| ſ. ſ. |- ||-.: ..- ſ.--ſ. ſae |- |-.-|- ſae 2727 , A é & VIGNAUD PAMPHLETS P. J. Proudhon | | Baudrillart, Henri. | | Proudhon, Sar Correspondance et SOn Historien . | , Levallois, Jules . P. J. Proudhon Sa Vie et Sa - Correspondance - - Proudhon et la tradition jacobine. 3 Morin, Frédéric. P. J. Proudhon. (De la capacité politique des classes ouvriéres). • Pelletan, Eugène. - Proudhon et Ses Oeuvres Complètes. ". | Proudhon. Proudhon Expliqué par Lui-Même Lettres Inédites de P. J. Proudhon A M. N. Villiaumé . | Vermorel, A. · Le Dernier L ivre de Proudhon. (Parts I & II) — PROUDHON, SA CORRESPONDANCE ET SON HISTORIEN, par M. Henri Baudrillart, de l'Institut. | / , /,# | ( LA PoÉSIE PoPULAIRE DEs TURCs. 583 gique. Comme chez les anciens, la vertu se compose surtout de courage. Ce courage prend sa source dans un fatalisme qui ne re- court pas comme ailleurs à mille précautions pour dissimuler ses convictions. « Jetez-vous parmi vos ennemis, même avec une che- mise. Allah sait le mieux quand vous devez mourir ! » Avec une telle doctrine, on peut aller au-devant de la « flèche empoisonnée » et voir avec calme le sang couler de ses veines « comme des che- veux roux. » Naturellement cette résignation aura le caractère de celle qu'on remarque chez d'énergiques bêtes fauves, quelque chose de sombre et de farouche, qu'un poète français contempo- rain a peint avec un vrai talent dans la Mort du loup, et, chose curieuse, le poète turc emploie précisément la comparaison dont se sert Alfred de Vigny. « Quand un vigoureux sanglier est atteint par une flèche, qu'il agite ses défenses, que peut-il faire? Quand un loup brun à la large poitrine attrape une flèche dans le cœur, que sa gueule écume, que peut-il faire ? » Il est bien rare que la poésie populaire ne résolve pas très franchement ce « problème de la destinée humaine, » qui est bien loin de lui offrir les difficultés qu'il présentait à un Jouffroy. Après tout, les longues méditations des métaphysiciens et des théologiens n'ajouteront guère à ces solu- tions spontanées que des complications dont à certaines époques on s'exagère infiniment l'importance, sans s'apercevoir que l'essentiel de la métaphysique consiste dans une gymnastique intellectuelle. Dans ce long voyage que nous venons de faire avec les poètes des vallées de l'Altaï au rivage de la Crimée, nous avons toujours constaté l'impuissance de la famille turque et de l'islam à produire une civilisation capable de lutter avec succès contre « l'audacieuse race de Japhet, » à laquelle la domination du monde semble réser- vée. En adoptant l'islamisme, les Turcs avaient sans doute fait, comme les Arabes, un grand pas dans la voie du progrès, car les doctrines prêchées par le prophète de La Mecque étaient fort supé- rieures aux grossières et sauvages superstitions de leurs aïeux. Leur exemple n'en prouve pas moins qu'une forme religieuse fort utile aux nations dans une certaine phase de leur développement peut, avec le temps, paralyser complétement en elles l'esprit de vie et cette virile ardeur sans laquelle les peuples comme les individus se condamnent à une existence absolument inerte. Tout en croyant rester fidèles à la foi de leurs pères, ces peuples renoncent en réa- lité à la généreuse tradition d'aïeux qui ont, quand ils l'ont jugé nécessaire pour la patrie et pour leur postérité, « brûlé ce qu'ils avaient adoré et adoré ce qu'ils avaient brûlé. » DoRA D'ISTRIA. r /ºv * # 3 - P.-J. P R O U D H O N SA C O RRE S P O N D AN CE ET SON HISTO RIEN P.-J. Proudhon, sa vie et Sa correspondance, par M. Sainte-Beuve, 1 vol. in-18, 1872. - Le public n'avait pu se défendre d'un peu de surprise en voyant, il y a quelques années, l'un des maîtres les plus éminens de la cri- tique contemporaine, délicat entre tous, prendre pour sujet d'une série d'études empreintes de la plus visible sympathie celui de tous les représentans du socialisme qui s'était montré non-seule- ment le plus radical, mais le plus porté à l'invective et à la me- nace. Comment s'expliquer ce choix ? Avait-il été déterminé uni- quement par le souvenir de quelques relations dont la littérature avait été l'occasion et comme l'intermédiaire ? M. Proudhon, à un certain moment, méditait un ouvrage de critique où il devait passer en revue tous les contemporains. Ce plan, il ne devait pas le réa- liser; mais certaines parties s'en trouvent exécutées ou esquis- sées, particulièrement dans un de ses derniers et plus considérables ouvrages, la Justice et la Révolution, livre qui fit scandale et encourut condamnation. Il avait voulu, en vue de ce travail lit- téraire et moral qui exigeait une sorte d'initiation particulière, être mis en rapport avec le critique de notre temps certaine- ment le mieux en état de la lui donner. On sent, à la manière dont M. Sainte-Beuve nous parle de ces rapports, qu'il demeure touché de l'espèce de déférence dont l'écrivain révolutionnaire fit preuve à son égard. Il se trouva d'ailleurs par là mis à même d'é- tudier de plus près certains côtés généreux et vraiment humains de PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE , 585 | · | cette nature excessive, connue seulement du public par ses para- doxes à outrance et ses emportemens. Qui ne sait au surplus com- bien M. Sainte-Beuve avait peu d'effort à faire pour proclamer le talent? Il le goûtait sous toutes les formes et au service de quelque cause que ce fût. N'avait-il pas aussi un faible pour les curiosités en tout genre? Or Proudhon fut incontestablement une des curio- sités de notre siècle, éclatante et provocante, avec une partie d'é- nigme restant à déchiffrer. Le critique qui n'avait pas dédaigné d'apprécier les mérites poétiques d'un Charles Baudelaire pouvait bien jeter un regard curieux sur les fleurs du mal du socialisme. Cette explication, qui a sa part de vérité, ne serait pourtant pas suffisante sans d'autres motifs soit de circonstance, soit plus intimes encore. Avant tout, n'oublions pas la date de cette publication, qui, parue d'abord en fragmens, prend aujourd'hui la forme d'un vo- lume avec des additions et des complémens nullement à dédaigner. C'était en 1865. On avait le sentiment de la sécurité, on répétait beaucoup que le socialisme avait désarmé. Les chefs ne comptaient plus, disait-on, que sur les lents moyens de la persuasion; les ou- vriers abandonnaient la doctrine de l'état-providence, pourvoyeur de travail et de salaires, pour mettre toute leur confiance dans la liberté économique. Ces idées devaient trouver crédit jusqu'à ce que la réouverture des clubs et les écluses de la presse lâchées vinssent faire voir combien il y avait dans cette sécurité d'illusion optimiste; mais on n'en était pas là encore. Il y a presque toujours en France | un moment où il semble qu'on rie d'avoir eu peur. On se familiarise avec les grands révolutionnaires, on leur trouve je ne sais quel charme, on leur sait gré de l'esprit qu'ils ont montré pour démolir, on les idéalise. Peu s'en fallait, aux yeux de bien des gens, que M. Proudhon ne fût un véritable titan; c'était bien pour cela qu'il s'était donné et qu'il aimait qu'on le prît. M. Sainte-Beuve parta- geait ces dispositions bienveillantes à l'égard de ce qui ne lui pa- raissait plus redoutable; il était redevenu libéral, et allait bientôt passer à l'opposition au moment même où le gouvernement sortait de la période autoritaire. Ainsi tout semblait tourner à l'apaise- ment, à cette date de 1865, en ce qui touche le socialisme, et M. Proudhon lui-même, bien près alors d'entrer dans l'éternel re- pos, paraissait s'être apaisé comme tout le reste. On eût dit que le Vieux lion avait rentré ses griffes. Il vivait à Passy en bourgeois tranquille, marié, père de famille. Ceux qui l'approchaient disaient qu'il n'avait rien perdu de son ancienne flamme. Ses derniers écrits visent surtout à être des traités scientifiques : tels sont ses ou- vrages sur la Guerre et la paix, sur le Principe du fédéralisme, sur les Majorals littéraires, sur la Théorie de l'impôt, sur la Théo- | | 586 REVUE DES DEUX MONDES, rie de la proprieté, dont il donnait une seconde formule adoucie à quelques égards, admettant plus d'atermoiemens, quoique la même au fond dans ses élémens essentiels. On sent bien que la moindre étincelle eût remis le feu aux poudres. Ce qui achève l'explication du livre de M. Sainte-Beuve, et ce qui en fait comme le caractère, c'est, on ne peut se le dissimuler, une sorte d'affinité sympathique qui s'étend de la personne aux idées; non certes qu'il soit un disciple, un zélateur; une telle pen- sée ne saurait venir à qui que ce soit; mais, tout en répudiant les vio- lences, les excès de langage, il s'intéresse à cette critique qui touche audacieusement à tant de choses, il l'approuve sur plus d'un point. Il donne raison théoriquement à la critique fondamentale de Proudhon, celle-là même qui porte sur le principe de propriété. Quelque éton- nement que cette déclaration puisse causer, le célèbre écrivain n'a pas hésité à la faire. Il faut en prendre son parti : c'est un conserva- teur sceptique, n'attachant qu'une foi très relative à ce qui constitue la forme et le fond même de notre société, qu'il regarde comme une œuvre purement factice. Il ne reconnaît point ce qu'on nomme droit naturel. Il n'admet que l'utile, et je suis porté à croire qu'il s'exagère les conditions variables de cet utile même. Tout lui pa- raît pouvoir être fait ou défait soit au gré des législateurs ou du moins des idées et des passions qui dominent. Il semble que la so- ciété est pour lui un terrain mouvant où il ne s'élève que des tentes passagères. Ce sont là, il faut l'avouer, de graves concessions, et qui le de- viennent davantage si on ajoute que l'auteur de la Vie de Proudhon va jusqu'à déclarer qu'il croit le socialisme proudhonien destiné à triompher plus ou moins prochainement, non pas assurément dans son ensemble systématique, dans ses théories excessives, mais dans quelques-unes de ses lignes et dans son esprit général. Se- rait-il donc vrai que le socialisme, quelle qu'en soit la forme, eût en fin de compte raison? S'il en était ainsi, à quoi ne faudrait-il pas s'attendre ? Quelle peut être aujourd'hui la durée de la résis- | tance d'une société à laquelle manquerait la force morale, et qui serait ou se croirait dans son tort ? M. Sainte-Beuve n'a point eu la douleur d'assister à nos cruelles épreuves. Il a disparu, laissant un vide regrettable dans la critique littéraire. Le succès de ses livres n'a pas disparu avec lui ; son in- fluence ne s'est point affaiblie. Comment tenir pour inaperçu ce qui sort d'une telle plume malgré ce qu'on peut dire d'une compétence évidemment bien moindre en ces questions d'économie et de philoso- phie sociale qu'en matière littéraire ? Ce n'est pas que nous préten- dions soumettre les questions soulevées par l'auteur de la Vie de PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 587 Proudhon à un examen régulier; nous préférons nous conformer à la marche même qu'a suivie M. Sainte-Beuve. La méthode du peintre des Portraits contemporains est avant tout, comme tou- jours, psychologique et morale. Peut-être pensera-t-on qu'elle s'ap- plique moins naturellement à un de ces hommes d'action et de com- bat qui ne semblent guère faits pour être étudiés à cette tranquille lumière. Que sera-ce si l'action est d'hier, si le combat dure encore ? N'est-ce pas avoir l'air de se désintéresser un peu trop que de con- templer avec ce sang-froid de savant ou cette curiosité d'artiste et d'amateur la lave qui n'a pas cessé d'être brûlante, le volcan qui reste en pleine éruption? C'est une impression qu'on éprouve par instans en lisant cette biographie. Profitons cependant de ce que cette méthode d'analyse sereine qui vise à expliquer le dehors par le dedans porte en elle de vraie clarté, d'impartialité désirable. Elle jette en outre un jour saisissant sur l'esprit utopiste, dont Prou- dhon reste un des types les plus frappans. Cet esprit utopiste et " révolutionnaire constitue une des parties caractéristiques de l'his- toire morale de notre temps; il se décèle dans cette vie, il se peint dans ces lettres, il se trahit plus d'une fois à son insu, par plus d'un trait, d'une confidence. La sévérité ne perd pas ses droits pour re- connaître certains côtés nobles et plus affectueux qu'on ne serait tenté de le croire. Voilà ce que nous voudrions mettre en relief. C'est en étudiant l'homme que nous parviendrons à comprendre ses idées et son rôle. Écoutons-le parler, écoutons aussi son bienveil- - lant commentateur; ne craignons pas, chemin faisant, de poser nos réserves. I. · Ce n'est pas sans raison que M. Sainte-Beuve rappelle, en y in- sistant un peu, les origines populairés de Pierre-Joseph Proudhon. Ces origines ont exercé sur sa destinée et sur son rôle une action que sa correspondance fera mieux apprécier. Il était né à Besançon le 15 juillet 1809. Son père était garçon brasseur; plus tard il s'é- tablit comme tonnelier; il était cousin du célèbre professeur Prou- dhon, jurisconsulte de Dijon. Qu'on voie, si l'on veut, une in- fluence de race et de nom dans ce mélange de rudesse qui sent le prolétaire et de subtilité juridique qui est un des traits de l'écri- vain. Ce père, honnête homme, paraît avoir été une intelligence commune. C'est de sa mère, simple fille de campagne, femme hé- roique, écrit un ancien ami de la famille, que l'enfant tenait ce qu'il y avait d'énergique dans son caractère. On n'a qu'à suivre ses débuts pour acquérir une nouvelle preuve que cette société, mal- 588 REVUE DES DEUX MONDES. gré ses imperfections et ses abus, n'est pas, tant s'en faut, aussi dure et fermée aux pauvres gens que Proudhon devait la repré- senter. Ce fut, il est vrai, une rude et laborieuse jeunesse, mais à laquelle le secours n'a jamais manqué. Dans sa première en- fance, il gardait les vaches de la maison. Il a tiré de ces souvenirs une belle page où son enfance se mêle à cette nature jurassienne, page empreinte d'une sorte de poésie âpre et puissante. Il fit son apprentissage comme garçon de cave. Ces humbles circonstances n'empêchèrent pas qu'il n'ait trouvé, pour l'instruire, d'abord l'é- cole, puis le collége, où il remportait toutes les couronnes, et pour encourager ses débuts, les récompenses et les secours d'une aca- démie, l'académie de sa ville natale, qui, comme il le dit, lui « servit de marraine. » Avant quatorze ans, il avait lu, dévoré une quantité de livres. Il se rendait chaque jour à la bibliothèque de Besançon, et, guidé par sa curiosité, que chaque livre excitait, il demandait jusqu'à dix volumes dans une séance. L'excellent bibliothécaire, M. Weiss, lui en faisant l'observation, l'enfant, déjà peu maniable, l'accueillit par une repartie brusque et mordante. Obligé de gagner sa vie à l'âge de dix-neuf ans, il devint ouvrier typographe; il fit son tour de France, et bientôt devint correcteur d'imprimerie. Il a toujours gardé son livret d'ouvrier, chargé de bonnes notes, car il faisait toute besogne en conscience, détestant les fainéans et les lâches. Ce temps fut loin d'être perdu pour son éducation. « Il cor- rigeait, pour la maison Gauthier, les épreuves d'auteurs ecclésias- tiques, de pères de l'église. Comme on imprimait une Bible, une Vulgate, il fut conduit à faire des comparaisons avec les traduc- tions interlinéaires d'après l'hébreu. C'est ainsi qu'il apprit l'hé- breu, seul, et, comme tout s'enchaînait dans son esprit, il fut amené de la sorte à des études de linguistique comparée. La maison Gau- thier publiait quantité d'ouvrages de théologie; il en vint également, par ce besoin de tout approfondir, à se former des connaissances théologiques fort étendues, ce qui a fait croire ensuite à des gens mal informés qu'il avait été au séminaire. » Cette variété d'études devait, en dehors de toute spécialité d'éru- dition, lui donner une certaine supériorité générale sur ses émules et sur ses adversaires. C'était à la fois la meilleure gymnastique que pût s'imposer cette intelligence acérée et comme un capital de connaissances peu communes qui devait profiter à l'examen et à la discussion. Quel qu'en ait été l'emploi ultérieur, c'était une force. Quelle nouveauté n'était-ce pas qu'un théoricien socialiste sachant du grec, de l'hébreu, de la théologie, croyant enfin que le monde ne date pas d'hier ! Il trouvera là les moyens de faire la revue histo- rique des questions, au moins dans une certaine mesure et sous un PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 589 certain point de vue systématique; c'est plus que n'en avait fait aucun des chefs de ces écoles fondées sur le raisonnement pur étayé tout au plus de quelques réminiscences antiques. Nous n'attachons pas d'ailleurs plus d'importance qu'il ne faut à ce travail de début, à cet Essai de grammaire générale, à la fois remarquable et in- complet : il ne pouvait qu'être insuffisant; l'auteur ne connaissait à cette date ni Eugène Burnouf, ni Guillaume de Humboldt, ni d'autres éminens linguistes qui avaient déjà produit leurs travaux. Plus tard, assidu aux cours de Burnouf et intimement lié avec M. Bergmann, le savant philologue de Strasbourg, il n'eut d'autre parti à prendre que d'oublier ce premier écrit, qu'on devait res- susciter contre lui en 1850 pour le traiter de renégat. Dans cet essai anonyme, annexé modestement à l'ouvrage de Bergier, il s'é- tait placé au point de vue de l'auteur, c'est-à-dire au point de vue de la tradition biblique. L'auteur de la Vie de Proudhon signale dans cet essai quelques accens et « cris étouffés » qui annoncent le futur écrivain révolutionnaire. Ainsi on remarque cette phrase que l'auteur semble jeter en passant; après avoir dit que l'étude com- parée des langues et la connaissance approfondie de leurs racines conduirait à des vues d'origine qui pourraient équivaloir, quant aux débuts de l'espèce et à ses développemens ultérieurs, à une sorte de révélation, il écrit : « Mais quand le hasard et la nécessité seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et, par le cri de notre pensée, de protester contre le destin. » On trouve aussi quelques particularités curieuses sur un second mé- moire de linguistique envoyé par le jeune écrivain au concours de l'Institut pour le prix Volney. Ce mémoire avait pour titre : Re- cherches sur les catégories grammaticales et sur quelques origines de la langue française, et portait pour épigraphe ces mots grecs : v%t; &tz#zy ôt6zet, l'ordre poursuit le désordre. Le prix ne fut point donné, mais Proudhon obtint l'une des deux mentions, et le rapporteur parlait de son mémoire comme de l'œuvre d'un rare esprit. - Ne croirait-on pas assister aux débuts d'un futur membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres? Peut-être, né dans des temps plus calmes, n'eût-il en effet révolutionné que l'érudition, comme un Beaufort ou un Niebuhr; mais l'illusion dure peu. Même dans des travaux qui n'impliquaient par leur nature rien de tel, comme dans le mémoire sur la Célébration du dimanche, mis au concours par l'académie de Besançon, la vraie tendance commen- çait à se marquer plus nettement. Déjà Proudhon était pensionnaire de cette académie, qui, non sans difficultés, lui avait accordé la 590 REVUE DES DEUX MONDES. pension de 1,500 francs léguée par la veuve de l'académicien Suard. Ses opinions philosophiques, plus encore que ses idées po- litiques, moins en relief, avaient soulevé quelque objection. L'aca- démie hésitait à couver un tel œuf. Cette pension fut pour l'homme d'études une ressource précieuse. Elle devait suſſire à ses besoins matériels, d'ailleurs, on doit le dire, presque nuls; elle remplit le vide que laissait la liquidation de son imprimerie, car il avait es- sayé d'une entreprise de ce genre avec un associé qui avait triste- ment fini par le suicide. Dans cette première période, on voit Proudhon en correspondance surtout avec M. Paul Ackermann, « grammairien et littérateur distingué, qui a laissé une noble veuve docte et poète. » On doit reconnaître avec M. Sainte-Beuve que cette correspondance privée, qui date de sa jeunesse, est à l'hon- neur de P.-J. Proudhon. Son désintéressement, ses sentimens élevés, sa recherche inquiète, douloureuse, des questions qui l'obsèdent, cette simplicité qui n'a pas été altérée encore par les nécessités du rôle poussant à l'exagération des effets, ces qualités mâles qu'ac- compagne un accent de franchise et qui n'excluent pas des mouve- mens de gaîté et de verve presque joviale, se montrent dans les épanchemens de la plus intime confidence. Les côtés ironiques s'y dessinent aussi fortement, quelquefois avec cette amertume qui ne fera qu'aller croissant, mais souvent aussi avec un fonds de bonne humeur franc-comtoise. On n'en aperçoit pas moins dès le début ce qu'il y a de faussé radicalement et d'étroit dans le point de vue. Il se dit beaucoup, il répète à ses amis qu'il est du peuple. Il se croit le défenseur-né d'une classe spéciale par opposition aux autres. Il s'attribue une mission de tribun et d'apôtre. A propos de la pen- sion, il écrit à Ackermann : « J'ai reçu les complimens de plus de deux cents personnes. De quoi croyez-vous qu'on me félicite ? De la presque certitude d'arriver aux honneurs, d'égaler, dit-on, peut-être de surpasser les Jouffroy, les Pouillet, etc. (il cite ses compatriotes du Jura), Personne ne vient me dire : — Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres, à l'affranchissement des petits, à l'instruction du peuple; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissans; poursuis ta route de réformateur à tra- vers les persécutions, la calomnie, la douleur et la mort même. » Et plus loin, à la fin de cette lettre : « La foi est contagieuse ; or on n'attend plus aujourd'hui qu'un symbole avec un homme qui le prêche et qui le croie. » L'auteur de la Vie de Proudhon s'étend avec raison sur ce qu'il y a d'honorable dans ces sentimens. N'y a-t-il rien à dire pourtant sur cette illusion qui fait croire au jeune enthousiaste à la possibilité d'une sorte de révélation sociale tout à coup éclatant par la bouche d'un homme inspiré ? Quel nom don- PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE . 594 ner à cette illusion lorsqu'on le voit se prendre et, presque sans hésiter, se présenter lui-même pour ce prophète prédestiné ? Nous en faisons la remarque avec d'autant plus d'insistance que per- sonne, semble-t-il, moins que Proudhon ne devait tomber dans une pareille confusion des procédés qu'autorise la science avec ceux que met en jeu l'inspiration religieuse. Une révélation éco- nomique et sociale, presque avec éclairs et tonnerres, sur le som- met enveloppé de nuages de quelque Sinaï, une telle révélation au XIX ° siècle, en plein examen, en pleine discussion, qu'est-ce que cela ? Vous figurez-vous un Adam Smith, ou, si vous voulez même, un génie bien supérieur, mais dans ces régions tout humaines, ap- paraissant sous les traits d'un Moïse ? Esprit sceptique et railleur, Proudhon le sentait bien quand il s'agissait des autres. Les allures de prophète en matière sociale lui étaient suspectes, antipathiques. Il s'est montré impitoyable pour les visées religieuses du saint-si- monisme, pour les cosmogonies d'un Fourier; sa propre méthode était toute critique et négative. Des deux grandes forces qui se par- tagent l'esprit humain, — le procédé synthétique, qui répond da- Vantage à l'inspiration, aux conceptions d'ensemble, et le procédé analytique, qui décompose le tout en ses parties, n'aboutissant qu'à des vérités partielles dès lors, — il eut surtout le second. Il est même douteux que ses efforts de synthèse l'aient jamais mené à autre chose qu'à tout brouiller et à tout confondre. On peut excuser l'enthou- siasme; il est impossible de fermer les yeux sur ce qui s'y mêle ici d'orgueil incommensurable. Ce serait le lieu de se demander si le langage que Proudhon tient dans sa correspondance n'exclut pas à d'autres titres encore le rôle auquel il prétend de philosophe social. Un vrai philosophe ne fait contre qui et quoi que ce soit de serment d'Annibal. C'est par un tel serment que Proudhon débute contre les riches. Un vrai philosophe, — tel du moins que nous le concevons, — ne s'occupe pas de savoir s'il est patricien ou plébéien; né dans les rangs po- pulaires, il s'en souvient pour être plus sympathique et plus se- courable aux misères qu'il a connues, mais non pour bâtir des théories sur des ressentimens et sur un accident de naissance. La première condition pour qui veut se connaître et connaître le monde, c'est de garder son esprit libre. Malheur, je dis philosophiquement | parlant, à celui qui ne sait faire de sa pensée qu'une arme de com- | bat ! Et, puisque nous cherchons ce qu'est ou doit être un philo- sophe social, rappelons ce que dit là-dessus M. Sainte-Beuve; il trace une sorte de portrait idéal d'un tel philosophe. Ce portrait est excellent dans tout ce qu'il renferme ; il n'en est pas moins sous d'autres rapports incomplet. Il nous explique l'excès des conces- 592 REVUE DES DEUX MONDES, sions auxquelles l'éminent critique paraît s'être abandonné en ju- geant M. Proudhon et ses doctrines. Oui, sans doute, comme il le dit très exactement, un philosophe social doit, en dehors de tout esprit étroit de secte et de pays, étudier le monde, le vaste monde, « visiter et comparer les institutions, les mœurs variées des cités et des peuples. » Oui, il doit porter, dans ce qui fait l'objet du culte des uns et de l'exécration des autres, une impartialité clairvoyante et suprême, animée d'un souffle de sympathie. Des hommes d'un génie supérieur, un Montesquieu, un Aristote surtout, ont appliqué la méthode comparative avec une impartialité aussi féconde qu'é- levée à l'ordre politique; mais ils y ont joint quelque chose de plus, ils y ont joint la connaissance des vérités générales, perma- nentes, de ces lois d'une fixité qui échappe aux entreprises témé- raires des esprits remuans ! Or de telles vérités, n'y en a-t-il pas aussi dans ce qui touche à la structure intime des sociétés, comme dans la constitution des gouvernemens ? L'auteur de la Vie de Prou- dhon semble méconnaître systématiquement que ces vérités for- ment comme un monde de recherches plus spéciales, le monde de l'économie sociale, que l'on réduit beaucoup trop dans une certaine | opinion à des questions d'industrie et de statistique. Le travail, qui - embrasse presque la totalité de la vie humaine, le travail a ses lois, comme la politique pure, lois dont la violation elle-même par les souffrances qu'elle entraîne confirme la réalité. Il y a sans doute des raisons qui expliquent que certaines sociétés se soient établies sur telle base, comme l'esclavage et la polygamie, sur le commu- nisme ou sur d'oppressifs priviléges, sur l'absence de toute indus- trie et de tout commerce jouissant de quelque liberté; mais com- ment ne pas remarquer que l'état de ces sociétés est fort inférieur, comparé à l'état des sociétés qui reposent sur les fondemens opposés, c'est-à-dire sur la reconnaissance de la liberté et de la responsabilité humaine, sur le travail libre, sur le mariage, sur la propriété, sur l'héritage? Cette infériorité de fait n'est pas toujours la preuve d'une incapacité de race. Toutes les formes en un mot n'ont pas égale- ment pour effet de développer la nature humaine dans toute sa puissance, dans toutes ses ressources, de communiquer à la société ce déploiement d'industrie, de sciences, d'art, qui est le signe de la vitalité la plus grande et qui équivaut à la civilisation elle-même au point de vue moral, intellectuel et matériel. Il faut rechercher les causes durables et les principes généraux qui peuvent produire le maximum de liberté, d'ordre, de prospérité, étude qui a son point d'appui dans ces sciences morales, politiques, économiques, lesquelles prétendent se servir aussi de la méthode d'observation et d'expérience. Le physiologiste étudie les lois de la vie, les fonc- , \ PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 593 tions des organes du corps humain pris dans son type le plus gé- néral, à travers la diversité des organisations individuelles et des familles humaines. Le philosophe social a aussi à remplir une tâche analogue. - Sera-ce une raison pour tomber dans un autre extrême et, après avoir tout réduit au pur contingent, se jeter ensuite dans un ab- solu chimérique ? N'est-ce pas ce que fera M. Proudhon? On va le voir à la fois s'exagérer ce que les choses humaines présentent dans le passé et dans le présent de confus et d'anarchique, et vi- ser à trouver du premier coup une formule mathématique qui doit faire cesser ce désordre, formule uniforme, définitive, sous laquelle tout doit désormais se ranger. Est-il donc vrai que dans une société où règne la liberté du travail, pour ne parler que de celle-là, tout soit confus, comme il le dit ? L'économiste Frédéric Bastiat, qui n'a fait en cela que développer la principale idée des économistes, a établi d'une manière très conforme à ces exigences de la méthode expérimentale l'harmonie essentielle et fondamentale des intérêts en dépit de leurs conflits partiels et de leurs luttes fréquentes. Ne voir que ce qui les divise et non ce qui les unit, les force à se coor- donner entre eux et à se mettre en rapport avec l'intérêt général, auquel les différens travaux doivent s'adapter, c'est une vue incom- plète, très peu philosophique et en fait trop peu exacte; mais qu'il y a loin de cette idée d'un certain ordre existant déjà, quoique im- parfait et perfectible, à l'idée qu'on va trouver une panacée, une algèbre sociale, ou, si l'on veut, une astronomie qui coupera court aux perturbations, aux désordres, aux souffrances, et qui donnera à la société la régularité du monde planétaire ! Comment n'insiste- rait-on pas aujourd'hui surtout sur l'erreur et sur le péril de cette double thèse, la variabilité indéfinie des conditions sociales, résul- tant du caractère purement relatif qu'on leur suppose, et la re- cherche d'un absolu destiné à guérir ce mal miraculeusement? Elle offre un danger tout particulier dans les sociétés démocratiques, dont elle favorise l'esprit inquiet et mobile et les rêves les plus chimériques. Tout devient, tout a chance d'exister à son tour; voilà dès lors la vérité sociale comme la félicité publique mise au con- cours des rêveurs plus ou moins systématiques. Chacun produit sa recette, apporte sa panacée. C'est bien assez que la mobilité et l'es- pérance illimitée d'une perfection irréalisable soient la maladie de la démocratie; n'élevons pas ces dispositions à la hauteur d'un sys- tème et ne leur prêtons pas les encouragemens d'une philosophie sociale décevante. On se tromperait en s'imaginant que ces idées chez M. Prou- dhon se sont développées par un pur travail de l'esprit sans au- ToME CIII. - 1873. 38 59li - REVUE DES DEUX MONDES, | . | " | | | | - # | # - - cune influence venant des circonstances morales de sa destinée et de l'état de son âme. C'est une erreur que dissipe sa correspon- dance, et que laissait subsister le plus personnel de ses ouvrages, les Confessions d'un révolutionnaire, livre qui affecte de n'être que la confession d'une pure intelligence, enivrée, M. Proudhon va même jusqu'à dire abrutie de logique, mais à l'abri de tous les contre-coups de la sensibilité sur la nature des opinions. Sa biogra- phie mieux connue et ses lettres ne permettent pas cette illusion. Nous avons laissé M. Proudhon publiant son mémoire sur la Cé- lébration du dimanche, un sujet bien inoffensif, où pourtant il a mis sa marque. On y trouve déjà sa langue saine, vigoureuse, avec une élégance qui n'exclut même pas ici certaines recherches de rhé- torique. Peu importe d'ailleurs qu'il parle en style presque fleuri des plaisirs populaires; méſions-nous, il y a toujours avec lui quel- que serpent caché sous l'herbe. Telle cette phrase à la Rousseau : « dans les classes élevées, on ne connaît plus le dimanche; les jours · de la semaine se ressemblent tous; le peuple renvoie quelquefois ses passions à huitaine, les vices des grands ne s'ajournent pas. » Il ira ſort au-delà, en fait d'audace, dans la manière dont à propos du repos hebdomadaire il interprète les lois de Moïse ; il y cherche l'égalité, la démocratie, il l'y voit non-seulement dans le repos pé- riodique, qui empêche que le peuple ne soit écrasé de travaux, mais dans la législation plus générale qui partage les terres entre les tribus. Il n'est pas jusqu'au mot : tu ne déroberas pas, qu'il ne tire à lui. Il le détourne dans un sens défavorable à ceux qui atti- rent et retiennent un gain, quel qu'il soit, sans l'acquiescement de la société et au détriment des autres. L'expression de dérober, à l'en croire, est générique comme l'idée même, et implique que toute infraction à l'égalité de partage, toute prime arbitrairement deman- dée et tyranniquement perçue dans l'échange ou sur le travail d'autrui est une violation de la justice commutative et une véritable concussion. Proudhon n'eut que la mention académique. Il montre par une lettre adressée à son ami Ackermann, le 9 septembre 1839, qu'il en prenait fièrement son parti. En lui accordant seulement la médaille de bronze, ne l'avait-on pas déclaré à part et hors ligne ? Mais le plus curieux, c'est qu'il persistait à dire qu'il avait fait une œuvre orthodoxe en se déclarant égalitaire à la façon de Moïse ; il ne paraît pas se douter que c'est lui qui dénaturait la pensée de la législation judaïque et aussi du christianisme. « On a trouvé dans mon mémoire, écrit-il, des digressions, c'était la partie confirmative, — des propositions malsonnantes, audacieuses, téméraires, inad- missibles, au moins pour le moment, — des théories de politique et de philosophie spéculatives, des systèmes d'égalité, etc., dange- PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 595 reux. Cependant on en a déclaré l'orthodoxie irréprochable, ce qui veut dire que chez mes juges la conscience du chrétien ne pouvait s'empêcher d'admettre ce que la prudence des fonctionnaires pu- blics et des membres d'un corps constitué défendait de sanction- mer. » — « Voir une vérité, c'est être obligé de la dire, » écrivait encore Proudhon, proposition qui est l'inverse de celle qu'on attri- bue à Fontenelle. Partant de cette maxime de franchise absolue, et plus encore sans doute cédant à sa fougue, il ira, on n'en peut dou- ter dès lors, jusqu'au bout de sa logique et aux dernières extré- mités de son humeur. Tout le poussait dans cette voie extrême, et qui eût pu l'y rete- nir ? Ce n'était pas sans doute l'excellent et judicieux M. Droz, son compatriote, que l'académie de Besançon lui avait donné pour tu- teur, car, — chose singulière et qui fait sourire, — le pensionnaire de cette académie avait un tuteur délégué par elle, et M. Droz avait reçu cette tâche, infiniment peu commode, de tenir Proudhon en laisse. Comment n'y aurait-il pas perdu ses frais de sagesse ser- monneuse et ses remontrances un peu solennelles? Loin de refréner le moins discipliné des pupilles, de telles exhortations ne pouvaient que l'impatienter, l'aiguillonner en sens contraire. Peut-être de bonnes âmes trouveront-elles pourtant que M. Sainte-Beuve y met plus de malice qu'on ne voudrait en se moquant un peu de cet homme honnête et de mérite, dont la figure, en entendant de telles énormités, « devenait encore plus longue qu'à l'ordinaire. » En vé- rité, de tels paradoxes pouvaient allonger bien d'autres figures, et ils produisirent le même eſfet sur le philosophe Jouffroy, que Prou- dhon cessa également de fréquenter. Le voilà donc à Paris, isolé, gêné, vivant d'une vie chaste et austère, éloignée de toute distrac- tion et de tout plaisir, avec sa pensée qui fermente, livré comme une proie à ses études ardentes et aux réflexions qui en naissent, et ne tenant à la vie réelle que par les soucis que lui cause l'état embarrassé de son imprimerie. Il fréquentait des républicains, des adeptes du socialisme, qui était déjà fort en vue, surtout sous la forme phalanstérienne représentée par des journaux comme la Pha- lange, la Démocratie pacifique. Il n'avait plus même ce dernier frein modérateur que lui faisaient sentir des amis, eux-mêmes d'o- pinions avancées, mais allant moins loin et plus circonspects dans leur conduite. Ackermann était parti pour Berlin. Bergmann, à qui il portait une de ces fortes et tendres affections dont il faut faire honneur à sa nature morale, Bergmann, dont il disait qu'il « aurait voulu vivre et mourir avec lui, » était éloigné aussi. Et puis il était en ce moment si pauvre qu'il ménageait les lettres « à cause du prix du port. » Il y revient souvent à cette mal- heureuse réserve, même en écrivant à son père et à sa mère. Il 596 REVUE DES DEUX MONDES, s'exaltait, s'exaspérait dans ce Paris alors calme en apparence, mais où déjà bouillonnaient toutes les idées que nous avons vues éclore et éclater depuis lors. C'est de là que date le premier cri de guerre, non pas celui qu'il va pousser publiquement, prémé- diter en quelque sorte, mais ce cri qui lui échappe dans le secret et qui ne permet plus de se tromper sur les sentimens, sur les des- seins du futur polémiste. Voici ce qu'il écrit à Ackermann : « Je rentrerai dans ma boutique l'année prochaine, armé contre la ci- vilisation jusqu'aux dents, et je vais commencer dès maintenant une guerre qui ne finira qu'avec ma vie. » Ainsi voilà la lutte à ou- trance résolue, sinon déclarée. La manière même dont il annonce les hostilités ne part pas d'un esprit arrivé, comme il en a la préten- tion, à des conclusions radicales par la réflexion désintéressée et par l'étude, c'est le mot suprême d'un cœur troublé et ulcéré.Tout le froid appareil des syllogismes, toute l'ostentation d'une dialec- tique raffinée, n'y feront rien désormais : nous entendrons toujours retentir ce cri à notre oreille. Il touchait à l'instant où il allait lancer son fameux manifeste contre la propriété. Ce mémoire, quoi qu'il en dise et quoi qu'en paraisse penser M. Sainte-Beuve, ne nous fait pas l'effet d'être une œuvre philosophique. C'est un pamphlet armé de textes savans em- pruntés aux philosophes, aux économistes, aux jurisconsultes, qu'il démolit les uns par les