UNIVERSITY OF CALIFORNIA FROM THE LIBRARY OF PROFESSOR FELICIEN VICTOR PAGET BY BEQUEST OF MADAME PAGET NO. TOUS DROITS RESERVES VICTOR HUGO WILLIAM SHAKESPEARE J. HETZEL & a 18, RUE JACOB PARIS MAI SON OUAxNTIN RUE SAINT-BENOIT, 7 & Q Or o - p^t^^<- A i^n^\ L'ANGLETERRE Je lui dedie ce livre, glorification de son poete. Je dis a TAngleterre la verite ; mais, comme terre illustre et librc, ie Tadmire, et, comme asile, je I'aime. YIGTOR HUGO. Haute viUe-House, 1864. Le vrai litre de cet ouvrage sevait : A proijos de Shakespeare. Le desir d'introduire^ comme on dit en Angleterre, devant le public, la nouvelle traduction de Shakespeare, a ete le premier mobile de I'auteur. Le sentiment qui I'int^resse si profondement au traducteur ne saurait lui oter le droit de recommander la traduction. Cependant sa conscience a ete sollicitee d'autre part, et d'une facon plusetroite encore, par le sujet lui-mSme. A I'occasion de Shakespeare, toutes les questions qui louchent h Tart se sont presentees a son esprit. Traitor ces questions, c'est expliquer la mission de I'art; trailer ces questions, c'est expliquer le devoir de la pensee humaine envers I'homme. Une telle occasion de dire des vt^rites s'impose, et il n'est pas permis, surtout a une epoque comme la notre, de I'eluder. L'auteur I'a compris. II n'a point h^site a aborder ces questions complexes de I'art et de la civilisation sous leurs faces diverses, raultipliant les horizons toutes les fois que la perspective se deplagait, et acceptant toutes les indications que le sujet, dans sa n^cessite rigoureuse, lui offrait. De cet agrandissement du point de vue est ne cc livre. Hauteville-House, 18G4. PREMIERE PARTIE M LIVRE PREMIER SHAKESPEARE. — SA VIE LIVRE II LES GENIES 11 y a une douzaine d'annees, dans une ile voisine des cdtes de France, une maison, d'aspect melancolique en toute saison, devenait particulierement sombre a cause de rhiver qui commencait. Le vent d'ouest, souflflant la en pleine . liberie, faisait plus epaisses encore sur cette demeure toutes ces enveloppes de brouillard que no- vembre met entre la vie terrestre et le soleil. Le soir vient vite en automne; la petitesse des fenetres s'ajoutait a la brievete des jours et aggravait la tristesse crepusculaire de la maison. La maison, qui avait une terrasse pour toit, etait recti- ligne, correcte, carree, badigeonnee de frais, toute blanche. C'etait du methodisme bati. Rien n'est glacial comme cette blancheur anglaise. EUe semble vous offrir Thospitalite de la neige. On songe, le coeur serre, aux vieilles baraques paysannes de France, en bois, joyeuses et noires, avec des vignes. A la maison etait attenant un jardin d'un quart d'arpent, en plan incline, entoure de murailles, coupe de degres de granit et de parapets, sans arbres, nu, ou Ton voyait plus de pierres que de feuilles. Ce petit terrain, pas cultive, abondait en toufifes de soucis qui fleurissent Tautomne et que les pauvres gens dupays mangent cuits avecle congre. La plage, toute voisine, etait masquee a ce jardin par un renflement de terrain. Sur ce renflement il y avait une 10 SHAKESPEARE. prairie a herbe courte ou prosperaient quelques orties et une grosse cigue. De la maison on apercevait, k droite, a I'horizon, sur une colline et dans un petit bois, une tour qui passait pour hantee ; a gauclie, on voyait le dick. Le dick etait une file de grands troncs d'arbres adosses a un mur, plantes debout dans le sable, desseches, decharnes, avec des noeuds, des ankyloses et des rotules, qui semblait une rangee de tibias. La reverie, qui accepte volontiers les songes pour se proposer desenigmes, pouvait se demander a quels hommes avaient appartenu ces libias de trois toises de haut. La facade sud de la maison donnait sur le jardin, la facade nord sur une route deserte. Un corridor pour entree, au rez-de-chaussee, une cui- sine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet a peine eclaire ; au premier et au second etage, des chambres, propres, froides, meublees sommairement, repeintes a neuf, avec des linceuls blancs aux fenetres. Tel etait ce logis. Le bruit de la mer toujours entendu. Cette maison, lourd cube blanc a angles droits, choisie par ceux qui Fhabitaient sur la designation du hasard, parfois intentionnelle peut-etre, avait la forme d'un tom- beau. Ceux qui habitaient cette demeure etaient un groupe, disons mieux, une famille. C'etaient des proscrits. Le plus vieux etait un de ces hommes qui, a un moment donne, sont de trop dans leur pays. II sortait d'une assemblee; les autres, qui etaient jeunes, sortaient d'une prison. Avoir ecrit, cela motive les verrous. Ou menerait la pensee, si ce n'est au cachot? La prison les avait elargis dans le bannissement. Le vieux, le pere, avait 1^ tons les siens, moins sa fille ainee, qui n'avait pu le suivre. Son gendre etait prcs d'elle. Souvent ils etaient accoudes autour d'une table ou assis sur un banc, silencieux, graves, songeant tons ensemble, et sans se le dire, a ces deux absents. Pourquoi ce groupe s'etait-il installe dans ce logis, si peu avenant? Pour des raisons de hate, et par le desir SHAKESPEARE. — SA VIE. 1! d'etre le plus tot possible aillcurs qu'a Taubergc. Sans doiite aussi parce que c'etait la premiere maison a louer qu'ils avaient rencontree, et parce que les exiles n'ont pas la main heureuse. Cetle maison, — qu'il est temps de rehabiliter un peu et de consoler, car qui salt si, dans son isolement, elle n'est pas triste de ce que nous yenons d'en dire? un logis a une Srae, — cette maison s'appelait Marine-Terrace. L'arrivee y fut lugubre, mais, apres tout, declarons-le, le sejour y fut bon, et Marine-Terrace n'a laisse a ceux qui rhabiterent alors que d'aflectueux et chers souvenirs. Et ce que nous disons de cette maison, Marine-Terrace, nous le disons aussi de cette ile, Jersey. Les lieux de la souf- france et deTepreuvefiuissent par avoir une sorte d'amere douceur qui, plus tard, les fait regretter. lis ont une hos- pitalite severe qui plait a la conscience. II y avait eu, avant eux, d'autres exiles dans cette ile. Ce n'est point ici Tinstant d'en parler. Disons seulement que le plus ancien dont la tradition, la legende peut-etre, ait garde le souvenir, etait un remain, Vipsanius Minator, qui eraploya son exil a augmenter, au profit de la domi- nation de son pays, la muraille romaine dont on voit encore quelques pans, semblables k des morceaux de col- lines, pres d'une bale nommee, je crois, la bale Sainte- Catherine. Ce Vipsanius Minator etait un personuage consu- laire, vieux remain si entete de Rome qu'il gena I'empire. Tibere Texila dans cette ile cimmerienne, Ccesarea; selon d'autres, dans une des Orcades. Tibere fit plus; non content de Fexil, il ordonna I'oubli. Defense fut faite aux orateurs du senat et du forum de prononcer le nom de Vipsanius Minator. Les orateurs du forum et du senat, et Thistoire, ont obei ; ce dont Tibere, d'ailleurs, ne doutait pas. Cette arrogance dans le commandement, qui allait jusqu'a donner des ordres a la pensee des hommes, carac- terisait certains gouvernements antiques parvenus a une de ces situations solides ou la plus grande somme de crime produit la plus grande somme de securite. Revenons a Marine-Terrace. Un matin de la fin de novembre, deux des habitants du lieu, le pere et le plus jeune des fils, etaient assis dans la 12 SHAKESPEARE. salle basse. lis se taisaient, comine des naufrages qui pensent. Dehors il pleuvait, le vent soufflait, la maison 6tait comme assourdie par ce gronderaent exterleur. Tous deux songeaient, absorbespeut-etre par celte coincidence d'un commencement d'hiver et d'un commencement d'exil. Tout i coup le fils elevalavoix et interrogeale pere : — Que penses-tu de cet exil? — Qu'il sera long. — Comment comptes-tu le remplir? Le pere repondit : — Je regarderai Tocean. II y eut un silence. Le pere reprit : — Et toi? — Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare. II II y a des hommes-oceans en effet. Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces trans- parences, ces vegetations propres au gouffre, cette dema- gogic des nuees en plein ouragan, ces aigles dans Tecume, ces merveilleux levers d'astres repercutes dans on ne sail quel mysterieux tumulte par des millions de cimcs lumi- neuses, tetes confuses de I'innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots 6normes, ces monstres entrevus, ces nuits de tenebres coupees de rugissements, ces furies, ces fren^sies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains meles aux tonnerres divins, ce sang dans Tabime; puis ces graces, ces douceurs, ces ffites, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de peche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumoes de la terre, ces villes h Thorizon. ce bleu profond de I'eau SHAKESPEARE. — SA VIE. H etdu ciel, cette Acrete utile, cette amcrtuinc qui fait Tas- sainissement de I'univers, cet ^pre scl sans lequel tout pourrirait; ccs coleres et ccs apaiscmcnts, ce tout dans un, cet inattendu dans Timniuable, ce vaste prodijL^e de la monotonie inepuisablement variee, ce niveau aprcs ce bouleverseraent, ces enfers et ces paradis de Timinensite eternellement cmue, cet infini, cet insondable, tout cela peut^tredans un esprit, et alors cet esprit s'appelle genie, et vous avcz Eschyle, vous avez Isaie, vous avcz Juvenal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c'est la m^me chose de regarder ces ames ou de regarder Tocean. Ill SI William Shakespeare naquit h Stratford-sur-Avon, dana une maison sous les tuiles de laquelle etait cachee une profession de foi catholique commengant par ces mots : Moi John Shakespeare. John etait le pere de William. La maison, situee dans la ruelle Henley-street, etait humble, la chambre oii Shakespeare vint au monde etait miserable; des murs blanchis a la chaux, des solives noires s'entre- coupant en croix, au fond une assez large fenetre avec de petites vitres ou Ton pent lire aujourd'hui, parmi d'autres noms, le nom de Waller Scolt. Ce logis pauvre abritait une famille dechue. Le pere de William Shakespeare avait ete alderman; son aieul avait ete bailli. Shakespeare si- gnifie secoue-lance ; la famille en avait le blason, im bras tenant une lance^ armes parlantes confirmees, dit-on, par la reine jfilisabeth en 1595, et visibles, a Theure ou nous ecrivons, sur le tombeau de Shakespeare dans I'eglise de Stratford-sur-Avon. On est peu d'accord sur Torthographe du mot Shakespeare comme nom de famille, on I'ecrit diversement : Shakspere, Shukespere, Shakespeare, Sliak- 14 SHAKESPEARE. speare; le dix-huitieme siecle Tecrivait habituellement Skakespear, le traducteur actuel a adopte Torthographe Shakespeare, comme la seule exacte, et donne pour cela dcs raisons sans replique. La seule objection qu'on puisse lui faire, c'est que Sliakspeare se prononce plus aisement que Shakespeare, que rclision de Ve muet est peut-etre utile, et que dans leur interet mSme, et pour accroitre leur facilite de circulation, la posterite a sur les noms propres un droit d'euplionie. II est evident, par exemple, que dans le vers francais Torthographe Shakspeare est necessaire. Cependant, en prose et vaincu par la demons- tration du traducteur, nous ecrirons Shakespeare, Sii Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu apres la naissance de William, I'alderman Shakespeare n'etait plus que le boucher John. William Shakespeare debuta dans un abattoir. A quinze ans, les manches retroussees dans la boucherie de son pere, il tuait des moutons et des veaux « avec pompe », dit Aubray. A dix- huit ans il se maria. Entre I'abattoir et le mariage, il fit un quatrain. Ce quatrain, dirige centre les villages des environs, est son debut dans la poesie. II y declare que Hillbrough est illustre par ses revenants et Bidford par ses ivrognes. II fit ce quatrain etant ivre lui-meme, a la belle etoile, sous un pommier reste celcbre dans le pays a cause de ce Songe d'une nuit d'ete. Dans cette nuit et dans ce songe oii il y avait des gargons et des fiUes, dans cette ivresse et sous ce pommier, il trouva jolie uiie paysanne, Anne Hatw^ay. La noce suivit. 11 epousa cette Anne llatway, plus agee que lui de huit ans, en eiit une fille, puis deux jumeaux fille et garcon, et laquitta; et cette femme, dis- parue de toute la vie de Shakespeare, ne revient plus que dans son testament ou il lui legue le inoins bon de ses deux lits, « ayant probablement, dit un biographe, employe le meilleuravecd'autres ». Shakespeare, comme La Fontaine, j SHAKESPEARE. — SA VIE 15 ne fit que traverser le mariago. Sa femmc misc cle cute, il fut maitre d'ecole, puis cicrc chez un procureur, puis bi'aconnier. Ce braconnage a ete utile plus tard pour faire dire que Shakespeare a 6te voleur. Un jour, bracon- nant, il fut pris dans le pare de sir Thomas Lucy. On le jeta en prison. On lui fit son proces. Aprement poursuivi, il se sauva k Londres. 11 se mit, pour vivre, k garder les chevaux k la porte dos theatres. Plaute avait tourne une meule de moulin, Cette Industrie de garder les chevaux aux portes existait encore k Londres au siecle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de metier qu'on noramait les Shakespeare's boys. §111 On pourrait appeler Londres la Babylone noire. Lugu- bre le jour, splendide la nuit. Voir Londres est un saisis- sement. C'est une rumeur sous une fumee. Analogic mysterieuse; la rumeur est la fumee du bruit. Paris est la capitale d'un versant de Thumanite, Londres est la capi- tale du versant oppose. Magnifique et sombre ville. L'activite y est tumulte et le peuple y est fourmiliere. On y est libre et emboite. Londres est le chaos en ordre. Le Londres du seizieme siecle ne r-^ssemblait point au Londres d'a present, mais etait deja une ville demesuree. Cheapside etait la grande rue. Saint-Paul, qui est un dome, etait une fleche. La peste etait a Londres presque a demeure et chez elle, comme a Constantinople. II est vrai qu'il n'y avait pas loin, de Henri VIII a un sultan. L'incendie, encore comme a Constantinople, etait frequent a Londres, a cause des quartiers populaires batis tout en bois. II n'y avait dans les rues qu'un carrosse, le carrosse de sa raajeste. Pas de carrefour ou Ton ne batonnat quelque pickpocket avec le drotschbloch, qui sert encore aujourd'hui en Groningue a battre le ble. Les moeurs etaient dures et presque farouches. Une grande dame 6tait levee k six heures et couchee a neuf. Lady Geraldine Kildare, chantee par lord Surrey, dejeunait 16 SHAKESPEARE. d'une livre de lard et d'un pot de biere. Les reines, femmes de Henri VIII, se tricotaient des mitaines, volon- tiers de bonne grosse laine rouge. Dans ce Londres-Ia, la diichesse de Suffolk soignait elle-meme son poulailler et, troussee k mi-jambe, jetait le grain aux canards dans sa basse-cour. Diner a midi, c'etait diner tard. Les joies du grand monde etaient d'aller jouer k la main chaude chez lord Leicester. Anne Boleyn y avait joue. Elle s'etait agenouillee, les yeux bandes, pour ce jeu, s'essayant, sans le savoir, a la posture de Techafaud. Cette meme Anne Boleyn, destinee au trOne, d'oii elle devait aller plus loin, etait eblouie quand sa mere lui achetait trois chemises de toile, a six pence Taune, et lui promettait, pour danser au bal du due de Norfolk, une paire de sou- liers neufs valant cinq schellings. Siv Sous Elisabeth, en depit des puritains tres en colore, il y avait a Londres huit troupes de comedicns, ceux de Hewington Butts, la compagnie du comte de Pembroke, les serviteurs de lord Strange, la troupe du lord-chambellan, la troupe du lord-amiral, les associes do Black-Friars, les Enfants de Saint-Paul, et, au premier rang, les Montreurs d'ours. Lord Southampton allait au spectacle tous les soirs. Presque tons les theatres etaient situes sur le bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles etaient de deux especes; les unes, simples cours d'hotelleries, ouvertes, un treteau adosse a un mur, pas de plafond, des rangees de bancs poses sur le sol, pour logos les crois^es de Tauberge, on y jouait en plein jour et en plein air; le principal de ces theatres etait le Globe; les autres, des sortes de halles fermees, eclairees de lampes, on y jouait le soir; la plus hantee 6tait Black- Friars. Le meilleur acteur de lord Pembroke se nommaii Henslowe; le meilleur acteur de Black-Friars se nommait Burbage. Le Globe etait situ6 sur le Bank-Side. Cela resulte d'unc note du Slatiuners- Hall en date du '20 no- SHAKESPEARE. — SA VIE. 17 vembre 1607. His majesUfs servants playing usually at the Globe on the Bank-Side. Les decors etaient simples. Deux epees croisees, quelquefois deux lattes, signifiaient une bataille ; la chemise par-dessus Thabit signifiait un cheva- lier; la jupe de la m^nagere des comediens sur un manche a balai signifiait un palefroi caparaqonne. Un theatre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, posse- dait « des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec sesjambes, une cage, un rocher, quatre tetes de turcs et celie du vieux Mehemet, une roue pour le siege deLondres et une bouche d'enfer ». Un autre avail « un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise : ich diex, plus six diables, et le pape sur sa mule » . Un acteur barbouille de platre et immobile signifiait une muraille, s'il ecartait les doigts, c'est que la muraille avait des lezardes. Un homme charge d'un fagot, suivi d'un chien et portant une lanterne, signi- fiait la lune ; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scene de clair de lune, devenue fameuse par le Songe cfime nuit d'ele, sans se douter que c'est la une sinistre indication de Dante. Voir VEnfer, chant XX. Le vestiaire de ces theatres, ou les comediens s'habillaient pele-mele, etait un recoin separe de la scene par une loque quelconque tendue sur une corde. Le ves- tiaire de Black-Friars etait ferme d'une ancienne tapisserie de corps et metiers representant I'atelier d'un ferron ; par les trous de cette cloison flottante en lambeaux, le public voyait les acteurs se rougir les joues avec de la brique pilee ou se faire des moustaches avec un bouchon brule k la chandelle. De temps en temps, par I'entre-bail- lement de la tapisserie, on voyait passer une face grimee en morisque, epiant si le moment d'entrer en scene etait venu, ou le menton glabre d'un comedien jouant les r61es de femmes. Glabri histriones, dit Plaute. Dans ces theatres abondaient les gentilshommes, les ecoliers, les soldats et les matelots. On representait la la tragedie de lord Buck- hurst, Gorbodiic ou Ferrex el Porrex, la Mere Botnbic, de Lily, ou Ton entendait des moineaux crier phip phip, le Liberlin, imitation du Convivado de piedra qui faisait son tour d'Europe, Felix and Philomena, comedie a la mode, 18 SHAKESPEARE. jou6e d'abord a Greenwich, devant la « reine Bess », Promos el Cassandra, comedie dediee par Tauteur George Whetstone a William Fletwood, recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malle de Christophe Marlowe, des interludes et des pieces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin des comedies gothiques; car, de meme que la France a VAvocat Patlielin, TAngleterre a V Aiguille de ma commcre Giirlon. Tandis que les acteurs gesticulaient et declamaient, les gentilshommes et les ofRciers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d'or, debout ou accroupis sur le theatre, tournant le dos, hautains et a leur aise au milieu des comediens gfenes, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les carles k la tOte, ou jouaient au post and pair ; et en bas, dans I'ombre, sur le pave, parmi les pots de biere et les pipes, on entrevoyait « les puants* » (le peuplej. Ce fut par ce theatre-la que Shakespeare entra dans le drame. De gardeur de chevaux il devint pasteur d'hommes. Sv Tel etait le theatre vers 1580, a Londres, sous « la grande reine » ; il n'etait pas beaucoup moins miserable, un siecle plus tard, a Paris, sous « le grand roi » ; et Moliere, k son debut, dut, comme Shakespeare, faire menage avec d'assez tristes salles. II y a, dans les archives de la Comedie-Franraise, un manuscrit inedit de quatre cents pages, relie en parchemin et noue d'une bande de cuir blanc. C'est le journal de Lagrange, camarade de Moliere. Lagrange decrit ainsi le theatre ou la troupe de Moliere jouait par ordre du sieur de Rataban, surinten- dant des b^timents du roi : « ... Trois poutres, des charpentes pourries et ^tayees, et la moitid de la salle d6couverte et en ruinei » Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit : « La troupe a r^solu de faire un • Stinkards. SHAKESPEARE. — SA VIE. 19 grand plafond qui regne par toute la salle, qui, jusqu'aii dit jour 15, n'avait ete couverte que d'uno grande toile bleue suspendue avec des cordages. » Quant a reclairage etau chaulTage de cette salle, particuli6rementa Toccasion des frais extraordinaires qu'entraina la Psyche, qui etait de Moliere et de Corneille, on lit ceci : « Chandellcs, trente livres; concierge, ^ cause du feu, trois livres. » G'etaient \k les salles que « le grand r^gne » mettait k la disposition de Moliere. Ces encouragements aux lettres n'appauvrissaient pas Louis XIV au point de le priver du plaisir de donner, par exemple, en une seule fois, deux cent mille livres a Lavardin et deux cent mille livres a d'Epernon ; deux cent mille livres, plus le regiment de France, au comte de Medavid; quatre cent mille livres a I'eveque de Noyon, parce que cet eveque etait Clermont- Tonnerre qui est une maison qui a deux brevets de comte et pair de France, un pour Clermont et un pour Ton- nerre; cinq cent mille livres au due de Vivonne, et sept cent mille livres au due de Quintin-Lorges, plus huit cent mille livres a monseigneur Clement de Baviere, prince-eveque de Liege. Ajoutons quMl donna mille livres de pension a Moliere. On trouve sur le registre de Lagrange, au mois d'avril 1663, cette mention : « Vers le meme temps, M. de Moliere recut une pension du roi en qualite de bel esprit, et a ete couche sur I'etat pour la somme de mille livres. » Plus tard, quand Moliere fut mort, et enterre a Saint-Joseph, « aide de la paroisse Saint-Eustache », le roi poussa la protection jusqu'a per- mettre que sa tombe fut « elevee d'un pied hors de terre ». § YI Shakespeare, on vient de le voir, resta longtemps sur e seuil du theatre, dehors, dans la rue. Enfin il entra.Il passa la porte et arriva a la coulisse. U reussit a etre call- boy, garcon appeleur, moins elegamment, aboyeur. Vers 1586, Shakespeare aboyait chez Greene, k Black-Friars, 20 SHAKESPEARE. En 1587, il obtint de ravancement dans la piece intitulee : le Geanl Agrapardo, roi de Nubie, pire que son fr ere feu Anqulafer, Shakespeare fut charge d'apporter son turban au geant. Puis de comparse il devint comedien, grace a Burbage auquel, plus tard, dans un interligne de son tes- tament, il legua trente-six schellings pour avoir un anneau d'or. II fut rami de Condell et do Hemynge, ses camarades de son vivant, ses editeurs apres sa mort. II etait beau; il avait le front haut, la barbe brune, Tair doux, la bouche aimable, I'oeil profond. II lisait volontiers Montaigne, traduit par Florio. II frequentait la taverne d'Apollon. II y voyait et traitait familierement deux assidus de son theatre. Decker, auteur du Guls Hornbook, oii un chapitre special est consacre a « la facon dont un homme du bel air doit se comportcr au spectacle », et le docteur Symon Forman qui a laisse un journal manuscrit contenant des comptes rendus des premieres representations du Marchand de Venise et du Conle dliiver. II rencontrait sir AValter Raleigh au club de la Sirene. A peu pres vers la ineme epoque,MathurinRegnier rencontrait Philippe de Bethune a la Ponwie de pin. Les grands seigneurs et les gentils- hommes d'alors attachaient volontiers leurs noms ^ des fondationsde cabarets. A Paris, le vicomte de Montauban, qui etait Crequi, avait fonde le Tripoi des onze miUe diables; a Madrid, le due de Medina Sidonia, Tamiral mal- heureux de I'lnvincible, avait fonde et Ptmo-en-rostro, et, a Londres, sir Walter Raleigh avait fonde la Sirene. On etait la ivrogne et bel esprit. § VII En 1589, pendant que Jacques VI dlcosse, dans respoir du trone d'Anglelerre, rendait ses respects a Elisabeth, laquelle, deux ans auparavant, le 8 fevrier 1587 avait coupe la me ^ Marie Stuart, mere de ce Jacques, Shakes- peare fit son premier "drame, Pericles. En 1591, poiidant que le roi catholique revait, sur le plan du marquis d As- torga, une seconde Armada, plus hcureuse que la premiere SHAKESPEARE. — SA VIE. 21 en ce qu'cUe nc fut jamais mise a flot, il fit Henri VI. En 1593, pendant que les jesuites obtenaient du pape la per- mission expresse de faire peindre « les tourments et les suppliers de Tenfer » sur les murs de « la chambre de meditation » du college de Clermont, ou Ton enfermait souvent un pauvre adolescent qui devait, Tannee d'apres, rendre fameux le nom de Jean Chatel, il fit la Sauvnge^ apprivoise'e. En 159'j, pendant que, se regardanTd^Travers^ ' eTpf^s a en venir aux mains, le roi d'Espagne, la reine d'Angleterre et meme le roi de France disaient tons les trois : Afa bonne ville de Paris, il continua et completa He7iri Vl. En 1595, pendant que Clement VIII, a Rom'e, frappait solennellement Henri IV de son baton sur le dos (les cardinaux du Perron et d'Ossat, il fit Timon cl'Athenes. En 1596, Tannee ou Elisabeth publia un edit contre les longues pointes des rondaches, et ou Philippe II chassa de sa presence une femme qui avait ri en se mouchant, il fit Macbeth. En 1597, pendant que ce m^me Philippe II disait au due dWlba : Vous meriteriez la hache, non parce que le due d'Albe avait mis a feu et a sang les Pa3s-Bas, mais parce qu'il etait entre chez le roi sans se faire annoncer, il fit Cymbeline et Richard III. En 1598, pendant que le comte d'Essex ravageait Tlrlande ayant a son chapeau un gant de la vierge-reine Elisabeth, il fit les Deux yenlilshonvnes de Verone, le Roi Jean, Peines d'amour perdues, la Come'die d'erreurs, Tout est bieyi qui (init bien, le Songe d'une nuit d'ete et le Marchand de Venise. En 1599, pendant que le ^ conseil prive, k la demande de sa majeste, deliberait sur la proposition de mettre a la question le docteur Hayward pour avoir vole despensees aTacite, i\ fit Ro?neo etJuliette, En 1600, pendant que I'empereur Rodolphe faisait la guerre a son frere revolte et ouvrait les quatre veines a son fils, assassin d'une femme, il fit Comme il vous plaira, Henri IV, Henri V et Beaucoup de bruit pour rien. En 1601, pen- dant que Bacon publiait I'eloge du supplice du comte d'Essex, de meme que Leibniz devait, quatrevingts ans plus tard, enumerer les bonnes raisons du meurtre de Monal- deschi, avec cette difference pourtant que Monaldeschi n'etait rien a Leibniz et que d"E<.; il a cause avec le tronc d'arbre coupe de Ghyteron, qui est Junon-Tiicspia. Peut-elre a-t-il parle dans: les roseaux a Oannes, Pliomme-poisson de la LES GtMES. 47 Chaltlec, qui avail deux lutes, en haul une tele d'honiine, cii bas une tele d'hydre, et qui, buvanl le cliaus par sa gueule inferieure, le revomissait sur la terrc par sa bouche superieure en science lerrible. Lucrece a cetle science. Isaie confine aux archaniJjes, Lucrece aux iarvcs. Lucrece lord le vieux voile d'lsis lrenij)e dans Teau des lendbres, et il en exprime, laiitOt a flots, lantOlgoulte k goulle, une poesie sombre. L'illiinite est dans Lucrece. Par moments passe un puissant vers spondaique prcsque monstrueux et plein d'ombre: Circutn se fuliis ac fronUi- biis involventes. Ci et la une vaste image de raccouple- ment s'ebauche dans la foret, Tunc Venus in sylvis junge- bal corpora amanlum ; et la for quatre premiers potcaux. II leur accroche Icur regno au eou. II leur met ce carcan. Son livre de Caligula s'est perdu. Kien de plus aise i comprendre que la perte et I'obliteratioii de ces sortes de livres. Les lire etait un crime. L"n liomme ayaiit rte surpris lisant riiisloire de Caligula par Sueione, Commode fit jeter cet homme aux betes. Feris objici jussil, dit Lampride. L'horreur de ces temps est prodigieuse. Toutes les moeurs, en bas comme en haut, sont feroces. On peut juger de la cruaute des romains par Tatrocite des gaulois. Cne emeute eclate en Gaule, les paysans couchent les dames romaines nue's et vivantes sur des herses donl les pointes leur entrent dans le corps ca et Id, puis ils leur coupent les mamelles et les leur couscnt dans la bouche pour qu'elles aient I'air de les manger. Vix vindicla est, « ce sont a peine des repre- sailles », dit le general remain Turpilianus. Ces dames romaines avaient Thabitude, tout en causant avec leurs amants, d'enfoncer des epingles d'or dans les 'eins des esclaves persanes ou gauloises qui les coiffaient. Telle est rhumanite alaquelle assiste Tacite. Cette vue le rend ter- rible. II constate, et vous laisse conclure. La Putiphar mere du Joseph, c'est ce qu'on ne rencontre que dans Rome. Quand Agrippine, reduite a sa ressource supreme, voyant sa tombe dans les yeux de son fils, lui offre son lit, quand ses levres cherclient celles de Neron, Tacite est la qui la suit des yeux, lasciva oscula et prccnuntias jlagitii blanditias, et il denonce au monde cet effort de la mere monstrueuse et tremblante pour faire avorter le parri- cide en inceste. Quoi qu'en ait dit Juste Lipse, qui legua sa plume a la sainte vierge, Domitien exila Tacite, et fit bien. Les hommes comme Tacite sont malsains pour Tau- torite. Tacite applique son style sur une epaule d'em- pereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde. Juvenal, tout-puissant poete, 52 SHAKESPEARE. se disperse, s'eparpille, s'etale, tombe et rebondit, frappe a droite, a gauche, cent coups a la fois, sur les lois, sur les moeurs, sur les mauvais magistrals, sur les mechants vers, sur les libertins etlesoisifs, sur Cesar, sur lepeuple, partout; il est prodigue comme la grele; il est epars comme le fouet. Tacite a la concision du fer rouge. SIX L'autre, Jean, est le vieillard vierge. Toute la seve ardente de riiomme, devenue fumee et tremblement mys- terieux, est dans sa tete, en vision. On n'echappe pas a I'amour. L'amour, inassouvi et mecontent, se change a la fin de la vie en un sinistre degorgement de chimeres. La femine veut Thomme; sinon Thomme, au lieu de la poesie humaine, aura la poesie spectrale. Quelques etres pour- tant resistent a la germination universelle, et alors ils sont dans cet etat particulier ou Tinspiration monstrueuse pent s'abattre sur eux. L'Apocalypse est le chef-d'oeuvre presque insense de cette chastete redoutable. Jean, tout jeune, etait doux et farouche. II aima Jesus, puis ne put rien aimer, ify a un profond rapport entre le Cantique des can- tiques et TApocalypse; Tun et I'autre sont des explosions de virginite amoncelee. Le coeur volcans'ouvre; il en son cette colombe, le Cantique des cantiques, ou ce dragon, TApocalypse. Ces deux poemes sont les deux poles de I'ex- tase;volupteet horreur, les deux limites extremes de Tame sont atteintes; dans le premier poeme I'extase epuise l'amour ; dans le second, la terreur, et elle apporte aux hommes, desormais inquiets a jamais, reffaremcnt du pre- cipice eternel. Autre rapport, non moinsdigne d'attention, entre Jean et Daniel. Le fil presque invisible des aflinites est soigneusement suivi du regard par ceux qui voient dansTesprit prophctique un phenomene humain et normal, et qui, loin dedcdaigner la question des miracles, la gene- ralisent et la rattachient avec calme au phenomene perma- nent. Les religions y perdent et la science y gagne. On n'a pas assez remarquc que le septieme chapitre de Daniel LES GfiMES. .VJ contient en germe TApocalypse. Les empires y sont repr6- sentt's comme des b(^tes. Aussi la logeiido u-t-elle associe les deuxpoetes;elle a faittraversor il'uii la f()ss(i aux lions ot arautre la chaudiere d'hiiile bouillante. Kn dehors de la Icf^ende, la vie do Joan est belle. Vie exemplaire qui subit des elargissements etranges, passant dii Golgotha i Pathnios, et dusiipplice d'un inessieiun exil de prophete. Jean, apres avoir assistc a la souftrance du Christ, finit par soulTrir pour son conijUe; la soufTrance vue le fait ap6tre, la soutlranee enduree le fait mage; de la croissance de Tepreuve resulle la croissance de Tesprit. £veque, il redige TEvangile. Proscrit, il fait TApocalypse. OF.uvre tragique, ecrite sous la dictee d'un aigle, le poete ayant au-dessus de sa t<^te on ne sail quel sombre fremissement d'ailes. Toute la bible est entre deux visionnaires, Moise et Jean. Ce poeme des poemes s'ebauche par le chaos dans la Genese et s'acheve dans TApocalypse par les tonnerres. Jean fut un des plus grands errants de la langue de feu. Pendant la cene sa lete etait sur la poitrine de Jesus, et il pouvait dire : Mon oreille a entendu le battement du cceur de Dieu. 11 alia raconter cela aux hommes. II parlait un grec barbare, mele de tours hebraiques et de mots syria- ques, d'un charme apre et sauvage. II alia a Iiiphese, il alia en Medie, il alia chez les parthes. II osa entrer a Ctesiphon, ville des parthes batie pour faire contre-poids a Babylone. II afifronta Tidole vivante Cobaris, roi, dieu et homme, a jamais immobile sur son bloc perce de jade nephrite, qui lui sert de trone et de latrine. II evangelisa la Perse, que rtcriture appelle Paras. Quand il parut au concile de Je- rusalem, on crut voir la colonne de Teglise. II regarda avec stupeur Cerinthe et Ebion, lesquels disaient que Jesus n'est qu'un homme. Quand on Tinterrogeait sur le mystere, il repondait : Aimez-vous les u?is les aulres. II mourut a quatrevingt-quatorze ans, sous Trajan. Selon la tradition, il n'est pas mort, il est reserve, et Jean est toujours vivant a Pathmos comme Barberousse a Kaisers- laulern. II y a des cavernes d'attente pour ces mysterieux vivants-la. Jean, comme historien, a des pareils, Matthieu, Luc et Marc ; comme visionnaire, il est seul. Aucun r^ve n'approche du sien, tant il est avant dans Pinfini. Ses me- 54 SHAKESPEARE. taphores sortent de reternite, eperdues; sa poesie a uii profond sourire de demence; la reverberation de Jehovah est dans Tteil de cct homme. C'est le sublime en plein ega- rement. Les homuies ne lecomprennentpas, le dedaignent et en rient. Mon clier Tldriol, dit Voltaire, VApocalypse est une ordure. Les religions, ayant besoin de ce livre, ont pris parti do le venerer; mais, pour n'etre pas jete a la voirie, il fallait qu'il fut mis sur Tautcl. Qu'importe! Jean est un esprit. C'est dans Jean de Pathmos, parmi tons, qu'est sensible la communication entre certains genies et I'abime. Dans tons les autre poetes, on devine cette communication; dans Jean, on la voit, par moments on la touche, et Ton a le frisson do poser, pour ainsi dire, la main sur cette porte sombre. Par ici, on va du cote de Dieu. 11 semble, quand on lit le poeme de Pathmos, que quelqu'un vous pousse par derriere. La redou- table ouverture se dessine confusement. On en sent Pepouvante et Pattraction. Jean n'aurait que cela, qu'il serait immense. sx L'autre, Paul^ saint pour Peglise, pour Phumanite grand, representc ce prodige a la fois divin et humain, la conver- sion. II est celui auquel Pavenir est apparu. II en reste hagard, et rien n'est superbe comme cette face a jamais etonnee du vaincu de la lumiere. Paul, ne pharisien, avail ete tisseur de poll de chameau pour les tentes et domes- tique d'un des juges de Jesus-Christ, Gamaliel; puis les scribes Pavaient cleve, le trouvant feroce. Iletait Phomme du passe, il avait garde les manteauxdes jeteurs de pierres, 11 aspirait, ayant etudie avec les pretres, a devenir bour- reau; il ctait en route pour cela: tout a coup un Hot d'au- rore sort de Pombre et le jette a bas de son clieval, et desormais il y aura>dans Phistoiredu genre humain cette chose admirable, le chemin de Damas. Cejourde la meta- morphose de saint Paul est un grand jour, retenez cette date, elle correspond au 25 Janvier de notre annee grego- LES GfiNIES. 55 ricnne. Le chemin de Damas est necessairc u la rnarchc (hi progrcs. Tomber dans la vcrite ct sc rel<;vor homme juste, unc chute-transfii,nirallon, cela est sublime. Cost Pliistoire de saint Paul. A partir de saint Paul, ce sera I'hlstoire de rimmauite. Le coup de lumiere est plus que le coup de foudre. Le progrcs se fera par une scrie d'eblouis- sements. Ouant a ce Paul, qui a etc renverse par la force do la conviction nouvelle, cette brusqueric d'en haul lui ouvre le genie. Une fois remis sur pied, le voici en marche, il no s'arrcte plus. En avant! c'est h\ son cri. II est cosmopolite. Ceux du dehors, que le paganisme appe- lait les barbares et que le christianisme appelle les gentils, il les aime; il sedonne a eux. II est rapOtre exterieur. 11 ocrit aux nations des lettres de la part de Dieu. Ecoutez-le parlant aux galates : «0 galates insenses ! comment pouvez- « vous retourner a ces jougs ou vous(§tiez attaches? 11 n'y a « plus ni juifs; ni grecs, ni csclaves. N'accomplissez pas « vos grandes ceremonies ordonnees par vos lois. Je vous « declare que tout cela n'est rien. Aimez-vous. 11 s'agit « que rhomme soit une nouvelle creature. Vous etes ap- « peles a la liberte. » II y avait aAthenes, sur la colline de Mars, des gradins tallies dans le roc qu'on y voit encore aujourd'hui. Sur ces gradins s'asseyaient de puissants juges, ceux devant qui Oreste avait comparu. G'est la que Socrate avait ete juge. Paul y va; et la, la nuit, I'areopage ne siegeait que la nuit, il dit a ces hommes sombres : Je mens vous annoncer le Dieu inconnu. Les lettres de Paul aux gentils sont naives et profondes, avec la subtilite si puissante chez les sauvages. II y a dans ces messages des lueurs d'hallucination; Paul parle des Celestes comme s'il les apercevait distinctement. Comme Jean, mi-parti de vie et d'eternite, il semble qu'il a une moitie de sa pensee sur la terre et une moitie dans Plgnore, et Ton dirait, par in- stants, qu'un de ses versets repond a I'autre par-dessus la muraille obscure du tombeau. Cette demi-possession de la mort lui donne une certitude personnelle et souvent dis- tincte et separee du dogme, et une accentuation de ses apercus individuels qui le rend presque heretique. Son humilite, appuyee sur le mystere, est hautaine. Pierre disait : On peat delourner les paroles de Paul en de ?naH' 56 SHAKESPEARI:. vais seyis. Le diacre Hilaire et les luciferiens rattachent leur schisme aux epitres de Paul. Paul est au fond si anti- monarchique que le roi Jacques I**", tres encourage par Torthodoxe universite d'Oxford, fait briiler par la main du bourreau I'epitre aux romains, commentee, il est vrai, par David Pareus. Plusieurs des oeuvres de Paul sont rejetees canoniquement; ce sont les plus belles; et entre autres son epitre aux laodiceens, et surtout son Apocalypse, ra- turee par le concile de Rome sous Gelase. II serait curieux de la comparer a TApocalypse de Jean. Sur Touverture que Paul avait faite au ciel, Teglise a ecrit : Porte condam- nee. II n'en est pas moins saint. C'est la sa consolation officielle. Paul a Tinquietude du penseur; le texte et la formule sont peu pour lui; la lettre ne lui suffit pas; la lettre, c'est la matiere. Comme tons les hommes de pro- gres, il parle avec restriction de laloi ecrite; il luiprefere la grace, de meme que nous lui preferons la justice. Qu'est-ce que la grace? C'est Tinspiration d'en haut, c'est le souffle, /lot ubi vult, c'est la liberte. La grace est Tame de la loi. Cette decouverte de Tame de la loi appartient h saint Paul ; et ce qu'il nomme grace au point de vue ce- leste, nous, au point de vue terrestre, nous le nommons droit. Tel est Paul. Le grandissement d'un esprit par I'ir- ruption de la clarte, la beautc de la violence faite par la verite a une ame, eclate dans ce personnage. C'est la, in- sistons-y, la vertu du chemin de Danias. Desormais, qui- conque voudra cette croissance-lasuivraledoigt indicateur de saint Paul. Tons ceux auxquels se rcvelera la justice, tons les aveuglements desireux du jour, toutes les cata- ractes souhaitant guerir, tons les chercheurs de convic- tion, tons les grands aventuriers de la vertu, tons les serviteurs du bien en quete du vrai, iront de ce cOte. La lumiere qu'ils y trouveront changera de nature, car la lumiere est toujours relative aux tenebres; elle croitra en intensite ; apres avoir ete la revelation, elle sera le rationa- lisme; mais elle sera toujours la lumiere. Voltaire est comme saint Paul sur le chemin de Damas. Le chemin de Damas sera a jamais'le passage des grands esprUs. II sera aussi Ic passage des peuples. Gar les peuples, ces vastos individus, ont comme chacun de nous leur crise et leur LES GEMES. 57 heure; Paul, apres sa cliute auguste, s'cst redress^ arme, contre les vieilles erreurs, de cc glaive fulgurant, le chris- tianisine; et, deux inille ans apres, la France, torrassee de luniiere, se relevera, elle aiissi, tenant k la main cette flamnie-epee, la revolution. SXi L'autre, Dante, a construit dans son esprit Tabime. II a fait repop«}e des spectres. 11 evide la terre ; dans le trou terrible qu'il lui fait, il met Satan. Puis il la pousse par le purgatoire jusqu'au ciel. Ou tout finit, Dante commence. Dante est au dela de I'liomme. Au dela, pas en dehors. Pro- position singuliere, qui pourtant n'a rien de contradic- toire, Tame etant un prolongement de Thomme dans Tin- defiui. Dante tord touteTombre et toutela clarte dans une spiraie monstrueuse. Cela descend, puis cela monte. Ar- chitecture inou'ie. Au seuil est la brume sacree. En travers de I'entree est etendu le cadavre de Tesperance. Tout ce qu'on apercoit au dela est nuit. L'immense angoisse san- glote confusement dans Tinvisible. On litutions du passe en sonl la; Rabelais s'empare de cette situation; il la constate; il preiid arte de cc ventre qui est le mondo. La civirtsation n'est plus qu'une masse, la science *'sl niatirn-, la reli^'ion a pris des fluMCs, lafeodalite digore, la royaute est obese; qu'est-ce quo Henri VIII? L'ne pause. Home est une grosse vieille repue; est-ce sante? est-ce maladie? Cest peut-«^tre em- bon|)oint, c'est peut-etre hydropisie; question. Rabelais, medecin et cure, tate le pouls i\ la papaute. II lioche la tcite, et il eclate de rire. Est-ce parce qu'il a trouve la vie? Non, c'est parce qu'il a senti la uiorl. Cola expire en effet. Pendant que Lutlior rcforme, Rabolais bafoue. Lequel va lo niioux an but? Raljolais bafoue le raoine, ba- foue rev«"'quo, bafoue lo pape; rire fait d'un rale. Ce gre- lot Sonne le tocsin. Kh bien, quoi! jai cru que c'etait une ripaille, c'est une azonie; on pent se tromper de hoquot. Rions tout de mome. La mort est a table. La derniere goutte trinque avec le dernier soupir. Une agonie en goguette. c'est superbe. L'intestin colon est roi. Tout ce vieux monde festoie et creve. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres, Grandgousier, Pantagruel et Gargan- tua. Rabelais est TEschyle de la mangeaille, ce qui est grand, quand on songe que manger c'est devorer. 11 y a du goufifre dans lo goinfre. Mangez done, maitres, et bu- vez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D'autres creusent sous le genre humain deprave des cachots redoutables; en fait de souterrain, ce grand Rabelais se contente de la cave. Get univers que Dante mettait dans Tenfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n'est pas autre chose. Les sept cercles d'Ali- ghieri bondent et enserrent cette tonne prodigieuse. Re- gardez le dedans de la futaille monstre, vous les y revoyez. Dans Rabelais ils s'intitulent : Paresse, Orgueil, En vie, Avarice, Colere, Luxure, Gourmandise; et c'est ainsi que tout a coup vous vous retrouvez avec le rieur redoutable, ou? dans Teglise. Les sept peches, c'est le pr6ne de ce cure. Rabelais est pretre ; correction bien ordonnee com- mence par soi-meme; c'est done sur le clerge quil frappe d'abord. Ce que c'est qu'etre de lamaisoni La papaut6 meurt d'indigestion, Rabelais lui fait une farce. Farce de 62 SHAKESPEARE. titan- La joie pantagruelique n'est pas moins grandiose que la galte jupiterienne. Machoire conlre machoire; la machoire monarchique et sacerdotale mange; la machoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux a jamais cette confrontation severe, le masque de la Theocratic regarde fixement par le masque de la Comedie. §XUI L'autre, Cervantes, est, lui aussi, une forme de la mo- querie epique ; car, ainsi que le disait en 1827* celui qui ecrit ces lignes, il y a, entre le moyen age et Tepoque moderne, apres la barbaric feodale, et comme places la pour conclure, « deux Homeres bouITons, Rabelais et Cer- vantes ». Resumer I'horreur par le rire, ce n'est pas la maniere la moins terrible. C'est ce qu'a fait Rabelais; c'est ce qu'a fait Cervantes ; mais la raillerie de Cervantes n'a rien du large rictus rabelaisien. C'est une belle humeur de gentilhomme apres cette jovialite de cure. Caballeros, je suis le seigneur don Miguel Cervantes de Saavedra, poete d'epee, et, pour preuve, manchot. Au- cune grosse gaiete dans Cervantes. A peine un peu de cynisme elegant. Le rieur est fin, acere, poll, delicat, presque galant, et courrait meme Ic risque quelquefois de se rapetisser dans toutes ses coquetteries s'il n'avait le profond sens poetique de la renaissance. Cela sauve la grace de devenir gentillesse. Comme Jean Goujon, comme Jean Cousin, comme Germain Pilon, comme Primatice, Cervantes a en lui la chimerc. De la toutes les grandeurs inattendues de I'imagination. Ajoutez a cela une mer- veilleuse intuition des faits intimes de Tesprit et une phi- losophic inepuisable en aspects qui semble posseder une carte nouvellc ct complete du cceur humain. Cervantes voit le dedans de I'homme. Cette philosophic se combine * Pr6face de CromxvtH. LES GKiMKS. 