I * 6 LIE ^^^= m 6 — — > I 8 ^^^^ *" t 1 ^^=^= — TY 6 mm-m *T W • » / sr^fr < ?i*\* .L fc-t* ■ 75k • 12 L1BRARV UNIVERSITY OF CALIFORNVA S AN DIEGO d#W- tt«_ VO^mJ-oU. r Uylt—€i^\4lS^ i V»^* 0U**- l4^fl tsuoo^- LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA SAN DIEGO SOUVENIRS HISTORIQUES. Paris. — iihi'himkiih: bi. ph. nimui b , 2'i , rue tl it Poneeaa. CAPITAINE KBETTLY, AF0IE1T TH0MP3TT3-MAJ0R DES GUIDES n'lTALIE, d'eGYFTE ET DES CHASSEURS A CIIEVAL DE LA GARDE IMPER1ALE , ETC., Dcvant fournir quelques Docamens importans aux Lcrivains qui fcront l'Histoire du Midi pendant les Cent-Jours; PAR F. GRAND1N, MhMBRfc. DL L'iNSTlTOT HISTO^IQDE. TOME PREMIER. SUCCESSEUR DE M. rOULTOJN , Rue Chilperic, 4, pres do Saint-Germain-l'Auxerrois. 1839 ImprimerieMiDiiSz ot Rekou, rue Bailleul, g-n :hapitiie premier. In magna copiarerum aliud alii natura ilcr oslcndit. Sallcst, De Conjur. Catil. ttmrm'yM9'JL*tri*i)Wi De loules les histpires eciius depuis le commencement tin mondc jusqu'a nos jours, auciine n'a ete plus ardcmment desiree , plus avidemenl devorce que cellc de Napoleon et de sa vieille armee. Yingt auleurs dilferens ont ecril la vie de I'Eiupereur avec plus ou moins dr mcrilo; Ions ont etc lus avec plai- 8 SOUVENIRS sir; son nom est lc besoin dc notrc epoque. Nous fremissons d'attendrisscment a chaque page qui nous peint le heros que la France revere, mais quelle ne comprend pas en- core. Tout le monde sait par cocur son Napo- leon , et loutes les jeunes meres d'aujourd'hui bercent , pour ainsi dire, leurs enfans avec une narration de ses ineomparables travaux; narration qui tient plutot de la feerie que de l'histoire : et pourtant, Napoleon a existe. II n'y a, entre lui et nous, qu'un passe de quel- ques lustres. Son regne se reproduit a notre imagination comme un beau reve qui s'eva- nouit; comme une flamme brillante qui vient de s'eteindre , et dont la fumee ondoie encore dans les airs, et repand, en montant, sur notre belle France, le parfum des souvenirs. Napoleon !... Parlout Napoleon !.. Ce nom repose dans le coeur de tons les Franrais comme sur un autel sacrc; il est grave sur lc HISTOIUQUES. 9 marbrc cl sur l'airain, et lui-memc la inscrit en lettrcs d'or sur le frontispice clu mondc !.. Mais ce nom si glorieux pour nous sc placera- t-il seul sur lc grand livre do l'histoire? Non. Ses eternels compagnons , cettc vieille garde tant vantee a de si justes titres, ces illustres grognards, devant qui seclipsent aujourd'hui les troupes des Alexandre et des Cesar, ces vieux amis qui lui ont distille goutte a goutte tout le sang de leurs veines ; qui ont compte pour sa gloire chacune de leurs annees, cha- cun de leurs jours , chaquc instant de leur existence, marcheront cote a cote avec lui dans le sentier de rimmorlalite : Et le nom de ces hommes uniques dans l'histoire ne perira pas plus que celui de 1'hommc unique qu'ils ont accompagne pendant le cours fantastique de sa vie. Cependant, parmi ces masses dhommesqui le suivaient au milieu des hasards, qui tous eachaient un heros sous I'habit grossier dc soldat, ilva unc grande distinction a faire. lO SOUVENIRS Les uns onl parcourn, paisiblement ct sans aiicun grade, lcur carricre militaire; se con- tentanl d'un regard tie satisfaction , d'un mot affeclueux de leur ami , ou lui arrachant un morceau de sa celebre redingote, qu'ils alta- chaient religieusement sur leur poitrine , pour remplacer la croix qu'ils croyaicnt, avce raison , avoir meritee : Gagner des balailles el mourir pour lui , voila la seule ambition de ces homines qui n'avaicnt pour toute instruc- tion que le talent de manier habilement leur fusil. Lcs autrcs qui no possedaient , pour la plupart , que les premieres notions de la lec- ture et de l'ecriture, mais qui, en 1'absence d'un chef lombe au champ d'honneur, s'em- paraient , d'une main habile et vigourcuse , du gouvernail abandonne , et conduisaient le navire a bon port , ctaient souvent appel^s a de plus haules destinees que les premiers Oh! (cux-ci. celaienl l'elijte de larince; II ISTORIQUES. I I aussi Napoleon en a-l-il souvenl fait indistinc- lement des oflieicrs improvises au milieu dune melee, et qui se sont eleves graduelle- ment au rang dc eolonels et dc generaux. Plu- sieurs meme d'entre eux sont devenus, sous lui, des mareehaux de France. Aussi, les ai- mait-il comme un pere aime ses propres en- I'ans : 11 leur avait appris a lire dans ses yeux, a penser sa pensee , a deviner son ame , et a l'accompagner dans ses conceptions d'aigle. On eut dit qu'eux et lui ne faisaient qu'un ; il se fiait a eux : ils ne le trompaient jamais ; une simple observation tic ces homines a ecorcc de fer , mais au genie devorant, l'ai- dait souvent a deconcerter les plans les mieux combines de ses adversaires. 11 en est un surtout auqucl il portait une affection toute particuliere ; aussi cet homme lui avait-il voue son existence tout entiere , et lui dut-il, a plusieurs reprises, sa fortune et sa ruinc, son elevation et l'oubli des homines. 12 SOUVENIRS lis sc sont pen quittes , et lcur histoire oflfre partout deux lignes prcsque parallelcs; Tune, j'en conviens, est visible a peine, tandis que i'autrc est tracee en caracteres ineflacables. . . C'est le nain a cote du geanl ! Vous le chercheriez vainement parmi les sommites belliqueuses de l'epoquc ; si vous nc le trouvez pas monte sur le dernier echelon des grandeurs militaires , vous le verrez en echange plus d'une fois le premier sur la bre- che, suant son sang et sa vie pour l'honneur de la France, et le triomphe du maitrc qui l'avait fascine\ Son nom , c'est Krcttly. Sa qualite , ancien tronipelte-inajor des chasseurs a cheval de la garde iniperiale; c'est du mollis celle qu'il pre (ere a toutes les au- tres. Dix-sepi blessures , nir en un mot , voila ce qu'ils ont risque » pour sauver le proscrit francais avec lequel HISTORIQUES. 1 7 * ils avaicnt suivi 1 etendard aux nobles cou~ » leurs Oh! mes bons amis, je pleurc » comme un enfant, tenez, je pleure de sou* » venir. » Et ses larmes coulaient grosses et largcs comme des gouttes de pluie au moment d'un orage, et son noble visage, tonjours beau de cicatrices , ne fut point defigure par des con- torsions hypocrites quicachent si souvent un mensonge sous des plenrs... Moncoeurse ser- ra ; nous etions toils emus : c'etait du bon- heur que nous eprouvions sans rien dire. Ces scenes-la ne peuvent se traduire dans aucunc langue; elles ne sont comprises que de ceux quisont passes eux-memes au creuset du mal- heur , et des mortels privileges a qui le ciel , dans sa munificence , a jete au seuil de la vie une ame pleine de sensibilite. Vous parlerai-je ici de son desinteressc- ment? II mesuffit, pour le faire connaitre , de dire qu'il a sacrifie a plusieurs fois dilferentes 2 IS SOUVENIRS une grandc fortune , afin de sauver ceux qui! aimait. Rien ne lui coutait pour arriver a son but. C'est un malheur quand un homme de sa trempe rencontre des ingrats , niais il est beau d'en avoir fait. Qui n'admirerait pas la belle independance de son caractere , et son amour inalterable pour son pays ? Je ne vous parlerai point de sa bravoure ; le lecteur sera a meme d'en j uger par tout le cours dccette histoire. Je ne veuxpas pousser plus loin mon examen sur ce vieil ami, je craindrais de tomber dans l'affeterie , et il le sait , je ne suis pas flatteur : ma plume est aus- si pure que l'epee qu'il a portec. Quant au portrait que je mcts sous lcs yeux du public, il ma ete trace vingt fois par les di verses conversations deses amisavant la date de notre liaison ; ce que je puis affirmcr , c'est qu'il est exact. Je regrette de ne pas pouvoir l'envisager sous toutes ses faces; je 1 l'ai pre- historioues. 19 sente du moins sous cellcs que Ion est lo plus susceptible de renconlrcr dans la suite de eel ouvrage. II me restcrait pourtant encore a par ler de sa franchise si pure, si belle, si noble; mais la principalcment, je ne puis etendre ma pensee; il me defend de parler. « Jc n'ai men- » ti que deux fois dans ma vie, m'a-t-il dil » quelquefois, et j'ai sauve deux tetcs.» Hors ce cas , il ne se rappelle pas d'avoir jamais en rien altere la verite. Aussi les lecteurs pcuvent etre bien convaincus d'avancc que la plus se- vere exactitude presidera a ses recits. II les ap- puiera de tous les titles qu'il a entre les mains, que jai lus moi-meme, et qu'il pent presenter au besoin aux incredules qui scraient tenths de r&voquer en doute sa veracite. C'est a la priere de ses nombreux amis qu'il a consenti a jeter sur lc papier quelques remi- niscences qu'il appellc insignifiantes , mais qui, j'en suis certain, seront appreciees diflfe- remment par 1<; public, et dont plusieur? 20 SOUVENIRS pourront fournir de precicux documcns a Thistoire du midi, a l'epoque des Cent jours. Ainsi, presse par toutes ses connaissances, il fit venir du Vivarais, dc la Champagne, du Dauphine' et meine de laBelgique, toutes les pieces dont il avait besoin , et qu'il avait se- niles sur sa route dans des jours de malheur. Quand il eut a peu pres rassemble toutes ses preuves, dispose tous ses materiaux , il lui manquait encore un executant litteraire ; c*e- lait moins un auteur a renom qu'un ami dont il avait besoin pour cela. Mon nom s'offrit a lui. Si l'agc met quelquefois des distances en- Ire deux homines, les sentimens d'honneur les rapprochent : nous nous entendimes. La pro- position fut faite et acceptec avec unc egale franchise. Puisquc ses souvenirs sont encore verts, me disais-jc a moi-memc , malgre ses soixante- Irois ans de travaux et de pcines , pourquoi ne le seconderais-je pas dc tous mes eflorls quand IllSTOUIQULS. 21 il so decide a transcrire les divcrsos phases de sa vie orageuse? Peut-elre les evenemcns dont elle fourmille oflriront-ils quelque interet au lectcur ; peut-etre rafraichiront-ils dcs souve- nirs vieillis , mais dont la date ne s'usera ja- mais ; peut-etre reveilleront-ils un sentiment d'admiration pour le heros dont le nom rem- pltt la terre entiere, et dont le pied gigantes- ({ue s'est arrete sur un rocher maudit ; peut- etre en fin , quclqucs-uns do ses vieux amis, soldats blanchis comme lui , pour ainsi dire sans le savoir, sous Tepee magique du mailre du monde comme sous la baguette dun magi- cien,ranimeront-ils un moment des sympathies endormies, au recit de nobles exploits auxquels ils ont pris eux-memes une part si active , ct que la rouille des temps nc ternira jamais. Yoila comment je me suis decide a lui servir d'iuterprete. Sa narration sera naive comme celle d'un vieux soldat , et moi , pour ne rien lui enlevcr de son charmc, jc le laisserai parlci 22 SOUVENIRS lui-meme. Asscz d'autres, m'a-l-il repetc sou- vent , out ele* inexacts dans leurs expressions, quelquefois meme dans les faits ; je desire que la plus grande verite preside a cet ouvrage. Ce mot fut pour moi coinrae un ordre sa- cre ; j'aurais craint , en passant outre , de de- venir sacrilege. Aussi, j'ai pousse son vocu jus- qu'a de la religion. En effet , dans la craintc de ne pas rendre exactement sa pensee, j'ai souvent hesite , en son absence , a assaisonner tel ou telmot del'epithete que moi j'aurais cru necessaire d'y ajouter. Je pric done le lecteur d'etre bicn persuade que, si la plume d'un ami \ient a son aide, jamais line periphrasc mensongere n'alterera l'austente de son recit. Cc n'est point line hisloire que nous avons voulu faire ; ee ne sont que de simples remi- niscences classees par ordre chronologique. Mon travail, a moi, fut long, ininutieux par les rccherches, mais tres-doux, puisque j'a- vaisa faire ou plulot a 6crire d'apres ses notes UISTOKIQLES. 2J eparses la biographic d'un vicux soldat de l'em- pereur INapoleon , ct que cet honorable ami ne voulut laisser pescr sur moi aucune responsa- bilite, en me gorge ant , pour ainsi dire , dv. pieces authenliques que j'ai cru devoir placer moi-memc , en partie du moins, aux divers endroits de ces memoires ou elles etaient con- venables. A lui done tout le meritc des preuves; a moi le travail litteraire et les recherches histo- riques; a moi sculement un souvenir du lec- teur pour 1'avenir, si je puis poser le pied sur le seuil du temple presqu'inabordable de la lite- rature , et deposer, d'une main timide, mon offrande sur les degres de son sanctuaire. Son desir le plus sincere est de ne soulever aucune susceptibilite a l'epoque ou nous vi- vons. Aussi, laisserons-nous des lacunes qui rendraient cet ouvrage plus interessant peut- etre. Je respecte toujoius des scrupules que pour cette fois je nc parlagc pas, cl que j'ai ^4 SOUVENIRS meme combattus plus d'une fois sans success Ces souvenirs fourmillent de faits, et comme son intention n'etait point de faire des pages, il s'estabstenu, dans beaucoup d'endroits, de faire des reflexions qui n'eussent point ete de- placees. Seulement , quand il toucha l'epoque de ses malheurs , la plaie se rouvrit , et il de- vint un peu plus minutieux dans les details. Emporte par le souvenir , m'a-t-il dit quel- quefois, jc crois y elre encore ; il fa ut retran- eher ces faits , mon ami , ils seront peut-etre insignifians et moi , j.e copiais tou jours , et je n'ai rien retranche a ma copie. Queiques reflexions que j'aie pu lui faire , il n'a jamais voulu consentir a me laisser deve- loppcr plusieurs faits etrangers dont il a ete comme tant d'autres le temoin. On sait que ces accessoircs se changent en autant d'agremcns sous line plume un peu excrcec, et jettent beaucoup de variele dans un ouvrage. Jecon- nais plus d'un livre dont le principal mcrite HISTORIQUES. 2D est tire clc cos details de gout qui , relcves par tous les ornemens du style, font oublier au lecteur qu'on l'a habilement transports , a son insu, sur un territoire voisin. Loin de criti- quer cette adresse , je la loue beaucoup, en avertissant pourtant le lecteur qu'il ne m'a pas ete permis de l'employer , et que tous les faits mentionnes dans ces memoires appartiennent a l'homme cxclusivement. II a lu tant de men- songes dans ptusieurs ouvrages, qu'il est deve- nu peut-etre un peu trop severe pour lui- raeme dans l'interet de ses souvenirs... Tel Cut son desir, j'ai cru devoir m'y conformer. Sa carriere est noblementremplie; la mienne commence, mais la route est diflerente. .. Une plume ou une epee! qu'importe? pourvu que l'une soit noble , pure et energique , et que l'autre , depourvue d'or , de diamans , dc pierreries , ne soit rougie que du sang des cn- nemis , et vierge du sang francais. Quant a moi , en suivant le chemin que la 26 SOUVENIRS nature ma indique , j'ai ramasse au commen- cement de ma course la plume quelle a lan- cee a mes pieds dans des jours de largesse ou peut-etrede colere ; avec son secours , j'ai deja barbouille quelques pages , et rature - bien des lignes , et aujourd'hui, je la consacre serieu- sement aux souvenirs d'un honnete homme , d'un vertueux citoyen, d'un vieux guerrier couvert de cicatrices trop meconnues. Commc je raconte des evenemens particuliers; je les ccrirai sans timidite comme sans pretention ; sans flegme comme sans enthousiasmc. Pour- lant, les matieres que conlient le premier vo- lume, permettant un peu d'elocution , j'ai se- me , autant que possible, de legers ornemens de style. Ce sont tous ses titrcs a la gloire qui se dcveloppcnt successivement, a mesure que les glorieuscs campagnes de la republique et de iVmpire prennent leurordre dans l'liistoire. Dans la narration des fails ouil s'est trouve, j'hi (ait une analyse succincte des Tails gene- 1I1ST0RIQUES. ^7 raux que tout lc: mondc conn ait , ct dont j'ai cu bosoin pour nc pas isoler lc detail des fails particuliers qu'il a wis, ou il a figure lui-me- mc , et dont il peut assurer l'exaciitude , sans crainte d'avoir un dementi. Dans le second volume, e'est-a-dire a l'epo- que des Cent jours , sa reconnaissance pour l'empereur brille dans tout son eclat : il quittc ses occupations, sa femme et ses enfans; il perd toute sa fortune pour combattre les en- nemis de son bienfaiteur ; en un mot, il dc- vient un horn me politique. Aussi, je n'ai pas craint de mettre sous les yeux du lecteur tou- tes les lettres , tous les ordres qu'il a recus de ses superieurs. Si le style y perd un peu de la regularity, l'histoire y gagncra beaucoup en clarte. D'ailleurs , la meilleure maniere de con- naitre les homines politiques de tous les eta- ges, e'est de peser leurs actions, et d'exami- ner scrupuleusement leurs ecrits, et par des- sus tout, lc but qui les a diriges en ecrivant ou en ngissant, Enfin , quand lc desastre de 28 SOUVENIRS Waterloo aura amene la chute terrible du grand homme , une serie non interrompue de malheurs commencera pour le heros de ce li- vre ; il sera poursuivi a outrance par la police de la restauration ; puis force de se cacher , de se deguiser et de fuir Je m'arrete je sens que j'irais trop loin. Heureux si j'ai pudonner aulecteurde ce pre- mier chapitre l'envie de lire le suivant; plus heureux encore s'il arrive a la fin de cet ou- vragc comme un voyageur , par line belle journee d'ete, arrive sur le soir, an terme de sa course, sans s'etre apercu de la longueur du chemin, alors seulcment je lui demanderai de nouvcau un souvenir pour le jeune auleur. C1IAP1TRE II. Lc succes fut toujoursun enfant do l'audace- Ckebili.on. Jcune soldat, oil vas-tu ? Que tes armes soicnt benies, jeune soldat ! Of Lamennais II J'avais treizeans... c'etait sous le regne du roi Louis XVI, a lepoque ou sc preparait la grande crise de 1 789. Mon pere m'avait donne pour precepteur un reeollet qui devait dinger mon Education premiere. On sen rapportait nlors bien plus qu'aujourd'hui a ces messieurs 02 SOUVENIRS du soin d'inserer line a line toutes les idees dc morale et d'instruction necessaires a tout homme bien ne. Mon pere , comme tant d'au- tres , avait place sa confiance dans un homme que son caractere religieux recommandait de lui-meme. Est-ce toujours une preuve sufli- sante de moralite que ce caractere ideal et fac- tice qu'imprime la religion a des homines sus- ceptibles de recevoir comme les autres hommes les impressions du crime et de la vertu? C'est une question que l'experience generale areso- lue negativement ; et le fait que je vais rappor- ter vient encore confirmer cette opinion. J'au- rais pu me dispenser de faire figurer ici cette in- cartade de jeunesse , commandee par une cir- constance impie , mais comme elle a influe sur ma vie entiere, en determinant d'une ma- niere positive la carriere que j'ai parcourue , je pense qu'on ne men saura pas mauvais gre. Et d'abord , j'ctais un ecolier fort indocile, HISTORIQUES. 33 on peut men croire sur parole ; aimant beau- coup a faire mes volontes, et rarement dispose a faire celles des autres. Je possedais cepen- dant assez de facilite pour apprendre promp- tement mes lecons , et autant de legerete" pour les oublier aussitot qu'elles etaient apprises et recitees. Mon precepteur, de son cot£, pou- vaitelre un excellent maitre ; sur ce point, je ne pus jamais m'etablir juge; tout ce que je sais d'alors , c'est que j'avais pour cet homme une espece d'aversion dictee sans doute par un instinct naturel , et plus je paraissais le fuir, plus il semblait empresse aupres de moi. Aujourd'hui, avec la connaissance des cho- ses et des hommes, j'en puis parler plus ou- verlement , en jetant toutefois sur ce recit la gaze de 1'aimable pudeur, afin de n'offenser aucun regard delicat. Mon saint homme d'ermite, car je reviens a lui, renfermait au fond de son ame de ces de- sirs lascifs que le ciel et la terre reprouvent, et 3) SOUVENIRS scs yeux elaienl eonlinuellemcnl baisses vers la terre. Certes , ce n'etait pas la devotion qui le faisait agir ainsi, c'etait bien plutot la crainte de laisser deviner dans son regard , quelques-unes de ces pensees criminelles qui fourmillaient au fond de ce coeur gangrene de jesuitisme et d'inipurete. Ce vo3U fatal de chastete, ce pieux contre-seus de la raison humaine avait mis un frein aux pas- sions de cet hoinuie, et sa brutalite en frisson- nait de rage. Envain lecriture sainte devait-elle lui rappeler le chatiment que la main deDieu exerca sur les habitans de deux villes in fames que connaissent toutes les ames devotes? En- vain, un grand savant de l'eglise lui avait-il ap- p'ris dans son livre que l'enfer est pave de tetes sacerdotales pour avoir caresse ce vice abomi- nable? Que lui importait a lui ces verites sain- tes? iln'en avait pas moms son idee fixe; aussi descendait-il silencieusement la route impure et sacrilege qui conduit aux enfcrs. HISTORIQUES. 55 Trop jeune encore pour comprendre tant de perversite dans un religieux, je me bornais a ecouter ses lecons , quand je ne pouvais faire autrement, ou a le gratifier , lorsqu'il me tournait le dos, d'une des plus laides grima- ces que je connusse alors. Plusieurs fois ses manieres trop libres m'avaient rebute; je fai- sais d'assez droles de reflexions en moi-meme ; enfin , avec le temps , elles devinrent si bizar- res , si etranges , si inconcevables , en uu mot, que je resolus d'en parler a mon frere aine qui vit d'un coup-d'oeil probablement jusqu'ou pourraient aller ces gestes indecens; il me re- commanda de ne rien lui cacher sur ce point. Trois semaines environ s'etaient ecoulees de- puis que j'avais fait a mon frere cette confi- dence si importante pour moi, lorsqu'un jour je m'avisai de ne pas savoir du tout ma lecon. Alors, mon luxurieux jesuite, d'un air moitir colere et moitie doucereux , voulut me mettre eulotte bas pour m'a|)prendr(' a mieux travail- /)() SOUVENIRS lerune autre f'ois ; etmoi, dc mc sauver proinp- tement aupres de mon aine. Ce trait acheva de le convaincre de la verite de ce qu'il n'a- vait fait encore que soupconner. Prends , me dit-il , une bonne paire de sabots bien pointus , et s'il renouvelle une semblable attaque... II n'eut pas besoin de continuer , je le compris parfaitement , et j'etais dispose le mieux du monde a mettre a profit sa lecon. J'arrivaidoncle lendemain aupres du miel- leux personnage qui ni'attendait avec impa- tience. II etait irrite de ma resistance et de ma fuite de la veille. Ah! vous voila, monsieur, me dit-il, vous allez aujourd'hui payer, avant tout, votre re- bellion d'hier , afin que vous ne soyez pas ten- te de recommencer une autre fois, et je ver- rai , par votre conduite future , si je dois ecrire a monsieur votre p6re; et en disant cela, il s'approc hait douccment de moi qui m'eloi- gnais douccment de lui. .Son regard s'arreta lllSTORlQUES. ~>7 sur lc mien. Oh I commc je trouvai hideux ses yeux glauques et brillans!. . Mon ceeur se ser- ra... pourtaut, je netais pas peureux a cet age. Quand j'eus vu cpje le combat etait ine- vitable^ je m'y preparai de mon inieux. La correction dont il s'agissait etait d'aulanl moins de mon gout qu'il etait question de la recevoir tres pres de la peau. Je meditais se- cretement une vigoureuse resistance , et je lor- gnais toujonrs la porte que j'avais laissee en- tr'ouverte comme un dernier moyen de salut. Je crus un instant que la retraite allait m'etre coupee, car mon adversairc, pour arriver a moi qui tournais devant lui autour d'une ta- ble, avait pose sa main sur le loquet qui, heu- reusement , avait resiste a la pulsion , et la porte etait restee entr'ouverte. 11 se rend it en- fin mailre de ma personne. Je ne fis d'ybord que peu d'elForts pour balancer les siens ; seu- lement , quand il se fut empare de ma culotle, nous luttames ensemble de vivacite, A mesurc 58 SOUVENIRS que les boutons se detachaient cl'im cote, prompt coin me l'eclair, je les rattachais de Tautre. II s'acharna alors tellement contre moi que je vis bien qu'il etait dispose a ne pas se dessaisir de ma culotte, quelle ne fut tout a fait sur mes talons, et je craignais beaucoup cette premiere victoire. Je me debattis done de toutes mes forces , et comme ce mouve- ment etait imprevu , il deconcerta un peu mon cerbere encapuchonne qui lacha prise, et recut en recompense un vigoureux coup de sabot si bien applique, qu'il flechit le genou et y porta aussitot la main, en s'ecriant : le petit malheureux! mais le petit malheureux, apres s'etre ainsi acquitte de sa mission , se garda bien d'altendre que le recollet fut reve- nu de la douce emotion qu'il lui avait causee. Je me sauvai done a toutes jambes , el apres avoir travers6 le jardin , j'escaladai le mur du potager , et je me trouvai dans la cour. La, j'avais pour ami un gros chicn dogue UlSTORIQUliS. aj/Q qui mangeait souvent la moitie do mon dejeu- ner, et qui, par cette raison , s'etait lie inti- mement avec moi. Ce jour-la , ce fut moi l'o- blige ; il me fit. une plaee a cotd de lui, dans sa petite maisonnette de bois , et je m'y casai 1c mieux du monde. Jusqu'ici, tout allait assez bien; mais le precepteur qui m'avait vu mon- ter a l'assaut sur lemur du potager , prit ame- rement le chemin duparc, pensant bien que pour cette fois son gibier ne pouvait lui echap- per. Eftectivement, je me sentais pris comme un rat dans un piege; toutes les issues m'e- taient termees , moins une, et cetaitcelle par ou mon capucin se dirigeait vers moi. A me- sure que je le sentais s'approcher de ma ca- chet te, inon coeur battait plus fort. Je cares- sais toujours mon gros dogue, en lui parlanl bienbas, lorsque la pensee de le detacher vint me seduire. Je ne pris pas la peine de refle- chir ; je le detachai secretement , en conscr- vant la chainc dans ma main, jusqu'au mo- ment ou le danger fut imminent pour moi. 4o SOUVENIRS Dans cet instant de detresse, je criai de toutes mes forces : A moi ! Sultan ; deTends-moi. Je n'eus pas besoin de le lui repeter deux fois ; il s'elanca sur le moine qui ne s'attendait assur6- ment pas a eette nouvelle attaque, et qui, dans le premier mouvement de stupeur, pre- senta son dos a l'ennemi. Mon fidele Sultan s'eleva alors sur ses deux grandes pattes de derriere, et abattit celles de devant sur les epaules du inaitre , et le terrassa. Dans ce mo- ment , je l'avoue , la frayeur s'empara de moi, je poussai un grand cri , car je croyais que Sultan allait le devorer, et je ne voulais pas tirer une si cruelle vengeance. Heureusement, il n'en fut rien , et mon pedagogue en fut quitte pour avoir sa soutane dechir^e en lam- beaux. Quant a moi, apres cette nouvelle expedi- tion, profilant du desordre de mon precep- teur , je parcourus rapklement lallee qu'il te- nait, et je me sauvai chez ma marraine. Res- HISTORIQUES. 4 1 ter aupres dc Dion chaste recollet n'elait pas chose fort prudente sous aucun rapport; j'a- vais tout a redouter de sa bienveillance ; tout a redouter de sa colere; aller vers mon pere, il n'eut pas manque demerendre, avecusure, la correction dont le moine n'avait pu me faire cadeau , a son grand depit, j'imagine. Pour eviter ces deux ecueils , je restai cache plu- sieurs jours chez ma bonne marraine qui m'ai- mait beaucoup , et avec laquelle mon frere eut un entretien particulier relativement a cette affaire. Elleeut le temps deprevenir mon pere, et de detruire les mauvais propos du saint personnage, qui n'avait pas manque d'enveni- mer sa plainte de tout le fiel qu'on connait aux mauvais devots, Ma marraine parvint ce- pendant a balancer l'influence que cet homme dangereux avait conservee jusqu a cette epo- que dans l'esprit de mon pere. Les jours s'ecoulaient, et il fallait bienlot prendre une decision quelconquc sur mon 4^ SOUVENIRS avenir. Un matin , mon pere me manda dans son cabinet ; je n'^tais pas trop rassure , mais il n'y avait plus a reculer; je me resignai. En entrant, je portai un ceil furtif sur l'auteur de mes jours; sa tete etait penchee , son front soucieux, son visage semblait tout chagrin, aussi son accueil fut-il de glace... il se taisait, j'avais le coeur a la torture... Tout a coup il eleva la voix , et d'un ton severe : Puisque vous etes un enfant indocile et incorrigible, vous serez soldat. Mon pere avait a peine pro- nonce ces mots : vous serez soldat, que le coeur me battait d'une joie secrete. Etre sol- dat ! c'etait le voeu que je formais depuis long-temps ; c'etait mon reve de tous les in- stans ; c'etait , en un mot , mon illusion la plus chere ; ce desk se trahissait merae dans mes yeux. Oh ! si c'est la toute la puni- tion que l'on m'inflige, me disais-je en moi- meme , je me trouve heureux d'avoir commis ma faute. Je vous assure que je me serais bien garde de cherchei a mabsoudi^ aux \<:ux de UISTOKIQIES. 4"> mon pere. Je lui deguisai pourtant mon emo- tion , dans la crainle qu'il ne changcat de re- solution , et qu'il ne me remit encore une ibis en des mains sacrees qui font quelquefois payer si cher le peu d 'instruction qu'ils ven- dent a leurs eleves. Je m'empresse de dire icl, pour l'honneur de la societe, qu'il y a un grand nombre de dignes exceptions a faire a ce hideux tableau dans la classe religieuse. Mon pere, en raison de sa qualite de major de musique du roi Louis XYI et des menus plaisirs de la reine, n'eut pas de peine a me faire entrer dans les eleves des gardes suisses, pour etudier la science musicale. Je n'etais pas tres satisfait de cette decision; ce n'etait point ainsi que j'avais interprete ses dernieres paroles. J'aurais mieux aime etre soldat tout court que soldat musicien. Enfin , je n'osai pas me plaindre de ma nouvelle position. Mon degout augmenta encore , lorsque je vis que la correction de la bastonnade etait en vigueur 44 SOUVENIRS parmi nous; j'^tais veritablement lombe de Carybde en Scylla , pour me servir d'un pro- verbe familier. Je me disposal du mieux qu'il me fut possible a remplir tous mes devoirs , car je n'aurais pas aime a connaitre toute la douceur d'un chatiment qui me paraissait si Strange. Je laissai couler un peu de temps, et je demandai ensuite a passer aux Aleves des gardes franchises , ce qui me fut accorde pres- que sans peine. J'etais au comble de mes voeux, et je vous avoue que je m'occupais fort peu de ce qui se passait ailleurs que dans ma caserne. Cependant les £venemens politiques sc mul- tipliaient, la philosophic moderne s'avancait a grands pas vers l'avenir , et la societe hu- maine allait se regenerer dans des principes nouveaux , remonter a sa fondation , et cta- blir ses v^ritables droits sur des droits usur- pes. Mais laissons le pcuple fran^ais s'agiter en tumulte , et secouer sur la tete de ses rois les chaines qu'il en avait rccucs. HISTOUIQUES. 45 C'etait le jour que toute la multitude de Paris s'etait rendue a Versailles pour engager le roi a rentrer dans sa capitale. J'avais alors quatorze ans ou environ ; l'agitationetait a son comble; les routes £taient encombrees de monde ; c'etait un memorable panorama que cette suite de citoyens, de militaires , de no- bles et de roturiers qui sillonnaient dans tous les sens la voie publique de Paris etla route de Versailles. Au milieu de ce conflit, un groupe s'etait forme pres des grilles du chateau de cette ville , et presentait le caractere d'un rassemble- ment assez nombreux qui paraissait s'agiter comme s'agite un champ de ble dont les epis, battus par des vents contraires, au moment d'un orage , courbent leurs tetes dans tous les sens. On entendait des clameurs s'elever du sein de ce groupe que les gardes-du-corps voulurent dissiper. C'etait une forte tache; aussi employ erent-ils pour toute voie de con- /,() SOUVENIRS ciliation la redoutable baionnette dont l'as- pect, loin d'adoucir 1'exasperation , a le privi- lege , a toutes les epoques . d'exciter la fermen- tation dans les esprits. La multitude offensee n'a point peur des baionnettes , elle criera toujours plus fort en presence de la mort; c'est ce quiarriva ce jour-la, et les gardes-du-corps eprouvant une resistance serieuse, firent une d^charge imprudente qui mit la fureur des ci- toyens a son comble. lis s'en vengerent en se precipitant sur leurs meurtriers , et en leur envoyant , par une represaille sacree, la mort, que dans leur aveuglement, des soldats im- pies leur octroyaient si gratuitement. Plusieurs d'entre eux eurent la tete tranchee , et leurs cadavres furent deposes au pied de la caserne des gardes francaises oii j'etais en ce moment funeste. J'avais ete de loin spectateur de cette scene de carnage qui venail enfin de se terminer, et j'etais encore tout emu, lorsque jc vis passer tin hussard d'Auslrasie qui allait en ordon- IIISTORIQUES j; nance ; il iut tout a coup arrete par line quin- zaine d'individus qui avaicnt fait partie de la masse offensee , et dont la tete fermcntait en- core dans des idees de vengeance. Elle devenait injuste alors. Je contemplais dans 1'anxietcce qu'ils allaient fairedecemalheureux, lorsque je les vis tout a coup decrocher le reverbere, et faire entendre ce cri si celebre dans l'histoire dela revolution : A la lanterne I a la lanterne ! et ils lui passerent la corde au cou. 11 allait mourir et moi je ne pus supporter cette vue sans fremir Un seul homme contre quinze !... A moi ! grena- diers , m'ecriai-je de toutes mes forces ; et je courus Tepee a la main au milieu de ces exal- tes; je coupai la corde de la lanterne, et j'ar- rachai le hussard a une mort certaine, sans prendre garde que j'exposais moi-meme ma tete. Respecta-t-on ma jeunesse ou mon cou- 48 SOUVENIRS rage? c'est ce que j'ignore. Tout ce que je sais, c'est que personne ne songea a m'arreter au milieu de cette action , et que je pus jouir en- suite librement du bonheur d'avoir , pour la premiere fois, sauve la vie a un infortune qui, en succombant sous le poids de la vengeance populaire, aurait paye la faute commise par des insenses. Ce trait fut connu a l'assemblee des etats- generaux. Monsieur le president me fit venir aupres de lui , et apres m'avoir complimente sur ce qu'il appelait un acte de courage et de generosite, il me fit asseoir a cote de lui, a sa table , honneur insigne qu'il accompagna , pendant toutle diner, de discours pleins d'ama- bilile , et qu'il couronna par l'horoscope le plus flatteur qu'on puisse faire a un soldat de quatorze ans. A cette epoque, Its gardes francaises etant HISTORIQUES. 49 rentrees dans la capitale , furent fornixes en gardes nationales de la ville de Paris, et moi j'entrai au conservatoire demusiquele premier septcmbre, 1789. CHAP1TRE HI. Partez , enfans d'Aaron , partez ; Jamais plus illustre querelle Dc vos aieux n'arma le zele : Partez, enfans d'Aaron, partez. Racine. III. Pendant que la monarchic se debattait dans l'agonie, que les evenemens se croisaient dans tons les sens , que le chateau , l'assemblee na- tionale , l'armee , le peuple , le clerg6 , la no- blesse etaient en presence , et que l'Europe , debout sur sa pique , tournait vers la France des regards inquiets , j'etudiais paisiblement dans la solitude cet art si charmant qui de- 54 SOLVENTS lasse les grands des fatigues du cabinet , fait oublier au pauvre, pour un instant du moins, son adversity , animele courage sur les champs de bataille, el procure, a de pauvres bannis, le morceau de pain qu'ils ne sauraient mendier. Deja nos jeunes soldats , malgre nos revers, s'^taient cou verts de gloire sur les frontieres du Nord , et moi , je languissais dans le repos sans cesser pour cela de figurer sur les regis- tres militaires. Trois annees s'etaient ecoulees depuis mon entree au conservatoire, et nous etions alors dans le mois de juillet, 1792. C'est dans ce mois que Ton entendit ce cri si nouveau , si e^iergique , si national de la France , que l'e- cho repeta bientot dans toutes les provinces , et qui retentit a nos oreilles comme un glas funebre : Citoycns , la patrie est en danger 1 A peine le president Aubert-Dubayet avait-il pro- nonce d'une voix religieuse et sonore cet ap- pel palriotique , que toute la jeunesse se leva U1STORIQUES. 55 en masse , et eourut s'inscrire en qualite de volontaire. Quant a moi, le 18 juillet, j'avais repris ma place dans les rangs du io4 rae regi- ment d'infanterie que Ion venait de former avec les debris de plusieurs regimens des gar- des franeaises et suisses. S Laissons done s'ecrouler lentement le trone de Louis XVI , et la republique sortir triom- phante des decombrcs , puis poser un pied vi- goureux sur le sceptre qu'elle a brise. Ha- tons-nous de rejoindre l'armee, si pleine de vigueur , de noblesse et d'enthousiasme , l'ar- mee qui marchait pour la patrie , et rien que pour la patrie; l'armee qui se rendait a Jem- ma pes, sous les ordres du general en chef, Dumouriez. Comment peindre renthousiasme et les de- sirs de gloire qui fermenterent dans ma tete pendant la nuit du 5 au 6 novembre? Mille projets de valeur occuperent successivement mon imagination ardente ; j'allais affronter les 56 SOUVENIRS dangers , braver la mort, et devenir im heros sous les yeux de mes chefs. L am our de la pa- trie et la religion de la liberte avaient seduit ma raison. C'etait un beau reve au milieu des tenebres , puis vint l'aurore. Avec quelle im- patience je l'avais attendue ! C'etait la pre- miere fois que j'allais assister a un drame san- glant et reel, je crus que c'etait une fete. J'oubliai mon insomnie , comme la vierge im- prudente oublie les fatigues d'une nuit passee a achever sa toilette du lendemain , quand elle entend resonner la corde aigiie du violon de son hameau. Tout le monde sait les details de cette me- morable balaille, et combien fut grande la va- leur qu'en cette occurrence deployerent les soldats franeais. Mon regiment , reuni a ceux lclVnthievrc et de Navarre, se tenait au cen- tre de la bataillc , sous la conduite du due de Chartres. J'etais entierement etranger , comme on peut fort bien se rimaginer , A toutes les I1IST01UQUES. 5; conceptions du genie militaire , et je souffrais impatiemmcnt des retards. J'aurais voulu marcher en avant, briser tous les obstacles que je ne connaissais pas. Oh! c'etait bien la l'illusion d'un jeunc homme qui voit le feu de l'ennemi pour la premiere fois. Je ne fus point uii heros a Jem- mapes, et je n'en parle ici que comme d'une reminiscence de cette memorable journeequi fut mon debut militaire. L'ordre nous fut donne , par le due de Chartres, d enlever le bois de Jemmapes et la grande redoute. Mon inaction allait done enfin cesser; cet ordre me rendit tout joyeux, aussi, je brulai avec avi- dite cartouche sur cartouche contre les Hon- grois et les dragons de la Tour. Dans le fort de la melee, le brave colonel du 1 o4 e se trou- va enveloppe par les dragons ennemis qui le mirent en pieces. Nous nous precipitames sur eux , et nous parvinmes a l'arracher tout inu- tile de leurs mains. II respirait encore. . . scs 58 SOUVENIRS doigts etaient coupes et pendans, lout son corps n'etait qu'une blessure. « Mes bons amis, nous criait-il d'une voix deTaillante , mais qui annoncait encore l'energie de son ame , mes braves camarades, ne me laissez pas mourir sur le champ de bataille, et que mon cadavre ne devienne pas la proie de l'ennemi. » Cette scene d^chirante me fit une impression bien vive; c'^tait aussi la premiere de ce genre; combien d'autres non moins f unebres ont frappe depuis mes regards. Enfinla victoire futanous apres un combat sanglant. L affaire 6tant ain- si terminee, nous poursuivimes l'ennemi jus- qu'au dela de Liege; nous arrivames a Juliers ou etaient nos avant-postes ; de la, nous bat- limes en retraite sur Liege, Saint-Tron, Tirle- mont , la Montagne de Fer , et nous reprimes le camp de Maulde si fameux par la defection de Dumouriez, au. 6 avril 1793, defection dans laquelle il entraina Thouvenot et le due de Chartres. Nous reprimes garnison a Bouchain, pen- lliSTORIQUES. 59 dant le siege do Valenciennes qui capitula le 28 juillet avec les honneurs de la guerre, et ou l'ennemi avait perdu plus de vingt mille homines. Je quittai alors l'infanterie pour pas- ser dans la cavalerie qui devait etre mon ele- ment militaire , et je partis pour le siege de Courtray. La, nous fimes une forte reconnaissance commandee par le general Charbonnier. Une grande affaire s'engagea bientot entre les hus- sards noirs hollandais , les cavaliers du prince d'Orange et les troupes franchises; mais les hussards noirs nous ayant tendu une embus- cade , nous battimes en retraite , apres avoir decouvert le piege. A quelque distance de nous, j'apercus un brigadier de nos hussards charge par trois ou quatre ennemis ; je r^solus aussilot de le dega- ger, et je poussai mon cheval au galop sous une rangee d'arbres que j'etais oblige de tra- verser pour aborder de son cote. Si je ne me Go SOUVENIRS laissai pas pendre par ma chevelure, commc autrefois le fils du roi David , je ne pus eviter une autre catastrophe qui eut pour moi les suites les plus facheuses. Je me frappai la fi- gure contre une enorme branche, et le choc fut si violent que j'allai tomber en arriere a quelques pas de mon cheval qui courait tou- jours. Si je fus etourdi de ma chute, jele fus encore davantage de me voir relever par deux cavaliers hollandais et un hussard qui , sans autre forme de proces, me declarerent leur prisonnier. Malgre toute ma bonne volonte , je ne pus refuser ces messieurs , car ils etaient trois , et j'etais seul ; ils etaient sains et saufs, et moi , j'etais tellement moulu , fracasse de ma chute, que j'avais bien de la peine a me soutenir ; pourtant, je ne sentais pas encore tout mon mal. Je suivis done mes ennemis en devorant secrelemcnt ma rage, me promet- tant bien, a la prochaine occasion et quand j'aurais repris un peu mes forces, de presen- ter a ces messieurs mes salutations d'adieu. UISTORIQUES. 6l Quel desenchantemcnt ! quelle amere de- eeption ! 011 etaient mes illusions dc Jemma- pcs? Tout s'etait e\anoui , je me trouvais pri- sonnier... Ce mot deprisonnier etait bien dur a mon oreille. On me conduisit dans le village le plus proche , et Ton me fit entrer dans une ferme. J'avais la lete tellement bouleversee et le visage tellement endoimnage' que je ne pus reconnaitre d'abord le lieu 011 nous etions. Cependant, il n'y avait pas huit jours que j'etais passe dans cette ineme ferme, avec le nomine Wandebriek, mon camarade d'es- couade , en allant a la decouverte. Je m'assis, en entrant ; le sang ruisselait de ma figure , et je retirai, autant que la douleur me le per- mit , les petites ecorces d'arbres qui etaient entrees dans mes joues meurtries. A travers ce desordre et la soutfrance hor- rible que j'endurais , je tus reconnu par la jeune personne de la maison , charmante en- 6q souvenirs fant a la physionomie angelique, qui comp- tait a peine dix-sept printemps, et do-nt lame devait etre aussi pure que les eaux d'un ruis- seau limpide. Elle jeta promptement une pin- cee de sel dans quelques gouttes d'eau , et me presenta le vase, en fixant sur moi ses deux grands yeux noirs humides de compassion. En la reconnaissant , je sentis une joie inex- primable , et si je ne pus la remercier du sou- lagement quelle me procurait , je dus lui lais- ser lire dans mon regard tout ce qui se pas- sait dans mon ame, et moi , je compris dans le sien tout le plaisir qu'elle eprouvait a soulager un Francais. Je lavai mon visage que j'etan- chai avec le lingo de toile qu'elle m'offrit. L'hiver commencait a s'enf'uir a grands pas, et cependant la temperature etait tres-froide encore ces jours-la. Pendant que la jeune per- sonne etait occupee a allumer un bon feu , mes ennemis s'approcherent de moi , et s empare- renl de ma ceinlurc qui eonlenait soixanle du- HISTORIQUES. 63 cats el quelques pieces de monnaic. Us ma- vaient d'abord depouille demon sabre, comme e'est l'ordinaire , et ils allcrent le deposer dans un coin de la cheminee. Je ne le perdis pas de vue nn seul instant. Je m'approchai du foyer pour rechauffer mes membres que le froid avait saisis. Pendant ce temps, le hussard et les cavaliers hollandais savouraient le schnaps a pleins verres. Pauvre jeune fille, comme elle souffrait de ma soufFrance ! elle remplit sans rien dire nn vase de cetle boisson si salutaire pour moi dans la circoustance , et me le pre- senta a l'insu de mes gardiens. Je le bus d'au- tant plus volontiers que la fievre commencait a succeder au frisson , et que la soif me d£vo- rait. Q u and j'eus avale cette liqueur bienfai- sante, je sentis renaitre un peu de forces et beaucoup d'esperance. II nen £tait pas de meme de mes trois geoliers, l'exces qu'ils en firent produisit en eux un defaut de surveil- lance qui me porta de la joie au coeur. Mes yeux s'etaient attaches sur ceux de la jeune 64 SOUVENIRS personne, et ne les quittaient pas; je voyais bien quelle avait en vie de me parler , mais la prudence le deTendait ; elle fut ouvrir sans af- fectation une porte qui donnait sur la campa- gne , et un signe furtif me fit comprendre que je pourrais me sauver de ce cote. Me sauver ! c'etait mon unique pens^e ; mais j'etais d^sar- me , et les forces que j'avais reprises etaient- elles suffisantes pour faire une longue course, en supposant que je puisse m'echapper des mains de mes ennemis ? Pendant ces re- flexions , j'avais tourne machinalement ma vue sur mon sabre ; mais si j'avais faitle moin- dre mouvement pour men emparer , je cou- rais les plus grands dangers de perdre la vie. J'en etais la de ma meditation lorsque je me sentis frapper sur lepaule; je vis, en meme temps , une jolie main blanche avancer un se- cond verre de la liqueur que buvaient mes ennemis , et qu'ils n'auraient pas manque de me refuser , si je m'etais adresse a eux pour en niSl'oKloUES. 66 obtenir. J'avalai lestcment cc nectar delieieux, ct jc scntis rcnaitrc tout mon courage. Le mo- ment me semblait propice pour mettfc mon dessein a execution : je feign is d'avoir plus iroid que je n'avais reellemcnt ; je me levai doucement de dessus ma chaise , ct je m'ap- prochai insensiblement et a reculons dc la eheminee; et, tandis que mon trio multi- pliait les rasades et ne s'apercevail nullement demon deplacement. je saisis mon sabre, 1c plaeai derriere mon dos et m'approchai pros d'eux sans qu'ils eussent songe a observer un seul de mes mouvemens. Recueillant alors toutce que m'avaicnt rendu deforce plusd'u- ne heure de repos et les soins empresses de la jeune fille de la maison , je m'elanrai sur eux plein de courage et de desir de liberte, je leur distribuai a la hate quelqucs coups de sabre, et je saisis avec toute la vitesse possible la route que m'avait ouverte mon angc libera- teur. Je ne pris pas le temps de remercier la vierge a qui jc devais ma deli\rancc : ellc 66 SOUVENIRS avait disparu apres selre assurec que j'avais bien compris sa pensee , et moi je gagnai la plaine a toutes jambes sans tourner la tete derriere moi. Au bout de plusieurs minutes de course , je m'arretai pour respirer un peu derriere un buisson. Je ne savais trop au juste de quel cote diriger mes pas : je pouvais re- tomber dans un parti ennemi, et je ne m'en souciais guere. J'enlendis enfin dans le loin- tain des cris que je reconnus. Je fremis de plaisir, et je pretai line oreille attentive. Le bruit s'approcha. Je pus bientot distinguer ces mots : en avant ! C'est le sixieme dragon avec le general Charbonnier. Je (us charme de cette decouverte , et je m'avancai aussilot sur la route; j'apercus au meme instant un hussard franeais qui con- duisait Irois chevaux; je lni fis signe de s'ar- reter el il s'arrela; jugezde ma surprise quand je reconnus mon cheval parmi eux. C'^tait vraiment une journee d'aventures singulieres» IIISTORIQUES. 67 Le temps etle lieu n etaient pas favorables pour lui demander comment il elait tombe" en sa possession; je repris mamonture, et rejoignis prudemment le quartier-general en comblant de benedictions tacites l'ange de la ferme. Les g£neraux Charbonnier et Souabe se plurent a me faire raconter l'emploi de ma journ^e , et me feliciterent bien sincerement d'avoir £chappe a la griffe de mes cnnemis. CHAPITRE IV. Je livrerai cepeuple , a la mort , au carnage : Le f'er moissonnera , comme l'herbe sauvage , Ses bataillonsentjers. — Seigneur! epargnez-nous ! Seigneur! — Non, point de treve, Et je ferai sur lui ruisseler de mon glaive Le sang de ses guerriers ! Lamahtine. JV. J'etais resle plusieurs annees dans le Nord a preluder, pour ainsidire, a ma carri&re mi- lilaire qui ne s'ouvrit serieusement qu'en l'au six, epoque oil je passai en qualile de troni- peltc dans lcs guides du general Bonaparte , en Italic Ce fut alors que commenca ma con- n<2 SOUVENIRS naissancc avcc l'empereur , ct quo naquirent en moi ces sentimens d'admiration et d'atta- chement que j'ai eus pourlui pendant sa vie, et quiapres samort envelop pent encore de presti- ges le souvenir de l'homme aux grandes choses. Quanta lui , il s'etait rendu familier avec mon nom , ce qui ne l'eut pas empeche de rappe- ler a l'ordre son trompette s'il se flit ecarte de son devoir, Mais sa familiarity avec le soldat etait pleine de dignite, et le soldat, fier de causer librcment avec lui, en etait peut-etre devenu par cela meme plus circonspect. D'Jtalie, j'etais rentre en France pour pren- dre garnison a Rouen ou nous recumcs l'ordre de partir pour Toulon, etde nous embarquer pour 1'expcdition d'Egypte. Bonaparte avait dit : «Lcs grandes reputa- tions ne sc font qu'en Orient; l'Europe est trop petite. » 11 voulut accomplir le sens de ses parole's, el a sa destitt^e, tttiirceUe de ses bra- uisToniouiis. 73 vcscompagnons qui no devaicnt plus sc sepa- rer de lui. Tout le mondc connait l'admirable allocution qu'il fit a ses troupes, et la ma- nure insinuantc dont il electrisa et ses officiers et ses soldats. Enfin brilla l'aurorc du 19 mai. Lecieletait pur, les vents favorables, la mer propicc et nos vaisseaux equipes. Les voiles s'enflerent, et le soleil eclaira notrc depart. La traversee fut heureuse. Le 6 juin, nous nous arretames en vue de Tile de Malte ; on fit debarquer une compagnie de guides a che- val et une division de l'armee. Nous poussa- mes les Maltais avecvigueur. Le i3 juin le gene- ral en chef entra dans la ville, et huit jours apres nous voguions vers Alexandrie qui tomba bien- tot au pouvoir des Francais. De la, nous nous avancames vers les immortelles pyramides qui apprirent de Bonaparte trop souvcnt d'elle-memc. On comprend (a- cilementque jc ncveux parler ici que des pri- vations quo nous endurions dans lc desert et qui nous forcaient a profiter des bonnes au- baines qui se presentaient. Un jour (ce fut moi le heros de la fete; aussi , clans cette con- fession de circonstance , je serai franc comme Jean-Jacques dans ses naifs aveux) , uiVjour, dis-je , je me trouvai de piquet chez le gene- ral en chef Bonaparte. La faim et la soif, s'e- taient empare de moi; mais le moyen de satisfaire ces deux imperieux besoins, je ne le connaissais pas. Du reste, j'endurais ce qu'en- duraient mes compactions d'infortune; je n'a- vais pas droit de me plaindre plus qu'eux. Pres du fort de Salahieh s'etait £tabli notre bivouac; il se prolongeait j usque sous les dat- tiers qui formaient en cet endroit uiio petite foret dont l'ombrage enchanteur aurait fait line distraction momentanee a des maux reels, si une distraction etait possible en pareille circonstance. Le soir etait arrive , et on apcr- j6 SOUVENIRS cevait de temps en temps des ombres qui pas- saient rapidement et se dessinaient le long des tentes comme de hideux fantomes : c'etaient des Arabes qui erraient autour de notre bi- vouac, cherchant a exercer leur adresse a nos depens , ce qui etait fort difficile , quant aux provisions de comestibles, surtout a cetteepo- que de disette generate dansl'arm^efrancaise. Le jeu muet de ces acteurs nocturnes reveilla en moi, je l'avoue, des id£es sympathiques que mon estomac ne d^sapprouvait pas. Quel- les combinaisons former? Je ne voyais rien, absolument. rien a manger, et je n'en etais pas de meilleure humeur pour cela. II y avait a peine une heure que la nuit etait tout a fait close, lorsque je vis passer un superbe pate capable de donner envie meme a celui qui n'cut pas eu faim ; il etait accompagne d'une grosse bouteille de gies que je jugeai pleine d'un vin ddlicicux. Jcsortis de la reverie ou je in'etais volontaircment plonge, el j'ouvris de grands ycux que je dirigeai sur les traces du IIISTOMQUES. 77 butin qui mc faisait une belle en vie. On placa la bouteille dans un grand panier a dos de mil- let . et le pat*!: ne tarda pas a s'y trouver lui- meme prisonnier. A qui pouvaient appartenir ces bonnes choses? Je l'ignorais, et ne voulus pas long-temps me perdre en conjectures. Avec les dispositions que Ton me connait deja , on doit bien penser que je ne fus pas long a pren- dre une decision: je fis part de ma d^couverte et de mon projet a deux guides qui se firenl fort de partager les dangers de lexpedition pour partager aussi les fruits de la victoire. Nous attendimes patiemment que les esclaves et les domestiques fussent bien endormis. La chose devenait alors tres facile , car leur som- meil etait profond. II eta it environ une heure du matin. Tout reposait dansle bivouac ; nous seuls ne dormions pas ; mes deux camarades monterent la garde, et me dirent en riant: puisque nous veillons si bien sur eux, il est juste qu'ils nous traitent une fois en grands seigneurs. Je m'aventurai done au milieu des -8 SOUVENIRS dorineurs, et je parvins, sans aucun accident, an but desire. Un des esclaves qui s'etait etendu le long des paniers et des autres bagages me gena beaucoup ; je passai lentement par-des- sus lui, et jepris la position la plus commode que je pus trouver. Oh ! quel fut mon desap- pointement ! le panier £tait ficele^ dans tous les sens et solidement ferine avec un cadeuas.. . Que faire? Les obstacles, comme il arrive tou- jours , exciterent un desir plus grand encore ; je resolus , a quelque prix que ce fut, d'ac- complir mon oeuvre commencee , et au risque d'etre decouvert , je coupai avec mon sabre l'anse dn panier sans que le bruit r^veillat personne. Me voila done possesseur du di- vin pate et de la fine bouteille ! Je refermai doucement le panier, et je songeai a me retirer en prenant les memes precautions qu'en al- lant. J'eus le bonheur de rejoindre mes cama- rades sans qu'aueun accident nc vint trouble! mes operations. (Nous nous enfonrames d< suilr sous les d;iMicrs el dans le plus ('-pais d< msToniQUES. 79 cette petite foret nous linmcs conseil pour sa- voir si nous inviterions plusicurs dc nos cauia- radcs qui se trouvaient de service, et avec eux monsieur M***, l'officier qui les commandait. lis ont faim comme nous , dis-je a mes amis ; comme nous , ils se tairont. Des homines comme ceux-la ne vendent jamais leurs freres. Je ne me Irompai pas. J'allai done trouver no- tre officier, et le tirant a l'ecart : — - Youlez- vous faire up bon repas , lui dis-je? — Oui pardieu , coute qui coute. — En ce cas, sulvez-moi, si vous etes un homme d'honneur. Je ne sais pas quelle reflexion il dut faire, en voyant l'air de myslere que je pris dans cette circonstance. Je fis signe a trois autres cama- rades qui nous suivirent , et le repas corn- men ca : 8o SOUVENIRS — Ou cliable avez-vous fait cettc capture. Hie dit l'officier a la fin du banquet? — Silence ! Je ne connais pas encore le pro- prietaire de ces objets ; mais ne perdons pas notrc temps a de vaines paroles... Aussitot , nous nous mimes a crcuser un trou assez pro- fond an pied d'un palmier, et nous y enterra- mes la pauvre veuve; puis chacun se retira a son poste , en donnant des benedictions a 1'heureuse idee que j'avais eue. De leur cote, les Arabes ne s'etaient pas reposes pendant que nous jouissions des delices de notre succulent butin. lis e^aient venus circuler autour du grand bivouac , et avaient escamote plusieurs porte-manteaux qui servaient d'oreillers aux guides , et qu'ils avaient remplaces par un amas de sable. Le jour commencait a parai- tre ; je me rend is a la tente du general en chef, et me couchai non loin de lui, en attendant ses ordres pour sonner a cheval. Je venais de m'endormir, lorsque le chef delal-major Her- 1IIST0R1QUES. S I thier entra furieux , et me reveilla par ces pa- roles : Ah ! general, je suis vole ; mais vole bieu hardiment. — Comment done ! s'ecria Bonaparte. — Le dejeuner que je voulais vous offrir ee matin... — Vous a ete souffle , repartit en riant le general en chef. — Et cela a la barbe de douze de mes gar- diens ; c'est vraiment d'une effronterie. . . Le chef d'etat-major etait desole, Napoleon riait sous cape , et moi je compris que je n'a- vais rien de mieux a faire qu'a dormir ou plu- tot a ecouter les yeux fermes la fin de la con- versation. Je commencai a craindre le de- nouement de cette affaire , lorsque j'entendis dire au major que ce pourraicntbien ^tre des 6 S'A SOUVENIRS guides qui auraient fait ce coup de hardiosse. Je me levai au moment ou ils sortaient tous les deux de la tente, pensant bien que la plainte du major etait terminee , mais comme je me irouvais a cote de Napoleon, il me prit par le mcnton et me dit : — iNe serait-ce pas toi, farceur, qui aurais pris d'assaut le pate du major Berthier? Je ne savais plus, a cette apostrophe, quelle contenance tenir, et j'avoue que je ne m'at- tendais pas a line question aussi pressante. Je m'efforcai de sourire; mais je dus faire une cpouvantable grimace qui me donna le temps de me remellre un peu d 'aplomb. — Mon general, entendez-vous mes en- I rail les qui battent le rappel ; certes , si mon estomac elait garni d'un morceau de cette piece de resistance, les Arabes n'auraient peut-etre pas vole les porte-manteaux de mes camaradcs : IIISTORIQUES. 