CHANGARNIER LE COMTE D'ANTIOCHE Eljus advenlu spes erecla?. (Tacite, Hist., liv. IV, § lxxii.) PARIS I.IBRAIRIE PLON E. FLON, NOURRIT et C'% IMPRIMEL RS-£D1TEURS HL'E G ABANClfcRE, 10 1891 Totis droits reserves CHANGARNIER L'atiteur ot los ('ditours di'clareiit reserver leurs droits de traduction et lie reproduction a I'l'tranjKT. Ce volume a ete depose au niinistere de I'interieur (section de la librnirie) on iiiai ISO I . DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIRRAIRIE : Deux Diplomates, le comte Rarzynski et Donoso Cortes, marquis de V\ildeganias. Un vol. iii-H" avec portrait. Prix 7 fr. 50 PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURHIT ET C'", RUE GARANCIERK, 8. ^^•rr-^My^ CHANGARNIER. LE COMTE D'ANTIOCHE Ejus adveiiki spes ereclae. (Tacitk, //k(., liv. IV, § Lxxii. PARIS I.IBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et 0% IMPRIMEURS-EDITEURS RUE GABANClfeRE, 10 1891 Tons droits reserves ,^/ft: ^' AVANT-PROPOS Nous offrons ce livre a tons les amis des gloires de la France. Sons leiirs auspices, nous nous proposons de rendre hommage a un capitaine illnstre, dun caracteie aussi droit que son coeur etait ardent et noble, de rappeler les exemples qu'il a laisses, de faire revivre une memoire chere a larmee. En quittant les recits de guerre, nous avons esquisse I'histoire politique a laquelle fut melee durant tant d an- nees la vie du general Changarnier. Sans nous arreter a la discussion des faits, nous nous sommes attache a mettre en relief leurs elements essen- tiels, leur enchainement general et qnelques-unes de leurs origines. Nous avons cherche a nous elever au-dessus des preferences et des passions des partis, a montrer par oii et comment les vrais interets du pays et de la nation ont souffert durant cette longue periode. AVANT-Pr.OPOS Nous nous sommes efforce deprouvcr que les liommes passent, que la France et Ic devoir de la servir fidele- ment survivent a tons les evenemcnts, que la peine la plus cruelle est de ne pouvoir pas lui consacrer son devouement. Si la lecture de ces pa^f^es contribue a faire partajjer davantage ce sentiment, si elle reveille quelquefois les idees de Concorde, de desinteressement et d amour de la Patrie, notre but sera rempli, et nous aurons recu une recompense telle que la souhaite notre ambition. CHANGARNIER GHAPITRE PREMIER 1793. La Terreur ;i Autun. — Naissance de Theodule Ghanjjarnier. — Scs etudes an college, a I'Ecole de droit. 1815. Entree aux .|;ardes dti corps, 10 Janvier. — Les Cent-joiirs a Autun. — Sejour a Paris. — Chanfjarnier a la legion departementale de I'Yonne, devenue le 60' de ligne. — Premieres appreciations de ses chef's. — 1823. Gampagne d'Espagne. — 1825. La garde royale. — 1828. Le 2'' leger. — 1830. Expedition d'Alger. — lietour en France, Perpignan. — 1835. Mascara. — 1836. Constantine. — 1837. Sejour en France, — Mustapha. — 1838. Camps de Kara Mustapha et de Fondouck. — 1839. Les Portes de fer. — Rupture du traile de la Tafna. Le 1" mai 1793, le maire dela ville d'Autun faisait annoii- cer partout a son de caisse « defense formelle aux habitants, notamment aux femmes et aux enfants, de quitter leur logis pendant la nuit s'ils entendent crier : Au feu ! » « Le but de cette mesure, disait la proclamation munici- pale, est de dejouer les projets des aristocrates, qui se plaisent a faire circuier des nouvelles facheuses, propres a troubler la tranquillite publique. » Get ingenieux avertissement eut naturellement pour effet de redoubler les inquietudes. Autun etait sous le regime de la Terreur. Plusieurs jours auparavant, les notables du pays avaient ete arretes et conduits au college de la ville, trans- forme en prison, ou bientot furent internees un grand nombre de personnes appartenant a toutes les conditions. Leur crime etait un delit d'opinion ; ils etaient accuses d'etre « ennemis lures de la Revolution » . I 4 CHANGARNIER. Par suite de retards fortuits, le jeune olficier n'avait pas rejoint son poste iorsque eclaterent les evenements des Cent- jours, qui le trouverent encore a Autun. Les bonapartistes, quoique peu nombreux dans la ville, enhardis par le remplacement du sous-prefet et du maire, provoquaient Tagitation et repetaient les manifestations. Des bandes recrutees dans les elements les moins bonorables insultaient chaque jour les rovalistes. Le 15 avril, un {^jroupe nombreux de ces perturbateurs, conduit par un maitre d'ar- mes, injuria grossierement deux jeunes gens, MM. de Resie et Ducbemin, qui se promenaient sur la place du Champ, lis se precipitaient sur eux Iorsque des passants indignes parvinrent a les arracber de leurs mains. A ce moment, accouraient a leur secours, M. Guillemardet et le lieu- tenant Cbangarnier. Le maitre d'armes s'avance vers le premier, brandissant un baton et I'accablant d'injures. D'un coup de poing, Guillemardet renverse son agresseur a ses pieds, sort rapidement deux pistolets de sa pocbe et les braque sur la foule qui le presse de toutes parts. A force d'energie et d'efforts, les deux amis parviennent a se refu- gier dans la maison Cbangarnier. Prevenus que la gendar- merie avait Tordre de les arreter, ils escaladent les murs de plusieurs jardins attenants et trouvent enfin asile dans une demeure voisine. Le soir meme, ils gagnaient le depar- tement de la Nievre, qu'ils ne quitterent qu'apres la bataille de Waterloo. Le prefet de Saone-et-Loire, M. Ducolombier, se plaignit vivement au maire, dans une lettre datee du 29 avril, qu'il ne lui eut pas rendu compte de cet incident; il lui enjoignit de prendre sur-le-cbamp les mesures « les plus siires pour par- venir a I'arrestation des coupables » . II ordonna meme « de proceder a I'arrestation des personnes qui avaient aide la fuite des coupables et de les maintenir en detention jusqu'a ce que ceux-ci eussent ete saisis » . Le maire d'Autun etait a ce moment M. Veru, auquel I'ecbarpe municipale etait ecbue dans des circonstances assez piquantes. LES GARDES DU CORPS. 5 Le 15 mars 1815, I'Empereur, en arrivant a Autun, etait descendu a Fhotel de la Poste. A peine debarque, il fit une scene violente au maire, qu'il destitua. Comme il sortait, il vit les fenetres des maisons encombrees de curieux avides de I'apercevoir. « Quelle est cette jolie temme entre deux laiderons? demanda Napoleon en designant un balcon oil trois dames s'etaient accoudees. — C'est madame Veru » , lui repondit-on. Et I'Empereur de questionner aussitot sur son mari. On lui explique que c'etait un liomme fort respecte, d'opinion Ires moderee et appartenant a une des families les plus honorables de la ville. Sur-le-cbamp il le fait appeler. « Monsieur Veru, lui dit-il, j'ai jete les yeux sur vouspour etre maire d'Autun. » Celui-ci objecte en vain son inexpe'rience de toute fonction administrative, son desir de n'en accepter aucune; il a beau se debattre, I'Empereur tient bon, et le contraint a ceder. On devine que le maire installe dans de telles conditions etait peu dispose aux mesures violentes. Soit faute de zele de sa part, soit oubli cause par la gravite des evenements, les ordres du prefet furent mollement executes, et Changarnier put, sans avoir e'te inquiete, rejoindre les gardes du corps des le retour du Roi. II fut promptement remarque de ses chefs comme un offi- cier des plus vigoureux et des plus intelligents. Mais on lui reprochait une certaine impetuosite de caractere qui le portait a mettre I'epe'e a la main au moindre propos deplaisant. Blond, frais et rose, dune tournure elegante, un peu petit, la tenue toujours soignee, son apparence ne trahissait rien de son extreme vivacite'. Un jour, ayant donne rendez-vous a trois de ses amis pour diner au restaurant Rolland, rue du Hasard, a Paris, Gban- garnier y etait a peine arrive qu'un officier de haute taille et de belle prestance ' s'assit a la table voisine. ' Le baron Desfosses, neveu ilu general de Galbois. C H A N GA R N I E H . « II en faudrait bien une denii-douzaine comme cela pour m'empecher de manger une soupe! » dit-il eu devisageant le garde du corps, qui resta silencieux. Quelques instants apres, comme un domestique apportait le potage de I'officier, Changarnier rinterpelle : « Remportez cela, monsieur ne man;;era pas de potage. » Etonnement et fureur de lofficier. Changarnier repete la meme phrase d'un ton calme, ettous deux quittent la table pour aller se battre aux Champs-Elysees, sur le terrain traverse aujourd'hui par Tavenue Montaigne. Changarnier envoya un bon coup d'epee a son adversaire, qui ne mangea pas de potage ce jour-la. Des incidents analogues, quelques depenses un peu lourdes a une bourse modeste, firent desirer au pere de notre heros pour son fds Feloignement de Paris. II fut done appele le 30 novembre 1815 a un emploi de son grade dans la legion departementale de FYonne, sur la demande de son colonel, le marquis de Ganay. Le colonel etait d'ailleurs un ami par- ticulier de la famille Changarnier, et nous verrons cette affection, deja ancienne a ce moment, se transmettre hero- ditaii'ement avec un soin touchant. La legion departementale de I'Yonne devint peu de temps apres le 60° regiment d'infauterie de ligne. Changarnier y fut bientot reconnu pour un officier de valeur. « Nous avons vu ici, ecrivait d'Autun, le 21 juillet 1821, M. Changarnier a son fds, M. de Fontanges'. II a passe quel- ques heures a Besangon et t'a fait chercher partout sans pou- voir te trouver. II est reste constamment pendant ce temps avec tes officiers superieurs. II leur a demande de tes nou- velles et ce qu'ils pensaient de toi. II nous a dit que jamais on n'avait fait plus d'eloges d'un officier que de toi. La-dessus il est entre danstous les plus grands details que je ne te repete pas; mais, sous tous les rapports possibles, tes superieurs disent que tu es un officier extremement distingue. Tu congois combien ta mere et moi nous en avons ete enchantes. » ' M. de l-'ontaiiges, parent de I'archevefjue-evefjue d'Autun du meme num. CAMPAGNE D'ESPAGNE. 7 Malgre les uotes brillantes dont il etait Tobjet, Changarnier resta sans avancement; en 1823, au moment de la campagne d'Espagne, il n'etait encore que lieutenant, apres huit annees de service dans le meme grade. Les operations etaient commencees au dela des Pyrenees, depuis plus de deux mois, que Cliangarnier attendait encore avec son regiment, dans les places Fortes des Pyrenees-Orien- tales, le moment de rejoindre le 4" corps, commande par le marechal Moncey. Le 14 juin Tordre de depart si ardemment souhaite arriva. Le commandant de la place de Montlouis, informe que Mina, serre de pres par plusieurs colonnes t'rancaises et par la division rovaliste du baron d'Eroles, pourrait etre contraint de se Jeter dans la Cerdagne franc^aise, envova cinq cents hommes du bataillon de Cliangarnier en reconnaissance a Saillagossa. Pendant la marche du de'tachement impatient de prendre part a une action, une vive fusillade ne cessa pas de retentir. C'etait le bruit dun engagement assez chaud entre Mina et la brigade du marecbal de camp vicomte de Saint-Priest, appuyee de deux bataillons royalistes espagnols. Le silence s'etait relabli depuis plus de deux heures, lorsqu'en descen- dant les pentes qui conduisent du col de la Perche a Sailla- gossa, le bataillon du 60' vit, a sept a liuit cents metres, au pied de la coUine d'oii il la dominait, une colonne espagnole marcher a la hate vers Test, en coupant sa direction. Elle se pre'cipitait en desordre venant de Vallecevolera, oii avait eu lieu la rencontre. En apercevant I'ennemi pour la premiere fois, Cliangarnier eprouva une emotion genereuse qu'il n'oublia jamais; son instinct d'homme de guerre lui fit regretter que la prudence peu eclairee de son chef de bataillon reCitempeche de se Jeter resolument dans le flanc de cette colonne battue, epuisee, hors d'etat de resister. S'il eiit eu la hardiesse de I'attaquer, il Taurait aux trois quarts aneantie et cause un dommage serieux aux forces de Mina, reduites dans cette con- tree a trois mille hommes etendus sur un front de plus d'une lieue. 8 CHANGARNIER. Peu de jours apres, le 60* j)eiielrait en Catalogue par le col de Perthus et rejoignait la l)n.gade dite de reserve, commandee par le {general de Tromelin. Avec les troupes qui bloquaient Barcelone, il prit part sous les murs de la ville a un combat tente par les assieges pour refouler Tennemi. L'affaire fut sans grande importance, mais elle laissa dans la memoire du jeune officier de profonds souvenirs : c'etait la premiere fois qu'il voyait le feu, et il constatait avec un vif plaisir que les balles et lesboulets n'ebranlaient ni son sang-froid, ni sa pre- sence d'esprit. Le marechal Moncey ayant rappele la brigade de reserve pour la conduire a la poursuite de la division ennemie de Milans, elle etait vigoureusement engagee le ;24 juillet au combat de Jorba. La compagnie que Ghangar- nier commandait en I'absence de son capilaine, employe au recrutement a Auxerre, se fait remarquerparson entrain et son energie. Cbargee de deloger unfortdetachement etablidansun bouquet d'arbres, elle s'acquitte de sa mission avec tant de bra- voure que Tofficier qui la commande, cite a Tordre de I'armee, regoit personnellement les eloges du marecbal. Le 14 aout suivant, la brigade de reserve se distingue a la bataille de Galdes; Ghangarnier s'y signale de nouveau; il est cite une seconde fois a I'ordre de Farmee. Pendant le reste de la cam- pagne, le role du 60' se borna a des marches et contremar- ches a travers la Catalogue et une partie de FAragon, inter- rompues par quelques petits combats aux environs de Lerida et de Tarragone. II se trouvait devant cette place quand elle ouvrit ses portes a la nouvelle des evenements de Gadix. Le 1" novembre, Ghangarnier recevait la croix de la Legion d'honneur et, peu apres, il quittait Tarragone avec son regi- ment pour se rendre a Givet. II passa pres de vingt mois dans cette petite garnison, dont il trompa facilement I'ennui en s'adonnant a ses lectures et a ses etudes favorites. Le 9 octobre 1825, il etait nomme lieu- tenant, avec rang de capitaine, au 1" regiment d'infanterie de la garde royale. Les regrets et les temoignages d'estime de ses chefs accom- pagnerent son depart. GARDE ROYALE, 2* LEGER, ALGKR. 9 « Ledesirdevousconserver au corps, lui ecrivaitde Givet le commandant de Rostolan, m'avalt fait penser un instant qu'il eiitete plus avantageux pour vous d'avoir le {^rade de capitaine dans le 60'; mais il vaut mieux que vous soyez dans la garde. Votre excellente maniere de servir vous mettra en evidence. » « Soyez ce que vous etiez chez nous, lui mandait de Metz, le 6 Janvier 1826, le lieutenant-colonel Magnan, et ce qu'il vous serait si difficile de ne pas etre, actif, zele, intelligent, et vous arriverez. Le terrain de la garde est plus glissant que celui de la ligne; votre tact vous conduira. J'ai connu le digne commandant de Baudus a Lille. C'est, commevous, un royaliste exalte et, comme lui, vous eussiez, en 1815, allie cequ'imposait le devoir avec cequedictait la reconnaissance. « Je garderai le souvenir de votre conduite si intrepide a Caldes et, comme vous avez toute mon estime, je serai heu- reux de pouvoir vous donner des preuves de mon attache- ment. » Des les debuts de Changarnier nous rencontrons con- stamment les memes appreciations et les memes eloges. Mais les circonstances servaient me'diocrement son merite; elles devaient longtemps encore lui faire attendre I'occasion de se reveler tout ce qu'il etait et de justifier I'opinion de ceux qui avaient eu a le juger. Cette lenteur et cette sorte de coquet- terie du sort a son egard n'etaient pas sans lui causer quelque impatience ; de rares plaintes, echappees dans I'intimite de sa famille, en etaient I'expression, aussitot contenue par sa passion du devoir sobrement accompli. Au moment de la guerre de Moree, en 1828, il fit sans succes les demarches les plus actives pour obtenir son pas- sage dans un des regiments du general Maison. La campagne etait deja terminee quand une decision du 20 decembre 1828 le designa pour un emploi de son grade au 2° regiment d'in- fanterie legere, qu'il ne devait plus quitter pendant pres de douze ans. Lorsque I'expedition d'Alger fut decide'e, le ministre de la guerre envoya I'ordre au 2' le'ger, a ce moment a Perpignan, de tenir pret un bataillon de neuf cent soixante hommes. Ce 10 CHANGARNIER. detachement, dont Changarnier conimandait la 3' compagnie, arrivait a Toulon a la fin d'avril eL prenait ses cantonne- ments a la Seyne. Joint a un bataillon du A' It^ger, il forme le 1" regiment dit de marche, })lace avec le 3'' de ligne sous les ordres du niarechal de camp baron Poret-Morvan, dont la brigade devient la premiere de la premiere division, com- mandee par le lieutenant general Berthezene; celle-ci etait constituee a trois brigades, comme les deux autres divisions qui composaient I'armee expeditionnaire. Le debarquement general s'effectue le li juin. Les vingl- quatre compagnies des trois premiers bataillons de la I" bri- gade de la 1" division, portees par vingt-quatre embarcations que remorquait un nombre egal de canots, se dirigeiit sur une ligne vers la plage de Sidi-Ferrucb, sous la direction d'un capitaine de fregate. Au centre, une batterie de six pieces de 8 est disposee sur des cbalands. Le lieutenant de vaisseau Zylof de Crequy, montant le canot remorqueur qui precedait Changarnier, gagne un pen d'avance; a I'approche de la cote un de ses matelots se met a la nage pour sonder, et a peine a-t-il la ceinture hors de I'eau que la compagnie entiere de Changarnier saute a la mer, portant le drapeau du 21'' leger, et vient s'aligner sur la plage a quart de portee d'une l)atterie dont les boulets passent au-dessus de sa tete. En moins de cinq minutes, les trois bataillons se forment en autant de colonnes par division, et bientot s'acheve cette belle operation du debarquement, aussi bien executee que congue. Apres avoir pris part a la de'cisive bntaille de Staoueli, la compagnie de Changarnier se signale au combat du 24 juin par son elan et son intrepidite. Le surlendemain, au point du jour, quatre mille cavaliers arabes et mille Fantassins lures attaquent le I" regiment de marche. Le bataiilon du 4° leger, surpris, estculbute; mais le bataillon du 2' le{;er arrete I'en- nemi, le refoule et I'oblige a la retraite, avaiit que le 3' de hgne et d'auties corps voisins aient eu le temps de s'engager. Ces combats furent suivis, le 5 juillel, de la redditiond'Algcr. Nous nous bornerons a mentionner ra})idement le succes de la campagne, dont les details sontconnus, et nous n'insisterons PEKPIGNAN. 11 pas davantage sur la periode qui I'a suivie, pendant laquelle aucun fait saillant ne se pre'sente dans la vie de Changarnier. En automne 1830, nous le retrouvons a Perpignan, dans les Pyrenees-Orientales, dont-il avait successivement habite toutes Jes garnisons comma lieutenant au 60' de ligne. Les premiers temps du retour en France ne furent pas exempts d'agitations. L'exaltation des populations, rentre'e au 2' legerdequelques « herosde Juillet" amenerent dans le corps d'officiers de facheuses divisions. Ghangarnier, qui n'etait pas parmi les enthousiastes de la recente revolution, ne dissi- mulait pas ses opinions. Feu enduraiit, il ne souffrit pas les propos imprudents de quelques-uns. Deux duels en resul- terent; apres avoir blesse d'un coup d'epee un des capitaines du regiment, il dut se battre avec un chef de bataillon, auquel il mit une balle dans la poitrine. Cette double affaire fit grand tapage; elle classa Ghangarnier parmi les opposants du regime, et son avBP.cement se trouva arrete. Un autre incident vint le retarder encore. En 1832, le ge'neral qui passait Tinspection du 2' leger, ayant constate Tabsence de quelques boutons dans la trousse d'un soldat de sa compagnie, gourmande vivement Cbangarnier et le taxe de « mauvais officier pour la guerre » . II supporte sans decoura- gement une defaveur immeritee, cherchant dans I'etude et dans le gout de la societe des diversions toujours puissantes sur son esprit. Le regiment offiait d'ailleurs j)lus d'une res- source agreable; il comptait un grand nombre d'officiers distingues par la noblesse des sentiments, les dons de I'esprit et le charme de I'elegance exterieure. Perpignan rer)fermait aussi quelques salons dont I'aimable accueil attira Ghangar- nier. Le temps s'ecoulait ainsi un pen uniforme, mais sans ennui pour le capitaine, qui esperait toujours quelque nou- velle campagne. On croyait alors assez generalement a la guerre, et Ion admettait que les grands interets europeens y trouveraient une solution prochaine. « Je la crois peu eloignee, ecrivait un personnage poli- tique au capitaine. 11 serait trop extraordinaire que les pre- paratifs immenses qui ont ete faits dans tons les Etats ne 12 CHANGAHNIER. servissent qu'a calmer les inquietudes qu'ils se causent mutuellement. » Nous avons entendu souvent depuis lors les previsions analogues se fonder sur le meme raisonnement. Puisse Teve- nement continuer a leur donner tort! Lorsque le general de Castellane vint prendre le comman- dement de la division des Pyrenees-Orientales, il rendit meilleure justice a Changarnier. Apres avoir inspecte en 1833 le 2^ leger, il le signala comme un officier de la plus rare distinction. Sa note d'inspection se terminait par ces mots : « Fait pour commander aux autres. » Charge d'une mission importante sur la ligne d'observation de la frontiere d'Kspagne, Changarnier s'attira a cette occa- sion les approbations les plus flatteuses. « Je ne veux pas que vous quittiez le commandement de Bagnuls sans vous temoigner ma partaite satisfaction du zele et de Tintelligence que vous avez deployes dans le poste qui vous etait confie, lui ecrivait le general de Castellane le 13 avril 1834. Je vous ai designe comme I'officier le plus dis- tingue de ma division, et c'est pour cela qu'en mon ame et conscience je vous ai loujours porte en tete de mes tableaux d'avancement. » En paix comme en guerre, les hommes de valeur se font vite juger pour ce qu'ils sont ; aussi le general Myricer, dont la brigade comprenait le 2° leger, lui adressait-il, presque a la meme date, avantde rejoindre une nouvelle destination, des eloges non moins formels. « Je me felicite, lui mandait-il, d'avoir fait la connaissance d'un officier aussi distingue que vous. » Mais ce n'etait pas seulement a Farniee que ses brillantes qualites etaient remarquees, Elles attiraient aussi I'attention de tons ceux qui I'approcbaient. Le basard lui fit rencontrer un jour, dans une auberge de Port-Vendres , M. Drouyn de Lhuys, a ce moment charge d'affaires de France en Espagne. La conversation de Tofficiei-, la clarte et la precision de ses idees, ses ap[)reciations deter- minees, la variete de ses connaissances, firent une profonde MASCARA. 13 impression sur le diplomate, a tel de{jre qu'a son arrivee a Paris il raconta a M. Desage, directeur des affaires politiques au ministere des affaires etrangeres, qu'en s'arretaiit a Port- Vendres, il avait fait la connaissance d'un capitaine d'infan- terie dent le caractere resolu, I'esprit prompt el fin, la parole animee I'avaient vivement frappe. « Je ne sais ce qu'il deviendra, ajouta-t-il, mais c'est un homme bien remarquaLle. II se nomme Ghangarnier. » La destinee ne devait pas tarder a justifier cet horoscope. Le 2' leger etait pen de temps apres appele a se rendre en Afrique. Le capitaine accueillit cette nouvelle avec joie, mais la pensee des vives inquietudes qu'il allait causer aux siens I'attristait. « II m'a ete bien penible d'affiiger ma mere et toi, ecrivait-il le 7 aout 1835 a sa soeur, en lui annonc^-ant mon depart pour I'Algerie; mais je vondrais que, comme moi, vous reconnais- siez que ma carriere peut eii etre amelioree, tandis que les inconvenients sont plus apparents que reels. II est possible que I'expedition a laquelle on se decide ne soit pas sans avan- lages pour moi, et, d'ailleurs, je ne puis regretter un pays ou nous semblions indefiniment confines. » Le 26 octobre, le 2' leger quittait Perpignan. A Port- Vendres, Ghangarnier monta sur la Ville de Marseille, qui mettait a la voile le 2 novembre. II debarqua le 10 a Mers-el- Kebir, d'ou il gagnait aussitot Oran. Une circonstance heu- reuse venait de se presenter pour lui : par suite de la promo- tion de M. d'Arbouville, son ami, le commandement de son bataillon se trouvait vacant. Le general de Gastellane avait prescrit le maintien au depot de deux capitaines plus anciens que Ghangarnier, afin de lui en faire exercer Finterim. Ghangarnier calculait avec une secrete satisfaction que, si vite que pussent paraitre les nominations, et quelle que fiit la hate du chef de bataillon envoye de France, celui-ci ne pour- rait arriver qu'apres I'expe'dition. Le commandement du 2° bataillon du 2' le'ger, pendant la campagne de Mascara, ne pouvait done pas lui echapper. Les evenements allaient lui fournir I'occasion de s'y faire 14 CHANGARWIER. remarquer; deja il avait attire, pendant la traversee siir la Ville (le Marseille, Tattention de TofficitM' d'ordonnance du due d'Orleans, M. Berlin de Vaux, qui avait ete promplement sous le charme de son esprit et n'avait })as cesse de lui temoi- gner une extreme coquetterie. he 2:2 novembre, le marechal Clausel et le due d'Orleans entraient a Oran, et les quatre brigades du corps expedi- tionnaire se mettaient en mouvement. Le 2' leger faisait partie de la premiere brigade, commandee par le general Oudinot. Apres avoir franchi, le 29, le passage de Mouley- Ismael, I'armee arrivait le 1" novembre sur le Sig, dont, a une lieue plus loin, Abd-el-lvader surveillait Tentree des gorges. Le I" decembre, Ghangarnier prend part avec son batail- lon a I'enlevement du camp ennemi par la colonne legere du peneral Oudinot. Le 3, apres une belle marche du Sig sur THabra et un premier engagement victorieux contre Abd-el- Kader, le petit corps d'armee rencontre Fennemi, qu'il trouve etabli dans la plaine resserree entre I'Atlas et une epaisse futaie, en avant des ravins profonds qui entourent les mara- bouts de Sidi-Embarek. Dix mille cavaliers arabes sont masses sur le flanc droit de la montagne, menacant le flanc droit et Tarriere-p^arde du corps expeditionnaire, dont le front et le flanc gauche allaient etre attaquespar I'infanterie etTartillerie arabes. Le combat eclatait a la fois de toutes parts ; la brigade Oudi- not, qui se trouvait en avant, recut le premier choc. Chan- p^arnier dirigeait les tirailleurs de I'extreme avant-garde. Le general Oudinot tombe blesse derriere lui ; a cet instant, Ghangarnier reunit a la hate, sous le feu du canon et d'une vive fusillade, deux compagnies de zouaves et quatre compa- "nies du 2' leger, avec lesquelles il charge Fennemi embusque et le chasse lestement. Seul officier monte en tete de cette chax'pe, il passe le premier le ravin, que Fennemi abandonne devanl la troupe vigoureusement entrainee par son chef. Pendant que ce mouvement s'accomplit a droite, la deuxieme l»ri."^ade, au centre, enleve les marabouts, et le due d'OrleanSj a {'auche, s'empare du bois. En meme temps, Farriere-garde^ MASCARA. 15 appuyee par trois cent cinquante chasseurs, repousse I'attaque de la cavalerie, qu'elle refoule dans la montagne, oil la rallie son commandant El-Mezari. La route de Mascara etait desormais ouverte. Le 4, ie marechal remettait toute la colonne en niarche pour entrer dans les montagnes de FAtlas par le passage de Sidi-lbraliim. Apres s'etre empare des cretes, il engage son convoi dans le defile, oii le terrain devient des plus difliciles. L'Arabe observe etn'ose pas resister devant ce mouvement habilement conduit, qui eiit merite, observait Changarnier, d'etre fait en presence d'un ennemi plus habile et plus consistant. Le 5, le 2" leger se fait encore remarquer par Tentrain avec lequel il se rend maitre des hauteurs, dont il chasse les Beni-Chou- gran. Du plateau d'Ain-Kebira, qu'elle a atteint a travers mille ol)Stacles, I'expedition arrive enfin a Mascara, que le marechal occupe rapidement le 6, a sept heures du soir. Pendant ces trois journees, Changarnier avait cruelle- ment souffert de la faim. La veille, il avait donne le seul biscuit qui lui restait. Malgre Tabsence de toute distribution, il ne voulut rien demander aux officiers, qui n'avaient certes pas de superflu. 11 prit patience, esperant se dedommager a Mascara. A deux lieues de la ville, il trouva a acheter pour deux francs une tranche de citrouille, et s'estima heureux d'avoir pu mettre la main sur cette chetive nourriture. II etait pleine nuit lorsque les deux premieres brigades du marechal Clausel penetraient dans Mascara par une de ces pluies africaines dignes de leur reputation. L'aspect de la ville etait saisissant; pillee d'abord par les tribus alliees et ensuite par les zouaves, elle paraissait a ce moment comme illuminee par les feux que les soldats avaient allumes avec tout ce qui pouvait les eclairer ou les chauffer. Les chiens, seuls gardiens des maisons, poussaient deshurlements sinistres a la vue de leurs nouveaux hotes. Sur differents points, dans les faubourgs, quelques incendies commen^aient a naitre, et chacun aussitot depenser a Moscou. Batie sur trois collines, dans un beau pays entre deux chaines de montagnes, Mascara, qui contenait douze mille 16 CHANGARNIER. liabitants, offrait, avant cette destruction, une apparence riante ; les maisons, bien que petites, avaient un aspect exte- rieur de soin et de proprete. Les scenes de pillage et de massacre, les moyens de repres- sion dont il tut tenioin, affecterent peniblement la nature ge'nereuse de Cbangarnier, qui repugnait a ces desordres. Sur la })lace de la Mosquee gisaient encore les cadavres des bommes mis a mort par I'ordre du bey Ibrabim, parce qu'ils avaient, disait-il, abuse du droit de prendre et de detruire. Non loin de la, un spabi, le mousquet sur I'epaule, le pistolet et le sabre au cote, drape dans son manteau, s'etait assis au milieu de la boutique d'un Juif qu'il avait mis dehors par les epaules ; il vendait ses chandelles et ses figues avec un sang- froid imperturbable, soulevant lentement les balances el faisant bon poids a Facheteur ; en face, le Juif expulse le contemplait avec une sombre resignation. A cette vue, Changarnier fait sur-le-champ un acte de prompte justice a la turque ; prenant lui-meme I'usurpateur par labarbe, il le jette dans la rue en lui appliquant une cor- rection de coups de plat de sabre ; le legitime proprietaire, retabli dans sa possession, se precipite aux genoux de son liberateur, baisant litteralement la boue de ses bottes et le poursuivant des temoignages obstines de son ignoble recon- naissance. L'armee passa a Mascara deux jours bien necessaires a son repos. Au moment du depart, I'impossibilite de laisser Ibrabim s'etablir dans la ville fit decider I'incendie general. Changar- nier, se faisant une joie de penser qu'un homme aurait a se feliciter de Tavoir rec:u sous son toil, essaya de preserver riiabitation qu'il avait occupee. 11 y placja, comme sauvegarde, un adjudant jusqu'au depart de la seconde brigade. Mais en tournant le sommet de la colliue qui domine Mascara, il aperc^ut les flammes qui devoraient deja la maison qui I'avait abrite. Le retour de la colonne fut penible et fatigant; elle trainait a sa suite une centaine de Maures et un millier de Juifs qui, se conflant a la parole fran«jaise, etaient d'abord restes dans \ MASCARA. 17 I'ancienne capitale de Temir, ou il ne leur etait plus possible d'attendre la vengeance des Arabes. Ces malheureux, suivis de leuis families, vinrent chercher un asile a Mostaganem et a Oran. Beaucoup d'entre eux resterent ensevelis dans la boue, perissant miserablement sous les yeux des soldats, qui poursuivaient eux-memes a grand'peine leur marche sous des torrents d'eau; la faim, la soif, la fatigue, les nuits passees debout dans la fange , sans feu, faute de pouvoir I'allumer sous la pluie, faisaient endurer mille maux. Dans la nuit du 9 au 10, la plus cruelle de toutes, Ghangarnier, succombant sous le poids de son manteau charge d'eau, s'affaissa dans la boue, appuya la tete sur les jambes d'un soldat moribond et s'endormit. Quand la colonne repartait, il paraissait a la tete de son bataillon dans une tenue si soignee, que Bertin de Vaux, en le croisant, lui cria qu'il le trouvait dune fraicheur impertinente. Enfin, le retour du soleil vint alleger les souffrances du corps expeditionnaire; le 21 decembre, le marechal Clausel ramenait tous les regiments a Oran. Pendant cette longue operation il avail temoigne de serieuses qualites ntilitaires, mais Tissue aurait pu devenir funeste, meme apres la defaite de Tennemi et la destruction de sa capitale, si les pluies ordi- naires a cette epoque de I'annee n'avaient pas cesse des le 1 1 novembre. L'affaire de Sidi-Embarek avait mis Ghangarnier fort a la mode dans le corps d'armee, et il avait re^u, tant a celte occa- sion que pour la distinction avec laquelle il avait coinmande sou bataillon, les eloges les plus flatteurs. Un jour, en coupant la colonne devant le 2' bataillon du 2" leger, le due d'Orleans avait dit au marechal , assez haut pour etre entendu de tous : « G'est le capitaine Ghangarnier qui s'est si vigoureusement conduit a Sidi-Embarek! » Et tous deux passerent en le saluant de la tete et de la main. Des le lendemain de I'entree a Mascara, le colonel Mesme, commandant le 2' leger, avait re^u I'ordre e'crit du marechal d'etablir en faveur de Ghangarnier un memoire de proposition pour le grade de chef de bataillon ; il etait le seul 2 18 niANGAHNIER. officier en faveur duquel semblable prescription nominative etait faite. Les chances de la {guerre se ])ronon^aient done non sans eclat pour Changarnier dcs les premiers nioinents, et elles ne devaient pas cesser de le favoriser. Le 2' leger, rentre a Oran avec la tete de la colonne le 16 decembre, re^ut le 18 I'ordre de s'embarquer pour Aljjer, ou le conduisirent la Ville de Marseille et le Scipion. Le soir meme il etait a bord, sans avoir eu le temps de secouer I'horrible boue de Mascara, et, dans la nuit du 20 an 21, il arrivait en rade d'Aljjer. Quinze heures apres, le regiment s'etablissait au camp de Mustapba- Pacha, a trois quarts de lieue d'Alger, oii Changarnier occupa une de ces belles habitations mauresques, si nom- breuses alors sur les admirables coteaux qui dominent la baie. Le 29 decembre, le 1 " bataillon etait envoye au camp de Douera, a cinq lieues d'Alger. Le 2*= leger se trouvait avoir tons ses elements disperses; un de ses bataillons e'tait reste en France, et un detachement de quatre cents bommes s'etait joint a I'expedition que le marechal Glausel fit au mois de Janvier ] 83G sur TIemcen. Le 31 decembre Changarnier etait nomme chef de bataillon au 2' leger, ou son maintien etait vivement soubaite; mais il etait designe pour le commandement du bataillon reste en France. Cette nouvelle destination comblait ses voeux. On disait, en effet, les operations de guerre interrompues pour un temps assez long, et, s'il n'eul voulu ceder sa place a per- sonne en temps de dangers, il se souciait peu de tenir gar- nison sur la cote africaine dans les jours de paix. L'absence du marechal Glausel, qui retarda assez longtemps la remise de sa nouvelle lettre de service, le desir de revoir ses camarades du detachement de TIemcen, la coincidence de quelques convenances personnelles ajournerent successive- ment son embarquement. Cet intervalle de repos et de liberte n'etait pas d'ailleurs sans lui plaire, il en jouissait a loisir; la pensee de rev' s'ecrie Changarnier. « Vive le Roi! vive le commandant Changarnier! » repond d'une seule voix le bataillon. Tous les fusils se sont releves, les hommes attendent avec calme. 28 CHANGAKNIER. « Quatrieme , deuxieme et troisieme faces, feu de deux rangs! Par la droite de chaque section, commencez le feu! » commande Ghangarnier. En quelques instants, trois faces du carre sont jonchees de cadavres d'hommes et de clievaux; Tennemi de'concerte fait demi-tour en desordre et se retire. Le vaillant bataillon ne demeura pas forme en carre plus de quatre minutes. Un capitaine et seize soldats furent tues, le nombre des blesses depassa le chiffre de quarante. Parmi eux etait le commandant; il re^ut, presque a bout portant, une balle qui courut tout le long de la clavicule droite en la denudant, sans entamer I'os. Apres avoir assure le transport de ses blesses a I'ambularice, Ghangarnier se remit en marche, tandis que I'ennemi regagnait Gonstantine. On apercevait au loin rinfanterie qui rebroussait cbemin en bate; dans la precipitation de la sortie du matin , elle etait partie sans se pourvoir de vivres, elle rentrait pour faire son premier repas. A une beure, le bataillon rejoignit au bivouac le corps expeditionnaire; il y etait accueilli par les acclamations et les applaudissements de toutes les troupes. L'enthousiasme etait ffeneral; le gouverneur, s'en faisant I'interprete, vint au-devant de Ghangarnier pour lui adresser de chaleureuses felicita- tions. Le due de Mortemart, le due de Garaman, qui avaient accompagne I'expedition, sur I'invitation du marechal, presque tous les officiers entourerent le commandant, lui serrant les mains, le remerciant tout haut d'avoir sauve Farmee. Elle lui devait en effet son salut, non pas seulement a cause de la resolution et de la vaillance qu'il avait deployees, mais surtout en raison du sang-froid avec lequel il avait con- duit cette difficile retraite et des dispositions aussi intelli- p'entes qu'audacieuses qu'il avait su prendre. 11 avait, avec beaucoup de bonheur, profite de la faute de Tennemi. Gelui- ci avait d'abord engage sa cavalerie sans faire usage de sa nombreuse infanterie, dont I'atfaque n'aurait vraisemblable- ment pas ete repoussee par une troupe si inferieure en nombre. Un temps superbe iavorisa la retraite, reprise des le 25. CONSTANTINE. 29 Elle fut faibletnent inquietee par la cavalerie d'Achmet, qui harcela Tarmee sur toutes ses faces, lui tuant une centaiiie d'hommes et massacrant avec ferocite les trainards. Le soir, au bivouac, Changarnier vit le marechal s'appro- cher de lui. Neglijjemment, tout en causant, il s'assit sur une de ses cantines, I'engajjeant gracieusement a prendre place sur I'autre. Puis, apres quelques mots affectueux : « Et la Seybouse, dit-il, comment la passerons-nous au-dessous de Raz-el-Akba? — Nous la passerons, monsieur le marechal, et nous nous tirerons bien de ce pas difficile. — Achmet y a siirement envoye ses Kabyles? — A sa place, monsieur le marechal, vous n'y manqueriez pas. — Votrebataillon est admirable. Maiscombien lui reste-t-il? — Trois cents hommes decide's a se battre jusqu'au dernier. — Les autres regiments le vaudraient, s'ils etaient aussi bien commande's... Je placerai sous vos ordres leurs com- pagnies d'elite et vous en tirerez bon parti. — Oui, avec ces renforts, nous justifierons votre confiance. Aux abords de la riviere, si I'ennemi nous suit de pres, nous vous assureronsquelque temps de tranquillitesurvosderrieres par un vigoureux retour offensif, puis nous reviendrons passer rapidement la Seybouse et enlever sur la rive gauche les positions dominantes. » Rassure par cette energie, le marechal continua en expri- marit son admiration pour la merveilleuse fertilile du pays, le pittoresque des sites. « L'annee prochaine, s'ecria-t-il, je ferai venir de France cinq a six mille paysans pour cultiver ces contrees, et, dans peu d'annees, le gouvernement gagnera des deputes en leur donnant des villas dans ce beau pays! » Et sur cette boutade, il serre gaiement les mains du com- mandant et se retire. Un triste incident, clos devant un conseil de guerre, troubla peniblement la journee du 26. Au moment ou I'avant- garde touchait au point oii le bivouac avait ete fixe, le 30 CIIANOARNIER. (jeneial de Iii{jny et lo colonel Coihiii, du 17' le(;ei', mar- cliaieiit en causant, lorsqu'ils remar(|uerent sur les hau- teurs, a leur dioite, une ligne epaisse et seriee qu'ils piirenl pour des lan^^s d'int'anterie arahe. Prenant le^jalop, le p^eneial de lligny couiut a travels la colonue criant : « Ou est le marechal?... A quoi pense le iiiarechal?... L'infanterie regu- liere d'Achmet va nous attaquer en ilanc!... » Quand ii eut rejoint le gouverneur, celui-ci, sans lui repondre, arrela net les tetes de colonne. Par Tenergie de sa conlenance il s'et- tori^a de rendre la confiance aux troupes inquietes de cette menace soudaine et envoya les officiers de son etat-major clierclier le bataillon du :2'' leger et des renseignemenls. Au commandant 8ainte-Hij)polyte , aux capitaines de La Tour du Pin et Glausel, Ghangarnier repondit (|u'il ne com- prenait rien a cette alarme, qu'Aclimet n'avait pas d'infanterie reguliere, qu'il etait certain que Tennemi n'etait nulle part en vue et que, d'ailleurs, jamais la marche du corps expe- ditionnaire n'avait ete si libre. On s'approche alors des hau- teurs et Oil decouvre que les rangs d'inlai^terie arahe siguales n'etaient autre chose qu'une ligne epaisse et serree de char- dons ! L'impression fut indicible. Ghangarnier s'etait endormi de bonne heure lorsqu'il lut tout a coup reveille par le due de Mortemart, Tintendant en chef Melcion d'Arc, le commandant Sainte-Hippolyte et le capitaine de Dree. Geux-ci lui raconterent que, peu d'instants auparavant, ils s'entretenaient avec le marechal de la pitoya- ble hallucination du general de Rigny, lorsque I'intendant s'ecria : « Gonservez-vous bien, monsieur le marechal ; sans vous, nous ne reverrions pas Alger ! — Si je recevais une blessure, je me hateraisde mettre aux arrets tous les officiers superieurs en grade a Ghangarnier ou plus anciens que lui. Sij'etais tue !^.. Ma foi! depechez-vous de vous insurger et de decerner le commandement a Ghan- garnier, sinon vous etes tous... perdus! » La retraite se poursuivit le lendemain dans les memes dif- liciles conditions; les soldats, a bout de forces, epuises par RETOUR A ALGF.R. 3J les privations, succombaient sur la route et devenaient vlc- times de la fcrocite de quelques ceiitaiiies de cavaliers arabes qui achevaient tous les trainards. Le passage de la Seybouse s effectua sans obstacles st-rieux; Acbniet n'avait pris aucune mesure pour le defendre ! Ge jour-la meine, le mare'cbal signa un ordre du jour ires attenue relatif a la panique du 26. Les instances, les excuses du general de Rigny le lirent consentii- a modifier les termes d'abord arretes. Mais le blame paiut encore trop dur au general; il rcclama sa mise en jugeinent devaut un conseil de guerre, qui prononc;a plus t;ud, sur ce facbeux evenement, une sentence d'acquittement. L'armee arriva a Bone le 1" decembre, dans unetatde delabrement' qui consterna la population; seul, le bataillon du 2' leger se pi'esentait encore dans une allure ferme etvigou- reuse. Pendant cette rude retraite, il n'avaitpaseu un seultrai- nard. Les soins incessants de son commandant, son exemple, la confiance qu'il inspirait avaient soutenu aussi bien les forces pbysiques que Te'nergie morale. A peine avait-il assure I'installation de ses bonimes, Clian- garnier se batait de donner de ses nouvelles a sa soeur, « Je suis fatigue, mais bien portant, lui ecrivait-il. Deux nuits me remettront dans mon e'tat de sante ordinaire. Com- ment souffrir des miseres de nos cruels bivouacs, quand le coeur est plein des plus nobles e'motions?Jene puis vous laisser ignorer, et je voudrais cependantqu'un autre piit vous dire les services que j'ai rendus, services connus et apprecies de toute Tarmee. Depuis le prince et le marecbal jusqu'aux der- niers soldats, tons sont venus me complimenter. Je ne puis savoir jusqu'a quel point les rapports officiels pourront vous faire connaitre la conduite du bataillon, principalementdans la journee du 24, premier jourde la retraite que j'etais charge de soutenir. Attendez ces rapports et soyez modestes. Notre entreprise ayant ecboue, on n'accordera probablement point ' Le iMpport siir ['expedition annonca vine parte de448 tuesetde 248 blesses; en realite, sur im effeotil de 8,770 liommes, un ti(?ia avail peri dans le cours de la campagne, et, (juinze jours apres le retour, un second tiers etait morl dans les hupitaux. 32 CIIANCARMF.n. de recompenses. Ne conipte/ done pas sur celles qui pour- raient etre demandees en ma faveur. Maurice de Mac Malion se porte a merveille; dis-le aux personnes de sa famille que tu pourrais rencontrcr. Ecris-moi a Aljjer, oii on va nous envoyer des demain. » Lo 4 decembre, en effet, le bataillon montait a bord du vapeur qui portait a Aljjer le marechal; Cbangarnier insista avec force aupres de lui pour laire embarquer ses blesses, deposes par I'ambulance dans des hopitaux surcharges, man- quant de tout, abandonnes au denuement. Les officiers de marine resistent, objectent I'encombrement ; Tintendance oppose les embarras d'une complication de comptabilite, rien n'y fait : le commandant se debat avec opiniatrete et rec^oit enfln Tautorisation du gouverneur. Quatre grandes barques de pecheurs ramenaient bientot a bord ces inalheureux arra- ches ainsi a une mort certaine. Le 6, on arrivait a Alger. Quant vint le tour de debar- quement du bataillon, le bruit de son lieroique conduite s'etait deja repandu; son passage a travers la ville fut un veritable triomphe ; on Tapplaudissait, on I'acclamait. Jus- qu'a Mustapha, ou il devait s arrtter, la foule ne cessa pas de i'accompagner. Le leudemain, 7 decembre, il etait in- stalle au camp de Douera; le 8, il recjut la visite du due de Nemours et du marechal, qui renouveleient leurs plus chaudes felicitations. Le prince avait, durantla retraite, donne I'exemple invariable du sang-froid le plus impassible. Sa genereuse attitude avait laisse dans la me'moire de tous des souvenirs qui lui valurent I'accueil le plus sympathique; aussi ses eloges eurent-ils pour Ghangarnier un prix particulier. Les officiers de son bataillon luiavaient annon(;e, des Tarrivee a Bone, qu'au bivouac du 24, le soir meme de cette glorieuse journee, ils avaierit unanimemen^ resolu de lui donner une epee d'honneur et charge le commandant d'Arbouville de la faire executer a Paris. « Je suis bien heureux depuis quinze jours, ecrivait-il a sa soeur, c'est a en mourir ! » Les nouvelles de Fexpedition et le recit du brillant fait CONSTANTINE. 33 d'armes de Constantine ne parvinrent a madame Chan^^^arnier que le 14. Ou devine sa joyeuse emotion, sa juste fierte en recevant Teclio des acclamations populaires qui saluaient par- tout le nom de son fils. A Toulon, un officier du depot du 2* leger se trouvait avec quelques recrues a rairive'e du bateau porteur du premier rapport du marechal; la foule I'ap- plaudit et entoura avec empressement le petit detachement du regiment illustre par Chargarnier, tant les recits de Te'qui- page et des passagers avaient place haut les services de cet admirable bataillon. Le comte Joseph de Mac Mahon, a ce moment I'hote du marquis d'Espeuilles, au chateau de la Montague, ecrivait a madame Changarnier, le 16 decembre : « Nous recevons a I'instant une lettre de mon frere, datee de Bone le 1" decembre. 11 me charge de vous dire que, ce jour-Ia, M. Changarnier etait en parfaite sante; qu'il etait, de I'aveu de tous les officiers de I'arme'e, celui qui avait eu les honneurs d'une affaire devant Constantine; qu'il y avait mon- tre un sang-froid, un courage etun talentadmirables, ayant sou- tenu la retraite avec son bataillon. Toute I'armee a beaucoup souffert, les convois etant tombe's entre les mains des Arabes." A Sully', le meme courrier apportait au marquis de Mac Mahon, fort anxieux de I'expedition, une autre lettre de son frere : « Que Tun de vous monte a cheval, disait-il en terminant, et aille dire a madame Changarnier que, non seulement son fils se porte bien, mais qu'il s'est convert de gloire en sauvant, avec son seul bataillon, notre desastreuse retraite ! » D'un commun accord, la reunion assemblee au chateau confia cette mission au comte fidouard de Wall, qui courut s'en acquitter a Autun. « La venerable dame, racontait-il au retour, m'a serre dans ses bras, et jamais baiser ne m'a fait plus de plaisir. » Peu de jours apres, le marquis de Ganay ecrivait a ma- dame Changarnier, de Pise, le 25 decembre : ' Le chateau de Sully, pres Autun, residence du marquis de Mac Mahon. 3 34 CHANGARNIER. '( J'ai a ajouler a votre orgueil maternel, en vous faisant part de ropiuion d'un homme (|ui, par son noble caractere, par sa position personnelle, ne pent manquer d'avoir nne influence assez grande relativement aux derniers evenements d'Afrique. J'ai eu entre les mains une depeche du general Tiburce Sebastiani, commandant la Corse, aux differents agents (rancais en Ualie, pour leur faire part de la malbeureuse expedition de Gonstantine. Le general Sebastiani en connais- sait tons les episodes par MM. le due de Mortemart, de Col- bert et de Ranee, que le mauvais temps avail obliges de rela- cher en Corse. Sa depecbe se termine par ces mots : Je tiens de M. le due de Mortemart que c'est un clief de bataillon du 2* leger qui a sauve I'armee par une action hero'ique et sa eonstante energie. M. de Mortemart declare, d'apres les con- naissances qu'il a de la guerre, que ce brave olficier a merite les epaulettes de marechal de camp, et compte le dire a tout Paris et an Roi le premier. » En s'exprimant ainsi, le general Sebastiani avait traduit le sentiment unanime. « Les corps de toutes les armes, ecrivaitde Bougie a Chan- garnier le commandant de Montre, cbef de bataillon au 2' le.oer, s'inclinent devant vous ! Vous etes le beros de I'ex- pedition, et il n'v a pas jusqu'au dernier soldat qui ne pro- nonce votre nom avec veneration, comme vous devant quel- que cbose de son existence ! » L'impression fut des plus vives a Paris. (c II n'est question que de vous partout, mandait a Chan- garnier M. Bertin de Vaux, officier d'ordonnance du due d'Orleans. La page que vous a consacree le marecbal dans son rapport doit vous rendre bien fier et bien beureux. M. le due d'Orleans apprecie tres haut les services que vous avez rendus a Tarmee dans les derniers evenements. II est encore un homme qui va etre bien content ! C'est le general de Gas- tellane. Je suis sur qu'il n'aura pas pu lii'e jusqu'au bout ce qui vous concerne dans le bulletin; car vous ne doutez pas de I'emotion causee par ce diable de recit. » A ces felicitations se joignaient celles de la municipalite CON STAN TINE. 35 d'Autun : « Votre ville natale, disait le message officiel, ne peuse pas pouvoir vous adresser d'elo;;eplus honorable et plus sincere qu'en vous annon^ant qu'elle est fiere de vous compter au nonihre de ses enfants '. » Le marechal Clausel adressa au ministre un memoire de proposition afin de faire elever le commandant Changarnier au grade de lieutenant-colonel « pour actions d'eclat » . L'heure quetraversaitChangarnier etaitbien laplusglorieusequi puisse recompenser un soldat. On ne parlait que du 2' leger; a Alger, le commandant e'tait le herosde la taveur populaire, la crainte des acclamations de la foule I'empecbait de quitter Douera. 11 jouissait de son triompbe, mais son coeur n'en etait pas trouble. « Enfin, ma chere Antoinette, ecrivait-il a sa soeur le 23 de'cembre, je vous sais rassuree, et je puis croireque vous prenez votre part de mon bonlieur. Ce serait a en perdre la tete si riiabitude du malheur et de longues deceptions n'avaient d'avance rafraicbi et consolide la mienne. Quelle que soit la bienveillance du marechal, excellent pour moi, il ne faut pas compter qu'il reussira a me faire obtenir un avance- ment... nous avons echoue !... Mais enfin c'est quelque chose que d'etre propose, et I'opinion de I'armee, Tepee d'honneur que me donnent les officiers du bataillon sont bien au-dessus de tout ce que le ministre pent Faire pour moi ! » Appele a Paris par le ministre de la guerre, Changarnier s'emljarqua a Alger au commencement de Janvier 1837. En sortant d'une quarantaine assez longue au lazaret de Toulon, il apprenait sa nomination de lieutenant-colonel au JO' regi- ment de ligne, en garnison a Soissons. Cette designation ne comblait pas ses de'sirs ; le plus ardent etait d'obtenir I'emploi de son grade a son cher 2' leger, dont le lieutenant-colonel venait de mourir, D'actives demarches etaient d'ailleurs en ' Par line deliljeratioii votee a runaiiimite, le conseil municipal d'Autun de.:ida do commander un tableau reprcsentant I'episode du cane de Constan- tine. En inoins de douze heures, les habitants souscrivii-ent une somme assez elevee pour pouvoir en charger Horace Vernet, dont I'oeuvre orijjinale fut placee au musee d'Autun. La copie executee par lui figure au musee du cha- teau de Versailles. 36 CHAKGARNlEn. cours pour provoquer cette dt'cisiou, et il comptait bien y aiouter ses propres instances. Quelle ne I'ut done pas sa surprise, en arrivant a Marseille, de recevoir an bureau meme de la malle-poste I'ordre de se presenter sans retard a I'etat-major de la division! « Colonel, lui dit le chef d'etat-major, nous vous avons fait chercher dans tous les hotels, dans tous les bureaux des voitures publiques. Veuillez lire cette depeche, datee du 15 a midi, un peu retardee par le mauvais temps et qui vous a manque a Toulon : « Ordonnez au commandant Ghanjjarnier « de se rembarquer pour I'Afrique; il est nonime lieutenant- « colonel de son regiment, ou le bien du service exijje sa « presence. » L'intervention du marechal de camp, qui commandait la division en I'absencedu general Damre'mont, obtintdu ministre pour Changarnier I'autorisation de jouir du conge pre'ce'dem- ment accorde, en attendant I'achevement des preparatifs de la future expedition. jMais la reponse se lit attendre plusieurs jours, et cette incertitude etaitun veritable supplice pour Chan- garnier, tant il avait hate d'aller embrasser sa mere et sa sceur. « Sii'aijoui franchement de mon bonheur, ecrivait-il, je n'ai pourtant pas d'ostentation a expier. Cache' dans le desert de Douera, je n'en etais sorti que pour preparer mon voyage, Ici je refuse non seulement les invitations des principales autorites, mais encore celles des divers cercles. II netiendrait qua moi de me faire faire des vers par I'Acade'mie de Mar- seille, tout comme elle en fit a M. de Lamartine avant son depart pour I'Orient. II est vrai que je n'y repondrais pas si bien. Je refuse tout cela sous pretexte d'indisposition, quoique je me porte tres bien. Ce n'est qu'avec ceux que j'aime que je voudrais jouir de la satisfaction d'avoirfait mon devoir. Je me promene et regarde tout sans m'interesser a rien ; au cabinet de lecture, je tourne les feuillets sans trop savoir ce que je lis ; au spectacle, Perlet et son eternel comedien d'Etampes m'ennuient, et c'esttout au plus si, ily atrois jours, le puissant violon de Paganini a commande mon attention. Mon esprit et mon coeur ne sont point ici ! » SEJOUR EN FRANCE. 37 On peut juger par ces derniers mots que les qualites de riiomme de guerre n'excluent pas les delicatesses des affec- tions de faniille. L'autorisation obtenue, Changarnierse rendit d'abord a Paris, oil il trouva i'accueil le plus chaleureux. La l)ienveillance du Roi, qui Tappela spontanement a une longue audience particuliere, les temoignages des princes, lempres- senient de la societe, Tengouementpopulaire, tout coiicourut a donner a ce sejour un interet plein de charme. Ces demons- trations donnerent a croire qu'un personnage si cboye ne pouvait faire moins que d'etre fort en faveur. Les demandes affluent de tous cotes, on se recommande a sa protection, on soUicite ses demarches. « On me ruine en ports de lettres, e'crit Changarnier a sa soeur, pour me faire des demandes pour la plupartdepourvues de sens. Empeche done qu on ne se fasse de mon credit une idee exageree. Le plus grand service que tu puisses me rendre a Autun est d'eloigner toule idee de banquet. J'ai horreur de ces manifestations, et, sans etre ingrat, je ne desire rien si vivement de mes compatriotes qu'un peu de tranquillite. » L'opinion se prononq:ait fortement en faveur de rAlgerie, jusque-la tres di-^cutee, elle reclamait une action vigoureuse qui mit fin a cette longue resistance, si couteuse pour nos armes. Le cabinet se preoccupait de donner a ce courant d'idees une large satisfaction en decidant la revanche de Techec de Constantino. Le due d'Orleans insistait fortement pour que I'expedition fiit entreprise sans retard ; il entretint longuement Changarnier des mesures et des preparatifs a cet effet, le chargea de re'diger un memoire et de presenter ua projet; il I'assura pour cette prochaine operation du comman- dement de I'avant-garde, dont il lui indiqua la composition. Le ministre de la guerre lui fit la meme promesse. Enfin, lorsqu'il quitta Paris, Changarnier emportait les assurances les plus satisfaisantes, dont il alia jouir au milieu des siens. Son sejour a Autun fut d'abord interrompu par Tordre de comparaitre a Marseille comme temoin dans le proces du general de Rignv. II y etait a peine arrive qu'un ajournement lui etait notilie avec un nouveau conge. 38 CHANOARNIER. « Je me suis mis en route, ecriviiit-il le 31 mai, de Chailli, au marquis de Ganay, pour rejoindre ma mere et ma sceur dans un pavs ovi j'ai passe quelques lieureuses vacances dans moil hen temps d'ecolier. « A Autun, tout mon temps s'est econle a I'aire et a rece- voir des visites ; ce n'est pas toujours I'emploi le mieux entendu de la vie, mais j'ai recueilli tant de temoignaf^es d'affectueuse et unanime bienveillance que rien ne pouvait m'y sembler enmiveux. J'ai re^u depuis quelques jours bien des compliments (jui ont flatte mon amour-propre, bien des preuves d'interet qui m'ont touche le ca?ur, mais rien ne m'a cause un plaisir plus vrai que de retrouver votre amitie toujours jeune, francbe, chaleureuse ! Je ne vous Tai pas dil, parce que j'ai eu la faiblesse de craindre de ceder a une emotion que le monde veul que Ton cache; maispourquoi ne vous I'ecrirais-je pas ? « M. de iViontepin voulait que j'ecrivisse la relation de notre laborieuse campagne pour la deposer a THotel de ville. Rien ne serait si facile. Mais serait-il sage de dire la verite blessante pour tant de gens ? Mais serait-il de bon goiit de taire moi-meme mon eloge? — Trois jours apres mon retour a Alger, j'adressai un journal d'une trentaine de pages, bade en toute bate, au general de Gastellane, qui me I'avait demande avant mon depart pour Gonstantine. Un beau jour, les com- pliments, longtemps inintelligibles pour moi, de M. le due de Fezensac, m'apprirent que cette immense lettre, ecrite avec la franchise de Tintimite, etait en circulation. Je n'ai pas pu la rattraper. « Horace Vernet m'avait parle d'un livret qu'il desirait que je lui prepare pour son tableau. Le paragrapbe qui me concerne dans le rapport officiel, insere au Monitcvr du 16 decembre, serait, pour moi, la meilleure de toutes les legendes. m Apres le jugement du conseil de guerre, qui acquitta le general de Rigny, Ghangarnier regagna FAIgerie et vinl reprendro sa place au 2' leger a Mustapba, j)res d'Alger. 11 passa ainsi tout I'ete dans Tattente de la nouvelle expedition KARA-MUSTAPHA, FONDOUCK. 39 de Constantine. Quelle ne fut pas sa deception, en lisant dans le Moniteur Ja coiriposition de Farmee, qu il n'etait pas appele a V prendre part! II en ressentit une veritable douleur qu'on se representera sans peine. EUe s'a;;grava lorsqu'il dut assister au depart du I" bataillon du 2' leger. II lui fallut subir avec de longs mois d'inaction la privation de la gloire de la cam- pagne et rester au camp de Mustapha, ou il rongeait littera- lement son frein. Au mois d'avril 1838, le marecbal Valee lui confia la crea- tion du camp de Kara-Mustapba, a onze lieues a Test d'Alger. Afin de donner des garanties de securite aux colons, le gou- verneur general avait decide Fetablissement, dans la partie de la Mitidja soumise a notre domination, d'un assez grand nombre de camps retranches, Changarnier s'etablit sous la tente avec deux bataillons du 2* leger, un peloton de chasseurs d'Afrique, une section du genie et quatre obusiers de mon- tagne. Quand la construction des retranchements et des ba- raques eut ete acbevee, il fallut ouvrir des routes, parcourir les tribus, consolider une autorite souvent contestee, maintenir et developper I'instruction et Tentrainement des troupes. Son activite s'exer^a dans ces limites trop etroites a son ardeur, meme quand il re^ut apres I'automne le commandement supe- rieur des deux camps de Kara-Mustapha et de Fondouck, dans lequel il remplaca le colonel du 2' leger. L'etat de paix se prolongea ainsi jusqu'au debarquementdu due d'Orleans a Alger, le 23 septembre 1839. Le prince appor- tait a Gbangarnier son brevet de colonel avec le commande- ment du 2' leger, ou trois ans et demi auparavant il etait capitaine. Le marechal avant donne I'ordre au lieutenant general de Galbois de reunir trois cent mille rations a Setif, et au com- mandant de Bougie de preparer le passage de corps nombreux, le bruit se repandit que les prochaines operations avaient pour objectif un mouvement combine entre deux colonnes partant Tune de Setif, Tautre de Bougie. Toutes les disposi- tions prises paraissaient d ailleurs confirmer cette conjecture; elle faisait Tobjet exclusif des preoccupations du corps expe- 40 ClIANGARNIF.n. ditioniiaire dont les (Hcments so coticeiitrerent successivement a Mila. Le 2' leger, fort de deux mille deux cents honimes, s'embarqua le 5 octobre a Alger; il prenail lerre le 7 a Philip- peville ; le 12 il saluait Constantine, dont la vue reveilla des souvenirs cliers au regiment, et le 15 il etait place sous les ordres du prince royal. L'armee se composait de deux divisions, dont le due d'Or- leans commandait la premiere et le general de Galbois la deuxieme. Elle quitta Mila le 18, et arriva a Setif le 21, oil les pluies diiuviennes d'Afrique I'obligerent a sejourner. Pendant cette balte forcee, un certain nombre de cbeiks kabyles des montagnes vinrent se pre'senter au marecbal et lui apporterent leurs promesses de sou mission. Mais, peu confiant dans leur sincerite, il s'attacba a les interroger en detail sur I'etat des communications entre Setit et Bougie, sur les dispositions des lieux, sur les intentions de la popula- tion. Ce langage leva tous les doutes, etchacun fut persuade que l'armee marcbait sur Bougie. Avertispar leurs cbefs, tous les Kabyles de la cbaine du Djurdjura vinrent attendre sur la route de Bougie le passage de la colonne alin de Tv surprendre. Le 25, par un soleil eclatant, le gouverneur se remettait en mouvement pour bivouaquer le meme soir sur I'Oued-Bou- salam, a I'intersection des routes de Bougie et des Fortes de fer. Mais le lendemain l'armee tourne a gaucbe; I'emotion gagne tous les rangs, le secret, jusque-la si bien garde, est divulgue ; on se dirige sur les Portes de fer ou de Biben '. Apres deux marcbes de pres de douze lieues cbacune, les troupes bivouaquaient le 27 a Dra-el-Amor, a trois quarts de lieue des Portes de fer. Le lendemain 28, pendant que la division du general de Galbois se preparait a regagner de son cote Constantine, la division d'Orleans penetrait dans le redoutable defile. Mar- chant sur une seule file, ses trois mille bommes mirent plus de sept heures a le traverser. L'entreprise etait bardie, car une poignee d'Arabes eiit suffi a defendre cette gorge que les ' Les Portes de fer ou de Ribaii (en arabe : Biben au pbiricL Ril>an au singulicr.) LES PORTES DE PER- 41 Remains n'avaient jamais ose francbir. Deux fjigantesques murailles de granit, hautes de quatre-vingts a cent metres, le bordent de cbaque cote et limitent le bt etrangement sitiueux d'un mince ruisseau, I'Oued-Biban ou Bou-Kton, ou I'eau sans cesse arretee dans son cours par des quartiers de rocher, d'enormes cailloux, des debris de toutes sortes, retoml>e en cascades. La pluie, la moindre resistance sur leur parcours, elevent souvent en quelques instants jusqu'a plus de trente metres le niveau des eaux, qui viennent alors deboucber en bouillonnant avec fureur a I'extremite du defile, sur Tetroite vallee qu'elles inondent entierement. Dans cette effroyable proFondeur la lumiere arrive a peine ; la colonne marcbait a travers une demi-obscurite', glissant a cbaque pas dans une boue profonde ; on se beurtait a mille obstacles. Quand les regards se tournaient vers les bauleurs formidables du rocber, ils n'apercevaient que des cretes bizarrement dentelees, decbi- rees de toutes parts, s'abaissant tout a coup pour grandir soudainement, pre'sentanl des ouvertures creusees comme des meurtriereS; des remparts propices aux embuscades et aux surprises. Une demi-beure a peine apres que la division avait francbi ce passage perilleux, Forage eclatait, et les eaux montaient soudainement dans cet endiguement naturel. Larmee avait ecbappe avec un rare bonbeur au danger ou elle avait risque de perir tout entiere. Elle bivouaqua a trois kilometres en avant du deHle, sur les bords du Bou-Kton, au point ou il prend le nom d'Oued-Mellelou. La colonne arriva le 30 sur le territoire des Beni-Mansour; elle le traversa sans inquieter ces tribus, qui ne marfjuerent qu'une surprise exempte d'bostilite. Le 30, elle occupait le tort d'Hamza, qu elle trouva abandonne ; mais elle etait attaquee le lendemain par un millier de Kabyles et de cavaliers, que le kalifa Ben-Salem jeta tout a coup sur son arriere-garde. Le 2' leger soutint Tengagement, conduit par son colonel, aupres duquel le due d'Orleans vint aussitot payer de sa personne. La fusillade, tres vive, coiita a Tennemi une soixantaine d'bommes ; de notre cote, les pertes furent 42 CHANOAUNlin. moindres. Chanp,arnier eut sou oheval tue sous lui, tandis qu'il marchait a la tete de quelques compagnies. L'armee entra a Alger le 2 novembre, ayant a sa tete le due d'Orleans et le marechal, tous deux fort acclames, et, le 5, toute la division celebrait par un diner en plein air le succes qu'elle venait de remporter. Dans une harangue animee de la verve la plus spiritueile, corrigee mal a propos par le Moni- teur, le prince royal felicita les troupes de leur entrain et des re'sultats de Texpedition. II les representa comme la garantie dune longue paix feconde pour la colonisation. Tout le nionde nepartageaitpas unetelle illusion. (Juand ilentendil developper cette esperance, Gliangarnier, poussantdoucement ses voisins, le general de Rostolan et le colonel de Bourgon, murmura en souriant : « Nous aurons la guerre dans quinze jours ! >' L'evenement ne devait pas dementir cette prevision. L'ex- pedition des Portes de fer avait ete, en effet, un tour de force heureusement reussi, non pas un triomphe militaire. Elle n'avait rien apporte a notre domination ; elle ne nous avait pas meme assure de nouvelles voies de communication entre Gonstantine et Alger. D'autre part, elle constituait, aux yeux d'Abd-eJ-Kader, une violation du traite de la Tafna, parce que nous avions franclii son territoire sur une de ses extremites. La premiere irritation de Temir avait ete d'abord calmee par le langage conciliant et amical du capitaine Dau- mas, accredite aupres de lui comme charge d'affaires, mais son silence cacliait une humiliation profonde. II ne pouvait })as se resoudre a la laisser sans vengeance. La paix n'avait ete d'ailleurs pour lui qu'un moyen de preparer une nouvelle guerre et de guetter le moment favorable a une attaque sou- daine. Pour porter ses moyens a leur complet develop})ement, il aurait souhaite prolonger Tetat des choses, mais d lui fallait contenir les impatiences mal calculees de ses partisans et de ses lieutenants. Alin de les apaiser, il compta sur 1 ascendant de sa parole, et il imagina toute une mise en scene, dont il pensa tirer des ar(;uments pour le svsteme de la temporlsa- tion. II convoquadonc sur la Mina, a un jour Hxe, deux cent cin- RUPTURE nu TRAITF, DK LA TAFNA. 43 quaiile <]es plus importants de son empire, et pour leur montrer Ics resultats dus a son esprit d'organisation militaire, il ruunit sur le meme point douze mille fantassins, appele's de Tiza et de Milianah. Escorte d'un des escadrons rouges recemment crees, xVbd-el-Kader ariiva au milieu de ses grands, qui le re^urent avec les manifestations d'un profond respect. L'emir, ayant mis pied a terre, vint s'asseoir sur de riches tapis, on prirent place a ses cotes lous les chefs. Leur cercle ne tarda pas a etre environne de leur suite et des habitants de la contree. Abd-el-Kader prend alors la parole. En termes energiques, il stigmatise la del^jyaute de ses adversaires, qui avaient dementi par des actes d hostilite les engagements de la paix ; il cite la communication diplomatique qui lui a ete adresst'e, il la represente comme une satisfaction suffisante de la violation de son territoire. A ce moment, on entend reson- ner les tambours ; tout le monde se detourne, c'est Tinfanterie reguliere de l'emir qui s'avance ; Tordre de sa marche, Tuni- formite de son armement, de son equipement, son aspect guerrier, offrent un spectacle qui parle plus haut que Felo- quence de Torateur; Tenthousiasme deborde, mille cris s'ele- vent : « La guerre ! la guerre ! » Au milieu de cet irresistible entrainement il ne fallait plus songer a parler de patience et d'ajournement. Abd-el-Kader y renonce sur-le-champ. II remonte a cheval, dun geste irape- rieux commande le silence, et s'ecrie : « La guerre ! oui, la guerre ! Vous la voulez, vous Taurez ! AUez vous y preparer et ne vous en degoutez pas plus tot que moi ! " Puis il repart au galop, laissant tons les assistants sous la profonde emotion de la resolution soudainement acclame'e. L'agitation se propagea rapidement dans les tribus, oix les agents de Temir venaient repeter que la France avait trahi les promesses du traite de la Tafna. Le mecontentement eclata bientot en indignation, et nos meilleurs partisans parmi les Arabes s'y associerent promptement. De ce nombre etait le caid des Hadjoutes, Bescbir, qui n'avait pas ete appele au 44 CHANGARNIF-.R. rendez-vous de la Mina. De son poste d'observation siir la Chiffa, il etait en relations frequentes avec nos delachements. Ses sentiments eleves, la noblesse de son attitude, la cour- toisie de son accneil lui avaient fait plus dun ami parmi nos officiers. Queiques reflexions tres vives lui avaient echappe sur la violation de la convention de la Tafna ; elles furent rap- portees au chef de bataillon Raphel, qui commandait le camp d'Oued-el-AIIeg. Pour Ten punir, celui-ci eut la malencon- treuse pensee de le faire arreter, et il essaya de profiler de la presence de Beschir dans un marclie on Europeens et indi- genes etaientconfondus. Le coup manqua, et Beschir s'esquiva adroitement. Mais deux jours apres, le l!2 novembre, il atti- rait le commandant dans une embuscade, ou le malheureux officier perit avec vingt-cinq chasseurs d'Afi'ique. l^romptement iiiforme de ces faits, le ministere, preside par le comte Mole, s'obstina a n'y voir qu'un accident de brigan- dage; il n'admettait pas que la paix fut compromise, etil n'ou- vrit les veux a cette realite incommode pour sa politique qu'en recevant communication de la lettre ecrite au marechal Valee par Abd-el-Kader. « Je desirais la paix, lui ecrivait Temir, mais je ne puis pas resister a la volonte des grands etdu peuple, indigne'sdes actes commis au mepris du traite de la Tafna : je suis oblige de te declarer la jiuerre ! » GHAPITRE II 1839. Roularick, 30 iiovembre. — Combat du 8 decemhre. — Comliat d'Oued. el-Allej;, 31 decembre. — - Le cam|) superieur de Blidiili. — 1840. Combat du 29 Janvier. — Marcbe sur Cbercliell, 12 mars. — Combat d'El-Afroun, 27 avril. — Combat du 8 mai contre le.s Beni-Menacer. — Le col de Mouzaia, 12 mai. — I'rise de Modeah , 17 mai. — Le bois des Oliviers, 20 mai. — Prise de MiUanab, 8 juin. — Coiidjat du 12 juin. — Marcbe nocturne sur le col de Mouzaia, 14 juin. — Combat du 14 juin. — Expe- cbti(ui de Miiianali, 22-26 juin. — Cbatlment de la tribi! do.s Mou- zaia, 2 jiiillet. — Cbanjjainier marechal de camp, commandant la subdivi- sion de Blidah. — A'fn-Tela/.id, 4 jiiillet. — Marcbe sur Medeah, 27 aout. — Combat du bois des Oliviers, 29 aout. — Expedition de Kara-Mustapha, 19 septembre. — Expedition de Milianab; combat du Gontas, 3 octobre; combat de I'Oued-SouffaV, 4 octobre; combat du 6 octobre; retour a Blidab, 7 octobre. — Expedition de Milianab, 27 octobre; marcbe nocturne sur le col de Mouzaia, 28 octobre; affaire pres de Aledeah, 29 octobre; marche sur Milianab, 8 novembre ; retour a Blidab, 11 novembre; ravitaillement de Medeali, 15-22 novembre; Cbau;;arnier a Al^i^er, etiule des procbaines ope- rations. — liappel du marechal Valee, 29 decembre. Les hostilites se manifestent sur tons les points ; la cavalerie ennemie vient ravager les plaines de la Mitidja, refoule les tribus soumises, seme Tincendie et la terreur, enleve les patrouilles et les convois sur la route de Boufarick a Blidah. Aux portes meme du camp d'Oued-el-Alleg, elle detruit un demi-bataillon ^n reconnaissance ; partout se repetent les attaques incessantes d'un ennemi aussi agile que brave et fanatique. Pour le contenir, le marechal Valee envoie, le 30 novembre, le colonel Changarnier a Boufarick avec deux bataillons du 2' leger, deux escadrons du 1" chasseurs d'Afrique et deux pieces de 8 commande'es par le capitaine Bosquet. 11 place cette colonne sous les ordres du general de Rostolan, etabli a 46 CHANGAISNIFR. Douera, auquel se rattache le regiment de zouaves du colonel de Lamoriciere, au camp de Koleah. La lijjiie de defense stra- tt'{j"ique, s'appuvant a Test et au sud sur les camps de Kara- Mustapha, Fondouck, Arba et Maison-Carree, se termine a I'ouest a la place Blidah et au camp superieur, a douze cents metres de cette place, ou commande le general Duvivler ; il a sous ses ordres sept bataillons et demi, une hatterie de cam- pagne, une batterie de siege et deux compagnies du genie. Mais les trois colonnes de Blitlali, de Koleah et de Boufarick, au lieu de concerter et de lier leurs mouvements, isolaient leur action. Le general Duvivier se persuadait qu'il etait assiege, il se comportait en consequence et se bornait a tenter quelques sorties. « L'ennemi m'attaque depuis deux jours, ecrivait-il le 3 decembre a Ghangarnier, et coupe ma communication avec le camp superieur, d'ou le colonel Gentil fait ma grande ope- ration du nord. Aujourd'hui I'infanterie qui m'entoure est tres nombreuse, et la plaine, au loin, presentait une nombreuse cavalerie qui, vers le soir, est retournee a la Chiffa. » Le lendemain -4 decembre, il ajoutait: « Tout mon monde est concentre dans Blidah superieur et dans Blidah. L'operation a tres bien reussi. L'ennemi a du monde entre vous et moi. El-Bakrani et Sidi-Mbareck sont reunis a Bouroudou, dans les montagnes en arriere de moi, avec assez de monde. « Le general Duvivier avait mal juge la situation. En realite, il avait devant lui Sidi-iNIbareck, le plus energique et le plus capable des lieutenants d'Abd-el-Kader. G'est a lui que I'emir avait conlie le soin de conduire les premieres hostilites, de couvrir par des deploiements et des incursions repetes la concentration de ses forces principales et I'organisation de ses moyens d'attaque. Geux-ci etaient retardes par la necessite de recouvrer rapidement I'impot, que les kalifas etaient alles recevoir eux-memes a la tete de de'tachements armes dans toutes les tribus arabes et kahyles, selon un usage seculaire. Les mouvements reiteres de Sidi-Mbareck avaient done pour but de gagner du temps et d'empecher la marche en avant de COMBAT DU 8 DECEMBRE (BOUFARICK). 