0) avec I'inslinct poini(|iie d ronKin(.'s(|iic. Dc li le soudain^ faisaiit irruption u cIukiih; instant clans sos j)orsonnaires, dans son action, dans son style; rimprt'vn, mafcnifique avcnture. Que les pcrsonnaj^es rostrnt d'accord avec eux- mrnios, mais que les fails ct les idces toiirbillonnent au- tour d'eux, qu'il y ait uii perpetuel renoiivelleinent do Tidee mere, que ce vent qui apportc des eclairs souffle sans cesse, c'est la loi des grandes oeuvres. Cervantes est militant; il a une these ; ii fait un livre social. Ccs poetes sont des conibaltants de Tesprit. Ou ont-ils appris la bataille? a la bataille meme. Juvenal a ete tribun mili- taire, Cervantes arrive de Lepante conime Dante de Cam- palbino, comme Eschyle de Salaniine. Apres quoi ils passent a une autre epreuve. Eschyle va en exil, Juvenal en exil, Dante en exil, Cervantes en prison. C'est juste, puisqu'ils vous ont rendu service. Cervantes, conimc- poete, a les trois dons souverains : la creation, qui pro- duit les types, et qui recouvre de chair et d'bs les idees; invention, qui heurte les passions contre les evenements, fait etinceler Thomme sur le destin, et produit le drame; I'imagination, qui, soleil, met le clair-obscur partout, et, donnant le relief, fait vivre. L'observatlon, qui s'acquiert et qui, par consequent, est plutot une qualite qu'un don, est incluse dans la * rcation. Si Tavare n'etait pas observe^ Karpagon ne serait pas cree. Dans Cervantes, un nouveau venu, entrevu chez Uabelais, fait decidement son entree ; c'est le bon sens. On I'a apercu dans Panurge, on le voit en plein dans Sancho Panca. 11 arrive comme le Silene de Plaute, et lui aussi peut dire : Je suis le dieu monte sur un ane. La sagesse tout de suite, la raison fort tard; c'est a I'histoire etrange de I'esprit humain. Quoi de plus sage que toutes les religions? quoi de moins raisonnable? Morales vraies, dogmes faux. La sagesse est dans Homere 3t dans Job ; la raison, telle qu'elle doit etre pour vaincre esprejuges, c'est-a-dire complete- et armee en guerre, ne sera que dans Voltaire. Le bon sens n'est pas la sagesse, et I'est pas la raison; il est un peu Tune et un peu I'autre, ivec une nuance d'egoisme. Cervantes le met a cheval sur 'ignorance, ct en meme temps, achevant sa derision pro- 'cndc, il donnc pour monturc a Theroisme la fatigue. U SHAKESPEARE. Ainsi il montre Tun apres I'autre, Tun avec Tautre, le deux profils de riiomme, et les parodie, sans plus de pitic pour le sublime que ponr le grotesque. L'hippogrifft devient Rossinante. Derriere le personnage equestre, Cer vantes cree et met en marche le personnage asinal. En thousiasme entre en campagne, Ironie emljoite le pas. Le. hauts fails de don Quichotte, ses coups d'eperon, sagrand( lance en arret, sont juges par Tane, connaisseur en mou lins. L'invention de Cervantes est magistraie a ce poin ■qu'il y a, entre Thomme type et le quadrupede comple ment, adherence statuaire ; le raisonneur comme Taven turier fait corps avec la bete qui lui est propre, et Ton n( pent pas plus demonter Sanclio Panca que don Quichotte L'ideal est chez Cervantes comme chez Dante ; mais trait( d'impossible, et raille. Beatrix est devenue Dulcinee Railler l'ideal, ce serait la le defaut de Cervantes ; mais c( defaut n'est qu'apparent ; regardez bien ; ce sourire a unc larme ; en realite, Cervantes est pour don Quichotte comme Moliere est pour Alceste. II faut savoir lire, parti culierement, les livres du seizieme siecle ; il y a dan; presque tous, a cause des menaces pendantes sur la libert( •de pensee, un secret qu'il faut ouvrir et dont la clef esi souvent perdue ; Rabelais a un sous-entendu, Cervantes i un aparte, Machiavel a un double fond, un triple fonc peut-etre. Quoi qu'il en soit, I'avenement du bon sens esi le grand fait de Cervantes ; le bon sens n'est pas unt vertu ; il est I'oeil de I'interet ; il eut encourage Themis- tocle et deconseille Aristide; Leonidas n'a pas do bon sens, Regulus n'a pas de bon sens ; mais en presence dci monarchies egoistes et feroces entrainant les pauvres peuples dans leurs guerres a elles, decimant les families, desolant les meres, et poussant les hommes k s'entre-tuei avec tous ces grands mots, honneur militaire, gloire guer- riere, obeissance ^ la consigne, etc., etc., c'est un admi-i rable personnage que le bon sens survenant tout i^ coup et criant au genre humain : Songe a ta peau. LES GI-MES. «5 § XIV L'autre, Shakespeare, qu'est-cc? On pourrail prcsquo r^pondre : c'est la Terre. Lucrece est la sphere, Shakes- peare est le globe. 11 y a plus et nioins dans le globe qu(^ dans la sphere. Dans la sphtljre 11 y a le Tout; sur le globe il y a Thonime. lei le niystere extericur ; la le mystere interieur. Lucrece, c'est rotre ; Shakespeare, c'est Texis- tence. De lii tant d'ombre dans Lucrece ; de la taut de fourmillement dans Shakespeare. L'espace, le bleu, comnie disent les allemands, n'est certes pas interdit h Shakes- peare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaii sous ses deux aspects, obscurite et azur, douie et espe- rance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthese enigmatique entre la nais- sance et Tagonie, entre Ta^l qui s'ouvre et I'oeil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a Tinquietude. Lucrece est; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chan- tent, les buissons verdissent, les coeurs airaent, les ames souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forets et les foules parlent, le vaste songe eternel flotte. La seve et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idees, Thomme et Thumanite, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les pedes, les fumiers, les char- niers, le flux et le reflux des etres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakes- peare, et, ce genie etant la terre, les morts en sortent. Certains cOtes sinistres de Shakespeare sont hantes par les spectres. Shakespeare est frere de Dante. L'un com- plete l'autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakes- peare incarne toute la nature ; et comme ces deux regions, natiire et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans Tabsolu la meme unite, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se nielent par les bords et adherent par le fond ; il y a de Tliomme dans Ali- ghieri, et du fantome dans Shakespeare. La tete de mort 5 66 SHAKESPEARE. passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare ; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-etre meme degage-t-elle un sens plus profond et un plus haut ensei- gnement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des etoiles. L'ile de Prospero, la foret des Ardennes, la bruyere d'Armuyr, la plate-forme d'Elseneur, ne sont pas moins eclairees que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre reverbera- tion des hypotheses. Le que sais-je? demi-chimere, demi- verite, s'ebauche la comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir Thorizon crepusculaire de la con- jecture. Dans Tun comme dans Tautre il y a le possible, cette fenetre du reve ouverte sur le reel. Quant au reel, nous y insistons. Shakespeare en deborde ; partout la chair vive; Shakespeare a I'emotion, Tinstinct, le cri vrai, Taccent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poesie, c'est lui, et en meme temps, c'est vous. Comme Homere, Shakespeare est element. Les genies recommencants, c'est le nom qui Icur convient, surgis- sent a toutes les crises decisives de Thumanite ; ils resu- ment les phases et completent les revolutions. Homere marque en civilisation la fin de TAsie et le commencement de FEurope; Shakespeare marque la fin du moyen age. Cette cloture du moyen age, Rabeiais et Cervantes la font aussi; mais, etant uniquement railleurs, ils ne donnent qu'un aspect partiel; Tesprit de Shakespeare est un total. Comme Homere, Shakespeare est un homme cyclique. Ce& deux genies, Homere et Shakespeare, ferment les deux premieres portes de la barbaric, la portc antique et la porte gothique. C'etait la leur mission, ils Tout accomplie ; c'etait 1^ leur tache, ils Pont faile. La troisieme grande crise est la revolution franc^aise ; c'est la troisieme porte • enorme de la barbaric, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le dix-neuvieme siecle Pentend fou- ler sur ses gonds. De 1^, pour la poesie, le drame et I'art, I'ere actuelle, aussi independante de Shakespeare que dllomere. LI-S GtMES. 07 HI Huinrre, Job, Eschylo, Isaio, fechiel, Lucrece, Juvenal, ^airit Jean, saint Paul, Tacite, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare. Ceci est Tavenue des immobiles geants dc Tesprif luimain. Les geiiies sont une dynastie. II nV en a meme pas- d'autre. lis portent toutes Ics couronnes, y compris celle d'epines. Chacun d'<"iix represente loute la somme d'absolu rea- lisable a riiomme. Nous le rcpetons, choisir entre ces hoinmes, preferer Tun k I'autre, indiquer du doigt le premier parmi ces pre- miers, cela ne se pent. Tous sont TEsprit. Peut-etre, a Textreme rigueur, et encore toutes les recla- mations seraient legitimes, pourrait-on designer comme l»\s plus hautes cimes parmi ces cimes Homere, Eschyle, Job, Isaie, Dante et Shakespeare. II est entendu que nous ne parlons ici qu'au point de vue de I'Art, et, dans TArt, au point de vue lilteraire. Deux hommes dans ce groupe, Eschyle et Shakespeare, representent specialeraent le drame. Eschyle, espece de genie hors de tour, digne de mar- quer un commencement ou une fin dans Thumanite, n'a pas Pair d'etre a sa date dans la serie, et, comme nous Tavons dit, semble un aine d'Horaere. Si Ton se souvient qu'Eschyle presque entier est sub- merge par la nuit montante dans la meraoire huniaine, si Ton se souvient que quatrevingt-dix de ses pieces ont disparu, que de cette centaine sublime il ne reste plus que sept drames qui sont aussi sept odes, on demeure stu- pefait de ce qu'on voit de ce genie et presque epouvante de ce qu'on ne voit pas. Qu"etait-ce done qu'Eschyle? Quelles proportions et 68 SHAKESPEARK. quelles formes a-t-il dans toute cette ombre? Eschyle a jusqu'aux epaules la cendre des siecles, il n'a que la t6te hors de cet enfouissement, et, comma ce colosse des soli- tudes, avec sa tete seule il est aussi grand que tons les dieux voisins debout sur leurs piedestaux. L'homme passe devant ce naufrage insubmersible. II en reste assez pour une gloire immense. Ce que les tenebres ont pris ajoute I'inconnu a cette grandeur. Enseveli et eternel, le front sortant du sepulcre, Eschyle regarde les generations. IV Aux yeux du songeur, ces genies occupent des trOnes dans I'ideal. Aux oeuvres individuelles que ces liommes nous ont leguees viennent s'ajouter de vastes asuvres collectives, les Yedas, le Ramayana, le Mahabharata, TEdda, les Niebelun- gen, le Heldenbuch, le Romancero. Quelques-unes de ces ceuvres sont revelees et sacerdotales. La collaboration in- connue y est empreinte. Les poemes de Tlnde en particu- lier ont I'ampleur sinistre du possible reve par la demence ou raconte par le songe. Ces oeuvres semblent avoir ete faites en commun avec des etres auxquels la terre n'est plus habituee. L'horreur legendaire couvre ces epop6es. Ces livres n'ont pas ele composes par I'liomme seul, c'est rinscription d'Ash-Nagar qui le dit. Des djinns s\v sont abattus, des mages polypteres ont song6 dessu§, les textes ont ete interlignes par des mains invisibles, les demi-dieux y ont ete aides par lesdemi-demons; Telephant, que Tlnde appelle le Sage, a ete consulte. De la une majeste presque horrible. Les grandes enigmes sont dans ces poemes. lis sont plcins de I'Asie obscure. Leurs preeminences ont la ligne divine et hideuse 'du chaos, lis font masse a riiorizon comme rilimalaya. Le lointain des moiurs, des croyances, des idees, des actions, des personnages, est extraordinaire. LES Gt^NIES. V or . j6 On lit ces poemes avec le penchement aa* W.w^ monne que donnent les profondes distances entre le livre et le lec- teur. Cette ficriture sainte de I'Asie a 6te 6videmment plus malaisee encore a reduire et a coordonnerque la nOtre. Elle est de toutes parts refractalre k Tunite. Des brahmes ont eu beau, comme nospretres, raturer et intercaler, Zo- roastre y est, Tlzed Serosch y est,J'Eschem des traditions mazd^ennes y transparait sous le nom de Siva, le mani- cheisrae y est distinct entre Brahma et Bouddha. Toutes sortes de traces s'amalgament et s'entr'effacent sur ces poemes. On y voit le pietinement mysterieux d'un peuple d'esprits qui y a travaille dans la nuit des siecles. Ici Torteil demesure du geant; ici lagriffe de la chimere. Ces poemes sont la pyramide d'une fourmiliere disparue. Les Niebelungen, autre pyramide d'une autre fourmi- liere, ont la m^me grandeur. Ce que les dives ont fait la, les elfes Font fait ici. Ces puissantes legendes epiques, testaments des ages, tatouages imprimes par les races sur I'histoire, n'ont pas d'autre unite que I'unite meme du peuple. Le coUectif et le successif, en se combinant, font un. Turha fit mens. Ces recits sont des brouillards, et de prodigieux eclairs les traversent. Quant au Romancero, qui cree le Cid apres Achilie et le chevaleresque apres rheroique, il est I'lliade de plusieurs Homeres perdus. Le comte Julien, le roi Rodrigue, la Cava, Bernard del Carpio, le batard Mudarra, Nuno Salido, les sept Infants de Lara, le connetable Alvar de Luna, aucun type oriental ou hel- lenique ne depasse ces figures. Le cheval du Campeador vaut le chien d'Ulysse. Entre Priam et Lear, il faut placer don Arias, le vieillard du creneau de Zamora, sacrifiant ses sept fils a son devoir et se les arrachant du coeur I'un apres Tautre. Le grand est la. En presence de ces sublimi- tes, le lecteur subit une sorte d'insolation. Ces oeuvres sont anonymes, et, par cette grande raison de VHo?7io sum, tout en les admirant, tout en les consta- tant au sommet de Tart, nous leur preferons les oeuvres nommees. A beaute egale, le Ramayana nous touche moins que Shakespeare. Le moi d'un homme est plus vaste et plus profond encore que le moi d'un peuple. Pourtant ces myriologies composites, les grands testa- 70 SHAKESPEARE. ments de I'lnde surtout, etendues de poesie plutot que poemes, expression a la fois siderale et be., il serait Tegal de Shakespeare. Avoir, par obeissance aux regies, tronque et raccourci la vieille tragedie native, c'est la le malheur de Corneille. Avoir, par tristesse puritaine, exclu dc son anivre la vastc nature, le grand Pan, c'est la le mallreur dc Milton. Avoir, par peur de Boileau, eteint bien vite le lumineux style de C Etourdi, avoir, par crainte despretres, ecrit trop peu de scenes comme le Pauvre de Don Jaan, c'est la la lacune de Moliere. Ne pas donner prise est une perfection negative. II est beau d'etre attaquable. Creusez en effet le »sens de ces mots poses comme des marques sur les mysterieuses qualit6s des genies. Sous •obscurite, subtilite et tenebres, vous trouvez profondeur; LES gi^:nies. 15 sous exageration, imagination; sous monstniosile, gran- deur. Done, dans la region superieure ile la poesic et do la pensee, il y a Ilomere, Job, Isaie, l':zcehloi, Lucroce, Juvenal, Tacite, Jean do Patlimos, I'aul de Danias, Dante, Habolais, Cervantes, Shakespeare. Cos supr(^mes genios ne sont point une s6rie fermee. L'auteur de Tout y ajoute un nom quand les bcsoins du progres I'exigent. LIVRE III L'ART ET LA SCIENCE Force gens, de nos jours, volontiers agents de change el souvent notaires, disent et repetent : Lapoesie s'en va Cost a peu pres comme si Ton disait ; II n'y a plus de roses, le printemps a rendu rame, le soleil a perdu Thabitude de se lever, parcourez tousles pres de la terre, vous n'y trou- verez pas un papillon, il n'y a plus de clair de lune, et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, Taigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrenees s'en sont allees, il n'y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes, personne ne songe plus aux tombes, la mere n'aime plus son enfant, le ciel est eteint, le coeur humj^in est mort. S'il etait permis de meler le contingent a Peternel, ce serait plutot le contraire qui serait vrai. Jamais les facul- tes de Tame humaine, fouillee et enrichie par le creuse- raent mysterieux des revolutions, n'ont ete plus profondes et plus hautes. Et attendez un peu de temps, laissez se realiser cette imminence du salut social, I'enseignement gratuit et obli- gatoire, que faut-il ? un quart de siecle, et representez- vous Tincalculable somme de developpement intellectuel que contient ce seul mot : Tout le monde salt lire! la mul- tiplication des lecteurs, c'est la multiplication des pains. Le jour ou le Christ a cree ce symbole, il a entrevu Timpri- merie. Son miracle, c'est ce prodige. "Voici un livre. J'en nourrirai cinq mille ames, cent mille ames, un million so SHAKESPEARE. d'ames, toute rhumanit^. Dans Christ faisant eclore les pains, il y a Gutenberg faisant 6clore les livres. L'n semeur annonce I'autre. Qu'est-ce que le genre iiuraain depuis Torigine des siecles? C'est un liseur. II a longtemps epele, il epelle encore; bientot il lira. Get enfant de six mille ans a ete d'abord h Tecole. Ou? Dans la nature. Au commencement, n'ayant pas d'autre livre, il a epele Tunivers. II a eu Tenseignenient priraaire des nuees, du firmament, des meteores, des fleurs, des betes, des forets, des saisons, des phenomenes. Le pecheur d'lonie etudie la vague, le patre de Ghaldee epelle Tetoile. Puis sont venus les premiers livres ; sublime progres. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, lemonde; car au fait il ajoute Tidee. Si quelque chose est plus grand que Dieu vu dans le soleil, c'est Dieu vu dans Homere. L'univers sans le livre, c'est la science qui s'ebauche- Tunivers avec le livre, c est I'ideal qui apparait. Aussi, mo- dification immediate dansle phenomene humain. Ou il n'y avait que la force, la puissance se revile. L'ideal applique aux faits. reels, c'est la civilisation. La poesie ecrite et chan- tee commence son oeuvre, deduction magnifique et efficace de la poesie vue. (ihose frappante a 6noncer, la science revait, la poesie agit. Avec un bruit de lyre, le penseur chasse la ferocite. Nous reviendrons plus tard sur cette puissance du livre, n'y insistons pas en ce moment; elle eclate. Or beaucoup d'ecrivants, peu de lisants, tel etait le nionde jusqu'a ce ce jour. Ceci va changer. L'enseignement obligatoire, c'est pour la lumiere une recrue d'ames. Desormais tons les progres se feront dans I'humanite par le grossissement de la legion lettree. Le diametre du bien ideal et moral cor- respond toujours a I'ouverture des intelligences. Tant vaut le cerveau, tant vaut le coeur. Le livre est Foutil de. cette transformation. Une alimen- tation de lumiere, voil^ ce qu'il faut a riiumanile. La lec- ture, c'est la nourriture. De la I'importance de I'ecole, partout adequate a la civilisation. Le genre humaiu va enlin ouvrirle livre tout grand. L'immense bible hum^aine, composee de tous les prophetes, de lous les poetes, de L'AIJT KT LA SCIENCE. 81 tous les philosopher, va resplendir et flamboyer sous le foyer de cette enorine lentille kimineuse, renseignement obliiratoire. I.'linmanite lisant, c'est rhumanite sachant. Quelle niaiserie done que cellc-ci : la pocsie s'en va! on [>ourrait crier : elle arrive! Qui dit poesic dit philosophic , des devoirs; mais elle ne depend pas de lui. Elle ne depend d'aucun des perfectionnementsde Pavenir, d'aucune trans- formation de langue, d'aucune mort ou d'aucune naissance d'idiome. Elle a en elle Pincommensurable et Pinnom- brable; elle ne peut etre domptee par aucune concur- rence; elle est aussi pure, aussi complete, aussi siderale, aussi divine en pleine barbarie qu'en pleine civilisation. Elle est le Beau, divers selon les genies, mais toujours egal a lui-meme. Supreme. Telle est la loi, peu connue, de Part. V SHAKESPEARE. lY La science est autre. Le relatif, qui la gouverne, s'y imprime; et cette serie d'empreintes du relatif, de plus en plus ressemblantes au reel, constitue la certitude mobile de riiomme. En science, des clioses ont ete chefs-d'oeuvre et ne le sont plus. La machine de Marly a ete chef-d'oeuvre. La science cherche le mouvement perpetuel. Elle Ta trouve; c'est elle-meme. La science est continuellement mouvante dans son bienfait. Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuvc. Tout nie tout, tout detruit tout, tout cree tout, tout rem- place tout. Ce qu'on acceptait hier est remis k la meule aujourd'hui. La colossale machine Science ne se repose jamais; elle n'est jamais satisfaite; elle est insatiable du mieux, que Tabsolu ignore. La vaccine fait question, le paratonnerre fait question. Jenner a peut-etre erre, Fran- klin s'est peut-etre trompe; cherchons encore. Cette agi- tation est superbe. La science est inquiete autour de I'homme; elle a ses raisons. La science fait dans le progres le rCle d'utilite. Venerons cette servante magnifique. La science fait des decouvertes, I'art fait des oeuvres. La science est un acquet de Thomme, la science est une 5chelle, un savant monte sur I'autre. La poesie est un coup d'aile. Veut-on des exemples, ils cbondent. En voici un, le premier venu qui s'offre a notre esprit : Jacob Metzu, scientifiquement Metius, trouve le teles- cope, par hasard, comme Newton I'attraction et Chri- lophe Colomb PAmerique. Ouvrons une parentlitjse : il n'\ a point de hasard dans la creation de VOrestie ou du Pn- radis perdu. Un chef-d'oeuvre est voulu. Apres Metzn, vient Galilee qui perfectionne la trouvaille de Metzu, puis L'ART ET LA SCIENCn. 37 Kepler qui amdliore Ic perfectionnemenl de Galiiec, puis Descartes qui, tout en se fourvoyaut un i)eu a prendre un verre concave pour oculaireau lieu d'un verre convexe, feconde ramelioration de Kepler, puis le capucin Rcita qui recti/ie le renversenient des objets, puis lluyghens qui fait ce grand pas de placer les deux verres convexes au foyer de Tobjectif, et, en moins dc cinquante ans, de IGIO a 1659, pendant le court intervalle qui separe le Xuncius sidereus de Galilee de VOculus ElUu el Enoch du prro Reita, voila Tinventeur, Metzu, elTac^. Cela est ainsi u'un bout a Tautre de la science. Vegece etait comte de Constantinople, ce qui n'cmpeche pas sa tactique d'etre oubliee. Oubliee comme la strategic (le Polybe, oubliee comme la strategic de Folard. La Tete- do-porc de la phalange et TOrdre aigu de la legion ont un moment reparu, il y a deux cents ans, dans le coin de Gustave-Adolphe; mais a cette heure, ou il n'y a plus ni piquiers comme au quatriemesiecle ni lansquenets comme au dix-scptieme, la pesante attaque triangulaire, qui etait autrefois le fond de toute la tactique, est reraplacee par une volee de zouaves chargeant a la bayonnette. Un jour, plus tot qu'on ne croit peut-etre, la charge k la bayonnette seraelle-meme remplacee parlapaix, europeenne d'abord, universelle ensuite, et voila toute une science militaire qui s'evanouira. Pour cette science-la, son perfection- neraent, c'est sa disparition. La science va sans cesse se raturant elle-meme. Ratures fecondes. Qui salt maintenant ce que c'est que VHomoeo- merie d'Anaximene, laquelle est peut-etre d'Anaxagore ? La cosmographie s'est assez notablement amendce depuis Tepoque ou ce meme Anaxagore afiirmait a Pericles que le soleil est presque aussi grand que le Peloponese. On a decouvert bien des planetes et bien des satellites de pla- netes depuis les quatre Astres de Medicis. L'entomologie a eu de I'avancement depuis le temps ou Ton aflirmait que le scarabee etait un peu dieu et cousin du soleil, premie- rement, a cause des trente doigts de sespattes qui corres- pondent aux trente jours du mois solaire, deuxieraement, parce que le scarabee est sans femelle, comme le soleil; et ou saint Clement d'Alexandrie, encherissant sur Plu- 68 SHAKESPEARE. tarque, faisait remarquer que lescarabee, commele soleil, passe six mois sur terre et six mois sous torre. Voulez- vous verifier, voyez les Siromates, paragraphe iv. La sco- laslique elle-meme, toute chimerique qu'elleest, abandonne le Pre spirUwl de Moschus, raille VEclielle sninle de Jean Climaque, et rougit du siecie oii saint Bernard, attisant le bucher que voulaient eteindre les vicomtes de Campanie, appelait Arnaud de Bresse « liomme a tete de colombe et a queue de scorpion ». Les Qualiles cardinalesne font plus loi en anthropologie. Les Slci/ardns du grand Arnaud sont caduques. Si peu fixee que soit la meteorologie, elle n'en est plus pourtant a deliberer, comme au deuxieme siecie, si une pluie qui sauve une armce mourant de soif est due aux prieres chretiennes de la legion Melitine ou k rintervention payenne de Jupiter Pluvieux. L'astrologue Marcien Poslhume etait pour Jupiter, TertuUien etait pour la legion Melitine, personne n'etait pour le nuage et le vent. La locomotion, pour aller du char antique de Laius au railway, en passant par la patache, le coche, la turgo- tine, la diligence et la malle-poste, a fait du cheniin; le temps n'est plus du fameux voyage de Dijon a Paris durant un mois, et nous ne pourrions plus com prendre aujour- d'hui Tebahissement de Henri IV demandant a Joseph Sca- liger : Esl-il vrai, monsieur VEscale, que vous avez ele de Paris a Dijon sans aller a la selle? La micrographie est bien au deli de Leuwenhoeck qui etait bien au dela de Swaramerdam. Voyez le point ou la spermatologie et Tovo- logie sont arrivees aujourd'hui, et rappelez-vous Mariana reprochant a Arnaud de Villeneuve, qui trouva Talcool et I'huile de terebenthine, le crime bizarre d'avoir essaye la g6n6ration humaine dans une citrouille. Grand-Jean de Fouchy, le peu credule secretaire pcrpetuel de Tacademie des sciences, il y a cent ans, euthochela tetesiquelqu'un lui eut dit que du spectre solaire on passerait au spectre igne, puis au spectre stellaire, et qu'a Taide du spectre des flummes et du spectre des etoiles on decouvrirait tout un nouveau mode de groupement des astres, et ce qu'on pourrait appeler les ^constellations chimiques. Orffyreus, qui aima mieux briser sa machine que d'en laisser voir le dedans au landgrave de IIcsse,Orflyreus, si admire de S'Gra- . L'ART ET LA SCIENCE. Si vesandc, Tauteur du Malheseos universalis Elemenia, ferait hausr^er les epaules k nos raecaniciens. Un veteriiiaire de village ri'iiillig(3rait pas a dos chevaux le reiiKide que Galien appliquait aux indigestions de Marc-Aurele. Que pens^ent les eniinents specialisles d'a present, Dcsmarres en tete, des savantes decouvertes faites au dix-septieme siecle par TevSque de Tiliopolis dans les fosses nasales? Les momies ont niarcbe; M. Gannal les fait autrenient, sinon raieux, que ne les faisaient, du vivant d'lIerocJote, les tari- eheutes, les paraschistes et les cholcliytes, les premiers lavant le corps, les seconds Touvrant, et les troisiemes Tembaumant. Cinq cents ans avant Jesus-Christ, il etait parfaitement scientifique, quand un roi de Mesopotamie avait une fille possedue du diable, d'envoyer, pour la guerir, chercher un Dieu a Thebes; on n'a plus recours a cette faron de soigner I'epilepsie. De mcme qu'on arenonceaux rois de France pour les ecrouelles. En ^71, sous Valens, fils de Gratien le Cordier, les juges manderent a leur barre une table accusee de sorcellerie. Cette table avait un complice nomme Hilarius. Ililarius confessa le crime. Ammien Marcellin nous a conserve son aveu recueilii par Zozime, comte et avocat du fise : Coii- struximuSj, mognifici judices^ ad cortince simiLiludinern Del- phicce infausLam hanc mensulam quam videlis ; movimus tandem. Hilarius eut la tete tranchee. Qui Taccusait? Un savant geometre magicien, le meme qui conseilla a Valens de decapiter tousceux dontle nom commenrail par Tiiood. Aujourd'hui on pent s'appeler Theodore et meme faire tourner une table, sans qu'un geometre vous fasse couper la tete. On etonnerait fort Solon, fils d'Execestidas, Zenon le stoicien, Antipater, Eudoxe, Lysis de Tarente, Cebes, Menedeme, Platon, Epicure, Aristote et Epimenide, si Ton disait a Solon que ce n'est pas la lune qui regie I'annee; k Zenon, qu'il n'est point prouve que Tame soit divisee en huit parties; a Antipater, que le ciel n'est point forme de cinq cercles; a Eudoxe, qu'il n'est pas certain qu'entreles figyptiens embaumant les morts, les romains les briilant et les paeoniens lijs jetant dans les etangs, ce soient les paeo- niens qui aient raison; a Lysis de Tarente, qu'il n'esc pas 50 SHAKESPEARE. exact que la vue soit une vapeur chaude ; k Cebes, qu'il est faux que le principe des elements soit le triangle oblong et le triangle isocele ; a Menedeme, qu'iln'est point vrai que, pour connaitre les mauvaises intentions secretes des hommes, il sufTise d'avoir sur la tete un chapeau arca- dien portani les douze signes du zodiaque; a Platon, que Feau de mer ne guerit pas toutes les maladies; a Epicure, que la matiere est divisible a Tinfini; a Aristote, que le cinquieme element n'a pas de mouvement orbiculaire, par la raison qu'il n'y a pas de cinquieme element: a Epime- nide, qu'on ne detruit pas infailliblement la peste en laissant des brebis noires et blanches aller a Taventure, et en sacrifiant aux dieuxinconnus caches dans les endroits ou elles s'arretent. Si vous essayiez d'insinuer a Pythagore qn'il est peu probable qu'il ait ete blesse au siege de Troie, lui Pytha- gore, par Menelas, deux cent sept ans avant sa naissance, il vous repondrait que le fait est incontestable, et que la preuve, c'est qu'il reconnait parfaitement, pour I'avoir deja vu, le bouclier de Menelas suspendu sous la statue d'Apollon, a Branchide, quoique tout pourri, hors la face d'ivoire; qu'au siege de Troie il s'appelait Euphorbe, et qu'avant d'etre Euphorbe il etait/Ethalide, fils de Mercure, et qu'apres avoir ete Euphorbe il avait ete Ilermotime, puis Pyrrhus, pecheur de Delos, puis Pythagore, que tout cela est evident et ciair, aussi clair qu'il est clair qu'il a ete present le meme jour et la meme minute a Metaponte et a Crotone, aussi evident qu'il est evident qu'enecrivant avec du sang sur un miroir expose a la lune, on voit dans lalune ce qu'on a ecrit sur le miroir; et qu'enfin, lui, il est Pythagore, lege a Metaponte rue des Muses, Tauteur de la table de multiplication et du carre de I'hypotenuse, le plus grand des mathematiciens, le pere de la science exacte, et que vous, vous fetes un imbecile. Chrysippe de Tarse, qui vivait vers la cent trentieme olympiade, est une date dans la science. Ce philosophe, le meme qui mourut, a la lettre, de rire en voyant un ane manger des figues.dans un bassin d'argent, avait tout ctudie, tout approfondi, ecrit sept cent cinq volumes, dont trois cent onze de dialectique, sans en avoir dcdie un L'ART ET LA SCIENtlK. 'Jl scul a aucun roi, ce qui petrifie Diogene Laerce. 11 con- densait dans son cerveau la connaissance humaine. Ses contemporains le nommaient Lnmiere. Chrysippe signi- fiant cheval d'or, on le disait detele du char du soleil. 11 prenait pour devise : A moi. II savait d'innombrables choses, cntre autres celles-ci : — La terre est plate. — L'univers est rond et, fini. — La meilleure nourriture pour Thomme est la chair humaine. — La communaute des fenimes est la base de Tordre social. — Le pere doit epouser sa tille. — U y a un mot qui tue le serpent, un mot qui apprivoise Tours, un mot qui arrete court les aigles, et un mot qui chasse les boeufs des champs de feves. — En prononrant d'heure en heure les trois noms de la trinite egyptienne, Amon-Mouth-Kfions, Andron d'Argos a pu traverser les sables de Libye sans boire. — On ne doit point fabriquer les cercueils en cypres, le sceptre de Jupiter etant fait de ce bois. — Themistoclee, pretresse de Delphes, a eu des enfants et est restee vierge. — Les justes ayant seuls Tau- torite de jurer, c'est par equite qu'on donne a Jupiter le nom de Jureur. — Le phenix d'Arabie et les tigres vivent dans le feu. — La terre est portee par Tair comme par un char. — Le soleil boit dans Tocean et la lune bolt dans les rivieres. — Etc. — C'est pourquoi les atheniens lui eleve- rent une statue sur la place Ceramique, aveccette inscrip- tion : A Chrysippe qui savait tout. Aux environs de ce temps-la, Sophocle ecrivait VOEdipe roi. Et Aristote croyait au fait d'Andron d'Argos, et Platon croyait au principe social de la communaute des femmes, et Gorgisippe croyait au fait de la terre plate, et Epicure croyait au fait de la terre portee par Pair, et Hermoda- mante croyait au fait des paroles magiques maitresses du bceuf, de I'aigle, de Fours et du serpent, et Echecrate croyait au fait de la maternite immaculee de Themistoclee, et Pythagore croyait au fait du sceptre en bois de cypres de Jupiter, et Posidonius croyait aufaitdeTocean donnant h boire au soleil et des rivieres donnant a boire a la lune, et Pyrrhon croyait au fait des tigres vivant dans le feu. A ce detail pres, Pyrrhon etait sceptique. II se vengeait de croire cela en doutant de tout le reste. 92 SHAKESPEARE. Tout ce long tatonnement, c'est la science. Cuvier se trompait hier, Lagrange avant-hier, Leibniz avant Lagrange, Gassendi avant Leibniz, Cardan avant Gassendi, Corneille Agrippa avant Cardan, Averroes avant Agrippa, Plotin avant Averroes, Artemidore Daldien avant Plotin, Posidonius avant Artemidore, Democrite avant Posidonius, Lmpedocle avant Democrite, Carneade avant Empedocle, Platon avant Carneade, Pherecyde avant Platon, Pittacus avant Pliere- cyde, Thales avant Pittacus, et avant Tliales Zoroastre, et avant Zoroastre Sanchoniathon, et avant Sanchoniathon Hermes, Hermes, qui signifie science, comme Orphee signifie art. Oh! Tadmirable merveille que ce monceau fourmillant de reves engendrant lereel! erreurs sacrees,^ meres lentes, aveugles et saintes de la verite! Quelques savants, tels que Kepler, Euler, Geoffroy Saint- Hilaire, Arago, n'ont apporte dans la science que de la lumiere ; ils sont rares. Parfois la science fait obstacle k la science. Les savants sont pris de scrupules devant I'etude. Pline se scandalise d'Hipparque; Hipparque, a Taide d'un astrolabe informe, essaie de compter les etoiles et de les nommer. Chose mauvaise envers Dieu, dit Pline. Aasusrem Deo improbam. Compter les etoiles, c'est faire une mechancete a Dieu. Ce requisitoire, commence par Pline contre Hipparque, est continue par I'inquisition contre Campanella. La science est I'asymptote de la verite. Elle approche sans cesse et ne touche jamais. Du reste, toutes les gran- deurs, elle les a. Elle a la volonte, la precision, Tenthou- siasme, I'attention profonde, la penetration, la finesse, la force, la patience d'enchainement, le guet permanent du phenomene, Tardeur du progres, et jusqu'a des actes de bravoure. Temoin, La Perouse; temoin, Pilatre de Rozier; temoin, John Franklin; temoin, Victor Jacque- mont; temoin, Livingstone; temoin, Mazet; temoin, a cette heure, Nadar. Mais elle est serie. Elle procede par epreuves superpo- sees Tune k I'autre et dont Tobscur epaississement monte lentement au niveau du vrai. Hien de pareil dans Tart. L'art n'est pas successif. Tout Part est ensemble. L'ART ET LA SCIEiNCl-. 93 h«'-uiii(»ns ces quelques pages. Ilippocrate est depasse, ArchimMe est depass6, Aratus -t (iepasse, Avicenne est depasse, Paracelse est depasse, i colas Flamel est depasse, Ambroise l*are est depasse, •sale est depasse, Copernic est depasse, Galil«Je est passe, Newton est depasse, Clairaut est depasse, Lavoi- r est depasse, Montgolfier est depasse, Laplace est passe. Plndare non. Phidias non. Pascal savant est depasse; Pascal ecrivain ne I'est pas. On n'enseigne plus rastronomie de Ptolemee, la geo- aphie de Strabon, la climatologie de Cleostrate, la zoo- j:ie de Pline, Talgebre de Diophante, la medecine de 1 ribimus, la chirurgie de Ro«sil, la dialectique de Sphne- rus, la niythologie de Stenon, Turanologie de Tatius, la slenographie de Trilheme, la pisciculture de Sebastien de Medicis, Tarithmetique de Stifels, la geometric de Tarta- glia, la chronologie deScaliger, la meteorologie de Stoffler, ranatomie de Gassendi, la pathologic de Fernel, lajurispru- dence de Robert Barinne, Tagronoraie de Quesnay, Thy- drographiede Bouguer, la nautique de Bourde de Villehuet, la balistique de Gribeauval, Fhippiatrique de Garsault, I'architectonique de Desgodets, labotaniquedeTournefort, la scolastique dWbeilard, la politique de Platon, la meca- nique d'Aristote, la physique de Descartes, la theologie de Stillingfleet. On enseignait hier, on enseigne aujourd'hui, on enseignera demain, on enseignera loujours le Chanle, deesse^ la col ere d'Achille. La poesie vit d'une vie virtuelle. Les sciences peuvent etendre sa sphere, non augmenter sa puissance. Homere n'avait que quatre vents pour ses tempetes: Virgile qui en a douze, Dante qui ena ving-quatre, Milton qui en a trente- deux, ne les font pas plus belles. Et il est probable que les tempetes d'Orphee valaient celles d'Homere, bien qu'Orphee, lui, n'eut pour sou- lever les vagues, que deux vents, le Phoenicias et I'Aparc- tias, c'est-a-dire le vent du sud et le vent du nord, souvent confondus k tort, observons-le en passant, avec I'Argestes, Occident d'ete, et le Libs, Occident d'hiver. Des religions meurent, et, en raourant, passent aux autres religions qui viennent derriere elles un grand f 94 SHAKESPEARE. artiste. Serpion fait pour la Venus Aversative d'Ath^nes un vase que la sainte Vierge accepte de Venus, et qui sert aujourd'hui de baplistere a la Notre-Dame de Gaete. eternite de Tart ! Un homme, un mort, une ombre, du fond du passe, k travers les siecles, vous saisit. Je me souviens qu'etant adolescent, un jour, k Romo- rantin, dans une masure que nous avions, sous une treille verte penetree d'air et de lumiere, j'avisai sur une planche un livre, le seul qu"il y eiit dans la maison, Lucrece, De rerum natura, Mes professeurs de rhetoriquc m'en avaient dit beaucoup de mal, ce qui me le recommandait. J'ouvris le livre. II pouvait etre environ midi k ce moment-la. Je tombai sur ces vers puissants et sereins* : — « La religion n'est pas de se tourner sans cesse vers la pierre voilee, ni de s'approcher de tous les autels, ni de se jeter k terra prosterne, ni de lever les mains devant les demeures des dieux, ni d'arroser les temples de beaucoup de sang des betes, ni d'accumuler les vceux sur les vceux, mais de tout regarder avec une ame tranquille. » — Je m'arretai pensif, puis je me remis a lire. Quelques instants apres, je ne voyais plus rien, je n'entendais plus rien, j'etais sub- merge dans le poete : a I'heure du diner, je fis signe de la tete que je n'avais pas faim; et le soir, quand le soleil se coucha et quand l<:5 troupeaux rentrerent k letable, j'etais encore a la meme place, lisant le livre immense ; et k cote de moi, mon pere en clieveux blancs, assis sur le seuil delasalle basse ou son epee pendait a un clou, in- dulgent pour ma lecture prolongee, appclait doucement les moutons qui venaient Tun apres Tautre manger une poign^e de sel dans le creux de sa main. Nee pietas ulla est, volatum sspe videri Vertiar ad lapidem, atque omnes accedere adi ra«. Nee procumbere hutni prostratum, et pandere palmag Ante deCim delubra, neque aras sanguine multo Spargere quadriipedum, iiec votis nectere vota Sod naige placuta posse omnia mente tiieri. L'ART LT LA SCIKNCE. 85 La puesie nc pent docroitre. Pour(iuoi? Puree qu'elle no peut croitrc. Ces mots, si .souveiit employes, mOme par les lettres, decadence, renaissance, prouvent a quel point Tessence de I art est ignoree. Les intelligences superficielles, aisement esprits pedants, prennent pour renaissance ou decadence des effeis de juxtaposition, des mirages d'optique, des eve- nements de langues, des llux et reilux d'idees, tout le vaste mouvement de creation et de pensee d'oii resulte Tart universel. Ce mouvement est le travail meme de I'infini Iraversant le cerveau humain. II n'y a de phenomenes vus que du point culminant; et, vue du point culminant, la poesie est immanente. II n'y a ni hausse ni baisse dans Tart. Le genie humain est toujours dans son plein; toutes les pluies du ciel n'ajoutent pas une goutte d'eau a Tocean ; une marce est une ilusion, I'eau ne descend sur un rivage que pour monter sur Tautre. Vous prenez des oscillations pour des diminutions. Dire : II n'y aura plus de poetes, c'est dire : il n'y aura plus de reilux. La poesie est element. Elle est irreductible, incorruptible et refractaire. Comme la mer, elle dit chaque fois tout ce qu'elle a a dii>e ; puis elle recommence avec une majeste Iranquille, et avec c.ette variete inepuisable qui n'appar- tient qu'a I'unite. Cette diversite dans ce qui semble mo- uotone est le prodige de I'immensite. Flot sur flot, vague sur vague, ecume derriere ecume, mouvement, puis mouvement. Wlliade s'eloigne, le Ro- mancero arrive ; la Bible s'enfonce, le Koran surgit ; apres I'aquilon Pindare vient I'ouragan Dante. L'eternelle poesie se repete-t-elle? Non. Elle est la meme et elle est autre. Meme souftle, autre bruit. Prenez-vous le Gidpour un plagiaire d'Ajax? Prenez-vous ^6 SHAKESPEARE. Charlemagne pour un copiste d' Agamemnon? — « Rien de nouvcau sous le soleil. » — *< Votre nouveau est du vieux fiui revient », etc., etc. Oh! le bizarre procede de critique! Donci'artn'est qu'ane serie decontrefarons! Thcrsite a un voleur, Falstaff. Oreste a un singe, Hamlet. L'llippogrifle est le geai de Pegase. Tous ces poetes! un tas de tire-laine. On s'entrc-pille, voila tout. L'inspiration se complique de filouterie. Cervantes detrousse Apulee, Alceste escroque "% Timon dWthenes. Le bois Sminthee est la foret de Bondy. 'fj D'ou sort la main de Shakespeare? De la poche d'Es- chyle.' Non! ni decadence, ni renaissance, ni plagiat, ni repe- M tition, ni redite. Identite de ca3ur, difference d'esprit; " tout est la. Chaque grand artiste, nous Tavons dit ailleurs, refrappe Tart a son image. Hamlet, c'est Oreste a Tefflgie de Shakespeare. Figaro, c'est Scapin a I'effigie deBeaumar- chais. Grandgousier, c'est Silene a Tenigie de Rabelais. Tout recommence avec le nouveau poete, et en meme temps rien n'est interrompu. Chaque nouveau genie est •abime. Pourtant il y a tradition. Tradition de goudre a gouffre, c'est 1^, dans I'art conime dans le firmament, le mystere ; et les genies communiquent par leurs effluves comme les astres. Qu'ont-ils de commun? Rien. Tout. De ce puits qu'on nomme Ezechiel a ce precipice qu"on nomme Juvenal, il n'y a point pour le songeur solution de continuite. Penchez-vous sur cet anatheme ou penchez- vous sur cette satire, le meme vertige y lournoie. L\lpo- caiypse se reverbere sur la mer de glace polaire, et vous avez cette aurore boreale, Les iMebelangcn. L'Edda replique aux Vedas. Del^ceci, d'ou nous sommes partis et oii nous reve- nons : Part n'est point perfectible. Pas d'amoindrissement possible pour la poesie, pas d'augmentation non plus. On perd son temps quand on dit : /tescio quid majus uascitur lliade. L'art n'est sujet ni a diminution ni k grossissement. L'art a ses saisons, ses nuages, ses eclipses, ses taches meme, qui sont peut-eire des splendeurs, ses interpositions d'opacites survenantos dont il n'est pas responsable ; mais, en somme, c'est toa- jours avec la meme intensity qu'il fait le jour dans I'ame L'ART ET LA SCIENCE. 