autres. Si nous avons affaire ici à un rêveur, à un révolté, nous n'avons pas affaire à une âme cupide ou sensuelle qui veut prendre sa part des joies de la vie. Le mal chez Proudhon n'est pas là, il est dans l'orgueil de l'esprit, mal plus noble sans doute, mais auquel nous voudrions que l'on conservât le nom de mal, au lieu de l'absoudre et d'avoir l'air presque de le glorifier. L'orgueil de l'esprit consiste-t-il donc à se confier dans la légitime portée de facultés faites pour travailler à la recherche de la vérité, à tirer gloire des conquêtes de la science qui nous a ouvert de si pro- digieuses perspectives en donnant des résultats si féconds ? Non, autrement il faudrait renoncer à toute vivifiante chaleur et tomber dans le mépris de la vie et des œuvres; cette disposition, chez ceux qui ne sont pas des saints, produit tout autre chose que des fruits de vertu et de sagesse. Non, l'orgueil de l'esprit consiste à s'exagérer démesurément ses forces et à identifier l'esprit humain lui-même avec sa propre et faible intelligence, devenue la mesure de toute vérité et s'arrogeant le droit de faire plier le monde entier à ses conceptions. Pourquoi ne porterait-on pas sur ce genre d'excès et, osons le dire, de folie un jugement sévère comme sur de plus vulgaires ambi- tions ? Que sera-ce quand cet orgueil surhumain tourne à l'action violente ou y aboutit fatalement ? Suffira-t-il de voir dans cette humeur paradoxale un cas pathologique intéressant à étudier ? Ce PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 597 serait, en vérité, abuser de la critique physiologique et médicale. Même en admettant qu'un penseur n'est pas absolument respon- sable de ses opinions réfléchies et de la suite d'idées qui constitue son système, est-ce qu'il ne l'est pas de certaines formules agres- sives, véritables appels aux passions, qui deviendront demain, si- non aujourd'hui même, des appels aux armes ? S'agit-il ici d'un Spinoza, d'un métaphysicien purement abstrait ? Pas le moins du monde. Quand on s'écrie au début d'une étude sociale : La pro- priété, c'est le vol, on sait ce qu'on fait, on encourt une respon- Sabilité morale ! Qu'il faille plaindre Proudhon, qu'il ait souffert, que par momens l'état de son âme intéresse à lui, nous ne le nierons pas. De même qu'il n'a guère personnellement connu la haine dans ses colères les plus emportées, il ne saurait inspirer non plus ce sentiment, qu'il faut distinguer de l'irritation qu'on peut éprouver à l'égard d'un lutteur si provoquant et si méprisant. Cet homme expansif, chez qui on remarquait une certaine rondeur de manières et qui avait l'air très ouvert, assez jovial, il avait caché en lui-même bien des douleurs comprimées, dont sa correspondance donne le secret, et qui aident à expliquer, avec la tristesse sombre et passionnée de cer- tains accens, l'amertume de ses sarcasmes. Il peint dans ses lettres à Ackermann son isolement moral. Ackermann, qui est un puriste et un amateur de style châtié, lui donnait quelques conseils relative- ment à la forme. Proudhon lui écrit le 12 février 1840 : « Je suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires pour m'amuser à être gent de lettre, et je crois d'ailleurs que l'âge d'or de ce qu'on appelle pure- ment littérature est passé pour jamais... Laissons là la littérature et les littérateurs : je suis fait pour l'atelier, d'où j'aurais dû ne jamais sortir, et où je rentrerai aussitôt que je le pourrai. Je suis épuisé, découragé, prosterné. J'ai été pauvre l'année dernière, je suis celle- ci indigent. Mon budget tout réglé, il me restera, à dater du 1º avril prochain, 200 francs pour vivre six mois à Paris... Je suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main. N'ayant point d'ennemi, je regarde quel- . quefois la Seine d'un œil sombre, et je me dis : Passons encore au- jourd'hui. L'excès du chagrin m'ôte la vigueur de tête et paralyse mes facultés. » Dans d'autres lettres, remplies de la même fièvre, on remarque cette pensée trop persistante, qu'il va renouveler la face des sciences sociales et même du monde. « Sous le rapport philosophique, il n'existe rien de semblable à mon livre. Malheur à la propriété! malédiction ! — Quand le lion a faim, il rugit. — Il faut que je tue dans un duel à outrance l'inégalité et la propriété. Ou je m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté. » - 598 REVUE DES DEUX MONDES. Les explications qu'il donne à ses amis ne font que nous confir- mer le vice radical de sa méthode même. A travers des tâtonnemens et après des transformations d'une fécondité douteuse, il en revien- dra toujours à ce premier point de départ. Ce qu'il appelle sa mé- thode, c'est la détermination de l'idée du droit, de l'idée de justice distributive, dont la solution est par lui cherchée dans l'égalité absolue. Cette donnée ne paraît avoir rien d'original. C'est de la même idée que partait Platon dans cette République qu'on ne peut guère au surplus comparer aux utopies modernes sans tomber dans toute sorte de contre-sens philosophiques, car, avec des apparences parfois semblables, rien dans le fond ne diffère davantage. D'autres utopistes avaient aussi fondé leurs systèmes sociaux sur la justice distributive aboutissant à l'égalité. Proudhon se proposait de re- nouveler cette vieille idée de l'égalité absolue en s'aidant du der- nier état des sciences sociales. Il prétendait prouver que toutes les théories imaginées par les philosophes et les légistes supposent im- plicitement cette égalité. A l'aide de cette donnée, il entendait faire de l'économie politique une science mathématique, pouvant déter- miner, « par une simple règle de société, » la part revenant à cha- cun selon l'équité. « Pour la première fois, écrit-il à un de ses cor- respondans, une vraie méthode aura été employée en philosophie et aura véritablement démontré par une analyse propre ce qui, par voie d'intuition et de tâtonnement, resterait à jamais caché, parce que l'intuition et le tâtonnement ne prouvent rien... Je crée une méthode d'investigation pour les problèmes sociaux et psycholo- giques, comme les géomètres en créent pour les problèmes des mathématiques. » On remarquera ce mot de psychologiques, qui vient s'ajouter aux problèmes sociaux. C'est la science universelle de l'homme et de l'humanité qu'entrevoit Proudhon. Il ne doute pas qu'il n'accomplisse une œuvre utile, méritoire. « Au feu de l'épreuve, mon âme s'épure, et je me détache de tout esprit de pro- priété scientifique et littéraire; savoir avec certitude, le dire avec force, clarté et précision, c'est le seul bien où j'aspire. » A ces élans de confiance revient se mêler pourtant l'angoisse. « Voir et savoir est la vie des êtres pensans; mais que cette vie est dure ! Depuis le jour où Jean-Jacques Rousseau écrivit la profession de foi du vi- caire savoyard, aucun homme peut-être n'a eu une conscience plus forte de la vérité de ses écrits, aucun n'a été livré à une tristesse plus profonde que la mienne. » On a bien des fois apprécié la portée de ce livre de la Propriété au point de vue des idées de droit et d'économie politique; mais en dehors des purs disciples il n'avait pas encore eu peut-être de juge aussi favorable que M. Sainte-Beuve. Il ne s'agit plus ici de cette pénétration bienveillante, presque aſfectueuse, qui le porte à sym- PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 599 pathiser avec les épreuves de l'homme ; il s'agit d'un certificat d'ab- solution quant aux idées et d'une explication tout à fait atténuante quant aux excès de langage. Il déclare que ce livre n'a pas été ré- futé, il dit qu'il n'aurait pas lui-même parlé de Proudhon dans les termes où il le fait, s'il avait cru que ce soit là un ouvrage « fatal, funeste, sans valeur philosophique, » et il ajoute : « Il était loin sans doute d'avoir abattu les murailles et d'avoir pris la place d'assaut, mais il y avait pratiqué à coups de bélier de larges brèches diffici- lement réparables. » Puis cette explication tout indulgente du ter- rible mot sur la propriété : « le Jurassien Proudhon avait natu- rellement en lui, et il tenait peut-être de son pays natal, une veine de crânerie provocante. » Nous le croyons volontiers : mais enfin voici des propriétaires que Proudhon pousse l'épée dans les reins et qu'il veut forcer à restituer l Voici des économistes, des publi- cistes qu'il harcèle sans pitié, dont il se moque autant que Molière de Pancrace et de Marphurius, et qu'il prétend convaincre de n'a- voir débité que des pauvretés, et on leur dit : Que voulez-vous ? c'est un Jurassien ! — Vous êtes des spoliateurs. — Jurassien ! — Vous êtes des sophistes, des complices du capital. — Jurassien ! — Qui eût jamais cru que cette qualité conférât tant de priviléges? Et si des intérêts lésés, inquiétés, si des amours-propres offensés ont peine à se contenter de l'explication, croit-on qu'elle paraîtra plus satisfaisante à une intelligence plus froide et plus rassise? Et sera-t-elle aussi bien édifiée par cette autre explication, « qu'il avait à se faire écouter, à se faire jour, à soulever, comme En- celade, son Etna ? » — Eh l nous nous soucions bien qu'il se fasse écouter et qu'il soulève son Etna ! diront ceux qui sont placés sous la montagne près de s'écrouler et qui ont la crainte d'être écra- sés sur place. Tout cela est fort bourgeois, nous en convenons ; mais après tout on conçoit que les gens regardent à deux fois avant de servir de cible aux crâneries provocantes des nouveaux Ence- lades soci listes, fussent-ils nés dans le Jura ! Et Proudhon le savait bien. En lançant au milieu de cet amas de matières combustibles un projectile terrible, il n'en ignorait pas les effets incendiaires. Il n'avait pas ce calme, cette parfaite sécu- rité qu'on paraît croire. Que signifie en effet cette phrase que nous trouvons dans une des lettres avant la publication du célèbre mé- moire ? « Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur... J'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi à la veille de faire partir une machine infernale. » Est-ce que ces lignes-là ne méri- taient pas autant que bien d'autres d'être soulignées et commentées? $00 REVUE DES DEUX MONDES, II. | Le mémoire, paru en juin 1840, fut loin d'obtenir ce succès po- pulaire que Proudhon prédisait, qu'il espérait en en redoutant presque l'éclat, quand il se faisait à lui-même l'effet de dresser une machine infernale intellectuelle. L'ouvrage fut connu d'un certain nombre d'esprits sérieux. Les uns le lurent avec colère, n'y virent qu'un brandon de communisme; d'autres furent surtout frappés du talent, de l'habileté de la discussion, et tinrent compte à l'auteur du probe et viril accent de quelques-unes de ces pages. Parmi ceux-ci se trouvaient des économistes distingués, — qu'on ne s'en étonne pas; les savans aiment mieux être discutés et malmenés que passés sous silence. Proudhon relevait l'importance de l'économie politique par la vivacité même de ses attaques. Quant à l'académie de Be- sançon, « sa marraine, » elle se fâcha, elle menaça de retirer la pension. Proudhon, selon sa manière habituelle, montra les dents; il n'était pas homme à ne pas se défendre, ayant raison ou tort. Il visita plusieurs de ses juges, ridiculisa ceux qui se montraient les plus mal disposés, eut l'art de mettre le préfet lui-même dans son parti sous prétexte que ce qu'on lui reprochait ne dépassait pas la mesure d'une discussion purement scientifique. Sur un point d'ail- leurs, il pouvait plaider sa cause avec une entière vérité; il ne de- mandait pas la chute du gouvernement. Il attendait peu de la répu- blique immédiate. Il détestait cordialement le National, qui le lui rendait; il faisait peu de cas de M. de Lamennais comme penseur, et ne voyait que déclamation dans sa rhétorique démagogique. Sans doute il fit valoir ce point de contact qu'il avait avec les conserva- teurs. Bref, il réussit à persuader à ceux qui voteraient contre lui qu'ils passeraient pour des sots; la pension fut maintenue. D'ailleurs il ne rétracta rien; sa défense fut encore plus outrageuse pour la propriété que son mémoire. Cette affaire tient une assez grande place dans sa correspondance. Proudhon attache à ses 1,500 francs, sa ressource unique pendant longtemps, une importance suprême. C'est son pain qu'il défend. Il s'étonnait au reste de trouver des amis même dans le camp des intérêts qu'il avait particulièrement attaqués. « En général, écrit-il (19 août 1840), les dévots, les avo- cats et les littérateurs purs m'en veulent; les commerçans, ban- quiers, usuriers, gens de négoce et de commerce, m'applaudissent; l'aurais-tu deviné? Déjà au temps de Jésus-Christ les publicains se trouvaient plus près du royaume de Dieu que les pharisiens et les docteurs. » Très préoccupé d'un second mémoire, il ne songe pas à s'assurer quelque situation qui lui donne les moyens de vivre. Il part PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 604 de Besançon pour Paris uniquement pour voir son ami M. Berg- mann, causer à fond sur ce qui lui tient au cœur, et, faute d'argent, il fait le voyage à pied. « C'est pour toi, lui écrit-il, que je pars un mois plus tôt que je n'eusse voulu, c'est pour toi que je vais me briser les jambes. » Il a besoin, dit-il, de causeries et aussi de con- seils, — et il fait ses quatre-vingts lieues en six jours. Revenu à Paris, il s'occupa d'un second travail sur la propriété. On lui recommandait d'être moins agressif et brutal dans la forme, et il répondait à ses amis qu'il ferait de son mieux. Ses lettres à ce moment nous le montrent persévérant de plus en plus dans cette idée, que les misères de l'humanité dépendent d'une erreur de compte, d'une mauvaise comptabilité. Cette erreur de compte re- pose sur l'inégalité de répartition d'après l'inégalité des facultés, sur l'appropriation du produit collectif par un seul individu : pure question d'arithmétique sociale. Aussi se propose-t-il de réparer le vice d'exposition de son premier mémoire en commençant au lieu de finir par la détermination morale de l'idée du juste. Il sui- vait en cela le conseil que lui donnait un de ses correspondans. A partir de ce moment, il s'occupe plus spécialement de philosophie; il étudie Kant. Il voudrait, écrit-il, « travailler à une métaphysique nouvelle, » mais la question sociale lui offre « une si riche matière à traiter qu'il ne peut renoncer à un sujet où il voit l'occasion de déployer toutes les ressources du style et toutes les forces de l'élo- quence. » Aveu précieux à recueillir; il a beau mépriser les hommes de lettres, lui-même en est un. Il vise à la renommée littéraire. Ce talent d'écrivain se forma du reste assez vite; il devait éclater sur- tout dans la polémique. « Proudhon, dit M. Sainte-Beuve, a de lui- même une bonne langue, forte et saine, puisée aux meilleures sources; il sait bien le latin; il écrit avec analogie et propriété dans le sens direct de l'étymologie et de la racine. Toutes ses acceptions de mots sont exactes et justes. Il est peu original quand il veut faire de l'éloquence proprement dite et des apostrophes ou allocu- tions à la Jean-Jacques, mais dans le corps-à-corps de la lutte et de la polémique il a des expressions trouvées et de la plus neuve vigueur... Sa familiarité première avec la Bible, qui a été son principal livre classique, lui suggère plus qu'à aucun autre écri- vain laïque de notre pays, où on lit si peu la Bible, des allusions, des images fréquentes, qu'il applique à notre temps en toute éner- gie et franchise. » Ce jugement s'applique aux écrits antérieurs à 1848; mais pourquoi ne pas ajouter, ce qui ne serait que vrai rigou- reusement, qu'il n'est pas un seul des ouvrages du célèbre socia- liste qui supporte la lecture d'un bout à l'autre ? Si on rencontre de belles pages, quelquefois des chapitres entiers écrits avec une verve 602 REVUE DES DEUX MONDES. correcte et une facilité brillante, combien d'obscurités, de lourdeurs de pensée et de forme se continuant dans des séries entières de cha- pitres indigestes ! Sauf dans quelques articles de journaux où il est toujours clair, jamais Proudhon n'a été un écrivain populaire, et il n'est pas à croire que jamais il le devienne. Il n'est réellement intéressant, entraînant, que quand il reste dans son rôle de pam- phlétaire et de critique ; pour tout lire, il faut être un adepte ou un de ces adversaires attentifs qui lisent en conscience les ouvrages qu'ils contredisent et réfutent autrement que sur fragmens isolés. On peut juger de son goût littéraire par quelques passages de sa correspondance. ll manifeste contre la littérature de notre temps une antipathie qu'il ne fera plus tard que motiver plus fortement dans un travail spécial sur l'art et dans des considérations mêlées à ses œuvres. Dès 1S41, il nous juge malades, très malades, litté- rairement et moralement; nous mêlons à dessein ces deux choses que lui déjà enveloppe dans une même appréciation, et dont il entrevoit les secrets rapports. Il écrit à M. Bergmann.le 24 avril 1841 : « La jeunesse est épicurienne et immorale, toute la nation insouciante et lâche, j'ignore vraiment ce qui en arrivera. Un ou- ragan passera-t-il encore sur la France ? Je ne sais, mais je ne le souhaite pas. » Et le 16 mai de la même année : « La littérature ne produit plus rien : la France dégringole à tire-d'aile. Plus de vertu, plus d'esprit public! Il y en a peut-être encore pour bien des an- nées. J'en souffre et j'en pleure. » - La vie humble et presque misérable de Proudhon à ce moment (1841) fait un singulier contraste avec l'espèce de renommée dont il commençait à être entouré dans un public plus restreint qu'il ne l'eût désiré. ll en était réduit à se charger des plus modestes besognes. Un juge qui désirait se faire un nom comme auteur et arriver à la députation se l'attacha, c'est-à-dire s'assura sa colla- boration pour les recherches et pour la rédaction de certaines par- ties de son œuvre, moyennant une somme annuelle de 1,800 francs. Il s'agissait d'un ouvrage sur le droit criminel. Le brave juge vou- lait bien un peu de paradoxe, mais pas trop. Proudhon meutait une véritable malice à introduire dans son travail des propositions ter- ribles, mais cela en douceur, en les dissimulant habilement à son collaborateur lui-même, et il riait sous cape. Tout examen fait de son ouvrage, cet excellent homme, qui n'était pas un grand radical, renonça à le publier, et Proudhon n'eut pas la satisfaction de Voir l'effet stupéfiant de la publication, dont il se réjouissait à l'avance. — Que le procédé ne fût pas précisément des plus délicats envers un homme qui se confiait à lui trop naïvement et dont il recevait un salaire, ou que ce fût là seulement, comme l'insinue son bio- PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 603 graphe, une vengeance assez naturelle et de bonne guerre de son état de servage intellectuel, c'est un détail que nous n'apprécie- rons pas, mais où se montre bien le côté narquois de cette na- ture gauloise qui apparaît dans une vive saillie en plus d'un en- droit de la correspondance. Proudhon est furieux, il n'en rit pas moins, il s'amuse lui-même de ses épigrammes et de ses portraits, il prend plaisir à ses invectives; il emporte la pièce. Un jour il écrira d'un de ses adversaires qui a laissé une juste renommée d'honnête homme et d'homme de valeur « qu'il a trouvé moyen d'être plus méchant que sa réputation et plus laid que sa caricature. » Ces aménités de polémique ne partaient pas chez lui de sentimens haineux : il s'amusait ! Il mettait de l'art à fabriquer ses flèches, à les rendre piquantes, acérées. Il voyait d'avance l'impression produite sur le public, il était heureux d'étonner, d'effrayer les badauds. Ses colères de polémiste, et il en avait de sérieuses, de violentes, n'excluaient pas le calcul et le plaisir savant qu'il trou- vait à les épancher dans un style travaillé pour l'eſſet, où l'exagé- ration même était de parti-pris. Nous ne recueillerons, dans les circonstances qui signalent la vie laborieuse de Proudhon jusqu'en 1848, limite à laquelle s'est arrêté M. Sainte-Beuve, que ce qui achève de le peindre, et cer- tains détails qui n'étaient pas bien connus : aussi n'insisterons-nous pas sur le second mémoire relatif à la propriété. C'est un travail écrit avec beaucoup de soin; mais où sont les belles résolutions de ne plus être agressif ? Les pages véhémentes n'y manquent pas, et ne sont pas des moins bien frappées. Il dédiait ce mémoire à l'éco- nomiste Blanqui; c'était faire acte de reconnaissance. M. Blanqui avait apprécié un des premiers la valeur de l'écrivain, et lui avait fait un accueil d'où devaient naître des relations plus suivies. Il avait parlé du premier ouvrage, tout en le combattant avec force, en termes fort honorables, dans un rapport fait devant l'Académie des sciences morales. Proudhon dut à ses démarches actives de se voir épargner des poursuites. Il lui garda de ces bons procédés une gra- titude qui ne s'est pas démentie dans les plus vives polémiques. Plus que jamais d'ailleurs à ce moment il excluait la politique de ses écrits; il cherchait même des appuis dans le pouvoir, notam- ment auprès de M. Duchâtel, alors ministre, qu'il connaissait pour un esprit ouvert et au courant des questions économiques. Il entre- tenait plus que jamais aussi, à cette date de 1841, son rêve favori d'être un grand philosophe, il méditait son livre de la Création de l'ordre dans l'humanité, un de ses ouvrages les plus défectueux malgré des pages vraiment éclatantes; jusque-là il n'avait pas fait un pareil effort pour tout embrasser dans une vue synthétique. De 60li REVUE DES DEUX MONDES, nul autre de ses livres, il ne parle avec plus de tendresse; lui-même en devait rabattre plus tard. Cette ambition philosophique de Proudhon ne serait pas connue dans ce qu'elle eut d'intense et de fiévreux sans la publication des fragmens de correspondance. Elle se fait jour dans les lettres à Bergmann. Il veut, lui écrit-il, expliquer les lois universelles de l'organisation sociale; il croit être arrivé à la pleine lumière. « Nous étudions quelquefois longtemps sans que le progrès soit sensible, puis tout à coup les voiles tombent; après un long travail de ré- flexion, l'intuition arrive, — ce moment est divin. Quand un homme a beaucoup appris, que son érudition est suffisante, il ne faut plus que lui poser des problèmes et soulever devant lui des difficultés. Pour peu qu'il ait de génie, il s'élancera comme le soleil et répan- dra des flots de lumière. Mon ouvrage aura pour titre : De la Créa- tion de l'ordre dans l'humanité. Ce sera de l'économie humaine transcendante. » En attendant, il lançait (10 janvier 1842) son troi- sième mémoire sur la propriété, bien moins mêlé d'idées métaphy- siques, quoique la philosophie sociale y tienne une grande place. C'était l'Avertissement aux propriétaires, sous forme de lettre à M. V. Considérant. Cet écrivain fouriériste était alors un des chefs socialistes qui avaient le plus de notoriété. Nulle part Proudhon n'avait exposé plus crûment son idéal d'une égalité absolue de ré- munération; il va jusqu'à mettre sur le même pied le salaire de Phidias et celui du dernier maçon. Nous ne pensons pas qu'on puisse appeler cette chimère une thèse originale; elle avait été sou- tenue par d'autres, et elle venait de l'être tout récemment par M. Louis Blanc. L'originalité, comme il arrive avec Proudhon, n'é- tait guère que dans la manière, dans la forme. Le talent et le génie sont dans ce mémoire traités comme des monstruosités qui se dé- Veloppent au préjudice de l'équilibre général des facultés, et qui méritent peu d'être encouragées. Partout il est revenu sur cette idée avec force duretés à l'adresse des artistes, dans lesquels il voit de véritables anomalies, des monomanes, offrant le type incomplet et presque toujours dégradé de la nature humaine. On verra plus tard son horreur pour le roman, pour la littérature languissante et pas- sionnée; il n'y aperçoit qu'ignominie mal déguisée sous un tissu de phrases mystiques et exaltées. Sous des formes rudes, excessives, il y a là tout un côté d'observations vraies à recueillir; c'est là peut- être, c'est dans ses appréciations sur la littérature et la morale de notre temps, appréciations d'une austérité qui rappelle souvent l'esprit monacal, qu'on trouverait la part la plus vraie d'origina- lité et d'humour. Il a donné de ce genre de critique, disons plu- tôt de censure et d'exécution, de terribles spécimens dans un de | | | | PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE . 605 ,- ses derniers et plus fameux ouvrages, la Justice et la Révolution. Les poursuites dont l'Avertissement aux propriétaires fut l'objet de la part du parquet, et dont l'auteur devait se tirer par un ac- quittement, donnent lieu à plusieurs lettres d'un tour vif, piquant, épigrammatique, d'une gaîté et d'une réalité de détails qui touchent à la caricature. « C'est du Daumier, et du meilleur, dit M. Sainte- Beuve; c'est la comédie à la cour d'assises; plusieurs passages, par leur belle humeur, rappellent Beaumarchais. » Il est certain que Proudhon s'y moque avec beaucoup d'esprit des juges, et non-seu- lement en paroles, mais en action, car il lut une défense qui ne fut qu'une longue ironie. Il était accusé d'avoir excité à la haine de certaines classes. Il fit une sorte de revue de ces différentes classes, et parla des prêtres, des académiciens, des journalistes, des phi- losophes, des magistrats, des députés. « Cette critique, écrit-il, lue avec un grand sérieux, une grande simplicité d'intonation, qui contrastait singulièrement avec le sel, la vivacité, l'énergie, la jus- tesse des sarcasmes, toute pleine d'allusions personnelles dont quelques sujets se trouvaient précisément à l'audience, produisit un effet merveilleux. Les jurés se regardaient et se pinçaient pour ne pas rire, les juges baissaient la tête pour sauver leur gravité, et le public riait. Ce qu'on me reprochait d'avoir écrit n'approchait plus de ce qu'on me laissait dire, et ma recette homœopathique produisit le résultat que j'en attendais. Je fus acquitté avec applau- dissemens du public, poignées de mains des jurés et félicitations des juges ! » Tout cela est fort bien; mais nous qui avons souvenir de ces temps, nous nous disons : « Et voilà l'autorité qu'une presse acharnée chaque jour contre elle voulait faire passer pour tyran- nique, oppressive ! » Nous pourrions ajouter à cette remarque bien d'autres observations chagrines, mais fondées, sur les avantages que donne en France l'opposition, à quoi qu'elle s'adresse, com- parés au rôle ingrat de défenseur d'une société qui n'est au fond sévère que pour ceux qui la défendent. Avait-on raison ou tort de faire un procès à Proudhon? Nous ne savons; c'est surtout quand il s'agit de livres que l'autorité ne doit pas se montrer seulement libérale, mais qu'elle doit être circonspecte dans son propre intérêt. Proudhon disait qu'il n'avait entendu faire que de la science, riait de ses juges, et trouvait de son vivant et après sa mort d'indulgens et aimables conservateurs pour en rire avec lui. Quelle morale et quel enseignement ! • Il résolut pourtant de ne point s'attirer de nouvelles affaires. « Il faut, disait-il, que je songe à endormir le dragon et à amorcer le requin. » Il désignait ainsi le gouvernement. « Je vais travailler à me rendre acceptable, même au pouvoir. » L'année 1842 se passa 606 REVUE DES DEUX MONDES. presque dans l'étude et dans le travail de son imprimerie. Il avait une ambition un peu singulière chez un réformateur aussi armé en guerre, c'était d'obtenir une petite place à la mairie de Besançon. Si modeste que fût ce désir, il était, il devait être irréalisable. Prou- dhon, secrétaire de mairie et foudroyant de cet humble poste offi- ciel, non pas, il est vrai, le gouvernement de juillet, mais la classe moyenne qui le soutenait, et la propriété et le capital, le conçoit- on? Ses lettres au savant professeur de philosophie M. Tissot mon- trent quelque apaisement momentané, toutefois avec la perspective d'une lutte à reprendre bientôt. Au commencement de 1843, il vendait son imprimerie, qu'il quittait avec 7,000 francs de déficit à prélever sur son travail fu- tur. « Repoussé de la préfecture et de la mairie, écrit-il, suspect au parquet, hostile au clergé, redouté de la bourgeoisie, sans pro- fession, sans avoir et sans crédit, voilà où je suis arrivé à trente- quatre ans. Je n'ai plus rien à faire à Besançon. » Et il rentre dans son rôle de pur prolétaire et de révolté. Franchement pouvait-il en jouer un autre ? Et croit-on qu'on l'eût retenu soit par le fragile la- cet d'une petite place, soit par des concessions à ses idées, que nous avouons ne pas même concevoir, ses idées étant de celles dont la devise est tout ou rien? Est-ce qu'il y avait transaction possible entre la société et les systèmes de M. Proudhon? La vérité veut qu'on le dise : M. Proudhon a joué constamment le rôle d'agresseur. La société ne s'est défendue que tard, dans des temps de guerre civile. Les faits eux-mêmes sont intervertis, présentés inexactement, lors- que M. Sainte-Beuve s'écrie : « On ne lui tend pas la main. On lui répond par une fin de non-recevoir absolue, il y a hourra et chorus. Étonnez-vous après cela si, le tempérament y aidant, la patience lui échappe. Vous voulez la guerre, mes amis; vous l'aurez ! Vous voulez de la contradiction, on vous en servira. Vous êtes des Français rou- tiniers et légers, on sera un montagnard du Jura, un paysan du Doubs, un Franc-Comtois intraitable. Et alors, comme on ne lui accorde rien, il demandera tout. Il fait feu sur toute la ligne... Il se plaît à l'effroi qu'il inspire, aux tempêtes qu'il soulève. ll joue de sa logique, de sa massue d'Hercule, et la promène sur les têtes comme quelqu'un qui n'a rien à ménager. » Peinture éloquente, mais justification impossible ! Pour ramener, se concilier Proudhon, la société n'avait qu'un moyen : se livrer entièrement à lui. Le pouvait-elle ? - La lutte, à peine ajournée, allait le reprendre bientôt tout entier. Il fit un séjour à Lyon. MM. Gauthier frères, qui avaient établi un service de bateaux à vapeur, eurent l'idée de mettre à profit sa ca- pacité pour les affaires contentieuses. L'un des deux frères était lié PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 607 $ avec lui dès l'enfance. Cette situation lui permettait de venir sou- vent à Paris, où MM. Gauthier lui confiaient des affaires. Il en pro- fitait pour ses études et ses relations, et préparait son ouvrage capital des Contradictions économiques, qu'il devait publier en oc- tobre 1846. Il était déjà depuis trois ans en rapport avec plusieurs groupes de savans et avec quelques amis nouveaux qu'il s'était faits. Il eut aussi ses amis socialistes, ayant couleur de disciples, tels que MM. Darimon, Chaudey, Duchêne, Langlois et d'autres. Il fit enfin la connaissance des économistes ses adversaires et que dans une lettre il appelle « de bons garçons, hommes instruits, de bon sens, de bon goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencon- trer. » Ces douceurs ne devaient pas se soutenir pourtant, et quoi- qu'il ait assisté au dîner où se réunissent les économistes, qu'il y ait été traité en confrère plus qu'en adversaire, il devait se retour- ner bientôt après contre la « secte, » comme il l'appelle, avec force coups de boutoir. Quand viendront les temps de lutte, il ne reculera pas toujours devant l'injure. Les relations allemandes de Proudhon à Paris, celles qu'il eut avec Charles Grün en 1844, sont connues (1). L'influence de He- gel et de sa méthode lui'arriva par le jeune Allemand, à la fois son admirateur enthousiaste et son initiateur; elle allait être sen- sible, jusqu'à un certain point, dans son prochain livre, le Système des contradictions économiques. Il avoue dans une lettre qu'il n'a- vait jamais lu Hegel, et on pouvait s'en douter. Tout ce qu'il apprit de la philosophie allemande, on le devine, se réduit, avec l'idée des antinomies qu'il avait puisée plus directement dans la lecture de Kant, à ce jeu de la thèse et de l'antithèse, qu'il applique à sa ma- nière. C'est cette espèce de jeu contradictoire qui devait faire de ce livre un perpétuel plaidoyer pour et contre toutes les propositions de la science économique relativement à la division du travail, aux machines, au commerce, à l'impôt, au crédit, etc. En somme, cette influence hégélienne, toute de seconde main, d'autant plus que Grün paraît lui avoir fait connaître plus encore les disciples de Hegel, comme Feuerbach, que Hegel lui-même, laisse en bien et en mal subsister la part d'originalité qu'on peut attribuer à M. Prou- dhon; il n'y a guère pris qu'un certain arrangement de ses idées, des cadres, et comme une sophistique qu'il transforme singulière- ment. Il avait beau s'écrier que pour lui l'économie politique n'est que « la métaphysique en action, » le second titre même de son livre, Philosophie de la misère, atteste combien ses tendances (1) Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 l'intéressante étude de M. Saint-René Taillandier. ' . * 608 REVUE DES DEUX MONDES . - restent pratiques, même dans la spéculation. C'est dans le ton animé de la discussion, dans le sentiment très vif de l'importance des questions sociales et dans les éloquens hors-d'œuvre que con- siste le mérite de cet ouvrage. A l'économie politique proprement dite, il n'a en réalité rien ajouté, et il s'applique à la battre en brèche sans parvenir et presque sans viser encore à remplacer ce qu'il détruit. Nulle devise n'est moins justifiée que celle qu'il met en tête de l'ouvrage : Destruam et aedificabo. Ce livre ressemble véritablement à un champ de carnage. Le pour y détruit le contre, et le contre y détruit le pour. On est étonné, étourdi, déconcerté, la pensée a besoin de se ressaisir elle-même pour se retrouver après une telle lecture. Voilà l'impression d'ensemble, voilà ce qui résulte de cette revue impitoyable de toutes les idées économiques, de tous les principes sociaux. Proudhon ne laisse pas subsister même le socialisme. « Le socialisme, au lieu d'élever l'homme vers le ciel, s'écrie-t-il, l'incline toujours vers la boue. » Et il le convainc d'im- puissance et de folie, comme il en accuse l'économie politique et la société elle-même. On n'aurait qu'à extraire telle ou telle page ad- mirable de bon sens et de talent pour la mettre sur le compte d'un écrivain conservateur, l'illusion serait complète. La correspondance, sans faire disparaître ce qu'il y a de contra- dictoire dans le procédé de M. Proudhon, bien plus que dans les idées dont il prétend critiquer les antinomies, donne jusqu'à un certain point la clé de cette méthode. Quand il publiait ce livre, il se croyait très avancé dans la découverte de la synthèse, qui, suc- cédant à la thèse et à l'antithèse, devait combler tous les vides à l'aide d'une formule intermédiaire et supérieure. C'est là sa perpé- tuelle illusion. Il se prend pour un génie créateur en voie de deve- nir un Newton du monde social; au fond, il est et il reste partout un pur révolutionnaire incapable de conclure. Nulle part l'idée divine n'avait été plus violemment prise à partie que dans un chapitre resté fameux sur la Providence. On a bien des fois cité ces pages de scandale dans lesquelles il interpelle Dieu, qu'il nomme « le jaloux d'Adam, le tyran de Prométhée,... un être essentiellement anti-civilisateur, anti-libéral et anti-humain. » Faut-il ne voir là que des blasphèmes, une sorte d'accès de fureur, une rage d'impiété sans réflexion et sans portée ? C'est ainsi que la foule des lecteurs a paru le comprendre. Doit-on réduire cette in- jurieuse apostrophe à n'être qu'une critique sanglante, comme le prétendent quelques disciples peu contredits par l'auteur de la Vie de Proudhon, de ce qu'ils appellent « le dieu des théologiens ? » Cette explication ne nous paraît pas plus exacte que la première. Il y a dans tout cela plus de système qu'on ne veut bien dire. Nous PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE . 609 ne pouvons que renvoyer aux explications de Proudhon lui-même. Il appelle divine toute la partie passive, instinctive de notre nature. Il y rapporte les préjugés, les superstitions, les aveugles prestiges, le culte et les œuvres de la force, la passion et tout son misérable cortége. Tout le mal en vient, d'où cette formule : Dieu, c'est le mal ! L'élément actif et réfléchi constitue l'homme par opposition. A lui de vaincre le mal et l'erreur; c'est l'œuvre de la science et de la civilisation. De quelque façon qu'on traite une telle aberration, on ne peut pas l'omettre; elle ôte le caractère de simple fantaisie à ses attaques contre l'idée divine. C'est plus et pis que cela. Il faut voir ici une date dans l'histoire du socialisme. Il apparaissait presque toujours jusqu'alors enveloppé d'un nuage de religiosité: Proudhon lui imprime un caractère résolûment impie, il en fait une déclara- tion de guerre à l'essence même de l'esprit religieux, qu'il regarde comme une erreur fondamentale et monstrueuse, au fond comme la principale cause de presque toutes les autres erreurs qu'elle consacre. Si une si étrange conception méritait qu'on lui opposât les grands noms de la métaphysique, nous remarquerions qu'elle est l'antipode de celle d'Aristote faisant graviter le monde vers Dieu, centre immobile, intelligence qui se pense elle-même, et, par l'attraction qu'il exerce sur l'univers, auteur de tous les progrès. C'est non moins visiblement le contraire de la théorie platonicienne, qui fait de la ressemblance à Dieu le type de toute perfection. Ici Dieu, s'il existe, ajoute Proudhon, est donné comme l'obstacle même au développement des facultés et puissances humaines. On préten- drait en vain que de tels rêves n'ont après tout qu'un caractère spéculatif. Ils exercent sur les âmes une influence désastreuse, et, avidement saisis par les passions les plus grossières et les plus vio- lentes, qui leur donnent la moins raffinée des interprétations, ils se traduisent dans la pratique d'une manière brutale et sanglante. La vie de Proudhon, dans la biographie que lui a consacrée · M. Sainte-Beuve, s'arrête en 1848. L'illustre critique en méditait une seconde partie. Eût-il appliqué le même degré d'indulgence au journaliste du Représentant du peuple? Se fût-il engagé dans l'ap- préciation des questions sociales et économiques, traitées alors par Proudhon sous la forme d'une assidue et brûlante polémique ? Il cite dans le livre publié des lettres d'une date postérieure à 1848, et on voit au commentaire que le ton du critique n'a pas cessé d'être bienveillant, même affectueux. Une de ces lettres, adressée à M. Bergmann et datée de 1854, est par lui qualifiée « d'admirable; » on peut la trouver telle par le côté moral et domestique, par un excellent passage sur la paternité et le mariage. Proudhon était entré en relation à l'assemblée constituante avec le prince Napoléon. TOME CIII. - 1873. - 39 610 REVUE DES DEUX MONDES. Les lettres qu'il lui adresse(1853et 1854)sont tout à fait importantes. Elles achèvent de montrer à quel point il subordonnait la question politique à la question sociale. Il reproche vivement à l'empire de s'appuyer sur la bourgeoisie et le clergé, qui, dit-il, lui en savent peu de gré, tout en l'acceptant comme sauveur, mais qui le boudent et le lâcheront. La conclusion assez remarquable qu'il tire de ce caractère réactionnaire et clérical qu'il attribue à l'empire est que ce gouvernement ne serait qu'une contrefaçon et une préparation de la légitimité. En conséquence, dit-il, « Henri V est seul logique, et, comme ce qui est logique tôt ou tard se réalise, Henri V revien- dra. » Voilà une prophétie faite en termes clairs. Il soutient aussi que, si la forme monarchique dure, l'empire ne peut se maintenir qu'en marchant dans les voies du prolétariat et de la révolution. Une lettre plus curieuse peut-être est celle que M. Sainte-Beuve lui- même adresse au prince Napoléon en lui faisant restitution des lettres de Proudhon que le prince lui avait communiquées. Dans sa mesure, cette lettre de M. Sainte-Beuve, datée de 1865, ne s'écarte pas de la ligne tracée par Proudhon. On trouve le même reproche de marcher dans des voies rétrogrades, exclusivement bourgeoises et cléricales. M. Sainte-Beuve va jusqu'à indiquer un remède pra- tique; nous le signalons sans commentaires. Il voudrait que le gou- vernement impérial fît pénétrer dans le sénat et dans les conseils de l'état l'élément socialiste et révolutionnaire. Il allègue l'exemple du premier Napoléon, qui avait dans ses conseils « des régicides et des royalistes, d'anciens conventionnels et des ralliés du côté droit, les tenant en échec les uns par les autres, se servant de tous, don- nant des garanties à tous. » Il est dit dans cette même lettre : « Sous l'empire présent, cet équilibre n'existe pas. Le côté révolutionnaire, socialiste, qui voudrait se rattacher, ne trouve pas un appui suffi- sant, une garantie... La reculade est frappante... Le gouvernement a tort de voir par la société des salons... Le blanc domine, il n'y a de rouge que celui des cardinaux. » Jour curieux jeté sur la pen- sée de M. Sainte-Beuve en ces années finales de l'empire et de sa | propre vie, qui achève de marquer avec Proudhon, à travers tant et de si grandes différences, ces affinités et sympathies sur plu- sieurs points qui nous ont paru expliquer cette biographie ! III. La pensée tantôt exprimée, tantôt sous-entendue par M. Sainte- Beuve, c'est l'avenir, du moins jusqu'à un certain point, des théo- ries proudhoniennes; il ne s'agirait, il le dit expressément, que d'en PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE , 611 éliminer les exagérations. Beaucoup d'esprits parmi les conserva- teurs nous paraissent accepter un tel point de vue avec une facilité qui étonne. Ils croient le socialisme à certains égards applicable, n'en redoutent que le radicalisme destructeur et l'impatience révo- lutionnaire, et l'ajournent en se bornant à le tempérer. Il y a là une confusion singulière entre le socialisme et l'esprit de perfec- tionnement social, entre des chimères irréalisables et les formes à quelques égards nouvelles que peut prendre la société sans cesse en voie de transformation. On peut croire, sans adopter pour cela le point de départ et les conclusions de ces théories, que la société, qui a tant changé depuis deux ou trois siècles, ne se modifiera pas moins à l'avenir dans un même intervalle; il est à supposer même, avec les moyens plus puissans et plus rapides dont elle dispose, qu'elle se modifiera davantage encore. La différence, c'est qu'il n'y a plus matière à révolution économique violente, les monopoles légaux ayant été détruits. Il n'est guère douteux enfin que cette modification ne se fasse dans le sens d'une égalité plus grande et d'un plus grand bien-être populaire. Non, il n'y a point de socia- lisme à le prétendre : le niveau de la masse peut s'élever. La ri- chesse sociale n'est pas en effet, non plus que l'instruction, une sorte de quantité immobile et fixe. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait des idiots pour qu'il existe des hommes de génie, et des misé- rables qui meurent de faim pour qu'il y ait des fortunes élevées. L'industrie humaine, dont les fruits vont en croissant, et une ré- partition qui s'opère sous l'empire de libres transactions rendent cette élévation générale de la moyenne sinon certaine, au moins possible. Est-ce là ce que croient seulement bien des esprits trop prompts à beaucoup accorder au socialisme? Serait-ce tout ce qu'il y a au fond de la pensée de l'auteur de la Vie de Proudhon? Il va plus loin. Il attribue la fécondité, une vertu positive, aux idées proudhoniennes; il tient pour acquis que Proudhon a légué des résultats théoriques et des conceptions en partie réalisables à la science et au monde. C'est cette affirmation qui doit être réfutée rapidement. Le système de Proudhon, — et nous ne savons si ceux qui se portent aujourd'hui ses disciples s'en sont rendu compte, — n'est pas de ceux qui se peuvent scinder. Si l'appropriation du revenu du sol, si l'intérêt, tout intérêt du capital, sont illégitimes et doi- vent disparaître, presque tout disparaît dans l'ordre social et éco- nomique. L'élément de l'intérêt du capital se retrouve partout. On ne peut le détruire sans aboutir à un régime de gratuité universelle : c'est la négation de toute propriété; c'est l'équivalent, à quelque échappatoire qu'on ait recours, d'un véritable communisme. L'inté- 612 REVUE DES DEUX MONDES. rêt, sous le nom de profit, de bénéfice, reparaît en effet dans le prix | des choses non moins que dans le prêt; il est dans tout loyer, rente, - d'un immeuble comme d'un bien meuble. Nous demandons « quelle part » on peut faire à un tel système; nous demandons aussi de quels côtés de l'horizon on en voit poindre l'avénement. Serait-ce dans une baisse réelle, qu'on suppose devoir être constante, de l'intérêt? Mais si l'intérêt, qui dans le cours du temps a baissé, doit baisser encore, en vérité les idées de Proudhon n'y sont et n'y seront pour rien. L'é- conomiste Frédéric Bastiat, que nous citons de préférence parce qu'il a combattu les idées de Proudhon après 1848, notamment sur la gratuité du crédit et la fameuse banque d'échange, cette com- binaison qui donne une faible idée des facultés pratiques de Prou- dhon, Bastiat croyait aussi à cette baisse constante, qu'il s'exagérait peut-être un peu. Il n'admettait pourtant pas qu'elle pût tomber à zéro. Il se servait à ce sujet d'une comparaison assez plaisante. Parlant de certains moutons dont les éleveurs ont pu réduire la · tête à des proportions de plus en plus exiguës, il demandait ce qu'il faudrait penser du logicien qui en conclurait qu'un moment viendra où les moutons pourront vivre sans tête. Vivre sans intérêt ne paraissait pas à l'ingénieux économiste un problème qui fût - plus soluble. N'était-ce pas dire que Proudhon avait, en économie sociale, cherché la quadrature du cercle ? - Il est facile de même au biographe de Proudhon de déclarer qu'en théorie, en droit, sa réfutation des défenseurs de la pro- priété est « victorieuse et décisive; » nous n'en croyons rien pour | notre compte. Il ne suffit pas qu'il ait dévoilé certaines faiblesses | et contradictions des théoriciens. Sans doute Pascal, cité par | M. Sainte-Beuve, prononçait, lui aussi, un des premiers le mot d'usurpation à propos de l'occupation de la terre ; il n'est guère à | croire que Pascal persisterait dans ce mot, jeté en passant sur un . sujet auquel, disons-le, ce vaste et puissant esprit n'avait pas con- sacré de bien longues méditations. Il vaudrait la peine de tenir " quelque compte des explications où sont entrés des économistes comme Quesnay, des philosophes comme Locke, et beaucoup d'au- tres, sur la propriété foncière, avant de trancher la question. Enfin, ce qui est plus concluant même que les autorités, les faits ont pro- noncé. Ceux qui voient dans l'appropriation primitive une usurpa- tion faite sur le genre humain peuvent aujourd'hui s'assurer de ce que vaut le sol avant d'avoir été approprié. Les exemples ne man- quent pas; il est loisible de les chercher dans les terres de l'Amé- rique, dans les colonies, en Algérie si l'on veut. Et encore, lors- qu'on dit qu'aux États-Unis la terre disponible s'est vendue au faible prix de 1 dollar l'acre, cette valeur signifie beaucoup moins |. PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 643 celle du sol même que le prix de la protection sociale. Il est bien temps que la question sorte du domaine des apparences et de la déclamation. On comprendra alors que les premiers qui oc- cupent le sol et le cultivent à leurs risques et périls méritent plutôt d'être bénis, ou, pour parler un langage plus réel et plus positif, excités par des primes que découragés par les anathèmes assez mal venus des Rousseau et des Proudhon. Serviteurs de l'hu- manité, à leur insu peut-être, ils mettent en valeur un instrument ingrat et rebelle, ils en augmentent la puissance productrice, ils le créent en très grande partie. Les peines, les frais d'entretien qu'exige ensuite cet instrument, dont la fertilité naturelle n'est presque rien à côté de la fertilité acquise, ne se renouvellent- | ils pas incessamment en pleine civilisation ? La terre n'est-elle pas pour ainsi dire rachetée indéfiniment par ce qu'elle coûte ? Pour- quoi faut-il être forcé de rappeler de telles vérités, et non-seule- ment de les rappeler, mais de les défendre ? — Il n'importe que Proudhon ait surtout attaqué comme injuste cette part de la rente du sol donnée, selon la plupart des économistes, à titre gratuit, c'est-à-dire sans correspondance exacte avec la quantité du travail et du capital engagé ! Il ne voulait pas admettre que la fertilité extraordinaire d'un sol pût constituer une prime à son détenteur, pas plus qu'il n'admettait que le talent, à égalité de travail, pût con- férer un avantage quelconque à l'heureux possesseur de facultés ex- ceptionnelles. C'est là particulièrement ce qu'il appelait un vol, et c'est là-dessus que des esprits sages, éminens, en condamnant le mot comme excessif et brutal, lui donnent gain de cause quant au fond de l'idée ! Un vol de ce qui n'a pas de valeur et de ce qui n'appartient à personne ! De quel droit appeler spoliation ce qui a été un service rendu à la masse, aux générations à venir, qui eus- sent trouvé la terre dans ce misérable état, si admirablement dé- crit par Buffon, non défrichée, non cultivée, sans routes ? L'idée que l'avenir, un avenir assez prochain, assure-t-on, fera sa part à ces idées de Proudhon sur la propriété nous paraît de tout point inacceptable ; elle est combattue par la marche même que suit la société moderne. Le moment était après tout mal choisi de venir contester que la propriété trouvât un de ses fondemens les plus habituels dans le travail et dans l'épargne, alors que la pro- priété rurale, divisée entre des millions de mains, en est la preuve palpable, alors que le capital mobilier, indéfiniment partagé en ac- tions, titres de rente, etc., fournit la preuve évidente du même fait. Établissez la part de la spéculation, qui est loin au reste d'être un ressort inutile, faites celle des moyens d'acquisition condam- nables; faut-il pour cela continuer à parler de la propriété comme 61/i | REVUE DES DEUX MONDES. d'un fait né de la conquête? N'est-il pas vrai qu'elle se rapproche de la justice? N'est-il pas vrai que les argumens, d'ailleurs peu nou- veaux, auxquels on semble adhérer, perdent de leur force au lieu d'en gagner ? Pour clore ces remarques, n'est-il pas vrai de dire aussi que le caractère de la propriété comme condition permanente de l'ordre et de la prospérité des sociétés modernes semble acquérir encore plus de relief, et s'impose à ceux qui, comme l'auteur de la Vie de Proudhon, repoussent l'idée du droit naturel? L'éminent écri- vain déclarait un jour devant le sénat qu'en fait de philosophie et de morale « Bentham lui suffisait. » Bentham, c'est-à-dire pour l'in- dividu l'intérêt bien entendu, pour la société l'utilité générale. C'est précisément au nom de l'intérêt général que s'est élevé le célèbre publiciste anglais pour établir les avantages de la propriété, non- seulement pour ceux qui la détiennent, sauf à la rendre le lende- main à la circulation, mais pour le grand nombre par l'augmenta- tion de la quantité des produits. La propriété est le ressort que rien ne remplace. Détendre ce ressort, c'est donner le coup de mort à la prospérité publique. C'est l'énerver singulièrement que de changer la propriété en simple possession, comme Proudhon semble l'avoir voulu. Le nombre de ceux qui ont personnellement intérêt à la pro- priété s'est accru et s'accroît encore. On ne saurait dire ce que la société doit aux efforts incessans qu'elle sollicite et obtient d'une telle masse laborieuse qui se la propose comme perspective ou qui la trouve comme auxiliaire. Ce qu'on nomme aujourd'hui le collec- tivisme, fût-il autre chose que la plus odieuse des confiscations, n'aurait-il pas pour effet immédiat d'affaiblir de la manière la plus dommageable ces féconds et indispensables mobiles? Plus la pro- priété s'est individualisée, plus aussi on a vu que ce n'est pas d'une manière seulement passagère, qu'il faut en chercher la raison d'être dans la nature humaine, dans ses instincts, dans sa liberté, dans son besoin de stimulant pour se déterminer à l'action. A quelle autre idée de Proudhon faudra-t-il promettre l'avenir? Sera-ce à l'association? M. Sainte-Beuve l'affirme. « L'idée pra- tique, dit-il, était et elle est dans l'association ouvrière, telle qu'il la concevait et qu'il la définissait, dans cette combinaison d'écono- mie industrielle, démontrée, retournée en tout sens, prêchée sur les toits. » Il n'y a point lieu de faire honneur à M. Proudhon de l'idée de l'association, idée qu'entourent d'ailleurs tant de difficul- tés dans la pratique lorsqu'elle s'applique à la production. Elle avait été préconisée par les économistes les plus orthodoxes, notamment par M. Rossi; toutes les écoles socialistes l'avaient mise en avant. Quant à la forme spéciale que M. Proudhon donnait à l'association ouvrière, elle nous paraît au contraire fort mal définie. Elle est in- PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 615 y timement mêlée à ses idées de gratuité, de papier-monnaie, et les efforts qu'ont faits ses disciples pour l'élucider et la rapprocher des conditions de la pratique ne semblent guère l'avoir rendue plus applicable. On fait un mérite à M. Proudhon d'avoir combattu les théories d'accaparement universel par l'état, d'avoir eu le sentiment très vif des droits de l'individu et de les avoir revendiqués avec éclat. Nous ne le nions pas; mais en quoi s'est-il montré inventeur là plus qu'ailleurs ? En quoi peut-on dire qu'il ait légué aux géné- rations une idée quelconque ? Une nombreuse école de publi- cistes et d'économistes avait avant lui enseigné l'individualisme. Que lui appartient-il en propre ? La négation même des droits et des attributions de l'état, la fameuse an-archie, c'est-à-dire le plus chimérique des paradoxes. Est - ce là l'idée qu'on croit pouvoir rendre praticable ? Nos sociétés démocratiques n'auraient-elles pas fait, en matière d'initiative individuelle, plus peut-être qu'il n'est raisonnable d'en attendre, si elles s'en tenaient à réaliser le pro- gramme de ce minimum de gouvernement recommandé par les Adam Smith, les Jean-Baptiste Say, les Benjamin Constant? On ne prétendra pas enfin que M. Proudhon ait inventé davan- tage l'idée de la suppression de la misère. Tout se réduit encore ici à une exagération. Il a prétendu chasser de ce monde toutes les contradictions avec les souffrances qui en résultent. C'était, en méconnaissant la nécessité du mal mêlé à l'humanité, dépasser le but, et le manquer par là même; c'était jeter un ferment de plus de trouble et de désunion en présentant aux imaginations aigries et surexcitées un idéal chimérique. A prendre l'œuvre dans son ensemble, elle appelle un jugement sévère. Loin de porter dans les sciences économiques un principe supérieur et moral, comme il s'en est flatté, il les matérialise par l'application d'une égalité absolue et brutale. Nous ne calomnions pas le socialisme proudhonien; nous reconnaissons, avec l'écrivain qui en a retracé les principaux traits, rattachés à la vie et à la cor- respondance de l'homme, ce qu'il a de dignité relative, nous dirons même de sévère pureté. C'est l'honneur incontestable de M. Prou- dhon, Au milieu de tant d'écoles relâchées, il admet l'innéité du sentiment du bien et du mal, il ne réduit pas le devoir à une vague sympathie ou aux calculs de l'égoïsme; mais il lui refuse toute ori- gine, comme toute sanction ultérieure, dans l'idée divine. Il doit être considéré comme un des inventeurs de cette morale qui veut être indépendante de toute métaphysique spiritualiste. Le monde tel qu'il le conçoit et l'organise est sec et triste : c'est le monde du doit et de l'avoir; chacun touche régulièrement sa part, et tout 616 REVUE DES DEUX MONDES. est dit. On y trouve nombre d'honnêtes familles, du moins dans l'intention du réformateur. Reste à savoir si cette médiocrité terre à terre peut satisfaire tous les instincts de l'humanité. Ce qu'a fait M. Proudhon, il est facile de le dire : il a transporté le réalisme dans l'utopie. C'est au réalisme qu'il ramène tout. C'est là qu'il aboutit dans l'art comme dans la société. M. Courbet est son Raphaël. C'est en s'inspirant du réalisme que ce peintre nous a transmis la personne du réformateur dans la moins idéalisée des images. Ce qui a survécu de M. Proudhon, c'est son esprit destructeur. Son langage violent a fait école ; son nom préside ou se mêle à l'or- ganisation de sociétés redoutables. Il n'est que trop vrai : les ten- dances, les formules proudhoniennes, ont gagné du terrain ; elles travaillent, elles agitent tout un peuple de prolétaires. On peut dire dès à présent si c'est pour la paix et pour le bonheur du monde. - Sous un seul rapport, nous pouvons le concéder, le passage de M. Proudhon n'aura pas été inutile et funeste. Il a forcé les sciences sociales à mettre plus d'exactitude dans leurs raisonnemens, plus de rigueur dans leur logique. Il ne leur permet plus de se conten- ter d'armes parfois un peu vieillies; il les contraint de tenir leur arsenal en bon état, de le renouveler au besoin. Le sphinx posait aux esprits perplexes des questions embarrassantes, sous peine de dé- vorer ceux qui ne pourraient les résoudre : cela lui donne sans doute peu de titres à la reconnaissance; il n'est pas moins vrai qu'il mettait en éveil et suscitait la sagacité des OEdipe. Les problèmes posés par le sphinx socialiste sont d'une nature moins oiseuse, mais non moins pressante. Nous ne prétendons pas que la science seule puisse les résoudre, sans le concours d'autres forces sociales, du moins elle y a sa part; elle peut contribuer à donner à la société la perception claire et le sentiment ferme de son droit. Ce droit, il faut que cette société, trop hésitante dans ses convictions, non-seule- ment n'en doute pas, il faut qu'elle ne paraisse pas en douter. C'est à ce prix qu'elle trouvera l'énergique sagesse dont elle a besoin pour se maintenir et pour continuer à se développer dans les con- ditions d'une vie régulière. HENRI BAUDRILLART. Feuillet0n de l'0PINI0N NATI0NALE DU 5 NOVEMBRE 1872 | . |! =i - 2 REVUE LlTTÉRAlRE P.-J. PRoUDHoN sA vIE ET SA CORRESPONDANCE PAR SAINTE-BEUVE (l) Sainte-Beuve me fuyait pas le rôle d'OE- dipe. Il aimait à déchiffrer les énigmes et se posait volontiers, avec la prétention de leur arracher leur secret , devant les sphinx de son temps. Le moins commode de ces sphinx, celui qui opposa à sa pé- nétration la plus rude et la plus opiniâtre résistance , fut assurément cat étrange personnage, demeuré un épouvantail pour ses adversaires, un mystère pour ses amis, — P.-J. Proudhon. Le délicat auteur des Portraits dut plus d'une fois se mordre les doigts de s'être embarqué dans cette en- treprise téméraire. Finalement, il y re- nonça, car le volume que nous avons n'est qu'une première partie, et je ne crois pas que la seconde, restée en projet, eût ja- mais été écrite. Les lettres de Proudhon au prince Napoléon données à la fin de l'ouvrage, à la fois comme pièces justifi- catives et comme spécimen du futur tra- vail, me coafirment dans cette pensée, au lieu de m'en éloigner. Si peu impérialiste que fût devenu Sainte-Beuve vers ses der- nières années, il était encore trop séna- teur pour suivre et justifier en toutes ses hardiesses l'indomptable client qu'il s'était choisi. - Je dis client,et je suis persuadé que c'est le mot propre. Durant tout ce travail, l'illustre critique est sur le pied de l'apo- logie. Ce n'est pas un panégyriste, c'est un avocat, plaidant avec plus de verve et d'habileté, avec plus de sympathia sur- tout que de conviction profonde, les cir- constances atténuantes. Cela se com- prend, pour peu que l'on réfléchisse avec quelque attention aux raisons probables qui avaient engagé Sainte-Beuva à tenter cette étude. - Mis accidentellement en rapport avec Proudhon , èt trouvant en lui dans la cOnVersatiOn intime un hOmme mo- déré , poli, assez ouvert de jugement , maître de son humeur, capable même d'affabilité, Sainte-Beuve se sentit agréa- blement surpris. Il ne le fut pas moin8 lorsque du commerce de l'homme il passa à la lecture de ses principaux livres, qu'il connaissait três en gros, plutôt par leurs côtés de paradoxe effréné, d'ostentation violente que par leurs parties sincères, étudiées, solides. Le cOntraste le frappa, et c'est de ce contraste que son liVre est né. souffrait si bien la contradiction, et qui priait qu'on le redressât, s'était presque toujours montré un polémiste intraitable, emporté jusqu'à l'invective , passionné jusqu'à l'iniquité ? Comment ce raisonneur | qui s'entendait si merveilleusement à la dialectique, et qui faisait manœuvrer l'ap- pareil logique avec la dextérité d'un doc- teur du Iaoyen âge, tombait souvent, sans le vouloir,et se jetait parfois, de parti-pris avec la fougue d'un tribun aux abois, dans l'assertion gratuite, exc6ssive, intolétable ? Les articles publiés dans la Revue contem- | poraine en 1865, et qui paraissent aujour- d'hui réunis en Volume, contiennent la réponse que Sainte-Beuve avait trouvée à Ces deux questions. Après s'être satisfait, (\) Chez Michel Lévy, · * édifié, il voulait éclairer, persuader les | autres. En se souvenant des préventions Il se demanda comment ce causeur, qui | 3. | -- TT - dont il avait eu à triompher intérieurà- ment, il se rendait compte de la décisio qu'il fallait déployer, de la pression qu'il fallait en quelque sorte exercer sur le pu- blic, pour changer, en ce qui concernait Proudhon, les idées généralement reçues. De là, le caractère ému, vibrant, pres- que personnel, le ton constamment hu- main de cet ouvrag@. Dans cét abondant commentaire, dans cette explication in- génieusement affectueuse, qui sº renou- velle et se diversifie sam8 cessa, il y a quelque chose du sentiment qº'on ap- porte aux réhabilitations ; mais ce senti- ment paraît compliqué chez l'écrivain, de retour sur soi-même et de regret. On di- rait que Sainte-Beuve se repent d'avoir douté de Proudhon, d'avoir attendu trop tard pour l'interpréter Convenablement, et qu'il acquitte une dette, qu'il répare un tort en avertissant la galerie, en l'empê- chant de tomber dans la même erreur. Il rarement mis autant de zèle, autant de cordialité dans ses monographies; et cet essai sur Proudhon, sans être indigne d'une sagacité devenge prOVérbiale, fait encore plus honneur à la générosité intel- l6ctùeile du critique célèbre, qu'à sa fl- nesse un peu émoussée ou désarmé8 6I1 cette circo#stance. A-t-il réussi dans la démonstration qu'il nous offre Comme conséquence et résultat de g6s recherches ?. L'explication qu'il nous fournit est-elle auffisante, complète? Voilà ce qui nous importe. - Tout d'a- bord, nous devons faire une remarque Indispensable : c'est qne, dans ce volume, Sainte-Beuve laisse de côté l'examen du système économique de Proudhon et glise se sur l'époque militante de sa vie, 8ur les actes marquants et désormais histori- ques qºi vont de 1848 à 185l. Quand on procéde ainsi par elimination, il est cer- tain qu'on se débarrasse de bien des diffi- cultés graves, mais c'est 8e faire la partie trop belle, et par là même, aux yeüx de3 juges im partiaux, 3ffaiblir sOn autorité. Si l'étude de Sainte-Beuve avait paru du vivant de Proudhon, et que celui-ci eût pu en prendre connaissance, il aurait, sans doute, été touché des termes sympa- thiques et flatteurs dans lesquels elle est formulée, mais je ne sais s'il auràit été très content d'être défendu de la sorte. Proudhon ne dédaignait certas pas la forma, et, au besoin, il savait appeler à son aide les délicatesses, les raffinements de l'artiste. Toutefois, C'était essentielle- ment un homme de fond. Il préférait les actes aux paroles, les réalités aux appa- rences. Les doctrines professées dans ses différents ouvrages lui tenaient plus 2 u cœur que le mode d'expression adopté · pour les répandre, et sa conduite, son rôle public depuis la Révolution de 1848, ne lui semblait pas, selon toute évidence, un insignifiant épisode qu'on püt impu- nément supprimer ou rejeter au second plan. Il aurait donc trouvé que Sainte- Beuve s'amusait trop anx bagatelles exté- · rieures, et qu'il n'était pas aécessaire de dépenser tant d'esprit, tant d'éloquence pour excuser quelques boutades ou désa- vouer queiques rudesses. Je suis loin de prétendre que ce point de Vue aurait été le bon, et je ne blâme pas Sainte Beuve qui, en ce sujet, se préoccupait surtout, qu'on me passe le mot , d'amadouer le public; je ne le blâme en aucune fàçon de s'être tenu sar le terrain où il pouvait se mouvoir sans trop de désavantage, où sa compétence comme moraliste lui donnait confiance en lui-même, et de ne pas s'être engagé, 8oit dans une di8cu88ion doctrinale, soit dans une appréciation historiqne qui, ni l'une ni l'autre, n'étaient son fait.Tout ce | queja veux dire,c'est que,même après ce li- | vre,même après ce plaidoyer, l'affaire Prou- dhon, ce procès que la postér1té instruit contre les réfOrtſiateurs avant de leur Qt4- Vºir les portes de son panthéon, deme)2re. en si18 pens et en litige. Las pUirats capi- taux et essentiels n'ont pas été débattizs; : ia question de fond est infacte. Lºs côiés accessoires, curieusement examinés par Sainte-Beuve, ne goiut ni sans intérêt ni s3n3 importance. Ils doſ nent lieu à plºs - d'une réflexion et soulèvent des problè- mes de psychologie morale qui méritent l'attention du penseur ; mais le lien qui rattache ces problèmes à l'œ uvre de Prou- dhon est de ceux que l'on peut trancher sans inconvénient, et, quelle que soit la solution qu'ils reçoivent, le système du philosophe socialiste n'en sera ni affaibli, ni fortifié. - Prenons maintenant le livre réduit à ses proportion3 Véritables et voyons la thèse soutenue par Sainte-Bettve. Il s'ef- force de démontrer, en produisaat de nOgibré 1sés Correspondances intimes, l° que si Proudhon a débuté par des affir- | mations é#range8, choquante3, de nature à irriter les esprits droits et à scandaliser | les à mes faibles, c'est parce qu'il était dans ur1e situation à ne pas pouvoir obte- nir la publicité ou Conquérir la réputation par des moyens ncrmaux et licites ; 2° que si le rédacteur en chef du Peuple, l'atateur des Confessions d'un révolutton- naire , des Conlradictions économiques, a laissé trop souvent le pamphlétaire domi- ner et Opprimer en liil le philosophe, cela tient à la dureté exceptionnelle des épreu- ves 8ubies d2ns sa jeunesse. Son amertume est là conséquenc6 de ses souffrances intérieures , comme ses p3radoxes sont une riécessité de situatiOn. Il faut donc (toujours selon son biographe) beatacoup pardonner à un homme qui se • sentait appelé à reſaplir une grande mis- sion socialê, et qui, avant de pouvoir s'élancer en pleine lumière, avant de don- ner carrière à son activité, a été obligé de ronger,en ce qu'il a de plus révoitant et de plus insupportable, le frein de la pau- vreté. Il s'est fait lui-même, il est devenu un personnage considérable; une grande force intellectuelle, en dépit des fatalites preinières, de la misère, de l'ignorance, des résistances oppogées par le luécanisme socia!, des jalºusies, des haines, des épou- vantes coalisées : Cela vaut la peine qu'on s'y arrête, qu'on s'incline et qu'on ne re- garde pas de trop près à des écarts de plu- me ou à des torts de caractère, • . [ En principe, rien n'est plus juste, mais sur les faits, j'ai quelques objections à présenter. Ce n'est pas que je conteste l'authenticité des témoignages invoqués par Sainte-Beuve, ni que je cherche à en diminuer la valeur. Les correspondances de Proudhon avec MM. Bergmann, Ac- kermann, Tissot, etc., sont très intéres- santes, aussi honorabies pour celui qui lés écrit que pour ceux qui les reçoivent. Proudhon nous y apparaît, en effet, com- me un travailleur infatigable, un patriote sincère, un citoyen intelligent et zélé, un penseur inégal, bizarre, très orgueilleux, mais droit dans ses intentions, et incor- ruptible. - Nous assistons à ses déceptions, à ses angoisses, à ses affres, à ses agonies, et nous y compatissons profondément. Tout cela, je le répète, est acquis et hors de discussion. Mais, dès qu'on prononce le mot eacceptionnel, dès qu'on se fonde sur les douleurs traversées pour demandar un bill d'indemnité et, qui sait, une cou- ronne civique, chaque fois que Proudhon maDque de mesure, de discern6ment, d'humanité, de charité, je refuse d'alier plus loin, et tout en accordant aux souf- frances d'un homme de mérite la sympa- thie qui leur est due, je déclare qu'en fait, elles ne sont pas une exception, et que, fussent-elles aussi excessives qu'on l'a préfendu, cela ne constitue pas un droit à se mettre au-dessus de la civilité hu- main6 et de la rectitude intél{actuelle. Toutes les fois que Sainte Beuve parle de la pauvreté de Proudhon, il a devant les yeux deºx termes de comparaison presque invariables, deux objectifs, les | personnes très riches qui peuvent se dé- velopper par les voyages et se pêrfection- ner par leurs distractions mêmes, pºi# les gavants, les normaliens, qui ont lºs livres, les documents, les maîtres à leº : disposition. C'est, il me semb e, bien res- treindre son coup d'œil que de le bºr - ner à Ces daux élément8 8Ociaº4x. Mais laissons les gens riches, qui n'ont rier à faira ici, et 0c6U pons-nous de ces saVants que Sainte-Beuve cQnsidère comme des privilégiés. - Sans doute, il y en 2 quelques-uns, ceux qu? sont le plus en vue, qu'on est tenté de regarder comme les chanoines de la scien- ce et de l'érudition. Les informations de toutes sortes abondent dans leurs mains, et, quand ils se trompent, ce n'est pas faute d'instruments ou de livres. Mais, à côté de ces beaux esprits arrivés (et la plupart légitimement, à force de patience et de labeur, ne l'oublions pas,) combien de modestes savants bourgeois grelottant dans leur mansarde, recroquevillés dans leur mince habit noir, ou même n'osant, faute d'un vêtement présentable, fréquen- ter les cours publics et les bibliothèques ! Combien de ces fils laborieux et indigents de la classe moyenne qui pourraient ré- pondre aux plaintes du prolétaire Prou- dhon par les fameuses et touchantes pa- roles de Guatimozin : Et moi, suis-je sur tun lit de roses ! Je ne veux pas citer ici de noms pro- pres ni introduire de parallèles biogra- phiques; je me contente d'engager le lec- tºur à évoquer ses souvenirs personnels, ceux de ses amis, de ses parents , à jeter les yeux autour de lui, et il pourra se convaincre qu'au temps où nous vivons la grande misère n'est pas plus particulière à telle classe qu'à telle autre et n'est une exception dans aucune. L'invoquer com- nte une excuse d'une Valeur absolue Ol1 comme une exemption sans réplique, c'est trop s'affranchir des conditions où la so- ciété nous retient tous ; c'est donner une marque de faiblesse et outrepasser son droit. - Je n'affecte pas ici le rigorisme, et je n'accumule pas à plaisir les sévérités en faisant abstraction de ce qui peut militer en faveur de Proudhom. A côté de ses énergies et de ses grandeurs, il a eu né- cessairement ses étroitesses et ses défail- lances. Je glisserais charitablement sur les défauts, si, à force d'en analyser, d'en décomposer la cause, on ne finissait pres- que par les transformer en vertus. . - # Notre siècle aura été fécond en systè- mes énervants, mortels poitr la droite rai- son et la saine conscienca. Parmi ces sys- tèmes, il est impossible de ne pas placer au premier rang cette théorie chère à l'Ecole vitaliste moderne, et d'après la- quelle expliquer les choses, c'est les légi- timer. Le Volume de Sainte-BellV8 sur Proudhon est conçu d'après cette méthode, mais j'ai peine à croire qu'il y rallie beau- coup d'adhérents ou qu'il en accroisse sensiblement l'autorité. Quand vous aurez dit d'un homme : il est tombé de tel côté, | parce que depuis longtemps il penchait en ce sens, vous aurez peu contribué à sa justification, et, à coup sûr, vous n'aurez rien fait pour sa gloire. Socrate — ce sont 8eg disciples qui nous l'appre#nent — était né avec quan- tité de mauvais instincts. Non-seulement il avait ces passions de tempérament dont une volonté à propos redressée réussit souvent à triompher, mais de plus il se sentait une prédisposition marquée à ces travers de l'intelligence que l'on corrige rarement, parce qu'on est porté à les prendre pour des qualités. La sophistique Surtout lui plaisait. Personne mieux que lui, s'il se fût abandonné à cette disposi- tion naturelle, n'eût pratiqué l'art des raisonnements captieux, entretenu des polémiques vaines et irritantes, aiguisé les paradoxes, embrouillé les qrtestions, troublé et faussé, pour des siècle3 peut- être, le pur génie de la Grèce. Je ne doute pas qu'il ne se füt rencon- tré à cette époque, comme il s'en rencon- · tre de nos jours, des esprits ingénieux et brillants qui se seraient efforcés de dé- montrer que Socrate n'avait pu agir au- trement, que sa situation sociale, son éducation, sa nature, ne lui perrmettaient pas de choisir un meilleur chemin, et, qu'à moins de faire preuve d'une insup- portabla rigidité, on ne pouvait songer à le rendre responsable des fatalités intel- lectuelles et sociales qui avaient pesé sur lui. Ces beaux parieurs auraient peut- |être gagné leur cause devant un public #55 mr ixtre sr = EEEEEE subtil et prévenu, mais quelques esprits fermes et a38eZ 3CCOutumés aux artifices du langage pour me pas s'en laisser éblouir, auraient persisté à penser que si, au lieu d'écouter les moins bonnes, les moins hautes suggestions de sa nature, Socrate avait énergiquement réagi, dans le sens de la psychologie exacte et de la logique rigoureuse, contre s6s instincts de rhéteur et de sophiste, il serait inévi- tablement devenu le fondateur de la phi- losophie spiritualiste et l'une des lumiè - res du genre humain. L'histoire est là pour attester que ces penseurs incorrup- tibles eussent été dans le vrai. Eh bien! je ne crois pas faire injure à Proudhon en le jugeaIit comme,dans l'hy- pothèse précédente, les sages d'Athènes auraient jugé Socrate...Loin d'admettre, comme Sainte-B9I7ve, avec une facilité qui touche presque au dédain, que l'au- teur de la Création de l'ordre appartenait irrémédiablement, par son organisation, par ses antécédents, au paradoxe et à l'in- vective, j'estime que le rude philosophe avait en lui assez de vigueur et d'intime élévation pour s'amender, se réformer, si amicalement on lui eût fait sentir que ses singularités et ses colères nuisaientà sa mis sion, discréditaient son apostolat. Le mal- heur a voulu que les avertissements lui manquassent dece côté. On est au contraire tombé en extase devant ses coups de bou- toir, ges hardiesses de Surface, ses formta- les à surprise, et l'on est si bien arrivé à préndre chez lui ie moyen pour la fin, l'expédient pour le résultat, la route pour le but, qu'un critique avisé et pénétrant comme Sainte-Beuve s'y est laissé prendre et que l'accessoire lui a dissimulé le prin- cipal. - Au lieu de s'arrêter à une spirituelle, mais secondaire apologie de la forme, il Valait mieux passer condamnation tout de suite sur ce chapitre, avouer que dans les ouvrages de Proudhon le paradoxe tient presque toujours à l'insuffisance de l'information scientifique, et que, dans sa polémique, la violence vient de la gau- - che indiscipline d'une plume dont l'ar- tiste n'est pas encore maître. Cet aveu eût replacé Proudhon dans le vrai de sa nature et de son rôle qui était un conti- nuel développement, une incessante re- cherche; il eût ouvert des perspectives en permettant de soupçonner dans quel sens de rectification et de modération ce t3- lent fougueux, mais accessible à la cri- tique, se serait probablement perfec- tionné. - Le ton et les formules de Proudhon dans chacun de ses livres sont d'une affirma- tion si tranchante ; l'auteur a toujours l'air de se croire si définitivement en pos- session de la vérité, qu'on est tenté de le prendre au mot et de le traiter sur ce pied définitif où il se présente à nous. Mais ce n'est là