83 ce sontcux plutot qui auront juge a propos de scbien traitor aux depens. .. — Allons ! lais-toi , mo cria le major, tais- toi ! Je vous le repete , general , ce ne peut etre que vos guides qui m'ont joue ce tour-la, et si je venais a les decouvrir, je los ferais chasser comme de vrais brigands. .. — Allons, allons, Rerthier, lui dit douce- ment Napoleon , admettons que ce soient mes guides ; la circonstance n'autoriserait-elle pas une excuse ; et d'ailleurs , c est une preuve qu'ils nous gardaient bien ; car si un seul de vos gens avait fait faction , on aurait pris les delinquans. Passons la-dessus ; nous trouve- rons autre chose pour dejeuner. Le major ne repliqua pas ; je lui en sus gre ; car pour peu qu'il eut ajoule un mot , je S/| SOUVENIRS crois qu'il eut parle de nous fuire pendre, taut il etait en colere; et moi, qui ne jugeais pas le cas pendable , jc fus Ires satisfait quand je vis Napoleon se tourner vers moi , et me dire : Sonne a cheval pour le depart. La disparilion du pate du major-general Berthier fut mise a 1'ordrcdu jour par les plai- sans qui sc contaient le trait a mi-voix sans en connaitreTauteur. Quant a moi je fis quelques reflexions un peu tardives sur les desagrcmens que pouvait m'attirer une escapade de jeune homme quiavait son excuse dans le manque de nourrilure qui fit muvmurer l'armee de Napo- leon dans les deserts, comme autrefois les He- breux sous la conduitc de Moise. Quoi qu'il en soil, jedevins i>lus circonspect. Nous nous mi- mes en marche le 1 4 aout pour revenir au Caire. Pendant le trajet, nous apprimesle combat dd- saslrcux d'Aboukir : l'armee en fut aflfectee; mais Bonaparte avail le talent de frapper de nul- lilr routes les impressions des;ivantageuscs. — 1IIST0RIQUES. 85 « INous n'avons plus de vaisseaux, nous dit-il; eh bien! il faul restcr dans ccs con trees , on en sortir grands com me lcs ancients. » Laissons-lui done effectivement le temps de grandir au milieu de ses ocuvres inimitablcs d'administralion generate dans la capitalc de l'Egypte , et sautons d'un bond jusqu'a l'ex- pedition de Syric ou je me trouvai loujours avec lui. Nous etions partis du Caire pourristhme de Suez , et a la descente de la maree de la mcr Rouge 3 nous allames a la fontaine de Moisc dissiper quelques Arabcs; a noire retour, la maree nous poursuivit c\ lei point que nous sentimes, non sans inquietude, rhnpossibilile de l'^viter. Deja elle baignait lcs pieds de nos chevaux, et la mer Rouge, comme au temps de Pharaon , allait engloutir des soldats dans son sein. Heureusement , le requital nc ful pas le memc que eelui de lecriturc sainte. (S6 SOUVENIRS Lorsque nous sentimes que les Hots mon- taient et qu'ils atteindraient bientot les flancs de nos chevaux , nous nous mimes a la nage pour gagner la baie. En me retournant au mi- lieu des flots, j'apercus le general Cafarelli, commandant du genie , demonte par son che- val et sur le point de perir. Je me dirigeai promptement vers lui; sa jambe de bois faillit lui devenir bien nuisible dans cette circons - tance en paralysant ses mouvemens. Je plon- geai trois fois. . . Un marechal-des-logis nomme Charbonnier viut a mon secours , et nous eu- mes le bonheur de le ramener jusqu'au bord ou Ton nous tendit de grandes perches et des cordages qui nous aiderent a escalader la berge fort haute en cet endroit. Ge brave ge- neral, que nous ne sauvions des flots de la mer que pour le voir perir a St-Jean d'Acre, nous embrassa avcc effusion de coitrine. Le crepuscule de son demi-jour eclairait en- core cette delicieuse et poelique inspiration. Mon compagnon el moi nous march ions der- riere lui avec line espeee de religion , le silence le plus profond regnait aulour de nous , et a l'exemplc du grand homme , je crois que nous avions fini par penser. .. An d^clin du jour, nous fumes tous les trois tires de notre reve- rie par mi bruit peu eloigne; je levai la tele ; j'apercus quelque chose, mats je ne pus dis- tingucr ce que cV:lait. Nous armames nos pis- tolcls, nous mimes le sabre a la main, el j< IIISTOIilQUES 89 mc portai en avant. Je reconnus trois Arabcs a cheval et deux autres monies sur un droma- daire. Je demandai au general s'il fallait les ar- reter : « Non , me cria-t-il d'une voix forte , laisse-les passer. » Son reve etait fini ; il s'approcha de nous. Comme j'avaislecaractere assez jovial, il m'a- vait anterieurement , et je ne sais pour quelle espieglerie, surnomme Bamboche, et dans sa bouche, e'etait un terme d'amiti^. Aussi, j'ai- mais a m 'entendre nommer ainsi par mon ge- neral. On me pardonnera je pense cette sin- guliere vanite , attendu que je n'ai jamais souffert ce surnom que de la bouche de Na- poleon et de celle du prince Eugene. — Bamboche, me dil aiors Bonaparte, j'ai bien faim. — Possible , mon general , mais le boo go SOUVENIRS Dicu ne iaisse plus tomber la manne comrac autrefois dans les deserts d'Egypte. — Farceur , ce n est pas de lecriture sainte que je te demande ; Iaisse cette nourriture-la aux ames devotes et donne-moi, si c'est possi- ble, quelque chose de plus positif, de plus res- taurant. — En cc cas , mon general , a la guerre comme a la guerre. Henri, mets la table , moi je decoupe le roti. Bonaparte se mit a rire quand il me vit ti- rer de mon sac un morceau de jarret de bour- rique que mes camarades m'avaient donne en parlant de l'isthme de Suez, el le decouper counnc une volaille delicate. — Gourmand, dit vivement Bonaparte qui mordait a belles dents la chair grossiere que je lui avais presentee, gourmand, lu m'offres de la viande sans pain! II1ST0KIQUES. 91 — Pardon, mon general, j'ai dn pain dans mon sac , et je lui presentai quelques panios- qucs (biscuits des Arabes). II les accepta vo- lontiers, et les devora avec unappetit qui fai- sait plaisir a voir. — Ma faun s'apaise, nous dit-il apres quel- ques minutes , mais ma soif s'auginente. J'avais de l'eau dans une peau de bouc pour mon cheval et pour moi; je lui en presentai. II en but pen. — Bouache ! bouache I b.... quelle est chaude et que e'est mauvais I... (Je conserve religieusement ses propres expressions. ) — Ca ne vaut pas line bouteille de notre champagne, mon general, mais je puis vous en dedommager , et je lui offris une goutte d'aragui , eau-de-vie faite avec des dattes el des oignons du pays, 92 SOUVENIRS II fut content pour cettc fois. Tout ceci se passait en cheminant a chcvai. Notre repas frugal elant termine (car nous avions aussi mange ) il donna l'ordre ail four- rier Henri de marcher sur la gauche pour ta- cher de decouvrir quelques-uns des notres... Alorsjele suivis seul. Napoleon paraissait plus preoccupe qua- vant; la nuit etait tout a fail obscure. 11 est temps, me dit-il, de songer a ma suite; jc l'avais totalement oubliec. — Si ma montureet celle du fourrier n'eus- sent pas ete bonnes, mon general, vous vous trouveriez seul dans ce desert. — Napoleon , reprit-il vivcment , n'a jamais etc et ne pourra jamais ctrc seul unc mi- nute. Jecompris que j'avais dit unc gaucherie, cl IIISTOMQUES. §7) je reflechis sur les derniercs paroles de mon general. Que jc ies trouvai profondes ! Que je regrettai alors de n'avoir pas reeu une bril- lante education ! Oh ! si Duroc ou Caulaincour avaient etc a ma place, ils auraient eu avec lui un de ces entretiens delicieux qui ne s'ef- faccnt jamais de la memoire , que Ton racontc a scs enfans 1'hivcr au coin du feu , et que le public accueille aujourd'hui avec une sorte de veneration. Nous nous taisions... Tout a coup il tourna ses regards vers la gauche, et d'un ton presque prophetique , il me dit : «Voila notre route; nous trouverons, ajouta-t-il, notre petite armee, qui doit etre maintenant a telle ou telle hauteur. » Une de- mi-heure apres, il m'ordonna de sonnerlamar- che francaise et le ralliement. Apres avoir mar- che encore environ unedemi-heure, nousaper- eumes des fallots de distance en distance pour 94 SOUVENIRS nous indiquer la route. Ces (allots avaient ete places par son etat-major qui elait dans la plus grande inquietude sur la disparution du general en chef. II m'ordonna de marcher au plus vile du cote oii nous apercevions de la lumiere, et de sonner de nouveau la marche et le ralliement. Nous fumes entendus ; deux pelotons des guides s'avancerent vers nous ayant a leur tete le chef d'etat-major Berthier et le chef de brigade Bessiere , commandant des guides. La joie eclata sur tons les visages ; on s'em- brassa comme des amis qui ne se sont pas vus depuis un an. Cette promenade delicieuse que j'ai faitc avec Napoleon dans les deserts d'Egypte , a (oujours eu pour moi quelque chose d'indici- ble , je dirai presque d'ideal ; aujourd'hui en- core y elle me rappelle un des plus beaux souvenirs de ma vie. 1IIST0RIQUES. 95 Nous revinmcs au Cairc, et dans notrc route nous fimes quclijues decouvertes; puis nous aire tames la correspondance de Lameck. Une affaire s'etant engagee, je soutins la ehargc a la fete du pcloton avec le chef d'escadron Lambert; mais je me trouvai bientot enve- loppe d'ennemis. Je brulai la cervelle a mon vis-a-vis, je sabrai mes voisins de cote, et je fus assez heureux pour me delivrer de leurs mains , je ne dis pas sain et sauf , car j'avais recu deux coups de sabre et un coup de lance. Malgre cela, nous avions saisi 90,000 lettres sur des chameaux charges de porter la cor- respondance d'un lieu a un autre dans ces con- trees ddsertes. Ces lettres venaient de Lameck, de la Circassie et du pays des Demaugrabins. Tous ces peuples s'engageaient a venir au se- cours des habitans du Caire pour exterminer l'armee francaise. En partant du Caire , nous traversames 1c desert du lac des pelerins , aprcs avoir chasse 0,6 SOUVENIRS devant nous des Mamelucks et des Arabes. ISous avions fait cinquanle lieucs dans le de- sert. Tout ce que nous avions de vivres etait epuise, la faim se faisait cruellement sentir aux soldats , et bientot nous fumes obliges d'abattre des palmiers et des dattiers pour nous nourrir du coeur de ces arbres dont le gout ressemble assez a celui denotre noisette. El-arieh venait d'etre enlevee a la baionnette, lorsque le 1 8 fevrier une des tours du chateau ou s'elaient barricades les Turcs, ceda enfin au canon de Bonaparte. Quelques jours apres, l'aspecl riant et pittoresque des montagnes de la Syrie vint recreer les yeux fatigues de la monotonie des deserts , et l'antique Gaza ne tarda pas a fairc sa soumission au vainqucur de l'Orient. Le 29 fevrier, nous partimes pour JaiFa , et nous primes d'assaut la petite ville de Ramleh, situde a trois lieucs de la. 11 y avait parmi les canonniers des guides un hoinmecelcbrc par sa force extraordinaire. HISTORIQUES. 97 - II se nommait Moustache. Souvent , pour egayer ses camarades, il faisait quelques exer- cices athletiques que u'auraient pas dedaigne ces homines musculeux a qui Ton a donne le nom allegorique d'Hercule. Je l'ai vu , dans l'une de ses plaisanteries accoutumees, saisir une piece de canon de quatre en guise de fu- sil, et se mettre en faction avec cette l^gere armure. Ce jour-la, nous quittames ensemble le bi- vouac des guides, et nous nous dirigeames sur Ramleh; nousyentramesaussitot que la troupe et nous fumes assez heureux pour trouver une dame-jeanne remplie de vin de Chypre, et une poignee de heches , espece de pate cuite au soleil , et qui ressemble assez a nos crepes de carnaval : pour des gens affames , e'etait une bonne fortune. Nous sortimes gaiment de la ville pour retourner au bivouac faire jouir nos freres d'armes du bonheurde notre trouvaille. A peine avions-nous fait quelques pas, que 7 ^O SOUVENIRS nous rencontrames le chef d'escadron Barthe- lemy accompagne du fournisseur en chef des vivres. lis allaient a Ramleh. Le chef d'escadron nous abordaavec un air severe : — Pillards ! nous dit-il d'un ton de voix qui annoncait la colere. Ce tenne injurieux de pillards sonna bien mal a inon oreille. — Ou avez-vous fait cette capture? je veux ie savoir. Dans ces temps, le soldat n'^tait point habi- tue a s'entendre apostropher ainsi , et je l'a- voue , la sortie du chef d'escadron me blessa vivement; je lui repondis sur le ton de la de- mandc; bref, nous cchangeames plusieurs expressions peu polies au milieu desquelles je recus un ordre formel d'abandonner ma da- UISTOMQUES. 99 me-jcanne. Moustache se tut, mais il ne lacha pas prise, et inoi je refusal ouvcrtement d'o- beir. Alors, le chef d'escadron tira son sabre hors du fourreau, et voulut employer la force brutale pour obtenir de moi ce que j'avais refuse a ses invectives. Cet acte intempestif et arbitraire me mit hors de moi, — Commandant, lui dis-je, ventre aflame n'a pas d'oreilles. En degainant conlre nous , vous nous forcez a nous defendre ; eh bien ! si vous la voulez maintenant , il fa ut la conque- rir a la pointe de l'epee. En finissant ces mots , je deposai, au milieu de nous, la grosse bouteille recouverte d'osier et je tirai promptement mon sabre hors du fourreau. Le commandant, devenu furieux par ma resistance , me dit avec menace : Je te retrou- verai. lOO SOUVENIRS 11 rengaina son sabre et continua sa route. De notre cote , nous arrivames au bivouac, et nous distribuam.es a tous nos braves compa- gnons des libations moins copieuses que nous ne l'aurions desire, inais qui n'en firent pas moins un grand plaisir. La dame-jeanne fut ^puisee avant que la colere de mon chef d'es- cadron ne fut apaisee. II dtait revenu de la ville; il s'approcha de moi et m'ordonna de le suivre a la garde ducamp. A la garde du camp en face de l'enneini!.. Je refusai pour la seconde fois de lui obeir, et je passai la nuit au bivouac. Je fis de p£ni- bles reflexions sur les suites qu'allait avoir ma querelle avec un superieur, et veritablement, si je n'eus pas et£ si pensif, je n'aurais pu m'empecher de rire lorsque le capitaine Her- coul, a la pointc du jour, vint pour monter a cheval, et qu'il ne trouva plus de monture: les Arabes avaient eu l'adressc de lui derober UI8T0RIQUES. lOl scs trois chovaux pendant l'obscurilc tic la nuit. JNous partimes pour Jaffa Je fus mis a pied, et comme les Arabes etaient loujours derriere nous, je ne voulus pas marcher. Heureuscment pour moi que je rencontrai 1c general Duroc qui me connaissait; il mc fit donner un de ses dromadaires a monter. Je l'acceptai avec plaisir ; mais en arrivanl devant Jaffa, je fus remis a la garde du camp, et cette fois, ce fut 1'adjudant-major Dalhmann qui vint lui-meme pour me faire executer cette cruelle punition. Le chef d'escadron Barthele- my lui avait fait un rapport severe de ma pre- miere resistance qui devait elre suivic d'une se- conde plus dangereuse encore que la premiere. L'adjudant irrite s'emporta et s'oublia meme au point de me maltraiter. II ne le fit pas im- punement. .. Et moi j'avais encouru la plus grave des peines portees par la discipline mili taire... Aussi l'adjudant furicux me menaca- l-il de toutc la rigueur des lois. 102 S0UVEN1KS Les cnucmis venaient d'ofFrir and regards de l'armee francaise un hideux spectacle , ce futle 7 mars qu'ils planterent sur lesremparts, au sommet d'une pique, la tete ensanglantee du parlementaire francais qui leur avait ete envoye. L'irritation des soldats etait a son com- ble; l'assaut allait se donner, et moi j'allais rester oisif, paisible spectateur de la valeur de mes freres. Oh 1 non , plutot mourir ! et le desespoir dans le coeur, je m'^lancai avec la dix-huitieme et la trente-deuxieme denii-bri- gade. ISous montames a l'assaut, et je ne fus pas le dernier a braver la mort. Le chef de ce corps apercevant un soldat qui ne lui appar- tenait pas, et voyant la resolution avec laquelle j'affrontais le pe>il , me fit venir h lui et me demanda pourquoi je metrouvais au milieu de ses grenadiers. Je lui expliquai franchement et cnpeude mots raffaire de Ramleh, qui m'avait occasionne le malheur indicible pour un soldat plein de cceur, d'etre mis a la garde du camp lorsqu'il a devant lui l'ennemi a rombattre. HISTORIQUES. lo3 — « Maintonant, lui dis-jc, j'ai enfreint la » discipline militaire, il faut que je meurc, et » je prefere m'ensevelir avec gloire sous les » decombres de Jaffa , que de tomber desho- » nore sous le plomb de mes compatriotes... » Ma mort du moins sera utile a mon pays. » Un compte exact de la conduite que j'avais tenue pendant l'assaut tut rendu au general Bonaparte , qui donna de suite l'ordre de me faire rentrer a mon corps ; mais auparavant, le chef de brigade Bessiere vint me cher- eher, et me conduisit a la tente de Napoleon. — Sais-tu , me dit le general en chef, a mon arrivee , que tu merites d'etre fusille * Je ne repondis Hen. — Va, tu es heureux davoir acquis le re- nom de brave soldat parmi tes camarades , ei si je ne te connaissais pas (el.. . 10-1 SOUVENIRS Ici entra l'adjudant-major qu'il avait man- de. Une explication cut lieu. Je recus de nou- veaux reproches , a la fin desquels Napoleon saisit la main de l'adjudant, la posa dans la mienne, et nous nous donnames l'accolade fraternelle en jurant de deposer l'un l'autre touteespece de ressentiment. Mon serment fut sacre ; je l'ai prouve dans la suite, en le sau- vant des mains des Mamelucks, a l'affaire du Monthabor, dans la colline de Nazareth. Je sortais de la tente du general en chef, lorsque je lui entendis prononcer d'une voix emue a ses officiers d'etat-major les paroles suivantes: « II fa ut user de management , messieurs , et » ne pas montrer surtout trop de seWerite en- » vers les soldats souffrans de notre armee, » car rappelez-vous bien qu'un Francais vaut » dix Turcs , mais qu'un brave en vaut » vingt. » Jaffa venait d'etre prise d'assaul ; on s'etait battu jusque sur les toils des maisons, et nous IIISTORIQUES. 105 avions pousse l'cnnemi vers lc port , ou unc partie avait ete noyee. On fit environ deux mille prisonniers. Le lendemain , on apprit que les vivres que nous attendions avaient et£ intercepts, et que l'on avait egorge les detachemens qui les con- duisaient. Cette nouvelle jeta la consternation dans l'armee. II nous eta it impossible de eon- server nos prisonniers , nous manquions de vivres pour nous, et les renvoyer a leurs corps reciproques etait chose impraticable. J'en ap- pelle a tous ceux qui ont connu les mceurs des ennemis que nous avions a coinbattre : si Napo- leon eiit suivi l'impulsion de son coeur, il perdait son armee.Un conseil de guerre fut etabli ; on y decida que les prisonniers seraient passes au fil de l'epee, triste condition des vaincus ; mais malheureusement , dans cette guerre , il fal- lait tuer ou etre tue , et l'instinct de la conser- vation dut l'emporter sur l'hunianite meme. On recut l'ordre de garnir les bords de la 106 SOUVENIRS mer, et une division amena les prisonniers. Soudain une decharge se fit entendre... une grande partie de ces malhcureux tomberent ; le reste fut charge par la cavalerie ; mais le coeur du soldat francais bondissait d'horreur; les bras etaient engourdis... personne on pres- que personne ne pouvait frapper,.. On les poussa vers la merou ils se jeterent a la nago, et allerent gagner des rochers a un quart de lieue, une demi-lieue , et meme trois quarts de lieue du rivage, ce qui epargna a nos sol- dats le trisle spectacle de voir massacrer un a un des gens sans defense, lis ne furent cepen- dant pas sauves , puisque ces in fortunes peri- rent par les (lots de la mer. Si j'ai dil un mot de cette affaire memora- ble en elle-meme. et par les discussions quelle a soulevees parmi les historiens, c'est que je fus leinoin occulaire des scenes dechirantes et inevitables de cette terrible join nee CHAPITRE V. C'est ici que Ton dort sans lit , Et qu'on prend ses repas par tferre : Je vois et j'entends 1'atmosphere Qui s'embrase et qui retentit De cent decharges de tonnerre ; Et dans ces horreurs de la guerre , Le Franoais chante , boit et rit. V. L'arm£e partit de Jaffa en cotoyant la mer , et repoussant de tous cotes ses nombreux en- nemis qui ne cessaient de la harceler. Elle ar- riva devant Saint-Jean d'Acre. On connait les admirables preparatifs de ce siege et les in- concevables travaux qui s'executerent sous le feu de l'ennemi. Dans un assaut , nous entra- 1 io SOUVENIRS ines dans la ville. Un batailiou de la dix-hui- tieine demi-brigadc fut pris par les Anglais et les Turcs. On les forca a boucher la breche qu'a chaque instant nous agrandissions. A cette vue , Bonaparte qui ne voulait pas tirer sur ses propres soldats devenus prisonniers , m'en- voya avec un de ses ofliciers d'ordonnance en parlementaire a la breche de la tour de Tan- tourah. J'etais le vingt-deuxieme, et les vingt- et-un qui m'avaient precede n'en etaient pas re- venus. Bonaparte me fit donner un de ses mou- choirs blancs , signe ordinaire que prend tout militaire de quclque nation qu'il soit, quand il est envoye en parlementaire. Je partis aussitot en faisant flotter mon guidon blanc au haut dune branche de palmier. Je me glissai a plat ventre jusqu'au pied de la tour, et la, je son- nai la sommation. Sur le champ, je recus pour reponse line decharge de balles qui me cor.perent pres du poignet la branche de pal- mier au sommet de laquelle etait mon gui- don, qui fut pcrce lui-meme en tant den- 1IISTORIQUES. 1 i < droits, qu'il rcssemblait a un morccau do den- telle. Pour moi , j'etais res to intact au milieu de cette grele niortelle , tant sont bizarres les caprices de la fortune! Ayant ete ainsi salue a mon arrivee, et n'ayant pas grand temps pour deliberer avec moi-meme , je saisis une pierre pres de la tour, je coupai le cordou de ma trompette , et j'entortiliai autour de la pierre la lettre de Bonaparte adressee a Djez- zar, je la lancai aux soldats Demaugrabins qui etaient dans leurs retranchemens, el je revins, com me j'etais alle , dans une position assez penible. Non loin de la, je rencontrai le prince Eugene... il etait seul, et venait d'etre blcsse a la lete par un eclat d'obus. Je lui offris mon bras pour la descente du boyau de la tran- chee ; il l'accepta volontiers. Je suis charme, me dit-il , de te renconlrer ici. Je connaissais deja ton nom, j'aime un soldal de ferme re- solution. De ce jour-la, il me temoigna le plus vif attachement , et son amitie ne fut point factice comme celle de tant de hauts person- 1 l 2 SOUVENIRS nages ; on pourra sen convaincre dans le cours de cet ouvrage. 11 me quitta au bas de la des- cente et m'engagea a Taller voir quand les cir- constances me le permettraient. Je le lui pro- mis, et nous nous separames. A peine l'eus- s£-je quitta , que les soldats de la tranchee me conduisirent en triomphe a la tente du gene- ral Verdier qui me felicita , et fit un rapport tres flalteur de ma conduite de soldat au ge- neral en chef. Bonaparte etaita table quand je me presen- tai a lui. II me temoigna son contentement , et m'offrit un verre de vin de Chypre, que je bus avec le plaisir qu'une premiere action d'eclat inspire a un soldat francais. On leva le siege de Saint-Jean d'Acre pour aller dans la vallee de Josaphat debloquer le general Kleber et le general Junot. Dans la colline de Notre-Dame-dc-Nazareth , les Mamelucks tombercnt sur l'adjudant-ma- iirsTOMQUES. n3 jor Dalhmann. Je volai a sa defense, et je reous pour debut un coup de lance. Le mal irrita mon courage , et deja trois d'entre eux etaient tombes sous mes coups, lorsque je faillis etre mis hors de combat par tin vigoureux coup de sabre et un coup de feu. Tout couvert que j etais de mon sang et de celui de mes enne- mis, je repris courage et le colonel eut sa li- berie. Un d'entre les Mamelucks me poursui- vit par derriere et sembla s'acharner a ma per- sonne. J'elais horriblement fatigue ; je perdais mon sang et mes forces par les differentes blessures que je venais de recevoir, et il fallait neanmoins faire face a mon terrible adversaire qui ne paraissait pas dispose a me lacher. En voulant parer un de ses coups, mon sabre fut coupe en deux par son damas ; prompt comme la pensee , je me jetai sur lui a corps perdu comme un homme determine a mourir. Le hasard voulut que je le saisisse par sa longue barbe ; alors , penchant violemment sa tete sur le poitrail de mon cheval , je le tuai avec 8 SOUVENIRS 1 1 | la crosse de mon pistolot , seulc arme qui me restait dans ce combat meurtrier. Onavaitdeja recu au corps la nouvelle de ma mort, et on fut tout etonne de me voir revenir. Je fus pre- sente par l'adjudant-major au general Bona- parte, qui me delivra de suite im sabre d'hon- neur. Si vous saviez tout ce que j'eprouvai de bonheur en recevant cette recompense des mains de mon general ! J'etais foil de joie , je lembrassai avec le delire d'lin amant passion- ne quand il recoit une premiere lettre de son amante, qu'il la couvre de baisers ardens et qu'il la presse sur son coeur; aujourd'hui en- core mon imagination se reveille fraiche et jeune comme a vingt-cinq ans a 1'aspect de ce premier gage de la valeur. Silence I vieil- lard I renferme dans ton sein tes emotions de felicite ephemere ; le vent du malheur, de l'ingratitude et de la trahison a souflle sur le co- losse qui t'offrit cette armure, et le colosse s'est brise. Ses cendrcs reposcnt isolees sur une roche sauvagcloiu de la patrie ou il fit tanlde bruit. 1IISTORIQUES. 1 1 5 O hoinmcs ! rien n'est a l'abri de vos coups ! Quoiquo je n'ai recu mon brevet qu'en Tan neuf, au 27 germinal, il me semble que sa place est naturellement ici , et je m'empresse dele mettre sous les yeux du lecteur que j'en- gage a verifier entre mes mains l'original dont je transcris seulement la copie. C'est ainsi que doit proceder tout homme de bonne foi. A l'appui des faits , les titres. BREVET D'HONNEUR POUR LE CITOYEN KRETTLY (falE). Bonaparte, premier consul de la republic que , d'apres le compte qui lui a ete rendu de la conduite distinguee et de la bravoure ecla- tante ducitoyen Krettly (£lie) , brigadier trom- pette dans la cavalerie de la garde des consuls, a l'affaire du 26 germinal, an sept, a Montha- bor, a larmee d'Orient , en chargeant les Ma- mclucks, lui decerne, a titre de recompense ll(j SOUVENIRS nationals unj sabre d'honneur. II jouira des prerogatives attachees a la dite recompense par l'arrete du 4 nivose, an huit. Donne a Paris , le 27 germinal, an nenf de la republique franca ise. Le premier consul, Bonaparte. Le ministre de la guerre, IN. Par le premier consul , le secre- taire d'etat , N. Apres la glorieuse victoire du Monthabor, nous revinmes au camp de Saint-Jean d'Acre qui devait servir de barriere aux conquetes de Napoleon en Syrie. La, je fus envoye par le general Bonaparte avec un de ses aides-de- camp en parlernentaire vers l'amiral Sidney- Smith a bord du vaisseau qu'il commandait. Nous fumes rccus par cet amiral avec une po- litesse sans egale. Une table fut servie a l'ins- tant , et pendant qu'il r^pondait a la d^peche de Napoleon, nous goutions les devices d'un repas vraiment precieux pour nous, puisque, depuis long-temps , nous n'en avions fait un 1I1STOIUQLES. 1 1 7 semblablc. Quand il eut fini sa missive, il nous trouva sur le pont a nous promencr. La beau to de mon uniforme le frappa ; il s'ap- procha de inoi : — A quel corps appartenez-vous, me dit-il d'un air gracieux? — Aux guides du general Bonaparte, lui repondis-je. — « Vous etes de fiers sabreurs , reprit-il en » souriant, et en general, messieurs, votre » armee est grande et belliqueuse ; il parait » que vous manquez de boulets, ajouta-t-il » d'un air tout a fait malin et avec le con ten te- » ment d'un homme qui a devine le secret de » sesadversaires, puisque vous venez manceu- » vrer autour de nous pour nous forcer a » tirer sur vous, puis vous ramassez nos bou- » lets avec unc temerite vraiment inconceva- a ble. » i 1 8 SOUVENIRS Je m'abstiens ici de reflexions ; je ferai seu- lement observer que c'est un amiral ennemi qui s'exprimait ainsi sur la valeur et la ferme resolution des soldats de Napoleon. INous primes- conge de l'amiral anglais pour revenir aupres de celui qui nous avait en- voye. Napoleon levale siege de Saint-Jean d'Acre,. et apprit a son armee qu'elle allait rentrer en Egypte. Nous reprimes en effet la route du Caire. Sur le rivage de Gaza, nous apercumes une caravane de chameaux : je me portai en avant avec le chef d'escadron Barthelemy pour en arreter la tete. Aussitot , deux Arabes se pre- cipiterent sur moi. Je recus un coup de feu et un coup de sabre que mes deux adversaires payereut subitement de leur vie. Celte aft'aire ne tut pas longue ; elle se passa sous les yeux 1IIST0RIQUES. 119 dii capitaine Bessieres, frerc du marechal de ce nom , et eut pour temoin un grand nombrc de mes camarades. Nous arrivames enfin au Caire ou nous recumes l'ordre de parlir pour aller venger a Aboukir l'echec que nous y avions eprouve. Pendant le trajet, le general en chef me donna a plusieurs reprises l'ordre de me porter en avant pour reconnaitre si les ennemis que nous avions devant nous etaient Turcs ou Arabcs. Dans ces reconnaissances, j'£- tais toujours accompagne par le frere du Ma- meluck que deja Napoleon avait attache a sa person ne. A notre arrivee, nous marchames sur les Turcs qui venaient de debarquer pres du fort d'Aboukir. A peine avais-je pose le pied sur le champ de bataille, que j'entendis pousser ces cris : A moi ! a raon secours ! G'etait un mare- chal-des-logis du troisieme regiment de dra- gons qui avait deja recu une balle dans la poi- trine et qui allait succombor sous le cilne- 120 SOUVENIRS terre de deux lures. Je me precipitai au de- vant d'eux ; d'un coup de sabre j'en etendis un par terre et 1'autre se sauva a toutes jam- bes. Le malheureux dragon etait tombe par suite de fatigues etpar ladouleur que luicau- sait sa blessure. Je le relevai et le transportai a l'ambulance ; je l'adossai a une touffe de palmiers, et je priai le ehirurgien de lui extir- per la balle de sa poitrine. Ce dernier voulut se refuser a cet acte d'humanite. 11 avail, disait- il, et c'^tait malheureusement trop vrai, un grand nombre d'autres blesses a panser. Ce- lui-ci ou un autre, repondis-je vivement, tous sont Francais; je ne l'ai pas rapporte vivant du champ de bataille pour le voir mourir en- tre les lupins de celui qui doit le sauver. Al- lons , monsieur , le temps presse , n'en per- dons pas davantage en de vaines paroles. — Que voulez-vous que je fasse , reprit le ehirurgien , je n'ai pas de Huge. A peine avail-il prononce ccs mots, que IIISTORIQUES. 1 2 1 deja j'avais arrache une manchc de ma che- mise pour servir d'appareil au blcsse. II fut pans6 sur le champ. Comme le chirurgien fi- nissait de bander la plaie , un boulet parti de l'escadre turque ou anglaise vint frapper le pied des palmiers ou j'avais depose le blesse, et nous ren versa tous les trois. iNous fumes tout couverts de sable. Le chirurgien m'aida a relever le dragon , et je le fis mettre en lieu de surete avec les autres blesses. J'allais partir, quand il me demanda le nom de son libera- teur. — Krettly , lui criai-je ; et je piquai des deux pour rejoindre mon corps qui s'appre- tait a faire line charge. En ce moment, le general Bonaparte qui venait de donner des ordres pour faire avan- cer la trente-deuxieme et la dix-huilieme de- mi-brigade afin de couper la ligne a la division turque, voyant que ce mouvement ne s'effec- tuait pas a son gre, prit une de cos delermi- 122 SOUVENIRS nations brusques qui n'appartenaient qua lui. 11 partit au galop entre le feu de l'ennemi et le notre , afin d'arriver plus vite. II etait ac- compagne du general Muratet du prince Eu- gene. Cette perilleuse decision fit reussir le mouvement qu'il avait concu ; mais une partie des guides qui le suivaient furent tues on blesses, et lui , tra versa an milieu de tant de balles amies et ennemies , sans qu'aucune d'elle ne le touchat. L'armee dut croire com- melui a la fatalite; car il semblait ecrit sur son front que les boulets et la mitraille de- vaient respecter sa personne. Quant a inoi , je traversais le camp des Tnrcs au moment ou le pacha sortait de sa lente. 11 me tira un coup de pistolet a bout portant. 11 ne m'enleva fort heureuscinent pour moi qu'une natte de mes cheveux, et il recut en echange un coup de sabre qui lui sillonna la figure ; il etait couvert de sang , et tout etourdi du coup dont je venais de le gratificr , il ne me f'ut pas diflicile de le- iaire prisonnici. Je le eoiuluisis a i'elal-ma- H1ST0UIQUES. 123 jor ; la , comme il ne parlait pas notre langue, il me fit signe dc prendre son e^oile et son croissant. Je rcmis de suite ces objets au gene- ral Bonaparte , qui me dit : — Garde celte etoile, elle pourra te servir un jour. Je l'ai gardee religieusement comme un monument de cette action d'eclat , elle ne m'a jamais quitt6 au milieu de toutes mes tra- verses, et aujourd'hui, je la possede encore. Le pacha me fit dire les choses les plus flat- teuses par un interprete, et moi qui ne songeais alors qu'a me battre pour mon pays, sans penser a mon avancement personnel, j'aban- donnai mon prisonnier pour retourner a la charge sur les Turcs. Le chef de brigade Bes- sieres m'ordonna d'enlever le drapeau d'un peloton qui allait se jeter a la mer pour se sauver sur les batimens anglais et turcs ; j'ar- rivai sur les bords de la mer aussilot que lr 124 SOUVENIRS peloton , et j'eus le bonhcur tic men revenir avec le drapeau. Toute l'armee turque pliait alors devant la valeur francaise et finit par s'abimer dans les flots ou le plonib de nos soldats les alteignait encore. Ainsi finit la journee du 25 juillet, si glo- rieuse pour nous, si fatale pour nos adver- saires ; on transporta les blesses a Alexandrie. Le lendemain de la bataille d'Aboukir , je parcourus tous les hopitaux pour retrouver le jeunc marechal-des-logis que j'avais sauvc la veille; apres bien des courses et bien des re- cherches , je finis par le decouvrir; il etait dans un meilleur etat que je n'aurais pu le penscr d'apres la gravite de sa blessure ; mais il n'avait ni linge ni argent , et ceci du reste n'avait rien de bien etonnant dans eelte occu- rence; le lendemain, je lui apportai toutce dont HlSTORIQUES. 125 il avait bcsoin, je partageai ma bourse avec lui, il put du moins se procurer quelques petites douceurs dont il etait prive; je m'etais attach^ a ce jeune homuie comme a un ami , et dans ce temps , une amitie contractee en face de la mort ne cachait pas d'a meres deceptions comme on en eprouve dans le tourbillon de la societe ; le mot de bienfait n'etait pas fran- cais parmi nous, celui qui avait, partageait avec ceux qui n'avaient pas , on offrait sans orgueil et on recevait sans etre humilie , e'est sous l'impression du souvenir agreable de ce bon vieux temps, que j'avoue ici avoir partage ma bourse avec mon jeune ami ; il m'avait de- mande mon nom la veille, ce jour la, je voulus savoir le sien. — Je me nomme Carriere , me dit-il , ma- rechal-des-logis au troisieme dragon. — Eh bien ! mon cher Carriere, si un jour nous revoyons dans le meme temps la France, 126 SOUVENIRS venez me trouver, ma maison vous sera ou- verte ; je n'oublierai jamais le marechal-des- logis. Ces paroles furcnt comme une espece de prediction qui devait se realiser quatre ans plus tard. On me permettra d'anticiper un pen sur la dale des annees ; je n'aurais peut-etre pas oc- casion de rappeler ce fait , et il me fit eprou- ver une sensation si delicieuse , que je ne sau- rais le passer sous silence. II peint si bien, d'ailleurs, la reconnaissance de mon jeune ami! Comme je viens de le dire, quatre ans s'e- taient ecoules depuis ce moment. Un jour que j'avais rassemble a l'ecole militaire tous les membres de ma famille , un oflicier de dra- gons eutra precipitamment au milieu du re- pas, ct se dirigcant vers moi, avec la rapidite irlSTORIQUES. I27 de leclair, il me sauta au ecu: Mon libdra- tcur ! mon pere ! furent lcs seulcs paroles qu'il put proferer. 11 me pressait la tete a deux mains avec la cordialite, la franche amitie dun brave soldat. J'etais tout etonne de ces demonstrations amicales que je ne croyais veritablement pas avoir meritees. — Vous vous trompez sans doute , mon- sieur. — Oh I non , ce n'est point line erreur, re- pliqua-t-il vivement. — Votre nom ? — Je nai pas besoin du votre , moi , le nom de Krettly est grave dans mon cccur. Avez- vous oublie le marechal-des-logis du troi- sieme dragon et l'affaire d'Aboukir. — Ni l'un ni l'autre , lui dis-je en le regar- 128 SOUVENIRS dant fixement ; cependant, vos traits sont bien changes , inon ami ; mais je vous reconnais enfin. — J'ai un peu grandi, reprit-il en sou^ riant. ~ Vraiment oui ; en Egypte vous aviez une taille ordinaire, et maintenant vous avez pres de six pieds, et avec cela des epaulettes... Ah! e'est fort bien ! Et ce fut a mon tour a lui donner l'accolade frateraelle. Cette scene fut comme un petit coup de theatre; ellc produisit toutefois une Amotion moins factice. Tous mes parens le regardaient avec un plaisir qui me faisait du bien a moi- meme. On porta de suite un toast a l'ancien marechal-des-logis , et lc jcune officier promit de revenir me voir. 11 tint parole , mais j'etais ITISTORIQUES. 1 29 absent , ct lui ne put renouveler sa visite ; car il rejoignait son regiment. Jeprouvai un vif regret, 011 pour micux dire, je crois que nous en eumes tous les deux. II m'dcrivit de sa main le billet suivant , que j'ai toujours conserve coinrae uu souvenir de sa gratitude. « Le sieur Carriere, ancien marechal-des- » logis au troisieme dragon est venu pour » souhaiter le bonjour a son liberateur Kret- » tly. » (Bataille iVAboukir.') Je ne l'ai jamais revu depuis; mais s'il vit -encore, etsi le hasard fait tomber ces memoi- res entre ses mains , il verra que son libera- teur ne 1'oublia jamais. Revenons maintenant a Alexandrie ou jc iaissai mon jeune ami encore souflfrant, pour 9 1 30 SOUVENIRS retourner an Cairo , ou le triomphc de Bona- parte avait produit line vive sensation parmi la population egyptienne. Aussi, ful-il salue avec enthousiasme du nom de prophete in- vincible. Nous ne restames pas long-temps au Caire. Bonaparte avait devin£ que de plus hautes destinies lui etaient r^servees en France , il voulut les accomplir; il se sentait grandi pen- dant son expedition d'Orient de toute la hauteur de son epee ; il voulait en prendre l'Europe entiere pour juge. Le 22 aout, on mit a la voile. Je m'embarquai avec le general en chef pour revoir ma patrie, et courir sous ses or- dres a de nouveaux hasards. CHAPITRE VI. Le fer et le feu lui ouvrent nne route difficile et perilleuse n tra- vers les rochers ; on remplit des vides immenses avec des fascines et de gros arbres ; on batit des ponts de communication ; on traine a force d'epaules et de bras 1'artillerie dans quelques en droits in- accessibles aux betes de somme; les soldats aident les pion- niers ; les officiers aident les soldats. Gaillahd. (Passage des Alpcs par Franfois I".) VI A pros unc traversec semec d'ecueils, le ge- neral Bonaparte etait debarqu^, a Frejus , au milieu de la joie universelle;cetenthousiasmc, produit par ce stigmate de grandeur que scs actions d'Orient avaicnt imprime sur son iron I, s'echelonnail, pourainsi dire , sur son passage. J 54 SOUVENIRS Partout des fetes, des acclamations dont le soldat lui-meme etait fier; partout des bene- dictions pour le vainqueur recent de l'Egypte et le sauveur futur de la France ; c'est ainsi que le transport des populations se propagea de contrees en contrees, et le deposaa Paris, le 1 6 octobre, tout couvert des palines de l'Orient, et fort de la bataille d'Aboukir. Tout le corps des troupes qui etaient de- barquees a Frejus avec le general en chef, ne 1'accompagna pas dans sa marche triomphale jusqu'a Paris , il ne fut suivi que d'une ving- taine de guides environ ; le reste , avec l'infan- terie , la cavalerie , lartillerie , tous marchant a pied , prit, par son ordre, la direction de Valence pour le rejoindre dans la capitale. Nous n'eumcs pas les memes honneurs que lui; les autorites municipales des villes, pour obeir an Directoire, sans doute, refu- scVent de nous rcconnaitre , cc qui jeta parmi HiSTORlQUK-S. 1 55 nous la defiance et le mecontenlement; pour ne pas entendre tant de fois un refus si hi- deuscment ingrat, nous primes des chemins detournes plutot que de passer dans l'enceinte <]cs villes ; nous fumes meme obliges de traverser plusieurs bras de la Durance dans les endroits oii elle 6tait gueable ; nous avions de l'eau jusqu'a lamoitie du corps et un froid excessif engourdissait nos membres epuises. Nous etions alors au mois d'octobre; quel con- traste !. . . . Nous venions de faire la guerre au sein des sables brulans de l'Egypte, et a peine avions-nous pose le pied sur le sol hu- mide de la patrie qu'il s'etait arrete de froid et detonnement !. . . . A line temperature de feu succeda une temperature de glace; l'histoire redira ces faits avec peine , mais nous fumes reduits a regretter les horribles figures des Bedouins du desert, que nous trouvions moins laides que celles de nos compalriotes , tant il est \rai que l'ingratitude de l'liomme imprime sur son visage le cachet de la difformitc; e'est i?)6 SOUVENIRS pour nous un besoin de dire ici que tous Ie& Francais n'avaient pas les memes sentimens , nous aimons meme a penser que la plus grande partie de la nalion pretestait tout bas contre nos souffrances ; mais ceux qui ^prouvaient pour nous des sympathies etaient dans Tim- possibilite de nous soulager ; plusieurs fois, succombant presque a la rigueur du froid , nous fimes deshaltes foreees; alors, nous nous eparpillions dans les campagnes , cherchant sous des toits rusliques des coeurs sensibles qui nous faisaient place au coin du feu et partageaient avcc nous leur frugal repas ; c'est ainsi que de halte en halte, de chaumiere en chaumiere, nous arrivames aux portes de Va- lence qui nous refusaunasile que nous croyions plus assure qirailleurs ; il n'y avait plus a balancer; il nous fallait prendre une de- termination prompte; nous entrames done dans la ville , et nous nous rangeames en ba- taille devant la citadellc; nous avions des chefs cxperimcnlcs, plcins de courage au be- HISTOIUQCES. 1 ^>" soin, uiais prudens scion les circonstances ; a leur tete se trouvaient le frere du marechal BessieresctTadjudant major Dalhmann. On tint conseil, et ces messieurs se rendirent aupres des autorites qui demeurerent opiniatres dans leur premier refus ; ladjudant-major voyant qu'il n'y avail rien a gagner, les quitla brus- quement , et nous ayant rassemble en corps : « Soldats , nous dit-il , etes-vous d'avis de vous « loger ici ? » Nous rcpondimes aflirmative- ment , et en un clin-d'osil, la moitic du corps avait fait line a droite, et nous etions entrcs dans la citadelle qui n'e"tait gardee que par une compagnie de grenadiers. — « Mes amis, leur dit l'adjudant-niajor , «nous sommes vos freres; on refuse de nous « recevoir, nous sommes forces de nous cm- « parer de la citadelle, en attendant qu'il plaise « au gouvernement de disposer de nous. » Ces paroles . prononcees dun ton simple ]58 SOUVENIRS et plein dc conviction, produisirenl tout leHlt qu'onen pouvait attendre. Les autorites s'amenderent et prirent Ic parti de la conciliation; les grenadiers evacue- rent la citadelle et nous les remplacames; les officiers et sous-officiers furent loges dans les maisons particulieres , et recurent des citoyens beaucoup plus d'accueil qu'ils n'en avaient d'ahord recu des autorites. Bientot apres , arriva l'ordre de nous rendre a Paris. II elait signe de la main du premier Consul! L'opinion publique, dans la capilale, n'avait pas tarde a se manifester en faveur de Bona- parte avec autant d'enthousiasme que dans les provinces; le Directoire lui-meme, a son declin , avait fete ce noble revenant (^gyptien , sans penser que quelques jours plus lard , ce fantome plein de vie le frapperait de caducite avant l'age, en lui montrant la lame de son epee, et envelopperait toules ses conqucles et HISTOIUQUES. l39 tous ses triomphes passes sous la togc d'un consul. Laissons-le done se debattre au milieu du Con- seil des Cinq-Cents, et pendant que le 1 8 bru- maire se prepare et s'acheve, jetons un coup- d'oeilsur la situation de la France a cette epoque. Les Autrichiens avaient repris l'ltalie que Bonaparte avait conquise avant de partir pour l'expedition d'Egypte ; l'Ouest se dechirait avec furie de ses propres mains , la Bretagne etait le theatre du brigandage, des vols et des cruautes des Vendeens ; la republique allait perir, et la France attendait le genie de Bo- naparte pour trouver un remede a tant de ca- lamites qui l'accablaient a la fois. Cependant , la haine des partis qui ne lui etaient pas favorables grand issait avec le geant, et l'envie impuissante n'en lancait pas moins de sa bouche envenimee des amertumes sur l4o SOUVENIRS les exploits d'Egyptc ; on n'epargna pas meme les soldats dontle front noirci par le soleil du desert annoneait leur participation aux tra- vaux et a la gloire de leur general. II ne sera peut-etre pas deplace de dire ici un mot des miserables querelles que Ton nous cherchait a nous-memcs , a nous qui venions de faire pendant si long-temps une guerre d'extermi- nation contre les Arabes et les Maine] iicks, et qui n'avions, pour nous venger des sarcasmes et des quolibets qu'on nous lancait a la face , que le seul moyen de degainer contre des ad- versaires de fabrique antique et nouvelle , nos epees victorieuses que le sang des ennemis leignait encon;, mais qu'il n'avait pas rouillees. Deux circoustances particulieres et iade - pendantes de noire volonle vinrent encore aggraver le mal; la premiere fut 1'espece d'ai- sancc pecuuiaire dans laquelle nous pariimes a Paris, el qui rendil notre sejour dans la capi- lale plus brillaut el plus agreobie pour nous. HISTORIQUES. iZjI Cette fortune momentanee provenait de dix- sept mois d'arrerages qui nous etaient dus et que Ton nous remboursait mois par mois avec notre paie ordinaire par pret, ce qui se pra- tiqua ainsi jusqu'a fin de paiement; la seconde fut le titre nouveau dont les e>^nemens du temps nous revetirent; nous echangeames notre nom de guides du general Bonaparte en celui de garde des consuls, et l'eclat attache a ce changement nous attira la jalousie de plusieurs regimens. Les factions profiterent de ce schisme malheureux pour envenimer les choses , et elles lancerent bientot contre nous tout ce qu'il y avait de plus querelleur dans ]a capitale; nous eumes meme la douleur de voir se ranger parmi nos adversaires des sol- dats , nos freres d'armes , a qui notre cause aurait du etre sacree ; des mots injurieux furent prononces , et nous n'etions pas homines a endurer line insulte ; plusieurs d'entre eux s'oublierent au point de nous appeler tout haul les guides de Bon-a-Pendre, et comme 1 42 SOUVENIRS on le pense bien, les duels commencerent. Dans ce temps, nous habitions la caserne de Babylone; un jour que j'etais a la porte du quartier, en conversation avec plusieurs sous- officiers , je vis s'avancer vers nous un groupe de maitres-d'armes ; nous ne fumes point etonnes de leur visite, mais elle fit sur moi une impression desagreable, leur aspect me donna presque de l'humeur; ils s'approcherent de nous et demanderent a parler a nos maitres d'armes. — Ils sont restes en Egypte. leur repondis-je d'un ton peu gracieux. L'un d'entre eux tour- na la tete d'un air de doute et de mecontente- ment. — Yous devez au moins en avoir ici quel- ques-uns , reprirent-ils assez aigrement. Sur ma reponse negative, ils parurent un IIISTORIQUES. l43 pen deconcertes , mais ils renouvclerent leurs questions d'une maniere si pressante qu'il etait impossible de nc pas voir leur intention formelle d'engager une mauvaise querelle ; quant a moi, je fus tout a fait impatiente de leur tenacity. Dans cet instant, l'appel que Ton faisait au quartier allait se terminer. — Entrez, messieurs, leur dis-je, entrez... bouchez-vous les yeux et mettez la main sur le premier venu , vous trouverez un brave qui vaut un maitre d'armes. — Eh bien! je mets la main sur toi, s'ecria I un des champions. Et les autress'adresserent a nos chasseurs. La rixe s'engagea sans que nous en con- nussions \eritablement le motif; nous sor- i/j4 souvenirs times de la caserne et allames choisir un ter- rain propice pour ce singulier combat ; nous mimes le sabre a la main et onze d'entre eux furent blesses a ce jeu dangereux ; plusieurs meines succomberent a leurs blessures. Deux jours apres cette affaire , une nouvelle provocation nous fut faite; on nous porta meme le defi de nous rendre au Champ-de- Mars; nous etions outres des insolences qui nous 6taient adressees chaque jour, et malgre la defense la plus expresse de la part de nos chefs , nous nous rendimes au lieu du rendez- vous. A peine etions-nous arrives sur le ter- rain qu'une multitude de soldats et de spa- dassins de la ville se precipilerent au devant de nous, et en un rien de temps, plus de cent cinquante hommes , tant d'un cote que de l'autre se trouverent en ligne le sa- bre a la main. Cctte espccc de bataillc rangcc coinmencait HISTORIQUES. l45 adevenir meurtriere, lorsque parut M. le ma- rshal Lefebvre qui commandait alors la ville de Paris , il avait sans doute et£ pr£venu a temps , car il arriva a la tete d'un escadron de cavalerie qu'on nommait alors , si ma rae- moire est fidele, Royale-Cravate , cinquieme de cavalerie. Nous fumes forces de nous dis- siper et de rentrer a la hdte dans nos quartiers ou des ordres se" veres furent donnes aux soldats; plusieurs des regimens ou se trouvaient nos provocateurs quitterent Paris. Ainsi s'affaiblit une querelle que Ton semblait nous avoir declaree a mort , et qui infailliblement aurait eu les resultats les plus funestes sans la male intervention du marechal. Si je me suis decide" a dire un mot de ces scenes miserables en elles-memes, c'est pour donner une juste id^e du travail sourd des opinions politiques de l'epoque, qui ne ten- daient a rien moins qu'a d^sorganiser l'armde. Loin de moi la pensee d'afficher par ces de- 10 1 46 SOUVENIRS tails une pretention ridicule de bravoure dans ces combats singuliers ou j'ai figure comme partie, il est vrai, mais qu'il n'a pas depend u <]e moi d'empecher. Je ne sais comment le prince Eugene avail appris que je m'^tais trouve* dans cette con- testation , mais quelques jours plus tard, comme j'etais de service aupres de lui , il m'a- dressa des reproches avec une severite toute pleine deboncoeur. Peut-etre interieurement n'etait-il pas faclie" de voir que nous avions pris a cceur une querelle qui ne s'adressait a nous que parce qu'on n'osait pas s'attaquer au premier consul. Je voulus m'excuser aupres du prince en lui disant que nous n'avions pas etti les provoca- teurs, qu'au contraire , nous nous etions tenus sur le pied de la legitime defense. « F. . . . rcprit-il d'un ton que d'autrcs an- HISTORIQUES. 1 /| 7 « raient pris pour de la colore , jc ne veux pas « qu il y ait desormais de pareil scandale parmi « vous ; et toi , si tu continues un semblable « metier , je ferai mettre dans ton fourreau une lame de bois. » Cetle idee me sembla comique, et j'eus toutes les pcines du mon- de a arreter le sourire qui effleura mes le- vres. Pendant le cours de nos facheux debats , la tete du premier consul n'etait pas restee oisive ; que de travaux! que de longues elucubra- tions! que de conceptions neuves sortirent alors de son cerveau brulant de genie ! Apres avoir redige son code immortel, apres avoir accorde une amnistie generale, apres avoir ecrit au roi d'Angleterre une lettre toute pacifiquea laquellcle parlement avait repondu par ces mots : Point de paix avec la France; enfin, apres avoir fail des actes administratifs de la plus haute importance, il fut force de songer a la guerre que lui declara la coalition formee f 48 SOUVENIRS par l'Anglelerrc , l'Autriche , l'Empire , la Ba= viere , la Suede , le Danemarck , la Porte et la Russie, il crea vine armee de reserve, et le 6 mai 1 Soo , il partit de Paris pour se rendre en Italic Je fus aussi du voyage. J'allais re- voir pour la seconde fois ce climat si beau et qui fut le theatre de tant de belles operations rnilitaires. ]\ous avions laisse derriere nous le fameux mont St. -Bernard dont le passage rappelle les travaux si glorieux du passage des Alpes par Francois I", et nous nous trouvames arretes par l'inexpugnable fort de Bard. Ce fort est situe entre deux montagnes escarpees dont la pente est tellement rapide que les chevres elles- memes ont peine a s'y tenir; il etait occupe par les Autrichiens , et commc il domine la route qui le traverse, tous ceux qui se presentaient etaient foudroyes ; c'est par cette route unique et meurtriere que rarmee francaise devait passer. Ce fut en vain que Bonaparte ordonna 1IIST0RIQLES. l/|9 Tassaut tic cctte citadelle imprcnablc; il fallut y renoncer et prendre pendant la nuit des precautions inouics pour opercr lc passage; on joncha la terre de matelas , on enveloppa de paille les roues des pieces de canon et on les fit trainer non par des chevaux, niais par des soldats eux-menies afin de faire le moins de bruit possible; toutcs ces precautions n'em- pecherent pas le feu de 1'ennemi de nous detruire beaucoup de monde. Quand nous fumes de l'autre cote du fort, je vis un gre- nadier dont j'ignore le nom gravir le roc a pic avec des efforts incroyables , et aller se placer en embuscade dans une cavite elevee qu'il avait remarquee d'en bas; la, aussi a l'aise que dans sa chambre, il etait a l'abri du feu de 1'ennemi et dominait les canonniers qui allaient mettre le feu aux pieces; il avait eu la precaution de se munir de cordages an moyen desquels on lui montait des cartouches et du pain; son habilete devint funeste aux soldats du fort , chacun de ses cou|>s etait i5o souvenirs mortcl pour le canonnier qui s'avancait sur les pieces, il etait tue avant d'avoir pu y mettre le feu. II finit par detruire im a un presque tous les canonniers de ces batteries couvertes. Quand il fut de retour, l'empereur le felicita et lui donna sur le champ les epau- lettes d'officier. Nous continuames notre route au milieu des succes, et nous atteignimes le petit Tillage de Marengo qui devait bientot im- mortaliser son nom par la grande victoire qu'y remporta le premier consul. Dans ce grand jour, je me trouvais de piquet aupres du ge- neral Bonaparte ; il m'envoya avec un de ses aides-de-camp reconnaitre la deroute causee sur la gauche par les dragons de Bussi; je m'avancai assez pres de ce corps ; un officier se presenta a moi et me disputa le passage; j'acceptai le combat qui ne fut pas tres long; en moins d'une seconde je l'avais tu6 et je m'e- tais empare de son cheval , puis, je continuai ma route. J'arrivais presque jusqu'auhuiticme dragon , lorsqu'un obus eclata a dix pas de IIISTORIQUES. l5l nous ; laide-de-camp du premier consul et moi nous fumes couverts d'une terre boueuse qui nous aveugla. Apres nous etre un peu remis de cet accident, nous abordames enfln le huitieme dragon et nous remimes au colonel de ce corps les ordres du general en chef, et de suite , le colonel mit les troupes en mou- vement et arreta la deroute ; ma mission etant assez heureusement terminee, je revins au quarlier general rendre compte au premier consul de ce qui se passait. Les troupes au- trichiennes s'avancerent de notrc cote au mo- ment ou les guides a pied etaient occupes a se glisser dans un fosse aupres de nous; ils furent apercus par les Autrichiens qui tirerent sur nous deux coups de canons dont un boulet coupa en deux moil plumet. — Eh bien ! tu n'as rien, me cria vivement le premier consul qui se trouvait a cote de moi? — llien, mon general , que de la rage dans l52 SOUVENIRS le^coeur et 1111 plumet de moius ; mais si vous voulez me le permettre , je leur enleverai leurs pieces. Bonaparte rabattit ses deux sourcils fronces et me regarda fixement : — Tou jours le meme !. . . non , je ne veux pas , c'est par trop de temerity. — De la temerite , mon general , soit , mais donnez-moi seulement la moitie du piquet (en- viron vingt homines) et les pieces sont a nous. 11 me refusa encore, mais je revins a la charge et je fus si pressant qu'il y consentit. Je me mis aussitot a la tete de ma petite troupe, ct j'attendis que les guides a pied eussent gagne le flanc des cnnemis ; alors , ils commencercnt un feu si bicn nourri que je jugeai le moment favorable. HISTORIQUES. 