97 humaine. II reste la niAme fournaise donnant la mSme au- rore. Homere ne se refroidit pa?. Insistons d'ailleurs sur ceci, car rcmulation dcs esprits '•'St la vie dii beau, poetes, le premier rang est iiijours libre. ^cartons tout ce qui pout deconcerter Ics iidaces et casser les ailes; Tart est un courage; nier que > ironies survenants puissent dtre les pairs dos genies iiterieurs, ce serait nier la puissance continuantc de Dicu. Oui, et nous revenons souvent, et nous revicndrons encore sur cet encouragement necessaire, stimulation c'est presque creation; oui, ces genies qu'on nc depasse point, on pent les egaler. Comment? Kn etant autre. LIVRE IV SHAKESPEARE L'ANCIEN I I < Shakespeare TAncien, c'est Eschyle. Revenoiis sur Eschyle. II est Taieul du theatre. Celivre serait incomplet si Eschyle n'y avait point sa place k part. On hommequ'onnesait comment classer dans son siecle, tant il est en dehors, et a la fois en arriere et en avant, le marquis de Mirabeau, ce mauvais coucheur de la philan- thropie, tres rare penseiir apres tout, avait une biblio- th^que aux deux coins de laquelle il avait fait sculpter un chien et une chevre, en souvenir de Socrate qui jurait par le chien et de Zenon qui jurait par le caprier. Cette bibliotheque oflrait cette particularite : d'un cote, il y avait Hesiode, Sophocle, Euripide, Platon, Herodote, Thucydide, Pindare, Theocrite, Anacreon, Theophraste, Demosthene, Plutarque, Ciceron, Tive-Live, Seneque, Perse, Lucain, Terence, Horace, Ovide, Properce, Tibulle, Virgile et au-dessous on lisait grave en lettres d'or : Amo; de I'autre, il y avait Eschyle seul, et au-dessus, ce mot : TiMEO. Eschyle, en effet, est redoutable. Son approche n'est pas sans tremblement. II a la masse et le mystere. Barbare, extravagant, emphatique, antithetique, boursoufle, ab- surde, telle est la sentence rendue contre lui par la rhe- torique officielle d'a present. Cette rhetorique sera changee. Eschyle est de ces hommes que le critique 102 SHAKESPEARE. superficiel raille ou dedaigne, mais que le vrai critique abordeavec une sorte de peur sacree. La crainte du genie est le commencement du goilt. Dans le vrai critique il y a toujours un poete. fiit-ce k Tetat latent. Qui ne comprend pas Eschyle est irremediablement me- diocre. On peut essayer sur Eschyle les intelligences. C'est une etrange forme de I'art que le drame. Son dia- metre va des Sept chefs devant Thebes au Philosophe sans le savoir, et de Brid'oison a OEdipe. Thyeste en est, Tur- caret aussi. Si vous voulez le definir, mettez dans votre definition filectre et Marton. Le drame est deconcertant. II deroute les faibles. Cela tient k son ubiquite. Le drame a tous les horizons. Qu'on Juge de sa capacite. L'epopee a pu etre fondue dans le drame, et le resultat, c'est cette merveilleuse nouveaute litteraire qui est en meme temps une puissance sociale, le roman. L'epique, Ic lyrique et le dramatique amalgames, le roman est ce bronze. Don Qiiichotle est iliade, ode et comedie. Tel est Telargissement possible du drame. Le drame est le plus vaste recipient de Tart. Dieu et Satan y tiennent ; voj' ez Job. A se placer au point de vue de I'Art absolu, le propre de Tepopee, c'est la grandeur; le propre du drame, c'est Tim- mensite. L'immense diSere du grand en ce quMl exclut, si bon lui semble, la dimension, en ce qu' « il passe la me- sure », comme on dit vulgairement, et en ce qu'il peut, sans perdre la beaute, perdre la proportion. II est harmo- nieux comme la voie lact^e. C'est par rimmensite que le drame commence, il y a quatre mille ans, dans Job, que nous venons de rappeler, et, il y a deux mille cinq cents ans, dans Eschyle; c'est par I'immensile qu'il se continue dans Shakespeare. Quels personnages prend Eschyle? les volcans, une de ses tragedies perdues s'appelle I' Etna; puis les montagnes, le Gaucase avec Promethee; puis la mer, rOcean sur son dragon, et les vagues, les occanides; puis le vaste orient, les Perses; puis les ten^bres sans fond, les Eumenides. Eschyle fait la preuve de I'hommo par le geant. Dans Shakespeare le drame se rapproche de Thunia- SHAKESPEARE L'ANCIEN. 103 fiite, niais reste colossal. Macbeth semble un Atrido po- laire. Vous le voyez, le drame ouvre la nature, puis ouvrc rume; et nuUe limite a cet horizon. Le drame c'cst la vie, <'t la vie c'est tout. L'epopee peut n'etre que grande^ le Iranie est force d'etre immense. (xlte immensite, c'est tout Esch} le, et c'est tout Shakes- peare. L'immense, dans Esch3ie est une volonte. C'est aussi un temperament. Eschyle invente le cothurne, qui grandit rhomme, et le masque, quigrossit la voix. Ses metaphores sont 6normes. II appelle Xerces » I'homme aux yeux de dragon ». La mer, qui est une plaine pour tant de poetes, est pour Eschyle « une foret » aXoc;. Ces figures grossisasntes, propres aux poetes supremes, et k eux seuls, sont vraies, au fond, d'une verite de reverie. Eschyle emeut jusqu'a la convulsion. Ses effets tragiques resserablent a des voies de fait sur les spectateurs. Quand les furies d'Eschyle font leur entree, les femmes avortent. Pollux le lexicographe affirme qu'en voyant ces faces k serpents et ces torches secouees, 11 y avait des enfants qui etaient pris d'epilepsie et qui mouralent. C'est la, evidemment, « aller au dela du but ». La grace merae d'Eschyle, cette grace etrange et souveraine dont nous avons parle, a quelque chose de cy- clopeen. C'est Polypheme souriant. Parfois le sourire est redoutable et semble couvrir une obscure colere. Mettez par exemple, en presence d'Helene, ces deux poetes, Homere et Eschyle. Homere est sur-le-champ vaincu, et admire. Son admiration pardonne. Eschyle, emu, reste sombre. 11 appelle Helene Jleur falale; puis il ajoute : Ame sereine comme la mer tranquiUe, Un jour Shakespeare dira : Perlide comme I'onde. II Le theatre est un creuset de civilisation. C'est un lieu de communion humaine. Toutes ses phases veulent etre etu- i04 SHAKESPEARE. dices. C'est au theatre que se forme Tame publiqu.'. On vient de voir ce qu'etait le theatre au temps de Shakespeare et de Moliere; veut-on voir ce qu'il etait au temps d'Eschyle? Allons k ce spectacle. Cen'est plusla charrette de Thespis, ce n'est plusTecha- faud de Susarion, ce n'est plus le cirque de bois de Choe- rilus; Athenes, sentant venir Eschyle, Sophocle et Euripide, s'est donne des theatres de pierre. Pas de toit, le cielpour plafond, le jour pour eclairage, une longue plate-forme de pierre percee de portes et d'escaliers et adossee a une muraille, les acteurs et le chceur allant et venant sur cette plate-forme qui est le logeum, et jouant la piece; au centre, aPendroit ou est aujourd'hui le trou du soufifleur, un petit autel k Bacchus, la thymele ; en face de la plate-forme, un vaste hemicycle de gradins de pierre, cinq ou six mill' hommes assispele-mele : tel est le laboratoire. C'est la qui lafourmiliere du Piree vient se faire Athenes; c'est la qur la multitude devient le public, en attendant que le public' devienne le peuple. La multitude est la en eflet; toute la multitude, y comprisles femmes, les enfantset les esclave<, et Platon qui fronce le sourcil. Si c'est fete, si nous sommes aux Panathenees. aux Leneennes ou aux grandes Dionysiaques, les magistrats en sont; les proedres, les epistates et les prytanes siegent a leur place d'honneur. Si la trilogie doit etre tetralogie, si la representation doit se terminer par une piece k sa- tyres, si les faunes, les aegipans, les menades, les clievre- pieds et les evans doivent venir k la fin faire des farces, si parnii les comediens, presque pretres, et qu'on nomrae « les hommes de Bacchus », on doit avoir I'acteur favori qui excelle dans les deux modes de declamation, dans la paraloge aussi bien que dans la paracaiologe, si le poete est assez aime de ses rivaux pour qu'on ait la chance de voir dans le choeur figurer des hommes celebro-. Kupolis, Cratinus, ou memo Aristopliane Eupolis aUjur Craiirius, Arislophanesque pueUv, comine dira un jour Horace, si Ton joiie une piece k femmes, filt-cc la vieilU' Alcesle de Thespis^ tout est plein, il y a foule. La foule est dej^i pour Eschyle ce que plus tard, commc le constate le SHAKESPEARE L'ANCIEN. lU.) prologue des Bacchi:/es, elle sera pour Plaute, « un anias « d'hommps sur des bancs, toussant, crachant, oternuant, faisant avec la boucho des bruits el des jrriinaces, ore « concrepario, se louchant du front et parlant de leurs « affaires »; ce qu'ellc est aujourd'hui. Des ecoliers charbonnent sur la muraille, tantOt par ad- miration, tantOt par ironie, des vers connus, entrc autres le singulier vers iambique en un seul mot de Phrynichus : Archaiomelesidonophrunklierata*, que n'a pu alteindre, tout en Timitant, le fameux alexan- dria en deux mots d'un de nos tragiques du seizieme siecle : Metamorphoscrait Xabuchodonosor. II n'y a pas que les ecoliers pour faire du bruit : 11 y a les vieillards. Fiez-vous pour le tapage aux vieillards des Guepes d'Aristophane. Deux ecoles sont en presence; d'un c6te Thespis, Susarion, Pratinas de I'hlionte, Epigene de Sicyone, Iheomis, Auleas, Chcerilus, Phrynichus, Minos lui-meme; de Tautre le jeuneEschyle. Eschyle a vingt-huit ans. 11 donnesa trilogie des Pronielhees : Promelliee aliii- meur dn feu. Protnelhde enchnine^ Promethee delivre, ter- minee par quelque piece a satyres, les Argiens peut-etre, dont Macrobenous a conserve un fragment. L'antique que- relle des deux ages eclate ; barbes grises contre cheveux noirs; on discute, on dispute; les vieillards sont pour les vieux; les jeunes sont pour Eschyle. Les jeunes defendent Eschyle contre Thespis, comme ils defendront Corneille contre Garnier. Les vieux sont indignes. Ecoutez bougoiiner les nestors. Qu'est-ce que la tragedie? C'est le chant du bouc. Oil est le bouc dans ce Promelhee enchaine? L'art est en deca- dence. Et ils repetent la celebre objection : Quid pro Baccho ? « Qu'y a-t-il pour Bacchus? » Les plus severes, les purs n'admettent raeme pas Thespis, et rappellent que, 'A s/_oiO;jit/.r, k ses deux exlremites. II y a, soil dit en passant, dans cette vitrine plusieurs specimens d'une bestiality qui seraitd'un autre nion«ie, dans tous les cas elranges et inexpiiques, far nous admettons peu, pour notre part, Thypothese bizarre des japonais couseurs de nionstres. Eschyle vuit par moments la nature avec des simplifica- tions empreintes d'un dedain mysterieux. Ici le pythagori- cien s'eflace, et le mage apparait. Toutes les betes sont la b^te. Esch}le semble ne voir dans Tanimal qu'un chien. Le griflon est un « chien muet » ; Taigle est un « chien aile ». — Lfi chien aile de Jupiter, dit Promelhee. Nous venous de prononcer ce mot : mage. Ce poete en eflet, par moments, comme Job, officie. On dirait qu'il exerce sur la nature, sur les peuples, et jusque sur les dieux, une sorte de magisme. II reproche aux betes leur voracite. L'n vautour qui saisit, malgre sa course, une base pleine, et qui s'en repait, « mange toute une race arretee en sa fuite ». II interpelle la poussiere et la fumee; a Tune 11 dit : « Soeur alteree de la boue « , et a Tautre : Soeur noire du feu ». II in^ulte la baie redoutee de Salmydessus, « maratre des vaisseaux «. 11 raccourcit aux proportions naines les grecs vainqueurs de Troie par trahison, il les montre mis has par une machine de guerre, il les appelle € ces petits d'un cheval ». Quant aux dieux, il va jusqu'a incorporer Apollon a Jupiter. II nomme magnifiquement Apollon « La conscience de Jupiter ». Son audace d'intimite est absolue, signe de souverainete. 11 fait prendre Iphigenie par le sacrificateur « comme une chevre ». Pour lui, une reine, femme fidele, est « la bonne chienne de la maison»>. Quant aOreste, il Tavu tout petit, et il le raconte « mouillant ses langes », humeclalio ex urina. II depasse meme ce latin. L'expression que nous ne disons pas ici est dans les Plaideurs (acte III, scene in). Si vous tenez a lire le mot que nous hesitons a ecrire, adressez-vous a Racine. L'ensemble est immense et lugubre. Le profond deses- 422 SHAKESPEARE. poir du destin est dans Eschyle. II montre, dans dcs vers terribles, « rimpuissance qui enchaine, comme dans un reve, les vivants aveugles ». Sa tragedie n'est autre chose que le vieux dithyrambe orphique se mettant tout a coup k crier et k pleurer sur Thomme. VIII Aristophane aimait Eschyle par cette loi d'aflinite qui fait que Marivaux aime Racine. Tragedie et comedie faites pour s'entendre. Le meme souffle eperdu et tout-puissant emplit Eschyle et Aristophane. Ce sont les deux inspires du masque antique. Aristophane, qui n'est pas encore juge, tenait pour les mysteres, pour la poesie cecropienne, pour Eleusis, pour Dodone, pour le crepuscule asiatique, pour le profond reve pensif. Ce reve, d'ou sortait Tart d'figine, etait au seuil de la philosophic ionienne dans Thales aussi bien qu'au seuil de la philosophic italique dans Pythagore. C'etait le sphinx gardant Pentree. Ce sphinx a ete une muse, la grande muse pontificale et lascive durut universel, et Aristophane Taimait. Ce sphinx soufflait a Eschyle la tragedie et a Aristophane la comedie. II contenait quelque chose de Cybele. L'antique impudeur sacree est dans Aristophane. Par moments, il a Bacchus aux levres en ecume. 11 sort des Dionysiaques, ou de I'Aschosie, ou de la grande Orgie trieterique, et Ton croit voir un furieux des mysteres. Son verstibulant ressomble a la bassaride sautant a cloche-pied sur des vessies pleines d'air. Aristophane a Tobscenite sacerdotale. II est pour la nudite centre I'amour. II denonce les Phedres et les Sthe- nobees, et il fait LysisLrala. Qu'on ne s'y trdmpe pas, ceci etait de la religion, et un cynique etait un austere. Les gymnosophistcs etaicnt le point d'intersection de la lubricite et de la pensee. Le bouc. SHAKKSPEARIi L'AiNCIEN. IJi avec sa barbc de pliilosoplie, etait de cette secte. Ce sombro orient cxtatique et bestial \it encore dans le santon, le derviche el le fakir. Les corybanles etaicnt des series de fakirs i^recs. Aristophane appartenait, comme Diogcne, i cette fuFiiille. Eschyle, par son c6t6 oriental, y confinait, niais il jrardait la chastete tragique. Ce mysierieux naturalisme etait Tantique Genie de la Grece. Ils'appelait poesie et philosophic. 11 avait sous lui le groupe des sept sages, dont un, Periandre, etait un lyran. Or un certain esprit bourgeois et moyen arriva avec Socrate. C'etait la sagacite vcnant tirer k clair la sagesse. Reduction de Thales et de Pythagore au vrai inimediat, telle etait Toperation. Sorte de filtrage, epurant et amoin- drissant, d'ou la vieille doctrine divine torabait goutte k goutte, humaine. Ces simplifications deplaisent aux fana- tismes; les dogmes n'aiment pas etre tamises. Ameiiorer une religion, c'est y attenter. Le progres offrant ses ser- vices a la foi, TofTense. La foi est une ignorance qui croit en savoir et qui, dans de certains cas, en sait peut-etre plus long que la science. En presence des affirmations hautaines des croyants, Socrate avait un demi-sourire gSnant. II y a du Voltaire dans Socrate. Socrate declarait toute la philosophie eleusiaque inintelligible et insaisis- sable, et il disait a I uripide que, pour comprendre Heraclite etlesvieuxphilosophes, ilfaudvail elreini nageur de Delos^ c'est-a-dire un nageur capable d'aborder Tile qui fuit tou- jours. Cela etait impie et sacrilege pour Tancien naturalisme hellenique. Pas d'autre cause k Tantipathie d' Aristophane centre Socrate. Cette antipathie a ete hideuse; le poete a eu une allure de persecuteur; il a prfete main-forte aux oppresseurs centre les oppriraes, et sa coraedie a commis des crimes. Aristophane, chatiment sombre, est reste devant la poste- rite k Petat de genie mechant. Mais il a une circonstance attenuante; il a admire ardemment le poete dePrometh^e, et Padmirer c'etait le defendre. Aristophane a fait ce qu'il a pu pour empScher son bannissement, et si quelque chose peut diminuer Pindignation de lire les Xuees acharnees sur Socrate, c'est qu'on voit dans Pombre la main d'Aris- tophane retenant le manteau d'Eschyle qui s'en va. 124 SHAKESPEARE. Eschyle, du reste, a, lui aussi, une comedie, soeur de 1* farce immense d'Aristophane. Nous avons parle de sa gaite. Elle va loin dans les Argiens. Elle egale Aristophane etdevance notre mardigras.Ecoutez : « 11 mejette au nez un pot de nuit. Le vase plein me tombe sur la t^te et s'y casse, odorant, mais autrement qu'une uine a parfums. » Qui dit cela? c'est Eschyle. Et a son tour Shakespeare viendra, et criera par la bouche de Falstaff : « Videz le pot de chambre ! » Empty the Jordan. Que voulez-vous? vous avez affaire a des sauvages. Un de ces sauvages, c'est Molieje. Voyez, d'un bout i Tautre, le Malade imaginaire. C'est aussi un peu Racine. Voyez les Plaideurs, deji nommes. L'abbe Camus etait un eveque d'esprit, chose rare en tout temps, et, qui plus est, un bon homme. II eiit merits ce blame d'un autre eveque, notre contemporain, d'etre « bon jusqu'a la betise ». Cela tenait peut-etre a ce qu'il avait de Tesprit. II donnait aux pauvres tout le revenu de son eve- che de Bellay. II s'opposait aux canonisations. C'etait lui qui disait : II it'e&t chasse que de vieux cliiens et chdsse que de vieux samts ; et, quoiqu'il n'aimat pas les nouveaux venusde la saintete, il etait I'ami de saint Frangoisde Sales, sur le conseil duquel il fit des romans. II raconte dans une de ses lettres qu'un jour Frangois de Sales lui avait dit : Veglise rit volontiers. L'art aussi rit volontiers. L'art, qui est un temple, a son. rire. D'oii lui vient cette hilarite? Tout d coup au milieu des chefs-d'oeuvre, faces s6veres, se dresse et eclate un bouflon, chef-d'oeuvre aussi. Sancho Panc^a coudoie Aga- memnon. Toutes lesmerveilles de lapenseesontla, Tironie vient les compliquer et les completer, ifinigme. Voici que l'art, le grand art, est pris d'un acces de gaiete. Son pro- bleme, la matiere, I'amuse. II la forraait, il la dt^forme. II la combinait pour la beaute, il s'egaie a en extraire la lai- deur. II semble qu'iloubliesa responsabilite. II ne I'oublie pas pourtant, car subitcment, derri^re la grimace, la phi- losophic apparait.'Une philosophic deridee, moins siderale, plus terreslre, tout aussi mysterieuse que la philosophie Iriste. L'inconnu qui est dans I'homme et I'inconnu qui SHAKESPEAHK LANLIKN. I!!. -est dans Ics choscs so ronfrontent: et il se troiiv*^ qu"(;n sf» rcncontrant, ces deux auj^iircs, la Nal.iin^ ot 1<; Dcstiu, no gardcnt pas leur soricux. I.a poc.si«\ rliargre d'anxit pour rire sort de Tabime. (>et inquietant rire de I'art s'appelle, dans I'antiquite Aristophane, et ilans les temps modernes Rabelais. Quand Pralinas le dorien eutinvent(> la piece a satyres, la comedie faisant son apparition en face de latragedie, le rire a c6te du deuil, les deux genres prets ii s'accoupler peut-etre, cela fit scandale. Agalhon, Tami d'Euripide, alia a Dodone consulter Loxias. Loxias, c'est ApoUon. Loxias signifie tortueux; et Ton nommait ApoUon le Torimiix k cause de ses oracles toujours indirects et pleins de meandres et de replis. Agathon demanda a Apollon si le nouveau genre n'etait pas impie, et si la comedie existait de droit aussi ancien que la tragedie. Loxias repondit : Lapoesie a deux oreiUes. Cette reponse, qu'Aristote declare obscure, nous semble fortclaire. Elle lesume la loi enti^re de Tart. Deux pro- blemes, en effet, sont en presence: en pleine lumiere, le probieme bruyant, tumultueux, orageux, tapageur, le vaste carrefour vital, toutes les directions offertes aux mille pieds de Thomme, lesbouches contestant, les querelles, les passions avec leurspourquoi, le mal, qui commence la soufirance par lui, car etre le mal, c'est pire que le faire, les peines, les douleurs, les larmes, les cris, les rumeurs; dans Tombre, le probieme muet, Timmense silence, d'un sens iiiexprimable et terrible. Et la poesie a deux oreilles, Tune qui 6coute la vie, Tautre qui ecoute la mort. 126 SHAKESPEARE. IX La puissance de degagement lumineux que la Grece avail est prodigieuse, meme aujourd'hui qu'on volt la France. La Grece ne colonisait pas sans civiliser. Exemple a plus d'une nation moderne. Acheter et vendre n'est pas tout. Tyr achetait et vendait, Beryte achetait et vendait, Sidon achetait et vendait, Sarepta achetait et vendait; oii sont ces villes? Athenesenseignait.EIle est encore a cetteheure une des capitalesde la pensee humaine. L'herbe pousse sur les six marches de la tribune oii a parle Demosthene, le Cerainique est un ravin a demi com- ble d'une poussiere de marbre qui a ete le palais de Cecrops, TOdeon d'Herode Atticus n'est plus, au pied de TAcropole, qu'une masure sur laquelle tombe, a de cer- taines heures, I'ombre incomplete du Parthenon, le temple deThesee appartient aux hirondelles, leschevresbroutent sur le Pnyx ; mais I'idee grecque est vivante, mais la Grece est reine, mais la Grece est deesse.Etre un comptoir, cela passe; etre une ecole, cela dure. 11 est curieux de se dire aujourd'hui qu'il y a vingt-deux siecles, des bourgades, isolees et eparses aux extremites du monde connu, possedaient toutes des theatres. En fait de civilisation, la Grece entraiten matierepar la construc- tion d'une academic, d'un portique ou d'un logeum. Qui eut vu, presque a la meme epoque, s'elever a peu de dis- tance Tune de Taulre, en Ombrie, la ville des gaulois de Sens, maintenant Sinigaglia, et, pres du Vesuve, la ville helle- nique Parthenopee, k present Naples, eiit reconnu la Gaule a la grande pierre debout, toute rouge de sang,et la Grece au theatre. . Cette civilisation' par la poesie et Tart avait une telle force qu'elle dompt\ait parfois jusqu'i la guerre. Les Sici- Jiens, c'est Plutarquc qui le raconte i propos de Nicias, SHAKESPEARE L'ANCIEX. 127 mettaient en liberie les prisonniers grecs qui chanlai«nl des vers d'Kuripide. Indiquonsquelques fails tres poll connuset tr^s sin^uliers. La colonie mcssenienne, Zancle en Sicile, la colonic co- rinlhienne, Corcyre, distincte de la Corcyre des ilesabsyr- tides, la colonie cycladicnne, Gyrene en Libye, les trois colonies plioc«iennes. lielee en Lucanie, Palania en Corse, Marseille en France, avaient des thedtres. Le taon ayanl poursuivi lo lout le long du golfe Adriatique, la mer lo- nienne allait jusqu'au port Venelus, et Tregeste, qui est Trieste, avail un tlieatre. Theatre a Saipe, en Apulie; theatre a Squillaoium, en Calabre; theatre a Thernus, en Livadie; theatre a Lysimachia fondee par Lysimaque, lieu- tenant d'Alexandre ; thedtre a Scapta-Hyla, on Thucydide avail des mines d'or; theatre a Byzia, ou avail habite The- see; theatre en Chaonie, k Buthrolum, oii jouaient ces equilibrisles venus du mont Chiraere qu'admira Apulee sur le Pcecile; theatre en Pannonie, a Bude, oii etaient les melanasles, c'est-a-dire les transplanles. Beaucoup de ces colonies, situees loin, etaient fort exposees. Dans Tile de Sardaigne, que les grecs nommaient Ichnusa a cause de sa ressemblance avec la plante du pied, Calaris, qui est Cagliari, etait en quelque sorle sous la grifle punique; Cibalis, en Mysie, avail a craindre les triballes; x\spala- thon, les illyriens; Tomis, futur tombeau d'Ovide, les scor- disques; Milet en Anatolie, les messagetes; Denia, en Es- pagne, ies cantabres ; Salmydessus, les molosses; Carsine, les tauro-scythes; Gelonus, les sarmates arymphees, qui vivaient de glands ; ApoUonia, les hamaxobiens rOdant sur leurs chariots; Abdere, patrie de Democrile, les thraces, homines tatoues. Toutes ces villes, a cote de leur citadelle, avaient un theatre. Pourquoi? c'est que le theatre mainlenait allumee cette flamme, la patrie. Ayanl les barbares aux portes, il importait de rester grecs. L'es- pril de nation est la meilleure muraille. Le drame grec etait profondement lyrique. G'etait sou- vent moins une tragedie qu'un dithyrambe. II avail pour I'occasion des strophes altieres comme des epees. II so ruail sur la scene le casque au front, et c'etait une ode armee en guerre. On sail ce que peul une marseillaise. 128 SHAKESPEARE. Beaucoup de ces theatres 6taicnt en granit, quelques- uns en briques. Le theatre d'Apollonia etait en marbre. Le theatre de Salmydessus, qui se transportail tant6t sur la place Dorique, tantot sur la place Epipliane, etait un vaste echafaudage roulant sur cylindre, a la far on de ces lours de bois qu'on poussait centre les tours de pierre des villes assiegees. Et quel poetejouait-on de preference sur ces theatres? Eschyle. Eschyle etait pour la Grece le poete autochthone. II etait plus que grec, il etait pelasgique.'Il etait ne a Eleusis, et non seulement eleusien, mais eleusiaque, c"est-a-dire cro3^ant. C'est la meme nuance qu'anglais et anglican. L'e- lement asiatique, deformation grandiose de ce genie, aug- mentait le respect. Gar on contait que le grand Diony- sius, ce Bacchus commun a I'occident et a I'orient, venait en songe lui dieter ses tragedies. Vous retrouverez ici u TAlleur » de Shakespeare. Eschyle, eupatride et eginetique, semblait aux grecs plus grec qu'eux-m ernes; dans ces temps de code et de dogme meles, etre sacerdotal, c'etait une haute fa^on d'etre national. Ginquante-deux de ses tragedies avaient ete couronnees. En sortant des pieces d'Eschyle, les hommes frappaient sur les boucliers pendus aux portes des temples en criant : Patrie! patrie! Ajoutons ceci, etre hieratique, cela ne Tempechait pas d'etre demotique. Eschyle aimait le peuple, et le peuple Tadorait. II y a deux cotes a la grandeur; la majeste est Tun, la familiarite est Tautre. Eschyle etait familier avec cette orageiise et gc- nereuse tourbe d'Athenes. II donnait souvent i\ cette foule le beau rOle. Voyez dans VOreslie comme le chceur, qui est le peuple, accueille tendrement Cassandre. La reine rudoie et effarouche rcsclave, que le choeur tache de ras- surer et d'apaiser. Eschyle avait introduit le peuple dans ses (Deuvres les plus hautes; il Tavait mis . Elle n'a plus de corps. Le manuscrit etait le corps du chef-d'oeuvre. Le manuscrit etait perissable, et emportait avec lui I'ame, I'oeuvre. L'oeuvre, faite feuille d'imprimerie, est delivree. EUe n'est plus qu'ame. Tuez maintenant cette immortelle ! Grace k Gutenberg, I'exem- plaire n'est plus epuisable. Tout exemplaire est gerrae, et a en lui sa propre renaissance possible a des milliers d'edi- tions; I'unite est grosse de I'innombrable. Ce prodige a sauv6 I'intelligence universelle. Gutenberg, au quinzierae siecle, sort de I'obscurite terrible, raraenant des tenebres ce captif rachete, I'esprit humain. Gutenberg est a ja- mais I'auxiliaire de la vie; il est le collaborateur perma- nent de la civilisation en travail. Rien ne se fait sans lui. 11 a marque la transition de I'homme esclave k I'homme libre. Essay ez de I'Oter de la civilisation, vous devenez £gypte. La seule decroissance de la liberie de la presse diminue la stature d'un peuple. 1 132 SHAKESPEARE. Un des grands cCtes de cette delivrance de Thomme par rimprimerie, c'est, insistons-y, la conservation indelinie des poetes et des philosophes. Gutenberg est comme le second pere des creations de I'esprit. Avant iui, oui, ceci etait possible, un chef-d'oeuvre mourait. Chose lamentable a dire, la Grece et Rome ont laisse des mines de livres. Toute une facade de Tesprit humain k demi ecroulee, voila I'antiquite. Ici, la masure d'une epo- pee, la, une tragedie demantelee; de grands vers frustes enfouis et defigures, des frontons d'idees aux trois quarts tombes, des genies tronques comme des colonncs, des pa- lais de pensee sans plafond et sans porte, des ossements de poemes, une tete de mort qui a ete une strophe, Timmor- talite en decombres. On reve sinistrement. L'oubli, cette araignee, suspend sa toile entre le drame d'Eschyle et I'histoire de Tacite. Ou est Eschyle? en morceaux par tout. Eschyle est epars dans vingt textes. Sa ruine, c'est dans une multitude d'en- droits differents qu'il faut la chercher. Athenee donne la dedicace Au Temps, Macrobe le fragment de I'Etiia et I'hommage aux dieux Paliques, Pausanias I'epitaphe, le biographe anonyme, Goltzius et Meursius, les titres des pieces perdues. On sait par Ciceron, dans les Tuscitlcuies, qu'Eschyle etait pythagoricien, par Herodote qu'il fut brave a Marathon, par Diodore de Sicile que son frere Amynias fut vaillant a Platee, par Justin que son frere Gynegire fut heroique a Salamine. On sait par les didascalies que les Perses furent representes sous I'archonte Menon, les Sept chefs devant Thebes sous I'archonte Theagenides, et VOreslie, sous I'ar- chonte Philocles; on sait par Aristote qu'Eschyle osa, le premier, faire parler deux personnages a la fois; p!ir Pla- ton, que les esclaves assistaient i ses pieces; par Horace, qu'il inventa le masque etle cothurne; par Pollux, que les femmes grosses avortaient al'entree des Furies; par Philo- strate, qu'il abrcgea les monodies; par Suidas, que son theatre s'^croula sous la foule; par filien, qu'il blasphema; par Plutarque, qu'il fut exile; par Valere-Maxime, qu'un aigle le tua d'une tortue sur la tete; par Quintilien, qu'on retoucha ses pieces ; par Fabricius, que ses fils sont accu- SHAKESPKARE L'ANCIEN. 133 s6s (Je cette 16se-paternit('*; par le?; marbres d'Arundel, la date de sa naissaiu'o, la date de sa niort et son Age, soixaiite- neuf ans. Maintenant Otez du drame Torient et mettez-y le nord, 6tez la Grtjce et inettez TAngleterre, 6tez Tlnde et mettez TAUeniagne, cette autre mere immense, Allmen, Tous-Ies- Ilommes, Otez Pericles et mettez Klisabeth, Otez le Parthe- non et mettez la Tour de Londres, Otez la plebs et mettez la mob, Otez la fatalite et mettez la melancolie, Otez la gor- gone et mettez la sorciere, Otez I'aiglc et mettez la nuce, Otez le solcil et mettez surlabruy^re frissonnante au vent le livide lever de la lune, et vous avez Shakespeare. £tant donnee la dynastie des genies, I'originalite de cha- cun etant absolument reservee, le poete de la formation carlovingienne dcvant succeder au poete de la formation jupiterienne et la brume gothique au mystere antique, Shakespeare, c'est Eschyle II. Reste le droit de la Revolution francaise, creatrice du troisieme monde, k etre representee dans I'art. L'Art est une immense ouverture, beante k lout le possible. LIVRE V LES AMES La production des ilmes, c'est le secret de I'abime. L'inne, quelle ombre! Qu'est-ce que cette condensation d'inconnu qui 5e fait dans les tenebres, et d'oii jaillit brusquement cette lumiere, un genie? quelle est la regie de ces avene- raents-la? amour! Le cceur humain fait son oeuvre sur la terre, cela emeut les profondeurs. Quelle est cette incom- prehensible rencontre de la sublimation materielle et de la sublimation morale en Tatorae, invisible au point de vue de la vie, incorruptible au point de vue de la mort?L'atome, quelle merveille! Pas de dimension, pas d'etendue, ni hau- teur, ni largeur, ni epaisseur, aucune prise k une mesure quelconque, et tout dans ce rien! Pour Talgebre, point g^ometrique. Pour la philosophie, ame. Comme point geometrique, base de la science; comme ame, base delafoi. Yoila ce que c'est que Tatome. Deux urnes, les sexes, puisent la vie dans Tinfini, et le renversement de Tune dans Tautre produit Tetre. Ceci est la norme pour tous, pour Tanimal comme pour Thomme. Mais Thomme plus qu'homme, d'ou vient-il? La supri^me intelligence, qui est ici-basle grand homme, quelle est la force qui Tevoque, I'incorpore et la reduit i la condition humaine? Quelle est la part de la chair et du sang dans ce prodige? Pourquoi certaines etincelles terrestres vont-elleschercher certaines molecules celestes? OQ plongent ces etincelles, ou vont-elles? comment s'y 138 SHAKESPEARE. prennentelles? Quel est ce don de rhomme de mettre le feu ^ Tinconnu? Cette mine, Tinfini, cette extraction,. un genie, quoi de plus formidable? D'ou cela sort-il? Pour- quoi, h un moment donne, celui-ci et non celui-la? Ici, comme partout, I'incalculable loi des afiRnites apparait et echappe. On entrevoit, mais on ne voit pas. forgeron du gouffre, ou es-tu? Les qualites les plus diverses, les plus complexes, les plus opposees en apparence, entrent dans la composition des ames. Les contraires ne s'excluent pas; loin de la, lis se completent. Tel prophete conlient un scoliaste; tel mage estunphilologue. L'inspiration salt son metier. Tout poete est un critique; temoin cet excellent feuilleton de theatre que Shakespearfe met dans la bouche dTIamlet. Tel esprit visionnaire est en meme temps precis; comme Dante qui ecrif une rhetorique et une grammaire. Tel es- prit exact est en meme temps visionnaire; comme Newton qui commenie I' Apocalypse ; comme Leibniz qui demontre, nova inventa logica, lasainte trinite. Dante connait la dis- tinction des trois sortes de mots^ parola plana ^ parola sdracciola^ parola Ironca : il salt que la plana donne un trochee, la sdrucciola un dactjie et la tronca un iambe. Newton est parfaitement siir que le pape est Tantechrist. Dante combine et calcule; Newton reve. Nulle loi saisissable dans cette obscurite. Nul systems possible. Les adlierences et les cohesions croisent pele- mele leurs courants. Par moment on imagine surprendre le phenomene de la transmission de Tidee, et il semble qu'on voit distinctement une main prendre le flambeau k celui qui s'en va pour le donner a celui qui arrive. 16Zi5, par exemple, est une annee etrange. Galilee y meurt, Newton y nait. Cest bien. Voilii un fil, essa\ ez de le nouer; il se casse tout de suite. Voici une dispariticn : le 23 avril 1616, le meme jour, presque a la meme minute, Shakes- peare et Cervantes meurent. Pourquoi ces deux flammes soufflees au meme moment? Aucune logique apparente. Un tourbillon dans la nuit. A chaque instant des enigmes. Pourquoi Commode sort- il de Marc-Aurcle? Ces problemes obs^daient dans le desert JerOrae cet I LES AMRS. 139 homme de Tantre, cot Isaio du Nouveau Testaniont; il in- tcrrompait los preoccupations do rctcrnite ot rattontion an clairon de Tarcliange pour ni^ditor sur telle Ame de payon qui Tinteressait. II supputait I'Age de Perse, ratta- chant cette recherche k rjuelque chance obscure de salut possible pour ce poete aime du cc^nobite ii cause de sa s6verite; et rien n'est surprenant comme de voir ce pen- seur farouche, demi-nu sur sa paille, ainsi que Job, dispu- tersur cette question, frivole en apparence, de lanaissance d'un homme, avec Rutin et Th^ophile d'Alexandrie, Rufin lui faisant remarquer qu'il se trompe dans ses calculs et que. Perse etant ne en decembre sous le consulat de Fa- bius Persicus et de Vitellius et etant mort en novembre sous le consulat de Publius Marius et d'Asinius Gallus, ces epoques ne correspondent pas rigoureusement avec Tan II de la deux cent troisieme olympiade et Tan II de la deux cent dixieme, dates fixees par Jerdme. Le mystere sollicite ainsi les contemplateurs. Ces calculs, presque hagards, de Jerdme, ou d'autres semblables, plus d'un songeurles refait. ;Ne jamais trouver le point d'arret, passer d'une spirale a Fautre comme Archi- mede, et d'une zone a Tautre comme Alighieri, tomber en voletant dans le puits circulaire, c'est Teternelle aventure dusongeur. II se heurtea la parol rigide ou glisse le rayon pale. 11 rencontre la certitude parfois comme un obstacle et la clarte parfois comme une crainte. II passe outre. 11 est Toiseau sous la voute. G'est terrible. N'importe. On songe. Songer, c'est penser Qa et la. Passim. Quelle est cette naissance d'Euripide pendant cette bataille de Salamine ou Sophocle, adolescent, prie, et ou Eschyle, homme fait, combat? Quelle est cette naissance d'Alexandre dans la nuit oil est brule le temple d'Ephese? Quel lien entre ce temple et cet homme? Est-cePesprit conquerant et rayonnant de I'Europe qui, detruit sous la forme 'chef-d'oeuvre reparait sous la forme heros? Car n'oubliez pas que Ctesij>hon est Parchitecte grec du temple d'Ephese. Nous signalions tout h Theure la disparition simultanee de Shakespeare et de Cervantes. En voici une autre, non moins surprenante. Le jour ou Diogene meurt k Corinthe, Alexandre meurt k 140 SHAKESPEARE. Babylone. Ges deux cyniques, Tun du baillon, I'autre de I'epee, s'en vont ensemble, et Diogene, avide de jouir de limmense lumiere inconnue, va encore une fois dire a Alexandre : Retire-toi de mon soleil. Que signifient certaines concordances desmythes repre- sentes par les homines divins ? Quelle est cette analogie d'llercule etde Jesus qui frappait les peres de I'eglise, qui indignait Sorel, mais edifiait Du Perron, etqui faitd'Alcide une espece de miroir materiel de Christ ? Ww a-t-il pas communautcd'ame, et, a leur insu, communication entre le legislateur grec et le legislateur hebreu, creant au meme moment, sans se connaitre et sans que Tun soupgonne I'existence de I'autre, le premier I'areopage, le second le sanhedrin? Etrange ressemblance du jubile de Moise et du jubile de Lycurgue! Qu'est-ce que ces paternites doubles, paternite du corps, paternite de Tesprit, comme celle de David pour Salomon ? Vertiges. Escarpements. Pre- cipices. Qui regarde trop longtemps dans cette horreur sacrec sent rimmensite lui monter k la tete. Qu'est-ce que la sonde vous rapporte, jetee dans ce mystere? Que voyez- vous? Les conjectures tremblent, les doctrines frissonnent; les hypotheses flottent; toute la philosophic humaine vacille d'un souffle sombre devant cette ouverture. L'etendue du possible est en quelque sorte sous vos yeux. Le reve qu'on a en soi, on le retrouve hors de soi. Tout est indistinct. Des blancheurs confuses se meuvent. Sont-ce des ames? On apercoit dans les profondeurs des passages d'archanges vagues, sera-ce un jour des hommes? Vous vous prencz lat^te dans les mains, voustachez de voir et de savoir. Vous etes ^ la fenetre dans Tineonnu. De loutes parts les epaisseurs des effets et des causes, amon- celees les unes derriere les autres, vous enveloppent de brume. L'homme qui ne medite pas vit dans I'aveuglement, I'homme qui medite vit dans Tobscurite. Nous n'avons que le choix du noir. Dans ce noir, qui est jusqu'^ present presque toute notr^e science, rexpcriencetiltonne, Tobser- vation guette, la supposition va et vient. Si vous y regardez tres souvent, vous devenez vales. La vaste m6ditation reli- gieuses'cmpare de vous. Li:S AMES. lil Tout liuiiimo a en lui son Pallimos. II est libre d'aller ou de nc point allcr sur cet cflVayant promonloire de la ptMisoe d'ou Ton aperroit los lenObres. S'il n'y va |)oint, il resle dans la vie ordinaire, dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire ou dans le doulc ordinaire; et cVst bien. Pour le repos inlerieur, c'est evidemmcnt le mieux. S'il va sur cette cime, il est pris. Les profondes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit inipunemont cet ocean-la. Desormais il sera le pen- seur dilate, agrandi,niais llottant; c'est-adire le songeur. 11 touchera par un point au poiite, et par Tautre au pro- phcte. Une certaine quanlite de lui appartient maintenant a Tombre. L'illiniite entre dans savie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophic. II devient extraordi- naire aux autres hommes, ayant une mesure differente de la leur. II a des devoirs qu'ils n'ont pas. 11 vit dans la priere difluse, se rattachant, chose etrange, a une certitude indeterminee qu'il appelle Dieu. II distingue dans ce cre- puscule assez de la vie anterieure et assez de la vie ulte- rieure pour saisir ces deux bouts de fil sombre et y renouer son ame. Qui a bu boira, qui a songe songera. II s'obstine a cet abirae attirant, a ce sondage de Tinexplore, a ce desinteressement de la terre et de la vie, a cette entree dans le defendu, i\ cet effort pour tater Timpalpable, a ce regard sur Tinvisible, il y vient, il y retourne, ils'yac- coude, il s'y penche, il y fait un pas, puis deux, et c'est ainsi qu'on penetre dans Fimpenetrable, et c'est ainsi qu'on s'en va dans les elargissements sans bornes de la meditation infinie. Qui y descend est Kant; qui y tombe est Sweden- borg. Carder son libre arbitre dans cette dilatation, c'est etre grand. Mais, si grand qu'on soit, on ne resout pas le pro- bleme. On presse Tabime de questions. Rien de plus. Quant aux reponses, elles sont la, mais melees a I'ombre. Les enormes lineaments des verites semblent parfois appa- raitre un instant, puis rentrent et se perdent dans I'ab- solu. De toutes ces questions, celle entre toutes qui nous obsede Tintelligence, celle entre toutes qui nous serre le coeur, c'est la question de Tame. 142 SHAKESPEARE. L'ame est-elle ? premiere question. La persistance du moi est la soif de riioinme. Sans le moi persistant, toute la creation n'est pour lui qu'un immense a quoi bon. Aussi ecoutez la foudroyante adirmation qui jaillit de toutes les consciences. Toute la somme de Dieu qu'il y a sur la terre dans tous les hommes se condense en un seul cri pour aflfirmer l'ame. Et puis, deuxieme question, y a-t-il de grandes ames? II semble impossible d'en douter. Pourquoi pas de grandes ames dans riiumanite, comme de grands arbres dans la foret, comme de grandes cimes sur Thorizon? On voit les grandes ames comme on voit les grandes mon- tagnes. Done, elles sont. Mais ici Tinterrogation insiste; I'interrogation, c'est I'anxiete; d'ou viennent-elles? que sont-elles? qui sont-elles? y a-t-il des atonies plus divins que d'autres? Get atome, par exemple, qui sera done d'ir- radiation ici-bas, celui-ci qui sera Thales, celui-ci qui sera Eschyle, celui-ci qui sera Platon, celui-ci qui sera Eze- chiel, celui-ci qui sera Macchabee, celui-ci qui sera Apollo-,' nius de Tyane, celui-ci qui sera Tertullien, celui-ci qui se-' raEpictete, celui-ci qui sera Marc-Aurele, celui-ci qui sera Nestorius, celui-ci qui sera Pelage, celui-ci qui sera Gama, celui-ci qui sera Kopernic, celui-ci qui sera Jean IIuss, ce- lui-ci qui sera Descartes, celui-ci qui sera Vincent de Paul, celui-ci qui sera Piranese, celui-ci qui sera ^Vasllington, ce- lui-ci qui sera Beethoven, celui-ci qui sera Garibaldi, celui-ci qui sera John Brown, tous ces atonies, limes en fonction sublime parmi les hommes, ont-ils vu d'autres univers et en apportent-ils I'essence sur la terre ? Les esprits chefs, les intelligences guides, qui les envoie? qui determine leur apparition? qui est juge du besoiu actuel de rhumanite? qui choisit les ames ? qui fait Tappel des atonies? qui ordonne les departs? qui premedite les arrivees? L'atome trait d'union, I'atome universel, Tatome lien des mondes, existe-t-il ? N'est-ce point la la grande ame? Completer un univers par Tautre, verser sur le moins de Tun le trop de Tautre, accroitre ici Ja libcrto, la la science, la I'id^al, communiquer aux infei'ieurs des patrons de la beaute superieure, cchanger les eilluves, apporter le LES AMES. 1i3 feu cniiral h la planete, niettre en harmonic les divers mondcs d'un muiiic syslrnie, hiitcr ccux qui sont en retard, croiser les creations, cette fonction mystorieuse n'existe-t-elle pas? N'est-elle pas remplie i leur insu par de certains pre- destines, qui, momentanement et pendant leur passage huniain, s'ignorent en partie cux-memes? Tel atome, nio- teur divin appele dnie, n'a-t-il pas pour eniploi de faire aller et venir un honiinc solaire parmi les honimes ter- restres? Puisque Tatome floral existe, pourquoi Tatome stellaire n'existerait-il pas? Get liommc solaire, ce sera tantOt le savant, tantOt le voyanl, tantOt le calculateur, tant6t le thaumaturge, tantot le navigateur, tantot I'archi- tecte, tantot le mage, tantOt le legislateur, tantOt le philo- sophe, tantot le prophete, tantOt le heros, tantOt le poete. La vie de Thumanite marchera par eux. Le roulement de la civilisation sera leur tache. Ces attelages d'esprits trai- neront le char enorme. L'un detele, I'autre repartira. Chaque achevement de siecle sera une etape. Jamais de solution de continuite. Ce qu'un esprit aura ebauche, un autre esprit le terminera, liant le phenomene au pheno- m^ne, quelquefois sans se douter de la soudure. A chaque revolution dans les faits correspondra une revolution pro- portionnee dans les idees, et reciproquement. L'horizon ne pourra s'elargir k droite sans s'etendre h gauche. Les hommes les plus divers, les plus contraires parfois, adhe- reront par des cOtes inattendus, et dans ces adherences eclaterarimperieuselogique du progres. Orphee, Bouddha, Confucius, Zoroastre, Pythagore, Moise, Manou, Mahomet, d'autres encore, seront les chainons de la meme chaine. Un Gutenberg, decouvrant le precede d'ensemencement de la civilisation et le mode d'ubiquite de la pensee, sera suivi d'un Christophe Colomb decouvrant un champ nou- veau. Un Christophe Colomb decouvrant un monde sera suivi d'un Luther decouvrant une liberte. Apres Luther, novateur dans le dogme, viendra Shakespeare, novateur dans Tart. Un genie finit Tautre. Mais pas dans la meme region. L'astronome s'ajoute au philosophe ; le legislateur est Texecuteur des volontes du poete; le liberateur arme prete main-forte au liberateur 144 SHAKESPEARE. pensant; le poete corrobore riiomme d'etat. Newton est I'appendice de Bacon; Danton derive de Diderot; Milton confirme Cromwell; Byron appuie Botzaris; Eschyle, avant lui, a aide Miltiade. L'oeuvre est mysterieuse pour ceux memos qui la font. Les uns en ont conscience, les autre> point. A des distances tres grandes, a des intervalles de siecles, les correlations se manifestent, surprenantes; Ta- doucissement des moeurs humaines, commence par le re- velateur religieux, sera mene a fin par le raisonneur philosophique, de telle sorte que Voltaire continue Jesus. Leur oBuvre concorde et coincide. Si cette concordance dependait d'eux, tous deux y resisteraient peut-etre, Tun, rhomme divin, indigne dans son martyre, I'autre, Thomme humain, humilie dans son ironie; mais cela est. Quelqu'un qui est tres haut Tarrange ainsi. Oui, meditons sur ces vastes obscurites. La reverie est un regard qui a cette propriete de tant regarder Tombre qu'il en fait sortir la clarte. L'humanite se developpant de I'interieur a Texterieur, c'est la, k proprement parler, la civilisation. L'intelligence humaine se fait rayonnement, et, de proche en proche, gagne, conquiert et humanise la maliere. Domestication sublime. Ce travail a des phases; et chacunede ces phases, marquant un age dans le progres, est ouverte ou fermee par un de ces etres qu'on appelle genies. Ces esprits mis- sionnaires, ces legats de Dieu, ne portent-ils pas en eux une sorte de solution partielle de cette question si abs- truse du libre arbitre? L'apostolat, etant un acte de volonte, touche d'un c6te k la liberie, et, de I'autre, etant une mission, touche par la predestination k la fatalile. Le volontaire necessaire. Tel est le messie ; tel est le genie. Maintenant revenons, — car toutes les questions qui se rattachent au mystere sont le cercle et Ton n'en pent sor- tir, — revenons a notre point de depart et a notre inter- rogation premiere : Qu'est-ce qu'un genie? Ne serait-ce pas tine ame cosmique? ne serait-ce pas une ume penetr6e d'uu rayon de Tinconnu? Dans quelle profondour se pre- parent ces especds d'ames? quels stages font-elles? quels milieux traversent-elles? quelle est la germination qui pr6- cMe I'^closion? quel est le mystere de I'avant-naissance? LES AMES. 145 oii 6tait cet atome? II semble qu'il soil le point d'inter- section de toutes les forces. Comment toutes les puissances viennent-elles converger et se nouer en unite indivisil)le dans cette intelligence souveraine? qui a couv6 cet aigle? I'incubation de Pablme sur le g/'nie, quelle enigme! (>cs bautes ^mes, momentanement propres i la terre. n'ont- elles pas vu autre chose? est-ce pour cela qu'elles nous arrivent avec tant d'intuitions? quelques-unes semblent pleines du songe d'uii monde antirieur. Est-ce de la que leur vient cet effarenient qu'elles ont quelquefois? est-ce \k ce qui leur inspire des paroles surprenanles? est-ce Ik ce qui leur donne de certains troubles etranges? est-ce la ce qui les liallucine jusqu'a leur faire, pour ainsi dire, voir et toucher des choses et des t;tres imaginaires? Moise avait son buisson ardent, Socrate son demon familier, Mahomet sa colombe, Luther son follet jouant avec sa plume et auquel il disait : paix la! Pascal son precipice ouvert qu'il cachait avec un paravent. Beaucoup de ces araes majestueuses ont evidemment la preoccupation d'une mission. Elles se comportent par moments comme si elles savaient. Elles paraissent avoir une certitude confuse. Elles I'ont. Elles Tont pour le mys- terieux ensemble. Elles Tont aussi pour le detail. Jean Huss mourant predit Luther. II s'ecrie : Voiis bridez foie (Hus), mats le cygtie viendra. Qui envoie ces ames?qui les suscite? quelle est la loi de leur formation anterieure et superieure a la vie? qui les approvisionne de force, de pa- tience, de fecondation, de volonte, de colere? a quelle urne de bonte ont-elles puise la severite? dans quelle region des foudres ont-elles recueilli Taraour? Chacune de ces grandes ames nouvelles venues renouvelle la philoso- phic, ou Tart, ou la science, ou la poesie, et refait ces mondes i son image. Elles sont comme irapregnecs de creation. II se detache par moments de ces ames une v6- rite qui brille sur les questions ou elle tombe. Telle de ces ^mes ressemble a un astre qui egoutterait de la lumiere. De quelle source prodigieuse sortent-elles done, qu'elles sont toutes ditferentes? pas une ne derive de I'autre, et pourtant elles ont cela de commun que toutes elles appor- tentde Tinfini. Questions incommensurables et insolubles. 