^lackie (Sf So7t Liimited Trivate Library Case tJr.CL. ^helf . DICTIONNAIRE DES mmm philosophiqiies Les iioins des Redaclcurs seronl publios dans la dernierc livraisoii du Dictionnaire des Sciences Philosophiques , avcc I'indication do lour signature. DICTIONNAIRE DES mmm PHiiosoPHiQiies PAR UNE SOCIETE DE PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE TOME PREMIER PARIS CHEZ L. HACHETTE i IHR AIRK DE l'i Nl V ER SI lli ROY ALE DE FRANCK Rue Pieire-Sarrazin . 12 1844 PRfiFACE DES AUTEURS. Lorsqu'aprcs bien des tatonnements et des vicissitudes , a force de kittes , de conquetes et de prejnges vaincus, une science est enfin parvenue a se constituer, alors commence pour elle une autre lache, plus facile et plusmodeste, mais non moins utile peut-ctre que la premiere : il faut qu'elle ftisse en quclque sorte son inventaire, en indiquant avec la plus severe exactitude les propriete's douteuses , les valeurs contes- tees, c'est-a-dire les hypotheses et les simples espcrances , et ce qui lui est acquis d'une maniere irrevocable, ce qu'elle possede sans condition et sans reserve; il faut que , substituant a I'enchainement systematique des idees un ordre d'exposilion plus facile et plus libre , elle ctale aux yeux de tous la variete de ses richesscs , et invite chacun, savant ou homme du monde, a J venir puiser , sans effort , selon les besoins et meme selon les caprices du moment. Tel nous parait etre en general le but des encyclopedics et des dictionnaires. Grace a I'exemple donne par le dernier siecle , dont les erreurs ne doivent pas nous faire mcconnaitre les bienfaits , il existe aujourd'hui un recueil de ce genre pour chaque branche des connaissances humaines, et Ton ne voit pas que, pour etre plus rcpandue, la science ait perdu en profondeur, ni que les esprits soient dcvenus moins actifs ou moins industrieux. Pourquoi done la philosophic ferait-elle exception a la loi commune ? Pourquoi , lorsque tant de haines interessees se soulevent contre elle , res- terait-elle en arricre de ce mouvement qu'elle seulc a provoquc ? Mais peut-etre le temps n'est-il pas encore arrive pour la philo- sophic de franchir le seuil de I'ecole et d'offrir au nom dc la vj PREFACE. raison , sous une forme accessible a toutes les intelligences , im corps de doctrines oil I'aine humainc puissc se rcconnaitre avcc toutes ses facultcs, tous ses bcsoins , tous ses devoirs et scs droits, et ces sublimes esperances qu'une main divine peut seule avoir deposees dans son sein. Peut-etrc faut-il donncr raison a ceux qui pretcndent qu'apres trois mille ans d'existence elle ne sait encore que begaycr sur des questions frivoles, condamnee sur toutes les autres a la plus honteuse et la plus irremediable anarchic. Nous avons voulu repondrc a tous ces doutes commc Diogcne rcpondit autrefois a ceux qui niaient le mouvement. Nous nous sommcs reunis un certain nombre d'amis de la science, de membres de I'JnstiLut et do professeurs de I'Universite; nous avons mis en commun les fruits de nos etudes, et, sans autre autorite que celle des ideos memes que nous clierchons a repandre , sans autre artifice que faccord spontanc de nos convictions , nous avons compose ce recueil oil tous les problemes qui interessent a un certain degre I'homme intellectuel et moral , sont francliemcnt abordes et nettement resolus ; oil la variete de la forme, la diversite des details ne met aucun obstacle a I'unite du fond et laisse subsister dans les principes le plus invariable accord. Et ([uels sont ces principes? Nous n'eprouvons ni embarras ni hesitation a les exposer ici en quelques mots ; car il n'est pas dans notre intention d'cn faire mvstere, et ce n'est ])as d'au- jourd'hui qu'ils gouvernenl notre peiisee. Les voici done sous la forme la plus simple doi^.t il soit possible de les revrlir . afin (|ue chaciin saciie lout d'al)()rd (pii nous sommes et cc (pie nous voulons. 1". Gardant au fond de nos cocurs un res})ert inviolable pour cette puissance tutelaire qui accompagne fiiomme depuis le berccau jusqu'a la tombe, toujours en lui parlant de ])ieu et en lui raontrant le ciel comine sa vraie patrie, nous crovons cependant (pie la pliilosopiiie et la religion sont deux choses tout a fait dislinctes . dont I'une ne saurait remplacer I'autre , et (pii sont necessaires toutes deiix a la satisfaclion do Tilmeel a la dignite de notre espece; nous croyons que la phil('Soj)hie est une science lout a fait libre , qui se suffit a elle-meme et ne PREFACE. vij releve que de la raison. Mais nous soutenons en meme temps que, loin d'etre unefaculte individuelle et sterile, variant d'un homme a un autre et d'un jour au jour suivant , la raison vicnt de Dieu , qu'elle est comnie lui immuable et aljsolue dans son essence ; qu'elle n'est rien moins qu'un reflet de la divine sa- gesse eciairant la conscience de chaquc homme , eclairant les peuples et I'humanite tout entiere sous la condition du travail et du temps. 2^. Nous nc connaissons pas de science sans methode. Or la methodo que nous avons adoptee et que nous regardons comme la seule legitime, c'est celle qui a deja deux fois regenere la phi- losophic , et par la philosophic I'universalite des connaissances humaines. C'est la methode de Socrate et de Descartes, mais apphquce avec plus de rigueur et developpee a la mesure actuelle de la science, dont I'horizon s'est agrandi avec les sieclcs. Egalement eloignee et de I'empirisme , qui nc veut rien admettre au dela des faits les plus palpables et les plus grossiers, et de la pure speculation, qui se repait de chimeres, la methode psychologlque observe religieusement , a la clarle de cette lumiere interieure qu'on appelle la conscience , tous les faits et toutes les situations de I'ame humaine. Elle recueille un a un tous les priiicipes , toutes les idces qui constituent en quelque sorte le fond de noire intelligence 5 puis, a I'aide de I'induction et du raisonnement , elle les fecondc , elle les eleve a la plus haute unite et les developpe en riches conse- quences. 3°. Grace a cette maniere de proceder, et grace a elle seule, nous enseignons en psychologic le spiritualisme le plus positif, alliant le systeme de Leibnitz a cclui de Platon et dc Descartes , ne voulant pas que Fame soil une idee, une pcnsee pure , ni une force sans liberte , destinee seulemeiit a mettre en jeu les rouages du corps , ni quelque forme fugitive de I'etre en gene- ral , laquelle une fois rompue ne laisse aprcs elle qu'une exis- tence inconnue a elle-meme , une immortalitc sans conscience et sans souvenir. Elle est a nos yeux ce qu'elle est en reahle , une force libre et responsable , une existence entierement distincte de toute autre , qui se possede , se sail , se gouverne viij PREFACE. et porte en elle-meme , avec rempreintc de son origine , le gage de son immortalite. 4°. En morale, nous ne connaissons point de transaction entre la passion et le devoir, entre la justice cternelle et la necessite , c'est-a-dire Finteret du moment. L'idee du devoir , du bien en soi , est pour nous la loi souveraine , qui ne souffre aucune atteinte et repousse toute condition, qui oblige les Etats et les gouvernements aussi bien que les individus, et doit servir de regie dans I'appreciation du passe comme dans les resolutions pour I'avenir. Mais nous croyons en menie temps que, sous 1' empire de cette loi divine, dontlacharite et I'amour de Dieu sont le complement indispensable , tons les besoins de notre nature trouvent leur legitime satisfaction 5 toutes les facultes de notre etre sont excitces a se developpcr dans le plus parfait accord; toutes les forces de I'individu et de la socielc, rassemblces sous une meme discipline, sont egalement em- ployees au profit , nous n'osons pas dire du bonhcur absolu , qui n'est pas de cc monde , mais de la gloire et de la dignite de I'espece humaine. 5°. Dans toutes les questions relatives a Dieu et aux rap- ports de Dieu avec I'homme , nous avons -fait au sentiment sa part, nous avons reconnu , plus qu'on ne I'a fait avant nous peut-etre , sa legitime et salutairc influence , tout en mainte- nant dans leur etendue les droits et I'autorite dc la raison. Nous accordons a la raison le pouvoir de nous demon trcr I'cxistence du Createur, de nous instruire de ses atlributs inli- nis et de ses rapports avec I'ensemble des ^tres ; mais par le sentiment nous entrons en quclque sortc en commerce plus intime avec lui , et son action sur nous est plus immediate et plus presente. Nous professons un cgal eloign ement et pour le mysticisme , qui , sacrifiant la raison au sentiment et Thomme a Dieu , se perd dans les splendeurs de Finfini , et pour le pantheisme, qui refuse a Dieu les perfections memcs de I'homme, en admettant sous cc nom on ne sait quel etre abstrait, privc de conscience et de liberte. Grace a cette con- science de nous-memes et de notre librc arbilre sur laquelle se fondent a la fois et notre methode et notre philosopliie tout PREFACE. jx entiere , ce dieu abstrait et vague dont nous venons de parler, le dieu du paritheisme devient a jamais impossible , et nous voyons a sa place la Providence , le Dieu libre et saint que le genre humain adore , le legislateur du monde moral , la source en meme temps que I'objet de cet amour insatiable du beau et du bien qui se mde au fond de nos ames a des passions d'un autre ordre. 6<>. Enfin nous pensons que I'histoire de la philosophic est inseparable de la philosophic elle-merae, et qu'elles forment toutes deux une seule et meme science. Tous les problemes agites par les philosophes , toutes les solutions qui en ont ete donnees , tous les systemes qui ont regne tour a tour ou se sont combattus dans un meme temps , sont , de quelque maniere qu'on les juge , des faits qui ont leur origine dans la conscience humaine , des faits qui eclairent et qui completent ceux que chacun de nous decouvre en lui-m^me : car comment auraient- ils pu se produire s'ils n'avaient pas en nous, dans les lois de notre intelligence, leur fondement et leur raison d'etre? Independam- mentde ce point de vue, qui fait de Thistoire de la philosophic comme une contre-epreuve et un complement necessaire de la psychologic, nous admettons que la verite est de tous les temps et de tous les lieux , qu'elle fait en quelque sorte I'essence meme de I'esprit humain , mais qu'elle ne se manifeste pas toujours sous la meme forme, ni dans la m^me mesure. Nous croyons enfm a un sage progres , compatible avec les principes inva- riables de la raison , et des lors I'etat present de la science se rattache etroitement a son passe ; I'ordre dans lequel les systemes philosophiques sesuivcnt et s'cnchainent, devient I'ordre meme qui preside au developpement de rintclligence humaine a tra- vers les siecles et dans I'humanite entiere. Tels sont, en resume, les principes que nous professons et que nous avons essaye de mettre en lumiere dans ce livre. Si nous sommes dans I'erreur, qu'on nous le prouve ; qu'on nous montre ailleurs , si Ton peut , les fondements eternels de toute morale , de toute religion , de toute science , ou qu'on avoue franchement qu'on regarde toutes ces choses comme de pures chimeres. Si Ton trouve que nous ne sommes pas toujours X PRI^FACE. restes fidelcs a noiis-mcmes, que cctte profession de foi que nous venons d'exposcr a ete maintes fois trahie ; eh bien , que Ton ne tienne aucun compte dcs difficulles d'une oeuvre comme celle-ci , oil Ics sujets les plus divers se succcdent brus- qucment, sans autre transition qu'une lettre de F alphabet; que Ton nous signale et qu'on nous reproche severemcnt cha- cune de nos inconsequences. Mais aller au dela , soupconner au fond de nos coeurs et arracher do nos paroles, a force de tortures, des convictions differentes de celles que nous ex])ri- mons , c'est le hiche precede de la calomnie. Nous declaroiis d'avance que nous n'opposerons a toute attaquc de ce genre, que le silence et le mepris. Cepcndant, nous avons hate de le reconnaitre, les principes que nous venons de presenter comme la substance de notre oeuvre et le fond meme de notre pensec , ont aussi des adver- saires avoues, sinceres, sur qui il est necessaire que nous nous expliquions ici en peu de mots , non pas tant pour les refuter, que pour dcssiner plus neltement encore notre propre posi- tion et la situation generale dcs esprits , relativement aux questions philosophiques. Il y a aujourd'hui , en France , des hommes qui ont entre- pris une croisade reguliere contre la philosopliie et contre la raison , qui regardent comme des actes de rebellion ou de folic toutes les tentatives faites jusqu'a ce jour pour constituer une science philosophique independante de Fautorite rcli- gieuse , et qui pensent que Ic temps est venu de rcntrcr cnfin dans Fordre , c'est-a-dire que la ]>hilosophie, que les sciences en general, si ellcs tiennent absolument a Fexistencc, doivent rcdevenir comme autrefois un simple appendicc de la theolo- gie. Nous ne signalerons pas ici les essais malheureux qui ont ete fails recemment en ce genre; nous ne montreroiis pas, comme nous pourrions le faire tres-facilemcut , que la foi n'a pas moins a s'en plaindre que le bon sens; nous dirons seule- ment qu'a la considerer en elh^-meme, la prelciiliou dont nous venons de parler est , au plus liaut point, depourvue de raison. De quoi s'agit-il en eflfet? D'etoutler le priucipe de Jihre exa- nien dans les choses qui sont du ressort de Finlelligence Ini- PREFACE. xj maine. Or ce principe , qii'on I'accepte on non pour son propre compte, est desormais au-dessus de la discussion. Il est sorli, voila deja longleraps, de la pure iheoric, pour entrer dans le domaine des fails. Il n'est pas seulement consacre dans les sciences, dont il est la condition supreme, il s'est aussi intro- duit dans nos lois et dans nos moeurs 5 il a affranchi et secula- rise successivement notre droit civil, notre droit politique, la societe tout entiere. En dehors des dogmes reveres de la reli- gion qui s'appuient sur la revelation , rien ne se fait aujour- d'liui, rien ne se demontre, ni meme ne se commande, qu'au nom de la raison. Voulez-vous que nous vous prenions au mot, ct que, dans toutes les questions de I'ordre moral, nous regar- dions r usage de la raison comme un acte de demence et de revoke? Soyez done consequents avec vous-memes , ou plutot soyez sinceres , et commcncez par nous fairc prendre en liaine , si vous le pouvez , tout ce qui nous entoure , tout ce que nous avons conquis avec tant de peine , et ce que notre devoir nous commande aujourd'liui d'aimer et de defendre. Dans quel temps aussi vient-on nous parler de I'impuissance de la raison? C'est lorsqu'elle voit le succcs couronner son oeuvre, lorsqu'(-llc voit tons les changements introduits en son nom se ralFermir cliaque jour et recevoir la consecration du temps. La philoso- phic, c'est la raison dans I'usagc le plus noble et le plus eleve qu'elle puisse faire de ses forces 5 c'est la raison cherchant a se gouverner elle-meme , imposant une regie a sa propre acli\ite, s'elevant au-dcssus do tous les interets du moment pour dccou- vrir le but supreme de la vie et atteiudre la verite dans son essence. C'est d'ellc que part le mouvement que nous avons signale tout a Theure 5 elle seule pent le contenir et le disci- pliner. Essayer maintenant de retirer cet appui a Fhomme qui en a bcsoin et qui le reclame; chcrcher a ruiner une science dont onpourrail faire, comme au xvii^siecle, un auxiliaireau moins utile pour le triomphe des verites que la raison et la foi nous enseignent egalement, c'est une entreprise que Ton pent dire coupable autant qu'impuissanle. En nous tournant maintenant d'un autre cote , nous rencon- trerons des advcrsaires tout aussi prevenus , mais pour une xlj PREFACE. cause bien moins digne de respect. Ce sont ceux qui , places en dehors du mouvement intellectuel de leur epoque et ii'ayant pris dans riieritage du siecle precedent que la plus mauvaise part, c'est-a-dire les rancunes et les erreurs , continuent a faire une guerre desesperee a toute idee spiritualiste et religieuse , a toute pensee d'ordre , a tout sentiment de respect et de gene- reuse abnegation. Nous avons hAte de le dire , ce n'est pas de la vraie philosophic du xviii^ siecle que nous voulons parler. L'ecole de Locke et de Gondillac, il f;mt lui rendre cette justice, n'est jamais descendue si bas ; les penseurs cminents qu'elle a comptes dans son sein , ont supplee , par I'elevation de leurs sentiments personnels , a I'imperfection de leur systeme , et se sont derobes par une heureuse inconsequence aux resultats que leur imposait une logique severe. Au reste , cette memorable ecole n'est deja plus qu'un souvenir. Ce que nous voyons aujourd'hui a sa place , se parant de ses titres , usurpant les respects qu'elle inspirait autrefois , c'est un gros- sier matcrialisme. Le materialisme aurait-il done plus de chances de duree que la doctrine de la sensation? Logique- ment, cela est impossible; mais il est inutile, ayant affaire a un tel adversaire , que nous appellions a notre aide le rai- sonnemcnt. Le langage des faits est bien assez clair. Or, quel spectacle I'opinion materialiste offre-t-elle aujourd'hui a nos yeux? Abandonnee sans retour par I'esprit public qui ne sait plus se plaire qu'aux idees graves et serieuses, elle n'ose plus meme avouer son nom ni parler sa propre langue. Elle n'a plus a la bouche que des phrases nnstiques ; elle nc fait que citer les Ecritures saintes pele-mclc avcc les Vedas , le Koran et des sentences d'nne origine encore plus suspccte; elle parle sans cesse de Dieu , de morale , de religion ; et tout cela pour nous prouvcr qu'il n'exisle rien en dehors ni au-dessus de ce monde , qu'une ame distincte du corps est une pure chimere, que la resignation aux maux inevitables de cette vie est une lAchete, la charite une folic, le droit de propriete un crime et le manage un etat contre nature. Elle n'a pas change , connne on voit, quant au fond, sinon qu'a ce tissu de per- picjeuses exlravau^ances elle \ient de mehM* encore le reve PREFACE. xiij depuis si longtemps oubli6 de la mdtempsycose. Autrefois elle se vantait d' avoir I'appui des sciences naturelles, et c'est par la qu'elle imposait le plus a quelques esprits ; mais voila que cetle derniere ressource commence aussi a lui faire defaut : car les sciences naturelles , en y comprenant la physiologic , n'ont pas pu se soustraire a la revolution generale qui s'est operee dans les idees; elles rendent aujourd'hui temoignage en faveur du spiritualisme. Enfin , si nous pretons I'oreille aux e'chos qui nous arrivent de I'autre c6te du Rhin , nous entendons accuser notre me- thode; nous entendons dire que notre philosophic, la philo- sophic frangaise en general, manque d'unite et de hardiesse , qu'elle ne presentepas, comme certaines doctrines allemandes, un vaste systeme oil I'experience n'entre pour rien, oil tout est donne a la speculation pure, j'allais dire a I'imagination; oil tout enfin , depuis I'etre absolu jusqu'au dernier atome de matiere, est explique a priori , comme ils disent, au moyen d'un principe arbitraire que la pensee, maitresse absolue d'elle-meme, adopte ou rejette , modifie et transformo comme il lui plait. Nous avouons sans detour que nous accoptons le reproche , et nous allons meme jusqu'a nous en feliciter : d'abord il pent servir de reponse a la susceptibilite patrio- tique de ceux qui nous accusent d'abandoimer les traditions philosophiques de notre pays, pour nous faire les humbles disciples de FAllemagne , ce qu'au reste nous n'hesiterions pas a faire si la verite ctait a ce prix j il a, en outre, Tavantage de constater comme un fait , comme une habitude de notre esprit , ce qui est le but le plus constant de nos efforts et la plus grave obligation que nous nous imposions a nous-memes. Qui , c'est precisement ce que nous voulons , de nc pas sacrifier a la foUe csperance d'atteindre en un jour a la science uni- verselle les connaissances positives que nous pouvons acquerir en interrogeant modestement I'histoire de notre proprc con- science , et en appliquant les forces du raisoiinement a des faits bien constates. Oui, c'est ce que nous voulons, de ne pas mettre nos reves a la place de la realite, de ne pas nous erigcr en prophetcs ou en genies createurs , quand la nature est la xiv PREFACE. (levant nous, en nous-memes, et qu'il snflTit pour la con- naitre de I'obscrver avec un esprit non prevcuu. Oui , nous somnies rcstcs fideles a Descartes , en ajoutant a sa methode et a ses doctrines ce que le progres des siecles y ajoute natu- rellenient. Nous sommes d'un pays ou le bon sens , c'est- a-dirc le tact de la \ erite , ne saurait etre blcsse inipunement. L'unite ! dites-vous. Pas de science sans unite ! Nous sommes du meme avis 5 mais nous voulons Punite dans la verite , et la verite n'existe ]dus pour I'homme aussitot qu'il pretend tirer tout de lui-meme et se rendre indcpendant des faits. D'ailleurs, quels sont done les merveilleux resultats de celte methode speculative tant vantee, et dont la privation , a votre sens, condamne a la sterilite tons nos efforts? S'il fallait la jugcr par la , c'est-a-dire par les fruits qu'elle a produits en vos propres mains, cela seul suffirait pour nous la faire re- pousser. Un dieu sans conscience et sans libcrte , une ame qui se perd dans Pinfini , qui n'a ni libre arbitrc en ce monde , ni conscience de sou immortalite apres cette vie ; a la place des elres en gen('ral , des idees qui s'enchainent dans un ordre fatal et arbitraire ; enfin partout et toujours des abstractions , des formules algebriques, et des mots vides de sens; cst-ce la ce que nous dcvons regretter ? Maintenant que le ])ut et Pesprit de cet ouvrage doivent etre suffisamment connus, il nous reste a dire sur quel plan il a ete con^u et quels sont exactemcnt les elements qu'il em- brasse; mais auparavant nous croyons utile de montrcr f|u il n'est pas sans antecedents dans I'liistoire de la pliilosoplnc , ({u'il\ientrepondre, au coutraire, a un besoinde[)uis loiigtem|)S senli et qui subsiste encore malgre tous les efforts successi\e- mcnt lentcs pour le satisfaire. Deux essais de ce genre out deja paru dans Panliquite : c'elaient de simples vocabulaircs de la langue [)liilosopIiique de Platoii, et dout Pun, le moins imparfait des deux, a ce (|ue nous assure Photius, a\ait pour auteur Boi-tlie, le meme probablement qui a ecrit uu connnenlairc; sur les categories d'Aristote; Taulre, tjiii est seul parvenu jusqua nous, est I'ceuvre du grammairien Timee le Jeune. Suidas nous parle PREFACE. XV anssi d'un certain Harpocration qui aurait pnblie un travail tout a fait semblable sur la langue pliilosophique d'Aristote. Les dictionnaires du moyen age sont les Sommes , veri- tables encyclopedies au point de vue religieux de I'epoque , mais oil la philosophie , quoique rcjetee au second rang et re- gardee comnie un instrument au service de la foi, n'occupe pas moins de place peut-etre que la theologie. Ainsi , le chef-d'oeu- vre de I'esprit Immain au xiii^ siecle, la Somi/ie de saint Thomas d'Aquin est en meme temps un recueil a peu pres complet de toutes les connaissances et dc toutes les idees phi- losophiquesdu temps, non-seulement chez les Chretiens, mais aussi chez les Arabes et chez les Juifs. Maimonide , sous le nom de Fuibi Moses , Avicenne , Averrhoes , y sont cites pres- que aussi souvent que Platon , Aristote et les docteurs de I'Eglise. Mais ce ne fut guere qu'a la chute de la scolastique , vers la fin du xvi^ siecle, que parurent, sous leur veritable nom, les dictionnaires specialement consacres a la philosophie. Le premier de tons , autant que nous avons pu nous en assurer, c'est le Lexique en trois parties (Lexicon triplex) qui fut pu- blic a Venise , en 1582, par Jean-Baptiste Bernardini, pour servir a la fois a Tusage dc la philosophie platonicienne , peri- patcticienne et sto'icienne. Apres cet ouvrage informe et sans unite qui caracterise assez bien la })hilosophie de la renaissance, vicnt le Repertoire plii- losophique {Repertoriwn philosophicani) de Nicolas Burchard, public a Leipzig, en 4G10, sur un plan plus regulier. En 1033, Goclenius, excellent esprit qui, dans un temps de dogmalisme absolu , embrassa la cause de I'eclectisme, fit paraitre son Lexique pliilosophique {Lexicon piiilosophicuni)^ oil tons les termes de philosophie en usage chez les anciens, soit chez les Grecs, soit chez les Latins, sont expliqucs brieve- ment, mais avec beaucoiip de ncttete et de justesse. Ce petit ouvrage , d'ailleurs trop peu connu , peut etre regarde surtout comme une introduction utile al'etudede Platon et d'Aristote. Deslorslusage et jusqu'au nom des lexiques philosophiques parait generalement consacre et se transraet comme une tradi- x\j PREFACE. tion commune d'une ^cole de philosophie h une autre. L'dcole peripateticienne du xvii^ siecle en eut plusieurs, parmi les- quels nous citerons celui de Pierre Godart {Lexicon et summa philosophice) ^ public a Paris en 1660, et cclui de AUsted {CoTupendiam lexici philosophici) ^ qui parut a Ilerborn en 1626. L'ecole cartdsienne re^ut le sien des mains de Chauvin, qui, tout en admettantla plupart des principes de Descartes, ne sut cependant pas depouiller les formes arides , ni meme les id^es de la philosophie scolastique. Get ouvrage, oil les sciences naturelles ne tiennent pas moins de place que la phi- losophic proprementdite, a paru pour la premiere fois en 1692, a Berlin, oil Ghauvin occupait avec distinction une chaire publique. Apres I'ecole de Descartes vient celle de Leibnitz et de Wolf, qui se resume en quelque sorte dans lelexiquc de Walch. Get estimable recueil, ecrit en allemand et public pour la premiere fois a Leipzig en 1720, est de beaucoup su- perieur a tous ceux qui I'ont prece'de. Il respire un esprit vc- ritablement philosophique ; il admet m^me , dans une certaine mesure , I'histoire de la philosophie 5 mais il est encore trop etroitement lie a la theologie, et I'auteur lui-m6me, a ce qu'il nous semble , est plus theologien que philosophe. Nous n'avons a nous occuper ici ni du Dictionnairc histo- rique et critique de Bayle , ni de la grande Encyclopedie da XVIII'' siecle y dont le but ne saurait 6tre confondu avec lo n6tre, et dont I'esprit , suffisamment connu, n'est plus celui de notre temps. Gependant il est bon de remarquer en passant I'influence immense que ces deux monuments , le dernier sur- tout, ont exercee sur I'esprit moderne. Pourquoi done, en remplacant ce qui nous manque du cote du talent par la force de nos convictions et la patience de nos recherchcs, ne nous serait-il pas permis d'csperer une partie de cette influence au profit d'une cause bien autrement noble que celle du scepti- cisme et du sensualismc? Sur la fm du dernier siecle, de 1791 a 1793 , on a public separement, augmentes de quelques travaux plus recents, les principaux articles de X Encyclopedie qui concernent la philo- sophic proprcment dite, ou plut6t I'histoire de la pliilosophic \ PREFACE. xvij mais ce recueil est completement gAte par ce que rcdilcur y ajoute de son propre fonds. C'est un alliee fanatique, un ma- terialiste insense , appele Naigeon , et qui se croit oblige , dans I'interet de ses opinions, auxquelles il raele toutes les passions de I'epoque, de travestir I'histoire et de calomnier les plus grands noms. Il fiiut aujourd'hui du courage pour soutenir, meme pendant quelques instants, la lecture de cette compila- tion indigeste. Nous arrivons enfin au Lexique ou Encyclopedie philoso- phique de lLT\\^{Encjclopaedisch-Philosopliischcs Lcxikon), le plus recent de tous les ecrits de cette nature ; car le dernier des cinq volumes dont il se compose , ne remonte pas au dela de 1838. Krug a bien quelques pretentions a I'originalite ; il a beaucoup ecrit et sur toutes sortes de sujets ; mais partout et toujours , au moment meme oil il pense avoir atteint le plus liaut degre de nouveaute et d'independance , on aper^oit en lui le disciple de Kant , et c'est veritablement Tecole kantienne qui est representee par son recueil , comme celle de Leibnitz par le travail de Walcli, celle de Descartes par le Dictionnaire de Chauvin , et le xvm* siecle tout entier par V Encyclopedie. Cependant, a la considerer meme sous ce jioint de vue, qui ne lui laisse a nos yeux qu'un interet purement liistorique , I'oeuvre de Krug est bien loin de repondre a la gravite du sujet. Non-seulement elle manque de plan et de methode ; non-seule- ment la pliilosophieproprementdite y estpresque entierement sacrifice a Thistoire de la philosophic; mais il y regne, avec certaines preventions qui sont devenues un anachronisme , une bigarrure et une legerete incroyables. Ainsi vous y trou- verez un article sur la bigoterie , un autre sur la coquetterie , un troisieme sur les arabesques , un quatrieme sur le celibat des pretres , et tout cela sans une ombre de grace ou d'esprit qui puisse jusqu'a un certain point faire pardonner ces incon- venantes digressions. Apres tous les ecrits que nous venons de passer en revue , un dictionnaire des sciences philosophiques redige au point de vue impartial de notre epoque , d' apres les principes que nous avons exposes plus haut, et qui put etre regards en meme temps xviij PREFACE. comme I'oeuvre commune de toute une generation philosophi- que, etait done encore une oeuvre a faire. G'est cette ocuvre que nous avons entreprise , en mettant a profit tous les essais anterieurs. Puisse le resultat n'etre pas au-dcssous de nos in- tentions et de nos efforts! Les materiaux de ce recueil , tous embrass^s dans le meme cadre et disposes sans distinction par ordre alpliabclique , peu- vent etrc classes de la maniere suivante : 1° la philosopliie pro- prement dite ; 2^ I'histoirc de la philosopliie accompagnee de la critique , ou tout au moins d'une impartiale appreciation de toutes les opinions et de tous les systemes dont elles nous otfre le tableau ; 3° la biogr;i])liie de tous les pliilosoplies de quclque importance , contenue dans les limites oil elle ])eut elre utile a la connaissance de leurs opinions et a Fliistoire generale de la science. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que cetlc partie de notre travail ne concerne pas les vivants 5 i° la bi])liograpliie philosopbique , disposee de telle maniere, qu'ii la suite de clia- cun de nos articles, on trouvera uneliste de tous les ouvrages qui s'y rapportent , ou de tous les ecrils dus au pliilosophe dont on vient de faire connaitre la vie et les doctrines 5 5° la defini- tion de tous lestermesphilosophiques, a quelque systeme qu'ils appartieiment , et soit que I'usage les ait conserves ou non. Ghacune de ces definitions est, en quelque sortc, I'liistoire du mot dont elle doit expliquer le sens ; elle le prend a son origine, ellele suit a travers toutes les ecolesqui I'ontadopte lour a tour et plie a leur usage; et c'estainsi que I'liistoire desmots devient inseparable de fhisLoire meme des ide'es. Cette partie de notre tache, sans contrediL la plus modeste, n'en est pas peut-etre la moins utile. Kile pourrait servir, continuee par des mains plus habiles que les n6tres , a etablir enfin en [)liilosopliie funite de langage. ll semble d'abord qu'avecl'ordre alpliabetique il faille beau- coup donner au hasard. Nous ne sommes j)as de ce sentiment, et nous avons, au contraire, un plan bien arrele, auqiiel, nous osons I'esperer, on nous trouvera fideles dans toute retenduede cet ouvrage. Nous avons voulu, aulanl que possible, mulliplicr les PREFACE. xix articles , sans tomber pourtant dans I'abus de la division , sans detruire arbitrairement ce qui offre a I'esprit un tout naturcl , afin de laisser a chaque point particulier de la science son in- leret propre , et d'offrir en meme temps des materiaux tout prels aux reclierches specialcs qu'il pourrait provoquer. C'est le be- soin meme de cette variete qui a donne naissance a tous les dictionnaires scientifiques. Pensant que la variete pent tres-bien se concilier avec I'unite , nous avons subordonne tous les points particuliers dont nous vcnons de parler a des articles gcneraux , au sein des- quels on les retrouve forraant , en quelque sorte , un seul fais- ceau , c'est-a-dire un corps de doctrine parfaitement homogene. Ces articles generaux sont ramenes a leur tour a quelques points plus eleves encore , oil se montrent netlemcnt nos principes , le caractere que nous avons donne a ce livre et le fonds com- mun de nos idees. Ainsi , pour en donner un exemple , quoi- que nous traitions separement de cliaque fait important de rintelligence : dujugement, de Fattention, de la perception, du raisonnement 5 nous consacrons a I'intelligence elle-meme un article general. Mais ce n'est pas encore la que doivent s'arreter les efforts de la synlliese : il faut un article distinct destine a faire connaitre le svsleme general des facultes de Tame; un autre oil il soit question de I'homme considere comme la reunion d'une ame et d'un corps ; un autre enfin oil Ton expose les rapports de tons les etres entre eux et avec leur prin- cipe commun. Pour I'histoire de la philosophic , notre marche est la meme : outre la part que nous faisons a chaque philoso- phe considere isolement, il y a celle des diffcrcntes ecoles, des differents pcuples qui ont joue un role dans I'hisloire de la philosophic , et de cette histoirc elle-mcme cnvisagee dans son ensemble et a son plus haut degre de generalile. Enfin Fhistoire de la philosophic et la philosophic elle-meme n'etant a nosyeux que deux faces diverses dune seule et meme science , nous avons cherche, en les eclairant Tune par I'autre, a lesreunir souvent dans des resaltats comnmns. Toules les fois done (ju'iine (piestion imporlaiite s'esl presenlee devanl nous, nous ne nous somines pas bornes a faire connaitre et a elablir XX PREFACE. directcment , par la mctliodc psychologiqiic , notre proprc sen- timent ; mais nous avons rapport(? toutcs les opinions anle- rieures , nous en avons signale le cote vrai ct le cote faux ; puis nous avons montre comment elles ont prepare et amene logi- quement la solution veritable. Telle est la marclie que nous avons suivie. Elle est, comme on voit, enticremcnt cl'accord avcc nos principes, ct elle offre I'avantagc, toutes Ics fois que nous nous sommes liompes, de mettre en regard de nos erreurs les idees ct les fails proprcs a les combattre. Ce n'est pas au hasard que nous avons divise eiitre nous la tzlche commune ; mais chacun de nous a pris la part que ses eludes anterieures lui avaient deja rcndue familicro et vers la- quelle il se sentait porte par la pente naturelle de son esprit. Pour les diverses branches de connaissances qui, sans appar- tenir directement k la philosophic , ne peuvent pourtant pas en ctre se'parees , ou lui pretent un utile concours, nous nous sommes adresses a des hommes non moins connus par rcle\ a- tion de leurs idees que par Tetenduc de leur savoir : nous re- gardons comme un devoir de leur temoigner ici publiquement notre reconnaissance. Malgre tous nos efforts , nous ne pouvons pas esperer que notre oeuvre soit irrcprochable. Bien des noms et bien des fails ont du elre omis; des inexactitudes de ])lus dun genre ont dd nous echappcr; mais, nous I'avouons , nous avons comptc un peu sur une critique a la fois bienveillante et severe. Loin de la redouter , nous I'appclons de tous nos voeux , et nous sommes prets , quand ils nous sembleront justes , a mettre a profit ses conseils. Paris, le 15 novembre 1843. SIGNATURES DES AUTEURS qui out mllge Ics articles conti'ijus dans ce volume. En attendant la liste generalc dcs auteurs , qui sora publiee a la fin de ce dictionnaire , nous ferons connaitre successivement les noms des personnes qui ont concouru a la redaction de chaque volume. MM. A. Cn Charma , professeur de philosophie h la Facult(5 des letlres de Caen. A. D Dais'ton, agrege de philosophie, chef dii cabinet du minislre de rinstruction puLlique. A...D Artal'D, inspecteur general de TUniversit^. Am. J Jacques, professeur de philosophie au college de Versailles. A. L LtBRE. B. S.