qu'une illusion à laquelle il faut savoir résister. Proudhon, lui-même, dans ses heures de calme et de sang-froid, une fois les fumées de la composition dissi- pées, sentait ce qu'il y a de transitoire et de relatif dans les diverses parties de son œuvre Il était le premier à en convenir. Le 13 décembre 1846, il écrivait à M. Tis- * sot, qui lui avait fait quelques objections sur son livre, la Philosophie de la Misère : « Vous préféreriez à ce dédale de contra- | dictions l'exposition du principe supérieur, qui concilie tous les contraires. — Je conçois votre impatience ; mais c'est comme si vous me reprochiez de n'avoir pu découvrir avant d'avoir cherché. Tout ce que j'ai publié jus- qu'à ce jour n'est autre que mon investiga- tion même, dont j'ai fait confidence au pu- blic, à mesure que j'avançais. A présent, je suis en mesure de donner les préliminaires • de cette organisatºon sociale, dont les derniè- res lois ne peuvent être connues qu'au fur et à mesure de la production de faits nouveanx, 8ans lesquels il m'est impossible de passer outre. Je guis surpris que vous me traitiez ' en inspiré, alors que j'ai répété tant de fois . que je snis un chercheur. » Dès que l'on se place à ce point de vue, dès que l'on cesse de considérer l'œuvre de PrOudhon comme renfermant un en- seignement complet, absolu, comme of- frant une dogmatique en règle, pour n'y voir qu'une série de recherches, une suite de questions vertement formulées, nette- ment posées, On en Comprend la sérieuse , valeur, la portée; On en devine la fécon- dité possible. Sans doute la partie néga- tive, destructive, excède la mesure et se fait sans vergogne la part du lion, mais elle est rachetée, contre-balancée, par les pressentiments qu'elle suscite, par les suggestions qu'elle éveille. Le réforma- teur n'a pas justifié les deux termes célè- bres d'une de ses épigraphes, destrugm et œdificabo; toutefois il n'a pas été de ceux qui coupent la forêt pour laisser le champ stérile, et s'il n'a rien bâti, on peut dire qu'il a indiqué quelques-unes des maîtres- sas pierres du futur édifice social. La même observation s'applique à la sanglante critique qu'il a faite de l'Ecole jacobine dans le passé comme dans le présent. Pour être compétent et avoir au- torité en ces dissentiments intérieurs de la démocratie, en ces querelles de ménage et de famille, il faut être de la maison, parler en ami, en frère, d'autant plus dur en ses propos qu'il est tout dévoué au fond; c'est ce que Proudhon a fait et qui a rendu son actiOn si décisive. Pris entre la Révolution de Quinet et les Confessions d'un révolutionnaire, le jacobinisme, en tant que doctrine orthodoxe, en tant que symbole de la perfection démocratique, egt atteint dans sa base et terriblement ébranlé. On parle toujours de Tocque- ville et même depuis quelque temps On en parle trop, mais on ne devrait pas ou- blier que si l'auteur du livre sur l'Ancien régime a rendu à l'histoire nationale des services incontestables, tout en ouvrant la porte à des interprétations qui seront contestées, Proudhon et Quinet ont dé- gagé la tradition révolutionnaire du pré- jugé jacobin et assuré ainsi aux futurs historiens de cette époque leur entière liberté morale. Enfin, si Proudhon a été fréquemment et cruellement injuste à l'égard des indi- vidus, cela ne saurait nous empêcher de - | | reconnaître que, dans ses écrits et même dans sa conduite, il a généralement obéi à l'amour de la justice. Cet amOur, il est vrai, s'est surtout manifesté en faveur d'une partie de la nation, et s'est traduit en marques de ressentiment contre les autres classes. Turgot et Channing n'a- gissaient pas ainsi, mais il faut prendre les hOmmes comme ils sOnt et les situa- tions comme elles se présentént. Sans manquer à la prudence sociale, On est contraint d'avoner qu'entre les divers éléments nationaux, il a existé et il existe encore de graves causes de COnflit. Ces éléments, destinés un jour à se faire équilibre, n'échappent pas à des froisse- ments, à des luttes, et c'est précisément dans ces luttes qu'ils prennent conscience d'eux-mêmes. En ce sens, il est permis de dire, sans tomber dans l'exagération ni l'emphase, que Proudhon a été et reste encore à l'heure qu'il est la conscience du prolétariat français. ll a été l'inter- prète et l'initiateur de la foule muette et ignorante, à laquelle rien ne parvenait, d'où rien, pas même un sOupir,ne s'exha- lait. C'est à cause de cela surtout que son nom restera populaire, et, au fond, cette popularité sera équitable. Beaucoup d'autres réformateurs ont pris en main la cause du prolétariat ; mais ils appartenaient à la bourgeoisie, tandis que Proudhon est le prolétariat même. De là, le nuage qui a dérobé les grands traits de sa physionomie à son peintre le plus ré - cent. Sainte-Beuve a eu beau faire, il n'a été, en parlant du prolétaire Proudhon, qu'un bourgeois toujours bienveillant, mais souvent dépaysé. JULES LEVALLOIS. REVUE LITTÉRAIRE Proudhon et la tradition jacobirie (1) « Je suis persuadé, écrivait Sainte- Beuve dans un livre remarquable, mal- | heureusement inachevé (2), que, dans l'avenir, la Correspondance de Proudhon | sera son œuvre capitale, vivante, et que | la plupart de ses livres ne seront plus | que l'accessoire et comme des pièces à l'appui. » L'éloge est grand ; peut-être | cependant n'aurait-il qu'à moitié satisfait | l'opiniâtre réformateur, qui tenait beau- coup plus à ses arguments qu'à ses phra- | Ses et qui était infiniment moins préoc- cupé de ses lettres que de ses ouvrages. Le succès que cette Correspondance obtient | auprès du public donne raison une fois de plus au critique illustre dont le goût était si vif, l'intuition presque infaillible. Douze volumes (et je ne sais si nous sommes au bout) ont à peine suffi à satis- faire la curiosité que les fragments donnés par l'éminent biographe avaient mise en éveil. Tout n'est pas de la même force ni d'un égal intérêt dans cet immense recueil ; mais ilya des parties réellement très inté- ressantes, très utiles à connaître et qui appellent la méditation. Cela suffit pour que nous devions nous y arrêter. En attendant que l'heure soit venue de se for- | mer une opinion définitive sur l'ensemble | de son existence et de son œuvre, nous étudierons dans la vie de Proudhon une époque des plus importantes, le moment qui suivit le coup d'Etat du 2 décembre, et nOuS aurons à tirep de la Crise mOrale | qu'il subit alors des enseignements de | plus d'ume sorte. | | La révolte est une mauvaise porte pour | entrer dans le monde, et tôt Ou tard on se º- " - (l) Correspondance de p.-º. Proudhon (chez LG- croix. — Douze volumes sont e# Vente). | ..(2 P.-J. Proudhon, savie et sa corres#ººſſſſncº (chez | Michel Lévy) - | l - , repent d'avoir voulu jouer à l'égard de la sOciété le rôle d'Encelade ébranlant sa mOntagne, Ou de Samson renversant les colonnes du Temple. Ce repentir est parti culièrement profond et amer lorsqu'on porte en soi le sentiment de l'ordre et que l'esprit de rébellion par lequel on s'est laissé séduire s'est développé en vous sous la pression des circonstances, secondées par certaines dispositions physiques. Tel est précisément le cas de Proudhon. Son tempérament impétueux l'emportait vers la lutte ; sa raison et son sens pratique lui conseillaient la circonspection. Des cir- COnstances Clémentes eussent favorisé en lui le triomphe de la raison. Les difficul- tés, les déboires, les résistances, les ini- mitiés, ce calice qu'il n'a été accordé à au cun débutant de détourner de ses lèvres, fouettèrent le sang, déjà bouillonnant, du paysan franc- Comtois , échauffè- rent sa bile et, le tempérament aidant, firent de l'apprenti docteur, de l'érudit en herbe, un polémiste violent, un contemp- teur acharné des doctrines reçues et des institutions établies. | C'est qu'aussi ce n'était pas un débutan ordinaire que Proudhon. M. Langlois, dans la Notice biographique placée en tête de la Correspondance, a cité une bien cu- rieuse lettre de Gustave Fallot, qui nous montre ce qu'un hOmme très cultivé et d'une rare intelligence pouvait penser de Proudhon tout jeune encore, quelle des- tinée il se croyait en droit de lui prédire. Fallot, mort à vingt-neuf ans et qui a laissé de beaux travaux sur l'histoire de la langue française, avait fait en 1829 la con- naissance de Proudhon lorsque celui-ci. était correcteur dans une imprimerie à Besançon. Ils s'étaient pris l'un pour l'autre d'une amitié très vive, fortifiée par une mutuelle estim#e. Eh bien, voici ce que Fallot, fixé à Paris, fréquentant le salon de Charles Nodier, celui de M. Gui- zot, coudoyant tous nos littérateurs in - fluents Gij célèbres, écrivait en 1831 à l'obs- cur correcteur de la maison Gauthier : « ... Cºnservº% C9iiº le!'e, relisez ia | d'ici quinze ou vingt ans, vin ºinq petit | | être, et si alors la prédiction que je vais ! - Vous faire ne s'est pas accomplie, brûlez-la Comme d'unfou, par charité et par respect pour ma mémoire. Voici ma prédiction : VOus serez, Proudhon, malgré vous, inévi- tablement par le fait de votre destinée, un écrivain, un auteur : vous serez un phi- losophe : vous serez une des lumières du siècle, et votre nom tiendra sa place dans les fastes du dix-neuvième siècle, COmme ceux de Gassendi, de Descartes, de Malebranche, de Bacon dans le dix- septième, comme ceux de Diderot, de Montesquieu, d'Helvétius, de Locke, de Hume, de d'Holbach dans le dix-huitième. Tel sera votre sort ! Maintenant agissez à Votre guise, composez des caractères d'im- primerie, élevez des bambins, enfouissez- vous dans une retraite profonde, recher- chez des villages obscurs et écartés, tout | cela m'est égal, vous ne sauriez échapper à votre destinée ; vous ne sauriez vous dépouiller de la plus noble pârtie de vous- même, de cette intelligence active, forte, chercheuse, dont vous êtes doué, votre place est marquée sur la terre et elle ne Saurait rester Vide. .. » - | L'homme de vingt-deux ans auquel on pouvait faire, sans se tromper de beaucoup, une telle prédiction, et qui vaguement, | COnfusément, se sentait de taille à la réa- liser, cet homme, lorsque, plus tard, avec Sa sauvagerie naturelle et cette gaucherie que donne la solitude, voulut aborder la vie sociale, ne dut rien comprendre aux Obstacles qu'il rencontra. Il s'indigna dès les premières déceptions, et, nature trop entière, trop altière pour biaiser avec la difficulté, pour se plier à des exigences · dont le côté légitime lui échappait, il ré- solut de faire sa trouée comme un boulet de canon et de s'imposer à ceux qui mé- COnnaissaient sa valeur, Le malheur est grand, quelquefois irré- parable, de conquérir de haute lutte et malgré la société la place qu'on aurait voulu devoir à l'assentiment de tous, et même dans l'ordre inteſ legtuel et moral d'être obligé de recourir à la violence. Il y a là une première fatalité qui pèse sur te reste de la vie Proudhon a presque ºuiours parlé de fioiisseau avec une dé- | -- daigneuse antipathie. La ressemblance de leurs destinées aurait dû le rendre plus indulgent. Ils ont l'un et l'autre débuté en prenant avec éclat le contre-pied des opinions reçues ; ils ont exagéré l'expres- sion de leur pensée, afin de la rendre plus retentissante et d'agir davantage sur l'at- tention publique. Peu à peu ce qui n'était qu'un moyen de briser la glace et de se- couer l'indifférence est devenu chez eux une habitude, et, en gâtant ce qu'il peut y avoir de bOn dans leur œuvre, cette dis- position a COntribué à diminuer leur au- torité. Les allures paradoxales avaient trop bien réussi à Proudhon pour qu'il n'y restât pas fidèle ; seulement il s'aperçut trop tard que chaque proposition témé- raire qu'il énonçait pour faire sursauter la galerie, tournait directement contre lui. « On se demande en effet, dit Sainte- Beuve, pourquoi ces défis portés au genre humain, et sans nécessité aucune, en de- hors du sujet. Là est le tic, l'énormité, la bravade, je me sais comment dire, une sorte de paraphe et de signature qui s'af- fiche et qui saute aux yeux. De Maistre, en SOn temps, aVait eu également de ces mots choisis exprès pour être outrageux, et qui firent SCandale en sens inverse. IE- solence aristocratique, audace plébéienne, qu'importe l'origine ou le principe ? Ces deux éminents esprits, qui étaient en tout aux deux pôles contraires et aux antipodes, se rapprochaient en ce point, il y avait du rappOrt et un trait Commun entre eux au milieu de toutes les différences. L'un souf- fletait du gant l'opinion publique à la joue ; l'autre, pOur Commencer, lui assénait un Coup en pleine poitrine ou entre les deux yeux. On en restait d'abord tout étourdi. ROuSSeau, aVant eux deux, avait tyouvé de Ces axiomes-paradoxes, qui mordent à tout prix, et qui, tout au moins, sont des révulsifs violentS, » Ces funestes paradoxes : La propriété, c'est le vol, Dieu, c'est le mal, lancés dans un jour de désespoir, de colère ou dans un accès d'ironique et malsaine audace, ont jeté sur l'œuvre de Proudhon uno Gm- bre sinistre, que le retour de faveur ac- - - · · | tuelle rie suffira pas à dissiper. Toutes les - - · | - - - - - i * · * -" - -- , - explications, même plausibles, n'y feront rien, Il y a des paroles qu'on ne reprend pas. Rousseau est resté pour un grand nombre d'esprits l'apôtre de la vie sau- vage, et le trop fameux Discours sur les sciences a masqué les parties sérieusement belles de son œuvre. La même mésaven- ture est arrivée à Proudhon, et, comme phi- losophe, il a durement expié deux ou trois méchants sophismes, renouvelés de Mo- relly et de Babeuf. . « On ne comprend plus en France que l'invective, la personnalité, l'injure, écri- vait-il le 22 février 1840, à son ami, M. Bergmann; on s'abreuve de calomnie, de fiel et de satire : ce sont les formes de la pensée. » Evidemment la tournure d'es- prit de Proudhon le portait vers la discus- | sion philosophique, mais plus d'une fois | — on ne l'a pas oublié — son diable de tempérament intervint et le précipita dans des excès de polémique qui, s'ils ont été égalés, n'ont certes pas été surpassés. Sous ce rapport, disons-le avec une entière fran- chise, Proudhon, si ennemi des person- malités en 1840, a fait au journalisme français un très grand mal ; il a monté la polémique au diapason de l'invective, et ses écrits ont servi de modèle, quelquefois d'excuse, aux énergumènes de tous les partis. Hâtons nous d'ajouter que chez lui les | violences de la plume allèrent se déga- geant de plus en plus de toute arrière-pen- sée d'appel à la force extérieure. Il croyait à l'action de la parole, à l'efficacité de la discussion, Après avoir pris une part as- SeZ insignifiante à la révolution de Fé- Vrier, il demeura spectateur des journées de Juin qu'il n'avait pas assez contribué à empêcher, mais, à partir de 1849, il rom- | pit avec l'école révolutionnaire, qui te- - tenait pour un axiome indiscutable cette niaiserie féconde en résultats atroces : L'insurrection est le plus saint des devoirs. Seul contre ses anciens collègues, les Montagnards, contre les journaux avancés de son parti, il soutint cette proposition qui, aux yeux des démocrates purs, pas- sait alors pour une hérésie monstrueuse : Lº Montagne n'avait pas le droit, au tºjuin, l :,raineté, au même résultat où parvinrent - " , d'appeler le peuple auœ armes et de le pousser à l'insurrection; elle n'avait droit que de provoquer une manifestation de l'opinion pu- blique ! - - Cette scission devait chaque jour s'ac- Centuer davantage. L'auteur des Contra- . dictions économiques aimait à construire des systèmes, mais il ne s'y enfermait pas; surtout il ne s'inféodait à aucune routine et ne jurait d'après aucun maître, La le- çon des événements n'était pas perdue pour lui, et lorsqu'un résultat attendu ne se produisait pas, le penseur, sans désavouer les principes, en critiquait l'application maladroite ou prématurée. La véritable . éducation politique de Proudhon s'est faite de 1848 à 1853 Ce fut une éducation dans toute la force du terme, en ce sens qu'elle modifia profondément ses idées et lui en suggéra de nouvelles. | Sur la question du suffrage universel, il s'était mis, dès le 30 avril 1848, dans son journal, le Représentant du peuple, en oppo- sition absolue avec les hommes du National . et de la Réforme, fidèles à la théorie robes- . pierriste du gouvernement direct, et péné- trés d'admiration pour la Constitution de 93. « Le moyen le plus sûr, écrivait-il à Cette date, de faire mentir le peuple est . d'établir le suffrage universel. Le vote par tête, en fait de gouvernement, et com- me moyen de constater la volonté natio- . nale, est exactement la même chose que serait, en économie politique, un nouveau partage des terres. C'est la loi agraire, transportée du sol à l'autorité. » " . , La restauration du césarisme et l'épa- nouissement du système plébiscitaire ne firent que redoubler sa conviction à cet égard, Le 31 août 1853, il écrivait à l'un de ses correspondants de province : « Nous sommes victimes d'une utopie. Au lieu de faire du progrès, nous avons fait, en 1848, de l'absolu : nous avons pris | au pied de la lettre et comme étant d'une | vérité immédiate,à priori, sans conditions, le dogme de la Souºeraineté du peuple, et n0us sOmmºº arrivés juste, avec cette sou- . # : , , jadis les cités grecques et romaines même, | à la tyrannie, à l'empire. » Et encore le 27 septembre de la même année, répondant à une personne qui l'in- terroge sur les chances de vitalité de no- tre civilisation, il pose nettement ce prin- Cipe : - - « La cause organique générale qui al- tère et corrompt les sociétés et amène ce que nous appelons leur dégénérescence, c'est, à priori, la confusion de la voLONTÉ soCIALE avec le Suffrage universel, et la Substitution de celui-ci à Celle-là. » Est-ce à dire que Proudhon fût un dé- serteur de la cause qu'il avait servie avec | tant de fougue ? Nullement, et pareil sOup- çon n'est jamais venu à personne, au moins parmi les gens impartiaux et Sen- sés. Ce qui est incontestable, c'est qu'il comprenait l'émancipation du prolétariat tout autrement que les jacobins. S'expli- | quant dans une lettre à M. Boutteville sur la façon dont il conçoit l'affranchissement des masses, il se résume ainsi : - « Nous affirmons la possibilité de leur éducation, c'est-à-dire la possibilité d'une | liberté générale et d'une égalité devant le | travail et le capital comme devant la loi ; nous ne nous arrêtons que devant le par- tage des produits, qui est le communisme. Pour arriver à cette liberté et égalité gé- nérales, telles que je les définis en ce | moment , nOus n'admettOns point aVeC Rousseau et la Constitution de 93 l'imitia- tive directe du peuple ; nous croyons qu'il : suffit, après avoir posé nettement l'idée, | de former un parti qui la représente, et | qui, par la discussion, se multipliant et | s'élevant au pouvoir, termine enfin la série | du despotisme et de la démagogie, en Or- | ganisant le travail et l'échange. » Il est impossible de séparer de cette page les lignes suivantes écrites en 1852, au | moment où les accusations de Complai- | sance pour le pouvoir, de défection même, pleuvaient, de la part des réfugiés, s†r le malheureux journaliste enfermé à Sainte- Pélagie : « Pour moi, prêt à tOut, indifférent à , tout, exCepté au Crime, je servirai ma | ponds de rien. Démocratie pour moi signi- | cause sous tous les pouvoirs sans bron- cher d'une semelle. Si je puis raccrocher la République et écarter les prétendants, je ne m'y épargnerai pas ; mais je ne ré- fie démopédie, éducation du peuple, Sur ce terrain, je suis invincible ; mais aussi je ne serai jamais rien, je trouverai toujours sur mon chemin les mêmes lâchetés, les mêmes trahisons, les mêmes vanités, les mêmes envies, et je mourrai à la tâche. » Quel que soit le jugement que l'on pOrte Sur Proudhon, homme politique, on ne saurait lui cOntester le mérite d'avoir Compris le premier, en tant que républi- Cain et démocrate, ce qu'il y a de routi- nier, d'étroit, tranchons le mot, de servile, dans le néo-jacobinisme. Nul n'a senti plus vivement que lui quel mal ce rhabillage du terrorisme faisait à la cause républi- caine. Son originalité comme penseur se révoltait autant que son bon sens d'homme d'action à la Vue des imitations grotesques et choquantes qui envahissaient le monde politique. Ce spectacle lui arrachait une protestation indignée et quelque peu bru- fale, mais, avec Proudhon, il ne faut pas être petite maîtresse. « Notre génération est une génération de faux artistes, de méchants comédiens. Il n'en est pas un qui ne fasse son pasti- che et, pour se rendre original, ne se tra- vestisse en personnage de l'antiquité. L'un fait Robespierre à pied, l'autre Robes- pierre à cheval; celui-ci est Babœuf, ce- lui-là Marat.... il n'y a pas, jusqu'à Louis- Napoléon, qui, au lieu de continuer son oncle, en reprenant la tradition juste à la veille de Waterloo (ce qui prouverait en lui un certain génie), ne veuille le re- COmmenCer en nous reportant à 1804 ! Puis, quand ils ont déclamé leur rôle, que la pièce est finie, le rideau tombé, ils de- mandent une seconde représentation ! ... Vraiment, tOute Cette chair à révolution me semble encore au-dessous de celle qui nous fournit la côtelette et le beefteack ? » Cº n'est point seulement aux imitateurs, V_A _ T - -- + STT , T ^ rrr : ! - - Aià | n3 - 2 : i ^ - » mais aux moºººs, aux types qu'il regarde * , , * ° - Comme dangereux, que s aita,ué Prou- dhon. Au risque de scandaliser les révo - i - - - | . - - - - - - 2 . lutionnaires, il porte sur la légende une main hardie qui l'ébranle. Là se manifeste la profonde divergence, éclate le réel et décisif conflit. La politique républicaine, | dans notre pays, a dépendu trop souvent | a fait avec Ostentation des idoles | devenues, pour " une confiance sans réserve. d'une interprétation erronée , soit des principaux événements qui ont marqué la Révolution française, soit du caractère des hommes qui ont présidé à ces événe- ments. De certaines individualités, am- biguës ou odieuses, une école historique et Ces idoles, ainsi encadrées et célébrées, sont les trois quarts de la nation, des épouvantails. Proudhon, qui n'avait pas peur qu'on l'appelât icono- claste, a voulu réagir contre cette déplo- rable tendance. « Je reconnais avec vous, écrivait-il, le 19 mars 1851, à M. Villiaumé, que la Montagne devait l'emporter , au moins pendant un temps (car, en fin de compte, C'est la Gironde qui a triomphé) ; mais je distingue, avec Michelet, la Montagne des jacobins, et j'eusse souhaité vous voir plus de courage à signaler la médiocrité, et flétrir les lâches assassinats politiques de Robespierre. C'est un grand malheur que cet homme soit tombé avec une ap- parence de martyr : la popularité très peu intelligente que lui a faite le 9 thermidor est une de nQs plus malheureuses tradi- tions.. » - - Il s'explique davantage, découvre toute sa pensée, nous ouvre jusqu'au fond de Son âme dans la lettre du 13 mai 1852, adressée à M. Darimon, J'en donne la plus grande partie. Elle est d'une impor- tance capitale. Proudhon venait de lire | les Mémoires de Levasseur (de la Sar- the) (1) : « Levasseur n'est qu'un montagnard aveugle et entêté. Homine honnête, et de | bonne foi, il a rédigé le plus naïvement du monde des mémoires qui mettent le Sceau à la condamnation des #cobins et J ctU de la Terreur. C'est chez lui qu'on trouve $ . - (!) Ces Mémoires arrangés et publiés . sous la Res- tauration par Achille Roche, sont loin de mériter toutes ces prétendues justifications de la Montagne concernant la Gironde proscrite, la Constitution de 93, bâclée et ajournée ; le gouvernement révolutionnaire , la France soi-disant sauvée par l'énergie, etc.; tout cela, dépouillé du prestige so- phistique et oratoire, paraît d'un absurde êt d'un bête à couper au couteau. | « Les montagnards, dans la partie la plus pure et la plus estimable, n'étaient que des chauvins ; le reste, des ambitieux atI'OC0S, - - « Garat est un bavard digne de mépris. Son éloge de Danton me le rend davan- tage suspect. Quoi ! Danton pleurait en 93 ses erreurs ! Il voulait revenir à la vérité, à la loi, à la modération, à la vertu ! Il conspira pour arrêter l'effusion du sang (en faisant guillotiner les hébertistes, etc.), et c'est pour cette généreuse pensée qu'il périt par le tyran Robespierre ! Plati- tude, - « Je suis moins satisfait des derniers volumes de Barrère que des premiers; je continue à penser que c'était un bon en- fant, mais c'était un roué qui avait aussi au fin fond de son être une mauvaise Veine. - En somme, la démocratie, grâce àl'ex- périence que nOus en faisons, reste telle que je l'ai jugée, une pure contradiction, - mi démocratie, ni démagogie, il faut dire démophilie, et partir de là. | « A mesure que le gouvernement direct se pose, vous voyez arriver les individua lités et types populaires, et chez les hom- mes au-dessus du peuple se développer les pires instincts. La démocratie de 93-94, a élevé , grandi , certains individus, Ba- beuf, par exemple, Levasseur, Rulh et · quelques autres. Elle en a rabaissé d'au- tres, notamment Héraut de Séchelles et Robespierre, - « Le sans-culottisme était la DÉPREssIoN de la sºciété, le contraire, par conséquent, de ce qu'il promettait. Plus on y regarde, plus on en demeure convaincu, et d'où vient cela ? De ce misérable sophisme de la souveraineté du peuple, appliqué littéra- lement par Rousseau et Robespierre. » Le désaccord entre Proudhon et les ja- - . - i | cobins est flagrant. Voilà qui brise mette- ment avec les apologistes de la Terreur. Sous la plume d'un démocrate dont l'hon- nêteté, pas plus que la claivoyanCe, ne sau- rait être révoquée en doute, cette page, si sincère et si mâle, a tOute sa valeur. Elle est d'une incomparable autorité. Combien il est à regretter que Proudhon, qui a re- mué tant de sujets en sa vie, n'ait pas écrit, avec sa Concision vigoureuse, une histoire populaire de la Révolution. Ce que Mi- chelet et surtout Quinet ont essayé, en prenant mille précautions, en luttant con- tre une timidité trop visible, la verve en- diablée du polémiste, cette verve qui ani- me les Confessions d'un révolutionnaire, l'eût accompli rondement, énergiquement. Ce rôle de modérateur, de redresseur d'i- dées fausses, n'était pas aussi loin qu'on pourrait le croire de la pensée de Prou- dhon. Il plaçait, lui aussi, son idéal parmi les principaux personnages de la Révolu- tion française, et cet idéal, il avait le bon sens de ne pas le copier. Ecoutons ce qu'il écrit à ce sujet à M. Langlois : « Savez-vous quel est l'homme de l'an- | cienne Révolution que j'aime, que jad- mire, malgré son entêtement et ses tra- vers, que je prends pour mon héros ! C'est Lanjuinais ! Lanjuinais le girondi#, mais si généreux, si pur, qu'il inspire le res- pect à Marat, au 31 mai, à Robespierre, après la loi de prairial, Je me sens digne, à l'occasion, d'imiter Lanjuinais, de pro- tester CQntre tout ce que ma conscience ré- prouVe. » - Le rôle est beau. Il a de quoi tenter un stoïcien. Mais, dans nos sociétés, où la question du pain quotidien se pose si fré- quemment, si durement, avec la méfian- ce et l'intolérance habituelles aux partis | envers ceux qui n'épousent pas leurs pas- sions, ce rôle est singulièrement difficile. Sainte-Beuve a fait remarquer avec jus- | tesge que , pour demeurer indépendant | comme le voulait être Proudhon, il faut avoir quelque part un point d'appui, ne fût-ce qu'un rocher au désert Ce point d'appui, Rousseau le chercha toute sa vie , Voltaire ne le trouva que dans sa | vieillesse, à Ferney. Le refuge de PrQUl- dhon, le roc qu'il embrassa d'une étreinte héroïque, ce fut sa volonté, son absolu dé- sintéressement. Ecrivant, le 28 novembre 1852, à l'un de ses plus anciens amis, M. Maurice, il a pu se rendre ce témoignage que nul me contredira : « Il y a vingt-cinq ans que je travaille, et, tout compté, je suis juste à zéro. Tou- tes mes dettes payées, il me resterait un mobilier de cent écus et rien dans ma bourse : il faudrait vivre sur le crédit. Dans cette carrière si peu fructueuse, j'ai eu bien du mal, vOus en savez quelque chose. Et je ne suis sans doute pas au bout ! Mais, avec tout cela, j'arrive, pas fort haut, en vérité, mais j'arrive, je vis ; . j'aurai eu le plaisir, j'espère, d'élever deux enfants, de récompenser d'un mari passa- ble une bonne fille, et je mourrai peut-être sans laisser de dettes ; cela me paraît déjà beau pour un esprit de ma trempe... « Ne jouant pas à la Bourse, vail, des produits d'une plume sévère, il me parait difficile de faire mieux, et, je Vous l'avoue, j'ai l'âme en paix, je suis COIlfènt. » · - Ces hommes chez lesquels, même au plus fort de l'action politique, la vie inté- rieure ne perd jamais ses droits, et dont la méditation inspire la conduite, déconcer- tent, irritent souvent les partis auxquels ils appartiennent ou semblent appartenir. Une sorte d'isolement se fait autour d'eux : c'est ce qui est arrivé à Proudhon et à Stuart Mill. Plus tard, le secret de leurs intimes délibérations est révélé et l'hon- neur de leur mémoire en profite. Leurs amis politiques regrettent de s'être arrê- tés à une impression superficielle et de les avoir méconnus : leurs adversaires, | tout en déplorant de ne pouvoir oublier des fautes quelquefois irréparables, par - lent d'eux volontiers avec estime et avec respeCt. - JULES LEVALLOIS, - ne rece- Vant d'actions d'aucun de nos grands fai- seurs, vivant uniquernent sur mon tra- LAvENIR | NATION À # | | questions. semble, 1,032 lots. Trois gros lots, 100,000, — 100,000 et 150,000 fr. (512,000 francs à gagner). - Pour recevoir vingt billets assortis, adresser (mandat de poste ou timbres-poste) 5 fr. au directeur du Bureau-Exactitude, rue de Ri- voli, 68, Paris. NoTA. La Loterie des Enfants pauvres est la plus importante de toutes les Loteries par le nombre et la valeur des Lots (gros lotl50,000fr. pour 25 c.) La Loterie des Enfants pauvres est la première de ces Loteries qui effectuera son premier ti- rage.— Prendre immédiatement billets Enfants pàuvres-Andelys-Châteauroux, afin de partici- per à toutes chances de gain des 512,000 fr. . à gagner. —s>-- ' T I R I II B UU N A LU XK On se rappelle la séquestration dont a été Victime pendant deux ans, dans une com- mune de la Sarthe, une jeune fille qui est morte à la suite des mauvais traitements dont elle a été l'objet. Le sieur Larose, an- cien maire de Montreuil-le-Henri, sa femme et la fille Lebert, sa domestique, ont compa- ru devant la cour d'assises de la Sarthe. Cette affaire a pris dans le département presque les proportions d'une cause célèbre. La foule des cultivateurs de l'arrondissement de Saint-Calais envahit la salle des assises, et des centaines de curieux attendent impa- tiemment devant la façade du Palais de justice. 4- - - Au pied de la cour est un monceau de hail- lons sordides et horribles à voir : ce sont les pièces à conviction, les derniers vêtements qu'a porté Agathe Larose, si toutefois on peut donner le nom de vêtements à ces lambeaux - sans couleur, sans forme, et souillés, une couverture de coton qui a éte blanche et qui n'est même plus grise, un jupon noir, un bonnet en étoffe de laine noire, des bas de laine noirs. Une casserole de fer blanc, bos- selée, ternie, et qui n'a plus d'anse, une sé- bile de bois, voilà pour la vaisselle. Un mor- ceau de pain (ou de gâteau), vert de moisis- sure, voilà l'échantillon des mets qu'on ser- vait à la pauvre fille. Enfin des lambeaux, de toile qui servaient de draps, et qui représen- tent à peu près des torchons pour l'ampleur et la grosseur de la toile. | Après la lecture de l'acte d'accusation, il est procédé à l'interrogatoire des accusés. Il est impossible de donner une idée bien exacte de l'interrogatoire subi par la femme Larose. Elle ne mie point, mais n'avoue pas complétement non plus les faits; elle les dis- cute à peine, et la plupart du temps élude les | : . | : º » L'accusé Larose, quoique parlant avec ti- | ce qu'il voudra ; je suis la maîtresse ! — R. Moi, - tres à la fermme Larose ? — R. Elle me voulait pas cepté cette situation. Vous avez même dit à la fem- me Chauvin qu'Agathe était folle, que ses parents la soignaient biem. Vous avez contribué à égarer l'opinion, et c'est ainsi que personne m'a rien pu révéler à l'autorité. Tout le monde, le curé, les voi- sins, croyaient qu'Agathe était réellement folle et qu'on devait l'emfermer dans son intérêt. C'est ainsi que vous vous êtes rendue complice. Je sais bien qu'à la fin vous avez été prise d'une tardive pitié; mais vous auriez donc attendu qu'el- le pourrît sur cette paille ! Larose ne vous a-t-il pas menacée de vous empêcher d'avoir du travail ailleurs si vous quittiez son service ? — R. Il ne m'a pas menacée. D. Alors, pourquoi restiez-vous là? — R. J'avais peur : il me laissait croire qu'il était le maître de tout. | · D. Mais vous avez vingt-huit ans ; vous n'êtes pas un enfant. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL. — Et cependant, vous avez fait des observations à votre maîtresse, car elle vous a répondu un jour : Le monde dira momsieur, j'allais comme ume domestique ; je me faisais pas d'observation à la maîtresse, elle di- sait que ça me regardait persomme. 2 D. Le père est-il entré dans la chambre ? — R. Pas souvent. D. La caressait-il ? lui portait-il à R. Non, jamais rien. D. Est-ce bien ce bommet qu'elle portait sur la tête ? — R. Oui, monsieur. (Il s'agit des hideux halllons qui composent les pièces à conviction, les derniers vêtements d'Aga- the Larose.) - M. LE ProCUREUR GÉNÉRAL. — Vous ne lui en avez jamais vu d'autres ? — R. Jamais, monsieur. M. LE PRocUREUR GÉNÉRAL. — Est-ce qu'elle avait des cheveux longs là-dessous ? — R. Non, monsieur ; ils étaient coupés. M. LE PRocUREUR GÉNÉRAL. — Enfin, il est cer- taim qu'Agathe a porté pendant deux ans ce bon- met sans que persomme lui ait peigné les cheveux. Et ce gilet de laine, me l'a-t-elle pas toujours por- té ? — R. Oui, monsieur. M. LE PRocUREUR GÉNÉRAL. - Ainsi, elle a gar- dé ce gilet de laine pendant deux ans ? — R. Pas l'été ;je lui en mettais un petit d'indienne. D. Et ce jupon ? — R. Oui, monsieur; c'est bien celui-là qu'elle avait. , D. Et le seul! Vous recommaissez emcore le fichu. Est-ce que vous me jugiez pas qu'il était utile d'en changer. — R. Je l'ai demandé bien des fois à la maîtresse Larose. i D. Et elle me vous en a jamais donné d'autres ; ainsi, trois mois de janvier, trois hivers se sont passés aimsi ! Avait-elle des bas ? — R. Elle en avait deux méchantes paires. ' M. LE PRocUREUR GÉNÉRAL.—Et quand les draps ont été sales et usés, vous en avez demandé d'au- manger ? - en dommer. Je les ai fait durer du mieux, mais ce m'était guère. · D. Enfin, quand les plaies sont venues aux | pieds, n'avez-vous pas demandé des linges pour les ºanser ? — R. Oui, et la maîtresse disait que c'é- t inutile et qu'il ne fallait pas les lui enve- pper. | | Après les dépositions des témoins, le ré- quisitoire, les plaidoiries, et le résumé du président, le jury est entré dans la salle de midité d'abord, finit par être plus explicite que sa femme. s D. Vous dommiez une fête, huit jours avant la mort de votre fille ; vous réunissiez chez vous des parents, des amis à souper; pendant que vous étiez à vous réjouir, votre fille croupissait dans la fange. Quelle idée aviez-vous donc de rendre votre joie publique dans de pareilles circonstances ? — R. C'était l'habitude, à cette époque de l'ammée. D. C'était pourtant bien le cas de faire excep- tion. Vous saviez bien ce qui se passait ; vous avez tué sciemment votre fille. — R. Ah ! j'ai eu tort. | D. Oui, vous avez eu tort, certainement. Dites- vous encore aujourd'hui que c'est votre femme qui Vous a poussé? - R. Ah! je me dis pas cela ! ses délibérations. Il en a rapporté un verdict affirmatif en ce qui concerne Larose et sa femme, et négatif pour la fille Lebert. Celle- ci a été acquittée. - - La femme Larose a été condamnée aux travaux forcés à perpétuité, et Larose à quinze ans de la même peine. | - " ayec fermé la porte, et, devant le juge d'ins tion, vous avez commencé par des mensonges Qn vous demandait pendant combien de temps votre fiiſe avait été renfermée, et vous répondiez : Une partie de l'été seulement. Vous séntiez très-bien qu'il me fallait pas laisser peser sur vous la responsabilité de cette séquestration pendant la saison d'hiver ; vous compreniez très-bien dès-lors que vous aviez | causé la mort de votre fille, et vous avez toujours menti. Ainsi, vous avez dit à un témoin que, quand votre fille avait besoin de linge, vous l'aviez chan- gée vous-même et jusqu'à deux fois dans la même journée ; est-ce que c'est vrai ? — R. Oui, mon- sieur, une fois dans le meis de janvier, je lui ai 4 changé son linge. , D. Mais vous disiez dans l'instruction que c'é- tait deux fois par jour que vous la changiez. Au- tant de mensonges. - R. Les témoins vous diront ce qu'Agathe disait de moi; elle disait : Mon père | D. Elle n'était pas difficile, votre pauvre fille. Asseyez-vous. - La fille Lebert dit qu'elle a exécuté les or- dres qui lui ont été donnés. | D. Mais vous auriez bien quitté la place à cause ; de la fatigue et de la privation de sommeil, vous l'avez dit; et pendant deux ans vous avez rempli l'horrible rôle qu'on vous confiait; vous avez ac- | D. C'est vous-même qui avez été . † | | | - - ic- - | Lorsque M. Proudhon a été enlevé aux 'aimait bien. | | | | 1 - - - • - m'aimait bien | que et sombre, pour laisser place à un ex- VARIÉTÉS - f^ | REVUE DES SCIENCES MORALE8 ET PouTiQuEs - - P.