146 SHAKESPEARE. Cela n'empeche p£is les bons pedants et les capables de se rengorger, et de dire, en montrant du doigt sur le haut de la civilisation le groupe sideral des genies : Vous n'aurez plus de ces hommes-1^. On ne les egalera pas. II n'y en a plus. Nous vous le declarons, la terre a epuise son contin- gent de grands esprits. Maintenant decadence et cloture. 11 faut en prendre son parti. On n'aura plus de genies. — Ah ! vous avez vu le fond de I'insondable, vous ! II Non, tu n'es pas fini. Tu n'as pas devant toi la borne, la limite, le terme, la frontiere. Tu n'as pas a ton extremite, comme I'ete Thiver, comme I'oiseau la lassitude, comme le torrent le precipice, comme Tocean la falaise, comme Thomme le sepulcre. Tu n'as point d'extremite. Le « tu n'iras pas plus loin », c'est toi qui le dis, et on ne te le dit pas. Non, tu ne devides pas un echeveau qui diminue et dont le fil casse. Non, tu ne restes pas court. Non, ta quan- tite ne decroit pas; non, ton epaisseur ne s'amincit pas; non, ta faculte n'avorte pas; non, il n'est pas vrai qu'on commence k apercevoir dans ta toute-puissance cette transparence qui annonce la fin et k entrevoir derriere toi autre chose que toi. Autre chose! et quoidonc? I'obstacle. L'obstacle k qui? L'obstacle a la creation! I'obstacle k I'im- manent ! l'obstacle au necessaire ! Quel rfeve ! Quand tu entends les hommes dire : « Voici jusqu'ou va Dieu. Ne lui demandez pas davantage. II part d'ici, et s'arrete la. Dans Homere, dans Aristote, dans Newton, il vous a donne tout ce qu'il avait. Laissez-le tranquille maintenant. 11 est vide. Dieu ne recommence pas. 11 a pu faire cela une fois, il ne le peut deux fois. II s'est depens6 lout entier dans jcet homme-ci ; il ne reste plus assez de Dieu pour faire un homme pareil. » Quand tu les entends dire ces choses, si tu etais homme comme eux, tu souri- rais dans ta profondeur terrible ; mais tu n'cs pas dans une LES AMES. 147 profondour terrible, et etant la bonte, tu n'as pas de sou- rire. Le sourire est une ride fugitive, ignoree de Tabsolu. Toi, atteint de refroidissement; toi, cesser; toi, t'inter- rompre; toi, dire : halte! Jamais. Toi, tu serais force de reprendre ta respiration apr^s avoir cree un homme ! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pale multi- tude de vivants, en presence de Tinconnu, a a s'etonner et a s'effrayer de quelque chose, ce n'est pas de voir secher la seve generatrice et les naissances se steriliser, c'est, Dieu, du dechainement eternel des prodiges. L'ouragan des miracles souffle perpeluellement. Jour et nuit les phe- nomenes en tumulte surgissent autour de nous de toutes parts, et, ce qui n'est pas la moindre merveille, sans trou- bler lamajestueuse tranquillite de I'fltre. Ce tumulte, c'est rharmonie. Les enormes ondes concentriques de la vie universelle sont sans bords. Le ciel etoile que nous etudions n'est qu'une apparition partielle. Nous ne saisissons du reseau de I'etre que quelques mailles. La complication du pheno- m^ne, laquelle ne se laisse entrevoir, au del^ de nos sens, qu'a la contemplation et a I'extase, donne le vertige a I'es- prit. Le penseur qui va jusque-li n'est plus pour les autres hommes qu'un visionnaire. L'enchevetrement necessaire du perceptible et du non perceptible frappe de stupeur le philosophe. Cette plenitude est voulue par ta toute- puissance, qui n'admet point de lacune. La penetration des univers dans les univers fait partie de ton infinitude. Ici nous etendons le mot univers a un ordre de faits qu'aucune astronomic n'atteint. Dans le cosmos que la vision epie et qui echappe a nos organes de chair, les spheres entrent dans les spheres, sans se deformer, la densite des creations etant differenter de telle sorte que, selon toute apparence, k notre monde est inexprimable- ment amalgame un autre monde, invisible pour nous, invisibles pour lui. Et toi, centre et lieu des choses, toi, I'fitre, tu tarirais! Les serenites absolues pourraient, 4 de certains moments, ^etre inquietes du manque de moyens de Tinfini! Les lu- mieres dont une humanite a besoin, il viendrait une heure ou tu ne pourrais plus les lui fournir! Mecaniquementinfa- 148 SHAKESPEARE. tigable, tu pourrais fetre a bout de forces dans Tordre intellectuel et moral! On pourrait dire : Dieu est eteint de ce c6te-l^! Non! non! non! 6 Pere! Phidias fait ne t'empeche pas de faire Michel-Ange, Michel-Ange cree, iltereste de quoi produire Rembrandt. Un Dante ne te fatigue pas. Tu n'es pas plus epuise par un Hom^re que par un astre. Les aurores a c6le des au- rores, le renouvellement indefini desmeteores, lesmondes par-dessus les mondes, le passage prodigieux de cos ^toiles incendiees qu'on appelle cometes, les genies, et puis les genies, Orphee, puis Moise, puis Isaie, puis Eschyle, puis Lucrece, puis Tacite, puis Juvenal, puis Cervantes et Rabelais, puis Shakespeare, puis Moliere, puis Voltaire, ceux qui sont venus et ceux qui viendront, cola ne te gene pas. P^le-mele de constellations. II y a de la place dans ton immensite. DEUXIEME PARTI U , LIVRE 1 SHAKESPEARE. — SON GENIE « Shakespeare, dit Forbes, n'a ni le talent tragique ni le talent comique. Sa tragedie est artificielle et sa come- die n'est qu'instinctive. » Johnson confirme le verdict : Sa iragedie est le produit de Vindustrie et sa comedie el produit de rinstinct. Apres que Forbes et Johnson lui ont conteste le drame, Green lui contesteToriginalite. Shake- speare est « un plagiaire »; Shakespeare est a un co- piste », Shakespeare « n'a rien invente »; c'est « un cor- beau pare des plumes d'autrui; il pille Eschyle, Boccace,- Bandello, Holliiished, Belleforest, Benoist de Saint-Maur; il pille Lajamon, Robert de Glocester, Robert Wace, Pierre de Langloft, Robert Manning, John de Mandeville, Sackville, Spencer; il pille VArcadie de Sidney; il pille ranonyme de la True Cronicle of King Leir; il pille a Row- ley, dans The troublesome reign of King John (1591), le caractere du batard Falconbridge. Shakespeare pille Tho- mas Green; Shakespeare pille Dekk et Chettle. Hamlet n'est pas delui; Othello n'est pas de lui; Timon d'Athenes n'est pas de lui; rien n'est de lui. Pour Green, Shakespeare n'est pas seulement « un enfleur de vers blancs », un secoue-scenes « {shake-scene), un Johannes factotum (allusion au metier de callboy et de figurant) ; Shakespeare est une bete feroce. Corbeau ne suffit plus, Shakespeare est promu tigre. Void le texte : Tygefs heart icrapt in a players hyde. CcEur de tigre cache sous la peau d'un comedien {A Groarsivorth of wit, 1592). 154 SHAKESPEARE. Thomas Rhymer juge Othello : « La morale do cette fable est assurement fort instructive. Elle est pour les bonnes menageres un avertissement de bien veiller k leur linge. » Puis le meme Rhymer veut bien cesser de rire et prendre Shakespeare au serieux : « ... Quelle impression edifiante et utile un auditoire peut-il emporter d'une telle poesie? A quoi cette poesie peut-elle servir, sinon a egarer notre bon sens, a jeter le desordre dans nos pensees, a troubler notre cerveau, k pervertir nos instincts, a feler nos imaginations, a corrompre notre goiit, et a nous rem- plir la tete de vanite, de confusion, de tintamarre et de galimatias? Ceci s'imprimait quatrevingts ans apres la mort de Shakespeare, 1693. Toutes les critiques et tons les connaisseurs etaient d'accord. Voici quelqu'^s-uns des reproches unanimement adresses a Shakespeare : — Goncettis, jeux de mots, calembours. — Invraisemblance, extravagance, absurdite. — Obsce- nite. — Puerilite. — Enflure, emphase, exageration. — Clinquant, pathos. — Recherche des idees, affectation du style. — Abus du contraste et de la metaphore. — Subti- lite. — Immoralite. — Ecrire pour le peuple. — Sacri- fier a la canaille. — Se plaire dans Thorrible. — N'avoir •point de grace. — N'avoir point de charmes. — Depasser le but. — Avoir trop d'esprit. — N'avoir pas d'esprit. — Faire « trop grand ». — « Faire grand ». — Ce Sluikespeare est un esprit grossier et barbare, dit lord Salesbury. Dryden ajoute : Shakespeare est ininlelli- gible. Mistress Lennox donne k Shakespeare cette pa- toche : Ce poete altere la verite hislorique. Un critique allemand de 1680, Bentheim, se sent desarm^, parce que, dit-il, Shakespeare est une tele pleine de drolerie. Ben Johnson, le protege de Shakespeare, raconte lui-meme ceci (xi, 175, edition Gifford) : « Je me rappclle que les comediens mentionnaient k I'honneur de Shakespeare que, dans ses ecrits, il ne raturait jamais une ligne; je repondis : PliU a Dieu qiCil en eat rature mille! n Ge vcbu, du reste, fut exauce par les honn6tes editeurs de 1623, Blount et Jaggard. lis retrandherent, rien que dans Hamlet, deux cents lignes; ils coup^rcnt deux cent vingt lignes dans le Roi Lear. Garrick ne jouait k Drury-Lane que le Roi Lear SHAkESPEAIlE. — SON GI^IME. lo.> de Nahum Tate, ^coutons encore Rhymer : « Othello est line farce sanglant** cl sans sel. » Johnson ajoute : « Jules Cesar, tragedie froide et peu faite pour 6mouvoir. » « J'estime, dit Warburlon dans sa lettre au doyen de Saint- Asaph, que Swift a bien plus d'osprit que Shakespeare ct que le comique de Shakespeare, tout i fait bas, est bien inferieur au comique de Shadwell. » Quant aux soicicres de Macbeth, « rien n'egale, dit ce critique du dix-septieme siecle, Forbes, repete par un critique du dix-neuvieme, le ridicule d'un pareil spectacle ». Samuel Foote, i'auteur du Jeune hypocrite, fait cette declaration : « Le comique de Shakespeare est trop gros et ne fait pas rire. t^'csL de la bouffonnerip sans esprit. » Enfin, Pope, en 1725, trouve la raison pour laquelle Shakespeare a fait ses drames, et s'ecrie : // faut bien manger! Apr^s ces paroles de Pope, on ne comprend gu^re i quel propos Voltaire, ahuri de Shakespeare, ecrit : « Shake- speare, ^mc les anylais pre7i?ient pour un Sophocle, fiorissdiit a peu pr^^s dans le temps de Lopez {Lope, s'il vous plait, Voltaire) de Vega. » Voltaire ajoute : « Vous n'ignorez pas que dans Hamlet des fossoyeurs creusent une fosse en bu- vant,en chantant des vaudevilles, et en faisantsur les tetes des morts des plaisanteries convenables a gens de leur metier. » Et, concluant, il qualifie ainsi toute la scene : « Ces sottises. n II caracterise les pieces de Shakespeare de ce mot : « Farces monstrueuses qu'on appelle trage- dies », et complete le prononce de I'arret en d»5clarant que Shakespeare « a perdu le theatre anglais ». Marmontel vient voir Voltaire a Ferney. Voltaire etait au lit, il tenait un livre a la main, tout a coup il se dresse, jette le livrs, allonge ses jambes maigres hors du lit, ei crie k Marmontel : — Voire Shakespeare est un huron. — Ce n'esl pas mon Shakespeare du tout, repond Mar- montel. Shakespeare etait pour Voltaire une occasion de montrer son adresse au tir. Voltaire le manquait rarement. Voltaire tirait k Shakespeare comme les paysans tirent a Toie. C'etait Voltaire qui en France avait commence le feu contra ce barbare. II le surnommait le saint Christophe des tra- giqucs. LI disait k madame de Graffigny : Shakespeare pour 156 SHAKESPEARE. rire, 11 aisait au cardinal de Bernis : « Faites de jolis vers, delivrez-nous, monseigneur, des fleaux, des welches, de Tacademie du roi de Prusse, de la buUe UnigenUus, des constitutionnaires et des convulsionnaires, et de ce niais de Shakespeare ! Libera nos Domine. » L'attitude de Fr^ron vis-a-vis de Voltaire a, devant la posterite, pour circon- stance attenuante l'attitude de Voltaire vis-a-vis de Shake- speare. Du reste, pendant tout le dix-huitieme siecle, Voltaire fait loi. Du moment ou Voltaire bafoue Shake- speare, les anglais d'esprit, tels que Milord marechal, raillent k la suite. Johnson confesse Vignorance et la vul- garite de Shakespeare. Frederic II s'en mele. 11 ecrit k Voltaire a propos de Jules Cesar : « Vous avez bien fait de refaire selon les principes la piece informe de cet anglais. » Voil^ ou en est Shakespeare au siecle dernier. Voltaire Tinsulte; LaHarpe le protege : « Shakespeare lui- meme, tout grossier qu'il etait, n'etait pas sans lecture et sans connaissance. » (La Harpe. Inlrodaction au cours de liUeratiire.) De nos jours, le genre de critique dont on vient de voir quelques echantillons ne s'est pas decourage. Coleridge parle de Mesure pour mesure : — « Comedie penible », insinue-t-il. — RevoUante, dit M. Knight. — Degoulanle, reprend M. Hunter. En 180/i, I'auteur d'une de ces Biographies iiniverselles idiotes ou Ton trouve moyen de raconter Thistoire de Galas sans prononcer le nom de Voltaire, et que les gou- vernements, sachant ce qu'ils font, palronnent et sub- ventionnent volontiers, un nomme Delandine sent le besoin de prendre une balance et de juger Shakespeare, et, apres avoir dit que « Shakespeare, qui se prononce Chekspir, » avait, dans sa jeunesse, « derobe les betes fauves d'un seigneur », 11 ajoute : « La nature avait ras- semble dans la tete de ce poete ce qu'on peut imaginer de plus grand, avec ce que la grossierete sans esprit peut avoir de plus bas. » Dernierement, nous lisions cette chose ecrite il y a peu^de temps par un cuistre considerable, qui est vivant : « Les auteurs secondaires et les poetes Inf^rieurs, tels que Shakespeare », etc. SlIAKESPEAUK. — SON Gt.NIE. 157 [I Qui (lit poOto (lit en mrmo temps et necessairemcnt his- torien et philosophe. Ilerodote et Tliales sont inclus (Jans Hom^re. Shakesj)eare, lui aussi, est cet iiomme triple. II est en outre le peintre, et quel peintre! le pcintre colossal. Le- poete en diet fait plus que racontcr, il niontre. Les poetes ont en eux uii r(3necteur, Tobservation, et un con- densaleur, Teniotion; de la ces grands spectres lumineux qui sortent de leur cerveau, et qui s'en vont flaraboyer 4 jamais sur la t(3nebreuse muraille humaine. Ces fantOmes sont. Exister autant quWchille, ce serait Tambition d'Alexandre. Shakespeare a la tragedie, la comedie, la feerie, riiymne, la farce, le vaste rire divin, la terreur et Thorreur, et, pour tout dire en un mot, le drame. II touche aux deux pOles. II est de Tolympe et du theatre de la foire. Aucune possibilite ne lui manque. Quand il vous tient, vous etes pris. N'altendez de lui aucune misericorde. 11 a la cruaute pathetique. II vous montre une mere, Constance mere d'Arthur, et quand il vous a araene a ce point d'attendrissement que vous ayez le meme coeur qu'elle, il tue son enfant; il va en horreur plus loin meme que Thistoire, ce qui est difficile; il ne se contente pas de tuer Rutland et de desesperer York: il trempe dans le sang du fils le mouchoir dont il essuie les yeux du pere. 11 fait etouffer Telegie par le drame, Des- demona par Othello. Nulle attenuation a Tangoisse. Le genie est inexorable. II a sa loi et la suit. L'esprit aussi a ses plans inclines, et ces versants determinent sa direction. Shakespeare coule vers le terrible. Shakespeare, Eschyle, Dante, sont de grands fleuvesd'emotion humaine penchant au fond de leur antre Turne des larmes. Le poete ne se limite que par son but; il ne considere que la pensee a accomplir; il ne reconnait pas d'autre souverainete et pas d'autre necessite que Fidee; car, Tart 158 SHAKESPEARE. emanant de I'absolu, dans Tart comme dans Tabsolii, la fin justifie les moyens. G'est la, soil dit en passant, une de ces deviations k la loi ordinaire terrestre qui font rfever et re- flechir la haute critique et lui revelent le c6te mysterieux de I'art. Dans I'art surtout est visible le quid divinum. Le poete se meut dans son oeuvre cornrae la providence dans la sienne; il emeut, consterne, frappe, puis releve ouabat, souvent a I'inverse de votre attente, vous creusant Tame par la surprise. Maintenant meditez. L'art a, comme I'in- fini, un Parce que superieur a tous les Pourquoi. AUez done demander le pourquoi d'une tempete a Tocean, ce grand lyrique. Ce qui vous semble odieux ou bizarre a une intime raison d'etre. Demandez a Job pourquoi il racle le pus de son ulcere avec un tesson, et a Dante pour- quoi il coud avec un fil de fer les paupieres des larves du purgatoire, faisant couler de ces coutures on ne salt quels pleurs effroyables*! Job continue de nettoyer sa plaie avec son tesson a son fumier, et Dante passe son chemin. De meme Shakespeare. Ses horreurs souveraines regnent et s'imposent. 11 y mele, quand bonlui semble, le charme, ce charme auguste des forts, aussi superieur a la douceur faible, a Tattrait grele, au charme d'Ovide ou de Tibulle, que la Venus de Milo a la Venus de Medicis. Les choses de I'inconnu, les problemes metaphysiques reculant devant la sonde, les enigmes de Tame et de la nature, qui est aussi une ame, les intuitions lointaines de Teventuel inclus dans la des- tinee, les amalgames de la pensee et de Tevenenient, peuvent se traduire en figurations delicates et remplir la poesie de types mysterieux et exquis, d'autant plus ravis- sanls qu'ils sont un peu douloureux, a demi adherents k Tinvisible, et en meme temps tr^s reels, preoccupes de I'ombre qui est derriere eux, et tiichant de vous pluire cependant. La grace profonde existe. " « Et comme le soleil n'arrive pas aux avoiigles, ainsi les ombros dont je pailais tout i I'heuro 'n'ont pas le don de la lumi6re du ciel. A toutes un fil de fer perce et coud les paupieres, comme on fait ;i IVpervier sauvage, lors- qu'il no demeure pas tranquille. » Le Punjaloire, chapitre xiii. — Nous citons rexcelloiite traduction de M. Fiorentiuo. SHAKESPEARE. — SOiN G^ilME. 150 Lejoli grand est possible; il est dans Ilomdre, Astyanax en est un type ; mais la grdce profonde dont nous parlons est quelque chose de plus que cette d6licatcsse opique. Elle se complique d'un certain trouble et sous-entend 1 in- fini. G'est une sorte de rayonnement clair-obscur. Les genies modornes seuls ont cette profondeur dans le sou- rire qui, en merae temps qu'une elegance, fait voir un abime. Shakespeare poss^de cette grace, qui est tout le con- traire de la griice maladive, bien qu'elle lui ressemble, 6manant, elle aussi, de la tombe. Le deuil, le grand deuil du drame, qui n'est pas autre chose que le milieu humain apporte dans Tart, enveloppe cette grdce et cette horreur. Hamlet, le doute, est au centre de son oeuvre, et, aux deux extremites, Tamour, Romeo et Othello, toutle coeur. II y a de la lumiere dans les plis du linceul de Juliette, mais rien que de la noirceur dans le suaire d'Ophelia de- daignee et de Desdemonasoupconnee. Ces deux innocences auxquelles I'amour a manque de parole ne peuvent etre consolees. Desdemona chante la chanson du saule sous lequel I'eau entraine Ophelia. Elles sont soeurs sans sa con- naitre, et se touchent par Tame, quoique chacune ait son drame a part. Le saule frissonne sur toutes deux. Dans le mysterieux chant de la calomniee qui va mourir flotte la noyee echevelee, entrevue ? Shakespeare dans la philosophic va parfois plus avant qu'Horaere. Au dela de Priam il y a Lear; pleurer I'ingra- titude est pire que pleurer la mort. Homere rencontre Tenvieux et le frappe du sceptre, Shakespeare donne le sceptre a Tenvieux, et de Thersite il fait Richard III ; Tenvie est d'autant plus mise a nu qu'elle est vetue de pourpre; sa raison d'etre est alors visiblement toute enelle-meme; le tr6ne envieux, quoi de plus saisissant! La difformite tyran ne sufRt pas a ce philosophe; il lui faut aussi la difformite valet, et il cree Falstafif. La dy- nastic du bon sens, inauguree dans Panurge, continuee dans Sancho Panra, tourne a mal et avorte dans Falstaff. L'ecueil de cette sagesse-1^, en efifet, c'est la bassesse. Sancho Panra, adherent a T^ne, fait corps avec I'igno- IGO SHAKESPEARE. rance; Falstaff, glouton, poltron, feroce, immonde, faceet panse humainesterminees en brute, marcliesur les quatre i)attes de la turpitude; Falstaff est le centaure du pore. Shakespeare est, avant tout, une imagination. Or, c'est la une verite que nous avons indiquee deja et que les penseurs savent, I'imagination est profondeur. Aucune fa- culte de I'esprit ne s'enfonce et ne creuse plus que Pima- gination; c'est la grande plongeuse. La science, arrivee aux derniers abimes, la rencontre. Dans les sections co- niques, dans les logarithmes, dans le calcul differentiel et integral, dans le calcul des probabilites, dans le calcul in- finitesimal, dans le calcul des ondes sonores, dans Tappli- cationde I'algcbre a la geometric, Timagination estle coef- ficient du calcul, et les mathematiques deviennent poesie. Je crois peu a la science des savants betes. Le poete philosophe parce qu'il imagine. C'est pourquoi Shakespeare a ce maniement souverain de la realite qui lui permet dese passer avec elle son caprice. Et ce caprice lui-meme est une variete du vrai. Variete qu'il faut me- diter. A quoi ressemble la destinee, si ce n'est a une fan- taisie? Rien de plus incoherent enapparence, rien de plus mal attache, rien de plus mal deduit. Pourquoi couronner ce monstre, Jean ? pourquoi tuer cot enfant, Arthur? pour- quoi Jeanne d'Arc briilee? pourquoi Monk triomphant? pourquoi Louis XV heureux? pourquoi Louis XVI puni? Laisscz passer la logique de Dieu. C'est dans cette logique- la qu'est puisee la fantaisie du poete. La comedie eclate dans les larmes, le sanglot nait du rire, les figures se melent et se heurtent, des formes massives, presque des betes, passent lourdement, des larves, femmes peut-etre, peut-ctre fumee, ondoient; les ames, libellules de I'ombre, mouches crepusculaires, frissonnent dans tous ces roscaux noirs que nous appelons passions et evenements. A un p51e lady Macbeth, ii I'autre Titania. Une pensee colossale et un caprice immense. Qu'est-ce que la Tonpele, Tro'ilus el Cressida, les GentiU- liommes de Verone, les Coinmeres de Windsor, le Sofige dUUe, le Songe dViiver ? Cest la fantaisie, c'est I'arabesque. L'arabesque dans I'art est le mcme phenomene que la \6- g6tation dans la nature. L'arabesque pousse, croit, se noue, SIIAKKSPKAUE. — SON G^NIE. 101 scxfolic, sc inulli[)lie, verdit, fleurit, s'embraiiche ix tous Ics rC'VCS. I/aral>t;squc est iiiconimcnsurabl"; ilauno puis- sance inouie d'extonsion et d'aj^i'^i'idissem'-ril; il cinplit des horizons et il en ouvrc d'autres; il inlcrcepte Ics fonds luniincux par d'innonihrables entrc-croiscments, el, si vous nielez i\ ce branchaize la figure luiinaine, renscmble est vertigineux; c'est ui. saisissement. On dis!in:;iie h claire-voic, derriere Tarabesqiie, toute la philosopliic; la vegetation vit, rinunino so pantlieise, il so lait dans le fini une combinaisoii (rinCini, et, dcvant celte ceu\ lo ou il y a de rimpossible et du vrai, Tame humaine frissoiined'unc emotion obscure et supreme. Du reste, il ne faut laisser envahir ni redificc par la vegetation, ni le drame par Tarabesque, Ln des caractcresdu genie, c'est le rapprochement sin- gulier des facultes les pluslointaines. Dessiner un astragule comme TArioste, puis creuser les araes comnie Pascal, c'est cela qui est le poete. Le for interieur de rhomnie appar- tient a Sliakespeare. II vous en fait h chaque instant la surprise. II tire de la conscience tout Timprevu qu'elle contient. Peu de poetes le depassent dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularites les plus etranges de Tame humaine sont indiqu^es par lui. II fait savam- ment sentir la simplicite du fait metaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu'on ne s'avoue pas, la chose obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par desirer, voila le point de jonctionetlesurprenant lieu de rencontre du cceur des vierges et du c;jcur des meurtriers, de Tame de Juliette et de Tame de Macbeth; I'innocente a peur et appetit de Tainour comme Icscelerat de Tambition; perilleux baisers donnes k la derobee au fant6me, ici radieux, 1^ farouche. A toutesces profusions, analyse, synthese, creation en chair et en os, reverie, fantaisie, science, metaphysique, ajoutez rhistoire, ici Thistoiredes historiens, larhistojreduconte; des specimens de tout; du traitre, depuis Macbeth, Tas- sassin de ThOte, jusqu'i Coriolan, I'assassin de la patrie; du despote, depuis le tyran cerveau, Cesar, jusqu'au tyran ventre, Henri Vlll; du carnassier, depuis le lion jusqu'a Tusurier. On peut dire k Shylock : Bien mordu, juif ! El, tl 1G2 SHARKSPEAKK. au fond de ce drauie prodigieux, s«ur la bruyere deserte, au crepuscule, pour promettre aux meurtriers des cou- ronnes, se drcssent trois silhouettes noiies, oii Hesiode peut-elre, a traversles siecles, reconnait les Parques. Une force demcsuree, un charme exquis, la ferocite epique, la pitie, la faculte creatrice, la gaiete, cette haute gaiete intelligible aux entendements etroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux nn'chants, la grandeur siderale, la tenuite microscopique, une poesie illimitee qui a un zenith et un nadir, Tensemble vaste, le detail profond, ricn ne manque a cet esprit. On sent, en abordant Tceuvre de cet homme, le vent enormequi viendiait de Touverture d'un nionde. Le rayonncment du genie dans tons les sens, c'est la Shakespeare. Totus in anlilhesi. dit Jonathan Forbes. in Un des caracteres qui distinguent les genies des esprits ordinaires, c'est que les genies ont la reflexion double, de meme que I'escarboucle, au dire de Jerome Cardan, diflere du cristal et du verre en ce qu'elle a la double refraction. Genie et escarboucle, double reflexion, double refrac- tion, meme phenomene dans Tordre moral et dans Tordre physique. Ce diamant des diamants, Tescarboucle, existe-t-elle? C'est une question. L'alchimie dit oui, la cliimie cherche. Quant au genie, il est. 11 sufRt de lire le premier vers venu d'L.:ohyle ou de Juvenal pour trouver cette escarboucle du cervea>i humain. Ce pht'nomene de la reflexion double eleve a la plus haute pui^r-ance chez les genies ce que les rhetoriques appelleiit ran.ithese, c'est-^-dire la faculte souveraine de voir les deux cores des choses. Jc n'aiiiie pas Ovidc, ce proscrit lache, ce lecheur de SHAkKSI»K*P.K. - SON Cfc-MK. 103 mains sauglatites, ce chien courhant de Texil, ce flatteur loiiitaiii ot dedaigiu" du tyiaii. <'i jr liais le bel esprit dont Ovido est ploiii: mais je no coiit'onds j)as ce bel esprit avec la puissanto aiUithese de Shakespeare. Les esprits complets ayanl loul, Shakespeare contient Gongora de m^me que Michel-Ange contient le Bernin; et il y a la-dessus des redactions loutes faites : Michel- Ange est maniere, Shakespeare est anliihel>que. Ce sont la les formules de I'ecole; mais c'est. la grande question du con- traste dans Tart vue par le petit cote. Toliis in ardilhesi. Shakespeare est tout dans ranlilhese. Certes, il est peu juste de voir un homme tout entier, et un tel homme, dansune de sesqualites. Mais, cette reserve faite, disons que ce mot, lotas in antilhesi, qui a la pre- tention d'etre une critique, pourrait etre simplement une constatation. Shakespeare, en eflet, amerite, ainsi que tous les poetes vraiment grands, cet eloge d'etre semblable il la creation. Qu'est la creation? Bien et mal, joie et deuil, homme et femme, rugissement et chanson, aigleet vautour, eclair et rayon, abeille et frelon, montagne et vallee, amour et haine, medaille et revers, clarte et difformile, astre etpourceau, haut et bas. La nature, c'est Teternel bifrons. Et cette antithese, d'ou sort I'antiphrase, se retrouve dans toules les habitudes de Thomme ; elle est dans la fable, elle est dans Thistoire, elle est dans la phi- losophie, elle est dans le langage. Soyez les Furies, on vous nommera Eumenides, les Cbarmantes; tuez vos freres, on vous nommera Philadelphe ; tuez votre pere, on vous nommera Pliilopator; soyez un grand general, on vous nommera le petit caporal. L'antithese de Shakespeare, c'esr Tantithese universelle; toujours et partout; c'est I'ubiquite de Tantinomie; la vie et la mort, le froid et le cliaud, le juste et i'injuste, Tange et le demon, le ciel et la terre, la fleur et la foudre, la melodie et I'harmonie, I'esprit et la chair, le grand et le petit, Tocean et Tenvie, Tecume et la bave, I'ouragan et le sifflet, le moi et le non- moi,. Tobjectif et le subjectif, le prodige et le miracle, le type et le monstre, T^me et Tombre. C'est cette sombre querelle flagrante, ce flux et reflux sans fin, ce perpetual i oui et non, cette opposition irreductible, cet immense 16i SHAKESPEARE antagonisme en permanence, dont Rembrandt fait son clair-obscur et dont Piranesc compose son vertige. Avant d'oter de Tart cette antithese, commencez par I'oter de la nature. lY — « II est reserve et discret. Vous etes tranquille avec lui; il n'abuse de rien. II a, par-dessus tout, une qualite bien rare, il est sobre. » Qu'est ceci? une recommandation pour un dome^ique? Non. C'est un eloge pour un ecrivain. Une certaine ecole, dite « serieuse », a arbore de nos jours ce programme de poesie : sobriete. II semble que toute la question soitde preserver la litterature des indigestions. Autrefois on disait : fecondite et puissance; aujourd'hui Ton dit : tisane. Vous voici dans le resplendissant jardin des muses oii s'epanouissent en tumulte et en foule a toutes les branches ces divines eclosions de Tesprit que les grecs appelaient Tropes, partout Timage idee, partcut la pensee tleur, par- tout les fruits, les figures, les pommes d'or, les parfums, les couleurs, les rayons, les strophes, les merveilles, ne touchez a rien, soyez discret. C'est k ne rien cueillir 1^ que se reconnalt le poete. Soyez de la socicte de tempe- rance. Un bon livre de critique est un traitesur les dang(^i-^ de la boisson. Voulez-vous faire I'lliade, mettez-vous a la diete. Ah! tu as beau ecarquiller lesyeux, vieux Rabelais I Le lyrisme est capiteux, le beau grise, le grand porte k L la tete, I'ideal donne des eblouissements, qui en sort ne* salt plus ce qu'il fait; quand vous avez niarche sur les astres. vous 6tes capable de refuser une sous-prefecture; vous n'etes plus dans voire bon sens, on vous offrirait une place au seaat de Domitien que vous n'en voudricz pas, vous ne rendez plus h Cesar ce qu'on doit it Cesar, vous fetes ^ ce point d'^garement de ne pas nic^me saluer le seigneur Incitatus, consul el cheval. Voila oii vous en SIIAKESPEAUE. — bO.N CitMK. 1G5 arrivL'z pour avoir bu dans ce mauvais lieu, rcmpyree. Vousdcseno/ ficr, anibitioux, dcsinlcresst'. Sur cc, soycz - »bre Defense de hauler le cabaret du sublime. La liberie est un libcrtjnai,'e. Se borner est bien, se '•lidtrer est mieux. Passez votre vie a vous releiiir. Sobrieie, d^cence, respect de Tautorit^, toilette irrepro- rliable. Pas de poesie que liree i quatre epingles. L'ne savane qui ne se poigne point, un lion qui ne fait pas ses ongles, un torrent pas tamise, le noml)ril de la mer qui se laisse voir, la nuee qui se retrousse jusqu'ii monlrer Alde- baran, c'est choquant. En anglais. s/iocA//*//. La vague ecume sur I'ecueil, la cataracte vomit dans le gouflre, Juvenal craclie sur le tyran. Fi done! Nous aimons mieux pas assez que trop. Point d'exagera- tion. Desormais le rosier sera tenu de compter ses roses. La prairie sera invitee k moins de paquerettes. Ordre au printcmps de se moderer. Les nids tonibent dans I'exces. Dites done, bocages, pas tant de fauvettes, s'il vous plait. La voie lactee voudra bien numeroter ses etoiles; il y en abeaucoup. Modelez-vous sur le grand cierge serpentaire du Jardin des plantes, qui ne fleurit que tons lescinquante ans. Voila une fleur recominandable. Ln vrai critique de Tecole sobre, c'est ce concierge d'un jardin qui, a cette question : Avez-vous des rossignols dans vos arbres? repondait : Ah! ne nien parlez pas, pendant louL le mois de mai, ces vilai7ies betes ne font que gueuler. M. Suard donnait i Marie-Joseph Chenier ce certificat : « Son style a ce grand merite de ne pas contenir de com- paraisons. » Nous avons vu de nos jours ceteloge singulier se reproduire. Ceci nous rappelle qu'un fort professeurde la Restauration, indigne des comparaisons et des figures qui abondent dans les prophetes, ecrasait Isaie, Daniel et Jeremie sous cet apophthegme profond : louielabible est dans comnie. Ln autre, plus professeur encore, disait ce mot, reste celebre a Tecole normale : Je rejetie Juvenal au fumier romantique. Quel etait le crime de Juvenal? Le meme que le crime d'lsaie. Exprimer volontiers I'idee par 166 SIIAKFSPT- ARK. riniage. En reviendrioiis-nous pen a pen. dans les regions doctes, k la metonymie terme de chimip. et a Topinion de Pradon sur la metaphore? On dirait, aux reclamations et clameurs de Tecole doc- trinaire, que c'est elle qui est chargee de fournir a ses frais k toute la consommation d'images ct de figures que peuvent faire les poetes, et qu'elfese sent ruinee par des gaspilleurs comme Pindare, Aristophane, Elzechiel, Plaute et Cervantes. Cetteeeole met sous clef les passions, les sen- timents, le coeur humain, la realite, Tideal, la vie. Effaree, elle regarde les genies en cachant tout, et elle dit : Quels goinfres! Aussi est-ce elle qui a invente pour les ecrivains cet eloge superlatif : il est tempere. Sur tous ces points, la critique sacristaine fraternise avec la critique doctrinaire. De prude a devote, on s'en- tr'aide. Un curieux genre pudibond tend a prevaloir; nous J rougissons de la facon grossiere dont les grenadiers se font (( tuer; la rhetorique a pour les heros des feuilles de vigne qu'on appelle periphrases; il est convenu que le bivouac J parle comme le convent, les propos de corps de garde sont une calomnie; un veteran baisse les yeux au souvenir de Waterloo, on donne la croix d'honneur a ces yeux «| baisses; de certains mots qui sont dans Thistoire n'ont pas droit a Thistoire, et il est bien entendu, par exemple, que le gendarme qui tira un coup de pistolet sur Robespierre k rh6tel de ville se nommait La-garde- meun-el-ne-se-rend- pas. De I'effort combine des deux critiques gardiennes de lai tranquillite publique, il resulte une reaction salutaire. Cette reaction a dej^ produit quelques specimens dei poetes ranges, bien eleves, qui sont sages, dont le style* est toujours rentr6 de bonne heure, qui ne font pas d'orgiei avec toutes ces folles, les idees, qu'on ne rencontre jamais au coin d'un bois, solus ciun sola, avec la reverie, cette > bohemienne, qui sont incapables d'avoir des relations avec ' I'imagination, vagabonde dangereuse, ni avec la bacchante inspiration, ni avec la lorette fantaisie, qui de leur vie n'ont donne un baiser a cette va-nii-pieds, ]a muse, qui nel decouchent pas, et dont leur porlier, Nicolas Hoiloau, est SHAKESPRAUK. — SON (iflMK. U37 cinihMit. Si Polymnie pa'sse, les chevoiix uii peu flotlants, (|iiol scundale! vito, ils appellout uii coidfur. M. de la llarpe accourt. Cos deux ti/le. Au surplus, la reaction ne desespcre point, ^ous mar- chons. Quelques progres partiels s'accomplissent. On commence k ctre un peu re(^.u a racademie sur billets de confession. Jules Janin, Theophile Gautier, Paul de Saint- Victor, Liltre, Renan, veuillez reciter votre credo. Mais cela ne sufRt pas. Le mal est profond. L'antique societe catholique et I'antique litterature legitime sont menacees. Les tenebres sont en peril. Guerre auxnouvelles generations ! jiuerre a I'espril nouveau! On court sus a la democratic, fiUe de la philosophic. Les cas de rage, c'est-a-dire les oeuvres de genie, sont a craindre. On renouvelle les prescriptions hygieniques. La voie publiqui^ est evidemment malsurveillee. 11 parait qu'il y a des poetes erranls. Le prefet de police, negligent, laisse vaguer les esprits. A quoi pense Tautorile ? Prenons garde. Les intelligences peuvent etre mordues. II y a dan- ger. Decidemenr, cela se confirrae; on croit avoir rencon- tre Shakespeare sans museliere. Ce Shakespeare sans museliere, c'est lapresente traduc- tion*. V Si jamais un homme a peu merite la bonne note : U est sohrc, c'est, k coup sur, William Shakes, eare. Shakespeare est un des |)lus mauvais sujetsqueresihclique « serieusc » ait jamais eu a regenter. Shakespeare, c'est la fertilite, la force, I'exuberance, la mamelle gonllce, la coupe ecumante, la cuve k plein bor.i, la s6ve par exces, la lave en torrent, les gormes en tour- ' OEuvres completes de ^hakesjieare, tr.iduiies par Franfois-V;ct.?r Hugo. SIIAKKSPEARE. — SON Gt.ME. IL. billons, la vasle pluie de vie, tout par milliurs, tout par millions, nulle reticence, nullc ligature, nuUo economic, la prodigalite insensee et tranquillc du creutcur. A ceux qui tatent le fond de leur poclie, Tinepuisable semble en deraence. A-t-il bientOt fini? Jamais. Shakespeare est le semeur d^Vblouissements. A chaque mol,rimage; ^chaque mot, le contrasto; a chaque mot, le jour et la nuit. Le poete, nous Tavons dit, c'est la nature. Subtil, minu- tieux, fin, microscopique comme elle; immense. Pas dis- cret, pas reserve, pas avare. Simplement magnitique. Expliquons-nous sur ce mot simple. La sobriete en poesie est pauvrete; la simplicite est grandeur. Donner i chaque chose la quantite d'espace qui lui convient, ni plus ni moins, c'est la la simplicite. Sim- plicite, c'est justice. Toute la loi du goiit est la. Chaqu»^ chose mise k sa place et dite avec son mot. A la seule condition qu'un certain equilibre latent soit maintenu el qu'une certaine proportion mysterieuse soit conservee, la plus prodigieuse complication, soit dans le style, soit dans I'ensemble, pent etre simplicite. (-6 sont les arcanes du grand art. La haute critique seule, qui a son point de de- part dans Tenthousiasme, penetre et comprend ces lois savantes. L'opulence, la profusion, Tirradiation flam- boyante, peuvent etre de la simplicite. Le soleil est simple. Cette simplicit6-li, on le voit, ne ressemble point a la simplicite recommandee par LeBatieux, I'abbe d'Aubignac et le pere Bouhours. Quelle que soit Tabondance, quel que soit I'enchevetre- ment. meme brouille, mele et inextricable, tout cequi est vrai est simple. Cette simplicite, qui est profonde.. est la seule que Tart connaisse. La simplicite, etant vraie, est naive. La naivete est le visage de la verite. Shakespeare est simple de la grande simplicite. II en est bete. II ignore la petite. La simplicite qui est impuissance, la simplicite qui est maigreur. la simplicite qui est courte haleine, est un cas pathologique. Elle n'a rien a voir avec la poesie. Un billet d'hopital lui convient mieux que la chevauchee sur I'hip- pogrifle. 170 SHAKESPEARE. J'avoue que la bo.ssc dc Thersite est simple, mais les pectoraux dllerciile soiit simples aussi. Je prefere celte simplicite-ci a Tautre. Lasimplicitepropre a lapoesiepeut etre touffue comme le chene. Est-ce que, par hasard, le chene vous ferait I'effet d'un byzantin et d'uu raffine? Ses antilhe^es innom- brables, tronc gigantesque et petites feuilles, ecorce rude et mousse de velours, acceptation des rayons et verse- ment de Tombre, couronnes pour les heros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles desmarques d'affeterie, de cor- ruption, de subtilite et de mauvais gout ? le chene aurait- il trop d'esprit? le chene serai t-il de Thdtel Rambouillet? le chene serait-il un precieux ridicule? le chene serait-il atteint de gongorisme? le chene serait-il de la decadence? toute la simplicite, sancta simplicitas, se condenserait-elle dans le chou? RafRnement, exces d'esprit, affeterie, gongorisme, c'est tout cela qu'on a jete a la tete de Shakespeare. On declare que ce sent les defauts de la petitesse, et Ton se hate de les reprocher au colosse. Mais aussi ce Shakespeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle qui veut le suivre, il enjambe les conve- nances, il culbute Aristote; il fait des degatsdanslejesui- tisme, dans le methodisme, dans le purisme et dans le puritanisme; il met Loyola en desordre et Wesley sens dessus dessous; il est vaillant, hardi, enlreprenant, mili- tant, direct. Son ecritoire fume comme un cratere. II est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche. II a la plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L'etalon abuse; il y a despassants mulets h qui c'est desagreable. Etre fecond, c'est etre agressif. Un poete comme Isaie, comme Juvenal, comme Shake- speare, est, en verite, exorbitant. Que diable ! on doit faire un peu attention aux autres, un seul n'a pas droit a tout, la virilite toujours, I'inspiration partout, autant de meta- phores que la prairie, autant d'antitheses que le chene, autant de contrastes et de profondeurs que Tunivers, sans cesse la generation, T^closion, Thymen, Tenfante- ment, Tensemble vaste, le detail exquis et robuste, la communication vivante, la f6condation, la plenitude, la SIIAKHSPKAUK. — SON (.IMIi. 171 IM'udactiuii, c'est irop; cela viole Ic droit des neutrcs. Voili trois siecles tout a Thoure que Shakespeare, ce poete en toute efl'crvescence, est re^arde par Ics critiques sobres avec cet air mecontent que de certains spectateurs prives doivent avoir dans le serail. Shai<^espeare n'a point de reserve, de retenue, de fron- tiere, de lacune. (^e qui iui manque, c'est le manque. Nulle caisse d'epargne. 