-II. . . Barth^lemy Saixt-Hilaire, membrederinstitut, professeur de philosophie au college de France. Ch. B BfiXARD, professeur de philosophie au college royal de Rouen. €. J JouRDAiN , professeur de philosophie au college Stanislas. CM Anonyme. C. . .T CoLRxoT, inspecteur general de TUniversite. D. II He>>'e, professeur de philosophie au college royal d'Orleans. Em. S Saisset, agreg6 de philosophie pres la Faculte des lettres de Paris , et professeur de philosophie au college Henri IV. E. V Vacherot, directeur des eludes ct niaitre de conferences de philosophie a TEcole norrnale. F. B BouiLLiER, memhre correspondantdeTInslitut , et professeur de philosophie a la Faculte des lettres de Lyon. F. D Dubois d' Amiens, agrege de la Faculte demedccine de Paris. G. P Pauthier, orientaliste. II. B BouuniTTt, professeur d'histoire au college royal do Versailles. J. S Simon, professeur suppleant de philosophic a la Faculte des lettres de Paris, et maltre do conferences a TEcole normale. J. T TissoT, professeur de philosophie a laFaculte des lettresdeDijon. L. D. L. . . De Lens, professeur de philosophie au college royal d' Angers. N. B BouiLLET, ancien professeur de philosophie, proviseurdu col- lege royal Bourbon. S. 31 MuNCK, orientaliste. X Anonyme. Les articles qui ne portent point de signature ont ete rediges par M. Franck, membre de Tlnsiitut, agrege de philosophie pres la Fa- culte des lettres de Paris ^ directeur du Diclionnaire des Sciences philosophiques. DICTIONNAIRE DES mmm philosophiqiies A , dans les termes de convention par lesquels on designait autre- fois- les differents modes du syllogisnie , ^tait le signe des propositions gen^rales et affirmatives. Voyez Proposition, Syllogisme. ABAILARD, ABEILARD ou ABELARD (Pierre), ne en 1079, a la seignem-ie de Pallet {Palatium) , pr^s de Nantes, 6tait I'aine d'une assez nombreuse famille. Son pere , noble et guerrier, avait quelque teinture et un vif amour des lettres, et il voulut polir I'esprit de ses en- fants par Telude et I'instruction, avant de les fagonner au rude metier des amies. Cette education savante developpa les dispositions naturelles d'Abailard; il s'apergut que la carriere railitaire convenait peu a ses gouts et a ses talents , et malgre les avantages qu'elle lui offrait , il y renouQa, abandonna son droit d'ainesse et Theritagc paternel, etse voua pour la vie a la culture des sciences et surtoutde la dialectique. Un pas- sage cite par M. Cousin {Otivrages inedits d'Abailard, in-4°, Paris, 1836, p. 42) etablil formellement , contre I'opinion contraire, qu'un de ses pre- miers maitres fut Roscelin deCompiegne, qu"il a du entendre vers I'dgede vingt ans. Apres avoir parcouru diverses villes, cherchant partout les occasions de s'aguerrir a la dispule, il vint a Paris, prendre place parmi les nombreux disciples auxquels Guillaume de Champeaux, archidiacre de Notre-Dame et le premier dialecticien du temps, developpait les principes du realisme, a I'ecole de la cathedrale ou du cloitre. Mais des qu'il eut assiste a quelques-unes do ses lemons, mecontent de son systeme, il chercha d'abord a I'embarrasser par des objections cap- lieuses, puis resolut de se poser publiquement comme son emule et son adversaire. II ouvrit d'abord, non sans difficulte, une ecole a Melun , ou Philippe 1" tenait sa cour, et peu de temps apres, pour etre plus a portee den venir souvent aux prises avec son ancien maitre, il s'etablit 51 Corbeil. L'affaiblissement de sa sante I'obligea, sur ces en- Irefaites, d'ailor chercher du repos en Brelagne. Lorsqu'il revint a Paris, vers 1110, Guillaume s etait retire dans un faubourg dc la ville. 2 ABAILARD. pres d uiie chapellequi devint plus tard I'abbaye de Saint- Victor; mais, sous rhabit de chanoine r(^gulier, il conlinuait d'enseigner publique- inent la dialcctique et la theologie. Soit curiosite, soil lout autre motif, Abailard ddsira I'entendre, et bientot, plein d'unc nouvelle ardeur pour la poleinique, il le provoqua sur la question des univcrsaux. Guillaume accepta led^fi, soutint faiblement son opinion, et fut, a cc qu'il parait, oblige de s'avouer vaincu. Ce triomphe inespere sur un des plus c^lebres champions du realisme, valut a Abailard une im- mense popularile; on alia jusqu a lui offrir la chaire du cloitre, et si I'opposilion de ses ennemis lit avorter ce projet, il put, du moins, se fixer aux porles de Paris, sur la monlagne Sainte-Genevievc, d'oii, comme d'un camp retranche, il ne cessa de harceler les ^coles rivales. 11 avait alors plus de trentc ans, et ses etudes n'avaient pas encore depasse le cercle des questions logiques. Jugeant avec raison qu'un enscigncmcnt purement dialectiquc pourrait parallre a la longue etroit et monotone, il resolut de s'appliquer a la theologie, et choisit I'ecole d'Anselme de Laon comme la plus frequentee et la plus cclebre. Mais il scmble quil fut dans sa destinee do n'etre jamais satisfait des maitres auxquels il s'adressait. Ansclme lui parut un thcologien sans porlee , dont la parole ne laissait aucune trace fcconde dans I'esprit de ses au- diteurs; il s'en separa avec I'intenlion d'etudicr seul I'Ecriture sainte, et osa meme ouvrir une ecole a cole de la sienne et y commenter Ezechiel. Oblige, a cause de ce fait, de quitter Laon, il Irouva, en arrivant a Paris, Guillaume de Champeaux promu a leveche de Cha- lons, r^'cole du cloitre vacante, Ic parti qui le rcpoussail disperse, et il oblint, a peu pres sans contestation, de parailre dans cctte chaire, au pied de laquelle il s'etait assis pour la premiere fois Ireizc annees auparavant. Une elocution abondanle et facile, un organe mclodieux, une physionomie agr^able, beaucoup d'enjouemenl, le talent de la po^sie rehaussant la profondeur philosophique, loules les qualilcs ex- terieurcs jointes a tons les dons de Tesprit, lui assurerent une vogue prodigieusc. On accourait pour lentendre de TAnglelerre, de I'AIIe- magne, de toutes les provinces de France, el, suivant des relations aulhenliques , il compla aulour de sa chaire cinq millc audileurs parmi lesquels se trouvait le fougucux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu des succes inouis dc son enseignemenl qu'il se pril d'amour pour la niece du chanoine Fulbcrt, Ileloi'se, a qui il s elail charge dc donner des leQons de grammairc et dc dialectiquc. On sail les Iristes suites dc celle passion malheurcuse, la fuile des deux amanls en liretagne, la naissance d'Astrolabe, la colere de Fulbcrt et la crucllc vengeance quil lira du sdducleur de sa niece. Abailard, humilie et confus, ne vil daulre refuge pour lui que la solitude, et, landis que Hcloise entrait dans un convent d'Argenleuil , il embrassa la vie monaslique a lab- baye de Sainl-Denys. Mais le cloitre, asile precieux et sur pour les cceurs vraimcnl desabuses de la vie, ne lui oflrait pas des consolations (|ui pussenl calmer les ardcurs de son ame, son depil, sa honte el ses regrets. A peine enlre a Sainl-Denys, il ceda aux sollicitalions de ses dis- ciples qui le pressaient de reprendre ses Ic^'ons, et, dans cette vue, gagna le moiiastcre de Saint-Ayeul de I'rovins, seul theatre ou ses superieurs !'ii oussenf pcrmis de faire cntcMidre sa \oix. II y poursuivit rni)plica ABAILARD. 3 tion de la dialectique a la theologie chr^iienne , essaya d'expliqiier le mysterc de la Trinite , publia sous le litre d' Introduction a la Theo- logie, une exposition lucide et savante de sa doctrine, mais au fond exeita moins d'enthousiasnie que de repulsion. On bUlma la nouveaulc de ses sentiments et ralliance des auteurs profanes et dcs Peres dans un traits sur le plus profond des dogmes; on lui reprocha d'avoir en- seigne sans avoir apparlenu a lecole d'aucun mailvc, sine magistro. Alberic et Lotulphe de Reims, qu'il avait connus a Laon, le denoncerent comme herelique, et cite devant le concile de Soissons, en 1121, il fut condamne a briiler lui-meme son livre, et a elre enferme pendant toute sa vie au monaslere de Saint-Medard. Bienlot rendu a la liberie, sous la condition de retourner a I'abbaye de Saint-Denys, il s'avisa de soutenir, d'apres Bede , que Denys I'Areopagile avait etc ev^que de Corinlhe et non d'Athenes, d'ou il s'ensuivait qu'il n'etait pas le meme, comme on le croyait alors , que I'apotre des Gaules. Une fuile rapide le deroba avec peine aux nouveaux orages que souleva centre lui celte opinion , et , bien que retire sur les terres du comte de Cliampagne , il ne put se croire en surete qu'apres que Suger, nouvellement elu abbe de Saint-Denys, lui eut permis d'aller vivre on il voudrait. II se cboisit alors une solitude pres de Nogenl-sur-Seine, aux bords de la riviere d Ardusson , oil ses disciples vinrent le trouver, et lui batirent un ora- toire qu'il dedia a la Sainte-Trinite sous le nom de Sainl-Esprit ou Pa- raclet. Dans les annees suivantes, il fut choisi pour abbe par les moines de Saint-Gildas en Bretagne , qu'il essaya vainement de reformer (1126) ', il etablit au Paraclet Heloise et ses compagnes, depossedees du convent d'Argenteuil (1127) ; enfin il reparut a Paris, ou, en 113G , au temoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la mon- tagne Sainle-Genevieve, theatre de ses premiers succes. De cruelles infortunes et une longue experience des choses et des bommes n'a- vaient pas lari en lui cette passion immense de la nouveaule et de la dispute qui avait fait sa gioire et, en partie, son malheur. II pensait, il parlail, il ecrivait aussi librement qu'aux premiers jours de sa jeu- nessej mais il traitait des sujets tout autrement epineux, sinon plus graves, et il avait contre lui les champions les plus justement celebres de Forthodoxie chrelicnne, Gaillaume, abbe de Saint-Thierry, ayant juge quelques-unes de ses opinions pen fondees, en refera a sainl Ber- nard; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une retractation, se decida, non sans quclque crainte dun si redoulable adversaire, a Tattaquer publiquement devant le concile de Sens que presida Louis VII en personnc (1140). Abailard, qui avait provoquc ce debat dans I'esperance do la vicloirc, no se dcfendit pas, on ignore pour quel motif, et se borna a en appclcr au pape. Mais avant qu'il fut parti pour Rome, la sentence de la condamnation etait confirmee, et Innocent II, plus severe que le concile, ordonnait qu'on le renfer- mat et qu'on brulat ses livrcs. Pierre le V^enerablc, aiipres duquel il avait Irouve un refuge a rab!)aye de Ckiny , Tengagea a sc resigncr, a se reconciHer avec saint Bernard et a cntrer dans son monastcre. Abailard consentit a tout, et soil qu'un dernier echec cut abattu son courage el son orgucil, soil que les conseils du pieux abbe cusseiil fait sur lui une impression profondc, tous les historiens s'accordent a dirs 1. 4 ABAILARD. qu'il achcva ses jours dans une humhle soumission a I'Eglise et dans la pratique dos plus ausleres vcrlus. II mourul en lli2, au prieure de Saint -Marcel. Abailard est un des pcrsonnages les plus celebres du moyen age. La gloire qui environne son nom est prineipalement due aux agitations de sa vie, a ses raalheurs, au devouement dJIeloise; mais 11 y a aussi des droits par son genie, ses travaux, les grandes choses quit accom- plit el linlluence quil exer(;a. 11 appartenait a celte cliaine de libres penseurs, qui eommence au neuvieuie siecle avcc Scot-Erigene, et qui se continue a peu pres sans interruption jusqu'aux temps modernes. II reconnaissait que notre in- telligence a des liiniles quelle ne pcut se flatter de franchir sans pre- somplion (Theolorjia Christiana, dans le Thesaurus Anecdotorinn de ]\lartenne;5 mais il croyait que dans les malieres qui sont du domaine de la raison, il est inutile de recourir a I'aulorite, in omnibus his qnce ralione discuti j)Ossunt non esse necessaritim auctoritatis judicium. II vonlait meme que dans les questions purement religieuses, la foi fut dirigee par les lumieres naturelles. Suivant lui , il n'appartient qu'aux esprils legers de donner leur asscntiment avant tout examen fOEuvres completes, 1616, p. 1060^. Suivant lui encore, une verite doit etre crue, non parce que telle est la parole de Dieu , mais parce qu'on s'est con- vaincu que la chose est ainsi {Ib.^ p. 1063,\ Ajoutez qu'il admirait les philosophes de laniiquite, comme aurait pu le faire un ecrivain de la Renaissance. 11 consacre plusieurs chapilres de son ouvrage de la Thcolocjic chrelicnne a louer leurs vertus, les preceptcs de con- duite quils onl donnes, leur genre de vie, leur continence, leur doc- trine {TheoL Christ.,]). 1203 a 123oj ; il exalte Ihumilite de Pytha- gore; il met Socrate au rang des saints; il trouve que Platon donne une idee plus haute que Moise de la bonte divine : Dijcit et Moiscs om- nia a Deo valde bona esse facta , sed plus aliquantulum laudis divina bonitati Plato assignarc videtur (lb., p. 1207 j. Dans le dcbat sur la nature des universaux auqucl nous avons vu qu'il prit une part importante, Abailard adopta une opinion interme- diaire, qui n'elail ni le nominalisme ni le realisme. A ceux des rea- listes qui faisaienl consister lesscnce des individus dans le genre, il repondait que, s"il en est ainsi, et si le genre est tout entier dans chaque iudividu, de sortc que la substance entiere de Socrate, par exempie, soil en meme temps la substance entiere de Plalon, il s'ensuit ([uc quand Platon est a Rome et Socrate a Athenes, la substance de I'un ct de I'autre est en meme temps a Rome et a Athenes, et par conse- quent en deux lieux a la fois; que do meme quand Socrate est malade, Plaion Test egalement; que les conlraires se reunissent en un meme sujet, ])uisque riiomme qui est dou(' de raison et qu'un animal qui en est prive,ai)puriienn(MU tons deuxaumeme genre, sont une meme substance {Ouvrarjes incdils d' Abailard , p. ol3-517; Preface, p. 133 et suiv.). Aux partisans dun re;ilism(> phis modcre qui se bornaient a considcrer les gem-es el les especes comme des manieres d'etre appartenant en commun, indisliiictoment, indifferenter, a plusieurs individus, il repro- chait d'aboulir a des conclusions conlradictoires par la confusion de I'individu el dc Tespk-e, du parliculier et de lunivcrsel. Si, en cffet, ABAILARD. 5 chaque individu humain, en tant qu'homme, esl ime espece, onpeut dire de Socrate, cet homme est uno espece; si Socrate est une espece, Socrate est un universe! ; et s'il est universel, 11 n'est pas singulier; il n'est pas Socrate (Jh., p. 520, 522). On connait moins la pole- mique dAbailard conlrc le nominalisme, et il est probable qu'elle fut beaucoup moins vive; car a I'epoque ou il parut, le nominalisme comp- tait pen de partisans: son chef, Roscelin, avait encouru les anatheraes d'un concilej et la piete alarmee avait repousse une doctrine qui, en religion, aboutissait a I'heresie. — Le systeme nouveau qu'Abailard proposa consistait a admettre que les universaux ne sont ni des choses ni des mots, mais des conceptions de I'esprit. Place en presence des ob- jets, I'entenderaent y aper^oit des analogies; il considere ces analogies a part des differences; il les rassemble, il en forme des classes plus ou moins comprehensives; ces classes sont les genres et les especes. L'es- pece n'est pas une essence unique qui reside a la fois en plusieurs in- dividus; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collec- tion, quoique essenticllement multiple, dit Abailard, les auiorites I'appellent un universel, une nature, de meme qu'un peuple, quoique compose de plusieurs personnages, est appele un [lb., p. 52V). » Abai- lard appuyait cette theorie sur deux sortes de preuves , les unes histo- riques, les autres rationnelles. II essay ait de moiitrer qu'elle s'accordait de tout point avec les textes de Porpbyre, de Boece, d'Aristote; demons- tration indispensable, au xii<= siecle, dans Tetat de la science et des es- prits; il opposait de subfiles reponses aux difficultes subfiles que ses adversaires tiraient principalement des consequences apparentes de son systeme; enfm il essayait, au raoycn de ses principes, de resoudre un probleme difficile et souvent agite depuis dans les ecoles, celui de \ individuation. Cette polemique singulierement deliee, et souvent obs- cure par cela meme, n'est pas susceptible d'analyse; il faut I'etudicr dans le texte meme ou dans la traduction que JJ. Cousin a donnee des principaux passages qui s'y rapportent ilb., p. 526 et suiv. ; Preface, p. 155 et suiv.). — La theorie d' Abailard a rcQu, de son caractere meme, le nom de Gonceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs (To?/e:r Conceptualisme), nous fcrons observer qu'elle dissimule la difficulte plulot qu'elle ne la resout. Dire que les universaux sont des conceptions de I'esprit, c'est avancer une proposition que personne ne pent songer a contester , ni les rcalistes qui en font des choses, ni memes les nominalistes qui en font des mots, puisque toute parole est necessairement I'expression d'une pensee. La \raie question etait de savoir si par dela lentendement qui congoit les idees generales, par dela les objets individuels entre lesquels se trou- vent des ressemblances que les idees generales rcsument, il existe autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces idees. Or, cette question, Abailard ne la resout quindirectement , d'une maniere evasive. 11 se defend d'etre nominaliste, et au fond il nie, comme Roscelin , la realite des universaux ; ii pense comme lui , s'il ne parle pas de meme. Malgre son pen de valeur scientifique, le conceptual lisme n'en obtint pas moins de succes. II joue le principal role dans le curieux et frappant tableau que lean de Salisbury nous trace du mou- 6 ABAILARD. vement des Etudes et des lutles des ^coles h Paris, au milieu du III" siecle. En Iheodicee, Abailard est I'auteur d'un essai d'oplimisme assez remarquable, d'apres lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce quil fait, et ne peut le foire nieilleur qu'ii n'csl {Theol. christ.,\). ll'iO). Deux motifs justiflaient a ses yeux cette opinion : I'un, que toute sorte de bien etant egalement possible a Dieu, puisqu'il n'a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait necessaircment coupable d'injustice ou de jalousie, s'il ne faisait pas tout le bien quil peut faire ; I'aulre, qu'ii ne fait et n'omet rien sans uneraison suffisante et bonne. Tout ee qu'ii fait done, il le fait parce qu'il convenait qui! le fit; et tout ce quil ne fait pas, il I'omet parce quil y avail inconvenient a le faire. Abailard tirait de la cette conclusion, que J)ieu n'a pu creer le monde dans un autre temps, puisque, ne pouvant deroger a son in- finie sagesse , il a du placer cbaque evenement dans le moment le plus convenable a la perfection de I'univers, et cet autre, qu il n'a pu em- pecher le mal , parce que le mal est la source de grands avantagos qui ne peuvent etre obtenus autrement. Cette theorie elevee par laquelle Abailard a devance Leibnitz, se rattache, dans son Introduction a la Theologie et dans sa Theologie chretienne , a des interpretations du dogme plus conformes peut-etre a son systeme philosophique qu'a une rigoureuse orlhodoxie. II parait bien quil voyait dans les personnes de la Trinile, moins des existences reelles, unics par une communaute de nature, que des points de vue divers, des attributs dun seul et m^rnc etre. Le Pere, selon lui, exprimait la loute-puissance ou la ple- nitude des perfections; le Fils, la sagesse detachee de la loute-puis- sance, et le Saint-Esprit la bonte. II comparait la relation qui unit le Pere au Fils et le Sainl-Espril a tons deux, au rapport dialecti(iue de la forme et de la maliere [Introd., lib. ii, p. 1083), de lespcce el du genre, ou encore des divers termes dun syllogisme {lb., p. 1078;. 11 pensail que le dogme de la Trinile avail ele entrevu par plusicurs phi- losopbes anciens, nolamment par Plalon, et que, par exemple, Tame du monde dont il est question dans le Timee, designe le Saint-Esprit {H).,\). lOlo; Theol. christ., lib. i, p. 1186;. Co sont toutes ces pro- positions insolites qui souleverent contre lui la voix redoutable de saint Bernard et qui le (irent condamner par les conciles de Soissons el de Sens. En morale, la libre melhode et la subtile bardiesse d'Abailard se reconnaissent egalement a plusieurs traits. Suivant lui, I'intention est tout dans la conduite de I'homme-, lade nest rien, et par consequent il importe peu d'agir ou de ne pas agir, lorsqu'on a consenti dans son canir Sciio Icipsum, Peze, Thesaurus , t. ii . Le caraclcre moral de I'inlenlion doit s'apprecier d'apres sa conformilc avec la conscience. Tout cc (\m se fail conlrc les luiiiicres de la conscience est \icieux; lout ce qui est conforme ii ses lumieres est exempt de peche, el ceux qui, agissant de bonne foi, onl mis a morllcsus-t^hrist el ses (lisci[)les, se scraicnt reixius j)lus criminels encore, s'ils leur avaient fail grace en resistant aux mouNcments de leur coeur (7^.;, p. 859;. (Ju"esl-ce ([uc Ic peche originel? moins une faute elfeclivequ'une peine a la([uelle lous les honnnes naissenl sujels : car celui qui n'a pas encore 1 "usage de la ABAILARD. f ralson et de la liberty, nepeut se rendre coupable d'aucune transgres- sion ni d'aucune negligence {Ih., p. 592). La grace de Jesus-Christ consiste uniquement a nous instruire par ses paroles, et a nous porter vers le bien par I'exemple de son devouement : riiomme peut s'atta- cher a celle grace au moyen de la raison et sans secours elranger. Get expose rapide dc la doctrine d'Abailard, rapproche du recit de sa vie, peut donner une idee de la trempe de son esprit et du nMe qu'il a joue. La penetration, I'energie, une hardiesse un peu avenlureuse, 6taientchez luiles qualites dominantes : elles s'unissaient, comme il ar- rive presque toujours, a une confiancc demesurce dans ses propres forces et au mepris de ses adversaires; il possedait, a un moindre de- gre, I'elevation, la profondeur et mcme I'etendue, quoiqu'il ait em- brasse un grand nombre de sujets. Consomme dans la dialectique , nul ne saisissait mieux les differenles faces d'une meme question ; nul ne les presentait avec plus d'art et de clart6; peut-etre eut-il moins reussi a reunir plusieurs idees sous une formule systematique. II etait natu- rellemcnt enclin a vouloir sentendre avec lui-meme, a chercher, k examiner, et, de bonne heure, il fortifia ce penchant par Ihabilude. 11 s'occupa dans sa jeunesse dc la question des universaux, qui parta- geail les esprils, arrive a I'age mur de I'ex plication des mysleres, et son double r(Me consista a fonder en philosophic une ecole nouvellc, a don- ner en theologie un des premiers exemples de celte application peril- leuse de la dialectique au dogme chretien, « qui est la scolastiquc mcme avec sa grandeur et sesdefauts. » A quelque point de vue qu'on se place pour le juger, on ne saurait meconnaitre les immortels services qu'il a rendus a I'esprit humain, et la philosophic le comptera toujours avec reconnaissance parmi ses proraoleurs les plus habiles et les plus coura- geux. Une premiere edition des oeuvres d'Abdlard parut a Paris en 1614 , in-4", sous le titre suivant : Petri Abcclarcli et Heloisscv conjxigis ejns opera , nunc primum edita ex Mss. Codd. Franclscl Amboesii. Elle est precedce d'une apologie d'Abailard et comprcnd, entre autres ouvrages, ses lettres, ses sermons, trois expositions sur I'Oraison dominicale, le Symbole des Apotres et celui de saint Athanase, un Commentaire sur les Epilres dc saint Paul, et I'lntroduction a la Theologie. Andre Du- chesne, a qui I'edition est altrihuce dans quelqucs exemplaires, y a joint des notes sur le recit des mallicurs d'xVbailard (Jliftforia calaviitatvm) adresse par Abailard meme a un ami , et (jui est comme une confession desa vie. L'Introduclion a la Theologie a etc reimprimce par Martenne, au tome iii du Thesaurus Auecdotorum, avec deux ouvrages incdits, savoir un commentaire sur la Gcnese , intitule Ilexameron , et un traite de la ThvoloQie chretienne, ou quelques-unes des opinions exposdes dans ITntroduction sont adoucics. Quelqucs annces apres, Bernard Peze insera dans son Thesaurus Aiiecdotorum novissimus ^ t. in, un nouveau traite inedit d'Abailard, qui, sous le ViXrc Scilo teipsvm , cm- brasse les principales questions de la morale. Enhn, en 1831 , M. J^ein- wald a rcti'ouve a Berlin el public un dialogue entre un philosophe, un juilet un chretien, Dialogus inter jadevum , phUosophum et cbristia- num, indiquc par rilistoireiitteraire (t. xii, p. 132;. Toutes ces publi- cations contribuaient a faire conna?tre dans Abailard Ihomme et lo 8 ABARIS. theologien ; mais le philosophe et son systeme metaphysique et dialec- tique continuaicnt de demcurer ignores. Cost a M. Cousin qu'on doit davoir tire le premier de la poussiere des l)ibliotheques les ecrits phi- losophiques de celui qui fut le premier des dialecliciens du xii" siecle , et nn des fondaleurs de la scolastique , scs Commcntaires sur la Logi- quc d'Aristote, ses traites de la Definition, de la Division, quelques fragments du plus haul prix pour I'hisloire de la pensee au nioyen age, et des extraits etendus du fameux livre du Sic et non, oii Ahailard debat contradicloircment, dapres les Peres, plusieurs questions de theologie. (Oiivrages incdits d'Abailard^ in-k", Paris, 18'i-l; Fragments de p/iilosopliie scolastique j, in-8", Paris, 18V0, p. 417 et suiv.). Enfln il a pu se convaincre qu'Abailard navait point ecrit sur la physique d'Aristote el sur le traitc de la generation et de la corruption 'fragm. de philos. scolastique , p. 4i8 etsuiv.) , comme unc indication faulive de rifisloire litteraire (t. xii, p, 130; pou\ait le faire presumer. Depuis celle importante publication, on a retrouve a la bibiiotheque de Briixel- les une collection de quatre-vingt-quinze hymnescomposees par Ahai- lard pour les religieuses du Paraclet ; une lettre a lleloise detacbee de celte collection , a ele inseree dans la Bil)liotbeque de lEcole des Chartrcs, t. ii. — En 1720, D. Gervaise, abbe de la Trappe, mit au jour une Vie d"Abailard, et Irois ans plus tard une traduction frangaise de ses Lcttres ci lleloise, 2 vol. in-12, Paris, avcc le tcxte en regard; cette traduction a ete souvenl reimprimee; les editions les plus esti- mees sont celles de 1782, avec des corrections de Bastien, el de 179G, 3 vol. in-Y", avec une vie d'Abailard de M. Delaulnaye. Deux tra- ductions nouvelles ont ete publiees en 1823 a Paris, 2 vol. in-8", par M. de Longchamps, avec des notes historiques de M, Henri de Puy- berland, eten 18't-O, Paris, 2 vol. grand in-8", parM. Oddoul ; cellc-ci est precedee d'un Essai historique par madame (luizot. On pent encore consulter, sans parler de I'llistoire litteraire, T/ie history of the lires of Ahailard and Heloisa vith their original letters , by Berington , Bir- mingham, 1787 et Bale, 1796; Ahailard et Dulcin. Vie et Opinions d'un enthousiaste et d'un philosophe, par Fr.-Chr. Schlosser, in-8", Gotha, 1807 'en all.); Ahclard et lleloise, avec nn apercu du xu'= sit-cle, par C. F. Turlot, in-8% Paris, 1822; llistoire de France de M. Micbelet, t. II; llistoire de S. Bernard et de son- sii'cle, par TSeander, trad, en frany. par Vial, Paris, 18'i-2. C. J. ABARIS, personnage prcsquc fabuleux qui passe pour avoir ete disciple de Pythagore ; on nc connait ricn de ses opinions ni de ses ecrits j)bilosopbiques. AlJirr Thomas; , un des plus elegants dcrivains et des penseurs les plus distiugues de rAllemague, pendant le dernier siec'e. Nc a I'lm, a la (in de 1738, il se siguala, tout joune encore , par son aiiiour et son aptitude j)()ur les etudes serieuses. 11 suivit les cours de runi\ersite de llalle, on il comiiicn(,'a par se consacrer a la tlu'ologie. Mais il nc tarda pas a quilier cetlc science poui* ia philosophic ("t les malbemati(pi(.'s. 11 i'ul nonunc successivement ijrdfcsseur extraordinaire professcur sup- plcanl, de philosophic a luniversitc de Erancl'orl-sur-rOder, et proi'es- ABEL. 9 seur de mathematiques a Rinteln. Degoute a la fois du sejour de cette ville et des fonctions de I'enseignement, il eludia le droit, puis sc mil a voyager dans le sud de rAllemagne, en France et en Suisse. Enfin il mourat, a la fin de 1766, conseiller aulique et memhre du consistoire. Tennernann le comprend dans leeole de Leibnitz et de Wolf 5 niais il fut beaucoup nioins occupe de mctaphysique que de morale. Encore, dans celte derniere science, s'est-il piutot signale comme ecrivain que conime philosophe. Doue d'une imagination vive, dune plume ele- gante et facile, il exerga sur sa langue maternelle une influence salu- taire, et contrii)ua aves Lessing a faire entrer la litteralure ailemande dans de raeilleures \oies. Un tel ecrivain ne se prete pas facilcment a Tanalyse; aussi nous conlenferons-nous de ciler ses ouvrages. lis fu- rent tons recueillis apres sa mort par Nicolai, el publics en six volumes a Berlin , de 1T68 a 178L 11 en parut une seconde edition en 1790. Parmi ces ecrits, touchant des matieres fort diverses, il n'y en a que deux qui mcrilent I'altenlion du philosophe : I'un a pour litre : Dc la mort pour lapatrie, in-8^, Breslau, 1761; et laulre : Du merite, in-8'% Berlin, 1765. lleinemann, dans son livre sur Mendelssohn, in-8", Leipzig , 1831, a aussi public de lui quelques leltres adressees a ce philosophe, avec lequel il elait lie d'amitie. ABEL (Jacques-Frederic de) n'est pas un philosophe tres-original ni d'une grande reputation; mais scs ecrits et son enseignement ont servi a repandre la science , et il faul lui laisser Ic merile davoir su apprccier I'importancede la psychologic a une epoque ou cette hranche de la philo- sophic n'elail pas en faveur. II naquit en 1751, a Vayhingcn, dans Ic royaume de Wurtemberg. Des lage de 21 ans, c'esl-a-dire en 1772, il fut nomme professeur de philosophic a I'ecole dile de Cbarles, a Stutt- gart. Appele en 1700 a I'universile de Tubinguc en qualite de profes- seur de logique et de mctaphysique, il fut bienlol enleve a sa chaire pour etre charge (sous le litre ridicule dcjx'dagoguo'que) de la direction gencrale de I'educalion dans les gymnascs et dans les ecolesdu royaume de Wurlembcrg. Enfin il mourut en 1829, a lage dc 79 ans, a\ec le litre dc prclat et de surintendant general, apres avoir fait parlie de la seconde cbambre des Elals. De Abel a beaucoup ecrit tanl en latin quen allemand; mais ses ouvrages, encore une fois, ne renfermant aucune vue originale, nous nous coiitenterons deles nommer. Voici d'abord les li- tres de ses ouvrages latins : de Origine characteris animi, in-'i-", 1776; de P/uenomeuis sympathicc in corpore animali conapicuis , in-i", 1780; Quomodo suavilas virtuti propria in alia ohjecta derivari possitj, in-V% 1791; de Causa rcproduclionisidcarum, iwA", 179'i.-l)5; de Conscicntia et sensu interna, in-i", 1796; de Sensu inferno, in-V', 1797; de Con- scienlice specicbus, in-i°, 1798; de Fortitudine animi , in-i", 1800. Les ecrits suivants ont ete publics en allemand : Introduction a la theorie de I'dme, in-8", Stuttgart, 1786; des Sources de nos representations , in-8", il)., 1786; Principes de la meta physique suivis dun appendice sur la critique de la Itaison pure, in-8'% ib., 1786; Plan d'une rnetap/njsique systemu'ique , in-8°, 1787; Essaisur la nature de la raison speculative pour serrir a I'iwamen du systcme de Kant, in-8", Francforl-sur-le-Mein, 1787; Eclaircissementi sur quelques points importants de la p/dlcsophie 10 ABSOLU. et de la morale chretienne, in-S", Tubingen, 1790; Recfiercfies phi- losophiques *(/r le commerce de I'/tomme avec des esprits d'un ordre supericur, in-8", SluUgart, 1791 ; Exposition complete du fondement de notrc croyance a I'immortaUte , in-8% Francforl-sur-le-Mein, 182G. Ce dernier ouvrage n'esl que le developpcment dune dissertation d'ahord puljlice en latin : Disquisitio omnium tarn pro immortalilate qxunn pro mortalitatc animi argnmentorum , in-i", Tubingen, 1792. rsous ne parlons pas de divers petits ecrits etrangers a la philo- sopiiie. ABSOLU, de ahsohere, acoomplir ou delivrer. Ce qui ne suppose ricn au-dessus de soi; ce qui, dans la pensee comme dans la realite, ne depend d'aueune autre chose et porte en soi-menie sa raison d'etre. L'ahsolu, tel qu'il taut I'entendre en philosophic, est done le contraire du relalif et du conditionnel. Cependant, c'esl par le dernier terine de cette antithesc que nous nous elevons a la conception du premier; car, si nous n avions aueune idee des conditions imposees a toutc existence conlingente et finie; si, avanl tout, nous n'avions pas la conscience de notre propre dependance, nous ne songerions pas a une con(Ution su- preme , a une premiere raison des choscs, en un mot, a l'ahsolu. Toules les questions dont s'occupc la philosophic ne sont que des questions relatives a l'ahsolu et nous representant les divers points de vue sous lesquels cette idee peut etre con(;ue. En eiret, voulons-nous savoir d'a- bord si I'idee de l'ahsolu existe dans notre esprit et si elle est reellement distincle des autres elements de I'intelligence, nous aurons souIc\e le prohleme fondamcntal de la pxj/chologie, cclui de I'origine des idees ou de la distinction qui! faut etahlir entre la raison et les autres facultes. De I'idce passons-nous a la verile ahsolue, cherchons-nous I'accord de la verile et de la raison, nous aurons dcvant nous le prohleme sur lequel repose loute la logique. On sait que la morale doit nous faire connaitre l'ahsolu dans lehien, ou la regie souvcraine de nos actions-, la meta phy- sique, l'ahsolu dans Tclre, ou la condition supreme de toute existence; enlin, sans la manifestation de l'ahsolu dans la forme, nous n'aurions aueune idee arretee sur le beau, et la philosophic des heaux-arts serait impossihle. IMais aucun do ces divers aspects sous lesquels notre intelli- gence hornee est obligee de se reprcsenter successivcment Tabsolu ne le renfcrme tout entier el ne peut en ctrc 1 "expression derniere ; il faut done qu'ils soient tons reunis, ou plutol confondusdans une existence unique, source supreme de la verite et de la pensee, etre souverain , type eternel du bien eldu beau. Alors seulement nous connaitrons l'ahsolu, non plus comme une abstraction , mais dans sa realite sublime; nous aurons I'idee de Dieu, sur laquelle reposent toutes les rechcrches de la theodicee. De la n'-sulte cvidennnenl ({ue le sujet ([ui nous occupc n(> saurail etre con- sidei'c connne une question a part; car, pour le devclopper sous toules ses faces, il ne faudrail rien moins que tou! un systrme ou toute la science philosophiciue. II n'esl pas jjIus possible d'exijoser ici les di- Acrses opinions au\((uelles il a donnt' lieu, ces opinions n'etan! pas autre chose, dans leur succession chronologiciue, menl les articles Puinch'E , K.vison , Ii)£k. ABICHT. il ABICHT (Jean-Henri), n6 en 1762 £i Volkstedt , professeur de phi- losophie a Eriangen, mort a Wilna en 1804, enihrassa d'abord le sys- tenie de Kant et les idees delleinhold. Plus tard il voulut se frayer lui- meme line route independante, et entreprit de donner une direction nouvelle a la philosophic; mais cette tentative cut peu dc succcs : il ne parvint guerc qu a former une nomenclature aride, incapable dc degui- ser I'absence de conceptions originales. II composa un grand nombre d'ouvraii^es dont il suffitde mentionner les principaux : Essai d'line re- cherche critique sur la volontd, in-S", Franclbrt, 1788; Essai (rune me- taphysique du plaisir, in-8°, Leipzig, 1789; Nouveau systeme de mo- rate, in-8", ib., 1790; Philosophic de la connaissance , in-8"', Bayruth, 1791 ; Noxiceau systeme de droit natvrel tire de la nature humaine, in-8", ib., 1792; Lettres critiques sur la possihilite d\me veritable science de la morale, de la theologie, du droit naturel, etc. , in-8", Nuremberg, 1793 ; Systeme de la philosophic clementaire , in-8°, Eriangen, 1795; la Loyi- que perfectionnee , ou Science de la vcrite, in-8", Fiirth, 1802; Anthro- pologie psychologique, Eriangen, 1801; Encyclojjcdie de la philosophies Francfort, in-8°, 1804. ABSTIXEXCE, de ahstineo, i.Tziyj-.ij.n.'