47 nos colonnes, qu'il venait harceler avec de nombreux cavaliers tires des montagnes du Tittery, de Tenceinte de la ^[itidja et des eavirons de Milianah. Leur nombre variait journellement de quinze cents a six ou sept mille hommes, soutenus par plu- sieurs bataillons d'infanterie regulierc. Pour leur ii)flij>er un echec de'cisif, Changarnier aurait voulu fju'au moment oii ces forces se seraient engagees dans la plaine, les garnisons de Blidab et de Koleah, se portant sur leurs derrieres, vinssent occuper les principaux passages de la Chiffa et couper a I'en- nemi sa retraite. Le 8 decembre, les Arabes, au nombre de quatre mille cavaliers, s'approchereut assez pres de Boufarick pour que le colonel du 2' leger put esperer de les atteindre. II se porte resolument sur eux, a la tete de deux l)atailIons formes en colonne, separes par un intervalle de cent metres fjuoccupent les deux escadrons de chasseurs d'Afrique et les deux pieces de 8 ; ils marchent de front. A peine arrivaient-ils a demi- portee de fusil que I'ennemi commen^a une retraite bien vite acceleree par le feu de I'infanterie et de Tartillerie. Le marechal Valee, qui attendait toujours, pour entamer des operations decisives, I'arrivee des renlorts qu'il ne cessait pas de reclamer, essaya alors d'uiie demonstration plus impor- tante. 11 confia au general Rulliere le soin de ravitailler Blidah, a la tete dune division de cinq mille hommes. Le 13 decembre, celle-ci faisait penetrer son convoi dans le camp superieur et repoussait cinq mille fantassins kabyles qui defendaient la route, tandis que son flanc droit etait menace par quatre mille chevaux. Elle reussissait egalement le lende- main, malgre' Fattaque renouvelee des Kabvles, a introduire dans la ville de Blidah le convoi qui lui etait destine; ces deux combats, dans lun desquels Changarnier eut uncheval blesse sous lui, ne degagerent pas la plaine. Le 15, en retournant a Boufarick, le colonel du 2*" leger fut averti que le gouverneur lui abandonnait son entiere liberte d'action. 11 en profita pour conduire d'abord, le 17, un trou- peau au camp superieur; il retablit le cours d'eau qui Tali- mentait,sans cesse detourne par les Arabes. Ces mouvements, 48 CHANGARNIKR. renouveles le 20, le 23, le 26 et le 28, furentchaque fois Toc- casion de petits enjjagjements. La situation mena^ait de se prolonger ; le marechal Valee arriva en personne a Boufarick le 30 decembre, a la tete de la fllvision commandee pen de jours auparavant par le genrrai llulliere. Sa tristesse etait profonde ; il en exprima avec animation les motifs a Ghangarnler, ne lul cachant pas le peu d'espolr qu'il conservalt d'arriver a jolndre I'ennemi, malgre ses efforts pour I'attlrer. Afin de le contraindre au combat, il mit le len- demain sa colonne en niarche vers Blldab, en inclinant d'a- bord vers le camp d'Oued-el-Alleg-, dans la pensee que ce detour par la plain e ameneralt une rencontre plus feconde en resultats, loin des montagnes, ou les Arabes pouvalent facllement dlsparaitre. Durant la matinee, la division est suivie par de nombreux cavaliers qui semblent epier sa marcbe; bientot ses eclaireurs lui sif^nalent une nombreuse cavalerle; mais, apres s'etre montree sur son flanc gaucbe, elle rebrousse sur ses derrleres et se reunlt, sur son flanc droit, a une autre masse de cava- lerle venant de la Chlffa, sous les ordres de Sldi-Mbareck. A cette vue, le marecbal, plein d'espolr, arrete ses troupes; a deux reprises, I'ennemi feint d'attaquer, mais il s'eloigne, poursuivi par quelques decharges peu meurtrieres. Apres une assez longue attente, la colonne, dirigeant sa marche vers le sud, reprend la route du camp superieur. 11 etait deja plus de trois beures; 11 n'y avait, en apparence, plus aucune chance de combat, lorsque soudain un lieutenant indigene des gen- darmes maures vient au galop informer Cbangarnier qu'il avait vu sur la droite une llgne de baionnettes etlnceler au soleil. Le colonel court a I'avant-garde, reconnait une nombreuse infanterie qui se portait directement sur le corps expeditlon- naire. II fait aussltot avertlr le gouverneur, revient a la bate a son regiment, le tire du centre de la colonne et le deploie rapidement sur la berge droite de I'Oued-el-Kebir. II par- court son front, donne des ordres, annonce la bataille taut desiree, et previent son tambour- major de guelter son pre- mier signal pour faire battre la charge. COMBAT D'OUED-EL-ALLEG. 49 Le marechal arrive a ce moment , rayonnant de joie : « Oui, en verite, les voila tout pres! » s'ecrie-t-il. En quelques mots Changarnier supplie le gouverneur d'aborder Tinfanterie sans tirer, de faire deborder son flanc droit par la cavalerie. D'un geste du sabre, il lui montre la direction; le tambour-major croit saisir le signal convenu ; la charge bat a Tinstant. « Je vais vous faire appuyer par le 23° », crie le marecbal,.. — Mais Changarnier I'a deja quitte; il est a la tete de son regiment, Tenleve et aborde vigoureusementl'ennemi, dont les premiers rangs sontbientot culbutes. Les Arabes font demi-tour, abandonnant une piece de canon placee au centre de leur ligne. « Que les blesses nous gardent ce canon! » crie le colonel, dont le cheval est frappe de quatre balles. Et la charge conti- nue dans un elan irresistible pendant plus de trois kilometres, jusqu'aux broussailles de la Chiffa, suivie par le 23% qui recueillait au passage les fantassins arabes fuyant a travers notre colonne. Pendant ce temps, le marechal etait alle se mettre a la tete de la cavalerie, entrainee d'abord dans une fausse direction ; il la redresse, la conduit a la charge avec une ardeur de vingt ans et arrive a la Chiffa quelques moments apres le 2° leger. « Dans toutes mes campagnes, dit-il en felicitant Changar- nier, je n'ai jamais vu un si beau mouvement d'infanterie. » Dans le combat d'Oued-el-Alleg , Tennemi eprouva des pertes considerables et subit un echec serieux. A Paris, ou il etait convenu que la paix regnait en Algerie, on parut peu dispose a en reconnaitre I'importance; le rappoit du gouver- neur, toujours modeste, fut encore attenue par le Moniteur, qui ne se decida qu'apres de nouvelles depeches a des repro- ductions plus exactes. Le 2" leger, toujours pret a marcher, concourut, sous les ordres du general de Rostolan, avec trois mille hommes tires de la place de Blidah, a aller chercher a Boufarick un convoi de ravitaillement, qu'il ramena le2janvier a Blidah. Le meme jour, le marechal reprenait la route d'Alger, laissant Chan- garnier et le 2' leger au camp superieur. 4 50 CHANGARNIER. « Dans ce commandement, lui dit le gouverneur en par- tant, vous aurez une independance et une liberie egalement completes. Je suis tranquille sur votre compte, mon cher colonel; vous ne vous laisserez pas mourir de soif. — Ni de faim, monsieur le marechal ! — He! si je ne vous envoyais pas de vivres? — J'en irais chercher jusqu'a Boufarick , a Douera , a Dely-Ibrahim ! — II suffira de venir jusqu'a mi-chemin de Boufarick; c'est la partie la plus scabreuse de la route, et vous nous dispen- serez de fournir des escortes. Ge sera un soulagement pour nos troupes. — Et une distraction pour celles que vous laissez ici. » En rentrant a Alger, le marechal mit a I'ordre de Tarmee le colonel Cbangarnier pour sa brillante conduite a Taffaire du 31 decembre, oi^i il avait enleve avec une si remarquable vigueur son regiment. Le 2'' leger etait d'ailleurs deja legen- daire. « J'ai trouve sur toute ma route, e'crivait de Besangon, a son ancien colonel, le commandant Forey promu en France, un accord unanime pour regarder le 2" leger comme le plus remarquable regiment de Tarmee, et le titre d'officier sortant de ce regiment m'a valu bien des questions. Partout on porte le 2' leger aux nues. Dans les villes, dans les villages, il est question de lui, et votre nom est veritablement populaire au dernier point. Vous avez un bel avenir, ne le compromettez pas par trop de courage; vous etes colonel, et vous vous conduisez toujours en sous-lieutenant! » Ges eloges n'etaient pas immerites. Sous la direction de son chef, le 2' leger etait veritablement digne d'etre presente comme un modele acheve sous le rapport de la discipline, de I'entrain, de la souplesse et de I'instruction. Persuade avec raison que le commandement d'un regiment est la phase la plus attachante d'une canierc miliJaire, Ghangarnier s'effor- ^ait d'y appliquer les meilleures inspirations de son intelli- gence et de son coeur. Ennemi de la routine et des vaines exigences, il recherchait les ameliorations dans le bieu-etre CAMP SUPERIEUR DE BLIDAH. 51 du soldat, les simplifications dans le service et dans tons les details de I'organisation; convaincu qu'il ne pent y avoir de bon travail sans un certain contentement de Tame, il saisis- saittoutes les occasions susceptibles de provoquer la satisfac- tion et la belle humeur de ses subordonnes. D'une inebran- lable fermete , il attenuait volontiers les rigueurs et les monotonies du me'tier par la concession frequente de per- missions. Sa severite inexorable ne s'attaquait qu'aux pares- seux et aux negligents, qu'il poursuivait sans relache, tandis que, par les temoignages d'une bonne grace invariable- ment affectueuse, il soutenait le zele et I'ardeur de ceux qui servaient bien. Tous trouvaient en lui un interprete et un defenseur ardent de leurs interets. Son ideal etait d'exercer au milieu de sa troupe I'autorite d'un pere de famille, pre- venant les fautes et les de'sordres, qu'il savait punir avec la derniere rigueur, developpant par tous les moyens le senti- ment de I'honneur, de I'abnegation, du devouement a la patrie, I'espritd'union, de camaraderie etd'emulation, recher- chant non la popularity qui derive d'une coniplaisante fai- blesse, mais la confiance qu'inspirent la fermete impartiale et les exemples genereux. Sa reputation d'bomme de guerre I'aidait puissammentdans la realisation de cette grande tache; ainsi fanatise par Taction de son colonel, le 2' leger acquit une renommee dont il etait fier. " La methode de Changarnier n'est pas mauvaise, repon- dait le marechal Valee aux critiques que provoque touiours I'esprit d'innovation , puisqu'elle a fait de son re'giment le meilleur que j'aie jamais connu. v C'est des souvenirs de cette epoque de sa vie militaire et de I'experience qu'il y avait acquise que s'inspirait Changarnier, lorsque, de longues annees plus tard, il redigeait pour un offi- cier de I'armee d'Afrique, promu colonel, des conseils et des instructions sur les devoirs de son commandement. Leur observation ne contribua pas mediocrement a attirer les eloges au regiment ainsi dirige et a servir la carriere du general C..., qui a laisse dans I'armee le souvenir d'un chef de haute valeur. 52 CHANGARNIER. Des le commencement du sejour du 2' leger au camp supe- rieur de Blidali, reniiemi avait })liisieurs fois essaye, sans succes, de reuouveler les petites attaques qui avaient desole la precedenle garnison. Vers la fin de Janvier, ayant re^u des renforts, il deviiit plus audacieux, et il aurait probablement reussi, le :29, a prendre sa revanche, si Changarnier n'eul proniptement apprecie la gravite de la situation. Tous les matins, quatre cents hoinmes du 2' leger et quatre cents du 24' de ligne sortaient, les premiers du camp supe- rieur de Blidah , les autres de la place meme, pour ameliorer Tetat des communications entre ces deux points, distanls de dix-huit cents metres. Le 29 Janvier, le lieutenant -colonel Drolenvaux prenait le commandement de toute la colonne; il abordait la ligne de Touest, derriere laquelle les travailleurs devaient etre a convert, lorsqu'il fut assailli par la fusillade de quelques centaines de Ivahyles qui s'etaient etablis, avant le jour, dans le Bois-Sacre, a trois cents metres de la ville. Les debusquer fut I'affaire d'un instant. Travailleurs etflanqueurs se lancerent a la poursuite avec plus d'ardeur que de pru- dence. G'est ce qu attendait I'ennemi, qui avait masque, dans le large lit desse'cbe de rOued-Kebir, et dans le ])etit vallon, a sa gauclie, deux forts bataillons de reguliers et deux mille Kabyles. Mais, des les premiers coups de fusil, malgre la presence de deux mille cavaliers arabes surveillant le camp superieur, Changarnier en sortait avec six cent cinquante hommes et deux obusiers de montagne. II etait aussilot charge par la cavalerie ; une vive fusillade et quatre coups d'obiisier en eurent assez vite raison. En meme temps, une epaisse et profonde colonne de reguliers, ilanquee et suivie par les Ka- byles, remontait TOued-Kebir etquittait son lit pour prendre vigoureusement I'offensive contre le lieutenant- colonel Dro- lenvaux, dont la position devenait des plus critiques. Mais le mouvement de Tennemi etait arrete court par une charge de Changarnier sur sa gauche; d'autre part, le colonel couvrait sa droite et contenait la cavalerie, toujours })ressante , en appuyant deux cents hommes h un gros massif de cactus. Drolenvaux, reorganisant rapidement sa troupe, rejoignait a ce COMBAT DU 20 JANVIER (BLIDAH). 53 moment,le 2" leger. A la tete des dix-sept cents hommes ainsi reunis, Changarnier mena rudement les quatorze cents reguliers, les deux mille Kabyles et les deux mille clievaux de Tennemi. A dix heures, apres une duree de plus de deux heures, I'affaire etait terminee : I'infanterie disparaissait dans la nion- tagne, et la cavalerieaudela de la Chiffa. laissantsur le terrain cent cinquante tues et autant de blesses. Le 2" leger avait eu soixante-seize hommes horsde combat, etle 24° en avait perdu vingt-huit. Cette vigoureuse repression ramena la tranquillite dans les environs de Blidah ; les Arabes ne reparurent plus de deux mois. Mais Tignorance ou Changarnier demeura pendant si lonjjtemps de la situation et des mouvements de I'ennemi n'etait pas sans I'inquieter; il ecrivait a Valaze : « J'ai toujours bien compris et partage cette pensee de Crequy : Je ne suis jamais plus embarrasse que lorsque je ne vois pas lennemi. — Le general Duvivier croit qu'on nous attend au Teniah, et quelque part encore, sur la route de Milianah. G'est Taft'aire du marechal. La notre, c'est d'avoir plus ou moins de coups a porter, suivant les disposi- tions plus ou moins bonnes prises sur Tecliiquier. Malgre le depart des anciens soldats et la perte des trois cent quatre- vingts hommes que nous ont enleve's les derniers combats, je pourrai encore entrer en campagne avec treize cents baionnettes. Les detachements venus d'autres corps et de notre depot sonttels, que j'espere leur faire suivre les traces de leurs devanciers. » Grace a Fenergie du colonel, Blidah avait enfin recouvre sa securite. Get important resultat avait ajoute encore au bon renom du regiment. « Je vous ai suivi avec le plus vif interet, ecrivait le due d'Orleans, le 17 mars, a Changarnier, vous et votre regiment, au milieu de la nouvelle gloire que le 2° leger et son chef viennent encore recemment d'acquerir. La joie que j'ai res- sentie des briilants succes auxquels le 2' leger a pris une part si eclatante n'a ete obscurcie que par le regret que j'aurai 54 CHANGARNIER. bientot, en me retrouvant au milieu de I'armee d'Afrique, de ne plus voir dans vos rangs quelques braves que j avais ete liabilue a v trouver. Je m'occupe de rassembler des materiaux pour un travail militaire que je veux redi(jer un jour, et ou le 2' leger devra garder la place qu'il s'est faite dans I'armee par ses qualites guerrieres. » L'occupation de Clierchell, effectuee le 15 mars sans inci- dent par le marecbal Valee , interrompit seule le repos du 2" leger au camp superieur de Blidab, ou il demeura jusqu'aux operations du printemps. Changarnier y re^ut son brevet Tofficier de la Legion d'honneur, date du 15 fevrier pre- cedent. Le 23 avril, le corps expeditionnaire venait se concentrer a Blidah. 11 se composait de deux divisions d'infanterie, la pre- miere commandee par le due d'Orleans, aupres duquel son frere, le cbefde bataillonducd'Aumale, servaitcomme otficier d'ordonnance. La seconde division etait placee sous les ordres du general de Rumigny ; la reserve avait a sa tete le marecbal de camp comte de Dampierre. Celle-ci etait formee de trois bataillons, six escadrons de cbasseurs d'Afrique, huit esca- drons de cbasseurs et de bussards de France, et un escadron de gendarmes maures'. Le marecbal Valee ayant pris le commandement en cbef, I'armee se mit en marcbe le 25. Le 27, apres le passage de la Cbiffa, elle rencontra a El- Afrounla cavalerie de Sidi-Mbareck, qu'un combat vigoureux reduisit a une prompte retraite. Le but du marecbal etait, avant tout, d'arriver a atteindre I'infanterie reguliere de I'e'mir ; il estimaitavec raison qu'un ecbec inllige a ces troupes bien organisees entrainerait des consequences decisives. Mais Abd-el-Kader etait resolu a n'engager ses bataillons que sur un terrain et dans les conditions qu'il jugerait les plus ' La premiere division, coinmanJee par lo prince royal, comprenait deux brigades : la premiere sons les ordres du marecbal de camp comte d'lloudetot, la deuxieme sous les ordres du marecbal de camp Duvivier. Le 2° lejjer f'or- niait le premier regiment d'? cctle seconde brijjade. Les fonctions de chef d'etat-major de I'armee etaient exercees par le lieute- nant general comte Scbramm. EL-AFROUX ET COMBAT DU 8 MAI. 55 defavoral)les a son adversaire; il se contentait de nous faire surveiller par ses cavaliers, cherchant a faire devier notre direction, nous entrainant vers le nord, ravap;eant la plainede la Mitidja , s'efforcant de nous fatifjuer par des marches incessantes, tandis qu'il conservait ses troupes fraicbes pour une occcasion opportune. Le corps expe'ditionnaire fut ainsi conduit d'abord vers la Haute -Boukira, puis ramene vers la Chiffa. Le 30 avril , au passage de I'Oued-Djer, nouvel enga- gement de cavalerie, puis halte de deux jours a Haouch- Mouzaia, suivie dune marche sur Cherchell. Le 8 mai, I'armee penetrait sur le territoire des Beni-INIenacer, et ren- contrait sur son flanc gauche des hauteurs escarpees. Afin de couvrir de ce cote la marche de sa division, le due d'Orleans prescrivit a Changarnier de detacher des flanqueurs sur les sommets. N'ayant pu ohtenir de renforcer les compagnies qu'il jugeaittrop isoleespour etre secourues en cas d'attaque, le colonel resolut de les conduire lui-meme. II arrivait a peine au sommet du plateau, qui venait, en se retrecissant, presen- ter une sorte de pointe surplombant la plaine, qu'il decou- vrait un nombreux rassemblement de Kabyles. Ceux-ci s'ap- prochaient rapidement pour venir tirer a bonne porte'e sur la colonne qui defilait a leurs pieds. Aussitot il ordonne a ses hommes de se masquer en arriere de la pente qu'ils ache- vaient de gravir; il ranime leur energie. Accompagne du commandant Levaillant, il se poste derriere un bouquet de lentisques, oii les balles viennent deja siffler de tous cotes, et, lorsque les Kabyles sont a quarante pas, il commande : « Pas de charge , marche ! » Les trois compagnies du 2' le'ger apparaissent, jettent un feu nourri sur I'ennemi, dont elles abattent les premiers rangs, et le poursuivent a la baionnette. L'insucces des Kabyles permit au marechal de gagner Cherchell sans obstacles, d'y renouveler ses vivres et, apres s'etre adjoint le 15" leger, de se mettre en mesure de tranchir le defile du Teniah \ appele aussi col de Mouzaia. La position etait solidement defendue par les retranche- ' Teniah, c'est-a-dire ver, etioit sender qui serpente, col. 56 CHANGARNIER. ments qu'Abd-el-Kader avait fait elever sur les hauteurs , a {gauche de la route; Temiry avait rassemble toute son infante- rie reguliere. En arrrivant au plateau dit du Dejeuner, qui separe les pentes inlerieures des escarpements abrupts de la montagne, le due d'Orleans divise sa troupe en trois fractions. II garde le commandement de la colonne de droite, qui doit marcher directement par la route sur le col, tandis que celle de gauche, conduite par Duvivier, et celle du centre, par Lamoriciere, sont chargees d'escalader les hauteurs et d'en chasser I'ennemi. Pendant ce temps, la deuxieme division devait contenir les masses kabyles et les quinze mille cavaliers de Sidi-Mbareck. La colonne de gauche, composee du 2" leger, du 24' de ligne et d'un bataillon du 41% se porte la premiere en avant. Elle est suivie de celle du centre. Tons les officiers montes mettent pied a tene; le general Duvivier, reste seul a cheval , est bientot oblige de les imiter; mais, retarde par le terrain, il'est depasse par la colonne dont Changarnier prend alors la direction. La petite brigade opere au milieu de mille obstacles cette rude ascension et franchit successivement les deux premieres lignes de retrancliements , sous le feu bien dirige de quatre canons et de la nombreuse infanterie qui defendent la redoute. Pendant quelques moments un nuage I'enveloppe, la derobant a la vue de ses adversaires ; son chef en profite pour lui faire faire une courte halte et, le nuage disparu, reprend sa march e malgre une fusillade furieuse. Changarnier excite ses hommes, les encourage : il marque de sa personnela direction a suivre; il lesentraine;ilcontourned'abordlabasedela grande route, puis revienta un ravin d'ou il decouvre, a quarante metres, un petit plateau qui precede I'ouvrage. Au moment ou il I'atteint, il reijoit le choc des fantassins arabes s'elan^ant de la redoute ; mais ceux-ci se brisent contre le 2" leger, qui les rejette vio- lemment et penetre dans la redoute. Le drapeau s'eleve sur I'ouvrage conquis, et les clairons sonnent la marche deja celebre du regiment. De ce point eleve, Changarnier distinguait nettement les LE COL DE MOUZAIA. 57 colonnes ennemies qui battaient en retraite; Tune d'elles, en se portant Aers I'ouest sur le groupe qui avait tente d'arreter la colonne du centre, lui sembla indiquer par son mouvement la route du col. En un instant i\ prend ses dispositions. « Vous voila, je pars, dit-il au lieutenant Ducrot, envoye par le colonel du 24* de ligne pour recevoir ses instructions. Dites a votre colonel de me suivre avec son premier bataillon, des que le second sera pres d'entrer dans la redoute. Avant de la quitter, son dernier bataillon prescrira au 41" de garder la position jusqu'a nouvel ordre. » Et le mouvement en avant reprend plus vif et plus aierte. En route, Changarnier recueille le regiment de zouaves et toute la colonne du centre, qu'il place entre le 2* leger et le 24*. x4pres avoir longe un petit lac d'ou le site est merveilleux au milieu d'une vegetation admirable, il rencontre une nouvelle redoute defendue par un bataillon de reguliers. II sen rend maitre apres un engagement de quelques moments, et la colonne, obliquant a droite, gagne le col par un sentier rapide. A son approcbe, un groupe de cavaliers se retire; c'est I'escorte d'Abd-el-Kader; I'emir, reste un des derniers, reprend au galop le chemin de la haute Cliiffa. La victoire etait complete, mais elle avait ete rudement achetee. Le 2* leger avait eu quarante-deux hommes tues, dont trois officiers etcent quarante-cinq blesses; le colonel' n'etait pas atteint, mais huit balles avaient de'cbire ses vetements et ses epaulettes. Les quatre cinquiemes des pertes totales de I'armee avaient frappe le 2* le'ger, dont le prestige grandit encore apres cette memorable journee^. Le succes de cette operation nous assura la prise de Medeah, que I'armee occupa le 17, sans combat serieux. Apres y avoir laisse le general Duvivier, a la tete d'une garnison de quinze cents hommes pourvue de moyensde defense bien con- ' A la suite de ce combat, les Arabes designerent longtemps Changarnier sous le surnom de Bou-Oueii-Fonf, ce qui veut dire I'Homme du sominet. - Changarnier se plaignit beaucouj) plus tard de I'aspect delabie sous lequel Horace Vernet I'avait peint dans son tableau re])resentant la prise du col de Mouzni'a. 58 CHANGARNIER. stitues, le {];ouverneur ramenait, le 20 mai, le corps expe- dilionnaire. Ge jour-la meme, son arriere-garde est vigoureu- sementattaquee par Abd-el-Ivader au bois des Oliviers; I'emir parvieiit a refouler le 17" lej^er, dont la marclie etait trop allongee, et le 15" Icger sur le gros de la deuxieme division. Mais revenue de sa surprise, celle-ci se defend energiquement contre I'ennemi bien commande cette fois qui lui iniiige des pertes serieuses et ne se retire qu'a la «iuit. Des que la nouvelle de ce combat parvint en France, I'op- position se hata de le representer comnie un echec subi par le marecbal Valee ; on pretendit que la confiance qu'il inspi- rait a I'armee en etait considerablement affaiblie; on critiqua vivement, non seulement ses dispositions dans ceLte jour- nee, mais encore tout son systenie de guerre et d'occupation; on repeta que, vieilli dans une specialite', il n'avait pas les qualites d'un chef d'armee; en un mot, les intrigues qui visaient a provoquer son rappel et a preparer la nomination dun competiteur ardent a obtenir sa succession s'acbarnerent avec une violence inouie. On ouhliait qu'on Tavait laisse aux prises avec de redoutables difficultes, sans repondre a ses demandes reiterees de renforts autrement que par des pro- messes; on se gardait de rappeler qu'on ne lui avait envoye de nouvelles troupes qu'apres avoir laisse s'ecouler un temps tres long, dont I'ennemi avait profite pour s'organiser solide- ment et ravager les provinces soumises; on ne tenait aucun compte du decouragement profond que cet abandon avait inspire a I'armee d'Afrique, dont la recente campagne venait a peine de relever le moral. Si tout n'etait pas exempt de critiques dans le commandement du marecbal , il avait en realite temoigne sur le champ de bataille de la largeur de ses vues, de la vigueur de son action et, en toutes circonstances, d'une equite, d'une droiture decaracterea laquelle le suffrage de I'armee rendait un hommage unanime. Du 22 mai au 3 juin, le 2" leger^ se reposa au camp supe- ' Le iiiareclial Valee appartenait a rarme de rartillerie. - A la dale du 28 mai, le marechal Valee cite a I'ordre de Tarinee, a la suite de u la brillante expedition de Medeah » , le colonel Ghangarnier, du 2'" leger. PRISE DE MILIANAH. 59 rieur de Blidah, de ses glorieuses fatigues, et le 4 juin, Tarinee, dont les princes avaient pris conge le 24 mai pour rentrer en France, se concentra de nouveau autour de cette ville pour entamer la campagne d'ete'. Le premier ohjectif du marechal etait I'occupation de Milianah. Mais informe par des espions de ce projet, Temir la fait promptement evacuer, transpor- tant a Taza tout son outillage de guerre et ses magasins d'armement. Aussi le 8 juin, le corps expeditionnaire, apres avoir traverse le defile, long de plus de sept kilometres, qui aboutit de la vallee du Clielif a Milianah, trouva la ville aban- donnee a I'incendie que les Arabes avaient allume avant de s'eloigner. Apres avoir assure Toccupation et la defense de la place, ou il laisse une garnison, le marechal reprend sa route le 12. Le meme jour, au moment ou s'acheve le passage du defile sur la vallee du Chelif, son arriere-garde est soudaine- ment assaillie par deux mille Kabyles, quinze cents cavaliers et deux bataillons. Mais ceux-ci ont affaire a la brigade com- mandee par Changarnier, qui a promptement raison de leurs efforts. Le corps expeditionnaire traverse alors sans obstacles J'Harba de Djendel, le plateau d'Ouamri, et va bivouaquer au hois des Oliviezs le 14. Peu d'heures avant qu'il y arrivat, I'infanterie reguliere de I'emir Favait evacue en se dirigeant vers le col, et nos eclaireurs I'avaient vue disparaitre dans le defile, Gonsulte par le marechal sur I'operation du lendemain , Changarnier n'hesita pas a conseiller une attaque de nuit, afin de mieux surprendre I'ennemi et I'empecher de profiter de son experience dans la defense de ces positions. II propose d'envoyer une seule colonne par la route pour aborder ensuite, en se divisant, le col par les pentes en face du ravin et par le debouche naturel du plateau. II represente la surprise des Arabes, tiranta tort et a travers, puis culbutes dans les ravins, mis enfin en complete deroute. Le projet souleve beaucoup d'objections parmi les generaux qui assistent a I'entretien, mais il seduit par son audace le gouverneur, qui conclut en disant a Changarnier : « J'adopte votre avis. Vous conduirez cette operation. » 60 CHANOARNIER. Les preparatifs n'en furent pas lon^js; le colonel reunit les officiers et sous-officiers dos six Lataillons empruntes au 2^ leger, aux zouaves et au 121"; il leur expose son plan, developpe ses instructions, explique a chacun son role avec sa precision et sa clarte ordinaires; il leur communique facilement sa confiance dans le succes, et le soir, a onze heures, la petite colonne se met en marche. Elle s'avance en silence, ne recevant pour tout commandement que les indica- tions du mouchoir que Changarnier elevait de temps a autre pour faire faire lialte ou repartir. A moins de sept cents metres du col on aper(^oit des nuages de couleur pourpre pousses par la brise. C'est le reflet des feux du bivouac en- nemi. Changarnier les montre du geste au lieutenant-colonel Regnault, qui commande les zouaves en I'absence de Lamori- ciere : « lis y sont » , repond-il d'une voix presque impercep- tible. Mais ces mots, entendus des bommes les plus rap- procbe's , sont rapidement transmis de bouclie en boucbe; I'ardeur est generale, la colonne entiere accelere son mouve- ment. « Cbers et admirables soldats! que ne suis-je encore avec vous! » disait plus tard Changarnier en racontant cet episode. Quelques instants apres, le lieutenant-colonel et ses deux bataillons de zouaves ol)liquent pour gagner la pente qui precede Tinte'iieur flu col, pendant que le 2' leger, a la suite de son colonel, se f)re'pare a I'attaquer siniultanement par la route. Soudain, denx coups de feu retentissent dans la nuit; nul bruit ne les suit, c'est le signal de depart d'un petit poste de Kabyles qui se replie. Le but de Toperation etait manque, mais le col etait libre et le corps expeditionnaire se remettait en marche. Changarnier attendait le passage de la colonne pour y reprendre sa place, lorsque tout a coup survient le capilaine Le Boeuf, aide de camp du mare'cbal, (]ui I'appeiait aupres de lui. « On ne fait la-bas que des sottises, dit le gouverneur en designant Tfirriere-garde. Courez donner a tout une meilleure allure. » La mission n'etait pas aisee; il fallait cependant s'executer, et le colonel dut faire appel a toutes les ressources COMBAT DU 14 JUIN. 61 de son esprit afin de trouver des formules assez engageantes pour faire accepter au general d'Houdetot les indications f|ue lui suggera la mauvaise direction du combat. Par quelques artifices habiles, il arriva a pei'suader le gene'ral d'Houdetot que ses propres ordres avaient ete mal compris ou mal observes. Les fautes rapidement corrigees, Telan et la con- fiance de I'armee ranime'es a la vue de Cliangainier et dun detacbenient de Tinfatigable 2" leger, le colonel marcba avec ses deux compagnies contre un corps de Kabvles et trois bataillons de reguliers, qu'il separa du gros de lennemi en les precipitant au fond d'un ravin, oil iis subirent de nombreuses pertes. La brigade, desoimais maitresse du terrain, se porte vivement en avant et refoule les assaillants dans le bois des Oliviers. Cette rencontre, un moment tres compromise, couta a nos troupes trois cent quatre-vingts blesses. Le lendemain, ceux-ci furent conduits a Blidah par le gene- ral de Blanquefort, qui ramena ensuite du camp superieur un grand convoi de vivres et de munitions destine a ravitailler Mede'ab et Milianab. Le 2'" leger attendit le retour de la colonne aux bords du lac merveilleux qu'il avait cotoye lors du combat du 20 mai. Le 19, il se preparait a reprendre le mouvement et a couvrir le convoi, lorsque le capitaine de Cbanaleilles, officier d'ordonnance du gouverneur, vint prier Cbangarnier de se rendre aupres de lui. Laissant au colonel du 24^ le commandement de sa brigade, il rejoignit en pen d'instants le marechal. « Tons les colonels dont les regiments sont a proximite, lui dit-il, tons les gene'raux sont venus successivement me representer que, dans Tetat d'epuisement des hommes, la continuation des operations est impossible contre un ennemi nombreux et acbarne, sans nous exposer a un desastre. — Qu'en pensez-vous ? — Avant de vous re'pondre, monsieur le mareclial, per- mettez-moi une question. Gombien avez-vous laisse de vivres a Milianab? demande Cbangarnier, — Pour quarante-cinq jours. 62 CHANGARNIER. — Les vivres ont ete deposes le 9; dix jours sont done deja consommes. Si nous reculons de vingt-cinq lieues deja faites, etqui seront a refaire, vous serez oblige de reunir I'armee et de la remettre en marche apres un repos strictement neces- saire pour detendre les nerfs de nos soldats, sans les delasser. Figurez-vous Tetat de Milianah, oii il est impossible de faire parvenir une lettre, lorsque I'epoque oii, snr voire promesse, elle compte etre visitee et approvisionnec sera passe'e? Allons a elle au jour dit. Nos soldats ont souffert, mais ils sont en haleine. Quand on leur aura dit qu'il s'agit du salut de leurs camarades, ils useront leurs jambes jusqu'au genou. — Eh bien, dit le marechal, aussitot que vous aurez mis votre brigade au bivouac, venez me trouver, et jusqu'a ce moment reflechissez. « « Etes-vous toujours dans la meme opinion? dit le gou- verneur a Ghangarnier des que celui-ci fut revenu. — La reflexion Ta confirmee, repond le colonel. Et il developpe avec precision le projet qu'il avait murement combine. « Vous avez encore assez de troupes pour passer partout, et, si Abd-el-Kader vous barre le chemin, vous le battrez ! — Mon estomac et mes entrailles m'ennuient, reprend tris- tement le marechal, et je serai oblige de rester a Medeah pour regler le systemede fortifications que Duvivier veut trop developper. — Sans compliment, nous vous regretterons, s'ecrie Ghan- garnier, mais nous seconderons si energiquement le general Schramm que... — Est-ce que je pense a lui! G'est vous qui commanderez ! — Et que ferez-vous, monsieur le marechal, d'une demi- douzaine de generaux qui seront furieux? — Eh ! que m'importe! Vous comprenez ce qu'il faut faire, vous avez la re'solution necessaire, c'est vous qui comman- derez ! ') Et tournant brusquement le dos a son interlocuteur con- fondu, le gouverneur rentre dans sa tente. Le 20 juin, de bonne heure, I'armee se trouva reunie sous EXPEDITION DE MILIANATI. 63 les murs de Medeah, apres avoir essuye sur sa route les coups de fusil de la cavalerie, qui suivait ses mouvements. La sur- prise fut grande lorsque le 21, a cinq h cures du matin, un ordre du marechal fit connaitre que le colonel Ghangarnier partirait le lendemain a la tete d'un corps dont la composition etait indique'e. Tons les regiments y e'taient compris, mais les generaux et les colonels plus anciens de grade que Chan- garnier etaient maintenus a Medeah, et cedaient leur place a leurs lieutenants-colonels. L'ordre fixait egalement la force de chaque bataillon, dont etaient exclus tons les hommes fati- gues; cinq mille hommes d'infanterie, six cents cavaliers, deux compagnies du genie et huit pieces de montagne for- maient le corps expeditionnaire. Une telle faveur ne fut pas sans soulever de violents mecontentements ; la fermete pleine de tact avec laquelle le marechal Valee sut les dominer et les contenir apparaitra aux esprits impartiaux comnie la meil- leure demonstration de la solide autorite du gouverneur sur ses subordonnes. Le soir, a dix heures, apres avoir assure toutes ses dispo- sitions pour le lendemain, Changarnier dorinait profondement, lorsqu'il fut reveille par un nouvel ordre du gouverneur; il le rejoignit devant sa tente, ou etaient reunis le lieutenant general Schramm, le lieutenant-colonel de Salles et quatre officiers d'etat-major. « II parait certain, lui dit le marechal, que Ben-Arrach a ameuti dc I'ouest des renforts a Abd-el-Kader. Vous ren- contrez probablement I'ennemi a une lieue d'ici. S'il est telle- ment nombreux que le succes de votre operation vous semble compromis, revenez, et vous serez bien re^u. J'ai voulu vous en donner I'assurance en presence de ces messieurs. Vous serez recu avec Testime et I'affection que je vous ai vouees et que je vous conserverai toute ma vie. » ('e langage bienveillant exalta au plus degre la reconnais- sance et la resolution de Changarnier. Son plan etait de jeter d'abord son immense convoi dans Milianah; puis, debarrasse de cette masse encombrante, de multiplier les occasions pour entrainer Abd-el-Kader au combat. Afin de faciliter cette 64 CHANGARTVIER. premiere operation, il manoeuvra pour derober uiie marche a rennemi. Conduisant lui-meme son avant-garde, forte de six cents chevaux et de la moitie de son infanterie, il suit des avant Taube la route de Medeah, depasse la bifurcation qui conduit a Milianab, se dirige vers le bois des Oliviers, et gravit lentement le revers sud du contrefort qui s'eleve jus- qu'au plateau du Nador, sur la droite de la route de Me'deah au col de Mouzaia. II masque ainsi la marclie du convoi escorte de tout le reste de la colonne qui, au lieu de le suivie, a pris, a la bifurcation des routes, le cbemin de Milianab, cache a I'ennemi par le contrefort que niontait a ce moment Changarnier. Trompes par ce mouvement , les eclaireurs arabes informent Abd-el-Rader que le corps expeditionnaire retourne a Blidah et s'engage dans la direction du col de Mouzaia. L'emir donne aussitot I'ordre a son infanterie de s'y concentrer. Apres une halte necessaire pour donner le temps a sa portion principale de s'ecouler sur la route de Milianab, Cbangarnier renvoie ses bataillons d'arriere-garde ; ceux-ci francbissent les deux kilometres qui les separent de la croisee des routes, et viennent couvrir les troupes et le convoi, ainsi derobes a I'observation de Tennemi. Un peu plus tard, par une marcbe en diagonale sur sa gaucbe, le colonel rejoint le gros du corps expeditionnaire et place sa cavalerie entre le convoi et les bataillons qui en couvraient le flanc droit. Lorsque Temir , reconnaissant son erreur , rappela son infanterie, celle-ci etait deja a plus de dix kilometres, sur lesquels elle devait revenir. Le but etait done atteint. Cban- garnier quittait le 23 son bivouac sur le Cbelif, et s'engageait bientot dans le defile de Milianab, apres avoir fait solidement occuper les hauteurs qui I'environnent. Le convoi s'avance alors vers la ville, tandis que I'artillerie et une brigade d'in- fanterie, commandees par le colonel Gentil, s'etablissent sur des positions d'oii elles ferment le defde. Le colonel n'avait pas encore terminc d'inspecter la ville et sa garnison, pendant qu'on dechargeait le convoi, lorsque le bruit dune vive fusil- lade se fit tout a coup entendre a I'entree du defile. EXPKDITION DE MILIANAH. 65 La cavalerie arabe rent'orcee de deux mille Kabyles nous avait attaques avee une extreme vigueur, chargeant successi- vement notre gauche et notre centre. Quand Ghangarnier eut rejoint le colonel Gentil, celui-ci avait deja inflige a I'ennemi des pertes importantes en le for^ant a se retirer. A cinq heures, la colonne entierement ralliee etablissait son bivouac sur TOued-Bouctoum , a deux kilometres au dela de I'entree du defde et a neut de Milianah, tandis que I'infanterie ennemie s'arretait a cinq kilometres, un pen au- dessus de la vallee du Cbelif. Sa position lui assurait une retraite facile ; cette circonstance decida le colonel a ne pas Tattaquer, quoiqu'elle fiit tres fatiguee des longues marches auxquelles la ruse du 22 juin I'avait condamnee. Le lendemain 24, des que le corps expeditionnaire tut en mouvement, la cavalerie arabe apparaissait en masse ; elle se portait tl'abord sur son Hanc gauche, puis sur son arriere- garde, chercbant un point mal garde pour y precipiter une charge toujours prompte comme I'eclair. Ses nombreux tirail- leurs dirigeaient un feu incessant sur nos troupes ; ses fantas- sins reguhers se tenaient a une certaine distance, prets a saisir une occasion favorable. Abd-el-Kader les conduisait en per- sonne. Pendant la halte du repas, a dix heures et demie, il crut le moment propice ; il mena lui-meme la charge de ses cavaliers sur notre flanc droit. Mais lorsqu'il arnva a bonne portee, il fut regu par un feu violent de mousqueterie et d'artillerie ; contraint a la retraite, il laissa un grand nombre de morts sur le terrain. L'emir fit une nouvelle tentative le 25 avec sa cavalerie, sans engager son infanterie, mais il subit encore un echec et disparut. xV dater de ce moment, la marche de la colonne ne rencontra pas d'obstacles, et le 20, dans Tapres-midi, elle operait sa jonction avec le gouverneur. Le 27, le marechal fit connaitre par depeche au gouverne- ment les resultats de I'operation contiee a Ghangarnier. Les termes dans lesquels s'exprimace chef si sobre d'eloges furent une recompense dont le colonel appreciait tout le prix. Celui-ci revenait le .'5 juillet de cbatier la tribu des Mouzaia, lorsqu'a son arrivee au camj) superieur de Blidah le gouver- 6fi CHANGAUNIKI?. neur lui remit son l>revet de maieclial de camp. II iravait passe que iieul" mois dans Jo yrade de colonel, et moius de quatre ans et demi auparavant il etait encore capilaine '. Ge prodi^jieux avancement avait rapprobation unanime de I'armee ; elle reconnaissait a Ghan^'jarnier i\e!i qualiles de commandement et des services de {juerre de premier ordre '. Le marechal le niit a la tete de la subdivision de Blidali, dont il fit evacuer le camp superieur devenu inutile, et ordoima au nouveau general de s'etablir tortenient sur le point culminant des montagnes des Beni-Salah, a xVin-Telazid. En occupant, le lendemain 4- juillet, cette position laihlement defendue par les Beni-Salah, Changarnier eut son clieval blesse sous lui. Dans la pensee du gouverneur, le commandant de la subdi- vision de Blidah devait poursuivre un double but : ouvrir une route de Blidab a Medeali, meilleure que lechemin tres })eril- leux du col de MouzaVa, reduire les Beni-Salah et barrer la route aux incursions qui, de I'ouest, venaient ravager la Mitidja. La premiere partie de ce programme paraissaitimpraticable a Ghangarnier; nul autre passage n'existait, selon lui, a travers cette chaine coupee de nombreuses et profondes vallees, dont les sinuosites capricieuses remontaient a des somniets d'une prodigieuse hauteur. En lui signalant ces difficultes a ses yeux insurmontables, il appelait encore Fattention du marechal sur la necessite d'accorder aux troupes sous ses ordres un repos imperieuse- ment necessaire. 11 lui representait que celles-ci travaillaient encore, alors que les autres avaient cesse tout mouvement. « Menagez voire excellent -2' le'ger, lui re'pondait le Ifi juil- let le marechal, menagez toutes vos troupes; faites ou deman- dez ce qu'il faut pour leur bien-etre, et vous me trouverez toujours dispose a en temoigner toute ma satisfaction. Quant ' A la date du 4 juillet, Ir luarechal Valee cite a lordre do I'armee ie colo- nel Chan{;ainier du 2" lej^er. 9 « Vos compatriotes s'associent cordialemont a voire jjlorieuse carriere. » — Extiait d'uuc adi-esse du coiiseil municipal d'Autuu au j^eueial Changarnier (18 aout 1840). i AIN-TELAZII), MEDEAH. 67 aux obstacles, aux ditficultes de position, je sais ce qu'ils doivent etre pour vous arreter, et je suis tranquilie sur le resultat de tout ce que vous entreprenez. L'occupation, d'une part, et I'etablissement dune ligne teleg^raphique, de I'autre, decident une question que nul moyen ne parvenait a resoudre, Les Arabes le comprennent eux-memes, et ils le prouvent par la tenacite avec laquelle ils s'opposent a voire etablissement. » Apres quelques jours consacres a Texecution des travauxde fortifications urjjentes, le (jeneral avait assure la route sur un trajet de plus de deux lieues et mis fin, par des actes de vigou- reuse repression, aux escarmouches perpetuelles des Beni- Salah. II avait egalement fait construire une redoute pour y etablir un poste {elegrapbique bien en vue de Medeah ; celui-ci etait acheve le 15 juillet, mais les signaux repetes nepouvaient arracber aucune reponse, Le general Duvivier se regardait comme etroitement bloque a Blidah et recommengait ce que Changarnier appelait son nouveau siege de Genes. Impa- tiente de cet entetement, Changarnier imagina un stratageme dont le resultat fut de mieux demontrer la bizarre opiniatrete de Duvivier. Le 2 aout, sur I'ordre de Changarnier, le tclegraphe reprend ses gesticulations ; au milieu de phrases sans liaison il repete plusieurs fois : « Ordonnance avancement lieutenant general » Ges mots magiques reveillent Duvivier, qui repliquesur-le- champ : « Repetez votre signal. » — « Le gouverneur est tres mecontent de ne pas recevoir de vos nouvelles! » Le silence se retablit. « C'est une paralysie volontaire » , s'ecrie Chan- garnier. Le marechal persistant a admettre Texistence d'une commu- nication facile, en dehors du col de Mouzaia, entre Blidah et JMedeah, le general se prepara a la reconnaitre et a aller chercher des nouvelles de la garnison de Medeah. Il fit venir un des escadrons de Boufarick, appela de Blidah les vieilles troupes d'infanterie, une batterie de montagne et un fort detachement du train des equipages. Le 27 aout, il porta les 68 CHANGARNIER. trois bataillons qui devaient rester a Ain-Telazid a huit kilometi'es dans la direction de Test. Le lieutenant-colonel qui les commande contient les Beni-Salah et les tribus hostiles ; il couvre sur son flanc gauche la marche du petit corps expeditionnaire. Celui-ci, oblige de se frnyer uue route a Taide de la pioche et de la baclie, traverse, malgre les plus rudes obstacles, les vallees de I'Oued-Bou-Bouddou et de rOued-Ouzra, sillonnees de ravins profonds ; apres treize heures d'efforts, il se trouve encore a dix-sept kilometres a vol d'oiseau d'Ain-Telazid. Vingt kilometres le separent de Medeah, mais le terrain devient plus praticable. La capture de deux t)Oupeaux nombreux procure aux hommes un joyeux repas ; le mouton en formait, commede coutume, le principal element '. Le 28 aoLit, a dix heures du matin, la colonne arrivait au nord-estde Medeah, et Changarnier envoyait son aidede camp, le capitaine de Mac Mahon, avertir Duvivier de son arrivee. A son grand etonnement, lorsqu'il se presentait lui-meme devant la porte de la ville, celle-ci etait toujours fermee. « Est-ce done ici le chateau de la Belle au bois dormant? s'ecrie en riant le general. — Pas tout a fait, mon general, repond Mac Mahon, car je cause a travers le trou de la serrure avec des otficiers foil impatients de nous voir. Des que la colonne a ete signalee, le general Duvivier a donne les ordres les plus severes pour interdire a la garnison toute communication avec nos trou- pes. Vous entrerez dans la ville, mais vous y entrerez seul ! ■ — Nous verrons bien, riposte Changarnier. En attendant, continuez d'etancher la soif de nouvelles de ces pauvres reclus. » Apres quelques minutes la porte s'ouvrait enfiu devant Duvivier jouant toujours « au siege de Genes » . ' Apres les prises de lrou|ieaux, Cliaiifjarnier faisait distribner iminodiate- ment aux troupes les moutons captures. Aiissi, lorsqu'une affaire deveiiait chaude, ou bien si Cbanjjarnier siirvenait penilant le coinl)at, les soldats avaient pris I'habitiide de s'ecrier : « Ca sent le mouton! ca sent le inoiiton! » Pins tard, pendant les journees d'insurrection de Paris, quand le jjcneral paraissait, les homines repetaicnt la mcme exclamation. MEBTEAH. 60 « Vous etes le bienvenu, mon cher general, dit-il, mais vous savez qu'une place assiegee ne doit avoir aiicune relation avec Texte'rieur ! — Quand toutes les nouvelles sont bonnes, lennemi a seal interet a en priver la garnison. J'ai le plus grand de'sir de ne pas vous contrarier, mais je vous amene cent quatre-vingts hommes, dont le marechal renforce vos troupes, etil sera diffi- cile de leur tenir la bouclie close ! " Les ordres bizarres de Duvivier ne furent guere observes ; les communications ne tarderent pas a etre completes entre la colonne de Changarnier et la garnison, fort re'duite par la surpnse du 3 aout, ou elle avait perdu un quart de son effectif. Afin de remplir entierement sa mission, Changarnier visita en detail les naagasins, I'bopital, les fortifications, les casernes, et put constater Texcellente direction de Duvivier sur tons ces points. Le 29, a deux heures du matin, au moment ou le general se disposaiL a reprendre la route de Blidah, cette fois par le col de Mouzaia, Duvivier lui apporta ses depeches. Quand il vitles troupes prendre le chemin du felebre Teniah, il repeta qn'un bon passage devait exister la ou Changarnier I'avait cherche la veille, puis il ajouta : « Je regrette que vous n'ayez pas visite notre telegraphe ! » La reflexion etait imprudente, elle ne prenait pas Changar- nier au depourvu ; tirant un papier de sa poche, il repliqua : « Voici ce qu'on m'a remis hier au soir en rentrant au bivouac. C'est ia lettre du lieutenant-colonel commandant le genie de ma colonne qui, me rendant compte de la visite de la redoute n° 5, au centre de laquelle s'eleve le telegraphe, termine en disant : « Nous avons constate qu'a I'oeil nu on voit « dislinctement toutes les parties du telegraphe d'Ain-Telazid, « et qu'avec les lunettes, la correspondance serait facile et « assure'e. Je n'ai pas pu faire passer la depeche par laquelle u vous m'aviez recommande d'annoncer au gouverneur I'ar- « rivee de la colonne, parce que les employes redacteurs sont « en ville. » Satisfait de ce trait malin, Changarnier serre les mains de Duvivier, saute a cheval et prend le galop. 70 CHANGARNIER. L'ennemi avait ete promptement averti de notre marclie ; il nous attendail deja au bois des Oliviers. Quelques centaines de Kabyles suivaient rarriere-garde, mais le {jeneral avait fait occuper les positions importantes, et lor^qu'il arriva a vinf^t- cinq minutes du col, il prit ses mesures ])Our provoquer Tat- taque des Arabes. II gagne la queue de la coloniie, il detache sept cent quatre-vingts hommes, en laisse cent vingt en reserve, et masse le reste pres des mines de cuivre. A ce moment, les repruliers sortent du bois des Oliviers. Changarnier rappelle sesderniers tirailleurs; l'ennemi, croyant a une retraite preci- pitee, accourt en battant la charge ; a un detour de la route, il se trouve soudain a trois pas du detachement, qui s'elance sur lui a la baionnelte, le bouscule, le refoule au dela du bois des Oliviers, et lui tue plus de cent fantassins. Conduisant lui-meme la charge au milieu des rangs ennemis, le general s'etait vu tout a coup saisi a la jambe par un regulier : « Grace, mon colonel Ghangarnier, je suis votre ancien sapeur Danel! criait-il. — Qu'pn ne lui fasse pas de ma! ! » dit Ghangarnier en continuant la poursuite. Le soir meme, au bivouac sur la Ghiffa, ilreconnaissaitce de- serteur qui avait rejoint Abd-el-Kader depuis le 10 mars, apres avoir dissipe une petite somme confiee par ses camarades pour acheter des provisions. Danel fournit au general des rensei- gnements qui prouvaient la gravite des pertes subies par I'emir dans cette rude campagne et Taffaiblissement de ses forces regulieres. En rentranta Blidah, ou il parvintle 30aout dans la matinee, Ghangarnier trouva le marechal fort satisfait, sinon d'apprendre qu'il ne fallait plus penser a la route tant souhaitee, du moins du succes vigoureux qui avait marque la fin de Toperation. II n'eut pas de peine a obtenir la grace de Danel. La campagne d'ete se terminait sans assez decourager l'en- nemi pour le forcer au repos. Ge fut encore a Ghangarnier que revint I'honneur de lui infliger une le^on. Le general s'etait rendu a une invitation du marechal Valee, qui lui avait offert Thospitalite a Alger, et le general EXPK.niTION OK KARA-MrSTAr'IIA. 71 Schramm avait profite de sa presence pour lui deieguer plusieurs des re'(}iments dont il devait passer I'inspec- tion. Le 13 septembre, pendant qu'il s'acquittait de cette mission, un message du gouverneur lui parvient, I'invitant a se rendre sur-le-champ aupres de lui. Celui-ci lui donne con- naissance de la depeche, expediee le matin meme de Fon- douck; le colonel du 58* I'informaitque Ben-Salem etaita Kara- Mustapha, a la tete de trois mille Kabyles, deux mille cavaliers des tribus, trois escadrons rouges et unbataillon de reguliers, et que la garnison du blockhaus, deja cerne, etait menacee d'une reddition. S'etonnant que le colonel du 58' souffrit un tel voisinage, le marechal charge Changarnier de chasser promptement Ben-Salem, etlui offred'organiser sur-le-champ une coloune importante. En vue de prevenir la fuite des Arabes sans combat dans les hautes montagnes dont ils etaient a proximite, le general pro- pose d'envoyer imme'diatement au commandant Le Flo I'ordre d'amener son bataillon de zouaves du camp de Ber-Kadem a la Maison-Carree, ou il serait rejoint par le bataillon de tirail- leurs du camp de Kouba, dont ces troupes releveraient la garnison. II lui demande de faire avertir sur-le-champ la batterie de montagne, la compagnie du genie et I'ambulance de Mustapha-Pacha, les escadrons de chasseurs d'Afrique d'llussein-Dey, qu'a deux beures ils seront inspecte's par Changarnier. II explique qu'en arrivant il les mettra lui- meme en marche, s'adjoindra, a son passage, la garnison de la Maison-Carree, oii il prendra des vivres, et sera ainsi, sans donner Teveil, en mesure de surprendre Ben-Salem. Le gou- verneur approuve ces dispositions, les ordres sont rapidement expedies, et Changarnier quitte Alger, accompagne de MM. de Mac Mahon et Pourcet, suivis de trois chasseurs, tous trois en tenue de promenade. A huit heures du soir, il avait rallie ses troupes et prenait la tete de sa colonne' ; evitant les vedettes postees par Ben-Salem pour surveiller les directions d'Alger ' Elle se composail, en outre de la section du {»enip, de celle de rambu- lance, de mille trois cent vingt homines, de trois cent qnatre-vingts cavaliers et de quatre obusiers de montafjiie. •7-2 CHAN CM! MET.. et de Fondouck, il atteignait, avant le lever du jour, les col- lines de Kara-Mustapha. A ce moment, il detache le commandant Le Flo avec trois cents zouaves sur la route de la vallee du Boudouaou, avec I'ordre d'aborder le camp })ar son revers est, tandis que la cavalerie, placee sur le meme point, y attendra les fuvards pour les sabrer. Lui-meme divise sa troupe en deux colonnes marcbant parallelement et s'avance sur le camp. 11 n'en etait pas a cent metres que les coups de fusil de signal des Arabes se font entendre ; aussitot il ordonne la cbarge, s'empare du camp, garde par un groupe d'une vingtaine d'hommes, le depasse et culbute Ben-Salem , qui se retire avec soixante Kabvles et un bataillon regulier. Au commandement : « La charge a la baio»nette ! » Telan est general et les hommess'elancent dans les fosses. Les Arabes n'osent pas tenir; deux cents reguliers, six cents Kabvles, sautent par-dessus les parapets et s'enfuient par les ravins. Mais la deuxieme colonne les arrete et les rejette dans les broussailles, ou une vive fusillade endetruit un grand nombre. Lekalifa', surpris, s'enfuiten chemise sur un cheval nu, aban- donnant un butin important en amies et en objets de toutes sortes, parmi lesquels son cachet et sa longue-vue. Pendant ce temps, les obusiers avaient dispeise le rassemblement de Kabvles qui cernaient le blockhaus. A ce moment les rayons du soleil levant eclairent les lignes de la cavalerie arabe accou- rue dun camp voisin par la vallee ; la troisieme colonne d'in- fanterie arrete son mouvement. }^Iais sur I'autre rive du Bou- douaou apparaissent a ce moment quinze cents hommes des tribus et un fort escadron rouge. Le general court a toute bride a sa cavalerie, fait reconnaitre les passages de la riviere et s'elance a sa tete, flanque a gauche par les zouaves, a droite par les tirailleurs. Pour traverser les rives escarpees de I'Oued-Boudouaou, le passage est si difficile qu'il faut defiler par un. Enfin la riviere est franchie ; Ghangarnier, couvrant sa gauche par un de ses 1 Pendant la fjuerre d'Oiient, Ben-Salem offrit ses services an Sultan, qui le nomma Pacha et lui donna un commandement en Anatolie. KXPEDITION l)V. KARA-M( STAPHA. 73 escadrons, sa droite par sa premiere colonne, ordonne a la deuxieme de marcher a I'ennemi, qu'il charge lui-meme a la tete de deux escadrons. Galopant a cinquante metres en avant avec le colonel Tortas, du 1" chasseurs, et le capitaine de Mac Mahon, son aide de camp, il renverse tout devant lui, hrise en deux trongons la ligne arabe, puis, soutenu avec un incom- parable elan par I'infanterie, il les disperse apres une vioou- reuse poursuite. A Tinstant on il arrivait au-dessus du mamelon au milieu d'une quarantaine de cavaliers qui fuvaient a pied, abandonnant leurs chevaux, Fun d'eux s'arrete tout a coup a I'abri dun rocher, epaule son long fusil et couche en joue le capitaine de Mac Mahon. Celui-ci s'efface et attend sans sour- ciller; apres avoir vise pendant une minute, I'Arabe presse la detente, mais le fusil rate. « Voyez, je tremblais pour vous » , dit a son aide de camp le general, pale d'inquietude. Un peu plus loin, Ghangarnier est vise a moins de vingt pas par un Arabe ; nul moven d'eviter la balle : il le regarde avec un sourire ; le projectile passe en sif- flant sans I'atteindre. Pres de cinquante ans plus tard, le mare- chal de Mac Mahon citait ce trait en exemple de la bonte affectueuse de Changarnier, anxieux quand le danger mena- Qait un autre, d'une intrepide indifference lorsque sa propre vie etait en jeu. L'ennemi ne tenta pas de se reformer et disparut dans les montagnes. II laissait sur le terrain pres de cent cinquante morts, un grand nombre d'armes, de chevaux et de bagages; de notre cote', nousn'avions perdu qu'une vingtaine d'honimes. A la fin de la charge, Changarnier eut son chevaltue sous lui. Apres avoir visite le blockhaus et partage' la joie de sa garnison delivree, le general se dirigea sur Fondouck, ou il arriva a trois heures. II re^ut les felicitations du colonel du 58% dont les inquietudes avaient determine cette heureuse operation : le soir meme, il rentrait a Alger et mettait pied a terre devant le palais du gouverneur, que son subit retour alarma tout d'abord. Son anxiete eclatait dans son regard, mais elle fit place a une vive satisfaction quand il connut le succes si promptement obtenu. 74 CIIA.NGARNIKli. On a pu d'ailleurs deja remarquer que si la rapidite dans la conception etdans I'execution etait un des caracteres saillants du talent militaire de Chauyarnier, il se distinj^^uait encore par la variete des moyens, la diversite dans lordre de marclie ou d'attaque des colonnes, I'art de tirer parti du terrain et des circonstances loujours si mobiles de la guerre, I'imprevu dans le mtsniement des troupes. Ges qualites si essentielles dans un chef n'e'taient pas seulement la consequence de la nettete et de la decision de son esprit, elles etaient le resultat de perseverantes etudes dues a Fapplication incessante d'une methode pratique. Gelle-ci avait son origine dans un conseil tres judicieux qu'il avait regu pendant la campagned'Espagne, en 1823. (1 Quand, a la tete de votre troupe ou autrement, lui avait dit un officier general, vous arriverez en face d'un terrain accidente, ne manquez jamais de I'etudier mentalement et de vous rendre un compte precis de ce que vous auriez a faire pour Tattaquer ou pour le defendre. Lorsque votre esprit se sera ainsi suffisamment exerce et aura acquis a cet egard une complete assurance, comptez que vous aurez tourne les difficultes les plus grandes de notre metier, et si, comme je le pense, vous avez un coup d'oeil militaire juste, vous serez dans les meilleures conditions pour les surmonter. » Le general n'avait jamais cesse de mettre en pratique cet avis si simple et si ingenieux ; c'est par son exercice constant et repete qu'il trouva la dexterite et la fecondite de ressources auxquelles il dut la plupart de ses succes. Le marechal Valee estimait avec raison qu'on ne le prenait jamais au depourvu. Aussi, pendant que Ghangarnier ache- vait, en rayonnant autour d' Alger, I'inspection deleguee par le general Schramm, le gouverneur avait-il souvent recours a ses conseils, non seulement pour les affaires de la colonic, mais encore pour la preparation des operations interrompues afin de donner a I'armee un repos que ses pertes et ses fatigues avaient rendu urgent. Au cours dun de ces entretiens, le general emit i'idee que la garnison de Milianah, hien qu'abondamment pourvue de EXPEDITION HE MILIANAH. 75 vivres, etait dans un trop proche voisinage de rennemi pour qu'il ne fut pas necessaire d'y envoyer une colonne. L'ab- sence de nouvelles se prolongeant, le marechal paraissait deja decide a y envover Chaiifjarnier, lorsque arriva le :28 sep- tembre, a Alger, un emissaire de Milianah charge de faire connaitre au gouverneur la situation tres critique du lieu- tenant-colonel d'lllens. La mission de le secourir revint encore a Changarnier. 11 n'y avait pas un instant a perdre pour prevenir un desastre. Le general renonce a prendre le temps necessaire pour reunir des forces plus nombreuses, et le meme jour il regagne Blidah. II apprend alors qu'Abd-el-Kader etait arrive au confluent de lOued-Djer et de TOued-Adelia, a egale distance de Milianah et du col de Mouzaia. Convaincu que Temir ne manquerait pas d'etre averti de sa marche, il use d'un stratageme pour le tromper sur sa direction. II appelle aupres de lui les principaux de la ville, et, au milieu de diverses explications d'affaires administratives , il leur avoue en secret qu il se rend, non pas a Milianah, comme on Tavait annonce, mais a Medeah. En meme temps, il donne Tordre au receveur de la poste de lui faire remettre les correspondances a destination de Medeah. Le lendemain matin, une heure avant le moment fixe pour le depart, il se rend seul a la poste, donne I'ordre de reunir en paquet les lettres adressees non a Medeah, mais a Milianah, avertit qu'il les fera prendre a Tinstant du depart, ferme a double tour la porte du bureau, et met la clef dans sa poche. Le capitaine Pourcet vint au moment dit recevoir les sacs de depeches, et le general, cherchant a prolonger I'er- reur repandue a dessein, bivouaque le meme jour a Haouch-Mouzaia, dans la direction du col. La, il fait con- naitre le veritable but de Texpedition, cache jusqu'a ce moment meme a son etat-major. La colonne ', laissant le ' Elle se composait de troi,> faibles bataillons tires des 48', 24* de ligne et 17'' It'gcr, du regiment des zouaves, quatre cents chasseurs, deux comparjnies du genie et une liatterie de montagne. Le convoi ccjmprenait plus de deux cents niulets. 76 CHANGARNIER. Teniah au sud, se porte vers Touest dans la direction du terri- toire des Beni-Menad, ohservee sur ses flancs par des groupes de cavaliers et de Kabyles, qui n'essayent pas d'abord de I'aborder. Mais lorsqu'elle atteint dans les nionta^nes le defile de Gheba-el-Keta, I'ennemi re> Le 4 avril, trois bataillons de Tautre brigade vinrent occu- per les positions entre le bois des Oliviers et le col; le convoi s'engagea sur les pentes, suivi paries troupes de Chan- garnier. A cinq ou six cents metres du bois des Oliviers, celui-ci trouva la cavalerie ennemie rangee en bataille sur la route de Medeab, tandis que les bauteurs de la rive gauche de la Ghiffa etaient couvertes par les Kabyles. Le general donne aussitot Tordre au 48' de deployer en avant de son front une double ligne de tirailleui'S bien embusques. Ce mouvement assure a la colonne le temps necessaire pour penetrer assez en avant dans le defile et n'etre pas embarrasse'e par le convoi. Au moment ou ce regiment s'ebranle pour quitter le bois, un bataillon de reguliers essave de francbir la Ghiffa au- dessus du teri'ain decouvert qui relie le bois au defile. Son but est de nous tourner par notre gauche et d'arriver a un som- met qui domine toute la route jusqu'au plateau des mines de cuivre ; mais il trouve le contrefort qui longe la rive droite deja occupe. Le 48' pent done penetrer dans le defile, oii il se masse pour en couvrir aussitot la gorge par ses tirailleurs. Cependant, la cavalerie arabe avait fait irruption dans le bois, quelle avait envahi tout entier, sans osertoutefois en depasser la lisiere; I'infanterie dirigeait sur nos hommes un feu tres vif, mais peu meurtrier. L'attaque ne se prononcant pas da vantage, Ghangarnier fait mettre en batterie une section dont le feu, soutenu par celui de deux compagnies dont il avait renforce la ligne des tirailleurs, inflige a Tennemi des pertes sensibles. Celui-ci se decide alors a se replier derriere les cretes du mouvement de terrain par lequel il avait tente de se porter en avant. La berge gauche du ravin etant d'un acces trop difficile pour en risquer le passage sans perdre beaucoup de monde, I'arriere-garde continue sa marche ; mais de la vallee du Bou-Roumi debouchent de nouvelles troupes d'infanterie 88 CHANGARMER. reguliere et de Kabyles qui se jetteiit dans les ravins infe- rieurs aboutissant a la route; de ce point, le tir ennenii mena^ait de nous etre tres funeste. Un mouvement rapide pour les tourner sur leur jjaucbe, pendant qu'un bataillon du 4-8' marche sur leur front et les met en fuite. Un peu plus loin, Bu(jeaud leur faisait couper la reiraite par le SS' et les gendarmes maures, tandis que Cbanjjarnier lancait centre eux ^uatre compa.;;nies du 48% en tete desqueiles cliargerent le lieutenant-colonel Despinoy, cbef d'etat-major de la V' di- vision, le capitaine de La Tour du Pin, aide de camp du {general, et le capitaine Roger, son officier d'ordon- nance. Cette attaque, que soutint tres a propos celle des gen- darmes maures, eut un excellent effet, et Tennemi fut iort maltraite. A ce moment, les premieres forces engagees par les Arabes, croyant I'arriere-garde tres aflaiblie par le deta- chement qui avait concouru a la manoeuvre de Bugeaud, tra- verserent tout a coup le ravin et s'elancerent sur elle au pas de course; mais un demi- bataillon du 48% conduit par le commandant Brunet, les rejette promptement au dela du ravin, qu'ils joncherent de leurs cadavres. Le feu de I'artil- lerie faisait en meme temps evacuer le bois, et le combat ne tardait pas a cesser sur tous les j)oints. A midi, les troupes etaient massees au col. Cette rencontre nous cnuta huit bommes tue's et qnatre- vingts blesses, dont sept otficiers. De ce nombre etait Cban- garnier. Au debut de Taction, il avait ete frappe a Tomoplate gauche d'une balle tiree de tres pres. La blessure parut d'abord des plus graves. « Pressez-vous, cber docteur, dit-il au cbirurgien; Taffaire continue, et j'ai encore des ordres a donner! » Peu d instants apres avoir extrait la balle et sonde la plaie, le medecin s'ecria : « Dans deux mois, vous pour- rez remonter a cbeval; la premiere lame de Tos est ru- dement lesee. — J'y serai plus tot » , repliqua le general, qui, le bras en ecbarpe, se remeltait assez peniblement en selle. Le 5 avril, le second convoi fut introdiiit a Medeali, et. MFDEAII. 89 le S, le corps expeditionnaire rentrait a Blidah sans supporter d'autre enjja^jement. Pendant ce temps, le general Duvivier s'etait efforce de de- couvrir sa fameuse route d'Ain-Talazid a Medeah en dehors du col. II s'e'tait engage dans une direction parallele a celle suivie |)ar Changarnier le 27 aont precedent, niais il avait rencontre iin terrain tout aussi dechire d'obstacles. Attaque par les Kabvles, il ne se frava le passage qu'en perdant beaucoup de monde; il mit dix-huit heures de plus que Changarnier a gagner Medeah. Quand il y rencontra le gouverneur, celui-ci lui fit un accueil des plus severes et lui exprima un blame presque brutal. La violence des termes, leur injustice bles- serent profondement Duvivier, qui prit le parti de demander son retour en France. Bugeaud se complaisait a revenir sur cet e'chec et a exhaler des plaintes ameres. L n jour, en presence de plusieurs gene- raux. il sen faisait recommencer le recit pour la vingtieme tois par Bedeau, qui y avait pris part, lorsque tout a coup, se tournant vers Changarnier : « Et ce diable de ge'neral Changarnier, qui nous a laisse faire cette equipee! s'ecria-t-il, moitie plaisantant. — Ne vous genez pas, mon general, repliqua celui-ci en riant; dites que je Tai conseillee. Quoique vous n'avez pas voulu lire mon rapport confidentiel au marechal Valee, vous savez bien que j'ai prefere revenir par le col, qui ne passe pas pour commode ! — Moi, a votre place, interrompit Baraguey d'Hilliers, je serais revenu par le meme chemin, quand j'aurais ete sur d'y rester avec tout mon monde ! — Vous paraissez ne pas comprendre, riposia Changarnier, qu'avant assez vu pour faire un rapport concluant, ma mis- sion etait remplie. J ai ramene mes troupes, je leur ai procure' un beau succes; je suis revenu sain et sauf, et Tarmee en a ete bien aise. Vous, vous y seriez reste, et elle n'en aurait peut-etre pas ete fachee ! » Une explosion de rires, auxquels Baraguev d'Hilliers ne prit aucune part, accueillit ces paroles. 90 CIIANGAIINIER. La blessure de Changarnier ne devait avoir d'autres suites que les ennuis d'une convalescence, mais elle excita une vive sympathie. « Tous ceux qui s'interessent a vous, et le nombre en est grand, ont ete vivement inquiets, lui mandait le colonel Drolenvaux , et, pour moi qui vous connais, le fait d'etre remonte a cheval et d'avoir continue le commandement ne me rassurait que tres mediocrement. » « II ne me suffit pas de me feliciter avec toute Tarmee, lui ecrivit le due d'Orleans, de vous savoir echappe encore uue fois a I'un de ces dangers auxquels, selon la belle expression du poete, « on mesurera votre gloire », il taut encore que je vous disc tout ce que j'ai eprouve en apprenant la blessure que vous venez de recevoir. Je soubaite et j'espere pour vous, pour nous, pour cette Afrique que j'aime tant, que bientot il ne vous restera plus de vos souffrances d'autre souvenir que celui d'un service de plus rendu a votre pays. » Changarnier etait a peine remis lorsque commencja, le 26 avril, I'operation du ravitaillement de INIilianab. 11 re<;ut le commandement d'une brigade de la division de M. le due de Nemours, tandis que le general Baraguey d'Hilliers etait place a la tete de la deuxieme division. Les operations par lesquelles debutait le nouveau gouver- neur general repondaient certainement aux necessites de la situation, mais elles constituaient avant tout I'essai de son systeme, c'est-a-dire les marches repetees des colonnes, tantot se relayant les unes les autres, d'autres lois combinant leurs mouvements et s'appuyant entre elles; escortant des convois et accomplissant en meme temps des mouvements offensifs pour reprimer ou pour chatier les tribus, explorant sans cesse le pays, ne cessant pas d'affirmer la presence et la domination de la France, inquietant partout Tennemi et ne lui laissant pas de relache. Nous verrons que cette method e presentait des avantages, mais aussi des defauts. Souvent, en effet, quand le vent du desert venait a peine d'effacer les traces de notre passage, les intrigues, les promesses ou les menaces de MILIANAH. 91 Temir et de ses partisans ebranlaient le fragile edifice d'une soumission sincere a Iheure seulement oil les tribus y avaient ete contraintes par la force. Si tout n'etait pas alors a recom- mencer, de nouveaux efforts, des demonstrations reiterees, d'autres combats devenaient necessaires. Le 26 avril , le corps expeditionnaire fort de seize mille bommes quittait Blidab ' ; il introduisit d'abord un convoi le 29 a Medeab. Au col de la Mouzaia, ou I'affaire avail ete assez cbaude a la precedente expedition, les Kabyles parurent de nouveau, mais n'oserent pas attaquer et se bornerenta obser- ver. On allait bientot les trouver reunis en masses non loin de Milianah. Le 2 mai, en arrivant a dix heures du matin a I'entree du defile qui conduit a la ville, six mille cavaliers se montrerent pres du Chelif. Les dispositions prises par la deuxieme division ayant ete mal assurees sur les bauteurs de la rive droite, les Kabyles, toujours prompts a reconnaitre un point mal garde, se precipiterent sur le flanc du convoi et y jeterent le desordre. II en resulta un retard considerable, et le tlecbargement, au lieu d'etre ope're en trois heures en des circonstances bien autrement difficiles sous la direction de Gbangarnier, fut si lent que les derniers mulcts ne sortirent de Milianah qu'apres minuit. Le gouverneur esperait attirer Tennemi, le lendemain 3 mai, au pied des escarpements de la place ou le succes aurait ete certain, si Abd-el-Kader avait eu la maladresse de I'y suivre. Bugeaud, confiant dans Tefficacite de son stratageme, avait compte entrainer les troupes de I'emir entre Milianah et la deuxieme division. Gelle-ci, appuyee de deux escadrons, gardait a deux kilometres de la ville les hauteurs qui dominent la rive droite du ruisseau. En face du gouverneur, a deux portees de fusil, se tenaient par petits groupes cinq a six cents __ ' T,a I'''" division, commandee par le due de iNemours avant sous ses ordrcs Changarnier, comprenait les 2V, 48'' de ligne el ie 17* leger du colonel Hedi^au ; la 2'', commandee par Barajjuev d'Hilliers, etait composee d'un hataillon du 26', un haiaillon du SS*", les zouaves, le 2' Ijataillon d'Afrique. Les 1"^ et 4' de chasseurs d'Alrique, les tirailleurs ai{]eriens, les fjendarmes maures, les {jen- darmes fraiicais, Ic detachemenl du {;enie, etsix pieces de monta{;ne formaient la reserve. 92 CIIANGAIiMEIi. Kahyles ; derriere eux, a une assez g^rande distance, quinze cents re^uliers occupaient le contrefort le plus eleve du Zaccar. La premiere division, char{jee de defendre Tentree du defile et plus des deux tiers de ses ber(;es, avait place un bataillon du 124% aux ordres du colonel Gentil, derriere un piton de \n chaine longeaut la rive droite de rOued-Boueytoum, se reliant ainsi a la deuxieme division. A quatre cents metres de ce piton, derriere un autre repli de terrain, etait un bataillon du 58% commande par le colonel Van Edde(;liem, convert par une double ligne de tirailleurs. En arriere du col qui relie ce point au manielon plus rapproche de la plaine se trouvaient huit cents hommes de cavalerie en colonne serree par esca- drons; a leur gauche, quatre compagnies du 24* aux ordres du due d'Aumale s'appuyaient au mamelon que couronnait le 2' bataillon d'Afrique. Le bataillon du genie occupait sur Farete gauche le mamelon correspondant au precedent ; enfin quatre compagnies du i24* fermaient la gorge au fond de laquelle le convoi reposait en surete. Le 48' de ligne gardait la clef des positions de la rive gau- che. Vers midi, le bruit de la fusillade venantdu point on se tenait le gouverneur arnvaita (jhangarnier; il apercevait en meme temps la marche de la cavalerie ennemie sur sa gauche, pendant qu'une colonne de pres de quatre mille Kabyles s'a- van^.ait sur les positions defendues par le !"■ bataillon du 24° et celui du 58'. Le feu des tirailleurs du 24" se ralentissait par leur marche. G'etait le moment de se conformer aux instruc- tions du gouverneur, qui avait reconimande de prendre une vigoureuse offensive contre le flanc droit de I'ennemi, dans le cas ou il nous attaquerait sur nos derrieres ou sur notre flanc gauche, Le 24' et le 68' s'elancerent aussitot a la baionnette, renversant tout sur leur passage , diriges par le due de Nemours et par Changarnier, constamment en avant des tirailleurs du 58'. Ces bataillons franchirent successivement deux ravins, jalonnant leur route de nombreux cadavres. Devauit eux fuyaient plusienrs milliers de Kabyles, presen- tant a leurs coups des masses compactes, mais devenues MI LI AN AH 93 inertes. Pendant ce temps, le due d'Aumale contient par des dispositions bien calculees la cavalerie aralje, qui me- nace notre flanc {jauclie et le convoi; deux pelotons du P' chasseurs, conduits par le colonel de Bourgon, traversent un terrain et un ravin extremement difHciles, poursuivent I'ennemi et achevent la victoire. Leur charge est si impe- tueuse que le colonel de Bourgon, les capitaines de La Tour du Pin, Boyer, de Gotte, de Vernon et Roger, le lieu- tenant d'etat-major Baoul, — ce dernier blesse dans un combat corps a corps avee trois cavaliers, — se trouvent durant quelques moments confondus dans la melee au milieu de plusieurs centaines d'Arabes, tant a pied qu'a cheval. Le succes de celte vigoureuse offensive des troupes de toutes armes fut tel, qu'avec une rapidite presque inexpli- cable, cavaliers et fantassins disparurent de la montagne et de la vallee. Vingt minutes apres la fin du mouvement de la premiere division, ai'rivait a sa droite un escadron du 4' chasseurs qui, des le matin, avail marche sous les ordres du gouverneur. II etait suivi des gendarmes maures. Les cavaliers achevaient a peine de detruire un groupe de Kabyles qui s'etaient eboules au fond d'un ravin, que survenaient les bataillons du general en chef forme's en echelons. La deuxieme division n'avait eu aucun engagement a soutenir, et I'ennemi, que son instinct de la guerre avait averti du piege, au lieu de la suivre dans la vallee de TOued-Boutan , entre Milianah et les positions qu'elle occupait, avait tente son effort sur notre gauche, qu'il supposait mal preparee a le recevoir. La deception de Bugeaud futgrando, et il ne put pas resister a en temoigner sa mauvaise humeur. Le soir meme, au bivouac de Sidi-Abd-el-Kader, il reunit les generaux, les colonels, I'in- tendant, le chirurgien principal, pour les ordres du lende- main. Retenu par une indisposition, le due de Nemours avait charge Ghangarnier de presenter ses excuses au gouverneur. Le cercle forme, Bugeaud annon<;;.a son intention de discuter les operations de la journee. 