11 ne fait pas carenie. II deborde, (•oninie la vegetation, conime la germination, comme la lumiere, comme la flamme. Ce qui ne Tempeche pas de s'occuper de vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des conseils, et d'etre votre ami, comme le premier bonhomme La Fontaine venu, et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer les mains a son incendie. Othello, Homeo, lago, Macbeth, Shylock, Richard III, Jules Cesar, Oberon, Puck, Ophelia, Desdemona, Juliette, Titania, les hommes, les femmes, les sorcieres, les fees, les ames, Shakespeare est tout grand ouvert, prenez, prenez, prenez, en voulez-vous encore? Voici Ariel, Parolles, Macduff, Prospero, Viola, Miranda, Caliban, en voulez-vous encore? Voici Jessica, Cordelia, Cressida, Portia, Brabantio, Polonius, Horatio, Mercutio, Imogene, Pandarus de Troie, Bottom, Thesee. Ecce Deus, c'est le poete, 11 s'offre, qui veut de moi? il se donne, il se repand, 11 se prodigue; il ne se \ide pas. Pourquoi? II ne peut. L'epuisement Iui est impossible. II y a en Iui du sans fond. II se remplit et se depense, puis recommence. C'est le panier perce du genie. En licence et audace de langage, Shakespeare egale Ra- belais, qu'un cygne dernierement a traite de pore. Comme tous les hauts esprits en pleine orgie d'omni- potence, Shakespeare se verse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire Iui a reproche son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le repetons, pourquoi ce Shakespeare a-t-il un temperament? II ne s'arrete pas, il ne se lasse pas, il est sans pitie pour les pauvres petits ■estomacs qui sont candidats a Facademie. Cette gastrite, -qu'on appelle « le bon gout », il nel'a pas. II est puissant. Qu'est-ce que cette vaste chanson immoderee qu'il chante 172 SHAKESPEARE. dans les siecles, chanson de guerre, clianson a boire, chanson d'araour, qui va du roi Lear k la reine Mab, et de Hamlet k Falstaff, navrante parfois comme un sanglot, grande comme rUiade! — J'ai la courbature d'avoir la Shakespeare^, disait M. Auger. Sa poesie a le parfum apre du miel fait en vagabondage par Tabeille sans ruche. Ici la prose, la le vers; toutes les formes, n'etant que des vases quelconques pour Tidee, lui conviennent. Cette poesie se lamente et rjille. L'anglais, langue peu faite, tantot lui sert, tantdt lui nuit, mais par- tout la profonde ame perce et transparait. Le drame de Shakespeare marche avec une sorte de rhythme eperdu; il est si vaste qu'il chancelle; il a et donne le vertige ; mais rien n'est solide comme cette grandeur emue. Shakespeare, frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les balancements des souffles qui passent, Tobs- cu re penetration des effluves, la grande scve inconnue. De la son trouble au fond duquel est le calme. Cast ce trouble qui manque a !IAKESPEAKE. — SON r*:UVRE, ISI est la juiverie, il est aussi le judaismc; c'est-i-dire toute sa nation, le haul commo \o ba^j, la foi comnn' la fraude, el c>st parcc qu'il resumt' ainsi loiite unc ra<-e. telle que Tuppression Ta faitc, que Shylock est grand. Les juifs, in<^me ceux du nioyen Sge, ont, du restc, raison de dire que pas iin d'eux n'est Shjlock; les hoinmes do plaisir ont raison de dire que pas un d'eux n'est don Juan. Aucune fcuille d'orang r macliee nc donne la savear de Torange. Pourtant il y a aftlnitc profonde, intimiie de racines, prise de seve a la memo source, partiige de la mrme ombre souterraine avant la vie. Le fruit contient le niystere de Tarbre, et ie type contient le mysiere de riiomme. De la cette vie etrange du type Car, et ceci e^ le prodige, le ty])e vit. SMI n'6'aitqu'une abstraction, les hommes ne le reconnaitraient pas, et lais- seraient c^tte ombre passer son cherain. La tragedie dite classique fait des larves: le drame fait des types. Une le- qon qui est un bomme, un mythe a fa?e humaine tene- ment plastique qu'il vous regarde, et que son regard est un miroir, une parabole qui vous do-nne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idee qui est nerf, muscle et chair, et qui a un coeur pour aimer, des en- trailles pour souflrir, et des yeux pour pleurer, et des dents pour devorer ou rire, une conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du vrai sang, voila le type. puissance de la toute poesie ! les types sont des etres. lis respirent, ils palpitent, on entend leurs pas sur le plancher, ils existent. lis existent d'une exis- tence plus intense que n'importe qui, se croyant vivant, la, dans la rue. Ces fantdmes ont plus de densite que rhomme. II y a dans leur essence cette quantite d'6ternite qui appartient aux chefs-d'oeuvre, et qui fait que Trimalcion vit, tandis que M. Romieu est mort. Les types sont des cas prevus par Dieu; le genie les rea- lise. II semble que Dieu aimo mieux faire donner la legon a rhomme par Thomme, pour inspirer confiance. Le poete est sur ce pave des vivants; il leur parle plus pres de To- reille. De Ik Tefticacite des types. L'homnie est une pre- misse, le type conclut ; Dieu cree le phenomene, le genie met I'enseigne; Dieu ne fait que Tavare, le genie fait 182 SHAKESPEARi:. Harpagon; Dieu ne fait que le traiire, le gonie fait lago; Dieu ne fait que la coquette, le genie fait Celimena; Dieu ne fait que le bourgeois, le genie fait Chrysale; Dieu ne ne fait que le roi, le genie fait Grandgousier. Quelquefois, a un moment donne, le type sort tout fait d'on ne sail quelle collaboration du peuple en masse avec un grand comedien naif, realisateur involontaire et puissant; la foule est sage-femme; dune epoque qui porte a Tune de ses extremites Talleyrand et k Tautre Chodruc-Duclos, jaillit tout k coup, dans un eclair, sous la mysterieuse incubation du theatre, ce spectre, Robert Macaire. Les types vont et viennent de plain-pied dans Tart et dans la nature lis sont de Tideal reel. Le bien et le mal de rhomme sont dans ces figures. De chacun d'eux decoule, au regard du penseur, une humanile. Nous I'avons dit, autant de types, autant d'Adams. L'hommed'Homere,Acliille, est un Adam; de lui vient Tes- pece des tueurs; Thomme d'Eschyle, Pronrietht^e, est un Adam, de lui vient la race des lulteurs; Thomme de Shake- speare, Hamlet, est un Adam ; a lui se rattache la famille (.[o< reveurs. D'autres Adams, crees par les poetes, incarnent, celui-ci la passion, celui-la le devoir, celui-la la raison, ce- lui-1^ la conscience, celui-l^la chute, celui-la I'ascension. La prudence, derivee en tremblement, va du vieillard Nestor au vieillard Geronte. L'amour, derive en appetit, va de Daphnis a Lovelace. La beaute, compliquee du serpent, va d'kwe a Melusine. Les types commencent dans la Genese, et un anneau deleur chaine traverse Hestif de la Bretonne et Vade. Le lyrique leur convient, le poissard ne leur mes- sied pas. lis parlent patois par la bouche de Gros-Rene, et dansHomereils disent ^Minervequi les prend aux che- veux : Que nie veux-tu, deesse? Une surprenante exception a 6t6 concedee a Dame. L'homme de Dante, c'est Dante. Dante s'est, pour ainsi dii-^.. recree une seconde fois dans son poenie; il est son type; son Adam, c'estlui-meme. Pour Taclionde son poeme, il n'a • te chercher personne. II a seulement pris Virgile pour coiiiparse. Du reste, il s'est fait epique tout net, et sans meuic se donner la peine de changer de nom. Cc (lu'il avait a faire ctait simple en elTet : descendre dansTenferet SIIAKliSPliAUt:. — SON OtLVIll-. IXJ rcmonter an ciel. A quoi bon so cjrnor pour si jxm? 11 frappe graveinent i la porte de niiliiii, ct (lit : Ouvrc, jc suis Daute. Ill Deux Adams prodigjeux, nous venous de le dire, c'est 1 honime d'tschyle, Promethee, et rhomme de Shake- speare, Hamlet. ProMiothee, c'est Taction. Hamlet, c'est rhesitation. Dau:» Promethee, Tobstacle est extdrieur; dans Hamlet, il est inlerieur. Dans I'rometliee, la volonte est cloiiee aux quatre menibres par des clous d'airain et ne peut remuer; de plus rile a k cote d'elle deux gardes, la Force et la Puissance. Dans Hamlet, la volonte est plus asservie encore; elle est garrottee par la meditation prealable, cliaine sans fin des indecis. Tirez-vous done de \ous-meme! Quel noud gor- dien que notre reverie ! L'esclavage du dedans, c'est lil'es- clavage. Escalado7-moi cette enceinte : songer! sortez, si vous pouvez, de cetie prison : aimer! Tunique cachot est celui qui mure la conscience. Promethee, pour etre libre, n'a qu'un carcan de bronze a briser et qu'undieu a vaincre; il faut que Hamlei se brise lui-meme et se vainque lui- meme. Promethee peut se dresser d ;bout, quitte a sou- lever une montagne; pour que Hamlet se redress'^, il faut qu'il souleve sa pensee. Que Promethee s'arrache de la poi- trine le vautour, tout est dit; il faut que Hamlet s'arrache du flanc Hamlet. Promethee et Hamlet, ce sont deux foies ^ nu; de Tun coule le sang, de Tautre le doute. On compare habituellement Eschyle et Shakespeare par Oreste et par Hamlet, ces deux tragedies elant le meme drame. Jamais sujet ne fut plus identique en effet. Les doctes signalent la une analogic; les impuissants, qui sont aussi les ignorants, les envieux, qui sont aussi des imbe- ciles, ont la petite joie de croire constater unplagiat. C'est ISi SHAKESPEARE. du reste un champ possible pour I'erudition comparee et la critique serieuse. Hamlet marche derriere Oreste, par- ricide par amour filial. Cette comparaison facile, plut6t de surface que de fond, nous frappe moins que la confronta- tion mysterieuse de ces deux enchain6s, Promethee et Hamlet. Qu'on neToublie pas, Tesprit liumain, a demidivin qu'il est, cree de temps en temps des ceuvres surhumaines. Ces oeuvres surhumaines de Thomme sont d'ailleurs plus nom- breuses qu'on ne croit, car elles remplissent Fart tout en- tier. En dehors de la poesie, ou les merveilles abondent, il y a dans la musique Beethoven, dans la sculpture Phidias, dans Tarchitecture Piranese, dans la peinture Rembrandt, et, dans la peinture, I'architecture et la sculpture, Michel- Ange. Nous en pa'ssons, et non des moindres. PromeLhee et Ilamlet sont au nombre de ces ceuvres plus qu'humaines. Une sorte de parti pris gigantesque, lamesurehabituelle depassee, le grand partout, ce qui est I'efl'arement des in- telligences mediocres, le vrai demontre au besoin parTin- vraisemblable, le proces fait a la destinee, a la societe, a la loi, a la religion, au nom de Tlnconnu, abime du myste- rieux equilibre; Tevenement traite comme un role joue et, dans Poccasion, reproche a la fatalite ou a la provi- dence; la passion, personnage terrible, allant et venant chezPhomme; I'audace et quelquefoisl'insolence de la rai- son, les formes fieres d'un style a Paise dans tons les ex- tremes, et en meme temps une sagesse profonde, une dou- ceur de g'^ant, une bonte de monstre attendri, une aube ineffable dont on ne pent se rendre compte et qui eclaire tout : tels sont les signes de ces oeuvres supremes. Dans de certains poemes, il y a de Pastre. Cette lueur est dans Eschyle et dans Shakespeare. bllAKKSI'KAIlL. — SOiN OKLVIU:. 185 IV 1 louiethee ^lendii Mir it- Caucasr, ricii de plus farouche. C'cst la tragedie iroante. Co vieux suppLice que nos an- ciennes chartes do torture ap|>elleiiirexlonsion, et auquel Cartouche echappa i cause d*uiM3 hernie, Proiiietbec le su- bit; seulemont lo chovalot est uno uioiila^^ne. (Juel est son crime? le droit. Qualifier lo droit rrimo of le inouvemenl rebellion, c'est li Timiu^'nioriale habilete des tyrans. Proiuethee a fait sur TOlynipe ce qu'itive a lait dans llAbn; il a pris un peu do science. Jupiter, d'ailleursiden- tiquo a Jehovah [lovi, lovu), punit cetto temorite, avoir voulu vivre. Les traditions eginetiques, qui localisent Jupi- ter, lui 6teut rimpersonnalito cosmique du Jehovah de la Cenese. Le Jupiter grec, mauvais fils d'un mauvais p^re, robello ii Saturne, qui a etc lui-meme rebelle a Gcelus, est un parvenu. Les titans sont une sorte de branche ainee qui a ses legitimistes. doni etait Eschyle, vengeur de l'roiHoth«?e. Proinoihoo, c'est lo droit vaincu. Jupiter a, coninie toujours, consomme Tusurpation du pouvoir par le supplice du droit. L'Olympe requiert le Caucaso. Promethee y est mis au carcan. Le titan est la, tombe, cou- che, cloue. Mercure^ami do tout le luonde, viont lui don- ner des conseils de lendeinain de coup d'etat. Mercure. c'estla lachetede rintelligence. Mercure, c'est tout le vice possible, plein d'esprit; Mercure, le dieu vice, sert Jupi- ter, le dieu crime. Cette valetaille dans le mal est encore- marquee aujourd'hui par la veneration du filou pour Tas- sassin. II y a quelque chose de cetie loi-la dansTarrivee du diplomate derriere le conquerant. Les chefs-d'oeuvre ont jceia d'immensoqu'iLs sont ^lernellenient presents aux actes |de Thumanite Promethee sur le Gaucase, c'est la Pologne lapres 1772, c'est la France apres 1815, c'est la Revolution apres brumaire. Mercure parle, Promethee ^coute peu ■Les ofties d'amnistie echoueut quand c'est lo supplicie- 186 SHAKESPEARE. qui seul aurait droit de faire gr^ce. Promethee, terrasse, dedaigne Merciire debout au-dessus de lui, et Jupiter de- bout au-dessus de Mercurc, et le Destin debout au-dessus de Jupiter. Promethee raille le vautour qui le mange; 11 a tout le haussement d'epaulesquesachaine luipermet; que lui importe Jupiter et a quoi bonMercure? Nulle prise sur ce patient hautain. La brulure des coups de foudre donne une cuisson qui est un continuel rappel a la fierte. Cepen- dant on pleure autour de lui, la terre se desespere, les nuees femmes, les cinquante oceanrdes, viennent adorer le titan, on entend les forets crier, les betes fauvesgemir, les vents hurler, les vagues sangloter, les elements se la- menter, le monde souflre en Promethee, la vie universePe a pour ligature son carcan, une immense participation au supplice du demi-dieu semble etre desormais la volupte tragique de toute la nature; I'anxiete de I'avenir s'ymele, et comment faire maintenant? et comment se mouvoir? et qu'allons-nous devenir? et, dans le vaste ensemble des etres crees, choses, hommes, animaux, planles, rocher*:, tous tournes vers le Gaucase, on sent cette inexprlmable angoisse, le liberateur enchain^. Hamlet, moins geant et plus homme, n'est pas moins grand. Hamlet. On ne salt quel eflrayant etre complet dans Pincomplet. Tout, pour n'etre rien. II est prince ct dema- gogue, sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. II croit peu au sceptre, bafoue le tr5ne, a pour eamarade un etudiant, dialogue avec les passants, argu- mente avec le premier venu, comprend le peupl^, meprise lafoule,liait la force, soupgonne le succes, interroge Pobs- curite, tutoiele mystere. II donne aux autres des maladies qu'il n'a pas; sa folic fausse inocule a sa maitresse une fo- lic vraie II est familieravec les spectres et avec les come- diens. II bouflonne, la hache d'Oreste k la main. 11 parle liiterature, recite des vers, fait un feuilleton de theatre, joue avec des os dans un cimetiere, foudroie sa m^re, venge son pere, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d'interrogation. 11 6pouvante, puis deconcerto. Jamais rien de plus accablant n'a 6te reve. C'est le parricide disant : que sais-je? SHAKESPEARE. — SON m:i \ Kl . 1X7 Parricide? ArriMons-nous sur ce mot. Ilanilcl esi-il par- riciiie? Oui et non. Use borne i njcnacer sanu'Te; mais la menace est si farouche que la m^re frissonne. — « Ta parole est un poignard !... Queveux-tu faire? veux-tudoncm'assas- siner? Au secours! au secours! lioli! » — Kt quand elle nieurt, Hamlet, sans laplaindre, frappe Claudius avec ce cri iragique: Suis ma mere! Hamlet est cette chose sinislre, le parricide possible. Au lieu de ce nord qu'il adans latfite, m6ttez-lui, comme u Orcsle, du midi dans les veines, il tuera sa ni6re. Ce drame est severe. Le vrai y doule. Lc sincere y ment. Rien de plus vaste, rien de plus sublil. L'homme y est monde, le monde y est zero. Hamlet, mrme en pleine vie, n'est pas sur d'Otrc. Dans cetle trairedie, qui est en m(>me temps une philosophic, tout (lotte, hesile, atermoic, chan- celle, se decompose, se disperse et se dissipe, la pens6e est nuage, la volonte est vapeur, la resolution est crepus- cule, Taction soufTle i chaque instant en sens inverse, la rose des vents gouverne rhomme. QKuvre troublante et vertigineuse ou de toute chose on voit le fond, ou il n'existe pour la penseed'autre va-et-vient que du roitue i Yorick enterre, ct ou ce qu'il y a de plus reel, c'est la royaute representee par un fantome, et la gaiete represen- tee par une t^te de raort. V Une des causes probables de la folic feinte de Hamlet n'a pas ete ju.>qu'ici indiquoe par les critiques. On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa pensee, comme Brutus. En eflet, on est a I'aise dans Timbecilite appa'-ente pour couver un grand dess-in; Tidiot suppose vise a loisir. Mais le cas de Brutus n'est pas celui de Hamlet. Hamlet fait le fou pour sa surete. Brutus couvre son projet, Hamlet sa personne. Lesmoeurs deces cours tragiques etant donnees. 188 SHAKESPEARE. du moment que Flaralet, par la revelation du spectre, con- nait le forfait de Claudius, Hamlet est en danger. L'liistorien superieur qui est dans lepoete se manifeste ici, et Ton sent dans Shakespeare la proionde penetration des vieiDes te- nebres royales. Au moyen age et au bas empire, et memeplus anciennement, malheur aqui s'apercevait d'un meurtreou d'un empoisonnement commis par le roi. Ovide, conjecture Voltaire, fut exile de Rome pour avoir vu quelque chose de honteux dans la maison d'Augiiste. Savoir que le roi etait un assassin, c'etait un crime d'etat. Quand il plaisait au prince de n'avoir pas eu de temoin, il y allait de la tete k tout ignorer. C'etait etre mauvais politique que d'avoir de bons yeux. Un homme suspect de soupron etait perdu. II n'avait plus qu'un refuge, la folie ; passer pour un « innocent » ; on le meprisait, et tout etait dit. Souvenez- vous du conseil que, darts Eschyle, TOcean donne k Pro- methee : sembler fou est le secret du sage. Quand le cham- bellan Hugolin eut trouve la broche de fer dont tdrick I'Acquereur avait empale Edmond II, « il sehata des'hebe- ter », dit la chronique saxonne de 1016, et se sauva de cette fagon. Heraclien de Nisibe, ayant decouvert par ha- sard que le Rhinomete etait fratricide, se fit declarer fou par les medecins, et reussit a se faire enfermer pour la vie dans un cloitre. II vecut ainsi paisible, vieillissant, et atten- dant la mort avec un air insense. Hamlet court le mSme peril et a recours au meme moyen. II se fait declarer fou comme Heraclien, et il s'hebete comme Hugolin. Ce qui n'empeche pas Claudius inquiet de faire effort deux fois pour se debarrasser de lui, au milieu du drame parlahache ou le poignard, et au denouement par le poison. La meme indication se retrouve dans le Roi Lear; le fils du comtedeGlocester se refugie, lui aussi.dansla demence apparente ; il y a 1^ une clef pour ouvrir et comprendre la pensee de Shakespeare. Aux yeux de la philosophie de I'art, la folie feinte d'Edgar eclaire la folie feinte de Hamlet. L'Amleth de Belleforest est un magicien, le Hamlet de Shakespeare est un philosophe. Nous parlions tout k Pheure de la realite singuli(^re propre aux creations des poetes. Pas de plus frappant exemple que ce type, Hamlet. Hamlet Sll AKESPEAHE. — SON iWA Vi;K. lH'.) ii'ariea d'une abstraclioD. I aet« i I'universit<' ; ila iaMiiii- vajTLTie danoise <'Mlulron?»» de politesjwi iialionne; il e^l petit, ^Tas, un pen lyiriphatique ; il tir<^ bien lV»pe«?, inai> s'essouflle aibeineat. II iw vent pas boire trop tOt prndaiil ra5!8aut d'arines avec La«^rl<*s, piobabl«'rnf*nt de crainte de se raettre en sueur. Apn\s avoir aiiisi poiirvii de vie reelle son personuago, le poete peut le lancer en pleiii ideal. 11 y a du lest- D'autres oeuvres de Tesprit humain einilent Ifamlet, au- cuno no le surpasse. Toute la tnajesto du lut^ubre est daus Hamlet. Une oiiverture de toinbe d'ou sort un drame, ceci est colossal. Ilainlet est, a nolrf sens, Tceuvre capilale de Shakespeare. Nulla figure, parmi celles que les poetes ont creees, n'est plus poigiiante et plus inquietante. Le doute con- seille par un fantdme, voila Ilaoiiet. Ilaralet a vu son pere raort et lui a parle: est-il convaincu? non, il hoche la t^te. Que fera-t-ilV il n'en sait iien. Ses mains secrispent, puis retombent. Au dedans de iui les conjectures, les sys- temes, les apparences nionstrueuses, les souvenirs san- glants, la veneration du spectre, la haine, Taltendrisse- raent, i'anxiete d'agir et de ne pas agir, son pere, sa mere, ses devoirs en sens contraire, profond orage. L'hesitation livide est dans son esprit. Shakespeare, prodigieux poete plastique, fait presque visible la paieur grandiose de cette ame. Comme la grande larve d'Albert Durer, Hamlet pourrait se nomnier Melanrtwlia. II a, lui aussi. au-dessus de sa tete, la chauve-souris qui vole eventree, et a ses pieds la science, la sphere, le corapas, le sablier, Taniour, et derriere lui a I'horizon un enorme soleil terrible qui semble rendre hi ciel plus noir. Cependant toute une moitie de Hamlet estcoiere, empor- lement, outrage, ouragan, sarcasme a Ophelia, malediction a sa mere, insulte a lui-nierae. II cause avec les gens du cimetiere, rit presque, puis empoigne Laertes aux cheveux dans la fosse d'Ophelia, et pietine furieux sur ce cercueil. Coups d'epee k Polonius. coups d'epee a Laertes, coups d'epee a Claudius. Par moments son inaction s'entr'ouvre, €t de la dechirure il sort des tonnerres. II est tourmente par cette vie possible, corapliquee de 190 SHAKESPEARE. realite et de chimere, dont nous avons lous I'anxiete. II y a dans toutcs les actions du somnambulisrae repandu. On pourrait presque considerer son cerveau comme une for- mation; ii y a une couche de souffrance, une couclie de pensee, puis une couche de songe. C'est a travers cette couche de songe qu'il sent, comprend, apprend, per(;oit, boit, mange, s'irrite, se moque, pleure et raisonne. II y a entre la vie et lui une tra)isparence; c'est le mur du reve; on voit au dela, mais on ne le francliit point. Lne sorte de nuage-obstacle environne Hamlet de toutes parts. Avez- vous jamais eu en dormant le cauchemar de la course ou de la fuite, et essaye de vous hater, et senti Tankylose de vos genoux, la pesanteur de vos bras, I'horreur de vos mains paralysees, Timpossibilite du geste? Ce cauchemar, Hamlet le subit eveille. Hamlet n'est pas dans le lieu oik est sa vie. 11 a toujours Pair d'un homme qui vous parle de I'autre bord d'un fleuve. II vous appelle en meme temps qu'il vous questionne. II est a distance de la catastrophe dans laquelle il se meut, du passant qu'il interroge, de la pensee qu'il porte, de Taction qu'il fait. II semble ne pas toucher meme a ce qu'il broie. C'est I'isolement a sa plus haute puissance. C'est I'aparte d'un esprit plus encore que rescarpement d'un prince. L'indecision en effet est une solitude. Vous n'avez mOme pas votre volonte avec vous. H semble que votre moi se soit absente, et vous ait laisse \h, Le fardeau de Hamlet est moins rigide que celui d'Oreste, mais plus ondoyant; Oreste porte la fatalite, Hamlet le sort. Et ainsi a part des hommes, Hamlet a pourtant en lui on ne salt quo! qui les represente tons. Agnosco fralrem. A de certaines heures, si nous nous tutionsle pouls, nous nous sentirions sa fievre. Sa realite etrange est notre realite, apres tout. II est I'homme funebre que nous sommes tous, de certaines situations etant donnees. Tout maladif qu'il est, Hamlet exprime un elat permanent de I'homme. II ■ represente le malaise de I'ame dans la vie pas assez faite . pour elle. La chaussure qui blesse et qui empeche de mar-r cher, il represente cela; la ^'Jiaussure, c'est le corps. Shake- speare Ten delivre, et .fait bien. Hamlet prince, oui; rol, jamais. Hamlet est incapable de gouverner un peuple, tanl siiakksi»i:aui:. — son 01:1: vrk. lai il existe on dehors do tout. Du rcsto, il fail bion plus que ivi^ner; il est. On lui Oterait sa fainill»% son pays, son spertrc, et toutc Pavonturc d'Klsj'neur, quo, nirnic i Total (le type inoccupo, il roslcrait etrangemenl terrible. Cela lient k la quantite d'liumanilj6 ot a la quantite de niyst6re |)eare, c'est tout Shakespeare. Cela du reste est vrai de lousles esprilsde cet ordre. lis sont masse, bloc, majcst6, bible, et leur solcnnitc, c'esl leur ensemble. Avez-vous quelquefois regards un cap avanrant sous la nuee et so prolongeant iiperte de vue dans Teau profondo? Chacune de ses collines le compose. Aucune de ses ondu- laiions n'est pei^due pour sa dimension. Sa puissante sil- houette sedecoupcsurl«.cicl, et entre le plus avant qu'elle pent dans les vagues, et il nr^ a pas un rocher inutile. Grace ii ce cap, vous pouvez vous em aller au milieu de Teau illimitec, marcher dans les soullles, toir de pres voler les aigles et nager les monstres, promener votre homaoite dans larumeureternelle, penetrer Timpenetrable. Le poete rend ce service a votre esprit. Uu genie est un promon- toire dans Tinfinj. Vi Pres de I/nmlet, et sur le meme plan, il faut placer trois drames grandioses, Macbeth, OLhelLo, le Roi Lear. Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, ces quatre figures do- minent le haul edifice de Shakespeare. .Nous avons dit ce qu'est Hamlet. Dire : Macbeth est Tambition, c'est ne dire rien. Mac- beth, c'est la faim. Quelle faim? la faim du monstre tou- jours possible dans Thomme. Certaines iimes ont des den is. N'eveillcz pas leur faim. 192 SHAKI- SPEAHE. Mordre a la pomme, cela est redoutable. La pomme s'appelle Omnia, dit Fiiesac, ce docteur de Sorbonne qui confessa Ravaillac. Macbeth a une femme que la chroniquc nomme Gruoch. Gette Eve tente cet Adam. Une fois quo Macbeth a mordu, il est perdu. La premiere chose que fail Adam avec Eve, c'est Gain ; la premiere chose que fait Macbeth avec Gruoch, c'est le meurtre. La convoitise aisement violence, la violence aisemonl crime, le crime aisement folic; cette progression, c'esi Macbeth. Gonvoitise, Grime, Folic, cestroisstrj'geslui oni parle dans la solitude, et I'ont invite au trdne. Le chat Graymalkin I'a appele, Macbeth sera la ruse; le crapaud Paddock I'a appele, Macbeth sera Phorreur. L'etre unsej; Gruoch, I'acheve. G'estfini; Macbeth n'est plusun hommc. 11 n'est plus qu'une energie inconsciente se ruant farouche vers le mal. Nulle notion du droit desormais; I'appetit est tout. Le droit transitoire, la roj^aute, le droit eternel, Thos- pitalite, Macbeth assassine I'un comme Tautre. II fait plusi que les tuer, il les ignore. Avant de tomber sanglants sous «a main, ils gisaient morts dans son ame. Macbeth com- mence par ce parricide, tuer Duncan, tuer son hote, for-: fait si terrible que du contre-coup, dans la nuit ou lean maitre est egorge, les chevaux de Duncan redeviennentij sauvages. Le premier pas fait, i'ecroulement commence.'. G'est I'avalanche. Macbeth roule. 11 est precipite. 11 tombei et rebondit d'un crime sur I'autre, toujours plus bas. II su-'P bit la lugubre gravitation de la mati^re envahissant Tame. II est une chose qui detruit. II est pierre de ruine, flamnir de guerre, bete de proie, fleau. II promene par toute I'Ecosse, en roi qu'il est. ses kernes aux jambes nues et ses gallowglasses pesamment armes, egorgeant, pillant, massa- crant. II decime, les thanes, il tue Banquo, il tue tons les Macduff, excepte celui qui le tuera, 11 tue la noblesse, il tue le peuple, il tue la patrie, il tue « le sommeil ». Enfin la catastrophe arrive, la foret de Birnam se met en marche ; Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout viol6, tout brise, et cette. outrance finit pargagner la nature die- meme; la nature perd patience, la nature entre en action centre Macbeth; la nature devient ^me centre Thoinrnt qui est devenu force. SHAKKSPF ARF — SON nFJJVnF. i03 Ce draine a lusproporlioiis cpiqiios. Macbeth roprd'sonle cet cdVayaiit anainc M 1. n; i; M ; L (.> i • ii o m fc u K. 203 nuante pour ccux qui sonl coupalilns dr» g6nlc, on sc moquo (le lui en Allemairno, ««i (l(»|)uis tr<'ntc-trois ans iin chef-d'(ciivre est oxrriil»> par mi cah'mlutwr \ VlCurynnllie s'ai)p<'ll/■»« de l^ompadonr. 206 SHAKESPEARE. s'arr^te aux quarante-cinq lieues juste, a Beaumont-sur- Loire, et de 1^ ecrit k ses amis. Yoici un fragment d'une lettre adressee a M""" Gay, mere de Fillustre i\l™° de Girar- din : « Ah ! chere madame, quelle « persecution que ces exils!... » (Nous supprimons quelques lignes.) « ... Vous faites un livre, defense d'en parler. Votre nora dans les journaux deplait. Permission pourtant d'en dire du mal. ■ III Quelquefois la diatribe s'assaisonne de cliaux vive. Tons ces noirs bees de plume finissent par creuser de sinistres fosses. Parmi les ecrivains abliorres pour avoir ete utiles, Vol-, taire et Rousseau sont au premier rang. lis ont ete dechi- res vivants, dechiquetes morts. La morsure a ces renom- mees etait action d'eclat et comptesurles etats de service des sbires de lettres. Une fois Voltaire insulte, on etait cuistre de droit. Les liommes du pouvoir y encourageaient les hommes du libelle. Une nuee de moustiques s'est ruee sur ces deux illustres esprits, et bourdonne encore. Voltaire est le plus hai", etant le plus grand. Tout etait bon pour Tattaquer, tout etait pretexte; Mesdames de France, Newton, madame du Chatelet, la princesse de Prusse, Maupertuis, Frederic, I'Encyclopedie, Tacademie, meme Labarrc, Sirven et Galas. Jamais de treve. Sa popu- larity a fait faire k Joseph de Maistre ce vers : Paris le couromia, Sodome Veiii banni. On traduisait Arouet par A rouer. Cliez I'abbesse de Nivellcs, princesse du saint- empire, demi-recluse et demi-mondaine, et ayant, dit-on, recours, pour semettre du rose aux joues, au meme moyea que I'abbesse de Montbazon, onjouait des charades; entre autres celle-ci : — La premiere syllabe est sa fortune; la seconde serait son devoir. — Le mot etait Vol-(aire. Un mcmbre celebre de rAcademie des sciences, Napoleon Bo- naparte, voyant en 1803 dans la bibliotheque de rinsliuit. ZOII.K AUSSI r.TKIlNKL Ol 'lIOMIinK. '2o7 uu centre d'uiie couroiine de lauriers, cctte inscription : All (jrand Vnllnire, raya d»^ I'on^'lc l(;s trois dornicros lei.tres, ne laissant suhsisler que : Aa qrnnd Vnlln. 11 y a particuIirnMni'nt aiilour de Voltaire iiii eonlon sanilaire de pretres, ral)l)«'r Dc^fonlai n<'s en ItMe, Tabbe Nicolardot en queue. Krcron, quoiciue laiciuc, faisant dcia critique de pretre, est de eelte chaine. Voltaire debuta a la Hastille. Sa cellule etait voisine du cachet ou etait niort H«'rnard Palissy. J«Min<', il ^'oOla de la prison; vieux, de Texil. 11 fut vinirt-sei)t ans eloiirne de Paris. Jean-Jacques, sauvage et un pen loup, fut traque en consequence. Paris le decrela de prise de corps, Geneve le chassa, Neuchitel le rejeta, Motiers-Travers le damna, liienne le lapida, Berne lui donna le clioix entre la prison et Texpulsion, Londres, hospitaliere, le bafoua. Tons deux nioururent, se suivant de pres. Cela ne fit pas d'interruption aux outrages. Un homme est mort, Tinjure ne lache pas prise pour si peu. La haine mange du cadavre. Les libelles continuerent, s'acharnant sur ces gloires, pieux. La revolution vint, et les mit au Pantheon. Au coniniencement de ce siecle, on menait volontiers les enfants voir c<,s deux tombes. On leur disait: C'est ici. Cela faisait une forte vision pour leur esprit. lis enipor- taieiu a jamais dans leur pensee cette apparition de deux sepulcres cOte a cote, Tarche surbaissee du caveau, la forme anli(iue des deux monuments revetus provisoirement de bois peint en marbre, ces deux noms : Rousseau, VoLTAiRK, dans le crepuscule, et le bras portant un flam- beau qui sortait du tombeau de Jean-Jacques. Louis XVIIl rentra. La restgiuration des Stuarts avait arrache du sepulcre Cromwell; la restauration des Bour- bons ne pouvait faire mo ins pour Voltaire. En mai I8I/1, une nuit, vers deux heures du matin, un fiacre s'arrO'ta pres de la barriere de la Gare, qui fait face a Bercy, a la ported'un enclos de planches. Get enclos en- tourait un large terrain vague, reserve pour TentrepOt projete, et appartenant a la ville de Paris. Le fiacre arri- vait du Pantheon, et le cocher avail eu ordre de prendre I 208 SHAKESPEARE. par les rues les plus desertes. La cl6ture de planches s'ouvrit. Quelques hommes descendirent du fiacre et en- trerent dans Tenclos. Deux d'entre eux portaient un sac. lis etaient conduits, a ce qu'afRrme la tradition, par le marquis de Puymaurin, plus tard depute a la chambre in- trouvable et directeur de la Monnaie, accompagne de son frere, le comte de Puymaurin. D'autres hommes, plusieurs en soutane, les attendaient. lis se dirigerent vers un trou fait au milieu du champ. Ce trou, au dire d'un des assis- tants, qui a ete depuis gargon de cabaret aux Marronniers a laRapee, etait rondet ressemblait a un puits perdu. Au fond du trou il y avait de la chaux vive. Ces hommes ne disaient pas un mot, et n'avaient pas de lumiere. Le bl6- missement du point du jour eclairait. On ouvrit le sac. II etait pleind'ossements. G'etaient, pele-mele, les osde Jean- Jacques et de Voltaire qu'on venait de retirer du Pantheon. On approcha Torifice du sac de Touverture du trou, et Ton jeta ces os dans cette ombre. Les deux cranes se heur- terent; une etincelle, point faite pour etre vue par ces hommes, s'echangea sans doute de la tete qui avait fait le Dictionnaire philosopliique a la tete qui avait fait le Conlral social, et les reconcilia. Quand cela fut fini, quand on eut secoue le sac, quand on eut vide Voltaire et Rousseau dans ce trou, un fossoyeur saisit une pelle, rejeta dans Touver- ture le tas de terre qui etait k cote, et combla la fosse. Les autres pietinerent dessus pour lui 6ter son air de terre fraichement remuee, un des assistants prit pour sa peine le sac comme le bourreau prend la dcfroque, on sortit de I'enclos, on referma la porte, on remonta en fiacre, et sans se dire une parole, en hate, avant que le soleil flit leve. ces hommes s'en allerent. IV Saumaise, ce Scaliger pire, ne comprend pas Eschyle, et le rejettc. A qui la faute? Beaucoup a Saumaise, un peu a Eschyle. zoir.i: A us SI ktkrnkl oi homChk. 2o<» L'hoinmo allcnlif qui lit les graiuls livrrs 6prouve paiTt)i.s au milioii de la lecture do certains refroidi>sements subits suivis d'une sorle d'oxces de clialeur. — Je ne cum- prends plus. — Je conipremis! — frisson ct brOlement, (juel(|uc chose qui fail qu'on est un pen deroulr, tout en elaiit fortement saisi; les seuls esprits du pnMiii«T ordrr, les seuls genies supremes, sujet a des absences dans Pin- tini, donnent au lecteur cette sensation sinj^ulirre, stupeur pour la plupart, extase pour quelques-uns. (Its «|u«'jques- uns sont I'elite. Coinnie nous I'avons reinarquf uilleurs, cette elite, accuinulee de siecle en siecle et toujonis ajoutee h elle-mrme, finit par fai?*e nombre, devient avec le temps multitude, et comj)ose la foule supreme, public definitif des ^'enies, souverain comme eux. C'est k ce public-li qu'on finit toujours par avoir affaire. Cependant il y a un autre public, d'autres appreciateurs, d'autres juges, dont il a ete dit un mot tout a Theure. Ceux-la ne sont pas contents. Les genies, les esprits, ce nomrae Eschyle, ce nomme Isaie, ce nomme Juvenal, ce nomme Dante, ce nomme Shakespeare, ce sont des etres iniperieux, tumultueux, violents, emportes, extremes, chevauclieurs des galops ailes, franchisseurs de limites, a passant les bornes », ayant un but a eux, lequel « d^passe le but «, « exag^res », faisant des enjambees scandaleuses, volant brusquement d'une idee a I'autre, et du pOle uord au p6le sud, parcou- rant le ciel en trois pas, peu elements aux haleintscourles, secoues par tous les souffles de I'espace et en ra^me temps plains d'on ne sait quelle certitude cqucstre dans leurs bonds i travers rat>iine, indociles aux « aristarques », re- fractaires a la rhetorique de Tetat, pas gentils pour les lettres aslhmaliques, in^oumis a I'hygiene acadcmique, preferant Tecume de Pegase au lait d'anesse. Les braves pedants ont la bonte d'avoir peur pour eux. L'ascension provoque au calcul de la chute. Les culs-de- jatte compatissants plaignent Shakespeare. II est fou, il monte trop hautl La foule des cuistres, c'est une foule, s'^bahit et se fiche. Eschyle et Dante font a tout moment fermer les yeux a ces connaisseurs. Get Eschyle est perdu I 14 210 SHAKESPEARE. Ce Dante va tomber! Un dicu s'envole, les bourgeois lui crient : Casse-cou ! En outre, ces genies deconcertent. On ne saitsurquoi compter avec eux. Leur furie lyrique leur obeit; ils I'interrompent, quand bon leur semble. lis paraissaient d6chaines. Tout a coup ils s'arretent. Ces effrenes sont des melancoliques. On les voit dans les pre- cipices se poser sur une cime et replier leurs ailes, et ils se mettent a mediter. Leur meditation n'est pas moins sur- prenante que leur emportement. Tout a Theure ils planaient, maintenant ils creusent. Mais c'est toujours la meme audace. lis sont les geants pensifs. Leur reverie titanique a besoin de Tabsolu et de Finsondable pour se dilater. Us pensent comme les soleils rayonnent, avec Fabime autour d'eux pour condition. Leurs allees et venues dans Tideal donnent le vertige. Rien n'est trop haut pour eux, et rien n'est trop bas. lis vont du pygmee au cyclope, de Polypheme aux Myrmidons, de la reine Mab a Caliban, et d'une amourette a un deluge, et de Tanneau de Saturne a la poupee d'un petit enfant. Sinile parvulos venire. lis ont une prunelle telescope et une prunelle microscope. lis fouillent familierement ces deux effrayantes profondeurs inverses, Tinfiniment grand et I'infiniment petit. Et Ton ne serait pas furieux contre eux! et Ton ne leur reprocherait pas tout cela! Aliens done! Ou irait-on si de tels exces etaient toleres? Pas de scrupulc dans le choix des sujets, horribles ou douloureux, et toujours Tidee, fiU- elle inquietante et redoutable, suivie jusqu'a son extre- mite, sans misericorde pour le prochain. Ces poetes ne voient que leur but. Et en toute chose une faron de faire immoderee. Qu'est-ce que Job? un ver sur un ulcere. Qu'est-ce que la Divine Comedie? une serie de supplices. /oiLK Aussi i:ti:iim:i. oi "iioMf:!;!:. ^211 Oii'cst-cc que Vllin(b;J unc collection cl«* plait^s et blcs- sures. Pas uno artorr roiipc»» qui no soil complaisammcnt d«''crile. Failes un tour il'opinions siir Ilomere; lieinandez i Scaliger, i Terrasson, a Lainotte, ce qu'ils en p^nsent. Le quart d'un chant au bouclier (rAchiilc, quelle inttMnp6- rance! Qui ne sail se burner n<; sut jamais ecriro. Ces poetes agitent, remuent, troublent, derangent, bou- leversent, font tout frissonner, cassent qu<,'lquefois des choses ra et U\, i)euvent fairo dt^s Fnalheurs, c'est terrible. Ainsi parlent les alh^nees, les sorbonncs, les chaires asser- mentees, les societes dites savantes, Saumaise, successeur de ScaliiJTor a I'universit^ de Leyde, et la bourgeoisie der- ri^re eux, tout ce qui reprrsente en litterature et en art le grand parti de Tordre. Quoi de plus logique? la loux querelle Touragan. Aux pauvres d'esprit s'ajoutent ceux qui ont trop d'esprit. Les scepliques pretent main-forte aux jocrisses. Les genies, ^peu d'exccptions pres, sont fiers et st'*veres; ils ont cela dans la moelle des os. lis ont dans leur compagni<^ Juvenal, Agrippa d'Aubigne et Milton; ils sont volontiers rev^ches, meprisent le panem et circenses, s'apprivoisent peu et grondent. On les raille agreablement. C'est bien lait. Ah! poete ! ah ! Milton ! ah ! Juvenal I ah ! vous entretenez la resi-^iance, ah! \ous perpctuez le desinteressement, ah! vous rapprochez ces deux tisons, la foi et la volonte, pour en faire jaillir laflamme! ah! il y a de la vestale en vous, vieux mecontent! ah! vous avez un autel, la patrie! ah! vous avez un trepied, Tideal! ah! vous croyez aux droits de rhomnip, a Temancipation, a I'avenir, au progres, au beau, au juste, au grand, prenez garde, vous vous arrierez. Toute celte vertu, c'est de r»-ntctenient. Vouj eniigrez dans Thonneur, mais vous emigrez. Get h^roisme ne sied l)lus. II ne va plus i I'air de notre epoque. 11 vient un moment ou le feu sacre n'est plus d la mode. Poete, vous croyez au droit et k la verite, vous n'etes plus de votre temps. A force d'etre eternel, vous passez. Tant pis, sans nul doute, pour ces genies bougons, ha- bitues au grand, et dedaii^neux de ce qui n'est plus cela. lis sont tardigrades lorsqu'il s'agit de honte; ils sont anky- loses dans le refus de courbelle ; quand le succes passe, 212 SHAKESPEARE. honnete ou non, mais salue, ils out une barre de fer dans la colonne vertebrale. Ceci les regarde. Tant pis pour ces gens de la vieille mode et de la vieille Rome. Ils sont de rantiqnite, et de Tantiquaille. Se herisser a tout propos, c'etait bon jadis ; on ne porte plus de ces grandes crinieres- la; les lions sont perruques. La revolution franraise a tout a I'heure soixante-quinze ans; k cet age, on radote. Les gens d'a present entendent etre de leur temps, et meme de leur minute. Certes, nous n'y trouvons rien a reprendre. Ce qui est doit etre; il est excellent que ce qui existe. existe; les formes de prosperite publique sont diverses; une generation n'est pas tenue de repeter Tautre; Caton calquait Phocion, Trimalcion ressemble moins, c'est de Tindependance. Vous autres vieillards de mauvaise humeur, vous voulez que nous nous emancipions? Soit. Nous nous debarrassons de Timitation de Timoleon, de Thraseas, d'x\rtevelde, de Thomas Morus, de Hampden. G'est notre facon de nous delivrer. Vous voulez de la re- voite, en voila. Vous voulez de I'insurrection, nous nous insurgeons centre notre droit. Nous nous ailranchissons du souci d'etre libres. Etre des citoyens, c'est lourd. Des droits enchevetres d'obligations sont des entraves pour qui a envie de jouir tout bonnement. Etre guides par la conscience et la verite dans toub les pas que nous faisons, c'est fatigant. Nous entendons marcher sans lisieres, et sans principes. Le devoir est une chaine; nous brisonsnos fers. Que vient-on nous parler de Franklin? Franklin est une copie d'Aristide, assez servile. Nous poussons Thorreui du servilisme jusqu ^prefer; rGrimod de la Reyniere. Bien manger et bien boire est un hut. Chaque epoque a sa maniere^ clle d'etre libre. L'orgie est une liberte. Cotte fagon de raisonner est triomphante, y adherer est sage. II y a eu, c'est vrai, des epoques ou Ton pensait autrement; dans ces temps-1^ les choses sur lesquelles on marchait le prenaient quelquefois mal, et se soulevaient ; mais c'etaii I'ancien genre, ridicule maintenant, et il faut laisser dir( les facheux et les grognons affirmant qu'il y avait plus dt notion du droit, de la justice et de I'honneur dans le: pav6s d'autrefois que dans les hommes d'aujourd'hui. Les rhetoriques, officielles et officieuses, nous avon ZOJLE Aussi i;ti;ii.m:l olikjmkki;. 'n.i si^'iiale cett«; sa^csse, preiiiu'iit dc fortes precautions coiitro los genii3s. lis soiit peu iiiiivcrsitain's; (lui jjIus est, ils inaiiqueiil de philitiule. Ce sonl des lyriques, des colo- ristes, des eiilhousiaslcs, des fascinateurs, des poss6d6s, des cxaltes, des « enrai^'cs », nous avons iu le mot, des 6tres, qui, lorsque tout le monde est petit, ont la manie de « faire grand ». Que sais-jeV ils ont tous les vices. Un mcdecin a receniment decouvert que le genie est une varictcde la folie. llssontMicliel-Angemaniantdescolosses; ils sont Ueinbrandt peignant avec une palette toute bar- bouillee de rayons de soleil; ils sont Dante, Habclais ct Shakespeare, excessifs. Ils vous apportent un art farouche, rugissant, llurnboyant, echevele comnie le lion et la co- inete. Quelle horreur! On se coalise contre eux, et Ton fait bien. II y a, par bonlieur, les icaloiaUcrs de Teloquence et de la poesie. Jaime la pdleur, disait un jour un bour- geois de letlres. Le bourgeois de lettres existe. Les rheto- riques, inquietes des contagions et des pesles qui sont dans le genie, recomniandent avec une haute raison, que nous avons louee, la temperance, la moderation, le « bon sens », Tart de se borner, lesecrivains expurges, emondes, tallies, regies, le culte des qualites que les malveillants appellenl negatives, la continence, Tabstinence, Joseph, Scipion, les buvcurs d'eau; tout cela est excellent; seu- lement il faut prevenir les jeunes eleves qu'i prendre ces sages preceptes trop au pied de la lettre on court risque de glorifier une chastete d'eunuque. J'admire Bayard, soit; j'admire moins Origene. VI Resume. Les grands esprits sont importuns; les econ- duire quelque peu est judicieux. Apres tout, achevons d'en convenir, et corapletons le requisitoire, il y a du vrai dans les reproches qu'on leur fait. Cette colere se conroit. Le fort, le grand, le lumineux 214 SHAKESPEARE. sont, k un certain point de vue, des choses blessantes. Etre d^passe n'est jamais agreable; se sentir inferieur, c'est etre offense. Le beau existe tellement par lui-merae qu'il n'a, certes, nul besoin d'orgueil; mais qu'importe? la mediocrite humaine etant donnee, il humilie en meme temps qu'il enchante; il semble que naturellement la beaute soit un vase a orgueil, on Ten suppose remplie, on cherche a se venger du plaisir qu'ellc vous fait, et ce mot, superbe, finit par avoir deux sens, dont Tun met en de- fiance centre Tautre. C'est la faute du beau, nous Tavons deja dit. II excede. Un croquis de Piranese vous deroute; une poignee de main d'Hercule vous meurtrit. Le grand a des torts. 11 est naif, mais encombrant. La tempete croit vous arroser, elle vous noie; Tastre croit vous eclairer, il vous eblouit, quelquefois il vous aveugle. Le Nil feconde, mais deborde. Le trop n'est pas commode; Thabitation de Tabime est rude; Tinfini est pen logeable. Une maisonnette est mal situee sur la cataracte du Magara ou dans le cirque de Gavarnie; il est malaise de faire menage avec ces farouches merveilles; pour les voir habituellement sans en etre accable, il faut etre un cretin ou un genie. L'aurore elle-meme nous semble parfois immoderee; qui la regarde en face, souffre ; Toeil, a de certains moments, pense beaucoup de mal du soleil. Ne nous ctonnons done pas des plaintes faitcs, des reclamations incessantes, des coleres et des prudences, des cataplasmes apposes par une certaine critique, des ophthalmies habituelles aux aca- demies et aux corps enseignants, des precautions recom- mandees au lecteur, et de tons les rideaux tires et de tous les abat-jour usites centre le genie. Le genie est intolerant sans le savoir a force d'etre lui-meme. Quelle familiarity voulez-vous qu'on ait avec Eschyle, avec I^zecliiel, avec Dante? Le moi, c'est le droit a I'egoisme. Or la premiere chose que font ces etres, c'est de rudoyer le moi de chacun. Exorbitant en tout, en pens6es, en images, en convictions, en emotions, en passion, en foi, quel que soit le cOte de votre moi auquel ils s'adressent, ils le g^Micnt. Votre intel- ligence, ils la ddpassent; votre imagination, ils lui font mal aux yeux; votre conscience, ils la questionnent et la ZOILE AL'SSI KTERNEL QU'HOMfcRE. 