., se tenir eloign^. Elle consiste a s'imposer volontairement, dans un but moral ou religieux, la privation decertaines choses dont la nature, principalement la nature physique, nous fait un besoin. L'abstincnce est recommandee egalement par le stoicisme et par le christianisme, mais dans un but et d'apres des prin- cipes tout dilferents. L'abstinencestoicicnne, comprise dans le prcccpte d'Epiclete : Avsy/yj •/,%! a-f/ou (Supporte et absticns-toi), tendait a rcndre I'ame independante de la nature et a lui donner Tenliere possession d'elle-meme. Elle exaltait outre mesure le sentiment dc la grandeur et de lindividualitc humaine. L'abstincnce chretienne, au conlrairc, se fonde sur le principe de I'humilite. Elle veut que Thomme expic ici-bas le nial qui est en lui par sa proprc fautc ou par celle de ses ancctrcs , et qu'il sabdique en quelque sortc lui-meme pour rcnailre ailleurs. Enlin, rabstincnce est le principal caractere de la morale ascetiquc qui regarde la vie comme une decheancc, la societe comme un sejour dangercux pour lilmeet la nature comme unecnnemie. Foj/e^ AscEtismk et Stoicisme. ABSTRACTIOX. Onpeut, avecDugald-Stewart, en ses Esquisses de Philosophie morale, definir I'abstraction « celle operation intime qui consisle a diviser les composes qui nous sontotferls, afin de simplilier I'objet de notrc elude. » De I'aclion de cette puissance intcHectuelle resullcnt pour I'esprit des idees simples, lelles que, par exemple, I'idee de tel phenoraenc du moi, I'idee de telle qualitc de la matiere, I'idee de tcl allributdivin. Les notions de ce genre sontdes acquisitions ulterieures de la pensec, et presupposent des idees concretes, obtenucs par I'excrcice prealable soit de nos facultes experimentales, soil de nos puissances ralionnellcs. Dans I'ordre moral comme dans I'ordre physique, la nature n'a crec que des composes; a I'esprit lumiain est laissee la lache de les IVaclionner en leurs elements simples, Dans Fanalysechimique, ce fractionnemcnt s'op(^re en reaUte. Dans I'operation intellectucUe, dont il s'agit ici, et qui 42 ABSTRACTION. a recu le nom d"abstraction , la decomposition de I'objet concret ne se fait que menlalement. L'esprit cesse alors d'envisager I'objet dans la simultaneite de ses proprieles, pour altacber son attention a une seule dentre elles, qui se trouve alors commc detachee de Tensemble auquel elle adherait, et devient ainsi lobjet d'une notion dite abstraite. Plac^ que je suis en presence dun corps, je puis, sil me plait, me borner a I'enNisager dans son existence et dans la reunion de ses qualites, et I'idee que j'en obtiens alors est une idee concrete, ainsi appelee parce qu'elle porte sur un ensemble de qualites adhcrentes a un m^me sujet. Mais je puis aussi, detacbant mon attention de I'ensemble de ces qualites, la concentrer sur une seule, telle que la couleur, ou le volume, ou la forme, et il y a lieu alors pour moi a une idee abstraite. De meme, dans I'ordre psychologique, je puis avoir, dune part, I'idee concrete du moi envisage en tant que substance, siege de tout un ensemble de plie- nomenes, et sujet d'un certain nombre de facultes; mais je puis aussi, d'autre part, eliminant par la pensee tous les attributs et tous les pbe- nomenes du moi, sauf un seul, concentrer mon attention sur celui-ci, ainsi isole de I'ensemble auquel il appartient, et obtenir par ce precede des idees abstraites , telles que celles de volition , de passion , de desir, de jugement, de conception, de souvenir. Que si nous essayons de pene- trer, de I'ordre des sens et de celui de la conscience , dans 1 ordre de la raison , ici encore nous trouverons lieu pour Tesprit a I'acquisitiou d'idees soit concretes, soit abstraites. La notion de Dieu, en tant que substance infinie , est une idee concrete. Mais je puis encore cn\isager en Dieu tel ou tel attribut en particulier, par exemple la sagesse, la bonte , la justice, et obtenir ainsi autant d'idees abstraites. Bien que le terme d'idees abstraites soit frequernnient employe pour designer des idees generales, il n'est pas vrai toutefois que le caractere de generalisation se joigne constamment et necessairement au caractere d'abslraction. Toute idee generale, assurement, est abslraite; car la conception du general ne pent avoir lieu qu'a la condition d'eliminer tout ce qui est special, individuel, accidentel, variable, c'est-a-dire a la con- dition d'abslraire. Mais la reciproque n'est pas vraie, et Ion ne saurait dire que toute idee abstraite soit en meme temps idee generale. Ouand je juge que la couleur est une qualite seconde des corps, I'idee de couleur, en cetle occasion, est une idee en la([uelle le caractere de generalisation s'allie au caractere d'abstraclion. Cette notion est generale; car elle porte sur un objet qui n'est ni la couleur blancbe, ni la couleur rouge, ni aueune autre couleur specialement, et qui, par consequent, n'a rien de determine. Elle est abstraite, parce quel'olijet aucjuel elle a trait, la couleur, nest point cbose qui existe reellement })ar e!le-me:ne et inde- pendamment d'un sujet d'inbcrence. II y a dans noire domaine intellec- tuel un grand nombre did(''es qui, a I'exemple de celle-ci, sont tout a la fois abstraites et generales; mais il en est aussi qui ne sont ([uabstraites, el cliez les([uelles ne se trou\e i)as le caractere de generalisation ; telle, par exemple, I'idee de la couleur de tel ou tel corps. I'ne telle notion est abstraite : on en voit la raison ; mais est-elle en meme temi)S jii iieraK' .' Assurement non; car son objet n'est pas la couleur envisagee dune maniere absolue, mais bieu la couleur de tel corps individuel et determine. ABSTRACTION. 15 La faculte d'abstraire est innee a I'esprit, comme toutes les autros proprietes ou faculles dii moi. Cependant, il faiit reconnaitre que son developpemenl est uUerieur a celui de plusicurs autres puissances inlel- lectuelles. 11 precede celui de la generalisation et celui du raisonnement ; mais il est poslerieur a celui de la perception exterieure etdu souvenir. L'experience ne laisse aucun doute a cet egard. On ne parvienl a con- staler chez I'enfant Fexistence de quelques idees abslraites, qu"a parlir de I'epoque ou il fait usage de la parole. II existe, en eflet, entre lexercice de labstraction et le langage une etroite relation. Est-ce a dire, ainsi qu'on la quelquefois avance , que le langage soit la condition de Tabs- traclion ? Mais la proposition inverse , savoir que labstraction est la condition du langage, ne pourrait-elle pas elre soulenue avec au moins autant de raison? Nous inclinons a penser, pour notre part, que lidee abstraite pent, sans le secours du langage, naitre et so former dans I'esprit. Qu'anterieurement a I'usage de la parole, lidee abstraite soit extremement vague et confuse, c'est cc quilfaut admettre , et telle elle nous parait exister chez I'enfant qui ne pent encore se servir du langage, et chez I'animal auquel le don du langage n'a pas ete departi. Le lan- gage ne cree point lidee abstraite , mais il aide puissamment a son deve- loppemenl, a sa precision, a sa luciditej il la rend tout a la fois plus claire a rintelligence et plus fixe au souvenir; il lui donne un degrc d'achevement qu'elle n'eut jamais acquis sans cette efficace assistance ; et telle est la puissance de ce service, qu'on est alle quelquefois, par une appreciation exageree, jusqu'a I'eriger en une veritable creation. Une melhode plus arlificielle que vraie, appliquee a la recherche et a la description des phenomenes de I'esprit humain, a conduit quelques metaph} siciens a fractionner, pour ainsi dire, Taction de la faculte d'abs- traire, et a signaler, comme autant de fonclions distinctes, labstraction de I'esprit, labstraction du langage, I'abslraction des sens. Une telle division n'a ricn que de tres-arbitraire. Qu"esl-ce quun terme abstrait, sinon le signe d'une pensec abstraite, et, par consequent, le produit d'une abstraction de I'esprit? D'autre part, les sens ne sont-ils pas de vcritables fonclions inlellecluellcs, et leurs operations ne sont-eiles pas en realite des actes de I'esprit? La division proposee n'a done ricn de legitime, attendu que le second et le troisicme lerme dont elle se compose rentrent necessairement dans le premier. Toute abstraction operee par I'esprit presuppose qucique donnee con- crete, obtenue par I'exercice prealable soit de la ])erception exterieure, soitdu sens intime, soit de la raison. Decomposer cette donnee concrete, et conserver sous les regards de lintelligence tel ou tel de scs elements, en eliminant par la pensee tous les autres, tel est le role psycbologiquo de la faculte dile abstraction. Sa regie logiquc peut se renfermer en ce precepte : premunir rintelligence contre linvasion del'imaginalion dans le domaine de I'abstraction. Une telle alliance, quolque favorable qu'elle puisse etre a la pocsie, nesaurait que prcjudicicr a la science. Elle a, en eiTel, pour resullat de eonvertir arbilrairemenl des phenomenes en etres, et de prcter une existence reelle el substanlielle a de pures modalites. L'ancienne physique et I'ancienne philosophic n'ont point ete assez atten- tives a se garantir de semblables erreurs. La premiere en etait venue a substanlialiscr le froid, le chaud, le sec, Ihumide, el autres simples 14 ABSURDE. qualites dc la matiere. La seconde avail attribu6 une existence rcelle et substantielle a de purs modes de la pensee. Ainsi, pour cilcr un exem- ple, la ('elM)rc Iheorie dc lidee representalive, qui regna si lonjztemps en philosophic, n'avait pas daulrc fondement qu'unc crrcur dc ce genre. Lidee, au lieu d'etre prise pour ce quelle est recjlcnicnt, c"est-a-dire pour un etat du moi, pour une modilicalion de Icsprit , pour une nianicre d'etre de lame, avail etc converlie en une sorle d'etre reel et subslan- tiel , auquel les uns assiimaient pour residence Icsprit , Ics autrcs le eer- veau. L'abstraclion n'a veritablcment de valeur scicntiri([ue (ju'aulant qu'clle sail maintcnir a scs produits leurs caraclcres propres. Autre- ment, ainsi que I'bistoirc de la philosophic, soil naturelle, soil morale, en fait foi, au lieu d'aboutir a des notions legitimes, elle n'aboulit plus qu'a des fictions. CM. AIJSIIRDE ne doit se dire que de cequi estlogiquemenl coiitradic- toire; par consequent, de ce qui ne pent trouver aucune place dans I'in- leliigence (ariTrov, aXc-jov). En elTct, une idee, un jugement ou un rai- sonncment qui secontredit est par cela mcme impossible et nexisteque dans les mots. Ainsi, un triangle dc quatre coles est evidcmmcnt une idee absurde. Mais on n'a pas Ic droit d'etendre la mcme qualilication a ce qui est contredit par lexpcriencej car, aprcs tout, rcxpcricnce ne comprend que les lois et les fails que nous connaissons , et ricn ne nous enipcchc den supposer d'autres que nous ne connaissons pas, ou qui, sans cxisler, peuvent etre regardcs comme possibles. J)e la vient que, dans les sciences qui onl pour unique appui les definitions et le raison- nemenl, par exemple en geometric, il n'y a pas de milieu cntre I'ab- surde et le vrai ; dans toulcs les autrcs, I'hypothetique et le faux ser- venl d'intermcdiaires cntre les deux extremes donl nous \cnons de parler. ACADEMIE. L'Ecole academique, consideree en general, cmbrasse une pcriode de quatre sicclcs , dcpuis Platon jusqu'a Antiochus , ct com- prend des syslcmes philosophiqucs dune importance el (I'un caraclcre bicn difVercnts. Les uns adincltcnt Irois Academics : la ])remicre, colic de Plalon ; la moyenne , celle d'Arcesilas; la nouvclle , ccllc de Carncade ct (le Clitomaquc. Les autrcs en admelUnl quatre, savoir, avec les trois preccdcnlcs, cclle de Philon et de Charmide. D'autres entin ajoulent unecinquienie Academic, cellc d'Antiochus Scxius Emp., ^I'jp- i'tjn'h., lib, I, c. 33;. Parmi ces distinctions, une scule est imporlante : c'est colic qui sc- pare Platon et scs vrais disciples, Speusippe el Xcn-cralc, ik"- loute ccllc famille dc faux plalonicicns, de dcmi-sccptiques donl Arccsilas est le pere, el Antiochus Ic dernier mcmbre considerable. (]e qui mar(jue dun caraclcre conmiun ccUc seconde Acadtinie. bc- riiici'C inlidcic de Plalon, c'est la doctrine du \raiscnihablc, du proba- ble, TO -:')%;vi ■ qu'clle essaya d'inlrodnire en loules chose-. Arccsilas la pronosa Ic premier, ct la soulinl a\cc subtililc el avcc vi- gueur contrc Ic dogmatisinc slou-ien cl le pyrrhonismc absolu dc Tirnon et de scs disciples, essayant ainsi de se fraycr une route cnlre un doute excessif, qui choquc le sens commun et dclruit la vie, et ces tentalives ACCIDENT. 15 orgueilleuses d'alteindre, avec des facult^s born^es et relatives, une verite definitive et absolue. Apr^s Arcesilas, TAcademie ne produisit aucun grand maitre, jus- qu'au moment ou Carneade vint jeler sur elle Teclat de sa brillante re- nomm^e. Carneade elait le genie de la controverse. II livra au stoicisme im combat acharne , ou , tout en recevant lui-meme de rudes atteintes , il porta a son adversaire des coups mortels. Arme du sorite, son argu- ment I'avori (Sexlus, Adv. Mathem., €A. de Geneve, p. 212sqq), Carneade s'attacha a prouver qu'entre une aperception vraie et une aperccption fausse il n'y a pas de limite saisissable, I'intervalle etant rempli par une infinite d'aperceptions dont la difference est inGniment petite (Cic., Acad. Qiuest., lib. n, c, 29 sqq). Si la certitude absolue est impossible, si le doule absolu est une ex- travagance , il ne rcste au bon sens que la vraisemblance , la probabilite. Disciple d'Arcesilas sur ce point, comme sur tous les autres, mais dis- ciple toujours original, Carneade fit d'une opinion encore indecise un systeme regulier, et porta dans I'analyse de la probabilite, de ses degres, des signes qui la revelent, la penetration et I'ingenieuse sub- tilite de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., p. 169 B. ; Hyp. Pijrrh. , lib. I, c. 33). Apros Carneade, la chute de I'Academie ne se fit pas altendre. Clito- maque ecrivit les doctrines de son maitre, mais sans y rien ajouter de considerable (Cic, Acad. Qucpst., lib. ii, c. 31 sqq. — Sextus, Adv. Mathem., p. 308). Ni Charmadas, ni Melanchtus de Rhodes, ni Metro- dore de Stratonice, ne parvinrent a relever I'ecole decroissante. Enfin Antiochus et Philon, comme epuises par la lutte, passerent a I'ennemi. Philon ne combat qu'avec mollesse le criterium stojcicn, la celebre cpavTaff'a x,aTa).c77T'./.7. , si vigourcuscment pressee par Arcesilas et Car- neade. II alia meme jusqu'a accorder a ses adversaires qu'a parler abso- luraent, la verite pent etre comprise Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. i, c. 33). LAcademie n'existait plus apres cet aveu. Antiochus s'allie avec le vieil adversaire de sa propre ecole, le stoi- cisme. II ne veut reconnaitre dans les diverses ecoles academiques que les membres disperses d'une meme famille, et revant entrc toutes les philosophies rivales une harmonic fantastique, du meme ceil qui confond Xenocrate et Arcesilas , il voil le stoicisme dans Platon (Cic, /. c, c 22, .'•-2 , 43, 4G; de Nat. deor., lib. i, c. 7). Cette tentative impuissante d'eclectisme marque le terme des desli- nees de lEcole acadcmique. Voyez , outre les ouvrages que nous avons cites et les liistoires gene- rales de la philosophic, Foucher, Histoire des Academiciens, in-12, Paris, 1G90; le meme; Dissert, de philosophia academica, in-12, Paris, 1692; Gerlach, Commentatio eochibens academicorum juniorum de pro- habilitate disputationes , in-i°, Goett. Em. S. A(]CIDEXT , accidere, en grcc ajaSc'gY.x.c,-. On appelle ainsi, dans lo langage de la scoluslique el de la philosophic aristotelicienne, toute modi- fication ou qualitc qui n'appariient pas a I'essence dune chose, qui n'esl pas I'expression de ses attributs constilutifs et invariablcs. Tels sonl les vices par rapport a lAme el le mou\eniPnt i)ar rapport au corps : car 16 ACHENWALL. V&me nest pas naturellement ni conslamment vicieuse; de m^me la matiere ne peut 6tre tir^e de son inerlie que par intervalles , grAce a a une impulsion ^trangere. II ne I'aut pas confondre les accidents avec \es phenomenes. En general, ceux-ci peuvent elre constants, inhercnts ala nature m^me des choses,par consequent essentiels; ceux-la, toujours en dehors de I'essence des etrcs , ont ete tres-juslement definis par Ari- stote {Met. E, c. 2) ; ce qui n'arrive ni toujours ni ordinairemenl. VoyeZ PHfiNOMfeNES. ACHEIVWALL (Godefroy), n6 en 1719 a Elbingen (Prusse), fit ses etudes a l^na , a Halle et a Leipzig , s'elablit a Marbourg en 1746 , puis , en 1748, a Goetlingue, ou il obtinl une chaire peu de temps apres. II mourut en 1772. II se distingua surlout comme professeur d'histoire et de statistiquej mais il apparlient aussi a ce Recueil par ses lemons sur le droit naturel et international el par les ecrits eslimables qu'il a publies sur celte matiere. A I'exemple de son compatriote Thoraasius, il separe attentivement , tout en la fondant sur la raison, la science du droit de la morale propre- ment dite. Ses vues sur ce point sont developpees dans les ouvrages suivants : Jks naturw, Goett. , 1750 et 1781; Ob servat. juris nat. et gent., in-4-", 1754; Prolegomena juris nat., in-8°, 1758 et 1781. ACIIILLE. Tel est le nom qu'on a donne , dans I'antiquile, a Tun des arguments par lesquels Zenon d'Elee, et peut-etre avant lui Parmenide, voulait dcmontrer limpossibilite du mouvement. On suppose Achille aux pieds (egers lultant a la course avec une tortue et ne pouvant jamais latteindre, pourvu que I'animal ait sur le heros lavantage de quelques pas. Car, pour quils pusscnt se rencontrcr, il faudrait, dit-on, que I'un ful arrive au point d'ou lautre pail. Mais si la matiere est divisible a I'infini, cela n est pas possible, parce qu'il faul toujours ad- mettre entre les deux coureurs une distance quelconquc, infiniment petite (Arist., Phys., lib. vi, c. 9. — Diog. Laert., lib. ix,c.-23, 29j. Cetargument na de valeur et n'a ete dirige que centre les parlisans exclusifs de Tempi- risme, forces par leurs propres principes a nicr loule continuite et loute unite, par consequent le temps et I'espace. Mais, a le prendre dune ma- niere absolue, c'esl une subtilite qui ne merite pas d'autre reponse que cclle de Diogene. Voyez Ecole El£atiqle el ZfiNoN. AC 1 1 1 LLI XO (Alexandre) , de Bologne [.1 lex. A chillinus Bolonicnsis] , professait a Padoue, dans le cours du xv*^ siecie , la |)bilosophie aristote- liciennecommentee par Averrboes,el eul memela gloire d'etre surnonnne Arislote second. 11 n'cut pourtant d'autre litre a celte disliiiclion que Ibabilcte de sa dialeclique, babilete donl il fit surlout preuve dans la discussion qu'il soutint contre son celebrc conlemporain , Pierre Pom - ponacc. II mourut en 1512, sans avoir laissc aucun ecril qui soil par- venu jusqu'a nous. A(>0\TnjS 'Jac(|ucs: , wr a Trident au comincnccmenl du xvi' sie- cie. ninlercsse Ibistoire de la pbiloso|)bie, que pour avoir aide, par ses altaques contre la scolasliquc, a preparer la voio a une meilleure me- ACROAMATIQUE. 17 Ihode {Methodus investigandantm tradendariimqne artium ac scuniia- rum ratio, in-S", Bale, I008). 11 mourut en 1506. ACROAMATIQUE [de ax.pcoJcaai, entendre]. C'est la qualificalion que Ion donne a certaines doctrines non ecrites, mais transmises orale- ment a un petit nomhre d'elus, parce quon les juge inaccessibles ou dan- gcreuses pour la foule. Dans Ic dernier cas, acroamatique devient sjno- nyme d'esoterique ( Voyez ce mot). Quelquefois meme on etend cette qualification a des doctrines ecrites, quand elles portent sur les points les plus ardus de la science, ct qu'elles sont redigees dans un langage en rapport avec le sujet. C'est ainsi que lous les ouvrages d'Aristote ontete divises en deux classes : les uns, par leur forme aussi bien que par les questions dont ils traitent, paraissaient destines a un grand nombre de lecteurs; on leur donnait le titre d'exoteriques (i^ojTciix-cj;) : les autres semblaient reserves a quelques disciples choisis ; ce sont les livres acroa- maliques ii-/.c,o%u.c/-:y.ob; ou ej/.'j-a'/J.vjC . Quant a savoir quels sont cos li- vres et si nous les avons entre les mains, c'est une question qui ne peat ^tre resolue ici. Voyez, dans le tome i" des OEuvres d'Aristote par Buhle, 5 vol. in-S", i)eux-Ponts, 1791, une dissertation intilulee : Coin- menlatiode UbrisAristolelisacroamaticis ct exotericis. — Fo(/e^AuisTOTE. ACROIV d'Agrigeme ne se rattache a Ibistoirc de la philosophie que parce quil fut le fondateur de I'ecole de medccine surnominee cnipiricjue ou melliodique; cette ccole fleurit surtout pendant les deux premiers siccles apres J.-C, et arbora, en pbilo.sopliic, le dra[)eau du scepticismc; elle a produit un grand nombre de philosophes sccptiques, tels que Me- nodote, Saturnin, Theodas, etc. j le plus distingue d'entrecux lous fut, sans contredit, Sextus Empiricus. Voyez Sextls. ACTI"\"ITE. Les ctres vivanls , ceux du moins que notre terre con- nait, afi'ectenl deux situations prol'ondement distinctes : tantot ils mo- ditient le milieu qui les entoure -.je frappe ; ils sont alors aclifs; tanlot ils subissent une modification que ce milieu leur imprime ; je suis frappe; ils sont alors passifs. Souvent le sujet d'ou part faction est encore 1" objet sur lequel elle reiomheije me frappe; hi modiOcation active et la mo- dification passive qui en sort s'unissent, mais sans se coul'ondrc, dans un seul et meme individu, agent a la Ibis et patient. De toutes les especes animees, la notre est, sans contredit, cclle qui marque avec le plus d'eclat, de leurs caracteres rcspectit's , les pheno- menes de la vie en general , et en particulier ceux que nous venons d'indiquer J c'est cbcz fbomme quil faut, pour en penetrer I'essence, ^tudier et cette actixite et cqWc jnissirAte. Nous n'avons a eclairer pour le moment qu'un des cotes du problcme ; nous ne dirons ici de nos pro- prietes passives que ce qu'on en doit necessairement savoir pour com- prendre nos forces actives. Ce sont ces forces que nous voulons exclu- sivemenl determiner et decrire. Qu'e:^t-ce done que ce pouvoir qui nous sert perpetuellement , soit a modifier le milieu ambiant, soit a nous modifier nous-memcs? Trois solutions principales out ete, de nos jours, donnees a celtt; question. Les uns, Maine de Biran, par exemple, placent toule lenergiede 18 AGTIVITE. I'homme dans sa force molrice, qu'ils identifient, dii reste, avec sa vo- lonte; nous u'aurions, d'apres eux, qu'une sorle d'aclivite, VaclkiU corporelle. Dautres, tels que Dugald-Sto^va^t, rapportent a noire principe aclif toulc exertion volonlaire, soil interne, soil e.xlerne, pensee ou mou- voment ; ils admettraient ainsi une aclivite corporcUe et une acticite intelleclucllc. Jl en est enfin , M. Aln'ens est du nombre, pour le'^quels le fond, le contenu, le qnoi de notre aclivile, c'est notre propre essence, qui passe de sa virUiaiile cachee a son expression visible ; et, comme nous somnies triples, se>}sibi(i(e, intelligence, volonte, noire activile est triple elle- meuie , affeclice, inlelleclnelle , volonlaire, scion que nous realisons la sensibilite dans tel ou tel sentiment, linlelligence dans telle ou telle pensee, la volonte dans telle ou telle determination. Ces trois solutions sont egalcment vraies a quelqucs egards; mais aucune'd'elles, a cequ'il nous semble, ne represente , a\ec toute I'exac- titude el la i)recision desirables , le fail qu'eiles aspirent a peindre. Esprit el roil, comme le sonl babitueliement les csprits prolbnds, ]\Iaine de Biran n'a vu la cbose que sous Tune de ses faces. Est-il done demonlre que toule action de 1 ame ait pour objet et pour resultat un ^branlement organiquc? ■ — Sur quelles bases dailleurs sappuie cetle identification de la \o!onte et de la force molrice? vouloir mouvoir son corps, esl-ce deja le mouvoir? Si Maine de Biran a trop restreint la spbere oii noire aclivite se de- ploie, M. Ahrens, au conlraire, sous cerlains rai)ports du moins , ne I'a-t-il pas trop etendue? Qu"esl-ce que celte acti\ile scnlimenlaie dont nous dote sa tbeorie? Lorsqu'une vive douleur vienl tonrmenter mon ame, ce n'est pas c\idemmenl mon energie propre ([ue j'accusc de me realiser comme clre souU'ranl; je suppose in\inciblement, en parcille rencontre , qucbpie puissance extericure dont 1 influence me peuctre et me fait cc que je suis. — Ainsi, selon vous, la volition serail un cfTet que noire force active arracberail a la volonte! Mais n"est-ce j)as plulot la volonte qui demande a notre force active et en obtienl les elfcts que cette force est appeloe a produire?- — Vous allribucz a lactixile et nos volilicns el nos affections, qui paraissenl n'en pas dependre; en re- \ancbe , et par compensalion , vous lui enlcvez cesmouvemenls de I'or- ganisme que Ihumanile enlierclui rapportcj ractivilcmaleriellencxiste pas pour vous. Dugald-Slewart a mieux vu le phenomene. Oui, la volonte se lie par un elroil lien a toutes nos nianifcslalions acti\es; oui, notre aclivi.e pcul, ou se renfermer dans Tfune, ou en sortir el allcindre le corps. • — ]\lais la volonte el linlelligence conslituenl-elles, en simissanl, notre aclivite iaterieure? 11 est permis den douler. ^ — Ouelle est, d'un autre c6t('', hi piirl que le pliiiosopbe ecossais assigne, dans la for- mation de noire double aclivite, id a la volonte, la au mou\emenl el a la pensee? Esl-ce en ce que nous voulons, ou bien en ce que nous pensons , en ce que nous imj)rimons un uiouvcmenl a nos muscles , que rcellemenl nous agissons ? Les di\('rs altribuls, (piels quils soienl d'ailleurs, que Ton recoimait ou que Ton pent rcconnailre dans lame, forment, sous le poinl de vu« ACTIVITE. 19 ou maintenant nous nous bornons a les considerer, trois groupos, ou, pour parlor plus exacleraent, trois genres enlre lesquels ils se dislribucnt. Quel esL le verilable etat de lame, quand elle sent? N"est-cc pas une silualion dans laquelle elle se reconnail falalenient iinpressionnee? En tant que je subis une sensation agreable ou penil)le, ne suis-je pas evideminent passif? Ce que nous disons de la sensiljilite, disons-lc de linlelligence : degagee avec soin des facultes voisines dont chacune, en Tapprochant, la teint de ses couleurs, reduite a sa lonclion verilable, celle de recevoir les images, les representations , les idees qa'une main myslerieuse grave, en quelque sorte, sur sa superlicie , la facullc de connaitre n'est quun de ces modes que le moi presenle a laclion extc- rieure qui s y applique; c'est le fleuve dans Ics eaux duquel se redouljlent les arbres qui ombragent ses rives; c'est la vallce ou revivent un mo- ment les sons, parlis d'en haut, qui viennent y mor.rir. La t'aculle de penser, la faculle de senlir, et celles qui leur resscmblent, constituent ce que nous appelons nos proprieles passives, notre passitile : I'inlelli- gence, la sensibililene sont que des capacites. Que lame se meuve elle-meme, qu'elle meuve, d'une manierc ou d'une autre, lorganisation quen cette ^ie elle traine avec elle, cest une verite si solidemenl elablie dans nos croyances, que les plus inge- nieux syslemes, I'ussent-ils congus par un Leibnitz, par un Malebranche, ne parsiendront jamais a la deraciner. II y a done en nous une force motrice, qneVejfortj, dont nous avons conscience, lelTorl propremcnl dit, nous demonlre irresistiblement. Mais quoil ne senlons-noiis pas en nous un elTorl d'une autre nature, lorsque nous pensons , ou plulot lor.sque nous nous preparons a penser? La I'aculle de connaiire, je ne dis pas Torgane dont elle use, ne se compose-l-elle pas pour recevoir i iiice quelle espere? L'esprit ne s'ouvre-t-il pas au ra^on inleliectucl qui va lilluminer? Sans doute, si la verite que jattends doit passer par les sens pour arriver a I'intelligenee, le corps se tendra, s'erigera ct se portera en avant; le nisus sera en partie materiel. Mais cetie tension exterieure suppose , dans ce cas-la m^rae, une tension interieurc qui en est la racine; ce quejecbcrche de mon ml pbysique, je le chcrche bien plus encore de mon an\ intellectuel; et sous i appareil organique qui se tourne vers la lumiere, ne voyons-nous pas I'observaleur spiri- tuelqui la regarde venir? L' attention (lei est le nom que nous assignons a ce regard de lame;, rallention, dans sa purete, nous revele une faculte altenlke , atlzni'ionmlk , celte faculle que des savants d'un autre ordre appelleraient, sans scrupule, Vattoiticite ou Vatlcntion.iaUld. Ces deux forces, la force moirice ct la force aUeniionnclie, sont de veritables facultes ; par elles se fail el s'opcre, en nous oi hors de nous, dans le domaine de lesprit et dans le domaine du corps, lout ce que nous faisons, tout ce que nous operons. Nous souunes bien rellement aclil's, soit que nous entourions notre inlelligcnce des conditions les plus favo- rables a ses conceptions, soit que nous ehranlions le nerf qui contracie le nmscle, et par la met en jeu quelque levicr osseux. AttenlionnaliUJ, force moirice, lels sont les deux elements dunt se compose noire acliciie. La volonte est une puissance a part; elle se distingue el de ce qui auit et de ce qui palil, Elle n'est point passive; la oil peut elrc la liberie, la n'est pas essenliellement et necessairement la passivite. Eile nest point 2. 20 ACTIVITE. active; elle fait mieux que de produirc Taction, clle la commande; c'est elle qui dit au muscle : Voila ce que tu vas soulever; a I'inlelli- gencc : Yoihi ce que lu vas comprendre. A sa voix, nos forces mo- trice et altentionnelle s'agitent et altaquenl, Tune I'esprit, I'autre le corps. La volonte n'est ni une capacitc ni une facuile; c'est une came, une cause dans toute la valeur du mot, une cause premiere, a laquelle apparliennent raulonomic et linitialive. Grace a clle, Ihomme s'eleve au-dessus de la chose; c'est elle qui consUtuc no[re personnalife. Nos fciculles actives sont done, d'unc part, cette force dont Tame se sert, soit pour se mouvoir ellc-mcme, soil pour mouvoir son corps et par lui le mondeextericur ; dune autre part, cette energie tout interieure qui, s'emparant de rintelligence, la soumet , coinnie I'ovaire dune plante, a la poussiere intellect uelle qui la fecondera. Ces facultes actives, nous les separons de la volonte ;ne puis-je pas aujourd hui, actuellement, vouloir le mouvemcnt organique ou la dis- position intellectuelle que demain , a une heure determinee, ma force motrice ou attentionnelle sera sommee de produire? Mais, en meme temps, nous les soumettons, comme deux instruments dociles, a notre puissance personnelle : causes secondes , elles attendent , pour entrer en exercice, le signal que la cause premiere est seule en droit de leur donner. Que nos forces motrice et attentionnelle se mettent, dans ccrtaines circonstances, au service de notre volonte, c'est un fait incontestable et sur lequel les doctrines les plus opposces sentendent et saccordent. Mais ce qui, du conscntement de tous, arrive le plus ordinairement, n'arrive pas, au dire de plusieurs, et, qui plus est, ne peut pas arriver toujours, Selon ces philosophes, nos principes actifs portent en eux une vertu qui, lors meme que la volonte ne les cbranle pas, et avant qu'elle ne les ebranle, les pousse dans la voie de leurs developpemcnts. L'ac- tivitc humaine, pour parler leur langagc , est le plus sou\ent volontaire; mais elle est parfois spo7itane€; elle ne s'eleve meme a ccl ctat ou la li- berte la domine et la dirige, qu'apres avoir traverse cct autre etat oii elle ne releve que de soi. Ainsi pensail un homme que la science et le pays ont trop tot perdu. « Comme un ouvricr, dit M. JoufTroy, prend et quitte tour a tour ses instruments , nous sentons la volonte tantot se saisir des cnpacites de notre nature et les employer a ses desseins , tantot les dolaisscr el les abandonner a elles-memes; et ce qu'il y a de reuiarquable, c'est que, dans ce dernier cas , noscapacitcs naturelles nen marcbent pas moins.... Toute faculte a deux modes de de\eloppement : ou elle se developpe simplement en vertu des lois falalcs de la nature bumaine, ou elle se developpe sous la direction du pouvoir personnel.... Lorsque le pouvoir personnel tient lesrenes, comme les forces socialcs dans une monarcbie hicn organisee, nos tendances actives se rainassenl el se portent de concert \crs le but qui leur est marque , landis quau contraire, des que la volonte abdi(jue et se repose, nos facuiti's, soumises a Ions les \ents qui soufflent, prennenl sans raison, pour les {piitler de meme, semhla- bles aux populations que lanarcbie touruienle, les mille et niille routes que leur ouvre le sort. Tel est I'elat de I'intelligence dans le reve etdans la reverie, ce reve do I'homme cvcille.... INon-seulement le pouvoir ACTIVITY, 21 personnel ne gouverne pas toujours nos capacit^s nalurelles; inais il est facile de prouver qu'elles se sont primitivement mises en mouvement et developpees sans lui.... Avant d'avoirvu, d'avoir senti, d'avoir re- mue, d'avoir forme une idee, I'enfant ne savait pas qu'il pouvait voir, sentir, agir et penser. Ignorant que ces capacites etaient en lui, il ne pouvait songer a s'en servir, ni, par consequent, a s'en emparer et a les diriger. 11 a done fallu que ces capacit6s s'eveiilassent d'elles-mt^-mes et se developpassent d'abord de leur propre mouvement et sans le se- cours de la volonte. » En fait, est-il vrai que notre activile, qui attend ordinairement pour partir les ordres de la volonle, s'eiance parfoisd'elle-meme? Ecartons comme etrangers a ia question qui nous occupe tons les ph6- nomenes purement physiologiques, tels que la circulation du sang, la secretion de la bile, la digestion. Ces phenomenes supposent assurement une force qui les engendre; mais 1 ecole de Stahl est decidement fermee, et nos lecteurs, nous le voulons croire, ne sont pas plus animistes que nous. La vie veritablement psychologique ne nous presente en aucune rencontre celte pretend ue spontaneite. Les qualre grandes classes d'actes invoquessoit parALJouffroy, soit pard'autres philosophesqui partagent sur ce point son opinion , les actes inslinctifs, les actes huhituels , la re- verie et le rn esl rien. Ce que je falsais mal el lentemert avant I'exercicc, apres lexercice je le fais bien el rapidement : 11 y a dans la pensee el dans le mouvement organique qui la traduit au dehors une difference notable; mais dans la volonte el dans les rapporls de la volition a lacte, rien ne change, rien n'a pu changer. Poinl done de spontaneite dans Thabilude, point dans le phdnomene inslinctif. Mais la reverie, eel elalde mol abandon oiivous laissons alter notre mcmoire, notre imagination el notre pensee comme elles le vculent; oil notre nature vit comme line chose; ou la hi de la necessite se joue de nous comme elle se joue de Varbre ou des nuages; mais le reve, qui n"est quune reverie plus prononcee , ne trahissenl-ils point, par le desordre que nous y reniarquons, I'absence de la faculle ordonnalrice et, par consequent, celle marcbe aulomatique de nos penchants el de nos fa- cultes? L'ordre, en effet, M. Jouffroy I'a Ires-bien vu , esl un des signes eclatanls par lesquels se manifesle I'intervention de noire pouvoir per- sonnel dans nos developpements actifs. 11 esl impossible de mieux dire que ne la fail I'eloqnenl ocrivain, cette grande vicloire remporlee par la liberie sur les provocations desordonnees de la nature exlerieure, lorsque nous mainlenons dans une elroile voie, pour les conduire a un bi'it unique el sans leur permellre lemoindre (^carl, nos facultes actives. !Mais le tableau esl incoraplet. Apres nous avoir monlre noire person- nalile dans sa gloire, il fallait, en historien desinteresse, nous la peindre dans ses miseres. Non : la volonte n'esl pas exclusivemenl la Oil nos actes nous offrenl un caraclere marque de beaute et de gi'an- dcur; nous ne voulons pas tonjours, nous ne voulons que Irop rare- menl, au conlraire, avec taut d'elevation et de Constance. -Non : il n"est pas vrai que noire pouvoir personnel , lorsque la vie s'abaisse et lombe dans une variele dissoluc, ne soil coupable de ces egaremenls qu'en ce qu'il abdique et se retire; force nous est, belasi de le voir gouvernanl encore celle barque si dcplorablement conduile; cesl bien lul qui sacrifie a ces grossiers appetits, qui preside a ces honlcuses ftMes ! L"ordre dont s'bonore une existence sagement reglce ne prouve pas plus que le desordre dont une existence irregulirre est entachee, iintcrvenlion de la volonte. Ce qui fail l'ordre et le desordre de notre vie active, ce n'esl pas la liberte qui ici s'etrace , la se prononce; c'est le mobile rationnel ou irrationnel auquel cette libei'le demande conseil ol se livre. Nous soumoltons-nous au devoir et a sa regie im- mua!)Ie? lout en nous el autour de nous s'ordonne el s'harmonise. Nous abaiulonnons-nous au plaisir el a ses licences? lout en nous et au- tour de nous n'esl que confusion. Qu'il y ait dc la lenue ou de la Ii^gerete, ACTIVITY. 