94 CHANGAHNIF.R. « deux qui ne sauraient pas reconiiaitre les lautes com- mises, dit-il en maniere de preambule, et se preparer a faire mieux dans I'avenir, seraient semblables a ce mulet du grand Frederic qui, apres avoir fait dix campagnes, n'etait encore que mulet '. » 11 declara tout d'abord que la premiere division, par un mouvement intempestif, avait empecbe une grande victoire ; il expliqua le plan qu'il avait con<;;.u pour attii'er I'ennemi entre Milianah et les forces qu'il avait gardees sous sa direc- tion personnelle, affirma que la faute commise resultait d'une absence de coup d'teil, de sang-froid et d'intelligence de la guerre : « Une demi-heure de patience intelligente de plus, s'ecria-t-il en terminant, et, au lieu d'un succes incomplet, nous en aurions eu un tres grand. » Directement mis en cause en Tabsence du due de Nemours, Changarnier refuta courtoisement point par point les reproches du general en cbef. II lui rappela que, sur les dix bataillons de la premiere division, sept avaient ete appeles par le gou- verneur sous ses ordres directs ; il representa que Tennemi etait incapable de commettre la faute irreparable de venir engager directement la lutte centre des forces plus que quadruples des siennes, et de descendre dans le defile entre Milianah et les positions occupees; il ne craignit pas de dire que les pertes des Arabes eussent ete beaucoup plus importantes si le gou- verneur les avait fait attaquer de flanc quand le due de Nemours les abordait de front, au moment ou ils arrivaient en masses compactes aux bords de I'entonnoir ou le convoi et la cavalerie s'etaient abrites. " G'est bien vrai, interrompit le colonel Ivorte, j'etais nionte a pied a quelques pas du general Changarnier, et je puis attester que, sans la charge executee par les deux bataillons, toute la cavalerie eut ete perdue. — Mais, reprit Bugeaud, je I'avais mise a la place on le general Changarnier I'avait toujours postee aux precedents combats devant Milianah. ' Le tiriot ii'est pas de Frederic II, iiiais du prince Eugene. TITTEI'.Y. 95 — C'est vrai, monsieur le gouverneur, rcpliqua le general, et celte place est la plus convenable, a la condition qu'on en defendra les abords. » Bugeaud balbutia quelques mots sur son intention d'instruire et non d'offenser, donna sommairement ses instructions, et les assistants se retirerent, confondus et mecontents du langage qu'ils avaient entendu. Le lendemain et le surlendemain, comme le corps expedi- tionnaire s'etait avance jusqu'au Chelif pour en remonter ensuite la rive gauche, il rencontrait encore la cavalerie arabe ; elle etait embarrassee dans sa marche par d'immenses trou- peaux qu'accompagnait une nombreuse population. Quelques coups de fusil tires a la tete de la colonne firent croire un instant qu'ils seraient suivis d'un engagement de quelque importance, mais une charge de notre cavalerie entraina la fuite de I'ennemi, qui laissa enire nos mains une centaine de prisonniers et j)lus de mille boeufs. L'armee continua sur Blidah; elle y arriva le 9 mai, sans que Toccasion d'un combat vint satisfaire I'impatience des troupes et celle du gouverneur, qui avait partout sur son passage inaugure son systemede destruction methodique. Les arbresfruitiers coupes, les moissons brulees, les silos vides, tout ce que nos colonnes rencontraient etait d'avance condamne. II y avait loin de la aux conceptions qui avaient inspire le negociateur du traite de la Tafna : c etait la guerre sans merci, sans pitie. S'il etait une excuse dans ces pratiques trop rapprochees de la barba- ric, c'etait I'irritation causee par les resistances que plus de dix annees d'efforts, de luttes et de sacrifices n'avaient pas pu re'duire. Ense et aratro, avait dit le general Bugeaud. Pour ses debuts, sa charrue n'etait pas celle de la fer- tilite'. Des mines partout par la mine, par la pioche ou par le feu, tels furent les seuls resultats appreciables des operations auxquelles le general Changarnier prit part avec le general Baraguey d'Hilliers, qui commandait la colonne, dans la province de Tittery, du 18 maiau 2 juin. De Me'deah a Boghar, a Thaza, qui furent successivement detruits, ils pousserent sur 96 CEIANGARNIF.r.. Milianah par la vallee de I'Oued-Deurdeur '. Des fails sem- blables marquerent les mouvcments que ces generaux recom- mencerent ensemble du (J juin au 2 juillet. Ravitaillaut successivement Medeab et Milianah pour descendre ensuite la vallee du Glielif, ils poursuivirent leur route jusqu'a la plaine des Hadjoutes, n'ayant a soutenir que des engagements de peu d'importance. Ghangarnier se signala cependant par plu- sieurs razzias, ou se fit remarquer son intrepidite habitueile. Depuis sa prise de possession du commandement, Bugeaud avait deja froisse successivement en differentes occasions les generauxdeTarle, son chef d'etat-major,deLamoriciere, Chan- gamier et Duvivier. Malgre sa nature au fond bienveillante, il etaitsouvent emporte par des mouvements de brutalite dont il n etait pas maitre ; il aimait a apprecier devant ses subor- donnes les actes de leurs camarades, n'epargnant pas les epithetes, devenant tout a fait injuste, jugeant alors mal les hommes. Ces incidents blessaient profonde'ment ceux qui s'y trouvaient meles et entravaient constamment Taction du com- mandant en chef. Vers la fin de juillet le gouverneur s'aban- donna avec Gbangarnier, qu'il avait fait appeler a Alger, a une critique tres vive des actes de tous les autres generaux. Puis, voulant effacer le souvenir de ses precedentes boutades, il temoigna au general la bonne grace la plus affectueuse, lui remit un conge de trois mois et lui promit qu'en son absence il ne se ferait rien de considerable. Debarque a Marseille le 29 juillet, Changarnier prit sans tarder la route d'Autun. A son passage a Lyon, le bruit de son arrivee s'etant re'pandu, un attroupement considerable se forma pour I'acclamer devant I'hotel ou il etait descendu. La foule prit pour le general un commis voyageur de la plus imposante envergure, au visage traverse de moustaches mena- ^antes. Elle s'obstina a le saluer et a le feter sous le nom du general Changarnier. Le brave homme eut toutes les peines du monde a etablir sa non-identite, pendant que du coin d'une fenetre le veritable general s'amusait de ce spectacle. ' Cliaii{{arnier rei;ut a son retour le brevet de commandeur de la I,P}>ion d'lionneur tjue lui avait coiifere ui)e ordominnce royale du 28 inai. VOYAGE KN FRANCE. 97 A Autun, les manifestations svmpathiques se multijilierent des le jour de son arrivee : serenade, feu d'artifice, visile du conseil municipal, felicitations se succedaient avec un em- pressement et un elan de since'rite qui emurent vivement Ghangarnier. « Je suis de ceux qui supportent plus difficilement le honheur que Tinfortune » , disait-il en avouant les emotions ressenties a cette occasion. Le pays natal est-d autre chose que le coin le plus cher de la patrie elle-meme? Les temoignages qu'on y rencontre sont done capables de remuer plus profondement tous les sentiments genereux; ils avaient fait vibrer violemment ce cceur si sincerement devoue a la France, egalement acces- sible aux affections de la famille; celles-ci constituaient la meilleure joie de ces semaines de repos laborieusement gagne. Un voyage qu'il fit a Paris au commencement du mois de septembre se trouva coincider avec la date d'un banquet africain donne par le Roi a Toccasion de Tarrive'e a Paris du 17" leger, commande par le due d'Aumale. L'invitation que le Roi lui faisait adresser se terminait par ces mots : « La reunion eut ete incomplete si vous, qui parmi lant de braves avez brille par I'eclat de vos services et de vos actions, n'en faisiez partie. » Les svmptomes de de'clin du regime n'avaient pas manque de frapper Tesprit penetrant de Changarnier. II avait pu reconnaitre que, malgre le respect qui entourait la famille royale, les exemples quelle donnait au pavs, la surface e'tait dejatroultlee par la fermentation des passions, Taffaiblissement de Tautorite du ministere et I'impatience generale qu'exaltent souvent les incidents d'une vie parlementaiie tresdeveloppee. II n'etait pas eloigne de penser qu'il aurait lui-meme Toccasion dejouerun role sur cette grande scene, devant des specta- teurs qui ne se contentent pas toujours de siffler les acteurs, et c'est a cet espoir qu il faisait allusion quand il ecrivait : « Je puis etre utile ailleurs qu'aux bords du Chelil. » Pour le moment , son desir etait de retourner sur ces rives, 7 08 CIlA.NGAKMEn. qu'il devait encore si souvent parcourir, et il avalt hate d'aller prendre part a la campagne annoncee pour Fautomne. « Je tiens a arriver pour les premieres operations, ecrivait-il au capitaine de La Tour du Pin , et je desire etre averti assez tot pour me trouver a Theure fixe. Je voudrais debarquer a Alger quarante - huit heures avant de monter a cheval ; je sacrifierai, s'il le taut, avec empressement, une partie de mon conge pour ne pas manquerla plus petite chance de guerre. » Lorsqu'il arrivait a Alger, vers la mi-octobre , Ghangarnier trouvait les operations serieuses engagees par le gouverneur avec le general de Lamoriciere dans la province d'Oran. 11 recevait Tordre de remplacer Baraguey d'Hilliers dans le commandement du corps expeditionnaire de la province d'Alger, dont il prenait possession, le 26 octobre, a Haouch- Mouzaia. Son premier soin fut d'alleger la colonne de tons les hommes malades ou fatigues, qu'il renvoya aux hopitaux et dans les cantonnements, et, le meme jour, il la conduisit, reduite a quatre mille hommes, au plateau du « Dejeuner » . Un surcroit de fatigues malentendues avait rendu ces mesures necessaires pour relever le moral tres decourage des soldats. Informe de cette situation, le marechal Soult ecrivait a Ghangarnier : « J'espere que les sages dispositions que vous avez prises donneront le temps necessaire pour que les troupes de I'expe- dition du general Baraguey d'Hilliers puissent reprendre leurs cantonnements et jouir de quelque repos. Je compte toujours sur les bons services des troupes et sur la surete du pays par- tout ou vous commandez. » Le 25 octobre, le general conduisait un convoi a Medeah ; le 29, le colonel d'Arbouville se mettait en route pour occuper le col, lorsque des fantassins et des cavaliers ennemis, venant des gorges de la haute Chiffa et des pentes du Djebel, appa- rurent. Us semblaient couvrir des colonnes pretes a alta- quer notre arriere -garde. Dissimulant sa cavalerie dans un espace restreint et encadre de mamelons , a peu de distance du bois des Oliviers, Ghangarnier disposa les quatre bataillons qui lui restaient de maniere a les cacher a lennemi et a cou- COMI'.AT DT' -2;) OCTOBf.E. 99 vrir la droite de ses escadrons. Les Arabes s'avan^aient, se prolongeaut par leur droite derriere les hauteurs de la rive gauche du ruisseau, qu'ils se pre'paraient a traverser. Trois a quatre mille Kabyles, suivis d'uu bataiilon de reguHers, com- mandes par Berkani, commenraient a atteindre la berge droite, et Ghangarnier, du poste d'observation qu'il s'etait choisi , surveillait attentivement leur mouvement, lorsqu'il fut averti par le general Bedeau qu'une grosse colonne d'in- fanterie reguliere remontait la vallee de la Chiffa. Ghangarnier se re'cria sur I'invraisemblance de la nouvelle; Bedeau insista, il declara I'avoir Jui-meme nettement reconnue. Ghangarnier modifie alors ses ordres et se porte de sa personne sur la gauche; mais il n'aperijoit aucune force ennemie sur le point ou elle lui avait ete signalee. II tallut done retablir les pre- mieres dispositions et subir un retard regrettable. Le general, a la tete de la cavalerie, culbute les trois cents chevaux qui couvraient le hois des Oliviers; puis, remontant le lit presque desseche de la Ghiffa, il deborde soudainement I'ennemi sur sa droite, pendant qu'une ligne formee par le 10'' et le 3" bataiilon de chasseurs, avec un bataiilon du 24% charge un millierde Kabvles et une centaine de cavaliers, promptement refoules sur les contreforts etroits et escarpe's de la montagne. Mais ceux-ci se debarrassent de leurs armes, escaladenta force d'efforts ces pentes abruptes , atteignent leurs sommets et disparaissent, laissant sur le terrain une centaine de cadavres, un grand nombre d'armes et plus de cinquante chevaux ou mulcts. L'affaire du 29 octobre, qui aurait ete plus meurtriere a I'ennemi sans la meprise qui retarda notre attaque, marqua la soumission complete de cette region de I'Atlas, dont les habi- tants demeurerentdesormais sourds aux appels de I'emir. Elle ' Le 10® bataiilon de chasseurs, signale dans cette journee dans le rapport officiel pour la vijijueur de son attaque, etait commande par le cliet de bataii- lon de Mac Malion, ancien aide de camp de Ghangarnier, auquel il ecrivait pen auparavant : u Les sept cent ciiitjuante hommes que je puis vous presenter sent pleins d'ardeur et de bonne volonte. Sachant les bontes que vous avez pour moi, ces gaillards ont deja la tete montee et s'intituleiit I'avant-garde du "eneral Chani;arnier. " 100 CIIANGARNIER. eut pour temoins deux officiers en mission aupres de Tarmee d'Afrique, le colonel Thierry, prolesseur d'artillerie du due de Montpensier, et le lieutenant-colonel de Chasseloup, aide de camp du ministre de la guerre, qui tous deux avaient charge aux cotes de Changarnier. Apres sa jonction au col avec le colonel d'Arbouville et un bivouac a Haouch-Mouzaia, le general ramenait le corps expeditionnaire, le 30 octobre, a Blidah. Ses troupes etablies dans leurs cantonnements, Changarnier se rendit a Alger, ou I'avait mande le gouverneur, levenu le 10 novembre de sa campagne dans la province d'Oran. Bugeaud mit le genei'al au courant de ses projets pour Tannee 1842; ils discuterent ensemble pendant plusieurs jours les principales donnees des operations, ettous les details qu'elles comportaient. Changarnier etait parfaitement d'accord avec son chef sur les vues qu'il lui exposa ; elles etaient, dans leurs lignes generales, en realite empruntees, pour la plupart, au programme deja arrete I'annce precedente par le marechal Valee et la consequence logique des progres acquis. Avant d'en suivre le developpement, il est juste d'appeler Tattention du lecteur sur cette observation toute d'impartiale equite; elle ne doit en rien diminuer le merite tres grand, assurement, des actes du nouveau gouverneur, tant militairementque civi- lement. De meme qu'il ne serait ni juste, ni exact, de denier au gouvernementde son noble predecesseur les elements de succes legues par lui, il serait encore contraire a la verite historique d'admettre que du commandement de Bugeaud a date I'etablis- sementsolide de notre domination en Afrique. Bugeaud n'a faitquepoursuivre la mise en oeuvre des moyens qu'il trouva tout prepares, en y apportant sa part d'efforts et d'intelligente vigueur. S'il rencontrait des obstacles, tous ne venaient pas de la nature meme des difficultes qu'il avait a vaincre; les moins embarrassants n'etaient pas dans les instruc- tions officielles du ministere. Parmi celles-ci, il faut citer la conception bizarre d'une enceinte continue, sorfe de muraille de la Chine, au moyen de laquelle on pretendait defendre le territoire conquis. Ce projet singulier avait trouve a Paris L'ENCEINTE CONTINUE. 101 des partisans si convaincus, que le general de Berthois fut envoye en Algerie pour en diriger les travaux. Le gouver- neur taxait cette invention de pure absurdite, mais il n'osa pas la repousser categoriquement ; il laissa a I'experience le soin d'en demontrer les immenses fautes pratiques et la complete inanite. Lorsque Changarnier retourna a Blidah, apres les entretiens que nous venons de mentionner, il emportait des instructions pour mettre a la disposition du general de Berthois tons les travailleurs necessaires a son entreprise. Le gouver- neur lui avait egalement ordonne de faire enlever tons les blockliaus, mais le genie se pretait a I'execution de cette mesure avec la mauvaise grace qu'on apporte volontiers a defaire ce qu'on a edifie. « Le genie est bien dur a I'entente quand il s'agit d'en- » lever les blockhaus, e'crivait le gouverneur a Cbangarnier le 7 decembre. Je veux que tous soient enleves, excepte ceux qui paraitront necessaires pour appuyer les troupes au com- mencement du travail, car, des que le fosse est creuse a hau- teur d'appui, ils ne sont plus necessaires. Ges messieurs ne voient-ils pas que si, avant que le systeme complet de gardes en infanterie et en cavalerie puisse etre etabli, j'occupe par un bout une douzaine de blockhaus, je cree non seulement un embarras, un surcroit de service sans aucune utilite, puisque I'ennemi peut passer partout ailleurs, mais je constitue encore un danger que vous comprendrez sans que je I'explique. » Dans les frequentes lettres qu'il adressait a Changarnier, Bugeaud entrait dans les details les plus minutieux avec un soin souvent exagere ; en meme temps il le tenait au courant de toutes les nouvelles qu'il recevait des provinces d'Oran et de Constantine. Nous avons sous les yeux cette volumi- neuse correspondance, qui demeura egalement active jus- qu'au moment oil le general quitta I'Afrique, en ete 1843. Elle temoigne d'une vigilance incessante et nous montre dans son vrai jour ce qu'on peut appeler « la maniere « du gou- verneur, son extreme bon sens, son energie, sa volonte' ferme et reflechie, mais aussi son agitation et ses recommandations fatigantes pour des hommes d'initiative. 102 CHANGAHMEr,. Pendant les mois de novemhre et de decembre, (ihangar- nier executa de Blidah, on il avait son quartier general, phi- sieurs razzias importantes e» courte distance et enleva a I'en- nemi un grand noml»re de femmes, d'enfants et beaucoup de betail. En se niontrant partout offensif, il faisait cesser ces petites attaques enervantes que les Arabes ne discontinuaient pas en presence d'une attitude defensive. Ces coups repetes jetaient la terreur au loin, augmentaient notre puissance morale et preludaient utilement a des mouvementsplus consi- derables. Elles eloignaientde noslignes les foyers d'ou sortaient les petits partis qui enlevaient nos hommes isoles. Blidah etait d'ailleurs un veritable avant-poste, et Cliangarnier y demeurait toujours agressif, alerte et en garde contre les represailles de Fennemi. Ses succes causaient une vive satisfaction au gou- verneur. « Ce matin, niandait-il au general le 24 novembre, je vous ecrivais pour vous suggerer I'idee du coup de main que deja vous avez execute. C est bien beau d'etre devance dans ses vues ! » Nous n'entreprendrons pas le recit de ces petites operations incessamment renouvelees ; elles occuperent tout I'hiver et ne furent interrompues que pendant une partie de Janvier par la rigueur de la saison et la necessite d'accorder quelque repos aux troupes. CHAPITRE IV 1842. Razzia de Sidi-Rachcd, 16 mars. — Ravitaillement de Milianah , 21-27 mars. — Les Beni-Meiiacer, 30 mar.s-6 avril . — l.es Khare/.as , 8-15 avnl. — Operations sur les trihns insoiunises proches de Milianah en ravitaillant cette place, 27 avril-7 mai. — Razzia.s aux environs de -Medeali, 9-14 mai. — Retour dii capitaine de Mirandol et de quatre- vinjjt-qnatorze prisonniers de remir, 14 mai. — Razzia sur les Hadjoiites, 10-18 mai. — Operations combinees, jonction des divisions d'Aljjer et d'Oran sur rOned-RoHina, 30 mai. — Sonmission de toiues les tribus comprises entre I'Aratch, le H(jiirl)ika, Rlidah et Medeah, I-IO jnin. — • Felicitations du general Rn{;eaii(l, dii marecliai Soidt. — Ope- rations, razzias sur \c. Gontas, le Djendel, Ta/.a, Tenict-el-tlad, les montagnes de Macmata, Ain-Tesemsil, les sources du Cljelif, 17 jnin- 14 juillet. — Cliangarnier force Abd-el-Kader a se retirer, 1-9 aout. — Mouvements dans le sud-ouest du beylick de Milianah, 12-25 aout. — Campagne et combats de I'Oued-Fodda, 10-28 septeml:>re. — Felicitations du marechal Soult, des generaux Bugeaud et de Castellane, des colonels de Saint- Arnaud et Drolenvaux. — Le due d'Aumale commandant Medeali et la province de Tittery sous Changarnier. — Courses dans la province de Tittery, 13-24 octobre. — Operations d'ensemble dans rOuarensenis , 25 octobre-4 Janvier. — Douleur de I'armee a la mort du due d'Orleans. — Residtats de la campagne de 1842. K On vient de me tenir longtemps au secret, mats on m'a enfin entr'ouvert les portes de ma prison, ecrivait, a la fin de mars 1842, le general Changarnier an marquis de La Tour du Pin, et, bien que ma cavalerie fiit insuffisante, j'ai donne aux Hadjoutes une fete telle que personne n'en avail encore cele- bre de pareille. » Le 12 mars, apres avoir re^u le gouvernenr a Blidab, on il avait e'te son bote pendant quarante-huit beures, le general avail expedie des ordres detailles au commandant de Koleab pour le faire concourir avec lui a une ope'ration contre les 104 CHANGARNIER. Hadjoutes. Les deux colonnes se rencontraient, le 14, au centre des bois des Kharezas, ou elles se divisaient de nou- veau pour battre, pendant les deux jours suivants, tout le pays compris entre Koleah, Bordj-el-Arba, Haoueli, Mou- zaia et la mer. La razzia de Sidi-Rached, qui couronnait ce mouvement, coiUiiit aux Hadjoutes quatre cents prisonniers, mille cent quatre-vingt-dix boeufs, mille liuit cents moutons, cent cin- quante chevaux ou mulcts et un nombreux butin. Au retour de cette incursion, Ghang^arnier trouvait, le 17, a Blidab, les instructions qui lui enjoignaient de conduire un grand convoi a Milianah et d'en relever la garnison ; un temps detestable, qui vint dejouer les calculs favoris du gouverneur sur la marche du baromelre et les phases de la lune, contraria cette opei'ation, qui s'effectua neanmoins, du 21 au 27, sans pertes. Gbangarnier se felicitait d'une liberte d'action qu'il avait bien su mettre a profit, lorsqu'il apprit que le commande- ment seul du territoire lui etait destine pendant la procbaine campagne. Se souciantpeu de rester immobile, il sepreparaita faire tout ce qui eut ete honorablement possible pour obtenir un emploi actif, lorsqu'une decision ministerielle appela tout a coup le gene'ral Baraguay d'Hilliers a Paris. Cette me- sure, motivee par certaines resistances qui avaient profon- dement mecontente le marecbal Soult, rendait au general le role qu'il souhaitait et donnait a sa verve Toccasion de s'exercer sur ces incidents. Les formes absolues, et souvent rudes, sous lesquelles Tautoritedu general Bugeaud aimait a s'affirmer, ne cessaient pas, d'ailleurs, de faire naitre des chocs du meme genre. Le malin gouverneur ne manquait pas de s'en venger; ce fut, cette fois, a M. Guizot qu'il s'en prit, en lui refusant nettement un commandement pour le general Duvivier, qui demandait a retourner en Afrique. Des le 30 mars, le general Bugeaud venait rojoindre Chan- garnier a Blidah, et la colonne formee par ses ordres sous cette place se portait en avant, concertant son mouvement avec celui du general de Bar pour soumettre les Beni- Menacer. Mais, contrariees par les pluies, les troupes ne peu- Sini-RACHED, MILIANAH. I.ES B KN 1 -M EN ACER. 105 vent pas aborder la partie difficile du pays ou rennemi s'est retire, et viennent camper, le 5 et le 6 avril, aux portes de Gherchell. Cette marche etait suivie de nouvelles operations combinees. Pour les realiser, le gouverneur se rendait a Mostaga- uem, pendant que le general de Bar allait prendre a Alger le commandement de la province. Changarnier ramenait a Blidali la colonne dont il conservait seul le commande- ment; il regagnait son point de depart en revenant brusque- ment sur les Kharezas et faisait dans leurpavs une battue generate, en meme temps que dans les collines a gauche et tout le long de la mer. « Vous avez bien termine votre expedition et vous avez accompli une bonne operation » , lui ecrivait, le 17 avril, le gouverneur. Le 29, une heure avant I'aube, quatre bataillons occupent les hauteurs qui commandent le cours de TOued-Djer, que la moitie de la cavalerie Iranchit vivement. Pendant ce temps, I'autre moitie, suivant la route parcourue la veille, atteint la Mitidja et pointe dans la direction du lac pour arreter les troupeaux et les tribus fuvant devant les trois colonnes. A onze heures, celles-ci etaient concentrees au point fixe, avant ainsienferme quatre cent vingt-six prisonniers, soixante- cinq chameaux, quarante chevaux, cent betes de somme et six mille tetes de betail. Le soir meme, a dix heures, toutes ces prises entraient dans la premiere enceinte de Milianah, ou le grand convoi penetrait le 1" mai. Le ;i, le general reprenait la direction de Blidah, en visitant Fouest, jusque-la inconnu, du pavs des Beni-Menad et des Ghenouan ; il ramassait encore sur sa route beaucoup de betail, et rentrait a son quartier gene'ral le 7. " Vous avez fait eprouver a I'ennemi un frand echec moral enluienlevant quarante families qui se detachent volontaire- ment ; vous lui avez inflige un echec materiel, puisque ceux qui n'ont pas voulu suivre Texemple des soumis ont subi des pertes en prisonniers et en betail. L'inconvenient, a la verite, est de recueillir tous ces miserables dans notre interieur, ou lOfi ciianga(!N1b:r. ils nous gonent el nous content, pendant que I'ennemi est debai'rasse de ces bouches inutiles. Mais la politique du mo- ment ne perniet pas de les repousser. C'est ainsi qu'il faut commencer la desorganisation. » Le ravitaillement des magasins de Milianah et de Medeah etait devenu necessaire. Ghangarnier repartait des le '21 , et arrivait le lendemain soir au point ou I'Oued-Djer superieur re^-oit I'Oued-Odelia. II prend alors ses dispositions pour attaquer les tribus insou- mises qui rendaient tres difficiles, dans cette region, les com- munications entre Medeab et Milianah. Les resultats depasserenttouta fait le programme convenu : le general avait su faire d un convoi essentiellement defensit' une operation offensive en meme temps. Les razzias con- siderables qui venaient d'etre executees avaient jete un effroi profond dans les populations; celles-ci, croyant la colonne alourdie pur un immense convoi, avaient ete frappees au moment oii elles ne soup(;onnaient pas qu'elles pussent etre atteintes. Le moins satisfait de ces captures n'etait pas Tintendant en chef Appert, qui se trouva, grace aux razzias, pourvu de viande, au moment ou le retard des bceufs achete's en Europe le laissait dans un embarras difficile a resoudre. Ce dispen- dieux regime ne devait pas, d'ailleurs, tarder a prendre fin. Le 14 mai, au retour d'une nouvelle expedition de ravitail- lement de Medeah et d'une serie d'importantes razzias sur les tribus de cette partie de I'Atlas, le general voyait arriver le capitaine de Mirandol, un lieutenant et quati'e-vingt-treize sous-officiers et soldats que I'emir s'etait tout a coup decide a rend re a Ghangarnier, sans echange et sans negociation prea- lables. FaitsprisonniersTannee precedente paries Arabes, aux portes de Mascara, ils n'avaient pas cesse d'etre, de la part d'Abd-el-Kader, I'objet de ses egards et de ses soins; meme lorsqu'ils etaient rares, les meilleurs vivres leur etaient tou- jours destines, et les attentions les plus delicates ne leur manquaient jamais. Tons furent unanimes a reconnaitre les precedes de correcte courtoisie dont ils avaient ete entoures. \.K CAPITAlXf DK MIRANDDL. 107 On devine la joie qui les accueillit au retour, rimpalience d'entendre leurs recits, les temoignages que chacun etait heureux de prodiguer a des caniarades qu'on croyait peut-etre ne plus revoir. I»a guerre offre quelquefois de ces contrastes, ou il semble qu'il y ait, au milieu des violences de la lutte, des privations et des sacrifices de chaque jour, comnie une occasion offerte par la Providence aux sentiments genereux de se manifester pour reconforter les coeurs et raviver les forces morales. Bien que ce ne fut pas a Changarnier qu'il eut fait ces pri" sonniers, c'est a lui que I'emir avait voulu les remettre, quand il ne se crut plus assure de pouvoir les proteger contre les passions irritees des populations; il voulait rendre ainsi un hommage merite aux efforts du general pour humaniser cette rude guerre et y apporter les coutumes des nations civilisees. La razzia, cette necessite imposee par les circonstances, repu- gnait d'ailleurs a Changarnier; les destructions, les mines, le pillage qui I'accompagnaient blessaient ses sentiments; aussi ne s'y resigna-t-il que pour remplir des instructions revues et satisfaire a un devoir penible qu'il s'appliqua constamment par tous les moyens a adoucir; il veillait a ce que les liommes traitassent avec menagements les femmes, les enfants, a ce que les parts dans les prises fussent strictement reduites aux proportions fixees par les reglements, abandonnant lui-meme toujours aux troupes celle qui lui etait allouee , et se refusant a en retirer tout benefice personnel, quelque legitime qu'il put etre. Apres une nouvelle incursion chez les Hadjoutes, qu'il acheva de ruiner par I'enlevement de plusieurs milliers de tetes de betail, Changarnier se prepara a se porter en avant pour rencontrer sur I'Oued-Rouina le gouverneur, qui, parti de Mostaganem, allaitdescendretoute la rive droite du Chelif. Le 20 mai, il se dirige sur Milianah ; en passant devant cette place, il y jette tout le betail qu'elle pouvait nourrir a portee de son canon; mais le troupeau, si encombrant pour la marche de la colonne , etait encore plus que doul)le par les captures operees durant les trois journees qui precederent 108 CHANGARNIER. Tetablissement du bivouac sur rOued-Rouina , atllueul de gauche du Chelif. Le 30 mai, lendemain de son arrlvee, tandis que son infan- terie operait une razzia dans les montagnes (ie ]a rive droite, le general se rendait, avec sa cavalerie, au-devant du gouver- neur, qu'il rejoignait a deux lieues du camp. La reunion de la division d'AIger a celle d'Oran excita parmi les troupes un vif enthousiasnie; elle marquait, en effet, la liaison de leurs travaux, et consacrait la connexite de leurs resultats; elle apparaissait comme une sorte d'occupation de ['ensemble de tons les territoires a travers lesquels les colonnes avaient combattu isolement et pour leur propre compte, comme un dementi donne a la fiere parole d'Abd-el-Kader, lorsqu'il avait ecrit au general Bugeaud « qu'il n'etait en realite maitre que du terrain reconvert par la semelle de ses bottes » . Lajonction des deux divisions fut done celebree avec un entrain egalement partage par chacune d'elles. Apres un jour consacre a ces rejouissances, les deux generaux se mirent d'accord sur la necessite de soumettre les populations des montagnes qui entourent la Mitidja. Changarnier fit agreer au gouverneur son plan d'operations, dont il obtint d'executer lui-meme la partie la plus difficile. Le 1" juin, tandis que le general Bugeaud poursuit son mouvement, ramenant avec lui I'immense troupeau et les trois quarts de I'artillerie de la division d'AIger, le general passe le Chelif, remonte sa rive droite, etva etablir son bivouac sur rOued-Bessa. Mais I'aspectdu pays etde nouveaux rensei- gnements le decident a chercher sa route en remontant encore cette riviere, dont le nom change plusieurs fois durant son cours. II gagnait ainsi vingt-quatre heures et ne laissait pas a I'ennemi le temps de preparer sa resistance. Le 2, au point du jour, il reprend done sa marche sur la rive droite du Chelif, en serrant de plus pres le pied de la montagne. Depassant Aioun- Mouiala (les fontaines salees), il retonrne brusquement au nord, incline vers I'ouest, et vient retomber dans I'etroite vallee de I'Oued-el-Had, qui est la meme riviere que I'Oued-Bessa. La route devient alors OrF,l5AT10NS KNTllE L'AHATCII ET LA ROURBIKA. 100 d'une excessive difficulte; le sentier sur lequel il Fallait defiler homme par homme , cheval par cheval, traveisait frequem- ment la riviere, se relevant parfois en corniche sur des peiites a pic, puis rentrant tout a coup dans le ruisseau pour dispa- raitrequelque temps. Meme pourl'infanterie, il fallait attendre que le genie eut rendu praticables les passages que I'artillerie et les equipages ne franchissaient qu'a travers des obstacles inouis. Ce fut a la tombee de la nuit seulement que Tarriere- garde put rejoindre , a la Dacbera-Ahmet, oii fut etabli le bivouac des huit beures du matin. Le lendemain au point du jour, le corps expeditionnaire remontait I'Oued-el-Had , qu'il quittait a son confluent avec I'Oued-Maib, pour (jravir la grande arete qui conduit au sommet du Mabali. 11 fallait encore tracer a coups de piocbe le sentier, aussi etroit que la veille, serpentant sur la montagne, pendant une ascension de dix-huit kilometres, sur les flancs montagneux qui n'offraient ni un ruisseau, ni une fontnine pour etancher la soif des soldats. Quand its atteignirent les sommets du Mabali , pres d'Ain-el-Anessar (les fontaines d'eau vive), ils durent, faute de fourrage, donner du biscuit aux chevaux epuises de fatigue. l^e jour suivant, apres avoir descendu les pentes qui con- duisent a TOued-Tiffy, I'arriere- garde est attaquee par trois cents Kabyles que repousse vigoureusement le 6" bataillon de cbasseurs , ayant a sa tete le commandant Forey; le 5, apres deux kilometres d'une marcbe lente et difficile, la route s'elargit enfin ; mais les Kabyles, revenus plus nombreux, tentent de nouveau le combat. L'engagement devient serieux. Le colonel Leblond et le capitaine d'Aurelle se font remarquer par leur intrepidite, leur exempie ranime les troupes barassees. La colonne s'avance alors au milieu d'un pays plus facile; elle bivouaque successivement sur lOued-IJachem , sur la Bourbika, et enfin sur rOued-Djer, au point oil il entre dans la Mitidja. Cbangarnier se preparait a attaquer les Mouzaias, lorsque des envoves de cette tribu viennent annoncer leur sou- mission. Cette operation, tlans une coutree ou les Turcs navaient no CHANGARNIER. jamais penetre, en avait profondemeiit iinpressionne les popu- lations; aussi, lorsque le (jeiieral se porta, le 5) juin , coiitre les Beni-Menad et les Soumathus, il avait a peine aborde les pentes sud et nord de la premiere chaine de I'Atlas , que ceux-ci, apres une premiere attaque qui leur avait coute plus de quatre cents prisonniers et deux mille tetes de betail, amenent les chevaux de soumission et reconnaissent I'autorite de la France. Le 10, le corps expeditionnaire rentrait a Bli- dali; il avait reduit, raaljjre d'ecrasantes fatigues subies sous un ciel de leu, toutes les Iribus comprises entre TAratcb , la Bourbika, Blidab et Medeab. Le (jouverneur donna sans retard a celles-ci, avec des cliefs qu'il cboisit, I'organisation administrative et politique necessaire; il pla^a, sous les ordres de Changarnier, le beylick de Tittery. Medeab sa capitale, le beylick de Milianab, Blidab et son territoire. En arrivant a son quartier general , ( -liangarnier recevait les felicitations du general Bugeaud sur le succes des mouve- ments qu'il venait de terminer. « J'en suis on ne pent plus satisfait, c'est comme cela que j'aime la guerre », lui mandait le gouverneur. Le due de Dalmatie n'etait pas moins explicite. « Je ne puis, ecrivait-il a Cbangarnier, que donner mon entiere approbation aux dispositions que vous avez prises pour assurer le succes du ravitaillement de Milianab et des operations qui Font suivi. En applauflissant a vos beureuses razzias et aux bons resultats qu'elles out produits, je vous temoigne ma satisfaction pour les soins particuliers que vous avez pris afin de menager les troupes sous vos ordres et de ne leur occasionner de fatigues que dans le cas d'une necessite imperieus^, ou pour leur eviter de plus grandes marcbes le jour suivant. » Les termes memes que nous venons de citer fixent d'une maniere exacte la portee et la valeur de la campagne que nous avons esquissee; son importance resulte de I'ensemble meme des consequences qu'elle entrainait. Ge n'etait pas d'ailleurs un mince merite d'avoir triompbe des difficultes du terrain, des obstacles sans cesse renaissants, soit par la resis- J RESULTATS HK LA (.AMPAGNE. Ill tance armee des Arabes, soit par le mauvais temps. Les qua- lites militaires du chef trouvaient la pour se manifester une occasion naturelle en le forgaiit a mesurer exactement leffort qu'il pouvait demander sur le moment, a calculer ses ressources et a les soutenir pendant toute la durce de ces longues expeditions. « La guerre, a dit le gene'ral de Brack, est I'art de foire dormir et de faire manger le soldat a pro- pos. " G'est j)arce qu'il savait menager ses forces pour en pouvoir disposer a I'instant opportun que Ghangarnier oble- nait toujours de sa troupe un elan et un entrain inva- riables, maintenus par une constante communication entre sa volonte et Tapplication des forces materielles et morales du soldat. « Ghangarnier, disait le general de Grouchy, est du petit nombre de ceux qui justifient une belle reputation bien acquise. » Gette longue et vigoureuse campagne poi'ta le dernier coup a la ligue sainte soulevee en 1839 dans toute Fenceinte de la Mitidja ; ni les plus cruels sacrifices, ni les pertes de toutes sortes, n'avaient abattu, durant cette lutte incessante, I'e'ner- gie des Arabes et la Constance de I'emir, qui ne cessa la lutte que lorsqu'elle fut devenue impossible. La jonction que nous avons racontee des divisions actives de Mostaganem et d'Alger, la presence sous les murs de Blidah de la nombreuse et turbu- lente cavalerie indigene haterent ces resultats decisifs, pre- pares par la ruine successive des tribus. Les combats devant Milianah et au hois des Oliviers, en IS^l, avaient d'ailleurs ete lesderniers on Abd-el-Kader enga- gea serieusement ses troupes re'gulieres. A partirde 1842, ses bataillons decimes ne paraissent plus qu'a de rares intervalles, et leur role se borne a pousser devant eux les tribus et les contingents irreguliers. Get etat de choses obligea a des modifications essentielles dans notre systeme d'operations ; il fallut rendre les colonnes assez legeres pour suivre un ennemi devenu si mobile. On changea done leur composition et Ton arriva a les rendre aussi rapides que la cavalerie. Mais la iMitidja pacifiee, les chefs indigenes, institues par le 112 ' CHANGARNIKR. gouverneur, oheis sans conteste, leur autorite reconnue, il tallait etendre jusqu'a la vallee du Clielit le cercle des sou- missions. Apres avoir joui, du 10 au 16 juin, de la joyeuse agi- tation de Blidah, le general Cbangarnierse remit en campagne le 17, « retournaut, disait-il, a un delassement assez doux » . Son but etait de s'etablir sur le (Ihelif, afin d'aider la garni- son de jMilianah a maintenir les territoires qui I'environnent, acheter, couper ou rentrer les recoltes des recalcitrants et appuyer en meme temps la colonne sortie de Medeah pour recevoir Tobeissance des alentours. Mais, des le 17 au matin, de nouveaux incidents modifierent soudainement ses projets. Pendant une balte, il vit venir a lui a toute bride, avec une petite escorte, Bagdadi-ben-Gherifa, frere de Taga d'Abd-el- Kader dans le Djendel, qui lui offrait la soumission de son pays, a la condition qu'il protegeat le retour des femmes, des vieillards et des enfants; ceux-ci s'etaient retires avec leurs' richesses et leurs troupeaux, depuis quelques mois, dans les montagnes de la seconde cbaine de I'Atlas, d'ou le kbalifa Ben- Alia- Mbareck chercbait a les entrainer vers le sud- ouest. Le temps pressait, car deja le khalifa approchait a la tete des vaillants debris de ses bataillons reguliers et de deux mille cavaliers fideles. Le general se decida sur-le-champ ; par une marche rapide sur une partie du Gontas, jusque-la inconnue, il rejoignait le lendemain I'aga, frere de Bagdadi. Conduit par ce fidele auxiliaire, il ne tarda pas a depasser le centre du pays et a rencontrer les populations qui etaient en mouvement pour rentrer dans leurs foyers. Le defile des troupeaux, des nombreuses betes de somme chargees de femmes, d'enfants, d'eFfets et d'ustensiles de toute espece dura plus de trois heures. De groupe en groupe les deux chefs allaient recommandant la confiance a tons ces malheureux, dont les regards exprimaient la crainte en face de leurs protecteurs, ces terribles Roumrs taut redoutes, grace auxquels cependant cbacun pouvait regagner le champ oil il avait coutume de dresser sa tente. La queue de cette longue et confuse colonne n'avait pas encore passe devant Changar- OPERATIONS VERS EES SOCRCES DC CIIKI.IF. 113 nier que deux cavaliers accoui'aient pour signaler les eclaireurs de Sidi-Mbareck qui etaient deja en vue. A la tete de quatre cents chasseurs et des goumsdu Djendel, il se porte a leur rencontre; I'air retentissait des cris per^ants de toutes les femmes, pour exciter leurs jjuerriers. Les eclai- reurs s'eloignent, et leur retraite permet a I'emigration de rentrer sans etre autrement inquietee. Resistant aux instances des chefs qui s'efforgaient de le retenir, Changarnier leur expliqua que, pour les proteger effi- cacement, il ne devait pas se borner a une guerre purement defensive, — de toutes la plus difficile et la plus malhabile, — mais bien poursuivre Tennemi jusqu'au centre de ses res- sources. Pour I'y at4:eindre, il continua, du 19 au 28 juin, a manceuvrer dans le quadrilatere forme par le Djendel, Tem- bouchure du Deurdeur dans le Chelif, Taza et Teniet-el-Had. Apres une serie d'escarmouches, il contraignit a la soumis- sion dix-huit tribus et chassa sans retour de la province d'Alger le khalifa Sidi-Mbareck. Trois cents hommes a peine accom- pagnerent celui-ci; le reste luiavait ete enleve par le feu ou la desertion. La perte des magasins du beylick, caches sur le revers des montagnes de Macmata, dont le general s'empara le 28 juin, acheva de reduire le vaillant et infatigable partisan de Temir. On trouva dans ces reserves une grande quantite d'equipe- ments, de harnachements et d'outils de toutes sortes, qu'on envova a Milianah avec les blesses, les malades et une partie des troupes. La colonne, re'duite a quatre bataillons, les com- pagnies d'elite d'un cinquieme, environ trois cents cavaliers, cent hommes du genie et trois pieces de montagne, depassait, des la soiree du 28, le sommet de la seconde chaine de I'Atlas, et s'avanrait le lendemain sur ces hauts plateaux inexplores jusqu'alors. u On n'a reellement pas le temps d'apprendre le nom de toutes les tribus qui viennent a vous, ecrivait le 24 juin le gouverneur general a Changarnier. Poursuivez cette belle volage qu'on nomme la Fortune ; vous savez mieux que qui que ce soit que, pour la fixer, il faut la bien caresser. Modi- 8 114 CHANGARNIEIi. liez, comnie vous I'entendrez, les instructions que je vous ai donnees. II me tarde de connaitre la suite des resultats bril- lants que vous avez obtenus. » La confiance du general Bugeaud ne devait pas etre troni- pee. Le 29, dans la soiree, Gliangarnier recevait a son bivouac d'Ain-Tykria la soumission de la grande tribu des Aouad, auxquels il donna, pour succeder a leur aga qui avail fui avec Sidi-Mbareck , Ameur-Ben-Ferrath. Le 1" juillet, des les premieres heures du jour, il reprenait sa marche et arrivait a sept heures du matin a Ain-Tesemsil, ou ses auxiliaires, eclaireurs plus intelligents qu'actifs, dormaient deja aux abords du ruisseau. Par un liasard heureux, le general eut la pensee de monter sur Teminence voisine d'ou jaillissait une fontaine abondante. Dans le vaste horizon qui se deroulait devant lui, bien au dela des sources memes du Chelif, d'epais nuages de poussiere couraient sur la rive droite du fleuve, ils signalaient la fuite des tribus, Sur-le-champ il fait sonner a cheval. Deux cent cinquante chasseurs, renforces de sept a huit cents chevaux des goums, partent au galop. Des sept heures un quart, ils franchissent facilement le Ghelif ; a trois lieues de sa rive droite, ils attei- gnent une ligne imposante de cavaliers couvrant la marche d'une nombreuse population qui occupait, avec ses troupeaux, plus d'une lieue carree de terrain. Le moment etait critique, car une retraite eut determine a se retourner contre nous la plupart de nos recents allies, I'infanterie etait eloignee, et les affaires de cavalerie se decident vite. Aussi le colonel Korte n'hesite-t-il pas a conseiller I'attaque; la charge impetueu- sement conduite traverse la ligne des Arabes. Pendant qu'une partie de cette immense foule fuyait, le combat, assez vif, mais court, se terminait rapidement, laissant en notre pou- voir trois mille prisonniers, dix-huit cents chevaux et plus de soixante mille tetes de betail. « C'est la plus belle ghazia-manoeuvre qui ait ete faite. Elle couronne dignement votre intelligente et active campa- gne I) , mandait quelques jours plus tard le general Bugeaud a Ghangarnier. SOUMISSIONS ET RAZZIAS. 115 L'effet produit par cet audacieux coup de main cut iiii retentissement immense dans la vallee du Chelit", il determina la soumission immediate des tribus a viny^t lieues a la ronde. Ne conservant que les chefs de quelques families influentes comme otages, le general rendit la liberie a tous. Afin de tirer parti du nombreux betail, il disait dans son rapport insere au Moniteur du 19 juillet 1842 : « Maintenant que mon troupeau a traverse la seconde chaine de I'Atlas, je veux lui faire traverser la premiere et le conduire a Blidali, oil je desire que I'intendant en chef envoie des instructions et le personnel necessaire pour le diviser immediatement dans les differents depots. Nous avons fait au goum auxiliaire et, en outre, il s'est fait lui-meme une large part dans les prises. Nous avons concede aux amis de I'aga Ameur-Ben-Ferrath tout ce qu'ils nous ont reclame. Chaque jour nous avons paye en cbameaux, boeufs et moutons, I'orge mangee au bivouac; chaque jour ne nous a pas coute' moins de cinq cents tetes de betail distribue ou egare, et pourtant si une epizootic, que rien ne fait pre voir, ne survient, nous arriverons le V^ ou le 14 a Blidah avec un troupeau dont le chiffre sera egal, si ce n'est superieur, a celui indique dans ma lettre datee d'Ain- Tesemsil, le 1°"^ juillet. G'est cinquante mille tetes de betail que j'aurais du dire alors, et je vous prie de faire connaitre cet erratum au ministre. 11 m'excusera, ainsi que vous, en considerant que je suis toujours preoccupe de la crainte d'exagerer les succes auxquels j'ai pris quelque part. » Au retour de la colonne le 14 juillet a Blidah, les recus de I'intendance additionnes aux consommations de la route, aux parts faites aux auxiliaires, prouverent que le chiffre de soixante mille tetes de betail etait le plus conforme a la rea- lite. « Je suis transporte de joie, c'est admirable, ecrivait encore le gouverneur; je prends en grande consideration vos recommandations pour le brave colonel Korte et les officiers qui se sont distingues. Je les soignerai dans le travail que je ferai des que j'aurai re^u les propositions des diverses colonues qui agissent. Je n'ai rien a dire des arrangements 116 CHANGARNIER. que V0U8 avez pris pour les nombreuses betes que vous avez capturees. «Lesresultatspolitiquesdoiventdepasser encore les resultats materiels. Get evenement a deja retenti jusqu'a Tekedempt et chez les Flittas. II rendra plus facile les operations de M. de Lamoriciere, et il consolidera en arriere ce que nous avons obtenu. Mes felicitations a vos troupes. Venez me voir a Alger, ou j'irai vous voir quand je pourrai. » Pour repondre au desir du gouverneur, Changarnier con- duisit a Alger les chefs des nombreuses tribus qu'il venait de reduire, et rentra a son quartier general le 21 pour y repren- dre avec les commandants de subdivision le travail interrompu par les precedentes expeditions. A Medeah, commandait le colonel Comman, ancien cama- rade du general Bugeaud, que celui-ci avait amene en Afri- que; Milianah venait d'echoir au lieutenant-colonel de Saint- Arnaud, qui y avait remplace, le 19 juin, M. Hesson, apres que celui-ci eut eprouve , dans les hautes montagnes des Beni-Menacer, le 7 juin, un echec grave qu'il avait tente de faire passer pour un succes. Les defections de populations nombreuses et de chefs influents enleverent a Abd-el-Kader definitivement la province de Milianah. Les tribus voisines de Medeah abandonnaient a leur tour une cause trahie par la foi'tune, et notre autorite se trouvait ainsi reconnue du pays des Beni-Sliman, a Test de Medeah, a celui des Attaf, a I'ouest de Milianah, et, au nord, des gorges de I'Aratch aux montagnes des Beni-Menacer. Resolu a relever sa fortune, Abd-el-Kader se porta en hate sur le territoire des tribus depouillees; pour les dedom- mager de leurs pertes, il essaya, avec leur concours, un coup de main sur les Beni-Aich, nouvellement soumis. Vigoureusement repousse, Temir se retira au dela du Nah- Ouassel, oii il se reunit a son khalifa Sidi-Mbareck dans les montagnes de la province d'Oran voisines de celles d'Alger. A cette nouvelle, le general quitte immediatement Blidah a la tete d'une colonne d'un peu moins de trois mille hoinnies (ju'il pensait pouvoir, s'il y avait lieu, renforcer a RETRAITE 1)1-; LFMIR. 117 Milianah. Ce depart precipite n'avait pas permis de la porter a un chifFre ])lus eleve, Teffectif des troupes valides etait en effet tort affaibli a la suite des fatigues excessives des operations continuees, sur tout le territoire, malgre les cha- leurs accablantes de I'e'te. Afm de combler les vides dans les corps de la provnice d'Oran, qui avaient ete les plus eprou- ves, le gouverneur venait de retirer au general un regiment d'infanterie et un bataillon de chasseurs, promettant de les lui rendre sous peu et de conduire en outre dans Test de la province d'Alger une division qu'il tenait en reserve. Mais I'alarme pre'maturement repandue avait e'te fort exa- geree, et Cbangarnier put se rendre compte que la situation etait loin d'etre mena^ante; I'emir etait encore eloigne, et aucun des symptomes precurseurs ordinairesdes soulevements ne se manifestait. Aux premiers jours d'aout, le gouverneur jugea cependant une nouvelle demonstration necessaire ; il la prescrivit aussitot a Cbangarnier, en joignant, comme de coutume, a cet ordre de minutieuses instructions pour la composition, le ravitaillement de sa colonne et I'organisation de ses movens de transport. C'etait la, d'ailleurs, une des tendances favorites de Bugeaud, dont la nature inquiete se confiait difficilement menie a ceux dont I'initiative avait pu s'exercer deja beureu- sement et lui donner des gages. « Dans cette circonstance, je veux, ecrivait-il, un effet moral, pour faire monter a cbeval les agbalicks et les pousser en avaiit : je n'attends pas de cette course des cboses mer- veilleuses. On ne trouve pas tons les jours, a la guerre, Toccasion que vous avez si bien saisie dans votre incursion vers les sources du Chelif. » La marche s'effectua au milieu de bourrasques effroyables; le 9 aout, Cbangarnier rentrait de nouveau a Blidah, apres avoir provoque par cette pointe rapide la retraite de I'ennemi. Abd-el-Kader s'etait, en effet, porte sur Fouest, tandis que Ben-Allal se retirait dans la troisieme cbaine de TAtlas. Ces mouvements apparents deguisaient des projets qui ne devaient pas tarder a se dessiner. L'ex-bey de Medeab, vio- 118 CHANGARNIER. lant ses promesses, quittait lout a coup notre cause et rejoi- gnait le camp d'Abd-el-Kader; les tribus soumises, troul>lees par les nienees seditieuses de Temir, se sentaient menacees et demandaient du secours. Afin de les rassurer, Gliangarnier parcourait, pendant la plus fjrande partie du mois d'aout, le sud-ouest du beylick de Milianah, consolidant Tobeissance des tribus et regularisant leur administration. Aux derniers jours d'aout, on apprenait enfin par des espions qu'apres une ren- contre assez serieuse a Tiaret avec le general de Lamoriciere, I'emir s'etait porte vers le sud, laissant Ben-Allal a Sebain- Aioun (aux soixante-dix sources) avec unliataillon et quelques reguliers; la direction de sa retraite et la dispersion de ses forces indiquaient qu'il ne renon^ait a lout mouvement sur le Glielif que pour se porter centre I'agbalick du Sud. Cette situation, compliquee de quelques petits ecbecs dans la province d'Oran contre les Flittas, decida le gouverneur a s'embarquer au commencement de septembre pour Mosta- ganem. En informant Cbangarnier de cette resolution, il lui faisait connaitre que les generaux de Lamoriciere et d'Arl)Ou- ville reprenaient les operations manquees contre les Flittas; le premier devait penetrer dans les montagnes de la rive gauche de I'Oued-Fodda et toucher a cette riviere du IS au 20 septembre, en cherchant a operer sa jonction avec Chan- gamier. Les instructions qui accompagnaient ces nouvelles vinrent completer le programme des operations dans les montagnes, preparees par le general pour rassurer nos allies encore fideles et contraindre la soumissiondes dissidents. Apres deux convois pour I'approvisionnement de Milianah, il avail con- centre sous les murs de cette place les troupes destinees a prendre part a cette expedition avec des forces imposantes amenees par nos allies. La colonne confiee au general Cbangarnier avail done pour mission de descendre la vallee du Chelif, jusqu'a I'Oued- Fodda, avan(;ant par petites journees, menageant les tribus amies, sejournanl chez les tribus hostiles pour les ravager et les ruiner, si elles persistaient dans leur resistance; puis, la L'Ol KI)-FOI)DA. in' soumissiou de la plaine etablie, s'en^jager daus la montagne et penetrer dans le haut pays. Les troupes sorties de Clier- chell devaient, pendant ce temps, se porter sur les pentes nord de la montagne a quelqiies journees de Ghangarnier et tenter de sejoindrea lui. li'objectit' poursuivi consistait ainsi a reduire, avant la canipagne d'automne , le massif des montagnes sur la rive droite du Chelif, afin de laisser les troupes dispouihies pour agir ensuite a la fois sur plusieurs points de la rive gauche. Le 10 septembre, le general Cbangarnier sortitde Milianah emmenantavec lui uu bataillon du 26' de ligne, le H'^bataillon de chasseurs d'Orleans, un bataillon de zouaves, plusieurs detachements reunis du 53% du 58° et du 64% un escadron du J "chasseurs d'Afrique, un escadron du 4' chasseurs, trente hommes du genie et dix gendarmes, deux cent quatre-vingts mulcts, en tout mille trois cent soixante hommes d'infanterie et deux cent soixaute-dix chevaux; le capitaine d'etat-major Pourcet remplissait a la fois les fonctions d'aide de camp du general et de chef d'etat-major de la colonne. Pendant que le corps expeditionnaire campait, apres une journee de marche, sur la rive droite de I'Oued-Rouina, au point ou trois mois auparavant s'etaient rejointes les divisions d'Alger et de Mostaganem, le general prescrivait au colonel Gavaignac de se porter en avant pour surprendre les tribus ennemies groupe'es sur les premieres pentes nord de TOuaren- senis, dans le bassin et sur la rive droite de TOued-Fodda. A la nuit, la cavalerie et deux cent cinquante zouaves montes sur des mulcts pour rendre leur marche plus rapide, les chefs indigenes et le goum, commandes par cet officier superieur, quittaient le camp en silence et descendaient le Ghelif jus- qu'a rOued-Fodda, sans avoir ete signales, puis, tournant au sud, ils remontaient cette derniere riviere pendant plusieurs heures et arrivaient au jour naissant, apres avoir franchi plus de douze lieues, au milieu des douars des tribus hostiles. Les Arabes surpris, epouvantes, se refugierent en hate dans la haute montagne, abandonnant, sans essayer de les defendre, leurs femmes et leurs troupeaux. Avec unbutin considerable, 120 CHANOARNIRR. le coJonel Cavai^jtiac ramenait au camp, dans la soiree, deux cents prisonniers, cent cinquante ])oeufs, neuf cents chevres, et cent cinquante betes de soiiime, Sauf quelques gratifica- tions aux Arabes, toutes les prises furent versees a I'adminis- tration . Malgre les demandes reiterees de secours de nos allies du Sud, menaces par Ben-Allal, le general Gbangarnier refusa de modifier sa marche et se decida a descendre le Cbelif jus- qu'aux bornes de la province de Milianali. L'Oued-Fodda, qui en formait la limite, est un ruisseau qui traverse les parties les plus difficiles des montagnes de TOuarensenis; c'est au milieu de ces gorges escarpees que la colonne devait livrer les combats hardis etheureux que nous allons raconter. Apres trois journees de marclie et la soumission obtenue de plusieurs tribus importantes, le general atteignit la partie moyenne du cours du Chelif, ou subsistent des traces inte- ressantes de I'occupation romaine; poussant vers le nord- ouest, il gravit les contreforts des berges de la rive droite et penetra chez les Beni-Rached^ tribu puissante, riche et hostile, au centre d'un territoire offrant un paysage merveil- leux, une verdure luxuriante, avec une dclicieuse fraicbeur et des eaux abondantes. Sur le plateau qui les domine, les Romains avaient construit un fort, dont une des faces etait alors encore debout ; cet ouvrage, a egale distance d'Orleans- ville et de Milianah , assuiait la communication entre ces deux points et commandait la vallee moyenne du Chelif. A ce moment parurent, dissemines sur les hauteurs, des groupes de Kabyles qui avaient suivi nos mouvements; le general les fit rejeter dans la vallee par le 6' bataillon de chasseurs, pendant qu'il dispersait les Beni-Rached et s'em- parait de nombreux troupeaux. Le 17 septembre, il entrait dans la valle'e de TOued-Fodda, apres avoir atteint le premier but de ses operations : a I'exception des Beni-Rached, d'ail- leurs ruines, toutes les tribus de la vallee avaient reconnu I'autorite de la France. II lui fallait maintenant se porter sur Taghalick du Sud serieusement menace, sauver des ven- geances de Temir les populations qui s'etaient compromises L'OIED-FODDA. l2l pour uotre cause, et dont les chefs lui adressaient des demantles desesperees de secours. Deux cliemins s'offraient pour y arriver : Tun, trace dans la vallee meme de I'Oued- Fodda , mais eutierement inconnu; I'autre, remontant la vallee de I'Oued-Deurdeur, avait ete parcouru au mois de juillet, lors de la premiere course de Changarnier vers le sud; mais le general se trouvait alors oblige de retourner sur ses pas jusqu'a I'embouchure du Deurdeur et de faire quatre journees de marche fort penibles dans la vallee du Chelif. Dans ce cas, I'approvisionnement de vivres devenait insuffi- sant, il fallait faire recharger le convoi a Milianali, operer enfin une retraite apparente dont Teffet moral eut ete desastreux. Les chefs indigenes assuraient, d'autre part, que le chemin, resserre toutefois entre les deux berges en cer- tains endroits, etait partout excellent, que la colonne ne rencontrerait que des dispositions pacifiques parmi les tribus. Ces affirmations , I'avantage de se porter directement au milieu de I'aghalick du Sud en decrivant un arc de cercle qu'il restait maitre de modifier, determinerent le general. Mais tons ces renseignements etaient faux, et Texpedition allait se heurter, sans le savoir, a un ennemi nombreux, au milieu d'une contree qui presentait des difficultes inouies. Les chefs indigenes , si penetrants d'ordinaire pour deviner les projets qu'il leur importait de connaitre, etaient, en realite, sans renseignements sur la concentration des Kabyles assem- bles depuis deux jours; mais leur terreur panique pendant le combat, I'animosite de leurs coreligionnaires, leur conduite avant et apres la journee du 19 septembre, ne devaient laisser place a aucun doute sur leur bonne foi. G'est done avec une entiere confiance que Changarnier, apres avoir fait evacuer sur Milianah tous les blesses et les malades, commen^a a gravir, le 19 septembre, par une mon- tee longue et rapide, un large contrefort jete dans un coude fortement prononce de I'Oued-Fodda, domine par le col eleve du Mahali, L'ennemi avait laissc libre ce difficile pas- sage, afin de ne pas decouvrir trop tot ses projets et de laisser la colonne s'engager davantage; c'esta peine sil'on apercevait 122 CHANGARMKIi. quelques Kabyles, groupes sur un mamelon, a notre droite, d'od ils paraissaient observer avec indifference la marche de nos troupes. L'avant-garde arrivait ainsi a huit heures au marche de Souk-el-Khaniis, oil le general s'arreta pour masser sa colonne. Ce marche, situe sur I'Oued-Fodda, presente la forme d'un grand fer a cheval, avec son sommet a I'ouest; a egale distance de la haute montagne et de la plaine, il servait de reunion habituelle a toutes les tribus groupe'es sur les pentes nord de I'Ouarensenis. Pendant la lialte , une centaine de Kabyles commengaient atirersur notre arriere-garde, qu'ils avaientsuivie a la descente du Mabali; mais, au bout de peu de temps, I'attaque de I'en- nemi eclatait par des coups de fusil Aivement repetes; les cavaliers kabyles accouraient en masses profondes sur les hauteurs de la rive gauche; en quelques instants, toutes les ondulations du terrain se blanchirent sous d'innombrables burnous. En avant, un cavalier a veste rouge se faisait remar- quer : c'etait Bel-Zeitouni, un des lieutenants d'Abd-el-Kader; sous son commandement , il avait reuni, en face de la petite armee, un corps de cinq mille Kabyles, qui couvrait toutes les cretes sur les hauteurs de la rive gaucbe et dominait toute la rive droite. Le moment etRit critique; une marche retrograde se fut difficilement executee, car les Kabyles occupaient deja le defile du Mahali et les positions qui le commandent; il fallait a tout prix briser Tobstacle : le devouement absolu de la troupe, sa confiance sans bornes dans son chef, permettaient de tenter resolument le succes. Ghangarnier donne I'ordre au 6' bataillon de gagner les cretes de la rive gauche , pour contenir, avec le 2G% Teffort des Arabes centre son arriere-garde. Ge mouvement s'execute rapidement, et le detachement, en arrivant a sa position, volt I'ennemi Tabandonner sans resistance. Mais celui-ci revient attaquer furieusement notre arriere-garde, dont les efforts energiques permettent de continuer la marche au milieu de la fusillade la plus vive. Une compagnie du 26' se fait L'OUED-FODDA. 123 remarquer par son intrepidite et son sang-froid; elle rec^ioit les eloges du {;e'neral ; ses tirailleurs, tantot, courbes derriere un buisson, souvent a decouvert, attendent immobiles la charge des cavaliers et ne font feu qu'a dix ou quinze pas. Les Kabvles s'efforcent de couper une partie de la colonne, de nouveaux contingents les rejoignent; ils n'arrivent pas a entamer cette vaillante troupe, qui atteint, apres plus dune lieure de niarche, la sortie du petit defile. La vallee s'elargissait alors circulairement, laissant, au milieu, des oliviers seculaires; sur la rive gauche, uu laqje contrefort detache de la crete principale prolongeait sa croupe arrondie vers la vallee, qu'elle rejoignait par une pente prati- cable a la cavalerie. Deux ravines laterales, boisees et profou- dement decoupees, ne laissaient a cette position isolee d autre acces que du cote de la vallee. G'est sur sespentes inferieures, occupees par la coinpagnie d'arriere- garde , que se portaient a ce moment les efforts des Kabyles. Sur I'ordre de Chau- garnier, un demi-escadron d'arriere-garde, tournant brusque- ment a gauche, s'etait dissimuie derriere le petit bois d'oli- viers, en meme temps que trois compagnies de chasseurs, couvertes par une sinuosite de terrain, se preparaient a suivre au pas de course notre cavalerie, dont el les devaient proteger la retraite apres la charge. Au signal du clairon. nos derniers tirailleurs se retirent au plus vite, serres de pres par les Kabyles, et le general, avant a ses cotes son etat-major et le colonel Cavaignac, conduit la chaq;e des chasseurs dont rien n'arrete I'impetuosite. L'infanterie suit au pas gvmnastique, mais notre mouvement, bien que rapide, ne pent sauver la vie au lieutenant commandant la compagnie d'arriere- garde. Quand la retraite avait Sonne, cet intrepide officier n'avait pas voulu quittei- la position avant d'avoir vu partir le dernier de ses hommes. Enveloppe tout a coup par une multitude de Kabyles qui sortent de chaque ravine, de chaque buisson, il leur fait resolument face et se defend heroiquement. Deja plusieurs Arabes sont e'tendus morts a ses pieds , lorsque son sabre se rompt soudain dans ses mains. 124 CHANGARNIER. Le sous-lieutenant de la compagnie retourne sur ses pas avec quatre hommes pour le delivrei'; mais il est deja trop tard : le lieutenant Ricot ne peut plus echapper a la fureur ennemie. Le sous-lieutenant Roufiat tombe blesse , et ses bommes, s'ouvrant un passage avec leurs baVonnettes, I'em- portent sur leurs epaules. Seul, sans ressources, au milieu des oris de fureur et des yatagans leves sur sa tete , le lieutenant Ricot, blesse, le corps pencbe a terre, appuye sur une main, menace fierement ses ennemis, et continue a coups de pierres une defense, helas! inutile. Temoins de cette sublime ener- gie et electrises par tant d'intrepidite, officiers et soldats applaudissent a sa bravoure; mais les difficultes du terrain rendent vains tons les efforts tente's pour arracher le brave Ricot a la mort. Enfin les cavaliers arabes sont disperses , et la colonne reprend sa marche , d'abord faiblement inquietee par les Kabyles; mais bientot, entraines par leurs cbefs, ceux-ci retrouvent toute leur ardeur, et Texpedition avance sous les feux croises des deux cretes, enlevant au fur et a mesure les morts et les blesses , abattant les betes de somme trop lentes. L'ennemi essaye vainement d'arreter notre avant-garde, il multiplie partout ses efforts et, contrairement a ses habi- tudes de guerre, porte successivement son attaque sur lous les points de la colonne. Vers deux heures, quarante chasseurs du 6' Ijataillon reus- sissent a s'emparer dune position qui ferme la vallee; ace moment, quatre cents Kabyles s'elancent de la crete princi- pale ; notre vaillante poignee d'hommes cede le terrain lente- ment, pas a pas, pour rejoindre le bataillon. C'est un combat corps a corps aebarne. Soudain un cri sauvage retentit dans les montagnes et trahit la joie feroce de Tennemi : nos chas- seurs sont accules a un escarpemeiit vertical de plus de cent metres de hauteur ; leur porter secours est impossible, toute voie de salut leur est fermee. En vain ils se consument en efforts pour briser la muraille vivante qui les pousse vers le gouffre beanl, la roche friable se dechire sous leurs pas, et r.'OUKD-FODDA. 125 neuf soldats roulent du haut de rescarpement jusqu'au pied du rocher creuse par les eaux. Un homme parvient a se maintenir en equilibre sur cette pierre glissante, il reste dix minutes suspendu sur I'abime, il tombe... et se releve avec quelques contusions pour reioindre ses camarades. ayant encore son sac et son fusil, dont ie dan- ger n'a pu le decider a se separer. Pendant ce temps, Ie reste du detachement, avec son capi- taine, a pu se jeter a gauche de I'escarpement dans un ravin tres boise et profondement decoupe. Les efforts des Kabvles se concentrent sur eux. Leur fureur s'acharne surle capitaine, reste un des derniers pour conduire sa retraite. Blesse grieve- ment d'une balle qui hii a traverse I'epaule, il tue d'un coup de pistolet un des hommes qui Tetreigneiit ; de la main qui lui reste, il s'ouvre un passage a travers Tennemi qui I'en- vironne et ecbappe a une mort certaine en se laissant couler au fond du ravin. Un dernier soldat reste sur la hauteur; entoure de tous cotes, il abat un Kabyle d'un coup de fusil, les autres lui arrachent son arme etsa baionnette, pendant que trois Kabvles s'efforcent de le precipiter du haut du rocher. Sa perte parait certaine ; par une resolution heroique, il saisit lui-meme vigoureusement ces montagnards, s'enlagant autour d'eux et se roulant dans leurs burnous, les etreint de ses poignets de fer, les entraine et les fait tomber avec lui du haut de I'escarpement. II roule ainsi au pied du rocher; mais il se releve, il n'est pas blesse : a cote de lui, les trois Kabyles sont etendus morts, ecrases dans leur chute. A I'arriere-garde, c'etait une longue melee, ou notre cava- lerie se defendait corps a corps a coups de sabre, C'est en accomplissant cette rude tache qu'un peloton de chasseurs commande par le capitaine Berard dut etre remplace, apres avoir eu quatre chevaux tues et dix-sept blesses sur vingt-six. A deuxheures et demie, la colonne atteignait un nouvel etranglement de la valle'e ; une nuee de Kabyles la charge avec fureur, ils sont repousses par les zouaves et les chas- 126 CHANGARNIER. seurs. Knfin, a cinq heures, Tarriere-garde rejoij^nait la tete de colonne, deja etablie au bivouac sur FOued-Fodda sii})e- rieur, ou I'acccs de la vallec de\ ieiiL ties difficile. Gette JLide journee nous coutait cinq otliciers tues : MM. La- planche, Ricot, Vallier, de Nantes, Sebastiani ; onze officiers grievement blesses, dix-neuf hommes tues, quatre-vingt-dix- neuf blesses. Le sang-froid, la fermete, la constanle serenite, le coup d'oeil patient et sur du general dans ces graves conjonctures, produisii'ent vme impression profonde, notamment sur nos Arabes, en proie a une terreur pauique. Pas un d'entre eux ne ferina I'ceil de cette nuit, qu'ils pensaient la derniere de leur vie. Aussitot le bivouac etabli, Cliangarnier loua baute- ment les chefs de corps et de service du devouement et de I'intrepidite de tous, puis il leur expliqua ses projets pour le lendemain. Deuxbeures avant le point du jour, le 6' bataillon de cbasseurs et celui du 2(3' devaient s'emparer des positions qui commandent la vallee. Mais les Kabylesne cessent pas de nous harceler; pendant la nuit, ilstentent d'enlever nos postes avances ; longtemps avant le point du jour, leurs cris de convocation se font entendre au loin. lis multiplient leurs efforts pour nous chasser de nos positions ; repousses en perdant beaucoup des leurs, lis interrompent alors le combat pour enterrer leurs morts. Vers neuf beures, ils se ruent de nouveau avec violence sur notre arriere-garde ; toute notre cavalerie s'elance contre eux et les sabre ; en meme temps, les zouaves cbargeant vivement en al)attent un grand nombre par un feu ouvert a petite portee et arretent leur elan. L'expedition se porte resolument en avant ; a dix heures, elle arrive a un dernier etranglement de la vallee ; en sortant de ce petit defile, la compagnie d'arriere-garde du capitaine Magnagnose, harcelee par un groupe de Kabyles, se laisse entrainer trop loin a leur poursuite ; un de ses hommes, blesse, suivait avec peine, le capitaine le charge sur ses epaules ; quelques pas plus loin, il tombe mortellement blesse^ victime de son genereux devOuement. L'OL'ED-FODDA. 127 Cliangarnier arrivait a quelques lieues de la naissance tie la vallee de TOued-Fodda, dans le pays ouvert de Beni-GhaVb, pies de la Piande li;;ne de partage qui separe les bassins du Nahr-Ouassel et du Ghelif moyen. La se passa la derniere tentative des Kabyles sur notre arriere-garde : repousses par notre cavalerie, qui coupa la queue de la colonne ennemie, leur fuite fut si rapide, qu'ils ii'essayerent meme pas d'eiilever leurs cadavres. A partir de ce moment, le general pent continuer sa marche sans obstacles, sans attaques, etatteint la partie supe'rieuie de la vallee de TOued-Fodda, apres avoir traverse dans leur plus grande lonjjfueur, du nordau sud-ouest, les hautes montagnes de rOuarensenis. Ce combat de vingt-quatre heures fut un des plus rudes et des plus perillt'ux que nos troupes aient eu a soutenir en Afrique ; jamais colonne frangaise ne s'etait trouvee dans des conditions si desavantageuses, en presence d'un ennemi plus acharne ; jamais le soldat ne deploya plus d'energie morale, plus d'intrepidite sous un chel plus vaillant et plus habile. Apres deux jours passes au debouche de ce defile, d'ou I'en- nemi avait cru qu'elle ne sortirait pas vivante, Fexpedition se remettait en mouvement et debouchait, le i2 septembre, dans les plaines largement ondulees qui torment la crete de la deuxieme cbaine de I'Atlas. Dans les silos de Maroum, qu'elle pilla de fond en coml)le, elle trouva une immense quantite d'orge et de ble. G'est pres de cette precieuse reserve que I'emir se preparait a passer I'hiver, afin d'obser- ver les valle'es du Ghelif et du Deurdeur. Une fructueuse razzia , vigoureusement conduite par le lieutenant-colonel Morris, couronna cette operation; six mille moutons, quatre cents boeufs, soixante-cinq chameaux tomberent en notre pou- voir. Get audacieux coup de main, execute sur le territoire meme des tribus qui venaient de nous combattre, jeta un tel effroi parmi ces populations que, trois mois plus tard, nos regiments purent parcourir, sans qu'on essavat meme de leur en defendre Faeces, ce pays si difficile. La journe'e du lO sep- tembre avait rompu ralliance des tribus de la hnute mon- 128 GHANGARMER. tagne, dernier boulevard oil les partisans de I'emir avaient cru, au mois de mai precedent, trouver un refufje assure. Enfin, apres cinq jours de marcbe, le {jeneral Chan^jarnier rentrait, le 28 septembre, a Milianah, ayant ajoute de nou- veaux et brillants faits d'armes a ceux qui avaient honore la France sur la terre d'Afrique. Les felicitations meritees ne se firent pas attendre. a Je suis bien empresse, mandait, le 12 octobre, le mare- chal Soult au jjouverneur, d'applaudir a la persistance hono- rable que le general Changarnier a montree dans sa der- niere expedition de I'Ouarensenis. Je vous prie de lui en temoigner toute ma satisfaction et de lui exprimer que je la eonsidere comnie une determination des plus glorieuses pour lui. » « Je n'ajouterai rien aux paroles de M. le marechal, ecri- vait le general Bugeaud, vous savez deja quels sentiments m'ont inspires ces evenements. » Les eloges de ses chefs etaient accompagnes d autres temoi- gnages non moins flatteurs. « Je vous fais mon compliment de votre sanglant combat, ecrit le general de Castellane. C'est grace a votre audace et a votre presence d'esprit que vous vous etes glorieusement tire de la position difficile ou vous vous trouviez : c'est qu'a la guerre, pour reussir, il faut de la vigueur et de I'a-pro- pos, et vous ne manquez ni de Tune nide Tautre. » « Si j'avais un peu de voire bonne etoile et beaucoup de vos talents militaires, j'essayerais aussi de porter un coup du meme genre a Ben-Allal » , lui mande le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud. « Vous avez eu un succes brillant, la ou bien d'autres n'eussent essuye qu'un desastre, dit le colonel Drolenvaux. Nous avons reconnu notre ancien chef. » En rentrant a son quartier general a Blidah, le general Ghanp^arnier apprenait la prochaine arrivee en Afrique du due d'Aumale, recemment promu marechal de camp. Le prince allait recevoir le commandement de Medeah et de la province de Tittery. Dans cette position, il devait etre L'OL'ARENSKMS. 