100 — Camarades, m'^criai-je, uri pcu d'au- dace ! chargeons en fourrageurs. Je fus bien se- conds, le mouvement s'executa avec tant d'a- dresse que cinq minutes apres les pieces 6taient en notre pouvoir. Cette affaire me valut les fe- licitations du premier consul, et une trompette d'honneur me fut d^cernee pour recompense. AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS , BREVET D'HONNEUR POUR LE CITOYEN KRETTLY (ELIE). Bonaparte, premier consul de la republique, d'apres le compte qui lui a ete rendu de la conduite distingu^e et de la bravoure ecla- tante du citoyen Krettly , brigadier trompette de la garde des consuls a l'affaire du vingt-cinq prairial, an huit, a Marengo, armee d'ltalie; Lui decerne a litre de recompense natio- nale une trompette d'honneur. 1 54 SOUVENIRS II jouira cles prerogatives attachees a ladite recompense , par l'arrete du 4 nivosc , an huit de la republique franchise. Le premier consul, Bonaparte. Le Ministre de la guerre, Carnot. Par le premier consul , le secretaire d'etat , HuguesB. Maret. Apres cette action , j'etais rentre a mon poste ; le prince Eugene qui commandait les chasseurs a cheval des consuls , voyant venir a lui le corps des dragons de Bussi Autrichiens au nombre d'environ deux mille homines , commanda une charge sur eux; un large fosse nous separait de nos adversaires, nous Teumes bientot franchi et la charge fut si rapide que nous entamames en un clin d'eeil la tete de ce corps; au milieu de la melee, le general qui le commandait fut cnleve de dessus son cheval et sc trouva cnfourche sur le cou de celui du brave Daumesnil qui le saisit vigourcusement et le tint tenement serre qu'il lui fut impos- IllSTORIQUES. 10 J siblc de se niouvoir ; il fut conduit de cclte inanierc au quartier general. Les dragons avaient fait demi-tour et dans la poursuite que nous leur avions faite, ils avaient recu sur le dos de vigoureux coups de sabre, ce qui fit dire au general prisonnier qui s'adressait au prince Eugene : — Vos chasseurs ont de forts poignets, car mes dragons sont tout fendus par le dos. — General, repiiqua plaisamment le brave Daumesnil, c'est que nous les avons pris pour des maquereaux de Paris. Napoleon felicita sincerement le prince Eu- gene de la belle manoeuvre qu'il avait executee. — Tonardeur, monami, te conduira loin. — General , lui repondit le prince avec 1 56 SOUVENIRS modestie, line armee conime la votre fait faire rapidement le chemin de ses chefs, et tout le monde a de la gloire. Bonaparte se porta en avant pres de la ri- viere d'Alexandrie ; l'ennemi avait concentre toute son artillerie dans les petits bois et les broussailles des environs ; deux brigades fran- chises s'avancerent pour operer un mouve- ment, l'ennemi s'en apercut et fit un feu d'artillerie foudroyant. Les pieces etaient chargecs a boulet ; dans ce desastreux mo- ment , nous ne savions ou porter nos pas ; le premier consul voulait absolument enlever cette position , raais elie etait on ne peut plus perilleuse et difficile, les homines tombaient autour delui; il ncsourcillait pas; sesgeneraux lui faisaient des observations , il n'y repondait pas et fixait constamment l'ennemi ; en tin, lout s'eclaircissait autour de lui. Le general Bcssieres accompagne du general Duroc voyant c[iie leurs observations etaient reslees sans IIISTOniQUES. l5" resullat aupres de Bonaparte, prirent lo parti de le saisir par le collet et de l'entrainer hors du poste oil chaquc instant pouvait lui ap~ porter la mort. Comme ils sen retournaient , le premier consul apercut le general De- saix qui arrivait sur le champ de bataille a la tete d'une division, ct il s'ecria aussitot : La victoire est a nous !.. . EfFectivement , la po- sition fut enlevee. II en coiita la vie au brave Desaix qui em porta les regrets du premier consul et ceux de toute l'armee. Le general Autrichien tenait encore a Ma- rengo, il en fut bientot chasse par l'impetuo- site des troupes franchises. On poursuivit les ennemis jusqu'a la Bormida dont Bonaparte fit attaquer le lendeinain la tete du pont ; alors, lesnegociationss'entamerent. Ainsifinit, le 1 5 mai 1 800, la glorieuse journee deMarengo. Apres cettc importante victoire , nous ac~ compagnames le premier consul a Paris. ] 58 SOUVENIRS A mon arrivee dans la capitale , j'allai saluer le prince Eugene et le complimenter du grade de colonel des chasseurs de la garde des con- suls auquel il venait d'etre promu. Une liaison aussi intime que pouvait le permettre la dis- tance des rangs s'etablit entre mon colonel et moi ; comme il etait grand amateur de mu- sique, j'allais par son ordre passer tous les matins une heure ou deux aupres de lui, nous executions ensemble des duos de flute qui se terminaient toujours par un assaut d'armes ; la musique et les armes etaient les jeux favoris de ce prince aussi aimable dans le commerce de la vie privee que brave et courageux sur les champs de bataille. Les jours s'ecoulaient pour moi avec une rapidite efFrayante, quelques instans de tran - quillite firent nailre en moi des sentimens plus pacifiques; le tableau des blesses, des morts et des mourans disparut peu a peu de mes yeux , joubliai le Uimulle des camps, le cli- I1IST0KIQUES. l59 quctis des armures ct lo fracas du canon pour songer a l'amour L'amour et mon carac- tcre etaient deux choscs qui semblaient bien opposees, c'etait pourtant la verite\ ... II est bon de dire que je ne renoncais pas pour cela a ma carriere de soldat. La premiere fois que j'entretins le prince de cette fantaisie , il se mit presque a rire. Rire a la barbe d'un amoureux n'est pas une irreverence impardonnable? II me fallut pourtant bien lui pardonner; la chose luiparaissait si incroyablequeje fus obli- ge de lui assurer tres-serieusement que j'avais cette pensee. — Y songes-tu, mon brave, me dit-il, un soldat comme toi n'a pour femme que la lame de son sabre et pour mere que la patrie. Puis il entra avec moi dans des considera- tions tantot generales, tantot personnelles ; seulemenl , il changea de these quand je lui dis le nom de ma future. 1 60 SOUVENIRS — Mademoiselle Tauzin ! me dit-il , ah ! la fille d'un homme que j'affectionne beaucoup. Monsieur Tauzin avait ete attache au brave etinfortune Beauharnais son pere, en qualite de maitre sellier carrossier; il avait recu beau- coup d'education et s'etait acquis par ses qua- lities et son devouement Testime du general et raffection du prince qu'il avait vu elever. — Sois heureux, me dit le prince Eugene, si le sort en est jet6 , et rends ta femme heu- reuse ; on assure quelle merite de l'etre. Je verrai ton futur beau-pere, et s'il y a quel- ques difficultes , je ferai en sorte de les lever le plus promptement possible. En eflfet , il le fit mander, et ils eurent en- semble un long cntretien apres lequel M. Tau- zin me dit : Vous avez choisi un excellent avocat, il a plaide voire cause avcc unc chaleur qui ne laisse rien a desirer pour vous et pour moi , el puisque vous possedez la faveur du I1IST0RIQUES. lbi prince , il faut du reste que vous la meritiez bicn , j'aurais mauvaise grace a vous refuser la main do ma fillo. J'dtais au comble de la joie , et je quittai M. Tauzin pour rentreraupre-s du prince. — L'affaire est terminee, me dit-il , j'en elais siir, vous reglerez entre vous maintenantle jour des noces, je t'enverrai mes voitures et je veux etre moi-meme ton premier temoin. Ce qui, a mon grand plaisir, arriva comme il 1'avait promis. G'etait le 9 ventose , an dix. Le prince s'etait rendu quelques minutes avant nous a la mairie du dixieme arrondisse- ment; la, il se placa sur le siege destine au marie; l'officier municipal sen ctant apercu lui dit avec beau coup de grace, au moment on 1 1 1 62 SOUVENIRS nous arrivions : Mon prince, seriez vous le contractant ? — Certainement, repondit-il avec amabilite, je contracte un engagement dont me deliera le premier nL En pronancant ces mots, il me ceda la place qu'il occupait et me dit a mi-voix : — Tu ne me feras pas trop attendre. Neuf mois apres, il tenait mon fils ainesur les fonds de bapteme. Pendant ce temps-la, Napoleon deployait en tous sens, au milieu de la capitale, les ressorts de son incroyable genie; il echappait a la machine infernale ; concluait la paix d'A- miens; donnait aux emigres la permission de rentrer en France ; obtenait le consulat pour dix annecs d'abord, ensuite pour la vie, puis II1ST0RIQUES. 1 63 il instituait la legion d'honneur ! Bientot lc 1 8 mai va sonner, et le premier consul sera empereur des Francais; puis, quelques niois plus tard, on proclamera l'heredit6 a 1'euipire dans la famille de Bonaparte. Le deux decembre s'annoncait par un froid excessif , et la cerehuonie du couronnement se pr£parait dans Teglise de Notre-Dame ; le cor- tege devait passer sous les fen&res de la mai- son ou je logeais ; j'escortais la voiture ou le premier consul elait assis et oii devait re- monter un empereur.. . . Quand je fus vis-a- vis de mon logis, j'apercus a la croisee mon epouse qui tenait entre ses bras mon jeune fils a qui elle avait appris a b^gayer le nom de l'empereur. . . Vive Napoleon etait tout ce que pouvait tronquer un enfant de dix-huit a vingt mois ; sa mere avait eu la precaution de rejeter son manteau sur ses t^paules, afin qu'il conservat en liberty ses petites mains qu'il tendait vers la voiture de l'empereur. Napoleon l6\ SOUVENIRS I'apercut, laissa errcr un sourire sur ses levres et lui renvoya plusieurs baisers. Moi, j'etais content, j'aurais voulu, dans mon amour-propre de pere, pouvoir dire a nion general : Get enfant qui vous salue , c'est le mien , c'est un petit perroquet a qui sa maman a appris la lecon de mon coeur. La chose etait impossible , et pour m'en consoler en continuant ma route vers l'eglise , je me disais tout bas : Ce marmot-la un jour le ser- vira com me son pere. Bien des gens auraient souhaite comme moi que ma prediction flit realisee, d'autres au- raient etc blesses de mes vamx. Ainsi va le mondc , cc qui plait a Tun deplalt a l'autre. Quoi qu'il en soil, Tepoque des malhcurs dc l'empereur arriva avant que mon fils fiit en age de porter les armcs. La ceremonie religieuse s'achevaita Notre- IIIST0R1QUES. 1 65 Dame, ct l'cmpcreur , apres s'elre conronnc lui-meme , ct avoir couronne de ses mains Josephine, imperatrice des Francais, reprit le chemin du palais an milieu de la joic nniver- sclle; ce jour-la, le pcuple et les soldats riaient franchement , qnelqnes hauts personnages pensaient, d'autres murmuraient tout bas, "el 1' Europe entiere tournait ses ycux sur un scul homme. Cet homme, e'etait l'empereur Napoleon ! CHAP1TRE VJ1. La luurt frappc au hasanl ; rcste done fcrtoc a ton postc , 1 tvii tendu, l'oreille attentive. YolJJXG. VII. L'Anglelerre ne voulait pas reconnaitre^elui que le pcuple francais avail mis a sa tete en lui appliquant ces sublimes paroles du grand Alexandre: An plus dignc ; la llussie s'etait alliee avec l'Angleterre, et Napoleon, menace par la conjuration dcs rois et des empereurs, l^O SOUVENIRS ne balancait pas a se laisser placer sur la tele la couronne d'ltalie, et a donner pour vicc- roi a ses nouveaux sujets le fils de son adop- tion, le sage et courageux prince Eugene. J'e- prouvai beaucoup de regret a me separer du prince dans l'intimite duquel j'avais vecu pen- dant un assez long espace de temps , et pour- tant, j'etais heureux de lui voir accorder des honneurs qu'il meritait si bien. Les jours s'e- coulaient rapidement, et la journee d'Ulm ap- prochait a grands pas ; je n'etais occupe que de voyage et d'interieur, et depuis mon manage, je n'avais assiste a aucune affaire. L'incapacite de l'aniiral Villeneuve venait encode de tromper l'attente de Napoleon pour me servir de l'expression dc plusieurs auteurs; aussitot, les conceptions decues du grand ca- pitaiue se ehangerent tout a coup en concep- tions nouvcllcs, etonnantcs , sublimes, donl lo nojud devait se delier a Austerlitz. nisToniQiES. 171 L'armec Irancaise marchait vers l'Aulrichc , et, le premier octobre 1 8o5 , l'empereur adres- sait aux bords du Rhin une proclamation magique a ses soldats; le treize du meme mois, nous etions devant Ulm, et le quatorze, sur les sept heures du soir , on fit prendre po- sition a la garde imperiale sous les remparts de la ville ; la pluie tombait par torrens , nous pouvions a peine nous tirer des chemins de- venus impraticables , nos chevaux enfoncaient jusqu'aux jarrets dans la boue, et, malgre leur force et leur courage, ces pauvres betes avaient peine a se mettre au petit trot. Nous passames une nuit desastreuse ; non seulement , la bise soufllait avec violence , la pluie nous battait la figure et penetrait nos vetemens, mais encore, nous nous trouvions a la portee des fusils des remparts. Cependant, la garnison d'Ulm avait effectu£ une sortie pendant l'obscurite , et, a la pointe du jour, le feu redoubla de toutes parts. Napoleon donna l'ordre d'attaquer; le regiment des chasseurs a cheval de la garde \->> SOUVENIRS imperiale, ies grenadiers a cheval et les ma- melucks se trouverent en face des fameux dragons de la Tour dont la reputation colossale de bravoure eHait connue de toutes les armees de TEurope; les Autrichiens envoyaient tou- jours ce corps en avant , esperant bien de sa vigoureuse resistance; ce jour- la, ils eurent devant eux les soldats de Marengo, qui avaient aussi leur renommee a defendre et une gloire nouveile a acquerir. En un instant , arriva une melee decavalerie , les hommes luttaient corps a corps sur leurs chevaux , enfonces dans la boue jusqu'a l'etrier ; ne pouvant plus user de la pointe de nos sabres, nous frappions a coups de monture sur le visage. Les dragons de la Tour, apres avoir soutenu le choc avec vi- gueur pendant quelques temps, plierent eniin et baltirent bientot en retraite ; ce mouvement iut si precipite qu'il ressembla plutot a une fuite; ils ])rirent leur route sur la droite du ponl levis (\o la villo. et laisscrent l'enlree d'UIma dccouvertl INndanlla melee qui venait IIISTOIUQUES. i;5 d'avoir lieu , la garnison avait porte a l'entree du pont des planches revetues de clous de charettes, la pointe en l'air; ils avaient laisse sur les cotes des pelotons d'infanterie pour exciter la cavalerie a faire sur eux une charge perilleuse ; cette manoeuvre leur reussit. Plu- sieurs chevaux de nos soldats furent encloues. je m'avancai jusques-la, et apercevant le piege au moment d'y tomber, je fis part de mon observation au colonel Dalhmann qui nous fit faire sur le champ peloton a droite pour pour- suivre l'arriere-garde des dragons de la Tour. Je fus retarde un instant dans cette poursuite par une catastrophe arrivee a mon brigadier- trompette; son cheval fut tue sous lui, et lui- meme lomba dans la boue oii il etait presque enseveli; nous eumes beaucoup de peine a le degager, et nous le remontames sur un cheval de main , expression militaire qui signifie un cheval libre par la mort de son cavalier , et que Ton tient a la disposition du premier soldat qui en a besoin. 11 continua la charge* j ~/j SOUVENIRS avec nous, mais il etait destine a eprouver dans cette journee , combien sont quelquefois bizarres les (Henemens de la guerre; il fut en- leve par un dragon de la Tour qui l'enfourcha devant lui sur son cheval, et peu de temps apres , nous le reprimes ; il eut sa liberte sans avoir recu une egratignure. Ce jeune homme, nomme Girard , etait d'une tres petite laille , mais il avait un courage etonnant et sa force egalait celle des homines de haute stature ; il elait doue d'un esprit percant, et posse - dait assez d'instruction dans un temps ou le soldat ne connaissait presque rien que son epee. Quant a moi, j'etais tres attache a mon petit brigadier-trompette, dont jaimais beaucoup la loyaute et la bravo urc. Cependant, nous poursuivimes les ennemis a outrance; pendant ce temps, le prince Murat avait rassemble un grand nombre de regimens de cavalerie qu'il faisait manoeuvrer habilcment , et avec lesqucls il avait cherche a HISTOP.IQUES. 175 gagncr les derrieres dc l'cnncmi; il arriva aussitot que nous a la hauteur ou les dragons ennemis s'etaient rallies a d'autres troupes dans l'intentioii de tenter contre nous un der- nier effort. Le chef d'escadron Desmichel , a la tete de la colonne et du peloton ou je me trouvais, fit faire une charge si habilement et si vaillamment conduite , qu'il mit en deroute le corps autrichien qui prit la fuite aussitot, et que nous poursuivimes assez longtemps, et meme jusques sur le territoire prussien. Cependant , Napoleon , l'infatigable Na- poleon avait bloque, lequinze, la ville d'Ulm, et, malgre ses fosses pleins d'eau, cette ville defendue encore par les hauteurs de Michels- berg et de la Tuilerie allait succomber sous les efforts des armes franchises , si le general Mack ne se fut rendu a la sommation de l'em- pereur qui lui ^crivait en ces termes : « Si vous ne capitulez pas sur le champ, je 1 ^6 SOUVENIRS » prendrai la ville d'assaut; je serai force dc » faire ce que jc fis a Jaffa , ou la garnison fut » passee au fil de l'epee ; c'est un droit bien » triste, mais c'est le droit de la guerre; epar- » gnez a la brave nation autrichienne et a moi » la necessite d'un acte aussi effrayant. La » place n'cst pas tenable. » L'empereur etait maitre du plateau qui domine la ville, et les troupes francaises avaient enleve de vive force plusieurs postes avances. Le general Mack connaissait Napo- leon , et il etait frappe de la verite de ces dernieres paroles : La place n'est pas te- nable; il capitula, et le 19, son armee d^posa les amies aux pieds du vainqueur. Napoleon quitta Ulm oil son ennemi avait trouve , selon son admirable expression , ses fourches can dines ; il s'avanca avec son armee victorieuse, a qui, pour la premiere fois , il ivuit donne le surnom de grande , jusqu'a HISTORIQUES. 1 77 Munich, ou il recut l'accueil le plus flatteur dc la population 9 qui lui donna le tilre de li- berateur; tie la, avec une rapidite que Ton a peine a suivre, il arrive a Vienne en depit de Francois II, qui avait propose un armistice an vainqueur, devant lequel il fuyait. L'armee francaise occupa bientot les routes de la Mo- ravie, pendant que l'empereur etablissait a Schoanbrunn son quartier general. Cepen- dant, pour gagner du temps, les ennemis employaient les ruses diplomatiques aupres de Napoleon qui les avait trop facilement devines pour rester dans l'lnaction; il se hata de quitter Schoanbrunn pour ne rien perdre de ses avan- tages , et , bientot , il se rendit a Briinn , afin de choisir, comme il le dit fort bien , son mo- ment et son ennemi. Nous voila enfin dans les plaines d'Austerlitz ! Napoleon connait deja les fautes de ses ad- versaires et dit : Avant demain soir, cette armee est a moi. 12 tnS SOUVENIRS La nuit du premier di'eembre s'etait eten- duc sur les bivouacs, et les tenebres epaisses cachaient la ronde de Napoleon dans son camp, ses pensees s'etaient toutes concentrees sur la journee du lendemain, mais il etait donne a ses soldats deles fairereflueren arriere, quelle race d'hommes il commandait !. . . quel homme il etait lui-meme ! Napoleon et son armee ont passe au milieu de leur generation comme des voyageurs etrangers qui ont leurs mceurs , leurs coutumes , leur langage, dont tout le monde a compris sans pouvoir la rendre rinimitable pantomime. Cette nuit done, il ne put echapper a Yceil penetrant des braves qui le devinaient partout, son incognito ne put se prolonger que quel- ques pas, ctle souvenir de l'anniversaire ducou- ronnement de l'empereur etant venu reveiller des idees de bonheur dans le cceur de tous ses enfans, ils improviserent sur le champ une fete magnifiquc dont les frais ne firent assurement IIISTORIQUES. I79 murmurer personne, ct dont la noble intention toucha vivement le coeur de l'empereur; par une spontaneity admirable , chaque soldat fit line torche de paille , et eent mille flambeaux , subitement allumes , eclairerent le passage du heros qui nous electrisait par sa presence. Les tenebres s'enfuirent du bivouac, l'horizon s'a- grandit , le ciel devini pourpre , line musique guerriere retentit dans les airs, et, au bruit du clairon, se melerent les hymnes de joie de toute l'armee qui fatigua les £chos des cris mille fois repet^s de vive l'empereur. Cette fete triomphale et d'invention nouvellc est la propriety de la grande armee , elle en a retenu le brevet exclusif , et jamais on n'y trouvera de perfeclionnement. Cette illumination eblouis- sante s'affaiblit par degres ; l'empereur se re- tira , mais ses paroles vibrerent encore long- temps dans le cocur de chaque soldat , a qui cette fete improvisee laissa dans la memoire line impression de grandeur. Enfin, le soleil du deux decembre va pa- l£o SOUVENIRS raitre, et, dans ce jour, il eclairera les triom- phes de la France , et une grande deception de la part de deux empereurs coalises. Napoleon parcourut le front de son armee en disant a ses soldats : Enfans, il faut finir eette campagne par un coup de tonnerre. EfFectivement , le canon gronda bientot sur tous les points , et l'ennemi , apres avoir essuye de grandes pertes , fut oblige de nous c^der les hauteurs. L'empereur coinmandait la reserve composee des dix bataillons de sa garde, et d'autant de bataillons de grenadiers reunis, commandes par le general Oudinot; il apercut deux brigades franchises qui s'6- taient trop abandonnees a leur ardeur, et qui avaient 6te" prises par la garde imperiale russe; il detacha promptement le regiment des chas- seurs de ses guides , les grenadiers a cheval et les mamelucks pour leur porter du secours ; je faisais partie de ce renfort. Nous fondimes avec la rapidite de l'eclair sur la garde russe. HISTORIQUliS. I 8 I et nous l'enlamames de maniere a la faire plier et a la metlre en deroute complete. An milieu souv.JiJN.ja:> — C'esl uu tic mcs deserteurs, messieurs, jc vous presento uu des vaillans soldats de mes chasseurs a chcval; du reste, messieurs > e'est up brave d'Austerlitz !, . . J'etais emu, je I'avoue. Etait-ce vanite (eh ! qui n'a pas la sienne ici-bas ?) ou n'etait-ce pas plutot le plaisir que j'eprouvais en pen- sant que le prince n*etait pas indifferent a mes actions? Quoi qu'il en soil, apres cet ac- cueil si flatteur, je pris conge de lui ; il mc reconduisit jusqu'au vestibule, et me serra la main comme je serrcrais celle d'un ami , ct mcs yeux se remplircut de larmes. Mais cctte paix qui seinblait devoir regner long-temps sur la France ct l'Europe, s'eva- nouit an bout de six mois , ct nous reprimes alors le chemin de la Prussc. Napoleon , comme il le dil lui-meme au prince de Neuf- ch&tel, etait trop courlois pour manquer un IUSTORIQUES. 201 rendez-vous ou devait aussi se trouver une belle reine. Les soldats s'apcrcurent veritablement trcs- bien de la courtoisie de leur chef, car il (It fairc une marche forcec, et le 6 octobre, il etablissait son quartier general a Bamberg. Les premiers succes obtenus a Saalbourg , A Schleitz et a Gera , ne furent que les pre- ludes de la victoire d'lena. La veille du jour decisif , Napoleon nous avait fait grouper sur le plateau , et il avait passe la nuit au milieu de nous; le jour parut faible , sombre et hu- mide de brouillards qui cachaient les mouve- mens des deux armecs; Taction s'engagea, et au bout de quelque temps , deviut bientot gcne>alc. En vain l'ennemi s'etait-il retranche dans une brillante position , en vain les troupes prussiennes etaient-elles enflees d'orgueil, en 202 SOUVENIRS vain leur belle cavalerie fit-elle des prodiges de valeur, ricn ne pul tenir contre le genie de Bonaparte; et, tandis qu'il etait victorieux a l£na , son lieutenant Davoust se couvrait de gloire a Anerstaedt. L'armee prussienne fut complelement battue et presque aneantie. L'empereur fit son entree trioniphante , le 27. a Berlin, 011 il sejourna pendant que les marechaux poursuivaient l'ennemi sur tous les points et achevaient la conquete du pays; nous primes un pen de repos dans la capitale de la Prusse. Comme on avait loge momenta- nement les troupes francaises par pelotons dans plusieurs maisons de la ville, et surtout pros de la caserne d'artillerie , Tempereur faisait souvent des tournees pour savoir com- ment tout se passait; dans une heure de labo- rieux loisir , il causait librement avec le soldat et riuil de bon c — Maintenant, pars, de l'adresse et tu re- viendras. Je cms a sa prediction , car ses paroles ne trompatent jamais le soldat. Ma route fut heureuse jusqu'a Pultusk , mais la , ay ant pris la foret pour me reudre a Ostrolenka , ou etait le corps d'armee dont le general Savary venail de prendre le comman- dement a la plac£ du marechal Lannes qui avait et£ blesse, je fus tout-a-coup assailli par line nuee de Cosaques, et, comme je n'e'tais nullement tente de faire connaissance avec ces messieurs, je m'enfoncai prompte- ment au milieu des taillis oii ils m'eurent bien- tot perdu de vue, jetais harasse de fatigue 5 et pour comble de disgrace, je me trouvais au milieu de chemins impraticables sans pouvoir reconnaitre de quel cote je devais diriger mes pas. Je sortis de la foret , satisfait d'avoir echappe a mes ennemis , et je pris au hasard i4 210 SOUVENIRS line route inconnue. J'eus du bonheur , clle me conduisit directement sur mon chemin ; je doublai de vitesse pour me rendre a ma destination , et , apres avoir fait 1 5 i lieues , d 'apres les renseignemens que je pus prendre, j 'arrival enfin aupres du general Savary a 1'instant ou le corps qu'il commandait venait d'etre attaque par les Pviisses. Je lui donnai l'ordre de l'empereur qui lui enjoignait de battre en retraite sur Ostrolenka et le pont de Bug pres Pultusk, pour defendre cette posi- tion. Je portais aussi des depeches de nomi- nations d'officiers superieurs qui s'etaient dis- tingues , et notamment , j'avais l'ordre de ra- mener avec moi M. le colonel Rose , pour prendre le commandement d'un regiment de la garde imperiale. Ce brave colonel , du quatre-vingl-huitieme regiment de lignc , avait sauve son aigle et son drapeau pendant que ses malheureux sol- dats perissaienl au milieu des marais. IIISTOIUQUES. :H1 Ma mission etait rcmplic ct je n'avais pas dc temps a pcrdre , l'empercur m'attendait. Je pris done les depeches du general Savary et je pnrtis , accompagne du colonel Rose. Ce digne militaire eprouva un sentiment bien pe- nible de douleur quand il fut oblige de re- passer dans les lieux on son regiment avait es- suye l'horrible catastrophe dont je viens de parler ; moi-meme , je ressentis unc impres- sion profonde de tristesse lorsque je vis tant de braves soldats enfonces dans la boue par l'effet d'un degel subit; les uns ne laissaient passer que la tete sur cette surface fangeuse , les autres, presses par les ennemis, s'y etaient precipites tete baissee, et leurs jambes ou leurs bras seulement s'elevaient au-dessus de ces perfldes marais , comme pour attester que des corps humains y etaient engloutis ; pres des bords, on voyait aussi de farouches Cosa- ques , la lance au poing , et prets a frapper nos infortunes compagnons d'armes. Lc froid . . SOUVENIRS avait repris avec intensite, et tons ces cada- vres, fixes au milieu de la glace, semblaient encore animes. C'etait une belle horreur , pour me servir d'une expression consacree , et qui peint bien ma pensee sur ce sinistre (Henement. Ce tableau, sombre et terrible, aurait me- rite le pinceau d'un grand maitre ; il fit encore tomber d'abondanles larmes des yeux de mon compagnon de voyage, et moi, j'avais le coeur bien serre. Nous parcourumes un assez long espace de chemin sans rien dire, et l'esprit tout occupe de ce que nous avions vu ; mais , nous fumes bientot frap[>es d'un spectacle non mollis horrible. Nous etions a peine a la moi lie de noire course, qui me semblait deja trop longue , en raison de rimpaticncc que j'avais d'arriver au quarlier general , nous allions cependant IIISTOMQUES. 210 passablcmcnt vite sur nos trainaux, et nous entrames au milieu de la nuit dans un petit village dont le nom m'echappe aujourdhui. Lors dc raon premier passage, j'y avais trouvc etabli un hopital militaire et j'y avais renou- vele ma monture ; cette fois , jc n'aurais pu en faire autant. Ce jour, ou plutot cette nuit, je no puis l'effacer de ma memoire, il etait environ deux heures du matin lorsquc je mis pied a terre devant l'ambulance. En entrant au bureau , je trouvai a la porte d'entree deux gendarmes etendus par terre, et dont les corps etaient encore liedes , dans l'inte>ieur , l'administra- tion enliere avait etc egorgee. Je priai M. le colonel Rose de m'atlendre quelques inslans , et je parcourus rapidement cette place pour avoir , s'il etait possible , des renseignemens precis sur ce desastre qu'on n'ose pas quali- fier; je ne rencontrai pei'sonne , mais je vis que lous les malades et les blesses avaient ele 21 j SOl'VENlllS jetes par les fenetres de cet hospice , que leurs cadavres etaient entasses dans les cours, et que les chirurgiens avaient ete assassines sur les corps des mourans. Jc rejoignis le colonel a qui je fis part de cet epouvantable massacre. C'etait, a ce que nous pumes enfin savoir avant de quitter ce village, l'ceuvre detestable d'un corps de Cosaques qui venaient d'y passer. Notre coeur fut navre a la vue de tant de malheureux egorges sans defense; nous mau- dissions cette lachete indigne du caractere de 1'homme civilise , sans penser que nous etions exposes nous-memes a un pareil sort ; le colo- nel me le fit pressentir , et je me rangeai sage- ment a son avis. Nous repriines prompteinent noire route, et avec nos petits chevaux polonais, nous fimes vingt licucs en neufheurcsde temps. Ccs petite cheVaux , qu'en langue polonaise on appelle Koniks et que nous nonunions Kbhias 11IST0RIQUES. 2\0 sont Ires legcrs a la course ; ils claient tres es- times par la cavalerie francaise pendant nos eelebres guerres sur le territoire polonais. 11 est vrai de dire que l'ardeur et la velocite dc ecs excellentes betes nous furent , dans main- tes occasions , d'un tres grand secours. Quand nous fumes arrives a quelques lieuesde Lands- berg, nous apercumes le grand pare d'artil- lerie qui tenait pres de deux lieues de longueur avec la brigade qui l'escortait. Notre route se trouva obstruee en cet endroit, et nous fumes obliges de passer sur les cotes ; nous n'avions plus devant nous que des rocs escarpes a gravir, et la neige dont ils etaient tapisses de- robait souvenl a notre vue des petits sentiers qui eussent abrege notre cliemin , nous pou- vions a peine conduire nos traineaux dans des endroits si difficiles; 1'impatieiice s'etait em- paree de moi , je craignais de me laisser de- vancer par un aide-de-camp que le general Savarydevait envoyer a l'empereur apres mon depart. Je fis part de mes craintes au coloneL 2l6 SOUVENIRS qui les comprit parfaitcment bien ; je lui dis , (pour me servir d'une expression militaire) , je ne voudrais pas me laisser deborder a quelque prix que ce fut , je vais vous laisser mon trai- neau, j'achetterai des chevaux de Cosaques qui sont au pouvoir de plusieurs artilleurs ; il m'approuva. Je fis mes adieux a ce brave et ct digne colonel , et je m'elancai sur un petit cheval sans selle que j'achetai au moment meme , et qui n'avait pour guide qu'un filet. Je partis au galop sur les cotes en criant : Gare, gare , place pour les depeches de l'empereur. J'avais a peine fait une lieue et demie que mon cheval s'abattit de fatigue sous moi , et cela n'avait rien de bien etonnant, la rapidite avec laquelle je l'avais fait courir avail tue cette pauvre bete ; j'en achetai de suite un autre , car les chevaux de prises nemanquaient jamais aux troupes qui se trouvaient sur la route ; il cut bicntot le meme sort que lc premier, et j'en tuai successivement sept avant d'arrivcr sur le champ de balaille d'Eylau. On ne sera niSToniouES. :u; pcut-etre pas fache dc jeter un coup-d'ceil sur mon accoutrement de ee jour, j'etaiscn uni- forme de pelisse , mon sabre au cote , des pis- tolets attaches avec un mouchoir a ma cein- ture, un colback sur ma tete et un carrick sur mon dos ; mes longs cheveux , qui formaient habituellement la queue que nous portions encore de ce temps, ilottaient epars, une partie sur mes deux epaules, une partie sur ma poi- trine , et me donnaient , comme on le pensc bien, un air passablement farouche; ajoulcz a tout cela que j'etais convert dc neige, et que ma chevelure etait parsemee de petites perles congelees par la rigueur du froid donl j'avais cu beaucoup a souffrir dans ma route. C'est avec cette toilette de fashionnable que j'abordai rempereur dans les plaines de Preusch-Eylau, quiallaient devenir si celebres. C'etait le huit fevrier 1807, jour de san- glant(> memoire. 2l8 SOUVENIRS — Que veux-tu? Telle fut la brusque interrogation de l'em- pereur quand il me vit arriver au grand ga- lop aupres dc lui. II ne me rcconnaissait pas : ses soureils rapproches et fronces annoncaient du mecontentement ou de l'inquietude. — Que veux-tu? Qui es-tu ? — Sire , voire officier de depechcs arrivant du cinquieme eorps d'armee. — All!.. Enfjn dcs nouvelles! Qui ne connait pas ce ak! si eloquent dans la bouche de rcni|)ereur? Sa physionomieavait deja change d'expression , et pendant que je tirais mes depeches pourles lui donner, il por- ta les deux mains a son front qui se deridait pell a pen , el s'ecria d'une voix assez forte , HISTORIQUES. 2 I () sans paraitro s'oocuper en rieu de cc qui l'en- to u rait : — Oh ! que ma tete est soulagee ! On le voyait bien ; mon arrivee avait fait line metamorphose. Pendant qu'il lisait , je sautai a bas de mon cheval , et quand il eut fini, il me regarda avec etonnement. — Comment , a poil ? - — Sire, jo n'ai pas fait la route entierc dans cette attitude : une quinzaine de lieues ne sonl pas trop pour vous. II sourit. — Sais-tubien, reprit-il un instant apres, que tu ne resscmblcs pas mal a Robert, le chef de brigands. 230 SOUVENIRS Et en disant cela il mc toisait en rianl des pieds a la tete. Et moi, j'admirais tout bas la vivacite decet etonnant genie qui, tout plein degrandes choses , passait , comme un eclair , de la re- flexion la plus profonde, a l'hilarite la plus en- fantine. Jc luiracontai toutes les particularises demon long voyage, apres quoi il me conge- dia , en me d is ant : — Je te defends surtout de parlcr a qui que ce soit de ce que tu as vu. II me frappa plu- sieurs petits coups sur l'epaule, et je vis bien en m'eloignant qu'il elait content. Je l'etais aussi. J'avais a peine fait cinquante ou soixantc pas , que je rencontrai le prince Berthier et lc marechal Bcssiercs. — Eh bien ! quelle nouvelle? me dirent ces messieurs. IIISTORIQUES. 22 1 Je mo (rouvai (ort cmbarrasse a celtc ques- tion ; il n'y avait Dependant pas a choisir. Pour lour repondre le moins mal possible, jc leur dis que l'einpereur m'avaitcousu la bouche. — Oh! cost bien different! Allons , e'est bien. Ces messieurs avaient compris mon embar- ras et mon silence. Je m'informai d'eux ou etait le regiment des chasseurs a cheval de la garde; ils me l'indiquerent , et comme j'allais les quitter , le prince Berthier me dit : — Tn n'as pas de monture, je vais t'en donner une pour rejoindre ton corps. Je l'acceptai volontiers , mais comme j'eus le bonheur de retrouver mes trois chevaux, je renvoyai presqu'aussitot celui du prince, en le remerciant. Mes pistolets etaient couverts de neige, le prince sen etait aperru ; il m'envoya 2 22 SOUVENIRS ceux qui se trouvaient dans les fontcs, sur le cheval qu'il m'avait donne a monter. — Sers-t'en bien, me fit-il dire, et conser- ve-les comme un souvenir de l'estime que j'ai pour toi. lis m'ont beaueoup servi, et je les conserve ton jours, avec le plus grand soin, comme un monument de l'estime de mes superieurs. C'est un amour-propre qui, je crois, ne sera pas de- sapprouve de mes lecteurs. J'eus a peine le temps de me mettre en te- nuc, et de prendre le commandement de mon peloton, que deja l'affaire s'engageait sur .tous les poinls a la fois. La neige redoublait a cha- que instant, et on avait toutcs les peincs du mon do a distinguer les manoeuvres des enne- mis; elle devint memo si epaisse en un instant qu'il y cut confusion parmi nous. Plusieurs regimens se Irouvcreul cmpoiies au milieu des IIISTORIQUES. 2 27) bataillons ennemis, ou combattaicnl corps a corps. C'etait une veritable bouclicric. Napo- leon donna I'ordre au marechal Bessieres de faire une charge avec ses chasseurs a cheval, les mamelucks de la garde et les grenadiers a cheval sur un bataillon carre qu'avaient forme les Russes. Mais ce carre en cachait un autre au milieu, et nous fumes forces, momentane- ment du moins, de battre en retraitc. Alors , nous trouvames devant nous dix-huit pieces d'artillerie en batterie pour nous foudroyer. Le danger etait imminent : le general Da umes- nil accourt, et m'apercevant, il s 'eerie : — A moi , Krettly, aux pieces , en avant ! J'avais entendu sa voix et compris sa pensee, j'y fus rendu presqueaussitot que luilereste deno- tre escadron nous suivit, et nous primes les dix- huit pieces, apres avoir sabre tous les canon- niers. Cette prise fut tres importante, car notrc artilleric put a son tour tircr a mitraille 224 SOUVENIRS sur les carres, et nous donner »a facilite d'ar- reter les bataillons ennemis. L'action continuait avec vigueur sur les a litres points. Le marechal Davoust, avec son habilete a exccuter les ordres de l'empe- rcur, decidait le sort de la bataille en repous- sant toutc la gauche des Russet. Le general Benningsen n'abandonnait pour- tant pas la position qu'il occupait devant Eylau, et le corps prussien du general Lestocq, apres s'etre sauve des poursuites du mare- chal, vintretarder de quelques instans la perte des Busses, qui furent obliges de ceder a la valeur franeaise. lis auraient du voir alors, que le genie de la guerre planait sur la tete des soldats francais et de leur invincible chef, et au lieu du Te Dcum qu'ils eurent l'audace de chanter , et dont nous nous sommes abs- tenus par respect pour le nombre des inorts, ils auraient du eulonncr des hy nines funebres, UISTOIUQIES. 225 car leur pertc etait bien plus grandc que la notre; ils avaient laisse en notre pouvoir seize drapeaux et soixante-trois pieces de canon; la terre elait jonchee de cadavres, de blesses et de mourans; la neige etait sillonnee par de longues traces de sang. Pourlant, la presence de l'empereur semblait encore donner de la vie sur ce terrein des morts, tout s'animait autour de lui; la garde, sous ses yeux, trans- portait a Fambulance les blesses ennemis , qui lui tendaient les mains en signe de reconnais- sance pour un acte d'humanite dont ils le croyaient incapable, car, d'apres les aveux qu'ils nous en firent a nous-memes, on le leur avail peint comme un homme feroce , com me un tigre altere de sang, et pourtant, quel guerrier flit plus genereusement humain que l'empereur? Je fus moi-meme temoin d'un de ces instans d'affliction qu'il eprouvait, en pen- sant que tant de ses braves compagnons avaient perdu la vie dans cette affaire meurlriere. — Je gemis, mon cher Kenthier, disait-il 1 5 226 SOUVENIRS ail marechal, de voir mon armee dans cetle situation. Mais que) courage ils ont ees hom- ines ! En eft'et, il fallail beaucoi'p de courage ail boldat p°ur supporfcei le froid , la faiui el lcs trrvaux de la guerre. Pendant qu«, l'emperenr s'enlretenaii ainsi avc le prince Berthter , on relevait de ce champ du carnage les corps in mimes de deux braves generaux quel\jmpereurregrettait bien sinceremenl : c'etaient lcs depouilles morlelles du general d'ELaipoult , qui commandait la division des cuirassiers , el du general Dulli- LDana , commandant les chasseurs a ehev.J ae la garde imperiale. — Oil ! sYeria JNapoleon, qi lie ( rle j'ai faite ! elk est inv parable. Ce n'etaieht point la des liommes d'argent ni do trahison. HISTORIQUES. 22"J Quel bel eloge pour ces deux guerricrs dans labouche de I'empeueui? ! Comme il ctait tiiste en prononcant sr^ dernieres paroles ! Avait- il dcja de sinistres pressentiniens sur I'avcnit? Sa «ele sc pencha tristem^nt sur sa poitr'u,e, et lorsque les cadavre.*, passer^nt devant liu , je TePtendis sanglatler ; il oL< religieusement son chapeau, puis, dune voix etouflfee : — Salul , mes ftvres d'armes ! honneur avx morts d'E\L quis par la victoire que Napoleon s'occupail » a recrntcr, parmi les soldats , les officiers » qu'il avail pcrdus, ct a accorder , en recom- » pense de leur courage, des grades et des de- > coralions a tous les braves qui s'elaient dis- lingues. Sa justice promptest eclairee cou- TIISTORtQUES. 23'] » vrait ainsi cette indexible politique de la » guerre qui doit constamment remplir les » rungs que la mort a eclaircis. De nombreu- » ses promotions datees des quartiers gene- » raux de Berlin, de Posen, de Varsovie, de a Pultusck, de Preusich-Eylau , Liesbadt, » Osterode , Finkenstein , payerent les dettes , » reparerent les pertes de tous les combats de- » puis la journee d'Ichia. De ses residences » guerrieres ou Napoleon dispensait largement » les reconnaissances de la patrie a nos ar- n mees , partaient aussi les decrets qui devaient » assurer la prospeiite et la discipline inte- » rieure. » Je fus moi-meme temoin des nobles travaux de l'empereur pendant son sejour a Finkens- tein, ils ont excite en moi line si grande admi- ration que je me serais taxe d'ingratitude en les passant sous silence , et ils etaient si beaux, si magnanimes, que je craignais de ne pas rendre ma pensee ; je les ai trouves si par- 238 Souvenirs faitement exacts, si fidelement peints dans le tableau ci-des«uf, que j'ai cede au charme qui m'a irreslstiblement entraine a les copier. Pendant que Napo eou s'occupait aclive- ment a faire prendre du repos a ses solduls , le marechal Lefebvre assiegeait: Dantzick et se rendait maitre de ce port mililaire dune si grande importance sur la mer Bait i que et re- ce\ait de l'empereur, :n change de ses ser- vices le glorieux litre de due de Dantzick. Quelque temps apr^L la prise de celte im- portant place, j'etais officlcr de piquet an ores de sa majeste, il faisait une belle matinee de prinlemps, lout iuvitait i'empereur a faire une promenade dans le joli pare dn chateau, aussi s'y dirigeait-t-il paisiblcmem, accompagne du prince de Talleyrand, des marrchaux Duroc , Lanncs , Bessiores , el (hi prince Ber- thier . chef d'etat-major do !a grande armee ; il m'avait ordonne de marcher a deux pas et HISTOP.IQUES. 23o demi derricre lui, et lo piquet devait se lenir a cinq pas de moi ; j'etais asscz pres de lui pour entendre toute la conversation qu'il eut avec ces messieurs. Si, a mon grand regret, je ne 1'ai pas retenue entiere, je puis du moins mettre sous les yeux du lecteur les deux traits qui m'ont le plus frappc et qui ne me sont jamais son' is de ]a memoire. On paria dabord de la gloire recente dont le vieux mareehal Lefebvre venait de se cou- vrir, et de la prise de Dantzick. C'etait au siege de cette ville que , pour la premiere fois , un officier francais attache a letal-major avail etc infidele a sa palrie et a l'honneur, en de- scrtant la cause de l'empereur pour passer du cote des Prussians. Le prince de Talleyrand o'iutiignait de cellc lachete , qu'il devait lui- meme avoir plus tard, et s'exprimait en termes energiqucs pour qualifier cette action mfarne: Je re comprends pas, disait-il a l'empereur, qu'il y ait un traitre par mi nous. SOUVENIRS 2|0 Napoleon lui frapp a alors sur l'epaule , et lui dit doucement ct finement : — Ce n'est rien que cell Talleyrand, si je n'elais trahi que quinze fois par jour , ce- la ne m'empecherait pas de marcher en avant. Je ne pus voir son expression, mais au son de sa voix, a la moderation avec laquelle ilpro- noncait ses paroles, il devait avoir une physio- nomie maligne et spirituelle. Apressa reponse, il se fit mi silence que le prince de Talleyrand rompit le premier pour lui parler de son con- seil prive. La, l'empereur lui dit avec cet aban- don que lui connaissent tous ceux qui l'ont vu quclqucfois dans l'inlimile : — Eh hicn ! Talleyrand , savez-vous que quand je sors de mon conseil prive , j'ai encore besoin de eclui de ma Josephine. HISTORIQL'ES. 24l Cependant , les journecs s'ecoulaient ra- pidemcnt dans ce sejour enchanteur, ct les cnnemis, qui avaient employe cc temps a re- parer leurs desastres , se trouverent prets a re- commencer vers les premiers jours du mois de juin ; ils eurent l'audace de nous attaquer j usque dans nos cantonnemens, mais comme on no cherche jamais en vain les soldats fran- cais, ils eurent a se repentir de leurs attaques imprudentes; nous les repoussames de jour en jour sur tous les points. L'aube du 14 juin commencait a peine h paraitre, que l'empereur, entendant le gron- dement du canon, s'ecria tout joyeux : C'est un jour de bonheur , c'est 1'anniversaire de la bataille de Marengo ! C'etait la journee de Friedland ! Le pronostic de Temperem- se realisa pour les Francais d'une maniere bicn satisfaisanle ; 16 2l\2 SOUVENIRS car, le resultat de cette bataille fut terrriblc pour l'ennemi; la terre etait jonchee de morts, parmi lesquels les Russes et les Prussiens comptaient dix-sept mille des leurs. Soixante- dix pieces de canon, quelques drapeaux, un nombre infini de caissons et \ingl mille pri- sonniers furent le prix de la valeur de l'armee de Napoleon. Heureux, mille fois heureux , si le chef de cette armee redoutable eut ete moins genereux apres cette victoire et eut proflte de renthousiasme de ses troupes qui demandaient a grands cris de nouveaux com- bats. Silence ! . . . . La barque de l'empereur (lotto sur le Nie- men , la paix est signee. Dans cette memorable journee, je n'eus aucunc affaire particuliere qui merite d'etre mentionnee ici. Je me battis bicn, voila tout , HISTOr.IQUl-S. 243 mille autres en ont fait autant. Cependant, jc rencontrai l'empercur sur lc champ de ba- taille, il me fit signe de m'approcher : — Je suis content de toi, me dit-il ; puis, me prenant par le menton : Je n'ai plus d'ar- mes d'honneur a te donner, tu les as toutes epuisees , coquin , je te donnerai quelque chose de moins glorieux, sans doute, mais de plus solide pour elever ta famille. En effet , je recus au premier fevrier 1 808 , pour recompenser , disait l'empereur , les ser- vices que je lui avais rendus dans le cours des campagnes d'Ulm , d'Austerlitz, dlena et de Friedland , une rente de cinq cents francs , sur le Monte Napolcone , sur le fonds de un million deux cent mille francs, qu'il s'etait re- serve pour les braves de son armee. Pendant la conference des deux empereurs, le marechal Bessieres fit partir trois detache- 2 | | SOUVENIRS mens dcs chasseurs a cheval de la garde, ave< ordre dc se rend re a gran dcs journees a Dresde et a Leipsick , s'il etait possible. Ses ordres fu- rent executes ponctuellement , et l'empereur, qui partit presque aussitot que nous, nc fiit pas peu etonne de rencontrer de ses chasseurs a Dresde. — Encore toi ! me dit-il en arrivant , mais on te trouve partout. Allons messieurs, dit-il en s'adressant a tous, c'est tres bien , vous voyagez comme des hirondelles. II entra au chateau et nous partimes de suite pour eclairer la route jusqu'a Leipsick, ou rempereur nc fit que passer. Nous forinames alors son escortc. Le prince Mui at etait avec lui dans sa voiture, et nous avions recu mi ordre formel de ne laisscr approcher personnc ; nous marchionsavcclarapiditedcreclair. Nous ar- rivames en fort peu dc temps a une assez jolie petite ville, siluee a six lieues de Leipsick, don I [IISXORIQUES. 24;) je no ine rappelle pas lc 110111 , cl on etait lelal- major dc la division saxone; une quantite d'ofliciers superieurs se prcssercnt en (bide sur lc passage de 1'einpcreur, et nous accoin- pagnerent jusqu'a pres de trois lieues. tfn general saxon, decore dun cordon bleu, s'a- vancait continuellementaupres dc la voiture de rempcreur ; je lui fis observer, avec les formes les plus polics que je pus employer, qu'il forcait ma consignc ; il ne lint aucun comptc de mes paroles ; je rcilerai mon obser- vation , ce fut encore en vain, car il s'approcha si pres de la voilure que 1'cmpereur s'en apcr- iter? Ne sont-elles pas plutot les amies inseparables de notre bonheur? J'eprouvais un vague interieur dont je n'e- tais pas le maitre : je devins bientot pour moi- meme une enigme indechiffrable. Que me manquait-il cependant ? Mon existence etait assuree; j'aurais du trouver le bonheur au sein d'une famille que j'aimais. Les nuits du bivouac avaient eterein- placees par des nuits plus paisibles ; la voix brusque de l'empereur, par la voix beaucoup plus douce d'une compagne ; les jurons redon- 2~0 SOUVENIKS dans et sonores des vieux grognards, par les expressions mignones de mes jeunes enfans ; enfin, aux froids, aux intemperies des saisons, a la faim et aux fatigues de toute espece avaient succede un bon feu, un abri sur, une table bien servie, et un lit de repos. Que me fallait-il done pour etre heureux ? Je ne saurais le definir, si ce n'est par ce proverbe vulgaire : L' habitude est une seconde nature. Cette idee paraitra peut-etre puerile au pre- mier coup-d'ceil, mais en examinant a fond la question, on sera aisement convaincu de sa justesse. Quant a moi, j'y trouvedeux nuances essentiellement distinctes l'une de l'autre. La premiere est morale de sa nature, l'autre, pu- rement physique. On se rappellc que Napoleon, en Syrie, m'a- IUSTORIQTJES. 27I vait fait grace do la peine capitale que j'avais encourue par ma rebellion envers uri supe- rieur. Get acte de generosite avait seduit mon ame, convaincu ma raison et excite mon en- thousiasme pour l'homme qui savait pardon- ner sigenereusement. Aussi, des ce moment, je fis le serment secret, mais solcnnel de lui vouer mon existence tout entiere. Avant cette epoque, je n'avais fait que 1'admirer; depuis, j'eus pour lui une sorte de culte religieux qui s'accrut de jour en jour, d'ann^e en annee, a mesure que le heros grandissait aux yeux de l'Europe, et dans l'estime de ses soldats. C'est ainsi que l'habitude de sa presence, et que la serie de ses belles actions, qui s'enchainaient les unes aux autres , avaient rendu Napoleon une necessite pour ses braves. C'est ainsi que je dus me trouver dans l'isolement, du mo- ment 011 un autre genre d'existence me tenait eloigne de lui. L'autre nuance, consideree sous le rapport 2J2 SOUVENIRS physique, n'est rien autre chose que l'histoire de la vie humaine. II est facile de concevoir qu'un vieux soldat qui a passe plus de vingt ans a courir sur les traces de nos ermemis , qu'un voyageur dont la vie ambulante ressem- blait assez a celle des peuplades nomades du de- sert, qu'un homme dont l'enfance, la jeunesse et l'age viril s'etaient developpes au milieu des combats , il est facile de concevoir , dis-je , que cet homine qui avait eu une existence aussi laborieuse, dut etre etonne de se voir au sein de la vie privee , enchaine par des devoirs nouveaux auxquels, on le concoit bieu, il avait de la peine a se familiariser. 11 me fallut pourtant supporter patiemment ma condition nouvelle, telle que me l'avaient faite les evenemens et la maladie. Pour me dedommager de cette maniere de vivre tout a fait insolite, jesuivais sur ma carte -('■ot;ia|)l)i(jue les routes diverses que parcou- IIISTORIQUES. 270 fait l'empereur avec mes anciens compagnons; je me plaisaisa deviner les champs d'honneur 011 ses eternels adversaires lui donneraient rendez-vous. Je combinais les chances de la guerre; j'entendais les sublimes proclamations de Napoleon a ses troupes ; je nourrissais, en un mot, cette fievre guerriere qui me de- \orait; je consultais chaque jour les feuilles publiques que je croyais susceptibles de me donner les renseignemens les plus positifs. Je le suivis ainsi pas a pas du fond de mon cabi- net. Oh ! comme mon ame tressaillait de joie a la lecture de ses nouveaux triomphes!.. joie ephemere qui cachait tant de barbarie sous line enveloppe de felicity ! Bientot arriverent les jours d'amertuine, de deception, de revers. Je pleurai comme un en- fant qui comprend la douleur de sa mere; j'accusai le ciel, les elemens dechaines, la na- ture entiere en un mot, et je m'agenouillai pour dcmaiider a letre supreme de ne pas 18 2^4 SOUVENIRS abandonner nos drapeaux. Ma priere etait fer- vente, elle aurait du etre exaucee. Mais helas! j'appris bientot les desastres trop veritables de de l'armee francaise, et les efForts inouis de l'empereur et de ses braves au milieu des gla- ces el des neiges de la Russie. La mort planait, comme autrefois la victoire, au-dessus de nos bataillons, et le sol ennemi fut joncbe de morts francais. La patrie etait en deuil. Napoleon lui arracha son crepe funebre par les memorables journees de Lutzen, Baut- zen , Wurtschen , Dresde et Leipsick ; mais bientot elle devait le reprendre. La victoire etail-elle done fatiguee de suivre la fortune du grand guerrier pour l'abandonner ainsi tout a coup ? La defection presque spontanee de ses al- lies frappa de mort toutes ses conceptions mi- litaires les plus sublimes. Les Saxons surtout se couvrirent de honte eu passant a renuemi. IIISTORIQUES. 2^5 Ce n'etait la qu'un commencement de mal- heur. Eux, du moins, n'etaient pas Francais; ils manquerent a leurs sermens, voila tout ; l'his- toire fourmille de semblables exemples. Mais uu autre genre de deception se pre- pare. L'annee 181 1\ se hate de peser de tout son poids surnotre patrie, et ceux que Ton a pris I'habitude denommerles allies, marchent au pas accelere vers la France. Tout ce que j'eprouvaide douleur, a la nou- velle de la reddition de Paris, ne peut se de- peindre : tous les dechiremens de cceur que ressentit Napoleon , depuis ce triste moment , bouleverserent aussi mon ame. J'aurais voulu aneantir les traitres qu i l'a vaient abandonne si la- chement, des homines couverts comme moi de sesbienfaits, des homines qui de simples soldats 276 SOUVENIRS pour la phi part, setaient places au premier rang dans la hierarchie militaire, des homines en qui il avait mis ses plus cheres esperan- ces ! II y a du degout dans cette pensee affli- geante. J'^tais dans un delire effrayant ; j'aurais vou- lu pouvoir marquer d'un stigmate d'infamie ces ingrats de haut parage. S'ils ont fait pen- dant long-temps la gloire de la France, leurs turpitudes d'alors en a bien terni l'eclat. Une longue carriere d'honneur est souvent perdue par une heure de mauvaise reflexion, et par un seul instant de faiblesse. Enfin les Strangers etaient entres hideuse- ment triomphants dans la capitale de notre malheureuse France... Jour d'horrible souve- nir. Oh ! si Ton savait tout cc qu'il y avait en- core de nobles elans dans le coeur de tons les insToniQUEs. 279 vieux braves ! Si l'empereur elourdi d'un choc si nouveau pour lui, avait pu reconnaitre la sympathie des masses ! Dans la nouvelle sphere ou je me trouvais place, j'avais fait quelques connaissances nouvelles, et j'etais a meme de connaitre les sentimens generaux sur le mal- heur du grand capitaine. Mais qu'importe pour Napoleon la bienvcil- lance populaire : les idees politiques sont en presence ! C'est une guerre civile qui pourrait le sau- ver! Son invincible horreur pour les divisions in- testines ne lui permet pas de balancer. Respectons un aussi grand sacrifice, car c'est par la qu'il a su s'elever au-dessus de tous les rois. Que son nom, depuis long-temps iminor- tel. et comme grand legislateur. etcommc pre- 2~b SOUVENIRS mier capitaine de son epoque, s'est rendu su- blime, en faisant taire ses interets prives de- vant les interets de sa patrie. Cette action ma- gnanime forme une antithese bien marquee avec ces idees etroites d'ambition personnelle que lui prete , sans reflexion , un vulgaire indolent, qui juge tout et n'approfondit rien. Napoleon etait philosophe et guerrier. 11 est tombe dans l'exil comme un pilote apres un orage sur un rivage lointain. La mer s'etait grossie; tout a coup il avait vu ses matelots, apres vingt ans de voyages, s'effrayer a l'appro- che de l'ouragan, se sauver l'un apres l'autre sans honneur sur de freles barques, et l'aban- donner seul au moment du peril. C'est en vain qu'il voulut faire face a la tempete... le vais- seau pouvait perir et causer la mort a tous les passagers qu'il avait pris a son bord. 11 se de- voua pour le bien de tous. dependant les Autrichiens arrivaienten foule j>res du pool de l'lsere et de Romans, et moi, UISTORIQUES. 279 je ceignis de nouveau cc sabre si beau de sou- venirs qu'il m'avait donne dans la vallee de Jo- saphat, et j'etais pret a mourir pour 1'honneur de la France et la defense du trone de Napo- leon, qu'il avait recu si glorieusement par le vceu non equivoque de la majorite de la nation francaise, et que bientot il allait perdre par l'intrigue extraordinaire de quelques anibi- tieux, et l'amourdurepos qui etait entr^ dans le coeur de plusieurs de ses guerriers abatardis par la jouissance des richesses qu'il leur avait octroyees. Dans ces momens d'alarmes, le marechal Au- gereau ordonna de bruler le pont de l'lsere. Ce fut alors que se reunirent tous les vieux braves des deux departemens de l'lsere et de la Drome, lis voyaient ehanceler la fortune du grand homme qu'ils avaient servi pendant tant d'annees, et pour lequel la moitie de leur sang avait deja coulo. 