215 fouillent; vos entraillos, ils les tordent; voire C(Bur, ils le brisont; voire ime, ils remporlcnt. L'infini qu'ils onl en eux sort d'eux el les mulliplie et les iransfigure devanl voiis h chaque instant, fatigue redou- table pour votrc regard. Vous ne savez jamais avec eux oil vous en etes. A lout moment, Pimpr^vu. Vous ne vous attendiez qu'a des hommes, ils ne peuvent pas enlrer dans voire chambre, ce sonl dos geanls; vous ne vous attendiez qu'a une idee, baissez la paui)i('re, ils sont Tidoal; vous ne vous attendioz qu'a des aigles, ils onl six ailes, ce sont des s^raphins. Sont-ils done en dehors de la nature? est-ce que riiumanile leur manque? Non cerles, et loin de li, et bien au contraire. Nous I'avons dit deja, et nous y insistons, la nature et riiuma- nile sont en eux plus qu'en qui que ce soil. Ce sont des hommes surhumains, mais des hommes. l/omo sum. Cette parole d'un poete resume toute la poesie. Saint Paul se frappe la poitrine et dit : Peccamus. Job vous declare qui il est : « Je suis le fils de la femme. » Ils sont des hommes, Ce qui vous trouble, c'est qu'ils sont des hommes plus que vous; ils sont trop des hommes, pour ainsi dire. Lk oii vous n'avez que la parcelle, ils ont le tout ; ils portent dans leur vasle cceur rhumanit(>lirist, un premier (.liri-^tophore, c'csl Christophc, avec renfant Jesiis sur ses epaules. Knsuite la viergc prosse est iin (!liristoj)he, puisqu'elle porle le Christ; enfin, la croix est un Cliristophe; elle aussi porte le Christ. Le supjilice repercute la mere. Ce iriple- mcnt (le Pidee est immortalise par lUibcus dans la cathe- drale d'Anvers. Idee doublec, idee triplce, c'6tait le cachet du seizieme si^cle. Shakespeare, fidele h I'esprit de son temps, devait ajou- ter Laertes veni:eant son pere ;\ Hamlet vengeant son p6re, et faire" poiirsuivre Hamlet par I^«jrtes en m»';me temps que Claudius jiar Hamlet; il devait faire commenter la piete filiale do (>ordelJa par la pitite filial** d'Kdgar, el, sous le poids de Tingratitude des enfants d«^natures, mettre en regard deux peres miserables, ayant perdu chacun une des deux especes de la lumi^re, Lear fou et Glocester aveugle. II Quoi done! pas de critiques? Non. Pas de blame ? Xon. Vous expliquez tout? Oui. Le genie est une entite corame la nature, et veut, comme elle, etre accepte purement et simplement. Une montagne est a prendre ou k laisser. H y a des gens qui font la critique de rilimalaya caillou par caillou. L'Etna flamboie et bave, jette dehors sa lueur, sa colere, sa lave et sa cendre; ils prennent un irebuchet, et pesent cette cendre pincee par pincee. Quot libras in monle slimmo? Pendant ce temps-la le genie continue son eruption. Tout en lui a sa raison d'etre. H est parce qu'il est. Son ombre est Tenvers de sa clarte. Sa fumee vient de sa naninie. Son precipice est la condition de sa hauteur. Nous aimons plus ceci et moins cela; mais nous nous tai- sons la oil nous ^entons Dieu. Nous sommes dans la for6t; la torsion de I'arbre est son secret. La seve salt ce qu'elle fait. La racine connait son metier. Nous prenons les clioses 224 SHAKESPEARE. comme elles sont, nous sommes de bonne compositio! avec ce qui est excellent, tendre ou magnifique, nous con sentons aux chefs-d'oeuvre, nous ne nous servons pas d celui-ci pour chercher noise a celui-la; nous n^exigeon pas que Phidias sculpte les cathedrales, ni que Pinaigrier vitre les temples; le temple est I'harmonie, la cathedrale est le mystere; ce sont deux modes differcnts du sublime; | nous ne souhaitons pas au Munster la perfection du Par-| thenon, ni au Parthenon la grandeur du Munster. j Nous sommes bizarre a ce point que nous nous conten- tons que cela soit beau. Nous ne reprochons pasraiguillo a- qui nous donne le miel. JNous renongons a notre droi de critiquer les pieds du paon, le cridu cj^gne, le plumai: du rossignol, la chenille du papillon, Tepine de la ros. I'odeur du lion, la peau de I'elephant, le bavardage de ! cascade, le pepin de I'orange, Timmobilite de la voie lacv tee, Famertume de I'ocean, les taches du soleil, la nudity j de Noe. j Le quandoque bonus dor^nUal est permis a Horace. Nous' le voulons bien. Ce qui est certain, c'est qu'Homere ne 1 dirait pas d'Horace. II n'en prendrait pas la peine. aigle trouverait charmant ce colibri jaseur. -Je convicii qu'il est doux a un homme de se sentir superieur et (v dire : Homere est pueril, Dante est enfantin. C'est un jol sourire a avoir. Ecraser un peu ces pauvres genies, pour- quoi pas? Etre Tabbe Trublet et dire : Milton est un eco Her, c'est agreable. Qu'il a d'esprit celui qui trouve qut Shakespeare n'a pas d'esprit! Ils'appelie La Harpe, il s'ap pelle Delandine, il s'appelle Auger; il est, fut ou sera di Tacademie. Tons ces grands homines sont pleins d'extrava gance, de mauvais gout el d'enfantUlage. Quel beau decre 4 rendre ! Ces fagons-la chatouillent voluptueusement ceu: qui les ont; et, en effet, quandon dit : Ce geant est petit on pent se figurer qu'on est grand. Chacun a sa maniere Quant amoi, qui parle ici, j'admire tout comme une brute C'est pourquoi j'ai ecrit ce livre. Admirer. Etre enthousiaste. II m'a paru que dans notr siecle cet exeiilple de betise 6tait bon a donner. I CRITIQUE. K5 III N'csperez done auciino critique. J'adniire Esriiyle, j'ad- auirc Juvenal, J'admiro Dante, on masse, en bloc, tout. Je lie chicane point ces grands bienfaiteurs-la. <.e (|ue vous (lualifiezdt'faut, je le (|ualifie accent. Je rrcoisitje renier- cie. Je n'herite pas des nierveilles de I'esprit huniain sous benefice d'inv«Mitaire. A Pegase donne, jc ne regarde point la bride. I'n chef-d'ieuvre est de riiospitalite, j'y entre ehapeau bas; je Irouve beau le visage de men bote, (lilies Shakespeare, soit. J'adinire Shakes|)eare et j'adniire Gilles. Falstaff nfest propose, je I'accepte, et j'admire le cmpLij the Jordan. J'adinire le cri insense : un rat! J'adniire les calembours de Hamlet, j'adinire les carnages de Macbeth, j'admire les sorcieres, « ce ridicule spectacle », j'adinire tlie buttock of llir /i t^cartons, pour y rcvciiir plus taivl. la fpiostion df Part contemporain, ot ronlroiis dans 1(^ point do vuc general. L'imilalion esttoujours sterile et maiivaisc. Quant i Shakespeare, puisfju(* Shakespeare est le poete qui nons uccupe, c'est, an plus haut desire, un genie humain et ^'•eneral, niais, coinine tous les vrais prenies, c'est en meme temps un esprit idiosyncrasique et person- nel. Loi : le poete part dc lui pour arriver ii nous, (i'est la ce qui fait le poete inimitable. Examinez Shakespeare, approfondissez-le, et voyez quelle resolution il a d'etre lui-meme. N'attendez aucunc concession de son Moi. Ce n'est pas, certes, Tegoiste, mais c'est le volontaire. II veut. 11 donne i Tart ses ordres, dans les limites de son oeuvrc, bien entendu. Car ni Tart d'Ks- chyle, ni Tart d'Aristophane, ni Tart de Pla,ute, ni Tart de Machiavel, ni Tart de Calderon, ni Tart de Moliere, niTart de Beaumarchais. ni aucune des formes de Tart, vivant chacune de la vie speciale d'un genie, n'obeiraient aux ordres donnes par Shakespeare. L'art ainsi entendu, c'est la vaste egalite, et c'est la profonde liberte; la region des egaux est aussi la region des libres. L'ne des grandeurs de Shakespeare, c'est son impossibi- lite d't'tre modelc. Pour vous rendre compte de son idio- syncrasie, ouvrez la premiere venue de ses pieces, c'est toujours, d'abord et avant tout, Shakespeare. Quoi de plus personnel que Jroilus el Cressida? Une Troie comiquc! Voici lieaucoup da bruit pour rien, une tragedie qui aboutit a un eclat de rire. Voici le Conte d'hiver, pastorale-drame. Shakespeare, dans son ceuvre, est Chez lui. Voulez-vous voir un despot isme, voyez sa fantaisie. Quelle volontedereve, quel parti pris de vertige! quel absolutisme dans I'indecis et le flottant! Le songe emplit a tel point quelques-unes de ses pieces quel'homme 230 SHAKESPKAIIK. s'3' deforme et y est plus nuagc qu'homme. L'Angelo ae Mesuve pour lueaure est un lyran de brouillard. II se desasrrege et s'eftace. Le Leontcs du Conle irinrpr est un Othello qui se dissipe. Dans Cymbeliiie, on croit que Jachimo va dovenir lago, mais il fond. Le songe est la parlout. Regardez passer Mamilius, Posthumus, Hermione, Perdita. Dans la Tempete, le due de Milan a « un brave fils » qui est comme un reve dans le reve. Ferdinand seul en parle, et personne que lui ne semble Tavoir vu. Une brute devient raisonnable, temoin le constable Lecoude de Mesure pour 7nesure. Un idiot a tout a coup de Tesprit, temoin Cloten de Cyinbeline. Un roi de Sicile est jaloux d'un roi de Boheme. La Boheme adesrivages. Les bergers y ramassent des enfants. Thesee, due, epouse Hippolyte, aniazone. Oberon s'y mele. Car ici c'est la volonte de Shakespeare derever; ailleurs il pense. Disons plus, la ou il reve, il pense encore; avec une pro- fondeur autre, mais egale. Laissez les genies tranquilles dans leur originalite. II y a du sauvage dans ces civilisateurs mysterieux. Meme dans leur comedie, meme dans leur bouffonnerie, meme dans leur rire, meme dans leur sourire, il y a Tinconnu. On y sent rhorreur sacree de Tart, et la terreur toute-puissante de rimaginaire mele au reel. Chacun d'eux est dans sa caverne, seul. lis s'entendent de loin, mais ne se copienl pas. Nous ne sachons pas que rhippopotame imite lo barrlssement de Telephant. Entre lions on ne se singe pas. Diderot ne refait pas Bayle ; Beaumarchais ne caique pas Plaute, et n'a pas besoin de Dave pour creer Figaro. Piranese ne s'inspire point de Dedale. Isaie ne recommence pas Moise. Un jour, h Sainte-IIelene, M. de Las Cases disait : « Sire, puisque vous avez ete maitre de la Prusse, a votre place, j'aurais pris dans le tombeau de Potsdam, ou elle est deposce. Tepee du grand Frederic, et je Taurais portee. — Niais, repondit Napoleon, favais la mienne. » L'ffiuvre de Shakespeare est absolue, souveraine, impe- rieuse, ominemment solitaire, mauvaise voisine, sublime en rayonnement, absurde en redet, et veut rester sans copie. cnnioLi- 231 Imiter Sliakespcart' '^••rait ;ui»« drc, iin sa,j?:xce et iiobh; esprit. ()u('lve!at«Mir tra- giquo (111 proirri's, a loutcs sortes do passages sir ,'uliors, d'linstMis profond : — « I.a voix mo (lit : rtMiiplis la pauijio M do ta uKilii do chai'hoiis do foii, ot ropands-! s sur la « villc. " Kt aillours: « LVsprit olant outre on eux, |)art(HJl <( on allait I'esprit, lis allainit. »> Kt aillours : < Lno iiiaiii « fut tMivoyoe vers moi. Kile lonait un rouleau, ipil riait « uu livrc. La voix me dit : mau';e ce rouleau. J'ouvri^ les " lovres et Jo maiiireai le livre. Et il fut doux dans ma »< bouche comme du miel. >> Mauser Ic livre, c'esl, dans uno imaire otrange et frai)panto, touto la formule de la perfeclibilite, qui, en haut, est science, et, en bas, enseigne- mont. xNous venous do dire : la tillrralwe Sf'crele de la civili- sitlinn. Iin doutez-vous ? Ouvroz la premiere statistique venue. Kn voici une qui nous tombe sous la main. Bagne-de Toulon, 1862. Trois mille dix condamnes. Sur ces trois riiille dix forrats, quarante savent un peu plus que lire et ecrire, deux cent quatrevini^t-sept savent lire et ecrire, neuf cent quatre lisent mal et ecrivent mal, dix-sept cent soixante-dix-neuf ne savent ni lire ni ecrire. ^.ms cetto foule miserable, toutes les professions machinales sont representees par des nombres decroissant a mesure qu'on monte vers les professions eclairees, et vous arrivez k ce resultat final : orfevros et bijoutiers au bagne, quatre; ecclosiastiques, trois; notaires, deux; comediens, un; artistes musiciens, un; homines de lettres, pas un. La transformation de la foule en peuple, profond travail. C'est a ce travail que se sont devoues, dans ces quarante dornieres annees, les hommes qu'on appelle socialistcs. L'auteur de ce livre, si peu de chose qu'il soit, est un des plus anciens; ie Dernier jour Wan condamne date de 1828 etCldude Giieux de 18jZi. S'il reclame parmi ces philosophes sa place, c'est que c'est une place de persecution. Une certaine haine du socialisme, tros aveugle, mais trcs gene- rale, a sevi depuis quinze ou seize ans, et sevit et se dechaine encore, dans les classes (il y a done loujours des ^40 SHAKESPEARE. •classes?) influentes. Qu'on ne Toublie pas, le socialisme, le vrai, a pour but Televationdes masses k ladignite civique, et pour preoccupation principale, par consequent, Tela- boration morale et intellectuelle. La premiere faim, e'est rignorance; le socialisme veut done, avant tout, instruire. Cela n'empeche pas le socialisme d'etre calomnie et les socialistes d'etre denonces. Pour beaucoup de trembleurs furieux qui ont la parole en ce moment, ces reformateurs sont les ennemis publics. lis sont coupables de tout ce qu est arrive de mal. — remains, disait Tertullien, nous sommes des hommes justes, bienveillants, pensifs, lettres, lionnetes. Nous nous assemblons pour prier, et nous vous aimons parce que vous etes nos freres. Nous sommes doux et paisibles comme les petits enfants, et nous voulons la Concorde parmi les hommes. Cependant, C remains 1 si le Tibre deborde ou si le Nil ne deborde pas, vous criez : Les chi-eliens aux lions ! Ill L'idee democratique, pent nouveau de la civilisation, subit en ce moment I'epreuve redoutable de la surcharge. Certes, toute autre idee romprait sous les poids qu'on lui fait porter. La democratic prouve sa solidite par les absurdites qu'on entasse sur elle sans I'ebranler. II faut qu'elle resiste a tout ce qu'il plait aux gens de mettre dessus. En ce moment on essaye de lui faire porter le despotisme. Le peuple n'a que faire de la liberie; c'etait le mot d'ordre d'une certaine ecole innocenle et dupe dont le chef est mort il y a quelques annees. Ce pauvre honnete reveur croyait de bonne foi qu'on pent rester dans le progres en sortant de la liberie. Nous I'avons entendu emettre, probabiement sans le vouloir, cet aphorisme : La liberie est bo?ine pour les riches. Ces maximes-k\ ont rinconvenient dene pas nuire k retablissement des empires. LES KSPIUTS KT IKS MASSES. L\ Non, non, noii, ricii liors di* lu lilx rio! I,a sorvltudc, cV'sl IWmo avt'iis^NM'. Se fipiin^-i-on ini avtMi{^l<' dc bonue voloiih*? CvlU) cli()s«» tcrrihlr cxistr. II y a dos osclaves acrcptimt. In soiirirr dans iirir rlialiif. quoi do plus Iiideiix? Oiii n'ost pas Uhio nVst j)av Ikhduh-: fait (lu priuco, acrroitrr IV'cras(,'m«Mil pour nholter Topprinni, faire rejaillir I'idoliltrir en nx«MTali()n, poussor les masses i\ bout, lcll»' si-nible 6tre sa |)olititiit^ pour le fairo eclaler. Le tyran dcvient dans ses mains un hidcux projectile (jui se briscra. Machiavel conspire, i'oiir rpii? Centre qui? Devinez. Son apolhcose des rois est i)onm; i faire des reji^icides. II met sur la tete dc son prince un diad^me de crimes, une tiare do vices, une aureole dc turpitudes, et vous invite a adorer son monstre, de Pair dont on attend un veni^eur. II glorifn: Ic nial en iouchant vers Tombre. C'est dans I'orabre qu'est llarniodius. Ma- chiavel, ce metteur en scene des attentats |)rinciers, ce domestique des Medicis et des Borgia, avait dans sa jeunesse ('te mis i\ la torture pour avoir admire Brutus et Cassius. II avait complote peut-t^tre avec les Soderini la delivrance de Florence. S'en souvient-il? Continue-t-il? L'n conseil de lui est suivi, comme Teclair, d'un giondc- ment tenebreux dans la nuee, prolongement incjuietant. Qu'a-t-il voulu dire? A qui en veut-il? Le conseil est-il pour ou contre celui a qui il le donne? Un jour, a Florence, dans le jardin de Cosmo Ruccelai", etant presents le due de Mantouc et Jean de Medicis qui commanda plus tard les Bandes Noirunette, c'est pieds nus, c'est bras nus, c'est en haillons. Silence. Ceci est le bloc humain. I^sallecst comble, la vaste multitude regarde, ecoute, aime, toutes les consciences emues jettent dehors leur feu interieur, tons les yeux eclairent, la grosse bete a mille tetes est la. la 7nob de Burke, la plebs de Tite-live, la fex urbis de Ciceron, elle caresse le beau, elle lui sourit avec la grice d'une femme, elle est tres finement litt«'.'raire ; rien n'egale les delicatesses de ce monstre. La cohue tremble, rougit, palpite; ses pudeurs sont inouTes; la foule est une vierge. Aucune pruderie pourtant, cette bete n'est pas bete. Pas une sympathie ne lui manque : elle a en elle tout le clavier, depuis la passion justju'i Tironie, depuis le sarcasme jusqii'au sanglot. Sa piti6 est plus que de la pitie ; c'est de la misericorde. On y sent Dieu. Tout a coup le sublime passe, et la sombre electricite de I'abime souleve subitement tout ce tas de coeurs et d'entrailles, la transfiguration de renthousiasme opere, et maintenant Tenncmi est-il aux portes? la patrie est-elle en danger? jetez un cri a cette population, elle est capable des Ther- mopyles. Qui a fait cette metamorphose ? La poesie. Les multitudes, et c'est la leur beaute, sont profon- dementpcnetrables a I'ideal. L'approche du grand art leur plait, ellcs en frissonnent. Pas un detail ne leur echappe. La foule est une etendue liquide et vivante offerte au fre- missement. Une masse est une sensitive. Le contact du beau herisse extatiquement la surface des multitudes, signe du fond louche. Remuement de feuilles, une haleine mysterieuse passe, la foule Iressaille sous I'insufflation sacree des profondeurs. Et la meme ou rhomme du peuple n'est pas en foule, il I 248 SHAKESPEARE. est encore bon auditeur des grandes choses. II a la nai- vete honnete, il a la curiosite saine. LMgnorance est un appetit. Le voisinage de la nature Ic rend piopre a Femo- tion saintedu vrai. II a, du cote de la poesie. des ouver- tures secretes dont 11 ne se doute pas lui-meine. Tons les cnseigncments sont dus au peuple. Plus le llambeau est divin, plus il est fait pour cette ame simple. Nous vou- drions voir dans les villages une chaire expliquant Ho- mere aux paysans. VIII f Trop de matiere est le mal de cette epoque. De la un ( certain appesantissement. 11 s'agit de remettre de I'ideal dans Tame humaine. Oil prcndrez-vous de I'ideal? Ou il y en a. Les poetes, les phi- losophes, les penseurs sont les urncs. L'ideal est dans Eschyle, dans tsaie, dans Juvenal, dans Alighieri, dans Shakespeare. Jetez Eschyle, jetez Isaie, jetez Juvenal, je- tez Dante, jetez Shakespeare dans la profonde ame- du genre humain. Versez Job, Salomon, Pindare, h!zechiel, Sophocle, Eu- ripide, Ilerodote, Theocrite, Plaute, Lucrece, Virgile, Te- rence, Horace, Catulle, Tacite, saint Paul, saint Augustin, Tertullien, Petrarque, Pascal, Milton, D^^scartes, Corneille, La Fontaine, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Beaumar- chais, Scdaine, Andre Chenier, Kant, Byron, Schiller, ver- sez toutes ces ames dans Thomme. Versez tons les esprits depuis Esope jusqu'a Moliere, toutes les intelligences depuis Platon jusqn'^ JNewton, toutes les encyclopedies depuis Aristote jusqu'a Voltaire. De la sorte, en guerissant la mala' lie momentanee, vous etablirez a jamais la sante de I'esprit humain. Vous guorirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple. Commc nous i'lndiquions tout a Theure, apres la des- truction qui a delivre le monde, vous opererez la con- struction qui I'epanouira. I.ES KSl'i;ir> KT LKS MASSKS. 241* (Juel but! fairo !<• pcuple! Les i)riii(:i|)os coiDhiiio avcc la science, toulc la quan- tity possible (Tabsolu inlroiluile par doprt's dans If fail, i'utopic Iraitet' succossivrmrut par tous les rnixlcs do n';a- lisation, par reconomir polititpic, par la philosophic, par la ph}si(pu», par la chiinic. par la d} iiaiiiiipir, pur la lo- ;^ique, par Tart; runioii rcinplaraiit pcu i jxmi raiila^o- nisme, et I'tinite remplarant Tuuion, pour rrliffioii I)ir> fillc piibliquo, contr61or les re?istros trinscrlption de la polic«'. retrocir li^s disporisairos, sondrr le salairo ct le cliOmaG:c, potUer lo pain noir du paiivrr, clioiN'lirr du tra- vail i rouvrirre, confrontcr aux oisifs du ior/^Mioii irs pa- resseux du liaillon, Jetor bas la cbiison de i'i^Mioranco, fairo ouvrir dos rcolos, moutrer a liro aux pclits cnfants, attaquer la hontc, Tiufarnio, la fauto, lo vice, Ic crimo, !.'iiiconsciciirp, prcchcM* la multiplication dos ab«''c«''daires, proclamcr IV'^ralite du soleil, anidioror la nutrition des intelligences et des canirs, donner a boire et a manger, reclame!- des solutions pour les probb'^mes et des souliers pour les pieds nus, ce n'est pas TafVaire de Tazur. I/art, c'est Tazur. Oui, Tart, c'est I'azur; mais Tazur du haut duquoltombo le rayon qui gonlle le ble, jaunit lo mais, arrondit la pommo, dore Torango, sucre le raisin. Je Ic repete, un service de plus, c'est une beaute de plus. Dans tons les cas. oil est la diminution ? Murir la betterave, arroser la pomme de terro, epaissir la luzerne, le tri^fle et le foin, lentrer en collaboration avec le labcuireur, le vigneron et Ih^maraicher, cola n'dte pas au ciel une etoile. Ah! rimmen- -ii<' ne meprise pas Tutilite, et qu'y perd-elle? Est-ce que lie vaste tluide vital, que nous appelons magnetique ou felectrique, fait de moins splendides eclairs dans la pro- ifondeur des nuees parce qu'il consent i\ servir de pilote a line barque, et a tenir toujours tournee vers le nord la Mte aiguille qu'on lui confie, a ce guide enorme? Tau- I L' est-elle moins magnifique, a-t-elle moins de pourpre ! moins d'emeraude, subit-elle une decroissance quel- (iiKiue de uKijeste, de grace et d'eblouissement, parce hue, prevoyant la soif d'une mouche, elle secrete soi- peusoment dans la fleur la goutte de rosee dont a besoin ■abeille? On insiste; poesie sociale, poesie liumaine, poesie pour '■ peuple, bougonner centre le mal ot pour le bien, pro- iiulguer les colores pabliques, insultor les despotes, des- -perer les coquins, emanciper riiomme mineur, pousser ■ ^ ilmes en avant et les tenebres en arriere, savoir qu'il y . laire. Ou avez-vous vu qu'il puisse y avoir exclusion d'une forme du bien a I'autre ? An contraire, tout le bien communique. Enlendons- nous pourtant. De ce qu'on a une qualite, il ne s'ensuit point qu'on ait necessairement I'autre; mais 11 serait etrange qu'une qualite ajoute aPautre fiU une diminution, ttre utile, ce n'est qu'etre utile; etre beau, ce n'est qu'etre beau; t^tre utile et beau, c'est ♦'•tre sublime. Cest ce que sont saint Paul au premier siecle, Tacite et Juvenal au deuxieme, Dante au treizieme, Shakespeare au seizi^me, Milton et Moliere au dix-septieme. Nous avons tout a Tlieure rappele un mot devenu fameux, rarl pour ran. Expliquons-nous a ce propos une fois pour toutes. A en croire une affirmation tres generale et tres «ouvent repetee, de bonne foi nous le pensons, ce mot, / art pour I'art, aurait ete ecrit par Tau- teur merae de ce livre. £crit, jamais. On pent lire, de la premiere a la derniere ligne, tout ce que nous avons pu- blic, on n'y trouvera point ce mot. G'estle contraire de ce mot qui est ecril dans toute notre oeuvre, et, insistons-y, dans notre vie entiere. Quant au mot en lui-mOme, quelle realite a-t-il? Voici le fait, que plusieurs contemporains ont, comme nous, present a la memoire. Un jour, il y a trente-cinq ans, dans une discussion entre critiques et poetes sur les tragedies de Voltaire, Tauteur de ce livre jeta cette interruption : «, Cette tragedie-la n'est point de la tragedie. Ce ne sont pas dcs hommesqui vivenl, cesont des sentences qui parlent. PiutOt cent fois Tart pour Tart ! » Cette parole, detournee, involontairement sans doute, de son vrai sens pour les besoins de la polemique, a pris plus tard, a la grande surprise de celui dont elle avait ete I'in- terjection, les proportions d'une formule. Cest de ce mot, 260 SlIAKIiSPEAHE. limitc k Alzire ct h I'OrphrJln de la Chine, et incontestable dans cette application restreinte, qu'on a voulu faire loute une d^^claralion de principes et I'axiome a inscrire sur la banniere de I'art. Ce point vide, poursuivons. Entre deux vers, Tun de Pindare, deifiant un cocber ou glorifiant les clous d'airain de la roue d'un char, Tautre d'Archiloque, si redoutable qu'apres I'avoir lu Jeffreys in- terromprait ses crimes et s'irait pendre au gibet dresse par lui pour les honnetes gens, entre ces deux vers, k beaut- egale, je prefere le vers d'Archiloque. Dans les temps anterieurs a Thistoire, la ou la poesie est fabuleuse et legendaire, elle a une grandeur prometheenne. De quoi se compose cette grandeur? d'utilite. Orphee ap- privoisc les betes fauves; Amphionbatit desvilles.Le poett> dompteur et architecte, Linus aidant Hercule, Museo assistant Dedale, le vers force civilisante, telle estTorigine. La tradition est d'accord avec la raison. Le bon sens de- peuples ne s'y trompe pas. II invente toujours des fable- dans le sens de la verite. Tout est grand dans ces lointain grossissants. Eh bien, le poete belluaire, que vous admire, dans Orphee, reconnaissez-le dans Juvenal. Nous insistons sur Juvenal, Peudepoetes ontete plus in- sultes, plus contestes, plus calomnies. La calomnie contr- Juvenal a ete a si longue echeance qu'elle dure encore Elle passe d'un valet de plume a I'autre. Ces grands haisseur du mal sont hais par tons les flatteurs de la force ct di succes. La tourbe desdomestiquessophistes, des ecrivain qui ont autour du cou une rondeur pelee, des souteneur historiographes, des scoliastes entretenus et nourris, de gens de cour et d'ecole, fait obstacle a la gloire des punis seurs et des vengeurs. Elle coasse autour de ces algles. Oi ne rend pas volontiers justice auxjusticiers. llsgenentle maitres et indignent les laquais. L'indignation de la bassess' existe. Du reste, c'est bien le moins que les diminutifs s'en tr'aident, et que Cesarion ait pour appui Tyrannion. L cuistre rompt des ferules pour le satrapc. II a pour ce besognes une courtisanerie lettree etune pedagogic ofli ciclle. Cespauvres chers vices payants, ces excellent^ foi ij: bkau sKiaiiKLi; uu viiAi. 2«.i fail> Ijuiis princes, son allcj^se Kufin, sa iiiaji^sle CI : ; '• celte a«ii,'iistc inadaini' Mtissaliiic qui donnc do si > f«''tes, el des pensions sur sa cassette, el qtii dure el qi:i ^t- |)erpetue, toiijours coiironnee, s'appelant Theodora. f»uis Fr»?dt';;onde, puis Airn«''s, puis Marguerite de P. puis Isaheau do Bavi6re, puis Catherine de M« Calherine do Hussie, puis Caroline de Naples, clc, cli-., tons ces grands seiirneurs, les crimes, loules cos belles dames, les lurpiiu, clients, eunuques ct s< i Faites, publicainset pharisi'-ns. Cola n'emp«''che i»as la r«- publique de remercier Juvenal el le temple d'approuvtr Jesus. Isaie, Jiiv»3nal, Dante, ce sont des vierges. Remarquez leurs yeux baisses L'ne clarte sort de leurs cils sev^res. II y a de lachastete dans la colere du juste conlre I'injusle. LMmprecation peut etre aussi sainte que Thosanna, el Tin- dignation, I'lndignation honn^te, a la pureie meme de la vertu. En fait de blancheur, Tecume n'a rien a envier a la neige. Ill L'histoire entiere constate la collaboration de I'art au progres. Diclus oh hoc lenire tigre.<. Le rhythme est un»^ puissance. Puissance que le moyen age connait el subit non moins que rantiquite. La deuxieme barbarie, la bar- baric feodale, redoute, elle aussi, cette force, le vers. Les barons, peu tiraides, sont interdits devanl le poete; qu'est- ce que c'est que cet homme? lis craignent qu'une nude chanson ne soil chanlee. L'esprit de civilisation est avec cet inconnu. Les vieux donjons pleins de carnage ouvrent leurs yeux fauves el flairent Tobscurite; Tinquietude les prend. La feodaliie trjssaille, Tantre est trouble. Les dra- 262 SIIAIvESI>KAllK. gons et lej? hydres soiu mal a Taise. L'oiirquoi? c'ei.'t qu'il y a un clieii invisible. II est curieux de constater cette puissance de la poesie aux pays ou la sauvagerie est la plus epaisse, particuliere- ment en Angleterre, dans cotte derniere profondeur feo- dale, peniiiLS loLo divisos orbe brilannos. A en croire U legcnde, forme de Thistoire aussi vraie et aussi faussft qu'une autre, c'est grace a la poesie que Colgrim. assieg6 par les bretons, est secouru dan? York par son frere Bar- dulph le saxon; que le roi Awlof penetre dans le camp, d'Aihelstan; que Werburgh, prince de Northumbre, est" delivre par les gallois, d'ou, dit-on, cette devise celtique du prince de Galles : Ich dirn: qu'Alfred, roi d'Angleterre, triomphe de Gitro, roi des danois, et que Richard GoBur de Lion sort de la prison de Losenstein. Ranulph, comte de, • Chester, attaque dans son chateau de Rothelan, est sauv6 par rint^rvention des minstrels, ce que constatait encore sous Elisabeth le privilege accorde aux minstrels pa^^ tronnes par les lords Dalton. t, Le poete avait droit de repriraande et de menace. En^ 1316, le jour de la PentecOte, Edouard II etant a table danai la grande salle de Westminster avec les pairs d'Angleterre^ une femme minstrel entra a cheval dans la salle, en fit le tour, salua Edouard II, predit a voix haute au mignoa Spencer la potence et Tcmasculation par la main du bourr reau, et au roi la corne au moyen de laquelle un fer rouge lui serait enfonce dans les intestins, deposa sur la table devant le roi une lettre, et s'en alia; et personne ne lui dit rien. Aux fetes, les minstrels passaient avant les pretres, et etaient plus honorablement traites. A Abingdon, a une fete de la Sainte-Croix, chacun des douza pr6tres Ytr.\i.t quatre pence, et chacun des douze minstrels deux shel* lings. Au.prieure de Maxtoke, Tusage etait qu'on fit sou- per les niinstrels dans la chambre Peinte, eclairee par huit glosses chandelles de circ. A mesure qu'on avance vers le nord. il semble que le grandissement do'la brume grandisse le poete. En Ecosse, il est enorme. Si quelque chose depasse la legende des rhapsodes, c'est la legende des scaldes. A Tapproche d'fi- LE BEAU SEHVlTEth DL VRAl. louani emblait coupable; on cliassait I'abbe de Saint-Pierre de I'academie pour Tavoir fait. Expiils'on qui parait unpen severe a une epoqu*^ ou la bergerie gagnait jusqu'a Fonte- nelle et ou Saint-Lambert inventait Tidylle a Tusage de la noblesse. L'abbe de Saint-Pierre a laisse derriere lui un mot et un songe; le mot est de lui: Biejifaisance ; le songe est de nous tous : Fralernile. Ge songe, qui faisait ecumer le cardinal de Polignac et sourire Voltaire, n'est plus si perdu qu'il Petait dans les brumes de Pimprobable; il s'est un pen rapproche; mais nous n'y touchons pas. Les peuples, ces orphelins qui cherchent leur mere, ne tien- nent pas encore dans leur main le pan de la robe de la paix. 11 reste autour de nous une quantite sufBsante d'escla- vage, de sophisme, de guerre et de mort pour que Pesprit de civilisation ne se dessaisisse d'aucune de ses forces. Tout le droit diviii ne s'est pas dissipe. Ce qui a ete Ferdi- nand VII en Espagne, Ferdinand II a Naples, George IV en Angleterre, Nicolas en Russie, cela flotte encore. Un reste de spectres plane. Des inspirations descendeut de cette nuee fatale sur des porte-couronne qui mediteut accoudes sinistrement. La civilisation n'en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec les proprietaires de peuples, et avec les hallucines legitimes et hereditaires, qui s'affirment ma- jestes par la grace de Dieu, et se croient sur le genre humain droit do manumission. 11 importe de faire un peu obstacle, de montrer au passe de la mauvaise volonte, et d'apporter a ces liommes, a ces dogmes, a ces chimeres qui s'obstinent, quelque empechement. L'intelligence, la pensee, la science, Part severe, la philosophic, doivent veiller et prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en mouvement de vraies armees. II y a des Polognes egorgees a Phorizon. Tout man aouci, disait un poete contemporain mort recemment, c'csi la fu/ncc de moncigare. Moi aussi, j'ai pour souci une fumee, la funiee des villcs qui briilent la-bas. Done chagrincns les maitres, si nous pouvons. LK IlKAT SKKVITEL'U DT VIIAI. 205 Refaisons le plus hiiut possible la leron du jusln ct d<*^ rinjusic, (111 droit et d*; rusurpalioii, du si'rmrnl ct du parjurc, du bicu ct du mal, du fas el nrfna : urrivons avec loutcs iios vi illes aiili theses, comme ils di>eiit. Kaisons contrasttT cc qui doit t-tre avec ce qui est. Mrtlons de la clai to dans toutes cos clioscs. Apporlez de la luniii'MM', vous qui en avez. Opposons dogme ii doirme, principo k priii- cipc, enei'f^ie a entrteiiient, vorite ii imposture, reve i reve, le rOve d<^ ravoiiir au rtive du j)asse, la liberte au dospotisme. On pourra s'asseoir, s'etendre tout de son long, et achevor do fumer le ciizare de la poesie de fan- taisie, et rire au Decameron de Boccace avec le doux ciel bleu sur sa tete, le jour ou la souverainetc d'un roi sera exactement de ni»Mne dimension que la liberie d'un homme. Jusque-h\ peu de sommeil. Jc me defie. Mettez des sentinelles partout. N'attendez pas des des- potesenorniemcnt d'afiranchissement. Delivrez-vous vous- memes, toutes les Polognes qu'il y a. Decrochez I'avenir de votre propre main. IN'esperez point que votre chaine se forge d'elle-meme en clef des champs. Allons, enfants de la patrie. faucheurs des stei>pes, levez-vous. Ayoz dans les bonnes intentions des czars orthodoxes juste assez de foi pour prendre les amies. Les hypocrisies et les apo- logies, etant piego, sont un danger de plus. Nous vivons dans un temps ou Ton voit des orateurs louer la magnanimite des ours blancs et rattcndrissemenl des pantheres. Amnistie, clemence, grandeur d'ame, une ere de feiicite s'ouvre, on est paternel, voyez tout ce qui estdeja fait; il ne faut point croire qu'on ne marche pas avec son siecle, les bras augustes sont ouverts, raltachez- vous aPempire; la Moscovie est bonne, regardez comme les serfs sont hcureux, les ruisseaux vontetredelait, pros- perite, liberte, vos princes gemissent comme vous sur le passe, ils sont excellents; venez, ne craignez ritii, petits, petits! Quant a nous, nous en convenons, nous sommes de ceux qui ne raettent nul espoir dans la glande lacrymale des crocodiles. Les diflormites publiq.^es regnantes imposent i la con- science du penseur, philosophe ou poete, des obligations austeres. Incorruptibilite doit tenir tete h, corruption. 1} 2G5 SHAKESPKAUE. ■est plus que jamais necessaire de montrer aux homines I'ideal, ce miroir oii est la face de Dieu. II existe en lltterature < t en phllosophie des Jean-qui- pleure-et-Jean-qui-rit, des H6raclites masques d'un Demo- crite,, hommes souvent tres grands, comme Voltaire. Ce sont des ironies qui gardent leur serieux, quelquefois tra- gique. Ces hommes-la, sous la pression des pouvoirs et des prejuges de leur temps, parlent a double sens. Un des plus profonds, c'est Bayle, Thomme de Rotterdam, le pulssaii|> penseur. (Ne pas ecrire Beyle.) Quand Bayle emet aveo sang-froid cette maxime : « 11 vaut mieux afiaiblir la grace d'une pensee que d'irriter un tyran », je souris, je connais riiomme: je songe au persee;ute presque proscrit, et je sens bien qu'il s'est laisse aller a la tentation d'affirmer,. uniquement pour me donner la demangeaison de contes- ter. Mais quand c'e — Cos clioses, >•. Guilli\ (juaiul il k's ccrivait, avail soixaule ans. I.'in<;;;'i.- reiice au bieii et au mal porto a la ItHc, on prut eii •Hre ivre, {'I voili on Ton arrive. La Icron est trisle. Sombre spectacle. Ici rilote est un es|)rit. Lne citation pout Hre un pilori. Nous clouons sur la voie publique ce> luirubros phrases, c'est notre devoir. Gcellie a ecril ceia. (Ju'on s'en souvienne, rl que per- sonne, parmi Ics poi'tes, ne relombe |)lus dans celle faute. Enlrer en passion pour le bon, pour le vrai, pour le juste; sourtVir dans les souffrants; tous les coups frappes par tons los bourreaux sur la chair huniaine, les s«;ntir sur son ame; elre llagelle dans le Christ et fusli'^e duns Ic nei,n*e; s'atlermir et se lamenter; es.'alader, lilnn, c«*tte cinie farouche oil Pierre et Cesar font fraterniser leurs glaives, gladium (/lad to copulemus ; entasser dans cette escalade TOssa de Tideal sur le Pelion du reel; faire une vaste repartition d'esperance; profiler de Tubiquite du livre pour etre partout a la fois avec une pensee de conso- lation; pousser pele-mei*^ honimes, fenimes, enfants, blancs, noirs, peuples, bourreaux, tyrans, victimes, imposteurs, i^moranls, proleUires, serfs, esc!aves, maitres, vers Tave- nir, precipice aux uns, delivrance aux autres ; aller, eveiller, hater, marcher, courir, penser, vouloir, a la bonne heure, voila qui ( st bien. Cela vaut la peine d'etre poete. Prenez garde, vous perdez le calme. Sans doute, mais je gugne la colore. Viens me souffler dans les ailes, ouraL':an! II y a eu, dans C's dernieres annees, un instant ou Tim- passibilite etait recommandee aux poetes corame condi- tion de divinite. fitre indiflt^rent, cela s'appelait etro olynipien. Oii avait-on vu cela? Voila un Olympe guere ressemblant. Lisez Homere. Les olympiens ne sont que passion. L'humanite demesurec, telle est leur divinite. lis combattent sans cesse. L'un a un arc, Tautrc une lance, Pautre une epee, Pautre une inassue, I'autre la loudre. I y en a un qui force les leopards a le trainer L"n autre, la sagesse, a coupe la tete de la nuit herissee de serpents et Pa clouee sur son bouclier. Tel est le calme des olympiens. 268 SHAKESPEARE. Leurscoleres font rouler des tonnerres 4'un bout a Tautre de riliade et de I'Odyssee. Ces coleres, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poete qui les a est le vrai olympien. Juvenal, Dante, Agrippa d'Aubigne et Milton avai^nt ces coleres. Moliere aussi. L'ame d'Alceste laisse echapper de toutes parts I'eclair des « haines vigoureuses ». C'est dans le sens de cette haine du mal que Jesus disait : Je siiis veiiu appurler la guerre. J'aime Stesichore indigne, empechant Talliance de la Grece avec Plialaris, et combattant a coups de lyre le tau- reau d'airain. Louis XIV trouvait Racine bon k coucher dans sa chambre quand il etait, lui le roi, malade, faisant uinsi du poete le second de son apothicaire, grande protection aux lettres;. mais il ne demandait rien de plus aux beaux esprits, et riiorizon de son alcove lui semblait sufRsant pour eux. Un jour, Racine, un peu pousse par madame de Maintenon^ s'avisa de sortir de la chambre du roi et de regardcr le galetas du peuple. De la un memoire sur la detresse publique. Louis XIV frappa Racine d'un coup d'oeil meur- trier. Mal en prend aux poetes d'etre gens de cour et de faire ce que leur demandent les maitresses du roi. Racine, sur la suggestion de madame de Maintenon, risque une remontrance qui le fait chasser de la cour, et il en meurt; Voltaire, sur I'insinuation de madame de Pompadour, aventure un madrigal, maladroit k ce qu'il parait, qui le fait chasser de France, et il n'en meurt pas. Louis XV, en lisant le madrigal [el r/ardez tons deux vos conqaeLes), s'etait eerie : Que ce VoUaire est bete! II y a quelques annees, « une plume fort autorisee », comme on dit en patois academique et officiel, ecrivait ceci : — « Le plus grand service que puissent nous rendre « les poetes, c'est de n'etre bons a rien. Nous ne leur demandons pas autre chose. » Remarquez Tetendue et Tenvergure de ce mot, les poetes, qui comprend Linus, Musee, Orphee, Homere, Job, llesiode, Moise, Daniel, Amos, I^zechiel, Jsaie, Jeremie, Esope, David, Salomon, Eschyle, Sophocle, Kuripide, Pindare, Archiloque, Tyrtee, Stesichore, Menandre, Platon, Asclepiade, Pylhagore, U: lilwVU SKUVITKL'H DIJ VUAJ :.,y .\narr»'M)ii. Tlirocnite, Liicivce, Plautc, T/toiicl-, \ii-iI«', Floiur-c. Caltillo, Juvenal, Afuiico, Liicain, Pcrso, Tibulle, SriKMiuf, IVjtrarquo, 0>siaii, Saadi, Fenlousi, Danle, Cervantes. Cahieron, Lopedc Xri^a, Chancer, Sliak'-siu-aro, Caniorns, Marot, Honsard, Uri^nier, Airrippa d\\ul)i:rn«^, Malherbe, Sei^'rais, Maean, Millon, Pierre Cornrillf, Moliere, Hacine, Boilraii, La Fonlain«\ F(tnt»'n<'lk', |{«»i:nard. I.e Saue, Swift, Voltaire, Diderot, IJcaiimarehais, S.-daino, J<-an- .laoqiies llousseaii, Andre ClxMiicr, KIopst«)rk, I.essinjr, Wielind, Schiller. Ci(ethe, Iltdltnann. Alfieri, Chatoau- !)riand, Hyron, Shtdley, Woodsworth. Burns, Walter Scott, l?alzac, Mtissct, Beranu:er, Pellico, Viirny, Dumas, Ceorije Sand, I.aniarline, declares par Poracle t bons a rien n, et ayant i'inntilite pour excellence. Cette phrase « reussie >-, II ce quMl parait, a et«; fort repetee. xNous la repetons ii notre tour. Quand Taplomb d'un idiot arrive ii ces propor- tions, il nierite enregistrement. L'ecrivain (pii a mis ces aphorisnies est, h ce qu'on nous assure, un deshautspcr- sonnages du jour. Nous n'y faisons point d'objection. Les q:randeurs ne diminuent pas les oreilles. Octave-Auguste, le matin de la balaille d'Actium, ren- contra un ane que Tanier appelait 1 riamphus ; ce Trium- phus doue de la faculte de braire lui parut de bon auirure ; Octave Vuguste gagna la bataille, se souvint de Triumphus, le fit sculpter en bronze et le mit au Capitole. Cela fit un ^ine capitolin, mais un ane. On coniprend que les roisdisent au poete : Sois inutile; mais on ne comprend pas que les peuples le lui disent. C'est pour le peuple qu'est le poiite. Pro populo poeta, ecrivait Agrippa d'Aubigae. lout a tons, criait saint Paul. Qu'est-ce qu'un esprit? G'est un nourrisseur d'ames. Le poete est a la fois fait de menace et de proraesse. L'inquie- tude qu'il inspire aux oppresseurs apaise et console les opprimes. G'est la gloire du poete de mettre un mauvais oreiller au lit de pourpre des bourreaux. C'est souvent grace a lui que le tyran se reveille en disant : J'ai mal dormi. Tons les esclaves, tons les accablements, toutes les douleurs, toutes les impostures, outes les detresses, toutes les faims et toutes les soifs, ont droit au poete; il a un cr^ancier, le genre humain. 270 SHAKESPEARE. Etrele grand serviLeur, certes, cela ii^6te rien au poete. Parce que, dans Toccasion et pour le devoir, il aura pousse le cri d'un pcuple, parce qu'il a, quand il le faut, dans la poitrine le sanglot de Thumanite, toutes les voix du mystere n"en chantent pas moins en lui. Parler si liaut, cela ne I'empeche point de parler bas. 11 n'en est pas moins le confident et quelqucfois le confesseur des coeurs. II n'en est pas moins en tiers avec ceux qui aiment, avec ceux qui songent, avec ceux qui soupirent passant sa tete dans Tombre entre deux tetes d'amoureux. Les vers d'amour d'Andre Clienier avoisinent sans desordre et sans trouble I'lambe courrouce : « Toi, vertu, pleure si je meurs ! » Le poete est le seul etre vivant auquel il soit donne de tonner et de chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le fremissement de la feuille. II vient pour une double fonction, une fonction individuelle et une fonction publique, et c'est a cause de cela qu'il lui faut, pour ainsi dire, deux ames. Ennius disait : J'en at irois. Une ame osque, une dme grecque et une dme laline. II est vrai qu'il ne faisait allu- sion qu'au lieu de sa naissance, au lieu de eou education et au lieu de son action civique, et d'ailieurs Ennius n'etait qu'une ebauche de poete, vaste mais informe. Pas de poete sans cette activite d'ame qui est la resul- tante de la conscience. Les lois morales anciennes veulent etre constatees, les lois morales nouvelles veulent etre revelees; ces deux series ne coincident pas sans quelque effort. Get effort incombe au poete. 11 fait a cliaque instant fonction de philosophe. II faut qu'il defende, selon le cote menace, tantot la liberte de Tesprit humain, tant6l la liberte du coeur humain, aimer n'etant pas moins sacre que penser. Rien de tout cela n'est Tart pour Tart. Le poete arrive au milieu de ces allants et venants qu'on nomme les vivants, pour apprivoiser, comme TOrpliee antique, les mauvais instincts, les tigres qui sont dans rhomme, et, comme I'Amphion legendaire, pour remuer toutes les pierres, les prejuges et les superstitions, meitre en mouvement lels blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebatir la ville, c'est-a-dire la societe. Que ce service rendu, cooperer iila civilisation, entralna LE IJEAU SliliVITKUH DU VHAI. JTr (icpprdilioii dc beauUJ pour la po<^sle el dc diprnil** pour I*, poelc, on lie pcut t'lioiicor cclUi proposition varjs sourire. TouIl's ses prices, tous sos cliarmes, tous scs prosilgcs, I'art utile los conserve et les ausrinente. En vcTite, parcc qu'il a pris fait et cause pourProniethee, riiornmc-pro?r6'», crucilic sur le Caucasc par la force et ronge vivant par la haine, Kschyie n'cst point rapetisse; parce qu'il a dcsserr^ les liiratures de Tidoldtrie, parce qu'il a d6gas6 la pcnsde huniaine des bandelcttes des religions nouees sur elle, arrtis nodis rpUigionnm^ Lucrece n'est point diminud*; la llotrissure des tyrans avec le fer rouge des propheties n'amoindrit pas Isaie; la defense de sa patrie ne gite point Tyrtee. Le beau n'est pas degrade pour avoir servi a la liberty et i ramolioration des multitud(\«i humaines. In peuple affranchi n'est point uneniauvaise fin tie strophe. Non, rulilite patriotique ou revolutionnaire n'Ote rien k la poesie. Avoir abrite sous ses escarpements ce serraent redoutable de trois paysans d'ou sort la Suisse libre, cela n'empeche pas rimmense GriUli d'etre, a la nuittombante, une haute masse d'ombre sereine pleine de troupeaux, oii I'on entend d'innombra))les clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du crepuscule. TROISIEME PARTIE CONCLUSION 18 LIVRE I APRES LA MORT SHAKESPEARE. L'ANGLETERRE i Ell 178/i, Ronaparto avail qiiinze an> : il arriva fir- Brienne i I'Ecok' inililairo de Paris, conduil, liii (|ualri«Miif, |)ar un religieux ininiine; il inoiila cent soixaiite-treizo marches, I portant sa petite valise, et parviiit, sous les conibles, h la rj chambre de caserne qifil devait habiter. Cette chambre avail deux lits et pour fenetre une lucarnc ouvrant sur la grande cour de TEcole. Le mur elaitblanchi a la cliaux, les jeunes predecesseurs de Bonaparte I'avaient un peu charbonne, et le nouveau venu put lire dans celte cellule ces quatre inscriptions que nousy avons lues nous-meme il y a trente-cinq ans : — « One epaulette est bien longue a « gagner. De Monlgivray. — Le plus beau jour de la vie « est celui d'uiie bataille. Vicomle de TbUeniac. — La vie «« n'est qu'un long niensonge. Le chevalier Adolphe Delmas. \ re, Posprit restc Pesprit. C'cst lui qui dirale dernier mot. Le calife Almanzor fait cracher le peuple sur Averro^s i la porte de la mosquee de Cordoue, le due d'York crache en personne sur Milton, un Hohan, quasi-prince, due up fiaifjne, Rohan siiii^essaie d'assassiner Voltaire h coups de baton, Descartes est chasse de France de par Aristote, Tasse paie un baiser a une princesse de vingt ans de cabanon, Louis XV met Diderot ^ Vjncennes, ce sont li des incidents, nefaut-il pas qu'ily ait desnuages? Cesapparences qu'on prenaitpourdesrealites, ces princes, ces rois, se dissipent; il ne demeure que ce qui doit de- menrer, I'esprit humain d'un C(>te, les esprits divins de Tautre. la vraie ceuvre et les vrais ouvriers, la sociability k completer et a feconder, la science cherchant le vrai, Tart creant le beau, la soif de la pensee, tourment et bon- heur de Thorn me, la vie inferieure aspirant a la vie supe- rieure. On a affaire aux questions reelles, au progres dans rintelligencc et par Tintelligence. On appelle i Taide les poetes, les proplietes, les philosophes, les inspires, lespen- seurs. On s'aperroit que la philosophic est une nourri- ture et que la poesie est un besoin. 