129 SOUS les ordres du general Ghano^arnier, deja invest! du com- mandemeiit superieur de Medeah et de Milianah. II avait accepte cette combinaison avec empressement, disant « qu'il se trouvait avec d'autant plus de plnisir sous le commande- ment du general Cliangarnier, qu'il le connaissait deja sous les rapports les plus honorables » . L'heure dune campagne active etait de nouveau venue : elle allait etre couduite sans relache ; nous essaverous de fexpliquer et de guider le lecteur a travers ce dedale de courses et de travaux, tache souvent ingrate, toujours laborieuse, jusqu'au succes brillant qui vint courouner de longs efforts, la prise de la smalah de Temir. Ce fait de guerre devait echeoir au jeune prince, mais la colonne qu'il com- mandait etant parti e sur les instructions du general Cliangar- nier, nous serons justifie de comprendre cette operation parmi celles que nous avons voulu raconter. II paraitra, d'ailleurs, naturel au lecteur, comme a nous- meme, de nous etendre un peu, a cette occasion, sur les details qui font connaitre, avec Torganisation de la resistance arabe, nombre de fails et de circonstances utiles et interes- santes a penetrer pour se rendre compte des ressources et des moyens d'Abd-el-Kader, adversaire acbarne de la France. Nous ne nous arreterons pas au detail des mouvements que Changarnier effectua du 13 au 24 octobre dans la pro- vince de Titterv, pendant que le gouverneur faisait une demonstration contre Ben-Salem, que nous avons vu le mois precedent menacer I'agbalick du Sud, oil le general s'etait porte a travers I'Oued-Fodda : soumissions de tribus, enga- gements de peu d'importance, nous n'avons rien a relever de saillantdnns cette expedition, que nous nous bornons a noter sommairement. Elle fut suivie d'une ope'ration plus importante, a laquelle Bugeaud vint prendre part et dont le but etait de traverser de nouveau I'Ouarensenis, considere comme le refuge tou- jours pret a recevoir Abd-el-Kader. Trois colonnes reunies sous Milianab en partaient le 25 novembre; celle du centre, commandee par Changarnier, devait rencontrer les deux autres 9 180 (^HANGAHNIEIi. ci I'ouest du grand pic de I'Ouarensenis a I'Oued-Kchab; elle y arriva la premiere, apres avoir traverse les chamj)S de bataille du 19 et du 20 septembre, rejoignant la colonne de gauche, commandee par le colonel Koite, et celle de droile dirigee par le gouverneur, qui avait sous ses ordres immedials le due d'Aumale. Ces mouvements combines n'entrainereiit aucuii resultat notable; un nouveau rendez-vous sur I'Oucd- Riou fut done designe aux trois colonnes, qui se remirenl en marcbe le 3 decembre. Changarnier y arrivait encore le pre- mier le 8; un instant, il avait eu devant lui Abd-el-Kader, qu'il avait vainement chercbe a atteindre, celui-ci s'etant derobe en se rejetant vivement vers le sud. Le colonel Korte rejoignait le dernier a rOued-Riou, apres avoir livre, le 10, un combat assez serieux. Les trois colonnes reunies avaient devant elles la puissante tribu des Beni-Ouragh, au milieu de laquelle Abd-el-Kader s'etait rendu pen de jours auparavant; Bugeaud donna I'ordre de I'attaquer. Pris entre deux feux par le general Chan- garnier et le colonel Korte d'un cote, le due d'Aumale de I'autre, ces montagnards offrirent bientot de se rendre. Leur chef vint faire sa soumission, en raccompagnant de paroles simples et nobles; leur accent emu irappa le gouverneur, qui refusa les otages et ne voulut d'autre garantie que la promesse donnee. L'expedition n'avail fait, en realite, que recueillir les Fruits de la campagne de septembre de (changar- nier dans I'Ouarensenis; elle avait alors rencontre, en effet, ces memes populations kabyles que le general Bugeaud venait de traverser et de combattre; sous I'impression qu'elles avaient conservee de I'ecbec de leurs precedentes tentatives, elles ne lui avaient oppose la plupart du temps qu'une faible resis- tance et s'etaient promptement decidees a mettre has les armes. Les troupes ayant recu I'ordre de se replier, le general Changarnier eut pour instructions d'aller s'embarquer a Tenez; mais n'ayant pas trouve sur ce point les ressources suffisantes pour pouvoir I'occuper mililairement, il gagna de la Cherchell le 2 Janvier, et enfin Blidah, ou il rentrait le MORT DU nUC D'ORLEANS. 131 4 Janvier 1843, apres avoir, en dernier lieu, obtenu des tnbus du Dahra une soumission dont tout semblait garantir la sin- cerite. Chargarnier etait trop attache aux interets de I'armee d'Al'rique pour ne pas avoir ressenti vivement avec elle la perte du due d'Orleans, que Tannee 1842 avait vu mourir prematurement. II avait exprime avec I'elan dune impression profonde et sincere le chagrin qu'il'en avait eprouve, dans une de ses iet- tres au general de Gastellane, son ancien chef et son ami, dont les felicitations et les encouragements lui arrivaient des premiers apres chacun de ses succes. « Je savais bien tout le chagrin que vous eprouvenez de la mort de Mgr le due d'Orleans, lui ecrivait-il de Perpignan oii il commandait depuis dix ans le corps d'observation des Pvre- nees; cela n'est pas sans raison, car il vous voulait du bien, et beaucoup. « Ce malheur est irreparable, de la nature de ceux dont on sent chaque jour davantage I'etendue. L'armee estconsternee. Mgr le due d'Orleans etait un intermediaire entre l'armee et la couronne, chose precieuse sous notre forme de gouverne- ment, on les ministres de la guerre changent souvent. II aimait les bons oliiciers, il les recberchait, les avan^ait, et comme ce sont ceux-la qui menent les autres, il avait sur l'armee une influence immense. Les regrets ont ete unanimes. II m'etait un puissant appui pour faire le bien. Malheureux prince que j'ai vu si brave sous la mitraille a Anvers! » « II aimait notre metier et s'etait donne la peine de I'ap- prendre a fond », disait de lui le general Bugeaud, toujours si reserve dans I'eloge. « II etait notre amour et notre gloire » , ecrivait la Pieine Marie-Amelie, dans Texpansion de sa douleur maternelle. L'annee 1842 etait feconde en resultats militaires : d'une part, la province d'Oran aux trois quarts soumise; de I'autre, la province d'Alger pacifiee et reduite jusqu'aux hautes mon- tagnes, I'emir profondement affaibli, mais non vaincu. Ce n'etail encore qu'une etape vers la conquete definitive, 132 CHANOARMEr.. a laquelle nous ne devions parvenir qu'en repetant nos efforts et nos sacrifices. Mais quels etaient leur influence au point de vue des pro- gres generaux de I'armee? Beaucoup de bons esprits, parmi les plus competents, emettaient sur ce point des doutes et des critiques. « L'Afrique n'est plus une bonne ecole de guerre » , ecrivait deja le general de Gastellane a Changarnier, et cette apprecia- tion, souvent repetee depuis, n'etait pas sans exprimer un fait exact sous plus d'un rapport. Operant dans des conditions tactiques si eloignees de celles qu'eut rencontrees une cam- pagne en Europe, les officiers n'y acque'raient pas en realite Fexperience d'un certain ensemble dont ils eussent pu tirer parti sur le continent. Les colonnes legeres dont la necessite s'etait imposee avec leur formation speciale, le mode parti- culier des transports, Fabsence presque constante de I'artil- lerie, le systeme de resistance special aux Arabes, I'organisa- tion des vivres et de I'alimentation des troupes, toutes les circonstances constituaient un etat de cboses assurement fort a part. A beaucoup d'egards, la pratique, dans ces conjonc- tures, troublait profondement les notions vraies de la guerre moderne; mais les obstacles de toutes sortes qui en resul- taient offraient encore un exercice serieux du commandement. L'obligation d'apporter des soins minutieux a la question des subsistances, de menager des troupes sans cesseen expedition, de maintenir leurs forces comme leur moral, egalemenl assaillis par les tourments du climat, de rester a toute heure prompt a rattaf]ue aussi bien qu'a la riposte, de lutter contre un ennemi babile a tirer profit de la nature du terrain, done d'un merveilleux instinct de Tintelligence de la guerre, d'une bravoure et dune bardiesse que rien ne rebutait, toutes ces difficultes provoquaient un emploi utile des aptitudes du chef. Le succes, dans cette voie, n'etait certes pas aisement accessible, car le nombre de ceux dont la guerre d'Afrique consacra les talents fut des plus restreints. Parmi eux, Changarnier marqua assurement en premiere ligne. L'histoire des faits de guerre a travers lesquels il LE COMMANDEMENT KN AFRIQUE. 133 s'eleva rapidement au sommet de la hierarchie militaire et au premier ran(j des chefs dans lesquels Tarmee plaga sa juste confiance, explique quelies quulitt's il revela dans la longue serie de ses expeditions. On s'est demande si le general eut ete aussi heureux sur une scene plus vaste et s'il y eut justifie sa reputation. Ent-il manie avec la meme dexterite, la meme decision, de grandes masses ? Eiit-il partout fait preuve de la meme facilite de conception dans les combinaisons, du meme bonheur dans la promptitude de leur choix et la rapidite de leur execution? La destinee cruelle ne lui reserva pas I'occasion d'entemoi- gner, et quels que fussent ses regrets et sa douleur, il porta cette infortune avec une impatience dont il demeura toujours maitre. Neanmoins, la methode avec laquelle il conduisit ses ope- rations, son initiative constamment heureuse, son audace, sa resolution, ses victoires le placerent assez haut dans 1 es- time et la consideration du soldat pour faire pre'sager qu'on le retrouverait avec les memes qualites sur un theatre plus etendu et plus important. Le general de Castellane se faisait recho de cette opinion, quand il ecrivait deux ans plus tard a Chan- garnier : ' Vous etes regarde comme Toflicier le plus capable de conduire un corps d'armee d'invasion. » On citait d'ailleurs, hier encoi^e, le nom dun general dont la reputation militaire date des campagnes d'Afrique, lors de sa premiere jeunesse ; on signalait son talent comme le plus apte a soutenir le choc d'une guerre etrangere et de comman- der les armees de la France ; de meme qu'il arriva a Chan- garnier, la baine des partis lui a ferme les rangs deTarme'e. Quoi qu'il en soit, a son ascendant sur la troupe, a de grandes qualites unanimement reconnues, le general en joi- gnait d'autres qui ne sont pas moins de Tessence d'un chef veritable : I'integrite de la vie, la droiture et la generosite des sentiments, un immuable desinte'ressement, un patriotisme ardent. On lui a reproche den avoir eu trop la conscience et d'avoir train souvent le sentiment qu'il avait de sa haute valeur. Ge sont la, on le reconnaitra, de bien petits cotes sur 134 CHANCAHNIER lesquels il est vaiii dinsister Jorsqu'ils sont rejetes dans Tombre par I'eclat de grands et veritables services rendus au pays; c'est de ceux-la que nous essayons de retracer les exemples, sur lesquels il est consolant, aujourd'hui plus que jamais, pour toute ame fran"iiit desormais a un bref et strict echange de service. Changarnier, promu lieutenant general le 9 avril , avait ol)tenu ce grade elevi' a la snife de continnels fails de guerre, oil il avait temoigne des plus hrillantes qualites militaires. Tous applaudissaient a sa nomination, et Tunanimite des suf- frages ajoutait encore a sa gloire. Six ans et demi le separaient seulement du jour on il avait deharque simple capitaine sur la cote d'Afrique ; dans ce court espace de temps il avait franchi tous les degres de la hierarchic, et il etait devenu un des chefs de Tarmee par la confiance qu'inspirait un talent inconteste. Le 20 avril, le general se trouvait, avec les troupes qui venaient de concourir a la soumission des Beni-Menacer, sous les murs de Milianah; il y etait rejoint le lendemain par le gouverneur. Son infanterie et sa cavalerie en partaient le :22 pour escorter un immense convoi de hois de construc- tion et d'outils de toutes sortes, destines aux travaux de Teta- blissement fonde a Orleansville, sur le Chelif, a la hauteur et a pres de dix lieues de Tenez, doiit le port devait desservir la ville nouvelle. Le 2.^ avril il donnait au ducd'Aumale, qui rentrait a peine a Medeah d'une fructueuse expedition, I'ordre de se mettre a la poursuite d'AI»d-el-Kader; lui-meme se preparait a se porter de son cote sur Teniet-el-Had, afin d'y etahlir un camp permanent a la clef des vallees par lesquelles on dehouche de roue>t sur le Chelif moyen, et, de la, a gagner I'Oued-Fodda, dans le hut de refouler les Kahyles sur le grand pic de I'Oua- rensenis. Le prince devait, pendant ce temps, occuper Boghar et manoeuvrer vers le haut Chelif; les renseignements recueillis signalaient la presence de lasmalah adeux journees de marche au sud de Goudjilah. Pour Tempecher de fuir vers le Maroc, le general de Lamoriciere avait ete charge de mouvements offensifs tres prononces en avant de la plaine d'Eghris. Le tenips pressait , et la date du 5 mai , fixee pour le depai't de la colonne de Medeah, ne pouvait plus etre retardee; Temir 10 146 GHANGARMFR. venait, en effet, d'envahir subitement les environs de Mascara, ou il avait cruellement ravage nos tribus amies; il etait done urgent qu'une diversion immediate loljligeat a se porter vers Test. La composition de la colonne de Medeab ne laissait rien a desirer pour son infanterie et ses equipages ; niais le nombre des cavaliers etait, aux yeux de Changarnier, tout a fait insuffisant. Neanmoins, le gouverneur s'obstina a ne pas tenir compte des ol)Servations qu'il lui presenta sur ce point. Bugeaud ne paraissait pas d'ailleurs croire a un succes, et il n'accordait au mouvement conduit par le prince que rinij)or- tance dune simple demonstration. Changarnier estimait, au contraire , qu'en cherchant la smalab sur les cours d'eau, assez rares dans cette region, le due d'Aumale devait I'attein- dre; quant a ce qui etait de s'en emparer, il connaissait assez sa vigueur etson entente de la guerre pour etre assure qu'elle ne lui ecbapperait pas. Gependant, un quart d'beure avantde se mettre en marcbe, le 23 avril, a cinq beures du matin, pour descendre la vallee du Gbelif, le gouverneur se decida a ceder a Gbangarnier un de ses escadrons pourremployer a ses propres operations; mais le general, persistant dans son opi- nion, I'envoya sur-le-cbampau due d'Aumale, dont la cavalerie se trouva ainsi elevee nu cbiffre de cinq cent soixante che- vaux. On verra plus tard quel secours cet appoint apporta au prince, et ce n'est assurement pas se basarder que de dire qu'il lui dut peut-etre de pouvoir accomplir le brillant fait d'armes qui le rendit maitre de la capitale errante de I'emir. « Je suis heureux de la belle mission que vous avez a rem- plir et plein de Tespoir que vous ferez tout ce qu'il pent y avoir de brillant dans la guerre actuelle » , avait ecrit Chan- garnier au prince en lui adressant ses instructions. A I'expression de sa juste confiance il ajoutait, sur I'ordre qu'il en avait re^u du gouverneur, une pressante recomman- dation. On connaissait I'ardeur guerrieredu prince, sa volonte de n'etre pas menage , sa resolution de payer vaillamment de sa personne. Bugeaud lui prescrivait done de rester avec I'infanterie et de ne detacher le colonel Yusuf que lorsqu'il PRISK DE LA SMAI-AII 1 47 ne resterait plus qu'une dizaine de lieues a faire pendant la nuit pour atteindre la smalah; I'infanterle devait, autant que possible, marclier la nuit, a la suite de la cavalerie, pour se rendre au point de rendez-vous qui serait convenu. « Si, dans le cours de la campagne, les circonstances vous engagent a vous faire devancer par vos escadrons, je vous prie de ne pas oublier, lui ecrivait Ghan.«arnier, que vous seul pouvez assurer, en temps opportun, a la cavalerie le concours peut-etre indispensable de votre excellente infanterie , dont je verrais avec peine Votre Altesse Royale se separer. G'est pres de ses bataillons, e'est au centre de ses troupes, et non a la tete de sa cavalerie chargeant en fourrageurs, que Votre Altesse Royale pourra suffire a tous les devoirs du comman- dement, a toutes les exigences de I'occasion. » C'etait la, sans nul doute, un sage conseil; mais I'impe- tuosite du jeune commandant de la colonne ne devait pas s'en contenter; nous la verrons prendre son essor avec une audace que le bonheur se plait a couronner. A la guerre, comme dans la viequotidienne, les troupes et les peuples aiment I'initiative des princes ou des chefs, parce qu'elle est I'expression de leur devouement et le signe de leur autorite; nulle exhortation, nulle promesse ne vaut Texemple d'un chef qu'on voit se sacrifier pour vaincre; c'est d'en baut que doit partir le mou- vement qui seul pent communiquer aux masses I'ardeur d'un coeur genereux et la passion des succes utiles a la patrie. Aussi bien, aux heures incertaines et difficiles, quand le dan- ger gronde a nos portes, avons-nous vu souvent chacun se tourner anxieusement vers ceux dont il esperait le salut et leur dire : Marchez! Personne ne leur criait : Marchons! La cohesion ne nait pas, en effet, d'elle-meme, elle s'impose. Mais laissons la ces reflexions dont la pbilosophie nous a paru se degager naturellement de la correspondance que nous venons de citer, et reprenons notre recit en suivant tout d'abord le due d'Aumale dans son expedition, avant de revenir aux operations que conduisait pendant ce temps Changarnier. Le 10 mai au matin, le prince quittait Boghar, avec le plan arrete d'atteindre Goudjilah leplus promptement possible, en 148 r.HANOARNIF.n. cherchant a tierober a I'ennemi la direction de sa marche, puis de s'efforcer de gagner Ja smalah de vitesse. Au moment de se porter en avant, il etait informe qu'il ne devait plus compter sur I'appui du general de Lamoriciere , que les evene- ments de la province d'Oran empechaient de suivre le pro- gramme primitivement fixe ; il devait done se considerer comme agissant pour son propre compte et ne tabler que sur les ressources dont il disposait directement. Sa colonne, a dit le rapport qu'il adressa au retour a Chan- gamier, se composait de treize cents hommes d'infanterie, aux ordres du lieutenant-colonel Ghadeysson ; cinq cent soixante chevaux, commanded par le colonel Yusuf; une section d'artillerie de montagne et un goum de cinq cents cavaliers. En outre, huit cents chameaux et mulcts portaient vingt jours de vivres et vingt jours d'orge. Se refusant aux pressantes sollicitations des chefs indigenes qui cherchaient a I'entrainer dans une serie de courses secon- daires et de razzias qui n'eussent fait que reveler sa presence et compromettre le succes final, le due crAumale s'etablissait, le 13, a Relhiga, a Fabridnne montagne boiseequi le derobait entierement a la vue; il avait atteint ce point en longeant I'etroite vallee ou coule I'Oued-Belbala. Mais la vigilance arabe n'etait pas en defaut, et la marche de I'expedition etait deja surveillee par un groupe de cavaliers; une ligne de feux allumes chaque jour sur nos traces faisait connaitre a I'en- nemi notre direction; les chasseurs ne tarderent pas a s'empa- rer des Aiabes qui nous avaient suivis. Reconnus pour des espions, ils furent sans merci passes par les armes. Les ren- seignements fournis plus tard par les prisonniers nous apprirent que nous ne nous etions pas trompes sur le role que rem- plissaient ces hommes, et qu'a dater du moment ou ils tom- berent entre nos mains, I'ennemi cessa de connaitre notre marche. Le 14, au point du jour, la colonne arrivait au pied de la montagne qui domine Goudjilah, que les zouaves surprirent rapidement; I'oukil d'Abd-el-Kader y avait paru la veille, ayant laisse la smalah a Oussek-ou-Rekaie, a une quinzaine de PRISE DE LA SMALAII. 140 lieues vers le sud-ouest. Dans la nuit du 14 au 15, les troupes s'arretaient a une heure de Tapres-midi au sud des montagnes qui entourent Goudjilah, a la source Ain-el-Guetti. Pendant la halte, le prince fit faire quelques reconnaissances par les cavaliers du goum, qui lui ramenaient peu apres un petit negre qu'ils avaient trouve dans les bois. Fait prisonnier avec son pere dans une razzia de Temir, ils venaient de s'echapj)er tous deux de la smalah. « II s'exprimait avec une lucidite remarquable, dit le due d'Aumale dans son rapport du 30 mai au general Ghangarnier; il repondait a toutes les questions sans se troubler, sans se couper, et je fus bientot convaincu de sa sincerite. Quant a son pere, nous ne pdmes tirer de lui que ces paroles : « Ah! « vous voulez prendre la smalah, et vous n'etes pas plus de « monde ! Oh ! vous pouvez vous en aller! » L'cnfant disait qu'apres son incursion dans la plaine d'Eghris, Abd-el-Kader etait venu a la smalah rallier son batail- lon regulier et son artillerie, avec lesquels il s'etait efforce de harrer la route a la tribu des Arar et d'empecher sa jonction avec le general de Lamoriciere; n'ayant pu y parvenir, ilavait ramene son infanterie a son douar et donne I'ordre a la smalah de se rendre sur le Djebel-Ahmour, afin de la derober a la colonne de Mascara. Le 14 au soir, Tennemi avait quitte Oussek-ou-Rekaie, se rendant, pour y faire halte, a la source de Taguin. Quant a I'emir, il surveillait de sa personne la coloiuie du general de Lamoriciere, pendant que Ben-Allal restait dans rOuarensenis. En meme temps, le prince apprenait que ses eclaireurs avaient aper^u la division Lamoriciere vers le sud-ouest. Celle-ci avait done pu sortir du Tell, et sa presence avait du provoquer le mouvement de la smalah, oii Ton croyait sans doute les troupes de Medeab rentrees a Boghar. Le due d'Au- male se decida done a marcher immediatement sur Taguin, dans la pensee de I'y surprendre, ou, tout au moins, de la rejeter sur le Djebel-Ahmour; prise entre les deux colonues, elle ae pouvait plus alors echapper. 150 CIIANGARNIKII. Mais rexecution dun plan en apparence si simple n'etait j)as sans presenter des diflicultes serieuses. Ii(;are par ses {guides, le prince avait incline trop a I'ouest ; pour arri- ver a Taguin, la cavalerie devait franchir vingt-cinq lieues, I'infanterie vingt lieues, a travers un espace ou ne se rencon- trait pas une goutte d'eau. Cet effort n'etait pas au-dessus du devouement de cette vaillante trou[)e. « On ne sait vraiment ce qu'oii peut obtenir de Tener^ie de tels hommes, ecrivait leur commandant dans son raj)port, qu'api es I'avoir eprouvee. » La colonne fut partagee en deux parties : Tune, composee des zouaves, de Tartillerie et de la cavalerie; I'autre, de deux bataillons d'infanterie et de deux pelotons de cava- lerie ; ces deux fractions se mettaient en route en se don- nant rendez-vous a Ras-el-Ain-Taguin. Elles marcherent toute la nuit, tourmentees par le simoun qui soufflait avec fureur, Le 16, au point du jour, le prince, qui s'etait mis a la tete de la colonne legere, fut averti du voisinage de la smalali, dont on avait vu les feux ; il se porta vivement en avant avec sa cavalerie; mais au bout de trois heures de niarche, il s'apergut qu'il avait ete conduit en dehors de sa direction et qu'il allait sur I'Oued-Bedda. 11 fallut done reprendre la route du rendez-vous convenu. Deja il avait perdu I'espoir de rencontrer I'ennemi, et il ne songeait plus qu'a atteindre la source de Taguin, lorsque soudain I'agha des Ouled-Aiad vint lui rendre compte de la presence de la smalali aux bords memes de cette source. A cette nouvelle, les indigenes, epou- vantes de la disproportion des forces, supplient le prince d'attendre son infanterie. Mais toute hesitation cut compro- mis sans retour les chances de la victoire. Quelque diligence qu'ils fissent, les zouaves ne pouvaient pas rejoindre avant deux heuies. Un delai d'une demi-heure aurait sufli pour mettre hors de notre portee les femmes, les troupeaux et donuer le temps a Tennemi d'organiser sa defense. « Jamais on n'a recule dans ma race! » s'ecrie le due d'Au- male. II prend rapidement ses dispositions ; le colonel Yusuf PRISE DE LA SMALAH. 151 enleve au Irot le premier echelon forme des sjialiis et du jjouin ; le ])riuce suit avec sa reserve, composee des cbasseure et des {jeiidarmes. A la viie de cette immense ville de tentes et en face de cette masse d'hommes qui courent aux armes, les irreguliers se debandent, les spaliis s'arretent. Le due d'Aumale se resout a engajjer sur-le-champ lout le monde ; il oblique a droite et depasse le premier echelon ; son impetuo- site a ete plus conta^ieuse que la lacbete du goum : les s[)ahig sont entraiiies, et deja le douar d'Abd-el-Kader est envahi. L'iufanterie tente en vain par sa fusillade d'arreter cette charge foujjueuse; elle est sabree et mise en deroute, tandis que notre cavalerie continue au loin la poursuite. Les chasseurs penetrant dans le camp, ou la resistance est protegee par un feu continu; la superiorite du nombre pese rudement sur les assaillants ; le peloton du sous-lieutenaut Delage, detache sur la droite, commet la faute de se deployer en tirailleurs et d'engager le tir ; il va etre entoure, lorsqu'une attaque vigoureuse du sous-lieutenant de Canclaux vient heu- reusement le degager, L'escadron du capitaine fl'Epinay, se portant sur la droite, renverse tout ce qu'il rencontre, pendant qu'au centre le lieu- tenant-colonel Morris, a la tete de trois pelotons, charge la masse ennemie avec un entrain que rien ne pent ralentir. Enfin, apres un coml)atd'une heure et demie, la victoire est definitive, et I'lieureux general reste maitre de la smalah depuis si longtemps insaisissahle. L'ennemi avait laisse trois cents morts sur le terrain, tandis que nous ne comptions que dix hommes tues, onze blesses, seize chevaux tues et vingt-six blesses. Quatre drapeaux, un canon, deux affdts , d'abondantes munitions de guerre, une grande (juantite d'armes, la tente de I'emir, ses effets precieux, de riches vetenients, des manu-' scrits, des bijoux, plus de trente milie tetes de betail, plusieurs milliers d'anes, quelques centaines de chameanx, de chevaux et de juments constituaient notre butin. Quant aux sommes d'argent et aux tresors d'Abd-el-Kader, le goum et les spahis les avaient pilles , et, au retour a 152 CHANOAP. MF.Ii. Medeah, on citait des cavaliers qui avaient change jusqu'a dix-huit mille francs de douros. « Bien des gens sont sortis pauvres de leurs tentes qui compterout desormais parnii les plus riches » , disait I'agha. « Quand, apres la reddition, racontait, un des captiFs, nous piimes reconnaitre la faiblesse numerique du vainqueur, le rouge de la honte couvrit nos visages ; car si chaque homnie de la smalah avail voulu combaltre, ne iiU-ce qu'avec un baton, les vainqueurs eussent ete les vaincus j inais lesdecrets de Dieu ontdu s'accomplir! » xVu nomhre des prisonnicrs liguraient quelques parents d'Abd-el-Kader, de noml)reux ofliciers et personnages de sa maison, leurs families et j)lusieurs chefs dun rang eleve, Un instant, la mere et la femme de Temir avaient ete prisonnieres; saisissant I'etrier du colonel Yusuf, elles imploraient sa cle- mence, sans etre reconnues ; mais au milieu de la confusion des premiers moments, elles furent sauvees par un esclavc fidele et s'echapperent sur un mulct. L'infanterie ne rejoignit la colonne que le soir, apres avoir franchi Irente lieues en trente-six heures. Si on I'eut attendue, I'operation etait manquee. La journeo du lendemain fut employee a mettre un pen d'ordre parmi les populations pri- sonnieres ; nul ne tenta de s'echapper, tons se resignerent a leur destinee ; des le 18, le due d'Aumale, en sedirigeant sur Boghar, reprenait la route de Medeah, ou il arrivait le 25, sans avoir ete attaque. Les captifs, au nomhre de plus de quinze mille, precedes de Tavant-garde, etaient divises par tribu et par famille. Pendant la route, il fallut souvent les defendre a coups de sabre contre la sauvage rapacite des cavaliers irreguliers, qui profitaient de la moindre circonstance pour se Jeter a travers les files, afin de piller et de commettre toutes sortes d'exces. Paralyses par la terreur, incapahles de resister, les cris seials des prisonniers avertissaient des desordres que la force avait peine a reprimer. Enlin, apres sept jours de marche, Medeah ouvrait ses portes a cette immense colonne; elle etait regue aux acclamations generates. Ce glorieux fait de guerre marquait la chute d'Abd-el- PRISE r>E I. A SMALAH. 153 Kader dans la province d'AIger, on les soumissions furent, a dater de ce moment, solidement etablies. La portee du coup qui venait de frapper I'emir etait immense; sa smalali constituait en effet une veritable capitale errante, centre de ses forces, de ses richesses, du pouvoir qu'il exer^ait, des negociations qu'il engageait, des ordres qu'il eavoyait aux trihus, de tous ses moyens d'action enfin. Vingt mille ames, dont cinq mille combattants, y etaient reunies. I'^lle lepresen- tait aux yeux des Arabes cette puissance dont I'image frappait leur imagination et excitait leur fanatisme. Abd-el-Kader y exerarnier, Fartillerie de terre et celle de la marine tirerent le salut royal, rendant un supreme hommage au chef que perdait I'armee, pendant que les princes, avec le general et I'amiral Dubourdieu, montaient en canotpour aller rejoindre le Solon. On etait a bord depuis dix minutes, quand le commandant Jaures vint avertir Ghangarnier que tout etait pret pour le depart. Celui-ci, fort emu, baisa la main des princesses et pressa une derniere fois celle des princes; il se retirait deja lorsque le prince de Joinville, revenant a lui, I'attira vivement sur son coeur et I'y retint quelques moments en silence. Un instant apres, Ghangarnier etait descendu dans le canot qui suivit le Solon pour I'accompagner encore au large, mais la fregate ne tarda pas a prendre de Tavance. Sur le pont les mouchoirs s'agitaient encore; c'etait le dernier adieu. Rentre a son quartier general, Ghangarnier ecrivit imme- diatement au nouveau ministre de la guerre, le general Subervie : « Je viens d'accompagner a bord du Solon Mgr le prince de Joinville, madame la princesse de Joinville, Mgr le due d'Aumale et madame la duchesse d'Aumale. Partout, sur leur passage, ils ont recueilli les temoignages d'une sympathie respectueuse, aussi honorable pour la population que pour ces princes dont la jeunesse a ete consacree au service de rfitat. Je n'ai pas souhaite I'avenement de la Republique, CHANGARNIER A SUBERVIE. 195 mais quand la France est menacee de la guerre, je sollicite un commandement siir la frontiere la plus menacee. » Moins de dix-liuit ans auparavaut, bieti different avait ete le depart du marechal de Bourmont; au lendemain d'une conquete eclatante, il etait tombe soudain au rang des pro- scrits ; c'est en fugitif qu'il put a grand'peine quitter cette terre qu'il venait de faire fran^aise et s'echapper sur une miserable barque espagnole. Ce fut aussi a quelques jours de succes brilJants que le due d'Aumale dut quitter les memes rivages, qui ne portaient pas bonheur. Les demonstrations que nous avons racontees, aussi bien que I'attitude si nette de Changarnier, eurent I'approbation dn gouvernement de la nouvelle Republique, qui s'honora en ne regrettant pas une courtoisie si militaire et si frangaise. Comme il n'arrive pas toujours, sa vie ne devait pas plus tard dementir le general; il servit fidelement le gouvernement qui venait de se faire proclamer. Sa surprise en le voyant surgir n'avait pas ete certes mediocre, mais ni les concessions du Roi, ni son abdication n'avaient pu detourner les fureurs populaires. On avait un instant pu croire que M. Thiers sau- verait peut-etre la dynastie, mais le bruit de son nom s'etait aussitot perdu dans Forage. II semblait que Pans tout entier parut ce jour-la de I'avis du prince de Talleyrand, lorsqu'il avait dit, quinze ans auparavant, de cet homme d'etat : « J'ai vu mieux, j'ai vu pire, je n'ai rien vu de pareil. » CHAPITRE VII Changarnier gouverneur general de TAlgerie par Interim. II est appele a Paris, charge definitivcment du gouvernement de I'Algerie, puis rappole de nouveau a Paris. II est nomme ministre de France a Berlin. La journee du 16 avril. Distribution des drapeaux a I'armee , 20 avril. — Changarnier gouverneur general de I'Algerie, 30 avril. — Son election a I'Assemblee constituante 8 juin. — Depart pour Paris. — Commandement en chef des gardes natio- nales de la Seine, 29 juin. — Seance du 3 aout a I'Assemblee. — Incident entre MM. Changarnier et de Lamartine, 4 aout. — Mission du comte Alphonse de La .Marmora a Paris, les offres du roi Charles-Albert decli- nees par Bugeaud, Changarnier, Lamoriciere et Bedeau. — Appreciation technique par Changarnier de la campagne de 1848 en Italic. Premiere rencontre de Changarnier et du prince Louis-Napoleon, 26 septem- bre. — Vote de la Constitution, 4 novembre. — Proclamation solennelle de la Constitution, 12 novembre. Le prince Louis-Napoleon president de la Republique. — Pourparlers pour la formation du nouveau ministere. — Changarnier commandant en chef des gardes nationales de la Seine, des troupes stationnees dans la 1" division militaire et de la garde mobile, 19 decembre. — Installation du President a I'Elysee, 20 decembre. Interpellation de Ledru-Rollin sur les conditions inconstitutionnelles du com- mandement de Changarnier. — Etude des mesures pour prevenir et com- battre les insurrections, — Reorganisation de la garde mobile, 25 Janvier. — Interpellation de Ledru-PioUin k I'Assemblee, 26 Janvier. — Les dele- gues de la garde mobile ci I'Elysee. — Les vingt-cinq chefs de bataillon de la garde mobile aux Tuileries, 28 Janvier. — Incident Aladenise. — Pre- paratifs de soulevement. — La journee du 29 Janvier. — Tentative du President pour prociamer la dictature. — La seance de I'Assemblee. — L'insurrection etouffee. — Colere des anarchistes. — Appreciation de la conduite de Changarnier. En attendant I'arrivee du general Gavaignac, nomme par le gouvernement provisoire gouverneur general de I'Algerie, Changarnier s'occupa avec la plus ferme activite des mesures necessaires au maintien de I'ordre et au developpement des travaux en cours d'execution. Le 4 mars, pendant qu'il visitait INTKRIM l)U COIJ VI'UNKMKNT CKMIHAL. 1<)7 Ja construction des batteries de la cote, son quartier general recevait la visite de quelques centaines de colons marchant en desordre, mais ils furent arretes par la vigueur du chef de poste, qui menaga de commander le feu s'ils essayaient de franchir le seuil du quartier general. Deux delegues furent cependant, apres pourparlers, introduits chez le general, oil ils declarerent au chef d'etat-major qu'ils venaient, au nom de toute la population civile, reclamer la proclamation solen- nelle de la Republique et la celebration de fetes de jour et de uuit pour honorer le regime nouveau. A peine debarrasse de cette visite, le chef d'etat-major se rendait au-devant du general, qu'il rencontra dans un des faubourgs d'Alger. Mis au courant des faits, Changarnier dicta immediaement un ordre du jour a I'armee pour lui faire connaitre Facte d'energie du caporal chef de poste et sa promotion immediate au grade de sergent. Comme il traver- sait la grande place, le general apergut le maire, le procureur general et M. Vaisse, directeur des affaires civiles, qui Ten- tourerentavectoutes lesdemonstrationsdelaplus vive anxiete. Changarnier, mettant pied a terre, se joignit a eux et, tout en traversant les groupes agites qui encombraient la place, preta I'oreille a leurs doleances. Le directeur des affaires civiles insistait fortement sur les inquietudes des autorites et Turgence, « dont le general etait sans doute convaincu » , de donner a la population une satis- faction legitime. « Je suis, leur repondit le gouverneur general par interim, nettement resolu a laisser a Gavaignac I'honneur et le plaisir de feter Tavenement de la Republique, mais je vais adresser aux citoyens une proclamation : doublee de I'ordre du jour relatif au nouveau sergent, celle-ci les rendra, sinon con- tents, du moins tranquilles. — Notre projet de proclamation ne conviendrait-il pas au general? dit le chef du parquet. — Yoyons-le, neanmoins ? » repondit-il. Rentre chez lui, Changarnier intercala dans sa proclamation une partie du projet qui lui avait ete soumis. 198 CHANGAKNIER. « Gitoyens d'Alger, disait-il, le gouvernement republicain de la France a noinme le general Gavaignac gouverneur gene- ral de I'Algerie. Le general Gavaignac est deja en Algerie ; il est attendu a Alger d'un moment a Tautre. II a recju directe- ment les instructions de la Republique; seul il a mission de les executer. Remise lui sera laite de toute I'autorite. Felici- tez-vous en bons citoyens que cet accomplissement en Algerie de la revolution terminee en France ait lieu sans que la paix publique puisse etre troublee. Tons les gouvernements ont besoin d'ordre : c'est ce qui les constitue, les honore, les affermit. Le premier soin du gouvernement provisoire a ete de presci'ire aux autorite's existantes le maintien de la tran- quillite publique. G'est en vertu de ces prescriptions memes et dans I'interet de tons que, momentanement investi des fonctions de gouverneur general, j'ai a veiller au bon ordre. C'est nion devoir, et je le remplirai jusqu'a I'arrivee pro- cbaine du general Gavaignac. — Alger, le 4 mars 1848. » Gette declaration categorique decouragea toute tentative nouvelle de desordre. Le 10 mars, Ghangarnier remettait au nouveau gouverneur son commandement; celui-ci etait ac- cueilli par les manifestations enthousiastes des republicains, mais il resta modeste, simple, et son langage aussi bien que son attitude eurent le suffrage des hommes moderes. Gavai- gnac, eleve, bien que general de brigade, a une situation plus considerable que ne le comportait son grade, justifiait ainsi le mot du marechal Bugeaud, qui avait ecrit de lui : « Long- temps j'ai eu peu de gout pour Gavaignac; il ma force par rhonorabilite de son caractere et la droiture de sa conduite en toutes circonstances. » Des le surlendemain, 12 mars, Ghangarnier s'embarquait pour Toulon, afin de se rendre a Paris et y recevoir les ordres du ministi'e de la guerre. II profitait de cette occasion pour visiter au fort Lamalgue I'erair encore prisonnier. 11 le trouva douloureusement affectedesacaptiviteet de I'oublide la parole donnee; leur entrevue, longue et presque cordiale, emut le general, qui ne pouvait pas prendre lacilement son parti d'entendre reprocher avec raison a son pays Tomission d'un DKPART POliR PAUIS. 109 engagement pris en son nom. Plusieurs annees devaient s'ecouler avant qu'Abd-el-Kader re^ut la liberie dont il ne cessa, durant toute sa vie, de faire I'usage le plus conforme aux conditions souscrites par lui. En parcourant les departements qui se trouvaient sur sa route, Ghangarnier eut plus d'une occasion de constater le fremissement de desordre qui s'etait propage a travers toute la France. Comme il traversait Lyon, sa voiture fut arretee a la porte de Vaise par le poste des « Voraces » , qui s'en etaient empares. Geux-ci,ouvriers egares par les declamations et les decevantes promesses de quelques revolutionnaires dont ils servaient sans s'en rcndre compte les passions, som- merent le postilion de s'arreter pourleur laisser fouillerla voi- ture et verifier si elle ne contenait pas de valeurs. « Vous trouverez, dit Ghangarnier en mettant la tete a la portiere, dix-huit mille francs qui ne sortent pas de Lyon, mais d'Algerie. — II nous derobe de grosses sommes! » cria une voix. En un instant, la voiture est cernee, et le chef de la bande invite le general a descendre sur-le- champ. Pour toute reponse, le capitaine d'etat-major Pourcet, aide de camp de Ghangarnier, place sous ses yeux une lettre du ministre de la guerre invitant le general « a se rendre a Paris pour y recevoir la destination la plus utile au service de la Repu- blique » . Cette constatation fut jugee suffisante, et Ghangarnier resta libre de continuer sa route, en emportant la somme qu'il avait difHcilement realisee a son depart d'Alger en vendant a la hate ses chevaux et ses meubles. Ghangarnier atteignait sans autre incident Paris, ou il descendit dans sonappartementhabituel, 3, rue du Faubourg- Saint-IIonore. Mais quel changement s'offrait a ses regards! La capitale, d'ordinaire si brillante, si animee, ne pre'sentait plus qu'un aspect morne et desole ; aux approches de la nuit, les boutiques se fermaient de toutes parts, dans la crainte de quelque coup de main; partout la chaussee ctait encombree des debris des barricades et des bivouacs, tandis que ies 200 (;nA^G.\I!Ml•:l!. ouvriers, encore dans renivrement de leur facile victoire, oubliaient leur misere pour preter I'oreille au langage trom- peur des nouveaux courtisans officials. L'affolementde la peur avait gagne les classes aisees; beaucoup allaient meme jusqu'a se parer de la blouse pour cacber sous ce vetement populaire leurs frayeurs et leurs inquietudes. L'ecroulement de la mo- narcbie avait ete si prompt, si inattendu, la dispersion de toutes les forces qui la protegeaient si rapide, la prise de possession du pouvoir si facile, la defense si pitoyable, qu'il semblait que la ne devait pas s'arreter une conquete sans resistance. Tout semblait done menace dune ruine complete, et nuUe part n'apparaissait une force autour de laquelle on put grouper les elements de conservation politique et sociale. Les hommes les plus experimentes eux-memes n'ecbappaient pas au desarroi universel, tant ils etaient deconcertes par les eve- nements. Ghangarnier ne tarda pas a reconnaitre, meme chez les esprits les plus feconds en ressources, cet etat d'abatte- ment et de stupeur. Habitue des longtemps a recourir aux lumieres de M. Tbiers, il pensa que nul ne serait mieux en etat de lui faire entendre une appreciation sage et juste, exempte de toute fausse exageration, sur la nature du mouve- ment qui avait emporte le pays. Son premier soin fut done delui faire demander un rendez-vous; a sa grande sui'prise, la reponse fut qu'il ne lui etait pas possible de venir le voir ou de le recevoir cbez lui, mais qu'il lui proposait de le rencon- trer dans une maison tierce, cbez une parente de sa femme, ou il le priait de se rendre a pied vers neuf beures du soir. A peine entre dans le salon, Cbargarnier resta confondu du decouragement de son interlocuteur : « C'en est fait a jamais de la monarcbie en France, lui dit-il, il ne reste plus qu'asavoir si la Republique demeurera aux mains des aventuriers cou- pables qui exploitent le pays, ou si elle sera un jour ouverte aux bonnetes gens, et ceux-ci n'ont autre chose a faire, en attendant, qu'a observer la prudence et I'effacement. » L'en- trevue fut courte, et M. Tbiers quitta le general, en ajoutant qu'il ignorait quand il lui serait possible de le revoir. Si Ton examinait a fond quels pouvaient etre les motifs qui l>Ur.\ ISiO-NS UK M. TlllEllS. D U COMTE MOLK. 201 dictaient a cet esprit si penetrant, dun raisonnement si ferme, des conclusions'aussi absolues, on serait assez fonde a admettre qu'il en arrivait la faute de se rendre un compte exact et sincere des causes qui avaient determine les evenements et des fautes commises. II lui plaisait peut-etre davantage de s'avouer vaincu par une force superieure et irresistible que de convenir que la defaite avait ete' inconsciemment preparee, que rien n'avait ete fait pour la prevenir, et que les dernieres heures de la monarchie avaient ete deplorablement epuisees dans de steriles indecisions. II eprouvait a son tour combien compte peu, aux heures de revolution et de bouleversement, I'elite intellectuelle d'une nation, car il s'agit alors de satisfaire d'abord les passions, et non point de repondre a de legitimes aspirationsvers les progres reparateurs. Dans la meditation de la retraite, il pouvait comparer le courant qui le rejetait aujour- d'hui a celui qui avait entraine son parti aux affaires, dix-huit annees auparavant, et il pouvait se dire qu'a ces deux dates decisives I'interet de la France avait ete sacrifie a ceux d'am- bitions avides autant que personnelles. Devenu plus tard le chef de la France, apres de nouveaux et plus cruels malheurs, il semble que M. Thiers se soit ressouvenu de la formule poli- tique qu'il developpait sommairement dans cette secrete con- versation, et Ton pent croire que c'est d'elle qu'il continuait a s'inspirer dans la direction qu'il imprima au pays. Tout autre etait I'appreciation du comte Mole, aupres de qui Changarnier se rendit en quittant I'entretien que nous venons de raconter. Introduit avec peine, et non sans de dif- ficiles pourparlers, dans ce salon en ce moment veuf de son eclat ordinaire, le general trouva I'ancien ministre, non point exempt d'inquietude, mais du moins de decouragement. « En resume, lui dit-il, je ne crois pas a I'avenir de la Republique, bien qu'a mes yeux la journee du 17 mars soit un nouvel et grave echec pour les honnetes gens. » En realite, il etait, a cet instant, a peu pres impossible d'etablir une prevision et d'apercevoir quelque chose du fil conducteur des evenements; c'etait encore la pe'riode de la confusion. A de pareils moments les hommes sont vite uses; 202 GHANGAllNIEU. tel avait ete le cas du general Subervie, qui avail deja renonce au portefeuiile de la guerre pour la grande chancellerie de la Legion d'honneur. En descendant du batiment qui Favait amene a Toulon, Cbangarnier avait regu du ministre une depeche tres explicite pour lui exprimer sa satisfaction de la fermete qu'il avait montree en Algerie. « Je me hate de vous remercier, lui ecrivait le general Subervie en date du 13 mars, au moment de se refugier dans sa lucrative sinecure, en appi'ouvant tout ce qui a ete fait par vous pour maintenir Tordre materiel et moral dans I'armee, comme dans la population europeenne et indigene. » Mande le 22 mars par Francois Arago, qui avait reuni au departement de la marine celui de la guerre, Cbangarnier fut assez etonne de lui entendre dire : « Rendez-nous le ser- vice de remplacer Cavaignac en Algerie, il ne fait pas bon menage avec les colons, et, a chaque courrier, ilnous annonce le prochain soulevement des Arabes. Nous aimons mieux I'a- voir ici. » Cbangarnier mit comme condition expresse a son accepta- tion la promesse formelle qu'il lui serait donne un grand commandement sur le continent, si la guerre venait a eclater en Europe, et se prepara a gagner TAfrique. Le 31 mars, a dix heures du matin, il entrait en rade d' Alger. La fregate portant le pavilion du general en chef avait a peine jete I'ancre, qu'elle fut accostee par un canot qui amenait le capi- taine Jarias, aide de camp du gouverneur. Celui-ci informa le general que Cavaignac avait re^u du gouvernement provi- soire I'ordre de rester a son poste, et de I'inviter, des son arrivee, a retourner immediatement en France pour recevoir une nouvelle destination. « Soit, repondit Cbangarnier, a qui cette communication inattendue n'etait pas pour etre desagreable. — Mon general vous prie de lui faire Ihonneur de diner chez lui, reprit Jarras, non sans quelque embarras, si vous croyez pouvoir debarquer II nose pas vous la conseiller; ce serait imprudent le soir et tres dangereux le jour. ENVOI EN ALOERIE, RAPPEL EN FRANCE. 203 — Dangereux?... Pour qui?... — Mon general, le gouverneur croit que ies colons n out pas oublie votre refus de proclamer la Republique. — Je remercie votre general de son invitation, repartit' Ghangarnier, je ne I'accepte pas pour ne pas le compro- mettre. » Pendant que durait ce colloque, de nombreux officiers, des fonctionnaires de Tadministration et des membres du corps consulaire etaient venus a bordsaluerle nouveau gouverneur; leur surprise fut indicible en apprenant que Cavaignac leur restait et que Ghangarnier rentrait en France. U etait une heure de Tapres-midi; le general se decida a debarquer; sur le quai, une fouie compacte Tattendait, Ies temoignages de respect et de sympatbie turent unanimes, en de'pit des previ- sions defavorables de Gavaignac, et Ghangarnier arriva sans encombre a la maison du consul d'Angleterre, dont il avait accepte Tinvitatiou. 11 y entrait a peine qu'il rencontrait Gavaignac. « Vous ne m'echapperez pas, mon general, s'ecria celui-ci, puisque la mer ne vous a pas tellement fatigue que vous ne puissiez prendre une part quelconque d'un diner quelconque. G'est le mien que vous mangerez ! » Ghangarnier se rendit de bonne grace, et la conversation resta cordiale durant tout le repas, sans qu'il tut question du gouvernement general de lAlge'rie donne, retire et rendu successivement au titulaire actuel. Les deux generaux se separerent dans les meilleurs termes , et Gavaignac vint le lendemain saluer a bord le gene'ral Ghangarnier, auquel il offrit des vaux de bon voyage qui ne manquaient assurement pas de sincerite. De retour a Paris le 6 avril, Ghangarnier sen fut immedia- tement rendre compte a Arago du voyage qu'il venait de subir. 11 trouva le ministre assez confus de I'aventure ; il eiit ete trop embarrassantpourluid'endonner une explication raisonnable, il prsfera done se borner a des demonstrations d'empresse- ment. « Vous aurez un beau dedommagement si la guerre eclate. ■J04 CllANGAHNlKli. lui dit-il. Prepare/ en silence, sur le papier, I'organisation de Tarmee du Nord-Est, forte de cent quarante mille hommes. Nous vous abandonnons le choixdes regiments etdesgeneraux, en dehors de I'armee des Alpes, a la seule condition que vous prendrez Gharras pour chef d'etat- major. II n'est, il est vrai, que lieutenant-colonel ; mais il est sous-secretaire d'Etat au ministere de la guerre. » II y avait a peine quarante-huit heures que le general s'oc- cupait de Texecution des ordres regus, qu'il recevait une lettre de M. de Lamartine, lui annon» En un moment la resolution de Changarnier etait prise , et peu d'instants apres il arrivait sur la place de Greve , comme il n'etait pas encore midi. La place etait deja envahie par la clientele ordinaire des mouvements populaires , et les grilles de I'Hotel de ville, defendues par une centaine de gardes mobiles , etaient hermetiquement fermees. Le sieur Rey, nomme par le gouvernement provisoire colonel et comman- dant de I'Hotel de ville, consentit, sur la presentation d'un laissez-passer officiel, a en ouvrir les portes au general; il le conduisit dans I'appartement occupe par le maire de Paris, lieu de reunion des seances et des repas prolonges qui for- maient la note comique au milieu de ces bouleversements. M. Armand Marrast, profondement decourage, accueillit avec une satisfaction visible I'arrivee de Changarnier. « Le gouvernement, lui dit-il, est divise en deux fractions : Tune decidee a la resistance , I'autre resolue a aider I'emeute. Ledru-RoUin donne son appui a ce second groupe, tout en communiquant a ses collegues les resolutions de ses parti- '206 CHANGARNIEU. sans deja assembles et prets a se soulever en armes. Ceux-ci attendent la marche sur I'Hotel de ville des ouvriers reunis au Champ de Mars pour Telection des officiers d'etat-major de la garde nationale, afin de se reunir a eux au fur et a mesure qu'ils traverseront les sixieme , septieme et huitieme arron- dissements. Une fois I'Hotel de ville tombe aux mains de ces colonnes furieuses, Paris et la France seront la proie du communisme. En ce moment, M. de Lamartine confere avec quelques-uns de ses collegues au ministere des finances, d'oii il viendra nous rejoindre ici. Le general Duvivier a con- signe dans ses casernes la garde mobile, pendant que I'Hotel de ville, qui contient cinquante mille cartouches en reserve, est occupe par quatre cents hommes du bataillon des mon- tagnards et cent trente gardes mobiles, pourvus chacun de trois cartouches. — Hatez-vous, repondit Ghangarnier, de requerir les troupes directement, suivant votre droit, et de donner aux bataillons casernes a I'Ave-Maria, place des Vosges, rue du Foin et dans la caserne de Lisieux, I'ordre de se concentrer immediatement ici ; prevenez le general Duvivier des mesu- res que le danger vous oblige a prendre sur -le- champ. >> Quittant M. Armand Marrast, le general, accompagne de M. Rey, parcourt sur-le-champ le jardin, les cours et le rez- de-chaussee, fixant les points a occuper et pla^ant de petits posies devant chacune des portes. II rentrait chez le maire de Paris au moment ou M. de Lamartine y penetrait, pale, defait, eclatant en plaintes declamatoires. (t Ah! general, s'ecria-t-il, le peuple est si mobile! 11 nous reviendrait peut-etre si nous pouvions tenir ici trois heures! — Eh ! nous tiendrons trois jours, nous tiendrons tant que nous aurons des vivres et qu'on n'aura pas fait une large breche avec du canon ! » Puis, s'adressant a M. Marrast : « Sauvez Paris, sauvez la France, et decidez-vous a ecrire ce que je vais vous demander! » Sans hesiter, M. Marrast prit la plume : LA JOITRNER DU 16 AVI'.IL. 207 « Dictez, general, cela ira plus vite, je ne m'entends pas en affaires militaires. » Et d'un seul trait il ecrivit sous la dictee de Ghan(;ariiier I'ordre pour chacundes colonels de la garde nationale de faire battre immediatement le rappel et de diriger, des qu'ils seraient rassemble's, deux bataillons sur I'Hotel de ville, on ils devaient arriver en battant la charge. « Jamais le courage de la garde nationale, disait la lettre, n'aura une plus grande occasion de servir la societe tout entiere. Prescrivez done aux bataillons que vous laissez dans votre arrondissement d'y maintenir I'ordre par de fortes et frequentes patrouilles. » Une depeche analogue etait en meme temps adressee au general Duvivier; ellelui enjoignait de mettre en mouvement les bataillons, en commencant par les plus eloigne's de I'Hotel de ville et en calculant leur marche sur le temps necessaire aux legions pour se reunir et arriver. Les bataillons demandes a midi, entrant au meme instant a I'Hotel de ville, les com- munistes se trouveraient ainsi places entre les feux de la garnison et ceux de quarante bataillons battant la charge a leur approche. Ces ordres, signes de M. Marrast, expedies aux colonels de la garde nationale, Ghangarnier faisait reunir M. Rey, les cinq commandants de la garde mobile et de la garde mon- tagnarde, le capitaine, un sergent et un volontaire de chaque compagnie; il leur expliquait lui-meme I'operation et assignait a chacun le poste ou ildevaitattendre le moment de la sortie. K G'est vous, enfants de Paris, dit-il, qui avez fait ce gou- vernement que je n'avais pas souhaite. Je viens vous aider a le defendre contre des miserables qui veulent le deshonorer et le noyer dans le sang. C'est au nom de vos meres, jeunes soldats, que je vous demande de faire votre devoir! » Toutes les voix s'eleverent pour acclamer ces paroles; I'at- titude d'un des officiers de la garde mobile lui paraissant dou- teuse : « Gommandant, lui dit Ghangarnier, c'est a la tete de votre bataillon que je compte marcher quand nous executerons une 208 CIIANOARNIER. sortie; ce chapeau rond a la main, je f;uiderai vos jeunes gens. Pour men faire connaitre, je vais les passer en revue. » La physionomie de Tofficier refleta I'expression d'un pro- fond contentement ; sur-le-champ il suivit le general et I'accompagna pendant qu'il haranguait en quelques mots chacun des pelotons. « Quand je remontai aupres de M. de Lamartine et du maire de Paris, disaitChangarnier en racontant cette journee, le succes etait desormais certain, et ces messieurs respiraient plus a Taise. » Le mouvement present s'accomplissait en l)on ordre, et les communistes renon^aient bientot a une lutte qui eut as- sure leur defaite. La situation ainsi resolue, tous les membres du gouvernement provisoire, sans exception, n'liesiterent plus; ils se rendirent a I'Hotel de ville et celebrerent par desdiscours solennels I'admirable triomphe de la Republique. Ghangarnier repoussa les soUicitations de M. de Lamartine, qui voulait I'entrainer sur le balcon, et se deroba en annon- avril. Au milieu d'une foule de rectifications, il declara, entre autres, qu'il etait faux que, pour obtenir du maire de Paris I'ordre de battre le rappel general, il eut fallu lui dieter cet ordre, que lui-meme Tavait envoye une heure auparavant comme ministre de I'interieur. « Je ne voudrais pas nuire, repondit Changarnier, a la jus- tification que vous venez d'entendre, mais il importe a la ve'rite et a moi-meme que je constate que le 16 avril, a une heure apres midi, M. le ministre des affaires etrangeres et M. le maire de Paris n'avaient aucune connaissance des ordres donnes par M. le ministre de I'interieur et des demar- ches faites pour faire prendre les armes a la garde nationale. Cela est si vrai qu'a une heure apres midi M. le maire de Paris fit partir Tordre de battre le rappel dans toutes les legions. Je ne voudrais pas nuire, je le repete, a la justification que vous venez d'entendre, mais voila ie fait que je tenais a constater et que je maintiens. » M. Armand Marrast monta a la tribune pour assurer que, pendant qu'il faisait reconnaitre les officiers d'une legion de la banlieue, le ministre de I'interieur avait donne I'ordre de faire battre le rappel. « Voici, dit-il en terminant, ce qui explique comment cet ordre ne fut pas immediatement exe'cute : il fut porte a I'etat-major, oii il soiiffrit quelques dilficultes. Je fus oblige de renouveler cet ordre au moment oii j'arrivai a I'Hotel de ville. » La verite e'tait que Ledru-Rollin avait reclame le concours de la garde nationale comme il le pre'tendait, mais avec peu de desir d'etre obei ; I'ordre seul de ^L Armand Marrast arriva a destination; deux regus de cet ordre parti de I'Hotel de ville 220 GIIAROARN'lEi:. le 16 avril, Tun signe du colonel de la 5* legion a une heure trente minutes, le second signe d'un adjoint du VI° arrondis- sement a une heure trente-cinq minutes, parvinrent par la poste au general et le mirent ainsi en possession de preuves categoriques. L'incident ranima toutes les impatiences de M. de Lamar- tine. A plusieurs reprises deja, accuse de mollesse, d'impre- voyance et d'indecision durant la journee du 16 avril, il sen etait defendu avec energie dans un long plaidoyer intitule : i< Lettre aux dix departements qui m'ont elu. » Mais la de- monstration etait peu peremptoire ; si la droiture des inten- tions du ministre restait indiscutable, il n'etait pas moins evi- dent que safermete, son sang-froid, lavigueur de sonautorite ne s'etaient pas affirmes avec la resolution necessaire dans ces difficiles conjonctures. A I'heure ou Changarnier, sur les suppliantes instances de madame de Lamartine, le rejoignait a I'Hotel de ville, il se sentait enveloppe par les intrigues et les defections; le peril lui paraissait inexorable, et nous I'avons vu s'epuiser en vaines plaintes, au lieu de songer a Taction. Mais le succes efface souvent jusqu'a la memoire meme des difficultes qu'il a fallu traverser pour I'atteindre, et M. de Lamartine, apres la victoire, regardait comme une injustice qu'on fit meme allusion a ses decouragements. Dans cette circonstance la colere I'emporta sur la reflexion, peut- etre meme sur la reconnaissance ; le lendemain, 4 aout, il faisait ou laissait inserer dans le Bien public, journal qu'il venait de fonder, un article sur la seance de la veille, dont les allegations parurent offensantes a Changarnier, En arri- vant a TAssemblee, le general chargea le marquis de Morte- mart et M. Guichard de demander au ministre un entretien, le priant de se faire accompagner par deux coUegues designes par lui. M. de Lamartine ne tarda pas a arriver, suivi des generaux Subervie et Baraguey d'Hilliers. Apres avoir lu a haute voix le passage qui Tavait blesse, le commandant en chef ajouta : « Monsieur de Lamartine. je vous demande reparation par les armes, en votre qualite de proprietaire et de redacteur en INCIDENT I.AMARTINE. 221 chef dece journal qui m'insulte. II n'y aura pas de difficultes pour le choix des armes, je vous I'abandonne, quoique je sois I'offeiise. » A cette ouverture, Lamartine repondit en s'etendant lon- guement sur I'absence de toute preuve qui permit de le regarder comme Tauteur de cette publication, qui n'etait pas assez injurieuse pour rendre une rencontre necessaire, assu- rait-il. « Je proteste, repartit Chang;arnier, et j'affirme de nouveau mon droit a exiger une reparation. II serait vraiment ])eau que vous me criiez au secours quand vous vous croyez perdu et que vous plaisantiez mes services quand je vous ai sauve ! » Les deux adversaires reprirent la parole, repetant avec plus de force ce qu'ils venaient de dire ; enfin M. de Lamar- tine recommengait pour la troisieme fois a developper ses faibles arguments, lorsque Baraguey d'Hilliers, Finterrom- pant : « Nous ne comprenons pas bien si vous voulez accepter ou si vous refusez la reparation qu'on vous demande. » « Pourquoi, ajouta le general Subervie, n'exprimez-vous pas au gene'ral Changarnier les regrets que vous paraissez eprouver ? » L'opinion formelle des amis dont il avait reclame I'assistance parut causer quelque embarras a Lamartine, qui se rejeta avec plus de persistance dans les declamations qui lui ser- vaient de texte. Vivement presse' de conciure, il dut se resi- gner a subir I'appreciation des quatre temoin» et a inserer le lendemain dans le Bien public la retractation suivante : « M. le geneial Changarnier, justement blesse des deux articles publics par le Bien public de ce jour, dans lesquels le nom du general se trouve mis opposition avec celui de M. de Lamartine, a eu a ce sujet, devant les soussignes, une expli- cation avec M. de Lamartine, lequel a declare qu'il est com- pletement etranger a la redaction de ces articles public's sans son aveu, chacun des deux honorables representants se reser- 222 ClIANGAHNIEIi. vant, du reste, sa libre appreciation des evenements du 16 avril. Si(/ne : General Subervie, general Baraguey d'Hilliers, R. de Mortemart, Guichard. Paris, 4 aout 1848. L'incident demeuraclos; les circonstances quil'avaient lait naitre avaient ete I'occasion des declarations les plus catego- riques sur la solidite de Tordre materiel et le caractere defi- nitif de la defaite de I'insurection. Mais en realite les rapports de police ne cessaient pas de signaler la persistance de I'agita- tion revolutionnaire. Des sa prise de possession du commande- ment, Ghangarnier avait ete a meme de constater les efforts renaissants des vaincus de Juin, et le 11 juillet, lorsqu'il fut appele devant la commission d'enquetede I'Assemblee, inter- roge sur la situation de Paris, il avait repondu : « Les emeutiers ont ete d'abord fort abattus. lis reprennent courage et semblent vouloir recommencer la lutte. Une cor- respondance tres active est etablie entre les insurges de Paris et les provinces. » Precisant I'examen des causes qui lui faisaient prevoir un nouveau soulevement, il avait indique les moyens les plus propres, a son avis, pour le comprimer plus rapidement qu'on ne I'avait fait en juin, citant a I'appui de son opinion le systeme qui lui avait reussi le 16 avril. Invite le 16 aoiit, par le conseil des ministres, a lui exposer ses previsions, Ghangarnier lui rendit compte de ses informa- tions et developpa plus completement les mesures qu'il etait de'cide a appliquer le cas echeant; le jour meme il rendait publique Tinstruction qu'il avait pre'paree pour le cas d'une insurrection. Gette instruction visait particulierement la trans- mission des ordres et les precautions a prendre afin d'eviter toute surprise ou toute ingerence des autorites municipales et des representants du peuple. Sa fermete releva le courage de la garde nationale, qui, cette fois, se sentait commandee et n'etait pas insensible a I'honneur d'etre traitee comme une veritable troupe. MISSION DU COMTE l)E LA MARMORA. 223 Sur ces entrefaites, un incident tres imprevu survenait; il posait pour la premiere fois devant le {jouvernement une question quidevait tenir tant de place dans les preoccupations de la France. Le comte Alphonse de La Marmora, chef d'etat- major de I'armee piemontaise, arrivait a Paris le 26 aout; le meme jour il se presentait au jjeneral Cavaignac pour solli- citer une intervention en faveur de la Sardai(]fne, dans sa lutte contre I'Autriche; il reclamait le concours d'un corps fran- 9ais dont le commandant aurait sous ses ordres la vaillaiite armee piemontaise. Serviteur zele du Roi et de la cause de I'independance, La Marmora defendit avec clialeur Tobjet de sa mission, soutenant que I'honneur et I'interetde la France s'accordaient pour lui prescrire la protection de sa frontiere des Alpes contre la domination autrichienne. « Si vous ne nous donnez pas une armee, disait-il, envoyez- nous du moins undes generaux d'Afrique. » Et il mettait sous lesyeuxdu chef du pouvoir executif la liste qu'avait lui-meme tracee de sa petite ecriture fine et serree le roi Charles-Albert : « Le general Ghangarnier, le marechal Bugeaud, le general Bedeau, le general de Lamoi'iciere. » Gavaignac pressa Ghangarnier d'accepter. « Oui, repondait Ghangarnier, mais avec une armee fran CHANGARNlEli. — Oui, dit Changarnier, sous la monarchic, mais en temps de desordre et de danger, le President, persuade qu'il s'agit de son pouvoir, peut-etre de sa vie, me conservcra mon commandement. » Puis, gagnant la Chambre, il vint reprendre sa place habi- tuelle sur les hauteurs de la gauche, dont les membres sou- riaient de Tair de gens qui viennent de reussir une bonne farce . « Eh bien ! gene'ral, lui dit M. Brives, I'un d'eux, vous verifiez le proverbe : qui va a la chasse perd sa place. En votre absence nous avons supprime votre commandement. — Mon traitement, riposta en riant Ghangarnier, non mon commandement, et pour vous etriller gratis, je ne vous etril- lerai pas moins bien. » Le voteparut un acte d'ingratitude a tons les esprits senses, une manifestation de defiance aussi injuiieuse que mal fondee envers un soldat trop attache a sa patrie pour songer a autre chose qu'a la preserver de la guerre civile, pour essayer de la violenter; mais en temps de revolution ceux-la sont toujours les premieres victimes. Divers journaux aiuioncerent Touver- ture d'une souscription pour remplacer les 50,000 francs sup- primes ; Ghangarnier n'etait pas homme a les recevoir, et il ecrivit une lettre rendue aussitot publique pour exprimer son desir qu'il ne fut pas donne suite a ce projet et son intention arretee de ne pas accepter les sommes souscrites. II se con- tenta done de sa solde fixe de 18,000 francs. La tranquillite n'etait pas definitivement retablie , les intrigues se poursuivaient pour preparer de nouveaux soule- vements, recruter des forces au parti revolutionnaire. Un comite de propagande socialiste dans I'armee se forma, cher- chant par mille moyens a arracher les adhesions, a ebranler la discipline, flattant les ambitions naives en offrant de faire nommer deputes quelques sous-officiers ou meme de simples soldats. Deux regim<^ii(s fiireiil j)articulier(!ment travailles, le 7' d'infanterie legere el le ^2V de ligne. Boichot, sergent- major au 7% se fit Tapotre ardent de ses nouveaux coreli- gionnaires politiques ; sa chambre meme devint un lieu MENEES SOCIALIS TES DANS L'ARMEE. 247 de reunion oil il excitait leur zele par des discours dont I'eloge de ses officiers ne faisait pas le sujet. Averti d'avoir a cesser cette conduite, il repondit avec insolence a ses chefs, auxquels il se croyait deja en droit de commander. Chan- garnier n'hesita pas a le faire arreter et a decider I'envoi imme'diat du 7' leger en province. Le depart eut lieu le 2 mai, a deux heures du matin, afin de ne pas laisser infliger a la troupe rhumiliation d'etre accompagnee et acclamee par les hommes des comites. La campagne avait ete d'ailleurs ouver- tement annoncee par les journaux avances, tels que la Vraie Repuhlique, qui avaient mis au defi, des le 7 avril, le general Ghangarnier et M. Faucher « de s'opposer au libre exercice du droit electoral dans I'armee » . La repression nemanquapas a ces tentativesde provocation a Tindiscipline, constatees par les lettres memes de ceux qui y avaient cede; la presse socia- liste les publiait souvent et fournissait ainsi elle-meme une preuve indeniable de la necessite des mesures ordonnees par le commandement. Toutes les previsions admettaient d'ail- leurs I'eventualite prochaine dune nouvelle insurrection. « Si vous voulez etre president du conseil, dit un jour M. Thiers au general en sortant de I'Assemble'e, nous vous proposerons au prince, qui vous acceptera avec plaisir. » Ghangarnier ayant decline sans hesitation cette ouver- ture : « Vous avez raison, reprit M. Thiers; alors nous allons faire venir Bugeaud. » Le marechal, appele a Paris, fut, sur ces entrefaites, auto- rise par le President de la Republique a s'occuper officieuse- ment de la composition dun ministere. Les menees socialistes prenaientchaque jour un caractere plusalarmant; elles etaient encouragees par les attaques exaltees, les menaces, les exemples, les encouragements qui partaieut de la tribune meme, ravivant toutes les audaces; les discussions repetees sur les affaires d'ltalie et I'expedition romaine servaient de texte aux excitations, et le President, bien que tres inquiet, aniionoait nettement sa resolution de ne pas se laisser renver- ser par les manoeuvres parlementaires. 248 CHANGARNIER. « Laissez, disait-il le 7 mai a Ghangarnier, apres I'orageux debat du meme jour a TAssemblee sur la campagne de Rome, laissez les ministres bavarder avec cette Ghambre. Quand ils seront deconsideres, nous en prendrons d'autres. Vous etes seul indispensable. Reservez-vous pour le moment ou nous devrons faire notre affaire ensemble. » Afin de ne pas apporter de nouvelles et inutiles complica- tions dans un etat de choses qui mettait en peril tons les plus grands interets de la Fiance, le general feignit ne pas com- prendre cette singuliere ouverture; il resolut de s'enfermer plus que jamais dans le role de son commandement, eta main- tenir son systeme pour la defense et la securite de TAssem- blee. Gelle-ci se plaignait quelquefois d'etre trop bien gardee, elle prenait ombrage de la moindre augmentation de deploie- ment militaire; c'est au general Forey, commandant la bri- gade de Tesplanade des Invalides, que s'adressaient le plus souvent les reclamations du lieutenant-colonel Gauvin, com- mandant militaire du Palais-Bourbon, et de M. Armand Mar- rast, president de I'Assemblee. Mais Ghangarnier etait decide a ne pas entrer avec eux dans la discussion de ses ordres. « Si le lieutenant-colonel Gauvin renouvelle sa demande, ecrivait-il le 9 mai a Forey, repondez-lui sechement : « Je ne « suis pas sourd, je vous ai deja entendu « ; puis, faites une pirouette sur le talon. « Une demi-heure apres la fin de la seance, vous vous rendrez cbez M. Armand Marrast, vous le saluerez tres poli- ment et vous lui direz textuellement : « Vous m'avez fait « inviter a me rendre chez vous, me voila! » « Quoi qu'il vous dise ou qu'il vous lise, vous repondrez toujours tres poliment et du ton le plus doux, mais textuelle- ment : « J'ai entendu, monsieur, et je rendrai compte a mes « superieurs de ce que vous me faites I'honneurde me dire. » De quelque maniere qu'il tourne ou retourne son discours, tenez-vous en strictement a la formule ci-dessus. Quand vous en aurez assez, vous saluerez tres poliment ce petit drole et vous vous retirerez. » Decide a ne pas se departir de cette attitude, il en formulait LETTRE DU PRESIDENT AU GENERAL OUDINOT. 249 nettement les motifs, lorsqu'il ecrivait le 1 1 mai au general Guillabert : « Les chefs de corps reconnaitront mon intention perse- verante de maintenir avec une inflexible rigueur les principes vrais de la discipline dans une armee bien constituee. Les officiers doivent ne laisser aucun doute sur leur loyaute dans les temps de crise politique. » La nouvelle d'un echec subi par le corps expeditionnaire devant Rome, une lettre adressee par le President au general Oudinot pour lui annoncer Fenvoi de nouveaux renforts et lui dire qu'il s'associait aux travaux de nos soldats, I'initiative que prit Changarnier de faire connaitre les termes de cette lettre a Tarmee de Paris, tels etaient les nouveaux griefs que M. Ledru- RoUin developpa devant I'Assemblee, en les signalant comme des actes aussi inconstitutionnels que contraires au programme annonce par le ministere lors de Torganisation de I'armee de la Me'diterranee. « Faites, ecrivait Changarnier auxgeneraux sous ses ordres, que la lettre du President soit connue dans les rangs de I'armee a tous les degres de la hierarchic militaire ; elle doit fortifier Tattachement de I'armee au chef de I'Etat, et elle contraste heureusement avec le laugage de ces hommes qui, pour tout encouragement ci notre armee, ne voudraient lui envoyerqu'un desaveu. » « Citoyens, s'exclama Torateur en terminant cette citation, si vous etes des hommes, repondez a cet outrage par un acte d'accusation. Je vous dirai : Lavez-vous, car vous avez I'op- probre au front! » Puis, il fit I'apologie de ses sentiments d'afFection pour I'armee, affirmant qu'il avait le premier, apres Fevrier, appele les troupes dans Paris : « J'avais, disait-il, le sentiment qu'en I'immergeant dans la population, I'armee deviendrait republi- caine et democratique. Et qui done a vu dans le Champ de Mars ses mains mouillees de larmes par les invalides ? Moi! » M. Odilon Rarrot repondit en assurant que la depeche du chef de I'Etat n'avait que le caractere d'une marque de sympathie 250 CHANGARNIER. exprimee a des soldats « places dans une situation non dan- yereuse, mais ou ils peuvent avoir besoin d'encoura{jements» . Et il termina en disant, en ce qui touchait a la publication ordonnee par le {general Ghangarnier : « Gette publication ne s'eloigne pas par elle-meme du caractere d'encouragement donne aux bommes qui sont sous ie drapeau; ce qui me parait plus grave et avoir besoin d'explications, c'est une pbrase de cet ordre du jour qui semble donner a la lettre une portee politique quelle n'avait pas. » L'ordre du jour pur et simple termina cette discussion, quanta la question nieme de I'expe'dition , et lAssemblee rejeta, malgre les diatribes passionnees de MM. Ledru-RoUin et Jules Favre, la proposition deposee par M. Babaud-Lari- biere de requerir des poursuites contre Changarnier, et de decreter la mise en accusation du President et des ministres. Restait a regler les explications a fournir par Ghangarnier sur.la phrase qu'avaitindiquee le president du conseil. M. Mar- rast insistait pour qu'undesaveu formel fiit insere au Moniteur, et M. Odilon Barrot etait d'accord avec lui pour donner cette satisfaction aux partis extremes. Le general, appuye d'ailleurs par tons les autres membres du cabinet, se refusait a I'ad- mettre. 11 tint ferme, et devant les inconvenients dune crise ministerielle a la veille des elections, le chef du ministere consentit a ce que I'incident fut clos par la note suivante, qui fut inseree, apres deux jours de negociations, au Moniteur du 14 mai : « M. le president du conseil ayant annonce a la tribune qu'il demanderait des explications sur l'ordre du jour attri- bue a M. le general Gbangarnier, I'bonorable general s'est empresse de lui declarer qu'il n'y avait pas eu dans I'armee d'ordre du jour a Toccasion de la lettre ecrite par M, le Pre- sident de la Republique. En sa qualite de commandant en clief des forces reunies dans la premiere division militaire, il s'est borne a porter a la connaissance des chefs de corps cette expression de la sympathie du President de la Republique pour nos braves soldats. II I'a fait avant les debats auxquels cette lettre a donne lieu dans rAssemblee, et le jour meme ou ATTAQUES CONTRE C.HANGARNIER. 