2&V SOUVENLRS Us voulurent verser pour lui l'autre moitie. IN ous nous entendimes done tous ensemble, et nous primes la resolution de nous former en corps-francs, et de disputer les passages de notre pays a ceux qui, naguere, n'avaient pu arreter chez euxlamarche triomphante de nos troupes. Nous formames nos compagnies in- cognito. Si vous aviez enlendu les eloquens discours de ces hommes sans Eloquence! les energiques paroles de ces vieux soldats mutilesetaux che- veux blancs... Ces paroles ne meurent jamais, elles vibrent encore dans mon ame — Elles etatent devorantes, brulant du feu de la jeu- nesse. Tous voulaient mourir pour lui... He- las 1 tous ont vecu... Quant a moi parliculiercment, je caressais au fond de mon ume l'idec que rempereur se jetlerait cn-deca de la Loire, qu'il viendrait se IIISTORIQUES. 28l meltrc a la tete de ses armees qui se battaient encore dans le Midi pour les interets de sa cause. Je pensais qu'il opererait la jonction de ses troupes , qui n'auraient pu manquer de s'accroilre considerablement dans sa route , avec les troupes que commandaient le prince Eugene, le marechal Soult et le marechal Au- gereau. J'esperais encore une fois me battrc pour lui et sous ses ordres. La maladie avait disparu entitlement ; mon corps avait recou- vre ses forces d'autrefois , et le malheur de l'empereur avait double mon energiedu passe. J'avais revetu mes vieux habits qui sentaient encore la poudre autrichienne et russe. J'avais ceint mon armure avec la conviction d'un homme qui doit mourir pour une noble cause. Je comptais augmenter l'armee de l'empereur de tout ce que j'aurais pu lever d'hommes en son 110m. Je n'avais pas besoin de man- dat, et j'esperais. par mes propres forces, ob- tenir une levee assez considerable. L'enthou- siasmc parlait encore pour lui au milieu des ■jS-j. souvenirs masses, mais il n'y avait plus de sympathio dans 1c cceur de ceux qu'il avait fait monter sur les plus hauls echelons de la profession militaire. < Marchons vers les Alpes , leur avait -il ml, 1'ltalie est une retraite digne de moi : Veut-on m'y suivre?» Ceux qui auraient du repondre a ce noble appel, garderent un lache silence, ctquelques jours plus tard se redigeait l'acte de son abdi- cation absolue. « Les puissances alliees ayant proclame que leinpereur Napoleon elait le seul obstacle au relablissement de la paix en Europe, l'empe- rcur INapoleon, fidele a son serment, declare qu'il renonce pour lui et ses heritiers aux cou- ronnes de France ct d'llalic, et qu'il n'est au- cun sacrifice personnel, inenie celui de la vie, IIISTOUIQULS. 28^ qu'il 11c soit pret a f'aire |)0iir 1'iiilerel" de la France.» Cette renonciation volontaire a la couronnc de France et d'ltalie est un grave sujet de me- ditation pour la population enliere de l'Eu- rope, et surtout pour ceux qui sont toujours tentes de reinettre en question son inalterable amour pour la France. 11 aurait pu encore, en ce moment, exciter au plus haut degre ce fanatisme inilitaire qu'il avait tant de fois reveille en nous, quand il nous conduisait au-devant des phalanges en- ncmies, et qu'il se battait pour la patrie. Aujourd'hui, cette exaltation sacree, ce su- blime delire, sont necessaires pour lui, pour rimperatrice, pour son fils; maissonfils, l'im- peralrice et lui, ne sauraient entrer en balance avec l'idee de rendre la France malheureuse par son ambition de regner. C'est un froid 284 SOUVENIRS egoisme au-dcssus duquel s'eleve glorieuse- ment le genie de Bonaparte ; il cede genereu- seaient a sa conscience , et accomplit ainsi le plus bel oeuvre de civisme queles annales fran- chises puissent transmettre aux races futures. « Du moment qu'il ne s'agitplus que de ma personne, ecrivait-il au due de Vicence, il n'y a plus de traits a faire : je suis vaincu ; je cede au sort des armes. Seulement, je demande a n'etre pas prisonnier de guerre , et pour me l'accordcr, un simple cartel doit suffire; d'ail- leurs, il ne faut pas une grande place pour en- terrer un soldat. Ccpendant, dans chaque localite nous etions prets a marcher , grace a Tactivite de mes vieux freres d'armes qui m'avaient seconde merveilleusemcnt de tous les cotes. Nous n'attendions plus qu'un signal , lorsque nous apprimes que le sacrifice etait consom- mr, et que I'empereur avail signe l'arret fatal NISTOIUQUES. 285 qui le precipitait du trone. Cette nouvelle fut un coup de foudrc pour uous. On ne pouvait croirea sa realite. Plusieursmemeallerent jus- qua blamer la conduite de l'empereur, et di- saicnt qu'il fallait se battre pour lui, en depit de lui-meme. Ces idees de devoument, toutes fausses qu'elles sont, ne montreront-ellespas combien l'empereur etait aime de ses braves, et ne fe- ront-elles pas un contraste frappant avec l'a- bandon de leurs chefs. Comme je viens de le dire, le sacrifice etait consomme, et quand nous fumes prets a mar- cher, l'empereur avait signe l'arret de sa mort ! Cependant Napoleon devait etre conduit a Tile d'Elbe par quatre commissaires etrangers. Jetons sur ces dernieres agonies du grand ca- pitaine un voile impenetrable. Tant d'angoisses y sont cachees que je ne me sens pas le cou- 2S6 SOUVENIRS rage de les compter , cedons seulcment au charme de Iranscrire ici ses dechirans adieux a ses vieux amis dont je fis toil jours partie. On ne saurait trop les relire, ils sont empreints de son ame tout entiere. « Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai con- stamment trouves sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de ma prosperite, vous n'avez cesse d'etre des modeles de bravoure et de fidelite. Avcc des hommes tels que vous , notre cause n'etait pas perdue, mais la guerre etait inter- minable; c'eut ete la guerre civile, et la France n'en serait devenue que plus malheureuse. J'ai done sacrifie tous nos interels a ceux de la pa- trie ; je pars : vous, mes amis , continuez de servir la France. Son bonheur etait mon uni- que pense'e, il sera toujours l'objet de mes vecux. INc plaignez pas mon sort; si j'ai con- senli a me survivre, e'est pour servir encore a II1STOUIQUES. 287 voire gloire. Je vcux ecrirc les grandes choses quo nous avons faites ensemble. Adieu, mes en fans , je voudrais vous presser tous sur mon cceur... Que j'embrasse au moins votrc drapeau ; adieu encore une fois , mes vieux compagnons, que ce dernier baiser passe dans vos coeurs. » Que je pleurai de fois en me rappelant ces dernieres paroles ! Napoleon, embrassant son aigle et ses freres d'armes, sera, je crois, present a mon dernier soupir. C'est un tableau trop frappant pour le cceur de ceux qu'il appelait ses enfans, pour qu'il soit jamais oublie par eux. Pendant que le grand homme s epuisait ain- si dans ces combats de lame, moi, pour me distraire de la melancolie profonde dont m'a- vait frappe la chute de mon bienfaiteur, je fis une tournee forestiere qui me fournil aussi 288 SOUVENIRS une ample matiere a reflexion. Partout, dans les campagnes , regnait le silence le plus morne. On se retirait a l'ecart pour parler de lui. L'esprit du peuple examine individuelle- ment, etait toujours porte pour lui dans tous les endroits ou je passai. Cependant, on tra- vaillait activement a le corrompre par de sour*- des manoeuvres, et deja quelques teles faibles s'exasperaient contre lui, a la voix des chefs in- fluens du parti contraireau sien. On tourmen- tait deja, indirectement il est vrai, plusieurs des braves soldats qui avaient combatlu sous son commandement. On cherchait par des voies detournees toutes les occasions de les humilier. Heureux, mille fois heureux, si bientot on ne les force pas a cacher, sous la blouse villageoise, ce noble ruban qu'il avait attache sur la poi- trine de sos guerriers , pour rccouvrir leurs blessures cicatrisees. J'avais de tristes pensees, et je terminai ma tournec, en deplorant la versalite des choses HISTORIQUES. 289 et des hommes, et plein d'amcrtume, je me disais tout bas, en songeant anotre faible hu- manity : II n'y a dc stable que ce qui nest plus. CHAPITRE XI. O voyage bicn different de celui qu'elle avait fait sur la meme mer, lorsque venant prendre possession du sceptre de la Grande- Brctagne, elle voyait, pour ainsi dire, les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes les vagues a la dominatrice des rners ! Bossubt. XL De quelles hauteurs avait fait tomber Na- poleon lc desespoir de ne pouvoir plus faire le bonheur de la France ! Sur les degr£s du trone, il n'avait point dit corame Cesar : Est-ce la tout? Aussi, quand il en descendit, il etait en- core devore du feu de toutcs les nobles pas- sions qui font executer a l'hominc des choscs 29 j SOUVENIRS sublimes. Le decouragement n'entrait que par intervalle dans son ame; encore n'etait-ce que quand il examinait les homines en detail, par- ce qu'alors, il les trouvait hideux , en raison des derniers ev^nemens dont il venait d'etre la victime. Un instinct irresistible l'entrainait sans cesse vers l'avenir. II pressentait peut- etre deja que son role n'etait pas fini sur cette terre. Sa chute n'etait qu'un coup de theatre momentane, et le denouement de son drame immortel devail etre line catastrophe bien ter- rible. Cependant, il etait parti de Fontaincbleau, et se dirigeait par le Midi vers le lieu de son embarcation. Je fus au comble dela joic quand jc sus qu'il devait passer a Montelimart. Jc voulais le voir une dcrnicrc fois du moins, et recevoir de lui ce baiser d'adicu qu'il avait donne a tons mes freres d'armes, ctdont j'etais jaloux, ce tiiste baiser qui hit et seraloujours pour le mondeeiitier le plus grand exemplc de HISTORIQUES. 20,5 la fragilite des grandeurs humaines, et le plus beau modele de l'amitie qui devrait toujour* unir les grands guerriers a leurs soldats. Comme le coeur me battait quand je vis la voiture im- pdiriale rouler dans l'enceinte des murs de Montelimart, ma poitrine se resserrait comme elle se resserre ordinairement quand on attend un malheur que Ton redoute , et qu'on croit inevitable. Je partis bientot pour lui rendre un affligeant et dernier hommage de ma (i do- lite. Sur mon c hem in, je rencontrai un vieil of- ficier de l'armeed'Egyptede ma connaissance. II marchait lentement devant moi. Sa tete etait penchee, ses yeux fix6s vers la terre. Je pen- sai bien qu'il se dirigeait vers l'habitation de l'empereur, dans les memes intentions que moi; aussi, je hatai le pas afin de le rejoindre. Je l'abordai... Nous nous serrames la main sans rien dire, et nous nous acheminames len- tement, et le coeur serre, vers la demeure mo- 2C)6 SOUVENIRS mentanee tie l'hommeaux soufl'rances inouies. J'etais satisfait interieurement d'avoir rencon- tre un ami pour m'accompagner aupres de lui. Pourquoi done, quand l'homme est acca- ble par la peine, craint-on de le visiter? Quand nous fumes aupres de la porte, c'£- tait a qui de nous deux n'irait pas plus loin. Semblables a deux enfans qui meurent d'envie d'embrasser leur pere, et qui n'osent pas en- trer dans sa chambre, de crainte de le troubler au milieu de ses occupations. Nous nous decidames enfin. Ce fut le general Bertrand qui nous re^ut. Alors, commencait pour lui ce sacrifice d'a- mitie qui lie aujourd'hui son nom si honora- blement a celui de rempereur. Son accueil HISTORIOUES. 297 gracieux. et la bonte avcc laqucllc il nouspar- lait, nous enhardirent nuituellement. II nous introduisit lui-meme aupres de l'empcreur. Qu'il etait change ! mais a travers cette al- teration de traits, on lisait encore sur son vi- sage son ameenergique qui s'etaiteleveetriom- phante au-dessus des douleurs. II ne me dit pas comme autrefois Bambo- che, mais il mo tendit la main , et moi , je la pressai vivement dans les deux miennes, et je la couvris de baisers, sans prononcer un seul mot. — Que fais-tu done? me dit-il avec one emotion qull necherchait pas a deguiser, e'est sur moo cocur que doivent venir reposer tous les braves de ma vieille garde. Et en disant cela , il m'ouvrit aHectueuse- ment ses deux bras. 2^6 SOUVENIRS Je ne vis plus la distance qu'il y avait entrc l'empereur et moi ( car il etait tou jours pour moi l'empereur Napoleon ) je n'ecoutai que la sensibility de mon ame, et je me jetai dans ses bras, sanspouvoir retcnirles sanglots qui m'e- touffaienl. Enfin mes yeuxs'humecterent, et la poitrine de rempereur fut inondee des pleurs d'un sol- dat. Mon vieux camarade pleurait aussi a chau- des larmes. Jamais, au milieu du carnage, la douleur causee par le ferdes ennemis qui avait sillonne mon corps, ne m'avait arrache une larme, et voila que les pleurs coulaient en abondance sur mes joues. On a bien raison de dire que la douleur de lame est plus lorle que celle du corps. HISTOIUOUES. 2()Q En diet, quel ca*ur aurait ete assez dur pour n'etre pas attendri en le voyant? — Enfans, nous (lit— il , apres avoir cmbrasse^ mon compagnon, enfans que vous etes, laisscz ces pleurs pour ccux qui se deshonorent : votrc devoument a la patrie et a ma personne feront un jour \otre gloire et la mien ne. Les revers ditninuent avec le temps, les passions s'affai- blissent et l'histoire reste. Vous serez grands comme moi dans la posterite. 11 paraissait joyeux a cetle derniere pensee ; il me frappa plusieurs pelits coups sur lajoue, et son regard semblait me dire : IN'est-ce pas que e'est la verite ? II se fit quelques minutes de silence. Je me hasardai a lui demandcr la permission de raecompagner sur sa terre d'exil. 000 SOUVENIRS 11 ne voulut pas y conscntir. — Cette demande, mc dit-il nest pas rai~ sonnable. Tu as femme et enfans, moti ami , c'est impossible. Conserve toujours pour la France la vigueur que je t'ai connue; sers-la comine tu m'as servi. Ce qui me fait de la peine, reprit-il d'unc voix emue, ce que je crains le plus au monde, c'est qu'on ne rende malheureux ceux que j'ai rendus heureux, en recompensant leurs servi- ces pour ma belle patrie et pour moi. Ce sera pourtant le triste systeme de ceux qui vien- dront aprcs moi. Pour eux , regner sera tout , et le bonheur de la France ne sera rien. II se tut a ses mots. Sa prediction ne Hit que trop vraie; clle s'est realisee sous nos yeux; ellc clail puisee dans la connaissance qu'il avail du caeur de ccs IIISTORIQUES. 001 homines qui regard a lent la vengeance comme un devoir sacre. 11 <5tait redevenu pensif. J'au- rais voulu rester avec lui encore long-temps, bien long-temps, mais je craignais que notre visite ne devint trop longue. — Sire, encore un mot essentiel a vous dire. — Parle, mon ami. — Defiez-vous du passage de Donzerre, et surtout d' Avignon. L'empereur me regardait avec etonnemenl. — Je connaissais la route que vous deviez tenir, et je l'ai exploree comme sur un terrein ennemi. — Tu m'es done biendevoue? me dit l'eni- pereur avec un regard expressif. 502 SOUVENIRS — Sire, beau coup plus encore que je nc saurais vous l'exprimer ; je suis vraimcnt mal- heureux de n'avoir pas pu vous le prouver dans ces derniers temps. Comme je finissais de parler, une jeune da- me se prescnta. Tons lcs yeux se tournerent sur elle; sa stature etait petite, sa taille con- trefaite, mais ses yeux etaient vifs et sa phy- sionomie pleine d'energie; elle s'avanca vers l'empereur avec dignite : — Sire, lui dit-elle sans affectation, comme sans embarras, puisque la France meconnait aujourd'huisonorgueil et sagloire, permettrez- vous a ccux qui sontpleinsdu souvenir de vos grandcs actions, de vous accompagner jusque dans votre exil? Nous ecoutions, mon camarade et moi avec curiositr. 1/emprreur aftertttf paraissait atten- dri. lUSTORIQUES. 7)oTt — Sire, continua 1'aimablc sollicilanlc don I. nous avions lous oublie la diftbrmite, je suis independante, sans mari, sans enfant, et l'in- gratitude de la France me pesc sur le coeur. Pres de vous, j'aimerai davantagc mon pays; ici, je le detesterais. Elle se tut, et parut cherchcr dans les yeux de l'empereur, la reponse qu'il allait faire. Napoleon, attendri de plus en plus, fit une legere pause , et se retournant vers le general Rertrand : — Eh bien ! Bertrand , qu'on dise encore que je n'ai plus d'amis ! — Vous me suivrez , madame. La joie brilla sur le visage de cette jeune femme, la tristesse rembrunit mon front, et nous primes tous conge de l'Empereur , em- 5o4 SOUVENIRS portant chacun des pensees differentes peut- etre, mais en faisant tous des voeux pour un meilleur avenir. Napoleon continua sa route. . . . quand il fut arrive a Donzerre, mes tristes provisions commencerent a s'accomplir ; il fut insulte et les vitres de sa portiere furent brisees ; heu- reusement il avait change de voiture comme on me l'a assure depuis. Que je me trouvai heureux, sinon de lui avoir sauve la vie en le prevenartt du danger, du moins, de lui avoir epargne la douleur de recevoir sur son noble visage quelques morceaux de verres que des mains impies faisaient voler en eclats. Arriere I hommes sacrileges; respectez les grandcs infortunes et le genie ; gardez votre fange et vos paves ; dans quinze ans, vous les lancerez a la face de ceux que, dans une heure , vous allez cncenser. llctirez-vous , girouettes I Kelircz-vous I Vous lie comprenez pas lcsdou- KISrORIQUES. 3o5 lews, ou si vous les comprenez, vous etes des monstres d'inhumanite. Celui que vous insul- tez benevolement n'a pas voulu que la guerre civile s'allumaten France... Vous n'auriez pas eu le courage de vous presenter devant lui comrae ses adversaires, ne vous faites done pas ses assassins. Fuyez, fuyez, vous dis-je, car la boue que vous lancez retombe sur vos tetes. Cependant, la voiture roulait sans cesse , elle avait atteint les murs de la ville d' Avignon ou l'empereur , par une sage precaution , ne voulut pas entrer. 11 savait qu'une foule d'e- nergumenes, payes peut-etre par de sages con- spirateurs, n'attendaient que sa presence pour se faire ses assassins. On n'ignore pas qu'il eut une peine extreme a se tirer sain et sauf de cette contree mau- dite. Que ses reflexions devaient etre penibles dansces cruels instans! Qu'il clut trouver in- grate cette France qu'il aimait taut, pour la- 20 5o6 SOUVENIRS quelle il venait de sacrifier sa couronne, lave- nir de son fils, et toutes les affections de son cceur ! II ne pouvait plus la traverser sans crain- dre pour sa vie, lui qui l'avait parcourue tant de fois trioniphant. J'ai fremi d 'indignation et de eolere quand j'appris que dans son delire, un exalte leva son epee sur 1'empereur. Ce fait a quelque chose de revoltant. Aussi, a-t-il excite au plus haut degre l'indignation de celui qui remplissait au- pres de JNapoleon les fonctions de son mame- luck. On dit que l'ep^e ne fut replacee dans son fourreau que sur la brusque invitation de cet homme estimable qui ne paraissait pas dis- pose a souffrir que Ton fit impun6ment une menace a 1'empereur. L'epee bas ! ou je te brule la cervelle — s'e- criace brave d^fenseur du plus brave des hom- ines ; ct le pistolet au poing, il accompagna l'acccnt terrible de sa voix d'un gestc plus ex- IIISTORIQUES. 307 pressif encore, puisque l'insense, effraye de la noble resistance qu'il eprouvait, et du danger qu'il conrait lui-meme, disparut presqu'aus- sitot. Ce fait m'a et6 confirme plusieurs fois par des personnes d'Avignon qui moot assure en avoir 6t& les temoins. L'empereur parvint enfin a eviter toutes les embuches dressees sur son passage; a triom- pher de tous les mauvais vouloirs, et une fri- gate anglaise le reeut sur son bord, dans le port de Saint-Rapheau , pour le deposer au sein de ses nouveaux sujets. « General, dit-il a son entree a Porto-Fer- rajo au commandant francais, j'ai sacrifie mes droits aux interets de ma patrie, et je me suis reserve la propriety et la souverainet^ de Tile d'Elbe ; faites connaitre aux habitans le choix que j'ai fait de leur ile pour mon sejour. Dites leur qu'ils seront toujours pour moi l'objet de mon interet le plus vif. » 5o8 SOUVENIRS L'empereur a vu l'iled'Elbe!.. Lenomcheri de France n'est plus pour lui qu'un beau reve. Courage, illustre exile! CHAPITRE XII. Lo jour d'un nouveau rugne est le jour dcs ingrats. GllHSSET. XII. Est-ce ('ambition particuliere de l'liommc , ou plutot cette ambition noble, sublime, sa- cree que tous les homines sages appellent amour de la patrie, qui a jete Napoleon sur une terre lointaine ? Est-ce ce que Ton nomme trop legerement peut-etre sa passion predomi- nante pour les combats, qui l'a precipite du 012 SOUVENIRS tronc , ou bien une confiance trop aveugle dans la loyaute des homines? Est-ce enfin par un abus immodere du pouvoir, par la marche naturelle des evenemens, ou parunordre pro- videntiel que cet aigle, dont les regards soute- naient l'eclat du soleil, en fut tout a coup ebloui, el tomba involonlairement du haut de son aire qu'il avait bati lui-meme au-dessus de la tete de tous les souverains? Nous sommes trop pres encore de ces graves Evenemens pour oser nous prononcer sur des questions de cette nature. Qui pcut d'ailleurs sonder la pensee du coeur humain , et se flatter d'en avoir fait sortir la verite? II est permis d'analyser la vie d'un grand homme, et sur l'examen appro- fondi de toutes ses actions eparses , tirer des consequences, et se former une opinion sur ses actes reunis : mais ces consequences elles- memes, ainsi que cette opinion , ne sont-elles pas sujettes a erreur? L'homme ne peut tra- duire riiomme, il ne peut que le commenter. Cc qui est du ressort de noire competence, HISTORIQUES. 3l3 c'est dc ressentir les maux tie nos semblables, d'y compatir par la pensee , et dc lcs adoucir en les partageant. Napoleon, eu quittant la France, avait epui- se toutes les tortures reservees a notre pauvre humanite. Epoux , il avait ete sc^pare de son epouse; pere, on luirefusa son fils ; guerrier, ami de ses officiers superieurs , ses officiers le delaisserent. Plus sa chute fut grande et im- prevue, plus elle dut lui apporter d'etonne- ment. Sa position devint tout a coup trop pe- nible pour qu'il put croire long-temps a la sta- bilite de son malheur. Ce qui dut absorber son ame, c'est la trahison manifeste de ceux qu'il avait Aleves ; ses reflexions devaient etre bien ameres, quand il jetait les yeux sur le petit nombre de ceux qui lui etaient rested fideles. Tout le monde a connu les traitres del'epoque, et la posterite qui, pour eux est arrivee, les a frappes au front du sceau de l'horrible ingra- titude; c'est un tableau de douloureux souve- 3l/| SOUVENIRS nir pour les ames que vivifient l'honneur cl la sensibilite; c'est line epoque cle grand ensei- gnement pour les gouvernans, el que la plume elegante et nerveuse de madame Charlotte de Sor, dans le recil qu'elle fait des derniers en- tretiens du due de Vicence, nous a deerite avec un charme indicible. Au milieu de taut de deceptions , eonsolez- vous, 6 empereur exile , il vous rcste encore un ami. Abandonnez-vous a 1'illusion la plus douce ; le grand Eugene de Beauharnais, qui resume en lui l'inalterable devouement de tous vos braves soldats, le dignc enfant de voire adoption, restera pur de toute contagion; sa belle ame ne sera pas ternic par le souflle im- pur de l'apostasie ; aussil'histoire l'a-t-elle de- core du beau nom de prince sans tache que scs contemporains lui donncrentsi justemenl, vl ce litre reel a perce depuis les parois de sa lombe, 6t ne doil jamais perir. IUSTORIQIES. Jl.) Ce n'est pas qu'il fut exempt tie seductions, mais les seductions vinrcnt se hriser sur un coeur inaccessible a la corruption, surune ame assez fortement trempee, pour mepriscrce que d'autres recherchent avec tant d'avidite : le sceptre et le diademe. C'est done en vain que rempereur Alexan- dre, du consentement des cabinets de Londres ct de Yienne, lui propose le grand duche de Genes ; c'est en vain qu'il s'appuie sur la con- duite du roi de Naples, rien ne peut ebranler sa Constance : il ne connait que la France et Temperem* malheureux. Aussi, lui repond-il sans affectation, mais avec line rare energie : Sire, J'ai reeu les propositions de votre majesle ; elles m'ont sans doute paru fort belles, mais elles ne changeront pas ma determination. 11 3l6 SOUVENIRS faut que j'aie joue de mainour, lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir, puisque vousavez gar- de de moi la pensee que je pourrais, pour un prix quelconque, forfaire a rhonneur. INi la perspective du duche de Genes , ni celle du royaume d'ltalie, ne me porteraient a la trahi- son. L'exemple du roi de Naples ne pcut me seduire. Jaime mieux redevenir soldat que souve- rain avili. L'empereur, dites-vous, a eu des torts en- vers moi ; je les ai oublies ; je ne me souviens que de ses bienfaits. Je lui dois tout : mon rang, mes titres, ma fortune ; et ce que je prefere a tout cela, je lui dois ce que voire indulgence vcut bien appcler ma gloire. Je le servirai tant qu'il vivra; ma personne est a lui commc mon cceur. Puisse mon epco s<: briscr entire mes mains HISTORIQUES. Sl'J si elle etait jamais infidele a l'empereur ou a la France! Je me flatte que mon refus apprecie m'as- surera l'estime de votre majeste imperiale. Je suis , sire. . . Quelle sublimite de.sentimens !.. quelle de- licatesse dans ses expressions!... Quelle force dans ses pensees !.. Cette lettre est un chef-d'oeuvre qui a dii faire rougir plus d'un chevalier que la fortune a fletri. On sent, en lisant cette lettre, tout ce qu'il y avait de desinteressement dans son amitie pour l'einpereur, tout ce qu'il y avait de pa- triotisme dans sa belle ame. 5lS SOUVENIRS C'est un monument sur lcquel onaime a Je- ter les ycux , pour lcs repose r, et ou Ton voit inscrite cette legende diaphane : IL FUT SANS TACHE ! Pourmoi, qui vecus long-temps dans Tin- time familiarity du prince Eugene, qui'con- naissais tout ce que son noble coeur compor- tait de grandeur, d'elevation, de magnanimite, moi qui savais combien il aimait l'empereur, et de quelle maniere il entendait ce sentiment sublime qu'il reservait au grand homme, je n'eus pas besoin de cette lettre pour croire a son inviolable fidelity. Ellc me fit cependant verscr de douces larmes, quand je la lus pour la premiere fois. Grand nombre de mes vieux amis en ont fait autant. C'etait un veritable delassemcnt pour des ames honnetes, que de voir un homme inlegre au milieu de la cor- ruption gencrale. IIISTORIQUES. 5 19 Jc n'ai pas la pretention de vouloir com- menter ici eelte precieuse letlre. Elle s'elevc d'elle-meme au-dessus de tonte paraphrase. INe scrait-ce pas d'ailleurs joner le pauvre role d'un avocat qui voudrait a toute foree plaider sur unc cause depuis long-temps gagnee. J'ai jet6 seulenienl ex abrupto les phrases qui de- bordaient mon ame ; je n'ai eu que rintcntion de remplir les devoirs d'une religieuse grati- tude envers la memoire d'un prince qui me porta taut d'affection pendant sa vie. Tandis que j'ai occasion de parler des vertus sublimes du prince Eugene, je ne puis mieux placer qu'en cet endroit de l'ouvrage, la lettre qu'il adressait an marquis de la Yallette , son ami ; je ne la crois pas connue ; elle m'a ete confiee par la main de l'amitie, et quoiqu'elle ne soit pas ici a sa date, je pense que les lec- tenrs me sauront bon grede la leur transmet- tre, d'autant mieux qu'elle est encore une preuve de l'entier devoucment du prince a J20 SOUVENIRS 1'empereur Napoleon, ct de son abnegation complete de lui-meme. Je n'aurais peut-etre pas l'occasion d'en par- ler plus loin, et je crois quelle me>ite qu'on la lise. « Tu me tiens rigueur, mon bon Lavallette ; » voici bientot un siecle que je n'ai recu de tes » nouvelles. S'il ne test pas permis de me par- » ler politique , du moins , ne me refuse pas » le plaisir d'avoir quelquefois l'assurance de » ta constante amitie pour moi. « Enfin , inon sort est decide, j'ai un su- perbe commandement, et quoiqu'il ne soit pas encore public, je puis te l'annoncer. « Je commande deux corps d'armee, savoir : lc mien dont Junot est venu pourtant s'em- I1ISTOMQUES. 52 1 » parer directcment , ct celui des Bavarois » qu'on dit que Saint-Cyr commande; tu vois » que cela fera soixante a quatre-vingt millc » hommes, et pres de deux cents pieces de ca- » non. « Les generaux et officiers qui nous vien- » nent de Paris, m'assurent que Ton y dit que » j'aurai lecommandement de la cavalerie. De » toute maniere, je serai bien place\ et celui ou » il y aura a donner le plus de preuves d'absolu » devoument a sa majeste, sera le poste que je » prefererai toujours. » Une seule chose ne me ferait point rire du » du tout, ce serait celle qui pourrait appeler » stablement ma chetive personne en Pologne. » On ar^pandu ici ce bruit, et je t'assure qu'il » y fait une veritable peine. Moi, je ne pour- » rais me supporter si loin de l'empereur. Je » n'ai qu'une ambition , celle de vivre et de * mourir le plus pres de lui possible. Tu me 21 329 SOUVENIRS » diras que je ne suis pas dillieile; tu auras >> raison. Cette ambition-la en vaut bien une » autre; raais je n'ai pas celle des trones cela » est certain, comme il est certain que je t'ai » voue pour la vie la plus sincere amiti£.» Ton bien afFectionn£, Signe Eugene. Co 22 ft'vrier, au soir. — Un souvenir aimable a Emilie. — =■ J'cmbrasse la fille. Napoleon , par son abdication , avait arre te- le prince Eugene au milieu de la brillantc car- riere qu'il parcourait avec tant dc succes, et par une consequence inevitable, il le dcpouilla sans le vouloir sans doute, du litre glorieux dc vice-roi dltalie qu'il avait accorde a son nierite. Avec la connaissance du caractcrc loyal el desinlerosse du |)rince, on n'aura pas de peine a croire que la pertO de sa dignilc letoucha pen IIISTORIQUES. 520 en comparaison de la perte bien plus grande que la France venait de faire dans la personne de l'empereur. Qu'avait-il en effet perdu lui , Eugene ? Un titre , voila tout. Que lui restait-il a desirer ? Rien. Delagloire? II en etait couvert. Des conquetes ? Partout il avait obtenu des triomphes. Des honneurs? 5a4 SOUVENIRS Mais il n'avait pas l'ambition des trones; sa seule ambition, comme il le dit lui-meme, etait de vivreet de mourir aupres de Napoleon, le voeu le plus cher de son ame n'a pas et£ exauce, et ces deux grands guerriers ne de- vaient avoir que la mort d'un simple eitoyen. L'abdication de l'empereur brisa bien des fortunes, arreta bien des carrieres, enfanta bien des deceptions; quel tableau historique que celui de cette epoque! que de bassesses encadrees a cote de nobles sentimens ! que de petitesses ! que de grandeurs ! que de prospe- rity I que d'infortunes ! les contrastes nom- breux se font ressortir 1'un par l'autrc ; tout y est parfait, tout y est frappant de verity ; rien de mediocre dans son genre. Ce tableau produisit pour la France la rac- sure de l'eslime que Ton doit accorder a bien des gens qui se sont fait connailrc dans cetle circonslance douloureuse par leur fermele hie- IIISTORIQUES. 3a5 branlal)lc; et la mesure du mepris a devcrser sur les hypocrites qui avaient, avant ce mo- ment, usurpe 1'admiration publique. Comme l'ingratitude ressort dans tout son jour a cote du d^voument le plus sublime ! La tragedie reelle qui se passait sur le grand theatre de la France , et jouee par des acteurs de premier ordre, fit naitre des sensations detristesse bien profondes. Tous dumoins s'y etaient montres a decouvert. Le role des etrangers fut un role de pelitsmailres,c'est-a-direbarbare, despote, egoi'ste et niais tout a la fois, et parmi les ac- teurs de noire nation, les uns trouverent de nobles applaudissemens , les autres un houra prolonge dont l'echo s'est fait entendre par toute la terre, et que les siecles futurs repete- ront sans interruption. Mais laissons ce tableau vif el sombre tout a la fois a l'examen serieux du monde qui jugc bans parlialite; laissons les ennemis de Napo- leon, le resserrer au milieu de son exil, comme 32 6 SOUVENIRS dans un drap mortuaire ; leurs mains sont trop debiles pour l'y tenir long-temps enchai- ne; il saura bien un jour se reveiller de sa le- thargie forcee ; il saura bien secouer son en- veloppe sans solidite, et tomber plein de vie au milieu de la France qui l'appellera secrete- ment de tous ses vceux. Rentrons maintenant dans nos paisibles de- meures, voyons ce qui se passe autour de moi, dans les localites ou le destin m'a appele a vivre. Si je pouvais trouver quelque consola- tion dans les actions des homines qui m'en- tourent, si je pouvais reposer ma pensee sur des tableaux plus rians , et delasser un mo- ment ma vue eblouie par cet eclatant pano- rama qui vcnait de s'etaler aux yeux etonnes d(> I'Europe entiere ! Mais je n'aurai pas memo la satisfaction de lire dans des yeux amis des sentimens identiques, de trouver dans lame de ceux que j'approche des idees homogenes avec les miennes. [IISTOItlQUliS. 027 Ei) France j lo mal et lc bien onl chaeun leur imitation. Ecs pctites ingratitudes suivi- rent dc pros lcs plus grandes. Ceux que la presence du heros retenait encore dans la iigne des devoirs , de l'lionneur et de la recon- naissance, attendirent le moment oil le dernier pied de 1'empereur se posait sur le vaisseau qui devait le transporter a Tile d'Elbepour lui tour- nerle dos ; heureux encore quand ils necher- chaient pas a fletrir sa memoire devant lcs nouveaux dieux qu'ils allaient humblcment adorer lnsectes rampans, vous aviez raison d'epier son absence , car , son ceil foudroyant de me- pris vous eut fait rentrer dans la fange d'oii il vous avait tire. C'est ainsi que se comporla un jeune ofli- cier de l'empercur, le sieur R. . . . , j'ai failli laisser tomber de ma plume son nom tout entier. Pendant la guerre d'Espagne, ce jcun^ 02$ SOUVENIRS v homme, au bout do six mois dc service sett- lement, avait recu a la jambe une blessure assez grave pour necessiter l'amputation; il .. fut entoure de tons soins, Napoleon le fit lui- meme membre de la legion-d'honneur , en raison de l'interet qu'il portait a celui qui devait le payer de tant d'ingratitude aux jours de malheur. Ce n'est pas tout encore , comme 1'empereur passait un jour dans son pays, ce jeune offi- cier , dont la carriere militaire s'etait terminee pour ainsi dire a son debut , demanda une sous-inspection dans les eaux et forets , et sur le champ elle lui fut accordee. Cette place etait devenue vacante a Monteliinart par le de- placement du sous-inspecteur B. . . . , nomine inspecleur a Rome, departement du Tibre. Pour qu'on ne me soupconne pas de basse jalousie , je m'empresse de dire que me trou- vant parfaitement bicn dans ma place de garde ■ IIISTOr.IQLES. J2C, general, et jouissant avec cela d'unc asscz jolie fortune, je ne sollicitai pas cet cmploi, je fus memo satisfait d'avoirpour sous inspecteur un liomme que je croyais devoue comme moi a celni qui avait fait son bonheur et le mien. Ma joie ne fut pas de longue duree , comble des bienfaits de Napoleon , cet hoiume devait en conserver un souvenir eternel , mais la for- tune du protecteur avait tourne , et dans sa rapidite , elle avait emporte avec elle la recon- naissance du protege. Comme je l'ai dit plus haut , l'empereur voguait encore pour son lieu d'exil, que deja ce vil ingrat s'etait entoure de gens attaches a l'ancienne dynastie , et s'e- loignait de plus en plus des amis de son bien- faiteur. II flatta les heureux du moment et se lanca bientot a corps perdu dans les opinions roya- listes les plus exaltees, et il avait fait tant de progres apres quelques jours d'apostasic , 55o SOUVENIRS qu'au vingt-six septembre i8i/|, epoquc du passage de Monsieur, depuis, 1c roi Charles X , la viile de Montelimart ayant donne un bal a sonallesse , ce jeune flatteur de fabrique nou- velle s'y rendit des premiers, et mit un em- pressement tout particulier a se placer vis-a-vis du prince. 11 voulait s'en faire remarquer ; son attente ne fut pas Irompee, car son altesse lui fit grand compliment de la maniere vraiment merveilleuse dont il avait fait manocuvrer sa jambe de bois. II se glorilia bcaucoup des paroles flatteuscs du prince , ct a force de jactance, il parvint a se couvrir de ridicule a tous les ycux; il ne me lit pourtant pas part a moi de son contente- ment. Nous nous trouvions alors diamelralement oppose de pensees et de senlimens, ileut craint la verile, la scche verile que ma bouehe nau- rait pu lui taire; aussi, me regarda-t-il des cc IIISTORIQUES. 53 i moment comme son ennemi en me traitant cependant toujours comme son ami. 11 nour- rissait contre moi une jalousie secrete qu'il ne put tenir tout a fait cachce quand il apprit que j'etais nomine major de la garde d'honneur a cheval du departement. Ce trait peint bien la petitesse de son ame , qu'il sut mellre un peu plus tard dans tout son jour, ainsi que j'aurai occasion de le prouver dans le second volume de cet ouvrage. Quant a moi, je ne cms pas devoir refuser le nouveau grade honorifique qui m'etait con- fere, il ne m'engageait a ricn et ne changeait nullement mes sentimens envers celui que je regrettais de plus en plus; j'endossai de nou- veau mon uniforme de chasseur a clieval de la garde imperiale , ce lnuet temoin de tant de fatigues et de tant de travaux. Je ne pus me defendre d'unc emotion indefinissable quand je le rcvelis pour la premiere fois depuis le de- part de Napoleon, el quand je ceiguis mon sa- 352 SOUVENIRS brc si precieux , jc cms que celail pour lui. Sur ces entrefaites, nous eiimes a Monteli- mart la visite du due d'Orleans (actuellement roi des Francais) il rentrait en France avec sa famine. A cettc occasion, je reeus l'ordre sui- vant : Montelimart, le i5 octobre 181 4, departe- inent de la Drome. Lc chefde cohorte des grenadiers de la garde nationale urbaine de Montelimart, commandant la garde d'honneur. M. Krettly , major de la garde dhonnetir, commandant les deux pelotons 3 Monsieur , Nous avons la ccrliludc que son altesse msTouiQUEs. 333 royalc passe ici, dcmain dimanche , dans la matinee. Vous voudrez hien commander vo- ire garde, ct monter a cheval, a sept henres, pour aller jusqu'au petit Pelican, at tend re son altesse royalc , ct vous conformer au service d'usage. Le commandant , Lc chevalier de Planta Wildemberg. Le lendemain a l'heure marquee nous etions au rendez-vous. Nous rencontrames lc prince voguant sur le Rhone; nous suivimes le coche des bords du rivage, et lc long de la route, je fis faire a ma cavalerie des manoeuvres de pe- tites guerre, genre d'exercice auquel j'avais passe si serieusement tant d'annees, et que j'a- vais passablement grave dans ma memoire. Ce jour-la, e'etait une recreation pour le prince et sa famille. On fit une halte pendant laquelle le prefet et sa suite allerent rendre au prince rhommageaccoutume en pareille conjoncture. Je faisais partie du cortege. Au milieu de la 55/| SOUVENIRS foule, mon uniforme frappa les yeux du due d'Orleans. II s'avanca vers moi, et me dit avec une sorte d'interet. — De quel corps sortez-vous? — Des chasseurs a cheval de l'ex-garde im- periale. — Ah I ah ! repartit le prince avec vivacite, vous sortez d'un corps bien honorable a mes yeux. Ces paroles me firent du bien, elles ontpro- duit en moi une satisfaction agreable. On ne peuts'empecherd'cxaminer icicom- bien le sort de ceux qui sont haut places sur 1 echellc sociale, est sujet aux nombreuses va- riations. En efi'et, le prince rentrait en France a la favour d'une revolution, et quinze ans plus tardjCcttememecouronne que Napoleon venait de rendre a la nation, et qu'ilallait por- MISTORIQUES. 555 Icr encore pendant un court cspace de temps il est vrai, devait passer sur la tetc du prince d'Orleans , apres avoir etc arrachee du front de son parent par des mains populaires. Le prince continua sa route vers Paris, et moi, je rentrai avee ma petite armee dans les murs de Monlelimart. CHAPITRE XIII. 22 Regarde ! jevienssenl m'asseoir smcettepieire Oil tn la vis s'asseoir, Lamabtikb. XITT Plusicurs mois s'etaient ecoules dcpuis que Napoleon avait fait ses adicux a cette France cherie qu'il aimait de toutes les forces de son ame, lorsqu'il me prit fantaisie de jeter un re- gard sur ma position actuclle. Le passe n'etait plus rien pour moi. on pin- 5/JO SOUVENIRS totce n'etait qu'un souvenir lointain qui m'ap- portait encore quelques douces images; le present, une vie monotone, sans aclivite pu- blique, sans energie ; l'avenir, un probleme que j'aurais voulu pouvoir resoudre; et pour tonle realite du moment, l'ennui qui pesait de tout son poids sur mon existence. Pour dissi- per ce fl<^au terrible qui ne manquait pas de m'assaillir quand j'etais seul avec moi-meme , jem'occupais machinalement auxfonctions de ma place de garde general ; je me creais des oc- cupations agrestes ; je rangeais , ddrangeais tour a tour ; ce que j'avais edifie la veille, je le detruisais le lendemain. Je ressemblais verita- blement a ces etres inconstans qui veulent et ne veulent pas tout ii la fois, qui ne trouvent rien a leur idee, pas memc leurs propres ocu- vres ; enfin, j'arrivais du micux qu'il m'etait possible a rem,plir minute par minute , heure par heure , les penibles journees qui secou- laient trop lentement an gre de mes desirs. Les monuns les })lus agreables }>our moi IlISTORIQUES. 5 \ I ctaient ceux que je passais en tournee fores- tiere, parcc qn'alors, la route m'oilVait line suite de tableaux varies qui recreaient ma vue et que je rencontrais de temps en temps quel- ques personnesa qui je pouvais parler de l'em- pereur ; des gens qui m'ecoutaient avee bien- veillance , partageaient mes opinions, et me donnaient, en echange, des renseignemens po- sitifs sur les sentimens divers de la multitude a regard du grand exile. Personne n'osait expri- mer encore les vceux particuliers, les desirs se- crets que deja Ton formait pour son retour ; mais on se prononeait pourlant sur les regrets veritables que causait son absence, et moi, jc sentais, par tous ces discours, renaitre l'espe- rance qui se glissait silencieuse jusqu'a mon ame. Que faisait done le gouvernement au milieu des circonstancesdifficiles dont iletaitentoure? Rien ; absolument rien de cc qu'il devait faire pour affermir son autorite chancelante, et as- 34^ SOUVENIRS surer sa duree. 11 travaillait sans relache, au contraire, a detruire ce qui avait ete cr^e par des mains plus habilcs et plus fortes. II don- nait tete baissee dans des travers qui devaient hater l'instant de sa mine. Ainsi , le clerge se montrait orgueilleux comme autrefois ; son ambition s'etait reveillee tout a coup, et c'etait jusqu'aux marches du trone qu'il voulait s'avancer pour conquerir l'oreille des rois , et operer l'alliance de deux vieilles amies que Ton crut long-temps insepa- rables : la religion et la royaute. Pour comple- ter cette trinite sainle, la noblesse rancuniere montrait partout sa tete superbe , secouait, a\ec sa vanite de salon, son jabot a petit plis , et regardant avec ostentation le pommeau bril- lant de son epee, elle insultait aux vaincus qui pouvaient encore, au signal d'un seul homme, la forcer a passer, en courbant sa tete, sous les fourches eaudiues. IIISTORIQUES. 345 Et nous aussi , nous avions eu comine eux une epee au cote , mais ce n'etait point unc epee de parade. On ne voyait pas Tor reluire stir line monture enriehie d'une foule d'orne- mens, mais on decouvrait, empreintes sur nos lames , des traces du sang de nos ennemis. Elles semblaient s'y etre attachees irrevoca- blement commc pour attester que les glaives des soldats de Napoleon n'etaient pas restes dans l'oisivete, et pour que nos armures dc- vinssent un monument elernel de gloire na- tionale. Alors, on pouvait nous humilier impune- ment , nos epees reposaient dans leur fourreau et etaient suspendues au-dessus de nos che- minees rustiques. D'ou vient done ce droit d'impertinence que donne une naissance de haut lieu sur les nais- sanccs populaires? D'ou vient done cette morgue insolentc , compagnc assiduc de ceux 3/|4 SOUVENIRS qui batissent un echaf'audage de vertus sur lcs parchemins de leurs peres? Je comprends , ils n'ont pu s'^Iever par leur merite personnel au niveau des citoyens qui font des actions eclatantes et rendent d'im- mortels services a leur patrie , ils ont eu re- cours aux services de leurs aieux pour se grandir sans danger aux yeux de la cour, ils ont invoque la noblesse de leur origine pour usurper des emplois qu'aurail occupes le sa- vant roturier. Oh ! quand done disparaitra entierement cet imbecile prejuge de la nais- sance ? 11 y a des siecles que Ton frappe a sa base sans pouvoir fairc tomber le colosse. Quand done cctte maxime pleinc de verity et qui sort de la bouche de tous les sages, que la noblesse est dans le co^ur et non dans un vain titre, s'elevera-t-clle sur les decombres fumans I1IST0RIQUES. 3/f5 d'un prejuge tropbicn aflfermi pourlemalhcur dc la societe? Cette triple haine du trone, du sacerdoce et de la noblesse n'etait pas seulement dirigee contre les amis de la cause imperiale, elle at- teignait encore lout ce qui ne flattait pas ses penchans, et, comme l'ecriture sainle , elle disait : Tout ce qui n'est pas avec moi est contre moi. Cet etat de choses ne pouvait durer. Independamment des mille pelites tracas- scries que Ton suscitait de toutes parts a fous ceux qui avaient servi sous l'empirc , combien de milliers d'officiers a qui on ne soldait pas leur retraite et qu'on qualifiait du litre ridi- cule de factieux parcequ'ils reclamereut la pension qu'on leur retirait si injustement. Ce n'etait point, comme on se pint a l'ecrire alors, pour demolir des Irenes, pour subjugucr des 346 SOUVENIRS nations , pour ravager tics royaumes que nous regrcttions l'absence du heros cher a la France, c'etait pour maintenir la gloire dc notre patrie, pour defendre son honneur ou- trage et manger a l'abri de nos lauriers le mor- ceau de pain que la nation accorde a tous les braves qui sacrifient leur existence pour as- surer son independance et venger les injures qui lui sont faites par des etrangers. Maislui, a quoi s'occupait-il done au milieu de son exil pendant qu'on abreuvait d'amer- tumc tous ceux qui avaient etc enroles sous ses etendards? Oue faisait-il pendant qu'on leur relran- chait si benevolement une pnrlie de leur nour- riture ? Savail-il que la nation Irancaisc murmurait lout bag et commenrait a regretter son ab- sence ? HISTOKIQUES. 34; Quant a nioi , jc n'avais pas rceu de ses nouvelles depuis qu'il elait devenu souverain de 1'ile d'Elbc. Par fois, je me plaisais a me transporter en imagination an milieu de mes fortunes camarades dans ce glorieux champ d'asyle qu'il ne m'etait pas donne d'aller ha- biter ; la , je m'entretenais avec lui comme aux jours de sa grandeur quand il avait line minute a perdre en conversation avec ses soldats; il me semblait qu'il metemoignait une affection toute particuliere, qu'il souriait aux souvenirs des belles choses que je rajeunis- sais et qu'il applaudissait aux esperances nou- velles de son vieux trompette. Souvent, ces reves de lame se prolongcaient j usque dans la nuit et devenaient des reves veritables qui ne se dissipaient qu'au lever de l'aurore, reves delicieux dont le charme sera bien senti par tous ceux qui l'aimaient et qui vecurcnt pres de lui. Pendant plusieurs jours, ces do u ces iilu- 548 SOUVENIRS sions me poursuivirent partout d'unc maniere toute parliculiere ; il est vrai de dire que, loin de chercher a les eviter, je m'y complai- sais au contraire beaucoup , car elles m'ap- portaient line espece de soulagement aux ameres reflexions que me causait souvent la disparition de l'empereur et le tableau de- chirant des humiliations que souffraient lous mcs vieux compagnons muliles. En elFet, depuis le nouvel ordre de choses , on nc s'etait pas contente de priver les offi- ciers de leur retraite , comtne je l'ai dit plus haut, on s'en etait pris nieme aux simples sol- dats , on les chassait de la capitale commc des malfaiteurs dont Thonneur etait lerni. Plusieurs satellites du pouvoir avaient in- l(':r(U a faire retirer de dessous leurs yeux des homines dont la presence scule etait pour eux un saoglant reproche. C'est pour cela que nous les voyions arrivei de loules parts dans HISTORIQUES. .YjQ les provinces , reclamant sous le chaumc line place au coin du feu qu'on leur refusait dans la grande cite qui meritait bien alors le nom de Jerusalem maudite, que luidonnaientener- giquernent plnsieurs de ces malheureux. Chose inouie ! on leur avait meme ferm£ les portes de ce temple sacre ou la tend re liuma* nile choisit de preference son sejour , de cet holel venerable ou le pcu de jours que ces vieux amis avaient a passer sur la terredevait au moins s'ecouler dans la paix ; e'est en vain que la vierge de ces lieux leur avait ouvert ses bras protecteurs et les avait recus sans distinction de partis ou de couleurs, des im- pies, abusant de leur puissance, les arra- chaient de cet asyle inviolable et les rempla- caient par ceux qu'ils appelaient les nobles defenseurs du trone et de l'autel. Oh ! religion , comme on abusait encore de ton nom. 55o SOUVENIRS Cos in for tunes , don I plusieurs devaicnt avoir la plus doulourcusc agonie et la nature scule pour temoin tie leur deplorable fin, sc repandaient dansles campagnes et cherchaient la chaumiere ou le sort avait depose leur ber- ceau , c'etait la propi iete de leurs ai'eux , ce devait etrc leur heritage, et pourtant, de nou- veaux possesseurs qu'ils ne connaissaient pas en etaient devenus les proprietaires. Dans line de nies dernieres tournces, je fus temoin d'une de ces scenes les plus frappantes que nous oftre l'histoire de ce temps-la ; j'etais a quelques lieues de Montelimart, au milieu des bois ou m'appclait sou vent mon devoir de garde-general; j'avais pris un sentier detourne pour rejoindrc la grandc route, j'etais eleve sur un petit tertre d'ou la vuc se promenait a Taisc sur un horizon assez vaste. Je m'ar- relai un instant pour rcgarder aulour de moi la nature sauvage qui me scinblait vraimenl belle avec son agrcsle nudite. iitstoiuqi f,s. 56ropos pour faire diversion a l'6tal d'abattement dans lequel je vivais depuis si long-temps , el que je ne pouvais vaincre. Kile me causa autant de plaisir que de sur- prise. C.'etait un vieil ami d'Egyptc qui, plus 564 SOUVENIRS heureux que moi , avait suivi I'empereur a l'ile d'Elbe. Je le relins a dejeuner avec moi. La conversation, comme on le pensebien, ne lut pas languissante. J'avais besoin d'entendre parler de i'empereur par une bouehe fidele. — Oh ! m on ami, me disait ce vieux compa- nion, si vous levoyiez! si vous l'entendiez I il n'a rien perdu de ses manieres ; toujours sa meme vigueur, sa memo eloquence, son memo genie, sa meme time. Son plus grand bonheur est de nous rassembler pour nous faire ma- nceuvrer, et nous passer en revue. II se croit toujours au milieu de ses vieilles phalanges guerrieres. Dernierement encore, je lui enten- dais dire a ses geueraux qui l'enlouraient : Oh ! quand je (ais former le carre, je crois toujours voir ma grande armee faire trembler Irs enneinis, comme elle les faisait trembler quand ils s'approchaient pour enlamer cettc muraHlc ambulante. Out, j«' ferais volontiers HISTORIQUES. 365 un sacrifice pour redevenir generalissime de ee beau peuple , si j'apprenais quo l'etranger voulut se partager ma noble patrie. Je me sens encore assez dc force pour lui donner cette gloire immortelle qu'elle a perdue. Ici, sa voix s'eteignit ; il demeura pensif pen- dant deux on trois minutes, au bout des- quelles il passa ses deux mains sur ses yeux, comme un homme qui se reveille, et continua ses exercices militaires ou il trouve toujours un plaisir inexprimable. Pendant que mon vienx compagnon me par- lait ainsi, j'ai senti plus d'une ibis mes pau- pieres s'humecter. J'aurais voulu lui faire mille questions a la fois, maisje n'etais pas maitre de mesidees, et d'ailleurs, interrompre une nar- ration si interessante eut ete un crime. Quand il eut fini, je me permis de lui demander com- ment il avait pu se decider a quitter 1'empe- 36(T SOUVENIRS reur, apres lavoir suivi, de son proprc mou- vement, sur la terre d'exil. — Ma vuc s'affaiblit tellement , me dit-il , que bientot je la perdrai tout a fait, el je vou- lais voir encore quelquesmembresexistans de ma farnille. Je ne pus m'empecher de louer ce bon mi- litaired'un sentiment si nature!. Avantdenous separer, je versai une rasade copieu.se. Nous portames uu toast a la sante de l'empereur, a son prochain retour au milieu de ses enfans, et nous nous separames a regret , non sans avoir rajeuni quelqucs vieilles anecdotes de la belle contree qu'arrose le fleuve du JNil. i\lcs jours, comme je l'ai deja dit, s'ecou- lnient clans la monotonie. Pour charmer mes instans de loisir, j'elevais de jeunes coursiers destines a laire (les niontiires de luxe. A l'epo- quedont je parle, j'en avais a peu pres une IIISTORIQUES. 50)7 dixaine bien dresses. Je r^solusde men defaire dans une tournec. Jc me mis done en route. Je passai par Avignon, Nimcs, Montpellier , pour en faire la vente; puis, je rev ins a Mon- telimart, d'ou je repartisde suite pour Sus-la- Rousse, Orange et Boulaine. Je n'entendis parlout que des imprecations insensees contre 1'empercur, ou des maledic- tions plus insensees encore contre cenx qui 1'avaient servi. Si chaque religion doit avoir ses martyrs, la notre a bien paye sa dette de sou (France dans ces jours de deuil. Oh ! e'est que nous pui- sions notre force dans l'exemple de l'agonie qu'avait eue Napoleon. Cet homme etait aussi grand pour ses soldats, que Mahomet pour ses croyans, que Jesus pour les chreYicns ; et ses soldats devaient souffrir. Deja la bande de Trestaillon roulait partout, 5(38 souvenirs precedee de la terrcur qu'inspire une horde d'assassins. lis s'etaient faits sans scrupule les meurtriers d'un vieux capitaine qui avait eu l'audace de dire que sa decoration avait ete at- tached a sa poitrine par la main de 1'empereur, et c'etait un crime impardonnable d'avoir ser- vi sous ses drapeaux , et encore plus d'avoir ete distingue par lui. On sait ce qu'eurent a souflrir dans le midi pendant ces instans de douleur et de reaction les malheureux mamelucks de la garde , ces homines de coeur et de devouement que Napo- leon, pendant son sejour en Egypte, s'etait at- tache d'autant plus volontiers que la plupart d'entre eux, seduits par les actions eclatantes du heros, s'etaient offerts d'eux-memes pour l'accompagner partoul oii il porterait ses ar- nica vietorieuses. Us avaient done partage tons nos dangers, loute notre gloire surtout depuis que INapo- HISTOIUQIES. 5(5() loon en avait forme un corps special dont il ne faisait aucune difference avec ses chasseurs a cheval. ISotre patrie etait devenue leur pa- trie; ils avaient porte vers elle toules leurs af- fections ; pour elle, ils avaient verse leur sang sur les champs de balaille, oii sou vent leur bravoure avait fait pencher de notre cote la victoire incertaine. Quelle recompense etait done reservee a tant d'honorables travaux guerriers? La persecution la plus cruelle, lors- que le chef qui les commandait si glorieuse- ment eut 6l& force* d'abandonner la France. Ce fut particulierement dans le midi qu'ils eprouverent ce que les passions les plus effre- nees peuvent suggerer de vengeance a des ames qui ne comprennent pas le malheur. J'appris des faits particuliers qui font fre- mir d'horreur, et si je n'en transmets pas ici les details , e'est que pour se permettre de transcrire des evenemens qui comportent en >>70 SOUVENIRS eux-memes tant de gravite, il faut des preu- ves convainquantes, et comme je ne pourrais parler que d'apres les on dit, je prefere garder le silence. Tout ce que je puis affirmer , c'cst que les infortunes mamelucks furent massa- cres sans pitie par les bandes sanguinaires du midi. Malheureusement je ne suis pas le seul qui sache ces choses; l'histoire l'a inscrit sur ses tablettes en lettres de sang. Que ne puis- je dechirer cette page funebre ! Je revins tout triste a Montelimart ou le bruit de ces assassinats avait produit les sen- sations les plus vives parmi tons les militaires de l'empire, et dans le cceur de tous ceux qui pensaient noblement. Emus fortement par cette catastrophe, tous les vieux soldats se reu- nirent incognito , et autant de fois que put le pcrmeltre la surveillance des argus charges de compter DOS pas, d'epier nos demarches et de mettre en note chacun de nos soupirs. Nous HISTOUIQIES. 