-J. PRoUDHON | (De la capacité politique des classes ouvrières) ! ) - | | | | | - - * - - | | | | I b | | | * en | | n º 5 lettres françaises, il avait cessé depuis bien des années déjà d'être ce personnage étran- ge, légendaire, effrayant, sublime, que les uns accablaient de leurs malédictions pué- riles et les autres de leur adoration en- thousiaste. On s'était habitué à ses façons de parler ; on connaissait les ressorts de sa boîte à surprise. Le monstre s'était éva- noui en lui, aussi bien que l'idole gigantes- cellent homme, à un honnête bourgeois qui avait comme tous les autres ses bons côtés et ses côtés défectueux. On s'était aperçu ! que ce prétendu Attila de l'ordre social n'était terrible que dans ses prémisses et truisait presque toujours de la main gauche ce qu'il démolissait de la main droite, qu'il avait même un fond d'idées très-conserva- trices, trop conservatrices peut-ètre. Com- me il ne faisait plus peur, il était un peu démodé. Mais si on faisait moins de tapage autour de son nom et de ses écrits, on l'é- tudiait davantage, parce qu'il est digne d'être étudié. On l'estimait jusque dans les variations incessantes de ses doctrines, parce que ces variations n'ont jamais été des apostasies lucratives. On lui pardonnait · même ses malheureuses campagnes en fa- veur du traité de Villafranca ou contre la Pologne, ainsi que ses polémiques injustes et presque calomniatrices contre les hom- mes les plus dévoués de la démocratie, parce qu'on sentait bien que ces incartades étaient la condition indispensable de son genre spécial de talent et que d'ailleurs elles ne tiraient pas à conséquence. Rien n'est donc plus facile aujourd'hui, comme rien n'est plus opportun que de juger sans parti pris l'auteur des Contradictions éco- nomiques. Et juger un homme c'est analy- ser ses facultés. M. Proudhon avait quelques-unes de cel- les qui font les grands agitateurs intellec- tuels. Il serait superflu, sans doute, de men- tionner ici sa rare puissance de polémiste. La dialectique, —cette dialectique ardente et passionnée qui broie les systèmes, — - « lui donne à boire et à manger, il ne tarde « pas à devenir florissant. » De même, comme écrivain, M. Prou- dhon n'a pas imité ces publicistes délicats que nous approuvons de toute l'énergie de notre âme, et qui aimeraient mille fois fois mieux briser leur plume que d'enve- lopper leurs hardiesses dans certaines for- mules qui leur servent de passeports. Il ne ensuite. Transportez-le par imagination dans la vieille Suisse légendaire du moyen âge : il eût salué, tant qu'on aurait voulu, le chapeau de Gessler, sans renoncer à une seule de ses convictions patriotiques. sublimes de la morale sontrestées inaccessi- ble à l'illustre dialecticien, en revanche ce que j'appellerai la vertu du premier étage, la vertu domestique, avec tout ce qui s'y rattache, l'esprit d'ordre et de prévoyance, le respect du tien et du mien, la fidélité scrupuleuse aux engagements, cette vertu quotidienne, régulière, nourrice sacrée de toutes les autres, n'a point de mystères, point de voiles pour lui. Il a vécu pour ainsi dire en elle et pour elle, il l'a vue face à face dans son essence même, il l'a contemplée avec un enthousiasme austère et communicatif qui ne s'est jamais démen- ti, dans l'éclat solide de sa beauté saine et vigoureuse. Jamais la famille, conçue à la était pour lui plus qu'une méthode, plus façon patriarcale, n'a eu et n'aura de dé- qu'un art; c'était une inspiration et une inspiration irrésistible. Elle revêtait en lui un caractère presque impersonnel, elle écla- tait sous sa plume, dès que l'occasion s'of- frait, en un feu d'artifices de raisonnements ingénieux, de lazzis littéraires, de critiques puissantes, d'anathèmes superbes, et elle l'emportait lui-même éperdu, furieux, étin- celant, à travers les théories bonnes on mauvaises de ses contemporains, comme le soldat ivre de poudre, hier encore paysan embarrassé etpoltron, qu'une forceimcommue et sauvage précipite dans la mêlée, frap- pant d'estoc et de taille amis et ennemis. Proudhon aurait été peut-être le second de Voltaire, le poëte incomparable de la con- troverse, s'il n'en avait été le possédé. . Mais ce serait lui faire tort que ne lui reconnaître que la faculté de distribuer à droite et à gauche ses coups de boutoir terribles. Si certaines pages de ses livres doivent échapper à l'oubli et rester acqui- ses à la postérité, ce sont, on peut ie pré- dire à coup sûr, celles qu'il a consacrées à la sainteté de la justice, à l'inviolabilité du devoir. Peu d'écrivains de ce siècle ont eu un sens moral plus droit et plus solide. Peu d'écrivains ont ressenti ou exprimé ume horreur plus profonde en face de la cor- ruption et des doctrines fétides ou de la littérature vénérienne que cette corruption a engendrées parmi nous. Il lui sera beau- cOup pardonné parce qu'il s'est beaucoup indigné. | Ce n'est pas toutefois que le sentiment moral soit chez lui d'une extrême éléva- tion. M. Proudhon a toujours professé UlI16 médiocre estime pour l'héroïsme et pour le dévouement. Il a été l'un des rares poli- tiques de notre temps qui n'ont jamais af- fronté des périls suprêmes pour leurs con- victions; et on l'a vu, dans les grandes cri- ses civiles, évitant de prendre parti, as- sister prudemment de loin à « la sublime horreur de la canonnade. » Sa devise res- semble à celle de M. l'abbé Beautain : o vivere, deinde philosophari, et il Pri | vient de l'exprimer encore dans son der- nier ouvrage avec la rude énergie qui le - non dans ses conclusions, qu'il recons- caractérise : « L'idéal est comme l'amour, | C'est ainsi que, par ses excès mºmºs de — fenseur aussi pénétré, aussi rigide, aussi éloquent. Proudhon a été le moraliste du foyer domestique, comme Victor Hugo en a été le poëte. - ! II - De nos jours, un homme qui a le senti- ment moral a toujours le sentiment révo- lutionnaire. Proud'hon a beaucoup varié, étrangement varié, mais il a toujours voulu la Révolution c'est-à-dire, la Justice; et il la voulait dans toute sa plénitude, il enten- dait la faire pénétrer dans les relations économiques du genre humain comme dans ses relations politiques. L'effort constant, nous ajouterons même l'effort douloureux de son intelligence fut de transformer son sentiment révolutionnaire en doctrine pré- cise, et c'est même ce qui l'a conduit à poser cet aphorisme, très-contestable en lui-même et passablement mystique, mais qui était l'expression sincère de sa propre histoire intellectuelle : « L'intelligence chez l'être pensant a pour base et pour condition première le sentiment. » | Dialecticien vigoureux et profondément révolutionnaire par ce qu'il était honnête, M. Proudhon ne pouvait pas ne pas jouer un rôle considérable, au moins pendant sa vie, parce qu'il devait rendre à ses con- temporains plusieurs services signalés. Non-seulement par la poésie passionnée de ses polémiques, et même par les argu- ments peu scientifiques qu'il y emploie, il a jeté dans la circulation vulgaire un grand nombre de problèmes qui semblaient ré- servés aux méditations d'une rare élite de sages; non-seulement il a forcé la foule à réfléchir en la troublant, mais parce qu'il sentait à la fois avec une même force de sentiment la Morale et la Révolution, il se mit pour ainsi dire à la piste de tous les penseurs qui poursuivaient l'œuvre ré- volutionnaire ; et, chaque fois que les né- les conduisaient à quelque aberration morale, il éclatait, il frappait un peu à l'aveugle sur la vérité et sur l'erreur ses coups retentissants, et · l'éveil était donné au Capitole. . - * : - " - mi - - mmmm T e rºsºfa ! + + – - - | ! - | | | * | | | - - | | | | | | | | | | | : © |. :: x-uraca1 1a # 1a 1ºeº - - - | | , . Li>_ l _ - ==T--F T- 5 - :# # # # # # # # # # # # # - 5 - - - d - -- - • - - - - _ - _ - - G. ſ$ Compte - "TTI ION # # C - DIN ir RsEs au Comme tº l ti, Fonds É" i v iie - · pu. = --TTTT #ºſ i,9l # ! ... il ... : . - | retz- #ºi rris | r NATIoNii • : CL0• ATIoN - | DATE | DésigNArioN | p - | # | # | PAºs | Pºsººº | # | # |# Ésiº# -- q † |äuäer ,-ºte | § ia | § , NIER §. # des , des e # NIºR # # #. - . versées | nier | 1er se-| JoUISSANCE - VA L.EU B # CoUR S ºan- - - C O U R S , vALEURs | ft couRs erºes xerce |mestre ºfºº } } # # # # # PENTE nuel 1ouissancºs vALEuRs - ie - Pºnrs - i | | | | | | .. | | | soſo|janvier-Juillet.]Italien, coup. de soo fr | 66 80| 66 99 gations françai s| # - | e | | o | Banques et sºciétés, - | | 5 0/0| - - , | D° . e, | 100 à 67 .. | 67 .. t de la seine, Emp. 1ºº1| º * § | | | " " de crédit s oſo | - — . # # # " # ::| # :: de Paris, oblig. 1852 50l0|!!º :: 425 60 0/0|25 .. |.. .. Janvier 1865.|Banque des Pays-Bas (v.n.540).| 511 25| 507 50||| # offö| — -- .. | pº - au-dessous| . - Do 1855-60 d°| 422 50 "||| 250 , , i19 65||12 60j - – . |Banque Ottomane..... .. • ... . • • • | • . .. • • | | | | #| *"| 68 50 Lille, oblig. 1863 .... | 93 75; • : ** 500 ... 126 25|.. .. iJuin 1864. | Crédit Lyonnais ......... ... . . .. .. ! ... .. 3 0j0 - - ,|Dette espagnole, int. | | - ººº ººº ''"'| | ... .. | #o # 7 ſo |12 60 jJanvier 1865. |Banque de Crédit italien ..... | ... .. ! ... .. ||| - " . 0... ... ;:'- | -- ° ° 414/4 e Bruxemée ........... • • • • 9 • « 200 .... .. |.. .. iJuille* 1864. | Crédit Foncier autrichien. .. .. | 645 • • # 650 . 3 0/0 - — . |Dette espagnole, ext. | de Bordeaux........... | 79 --| º ** | § #iº .. | # #ºº 1865. |S,-Compt. des Entrepreneurs. | 235 .. # 236 . | # | 10. .... -- # | 44 • • | • • • : le Roubaix 37 50 200 . .. | .. — . |Comptoir de l'Agriculture. ... | • , • • • | • • • • • 5 0/0 - — . |Dette espagnole, diff. - 6 - » - • • • - > - - - - 200 . .. ! . — . |Société d'approvisionnement. -| ::: -- | ;:: - . ! 3 0/0....., ....... | 40 .. | 403/8 ma-lianiiian néerlandais......... | 350 .. | 355 .. lll 5 010l - - , lAutrichien, EmP anglº | « si ce n'est l'amour même ; pourvu qu'on craignait pas de s'abaisser pour se relever Mais si les parties héroïques, délicates, cessités ou les entraînements de la logique pôlémique, il contribua pour sa part à maintenir le sentiment révolutionnaire et àgle maintenir purifié de tous les mysticis- mes et de toutes les vaines métaphysiques. Si aujourd'hui l'esprit de secte et de petite église trouve peu de faveur, si l'on se dé- fie à juste titre des hypothèses exclusives et des systèmes tout d'une pièce; si enfin la démocratie, plus homogène, est convaincue presque toute entière que sa cause est celle même de la morale pure, de la morale uni- verselle, de la morale indépendante, elle le doit à elle-même tout d'abord, elle le doit en second lieu aux dures épreuves qu'elle a traversées, mais elle le doit aussi à quelques-uns de ses publicistes, et parmi eux il faut placer Proud'hon au premier rang. Ce n'est pas que lui aussi ne se pose comme chef d'une petite église et peut- être de la moins tolérante ; mais il a tant combattu les autres que la sienne même ne saurait être dangereuse. Ce qui à manqué à l'éminent écrivain dôué de tant de facultés viriles et brillan- tes, c'est la puissance rare par excellence, la puissance de penser, c'est-à-dire de ti- rer de son propre fond des idées originales. Le besoin de batailler et d'argumenter en- vers et contre tous qui le possédait avait détruit en lui, si jamais il l'avait eue, la force de se rendre cQmpte, de Voir impar-, tialement, de méditer. Parce que le cli-, quetis de la discussion bruit toujours à ses oreilles, la formule le domine. Il ne parle pas sa pensée, il pense sa parole. Dès qu'il expôse , dès qu'il essaye de creu- ser uné idée, il devient obscur, traî-, nant, inférieur aux plus médiocres. Il n'a point cette sérénité pénétrante de l'intelligence qui caractérise M. Vache- rot, par ºxemple et qui permet à un hom- me de discerner le travail de sa propre raison, de contempler rordre réeletfordrè , i j , ( 1,4 º 4 # 1 # # # _l.4L , , , , 1 st idéal, d'écarter les apparences et de voir les lois tranquilles et immortelles de la na- ture ét de l'humanité.Aussi il n'éprouva . .. 1 # # # .. 1 # , ºui ( i , , i1 it ' ; jamais le besoin de réparer sérieusement • " ^ C + , , , , , , , , , Lºl ! † ces de son instruction pre- º \ - r l .. | # Li# # # # ela . " , mière. On ferait un volume de la simple | 5 º 4 , lºl i . )i il ( i , , , * ie menclature de ses erreurs historiqués. - ' , lºi -- i - i ei-i2Ti iii 1 5 , 1 le 7 : C'est un avoc tintellectuel de prémier or- -- . - " . * 1 • 23 - # lll 21 i 11 , 4 : 3 re, un journaliste incomparable, si tant " : t . " , , , , # # | #lt il , . , tail : * 35 : est † puisse être un vrai journaliste ºi > , ^ , º ` • . º) | _ | _ 1 - 34l # c # , , !tº ) ! quand on n'est ue cela, ce n'est pas Tºº $ 4 , # t2 , g philoso , , T " | | | penseur, ce n'est pas un philosophe , " rx1 • 1 - } 1 : • il s rs • 1 , 1 i 1 :24) , , il n . | Et il y à un signe infaillible dè cètte l * º ºii " # : ii 12 , 4 , 4 . .. , 3.3 , J. .. cune de son intelligencè, si riche, si vigou. - | * | : ... + • : 1 T * r | #J1 , 54l 1ill , , il 7 , 1 ! º† Sl bien douée à tant d'âutres ég§ • * ',-, • * ' *º - \ , - T dliºir . ) - , , , il uiconque pensé honore la pensée hu- e - a -$ 4 # : # # # #.lt il t2 "r , ulus a sdl - † ses grandes œuvres. Cè qui dis- | : , ( i-. .( . ºi Al 3 » ii41 l 241 i:» i - º ! • ngue M ; roudhon c'est qu'il n'a jamais # # # # lgil lili © cts 4il : Q : L ºu 18 Lt1 - 0l " ic , il eu ce rèspèct. Si tous ses adversaires † : #,ºi .. # C. i .1 i - .li , l' it i,.. Al ! ... n . † et les † distingués, Bastiat, , . •N .'i# # # º# ! | # rit ' ) # . n r ! ) - · Considérant, M. Leroux, M. Louis - | ) ( j # #. , i v # # _ i ' { }! liiil º{2'4.1 n ° | |! Blanc, ne sont à ses yeux et dans ses livres | - 43 - ºis • i3 )1 ', º, £ ll5 4:1 1, # 1 A , Y. ( . | ue des idiots et presquè des traîtres, ce # # # # # # # # # # 1 # , i : i_ x L. lil: n -- il n'est pas seulement qu'il aime à pourfend # i # 1 > s2.2 ,l.2 : llºri - f - Lººl tout le monde, c'est aussi qu'il ne compren #l e # Ai, :# #1 c à ... ... e.s i i # 3 lºll persöññ #. jamais il nè va au fond des doc. • # # # 4524 ils#l._._.l l.slAlt tla Hi - , , , , , ... trinés qu'il repoussè, mêmè lorsqu'il a rai- # # # # # # # 4 # # # -- r us s : 4 t . » • t2 tt • x , . son de les repousser.Jamais il ne s'inquiète ºl. 1 # # # # # # T vºi# , ... , , LJ , : il i, , 1 i ll_J. è leurs sécrètes raisons, de la loi de leur t i , , , , : | | T : i ºlll | ---- 4 * 4.5 ' ---- º lévelop ement, de leur genèse. Non, # # # ) ! 74 ºli3,44 - s 14 1.2l 1 1 tl - rn 1 it - son rocé lé ést plus élémentaire. Il † • " $ " , Ll >ilà Li e) , 5 T : # | | | |. 15 | mpute † et simplement tous les péchés d'Israël, il les † sur un mot, * # # # $ , º> . # # : ., º ii § l - 3 à i , n « i | i : é - sur un incident, sur une pàrenthèse, sur - t5 i formul # # # # # # # , # Gt , 2 a 1 , *i # 1 ; } une !ormule ººnappee au hasard. S'il n'a- | º2 - 2.1 , 2.24 :: L - lt1 si lui uii li , iſ † lairé qui éclaté éntré tèmps, on le pren- #kil. t ^ tiºs # 1 , il i3 . ";: ſºº! !: 1.4 * . . irait pour un de ces éreinteurs vulgaires - nt 1 ſ . ! rnalism l / r gradé e--.s. : 1a # 1 | dont le Jººnaº me rét ograde fourmille, #;38, , # f , vºi, i # 1I'i$ # _ # _ #il# 9 , | | -} i r . et il ne s'élèverait que de quélques degrés # 442.2 # # à M. | Trºt , , il sººiiii M. r # . @ au-dessus dé M. Venet ou de M. Louis Veuillot 2 ! - | ,l E$ " . . l . , ,;x , # •2 ) ; º, , , , | 1 | -4 # # #: ºn , t Ce n'est pas ainsi, — l'histoire entière | ratteste,- non , ce n'est pas ainsi que | procèdent les vrais génies, ceux qui appor- portent au monde une conception , une pensée, une théorie. Ils peuvent se mé- prendre, ils peuvent avoir leurs heures d'é- nivrement dialectique, d'injustice, de sar- casmes, parce qu'ils sont après tout des hommes. Mais ce sont là dans leur exis- tence des exceptions et des exceptions qui | s'expliquent par l'entraînement passager " l - - - 1• n * . - / d'une passion particulière ou générale. Les esprits puissants et créateurs s'appré- dient les uns les autres; à travers leurs dis- ) - sidences ils se sentent solidaires et conci- | NR toyens dans la grande république intellec- tuelle. Ecoutez Rousseau parlant de Mon- tesquieu qui était son antithèse en tant de questions capitales. Il le discute, mais en le discutant il le salue et l'appelle « ce beau génie. » Relisez d'Alembert, l'anti-cartésien d'Alembert étudiant et ré- futant Descartes. Quelle admiration intelli- gente ! Quelle justice largement rendue ! Affirmons donc que c'est là une loi heu- reuse et inflexible de la nature humaine : qui est incapable d'admirer et de pénétrer à fond ceux qui ont fortement pensé, n'a jamais pensé lui-même. Son insuffisance se mesure à ses dédains. Une âme vraiment philosophique, une âme où tout est subar- donné à la raison, est toujours sympathique aux grandes tentatives intellectuelles où se révèle la puissance créatrice de la Rai- son humaine. | III M. Proudhon ne pouvant tirer de son fond personnel les idées dont il avait be- soin pour servir de thême à son active po- lémique les a empruntées successivement aux divers milieux intellectuels qu'il a tra- versés. C'est ainsi qu'il a passé, sous cer- taines influences, à travers un assez grand nombre d'écoles. Et, sous ce rapport, une histoire complète de ses œuvres serait des plus curieuses, pour ne pas dire des plus piquantes, elle se relierait à l'histoire de la pensée française elle-même, dans ces vingt dernières années, non pas qu'il ait été un initiateur, mais il a été un disciple puissant, extrême, exubérant, des systé- mes contemporains les plus curieux, disci- ple sans pitié pour les doctrines qu'il vé- nait d'abandonner, ne voyant qu'ineptie dans celles qu'il allait bientôt adopter, mais gardant au sein de tant de diversités doctrinales le même tempérament de dia- lecticien à outrance, d'honnête homme et e révolutionnaire et aussi la même im- puissance à analyser et à affranchir sa pro- pre raison. | Son premier ouvrage de longue haleine : La création de l'ordre dans l'humanité, est peut-être le plus fouillé qu'il ait produit. On était en 1843. Deux écoles à cette épo- que s'affirmaient hautement et se signa- laient par une active propagande, — l'é- cole Fourriériste qui avait son journal quotidien, ses assemblées périodiques, ses missionnaires éloquents, l'école Positiviste qui venait de faire sa plus belle conquête, celle dè M. Littré. Il est imposible de lire sérieusemént le livre de la Création de l'ordrè sans y retrouver les traces très-eu- rieusement combinées de ces deux écoles, # 1 -- 1 , à 4 s # : .. , - - êt surtout de la seconde. | | | Cependant l'influence de la philosophie allemande qui se faisait sentir depuis i ,.1 -9 # # # # ºs - sº, à uu # 1 a, , , º, † phique, avait fini par pénétrer les couches secondaires de notre société intellec- On a souvent raconté comment - # · · J * º + i * | . | L_ x .' L - -- " -" # # # # | | M. Proudhon fut très en rapport avec un représentant très-passionné et très- distingué de ce que l'on appelait alors l'extrême gauche hégéliènne. Aussitôt il s'élança dans une direction nouvelle et il écrivit son livre le plus étincelant, les Contradictions économiques. Tous les cri- tiques qui apprécièrént cet ouvrage et † "au courant de la terminologie àllemande s'écrièrent : Voilà un nouvel hégélien Cèpèndant, quand on ne se con- tenté pas d'une vue superficielle, il est ma- nifeste que Proudhon n'a jamais compris à fond la pensée intime de Hegel, paree qu'il était incapable de comprendre celle de Kant. Il s'est donc borné par force majeure et en dépit de lui - même à emprun- ter à l'illustre philosophe de Berlin quel- · ques procédés de logique, et l'habitude qu'il a conservée depuis, parce qu'elle don- nait plus de saillie à sa dialectique, de faire un large emploi du cliquetis de la thèse heurtée contre l'antithése et aboutissant plus ou moins à une synthèse. En dehors de cette méthode toute extérieure et qu'il a exploitée avec talent en mille occasions, l'auteur des Contradictions demeura fidèle, sans le savoir, à la philosophie positiviste ; il l'avait aspirée pour ainsi dire dans l'air ambiant, et constamment elle a été pour lui une de ces influences obscures et sou- Veraines que l'on subit toujours parce qu'on tion entendue à la méthode légitimiste. · mode intellectuelle, comme il en avait adopté tant d'autres avèe un entraînément | gez en novateurs, s'écria-t-il, parce que L' AV EN IR ne se doute jamais qu'on est entraîné par elles. | | Toutefois après le livre des Contradic- intelligible. Le public criait au terrible Franc - Comtois : Concluez donc ! Nous voyons bien ce que vous niez, vous niez à peu près tout, mais qu'affirmez - vous ? Quelle est votre synthèse ? — Proudhon, qui avait assez d'imagination pour sentir ce qui lui manquait, voulut répondre à cette vive et très-légitime interpellation. Il se rattacha donc à ce que l'on appelait il y a dix-sept ou dix-huit ans, la théorie de i'égal-échange. Nous aurons bientôt à exa- miner cette théorie qu'il a reproduite dans son dernier ouvrage ; nous déterminerons | ramène. Nous verrons combien elle est in- déterminée, flottante, incapable d'être po- sée comme une conclusion positive et for- melle. - - Proudhon vécut pendant cinq années sur ce maigre aliment intellectuel. Dans cet intervalle, la Révolution de 1848 avait éclaté et elle donnait à toutes les intelli- gences une impulsion qui dure encore. Les problèmes politiques les plus vastes et les plus complexes étaient abordés avec un peu de confusion, mais avec une ardeur indi- cible. Proudhon était représentant du peuple, il avait sous la main des jour- naux où il déploya un talent prodi- gieux; mais, en politique, il se contenta de défendre au jour le jour, les idées généra- lement adoptées par son parti. Fouillez tous ses articles, vous n'y trouverez aucune trace des thèses diverses de politique qu'il a soutenues dans ces dernières années; la sève, la couleur, l'audace, quelquefois même un bon sens admirable éclatent dans sa polémique quotidienne ; mais les idées neuves, originales, fécondes sur la Consti- tution républicaine, ou même sur les lois organiques, lui font complétement défaut. Après les événèments de décembre, il un pas timide dans lavoie où l'honorable M. Guéroult s'est engagé depuis et méditait déjà peut-être de s'engager. Il écrivit u livre pour proposer au nouveau gouverne ment le socialisme tel qu'il le comprenait, et il lui promit, dans le cas où son idée se- rait acceptée, une longue, une glorieuse et prospère existence. Mais il ne devait pas s'arrêter longtemps à ce point de vue. Déjà de nouvelles tendances s'étaient produites dans la société française, qui devaient exercer sur son esprit une influence pré- pondérante. - Une foule de gens de cœur et d'initia- tive intellectuelle, forcés d'abandonner la vie active du Forum, s'étaient repliés sur lèur propre conscience pour y contempler l'image immortelle de la Liberté qui leur leur était devenue deux fois sacrée. Di- Verses écoles, un peu obscures, mais acti- ves et méditatives, se formèrent pour étu- dier, à un point de vue plus radicalement libéral, les questions historiques, morales, politiques. . - - qui devint rapidement populaire, par une multitude de causes, celle de la va- administratif Pour tout homme qui croit à la liberté et qui réfléchit, ce système est incontestablement des plus défectueux ; mais, en général,on en comprit d'une façon étroite les vices essentiels; et au lieu de se rattacher aux idées si larges et si prati- ques de la Révolution sur ce sujet, on les défigura, on les calomnia, et finalement, on tomba en extase devant la décentralisa- M. Proudhon ne pouvait manquer d'a- dopter à l'heure propice cette dernière des plus sincères, et dès lors, des plus ho- norables. Seulement il avait l'esprit trop vigoureux et un besoin trop prononcé de devancer tout le monde pour s'arrêter comme tant d'autres, à moitié chemin, et laissant derrière lui, avec ironie, les ti- mides décentralisateurs, il se proclama carrément fédéraliste. Ah ! vous vous éri- vous prétendez découper la France en rente-deux prôvinces : eh bien ! moi · Prºnces : ºn > tions il en fallait un autre pour le rendre | à quels principes peu philosophiques elle se - | | | - - • aucune thèse que l'on ne connût déjà par resta visiblement incertain, ou plutôt il fit ! | l'extension de la consommation, et la rareté déjà Parmi ces questions, il s'en trouvait une leur et des conséquences de notre système | qui | NATIONAL ai du nerf, je l'écartellerai en trente-six Etats, ni plus ni moins, et chaque Etat, dans mon système, aura sa force armée, sºn enseignement, sa haute cour de jus- tice, sa législation. En dehors de ces trente-six Etats, auxquels je ne pensais pas hier, il n'y a, je vous l'affirme, que fai- blesse, décadence, folie, dégradation; et lesjacobins qui nous ont entretenu de la souveraineté indivisible du peuple n'étaient que des bourgeois immondes et idiots. Et là-dessus le dialecticien, sans réflé- chir davantage, partit au galop, éperon- mant son nouveau cheval de bataille. Il lança à tous les vents des brochures élo- quentes et amères, il maudit l'unité ita- lienne et Mazzini; il se railla de la natio- nalité polonaise : il fit entendre des mena- ces énigmatiques au peuple belge ; il vanta le czar et les traités de I8I5; il écrivit en- fin son livre vigoureux du Principe fédéra- tif La majorité du parti démocratiquºfut stupéfaite et scandalisée de ce qu'elle re- gardait comme une volte-face. Quel- ques-uns mêmes crièrent à la mystifi- cation et presque à la trahison. Il n'y avait pourtant dans cette nouvelle et ardente campagne du polémiste rien qui put jus- tifier, à notre avis, des accusations si gra- Ves. Proudhon avait trouvé sur la route un thême brillant, le thême décentralisateur et fédératif; ce thème avait séduitsonima- gination, et, Suivant son habitude, il le dé- Veloppait emvers et contre tous, sinon avec beaucoup de raison, dumoins avec un bonne | # foi parfaite et avec un brio prodigieux. Son ouvrage posthume et récemment publié, De la Capacité politique des classes ouvrières, n'est, à le bien prendre, qu'un essai ingénieux pour raccrocher l'une à l'autre sa théorie actuelle du fédéralisme et son ancienne théorie de l'égal échange. C'est donc un des plus complets du célèbre dialecticien, un de ceux où il se montre le mieux sous toutes ses faces. Il ne renferme cœur, mais il est un résumé substantiel de Proudhon par Proudhon lui-même, et il mérite assurément qu'on lui consacre un #rticle spécial. Proudhon ne pensait pas lassez fortement pour être un précurseur #et un guide de l'opinion publique; mais il | - - 7 - 7 - | tentait assez énergiquement, assez révolu- ionnairement pour être un de ses reflets les lus brillants. Etudions-le avec soin, car l'étudier c'est nous étudier nous-mêmes. FRÉDÉRIC MORIN. BULLETIN coMMERCIAL - vINs et seIRITUEUx. — Béziers, 9 juin. - Malgré sensible, dans certains vignobles, des vins.de choix, nos prix n'ont pas subi de nouvelles modifications ; il nous paraît, toutefois, que cet état de chose per- sistant, nous devons arriver à une hausse quelcon- que sur cet article . .. e, , , - .,, u. .. - Nos 3/6 sont fort estimés en disponible surtout : le livrable est moins tenu, les marcs sont stationnaires,. A,aotre marché de ce jour, le cours a été fixé ainsi qu'il suit : 29 pièces disponible bon goût............. De juin en août......... .. • • • ». • • • • • • • • • • Mois de novembre et décembré. .......... 62 » . 67 , . 66 50 G| Li, 3/6 de marc......... - • • • • • > 0 > - * r - 44 . . J. CARAYoL et DoLQUES. - - • • • > - > • - e - · · · 1 - - | | · · -- CHANGE # ! . , erdam.....l212 .. ... 2ii .. 3/4|216 .. 1/2i210 .. 4 /# †:::: 100 ... .. . 99 ... 7#s | 99 .. 1/4| ºº .. # Hambourg. .... 187 .. 1 14|187 - . : • • 186 ... ...d135 .. 3l4| Berlin. .... 369 .. 1141368 .. 1 l4l3$$ :: ::: # # 1j2 †::::::|"# i5 ... | 25 20 ... | 25 02 1/2| 2# 97 41 Madrid......... 5 09 , 5 08 . .. | 5 91 s 5 , • • , . Barcelone. .. ... 5 18 1/2| 5 47 1 /2| # 19 5 09 ... Cadix....... ,.. 97' 4 96 . .. | 4 91 4 $$ ::: Bilbao....... .. | 5 08 5 06 . 5 ° . . • . 4 97 172 Lisbonne. ...... | 5 47 5 46 5 42 5 41 . . . Porto.......... 5 47 ... | 5 46 • .. | 5 42 5 41 . , | | L'ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 327 | º colossal, moins fier et moins emporté, mais aussi grave et aussi grand que les Prophètes de Michel-Ange, d'autres aux Uffizi, enfin un admirable Saint Vincent à l'Académie. Ce moine est le plus religieux des peintres qui ont été complétement maîtres de la forme : nul n'a si bien accompli l'alliance de la pureté chrétienne et de la beauté païenne. Le même homme dessinait ses madones nues avant de les peindre, afin de placer un corps véritable et par- fait sous les draperies tombantes (1), et s'était fait dominicain, après la mort de Savonarole, afin d'obtenir le salut : assemblage étrange d'actions qui semblent se contredire et qui indiquent un moment unique dans l'histoire, celui où le paganisme nouveau et le christianisme ancien, se rencontrant sans se combattre et s'unis- sant sans se détruire, permettent à l'art d'adorer la beauté sen- sible et de relever la vie corporelle, mais à la condition qu'il n'en aimera que la noblesse et n'en représentera que la gravité. Avec leur coloris modéré, atténué et toujours sobre, avec leur goût do- minant pour le pur dessin, avec la mesure, l'équilibre et la finesse exquise de leurs facultés et de leurs instincts, les Florentins se sont montrés plus propres que les autres à remplir cette tâche. Comme jadis l'art grec dans Athènes, l'art italien a trouvé son cen- tre dans Florence. Comme jadis en Grèce, les autres villes étaient insuffisantes ou excentriques. Comme jadis en Grèce, les autres développemens sont restés locaux ou temporaires. Comme jadis Athènes, Florence les a guidés ou ralliés autour d'elle ; comme jadis Athènes, elle a gardé sa primauté jusque dans la décadence. Par Bronzino, Pontormo, les Allori, Cigoli, Dolci, Pietro de Cor- tone, par sa langue et ses académies, par Galilée et Filicaja, par ses savans et ses poètes, plus tard enfin par la tolérance de ses maîtres et la vivacité de son réveil, elle est demeurée en Italie la capitale de l'esprit. H. TAINE. (1) Dessins originaux aux Uffizi. A3 / a A. | PROUDHON ET SES OEUVRES COMPLÈTES ! Victor Hugo disait à Bruxelles : — Il faut que Proudhon ait dans sa poche de la peau de crapaud séché. Il frappe l'ennemi, il frappe l'ami, l'ami de préférence à l'ennemi, et à chaque coup qu'il porte à la démocratie, la démocratie frotte sa blessure et répond : Bien touché ! — Victor Hugo avait raison et il avait tort, sans vouloir le contredire. Proudhon portait bien en effet un sort sur sa poitrine, mais ce n'était que son tempérament, plus tempérament chez lui que chez personne. On est ce qu'on est; Proudhon n'est pas plus l'homme d'une opinion que d'une autre; il est Proudhon, et encore ne l'est-il pas toujours. Pour le juger sainement, on doit le juger en dehors de toute idée reçue, le prendre comme il est, pour ce qu'il est, pour un esprit déclassé et un aventurier de la parole. Il n'appartient pas plus à un parti qu'à lui-même, il appartient au coup de foudre de naissance qui fait de Pascal un génie à part, et qui en fait aussi un cas de pathologie. On peut l'accuser d'erreur, non de défection; il marchait toujours seul, systématiquement seul, à côté de toute route battue. C'est à ce point de vue qu'il faut l'apprécier; mais pour l'apprécier il faut le comprendre, formalité difficile à remplir, car sa doctrine échappe à l'intelligence. Cerveau grisé de sa propre pensée, il avait l'illu- mination et plus encore la fumée de l'ivresse. Lorsqu'il mit la phi- (1) OEuvres complètes, Librairie internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven et comp. PROUDHON ET SES OEUVRES. 329 | losophie en réquisition pour appuyer un système économique de sens dessus dessous, il tira d'Allemagne une dialectique obligeante qui consiste à dire le pour et le contre, le blanc et le noir comme également vrais, comme également faux, à la condition de mettre en temps et lieu les deux frères ennemis d'accord par l'intervention d'une troisième personne, tenue en réserve pour cet acte de charité. Cette méthode porte le nom d'antinomie. Thèse, antithèse, oui et non, tout ce qu'on voudra, — on peut choisir en sûreté de con- science, on choisit toujours bien, on choisit toujours mal. Il n'y a que la synthèse pour tirer le lecteur d'embarras; mais, après avoir promis la synthèse toute sa vie, Proudhon finit par avouer qu'elle a pris la volée dans l'espace. Voilà pour la méthode; quant à la forme, il parle toutes les langues, la langue de tout le monde et la langue de l'oracle. Quand il raconte ou quand il discute, il a un style, c'est un écrivain; mais sitôt qu'il argumente, et il argumente plus souvent qu'il ne raisonne, alors il brouille, alors il embrouille la discussion, il la charge, il la surcharge d'une triple scolastique, triplement impénétrable, à démonter la transcendance du docteur le plus transcendant de Tubingue. Il avait en outre l'infirmité de surfaire sa pensée, habitude de producteur probablement; ce qui prouve en passant qu'on ne doit médire d'aucun producteur : il ne fait que défendre d'avance sa mar- chandise. « La propriété, c'est le vol; Dieu, c'est le mal; la femme, c'est la débauche; le gouvernement, c'est l'anarchie. » Simple mise à prix, le lecteur peut en rabattre; l'auteur vaut mieux que son premier mot; si on le prenait à la lettre, on y mettrait de la cruauté. « Ma violence, dit-il lui-même, n'est qu'une tactique. » Tel contre l'idée, tel contre l'homme de l'idée, il manque volontiers de respect à son semblable. Là encore sa parole exige un rabais. Quand il dit d'un philosophe : C'est un charlatan, le lecteur doit faire le dé- compte et entendre : c'est un adversaire. Quand Proudhon écrit : C'est un idiot, le lecteur doit encore opérer une réduction et tra- duire : c'est un contradicteur. Proudhon comptait d'avance sur une diminution de prix, et il enflait le mémoire. Cette précaution prise pour lui-même contre lui-même, faisons l'inventaire de son talent. l I. Il y a trente ans, le fils d'un tonnelier arrivait à Paris, le sac sur le dos, avec une bourse d'académie; c'était un jeune homme blond, au front large, à l'œil dérangé, le tout porté sur un corps de forte carrure. Il marchait de ce pas pesant du paysan qui semble tenir au sol et traîner le sabot. Il avait mis la main là au sortir du col- lége, il y avait senti quelque chose, et il venait tenter la chance | 330 REVUE DES DEUX MONDES, au grand rendez-vous de l'inconnu. Il espérait y gagner ce grain de phosphore qu'on appelle du talent. La révolution de juillet, en changeant une dynastie à vue, semblait donner une prime à l'esprit de changement. Le saint-simonisme annonçait, de concert avec le fouriérisme, un revirement de la société et mettait la propriété elle- même en question. Plus de riche, plus de pauvre ! disait-on. Il n'y avait qu'à déposséder tout le monde pour rendre tout le monde propriétaire. On faisait de la France une caserne industrielle classée par ordre de mérite, et on envoyait indistinctement l'un et l'autre sexe à la gamelle. Proudhon trouvait, en entrant à Paris, un milieu préparé à Sou- hait pour sa nature d'esprit; le voilà lauréat pensionné qui regarde et qui écoute, et tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend ne fait que charger encore plus d'électricité cette âme orageuse de plébéien à la recherche de son numéro. Paris, ce chef-d'œuvre du contraste, offre à chaque pas, pour parler la langue du sujet, l'antinomie de la richesse et de la misère. Une pouliche de prix emporte à fond de train au bois de Boulogne une Cléopâtre de vaudeville, et en pas- sant elle éclabousse une balayeuse de rue, la mère peut-être de cette reine de la coulisse. Et ailleurs, au pied de l'hôtel flamboyant où un millionnaire impromptu d'un coup de bourse donne une soirée dansante à tous les diamans de la Chaussée-d'Antin, le chiffonnier, ce ver luisant du pavé, ramasse sournoisement sa vie dans l'ordure. Ce contraste entra comme un dard dans l'esprit de Proudhon. La campagne a sa misère sans doute, mais elle a aussi son églogue en action que la nature charitable jette comme un manteau de poésie sur le déshérité de la glèbe; elle a le soleil, elle a le printemps, elle a le festival du travail en plein air, de la fenaison et de la ven- dange. A côté de la gerbe ou de la grappe, on a le droit de moins souffrir; mais à Paris, dans cet enfer de boue, sous un plafond de brouillard, la misère brille dans tout son déguenillé, sans l'in- demnité du paysage. Proudhon, fraîchement débarqué de son vil- lage, l'imagination encore pleine de la terre en fête de son adoles- cence, dut rugir de ce contre-sens, et jura d'en avoir le dédit. De ce jour, il a mieux que l'intuition, il a la fierté de sa destinée; au lieu de jeter son temps au vent de feu de la jeunesse, il pratique courageusement la vertu de l'étude; il comprend de bonne heure la science au pain sec et la puissance du talent qui n'a pas besoin de dîner. .Qui contracte un appétit de trop donne un otage à la fortune : il aliène d'avance sa liberté; il sollicitera plus tard, ou il intriguera. Mais la vie à Paris, lorsqu'on vient y jouer le tout pour le tout et qu'on n'a pas la première mise au jeu, sait-on bien ce qu'elle pro- met d'humiliation à l'amour-propre ? C'est à vouloir rentrer au PROUDHON ET SES OEUVRES. 