251 lesjournaux la signalaient a Tattention publique. L'honorable general a ajoute qu'il ne comprenait pas que Ton eiit pu voir dans la lettre d'envoi une offense a lAssemblee nationale, dont il respecte les droits et les prerogatives comme elant ceux d'un des grands pouvoirs de I'fitat, et a laquelle il a I'honneur dappartenir lui-meme. » La solution ne fut pas entierement du gout de ceux qui avaient souleve Tincident; ils s'en consolerent en exprimant I'espoir que les elections a TAssemble'e legislative les venge- raient le 18 mai de cette assez pauvre reparation. Trente-huit departements avaient offert la candidature a Ghangarnier, il ne fut elu que dans trois : les Bouches-du-Rhone, Seine- et-Oise et la Somrae, 11 opta pour la Somme, n'ayant pas pu etre porte dans la Seine, ou rexercice de son comman- dement le rendait ineligible, aux termes de la loi. En revanche, le sergent-major Boichot etait elu depute de Paris ; il fut, a cette occasion, tire de la petite chapelle gothique de Vincennes et conduit au quartier general des Tuileries. Ghan- garnier y reqnt son nouveau collegue et ne fut pas sans s'amu- ser de son embarras et de la singularite de cette rencontre. Boichot, mis en liberte, ne tarda pas a tomber dans Toubli. Une nouvelle occasion s'offrit a I'Assemblee nationale de manifester sur le nom de Ghangarnier ses petites rancunes. Afin de pouvoir maintenir dans les mains du general le double commandement de la garde nationale et de I'armee, dont M. Odilon Barrot avait reconnu des le debut le caractere tem- poraire, un projet de loi fut presente. Mais, sous la pression des elections de Paris et pour apaiser les hommes de desordre enivres de ce succes, I'Assemblee rejeta la proposition du gouvernement, suivant I'avis expi'ime par M. Glement Tho- mas , qui soutint a la tribune la necessite de remplacer le commandant en chef des gardes nationales, « le vote qui avait supprime son traitement lui ayant enleve toute force morale et phvsique » . Ge magnifique argument ne nuisit pas au vote; en consequence, undecret remit le commandement des gardes nationales au general de brigade Perrot, qui en etait chef d'etat-major; mais en le signant, le prince ne manqua pas de 252 CHANGARNIER. sifjnaler le provisoire de cette decision, et il fut entendu que I'organisation precedente serait retablie des la reunion de la Legislative. Cette modification ne fut pas sans etre interpretee par la Montagne comme une defaite du pouvoir ; elle se flattait d'avoir fait un pas decisif dans la campagne dont la destitu- tion de Changarnier etait le but; elle affirmait que le Presi- dent avait subi un echec decisif et se plaisait a dire : « Le tom- beau du parti bonapartiste n'est plus aux Invalides, il est a I'Elysee ! >» Elle ne devait pas tarder a perdre ses illusions. La revue du 21 mai au Champ de Mars n'offrit pas aux partis avances le spectacle qu'ils avaient espere; s'il est assez pro- bable que les acclamations poussees par les groupes qui sui- vaient la marche du prince et de son etat-major n'etaient pas spontanees, qu'elles etaient preparees a I'avance, il n'est pas moins certain que les regiments n'obeissaient pas a des ordres regus en poussant les cris repe'tes de : Vive Napoleon ! Vive la Republique! Quelles qu'aient ete a cet egard les accusa- tions de la presse demagogique, Changarnier n'avait donne aucune instruction dans ce sens ; ce n'est certes pas faire une supposition gratuite que d'admettre qu'il comptait peut- etre que ces vivats s'adresseraient plus volontiers a lui-meme, au commandant veritable de I'armee, au heros africain, au general patriote qui avait tant de fois deja maintenu ou retabli la paix dans Paris sans qu'il en coutat une goutte de sang fran^ais, plutot qu'au chef de I'Etat, dont la personnalite nerecevaitd'autre eclat que celuiqu'elle emprun- tait aux gloires imperiales. Comme il arrive souvent, beau- coup de bons esprits se trompaient sur la force de I'inexpli- cable courant d'opinion qui entrainait le pays, sur la valeur de ses manifestations ; M. Odilon Barrot insistait done tou- jours sur la necessite de ne pascreerde difficultes au ministere dans ses rapports avec le President, en interdisant formelle- ment les cris sous les armes. II s'obstinait a dire que c'etaient la seulement des enfantillages, une sorte de hochet de vanite, et qu'il n'y avait nul inconvenient a laisser le prince Louis- Napoleon jouir de cet inoffensif plaisir. Changarnier persistait INTERPELLATION LEDRU-ROLLIN. 253 a n'en pas ju^^er ainsi, et, afin de degager sa responsabilite de toute solidarite, il fit dementir officiellement qu'aucun ordre eut ete donne de crier : Vive Napoleon ! La Montagne trouvait I'occasion doublement favorable de renouveler ses attaques contre le commandant de I'armee de Paris. M. Victor Considerant de'non^a, dans la Democratic pacijiquc du 24 mai, le complot pretendu, dont la prochaine nomination du marechal Bugeaud a la presidence du conseil ne pouvait etre que le pivot; un coup d'Etat devait suivre la bataille dans Paris, c'etait le prix de la reconnaissance par la Russie de la Republique fran^aise. La revue de la veille n'etait, disait larticle, que pour « donner du coeur au ventre a Telu du 10 decembre » . L'emotion fut grande a I'Assemblee, a laquelle M. Cremieux infligea la lecture de I'acted'accusation, re'dige par son collegue Considerant, M. Ledru-Rollin se declara en etat de fournir une preuve peremptoire de I'existence de la conspiration, en annongant que le general Ghangarnier avait prescrit a tons les commandants de troupes de n'obeir qu'aux ordres emanes de lui. Au milieu d'une prodigieuse agitation, Ledru-Rollin developpa son argumentation, deman- dant qu'on sacrifiat I'officier qui avait desobei, reclamant une enquete militaire pour constater I'existence de Tordre incri- mine. Le general Bedeau essaya de faire tomber les soupgons en se portant garant de I'armee : « ha foi de I'armee a I'interieur, c'est la loi; a I'exterieur, c'est sondrapeau » , s'ecria-t-il avec force. A la verite, on cherchait bien mal les symptomes de I'eve- nement qu'ou voulait prevenir, on se trompait sur les com- plices, et pendant que les uns disaient comme M. Thiers : HEmpire est fait, d'autres regardaient que c'etait une archi- folie ; ils repetaient avec le general de Lamoriciere : t Empire est un canard. M. Odilon Barrot, dont la tactique la plus habituelle etait la temporisation, calma I'orage en demandant le renvoi de la discussion au lendemain, pour lui laisser le temps de recher- cher les preuves du fait denonce. Ghangarnier ayant reconnu la parfaite exactitude des mesures qui lui etaient attribuees, 254. CHANGARNIER. le president du conseil apporta a la tribune les declarations qu'il avait revues du general; il ajouta que de tels ordres n'etaient d'ailleurs que la reproduction de ceux qui avaient ete reiteres toutes les fois qu'on avait pu craindre des troubles dans la capitale ; que Gliangamier avait haute- ment proteste centre I'intention d'avoir voulu en rien entra- ver le pouvoir de I'Assemblee , et que I'ordre du jour adopte naguere pour affirmer le devoir de tous d'obtem- perer a ses requisitions etait affiche dans les casernes. Mais cela ne faisait plus le compte des interpellants. M. Gonside- rant compliqua le debat en citant a la tribune la conversation qu'il avait eue avec le chef du ministere, qui lui avait parle « des passions detestables qui s'agitaient autour du President, dont il crovait d'ailleurs les intentions bonnes et loyales » . Ledru-RoUin renouvela ses accusations en mettant directe- ment en cause le chef d'Etat; il invoqua son passe pour denoncer ses projets de conspiration. M. de Falloux repliqua que de telles craintes etaient mal fondees, que nulle analogic n'existait dans les situations; il repeta que Panarchie appelle le despotisme : « Je vous renvoie, s'ecria-t-il, comme des enseignements, les avertissements de I'histoire. La France ne veut ni des hommes qui ne sont capables de rien, ni des hommes qui sont capables de tout! » Et apres avoir ecoute cette tumultueuse discussion, 1' Assein- blee s'aperQut qu'elle n'avait conclu a rien; il fut alors decide qu'elle continuerait le lendemain le debat sur la meme demande d'enquete au sujet des faits reproches a Changarnier. Si les deux seances que nous venous de raconter ne niettent pas en lumiere la perspicacite de tous ceux qui y prirent part, elles caracterisent nettement Tetat des esprits, le desordre des idees, Tincertitude des previsions, la folic des illusions. Elles nous montrent en meme temps les partis avances intervenant a tout propos sous pretexte de defendre la Constitution, frele rempart eleve sur un sol tant de fois dechire par les revolu- lutions, et favorisant,d'un autre cote, toutes les attaques centre les pouvoirs institues par elle. REUNION DE LA LEGISLATIVE. 255 La Constituante arriva au terme de ses travaux au milieu de cette incroyable confusion, leguant a rAssemblee legisla- tive la tache difficile, sinon impossible, de rendre aux prin- cipes d'ordre, qui soiit la condilion vitale de tout gouver- nement, un peu de force et d'autorite. Attendue avec une egale impatience par tons les partis, la reunion de la nouvelle Assemblee se preparait en presence des excitations populaires. « General, ecrivait des le 28 mai a Changarnier M. de Keratry, president d'a.;]e de la Legislative, des bruits alarmants sur la nature de la foule qui doit se porter aux environs de la Ghambre legislative sont parvenus jusqu'a moi. Je vous invite. Monsieur le general, a continuer votre active surveillance et a proteger la liberie de nos deliberations, a laquelle s'attache la siirete publique. » Tous les abords du Palais-Bourbon etaient en effet deja occupes par de nombreux groupes; quinze a seize mille hommes reunis guettaient une occasion favorable pour faire sentir a I'Assemblee legislative la puissance revolutionnaire et lui rappeler qu'elle devait compter avec elle. Ghangarnier donna sans retard aux generaux commandant les brigades de reserve et de cavalerie I'ordre de se former en petites colonnes pour disperser, en suivantdes itineraires presents, les attrou- pements seditieux. Mais pendant que la tranquillite' parais- sait retablie au dehors, I'orage eclatait au sein de I'Assemblee a Toccasion de changements faits dans le personnel des offi- ciers preposes a sa garde. M. Ghavoix se plaignit violemment que le lieutenant-colonel Cauvin eut e'te remplace dans le commandement du palais par le lieutenant-colonel Foltz, et le general Lebreton, questeur, par le general Forey ; il signala Ghangarnier comme Tauteur de ces mesures ; il I'accusa d'avoir procede par revocation pure et simple. Le general Lebreton repondit qu'il s'etait retire des que le president d'age avait signe une nomination a laquelle il s'etait oppose, « pour ne pas laisser, disait-il, le commandement s'avilirentre ses mains » . Une telle declaration ne pouvait pas manquer de soulever un vif debat, et I'agitation fut portee a son comble lorsque 256 CHANOARNIER. Ledru-Rollin parut a la tribune; il termina son discours eu demandant a I'Assemblee « si elle voulait de cette maniere s'exposer encore a voir violer I'entree de cette enceinte » ! (( Ge sont vos amis, ce sont les votres qui ont viole cette enceinte! » repliqua le president. « Je proteste au nom de tous mes amis contre cette accusa- tion", riposta Ledru-Rollin, qui descendit de la tribune apres s'etre eerie que le president avait manque a tous ses devoirs et que la tribune n'etait pas libre. Plusieurs membres du bureau provisoire quittent alors leur place, le tumulte va grandissant; il se prolongeait encore longtemps apres que M. de Keratry eut annonce qu'il retirait les paroles qui avaient souleve cet orage. L'intervention inattendue du marechal Bugeaud calma la tourmente et fit comprendre a I'Assemblee le danger auquel elle courait en s'engageant dans cette voie; I'ordre du jour pur et simple mit fin a ce pitoyable incident, et I'impression qu'il causa ne fut pas pour rendre aux esprits le calme et la confiance. L'emeute se tenait prete a renouveler ses assauts et a engager directement le combat; la police signalait ses preparatifs, les agissements des cbefs accoutumes des soulevements popu- laires. Ghangarnier, toujours preoccupe de prevenir la guerre civile, prit toutes les dispositions qui lui avaient deja tant de fois reussi. Des le 10 juin, il repeta aux generaux sous ses ordres les instructions precedentes et se tint pret a parer a la moindre alerte. Les discussions orageuses de I'Assemblee apportaient de dangereux encouragements aux hommes de desordre; elles etaient en meme temps le triste reflet d'une situation irremediablement troublee. L'expedition de Rome servit encore une fois de pretexte aux attaques de Ledru- Rollin. « Le gouvernement a viole la Constitution, nous la defen- drons par tous les moyens, meme par les armes » , s'ecria- t-il. Et la Montague entiere d'applaudir furieusement a ces paroles qu'elle repetait avec entbousiasme. G'etait la declaration de guerre, et Ghangarnier ne se meprit pas sur la signification de ce signal. La discussion reprit le lendemain JOURNEE DU 13 JUIN. 257 au milieu des memes injures; peu s'en fallut que la melee ne s'engjageat dans Tenceinte legislative, tant les passions etaient surexcitees. « Amis des Cosaques! » avait dit Ledru-RoUin : « Allies des insurges dejuin 1848"! » avait riposte M, Thiers. Mais si la victoire parlementaire ne lui etait pas acquise, la Montague comptait pour la conquerir sur le soulevement de la rue; elle ne doutait pas de son triomphe et se flattait de balayer le gouvernement, qu'elle avait solennellement denonce a la vindicte de I'insurrection '. Quand vint I'assaut du 13 juin, il trouva les mesures de repression parfaitement achevees. Moins de vingt-quatre heures avaient suffi a Changarnier pour occuper les barrieres de Toctroi, assurer I'entree des re'giments appeles d'Orleans, d'Evreux et de Fontainebleau, des escadrons caserne's a Versailles, Saint-Germain, Melun et Rambouillet. Pendant que ces forces venaient grossir celles deja stationnees a Paris, la cavalerie venue de Meaux et de Fontainebleau rece- vait Tordre de s'arreter a Bondy, Villejuif et Vitry, afin de contenir les habitants de la banlieue qui auraient ete tentes de se joindre aux emeutiers de Paris. Ces mouvements se coinbinaient avec ceux accomplis a I'interieur de la capitale, qui se trouvait ainsi entierement investie, suivant uu svsteme qui assurait, dans I'opinion du commandant en cliel, la icj)res- sion immediate de toute insurrection, quelque loiinidable qu'elle put etre. L'evenement ne trompa pas son attente; avant la fin de la journee il pouvait adresser a ses troupes Tordre du jour sui- vant, oil il retra^ait les peripeties de la lutte : « Gardes natioxalk et Soldats ! It Par un decret rendu aujomdhui a onze heures du matin en conseildes ministres, M. le President de la lle'puhlique m'a investi du commandement en clief des gardes nationaies de la ' Reinanicment mini>tericl du 3 juin : MM. Pufaure, ile Tocnueville, Lanjuinais remplacent MM. Fauulier, Drouyn de Lhuys et ISuffet a I'inte- rieur, nux atf.iircs utranjeres et au cotiunerce. 17 25S CEIANGARNIEI!. Seine et des troupes de la premiere division militaire. Les relations que ce decret etablit entre nous ne sont pas nou- velles, et deja nous avons pu montrer ce qu'on doit attendre des sentiments de confiancereciproque qui nous lient. Intorme a midi qu'un rassemblement nombreux, compose de ces niise- rables qui ont jure la ruine de la societe, setait forme pres du Chatcau-d'Eau et, partant de ce point, s'avan^ait en colonnes profondes lelong des boulevards dans la direction de TElysee et du palais de TAssemblee le'.",islative, je me suis mis a la tete de quatre bataillons et de liuit escadrons, et je suis arrive a une beure au debouclie de la rue de la Paix , sur le flanc gauclie des factieux, dont une moitie e'tait deja dans la direc- tion de la Madeleine et I'autre sur le boulevard, en arriere de la rue de la Paix. Quatre commissaires de police ayant fait les gemmations prescrites par la loi, j'ai fait cbar^jer a gauche et a droile le long^ des boulevards. Kenverses au premier choc, les factieux se sont disperse's dans toutes les directions, apres avoir tire quelques coups de pistolet qui n'ont blesse per- sonne. La colonne de droite a rencontre trois barricades. Tune a la hauteur du Cafe de Paris, la seconde devant le pas- sage de rOpera, la troisieme a lentree du faubourgs Poisson- niere, d'oii quelques coups de fusil ont ete tires contre nous. Ces barricades sans consistance ne pouvaient ralentir notre marche, qui s'est arretee d'un cote a la Madeleine, de Tautre a la porte Saint-Denis , oii les attroupements etaient com- pletement disperses. L'ardeur des troupes et des gardes natio- naux qui se sont joints a elles sur leur route est indicible. Elle ne pent etre egalee que par I'enthousiasme reconnaissant de la population honnete, qui attend de vous, gardes natio- naux et soldats, son salut et I'espoir de vivre encore sous des lois digues d'un peuple civilise. Je ne sais si les anarchistes oseront encore essayer de donner une suite plus scrieuse a leurs funestes projets; mais, quoi qu'ils fassent, j'ai la con- fiance que la sainte cause de I'ordre a en vous des defenseurs intrepidcs et invincibles. Au quartier general des Tuileries, le 13 juin 1849, a trois heures et demie du soir. Le general en chef, signe : Changarnier. » r.IIANCARNIER EMPECHi: D'ALLER EN ITALIE. 259 Informe par le chef d'escachon d'etat-major Pourcet, aide de camp du commandant en chef, que celui-ci se disposait a se rendre a la place de la Bastille, le prince Louis-Napoleon lui fit savoir qu'il le rejoindrait sur les boulevards. Les cris de « Vive Changarnier! Vive le Pre'sident! » accueillirent d'abord leur passage; a la porte Saint-Denis, les dispositions de la foule paraissaient moins bienveillantes, et son attitude devenait visiblement hostile a mesure que le cortege s'avan- ^ait par le boulevard du Temple vers la place de la Bastille, puis longeait les quais au milieu d'un silence general. Nean- moins, Teffet moral etait considerable, et le mouvement defi- nitivement comprime. Pendant les quatre longues heures que dura celte reconnaissance, le Pre'sident n'adressa pas une seule fois la parole au general; en le quittant a I'Elysee, il se borna a lui tendrelamain, sans ajouterun remerciement, assez merite d'ailleurs, pour le service qu'il venait de rendre a la France et au pouvoir meme dont il avait le depot. Cbangarnier eut le lendemain I'explication de cette mau- vaise bumeur. Lorsque le commandant de Valaze vint a TElysee, a liuit heures et demie, communiquer a Louis-Napo- leon les rapports qui annoncjaient le retablissement complet de I'ordre, le President ecouta en silence, puis il dit avec le ton de flegme insouciant qui lui etait habituel : « Votre general m'a fait tuurner bien court bier en passant devant les Tuiieries! » Une heure plus tard, comme il venait assister au conseil, le prince, sans faire aucune allusion a la journee de la veille et a la plainte qui lui etait echappee, entretint Cbangarnier du mecontentement qu'il eprouvait des nouvelles du corps expe- ditionnaire de Rome, qui ne remportait aucun avantage; il lui parla de la necessite de remplacer le general Oudinot, afin de donner aux operalions une direction plus vigoureuse et de leur assurer de prompts resultats. Le general lui offritde partir lui-meme. Sur desormais d'un acquiescement qui lui parais- sait demontrer la sincerite des intentions de Cbangarnier, Louis-Napoleon le pria de lui laisser le temps de la reflexion et de garder le secret jusqu'a nouvel ordre. Mais la perspec- 260 CHANGAltNlEU. tive de faire campagne et de s'eloij^ner du theatre des luttes interieures du pays etaitbien faite pour plaire u ce ccEur droit etgenereux, qui avail la passion et I'ainbilion du devoir; il chargea done, dans le courant de la journee, le commandant de Valaze de profiler du moment ou il verrait le President pour des affaires de service, afin de I'entretenir du vif desir de son general de partir le soir meme pour I'ltalie. Le prince repondil que la chose etait impossible, et que le ministere jugeait Teloignement de Clian^jarnier dangereuse dans les con- ditions actuelles. Le cabinet estimait en etfel que I'autorite du general, la loyaute et le desinleressement de ses sentiments, sa vigueur dans le commandement, constituaient ses plus pre- cieuses garanties conlre les attaques aux lois, d'ou qu'elles pussent venir, el il n'entendait pas se separer de cet auxiliaire necessaire. Ge n'etait pas qu'il admit reventualile par le Pre- sident d'un abus d'autorite : il faisail trop pen de cas de son audace et de sa valeur pour le redouter, et s'il se plaignail de son detestable entourage, de son affectation a celebrer le sou- venir des gloires imperiales, il regardait ce culte de famille comme un jeu innocent, dont la pratique devait a la longue tendre a le deconsiderer. Dans Tliistoire des peupies, le cha- pilre des surprises a toujours des pages nouvelles dont la serie ne sera pas des longtemps epuisee. L'echec du 13 juin marqua la deroute definitive de la revo- lution et son impuissance a s'emparer du pouvoir par la force ; le general Cbangarnier I'avait obtenu sans verser une goutte de sang, par la seule application dune methode raisonnee qui etouffait le mouvement des le principe. C'etait rendre au pays, on pent le dire sans emphase, un service dun prix ines- timable que de lui epargner a la fois la douleur d'une lutte fratricide et le malheur de la defaite des lois. Le 15 juin, I'Assemblee se fit I'inlerprete de la reconnais- sance de la France en votant « ses remerciements a la garde nationale, a I'armee et au general Cbangarnier, comman- dant en chef, qui ont prete leur concours a la defense de la Constitution et du gouvernement de la Re'publique « . La leltre que Cbangarnier adressa au president de I'Assemblee LE GKNEIiAL IlEFUSE LE RATON DE MARliCHAL. 261 pour repondre a la motion du 13, et que celui-ci lut a la seance du 19 juin, fut I'occasion d'un mouvement de patriotisme enthousiaste ; les applaudissements e'claterent sur tous les bancs, et ce ne fut pas sans etonnement qu'on entendit M. Bixio s'ecrier : « Pas un mot de la Republique! » On pensait a micux en ce moment, et, quant a Cliangarnier, il attachait trop de prix a cette demonstration pour desirer une meilleure recompense. Peu de jours apres, et contre toute prevision, il eut une occasion d'affirmer ouvertement ses sentiments. Comme il se rendait aux funerailles de madame Gavaignac, mere du general, il fut rejoint par le commandant de Valaze : « Vous serez mareclial de France ce soir, lui dit-il a voix basse. M. Odilon Barrot, d'accord avec le cabinet tout entier, va porter au conseil le decret tout prepare, et il ne resteplus qu'a y mettre la signature du President. — Coureza TElysee immediatement, re'pondit sur-le-champ Changarnier, repetez au President ce que vous venez de me faire connaitre et priez-le en mon nom de ne pas me donner une re'compense dont je sais toute la valeur, mais que je ne voudrais j)as recevoir au lendemain dune victoire dans la guerre civile. » Valaze insista en vain pour vaincre cet honorable scrupule; il declara que tel etait le voeu de la population et de Tarmee. « J'ai pour refuser, reprit Gbangarnier, d'autres raisons qu'il faut taire. Si, un jour, le prince me demande un service que ma conscience reprouve, je serai plus a I'aise pour dire non, si je ne lui dois rien. Precedez done a tout prix Tarrivee des ministres a I'Elysee. » Introduitaupres du President de la Republique, le comman- dant de Valaze lui rendit compte de la mission dont il etait charge. Des les premiers mots, le visage d'ordinaire impas- sible du prince trahit sa vive contrariete, qui ne tarda pas a faire place a une evidente satisfaction quand Paide de camp en arriva a lui faire connaitre le refus formel du ge'neral. Lorsque, quelques instants plus tard, le conseil fut reuni et que M. Odilon Barrot presenta le projet de decret par lequel 262 GHANGARNIER. le general de division Clian{jarnier etait eleve a la dijjnite de mare'chal de France, il re'pondit avec assurance : « Je connais les sentiments du general sur la resolution que vous me proposez. 11 me les a fait adopter. Nous croyons, lui et moi, que, dans son interet meme, il convient d'attendre que nous soyons plus eloi^jnes des derniers evenements de la guerre civile. » La proposition fut des lors abandonnee, et le prince put penser qu'il s'etait menage un re'sultat utile a ses vues per- sonnelles en maintenant Changarnier dans une situation qu'aucun temoignage du pouvoir ne paraissait agrandir. Dans son opinion, le general se trouverait un jour force par les cir- constances, par I'ambition qu'il lui supposait, soit de servir ses desseins, soit de laisser user sa popularite et son ascen- dant par une attitude qui etablirait nettement son impuis- sance a s'opposer aux projets de Tavenir, Le calcul etait evi- dent, mais il paraissait pueril aux yeux de tant d'esprits distingues, qui n'admettaient pas meme la possibilite' des chances dynastiques du prince Louis-Napoleon. N'est-ce pas souvent en politique une source frequente d'erreurs que d'ar- gumenter exclusivement sur la raison pure, de compter sur le gout legitime des solutions justes et genereuses, d'oublier qu'a cote des interets, des passions, des preventions, il existe les chances inexpliquees de la temerite, certaines forces secretes dont Texpansion subite dejoue les combinaisons en apparence les mieux fondees, qu'il n'est pas de plus sur auxi- liaire pour renverser un gouvernement que la lassitude qu'il inspire, que le pouvoir est destine a une chute prochaine lorsqu'il cesse d'etre I'incarnation dune idee chere au pays, d'ou qu'elle provienne, tradition, adoption ou engouement? Tel a ete le malheur dun grand nombre de serviteurs devoues de la France : n'osant rien risquer, ils se sont epuises dans I'attente d'evenemenis improbables, essayant en vain de couvrir parune sterile agitation leur inaction reelle. Ainsi con- couraient, des ce moment, toutes les circonstances a preparer la situation dont le Pre'sident guettait le moment favorable. Restant insensible a des manifestations quelquefois de'plai- PROPOS SUR LE PRKSIDENT. 263 santes, il ii'y paraissait pas prendre {jarde, il gardail un silence qui semblait au.v veux de tous I'aveu formel de sou extreme mediocrite. Ua jour que Cban{;arnier s'etait rendu a I'Elysee, il Irouva le prince en compagnie de M. Drouyn de Lhuys ', qui venait de quitter le portefeuille des affaires etrangeres pour aller repre'senter la France a Londres, en qualite d'ambassadeur extraordinaire en mission temporaire. « II est bien entendu, disait notre ambassadeur au cbef de rfitat, il est bien entendu que je ne remplis qu'une mission temporaire, et que, les six mois ecoules, je reviendrai occuper a I'Assemblee legislative mon siege, auquel je suis re'solu a donner la preference sur ma situation diplomatique. » Et comme M. Drouynde Lhuys insistait a plusieurs reprises sur sa resolution, le general, debout, sangle dans son uuiforme, ecoutait en souriant, il secouait la tete avec une expression visiblement dedaigneuse. « Eh ! ne vous preoccupez done pas de ce qui se passera dans six mois, s'ecria-t-il en eclatant tout a fait de rire, vous etes trop bon de nous en parler! Dans six mois... tout cela n'existera plus et vous verrez bien autre chose! » Et il haussa les epaules d'un geste significatif. Le President resta silencieux. L'ambassadeur, un peu decontenance par cette brusque sortie, se retira, et Ghangarnier entama aussilot, sans le moindre embarras, la conversation sur des questions d'affaires. Ce fait etait accompagne de beaucoup d'autres qui avaient pour temoins habituels les convives et les invites du dejeuner quotidien du general aux Tuileries. Recherchant toutes les occasions de plaisanter sur la triste mine du Presi- dent, sur la pauvrete de son esprit, sur la nullite de son role, il prenait plaisir a le presenter comme son protege, son pupille, a se vanter « de le faire coffrer a la premiere incar- tade, de le faire conduire a Vincennes » . II tournait en ridicule ses [iretentions a repre'senter et a faire revivre les temps glo- rieux de TEmpire, il disait tout haut que le jour oil I'armee ' M. Drouvn de Lliuvs fut nomine a trois intervalles surcessifs a ces hautes fonclions, le 5 juillet 1849, le 2 fevrier 1850 et le 29 juin 1850. 264 CIIANOAUMKII. aurait a choisir eiitre le general sorti de ses rangs, parvenu par la Constance et Teclat de ses services de jjuerre a Thon- neur de la commander, et « ce coureur d'aventures et de com- plots ridicules ') , il n'etait pas un soldat, fut-il conscrit de la veille , qui hesiterait une seule seconde, qu'a la premiere apparence il ferait un acte de vijjueur et saurait hien faire respecter la Constitution et les lois; qu'il ne tolererait aucune entreprise illegale. Ges propos ' causaient, il faut le dire, les impressions les plus differentes; si quelques-uns sortaient avec la conviction que le President nelarderait pas a allerreprendredans quelque prison d'fitat sa detention de Ham, beaucoup les envisa- geaient comme tout a fait inutiles, quand ils n'etaient pas dan- gereux. Rapportes au prince, ils venaient aggraver sa defiance et fortifier sa resolution de s'enfermer dans une attitude cal- culee pour dejouer tous les soupt^ons. II se rappelait que les acles sont la plus forte expression de la pense'e, et il raillait interieurement la faute commise par le commandant en chef, qui prenait si imprudemment position contre lui. Nous ver- rons, toutefois, qu'il ne le regardait pas comme definitivement hnpossible a gagner. Si I'impartialite de Thistoire oblige a signaler I'erreur d'appreciation dans laquelle Ghangarnier persista, elle ne fait pas moins un devoir de signaler toutes les causes qui deciderent son attitude. Les temoignages de la reconnaissance de toutes les classes de la societe affluaient de tous les points de la France; ils exprimaient la confiance gene- rale dans des termes bien faits pour autoriser, tout au moins pour excuser, ce langage, qui n'etait peut-etrepas assez exempt de superbe. ' M. Granier de Cassajjnac a ecrit, dans son Histoire de la chute du roi Louis-Philippe, de la Ilepublicfue de 1848 et du re'tablisxement de l' Empire (Paris, Plon, 1857, in-8", t. H, p. 50) : « Le {jeneral Ghangarnier disait sou- vent a cette epoque qu'il lui serait ausji facile de rc'tablir I'Empire que de faire un cornet de bonljons. » Le {jeneral a ccrit en marge de son exemplaire de cet ouvrage : t Je n'ai jamais prononce cette parole de confiseur. Tous nies aides de camp de cette epoque vivent encore. Aucun d'eux ne I'a entendue. Comment a-t-elle pu arriver aux oreilies de M. Granier de Cassagnac, qui ne m'a approclie de sa vie? » Cette note marginale parait datee de 1857. AURF.SSES ET FELICITATIONS. 265 « Les lial)itants d'Abbeville, disait une des adresses de la Somme, (iers d'avoir pour representant Tun des plus coura- geux detenseurs de Tordre et de la vraie liberie, vous remer- cient particulierement de renerfjique devouement dont vous ne cessez pns de taire preuve pour maintenir la tranquillite publique. )) « General, e'crivait le maire de la ville de Montlu<^on, au nom de mon conseil municipal, j'ai Thonneur de vous faire parvenir une adresse a la garde nationale et a Tarmee; elle est Texpression bien incomplete de lous nos sentiments. « Quant a vous, general, votre nom n'y est pas meme pro- nonce, mais ce silence est volontairede notre part, car quelles expressions pourraient rendre les sentiments de reconnais- sance et d'orgueil flont la France est penetree pour vous! » « G'est une belle 'journee pour I'Europe entiere que celle du 13, mandait a Changarnier un diplomate etranger, et Ton n'y pensera jamais sans rendre grace au Ciel que votre vie si precieuse a la P'rance ait ete preservee de I'arme d'un lache assassin. Vos soldats ont ete ce qu'il devaient etre sous un tel ge'neral. Tout etait prepare pour un soulevement; ils sont bien abattus de la defaite de leurs amis et surtout fort indignes de la conduite de Ledru-Rollin. » « La France pourra dire que vous avez ete son sauveur; quelle superbe mission est la votre ! » ecrivait un des ministres. En meme temps que lui parvenaient de nombreuses adresses des gardes nationales et des conseils municipaux des departe- ments, Changarnier recevait un autre temoignage de recon- naissance etd'admiration qui I'emut profondement. Une de'pu- tation des ouvriers de Monti ucon et de Commentry lui offrit une epe'e, oeuvre de Froment-iNIeurice, pour laquelle avaient sponlanement souscrit les travailleurs de ces importants centres industriels. Quelle que fut la legitime satisfaction qu'il eprouvait de ces manifestations, il etait trop bomme de bon gout pour ne pas etre Tennemi du bruit; sa fierte etait de celles qui salar- ment des compliments; sa conscience etait presque froissee par I'eloge; il ne voyait dans les services rendus que le devoir 266 CIIANGARNIER. accompli, et autant ce devoir avail a ses yeux de grandeur, d'elevation dans les services de guerre, autant il emportait d'amertumes, de regrets et de secretes humiliations dans ces lutles interieures centre les enfants du meme pays et sur le sol meme de la patrie. Tels etaient les sentiments qui agi- taient son ame lorsque Changarnier se disposait a refuser son autorisation a un projet de souscription publique destinee a lui offrir une nouvelle epee d'honneur. II ne fallut rien moins que les instances de tous les generaux sous ses ordres, interpretes de leurs troupes, les demarches reite'rees de per- sonnes appartenant aux degre's les pluseleves comme les plus infimes de la hiei^archie sociale, pour faire taire ses scrupules et de'terminer son acquiescement. u Au milieu du concert de louanges qui s'eleve pour cele- brer a juste titre votre courage et votre patriotisme, lui ecri- vait le 24 juin un officier gene'ral, voulez-vous permettre a un soldat comme vous, moins illustre il est vrai, de faire entendre savoix?On veutvous offrir une epee comme temoignage de la reconnaissance puhlique, et votre modestie vous porterait, dit-on, a refuser cet honneur. Acceptez-la, cette epee, general, vous I'avez legitimement acquise, etil ne sied pas a un homme public de se soustraire a ces demonstrations par lesquelles un pays prouve que les nobles sentiments de la reconnaissance et de Tenthousiasme ne se sont pas retires de lui. Acceptez-la done, mais a une condition toutefois : c'est qu'elle vous sera offerte par tous les rangs de cette societe que vous avez sauvee ; <|u'il ressorte de cette offrande un fait eclatant, c'est que riiomme qui attend son existence du labeur de sa journee, aussi bien que celui a qui ses peres ont transmis leur domaine hereditaire, se regarde comme tenu envers vous par les liens de la gratitude. Or, cette preuve eclalante, il n'y a qu'un moyen de la mettre en relief, c'est la modicite et I'egalite du chiffre de la souscription : dix centimes, rien de plus. Tous iront a I'envi deposer leur offrande. Alors, il sera parfai- tement evident que tous vous ont reconnu et proclame le sauveur de la patrie, etque celte epee lemise entre vos mains est bien I'epee de la France. » VOYAGES EN PROVINCE. 267 Les termes de cette lettre font trop bien connaitre la nature et I'intensite du mouvement de ('opinion, pour qu'il ne fdt pas necessaire de la placer tout entiere sous les yeux du lecteui'. Les sentiments qu'elle exprime, et dont nous relrouvons I'expression e^jalement forte et sincere dans tous les documents de la meme nature, expliquent Tattitude de Chanjjarnier, qui ne fut pas, comme on s'est plu quelquefois a le dire, le simple epanouissement d'un orgueil prodigieux. 8i le prince Louis- Napoleon eut ete le vaincu, il ne se serait pas trouve une voix pour nier que les propos tenus par le general etaient Tutile et legitime affirmation de sa puissance; que son dedain, ses menaces etaient de sages avertissements a Tadresse des pro- jefs de TElvsee; qu'un homme, surtout un soldat, siir de son pouvoir, confiant dans son genie, doit marcher a son but et tenir tel langage quil croit propre a la realisation de ses des- seins; on eut considere comme enfantin tout reprocbe relatif a ces manifestations repetees, etl'on eut regarde comme une puerilite la preference accordee a une revolution preparee et conduite en silence sur un evenement annonce avec bruit. Les demonstrations de la province n'etaient pas faites davan- tage pour modifier cet etat d'esprit cliez le general; Taccueil cbaleureux qu'il re^ut a Amiens, Tentbousiasnie avec lequel il fut acclame a Rouen, le 1:2 aout, lorsqu'il accompagna le President de la Republique, causerent au prince peu de satis- faction; de'sormais, il n'insista plus pour associer Ghangarnier a ses voyages. Cette exclusion discourtoise n'empecbait pas la confiance generale d'acclamer constamment le nom de Cban- garnier. « Ma nomination au grade de commandeur de la Legion d'honneur, lui ecrivait le general Forey, m'est d'autant plus precieuse qu'elle vient de vous seul et qu'elle ajoute encore, s'il est possible, a tous les litres qui, depuis vingt ans, m'atta- chent a voua. » L'Assemblee le'gislative, en constituant avant de se separer sa commission de permanence, elut le general parmi les vingt- cinq membres qui devaient la composer, voulant marquer nettementla securite quelui inspiraienlson energieetsoncarac- 26» CHANGARMEn. tere. Le due de Solomayor, ambassadeur de la reine d'Espa- gne a Paris, lui Iransmetlait peu apres, au nom de son gouver- nement, les insijjnes de chevalier grand'croix de I'ordre de Charles III, « que Sa Majeste a voulu vous conferer, ecrivait raml)assadeur, en temoignage de son estime particuliere des nobles et energiques precedes de Votre Excellence pour le maintien de la cause de Tordre public, si intiniement liee de nos jours chez les peuples de TEurope » . « Je quitte aujourd'hui le commandement de Tarmee de la Mediterranee, lui ecrivait le 24 aoiit de Rome le general Oudinot. Je sais que votre bienveillance ne lui a jamais fait detaut et que vous avez apprecie les difHcultes et les obstacles que nous avons eus a traverser : merci de cette justice rendue de haut. II y avait entre nos deux armees une solidarite bien nalurelle. J'aimerai a vous reiterer de vive voix I'expression d'un attachement qui prend sa source dans un sentiment de haute estime et de confiance absolue. » w Les homines de resolution sout rares, mandait d'Oran a Changarnier, Ie25 octobre, le general Pelissier, et nous aimons a vous considerer ici comme un palladium de tranquillite pour notre malheureux pays. » Le general etait done bien aux yeux de tous la personnifi- cation de la defense des droits de la societe ; quoi qu'on en put dire , il etait decide a ne concourir qu'aux entreprises legates, et si le gouvernement de la Republique n'etait pas celui de ses voeux, il etait resolu a le servir sans reserve et sans arriere-pensee. « Souvent en butte aux attaques des journaux anarchistes, ecrivait-il au general de Lauriston, chef de la 10' legion de la garde nationale, je n'y ai jamais oppose que le silence du dedain, et la dignite de mon caractere et de ma position n'y a rien perdu. « Mes paroles et les votres ne decideront pas tous vos col- legues a renoncer a un projet de souscription qui a pris des proportions dont je suis aujourd'liui d'autant plus flatte et reconnaissant que, par des scrupules que vous connaissez, j'en avais plusieurs fois decline I'honneur. » EPEE D'HONNEUR. 269 Surles instances unanimement reiterees quiluiparvenaient, Ghangarnier s'etait decide a accepter Tepee d'honneur. La commission fixa a fr. 50 le maximum de la souscription ; elle accepta la proposition du comte de Neuwerkerke de des- siner le modele de I'epee, et, afin de calmer les susceptibilites du prince Louis-Napoleon, qui ne voyait pas sans en prendre ombra^e cette manifestation, elle appela a sa presidence le colonel Murat. La commission remit le 31 de'cembre a Cliangarnier I'epee d'honneur. M. Jules de Wailly, vice-president, la prt-senta au gene'ral en I'absence du colonel Murat, ministre de France a Turin. Au discours qu'il lui adressa pour rappeler les services dont cet hommage etait destine a perpe'tuer le souvenir, il repondit : « Messieurs, si dans les grandes circonstances que votre honorable interprete vient de rappeler avec tant de bienveil- lance pour moi, j'ai pu rendre des services dont cette epee est destinee a conserver le souvenir, c est que la foi dans la sain- tete de notre cause s'unissait en mon coeur a la confiance dans i'energie de ses delenseurs et a la ferme volonte de ne pas survivre a la mine de la France, consequence fatale, imme- diate du triompbe de nos ennemis. Vous avez raison de n'en pas douter, tant que tous, gardes nationaux, ricbes, pauvres, ouvriers, commercjants, vous sei'ez unis a notre loyale armee dans un commun devouement a Tordre, vous comprimerez facilement les convoitises de ces bommes pervers qui, ne sacbant pas se creer par le travail et I'economie une existence honorable, veulent s'elever sur les debris de la societe'. Apres avoir refuse quatre fois, vous le savez, un insigne honneur qui ne me semblait pas devoir etre uniquement reserve a un des soldals de la cause que vous avez tous servie, j'ai du ceder a une si imposante manifestation de la sympatbie publique. Cette epee ne sera, je Tespere, pour moi qu'un gage pre'cieux de votre affectueuse estime, mais si Tanarcbie osait encore lever la tete, si les frontieres de la France etaient menacees, mon devouement, dont mes adversaires eux-memes ne con- 270 CHANGAKNIER. testent pas la sincerite, ne laisserait {)as cette arme oisive au fond du fourreau. » Aux a^jitations violeiites des deux dernieres aiinees avail succede uu calme reparateur, les assauts de la demagogie soclaliste avaient ete maitrises, ses passions decourap^ees etaient tenues en respect, mais les esperances des partis se preparaient a se faire jour. En attendant Theure du rendez- vous general pour la lutte, qu'indiquait la date du renouvel- lement de Telection presidentielle, les deux pouvoirs de TEtat travaillaient separement a leur triomplie respectif. Pour etre plus silencieux, le President n'etait pas le moins actif ; sans s'expliquer sur les moyens qui devaient dans sa pensee deter- miner son succes, il ne negligeait aucune occasion d'annoncer sa victoire. Par un aveuglement singulier, I'Assemblee etait a peu pres unanime a regarder comme une absurdite I'hypo- these que le prince put avoir le dernier mot; le comman- dementconfie aux mains de Changarnier demeurait a ses yeux la plus solide garantie de ses droits. Louis-Napoleon estimait, de son cote, que son entreprise serait singulierement facilitee s'il pouvait gagner le general a sa cause. II revint done avec une complaisance voulue, dans ses conversations avec le general, sur les projets qu'il realiserait lorsqii'ils auraicnt fait leur affaire ensemble, u 11 etait decide, disait-il, a retablir alors les dignites de I'Empire, et il reservait celle de conne- table au general Changarnier. » A ces ouvertures le commandant en diet' repondait par le silence, ou bien, feignant de n'avoir pas compris, il parlait d'autre chose. Mais le prince ne se tenait pas pour battu; il pensait que Tepee de connetable ne se refuse pas, il ne dou- tait pas qu'a un moment donne cette (entation agirait d'une maniere de'cisive sur I'esprit du general. De temps a autre, il revenait a la charge et ne se decourageait pas. Peu a peu, il introduisait dans les fonctions publiques ses amis et ses par- tisans. Une circonstance imprevue I'aida a preparer ainsi la carriere de son plus intime confident. M. de Persigny arii- vait de Berlin, ou le President I'avait envoye avec la mission PEnSlGNY MINISTItE A BERLIN. ill tout a fait personnelle et privee de s'introduire dans les cercles politiques, de le renseigner sur les dispositions des cours a son egard et de preconiser en toute occasion les hautes destinees du prince Louis-Napoleon. Apotre aussi ardent que convaincu, M. de Persigny avait fait unsejourde plus de trois mois a Berlin; il y avait rempli son office avec zele, mais aussi avec prudence. La rondeur de ses formes, son attitude defe- rente, la franchise de son lan/jage lui avaient fait plus d'un ami ; il avait laissedans la capitale de la Prusse le souvenir de relations agreal)les et faciles. Lorsque le poste de ministre de France a Berlin vint a vaquer, le President, desireux de faire un clioix agre'able au gouvernement du roi Frederic- Guillaume IV, fit savoir au ministre des affaires etrangeres, le baron de Schleinitz, qu'il lui enverrait lediplomate qu'il lui designerait. L'embarras du ministre fut grand, et il sen ouvrit au ministre de Sardaigne, lui demandant une indication , que les bouleversements recents de la carriere diplomatique en France, le reuou- vellement de ses ajjents rendaient difficile a ses yeux. « Mais demanded Persigny! lui repondit le comte d'An- tiocbe, vous serez surde n'avoir pas d'embarras avec lui, vous Pavez vu ici pendant trois mois, voussavezce qu'il est, etvous n'aurez pas de surprises ! » La proposition ne tarda pas a etre acceptee, et la reponse communiquee peu apres au President. Lorsque celui-ci sou- mit la nomination au conseil, ce fut un cri general; ontrouva I'idee presque bouffonne ; I'etonnement fut plus grand encore quand le prince de'clara que le {jouvernement prussien avait exprime le desir que M. de Persigny fut accredite aupres du Roi; il fallut, pour les convaincre, placer le document offi- ciel sous les yeux des ministres; Persigny passa du coup pour un agent des plus habiles. 11 convient d'ajouter, qu'en tres honnete bomme qu'il etait, il ne se fit pas illusion sur ses propres merites diplomatiques, et qu'il ne cessa jamais, meme aux heures de sa plus grande puissance, d'exprimer sa reconnaissance a Tintermediaire bien avise « a qui il devait, comme il se plaisait a le repeter, sa carriere » . Ce succes 272 CHANGARNIER. forluit lui valut de nouvelles confidences du President, qui regarda comme bien a propos d essayer sur Changarnier un talent qui avait ete si persuasif a Berlin. Avant de se mettre en route, Persigny se rendit aux Tui- leries pour prendre conge du commandant en chef, mais ses moyens d'action ressemblaient trop a ceuxde son maitre, et il n'eut aucun succes lorsqu'il se prit a dire : « Le prince a depense sans compter durant toute sa vie; il n'a aucune idee du traitement qui vous sera necessaire pour habiter I'Elysee; il vous faudra cinq ou six cent mille francs, peut-etre meme un million! » (I 11 m'est facile de vivre avec beaucoup moins d'argent ailleursque dans un palais» , reponditen souriant Changarnier, qui rompit rapidement les chiens en parlant des affaires d'Allemagne. Mais Persigny voulait en avoir le coeur net. En quittant le general, il entra chez le commandant de Valaze et I'entretint des gros emoluments indispensables a la haute situation que Changarnier allait occuper. Valaze fut moins prudent que son general, dont il brula assez maladroitement les vaisseaux. « Ah! vous croyezgagner le general par vos offres d'argent? Vous lui soulevez le coeur! » repondait-il. Persigny se retira, persuade que le President n'avait rien de mieux a faire que de se debarrasser d'un homme qui n'etait pas a p^agner, il n'eut pas de peine a lui faire partager cette con- viction. L'eloignement du commandant en chef fut done resolu, et le prince combina toutes les mesures propres a I'acheminer. II commen^a par renvoyer en province tons les regiments qui appartenaient depuis plus de six mois a la garnison de Paris, esperant affaiblir I'autorite du general et la confiance des troupes. Scrupuleux observateur des reglements, Changarnier accepta sans objection les decisions qui etaient de la compe- tence directe du ministre de la guerre, le general d'Hautpoul. Mais il n'en fut pas de meme lorsque le President et le minis- tre decernerent dans I'armee de Paris des grades et des de'co- VEXATIONS CONTRE CIIANGARMER. 2"3 rations en dehors des propositions de la voie hierarchique et de I'approbation du general en chef. Celui-ci se cabra devant une telle derog^ation aux prescrip- tions du reglement. « Mais, cher general, Tavancenient au tour du choix et les decorations sont a ma discretion. — Pas tout a fait, monsieur le Pre'sident, repliqua Changar- nier; les lois et les ordonnances en vigueur prescrivent Tinter- vention des inspecleurs generaux, des commandants d'armee et du ministre. Donner des decorations ou de I'avancement dans une armee en dehors des propositions de son chef, ce n'est pai seulement une inconvenance, c'est un desordre. » Le President fit semhlant de croire que le ge'neral avait raison, et Texplication en demeura la. Mais le systeme d'atta- ques indirectes contre Changarnier ne cessa pas. Le ministre de la guerre y apportait sa part d action en s'etendant avec complaisance sur les mesures qu'il avait decidees, les ordres qu'il avait prepares en cas d'une insurrection. Ge langage ne tarda pas a causer quelque e'motion, notamment parmi les generaux de Tarmee de Paris ; mais leur chef n'admettait pas facilement la menace d'une intervention, et il saisit Tocca- sion de declarer tout haut ses droits et les devoirs de chacun. A la reunion hebdomadaire des officiers generaux au quartier general, et les affaires de service terminees, Changarnier leur adressa ces paroles : « Le decret qui m'a place a la tete de I'armee de Paris et a defini mes attributions n'est pas modifie'. Si une insurrection venait a eclater, le commandement ne serait ni affaibli dans mes mains, ni parlage, n'ayez aucune inquietude a cet egard. Quels que soient les propos que vous ayez pu recueillir, demeurez persuades que tant que je serai votre chef, per- sonne, pas meme le ministre de la guerre, n'empietera sur mon droit de couduire seul le combat ou la responsabilite pese sur moi seul. Votre plus grand crime serait d'obeir a des ordres emanes dun autre que moi. » Decide a maintenir les droits de son commandement, Chan- garnier se rendit sur-le-champ a I'Elysee, ou il repeta au Pre'- 18 274 CHANGARNIEl!. sident et au ministre de la f;uerre la breve allocution qii'il avait, quelques instants auparavant, tenue aux generaux de Tarmee de Paris. Le {jeneral d'Haulpoul se defendit d'abord d'assez mauvaisebumeur; mais satbese n'etantpassoutenable, il abandonna la discussion pour expiimer ses sentiments d'attacbement envers le commandant en cbef et, a la grande surprise de ce dernier, il se jeta tout a coup dans ses bras. Suivant sa coutume favorite, Louis-Napoleon etait demeure silencieux, s'elforc^ant de ne pas prendre part a un difterend qu'il voulait faire descendre a un simple conflit d'altributions. Cbangarnier sentait trop bien que la portee en etait plus signi- ficative; il ne manqua pas de le bien faire entendre au Pre- sident en provoquant une explication categorique en presence du comte Mole. Le prince ne se gena pas pour protester de son intention de s'appuyer sur le general. Un incident ranima tout a coup ses premieres hesitations a evincer Gbangarnier. Les frais de representation du Pre'sident avaieiit ete fixes a six cent mille francs, il resolut de les faire porter a trois millions, et declara que, s'ils lui etaient refuses, une souscription serait organisee et recommande'e a I'armee. Lorsque le projet vint en discussion a TAssemblce, le 24 juin, Gbangarnier monta a la tribune et, par son intervention, il prevint cette facbeuse souscription, si contraire aux interets de la discipline. Son discours decida du vote; il prouva au clief de PEtat que Pheure des menagements n'e'tait pas encore passee, que la combinaison la plus preferable etait encore de gagner le general a ses projets. 11 reprit done son attitude cordiale et confiante, Pinvita a Compiegne, et s'em- ploya a le combler de mille prevenances. Bien que sa position fut minee sourdement par les intrigues que nous venous de raconter, Gbangarnier apparaissait encore comme le veritable arbitre de la situation. Son ascendant sur PAssemblee, son autorite le designaient pour ce role, et c'est de lui qu'etait attendue Pimpulsion decisive a donner aux evenements. « Les paroles ont ete aussi simples que Pacte a ete decisif, ecrivait a la princesse de Lieven M. Guizot, le 25 juin, a propos BANQUET MILITAIRE DU 7 AOUT. 275 de la seance de la veille. J'aime les actions parfaites, fond et forme; elles conviennent au general Changarnier, et je suis cliarme de lui voir si bien saisir les occasions de grandir. J'ai la confiance quil ne se servira de sa propre grandeur que pour faire quelque chose de grand. » Que manqua-t-il au general pour realiser ce pronostic, ou qu'elle fut la cause qui le condamna a echouer? Faut-il la trouver dans la rigidite de sa droiture, dans son amour de la legalite, dans le gout que lui reconnaissait avec raison M. Guizot pour les actions grandes? N'est-on pas en droit de se demander comment un esprit dont les qualite's les plus essentielles a la guerre etaient la promptitude et la nettete dans la conception, la rapidite' et la de'cision dans I'exe'cution, a pu se nourrir d'illusions sur Tissue des evenements, se meprendre sur la nature des courants populaires, sur les conse'quences des resultats necessaires apres I'election du 10 dt'cembre, sur les fautes commises par les partis et par leurs chefs? Mais son erreur etait celle du plus grand nombre. On comprenait mal encore comment, dans un pays de'chire par Lant de revolutions, de competitions, de bouleversements de toute nature, lorsque tout le monde a perdu la partie, il faut bien que quelqu'un en recueille Tenjeu, et que celui-ci tombe alors naturellement entre les mains les plus osees. Si Ton deploiait la rivalite persistante de TAssemblee et du Pre- sident, on n'imaginait pas que le dernier mot put rester a celui-ci, des lors que Ghangarnier etait decide a defendre les droits de la majorite', et Ton regardait comme une absurdite qu'un homme sans gloire put seul avoir raison de tons les pouvoirs publics. « Le doux entete » , comme I'appelait la reine Hortense, devait bien faire voir le contraire. Sans se decourager, le prince continuaitson systeme de cajo- leries envers I'armee, ne manquant pas une occasion de passer des revues, de distribuer des croix et de favoriser les cris de « Vive Napole'on!" dont la re'sonance etait particulierement agreable a ses oreilles. Le 7 aout, apres avoir passe en revue dans le carre de Marigny les deux bataillons de gendarmerie mobile, la garde republicaine a pied et a cheval, il invita a 271) CHANGAUNIER. sa table, pour le menie soir, Changarnier et les trois generaux qui raccompagnaient. Quand ilarriva a FElysee, il ne futpas peu surpi'is d'etre introduit dans le cabinet du Pre'sident, qu'il trouva en compagnie du ministre de la guerre. Apres Techange de quelques paroles insignifiantes, le prince se leva en disant : « On nous attend, aliens nous mettre a table. General Changarnier, je desire que vous veuilliez bien vous asseoir en face de moi, et vous, general d'Hautpoul, a ma droite. » Precedant ses botes, il les conduisit dans le jardin, oii s'e'tendaient sous les fenetres du rez-de-cbaussee et devant le perron une serie de tables de dix a vingt converts; il vint s'asseoir au centre de la table place'e au pied du perron, ou il fit placer a sa gaucbe un sous-officier de gendarmerie. Le general de division Neumayer, assis a droite de Cbangarnier, le general de brigade Dulac a sa gauche; le general de bri- gade Rebillot, un colonel, un lieutenant-colonel, un chef de bataillon, un capitaine, un lieutenant et six sous-officiers, dont les converts alternaient avec ceux des officiers, prirent place aux cotes du President, tandis que les autres tables recevaient dans un melange semblable tons les officiers et sous-officiers des troupes qui avaient pris part a la revue. L'intention etait evidente, mais Changarnier garda le silence et parut accepter de bonne grace une aventure dont la signi- fication blessait a si juste titre ses sentiments. Le repas se passa sans incident; tout a coup, au dessert, d'une table presidee par le commandant Fleury partit le cri de « Vive Napoleon! » auquel succederent ceux de « Vive le Pre- sident " et de « Vive le general Changarnier! » qui eclaterent surtous les bancs. Lorsque le prince, toujours impassible, se leva, il alia d'abord allumer son cigare a celui d'un sous- officier, puis, prenant avec un abandon affectueux le bras de Chanofarnier, il rentraina,tout en causant, pres dela musique placee au centre de la pelouse. II ne tarda pas a etre entoure par les sous-officiers, dont un bon diner avait tout a fait efface la timidite du premier moment. L'un d'eux, s'appro- chant du President, se mit a celebrer avec emphase ses propres PROTESTATIONS DE CHAN GARN I E I'.. 277 services, en se plaignant qu'ils n'eussent pas ete recompenses par la croix. Changarnier lui dit alors d'un ton ironiquc que reclamer soi-meme la decoration en dehors de ses chefs ne passe pas pour la meilleure demonstration des droits a Tob- tenir. Le prince, qui n'avait pas les memes raisons de se sentir choque par Tinconvenance de cette de'marche, re'pondit au contraire qu'il tiendrait compte de sa reclamation, et hienttjt les soUicitations se produisirent sans retenue. Cette explosion mil le comble au de'gout que la reunion avait inspire au gene- ral; il quitta doucement le bras du President, qui n'avait pas cesse de s'appuyer avec complaisance sur le sien, et sortit du palais. Son depart rendit toute liberte aux manifestations encou- rage'es par I'entourage et les amis du prince, et la reunion s acheva au milieu des cris des sous-officiers qui repetaient : « Vive Napoleon! vive I'Empereur! vive le Desire ! aux Tui- leries ! aux Tuileries! » Louis-Napoleon, ravi du succes de la soire'e, fitannoncer le lendemain parle Constilutionnel son intention de recevoir tour a tour et par brigade tons les olficiers et sous-officiers de I'armee de Paris. Afin de jouir sans melange de la satisfaction de la veille, il evita de rencontrer Changarnier et tarda jus- qu'au lendemain a le recevoir. L'explication fut des plus vives ; le general repre'senta en termes respectueux, mais formels, que de telles re'unions presidees par le chef de TEtat con- stituaient I'atteinte la plus grave autant a la discipline qua la dignite de Tarmee, que c'etait semer dans ses rangs les germes de la division, ouvrir la porte a toutes les revokes, de'courager tous ceux qui avaient dans le coeur le culte du devoir, du sacrifice et de Tabne'gation, repandre le gout de I'intrigue, abaisser le niveau moral qui fait la plus grande force de Tarmee; il finit meme par declarer que de telles pratiques etaient celles « du socialisme le plus dangereux » . Sans paraitre temoigner (rimpatience, le President repondit que telles ne pouvaient pas etre et que telles n'etaient pas ses intentions; il se borna a perorer sur cette donnee, et les diners continuerent leur cours, bien que Changarnier eut annonce qu'il n'y assisterait plus. 278 CHANGAIl MER. Au dehors, lasocietedu Dix-])e'cenib7'e cherchait a recruter des adherents et a exciter I'enthousiasme en faveur du Pre- sident. Lorsqu'il revint, le 20 aout, d'un long voyage pendant lequel il avait successivement visile Dijon, Macon, Lyon, Besangon, Strasbourg, Nancy, Metz et Chalons-sur-Marne, la turbulente association voulut lui preparer un veritable triomphe; ses delegues vinrent a la gare meme solliciter de Changarnier I'autorisation pour les ouvriers de deteler la voi- ture du « Pei'e du peuple " pour la trainer eux-memes. Le general refusa, alleguant qu'il ne pouvait paspermettre des demonstrations dangereuses et capables de compromettre la securite du President de la Republique, dont il etait res- ponsable. En realite, Louis-Napoleon n'avait pas rencontre d'enthou- siasme ; en Alsace notamment, I'accueil avait ete celui de la curiosite, et, dans I'arme'e, on avait ressenti plus d'un frois- sement a I'occasion de la repartition des re'compenses, que le prince distribuait plus volontiers aux regiments les moins bien notes au point devue de la discipline. La confiance des officiers se manifestait alors encore sur le nom flu general : « S'il le savait, disaient-ils, la reparation ne se ferait pas attend re ! « « Votre nom est aujourd'hui en France le symbole de I'honneur militaire, du courage civil et la sauvegarde de la civilisation » , ecrivait a cette date M. de Pire a Changarnier. C'est precisement cette predominance que le President cherchait a miner, des lors qu'il ne pouvait pas la faire passer au service de ses desseins personnels. Au fond, les voeux du general etaient pour le retablissement de la monar- chie par les voies legales. II fut probablement du nombre de ceux qui crurent voir dans la mort du roi Louis-Philippe une chance meilleure de rapprochement entre les deux branches de la Maison de France. « Voila done, lui ecrivait le comte ^fole le 28 aout, voila done ce prince, dont le nom tiendra tant de place dans rhistoire, descendu au tombeau! Son bon sens, son expe'- rience, sa rare intelligence, I'autorite si le'gitime qu'il exer- LA MORT DU ROI LOUIS-PHILIPPE. 279 ^ait sur sa famille, et meme sur ses amis, font de sa mort un evenement politique d'une [jrande portee! » Peu de jours avant de mourir, le Roi avait cause longue- ment avec une personne de son intimite, qui resumait dans une lettre, dont nous empruntons quelques passages essentiels, les ap[)re'ciations et les previsions qu'elle avait entendues de sa bouche : « Le Roi, moins que ses fils encore, ne conserve d'espoir. II croit notre pauvre pavs irrevocablement lance dans la decadence, llsaluerait avec bonheurTavenement de Henri V, qui rendrait a ses enfants une patrie, mais il ne croit pas cet avenement possible. Comme M. Guizot, il croit le retour de Henri V impossible, parce que la France n'en veutpas; mais tons deux pensent que, si ce miracle se faisait, il y aurait la la seule chance de stabilite, tandis qu'ils pensent qu'une circonstance fortuite peut ramener le prince de Joinville et son neveu, mais que cela aurait moins de chances encore de duree que la monarchie de 1830. En attendant, le mot du Roi, que je repete textuellement, est de ne rien faire pour aider le President a son ascension; sur toules choses, de n'accorder aucune prolon^jation de pouvoir, point de lois qui ajoutent a son influence dans les campagnes, enfin un statu quo complet pour laisser venir les chances de 1852, en aidant seulement le gouvernement dans toutes les choses ou il s'agit simplement de defendre I'ordre contre le socialisme. On ne nourrit a Giaremont aucun sentiment malveillant ni pour le Comte de Chambord, ni pour son parti ; on verrait leur triomphe avec satisfaction, sinon du coeur intime, au moins de I'esprit; s'il etait possible, on y contribuerait meme, mais on n'y croit pas. On est aussi parfaitement decide a ne faire aucune demarche de toutes celles qui out ete inventees, parce que Ton voit, dans toutes, Tabandon de la dignite sans nul profit, et meme avec une diminution d'influence dans I'interieur du pays, et r|ue d'ailleurs on est decide a revenir sans lui, si Ion etait rappele sans lui. » Telles etaient les veritables dispositions dans lesquelles la disparition du roi Louis-Philippe laissa la famiile royale; les 280 CHANGARNIER. tendances personnelles de la duchesse d'Oileans n'agis- saient pas dans le sens d'une action commune, pour reunir en un seul faisceau des forces differentes dont la cohesion aurait, si ce n'est detourne certainement, du moins affaibli les chances du President, en offrant au pays un but determine et pratique. C'est done avec raison qu'on envisageait au dehors la restauration de TEmpire comme I'evenement le plus pro- bable, et Ton s'en preoccupait d'autant plus que les cours ne se faisaient pas illusion sur les profonds bouleversements dont elle mena(;;ait I'Europe. On savait qu'il aurait pour point de depart une politique dont la formule serait la destruction des traites de 1815 et d'un etat de choses qui avait maintenu une paix de plus de trente anne'es. Deja, pendant la mission qu'il avait remplie a Saint-Petersbourg, I'empereur Nicolas avait dit au {general de Lamoriciere : « Si vous voulez detruire les traite's de 1815, du moins dechi- rons-les ensemble. » Telle etait aussi la preoccupation du cabinet autrichien. II Que demande I'Autriche? disait le prince Schwarzenberg a M. de Heeckeren. Rien, si ce n'est le respect des traite's de 1815. Elle n'est que I'interprete fidele du sentiment de la majorile des parties contractantes, qui cependant reconnais- sent comme elle que les evenements survenus depuis trois annees en Allemagne obligent a des changements auxquels on ne refuse point un concours sincere; mais il faut que ces modifications se fassent au benefice de tons les allies, et non au profit de la Prusse, qui cherche a exploiter avec un machiavelisme deplorable pour le repos de I'Europe la revo- lution allemande. Ils'agitpour le cabinet imperial d'empecher a Berlin qu'on ne ti'ouble I'eau afin d'y pouvoir pecher tout a I'aise. » Et comme son interlocuteur lui assurait que son attitude rencontrait de vives sympathies parmitous les hommes diktat qui avaient continue a avoir une action dans les affaires de la France, et surtout sur les resolutions de I'Assemblee legisla- tive, que tels etaient le langage et I'opinion du gene'ral Chan- gamier, du comte Mole et de M. Thiers, le prince, lout en OPIMON DES PUISSANCES. 281 paraissant agreablement impressionne par cette approbation, ajouta : « Les hommes eminents que vous venez de me nommer n'ont qu'une part (res petite dans la direction de la politique exterieure; Fambassadeur d'An^jleterre est tout-puissant. De plus, dans la question allemande, le President de la Repu- blique suit une politique personnelle, qui lui est sans doute inspiree par M. de Persi(;ny. Ge personnage peut etre un ami devoue, mais je suis moins certain qu'il soitun diplomate aussi utile aux veritables interets de son pays, et cela, mal^jre sa pre'somption, car il a dit a Berlin qu'il preparait a la France une politique pleine d'avenir. » «Je ne comprends pas, poursuivait le prince Sch%varzen- ber{^, comment la France peut besiter dans sa politique vis-a- vis de nous; car si la guerre devaitre'sulterdu mauvais vouloir de la Prusse dans I'arrangement de nos affaires, il n'y a pour elle que deux politiques a suivre, c'est d'etre ouvertement pour ou contre nous; dans le premier cas, elle peut nous faire beaucoup de mal, et je suis certain que le Piemont ne lui lerait pasdetaut. Mais cette conduite serait sans profit pour elle, car, en ravivant les passions de'magogiques au dehors, elle four- nira un nouvel element a celles qui sont encore si ardentes chez elle, malgre les efforts faits pour les combattre. » Le cabinet autricbien apercevait done nettement de quels projets s'inspiraient deja les visees exte'rieures du Pre'sident; la conversation que nous venons de relator indique assez clai- rement son pen de coiifiance dans les cbances qui n'etaient pas celles du prince Louis-Napoleon; il n'est pas moins vrai de dire qu'on envisageait, sans y croire cependant, la possibility du succes d'une action directe de Changarnier. « Le gene'ral Cbangarnier, dit a la meme epoque I'empe- reur Francois-Josepb a ^L de Heeckeren, le general Cban- garnier, qui jouit d'une si grande influence sur I'armee, ne I'a jamais commandee avant tous ces evenements ! — C'est vrai, Sire, re'pondit Heeckeren, mais nous vivons a une epoque oil I'energie est de toutes les vertus gouverne- menlales la plus necessaire, et la France, qui asoifdepouvoir, 282 CHANGARNIER. a trouve dans la resolution du general Chan(jarnier, dans sa reputation militaire, I'homme qui conA'enait le mieux a sa situation. Votre Majeste pent juger du caractere de riiomme par la nature des instructions qu'il a donnees alors qu'on a pu croire que la demagogic tenterait une nouvelle bataille dans la rue. « Vous venez d'entendre mes ordres, a-t-il dit alors; je « vous declare de plus que tous ceux qui les depasseront en « severite seront converts par ma propre responsabilite; par « contre, j'abandonneraitous ceux qui resteront en dega. » — Je comprends ce langage du general Changarnier, dit I'Empereur, c'est celui d'un noble et brave militaire. » En achevant sa lettre M. de Heeckeren ajoutalt : « Le general de Radowitz m'a dit bier : « 11 ne faut pas nous confondre avec les autres nations. Le peuple allemand est avant tout un peuple de formalistes, il aime la discussion, et c'est seulement quand tous les moyens quedonne la discussion sont epuise's qu'il consent a en appeler aux mesures violentes. La Prusse sait ce qu'elle veut, elle ne reculera pas d'une ligne lorsque le moment sera venu de soutenir son droit autre- ment que par des paroles. » Ces dispositions etaient, on ne I'ignoraitpas a Vienne, entre- tenues sans mesure a Berlin par Persigny, dont le langage, les assurances bruyantes contribuaient a faire accorder au pou- voir du President une force et des chances bien differentes de celles qu'on admettait generalement en France, ou la plupart des cliefs importants de I'Assemblee eux-memes persistaient dans leurs illusions. C'etait ce que le prince de Talleyrand appelait :< manquer d'avenir dans I'esprit » . Ghangarnier partageait, quand il ne les inspirait pas, les memes erreurs ; celles-ci trouvaient cliez lui leur source dans ses sentiments plus encore que dans des appreciations rigou- reusement deduites, et la faule etait plus grave encore dans un pays oil la tradition tient une place trop infime dans I'opinion des masses. « II y a longtemps, disait M. de Chateaubriand a la memorable seance de la Chambre des pairs en aout 1830, il y a longtemps que la monarchic n'est plus une religion en France! » SERVICE AUX TLILERIKS A LA MEMOIRE UU ROI. 283 C'e'lalt deja I'erreur de ses partisans de ne pas la presenter pour ce qu'elle avait le devoir d'etre, une solution sur le ter- rain strict des affaires, et de ne pas s'attacher a suivre la voie pratif}ue tracee par celte necessite. La mort du roi Louis-Phi- lippe ne changea done rien en realite a la situation des partis, a leur tactique, et ils continuerent a s'epuiser dans d'ho- norables et steriles abstractions. A quel mobile oljeit en celte circonstance Ghangarnier en faisant celebrer, dans la chapelle des Tuileries, des le 4 septembre, une messe pour le repos de I'ame du roi Louis-Philippe? Assure'ment la recon- naissance tint une grande place dans sa resolution, mais elle eut conserve' tous ses droits si la ceremonie avait ete effectuee dans un lieu moins officiel. Le gene'ral a-t-il voulu affirmer ses esperances monarchiques, causer quelque etonnement par I'audace meme de cette demonstration dans le palais de la royaute? 11 serait permis de le croire, s'il n'avait pas tenu a ce que la ceremonie fdt ignoree au dehors et donne des ordres severespourque lesprincipaux employes du chateau s'abstins- sent de faire des communications aux journaux. II s'y rendit avec tous les officiers de son etaf-major, dont I'officier de service etait seul en tenue. Avertis a I'insu du {je'neral, MM. Guizot, Duchatel, Dumon et Jayr arriverent au moment ou I'office allait commencer; il s'acheva au milieu de {'emotion generate des assistants. « Que de reflexions sur le ne'ant des grandeurs de ce monde ! ecrivait la reine Marie-Amelie. J'ai ete hier pleurer et prier aupres de ce cher tombeau si calme, si modeste, si paisible, pour le repos de cette ame si chere, qui a si chretieimement et si bien termine sa noble vie ! » Une telle manifestation n'etait pas faite pour etre du gout du President, etce fut probablementsous I'empire d'une irrita- tion mal dominee que, le 14 septembre, a son retour d'un voyage a Cherbourg, il apostropha vivement Changarnier dans son cabinet a I'Elysee. « Pourquoi, general, ne m'avez-vous pas attendu cette nuit a la gare? — Vous vous etiez annonce pour huit heures du soir,repliqua 284 CUANGARNIER. sechement Ghangarnier, je vous ai attendu jusqu'a dix. Mon devoir, tel que je leconiprends, est de (jarantir votre securite, et non pas de faire le pied de grue dans une gare de chemiii de fer, ou des precautions plus quesutfisantes etaient prises. » L'entretien s'engageait mal, mais le prince se contint, et, apres quelques moments de silence, il reprit la conversation de ce ton nonchalant et doux qui lui etait habituel , pour s'etendreavec complaisance surles satisfactions de son voyage. GHAPITRE IX 1850. — Lc camp de Satory. — Inquirtndes cle la commission emhre 1850. « Aux termes de la loi, I'armee ne delibere pas; auxtermes des reglements militaires, elle doit s'abstenir de toute mani- festation et ne proferer aucun cri sous les armes. Le general en chef rappelle ces dispositions aux troupes placees sous son commandement. » Ge coup droit ne fit qu'irriter profondement le President, mais il se garda bien d'enlaisser rien paraitre. Comme d'habi- tude il se tut, et son silence donna a croire qu'il ne noui'rissait aucun projet personnel. La commission de per- manence fut egalement dupe de cette nouvelle manoeuvre; le 7 novembre, a sa derniere seance, elle ne crut pas devoir s'emouvoir des lettres de menaces revues par le president de TAssemblee et par le gene'ral Changarnier, ni du complot concerte contre leur vie et denonce par le rap- port dun commissaire de police. Elle parut adherer sans reserves aux appreciations de M. Dupin, lorsque celui-ci, resu- mant les travaux de la commission, annon^aqu'elle avait re<^,u toute satisfaction, dune part, par la dissolution de la Societe' du Dix-Decembreet, de Fautre, par Tordre du jour du general Changarnier, « ordre du jour que le gouvernement s'etait approprie parson acquiescement » . « Une crise plus delicate a menace d'eclater dans ces derniers temps, dit-il en terminant. La commission en a suivi avec anxiete toutes les phases, mais elle s'est tenue dans la plus grande reserve, laissant agir la voie de la prudence, des negociations et des sages conseils. lis ont ete entendus, et MA CHINA riONS CONTHF. CHANGARMER. 