25 du bien ou du mal dans nos acles, peu importe ; partout el loujours il y a de la volonle. La reverie et le reve supposent 1 homrae echappant, par des causes qu'il iie s'agit pas ici denumerer, au noMe joug de la raison, et tendanl les bras aux chaines dont la sensibilile le cl)arge. Eh bien ! meme alors, si je donne a chicune des mille sollicilations naturelles qui me viennent harceler sa salistaclion special?, sans me preoccuper des liens logiquesqui pourraienl former un ensemble de ces actes divers, je n'en veux pas moins une a une toutes ces operations, qui n'organisent pas leurs rcsultals, maisles juxtaposent. Je ne fais plus ici mon plan, 11 estvrai; j'accepte le cadre tel quel que me propose la nature. Mais accepter, lors meme qu'on ne serait pas libre de la repousser, une direction quelconque, c'est encore faire acte de volonte. Lne voli- tion , pour etre falale, cesse-t-elle d'etre une volition ? Je veux necessai- rement ce que je crois mon bien; direz-vous done pour cela que je lends a mon bien sans le vouloir ? Comment nier, apres tout, qu'en re\e, lors- que je fais elfort pour me derober au danger qui me menace, je ne veuille le mouvement que mes organes endoruiis ou me refusenl completement, ou ne m'accordent qu'a demi? Comment ne pas reconnailre dans la re- verie une altenlion volonlairemenl concedee aux diiferents phenomenes qui lour a tour lademandent, attention que lesprit, tout en I'accordant et la continuant, se sent fort nettement le maitre de retirer el de suspen- dre? Parce que, dans un cas, je voudrai, au hasard, tous les acles que mes caprices ou mes appetits m'inspircnl, tandis que, dans I'autre, je ne voudrai qu'avec discernement et apres examen ceux qui, comme au- tant de moyens harmoniques, tendront a une meme fin, etes-vous fond6 a pretendre que je veux dans le premier, que dans le second je ne veux pas? Qu'est-ce que prouve, a vrai dire, le decousu et le defaul de suite que nous ofTrent en general la reverie et le re\e? une chose sen lenient, a mon avis: I'absence d'une pensee puissante autour de laquelle nos idees ^parses viendraienl se grouper. Failes que, par im motif ou par un autre, ce point de ralliement noussoit impose, ainsi qu'il arri\e, par exemple, lorsque nous sommes sous le poids dune vive passion; aussitol toutes nos operations inlellectuelles prcndiont une direction comnmnc , et produiront un ensemble plus ou moins regulier, quoi- quassurement nous revions encore, eveilles ou meme endormis. Le phenomene que je signaie ici se manifesto, sous les formes les moins equi\oques, dans ce jeu d'esprit qu'on pourrait appcler une reverie a deux ou a plusieurs, dans ia conversation. Comme c'esl le plaisir qu'alors nous recheschons , nous nous portons volonticrs sur toules les routes oil sa voix nous appelle, et de la I'insaisissable mobilite de la pensee dans ce travail frivole. Mais qu'un grand inlerel, quun mal- beur public, je suppose, occupe et doraine les inlelligenccs, un centre de gravite s'etablit, qui attire a lui et organise les divers accidents dont se composent ces causeries legeres. Quoi qu'il arrive , que cet ^change de paroles soit empreintde son habituel desordre ou d'un ordre exceptionnel , toiijours est-il que , dans I'une conmie dans I'autre hy- p'these, on ne pent contester ici, tant elle est apparente, la presence et lintervention de la volonte. Ce qui prouve, selon M. JoufTroy, que la volonle ne dirige pas constamment nos diverses facuites, notre force mo Ir ice enlre autres, 24 ACTIVITY. c'est que nous n'arrivons que lentement et par degres a nous en rendre complctcment lesmaitresj c'esl qu'il nous faut un serieux apprentis- sage et de rudes efforts pour nous approprier notre activite malerielle el substiluer chez nous le mouvement volontaire au mouvement spon- tane. — M. Jouffroy a confondu ici deux phenomenes qu'il lui etait cependanl, a lui qui avait si bien etabli les caracteres respectifs des fails psychologiques et des fails physiologiques, facile de distinguer. La force molrice est une propricte de I'Ame ; elle n'est pas lorgane materiel qu'elle se cbarge d'ebranlerj or c'est a cet organe que con- vient exclusivement tout ce que notre psychologue attribue a la force qui I'altaque. Lorsque I'enfant essaye ses premiers mouvemenls, ce n'est pas sa force niotrice qui resisle a sa volonte ; cetle force, au signal donne, se met a Tocuvre et donne a nos premiers desirs tout ce qui depend d'ellej mais le corps, moins docile, ne se laisse pas tout dabord manier comme nous 1 eussions voulu; ou plulot, et pour parler avec une entiere exactitude , la resistance qu'ici nous rencon- trons ne vient pas beaucoup plus du corps que de la force motrice elle- meme : il n'y a guere la qu'une question do science ou d'ignorance, d'adresse ou de maladresse. Ignorant et maladroit, je veux tel mouve- ment; ma force motrice le cherche; mais elle le manque et s'egare. Savant et adroit, je veux le meme mouvement; ma force motrice le eherche encore ; mais alors elle va droit a lui et ralteint. Ainsi en est-il, non pas pendant I'enfance seulement, mais a tous les ages. Essayez a quaranteans, vous qui etes reste jusque-la etranger a ce genre dexer- cice, d'apprendre a jouer d'un instrument a cordes , de la harpe ou de la guitare seulement ; ne debuterez-vous pas necessairement par les tcl- tonnements et les incertitudes de I'inexperience? n'acheterez-voiis pas par de longues etudes la rapidite et la precision que I'experience amene? Ce n'est pas, sans doute, que vous ayez a soumeltre voire force motrice qui vous est d6s longtemps soumise; vous n'avez eu qu'a exercer, pour I'assouplir, et surtout qu'aetudier sur un point ou vous ne le connaissiez qu'imparfaitement encore, voire appareil organique, voire instrument materiel. Mais il faut bien enfin que nous ayons, au moins une fois, agi spon- tanement, avant de savoir que nous pouvions agir, et par consequent avant de le vouloir. — Voici , dans noire opinion , comment les fails se passent. — Au debut de la vie, loutes les propricles de Tame se con- ibndent et forment un ensemble indivise. L'attention et la force mo- trice ne se distinguent alors ni enlrc elles, ni meme de linlelligence, de la sensibilile et de la voloute. L'ame conlient en soi, il est vrai, ce qui plus lard deviendra telle ou telle faculte ; mais cetle faculle pro- premcnt dile ne s'y rencontre pas encore. Reporter a rdpoque dont nous parlons les denominations sous lesquelles nous representons aujourdhui nos atlributs divers, ce serait comraellre aulant dana- chronisines. Ccst a cetle existence primitive, ou le moi se met tout entior el sans distinction de parlies dans chacun de ses developpements, qu'il faut dcmander la lumiere sans laquelle noire existence ulterieure se cacherait souvent pour nous sous d'impenelrables lenebres. L'inlel- ligence, durant cclle premiere periode, n'existe encore, dans le gcrmc ou reside la vie, qu'a I'etat rudimentaire ; nous navoiis ni ide^^s ni ACTIVITE. 25 connaissances ; Ic jugemenl, le souvenir, le raisonnement ne sont point; mais il y a deja en nous quelque chose qui annonce ces differents phe- nomenes et, en les attendant, les suppiee. Alors so forment en nous ces vagues et olsscurs apergus que plus lard I'analyse, en les constatant, pourra prendre, avec Platon, pour des ressouvenirs d'une vie ante- rieure-, avec la plupart des philosophes, pour cequ'ils appellent gen^ra- lement idees innees ou instincts. Cepcndant un moment vient ou le germe priraitif eclate; les principes confondus au debut de I'exislence se s^parent, se limilent reciproquement et par suite s'individualisent; I'intelligence, la sensibilite, la volonte, nos forces motrice et alten- tionnelle se distinguent et s'opposent. La volonte s'empare aussilot, pour les diriger pendant I'existence tout entiere, de nos puissances actives. Les notions obscures, acquises dans la periode de la confusion et de lenveloppement, donnent alors a la premiere de nos determina- tions volonlaires sa base necessaire et son indispensable condition. La vie analytique, avec de tels antecedents, dcbulera, sans contradiction aucune, par une volition. Nous en savons assez pour en vouloir ap- prendre davantage. L'intelligencc, semblable au baton dont I'aveugle ^claire sa route, ou encore a ces mains que certains mollusques allon- gent et promcnent devant eux pour reconnaitre les objels qui se trou- vent sur leur passage, s'agite, conduite par Tattention, dans Tobscuritd ou elle ne voit rien, mais ou elle suppose quelque chose, afin de sub- slituer une connaissance arretec , une perception precise, a ce qui n'e- tait qu'un soupgon informe, qu'un vague pressentiment. Ne parlous done plus d'activite involontaire: ou laclivitd ne se distingue pas encore du bloc vivant auquel elle lient, et on ne pent, puisqu'eile n'a pas d'existencepropre, lui assignor un caractere special: ou elle se distingue des autres attributs de lame ; mais aussitot elle tombe , pour n'en jamais sortir, sous I'empirc de la volonte : raclivitc est toujours Yolonlaire. Nous ne disons pas pour cela qu'ellc soit toujours libre! Si la volonte est qiielquefois eselave , I'activile qui en releve aura elle-meme ses heures de servage ; c'est a la volonte et non aux forces dirigees par elle, qu'appartiennent le commandernent et I'obeissance, la liberte et la fatalite. Nos deux facultes actives, cellequi meut le corps etcelle qui dbranle Tintclligcnce , obcissant a un merae pouvoir dont elles sont egalement les ministres, marchent nccessairement d'un pas egal au terme qui leur est assigne. Mais elles ne sont pas seulement en harraonie avec elles-m^mesj elles s'harmonisent encore avec cettc puissance, elrangere a notre personnalile^ qui produit en nous les phenomenes de la vie materielie. Que noire sang circulc dans nos veines avec plus ou moins de rapidite ou de lenleur, nos dcveloppemcnts intellectuels et nos mouvements "volontaires seront plus ou moins lents, plus ou moins rapides; comme aussi , lorsque la volonle precipite ou enchaine notre force motrice et notre attention, le cocur bat avec plus ou moins d'energie, plus ou moins de moliesse. Le principe qui conduit le corps s'equilibre par- tout, selon les ages, les sexes, les temperaments, I'etat de sanle ou de maladie, et se coacerle,pour aiiisi dire, avec le principe qui conduit I'ame. 26 ACTUEL. Nous n'avons pas encore de Iraites , ni m^me de memoires ou d'arli- cles speciauxsur nos faciilles actives 5 il faut done avoir recours, pour cetle question, aux traites generaux qui I'ont plus ou raoins expresse- ment debattue. On consultera avec fruit : 1° Locke, Essai sur ienlen- demcnt kumain , traduct. Cosle, iiv. 11 , ch. 21 ; 2" Thomas Keid, OEiwres completes, traducl. Joutfroy, 6 vol. in-8", Paris, 1829, t. v, p. 315 el t. vi, p. 222; '3" l)ug'd]d-S[e\\&rl, Esquisses de philosophic jnoraie, Iraduct. Joulfroy, in-8 , Paris 1828, seconde parlie; 4" Maine deBiran , OEuvres completes, edit. Cousin, 4 vol. in-S", Paris, 1841, t. i, p. 80 et suiv. ; t. II, p. 87 et suiv. ; t. iv, p. 245 et suiv. , et passim; 5^ Th. Joufl'roy, Melanges philosophiques, m-S'',Vanii,iS33, p.343et suiv.; G" Damiron, Coins dephilosophie,'^ vol.in-S", Paris, 1837, t.i, p. 10, 18; 7° Atirens, Cours de philosophie , 2 vol. in-S", Paris, 183G, t. 11, seplieme legon. A. Cii. ACTUEL [qnod est in actu] est un terme emprunte de la philosophie scolaslique, qui elle-meme n'a fait que traduire lilteralement cette ex- pression d'Aristote : to ov xoct' EVEf^iEav. Or, dans la pensee du philo- sophe grec , assez fidelement conservee sur ce point par ses disciples du mojen age, Vacdiel c'est ce qui a cesse d'elre simplement possible pour exister en rcaliteet, si je peux m'exprimer ainsi, a I'clat de faitj c'est aussi I'etat dune faeulle ou dune force quelconque quand elle est entree en exercice. Ainsi ma volonte, quoique [ves-rcelle comme fa- culte, ne commence a avoir une existence actiielle qu'au moment ou je veux telle ou telle chose. Acliiel dit , par consequent , plus que reel. De la langue philosophiquc, qui aurait tort de I'abandonner , ce terme a passe dans le langage \ulgaire, ou il signifie ce qui est present ; sans doute parce que rien nest present pour nous que ce qui est revele par un acle ou par un fait. Voyez 11£el et Virtuel. ADAM DU Petit-Poxt, ne en Angleterre au commencement du xii" siccle, etudia a Paris sous Matthieu d'Angers el Pierre Lombard, et y tint une ccole pros du Pelit-Pont, comme I'indique son surnom, jusqu'en 1176, ou il fut nomme eveque d'Asaph , dans !e comte de Glo- cestor. 11 mourut en 1180. Jean de Salisbury vanle I'etendue de ses connaissances, la sagacilc de son esprit, et son attachement pour Ari- sto-tc; mais on lui reprochait beaucoupdobscurite. 11 disaitqu'il n'aurait pas un auditcur, s'il exposait la dialectique avec la simplicitc d'idees et la clartc d'expressions qui conviendraient a cette science. Aussi etait-il tombe volonlairement dans le dcfaul de ceux qui semblent vouloir, par la confusion des noms et des mots, et par des subtilites emi)rouillecs, troubler Tesprit des autres el se rcserver a eux seuls lintelligence d'Aristote (Jean de Salisbury, Metalogicus , lib. 11, c. 10; lib. iii, c. 3j lib. IV, c. 3). On ne connait d'Adam qu'un opuscule incomplet, intitule Ars dissercufli, dont M. Cousin a publie quelqucs extraits dans ses Fragments de philosophie scolaslique. Voyez aussi Jlisloire litteraire de France, t. xiv, Paris, 1840, p. 417 el suiv. ADELAKD,de Bath, \ivait dans les premieres annexes du xii* siecle. Pouss^^, comme lui-nicme nous iapprend , par le desir de s'instruire, il visita la France, lltalie, I'Asie Mineurej et, de retour dans sa ADELGER. S7 patrie, sous le r^gne de Henri, fils de Guillaiime, consacra ses loi- sirs a propager parmi ses contemporains les vastes connaissance qu'il avail acquises. Son nom est nalurellemcnt associe a ceux de der- bert, de Constantin le Moine, a ccs lahorieux compiialeurs qui in- troduisircnl en Europe la philosophic arabe. On lui doit des Questions naUtrelks, imprinieos sans date a la fin du xiv* siecle ; un dialogue encore iuodit , intitule de Eodem el Diverse, qui, sous la forme d'une fiction ingenieuse, renferme une eloquente apologic des etudes scientifiques, une Doc (t'iyie de I'Abaque, une version latine des E/e- merils d'Evcdde , et plusieurs autres traductions faites de Tarabe. 11 est frequemment cite par Vincent dc Beauvais, sous le litre de Plnloso- phiis Atiglonnn. I\I. Jourdain, dans ses Recherches snr I'origine des traductions d'Aristote (in-S", Paris, 1819), a donne une analyse etendue du de Eodem et Diverso. ADELGER (appele aussi ADELHER) , philosophe scolastique el theologien du xn* siecle, chanoine a Liege, puis moine de Cluny. II s'est fait remarquer uniquement par sa maniere dexpliquer la prescience di- vine, en la conciliant avec la liberte humaine. Selon lui, le passe et lave- nir n'existent pas devanl Dieu, qui prevoit nos actions comme nous voyons colics de nos semblables^, sans les rendre neccssaires et sans porter atteinte a notre libre arbitre. Voyez Adelgerus , de Libera arbi- trio; dans le Thesaurus Anecdotonan de Peze, t. iv, p. 2. ADEQT'AT, se dit en general de nos connaissances et surtout de nos idees. Une idee adequate est conforme a la nature de I'objet qu'elle represente. Mais quels sont les objets veritables de nos idees, ou, ce qui revient au meine, quels sont les modes de notre intelligence aux- quels le mot idee, conformement aux plus illustres exemples, doit etre consacre particulierement? L'idee nous represente I'essence in- variable et intelligible des choses, tandis que la sensation correspond aux modes variables, aux apparences fugitives. Par consequent, plus el I e est etrnngere a la sensation, plus elle est epuree des alTeclions de la sensibilite en general, et plus elle est conforme a la nature reelle de la chose representee, c'est-a-dire plus elle est adequate. C'est dans ce sens que ce mot a ete employe surtout par Spinsoa, qui sen sert tres-frequomment. Aux yeux de ce philosophe, la connaissance adequate par excellence, la connaissance parfaite, c'est celle de 1 eter- nelle et infinie essence de Dieu, implicitement renfermee dans cba- cune de nos idees (Ef/i.^part. ir, de Anima;. C'est dans cetle con- naissance qu'il fait consister rimraortalite de I'arae et le souverain bien. ADRASTE d'Aphrgdisie [Adrastvs Aphrodisiceus] , commentateur estime d Aristote, qui vivail dans le ii' siecle apres J.-C, et a el6 classe parmi les pcripateticiens purs. Nous n'avons rien conserve de lui, quun manuscril qui traite de la musique. AEDESIE , femme philosophe de I'ecole neoplatonicienne , epouse d'Hermias et mere d'Ammoniiis. Elle fat c^lebre par sa vertu et sa beaute , mais plus encore par le zele avec lequel elle se devoua a I'^cole neoplatonicienne et a linstruction de ses fils. 28 yEDESIUS. Elle ^fait parents de Sizianus, qui aurait desire I'unir a Proelus, son disciple; mais ce dernier, a I'exemple d"un grand nombre deneoplato- niciens, regardait le mariage comme une inslilution profane el voulut garder le celibat. Aedcsie s'unitaHermias d'Alexandrie, et conduisit a Alhenes, a I'ecoie de Proclus, les fils qui naquircnt de cette union. Elle doit, par consequent, avoir vecu dans le v^ siecle apres J.-C. iEDESIlJS DE Cappadoce [JEdesius Cappadox] , neoplatonicien du IV* siecle de J.-C, et successeur de Jamblique. Apres I'execulion de Sopaler, autre neoplatonicien que Constantin le Grand, converti au christianisme, livra au dernier supplice, ^Edesius se tint cache pendant quclque temps pour ne pas subir le rneme sort; mais plus tard, ayant reparu a Pergame, ou il ^tablit une ecole de philosophie, seslegons lui atiirerent un grand concours de disciples venus de I'Asie Mineure et de la Grece. iEGIDIUS COLOXNA , issu de la noble race italienne des Colonna , appele aussi du lieu de sa naissance JEgidius Romanns , est un philo- sophe et un Iheologien celebre du xiv'= siecle. 11 regut le surnom de Doctor fimdalissimits el de Princeps theologorum. Entre, jeune en- core, dans I'ordre des Augustins, il vint etudier a Paris, oii il suivit surtout les legons de saint Thomas d'Aquin et celles de saint Bona- venture, devint gouverneur du prince qui plus tard porta le nom de Philippe le Bel , enseigna la philosophie et la theologie a I'Universite de Paris, et mourut en 1314, lorsqu'on songeait a I'elever a la dignite de cardinal. Outre son commentaire sur le Mngister sententiarum de Pierre Lom- bard, on a de lui deux ouvrages philosophiques dont I'un, sous le litre de Traclalvs de Esse et Essentia, fut imprime en 1493 ; I'autre, inlilule Quodlibeta, a ete public a Louvain en 164G, et se trouve precede du de Viris illustribus deCurtius, qui donne des renseignements circon- stancies sur la vie el la reputation lilteraire de ce philosophc scolasUque. C'est a tort, sans doute, que \esC0m7nentati0nes physica; et metaphysicw ont ete attribuees a iEgidias ; car non-seulement il y est nomme a la troisieme personne, mais on y voit aussi menlionnes des ecrivains qui lui sent poslerieurs, et le style est dune latinile plus pure que dans les (Merits de noire auteur. Ses recherches philosophiques se rapporlent presque loutes a des questions d'ontologie, de theologie el de psycho- logic ralionnelle, a divers problemes relalifs a Tetrc , la matiere, la forme, Findividaalile, etc. II se raltache strictement sur plusieurs points, a la doctrine d'Arislote : par exemple, il considerc la matiere comme une simple puissance [Potentia pura) , qui ne possedc aucun caraclere, aucune propriele de la forme ou de la realite. II ne fait pas seulement dependre la verile de la nature des chosos, mais encore des lois de rinlelligence : en somme, il peut etre regardc comme un rea- liste assez consequent avec lui-meme. VoyezlLX^n^mnnn, Esprit de la philosophie specnlatice, Marb., 1791-97, liv. iv, p. 583. iEIVEAS ou EXEE de Gaza, d'abord philosophe paien, puis philo- sophc Chretien du V siecle. Apres avoir suivi les legons du neoplatonicien Hierocles, a AJexaudji'ie j apres avoir lui-meme eoseigne qiielque lemps iEN^SIDEME. 29 I'doquencc et la philosophic, il se converlit an christianisme , et grefTa si habilemont snr cetle doctrine nouvelle Ics fruils qu'il avail rccueiriis de la philosophic platoniciennc. qn'on le surnomiiui le Platonicien ciire- tien. Oiilrc un bon nombre de Icltres. on a conserve de liii un dia- logue ccril en grcc, ct qui, sous le litre de Theophrasle, traite prin- cipalemcnl de limmortalitc de lame et de la resurrection dcs corps. II y est aussi beaucoup parle des anges et dcs demons. A ce propos, noire philosophe invoque frcquemment la sagesse chaldaique, ainsi que les nonis de Plolin, de Porphyre et de plusieurs autres neoplalonicicns. II expliquc la Trinile chretienne avec le secours de la philosophic pla- toniciennc, etablissanl un rapport cnlre le Logos de Platon et le Fils de Dieu, entre lame du monde el I'Esprit saint. 11 est facile de voir que ce transfuge du neoplatonisme au christianisme aime a faire un fre- quent emploi de scs ancienncs doctrines, afin de donner a scs croyances religieuses la consecration dune conviction ])hilosophique. Voycz .f>'»e(c Gaza'i Theophraslus , gr. el lat., in-f", Zurich, 1560; le meme ouvrage avec la traduction latine et les notes de Gasp. Barthius, in-/i.", Leipzig, 1655; enfui on a de iui vingl-cinq letlres inserees dans le Recueil des lettres grecques, public par Aide Manuce, in-4°, Rome, IWO et in-f°, Geneve, 1606. tEXESIDEME, L'antiquile ne nous a laisse sur la vie dVEncsideme quun petit nombre de renseigncments indccis. A peine y peut-on de- couvrir I'epoque oil il vecut, sa patrie, le lieu ou il enseigna, el le tilre de scs ecrits. Sur tout le reste, il faul renonccr meme aux conjectures. Fabricius (ad Sext. Emp. IJypot. Pyrrh., lib. i, c. 235) et Brucker (Hist. crit. phit.) ont pense qu/Enesideme vivail du temps de Ciccron. Cctte opinion n"a d'autrc appui qu'un passage de Pholius mal interprcte .'Phot., Myriob., cod. 212, p. 169. Bckk.) ; il rcsulle, au contrairc, d'un tcmoignage dccisif d'Aristocles (ap. Euseb. Pra'p. emng., lib. xiv) que la veritable dale dVEnesideme, c'est le premier siecle de I'ere chretienne. yEnesidt^me naquit a Gnosse, en Crete (l)iogcne Laerce, liv. ix, c. 12) j mais c'cst a Alexandrie qu'il fonda son ecolc cl publia ses nombreux ecrils. (Arist. ap. Euseb., lib. i.) Aucun*de ses ouvrages n'est arrive jusqu'a nous. Celui dont la perte est le plus regrettable, c'est le rijppwviwv x-J-j-o'.. que nous ne connaissons que bien imparfailement par I'cxtrait que Photius nous en a donne (Phot, Myriob., lib. i). C'cst dans ce li\re que se Irouvail trcs-proha- blemcnt largumentation celebre contre lidco de causalite, que Sexlus nous a conservee et qui est le principal litre d'bonneur d'yEncsidcme. (Sexl. Emp., Athers. Math., ed. de Geneve, p. 3'i.5-351, C; Cf. Pyrrh. Hyp., lib. I, c. 17.) Tcnnemann a dit avec raison que cctte argumentation est reffort le plus hardi que la philosophic ancicnne ail dirige contre la possibilile de loute connaissance apodictique ou demonstrative, en d'aulres lermes, de toule metaphysique. Aucun sccplique, avant yEnesideme, n'avait cu lidee de disculer la possibilile et lalegilimite d'une de ces notions d ;jnori qui constituent la metaphysique et la raison, afm de les detruire I'une et I'autre par 5a iExNESIDME. leur racine et, pour ainsi dire, dun seul coup. Celte idee est bardie et profonde. IVIurie par le Icmps et fecondee par le genie, elle a pro- duit dans le dernier siecle la Critique de la Raison pure, et un des niou- vements philosophiques les plus considerables qui aient agite i'esprit huniain. On ne peut non plus nieconnaitre qu'^Enesideme n'ait fait preuve dune grande habilete, lorsque, pour conlester 1 existence de la relation de cause a eifet, il sest place lour a tour a tons les points de vue d ou il est reellemenl impossible de I'apercevoir. C'est ainsi qu'il a parfaile- ment elabli, avanl Hume, qua ne consuller que les sens, on ne peut saisir dans Tunivers que des phenoinenes, avec leurs relations acciden- lellcs, el jamais rien qui ressemble a une dependanee necessaire, a un rapport de causalite. Que si Ion neglige les idees grossieres des sens pour selever a la plus haule abstraction nietapliysique, iEnesideme force le dogmalisme de confesser que Taction de deux substances de nature differente I'un sur I'aulre, ou meme celle de deux substances simplenient distinctes, sont des cboses dont nous n'avons aucune idee. Et, de tout cela, il conclut que la relation de causalite nexiste pas dans la nature des cboses. Mais, dun autre cole, oblige daccorder que I'espril humain congoit cclle relaliun et ne peut pas ne pas la concevoir, il s'arrete a ce moyen lerme, que la loi de la causalite est, a la verile, une condition, unpbenomenede linlelligence, mais quelle nexislequa ce seul litre; el de la le sceplicisme absolu en metaplnsique. Si Pyrrbon, dans I'anliquite, consul le premier dans loute sa severite la pbilosoijbie du doute, la fameuse s-c/r, , on ne peut refuser a iEnesi- deme I'bonneur de lui a\oir donnc pour la premiere tbis une organisation puissanle ct reguliere. El c'est la ce qui assigne a ce bardi penseur une place a part et une importance considcraLle dans I'bisloire de la pbiloso- ph e ancicnne. Dans scs riufptovtcov U^-.-., il avail instilue un systeme d'attaquc conlre le dogmalisme , ou il Ic poursuivail lour a lour sur les questions logiques , metapbysiques et morales, embrassant ainsi dans son sceplicisme tous les ohjels de la peusee, les principes et les consequences, la speculation pure el la vie. Mais tous scstravaux pcuvent se resumer en deux grandcs*at'aques, qui, souNcnl repctees dcpuis, onl fait jusque dans les temps nuulernes une singuliere fortune, I'une centre la raison en general , I'aulre contre son principe essdntiel, le principe de causalite. Soil qui! s'elforcc d'eta- blir la nccessile el lout a la fois limpossibilile d'un criteiium absolu de la connaissance, soil qu'il entreprenne deruiner la j)iclnpb\sique par son fonflement, il semble qu'il lui ait cle reserve d'ouvrir la carricre aux plus illustres scepliques de tous les ages. Par la premiere atlaiiue, il a devance Kant; par la seconde, David Hume; par I'une el par I'aulre, ii a laisse pen a faire a ses successeurs. Consullez, sur yEnesideme, les llistoires genorales de Ib'uckor 'Hist. crit. philos., t. I, p. 13*28, Leipzig, 17(3(3 el de Killer Jlixt. de la ]i/nl. ancicnne. t. iv, p. 223 sqcj., had. Tissot, Paris, 183(3); I'bisloire S;>e- ciale de Slanidlin l Jlistoire ct Esprit du sccpticisnie, 2 vol. in-8', I. i , p. 299 sqq., Leipzig, 179V, all.); un article de Tennemann dansVEn- AFFECTION. . 54 c»/c/ope'(//edeErsch., 2*= parlie,et la Monographic d'Jinesicl^me, publiee par 1 auteur du present article, in-8°, Paris, 18 W. Em. S. AFFECTIOX [de afficere, meme signifioalion], a un sens beaiicoup plus etendii en philosophie que dans le langage ordinaire : c'est le noiu qui convient a tous les modes de sensibilite, a toutes les situations de lame ou nous sommes purement passils. On peul etre uffecte agreable- ment ou dune maniere penible d une douleur ou dun plaisir purenient physique, comrae d'un sentiment moral. « Toule inluilion des sens, dit Kant {Analyt. transcend., i'" sect.) , repose sur des affections, et loule representation de lentendement, sur des fonetions. » Cepcndant il faut remarquer que, lorsqu"il s'agitdune signilicalion aussi generale, noire langue se serl plulot du verbe que du substantif. Dans la psyehologie ecossaise, les afj'eclions sont les sentiments que nous sommes suscepti- bles d eprouver pour nos semblables; en consequence, elles se di\isent en deux classes : les airections bienveillantes et les alTfctions malveil- lanles. Enlin, dans le langage usuel, on entend loujours par afleclion ou I'amour en general, ou un certain degre de ce sentiment. Cetlederniere delinition a ete adoptee par Descartes, dans son Traite des Passions (art. Lxxxiii). Voyez Amolu et Sexsibilite. AFFIRMATIOX (y.xTioy-G'.c). Elle consiste a attribuer une chose a une autre, ou a admettre simplement qu'elle est ; car lelre ne pent pas passer pour un attribut, quoiquil en occupe souvent la place dans le langage. L'affirmalion, quand elle est renlermee dans la pensce , n'est pas autre chose qu'un jugement ; exprimee par la parole, el!e de\ient une proposition. Ce jugemenl et cetle proposition sont appeles Tun et lauti-e affirmdtifs. II faut remarquer qu'unjugement, ai'iini;alir dans la pensee, peut etre exprime sous la I'ormc d'une proposition negative j ainsi, quand je nie que Tauie soit malerielle, jai'Orme reellemcnt son immaterialile, c'est-a-dire son existence meme. loye:^ JuoEJiiiXT et Propositiox. A FOilTlOIlI (a plus forte raison). On se sert de ces mots, dans les matieres de pure controverse, quand on conclut du plus tort au plus faihie, ou du plus au moins. AGPilCOLA (Rodolphe). Son veritable nom etait Rolef Iluysmann, auquel on ajoutait habituellement celui de Frisius, parce qu'il naquit presde Groningue, dans la Frise, vers Tan l'i-'i2. II etudia a Louvain la philosophic scolaslique; mais cette science aride eut pen d'altraits pour lai, et il ne tarla pas a la negiiger pour les tt'uvrcs de Quintilitn et de Ciceron. Arrive a la fin de son cours d'etudcs , il voy;;gca en France et en Italic, oil les legons de Theodore de Gaza et de quelques autres Grecs, refugiesde Byzance, I'initicrcnt a la connaissance de Tanliquite. De re- tour en Allemagne, il t'ul charge par la ville de Groningue dune m.ission assez importanle aupres de lempcrcur JNiaxiniilien 1". En li83, sur les pressantes invitations deDalberg, eveque de WoruiS, il acccpta dans cette ville, ensuite a Heidelberg, une chaire publique, ou il attaqua cette scolastique qui avail fait le desespoir de sa jeiuiesse, et essaya de faire connailre Aristote dapres les sources originales , encore tres-igno- 32 AGRIPPA. r^es a celte epoque. Ses efibrls nc conlribuerent pas peu a dveiller dans sa patrie le gout des eludes classiques et a delivrer la philosophic de ses \ieilies enUaves. G'est a ces divers lilrcs qu'il merite delre coiDptc purnii les prccurseurs de la liberie modernc. Youlanl reinonler aux sources de la Iheologie , couime il a\ail fail pour cclles do la philosophic, il se mil a apprendre Thebreu, quand il fut cnleve, en ikS^, par une morl prcma- turce, apres avoir fail un second voyage en Italic. Agricoia ne s'cst pas seulemenl distingue comme philosophe, coranie theologien el comme ecrivain ; il se fit aussi rernarquer par son gout pour les arts ; on dit meme quil cultiva avcc svicccs la niusique et la pcinture. Ses ouvrages, ccrils en lalin, et donl Erasme faisait un Ircs-grand cas, ne furcnt publics complelcment qu'en 1539 (Cologne, 2 vol. in-4") • raais ceux qui meri- tent le plus noire attention sont les deux suivanls : de Inventiotie dialec- tica libri iii , el Lvcubrationcs ,\q premier public scparemenl a Cologne en 1527, le deuxicme a Bale en 1518. Voxjcz aussi Vila et mcrila Bud. Agricolw , scr. T. P.Tresling, in-S", Groningue, 1830; Mciners, Bio- graphie des Jlommes celebres du temps de la Benaissancc , 2 Nol. in-8", I. 11, p. 350 (all.) ; Heercn, Histoire des Etudes classiques, 2 vol. in-8", t. 11, p. 152, Goelling., 1822 (all.). AGRIPPA merite une place trcs-honorable dans Ihistoire du scep- ticisme de I'antiquite. Nous nc connaissons de lui que ses Cinq motifs de donte (TTi'vTc tso-o-. xi,; incyr.;) J mais ccUe tentative pour simplificr et coordonner les innombrablcs arguments de son ecole suflit pour rend re tcmoignage de lelendue et de la pcnel ration de son esprit. Suivant eel ingenieux sceptique, le dogmatisme ne peut echapper a cinq ditnculles insolubles : 1" la contradiction, tso'tts; iT:h (J-iaowna?; 2° le progres a lin- fini, rpcTvc; Ei; aTTi'.pov £/,ea>.).o)v ; 3° la rcUltivite, TSOTVc; a^TO tcj -;o; ti ; 4" I'hypothese, too-c? uTToOiT'./.o'?; 5" le cercle vicieux, tsottc; ^laXXr.Xo;. Voici le sens de ces motifs, que les hisloricns n'ont pas assez remarques. II n'y a pas un seul principc qui n'ait etc nie. Par consequent, aussitot qu'un philosophe dogmalique posera un principc quelconque , on pourra lui objccter que ce principc n'esl pas consenti de lous. Et lant quil se borncra a raflirmcr, on luiopposera une affirmation contraire, de fagon quil n'aura pas rcsolu Tobjcction de la contradiction. Pour se tirer daf- faire, il nc manquera pas d'invoquer un principc plus general; mais la meme ohjeclion rcviendra incontinent el le forccra de faire appel a un principc encore plus elevc. Or, c'cst en vain quil rcmontcra ainsi de principc en principc, rol)jeclion Ic suivra toujours, toiijours insoluble, dans un progres a I'infini. Pousse a bout, le dogmalisle dcclarcra quil vient enlin d'atteindre un principc premier, un principc evident dc soi- mcme. Mais qu'est-ce qu'un principc evident? celiii qui parail vrai. Ilcste a demontrcr qu'il n'a pas une vcrite toulc relative, tt;-;; ti. Renoncez- vous aux prcuves? voire principc reste une /njpol/use. Kisquez-vous une demonstration? vous voila dans le diaUlde, car il faut un crileriiuu a la demonstration, el le crilcrium a lui-meme bcsoin d'etre dcmontre. On ne peut meconnaltre dans ces cinq motifs d'Agrippa un grand art de combinaison el une ecrtaine vigueur dintelligcncc. Tennemann n'y a vu qu'unc copie des dix motifs dc Pyrrhon. C'cst une grave erreur. Pyrrhon avail reuni en dix categories un certain nombre dc licux com- AGRIPPA. 55 muns, ou il retournaitdemillefagons lobjection vulgaire des erreurs des sens; les citiq ;?fo/j/5 d'Agrippa trahissciU, au coiitraire, une analyse deja savante des lois et des conditions de linlelligcnce. La valeiir piire- ment relative des premiers principes, la necessile et loul ensemble l"im- possibilite dun criterium absoiu, le caractere subjeelif de Tevidence humaine, en un mol, tout cc que le genie du scepticisme avait congu depuis plusieurs siecles de plus specieux, de plus sublil et de plus pro- fond , tout cela y est resume sous une forme severe et dans une progres- sion exacte et puissante. Le besoin de rigueur et de simplicite qui parait avoir etc le caractere propre d'Agrippa le conduisit a une reduction plus severe encore. II ramena tout le scepticisme a ce dilemmc : Ou une chose est intelligible d'elle-meme, il sa'jT^.o, ou par une autre chose, i'i hk^j. Intelligible d'elle-meme, cela ne se pent pas : 1" a cause de la contradiction des ju- gements bumains; 2" a cause de la relalivite de nos conceptions; 3'' a cause du caractere bypothetique de tout ce qui n"est pas prouve. Intel- ligible par une autre chose, cela est absurde ; car^, du moment que rien n'est de soi intelligible, toute demonstration est un cercle, ou se perd dans un progres a Tinfini. Simplifier ainsi les questions , c'est prouver qu'on est capable de les approfondir, c'est bien meriter de la philosopbie. Voyez Sexlus Enipiricus, Hyo. Pijrrh., lib. i, c. 1^, 15, 16. — Diogene Lacrce, liv. ix, p. 88 el 89. — Euseb., Prcvparat.Ev., lib. xiv, c. 18. — Menag. ad Laert., p. 251. E.>i. S. AGRIPPA DE NETTEsniiM (Henri-Cornelius) est un des esprits les p'us singuliers que Ion rencontre dans Thisloire de la philosophic. Au- cun autre ne s'est monlre a la fois plus hardi et plus credule, plus en- Ihousiasle et plus sceptique , plus naivemenl inconstant dans ses opi- nions et dans sa conduite. Les avenlures sont accumulees dans sa vie comme les hypotheses dans son intelhgencc dailleurspleine de vigueur, et Ion pent dire que Tune est en pari'aile harmonic a\ec Tautre. Cest pour cette raison que nous donnerons a sa biographic un peu plus de place que nous n'avons coutume de le faire. Ne a Cologne, en liSG, dune famille noble, il choisit dabord le metier de la guerre, I! servit pendant sept ans en Italic, dans les armees de Tempereur Maximilien, ou sa bravoure lui valut le tilre de chevalier de la Toison-d'Or [auralus cques). Las de celle profession, il se mit a etudier a peu pres tout ce qu'on savait de son temps, el se fit recevoir docteur en medecine. C'est alors seulerncnt que commence pour lui la vie la plus errantc et la plus aventurcuse. De 1500 a 1509 il parcourt la France et I'Espagne, essayant de fonder des societes secretes, faisant des experiences d'alchimie, (jui deja, a cette epoque, ctaient sa passion dominante, et toujours en proie a une devorante curiosite. En 1509, il s'arrete a Dole, est nomme professcur dhebreu a I'universite de cette ville , et fait sur le de Verba mirijko de Keuchlin des le(jons publi{[ues accueillies avcc la plus grandc faveur, Cc succcs ne tarda pas a se chan- ger en revers. Les Cordeliers , peu salisfaits de ses doctrines , Taccuserent d'heresie, et ses afTaires prenaient un mauvais aspect, quand il jugca a propos de s'enfuir a Londres , ou ses eludes et son enscignemenl, pre- I. s 34 AGRIPPA. nant line autre direction, se portcrent sur les dpitres de saint Paul. En 1510, on le voit de retour a Cologne, ou il enseigne la theologie, et en loll , il est choisi par le cardinal Sanla-Croce pour sieger en quaiite de theologien dans un conciie tcnu a Pi>e ; maisle conciie nayanl pas dure, ou peut-clre n'ayant pas eu lieu , il se rendil de h\ a Pavie, oii, renlrant a pleines voiles dans ses anciennes idees, il fit des le(;ons puhliques sur les prclendus ccrits de Mercure Trisuicgiste. II en recuoillil le meme fruit que de ses comnientaires sur Ueuchlin a Dole. Une accusation de magie est lancee contre lui par les nioines de I'endroit, et il se voit oblige de clici'chcr un refuge a Turin, ou il n'est guere plus heurcux. En 1518, grace a la protection de quelques amis puissants , il est noiiini^ syndic et avocat de la ville de Metz. Ce poste seniblait lui olTrir un asile assure; mais, combattant avec trop de vivacite I'opinion vulgaire, qui donnail a sainte Anne trois cpoux, et prenant, en outre, la defense d'une jeune paysanne accusce de sorcellerie , on lui imputa a lui-menie, et pour la troisieme fois, ce crime imaginaire. 