334 ventre de sa mère, comme cet autre désemparé de biblique mé- moire : on y laisse un lambeau de soi-même, quand on n'y périt pas tout entier. A l'heure où l'étoile mourante du gaz ne jette plus sur le pont vide qu'une lueur pâle, le passant de la dernière heure voit tout à coup une ombre humaine apparaître et disparaître : un bruit dans l'eau, puis un remous, et puis rien, si ce n'est le deuil ignoré d'une mère au fond d'un village. Voilà où mène l'ambition à ou- trance; il faut qu'elle arrive ou qu'elle meure, et, lors même qu'elle arrive, elle garde sur le cœur l'injure de l'attente. Mais Proudhon, caractère âpre poussé sur le granit du Jura, ne cédait pas à la mol- lesse voluptueuse de la mélancolie; il y avait en lui ce vieux levain de Jacques Bonhomme qui, selon l'heure et le lieu, sait toujours faire sa jacquerie. Le présent est maigre pour lui; la trentaine ap- proche, elle fuit déjà; le jour tombe après le jour, et ne laisse en partant sur la tête du surnuméraire de la renommée que la même espérance et la même déception. Proudhon n'en travaille pas avec moins d'acharnement; il prépare son équipement en silence. Le Voilà maintenant armé; il va entrer en campagne. Mais que faire au milieu du troupeau serré des candidatures? Suivre la foule qui coule homme par homme, et marquer le pas à chaque temps d'arrêt ? La tête grisonne à ce métier; il vaut mieux brusquer la partie. Proudhon sort des rangs, le pistolet au poing. — Place ! me voici! — Et il tire ce coup à poudre dont il a été parlé. A partir de ce moment, il relève son front jusqu'alors penché sur l'œuvre d'autrui, et il lance à la classe favorisée son cri de guerre : « la propriété, c'est le vol !... » Qui donc a-t-elle volé? Voilà une terre vierge qui ne porte que de la broussaille; nul n'y vit ou n'en vit; c'est une non-valeur pour tout le monde, excepté pour le blaireau. Triptolème met le feu au maquis, et sur la cendre encore chaude de la ronce il passe la charrue. A qui a-t-il nui? Au blaireau peut-être; mais il a rendu service du moins à quelqu'un, ne fût-ce qu'à Triptolème. La culture de sa terre lui donne plus que sa provision, autrement il ne saurait pas compter : il n'aurait pas prévu l'année de disette. Que fera-t-il de son excédant de moisson? Il le cède au voisin pour une part équivalente de travail, et chacun y gagnera en vertu de la loi de l'échange. Cependant le voisin préfère l'état de propriétaire à l'état de salarié; qui l'empêche de satisfaire son désir ? Il n'a qu'à défricher à son tour la lande disponible le long de la propriété de Triptolème; Triptolème lui prêtera volontiers sa charrue moyen- nant redevance pour l'usure, et il lui repassera son expérience acquise par-dessus le marché. Si un premier champ apporte au premier groupe agriculteur un supplément d'existence, un second champ ne peut qu'ajouter une facilité de plus à la recherche com- - 332 REVUE DES DEUX MONDES. mune du pain quotidien. La bruyère inculte elle-même profite du voisinage de la terre cultivée, et acquiert, rien que par cette mi- toyenneté, une valeur d'attente. En un mot, la propriété enrichit l'espace ambiant, comme la lampe éclaire autour d'elle l'atmo- sphère. Proudhon n'avait pas eu le temps de faire cette réflexion; il souffrait de sa pauvreté, il voyait dans la propriété une ennemie personnelle, et il la traitait crûment de voleuse : plus de tien ni de mien à la façon du code civil, — égalité absolue de condition. A égale A, dit-il; donc A ministre doit toucher la même rétribution que A portefaix. Proudhon même conseillait au roi Louis-Philippe de faire de ses fils des apprentis et de ses filles des vachères; à ce prix, il lui promettait la durée de sa dynastie. Qu'est-ce pourtant que la richesse à côté de la renommée? L'une n'est qu'une injustice, l'autre est une insolence. En fait de génie, Proudhon est un partageux, il met la gloire au pillage : pas un homme de notre temps ne lèvera la tête au-dessus de la foule que Proudhon ne l'immole d'un mot ou ne le rabaisse. Qui es-tu? Grand homme! A mort l'aristocrate! Et Proudhon le traîne sous le niveau. Il établit autour de lui une sorte de terrorisme, il décapite la pen- sée, il démolit le panthéon, il abat, il nivelle. Il faut qu'il ne reste plus autour de lui qu'une société plate comme l'Arabie, et sur cette plaine nue un seul homme qui tourne le dos au soleil, et qui re- garde amoureusement son ombre grandir devant lui à mesure que la nuit égalitaire, puisqu'elle éteint tout également, descend en silence sur une mer de poussière. Qu'on ne crie pas à l'exagération. « Il n'y a pas de supériorité réelle, dit Proudhon dans sa lettre à Blanqui; le plus beau génie n'est qu'un enfant sublime. » Est-ce tout ? Non. « Le talent, dit-il ailleurs, est l'attribut d'une âme disgraciée, » quelque chose comme un monstre dans la nature. Enfin il affirme que la « gloire est une offense directe à la dignité d'autrui. » Il préfère ouvertement un roulier à Lamennais, parce qu'un roulier a plus d'énergie de vo- lonté. « Ce qui fait mon mérite, disait un hercule de la foire, ce n'est pas ma force, c'est mon caractère. » L'intempérance de langage n'exclut pas chez Proudhon la pru- dence de conduite. Chaque fois qu'il médite un coup de plume contre le code, il cherche à mettre sa personne à couvert. Il ve- nait de pousser la théorie de la propriété voleuse jusqu'à sa der- mière conséquence dans une lettre adressée à Victor Considérant; il demandait qu'on en finît au plus vite avec le grimoire du sol tracé par le cadastre à la superficie du territoire; mais cette fois l'air frémit, Proudhon sent l'orage. Il écrit aussitôt une lettre au comte Duchâtel, et il lui offre, selon sa propre expression, « de passer au gouvernement avec armes et bagages, » à la condition PROUDHON ET SES OEUVRES. 333 toutefois que le ministre voulût bien l'aider à débarrasser le pays de la propriété. « Il faut que le gouvernement m'accepte, écrivait-il à un ami; j'aurai l'avantage d'être tout à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir. » M. Duchâtel avait encore la faiblesse de tenir à la propriété; il trouva la mise à prix de Proudhon trop élevée, et la transaction en resta là faute d'une seconde signature. On comprend maintenant la colère de Proudhon contre la doctrine économique de l'offre et de la demande. Le parquet de Besançon poursuit la lettre à Considérant pour at- taque au droit de chacun sur sa motte de terre ou sur son écu. On avait eu la bonté d'inscrire ce délit dans la législation de septembre, comme si la propriété pouvait courir aucun danger du fait d'une parole; autant vaudrait mettre le soleil sous la protection d'un dé- cret. Le décret n'aurait d'autre résultat que de pousser à la néga- tion de la lumière. Une expropriation universelle, une loi agraire ? Mais qu'on veuille réfléchir. On retire la propriété au propriétaire actuel : c'est bientôt dit; mais à qui la donner? Au cultivateur ? A merveille! Et si un autre cultivateur en disponibilité vient dire au possesseur de la culture : Ote-toi de là que je m'y mette?— Tu te trompes, répond le premier, je laboure la place.—Tu te trompes toi-même, réplique le second; je vais la labourer à mon tour. La propriété, ainsi transférée d'une main à l'autre, ne serait donc qu'une fausse monnaie du sol. Malheur à la main qui aurait la ma- ladresse de l'accepter ! Une révolution aurait créé son titre, une autre révolution pourrait le détruire. - Proudhon présenta lui-même sa défense dans la langue la plus métaphysique de son répertoire. Le jury bisontin comprit que Prou- dhon ne se comprenait pas lui-même, que personne par conséquent ne pouvait le comprendre, et il acquitta l'accusé. Il eut raison, et d'autant plus raison que Proudhon brûlait d'une haine purement platonique pour le pouvoir. Il ne demandait pas mieux que de l'ai- mer pour peu qu'on le payât de retour. Il sollicita de son préfet une place de buraliste à Besançon, tant il tenait médiocrement au mérite de victime. La persécution affrontée pour une conviction troublait sa conscience comme une variété du charlatanisme. « Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, disait-il, c'est le martyr ! » Lamennais avait mérité la prison, à ce qu'il paraît, pour une brochure. Il pouvait obtenir sa grâce; il aima mieux entrer à Sainte-Pélagie. « Je reconnais bien là le faux stoïcisme du répu- blicain, écrit Proudhon : Galilée à genoux devant le tribunal de l'inquisition et reniant l'hérésie du mouvement de la térre pour recouvrer sa liberté me paraît cent fois plus grand que Lamen- nais. » Et à quelques pages de là, pour bien marquer sa pensée, il ajoute : « Je respecte les mannequins, je salue les épouvantails. Je 334 REVUE DES DEUX MONDES. suis en monarchie, je crierai vive le roi ! plutôt que de me faire tueI'. ) Il y a dans cette phrase autre chose que de la prudence corri- gée par l'ironie ; il y a comme un goût de terroir, comme un fonds de paysan franc-comtois ou bas-normand, peu importe. Le paysan ressemble partout au paysan, il peut contrevenir à l'ordonnance, il ôte toujours son chapeau à l'autorité. Il lui arrive parfois de chasser en terre réservée; mais sitôt qu'il entrevoit à l'horizon un uniforme, il coule son fusil sous le buisson, et il va serrer la main du gendarme. Proudhon avait débuté par le pamphlet, c'était là son tour d'es- prit. Il manie bien l'invective et il raisonne serré; mais le pamphlet sentait le fagot. Proudhon voulut faire un livre; le livre passe pour un personnage, et à ce titre il jouit d'une certaine immunité. L'au- teur perdit au format; un volume exige un plan et une symétrie. Or Proudhon n'avait qu'un talent de détail, au hasard de l'inspira- tion; il savait mieux écrire un article qu'un chapitre, et un chapitre qu'un cuvrage. Il publia pour son coup d'essai la Création de l'or- dre da ls l'humanité. Il y traitait de la théologie, de l'ontologie, de la gard e nationale, de la méthode, de la royauté, de la logique, de la bure lucratie, de l'élection, du cens électoral, de l'école primaire, de la version latine, de omni re scibili en un mot, avec tout l'attirail d'une amulette de sa façon, pour arriver à la découverte de la vérité. C'est la loi sérielle. Qu'est-ce que la loi sérielle? L'auteur a l'hon- nêteté d'en reporter l'honneur à Fourier; mais si Fourier a trouvé le moteur, il n'en a pas trouvé le mécanisme. Le mérite du méca- nisme appartient tout entier à Proudhon. Il a imaginé le premier une machine à raisonner; Pascal avait bien inventé dans le temps une machine à compter, et le Thibet une machine à prier. Le Thibé- tain tourne une manivelle, et il a satisfait à Bouddha. Mais jusqu'à présent personne n'avait imaginé une machine à penser. Que dans l'ordre mathématique, où l'esprit humain procède sur lui-même en quelque sorte, il arrive toujours à un résultat certain, il n'y a pas besoin d'être mathématicien pour l'admettre. Ainsi un astro- nome soupçonne sur la foi d'une hypothèse une planète dissimulée dans l'espace ; il pourra sans doute, à l'aide d'une équation du quatorzième degré, aller de chiffre en chiffre donner de la tête contre une étoile, par la raison toute simple que la mathématique ne peut pas errer comme mathématique, et que la planète, prise au piége de l'algèbre, ne saurait échapper à sa destinée ; mais appliquer ce que Proudhon appelle la loi sérielle, c'est-à-dire la loi mathématique, à la science sociale, fabriquer la vérité à la mécanique comme on fabrique la mousseline, c'est confondre l'al- gèbre et la vie et mettre une horloge à la place du cerveau. PROUDHON ET SES OEUVRES. 335 Une fois à la tête d'une méthode, Proudhon voulut en faire l'es- sai; mais en route il échange la série de Fourier pour l'antinomie de Hegel, ou plutôt il amalgame l'une avec l'autre, et il écrit son livre des Contradictions économiques, son livre dans toute la force du terme, car c'est là qu'il a mis le plus du sien, au-delà même du sien, quelque chose du possédé ou du convulsionnaire. Nulle part il n'a eu plus d'attaques de nerfs de style; mais nul ordre, aucun plan : le chapitre sur l'impôt cède la place au chapitre sur Dieu, ce qui ne doit pas étonner de la part de Proudhon. Une Providence qui fait payer la vie plus cher au pauvre qu'au riche ne peut être qu'une doublure de la gabelle. Dieu, c'est le mal! et pourquoi non, puisque la propriété, c'est le vol ? N'est-ce pas toujours le même système, thèse, antithèse, toute la sagesse humaine en deux mots ? Il fait jour quand il fait nuit! vive la concurrence, à bas la concurrence ! vive la propriété, à mort la propriété ! Vous ne comprenez pas, lisez Hegel. Il y a une valeur sans doute en économie politique; mais ce n'est que l'offre et la demande qui la déterminent à l'amiable. Qu'est-ce donc alors ? Vous ne le devinez pas, vous n'entendez rien à la dialectique; c'est la synthèse, à genoux devant elle !Voilà la déesse ex machinal Mais où réside-t-elle? Dans la valeur constituée. Qu'est-ce que la valeur constituée ? Proudhon ne le sait pas encore, il le saura sûrement un jour, quand sur le coup de minuit il aura une apparition de la déesse. Ce livre néanmoins n'est pas du premier venu : on ne sau- rait le lire avec indifférence; il attire et il repousse ; il a je ne sais quoi de fort et de brutal, comme une violence à la raison et une tentative sur sa pudeur. Quand on passe le soir auprès du Sahara, on entend quelquefois un bruit effroyable : c'est un lion qui bat une lionne pour lui témoigner sa tendresse; mais on ne traite pas ainsi l'âme humaine, on ne l'épouse que de son aveu. Néanmoins Proudhon croyait avoir fait une révolution dans le monde économique, et il n'avait fait en réalité qu'un esclandre. Le public avait dressé la tête une minute et il avait passé : on savait Vaguement qu'il existait quelque part quelqu'un du nom de Prou- dhon; mais que voulait-il ? Qu'on ne payât plus de terme, ni de fer- mage. L'idée pouvait paraître ingénieuse au locataire ou au fermier; le soleil n'en continuait pas moins de mûrir la moisson sans croire entrer pour cela dans le complot d'un vol à l'humanité. On Ven- dait, on achetait, on empruntait, on payait l'intérêt comme aupa- ravant, et le petit groupe qui avait lu le livre de Proudhon d'un bout à l'autre y voyait simplement un esprit hors de lui-même qui sait frapper la phrase et qui a besoin de vieillir. Proudhon tomba dans cet état crépusculaire qui n'est ni l'obscurité ni la renommée, qui est simplement, au dire de la marquise de Sévigné, « l'entre | -|s* -| #-· 336 REVUE DES DEUX MONDES. chien et loup du talent. » Il a beau prêter l'oreille à l'écho, l'écho ne lui renvoie que le nom de Victor Hugo et le nom de George Sand; ces gens-là le paieront !... Il faut vivre cependant; la pitance d'abord, la philosophie ensuite ! Proudhon n'avait pu être prophète, il se fit commis : il vaut mieux après tout travailler à la façon amé- ricaine, au risque de devenir président, que de traîner une vocation besoigneuse d'antichambre en antichambre; mais aussi plus d'une fois le messie ajourné dut montrer le poing au ciel et le prendre à témoin. La révolution de février éclata dans l'intervalle. Toute révolu- tion, a-t-on dit, sort d'une idée et l'apporte avec elle ; quelle idée apportait l'improvisation de février? Ce n'était pas la république, la république n'était qu'une reprise. C'était le socialisme. Le socia- lisme avait cheminé à la sape dans le peuple, et il entrait à l'Hôtel- de-Ville à la tête du peuple vainqueur. Ce jour-là, une bannière passait sur la place de Grève avec cette inscription : « droit au travail! » Que signifiait cette devise? Elle dormait auparavant sous la couverture des livres, et maintenant elle éclatait sur un dra- peau. La veille, ce n'était qu'un mot; le lendemain, c'était un parti. Le socialisme représente une vérité et une erreur, une vé- rité de cœur, une erreur de système. Une vérité de cœur n'en est pas moins vraie, bien que Proudhon la traite de mysticisme. Or le cœur dit de toute éternité qu'il faut aimer le peuple, qu'il faut l'ai- mer parce qu'il souffre et en raison de ce qu'il souffre, qu'il faut le racheter de sa double misère du corps et de l'esprit, qu'il faut l'é- lever en bien-être et en savoir, car le monde ne saurait être un certificat du manichéisme, le paradis d'un côté, l'enfer de l'autre; car si la politique a une action sur l'homme, ce n'est pas pour rendre l'homme heureux plus heureux, c'est bien pour faire le malheureux moins misérable. Donc impôt, traité de commerce, organisation du crédit, instruction primaire, instruction professionnelle, la politique doit ajuster la législation à ce point de vue, vrai comme le sermon sur la montagne : mais à côté de ce desideratum évangélique le socialisme plaçait son moyen de guérison. Ce n'était pas le même à cOup sûr d'une école à l'autre; l'une recommandait l'Icarie, l'au- tre la triade, l'autre la phalange, l'autre le babouvisme; aucune n'avait la même recette. C'est à ce moment que Proudhon entre en scène avec un à-propos que février pouvait seul lui donner. Il fal- lait à ce génie de l'hyperbole un auditoire exalté par une révolu- tion. Ouvre qui veut un parloir, fonde qui veut un journal; plus de cautionnement, plus de timbre, liberté plénière; la France a la pa- role du haut en bas, l'insurrection a versé l'atelier dans la rue; Paris ne forme qu'un club en plein vent; la borne, la muraille, la pierre partout placardée de rouge ou de blanc pérore au regard. PROUDHON ET SES OEUVRES. 337 On peut tout dire, on dit tout, le dernier mot reste à qui parle le plus fort et à qui met une surenchère à l'enchère du voisin. Proudhon avait autant et plus que personne le talent de forcer la note pour couvrir la voix de la cohue; il fonde un journal, le Re- présentant du Peuple, et il catéchise la foule, non en simple mor- tel, mais en envoyé de Dieu, ce même Dieu que dans une apostro- phe byronienne il avait mis à la retraite. « Ma destinée, dit-il, est toute de providence ; le fabricateur des mondes m'a jeté sur ce globe au jour marqué par les destinées pour annoncer aux hommes cette grande nouvelle : consummatum est ! c'en est fait de la pro- priété. Comme l'airain sonore et la cymbale retentissante, je n'ai pas mon libre arbitre, aucune part à ma vocation ! » Proudhon n'est encore qu'un monde fabriqué, il sera bientôt fa- bricateur à son tour. En attendant son apothéose par lui-même, il rédige un journal. Il y avait dans le temps à Venise un parti que l'on appelait le parti barnabote. Le barnabote n'était autre chose qu'un cadet de famille; il n'avait pas son nom inscrit au livre d'or, et par conséquent il n'avait pas entrée dans l'état. Trop noble pour prendre la profession de gondolier, trop peu noble, en sa qualité de puîné, pour monter au pouvoir, qu'en résulta-t-il? Qu'il conspirait sans cesse contre la république et qu'il la mettait sans cesse en danger. Aussi la république répondit à cette sédition en permanence par deux mesures de salut public : le pont des sou- pirs et le carnaval; elle condamna la jeunesse mécontente à mourir ou à danser. Toute nation, à toute époque, a son barnabote, cadet de la société, sinon de la famille. En France par exemple, par le fait du progrès de l'industrie et de la loi de succession, une partie de la classe ouvrière émerge du prolétariat à une certaine instruc- tion, et d'un autre côté par suite de l'égalité de partage une por- tion de la bourgeoisie retombe à un état de fortune inférieur à son éducation. Pour l'Angleterre ou pour l'Amérique du Nord, le bar- nabote ne fait pas question, il trouve son débouché naturel dans la colonisation ou dans l'hospitalité indéfinie du travail : la liberté, d'un commun accord avec sa sœur la richesse, se charge elle-même de le placer; mais en France il aime mieux compter sur une place de l'état. Or la place est prise, il faut attendre la vacance, et pour abréger le temps le barnabote aime mieux renouveler l'état, il a du moins la chance de refaire le partage. Le parti barnabote forma l'auditoire de Proudhon. Avec une feuille à un sou et une parole à tout rompre, il eut bientôt gagné l'oreille du peuple et pris la tête de colonne; le peuple aime la crânerie au feu de la discussion comme au feu de la bataille. Lorsqu'il eut à parfaire la représentation de Paris, il envoya Proudhon à l'assem- | ToME LXI. — 1866. 22 338 REVUE DES DEUX MONDES. blée constituante. Le sol tremble : fonder ou perdre la république, voilà le dilemme. Lorsqu'on met la main à l'œuvre, on n'a pas le droit de se tromper; la question est une question de vie ou de mort. Que fera Proudhon ? La France ne s'attendait pas à la révolution de février, mais elle se résignait volontiers à sa victoire. Troublée comme une jeune fille naïve, amoureuse sans le savoir, qui croit être encore jeune fille et qui est déjà mère, elle se défiait de son bonheur, et malgré sa bonne volonté à se montrer radieuse elle Se sentait au fond du cœur une certaine inquiétude. Bien que la France ait toujours vécu en république, depuis 89, avec trois ou quatre présidens invariablement héréditaires, la république était un gros mot pour elle, non que le mot eût rien d'effrayant en lui- même : l'Amérique du Nord montre suffisamment la taille que peut prendre un peuple sous cette forme dernière de démocratie; mais la république avait laissé trace dans notre histoire, et sous son nom plus d'un esprit trembleur voyait la rue à la place de la loi et la guillotine mutuelle en permanence. On voulait vivre d'abord, et ensuite vivre en paix; il y avait donc nécessité pour quiconque da- tait de février à présenter la révolution comme une république de bonne humeur, toute à tous, sans distinction de classe ou de parti. Le gouvernement provisoire, il faut le dire à son honneur, comprit ainsi la question : il abolit la peine de mort en matière politique, et il supprima le serment. Proudhon entendait la république autrement; au lieu de lui mettre le sourire sur la figure, il lui met un masque de Gorgone ; il souffle le feu entre le peuple et la bourgeoisie, il représente le capital effarouché comme un nouveau pacte de famine et le prolé- taire comme un mourant à bout de patience. Ainsi, à l'heure même où le suffrage venait confondre une classe avec l'autre dans l'étreinte fraternelle du droit commun, Proudhon déclarait qu'il y avait une classe inutile sur la terre et conseillait la lutte à outrance. On n'a que trop écouté ce conseil; la nation, déchirée en deux, laissa au milieu un vide terrible que la république régulière essaya vaine- ment de remplir, et un jour Paris en feu montra au monde le spec- tacle contre nature d'un peuple souverain qui tirait contre sa propre souveraineté dans la personne de l'assemblée qu'il avait élue. Le sang de juin doit-il cependant retomber sur la mémoire de Prou- dhon ? Il y aurait injustice à le dire, car il avait de l'éloignement pour la barricade; mais il y aurait aussi indulgence à le décharger de toute espèce de reproche. Quand on parle en temps de révolution, il faut prendre garde à sa parole, le peuple n'argumente pas. Si quelque tribun sociologue lui présente la thèse, il ne voit pas l'an- tithèse; si on vient lui dire : « Le capital affame le travail, » il ré- pond avec sa candeur indignée : « Vivre en travaillant ou mourir | | | PROUDHON ET SES OEUVRES. | 339 en combattant ! » Et il marche la poitrine au vent sur les baïon- nettes; il croit accomplir un devoir : il combat, il meurt. Et quand un nuage de poudre couvre la cité, quand le fusil porte la demande et le canon la réponse, que fait le boute-feu déconcerté de l'erreur populaire ? Il écoute en gémissant « la sublime horreur de la canon- nade. » " . " I1I. Tout est fini, la république est frappée; peut-être réussirait-on encore à la sauver en rapprochant par un mot de cœur la classe victorieuse de la classe vaincue. Proudhon ne travaille au contraire qu'à élargir et à envenimer la blessure. Les bourres de fusil fument | encore sur le pavé qu'il reprend la lutte en parole. « Voici le terme, écrit-il. Comment payer le terme? Il ne s'agit plus de sauver le prolétaire, on l'a jeté à la voirie.... Allez en deuil, le crêpe au bras, le drapeau noir flottant, les femmes en pleurs répétant en chœur la romance de misère : Cinq sous ! allez au Vational, race déses- pérée, allez lui demander ce qu'il a fait de la république! » Le texte ici réclame un commentaire; Proudhon dit le Wational, mais le Va- tional n'est que le surnom de Cavaignac. Proudhon avait accusé le général d'un nouveau massacre de septembre. Le parquet saisit son journal ; l'auteur va trouver le ministre de la justice, il de- mande la levée de la poursuite, et comme un service en attend un autre en bonne économie, il promet en échange de respecter la po- litique du général. « Mieux vaut Galilée à genoux qu'en prison, » avait-il dit; il conforme sa conduite à sa doctrine. M. Marie ne pouvait en conscience accepter le marché : un ministre de la jus- tice ne saurait dessaisir la justice. Le lendemain Proudhon écrivait cet article sur le terme, qui n'était, à proprement parler, que la dernière cartouche de juin tirée en l'air pour effrayer le passant. Cavaignac suspendit le journal de Proudhon du droit de l'état de siége; il eut tort assurément : il transformait un émeutier après coup en victime de l'arbitraire. Proudhon rebondit sous la pour- suite, et quelque temps après il présente à l'assemblée une espèce de jubilé à la manière juive, une faillite universelle par sixième. Tout débiteur, quel qu'il soit, emprunteur, fermier, locataire, ne paiera plus que les deux tiers de l'annuité qu'il doit servir à son créancier; quant au tiers réservé, une moitié restera au débiteur pour entretenir son ménage, et l'autre moitié passera dans la caisse du fisc pour former le budget. La commission chargée de l'examen de la proposition choisit M. Thiers pour rapporteur; le rapport traita sans miséricorde la banqueroute universelle du sixième. Proudhon demande une remise à huitaine pour préparer sa ré- 340 REVUE DES DEUX MONDES. ponse, et au jour dit il arrive à la chambre, portant son discours sous le bras : il réclame la parole. L'assemblée fait silence; Proudhon monte lentement à la tribune, il balance sa tête à droite et à gauche, puis il entame d'une voix traînante, imprégnée d'un accent franc-comtois, la lecture du ca- hier qu'il a écrit à l'appui de sa proposition; il provoque au pre- mier moment une attention de curiosité, et il a soin de l'entre- tenir en frottant de temps à autre l'épiderme de son auditoire, mais bientôt il tombe dans la dissertation. L'assemblée sommeille de fatigue, lorsque tout à coup elle part d'un éclat de rire; Prou- dhon venait de lancer je ne sais plus quel paradoxe. « Ne riez pas, répliqua-t-il; ce que je vous dis là vous tuera, » et il met d'un air tragique le doigt sur son manuscrit, puis il reprend avec le même flegme la psalmodie de sa lecture. Il semble que sa parole distille l'opium, mais à la fin d'une phrase inoffensive il lâche ce mot gros d'une tempête : « Ou la république emportera la pro- priété, ou la propriété emportera la république. » La chambre moutonne et murmure sourdement comme à l'heure de la marée; Proudhon attend le silence et passe à un autre feuillet, puis à un autre, et ainsi de suite au milieu de l'inattention générale. Enfin il jette ce défi : « Il n'existe plus ni droit ni loi, il n'existe que la force ou, si vous aimez mieux, la nécessité. » Cette fois l'assem- blée perd patience, elle bouillonne, elle éclate en cris confus. Le président laisse tomber du haut de son bureau un rappel à l'ordre sur la tête de l'orateur; mais l'orateur ne l'écoute pas, il poursuit à outrance l'écoulement de son manuscrit, et il termine par cette menace : « Le capital ne reparaîtra plus; le socialisme a les yeux sur lui. » Après ce trait final, il descend de la tribune au milieu d'un tumulte inexprimable et traverse la salle d'un pas solennel pour regagner sa place au sommet de la dernière banquette; puis, à moitié renversé sur le dos, la tête inclinée sur l'épaule, il laisse · fièrement passer à ses pieds le flux et le reflux d'ordres et de con- tre-ordres du jour qui tous néanmoins concluent à un blâme du discours. L'assemblée vota le blâme à l'unanimité moins deux voix. — Voilà un coup de tocsin qui a cassé la cloche, disait un monta- gnard en sortant de la séance. Il avait raison, moins raison pourtant que cet honnête représentant qui cria de son banc à Proudhon : « Vous croyez sauver la république, et vous la tuez. » Il la tuait en effet dans sa mesure d'influence ; il fournit alors la matière pre- mière du spectre rouge. - Chaque jour cependant apporte son bruit et l'emporte en temps de révolution; le lendemain avait oublié le discours de Proudhon, mais le peuple n'oubliait pas son chômage : il attendait la manne dans le désert, Proudhon la lui avait promise et il devait opérer, PROUDHON ET SES OEUVRES . 3#4 ". coûte que coûte, le miracle. Alors du haut du ciel de sa théorie il jette au peuple la banque d'échange, et pour abolir le numéraire il commence par demander cinq millions de numéraire; ce n'est plus cette fois le fils du tonnelier qui parle, c'est le Christ d'un monde mouveau, un quatrième personnage de la Trinité. « Je forme, dit- il, une entreprise qui n'eut jamais d'égale, qu'aucune n'égalera jamais. Je veux changer la base de la société, déplacer l'axe de la civilisation, faire que le monde, qui, sous l'impulsion de la vo- lonté divine, a tourné jusqu'à ce jour d'occident en orient, mû désormais par la volonté de l'homme, tourne d'orient en occident. J'ai pris mon point d'appui sur le néant, et j'ai pour levier une idée; c'est avec cela que le travailleur divin créa l'univers. » On ne pouvait mettre plus poliment Dieu à la porte pour prendre sa place; mais quand on fait tant que d'escalader le ciel pour rem- placer Dieu, ce n'est plus la peine, ce nous semble, de le prendre comme associé dans une maison de banque, pour mettre cette même banque sous sa garantie. Ce fut une étourderie de la part de Proudhon, d'autant plus qu'il y engage sa signature d'une façon un peu trop dithyrambique pour une question d'argent; mais enfin il avait, lui aussi, son terme à payer au socialisme, et voici de quelle façon il le paya. « Je fais serment, dit-il, devant Dieu » (il l'avait appelé Satan), « et devant les hommes » (il avait déclaré que sur cent hommes il y a quatre-vingt-dix-sept coquins), « sur l'Évangile » (il y croyait médiocrement), « sur la constitution » (il ne l'avait pas votée), « que je n'ai jamais professé d'autres prin- cipes de réforme sociale. Je déclare que dans ma pensée la plus in- time les principes, avec les circonstances qui en découlent, sont tout le socialisme, et que hors de là il n'y a qu'utopie et chimère. » Il mettait ainsi les autres sectes socialistes hors de concours. Il disait en posant la main sur son cœur : Ecco il vero... « Ceci est mon testament de vie et de mort. A celui-là seul qui pourrait men- tir en mourant, je permets d'en soupçonner la sincérité. Si je me suis trompé, la raison publique aura bientôt fait justice de mes théories, il ne me restera plus qu'à disparaître de l'arène révolu- tlOnnall'e ... ) Cet article de journal n'est, à vrai dire, qu'un appel de fonds sur le Thabor. Le messie comptait sur cinq millions et fit dix-sept mille francs de recette ! L'enfant n'était pas né viable, il expira à point nommé dans la main de l'accoucheur. La terre ne changea pas d'axe, le monde ne tourna pas d'orient en occident, Proudhon ne déposa pas la plume, il ne disparut pas de l'arène révolutionnaire.. Il ne tint pas plus son serment sur l'Évangile que sur la constitu- tion; seulement il vengea sa déconvenue sur le président de la ré- publique, et le jury le condamna pour ce fait à deux ans de prison. #/12 REVUE DES DEUX MONDES, La police l'arrêta au moment où il prenait la fuite pour la Suisse ; elle l'écroua à la Conciergerie. Sa responsabilité de banquier mal- heureux passe à l'abri d'une grille; mais voici qu'à travers les bar- reaux de sa prison il fait feu... Sur qui ? Sur le pouvoir? Nullement, mais sur quiconque fait de l'opposition au pouvoir soit au nom de la montagne, soit au nom du socialisme, sur Ledru-Rollin, qu'il ap- pelle « un blagueur, » sur Louis Blanc, qu'il nomme « une queue de vipère, » etc. Et pendant ce temps-là Proudhon, prisonnier sur parole, circulait dans Paris et retournait le soir coucher à la prison. Il y avait là une antithèse; où était la synthèse ? Elle était dans une lettre au préfet de police Carlier : Proudhon y prenait l'engagement de ne plus écrire un mot contre la politique du président..., et don- nant donnant il pouvait aller et venir. Que Proudhon ait écrit cette lettre, on le conçoit à la rigueur : Galilée à genoux est plus grand que Galilée en prison; mais qu'il ait cherché à glorifier cette abdi- cation de soi-même, on ne peut l'expliquer que par sa nature d'es- prit. « Je n'ai fait que sacrifier, disait-il, le plaisir d'écrire au plai- sir de visiter mes amis... » Et quoi donc ? Dieu tout à l'heure et moins qu'un homme à présent! Est-ce là le missionnaire d'une vé- rité, du moins à son avis? Ni si haut, ni si bas! C'est assez pour l'écri- vain de rester debout. Quand on a le salut du monde sous son chapeau, écrire n'est pas un plaisir, c'est un devoir et le premier devoir. On a pris l'humanité à sa charge, on ne s'appartient plus, on lui appartient. On fait un bail à la vie et à la mort avec sa con- viction; on n'a pas plus le droit de la mettre au mont de piété que de la vendre à forfait. Il y avait pendant ce temps-là un homme de bon sens, un Fran- klin de l'économie politique, qui avait, comme l'autre, le mérite de jeter le sel de l'esprit français sur la sécheresse de la science. C'é- tait Bastiat, cœur honnête dévoré uniquement de l'ambition de la vérité. Il demande à Proudhon la permission de combattre la gra- · tuité du crédit dans son propre journal : Proudhon l'accorde géné- reusement, et il livre l'économiste à un disciple; mais bientôt le disciple ne suffit plus, il faut que le maître intervienne et il donne une répétition du dialogue de Gorgias; Proudhon ergote, Bastiat argumente; Proudhon injurie, Bastiat discute; Proudhon échappe, Bastiat le ramène; Proudhon fuit dans la métaphysique, Bastiat le serre de près, le prend corps à corps, et ne le lâche qu'après l'avoir réduit à l'absurde. Proudhon rompt brusquement la con- troverse... Quinze ans après, il en gardait encore le souvenir, et il accusait de mauvaise foi... son adversaire. L'auteur de la Mécanique de l'échange, l'économiste Cernuschi, a repris depuis la question, et il l'a illuminée d'un éclair. On doit distinguer, dit-il, entre le capital présent et le capital futur. Durée PROUDHON ET SES OEUVRES. 343 | | moindre, utilité moindre : l'intérêt vient combler la distance entre l'une et l'autre durée; mais suffit il de montrer la justice de l'intérêt? n'y a-t-il pas encore à dénoncer le service qu'il rend à la société? Le capital représente le travail antérieur accumulé sur le sol d'un pays. Par conséquent il réduit le montant du travail à faire par la géné- ration suivante de toute la somme du travail déjà fait par la géné- ration passée. Moins de travail manuel à faire, il y a plus de loisir pour la pensée, c'est-à-dire pour l'âme même de la production, car toute production en ce monde n'est qu'une idée à la besogne. Donc le capital multiplie la pensée, et la pensée à son tour multiplie le ca- pital. Il n'y a pas toutefois de meilleure recette pour capitaliser que d'épargner; mais qui épargnera jamais quand du fait de la gratuité du crédit on n'aura aucun intérêt à l'épargne ? Pourquoi défricher une terre, si je ne peux l'affermer ? Pourquoi bâtir une maison, si je ne peux la louer ? Proudhon immole l'intérêt et croit maintenir la propriété; il repousse le communisme et en réalité il retourne au communisme par la traverse ; il en avait peut-être la conscience le jour où il disait à Cabet : Montez dans la voiture et laissez-moi sur le siége, je connais la route mieux que vous et je vous mènerai plus sûrement à destination. La crise approche, trêve au socialisme ! La France a peur d'un spectre, le spectre rouge; il faut encore lui faire plus peur et lui montrer le spectre plus rouge, et Proudhon écrit les Confessions d'un révolutionnaire. Cette fois il a une verve continue, et il écrit son meilleur pamphlet; il y fouaille impitoyablement la réaction. C'est un coup de nerf de bœuf dans de la peau d'autruche, disait une femme d'esprit; mais il éprouvait le besoin de lancer un autre mot à effet, le mot d'anarchie. Plus de gouvernement d'aucune sorte, anarchie avec ou sans trait d'union : plus de code, rien que l'état de nature réglé par un contrat d'individu à individu. Et si une des deux parties viole la foi jurée ? Eh bien alors la force ! — Laquelle? irrégulière ou régulière ? Proudhon ne le dit pas, bien qu'il ait formulé plus tard le droit de la force, le premier droit à coup sûr pour le lion qui mange le mouton. « Pour moi, dit Prou- dhon, je ne m'en cache pas, j'ai poussé à la désorganisation poli- tique. » Dans quel intérêt ? Il fallait le dire; tout but est avouable. Il ne le dit pas; il avait cependant promis de changer l'axe du monde et de donner au prolétaire double ration sous forme de gra- tuité du crédit. Le prolétaire jeûnait en attendant, et il avait la fai- blesse de rappeler à Proudhon sa promesse. Proudhon avait oublié la banque d'échange, tombée en déconfiture quand Dieu lui-même commanditait l'entreprise ! Il y avait là une raison suffisante pour manquer de mémoire. « A quoi bon, disait-il, perdre son temps aux bagatelles ? Le monde n'a plus le temps d'attendre le résultat 3/ifi REVUE "DES DEUX MONDES. de nos expériences. Il faut vaincre ou périr dans le champ clos de la révolution : vaincre, c'est-à-dire porter au pouvoir le principe démocratique et social. A quoi bon dès lors la banque du peuple ? La Banque de France n'est-elle pas là ?... » Elle était là en effet, mais pour faire à certain jour une avance au trésor : la propriété, prise d'une sueur froide, chercha un refuge dans la dictature. Qu'on dresse maintenant, si l'on veut, un monument au terroriste du capital; mais qu'on y mette cette épitaphe : « A Proudhon le ca- pital reconnaissant ! » et puis la date du 2 décembre au-dessous. IV. Proudhon avait un défaut : il ne pouvait pas parler, il ne savait que crier; mais une fois le cri défendu, et le mot à voix basse seul permis, que devient l'énergumène de février ? Il rentre au coin de son feu et il philosophe avec son tison. Après tout, il faut vivre, la vie est courte, sauve qui peut ! à quoi sert de bouder ? Proudhon fait un nouveau livre sous la rubrique à double entente : la Révo- lution prouvée par le coup d'état. Naufragé de la veille, il monte sur son épave pour faire la leçon à la tempête. On ne gouverne pas comme on gagne le prix Monthyon, dit-il au gouvernement pro- visoire, et par la même occasion il chapitre la montagne pour avoir trop parlé. « La montagne n'avait qu'à se taire, dit-il encore, et qu'à se tenir prête à partager avec le président le fruit de la vic- toire. Ne valait-il pas mieux que Michel de Bourges fût ministre d'état et président du conseil le 4 décembre que d'aller à Bruxelles dans un exil sans gloire pleurer l'erreur de l'invisible souverain ? » Fouché avait à coup sûr plus d'esprit que Michel de Bourges : il al- lait toujours au secours du vainqueur. - La nation avait à ce moment la fièvre de la hausse et de la baisse, chemins de fer sur chemins de fer, maisons de crédit, mai- sons de jeu de toute nature, et toujours l'action à prime : on spé- cule à outrance. Un homme sort endetté de sa maison et il y rentre millionnaire. Proudhon proteste en petit in-octavo contre cette épi- démie d'agiotage; mais il aime l'ironie, il en fait même une déesse: il connaît Huber, l'homme du 15 mai, rentré en grâce auprès du pouvoir, et de concert avec lui il demande au gouvernement la mesure préventive..., sans doute du tourniquet? Non pas précisé- ment, il demande la concession d'une ligne de chemin de fer; il ne l'obtient pas toutefois; son concurrent lui offre un pot-de-vin, Proudhon le refuse à son honneur. Il voit à cette époque M. de Persigny : une fois engagée, la conversation tombe naturellement sur l'un et l'autre empire. « Vous méconnaissez la tradition impé- riale, dit Proudhon au ministre : Napoléon faisait entrer au sénat PROUDHON ET SES OEUVRES. 