293 la crise, dans tout ce qu'elle presentait de redoutable, a ete evitee. » On ne peut pas se defendre de penser au malin plaisir que dut eprouver le President a la lecture de ce document. II sentait le moment favorable, et il ne se trompait pas. iNlalgre les bruits les plus alarmants, malgre les articles de la presse, TAssemblee n'osait pas en(jagfer la lutle; elle n'etait pas de force a avoir le dessus et ne se meprenait pas sur la desappro- balion que lui donnerait le pays; des le premier jour de sa reunion, le 11 novembre,ses dispositions se manit'esterent clairement. Elle reprenait ses travaux avec indifference, car cent soixante-sept de ses membres manquaient a ce premier appel, et la plupart des autres ne rapportaient de leurs pro- vinces que le desir de ne pas detruire tout a fait Tautorite deja tres diminuee de TAssemblee par la provocation a des luttes ouverles entre les pouvoirs de I'Etat. lis s'en consolaient en dt-plorant I'insouciance du pays, son imprevoyance. Aux yeux de la France, Louis-Napoleon garantissait le present; la monarchic, telle qu'il etait souhaitable de la retablir, garantissait I'avenir, assurait une stabilite feconde en developpements heureux ; le regime existant laissait, d'autre part, toutes les questions ouvertes, toutes les menaces pen- dantes pour le present et pour 1 avenir. On allait done a Louis-Napoleon, parce qu'il parait au plus presse. C'etait le fait brutal, indeniable; c'etait aussi la consequence des erreurs suivies, des illusions obstinees. Chacun sentait des lors que tout ce qui pourrait attiser davantage le differend entre I'Assemblee et le President haterait les affaires de celui-ci; on ne comptait plus que sur I'imprevu , sur le temps gagne, sur les ressources ordinaires des pouvoirs aux abois. Dans de telles conjonctures, le prince trouva le terrain Lien prepare pour son message, dont M. Baroche donna lec- ture a I'Assemblee le 12 noveml>re. L'affaire importante, c'etait toujours, pour le President, la re'vocation de Ghangarnier, decide'e en principe ; mais I'embar- ras etait de trouver le ministre qui consentit a contresigner le decret. Le general Schramm s'v etait refuse', i I avaitresiste aux 294 CIIANOARMi:U instances repeteespendantplusieurs jours par Louis-Napoleon. Le prince s'enquitdonc ailleurset finit par obtenir le concours du general Regnault de Saint-Jean d'Angjely. Celui-ci revenait de Claremont, ou il avait ete porter aux princes ses hommages. Lorsqu'il recut les propositions du Pre'sident, il crut pouvoir y adherer, et la que&tion se borna a trouver I'occasion de provoquer la retraite du general Schramm. Elle devait se faire attendre quelque temps encore. Bien qu'ils ne se fissent aucune illusion sur leurs sentiments respectifs, le President et le general continuerent leurs rapports ordinaires, mais en les bornant a des affaires de service, — tous les deux en apparence indifferents, courtois, degages de toute preoccupation, et comme s'ils s'etaient reciproquement piques a ce jeu, rivali- sant d'assurance. Le spectacle etait singulier pour les obser- vateurs au courant de I'etat des choses; mais quelle douleur etait renfermee dans le coeur de Changarnier! quelles souf- frances il endura, quelles patriotiques inquietudes il refoula! Nous n'essayeronspas de les rctracer; les genereuses fiertes de cette ame vraiment fran(;;aise font assez connaitre les craintes que lui inspirait le double spectacle de I'impuissance de I'As- semblee et des machinations du President. Le mot d'ordre de TElysee etait d'attaquer Changarnier dans les reunions des groupes de TAssemblee. (c Piscatory a parle trois quarts d'heure pour recommander la moderation a des gens ereinte's, ecrivait, apres une de ces seances, un de ses collegues au gene'ral. Personne ne comprenait rien a ce que disait son voisin : il n'y aurait eu qu'un echange de sottises sans I'incident que voici : Lari- boisiere, afin de montrer sa reconnaissance pour son nou- veau grade dans la Legion d'honneur, a ditqu'il fallait que la reunion declarat qu'elle voulaitaffranchir le pouvoir executif et I'Assemblee de la domination dutroisieme pouvoir, « Que vou- « lez-vous dire? interrompit M. de Lasteyrie. Osez nommer « qui vous attaquez, osez avouer qu'on est jaloux du general « Changarnier a cause des services qu'il a rendus ! » « Sainte-Beuve re'pondit quelques mots senses en commen- ^ant et termina par une profession de foi republicaine. Le LA REINE MERE DES PAYS-DAS. 295 general Lebreton se leva et dit : « J'aurai le courage de nom- « mer le troisieme pouvoir : c'est le ge'neral Chauparnier. « D'autres ont rendu ausside grands services et dans des temps « plus difficiles. » « La Fiance n'est ingrate envers personne, riposta M. de "Lasteyrie; nous sentons toute la reconnaissance que me- « ritent les immenses services rendus dans les temps les plus « difficiles par M. le general Lebreton, et il doit nous permettre « de reconnaitre en nieme temps ce qu'a pu faire de bien, avec « moins d'eclat, M. le general Changarnier. » Les rires de la reunion interrompirent I'orateur, et M. de Ranee lui demanda alors s'il reconnaissait au pouvoir exe'cutif le droit de destituer le gener-al Changarnier. Presque toute la reunion s'est levee pour Finterrompre, et la majorite n'a pas permis que vous fussiez discule. » A I'etranger comme dans le pays, les yeux demeuraient toujours fixes sur Changarnier; on n'envisageait pas que son role fut pres de finir : « La Reine mere, ecrivait au general, de la Haye, le 31 de- cenibre, M. Dubois de Saligny, ministre de France aupres de la cour des Pays-Has, est de tout point la digne soeur de Tempe- reur Nicolas. Elle vient de revenir a la Haye apres une absence de dix-buit mois. Je suis le premier ministre etranger qu'elle ait re^-u. J'avais avec moi toute ma legation, et Sa Majeste a ete pour moi d'une bonte et d'une grace parfaites. Encore un peu, et elle oubliait de me parler du President; mais, en revanche, elle me touchait au coeur par ses eloges d'un gene- ral de votre connaissance intime. « Nous lui devons beaucoup, « m'a-t-elle dit a plusieurs reprises, il nous a rendu a tons les « plus grands services, et je suis heureuse de vous exprimer « la haute estime que m'inspire son caractere. » « Je n'attends, ajoutait en terminant le diploniate franijais, rien de definitif des conferences de Dresde. L'Autriche et la Prusse s'entendront sur certains points secondaires; mais la luttequi divise ces deux puissances est une lutte desuprematie, elle n'en subsistera done pas moins. Et, tot ou tard, quand I'ordre europeen sera mieux affermi, cette lutte amenera ine- 296 CHANGAr.Ml.r.. vitablement une guerre. Dieu veuille qu'alors nous soyons prets et que nous sachions en profiler. » Les evenements devaient longtemps apres justifier ces pre- visions, dont la realisation allait etre aidee par le projjramme de la destruction des traites de 1815, qui resumait, dans la pensee du President, toute Toeuvre de sa politique exterieure. A la meme date, le general recevait une lettre dontletemoi- gnage, bien quese rapportant a une autre epoque etad'autres faits, ne merite pas moins d'etre signale au lecteur : « On vient de terminer, lui ecrivait M. le due d'Aumale, en date du 28 decembre, la gravure de la Smalah. Comme le combat fut livre par les troupes aux ordres du general Cban- garnier, et que tout dans Tentreprise fut regie et calcule par ses instructions, le general permettra a son ancien brigadier de Medeali de lui offrir une epreuve de cette gravure et de saisir cette occasion pour fassurer de sa vieille et constante amitie. » De tels souvenirs etaient de ceux qui allaient droit au coeur de Cbangarnier, oule sentiment militaire occupait la premiere place; il n'etait pas moins emu et fier de fexpression de la confiance et du devouement des officiers genei^aux de farmee de Paris. « Depuisdeja bien des anne'es, lui ecrivait, le P'janvier 1851, le general Canrobert, vous avez patronne ma carriere; je ne I'ai jamais oublie, pas plus que ces nombreux exemples d'he- roisme que vous nous avez donnes, a nous soldats de guerre, qui avons eu le bonbeur ile combattre sous vos ordres, et pour qui votre estime sera toujours une des plus nobles et des plus ambitionnees recompenses. » « L'approbation du clief de farme'e de Paris, lui mandait a la meme date le general Renault, qui donne en outre I'exemple d'un devouement sans bornes au pays, est un puissant motif d'emulation pour nous, et, avec lui, il n'est pas de cboses qu'on ne puisse achever glorieusement. » Ce jour-la meme, I" Janvier, alors que lui parvenaient ces demonstrations bien faites pour lui donner quelque orgueil, Cbangarnier etait, de la part du President, Tobjet d'une manifes- tation dont la brutalite contrastait avec ses liabitudes de poli- r.ECEPTlON DU 1" JANVIER A L'ELYSEE. 207 tesse ordinaire. Lorsque le commandant en chef penetra dans le salon de TElvsee pour prendre part aux receptions du jour de Tan, le prince le salua secbement, sansmeme lui tendre la main; a ce moment, leurs regards se croiserent, etchacunyput lire leur pensee intime. Cette scene muette dura I'instant dun eclair; lesyeuxdu prince sedirigerent ailleurs, et Changarnier, sans moditier son attitude un peu hautaine, vint se placer entre le chef de I'Etat et le ministredes affaires etrangeres. II assista ainsi, et tout en causant avec le general de La Hitle, au defile des otficiers de la garde nationale et de I'armee ; quand celui-ci eut pris fin, il se retira, resolu a suspendre jusqu'a nouvel ordre ses relations avec le President. La lutte entrait visiblement dans sa periode aigue, elles'ou- vrait dans les conditions les plusdefavorables pourle general, dont la situation n'etait defendue que par des idees toutes morales, par des fictions constitutionnelles et parlementaires ; elle etait a la merci d'un coup d'autorite'parfaitement irrepro- chable en fait, au point de vue militaire,de la partdu pouvoir executif. Changarnier etait le representant incontestable des droits de TAssemble'e, et, des lors que I'influence de celle-ci s'effa^ait peu a peu au profit du President, il devait partager une defaite qu'elle n'avait pas su prevenir. Malgre I'evidence des faits, le coup qui avaitfrappe lege'neral Neumayer, la mol- lesse des dispositions de I'Assemblee, I'impossibilite pratique d'avoir le dernier mot, les pressentiments qu'il n'avoua que beaucoup plus tard, il conservait quelques illusions, et la seance du 3 Janvier a I'Assemble'e contribua encore a les augmenter. Le soir meme du 3 Janvier, le President s'ouvrit directement encore une fois au general Schramm de ses projets et reclama de nouveau sonconcours. Mais le refus du ministre futpositif; il declara que devant les manifestations de TAssemblee, qui venait d'aflirmer avec tant d'energie saconfiance et sa volonte' sur le nom de Changarnier, il ne contresignerait pas sa revo- cation. Le prince garda le silence et reprit sans retard ses negociations avec le general dont il avait deja utilement solli- cite la complicite. Le bruit de cet evenement prochain et des 298 CHANGARNIER. entrevues reiterees du President avec Rejjnault de Saint-Jean d'Angely ne tarda pas a se repandre parmi les deputes. Inter- ro(je' directernent par un grand nonibre de ses collegues sur cc qu'il savait des intentions du prince a son egard, Ghangarnier leur repondit : « 11 a depuis longtemps le vif desir de me des- tituer, et il va le satisfaire, si la crainte d'un conflit avec le pouvoir legislatif ne le fait pas reculer. » C'etait poser la question dans ses termes vrais, etl'Assemblee €ut accepte certainement le conflit, si elle avait su comment le terminer a son avantage ; mais elle se sentait trop peu de solide autorite pour s'engager dans une voie ou elle aurait trouve sans aucun doute une prompte defaite. Mille projets furent debattus, tous plus ou moins steriles ; on s'arreta a celui de demander a M. Dupin de requerir pour la defense de TAssemblee, a I'instant meme oil le decret de revocation seraitconnu, un corps de troupes dont ildonnerait lecomman- te est au pouvoir, et, quelles que soient ses protestations, je ne puis effacer de ma memoire une instruction qui fut si longue a acque'rir, les notions de riiistoire, et malgre les de'clarations aujourd'hui sinceres, je dis que le parti au pouvoir est celui qu'il faut surveiller avec la plus grande attention ; il a toutes les faveurs a distribuer, et, malgre le progres des idees liberales, la faculte de donner des places, des de'corations, tout cela n'a pas perdu de son empire. « Le pays, quand il est souleve , est terrible; quand il est soumis, il trouve tout bon , tout excusable ; il accepte ce qui, dans d'autres circonstances, aurait souleve des orages. Mais alors il rapporte tout au pouvoir et rien aux Assemblees. « Tout le bien qui se fait, on I'attribue au pouvoir; I'ordre etabli par cette majorite, c'est I'oeuvre du pouvoir. La Consti- tution a fait quelque chose d'etrange : a cote d'une Assemblee souveraine, elle a place un pouvoir qui n'estpas souverain, et qu'avec la Constitution j'appellerai subordonne. Eh bien ! s'il y a quelque chose a craindre pour la souverainete de tons, c'est de la part de ce pouvoir-la, car il dispose de la force publique. « Que nous devait-on, a nous qui avions consenti dans la Constituante a ce que les formes de la Republique chan- geassent si rapidement? On nous devait de nous rassurer ! Que fait-on? On destitue Thomme le plus important de la situation pour avoir empeche les cris de : Vive TEmpereur ! « II y a deux pouvoirs dans I'Etat, dit M. Thiers en ter- minant. ci Si I'Assemblee cede aujourd'hui, il n'y aura plus qu'un seul pouvoir, la forme du gouvernement sera changee. Les formes viendront quand elles voudront, cela importepeu; le mot viendra quand il voudra , I'Empire est fait ! » C'etait un magnifique et lumineux expose de la situation politique; il constatait les faits, mais il se taisait sur les causes et sur les fautes qui avaient determine une defaite qu'on TENTATIVE DE I'ERSIGNY. 311 n'avait su ni prevoir, ni prevenir, L'Assemblee n'etait plus d'ailleurs en etat de resister, de se ressaislr elle-meme, d'imposer sa propre politique; nulle part elle n'avait de point d'appui, elle etait condamnee fatalement aux gemisse- ments honorables, mais steiiles. Elle ne disposait d'aucun moyen d'action, elle avait fatigue la France par ses divisions, ses orageuses discussions, elle avail perdu son ascendant moral. Le pays etait lasse , il etait irre'sistiblement entraine a mettre fin a une situation qui ne comportait que des incerti- tudes et des niecontentements; le President personnifiait la solution la plus immediate, il detenait le pouvoir, sa propre victoire etait inevitable. Autant par gout que par calcul, Louis-Napoleon etait dispose a entrer en accommodement ; il voulut faire une nouvelle ten- tative aupres de Gbangarnier, et il en cbargea encore M. de Persigny, son confident prefere. Le general fixa I'entrevue demandee au 22 avril, a midi. Lespremiers moments de la con- versation ne furent pas sans quelque gene. M. de Persigny ne parut pas y prendre garde : souple, insinuant, bon enfant, affectant toujours de n'avoir rien a cacber ou a attenuer, il s'etendit avec empbase sur les sentiments d'attacbement et de confiance qu'il n'avait jamais cesse d'eprouver pour Gbangar- nier; il ajouta que les circonstances avaient ete telles qu'il avait du conseiller lui-meme au prince sa revocation, mais que la situation s'etant modifiee, il etait anime du plus vif desir de preparer un rapprocbementassis sur une bonne etsolide base. « iNIa demarcbe est entierement personnelle » , ajouta-t-il afin de se menager une ligne de retraite. Et comme Gbangarnier gardait le silence, son interlocuteur reprit : « Gependant je ne la laisserai pas ignorer au President, quand elle devra hater le moment ou vous pourrez rendre de nou- veaux services au pays et retrouver une position digne de vous. » G'etalt remettre ouvertement la conclusion entre les mains du general. Malgre son desir den arriver a des Ibrmules pra- tiques, M. de Persigny ne pai vint pas a le faire sortir des appre- 312 CHANGAI'.NIEF,. ciations generales et des allusions : ses efforts echouerent devant la resolution tres decide'e de Changarnier de ne pas se laisser entanier; sa reponse se resuma dans ces mots repetes avec insistance : « Jamais les passions politiques ou Tinteret personnel n'etoufferont la voix de ma conscience. » Spontanement le general aulorisa M. de Persigny a faire connaitre au President de la Republique les dispositions dans lesquelles il I'avait trouve, et les deux interlocuteurs se sepa- rerent assez peu satisfaits Tun de Tautre. Cette de'marche ne fut pas la derniere ; le prince renouvela ses propositions, son theme e'tait la necessite de la revision de la Constitution. Sur ce terrain, comme sur celui des questions de personnes, Techec fut complet et les declarations de Ghan- garnier tout aussi categoriques. Le gene'ral eut-il pu ^sperer, en repondant a ces ouvertures, trouver le succes de la cause a laquelle il s'attachait avec tant de fermete? II serait, a Theure qu'il est, difficile d'en admettre la probabilite. Mais la veritable raison pour laquelle il ne se laissa pas entrainer etait la persistance de ses illusions. II n'avait pas cesse de croire que la partie reservat encore des chances aux solutions constituiionnelles, il prevoyait toujours la victoire de TAssemblee sur le President, il avait foi dans les fictions parlementaires et dans la protection dont la couvrait, dans sa pensee, son propre ascendant sur Tarmee. Aussi, lorsqu'au retour d'un voyage du President a Dijon, I'Assemblee, dans sa seance du 3 juin, s'emut des paroles de defi qu'il avait fait entendre, Changarnier crut pouvoir la rassurer en declarant solennellement que les pretentions de coup d'Etat ne merltaient pas meme d'etre relevees ; il soutint que c'etait une chimere de croire au concours de I'armee dans une entreprise coupable, et il termina par cette apo- strophe celebre : « M^mdataires de la France, delibe'rez en paix ! » Ses previsions et ses sentiments etaient done pleinement d'accord, ils ne le poussaient pas a surmonter sa repugnance pour les longues negociations, son eloignement a s'engager LA REVISION CONSTITUTIONNELLE. 313 dans le svsteme de manoeuvres savantes , de feintes , de fausses retraites, de ruses, de strategic politique enfin pour tromper Tennemi et preparer sa de'faite. Sa nature aimait I'action, dont Tavait cependant eloigne le trisle hasard des e'venemenls. II avait un temperament exclusivement militaire, et les circonstances lui avaient impose une car- riere politique; s'il fut appele a y rendre des services incon- testables, il se trouva ent'erme de telle facon qu'il ne lui fut pas possible de rentrer dans sa ve'ritable voie, Mais en notant ses erreurs sur les fails, Thistoire lui doit du moins cette justice, qu'en se Irompant, il ne cessa pas de penser a la France etaux grands interetsdc la Patrie, que pas unseul instant il ne songea a lui-meme, que s'il rencontra dans le devouement de rares rivaux, il ne trouva pas de vainqueurs. Aux yeux de I'Assemblee , le general re'sumait done toutes ses esperances, d'autant mieux raffermies que lui-meme exprimait avec plus de confiance sa certitude du succes defi- nitif. A defaut de tirer leurs preuves des faits, les deputes les empruntaient a des theories toutes morales, mais non politi- ques; on rappelait les classiques et I'opinion des anciens surle caractere des Corses, on citait Seneque et le mot historique : « Lex prima ulcisci, lex altera vivcre rapto, tertia ineyitiri, quarta negare deos. » En faisant circuler cette severe appre'ciation, on crovait deja savourer le doux plaisir de la vengeance, fletrir les causes de la deroutede I'ennemi, et par ces satisfactions platoniques alimenter la patience necessaire pour atteindre la date legale de 1852. La proposition de revision, deposee par le due de Broglie, fut rejetee le lOjuillet, apres six jours de discussions. La minorite legalement suftisante pour entrainer le refus de la proposition se composaitde deux cent vingt republicains, de quarante-deux orleanistes et de seize legitimistes. Quatre cent quarante-six voix avaient vote oui, mais dans ce nombre les bonapartistesavere'sne constituaient qu'un groupe peu impor- tant, tandis que les hesitants, les trompeurs et les trompes en formaient presque entierement la masse. 314 CHANGARMER. Pendant Tuppel nominal, on vit les votes blancs s'entasser en majorite dans les bocaux de verre disposes sur la tribune, et e resultat s'annon^a clairement. L'emotion se propajjea. « G'est une debacle, dirent en s'approcliantde Cbangarnier MM. Thiers et de Hemusat;nous allons rester seuls avec les montag[nards ; n'en etes-vous pas ebi-anle? — Je vous rends votre parole, repliqua le {^^eneral, et je ne vous en voudrai pas du tout si vous vous ralliez au gros des conservateurs, Mais, mon cher Thiers, votre prediction se realise, en ce moment on fait I'Empire. Quandje devrais res- ter seul avec MM. Miot el Greppo, il ne sera pas dit que j'au- rai pris part a cette besogne, — Ni nous, riposterent ses interlocuteurs; a cote de vous, nous ne passerons pas pour des jacobins. » La journee emportait avec elle de graves si{][nifications ; deja, pendant ladureedes debats, le marquis de Mornay I'avait spirituellement quaiihee : « Dans notre histoire, nous connaissionsdeja la journee des Dupes, nous aurons maintenant la journee des Masques. » Le trait portait juste; au fond, personne n'avait cru au vote de la revision; ce qu'on avail voulu, c'etait se compter et departir les deux fractions qui divisaient TAssemblee. Si la proposition avail ete rejetee legalement, elle n'en avail pas moins reuni une majorite numerique des deux tiers. G'en etait done bien fait de la resistance du pouvoir le^jislalif contre les empietements du pouvoir execulif. Le sens du vole apparut plus evident encore, s'il est possible, a la Iransformation qui s'operadeslesurlendemain, 21 juillet, dans la physionomie de la Chambre. Tandis que les bonaparlistes elalaient leur joyeuse impertinence, il etait facile de deviner la sournoise satisfaction de leurs auxiliaires de Tavant-veille. En province comme a Paris, le vote eut un profond reten- tissement, dont les consequences depasserent de beaucoup les espcrances du President de la Republique. Les conseils d'ar- rondissement, les conseils generaux, ceux-la meme qui n'avaient dans leurs rangs qu'une infime minorite bonapartiste, emirent en masse des voeux et des deliberations favorables DERNIERES PHASES DE LA LUTTE. 315 au President. Le mouvement etait f^^eneral. On devine sans peine Taffliction qu'en ressentit Ghangarnier; afin de s'eloi^'];ner de ce triste spectacle, il hata son de'part, et, desle 25juillet, il regafjna Autun. Instruit par les exemples de I'annee pre'ce- dente, il voulait surtout eviter de faire partie de la commission de permanence, que I'Assemblee allait nommer avant de se separer; il etait decide a n'avoir aucnne chance de responsabi- lite a encourir, pour le cas ou elle devrait assister a quelque coup de force du pouvoir durant les vacances parlemen- taires. Cependant les groupes de la minorite de I'Assemblee debat- taient la conduite a tenir. « Le moment est venu, disaient les uns, de prendre un parti net et decisif qui fasse pressentir la solution a laquelle la France devra demander son salut dans quelques mois d'ici. II faut necessairement qu'avant la g^rande e'preuve de 1852 les bommes monarcbiques du pays connaissent le drapeau qui devra les rallier. » « Ce drapeau , ce ne pent etre que vous , ecrivait le 5 aont M. Chapot a Cbangarnier. Nous allons tons partir pour nos de'partements, on va nous interrojjer, et Ton s'attend a voir sortir de notre boucbe des paroles rassurantes et fermes qui n'indiquent pas Tbesitation et la debandade dans lesquelles nous avons eu le malbeur de marcber jusqu'ici. Nous ne serions pas dijjnes de diriger les populations qui nous ont confie leur mandat, si nous ne savions pas leur donner I'assurance que nous aurons en face des candidatures inconstitutionnelles un candidat de la legalite, et pour cette candidature, quel nom meilleur et plus populaire que celui qui pendant longtemps a personnifie la force active et resistante de la majorite? Quel bomme plus rassurant et y)lus acceptable pour tons que celui qui a si bien prote^je la securite, Thonneur et I'independance du paysetdont les mains ont tenu cette noble epee de Fordre, qui a eu le privile^je d'effrayer la demagogic et d'exciter les outrages des pretentions elyseennes?» Mais on en etait arrive a I'beure on le pays repugne aux abstractions meme les plus elevees et les plus genereuses : 316 CHANGARNIER. Tordre etait un mot deja sans prestige, on voulait une formule precise, nette, rjiielque ose'e qu'elle hit, et le President etait seul en etat de la personnifier. En jetant sa propre formule dans le pavs, il repondait a une veritable disposition des esprits, et il avait d'autant meilleure chance de succes que, sur ce ter- rain, il se trouvait sans competiteurs reels. Pour avoir raison des courants qui emportaient vers lui les masses, on per- sistait a compter sur la grande et decisive bataille de 1852; la preparer etait la preoccupation exclusive des hommes qui croyaient barrer la route au President. Les uns regardaient qu'il etait de bonne guerre de ne designer encore aucun candidat a la Presidence; ils envisageaient comme impossible, avant de savoir officiellement si la Constitution serait revisee ou si elle ne le serait pas, d'avoir, a huit ou neuf mois de distance, a produire une candidature qu'on serait peut-etre expose a abandonner. A ces idees de teniporisation d'autres legitimistes offraient un terrain de transaction. « Tout cela ne doit pas empecher, ecrivait M. Chapot au general, que des aujourd'hui le parti legitimiste pro- clame tres hautement que, quels que soient les evenements, si, en 1852, il n'a pas un Roi, il aura un candidat. II faut a tout prix que nous parvenions a representer en France le parti de la legalite. Vous poussez chaque jour de plus profondes racines dans I'estime, la confiance et I'affection de vos amis. « Le banquet de THotel de ville, auquel j'ai assiste, a ete fort beau. Le berger du lieu voulut porter (pour la forme sans doute) un toast au President de la Republique, qui ne rencontra pasd'echo. Puis on en vint aux toasts de politesse, et, al'excep- tion du discours de lord Granville, il ne s'y debita que de la prose la plus fade; ce qui fit dire a un malin que, s'il se fut agi dans ce moment dune exposition de discours, meme en fran- qais, nous n'aurions pas eu la medaille. » Les divisions, les projets, les mouvements qui se produisaient en sens oontraires favorisaient parfaitement les vues de TElysee, qui vovait avec satisfaction s'eparpiller les forces de ses adver- saires. II n'ignorait pas davantage les hesitations de Chan- DERNlElxES PHASES DE LA LLTTE. 311 gamier, les reponses enigmaliques qu'il faisait aux sollici- talions, son opinion sur rimpossibilite ou il croyaitle President de realiser un coup d'Etat. Au fond de la retraite qu'il etait alle chercher en Bourgogne, le general recevait des lettres pressantes pour le de'cidera prendre une attitude formelle; les amis des princes d'Orleans le regardaient comme bien acquis a eux, mais les legitimistes conservaient quelques doutes. << Les allures du messager de rAssemblee, lui e'crivait le 6 aout M. Chapot, les tendances de ce qu'on appelle la coterie qui le dirige et votre reserve dans les explications que vous avez cues jusqu'iciavec nos chefs de file excitent des scrupules qui, a mon avis, ne peuvent manquer de se dissiper bientot, mais qui existent et dont il faut prendre son parti. Le jour ou par quelque chose de net et sans replique vous pourrez fermer la porte a ces apprehensions d'un parti tres loyal, mais un peu susceptible, vous nous aurez rendu le service le plus grand que vous puissiez nous rendre en ce moment. Votre candida- ture est au fond de la pensee de nous tons et de chacun sans exception, elle est la seule qui ait de I'avenir et de veritables chances, mais le sort en est surtoutdans vos mains. » Le reproche toucha Changarnier au vif ; il repondit d'assez mauvaise humeur a son correspondant qu'il ne voyait pas les choses tellement en noir, qu'il n'y avait pas a ses yeiix d'ur- gence a prendre ouvertement position, et que d'ailleurs le President n'oserait pas tenter la voie des aventures. « La lettrede Roger (du ^Jord), ripostaM. Chapot, etla can- didature du prince de Joinville font beaucoup de bruit et preoccupent les espritsdanstous les partis. L'filysee en est fort alarme et pourrait bien ne pas etre aussi eloigne des aventures que vous semblez le croire ! . . . A ce point de vue, la partie se presente a lui si belle, si engageante, qu'en verite je me prends souvent a redouter qu'il ne s y engage. Votre presence ici est necessaire, car, a elle seule, elle est une forteresse. Si lacam- pagne des conseils generaux n'est pas ce qu'on attend, si elle n'a pas un vrai parfum de prolongation des pouvoirs, si la chanson revisionniste est chantee sur des airs tres varies, j'ai la conviction profonde que le President fera ses efforts pour 318 CllANGAUNlEil, empecher le retour de I'Assemblee, et Dieu sail quelles sont mes craintes sur le succes de son entreprise ! « 11 n'y a P^'S un lionime ea France qui, comptant sur ses doigts les futures candidatures a la Presidence, ne vous fasse pas flf^ureren bon rang dans cette nomenclature, et cela suffit pour qu'un nom se popularise et arrive a ces hauteurs privilegiees oil tons les yeux I'apergoivent dans les moments decisifs. » M. de Saint-Priest signalait de son cote avec energie la debandade dont se plaignait avec tant de raison M. Cbapot. « Nous sommes en presence, ecrivait-il le 15 aoiit au gene- ral, de candidatures socialistes, elyseennes, orleanistes, et nous ne declarons pas formellement que, ne pouvant adopter aucune de ces candidatures, nous aurons un candidant choisi parmi les defenseurs de I'ordre et digne de nos sympathies. Nous laissons nos representants partir pour leurs departements sans leur donner aucune instruction, et lorsqu'un journal, dans sa courapeuse Loyaute, appelle cela un suicide, on le met au ban de I'opinion et on le signale a la France entiere comme prechant la division. On a enlraine nos amis dans une voie dont ils n'apercoivent pas Tissue fatale. » Lorsqu'un grand couiants'empare d'une nation etl'emporte irresistiblement, il determine un desarroi general de toutes les idees, le vertige frappe les partis, leur politique devient hesi- lante, contradictoire, et leurs fautes accumulees viennent en aide a la conjuration inconsciente et mysterieuse qui s'etablit de toutes parts. La France etaitimpatiented'attendre; elleetait deja arrivee a la veille de cette crise presque regulierement periodique ousombrenttoujours tant de ge'nereusesesperances 1 1 qui marque Techec d'efforts patiemment combines. Tons les renseignements qui parvenaient a Ghangarnier Tavertissaient des pro|;resde cet etat nouveau, inexplicable, ils denon^aient le developpementinattendu d'une sorte depart! pris en faveur du President. II se hata done de se rendre des le 20 aout a Paris pour essayer d'enrayer un mal qu'il s'obstinait a regarder comme passager ; mais, bien qu'il se renditcompte des embar- ras reels de la situation, il ne crut pas a leur dure'e ; il soutint qu'on se trouvait en presence d'un mcident, et non pas d'une DE^^'lEnES phases de la LLTTE. 319 transformation politique, que c'etait a dessein, et pour mieux masquer leur veritable faiblesse, que les partisans de I'Elvse'e chautaient deja victoire, qu'on le verrait bien a la date du renouvellement legal, que le jour ou le pays aurait a prendre la parole, il prononcerait bautement son verdict contre tout essai d'aventure, que le President n oserait pas risquer un coup d'Etat, qu'il n'en avait pas en main les ele'ments. 11 aftirmait enfin que ce de'sordre prendrait fin le jour ou les partis seraient engages dans la bataille electorale et forces de prendre position. Durant plus d'un mois, il fit entendre ce langage et repeta ces assurances, qu'il essayait de justifier par les consi- derations les plus pressantes ; il n'arriva pas a reconstituer ce noyau de solide resistance qu'il aurait voulu etablir pour en faire le centre du ralliement general. Rappele a Autun a la fin de septembre par la maladie et la mort de sa soeur ainee, Cbangarnier s'etait rendu a la cam- pagne pour prendre quelques jours de repos, lorsque, dans la soiree du 9 octobre, il vitun bote inattendu se presenter a lui. C'e'tait M. de Pontalba qui venait lui porter de graves nou- velles; le 2 octobre, il avait ete prevenu par M. Carlier que le projet de coup d'Etat, depuis longtemps medite' par le Presi- dent, e'tait a la veille d'etre execute. Le ge'ne'ral se mit en route sur riieure, et le lendemain matin il arrivait a Paris. II debarquait plein d'esperance dans Tissue de la lutte; comnie il le raconta plus tard, il se sentait en proie « a un de ces vifs mouvements de joie qu'il avait tant de fois e'prouves en mettant le pied a I'etrier en presence de I'ennemi » , II ne tarda pas a etre entoure par tous les deputes hostiles au Presi- dent pre'sents a Paris; ceux-ci firent une demarcbe collective aupres du general Bedeau, vice-president de TAssemble'e, pour obtenirde lui I'engagement de requerir le general Cban- garnier pour la defense de la Cbambre, si elle etait manifeste- ment menacee, en I'absence du president Dupin. Bedeau pro- mit faiblement, mais on repandit le bruit qu'il avait donne' un acquiescement formel. D'un autre cote, plusieurs officiers de la garde nationale se declarerent prets a faire battre le rappel sur un avis des questeurs ou du general. Cbangarnier pre- 320 CHANGAHNIER. voyait-il ainsi la possibilite de reussir en faveur de I'Assem- blee, et, cette fois, centre le President, une nouvelle journee « (ill 16 avri'l »? Quels qu'aient ete les moyens ou les chances sur lesquels il a compte a ce moment, nous ne les distinguons aujourd'hui que fort confusement, tant nous apparait certaine I'impossibilite materielle d'avoir raison du plan medite par I'Elysee ; si la voix de I'histoire avait pu a ce moment se faire entendre, elle eiit sans doute repele le mot celebre : « II est trap lard ! » Gependant le bruit de ces velleites de resistance ne tarda pas a etre connu a I'Elysee, et ['execution du coup d'Etat fut ajournee. Plusieurs projets avaient ete debattus, notamment celui de convoquer TAssemblee , pour obtenir d'elle le vote de la revision constitutionnelle; mais le President se decida a attendre la date de la reunion legale et a regler ses resolutions sur les circonstances et les dispositions des deputes. Diverses mesures preparatoires furent toutefois prises auparavant; le general Baraguey d'Hilliers ayant refuse son concours au prince Louis-Napoleon, celui-ci le rempla^a, a la tete de la 1" divi- sion militaire, par le general Magnan. Un nouveau remanie- ment ministeriel ouvrit, le 27 octobre, le cabinet a des partisans devoues : le general de Saint-Arnaud re^ut le portefeuille de la guerre, le comte de Morny celui de I'interieur, et JM. de Maupas fut appele a la prefecture de police. Les preparatifs se poursuivaient rapidement , presque au grand jour; les journaux devoues au President, et en tete de ceux-ci le Constitutiomiel, annon^aient ouvertement que la derniere heure de la Ghambre etait proclie; quelques depute's, amis personnels du prince, colportaient en riant, des le 26 novem- bre, la meme nouvelle dans les couloirs de i'Assemblee. Ghangarnier fut meme prevenu que M. de Morny avait parle tout liaut de Tintention ou etait le President de le faire arreter. Mais quelle que fut la raison qui decida le ministre a com- mettre cette indiscretion voulue, le general ne consentit pas a tenir compte de son avertissement; il attendit simple- ment, sans rien changer a ses habitudes , re'solu a succomber fierement, et a ne pas epargner a son adversaire 1 odieux MAZAS. 321 de faire arreter comme un malfaiteur un officier general dont les services seuU avaient fait la renonimee. Le I" decemhre , apres avoir fait quelques visiles d'amis, Cliaiigarnier alia passer la soiree au Theatre-FraiKjais, oil I'on donnait Mademoiselle de la Seigliere; peu apres minuit, il etait couche et s'endormait d un profond sommeil. Tout a coup, a cinq heures et demie du matin, il fut reveille par un fjrand tapage ; son appartement etait envahi par une bande nombreuse. Au moment oii elle penetrait dans sa cbambre, le general s'elan(^ait bors de son lit, et, saisissant ses pistolets, il les dirigeait sur I'boiiime qui etait en tete de la troupe. C etait un commissaire de police nomme Leraz, qui avait ete employe aux Tuileries pendant les journe'es du 29 Janvier et du 13 juin. Reculant, les bras etendus : « Ah! mon gene'- ral , s'ecria-t-il, ne me reconnaissez- vous pas! A quoi vous servirait de tuer un peie de famille ? — Si vous n'etiez que quatre , repondit froidement Clian- garnier, ce serait deja fait de vous ! » Replagant sur une table ses pistolets, le ge'neral commen^a a s'habiller. Pendant que son valet de cbambre mettait a la bate un peu de linge dans une servietle, il choisissait sept ou huit volumes dans sa bibliotbeque. Leraz lui avait dit qu'on le conduisait cbez le prefet de police. ^lais ou etait decide a le traiter sans fornie de proces; Changarnier monta en voiture, et avec lui le commissaire, un lieutenant de la garde municipale et un agent vetu en bourgeois; sur le siege le domestique du gene'ral, qui avait demande a ne pas quitter son maitre. « A Mazas » , dit Leraz. Un quart d'beure plus tard, la voiture penetrait dans lacour de la prison; plusieurs groupes la remplissaient deja. Comme il descendait de voiture, Cbangarnier se trouva en face d'un vieil officier qui cbercbait a cacber son visage derriere les plis d'un vaste manteau rejete sur I'epaule; c'etait un ancien officier de I'armee d'Afrique; en le reconnaissant, le gene'ral ne put pas se defendre d'une emotion penible; mais la refou- laut aussitot, il entra d'un pas rapide dans la salle du greffe, 21 322 CHANGARMEH. ou il rencontra les generaux Bedeau , Cavaignac, Le Flo, et M. Beaume, depute montaj^nard. On proceda aux formalites de I'ecrou; le general exigea qu'on inscrivit : « Changarnier, gene'ral de division, de'pute, ancien com- mandant en chef de Tarmee de Paris, ancien gouverneur general de I'Algerie, grand-officier de la Legion d'honneur. » Puis, apres avoir jete ce court re'sunie de ses etats de ser- vice a la tete de ses geoliers, fort embarrasses de leur role, sa pense'e se reportant a sa famille, il demanda une plume, et il e'crivit a sa soeur : « Mazas, le 2 tlecembre, a sept hemes du matin. « Ne t'inquiete pas, ma cliere enfant; tu sais mieux que personne que je n'aurai rien a craindre des investigations les plus severes. On me traite avec beaucoup d'egards, et on me dit que ma detention ne sera pas de longue duree. Rassure mes amis. Je t'embrasse tendrement. » Un incident avait failli faire manquer I'evenement. Un officier dun des regiments qui re^urent, dans la nuit du 1" au 2 decembre, Tordre de prendre les amies a quatre heures et demie du matin, comprit ce dont il s'agissait ; il courut en hate au numero 5 de la rue du Faubourg-Saint-Honore. A giand'peine, il reveilla le concierge en demandant a parler au general. Introduit dans une antichambre : « Qui dois-je annoncer au general Lafontaine ? dit le portier. — Comment, le geneial Lafontaine? — Mais, oui, monsieur, vous etes cliez le general Lafon- taine ! — N'y a-t-il pas un autre general dans la maison? — Eh ! non, monsieur! » Fort interloque de sa meprise, n'osant peut-etre pas pro- noncer le nom de Changarnier, Tofficier se retira et se rendit a sa caserne. S'il n'avait pas confondu les numeros 3 et 5, le general MAZAS, 323 aurait eu le temps cle se rendre au Palais-Bourbon, de prendre le commandement des troupes qui s'y trouvaient et d'engagjer la resistance. II se flattait, plus tard, qu'a sa voix Tarmee entiere serait venue se ranger sous ses ordres, qu'aucun regi- ment n'eiit consenti a combattre centre ceux a la tete desquels il eut niarclie ; il ne doutait pas que le prisonnier n'aurait pas ete lui, mais Louis-Napoleon lui-meme. Encore une fois il aurait sauve la legalite! Si ce changement de decor n'etait pas tout a fait impossible, il etait du moins tres peu probable. Par une ironie iamiliere de la destinee, Cbanoarnierdevait, le premier, porter la peine des lautesqu'il n'avaitpas commises, mais auxquelles il s'etait associe. Dans le cas ou le succes eut suivi la lutte, il est peu dou- teux que les applaudissements de la France lui eussent man- que. Ce que la France voulait, c'etait une solution qui mit fin aux steriles bavardages de la Cbambre, a cette situation de perpetuelles querelles et de constantes incertitudes ; elle voulait etre gouverne'e sans pbrases. Caprice ou reflexion, il y avail la une aspiration generale, un etat d'esprit irreductible, une soite de poussee dont, faute d'autres, Louis-Napoleon devint Tinstrument. On a souvent compare les nations aux individus, et les pbases qu'elles traversent a celles de Texistence bumaine. On connait I'exaspe'ration qui nait d'une longue attente. A mesure que celle-ci se prolonge, une lente excitation grandit, elle arrive jusqu'a une sorte de crise de fureur, il semble que tout s'efface en peu de temps dans I'ombre, et que la lumiere soit tout entiere concentree sur I'objet desire; a celui-ci i illusion donne alors un eclat incomparable, elle lui prete tous les cbarmes , il semble qu'il doive etre la source de toutes les satisfactions, de toutes les piosperites ; quelle que soit la main qui en procure la possession, elle est pressee avec recon- naissance. La joie dure juste le temps d'une nouvelle expe- rience, elle fait place a une autre passion, et ainsi, de fantaisie en fantaisie, les erreurssuccedent auxde'ceptions, et les lieures ■douloureuses aux attentes impatientes. 324 CHANGAIiNIER. Telles etaient la situation de la France et les destinees qu'elle se preparait. La premiere journeedecaptivites'ecou la pour le general dans une solitude complete ; seul un gardien I'interrompit pendant quelques courts instants pourapporter « Tordinaire du prison- nier » . A. dix heures du soir, un brigadier de la prison reveilla le general pour le prevenir d'avoir a se tenir pret a partir sur- le-cbamp; plusieurs heures se passerent sans que personne parut, Changarnier finit par se jeter tout habille sur son lit. Au point du jour, un employe du greffe de Mazas penetra dans la cellule du general; c'etait un parent du colonel Lemaire, qui avait autrefois servi comme lieutenant au 1" regiment de la garde royale en meme temps que Changarnier; il lui appor- tait des vivres et lui donnait des nouvelles tres inexactes sur les suites du coup d'Etat. La journee du 3 se passa sans qu'il fut question du depart. Vers le soir, on le prevint de se pre- parer a se mettre en route; il dut attendre jusqu'atrois heures du matin avant qu'on vint le chercher. On le fit descendre dans la cour, ou stationnaient deux voitures cellulaires ; a peine quelques lanternes jetaient-elles un peu de lumiere dans Tobscurite; des detachements de gendarmerie et de troupes a pied et a cheval etaient ranges autour des voitures, le spec- tacle etait lugubre, tousles visages mornes et abattus. Comme il passait a cote d'unjeune lieutenant d'infanterie, le general vit I'officier detourner son visage, comme pour ne pas etre reconnu. A ce moment, le commissaire de police Leraz, s'avan^ant vers Changarnier, I'invita a monter dans une des voitures cellulaires. Celles-ci se mettent en marche et, en peu de temps, elles arrivent a la gare du Nord, oix elles sont placees sur des trues. Le train part ; apres quelque silence, des voix s'elevent , les prisonniers cherchent a se reconnaitre. Changarnier, Lamoriciere, Cavaignac et Baze, reunis dans la meme voiture, parviennent a engager la conversation a travers les parois de leu is cellules, a force de crier. On arrive ainsi a Noyon, ou les deux voitures sont debarquees et con- duites a Ham. A la nuit tombante, les prisonniers attei- HAM. 325 gnaientle but de leur voyage, et de la seconde voiture descen- daient Bedeau, Le Flo, Charras et Roger du Nord. A peine arrive dans la chambre humide et malsaine qui lui fut assignee, Changarnier ecrivit a sa soeur : « Ma sante est parfaite, et je suis en pleine possession de toute la serenite d'esprit que vous pouvez me souhaiter. Mille tendres amities. « Jeudi 4 decembre, a quatre heures du soir. » Les prisonniers etaient au regime du secret le plus absolu ; defense leur etait faite d'ecrire, et on ne laissait entre leurs mains ni plumes, ni encre, ni papier. Cependant, grace a la connivence des factionnaires, le ge'neral parvint a se procurer un crayon et une feuille de papier. U y tra^a a la hate ces mots a I'adresse de sa soeur : « Ham, 11 decembre, a midi. « Le ministre m'a fait parvenirausslpromptement que pos- sible ton excellente lettre. Elle m'a fait un plaisir indicible. Ma sante est parfaite et Tetat de mon esprit ne Test pas moins. Remercie tous mes amis de leur souvenir si fidele. Le coura- geux Jean (son valet de chambre) se porte a merveille. Ne viens pas ici avant que je t'en prie. Je ne puis que te souhai- ter autant de calme et de patience que j'en ai moi-meme. Donne de mes nouvelles a Charles (le marquis de Ganay). Mille bien tendres amities. » Le surlendemain, Changarnier trouvait le moyen de faire parvenir ce message au marquis de Ganay : « Ham, samedi 13 decembre 1851, a huit heures du soir. « Le ministre de I'interieur ne pouvant etre aussi presse que moi de vous faire lire mon billet au crayon, que le com- mandant m'a promis tout a Theure de le prier de vous transmet- 326 CHANGARNIER. tre, je veux essayer de vous faire parvenir en fraude quelques lignes ecrites a I'encre, bien qu'elle me solt inteidite. « A ti'ois heures la situation s'est amelioree : j'ai vu partir Roger, et j'ai ete informe que mes parents pourront desormais me voir sans temoin. Je n'hesite pas, cher ami, a vous prier dedemanderau ministrede Finterieur un laissez-passer en vous donnant pour mon parent. Je n'en ai pas un seul a Paris, et quel parent pent jamais valoir un ami tel que vous? Je ne veux pas qu'Antoinettese derange, au moins maintenant; ecrivez-le- lui, je vous en prie, en luidisant que je ne me suis jamais mieux porte. ') Le 19 decembre seulement, le general put ecrire librement a sa soeur : « Ham, vendredi 19 decembre 1851. « Les prisonniers de Ham, reduits a sept depuis le depart ducomte Roger, et qui ne serontplus que six demain, puisque le general Cavaignac va etre mis en liberie, se promenent ensemble de dix heures et demie a midi sur une dos courtines du fort, longuedesoixante-cinq pas,dinent etrestent ensemble de cinq a neuf heures du soir, regoiventetecrivent des lettres. Charles de Ganay et trois autres de mes amis ont obtenu suc- cessivement du ministere la permission de me visiter. Ge regime, apres seize jours du secret le plus strict, me semble doux et pi'esque agre'able. Le public s'attend a notre mise en liberie tout de suite apres Telection, mais je t'engage a ne pas prendre pour une certitude, ou nieme un espoir fonde, ce qui n'est qu'une simple conjecture. Ma patience est loin d'etre epuisee. Ma sante continue a etre excellente. Je t'embrasse tendrement. » En leur notifiant la levee du secret, on remit aux captifs un grand nombre de lettres decachetees et, le lendemain, on leur permit de recevoir leurs parents et leurs amis. Plusieurs de leurs anciens collegues accoururent, notamment MM. Dufaure, Vivier, de Larcy, de Tocqueville, de Cor- HAM. 327 celles, de Dampierre. M. de Remusat, empeche de se joindre a eux, ecrivit a Chang^arnier, II semble qu'eii lisant sa leltre et la reponse du general, on entende la conversation du prisonnier et des visiteurs venus pour lui apporter le te'moignage de leur sympatliie. • • 2 jjinvicr 1832. (I La douleur et Tindignation s'affaiblissent h s'exprimer... Y a-t-il encore una arme'e fran^aise, y a-t-il une France, la ou de telles choses sont possibles? Nous ne passons pas un moment sans penser a vous et aux nobles compagnons de votre captivite , sans chercber les moyens de I'abreger, de savoir du moins quel en sera le terme. Mais tout, autour de nous, est impuissance, ignorance!... Nous nous agitons vaine- ment dans la nuit profonde. En ve'rite, nous sommes captifs comme vous « Vous savez que I'ingratitude des hommes est assuree a qui les a servis, et que la persecution n'a jamais manque a la gloire ! Voila toute la consolation que je puis vous adresser! » Changarnier lui repondil, : « Ilam, le 5 Janvier 1852. « Votre lettre, dont je n'avais pas besoin pour deviner votre genereuse indignation, ni pour compter sur votre sym- patliie, est douce a mon affection et me donne un vif mouve- ment de joie dans ma solitude, dont il ne faut pas vous exage- rer la tristesse. Sacliant me preserver du decouragement et d'esperances prematurees, re'signe a tout, meme a I'oubli, j'attends, sans folle ardeur, mais avec quelque confiance, Toccasion d'etre encore utile a mon pays, n'importe dans quel rang. Si j'ai jamais ce bonheur immense, je n'aurai point a satisfaire alors les passions mecbantes que je n'eprouve pas aujourd'bui. N'existent-elles pas au fond de mon coeur? Sont- elles eteintes ou seulement contenues par une raison qui ne veut pas se laisser troubler?... C'est le secret de Dieu, qui 328 CHANGARNIEK. nous fait rarement tout bons ou tout mauvais. Je lui rends grace de me permettre de considerer avec calme Louis Bonaparte, parcourant la partie ascendante de la parabola qu'il est condamne a decrire. II en atteindra le sommet et n'y restera pas longtemps, des qu'il aura epuise sa triste fecondite d'organisation. Le peuple , hebete d'egoisme et de peur, approuvera tout en ce moment , meme la solte Constitution qui va apparaitre. Altendez-en la pratique. On a fait de telles choses qu'on ne pourra survivre a I'exercice de la moindre liberte. On ne pent ni se passer de la guerre, ni la faire Vous verrez ce que deviendra la meilleure partie de sa clientele, ces hommes dont les opinions, pour parler leur patois odieux, Tescomptent fin de mois! Si pourtant la guerre eclate, je demanderai a la France une place sur un champ de bataille. » Le 6 Janvier, les amis du general lui apprirent que M. de Morny racontait qu'il avait, a travers beaucoup de resistances, obtenu du Pre'sident sa mise en liberte. La pensee de separer son sort de celui de ses compagnons et d'etre I'objet d'une sorte de faveur personnelle parut au general contraire autant a son devoir qu'a sa dignite. 11 ecrivit done au ministre de rinterieur pour le prier de ne rien demander pour lui. Cette information etait-elle inexacte? Le refus de Changarnier ne fut-il pas accueilli , ou bien la decision etait-elle deja prise lorsque sa lettre parvint? Toujours est-il que le surlendemain, 8 Janvier, a deux heures du matin, le commandant du fort reveilla soudainement le general , pour lui annoncer qu'un delegue du ministre de I'interieur venait d'arriver, apportant des ordres qui le concernaient. Quelques instants plus tard, il introduisait M. Lehon. « Je suis charge, mon gene'ral, lui dit-il, de vous faire connaitre votre envoi en exil pour un temps probablement court et de vous proposer le choix entre I'Angleterre et la Belgique. » Changarnier repondit qu'il preferait la Belgique , et ajouta BRLXELLES, MALINES. 329 qu'il demandait a etre compris dans le premier depart; Ten- tretien , qui n'avait pas cesse d'etre parfaitement courtois, ne se prolonj^ea pas davantage. Apres de courts preparatifs, le general nionla en voiture a trois heures et demie, escorte de deux employes de la police, auxquels M. Lehon donna tres Iiaut Tordre de temoigner a leur prisonnier les egards les plus respectueux, A Valenciennes, on reclama les passeports. L'officier de paix qui accompagnait le general deplia celui q a il avait re^u du ministere des affaires etrangeres. Chang a-nier y etait mentionne sous un nom d'emprunt, comme appartenant a la suite de cet employe de police. Le train allait se remettre en marclie, lorsqu'un voyageur s'ecria : « Voila le general Changarnier! « Aussitot grande emotion : le commissaire special de police accourt, donne Fordre de retarder le depart, examine de nouveau les papiers, fait prevenir le sous-prefet et, finalement, declare qu'il ne consentiia pas a laisser passer le general sans de nouvelles instructions. On conduit alors I'exile, avec M. Charras, dans le salon du chef de gare, ou il ne tarde pas a etre entoure par le general Brunet, commandant la subdivision de Valenciennes, et par les officiers d'un regiment de cuirassiers reunis pour des essais d'embarquement de cavalerie. Leur empressement etait unanime, spontane, autant que leur attitude de respec- tueuse sympathie; Changarnier les pria de s'eloigner pour ne pas attirer sur eux le courroux du pouvoir. 11 leur serra la main et les congedia. De longues annees devaient s'ecouler avant qu'il put encore se retrouver au milieu de ses anciens compagnons d'armes. II etait plus de minuit, lorsque les ordres du ministre arri- verent , et ce ne fut qu'apres deux heures du matin que le general put continuer sa route. Les agents de la police ne le quitterent qua Mons. II s'arreta peu d'heures seulement a Bruxelles, ou il retrouva, a I'hotel Bellevue, M. et madame Thiers, qui y etaient descendus avec madame et mademoiselle Dosne. Le meme jour, a cinq heures du soir, il s'etablissait a Malines, 330 CHANGARMER. ou il occupait un modeste apparlement dans un pavilion de V Hotel de la Grxie. Le recit detaille de ses campagnes, ses judicieuses criliques de plusieurs des grandes (juerres modernes, le suffrajje de ses pairs et de ses subordonnes feront, nous I'esperons, bien juger le soldat. Pourquoi sa stralegie politique n'a-t-elle pas ete a I'egal de sa haute capacite militalre? Pourquoi, victorieux sur le champ de bataille, a-t-il ete vaincu paries evenements? L'entente de la guerre est une science exacte, mathema- tique; elle obeit a des calculs precis, rigoureux. La politique est au contraire une science variable : elle exige la souplesse de I'esprit; elle ne permet pas de marcher toujours droit au but, elle impose la pratique des menagements, des feintes, des surprises. Pour determiner la cohe'sion des concours, il faut agir suivant les interets divers de ceux que Ton veut entrainer, il faut les disclpliner par habilete, il faut les amener a plier sous une necessite ineluctable. Au contraire, Ghangarnier, a I'heure ou il etait au faite de la puissance, a parle constamment comme dans une sorte d'ordre du jour. Nul calcul, nul mystere, mais des declarations solennelles, une association eclatante a la conduite des groupes parlemenlaires, eux-memes incertains, mal diriges, souvent aveugles et obstines. Quand il vit nettement TAssemblee legislative, sourde aux conseils, aux avertissemenls, marcher a la de'faite, il eut ete mieux inspire' de la menacer de Tabandonner, de risquer au besoin une rupture. Cent ete peut-etre le seul moyen de rouvrir les intelligences, de ranimer les energies et deprevenir la deroute. Au lieu de sulvre, il eut ete suivi. Mais la ruse re'pugnait a son caractere et a sa loyaute. Nature ardente, ge'nereuse, d'une rigide droiture, il croyait a la puis- sance victorieuse du bien. II avait une confiance invincible dans I'ascendant des inspirations patriotiques, il ne doutait j)as que I'interet du pays ne dut, a un moment donne', triom- pher des divisions, des defaillances et des faux calculs. QUELQUES CAUSES DE LA DEFAITE- 331 On I'a traite de sphinx ! Singuliere meprise ! Rien de moins porte a la dissimulation que cet esprit franc, net, qui ne savait pas cacher. Qu'il avaitdonc raison quand il e'crivait : « Les circonstances ont fait malheureusement de moi un personna^je politique. » La destinee eut du le maintenir dans un role exclusivement militaire; sa gloire de soldat en eut ete accrue, et des heures douloureuses peut-etre epargnees a la Patrie ! En signalant ses fautes, le jugement impartial de Thistoire doit du moins a Changarnier cette justice de reconnaitre qu'aux jours ou il s'esttrompe il ne pensait qu'a la France. GHAPITRE X 1852. — Le decret de Ijamiissement, — Lettre du due de Levis, 15 Janvier. Decouragement de la Fveine Marie-Ainelie. — Les deorets du 22 Janvier. — Instances pour determiner la reconciliation de la famille royale. — Echanges de vues. — Correspondances. — Refusde serment. — Echec de la fusion. — • Cliangarnier expliqucsa conduite politique; lettre a la marquise de Ganay, 6 septembre. — L'exil illimite. 1853. — L'Empire. — Divergence des deux branches de la famille royale. — Lettre au comte Paul de Perigord, 4 Janvier. — Le Comte de Chambord a Changarnier, 10 juillet. — Reponse. — Symptomes de rapprochement. 1854. — Le due de Nemours et le due de Montpensier a Frohsdorf. — Conseils de Changarnier. — La guerre d'Orient. — Proposition de M.Diouyn de Lhuys de rappeler les generaux exiles. Refus de I'Empereur. 1855. — Douleur du general. — Entrevue avec la Reine Marie- Amelia. — Rencontre de M. Thiers et du prince Jerome. — Prise de Sebastopol. — Le colonel de la Tour du Pin. 1856. — Le major S... et M. Moequart. — L'amnistie. 1857. — Rupture de la fusion. — Changarnier accuse d'avoir ete partisan d'une restauration imperiale; sa replique. — Les visites a Malines. — Refus de M. Thiers d'accepter la candidature legislative a Rouen. — Lettre de M. Doudan. — Le general Le Flo autorise specialement a rentrer en France. 1858. — Ecrit de Changarnier pour expliquer sa conduite politique. — Note du Moniteur au sujet des generaux exiles. Riposte de Changarnier. Le Moniteur du 10 Janvier contenait un decret rendu par le President au nom du peuple frangais, ainsi con^u : « Article premier. — Sont momentanement eloignes du territoire fran(;ais et de celui de I'Alge'rie, pour cause desurete generate, les anciens representants a I'Assemblee legislative dont les noms suivent : « Duvergier de Hauranne. — Creton. — Baze. — General de Lamoriciere. — General Changarnier. — General Le Flo. LE DECFET DK BANN ISSEM ENT. 333 — General Bedeau. — Thiers. — Cliambolle. — De Remusat. — Jules de Lasteyrie. — Em. de Girardin. — General Leydet. — P. Duprat. — Edg, Quinet. — Ant. Thouret. — Ghauffon- Versigny. « Art. II, — lis ne pourront rentrer en France ou en Alge- ria qu'en vertu d une autorisation speciale du President de la Republique. « Fait au palais des Tuileries, le conseil des ministres entendu, le 9 Janvier 1852. « Signe : MoRNY. Signe : L. Napoleon. » Peu de jours apres, Changarnier recevait du ministre de la guerre la communication suivante : « Paris le 17 Janvier 1852. « Le ministre de la guerre au general Changarnier. « Je vous annonce que, par exception aux dispositions de I'ordonnance du 25 decembre 1837; le President de la Re'pu- blique a decide, le 14 de ce mois, que vous recevriez, a compter du 2 de'cembre dernier et pendant tout le temps que vous serez eloigne du territoire fran(;'ais, le traitement de disponibilite de votre grade dans le pays ou sera etabli votre residence. « Le payement de ce traitement s'effectuera entre les mains d'un fonde de pouvoir que vous devrez a cet effet constituer en France. » Lorsque ces documents parvinrent a Changarnier, il avail deja repris ses habitudes de travail quotidien. A la nouvelle desonarriveeenBelgique, le baron de L. R..., qui habitait Liege, avail imagine d'ecrire a M. de Morny pour lui demander Faulorisation de recevoir chez lui le general. La reponse du ministre ne pouvait qu'etre affir- mative etgracieuse. Le baron de L. R... se crut particuliere- menl bien inspire en joignant a sa lettre a Changarnier 334 CHAN' GAR MER. celle de ^I. de Morny, persuade que rautorisation officielle devait emporter le consentement du general. Cette naive proposition etait embellie par des considerations d'une deli- cieuse simplicite. « Yous etes grand, meme dans I'estime de vos adversaires politiques. G'est la une consolation qui doit vous rendre votre position moins penible a supporter... — Vous jouirez cliez moi de la meme liberie que la ou vous etes, et nous pourrons de temps en temps faire ensemble dans la province quelques excursions ; cela apportera une divei'sion utile a vos ennuis et a vos preoccupations d'esprit. — Les Liegeois ont, par leur caractere, beaucoup de rapports avec les Fran^ais ; ils sont hospitaliers, expansifs et devoues, et lorsque vous aurez habite quelque temps parmi eux, vous garderez de leur accueil, j'en suis convaincu, un souvenir des plus agrea- bles. " A celte ouverture, Changarnier reponditle 3fevrier, d'assez bonne encre : « Les habitants de Liege ont, sans doute, toutes les bonnes qualites deduites dans votre lettre, mais ils sont fort mal places pour apprecier les evenements de la France, les liommes qui y ont pris part, leur caractere et leurs posi- tions relatives. Vous me I'avez prouve en m'offrant des conso- lations dont je n'ai pas tant besoin que vous le supposez et qui resulteraient de I'opinion qu'ont de moi des adversaires que je n'estime pas. La demarche irrefle'chie que vous avez cru devoir faire, sans me consulter, devait necessairement me contrarier. Elle a eu ce resultat a un si haut degre que, tout en rendant justice, des le premier jour comme en ce moment, a vos excellentes intentions, j'ai longtemps prefere le silence a Texpression de mon juste mecontentement. » Les visites et les lettres affluaient. Ce n'etait pas le signal d'esperances plus solides, mais du moins Toccasion de reti-emper ses forces, d'echanger des LETTRES DU DUG DE LEVIS, DE LA REINE MARIE-AM KLl E. 335 encouragements, de se soutenir par de mutuels exeniples : la douleur, quelque cruelle qu'elle soit, parait toujours moins lourde lorsqu'on la sail partajjee. « Monsieur le Conite de Cliambord, lui ecrivait de Paris, le 15 Janvier, le due de Levis, veut que je vous parle de son indi- gnation et de son chagrin en apprenant les injusles persecu- tions auxquelles vous etes en butte. La France ne peut soufFrir longtemps que Ton repousse de son sein ses plus nobles enfauls, ceux qui, comme vous, ont si souvent prodigue leur vie pour sa defense et sa gloire. « La France effraye'e, surprise et trompee, a cru, encore une fois, ne pouvoir Irouver d'autre refuge contre le de'sordre et I'anarchie que dans le despotisme et I'arbitraire. Elle verra bientot ci quels perils, a quels malheurs Texposent des desseins ambitieux et tout personnels. « Notre malbeureuse Patrie ne pourra jamais retrouver son repos, ses libertes, qu'a I'ombre de ce principe lutelaire qui, pendant tant de siecles, a si glorieusement preside a ses des- tinees. « Le Comte de Chambord compte plus que jamais sur vous. » La confiance dans I'avenir, dont ces lignes contenaient Tex- pression repetee, n'e'tait pas partagee par les autres membres de la famille royale : "J'ensuis arrivee, e'crivait de Claremont, le 19 Janvier, la Reine ^^arie-Amelie, au point de n'oser plus former un de'sir, ■de m'en remettre entierement a ce que la Providence decidera pour les miens et pour moi. — G... vousdira mieux que moi quels sont mes sentiments, quelle est notre position, tout ce quej'ai souffert et tout ce que je souffre, perdant une illusion apres Pautre, tiraillee de tous les cotes, souvent mal jugee des uns ou des autres, craignant par la moindre parole, par la moindre action, de compromettre ceux qui nous conservent encore quelque affection, ou, au moins, de servir de pretexte pour les perse'cuter. Au 2 decembre, mes enfants e'taient malades, dans Timpossibilite de bouger; les e'venements se sont passes avec une rapidite' effrayante, et lorsqu'ils pouvaient se tenir 336 CHANGARNIER. * seulenient debout, tout le nionde a crie que c'etait trop tard, qu'ils exposeraient la France a uue guerre civile et eux-memes ou au ridicule de Boulogne etde Strasbourg, ou, ce qui est pis encoie, a voir renouveler Thorreur du due d'Enghien. Mes pauvres enfants etaient les plus malheureux des etres, eta present on les tourmente en disant que ce qui se passe est leur faute, qu'ils ont manque Toccasion, qu'ils ont com- promis leurs amis , etc. Pour moi , obligee par devoir et par affection de sacrifier la seule consolation de venir passer quelques jours on vous etes, inquiete aussi pour le sort de ces enfants et de ce pays qui me sont si chers, et ayant toujours sur la tete Tepee de Damocles , de voir mes enfants depouilles de tout le patrimoine de leurs peres!... Si ce n'etait que pour moi, j'ai deja un pied dans la tombe, je souffrirais moins, mais c'est Tavenir de mes enfants et de mes petits-enfants qui me dechire le coeur! » La Heine connaissait-elle deja les menaces a la veille de se realiser par les decrets spolialeurs du 22 Janvier? Ou bien son instinct de mere Tavait-il avertie? 11 n'est que trop certain qu'elle ne s'etait pas trompee, et que troisjours plus tard Tacte de spoliation elait un fait accompli. Les injures qui I'arcom- pagnaient a I'adresse de la memoire du Roi Louis-Pbilippe deciderent les princes, le 29 Janvier, a faire entendre une pro- testation. Elle se terminait par ces mots : « Nous sommes heureux de constater que ces honteux decrets n'ont ose se produire que sous le regime de I'etat de siege. )) L'iniquite que consacraient les decrets rencontra dans le pays une repulsion a peu pres generale, elle blessa le senti- ment de riionnetete Rationale, elle constitua la premiere faute dans cette serie d'actes inutiles ou inexplicables commisdurant le regne qui commen» 348 CHANGARNIER. Les laisons qui avaient fait echouerie projetetaient formel- lement indiquees par M. de Remusat dans la lettre qu'il adres- sait, a la meme date, a Ghangarnier : « Quant au rapprochement que vous desirez , tout le pos- sible a ete fait, puisque les princes ont fait connaitre que, pour delivrer la France du gouvernement qui la souille, ils etaient prets a renoncer a toute competition de famille , et qu'au moindre signe du voeu national, ils coopereraient fran- chemeut au retablissement de la monarchic nettement consti- tutiounelle, avec Taine de leur Maison pour Roi et les couleurs tricolores pour drapeau. En ce moment, les legitimistes ont d'autres idees : ils sont en esperance; ils s'attachent a Saint- Arnaud. Ils courent au-devant d'une legon que Bonaparte leur donnera un de ces jours. » On essayait, en effet, de profiter de certaines dissensions qui avaient surgi entre le President et Saint- Arnaud; celui-ci parlait de publier deux lettres , ecriles par le prince le 2 decembre; le ministre les avait deposees en Angleterre, et, grace a cette menace, le prince cedait, n'osant ni le renvoyer, ni lui donner un commandement en Algerie. line telle voie offrait bien peu de chances de succes; en s'y ob->tinant, on preparait peut-etre le triomphe du principe, mais non le succes de la cause. Quelques-uns en restaient aux recri- minations, ils s'en prenaient aux negociateurs de I'echec survenu, et accusaient directement Changarnier de n'avoir pas travaille franchement a la reconciliation de la famille royale. I3n tel reproche etait immerite, car nul ne deplorait plus que lui I'imprevoyance qui fermait, a ses yeux, I'avenir a la monarchic. H Au compte de ceux qui attendent tout du hasard, ecri- vait-il a M. de Lasteyrie le 2 septembre , c'etait done un blame et non un magnifique eloge que I'orateur adressait a la memoire d'un grand homme en disant : « II n'abandonne rien « a la fortune de ce que le conseil pouvait lui donner. » « Je demeure persuade que, si la vague populaire passe jamais sur le gouvernement actuel, elle ne s'arretera pas a un LETTRE A LA MARQUISE DE GAXAY. 349 nom monarchique, ni meme au general Cavaignac , qui n'est pas le seul a conserver des illusions regrettables. » Les critiques dont il avait ete Tobjet Tavaient pique au vif, il voulut sen disculper. C est a la marquise de Ganay qu'il adressait d'Aix-la- Chapelle, le 6 septembre, cette justifi- cation : « Peu d'heures avant Tarrivee de votre lettre, oii eclatent a toutes les lignes votre sincerite, votre amitie, mais aussi una tres injuste appreciation de ma conduite politique, j'avais requ de votre cousin Remusat quelques-unes de ces pages charmantes dont il a le secret. Apres m'avoir fait un tableau piquant de la soumission, de la resignation, de I'air penaud de la France, il ajoute que ce qui y domine, c'est Tignorance de ce qui s'est passe. II termine en disant que je suis un grand sot d'aimer la gloire. Je suis tout a fait de son avis. Je puis done me resigner a me rapprocher tout doucement du cime- tiere de Malines, sans etre apprecie du stupide vulgaire; mais il me semble dur d'etre mal apprecie de mes amis. « A Trouville, on m'a accuse pres de vous d'etre un sphinx, un ambitieux , parce que Frohsdorf n'a pas ete compris dans mon itine'raire, et vous, toujours si disposee a croire ma conduite dirigee par les motifs les plus honorables, vous paraissez avoir ete fort embarrasse'e de la defendre en cette occasion. Un rapide retour vers le passe, un court expose de la situation presente vont vous fournir, pour I'avenir, les armes dont vous regrettez d'avoir manque. « Quand je commandais larmee de Paris et la garde natio- nale, je devais etre sobre de paroles et ne pas manifester des inclinations, des preferences incompatibles avec I'impartialite de I'homme de I'ordre et de la loi. Mais, apres ma revocation, j'ai pu, devant I'Assemblee, — dont la plupart des membres pour qui je me suis sacrifie m'ont successivement abandonne, — j'ai pu declarer bautement, sans que personne ait ose me contredire, qu'independiint de tons les partis, je n'avais voulu etre et je n'avais e(e I'instrument d'aucun d'eux. « Que voulais-je, tant que cette Assemblee a ete debout? Sauvegarder avec elle I'honneur et I'avenir de mon pays et 350 CHANGARNIER. proceder regulierement aux modifications indispensables a notre organisation politique. Nous y serions parvenus, si on eutsuivi lesconseils que j'ai cent foisdonneset que vousm'avez entendu developper chez votre tante madame de L..., en face de MM. Berryer et de Salvandy. Ma patriotique indigna- tion vous sembla-t-elle alors menager ma position personnelle vis-a-vis d'liommes qui n'etaient pas sans influence? Ai-je ete ce jour-la un sphinx ou un prophete? G'etait plus de deux mois avant la funeste campagne de la revision ; j'ai predit les resultats de la detestable conduite que Teloquent orateur, trop d'accord avec M. de Falloux, dictait a son parti dans cette circonstance decisive, et j'ai analyse d'avance, avec une mer- veilleuse precision, la conclusion du memorable discoursqu'il devait prononcer et qui n'etait pas encore compose. Les fautes d'aucun autre parti ne m'ont trouve ni plus aveugle, ni plus indulgent. « Depuis qu'une serie d'erreurs, dont je ne suis a aucun degre responsable, car je les ai toutes combattues, a perdu TAssemblee et m'a conduit en exil , la situation ne m'est pas apparue moins claire et ma conduite n'a pas ete moins nette qu'avant la chute du gouvernement representatif. Sans prodi- guer des conseils qui ont leur valeur, je n'ai pas du les refuser au due de..., qui me les a demandes dans la ville d'oii je vous ecris, ni a madame la ducbesse d'Orleans, qui m'a fait inviter a me trouver sur son passage en Belgique, ni a M. le Comte de Ghambord, qui a bien voulu se mettre en rapport avec moi pair les intermediaires les plus autorises. Je n'ai pas ecrit une lettre, je n'ai pas adresse une parole a I'un des deux partis que j'aie eu le desir de cacher k I'autre. « Voici le resume de ce que j'ai dit a tous les deux : « En presence d'un insolent despotisme, les republicains, s'il en est d'assez bonne foi pour reconnaitre que leur utopie est odieuse a la France, et les royalistes de toutes les nuances devraient se rallier pour montrer a notre pays I'esperance d'un gouvernement regulier, libre et fort, que la monarchic repre- sentee par M. le Comte de Ghambord, entoure et seconde par ses cousins, peut seule lui donner. Le Gomte de Ghambord ne LETTRE A LA MARQUISE DE GANAY. 351 surmonterait pas seul les preventions du vieux liberalisme, les d'Orle'ans conserveraient sans doute, dans leur isolement, quelques chances ; mais, le lendemain d'un succes precaire, ils seraient dans une situation plus mauvaise que n'estcelle de Napoleon Bonaparte, car ils auraient contre eux les republi- cains, les bonapartistes, les legitimistes exasperes et le clerge. Pas plus que Louis Bonaparte, ils ne pourraient supporter ce re'gime nettement constitutionnel dont ils se disent les pre- miers champions. Les deux branches de la Maisonde Bourbon devraient done deja etre reconciliees, mais la reconciliation quej'aisouhaitee, etquejesouhaite encore, n'estni letriomphe dun parti, ni Thumiliation de Tautre. Les d'Orleans, qui ont servi la France dans ses diverses fortunes, meme dans ses erreurs, sont la personnification de I'esprit moderne ; ils appor- teraient des garanties dont, en face de certaines classes defiantes, le Comte de Chambord ne pent pas se passer. Ce prince ne seraitpas non plus sans dot ; il apporterait I'heredite et reconstituerait la famille royale. Si la reconciliation etait consommee et connue, la France, qui possede abondamment de quoi mepriser, aurait quelque chose a desirer, a esperer. La haine qu'elle fait taire deviendrait plus active, et L. B., au lieu de I'engourdir dans la jouissance de sa dotation, dont il franchit sans gene les larges limites, n'aurait pas encore sus- pendu le cours de ses mesures acerbes, dont on se lasserait bien vite. « II etait evident que cette reconciliation, bien utile a I'avenir de notre pays, ne se ferait pas si les articles en etaient prealablement et minutieusementdiscutes par-devant notaire. G'est ce qu'a bien compris une certaine coterie ; d'apres ses conseils, des propositions, des conditions inconvenantes ont ete mysterieusement presentees au Comte de Chambord au nom des princes. Le Comte de Chambord a eu le tort grave de repousser brusquement ces propositions. II a oublie que, lorsque deux puissances sont en guerre, celle qui demande la paix n'arrive jamais du premier bond au point ou Tautre veut la conduire; celle-ci devient responsable, aux yeux des peu- ples et de I'bistoire, de la continuation des hostilites. 352 CHANGARNIEH. « Si le Gomte de Chambord, a qui j'avais indiqued'avance I'eventualite d'une demarche de ses cousins et Taccueil qu'il convenait d'y faire, avait montre une vive joie, une grande reconnaissance, s'il avait ecrit immediatement a la Reine, sa tante, pour exprimer sa satisfaction, la reconciliation eut ete scellee et definitive. Pour ne pas engager I'avenir et se Her les mains, il aurait suffi au Gomte de Chambord de dire, dans sa reponse, qu'avec I'aide et les conseils de ses cousins, il espe- rait pourvoir avec succes aux difficultes de cet avenir, mais que ses cousins etaient trop habiles pour ne pas reconnaitre que la France n'aimerait pas qu'on disposal d'elle sans son consente- ment. Le Gomte de Ghambord a prefere repondre par un refus net et exiger une soumission pure et simple. Gette atti- tude pent plaire a des vieillards vaniteux et vindicatifs, mais je la tienspourmaUiabile et regrettable. Les princes dOrleans sont rentres dans leur abstention avec une satisfaction que je suis loin de partager. K L. B. jouit done encore du consolant spectacle de ses adversaires commodes recriminant les uns contra les autres, au lieu de s'unir contre I'ennemi commun, tandis que la nation et I'armee ne savent ou chercher un gouvernement honorable et viable. « Si une des deux branches n'etait, par aucune faute, res- ponsable de cette deplorable situation, si elle pouvait, a elle seule, sauver notre pays, je serais deja dans son camp. « Entre un homme d'esprit et un sot, on pent choisir sui- vant la mesure de son intelligence, mais entre les gens qui comprennent si mal leurs interets et les notres, permettez-moi de m'abstenir. Si M. le Gomte de Ghambord eut traverse' la Belo'ique et m'eut fait I'honneur de m'y assigner un rendez- vous, je me serais empresse d'y courir, comme je suis alle a Liege sur I'invitation de madame laduchesse d'Orleans; mais je ne suis alle ni a Frohsdorf, ni a Glaremont. Dans ces deux residences, on a bien le droit de ne pas suivre les conseils qu'on n'a pas demandes, mais on ne doit pas s'etonner de me voir eviter une solidarite apparente avec des politiques qui, dans leur de'saccord, sont uniquement bonnes aux interets de LETTRE A LA MARQUISE DE GANAY. 