11 faut un autre pain que le pain. Si vous renoncez aux poetes, renoncez a la civilisation. 11 vient une heure oii le genre humain est tenu de compter avec cet histrion de Shakespeare et ce mendiant d'Isaie. lis sont d'antant plus presents qu'on nelesvoit plus. Une foismorts, ces 6tres-l^ vivent. Comment ont-i!s vecu? Quels hommes etaient-ils? Que savons-nous d'eux? Quelquefois peu de chose, comme de Shakespeare; souvent rien, comme de ceux des vieux age^. Job a-t-il existe?Homere est-il un, ou plusieurs? Meziriac fait droit tsope, que Planude fait bossu. Est-il vrai que le prophete Ose'^ pour montrer son amour de sa patrie, mSme tombee en opprobre et devenue infame, ait epouse une prostituee, et ait nomme ses enfants Deuil. Famine, Honte, Peste et Misere? Est-il vrai qu'Hesiode doive Stre partage entre Cumes en Eolide ou il etait ne et Ascra en Beotie ou il aurait cte eleve? Velleius Paterculus le fait posterieur de cent vingt ans a Homere dont Quintilien le 280 SHAKESPEARE. fait contemporain; lequel des deux a raison? QuMmporte! les poetes sont morts, leur pensee regne. Ayant ete, ils sont. lis font plus de besogne aujourd'hui parmi nous que lorsquMls etaient vivants. Les autres trepasses se reposent, les morts de genie travaillent. lis travaillent a quoi ? A nos esprits. Ils font de la civi- lisation. Tout [mil sous six pieds de terre! Non, tout y commence. Non, tout y germe. Non, tout y eclot, et tout y croit, et tout en jaillit, et tout en sort ! G'est bon pour vous autres, gens d'epee, ces maximes-la. Couchez-vous, disparaissez, gisez, pourrissez. Soit. Pendant la vie, lesdorures, les caparacons, les tambours et les trompettes, les panoplies, les bannieres au vent, les vacarmes, font illusion. La foule admire du cote ou est cela. Elle s'imagine voir du grand. Qui a Je casque? qui a la cuirasse? qui a le ceinturon? qui est eperonne, mo- rionne, empanache, arme? le triomphe a celui-la! Ala mort, les differences eclatent. Juvenal prend Annibal dans le creux de sa main. Ge n'est pas le c6sar, c'est le penseur qui pent dire en expirant : Dens fio. Tant qu'ilest un homme, sa chair s'in- terpose entre les autres hommes et lui. La chair est nuage sur le genie. La mort, cette immense lumiere, survient, et penetre cet homme de son aurore. Plus de chair, plus de matiere, plus d'ombre. L'inconnu qu'il avait en lui se ma- nifesteet rayonne. Pourqu'un esprit donne toute sa clarte, il lui faut la mort. L'eblouissement du genre humain com- mence quand ce qui etait un genie devient une ame. Un livre oii il y adu fantOme est irresistible. Qui estvivantne paraitpasdesinteresse.On sedefiedelui. On le conteste parce qu'on le coudoie. Etre un vivant, et etre un genie, c'est trop. Celava et vient comme vous, cela marche sur la terre, cela pese, celaofiusque, eelaobstrue. II semble qu'il y ait de Timportunite dans une trop grande presence. Les hommes ne trouvent pas cet homme-la assez leur semblable.,i>Jous I'avons dit deja, ils lui en veulent. Quel est ce privilcgie?Ce fonctionnaire-li n'est point des- tituable. La persecution ruugmente, la decapitation le cour APUKS LA MOHT. i.^l ronne. On no peut rirn contrc lui, ri«'n pour liii. rit-n sur liii. II est responsabic, inais pas e do travcrs par les autrfs poiiplos, r'cst dc la grandeur dcsintcrcsst';*' ; Sliakospcarc liii on domir. Iljolle cette poiirpro sur los opauh.'s do sa palrio. II ost cosmopo- lite el universci |)ar la renoniniet'. II dobordo d«^ toiitos parts I'de et reiroisrno. Oiez Shakospcaro a rAnglciorro el voyez do combien va sur-le-clianip decroitro la rovcrbe- ration lumineu.se de cette nation. Shakespoaro modifie en beau le visage anglais. II diminue la ressemblance do I'Angleterre avec Carlha!;e. Signification otrange do I'apparition des geni.'s! il n'ost pas ne un grand poete a Spartc, il n'est pas no un grand poete d Carthage. Cela condamne ces deux villes. Creusez et vous Irouvez ceci : Sparte n'est que la ville de la logiquo ; Carthage n'est que la ville de la matiere; a Tune et iYTautre Tamour fait defaut. Carthage immole ses enfants par le glaive, et Sparte sacrifie ses vierges par la nudite; Tinno- cence est luee ici, et la pudeur la. Carthage ne connait que ses ballots et ses caisses; Sparte se confond avec la loi; c'est lii son vrai territoire; c'est pour les lois qu'on meurt aux Thermopyles. Carthago est dure. Sparte est froide. Ce sont deux republiques a fond de pierre. Done pas de livres. L'eternelsemeur qui ne se trompe jamais n'a pasouvert sur ces terres ingrates sa mainpleine de genies. On ne confie pa^ oe froment k la roche. L'heroisme pourtani ne lour est point refuse; elles auront au besoin, soit le martyr, soil lecapitaine; L6o- nidas est possible a Tune et Annibal k Tautre; mais ni Sparte ni Carthage ne sont capubles d'Homere. II leur manque ce je ne sais quoi de teudre dans le sublime qui fait jaillir des entrailles dun peuple le poete. Cette ton- dresse latente, ce (lebile nesciit quid, I'Anirleterre la. Preuve, Shakespeare. On pourrait ajouter aussi : preuvo, Wilberforce. L'Angleterre, marchande comme Carthage, legale comme Sparte, vaut mieux que Sparte et Carthage. Elle est iio- noree de cello exception auguste, un poete. Avoir enfante Shakespeare, cela grandit I'Angleterre. La place de Shakespeare est parmi les plus sublimes (ians cette elite de genies absolus qui, de temps en temps 284 SHAKESPEARE. accrue d'un nouveau venu splendide, couronne la civili- sation et eclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakespeare est legion. A lui seul il contre-ba- lance notrc beau dix-septieme siecle frangais et presque le dix-huitieme. Quand on arrive en Angleterre, la premiere chose qu'on cherche du regard, c'est la statue de Shakespeare. On trouve la statue de Wellington. Wellington est un general qui a gagne une bataille en collaboration avec le hasard. Si vous vous obstinez, on vous mene a un endroit nomme Westminster oii il y a des rois, une foule de rois; il y a aussi un coin qu'on appolle coin df.s fjoetes. La, dans I'ombre de quatre ou cinq monuments deniesures oii res- plendissent en marbre et en bronze des inconnus royaux, on vous montre sur un petit socle une figurine et sous cette figurine cenom : AVilliam Shakespeare. Du reste, des statues partout ; des statues en veux-tu en voila; statue pour Charles, statue pour Edouard, statue pour Guillaume, statues pour trois ou quatre George, dont un idiot. Statue Richmond a Huntly; statue JSapier i Portsmouth; statue Father Mathew a Cork; statue Herbert Ingram je ne sais plus oii. Avoir bien fait faire I'exercice aux riflemen, cas de statue ; avoir bien commande la ma- noeuvre aux horse-guards, cas de statue. Avoir ete le sou- teneur du passe, avoir depense toute la richesse de I'Angleterre a soudoyer une coalition de rois centre 1789, centre la democratic, centre la lumiere, centre le mou- vement ascensionnel du genre humain, vite un piedestal a cela, uno statue a M. Pitt. Avoir vingt ans combattu sciemment la verite, dans Tespoir qu'elle serait vaincue, s'apercevoir un beau matin qu'elle a la vie dure, qu'elle est la plus forte et qu'il pourrait bien so ifaire qu'elle filt chargee de composer un cabinet, et alors passer brus- quement de son cote, autre piedestal, une statue c\ M. Peel. Partout, dans toutes les rues, sur toutes les places, h chaque pas, de gigantesques points d'admiralion sous forme de colonnes; colonne au due d'York, qui devrait, celle-la, etre faite en point d'interrogalion; colonne a Kelson, montrce da doigt par le spectre de Caracciolo; coloiuie k APR£S LA MOHT. Wellinj^ton deji iiomm«^; colonne pour loul \c inondc ; il suflfit d'avoir iin peu tralne iin sal)re. A (luernesey. au bord do la rnor, siir un promonloiro, urio haiitf colonne, pareillc a un pliarr, prosqiic iinc tour. Cela «»vi frappc de la foudre. Ksrhyle s'^n contonlerait. Pour qui osi-cf? pour !•' ffenrral Doyle. Qui ra lo grni^ral Doyl»'7 un p-nrral. Ou'a-t-il fait, co ircin'ial? il a |)erco dos routos. \ sps frais? non, aux frais drs habitants. Colonnr. Uien pour Shake- speare, rien pour Milton, rirn |)our Newton; le nom de Byron est obscene. LWngleterre en est la, un illusire et puissant peuple. Ce peuple a beau avoir pour «''claireur <^t pour f^uidc cette genereuse pn'sse britannique qui est plus que libre, qui est souveraine, et qui par d'innombrables journaux excellents fait la liimi«".'re i la fois sur loutes les questions, il en est li; et que la France ne rie pas trop haut avec sa statue de \«»grier, ni la Belgique avec sa statue de Belliard, ni la Priisse avec sa statue de Bliicher, ni I'Autriche avec la statue qu'elle a probablement de Schwartzenberg, ni la Russie avec la statue qu'elle doit avoir deSouwarofl. Si ce n'est pas Schwartzenberg, c'est Windischgraetz; si ce n'est pas SouwarotT, c'est KutusoflT. Soyez Paskiewitch ou Jellachich, statue ;soyezAugereau ou Bessieres, statue; soyez le premier Arthur \Vellesley venu, on vous fera colosse, et les ladies vous dedieront vous-merae k vous-meme, tout nu, avec cette inscription : Achille. Ln jeune honirae de vingt ans fait cette action heroique d'epouser une belle jeune fille; on lui dresse des arcs de triomphe, on vient le voir par curiosite, on lui envoie le grand cordon comme au lendemain d'une bataille, on couvre les places publiquesde feux d'arlifice, des gens qui pourraient avoir des barbes blanches raettent des per- ruques pour venir le haranguer presque h genoux, on jette en fair des millions sterling en fusees et en petards aux applaudissements d'une multitude en haillons, (|ui ne mangera pas demain; le Lancashire aflfame fait pendant i lanoce; ons'extasie, on tire le canon, on sonne les cloches, Rule, Britantii'n! Cod save! Quoi, ce jeune homme a la bonte de faire celal quelle gloire pour la nation! Admi- ration universelle, un grand peuple entre en frenesie, une 286 SHAKESPEARE. grande ville entre en pamoison, on loue un balcon sur le passage du jeune homme cinq cents guinees, on s'entasse, on se presse, on se foule aux roues de sa voiture, sept femmes sont ecrasees par renthousiasme, leurs pelits enfants sont ramasses raorts sous lespieds, cent pcrsonnes, un peu etouffees, sont portees a Thopital, la joie est inex- primable. Pendant que ceci se passe k Londres, le per- cement de risthme de Panama est remplace par la guerre, la coupure de Fisthrae de Suez depend d'un Ismail pacha quelconque ; une commandite entreprend la vente de I'eau du Jourdain a un louis la bouteille; on invente des mu- railles qui resistent a tons les boulets, apres quoi on invente des boulets qui detruisent toutes les murailles; un coup de canon Armstrong coute douze cents francs; Byzance contemple Abdul-Azis; Rome va a confesse; les grenouilles, mises au gout par la grue, demandent un heron; la Grece, apres Othon, reveut un roi; le Mexique, apres Iturbide, reveut un empereur: la Chine en veut deux, le roi du Milieu, tartare, et le Roi du Ciel Tien- Wang), chinois... — terrel trone de la betisel III La gloire de Shakespeare est arrivee en x\ngleterre du dehors. II y a eu presque un jour et une heure ou Ton aurait pu assister a Douvres au debarquement de cette renommee. II a fallu trois cents ans pour que TAngleterre com- meuQat a entendre ces deux mots que le monde entier lui crie k Toreille : WiUiam Shakespeare. Qu'est-ce que TAngleterre? c'est Elisabeth. Pas d'incar- nation plus complete. En admirant Elisabeth, TAngleterre aime son miroir. Fiere et magnanime avec des hypocrisies etranges, grande avec pedanterie, hautaine avec habilete, prude avec audace, ayant des favoris, point de maitres, chcz die jusque dans son lit, reine toute-puissanle, Cemme APHES LA MOUT. *:87 ina(!oo?siblc, ^lisaboth est viergft comme PAnglcterre est fl(*. Coiiiino l\'\iii;let(MTe, clle s'inlitulc Itup/'rulrice dc la mcr, lUisUea f/iaris. Un(3 profoiidour rtMloutabU;, oi'i se dechaincnt les coleres qtlidccapiteiit Kssox ot lesi(;nip/en comme tous les poeles (Rev. John AVheeler), le puritanisme a Touie delicate. Intolerance et inconsequence sont sceurs. D'ailleurs, quand il s'agit de proscrire et dcdamner, la lo- gique est de trop. Lorsque Shakespeare, par la bouche d'Othello, appelle Desdemona whore, indignation generale, revolte unanime, scandale de fond en comble, qu'est-ce que c'est done que ce Shakespeare? Toutcs les sectes Ijibliques se bouchent les oreilles, sans songer qu'Aaron adresse exactemcrit la meine opithete i Sephora, femme de Moise. 11 est vrai que c'est dans un apocrypho, la Vie de Moise. Mais les apocryphes sont des iivrcs tout aussi au- thentiques que les canoniques. r. APRES LA MOHT. 289 De li en Anglcterre, pour Sliakcspeare, un fonds de froideur irreductible. Ce qu'filisabeth a 6\6 pour Shake- speare, TAngleterre Test encore. Nous le craignons du moins. Nous serious heureux d'(}tre dementi. Nous sommes pour la gloire de TAngleterrc plus ambitieux que I'Angle- lerre elle-mome. Ceci ne peut bii d^'plaire. L'Angleterre a une bizarre institution, « Ic poete lau- reat », laquelle constate les admirations otTicielles et un peu les admirations nationales. Sous Elisabeth, et pendant Shakespeare, le poete d'Angleterre se nomrae Drummond. Certes, nous ne sommes plus au temps oii Ton afTichait : Macbeth, opera de Shakespeare, allere par sir William Davenant. Mais si Ton joue Macbeth, c'est devant peu de public. Kean et Macready y ont echoue. A Theure qu'il est, on ne jouerait Shakespeare sur aucun th^^tre anglais sans effacer dans le texte le mot Dieu partout ou 11 se trouve. En plein dix-neuvi^mesiecle, le lord chambellan pese encore sur Shakespeare. En An- glcterre, hors de Teglise, le mot Dieu ne se dit pas. Dans la conversation, on remplace God par goodness (bonte). Dans les Editions ou dans les representations de Shakes- peare, on remplace God par heaven (le ciel). Le sens louche, le vers boite, peu importe. Le loyer pour caracteriser tout le mouvement litteraire qu'il est inique de I'employer pour qualifier toute la re- volution politique; il y a dans cesdeux phenomcnes autre chose que 93. Mais ce mot, 93 litleraire, avait celade rela- tivement exact qu'ilindiquait, confus^ment maisr^ellement, Torigine du mouvement litteraire propre a notre 6poque, tout en essayant de le deshonorer. Ici encore la clairvoyance de la haine etait aveugle. Ses barbouillages de boue au front de la verite sont dorure, lumiere et gloire. La Revolution, tournant climaterique de Thuraanite, se compose de plusieurs annees. Chacune de ces annees ex- prime une periode, repr^sente un aspect ou realise un or- gane du phenomene. 93, tragique, est une de ces annees colossales. II faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche. ficoutez-en sortir I'annonce enorme. Inclinez-vous, et restez effare, et soyez attendri. Dieu la premiere fois a dit lui-meme fiat lux, la seconde fois il Ta fait dire. Par qui ? Par 93. Done, nous hommes du dix-neuvieme siecle, tenons a honneur cette injure : — Vous rtes 93. Mais qu'on ne s'arrete pas la. Nous sommes 89 aussi bien que 93. La Revolution, toute la Revolution, voil^ la source de la litterature du dix-neuvieme siecle. Sur ce, faites-lui son proces, a cette litterature, ou son triomphe, haissez-la ou aimez-la, selon la quantite d'avenir que vous avez en vous, outragez-la ou saluez-la; peu lui importent les animosites et les fureurs! elle est la deduc- tion logique du grand fait chaotiqueetgenesiaque que no.s peres ont vu et qui a donn6 un nouveau point de depart au monde. Qui est contre ce fait, est contre elle ; qui est pour ce fait, est pour elle. Ce que ce fait vaut, ellele vaut. 304 SHAKESPEARE. Les ecrivains des reactions ne s'y trompent pas ; 1^ ou il y a de la revolution, patente ou latente, le flair catholique et royaliste est infaillible ; ces lettres du passe decernent k la iiiterature contemporaine une honorable quantite de diatride ; leur aversion est de la convulsion ; un de leurs journalistes, qui est, je crois, ev^que, prononce le mot « poete » avec le meme accent que le mot « septembri- seur » ; un autre, moins eveque, mais tout aussi en colere, ecrit : Je sens dans toute cette liUerature-la Marat et Ro- bespierre. Ge dernier ecrivain se meprend un peu, il y a dans « cette litterature-la /> plut6t Danton que Marat. Mais le fait est vrai. La democratic est dans cette litte- rature. La revolution a forge le clairon ; le dix-neuvieme siecle le Sonne. Ah ! cette affirmation nous convient, et, en verite, nous ne reculons pas devant elle; avouons notre gloire, nous sommes des r^volutionnaires. Les penseurs de ce temps, les poetes, les ecrivains, les historiens, les orateurs, les philosophes, tous, tons, tous, derivent de la revolution franraise. Us viennent d'elle, et d'elle seule. 89 a demolila Bastille; 93 a decouronne le Louvre. De 89 est sortie la De- livrance, et de 93 la Victoire. 89 et 93;leshommesdu dix- neuvieme siecle sortent de la. C'e^t la leur pere et leur mere. Ne leur cherchez pas d'autre filiation, d'autre in- spiration, d'autre origine. lis sontles democratesde Tidee, successeurs des democrates de Taction. lis sontles 6man- cipateurs. L'idee Libert^ s'est penchee sur leurs berceaux. llsont toussuce cette grande mamelle; ils ont tous de ce lait dans les entrailles, de cette moelle dans les os, de cette seve dans la volonte, de cette revolte dans la rai- son, de cette flamme dans I'intelligence. Ceux-la memes d'entre eux, il y en a, qui sont nes aris- toerates, qui sont arrives au monde depays^s en quelque sorte duns des families du pass6, qui ont fatalement regu une de ces educations premieres dont Tefl'ort stupide est de conti edire le progres, et qui ont commence la parole qu'ils avaient k dire au siecle par on ne saitquel begaiement royaliste, ceux-la, des lors, des leur enfance, ils ne me de- mentiront pas, sentaient le monstre sublime en eux. lis LE DIX-NEUVIEME SlfeCLE. 305 avaiciit le bouilloiinement intoricur da fait immense. lis avaient au fondde leur conscience un soulevemont d'idces mysterieuses ; Tebranlement intime des faussos certi- tudes leur troublait Tame; ils sentaient trembler, tres- saillir, et peu ipou sc Iczarder leur sombre surface do mo- narchisme,de catholicismeetd'aristocralie. Unjour, touti coup, brusquemcnt, le gonflement du vral a about!, reclo- sion a eu lieu, Tcruption s'est faite, la lumiere les a ou- verts, les a fait eclater, n>st pas tombee sur eux, mais, plus beau prodige, ajailli d'eux stupefaits, et les a eclaires en les embrasant. lis etaient crateres k leur insu. Ce phenomene leur a ete reproche comme une trahison. lis passaient en effet du droit divin au droit humain. lis tournaient le dos a la fausse histoire, a la fausse societe, a la fausse tradition, au faux dogme, a la fausse philosophic, au faux jour, a la fausse verite. Le libre esprit qui s'envole, oiseau appele par Taurore, est desagreable aux intelli- gences saturees d'ignorance et aux foetus conserves dans Tesprit-de-vin. Qui voit offense les aveugles; qui entend indigne les sourds; qui marche insulte abominableraent les culs-de-jatte. Aux yeux des nains, des avortons, desaz- teques, des myrmidons et des pygmees, i jamais noues dans le rachitisme, la croissance est apostasie. Les ecrivains et les poetes du dix-neuvierae siecle ont cette admirable fortune de sortir d'une genese, d'arriver apres une fin do monde, d'accompagner une reapparition de lumiere, d'etre les organes d'un recommencement. Ceci leur impose des devoirs inconnus a leurs devanciers, des devoirs de reformateurs intentionnels et de civilisateurs directs. lis ne continuent rien; ils refont tout. A temps nouveaux, devoirs nouveaux. Lafonction des penseurs au- jourd'hui est complexe: penser ne suffitplus, 11 faut airfler. Penser et aimer ne suffit plus, 11 faut agir; penser, aimer et agir ne suffit plus, il faut souflrir. Posez la plume, et allez ou vous entendrez la mitraille. Voici une barricade ; soyez-en. Void Texil; acceptez. Voici I'echafaud; soit. Qu'au besoin dans Montesquieu il y ait John Brown. Le Lu- crece qu'il faut h ce siecle en travail doit contenir Caton. Eschyle, qui ecrivait fOreslie, avait pour frere Cynegire, qui mordait les navires enaemis; cela suffisait a la Grece 20 306 SHAKESPEARE. au temps de Salamine ; celaiie sufRt plus h la France apres la revolution ; qu'Eschyle et Cynegire soient les deux freres, c'est peu; ii faut qu'ils soient le meme homme. Tels sont les besoins actuels du progres. Les serviteurs des grandes choses urgentes ne seront jamais assez grands. Rouler des idees, amonceler des evidences, etager des principes, voila le remuement formidable. Mettre Pelion sur Ossa, labeur d'enfants a cote de cette besogne de geants : mettre le droit sur laverite. Escalader cela ensuite, et detrCner les usurpations au milieu des tonnerres; voila I'oeuvre. L'avenir presse. Demain ne pent pas attendre. L'huma- nite n'a pas une minute a perdre. Vite, vite, depechons, les miserables ont les pieds sur le fer rouge. On a faim, on a soif, on souflfre. Ah ! maigreur terrible du pauvre corps humain! le parasitisme rit, le lierre verdit et pousse, le gui est florissant, le ver solitaire est heureux. Quelle epou- vante, la prosperite du tenia! Detruire ce qui devore, la est le salut. Votre vie a au dedans d'elle la mort, qui se porte bien. II y a trop d'indigence, trop de denument, trop d'impudeur, trop de nudite, trop de lupanars, trop de bagnes, trop de liaillons, trop de defaillances, trop de crimes, trop d'obscurite, pas assez d'ecoles, trop de petits innocents en croissance pour le mal ! Le grabat des pauvres filles se couvre tout k coup desoieet de dentelles, et c'est la la pire misere; k cote du malheur il y a le vice, Tun poussant Tautre. Une telle societe veut etre promptement secourue. Gherchons le mieux. Allez tons k la decouverte. Ou sont les terres promises? La civilisation veut marcher; essayons les theories, les systemes, les ameliorations, les inventions, les progres, jusqu'ace que chaussure k ce pied soit'trouvee. L'essai ne coute rien, ou coute peu. Essayer n'est pas adopter. Mais avant tout et surtout, prodiguons la lumiere. Tout assainissement commence par une large ouverture de fenetres. Ouvrons les intelligences toutes grandes. Aerons les ames. Vite, vite, 6 penseurs. Faites respirer le genre humain. Versez Tesperance, versez I'ideal, faites le bien. Un pas apr^s Tautre, les horizons apr^s les horizons, uneconquete aprfes une conqu^te; parce que vous avez donne ce que LE DIX-NEUVI£ME SifeCLE. 307 vous avezannonce, ne vous croyez pas quiites. Tenir, c'est promettre. L'aurore aujourd'hui oblige le sohjil pour dc- raain. Que rien ne soil perdu. Qae pas une force ne s'isole. Tous Li la manoeuvre ! la vaste urgence est lii. Plus d'art faineant. La poesie ouvriere de civilisation, quoi de plus admirable? Le reveur doit etre un pionnier; la strophe doit vouloir. Le beau doit se mettre au service de Thonn^te. Je suis le valet de ma conscience; elle me sonne, j'arrive. Va! je vais. Que voulcz-vous de moi, verite, seule majeste de ce monde? Que chacun sente en sol la hate de bien faire. Un livre est quelquefois un secours attendu. Une idee est unbaurae, une parole est un pansement; la poesie est un medecin. Que personne ne s'attarde. La souffrance perd ses forces pendant vos lenteurs. Qu'on sorte de cette pa- resse du songe. Laissez le kief aux turcs. Qu'on prenne de la peine pour le salut de tous, et qu'on s'y precipite, et qu'on s'y essouflQe. N'allez-vous pas plaindre vos enjam- bees? Riend'inutile. NuUe inertie. Qu'appelez-vous nature morte? Tout vit. Le devoir de tout est de vivre. Marcher, courir, voler, planer, c'est la loi universelle. Qu'attendez- vous? qui vous arrete? Ah! il y a des heures ou 11 semble qu'on voudrait entendre les pierres murmurer centre la lenteur de I'homme. Quelquefois on s'enva dans les bois. A qui cela n'arrive- t-il pas d'etre parfois accable? On volt tant de choses tristes. L'etape ne se fournit point, les consequences sont longues k venir, une generation est en retard, la besogne du siecle languit. Comment ! tant de souffrances encore ! On dirait qu'on a recule. II y a partout des augmentations de superstition, de lachete, de surdite, de cecite, d'imbe- cillite. La penalite pese sur I'abrutissement. Ce vilain pro- b!eme a ete pose : faire avancer le bien-etre par le recul du droit; s.icrifier !e cOte superieur de I'homme au c6t6 inferieur; donner le principe pour Tappelit; Cesar se charge du ventre, je lui concede le cerveau; c'est la vieille vente du droit d'aincssa pour le plat de lentilles. Encore iin peu, et ce contre-sens fatal ferait faire fausse route a la civilisation. Le pore k I'engrais, ce ne serait plus le roi, mais le peuple. Helas! ce laid expedient ne 308 SHAKESPEAP.E. reussit m^me i#s.Nulle diminution de malaise. Depuis dix ans, depuis vingt ans, Tetiage prostitution, Petiage mendi- cite, I'etiage crime, marquent toujours le meme chilfre; le mal n'a pas baisse d'un degre. D'educalion vraie, d'edu- cation gratuite, point. L'enfant a pourtant bcsoindesavoir qu'il est homme, et le pere qu'ii est citoyen. Ou sont les promesses? ou est I'esperance? Oh! la pauvre miserable humanite! On est tente de crier au secours dans la foret; on est tente de demander appui, concours et main-forte u cette grande nature sombre. Ce mysterieux ensemble de forces est-il done indifferent au progres? On supplie, on appelle, on leve les mains vers Tombre. On ccoute si les bruits ne vont-pas devenir des voix. Le devoir des sources et des ruisseaux serait de begayer : En avant! on voudrait entendre les rossignols chanter des marseillaises. Apres tout, pourtant, ces temps d'arret n'ont rien que de normal. Le decouragement serait pueril. II y a des haltes, des repos, des reprises d'haleine dans la marche des peuples, comme il y a des hivers dans la marche des saisons. Le pas gigantesque, 89, n'en est pas moins fait. Desesperer serait absurde; mais stimuler est necessaire. Stimuler, presser, gronder, reveiller, suggerer, inspirer, c'est cette fonction, remplie de toutes parts par les ecri- vains, qui imprime a la litterature de ce siecle un si haut caractere de puissance et d'originalite. Rester fidele a toutes les lois de Tart en les combinant avec la loi du progres, tel est le probleme, victorieusement resolu par tant de nobles et fiers esprits. De la cette parole : Delivrance, qui apparait au-dessus de tout dans la lumiere, comme si elle etait ecrite au front meme de I'ideal. La Revolution, c'est la France sublimee. II s'est trouve, un jour, que la France a ete dans la fournaise; les four- naises a de certainesmartyres guerriercs font pousser des ailes, et de ces flammes cette gcante est sortie archange. Aujourd'hui pour toute la terre la France s'appelle Revolu- tion; et desormais ce mot, Revolution, sera le nom de la civilisation jusqu'^ ce qu'il soit remplace par le mot Har- monic. Je le repete, ne cherchez pas ailleurs le point d'origine et le lieu de naissance de la litterature fin fli\- LE DIX-\K[JVIi^:MK SifiCLK. 309 ncuvieme siecle. Oui, tous laiit (|ih,' nous sommes, grands et petits, puissantset mccoiinus, illustres et obscurs, dans toutes nos ceuvres, bonnes ou niauvaiscs, quellus qu'elles soient, poemes, drames, romans, hisloiie, philosophic, i la tribune des assemblees commedevantles foules dulheitre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, parlout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour rehabiliter les lapideset les accables, oui, pour conclurelogiquement et marcher droit, oui, pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu'on gu6- risse, oui, pour transformer la charite en fraternite, Tau- mone en assistance, la faineantise en travail, roisivete en utilite, la centralisation en famille, Tiniquite enjustice, le bourgeois en citoyen, la populace enpeuple, la canaille en nation, les nations en hunianite, la guerre en amour, le prejuge en examen, les frontieres en soudures, les limites en ouvertures, les ornieres en rails, les sacristies en tem- ples, I'instinct du mal en volonte du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour oter des religions Tenfer et des societes le bagne, oui, pour etre freres du miserable, du serf, du fellah, du proletaire, du desherite, de I'exploite, du trahi, du vaincu, du vendu, de Tenchaine, du sacrifie, de la prostituee, du format, de I'ignorant, du sauvage, de Tesclave, du negre, du condamne et du damne, oui, nous sommes tes fils. Revolution ! Oui, genies, oui, poetes, philosophes, historiens, oui, geants de ce grand art des siecles anterieurs qui est toute la iumiere du passe, 6 hommes eternels, les esprits de ce temps wous saluent, mais ne vous suivent pas; ils ont vis- a-vis de vous cette loi : tout admirer, ne rien imiter. Leur fonclion n'est plus la votre. lis ont affaire k la virilite du genre humain. L'heure du changement d'age est venue. Nous assistons, sous la pleine clarte de Tideal, k la majes- tueuse jonction du beau avec Tutile. Aucun genie actuel ou possible ne vous depassera, vieux genies, vous egaler est toute Tambition permise; mais, pour vous egaler, il faut pourvoir aux besoins de son temps comme vous avez pourvu aux necessites du v6tre. Les ecrivains fils de la Uevolution ont une tache sainte. Homere, ii faut que 310 SHAKESPEARE. leur epopse pleure, 6 H^rodote, il faut que leur histoire proteste, 6 Juvenal, il faut que leur satire detrfine, Shake- speare, il faut que leur tu seras loi soit dit au peuple, 6 Eschyle, il faut que leur Promethee foudroie Jupiter, 6 Job, il faut que leur fumier feconde, Dante, il faut que leur enfer s'eteigne, Isaie, ta Babylone s'ecroule, il faut que a leur s'eclaire! lis fontce que vous avez fait; ils contem- plent directement la creation, ils observent directement I'humanite; ils ii'acceptent pour clarte dirigeante aucun rayon refracte, pas meme le v6tre. Ainsi que vous, ils ont pour seul point de depart, en dehors d'eux, Tetre univer- sel, en eux, leur ame; ils ont pour source de leur oeuvre la source unique, celle d'ou coule la nature et celle d'ou coule Tart, Tinfini. Comme ledeclarait il y a quarante ans tout a I'heure * celui qui ecrit ces lignes : les poetes et les ecrivains du dix-neuvieme siecle n'ont ni mailres ni mo- deles. Non, dans tout cet art vaste et sublime de tous les peuples, dans toutes ces creations grandioses de toutes les epoques, non, pas meme toi, Eschyle, pas memetoi, Dante, pas meme toi, Shakespeare, non, ils n'ont ni modeles ni maitres. Et pourquoi n'ont-ils ni maitres ni modeles? C'est parce qu'ils ont un modele, I'Homme, et parce qu'ils ont un maitre, Dieu. * Preface de Cromwell LIYRF. Ill LHISTOIRE REELLE CHAGUN REMIS A SA PLACE i . Voici Tav^nement de la constellation nouvelle. II est certain qu'a Theure ou nous sommes ce qui a ete jusqu'i ce jour Teclairage du genre humain palit, et que le vieux tlamboiement va disparaitre du monde. Lcs hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brille seuls a Fempyree de Thistoire. lis etaient la suprematie unique. Sous tous ces noms, rois, empereurs, chefs, capitaines, princes, resumes dans ce mot. heros, ce groupe d'apocalypse resplendissait. lis etaient tout degouttants de victoires. L'epouvante se faisait accla- mation pour les saluer. lis trainaient a leur suite on ne salt quelle flamme en tumulle. lis apparaissaienta I'homme dans unechevelement de lumiere horrible. lis n'eclairaient pas le ciel; il Tincendiaient. On eilt dit qu'ils voulaient prendre possession de Tinfini. On entendait des bruits d'ecroulements dans leur gloire. Une rongeur s'y melait. £tait-ce de la pourpre ? £tait-ce du sang ? £tait-ce de la honte ? Leur lumiere faisait songer a la face de Cain. lis s'entre-hais- saient. Des chocs fulgurauts allaient de Tun k I'autre; par moments ces enormes astres se heurtaient avec des ruades d'eclairs. lis avaient Tair furieux. Leur rayonnement s'allongeait en ep6es. Tout cela pendait terrible au-dessus de nous. cette lueur tragique remplit le passe. Aujourd'hui elle €st en pleine decroissance. 314 SHAKESPKARE. 11 y a declin de la guerre, declin du despotisme, declin de la theoeratie, declin de Tesclavage, declin de Techa- faud. Le glaive diminue, la tiare s'eteint, la couronne se simplifie, la bataille extravague, le panache baisse, Tusur- pation se circonscrit, la chaine s'allege, le supplice se deconcerte. L'antique voie de fait de quelques-uns sur tous, nommee droit divin, touche a safin. La Icgitimite, la grace deDieu, la monarchie pharamonde, les nations mar- quees a I'epaule de la fleur delys, la possession des peuples par fait de naissance, la longne suite d'aieux donnant droit sur les vivants, ces choses-la luttent encore sur quelques points, k Naples, en Prusse, etc., mais elles se debattent plutOt qu'elles ne luttent, c'est de la mort qui s'ellbrce de vivre. Un begaiement qui demain sera la parole, et apres- demain sera le verbe, sort des levres meurtries du serf, du corveable, du proletaire, du paria. Le bullion casse entre les dents du genre humain. Le genre humain en a assez de la voie douloureuse, et ce patient refuse d'aller plus loin. Des k present de certaines formes de despotes ne sont plus possibles. Le pharaon est une momie, le sultan est un fantome, le cesar est une contrefacon. Ce stylite des co- lonnes trajanes est ankylose sur son piedestal; il a sur sa tete la fiente desaigles libres; ilestneant plus que gloire; des bandelettes du sepulcre attachent cette couronne de lauriers. La periode des hommes de force est terminee. lis ont ete glorieux, certes, mais d'une gloire fondante. Ce genre de grands hommes est soluble au progres. La civilisation oxyde rapidement ces bronzes. Au point de maturite oii la revo- lution fran^.aise a deja amene la conscience universelle, le heros n'est plus heros sans dire pourquoi, le capitaine est discute^ le conquerant est inadmissible. De nos jours Louis XIV envahissant le Palatinat ferait Teflet d'un voleur. Des le siecle dernier, ces realites commencaient a poindre; Frederic 11, en presence de Voltaire, se sentaitet s'avouait un peu brigand. Etre un grand homme de la matiere, etre pompeusement violent, regner par la dragonne et la cocarde, forger le droit sur la force, marteler la justice et la v6rit6 k coups de faits accomplis, faire des brutalitcs de L'HISTOIRE IlKELLK. SI", genie, c'est etre grand, si vous voulez, mais c'est uno grosse mani^re d'etre grand. Gloires tambourineos qu'un haussement d'epaules accucille. Les heros sonores ont jusqu'a ce jour a-sourdi la raison humaine. Ce majestueux tapage commence k la fatiguer. Elle se bouche les yeux el les oreilles devant ces tueries autorisecs qu'on nommo batailles. Les sublimes egorgeurs d'hommes ont fait leur temps. C'est d.ins un certain oubli relatif desormais qu'ils seront illustres et augustes. L'humanite, grandie, demande k se passer d'eux. La chair a canon pense. Elle se ravise, et la voici qui perd I'admlration dY^tre canonnee. Quelques chiffres chemin faisant ne sauraient nuire. Toute la tragedie fait partie de notre sujet. II n'y a pas que la tragedie des poetes; il y a la tragedie des politiques et des hommes d'etat. Veut-on savoir a combien revient celle-la? Les heros ont un ennemi; cet ennemi s'appelle les finan- ces. Longtemps on a ignore le prix d'achat de ce genre de gloire. II y avait, pour dissimuler le total, de bonnes petites cheminees comme celles oii Louis XIV a brul^ les comptes de Versailles. Ce jour-la il sortait du tuyau de po^le royal pour un milliard de fumee. Les peuples ne regardaient meme pas. Aujourd'hui les peuples ont une grande vertu, ils sont avares. lis savent que prodigalite est mere d'abaissement. lis comptent. lis apprennent la tenue des livres en partie double. La gloire guerriere a desormais son doit et avoir. Ceci la rend impossible. Le plus grand guerrier des temps modernes, ce n'est point Napoleon, c'est Pitt. Napoleon faisait la guerre, Pitt la creait. Toutes les guerres de la revolution et de I'em- pire, c'est Pitt qui les a voulues. Elles sortent de lui. Otez Pitt et mettez Fox, plus de raison d'etre a cette exorbi- tante bataille de vingt-trois ans. Plusde coalition. Pitt aete Tame de la coalition, et, lui mort, son ame est restee dans la guerre universelle. Ce que Pitt a coute a I'Angle- terre et au monde, le voici. Nous ajoutons ce bas-relief a son piedestal. Premierement, la depense en hommes. De 1791 k 1814, la France k elle seule, luttant centre I'Europe coalisee par TAngleterre, la France, contrainte et forcee, a depense en 316 SHAKESPEARE. boucheries pour la gloire militaire, et aussi, ajoutons-Ie, pour la defense du territoire, cinq millions d'hommes, c'est-a-dire six cents hommes par jour. L'Europe, en y comprenant le chiffre de la France, a depense seize millions six cent mille hommes, c'est-a-dire deux mille morts par jour penda^it vingt-trois ans. Deuxiemement, la depense en argent. Nous n'avons malheureusement de chifire authentique que le chiffre de TAngleterre. De 1701 ^i ISlZj, FAngleterre, pour faire terrasser la France par TEurope, s'est endeltee de vingt milliards trois cent seize millions quatre cent soixante mille cinquante-trois francs. Divisez ce chiffre par le chiffre des hommes tues, a raison de deux mille par jour pendant vingt-trois annees, vous arrivez k ce resultat que chaque cadavre etendu sur le champ de balaille a coute k I'An- gleterre seule douze cent cinquante francs. Ajoutez le chiffre de TEurope; chiffre inconnu, mais enorme. Avec ces dix-sept millions d'hommes morts, on eiit fait le peuplement europeen de I'Australie. Avec les vingt- quatre milliards anglais depenses en coups de canon, on eiit change la face de la terre, ebauche partout la civilisation, et supprime dans le monde entier I'ignorance et la misere. L'Angleterre paye vingt-quatre milliards les deux statues de Pitt et de Wellington. C'est beau d'avoir des heros, mais c'est un grand luxe. Les poetes coutent moins cher. II Le conge du guerrier est sign6. C*est de la splendeur dans le lointain." Le grand Nemrod, le grand Cyrus, le grand Sennacherib, le grand Sesostris, le grand Alexandre, le grand Pyrrhus, le grand Annibal, le grand Frederic, 1»j L'llISTOIRK ntVAAA^. 