11 reprit done son baton de voyage, s'arrelant successivement dans sa ville nalale, a Geneve , a Fribourg, et enlin a Lyon. La, en 152i, dix-huit ans apies avoir regu le grade de docteur, dont il navait jusqu'alors fait aucun usage, il se met dans lesprit dexercer la medecine, et se fait nommer par Fran- cois 1", premier medecin de Louise de Savoie. N'ayant pas voulu etre I'astrologue de cette princesse dans le meme temps ou il predisait , au nom des etoiles, les plus brillanls succes au conn'^table de Bourbon, alors armc contre la France, il se vit bienlot dans la nece>site de clier- cher a la fois un autre asile et dautres moyensd"existence. O moment fut pour lui un veritable triomphe. Quatre puissants personnages, le roi d'Angleterre , un seigneur allemand , un seigneur italien et Margue- rite, gouvernanle des Pays-Iias, I'apijelerent en meme temps aupres d'eux. Agrippa accepta rolTre de ^Marguerite , qui le fit nouuiier liisto- riograpbe de son frcre, Tempereur diaries IV. Marguerite mourut pen de temps apres, et if se trouva de nouveau sans protecleur, au milieu d"un pays ou de sourdes intrigues le menagaient deja. Agrippa leur fouruit lui-n^.eme I'occasion d'eclater, en publiant a An\ers , (|u'il habi- tait alors, ses deux principaux ouvrages,r/c Vaiiitate sctcuiiannn , et de occulta PhUoxnpltia. Pour ce fait il passa une annee en prison a Bruxelles, de 1530 a 1531. A ])eine mis en liberte, il retourna a Co- logne, repassa en France, et (nei'cha de nouveau a se Hxer a Lyoti, ou il fut emprisonne une seconde fois, pour avoir ccrit contre la mere de Francois I". Quclques-uns prctcndenl qu'il mourut en 153i, dans cette derniere ville; mais il est certain qu'il ne termina son orageuse carriei'e qu'un an plus tard , a Grenoble, au milieu du besoin , et , si Idn en croit (|uelques-uns de ses biograplies, dans un liopital. 11 assisia au\ com- niciieements de la Reforme, (pi il accucillit avec beaucoup de fa\eur; il parlait avec les plus grands egards de Luther et de Melanchlhon; mais il dcmeura catholiquc aidant (pi'un hommc de sa trcmpe pouvait rester attache a une religion positive. II y a dans Agrippa, cdnsidere comme philosophe, deux honriies tres-dislinits I'un de I'autre : I adcpte enlhousias!c, auteur de la PhUo- sophkoccultc , et le sceplique deseuchante de la \ie, mais toujours plein de liardiesseel de vigueur, qui a ccrit sur I Incertitude et la vanile da AGRIPPA. 35 sciences. Nous allons essayer de donner line idee de ces deux ouvragcs, auNquels se ratlachent plus ou moins direclement tous les aulrcs eerits d'Agrippa. Le but de la Philosophic occulte est de fairc de la iiiagie une science, le resume ou le complement de toutes les autres, et de la justifier en meme temps, en la rattachanl a la Iheologie, du reproclie d'impiele si frequemment arlicule contre eile. En ellet, selon Agripi)a, toutes nos connaissances superieures derivent de deux sources : la nature et la re- velation. C'est la nature , ou piutot son esprit, qui a initie les hommes aux secrets de la kabbale et de la pbilosophie hermctique, inventees I'une et I'aulre au temps des patriarches. La revelation nous a donne I'Ancien et le Nouveau Testament , la Loi et TEvangile. !Mais la parole revelee presente un double sens : un sens naturel, accessible a toutes les intelligences , et un sens cache que Dieu reserve seulement a ses elus. Ce dernier, sur lequel se fonde aussi la kabbale, est regarde par Agrippa comme une troisieme source de connaissances {de Triplici red tone co- gnoscendi Deum). Eh bien, telle est lelendue et limportance de la ma- gie, quelle s'appuie a la Ibis sur la nature, sur la revelation et sur le sens mystique de TEcrilure sainte. Elle nous fait connaitre, a com- mencer par les elements, les proprieles de tous les ctres , et les rapports qui les unissent entre eux. En nous donnant le secret de la composition de I'univers, elle nous livre en m^me temps toutes les forces qui lani- ment et le pcuvoir d'en disposer pour notre propre usage; enfin elle nous ele\e au dernier terme de toute science et de loute perfection; a la connaissance de Dieu, tel qu'il existe pour lui-meme, tel qu'il existe en sa propre essence , sans voile et sans figure. Mais celte connaissance sublime, a laquelle on ne parvient qu'en se dctachant entierement de la nature et des sens, qu'en se transformant , a propremenl parler, en celui qui en est lobjet, Agrippa fait I'aveu de n'y avoir jamais pu at- teindre, enchaine qu'il ctait a ce monde par une famille, par des sou- cis, par diverses professions, dont Tune consistail a verser le sang humain {de occulta Phil, append., p. 3V8;. Aussi ne veut-il pas que Ton regarde son livre comme une exposition mcthodique el complete de la science surnaturelle, mais comme une simple introduction a une oeuvre de ce genre, ou plulot comme un recueil de materiaux assembles sans ordre, dont I'usage cependant ne sera point perdu pour les adeples {Pro'f. et Conches. ,\). 3V6). Maintenant que nous connaissons a peu prcs le caractere general et le but de la magie, il ftiut que nous sachions comment elle est di\isee. L'univers se compose de trois spheres principales, de Irois mondes par- failement subordonnes I'un a I'aulre, et communi\ a la meme condition que Tame du monde, qu'il ne faut pas confoudrc a\ec Dieu, peut eutrcr en relation avec luni- AGRIPPA. 37 vers materiel et pendtrerde sa divine puissance jusqu'au moindrealome de la maliere. Or, cette substance intermediaire et invisible comme I'es- pril, ce fluide ethere dont tous les etres sont plus on moins impregnes, Agrippa lappelle Vesprit du monde; ce sont les rayons du soleil et des autres astres qu"il charge de le distribuer, comme autant de canaux, dans toutes les parties de la nature. Plus lesprit du monde est accumulo dans un corps, plus il y est pur et degage de la matiere proprement dite, et plus ce corps est soumis a Taction de lame, a la force de la vo- lonte, soit la notre, soit cette force universelle qui, sous le nom dame du monde, est sans cette occupee a repandre partout les vertus vivi- fiantes emanees de Dieu. Ce principe est la base de I'alchimie ; car Tal- chimie n'a pas d'autre tache que d'isoler lespril du monde des corps ou il est le plus abondant, pour le verser ensuite sur dautres corps moins richement pourvus, etqui, par cette operation, deviennent sem- blables aux premiers : c'est ainsi que tous les metaux peuvent etre ccn- vertis en or et en argent; et Agrippa nous assure avec le plus grand sang-froid qu'il a vu parfaitement reussir, dans ses propres mains, cette «euvre de transformation; mais I'or qu'il a fait n'a jamais depasse eu quanlite celui dont il avait extrait lesprit. Jl espere qu'a I'avenir on sera plus habile ou plus heureux (lb. sup., lib. ii, c. 12-15^. Le livre intitule : de I' Incertitude et de la vcmile des sciences {delncer- titudine et vanitate scienfiarum) , nous offre un tout autre caraclere. Compose pendant les dernieres annees, les annees les plus mauvaiscs, do la vie de I'auteur, il est rexpression d'une arae decouragee, portee au scepticisme par I'injuslice des hommes, par !c degout de Texistence et I'evanouissemenl des plus nobles illusions, celles de la science. II a pour but de prouver « qu'il n"y a rien de plus pernicieux et de plus dangereux pour la vie des hommes et le salut des ames, que les sciences et les arts. » Au lieu de nous consumer en vains efforts pour lever le voile donl la nature et la verite se couvrenl a nos yeux, nous ferions mieux, dit Agrippa, de nous livrer entierement a Dieu et de nous en tenir a sa pa- role revelee. Cependant, ni ce myslicisme, ni ce scepticisme absolu qui parait lui servir de base, ne doivent etre pris a la lettre. Au lieu du proces de I'esprit humain, Agrippa n'a fait reellement qu'une satire contre son temps, qu'une critique amere, mais pleine de verve, de har- diesse et generalement de verite, contre I'etal des sciences au commen- cement du xvi'^ siecle. Elles sont loutes passces en revue Tune apres I'autre, la philosophic, la morale, latheologie et ces sciences pretend ues surnaturelles, auxquelles il avait consacre avec tanl d'ardeur les plus belles annees desa vie. La philosophic, telle qu'elle existait alors, c'est- a-dire la scolastique, n'est a sos yeux qu'une occasion de frivoles dis- putes et une servilile honteuse envcrs quelqucs hommes proclames les dieux deTEcole : par exemple, Aristote, saint Thomas dAquin, Albert le Grand. La morale ne repose sur aucun principe evident par lui-meme; elle n'a pour base que I'observation de la vie commune, I'usage, les moeurs, les habitudes ; en consequence, elle doit varier suivanl les temps et les lieux. La magie, I'alchimie et la science de la nature ne sont que des chimeres inventees par noire orgueil. Enfm, ce n'est pas envers la theologie qu'Agrippa se m.ontre le moins severe; il s'attaque avec lant de violence acertaines parties du culte, aux institutions monasfiques, au 58 AILLY. droit canon, qu'il n'aurait sans donte pas ^chapp6 au bucher sans les soucis que donnaient alors les progres toujours croissants de la Reforme. Ce n'esl pas seulement une ffu\rc de critique quil faut chercher dans cet ouvrage eminemment reniarquable ; cesl aussi un monument de solide erudition, el Ion y rencontre souvcnt, sur lorigine de certains systemes, les vues les plus prolondes et les plus saines. Accueilli par les uns comme toute une revelation, par les aulres comme une oeuvre in- fclme, tel fut linteret qu'il excita partout, qu'en moinsde luiit ansil eut sept editions. 11 n'est certainement pas etranger au mouvement de rege- neration que nous voyons plus tard personnific dans Bacon et dans Des- cartes. On lui pourrait trouver plus dune analogic avec le de Avgmentis et digiiifale scienlianim. Cependant il ne faut pas elre injuste, bien qu'Ai:rippa lui-meme nous en donne lexemple, envers la Philosophie occidte. Si I'un de ces deux ecrils parait avoir en meme temps annonc^ el prepare I'avenir, I'aulre repand sou vent de vi\es lueurs sur le passe j il nous monlre ce que sonl devenues au commencement du xvi'^ siccle, combinees avec les idees cbretiennes , ces doctrines ambilicuses et ctran- ges donl il faut chercher I'origine dans I'ecole d'x^lcxandrie et dans la kabbalc. Je ne craindrai meme pas d'avanccr que, dans mon opinion, le dernier a plus de valeur pour I'histoire, que le premier. Nous avons dil que le de Incertitudine et vanitate sclentiarxim a eu en quelques annees, depuis la premiere publication de cet ecrit jusqu'a la mort d'Agrippa, sept editions. Ces sept editions sont les seules qui ne soien' point mutilees; elles parurent, la premiere sans date, in-S", les autrcs a Cologne, in-12, 1527 5 a Paris, in-8", 1531, 1532, 153T el 1539. Cet ouvrage a ele deux fois traduit en fran^ais; dabord en 1582 par Louis de Mayenne Turquet, et par Gueudcvilic en 172G. II en cxiste aussi des traductions iialienncs, allemandes, anglaises et liollandaiscs. Le traile de occulta Philosoplna a ete public une Ibis sans date, puis a Anvcrs el a Paris en 1531, a Malincs, a Bale, a Lyon, in-f", 1535. 11 a etc Iraduil en franc^ais par Levasscur, in-8% Lyon, sans date. Outre ces deux ouvragcs principaux, Agiippa a pul)lie aussi un Commentaive sur le grand art de lUnjmond Lulle, qu'il se reprochc dans son dernier ouvrage ; un petit traile intitule de Triplici ratione cogiwscendi Deuin , une disser- tation sur le merite des femmes , de Firminei sexusprarelleDlia , traduite en Irangais par Gueudcvilic. Tons ces divers ecrils, el plusieurs auti'cs de moindre importance, ont ete reunisdans les anivres completes d'Agrippa {Agrippw opp. in duos tomos digesta ) , in-8", Lyon , 1550 el 1(500. Dans cetle edition complete on aajoule a la philosophic occulle un qualricme livre, qui n'est point authenlique. AJLliY 'Pierre n', [Petrusde Alllaco], cbancelier de I'Universitc de Paris, eve(iue de Cambray el cardinal, legal du papc en Allemagne , auinonicr du roi Charles VI, n'a pas moins d importance dans Ihisloire de la philosophie scolastique, qu'il n'en cut pendant sa vie au milieu des ev('nenienls du grand schisme , sur lestpiels il exerga quelque in- fluence, el (In coneile de Consignee dont il [)resida la Iroisieme sessi(jn. iVe a Comi)iei;ni> en 1350, il eludiaau college de Navarre , dont plus tard ilfutle grand maitre; elapresa\()ir oblenu successivement loules les (li- gnites que jious venous d enanierer, il mourul eu 1V25. Parmi les ou- AILLY. 39 Vrages nombreux qu'il a laiss6s, quelques-uns seulementse rapportent a letiide de la philosophie, qui ne se separait pas, a celle epoque, de la science Iheolofiique. Le principal, celui dont nous tirerons en grjinde partie I'exposiiion rupide que nous allons donncr de sa doctrine, est le couimentaire qu'il ecri\it sur le Licre des Sentences dc Vivrvc Lomhixvd, commentaire qui n'a toutefois que des rapports parliel.s a\ec Fouvrage dont il a pour but de facililer I'etude. 11 y a touche plusieurs questions imporlantes, dans lesquelles parait au plus haul degre la suhlilite pcne- trante de sa dialectique. La dialectique est le caractere general de la philosophie au nioyen age. Realislcs et noniinaux, quelle que i'lit d'ail- leurs leur opposition, s'unissent dans Tctude de eel exercice souvent sophistique dans lemploi qu'ils en font. Pierre dAilly a expose une doctrine sur la connaissance. Elle a sur- tout pour objel les principes de la theologie; mais eile laisse voir quelle etait la pensee de Tecrivain sur lexidcnce des veriles philosophiques. Apres avoir fait une dislinclion entrc les verites theologiques elles- memes, dont plusieurs, lideede Dieu, par exemple, un, bon, simple, eternel , etc.;, sont atteintes pnv les lumiercs naturclles , il arrive a celte conclusion generate : qu'il y a dans la theologie des parties dont rhomme peut avoir une science proprement dite , el d'aulres desquelles celte science n'est pas possible. Les premieres sont cellcs qui peu\ent s'ac- querir parte raisonnemenl, et passer ainsi de I'etat dincerlitudearetat d'evidence; lessecondes, celles qui n'arrivcnt jamais a Fevidence, mais sont aux yeux de la foi a I'ctat de certitude. L'evidence lui parait incom- patible avcc la foi, d'apres ces paroles de FApotre : Fides est itn-isibi- liiim substantia rervm , « La foi est la substance des choses invisibles. » Quoiquil admette el demonlrc que les lumieres naturelles nous con- duiscnl a la connaissance de Dieu, il serait inexact d'affii'mer qu'il s'e- leve a ce principe par une serie d'arguments c^raplelement satisl'aisantsj queUjues points seulement meritent une enliere approbation. Pour dc- montrer la possibilite de la connaissance de Dieu, conlrc le scepticisme presque sensualisle de ses adversaires, il elablit, par des considerations dune rare sagacite, que la connaissance se conslitue du rapport de I'objet congu avec Finlelligence qui en reQf)it la perception, d'une sorte d'operalion de I'objet sur le sujet prepare pour la recevoir et pour y obeir. II rcpond aussi a lobjcclion tiree de Fiminensile de Dieu que nous nepouvons comprendre, et montre que, dans Ic rapport clabli pius haul, la connaissance ne se mesure pas a I'objet a connaiire, mais a la portee du sujet connaissant; aussi n'avoiis-nous pas do Dieu, selon lui, une connaissance formclle, mais une connaissance analogue a celle que nous avons de Fhommeen general, sansque, sous celte notion abslraite, nous placions le caractere particulier de tel ou tel individu. Apres cette prepa- ration, il distingue la connaissance abstraile de la connaissancein'uilive, cellc-ei lui paraissant la seulc par laquelleon puissesa\oir si un objet est reelleinent ou nest pas. Quant a la connaissance abstraile, elle s'appli- que aux qualilcssemblables que Ion saisit dans divers individus pour ies gcnoraliser, et aussi aux notions des etres, lorsou'on supprime ])ar lapenseeFcxistencede I'objel qu'ellesreprcsenleiU. tlommed'Ailly borne la connaissanee intuitive aux verites conlingentes , et ({u'il la regardc commy ideuliquc it robservulion et i\ Icxperience, on peut croire qu'il AO AILLY. no connaissait qirimpArfaitcment ces vcriles premieres, formes ct lois de I'iiitelligenee que I'analyse psyehologique iiiodernc a si netlement preeisees , el donl elle a fail Ic poinl dc deparl dune science dcsormais sure de sa marehe. (^esl sans doule a cc cote fai])le de !a pliilosopliie nominaliste que sont dusles ineerliludes que Ion surprend dans le reslc de rari,^uuienlalion de Pierre d'Ailiy , el le sceplieisine de ce preial , qui pent se comparer sous quelque rapport au sceplieisine nnligedc la nouvelle Acadeniie. Sa con- clusion consiste a dire ({ue la croyance en Dieu, que nous fondons sur les donnees nalurelles dc noire inlelligencc, esl,non pas cerlaine, mais probable, el (pic I'opinion contraire, ou la negative, nesl pas aussi probable. On s'elonnera moins de ce singulier resultal,lorsque Ion saura que ces principcs si solidemenl elablis de nos jours : la neccssile dun premier moteur, cellc d'une cause premiere ne sont cgalement , aux yeux (hi ])biiosopbe qui nous occupe, (pie de siin])les probabili!(^s. I)u resle , il ne faul pas croirc que Pierre d'Ailiy ail porte celte es|)ece de sceplieisine dans la philosophic, ])our rebausser davanlage la n()cessit(^ de la Ibi. On ne pent douler quit ne voulul bien sinc('reinent rendre justice a la raison el en reconnaitre les droits. Son scepticisme , en ce poinl, est iin scepticisme pbilosophique au(piel il est conduit jiar sa inani(>re d'cnvisager les principcs (jui conslilucnt les bases de la raison liumaine ; c'est dailleurs un scepticisme qu'il ne s'avoue pas a lui-meme. Tel est rinconvenient inluM-cnt a ladialeciique, lorsqu'elle n'esl pas con- tenue dans de sages limiles par une psychologic ])ien arrtMec. Le scola- sli((ue du moyenage, entrain(3 par la forme qui enfermait son esprit, conduit par des mots raal d(^finis, donl la puissance superstitieuse le dominait commc scs contemporains , inarchait de deduction en deduc- tion, sans s'cHre avant lout rendu des principcs un compte salisfaisanl. I)oit-on conclurc de tout ce(pie nous venous de dire (p.ie les principcs a priori fusscnt entieremenl incoimus a I'ierre d'Ailiy ? i\on sans doule ; ce serait de noire piirt mcconnailre le caractcM'C de scs ('crils, et la vraie nature de 1 inlelligencc humaine. Pierre d'Ailiy place son point de de|)art dans la philosophie expcM'imentale, el il nM-onnait dans Arislote, av(^c (:'loge, r(''(piivalent du i)rincipe c(^l('brc : Ni/iilcstiii inlcllcclii quod mm pri-iix fiicril inscnaii. Sst : Conccplus el ivsohihilia , ne jelle aucune lumi('rc nouNclle sur la valcur (pi'il atli'ibue aux principles. 11 deuieure certain ([ue W jioinl (l(> vue en parlie sensualisle de IMeri'e d'Ailiy ne saurait t^'ti'c donlcux , et cpiand nous ti-ouverions dans scs aulres ouvrages (piehjiK's al'linnations cniitraiiMN , il s"cnsui\rait seulement (pie noire auleur ne se ['vc du r(>pro:'lie de s(Misualisme (pie par celui d'inconse- qu(>nc(>, ce (jui du rest(> ressoi't drja de ce i\i\r nous a\ons eu sous les yeuv, el na rien de contraire aux doniu'cs ordiiiaires de Ihistoire de la j)bilosoj)hie. AILLY. 41 Cost sans doufe par suite de cc defaut de vues a priori, ct de ce besoin d'adminislrer la prcuve dialccliqiie des principes eux-mcmes comme des fails de conscience, que Pierre d'Ailly a rejete Targument d'Anselme dans le proslogiwn , connu do nos jours sous le noni Aq prenve ontnlo- giqiie. jNousavons reconnu ailleurs qu'Anselme, il est vrai, ayant pre- senle sous la forme dialectique un argument qui est surtout psyehologi- que, a donnc, en apparence, raison a ses adversaires; mais Anselme ^tait rcaliste el, en dehors meme des termes de la question en lilige, il atlribuait aux idees une valeur que le nominalisme etait natu- rellement porle a leur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la fa- culte abstractive. Aucontrairc, un fait psychologique, incontestable dans sa force et dans sa generalite, entrainait la conviction d'Anselme, sans qu'il s'en rendit compte, tandis que les scrupules de la dialectique nominaliste ne pouvaienl manquer den chercher la demonstration. Du resle, il nous parait qu'il etait indispensable que la pensee philosophique se degageat du rcalisme confus des xi'= et xii*^ siecies, par un nomina- lisme qui, un peu subtil sans doute, devait revenir plus lard, par la psychologic, a une appreciation plus sure de tons les elements de I'intel- ligence. 11 est facile de voir d'ailleurs qu'encore que soumis a laulorite de 1 Eglise et a celle d'Aristote, I'allure du nominalisme avail une liberie qui dutplus lard porter ses fruits. Qu'un prelatdu xv' siecle ait pu etre a moilie sceptiqueelpresque sensualiste, sans cesser d'etre orthodoxe, c'est un fail qui constate une distinction singuliere enlre le philosophe et le Iheologien, distinction qu'il n'est pas facile d'admetlre dans toules les questions, mais qui fut , a plus d'unc cpoque , une sauvegarde pour I'in- dependance de la pensee. La notion de Dieu etant ainsi obtenue avcc plus ou moins de certilude pour I'homme, plusieurs idees accessoires s'y ratlachent dans la doc- trine de Pierre d'Ailly. Dans son commentaire sur la seconde question du JJvre des Sentences, il se demande si nous pouvons jouir de Dieu, et repond avec adresse a ses adversaires qui se fondaient sur limpossibilitd ou le fini est desaisir linfini. 11 conclut que Ihommepeut jouir de Dieu, non-seulement en vcrlu de la revelation, mais par suite meme des lu- mieres nalurelles, ])uisquepouvant connailre Dieu, nous pouvons aussi I'aimer. Celle question qui passe tout nalurellemenl a la theologie, con- tienl , dans son developpement, des rellexions qui preludent a la querelle de Bossuel el de Fenelon sur I'amour pur. L'existence de Dieu foui'uissait a Pierre d'Ailly une base inebranlable pour y fonder d'une maniere solide le principe de la loi. Ouoiqu'il ne donue pas toujours de ses idees une demonstration salisfaisante , il pose cependant dos principes certains enlre lesquels se trouvent ceux-ci : Parmi les lois obligaloircs, il y en a nne premiere, une et siinple. — II )i'y a point dc succession a I' in fini de lois obligatoires. On pent croire que le sjieclacle des desordres du grand schisme dOccidenl, ou les sou- vei'ains ponlifcs mellaient si souvenl leur volonte a la place des lois de toule espece el de lous degres, inspira a Pierre d'Ailly le besoin de rap- pelor son siecle a des principes fixes dont la rigueur ne fut pas toujours goulee ])ar ceux de sesconlemporainsqu'ils blessaient dans leurs inlerels ou condamnaient dans leur conduile. L'accord de la prescience divine et de la conlingence des fails fulurs 42 AILLY. a exerc(5 la subtilit6 de Pierre d'Ailly, comme celle de la plupart des philosophes qui lui ont succedi', mais sans plus de succes. 11 clierche, apres Pierre Lombard qui! commenle , lasoiulion de ce probleme, et croil y etre parvenu a I'aide de dislinetions qui ressciiihlent plus a des jeux de mols qu'a une analyse queiquepeu sure. A I'aide deeelleeonclu- sion : Illud (juod Deusscit necessario evcniet ueces.sitalc ImmulubiUtalis, nan tamcn vecessilate inei-'dabilitalis , ii parailnepas douler que I'inlel- ligenee ne doive etre completement satisfaite par ce non-sens. Au mi- lieu de ce Iravail d'une diaieclique specieuse, on ne peul disconvenir que les raisons en f'aveur de la prescience divine , soil que I'auleur les lire des lois de I'intelli-^^ence, soil qu'il les puise dans les saintes Ecritures, ne soienl beaucoup plus conciuantes que cellcs sur lesquelles s'appuie la conlinf,'ence des lails, et par suite la liberie morale de nos actes. Quoique d'Ailly, a rexemple de lous ses contemporains, ail fori nc- glijzc la science donl la phiiosopbie fail aujourd'bui sa base la plus essen- liellCjCependanl il a laisse un traile de ^bu'mo, veritable cssai psycbolo- gique lei qu'il pouvail elre con^u a celle epoque. L'analyse des faculles y est incomplete et arbilraire; mais, par une sorle d'anlicipalion cu- rieuse de la phren(jIogie, elles sont I'apportees aux cinc} dixisions que les anatomisles contemporains reconnaissaient dans le cerveau. Dans I'examen des rapports de I'ame avec les objets exterieurs, I'auteur dis- cute les deux b>potlicses des idees representatives et de laperception immediate. Celle discussion , renouvelee de nos jours enlre les partisans de Locked de I'ecole ecossaise, n'etait pas nouvelle, meme du temps de J'ierre d'Ailly, et on la retrouve ^ des epoques anterieures du mo\en age, d'oLi il serait facile de la poursuivre jusqu'a la philosophic grecque. Les historiens de la philosophic rangent , avec raison , Pierre d'Ailly parmi les nominalisles, II ne faudrait pas cependanl en conclui-e qu'il nail })oint admisdans sa conception [)hilosophique (iuck[ue clement rea- lisle. II est en cllet nominalisle avatit tout, mais il ne lest pas cxclusi- vemcnt, et ces expressions que Ton Irouve dans ses ccrits , /(o//o/u's cvlenui' , mundus iulellcctiialis et idcali^ , renferment le germe dun rea- lismc hicn enlendu. Dans un chapiire ou il examine s ii y a en Dieu d'aulrcs distinctions que celle qui resullc des personnes de la Triiiite, il elal)lit , (J'aprcs Platon, (|u'il ne cite pas toulefois avec une parl'aite in- telligence, el d'apres saint Auguslin , qu'il y a en Dieu les idees t\pcs ou modclesde loules les choses creees. II diflere cependanl des reali>tes scola->li(jues en un poinl important ; car il reconnait 1 existence de ces idees en tant ([ue n'-pondanl a tons les objets individucls cri'cs ; mais il en nie rexisteiicc absolue comme universaux. II y a la, scion nous, un progi-.'s iccl Ncrs laccord des deux docti'ines rivales, cl Pierre d Ailly, en sc plic;anl ajnsi cnli'e K^s deux extremes, monlrc un tH'!rcu:-imc plcin dc s;i^acii('. Tcls soul lc> traits principaux de la doilrinc (\e Pierre d'Ailly. S'ils ne sui';isent p;,s pour elahlir un s\ stemecoordonne cl complet, du iiioius, par la maniere (liu\t lis son! pi'(''S(Miti''s. ils i'ml preu\e d'une rare [XMieii-a- tion ; mais en meme te;Ilp^. la eeiliiude de (piehjues |)rincipe> et 1 »'\i- dence de cerl, lines (iomiei>, s'an'.iiLrissciit dans les distinctions d'uni- diaieclique qui elcndsoa douuiino a loules les parlies do la philosopliie. AKIBA. 4S II ne pouvait en etre autrement a une epoqne ou I'ignorance de I'obser- servalion psychologique concenlrait lout reObrt de la pensee sur les nuances de signification que Ion pouvail trouver dans les mots, el ou la victoire, dans la dispute, elait plus souvent la recompense de la sub- tilite que celle du bon sens, II ne faut pas oublier que c'cst a la puissance de sa dialeclique que Pierre d'Ailly dut sa gloire, et sans doute aussi le singulier surnom de Aquila Francice ,et malleus a veriUile abcrranlium itidefesms, que lui donnerent ses conlemporains. Les plus eminenls de ses disciples I'urent le celebre Jean Gerson et iSicolas de Clemangis. H. B. AKIBA (Rabbi;, I'un des plus celebres doclenrs du jndaisme. Apres avoir vccu, dit-on, pendant 1*20 ans, il peril, sous le regne d'Adrien, dans les plus atroccs tortures, pour avoir embrasse le parti du fanx messie Barcbocbebas. Le Tbalmud en fait un etre pre.-que divin , ne craignant pas de Tclever au-dessus de Moise lui-meme, et, si Ion en croit la tradition, il aurait eu jusqua vingt-quatrc mille disciples. Cependant, a considerer les souvenirs les plus autbcntiques (jui nous soient restes de lui, il nest guere possible de voir en lui autre cbosc qu'un casuile et Tun des plus fanatiques soutiens de ce que les juifs appellcnt la Lot ovale. Aussi n"aurait-il pas ete nomme dans se Kecueil si Ion n'avail eu le tort de lui attrihuer I'un des plus anciens monuments de la kab- bale, le Siiphcr ielzira/i ou Livre de la creation. On lui a egalement fait bonneur dune autre production beaucoup plusrecenle, el qui n'est pas tout a fait sans interet pour Ibistoire du nnsticisme. C'est un petit ouvrage en bebreu rabbini(pie qui a pour litre : les Leilres de liabi Akiba olhiolli schel Habi Ahiba , in-i'% imprime a Cracovie en 1379 , et a Venise en 1336;. L'auleur suppose qu'au moment ou Dicu congut le projet decreer lunivcrs, les vingl-deux leltresde Talphabel liebreu, qui existaienl deja dans sa couronne de iumirre, parurent succcssi\ement devant lui, chacune d'elles le suppliiuil de la placer en leU' du recit de la creation; eel bonneur est accordc a la lettre belh , ])arce quelle com- mence le mot qui signifie benrr. C'est ainsi que Ion prouve que la creation tout enliere est une bcncdiclion di\ino, et qu'il n'y a ])as de mal dans la nature. A'ient ensuite une longuc enumeration de toulcs les proprictes mystiques allacbees a cbacune de ces leilres el de lous les secrets qu'elles peuvent nous docouvrir, combinccs cnlre elles par cer- tains procedes cabalistiques. Voyez Tart, KAiuiALi;. ALAI\ DE LiLLK [de Ltsnlis, Insulen.us, marjnvs de Ivsulis], appele aussi par quelques Allemands, Alain dk Rvssel , surnomme le docleur uni\crsel. On ne sail pas prck'isement le lieu ni la dale do sa naissance el de sa mort, el, en general, sa biograpbie est fort pou connue. Ci'si- mir Oudin Comm. de Script. eccL, I. ii,p. LiSS , suivi par Labricius [Bihliolh. rncd. ct i))f. latiiiit.;, pense qu"il est Ic meme personnage quWlain, e\e(ine d'Auxerre, mort en li203 ; mais ccUe b^polbese est combalUie par Du IJoulay 'Hist. acad. Paris., I. ii; et par liibbe Le- boHif [Dissert, sur I'hist. de Paris , , qt;i reconnaisseril I'e.xislence de deux Alain, lous deux de Lille; et de son cote I'abhe Leixeuf a conire lui Jes auleurs de I'JIistoire Utteraire (t. xiv; , qui, eu tlistinguant le doc-' 44 ALBERIC. teur universel ct I'dv^que d'Auxerre, ne veulent pas que celui-ci ait porte le nom de de Lille. Au milieu de ces incertitudes un seul fait est positif , c'cst qu'un docteur scolastique du nom d'Alain , qui vivait dans le courant du xii" siecle, a compose, entre autres ouvrages celebres au moyen age , un traite de fhoologie, de Arte fidei, et deux poemes philo- sophiques intitules I'un , de Planctu naturce, sorte de complainte contra les vices des hommes; I'autre, Anti-Claudianus. On sail que Claudien, dans la satire qu'il nous a laissee contre Rufin, imagine que tons les vices s'^taient reunis pour creer le ministre de Thcodose. L'auteur de V Anti-Claudianus, se plaQantaun point de vue oppose, montre, au con- traire, les vertus qui travaillent a former I'homme et a I'embellir de leurs dons. Parmi les idees communes et quelques details precieux pour Ihisloire litteraire que cette fiction renferme, deux pensees philo- sophiques peuventen etre degagees : la premiere, que la raison dirigee par la prudence, decouvre par ses seules forces beaucoup de verites, et specialement celles de I'ordre physique; la seconde, que pour les vf'rilcs religieuses, elle doit se confier a la foi. Cepcndant, dans le traits de Arte fidei, Alain semble considerer la theologie elle-meme comme 6lant susceptible d'une demonstration rationneile. 11 ne sufHt pas, selon lui, pour triompher des heretiques , den appeler a I'aulorite-, il faut encore « recourir au raisonnement, de maniere a ramener par des argu- ments ceux qui meprisent I'Evangile et les propheties. » Partant de cette idee, il n'enlreprend pas raoins que de prouver tons les dogmes du christianisme a la maniere des geometres. II pose des axiomes, donne des definitions, enonce des theoremes qu'il demonlre, tire des corollaires qui servent de base a des demonstrations nouvelles, et ne s'arrete qu'apr^s avoir parcouru tout le symbole , depuis I'exislence de Dieu jusqu'a la vie future et la resurrection des corps. C'est precise- ment , coinme on voil, le precede suivi par Spinosa ; mais au xiir siecle Tapplicalion d'une pareille methode a la theologie est un fait singulie- remenl curieux, et qui fail peul-elre micux comprendre que tout autre les tendances nouvelles des esprits. L'ouvrage, du reste, ne renfcrme au- cune idee originale. — Les oeuvres d'Alain ont ele reunies par Charles de Wisch, in-f", Anvers, 1633; mais celte edition ne comprend pas le traite de Arte fidei, qu\ nese Irouve que dans le Thesaurus Anerdotorum de Peze, 1. 1, p. 11. Legrand d'Aussy a public dans le tome v dvs Notice ct Extraits des manuscrils , la notice d'une traduction frauQaise inedite de V Anti-Claudianus. On pent aussi consnlter Jourdain, Becli. sur I'dge et I'orig. des trad, latines d'Aristote, in-8", Paris, 18'i-3, p. 278 ct suiv., et un article clcndu de VJIistoire litteraire de France, t. xiv. C. J. ALBERIC, de Reims, doctour scolastique, disciple d'Anselme de Laon, enscigna avec succcs dans les ccoles de Reims, defera en 1121 les opinions d'Abailard au concile de Soissons, qui les condamna, dexint evcqiie de Rdurges en 113G, assista en 1139 au concile de Lalran, et inourut en llYl. Plus profond (jue metliodique, suivant un contempo- rain ;>'oyez Marteiine, T/n:viurus Anecdotonnn, t. in, p. 1712;, plus eloquent (piesublil, il etait dilfus dans ses le(;ons,etmanquait(l art pour resoudre les (juestions captieuscs que ses disciples affectaient de lui poser. Quelques hisloricns le considerent comme l'auteur dun parti ALBERT. 45 qui, au temoignage de GeofTroy de St-Victor (Leboeuf, Dissert, sur I'liist. de Paris , t. ii, p. 256) , se forma dans le realisme sous le nom d'Albericains. jMais il est plus probable que le chcl' de ce parti lut Al- beric de Paris que Jean de Sarisbery appelle nominalis scctcc acerrimvs imprignalor {Metalogicus , lib. ii, c. 10), et que Brucker ct quelques aulres confondent avec Alberic de Reims. On ne possede d'Alberic qu'une lettre insignifianle sur le mariage , publiee par Martenne {Am- plissima colleclio, I. i). Consult. Histoire littcraire de France ^ I. iii, ALBERT LE Grand [Albertvs Tcutonicns , [rater Alberlus de Colo- ma , Albertiis llatisbonicnsis, Albcrtus Grotvs'] , de la famille des comtes de Bollstadt, ne en 1193, selon les uns, en 1205, selon les aulres, a Lavingen, ville de Souabe, frequcnta les ecoles de Padoue. Esprit la- borieuxet infatigable, il puisa de bonne heure, dans la lecture assidue d'Aristote ct des philosophes arabes, une vaste erudition qui le rendit promplement celebre. Vers 1222 , il entra dans I'ordrc des Domini- cains, ou la confiance de ses superieurs I'appela bientol a professcr la Iheologie. Tour a tour il enscigna avec un succes prodigieux l\ Hilde- shcim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg, Cologne, et en 124-5, vint a Paris accompagne de saint Tbomas d'Aquin, son disciple. Apres avoir sejourne dans cette ville environ trois ans , il retourna en Allemagne vers 12i8, fut elu en 125i, provincial de I'ordre de Saint-Dominique, et eleve,en 12G0, au siege de Ratisbonne. Mais les fonclions de I'episco- pat, en le meiant aux atfaires publiques, et en le l'or(;ant de renoncer a la culture des sciences et de la philosophie, devaient contraricr ses habitudes et ses gouts. Aussi, au bout de quelque temps, il les resigna entre les mains du pape Urbain IV, et se retira dans un couvent de Cologne, pour s'y livrer tout entier a Tetude, a la predication et a des cxercices de piete. Cependant sa soumission au saint-siege et son zele pour la religion Farracherent encore a sa solitude. En 1270, il precha la croisadeen Aulrichc et en Bobemc; peut-etre a-t-il assislea un con- cile tenu a Lyon en 127.4, et des bistoriensassurent qu'en 1277, malgre son grand age, il entreprit le voyage de Paris pour venir defendre la doctrine de saint Thomas qui y etait vivemenl altaquce. II mourut en 1280. Albert le Grand est sans contredit I'ecrivain le plus fecond et le savant le plus universel quele moyen age ait produit. La listede ses ouvrages ne remplit pas moins de douze pages in-folio de la Bibliotbequc des Ire- res Precheurs de Quetif et Echard , et dans cetle vasle nomenclature, latheologie, la philosophie, I'histoire naturelle, la pbysique, Tastrono- inie, I'alchimie, toutes les branches des connaissances humaines sont ^galement representees. Emerveillesdeson etonnant savoir, ses contein- porains le regarderent comme un magicien, opinion qui fut longlemps accreditee, et que le savant Naude n'a pas dedaigne de combatlre [Apo- loijie pour les grands hommes faiissement soupconnci de magie , in-8'', Paris, 1025). II est douleux, quoi qu'on en ait (lit, qu'il ait su I'arabe et le grec , car il defigure la pluparl des mots appartonant a ces deux langues; mais tons les principaux monuments de la philosophic orien- tale et de la philosophie peripateticiennelui etaient familiers, comme le prouvent ses commentaires sur Aristote , Denys I'Areopagile et ses fre- 46 ALBERT. quentes citations d'Aviconne, Avcniiocs, Algazel, AlfaraLius, Tho- pliail, etc. On sest quelquefois demandc s'il n'aurait pas ou on!re les mains dos ouvra^es qui, depuis, sc scraicnt egares; dans une curicuse dissertation inseree dans Ics Memoiros de la Socicte royale de (loetlingue (De fonlihiixiUKleAtberlusMiujinjs (ibriasuis x\\ de Aiiiinalibxsmalcn'cm hausnit comnicntatio, Ap. Comment. Sor. Iteg, Gotliinj., t. xii,p. \)\). ]\J. Biihle s'clait prononee i)our {"aflirmativej eependanl des reclierehes uilerieures n'onl pas condinie ce rcsnitat, et il dcmeure aujourdhui constant que, dans son Ifisloire dex Animaux , par exemple. Albert n'a eniploye auciin traile important dont nous a\ons a regrelter aiijoin- dhui la i)erte '/iech.siir I'dye et rorifj. des trad, lalines d'Ari-'^toie ,piir Am. .lourdain, in-8", Paris, 18'i3, p. :\'2't-e[ suiv.). Si I'ori^inalilc chez Albert egalait i'erudition , I'hisloire des sciences offrirait peu de noms superieurs au sien. ^Jais I'ctude de scs ouvrages prouve qu'il avail plus de patience que de genie, plus de savoir que dinvenlion. Fruit d'une immenselecture, les citations s'y accumulent un peu aubasard ; les questions penil)lement debatlues, y sont |)res([ue tou- jours tranchees par le poids des autoriles; rarement on y remarque lem- preinte dun esprit vigoureux qui s'approprie les opinions meme dont il n'est pas le premier autein*, et la critique n'y peut recueillir, au lieu d'un systeme forlement lie, que des vues cparses, dont voici les plus importantes. A rexemple do la plupart des docteurs scolasliques de cet age, Albert tout ei) proclainant fa suprematie et les droits de latbeologie, reconnait a la raison le pouvoir de sclevcr par elle-meme a la verile. La philoso- phic, suivant lui, peut done elre regardce comnie une science a pai't, ou, pour niieux dire , comme la reunion de toutes ces connaissances dues au libre travail de la pcnsee.