371 arretames ensemble qu'il valait mieux mourir les amies a la main, plutot que de tomber sous le fer des assassins. Mais 110 an s'elait ecoule depuis le depart de Napoleon pour l'ile d'Elbe, et les evene- mens se groupaient deja comme des images noircis aux bords de l'liorisoii. Celui que per- sonne n'osait encore noinmer tout haut avec la veneration qui s'attache aujourd'hui a son nom, la France le rcclamait a voix basse, et un manque de bonne foi, joint a line trahison manifeste, le jeta, grand de genie et d'audace, sur les cotes de France, le premier mars 1 8 1 5. Que tous ses amis eprouverent de bonheur ! Que la France entiere concut d'espcrance ! Que de chevaliers felons eussent voulu avoir pour retraite les entrailles de la terre ! La presence d'un seul homme fit bien des metamorphoses. Toutes les pensees, tous les discours, toutes les demarches se croiserent. Les sectateurs de la restauration s'agiterent de 59§ SOUVENIRS tout leur poiiyoir , les armemens commence- rent. — Et moi, je riais, je pleurals, comme on rit, comme on pleure quand on va embrasser sa mere apres dixans d'absence, et qu'on n'es- perait plus de la revoir jamais. CHAP1TRE XV. On a vu Marius , a force «Je Constance, Dcs fanges d'un uiaiais ressaisir sa puissance. Le chev. de Laur£z. XV. Au premier bruit du debarquement impre- vu de l'empereur, Montelimart fut dans uu grand trouble. A l'agitation indecise des auto- rites dc la ville, a la paleur enipreinte sur le front de plusieurs militaires , on cut dit que Annibal etait aux portes de Rome ; et pourtanl Oy() SOUVENIKS c'etail un pere qui revenait au milieu dc ses enfans; un ami qu'appelaient les vceux de ses amis, et ils etaient nombreux. C'etait le cas, ou jamais, d'appliquer ces paroles de Louis XVIII : « II n'y a qu'un Francais de plus en France.» Elles eussent ete plus veritables dans la bouche de Napoleon , car il n'apportait point avcc lui de ces arriere-pensees haineu- ses, de ces ressentimens inveteres ; rhomme qui se jetait dans les bras de la France ne lui offrait qu'un coeur genereux etentierement de- voue a son bonheur. Le chef de la cohorte de la ville s'etait reu- ni aux autorites ; ils tinrent conseil ensemble, et delibererent sur la marche qu'ils avaient a suivre. Le resultat de cette deliberation fut de s'avancer au devant dc l'empereur, dans le but d'arrcler sa marche triomphale; on donna ordre aux employes de loutes les administra- tions de se rassembler a la mairie. En ma qua- lite de garde-general des eaux et f'orels, je fus 11 1STOI*. IQUIiS. .~>~7 oblige de my rendrc, et j'avoue que je m'v rendis avee plaisir; j'elais curieux d'apprecier, sous les rapports niililaircs, Ies homines qui elaient a notre tete. Mon (3xamen nc f'ut pas long; nous (limes Irois jours a altendre le si- gnal du depart. On trouvera sans doute etounant de voir au milieu des ennemis de l'empereur un de ses vieux amis, portant surson coeur palpitant de souvenirs la decoration de la legion d'honneur, et ceint de cette armure si redoutable qu'il avait remise a des mains fideles ; jc fus etonne moi-meme de me trouver au milieu de tant d'elus, moi, pauvre reprouve; mais je men consolai en pensant que, si brebis galeuse, j'errais au milieu dun troupeau sans tache , je ne craignais pas de repandre le nial eonta- gieux dont j'etais devore. J'auraispu refuser haulemenl d'obeir, mais mon obeissance etait plus utile a la cause im- 5;$ SOUVENIRS periale que ma rebellion n'aurait etc nuisihlc |)our le moment aux interets royalistes. Plusieurs anciens soldatsavaient fait eomme moi ; en nous reunissant, e'en etait assez pour paralyser tout ce qu'on aurait voulu entre- prendre contre l'empereur. Du reste, moii apostasie ne flit pas longuc; elle sevanouit bientot. Nous devious marcher dans la direc- tion de Carpentras , pour couper la route de l'empereur sur d'Y ; maisla rapiditede la mar- chc de Napoleon nous arreta tout court; une terrcur panique s'empara de nos chefs, ils nous abandon nerent promptement a nous-memes. Voila les heros modeles qui nous conduisaient au devant du plus grand capitaine des temps anciens et modernes, pour arreter sa marche. Le pied du geant a passe sur la tete de ces pygmees, sans eilleurer seulement leurcheve- velure; il n'a pas vu leurs blancs panaches, mais il avait mesure d'un coup d'a'il leur cajur sans force et sans vigueur. HISIOKIOUES. ->79 Laissons lempereur s'avanccr vers Paris, sans eprouver aucune resistance ; laissons l'ar- mee royaliste se former Hans le midi, sous les ordres de Dainas, ot voyonsen peu de mots ce qui se passe autour de nous. Les craintes des autorites se calmerent a mesure que 1'empereur s'eloignait. La bande de Trestaillon roulait plus imperieuse et plus eruelle que jamais. Tout ce qui avait servi sous [Napoleon elait impitoyablement massacre. Us n'avaient pas jusqu'ici mis le pied dans notre departcment, et leur fureur ne s'excrcait que sur nos voi- s!ns. Les routes d'Avignon, de IN hues, de Mont- pellier, etaient encombrees tic voitures; clles arrivaient en foule a lYJontelimart ; tous aban- donnaient leur palrie, chassis par les hordes royalisles. Je vis descendre de Tunc de ces voi- tures un vieillard venerable donl la plivsiono- inie pleine de douceur el les cheveux blancs 58o SOUVENIRS comma ndaient le respect. Je m'approchai cle lui, c'etaitle president du tribunal d'Avignon. Tout venait d'etre brise chez lui, et c'est a peine s'il avail pu sauver de la barbarie de ces hom- mes sans entrailles, line famille qui lui elail chere. Ces evenemens deplorables nous me- nacaieut nous-memes d'un momenta l'autre. i\ous nous tormames done en petite com- pagnies de quarante a cinquante hommes, se- lon leslocalites et la facilite que nous pouvions avoir de le faire sans danger , et nous resolu- mes de marcher au premier signal de l'empe- reur. 11 ne se fit pas attendre. Le general De- belle recut, le 9 mars, l'ordre de prendre sur le champ le commandement du departement tie la Drome, et de faire executer les decrets et les ordres de Bonaparte qui allait redevenir sous pen empereur d<^s Franeais. 11 appril que tons les vieux mililaires de L'empire, el de plus un graud nombre d<^ eitoyens reeoinmaiida- bles s'<'laicnl rasscmbhs pom s'oj)j)oser a la IIIST0RIQUES. 58 1 marche des armecs royalistes. (lomme ancien ofiicier do la vieille garde , l'ordre me fut en- voye de rassembler des troupes partout uu je pourrais. Ce fut alors que s'etablit entrc le ge- neral et moi une correspondance aetive basee dans la circonstance sur le besoin d'ordrcs et d'execution, et surtout de manoeuvres habi- lemeut coneues, parfaitementeomprises et sa~ gement executees. — Le 2 1 mars 181 5, il m'envoya une depeche telegraphique de Paris ainsi concue : ■ Sa majeste, l'empereur est entre a Paris, a » la lete des troupes qui avaient ete envoyecs » contre lui, et a ux acclamations d'un peuple » immense. » Certifie con forme , Le PreTet du deparlement du Rhone , Signe Foirnier. Pour copie con forme : Le general, commandant ledept. dela Drome, DEBELLE. 58 7. SOUVENIRS J/einpereur a pose le pied sur les dcgres de son trone ; line ere nouvelle va coinmencer pour moi; une mission toute differente va m'etre confiee. Soldat de Napoleon , j'ai re- mis mon sabre au cote, et quand je le depo- serai , le lecteur aura juge si je fus fidele a sa cause. — Mais ne voulant })as anticiper sur des faits qui appartienncnt naturellement a la seconde partie de ces souvenirs... je m'arrete. FIN V)U PRF.Mlltn VOttJME. ERRATA. Page 187 : Au lieu de cette phrase : Quelques jours apres, je fusnomme lieutenant en se- cond, et je recus mon brevet a Schcenbrunn. Lisez : Quelques jours avant, sur le champ de ba- taille meme d'Austerlitz, je fus nomine lieutenant en second, et je recus pen de jours apres mon brevet a Schoenbrunn. SOUVENIRS HISTORIQUES. pahis.— iMrnniKniR db ph. rnnniKii, i ue ic. 4, prcs ile Saint- Germain -l'Auxerrois. 1839 Impriracrie Mai ldb e1 B Bailli n CHAPITRE I. Une amitie commune Se range dn parti qui flatte la fortune. Racine. I. Uti Irone est le domaine dime nation , elle y plaee a son gre celui qu'elle juge le plus digne par ses vertus ou le plus habile par ses ccuvres. Celui que Napoleon venait de detroner n'avait pas rceu dcs mains de la nation le noble mandatde regisse ur general de la grande 8 SOUVENIRS propriete populaire, ce titre lui avait 6te donne par des souverains Strangers qui n'a- vaient pour cela aucun pouvoir naturel ; c'est done un titre sans valeur que celui d'usurpa- teur dont il fut gratifie par ses adversaires, il avait detruit, il est vrai, en peu de temps, ce que des etrangers avaient eu tant de peine a construire, mais e'etait son droit com me em- pereur detrone sans l'aveu de la nation; du reste, a l'enthousiasme des populations qui se pressaient sur son passage comme a son re- tour d'Egypte, aux cris d'allegresse qui s'ele- vaient de toutes parts, ne doit-on pas conclure que e'etait bien lui l'elu de la France ; or , l'elu d'un pays n'est pas un usurpateur. Heu- reux, mille fois heureux si JNapoleou avait donne a la France, dans ce moment, line constitution en harmonic avec les gouts et les besoms de la nation. Cependant lc j>arti royalistc travaillait sans relache a soulever lc inidi, et la guerre civile HISTOR1QLES. 9 eiait allumec dans ces malheureusrs contrces. Le jour meme que je recus la depeche te- legraphique qui m'annoneait l'entree triom- phante de Napoleon dans la capitale, j'avais pris possession du pont dc Rouvion. A la pre- miere apparition des vedettes royalistes , j'e- crivis de suite an general Debelle pour lui faire part que les troupes insurgecs appro- chaient, et qu'il eut a m'envoyer des instruc- tions precises ; il borna sa reponse a m'engager a surveiller la gendarmerie du d^parlement , et surtout les autorites qui agiraientcontre ses ordres. Je me fis aussitot line petite reserve dans les compagnies formees a la hate dont j'ai parle a la fin du i cr volume , je leur donnai des ins- tructions avant dc partir, et leurrecommandai surtout d'etre prets a me donner assistance au premier moment; tous auraient voulu mar- cher avec moi , mais il n'aurait pas ele pru- [O SOUVENIKS dent a moi tie fa ire un vain etalage de forces quant! il n'y avail pas encore de dangers emi- nents , j'aimais mieux conserver des ressources sur lesquelles je ponvais compter au besoin commc sur moi-meme, et d'ailleurs, cette tactique pouvait donner le change a 1'ennemi; le 22 mars, le general m'ecrivit la lettre sui- vante : Mon cher capitaine, « Je viens de recevoir vos deux lettres, je vous ai ecrit avant hier , j'en ai fait de meme ce matin en vous adressant des depeches teie- graphiques et des bulletins dont je vous fais encore un envoi , vous verrez de tres bonnes nouvellcs. Si les insurges passent Monteli- mart ou le pont St. -Esprit et que vous ne puissicz tenir avec vos gens , retircz-vous en bon ordre sur Valence ou je les recevrai de pied ferine, et failes moi prevenir quclques beures d'avance par line estafelte, vous m'o- ii is i OH HH i:s. i i bligerez; j'ai iei artillcric, infant eric et cavaleric qui les attendant avec impatience, prevenez- moi bien de leurs inouvemens , mate il ne fau- drait so baser que le moins possible sur los on dil , et savoir des nouvelles positives et les voir. Je vous salue de cceur , Le marechal de camp , Baron Debelle. Nota. Si vous etes dans le eas de vous re- tirer, tenez bon au pout de la Drome et faites moi prevenir, j'irai a votre sccours avec de l'ar- tillerie; je ne \ous c'crierai point que vous ne me fassiez prevenir qu'ils sont en marchepour se diriger de mon cote : Gare a la milra'dle. . . Faites vous remettre la letlre que je vous ai ocrite avanl-hier par la poste. Dans les villages circonvoisins, il y avail tine foulc d'ofliciers et sous-ofliciers de la vieille I 2 SOUVENIRS armec dont le cceur s'etait reveille au seul nom de l'empereur , ils voulaient courir a de nouveaux hasards sous nos drapeaux aux no- bles couleurs, dont l'eclat rendait bien pale ceux de nos adversaires. lis forme-rent aussi a 1'imitation des villes , des compagnies bien organisees, et, a chaque instant, ils m'ecri- vaient pour me deniander la permission de se reunir a moi et de marcher a la rencontre des insurges. D'apres la lettre que je venais de re- cevoir du general , je leur r^pondis de se tenir prets a marcher au premier signal et avec le plus de forces qu'ils pourraient rassembler; j'ajoutai qu'il etait probable que dans peu d'heures, j'aurais l'occasion de mettre a l'e- preuve leur ancienne valeur ; mais je fus deux jours entiers sans recevoir de nouvclles, pen- dant ce temps, je m'occupais a organiser des troupes avec zele, a enroler de nouveaux cons- crits et a leur faire entrer en peu de mots quelques idees de discipline dans la tcte. Le voir dans nos rangs leur rendait la ii is roiiioi i:s. i5 chose facile, el e'elail verilablement clonnanl de voir 1'aplomb de cette jeune troupe, sans experience, il est vrai, mais qui suivait avec eonfiance les moindres volontes des vicux offi- ciers qu'ils avaient a leur tete. Je commenoais a avoir de vives inquietudes qui s'augmenle- rent encore par les difficultes sourdes que j'e- prouvais avec les autorites de Monlelimart et la faction qui agissait secretement conlre nous, .lecrivis de suite a ce sujet au general qui me fit la response suivante : Valence, le i\ mars i 8 1 5. Mon cher capitaiue, «Je viens de recevoir la lettre que vous m'avez ecrite. 11 faut, dans cette circonstance, beaucoup de moderation et de patience avec les autorites locales; si j'avais des forces a vous envoyer, ce qui m'est impossible, nous pour- rions employer des moyens de rigueur qui forceraient ces autorites a rcntrer dans lordre ; concertez-vous avec celui qui fait les fonotioBS lZ| SOUVENIRS de sous-prefet ; je sais que c'est un tres brave hoinnie qui peut, dans cette circon stance, vous etre d'un grand secours a Montelimart. Agissez avec sagesse, et voyez a employer tous les moyens qui sont en votre pouvoir, pour maintenir la tranquillite publique, et vous op- poser a tout ce qui pourrait la troubler ; je crois, mon cher capitaine , que c'est le parti que nous devons prendre en ce moment, les affaires heureuses de Paris devant changer , j'espere, sous peu de jours, notre situation. Quant aux cartouches, vous devez en prendre ou il y en a. Si vous etiez force de vous reti- rer de Montelimart, ce que je ne crois pas, alors, faites votre retraite en ordre avec tous les militaires et autres personnes qui vous sont devouees, jusqu'au pont de la Drome ou vous me trouverez : mais faites en sorle que je sois prevenu d'avance , et surtout ne laissez aucun inilitaire derriere vous, et n'oubliez pas d'amener de Pierrelate voire ami avec les siens. » HISTOMQUES. l5 Je ne puis pas once moment vous donner d'autres conseils. .T'ai l'honnour de vous salucr avec conside- ration. Le marechal de camp, commandant le de par lenient de la Drome, Baron De belle. Ma position ne fut nullement changee par cette lettre, pnisque je ne devais me montrer que lorsque les insurges paraitraient a la mon- tagne de Donzerre, je me decidai a partir de suite et incognito pour Pierrelate, afin d'orga- niser une correspondance sure. Pendant le trajet, j'appris que la bande de Trestaillon etait aux pont St. -Esprit, conduisant ses victi- mes sur les bords du Rhone pour les y pre- cipiter. Depuis longtemps, je desirais voir par mes yeux cette horde si terrible dont la presence causait tant de ravages; comme je ne me trouvais pas eloigne des contrees qu'ils parcouraient, je me determinai a m'y rendre i() sol; ven i r,s a la faveur dun deguisemcnl. .)<: m'adublai d'lin habit complet de paysan , et prenant autant qu'il m'etait possible Failure d'un ha- bitant de la campagne je m'acheminai , le pas tranquille mais le coeur agite, vers le the- atre ou se commettaient des meurtres trop reels pour 1'honneur de l'humanite. En arri- vant pres du pout St. -Esprit , je vis des ma- riniers arretes en groupes; a l'air morne de leurs \isages , a leur eonversation presque mysterieuse, ce qui est rare chez celte classe d'hommes, je pensai qu'il elait arrive quelque catastrophe dans ces lieux; je m'approchai, et quand ils se furent assures que ma curio- site n'avait point un but dangereux, ils m'ou- vrirentlcur aine, et me raconlcrent, en f'risson- nant d'eponvatlte, 1'horrible assassinal dont ils venaient d'etre Irs temoins; Irois malhcureiix soupeonnes de napoleonismc etaient tombes enlrc les mains des monstres qui decimaient impUliement hos eonlrres, ils avaient etc egor -cs ;i coups de hache : , .:> SOUVENIRS cette simple mesure de sagesse tit taut d'im- pression sur les insurges , qu'ils suspendirent aussitot leurmarchesur Montelimart. Jerecus dans la nuit, entre deux et quatre heures, pres de trois mille hommes de renfort, sous la conduite de braves officiers connus par leur devoument a la cause hnperiale. Tandis que j'etais occupe a assigner des postes a chacun et a faire toutes les recommandations necessaires en pareille circonstance, le conseil municipal n'etait pas resle dans l'inaction; une deputa- tion sortie de son sein partit pour Valence y c'etaient tous hommes attaches aux insurges qui la composaient; j'augurai mal de cette de- marche, et je ne sais quelles promesses ils purent faire au general Debelle ou jusqu'a quel point leur eloquence fallacieuse aura pu en- trainer sa resolution, mais ce que je sais bien, c'est que le resultat de cette deputation aupres du general fut un changement extraordinaire de cet homme a la cause qu'il servait. Je fug le premier a men apercevoir , ear le UISTOKIQUES. 23 lendemain , 27, je recus de lui la lettre sui- vante : Monsieur le capitainc, « Corame ines principes ont toujours ete de maintenir l'ordre et la tranquillite dans ce departement, dont le commandement m'est confie, et que je ne veux point e^ablir la guerre civile partieuliers entre particuliers, vous vou- drez bien renvoyer chacun chez eux les hom- ines qui pourraient, par leurs mauvais prin- cipes , attirer le malheur de Montelimart. Mettez, monsieur le capitaine, toutes passions de cote, reunissez-vous de suite avec toutes les aulorites et cooperez tous ensemble au mailien de cette tranquillite que M. le pre- fet ainsi que moi, avons fait regner jusqu'a cet instant. Telles sont mes intentions, que je vous ordonne de suivre. Le general commandant le departement, Baron De&ei m !i \ SOUVENIRS P. S. ]Ne pouvant pas soutenir contre les masses del'ennemi, vous n'engagerez aucune affaire et renverrez chacun chez eux les hom- mes que vous avez , et cela de suite et devant sen rapporter aux autorites locales auxquelles vous vous reunirez pour le bon ordre. On voit que le style de cette lettre est tout a fait different des precedentes, et pour le fond et pour la forme, il me sera permis de faire ici quelques reflexions bien naturelles. Avail t ce moment, c'etait toujours mon cher capitaine qui eommencait les missives du ge- neral, ce jour la, ce fut de la froide politesse le ceremonial rigoureux , monsieur, enfin. Le general eommencait par me dire que ses principes avaient toujours etc de maintcnir l'ordre et la tranquillity, je ne crois pas l'avoir jamais troublee en rien, je n'avais encore exe- cute que ses ordres comme lui devait executer les ordres superieurs qui lui etaient transmis, e'est ainsi que Ton procede dans la hierarchic IIISTORIQUES. 2.) militaire. Cette phrase devenait done tout a fait inutile dans sa bouche ; peut-elre les membres de la deputation m'avaient-ils de- peint a lui conime un perturbateur, un brouillon susceptible de faire ou de laisser faire beaucoup de mal. Cette supposition n'excusait point encore le style de la lettre . car on n'ecrit pas ainsi sans reflexion sur une simple denonciation Equivoque , puisqu'elle sortait du cerveau de nos ad versa ires ; on exa- mine , non ce que l'homme peut faire, mais ce qu'il fait; du reste, je n'insiste pas sur cette phrase , le point important pour moi , e'est celle qui suit : Vous voudrcz bien ren- voyer chacun chez eux les homines qui pourraicnt par tears mauvais principles, attirer le malheur de Monte lunar t. Jamais les oracles de Rome ou d'Athenes n'avaient prononce de sentences plus vagues. Javoue que ce fut pour moi une enigme inex- plicable , un chaos ou se perdaient loulcs mes 26 SOUVENIRS idees; que voulait-il me dire par des homines de mauvais principes ? pourquoi m'ordonner imperieusement de dissoudre de suite une troupe qu'il m'avait donne ordre d'organiser la veille? c'esc un probleme que je ne pus re- soudre alors ; pourquoi, enfin , m'ordonner de conferer avec les autorites locales , que , quelques jours auparavant il m'avait charge de surveiller ? je restai dans un embarras in- dicible; d'un cote, dissoudre ma troupe, un sentiment d'honneur me le defendait; de l'autre, ne pas le faire, c'etait manquer aux regies de la discipline militaire, que je fus toujours jaloux d'observer., cela n'a rien de biett ctonnant, quand on a vecu aussi long- temps que moi aupres de l'empereur. Un adjoint du conseil se presenta a moi sur ces en- trefaites, ct n'osant pas m'intimer dclui-meme l'ordn; d'cxeculer la dissolution de ma petite arimii! , il me (it voir unc leltre du general darts laquellc ce dernier disait qu'il m'avait domic cet ordrf formeil. •!<' ne pus balancer iiiSToniouEs. 27 plus longtcmps, ct je rejoignis 111a pctilc troupe , renfcrmant en moi tout le meconten- tement que j'eprouvais, mais pas assez habi- lement pour qu'il n'en percat rien au dehors. Je fis rassembler tons les chefs , et quand je leur communiquai l'ordre que je venais de recevoir, ils se recrierent tous contre cette es- pece de comedie qu'on leur faisait jouer ainsi; ils me demanderent le motif de cet acte in- tempestif , et j'avoue que j'aurais ete fort em- barrassedele leur expliquer. Quand ils eurent acquis la ferme persuasion que je n'entrais pour rien dans ce manege, et que j'elais au contraire entierement oppose a cette mesure vexatoire pour nous tous , ils se rendirent a la raison, mais, les soldats ne furent pas aussi faciles a convaincre , ils ne voulaient pas en- tendre parler de dissolution ; je me presentai a eux et leur dit : TVles amis, plusieurs d'entre vous etaient presens avec moiau conseil quand j'ai repondu de tout sur ma tete ; voulez-vous l'exposer a tomber? (les deux mots les calroe- 28 SOUVENIRS rent, ils eomprirent qu'un acle de rebellion me compromettrait, et de tous ces homines a mauvais princlpes 3 pas im seul ne voulut me faire une position critique et dangereuse. A l'instant ou je faisais rompre les rangs , je recus le billet suivant : Mon cher capitaine , « Je vais etablir mon quartier general a Ro- mans, si vous etes force" dans votre position, retirez-vous sur moi, voila tout ce que je puis vous dire. » Le 2~ mars 181 5. Le general , Baron Debelle. Je ne compris vraiment pas quel role le ge- neral jouait depuis deux jours, et je ne savais plus comment allier le style de ee dernier billet avec la lettre prteedenlc , j'en donnai de HISTOr.IQUES. 2C) suite connaissancc aux chefs de la troupe que je venais de dissoudre, ils coneurent de nou- vcllcs esperances ; on pouvait avoir besoin d'eux d'un moment a l'autre , ils ne voulaient done plus rentrer dans leurs foyers; les uns prirent la route de Loriol , les autres s'eparpil- lerent dans les bois adjacents , bien persuades que sous peu ils se reuniraient a moi. C'est aussi l'espoir que je leur donnai avant de me separer d'eux. Je ne voulus rien entreprendre de ma volonte privee , et je fus trouver les au- loriles pour savoir ce qu'on avait resolu de faire , et arreter enfin une decision sur raon compte. Sur ces entrefaites , je recus la leltre suivante : Monlelimart , le 27 mars 1 8i 5. « Gamier, suppleant de monsieur le sous- pr^fet de l'arrondissement de Montelimart, chevalier de la legion d'honneur , A monsieur Krettly, commandant de la 5o SOUVENIRS force armee, provisoirement reunie par ordrc de monsieur le general Debelle, commandant (In departement. Monsieur , « Les fonctions de ma place m'imposant le devoir de concourir avec vous a l'execution de l'ordre de monsieur le general Debelle pour la dissolution de la force armee reunie sous vos ordres ; je vous prie , apres que vous aurez communique ledit ordre a votre bataillon, d'inviter messieurs les commandants des deta- chemens des communes voisines a vouloirbien se rendre dans mon bureau le plutot possible, ayant a conferer avec eux. » «Je profite de cette occasion pour vous te- moigner ma satisfaction particuliere pour les soins que vous avez apportes a maintenir le bon ordre dans la nuit de dimanche dernier et dans ce jour. » HISTORIQUES. 3<1 J'ai l'honneur , monsieur, d'etre avee une parfaite consideration, votre tres humble et obeissant serviteur, Garnier. Au meme moment, j'enrecus une autre dans le meme sens de M. Labruyere, maire de la la \ille de Montelimart. Tout cela ne m'indi- quait pas la route que je devais suivre; je n'a- vais plus rien a attendre de bon a Monteli- mart. Je resolus d'aller trouver moi-meme le general Debelle a Yalence, pour avoir la solu- tion de tout ce qui se passait. Comme je ne voulais pas au moins qu'en aucune circon- stance on me traitat comme un chef de rebelles, un homme remuant, un perturbateur enfin, je ne perdis pas de temps , je demandai aux citoyens de la ville un ccrtificat qui put attes- ter au besoin la regularite de mes actions, et le but qui m'avait dirige. lis s'y preterent tons bien volontiers; ils me delivrerent l'attestation suivante : 5«2 SOUVENIRS Certificat de bonne vie el mceui\s. Nous, soussignes, proprietaires et habitans de Monteliniart , departement de la Drome, non parens ni allies de M. Elie Krettly, garde- general des eaux et forets de l'arrondissement de Monteliniart , ex-capitaine retraite de la garde iuiperiale, sur le requis de ce dernier , certifions et attestons a tons ce qu'il appar- tient, que durant les ordres quiluiavaient ete" transmis par monsieur le general Debelle, commandant le departement, desquels nous avons connaissance, et pour y satisfaire, tout bon proprietaire et citoyen out concouru con- jointement avec M. Krettly , a la formation dune garde natiouale, pour maintenir le bon ordre et pour assurer la tranquillile publique, notamment , faire respecter les proprietes, ce qui a ele fait toujours avec le concours de monsieur le secretaire, faisant les fonctions de sous-prefet, et que ses demarches avaientren- HISTORIQUES. 55 du une consolation generale a tous les bonsci- toyens de Montelimart, en foi de quoi nous lui avons delivrele present, pour lui servir aube- soin. Delivr^ a Montelimart, le 27 mars 181 5. Suivent plusieurs signatures. Aussitot que j'en fus possesseur, je me ren- dis chez M. Gamier, et lui dis qu'il m'eut ete tres difficile d'engager les chefs des detache- mens des communes a se rendre a son invita- tion , puisqu'ils etaient tous partis quand je recus sa lettre; je lui fis part de ma position, des craintes que je devais concevoir, el de la volonte que j'avais de partir de suite pour Va- lence. II me delivra lui-meme le second certi- ficat que voici : Je, soussigne, secretaire de la sous-prefec- ture de Montelimart, et suppleant autorise de 5 5 4 SOUVENIRS monsieur le sous-prefet, absent , certifie qae M. Krettly, charge par M. le general Debelle , commandant le departement de la Drome, de donner des dispositions militaires dans la ville de Montelimart, pour eclairer les mouvemens des gardes nationales des departemens du Gard et de Vaucluse quimenacaient d'entrer, et sont entries en effet dans l'arrondissement, le vingt- six mars, s'est conduit dans l'execution de sa commission d'une maniere noble, et propre a assurer le maintien du bon ordre , dans line circonstance ou tout faisait craindre de le voir trouble ; a dater du moment oil il m'a donne connaissance de la correspondance de mon- sieur le general Debelle (le 26 courant dans l'apres-midi) a concerte avec moi les mesures qui tendaient a garantir la tranquillite gen£- rale, et qu'enfin il a mis, dans les rapports qu'il a eus avec moi, toute la politesse et tou- tes les formes honneles qui caracterisent le vrai militaire francais. En foi de quoi, el sur son requis, avons delivre a mondit sicur Kret- IIISTORIQUES. 35 tly, le present pour lui servir et valoir comme de raison. Fait a Montelimart , le 27 mars 181 5, le suppleant faisant les fonctions de secretaire, Garnier. On n'a pas de sceau a l'aigle. CiARNIER. Muni de ces deux pieces , je fis mes adieux a ma femme et a mes enfans et je partis pour Valence. Je crois que je n'eus pas lieu de me repentir de cette determination precipitee, car a peine ma troupe avait-elle ete dissoute que la deputation de la ville de Montelimart avait fait savoir aux insurges que la ville etait libre, et le lendemain, Montelimart etait occup^ par les troupes royalistes. GHAP1TRE II. D'oii peut venir ta securite ? La mort a-t-elle proclame une treve avec le genre kuniain ? A-t-elle rassasie de vic- times, suspendu son glaive?... Young. II. A Dion arrivee a Valence, je fus trouver le ge- neral Debelle; je lui peignis le mecontement des troupes , la peine que j'avais eprouvee a les dissoudre sans bruit , la fausse position dans laquelle il m'avait mis, et enfin, le de- sappointementauquel il devait s'attendre apres s etre ainsi laisse surprendre dans un moment 4© SOUVENIRS aussi dangereux ; il me repondit par des mots vagues et qui peignaient bien tout l'embarras de sa situation, je lui dis avec energie : Que diriez-vous, monsieur le general, d'un archi- tecte qui veut faire retablir une maison qui menace mine, et ordonne a son contre-maitre de renvoyer ses ouvriers au moment meme de la reparer? c'est pourtant ee que vous avez fait. II me demanda avec anxiete ce qu'etaient devenus les hommes que j'avais congedies , je lui repondis que chacun avait choisi sa route, que cependant les chefs des delachemens des communes s'etaient replies sur Loriol pour se rendre au pont de la Drome, ou probable- ment on pourrait en rassembler encore un grand nombre. Le general vit bien qu'il avait commis une faute, mais comme je ne voulais pas jouir de son embarras, je pris conge de lui; ceci se passait le 28. Le lendemain, toutc la ville de Valence et les campagnes qui l'avoi- siixnt ])rirent les amies pour marcher a la rencontre des insurges qui n'elaicnt pas loin; HISTORIQl'ES. 4 l la position elait difficile , le general s'occupa activement de l'organisation d'une inilice na- tionale , mais comme il ne pouvait etre pre- sent partout , il m'envoya chercher, et , apres une courte conference , il me donna par ecrit l'ordre suivant : 11 est ordonne a monsieur Krettly, capitaine, de prendre le commandement de la compa- gnie de la garde nationale a cheval de Valence, de se rendre de suite au Polygone ou le ge- neral Debelle lui donnera de nouveaux or - dres. Monsieur le capitaine Krettly prendra des chevaux dans la ville de Valence partout ou il en trouvera en prevenant les proprie- taires que cette mesure n'a pour but que de repousser l'ennemi, et qu'il desire que chacun contribue a la position dans laquelle on se trouve. Valence, le 29 mars i8if>. l\ 2 SOUVENIRS Le general commandant le departeinenl de la Drome , Baron Debelle. En m'ordonnant de recruter des chevaux partout ou j'en trouverais , le general avait compris que je livrerais aussi des cavaliers pour les monter. Combien je regrettais alors d'avoir congedie ma troupe toute organisee a Montelimart I je ne perdis pas de temps en vaines doleances sur une faute qu'il fallait re- parer de suite. Le general vint me trouver, et apres m'a- voir donne de vive-voix ses dernieres instruc- tions , il se porta en avant et alia etablir son quarlicr general a Loriol. Pendant ce temps, je formai, le j)lus promptement qu'il me fut possible, un corps de cavalerie , je fus seconde dans celle operation par un adjoint de la mairifi <;l par la gendarmerie de la villc. Ties I1ISTOR1QUES. 4^ pen dc citoyeus se refuse-rent a livrer leurs chevaux. Je parvins a reunir, tant de la ville que de la campagne , environ deux cent cin- quante hommes; tous, ou presque tous, etaient d'anciens militaires. C'^tait une chose bizarre de voir reimis pele-mele des hommes en uniforme de hussards , de cuirassiers 9 de dragons, de soldats du train, mais il etait beau de penser que tous ces hommes se le- vaient au seul nom de rempereur, sans espoir d'avenir , sans promesses , et par la seule im- pulsion du coeur, ils volaient sous legide du drapeau tricolore braver la mort pour raf- fermir sur son trone l'homme qui y avait ete porle par les vceux presqu'unanimes de la nation francaise. A ma petite troupe, vint se joindre une compagnie de quarante a cinquante homines de la garde nationale a cheval de Valence. Pendant que j'etais le plus occupe a com- pleter mon bataillon , une estafette du ge- neral Debelle m'apporta le billet suivant : l\ \ SOUVENIRS Loriol, le 29 mars 1 8 1 5. A M. Krettly , capitaine commandant la garde nationale. Monsieur le capitaine, La garde nationale a cheval que vous com- mandez sera rendue demain matin a cinq heures precises a Loriol oii je lui donnerai des ordres. J'ai l'honneur de vous saluer avec conside- ration , Le general commandant le departement de la Drome, Baron Debelle. Je ferai observer ici que lc general etait parti lorsquc la journee etait deja avancee; il ne m'avait pas laisse heaucoup de temps pour faire une levde si prom pie el d'aulanl plus dif- IIISTOKIQUES. 4^ ficile a executer qu'il me fallait trouver des homines et tics chevaux. Mon corps elanl forme, je partis a la hale pour me rendre a Loriol , mais comme la nuit etait deja avancee , quelque diligence que je fis , je ne pus arriver a l'heure marquee, je n'y trouvai pas le general, je me portai de suite en avant sur Montelimart 011 il etait parti pour attaquer les insurges; je le rencontrai au-dessus de Loriol qui elfectuait sa retraite sur Livron ; il paraissait mecontent. Si vous etiez arrive plutot, me dit-il d'un ton assez brusque, je ne serais point oblige de battre en retraite ! Ce reproche , que je ne meritais pas , me donna lih peu d'humeur; je ne crois pas, ge- neral , lui repondis-je , qu'il soit permis a quelqu'un de m'accuser de lenteur dans la circonstance , les faits parlent d'eux-memes, en quelques heures , j'ai forme la troupe qui m'accompagne et je leur ai trouve des che- vaux. que pouvais-je ("aire de plus a moius 46 SOUVENIRS d'avoir line baguette de fee? Quant a votre re- traite, pour ne pas l'effectuer, il eut et£ plus sage d'attendre que toutes vos forces fussent reunies avant de vous porter en avant. Le gene- ral gouta ma reponse et ne prit pas mal l'espe- ce de reproche que je lui adressais a mon tour, reproche que, militairement parlant, il rae- ritait bien dans cette occurence, il me donna l'ordre de former l'arriere-garde avec ma ca- valerie, ce que je fis incontinent, et nous poursuivimes notre route vers Livron oii nous arrivames a la nuit close. A notre arrivee, je fus rendre visile au general , il me recut avec amenite, sa mauvaise humeur etait passee et la mienneaussi; je compte sur vous, me dit-il, pour la surveillance des postes; il avait en effet besoin de mes soins pour cela, car j'etais entre a Livron avec ma cavalerie sans avoir et6 salu6 d'un seul qui vive? il n'y avait pas de temps a perdre , je m'occupai sans retard de former les avant-postes el de placer des ve- ilelles perdues , car, d'un instant a l'autre , II1STORIQUES. /|7 nous pou v ions etro surpris. II parait que pen- dant que je travaillais activcmcnt a ces mo- surcs d'ordre et de surete , le general s'^tait rendu ineognito a Valence, puisque le 5i dans la nuit , je recus, a nion grand etonnement, I'ordre suivant date de cette ville. ORDRE. Valence, le 5i mars i8i5. II est ordonne a monsieur le capitaine Kreltly de prendre a dater de ce jour, le com- mandement de l'avant-garde des troupes sta- tionnees a Valence ; cette avant-garde sera placee a Loriol , monsieur le capitaine Krettly aura sous son commanclement la garde natio- nale a cheval de Valence , la gendarmerie qui sera mise en reserve, la garde nationale mobile de Loriol et Livron et tous les militaires du canton qu'il reunira. 11 est autorise aussi a prendre les gardes /j8 SOUVENIRS nationales de Crest, l'Etoile et des environs, de les reunir pour garder la position qu'il oc- cupe. La position du pont de la Drome devant etre defendue jusqu'a la derniere extremite,, le commandant de l'avant-garde prendra tous les moyens qui seront en son pouvoir pour or- ganiser les troupes destinees a la defense de cette position , les vivres leur seront fournis confor- mement a la loi , a Livron et Loriol , ayant soin de se faire remettre un controle nominatif et par compagnie des homines presens sous les armes. L'ordre et la discipline seront maintenus conformement aux reglemens , la cavalerie re- cevra les fourrages et vivres comme les autres troupes. 11 sera rendu compte journellement de tout ce qu'il pourra y avoir de nouveau. HISTOIUQUES. '(() Le general commandant le departement de la Drome. Baron Debelle. Apres avoir recu eet ordre , je fis tontes mes dispositions pour defendre la position du pont de la Drome conformement a mas instructions. Pendant le cours de mes actives occupations, on m'apporta des depeches cnlevees a 1'enne- mi ; elles contenaient des lettres adressees a di- vers personnages marquans et qui jouaient un grand role a cette epoque; j'en citerai une au- jourd'hui quia ete peu connue et qui je pense est totalement tombee SOUVENIRS chere Gioia , pour te dire que d'apres ce que tu m'as mande, j'ai eerit au roi d'Espagne la lettre dont je joins ici la copie et que j'ai charge le jeune Dosmand de la porter. J'ai ecrit en rneme temps au P. de Laval, en lui envoyant la copie de ma lettre, en lui laissant la liberte de la laisser remettre ou non , suivant les ins- tructions qu'il aura recues du roi. Nous avons eu aujourd'hui une petite affaire en avant de Montelimart. Desears a ete attaque par le ge- neral Debelle et j'a repousse ; il avait avec lui 5o chasseurs du i4 e qui out tous passe du cote de l'ennemi. ISos gardes nationaux se sont bien conduits ; j'irai demain et je leur donnerai quelques decorations, Apres l'affaire, le lieutenant-general comte Monnier est arrive avec .du renfort et a pris le commandement. Le regiment Colonel - general y sera demain avec deux canons et deux obusiers de plus. Rivieres m'est arrive ce soir avec de bonnes nouvellcs de Marseille el de Toulon; le mare- chal continue a sc eonduire eomme un bijou; HISTORIQUES. 31 cela nous est bicn nccessaire, parce qu'il n'y a quelui qui puisse etre maitrc des troupes. » Ge vendredi 5 1 . « Bonjour, ma bien chere Gioia. Par diflfc- rens rapports qui me sont venus des gens du pays , le general Debelle n'avait pas de troupes do ligne; il avail rassemble tous les mauvais sujets du pays, qui (j'en demande pardon au vicomte sont nombreux dans son pays), line fois en mite , je suis persuade que nous n'en entendrons plus parler ; je vais travailler a de- sorganiser tous les regimens , parce que , ex- cepted le Colonel-general , je ne puis compter sur aucuns, et que ces gens la, du moins pour la plupart dans les gardes nationaux, fe- ront de bons soldats; ils serviront tres-bien. La moitie de ce qui a vu le feu hier sont d'an- ciens soldats. Pais faire un petit bulletin exa- gere de Taffaire d'hier , et repands-le, je te prie, le plus que tu j)ourras. Je fais reparer 32 SOUVENIRS la ciladelle du pont St.-Esprit pour nous ser- vir de point d'appui. Cost la ou le lieutenant- general Merle organise tout ce qui viendra de gardes nationaux pour les envoyer de la en avant. A propos, j'oubliais de le dire que le eomniandeur de Bayonne, le general Bourat, doit etre bon , e'est a moi qu'il doit sa place et il en etait profondement reconnaissant ; e'est aussi moi qui lui ai donne la croix, il a perdu une jambe a la bataille de Toulouse. » Le due d'Angouleme avance dans sa leltre que le general Debclle avait rassemble lous les maiwais sujets du pays, ce reprochc me parait bien leger et surtout denue de fondement; quelles preuves pourrait-il donner pour ap- puyer une epithele aussi mensongere? aucune assurement; on sail dailleurs que dans la boucbe du due d'Angouleme, il suflisait de netre pas avee lui pour meriler les qualifica- tions les plusinjurieuses, jaffirme pourtant sur l'faonneuf que la troupe du general Debclle, IHSTORIQUES. 53 donl unc forte partie avait etc levee par moi, etait composee de forts honnetes gens, quimar- chaient pour une cause juste et avec unc con- viction profoiulc. Du reste, on ne cite aucun exces commis par ces braves officiers , et on cite avec horreur les assassinats , le meurtre el le pillage commis par les satellites du parti royaliste. Cette phrase etablit, ce me semble, une difference assez sensible pour qu'il n'y ait pas besoin d'autres reflexions, a ces derniers done et a eux seulement I'epithete de mauvais sujets dont le due d'Angouleme nous grati- fiait si liberalement. II parait, d'ailleurs, qu'il avait besoin de rassurer ses troupes et ses partisans, puisqu'il ecrivait a la duchesse d'Angouleme : « Feds faire t je te prie, un petit bulletin exit ge re de V affaire d 'liter , et rcpands- le ?, je te prie, le plus e/ue tu pourras. » II ne parait pas meme compter sur la fidelite dc ses troupes , comme il l'avoue lui-meme par ces paroles : aJevais travailler a desorganiser i otjs les regimens , puree quexcepte le colonel- 5. 1 SOUVENIRS general , jc ne puis compter mn aucun. » Quant a nous, nous etions parfailcment siirs dc nos gens , et je ne crains pas d'avancer que dc toules les tetes couronntes , aucune ne compta jamais plus dc beaux devouemens, plus de fidelite que l'empereur Napoleon , 1'histoire n'a pas encore dementi mon asser- tion. Tandis que j'ecris cetteletlre, il men tombe plusieurs autres entre les mains, elles sonl dc la meme date ct me paraissent proprcs a pi- quer la curiosite du lectcur. . Voici quelques fragments de l'une d'elles qui est sorlic dc la plume du comle de Guiche, ellc fait voir combien l'elat moral clu parti royalisle elait aft'ecle ct quclles idces de ven- geance roulaienl dans loutes ccs tetes gon- (ltt SOUVENIKS pre la narration interessante qui commence avec la journee du premier avril. Toulouse, 2 avril i8i5, Madame , La defection de Cahors rapproche de nous le danger; nous allons attaquer le 5 les deux points les plus voisins : Ilhodez et Cahors. Dans le premier , les autorites 6taient encore incertaincs ; dans le second, ellcs sont positi- vement declarees; le due de la Force y a etc arrete, et est menace d'etre conduit a Paris ; je ne sais d'autre maniere de le tirer de la que de marcher avec vigueur. Le general Yillate , qui, jusqua present se conduit bicn, reunira a Caussade environ deux mille homines, sans compter le cinquieme de chasseurs qui est bien douleux et nous inspire plus de crainte que de confiancc. llmarchera sur Cahors pour y etablir l'autorilc du roi ; si ces deux expedi- tions nous reussissent , nous pourrons pcul- HISTORJDQXJES. .">() etre tenir quelquc temps la ligne de la Dordo- gne, mais nous jouons ici line tres petite par- tie. Les grandes divisions doivent etre dans le Word, et on vient de me donner communica- tion d'une lettre qui me desespere parce que je la crois vraie ; elle est de M. de Brigode, maire de Lille, a la date du 25 mars; elle dit a pen pres : « Nos princes sont encore une fois hors de France; le roi est parti hier pour Os- tende avec le due de Duras et quelques amis fideles ; monseigneur le due d'Orleans est parti aujourd'hui avec sa sceur pour Bruxelles; on ne sait ce quest devenu monsieur le due de Berry. Monsieur erre aulour de la place avec quelques gardes nationales. Les defenses les plus expresses sont donnees de le laisser en- trer. On croit monsieur le due d'Angouleme chez vous; il n'y fera rien ou vous entrai- nera dans les plus grands malheurs. Les adieux du roi ont ete dechirans, et me lais- sent d'dternels souvenirs. Je vais donner ma demission. » 60 SOUVENIRS Que do reflexions! que de craintesl quel avenir : Le baron de Vitrolles. Revenons maintenant au pout de la Drome et a l'ordre que le general Debelle m'avait donne de del'endre cette position jusqu a la derniere extremity, le premier avril, je fis garnir la digue du pout par des tirailleurs pos- ies d'un pas et demi a un pas et demi , e'e- taient tons homines de coeur sur lesquels je pouvais compter ; je placai un peloton entre chaque quinzaine de tirailleurs. Je trouvai ainsi cette position suffisamment fortifiee j)our attendre l'ennemi de pied- ferine; je re- cus dans la soiree unbalaillon du oc^ de ligne qui prit 1'avanl-garde. J'achevai la journee en contiuuant mes pre- paratifs et eu classant les homines a mesure qu'ils arrivaient. Joules mes mesures ctaient prises lorsqile j'appris dans la Quit que Ten- lllSTORIQUES. (it nemi sc disposal t a nous atlaqucr. Jo fis partir en decouverte le bataillon du 5p/, sous les or- dres du chef de bataillon Cheri, horame plein de courage, de sagesse et de merite, et je fis prendre les arines a tout ce qui se trouvait sous mes ordres. En ce moment, il m'arriva de Valence un bataillon compose d'officiers et sous-ofticiers, dontla plus grande partie^taient legionnaires , ils avaient pris les armes pour voler a la defense du pont de la Drome; ce renfort me fut du meilleur augure. Je les placai en lignc sur le pont, ils longerent la bascule et meme le village de Livron; cette operation terminee, je partis avec ma cava- lerie pour soutenir le bataillon du 5o/. je le trouvai en retraite, soulenant le feu de l'en- nemi. Je pris promptement l'arriere-garde, et plusieurs fois pendant la retraite je fis face a l'ennemi. Je me repliai sur le pont de la Dro- me ou mes forces se trouvaient reunies et oii je comptais sur la defaite de nos adversaires. J'etais loin de prevoir lout ce qui se passa ()2 SOUVENIRS dans cette malheureuse journee , a won ar- rivee , je fus on ne peut pins surpris de tron- ver la digue degarnie, je n'avais pas le temps de faire des observations, 1'ennemi nous serrait de pres Jevoulus savoir, cependant, quiavait osese permettre dedefairecequej'avaispris tant desoina organiser; je jugeai d'uncoup-d'oeil la position perdue sans ressources. La colere me suifoquait, j'allais me battre en determine, en ee moment s'avanca vers moi monsieur Menaut, que j'avais nomme provisoirement colonel de la garde nationale , et pendant que nous sou- tenions un feu tres vif contre 1'ennemi, il me remit cet ordre qu'il apj)ortait de Valence. Valence, leoi mars 1 81 5. A Monsieur Krellly 3 capitainc commmultint \e% troupes d'avan l-garde. « Je vous previens, mon cher capitainc, que monsieur le colonel Noel, qui part de- main matin do relic place va prendre le com- uisTor.iQUEs. 65 mandemcnt des troupes stationnecs a Loriol et au pout de la Drome en inoii absence , ainsi, vous vous trouverez sous ses ordres et vous regarderez ceux que je vous ai donnes aujour- d'hui comme nop avenus. Je suis avec amitie , Le general Debelle. A la lecture de cet ordre , je demeurai con- fondu, il etait date du 5i mars et je ne le re- eevais que le 2 avril; pourquoi ce retard? pourquoi m'avoir laisse le temps d'organiser mes troupes et de deployer tous mes moyens tie resistance? pourquoi le general s'absentait- il au moment du danger et m'envoyait-il un representant pour detruire d'une parole l'ou- vrage le plus important du moment ? C'etail pour moi autant d'enigmes inexplicables et dont je n'eus pas le temps de chercher le sens, car, monsieur Noel lui-meme, colonel du 4 e regiment d'artillerie legere vint couper court a toutes reflexions en me dormant l'ordre de 64 SOUVENIRS faire une charge dc cavaleric sur trois pieces d'artillerie qui etaient en batterie et qui diri- geaient leurs coups sur le pont de la Drome. Je ne pus cependant ecarter de moi la triste pensee que je voyais pour la seconde fois le le general Debelle tenir une conduite equi- voque, j'en eus du chagrin ; mon amour-pro- pre ne fut point blesse quand il fallut me de- mettre du commandement, mais mon coeur le fut beaucoup parce que je sentais qu'on venait de commettre une faute irreparable et qui pouvait entrainer, outre la perte du moment, a de graves inconveniens ; je m'en consolai par le souvenir de mes actions passdies et je resolus d'en rajeunir l'eclat par ma conduite de brave soldat dans cette journee. Je fis mes disposi- tions a la hate pour la charge dont monsieur Noiil venait d'ordonner l'cxccution ; je placai en tete de la cavaleric que je commandais la garde nationale de Valence qui portait un uni- lorme de hussards ; \e commaudai la charge qui fut si rapide que nous arrivames en un UISTORIQl'ES. 1)5 clin-d'oeil sur les prolonges des pieces que je frappai moi-meme d'un coup do sabre; les canonniers ennemis furent teilement surpris de cette manoeuvre imprevue qu'ils n'eurent pas le temps de nous tirer liri coup de canon , mais il y avait caches derriere les maisons des pelotons d'infanterie du io e de ligne qui fi- rent sur nous un feu bien nourri et nous for- cerent par la a faire demi-tour ; les canonniers profiterent de cet echec pour se remettre a leurs pieces, j'etais encore assez pres d'eux pour entendre un de leurs chefs leur crier de toutes ses forces : Tirez a mitraille sur ces brigands la. Ici je dois rendre justice aux ge- nereux soldats qui etaient pour le moment nos adversaires, ils ne voulurent pas que la mi- traille foudroyat de vieux militaires meles a une ardente jeunesse dont ils venaient d'e- prouver la valeur ; ils obeirent pourtant aux ordres inhumains de leurs chefs et nous tire- rent deux coups de canon a mitraille qui de- vaient nous mettre en pieces s'ils n'avaient 6te derniers dans celte malheureusc affaire, cher- ehantloujoursarallierautourdemoitoutceque je pouvais trouver de soldats pour effectuer line retraite honorable ; les uns se sauverent du cote du Rhone, les autres gognerent l'e- paisseur du bo is, et tons criaient a la trahison. Au milieu de ce desastrc , il sembla. dans cette malheureuse journee, que les faits particu- liers devaient contribuer a assombrir encore 1c tableau general de cc sinislre combat. Non loin demol, un des notres etait tombe entrc les mains d'un garde national de Montpellier, ce dernier, abusant des droits de la vicloire voulut forcer son captif a crier vive le roi, mais le captif etait un homme de ctcur qui ne reconnaissait pas a son ennemi victorieux le droit de lui imposer une conviction , il re- fusa hautement et paya de sa vie ce noble refus car le garde national lui plongea son epee jusqu'a la garde au travers du corps. Je regrette de ne pas eonnaitre les noms de ccs ar le loud de son pantalon. et il se cramponna aux Ibntes de ina selle et aux crins de mon cheval; je le porlai ainsi environ deux MisToiuoui;s. 75 cents pas et je le deposai sur la gauche dans une ferine donl j 'ignore le no in. Ce fait eut beaucoup de retentissement dans Valence oil ce vieillard reconnaissant prit plaisir a le repandre lui-meme en me grati- fiant, devant les personnes qui me connais- saient, des titres les plus flatteurs. Monsieur le colonel Noel sur lequel s'etaient replies les cavaliers qui me poursuivaient, fut bientot fait prisonnier, et ses pieces tomberent avec lui au pouvoir de l'ennemi; cet evene- ment me donna le temps d'arriver plus paisi- b lenient au village de La Paillasse. La., j'a- percus mi groupe de cavaliers qui arrivaient devant moi, le general Debelle (^tait a leur tete. Venait-il pour jouir du spectacle de notre defaite et pour triomplier de sa trahison, ou pour secourir ceux qu'il avait sacrifies ? II m'a- percut et s'avanca vers moi escorte de son etat-major; il dut voir sur ma figure tout le j6 SOUVENIKS meconlentemcnl que j'eprouvais inlerieure- nient, et quand il m'eut demande ou etait l'armee, mes traits se rembrunirenl , toutc l'amertume de mon ame passa sur ma phy- sionomie, je devins presque furieux. La voici l'armee, lui repondis-je avee dou- leur , vous la voyez toute entiere, je suis resle seul, II garda Je silence, et moi, je n'elais pas as- sez paisible pour lui demander une explication severe de tout ce qui se passait aulour de moi depuis vingt-qualre heiires. Husieurs personnes trouveront peut-etre etonnant que j'aie eu rinlcntion, moi subor- donnc, de demander une explication a mon superieur. Si Ton consullebien tous lesevcne- mens de eelle journce, la pari importanle que j'avais prise a une affaire que je devais d'abord dirigetf, el si Ton se persuade bien pardefcstis uisTOiuouKs. yy lout que moi, soldat de Napoleon, je me bat- lais pour sa cause, sans arriere-pensee, sans espoir ni envie de m 'clever plus haut, me trou- vant assez fortune par les bienfaits de l'empe- reur; si Ton se persuade bien, dis-je, que la conviction seule etla reconnaissance m'avaient fait abandonner ma femme et mesenfans pour rentrer sous les drapeaux du grand homme, on ne sera pas etonne que la pensee me soit venue de demander an general des eclaircisse- mens indispensables pour son honneur. II ne m'en laissa pas le temps, il me donna ordre de suite de l'accompagner, mais je refusai ouver- tement, et alors il eflectua sa retraite sur Ro- mans, et moi, je pris la direction de Lyon* accompagne de moo adjudant-major. Ainsi finit la triste affaire du pont de la t)rome que l'histoire ne doit reconnaitre que comme une echauffouree malheureuse , mais qui aurait pris le nom de combat ; j'ai l'amour- propre de le croire, si le general Debelle m'eut ^78 SOUVENIRS laisse libre d'achever ce quo javais commeiicc, oudu moins s'il se fut presente lui-meme en pcrsonnc. Voila les faits tels qu'ils sc sont pas- ses ; j'en garantis la verite sur l'honneur, e'est au lecteur maintenant a les bien examiner et a les juger ; son opinion estlibre. CHAPITRK III. Rica ne sert de courir il faui partir i\ point. LiFONTAINt. III. Apres l'affaire du pont de la Drome, je tra- versal Valence que jetrouvaisans aucunmoyen de defense, par la faute qu'avait commise le general Debelle de se replier par la route du Dauphine, laissant ainsi celle de Lyon comple- tement ouverte au due d'Aiigoul£me. 6 82 SOUVENIRS Arrive a Saint-Ramber, an dela dc I'ls&re, j'y rencontrai un assez grand nombre de gar- des nationaux auxquels s'etaient joints line par lie des soldals et des citoyens qui avaient defendu le pont de la Drome. Ces troupes avaient ete reunies a la hate par M. Teste que l'empereur avait envoye comme eommissaire extraordinaire dans le midi, pour prevenir ou etouffer la guerre civile que la presence du prince devait y amener. .1'etais deja connu par le recit de ma con- duite au pont de la Drome, et lorsqu'apresles felicitations de la phi part de mes camarades, je fus conduit par plusieurs d'entre eux au~ pres de M. Teste, il m'accueillit avec cmpres- sement et m'exprima le desir de m'altacher a sa personnc et a sa maison ; j'acceptai avec d'aulant plus de plaisir que le j)atriolisme epro.UVe, le ( ourage el le talenl connu de ce delegue du ^ouvcrnement insj irait a la popu- iiistoiuques. 83 lation la plus grandc confiance en lui. 11 ecouta avec attention ce que je lui appris de la triste echauffouree du pont de la Drome, et manifesta l'intention de (aire mettre le ge- neral Debelle en jugement. Monsieur Teste n'avait a u tour de lui, dans ce moment critique, qu'un petit nombrede mi- litaires isoles et environ deux mille gardes na- tionaux des environs rassembles a la hale et an bruit du tocsin qu'il avait fait sonner a Vienne ; du reste, point de generaux, de chef's experimentes. 11 lui etait, a la rigueur, pos- sible de se defendre en s'appuyant sur le bon esprit des populations, mais il ne pouvait avoir la pensee de se porter en avant; il atten- dait avec impatience le () c regiment d'infan- terie legere que lempereur avait mis a sa dis- position et qui, parti de Lons-le-Saulnier sur iin ordrc telegraphiquc, avail du clre embar- 84 SOUVENIRS que sur le Rhone, a Lyon, pour rejoindre fe commissaire imperial. Mais, lorsque ces dispositions avaient ete concertees a Paris entre monsieur Teste et l'empereur, on n'avait pas prevu que le due d'Angouleme songerait a se porter sur Riom, et tandis que monsieur Teste, arrete sur les bords de l'lsere par l'occupation de la rive gauche, etait oblige de changer toutes les previsions au moyen desquelles il avait du se mettre en communication avec le general Gilly et operer sur les derrieres, il etait a craindre que le 6 me leger, embarque a Lyon ne descendit nuitamment le fleuve et ne fut conlraint a toucher sans ordre et sans direc- tion un des points occupes par l'ennemi. Heureusement, le vent de sud soufilait avec violence et de contraire qu'il cut ete s'il se fut ;tgi He marcher en avant. il etait devenu favo- ntSTORIQUES. 