353 L. B. et (le la Republique roujje, son lie'ritiere presomptive, tant que nous sommes divises. « Ne laissez pas prendre mon impartialite pour de regoisme, et quand on accusera d'ambltion riiomme qui, dans la poli- tique, n'a pas plus tenu comptede sa personnalite que dans la guerre en face de Tennemi, repondez qu'il a assurement Tam- bition de ne j)as partager la responsabilite des fautes qu'il a combatlues. « Ne me croyez pas abattu, ni decourage; je ne desire rien tant que I'occasion de de'vouer a la France une ardeur que rien n'a pu lasser. Mais, aussi longtemps que la Providence abandonnera le gouvernement de mon pays au caprice de la force, j'entends, au risque de passer encore pour un sphinx, ne relever que de Dieu et de ma conscience. » Cette sorte de confession se passe assurement de commen- taires, et la conclusion qui sen degage est sans nul doute la preuve de la sincerite etde la droiturede Changarnier. Associe malgre lui a une politique nefaste, il ne cessait pas d'en por- ter la peine, d'en etre directement responsable devant I'opi- nion publique, et ce n'etait pas la une des moindres souffrances de son exil. Comme toutes les autres, il les endurait en silence, et s'il eleva la voix dans de rares circonstances, ce ne fut jamais que pour e'clairer les appre'ciations de quelques amis, non pas pour jeter le blame sur les chefs politiques et pour augmenter leuis divisions. Au.v observations qti'il signalait, il convient peut-etre d'en ajouter une autre que les evenements posterieurs n'ont certes pas dementie : dans un pays ou le droit de suffrage appartient a tout liomme e'claire ou non, de bonne ou de mauvaise foi, factieux ou patriote, egoiste ou devoue, calculateur ou desin- teresse, apte aux affaires ou incapable, instruitpar I'experience ou en proie aux illusions, comment pouvait-on construire un plan politique sans mettre en premiere lignece facteuressentiel et determinant, sans se preoccuper de trouver une formule en rapport avec les interets immenses et les forces de toute nature qu'elle devait satisfaire? Les negociations dont nous venons d'esquisser les traits 23 354 r.MANOARMER. principaux u'aLorderent pas ce point iin|)ortant et le laisserent dans un re^jreltable ajournement. Si les hommes distingues qui y furent meles, abandonnant le terrain des contestations qui ne devaient jamais aboutir, s'elaient mis resolument a la recberche dune formule qui resumat les interets de la France dans les questions dont Topinion etait occupee, si Ton s'elait ainsi solidement etabli sur un terrain pratique, on eut fonde les moyens de resistance d'abord, de groupement ensuite, qu'on a chercbes vainement ailleurs. Le succes definitif eOit-il couronne de tels efforts? S'il serait bardi de TafPirmer cate'goriquement, ilestdu nioins sense deTespereretd'admettre qu'il y avail peut-etre la un moyen de ne pas subir une defaite dontriionneur sortait intact, comme a Pavie, et dese preserver d'une captivite entre des mains moins genereuses que celles de Cbarles-Quint. Un bomme d'esprit avail dit, en 1851 : « Louis-Napoleon a buit millions de suffrages, mais il lui manque les voix de cinquante bommes connus, c'est beaucoup! » En regard de la realite des faits, on pent dire meme de leur brutalite, le propos etait plus piquant que vrai;il constate Ferreur que nous venons de signaler. Pour vaincre, il ne suffit pas que les etats-majors soienl unis et resolus, mais il faut que les troupes auxquelles ils commandent leur donnent confiance et obeissance. Ce lien necessaire, on persistail a ne pas recbercber les moyens de le conslituer, et le temps s'epui- sait en vaines discussions. ■ Nous verrons encore se developper le meme tbeme, les memes cbocs, les memes froissements se repeter de part et d'autre, les memes objections reiterees, les memes reponses ecbangees et les occasions favorables se succeder sans que la question necessaire francbit a temps le pas decisif. La police ne manqua pas d'informer le President que les exiles ne se preparaient pas a cesser leur opposition; aussi, lorsque vint la proclamation du regime imperial, leur fit-on durement sentir le mecontentement. « La clemence, ecrivait Cbangarnier, le 4 decembre, a la marquise de Ganay, elanl generalement consideree comme L'KXIL ILLIMITK. — L'EMPIRE. 355 raccompagnementobli{}edu tiioinphede Trajan, on s'altendait a voir ouvrir les portes de la France aux jjeneraux exiles; on s'est arrete' a un parti net : les quatre jjene'raux et le pauvre Baze restent en exil. » Gette sentence fut meme a(j{jravee, car on fit savoir aux proscrits qu'on les autoriserait a rentrer, a la condition de faire acte de soumission au gouvernement. « C'estdonc Texii ou I'humiliation, dont Talternative nous est laissee, disait le ge'neral Le Flo ; le choix ne saurait etre douteux un instant : c'est I'exil illimite. " Telles etaient les conditions dans lesquelles s'aclieva Tan- nee 1852. Elles n'etaient pas de nature a ranimer les espe- rances ; aussi le jjeneral ecrivait-il le 28 decembre : « L'anne'e 1852, dont je ne veux pas beaucoup parler, ayant peu de bien a en dire, s'eteint au milieu des brouillards qui voilent Taurore et les destinees de son heritiere. Parmi les observateurs attentifs et bien informes, en est-il qui croient que la France jouira long^temps du repos sans dignite dont elle semble se contenter aujourd'bui? » Dans le nouveau reg^ime, en effet, c'elait bien, et avant tout, le repos que la France avait cherche; elle I'eut accepte d'autres mains, s'il s'en etait trouve de capables de le lui procurer. Aussi les exiles remarquaient-ils avec satisfaction la lenteur des adhesions du dehors, le sentiment de defiance qui restait ge'neral ; i!s notaient I'incredulite avouee a I'egard de ces decouvertes nouvelles dans la science politique, le peu de solidite accorde au trone qui s'etait eleve comme un decor de ballet. L'Europe craignait, en effet, que Tidee grandiose d'un empire puissant nese reduisit aux vieilles inventions d'un despotisme vulgaire, etlorsqu'elle apprit lanouvellede lacere'- monie celebree a Notre-Dame de Paris, le P' Janvier, pour reunir en une seule solennite le commencement de la nou- velleannee et Tinauguration du nouveau repine, on plaisanta sur la magnificence deployee en cette occasion par les tapis- siers de la capitale, et Ton seplaigniten meme temps que la juste sanction des grandes actions de la societe et des gouver- nements eut servi a donner une sorte de consecration a des 356 ClIANGARNIKn, fails contraires a la loi et a la justice; on faisait remarquer en meme temps que I'Empereur, en s'asseyant dans la cathe- drale, n'y etait enloure que par des dl(jnitaires de sa propre creation. Ces symptomes n'etaient pas pourdeplaire a Cliangarnier ; ils revelaient, selon lui, le sijjne de I'instabilite probable du nouvel Empire. « Quand la ridicule terreur sous laquelle on s'est courbe apres le 2 decembre sera calmee, ecrivait-il, vous verrez ce qu'est la force de ce gouvernement meprisable, qui pretend s'appuyer sur le pretre, le soldat et I'ouvrier. » Pour cette beure, qu'il prevoyait a tort tres procbaine, le general ne cessait pas de travailler au rapprochement des deux branches de la famille royale, qui etait ases yeux la base meme de toute organisation politique durable. Ses efforts tendaient surtout a obtenir a Frohsdorf une adhesion formelle a la demarche qu'il pressait les princes d'Orleans d'accomplir. Mais on partait de deux points de vue differents : I'un abstrait, theorique, rijjoureusement absolu ; Tautre pratique, net et s'inspirant avant tout des affaires et des circonstances. Le conite Paul de Perigord posait d'ailleurs avec precision les principes de cette divergence lorsqu'il ecrivaita Changarnier: « Nons differons sur plusieurs points, et je crains bien que nousne rendions pas le meme hommage a la legitimite. Vous, vous etes legitimiste, parceque vous reconnaissez qu'il y a une necessite; moi, je le suis de conviction, de sentiment. Cette difference fait que vous croyez que Ton pent aller trou- ver M. le Comte de Chamborit et lui demander : « Si on « vous offre telle chose, ferez-vous telle autre? » Moi, je trouve le contraire. M. le Comte de Ghambord, elant un principe, se doit a lui-meme, doit au principe qu'il represente de n'accepter aucune condition, sous quelque forme qu'elle soit presentee. « Les princes d'Orleans obtiendront ce qu'ils peuvent souhaiter dans des limites raisonnables; mais ils ne peuvent arriver la que par une reconnaissance ecrite ou verbale com- men^ant par Sire, » LETTRE AU COMTE PALL DE PERIGOIID. 357 A ces reproches, le general repliqua avec una franchise sans reserves, le 4 Janvier : « Je n'ai refuse mes conseils ni a Frobsdorf, ni a Claremont, mais on se lasse de lout, meme de parlor a des sourds, et ce n'est pas la prudence, comine vous le croyez, qui, depuis quelque temps, me fait rej)0ser dans un silence que votre amitie me contraint de rompre aujourd'hui. « Vous constatez que je ne suls pas un legitimiste pur : c'est incontestable, puisque, depuis 18;J0, je n'ai pas vegete, comme capitaine demissionnaire, dans un coin ou personne ne serait venu s'enquerir de ma purete. A mon tour, je vous accuse, mon cber ami, et j'accuse M. le Comte de Gbambord lui-meme, de meconnaitre le caractere indestructible et ina- lienable du princi})e dont ce prince est le representant. Fiit-il un cbenapan, eiit-il ete acteur aux Varietes, le Comte de Cbanibord n'en serait pas moins, pour les ortbodoxes, I'beri- tier le'gitimede nos Rois. « On ne niera pas davantage que, si les le{;itimistes purs n'ont pas encore ramene le Comte de Gbambord aux Tuileries, c'est qu'ils ne Font pas pu. « De la combinaison de ces deuxverites : Tinalienabilite du principe et Fimpossibilite de le faire triompber par les ortbo- doxes seuls, je conclus quele Comte de Cbambord, au lieu de vivre dansla crainte constante de compromettre son principe, au lieu de repeter sans cesse : Je buisle representant du prin- cipe, — ce que personne n'ignore, pas meme ceux qui, a mon tres grand regret, ont fait la Revolution de 1830, — devrait tacber de gagnerde nouveaux partisans, sans leur faire subir ua interrogatoire rigoureux sur leur catecbisme politique. « La lettre de Venise a ete un premier pas tres babile dans celte politique d'attraction, que le mauvais accueil fait a la demarche des princes d'Orle'ans a, bien malbeureusement, interrompue et meme dementie. Cctte demarche a-t-elle ete telle que je I'aurais soubaite? — Non. « Une certaine lettre, vieille de plusieurs mois, qui a passe sous vos yeux, et dont vous paraissez n'avoir conserve qu'un souvenir tres imparfait, a caracterise sans faiblesse les condi- 358 CHANGAnNlKR, tions et propositions presentees par res princes. Elles elaient de deux especes: « Les unes destine'es a sauvagarder le passe de leur pere, les aulres relatives au mode de gouvernement. Ges dernieres etaient inacceptables ; mals il eiit ete facile, ires facile an Comte de Cliambord de les e'carter en acceptant les premieres franchement, avec la grace dont tons ceux qui ont eu Tlion- neur d'approclier ce prince le disent doue. « Vous ne me persuaderez jamais que, quand des concur- rents, dont la presence a Frohsdorf eut aneanti la competi- tion, se sont presentes a la porte, le Comte de Chambord a eu raison de refuser de Touvrir, avant qu'ils eussent recite leur Confiteor. « Comment ne s'est-il pas bate de rt'pondre : Venez vite et causons? — C'est une faute lamentable! « Mais, me direz-vous, le principe ?... « Je vous ai prouvc que le principe est indestructible et inalienable... Est-ce que vous comptezjbaser votre gouverne- ment sur Teternelle discussion de vaines subtilite's? Je ne serai jamai le partisan de cette poh'tique byzantine. "Henri IV, viclorieux dan< cent combats, acheta, a beaux deniers comptants, Paris de M. de Brissac, Rouen de jNI. de Villars, la Bretajjne du ducde ^^ercoeur. « Certes, je n'approuve pas ces vieux coquins d'avoir vendu au Roi legitime ce qui ne leur appartenait pas; mais je constate que cette derogation au principe n'a pas empeclie ce grand Roi d'etre, peu de temps apres, le maitre dans son royaume. « De Frobsdorf , ou j'avais fait parvenir cette observation, men ex-collegue Cbapot m'a apporte cette reponse : « Henri IV avait une arme'e, et le Comte de Cbambord « n'en a pas. » « A quoi j'ai replique : Quand on n'a pas d'armee, il faut tacherde se concilier ceux qui peuvent aider a en former une. « Mais les princes d'Orleans ne possedent pas la France!... Non, sans doute; mais ils y ont des sympathies, une influence necessaire a votre succes, auquel leur rivalite presenterait un obstacle formidable. Maintenant que vous les avez blesse's en LETTRE AU COMTE PAUL DE PERICOnn. 359 meltant du cote de Frohsdorf rappnrence des dernieis torts, il vous semble tout simple de leur tlire : « Votre demarche a ete mal faite, il faut la recommencer. « Je ne mechar^je pas d'une telle commission, etjedemeure persuade que le Comte de Cliambord saura trouver une for- mule plus enj;a{jeante. « Mais la di^jnite?. « L'Empereur d'Autriche, en allantchez Telecteur de Bran- debour{^, Roi d'hier, a-t-il compromis sa dignite? Non, il a grandi dans Topinion de TEurope. « Mais la difference d'age entre les deux Souverains rendait la demarche facile!... « L'age de la Heine Marie-Amelie et sa qualite de tante rendaient certaines choses plus faciles. « Comment done donner le titredeUeine a cette princesse, quand la Gomtesse de Chambord n'a qu un titre d'incognito?... a Dieu ne s'est pas reserve le pouvoir de changer le passe, et vous vous etonnez que la Reine, qui a habite les Tuileries pendant dix-huit anne'es que la France ne compte pas au nombre des moins lieureuses de son histoire , soit et demeure la Reine pour Timmense majorite des Fran^ais, notamment pour ceux qui out servi leur pays durant cette periode ? « Quoi qu'on vous en ait dit, je me refuse absolument a croire que le Gomte et la Gomtesse de Ghambord se preoccu- pent de certaines puerilites. Avec ou sans le titre qu'on a tort de lui marchander, la venerable et sainte Reine Marie-Amelie ne pretend pas a gouverner la France. « Dans vos deux dernieres lettres, vous exprimez le regret que je ne sois pas alle a Frohsdorf. Vous devez cependant croire qu'avaiit de faire une demarche importante, avant d'y renoncer ou de I'ajourner, je prends la peine de Texaminer sous toutes les faces. En voici une que je recommande a votre clairvoyance et a votre impartialite : « Si une crise eclatait en France, serait-il bon que, pour payer de ma personne dans I'interet des honnetes .;;ens, j'ar- rivasse de Frohsdorf non reconcilie avec Claremont ? « La desinvolture de cette leltrc vous prouvera qu'elle est 360 CHANGAfiMER. I'expression de I'opinion isolee d'un homme independant. » Lesdifficultes d'une situation si delicate aresoudre a la satis- faction des deux parties de'courageaientprofondement la Reine Marie-Amelie : « Je suis trop vieille pour les temps actuels, disait-elle, j'ai ete eleve'e avec d'autres ide'es, et il m'est difficile de m'ha- bituer anx pre'sentes ; mais je suis resignee a toutce que Dieu veut et voudra de nous. » Et elle ajoutait judicieusement, faisant allusion a des appreciations qui ne lui paraissaient pas meritees : « En jugeant, il faut se mettre dans la posi- tion de la personne qu'on ju(5e. >» Ce sentiment de tristesse etait si profond dans le coeur de la Reine, qu'il venait assombrir les consolations de famille, qui demeuraient cependant sa seule joie. « J'ai ete bien toucbee , e'crivait-elle peu apres , du senti- ment unanime d'affection et de devouement de la fidele Belgique a I'occasion de la majorite de Leopold, lequel, du reste, s'est fort bien tire de toutes ses fonctions; mais tout cela m'a fait faire de bien tristes retourssur nous-memes ! » Son inepuisable tendresse maternelle lui faisait dire peu apres, au moment du mariage de son petit-fils : « Le Roi a bien mene ses affaires, je comprends les motifs qui lui ont fait desirer de marier Le'opold si jeune. On dit la jeune personne jolie, aimable, spirituelle, bien elevee, parlant plusieurs langues. J'espere que le bon air de piete dont elle sera entouree en Belgique lui inspirera les sentiments reli- gieux qui sont notre force et notre consolation dans toutes les positions de la vie, qu'elle sera bien entouree et qu'elle pourra prendre une bonne influence sur Le'opold. « Je suis bien triste du depart de mon bon Nemours. C'est un vide immense pour moi ; il est mon guide, mon ami, mon conseil; quand on le connait bien, on ne saurait assez Tap- precier. » Pour Ghangarnier, du moins, I'exil n'entrainait pas les douloureuses preoccupations sur le sort d'une famille nom- breuse; il en supportait les amertumes avec une constante impassibilite. LE COMTE DE CHAMBOnD A CHANGARMER. 361 K Si Dieu ote aux malheureux la moitie de leur esprit, disait-il, il daigne , dans sa clemence , me continuer le calme et la sere'nite dont je suis en pleine possession. L'impatience et !es illusions ne mVnvahissent pas; j'observe les evenemenls d un oeil fort calme, a demi clos en apparence, fort attentif en realite, ( e que Shakespeare fait dire a Edouard de son fds, je le dis de la France : » J'aimerais mieux voir couler son san{j « que son honneur. « Tant qu'elle se complaira dans la servi- tude, je la refjarderai dormir sans troubler son sommeil ; mais des qu'elle seia disposee a faire ou a laisser faire quelque chose pour sa delivrance, elle doit me trouver au premier rang de ses soldals. » Peu de jours apres, Chan{jarnier put croire que ses conseils avaient e'te entendus et que les evenements se preparaient a combler son attente. Le Comte de Chambord,prenaut Tinitia- tive, lui ecrivait, a la date du 10 juillet : « J'ai recu de vous et de vos deux amis, mon clier general, tant d'assurances et de preuves de devouement, que je ne veux pas differer plus longtemps a vous en temoigner moi- meme toute ma gratitude. Je vous remercie particulierement du zele que vous avez montre dans une affaire importante pour la cause que nous servons. Vous le savez, il n'a tenu ni a vous, ni a moi, que le succes n'eut mieux repondu a nos efforts et a nos espe'rances. Seconde par vous, j'ai fait, pour amener le resultat desire, tout ce qui etait compatible avec le bien de la France, avec les principes tutelaires dont le depot m'est confie. Bien que mes avances soient jusqu'ici demeurees infructueuses, mes sentiments n'ont pas change. Le jour ou les princes d'Orleans comprendront ce que leur prescrivent tout a la fois et leur devoir et leur interet bien entendu, autant que celui du pays , ils me trouveront pret a leur tendre la main, ne leur demandant que leur loyal concours pour le grand ceuvre de regeneration auquel est attache tout notre avenir. Mais, quoi qu'il arrive, le moment venu, je ferai ce que je dois; vous pouvez compter sur moi, comme je compte sur vous, et je serai aussi heureux que fier de me pre'senter a 362 CHANGARNIER. la France entoure de ceuxdont Tepee a si noblement soutenu rhonneur de ses armes. Soyez mon interprete aupres des generaux Bedeau et Lamoriciere, et crovez, mon cher general, a ma bieu sincere affection. » A cette ouverture, bien faite pour le toucher, malgre le vague ou elle laissait les plus importantes questions, Chan- Marnier repondit sur-le-champ : « MoXSEIGNEUR, « Le general de Lamoriciere a connu, peu de minutes apres moi , la leltre que vous m'avez fait Tinsigne honneur de m'ecrire et qui m'a profondement emu. Le general Bedeau aura bientot le bonheur d'en prendre sa part, et elle le tou- •chera, comme elle a touche ses camarades. « En mettant en commun les meditations de Texil, nous iie pouvions, vieux serviteurs du pays, meconnaitre le meillcur, le vrai moyen de sauver son honneur, d'assurer son avenir et, dans les aspirations de nos consciences tres scrupuleusement ■consultees, nous avonstrouve le courage d'exposer aux princes d'Orleansdes verites dont leur patriotismen'a pasdil s'offenser. Quand sonnera Tbeure du rendez-vous que Monseigneur nous fait esperer, je crois pouvoir repondre de I'exactitude des trois hommes en qui il a confiance. Cette heure, que j'appelle de tons mes voeux, trouvera en moi une ardeur que rien n'a pu lasser. « Daignez agreer, Monseigneur, etc. » Les espe'rances echangees dans les deux lettres que nous venous deciteravaientquelque fondementserieux. Laduchesse ■d'Orleans, dont I'opposition avail ete d'abord nettementcarac- terisee , etait entree dans des vues plus conciliantes, son attitude devenait reservee; aussi M. Baze pouvait-il ecrire , le ^5 septembre, a Changarnier : « La duchessed'Orleansm'aditqu'ellese tenait en dehors de tout ce qui se faisait, que ses freres agissaient pour leur propre LKS PRINCES A IKOIISDORF. 363 compte; que, sans doute, elle n'y etait pas indifferente , et qu'elle s'estimait heureuse de marcher d'accord avec eux ; mais qu'elle avait d'autres devoirs a remplir; que son fiU avangait rapidement vers sa majorite ; qu'il etait deja fort raisonnable et habitue aux choses serieuses, et qu'elle lui rendrait son entiere liberte. » Les dispositions dont cette lettre etait le reflet ne larderent pas a porter leurs fruits, et, peu de temps apres, M. le due de Nemours et M. le due de Montpensier etaient regus a Frohs- dorf par le chef de leur Maison. Cette premiere demarche, qui devait faire presager I'union complete de tons les membres de la famille royale, eut un immense retentissement en France; madame I^^mile de Girardin , bien placee pour ju{}er I'effet produit, ecrivit a Victor Hugo « que la nouvelle de la fusion avait jete la consternation dans la cour, qui sejournait, a ce moment, a Fontainebleau » . Le Comte de Chambord avait charge le marquis de La Ferte d'annoncer cette import;inte nouvelle a Ghanganiiei-, qui s'etait empresse de lui adresser, par une lettre datee du 16 Janvier, ses felicitations. 11 s'excusait, en meme temps, de ne pas lui en porter lui-meme la respectueuse expression, invoquant la reserve imposee par les calomnies des journaux et de la presse anglaise, qui aftirmaient que I'influence de la Russie avait seule rallie les princes autour de leur cousin. Lo meme jour, il mandait au due de Levis des informations sur I'accueil unanimement favorable fait en France a la fusion, les me'contentements suscite's par les menaces de guerre, et il conclualt en disant : « Si Dieu daigne nous conserver la paix, je croirai qu'il prend en pitie notre pays. Cette charmante France est un fils de famille qui haute les tripots et fait cent sottises, mais qui conserve au fond du coeur de genereux sentiments, de nobles instincts que nous retrouverons. » « Votre lettre, mon cher ge'ne'ral, m'a fait le plus grand plaisir, lui ecrivit le prince, en date de Prague, le 26 jan- 3C4 C 11 AN GAP. ME It. vier 1854, et je m'empresse de vous en remercier. Personne n'a travaille avec plus de zele et de perseverance que vous et vos deux amis a preparer et a amener Theureux evenement dont se rejouissent tous les Fran^ais A'raiment devoues a leur pays. G'etait done pour moi un devoir comme un plaisir de vous associerdes premiers a la satisfaction que m'a fait eprou- ver la visite de mon cousin le due de Nemours. Je suis lieureux d'apprendre, par ce que vous mandez au due de Levis, que vos renseignements sont conformes aux miens, et que Ton accueille partout en France la reconciliation de la famille royale comme une esperance et un gage de securite pour Tavenir de notre chere Patrie. « Je comprends et j'approuve les motifs qui ne vous ont pas permis jusqu'ici de a^ous rapproclier de moi. Mais je n'en regrette pas moins de ne pouvoirpas m'entretenir de vive voix avec vous des grands interets qui font I'objet constant de mes plus serieuses meditations. Esperons que ce moment ne se fern pas trop attendre! Puissions-nous surtout voir luire bien- tot ce grand, cet heureux jour ou, les circonstances me per- metlant d'appeler autour de moi les hommes de coeur qui, comme vous, ont si vaillamment, si loyalementservi leur pays, il me sera enfm donne de travailler avec eux a assurer a tout jamais le bonheur et la gloire de la France ! (c Je suis beureux de ce que vous me dites du general Le Flo. Je connais etj'apprecie depuis longtemps son caractere, et je bais qu'on peut compter sur lui. Lorsque vous en trou- verez I'occasion, ne manquez pas de lui parler des sentiments que j'ai pour lui. « Je charge le porteur de celte leltre de vous faire de ma partquelques communications verbales. II me rapportera votre reponse, et comme vous savez que Ton peut avoir toute con- fiance en lui, vous pouiTCz me transmettre aussi, meme de vive voix, tout ce que vous croirez utile de me communi- quer. » M. de... avait effectivement mission de demander au gene- ral son opinion sur deux questions importantes : I'opportunite CONSEILS Di: CHANOARMFR. 365 de la redaction pre'alable et de la divulgation d'une Constitu- tion et les bases d'une nouvelle org^anisation militaire. Sur ces deux points, I'avis de Ghan{jarnierelait resolument ne'gatif. II rappela que les partis coalises pour delivrer I'Angleterre du joug de Cromwell s'etaient bien gardes de faire un traite regu- lier avec diaries II et d'exiger de lui une Cliarte avant de lui rendre la couronne, afiii de ne pas diviser le faisceau d'opi- nions diverses et d'interets divergents momentanement unis dans un but commun. « En conservant son independance, disait-il, en s'abstenant de toute demarche rendue publique, Monseigneurpourraitconsul- ter en secret un petit nombre d'hommes distingues par leur experience, par leur talent, quiseraientflattesde cehauttemoi- gnage de confiance, et s'aider d'eux alin d'arreter un pro- gramme pour le jour ou nous aureus a nous occuper d'autre chose que de la redaction d'une Charte. En laissant une large marge a Tinstabilite des caracteres et des circonstances, il taut avoir un systeme politique tout pret et une liste d'hommes aptes a en seconder I'application. Je connais a fond Tarmee, ses grandes qualites, ses delauts ; je pense incessamment aux moyens de cOnsolider les unes, de diminuer les autres. Mais, soustraire ce grand corps aux oscillations de I'opinion dans notre pays mobile, en faire une garantie inebranlable de sa dignite et de sa securite, ne sera pas I'affaire d'un jour. « L'organisation militaire ne pouvant elre independantedu systeme politique tout entier, nous ne pourrons nous en occu- per qu'en France. Pour y rentrer, il faudra rassurerl'armee et reveiller ses meilleurs sentiments, bien souvent froisses dans ces dernieres aniie'es. » Dans i'ensemble de ces vues et de ces appreciations on sent que la base d une politique nouvelle et vraiment puissante faisait encore defaut. Pour 1 inaugurer, il aurait fallu pouvoir annoncer a la France : « Vos aspirations sont les miennes, tout est de'sormais con- fondu, j'adopte les couleurs auxquelles vous vous declarez nresistiblement attacbee. Plusde symbolesdifferents; oublions tout et travaillons ! » 366 CHANGARNIER. Mais cette aurore, que Gliangarnier appelait de tous ses voeux, ne devait pas se lever sur la France. Les epreuves se multi- pliaient pour son patriotisme, qui ressentit cruellemeut celle que de nouveaux evenements lui infligeaient. La jjuerre d'Orient venait d'eclater, et pour la premiere fois les troupes fran^aises marchaient a I'ennemi sans lui. L'exclusion dont il etait frappe lui etait d'autant plus dou- loureuse que certaines circonstances particulieres etaient venues Tajjgraver encore. Au moment, en effet, de I'ouverture de la campagne, M. Drouyn de Lliuys, alors ministre des affaires etrangeres, proposa a I'Empereur un decret, dont il avait lui-meme redige le texte ; il prescrivait que Les generaux exiles au moment du coup d'Etat etaient rappeles en France et rendus a la vie militaire. Le principal considerant du projet developpait cette gene- reuse pensee : Lorsque les evenements politiques Tavaient oblige a frapper les generaux de bannissement, I'Empereur n'avait obei qu'a une necessite d'ordre interieur ; main- tenir une mesure de rigueur alors que le pays etait en guerre etait une augmentation de la peine qui avait atteint ces offi- ciers et une injure a leur patriotisme. Pour rendre bonimage a leur passe militaire, a leurs hautes capacites, pour rester fidele a la pensee qui Tavait determine a leur interdire le territoire franq^ais, TEmpereur leur ouvrait les portes de la France et leur rendait la place qu'ils avaient occupee au milieu de I'armee. En presentant ce decret a la signature de I'Empereur, M. Drouyn de Lliuys fit valoir toutes les raisons qui conseil- laient a ses yeux la mesure dont il prenait aupres de lui I'ini- tiative, mais ses instances furent inutiles; les rancunes, les passions, les mefiances dominerent encore j^apoleon III, qui refusa. On se represente sans peine la douleur du general dans une telle conjoncture, mais la fermete de son ame ne resla pas au-dessous d'une telle adversite. « Ma saute est parfaite, ecrivait-il a la date du 2 mars au LA OLERl'.E D'OIIIENT. 36T marfjuis de Ganay, moii acte de naissance peut seulnierappe- ler Jls approches dc la vieillesse, et jamais je ne me suis senti en possession plus complete de la vie et de mes forces. Ce n'est pas une raison pour qu'il me soit doux d'etre condamne a rinaction dans des circonstaiices plus {jrandes que les liommes- appele's a les dirif^er. « S'ils rendent a mon pavsdes services serieux, je les appre- cierai avec la plus nette impartialite. Le re^jret de ne pouvoir etre utile, memedans les choses que j'entends le mieux, n'est pas accompagne d'amertume. Dans ma jeunesse, pendant la paix, ma carriere semblait limitee aux proportions les plus modestes. J'ai su alors trouver une existence assez douce dans I'etude, la lecture et la socie'te. Je ne m'usai pas dans I'envie, et quand la guerre me dedommajjea du defaut de fortune et de protection, elle me trouva plusjeune que mon age, parce que les mauvaises et basses passions baineuses ne m'avaient pas fatigue'. « U'Assemhlee nationale abandonne enfin les Russes. C'est bien tard, et elle a fait beaucoup de mal. Tin parti ne peut pas commettre un plus grand crime, une plus grande faute, que d'avoir I'air de separer ses interets de ceux de son pavs. N'accueillons les mauvaises nouvelles qu'avec reserve et rejouissons-nous sincerement des bonnes. Les bommes passent; la France et le devoir de lui etre fidele reslent ! » Personne assurement ne refusera son admiration a de si nobles sentiments. Elle fut unanime parmi tons ceux qui eurent Toccasion de les apprecier, et elle ne diminua pas le regret de voir ecarter du commandement le cbef le plus capable d'entrainer la confiance des troujies. C'etait la, en effet, une des qualites militaires dominantes de Changarnier; il savait etablir entre le soldat et lui une communication si com- plete qu'il etait en mesure de le conduire a des efforts surliu- mains. « ^n\, a dit un jour le marecbal de Mac Mabon, n'a pos- sede cet art a un degre aussi eleve, nul n'a jamais ete, comme Cbangarnier, a ce point maitre de ses troupes. Son noni seul determinait une confiance sans reserve et sans limites, 368 CHANGARNIKR. et il obtenait toujours par la des resultats qu'aucun autre n'au- rait atteints. » (< Si je m'etais trouve aux gorges de TOued-Fodda » , racon- tait le general de Lamoriciere, «j'y serais reste. Changarnier « seul pouvait ensortir, et en sortir victorieux. » Un ascendant moral aussi entrainant etait deja une puis- sance; elle etait reconnue par lous, et nous avons le droit d'appliquer au general le mot de Tacite : nEjiis adventu erecta; spes. » « Geux qui, sans partager mes sentiments pour la personne, ecrivait a Changarnier un officier superieur, reslent justes envers le general, fontcomme moi des voeux ardents pour vous voir place a la tete de ces armees qui vont decider du sort d'un empire. » La meme appreciation de la nature particuliere du talent de Changarnier avait inspire' a M. Drouyn de Lhuys, dans la classification des generaux les plus envue de I'armee, ces epi- thetes : « Les generaux canon, comme Changarnier, les generaux epee, comme Lamoriciere. » Mais ce n'etait pas seulement dans I'hospitaliere Belgique que I'exil pesait alors plus lourdement sur ceux qu'il avait Irappes. « Vous qui connaissez mes fils, ecrivait la Reine Marie- Amelie, vous pouvez comprendre tout ce que leurs coeurs souffrent de ne pouvoir pas partager, comme autrefois, les fatigues, les dangers et la gloire de leurs anciens compagnons d'armes. On attend le journal, le matin et le soir, avec une anxiete febrile ; colles sur les cartes, on suit tons les mouve- ments des armees alliees,et, avec des coeurs toujours fran^ais, on fait des vceux pour le succes de nos armes. Mais a quoi abou- tiratout cela? quelles seront les consequences de cette terrible guerre? Dieu seul le salt, mais j'ai le coeur oppresse et je vois Tavenir tres en noir. » « Combien nous pensons a vous en lisant les bulletins de Crimee! eciivait le 30 octobre le due d'Aumale au general. Si Changarnier elait la ! — Si nous y etions avec lui ! — Nous REFUS l)E L'EMPEREL n DE ItAI'PELER EES OENERAUX. 369 sommes, apres tout, plus soMats que pi^inces, on nous I'a sou- vent reproche, peut-etre avec ralson. Toujours est-il que nous n'avons jamais ressenti comme aujourd'hui le contre-coup des revolutions. Se sentir inactif et inutile quand nos camarades battent I'ennemi !... Mon coeur, comme le votre, suit toujours le drapeau de la France, quelle que soit la main qui le tienne ! » « Dans ma voie douloureuse, re'pondait Chang^arnier le l"novembre, ve'ritable Cheminde la Croix depuis six semaines, ma pensee s'est souvent tournee vers de chers princes, dont le coeur patriotique souffre aussi des memes douleurs. J'aurais trouve une grande consolation a parler avec eux de noire vail- lante armee, si capable de se tirer avec gloire des circonstances les plus difficiles. Sa tache eut e'te moins laborieuse, sans le flottement et I'indecision d'un commandement partage ! » Cependant les amis du ge'ne'ral Changarnier et les admira- teurs de ses hautes capacites militaires ne prenaient pas leur parti de son eloignement. Apres avoir echoue dans leurs ten- tatives pour modifier I'obstination de I'Empei'eur, ils cher- cherent a entrainer le general dans une attitude differente. Les uns lui demandaient : « Si vous etiez appele, que repon- driez-vous?" Certains ne craignaient pasd'ajouter : "Pourquoi ne feriez-vous pas le premier pas? » A ces diverses insinuations, il repondait, le 29 Janvier 1855 : <' Une certaine difference dans les gouts, meme dans les opi- nions surdes questions secondaires, n'est nullement incompa- tible avec une mutuelle et solide affection ; mais sur ce qui touclie a la morale, au sentiment, au devoir, les vrais amis sont toujours d'accord. Oui, vous m'avez bien juge ; si, quand notre armee semble entravee dans I'accomplissement d'une tache difficile on Thonneur du drapeau de la France est engage, on faisait appel a mon patriotisme, je repondrais sans hesiter : « Me voila ! » « A ceux qui pretendent que j'aurais dii aller au-devant d'une telle proposition et offrir mes services, dites que, dans une guerre si eloignee de nos frontieres, qui, Dieu soit loue, ne sont pas menacees, cette initiative eut ete, aux yeux des 24 370 CHANGAHNIER. uns, un acte de presomption, aiix yeux des autres, une defec- tion, aux yeuxde tous, une decheance morale et politique. « Apres une pareille demarche, si la fortune des armes m'eut ete contraire, qui m'eut plaint? — Devais-je m'ex- poser a me faire repondre : « Les services de nos amis » nous suffisent. » — Entre le proscripteur et le proscrit, est-ce au dernier a faire des avances? Si mon pays voit sans regret condamner a I'inaction le plus actif et le plus devoue de ses serviteurs, je puis en etre attriste, je n'en suis pas aigri. Je sais que pour bien dormir et bien mourir, il ne faut etre ni vindicatif, ni envieux. Goethe, (jiii I'a attiibuee a Wal- lenstein. Elle est, dcpuis, passee en pioverbe pour dire; « Je sais ce cjue valent les miens ! n ENTREVUE AVEC LA REINE MAK lE-AMELI E, S"! RENCONTRE DE M. THIERS ET DU PRINCE JEROME. 373 Comme en temoignent de nombreuses correspondances, les soins de ses amis, les preuves d'affection et de confiance qu'ils lui prodiguaient, etaient pour le general d'un incomparable secours. On recourait a son avis, a son intervention ; on se justifiait meme aupres de lui, quand la malignite publique se plaisait a repandre de faux bruits et a denaturer les faits. Parmi les occasions de ce genre, il faut citer le cas ou se trouva M. Tliiers, denonce tout a coup pouretre alle porter le douzieme volume de VHistoire du Consulat et de VEvij)ire au prince Jerome. On allait meme jusqu'a citer les termes de leur entretien. L'affaire fit grand tapage, a la suite d'un recit publie pav rindependance beige; de la, force commentaires, que I'illustre bistorien ne savait comment arreter. II s'adressa toutde suite a Ghangarnier, et lui exposadans une longue lettre le recit de ce qui s'etait passe, en le priant d'obtenir une recti- fication. i< Je n'ai pas porte, ecrivait-il, le 19 novembre, mon dou- zieme volume au prince Jerome, ni a aucun membre de sa famille. Je I'ai purement et simplement envoye aux memes personnes auxquelles je I'envoyais autrefois, quaud les rela- tions avaient continue a restercelles dela politesse. Le prince Jerome pere ayant toiijours ete plein de bons procedes pour moi, je ne I'ai })as retranche de ma liste. Je n'ai attache a cela aucun sens politique. Autrefois, j'envoyais au prince Louis. Je n'ai pas envoye au prince Louis devenu empereur, parce que c'eut ete une demarche politique. Voila la limite a laquelle je me suis tenu. « Quant a ma visite au prince Jerome (le pere), voici le fait : pendant que madame Thiers etait malade, lui et son fils ont plusieurs fois envoye un officier s'informer de I'etat de sa sante. Get officier a demande a monter chez moi ou chez ces dames pour temoigner de vive voix I'interet qu'inspirait la sante de madame Thiers. J'ai fait alors ce qui etait tout indique par la simple politesse, et je suis alle m'inscrire a la porte de ces deux princes. « A la porte du pere, que je croyais a Meudon, un person- nage de sa maison, qui me connaissait, m'a dit : « Le prince 374 CHANGARNlKlt. vient d'arriver et revolt » . Je n'ai pas hesite a entrer, car le contraire eut ete une impolltesse. Je I'avais deja rencontre chez lord et lady Holland; il avail ete poll et affectueux, et je n'avais, pas plus que lui, attache d'importance a cette rencontre. Je I'ai done vu ; ii a ete tres gracieux, tres reserve, ainsi que moi,m'a parlede mon livre, qu'il venait de trouver, m'a-t-il dit, dans les mains de I'Empereur. « Sa Majeste verra, ai-je dit, que je reste dans les opinions (I de toute ma vie, sans plus, ni moins. » « Rien n'est plus naturel et plus honorable, m'a repondu « le prince. » « Quelques mots, dont il me serait difficile de retracer la liaison avec le reste, ont amene cetle phrase du prince : « Le gouvernement est doux et modere. » « J'ai repondu : « Je serais tout pret a en convenir, prince, « si je n'avais mes meilleurs amis exiles. » «« La-dessus, le prince Jerome m'a dit que c'etait pour lui un vif sujet de regrets, que ces mesures n'etaient pas con- formes a son coeur, etc. « Elles couteot beaucoup a Louis, m'a-t-il dit; livre a lui- « meme, il les aurait deja rappelees; mais cela viendra. » « La conversation est tombee, je n'ai rien ajoute ; puis sont venus quelques mots sur la paix fort desirable Et je me suis retire apres un quart d'heure de conversation. » Une rectification resumant rapidement les faits, moins tou- tefois la conversation, fut inseree dans les joujnaux par les soins de Ghangarnier, mais I'emotion des precedents comme- rages n'en fut cependant pas completement apaisee. La guerre se continuait au milieu des inquietudes et des esperances qui accompagnaient la lutte engagee au loin. Changarnier la suivait avec passion. 8i quelque chose pou- vait adoucir un peu le dechirement profond qu'il ressentait de demeurer exclu de Taction militaire, c'etait le souve- nir accorde a son nom par tous a travers ces rudes peripe- ties. « Quel malheur, dit laReined'Angleterreau due d'Aumale, qui s'empressa de le mander a Changarnier, quel malheur PRISE DE SEBASTOPOL. 375 que le general Chanjjarnier ne puisse pas etre place a la tete de rarmee d'Orient! >» Mal{jre les prodi^ieuses difficultes qui retarderent si long- temps son succes, Tarniee alliee triompha enfin a Sebastopol, aux applaudissements du pays. Mais que de sacrifices couta la victoire ! Quel enivicment elle causa, quels reves, trop realises par la suite, elle fit naitre dans le cerveau impe- rial! L'histoire ne comprendra jamais qu'arrive en France et en Europe au faite de la puissance politique, I'Empereur se soit laisse entrainer dans une serie de remaniements dont la France porte encore la peine. Si la fume'e de la gloire cachait a presque tous les yeux les chances de I'avenir, quelques bommes politiques eprou- vaient deja des craintes sur I'usage que Napoleon III ferait de sa suprematie et sur les consequences au moins possibles des evenements. « La chute de Sebaslopol, ecrivait un diplomate etranger, n'a converti personne a la cause occidentale. On a admire la valeur heroique des soldats fran^ais, mais ceux qui desiraient le plus le resultat obtenu se sont effrayes d'un succes qu'ils prevoient aujourd'hui pouvoir devenir le signal d'une confla- gration generale : ils avaient la candeur decroire que la prise de Sebastopol c'etait la paix; maintenant, le fait accompli, ils commencent a s'imaginer que la France pourrait bien ne pas se contenter de la gloire qu'elle a obtenue au prix de tant de sang et de tant d'argent. Ils s'effrayent de la blessure portee a I'orgueil anglais. L'Angleterre est descendue au second rang; cetle position est intolerable pour elle. » Le traite de Paris put, Tannee suivante, regler toutes les consequences immediates de la guerre; mais il ne garantit pas Tavenir, qui devait apporter tant de deceptions et de raecomptes aux interets fran^ais. Pour le moment, on en restait aux joies de la victoire et aux regrets de ceux qu'on avait perdus. Dans le nombre se trouvaient plus d'un ami de Chargarnier, et parmi ceux-ci le vaillant colonel de La Tour du Pin, fils de 376 CHANGARNIEli. la marquise de La Tour du Pin, nee princesse de Monaco, dont le nom s'est retrouve souvent dans ce volume. Veterandesguerresd'Afrique, ilavaitsollicite',sansrobtenir, du ministre de la guerre, I'autorisation de marcher a la suite de Farmee expeditionnaire. II demanda alors un conge de six mois et fut rejoindre Tetat-major d'Omer-Pacha. Lorsque la flotte frangaise quitta Varna, I'amiral Bruatluioffrit le passage a son bord, et le marechal de Saint-Arnaud consentant a fermer les veux sur I'irregularite de sa situation, il prit part au debar- quement d'Eupatoria. Apres s'etre tire sain et sauf de la bataille de I'Alma, il chargea a Balaclava avec la cavalerie de lord Lucy Evans et eut un cheval tue sous lui '. A Inker- mann, il recevait une balle, qui lui laissa une cicatrice a la joue droite. II parut ainsi a tons les combats de cette longue et memo- rable campagne, passa I'hiver sous les murs de Sebastopol et assista en juin aux affaires du jMamelon Vert. Le 8 seplembre, il entrait Tun des premiers, avec les grenadiers de la division Mac Mahon, dans la tour Malakoff, prise d'assaut. La, une balle vint traverser, sans le toucher, les deux jambes de son pantalon; mais, peu d'instants apres, a deux heuresde Tapres- midi, un eclat d'obus, le frappant a la partie posterieure de la cuisse droite, au-dessus du jarret, le renversa en dechirant les muscles et lesant une artere. Le mare'chal Pelissier, qui connaissait de longue date cet admirable so'dat, le fit entourerdessoins les plus devoues; mais une dyssenterie violente, succedant a la gangrene, determina les medecins a conseiller le retour en France. Le commandant en chef fit embarquer le vaillant blesse, le 18 octobre, sur le Christophe-Colomh , qui i\ipatriait les ge'neraux Bosquet, Mellinet et Trochu. La fregate mouilla le ^30 octobre a Marseille. Trois fois, pendant le trajet du port a I'hotel du Luxembourg, La Tour du Pin s'evanouit. Le mal se developpant des lors rapidement, ' Le marquis tie La Tour du Pin I'tait sourd et oblige de se servir d'un cornet. Cette particularite I'avait fait surnonimer par les soldais « le colonel a la casserole » . LE COLONEL DE LA TOUR DU PIN. 3'7 tous ses parents accoururent : c'etaient la venerable marquise de La Tour du Pin, sa mere, le comte et la comtesse Jules de Chabrillan, son beau-frere et sa soeur, avec leurs fds, accom- pagnes du marquis de Bouille. Des le 3 novembre, ils etaient reunis au cbevet du malade ; mais les efforts de la ten- dresse maternelle, les secours les plus eclaires des sommites medicales ne purentarracber a la mort cette nouvelle victime, et le II novembre, a quatre beures et demie du matin, le colonel rendait le dernier soupir dans les bras de sa mere, entoure de tous les siens, pendant que le cure de Saint-Charles acbevait de lui administrer I'Exti eme-Onction. Le lendemain, 12 novembre, la f^arnison de Marseille lui rendait les derniers honneurs, et, le 17, il etait enseveli dans le caveau de sa famille, a Fontaine-Fran^aise, au milieu de Temotion de la population. Une si noble fin couronnait di(jnement une belle carriere, toute faite d'ardeur militaire. L'armee rendit un hommage unanime a la memoire du colonel de La Tour du Pin, associe sans interruption a ses tra- vaux et a ses dangers. Sa mort causa une vive affliction a Ghangarnier, qui I'avait eu jiour aide de camp en Afrique; leur solide et mutuelle amitie datait de cette epoque, elle avait ete le point de depart de Tintimite affectueuse qui s'etait eta- blie entre sa famille et le general. 11 est facile d'apprecier, par tout ce que nous savons deja de lui, I'intensite de son atta- chement pour ses amis et la part qu'il prenait a leurs cha- grins. Repondant a une lettre du major en retraite S..., Chan- garnier avait exprime en termes ardents sa douleur de s'etre trouve, en pleine guerre, separe de l'armee fran^aise; emu de cette patriotique infortune, le major crut devoir spontanement transmettre a TEmpereur la lettre du general. « Je laisse. Sire, a votre haute sagacite I'appreciation de ce qu'il serait possible de faire pour rendre a la France, et })ar le fait a TEmpereur, un de ses plus braves et plus loyaux servi- teurs » , disait le major S... en terminant. La reponse de M. Mocquart, chef du cabinet de ^^apo- 378 CllAIsnARNIER. leon III, apres avoir accuse reception de la communication envoyee, concluait en ces termes : « Sa Majeste a toujours ete profondement afflige'e de I'atti- tude prise par le general, qui d'ailleurs connait tres bien sous quelle condition il lui est permis de revenir en France. Cette condition n'ayant rien de blessant pour son bonneur, c'est a lui de decider quand il lui conviendra de I'accepter. » Le major S... crut avoir fait un coup de maitre; il fit par- venir lesdeux leltres au general, le pressantd'aller se presenter lui-meme a I'Empereur. "11 n'y a pas a besiter, me dites-vous aujourd'bui, lui repondit Cbangarnier le 16 Janvier 185G, quoique vous sacbiez bien que I'besitation n'est pas dans mes habitudes, ni dans mon caractere. Je n'en eprouve aucune a vous dire que, dans votre demarche, faite sans me consulter, je ne veux voir qu'une preuve nouvelle de votre excellent coeur et de votre attachement pour moi. » L'incident ne servit qu'a compliquer une situation dont le general n'entendait pas sortir par un expedient ; les conse- quences ne devaient pas d'ailleurs s'en faire longtemps attendre. A la suite du traite de Paris, I'Empereur proclama une amnistie accompagnee de restrictions qui visaient speciale- ment les generaux proscrits. Par un rapprochement que la passion politique avail seule pu inspirer, on meltait sur le meme pied les insurges de juin 1848, transportes par decret de I'Assemblee constituante, et les deportes du 2 decembre 1851; s'il eut e'te possible de conserver quelques illusions sur I'intention veritable du pou- voir, elles furent promptement dissipees par I'avertissement notifie par le ministre de I'interieur a V Assemblee nationale, sous le pretexte d'avoir blame un jugement de la Cour de cassation, en realite pour avoir ose dire quelques mots en faveur de Changarnier. L'histoire se trouve souvent en presence de Tinexplicable. Comment comprendre en effet que Napoleon III, dont le coeur etait bon et genereux, le caractere facile et bienveillant. I.E MAJOR S... I:T M. MOCQUART. 379- s'obstinat ave une telle oplniatrete dans une persecution sans- relaclie contra un liomme dont I'unique toit etait de n'avoir pas voulu servir ses desseins? II I'avait exile parce qu'il n'avait pas doute que le nom de Cbangarnier ne dut servir de drapeau a toutes les resistances, notamment dans Farmee, contre la restauration imperiale. 11 pouvait done pretendre n'avoir obei qu'a un motif politique. Mais a rheure de la loute-puissance, quand il dominait sans conteste non seulement la France, mais aussi TEurope, alors que, par une mesure contraire aux lois et reglemenl* militaires, il avait mis le {jeneral a la retraite, a quel senti- ment, a quelle necessite obeissait-il? Croyait-il que son autorite put encore s'elever a cote de la sienneetlui faireecbec? Regardait-il letnme imperial comme si instable qu il put etre menace par un courant d'idees et d'opinion subitement reveille? Gedait-il a la baine et aux rancunes? Nous croyons qu'il eiit plus sagement agi, mieux servi ses propres interets et ceux de la France, en brisant de sa main le* tables de proscription, en rappelant purement et simplement Cban{jarnier au milieu de I'armee, en lui imposant comme seule condition de sa rentree I'acceptation d'un commandement. Mais la politique est, dit-on, Tennemie naturelle de ce& oeuvres de sagesse et de generosite. L'amertume de cette nouvelle epreuve ne troubia pas la serenite du general ; et cependant il ne se nourrissait pas de I'espoir d'une procbaine reparation. II croyait, en effet, a une certaine dure'e de I'Empire et a la probabilite de plus d'une surprise, provoquee par celle politique inspiree d'une ideo- logic aussi cbere au neveu qu'elle avait ete de'testee par I'oncle. (I Ma sante, ecrivait-il le 26 decembre, demeure imperti- nente a I'egard de ceux a qui je puis deplaire, s'il en est comme on I'affirme, et ma patience, que Dieu daigne mesurer a ma situation, ne semble pas pres de me faire defaut. G'est peut- etre un signe que cette situation doit se prolonger. « L'homme qui me I'a faite mene cependant les cboses 380 CHANGAHNIKR. dun train difficile a soutenir : une gjuerre lointaine et glo- rieuse... pour nos soldats, que partout on nous envie; I'expo- sition des produits de I'industrie et la visite de deux ou trois Souverains; les emprunts successifs; la rentree de la garde imperiale; la levee de la totalite des jeunes gens valides de cliaque classe, tout cela est tres emouvant, et la France est assurement gouvernee par un tres habile impresario. S'etant charge d'amuser a lui seul son public, que va-t-il lui servir apres de si chaudes representations? « Je le crois condamne a s'user dans une agitation immo- deree. » A ces penibles mecomptes venaient bientot s'en ajouter d'autres, d'autant plus sensibles a Ghangarnier, quMls affec- taient ses esperances les plus fran^aises. L'annee 1857, en effet, vit rompre la reconciliation de la famille royale, si peniblement obtenue. L'eternelle question du drapeau fut la cause de la separation. Sur ce sujet, le Comte de Chambord etait demeure constamment impenetrable ; aux instances reiterees par les princes dOrleans, et notamment a Nervi par le due de Nemours, pour faire entendre une decla- ration categorique, le prince s'etait refuse de se prononcer. Cette attitude entraina d'abord un refroidissement marque dans les rapports, et les Princes se crureut obliges de faire savoir au chef de leur Maison que « le doute seul sur cette question les pla^ait dans Timpossibilite de rien faire pour lui; qu'une telle politique ne conduisait a rien moins qu'a la destruction de I'union qu'ils avaient voulu fonder pour reunir sous un meme drapeau, et dans un meme but, toutes les forces monarchiques et constitutionnelles de la France » . Sous forme dune lettre adressee a M. Berryer, le Comte de Chambord repliqua qu'il considerait la communication de ses cousins comme non avenue, et que ceux-ci etant lies a lui par des engagements irrevocables, il ne pouvait admettre de leur part aucune condition. En presence de cette affirmation, les Princes jcrurent neces- saire de faire savoir au Comte de Chambord et de declarer publiquement « qu'en rabsence de toute entente prealable, ils RUPTURE DE LA FUSION. 381 n'avaient pris ni pu prendre aucun engagement". lis ajou- taient que « les dernieres paroles de M. le Comte de Gham- bord les obligeaient a mettre un terme a toute nouvelle tentative d'accord » . Deux lettres furent done adressees dans ce sens par le due de Nemours, I'une a M. le Comte de Ghambord, lautre au due de Broglie. En meme temps, le due de Nemours ecrivait, le 27 Janvier, au general Changarnier, pour lui donner communication de la resolution prise et des motifs qui Tavaient dictee. A cette nouvelle, Bedeau et Lamoriciere eprouverent un etonnement que Ghangarnier ne partagea pas. « La reputation proverbiale des avantages de I'union est trop bien etablie, disait-il, et les inconvenients de la discorde renaissante vont se produire trop vite pour que j'aiele moindre desir de m'excuser aupres de personne d'avoir ardemment souhaite de voir tous les adversaires honorables de Louis- Napole'on former un seul parti monarchique et constitution- nel. J'ai meme eu [ineffable niaiserie de Tespe'rerun moment. « La part de M. le Gomte de Ghambord n'aurait pas ete mau- vaise. Se presenter a la France comme The'ritier des monar- chies de 1814 et de 1830, etre tout a la fois Louis-Philippe II et Gharles XI, n'eut pas ete un role mediocre. Maisj'etais tombe dans une etrange erreur en croyant que M. le Gomte de Ghambord a un trone a conque'rir. II regne deja, et regne si bien a la maniere de Louis XIV, qu'il ne permet pas a ses cousins de lui demander, avant de se mettre a sa disposition, quelle sera la couleurde son drapeau. » La lettre du due de Nemours provoqua une reponse de M. le Gomte de Ghambord, pleine de dignite et de noblesse, mais elle ne sortait pas de ce ton de generalite qui laissait toujours les questions ouvertes, sans jamais faire un pas vers leur solution. Ainsi echouerent les efforts accumules de tant de negocia- tions et de conseils concertes depuis plus de cinq ans en vue de reconstituer Tunion de la Maison de France. Ghangarnier fut parmi ceux que ce triste resultat affligea le plus profondement. 382 CHANGARNIER. tt Si mon amitie cedait au desir de ne pas vous contrarier, 4icrivait-il le 19 avril au comte Paul de Perigord, qui insistait pour qu'il en^jageat les princes a reprendre leurs demarches aupres de leur cousin , il me semble que I'ombre du bien regrettable Cbapot me rappellerait ma stupefaction et nies predictions sinistres lorsque, il y a quatre ans, ii fut amene par les hasards d'un entretien non premedite a me faire connaitre la reserve inebranlable de M. le Comte de Ghambord sur la question du drapeau. Quand le drapeau blanc est tombe, j'ai verse des larmes, et j'en conviens, au risque de passer pour un homme faible ; mais je le tiens pour impossible desormais, et Tincertitude a cet egard pour impolitique. « A votre invitation de conseiller aux princes de renouer des relations avec le chef de leur Maison, je fais la reponse des ecoliers : « Je viens d'en prendre. » « J'ai conseille entre les legitimistes, les orleanistes et ■quelques republicains desabuses un rapprochement com- mands par toutes les regies de la guerre et de la politique, qui sont un peu germaines. Mais chacun est reste fidele a ses principes invariahles ^ car les legitimistes ne sont pas les seuls a en avoir. La derniere Assemblee constituante a ete ennuyee de lourdes harangues sur les droits primordiaux de la Repu- blique, et les princes d'Orleans demeurent soumis a la volonte naU07iale, dont Napoleon III parle et se sert si bien. « Je suis triste, non decourage, et j'espere trouver une occasion honorable de prouver que je tiens beaucoup plus a ma reputation d'homme sense qu'a ma vieille peau, qui enve- loppe un coeur chaud et des membres encore sains. « J'apprecie tres haut VHistoire de Henri IV par M. Poir- son. Gette saine lecture dispose a Tindulgence pour notre epoque en rappelant les rudes conditions que ce grand Roi, cet immortel et adorable Gascon, la plus haute personnification de Tesprit francjais, dut subir pour sauver I'essentiel : la monarchic et Tunite de la France. » Definissant, d'autre part, sa situation dans une lettre a la marquise de Ganay, Ghangarnier e'crivait : « II est une chose incontestable, c'est que je ne suis I'oblige CIIANGARNIF.n ACCUSE D'AVOIR FAVORISli LEMriUE. 383 (I'aucun des partis, ni condamne a en admirer les fautes, la charge serait trop lourde. >) Ell presence des fails qui determinaient une dispersion complete des forces monarchiques, quelquesdefenseursimpru- dents du gouvernement imperial crurent a propos d'ecrire que Napoleon III s'ctait resigne a TEmpire longtemps apres seu- lement qu'ii lui avait ete offert par les hommes les moins soup^onnes de sympatliie pour ce regime. On alia jusqu'a citer Cliangarnier en tete des plus ardents a conseiller un coup d'Etat et des [)lus impatients a I'entreprendre au profit du Prince-president. A I'appui de cette assertion, on ajouta que, le 29 Janvier 1849, le commandant en chef de Tarme'e de Paris avait inutilement presse' Louis-Napoleon de proclamer sa dictature, et qu'ayant echoue, il ditases officiers : « Le Pre- sident a manque une belle occasion. II a eu tort, car il ne s'en presentera peut-etre plus de pareille! » Plusieurs journaux ayant ainsi denature les faits, Cliangar- nier envoya, le 2 juin, au journal tEtoile beige, une lettre explicite afin de retablir la verite; dans un recit succinct, il fit connaitre les de'tails de la seance du conseil des ministres, le 29 Janvier 1849, et la tentative du President pour obtenir I'ap- pui du cabinet a la proclamation de sa dictature. L'incident, qui fit grand bruit, donna lieu a une polemique violente. Cliolat, refugie socialiste, ancien commandant des Voraces de Lyon et ancien representant, s'adressa a Cliangar- nier pour I'accuser d'avoir voulu tenter au 29 Janvier un nou- veau 18 hrumaire contre I'Assemblee. « II me fut dit, ecrivit-il, qu'apres avoir enleve' I'Assemble'e vousdeviezconduire le President aux Tuileries et le proclamer Empereur et, de la, par une revolution de palais, I'emmener a Vincennes. La fusion etait plus avance'e qu'elle ne le semble aujourd'hui, et je croyais reellement a voire role de Monk. «» Non, me dit alors Proudhon, le general Changarnier veut « etre liii. » — Vous avez voulu vous servir de Bonaparte. » Cette absurde imputation ne me'rilerait pas d'etre citee si elle ne devait pas servir a montrer a quel point les passions peuvent Iroubler la vue des hommes moles de plus pres aux 384 CHARGARMEH. evenements, et a donner en meme temps une preuve formelle de la confusion des esprits a la suite de la revolution de 1848. Le chaos des idees, les preventions, les calomnies, les faux bruits repandus, le desarroi general defient toute description, et cette situation ne fut pas un des elements les moins favo- rables aux desseins personnels du President. Mais s'il etait resolu a defendre les droits de la verite liisto- rique, Ghangarnier n'eut pas ete homme a se servir, contre le pouvoirqui I'avait jete en exil, d'armes deloyales. Interroge par M. Kinglake, qui ecrivait une liistoire de la guerre de Gri- mee, sur ses rapports personnels avec le prince Louis-lNapo- leon, il se refusa a aucune revelation a cet egard. Un point particulier excitait la curiosite de I'historien anglais. « Le President ne vous a-t-il jamais montre, dit-il au gene- ral, une lettre de lord Palmerston ou celui-ci disait : — « Je « vous soutiendrai jusqu'a FEmpire inclusivement. » — Je suis persuade que lord Palmerston etait en relation avec le President au moment du coup d'Etat. '? Les instances reiterees de M.Kinglake demeurerent infruc- tueuses, et le general se deroba en declinanttoute communica- tion sur ses relations confidentielles avec le President de la Republique. Les tristesses de I'exil ne lui faisaient done oublier aucun devoir, et cependant I'eloignement de la France lui cau- sait une incessante douleur. Incapable de decouragement, il savait trouver pour ses amis des paroles qui ranimaient leurs esperances affaiblies. « Les consolations que vous me donnez, lui ecrivait Ber- ryer, entrent dans un coeur qui partage chaque jour vos propres souffrances et qui vous est sincerement attache depuis long- temps par ses regrets, ses souvenirs, sesvoeux, comme par I'ad- miration de votre caractere. Vous y ajoutez la reconnaissance que m'inspire ce secourable elan de votre honorable aniitie. » Malines restait le but de visites nombreuses. Elles etaient toujours pour Ghangarnier un adoucissement a la rude epreuve du bannissement, elles lui apportaient quelques rayons du soleil de France, loin duquel tout demeure pale et sans vie. Du nombre de ces fideles etait alors M. Thiers, qui vint a la CANDIDATfRE OFF ERIE A M. THIERS. 385 fin du mois de juillet visiter le champ de hataille de Waterloo. Dans un de ses entretiens, il raconta que TEmpereur, voulant tirer profit de la bruyante rupture entre les deux brandies de la famille royale, avait im;i(jine d'entrainer quelques-unsde leurs partisans. Dans ce but, il avuit provoque les demarches de plusieurs notables de Rouen aupres de M. Thiers pour le determiner a accepter la candidature legislative dans la Seine-Inferieure. Les dele(jues prirent garde delui dire qu'ils ne lui proposaient pas une election politique, mais qu'ils lui demandaient seulemeut d'accepter d'etre le protecteur du tra- vail national dans la Chambre. « All! messieurs, leur repondit Thiers, vous voulez qu'on vous protege ! Mais si vous savez ou Ton pent s'adresser dans ce moment pour etre protege, faites-moi le plaisir de me le dire. Pour moi, je n'en sais rieii. « Quand il y a dans un pays une tribune, on a la protection de la parole et de la libre discussion. Quand il y a la liberie de la presse, on a la |)rotection des journaux, ou Ton peut ecrire librement pour la defense de ses opinions. Quand il n'y a rien de tout cela, aucune protection n'est possible ! » Le refus en pareils termes irrita vivement I'Empereur; il avait serieusement espere attirer M. Thiers par la tentalion de prendre part auxaflaires, pour lesquelles il lui supposait un gout irresistible. Les vues echangees demeuraient forcement sans conclusion pratique; il fallait bien reconnaitre que le regime imperial conservait toute sa force et que sa puissance etait egale au dehors comme au dedans. On ne pouvait done attendre son affaiblissement ou sa chute que de ses fautes et des evene- ments. L'Empereur devait travailler d'ailleurs a sa ruine plus promptement etplusefficacementqu'on n'osait le conjecturer. Au nombre de ceux qui etaient venus apporter a Ghangar- nier leurs impressions etait AI. Doudan, qui a laisse dans les lettres un souvenir si regret te. « J'ai passe quelques jours, ecrivait-il a son retour, avec un vieux et heroique soldat. Quand je dis vieux soldat, ce n'est pas qu'il ne soit encore tres capable de couvrir avec un batail- 386 CHANGAr.N'IER. Ion la retralte de Conslantine. 11 volt les choses liumalnes actuelles d'un regard ferme, sans vaines esperances, sans chi- meres d'emifjre d'aucune sorte. II suitavec curiosite toutesles guerres qui se decliainent sur le monde depuis quelques annees, et je crois bien que I'odeur de la poudre lui donne le genre d'impression qu'aurait eue le cbeval de Job, si on Tavait tenu a Tecurie un jour de bataille. II a la folic de croire que la force n'est pas tout en ce monde. II voyage avec la simplicite d'un officier de I'armee du Rbin ou d'un camarade d'Epaminondas. II faut qu'il ait quelque bizanerie dans I'esprit, piiisqu'il n'est point encore marecbal et qu'il ne fait point partie du Senat. J'ai bien remarque dans la conversation qu'il a des idees tres particulieres sur le point d'honneur. » Les suffrages ne manquaient pas a Changarnier; ils lui venaient des liommes de tout rang, de toute condition. « 11 m'a suffi de tracer votre nom dans mon livre, lui ecri- vait M. Autran, pour qu'un rayon de gloire semblat descendre sur ses pages. » Afin de trouver une diversion necessaire a la monotonie de sa vie, Cbangarnierpassa une partie del'ete d'abord a Ostende, « non pas, disait-il, pour y prendre les bains de mer, qui auraient pu faire circuler trop vite mon sang de brebis, mais pour burner la brise de mer et voir une ties elegante foule de la meilleure compagnie ». En quittant les bords de la mer du Nord, il fit un rapide voyage en Suisse. II etait a peine de retour qu'il apprenait I'autorisation accorde'e au general Le Flo de rentrer en France. Kotre ancien ministre en Russia ayant quitte Jersey, ou manquaient les ressources d'education necessaires a ses enfants, traversait la Belgique pour se rendre en Italic, lorsqu'il pensa a se fixer a Bruxelles. Le gouvcrnement beige etait dispose a lui accorder une autorisation de residence, mais a la condi- tion que la legation fran; Tavoir charge de developperce langage auxques- tionneurs satisfaits ou mecontents, il concluait en disant : « Je me suis permis autrefois de donner aux deux g^randes fractions du royalisme des conseils dont le desinteressement n'etait pas contestable; se rejouit-on d'avoir use du droit egalement incontestable de ne pas les suivre? Je I'ignore. — Je ne les renouvellerai pas, quoique je pense encore tout ce que je pensais en ecrivant, il y a deja bien des annees, a mon ami Paul de Pe'rigord une let! re qui a probablement passe sous vos yeux. « Ma reserve n'est pas de Tindifference, et elle n'est accom- pagnee d'aucune aigreur. (I Si une occasion honorable d'etre utile a mon pays venait a se produire pendant que je suis encore en pleine pos- session de mes forces, elle ne me trouverait pas refroidi. » Cette noble esperance de servir sa Palrie dans quelque occasion demeurait pour Changai-nier le phis ferme soutien de son « coeur de chauvin, — car je suis et, avec la grace de Dieu, ecrivait-il a M. Duvergier de Hauranne, je serai jusqu'a ma derniere heure un de ceux que des gens spiri- tuels, a ce qu'ils disent, appellent des chauvins, — espece de philosophes spiritualistes, fort ridicules en effet, car, pour aimer la France, pour la servir avec devouement, ilsn'ontpas besoin d'avoirpart a ses faveurs » . Les sentiments d'un patriotisme si passionne laissent assez deviner quelle preoccupation causaient a Changarnier les evenements qui se preparaient en Italic. 11 les regardait avec raison comme le point de depart de transformations mena- ^antes pour la grandeur de son pays. Malgre les illusions d'un certain nombre, et des les premiers niois de I'annee 1859, il ne douta pas que la guerre ne fut la consequence inevitable de la situation provoquee par I'Empe- reur. II apercevait nettement les reves de retablissement de I'Empire d'Allemagne au profit de la maison de Hohenzollern et le mouvement probable de Topinion en Prusse et dans les CONSEQUENCES DE LA CUEISRE D'lTALlE. 393 Etats secondaires. II blamait FAiigleterre d'avoir, aux depens de ses interets, aljandonne rAutriclie, et les puissances media- trices de n'avoir ose qu'une action sans energie. « La guerre, e'crivait-il le 17 mai, aboutira fatalement a un de ces deux termes que je n'ai pas cesse de signaler depuis qu'elle est en perspective : ou I'Europe sera revolutionnee, ou mon cher pays humilie et compromis. » C'est Tune et I'autre de ces conse'quences qui devaient sortir de la politique inauguree par TEmpereur. Jusqu'a ce moment le bonheur plus que Tliabilete avait servi ses entre- prises. II avait, en effet, eu surfout le rare avantage que, seul en Europe depuis presque huit ans, il avait conslamment pris Tinitiative ; ses adversaires secrets ou declare's s'etaient bornes a parer plus ou moins maladroitement ses coups, sans jamais essayer de le de'concerter parquelque riposte foudroyante. En entrant dans le systeme des nationalites, il forgeait les amies des ennemis de la puissance fran^aise. « Tons ceux dont il flatte ainsi les aspirations, disait Chan- garnier, Tempecberont bien de s'arreter dans cette voie. lis lui crieront ce que, selon le grand orateur cbretien, I'babitude du pecbe et la nature orient au pecheur : Marcbe ! marcbe ! marche ! Et il marchera jusqu'a ce » Ce n'e'tait done pas Tincertitude de la victoire, mais les consequences politiques de la guerre qui causaient de justes apprehensions au general. 11 ne doutait pas de la defaite des Autrichiens. « A I'exception du prince Napole'on, ecrivait-il le 17 mai, appele a un commandement se'pare... de I'ennemi par une grande distance, tous nos commandants de corps d'armee me semblent des Annibal et des Napoleon en comparaison du general Giulay. Selon toute probabilite, celui-ci sera bientot refoule dans le fameux quadrilatere de Pescbiera, Mantoue, Verone et Legnano, ou dans le triangle dont ces trois dernie- res places sont les sommets, s'il est vrai que les Autrichiens soient disposes a sacrifierpromptement Pescbiera. Leur armee formee par Radetzky, pleine de son souvenir, parfailement disciplinee, organisee et pourvue, n'a rien su faire pendant 39i CHANGARNIER. que nos batalllons etaient en France, puis debarquaient len- tement a Genes ou descendaient le mont Genis d'autant j)lus peniblement qu'on parait avoir oublie que pour notre admi- rable infanterie la chaussure est le vetement necessaire. Tout le reste est du luxe en coniparaison. Schocking ! mais c'est ainsi. » Puis il discutait un a un, en detail et nvec une admiral)le ■connaissance du terrain, les differenls projets probables des Autrichiens, de'signait les cbamps de bataille oil ils pouvaient tenter de nous attirer, admettait riiypothese ou ils se decide- raient a resister jusqu'aux portes de Vienne et citait le mot celehre de Napoleon apres Wagram : « Le plus fort n'est pas celui qui donne les coups, c'est ceiui qui les supporte. » Et plus tard, lorsque les faits eurent donne raison a ses previsions : « Tout serait inexplicable si on me'connaissait que la {juerre •d'ltalie et le traite de Villafranca sont le premier volume ■d'une oeuvre a completer. Pour danser sur la corde tendue de ses propres mains, Napoleon III tient un balancier qui a une bombe orsinienne a une de ses extremites et, a Tautre, re'critoire presque aussi redoutable de M. Louis Veuillot. » Au lendemain de la i^entree de I'armee d'ltalie a Paris, le Motiit€U7' du 17 aoiit annonca que TEmpereur accordait une amnistie pleine et entiere ; les portes de la France s'ouvraient pour Cliangarnier sans conditions. II pouvait done, sans se dejuger et en restant fidele a la regie imposee par lui a sa propre dignite, rentrer dans ce pays hors duquel il avait tant souffert. En s'eloignant de la Belgique, il emportait le souvenir le plus reconnaissant de sa genereuse bospitalite et des temoi- gnages qu'il avait re^us. Son affectueuse sympatliie etait acquise a ce noble pays, au souverain e'minent qui le gouver- nait. Pendant huit annees, il avait suivi avec un interet inces- sant son developpement ; il avait admire sa sagesse, son respect > Pour le moment, elle demeurait, en reahte, parfaitement fermee, et la liberte n'existait que pour le pouvoir. On le vit bien lejourou, du haut de la tribune du Senat, le prince Jerome -Napoleon se crut autorise a adresser aux princes d'Orle'ans des injures officielles, auxquelles le due d'Aumale riposta avec une vigueur pleine d'ironie et de bonheur. Sa (t Lettre sur I'Histoire de France » eut un succes prodigieux ; elle demeura sans replique. Changarnier fut des premiers a applaudir son auteur. « Aucune felicitation ne pouvait metre plus precieuse que la votre , lui repondit le prince. Je n'ai pas songe a I'effet; j'ai Fait seulement ce que I'honneur me semblait commander. Je suis heureux qu'un juge aussi competent ait senti comme moi. ') La confiance du prince dans les appreciations de Chan- garnier ne puisait pas seulement sa source dans le sentiment d une ancienne affection, elle s'inspirait d'une longue expe- rience, des avis d'hommes eminents, et, en premiere ligne parmi ceux-ci, le Roi des Beiges, dont la sagacite politique a laisse de si grands et unanimes souvenirs. « II ma spontanement parle de vous Tautre jour, ecrivait encore M. le due d'Aumale a Changarnier, dans les termes que j'aurais pu employer, non seulement louant les qualites que tout le monde vous eonnait, mais frappe surtout de la nettete, de la clairvoyance et de la liberte de votre esprit, de la siirete et de la moderation de vos jugements. « Mais, suivant le mot tres vrai de M. Ancillon : a On peut 26 402 CHANGARNIER, donner des conseils, on ne donne pas I'esprit de les suivre. » Changarnier avail eprouve trop souvent la verite de ce piquant aphorisme pour ne pas se cantonner dans un role d'observateur patient des evenements. lis avaient, a ses yeux, le caractere d'evolutions successives, obeissant a cette loi commune a la politique et a la nature, qui veut que rien ne demeure stationnaire. L'art de Thomme d'Etat est alors de faire servir Tedifice existant a la construction de celui qui s'eieve, de les faire concourir a la meme oeuvre, de ne pas permettre que tous deux deviennent des forteresses ennemies, destinees a per- petuer la guerre entre des elements faits pour s'entendre, ega- lement necessaires I'un a I'autre, La politique de gouvernement interieur a laquelle il assistait tendait a des resultats directement conlraires; elle multipliait les causes de divisions et de mecontentement, elle paraissait sMnspirer constamment de cette tactique d'atermoiements que caracterisait si justement M. Thiers, lorsqu'il ecrivait, le 12 septembre, au general : « On veut bien que I'oeuvre italienne aille a tous lesdiables, mais on ne veut pas passer pour auteur de sa deconfiture. On ne veut pas davanlage etre responsable de la ruine definitive de la Papaute, et, pour ce motif, on restera a Rome. Combien de temps pourra-t-on jouer ce jeu complique? Je n'en sais rien, mais je suis sur qu'on le jouera jusqu'au dernier moment. » L'annee s'ecoula ainsi, Napoleon III voulant, suivant son expression, « laisser marir la question italienne » . Comme de coutume, I'automne ramena le general a la Roche en Breny. Peu de jours apres son depart, M. de Montalembert racontait a un de ses botes, avec une modestie digne de son caractere, Timpression qu'il avait conservee du sejour de Changarnier. "Nous avons eu quelques visites, disait-il", presque tou- jours de vieax naufrages comme moi, entre autres le general Changarnier. Vous avez bien pu Toublier, puisque la France, ' Extiait (I'un recit adresse au general Cliangainicr, par le comte Apponyi. ELOGE DU GENERAL PAR MONTALEMCERT. 403 •fju'il a deux fois sauvee des griffes du demon revolutionnaire, en avril 18iS et en juin 1849, I'a completement oublie et sacrifie aux nouveaux favoris de la Fortune. « Get homme que nous avons vu pendant deux ans au pinacle de la grandeur, protecteur de Louis-Napoleon et, bien autrement que celui-ci, I'idole des conservateurs effrayes, a supporte avec la plus noble resignation les douleurs de la prison, de Texii, de la disgrace, aggravees par I'age et la pauvrete. 11 a subi la terrible epreuve de voir Farmee fran- ^aise, dont il etait un des diets les plus renommes et les ,plus populaires, courir sans lui a de nouveaux succes, et ses inferieurs y gagner le baton de mareclial, qui lui etait dii et <|ue lui aurait assure un seul acte de complaisance pour Napoleon 111. « Pour moi, qui supporte si impatiemment le neant ou je suis tombe , je me sens penetre de respect devant cette vertu calme et sereine, dont je suis si pen capable. 11 vit maintenant, reduit par la malveillance du pouvoira une miserable pension de six mille francs, dans un village du Morvan, d'ou il va passer quelques semaines aupres de ses vieux camarades et coUegues a Paris, quand il a pu e'conomiser de quoi faire le voyage. Cette annee, il me confiait qu'il serait force d'abreger ■de moitie son sejour a Paris, parce qu'il avait du prendre sur son petit avoir de quoi elever une croix de pierre a la place •d'une croix ruinee devant son eglise. « Voila ce que c'est que le veritable honneur, et j'estime qu'apres la saintete il n'y a rien de plus beau, non seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu. » — « Un grand « coeur dans une petite maison ! » — Cette belle parole du Pere Lacordaire est parfaitement realisee par le vieux guer- •rier, tombe du faite des grandeurs dans une adversite imme- ritee. » Au mois d'octobre 18G3, le gene'ral cut le cruel chagrin de perdre sa soeur, mademoiselle Antoinette Cbangarnier, dont le coeur etait rempli du culte de la dignite et de I'honneur de son illustre frere. La separation fut une epreuve dechirante pour le general. 