— La logique qui en est la premiere partie, est I'etude des proccdes qui conduisent lesprit du eonnu a I'in- connu. Ellea pour objet , non le syllogisme, qui n'esl qu"unc forme par- liculiere de raisonnement, inais la demonstration et indireclement le langage, instrument de la detinition. Icise presentait laccMebre question des uni\ersaux qu'un siecle et plus de dehals n'avait point encore as- soupie. Albert resume longuement la polemique des ecoles opposees et, comnie on pouvait s'y aUcndre, il se 'prononce en I'aveur du realisme, princifialement sur ce motif, que c'est ro])in'on la plus coiil'onne aux doctrines pcripaleliciennes, mesure supreme du vrai et du faux. — En nietaphysique, Albert neglige le ])oint de \uc de la cause, indique par quelques philosophes arabcs, pour s'attacher a celiii de 1 etre en soi, (hint il examine les doterminaiions d'apres les categories, et suivant une methi.de de distinctions subliles,(iuelquefois pueriles. 11 est ainsi conduit a analysor Icsidecs de maliere, de forme, daccideni, dctci-iiite, de du- ree, de temps; a rechercber si, dans les objets sensibles, la maliere et la forme sont separables lime de lautre, a dislinguer duns la maticp', la substance (pii est jiai'loul la meme el une aptitude variable a rece\oir diHerentes formes, etc. — La psychologic est p(Mji-(Mie celle des parlies de la philosophic ou il ItMnocre le mieux les abus de la dialcclifiue par la connaissancc 48 ALBLXUS. nonvellemcnl Iradiiils on latin , il seml)lc que I'Eglise sc soit montree nioins dcfiante cnvcrs desouvragcs que proleg^nuHadmii-alion du pieux doeleur. L n concile, Icnu a Paris en I'iOi), a\ait eru devoir en inlerdire la lecture; eetle defense renou\elee en 1215, elait deja adoucie en 1*231, et a la mort d'Albert , les li\res qu'eiie frapfsait , avaienl ae(|uis une immense auloritc dans loutes les ecoles de I'Eiu'ope ehrelienne. Ceux qui pensenl que le regne d'Arislote au moyen age a ete funeste pour les sciences useronl, sans doute, de scverile a I'egard de lecrivain in- fatigable par Finlluence duquel ce regne s'esl ailermi et consolide-, mais ceux qui nc partagenl pas cette maniere de voir, qui jugenl, loin de la, qu'au xiii'' siecle, le peripalelisme commente par les philosophes arabes, ne pouvait qu'oirrir duliles directions el d'abondants materiaux a raclivile des esprits, compleront parmi les litres de gloire dAlberl d'avoir conlribue a le repandre et a !c faireconnailre. La plupart des ouvrages d'AlL'crl indicpies dans la Bibliotbeque des freres Precheurs avaienl etc reunis a (Cologne en 1G21 i)ar le domi- nicain Jammy. Celte collection forme 21 Nolumes in-1" dont voici le contenu : t. i a vi, Cotumcnktircs sur Artslolc; t. viiaxi, Commen- (aires sur les livres sacrea; t. xii el xiii, Conunenlaires sur Dcmjs I'A- rcopagite et Abregc de Theologie; I. xiv , xv et xvi, Explknlion des Uvrcs des Sentences de Pierre Lombard ; I. xviielxviii, Somme de Theolofjie; I. \\x,Lii:re des Creatures 'Sumina de Creatvris; ; [.\\,Traite sur la Vierge; I. xxi, hull Opuscules, donl un sur lalchimie. Indepen- damment des ouvrages et dissertations que nous avons cites , on peul consuller sur la vie, les ccrils et la doctrine d'Albert, Rudolpbus No- viomagensis, de Vila Alberti Macjni libri iii. Colonise, li'JO; Bayle , Dictionnaire Jlistorique, art, Albert; Jlisloire liltcraire de France, t. XIX, el les principuux bistoricns de la pbilosophie. C. J. ALIU\T\S, plalonicien du ii'' sif'cle apres .l.-C. ; lout ce qu'on sail de lui , c'est quil enseigna au celebre medecin Galien la pbilosophie platoniciennc , quil a laisse une introduction grammalicale et liltcraire aux Dialogues de Platon , imprimce par Fischer 'in-8", Leipzig, 1756), ainsi qu'un travail encore incdit sur Fordrc qui a preside a la com- position des ccrils de Pluton. Vogez Alcli.n. ALCIDAMAS p'ElCe , sophistc dont le nom ne serail pas connu, si les disciples de Socrate ne Tavaient rcpresenle dans leurs ccrils sous un jour Ires-dcfavorable. ALCIXOL'S florissait au i" siecle apres .T.-C. Forme a Tecole d'Alexandrie et fidele a Fesprit de cette ecole , il connncnca le premier a meter a la doctrine de Platon les opinions d'Arislote et les idces oricn- tales. On en Irouve la preuve dans son Introduction a la philosopliic de Plaion, cspece dahreg(' ou il e\])()se assez complctemenl ce vasle .syi-tciiic, mais en y ajoutant des elemcrits elrangcrs. Par exemple : quand il parle des esprits et des densons, il jjarait en saxoir hcau- coup plus (pie Platon : il les fail, les uns \isif)les, les anlr( s invisi- bles; il les distribue entre tons les elements, nous fait connaitre leurs rapports, leur inlluencc, et met sous nos yeux une dcmonologie ALCMEON. 49 complete , de laquelle a la magic il n'y avail plus qu'un pas a faire. Voyez Alcino'i Introdnctio in Platonis dogmata, grec el lalin, in-f", Paris, 1553; Scholl. Dion. Lamhini, grec ct latin, in-lp", Paris, loGl ; cum Syllaho alphabctico pla tonicoru m, i^er Langbooniura cl Fellum, Oxford, 1667-8. ALCMEOX DE Crotone. Un des plus ancicns pythagoriciens, s'il est vrai que Pytliagore lui-meme, vers les dernieres annees de sa vie, I'ait initio a sa doctrine. D'apres cettc supposition , il aurail vecu dans le V^ siecle apres Jesus-Christ. Quoiquc les ancicns restinicnl surtoul comme medecin, il est loin d'etre sans valeur pour Thistoire de la plii- losophie. Aristote {Mct.,\i\\ i, c. 5) le signale comme ayanl observe le premier que les divers principes de la connaissance humainc sont opposes entre cux, et peuvent etre represeutes par les antitheses sui- vantes, au nombre dc dix : Fini ct infini. Rcpos ct niouvemeut. Impair ct pair. Droit et courbe. Unite et pliiralite. Lutuiere cl leiicbrcs. Droite ct gauche. Biea ct mal. Male ct fenicllc. Carre et toutc ligurc a cotes iiicgaux. Cettc table dc Pythagore tend cvidemment a divisor le monde inlel- ligible dapres le nom})re repute Ic plus parlait; c'cst pour la mcme raison que les])ylhagoriciens ont divise en dix spiieres le niondc sensi- ble, TSous n'entrcprendrons pas ici de faire ressortir ce quil y a d'arbi- trairc dans un tel arrangement; mais, malgrc son imperfection, cetle table n"cn est pas moins rcmarquable, car elle pent etre rcgardee comme la premiere tentative qui ait etc iaitc pour remontcr aux notions les plus generales ct dresser une espcce de lisle des categories; c'cst la sans doule qu'Aristotc aura puise I'idee dc la siennc, composec de dix notions simples. Quanta savoir si ce pythagoricien est reellement I'auteur dc la table qui lui est atti'il)uce, ou s'il en a sculcmont donnc ridee, c'est une question pcu importante el qui ne saurait etre rcsolue avcc certitude. Les ancicns historicns lui attribucnt encore quclques opinions pliilo- sophiqucs dune moindre importance. On lui fait dire, par cxemplc ; que Ic soleil, la lune ct les etoiles sont des sul)staiU'cs di\incs, par la raison que Icur mouvemcnl est conlinu ; que I'lime humainc est scmbla- ble aux dieux immortels, ct par consequent iuunor telle comme cux, etc. (Arist,, de Anima , lib. i,c. ii. — (>ic., dc JS'al. Dear., lib. i, c. 11. — Jambl., in Vita Pythacj., c. 2:3.) II est a regrctter que rien nc sc soil conserve dc scs ccrils, sauf cpicl- (jucs fragments de fort pcu d'elenduc ; dans Tun, cite par DiogcneLat-rce ( liv. vni, c. 13), il accorde aux dieux une connaissance certaine ou probable des choses invisibles, aussi bien que des choses perisablcs, ct par la il scmblc indi(!ucr que cetle connaissance est refusec a Ihomme ; mais cc fait unique doit d'autant moins sui'iire pour le ranger parmi les philosoplies sccptiques , que ses autres doctrines portent un caractcre prononce de dogmatisme. — - On nientionnc encore unsophiste du nom d'AIcmeon , auquel Crcsus aurail donne aulanl d'or qu'il lui elail pos- sible den cmporter en unefois llerod., liv. vi, c. 125j. I. 4 50 ALCUIN. ALCUIX [Flaccus Alblmis Alcinnus], ne, siiivant les conjectures les plus probables, dans le Yorkshire, vers 735, fat eleve dans 1 ecole du monastere dVork, sous les yeux de larchcxecjue Ejibert, Oiielques historiens pensent qu'il a regu des lcc;ons dc BMc le Venerable; mais comme il ne le nomine jamais parmi ses maitres, cette opinion, qui d'ailleurs s'accorde difficilemenl avec la cbronologic, n'est pas en ge- neral admise. On presume quil elait abbe de Cantorbery, lorsquen 780, au relour d'un voyage entrepris a Kome par les ordres du nouvel archeveque d'York, Eanbald, il rencontra Charlemagne a Parme, et, sur ses pressanles sollicitations, consenlit a venir se fixer en France. Charlemagne, qui cherchait alors les moyens de ranimer dans son royaume la culture intellectuelle a peupres eteinle, ne pouvait trouver, pour Texecution de ses projcts, un ministre plus e(;lairc el plus actif. Par les conseils el sous la direction d'Alcuin, on s'occupa de recueillir el de reviser les manuscrits de la litleralure latine; les vieilles ecoles de la Gaule furenl restaurees; de nouvclles s'elablirent pres des mo- nasleres de Tours, de Fulde, deFerrieres, de Fontenellc; tandis (piaux portes memes du palais imperial, il organisait un enseignement rcgu- lier, destine au prince el aux meinbresdcsa famille. Ces dlverses occu- pations ne rempechaicnt pas de se livrer a d'autres soins el de prendre part aux disputes theologiques. Elispand, archeveque de Toledo, et Felix, cveque d'Urgel, ayanl avancc des opinions hetcrodoxes sur la distinction des deux natures en Jesus-Christ, il composa un livre pour les refuter, et assisla aux concilcs de F'rancfort (79^) et d'Aix-la-Cha- pelle (799) , ou Icur doctrine fut condamnee. Cependanl une vie aussi active, peut-etre meme lamilie importune du prince, tinirenl a la longue par le lasser. 11 insista viveinent pour obtcnir la permission de quitter la cour, el Charlemagne la lui ayaul accordec en lannec 800, il se re- lira a Tours, dans Tabbaye de Saint-\lartin, qu'il tenait dc lamuniti- cence imperiale. Ce fut dans cette relraile qu'il terraina ses jours en 804, age de70 ans. Le nom d'Alcuin apparlient moins a Ihistoire de la philosophic qu'a celledc rEglise el a Ihistoire generale de la civilisation. Cependanl on distingue dans la collection de ses ocuvres quelques traites (pii sont con- sacres aux malieres philosophiqucs, comme un opuscule de la Nature de I'anic, de Rationc aiiinut' , un autre des Vcrlus el des \ices, de Vir- iulihus et vitiis , el des dialogues sur la grammaire, la rluHoriquc el la dialcctique. La melhodc y manque d'originalite, con\me le fond qui est emprunle presque lout cnlicr a Uoecc el aux Peres; mais le style en est gcneralement supcrieur, par la precision, a cclui des ecri\ainsde cet age. Quelquefois memo Alcuin parvienl , par la finesse du tour, a s'approprier les idees de ses modeh^s , comme dans le passage suivant. Apresavoir dil (juc fame possedel'intelligcnce, la volonte el la menioirc, « ces trois facultcs, continuc-l-il, ne constituent pas trois vies, mais une vie; ni trois pensces, mais une pensce; ni trois substances, mais une sub- stance.... Elles sont trois en tant qu'on les considcre dans leurs ra[)p()rls exterieurs. La memoire est la mcmoirc de quekpie chose; rintelligence est rintelligence de quelcjue chose, la volonte est la volonte de (luelque chose, el elles se distinguenl en cela. Cependanl il > a en dies une ccr- taine unite. Je pcnse que je pensc, que jo veux el que je me souviens; ALEMBERT. 51 je vPAix penser et me souvenir et vouloir ; je me souviens que j'ai pense et voulu et que je me suis souvenuj et ainsi ces trois faculles se reunis- sent en une seule {de Rat. animcB, 0pp. I. ii). » Ajoutons que chez Al- cuin, I'esprit theologique ne regne pas seul ; que si les Peres, saint Jerome, saint Auguslin, lui sont familiers, Pythagore, Aristote, Platon, Ilomere, Virgile, Pline reviennentaussi danssa mcmoirej qu"en lui enlin, comnie la remarque M. Guizot, commence lalliance de ces deux elements dont I'esprit moderne a si longtemps porte I'incoherente empreinte, I'anli- quite et I'Eglise, le gout, le regret de la socielc paienne, et la since- rite de la foi chrelienne, I'ardeur a ctudier ses mysleres et a defendre son pouvoir. Les ffiuvres d'Alcuin onl ele reunies par Andre Duchesne, in-f", Paris, 1617, et par le chanoine Frobben, 2 vol. in-f% Kalisbonne, 1777. Cette seconde edition est beaucoup plus complete et plus soignee que la premiere qui ne renferme pas le livre de liaiione animce , el qui attribue a Alcuin un Iraile des arts liberaux de Cassiodore. On peut consulter sur la vie et les ouvrages d Alcuin, Mabillon, Acta sancto- rum ord. S. Benedicti , t. v; Histoire litteraire de France, t. iv; His- toire politique, ecclesiastiqne et litteraire de I'epoqne carlovingicnne, par Fr. Lorenz, Halle, 18"29 (en allemand^, et une excellente legon de M. Guizot, Histoire de la Civilisation en France, 'H^ ou 3" edit., t. ii. C. J. ALEMBERT (Jean Le Roxd d'), un des ecrivains celebres du xvm'^ siecle, naquit a Paris le 16 novembre 1717. L'n juge competent s'est charge d'apprecier ses travaux mathemaliques ; nous n'avons a le considerer ici que comme philosophe et comme litterateur. II etait flls naturei de madame de Tencin et de Destouches , commis- saire provincial d'artillerie : il fut expose sur les marches de la petite eglise de Saint-Jean-le-Rond, dans le cloilre Notre-Dame: de la il regut le nom de Jean le Rond; ce fut plus tard quil prit celui de d'Alembert. L'ol'ficier de police auquel il fut porte, au lieu de Tenvoyer aux Enlanls- Trouves , le confia a la fcmme dun vilrier, qui eut pour lui des soins lout a fait malernels , et a laquelle il conserva toule sa vie un tendre attachement. Serait-il temeraire de conjecturer que par la suite , lorsque son merite personnel lui eut acquis un rang dans cette socicle dont sa naissance avail commence par lexclure , le ressentiment de cette injus- tice fut une des causes qui le jctcrent dans le parti philosophique, ligue pour baltre en ruines les abus de Tancien regime ? Ce balard qui ne te- nait a rien , etail une protestation vivanle conLrc un ordre de choscs ou la naissance etait la condition premiere, pour jouir de la consideration el des avanlages auxquels tons onl droit de pretendre. Ainsi Rousseau, iils d'un horloger, et que sa vie vagabonde avail maintes ibis ravale aux conditions les plus humbles; ainsi Diderot, his dun coutelier, et force de gagner a la sueur de son front le pain de chaque jour; ainsi Marmon- tel, tils dun tailleur de pierres, et La Harpe, autre butard, etd'autres en- core que le talent ne preserva pas de mourir a Thopital, n'elaient-ils pas destines, par la necessite de leur position, ainvoquer un regime ou nul obstacle n'empechat Ihomme de merite de s clever par lui-meme ? Netaient-ils pas les apotres-nes de cette doctrine, que la vertu el les 4. 52 ALEMBERT. talents merilcnt sculs Ic respect , et que le incpris doit etre reserve au vice et la a sotlise ? Quoi quil en soit, d'Alembert dcvait elre un de ces esprils superieurs qui percent rohscurilc dc leur l)crceau. Son pere, sans le reconnaitre , lui assura du moins une pension ([ui jjcrmil de le laire elever avec soin ; il fut mis au college ou il fit de Ires-bonnos eludes, et il annonca de bonne beure les facultes les ])lus beureuses. Neanmoins il parut besilcr un moment sur sa vocation. Ses professeurs du college Mazarin , zeles jansenistes, Tattiraienl vers la theologie; dun autre cote , il sc fit rece- voir avocat en 1738. Mais bientot son gout decide pour les sciences ma- thematiques lemporla : des lage de vingl-dcux ans, en 173'J, il ])resenta a lAcadcmie des sciences deux memoires , Tun sur le mou\einent des solides dans les corps liquides, I'autrc sur le calcul integral, lui JT'i-l, il fut nomme membre de cclte Academic. En 17'iG , son menioirc sur la tbeoric des vents emporla le prix a I'Academie de Berlin, qui lad- mit dans son sein par acclamation. Jusque-la d'Alembert, par ses travaux seientifiques,avaitjelc les ba- ses d'une renommce solide, mais resscrrcedansle cercle etroit du monde savant. L'n liomme aussi ardent et aussi lougueux que dAlemberl elait reserve, Diderot, preparait alors le plan de V Encyclopaiic, ce vasle in- venlairedes connaissances bumaines , cetle association si puissante par le lien qu'elle creait entre les gens de lettres et les pbilosophes, donl elle allait devenir le quarlier general. Le cbcf de Tentreprise cbargea son ami d'Alembert de rediger le discours preliminaire, pcMislyle digne du monument que la pbilosopbie voulait cle\cr aux lumicres du xviii'' sieclc. Ce travail fonda la reputation de d'Alembert connne ccri- vain. Assurement le discours preliminaire de YEncycJopcdie n'est pas un ouvrage a labri dc toute critique. L'auteur s"y proposait dc rctracer la genealogie des connaissances bumaines : c'ctait salisi'aire aubesoin des epoques de grande acti\ite intellecluelie et dardente curiosilc , (|ui se jettent tout dabord dans la question des origines. C'ctait le temps, en elTet, ou Montesquieu venait de publier XEi^pvit des lots; oil lUillbn, dans un tableau ii la fois poetique et ])bilosopbique, avail essa\e de de- crire les premieres euKjlions du premier bonmie sorlant des mains do Dieu et s'eveillant a la vie; ou Condillac apres avoir, dans un premier essai, decrit a sa maniere I'origine de loules nos connaissances, Iculait par lingenieuse ficlion de sa statue, de monlrer louhvs les idees bumai- nes sorlant de la sensalion translbrinee ; enbn c'elail U' temps oii llous- seau,sinon avec une inluilion ])lus complete dc la \eritc. du moins avec unebien autre [)uissance de talent, recbercbaitlescauses del'Jni'ga- lile parmi les bommes. On elail done sur de plairc au gout dc I'e- j)oque , en rccbercbant la lilialion des sciences, soil dans lordi-e logicpio, soil dans leiu" developpemenl bisloriiiue. 'i'elleesl,en('ll'et, la division du discours de d'Alembert. ]Mais rexeculion est loin d'etre irreprocbabie. La classilicalion ile nos i'acultt's, enipruntee alJacon, est des plus arbi- traii'cs, el enlraine urn' I'oule d'erreurs de details. Ainsi, d'Alciiibcrl pretend ramener loutes les sriem-es a une de ces Irois l;icullcs : nuMiioiiv, raison, imagination. Sans insisler sur la \aleur (U' la classif leal ion en ellc-mcme, die a un \kc radical, en ce que ces trois faculles se con- ALEMBERT. 53 fondent conlinuellcment dans leur action ; nnlle science n'est fondee sur line faculte unique ; il n'en est aucune pour laquelle Ic concours de plusieurs facullcs ne soit indispensable. C'cst par suite de cet arbitraire que les sciences et les arts se trouvent confondus sous les memes titres gencraux, que I'eloquence, par exemple, figure parmi les sciences na- turelles , et que I'histoire naturelle est prise pour une dependance de I'histoire proprement dite. 11 y avait toutefois une idee ing6nieuse et vraie a montrer toutes les sciences comme des branches d'un meme tronc, et a les ratlacher aux faculles de lintelligence conime a leur principe. Les morceaux les plus reraarquables du discours sont I'csquisse historique, ou sonl retraces les progres de I'esprit humain-, et pour la partie lheorique,ce qui se rap- porte aux sciences exactes et a Tanalyse de leurs precedes : la brillent les qualiles cmincntes de I'esprit de d'Alenibert, la justesse, la sagacite, la finesse. Mais il devient vague et incomplct, lorsqu'il traile des maticres purcment philosopbiques. On ne sent pas en lui cet cnthousiasme, cette imagination elcvee , qui ne sont nulleraent incompatibles avec la philo- sophie : temoin Bacon quil cite souvent lui-meine, et Plalon, etMale- branche, et tel de nos conteniporains que tout Ic moude nommera. Du reste, sa doctrine se scpare neltementici des opinions malerialistespro- fessees par Diderot et par ia plupart des encyclopedisles. D'Alembert y rcconnait formellcment que les proprietes que nous apercevons dans la inatiere n'ont rien de commun avec les facultes de vouloir et de penser. Nous retrouverons le nicnie caraclere dans VEssai snr les elements de p/iilosophie ou stir les principes des connaissances kumaines. Tout en admettant, avec Locke, que toutes nos idees, meme les idt^es purement intellecluelles et morales, vicnncnt de nos sensations, il y etablit avec soin ([ue la pensee ne peul appartenir a Tetendue , et il proclame sans hesitation la simplicite de la substance pensante. On y trouve aussi des vues ingenieuses sur nos sens , et sur les idees que nous devons a cha- cun d'eux. Lc probleme de Texislencc du monde extericur est tres-bien pose, et I'auleur se montrc bien superieur a Condillac en cetle partie; il parait s'etre inspire de Tarticlc Existexce, fait par Turgot pour Y En- cyclopedic , morccau qui est peul-etre ce que la philosophic frangaise du xviH"' siecle a produit de plus solide en mctaphysique. Apres s'etre eleve ici au-dessus des syslcmes conteniporains, il retombe dans le sen- sualisme et subit le joug de son siecle, lorsqu'il vcut determiner le principe de la morale. II definit I'injuste ou le mal moral, ce qui tend a nuire a la societe , en troublant lc bien-etre physique de ses membres ; il s'arrcMe au principe dc linteret bien cntendu. En meme temps on rencontre des choses bien vues et bien dites, comme ceci : « Le vrai en melaphysique rcssemblc au vrai en maliere de gout ; c'est un vrai dont tons les esprils ont le gcrme en eux-memcs, auquel la plupart ne font pas d'altention, mais quils reconnaissent des qu'on le lour montre. II semble que tout ce qu'on apprend dans un bon livre de mctaphysique ne soit tpi'unc cspcce de reminiscence de ce que notre ame a deja su. >> D'Alembert a ecrit quclque part : « On ne saurait rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire. » Voila le veritable esprit dc la philosophic du xvin" siecle. 54 ALEMBERT. Les essais litleraires de d'Alcmbert manquent d'originalit^. II y mon- tre comme parlout un jugemenl droit et exact; mais dans les matieres de gout il laisse a desirer ce tact delicat que le raisonnement ne saurait reniplacer; son style precis, mais froid, a toujours quelque secheresse. Si , comme ecrivain, son talent ne parait pas a la hauteur de sa renom- mee, il n'en a pas moins exerce une influence notable dans Ihistoire litteraire de son epoque. II fut un des propagateurs les plus actifs du mouvement philosophique, tout en conservant beaucoup de mesure et d'cgards dans 1 'expression des idees les plus hardies. 11 conlribua m6me personnellement a la consideration qu'obtinrent alors les gens de lettres; son caractere honorable et son desinteressement y eurenl une grande part. II vecut longlemps dune modique pension. L'imperatrice Cathe- rine 11, apres la revolution du palais qui la laissa seule maitresse du tronc de Russie, ecrivit a d'AIembert pour lui otrrir la place de gouver- neur du grand-due, avec 100,000 francs dappointemements : il re- fusa, Lors des premieres persecutions dirigees contre VEncycIopedie, Frederic II lui offrit sans plus de succes la presidence de TAcadeune de Berlin. Jaloux de son repos, il preferait aux positions les plus brillantes une vie modeste, mais independante, avec limmense consideration qui I'entourait a Paris. Ce fut ce gout du repos et cette horreur des tracas- series, qui lui firent, des 1759, abandonner Y Encyclopedie , et laisser tout le fardeau peser sur Diderot , qui resta seul a lutter. De la aussi la reserve et les menagements qu'il simposait dans ses ecrits publics : il se dedommageait de cette contrainte dans sa correspondance avec Vol- taire et avec le roi de Prusse ; c'est la que son scepticisme se montre a decouvert, et qu'il medit a son aise du trone et de I'autel. A sa raort, ses amis les philosophes se scandaliserent de ce que son testament com- mengait par ces mots : « Au noni du Pere, et du Fils, et du Saint-Es- prit. » Sans fimiille, sans places, sans fortune, d'iVlembert n'en etait pas moins un pcrsonnage important. Apres la mort de A'oltaire, il devint le cliefdu parti philosophique. Lasociete quil reunissait dans son petit enlrc-sol du Lou\ re fut plusieurs annees une des plus brillantes de Paris. La se rendaient danciens ministres, comme le due de Choiseul , des grands seigneurs parfois gens de beaucoup d'esprit : tout ce qu'il y avait d'elrangers marquanls tenait a honneur d'y etre admis ; el il y re^-ut, en 178*2, le comte et la comtesse du Nord fie grand-due de Russie qui fut depuis Paul I", et son epouse, la mere de I'empereur Alexandre;. L'c\me de cette societe fut longtemps mademoiselle de Les- pinasse, dont le tact et la finesse ne furent pas inuliles a la considera- tion de son ami. Apres la mort deDuclos, en 177-2, d'AIembert devint secrc^lairepcr- pdtut'l de I'Academie fran^aise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette place quil composa les eloges des academiciens, parmi Icsqueis on a remartiue ceux de Destouches, de Boileau, de Fenelon, etc.; ils sont en general instructifs , seines (I'anecdotes piquantes. On lui a reproche quchiuefois de courir ai)res le trait, pour captcr les applaudisseiucnls de la nuillitude qui suivait alors les reprrsenlalions academiques. Sa conversation etait spirituelle, interessanle par un fonds inepuisable d'idees et de souvenirs curieux : il contail avec grdce et faisail jaillir ic ALEMBERT. 55 trait avec une prestesse qui liii etait particuliere. On cite de hii des mots dhumeur, qui ont un caractere doriginalite fine et profonde : « Ou'est-ce qui est heureux? quclque miserable. » II disait « qu'un etat de vapeiir est un etat bien fachcux , parce qu'il nous fait voir les choses comme elles sont. » II mourut a Paris , le 21) oclobre 1783. A..d. Parmi les hommes superieurs qui ont dirige Ic mouveraent philoso- pliique du xviii'^ siecle, dAlembert est le seul qu'on doive compter au nombre des geometres du premier ordre ; et cette circonstance est d"au- tant plus remarquable, que Fontenelle et Voltaire , en se faisant , a leur maniere, les interpretes des grands genies du siecle precedent, avaient mis, pour ainsi dire, la geometric a la mode chez les beaux esprits. Nous ne pouvons done guere nous dispenser de dire quelques mots des travaux raatbematiques de d'Alembert, en tant, du moins, quecela peut contribuer a faire mieux connaitre et apprecier le philosophe et I'ency- clopediste. l)u vivant de d'Alembert, I'esprit de parti n'a pas manque de vouloir rabaisscr en lui le geometre; mais les juges les plus competents, ceux qui se tenaient le plus a lecart des coteries pbilosophiques et litteraires, n'ont jamais mcconnu roriginalite, la profondeur de son talent, I'im- portance de ses dccouvertes. Kmule de Clairaut, d'Euler et de Daniel Bernoulli, souvent plus juste a leur egard qu'ils ne lont ete au sien, il n'a sans doule ni Telcgante synthcse de Clairaut, ni la parfaite clarte, ni surtout la prodigieiise fecondite d'Euler; mais, quand on a donne le premier, apres les tentatives infructueuses de ?Se\vton, la Ibeorie ma- tbematique de la precession des equinoxes, quand on a attacbe son nom a un principe qui fait de toule la dynamique un simple coroUaire de stalique , on a incontestablement droit a un rang eminent parmi les genies inventeurs. Apres Descartes, Fermat et Pascal, la France avait vu le sceptre des mathcmatiques passer en des mains etrangeres : Clai- raut et d'Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glo- rieusement avec les deux illustres representants de lecole de Bale ; et sur la fin de sa carricre, lorsque d'Alembert, malade, cbagrin, senlait son genie dccliner (comme sa correspondance manuscrite le laisse assez voir) , il prodiguait a Lagrange les marques d'admiration; il distinguait le talent naissant de Laplace, et se preparait ainsi des successeurs qui Tont surpasse. II faut pourtant le dire : le nom de d'Alembert est rested resteradans la science; mais, quoiqu'il n"y ait guere plus d'un demi-siecle entre lui et nous, deja 1 on ne lit plus ses ecrits, tandis que ceux de Clairaut, d'Euler et surtout de Lagrange demeurent comme des modeles du style matbematifiue. Cliose singuliorcl trois geometres de la meme ecole; tous trois ecrivains elegants, membres de TAcademie frangaise, tons trois adcptes zeles de la philosopbie du xviii*' siecle , d'Alembert , Con- dorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur st}le mathemati{[ue une maniere heurtee, obscure, qui I'cnd penible la lecture de leurs ou- vrages, et les a fait ou les fera vieillir promptement. Assuremenl nous n'entondons pas mcttre Condorcet, comme gcometre, sur la ligne de d'Alembert ou de Laplace, et nous reconnaissons que I'imporlance toute speciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus que les fragments sortis de la plume de d'Alembert; mais le trait de 56 ALEMBERT. resseml)lancc que nous signalons n'cn meiilc pas moins, h nofre sens, rallention du philosophc. Void la lisle des ouvrages dc d'Alembcrt, publics separement, liste qui doiuierait unc idee denicsurco dc retcndue de scs travaux, si Ton ne piTuail garde que lous i'orment des volumes Ires-minces, et d'un Ires-petit format in-V\ i'\ Traite dc Dijiunniqiic, 17'(3, 1 vol.- 2" 7'railc dc VEqxnUbrc cidu Mouvemcnt des (luldcs, lTiO-70, 1 vol.; 3" licflc.vions sin- la cause ge- nerate des vents, 17 V7, 1 vol. ; 4" Rechcrchcs sur la precession des equi- noxes et sur (a nutation de I'axe de la terre , 17'»-1), 1 vol.; 5' Essai d'une nouvelle theoric sur la resistance des f aides, 1752, 1 vol. ; G" Re- cherches sur dij]crcnts jwints importants du systiimc dumonde, 175V- 5G, 3 vol.; Opuscules malhemaliqucs, 8 vol. publics en 17G1, 17G'i-, 17G7, 17G81, 773 el 1780. Le TraitedcDi/namique est parlieuliercment rcmarquable par renonee du lameux prineipe que Ion designe encore sous le nom de Principe de d'Alenibcrt. Si Ton imagine un systeme de corps en mouvemcnt, lies enlrc eu.v d'une manierc quelconquc, el reagissanl les uns sur Ics au- tres au moyen dc ces liaisons, de numiere a modifier les mouvemenls que ehaque corps isolc prendrait en verlu des seules forces qui lani- ment, on pourra considcrer ces mouvemenls comme composes, 1" des mouvemenls que les corps prennenl eircclivemenl, en verlu de forces qui les animcnt separement, combinecs avcc les reactions du systeme; 2" d'autres mouvemenls qui sont delruits par suite des liaisons du sys- lemc : d'ou 11 resulte que les mouvements ainsi delruils doivent etre tels, que les corps animes de ces seuls mouvements se feraienl ecfuilibre au moyen des liaisons du systeme. Avec ce prineipe, comme nous I'avons dit, la science du mouvement n'esl plus qu"nn corollaire pure- ment matbematique de la tbeorie de lequilibre. 11 n'y a jjIus de prin- eipe nouveau a enqirunter, soil a la raison pure, soil a I'experience, plus dartidce partit'ulicr de raisonnement a imaginer; il ne reste que des diflicultes de calciil, et ccllcs-ci sont inberenles a la nature des cboses. En tout cas, lespril bumain a accompli sa lacbe quand il est parvenu a classer ainsi les difficultcs, el a pousser les reductions autant quelles peuvent lelre. Le prineipe de d'Alembcrt est un bcl exemple pbiloso])liique dune telle reduction. J)ans le cours dc scs rccberclu^s sur divers poiiits du systeme du nionde et sur la mecanique, d'Alembcrt a du s'occuper beauconp du calcul integral, c'est-a-dire de linstrunuMil sans hMjuel il aurail fallu renoncer a trailer ces questions e|)ineuses. En 17V7, il faisait paraitre dans les momoires de ]?erlin ses premieres recbercbes sur les cordcs vi- braiUes , qui sont le ])oint de depart de I'integralion (\q:^ eciuations aux dijj'rrriicrs parliellrs, on de la brancbe de I'analyse a laquelle se soul rattaclu'cs depuis pres(ji!C Ionics les applications du calcul a la i)by- sique pi'oprement dile. D'Alembcrt cut a\ec Euler une discussion celebre sur mi ]>oint cajjital dc doctrine, sur la (jueslion de savoir si les fonc- lions indelernnnecs, ou, comme disent les geomelrcs, les fonciions arhitraires (pii entrenl dans les integrales des equations aux dillei-eiu'es pai'ticlles, jxMiXiMit i"ei)resenler des foiiclions non soumiscs a la loi de conlinuite. 'I'ous les princijiaux gcometi'cs da dernier siecle out pris ALEXANDRE. 57 part i\ ccUc con trover se , qui se rdsout tout simplemont, ct, il faut I'avoucr, conlre los idees dc d'Alcmbcrt , lorsqu'on dcTinit avcc precision les diverses solutions de continuile, et lorsqu'on sc place dans I'ordrc d'abstraclion qui caracterise la tlseoric des fonctioiis ct la distingue es- senticllcmcnt des autres branches de mathematiques, Mais I'esprit hu- main a toujours plus de peine a bicn fixer la valeur des notions fonda- menlales sur lesquclles il operc, qu'a les faire entrer dans des construc- tions compliquees ct savantes. Fondateur dc Y Encyclopidie , d'Alembert s'ctait charg;e, dans celtc grande compilation, des principaux articles de matheniatiqucs pures ct memc appliquees. Cos articles forracnl encore Ic fond du Dictionnairc de Mathematiques dc V Encyclopedic dite milhodique. Tons les points imporlants dc la pliilosophic des mathematiques, ccux qui se ratta- chent aux notions des quantitcs negatives, de rinfmiment petit, des forces, s'y trouvcnt traitcs de la main dc d'Alembert, dont les articles doivent etre lus par tons ceux qui s'occupcnt de ces maticrcs. Sans exa- g^rcr, commc Condillac I'a fait, Ic role du langage, d'Alembert se montre cnclin aux solutions purcmcnt logiques, a colics qui s'appuyent sur des delinilions et des institutions conventioimelles. II n'apprccie pas assez, suivant nous, la valeur des idees abstraites independamment des procedcs organiques par lesquels I'esprit humain s'en met en pos- session, les clabore et les transmet; mais, pour justifier cettc assertion generate, il faudrait entrer dans une critique detaillee, que la spccialitc de ce Dictionnairc ne comporte pas. C..t. ALEXAXDRE d'Aimirodise ou plutot d'Apiirobisias [Alexander AphroiUsianis], ainsi appelc d'unc viile de Caric, son lieu dc naissancc. 11 florissaita la fm du w' ctau commencement du iii'^ sicclede fere chrc- tienne, sous le rcgne des cm])creurs Severe ct (]aracalla, dc qui il tenait la mission d'cnseigncr la philosophic pcripateticicnne. Mais on ne sait s'il rcmplissait cettc fonction aAthenes ou <\ Alexandrie. Disciple d'Hcr- minus et d'Aristocles, il surpassa dc bcaucoup ses maitrcs, tantpar les qualites naturcllcs de son esprit que par son erudition et le nombre de ses ouvragcs. C'est le plus celebre de tons les commentatcurs d'Aristotc, celui qui passe pour avoir le mieux compris et dcveloppc avcc le plus dc talent les doctrines du maitrc. Aussi tous ceux de son ecolc qui sont venus aprcs lui I'appclient-ils 'sim\i[Q\\\Q\\l le Commentatextr (tov il-r.jra-hi), commc Aristotc lui-mcme, pendant lout le moyen age, ctail nomme le Philosop/ie. ?sous ajoulerons que celtc distinction , sauf renthousiasme qui s'y joignait, n'cst pas tout a fait sans fondcmcnt, ct les commcn- taircs d'Alcxandrc d'Aphrodise scronl toujours consultcs avcc fruit ])ar celui qui voudra lire dans I'original les oouvrcs du Stagirite. II ny a pas jusqu'aux digressions qui s'y mclent ([ui ne soientsouvcnt d'unc grande utilitc pour Ihisloire de la ])lu!osophic, etne tcmoigncnt d'un jugcmcnt fcrme appuyc d'unc vaste erudition, Ccpcndant il ne laudrait pas re- garder sculcmcnt Alexandre d'Ajjlu-odise commc un commcntateur ; il a aussi ccril en son proprc nomdcux ouvragcs philosophi([ucs : dc la Na- ture de lame, et dc la Fatalile et de la Liber te. Daiis Ic premier, il cherche a prouvcr que fame n'cst pas une veritable substance, mais une simple forme de I'organismc ct dc la vie (s^^.(; tI rvj atou.-xT.^ ii^c.v.x-oj). 