85 ruble au nouvcau plan d'ope>alion quil avail lallu adopter. M. Teste s'arreta sur le champ aux seules mesures praticables dans une telle situation; il fit gamir les bords du (leuve, afin que si le sixieme regiment paraissait, on lui donnat le signal d'aborder ct de se joindre aux troupes qui etaient deja retimes, et il me chargea d'u- ne depeche pressante pour le lieutenant-gene- ral Dessaix qui commandait aLyon,et auquel I'empereur, dans sa marche rapide sur Paris, n'avait laisse qu'une garnison de quatre cents hommes. (Jette depeche avait pour objet d'en- gager le general a demander, par le telegra- phe, l'envoi de prompts secours, et surtout l'arrivee d'un general qui put se mettre a la lete des operations militaires. M. Teste me chargea de rendre compte au general de tout ce dont j'avais etetemoin, etmefit partir dans sa voiturc. mon cheval etant epuise de fa- tigue. $6 SOUVENIRS Ainsi, dans la memo journee j'avais souteim un combat acharne, recu une mission de con- fiance et fait un trajet de trente-huit lieues pour la remplir. Arrive a Lyon , je remis mes depeches et y ajoutai les renseignemens verbaux dont j'etais charge, et donnai, en meme temps, l'eveil au general sur les intelligences secretes que le due d'Angouleme s'etait menagees a Lyon, et au moyen desquelles il complait sur l'enlevement d'un pare d'artillerie stationne aux Bretteaux et sur l'infidelite des transmissions telegraphi- ques. Le general me donna la reponse aux depe- ches dont j'etais charge, et j'appris de lui que le 6 mc leger, arrive la veille, etait en cflet em- barque sur le Rhone , avec l'ordre de toucher a Vienne, et de rcstcr a la disposition du com- missaire de l'empereur. Je revins de mon cot£ , et en arrivant a Sainl-llainber , je Irouvai en IHSTORIQl'ES. ' s 7 avant du village toutes les troupes reunies sous le comuiandcmcnt du lieutenant-general comte de Pire , qui etait revenu de Paris, a franc etrier, pour prendre le comuiandcuicnl des troupes et agir de concert avec le conimis- saire civil. L'arrivee decegeneralet du G me leger avaient releve la confiance, et ties le lendemain on re- solut de se porter sur Valence; mais le pont de l'lsere, detruit en 1814 par le marechal Augereau , n'avait pas ete retabli et le bac avail etc coupe par les bateliers de la rive droite, dans la vue de retarder la marche du due d'Angouleme. Le general Pire, apres avoir pousse une re- connaissance sur la grande route de Valence jusqu'aux bords de la riviere, et apres avoir engage, avec l'avant-garde du prince, qui oc- cupait l'a utre rive, une fusillade qui couta la vie a un sergent du 6"'% et ou qualre soldats 88 SOUVENIRS furent blesses, reconnut l'impossiblite de ten- ter , a la vue de Pennemi , le passage d'une ri- viere torrentueuse et profonde, et se decida a se porter le jour meme sur Romans, oii ilfal- Jut remplacer a la hate l'arche du pont que les ennemis avaient fait sauter , apres quoi on se porta sans obstacle et rapidement sur Valence. La , les autorites furent retablies au nom de l'empereur; monsieur le preTet Descorches reunit, a l'hotel de la prefecture, tous les fonc- tionnaires civils et militaires. Le general De- belle arriva lui-meme et recut , de la bouche du general Pire , une semonce tr^s vive sur la conduite equivoque qu'il avait tenue. Dans ce moment arriva une denonciation ecrite contre M. Faurc , mon inspecteur des eaux et forets : on l'accusait d'avoir des idees contraires au drapeau national qui flottait sur les murs de la ville, et de corresponds avec l'enncmi. Moi , confiant alors dans la HISTORIQUES. 89 loyaute de cet homme dont je n'avais recti que des honnetetes j usque la , je le declarai mon protege!; dans cette occasion, et je fis pour lui, j'ose le dire , tous les actes d'un bon protec- teur : je le defendis le mieux que je pus de- vant tous les generaux , et monsieur le com- missaire, lui-meme, qui me remit alors la de- nonciation que je dechirai sur le champ avec tout le plaisir que Ton a d'avoir gagne unc cause que Ton croit juste. Je ne veux pas me prononcer ici sur cet homme, lelecteurl'appreciera lui-meme quand il verra les lettres d'amitie que j'ai recues de lui, tandis que j'etais aupres de 1'empereur a Paris, etcelles qu'il m'ecrivitapres le malheur de INapoleon. On etait sur le point de partir pour Monte- limartj a lapoursuite des troupes fugitives du due d'Angouleme, lorsquc le lieutenant-gene- ral , comte Grouchy , arriva el prit le com- go SOUVENIRS mandement de larmee , grossie par la defec- tion d'une grande partie du ;4 me regiment des chasseurs a cheval et par une partie des sol- dats du dixieme. Le lendemain le quartier-general etait a Montelimart, et 1'avant-garde occupait les hau- teurs de Donzerre; on ne savait rien de l'en- nemi qui, ayant deux journees d'avance, s'6- tait retire en assez bon ordre , malgre les de- sertions et on ne savait pas s'il continuerait sa retraite vers la mer , par Marseille, oil vers le sud, par Mines ou Montpellier. Cependant je n'avais repris ma place aupres de M. Teste, etc'est a lui que je communiquais tous les renseignemens que ma connaissance des lieux et mes rapports avec les habitans me faisaient obtenir. L'eiupereur attaohaittune si haute impor- tance a la prompte repression de la guerre ci* HISTORIQUES. () I vile et a lexpulsion du due d'Angouleme. qu'apres le general Grouchy , il avail expedie un de ses aides de camp , le general Corbi- neau qui rejoignit l'armee a Montelimart. Les geueraux et M. Teste, reunis a l'hotel des Princes, delihierer-ent sur la question de sa- voir s'il n'etait pas convenable de reprendre le plan que M. Teste avait fait agree* a lempe- reur , dans l'entretien qu'il avait eu avec lui a Paris. Ce plan consistait a jeler sur la rive droite du Rhone, que l'ennemi n'avait point fait oc- cuper, un regiment avec deux pieces de cam- pagne, lequel regiment aurait cotoye le fie live jusqu'a rembouchure de l'Ardeche, aurait en- suite pass£ cette riviere sur le pont de Saint- Martin, et tournant lacitadelledu pont Saint- Esprit , serait venu se placer entre cette ville et Mimes , pour donner le signal et la main au general Gilly, et aux deux regimens quele due 92 SOUVENIRS avait laisses dans le Gard, comme suspects de ne pas etre fideles a sa cause. Ce plan avail pour avantage de couper la retraite a l'ennemi sur l'une des deux routes qui s'ouvraient a lui , de 1'inquieter sur son flanc tandis qu'il sc retirerait sur Marseille, et de le contraindre ainsi, soit a capituler, soil a s'embarquer, de maniere a ce que le territoire I'rancais en eut ete delivre presque sans coup ferir. Pendant ce mouvement , le gros de la petite armee imperiale aurait continue a pous- ser devant lui le due et son armee sur la route de Marseille , par Avignon et x\ix. Deux accidens , arrives coup sur coup, in- lerrompirent la deliberation et la rendirenl inutile : le commandant Lelellier , sans atten- dre les ordres du quartier-general, et suivi seu- leinent de quelques olliciers de cavaleric , avait pousse line reconnaissance jusqu'a la Palu, el il (tail tombe dans les avaat-postes onnamU HI3T0RIQUES. C^ qu'il somma hardiment et an nom de l'empe- reur de se rend re ; il apprit la , non sans sur- prise , que des la veille le due d'Angouleme avait conclu avec le general Gilly , qui, avec les deux regimens dont j'ai parle, s'etait porte rapidement de PSimes au pont Saint-Esprit, et avait occupe la citadelle, line convention par suite de laquelle sonarmee devait etre dissoute et lui-meme devait s'embarquer a Marseille, pour elre conduit hors de France. L'adjudant commandant Letellier , fit par- venir ces nouvelles au quartier-general ; mais deja on y avait conduit le chef de bataillon Lafontaine , aide de camp du general Gilly, porteur des depeches de ce general pour le gouvernement et d'une copie de la capitula- tion qu'il venait de conclure. Ces depeches furent ouvertes, et la discus- sion changea immediatement d'objet. C)4 ' SOUVENIRS II s'agissait desormais cle savoir si on execu- terait la capitulation , on si Ton continucrait les hostililes. M. Teste ne me dit pas comment les opinions furent partagees, ni quels furent les differents avis ouverts dans le conseil ; tout ce que je sus de lui , c'est qu'il considerait la foi publique engagee par la convention, parce que le gene- ral Gilly , prive de loute communication, soit avec le gouvernement , soit avec les generaux et les commissaires envoyes par lui , n'ayant d'ailleurs sous ses ordres que dix-sept cents homines et devant lui, une armee forte encore de dix-mille hommes qui , si on l'avait re- duite an desespoir, aurait pu lui passer sur le corps et prolonger indefmiment la guerre ci- vile dans le Midi, n'avait du prendre conseil que de la neccssite, et avait habilcment pro- lite de la demoralisation du due d'Angoulemc et de son armee. J'ai su clepuis que le couitht du general H1ST0RIQUES. 9"> Gilly et un aide de eampdu general Grouchy, M. Selves (anjourd'hui bey an service du pa- cha d'Egypte) , furent expedites a Paris avec des depeches contenant l'avis de chacun des membres du conseil. Le jour meme les gen era ux Grouchy, Pire, Corbincau et M. Teste s'cmbarqucrent (Jans un bateau sur le Rhone, et prirent terre aii pont Sainl-Esprit , ou la garnison et la population les accueillirent avec des acclamations redou- bles. J'y arrival par terre avec mes troupes et nous traversames la Palu d'oii l'armee du due d'Angoulemc, licenciee la vcille , avait dis— paru. Le due avec M. de Damas , de Guiche , ]\1. Mclchior de Polignac,etc. ,etc. etaienteux- memes a Saint-Esprit , attendant I'execution de la capilulalion. 96 SOUVENH'.S Quelle que dut etre la decision de I'eiUpe- reursur cet acte important, une modification essentielle lui avait ete proposee. Kile consis- tait a substituer le port de Cette a celui de Marseille pour l'embarquement du due et de sa suite. Tout le monde avait senti le danger de jeter un tel prisonnier an milieu d'une population aussi nombreuse et aussi ardente que celle de Marseille , et quoique la ville de Cette n'eut pas encore reconnu 1 autorite imperiale; on pensa quequelques demonstrations sufFiraienl pour la ranger au vceu national , et la reduire a l'impuissance decontrarier rembarquement. II fut convenu que M. Teste se rendrait sur le champ a Cette ou il ne voulut etre accom- pagne que par moi, et par le commandant Menaut de la garde nationale de Donzerre. Nous y arrivames; le drapeau blanc flottail HISTORIQUES. 97 -encore sur le fort, ce qui n'empecha pas le maire Ratier, aujourd'hni cointe de Lapey- rade, de venir faire aupres du commissaire sa soumission personnelle, et son zele improvise fut tel que deux jours apres il faisait lui-meme avec une euorme echarpe tricolore une ha- rangue riche en expressions de devouement et de fidelite„ Toutef'ois, notre position a Cette , pendant les huit jours qui s'ecoulerent avant l'arrivce et le depart du due d'Angouleme, ne furent pas exempts de dangers. iNous etions seuls dans une ville maritime de dix mille ames reunies par le blocus continen- tal, et qui venait de gouter les premiers avan- tages de la paix. Nous aurions pu nous considerer comme otages si M. Teste n'avait debute par parler en mailre, et si je ne I'avais seconde an dehors 7 gS SOUVENIRS par des actes de courage poUsses jusqu'a la te- merite. Le troisieme jour, une compagnie formee a Montpellier d'officiers et sous-officiers en re- forme qui avait pris le nom de compagnie sa- cree, et que le general Ambcrt, commandant la neuvieme division , avait enfin dirigee sur Cette, y arriva, et des lors tout peril cessa. Enfin le due arriva avec sa suite sous la sur- veillance du lieutenant-general Radet. Le vaisseau suedois Le Scandinave, du port de trois cents tonneaux, qui se trouvait acci- dentellement dans le port de Cette, avait ete frete aux frais et pour le compte du gouverne- ment. On l'avait pourvu de tout ce qui etait necessaire, meme pour une longue traversee. Tous les souhaits du prince avaient etc accom- plis dans le choix des provisions, et je me sou- viens meme, qua sa priere, monsieur le com- HISTORIQUES 99 missairc fit mettre a bord plusieurs sixaines de cartes a jouer. Nous quittames Cette ie jour meine de l'em- barquement, et apres avoir passe deux jours a Nimeset un jour a Avignon, M. Teste partit avec le general Gilly pour Paris ou je ne tardai pas a le rejoindre. CHAP1TRE IV. L'honneur est un vicux saint que Ton ne cli6me plus. RtfCNIliR. Le bonlieur peul conduire a la grandeur supreme, Mais pour y renoncer il faut la verlu rreme. Corneiii.e. IV. Avanl do me rendre a Paris, je his a Mon- telimarl cmbrasser ma femme et mes enfans ; je fis en meme temps, d'apres l'avis que m'a- vait donne monsieur le commissaire imperial avant son depart, un rapport tres circonstan- cie de tout ce qui s'etait passe depuis le jour oii nous avions pris les amies centre l<*s re- lO/f SOUVENIRS voltes. La verite la plus severe presida a sa re- daction ; je le fis signer par tous les chefs de chaque corps, et Tinfortune M. Cheri, chef de bataillon du trente-neuvieme y apposa aussi sa signature. Dans les circonstances actuelles il m'etait impossible d'einmener avec moi ma femme et mes enfans, et les laisser ainsi aban- donnes , je craignais que mes ennemis se- crets ne fissent retomber sur eux la haine cachee qu'ils portaient dans leur cceur contre moi. Leconseil municipal de la ville elait assem- ble , je profltai de l'occasion pour m'y rendre. Messieurs, leur dis-je, je pars pour Paris, je laisse dans cette ville mon epouse et quatre enfans, vous n'ignorez pas que cest ce que j'ai de plus cher au monde; comme je connais le caractere bizarre et le fanatisme de quel- ques pcrsonnes de ce pays , je viens les mcttre sous voire responsabilile. Jamais bieu pu dire protection, le mot cut etc moins impe- HI8TQRIQTCES. 10K ralit, mais, connaissant la profonde hypocrisic de plusieurs membres de cette assemble©, j'avais besoin d'appuyer sur ce mot. Aussi, avant de descendre , je pris soin do repeter : Vous entendez bien, je les mets sous votre responsabilite, puis en me retirant, je fixai energiquement ceux qui m'inspiraient des craintes particulieres, et mon regard fill com pris. Je partis incontinent pour Paris, et j'ens pour compagnon de voyage monsieur Menaut, qui descendit et logea avec moi chez ma sosur. On doit penser que mon plus grand desir etait de revoir 1'empereur, c'etait pour moi mi besoin que je brulais de salisfaire, mais il etait difficile d'arriver jusqu'a lui. Ce fut en vain que, pendant dix jours, je me dirigeai vers rElysee-Bourbon on il faisait sa residence, peridant dix jours, Tinexorable consigne inc 106 SOUVENIRS repoussa de tous cotes. Le onzieme , j'epiui le moment de son relour. Aussitot que je l'a- percus, rien ne put me relenir, jc eours com- me un insense, les faclionnaires veulent m'ar- reter, je ne les ecoule j)lus, la consigns est forcee et j'arrive, hors d'halcine, sous le ves- tibule de l'holel an moment on lemperem descendait de sa voiture. — Sire, un de vos plus anciens braves.... 11 sc ivlourna promptement , le son de ma voix lui rtait connu , et mon uniforiue de chasseur a cheval de la vieille garde frappa ses yeux. Toi, mon vieil ami? Ce mot fcoi ! mon vieil ami. revoilla dans mon aiiifi lout cc qu'il y avail de sensibilite ; l< < omit me hatlail avec une vitesse inaccou- tumre. je ne pouvais me lasser de le regarder, HISTOIUQUES. I«7 il avail conserve cette magie d'exterieur qui conimnnde l'amour et la veneration. — Je pensais a toi il y a quelqucs jours, et j'etais etonne de n'avoir pas encore eu ta vi- sile. — Sire, je me battais pour vous dans le inidi, et je vous apporle un rapport fidele de tout ce qui s'est passe, personne ne vous le donnera plus exact ni plus circonstanci^; j'e- tais partout. — Bon ami ! dit l'empereur lout emu en me prenant des mains le rapport, j'aurais du y songer; viens demain trouverlc general Ber- trand, ton rapport sera lu, et s'il y a de nou- veaux ordres. il te les donnera. A ces inols, lempereiir me tendit la main, je la pressaidans les deux miennes cl je mcloi- gnai toul joyeux de 1'avoir revu et d 'avoir 10S souveniks conserve ma place dans son souvenir. Le lendemain, je n'oubliai pas le mot d'or- dre, je me rendis a l'hotel, ou, a la place de monsieur le general Bertrand, je trouvai le colonel Bussi, aide-de-camp de 1'empereur. — Sa majeste a lu Voire rapport, me dit- il, et voila sa reponse, que je suis charge de vous transmettre: V enez quaint it vous plaira a t'/iotct, la porte vous en est ouvcrte, vous serez toujours tres-bien recu a l'etat-major. A mon retour, je f us etonne et charme a la ibis de trouver plusieurs personnes de ma connaissance qui etaient venues de Monteli- mart a Paris; j'appris par elles que des rae- nees secretes existaient encore dans la ville, et cette affligeante verile me fut confirmee par uuc leltre de mon epouse , qui minstruisit all long de ce qui s (Mail passe depuis mon depart. HISTORIQUES. lou Monsieur M*** pert', fabricaul d'iudiennes. connu dans Montelimart par sa devotion hy- pocrite ct ses sentimens royalistes portes a 1'exces, vint en mon absence ofFrir a mon epouse et a sa famille un asyle tranquille dans sa maison dc campagne, afiu, disait-il, quelle nesoit tounnenlee par personne elle et ses enfans. Ma femme ne fut pas dupe de la bienveillance de ce Tartu fe et de sou amilie pcrfide; elle lui repondit qu'avant mon de- part, j'avais pourvu a sa surete en la mettant sous la respousabilite de la municipalile, elle l'assura qu'elle n'avait aucune crainte. L'obligeant empresse se retira hooteux d'a- voir ete devine , et ma femme fut tres satisf'aite de ne pas s'etre livree , elle et ses enfans, en otage. Nul doule que l'intention decet homme etait de faire captive ma femme , pour s'en faire un merite aux yeux de son parti, et en cas de triomphe , troquer au besoin la liberie des enfans contre la captivite du pere. HO SOUVENIRS J'etais loin de regarder cette off're benevole conime un acte isole, je voyais au contraire tons mes ennemis politiques agissant par ce seul homme, et je pouvais bien dire, avec le poete : J'eus toujours pour suspects les dons des ennemis. Je fis de serieuses reflexions sur l'avenir, et a tout evenement , je resolus d'ecrire et j'e- crivis en effet a Montelimart, pour obtenir, du corps municipal , un certificat qui constatat ma maniere d'agir depuis le commencement des affaires du Midi, En politique it n'y a pas de petites precau- tions. La pensee que j'eus en ce moment se trouva fort bonne, puisqueje recus de la mu- nicipality l'attestation que je demandais , et que , par cet acte authentique , ma conduite fut declaree intacte... Plus lard, ce certificat HISTORIQUKS. 1 1 | m'a ete de la plus grande ulilitedansle proces du general Debelle. Je suis fache d'avoir a placer en cet end rait une page desagi eable , mais il est si penible d'etre trompe par des personnes en qui on met sa confiance, que je ne puis m'empecher de soulager nion cceur. Dans le fort des affaires du pout de la Drome., j'avais nomme provisoirementM. Me- naut, colonel de la garde nationale ; quand tout futtermineet pendant que j'etaisoccupea redi- ger mon rapport a Montelimart, il fit, a mon insu, des demarches multipliees aupresdes au- torites decette ville , et ilalla a Valence sblliciter la faveur du prefet, a qui il so fit connaitre a ma place, c'est-a-dire , comme ayant conduit entierement 1'alTaire du pont de la Drome; il fit de to us cotes une levee de certificats et lettres de recommandation dont il se servit a merveille a notre arrivee A Paris, aupres de 1 12 SOUVENIRS M. Carnot , ministry de l'interieur ; aussi , de simple colonel de ma fa con il devint, par uu brevet, colonel de gardes nationales mobiles, avec des indemnities considerables ; ce qu'il y cut d'etonnant, c'est que, dcmeurant avec lui, puisquil etaitcomme moi l'hote de ma soeur , je n'eus aucune connaissance de ses demar- ches , ma confiance fut entitlement trompee par cet hommc, jene sollicitais pas, moi, mais je lui faisais part du contentement que j'e- prouvais quand j'avaisvu l'empereur; cliaque temoignage de bienveillance que j'en recevais, il le partageait a mon retour au logis, et il est peu satisfaisant pour sa delicatesse , d'avoir abuse de ma bonhommie et d'avoir usurpe , pour son compte personnel , sinon mon nom, du moins mes actions honorables qui en fu- rent toujours le plus bel apanage. Le general Debelle avait retrouve les bonnes graces de rcmpcreur, M. Menaut s'insinua aupres de lui , il ne le quitta plus , il esperait peut-etre trouver ainsi a la derobrc une porle ouverte. HISTORIQUES. I 1 7) par ou il put sc glisser incognito jusqu'a l'em- pereur. Qiiant a moi , je le voyais souvent aux revues qu'il passait au jardin des Tuileries, mais je le voyais commelesautres spectateurs. Un jour, je me trouvai sur son passage, et com me j'allais me retirer, il me dit avec bonte r lleste aupres de moi , tu n'es pas de trop. Cette parole bienveillanle m'enhardit, et chaque jour j'etais aupres de lui a voirdefiler les colonnes qui partaient pour le Nord. Bientot les deputations de tous les departe- mens arriverent en foule aupres de l'empereur, pour lui adresser les felicitations d'usage. Les deux departemens de la Drome et de l'lsere se presenterent a leur tour, Napoleon ordonna de disposer, pour les recevoir, la salle du Lou- vre, ou brillent aujourd'hui les chefs-d'oeuvre de peinture de nos artistes francais. Comme on doit bien le penser, je me trouvai a la tete de cette deputation. 8 Il4 SOUVENIRS — Eli bien ! messieurs, leur dit lempercm*. etes-vous content de la resolution de ce lu- ron la? — Oui, sire, il a rendu un immense service au pays et a votre Majeste , bien des gens plus haut grades que lui, auraient du fairece qu'il a fait, mais les consequences — Les consequences n'effraient jamais que les laches ou les tiedes, et jen'aibesoin ni des uns, ni des autres ; je me repose sur le devouement et l'amitie, n'est-ce pas, mon vieux camarade ? Ah! c'est un de mes plus anciens eleves. Va, mon brave, ajouta-t-il en elevant la voix et en me saisissant par un favori : je te ferai monter les echelons. II continuade parler avec amenite a chacun des membres de la deputation , et lorsqu'on fut sur le point de se retirer, il vint a moi et me dit : Va trouver le prince d'Eckmiihl, mon ill STO PIQUES. I I 5 ministre de la guerre , il te donnera une com- mission pour prendre le commandement d'un corps franc dans ton deparlement. La bienveillance que l'empereur me temoi- gna devant la deputation ne tarda pas a se repandre parmi toutes mes connaissances , je fus immediatement obsede de demandes, de lettres, de petitions que Ton me chargeait de presenter a Sa Majeste , une foule d'officiers superieurs s'adresserent a moi pour inter- ceder aupres de l'empereur; j'aurais desire voir dans tous ces solliciteurs autant d'em- pressement a defendre sa cause qu'ils en avaient a briguer ses faveurs. Oh ! j'ai dii tourner la tete de degout, quand, plus tard, j'ai retrouve une grande parlie de tous ces mendians parasites dans les rangs ennemis de l'empereur. Je leur sais gre d'avoir, en toute occasion, evite mes regards, ils m'ont epargne la peine de rougir devant une apostasie aussi monstrueuse ; j'avais ete temoin de leurs pro- Il6 SOUVENIRS messes mensongeres de fidelite, de leurs ser- mens hypocrites a l'homme qui les tirait de la poussiere, je devais etre aussi temoin de leur lache abandon. A eux l'execration de tous les honnetes gens ! Parmi ceux qui sollicitaient, se trouvait monsieur Faure, mon inspecteur des eaux-et- forets. Voici une lettre qu'il m'ecrivait de Va- lence a la date du 1 8 mai 1 8 1 5. Monsieur , Grasset ma communique la lettre que vous lui avez ecrite le 8 mai, et j'y ai vu avec plaisir que vous aviez obtenu votre avance- ment et que vous vous occupiez de celui de Grasset, vous avez du recevoir sa reponse et deux lettres. Aujourd'hui, je recois celle que vous m'e- crivez, je vous remercie de cc que vous avez HISTORIQUES. 1 17 fait pour moi aupres de Son Allesse lc grand chancelier. ,1'ai aussi vuici, hier, monsieur Quiot, qui in 'a dit tenir de vous que j'avais tite" dcnonce a Paris, que vous aviez pris la parole pour moi et que la denonciation avait ete dechiree; je vous remercie de cette attention, mais je suis convaincu que mon denonciateur en a impose, d'apres ce que m'a rapporte Quiot ; je ne suis pas alle a Montelimart depuis que nous en sommes revenus ensemble. Le jour de notre depart, vous devez vous rappeler, qu'au moment du diner, on cria dans Montelimart que l'armee royale 6tait au petit Pelican. Ce jour la, je dinais seul avec mon beau-frere, sa femme et ses enfants, ct si j'eusse tenu quel- ques propos contre l'empereur et le gouver- neinent, bien sur ils ne l'auraient pas repete, et je suis assure que jamais je n'en ai tenu. Ce meme jour, je ne pus en tenir au cafe, puisque je n'y mis pas les pieds et que je partis sans^ 1 I ft SOUVENIRS avoir acheve tie diner ; la veille , j'arrivai a dix heures du soir, je n'allai done pas au cafe, il etait tard. Mais, dans cette ville, se trouvent encore quelques assassins de mon frere ; son sang, qu'ilsont verse, n'a pasassez assouvi leur rage, ils cherchent a m'attaqner en me denon- cant secretement. Ils sont si laches que, lorsqne je suis dans Montelimart, ils n'osent me regarder en face , ils fuient ma presence qui les fatigue parce qu'ils craignent que je ne voie sur leurs vetemens ou sur leurs figures les traces de son sang, je les meprise trop pour les attaquer, mais qu'ils tremblent s'ils me menacent Enfin, j'espere vous voir ici incessamment, nous parlerons de cette denonciation. En at- tendant, rccevez mes sinceres remercimens, vous me connaissez assez pour elre persuade que e'est le cceur qui pade chez moi ct croyez moi. Voire ami, Facre. HISTORIQUES. 1 1 9 A cette lettre etait jointe la petite note con- fidentielle qui suit : A monsieur Kretity, garde general. Laurent-Jean-Baptiste Faure , inspecteur ties forets du departement de la Droine, fut nornme chevalier de la legion d'honneur le 1 6 octobre i8i/f> pour ses services forest iers , et avoir contribue a la repression du brigan- dage dans le midi par les ordres qu'il avait donnes. II desirerait que sa nomination fut con- firmee ; quant a sa conduite administrative , il laisse a la loyaute de monsieur Krettly le soin d'en rendre compte , il a ete nomme ins- pecteur par decret du 6 avril 1 806. Quelques jours apres cette lettre, l'empe- reur me fit demander , il me donna des depe- ches pour porter au corps d'armee qui devait marcher sur Charleroi. 11 faut de l'agilite, me dit-il, conintc au jour d'Eylau. Je rie pus I2»» SOUVENIRS m empecher de dire en me retirant : quelle etonnante rnemoire ! Mon message fut promp- tement execute, a mon retour, c'est a dire le 29 mai, je reeus du ministre de la guerre une lettre par laquelle il m'engageait a me rendre aupres du general commandant la division militaire de Grenoble, il lui avait donne l'ordre de me delsvrer une commission de chef corps-franc dans le departement de la Drome; on connaissait toute Tinfluence que j'avais sur les csprits, on savait la considera- tion dont je jouissais en raison des faits recens qui venaient de s'y passer. L'enthousiasme, dans ces contrees, elait loin de s'eteindre, tout faisait supposer a monseigneur le prince d'Eckmulh qu'a ma voix, un grand noinbre d'individus serangeraient sous la banniere na- tionale. Le 5r , pendant (|ue je faisais mes prej>ara- tils de depart, je fus 011 ne petit plus etoniu: H1STORIQULS. 121 do recevoir de M. de Montalivct , ministre dc l'interieur, le billet suivant : M. Krettly, rue des Fosses-Montmartre, i4- « Yous etes prie , monsieur , par M. et ma- dame de Montalivet , de leur fairel'honneur de venir diner chez eux , lundi prochain , 5 juin , a 5 hcures et demie.» Response s'il vous plait. Paris, le 3i mai 181 5. Comment , monsieur le ministre de l'inte- rieur , que je n'avais jamais eu Thonneur de voir dans l'intimite , pouvait-il me connaitre et surtout m'envoyer une invitation a diner , qui suppose toujours une liaison directe, ou tout au moins indirecte ? Je me creusai la tete pendant les instans qui s'ecoulerent entre l'in- vitation et le diner que j'avais accept^, on le pense bien , comme une faveur particuliere ; M. de Montalivet, lui-meme, prit, a mon ar- rivec, le soin d'eclaireir mcs doutes, avec une 122 SOUVENIRS amabilite enticement flatteuse pour moi. La deputation de la Drome , me dit-il , dont je connais particulierement plusieurs membres que j'estime, m'a fait de votre con- duite un recit merveilleux, l'empereur , lui- meme, sur ma provocation, m'a parle de vous en des termes pleins d'interet, et ma foi, j'ai voulu jouir une fois du plaisir de vous voir , de vous posseder a ma table , voila pourquoi vous reciites mon invitation, je vous sais bon gre de l'avoir acceptee. Le diner fut des plusagreables; M. de Mon- talivet aimait les amis de l'empereur, il etait lui-meme un de ses plus intimes , aussi me fe- licita-t-il bien franchement de mon devoue- ment au grand homme. Cependant des bruits sinistres et de nature a donuer des in([uieludcs, cireulaient de toules l».u Is, )<■ tie crus pas devoir ap}>orler du retard IlISTOKIQLES. 120 a l'organisation du corps franc que je devais former, d'apres l'avis que j'en avais recu de monsieur le ministrc de la guerre , je resolus de partir prochainement, mais je voulus sa- luer encore une fois rempereur avant d'entre- prendre ce voyage; je le trouvai preoccupe, et moi-meme j'avais le coeur serre , il me sem- blait que je le voyais pour la derniere fois. 11 est des pressentimens qui ne trompent pas , l'empereur en avait aussi ; il ne men fit pas confidence, mais je le devinai par chacune de ses paroles, qui n'avaient plus cetle assurance d'autrefois. — S'il arrivait encore des jours de revers, me dit-il, et que je n'eusse pas le temps de recompenser , comme je le voudrais, tes services; je mesouviens qu'en Egyptetu fis un prisonnier de distinction : c'etait un pacha, je crois. J etais dans l'etonnement le plus grand. — Napoleon sansparaitre s'apercevoir dece qui se passait en moi , continua ainsi : — Si ma memoire est fidele, je te laissai son eloile pour n'en conserver que le croissant; en es-tu ton- 12.'| SOUVENIRS jours possesseur? — Je ne repondis pas, mais je deboutonnai promptement mon habit... « Ah! bien , c'est cela. Si les choses chan- geaient pour moi, il te suffira de la montrer a mon fils, quand il sera grand il executera mes volontes. n Ces dernier s mots : Si les choses changeaient pour moi, etaient comme prophetiques et m'effrayaient dans sa bouche , je restai de- vant lui dans un elonnement stupide , sans pouvoir proferer une parole ; quelques larmes vinrent briller a ma paupiere, larmes que je cachai comme s'il m'eul ete defendu d'eprou- ver du soulagement. . . J'etouffais Sire, lui dis-je, ne parlez pas ainsi, vos pa- roles me font du mal. — Mon pauvre ami , tu les interpretes do travers , elles sont sans but dans ce moment, c'est une simple prevoyance pour toi. IIIST01UQUGS. I2D — Merci, sire, mille fois merci. — Surtout, garde pour toi tout ce que tu viens d'entendre , tu vas partir bientot pour ton departement , j'y ai encore besoin de tes services. — A ces mots , il m'ouvrit ses deux bras, je m'y elancai. Ce fut le dernier baiser que je recus de lui Quelques jours apres il prenait la route de la Belgique , et raoi je parcourais celle du Midi. La sinistre journee de Waterloo venait de sonner , l'armee francaise , au milieu de ses traitres , grandissait par leur defection , ct les derniers cris mourans jetaient a la posterite des paroles qui ne devaient point mourir. Je m'etais arrete a Lyon plusieurs jours, j'y 126 SOUVENIUS appris la triste nouvelle de nos malheurs. Des bruits alarmans circulaient de tous cotes, je jugeai a propos de me rendre a Montelimart, afin d'organiser promptement une petite ar- mee qui put marcher au premier signal de 1'empereur, mais j'appris alors qu'il etait ren- tre a Paris le 21 juin, que le 22 il avait abdi- que et qu'il venait de partir sans qu'on sut de quel cote il dirigeait ses pas; nous crumes tous qu'il allait se jeter dans les bras de ses soldats, dont il connaissait la bravoure et la fidelite, nous esperions qu'il passerait la Loire. Dans cette persuasion je partis pour Valence; je recus a mon arrivee , de monsieur le prefet, la lettre suivante , qui me confirma dans l'idee que 1'empereur allait se rendre dans le Midi. Valence, le 8 juillet 181 5. Le prefet du departement de la Drome. A Monsieur Krellly , garde general forestier de I 'arrona Ussement de Montelimart. HISTOKIOUES. I27 « Je recois a l'instant de monsieur le gene- ral La Salcette, commandant la 7 n,e division militaire , votrc commission que vous atten- dez avec impatience; je m'empresse de vous l'adresser ci-jointe , et de vous fairc part des applaudissemeus de monsieur le general a vo- tre zele. Je compte beaucoup sur vos soins a organiser, le plus promptemeut possible , le corps franc que vous etes autorise a lever ; je vais en faire inserer un avis dans le journal. « Vous pourrez corresponds avec moi pour tout ce dont vous aurez besoin , et je m'em- presserai de satisfaire , autant que possible , a toutes vos demandes. « Par une circulaire du 6 mai dernier, j'ai fait connaitre a messieurs les sous-prefets que rintention du ministre est qu'il remplissent , dans leur arrondissement , l'emploi de sous- inspecteur aux revues des corps francs, qu'ils doivent surveiller les progres de leur accrois- 1 2§ SOUVENIUS scment en hommes, et m'en faire des rapports. C'est a ces fonctionnaires que vous aurez a vous adresser pour avoir des armes ; d'apres line autre circulaire du i er juin , ils ont du rassembler , a leurs sous-prefectures , des fu- sils, des sabres de cavalerie et des pistolets. » J'ai l'honneur de vous saluer avec consideration , Desgouttes. Pendant que je faisais a la hate des prepa- ratifs militaires , les Piemontais et les Autri- chiens s'avancaient dans le departement de l'lsere ; toutes les operations se paralysaient sur tous les points de la France. J'ignorais en- core ou etait l'empereur, et je ne savais a quel parti m'arreter ; je resolus d'attendre toujours sur le qui vive, comment se terminerait la grandc lutte entre toutes les nations de l'Eu- rope et un homme; j'aurais voulu de nou- veaux ordres, mais tout etait sileneieux. 1IIST0IUQUES. 1 29 Bientot , le parti cache derriere le rideau commenca a soulever lc voile hypocrite qui lui servait d'abri ; il se montra orgueilleuse- ment et fit des menaces a tons ceux qui avaient defendu les couleurs nationales ; le danger etait passe pour eux, je le vis bien a leur ef- fronterie. Dans ces deplorables instans, plusieurs aban- donnerent lachement la cause qu'ils avaient servie, d'autres voulurent des croix , des pen- sions, des benefices, c'est toujours ainsi qu'il en arrive au changement des gouvernemens ; enfiu , quelques peureux tremblerent pour leurs places... Lepee du grand homme se reposait dans son fourreau , et tous les braves pleuraient sur les lauriers que cette epee , au- trefois invincible , avait fait tomber sur leur passage. Parmi ceux qui craignaient de perdre leur emploi, je crois devoir placer au premier rang 9 l30 SOUVENIRS M. Faure, mon inspecleur des eaux el iorels ; j etais loin de pre>oir la conduite qu'il tint a mon egard dans cette occasion : je recus de lui, a la date du 10 juillet, une letlrc de ser- vice, par laquelle il m'ordonnait de faire une tournee foresliere dans environ cinquante communes el treillages; il eut soin de com- prendre dans le nombre de ces endroits, ceux ou se trouvaient encore les satellites de Tres- taillonetles assassins du marechal Bruno. Que le lecteur juge de l'homme et de la position qu'il voulait me faire ! u Depuis quatre mois, me dil-il dans cette lettre, les brigades de voire cantonnement n'ont pas ete visitees par vous, les brigadiers ne vous ont point vu dans leurs brigades, les gardes dans leurs treillages , etc. » Le singulier reproche ! On pent bien pcnser que les fonclions de ma place avaient ete ne- gligees depuis qualre mois , quand on m'a H1ST0RIQUES. l3l suivi dans tons les evenernens qui se sont pas- ses , personne n'ignorait ce fait , mais mon inspecteur aurait sans doule voulu l'ignorer, ou du moins le paraitre , la chose elait fort difficile, puis que tout recemment encore il venait de m'ecrire une lettre que Ton a lue a la page 1 16 , et dans laquelle il me remerciait de toutes les demarches que j'avais faites pour lui, m'engageait a en faire de nouvelles , pour faire conflrmer sa nomination de membre de la legion d'honneur, et finissait parse decla- rer mon ami. Pourquoi done, monsieur Fa lire, si vous etiez mon ami , me commenciez vous cette lettre sur un ton si incouvenant, et pourquoi surtout, pour premiere preuve de votre af- fection , m'ordonniez vous d'aller me jeter au milieu de mes ennemis ? Allez, l'egoisme vous aveuglait, et a partir de ce jour, vous n'eules plus que mon mepris. 132 SOUVENIRS Je refusai hautemcnt de parcourir Fitiiie— raire qu'il m'avait trace pour plusieurs rai- sons, la premiere, c'est que ma volonte n'y etaitpas; la seconde, c'est que je n'avais pas recu d'ordre de dissoudre ma troupe et que j'etais toujours place en sentinelle d'hon- neur. Je fus vertement bl&me de ma desobeissance aux ordres superieurs par mon sous-inspec- teur a la jambe de bois, que j'ai deja fait con- naitre dans le premier volume de cet ouvrage, sous un rapport peu favorable, je vais achever ici son portrait. Je m'attendais aux reproches qu'il m'a- dressa ce jour-la, car je savais qu'il ne laisse- rait pas passer line occasion si belle de lour- mentcr un serviteur inlegre de son bienfai- teur ; je fus d'autant plus indocile a sa lecon que je le nn'prisais souverainement a cause de son ingratitude. H1ST0RIQUES. 1 "S5 j'avais appris, depuis quelqucs jours, que co vil aposlat oubliant tout sentiment d'hon- nenr, s'amusait a tirer a la cible dans les jar- dins d'un ingenieur de la ville, ct que le but oii il visait etail le busle de Napoleon ; ce fait me paraissait incroyable, et ne voulant pas me baser sur les on dit, je me rendis sur les lieux ou j'acquis bieutot la triste certitude qu'on ne m'avait dit que la verite. Je l'ai vu de mes yeux, mon sang bouillonnait dans mes veines, mes cheveux se dressercnt d'indigna- lion; la vieille epee que j'avais recue des mains de l'empereur, n'etait pas encore rouil- lee; je brulais de venger cet affront fait a l'i- mage d'un homme que le malheur seul devait faire respecter. Je m'avancai vers lui, et ce flit a mon tour de lui adresser de sanglants reproclies sur son infame conduite; et, je l'a- voue, je le gratifiai des litres les plus humi- lians ; une provocation eut lieu et un duel dul sen suivre. Ce fut la premiere fois de ina vi< que je fus l'agresseur dans une affaire ; mais l.V( SOUVENIRS je defie les homines senses, a quelque opinion qn'ils appartiennent , de m'adresser un re- proche serieux snr cette action. J'ai 65 ans anjonrd'hui, et la pensee de celte ignominie m'inspire encore du degoiit pour son auteur. Je me rendis promptement , aecompagne de mes deux lemoins, an lieu indique pour le combat singulier ; il y avait plusieurs mi- nutes que j'etais-la, lorsque je le vis arriver avec un seul temoin. J'augurai mal de l'ab- sence de son second temoin ; mais un seul suflisait a la rigueur et je m'en consolai. Je mesurai vingt-cinq pas , distance convenue entre nous; son temoin etait devant lui; et lui-meme bourrait lentement son pistolet , at- tendant sans doute avec impatience l'arrivee de la seconde personne qui lui manquait. Ou done <'lait alle ce temoin dont nous desirions tons deux la presence? Je le devinai aisement a l'apparution de quelques gendarmes dont le brigadier s'avanca droit a nous, et nous inli- lUSTOniQlES. 1.V") ma 1'ordre do nous retircr. Les voeux dc mon adversaire furcnt accomplis... Quant amoi, je me retirai intimement convaincu que l'ingrat <[iii avail ose renier son bienfaiteur ajoutait a eette ignominie la laehcte la plus impardon- nable. Je ne pretends pas faire ici l'apologie du duel, taut sen faut, mais, tout en deplorant les suites de ce funestc prejuge, je suis force de convenir qu'il est des circonslanccs telle- inent imperieuses dans la vie d'un homme dc caur, que le duel devient un devoir d'hon- neur. Quant an lache qui fait des actions honteuses, il devrait sen abstenir puisqu'il n'a pas le courage d'en soutenir les conse- quences. Pen de jours apres, je recus de l'inspecteur des eaux et forets, qui avait ete instruit pro- bnblement de ce qui s'etait passe, la lettre suivante dans la quelle il m'envoyait une co- pie de celle que monsieur le maire dc Valence lui adressait a mon sujel. 1 56 SOUVENIRS Valence, le 22 juillet i8i5. L'inspecteur des forels du departement de la Drome, membre de la legion d'honneur. A monsieur Krettly, garde-general. « La voix publique , monsieur , vous ac- cuse et la police vous denonce comme cher- chant, dans celte ville , a enroler des militai- res 011 a engager des gardes nationaux a prendre du service sous vosordres pour former unecom- pagnie de partisans. Les ordres que vous avez re- cus du ministre de laguerre pendant 1'interregne de Napoleon , sc trouvent surannes par le re- tablissement sur le trone du legitime souve- rain des Francais, et cet heurcux evenemcnt rend 1'autorisalion que vous avez, je le repete, nulle et sans force ; en consequence , pour faire laire tous les bruits, pour detourner les regards de la police de celte ville sur vous , il faut que demain, 23 courant, vous soyez 11IST0IUQUES. IO7 rendu a votre residence et que monsieur le sous-iuspecteur men justifie par ecrit. « Rappelez-vous, en arrivant a Monteli- mart, de ne point chercher a donner suite a la formation de cette compagnie de partisans, qui , dans ce moment-ei, serait reputee par la justice sous toutes autres denominations; j'aime a croire que vous suivrez le conseil que je vous donne et que vous executerez, sans h^siter, votre retour a Montelimart. « Vous avez ci-derriere , copie de la letlre de monsieur le maire de Valence. » Je vous sal ue, Faure. Valence , le 22 j uillet 1 8 1 5. Le mairc de Valence a Monsieur I'irispectetir ties forets du departement. Monsieur. 11 m est parvenu que M. Krellly, garde ge- I 58 SOU YEN IKS literal de votre administration, residant a Mont£- limart , est dans cette ville , el qu'on lui suppose le but d'executer une levee d'hommes armes pour la cause d'un gouvernement qui n'existe plus ; j'ai peine acroire qu'un bon eitoyen qui a donne autrefois des preuves de son zele pour la defense de la patrie, puisse, a present, chercher a la troubler en agissant pour une cause per- due ; il n'y a que des seditieux qui puissent conserver l'intention de resister au mouvement que donne le gouvernement actuel , qui doit etre le point de ralliement de tons les bons Francais , ct je me refuse a croire que mon- sieur Krcttly soit capable de rien entrepren- dre de deshonorant ; cependant , comme sa presence ici donne des inquietudes, je dois vous donner avis que sa residence, plus long- temps prolongee , pourrait cnlratner des in— conveniens graves, et je vous prie de lui si- gnilier de suite l'ordre de reprendre ses fonc- tions dans l'administration forestiere et sa rc- sidence a Mont^limaft. UISTOIUQUES. 1 39 « Celte inesure qui saceorde avec la tran- quillite de cetle ville , no blessc aucune con- venance el sans doutc sera approuvec par M. Krettly lui-meme. « J'espere que vous mettrez a son execu- tion le zele clont vous etes susceptible, ct qu'on nc pourra trouver dans son retard un motif a nous accuser de manquer de precautions en fait de police. » J'ai fhonneur, etc., Signe : Blezac, maire. Pour copie conforme, L'inspecteur des forets du departement. Faure. (Merles, je savais bicn que je nc pouvais rien entreprendre. Les ennemis de la nation qu'on osait appeler les allies, avaient fait leur fen- tree dans Paris depuis plus dequinze jours; ©I 1 4<> SOUVENIRS L'armee piemontaise avail pris position pres du pont de l'lsere, et se repandait dans les environs : inais je le repete, j'etais place en sen- tinelle d'honneur et je voulais rester a mon poste jusqu'a ce qu'nn ordre superieur vint me de- mettre du commandement legitime dont j'e- tais revetu, ou plutot jusqu'a ce que j'eusse la conviction intime que la cause de l'empereur etait perdue et qu'iln'etait plus an milieu de ses en fans. Ilelas ! je l'appris trop tot; que ma douleur fut poignante !. . . que mes regrets furent amers quand je sus que, trahi indignement par une nation a la loyaute de laqvjelle il avait confie sa deplorable existence, il voguait vers cette ro- che abandonnee , l'effroi de la nature , ou la vie de cet homme, plus grand encore que son inalhcur, devail se terminer si miserablcmenl an milieu des angoisses les phis cruelles Je nenlrcprendrai pas de drpeindrc ici toil- tos les tortures morales (fu'enduia ^apolron UISTORIQUES. 1 | t depuis le moment ou il mit le pied sur lc Bel- lerophon , jusqu'au jour ou lc Northumberland le recut a son bord, pour le transporter sur la terre qui devait lui servir de tombeau. « L'i- dee seule de Sainte-Helene , dit-il lui-meme, me fait horreur ! etrerelegue pour toute la vie dans une ile entre les tropiques, a une dis- tance immense du continent , prive de toute communication avec le monde et de tout ce qu'il renferme de cher a mon cceur! c'est pis que la cage de Tamerlan ! Autant aurait valu signer tout de suite mon arret de mort. » Aussi reclama-t-il contre cette trahison , et fit-il entendre a bord du Bellerophon , a la mer, cette energique protestation qui restera comme un monument historique de la mauvaise foi de ses ennemis : « Je pro teste solennellement ici, a la face du ciel et des hommes , contre la violence qui in 'est faite, contre la violation de mes droits \!\'2 SOLVEMHS les plus sacres , en disposant par la force de ma personne et de ma liberie. Je suis venu libre- ment a bord du Belleropkon; je ne suis pas prisonnier, je suis l'hote de l'Angleterre. J'y suis venu a 1'insligation raeme du capitaine qui a dit avoir des ordres du gouvernement de me recevoir et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m'etait agreable ; je me suis presente de bonne foi pour venir me met- tre sous la protection des lois d'Angleterre. Aussitot assis a bord du Belleropkon , je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le gou- vernement, endonnant des ordres an capitaine du Belleropkon de me recevoir ainsi que ma suite, n'a voulu que me tendre une embu- che , il a forfeit a l'honneur et fletri son pa- vilion. Si cet acte se consommait , ce serait envain que les Anglais voudraient parler de- sormais de leur loyaute, de leurs lois et deleur liberte. La foi britannique se trouvera perdue dans l'hospitalite du Belleropkon. Jen appelle a l'hisloite : elle (lira qu'un ennemi qui fit IIISTORIQUES. l/{ ) vingt ans la guerre au peuplc Anglais, vint li- brement, dans son infortune, chercher un asile sous scs lois. Quelle preuve plus ecla- tante pouvait-il iui donner de son estime ct de sa confiance ? Mais comment repond it- on en Angleterre a line telle magnanimite? on fei- gnit de tendre une main hospilaliere a cet en- nemi, et quand il se fut livre de bonne foi, on l'immola ! » NAPOLEON. Tout le monde sait la conspiration hardie qui se forma subitement par la poignee de monde que Napoleon avait a sa suite : On de- vait s'emparer des armes qui tapissaienl la grande salle du vaisseau et se rendre maitre de l'equipage; en cas de revers on metlait le feu aux poudres , et tout etail (ini. Napoleon avait souri a cette premiere idee, que sa re- flexion sage devait paralyser bientot. « Les Anglais, dit-il a ses braves defenseurs , feront un hourra sur moi; ils m'rnleveront malgre l44 SOUVENIBS vous et malgre moi , et j'aurai la douleur de vous voir tous perir sans pouvoir vous defen- dre; loin de moi cet aftVeux spectacle, il me poursuivrait jusqu'a mon dernier soupir. » Quelques jours apres il adressait, du milieu de la mer, ces paroles a la France : « Adieu, adieu, terre des braves! adieu, chere France! quelques traitres de moins ,et tu serais encore la grande nation et la maitresse du monde. » Adieu, sire, moi, votre ami, pendant que votre vaisseau cingle vers Sainte-Helene, jesuis encore debout sur ma pique... je reste le der- nier de vos soldats sous les armes pour vous. . . voila mon plus beau titre a la gloire, et je le revendiquerai toujours avec orgueil Adieu, sire, je ne puis plus rien pour votre service; nos ennemis communs ont foule pour la sc- conde fois deleurs pieds impurs le sol sacre de notre France cherie; le beau sabre que vous me donnates sur la colline de Nazareth va se IlISTORIQUES. l/|5 reposer clans sou fourreau Adieu, sire; je vais voilcr d'un crepe f'unebre mes armcs bien aimees... Dans pen, j'irai fouler aussi la terre d'exil, car je vous suis fidcle. . Adieu ! 10 CHAP1TRE V. Comme ils n'ont plus de sceptre its n'ont plus de flalteurs. . Et tombent avec eux d'une chute commune Tous ceux que leur fortune Faisait leurs serviteurs. Malhrbbe. V. L'empereuretait parti, il ne pouvait entrer dans ma pensee, coinme on paraissait le sup- poser, de continuer des operations militaires, c'eut ete une guerre civile, une guerre d'ex- terniination que je ne pouvais raisonnable- nient pas soutenir, et d'aillcurs, les scnlimcns i5o souvKNins d'bouneur et le patriotisme, qui n'ont jamais cesse de me guider, me defendaient de poiis- ser plus loin un zele qui fut devenu intern - pestif et deraisonnable. J'avais fait pour I'em- pereur tout ce que je pouvais faire, il ne me restait plus qu'a former des vreux pour lui. Je congediai tout ce que j'avais d'hommes arines a ma disposition, puis, jetant un regard au- tour de moi, je ne vis qu'isolement. Je me rendis en toutehate a Montclimart afin de pou voir sail ver ma famille, car je voyaisbril- ler dans les yeux des homines qui me pour- suivaient la haine et la vengeance, line surveil- lance active m'accompagnait partout oii je portais mes pas; je ne voyais plus de surete pour moi nulle part, el le 28 juillet, je resolus de quitter Montelimart a la faveur de la nuit. Mes enfans dormaicnt d'un profond sommeil, je les enlevai subi lenient et je les deposai dans ma voilure ; jy fis monler a cole d'eux leur mere tremblanle ainsi que la domeslique dont IIISTORIQLES. l5l jo craignais line indiscretion involonlaire, ct je partis an grand galop snr la route de Valence. Au moment de mon depart, je n'avais eu que le temps de rassembler mes papiers que j'avais lies ensemble, et que j'avais confies a la garde de mon epouse; mais celle-ci, dans sa precipitation inquiete les avait oublies. J'e- lais deja a une certaine distance de la ville lorsque la pensee me vint de les demander, ils etaienl absents. Je revins snr mes pas avec Vi- tesse, bien resolu a me defendre contre ceux qui chercheraient a m'interdire l'entree de ma maison ; je gagnai les derrieres et j'entrai sans obstacle par une petite porle. Quel specta- cle terrible s'offrit a ma vue! mes papiers etaient en feu... J'avais la rage dans le cceur. Je sautai jusqu'a la clieminec et les cnlevai en eteignant promptement la damme qui, heurensement |H)iir moi, n'avait fait que les enlamer sur les cotes, et je courus a toutes jambes rejoindre ma famille que j'avais laissec sur h grande route . 1 >2 SOUVENIRS Unc grande parlie des pieces que Ion a lues sont endommagees par le feu, niais lecriture est restee intacte; une on deux seulement ofFrent quelques mots illisiblcs niais faciles a deviner par 1c sens. Arrive a Valence, j'appris que les piemon- tais s'emparaient des chevaux des voyageurs ; pour leur cviter la peine de me demander gra- tuitcment les miens, jc les vendis, et de l'ar- gent que j'en rctirai, j'achetai d'abord des vetemens de premiere necessite a mes pau- vrcs en fans que j'avais enleves nus de leur lit. J'avais eu soin de me faire delivrer un pas- seport pour Paris en ma qualite de garde ge- neral des caux et forels ; jc partis done de Va- lence, lc 5o juillet [)our la ville de Lyon. Apres avoir franchi le pout de l'lserc, le pre- mier posle de piemontais qui se trouva sur moil passage m'arrela pour visiter mon passe- port, l'officier qui s'v trouvait me le pril des MSTolUQUhS. 130 mains et me fixa tellement que je ne pus mc defend re dune emotion subite. A mesure qu'il lisait, il jctait sur moi un coup-d'ceil a la de- robee; sa physionomie ne me semblait par tout-a-fait inconnue, il reporta ses yeux a mon nom, le marmotta entre ses dents et me fixa de nouveau , ses yeux parlaient ! pour eettc fois je le reconnus, c'etait un ancien marechal-de-logis des chasseurs a cheval qui avail servi dans ma compagnie et qui etait re- tourne dans sa patrie apres son conge. II jeta un coup-d'ecil scrutateur et inquiet autour dc nous , et , quand il vit qu'il n'etait point ob- serve, il s'approcha de moi et me dit a mi- voix : Je vous reconnais, mon brave capi- taine, je vais vous donner line sauve - garde pour vous iaire passer la ligne, elle sera relevee de poste en poste jusqu'a ce que vous trouviez votre route libre. Je voulus le rcmercier, il mit un doigt sur sa bouche cl me fit signe de me taire, je hit 1 54 SOUVENIRS donnai uue poignee de main pleine de vieux souvenirs... Oh ! il n'y avait pas d'hypocrisic dans cettemarqueexterieurede reconnaissance; je montai en voiture les larmes aux yeux : c'^taient de donees larmes. Cette scene muette avait emu moil coeur et fait diversion an cha- grin que j'eprouvais. 11 est si doux de trouver de l'echo dans line seule ame au jour des ca- lamites ! ce bon ofheier me suivit des yeux taut que l'espace le lui permit , et semblait faire des vomx pour ma famillc et pour moi. Ouand l'escorte quil m'avait donnee m'eut quitte , j'allai sans obstacle jusqu'a la ville de 1 am, ou jerencontrai unecolonneautrichienne d'environ quinze a vingt mille hommes, elle defila sur la route que je lenais et ma voiture passa au milieu des deux rangs. Je n'etais pas encore loin de la tete de la colonne, lorsqu'uu soldat par bravade sans doute, donna un coup de crosse cle fusil dans les panneaux de la voi- ture; ma femme frissonna, mes enfans jele- IIISTOIJIOUES. 1 55 mil ties oris d'epouvanle et s'elancerent sur nics genonx pour so cacher le visage; je cher- chai, de mieux que je pus, a rassurerma petile troupe effrayee, je voulus leur faire compren- dre qu'il n'y avail pas de danger pour eux, mais les coups de baionnettes et les coups de crosses de fusils ayant recommence avec force, la frayeur devint a son comble , les cris se re- nouvelerent et lout mon equipage se crut perdu. Je ne savais a quel parti m'arreter , dans l'cxasperalion ou j'etais, je pouvais me porter a des exces lunestes pour ma famille et pour moi; je fus pourlant assez maitre de mes sens pour prendre mon mal en patience jusqu'a ce que je puisse apercevoir un etat-major. La conservation de ce qu'on a de plus cher est un frein bien puissant pour arreter les mouvc- mens impetueux d'un homme que la nature a fait ardent. 8 56 SOUVENIR* La troupe fit line halte avant que j'eusse pu d^eouvrir les traces dun etat-major, je fus oblige d'arreter aussi ma voiture , alors trois soldats se precipiterent sur la portiere et l'ou- vrirent avec fracas. J'avais mis la main sur la detente de mon pistolet , dans la crainte qu'ils ne se portassent a des voies de fait ; heureusement il n'en fut rien , ils se contenlerent de me crier en mau- vais francais : Es-tu un royaliste ou un bona- partiste? IN i l'un ni l'autre pour le moment, leur re- partis-je vivement, il fut un temps ou je vous aurais fait trotter a la plate longe , voila tout ce que je puis vous dire, vous tenez une con- duits indigue de braves soldats. Je ne sais s'il me comprirent bien, ou si l'exprcssion de ma figure leur imposa , mais la portiere se refer ma aussitot; la troupe sere- HISTORIQUES. l5; mtt en marche , et un instant apres j'a- percus un general a la tele d'unc colonne , je sautai lestement de ma voiture et me rendis aupres de lui : il accueillit ma plainte avec toute la politesse due au rang qu'il occupait. Je vais vous donner , monsieur , me dit-il , les moyens de mettre votre famille en surete, et aussitotil detachaun hussard de son escorte et me fit conduire jusqu'a ce que j'eusse en- tierement passe l'arriere garde de cette colonne, alors le danger n'existant plus , le calme se re- tablit dans ma petite maisonnette ambulante, et je continual ma route jusqu'a Lyon , sans aucun autre accident; j'y fls viser mon passe- port par les autorites autrichiennes , pour me rendre a Paris; mais voyant que rien no serait plus sur pour moi, que partout ailleurs , dans la capitale, je restai un mois a Chalons-sur- Saone pour donner aux esprit s le temps de calmer leur premiere effervescence. Au bout de ce temps , esperant que les haines seraient l58 SOUVKNM'.S un peu assoupies , jc partis seul pour Paris, oil je me refugiai chez l'une de mes soaurs qui m'offrit l'hospitalite. En ma qualite d'oflicier retraite, je fus oblige d'aller de suite trouverle gouverneur de Paris, pour avoir un permis de sejour. J'endossai, pour cette visite , l'unifornie de mon ancien regiment; a peine etais-je entre dans son bu- reau , qu'il fronca le sourcil , et me regardant d'unair dedaigneux, il me dit : Combien d'an- nees de service dans ce corps? Vingt-un ans, lui repondis-je. Vingt-un ans de brigandage, reprit-il avec colore. Je me reculai d'un pas et lui dis avec ironie : Mon general, j'ai en 1'honneur de servir sous vos ordres a Alexandrie et a Varsovie. Cette allusion sanglantc (tail pleine de dedain et IIISTORIOUES. l5c) d'amertume , le gouverneur comprit tout ce que mon expression avail de reticence, aussi, il entra dans une grande fureur , argument ordinaire de celui qui ne peut vous repon- dre , et se promenant avec agitation dans son bureau, il me cria avec force : JNon , vous n'aurez pas de permis, je ne vous en donne- rai pas, je ne vous en donnerai pas. II y avait derriere nous , assis a un bureau, un vieil officier general qui demeurait specla- teur muet de cette scene virulente, et qui pa- raissait l'interesser vivement, Plusieurs croix decoraient sa poitrine et sa physionomie res- pirait un air de bonte qui gagnait l'a flection. J'allais adresser de nouveau la parole au gou- verneur , lorsqu'il me fit un signe de la main qui m'engagea a garder le silence. J'avais tou- tes les peines du monde a suivre ce mysterieux conseil. II laul pourlant, dii-il, lui-meme . an goii- l6o SOUVENIRS verneur , que eel oflicier trouvc unc existence Eli bien ! donnez-lui votre signature si vous voulez, luirepondit amerement le gouverneur, puisque vous en avez le droit; quand a la niienne, il ne l'aura pas. Je ne l'eus effectivement pas. Fort henrensement pour moi , je pus men passer, grace a 1'obligeance de ce brave officier qui etait, a ce que je pus prcsumer, son chef d'etal-major, il me delivra , de sa main, mi j)ermis de srjour. Quand j'eus rempli cette formalite , ma socur m'engagea a faire venir auprcs de moi ma fern meet mes enfans, je ne demandais pas. mieux, je la remerciai et j'ecrivis de suite a ma petite famille de venir me rejoindre. HISTORIQUES. 