3h5 Volney, l'auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c'est mon maître. Voulez-vous me faire entrer au sénat ? J'accepte. » Le ministre sourit, ajoute Proudhon, et me fit un signe d'adieu. Le ministre avait tort, il n'avait pas l'oreille fine; Proudhon sénateur ! dira-t-on, mais le Luxembourg en aurait croulé. Et pourquoi donc ? Ce n'est pas le passé du tribun qui lui eût fait obstacle, le passé n'était plus pour lui qu'une page tournée. « Je suis aussi dédai- gneux du parti jacobin, disait-il, que du parti légitimiste, indiffé- rent sur la forme politique et beaucoup plus soucieux de la be- sogne des dépositaires du pouvoir que de leur titre. » On comprend maintenant le sens profond caché sous le mot d'anarchie. Proudhon avait un beau-père fleurdelisé dans l'âme, qui avait passé sa vie à conspirer pour le drapeau blanc; mauvais métier en tout pays, mais en France peut-être plus que partout ailleurs. Le conspirateur adresse une demande de secours au comte de Cham- bord; Proudhon ne savait pas conspirer, mais il savait écrire, et par dévouement à l'esprit de famille il consent à dresser les états de service de son beau-père. « En septembre 1815 et en mars 1816, dit-il, Piégard eut l'avantage de transmettre d'abord au roi, en- suite à son altesse royale le duc de Berri, des renseignemens utiles sur la présence à Paris de l'ex-reine Hortense et sur les menées des bonapartistes. » La plume, au souvenir de ce haut fait royaliste, serait tombée de la main de tout autre; mais Proudhon a une grâce d'état. La pauvreté lui fait une escorte d'honneur; il peut tout dire, elle écarte de lui jusqu'à l'ombre du soupçon. Omnia sancta sanc- tis, a-t-il osé écrire. Il ne faudrait pas abuser de la maxime. Quand on écrit à un prince, on peut bien écrire pour un prince. Le prince Napoléon a la spécialité des expositions universelles; il aime à gagner les batailles de l'industrie, et, à vrai dire, de toutes les victoires ce sont encore celles-là qui méritent le mieux un Te Deum. Il invita Proudhon à mettre la main à la manœuvre; le so- cialiste en retrait d'emploi répondit à l'invitation par un mémoire, et le prince, généreux de sa nature, admira convenablement le tra- vail de Proudhon. Si l'empire veut écouter Proudhon, Proudhon lui promet l'éternité; il oubliait, hélas! qu'un Proudhon, — même partiel, même admis à correction, représentait une faiblesse plutôt qu'une force pour le pouvoir. Et vaincu, toujours vaincu, plus vaincu qu'il ne voulait l'être, il cherche en vain le placement du génie protesté de la banque d'échange, lorsqu'un biographe imprudent le tire de son a parte et le rejette dans la mêlée. Proudhon répond à sa biographie par une autre biographie. Cette fois on prend en flagrant délit son système de composition, il commence une bro- chure de quelques pages, et il la fait en trois volumes : la Justice dans la révolution et dans l'église, Voltaire disait de Diderot : Il met 346 REVUE DES DEUX MONDES. plus de pain au four qu'il n'en peut cuire. On en peut dire autant de cette fournée de Proudhon. L'auteur cherche à y prouver la su- périorité de l'immanence sur la transcendance, c'est-à-dire de la justice sur l'église. Or qu'est-ce que la justice ? Une faculté innée selon Proudhon, et une équation de la liberté. Comme équation, la justice est immuable; comme faculté, elle est mobile, ce qui prouve en passant qu'on peut remuer au repos; l'immobilité est le plus beau mouvement de la manœuvre, disait un capitaine à sa compa- gnie. Rousseau avait déjà signifié que la morale réside dans la conscience; il vaut mieux en effet mettre la garnison dans la place pour la défendre que la mettre dehors : Proudhon substitue le mot d'immanence au mot de conscience, et il prend ainsi un brevet de nOValeUl'. Mais à quelle conséquence sociale conduit la justice comme il l'entend ? Économiquement elle conduit à la balance, ou, si vous aimez mieux, à la commensuration de la valeur. Commensuration par qui et comment? Il ne le dit pas, du moins pour le moment. Sa théorie a toute la pudeur d'une jeune fille à son premier amour, elle craint de trahir son secret, elle ne le révèle que par son embarras; mais plus tard Proudhon confessera ingénument que par la com- mensuration de la valeur il entend la taxe sous une autre forme et une contrefaçon du maximum. Politiquement la justice conclut à l'égalité de l'homme,... à l'homme bien entendu; mais de l'homme à la femme que pense Proudhon ? Il pense que la femme ne fait pas la moitié de l'être humain. Ce n'est que la bête à gésine et la laitière de l'homme , une créature purement passive, et il ajoute lascive. Cependant, si elle n'est que passive, elle ne fait pas l'atta- que, elle ne peut que la subir; ce n'est plus la chèvre, comme on l'a dit, c'est le bouc qu'il faut accuser de débauche. Quand on fabrique du paradoxe, on devrait le mettre d'accord avec lui-même, ne fût- ce que pour l'honneur du métier. | | Mais qu'importe la logique à Proudhon? Il ne la respecte pas plus que l'harmonie, il parle de tout à propos de tout, et le monde en- tier défile pêle-mêle dans son panorama. Veut-on voir le cardinal Mathieu? Le voici. Veut-on voir Homère ? Le voilà. Après avoir ainsi promené le lecteur de hors-d'œuvre en hors-d'œuvre, l'auteur jette en passant le plan de la cité future couvée dans la solitude de son imagination. Quelle forme de gouvernement préfère-t-il? Aucune pour la minute. Il en faut une cependant. Serait-ce encore l'anar- chie ? Mais sur cent citoyens il y a quatre-vingt-dix-sept coquins, — il a fait lui - même l'addition, — comment accepter un pareil bagne sans garde-chiourme ? Aussi Proudhon renonce-t-il au suf- frage universel par mesure de prudence : la nation votera par caté- gories; il n'y aura d'électeur qu'un électeur collectif, et de crainte PROUDHON ET SES OEUVRES. 3/17 d'erreur la collection elle-même votera sous l'œil d'une commis- sion de surveillance. Qui surveillera cependant la commission de surveillance ? car à moins qu'elle n'ait dans sa poche un brevet d'in- faillibilité, elle pourrait bien commettre un abus de pouvoir. Presse libre d'ailleurs, totalement libre, sous la seule réserve de la même commission, cette fois de censure ! Quant à l'église, Proudhon la fond dans l'état, l'état pape et empereur, l'évêque préfet de police. Voilà la lanterne magique,... où est la bougie ? Ce n'est pas que cette œuvre décousue, tirée en longueur, n'ait de temps en temps une page de lyrisme. La page est en général la gloire de Proudhon; quand une pensée lui porte à la tête, il a un coup de sang d'éloquence. Il y a, entre autres beautés de style, une tirade sur la mort qui donnerait envie de mourir. La police correctionnelle a cru devoir condamner cet ouvrage pour attaque à la religion; la catholique Belgique l'a réédité depuis, et il n'y a pas un Belge de plus ou de moins qui aille à confesse. L'auteur, frappé d'une peine énorme, passa la frontière et alla rejoindre à Bruxelles l'ombre « sans gloire » de Michel de Bourges. A dater de ce jour, sa verve décline; le soir vient déjà, l'ombre tombe sur sa route, et au crépuscule anticipé de son esprit il publie un jeu de mots en deux volumes : le Droit de la force et la Force du droit. Chaque faculté, dit-il, porte en elle son droit; or la force étant une fa- culté,... on tire d'avance la conclusion. Il n'y a rien à reprendre au syllogisme, sinon que la force n'est pas une faculté, qu'elle est une arme, que, ni bonne ni mauvaise en elle-même, son droit dé- pend uniquement de l'idée qui la met en action. Du droit de la force à l'éloge de la sainte-alliance il n'y a que l'épaisseur de la cause à l'eſſet. Proudhon applaudit à l'acte qui traita l'Europe comme une ville prise d'assaut et la mit à sac : à toi cette province, à moi l'Italie ! Or au moment même où Proudhon répétait le mot du pre- mier empire, que force signifie justice, la Pologne, écartelée de nouveau, râlait sur son lit de torture, la gorge ouverte et la tête pendante. Proudhon trempe son doigt dans la blessure, et avec le sang encore chaud de la victime il signe la quittance du bourreau. Quelque temps après, il obtient sa grâce et il revient à Paris. La France allait renouveler le corps législatif pour la seconde fois. Que fera la démocratie ? Jusqu'alors, elle s'était abstenue. La cham- bre, réduite à sa plus simple expression, n'avait qu'une publicité restreinte; une opposition entre quatre murs ne pouvait guère servir la liberté. Et cependant à cette époque Proudhon avait hautement blâmé la réserve de la démocratie. Il avait représenté l'abstention soi-disant vertueuse comme une lâcheté. « Nous avons trop d'inté- rêts engagés au corps législatif, disait-il, pour avoir le droit de nous tenir à l'écart. » Le général Cavaignac, élu à Paris, avait re- 3#8. REVUE DES DEUX MONDES. fusé de lever la main pour le nouveau régime. Proudhon lui en fait un reproche comme d'une coquetterie de conscience. « Depuis la révolution, dit-il, on ne prête plus serment à un homme, on le prête au peuple et on le légitime par son opposition. » La démo- cratie n'en persiste pas moins dans une politique d'attente. Le dé- cret de novembre dénoue la langue du corps législatif. La vaillante opposition des cinq, reprenant la liberté à son origine, fait de la discussion de l'adresse une véritable constituante d'une quinzaine. Sa parole porte; l'opinion retourne à la liberté. L'heure du scrutin approche; que dira le suffrage universel ? On attend la réponse. Une portion de la démocratie, toujours noyée dans sa tristesse d'inconsolable Rachel, plonge de plus en plus dans l'abstention ; mais le peuple veut faire quand même acte de présence : Proudhon change d'idée, il entend fermer l'entrée de la chambre à l'opposi- tion; il prend gravement sa tête dans sa main, il imagine la bouf- fonnerie d'un vote qui vote et qui ne vote pas, il conseille au peuple de porter dans l'urne du papier et rien que du papier. Il déguise le suffrage universel en blanc, comme pour une partie de bal masqué. C'était l'abstention sous la forme d'une attrape. - Et le même homme qui avait engagé la démocratie à prêter ser- ment, changeant aujourd'hui de parole comme de conduite, ful- mine une brochure contre ce qu'il appelle la démocratie assermen- tée; il retourne sa thèse en sens inverse, il affirme avec la même intrépidité de conviction que la démocratie a prêté serment « non pas au peuple, mais à un homme, » et il insinue par la même occa- sion qu'elle pourrait bien avoir commis un parjure. Le peuple vote néanmoins; l'union de la classe bourgeoise et de la classe ouvrière donne la victoire, de ville en ville, au parti de la liberté. Proudhon en éprouve la même tristesse que le pouvoir, et sous le coup de sa défaite il écrit le libelle de la capacité électorale des classes ou- vrières, — de la capacité, le mot dit tout. Il n'y a d'électeur ca- | pable que l'électeur qui vote comme Proudhon. Il remue la lie de 4848 à pleine main, il cherche encore à aigrir la classe ouvrière contre la classe bourgeoise; mais il parle au Vent, le peuple ne l'écoute plus, il sait par expérience où l'a mené la guerre de classe à classe; il ne pense pas que la prospérité de Cayenne vaille la peine de recommencer la sinistre école de juin. Alors Proudhon écoule sa mauvaise humeur de tribun éconduit sur l'opposition du corps législatif, et il affirme et imprime que le gouvernement a toujours raison contre elle en toute occasion et sur toute question. « Monseigneur, vous avez menti, » disait De Maistre à Bossuet.-A quoi sert l'opposition? demande Proudhon ironiquement. — Eh! mon Dieu ! elle sert à réparer le mal que vous avez fait à la liberté. Mais voici que Proudhon lui-même, averti par l'heure sévère, | PROUDHON ET SES OEUVRES. - 3/19 songe à faire son examen de conscience. A partir de l'année où il a tenu la plume pour la première fois, il a toujours excommunié la propriété Il l'avait dans le temps assimilée à la bête du cirque et il avait annoncé sa mort prochaine. « Ave, moritura, lui avait-il crié, tu vas passer par mes mains, » et il avait affilé sur la pierre sa lame de gladiateur. Proudhon a eu le temps depuis lors de remettre la question à l'étude. Il la voit en vieillissant sous un autre aspect, et après ample examen il réhabilite la propriété.— Pour ses bienfaits peut-être ? Pas tout à fait encore. Il lui faut bien ménager l'amour- propre de ses premières critiques. Il justifie la propriété par ses abus, il la proclame sacrée précisément parce qu'elle est abusive. Son vice, voilà sa vertu ! « La propriété, dit-il, constituée contre toute raison de droit, peut être considérée comme le triomphe de la liberté. C'est la liberté qui l'a faite, non pas comme il semble au premier abord contre le droit, mais par une intelligence bien su- périeure du droit. » A la bonne heure ! que ne le disait-il plus tôt ? Eh quoi! il lui a fallu vingt ans pour faire cette découverte que la propriété, abusive en elle-même, tirait sa légitimité de ses propres abus, et après l'avoir maudite, après l'avoir revomie avec je ne sais quelle horreur apocalyptique, il soupçonne tout à coup, comme par hasard, in extremis, qu'elle constitue un droit supérieur au droit, le droit même de la liberté, et après une erreur si prodigieuse, sui- vie d'un plus prodigieux erratum, l'adversaire repenti de la pro- priété trouve le moyen de chanter un magnificat à la gloire de son génie, et mieux encore le moyen de prouver qu'il n'a pas varié d'opinion. Et savez-vous comment ? En opposant le principe à la fin, comme si le principe ne contenait pas la fin, du moins en prin- cipe. Oui, comme principe, la propriété restera illégitime; mais, comme fin, elle devient équitable. Il suffit qu'on la prenne par un bout ou par l'autre pour qu'on ait tour à tour la permission de la maudire ou de la bénir. Proudhon n'avait vu d'abord que le prin- cipe, et il avait dit : C'est le vol; aujourd'hui il voit la fin, et il lève le séquestre qu'il avait mis sur la propriété. Et maintenant que la fin lui apparaît et le contraint à proclamer la vérité qu'il avait niée, croit-il donc mettre sa responsabilité en règle par une simple pi- rouette ? Nous pouvons tous nous tromper sans doute, mais c'est un devoir pour nous de faire amende honorable de notre erreur; la reconnaissance du tort commis est une forme de la dignité hu- maine et comme la rançon de la conscience. V. Il faut finir. Proudhon avait pris pour devise : destruam et œdifi- cabo, Qu'a-t-il détruit ? Rien. Qu'a-t-il édifié? Rien encore; l'écho lui- 350 . RſEVUE DES DEUX MONDES. même ne répond plus quand on lui redemande la banque d'échange. Proudhon aimait à tenir le miroir devant sa figure et à faire un com- pliment à son image. Proudhon en contemplation devant Proudhon trouve que Proudhon a beaucoup inventé ; il a inventé la propriété c'est le vol, mais il a pris le mot à Brissot. Il a inventé la série, mais il l'a empruntée à Fourier : il a inventé la justice à la place de l'église, mais M. Michelet avait déjà émis cette idée dans une préface : il a inventé la raison collective, mais M. Cousin l'avait nommée la raison impersonnelle; il a inventé la femme ménagère, il veut qu'elle dise à son mari : monsieur, mais il reste au-dessous du Chinois qui brise le pied de sa femme pour la retenir à la mai- son : il a inventé la gratuité du crédit, mais l'église l'impose de tout temps sous peine de damnation : il a inventé la mutualité de la valeur constituée ou l'équivalence de la valeur : l'utilité vaut l'utilité, pour répéter sa formule; la fonction vaut la fonction, le service paie le service, la journée de travail balance la journée de travail. Et à l'appui de sa thèse, que le service paie le service, comme on peut le voir par son mémoire au prince Napoléon, il oblige le riche à donner la moitié de son revenu à son valet de chambre. A ce compte, on ne trouverait plus un fonctionnaire, tout le monde voudrait être valet. Proudhon n'a pas même le mérite de cette folie, un Anglais du nom de Bray en avait donné l'étrenne. « Mutualité de service, dit Bray, égalité de bénéfice. » — « Valeur égale échangée contre valeur égale, » n'est-ce pas là ce que Prou- dhon appelle en style cabalistique la commensuration de la valeur? L'Amérique n'invente pas, mais elle vériſie. Un Américain, Josiah Warrem, appliqua la doctrine de Bray au bord de l'Ohio, dans la colonie d' Utopia. Le bottier y échangeait avec le buraliste une heure de tire-pied contre une heure d'écritoire, service mutuel, bénéfice égal. Qu'en est-il résulté ? Que la colonie a tenu parole à son nom de baptême, et qu'elle a fini comme finit toute espèce d'utopie. | Il faut bien avoir dans ce monde l'originalité du mot quand on n'a pas l'autre originalité; on n'est pas un penseur, on sera un vir- tuose : alors on donne le coup d'archet, on le donne même en sens inverse. Proudhon a le mérite de la contradiction : quidquid dia'eris, argumentabor, et il argumente pour toute et contre toute doctrine. Un jour il crie : Vive la Pologne ! L'heure passe; périsse la Pologne ! Une autre fois, il dira : Que le prêtre n'approche pas de mon en- fant, ou je tue le prêtre ! puis il penchera la tête sur la poitrine, et il affirmera que Rome est aujourd'hui la seule garantie de morale. A un autre moment, il conseille à la démocratie de prêter serment p0ur entrer au corps législatif, puis il tourne sur le talon et il ajoute : N'entre pas, ou tu te parjures. Ailleurs il annonce une clé magique qui ouvre toute espèce de problème, il nomme cette clé la syn- PROUDHON ET SES OEUVRES , 354 | - thèse, et lorsque le public attend à la porte, Proudhon montre sa main vide, et reconnaît d'un air embarrassé que « l'antinomie ne se résout pas par la synthèse, » autrement dit que la serrure est brouillée. Enfin il court sur le rempart, la tête au vent, en criant : La propriété est morte; Proudhon l'a tuée : puis il revient sur ses pas et il fait du code civil le dieu de la liberté. Une fois en verve de résipiscence, il demande le rétablissement du cens électoral pour corriger la France de la monomanie du suffrage universel. Quelqu'un prophétisait, il y a dix-sept ans, que les filles des con- servateurs iraient planter des rosiers sur la tombe de Proudhon. Le temps a-t-il assez donné raison à sa prophétie ? Ce n'est pas qu'on ait le droit de blâmer la contradiction; la der- nière opinion peut valoir mieux que la première. On ne doit con- damner personne à l'impénitence finale; mais il y a justice à blâ- mer la mauvaise humeur : quand on émet une idée, on invite le public; on est maître de maison. On doit en faire galamment les hon- neurs; mais lorsqu'on reçoit l'invité à coups de poing, il prend la fuite ou il va chercher le sergent de ville. Il faut donc toujours res- pecter le public et plus encore l'écrivain, ce public du public. L'intelligence fait l'homme; le plus grand homme, c'est le plus grand penseur, et le plus grand penseur, c'est le plus grand écri- vain, puisque la vérité n'est que la pensée exprimée. Un écrivain qui fait injure à un autre, non-seulement se la fait à lui-même, mais encore il nuit au progrès de l'intelligence, car enfin tout homme préposé au ministère de la parole cherche de bonne foi la vérité, et, lors même qu'il ne la trouve pas, il mérite encore la reconnais- sance, car il appelle la réflexion sur son hypothèse, et sous ce rap- port il contribue au développement de l'esprit. Proudhon n'a jamais voulu admettre cette assurance mutuelle de l'intelligence, il en a été puni par son isolement. Or qu'est-ce que l'isolement ? Le néant du penseur. Il aura fait du bruit, voilà tout; il pouvait faire mieux à notre avis et tirer un autre parti de son talent. Aimez-vous les uns les autres, disait Voltaire aux encyclopédis- tes, car si vous ne vous aimez pas, qui diable vous aimera ? Prou- dhon n'aimait pas à aimer, il aimait plutôt à haïr ou du moins à blesser. Notre siècle aura eu peut-être sa part de génie : il a pensé quelquefois, agi à l'occasion, inventé souvent, sans vouloir faire tort à Proudhon, et pourtant en face de ce siècle inspiré Proudhon n'a jamais eu un oubli de lui-même, un mot de cœur pour quoi que ce soit, pour qui que ce soit, même dans son courant d'opinion. En vrai paysan qu'il est, ce qu'il déteste le plus, c'est son voisin. . Un homme a rendu service à la cause commune, il aurait le droit de compter sur une marque de sympathie. Eh bien! non, frappe ! Dieu 352 , REVUE DES DEUX MONDES. reconnaîtra les siens d'un autre côté. Il y a un poète européen em- porté après un long supplice par une maladie nerveuse, et Prou- dhon, qui devait finir de la même maladie, a le courage de jeter sur ce martyr de l'infirmité humaine cette déplorable épitaphe : « Il a vécu et il est mort en catin digne de pourrir au charnier des filles repenties ! » Que dit-il de Rousseau? Il l'appelle une tête fêlée, et il le met au-dessous de la Du Barry; ce n'est qu'une âme vile, un cœur sec, un vrai jongleur; le peuple fera bien de traîner son ca- davre à Montfaucon. Voltaire lui-même ne trouve pas grâce devant Proudhon. « Il commence, dit-il, à nous sembler drôle, et si nous n'avions soin de le mesurer à la mesure du xvIII° siècle, qui est le pied de roi, il nous paraîtrait de taille assez médiocre. » Le métier de grand-prévôt de la pensée peut être un métier qui a son excuse; encore faut-il y apporter un sentiment de justice et prendre garde à trop presser l'éponge de fiel et de vinaigre. La critique aurait mauvaise grâce aujourd'hui à soumettre Prou- dhon à la loi du talion. Il n'a pas eu sans doute le je ne sais quoi du cœur qui fait l'homme complet parce qu'il fait le pendant de la raison. Il a pu avoir le respect de l'amitié au besoin, et on pour- rait citer de lui tel ou tel autre trait digne d'une sœur de charité; mais au fond bonté, sympathie, c'est-à-dire la fleur, la grâce même, l'existence, tout cela paraissait à ce fou du cœur une véri- table folie. Il ne comprend pas plus la poésie de l'art qu'aucune autre poésie; il préfère Courbet à Raphaël, et cette fois, malgré son penchant à l'ironie, il parle avec sincérité. Et pourtant, en cherchant bien, on lui trouverait peut-être un mérite. On avait trop négligé le peuple sous Louis-Philippe; Proudhon s'est fait peuple pour venger cette indifférence. Il a parlé si fort qu'il a bien fallu l'entendre. Il a posé la question sociale avec violence à coup sûr, mais par sa violence même il l'a imposée à l'attention du pu- blic. Il ne l'a pas résolue sans doute, personne ne pouvait la ré- soudre. Il n'en aura pas moins servi à mettre la question du prolé- taire à l'ordre du jour et obligé la France à réfléchir. Autrefois, du temps de la Bible, quand il arrivait malheur à la Judée, on voyait tout à coup passer sur la place publique un homme étrange, venu on ne sait d'où, qui ne savait pas lui-même où il allait. La tête au vent et la toilette en désordre, il tonnait contre ce qu'il appelait l'in- différence, et il annonçait la ruine d'Israël. Quand il parlait une langue pittoresque, la foule l'écoutait avec curiosité et rentrait en elle-même. Elle ne mourait pas sans doute de cette prophétie de · malheur, mais elle avait appris à faire son examen de conscience. | EUGÈNE PELLETAN. PRO U D H O N EXPLIQUÉ PAR LUI-5MÉME LETTRES INÉDITES DE P.-J. PROUDHON A M. N. VILLIAUMÉ SUR L'ENSEMBLE DE SES PRINCIPES ET NOTAMMENT SUR SA PROPOSITION LA PROPRIÉTÉ, C'EST LE VOL lEPrºix : 1 fr°a,n Ce | | ºPcA R IS ALCAN-LÉVY, IMPRIMEUR- ÉDITEUR 62, BoULEVARD DE CLICHY PRO U D HON EXPLIQUÉ PAR LUI-67MÉME - - | 2 | | | | | · | LETTRES INÉDITES DE P.-J. PROUDHON A M. N. VILLIAUME SUR L'ENSEMBLE DE SES PRINCIPES ET NOTAMMENT SUR SA PROPOSITION LA PROPRIÉTÉ, C'EST LE VOL | - *PcA RIS ALCAN-LÉVY, IMPRIMEUR-ÉDITEUR 62, BOULEVARD DE CLICHY AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR Le 2 1 décembre 1855, M. Villiaumé, qui composait alors son Nouveau Traité d'économie politique, crut devoir interroger Proudhon touchant ses principes, qu'il avait à mentionner en traitant du communisme; car il crai- gnait de se tromper sur le sens de ses livres, dont divers passages semblaient en contredire'd'autres. Il lui écrivit à ce sujet. Proudhon répondit par la lettre suivante, qui est une exposition toute nouvelle de ses idées et un chef-d'œuvre de style. M. Villiaumé en analysa quelques parties dans son célèbre ouvrage, qui parut l'année sui- 1'a1lle. - Comme cette lettre est indispensable à l'intelligence des nombreux écrits de Proudhon, dont elle forme en quelque sorte la synthèse, et que d'ailleurs elle honore sa mémoire, nous la publions textuellement. Nous n'avons pas besoin d'avertir que M. Villiaumé a été autorisé, par Proudhon lui-méme, à publier cette lettre, s'il le jugeait utile, et que Madame veuve Proudhon a bien voulu ap- prouver cette publication. G. R. LETTRES INÉDITES DE PROUDHON Paris, 24 janvier 1856. Mon cher Villiaumé, Il ne m'est pas possible de vous donner les explications que vous souhaitez avec l'étendue, la précision et la rigueur de principes que vous voudriez que j'y misse; cela exige- rait un travail approfondi, difficile et long, auquel mes oc- cupations urgentes ne me permettent pas, en ce moment, de me livrer. Ayez donc pour agréables les quelques pages qui sui- vent, et permettez-moi de compter sur votre intelligence et votre bonne amitié pour ne pas me prêter des opinions qui ne seraient pas les miennes, ou m'imputer des consé- quences que repOuSSent mes théôries. - •A Voici donc ce que je crois devoir rappeler à votre cri- tique impartiale : De 1839 à 1852, mes études ont été de pure controverse, c'est-à-dire que je me suis borné à rechercher ce qu'étaient et ce que valaient les idées prises en elles-mêmes, quelle en était la signification et la portée, où elles menaient, où elles ne menaient pas; en un mot, j'ai tâché de me faire des no- tions exactes et complètes sur les principes, les institutions et les systèmes. J'ai donc beaucoup nié, parce que j'ai trouvé que pres- qu'en tout et partout les théories n'étaient point d'accord avec leurs propres éléments, les institutions en harmonie avec leur objet ou avec leur fin, les auteurs suffisamment renseignés, indépendants et logiques. — 6 — J'ai trouvé que la société, en apparence paisible, régu- lière, sûre d'elle-même, était livrée au désordre, à l'antago- nisme; qu'elle était aussi dépourvue de science écono- mique que de morale; qu'il en était de même des partis, des écoles, des utopies et des systèmes. J'ai donc commencé, ou recommencé, sur nouveaux frais, un travail de reconnaissance générale des faits, idées et institutions, sans parti pris et sans autre règle d'apprécia- tion que la logique elle-même. Ce travail n'a pas toujours été compris, en quoi il y a eu sûrementde ma faute.Sur des questions qui touchent essen- tiellement à la morale et à la justice, il m'était impossible de garder toujours le sang-froid et l'indifférence philosophi- ques, surtout quand j'avais affaire à des contradicteurs in- téressés et de mauvaise foi. J'ai donc passé pour pamphlé- taire, alors que je ne voulais être que critique; agitateur, quand je me bornais à demander justice; homme de parti et de haine, quand ma véhémence n'allait qu'à repousser des prétentions mal fondées; écrivain versatile enfin, parce que j'étais aussi prompt à signaler la contradiction chez ceux qui se croyaient mes amis que chez mes adversaires. Le résultat de cette longue discussion, de cette analyse passionnée, a été ce qu'il pouvait être : fort instructif pour moi, qui crois y avoir découvert ce que je cherchais, sa- voir, le véritable sens et la détermination des choses en soi, et abstraction faite des traditions, institutions, théories et routines généralement reçues et consacrées; mais nul pour le public, qui ne me lisait qu'à bâtons rompus, et se demandait sans cesse où j'allais, et ce que je voulais. Ainsi, tandis qu'il me semble, à moi, que la science éco- nomique et sociale, grâce aux travaux de classification que j'ai faits, peut être sérieusement abordée, et qu'il m'est pos- sible d'en essayer une construction, le public, qui n'a pas suivi la marche de ma pensée, trouve que j'ai épaissi les ténèbres et accumulé le doute là où, du moins, on avait l'a- vantage, auparavant, de respirer et de vivre en toute sécu- rité et confiance, Voilà donc où j'en suis, après treize ou quatorze ans de critique, ou, si vous voulez, de négation.Je commence mon étude PosITIVE, j'apprends la science, j'établis ce que j'ap- pelle la vérité scientifique, ou, comme on dit vulgairement, après avoir passé la première partie de ma carrière à dé- molir, en ce moment je réédifie. Ne perdez pas cela de vue, mon cher ami, si vous voulez être juste envers moi, et ne pas me condamner à tort, pas plus que me louer sans motifs. Sans que je prétende me comparer à un savant tel que Cuvier, je puis, du moins, vous avouer sans orgueil que j'ai cru suivre, dans mon exploration d'économiste, une marche analogue à celle que le grand naturaliste avait suivie pour ses fossiles. Le monde social m'apparaissait à l'état chaotique, comme le monde souterrain apparaissait à Cuvier; je m'emparai donc des idées,'desinstitutions, des phénomènes,encherchant le sens, la définition, la loi, les rapports, les analogies, etc., etc., étiquetant mes pièces, jusqu'à ce qu'il me fût possible de composer le tout, comme Cuvier composait le squelette du dinotherium ou de tout autre antédiluvien. Ai-je réussi? me suis-je trompé? ai-je fait quelques dé- couvertes ? Ce sont là d'autres questions dont l'avenir dé- cidera. Ce que je puis dire, c'est que voilà ce que j'ai fait, ou, du moins, ce que je voulais faire. Venons maintenant aux exemples : I° Vous me demandez ce que j'entends par cette propo- sition : La propriété, c'est le vol; et puis comment, ayant émis cette proposition, je me suis prononcé avec la même force contre le communisme ? - Vous concevez tout de suite, d'après les explications qui précèdent, que votre question peut avoir pour moi un double objet : ou bien vous me demandez ce que j'ai voulu dire en tant qu'investigateur, classificateur et critique; ou bien vous désirez savoir comment je conçois définitivement le rôle de la propriété dans la société humaine. Sur le premier point, à savoir ce que j'ai entendu affir- — 8 — mer par cette formule scandaleuse autant qu'énergique, la propriété, c'est le vol, je réponds que je m'en tiens aux conclusions de mon Mémoire de 184o et à ma définition elle-même. Je crois que le principe de propriété (remar- quez que je parle de principe, non de pratique ni d'inten- tion) est bien réellement identique et adéquat à celui que la morale des nations a si justement condamné et flétri sous le nom de vol; qu'à cet égard, il n'y a pas de différence réelle entre le bien et le mal; qu'il en est de ces deux termes comme de la fornication et du mariage, entre lesquels il n'y a pas non plus de distinction physique ou passion- nelle, et que si l'un est toléré, consacré même, pendant que l'autre est réprouvé et honni, cela tient à d'autres causes qu'il convient d'examiner en leur lieu. Remarquez que je n'entends pas applaudir à la fornica- tion et annuler le mariage; je suis, très décidément, pour celui-ci et contre celle-là, et il en est de même pour ce qui regarde la propriété et le vol. Ici, j'aurais à entrer dans de longues et sérieuses consi- dérations sur l'utilité de révéler au public de pareils se- crets, sur la persistance que j'ai mise à soutenir ma défini- tion, la présentant quelquefois comme un cri de guerre contre toute une classe de citoyens. C'est à vous de sup- pléer ici ce que je m'abstiens de dire. Pour moi, il me suffit de vous répéter que, comme critique et déterminateur d'i- dées, je maintiens ma proposition de 184o, et n'entends la modifier en aucune sorte. Reste donc à savoir comment je pense que le principe de la propriété, étant le même que celui du vol, je conçois qu'un pareil principe puisse devenir un élément de l'ordre social, une force ou faculté de notre économie. Ici, mon cher Villiaumé, il faut absolument que vous vous contentiez de mon affirmation pure et simple. J'aurais besoin, pour m'expliquer, de remuer les plus formidables et les plus difficiles questions dont s'occupe l'esprit hu- main : la distinction du bien et du mal, la justice, la liberté, la religion, etc. Il faudrait ensuite vous donner une des- cription de cette grande machine qui s'appelle la société, description faite, non sur un type conçu en mon imagi- nation, mais sur toute société quelconque; car la société est la société; malgré des différences superficielles, elle est par- tout, toujours, et nécessairement identique et adéquate à elle-même, comme le corps humain est le corps humain, qu'il soit recouvert d'une peau blanche, rouge ou noire. Vous comprenez qu'une pareille exposition m'est tout à fait impossible. Tout ce que je puis affirmer, c'est qu'en tout état de cause, en quelque société que ce soit, la pro- priété reste ce que j'ai dit qu'elle était; que c'est à cette condition qu'elle joue un rôle et exerce une action; que vou- loir la corriger, c'est la détruire; du reste, que si, dans ce qu'on appelle propriété, les effets désastreux du vol cessent d'apparaître (et il le faut pour que le vol cesse d'être vol, et devienne, si j'ose ainsi dire, légitime ou propriété), cela résulte de l'intervention d'une autre puissance qui change la malfaisance du principe et lui donne une virtualité con- tra1re. - En résumé, la propriété, dans le régime imparfait de notre société, mal gouvernée par la liberté, la justice, etc., produit fréquemment, habituellement même, les effets du vol pur; elle est, pour ainsi dire, à l'état de nature; tandis que, dans la société bien réglée, elle passe de cet état de nature sauvage à l'état d'une nature civilisée et juridique, sans que pour cela elle cesse d'être elle-même, à peu près comme l'éducation fait passer l'individu de l'état de sauva- gerie à l'état policé, sans qu'il cesse d'être lui-même, sans qu'il puisse abdiquer sa race et son tempérament. Tout cela, mon cher ami, doit vous sembler étrange- ment paradoxal; mais, vous le savez, tout dans la science est d'abord paradoxe. Malgré les évolutions qu'a subies déjà la propriété, nous ne la connaissons encore que par le droit païen (jus quiritum) et le droit canonique, ce qui est toujours la même chose; l un et l'autre reposant sur la force, quand ils ne reposent pas sur le mystère. Or la force et le mystère, le sabre et la foi ne sont pas des arguments va- lables en philosophie. - 2° Ce que je dis de la propriété s'applique à d'autres prin- cipes d'action, dont la critique n'a pas eu le même reten- tissement, bien que le rôle qu'ils remplissent dans la société ne soit pas moindre. De ce nombre sont, par exemple, la division du travail, le monopole, la concurrence, le gou- vernement, la communauté. Il n'est pas un de ces principes qui, analysé en lui-même, ne soit radicalement, essentiellement nuisible, soit au tra- vailleur ou à l'individu, soit à la société, et qui, par consé- quent, ne mérite, dans une certaine mesure, l'anathème porté contre la propriété. Et comme, dans l'état de choses actuel, rien n'arrête l'essor désordonné de ces principes, ce n'est pas sans raison que, tantôt les économistes, tantôt les moralistes, tantôt les philanthropes ou les libéraux les réprouvent. Cependant il est certain qu'on doit les considérer comme des forces ou facultés inhérentes à la constitution sociale, également exposée à périr, soit qu'elle les exclue, soit qu'elle s'y aban- donne. Je ne saurais mieux comparer la propriété et les princi- pes dont je parle qu'aux sept péchés capitaux : orgueil, avarice, envie, gourmandise, luxure, colère et paresse. Assurément, il n'est personne qui en prenne la défense, et le christianisme en a fait sept diables d'enfer. Or il est cer- tain, en bonne psychologie, que l'âme humaine ne subsiste que par ces fameux péchés ou passions fondamentales; que tout l'art du moraliste consiste, non à détruire ou extirper radicalement, mais à morigéner, de façon à en tirer les vertus mêmes qui distinguent le mieux l'homme des animaux : la dignité, l'ambition, le goût, l'amour, la volupté, le courage. Je ne parle pas de la paresse, ou inertie, qui est l'absence de vitalité et la mort même. Entre le vice et la vertu, pas de différence essentielle; ce qui fait l'un ou l'autre, c'est le condiment, c'est le régime, c'est le but, c'est l'intention, c'est la mesure, c'est une foule de choses. Pareillement, entre la propriété et le vol, pas de diffé- rence quant au principe; ce qui fait la justice de l'une et l'infamie de l'autre, ce sont les conditions qui les accompa- gnent, ce sont les circonstances qui les conditionnent. Il faut avouer, mon cher ami, que l'on est bien loin au- jourd'hui de concevoir ainsi les choses, et que, dans l'obs- tination du préjugé traditionnel, chrétien et féodal, on est tout disposé, au contraire, à faire de la propriété une chose sacro-sainte, intégralement juste, bonne et vertueuse, comme on fait de la vertu une inspiration du ciel, du gou- vernement un droit divin, de l'autorité une loi absolue. Dans une société où l'on se fait de la propriété, du gou- vernement, et de toutes les choses dont je parle, des notions aussi peu vraies, il est immanquable qu'il ne surgisse d'é- pouvantables abus, une tyrannie hideuse dont on ne par- viendra à se débarrasser par auçune révolution; avant tout, il faut rectifier les concepts, et ramener les faits à leurs dé- finitions légitimes. 