3t7 grand Cesar, le grand Timoiir, le grand Louis, d'autres Grands encore, tout cela s'en va. On se tromperait si Ton croyait que nous rejotons pure- ment et simplemont cos hommos. A nos yeux cinq ou six de ceux que nous venons de nommer sont Ic^gilimement illustres; ils ont meme m^le quelque chose de bon i leur ravage; leur total definitif embarrasse Tcquite absolue du penseur, et ils pesent presque du memo polds dans la balance du nuisible et de Tutile. D'autres n'ont ete que nuisiblcs. Ils sont nombreux, innombrables meme, car les maitres du monde sont unc foule. Le penseur, c'est le peseur. La clemence lui convient. Disons-le done, ces autres-li qui n'ont fait que le mal ont une circonstance attenuante, rimbecillite. lis ont une autre excuse encore, Tetat cerebral du genre humain lui-meme au moment ou ils apparaissent; le milieu ambiant des faits, modifiables, mais encombrants. Les tyrans ne sont pas les hommes, ce sont les choses. Les tyrans s'appellent la frontiere, I'orniere, la routine, la cecite sous forme de fanatisme, la surdite et la mutite sous forme de diversite des langues, la querelle sous forme de diversite des poids, mesures et monnaies, la haine, resultante de la querelle, la guerre, resultante de la haine. Tous ces tyrans s'appellent d'un seul nom : Separation. La Division d'ou sort le Regno, c'est la le des- pote a I'etat abstrait. Meme les tyrans de chair sont des choses. Caligula est bien plus un fait qu'un homme. II resulte plus qu'il n'existe. Le proscripteur remain, dictateur ou cesar, interdit au vaincu le feu et Teau, c'est-^-dire le met hors de la vie. Une journee de Gela, c'est vingt mille proscrits, une jourriee de Tibere, trente mille, une journee de Sylla, soixante-dix mille. Ln soir Vitellius malade voit une maison pleine de lumiere; on se rejouit la. Me croit- on mort? dit Vitellius. C'est Junius Blesus qui soupe chez Tuscus Csecina; Tempereur envoie a ces buveurs une coupe de poison, afin qu'ils sentent par cette fin sinistre d'une nuit trop gaie que Vitellius est vivant. Reddendam pro inlempesliva licenlia inoeslayn et fanehrem noclem qua 318 SHAKESPEARE. aential vivere VUellium el imperare. Othon et ce Vitellius echangent des envois d'assassins. Sous les cesars, c'est prodige de mourir dans son lit. Pison, a qui cela arrive, est note pour cette bizarrerie. Le jardin de Valerius Asia- ticus plait a Tempereur, le visage de Statilius deplait k I'imperatrice; crimes d'etat; on etrangle Valerius parce qu'il a un jardin, et Statilius parce qu'il a un visage. Basile II, empereur d'Orient, fait prisonniers quinze mille bulgares ; il les partage par bandes de cent auxquels il fait crever les yeux, a I'exception d'un, charge de con- duire ces quatrevingt-dix-neuf aveugles. II envoie ensuite en Bulgarie toute cette armee sans yeux. L'histoire qualifie ainsi Basile II : « II aima trop la gloire » (Delandine). Paul de Russie emet cet axiome : « II n'y a d'homme puissant que celui a qui I'empereur parle, et sa puissance dure autant que la parole qu'il entend ». Philippe V, d'Espagne, si ferocement calme aux autodafes, s'epouvante a Tidee de changer de chemise, et reste six mois au lit sans se laver et sans se couper les ongles, de peur d'etre empoi- sonne par les ciseaux, ou par I'eau de la cuvette, ou par sa chemise, ou par ses souliers. Yvan, aieul de Paul, fait mettre une femme a la torture avant de la faire coucher dans son lit, fait pendre une nouvelle mariee et met son mari en sentinelle a cote pour empecher qu'on ne coupe la corde, fait tuer le pere par le fils, invente do scier les hommes en deux avec un cordeau, brule lui-meme Baria- tinsky a petit feu, et, pendant que le patient hurle, rapproche les tisons avec le bout de son baton. Pierre, en fait d'excellence, aspire a celle du bourreau; il s'exerce k couper des tetes: il n'en coupe d'abord par jour que cinq; c'estpeu, mais, s'appliquant, il arrive k en couper vingt- cinq. C'est un talent pour un czar d'arracher un sein a une femme d'un coup de knout. Qu'est-ce que tons ces monstres? Des symptomes. Des furoncles en eruption; du pus qui sort d'un corps malade. lis ne sont gueie plus res- ponsables que le total d'une addition n'est responsable des chiffres. Basile, Yvftn, Philippe, Paul, etc., etc., sont le produit de la vaste stupiditc environnante. Le clerge grec, par Qxemple, ayant cette maxime : « Qui pourrait nous faire juges de ceux qui sont nos maili'es? » il est tout L'lIISTOIRE RI^ELM.. ' 31'J simple qirun czar, ce ni6me Yvaii, couse uu arche- vfeque dans une peau d'ours et le fasse manger par des chiens. Le czar s'amuse, c'est juste. Sous NtM'on, le fr6re dont on a tue le frero va au temple rendre grdcos aux dieux; sous Yvan, un boyard empale emploic son agonic, qui dure vingt-quatre heures, u dire : Dieu! protd'ge le czar. La princcsse Sanguzko est en larmes, elle pr^sente, prosternee, une supplique i\ Nicolas; elle demaiidc grilcc pour son mari, elle conjure le raaitre d'epargner a Sanguzko (polonais coupable d'aimer la Pologne) Tepouvantable voj'age de Siberie ; Nicolas, muet, ecoute, prend la sup- plique, et ecrit au bas : A pied. Puis Nicolas sort dans les rues, et la foule se precipite sur sa botte pour la baiser. Qu'avez-vous k dire? Nicolas est un aliene, la foule est une brute. Du khan derive le knez, du knoz le tzar, du tzar le czar. Serie de phenomenes plutdt que filiation d'hommes. Qu'apres cet Yvan, vous ayez ce Pierre, apres ce Pierre ce Nicolas, apres ce Nicolas cet Alexandre, quoi de plus logique? Vous le voulez tous un peu. Les supplicies con- sentent ausupplice. « Ce czar, moitie pourri, moitie gele », comme dit madame de Stael, vous Tavez fait vous-mSme. fitre un peuple, etre une force, et voir ces choses, c'est les trouver bonnes. Eire la, c'est adherer. Qui assiste au crime assiste le crime. La presence inerte est une abjec- tion encourageante. Ajoutons qu'une corruption prealable a commence la complicite meme avant que le crime soit commis. Une certaine fermentation putride des bassesses preexistantes engendre I'oppresseur. Le loup est le fait de la foret. II est le fruit farouche de la solitude sans defense. Reunissez et groupez le silence, I'obscurite, la victoire facile, Tinfatuation monstrueuse, la proie offerte de toutes parts, le meurtre en securite, la connivence de Tentourage, la faiblesse, le desarmement, I'abandon, Tisolement; du point d'intersection de ces choses jaillit la bSte feroce. Un ensemble tenebreux dont les cris ne sont point entendus produit le tigre. Un tigre est un aveuglement alTame et arme. Est-ce unetre?A peine. La gride de I'animal n'en salt pas plus long que rapine du vegetal. Le fait fatal engendre I'organisme id- 320 SHAKESPEARE. conscient. En tant que personnalite, et en dehors de Tassassinat pour vivre, le tigre n'est pas. Mourawiefl se trompe s'il croit etre quelqu'un. Les hommes mechants viennent des choses mauvaises. Done corrigeons les choses. Et ici nous revenons a notre point de depart. Circon- stance attenuante du despotisme : Tidiotisme. Cette circonstante attenuante, nous venons de la plaider. Les despotes idiots, multitude, sent la populace de la pourpre; mais au-dessus d'eux, en dehors d'eux, a rincom- raensurable distance qui s6pare ce qui rayonne de ce qui croupit, il y a les despotes genies. II y a les capitaines, les conquerants, les puissants de la guerre, les civilisateurs de la force, les laboureurs du glaive. Ceux-la, nous les avons rappeles tout a Theure; les vraiment grands parmi eux se nomment Cyrus, Sesostris, Alexandre, Annibal, Cesar, Charlemagne, Napoleon, et. dans la mesure que nous avons dite, nous les admirons. Mais nous les admirons a condition de disparition. Place k de meilleurs! Place a de plus grands! Ces plus grands, ces meilleurs, sont-ils nouveaux? Non. Leur serie est aussi ancienne que I'autre; plus ancienne peut-etre, car I'idee a precede I'acte, et le penseur est anterieur au batailleur; mais leur place etait prise, prise violemment. Cette usurpation va cesser, leur heure arrive enfin, leur predominance eclate, la civilisation, revenue a I'eblouissement vrai, les reconnait pour ses seuls fonda- teurs; leur serie s'illumine et eclipse le reste; comme le passe, I'avenir leur appartient ; et desormais ce sent eux que Dieu continuera. Ill Que Thistoire soit k refaire, cela est evident. Elle a etd resque toujours ecrite jusqu'i present au point de vue L'HISTOIHE KtELLE. AH iiiist'rable du fait; il est tomps de TiVrire an point d«; viio ^du principe. Et ce, a peine dc nuUitc. Les gcstes royaux, los tapa«?es ^uerriers, Ics couronnc- ments, mariages, baptrnies et deuilsi)rinciers, lessiii)plirr»s et fetes, les beautes d'lui seul ecrasaiit tons, le trioiiiphe d'etre ne roi, les prouesses dc Tepee et de la liache, les grands empires, les gros impOts, les tours que Jouc Ic hasard au hasard, runivers ayant pour loi les aventures de la premiere tete venue, pourvu (pTelle soit couronnee; la destinee d\in siecle cliangee par le coup de lance d'un etourdi a travers le crane d'un imbecile; la majcslueuse fistule a Tanus de Louis XIV; les graves paroles de rempe- reur Mathias moribond a son mcdecin essayant une der- niere fois de lui tater le pouls sous sa couverture et se trompant : erras, amice, hoc est mcmbruin noslriun impe- riale sacroccesarcum ; la danse auxcastagnettes du cardinal de Richelieu deguise en berger devant la reine de France dans la petite maison de la rue de Gaillon; Hildebrand complete par Cisneros; les petits chiens de Henri III, les divers Potemkins de Catherine II, Orlofl ici, Godoy la, etc., une grande tragedie avec une petite intrigue; telle etait rhistoirejusqu'anos jours, n'aljant que du trOne a Tautel, pretant une oreille a Dangeau et Tautre a dom Calmet, beate et non severe, ne coraprenant pas les vrais passages d'un age a I'autre, incapable de distinguer les crises cli- materiques de la civilisation, et faisant monter le genre humain par des echelons de dates niaises, docte en pueri- lites, ignorante du droit, de la justice et de la verite, et beaucoup plus modelee sur Le Ragois que sur Tacite. Tenement que, de nos jours, Tacite a ete I'objet d'un requisitoire. Tacite, du reste, ne nous lassons point d'insister, est, comme Juvenal, comme Suetone et Lampride, lobjet d'une haine speciale et meritee. Le jour ou, dans les colleges, les professeurs de rhetorique raettront Juvenal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c'est que, la veille, le genre humain aura ete de!ivr6; c'est que toutes les formes de I'oppression auront disparu, depuis le negrier jusqu'au pharisien, depuis la case ou I'esclave pleure jus- Si 322 SHAKESPEARE. qu'a la chapelle oii Teunuque chante. Le cardinal Du Per-' ron, qui recevait pour Henri IV les coups de baton du pape, avail la bontc de dire : Je meprise Tacile. Jusqu'a Tepoque ou nous sommes, I'histoire a fait sa cour. La double identification du roi avec la nation et du roi avec Dieu, c'est la le travail de Thistoire courtisane. La grace de Dieu procree le droit divin. Louis XiV dit: L'elai c'est 7)101. Madame Du Barry, plagiaire de Louis XIV, appelle Louis XV la France, et le mot pompeusement hautain du grand roi asiatique de Versailles aboutit a : La France, ton cafe f... le camp Bossuet ecrivit sans sourciller, tout en palliant les fails Qa et 1^, la legende effroyable de ces vieux trones antiques converts de crimes, et, appliquant k la surface des clioses sa vague declamation theocratique, il se satisfait par cettc formule iD^eu tienl dans samain le cceur des I'ois. Cela n'est pas, pour deux raisons : Dieu n'a pas de main, et les rois n'ont pas de coeur. Nous ne parlous, cela va sans dire, que des rois d'Assy- rie. L'histoire, cette vieille histoire-la, est bonne personne pour les princes. Elle ferme les yeux quand une altesse lui dit : Histoire, ne regarde pas. Elle a, imperturbablement, avec un front de fille publique, nie Taffreux casque brise- crane a pointe interieure destine par I'archiduc d'Autrichc a Tavoyer Gundoldingen ; aujourd'hui, cet engin est pendu h un clou dans I'liotel de ville de Lucerne. Tout lemon de pent I'alle-r voir; Phistoire le nie encore. Moreri appelle la Saint-Barthelemy un « desordre ». Chaudon, autre biographe, caracterise ainsi I'auteur du mot a Louis XV cite plus haut : « uiie dame de la cour, madame Du Barry ». L'histoire accepte pour attaque d'apoplexie Icnatelas sous lequelJeanll d'Angleterreetouffea (^alais le ducdeGloces- ter. Pourquoi a PEscurial, dans sa biere, la tete de Pinfant don Carlos est-elle separee du tronc? Philippe II, le pore, rcpond : C'est que, Penfant etant mort de sa belle mort, Ic cercueil prepare ne s'est point trouveassez long, et Ton V. du couper la tete. L'histoire croit avec douceur a ce cer- cueil trop petit. iMais que le pere ait fait decapiter sou fils, L'liiSTOinn nii\:\A.i. 3j3 f; done! II n'y a quo Ics demago,:;uos pour dire dc cc« clioses-lA. La naivete de riiistoire i^lorifiant Ic fait, quo! qu'il soft, , t si impie qu'il soit, n'eciale nullo part micux quo dans Cantomir etKaramsin, Tun i'iiistorion turc, I'autrc I'his- lorien russe. Le fait ottoman et ic fait moscovito onreiU, l;)rsqu'on les confronte et qu'on les compare, Pidonlilc lar- are. Moscou n'est pas moins sinislremont asialique que -lamboul. Yvan est sur Tune comme Mustapha sur I'aulrc. La nuance est imperceptible entre ce christiaiiismt; el ce mahometisme. Le pope est fr^re de I'ulema, 1*' boyard du pacha, le knout du cordon, et le mougik du muei. II y a pour les passants des rues peu de diner, nee entre Selim qui les perce de fleches et Basile qui luclie sur eux des ours. Cantomir, homme du midi, ancion liospo- dar moldave, longtemps sujet turc, sent, quoique passe aux russes, qu'il ne doplait point au czar Pierre en dei • liant le despotisme, et il prosterne ses motaphores devant les sultans; ce plat ventre est oriental, et quehjue peu occidental aussi. Les sultans sont divins; leur cimeterre estsacre, leurpoignard est sublime, leurs exterminations sont niagnanimes, leurs parricides sont bons. lis so nomment elements commeles furies so nommenteumenides. Le sang quils versent fume dans Cantomir avec une odeur d'encens, etle vaste assassinat qui est leur r^gnes'epanouit en gloire. lis massacrent le peuple dans I'inlert^t public. Quand je ne sais plus quel padischah, TigrelV ou Tigre VI, fait etrangler I'un apres I'autre ses dix-neuf pnits freres courant effares autour de la chambre, Thistorien ne turc declare que « c'etait la executer sagement la loi de Tem- pire ». L'historien russe Karamsin n'est pas moins tend re au tzar que Cantemir au sultan. Pourtant, disons-le, pros de Cantemir la fervour de Karamsin est tiedour. Ainsi Pierre, tuant son fils Alexis, est gloriJie par Karamsin. mais du ton dont on excuse. Ce n'est point racceptution pure et simple de Cantemir. Cantemir est mieux agenouille. L'hislorien russe admire seulement, tandis que Thistoriea turc adore. NuUe flammo dans Karamsin, point de verve, un enthousiasme engourdi, des apotheoses grisatrts, une bonne voionte frappee de congelation, des caresses qui onl 324 SHAKESPEARE. Tonglee. Cest mal flattc. Evidemment le climat y est pour quelque chose. Karamsin est un Cantemir qui a froid. Ainsi est faite Thistoire jusqu'a ce jour dominante; elle va de Bossuet ci Karamsin en passant par Tabbe Pluche. Cette histoire a pour principe robeissance. A qui doit-on obeissance? Au succes. Les heros sont bien traites, mais les rois sont prcferes. Regner, e'est reussir chaque matin. Un roi a le lendemain. il est solvable. Un heros pent mal finir, cela s'est vu. Alors ce n'est plus qu'un usurpateur. Devant cette histoire, le genie lui-meme, fut-il la plus haute expression de la force servie par I'intelligence, est tenu au succes continu. S'il bronche, le ridicule; s'il tombe, rinsulte. Apres Marengo, vous etes heros de I'Eu- rope, homme providentiel, oint du Seigneur; apres Auster- litz, iNapoleon le Grand; apres AVaterloo, ogre de Corse. Le pape a oint un ogre. Pourtant, impartial, et en consideration des services rendus, Loriquet vous fait marquis. L'horame de nos jours qui a le mieux execute cette gamme surprenante de Heros de FEurope a Ogre de Corse, c'est Fontanes, choisi pendant tant d'annees pour cultiver, developper et diriger le sens moral de la jeunesse. La legitimite, le droit divin, la negation du suffrage uni- versel, le trone fief, les peuples majorat derivent de cette histoire. Le bourreau en est. Joseph de Maistre Tajoute, divinement, au roi. En Angleterre, ce genre d'histoire s'appelle Thistoire « loyale ». L'aristocratie anglaise, qui a parfois de ces bonnes idecs-la, a imagine de donnera une opinion politique le nom d\ine vertu. hutramenlam reijni. En Angleterre, etre royaliste, c'est etre loyal. Un democrate est deloyal. C'est une variete du malhonnete homme. Cet hommecroitaupeuple, slin?ne!l\ voudraitle voteuniversel; c'est un chartiste; etes-vous siir de saprobite? Voici un rcpublicain qui passe, prenez garde h vos poches. Cela est ingenieux. Tout le monde a plus d'esprit que Voltaire; l'aristocratie anglaise a plus d'esprit que Machiavel. Le roi paie, le penple ne paie point. Voila a peu pres tout le secret de*ce genre d'histoire. Elle a, elleaussi, son larif d'indulgenc(^s. llonneur et profit se partagent; riionin'ur an inailre, le M L'lnsTOiiiK iu;i:lij:. 325 l)iofit a riiislorien. Procope est prcfet, el, qui plus est, ct par decret, Illustre (cela ne reniprclui pas do tralilr); Bossuet est cv^quc, Floury est prieur pn'-lat d'Ari^iMitiMiil, Karamsin est senateur, Canteniir est prince. I/admiral)'e, c'est d'etre paye successivemeut par Pour el par Conlre, et, comme Fontanes, d'etre fait senateur i)ar ridolilrie et pair dc France par le crachat sur ridolc. Que se passe-t-il au Louvre? que se passe-t-ilau Vatican? que se passe-t-il au Serail? que se passe-t-il au IJuon He- tiro? que se passe-t-il a Windsor? que se passe-t-il h Schcenbrimn? que se passe-t-il a Potsdaui? que se |)asso-t-il au Kremlin? que se passe-t-il a Oranienbaum? Pas d'autre question. 11 n'y a rien d'interessant pour le genre huniain hors de ces dix ou douze niaisons, dont rhistoire est la portiere. Rien n'est petit de la guerre, du guerrier, du prince, du trone, de la cour. Qui n'est pas doue de puerilite grave ne saurait etre historien. Une question d'etiquette, une chasse, un gala, un grand lever, un cortege, le triomphe de Maxi- milien, la quantite de carrosses qu'avaient Ics dames sui- vant le roi au camp devant Mons, la necessite d'avoir des vices conformes aux defauts de sa majeste, les horloges de Charles-Quint, les serrures de Louis XVI, le bouillon refuse par Louis XV a son sacre, annonce d'unbonroi; et comme quoi le prince de Gailes siege a la chambre des lords, non en qualite de prince de Gailes, mais en qualite de due de Cornouaill-s; et comme quoi Auguste Tivrogne a nomme sous-echanson de la couronne le prince Lubomirsky, qui est staroste de Kasimirow; et comme quoi Charles d'Es- pagne a donne le commandement de I'armee de Catalogue a Pimentel, parce que les Pimentel ont la grandesse de Benavente depuis 1308 ; et comme quoi Frederic de Brande- bourg a octroye un fiefde quarantemille ecusiunpiqueur qui lui a fait tuer un beau cerf; et comme quoi Louis Antoine, grand-maitredel'ordre teutoniqueet prince pala- tin, mourut a Liege du deplaisir de n'avoir pu s'en faire elire eveque ; et comme quoi la princesse Borghese, douai- riere de laMirandole et de maison papale, epousale prince de Cellamare, fils du due de Giovenazzo; et comme quoi milord Seaton, qui est Montgomery, a suivi Jacques II en 7 326 SHAKESPEARE. France; et comme quoi Tempereur a ordonne au due do Mantoue, qui est feudataire de rempire, de chasser de sa cour le marquis Amorati; ct comme quoi il y a toujours deux cardinaux Barberins vivHuts, etc., etc., tout celaesl grosse affaire. Un nez retrousse est liistoriqu<^. Deux petits pres contigus a la vieille Marche et au duche de Zell, ayant quasi brouille I'Angleterre et la Prusse, sont memo- rabies. Et en eflet I'habilete des gouvernants et Tapalhie des obeissants ont arrange et emmele les ciioses de telle sorte que toutes ces formes du ncant princier tiennent de la place dans la destince humaine, et que la puix el la guerre, la mise en marche des armees et des llottes, le recul ou le progres de la civilisation, dependent de la tasse de the de la reine Anne ou du chasse-mouchedu dey d'Alger. L'histoire marche derriere ces niaiseries, les enregis- trant. Sachant tant de choses, il est tout simple qu'elle en ignore quelques-unes. Si vous etes curieux au point de lui demander comment s'appelait le marchand anglais qui le premier en 1602 est entre en Chine par le nord, et I'ouvrier verrier qui le premier en 1663 a etabli en France une manu- facture de cristal, et le bourgeois qui a fait prevaloir aux etats generaux de Tours sous Charles VIII le fecond prin- cipe de la magistrature elective, adroitement raturee depuis, et le pilote qui en 1405 a decouvert les lies Cana- ries, et le luthier byzantin qui, au huitieme siecle, a invente I'orgue et donne a la musique sa plus grande voix, el le magon campanien qui a invente Thorloge en plarant ^ Rome sur le temple de Quirinus le premier cadransolaire, et le pontonnier remain qui a invente le pavage des villes par la construction de la voie Appienne Tun oVl avant Tere chretienne, et le charpcntier egyptien qui a imaging la queue d'aronde trouvee sous i'obelisque de Louqsor et I'une des clefs de I'architecture, et le gardeur de chevres chaldeen qui a fonde Tastronomie par Tobservation des signes du zodia^iue, point de depart d'Anaximene, et le calfat corinthienqui, neufans avant la premiere olympiade a calcule la puissance du triple ievier, et imagine la tri- reme, et cree un remorqueur anterieur de deux millc Ax L'niSTOIliK m^lKLLK. 357 cents ans au bateau c^ vappur, et le laboiin'ur mac(MonIcii qui adccouvert laprenii6re mined'or dans le mont Pang«':e, rhistoir-^ ne salt que vous dire. Ces f^'ons-lii lui sorji in- connus. Qu'est cela? un labourour, un calfat, un clx-vrirr, un rharpentier, un pontonni«!r, un maron, un hithi r, un inatelot, un bourgeois, et un marciiand? I/hisiioire no s'encanaille pas. II y a a Nuremberg, pres dc TEgidien Plalz, dans une chambre au deuxicme etage d'unc inaison qui fait face i I'oglise Saint-Gilles, sur un trepied de fer, une petite boule de bois de vingt pouces de diam<^tre, revOtue d'un velin noiratre bariole de lignes autrefois rouges, jauncs s-t vertes. C'est un globe ou est ebauche un i\ peu pres dr Ix terre au quinzieme siecle. Sur ce globe est vagucn ent indiquee, au vingt-quatrieme degre de latitude, sous le signe de rEcrevisse, une espece d'ile nominee Anlitia, qui fixa un jour Tattention de deux hommes; Tun, qui ava;t conslruit le globe et dessine Antilia, montra cettc ile i 1 autre, posa le doigt dessus, et lui dit : C'est la. L'homme qui regardait s'appelait Cliristophe Colomb, Thomme qui disait : c'esl la, se nommait Martin Behaim. Antilia, cV'st TAmerique. L'histoire parle de Fernand Cortez qui a ravage TAmerique, mais non de Martin Behaim qui I'a devinee. Qu'un hornme ait « taille en pieces » les hommes, qu'il les ait « passes au fil de Tepee », qu'il leurait « faitmordre la poussiere », horribles locutions devenues hidcuscment banales, cherchez dans Thistoire le nom de cet homme, quel qu'il soit, vous I'y trouverez. Cherchez-y le nom do I'homme qui a invente la boussole, vous ne Ty trouve.ez pas. En 17^7, en plein dix-huitieme siecle, sous le regard meme des philosophes, les batailles de Baucoux et de Lawfeld, le siege du Sas-de-Gand et la prise de Berg-op- Zoom eclipsent et effacent cette decouverte sublime qui aujourd'hui est en train demodifier le monde, relectricite. Voltaire lui-meme, aux environs de cette annee-li, celebre eperdumcnt on ne salt quel exploit de Trajan (lisez : Louis XV). 328 SHAKESPEARE. Une certainebetise publiquese degage de cetle histoire. Cette histoire est superposee presque partout a I'educa- lion. Si vous en doutez, voyez, entre autres, les publica- tions de la librairie Perisse freres, destinees par leur redaction, dif une parenthese, aux ecoles primaires. Un prince qui se donne un nom d'animal, cela nous fait rire. Nous raillons I'empereur de la Chine qui se fait appeler s« majesie le drcujon^ et nous disons avec calnie monseigneur le dauphin. Domesticite. L'historien n'est plus que le maitre des ceremonies des siecles. Dans la cour modcle de Louis le Grand, il y a les quatre historiens comme il y a lesquatre violons de la chambre. Lulli mene les uns, Boileau les autres. Dans ce vieux mode d'histoire, le seul autorise jusqu'en 1789, et classique dans toute I'acception du mot, les meilleurs narrateurs, meme les honnetcs, il y en a peu, meme ceux qui se croient libres, restent machinalement en discipline, remmaillent la tradition a la tradition, subissent I'habitude prise, reqoivent le mot d'ordre dans I'antichambre, acceptent, pele-mele avec la foule, la divinite bete des grossiers personnages du premier plan, rois, « potentats », « pontifes », soldats, achevent, tout en se croyant historiens, d'userleslivreesdeshistoriographes, et sont laquais sansie savoir. Cette liistoire-1^, on Tenseigne, on Timpose, on la commande et on la recommande, toutes les jeunes intel- ligences en sont plus ou moins infiltrees, la marque leur en reste, leur pensee en souflre et ne s'en releve que dilTicilemeut, on la fait apprendre par cceur aux ecolicrs et moi qui parle, enfant, j'ai ete sa victime. Dans cette histoire il y a tout, excepte rhistoire. Etala- ges de princes, de « monarques », et de capitaines ; du peuple, des lois, des moeurs, peu de chose; deslettres, des arts, des sciences, de la philosophic, du mouvement de la pensee universelle, en un mot, de I'homme, rien. La civilisation date par. regnes et non par progress. Un roi quelconque est une otape. Les vrais relais, les relais do grands liommes, ne sont nulle part indiques. On expiiqnc comment Francois 11 succede ii Henri II, Charles 1\ i\ L'liisTOint; i\I^:i:llk. 32'j Francois II et Ilonri III h Charles IX; mais personne n'en- seigne comment Watt succede i\ Papin ct Fullon & Walt; derri^re le lourd decor des h^rodites royales, la rnysK^- rieuse dynastic des gcnies est i\ peine entrcvuo. Lelampirn qui fume sur la farade opaque des avenem;'insul- tons pas ce qui a ete grand. Les huees seraient malseantes devant Tensevelissement des heros. Le penseur doit res- ter grave en presence de cette prise de suaires. La vieille gloire abdique; les forts se couchent; clemence h ces vic- torieux vaincus! paix a ces belliqueux eteints! L'evanouis- sement sepulcral s'interpose entre ces lueurs et nous. Ce n'est pas sans une sorte de terreur religieuse qu'on voit des astres devenir spectres. Pendant que, du cote de Tengloutissement, de plus en plus penchante au gouffre, la flamboyante pleiade des hommes de force descend, avec le blemissement sinistre de la disparition prochaine, a Tautre extremite de I'es- 336 SHAKESPEARE. pace, la ou le dernier nuage vient de se dissoudre, dans le profond ciel de Pavenir, azur desormais, se leve eblouis- sant le groupe sacre des vraies etoiles, Orphee, Hermes, Job, Homere, Eschyle, Isaie, Ezechiel, Hippocrate, Phidias, Socrate, Sophocle, Platon, Aristote, Archimede, Euclide, Pythagore, Lucrece, Plaute, Juvenal, Tacite, saint Paul, Jean de Patlimos, Tertullien, Pelage, Dante, Gutenberg, Jeanne d'Arc, Ghristophe Colomb, Luther, Michel-Ange, Kopernic, Galilee, Rabelais, Calderon, Cervantes, Shake- speare, Rembrandt, Kepler, Milton, Moliere, Newton, Des- cartes, Kant, Piranese, Beccaria, Diderot, Voltaire, Beetho- ven, Fulton, Montgolfier, Washington; et la prodigieuse constellation^ a chaque instant plus lumineuse, eclatatante comme une gloire de diamants celestes, resplendit dans le clair de I'horizon, et monte, melee a cette immense au- rore, Jesus-Christ, PREFACE POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE DE FRANCOIS-VICTOR HUGO ! Une traduction est presque toujours regardee tout d'abord par le peuple a qui on la donne comuie une vio- lence qu'on lui fait. Le goiit bourgeois resiste a Tesprit universel. Traduire un poete etranger, c'est accroitre la poesie nationale; cet accroissement deplait a ceux auxquels il profile. C'est du moins le commencement; le premier mou- vement est la revoke. Une langue dans laquelle on trans- vase de la sorte un autre idiome fait ce qu'elle pent pour refuser. Elle en sera fortifiee plus tard, en attendant elle sMndigne. Cette saveur nouvelle lui repugne. Ces locu- tions insolites, ces tours inattendus, cette irruption sauvage de figures inconnues, tout cela, c'est de I'invasion. Que va devenir sa litterature k elle ? Quelle idee a-t-on de venir lui meler dans le sang cette substance des autres peuples? C'est de la poesie en exces. II y a 1^ abus d'i- mages, profusion de metaphores, violation des frontieres, introduction forcee du gout cosmopolite dans le goiit lo- cal. Est-ce grec? c'est grossier. Est-ce anglais? c'est bar- bare. Aprete ici, acrete \k. Et, si intelligente que soit la nation qu'on veut enrichir, elle s'indigne. Elle bait cette nourriture. Elle boit de force, avec colere. Jupiter en- fant recrachait le lait de la clievre divine. Ceci a ete vrai en France pour Homere, et encore plus vrai pour Shakespeare. 340 PREFACE Au dix-septieme siecle, a propos de M""" Dacier, on posa la question : Faut-il traduire Homerc? L'abbe Terrasson, tout net, repondit non. La Mothe fit mieux; il refit V'liade. Ce La Mothe etait un homme d'esprit qui etait idiot. De nos jours, nous avons eu en ce genre M. Beyle, dit Sten- dhal, qui ecrivait : Je prefere a Ilomere les me/noires da mareclial Gouvion Sainl-Cijr. — Faut-il traduire Homere? — fut la question litt*'- raire du dix-septieme siecle. La question litteraire du dix- huitieme siecle fut celle-ci : — Faut-il traduire Shake- speare? II « 11 faut que je vous dise combien je suis fache contn' un nomme Letourneur, qu'on dit secretaire de la librairir, et qui ne me parait pasle secretaire du bon gout. Auriez- vous lu les deux volumes de ce miserable? II sacrifie tous les Francais sans exception a son idole (Shakespeare), comme on sacrifiait autrefois des cochons a Ceres; il ne daigne pas meme nommer Corneille et Racine. Ces deux grands hommes sont seulement enveloppes dans la pro- scription generale, sans que leurs noms soient prononces. 11 y a deja deux tomes imprimes d^ cc Shakespem\ qu'on prendrait pour des pieces de la foire, faites il y a deux cents ans. II y aura encore cinq volumes. Avez-vous une haine assez vigoureuse centre cet impudent imbecile! Suuflrirez-vous Fafifront qu'il fait a la France? II n'y a point en France assez de camoullets, assez de bonnets d'ane, assez de piloris pour un pareil faquin. Le sang pe- tille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui. Ce qu'il y a d'a.lreux, c'est que le monstre a un parti en France; et pour oomble de calamite et d'horreur, e'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespenr ; c'est moi qui le premier montrai aux Francais quchiues perlcs que j'avais trouvees dans son enormc fumier. Je ne I'oini LA in ADiJCTio.N i)i: siiAKKspKAin:. ;;;i m'atlt'iidais pas qiit; je sorvirais un Jour a fouler aiix pifMls les couroiines de llaciuo ot de (lonirill«r [xmr en ornor lo front d'un histrion barbare. » A qui est adrcsseo cette Jettre? A La Ilarpe. Par qui? par Voltaire. On le voit, il faut do ia bravoure pour etrc Letournt ur. Ah! vous traduisez Shaivcspoarc? Eh bicn, vous et'^s un faquin; mieux que cela, vous etes un impudent innbecilc; niieux encore, vous i^tes un miserable. Vous faites un adront d la France. Vous meritez tout's les formes de Topprobre public, depuis le bonnet d'dne, comme les cancres, jusqu'au pilori, comme les volcurs. Vous Ates pcut-elre « un monslre ». Jc dis pcut-etre, car dans la lettre de Voltaire monstrr est amphiboloi5nque; la syntaxo I'adjuiro a Letourneur, mais la haine le donne k Shake- speare. Ce dig'ie Letourneur, couronne a Monlauban et a Besan- ron, laureat academique do province, uniquement occupe d'emousser Shakespeare, de lui dtt^r les reliefs et les angles, et de le faire passer, cVsl-a-dire de le rendre pas- sably ce bonhomme, travailleur consciencieux, ayant pour tout horizon les quatre murs de son cabinet, doux comme une fille, incapable de fiel et de represailles, poll, timide, honnete, parlant bas, vecut toute sa vie sous cette epithete, misdrable, que lui avail jetee I'eclatante voix de Voltaire, et mourut a cinquanle-dcuxans, etonne. Ill Letourneur, chose curieuse a dire, n'ctait pas moins bafoue par les anglais que par les francais. Nous ne savons plus quel lord, faisant autorite, disait de Letourneur : Pour iraduire un fou, il faut elre un sot. Dans le livre inti- tule Villiani Shakespeare, on peut lire, reunis et troupes, tons ces etranges textes anglais qui ont insulte Shake- speare pendant deux siecles. xVu verdict des gens de 342 PREFACE 1-ttres ajoutez le verdict des princes. Georges P"", sous le regno duquel, vers 1726, Sliakespeare parut poindre un peu, n'en voulut jamais ecouter un vers, Ce Georges etait « un homme grave et sage » ( Millot), qui aima une jolie femme jusqu'a la faire grand-ecuj^er. Georges II pensa comme Georges I"". II s'ecriait : — Je ne pourrais pas lire Shakespeare. Et il ajoutait, c'est Hume qui le raconte : — C'est un garcon si ampoule! — {He was such a bombast felloiv!) L'abbe Millot, historien qui prechait Tavent a Versailles et le careme a Luneville, et que Querlon prefere •d Henault, raconte I'influence de Pope sur Georges II au sujet de Shakespeare. Pope s'indignait de L'orgueil dc Shakespeare, et comparait Shakespeare k un mulet qui ne porte rien el qui ecoule le bruit de ses grelols. Le dedain litteraire justifiait le dedain royal. Georges III continua la tradition. Georges III, qui commenga de bonne heure, a ce qu'il parait, Fetat d'esprit par lequel il devait finir, jugeait Shakespeare et disait a miss Burney : — Quoi' n'est-ce pas la un triste galimatias? quoi! quoi! — {What! is there not sad siuff? what! what !) On dira : ce ne sont la que des opinions de roi. Qu'on ne s'y trompe point, la mode en Angleterre suit le roi. L'opinion de la majeste royale en matiere de gout est grave de Tautre c6te du detroit. Le roi d'Angleterre est le leader supreme des salons de Londres. Temoin le poele laurealj, presque toujours accepte par le public. Le roi ne gouverne pas, mais il regno. Le livre qu'il lit et la cravate qu'il met, font loi. II plait a un roi de rejeter le genie, TAngleterre meconnait Shakespeare; il plait a un roi d'admirer la niaiserie, I'Angleterre adore Brummel. Disons-le, la France de iSl/j tombait plus bas encore qand elle permettait aux Bourbons de jeter Voltaire a la voirie. POUR LA TRADUCTJON DE SII A KE SPK A R E . 3i; IV Le danger de traduire Shakespeare a disparu aujour- d'hui. On n'est plus un ennemi public pour cela, Mais si le danger n'existe plus, la diHiculte rcste. Letourneur n'a pas traduit Shakespeare; il Pa, candidc- ment, sans le vouloir^ obeissant a son insu au goilt hostile de son cpoque, parodie. Traduire Shakespeare, le traduire reellenient, le traduire avec confiance, le traduire en s'abandonnant a lui, le tra- duire avec la simplicitc honneteetfieredeTenthousiasme, ne rien eluder, ne rien omettre, ne rien amortir, ne rien cacher, ne pas lui mettre de voile la ou il est nu, ne pas lui mettre de masque la ou il est sincere, ne pas lui prendre sa peau pour mentir dessous, le traduire sans recourir a la periphrase, cette restriction mentale, le traduire sans complaisance puriste pour la France ou puritaine pour TAngleterre, dire la verite, rien que la verite, le traduire comme on temoigne, ne point Ic trahir, Tintroduire k Paris de plain-pied, ne pas prendre de precautions inso- lentes pour ce genie, proposer a la moyenne des intelli- gences, qui a la pretention de s'appeler le gout, Taccepta- tion de ce geant, le voila! en voulez-vous? ne pas crier gare, ne pas etre honteux du grand homme, Tavouer, TafRcher, le proclamer, le promulguer, 6tre sa chair et ses OS, prendre son empreinte, mouler sa forme, penser sa pensee, parler sa parole, repercuter Shakespeare de I'an- glais en francais, quelle entreprise! Shakespeare est un des poetes qui se defendent le plus centre le traducteur. 344 PREFACE La vieille violence faito a Protee symbolise Teffort des traducteurs. Saisir le genie, rude besogne. Shakespeare resiste, il faut Tetreindre ; Shakespeare echappe, il faul le poursuivre. II echappe par I'idee, il echappe par Texpression. Rappe- lez-vous le umex, cette lugubre declaration de neutralite d'un monstre entre le bien et le mal, cet ecriteau pose sur une conscience eunuque. Quelle intrepidite il faut pour reproduire nettement en francais certaines beautes insolentes de ce poete, par exemple le bullock of the 7iighi, ou Ton entrevoit Ics parties honteuses de I'ombre. D'autres expressions semblent sans 'equivalents possibles; ainsi green girl, jille verte, n'aaucun sens en francais. On pourrait dire de certains mots qu'ils sont imprenables. Shakespeare a un sunt lacrymcc rerum. Dans le ice have kissed aivay kingdoms and provinces, aussi bien que dans le profond soupir de Virgile, I'indicible est dit. Cette gigantesque depense d'avenir faite dans un lit, ces pro- vinces s'en allant en baisers, ces royaumes possibles s'evanouissant sur les benches jointes d'Antoine et de Cleopatre, ces empires dissous en caresses et ajoutant inex- primablement leur grandeur a la volupte, neant comme eux, toutes ces sublimites sont dans ce mot kissed away kingdoms, Shakespeare echappe au traducteur par le style, il echappe aussi par la langue. L'anglais se derobe le plus qu'il peut au francais. Les deux idiomes sont composes en sens inverse. Leur pole n'est pas le meme ; l'anglais est saxon, le frangais est latin. L'anglais actuel est presque do I'allemand du quinzieme siecle, k I'orthographe pres. L'an- tipathie immemoriale des deux idiomes a ete telle, qu'en 1095 les normands deposerent Wolstan, eveque de ^Vor- cester, pour le seul crime d'etre une vieille bniie d'anglais ne sachant pas parler francais. En revanche on a parle danois k Bayeux. Duponceau estime qu'il y a dans l'anglais trois racines saxonnes sur quatre. Presque tons les verbes, toutes les particules, Jes mots qui font la charpente de la langue, sont du nord. La langue anglaise a en elle une si dangereuse force insolente que I'Angleterre, instinctive- ment, et pour faciliter ses communications avec I'Kurope, POUU LA Tr,Al>LH:TIO\ DK SHAKESPEAUE. ;J'm a pris ses termes de guerre aux franrais, ses lermes (J(* navigation aux liollandais, et ses termos do musique aux italiens. Charles Duret ccrivait en 1613, d propos de la laiigue anglaise : « Peu d'ctrangers vculont so pencr de I'apprendre. » A Theure qu'il est, elle est encore saxonnc k ce point que I'usagc n'a frappe de desuetude qu'i peine un seplieme des mots de Vorosin.^ du roi Alfred. De li une perpetuellc lutte sourde entrc Tanglais et le franrais quand on les met en contact. Rien n'est plus laborieux que de laire coincider ces deux idiomes. lis semblent destines i exprimer des choses opposees. L'un est septentrional, Tautre est meridional. L'un confine aux lieux cimmeriens, aux bruyeres, aux steppes, aux neiges, aux solitudes froides, aux espaces nocturnes, pleins de silhouettes in- determin(^es, aux regions blemes; Tautre confine aux regions claires. II y a plus de lune dans celui-ci, et plus de soleil dans celui-hi. Sud centre nord, jour centre nuit, rayon centre spleen. Un nuage llotte toujours dans la phrase anglaise. Ce nuage est une beaute. 11 est partout dans Shakespeare. 11 faut que la clarte franeaise penetre ce nuage sans le dissoudre. Quelquefois la traduction doit se dilater. Un certain vague ajoute du trouble a la melan- colie et caracterise le nord. Hamlet, en particulier, a pour air respirable ce vague. Le lui 6ter, le tuerait. Une pro- fonde brume diffus-i I'enveloppe. Fixer Hamlet, c'est le supprimer. H iraporte que la traduction n'ait pas plus de densite queToriginal, Shakespeare ne veut pas Stre tra- duit comme Tacite. Shakespeare resiste par le style; Shakespeare resiste par la langue. Kst-ce la tout? non. II resiste par le sens metaphysique ; il resiste par le sens historique; il resiste par le sens legendaire. 11 a beaucoup d'ignorance, ceci est convenu; mais, ce qui est moins connu, il a beaucoup de science. Parfois tel detail qui surprend, ou Ton croit voir sa grossierete, atteste precisement sa particularite et sa finesse; tres souvent ce que les critiques negateurs denoncent dans Shakespeare comme Tinvention ridicule d'un esprit sans culture et sans lettres, prouve, tout au contraire, sa bonne information. 11 est sagace et singulier dans Thistoire. II est on ne peut mieux renseigne dans la 346 PRKFACE tradition et dans le conte. Quant a sa phiiosophie. elle est etrange; elle tient de Montaigne par le douteet d'Ezechiel par la vision. VI 11 y a des problemes dans la Bible; il y en a dans Homere; on connait ceux de Dante, il existe en Italie des chaires publiques d'interpretation de la Divine Comedie. Les obscurites propres a Shakespeare, aux divers points de Yue que nous venons d'indiquer, ne sont pas moins abstruses. Comme la question biblique, comme la question homerique, comme la question dantesque, la question shakespearienne existe. L'etude de cette question est prealable a la traduction. 11 faut d'abord se mettre au fait de Shakespeare. Pour penetrer la question shakespearienne et. dans la mesuredu possible, laresoudre, touteunebibliothequeest necessaire. Historiens a consulter, depuis Ilerodote jus- qu'a Hume, poetes, depuis Chaucer jusqu'a Coleridge, cri- tiques, editeurs, commentateurs, nouvelles, romans, chro- niques, drames, comedies, ouvrages en toutes langues, documents de toutes soi'tes^ pieces justificatives de ce genie. On Pa fort accuse ; ilimporte d'examiner son dossier. Au British Museum, un compartiment est exclusivement reserve aux ouvrages qui ont un rapport quelconque avec Shakespeare. Ces ouvrages veulent etre, les uns verifies, les autres approfondis. Labeur fipre et serieux, et plein de complications. Sans compter les registres du Stationer's Hall, sans compter les registres du chef de troupe Hens- lowe, sans compter les registres de Stratford, sans compter les archives de Bridgewater House, sans compter le Jour- nal de Symon Forman. 11 n'est pas inutile de confronter les dires de tons ceux qui ont essaye d'analyser Shake- speare, ^ commencer par Addison dans le Spcclaleur, et i finir par Jaucourt dans V Encyclopedic. Shakespeare a ote POLR LA TRADUCTION DE SII AKESPE A U t. 3i7 en France, en Allemagne, en Anglcterre, ir^s souvent juge, tres souvent condamnt', tres souvent execute; il faut sa- voir par qui et comment. Oii il s'inspire, ne le cherchez pas, c'est en lui-m«jme; mais ou il pui.se, tachez de le de- couvrir. Le vrai traducteur dolt faire etlort pour lire t )Ut ce que Shakespeare a lu. II y a \k pour le songeur des sources, et pour le piocheur des trouvailles. Les lectures de Shakespeare etaient varices et profondes. Get inspire etait un etudiant. Faites done ses Etudes si vous voulez le connaitre. Avoir lu Belieforest ne sufTit pas, il faut lire Plutarque; avoir lu Montaigne ne suffit pas, il faut lire Saxo Graramaticus; avoir lu firasme ne suffit pas, il faut lire Agrippa; avoir lu Froissard ne suffit pas, il faut lire saint Augustin. 11 faut liretous les cancioneros et tousles fabliaux, Huon de liordeaux, la belle Jehanne, le comte de Poitiers, 1-^ miracle de Notre-Dame, la legende du Re- nard, le roman de la Violette, la romance du Vieux-Man- teau. 11 faut lire Robert Wace, il faut lire Thomas le Rimeur. II faut lire Boece, Laneham, Spenser, Marlowe, Geoffroy de Monmouth, Gilbert de Montreuil, Holin^hed, Amyot, Giraldi Cinthio, Pierre Boisteau, Arthur Brooke, Bandello, Luigi da Porto. II faut lire Benoistde Saint-Maur, sir Nicholas Lestrange, Paynter, Comines, Mon.strelet, Grove, Stubbes, Strype, Thomas Morus et Ovide. II faut lire Graham d'Aberfoyle et Straparole. J'en passe. On au- rait tort de laisser de cote "Webster, Cavendish, Gower, Tarleton, Georges Wheatstone, Reginald Scot, Nichols et sir Thomas North. Alexandre Silvayn veut etre feuillete. Les Papiers de Sidney sent utiles. Un livrecontrdle Tautre. Les textes s'entr'eclairent. Rien a negliger dans ce travail. Figurez-vous une lecture dont le diametre va du Gesta ro- manorum a la Demonologie de Jacques VI. Arriver h. comprendre Shakespeare, telle est la tache. TOute cette erudition a ce but : parvenir a un poete. C'est le chemin de pierres de ce paradis. Forgez-vous une clef de science pour ouvrir cette poesie. 348 PREFACE VII Et de la sorte, vous saurez de qui est contemporain le Thesee du Som/e d'une nuit d'ele; vous saurez comment les prodiges de la mort de Cesar se repercutent dans Mac- beth; vous saurez quelle quantite d'Oreste il y a dans Hamlet. Vous connaitrez le vrai Timon d'Athenes, le vrai Shylock, le vrai Falstaff Shakespeare etait un puissant assimilateur. II s'amalga- mait le passe. II clierchait, puis trouvait; il trouvait, puis inventait; il inventait, puis creait. line insufflation sortait pour lui du lourd tas des chroniques. De ces in-folio il de- gageait des fantOmes. Fantdmes eternels. Les uns terribles, les autres ado- rabies. Richard III, Glocester, Jean sans Terre, Marguerite, lady Macbeth, Regane et Goneril, Claudius, Lear, Romeo et Juliette, Jessica, Perdita, Miranda, Pauline, Constance, Ophelia, Cordelia, tons ces monstres, toutes ces fees. Les deux poles du coeur humain et les deux extremites de Tart representes par des figures k jamais vivantes d'une vie mysterieuse, impalpables comme le nuage, immortelles comme le souffle. La difformite intr^rieure, lago; la diffor- mite exterieure, Caliban; et pres d'lago le charme, Uesde- mona, et en regard de Caliban la grace, Titania. Quand on a Li les innombrables livres lus par Shake- speare, quand on a bu aux memos sources, quand on s'est imprc^gne do tout ce dont il etait penetre, quand on s'est fait en soi un fac-simile du passe tel qu'il le voyait, quand on a appris tout ce qu'il savait, moyen d'en venir i\ rever tout ce qu'il revait, quand on a digere tons ces fait-^, toutc cette histoire, toutes ces fables, toute cette philosophic, quand on a gravi cet escalier de volumes, on a pour re- compense cette nuee d'ombres divines au-dessus de sa tOte. POLR LA TRADUCTION DK S II AK ESI'E A Fl K. 3i'J VIII Un jeune homme s'est devoue a ce vaste travail. A c6t6 de cette premidTe tache, reproriuire Shakespeare, il y en avail une deuxieme, le commenter. L'nne, on vient de le voir, exige unpoete, Pautre un ben«^diclin. Ce Iraducteur a accepte I'une et I'autre. Paralieiement i la traduction de chaque drame, il a place, sous le litre d'inlroduciion, une etu'ie speeiale, ou loules les questions relatives au drame traduit sont discuteeset debattues, et oil, pieces en main, le pour et le centre est plaide. Ces trente-six introductions aux trente-six drames de Shakespeare, divises en quinzr livres [lortant chacun un titre special, sont dans leur en- semble une ceuvre considerable. OEuvre de critique, oeuvre de philologie, ceuvre de philosophie, oeuvre d'his- toire, qui c6toie et corrobore la traduction; quant i la traduction en elle-mome, elle est fidele, sincere, opiniatre dans la resolution d'obeir au texte ; elle est modes'e et fiere ; elle ne tache pas d'etre superieure a Shakespeare. Le commentaire couche Shakespeare sur la table d'au- topsie, la traduction le remet debout; et apres I'avoir vu disseque, nous le retrouvons en vie. Pour ceux qui, dans Shakespeare, veulent tout Shake- speare,- cette traduction manquuit. On I'a maintcnant. Desormais il n'y a plus de bibliotheque bien faite sans Shakespeare Une bibliotheque est aussi incomplete sans Shakespeare que sans Moliere. L'ouvrage a paru volume par volume et a eu d'un bout a I'autre ce grand collaborateur, le succes. Le peu que vaut notre app.obation, nous le donnons sans reserve a cet ouvrage, traduction au point de vue philologique, creation au point de vue critique et histo- rique. C'est une a3uvre de solitude. Ces oeuvre--la sont consciencieuses et saines. La vie severe couseille le ti avail austere. Le traducteur actuel sera, nous le croyons et 350 PRKFACE. toute la haute critique de France, d'Angleterre et d'Alle- magne Ta proclame dpja, le traducteur definitif. Premiere raison, il est exact; deuxieme raison, il est complet. Les diflTicultes que nous venons d'indiquer, et une foule d'autres, il les a franchement abordees, et, selon nous, resolues. Faisant cette tentative, il s'y est d(^pens6 tout entier. II a senti, en accomplissant cette tache, la religion de construireun monument. U y a consacr6 douzedes plus belles annees de la vie. Nous trouvons bon qu'un jeune homme ait eu cette gravite. La besogne etait malaisee, presque effrayante; reclierches, confrontations de textes, peines, labeurs sans relache. II a eu pendant douze annees la fievre de cette grande audace et de cette grande respon- sabilite. Cela est bien h. lui d'avoir voulu cette oeuvre et de I'avoir terminee. II a de cette facon marque sa recon- naissance envers deux nations, envers celle dont il est I'hote et envers celle dont il est le fils. Cette traduction de Shakespeare, c'est, en quelque sorte, le portrait de TAn- gleterre envoye a la France. A une epoque ou Ton sent approcher I'heure auguste de I'embrassement des peuples, c'est presque un aete, et c'est plus qu'un fait litteraire. 11 y a quelque chose de pieux et de touchant dans ce don qu'un francaisoffre a lapatrie, d'ou nous sommes absents, lui et moi, par notre volonteet avec douleur. Hauteville-housc. Avril 1865. TABLE Dedicace. Preface. Pages. 1 2 PREMIERE PARTIE LiVr. E I. SlIARESPEAftE. — Sa VIE 7 II. LeS GEMES. — HOMERE, JOE, ESCHYLE, iSAlE, fizECHIEL, LuCRECE, JdVENAL, Tacite, saint Paul, maint Jean, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.. . 31 ]II. L'art et la science 77 IV. Shakespeare l'Ancien 99 V. LeS AMES 135 DEUXIEME PARTIE LivRE I. Shakespeare. — Son genie 151 II. Shakespeare. — Son geuvre. — Les points culminants 176 352 TABLE. Pages. LlVRE III. ZoiLE AUSSI ETERNEL QU'HOMEi.E 199 IV. Critique 219 V. Les esprits et les masses 235 VI. Le beau, servitedr du vrai 251 TROISIEME PARTIE. -- COiNGLUSi:^N LiVRE I. Apres la mort. — Shakespeare. — L'An- GLETERRE 275 II. I^E DIX-NEDVIEME SIECLE 299 III. L'niSTOIRE REELLE. — ChACUN REMIS A SA PLACE . 311 PREFACE POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE DE FRANgOIS-VICTOR HUGO 337 or The UNIVERSITY ./F( IR^4\L raris. — L.-lmp. rounies, 7, riu? Saint-Bonott. UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY This book is DUE on the last date stamj OCT 21 1947 ii^;'''' mu M'l^'^ ftU6 28 1968 48 f,yG 27*68-11 LOAN nr-"' EEG'DLD SEP;^ 4 '?:.''! AM 6 -APR 111983 i OCT KC.CIR. f£Bld 10t983 y% •81 SE P 1 4 1984 NOV 81982.2 APR 2 01984 LD 21-100r«-12,'46(A2012sl6)4120 .& ,^J|.FEBl3'e5