1 6 1 Dans le logement que j'occupais chezma soeur javaispour voisin le conseillcr intime du roi de Prusse, dont le secretaire s'elait lieavec moi de- puis mon arrivee a Paris. Tres souvent il reu- nissait a sa table des personnes de sa nation, un jourentr'autres il invita trois officiers prussiens a diner aveclui. Je fus aussi du banquet. La conversation erra d'abord calme et pai- sible sur des choses indifferentes , puis peu a peu elle s'anima et prit enfin un caractere marque de politique. Ces officiers s etendirent long-temps , et avec emphase, sur le peu de courage des Francais, qui les avaient laisses entrer dans leur capitale; je me tus. .. Helas ! j'avais le rouge sur le front, la verite m'accablait Monhotesouffrait pour moi, mais n'avaitpro- bablement pas la force de faire changer la conversation. Oh ! si Ton savait tout le mepris que ces etrangers, eux-memes , manifestaient 1 1 ]()>> SOUVENIRS contre lcs renegats qui lour avaient ouvert les bras !... lis etaient si veridiques dans leurs expressions dedaigneuses , que je n'avais pas le droit de men facher , mais je souflfrais tant que je les priai, poliment pourtant,de de- tourner le fil de ces discours inopportuns. On n'eut point egard a ma demande el surtout a ma position genee, qui aurait du etre comprise par des gens bien nes , a quelque pays qu'ils appartiennent; l'un d'eux poussa meme beaucoup plus loin ses paroles acerbes, et, de la specialite dont ils parlaient, il n'y a qu'un moment , il se lanca dans la generality et osa dire : Ah! ma foi , ce sont tons des laches aujourd'hui ! Ce mot me porta droit au cceur et, pour cette fois, je ne pus maitri- scr la violence de mes sens : je saisis la ta- ble avec force et la renversai sur ces insolens interlocutcurs ; je ln'armai aussitot d'un tabou- ret qui se trouva sous ma main , et je frap- pai sur eux a coups redoubles , en lcs pour- HISTOMQUES. 1 65 suivant jem'emparai de leurs epees qui etaient restees dans un coin de la chambre, et je les jetai dans unc piece voisine , dans la crainte qu'il ne leur prit fantaisie de sen servir. Je crois vraiment que, sans l'intervention de ma sceur. j'aurais fini par les assommer. J'aurais pu passer sous silence un fait de cette nature, mais pourquoi ne pas faire con- naitre l'homme entier : nous ne sommes pas toujours parfaits; quelles que soient nos qua- lites , nous appartenons a l'humanite par nos faiblesses. Je trouve, d'ailleurs , dans cette ac- tion isolee, deux grands enseignemens : le pre- mier, c'est que, du profond mepris qu'avaient les Strangers pour les Francais de cette epo- que , on doit conclure que les traitres, fussent- ilsmemeen petit nombre, couvrent, par leurs actions infames , une nation entiere d'ignomi- nie, quand cette nation n'a pas l'energie de renverser l'echafaudage de la trahison. 1 64 SOUVENIRS Le second , qui m'esl partieulier , c'est que l'homme ne saurait etre trop en garde contre l'impetuosite de ses sens J'entends plu- sieurs de mes lecteurs s'^crier en riant : Le vieux soldat qui se fait moraliste ! C'est vrai , j'en ris moi-meme le premier , aussi je suis tente de terminer cette phrase par ce proverbe tant de fois repele : Quand le diable devient vieux il se fait hermite. Le secretaire, que j'estimaisbeaucoup, avait reuni ses efforts a ceux de ma sceur, et ils etaient venus a bout de me calmer ; il me fit des excuses pour l'insulte des officiers de sa nation , blama leurs expressions imprudentes et exigeademoi, ma parole d'honneur, que je ne donnerais aucune suite a cette querelle. II n'eut pas ete prudent a moi de chercher a ine montrer en public , par des actes qui pouvaicnt me compromettre aux yeux des au- torites , car j'etate place sous la surveillance IHSTORIOLKS. I'65 speciale de la police , ainsi que tons les olli- ciers qui sorlaient de la vieille garde; partoul ou nous portions nos pas, nousetions traques comrae des voleurs ou des betes fauves. Pi- toyable epoque que celle ou nous vivions ! s'il est de principe reconnu que les militaires doivent a leurs chefs superieurs line obeis- sance passive , qu'ils n'ont pas le droit de dis- cuter les causes qui les jettent en face de la mort sur le champ de bataille ; eh bien ! qu'a- vions nous done fait pendant vingt ans, si ce n'est d'obeir aux chefs que la France nous avail donnes? Si Tun d'eux, plus adroit, plus grand guerrier, doue d'une ame plus inagnanime, s'est elev6 au rang supreme , s'il a su captiver tous les coeurs , en un mot, faire exception a toutes les tetes couronnees de son siecle , ne devait-on pas adresser des reproches aux re- presentans de la nation, qui avaient rendu hom- mage a ses qualites et l'avaient fait empereur? Avant de poursuivre ceux qui l'avaient servi, ne devait-on pas plutot adresser des plainles l66 SOUVENIRS a la Divinile, d'avoir laisse lomber, de sa main immortelle , un genie si rare et si superieur a tous ceux dont les noms nous ont ete trans- mis par l'histoire depuis l'existence du monde. C'etait encore trop pen d'etre tracasse ainsi, notre presence gena bientot les regards et plus de huit cents officiersrecurent l'ordre de quit- ter Paris; beaucoup d'entre eux furent arre- tes sous divers pr^textes... je ne fus pas com- pris dans ce nombre, mon heure n'etait sans doute pas sonnee, on me reservait pour line autre occasion. Je demeurai done tranquille pendant quel- que temps, mais loutes mes ressources etaient cpuisees, le besoin commencail a me presser. j'avais tout perdu dans 1'artaire de la Drome, ma place et mes epargnes ; il nc me restait ab- solument rien el, pour comble cle malhcur . je ne recevais aucun traileinent du gouverne- ment ; qu'allais-je devenir , avec ma famille , IIISTORIQUES. l(>7 au milieu d'uiie pen uric aussi deplorable? Napoleon n'clait plus la et tous ceux qui l'a- vaient entoure elaicnt exiles commc lui. Depuis long-temps je n'avais pas vu le prince Eugene, son souvenir etait toujours present a ma memoire , mais dans ce moment criti- que j'aurais eu besoin de sa presence a Paris , certes, je puis affirmer que jamais ma position n'eut et6 si digne de pitie, s'il avait ete pres de moil... je connaissais la bonte de son coeur, j'avais lu tant de fois, dans l'intimite , la sen- sibility de son ame. Ecrivons-lui, me disais-je a moi-meme plein d'esperance , ecrivons-lui, il verra les infortunes qui m'accablent, pour avoir ete, comme lui , fidele a l'empereur, il sattendrira au recit de mes malheurs Et j'ecrivis. Apres que ma lettre lilt lermee , il se pre- senta une objection terrible; le prince dtait a Munich, capitate de la TCavierc. il etait stir- 1 68 SOUVENIRS veille de bien pres par les hautes puissances de l'Europe. Comment lui faire parvenir ma lettre sans obstacle? je Ja jetai tristement sur ma table, et , appuyant ma tete sur mes deux mains, je me plongeai dans des reflexions pleines d'amertume. Je fus tire de ma reverie par le secretaire du conseiller du roi de Prusse ; il chercha tous les mo\ens imaginables pour calmer ma tristesse et me forca aluiconfier ma position plus que genee. Get homme ctait extremement obligeant. et, quand je lui parlai de mes esperances aupres du prince Eugene s de la lettre que je venais de lui ecrirc, et de l'embarras ou j'e- tais pour la lui faire parvenir. Tranquillisez- vous, me dit-il, je vais m'occupcr de vous trouver un messager fidele. Dans ce moment la, il y avait a Paris un en- voye de Munich, un charge d'affaires qui de- HISTORIQUES. 1 69 vait repariir sous peu de jours; il alia 1c trouver et le lendemain, il me fit avoir une entrevue avec lui. Ce monsieur fut on ne peut plus ai- mable, il se chargea de ma lettre et me promit sur l'honneur qu'il la remcttrait lui-meme au prince, et il partit. . . Le G novembre 1 8 1 5 , a mon reveil , je recus le billet suivant : « Le chevalier Soulange Bod in, intendant general des biens du prince Eugene, engage monsieur Krettly a passer chez lui ce matin a 8 heures. — Rue INeuve-Saint-Augustin, n° 20. » Ma missive avait done et6 religieusement portee a son adresse, j'etais au comble de la joie ; a la promptitude de la reponse, je com- pris que le prince n'avait pas oublie son an- cien trompelte-major et que ses bienfaits al- laient s'etendre sur ma (amille et sur moi. Je 170 SOUVENIRS ne me trompais pas, car, d'apres ses ordres , line somme me fut comptee par monsieur l'intendant de ses biens. Ce bienfait etait considerable et me mit a meme de soulager les plus pressants besoins de ma famille. Dire ici que je ne comptais pas sur un se- cours serait un infame mensonge , j'y comptais d'une maniere positive, et c'est la le plus brillant eloge que je puis faire d'un prince qui daignait encore, de si loin, se souvenir de moi. Tout ce que je ressens dans mon ame pour cet acte de generosite ne saurait s'exprimer, mon cauir a un laugage qui sera compris de tous ceux qui ont vecu dans l'intimite de cet homme par excellence. Merci , mon prince , merci ; bicn des annees se sont ecoulees depuis et vous elcs toujours present a ma memoire : HI9TORIQCE9. 1 7 l si la tonibe a recouvcrt vos ossemens, clle n'a pas enseveli la reconnaissance et l'estime du vieux trompette-major des chasseurs a cheval de la garde imp^riale. CHAPITRE VI. Que faisait voire cpee nue a la bataille de Fharsale? Quel sein cherchait-elle a percer? A qui vos armes en voulaient-elles ? Oil tendaicnt vos pensees, ces bras, ces yeux, celte ardeur, vos de- sirs, vos esperances? ClC^RON. VI. Dans les premiers jours du mois de Jan- vier 1816, j'appris que le general Debelle s'e- tait constitue prisonnier d'etat, je compris que je ne tarderais pas a etre inquiete, et en effet je ne me trompais pas. Le 10 du menie mois je recus du deuxicme. \"]6 SOUVENIRS conseil de guerre permanent, une assignation pour comparaitre le 1 5. Je fus interroge na- turellement sur les faits qui s'etaient passes, en 181 5, au pont de la Drome. Un sentiment d'humanite s'empara demoi ; j'oubliai les torts qu'avait eus le general, et comme je ne vou- lais pas le perdre, je fis ma deposition tout a son avantage; on me demanda si j'avais con- serve les ordres qu'il m'avait envoyes, je re- pondis qu'ayant ete oblige de traverser les li- gnes ennemies , oil j'etais expose a etre arrete a chaque instant , je les avais tons brules et maches. Je me retirai apres cette declaration et on me laissa tranquille jusqu'au 19 mars, jour 011 commencerent les debats. Je me rendis done au palais de justice, ou se tenait le conseil de guerre, mais au lieu d'entrer dans la salle des temoins , je m'aven- turai au milieu tie l'auditoire, je m'assis tran- HISTOKIQUES. 177 quillcmenl dans un coin et j'ecoutai, avec la plus grande attention, l'acte d'accusation. Lorsquele capilaine rapporteur en fut arrive a la deposition du general, je redoublai d'at- tention, et j'entendis, avec indignation, que ce dernier avait declare que je l'avais force a marcher en avant et que j'etais un pcrturba- teur du repos public , un homme dangereux, un des pluschauds partisans de i'usurpateur. Je ne savais en ce moment si je devais en croire mes oreilles, 011 bien plutot supposer que monsieur le rapporteur setrompait. Quelle absurdite dans la deposition men- songere du general! comment, moi , subor- donne, aurais-je pu le forcer, lui superieur, a marcher contre sa volonte , quand il avait avec lui infanterie, artillerie, cavalerie, comme il le disait lui-meme; tandis que moi, je n'avais a commander qu'une poignee de malfaiteurs, 12 17b SOLVENIKS comme le repetaient tons les journanx salaries du temps? Cortes, dans aucune circonstance je ne devais m'attendre a etre traite de pertur- bateur du repos public et d'homme dange- reux; mais de toutes ces qualifications hon- leuses, celle qui ine fit le plus d'impression (lit celle ou l'empereur etait designe; au mot d'usurpateur , je fis un mouvement qui pei- gnait toute mon indignation, je ne crus pas (Uitendre la les paroles d'un ancien militaire de l'empire; non , le dernier des soldats de Napoleon n'aurait jamais osele qualifier commc le faisait un marechal de camp. Le corps municipal de Montelimart fit line declaration a pen pres semblablc, ou Ton me donnait les titres de factieux arme, de brouil- lori politique. Le sicur Gimbert, recevcur particulier de rarrondisseinenl de Montelimart . se Irouvait 111STOP.IOUKS. 1^() aussi au nombrc dfi mes enncmis, il avail Tail au tribunal la declaration suivantc : « Le general Debelle avail charge tin sieur Krettly de rassembler les habitans des campa- gnes, a l'effet de resister a l'armee du due d'Angouleme ; ce rassemblement , compose en partie de malfaiteurs, eut lieu, et la muni- cipalite de Montelimart eut beaucoup a crain- dre pour sa surete de la part de cette multi- tude. « Elle envoya au general Debelle une depu- tation pour l'engager a licencier ce rassemble- ment. » On avail commente la deposition de ce te- nioin, et on pretendait qu'il resultait de cette information que le general Debelle avait expres semenl defendu au sieur Krettly de commu- niquer avec la municipalite de Montelimart, attendu que cette autorite , dont le devoue- ] So soi;vi'i\ii;s merit a la cause (In roi elait bien conriii, n'au rait pas manque de s'opposer a 1 'execution des ordres que M. Krettly recevait. De tout cet amalgame de depositions et de commentaries , il ne resultait rien d'exact. J'avais verilablement communique avec la lminicipalitc , jamais le general ne me l'avait defferidu et j'ajouterai que personne n'eut rien a craindrc des homines que je commandaisalors. Je ne vois plus rien, dans lacte d'accusa- liou, qui merite d'etre mentionne ici. .'e fus appele comme temoin a la seance du 23; je me presenlai a la barre du tribunal avec assurance et fermcte. Le premier objet qui frappa mes regards, fut la composition de laudiloire : les trois ou quatre premieres ban- quettes etaierit tapissees de tetes a l'anlique, c'rlail mi essaim de baronnes, comtesses, mar- quises aux chapcaux pavoises de lys, a l'oeil IIISTORIQUKS. I Si sournois et mediant. Elles avaient consenti, de bon coeur, a quitter leurs salons embau- mes pour vonir respirer un air moiiis pur sur les banquettes d'un tribunal; il est vrai qu'on allait assislcr a une fete, car la condamnation d'un hoinine qui avait approche I'empereur , on qui avait servi sous lui etait une partte do plaisir pour ces times devotes. Ma presence, il parait, charma passablement ces nobles dames , car lorsque monsieur le president m'eut fait placer aupres du capi r laine rapporteur et qu'il m'eut engage a re- pondre a ses questions , j'entendis crier a mes oreilles, par des voix tremblottantes et nazil- lardes : Ah ! e'est encore un de ces brigands de la vicille garde; et ces femmes au vetemenl virginal , au coeur de fiel , a l'age decrepit , niarmoltaicnt encore quclques benedictions, prob;»blementen ma faveur, jc ne pus les enten- dre mais je le devinai facilemcnt a leur air benin el a leurs regards fa lives. 1 82 SOIIVI-NIUS — Ou vous esl parvenu l'ordre de fa ire ties levees, me demanda d'abord le president? — A Montelimart. — L'avez-vous conserve? — Je l'ai perdu au passage de la Drome, niais j'ai conserve le second et le dernier. En effet, bien que j'eusse dit dans mou in- terrogatoire que j'avais aneanti les ordres du general , je les avais , au contraire , conserves bien precieusement; je n'en avais pris sur moi que deux assez insignifians , et qui ne pou- vaient aggraver en rien la position de l'accuse; j'avais remis toutes les autres pieces a ma bonne seeur, qui, presente a cette audience, devait me les (aire passer en cas de pressanl besoin. I e general, d'apres ma premiere deposition IIISTOKIQUES. I $3 avail cru coinme les autres que je ti'ctais [)lus porteur de ses ordres, et, par unc deloyautc insigne, il voulut fain; retomber sur moi la plus grande parlie de 1'accusation qui pesail sur fait. II declara qu'il ue m'avait jamais donnr d'ordres, et meme qu'il ue m'avait jamais ecrit; il fut done fort etonne quand il me vit declarer a mon tour que j'avais conserve le second el le dernier deses ordres; monsieur le president fut etonne lui-meme et me dit: Vous avez declare dans votre interrogatohv avoir aneanti tous ces ordres, expliquez-nous pourquoi ces deux versions? Monsieur le president, lui repartis-je, la chose est facile ; par ma declaration premiere , j'ai cru servir un liommc dans le malheur, j'e- tais loin de croire que Ton m'attaquerail ici commc un turbulent, je n'ai jamais mis 1* trouble nulle part. laZf SOUVENIRS — Faites moi passer ces pieces, Je les tirai vivenicnt de ma poche, 1'audi- toire fut agile de cet eveneinenl auquel on rie s'atlendait pas. Monsieur le president apres avoir lu : — Mais ce n'est pas la un ordre de lever 6es troupes? — J'ai veritablemcnt perdu le premier qui disait positivement que tous les mililaires a demi-solde devaient se tenir prets pour re- pousser les insurges. Quand je le recus, I'e- pouvante elait generalc, le bruit courait qu'on voulait tuer tous ceux qui avaient servi Na- poleon, el nous crumes qu'il valait mieux perir les amies a la main. On donna lecture du papier que j'avais re- mis a monsieur le president, le general le re-- iiistoiuous. 1 85 connut, et dit pour justifier son contenu qu'il avail cru reunir des moyens de resistance eontre des rasscmblemens qui ne voulaient, disail-oii, que le pillage et le massacre. Cet ecrit suilisait pour me justifier; si je n'avais pu le prod u ire dans ce moment de temoin que j'etais je serais devenu accuse, se- lon les paroles de monsieur le president lui- ineme. Quand je me vis a l'abri des poursui- tcs que 1 on n'aurait pas ele fache de diriger contrc moi , comme je men apercus fort bien , je jugeai qu'il ne serait pas genereux dans ce moment critique de tirer vengeance de la mau- vaise foi du general, je continual ma narra- tion de la maniere suivante : Quand le general Debelle vint a Monteli- mart, je pris 1'ofFensive de la ville, oii je main- tenais l'ordre, j'y avais ma femme et quatre enfans, je me portai au pont de liouvion el j'y restai jusqu'au lendemain , sans avoir vu les l86 SOUVENIRS insurges; tons les gens qui s'etaient montrcs iurent alarmes et se sauverent; je pris, moi- meme, la fuite, j'abandonnai ma famille et j'arrivai le 28 a Valence. Le 29 je recus , du general Debelle , l'ordre de former un corps de ca Valerie, je n'avais ni homines, ni bride , ni selle, ni chevaux, et en une nuit je formai ce corps , j'en fais 1'aveu, parce que je ne craignaispas d'etre utile, dans la circonstance , a la cause que je servais , je m'avancai et rencontrai le general en retraile a deux lieues de Montelimart, il me dit : Je suis blesse , et je crois qu'effectivement il Te- tait au cote; si vous etiez venu plulot, ajouta- t-il , je ne le serais peut-etre pas. Ce n'etait ma foi pas ma faute, j'avais, je crois, assez fait dans une nuit ! lei monsieur le president ln'inlerrompil et me dit d'un ton ironique : Cela prouvc que \<>us aviez du z^le. HISTORIQUES. 187 Jc in'apcreus que j'avais etc trop loin et je cms veritablement un instant quo mon role de temoin eta it change en celui d'accuse, pour- tan t je n'avais pas dit la centieme parlie de ce qui etait reste dans mon anie, de bonne vo- lonte pour l'empereur malheureux et pros- crit; je profitai neanmoins de la lecon invo- lontaire du president, et je modifiai ainsi la iin de in a narration : Le general m 'avail recommande d'epargner le sang et de ramener les gens a l'ordre par la raison ; aussi, je ne donnai pas un'coup de sabre, je ne tirai pas un coup de pistolet , je rentrai chez moi, ensuite j'allai a Valence, d'ou je me suis rendu a Paris. lei finit ma mission, dans ce fameux proces qui se termina , comme on sait , par la con- damnation du general Debrlle a la peine de mort. Etait-ce uuo comedie on un drama ve- ritable que ce proces, ou jVlais aeleur et spec- I 88 lllSTOIUOl T.S. laleur tout a la fois . J 11 no m'apparlient pas do decider la quostion , tout oe quo jo ferai ob- server , c'est que lo general Debelle avail rnontre plus que de la mollesse dans les affai- res du Midi, son irresolution fit croire ineme a la trahison ; plus tard , il vint s'olfrir lui- meme a ses juges, sans motif, sans but de- termine, ou du moms sans aucune cause ap- parente. . . il est condamne a mort et, dans son exaltation royaliste, ils'ecrie vive leroi, il jure qu'il n'auraitpas de plus grand desir que de rc- pandre son sang, jusqu'a la derniere goutte, pour l'auguste monarque que la France pos- sede, et ilest absous par l'auguste monarque ou du moins sa commutation de peine equi^ vaut a une absolution complete par les egards dont il fut entoure depuis. N'esl-ce pas que j'ai bien lieu de deman- der aujourd'hui : fut-ce une comedie ou up dramc? Quant a moi, si je n'avais pas inis sous les yeux do la cour iin ordre ou dcii\ SO LI V I'M US 189 du genera!, si J€ n avals pas expose aux re- gards cie mes juges lintegrite de ma conduile et de mes intentions, par Ie certificat que j'a- Vais obtenu des membres de la municipalite (que Ton avait cu soin de rem placer apres les cent jours) , je crois que la fin de la represen- tation cut etc tragique pour le vieux serviteur du noble exile. A la sortie de laudience jetais plein din- quietude, je crus prudent de ne pas aller cou- cher chez moi et d'attendre que l'orage, qui grondait sourdement sur ma lete, fut dissipe et que Ie calme eut reparu sur l'horison. Apres dix 011 douze jours d'absence je me decidai a rentrer aupres de ma femme pour goiiter , s'il etait possible , un moment de re- pos et de bonheur aprfes tant d'agitalions, mais belas ! les jours de bonheur et de repos sontbien rares dans la vie d'un hommc comme moi. iC)0 SOUVENIRS Le 8 mai 1816, vers 6 heures du soir, deux inconnus se presenlerent a moi , l'liu d'eux m'adressa la parole en ces lermes : — Je vous connais, monsieur, vous etes un officier d'honneur, aussi, je fais pour vous line demarche que je he ferais pas pour tout autre. J'etais etonne d'un pareil d£but, et je lui demandai comment il me connaissait. — J'ai servi dansles grenadiers a cheval, me dit-il , mais qu'importe , je ne viens point ici pour vous interroger , ni pour l'etre, je viens avertir un honnete homme que dans lcs vingt- quatre heures il doit etre arrete ; prenez vos mesurcs, monsieur, je vous salue. Et Lis tlis])arurent lous les deux avcc unc rapidite etonnanle, avant que j'aie meme eu HISTQBfQUBS. 1 C) 1 le temps de lcs rcmercier de la bienveillanec qu'ils me temoignaient. Ces messieurs etaicnt parfaitement bien informes, car lelendemain, a quatre heures du matin, un avant-coureur point-la. VoiTiinE. VII C'etait lc 26 juin ! Qu'il est penible de quitter les lieux qui nous ont vu naitre, d'abandonner ses enfans, sa femme, ses amis dans un pays qui vous re- jette de son sein comme un fletri ; de trainer son existence vagahonde jusqu'au seuil de sa i4 210 SOUVENIRS patrie; d'aller mendier »n asyle et du travail sur un sol etranger, et de chercher enfin sin cette terre hospilaliere la liberte qui vous echappait dans vos foyers ! J'allais quitter la France ; mais ou devais-je diriger mes pas incertains ? La Belgique s'oiFrit a moi, com me autrefois la terre promise aux Hebreux du desert. Kile fut v entablement pour moi la terre sainte , jc ne l'oublierai ja- mais . Pour sortir des portes de Paris, il fallait etrc porteur d'un billet de garde nalionale. J'avais choisi le jour ou mon neveu se trouvait de garde a la barriere de Lachapclle ; il me donna le sien ; je coupai mes favoris , et apres avoir orne mon nez d'une paire de besides couver- tes de tatfetas noir pour me vieillir, je franchis gaillardeuuMit l(;s portes de la capitale sans elre arrele par personne. IIISTORIQUES. 211 Monncveu, accompagne dune loule de mes amis, qui tous etaient arrives au meme but par des chemins differens , me fit la conduite jusqu'au bout des maisons de la banlieue. La, nous primes le verre d'adieu, nous nous don- names le baiser d'amitie, et jc partis sans avoir pu embrasser ma femme et mes en fans. Quand je me vis seul danslacampagne, j'e- levai mon ame vers l'Etre supreme, le priant de donner sa benediction a mes pas, el de veil- ler sur la tetc du pauvre proscrit. J'avais pour tout vetement deux pan talons d'ete l'un sur l'autre , une seconde chemise pour changer au besoin ; je l'avais attachee autour de mon corps, et j'avais endosse par- dessus tout cela une redingote couleur mar- ron ; j'avais l'air d'un bon bourgeois qui va visiter sa maison de campagne, appuye sur sa cannc... mais la mienne contenait une epee, 212 SOl'VENIliS et mes poetics etaieht ga'rriies dune paire de pistolets. Je m'etais procure un passe-port d'ofticier polonais, sous le nom de Hodolphe; e'etait un prenom de mon pere ; j'avais laconfiance qu'il me porterait bonheur, et que sous son patro- nage je finirais par gagner heureusement la frontiere. J etais bien resolu a ne montrer ce passe- port qua la derniere extremite, et a eviter soi- gneusement ceux qui avaient le droit de mele demander. Comme j'avais fait long-temps la guerre en Pologne et en Allemagnc, je m'etu- diai a former de ces deux langucs une langue siouvelle en mauvais francais , pour la parler plus 1 facile men t dansl'occasion, ettromperainsi par un accent factice sur mon veritable pays. J'avais deja parcouru un espace de trois lieues, el je cominencais a me tronver dans un HISTOBlQiyES. 2 1.) grand isoiemenl . lorsquc j'apereus devanl moi un petit hommetrapu qui s'en allait, elie- niinant d'un pied i'crmc sur la route de Lou- vres ; je doublai le pas, et ail boutde quelqucs minutes, je l'avais aborde et lie conversation aveclui. Je ne tarda i pas a lui oll'rir le rafraichisse- inent qu'il accepta volontiers. — Oil allez-vous, monsieur, me dit le petit homme sans beaucoup de faeon? — En Belgique. mon ami. --Ma foi, si vous n'avez pas peur de (aire la route avee un eontrcbandier, nous pourrons aller loin ensemble ; je demeure entre Cam- brai et Valenciennes. — Ah ! vous eles contiebandier? vousdevez connaitre les chemins les plus courts? 2l4 SOUVENIRS — Et Ies moins f'requentes par les gendar- mes, ajouta-t-il en riant, pour peu que vous vouliez me suivre par la traverse. — Je ne demande pas mieux, mon ami; j'ai d'ailleurs un passe-port qui n'est plus a sa date, et je ne serais pas fort curieux qu'on m'empe- chat de continuer ma route pour si peu de chose. — Oh bien! n'ayez pas d'iuquietudes, je vous conduirai parfaitement, mais pour cela il faut que nous passions Louvres. — 11 y a done un poste de gendarmerie dans cet endroit? — 11 y en a meme deux , Tun a Tentree, l'autre a la sortie de la ville; mais n'importe, je vais passer en a van I, el quand je ferai rou- ler mon baton dans mes mains, vous pourrez ui.in lici , r.'esl que le poste ne (era aiicunc at- 1UST01UOI IS >I.> Icnlion aux passatis, et vous en proliterez. 11 pari it seul... 11 avait tombe beaucoup d'eau pendant la nuit precedente, et les chemins etaicnl glis- sans et boueux; je me mis en devoir de me nettoyer un peu pour n'avoir pas lair dun voyageur. Pendant que je m'occupais de cette fonction de proprete, unc dame sortit de son jardin, portant a son bras un fort panier rempli de differens legumes ; elle avait une peine ex- treme a sc tenir le long du chemin ; a chaqiu^ pas elle glissait, et pouvait craindre une chute. Cette dame est probablement de l'endroit, me disais-je, saisissons la plus belle occasion qui puisse se presenter, et aussitot je m'approchai d'elle, et lui offris, avec toute la politesse du monde, l'appuide mon bras; elle accepla fran- chement, cl sans faire les facons d'.une petite 2l() SOUVENIRS inaitresse, el moi, j'etais satisfait que ma ga- lanterie interessee n'ait pas eprouve un refus. Je me chargeai de son panier, et nous nous acheminames tranquillement vers Louvres. — Allez-vous loin dans la ville, madame 2 — Mon Dieu, monsieur, je demeure au bas de la montagne; mais ce panier va bien vous fatiguer? Du tout, du tout, repiiquai-je vivement, je suis enchante de pouvoir vous aceompagner jusqu'a voire porte, et effectivement, j'en res- sentais une joie interieure difficile a depein- dre. Je passai done fieremcnt devant les deux posies de gendarmerie, je les saluai sans af- fectation comme si j'eussc ele un habitant de l'endroit et que j'eusse lenu sous mon bras mon epouse qui revenait de la |)rovision. IIISTOIWOUES. 217 Pendant cc temps , mon huinmc marciiait toujours, il etait arrive au haul rie la mon- tagne, et son baton roulait dans sa main eomme line canne de tambour-major. Je sa- luai respectueusement la dame qui atteignait son logis, et je me halai de rejoindre mon impatient compagnon ; nous nous dirigeames de suite sur Compiegne par la route de traverse, et je fis quatorze lieues dans cc jour sans trop penser au danger que je courais. Nous nous arretames le soir dans un petit village pres des bois , nous y primes un peu de nourriture et nous y passames la unit. Le lendemain matin , je dis a mon petit contrebandier : jusquici, vous avez etc mon compagnon de voyage, maintenant, soyez mon guide jusqu'a la fronlierc beige; je vous donnerai vingt francs par jour et me charge de tous les frais de la route ; si j'elais plus riche, mon ami, je pourrais vous ollVir davan- 2l8 SOUVENIRS tage. II accepta et nous partimes sur la route de Saint-Quentin. Pour ne pas passer dans cette ville, nous escaladames un coin de forti- fications. Rien d'important ne troubla cette journee, et au declin du jour, nous entrames dans un bois et nous nous dirigeames vers la cabane d'un charbonnier qui etait lie d'ainitie avec mon guide et qui nous oftrit sa demeure pour asyle et son lit pour nous reposer. Je commencais a en avoir besoin, mais l'accueil que je recevais sous le chaume me faisait ou- blier mes fatigues et ines douleurs. Quand le d^couragement semblait vouloir s'emparcr de moi, je pensais a l'empereur et je me disais : 11 a beaucoup plus soutlert que moi, lui, il est loinbe de si haut ! Cette nuit la, mon sommeil fut agite et trouble par mille reves. \a* lendemain, nous allames dejeuner dans un petit village a quatre lieues <\v. la chaumicro IUSTOMQUES. ^19 on nous avions recu une si franche hospitalise; nous n'etions plus alors qu'a deux on trois lieues des postes allies. Nous approchons des forets de Bonne-Espe- rance, me dit mon guide, si nous pouvons y mettre le'pied, je vous reponds de vous faire passer la frontiere. J'avais besoin de me bercer de cette esperance, car j'etais blesse aux pieds et je souffrais horriblement , et , pour comble de disgrace, la pluie n'avait pas cesse de tomber et les chemins etaient afireux. A deux cents pas environ du village, mon guide se retourne, il avait entendu crier apres nous. Ce sont deux gendarmes, me dit-il, qui ont lance leurs chevaux au galop sur nous; feignons de ne pas les entendre et gagnons le bois si la chose est possible. Nous montames la berge et nous entramcs dans les terres la- bourees oii nous enfoncions jusqu'a la chevillc du pied. 2 20 SOUVEMKS Les gendarmes sapprochaient toujours de nous en vociferant des paroles que nous ne distinguions pas; enfin, je pus bientot com- prendre ces mots : Arreterez - vous, brigands de Bonapartistes ? Nous n'etions plus qu'a deux cents pas du bois, mais la distance qui existait entre Tun des gendarmes et nous etait bien moindre; vingt pas au plus nous separaient les uns des a litres. J'^tais harasse de fatigue, j'allais etre atteint avant de pouvoir gagner le bois , je lui criai en mauvais jargon : Venez avec moichezlebourg- mestre ou le maire, je vous montrerai mon passeport ; pour loule reponse, il tira son sabre du f'ourreau. Craignant qu'il n'eut pas bien compris, je lui repetai que j'etais pret a le suivre chez le bourgmestre ou le maire. — Attends, je vais ten f. — du boun;- mestre, me repondit-il brutalcment. II1STORIQUES. 221 C'e'si done ma vie que tu V(;iix, assassin? unc etiticellfe electrique avail passe dans tout mon etre, mes forces renaissaient, j'avais re- trouve mon courage d'autrefois, je ne bou- geais plus et il avancait toujours en agitant son sabre avec fureur. J'armai secretement mes deux pistolets de poche sur lesquels je comptais beaucoup , puis, saisissant ma canne-a-epee, je gardai la inonture de la main gauche (car il est bon d'observer que je suis gaucher), et je pris le bout de la canne de la main droite. Prenez y garde lui dis-je, e'est un crime que vous voulez commettre, je suis sur le pied de legitime defense , malheur a vous, car je vendrai cherement ma Vie! Ce furieux ne m'ecoutait pas, il etait pres de moi, qui etais reste dans 1'immobilite et sur mes gardes. 11 mc latica un coup de sabre 222 SOUVENIRS d'un bras vigoureux, mais a l'instant, jc tirai mon epee de la canne , je parai de la main droite le coup qu'il me portait, et je marchai dessus en lui rendant lc coup de la main gauche ; il s'arreta tout court, ce qui me donna le temps de gagner mon petit contre- bandier qui s'etait porte en avant sur ma droite et qui allait etre atteint par le second gendarme dontles intentions etaient aussi hos- tiles que celles de son compagnon, le petit homme n'avait pas du tout l'air epouvante devant son grand adversaire, et prompt comme la pensee, il donna un coup de baton sur le nez du cheval du gendarme et para lestement deux coups de sabre. Je voulus de loin , comme on le pense bien, entrer en composition avec ce brutal agent de la force publique ; il fut aussi intraitable que l'aulre et lanca son cheval vers moi en criant de toules ses forces a son camarade : Wancedonc, j'en liens un 1IISTORIQUES. 223 KOectivement , il netait plus qua dix pas de moi , j'allais succombcr a mes fatigues, inourir assassine ! je lachai la detente de mon pistolet, et il me laissa gagner la foret tant de- siree et qui etait pour le moment l'asyle le plus surdu proscrit. Sur la lisiere du bois , se trouvait line ehaumiere isolee d'ou sortit line vieille femme qui avait ete temoin de la scene tragique qui venait de se passer. Dieu vous garde, nous dit- elle , vous etes ben heureux d'etre sourli lieu d'leu mains, c'est des gendarmes vendiens, ca fait ben du mal heu dans I'pays, allez. Apres avoir fait environ cinquante pas dans le bois , nous reprimes haleine ; et , pour calmer l'agitation de nos sens, nous bumes une goutte d 'eau-de-vie , dont j'avais rempli unc petite fiole recouverte en osier. Vous pouvez vous (latter de n'avoir pas 224 SOUVENIRS peur, mo dit alors mon guide qui u'otait pas les yeux de dessus les miens, je ne vous pen- sais pas si bien garni; allons, allons, vous n'etes pas faineant, vous travaillez bien. Je jetai les yeux sur ma canne, la soie de la monture elait cassee; qu'importait apres tout, j'allais etre oblige de m'en defaire pour ne pas passer dans les lignes russes et anglaises avec une arme prohibee , ce qui pouvait ex- citer des soupcons. Je l'enterrai done dans la foret, mon guide coupa un baton et me fit present de son petit cornouiller a crosse dont je suis encore possesseur aujourd'hni el que j'ai conserve commo un souvenir parlant de cctte terrible journee. ( v )uand je me vis paisible an sein de la foret, je commencai a reflechir a tout ce qui vcnail de se passer; comment, pensais-je en moi- mcme, ces gendarmes, a deux cents pas pou- \ )i.) tistes? commont m'expliquer leur attentat si ce n'est par la hainc quo l'on porta it alors a tons les vicux soldats de l'empirc? qu'avions- nous fait, helas ! si ce n'est d'avoir defendu toise par toise, pied par pied le territoire dela France et d'avoir dispute jusqu'a la mort la gloire de notre pays que l'on voulait arracher par lambeaux ; je portai la main a inon front pour y eflfacer des souvenirs qui ne s'efFacaient pas. Je fus tire de ma reverie par la soufFrance que j'endurais et qui ne me permit pas d'aller plus loin;mes pieds etaient converts de grosses ampoules qui venaient de se crever, et dont l'eau se melait an sang qui ruisselait des bles- sures multipliers provenant des ampoules des jours precedents. J'etais dans un etat horrible; ami , dis-je a mon guide , arretons-nous un instant , mes pieds refuseut leur service ; nous nous arre- 4 5 .oo 6 SOUVENIRS tames un quart d'heurc environ, je tirai ties linges blancs, j'etanchai le sang da mes bles- sures et j'enveloppai mes pieds, qui en eprou- verent un grand soulagement, II me restait encore line besogne importante a faire; ma barbe etait exeessivement sale, et pour ne pas avoir l'air d'un fugitif malpropre, je jugeai a propos de profiler de la securite que m'oflrait I'epaisseur de la foret ; je tirai de ma poche un de ces petits miroirs a tiroir que Ion achete pour quelques sous aux fetes des Champs-Elysees, je l'attachai a un arbre avee une epinglc et je preparai mon rasoir que j'a- vais cache dans un gousset de cote, et, avec un petit morceau de savon, je me dirigeai vers une mare d'eau qui etait toute pres de nous; il ne m'eut pas etd difficile d'ailleursde me procurer de 1'eau , il en avait continuelle- ment tombe depuis trois jours. Me voila done sous la voute du ciel commc dans ma proprc iliambrc, savonnanl ma pauvre figure ot re- HISTORIQUES. 327 parant du mieux que jo pouvais le desordre de ma toilette. Pendant que je me rasais , 111011 guide ne ccssait de me recreer par des saillies spiri- tuelles; vous etes vraiment un horn me de pre- eaution, me dit-il quand la ceremoniefutache- vee, vous voila beau eomme un marie. Je remis dans leur fourreau tons mes instrumens de barbier , et nous re primes assez gaiment uotre route pour aller chercher un gite oil je puisse an moins reposer ma tete pendant la nuit. Nous arrivames sur les neuf heures du soir dans un village, et nous descendimes dans une auberge 011 mou guide etait connu. — Ma foi, messieurs, nous dit laubergiste, vous tombez bien mal aujourd'hui, vous ne dormirez guere ; nous avons une uoce ici , et les violous soul les ennemis du sommeil. '22S SOUVENIRS — Cebruil-la nc me fail pas peur, lui dis- je, j'ai ete berce plus d'une fois avec des ac- cords moins doux. Je me mis aupres du feu ou je fis secher mes vetcmens continuelle- ment trempes depuis mon depart. Dans quelle horrible position je m'etais Irouve ! je crois que sans l'hilarite de mon guide je serais mort d'ennui sur la route. Pour achever ce tableau , j'entre dans une auberge afin de m'y reposer de tant de secousses et voila que le repos m'esl interdit. Je voulais du moins reparer mes forces par tin bon repas, et j'appelai le maitre de la mai- son pour le prier de nous servir a sou per a mon guide et a moi. Aussitot, les jeunes gens de la nocc s'avancerent vers nous et nous dirent : Messieurs, le notre va etre servi dans l'inslanl, si vous voulez nous faire l'amilie d'en accepter voire part , vous nous ferez -rand plaisir; plus on esl de Ions pins on ril, IHSTORIQUES. 33JJ c'est mi retrain de tons les pays, n'est-ee pas messieurs? Je fus charme de trouvcr tant de polilesse et d'amabilite dans ces jeunes villa- geois, j'acceptai de bon coeur le repas qu'ils m'olFraient avec tant de franchise; du moins, si le hasard amenait quelques gendarmes dans cettc auberge, je n'avais rien a craindre puis- que je me trouvais mele aux convives et con- vive moi-meme. Le souper commenca gaiment et fin it de meme , puis vint la danse... ah! la danse!... eomme toutes les jeunes filles etaient joyeuses quand elles entendirent les preludes discordans de la musique! Comme mes pauvres oreilles furcnt horriblement chatouillees par les sous aigres du dechirant instrument tant aime des vierges du hameau! Comme chaque coup d'ar- chet faisaitcrisper mes nerfs agites ! Bientoton ne dansa plus en cadence , et le pauvre joueur d'inslrumenl ne s'cnlendit plus lui-meme; 2DO SOUVENIRS mats les villageoises sautaient loujours, on est si heureux an village 1 — Votre imisicieu parait bien fatigue . dis- je a plusieurs jeunes gens qui m'entouraient. — Que voulez-vous , me repondirent-ils . il joue du violon comme il fait des paniers (il etait vannier). C'est le meilleur du village, il est tout seul, c'est pour cela que nousl'avons choisi. Je ne pus m'empecher de sourire, heurcu- sement que la contredanse se terniina dans ce moment , car je crois que j'aurais ete force d'abandonner la salle. Le musicien demanda un instant de rela- ehe pour prendre un j)eu de conforlatil, les jeunes lilies niurmuierenl lout has , el moi , pour leur die agn§abie, )<• proposai a la so- U1ST0RIQDES. 2v>l ciele de remplacer l'artislc villagcois pendant son rcpas. — Bah! serieusement , s'ecrierent-ils tout* ensemble. — Farceur! me dit mon guide, vous ne jouez peut-etre pas de tous les instrumens a la fois. Personne que moi ne le compril, et je n'en (us pas fache. — Si fait, lui repartis-je, je joue de celui-la passablement , si monsieur veut le permettre, dis-je au joueur de violon, je jouerai quel- qucs contredanses nouvelles de Paris , que j'ai retenues assez facilement. 11 y consentit vo- lontiers , tout ce monde sc mit en place et la danse commenca. J'aurais bien defie alors toute la police du royaume de trouver dans un miserable joueur de crin crin dc village, undes vieuxscrviteurs ■AOti SOUVENIRS tie reinpereur , un sultlat d'Aboukir el des py- ramides, de Marengo, d'lena , d'Auslerlitz et d'Eylau ; quant a ceux qui seraient tentes de critiquer maconduite dans cetle circonstance, je leur repondrai : Avez-vous ete malheureux et proscrit? alors vous devez coniprendre la position de Thornine soufiYant. Avez-vous ete toujours heureux ? taisez-vous, vousn'entendez rien au malheur. Quant a moi , j'ai cru devoir placer ici cet episode sous les yeux du lecteur, car apr£s le tracas d'une journee penible, on aime a re- porter ses idees sur des tableaux plus riants; c'est l'effet que produisit sur moi celte scene villagcoise , elle me fit presque oublier, pour un instant, mes soufFrances, jecrois meme que j'oubliai, pendant line heure, que j'etais un proscrit gagnant une lerre etrangere... Si j'a- Vflis voulu croire ces braves gens, il ne m'au- raient plus perrais d'aller me reposer , cepen- IHSrORIQOES. 233 dant il etait temps pour moi, car la fatigue du jour appcsantissait iucs paupieres; jo pris done conge deux vers les Irois heures du ma- tin , et a six heures j'etais debout pour conti- nuer ma course errante. Je demandai au maitre du logis s'il ne lui etait pas possible de me procurer line des pe- lites voilures dont il se servait habiluellement pour les chemins de traverse , car je sentais que la blcssurede mes pieds ne me permetlrait pas de faire une longue route ce jour-la; il me la promit, et une heure apres elle etait at- telee. ISous primes conge de ce brave homme mon guide et moi , et nous montames dans cette diligence rustique , dans laquelle nous fimes six lieues assez lenlement, mais sans beaucoup de crainte. Le soir nous allames coucher dans un vil- lage occupe par les Russes. — N'ayez aucune inquietude, me dil mon guide , vous eles ict 25/| SOUVENIRS chez mi de mes compatriotes , quelque chose qui arrive , a toute heure de nuit, on pourrait vous sauver; je vais vous remettre entrc les mains de mon ami , pour vous faire passer la i'rontiere, car je suis pres de mes (overs et je ne puisaller plus loin... Comptezsurluicomme sur moi. Je lui olfris de lui payer le service impor- tant qu'il m'avait rendu , mais comme au prix convenu , il vit que ma bourse s'aplatissait. — Ecoutez, me dit-il , dans nos expeditions je ne gagne pas toujours dix francs par jour, ainsi je n'accepterai pas davantage de vous, je ne profiterai jamais de la position penible d'un hommc pour 1c censurer. .I'elais emerveille de trouver tant de gene- rosile dans cet homme. 11 me sauta au cou avec toute la joie que donne le sentiment d'unc bonne action. — Alloz, allez, ujoula-l-il, vous illcindre/. en paix le but que vous desircz ; IIISIOKIOIKS. -ij5 rappelez-vous la prediction du petit contrc- bandier... Adieu ! Le lendemain nous nous mimes en route avec mon nouveau guide. — Comptez sur moi , me dit cet homme , faudrait-il mourir avec vous , cela ne m'arreterait pas ; voila comme nous sommes nous autres. — J'ai besoin de cet assurance , mon ami, lui rcpliquai-je, car le danger devient pour moi plus imminent a mesure que j'approche de la frontiere. » Nous arrivames avant la uuit a la demeure d'uu charbonnier, au milieu des bois de Bon- Secours. L 'aspect de ce lieu sauvage avait quelque chose de religieux : plusieurs petites cahutes, noires comme les habitans , elaient eparses ca et la dans la forel, et formaicnl un hamcau 236 SOUVENIRS inconnu pour ainsi dire au reste du nionde ; il faul croire que la Providence seniait des fe- tes sur mon passage, pour rendre moins ame- res les reflexions d'un exile. Ce jour-la il y avait nn rassemblement chauipetre et toutes les jeunes fdles avaient abandonne leurs eabanes enfumees pour vo- ler oii les appelaient le tambourin et la mu- sette: Je ne pui& vous dire quelle sensation deli- eieuse j'eprouvai en voyant 1'union qui regnait au sein de cette assemblee, tous etaient freres, c'etait line petite republique on lout etait d'ac- cord. .. il y avait la quelque chose d'ideal qui rappelait les mceurs patriarchales ou tous les membres d'une famille se rasscinblaient pour rnlrclenir Fharmoriie parmi eux. La presence d'un elranger ne troubla j)oint lour lele , nion guide s'approcha dun groupe, msToiuoui'S. 25-j leu* dil qiiclqucs mats a I'oreille el tons les ycux se tournerent vers nioi... J'aurais etc curtcux d'entendre leur conversation, niais je < raignais d'etre indiscret; I'un deux parla eependant assez hant pour que j'entendisse ces mots : Oh ! va, va, qu'il n'ait aucune in- quietude, nous n'avons a craindre que la vi- site du garde, ctil sait bien ce qu'il lui revien- drait si... mais an reste e'est un bon diable. Laissons ces aimables hotes s'amuser an mi- lieu du silence de la nuit, el retirons-nous so- litaire avec mon guide pour penser a notreiti- neraire du lendemain. iNous resolumes de prendre et nous primes en efFet la route de Quievrain , partout sur no- tre passage nous nerencontrames que des doua- niers et des gendarmes, dont les postes etaient multiplies les uns sur les a lit res. Sur les deux heures du soir nous cntrames 238 SOUVENIRS dans un village oil demeurait un des amis de mon guide. — Je vais aller sonder le terrain, me dit-il , apres m'avoir mis sous la sauve- garde de cet ami. II ne fut pas long-temps a revenir et a me rapporter des nouvelles peu satisfaisantes. 11 fallut retrograder et aller passer la nuit ailleurs. Le lendemain il me mena dans un autre vil- lage nomine Crepin, oii il avait un cousin employe au moulin bati sur la petite riviere qui fait la separation de la France et de la Bel- gique ; il alia prevenir ce cousin , revint en toute hale , poudra ma redingotte de farinc , pour me clonner toute la ressemblance d'un meunier , dont je pris, autant que possible, Failure et les manieres, el nous nous aehemi- namcs, bras dessus bras dessous, vers le mou- lin qui allail devenir mon sauveur on mon bounvau. J a\:iis lame biisre, et quoi que je UISTORTQUES. 2JC) n'aie jamais eonnu la crainle, j'cprouvais, en ce moment decisis quelque chose de cruel qui me torturait 1<" coeur, quelque chose qui n'a pas de noni dans line bouche humaine. — (Vest le cousin de Creve-Coeur, cria mon guide a son cousin, il vient pour le faire voir ties farines. — Soyez le bien venu, cousin. El nous nous embrassames comme de bons paysans. To ute cetle scene de parente empruntee se passait devant le douanier qui etait en faction contre la porte situee a la sortie du ruisseau qui conduit sur le territoire Beige. . . — Vous n'avez rien a declarer? me dit-il, au moment ou j'allais sortir. Je deboutonnai brusquemenl ma redingotte el secouant les 3,'|(> SOUVENIRS pans un pen rudement : Vlacffuc c'rst m'sieur, moi tout seal et pis c'est tout. — Bicn , bien , me (lit le douanier qui se frottait les yeux remplis dc farine, et aurait sans douto voulu que je fusse aussi loin delui que je le desirais moi-meme , bien , passez , passez, votre marchandise n'est prohibee nulle part — Cousin, me clit I'hoinme du moulin, as- sez finement, allons prendre le verre de bierre a la grande auberge et nous lerminerons le marche. Comme mon cocur battail avec violence! je ue puis depeindre ce que Thornine eprouve SOUVENIRS court. Je pus alors le fixer tout a mon aise, sa figure ne m'etait point inconnue, je m'arretai a mon tour. — U me semble , monsieur, que voire vi- sage ne m'est pas etranger, lui repondis-je avec une' emotion involontaire. 11 me regarda d'un ceil scrutateur et inquiet. Pour detruire les mauvaises impressions qu'il aurait pu ressentir de ma hardiesse , je me hatai de lui dire : — Vous etes peut-etre comme moi force de quitter la France. 11 tressaillit. — Oh ! ne craignez rien , je suis oflicier de la vieille garde, et je de-robe ma lete a la fac- tioo qui elierche parmi nous des victimes. HISTOKIQUES. 25 1 Ces paroles furent prononcees par moi avec mi accent douloureux qui reveilla la sympa- thie clans son cueur; il nemerepondit pas. Ce- pendant , je lisais clans ses yeux et sa pensee et son nom, car jelereconnus a l'instant meme. — IS'est-ce pas general que vous quittez la France? — Vous vous trompez, merepondit-il d'un air d'indecision. Ah ! si vous etes celui que je pense, les bra- ves de la France le regretleront, car des hom- ines coinme lui deviennent rares ; allons gene- ral Alix, tendez-moi la main, lemalheur nous rapproche. Son emotion augmentait visible- ment, sa poitrine etait haletante. — Eh bien ! oui , je suis Alix , me cria-t-il d'unevoixentrecoupee, mais forte, Alix fuyant la France, Alix malheureux enfni... Frere, 252 SOUVENIRS qui que vous soyez , puisque la meme cause nous rassemble ici , que Dieu nous conduise plus loin ! et il saisit ma main qu'il serra affec- tueusement. Nous nous portions ombrage mutuellement, me dit-il. — Vous le voyez , repliquai-je en lui mon- trant mon pistolet , si vous aviez ete un agent charge de mon arrestation, j'avais le doigt sur la detente. — Et moi aussi, reprit-il tranquillement en jetant les yeux sur son gousset , si vous aviez eu le meme role. Nous nous acheminames lentement ensem- ble vers la ville ; comme sa conversation etait animec quand il peignait la tristc destinee de I'empereur et de tous ceux qui avaient suivi sa fortune ; comme ses regrels ^taient amers en pensant que l'exil etait la recompense de msToniQUEs. af)3 eeux qui avaient verse leur sang pour le bon- heur de leur patrie! — Quel sera le terme de voire f'uite? me dit alors le general. — Ma foi je n'en sais rien positivement , je marche sans but, je compte trouver quelques ressources en Belgique, et j'irai , si je puis, visiter le prince Eugene, a Munich. — Oh! Eugene, reprit-il, le brave et ver- lueux Eugene, le prince sans tache, celui qui refusa tout pour rester fidele a son bienfai- faiteur ! Ces paroles trouvaient du retentissement dans mon ame , moi qui aimais tant ce prince dont la gloire immortalisee me faisait sourire de bonheur... Tant d'autres avaient desho- nore leurs lauriers. 254 SOUVENIUS Nous ne nous apercevions plus de la lon- gueur de la route et nous avions gagne la ville de Bossu, que le general me parlait encore avec enthousiasme du prince Eugene. — Renfermons , me dit-il, tous ces souve- nirs, il ne faut pas que le vent les reporte aux oreilles des profanes. Et nous gardames une minute le silence, que je rompis le premier pour offrir au gene- ral une collation frugale. — Je ne suis pas riche , general , mais c'est avec le bon coeur d'un soldat de la vieille ar- mee que je me permets de vous l'offrir. — Je vous remercie , me dit-il, je n'ai pas (aim ; quant a la richesse, voici toute ma for- lune, et il tira, de la poche de son gilet, 16 patards (environ $2 sous de France) qu'il re- gardait amerement en les faisant sauter dans HISTORIQUES. 255 sa main. Heureusement que je compte trouver quelqu'un qui me inettra a meme de porter plus loin mes pas. — Vous m'avez appele frere , general, j'en reclame les droits : partagcons en deux ce qui me resle, j'aiaussi des amis dans ce pays qui ne me laisseront manquer de rien , jusqu'a ce que Ton m'envoie des fonds. II ne vouliit pas accepter . malgre mes in- stances reiterees ; tout ce que je pus obtenir de lui , fut qu'il boirait un petit verrede li- queur et qu'il mangerait un biscuit. Nous portames un toast a l'empereur et a toute son armee ; c'etaient deux proscrits qui buvaient leur premier verre , sur la terre d'exil, a la sante d'un noble exile et de leurs freres malheureux. On ne nous accusera certainement pas d 'avoir en ce moment flatte les heureux delepoque. Nous nous embrassames et nous primes cha- 2 56 SOUVENIRS cud la route on nous appelaient nos destinees differentes. Comme j'etais a 1'abri des vexations de la po- lice, je n'avais plus besoiu de choisir les che- mins les moins frequentes , aussi je montai en voiture pour me rendre directement a Bruxelle, ville de grande ressource pour les refugies francais, je presentai mon passeport a la raai- rie de cette ville, et j'eus le bonheur de n'e- prouver aucune difficulte pour obtenir un per- mis de sejour, dont j'avais absolument besoiu pour y fixer ma residence. Je n'etais pas homme a m'endormir sur les chagrins et a me bercer d'esperances illusoires , il me fallait du positif pour soutenir ma chetive existence. Heureux celui qui, aux jours de re vers, peut remplaeer une epee sans tache parun instrument depuis long-temps abandonne , il pent bercer sa re- verie par des chansons desa jeunesse, engour- dir ses douleurs par des sons melodieux qui rappellent un souvenir, et reveiller son ame HISTORIQUES. 207 avcc line cantate patriotique qui vous atten- drit et vous enivre de bonheur. Cest ainsi que je passai mes premiers jours d'exil, je charmais mes ennuis du soir tantot par des chants melancoliques , tantot par de males accords , et , le matin , aureveil de l'au- rore, quand j'avais salue la France, l'empe- reur et ma famille , je sortais plein de courage pour aller chercher un emploi parmi les artis- tes musiciens. Aubout de quelques jours j'eus le bonheur de reussir, et les appointemens que Ton m'offrit au petit theatre suffirent momen- tanement pour subvenir aux besoins les plus pressans de la vie. Ce fut pour moi un jour de satisfaction et d'allegresse que celui ou je pus utiliser un de ces talens, qu'on appelle d'agre- ment , et qui deviennent si souvent, dans l'ad- versite, le gagne-pain de celui qui les possede. Ma promenade la plus habituelle fut eellt* du pare; je m'y trouvais pour aiusi dire en 258 SOUVENIRS famille ; une foule de chefs d'escadron , de co- lonels , de generaux , tous ofFiciers francais et fugitifs comme moi , s'y rassemblaient pour confondre leurs peines et parlager leurs dou- leurs , on y parlait toujours de rhomme aux tortures inouies; j'enai vu plusieurs essuyer d'une main rapide, les pleurs qu'ils voulaient derober a leurs freres. Bientot naquit , parmi tant de braves , la pensee de former ink champ d'asile , ils me confierent ce projet et m'engagerent a partir avec eux , mais une voix secrete me criait d'es- perer encore; mes regards se tournaient invo- lontairement vers ma patrie et mon coeur me disait : la , ta femme apprend a ses enfans a cherir leur pere absent , et a former des voeux pour son retour; an loin , lecho ne le repe- lera pas leur priere... Oh! non, je ne pus con- sentir; je possedais d'ailleurs les ressources de I'art musical, ct j'elais, par cela meme, beau- coup moins enibarrasse que la plupart de HISTORIQUES. 