purement les rapports abstraits des quantités. Il fal- lait donc, pour l'étendre, commencer par la dégager des considérations étran- gères qui la limitaient; ce fut le premier service que lui rendit Descartes, et la méthaphysique de son esprit lui fut singulièrement utile dans cette circon- stance. » Descartes trouva la notation des puis sances, sans laquelle la haute algèbre serait impossible. Il trouva le vrai sens des racines négatives des équations. Il donna une règle qui conserve son nom et qui permet par le seul aspect des si- gnes dans une équation, de juger du nombre relatif des racines positives et des racines négatives. Les plus grands mathématiciens n'ont pu faire un pas plus loin dans la question des équations d'ordre supérieur. Cette partie des ma- thématiques, trop négligée aujourd'hui dans nos colléges, est ce qu'il y a de plus énigmatique dans la science; elle tient sans cesse l'esprit à des hauteurs où il acquiert une force d'abstraction particulière. Il y a quelque chose, à de très à enfermer l'esprit de l'étudiant dans des formes concrètes; on ne voit plus qu'un jeu dans l'algèbre commune, quand on a vécu quelque temps dans cette région où Descartes, Sturm et quelques autres ont posé quelques jalons qui surgissent çà et là comme dans le brouillard. Parlerons-nous ici de la géométrie analytique, de cette science admirable où tout est pour ainsi dire invention, création, où l'algèbre et la géométrie se marient, se fécondent et conduisent le raisonnement et le dessin à des lois qu'on n'eût pas pu deviner. Il n'est pas une partie des mathématiques qui soit plus attrayante. Descartes y a excellé, au- tant qu'on pouvait le faire avant que le calcul différentiel eût été porté à sa per- fection. Nous quitterons ici, avec regret, l'excellent ouvrage de Bordas De- moulin, nous ne pouvons le suivre dans sa troisième partie, à remplir les consi- dérations qui touchent plùs à la philo. sophie qu'aux sciences. Nous dirons seulement que ce livre, se rattache bien directement à cette belle école de nos premiers philosophes qui ne sépa raient pas la philosophie de la science, qui ne voulaient point les cantonner dans des régions différentes et qui plu- tôt tentaient de les confondre. Le divorce s'est fait plus tard; mais aujourd'hui la vieille tradition française est heureusement reprise, sous d'autres formes; les sciences naturelles ont pris une place que la philosophie de Des- cartes ne pouvait leur donner; les im- menses développements qu'elles ont re- çues a nécessité un immense labeur chez nos nouveaux philosophes qui, abandonnant une psychologie devenue stérile, cherchent les liens dynamiques qui relient entre elles toutes les ies de la nature et les lois qui rattad phénomènes physiques et les phénomè nes psychiques. Le Temps 31 mars 1874. A. 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