404 CHANGARNIER. » C'est un i^rand changemenl dans ma vie, ecnvail-il a la marquise de La Tour du Piu. Mais je ne suis pas de ceux que la plainte soulage et qui fatiguent leurs amis de leurs gemisse- ments, et je me hate de vous remercier de voire bien bonne lettre, dont je suis tres touche. — Nous mourons par lambeaux, et bien souvent le meilleur de notre vie sen va avant que nous nous en allions nous-memes ! « Si des considerations budgetaires, avec lesquelles je suis oblige de compter, sans en rougir ni men glorifier, me le permettent, je retournerai a Paris a I'epoque ordinaire, et je serai tres empresse de vous y porter Thommage de mes senti- ments les plus respectueux. » Ghangarnier reprit ses quartiers d'liiver accoutumes a Paris, peu apres le moment ou M. Thiers fit sa premiere rentree a la tribune. Son succes avait ete tres grand, aussi bien a la Ghambre que dans le public de Paris; il avait reparu dans tout Teclat de son incomparable talent. « Vous, I'un des meilleurs, ecrivait-il, des le lendemain de son discours, au general, venez done nous rejoindre et nous soutenir de votre patriotisme et de votre esprit! » Les circonstances pretaient, du reste, des arguments puis- sants a Torateur de Topposition. Les embarras du Mexique, tous les jours plus lourds, la necessite d'un emprunt enorme, impossible sans la garantie de la France, le souci de contenir la Ghambre et de faire face aux difHcultes d'une politique irreflechie, toutes ces complications rendaient le gouverne- ment inquiet, agite. Elles laissaient, d'autre part, un role facile a Topposi- tion, et notamment a M. Thiers : exposer les affaires du pays sans violence et sans faiblesse, reclamer ses droits la Gonsti- tution a la main, satisfaire par la non pas seulement les raf- fines , mais encore les masses, qui sont aux scenes poli- tiques ce que le parterre est au theatre, montrer enfin que de graves evenements devaient surgir du chaos cree par la destruction des traites de 1815. « II faut les detester, disait autrefois M. Thiers, mais les ex^cuter. » PRONOSTIGS D'AVENIR. 405 II est vrai que, depuis cette epoque, chacun en avait emporte un lambeau. A ce moment-la meme, les conseils partis du Palais-Royal excitaient le soulevement de la Pologne, provoquant les mecontentements de la Russie que I'interet de la France commandait de menager, nous exposant a une guerre redoutable, sans chance aucune d'ameliorerla position de ceux qu'on pretendait proteger. L'expedition du Mexique , dans laquelle s'engouffraient nos ressources militaires, preserva le pays d'autres aventures, mais elle nous laissa desarmes devant la politique qui se tra- mait contre nous; elle mit le gouvernement imperial dans Timpossibilite d'user de son incontestable ascendant et de tenir le ferme langage qui aurait arrete les ambitions alle- mandes. L'action de notre diplomatie fut faible, indecise, parce qu'on etait liors d'etat de I'appuyer par les armes. Au debut de I'annee 1864, les hommes les mieux places pour juger cette situation gardaient encore I'espoir de conser- ver la paix. « Bien que I'avenir soit assez inquietant, disait le Roi des Beiges, je n'en suis pas alarme. Tout le monde a un si grand interet a eviter la guerre generale, que si, du cote de I'AUe- magne, il ne se commet pas de grande faute, je suis convaincu qu'on pourra la conjurer. » Mais la sagesse du Roi Leopold avait fort a faire pour calmer les esprits , et I'horizon politique restait charge de nuages mena<^ants. L'Europe, trop engourdie pour defendre le droit public, laissait ecraser le Danemark, qui n'avait a opposer a ses assaillants que le bon sens et le bon droit, et Napoleon III ne faisait pas entendre une parole ferme, suffisante pour arreter I'agression brutale qui preparait des bouleversements funestes. Aussi M. Thiers pouvait-il e'crire avec raison a Chan- garnier : « La nouvelle Sainte-AIliance est evidente; seulement, elle ne sera pas sainte; elle sera profondement hostile sous des formes polies, et le fameux blocus diplomatique du Roi Louis- Philippe recommencera sous nouveaux frais. » Au milieu des inquietudes publiques qu'il partageait avec 406 CHANGAnNIEH. clairvoyance, le general jouissail, dans le calme de la retraite^ de son incessante activite d'esprit. « En vous quittant trop tot a nion gre, ecrivait-il, le 22 sep- ternbre, a la marquise de La Tour du Pin, apres un sejour a Fontaine-FranQaise, je me suis acquitte de mes petits devoirs^ d'adminisiration particuliere. Ce n'a ete ni long, ni difficile. Je suis venu ensuite, pour quelques semaines, dans un frais pays, fort aime de ma jeunesse. J'y suis avec des parents pour qui j'ai des sentiments plus affectueux que ne le sont d'ordi- naire ceux des souverains pour leurs heritiers. « Pour vous engager a ne pas me refuser de vos nouvelles un peu detaillees, je voudrais pouvoir vous annoncer quelque incident digne d'attention dans ma petite vie douce et occu- pee. Tout y est calme , quoique exempt de monotonie et d'ennui. « Les leLtres ine'dites, re'cemment publiees, de madame- Holland, ont ete ma derniere lecture. Malgre mon gout pour les femmes belles et capables de devouement , celle-ci ne m'est pas sympathique. Elle a, au plus haut degre, la triste vertu d'envie et se montre implacable dans la haine des classes dont I'orgueil a offense sa jeunesse. Tres eloquente dans I'expression de son amour ou de ses passions politiques,. elle est souvent de'clamatoire; elle me glace au moment oii elle allait me toucher. « Malgre votre sang-froid habituel a I'egard de la politique,, vous avez surement remarque le traite signe le 15 septembre entre Napoleon III et Victor-Emmanuel. Cette grande con- cession du premier au second prouve que nous avons un besoin urgent d'un allie, et que nous ne pouvons en avoir d'auti'e que le Roi d'ltalie. » « La pitoyable convention du L") septembre » , comme Tap- pelait justement M. Thiers, avait le double but de faire croire aux Italiens que I'Empereur leur abandonnait Rome, et au Pape qu'il avait obtenu des Italiens qu'ils y renoncassent. Enre'alite, elle ne resolvait pas la question qu'on avait pre- tendu trancher; elle contenait pour le Pape la perte de Rome aterme fixe et, de plus, tousles froissements capables de nous LA CONVENTION DU 15 SEPTEMBIiE. 407 alienerdans I'avenir ralliance italienne, que le cabinet impe- rial croyait inebranlable. L'imprevoyance etait flagrante et le leurre evident, malgre les illusions dont on se flattait a ce moment, taut a Paris qu'a Rome. Au point de vue exterieur, Tannee etait mauvaise pour la France; elle marquait, sur les j)oinls les plus embarrasses de notre echiquier politique, des ecliecs si(jnificatifs : en llalie d'abord, pour les raisons que nous venous d'indiquer; en Allemagne, d'autre part, par la defaite du Danemark. Dans le cercle de ses amities privees, le general avalt vu disparaitre deux hommes pour lesquels il protessait un egal attacbement : c'etait d'abord Bedeau. « 11 est mort, e'crivait Cbangarnier, comme un juste qu'il etait, avec une resignation et une simplicite toucbantes. II elait un ami sur et certainement Tun des plus bonnetes bommes que j'aie connus. » Quelques mois plus lard, mourait le ge'neral Drolenvaux, son ancien cbef au temps ou il servait a la division des Pyre- nees-Orientales. « 11 se fait de cruelles trouees dans le bataillon des braves gens, disait le general; serrons nos rangs!... « Pour moi, j'avais trouve le bonbeur (jui passe, etje crois avoir soutenu I'honneur qui reste. » Cette pense'e, dont il avait fait sa devise et son guide, resu- mait sa consolation des epreuves du passe et son esperance dans les jours difliciles qu'il entrevovait. Tandis que les plus pene'trants envisageaient que les fautes commises nous pla- <;;aient en face de difficultes redoutables assurement, mais non pas impossibles a resoudre sans trop de dommages pour la France, Cbangarnier nedoutaitpas qu'elles dussent entrainer, au moins pour un temps donne, leffacement de la puissance fran^aise. Mais la brume qui enveloppait Tavenir etait encore trop epaisse pour permettre autre cbose que des conjectures. Si la politique etrangere e'tait active au dela du llbin, elle demeurait cbez nous, en re'alite, purement spectatrice. « Tous les Allemands sont furieux contre M. de Bismarck, 408 CIIANGARNIER. ecrivait INF. Thiers le 14 aoiit 1865, les Prussiens compris, qui ne se sont pas laisse seduire par de fausses amorces jetees a rambition nationale, etqui veulent etre libres d'abord, sauf a etre glorieux et puissants par-dessus le marche. On croit que i'Aiberoni prussien, auquel il ne manque que d'etre abbe et d'avoir autant d'esprit que son modele pour lui ressembler tout a fait, succombera a I'oeuvre. Tant mieux pour TEurope et pour la France! Pour le moment, la redoutable question dont nous avons fait cadeau a TEurope par notre conduite dans I'affaire danoise est ajournee, mais reste grosse. « Nous jouons la le jeu de bonnes gens chantant notre chanson favorite des nationalites, ou plutot la fredonnantd'un air distrait. Mais, audela du Rhin, personne ne s'y trompe, et ce sera une raison pour le maintien de la paix. » Et M. Thiers ajoutait, en terminant sa lettre : « Je travail le comme de coutume a une besogne philoso- phique que j'ai entreprise depuis nia jeunesse , en pensee plutot qu'en ecriture, sur le bon sens en toutes choses. Convenez que retablir un pen ce pauvre bon sens tant outrage, lui rendre quelque renom, quelque popularite, quelque clientele, surtout dans ce temps infatue de lui- meme et si devoye en toutes choses, serait uue bien bonne oeuvre. « Je travaille done sur le bon sens applique a tout, et je me repose ainsi d'une besogne par une autre, sans savoir du reste si je publierai jamais rien des reflexions que me suggerent I'age, I'experience et ma bonhomie. » Changarnier eiit ele bien curieux d'aller a Vigny lire quel- ques-unes de ces pages dediees au bon sens; il eut ete fort capable de fournir a TinfatigaMe penseur quelques develop- pements sur le theme qui Toccupait. L'inexorable raison du budget le priva de ce plaisir, comme elle le priva, peu de semaines plus tard, d'aller assister aux funerailles du general de Lamoriciere, mort subitement en Artois le 1 1 septembre, mais non sans avoir eu le temps de temoigner de ses senti- ments de foi chretienne. II n'avait que cinquante-neuf ans ; il espe'rait encore servir L'ENTREVUE DE BIARRITZ. 400 son pays, qu'il aimaitavec passion, et ildisparaissait presque a ]a veille des evenements dont on pressentait deja vaguement rexplosion. Malgre cet instinct averlisseur du danger, plus dun esprit avise conservait des illusions. On se trompait sur Tissue des celebres entretiens de Biarritz, ou Thabilete de M. de Bismarck sut a la fois jouer si completement TEmpereur et deviner ses irresolutions. On plaisantait la satisfaction affirmee par 1 envoye prussien a la suite de son vovage ; on se persuadait qu'en faisant formuler devantle Corps legislatif, par le ministere,de nouvelles declarations en faveur du Saint- Siege, on avait coupe court aux revendications de lunite italienne. o ^ous allons quitter Rome peu a pen, ecrivait M. Thiers au general, comme il convient a notre franchise, et nous allons traiter la Papaute a la maniere de ce monsieur qui tuait ses femmes en leur chatouillant les pieds ; elles etaient mortes sans traces de lesion, ni de poison. C'est bien le cas de dire avec Cousin : " Enfin nous avons connu un politique ! " Les previsions les plus pessmiistes n'arrivaient pas a aper- cevoir meme I'ombre des evenements qui devaient marquer Tannee 1866. On en etait au malaise indefini qui precede les heures perilleuses, on sentait que les fautes commises allaient porter leurs fruits, on passait successivement de Textreme inquietude a I'assurance la plus exageree. « Pauvre Autriche ! e'crivait d'AUemagne a Changarnier un diplomate russe. Elle fait une piteuse figure. II e^t impos- sible davoir plus entierement abdique en faveur de sa rivale. On pretend que I'Empereur et la nation auraient voulu tenir bon, mais que le ministere a manque' d'energie. N'avez-vous pas admire la charmante ironie on il pst dit que la Prusse occupera Kiel, en attendant la creation d'une flotte allemande? On assure qu'il y a une entente entre le Cavour du Nord et TEmpereur Napoleon. C'est un vieil etudiant fort pour casser les vitres, sachant bien que le bourgeois finira par les reparer. 11 n'est gene ni par la loi, ni par la foi. « Quanta I'Angleterre, on aura beau vouloir Tankyloser, elle 410 CHANGAHMi:n. sera toujours sujette a ces reveils du lion qui surprennent de temps a autre ceux qui comptent sur son apalhie. » Cette appreciation temoij^ine d'un sens bien net du terrain deja gagne par la Prusse, ef d'une penetration certaine de& probabilites de Tavenir. De son cote, M. Duvergier de Hau- ranne resumait tres justenient la nature du mouvement actuel de I'opinion lorsqu'il disait : « II y a dans les populations des villes et des campagnes un mouvement d'independance tres marque. On ne veut pas- renverser le gouvernement,mais on veut etre gouverne autre- ment. Les representants officiels du pouvoir ont perdu leur ancien prestige. Le mecontentement est certain, car se sou- mettre a la destinee n'est pas en etre content. » La politique seule est assurement une muse aride et secbe, et cependant le lecteur nous pardonnera de nous attacher a tracer dans ses lignes generales le mouvement des idees et des faits, des erreurs et des imprevoyances, des reveries et de& faiites a travers lesquels on se rapprochait insensiblement des transformations colossales qui ont bouleverse I'Europe, de montrer avec quelle sagacite Changarnier les jugeait, de presenter ce petit groupe d'bommes eclaires devinant les malheurs presque inevitables de la France, se desesperant de ne pouvoir pas les prevenir et souffrant ainsi tout ce que pent faire endurer, en de telles conjonctures, le patriotisme le plus devoue. A Touverture de la guerre de 186G, Changarnier blamait les dispositions de Benedek, I'indecision qu'elles revelaient,. un systeme qui n'etait ni une tranche offensive, ni une defen- sive decidee; il regardait la campagne comme mal engagee. L'issue ne donna que trop raison a ses critiques : n Ayant rEl])e pour se couvrir, ecrivait le gene'ral a M. Thiers, deux places fortes pour appuyer ses ailes et se mettre a Tabri dun mouvement tournant, comment a-t-il pu se porter au dela de I'Elbe, livrer bataille a decouvert, s'ex- poser a etre tourne a droite et a gauche, et, en cas d'e'chec, se condamner a repasser en desordre le fleuve et a perdre tant de cavalerie et de belle artillerie? S'il s'etait conforme au.v LA CAMPAGNE DE ROHEME, 411 indications les plus evidentes, il se fut reserve les meilleures chances en obligeant les Prussiens, quis'etaient engages dans Toffensive, a attaquer une position presque invincible. Ces fautes tactiques, quiressortent avec une incontestable neltete, sont la cause directe de cet immense echec, si imprevu pour tout le monde ; le fusil prussien, dont on dit tant de merveilles, n'a ete en tout ceci qu'un instrument secondaire. » « C'est une chose vraiment douloureuse, lui repondait le 10 juillet M. Thiers, de voir le droit toujours vaincu, Tiniquite toujouis triomphante, et la France travaillant de ses mains a satisfaire les ambitions de ses voisins pour se placer dans un veritable etau, entre TAllemagne du Nord et I'ltalie unifiees. La posterite pourra-t-elle croire une telle chose? II est certain que Tesprit public des Prussiens, fouette sans cesse par la presse, les discussions des Chambres, s'est exalte. La liberte donne aux nations le diable au corps, et les Prussiens, depuis quarante ans, se nourrissent d'idees politiques qui portent a Tenthousiasme qui fait les grandes choses. « Les Autrichiens ne sont pas encore sous les vents ardents de la liberte. Leur vie est un demi-reveil ; militairement braves, ils n'ont cependant pas le demon qui transporte. II y a longtemps que je dis : L'Autriche descend, la Prusse monte ; done il faut changer notre marche et nous tourner contre celui qui monfe en faveur de celui qui descend. C'est I'in- teret le plus simple, le plus legitime de la conservation qui doit nous dieter cette politique. « Je crains les Prussiens pour nous, et je voudrais bien etre au lendemain, non a la veille de la premiere bataille. L'Autri- che a jete sur nos epaules le fardeau de la situation. N'y a-t-il pas la une chance de guerre evidente, et de guerre sans avan- tage possible? Le sol allemand est fjarde par la passion teuto- nique, le sol beige par la politique tory, et il faudrait se battre pour le seul equilibre europeen ! » Sans doute, auxyeuxde la prevoyance, I'e'quilibi-e europeen importe plus que les agrandissements territoriaux, mais le reveil etait cruel, alors qu'on se rappelait qu'on aurait pu d'un mot empecher la guerre. En quelques jours, nous avions perdu 412 CHANGARNIER. Tarbitrage de I'Europe; c'etait la consequence de cette poli- tique des velleites, politique vague, tentatrice, vivant de reves, pariant avec tout le monde, ayant I'air profond parce qu'elle estindecliiffrable, mais au fond vide et dangereuse. Au milieu de ce monde seme d'ecueils, rien n'est, en effet, plus funeste que d'etre sans but ciair et sans route clairement tracee pour Tatteindre. En presence d'un ecbec si complet, Temotion generate fut indescriptible; on discutait, on s'agitait, on cherchait en vain quelle resolution pouvait etre efficace. « En I'etat ou nous sommes, ecrivait Cbangarnier, il n'y a pas un bon parti a prendre ; en huit jours, d'arbitre des nations, la France en est arrivee a devoir compter avec tout le monde ! » Mais, s'il deplorait avec une douleur profonde les fautes commises, Cbangarnier ne s'associait pas aux critiques gene- rales qui s'elevaient contre la generation presente; il se sentait porte a lui pardonner ses caprices, ses defaillances, pourvu qu'elle fit preuve de vigueur et de resolution afin de reparer le mal. Mais comment le reparer? « En me promenant avec le due de Broglie dans son iieau cbateau de Broglie, lui ecrivait le 30 aout M. Tbiers, nous chercbions le remede, et nous ne le trouvions pas ; je veux dire que nous ne trouvions pas un moyen tres prompt, tres praticable, tres efficace. Beaucoup d'economie, tout consa- crer a accroitre la force militaire, une grande patience pour attendre une bonne occasion, une grande habilete a la faire naitre, amener I'Europe a soi et puis, le moment venu, la saisir vigoureusement pour empecher le geant enfant de devenir bomme. Voila le remede! « Mais peut-on esperer tout cela aujourd'bui? La bonne administration, la vue longue, le coup d'oeil, les opinions sages, I'a-propos, sont les belles et rares chimeres. Et pour- tant ce sont nos seules ressources ! Tout cela est triste, et je retourne a Bacon, Descartes, Leibnitz, Seneque, Platon, Tite-Live, dans ler^uel je lisais bier un admirable recit de la mort de Ciceron ! LA SITUATION' SANS REMEDE. 413 (I Quelle bonne compngnie que celle des grands esprits, quand on est prive des compagnons de sa vie, gens tels que vous et quelques autres bien peu noml)reux!» Un philosophe a dit que la scene du monde ne languit jamais et que le spectacle en est toujours amusant. Cette elegante boutade n'etait pas pour consoler les esprits les plus friands d'emotions. Personne n'aurait ose dire que la France flit serieusement menacee par des evenements qui la frappe- raient directement; mais sans I'avouer, plus d'un le redoutait au fond du coeur. Sous le coup de grandes bumiliations, I'opi- nion etait entrainee dans un sentiment de mecontentement, sans que celui-ci la decidat a soutenir les mesures ne'cessaires de preparatifs militaires. Aussi le public de toute condition fut-il tres froisse des conclusions du rapport du ministre de la guerre a I'Empereur sur la necessite d'une nouvelle organisa- tion de I'armee. On croirait que la France a ete battue devant Tennemi, disait-on ; pourquoi ne pas se mettre en etat de parer a I'avenir sans bruit? L'idee du service obligatoire etait deplaisante aux campa- gnes, naturellement bostiles a I'impot du sang ; on regardait ce systeme comme une sorte d'importation presque barbare, et Ton repoussait la suppression de tout remplacement. Cerles, detelles objections etaient peu sages; mais comment ne pas excuser le pays, dont la grande masse n'etait pas en etat de comprendre la portee veritable du coup qui I'avait atteint? En mesurer toute la cruelle etendue etait le triste privilege d'une petite phalange d'elite, mal ecoutee, seule capable de de'couvrir quelque chose de cet horizon cache aux yeux du plus grand nombre chez une nation ou le plus grand nombre fait 1 1 loi. K Nous serons un jour seuls contrc la Prusse ! « , ecrivait trop prophetiquement Changarnier en expliquant les raisons pour lesquelles nous ne pouvions compter ni sur I'Autriche, ni sur I'ltalie. Les uns accusaient son pessimisme ; d'autres, plus perspi- caces, reconnaissaient avec tristesse qu'il voyait juste dans 414 CHANGARMEll. I'avenir. Un de ces dei'iiiers, devauQant le verdict de Thistoire, <3oncluait en lui ecrivant : « Quel lionneur, quelle gloire pour vous d'avoir eu des le premier jour la sagacile de tout deviner, de tout prevoir, at, plus lard, le courage de tout mepriser, de n'avoir pas ete ua instant ni dupe, ni complice, d'avoir toujours crie gare, casse- cou, a la France ! « La posterite jugera a quel point vous avez ete eclaire et desinteresse. L'histoire dira qu'ainsi que Lamoriciere, vous ne vous etes pas laisse eblouir par le pre'texte de servir le pays, que vous avez triomphe de la plus (jrande de toutes les seductions, celle de gagner des batailles; que, dans votre fiere retraite, vous avez mieux compris que tout autre les vrais interets de la France ! » Pour dominer le conflit des idees, des opinions, des con- seils, il eut fallu une direction, et celle-ci n'etaitnulle part. On la cherchalt vainement aupres du clief de TElat, comme en temoigne cette lettre caracteristique d'un personnage haut place de Tentourage imperial, qui ecrivait a Changarnier : « L'Empereur n'a plus guere de resistance a opposer a rien et a pei'sonne. Sa sante reste ebranlee ; il a besoin de soins, de repos, de calme. Sincerement degoute des embarras du trone, il se mele le moins pos-^ible des affaires publiques. Ses ministres sont au desespoir, encore plus de sa torpeur et de son abattement que des difiicultes inouies de I'exterieur. Je dis I'exterieur, car Tinterieur, tout en etant de'sillusionne, ne veut pas de revolution ; on se laisse mener n'importe ou ni comment, pour sauvegarder les interets materiels, Tidole du jour. L'impuissance en tout me semble re'sumer I'etat actuel. On attend Dieu sait quoi pour venir en aide a une situation grave et embarrassee. » II est dans les pbases d'unepartie certaines situations de'ses- perees on I'babilete' du joueur le plus fecond en ressources ne saurait pas conjurer la defaite. Telle etait alors la position faite a la France par les evene- ments; elle avait laisse passe I'heure favorable, elle avait assiste dans une inexplicable impassibilite aux mouvements qui ISOLEMENT DE LA FRANCE. 415 avaient transforme les conditions politiques de TEurope. Les fameux traites de 1815, dont la destruction resumait tout le projjramme imperial, avaient Lien ete dechires, mais dechires contre nous, et I'oeuvre devait arriver fatalement a son couronnement. Malgre tout, on croyait encore y echapper: les uns pla- •^aient leur espoir dans le reveil d'opinion qui se manifeslait -dans la Cliambre et dans le pays. Les discours de M. Thiers, en decembre, avaient trouve en effet un echo profond; de toutes pnrts les lettres afHuaient {)Our lui apporterdes adhesions aux idees qu'il avait exprimees et des encouragements aux efforts dont il donnait I'exemple. Dans les cercles officiels meme, on accueillait avec sympathie ces avertissements tires aix ( onclu avec Napoleon HI? Quoi qu'il en soit, il y a la une indication que les forces de la France, toutes decimees par la defaite qu'elles pussent etre , etaient jugees encore capables de grands et peut-etre victorieux efforts. Rentre a Saint-Julien vers la lin de I'apres-midi, le general sentait, pour la premiere fois de sa vie, les atteintes cruelles du decouragement. Comme les officiers , Tentourant dans la cour du quartier general, lui racontaient diffe'rents traits de I'entree des Prussiens : « Messieurs, leur re'pondit-il avec tris- tesse, vous en verrez bien d'autres ! » II eut la douleur d'assister a I'occupation de INIetz par le vainqueur, a la remise de rarme'e prisonniere en vertu de la capitulation ; mais aussi la consolation d'etre te'moin du respect, du devouement et de I'affection des soldats pour leurs chefs. II vit les officiers allemands se montrer, en riant, pres de la maison qu'il habitait, les arbres manges par les chevaux. Sa hate de s'eloigner de ce dechirant spectacle lui faisait attendre impatiemment le depart. Conformement aux stipulations qui accordaient aux officiers generaux le droit de choisir le lieu de leur internement, il se decida a se rendre a Francfort-sur-le- Mein. Le 31 octobre, il se disposait a prendre conge de M. Emile Simon, dont il avait accepte depuis la veille I'hospitalite a Metz en quittant Saint-Julien, lorsqu'unarde de camp du prince Frederic-Charles lui apporta un sauf-conduit pour les pays neutres, sans reclamer aucun engagement, meme verbal. Touche de ce procede,iI resolut d'allerde nouveau demander rhospitalite a la Belgique. Le 1"' novembre, toujours accom- pagne du fidele Antoine, il se dirigea sur Luxembourg. Le voyage ne s'effectua })as sans difficultes. A Sarrebriick, il dut attendre toute la journee au buffet de la gare de pouvoir reprendre sa route. Un officier prussien, respec- tueux d'une si grande infortune, veilla lui-merae a son 452 CHANOARNIER. embarquement, au transport de sa petite valise et de son sac dans le compartiment. II telc'^jraphia a Luxembourg pour assurer au general un logement cbez un « conseiller » , tous les hotels etant bondes. Son bote de basard le requt avec des fcvrards dontil garda un souvenir de veritable gratitude. Enfin le 12 novembre, a deux heures de I'apres-midi, Cbangarnier atteignait Bruxelles, ou il prit possession d'un tres modeste appartement, rue Fosse-aux-Loups. II y arrivait dans un veritable denuement, pourvu du plus maigre bagage, sans un vetement civil, et la bourse mal ^^arnie dun prisonnier de guerre. De telles miseres n'etaient pas pour le toucber. Une seule pensee I'absorbait : recueillir des nouvelles de son cbcr pays, les details de la lutte des armees en province, de la resistance de Paris, saisir quelque indice d'espe'rance dont son ame etait avide. « La glorieuse defense de Paris, ecrivait-il le 5 novembre, a fait Tadmiration de I'Europe. Dans lavaillante armeede Metz, a laquelle il a manque un cbef digne d'elle, on ne m'a pas donne de commandement. Reduit au role d'avocat consultant, je n'ai pu empecber bien des fautes, et la plus lourde de toutes. Mais j'emporte I'affectueux respect des officiei^s et des soldats. En temoignage de leur estime, nos ennemis m'ont Sjiontanement autorise, sans que j'aie souscrit aucun engage- ment, a resider en pays neutre. Si j'etais elu a la procbaine Assemblee, j'y siegerais certainement sans blesser aucune de; delicatesses de Tbonneur. La fatigue, les privations, les gene- reuses emotions de la guerre ont retrempe mes forces pby- siques. Quant aux fofces morales, je ne les crois pas pres de faiblir. Je suis de ceux a qui Dieu semble reserver le bonbeur de mourir debout! » Mais le destin etait inexorable; il fallut done attendre, organiser tant bien que mal son existence, reprendre les occu- pations intellectuelles, seules capables de reposer quelques heures cbaque jour sa pensee de la terrible realite. Gette tacbe couta d'abord des efforts a son impatience; elle lui fut ren- due plus facile par les temoignages affectueux que lui appor- terent les amis d'autrefois. LETTRES D'OFFICIERS DE L'AIIMEE DU ItHlN. 453 Parmi ceux dont le sincere empressement lui fut le plus doux, il relrouvait le prince et la princesse de Ligne, dont il avail ete souvent I'liote a Beloeil au temps de son exil, le general baron GoL-thals, qui lui avait voue un ardent atta- chement, d'autres encore qui ne cesserent pas de lui mani- fester leur sympatliie. Quand le lieu de sa retraite fut connu, les lettres, les demandes de conseils, de direction, les infor- mations affluerent. Sa genereuse attitude a Metz en face des intrigues , son patriotique devouement, Tardeur guerriere dont on Tavail vu anime avaient laisse dans I'armee et chez tous les officiers un souvenir intense. A toutes les questions, a toutes les demar- ches, il repondait avec une reserve opiniatre; il se refusait a exprimer sapensee entiere, notamment sur les evenements de Metz. (( Tant que la justice militaire de mon pays, disait-il, n'aura pas declare que nous avons ete conduits sciemment, volontai- rement a notre perte , je me refuserai a I'admettre ! " Kt il aflirmait qu'une imperitie inouie etait la cause directe d'un desastre sans exemple. Dans un sentiment de respect pour Tarmee et pour la France, il repoussait ces debats douloureux a son })atriotisme; il estimait le recueillement et le silence comme un devoir sacre, et il ne prenait la plume ou la parole que pour exliorter la patience de ses camaradesou de sesamis. Bien que I'histoire ait deja signale les marques de confiance qui lui venaientde I'armee, nous devons, pourne rienparaitre exagerer et sans de'couvrir les confidences que lui apportait le courrier de chaque jour, citer quelques fragments des lettres que lui adressaient un grand nonibre d'officiers de I'arme'e du Rhin. « Enfant de Saone-et-Loire , disait un officier interne a Hambourg, j'appartiens a ce departement qui s'enorgueillit d'avoir donne a la France une des plus grandes gloires mili- taires du siecle. » « Vous avez ete si affectueux pour nous tous, ecrivait un officier supe'rieur interne a Dusseldorf, que je crois pouvoir me permettre de vous temoigner une fois de plus le profond 454 CHANGAUNIER. respect et les ardentes sympathies que vous avez inspires a tous ceux qui out eu riionneur de vivre non loin de vous pendant cette campa{jne et de vous voir a tous les combats et batailles. » « J'aurais tenu, avant de m'eloigner de vous, a vous expri- mer, ecrivait un colonel, prisonnier de guerre a Wiesbaden, les souvenirs de respectueuse sympathie et d'admiration que vous laissez dans nos rangs, et mon eternelle gratitude pour la bienveillance que vous n'avez cesse de me temoigner. Vous etiezpresde nous le 18 aout aux Genivaux, — a Noisseville eta I'Amitie, le 31 aout et le 1'" septembre, — et vous savez, mon general, ce qu'on eut pu faire avec de pareils soldats! Que n'etiez-vous a notre tete ! » « Je conserve intactes, ecrivait de Deux-Ponts (Baviere rhenane) un autre colonel, ma reconnaissance et mon admi- ration pour vos vertus, malheureusement si rares a notre epoque. Je viens vous offrir un nouvel hommage de ces senti- ments, fortifies encore par I'infortune. » « Nos chasseurs d'Afrique, disaitia lettre d'uujcune officier general qui les avait glorieusement conduits a la charge, n'avaient pas oublie la visite que vous avez bien voulu leur faire dans leur campementde Metz, lis m'ontsouventdemande de vos nouvelles. lis n'ont pas ete indignes de I'interet que vous leur aviez temoigne. » Le marechal Le Bctnif, dont Changarnier avait apprecie la droiture etlabi'illante bravoure, etait de ceux qui eprouvaient une consolation vei'itable de s'adresser a lui, I'entrctenant non desespeines personnelles "qui disparaissaientsicompletement, ecrivait-il, devant les desastres publics » , mais des interets de Tarmee et des questions soulevees par la manie d'ecrire qui s'etait emparee de quelques ofliciers. Brochures, articles de journaux, surgissaient a chaque instant, au grand detrimentde la discipline et de la dignite. Le general blamait severement ces publications ambitieuses, dont il qualifiait quelques-unes d'epileptiques, il refusait categoriquement d'entrer dans ces tapageuses discussions; il voulait rester au-dessus des partis et des coteries. TENTATIVES DF, RESTAURATION IMPEP.IALE. 455 Bien des esperances se tournaient vers lui; quelques-unes genereuses et devouees, d'autres avides de confisquer au pro- fit d'une combinaison politique la fjrande autorite de son incon- testable renommee. Dans I'enlourage de Napoleon III, plusieurs personnages admettaient les chances procbaines d'une restauration impe- riale. L'Empereur lui-meme partageait cette illusion; il se croyait desire par les puissances, il affirmait que des lettres ecrites de tous les points de la France le conjuraient de reprendre le pouvoir, il n'apercevalt pas que I'armee, injuste- ment offensee, ne lui donnerait pas son concours, il jugeait mal Tetat du pays, il oubliait les responsabilites et les fautes accumulees, il se persuadait que, dans Teffondrement general, son retour repondrait aux voeux de la nation. Toujours convaincu qu'il devait trouver son appui cliez le soldat et cliez Touvrier, il pensait entrainer I'un apres avoir gagne Tautre, et nul n'ctait a ses yeux plus en etat que Ghan- garnier d'exercer sur larmee une influence preponderante en faveur de sa cause. L'exces du mallieur, comme re.xtreme prosperite, fait naitre trop souvent I'aveuglement. G'etait en offrir un singu- lier exemple que de presumer la complicite du general pour releverun regime auquel il avait toujours refuse son adhesion, dont I'avenement lui avait coute la perte d'une grande car- riere, et la chute les douleurs et les humiliations les plus cruelles de sa vie. Ghangarnier re«jut done des ouvertures formelles plusieurs fois repetees en novembre et decembre, suivies bientot, mal- gre leur cchec, de demarches plus actives et plus pressantes. Le dimanche 1'' Janvier 1871, le general rencontra dans un salon un voyageur arrive la veille de Wilhemshoehe, qui se fit presenter a lui et lui demanda un entretien pour le lendemain. Exact au rendez-vous, ce personnage, qui avait occupe d'ini- portantes fonctions sous le dernier regne, lui exposa que les exces de la Republique assignaient un terme prochain a sa duree. « D'un autre cote, disait-il , la reconciliation tentee a 456 CHANGARNIER. Geneve entre le Comte de Chambord et les princes d'Orleans a avorte ; sans eux, le representant de la monarchie n'aurait aucune chance, et les princes de la branche cadelte, popu- laires dans la bourgeoisie, sont absolument inconnus des paysans. Leur gouvernement, qui serait liberal, n'est pas desire par I'Europe. 11 ne reste, des lors, que I'Empire, demeure toujours populaire dans les campagnes, et qui n'a pas cesse d'etre le gouvernement legal. La Prusse, qui ne lui a pas retire sa reconnaissance officielle, lui accorderait des condi- tions de paix plus moderees qu'a aucun autre gouvernement. — Ge ne sont la que des raisonnements, interrompit Ghan- garnier, mais quels sont vos moyensd'action? — Le lendemain de la capitulation de Paris, repondit I'in- terlocuteur, le ministere de TEmpereur — Ah! fit le general, I'Empereur lui-meme ! il n'est done pas vrai qu'il veuille abdiquer en faveur de son fils? — Non, general, TEmpereur regarde comme necessaire sa direction personnelle pendant quelques annces avant de pla- cer son fils sur le trone. . . « Mais vous feriez de I'Empereur ce que vous voudriez. Ah! si vous saviez en quels termes il m'a parle de vous !... « Je vous disais que le lendemain de la capitulation de Paris, le ministere, dent le general Changarnier serait le president, et dontles autres membres seraient... (Ici des noms que nous ne rapportons pas), signerait le traite de paix et le soumettrait, en meme temps que la restauration de I'Empire, a un plebiscite. Sept millions de voix seraient assurees. Vous convoqueriez ensuite une Assemblee. La reorganisation d'une armee proportionnee a notre situation financiere s'imposerait immediatement. « Je pourrais vous proposer des a present la liste des prefets a nommer. II serait a j)ropos de grouper dans chaque region plusieurs departements, de donner a cette nou- velle circonscription un chef civil et de concentrer au lieu de sa residence les principales autorites. La , les delegues de ces departements se reuniraient chaque annee en ses- sion pour traiter les affaires. Ce serait un moyen de reconsti- TENTATIVES DE RESTAURATION IMPEHIALE. 457 tuer la vie provinciale. Un grand role vous incombe, gene- ral, racceptez-vous? » Changarnier, ainsi interpelle, repondit sur un ton qui deno- tait clairement ses intentions : « Dans votre opinion, il n'y a rien a faire avant la capitula- tion de Paris, Nous avons done le temps de reflecliir et d'ob- server les evenements. » Quelques jours plus tard, le 10 Janvier, une dame, fortamie de rimperatrice, que Changarnier rencontrait quelquefois, lui dit : « Vous avez vu M. X***? — Oui, madame. — Eh bien, croyez-moi, ce n'est pas avec I'Empereur que la Prusse veut trailer, mais avec la Regence et avec vous. L'Empereur estpret a abdiquer et son fils doit regner. — Vous m'etonnez, madame, reprit le general, la personne que vous citez arrive de Wilhemshoibe et m'a declare, tout au contraire, que la Prusse veut trailer avec TEmpereur. — Cela pouvait etre il y a quinze jours, mais il en est main- tenant aulrement. Mes informations sont positives, c'est vous qui gouvernerez » , ajouta la dame. Le lendemain, le visiteur du 2 Janvier revint chez Cbangar- nier. Sa conversation roula d'abord sur les memes considera- tions que la premiere fois. A ses precedentes affirmations, il ajouta que le retour de Napole'onlll etait secretement, mais affectueusement appuye par TEmpereur de Russie. Le general lui ayant fait observer que ces renseignements etaient en contradiction avec le Ian- gage tenu par des amis devoues de la famille imperiale, qui pretendaient de leur cute que la Prusse etait resolue a trailer avec rimperatrice et le Prince imperial, Tinterlocuteur main- tint son dire. « Je vous en donnerai la preuve, s'exclama-t-il, le jour on vous aurez consenti a accepter Fa grande, I'immense, la glo- rieuse tache que vous seul pouvez accomplir ! — Retenez bien, monsieur, repartit avec animation le general, que je suis louche de votre conviction, de voire 458 GHANGARNIER. devouement, mais que je ne saurais pas m'engager dans une telle entreprise, si contraire a mes antecedents et a mes affec- tions. Je ne puis pas etre sur que ceux qui ont mis notre pays en si lamentable situation puissent seuls Ten lirer! » Le jour suivant, autre visite : un messager intime de I'Em- pereur, se rendant de Williemshoehe en Angleterre, apportait, a son passage a Bruxelles, les compliments du souverain captif a Changarnier, lui demandant, sans preciser davan- tage, son concouis pour Taider a sauver la France. Le 13 Janvier, c'etait bien autre chose, et Changarnier, extremement surpris, voyaitentrer chez lui le prince Napoleon, qui lui annoncjait son depart pour Londres, ou il devait ren- contrer des amis de M. de Bismarck. « II ne savait pas encore, disait-il, s'il devait souhaiter le retour de I'Empereur ou I'avenement du petit ! » De nouvelles informations ne tardaient pas d'ailleurs a dissiper quelques-unes des contradictions qui forment un des cotes piquants de cet episode, et le general apprenaitde source certaine que TEmpereur avait repris seul la direction de la politique et des interets de sa dynastic. Mais Taventure n'etait pas au bout; elle ne trouva son epi- logue que le 22 Janvier, Ce jour-la, nouvelle visite, cette fois d'un personnage considerable et fort ancre dans la confiance de Napoleon III, dout il etait aide de camp. II etait porteur de propositions fermes. Pour les developper, il pria le general de I'ecouter sans I'interrompre. Apres lui avoir fait valoir la situation a part que donnait a Changarnier, tant en France qu'a Tetranger, non pas seule- ment sa grande renommee militaire, mais encore I'unite de sa vie, il poursuivit en disant : « Avec vous, mon general, I'Empereur croit pouvoir aider la France a sortir de rabime; sans vous, je crois qu'il renon- cera a ses projets. Vous ne voudriez pas traiter avec les Prus- siens en guerre avec la France. Mais j'ai dans ma poche un sauf-conduit pour un anonyme tres habile, agreable a M. de Bismarck, qui va discuter avec lui les conditions de la paix. Nous les examinerons a son retour. Nous sauverons peut-etre TENTATIVES DE RESTAL' RATION IMPERIALE. 459 la Lorraine. Mais il faut que nous soyons d'accord avant la chute de Paris. « Le traite convenu sera promulgue le lendemain du jour oil Paris aura ouvert ses poi-tes. L'Empereur ne se pressera pas d'y rentrer. II s'etablira d'abord avec sa garde en pro- vince, a Compiefjne probablement. II y fera ratifier le traite par les {jrands corps de TEtat, puis il convoquera une Assem- blee nouvelle. Pour la politique inte'rieure, il vous en aban- donnera la direction avec le titre que vous choisirez : pre- mier ministre, lieutenant de T Empire... Si vous nous refu- siez, ce que je ne puis craindre de votre patriotisme, vous livreriez la France a une longue anarchic. » Sans hesiter, Changarnier repliqua : « Vous ne pouvez pas me faire un tableau trop sombre de la situation de mon pauvre pays. Je ne meconnais pas que, grace aux extravagances dont souffre la France, I'Empereur pent avoir certaines chances. Lui rendre le pouvoir avec I'aide de M. de Bismarck ne me semblerait pas une operation tres difficile. Je ne la tenterai pas. Je ne commettrai pas I'ini- quite d'aider a replacer sur le trone le souverain qui vient de nous plonger dans un abime de de'solation. Je ne me brouil- lerai pas avec ma famille et mes amis pour employer mes dernieres annees a opprimer mon pays. — Si je croyais, mon general, que tel doive etre votre der- nier mot, je le transmettrais a Wilhemshoehe, mais je n'y retournerais pas, dit le visiteur. — Croyez, repondit fermement Changarnier, qu'en affaires mon dernier mot e^t toujours semblable au premier ! » Trois jours apres, le voyageur, dont nous taisons le nom, reprenait la route de Wilhemshoehe, sans essayer de revoir le general. Les renseignements qu'il y apporta, une connais- sance plus exacte de Topinion, de I'etat du pays, modifierent sans doute les esperances et les projets de I'Empereur; a dater de ce moment aucune autre demarche ne fut plus ten- tee aupres de Changarnier. On avait fait fausse route, parce qu'on etait mal informe sur les dispositions veritables de la France. L'aventure cessa 460 CHANOARNIEII. en meme temps quel'erreur, et celle-ci n'estpas un des moin- dres symptomes du desarroi general des ide'es a cette epoque nefaste, Les evenements fournirent bieutot une replique peremptoire a de si temeraires teutatives, et les elections du (S fevier 1871, « les pluslibres qui aient jamais eu lieu », a dit M. Thiers, montrerent que la France cherchait sa route ailleurs. Leur resultat causa un profond etonnement aux Allemands, dont les appreciations s'etaient exclusivement basees sur les faits de desordre trop nombrcux pendant la guerre, sur les manifestations excessives ou criminelles des passions; ils avaient omis de faire entrer en ligne de compte I'unanimite de la defense, I'obe'issance generale du pays a un gouverne- ment que la majorite reprouvait, Telan des forces nationales dans une resistance valeureuse. L'avenir leur menageait d'autres surprises encore; ils croyaient a la mine economique, financiere, industrielle et militaire de la France, ils assisterent au relevement et a la reconstitution de ses forces. Ils la jugeaient capable de se jeter soudainement dans quelque effort violent pour reparer par la victoire des de'sastres inouis, ils Font vue maitresse d'elle- meme, ne recherchant que les voies sages, n'ecoutant que les conseils de la dignite et du boii sens. L'Allemagne, preoccupee d'assurer les avantages de la canipagne, etait en realite a la recherche dun p^ouvernement en etat de garantir les stipulations a inlervenir, elle taton- nait pour le trouver. II ne saurait pas y avoir d'autre expli- cation plausible aux pourparlers dont nousvenonsde laconter quelques phases ignorees. Aux elections de fevrier, quatre departements avaient elu Ghangarnier, qui se rendit sur-le-champ a Bordeaux ou sie- geait I'Assemblee. Beaucoup le croyaient appele a jouer un role preponderant; des ambitions plus remuantes furent cou- ronnees de succes, et le general n'eut qu'une influence morale sur les deliberations qui allaient s'ouvrir. L'autorite de sa parole restait du moins intacte; en fait de patriotisme et d'honneur militaire, il demeuraitauxyeuxde tons le juge sans appel. L'ASSEMBLEE, BORDEAUX. 461 Le P'mars 1871, lorsque lAssemblee nationale fut appelee au devoir cruel de deliberer sur les conditions de la paix, la voix de Gliangarnier se fit entendre pour en demander Tac- ceptation, quelle qu'en tut ramertume. « Toucliant au ternie d'une longue vie, dit-il, je conserve une passion forte, Tamour d(! mon pays, et je viens simple- ment, respectueusement lui conseiller la paix. » En quelques mots, il en definit la necessite, rendit hommaj^e au devouement des nej^ociateurs, les remerciant « de n'avoir pas desespe're des destinees de la France » , et conjura les repre'sentants du pays « de se defier des entrainements d'un patriotisme dramatique, de'sireux d'une fausse popularity » . 11 lit luire a leurs yeux les esperances de I'avenir. « Oui, messieurs, oui, j'en ai le ferme espoir, s'ecria-t-il, nous reverrons des jours meilleurs; nous meriterons le respect de I'histoire si, dans notre infortune immeritee, oii notre hon- neur n'a pas peri, nous restous unis, calrhes et dignes, surtout unis ! » A peine le douloureux traite de paix signe, il semble que la supreme consecration de la defaite ait seule pu ebranler cette nature vigoureuse et, comme il Tappelait lui-meme, « son vieux corps de bronze" . II tonilia serieusement malade. Les soins devoues de sa famille, de ses amis, ceux de son fidele Antoine, — qu'on ne saurait assez louer, — ne tarderent pas a le relever de cette crise penible. Dans son modeste appar- tement du cours du .lardin-Public on voyait alors M. Tbiers, sa femme et sa belle-soeur, venir chaque jour le visiter. Ten- tourer, lui apporter le secours de leur affection. La convalescence commengait a peine, lorsque I'Assem- blee et le gouvernement se transporterent a Versailles; peu de jours apres, Cbangarnier allait demander a Tinfluence bienfaisante du climat d'Arcacbon Tacbevement de sa gueri- son. G'est la qu'il connut par une depecbe du ministre de la guerre le decret qui I'elevait a la dignite de grand-croix de la Legion d'bonneur. « Les services eminents du general Cbangarnier I'ont place depuis longtemps au-dessus de toute recompense , disait le 4(52 CHANGARNIF.R. general Le Flo, dans le rapport qui precedait le decret; il me parait utile cependant de donner aujourd'hui, pour Texeniple, a ce glorieux veteran de notre armee un temoignage eclatant d'estime pour ses grands talents etseshautes vertus militaires. Je vous prie en consequence de vouloir bien decider que M. le general Ghangarnier sera eleve a la dignite de grand- croix de la Legion d'honneur. — Me pardonnez-vous, mon peneral? » aioutait le ministre en transmettant a son ancien chef le document officiel. Ghangarnier telegraphia sur-le-champ : « J'avais oublie que je ne suis pas grand-croix. Je suis etonne, mon cher Le Flo, que vous vous en soyez souvenu. Je vous remercie de Tintention et de la redaction. » En meme temps il ecrivait au general Le Flo: « Mon cher et bon Le Flo, I'idee de me donner la grand'- croix de la Legion d'honneur n'est pas de vous, mais je vous reconnais au preambule courtois du de'cret qui me concerne. Veuillez informer M. le president du Conseil que je n'accepte pas la grand'croix de la Legion d'honneur. Je vous serre tres affectueusement la main. » Si « le temoignage eclatant » que M. Thiers voulait rendre a a ce glorieux veteran de notre armee » n'avait pas masque I'intention certaine de Texclure de tout role politique et de toute fonction officielle ou militaire, nul doule qu'il n'eiit accepte avec la deference qu'elle meritait cette grande dis- tinction. Mais, dans cet acte du chef du pouvoir executif, Ghangarnier discerna nettement la pensee qui Tavait inspire. Gela voulait dire : « Voila tout ce qu'il y a heu de faire pour vous! )) Le general ne pretendait ni aux dignite's, ni aux profits, mais a la responsabilite d'unposteactif, il n'entendaitpas qu'on lui notifiat ses invalides. En jelant les yeux autour de lui, il apercevait nombre de personnages tires d'un repos dont la France n'aurait pas regrette la continuation, et il pouvait avec quelque raison s'estimer, lui aussi, un droit a une part de gouvernement. Mais cette exclusion avait ses causes raisonnees. M. Thiers LE GENERAL ECARTE PAR M. THIERS. 463 ne voulait rien partager, ii \ oulait agir seul et n'entendait pas se donner un collaborateur qui ne se fut pas contente de suivre ses instructions ou de remplir ses vues. II avait sur I'impulsion a donner au gouvernement du pays, a Topinion publique, des ide'es arretees, il visait a un role de Washington civil, il ne voulait rien dans le tableau reve par son ambitieuse imagination qui put troubler Fattitude qu'il s'y etait reservee ou diminuer la place qu'il s'y etait fixee. Changarnier etait du petit nombre de ceux qui ne se seraient pas arranges d'etre simplement guide's, la route lui etait done barree. Pour expliquer son eloignement, on preta au ge'neral des visees de pure vanite', on raconta qu'il boudait, qu'il voulait etre mare'chal de France. Comment y croire, quand on se rappelle qu'il avait refuse cette haute dignite en fevrier 1870? Comment Ten soup^on- ner , quand on connait I'ardeur patriotique et le desin- teressement qui le conduisirent a Metz, dont il aurait pu sor- tir a temps pour obtenir un commandement, qui ne serait peut-etre pas demeure sterile entre ses mains"? Si le gouvernement de la Defense nationale avait trouve a sa portee un commandant d'arme'e de la renommee et de la valeur de Changarnier, il n'eut pas hesite' a lui confier la conduite d'ope'- rations importantes; ce serait absurdite d'en douter. Un homme qui aurait eu au coeur autre chose que le sen- timent d'un devouement sans reserve au pays, dont I'c-sprit eut ete accessible a des calculs personnels, aurait-il couru s'engouffrer a Metz? Y etant, eiit-il consenti a y demeurer sans commandement ? Non, il flit revenu a Paris mettre en mouvement I'influence de ses amis, exciter I'opinion, se faire adopter par tons ceux vers lesquels se tournaient la confiance et I'espe'rance publi- ques, il n'eut rien epargne pour racheter vingt annees d'inaction, pour forcer en sa faveur toutes les chances. Le role eut ete moins noble, moins digne de ce stoicisme et de cette generosite antiques qui etaient le fond du caractere de Changarnier; mais il est raisonnable d'admettre que les desti- nees de la France n'y eussent rien perdu. 46 i CHANGARNIF.R. L'histoire, qui a le droit de critique sur les consequences des f.iits, regrettera, non pas Texemple d'un devouement heroique, au-dessus de tout eloge, mais la privation pour le pays, a Theure des revers, des services dun talent militaire incontestablement de premier ordre; elle jugera severement les motifs qui I'ont fait ecarter soit apres Touverture des hos- tilites, soit a Metz, soit apres la paix, de toute situation active, (c Que n'avez-vous commande Tarmee du Rhin ! ecrivait a Gliarparnier le general Vial la, ancien commandant du genie du ^° corps. La France eiit ete sauvee, et nous n'aurions pas subi toutes les humiliations qui nous out ete infligees. » Si ce n'eut pas ete a coup siir le salut, ^'eut ete du moins la gloire, meme dans la defaite, et tel etait veritablement le sentiment general de I'armee. C'e^t le devoir d'un gouvernement vrainient digne de ce nom de s'appuyer sur le concours de tons les devouements, de toutes les capacites, de meltre en auvre toutes les apti- tudes, de tirer parti de toutes les forces vives de la nation; il manque a sa mission quand il sacrifie a des preoccupations de coterie les hommes dont les services eussent ete utiles au pays. Mais, si on avait pului retirer un role militaire ou politique, on n'avaitpas pu lui enlever I'aulorite, I'ascendant moral, le rang que lui accordait I'opinion de ses collegues de I'Assem- blee. L'attention, le respect, les applaudissements se mani- festerent unanimes quand, a peine arrive a Versailles, il prit, le 29 mai, la parole pour relever I'armee de Metz de la defa- veur oil I'avait entrainee Timpopularite me'ritee de son chef. Avec la plus eloquenle energie il justifia Tarmee du Rhin de tant de calomnies stupidement repetees. Dans la seance du lendemain, 30 mai, au milieu du silence de I'Assemblee, il retraqia en termes emouvants les differentes phases de la cam- pagne, rendit hommage a Tadmirable valeur et a toutes les solides qualites de I'armee; mais en precisant les fautes inouies du commandant en chef, il declara faux qu'il Teufc « volontairement, methodiquement conduite a la mine ». COMMISSION DE REVISION DI.S GRADES. 465 Sa parole eut un immense retentissement; elle excita la reconnaissance des officiers; de tous cotes, le general re^ut des leltres pour lui en offrir I'expression. S'il avail developpe entierement sa pensee, il eut ajoute, comme il le repe'tait quelquefois dans I'intimite, que, dans son opinion, le marechal Bazaine, persuade qu'il pourrait tenir a Metz au dela de la duree de la guerre, comptait, a la paix, s'imposer a Paris avec I'armee pour proclamer un gouvernement a sa guise. Gette appreciation demeure au moins probable, car sans une arriere-pensee secrete, la conduite du marechal demeu- rerait denuee d'explication possible, et il n'etait pas bomme a rester sans but, quelque cliime'rique qu'il put etre. Le lecteur nous approuvera de nous limiter a une esquisse rapide de Tbistoire politique des dernieres annees de la vie de Cbangarnier et d'omettre un p,rand nombre d'episodes, meme les plus importants. Ces temps sont encore trop rappro- clies pour pouvoir les raconter sans blesser de justes suscepti- bilites, sans risquer d'effleurer de trop pres les personnalites, vSatisfaire sur ce point la curiosite publique serait fournir aux passions un nouvel element de luttes et de disputes, com- mettre une mauvaise action en enrichissant les moyens dont elles ne sont que trop pourvues. L'bistoire attend, pour juger avec sang-froid I'e'poque a laquelle nous sommes arrives, le moment ou la polemique Tabandonnera. Les pe'ripeties inouies de la guerre avaientporte un desordre prodigieux dans Tavancement des officiers. II avait fallu creer des armees de toutes pieces et, pour leurconstituerdes cadres, donner des grades en debors des prescriptions des lois et des rcglemenls. Un interet superieur en imposait la revision afin de regulariser les situations anormales. C'etait un travail immense, d'une incalculable difficulte. L'Assemblee en remit le mandat a une commission elue dans ses rangs, qui appela Cbangarnier a la presider. Huit mille dossiers lui furent soumis; leur examen donna lieu a autant de decisions. L'autorite qui s'attacbait au caractere du 30 466 CHANGARNIER. general, sa renommee d'equitable impartialite, la confiance de I'armee en son exacte appreciation des droits at des ser- vices de chacun, contribuerent a faire accepter des arrets qui heurtaient plus d'une pretention. Mais de quelles sollicitations les membres de la commission furent assaillis ! Certaines reclamations ne manquerentpas de s'elever. Un matin, un des amis du general le trouve se promenant fie'vreusement dans son cabinet de travail ; en le voyant entrer, il s'arrete, se frottant les mains lentement avec une impatience difficilement contenue : « Mon cher, lui dit-il a brule-pourpoint, il y a un officier qui etait au commencement de la campagne capitaine et che- valier de la Legion d'honneur, la fin de la guerre la trouve colonel et commandeur de la Legion d'honneur. La commis- sion I'a replace au grade de lieutenant-colonel; il a trente- quatre ans, il n'est pas content, et il s'appelle » Et Ghangarnier prononce lentement un nom fort inconnu alors, dont la notoriete n'a depuis connu aucune borne. En imposant des mesures necessaires a I'interet general, mais penibles pour quelques-uns, le general rendit a I'armee et au pays un service capital; il restitua a la discipline et a I'organisation reguliere leur force et leurs droits. Sans citer aucun de ceux qui se melerent de recomman- dations aupresdu pre'sident de la commission, on pent assu- rer que la liste en serait piquante, inattendue. On ne lirait pas sans surprise quelques e'pitres dont le langage contraste avec la conduite tenue depuis par leurs auteurs. Ce sont la des ombres au tableau; n'y portons paslalumiere et bornons- nous a recueillir au passage, a cause du juste eloge quelles expriment, quelques lignes adressees au general par M. Jules Janin : « Si j'avais Thonneur de connaitre un homme au-dessus de vous par toutes les qualites du courage, de la justice et de la grandeur d'ame, il me semble que je lui adresserais cette humble petition du sous-lieutenant F... Ayez la bonte de lire ses etals de service. » REPONSE DU GENERAL AU COMTE DE FALLOUX. 467 C'est avec raison que M. Jules Janin faisait appel aux sen- timents d'equite de Ghangarnier. II ne cessa pas de s'en inspi- rer dans raccomplissement de cette delicate mission, dont il disait, en ecrivaut au general Pouicet : « Dans ma longue vie, employee tout entiere au service de la France, je suis sur de n'avoir jamais ete plus utile que dans cette presidence de la commission de revisiondes grades, attaquee tous les jours par ceux auxquels elle enleve des grades mal acquis. » Les he'sitations de I'Assemblee sur un programme defini de gouvernement, la persistance des divisions les plus aigues cau- saient a beaucoup de bons esprits les plus vives apprehen- sions. De ce nombre etait le comte de Falloux, dont la juve- nile ardeur ne s'accommodait pas des retards. K Une bataille decisive, e'crivait-il le 12 janvier 1872 a Ghangarnier, va bientot s'engager : celle de Paris et de Ver- sailles. Tous les regards en France vont se tourner vers vous, car toute question de vie ou de mort pour I'Assemblee est une question de vie ou de mort pour notre infortune pays. Vous avez bien senti, a la signature de la paix, que c'etait I'homme dont la vaillance etait le plus bautement reconnue qui devait en adoucir I'amertume en en acceptant la responsabilite. Un devoir analogue vous appartient encore ici, car c'est la pacifi- cation interieure qu'il s'agit de consolider! » « L'heure dune lutte supreme est-elle aussi proche que vous semblez le croire? repondit le general; elle reveillerait les conservateurs tres courageux, niais divises, qui s'etiolent dans de tristes discussions de partis. Je redoute pour eux la pourriture d hopital ! » Malgre la severite de I'expression, cette lettre meritait d'etre notee, en meme temps que ce succinct ecbange de vues tres diffe'rentes sur les probabilites de I'avenir. Ghangarnier les jugeait plus exactement. Assidu aux travaux de I'As- semblee, a sa vie interieure, tres ecoute de ses collegues, il ne se meprenait pas sur la force et sur la nature des courants qui emportaient le pays. La seance du 28 mai donna a ceux- ci une nouvelle occasion de s'affirmer. 468 CHANGAIiNIER. Au cours d'une discussion, le colonel Denfert-Rochereau n'ayant pas craint de dire que la discipline ecrite dans nos regalements ne conduisait qu'a I'abrutissement, rindi^^nation de Ghangarnier eclata, « Vous vous appelez Metz et nous nous appelons Beltort ! cria avec colere le colonel. — Je m'appelle (out simplement Ghangarnier », riposta d'une voix ferme le general, aux applaudissements de I'As- semblee. L'injurieuse apostrophe du colonel Denfert-Rochereau provoqua sur sa defense de Belfort les debats les plus vifs. Pendant Tannee 1873, si fertile en memorables evene- ments, Ghangarnier ne manqua pas de donner des preuves de son patriotisme et de son desinteressement. En attendant le moment ou Thistoire pourra les raconter sans reserves, nous nous bornerons a les signaler en quelques mots. Lorsque M. Thiers se determina a accentuer I'orientation politique qu'il s'efforgait de faire prevaloir, la majorite de TAssemblee lui refusa son concours, et la lutte eclata avec une telle intensite qu'elle entraina la chute du President de la Republique. Un grand nombre de deputes songeaient a appeler Ghangarnier a occuper les hautes functions qui allaient etre vacantes, le mouvement des idees et des sympathies sem- blait se porter vers lui; il n'en eprouvait ;iucun deplaisir et semblaitsouhaiter au fond du cceur la direction des affaires, on il aurait ete a meme de servir activement son pays. Dans une des reunions parlementaires tenues pour aviser au choix d'une candidature, un depute pronon^a le nom du marechal de Mac Mahon. Le general declara, avec un empressement plein de diguite, qu'il ne consentirait pas a etre le competiteur du marechal, qu'il lui donnerait son appui, et qu'il ne voulait pas que son nom put servir aux divisions des partis. Les paroles qu'il fit entendre, les sen- timents genereux qu'exprimaient son langage autant que son attitude, out laisse dans la niemoire des assistants un sou- venir encore vivant. II vit le pouvoir s'eloigner de lui sans ANECDOTES. 469 regrets, sans envie, sans deplt, parce qu'a toute heure, et en loutes choses, il ne songeait qu'a ce qu'il croyait etre I'interet general de la France. Nous passerons sous silence les deceptions qu'il eprouva lors des ne'gociations engagees pour la restauration monar- cliique; nous n'avons pas davantage a rappeler sa deposition devant le conseil de guerre de Trianon. La sentence fut con- forme au sentiment de Ghangarnier. « Vous avez fait entendre a I'Europe attentive, ecrivait-il le soir meme du 10 decembre 187;i au gene'ral Pourcet, une eloquence admirable, inspiree par la conscience et le patrio- tisme. Vous avez ete superieur a votre grande et terrible tache. L'armee et tons les gens de coeur et de gout vous rendent justice et vous admirent. » A dater du moment ou I'Assemblee rebroussant chemin sengagea dans une voie bien differente de celle qu'il avait souhaitee, les cbances dun role de premier plan etaient fer- niees pour Ghangarnier. 11 s'enfermadonc dans I'accomplisse- ment regulier de ses fonctions de depute, plus tard de sena- leur, chercliant a faire le bien, ne negligeantaucune occasion d'etre utile, bien que son credit fdt au-dessous du mediocre aupres des regions officielles. Ghaque matin il faisait le voyage de Versailles, ne cessant pas de prendre une part laborieuse aux travaux parlementaires. Un jour, au sortir de la seance, comme il cherchait sans la trouver une voiture pour regagner le chemin de fer, il fut rencontre par un fiacre occupe par quelques-uns de ses col- legues. « Voulez-vous nous faire I'honneur de monter avec nous, general? » dit Gambetta en mettant la tete a la portiere. Et comme Ghangarnier, voyant toutes les places remplics, paraissait hesiter : « Est-ce que nous vous ferions peur? ajouta Gambetta. — Peur, jamais! riposta en riant le general,... mais quel- quefois horreur ! » xVpres un petit combat de politesse, Ghangarnier accepta la place d'un des deputes qui monta sur le siege. 470 CHANGARNIER. (I Celui de nos coUegues qui vient de nous quitter ne serait-il pas M. L...? » dit-il. Et sur une i eponse affirmative : « N'est-ce pas lui qui m'a appele vieux baton de cosme- tique? ajouta-t-il gaiement. Eh bien, voyez si cela est vrai ! Regardez! hein? quelle plaisanle calomnie ! « Le trajet s'acheva dans un echange de propos de bonne humeur egalement paitagee. La gaiete etait du reste dans la nature de son esprit. Elle ne I'abandonna pas plus que safoi dans la fortune de la France. Un vieux general de ses amis fort abime par les ans etant venu le voir, la conversation tomba sur la possibilite de succes militaires qui racheteraient quelque jour les desastres de la dernieie campagne. « Quand cela arrivera, mon general, fit le visiteur, il y aura bien longtemps que nous mangerons les fraises par le pied! — Parlez pour vous, mon clier, car pour moi je compte bien y etre ! » II soutenait volontiers que vivre est affaire de volonte, et que mourir provient toujours dun moment de distraction. II pretendait sous ce rapport precher d'exemple, et il est certain que son e'nergie n'etait pas le moindre secret de sa robuste sante. Fidele a I'amitie, qui e4 le plus grand secours contre les peines de la vie, il ne cessa pas d'y trouver des consolations dont son coeur etait fier. Dans ses lettres, ses entretiens, partout domine la meme preoccupation : I'avenir de la France. A ceux qui en desespe'raient il reprocbait leur funeste et coupable decouragement; il leur citait volontiers comme exemple les dernieres paroles de M. Guizot mourant, les preoccupations pleines de grandeur qui avaient agite ses der- niers moments : « Servez bien la France, c'est un grand pays, murmurait-il, P^ys inconstant, incertain, difficile a servir! » « L'amour de la Patrie ne doit nous quitter, disait le gene- ral, qu'avec le dernier souffle ! » « Avez-vous quelquefois pense, ecrivait-il encore, a la DERNIER AUTOMNE A AUTUN. 411 somme de richesse et de prosperite que la douceur du climat et des moeurs, I'attrait de la conversation et des arts auraient accumulee en France, si elle s'etalt abstenuc des revolutions qui Tont tant de fois bouleversee depuis un siecle? « L'exces du bonheur I'aurait peut-etre amoUie et deprave'e plus qu'elle ne Test aujourd'hui. Nous avons beaucoup de mecbants, mais les bommes de bien ne sont pas rares. II ne leur manque qu'un cbef d'Etat capable de s'en servir et de les diriger. Les masses populaires ne demandent qu'a etre gouvernees. En France, les lois out tout juste la valeur des hommes cbarges de les appliqucr. » L'armee etait, a ses yeux, le meilUur instrument de re'gene- ration pour le pays, ou elle reflete et propage toutes les idees de devouement, de patriotisme, d'abnegation, de discipline, de sacrifice, de travail, de zele pour sa gloire. « Si l'armee revient a ses traditions, disait-il, ses malbeurs ne seront pas irreparables. » II suivait done avec une attention passionnee ses travaux, ses efforts et ses developpements; il les examinait et les discutait avec une compe'tence sans cesse alimentee par ses propres etudes. Son suffrage demeurait recbercbe, bien qu'il fut depourvu de toute sanction officielle. Au milieu de beaucoup d'autres temoignages analogues, nous avons sous les yeux les lettres des membres des commissions chargees du remanie- mentdes reglements de mana3uvres. « Nous serous fiers, ecrivait I'un d'eux, en lui envoyant le travail arrete par la commission, si votre baute approbation encourage notre premiere publication. » Pour la derniere fois, au mois de septembre 1876, Cban- garnier assista a des manrruvres militaires; il visita celles exe- cutees a cette epoque par le 8* corps d'armee. Gonime il avait ecrit au general Ducrot pour le feliciter des progres accomplis, celui-ci repondait : « Je suis tres heureux que les manoeuvres du 8' corps aient me'rite Tapprobation du maitre...., car vous etes mon maitre en I'art de la guerre, c'est a votre excellente ecole que j'ai puise les premieres notions du metier des armes et, si je vaux 47-2 rilANGARNlER. quelque chose, c'est a vous que je le dois. Je ne saurais I'oublier et je saisirai toujours avec empressement I'occasion de vous exprinier ma prolonde reconnaissance. » II passa encore I'automne dans son cher Autun, oii il avail tant de joie a retrouver ses parents, ses amis, lous ceux a qui son coeur etait attache. Suivant son habitude , il les reunit a plusieurs reprises a dejeuner, repas toujours animes par sa verve, son esprit, son entrain et ses mots piquants. II aimait la jeunesse, car son corps seul avait vieilli ; il se plaisait dans sa societe et lui marquait en chaque circon- stance une bienveillance simple et paternelle. II se piquait de courtoisie., de bonne grace, il mettait volon- tiers dans cette attitude une veritable coquetterie. II detestait le sans-[;ene, et ne pouvait pas souffrir Fimpertinence. II tenait aux egards et n'admettait pas qu'on les lui accordat parcimo- nieusement. Tres absolu dans sa maniere de voir, dans ses opinions, il n'etait pas fait pour la discussion, pour les longs debats, mais pour le commandement. On lui a quelquefois reproche quelque l)rusquerie, un es- prit un peu entier. Mais ce n'etaient la que mouvements de vivacite, attachement trop ardent peut-etre aux demonstra- tions de sa propre raison, a ce qu'il pouvait regarder comme un devoir. Indulgent aux autres, il avait la haine de Tegoisme, des basses intrigues, des faiblesses capables d'entacher le caraetere. Sur ce point il e'tait intraitable, et rien au monde n'eut pu le faire revenir. Ces rares et genereuses qualites, qui s'affiimaient dans les formes les plus courtoises, n'avaient pas, il est vrai, le charmc de la douceur; la volonte toujours energique s'irritait facilement contrc Tobstacle, I'esprit prompt a la replique etait capable de susceptibilite. M;iis I'affabilite, la deference avaient facilement raison de sa naturelle impa- tience, il etait sensible a leurcharme, qui exer^ait sur lui une prompte fascination. Un jour, a Autun, la conversation avec un de ses proches parents s'engagea sur une question politique. Comme il ne parvenait pas a faire accepter son avis, il s'emporta et se laissa CAHACTKnE. i'ORXr.AIT. 473 aller a dire : « C'est absolument bete ce que vous racontez la ! » Le meme soir, il saisit une occasion de prendre a part son interlocuteur de la journee, et I'embrassant tout a coup, il sVcria : « Mon cher, je vous ai fait de la peine, oubliez-le, je le regrette, vous savez rjue je vous aime bien ! » La franchise, la Constance, ia bonte etaient les traits de son amitie. Jamais il n'y manqua. La surete de ses rapports etait invariable. II s'attachait difficilement, mais, une fois le lien etabli, sa solidite etait a toute e'preuve. S'il est quelques amis dent il s'est separe, la rupture a tenu a des mecomptes dont il ne fut pas Tauteur. Genereux, cbaritable, il aimait a soulager I'infortune, sou- vent il s'imposa de lourds sacrifices pour secourir des mal- beureux. II faisait le bien en silence. Entre beaucoup d'au- tres demandes, nous mentionnerons une lettre adressee au general par le fils du commissaire de police qui Tarreta au 2 decembre, pour solliciter de lui, plus de quinze ans apres, un subside et une recommandation pour un emploi. Sans hesiter, Changarnier accorda Tun et I'autre. Que lui a-t-il manque pour rendre a son pays tons les services dont etait capable une organisation a tant d'egards si complete? Peut-etre es(-ce un pen de la souplesse necessaire pour etendre son action et son influence, etablir Tentente entre des elements divers, se montrer ferme envers les uns, insi- nuant avec les autres, se plier aux necessites des caracteres ou des evenements, entrainer autrement que par le commande- ment et I'autorite. S'il avait connu cet art difficile, il eCit ete aussi comple- tement homme de gouvernement qu'il etait homme de guerre. En nous arretant sur la derniere page de sa vie, nous devions ajouter ces traits a la peinture de son caractere, a son portrait, tels qu'ils resultant du recit de sa longue existence. Celui-ci nous a fait connaitre le general, le politique et, nous avons le droit de dire, le patriote toujours fidele et convaincu ; il temoigne sans interruption de I'unite de sa vie, qui fut sans defaillances, de sa passion infatigable pourle service de 474 CHANGARNTER, la France, qu'aucune vicissitude ne decouragea. Les memes sentiments qui avaient anime' toute sa carriere fortifierent ses dciniers jours, egalement soutenus par les consolations et les esperances de la religion. Comme d'habitude, il avail porte a ses amis ses felicitations du jour de Tan, rien n'indiquait que sa sante fut alte'ree, lorsque tout a coup, le 25 Janvier 1877, pendant qu'il s'ha- billait, il fut frappe d'une attaque soudaine, suivie d'une assez longue syncope. A peine revenu a lui, il tomba dansunesorte d'engourdissement somnolent qui dura jusqu'au soir, Le len- demain on accourut de toutes parts, mais ces visites nom- breuses parurent le contrarier tout d'abord. II disait qu'il n'y comprenait rien, qu'il n'etait pas malade, il I'envoya meme dementir par les journaux et ecrivit a sa famille pour I'assurer que de faux bruits avaient ete repandus sur sa sante. Mais la menace etait trop evidente pour ne pas appeler les plus vives sollicitudes. M. le due de Nemours, le comte Paul de Perigord, la comtesse de Montalembert, nee Merode, le marquis et la marquise de Ganay, derniers survivants d'une phalange depuis longtemps decimee, le presserent de remplir ses devoirs religieux, de confier par des actes son sort aux mains de Dieu. Loin d'etre effraye de cette pensee, il I'accueillit avec la ferme simplicite qu'il apportait a chacune de ses re'solutions. 11 souscrivit sans peine a la visile d'un pretre de la paroisse de Saint-Philippe du Roule et recut les sacrements avec une foi pleine de generosite. Alanouvelle de sa maladie, les journaux ne tarderent pas a etre remplis de details, d'anecdotes sur sa vie et sur sa car- riere, L'un d'eux, pour satisfaire la curiosite publique, tou- jours avide de penetrer dans I'existence intime des hommes en vue, publia une description minutieuse de son modeste appartement de la rue de la Baume. L'article ayant passe sous ses yeux : » lis ont oublie, dit-il a M. de Ganay, ce qu'il y a de plus beau dans ma chambre : mon beau Christ! Cela ne saurait me surprendre, car la pensee de Dieu ne les touche pas ! » MORT, FUNRRAILLES. ilb Cependant, une amelioration paraissait s'etablir et le {general reprenait ses habitudes d'occupation, sans pouvoir toutefois sortir. Mais ce court repit etait, cinq jours plus tard, inter- rompu par un nouvel accident, moins intense que le premier. Les traces en reslerent neanmoins plus sensihies; la physio- nomie etait changee, I'oeil errant, la pensee parfois vague et inde'cise. Malgre tout, il voulut dominer la crise, et, le lende- main, il essayait de se remettre a ses lectures et a sa corres- pondance. L'effort etait deja au-dessus de ses forces, I'esprit echap- pait a la volonte, il recommenrait ses lettres. Entoure de ses amis qui venaient le voir chaque jour, il les accueillait avec la meme bienveillante affection , le meme regard ai- mable et souriant; il trouvait dans leurs soins une consolante douceur, s'entretenant avec eux de tout ce qui pouvait les interesser, leur donnant I'exemple d'une indomptable e'nergie et d'une foi invincible. « Charles, dit-il au marquis de Ganav en lui montrant son Christ, voila mon guide! » Le 14 fevrier, a onze heures du matin, une nouvelle altaque survint. Le general resta toute la journe'e dans son fauteuil, oii il semblait dormir. Vers la soiree, on le replaegion d'honneur. — La commission de revision des grades. — Lettre du comte de Falloux, 12 janvicr 1872. — Reponse de Ghangarnier. — Seances des 28 et 29 mai. — Le 24 mai 1873. — Restauration monar- cbique. — Proces de Trianon. — Anecdotes. — Amour de la patrie. — Contiance de I'armee. — Dernier autonme a Autun, 1876. — Caractcre, portrait du general. — Derniere maladie. — Sa mort, 14 fevrier 1877. — Funerailles ; Paris, 17 fevrier; Autun, 18 fevrier. — Eloge funebre 460 Etats de services du general Changarnicr 477 1^\RIS. TYPOGRAPHIE DK E. PI.ON, NOURRIT ET C"", RUE GAR.\NC1ERE, THE LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA Santa Barbara THIS BOOK IS DUE ON THE LAST DATE STAMPED BELOW. Series 9482 I UC SOUTHERN f^EG'2,'|[,|a||^^^^^^ .|^ D 000 761 398 7 A A LA MEME LIBRAIRIE : HiNloirc de la Monarchic dc Jiiillet, par Paul THunEAU-DAXGiv. i' edition, revue et augmeiilee. 2 vol. in-8» cavalier. Prix. ... 16 fr. Tome 111. 2' edition. 1 vol. in-8» cavalier. 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Prix 7 fr. 50 Nou«cnirs« sur la Revolution, rEnipirc et la Restauration, par le general comle ue Rochechouaut, aide de camp du due de Richeliea, aide de camp de I'empereur Alexandre I", commandant la place de Paris sous Louis XVIII. Memoires inedits publies par son His. Ouvrage onie de deux portraits. Un vol. iu-8". Prix. . . 7 fr. 50 I'AUIS. TYP. DE E. PL0.\, NOURIUT ET C'% RUE OAHANCIERE, 8.