259 mes compagnons d'infortunc, qui navaient au- cunsmoyensdesubsistanccet quisc trouvaient reduits a la plus affrcuse misere ; leurs parens navaient pas de fortune pour la plupart ; d'au- tres n'en avaient plus et tous etaient prives du traitement du a leur ancien grade ; ils en- viaient noblement mon sort. Que vous etes heureux, me dirent plusieurs d'entre eux , vous ne serez point force de subir les humiliations qu'entraine avec elle une aumdne. Quelle que soit la maniere polie dont on deguise un se- cours , il a toujours une enveloppe diaphanc qui laisse apercevoir le mot cliarite. Oh ! vous etes heureux! bien heureux I... le coeur me saignait ; chacune de leurs amertumes passait dans mon ame; je les consolai du mieux que je pus, et j'eus bientot la douleur de les voir partir pour le champ d'asile, qui devint pour eux le champ du repos eternel... lis n'en revinrent plus. 26o SOUVENIliS Salut , ireres , dormez en paix dans vos glo- rieux tombeaux, qua creuses la vengeance la plus stupide. Un jour que je faisais, dans le pare, iria pro- menade accoutumee, je m'approchai d'un of- ficier de hussard beige : je desirais avoir des renseignemens sur plusieurs officiers sup6- rieurs de sa nation qui avaient servi avec moi , et dont plusieurs avaient possede inon amitie. Le temps de l'eprouver, cette veritable amitie etait venu pour moi; je l'ai trouvee belle, pure et sans tache. Honneur a vous, mes fre- res de Belgique, vous m'avez fait 1'enfant gate de l'liospitalite, vous avez rempli de charmes les details de ma vie; honneur a vous ! J'ap- pris, du jeune officier, qu'un de mes plus in- times amis, celui que je voulais voir avant tous les autrcs , et qui devait etre, selon moi, colonel d'un regiment beige , coinmandait la |>rovincc du Hainaut, et que son quarticrge- neral elait a Mons. Je nc pus resistcr au desir IIISTOTUQUES. :^(>l de le rcvoir et jc partis prom piemen I pour chercher aupres de lui des consolations. II ne me reconnut pas , tant le malheur change les traits de l'homme! Dans ces temps de souffrance on pouvait bien dire de cha- cun de nous, ce que disait le bon Lafontaine quand il peignait la disgrace de son bienfai- teur : « Que vous le trouveriez different de lui- meme ! » Oh ! oui , nous etions bien chan- ges par les traits du visage, mais nos coeurs etaient toujours brulans comme aux jours de nos conquetes. — Que voulez-vous? me dit cet ancien ami. — Un entretien particulier de quelques mi- nutes , si vous daignez me l'accorder. Le son de ma voix le frappa. — Entrez, monsieur, me dit-il en degui- 262 SOUVENIRS sant son emotion sous une froide politesse , entrez dans le salon. Je ne suis visible pour personne, dit-il a son domestique, et il ferma la porte sur nous, puis se jetant dans mes bras : Comment ce serait le brave Krettly que je retrouve dans cet etat. — Helas! oui, Krettly le re fugie. — Qu'elleest terrible la vengeance de ceux que nous avons combattus, quelle est peu genereuse, leur epee hideusement victorieuse qui cherche en- core le coeur d'un ennemi abattu! que leur haine sera longue ! Elle ne disparaitra , mon ami , que sous le marbre des tombeaux ; j'en aiassez vu en peu de temps pour te faire cetle fatale prediction. — De quoi le plains-tu? mon brave cama- rade; oh! ne plains que ceux qui ont train la patrie et lVmpereur; et loi, si tu es pour- suivi a outrance ainsi que nos f'rercs , c'est pour el re rcsle (icicles a rinforlune Napoleon! IIISTOIUOUES. 26") Honncur aux exiles que la France mecon- nait ! Je lui fis part du desir que j'avais d'aller a Munich, Irouvcr lc prince Eugene; il detrui- sit une a une toutes mes esperances , il me peignit avec tristesse la position difficile dans laquelle le prince £tait place. — Ceux qui vont le visiter, me dit-il, en re- coivent tous des secours, qui certes ne sentent pas laumonecomme 1'oboleorgueilleuse qu'un grand vous met dans la main, il oblige ses vieux camarades comme si un pouvoir invincible, une reconnaissance sacree lui disait : Tu rem- plis un devoir. Mais helas ! un pouvoir au des- sus dusien, cbasse, loin des lieux qu'il habitc, les refugies de France, il ne peut done payer a tous ces braves qu'un droit de passage qui les' aide a porter plus loin leurs pas errans... lleste aupres de moi, moil ami , un brave sol- da I comme toi ne doit pas etre abandonne, el 264 SOUVENIRS je ne me pardonnerais pas , de ma vie, de t'a- voir laisse souffrir de misere; pour ceux qui sont courageux comme toi devant l'ennemi, ma porte, ma bourse etmon coeur, tout est a eux Et en disant cela, ilouvraitson secretaire aussi grand que moi , j'ouvrais mes deux yeux eton- nes. Voila la place de mon or , voici celle de mon argent , la , sont les billets de banque , lu pourras , selon tes besoins y puiser a ton gre. Je demeurai hebele comme un liomme qui croit rever, pen s'en fallut que je ne passasse la main sur ma figure pour m assurer que c'e- lait bien moi , que j'elais reveille , que ce n'e- }ait point unc chimere. tine illusion tout ce que j'enlendais et tout ce que je voyais. II avail appcle son valet de chambre : — Quand mon ami vicndra ici, tu le laisseras fouiller a son aise dans mon secretaire. Le domestique le regardait d'un air moitie comique , moitie serieux. Sois tranquille, lui (lit aussitot son lllSTOKIQUliS. 26."> maitrc en mc fixant avec satisfaction, il ne me ruincra pas. Le domestique sortit avec sa consigne, et moi je pits conge de mon ami pour relourner a 1'hdtel oii j'etais descend u ; je m'enfermai dans ma chambrc , attendri , emerveille, pen- sif; les heures s'ecoulaient rapidement dans cette douce extase; le jour baissa insensible- ment, le crepuscule me surpril encore a re- ver, et je m'endormis bientot dans le conten- tement. Des la pointe du jour , je recus un billet du colonel ; il m'engageait a passer de suite chez lui. — Je pars pour Bruxelles , me dit-il, et cela sur l'heurc ; ta presence me fait hater un voyage que jaurais pu remettre , mats point ile retard, point d'hesitalions; partons ensem- ble , nous irons diner chez l'entrepreneur des vivres et fourrages du royaume des Pays-Bas; je comptc fixer la ton sort , je l'ai resolu , il 266 SOUVENIRS faut que cela soit. Et cffectivement sa volonte fut accomplie. Monsieur l'inspecteur me donna l'emploi de garde-magasin dans la ville de Mons. Double faveur, puisque je pus resler aupres de mon ami devenu mon bienfaiteur. Mon assiduite et mon courage au travail , me firent bientot remarquer , et on me nomma agent principal. Cette nouvelle condition me fit jouir d'une existence plus heureuse ; j'etais entoure d'egards , et les jours auraient dii s'ecouler joyeux et rians pour moi , et pour- tant j'etais sou vent tristc ; le brave colonel cherchait a dissiper, autant qu'il etaiten lui, ce que ma situation pouvait comporter d'iso- lement. Yiens, me dit-il unjour, viens avec moi voir defiler le regiment de hussards qui se rassemble ici pour y prendre garnison. Je me rendis volonliers sur la place, et apres la revue le colonel me dit : Nous sommes invites ;i diner avec line douzaine d'olliciers de ce re- giment. Je paraissais elonn< IIISTORIQUES. 267 — Oh ! me dit-il , un ancien militaire a bientot lie connaissance. Viens toujours , ces messieurs sont fort aimables et feront bon ac- cueil a l'liomme que je leur presenterai. Je m'y rendis ; a peine etais-je entre dans la salle que mon nom vola de bouche en bouche. — Rrettly , le brave Krettly ! Etil me sauterent au cou. J'attendais la fin de cette scene , pour en avoir l'explication, et com me il me virent etonne, plusieurs d'entre eux me dirent : — Vous ne nous reconnaissez done pas? reportez votre memoire sur les evenemens pas- ses de l'armeede Napoleon: Eylau, par exem- ple, la grande journee d'Eylau ! INous sommes tous velites qui servions dans votre compa- gnie, et e'est a Eylau , que, sous votre con- duile, nous essuyames le fen de 1'ennemi pour la premiere fois; soyez done le bien venu. 268 SOUVENIRS Honneuraux braves ! honneur aux exiles fran- cais Et il m'einbrasserent encore; je pleurals eomme un enfant; je fus fierce jour-la d'avoir faitde tels eleves. Ces jeunes gens, tous fils des premieres families du pays , etaient rentr£s dans leurs foyers apres nos desastres, et s'£- laient eleves aux grades de chefs d'escadron et de capitaines. J'avais eu beaucoup de com- plaisance pour eux dans le temps , ils en avaient conserve le souvenir, aussi ne laisse- rent-ils jamais echapper l'occasion de me le prouver. Rien ne pouvait entierement me separer de l'idee que j'etais loin de ma patrie, loin dema femme el de mes enfans; quelquefois je leur disais tout naivemenl : Prive des embrasse- mens de ccux qui me sont chers , je ne pour- rai jamais oublicr qucje suis exile; s'ils etaient prcs de moi , je me ferais illusion peul-etrc. HisroiuQUES. 269 Un soir je m'etais couche monotone , mon coeur etait trouble; les premieres heures de mon sommeil furent agitees , puis je me re- veillai tout a fait, et, apres quelques instans , je repris un peu de calme et m'endormis alors profondement. L'aurore avait paru , le chant du coq s'etait fait entendre que je dormais en- core ; mon reveil nc devait pas etre ce jour la un reveil ordinaire. II etait deja tard, j'entendis frapper a ma porte quelques legers coups , je me levai sur mon seant et me frottant lesyeux, je demandai : — Qui est-la ? — C'est moi , me repondit une voix douce dont le son penetra jusqu'a mon coeur... Je eras rever encore , je me revetis promp- tement de mon pantalon, et j'allai ouvrir. — C'est toil c'est lui ! c'est vous! mes en- 27O SOUVENIRS fans ! furent lcs seules paroles que nous pri- mes proferer pendant l'espaee de cinq mi- nutes. — Quel miracle ! quel enigme ! enfin qu'im- porte, je vous revois, toi, ma fidele amie et vous mes chers enfans, tous mes maux sont oublies. Une he ure entiere s'ecoula dans ces trans- ports mutuels , dans ce doux epanchement de nos ames , au dela duquel il n'y a plus rien. Pendant que nous parlions encore affectueu- sement, on frappa de nouveau a ma porte. Les importuns! m'ecriai-je en grommelant; qui diable peut venir troubler une pareille fete aujourd'hui, tandis qu'il ne vient jamais personne quand je suis seul? ct j'allai ouvrir d'assez mauvaise humeur. Ma figure se d^rida a l'aspect de tons mes jeunes ofliciers qui ve- naient me chercher pour dejeuner avec eux. HISTORIQUES. 27 1 — Pardon, leur dis-jc tout rayonnant de joie, je ne suis pas librc aujourd'hui ', vous voyez! vous voyez! Et je leur montrais ma femme et mes enfans. — Vous ne pouvcz pas refuser, me dirent- ils puisque c'est en 1'honneur de cette arrivee que le dejeuner vous est offert. — Comment done savez-vous?. .. — Nous vous 1'expliquerons an dessert... Pour le coup j'acceptai et je hatai meine le repas pour arriver plus vite au mot de l'e- nigme. Ces bons jeunes gens s'etaient tousco- tises , et apres avoir obtenu de moi, par ruse, dans la conversation , l'adresse de ma famille, ils m'avaient menage la surprise complette pour ce jour si fortune ; il estde ces sensations delicieuses dont le charme ne peut etre decrit , celle-ci est du nombre , c'est une des plus 2J2 SOUVENIRS douces que j'eprouvai dans ma vie; aussi ehV est demeuree profondement gravee dans ma memoirc , d'oii elle ne sortira jamais. Ma joie augmenta encore dans ces instans de bonheur, quand je vis elever mon bienfai- teur au grade de general. Son amitie redou- bla, pour ainsi dire, avec son elevation; jour par jour il m'introduisit au sein de la bonne sociele, societe aimable, qui, par ses soins , ses procedes delicats , prit a tache de me faire oublier, a moi et aux miens, que nousetions sur une terre d'exil. Mes honoraires augmentaient , et a force d'ordre, d'economie et de travail l'aisanceren- tra dans ma maison. Trois annees entieres s'e- coulerent au sein de la felicite la plus pure , mais comme je n'eus rien, pendant ce temps, qui soit digne de fixer l'attention du lecteur; rapide comme le bonheur , je j>asserai de cc moment en I'annee 1819. HKIWRTQUES. 2^3 TAMVervescence des passions politique* s'e- luit endormie, la pi 11 part des soldats do Na- poleon s'etaient disperses pour toujours, et I'homme de douleursetait trop hien garde par son bourrcan, pour qu'011 eut rien a crain- dre de lui, d'ailleurs il descendait deja Lehte- metit vers la tombe. . . .Je profitai done de ce calme pour reclamer la permission de revoir ma patrie , et je dois rendre justice a monsieur le marechal Gou - vion de St.-Cyr; il m'envoya posle pour posle une autorisation de rentrer dans mes droits. Le eondamne a mort qui recoit sa grace , n'e*- prouve pas une joie plus vive que la mienne, je riais , je sautais comme u n insense a qui l'on donne un quart d'heure de liberie. Amour religieux de ma patrie , si tu ne fus pour tant d'autres qu'une chimere, tu as tou- jours ete pour moi une reality saoree. J'etais fi(T de pouvoir poser un pied libro sur le sol 18 2 ™/| SOUVENIRS de la France , de rajeuoir aupres delle toutes mes idees du passe , de vivre enfin de sa pro- pre vie. . . J'etablis done provisoirement un domicile a Maubeuge , pour ne pas quitter de trop loin les etablissemens que je dirigeais a Mons. He- las! je ne m'attendais pas a etre frappe si tot d'une nouvelle catastrophe qui devait porter un dernier coup a ma nouvelle aisance que j'avaisaequise par taut de sueurs, et me plon- ger dans la gene et le malheur pour le resle de mon existence. II etait done ecrit sur mon front que les ca- lamites ne cesseraient jamais de me poursui- vre. L'adversite s'attacha de nouveau a ma personne, comme un vautour sur sa proie, et me serra avec eonvulsion dans ses griffes cruelles qui ne devaient plus me lacher. Qu'importe a l'liomnie de se roidir avec force centre les evenemens qui surviennent : il csl IIISTORIQUES, 275 impuissant devant lc malheur qui court sur ses traces et l'atteintmalgre lui ; il ne peutrien contre les coups du sort qui le frappent sans pilie au moment meme qu'il croit saisir un jour de bonheur. Bonheur ! mot chimerique dont le secret est renferme sous le marbre de la tombe ! O homines ! c'est en vain que nous nous en- dormons dans la joie, la trislesse veille au che- vet de notre lit pour nous reveiller le lende- main. CHAP1TRE IX. Rien n'estsi commun que 1c nom, Rien n'est si rare que la chose. Lakintainb. TX L'annee 1820 arrivait a grands pas; clle grondait sourdement; le vent dc la politique soufflait encore, line tern pete allait fondre sur le vaisseau public... Et moi, pauvre ermile. j'etais retire des choses de la vie politique, oomme un nautonnier, las des tourmentes dc la mcr, se retire a l'ecart pour jouir du repos s tSo SCHJVENIRS il oublie qu'il y a un ocean et ties tempeles, dc meme que j'oubliais qu'il y avait uu monde politique, d'ou la paix est bannie a jamais, pour ne me nourrir que de calme et d'inte- rieur. C'etait un beau reve qui s'eleva en fu- m£e a la voix dun ami , d'un ancien compa- gnon de guerre. 11 m'apprit alors tout ce que j'avais oublie, il troubla ma solitude, il fut, sans le vouloir, mon bourreau... je lui par- donne, il fut ingrat... et. .. mais nun , je ne le maudirai point , la mort a mis entre lui et moi 9 un monde tout entier, etsi je rappelle les fails qui le concerncnt, ce sera avec la verite la plus pure , ce sera avec la generosile qu'on doit a la memoire de ceux qui ont vecu. lout le monde a connu ie grand proces de de la conspiration du 19 aout 1820 , conspi- ration donl les ramifications elaient pour ainsi dire infinics, et dont le secret est venu mourir inlre mcs mains. Ce complot avait pour but de renvcrser le trone dc Louis XVI 11, el de HISTORIQUES. 28l rcplaccr , sur scs degres brises , rheritier do Napoleon , Irop jeune encore pour regner par lui-meme , mais (ort des conseils et de la re- gence du prince Eugene. Le 1 9 aout tout fut de- couvert , et les arrestations commencerent. Le 22 , la police perdit la piste de Tun des chefs de cette conspiration, et moi , j'appris le memo jour qu'il y avait eu en France un com- plol avorte , et que Ton etait sur les traces de tous ceux qui en avaient fait partie. J'appris tout cela , en peu de mots , de la bouche d'un homme trouble, d'un homme qu'il fallait ca- cher , de mon ancien camarade qui avait servi dix a douze ans dans le menic corps que moi, d'un ami dont les huit enfans avaient grandi avec les miens, De Maubcuge oii il ne me trouva pas, il etait venu a mon domicile de Mens. Mon ami, me dil-il , vous ne connaissez pas ma nouvelle epouse (il etait marie en seconde noce 282 SOUVENIRS depuis pen de temps), mais vous n'ignorez pas quelles sont les angoisses d'une femme quand ellesait quesonmariestpoursuivi; pourla con- soler, elle ct mes enfans, et pour rassurer line foule de braves que mon arrestation mettrait a la torture, rendez-moi le service inappreciable de reconduire a Amiens, chez le maitre de poste de cetle ville, ma voiture que j'ai laissee a Maubeuge et qui lui appartient , c'est un in- dice convenu avec ma femme que tout est sauve et que les craintes de chacun peuvenl se dissiper. Etais-je en droit de lui refuser ce service, de laisser une femme et des enfans dans une cruelle alternative ? INon; l'honneur a moi , refugie d'hier, rac dicta ma conduite envers le refugie d'aujourd'hui. Mais il fut conspi- rateur me dira-t-on ? c'est vrai; mais fut-il as- sassin? Combien de tetescouronnces n'auraient jamais ceint le diademc , objet de toutcs leurs eonvoiliscs , s'il n'v avail jamais cu de cons- UlSTORIQUES. 20^ pirateurs; je nc vetix point approuver ici les conspirations, je reponds seulemcnt a une ob- jection qn'on pourrait me faire. Je partis done pour Amiens ou je ne fis pas long sejour dans la crainte de me trouver com- promis dans une affaire ou je ne trempais en rien; jefismesadieuxalanouvelleepousedemon ami, qui etait surveillee de bien pres, on le pense bien. En sortant de l'hotel de la poste , une affiche , placardee a la porte frappa mes regards; je m'approchai en curieux et je lus tout an long les details de la conspiration; le nom de Maziau y figurait comme un des me- neurs de cette affaire. II n'y avait pas de temps a perdre, il fallait le sauver avant qu'on put le soupconner chez moi. Je gagnai les portes de la ville par des chemins detournes a fin de n'etre pas suivi et je fis prix avec un loueur de cabriolet pour aller a Cambrai le plus promplement possible; je fns assez heu- reux , en arrivant dans cette ville , de trouver 284 SOUVENIRS une place dans la diligence, qui me conduisit directement chez moi. Lorsque je fus arrive , Maziau me raconta ses peines, son embarras , ses esperances dec ues , vraies on fausses ; je n'enlrerai dans aucun detail a ce sujet, je ne veux reveiller aucune susceptibilite dans cetlc grande affaire , je dirai seulement qu'en vertu de notre ancienne liaison , je ne Tabandonnai pas dans ce danger. Je lui jurai de le sauver ou de perdre la vie avec lui ; il me sauta au cou et m'embrassa avec effusion de cceur. Pendant les quinze premiers jours de sa caplivite chez moi , on avait expedie des or- dres d'extradition pour les officiers de la legion de la Seine qui s'etaient refugies a Mons , et on apprit par M. Begot , capitaine de la le- gion de la Meuse , qu'il avait laisse Maziau chez moi. Eirectivement, Maziau ne sachanl pas mon adresse avait etc Irouver Begot qui, «ii bon el loyal camarade , l'avail amene lui- iiiniK' chez moi; ce brave oflicier avait done 1IIST0RJQUES. 285 ete iucarcere et avail menu- declare qu'il igno- rait entitlement I'aHaitc , qae Maziau ne lui avait lien dit qui put seulement lui faire soup- ronner qu'il y avait eu uu complot, qu'il lui avait seulement demande l'adresse d'un an- cien camarade. Celte explication Ires adroite le sauva ; et moi , je fus mande de suite chez le commandant de place de Maubeuge , mais .)5 revenir dans huit jours pour me rcmcttrc qe que j'aurais depense de plus. On pense bien qu'avantd'arriver a la seance, j'avais prepare mon theme, il ne me fut pas difficile de repondre sans compromettre per- sonne , et en protegeant au conlraire par un mensonge tould'honneur, I'infortune qui fou- lait aux pieds, envers moi, toutes les lois de 1 'a mi tie. Ici se multiplierent, dans tons les sens , les questions de messieurs les pairs, tellement pressees les unes sur les autres , que j'avais toutes les peines du monde a les saisir bien distinctement, et cependant elies demandaient de ma part une solution prompte. Monsieur le due de Fitz-James se distinguail entre tous les autres par la volubilite de sa parole. Vous avez , me dit l'honorable pair , la clef dune petite armoire qui etait dans la 536 souvenius chambre de madauie Maziau , et qui devait contenir des papiers qui ont ete soustraits. Je n'avais vu ni clef ni armoire, et par con- sequent ma reponse fut negative. II arriva tout-a-coup un second brou ilia- mini de demandes que j'ai oubliees, et aux- quelles je ne pus repondre qu'en priant mon- sieur le president de vouloir bien inviter mes- sieurs les pairs a m'adresser separement leurs questions, afin qu'ellessoient bien distinctes et qu'elles ne puissent nuire a la cause. On finit par me confronter avec la maitresse de poste d' A miens , et le postilion qui m'v avait conduit; comme je n'avais nullement cause avec ces gens on ne put rien conclure de celte reconnaissance que je ne niais pas. L audience etant finie, je demandai a mon- sieur le president si ma presence etait encore HISTOMQUES. 507 necessaire au Luxembourg, afin que, dans le cas contraire je puisse reprendre la route de Mons , ou mon absence prolongee avail du avoir de tristes resultats pour mes interets. 11 consulta la cour et me fit donner le permis que je lui demandais. 22 CHAPITRK XL A ces cris, Jerusalem redoubla sespleurs ; les routes du temple s'ebranlerent,le Jourdain sc troubla et tons ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est niort cet homme puissant quisauvait le peuple d'lsrael? Flechier. u. Pendant que le grand proces de la conspi- ration du 1 9 aoiit s'achevait a la cour des pairs, le dernier acte d'un grand drame s'accomplis- sait au milieu des mers dans uneile deserte, ou lair qu'on respire est un poison lent qui con- duit dans la tonibe le malheureux europeen que sa mauvaise eloile y a jete. 34^ SOUVENIRS Le 1 7 mars un illustre patient s'ecriait dou- loureusement au sein de cette ile, oil les flews mimes s'etiolenti La I c'est la! docteur : et il d^couvrait sa noble poitrine pour indiquer le siege de son horrible souffrance ; puis, saisis- sant. avec un mouvemenl nerveux , la main du docteur, il 1'appuya sur l'endroit ou etait son mal, en disant : C'est un couteau de bou- cher qu'ils ont mis la, et ils ont brise la lame dans la plaie. Cette ile. . . c'etait Tile Sainte-H^lene ! Ce patient... l'empereur Napoleon! Avant d'aller plus loin, on me permettra de soulager un instant mon coeur sur la perte d'un homme que }e cherissais a l'^gal d'un pere, d'un homme qui fut Torgueil de notre France, et que notre France aimait tant; on me per- mettra de poser un genoux religieux sur sa tombe el de m'enlretenir quelques minutes UlSTORIQUES. 3/p seulement sur son dernier soupir, ce soupir supreme qu'il a rendu si bas, et que l'univers entier a repute si haut avec tant de religion. C'est line espece de n^cessite pour moi , 1111 devoir que je crois accomplir : c'est une page qui manquerait a ces souvenirs, si je ne vous parlais pas de ses dernieres souffrances. Arrete-toi , voyageur , ecrivaient les anciens sur les tombeaux qui decoraient leursgrandes routes. Arrete-toi ! Arretons-nous aussi devantunmodesletom- beau ! Arretons-nous et prions ! Le voyageur qui comme moi a parcouru la route de l'existence avec tant de rapidite, a besoin de se reposer de ses fatigues. Eh bien ! je vais m'asseoir sur la pierre lunebre qui re- eouvre les depouilles mortelles du grand liouiine. Les enseigneinens qui s'cchappent par les fcules mal jointes des tombeaux , nous "44 SOUVENIRS servent d'avertissement a nous qui restons quelques jours de plus sur la terre, et devien- nent souvent la base de notre conduite a venir. Geux qui percent les parois de la tombe de Napoleon , sont destines a instruire les tetes couronnees qui se sont faits ses bourreaux apres avoir reou , plusieurs fois de ses mains victorieuses, leur sceptre et leur couronne. A eux les reflexions ameres ! A eux les re- mords ! A nous les pleurs! Comment est mort celui qui d'un geste oommandait a la terre? Comment ! II s'est debattu dans une af- freuse agonie; il a ete prive de toutes les con-, solations humaines : un geolier accompagnait partout ses pas ; il inscrivait sur ses tablettes impieschacuncdesdoulcurs qu'il voyait passer HISTORIQUES, 3/|5 surson noble visage, par la contraction de ses nerfs ; il eternisait les angoisses de rillustre patient; il eternisait anssi son nom que la pos- terity a fletri du titre ignominieux de bour- reau ! — Voila comment il mourrait. C'est en vain qu'on voulait l'abuser sur sa position desesperee et lui faire envisager encore la vie; il avait le sentiment de sa mort pro- chaine, et rien ne pouvait le distraire de la pensee de la mort. « Aucun remede ne peut me guerir, disail- il avec une conviction qui desesperait tous ceux qui l'entouraient, mais ma mort sera un baume salutaire pour nos ennemis, j'aurais desir^ de revoir ma femme et mon fils , mais que la volonte de Dieu soit faite. » C'est aussi la la derniere parole du Christ mourant : Que la volonte de Dieu soit faite ! 346 SOUVENIRS « II n'y a rien de terrible dans la mort, ajouta-t-il avec une parole calme, elle a £t£ la compagne de mon oreiller pendant ces trois semaines, et a present elle est sur le point de s'emparer de moi pour jamais » C'est envain que le docteur Arnold , chi- rurgien dun regiment anglais, joignit sa voix a celle du docteur Antommarchi; pour repre- senter a Napoleon que sa maladie n'avait rien de desespere\ « Plus d'illusions, leur repon- dit-il, je sais ce qui en est, et je suis resigne.» Laissez-le, docteur, laissez-le tout entier a ses pensees de mort; la mort est un bien pour lui, elle le delivrera des tortures qu'il endure, olle le separera a jamais des barbares qui lui mesurent a 1'aune la soullrance. « Les monstres, s'ecriait-il an plus fort de son supplicc, me font-ils assez souffrir? encore s'ils m'avaieiit (ail fusilier, j'aurais ou la mor! d'uri sbldati IIISTOIUQUES 347 « J'ai fait plus d'ingrats qu'Auguste , que ncsuis-jecomme lui en situation de leur par- donner. » Parole sublime, et qui pcint hien la gran- deur dame de cet illustre mourant ! Mais bientot une lueur d'esperancc vint rayonncrsurles visages deceux quil'entourent, bientot la joie se manifeste au milieu des amis de ce magnanime exile, et ces credules amis ne lui cachent pas leurs esperances; lui seul ne partage pas l'opinion generate de ses no- bles compagnons, il s'ef Force de sourire, mais d'un sourire d'incredulite. « Je vais mieux, leur dit-il, vous avez rai- son, mais je n'en sens pas moins que ma fin s'approche. Quand je serai mort , chacun de vous aura la douce satisfaction de retourner en Europe ; vous revcrrcz, les uns, vos parens, les autrcs, vos amis , et moi, je retrouverai inc. 5 ,"48 souvENir.s braves aux Champs-Elysees. Oui , continua- t-il en haussant la voix : Kl£ber , Desaix, Bes- sieres, Duroc, Ney, Murat, Massena, Berthier, tous viendront a ma rencontre ; il me parle- ront de ce que nous avons fait ensemble ; nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les Annibal, les Ce^sar , les Fr£de>ic... a moins, ajouta-t-il en souriant, qu'on ait peur labas de voir tant de guerriers ensemble. L'arrivee du docteur Arnold vint interrom- pre cet entretien si plein de bonhomie , de charmes indicibles dans la bouche d'un guer- rier moribond. Des pensees plus graves l'a- gitent tout a coup , et avec une voix defail- lante , mais pleine de majestc , il dit : « C'en est iait le coup est porte, je touclie a ma lin; je vais rcndre mon corps a la terre ! Approchez, Bertram! , traduisez a monsieur ce que vous allez entendre; n ometlez pas un mot. » lllSTOlUQUHS. 5/|9 Approchons-nous tons, Franoais , et ecou- lons . dans le recueil lenient le plus profond, les solennelles paroles do ce grand homme a son lit de mort ! approchons-nous et pretons une oreille attentive , pour ne pas perdre unc seule de ses paroles : « J'etais venu m'asseoir an foyer du peu- ple britannique ; je demandais line loyale hos- pitality contre tout ce qu'il y a de droits sur la terre , on me r^pondit par des fers. J'eusse recu un autre accueil d'Alexandre, de l'em- pereur Francois, du roi de Prusse lui-meme ; mais il appartenait a l'Angleterre de sur- prendre , d'entrainer les rois, et de donner an monde le spectacle inoui de quatre grandes puissances s'acharnant sur un seul homme. « C'est le ministere anglais qui a choisi cet afFreux rocher ou se consume, en moins de trois ans , la vie des Europeens , pour y ache- ver la mienne par un assassinat. Et comment 55o SOUVENIRS m'a-t-on traite depuis que je suis sur cet ecueil? II n'y a pas une indignite dont on ne se soit fait une joie de m'abreuver; les plus simples communications de famille , celles memes qu'on n'a jamais interdites a personne, m'ont ete refusees... Ma femme , mon fils ne vivent plus pour moi ; on m'a ainsi tenu six ans a la torture du secret. Danscette ile inhos pita Here on m'a donne pour demeure , l'endroit le moins fait pour etre habite , celui ou le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir. II a fallu me renfermer entre quatre cloisons, moi qui parcourais a cheval toute l'Europe ! Le gouvernement britannique m'a assassine longuement , en detail , avec premeditation , et l'infame Hudson Lowe a ete son executeur des hautes ceuvres. Ce gouvernement finira comme la superbe republique de Venise. « Quant a moi, mourant sur cet aflreuxro- cher, privc': des miens et manquaut de tout,yV UISTOIUQUES. 55 1 legue I'opprobre de ma mort a la maison re- gnante d'Angleterrc. » Avec quelle force de verity il lancait 1 'ana- theme sur les fauteurs de sa mort ! Avec quelle energieil fletrissait, dans cet eloquent et der- nier manifeste, les actes avilissans de ses en- nemis ! e'est une page que nous ne saurions trop relire, et qui laisse toujours dans l'ame une impression douloureuse. Pour faire di- version un moment aux reflexions penibles qui nous assiegent, voyons si ce grand homme, a son heure supreme, trouvera du moins dans desidees de religion, quelquc consolation pour adoucir sa souffrance. Le 20 avril, a une heure et demie, dit le docteur Antommarchi dans le tome 11 de ses derniers momens de Napoleon, il mande l'abbe Vignali. 35a souvenirs — Savez-vous , abbe , ce que c'est qu'une chambre ardente? — Oui, sire. — En avez-vous desservi? — Aucune. — Eh bienl vous desservirez la mienne. II entre a cetegard dans les plus grands de- tails et donne an pretre delongues instructions. Sa figure etait animee,. convulsive ; je suivais avec inquietude les contractions qu'elle eprou- vait , lorsqu'il surprit sur la mienne je ne sais quel inouvemenl qui lui dcplut. — Vous eles au-dessus de ces faiblesses, me dit-il, mais que voulez-vous? je ne suis ni philosophe, ni medecin; je crois a Dieu , j<' HISTORIQUES. 355 suis de la religion de mon pere. N'est pas athee qui veut. Puis revenant au pretre : — Je suis ne" dans la religion catholique ; je veux remplir les devoirs quelle impose et recevoir les secours qu'elle administre; vous direz tous les jours la messe dans la chapelle voisine, et vous exposerez le Saint-Sacrement pendant les quarante heures. Quand je serai mort, vous placerez votre autel a ma tete , dans la chambre ardente ; vous continuerez a celebrer la messe ; vous ferez toutes les cere- monies d'usage , vous ne cesserez que lorsque je serai en terre. L'abbe se retira , je restai seul. Napoleon me reprit sur ma pretendue incredulite : — Pouvez-vous la pousser a ce point? pou- vez-vous ne pas croire a Dieu? car enfin lout a3 354 SOUVENIRS proclameson existence, etpuis, les plus grands esprits l'ont crue. — Mais, sire, je ne la revoquai jamais en doute. Je suivais les pulsations de la fievre. Votre Majesty a cru trouver dans mes traits une expression qu'ils n'avaient pas. — Vous etes medecin, docteur, me re- pondit-il en riant; ces gens-la. ajouta-t-il a demi-voix , ne brassent que la matiere : ils ne croiront jamais a rien. Napoleon religieux !. . . Quel touchant spectacle que celui oil ce grand guerrier s'appuyant sur l'opinion des sages, cherche a imposer a son medecin sa croyance en un etre supreme ! la chose n'etait pas difficile, puisque le docteur y croyait lui- meme , ainsi qu'on en pent juger d'apres sa reponse a rillustre mournnt. ("omme il sen- HISTOIUQUES. 555 tretient paisiblemcnt avec le pretre de cere- monies sacrees ! tout est present a sa me- moire, il n'omet rien. On eut dit qu'il avait passe toute sa vie au sein des eglises ; qu'il avait etudi^ un par un tous les details reli- gieux. Pretres de Rome , vous avez canonist plus d'une tete couronnee qui n'eut pas une fin aussi edifianle , et surtout une agonie aussi terrible... Yous devriez 1'aimer maintenant, car il va mourir de la mort du Christ. Un jour, la France dressera des autels a sa me- moire ; on rendra justice a ses bonnes inten- tions , il sera venere corarae le plus grand parmi les hommes; comme un genie tombe des mains de ceDieu qu'il invoque a son heure derniere. Hatons-nous d'assister a ses derniers mo- momens... le temps presse, le mal augmente. Ainsi qu'un fils penche sur le lit de son pere, o56 SOUVENIRS voit au milieu du desespoir, les dernieres Con- vulsions de celui qu'il aime ; ses yeux fixent des yeux d'oii la clarte s'enfuit; sa main presse une main qui froidit deja dans la sienne... alors , oh ! alors il prie ardemment l'Eternel d'abreger leur souffrance a tous, en brisant cette existence qui n'a plus que quelques mi- nutes a elle ; ainsi les angoisses de Napoleon mourantbrisent mon ame ; ainsi sa souffrance rale dans ma poitrine. Hatons-nous, car je n'ai pas le courage de le voir souffrir, je n'ai plus de force que pour souhaiter son dernier sou- pir. « C'etait le 4 uiai , dit encore le docteur Antommarchi, l'empereur allait plus mal; le temps <^tait atfreux , la pluie tombait sans interruption, le vent menacait de tout de- truire; le saule , sous lequel Napoleon prcnait habituellemcnt le frais, avait cede; nos plan- tations etaient deraciuees , eparses ; un seul arbre a gomme resistait encore, lorsqu'un H1STOIUQUES. 357 tourbillon le saisit, l'enleveetle couche dans la boue. « Rien de ce qu'aimait l'empereur ne devait lui survivre. » A cinq heures et demie du soir, il fit enten- dre ces dernieres paroles : TETE d'ARMEE , et rendit son ame a Dieu. II est la... Sous trois pas un enfant le mesure ; Son ombre ne rend pas nienie un leger murmurc ; Le pied d'un ennemi foule en paix son cercueil. Oui, il est mort dans l'exil ! et l'etranger fonle aux pieds ses depouilles mortelles, et leslarmes quidevorent nos paupieres, a nous, ses vieux amis, ne toinberont pas sur sontom- beau , ne consoleront pas sa grande ombre. 356 S0UVEN1US I ne large pierre , sans inscription , couvre l'homme dont tout l'univers a parle. Nous , du moins nous avons revu notre pa- trie, nous avons foule d'un pied religieux son sol cheri ; ses entrailles maternelles ont tres- sailli aux cris de vieux braves mutiles quelle avait rejetes de son sein ; pourquoi done sont- elles demeurees muettes devant la cruelle ago- nie de celui qui faisait son orgueil? Deja la plupart d'entre nous dorment d'un sommeil eternel, mais ils recoivent, de temps en temps, la visite de leurs parens , de leurs amis, et lui, lui n'a pas meme un ami pour prier sur sa tombe deserte. Surce front foudroyant le uioucheron bourdonne. Et son ombre n'entend que le bruit monotone D'une vague conlre un ecueil. IUSTORIQUES. 35p Salut ! 6 grand heros , dors en paix a l'om- bre dn saule, qui, plus heureux que tes vieux braves, t'arrose chaque matin de ses larmes ; qu'il te rafraichisse au moins de son ombre hospitaliere , jusqu'a ce que tes cendres ve- nerees viennent dormir sous ton illustre co- lonne, au milieu de tes enfans . selon le plus cher de tes voeux. grand homme ! du fond de ta tombe iso- lee accueille la priere de ton vieux trompette- major. Bien peu de soldats t'aimerent comme lui; bien peu pleureront comme lui sur ton eternelle absence. Adieu, ombre cherie, permets-moi d'aller achever mon triste pelerinage apres avoir donne une larme a ta memoire. Mon devoir est rem- pli , j'ai soulage mon coeur par la priere , et je pars moins abattu. CHAP1T1U? XII. J 'ai veeu, j 'ai passe ce desert de la vie Oi'i toujours sous mes pas cliaque fleur s'est flelrie ; Oil toujours l'esperance, abusant ma raison , Me montrait !e bonheur dans un vague horizon. Lamabtikr. XII. J'ai souvent entendu dire que les pressen- timens trompent rarement ceux en qui ils se Jrouvent , j'eprouvai dans toute sa rigueur la verite de ce dit-on vulgaire ; mes crainles ne se realiserent que trop a mon arrivee a Mons. Helas ! mes pertes surpassaient encore ma histc altente, et ma mine etait consommee. 564 SOUVENIRS Voici comment arriva celte funeste catas- trophe qui devait influer sur le reste de ma vie : Mes associes , moins verses que moi dans la connaissance des terres propres a la fabri- cation , avaient, pendant mon absence, en- tamd des veines d'argile que j'avais jugees tout a fait impropres a la partie , et pour notre malheur commun ils en firent plusieurs mil- lions de briques,dont plus dela moitie furent perdues sans espoir d'en tirer aucun parti. Que mon decouragement fut profond, que ma douleur Cut amere, quand je vis ce mon- ceau de debris! Religion de l'amitie, vous aviez brise mon existence et celle de ma fa- mille; je m'etaissacrifie scrupuleusementa vos moindres exigences... Ah! je devais attendre de l'amitie beaucoup d'amitie , au moins en echange de ma fortune perdue , hclas ! j'at- tends encore un premier. ye te remercie ; eut-il ete froitl, 6 Maziau ! comme le marbre qui re- couvre les os, je l'eus trouve bridanl dans ta HisToniQUEs. 365 bouche ; je t'eus pardonne ma mine et 1'ave- nir renverse de mes pauvres enfans ; mais je m'egare. .. Repose en paix, je ne troublerai pas, je l'ai promis , le silence de ta tombe par ines plaintes inutiles ; si tu vivais encore je parlerais bien haut , mais la mort veut des pa- roles basses et genereuses. Que de fois j'allai au milieu de ces decom- bres les deux bras croises sur ma poitrine et la tete penchee vers la terre , rever au peu de stabilite de la fortune. Dans ce grand nau- frage oii le vaisseau seul a peri, il me resta une plauche de salut sur laquelle je sauvai un a un tous ceux que menacait la tempete. Oui , mes petites economies furent la planche protectrice qui les conduisit auport et me de- posa nu sur la rive a son dernier voyage. On a le droit d'etre fier quand on a acquit te, comme moi, honorablement et integralement 566 SOUVENIRS de ses proprcs deniers , tous les engagemens d'une society. Mes occupatious ayant cesse a Mons , je me decidai a fixer tout a fait ma demeure sur le territoire francais. Maubeuge , ou je m'etais e^abli provisoirement , devint irrevocablement mon domicile legal , et le peu d'espace qui me separait de mes amis beiges, leur permit de venir souvent dans ma retraite me distraire de ma monotonie , sans que j'eusse continuel- lement sous les yeux le spectacle de ma ruine. J'avais laisse mon fils aine a Mons , il ne tarda pas a etre mande aupres du commis- saire de police de la ville, pour donner, s'il lui etait possible , des renseignemens a l'autorite sur la retraite de Maziau. On n'avait rien pu savoir du pere on voulait eprouver l'enfant. C'est envain qu'on speculait sur sa jeunesse, il etait mon eleve et son time etait trempee comme la micnne; il repondit qu'il n'avait vu HISTORIQUES. 367 M. Maziau qu'un instant le jour qu'il etait venu trouver son pere a Mons , et qu'il n'en avait jamais enlendu parler depuis. Du reste, il ne pouvait pas, au moment memo savoir veritablement oii etait cache Ma- ziau , puisque je l'ignorais moi-meme. Je fus bien surpris d'apprendre, quelque temps apres, qu'on venait enfin de l'arreter sur le canal de Louvain, chez cette meme dame ou il m'a- vait prie d'aller solliciter un asyle qu'il sem- bla dedaigner d'abord , aussitot que je l'eus obtenu si gracieusement de cette charitable personne. Je pourrais faire ressortir ici combien il eut tort, dans ses propres interets , d'abandonner comme il 1'avait fait , mes amis et moi. Tant qu'il fut sous ma sauve-garde , rien de fa- cheux ne lui arriva, il fut l'enfant gate de tou- tes mes connaissances, et s'il nous delaissa sans motif, il en fut assez puni je pense par son 7)6$ SOUVENIRS arrestation; je me tais sur son compte, il est en face tie l'autorite, qu'il s'en tire comme il pourra, je ne peux plus rien pour lui. Je passai mes jours dans la tristesse, vivo- tant au milieu de ma petite famille avec une pension insuflisante pour les besoins de six personnes. Bientot arriva la nouvelle conspiration du general Breton et du colonel Caron, alors et comme s'il eut ete ecrit sur mon front que je devais etre implique dans toutes les affaires de l'epoque, on me fit surveiller dans Mau- beuge, et je ne men doutais pas le moins du monde ; les administrateurs de ce temps-la etaient si jaloux d'obtenir les faveurs des puis- sans, et peul-etre des decorations dont les no- tres avaient honte , qu'ils cherchaient partout des hommes qu'on pouvait soupeonner de n'dtre pas partisans du gouvernement : une fois les vietimexS designees , on batissait mi lllSTOIUQlES. 069 echafaudage de complicity; a force d'argu- mens et de logique on arrivait a prouver que les conspirateurs el leurs pretend us compli- ces ne s'elaient jamais vus , mais cela ne fai- sait rien on avait montre du zele, on avail bicn merite du pouvoir , et les recompenses pleu- vaient. Celte fois ce fut a 111011 tour , mais je ne fus pas seul : trois autres officiers de la vieille ar- mee furent comme moi les designes de favour (car vous savez que e'etait tou jours aux vieux de Napoleon qu'on donnait la preference des inquisitions sous ce gouvernement. ) Dans ces momens d'espionnage secret , je fus un jour sur la place de Maubeuge, sans defiance aucune et dans le seul but de me promener; je rencontrai un excellent jeune homme dont le pere elait membre de la mu- nicipality; il s'approcha de moi et me dit a voix basse : Vous etes surveille de bien pres, ^4 070 SOUVENIRS mon brave, on vous soupconne d'avoir donne retraite au colonel Caron , tous vos pas sont suivis, toutesvos demarches epiees, ilyameme depuis trois jours des agens de police qui cou- chent sous vos fenetres , et qui ont declare avoir entendu causer pendant la nuit dans vos appartemens ; on donne a tout cela une tournure de mystere qui me semble bien co- mique, veillez sur vous... moi je vous quitte pour ne pas paraitre causer long-temps avec vous. Et il s'eloigna en me laissant bien surpris de ce qu'il venait de m'apprendre. En examinant 1'aiTaire au premier coup- d v ceil , je fus tente d'en rire , mais en pensant un peu plus profondement , je sentis que j'e- tais toujours en butte a tous les traits de la police et que cela ne cesserait pas de sitot. Cette idee repoussa mon hilarite premiere; franchement, j'ai toujours venere la police uiSToniQiJi'S. 371 quand elle s'occupe du soin et de la propretc des villes , quand elle protege le rcpos ties ci- toyens contrc les inalfaitcurs; mais quand elle lourmente les gens d'honneur pour des mo- tifs Strangers a ses verilables fonctions , alors et avec tous des gens de bien je suis force de la hair. Jefus done meconlent d'apprendrc qu'on avait fail sous mes fenetres une ronde myste- rieuse, et a propos d'un colonel que je tie connaissais nullement, qui habitait le milieu de la France, car je crois que ce drame se passa dans la Touraine, et moi j'etais sur la frontiere du Word. Enfin , comme je 1'ai deja dil, le zele des autorites d'une ville est infati- gable , il rapproche les distances que le bon sens separe, suppose des liaisons qui n'onl jamais existe et consent en un mot a suppor- ter l'epithete de maladroit, pourvu qu'il ar - rive a son but, je veux dire la flatterie des grands par passion, par interet, par egoismc. Je ne portai pas loin le secret que m'avait re- vele le jeune hommc, car je rencontrai. le jour 072 SOUVENIRS ineme sur la place, monsieur le maire de Mau- beuge qui ne s'attendait pas a l'apostrophe que je lui fis. Vous me faites surveiller, monsieur le maire et vos agens ont passe trois nuits sous mes fenetres. Ce debut l'etonna. Quand cesserez-vous de tourmenter un brave officier qui a tout perdu pour son pays?c'est une infamie , ma vie est paisible a Maubeuge comme celle d'un enfant ; qu'avez-vous a me reprocher? Savez-vous, monsieur, ce qui se- rait resulte si j'avais su vos hommes au guet sous mes fenetres a la premiere nuit, eh bien, je vais vous l'apprendre : vous les eussiez trou- ves a la seconde etendus par lerre... ils ne s'y presenteront pas a la quatrieme , j'en suis sur. II vit bien a l'accent de ma voix que je par- H1STOIUQUES. 373 lais pour me faire comprendre; je ne les vis pas en eflet , car je fis le guel a mon tour, du reste je sus le lendcoiaia que I'infortund colo- nel avait etc arrete dans les contrees qu'il ha- bitait. Tous ces tracas politiques me determine- rent a changer de ville pour chercher le repos que je desirais tant, et qui vint enfin apres tant de tourmeus. J'allai habiter la ville de Lille, et en 1824, je vins me fixer a Paris. Mes enfans grandis- saienl et allaient commencer dans le monde line carriere peut-etre plus heureuse que celle de leur pere , mais il fallail pour les pro- duire user de toutes mes ressources ; helas ! je ne pouvais pas suffire a tous lcurs besoins, je me decidai encore une fois a avoir rccours a mon art musical et a sollicker un emploi dont les honoraires joints a ma pension m'ai- deraient a faire faire a mes enfans leurs pre- 3y4 SOUVENIRS nners pas dans le monde. Pendant que mek aux groupes nombreux de musiciens qui , joyeux eux-memes, inspirent la joie a tout un public , je restai bien des fois solitaire et pen- sif. .. jamais, je crois, je n'ai tant pense a Tern - pereur que depuis le moment oii j'abandon- naia regrets, pour des intrumens de musique, les belles armures qu'il m'avait donnees en re- compense. Plusieurs artistes d'un merite dis- tingue ont devine mon chagrin et se sont ef- forces de consoler le vieux soldat a force de pre- venances etde delicatesse. Mon nom s esttrouve v^nere dans les orcheslres, et plus d'unegloire musicale ne se trouvait pas deplacee a cote d'une vicille gloire militaire. Si quelques uns n'ont pas eu tous les egards que Ton doit d'a- bord a l'age, ensuite aux cicatrices honorables d'un soldat, en melisanl ils auront des regrets de n'avoir pas eu tous les menagemens conve- nablcs cnvers un honune qui a brave taut dv Ibis ladversite. IIISTORIQUES. 3j5 Je restai aitisi perdu dans la f'oule, ne cher- chant point le tumulte du monde, et vivant de mon pain quolidien comme un chartreux dans sa cellule. C'etait un jour que le dernier {(las de la li- berte tintait lentement , je pretai l'oreille et bientot le tocsin de juillet i83o fit vibrer tou- tes les cordes de mon cceur. Je me levai en sursaut, le bruit du canon grondait sourde- ment autour de ma demeure , et nouvel Enee, j'allai ceindre mon antique epee, lorsque ma tendresse pour mes fils arreta 1'efFet de ce pre- mier elan d'un veteran de la vieille armee... Mon aine avait embrasse , depuis plusieurs annees , la carriere des armes , il venait d'etre malade et passait sa convalescence chez moi, je I'envoyai voir ou etait son 1'rere cadet, jeune homme a la tele ardentc , aux sentimens ge- O76 SOUVENIRS nereux et au courage male; je craignais qu'en etourdi il ne se jetat au milieu du danger, et moi, vieux soklat a la longue experience, j'eus la bonhominie d'envoyer un jeune soldat d'une bravoure reconnue au devant de son frere , sans penser qu'un Francais de cceur ne revient pas ehez lui quand on se bat pour laliberte... II etait trop tard quand je fis la reflexion qu'il pouvait mettre bas son bonnet de police et ses galons de sergcnt, el endosser un habit bour- geois; il ne me restait plus que le desir de les aller. trouver moi-meme, et de faire , au mi- lieu d'un si grand malheur , le plus de bien qu'il me serait possible. ],a lutte etait engagee au milieu des boulevards , ou je me trouvai en un clin d'ceil tellement serre, que je me vis bienlot au milieu des combaltans; un ancien instinct reveilla des simpathies et je redevins soldat. Tout tnonregrctfut <1<: frapper des Francais, je ne dus obcir qu'a la necessite de se deien- HISTOUIQUES. 377 dre; aussi , quoique les armes a la main, je i'us le plus conciliateur que je pus , et le role que je choisis de preference dans les interval- les de repos , fut celui de sauver le plus de ci- toyens qu'il serait en mon po u voir. C'est ainsi qu'au milieu des balles et des coups de sabre, je trouvai, par le plus grand des hasards, mes flls au milieu des combattans nationaux a la porte St. -Denis. Je ne dirai point ici ce que nous fimes ensemble, on pent le deviner fa- cilement, et d'ailleurs que pourrais-je dire de nouveau. Dans ces jours d'eternel souvenir, la nation francaise n'etait-elle pas lout entiere une nation de heros ? Le trone etait desert et nos sou (Frances de quinze ans etaient vengees !... Au mois d'aoiit de la menie annee , a la voix d'un venerable vieillard reparut en France, cette belie institution dont il etait le pere; sous ses auspices la garde nationale brilla de 3jS SOUVENJUS lout son lustre ; et comme taut d'aulres , je m'enrolai encore une f'ois sous les drapeaux aux trois couleurs , quoique par un des arti- cles de la loi mes annees de service me dispen- saient de monter la garde. J'entrai done daus la 4 me compagnie du 2 me bataillon de la 6 me legion ou je fis, pendant quatre ans, un ser- vice regulier comme un jeune consent qui ne doit savoir qu'obeir. En 1 85 1 , plusieurs circonstances person- nelles me forcerent de produire un certificat de service au ministere de la guerre; dans les bureaux de monsieur l'intendant on me dit qu'on ne trouvait pas porte sur le registrc matricide tout ce que j'avancais ; de la, comme onle pense bien, s'deva un debat; je fis com- prendre aces messieurs que les quarticrs-mai- tresdu temps avaientete Cortinexaclsdansleurs coniptes rendus, soit parce qu'ils s'occupaienl plutot d'eux-memes que des autres, 011 que les travaux continued de la guerre permct- HISTORIQUES. 3;9 taient facilement quelquc oubli , soit enfin ce que j'opinerais fort a penser qu'il y avait beau- coup de negligence a cet egard , je puis a (fir- mer que je connais bon nombre de soldats qui, par suite de ces omissions impardonna- bles , n'ont pu jouir de leur solde de retraite ou de la pension accordce a tel ou tel grade, parce que ce grade ne figurait pas sur les re- gistres de la guerre, et qu'on avait orais pour d'autres, plusieurs annees de service. Ces mes- sieurs , dis-je , comprirent parfaitement tout cela, mais ils me dirent, avec beaucoupde rai- son : On ne pro uve pas ses services par la ne- gligence des autres, un seul certificat sera plus logique que tous les raisonuemens du monde. Je n'avais rien a repliquer; or il est bon de vous dire qu'il y avait seulementde supprime, entr'autres articles moins imporlans , ma no- initiation de lieutenant en second sur le champ de bataille d'Austerlitz, et celle de lieutenant on premier qui me fut accordee dans les plai- r )8o SOUVENIRS nes sanglantes d'Eylau. Certes cet oubli etait pourmoionne pent plus nuisible,etje voulusle reparer authenliqueinent pour ma satisfaction personnelle. Le nom dti general Daumesnil se presentaamamemoire;onserappelle que jelui sauvai la vie a Austerlitz meme , lorsqu'il n'etait encore que colonel de la garde imperiale. Ce- lui-la, me dis-je a moi-meme pourra me de- livrer wi certijicat de presence au corps. Je ser- vais aussi sous ses ordres a Eylau. — Dans deux heures, messieurs, m'ecriai je en elevant la voix, je vous rapporterai ce que vous me demandez, si j'ai le bonheur de trouver chez lui le gouverneur de Yincennes. Plusieurs ho- cherent la tete en signe d'incertitude, et l'un d'eux me dit memeassez impoliment : Celaest douteux. — Jeparlis aussitot, etles deux heu- res n'etaient pas encore ecoulees que mes in- credules avaient cntre les mains le certificat que voici : Chdteau de Vincennes , Jecertifie que le sieur Krettly (Elie) a ton- IIISTORIQUES. 38 1 jours servi dans les chasseurs a cheval de l'ex- garde imperialc avec honneur ct distinction , que notammcnt a Auslerlitz et aEylau, il s'est conduit avec la plus grandc bravoure, et que ce qui est enonce dans ses etats de service est veritable et a ma connaissance , ledit sieur Kretlly ayant servi sous mes ordres dans Ie meme regiment. Vincennes , le 2.4 juillet 1 S3 1 . Le lieutenant-general , commandant supe- rieur du Chateau fort de Vincennes, Baron Daumesnil. Maintenant, lecteurs, qu'est-ce que ma vie depuis ce temps? Je vais vous l'apprendre en peu de mots. C'est l'existence paisible et mo- notone dun homme qui n'est plus fait pour les joies exterieures; d'un homme qui nepeut avoir de bonheur que dans ses souvenirs; d'un homme qui mange an seinde sa famille le pain quotidien que lui procure un fragile instrument... Je ne me repents pas cependanl 58a souveniks d'avoir couru apres la gloire, ce fantome aux formes seduisantes et aux mains vides, cetle idole que l'homme adore , qui nous attire a elle com me l'esperance, et qui nous conduit comme elle jusqu'au bord de la tombe, pour nous montrer au fond laverite sans fard; jene me repents pas, dis-je, d'avoir ete son amant passionne , car elle prendra soin de ma me- moire, puisqu'elle m'oublie au declin de mes jours. Qu'es-lu done devenu, bonheur ephemere que me promettaient et ma valeur et la re- connaissance de ma palrie? Qu'es-tu devenue realite trompeuse qui bercas un instant mon age \iril? Qu'etes-vous devenus, reves de feli- cite mensongere? Vous vous etes dissipes a l'approche des revers comme un leger brouil- lard aux premiers rayons du soleil !... Que me reste-t-il detant de bruit de tant dVclat? Rien. Oh ! pardon, il me reste encore boaucoup : l'estime de tous les homines vcrtueux, 1'ami- rnsToniQUEs. 385 tie de tons ceux qui aiment leur pays, ct les consolations de ccs ames sensibles qui com- prennent le devourment d'un homme a sa patrie et au heros qui voulut faire mon bonheur. Ah ? n'est-ce pas que j'ai tort de me plaindre quand l'enthousiasme , produit par mes actions d'eclat, me peint sans interet et sans passion toute la sympathie qu'eprouvent pour moi des coeurs genereux. Si ces paroles douces elaicnt du inoins sor- ties de bouches qui me sont cheres, pour se glisser comme lesperance jusqu'a mon coeur. . . Mais non, des ames etrangeres se sontrechauf- fees au recit brulant de ma \iemilitaire, lors- que les miens reslaicnt froids. .. froids comme la pierre quirecouvrirabientot mes ossemens. Certes, la mort n'a rien qui m'epouvante, jc l'ai bravee trop de fois pour la craindre, mais comme nous sommes tous sous la dependance de sa volonte, elle pouvait frapper sans egard a ma porte, aussi, j'avais cu soin , dans ces 5#4 SOUVENIRS demises annees de faire quelques petites Eco- nomies; c'etait le fruit dc mes travaux que je rassemblais religieusement pour assurer anion epouse, apres ma inort, un morceau de pain qu'elle mouiilerait des larmes de souvenirs pour son vieil ami; c'etaient des privations; c'e- taient enfin mes sueurs de vieillard. — Tout s'est evanoui comme une fum^e legere au souffle des revers domestiques. .. Revers do- mestiques !... Ce mot n'a pas de retentisse- ment, c'est une cloche dont le son rauque ne se fait pas entendre au loin,... Et qu'importe apres tout au lecteur comment ma vie s'ecou- lera desormais? Tout ce que je puis affirmer en terminant cet ouvrage , c'est que mon cceur est loujours a ma patrie , comme mon BHASFUT TOUJOUKSA l'eMPREUK NAPOLEON. Viennemaintenant, quand l'heure sonnera, mon repos eterncl, je puis mourir tranquille, car ma vie est sans tache. FIN DTJ SECOND ET DEHMEn VOLIMB. UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY AA 000 886 681 6 j«*C i * e 5^'' i^#5i •* fyi'ip f -i^-£* 3f!