3° Socialisme. Dans mes Contradictions, je me suis également moqué, dites-vous, desSocialistes et des Économistes; après 1848, j'ai affirmé le Socialisme. Cette variante vous préoccupe, et vous en demandez l'explication. Tout mot d'une langue est sujet à des acceptions très différentes, quelquefois même opposées. Entend-on par Socialisme la philosophie qui enseigne la théorie de la société ou la science sociale ? J'affirme ce So- cialisme. Veut-on désigner, non plus la philosophie ou la science, mais l'école, la secte, le parti qui admet cette science, qui la croit possible et qui la cherche? Je suis de cette opinion. C'est en ce sens que le Peuple et le Représentant du peuple, en 1848, étaient deux organes du Socialisme. Aujourd'hui même, je fais hautement profession de So- cialisme, et plus que jamais, je crois à son triomphe. Mais, dans les discussions économiques, il arrive qu'on appelle Socialisme la théorie qui tend à sacrifier le droit in- dividuel au droit social, de même qu'on appelle par contre Individualisme la théorie qui tend à sacrifier la société à l'individu. Dans ce cas je nie le Socialisme comme je nie l'Individualisme; en cela, je ne fais que suivre l'exemple de Pierre Leroux, qui, tout en se déclarant Socialiste, ainsi que moi, en 1848, n'en a pas moins combattu, dans ses livres, le Socialisme, et réclamé la prérogative individuelle. 4° Banque du peuple ou Crédit gratuit. Sur cette question, je ne puis mieux faire que de vous renvoyer aux articles publiés dans la Presse par M. Dari- mon. L'idée d'une institution de crédit, organisée sous la surveillance de l'État, et fonctionnant, non plus au profit d'une compagnie privilégiée de commanditaires, mais au compte de la nation, et au plus bas escompte possible, est désormais une idée vulgaire, que la raison publique s'est assimilée ; qui, chaque jour, suggère de nouveaux modes d'application, et sur laquelle il ne m'appartient plus d'avoir à moi un système. Tant que l'idée mère a été contestée, combattue, calom- niée, je pouvais, je devais affirmer et soutenir ce que l'on appelait alors le Système de la Banque du peuple. Maintenant que l'opinion a marché, qu'à un même pro- blème vingt solutions se produisent, que la réalisation ne tient plus qu'à l'initiative de quelques centaines de produc- teurs, Ou au bon plaisir du gouvernement; maintenant que la seule cause d'hésitation provient de la chaîne de privi- léges qui, par le fait de ce nouveau principe, va se trouver rompue et dispersée, je n'ai plus à m'inquiéter de ce que de- viendra l'idée; bien moins encore dois-je lui chercher une formule spéciale. , L'idée est dans le domaine public, comme celle de la li- ) — 13 — berté et de l'égalité qu'on n'en ôtera jamais; la formule, c'est à la raison générale de la choisir, comme à chaque théoricien de la varier. 5° Exploitation des instruments d'utilité publique. Comme vous le dites, il y a trois manières d'exploiter les objets d'utilité publique : par l'État, comme aujourd'hui la poste; par des compagnies de capitalistes, comme tous les chemins de fer le sont actuellement; enfin, par des associa- tions ouvrières. Ce troisième mode étant le seul qui n'ait pas reçu d'ap- plication, il reste à son égard quelque obscurité que je vais m'efforcer de dissiper. Comme pour la Banque, on peut procéder de plusieurs manières, surtout en ce qui concerne la formation du ca- pital : Je me bornerai à en indiquer une. - Je suppose qu'en 184o, lorsque fut faite la concession du chemin du Nord, le gouvernement, se jugeant au-dessous de l'entreprise, ait voulu tout à la fois offrir un bénéfice aux capitaux privés, et y faire participer le travail; voici, ce me semble, ce que, sans difficulté, il aurait pu faire. La Société aurait existé, non-seulement entre les action- naires fournissant le capital social, mais entre les action- maires et les ouvriers. Les bénéfices de l'exploitation, partagés entre les ouvriers et les actionnaires, selon une proportion déterminée. La part de bénéfices revenant aux travailleurs, répartie ensuite entre eux, proportionnellement à la fonction, au grade, etc., etc. Les ouvriers représentés dans le Conseil d'administra- tion par la moitié ou le tiers des membres dudit Conseil. La direction, confiée à un ou plusieurs directeurs, appar- tenant à la catégorie ouvrière (c'est-à-dire ingénieurs, ar- chitectes, commissionnaires, etc.). A l'expiration de la concession, la Compagnie, déchargée — I4 — du service des intérêts et dividendes à payer aux action- naires, ses tarifs sont dégrévés d'autant, et elle devient exclusivement ouvrière. | , Dans cette condition nouvelle, la Société reste chargée de l'entretien du matériel roulant, du remplacement des véhicules, du renouvellement des voies et de leurs répa- rations, etc. — La nation est propriétaire du chemin, des bâtiments, et de tout le matériel et accessoires, que la So- ciété doit représenter en bon état, à l'expiration de chaque bail, et d'après estimation d'arbitres. Il est reconnu, en principe, à l'Etat, une part de... Sur toutes les améliorations et réductions de frais qui peuvent être obtenues dans l'exploitation. Cette part de l'Etat ser- vira chaque année à déterminer la réduction à opérer, s'il y a lieu, sur les tarifs. L'Etat fait partie de droit du Conseil de surveillance et du Conseil d'administration, indépendamment de la haute surveillance, qui lui est reconnue sur toute société ano- nyme, par la loi. Cette ingérence de l'Etat n'a point pour but de gêner la liberté de l'association, ni de la subordonner aux vues et à l'autorité administratives, mais uniquement de veiller à l'éducation économique et sociale de la classe ouvrière, au développement de ses idées, à la prudence de ses conseils, à la direction de ses mœurs, à l'observation des principes de liberté et d'égalité sur lesquels repose l'institution. En principe, tous les ouvriers employés dans l'exploita- tion sont associés, c'est-à-dire participants. Cependant, eu égard à l'instabilité du service et à l'inégalité des travaux dans les diverses saisons, il sera facultatif à la Compagnie d'employer à son service, lorsque le besoin l'exigera, autant de salariés que commanderont les circonstances. Des mesures seront prises pour tout ce qui regarde l'ins- truction, le perfectionnement et le bien-être des ouvriers ; écoles, bibliothèques, bains, caisses de retraite, etc., etc. C'est la pratique qui doit surtout fournir, en pareille ma- tière, les lumières que ne donne jamais à priori la théorie. — 15 — | | En attendant, j'avoue que je ne saurais me figurer qu'il ne soit pas tout aussi aisé d'exploiter un chemin de fer par une Compagnie d'ouvriers, la plupart ignorants, je le veux, mais convenablement représentés et conseillés, que par une Compagnie d'actionnaires, qui ne s'occupent que de leurs dividendes, et laissent la gestion de leurs intérêts à des gérants présomptueux, et souvent infidèles. Voilà, mon cher Villiaumé, ce que je puis vous dire; vous avez trop l'intelligence de ces choses pour ne pas compren- dre qu'en pareille affaire on n'improvise rien, et que de longues études sont souvent nécessaires pour trouver une solution dont l'exposé exige à peine une ligne. Avant tout, c'est le Droit qui doit nous occuper, en at- tendant que nous puissions en venir à la réalisation; et j'ose croire que l'association ouvrière est celle qui, en fait d'ob- jets d'utilité publique, représente le mieux le Droit. Par ce système, le service public, la propriété nationale, le droit du travailleur, tout est garanti : où trouvez-vous aujour- d'hui de pareils avantages? Pardonnez-moi, mon cher ami, de ne pouvoir mieux ré- pondre à vos interpellations; je crois fermement à la vérité, et je la défends avec énergie contre tout ce qui est men- songe, et que la contradiction, l'oppression, le privilége me signalent comme tel; mais je me flatte peu de la posséder toujours. A vOuS. P. J. PROUDHON . —- 16 — Cinq jours après, M. Villiaumé reçut de Proudhon la lettre suivante, qui est la confirmation de la première : Paris, 29 janvier 1856. Mon cher Villiaumé, Pensez-vous, comme vous me l'avez annoncé, pouvoir citer quelque chose de ma dernière lettre dans votre pu- blication prochaine ? Dans ce cas, je vous serai très obligé de m'en envoyer les épreuves, afin que je me relise et m'explique, s'il y a lieu. J'ai écrit tout d'un trait, après avoir assez longtemps ré- fléchi à ce queje vous disais.Je ne me suis pas relu; et, bien que je me sente moins que jamais en état de résumer en quelques pages toutes mes idées, cependant, je voudrais, autant que possible, rendre intelligibles celles que je vous ai adressées : Que pensez-vous de la paix ? Allons-nous entonner le RÉVEIL ? Ou bien la réaction va-t-elle s'aggraver encore plus ? Bonjour. P. J. PROUDHON. TYP. ALCAN-LÉVY, BOUL. DE CLICHY, 62. RÉCENTES PUBLICATIONS DE LA LIBRAIRIE | 2 I, BOULEVARD MONTMARTRE, 2 I PARIS Histoire de Jeanne d'Arc, par Villiaumé, et réfutations des diverses erreurs publiées jusqu'à ce jour sur cette héroïne ; 6° édition. Un beau volume in-8°, 3 fr. 5o CURIOSITÉS RÉvoLUTIONNAIREs : Marie-Antoinette devant le Tribunal de 1793 (2° édition); avec gravure fac-simile : la Reine en char- rette, allant à la mort ; par G. Richard, I fr. Jourgniac Saint-Méard à l'Abbaye, ou son Agonie de 38 heures, par le même, I fr. Même ouvrage, édition de luxe, papier teinté, elzévir, 2 fr. La Cour à Compiègne, confidences d'un Valet de chambre. Avec gravure, elzévir, 3 fr. 5O Promenades d'un Naturaliste aux environs de Paris. Fort volume in-18, elzévir, par A. Roger, 2 ſr. Le Droit des Femmes au Luxe et à la Toilette, 4e édition, con- sidérablement augmentée, y compris le Discours sur le luxe effréné des femmes et le résumé de tout ce qui a été écrit sur cette grave question, par L. G. Jacques. Elzévir, papier teinté, I fr. Impôts et Libertés en France, par Alceste, avec cette épigraphe : Étre franc et sincère est mon plus grand talent. Un beau volume, grand format, 2 fr. Histoire de l'Indépendance italienne et de la guerre de 186o, par le général Ulloa. Deux beaux volumes in-8°, ornés de cinq cartes; les deux volumes, 6 fr. La Question des Banques, avec un tableau synoptique Colorié du mouvement financier de la France en 1857-1863-1864 , par E. Duran, 2 fr. Le Matériel agricole, par Auguste Jourdier, magnifique volume de 7oo pages, orné de 2o6 gravures, l'ouvrage le plus utile aux cul- tivateurs et aux propriétaires. — Nouvelle éd. complète, 2 fr. 5o Impressions de Voyage en Terre Sainte, par F. de Saulcy, membre de l'Institut, éd. illustrée, elzévir, papier teinté, 3 fr, 5o Le Catalogue spécial de la LIBRAIRIE DU PETIT JoURNAL est envoyé, franco, à toutes les personnes qui le demandent par lettre affranchie. Envoi immédiat de tous ouvrages brochés ou reliés, bien emballés, franco à do- micile, contre demande affranchie, accompagnée de mandats ou de timbres-poste. | de Proudhon La mort a saisi le grand pen- | dans leurs principes essentiels et avec leurs | actuelle, et des aspirations de la démocratie | sé pleinement l'égalité, mais non pas la li- VARIÉTÉS | - LE BERNIER LIVRE DE PROUDHON , DE LA CAPACITÉ PoLITIQUE DEs cLAssEs OUVRIÈRE3 | - (# livº est vraiment le testament politique seur pendant qu'il en revoyait les épreuves : | et l'on y trouve admirablement résumées applications aux diverses questions du jour, les idées sur lesquelles il a fondé l'œuvre de toute sa vie. - - · Proudhon était un de ces esprits supé- rieurs, droits, fortement trempés, animés du sentiment profond de la vérité et de lajustice, qui ne Se CrOient pas tenus, par timidité ou par vaine recherche de la popularité, à se maintenir dans le milieu étroit des discus- duit avec, empressement par le Temps et par tous les journaux du parti), rappelerº complaisamment « l'accord qui en 1848, se » fit spontanément entre des légitimistes, » des orléanistes, des républicains, des boº » napartistes même, pour combattre des idées » qui alarmaient la Société, » et quand nous retrouyons l'écho de ces paroles sur les lé- Vres de M. Marie, au Corps législatif(!), — pOUVOnS-nOuS nOtis § de penser que ces hommes n'ont rien appris, ni rien oublié ! Sans doute on ne se contente pas de se dire démocrate! Mais ne sait-on pas que la dé- mocratie a ses doctrinaires aussi bien que la liberté ? Et, malgré les préjugés, ne som- | mes-nous pas menacé même des doctrinaires du socialisme ? Finissons-en avec ces palinodies. Nous sommes à une époque de marasme et de sions banales ; mais qui, comprenant, au contraire, qu'il s'agit de transformer ce mi- lieu et de stimuler l'engourdissement géné- ral, vont droit au fond des choses. Or ce li- Vre est un eXpOsé clair et net de la situation intelligente vers un avenir meilleur. - il s'agit avant tout de sortir de l'ornière où nous sommes embourbés depuis bientôt soixante-dix ans, et d'en finir une bonne fois avec la vieille logomachie politique. Quel est le but à atteindre ? la liberté. Mais il ne suf- fit pas de répéter le mot à satiété. Quelles sont les conditions de la liberté ? C'est encore une de ces phrases, banales à force d'être répétées, sans être plus justes pour cela, que la réyolution de 1789 a réali- berté : ce qui équivaut à dire que le problè- me social est résolu, et que c'est le problè- me politique qui reste à résoudre. La vérité ! est que nous ne sommes guère plus avan- cés en un sens que dans l'autre, et qu'en fait d'égalité aussi bien que de liberté, tout est encore à faire. C'est précisément parce que nous n'avons pas encore su réaliser la Véri- table égalité que nous poursuivons vaine- ment la liberté ; et il faut bien se persuader que la solution du problème politique est étroitement solidaire de la solution du pro- blème social. - L'obstacle n'est pas dans les hommes; il est tout entier dans les choses. Qu'importe de changer les hommes si les choses restent les mêmes! Révolution stérile ! - ^ | | C'est un bon sentiment assurément qui a provoqué la formation de l'union libérale, et nous ne demanderions pas mieux que d'y | cela qu'il importe de dégager notre program- | nous leurre. | doivent être prises en conséquence, ou bien | faire cesser cette division dangereuse en con- | Proudhon. Il ne s'agit pas de faire des jéré- transition obscure. C'est précisément pour me et de nous affirmer nettement. Nous n'a- vons rien à gagner à ces compromis dont on La division de la société moderne en deux classes, l une de travailleurs salariés et mi- sérables, l'autre de propriétaires-capitalistes- entrepreneurs, est flagrante; et les révolu- | | tions, avec les maux qui les appellent et qu'elles entraînent, n'ont pas d'autre cause que l'antagonisme de ces deux classes. Il s'agit de sayoir si cette distinction est l'effet du hasard ou de la nécessité : si elle peut se légitimeren droit comme elle se con- state en fait; si les mesures de préservation si, par une meilleure application des règles de la justice et de l'économie, on ne peut pas ciliant tous les antagonismes et en ramenant les deux classes parfaitement de niveau et en équilibre, - Voilà la question nettement posée par miades philanthropiques. La réponse n'est pas affaire de sentiment, mais de science. Il n'est pas question ici de gouvernement ou d'opposition, de libertés plus ou moins restreintes. L'état social actuel est-il juste ? est-il nécessaire ? Doit-il y avoir toujours des riches et des pauvres ? — Oui ou non ? libéral, et tout le monde aujourd'hui, jus- | qu'à M. de Montalembert, se prétend aussi | Si : Non;-quels sont les moyens économi- ques et pacifiques d'arriver à une organisa- tion meilleure, et d'éteindre les risques de | révolutions en éteignant le servage et la mi- sère? . - - C'est sur ce terrain que doivent désormais adhérer. Mais quand nous voyons !, Du- s§er toutes les discussions. Voilà le vergier de Hauranne (dans un article du | champ nouveau ouvert aux études et aux ex- | Courrier dit !}imanche dn 25 juin, repro- § des hommes qui veulent † L- = = -!_ment le bien et la nrosnérifé de l | GUII i)a VS. | | # Séance du 4 juillet 1865 Discours sur le prºjet de loi relatif aux instruments de musique méèa- | nique, | · | | Ce sont là les questions sur lesquelles doit se prononcer le suffrage universel. - º Une question bien posée, dit-on justement, est à demi résolue. Une partie du livre de Proudhon est consacrée à poser la question, et à la dégager de tous les éléments parasites | qui l'embarrassent et la faussent. Il se sépa- | e nettement, et sans ménagements, de l'op- position législative actuelle. Qu'attendre de gens qui, au lieu de voir en avant, ont la face | tournée en arrière, représentants de partis | hétérogènes, unis ensemble par leur antipa- - thie de la révolution sociale, convaincus que | le peuple travailleur nourrit des espérances chimériques? L'opposition actuelle, si elle arrivait au pouvoir, nous donnerait-elle da- | vantage la liberté, et réaliserait-elle mieux | nºs desiderata économiques ? • « La vérité, le droit et la justice ne sOnt pas plus de ce côté que de l'autre ... Nous sa- · vons de vieiile date quel est le libéralisme de ces hommes », s'écrie Proudhon, avec cette · éloquence indignée, parfois brutale, mais | t honnête qui caractérise son talent. « Qui donc pourrait sans un frémis- | sement d'indignation les voir revenir ? Quoi ! l'on rendrait les finances à M. Garnier-Pa- gès,l instruction publique à M. Carnot, la jus- | tice à M. Marie, l'intérieur à M. Jules Fa- vre ! Nous serions des saints de bois, des ré- publicains de carton, qu'à la vue de ces as- sermentés nous ne pourrions nous taire ; à | défaut de nos plumes les pavés se lève- | raient. Bonnes gens qui, depuis trois quarts de siècle, vous laissez empaumer avec ces , libertés de comédie, comprenez-le donc une fois : ce n'est point avec cette avocasserie, avec ce patelinage jeté comme un graillon sur cette centralisation énorme , doublée d'une anarchie mercantile incurable, cui- | rassée d'une féodalité financière qui do- | mine l'Etat lui-même, que vous arriverez à la liberté et à l'ordre, pas plus qu'à la con- | fiance ! » / - - - Proudhon entré ensuite dans le vif de la † La distinction actuelle entre les | | deux classes ouvrière et bourgeoise n'est à sés yeux qu'un simple incident révolution- | | naire. « Toutes deux doivent s'absorber réci- | | proquement dans une conscience supérieu- | re. .. C'est sur des données nouvelles que | les populations qui ne vécurent longtemps | que de leur antagonisme doivent maintenant | | se définir, marquer leur indépendance et | constituer leur vie politique. » - C'est cette conscience supérieure que Prou- | dhon entreprend de dégager; il s'attache à mettre en lumière ces données nouvelles. | Eloigné également de toute idée autoritaire et de tout mysticisme religieux, il ne croit pas qu'il faille attendre d'un coup d'État | quelconque, ni d'une organisation systéma- tique, la transformation sociale qu'il appel- le Cette transformation ne peut se faire que - | graduellement par l'éducation de la masse, et par la substitution d'une autorité morale librement et unanimement acceptée , auX lois positives. « Ce qu'il faut aux générations nouvelles, c'est une unité qui exprime l'âme de la société : unité spirituelle, ordre intelli- gible, qui nous rallie par toutes les puissan- ces de ñotre eonscience et de notre raison, et cependant nous laisse la pensée libre, la vo- lonté libre, le cœur libre, je veux dire, de notre part aucune protestation, comme il nous arrive quand nous sommes en présence du droit et de la vérité. » - C'est ainsi que, dans le système de Prou- dhon, le principe le plus élémentaire de la | morale devient le fondement du droit écono- mique et le pivot des nouvelles institutions. Ce principe fondamental a trouvé sa première formule dans cette fameuse maxime que tous · les sages de tous les temps ont repétée : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir.» Proudhon nous en donne dans son livre la for- mule perfectionnée sous le nom de mutuali- té , et sur l'idée de mutualité, de réciprocité, d'échange, de justice, substituée à celle d'au- me de rapports qui ne tend à rien moins qu'à | changer de fond en comble l'ordre socia{. Dans cette conception, la société est con- sidérée, non plus comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un sys- tème d'équilibration entre forces libres, dans lequel chacun est assuré de jouir des mêmes | droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d'obtenir les mêmes avantages § | nement, pouvoir, - | . - - • conséquent, essentiellement égalitaire et liº échange des mêmes services : système, par - - · - - r- torité et de communauté, il établit en politi- | que et en économie politique tout un systè- contraintes des gouvernements de fait et des | | béral, qui exclut toute acception de fortunes, de rangs et de classes. Dès lors, l'Etat n'est autre chose que la résultante dê l'union librèment formée entre sujets égaux et indé- pendants : il ne représente que des libertés n'est plus un souverain, l'autorité ne fait point ici antithèse à la liberté : Etat, gouver- autorité, etc., sont des expressions servant à désigner sous un autre |èt des intérêts groupés; le gouvernement point de vue la liberté même; des formules générales, empruntées à l'ancienne langue, par lesquelles on désigne, en certains Ca#, § l'identité et la solidarité des intérêls particuliers. - Nous ne pouvons que donner ici des indi- | cations générales et rapides, indiquer les grands linéamenſs de ce système si vaste dans sa simplicité. Il faut voir les applica- tions qu'il en fait à toutes les grandes ques- tions à l'ordre du jour : rapports du capital et du travail, salaire, échange, loi de l'offre et de la demande, impôt, budget, instruction \ publique, etc. " r , - • , , consulté sur les élections, et qui mérite une é# Il est intéressant d'étudier comme toutes tude particulière, tant à cause de son impor- les questions s'éclairent, vues de cette hau- tance que de la façon spéciale dont Prou- teur qui domine toutes les préoccupations dhon l'a envisagée. | " | mesquines de partis, et, comment s'y rencon- | | A. VERMOREL. trent tous les esprits supérieurs et sincères, - - bien que partis des points les plus divers : çe | | ... .. : r, ... :: - - i est l illeure preuv il n'v a rien de | # # # # # # # $ # qui est la meilleure preuVe qu 1l n y a rien de # # # # # # # $ # tel § d'élever les questions pour les ré- | . SOli(ll'Gº. - , t , en , iaia , , , ºn - C'est ainsi quº; Sll l' la plupart des points # #. neºra # # # # # #} #, PRoUDiiov essentiels, Proudhon se rencontre avec M. de | ºº ! A CAPACI ºé poLITIQUE DEs cLAssEs oUvRiÈREs Girardin. On sait que M. de Girardin ne voit | | i | · dans la société que risques, et que pour lui - | - | º, - - : - - N C r 1 : 1 e } r i v rc - 1 : | | | tout se résout en une bonne organisation de | c † # † ºu † - | l'assurance : l'Etat n'est qu'une Compagnie | § † # e#e yues ºe- |générale d'assurance, à laquelle tous les | † § † | intéressés paient leur prime squs la forme § § #e ºuvre# # conseils | de l'impôt. Qu'est-ce autre chose que la Si! ! º uite à tenir dans les ºººonstan- | mutualité de Proudhon ? « Un gouver- ces #entes # élections complémentaires | nement, dit-il, est un système de ga- de i864 ont été l'occasion de ce livre. adres- - - » , v . - ', $ - A c • . - - • , -, ' | | rantie : le même principe de garantie m§- ºº quelques ouvriers de Paris et de Rouen, | tuelle qui doit assurer à chacun l'instru - " avaient consulté ! ºu à Ce sujet , et - tion, le travail, la libre disposition de ses il prend pour pont de départ le Manifeste facultés l' rcice de son industrie la i ouis des sola (tnfe qui appuyait, on s en souvient. § de la prop riété ſ'échange de ses les ºdi uºs Ouvrières. Partisan , en - - I. : 111C - - , , Y. - ^ ; - - - r * ! -- A , | produits et services, assure également à tous † † datures † qul, #, - - - - - r • • • r $: # # # # ! - : S6ºUi ! tl Ile r ** : - º "| {PG S{)- | l'ordre, la justice, la paix, l'égalité, la modé- § p§ § § † † GG # ration du pouvoir, la fidélité des fonctionnai- § § ; ne complºte agne- res, le dévoûment de tous. » S!()E} :à {'(> manifeste qu il est censé ne faire ie principe étant le mê - que commenier ºn développant son système Le pl'lllClpe étant le.ſºlème, COmme 0n de la mutualité. Miais, en fait, il se prononce voit, quelle que soit la différence, plus appa- mutu #ais, en lait li se prononce rente ue réelle, du point de départ. ils se pour une abstention systématique se mani- # ! º P ºpaº ,ls sº festant par le vote au bulletin blane : et une rencontrent pareillement sur le terrain des § principales préoccupations sous l'empire - - - - - - - -\ - -- " - - -- - - - " " - º , i , 2 : : º < , S - *- - - $ a † † † " † desquelles a été écrit #on liyre, c'est de justi- † ita † de § a ei † GS † fier cett, attitule qu'il ayait #à préconisée †º §rèves : Proudhon § § † # à la veille des élection5 de i863. - 7 - rT_ l(2 |!# . - f r , i ºn n \ n : | ! - i, -, a 1 , - rardi a rive à proclamer qu'il est un prin- VO ici comment il pose la question : cipe supérieur à la loi de l'offre et de la c§ † † † 1848 a ae- demande qui doit, avant tout faire établir un § § § § † #. | minimum de salaire équivalent aux néces- § | sités de l'existence. (( Il n'est ni offr i d §, ; i quest ! ns qui in éressent la col- sites ºie l existence. est ni pitre ni de- lectivité sociale, une opinion en rapport avec sa mande qui tienne : tout métier doit produire condition, son àvenir, ses intérêts : 2° par suite, de quoi faire vivre celui qui l'exerce. » de rendre sur les mêmes questions soumises à ,C'est sur cette première base qu'il faut sº# # #- asseoir le salaire, afin qu'il ne représente † † enfin, de constituer un centred'action, plus le servage, l'exploitation de l'homme ºººº idées, de ses vues, de ses es- pº, † † forme lus 0u m0ins | pérances, et chargé de poursuivre l'exécution de † # {G † ans tous les | #es desseins ? » - | ? cas, de réciprocité et de rémunération du | v l . " - - - §ail. pi'OCité C - De là le titre du livre. Nous pensons en avoir assez dit pour don- « Le problème de la capacité politique dans la ner une idée de la valeur du livre de Prou- # † revient § § † : — Si # dhon et pour le signaler à l'attention de tous †† e† - - - - 7 ° ºn - - Yn*7 - º ! ſ, » cº ! - # t t -"- t . 7 C - - . . - ceux qul s † aux grandes études | § d'elle-même; si, comme être collectif, moral | économiques et politiques • • • et libre, elle se distingue de la classe boui - | On pourrait encore examiner l'opinion | geoise; si elle en sépare ses intérêts, si elle de Proudhon relativement à l'attitude qu'il | tient à ne se plus confondre avec elle : — si elle convient de garder dans les circonstances | pºssède une jdée, c'est à dire si elle s'est créé | actuelles et ses conseils au suffrage uni- | ºº notion de sa prºpre constitution; si e#e | versel. Grave et délicate question qui a été le connaît les † conditions et # # § | 7 | 7 Ci ! livr •accs4 ? | | existence : si elle en prévoit la destinée, la fin ; # #- qºl | | # idée, enfin, la classe ºuyrière est - 2l (lº iſ0lººl ſitlll (lbſtlºflb | en mesure de déduire, nour j'organisation de la | | T- \ | | # | propres, et de créer et de - - développer un nouvel ordre politique. » - - Aconomique au terrain politique. Il importe que la classe ouvrière s'affirme en regard de naissant de ce contact, au lieu de l'antagonis- me secret qui a régné jusqu'ici, une concilia- tion utile et équitable puisse avoir lieu. Et s'il est vrai, comme le croit Proudhon, que la classe ouvrière porte en elle l'idée qui doit transformer de fond en comble la socié- té et le gouvernement, il faut bien reconnaî- ire qu'il n'est pas de questiôn plus grave ni | plus actuelle que celle que soulève ce livre. Miais les conclusions sont-elles en rapport | avec les prémisses? | * , De ce que les classes ouvrières, bien qu'é- clairées sur les principes qui composent leur foi nouvelle, ne sont pas encore arrivées à déduire de ces principes une pratique géné- rale conforme, une politique appropriée, — est-ce une raison pour en conclure qu'elles doivent présentement s'abstenir du scrutin, ou du moins se contenter d'une affirmation qu'il n'y a rien de mieux à faire que « de si- gnifier au vieux monde sa prochaine et inévi- table déchéance » parlevoteaubulletinblanc ? De ce que les élus de Paris ne représentent moderne, est-il juste de dire pour cela que les ont prises aux élections de 1863, ont « re- tardé leur émancipation, et même jusqu'à un certain point compromis leur avenir » ? Raisonner ainsi, n'est-ce point faire des- cendre la question, du terrain élevé où on l'avait placée, dans l'ornière étroite des pas- sions mesquines ? C'était, il faut bien le dire, un travers de l'esprit de Proudhon, qui lui idée de circonstance, plus ou moins spécieuse, mais pas du tout pratique ni bonne. Jamais ce travers ne l'a égaré d'une manière aussi complète et aussi fâcheuse que dans le ca actuel. ll arrive à méconnaître les condi- tions essentielles du progrès, qui sont l'ini- tiative, l'action, l'expérience féconde et utile jusque dans ses écarts, ses défaillances et ses G#'i'{ Ui ſ'S. Nous ne nous faisons pas d'illusion sur l'influence du Corps législatif dans le régime | actuel, ni sur celle du système parlementai- | re en général #ais la première condition de | toute action politique, c'est de savoir se mou- voir dans le milieu qu'imposent les cireon- stances pour transformer ce milieu et y faire pénétrer des données nouvelles. Puisqu'il a C'est opposer très nettement le terrain é- la classe bourgéoise, afin que, la discussion faisait exagérer outre mesure la portée d'une société des gcnclusions pratiqués qui lui soient | urement négative? Dece qu'ilya incompati- iilité absolue entre le régime suranné que nous subissons et les aspirations de la démo- | cratie, — est-ce une raison pour en conclure pas la Vl'aie pensée réformatrice du monde les classes ouvrières, par la part active qu'el- été entendu que cette transformation ne doit - | | | - - - ". - - 7 , , : , , ..,. : [ pas avoir lieu par un coup d'autorité, mais qu'elle doit s'accomplir gratiueiiement pºr l'éducation morale des masses-dès lors, le § moyen d action, c'estla persuasion. Or, qu'est le Corps législatif, sinon une chai- re, plus propice qu'aucune autre, et notam- ment que le livre, à la divulgation des idées qui importent au bonheur de ià communau- té ? Tandis que le livre est lu tout au † par quelques milliers de personnes, le discours prononcé dans l'engeinte parlementaire, por- té par toutes les voies de la publicité, à com- mencer par le Moniteur, arrive à tous ceux qui lisent, pensent, et, de près ou de loin, s'intéressent aux destinées du pays ou au mouvement des idées. Voilà pourquoi même une opinion isolée peut n'être pas stérile, si- non par le résultat immédiat, du moins par ' l'influence réeiie. - Les classes ouvrières n'ont pas encore at- teint la maturité politique désirable | Com- | ment pourraient-elles arriver à cette matu- rité, sinon par l'exercice des droits nouveaux qui leur ont été conférés ? Les élections de 1863 n'ont pas été aussi satisfaisantes qu'on eût pu le souhaiter ! Ce n'est pas une raison de se décourager : celles de 1869 vaudront un peu mieux et ainsi desuite. #ais il faut ayant iout proposer aux ouvriers un but qui les intéresse : il s'agit pour eux de s'affirmer d'une façon positive par l'expression des idées qui leur tiennent à cœur, et non par cette négation stérile que vous appelez « un veto stoïque. » Il y a mieux à faire que de nier le présent : c'est d'aſſirnier l'avenir. · Il est pénible de voir un grand esprit s'é- garefrainsi. Sommes-nous en possession du dernier mot de l'harmonie sociale? Non. CGmment donc l'obtientii'ons-nous, sinon par les agitations fécondes de la liberté, et par les expériences muitipliées qui sont la seule base réelle de la science ? - Proudhon, par une inconcevable Inconsé- quence, cède au préjugé, qu'il a toujours combattu pourtant, de l'action gouvernemen- taie. Touſe son erreur vient de ce qu'il croit qu'ii importe que le gouvernement agisse † sens du progrès social , tandis que t'action ne sera véritabiement féconde que lorsqu'elle proviendra de l'initiative du corps social, prenant lui-mêife en niain ses propres intérêts et substituant son activité à celle du pouvoir. Dans i'état actuel, et tant que sub- sisteront ies antagonismes politiqttes et sO- ciaux qu'il s'agit précisément de résoudre, tout le rôle desgotivérnements doit se borner à une neutralité protectrice qui laisse tgttte latitude aux expériences diverses en déga- . geant leur propie responsabilité Il ne s'agit pas, nous ne saurions trop le répéter, de poursuivre l'illusion d'un gouvernement idéal, qui ait pouvoir et mission de trans- former la société. C'est par la transformation, sociale qu'il faut cOmittenCei : un gOuverne- | ment n'est jamais que la résultante des élé-. ! | | ii s'en prend au droit de coalition lui-même, | ayant tout, émanciperiestravailieurs, leur re- cobnaître un droit égal à celuides patrons ? Et | la coalition, en mettant en présence les deux | parties adve rses dans des conditions égales de - | ses à ſ'apprentissage de la liberté, et à mºntrºlº | à leurs détraeteurs qu'elles sont dignes de la | posséder dans sa plénitude. « (i). | ges : cependant, ii paraît les avoir mécon- - , , , , , " ments divers qui composent la société : ce # n'est qu'en améliorant d abord ces éléments que l'ön améliorera le gouvernement. .. t Proudlion avait certainement l'intelligen- | ce de ces choses, et nous pourrions dire que c'est à son école que nous les avons appri- nues dans le cas actuel, entraîné par les préoccupations du moinent : de là sa théorie #e i'abstention. de là au3si ses critiques dti iibre échange et de la loi des coalitions. il suppose cette dernière loi parfaite : nous sommes donc à l'aise. Ce ne sont pas des restrictions qu'elle contient qu il argué ; qui lui paraît « une expression monstruéu- s ». Sans dotite, le fait de coalition suppose | un état anormai dans les rapports du capital - - |, - - _ - _ ^ * et du travail, et ce sont ces rapports qu'il importe de transformer. #ais ne faut-il pas, troit et de liberté, n'est-elle pas la meilleure voie pour arriver à une entente équitable ? N'est ce pas une forme de cette affirmatiºn de la classe ouvrière que Proudhon réclame lui-même ? Le reproche qu'il adresse à la loi d'avoir dégagé la responsabilité du gouv#ne- nient, n'est-il pas au contraire le meilleur éloge qu'on en puisse faire ? Mi de Girardin a très bien exprimé le ca- ractère de la loi des coalitions, en des paro- les très claires qui sont la meilleure réponse que l'on puisse faire à l'argumentation con- ſuse de Proudhon : | | . « La loi du 25 mai 1864 ne représente pas la | science; elle représente la liberté : elle n'est pas tenue dé mettre d'accord le capital et le travail. Ce à quoi elle est tenue, c'est à former les mas- | ", Une autre vérité que Proudhon méconnaît en cette circonstance, c'est que l'édifice éco- nomique ne doit pas être nécessairement commencé par la base : à la différence des monuments faits de pierre, on peut en bâtir d'abord les étages supérieurs, avant même d'avoir assis les fondations : et quoiqu'il vail- le mieux, sans aucun doute, procéder § quement c'est partir d'un principe ſaux que de partir du Toit ou Rien que Proudhon pose dans les premières pages de son livre. Une réforme, même incomplète et par- tielle, n'est jamais stérile : elle entraîne ie reste C'est ainsi que les adversaires les plus prévenus de la loi des coaiitions ne peuvent - - r ". | méconnaître les résultats réels qu'elle a pro- duits et ie pas considérable qu'elle a fait fai- re à l'établissement plus équitable des rap- ports du capitál et du travail Outre les faits qui se multiplient chaque iour sous nos veux | | Tn'a-t-elle pas déjà entraîné, comme coroi ! laire indispensable, la reconnaissance léga- le de l'association coºpérative ? | | Il faut en dire autant des critiques formu- lées par Proudhon relativement au libre Y. échange qui, à raisonner d'une facon abstrai- te, peut paraître devoir produire des résul- tats funestès dans i'état d'fnsolidarité où se trouvent les peuples, mais qui, en réalité est le chemin le plus direct vers leur § | ternisation, la première étape de la Confé- dération européenne. | Nous dévioiis au respect même que nous | professons pour le génie et le caractère de Proudhon, et à l'honneur de sa mémoire, la franghise de ces critiques; nous les avons exprimées avee la même liberté que nous a- Vons exprimé nos sympathies et notre admi- ration. Ce sont là des imperfections de dé- tail qui n ôtent rien à la valeur de l'œu- vre ni à la grandeur de l'homme. C'est précisément parce que ses détracteurs en ont indignement abusé pour rendre stt3- ect au peuple l'homme qui, par son indé- jendance et l'élévation dè son intelligence, "a rendu les plus grands services à la démo cratie, que nous devions nous en expliquèi franchement et réduire ces calomnies à leur , juste valeur. Les erreurs de Proudhon, tra- vers bien excusables d'un grand esprit, ne sont pas dangereuses, èt il n'est pas à crain- dre qu'elles faussent l'esprit de ceux qu'il a consacré sa vie à éclairer. Ainsi que nous |'avons dit, il nous offre les meilleurs argu- ments contre lui-même, et tous les esprits simples et droits sauront bien à quoi s'en te- snir. En définitive, ce livre est de nature à ac- croître encore les regrets qu'a provoqués la mort du grand penseur : il atteste qu'il a été enlevé dans la pleine maturité de l'intelli- gence et du ta'ent; et quand un esp it de · cette trempe et un tel caractère disparaît du monde, sa mort doit être un véritable deuil public. - A. VER#()j{Ei., THE UNIVERSITY OF MICHIGAN GRADUATE LIBRARY DATE DUE 1g• •. º ºNlVERSITY OE ºenoan · · , 04902363ë == == = | | | SciENTIA l-« scs ---------------------- = . t#t à aºx,-rer- # vERtn As ----- == -- TNTVERSITY OF MICHIGAN Ifl[ENRY VI[( NAIU |) L[lBlRAlR) | H | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | ſae |( |-ſ. | |