58 ALEXANDRE. uno forme mat^rialis^e {Mc^ evuXov) qui ne peut avoir aucune existence reelle sans Ic corps. Le second, consacre tout entier a la refutation du fa- talisme stoicicn, n'est guere que le dcveloppementplus oumoins elendu des arguments suivants : 1° Dans rhypothese stoTcienne, toutes choses seraient soumises exclusivemcnl a des bis generales et intlexibles, car toutes elles ne forment qu'une meme chaine dont chaque anneau est in- separable des autres : or il n'en esl point ainsi; I'experience nous ap- prend qu'il y a des fails abandonnes ala liberte individuelle, sans laquelle nous ne pouvons concevoir la raison. En effet , a quoi nous scrvirait la faculte de raisonner et de rellechir, si nous ne pouvions pas agir con- formemcnt au resullat de nos propres deliberations ? Mais ce caractere de necessite absolue que le stoicisme apergoit parlout n'exisle pas da- vantage dans Ics lois generales, c'est-a-dire dans les lois de la nature; car la nature aussi bien que I'individu s'ecarte plus d'une fois de son but : elle a ses exceptions et ses monslres, ce qui ne pourrait avoir lieu si elle etait gouvernee par des lois inllexibles. 2" Le fatalisme est incom- patible avec toute idee de moraiite. L'homme n'etant pas mailre de ses resolutions, il n'y a pour lui aucune responsabilite, il ne merite ni chatiment ni recompense, il ne peut Mre ni vertueux ni criminel. 3" Avec la doctrine de la necessite absolue, il n'y a plus de Providence, partant plus de crainte ni de respect de la Divinite. En effct, si tout est regie a I'avance dune manierc irrevocable, comment les dieux seraient -ils bons , comment seraient-ils Justes, comment pourraicnt-ils dislribuer les biens et les maux suivant Ic merite de cbacun? Ce qui est un eifel de I'inflexible deslin ne peut elre regarde ni comme un bienfait, ni comme une punilion, ni comme une recompense. Si Alexandre, trouvant sur son chemin rincompatibilile apparente de la liberte humaine et de la prescience divine, n'hesile pas un instant a sacrifier la prescience, qui lui parait une chose aussi inconcevable qu'un carre ayant sa diagonale egale a un de ses coles , il n'est malheureusement pas plus irreprochable quand, apres Favoir dcfendue centre le fatalisme, il cssaye de defmir la divine Providence : ainsi que son mailre, ilia confond avec les lois gene- rales de la nature. Les deux ecrits , dont nous venons de signaler au moins le but general, furent publics ensemble avec les opuvres de Themistius, a Venise, en 153V ( in-k" ), par les soins de Trincavellus. Le trailc de la Fatalite et de la Liberie a ete deux fois traduit en latin ; d'abord par Hugo Grotiusdans I'ouvrage intitule : Philosophonmiscntentke de Falo fArnslerd. , 16'i-8); ensuile par Sclmllhess, dans le tome iv de sa lii- bUol/ii'qxe des philosop/ies grecs, el dans une edition separee (in-8", Zu- rich , 178-2.] Quant aux commcntaires d'Alexandre d'Aphrodisc sur les (euvres d'Arislole , il faiidrail , pour en donner la lisle, savoir dislinguer avec une cnliere certitude ce qui est a lui et ce qu'on lui altribue par supposition. Or ce n'esl pas ici que celle question peul etre trailee. iSous nous contcnterons de rcnvoyer a Casiri [Hlbliolh. arabico-hisp., t. I , p. 2'i.3; a rcdilion de Buhle, 1. 1, p. 287 et sc(i. ; et enlin , a la lU- bliotheque grecqne de Eabricius.) — Alexandre dAphrodise a fail ecole au sein m6me de Tecolc peripalcticienne, el ses partisans, parmi les- ([uels on compte un grand nombre de philosophes arabes, onl etc nommes les alexandrisles. ALEXANDRE. 59 ALEXAXDRE d'Sg^e [Alexander Mgeits],ip\\\\oso\)he-per\^dii4:liden qui llorissait pendant le i" siecle de I'ere chretienne. 11 etait disciple du mathematicien Sosigene et devint Tun des maitres de Tempereur Neron. II est compte parmi ceux qui ont restilue le texle du traite des Catego- ries, et il resulterait d'unecilationdeSiinplicius {ad Categ.ff" 3) qu il a aussi compose sur cette partiede VOrganvm un commenlaire Ibrl estime. On a voulu egalement lui iaire honneur de deux aulres commentaires, I'un sur la metaphxjsique, dont la traduction latine a ete publiee par Se- pulveda (in-f% Home, 15-27; Paris, 1536; Venise, i5U et 15G1 ), i'autre sur la meleorologied'Aristote, public en grec et en latin, sous le tilre suivant : Comment, in MeteoroL grcece, edit, a F. Asulano, (in-f°, Ven,, 15*27); /(/. latine, edit, a Piccolomineo (in-f", Ven., loiO et 1556). Mais il est loin d'etre demontre quil soit reellement I'auleur de ces deux ecrits, plus generalement attribu^s a Alexandre dAphrodise , bien que cette derniere opinion n'otfre pas plus de certitude que la premiere. Voxjez le tome i de Fedilion d'Aristote par Buhle, p. 291 et 292. ALEXANDRE de HalSs ou AlSs [Alesivs] , ainsi appele du lieu de sa naissance ou du nom d'un monastere du comte de Glocester, ou il fut 6Ieve, etait deja parvenu a la dignile d'archidiacre dans sa patrie, lors- qu'il resolut de venir en France, pousse par le dcsir de sinslruire. En 1222, des circonstances qui ne sont pas bien connues, et sa vive piete le delerminerentaprcndrerhabitdefranciscain. Cependant, malgre sa profession, FUniversite de Paris lui conserva le tilre de docleur, et bientot meme il devint un des maitres les plus illustres de cette brillante epoque de la philosophie scolastique. Wading compte parmi ses disciples saint Bonaventure.sainlTliomaset Duns Scot. D'apres les auleursder///5- toire littcraire de France , cette opinion serait inadmissible, Alexandre ay ant cessed'enseigner en 1238, avant I'arrivee en France ou meme avant la naissance de ses disciples pretendus. Cependant nouslcrons remarquer que saint Bonaventure assure positivement avoir cu pour maitre le philoso- phequi nous occupeen ce moment. Alexandre de Hale mourut a Paris en 12V5. Son principal ouvrage est aneSommede Thcologie, divisce en quatre livres,ou il donncle premier exemple de cette metbode rigoureuse et sub- tile imilee depuis par la plupart des docteurs scolastiques, qui consiste a distinguertouteslesl'acesd'unememe question, a exposer sur chaquepoint les arguments contraires; enfma choisirentreral'firmaliveet la negative, soit d'apres un texte, soit d'apres une distinction nouvelle, en ramenant le tout, autant que faire se peut, ala forme dusyllogisme. Saint Tbomas a reproduit un grand nombre de ses decisions, et en general il a ob- tcnu au moyen age une telle autorite, qu'on le surnonnnait le Docteur irrefragable ct la Fontaine de lumieres. La Somme de Theologie a eu plu- sieurs Ciiitions (in-f",Nuremberg,l'i.81; Venise, 1576; Cologne, 1622): qnelques critiques en distinguent a tort quatre livresdc questions sur le Mailre des sentences. Les aulres ouvragesallribues a Alexandre de Hales ou noffrent aucun caraclere d'authenticite ou ne sont pas de lui, comme un Commentaire sur la Metap/njsique d'Aristote , qui a ete imprime sous son nom f Venise, 1572), et dont lauleur est Alexandre d'Alexandrie. Voyez Histoire littcraire de France ^ t. xviii. C. J. 60 ALEXANDRE. ALEXA\DRE de Tualles [Alexander TraUensia on TroUiamm] csl un incdecin philosoplie da vi'' sieclc de I't-re chreliennc. Outre quel- qiies ouM'iifre.s puremeiit medicaux, on lui aUribue aussi Ics deux livres intitules : Prohlemata medicinaiia ct vatumlia que Ton comptc plus gcneialcracnt parmi les ecrits dAlcxandre d'Aphrodisc. ALEXAXDRE Ni memis, qn'il ne fanl pas confondre avec Numenins d'Apamee, llorissail pendant le w siecle de I'erc chrelienne. On ne salt rien de lui sinon qu'il a ecrit sur les figures de la pensee (^csl tov t-t; Atavci'a; ff/r.aaTtov) , un ouvrage tres-peu digne d'inleret, public en grec et en latin par Lorencc INormann (in-H", Upsal, 1G90.) ALEXAXDRE Peloplato [de TtsXa;, proche, et de niizm, Platon] , ainsi nomnie a cause de sa soiynission a loutes les doctrines platonicien- nes, sur lesquelles d'ailleurs il n'a repandu aucune nou\elle huniere. Ne en Seieucie , il eut pour maitre Favorinus, et vivait pendant le i^' sieclc de iere cbrctienne. ALEXAXDRE Polvhtstor, c'est-a-dirc qui sait bcaucoup. On nc saurait dire avec precision a quelle epoque il vivait. On sait seulement par J)iogene Laerce (liv. vni, c. 20) qu'il faisait parlie de la nouvelle ecole pytliagoricienne, et qu'il admetlait, comnie un element distinct du solcil, un leu central, principe gencrateur de toutcs clioses et veritable centre du nionde. ALEXAXDRIE (Ecole d'). L'ecole d'Alexandrie prend naissance vers le temps de Pertinax et de Severe, et se continue jusqu'aux der- nicrcs annces du regne de Justinien, cmbrassanl ainsi une pcriode dc plus de quatre sieclcs. Son I'ondateur est Ammonius Saccas, dont les logons remontent a 193 a])res Jesus-Cbrist. Plolin, son diseii)le, est sans conlredit le plus grand metapbysicien el le premier penseur dc Tecolc, il en est le veritable cbcl". Toule la doctrine qui se dcNcloppa plus tard en se raltacbant a la pbilosopbie d'Orpliee, de Pstbagore ol de Plalon, est en gcrme dans scs ecrits; el elle y est avec plus de force el d'eclal , (iuoi([u'avec moins dc subtilile et d'erudilion, que dcUis la plujjart de ses successeurs. De Plolin, l'ecole tomba enlre les mains dc Poi'l)b\rc(;t dc Jamblicpic, cgaux ou su])cricurs a Plolin en reputation et en inlluencc, mais es|)rits dun ordre inferieur (jui mirenl Tecole d'A- lexandrie sur la voiedu symbolisme,|)reiererenl la tradition a la dialecli- quc, et commencerent cetlc lutle im|)uissante contre le cbristianisme qui devait absorber les forces vivos de l'ecole, el tinalemont ainener sa ruine complete. Le I'ameux decrel de ^lilan, (|ui cbangea la face du monde, est de leur temps (312;. J^ecole prit, apartir de ce moment, un caractere lout nouveau ; elle rei)resenta le monde grec, le ])aganisnie, la pbilosopbie, contre les en\aliisseni(nts du cbristianisme ; et \v\\e ctait la rapid ilc'desprogrcs decelte I'cligion naissante, (pielesalexandrins se trou\ei"cnt tout d'uu coup ie(hiits a une impercei)lil)le minoritc. Ju- lien (pii sortit de leuis rangs [)Our succeder aux eid'ants dc (lonstanlin , s'epuisa Naiiiemenl a lulter contre I'ascendanl du cbristianisme a\ec loul(>s les ressources de la puissance imperiale. Les lettres, Ics mceurs ALEXANDRIE. Gl et la philosophic de la Grecc qui avaicnt regno sur les patricions vers la fin de la republiquc et dans les plus beaux temps de Teinpirc, n'ar- rivaient plus au pcupic que transformees et renouvelees par I'espril nouveau; on no voulait plus des anciens dieux ; les traditions memes ctaient sans pouvoir. Rome dcpossedec, avec son simulaere de senat sans empereur, les sanctuaires \ioles, les ruses saeerdotaics decouvertes etlivreesala risee publiquej un J)ieu dont le nom avail relenli ii toutes les oreilles, qui oceupait tons les csprits de samajesle, el tons les C(eurs des splendours de son eulte et de la perfection de sa morale : ce- laii trop pour la force d'un empereur, et pour le genie d'une ecole de philosophes , obliges de prccher au ])euple un polytheisme qu'eux-me- mes desavouaient, de so retrancher derriere des symboles ou dangereux ou inutilcs , et d'en appeler sans cesse a des traditions donl ils alleraient le sens el qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de .iulien fait embrasser le christianisme a toute son armee; le mondc enlier est attentif aux ([uerelles de larianisme et a I'heresie naissante de Pelage. Clement d'Alexandrie, Tertullien, Origene, Lactance, Gregoire do Na- zianze , saint Auguslin, defendent, soutiennenl, illustrent I'Eglise ; tan- dis que les philosophes attaches a une cause desesperec, nc se recom- mandent plus a Ihistoire que par dutiles travaux derudition et d'infa- tigables commentaires. Proclus la releve ; le genie des premiers alexan- drins revil en lui, mais ce n'est qu'un eclat passager. Proclus resume dans sa personnc le caractere et les destinces de I'ecole; avec lui tout semble saneantir. En 520, un dccrel de Justinicn ferme les ccoles d"A- thenes. Les platoniciens exiles cherchent en vain un asile aupres de Chosroes. Damascius revient sur le sol do Ferapire, et Tecole dontil est un des derniers rcpresentants avec Philopon et Simplicius , s'cleint tout a tail vers le milieu du k'= siecle de noire ere. Les philosophes qu'on a coutume de designer sous le nom d'alexan- drins nc furenl ])as les seuls neoplatonicicns de cetle epoque. Des ten- dance; analogues se manifcstent vers le commencement de noire ere chez des pol\ graphes, des philosophes et nieme des sectes entieies. Ce- tait Fesprit du temps de recourir a une erudition sans critique, de re- chercher ou de crecr des analogies, de rapproidier tonics les civilisa- tions el toutes les doctrines, de tenter enfin un comprr)mis entre lOrient et la Grece, entre la religion et la science. Depuis la dilfusion des lellres grecques, Platon avail acquis une sorte de royautc inlellectuelle; u^.ais le cadre de sa philosophic avail etc singulioremenl agrandi-, et dans ces doctrines comprchensives ou les mylhes dc llnde se troavaient a Taise, on ne retrouve plus les proportions severes dc la dialectiquc, el ce ca- ractere divin d'enlhousiasme et de mcsure qui donne a la philosophic de Platon tanl de noblesse el de grandeur. Alexandre en courant jetle une viile sur les bords du Nil : a sa mort, ce ful la proie des Lagides, et bientotle centre ct la eapilale d"un grand empire. II n"y avail pour des (irecs, que la Grece et la Barbaric; les Ptolemee se sentaient en cxil, si la langue, les arts, les jno^'urs de la patrie nelaient transplantcs dans lours Etats. Rien avant les temps hisloriques, lEgypte avail fourui des colonies a la Grece; aprcs tanl de transformations glorieuses , la civilisation grecque se retrouva face a face avec les raocurs immuables de rEgyple. Elle ileurit et se developpa 62 ALEXANDRIE. dans Alexandrie, a cote des croyances et des moeurs du peuple vaincu, qu'elle ne parvint pas a entamer. Le Musee fonde par Demetrius avec les tresors de Ptolemee Soter, la Bibliotheque hienlot encoinbree de ri- chcsses ct qui dcborda dans Ic Serapeum ou un second depot s'etablit, les faveurs des rois qui, souvent, parlagerenl les travaux du Musee, plus tard celles des empereurs roniains jaloux d'cncouragcr une coinpa- gnie dbisloriens et depoeles, la muniticence d'Augusle, I'inslitulion du Claudium par ce lettre imbecile qui eut tenu sa plat e parmi les gram- mairiens du Musee et nc fit que desbonorer la pourpre impcriale, le concours de tant dbommes supericurs, les Zenodole, les Eratoslbene, les Apollonius, les Callimaque, toule cette splendeur, toule cetle gloire attira laltention du monde, sans triompber de I'indilference el du me- prisdes Egyptiens. Les Grecs, au contraire, essenliellemenl intelligents, sans prejuges, sans superstition, nepurent babiter si longtemps le tem- ple memc de Scrapis sans contracter quelque secrete affinile avec ce vieux peuple; leur litlerature etait celle dune nation epuisee qui rem- place la verve par Terudition; I'etude entbousiaste et perseverante du passe les disposait, en depit de Tespril mobile et leger de la Grece, a respecter les traditions, a cbercber la stabilite. Par une pensee proton- dement politique, les Lagides avaient voulu que le clief du Musee fut toujours un prelre. Avec cela, nulle intolerance : toutes les religions el lous les peuples avaient acces dans le Musee, les Juifs seuls en etaient exclus. Les Juifs eux-memes, quoique proscrits du Musee , affluaient a Alexandrie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait alors, par un relour d'amour-propre national, a s'approprier toutes les ricbesses pbilosopbiques de la Grece, en les faisant dcriver des livres de Moise. Sur cette extreme frontiere du monde civilise , au milieu de ce concours inoui jusqu'alors, voues au culte des giorieux souvenirs de leur peuple , en meme temps qu'inities a dautres croyances et a dau- tres admirations, les Grecs, sans devenir Egyptiens ou barbares, ap- prenaient a concilier les traditions en apparence les plus opposees , a comprendre, a accepter I'espril des religions et des institutions quits avaient sous les yeux ; et le courant des evenements les preparait ainsi peu a peu a ceteclectisme qui devint le caractere dominant do la pbilo- sopbie alexandrine, quand les Diorlbotes et les Chorisonlcs eurenl fail place aux disciples d'Ammonius et de Plotin. 11 est vrai quAlexandrie ne fut pas lunique theatre des travaux de la pbilosopbie alexandrine; mais elle en fut le berceau et en demeura le principal centre. Les institutions litleraires de Pergame, par Icsquelles les Attales avaient voulu rivaliser contre les Lagides , disparurcnt avec les Attales eux-memes, et Auguste donna leur bibliolhociue pour accroi- tre celle du Serapeum. Les chaires dotces par Vespasien el par Adrien dans plusieurs grandes villes de I'empire avaient pour objet lenseigne- nient litteraire et non la pbilosopbie. Home n'ctait pas un sejour ou Ton pul culti\er la pbilosopbie en paix. Si Plotin y lrou\a du credit el de la consideration, Neron , Vespasien, Domilien y suscitcrenl de verital.'les persecutions contre les philosopbes. L'ne seule ecole fut la rivale d'A- lexan(lrie,recole d'Atbcnes, ou les chaires fondees [)ar Marc Aurele ra- mencrent rdile de la jeunesse romaine ; mais Albenes el Alexandrie rc- Icvaient Tune et I'autre de la doctrine de Plotin, le meme esprit les aiii- ALEXANDRIE. 65 raait. D'ailleurs si Ton excepte Syrien, Proclus et Marinus, I'ctude de reloqiience et dos lellres dominait surloiit a Athenes : la philosophic avail son centre a Alexandrie. Au vr siecle , I'ccole revint perir obscu- rement sur les lieux ou Amnionius Tavail fondee , ou Hieroclos, Enee deGaza, Olyinpiodore, Hypatio, Isidore meme, transfuge d'Alhencs, Tavaient ilhistree. C'etait la que les premiers Chretiens avaient Ibnde le Didascalee et I'un des trois grands sieges episcopaux de I'Eglise nais- sante ; c'etait la que le polytheisme devait triompher ou perir. Le premier caructere de la philosophic des xVlcxandrins, le plus frappant et aussi le plus exterieur, c'est leclectisme. Ce ful, en etret , la pretention avouee de celtc ecole, de reunir en un vaste corps de doctrine la religion et la philosophic, la Greceet la my thologie orientale. Pour ces esprits dont I'unique soin ctait de tout decouvrir et de tout comprendre, les dilYerences nc I'urent que des malentendus; il n'y avait plus de pa- triotisme, plus d'ecole, plus de secle; toules ces querelles enlreprises pour mainlenir la separation entre les dogmes de diverses origines ne semblaient qu"unc preuve d'ignorance, des prejuges etroits, labsence meme de la philosophic. Au fond , le genre huaiain n'a qu"une doctrine, moitie rcvelee, moitie decouverte, que chacun traduil dans sa langue parliculicre el revet des formes speciales qui couNienneut a son imagi- naton et a scs besoins : celui-la est le sage qui decouvre la meme pen- see sous des diaiectes divers, el qui, reunissant a la fois la sagesse dc tous les peuples, n"apparlient a aucun peuple, mais atous; qui se fait initier a tous les mystercs, entre dans toutes les ecoles, emploie loutes les methodes, pour retrouver en toutes choses, par liniliation, par Thistoire, par la poesic, par la logiquc, le meme fond de veriles eter- nelles, Toutcfois on ne doit pas altribuer aux alexandrins un syncrelisme aveugle. S'ils ont pousse a Texceslcur indulgence philosophi([ue et regu de toules mains, quelquefois sans discernement , ils n"en connaissaicnt pas moinsla necessilc dun controle.Nous avons de Plolin une refutation en regie du rjnoslicismc dans laquelle il deploie un sens critique et une vigueur d'argumentation dignes des ecoles les plus sevcres. Amclius ecrivit quarante livres centre Zostiianus et fit un parallele critique des doctrines de Numenius et dc Plotin. Porphyre refuta le -=:• ^iu/-;;;. et de- niontra que les livres atlribuesa Zoroaslre nelaient pasautlientiques. II se rencontre parmi eux de veritables detracteurs d'Aristote. 11 est vrai que leur qualite de platoniciens pouvail les ranger parmi Ics adversai- res du perip;Uetisme ; mais s'ils sont platoniciens c'est une preuve de plus qu'ils n'acceptent pas toutes les traditions au meme litre, el qu'ils se rattachrnt a une ecole dogmalique, au nioins par Icurs intentions el leurs tendances generales. S'ils sont a la fois Grecs et barbarcs , philosopbes et prelres, la Grece et la philosophic dominent et surtout la philosophic plalonicienne. Puis- qu'ils voulaient allier toules les doctrines el pourlant se rattacher prin- cipalemenl a I'espril d'une certaine ecole, I'Academie scule leur conve- nait : c'est dans I'histoire philosopbique de la Grece , I'ecole qui prelc le plus a renlhousiasme. El dans le piatonisme , que prennent-ils '.' Le cole le plus vague et le plus myslerieux, ce que Ion pourrait appelcr le pia- tonisme pylhagorique. Les symboles pylhagoriciens leur servaient en 64 ALEXANDRIE. qiiclquc sorte delien entrela diulet'liquc ct linspiration, entrc la cosmo- gonic (111 Timcc el ccllc dcs Mages. Enliii rautorile meme de Platon, (luoique cerlainemcnl prodominante, n'est pas souverainc panni eux. Plolin repclail pour lui-nieine le ia- meux Amicus Plato. ()n eonnail ce mot dc Porph\ le, cite par saint Au- giislin dc Red. an. lib. i , ([ue le saint, --c, n^->-%'A-j.->, nc se Iroiive ni dans la p/iil(>'«ip/nc la plus vraic , ni dans la discipline des p:yninoso[)hislcs et des brahmanes, ni dans le calcul des clial(le(>ns, ct quil n"y en a aii- cnnc trace dans I'lustoirc. lUen n'cst phis jjropre a expriiner la verita- ble nature dc ccl cclectisine (pic la division i)res(|ue eonslanmient eai- plo\(^e par les prol'esseurs alexandrins dans leurs k\'ons publi(iues : d i'/.rSn;);, v. U'/.y-'.i './.<'■>:, au point de rue de la eerite, an point de vue dc Platon. lis nous ont laisse plus dc connnenlaircs el d'expositions bisloriques que de trail(js dc pbilosopbie [)roi)renient dilc. Cependanl les plus emi- nents d'cnlrc eux ont une doctrine qui Icur est propre •, ct il nc I'aut pas oublicr que celui qui inlci'prt'tc nial une lh(''orie , est en v(\alilc un in\en- teur, tandis quil croil n'c^tre (juhisloricn. D'aillcurs les ('onunenlaires alexandrins nc sont pas coinnie ceux d'Alcxaiuhc d'Aphrodisee un sim- ple secours a rintcHigcncc du Icclcur, pour rcndre plus acccssibles les dilTiculles du texlc; ce sont ])rcs((uc toujours les memoircs ])hilosopbi- ques dc celui qui les ecril , el il y entasse , a propos des o])inions dc son aulcur, outre loulc Icrudilion ([uil a i)u n>cucillii-, les id(^es, les sf^nti- nienls ct les s^sU'^mes qui lui a[)])arliennenl en ])roprc. Le rcMc d'histo- riens ou dc disciples nc sul'til [)as a (l(\s bomiues Icls que Plotin ou I*ro- clus. A c(U('' dc Icur respect pour la tradition, cl surlout pour la tradiliou ])Ial()nicicnnc, quelle I'ut done la niclhode dc pbilosopber dcs alexan- drins? Cellc metbode est double j ellc coinuicnec par la dialcctique ct finit par le myslicismc. 11 ne i'aut jjas tcnir compto des inlelligences dc se- cond ordre, qui n'ont qu'unc imporlanee liislori([uc el nc servenl qu"i\ ti'ansmetlre, mi les alterant, les traditions communes dun mailre a un autre. Les premiers mailres alexaridrins, eeux (pii ont imprimc un ca- ract("'rc a loutc eeltc pbilosopliie, ne S(> sont j)as jeles dc prime abord dans lilluminismc; ils y sont arri\(vs aprcs experience I'aile de lim- [)uissancc vraie ou prc^Hcnduedc la riiison. Plaion eonnaissait ct apj)li([uai! a merveille le jiroct'dt' d*^ la diab^-ti- ([uc, niais il nen com{)rena!l pas la nature; (>t c'e>t la source des rn'curs (jiii l(\s out taut IroubU'-s, lui, Arislute el leurs sueci'sscurs, ct qui ont iini par jeler les alexandrins dans le m_\sticisme. Ajjrcs a\oirelabli (pie rohjel de la scicure ou linleHiiriiiK^ est le irc'- iK'ral, v\ (pie le mullii)lc ou le divers n'est (pi'une ()mlir(> ou un relict (|i' la realii(', Platon s'atlacbe a eoiistruirc cell'' urandc ('clK^lle bii'rar- clii'pie (lonl runil('> absolue occupe le soimuct . a lilre de dernier uni- Ncrscl, cl ([ui a pour base ce mondc (l(> la (ii\er>it('' el du cbangcment dans b^juel nous sommes ])loni;(''s; mais ne eoinpi'enant jias (pic dans rop(M"alion diflicile (jue notre csjirit aecon.plit jxiur aller (i(> ce (pii est moins a ce (pii (-st plus , il |)uissc a\oir a ('■limincr s(^s pro|)res illusi'iis, ct ;'i I'cndi'c (If plus en plu> claire ct maiiit'csle, \yw ccs I'liniinaliuns loutcs sub]cc'i\rs, la perccplion dune r(''aliti' concue (1('S loriginc ;\ travcrs un nuage, il prcnd lous cos ctals inlernnjdiaircs de nos coneci*- ALEXANDPJE. Go tions pour des entiles successivomenl pei\ue.s, ct lour doniie une rdalit^ oljjective, c"csl-a-dire qu'il fait de lor.ie conec])Uon geiierale un indi- vidu, un type : de la tout son monde Ciiinierique, e' Icrreur constante de ceux qui sont venus apres lui et se sent nommos les realistes. Les nominalistes, au contraire, comprenant bien qu'il nc i'aut pas mettre la logique a la place de la metaphysique, ni prendre pour dcs realites de differents ordres les phases succes.-ives de nos conceptions, ont eu le tort d'envelopper le terme final dans la proscription des nioyens, et d'assimiler I'unite substaniielle vers laqueJlc se nieut la dialeclique avec ces unites gcneriques quelle rencontre en cliemin et que Platon prc- nait pour des existences concretes ei individiiclles, Quand des mains de Platon la dialectique passa a des philosoplics de decadence, cette sorte de puissance crealrice accordee a la logique produisit necessai- rement deux resultats en apparence opposes , niais qui dans le fond n'en sont qu"un : la muruplicalicn indefinie des eircs suivant le plus ou moins de sublilite des piiilosopbes, et une iaciiitc extreme a combler les intervalles par dcs universaux intermckliaircs, a produire des trans- formations et des identiiicalions qui sont le grand chcmin du pan- theisme. Un troisieme resultat non moins important de la meprise des platoniciens qui croyaient narriver a iidee de ])ieu qu'a travers toute cette armee dintelligiL'les, et ne s'apcrce^aicnt pas que cette idee, au contraire, etait leur point de depart, cost qi-e !eur Dicu, nccessaire- ment congu comme le tcrme dune serie, devail rcnlrer dans les con- ditions generales de la serie, tandis que, par la conoilion memo du pro- cede dialectique, il y (-cbappail. i)e la I'obligation ou se crurent les alexandrins de creer deux mondes distincts et cependant necessaires Fun a I'autre : I'un qu'ils regarderent comme le veritable ordre ration- nel, et qui n'elait que le produit iilegiiime de la dialectique; bauire ou ils penelraient par I'extase, et qu'ils croyaient superieur a la raison, quoiqu'il ne fvil que la raison eHe-ir.eme, mal comprise et defiguree, elevee au-dessus dune raison imcgii-aire. Ils etaienl precisement dans lecas de ces metapbysiciens doni parle Leibnitz, qui ne savent ce qu'ils demandent, parce qu'ils dcmandeut cc qu'ils savent. La raison consi- deree comme existant d'abord sans L'ieu , ne )}ouvait plus leur donner Dieu sans se miner et se coni'ondre eliC-ir.eme. Platon et les alexandrins tournerent la difSiculte de deux facons tros-diiTcrentcs : Platon sarreta au moment ou la contradiction allait s'introduire enlre la serie qu'il abandonnait, et bidce nouveile qu'il voyait prele a sortir de I'energie de la metbode dialectique. II apercul cct etre superieur a betre , cette unite anterieure a rimmensitc do temps ct despace, dans laquefle bequation immediate et la possession })r.'sente et abs.ilue de toutes les virtualites produit I'ijnmulabiiitc ])oi-(u!le, ct qui est la supreme ente- lecbie; mais il ne bt que bentrevoir comme dans un re^e, et sen tint a ce Bemiourgos du Thmie, qui existe avant le monde, qui reSlecbit enle produisant, qui delibcre, qui se rcjoi.it, qui gouverne ; un Dieu mobilo en fin , quoiqu'il se meuve lui-meme, et par consoqiicra, comme le de- montre Aristote , un Dieu seco;i(laire. Les alexandrins, au contraire, admirent sans besiicr I'unite et l'i;mnutabil;te pavl'aite-, nuiis cette unite des alexandrins, suprricare a betre par belimination de I'ctre, au lieu d'etre seulcment superieure aux conditions de betre fini, n'est plus I. ft m ALEXANDRIE. qu unc conception abstraitect sterile, qui couronne, 11 e^t vrai, Tedifice arbitraire de la dialcctique, mais qui, transpurtee dans le monde, y de- meure a jamais scparee dc tout ce qui est realitc et vie. C'est en vain que pour faire de ce neant la source de Ic^lre, lis I'u- nissent a des byposlases donl en meme temps ils Ic separent. Parceque la rij>ueur de la melbode dialectique exige un seul JJieu, et un Dieu paiCaitement un; parce que la raison bumaine, de son cole, ne soutiVe point que le principe supreme soil depourvu d'inlcUigence, el y fail pe- netrer avec la pensee une dualite veritable ; parce qu'enfin la conlin- gence du monde enlraine dans le Dieu du monde une laculle produe- trice, el que celtc faculle, incompatible avec I'unite absoiue, n est pas donnee dans la conception pure de linteliigcnce premiere , ils croient repondre a lout, en ecbelonnant , pour ainsi dire, I'un au-dessus de lautrc, le Dieu des ecolcs de pbysicicns, celui de Plalon et celui des Eleates , el en cssayanl de sauver le principe de lunicilc par liiiiporta- tion des mysteres ininlclligil)les dc I'lnde. Mais quand on leur accor- derail, tantol que cos trois Dieux sonl dislincls, et tanlol qu'ils ne le sont pas, quand on i'crait cetle violence a la raison bumaine, quau- raient-ils gagne en delinilive ? Si le monde est explique par la seconde byposlase, jamais la seconde ne le sera par la premiere, lis ont beau identifier ainsi Tun el le multiplier sans le transformer, cetle conlradic- lion meme ne les sauve pas, el loutes les difficulles subsislent. Le mysticisme des alexandrins n'est done qu'une illusion et ses re- sullats sonl entieremenl cbimcriques. Leur point de depart les con- damnail ou a s'arrelcr sans motif, comme Plalon, ou a se pcrdre dans Fexlravagancc en allanl jusquau bout, comme les Eleates. Ce mysti- cisme el ces bypostascs par lesquclles ils croient pouvoir redescendre de cetle unite morle ou les a menes la dialectique , au monde el a la \ic qu'ils veulcnl relrouver, ne sonl que des fantomes par lesquels ils cbercbent a se Iromper sur leur propre misere. Leur reminiscence n'esl pas reminiscence; leur uniticalion ne detruil pas ralteritc. Ce quits croieul retrou\cr dans leurs souvenirs, ils font sous les yeux ; ce qu'ils croient ne pouvoir posseder que dans Texpiration de leur personnalite, ils le voicnl face a face, =■/ hzoi7-r->.. A qui sail que lidee de Dieu cclaire el conslilue la raison bumaine, la reduction des idees ralionnelles est innncdiate, ct le mysticisme est superdu. La pbilosopbie de Plalon, en s'arretant au Dcmiovrfjos, donnait au monde un roi el un pere, et faisait de la cause premiere une cause ana- logue a cello que nous sommes, el, par consecjuenl, inlelligenle et lihre. La tbeologie naturelle et la melapbysique , dans un tel s\steme, ve- Jiaient en aide a la morale ; el si dans les speculations de Plalon sur la vie future, on ne rencontre rien de precis el de determine sur la nature des peines et des recompenses, le fait dune remuneration et la per- sislance dc la personnalite bumaine ne sont jamais mis en doule. Le dogmc meme de la metempsycose, (juand ou le prendrail au sericux, ne delruirait apres la morl que ridentite personnelle, el non lidenlilc subsl;mtiell('. Dans cctto vie, la |)ersonnalit('' bumaine est resi)ectc(!, menu' dans les phis vivos ardours de lamour plaloni(iue, el le cai-aclere de la philosophic alcxandi'iiK^ (pii se pretendil licritiere dcrAcadcime, rend Ires-remarquable la Ihcorie de Plalon sur la poesie cl la subordi- ALEXANDRIE. 67 nation constanto dans ses ecrils de la facultc divinatoire a I'intelligcnce. II suit de cettc theorie de Platon sur J)ieu el siir lame liiitnaiiic , que son Dieu est un Dieu a I'image do Ihouimc : il n'est done pas en dissenli- menl absolu avec la m}lliologie ; el s'il proscrit les rccits dos poeles et le polylheisme dans son sens grossier, il conserve, en lidealisanl, le Dieu supreme du paganisme, dicum paler alque homhnim rex. Les alexandrins^ au conlraire, avec leur premiere hvpostase, admellent un Dieu incondilionnel dans lequel ils ne savcnt plus retrouver ni intel- ligence, ni liberie, ni eflicace; ainsi au sommel des elres poinl de per- sonnalite- dans le monde, ils ne conservcnl pas memo lidentite des substances, et font sans cesse absorber la substance inlerieure par la substance superieure; loin de conscrver apres la mort liderilile person- nelle, toule leur melhode, toute leur morale, tendenl a la detruire des a present, et a produire luniflcation immediale par lexaliation de Vaffectus. Aussi, quand ils nomment les divinitos myllio!()gi(|ues et in- troduisent des prieres, des expiations, des ceremonies, semlilent-ils n'emprunter que les noms des dieux sans aucun de leurs allribuls, a pen pres comme Aristote, qui ne laissait subsister d'autres divinites in- ierieures que les astres. Ouelqucfois ils reslenl fidelcs a ce sym.bolisme absolu , et Ion trouve meme dans Porphyre des explications de la grace et de la priere, analogues a celles que donnc Malebranche (juand il \cut sauver limmutabilite de Dieu; mais le plus souvenl ils chorcbcnt a ac- cepter ces divinites dune fa^on plus litleralc, en leur donnant unc existence individuelle, pcrsonnclle. lis ne revicnnent pas sans dinile, si ce n'est poeliquemenl et par allegoric, a la m>lhol.'!gie d'lionsei'ej mais ils adoptenl celle du Ihnec. 11 setablil ainsi dans Iccole une sorle de lulte entre deux principcs opposes : quelqucs mailres s'altacbent a la personnalite et a la liberie , et veulent la trouver a lous les degres de letre, en Dieu dabord, puis dans toutes les emissions bypostaliques, el dans lliomme •, d'autres livrent lout a Faction necessaire de la nature dans cbaque elre et a des impulsions irresistibles ; la plupart se lour- menlent pour reunir les deux points de vue, et deja Plolin, au debut do lecole, se contredit a chaque pas. Le point de vue qui semlile domi- ner dans les divers systemes est celui-ci : tout elre inlermediaire entre le premier el le dernier a une faculle qui le raltache a ce qui precede, et uneaulre a ce qui suit: la premiere est I'amour, laspiralion , donl le but esl runification; la seconde est lirradiation ou emission h}posta- tique, donl refTel est la constilulion d'hyposlases infcrieurcs, et laug- mentalion de la mulliplicite. La faculle de produire est un principc der- rcur et de chute qui apparlicnt a lordre necessaire et falal; la faculte de rcmonter et de s'unir esl un principe de grandeur el d'anielioration qui apparlicnt a Tordre de lamour el de rinlclligence : cesl en lui que reside la liberie , si elle pent (Mre quelque pari; et dans lous les cas, cette lilicrte peril des que i'unification esl produite, et, par consequent, elle n'est lout au plus (lu'une forme Iransiloire de cette vie d'epreuvcs. Cequi trouble ainsi profondcMnent les alexandrlns, cest leur mysti- cisme. lis porlent la peine d'avoir rci'onnu I'exislencf^ dune laculte in- tuitive superieure a la raison ; la force active et inlelligenlc qui a con- science d'elle-meme , qui segouNcrne elle-meme, qui se jx.ssede cnfin, apres avoir cru realiser de boime foi unc abdication inu)os.-ible, fail 68 ALEXANDRIE. irniiUion do lous Ics coles cl cIumtIic a se rcssaisir clle-mc^mc. La li- berie , la raison fe.iit cllbrt pour renlrer dans la psychologic , dans la melapiixsiqiie, dans la Ihcodicee; cl conimc on a d'ahord dctourne Ics ycux du Dicu infinimcnl infii:! donl la rcalilc se (ail sentir a noire rai- son dans ses plus secrcls sancliiaires, on ne parxicnt pas a se lenir dans ccUc concci)li!)n dun Dicii ahslrail el insignilianl quon a mis a la place du Jiieu verilabic, cl Ton relombe a chaque pas dans I'idce paienne d"un Dicu grossicr, fabriquc a noire image, el d'une mvtholo- gie qui Irompe Ics esjjrits vulgairt^s en mctlanl au moins un simulacre de puissance cl do vie enire Dieu cl nous. Au milieu de ccUe lullc enlre deux csprils opposds , nne pensee con- solanle, cesl (jiie la morale de lecolc dcmcura constammenl pure. L'ele\ation cl la noblesse des idecs de Plolin furent Iransmises a ses successcurs. Porphyre incnait unc \ieasccli(|ue ; sur ce poinl rinllucncc de Platon res'a souvcrainc, sinon loujours dans la pralicjuc, du moins dans la llie!>rie. Plusicurs rcvenaienl mcme aux ancienncs regies de I'inslilul pylhagorique : on raconlait des mervciilcs de la discipline des mages; i)!us dune secle pbi!osophi(iue dc celle epoque affcclail unc sevcrile de inreurs cgale. aux regies monaslifiucs des observances Ics plus ciroilcs que Ion trouve dans I'liglise cbrelicnne. On I'aisail ouver- tcmenl la guerre au coi'ps; on aidail la reminiscence par des praliques; on voulail reconqnerir de vive force la bealiUide jjcrduc, et, quoique dans un corps, mcner deja une vie angelique, ftiic: a-i-;c/,i/-oc i> 7^0 cci- li.y-:. Les cln'olicii.s )-eussissaienl mieux que les ])hilosophes dans ces voies d"au.slcri'u'' ; la I'aison en esl toule simple : ils avaient une regie de foi et de conduile; ils avaienl une esperance determinee , cerlaine, et, sauf les mysti(pies propreincnl diis,n'as{)iraicnl pas, comme les platoniciens, a se conlbridrc d.ms unc nature superieure. Otte dilTcrencc enlre les cbrcliens cl les {j'liiosophes c'ail une des grandes doulcurs de Julien; et ce fuL sans d'.'iile une ties causes de son iinpuissance. Au resle, il est asscz remai'fpiah'e (jue ces cclecliques inlrepides, qui luUcrenl si long- lemps coiilre le chi'islianisme, ne cberelierenl pas a le delruire en I'ab- sorhant. i.e.^ nrt'lendncs imilalions du cin'istianisme par I'ecole neopla- lonici"n:ie ou du ih'oplalonis.-ne par les chreliens, ne sonl le plus souvcnt (;ue le re.viHa.l dune meinc iniluence gcnerale qui agissait sur des conlcinporains. Les rapprochetnents que Ion a voulu I'aire du mys- tere de la Trinile a\(c les Irois pcrsonnes ou hypostases du Dieu de lecole, sonl dt s analcgies lout cxlerieurcs, cl la diirerencc des doc- trines v>\ si profiU'lc , qu'cllc exclul de part et d'aulre loulc idee d'cni- pi'unl. II n'en est pas de meme sur quelques points de discipline, ou sur quelqucs oi.'i^'.i'.'Ds plus essenliellement philf»s()pbi(pies; ces eomnni- nicatiuns son! nalui'clles, necessaires : un s_\steme de philosophic mo- dilie loujours les doctrines rivales ou enneniies. II y avail d'aillcurs des ap().s!,isi('> v\ (les conversions; il \ avail de nornhreuses et iinporlanles iK're-ies donl lOrigine elail evidemincnl philosophique, el(|ui, i)ar con- sequent, a\a!ei!l jx.'ur rt'sullat de I'aire diseuter une lliese philosophique en j)!ein coiicile. Alais a i'exccption de C(>ile iniluence quelon cmm'cc et (pie Ton Miiiit , ['our ain-i ilii c, a son insu , il n"y a pas eu de parti pris de la part des alcxanurins de [aire enlrer les dogmes chreliens dans leur ALEXAXDRIE. C9 ^clectisme. Quand ils I'auraient voulii, TEglise chroiiennc possodait iin caractere qui la separail elernpllemont dc tuiile ])liilo.sophie : el!c etait mtolerante. Elle devait I'etre : une religion lolerante, en maliere de dogme, se declare fausse par cela meme; et de plus, elle pcrd sa sauve- garde , ce qui fonde et assure son unite. La religion , qui repose sur Tautorite , doit se croire infaillihle et se nionlrer inlolerante, exclusive en matiere de foi. La philosophie vit de liberie, et il est dc son essence d'etre comprehensive : le tort de I'ecole d'Alexandric est de I'avoir ete trop ; elle a peche par exces en tout. Les principes philosophiques de cette ecole la menaient tout droit a des contradictions qui devaient I'epuiser. Le role quelle prit apres Piotin, d'adversaire declare du clirisUanisme, ne fit que retarder et en meme temps assurer sa chute. Le polylheisme dont per.sonne ne voulait plus et qu'ils transibrmcrent en symbolcs, ful pour eux un obstacle et non un secours. Le philosophe n'a pa>:. besoin dc symbolcs; le peuple ne les entend pas. 11 les recoit, mais grossierement , sans interpreta- tion. 11 n'y a pour lui ni symboles, ni ecleclisrae, ni tolerance philo- sophique. Cette espece d'originalilc qui consiste a n'en poiiit avoir le touche peu ; il lui faut un drapeau et des ennemis. On ne Ic remuera jamais que par ses passions; il n'y a pas dautre anse pour le prendre. Les alexandrins auraient du so renfcrmer dans la speculation : le role de philosophes leur allait ; ils se sont perdus pour a\oir essaye celui d'apolres. De tons les empereurs, ce n est pas Jus'dnien qui leur a fait le plus de mal; c'est Julien. Les alexandrins se sont donn(5 leur nMe et leur caractere historique; il I'ont choisi, ils font cree avec reflexion et intelligence; ils ne Font pas re^u de I'inspiration ou des circonstances ; ils Font accommode aux circonstances de leur temps. Possedes a la fois de ce double esprit qui fait les superstitieux et les increckdes, disciples soumis jusqu'a I'abne- gation, frondeurs inlrepides jusqu'au sacrilege; absorbant loutes les religions, mais pour les denalurer, les supprimer et n'en g:;rder que I'enveloppe utile a leurs desseins; profonds politiques sans habilelc ve- ritable, imposteurs malgre la sinccrite de leurs \ues, souvent irompes en depit de leur penetration , ils avaient beau connaitre a AmkI tons les maux et tons les remedes : tant de science leur portait prejudice; ils poussaient laprevoyance et I'habilete jusf[u"a cet exces ou elle est nui- sible. lis voulaient a eux seuls rassasier ces deux bcsoins qui parlagent les hcinmes: le besoin de croire aveuglemenl , le Ijcsoin de voir e\idem- ment. lis ne savaient pas qu'a force de lout amnistier on pcrd le sen- timent meme de I'histoire, et eel e;r.j)orlement necessairc en fa\eur d'un principe ou d'une doctrine qui seu! donne de I'energie et imprime un caractere. 11 est peut-elre beau de n'avoir aucun parli; mais alors il faut renoncer a linfluence. Voycz, pour la bibliographic, les articles Ploti?< , PonpnvRn, Iambli- QL-E, etc., et consultez, pour I'ecole en general, YIIiiiic. Kant opera en phiIoso))hic la mcme revolution (pie Klop- stock , Got"l!ic ct Schiller en liUcralurc. 11 I'onda cetlc grande ecole na- tionale {W pi'Mfonds pcnseurs (|ui (omptc dans scs rangs Jacobi , Lichlc, Schcllii g cl Hegel. Kn menic t(Mnps , il I'crmc le wuT siecle (^t oii\ic le xi\''. Pour couiprcndre sa n'-rormc, il I'aul la rallachcr a scs auU'-ce- denls; car, loin dc rcnier scs dcvancicrset I'espril des ecoles qui I'ont ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 71 precede, Kant ramene la philosophic moderne dans la voio, d'ovi clle n'aurait pas du sorl'r ; 11 la replace a son point de depart , ct s'il a ete surnomnic le second Socrate, on aurail pu I'appeler aussi le second Descartes. Descartes avait donne pour hase a la philosophic Ictudc de la pcnsce • mais, iniidele a sa propre inethode, au lieu de faire ranalvsc de I'intelli- gencc et de ses lois, il abandonna la psychologic pour I'ontologic, lob- servation pour le raisonnement et Ihypothcse. En outre, parmi Ics idees de la conscience, il enestune qui lepreoccupe et lui fait oublier toutcs les autres, lidee de la substance. Ce principe developpe par Spinoza cn- gendre le pantheisme et devient la theorie de la vision en Dieude Male- branche^ ce pantheisme deguise. Inc autre branche de la philosophic du xvii'^ sieclCjlecolede Locke s'attacliantau cole de la conscience neglige par Descartes, a 1 element empirique, et meconnaissantlc caractere des idees de la raison, produil le sensuaiisme. Leibnitz so place entre les deux systemes, combat leurs pretentions exclusives, et, faisant la part de lexperience et de la raison , essaye de les concilier dans un systcme superieur. Mais il ne maintient pas la balance cgale : i! incline vers I'i- dealisme, el sabandonne lui-meme a Ihypothcse. Le systcme des mo- nades et de Tharmonie prcctablie, malgre la notion supericure de la force et de la multiplicile dans lunite, a I'inconvcnicnt de reprodiiire quelques- unes des consequences de I'idealisme cartesien ct de revctir une appa- rence hypothetique, ce qui le fait rejeter sans examen par le xviii« sie- cle. Wolf a beau lui donner une forme reguliere et geometrique, aux yeux d'hommes tout prcoccupes d"analyse et d'experiencc, il n'est que le reve dun homme de genie. Cependant le sensuaiisme de Locke, de- veloppe et simplifie parCondillac, porte ses fruits, le materialisme et 16 sceplicisme. En Angleterre , Berkeley, partanl de rhypolhese de la sen- sation et de ridee represcntalixe , nie rexistcnce du monde cxterieur. Hume, plus consequent encore el plus hardi, altaque toute verile et de- truit toute existence; il aneantit a la fois le monde cxterieur el le monde inteiicur, pour ne laisser subsister que de values perceptions sans ohjet ni realite. 11 essaye debranler en particulierle principe de causalile qui est la base de toute croyance ct de toute science. Lecole ecos- saise proleste au nom du sens commun ct de rcxpcrience conlre tons ces rcsullats de la philosophic du wW et du xviir siccle. Elle sclTorcc de ramencr la philosophic a lobscrvalion de la conscience el a la psychologic expcrinicntale; mais elle montrc dans celte entrepriseplus dc bon sens que de genie, plus de sagesse que de profondcur. Elle s cpuisc dans I'a- nalysc dun scul fait interne, cclui de la perception. Elle cfflcurc ou ne- glige les idees de la raison, quelle se conlenle d'eriger en principcs du sens commun. Kefusant d'aborder les grandes (|ucslions qui intercssent rhonmie , clle se confine dans les regions inferieures de la psychologic, et par la se rend incapable, non-seuicment de faire faire un grand pas a la science, mais de juger les syslt'>mes du passe. Tel etait I'elat de la philosophic en Europe, au moment ou parut Kant ; ce grand homme, voynnt lincertitudc el la contradiction qui re- gnaient entre les systemes des philosophcs, en rechcrcha la cause, et 11 la tr()U\a dans la methode qu'ils avaicn- sulvic.Tous,s"attachant a Fob- jet de la connaissance et poursulvant la solution des plus hautes ques- 72 ALLEMANDE (PlIIEOSOPIIIE). tions que puisse se poser rinlclligence humaine, telles que celles de rexistence de Dieu, de la spiriluaiiie de 1 aine el de la vie future, ont oublic le siijcl uieinc qui donnc naissance a tous ces problemes, savoir : I'espril huinain, la laciilti' de eonuaitrc, la raisou. lis out neglige de conslatcr ses lois , les conditions noccssaires qui lui sent imposees par sa nature, Ics limites qu'elic ne i)cut iVanchir, les questions qu'elle doit s'inlerdire, afin de s'epargner de \aines et steriles rechcrches. Yoila ce qui a peri)eluc sans IVuil les dehats et les dis])utesenlre k-s philosophes. 11 faut done rameuer la jdiilosophie a ee point de depart, abandonner I'objet de la eonnaissanee pour s'allacher a la eonnaissanee elle-nieuie, analyser se\erenu'nt ses lurnics el ses conditions, deternuner sa portee et ses veiitaides iiinites. I'uur cela on doit ecarler avec soin tout ce qui n'est pas la eonnaissanee elle-niemo, tout clement etrariger. Par la on pourra fonder une science indopendanle de toutes les aulrcs sciences , une science qui ne reposci'a que sur elle-nu^'me, el donl la certitude sera ^gale a celle (lesnui'.hemalicpios, ])uisqu"elle ne rcnrerinera que les no- tions pures de rentendenuMii. La metaphysifiue sera enlin assise sur une base solide, et les condiiions de la cerlilude elanl lixees, le sceplicisnie sera desorinais banni de la philosopbie. Cclte melhode renversera bien des pretentions dogii'aliques, elle delruira bien des opinions et des ar- guments cclebres, mais elle les reniplacera par des principes inebran- lables a lahri des aUaquos du douie et du sopbisnie. Tel eslle projel bardi quo content Kant el qu'il realisa dans son prin- cipal ouvra.ue dont le litre scul anuoncc lesprit et le but de cette rcforme : La Crilique de la rch^oii pvrc. Dans la Critique de la raison pure, Kanl procede dabord a Tanalyse des notions de Fespace et du temps, qu'il appclle les formes de la sensi- bilile. II les separea\cc uiie admira!)ierigueur de toutes les perceptions sensibles avec lesqueiles on les a conlbndues ; il fail ressorlir leur carac- t^re de necessite et d";'.n!\(Tsalile;pi;is, appliquant la meme metbode a la facullc de jugor el au:v pi'incipes de lentendenient, il fail I'anahse de DOS jugemenls. 11 reprend le lra\ ail c/, le le:ii')>, la. caaise elernellV et absolue . Dieu, Tame lunuiiiiie , la rMii.sianre I'uilei'it He iiicme ne son! (pie de simj)les formes do noli'o riii-'-n ii n'oiil pas de rr'aiili' bors df I'espril qui les conroil. Aiii.-i, a[;;'- s ii\o;i' A Nicloriou^enienl re!'u!('' !e sensualisme, apres a\oir londo un idi'aii. me (;i:i l•(po^(> M:r les lois menies de I'inlel- ligence iHi;ii;:ii;e. i\aiii ai.ou'il i.M >ce[!licisni'.' sur !e^ objets qu'il imi)orle le i>lus a i honuiic do coiiUiuli-e , i!irii, I'iUiie liiiiiia.ine , la liberie; il se plait a mellre la lai.M n t u conlradiolion avec eilt-nieme sur toules ces questions, dans ce (ju'il appolle les avlinoinie.^ de la raison. Lui enlln ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 73 qui avail enlrcpris sa rcforme pour s'opposer au progres du sceplicisme el le bannir pour jamais dc la science, il se Irouve qu'il lui a construit une forleresse inexpugnable dans la science menie. Kanl vil hien ces consequences , el il recula eirra\ e devanl son oeuvre ; son sens moral surlout en ful revolle. Aussi , changeanl de point de vue el se pla^'ant sur un autre terrain, il cherche a relever lout ce qu'il a delruil, a I'aide d'une distinclion qui fait plus dhonneur a son caractere qu"a son genie. II distingue deux raisonsdans la raison : Tune speculative, qui s'occupe de la verile pure el engendre la science 5 1'autre qui gouverne la volonle el preside a nos actions. Or, tout ce que la raison speculative revoque en doule ou dont elle nie rexistencc , la raison pratique ladniel el en affirme la realile, Kant, sceplique en Iheoric, redcvienl dogmatique en morale; il y a en lui deux pl'.ilosoplics, dans sa philosophie deux systemes. Dieu est revele par la loi du devoir, il npparail comrae le representant de I'ordre moral el le principe de la justice. La liberie de 1 homnie et rimmorlalile de Fame sont egalenient deux corollaires de I'idce du de- voir. On sent bien qu'une pareille doctrine avec les consequences qu'elle renferme, et qui ne pouvaient manquer d'etre devoilces, ne devait pas se faire admeltre sans combat el sans essuyer de vives attaques. A la tele des adversaircs de Kanl se placerenl trois liommes d'un esprit su- perieur et donl le nom est illuslre dans la science et dans la lilteralure, Hamann , Herder et Jacobi. La philosopbie de Kanl, qui repose sur I'analyse des formes de la pensee, a son point de depart dans la rellexion; mais, anterieuremenl a toute pensee rellechie, la verite se rexelea nous spontanement; I'inlui- tion precede la rellexion, le sen'imcnt la peiisce proprement dite, et la foi la certitude. Toute science, en dcrniere analyse, repose sur la foi qui lui fournit ses principes. Hamann entrcprend une polemique contre tous les systemes qui ont pour base la rellexion el le raisonneirienl.il demon- tre que ceile melhode conduit ineviiaLlement au sce])licisme, etilen con- clut qu'il n'y a qu'un moven d'cviler Tccueil , cesl d'adm.ellre la foi^ la revelation immediate dc la verile dans la conscience bumaine. Herder oppose egalement a la connaissance abslraite que donne le raisonne- ment, I'idee concrete qui est le fi'uit de lexperience; il veul que Ton reunisse ce que Kanl a separe : reldjLcnl empirique et relem,enl ralionnel dans la connaissance. Kant, scion lui, a Irop abuse de I'abstraction et de la logique. Mais c'cst surlout Jacobi (jui a developpe ce principe el a su en lirer tout un sysleme; aussi doil-il etre regarde comme le clief de celle eco'e. II sigisale aussi I'aLus de Ja logique el du raisonnement qui, selon lui , no pent que diviser, distinguer et combiner les connaissances et non les engendrer, operations arlificielles qui s'exercenl sur les ma- teriaux anterieuremenl donnes. Jacolii accordc a Kanl f[ue la raison lo- gique est incapable de connaitrelesveriles d'un ordre superieur, qu'elle reslc dans la spbere du fini el ne pent alleindre jusqu'a labsolu. Le principe de loute connais.-ance et de toute aclixile est la foi, celle reve- lation qui s'accomplil dans I'aiise liumaine, sous la forme du senlimenl, el qui est la base de loute certitude el de toute science. Ce principe est emincmmenl vrai, mais Jacobi lexagere. II est bien d'avoir reconnu le role necessaire de la sponlaneile el de la connaissance 74 ALLEMANDE (PIIILOSOPHIE). intuitive coramc antericures a la reflexion et au raisonnement ; mais Jacobi va plus loin, il deprccie la raison et ses precedes los plus legiti- mes, il nieprise la science et ses formules, il tonibe dans le sentinien- talisme, et lous ces dcfauts lui ont ele reproches : le vague, robscurite, la I'aciiile a se contenler d'hypotlieses, I'absence de methode el la pre- dominance dos formes cmpruntees a I'imagination. Le sentiment est un plienomene niixtc qui appartient a la fois au developpement spontane de rinlelligence et a la sensibilite. Jacobi ne se contenle pas de sacrilier la rellexion a la spontaneite , il accorde aussi trop a la sensation. De la une confusion perpeluelle qui se fait sentir surtoul dans la morale. La loi du devoir, si admirableinent decrite par Kant, fail place au sentiment, aun instinct vague, au desir du bonbeur, a une espece d'eudemonisme qui flotle entre le sensualisme et le myslicisme. On chercberail la vaine- ment une regie fixe ou un principe invariable pour la conduite hu- maine. La doctrine de Jacobi ful une protestation dioquente conlre le ratio- ruilismc sccptique de Kant, mais elle lui etait inferieure comme ocuvre pbilosophiquc. C'etail deserter le veritable terrain de la science. 11 fal- lait attaquer cc systcme avec ses proprcs amies et le remplacer par un autre qui, sans offrir ses defauts, conservat ses avanlages. Aussi la pbi- losoj)bie de Kant, apres avoir rencontre dabord de nombreux obstacles, so repandit rapidement parmi les savants et dans les universites. Elle penelra dans toutes les brancbes de la science et meme de la lilterature. On vil paraitre une foule douvrages animes de son esprit el do sa me- tbode. On s'occupa avec ardeur de combler ses lacunes , de Japcrfection- ner dans ses details, de lui donner une forme plus reguliere, de lexpo- ser dans un langage plus clair et plus accessible a toutes les intelligences. II sul'fit de ciler ici les noms des bommes qui se signaierent le plus dans cette entrcprise , Scbuiz, Reinbold , Beck , Abicbt, Bouterweck , Krug. JMais il etait reserve a un penseur du premier ordre de donner la der- niere main au s\steme de Kant, de Tclever a sa plus baule puissance et en meme temps den devoiler le vice fondaraenlal. Metapbysicien profond, logicien inflexible, Ficbte etait un de ces bommes qui font avancer la science en degageant un systcme de toutes les reserves et les contradictions que le sens commun y mele a I'origine, et qui, epargnant ainsi de tongues discussions , preparenl lavcncmenl dune idee nouvelle. Ficbte s'allacbe d'abord a donner a la science un prin- cipe unique et absolu. Ce principe est le moi, a la fois sujet et ol)jct, qui, en se(level()p[)ant, tire de lui-meme Tobjetde laconnaissance, la nature et Dieu. Le moi seul cxiste, et son existence n'a pas besoin d'etre de- montree; il est parce qu'il est. Tout ce qui est, est par le moi et pour le moi'; c'est la lidee (pie Ficbte a deveioppee avec une grande force de dialectique et en deployant toutes les ressources d'un esprit fecond et subtil. Au fond c'est le systcme de Kant dans sa purele et dcgage de toute contradiction. Du moment, en effel , ou les idces nccessaires par lesquelles nous concevons Dicu ne sont que des formes de noire raison, Dieu est une creation de noire esprit, el il en est de meme du monde ex- tei-i(>ur; c'est encore le sujet (pii se i)ose liors de lui el se donne en spec- tacle a lui-meme; restedonc un ctre solitaire, a la fois sujet el objel, ([ui, en se devcloppant, crec lunivers, la nature el I'liommc. ALLEMANDE (PIIILOSOPHIE). 75 Le systcme de Fichte est unc ocuvre artificicllc dc ralsonnement ct dc dialecliquc d'ou Ic sentiment dc la rcalile est hanni et qui contredil le bon sens et lexperience. On arri\e aiiisi aux consequences les plus etranges et les plus paradoxales. Mais Fichte na pas epuise tout son genie a con- struire cet echafaudage melaphysique; il a su, tout en rcstant fidele a son principe, developper des vues originales etfecondes dans plusieurs parties de la philosophic, partieulierement dans la morale et le droit. 11 a fait du droit une science indcpendante qui repose tout cntierc sur le principe de la liberte et de la personnalite. 11 a renouvele la morale stoicienne, et nul n'a expose avec plus d'eloquence les idces du devoir pur et desinteresse , de I'abnegalion et du devouement. Cettc noble ct male doctrine fut prccliec dans les universit^s a une ^poque oil lAllemagne se leva tout entiere pour secouer le joug de la domination frangaise; elle excita un vif enthousiasme et enllamma le courage de la jeunesse. Les discours de Fichte a la nation allemande sont un monument qui atteste que les plus nobles passions, eten parti- culicr le plus ardent palriotisme,peuvcnt se rencontrer avec I'espril me- laphysique le plus abstrait. Cependant lidealisme subjectif de Fichte faisait trop ouvertement violence a la nature humaine et aux croyances du sens conmiun, pour etrc longtemps pris au scrieux j il ne pouvait etre qu'une reduction a Tabsurde du systcme dc Kant. Son auteur lui-mcme, dans les derniercs annces de sa vie, reconnut ce que sa doctrine avait de contraire a la raison et au bon sens, et il essaya de la modilier. 11 cut re- cours aussi a la distinction de la foi et de la science, mais sans monlrer le lien qui les unit. En outre , aprcs avoir fait sortir du moi la nature et Dieu, il fit rentrer le moi humain dans le moi divin infini et absolu. Cette conception devciit etrc la base dun nouveau systeme, celui de Schclling. Fichte ne pouvait fonder unc ecole •, mais sa philosophic n'en exerga pas moins une grande inlhiencc, qui se lit sentir non-seulemenl dans la science, mais dans la littcrature. L' eco\e liumoristique dc JcimVaal, cellc qui dcvcloppa le principe dc Vironie dansl'art, Solger, Frederic de Schlegel se ratlachent a lidealisme subjectif ; tandis que dun autre cote I'efTort que fait le moi pour sortir de lui-memc, I'aspiration de lame vers rinlini et labsolu engendrent le myslicisme de Novalis. Aprcs Fichte commence une nouvcUe phase pour la philosophic alle- mande. L'idealisme transccndantal dc Kant et de Fichte abandonne la forme subjective pour prendre avec Schclling le caractere objeclif et ab- solu. Schclling fut dabord disciple de Fichte, peu a peu il s'cloigna de sa doctrine et s'elcva par degres a la conception d'un nouveau systcme qui prit le nom de systcme de Xidentite. Kant, niant robjectivite des idces de la raison, ranume tout au sujet. a ses formes el a ses lois. Fichte fait du moi le principe de toiite existence , il lire robjct du sujet. Schcl- ling s'clevc au-dessus de ccs deux tcrmcs et les idcntific dans un prin- cipcsupericurauseinduquelle sujctctlohjet s'unissent et se confondcnt. A ce point dc vue la dilfercncc cntre le moi et le non-moi, Ic fmi et I'in- fini s'clface ; toule opposition disparait, la nature et Ihomme, sortant du memeprincipe, manifestentleur confratcrnilejeur unite et leur idenlite. De meme au-dessus de la reflexion (jui n'atteint que le fini, se place un autre mode de connaissance, la contemplation intellectuelle, Vintuition 76 ALLEMANDE (PIIILOSOPIIIE). qui saisit immedialemcnt I'absolu. Labsolu n'est ni fini ni infini, ni su- Jct ni objel, c'est I'ctre dans locjiicl toulo didercnce et toiile opposition s'cNanouisscntj VUn, qui, se devoloppantj devient I'univcrs, la nature et Ihonimc. U suit dc la que la nature n'est pas morle mais vivante. Dieu est en ellej elle est divine, ses lois el celles du niondc moral sont idenliques. Nous ne pouvons donner iei ineme une legere esquisse de ce sysleme. II est impossible de meconnaitrc ce qu'il renlerme delcve et d'original, la fecondite et la riciiessc de ses resullals. Sebelhng avail su s'approprier les idees de plusieurspbilosopbes, de Platon, de Bruno, de Spinoza, ety rattacber les deeouvcrtes plus reeentes dc Kant, de Jacobi et de Tiebte. A I'aide d'un principe superieur, il en avail compose un systeme se- duisant surtout par la facilile avec laquellc il expliquait les problemcs Jes plus cle\es jusqu'alors insolubles. (]e pantbeisme allait d'ailleurs si bien au genie alleiriand, qu'il ne pouvait manquer d'etre accueilli avec entbousiasnie. Scbelling tut le cbef dune grande ecole, et Ton pent compter parmi ses principaux disciples Oken , Stcfens , (loerres , Baadcr, Ucgcl lui-meme qui devait bientot Ibnder une ecole indepcndante. Quoique la pbilosopbic de Scbelling embrassat lobjel entier de la con- naissance, illappliqua principalement au luondc pbysique. Elle prit le nom Ae philosophk de la nature; son iniluence ne s'exerya pas seule- nienl sur les sciences naturclles, elle selendit a la tbeologie, a la niy- tbologie, a reslbelifpie et a toules les brandies du savoir bumain. Mais, malgrc ses merites et le genie de son autcur, elle prescntail des lacuncs et de graves delauts qui, tot outard, devaicnt I'rapper les regards et provoquer une reaction. Scbelling n'a jamais expose son systeme d'une maniere complete et re- guliere j il s'est borne a des esquisscs , a des vucs generates et a des travaux partiels; il ne salt pas pcnetrer dans les details de la science, en coordonner toules les parties, formulcr sur cbaque question une so- lution nette et positive. La t'aculle qui domino cbcz lui est lintuilionj il n'a pas aumeme dcgre I'csprit logicpie qui analyse, discule, demontre, qui de\clop;)e une idee et la suit dans toules ses applications; son expo- sition est (logmatique et sa melbodebypolbcli([uc. 11 sabandonne trop a son imagination , son langage est souvcnt ligure ou poeticjue. En ou- tre, il a plusieurs Ibis modilie ses opinions, el il n'a pas loujours su cta- blir le lien enlre les doctrines qu'il voulait reunir et tbndre dans la sienne. Ces defauts devaient etre exagercspar ses disciples. (amix-cI se mirent a parler un langage inspire el mysticiue, a dogmatiser el a propbetiscr au lieu de raisonner et de discutcr. Le mysticisme et la poesie envabi- renl la science; la ])bil()sopbie cntonna des byumes et rcndit des oracles. Ce futalors que parut Hegel. Esprit severe et metbodicpie, logicicn et dialccticien avant tout, He- gel \\i le danger que courail la pbilosopbic, et il entrcpril de la ramener au\ |)roce(les et a la tor)ne (jui const iluent son essence. Son ]jremier soin ful (1(! bannir de son domaiiie tout element etrangcr, d'ccarlcr la ])oesie de son langage, d'organiser husciencc dans son ensemble el toules ses parlies, de creer des t'ormules exactesel precises. Dans ce but, il donna pour base a la jdiiiosopbie la logiipie : c'est la ce qui conslitue principa- lement loriginalile de son systeme; mais il faut bien saisir son point de ALLEMANDE (PIIILOSOPIIIE). 77 vue. Lalogique d'Avistotecsl une analyse des formes de la pensce et du raisonnemcnt tclles qu'elles sont cxprimecs dans le langage. La logique dc Kant reprcnd el continue Idcuvre dArislole, (fcsl une analyse des formes de lenlendcment et dc la raison, considerees dans Tesprit humain lui-meme; mais ces formes et ces lois sont celles de la raison humaine, elles n'ont qu'une valeur subjective. Pour Hegel, au contraire, cesidces el ces formes , au lieu dclre de pures conceptions de notre esprit, sont les lois et les formes de la raison universcllc. Elles ont une valeur abso- lue, c'est la pensee divine qui se devcloppe conformemenl a ces lois ne- cessaircs. Les lois de I'univers sont leur manifeslalion et leur realisation; le nionde est la logique visible, llegcl refait done le travail d'Arislole et de Kant , mais dans un autre but, celui d'expliquer, a I'aide de ces for- mulcs, Dieu, la nature et Ibomme. D'lm autre cole^ la logique de Ke- gel n'est pas, comme cclle d'Arislotc ei de Kant, une simple juxtaposition et une succession d'idccs et de formes ; die represcnte le deve!op[)cment de la pensee universelle dans son evolution et son mouvement progres- sif, comme constiluant un tout organique et vivant. II part de lidce la plus simple et la suit a travers ses oppositions, dans tons ses devcloppe- mcnls jusqu'a ce qu'elle atteigne a sa forme derniere. Ainsi ces forniules abstrailes coniicnnent le se. ret de I'univers, c'est la science a j^riori et en abrege. Toutes les parties da systeme de Hegel ont pour base et pour lien la logique et elles sont cnchainees avcc un art et une vigueur d'espritadmirables. D'ailleurs, independamment du systeme, les ouvra- ges de Hegel abondent en vucs aussi neu\es que profondes sur tons les points qui interessent la science, la religion, le droit, les beaux-arls, la pbilosopbie de Ibistoire etl'lustoirede la pbilosopbie. La pbilosopbie dc Hegel, nous n'nesitons pas a le dire, est loin de pouvoir remplir les hautes desiinees quelle s'est promises, et de meltre fra aux dcbats qui ont divise jusqu'ici les ccoles philosopbiques. Elle est loin de rcj^ondre aux besoins de lame bumainc et mcme de satisfaire complclement la raison. On lui a justenient reprocbe d'avoir son prin- cipe dans uneabstraction logique, de mepriser I'experience et la mclbode expcrimenlale, de vouloir tout expliquer a priori, de fairc violence aux fails et a riiistoire, d'avoir une confiance exagcree dans ses formules sou- vent vides et dans ses principes bypolbetiques, dalfecter un ton dog- matique, de s'envelopper dans I'obscurile de son langage. On a surtout attaque ce systeme par ses consequences religieuses et morales. L'n Dieu qui d'abord n'a pas conscience de lui-meme, qui cree I'univers et I'ordre admirable qui y rcgne sans le savoir, qui successivement dcvient mineral, plante, animal etliommc,qui n'acquicrl la liberie que dans riiumanite el les individus qui la composent, qui souffre de toutes les soulTrances, meurt et ressuscile de toutes les morts, de celle de lin- secte ecrase sous I'berbe comme de celle de Soci"ate et du (]brist, n'est pas le Dieu qu'adore Ic genre buiuain. L'immorlalile de Fame, quand la mort ancantit la personne et fail rentrer lindiNidu dans lesein del'es- prit universel , est une apolbeose qui equivaul i)0ur ihomme au neant. Le fatalisme est egalement renferme dans ce systeme, qui conlbnd la liberie avec la raison et qui d'ailleurs explique tout dans le monde par des lois neccssaires, qui n'etablitpas de dillerence entre le fail el le droit, entre ce qui est reel et ce qui est ralionnel. Avec de pareils principes, 78 ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). il est inutile de vouloir expliqner les dogmes du christianisme, et de cheicher lalliance de la religion ct de la philosophic. Au^si, apres la mort de Hegel, la division a eclale au sein de son ecole, et plusieurs de ses disciples, tirant les consequences que le inailre selail attache a dissimuler, se sont mis a altaquer ouvertenient le christianisme. Quon ne simagine pas cependant quil sul'lit, pour renvcrser un sys- teme, de laccabler sous ses consequences. Ce droit est celui du sens commun, niais la position des philosophes est tout autre : un systeme ne se retire que devanl un systeme supcrieur, et encore faul-il que eelui-ci iui fasse une place dans son propre cadre. Pour le remplacer, il faul le dcpasser, et, avant tout, coiiq)ter avec Iui, le jugcr; or jus- qu':ci un semblahle jugement n'a pas cte porte sur la [)hilosophie de }legel. En Allemagne, toutcs les lentatives qui ont etc faites pour y sub- stiiucr quelque chose qui eiit un sens et une valeur philosophiques ont ete impuissantes. I'n seul homme pouvail lenlreprendre, et sa reappa- rition sur la scene du monde philosophique a excite la plus vive atteiite. Mais on nejoue pas deux grands roles; ceserait la en jjarticulicr un fait nouveau dans I'hisloire de la philosophic. Schelling, avant de condam- ner son ancien disciple, a ete oblige de se condarnner lui-meme; puis il Iui a fallu se recoinmencer, ce qui est plus diflicile, pour ne pas dire impossible. D'ailleurs la methode quil a choisie ne pouxaii Iui assurer un triomphe legitime, (le n'est pas avec des phrases pompeuses et de magniliques pai'oles que Ton rcMute une doctrine aussi fortemenl consti- tuee que celle de Hegel. Les anathemes ne sont pas des arguments. Ces (budres d'eloquence ont frappc a cole, et le monument est reste de- bout. II lallait se faire logicien pour altaquer la logique de Hegel, qui est son systeme tout enticr. Schelling, cependant, a touche la plaie de la philosophic allemande, Tabus du raisonnement et le mepris de Fobservalion. 11 a rcconnu le role necessairc de lexperience et de la methode experimeiitale; mais, au lieu d'entrer dans cette \oie el de montrer re\em])le apres a\oir donne le precepte, il s'est mis a faire des liNpotheses et a construirc de nou- veau un systeme a priori , dont malheureusement les consequences ne sont pas plus d'accord avec la religion et les croyances morales du sens comnuin, que celles de la doctrine (piil a voulu iciiiplacer. ]>'ecole hegelienne pent Iui renvoyer ses accusations de fatalisnie et de pan- theisme. Dans cette revue rapide, bien des noms ont du etre omis. Xous ne pouvons cependant refuser une place a quelques esprits distingties, qui ont su se faire un systeme propre, sans parvenir a fonder une ecole. I*armi eux nous rencontrons, en piTiniere ligne, Herhart el Krause. Le premier, d'abord disciple de Kant , puis de Fichle, chercha ensuile a se frayer une route iiuh'-pondante. II entreprit d'applifpier les inatlu'-- matitpics a la philosophic^, el de souniettre au calcnl les phcnojuenes de Tordre moral. II pari de cette hypolhcse, que les idces soul des forces, et rc'duit la \ie intellcctuelle a un dynami>me : pensee fauss(> et arricree, methode sterile, dernier abus de I abstraction dans un suci'cs- scur de Kant et de Fichle. (]('|)endant Herbart a (h'veloppe son priiieipe avec beaucouj) d'esprit el un remanpiahle talent de cnmbinaiMin. Ses ouvrages conliennent des observations lines et des vues ingenieuscs. AMAFANIUS. 79 Pour ce qui est de Krause, quoiqu'il n'ait pas manque d'originalite sur un grand nombre de points, son sysleine se rapproche beaucoup de celui de Schelling, II parlage I'univers en deux splieres, qui se pene- trent mutuellement : celle de la nature et celle de la raison, au-dessus desquelles se place I'Etre supreme, 1 Eternel. On reconnail la une va- riante du sysleme de I'identite. Krause dailleurs, pas plus (lue Schel- ling, n'a donne une exposition reguliere et complete de sa philosophie. Que concluerons-nous de cet expose general? d'abord nous recon- naitrons I'importance du mouvement philosophique qui s'est accompli en Allemagne depuis soixante ans. On ne peut nier que tous les grands problemes qui interessent I'humanile n'aient ete agites par des horames dune haute et rare intelligence-, que des solutions nouvelles et impor- tantes n'aient ete proposees, des vues fecondes emises, des lra\aux remarquables executes sur une foule de sujets et dans loutes sortes de directions; que ces idees n'aient exerce une grande inlluence sur toutcs les productions de la pensee contemporaine. Mais ces syslemes sont loin de satisfaire les exigences de I'esprit humain et les besoins de notre epoque. Une admiration aveugle serait aussi deplacee quun injuste de- dain ; il nous sierail mal , a nous en particulier, de nous laisser aller a I'engouement et a une imitation servile, quand 1 insuffisance de ces doctrines est reconnue par les Allemands eux-memes, II taut done que la philosophie se remette en marche, attentive a eviter lesecueils conlre lesquels elle est venue tanl de fois echouer, et qui sont, pour la philo- sophie allemande en particulier, Tabus des hypotheses, de la logique et du raisonnement a priori, le mepris de I'observation et de I'experience. Dans I'avenir philosophique qui se prepare, il est permis d'espcrer qu'un role important est reserve a la France. Le genie metaphysiqiie n'a pas ete refuse aux compatriotes de Descartes et de Malebram he. En outre, pourquoi laseveritedes methodes positives, pourquoi les qualiles qui distingucnt Tespril fran(;ais, la justesse, la nettete, la sagacile, leloignement pour toute espece dcxageration, le sentiment de la me- sure, c'est-a-dire du vrai en tout, I'amour de la clarte, ne seraient- elles pas aussi , dans la philosophie, les veritables conditions de succes? Lopinion contraire tournerait conlre la philosophie elle-meme. Mais nous repeterons , au sujet de la philosophie allemande en general, ce que nous avons dit plus haul du dernier de ses systemes : pour la de- passer il faut la connaitre, et par consequent I'etudier serieusemcnt; il faut se placer au point ou ces philosophes ont conduit la science. AMAFAXIUS, I'un des premiers auteurs latins qui aient ecrit sur la philosophie et fait connaitre a son pa\s la doctrine dEpicure. C'est peut-etre a cette circonstance qu il faut attribuer la favcur que ce sys- teme rencontra tout d'abord chez les Komains. >'ous ne connaissons Amafanius que par les ouvrages de Ciceron, qui lui reproche a la fois limperfeclion de son style et de sa dialectique 'Acad., lib. i, c. 2 ; Tuxr., lib. IV, c.,3; lb., lib. ii, c.3,, mais ne nous apprend rien de sa biographic et des idees quil peut avoir ajoulees a celles de son maitre. AMAURY, AAIARICT S, AMALIIICIS, EL:\IERI(:US, ne aux environs de la villcde Chartres, vers la (in du xii*= siccle, avail fro- 80 AMALRY. qiientc los ecolos de Paris, et s'elail rapideiaent cicvc au rang dcs maitres les plus lial)i!es dans la (lialecti<|iie ol lesarls libcraux. Doiu'; d'linc har- dicsse d'ospril tout autronient rcMnartiuahlo (juc les prenuers novatcurs du sieele precedent , il parait a\()ir I'oncju i;n vastc sysleme dc pan- liieisnie, quil I'orniulail dans les pn)po>iti()!is suivantcs : « Tout est un, lout est Dieu, i)ieu est tout; » ce qui Ic eonduisait a rcgardcr le (]r(\\- loui' ct la creature coninie une nienic chose, ct a soutenii- (lue les idees de rinlelligence di\ine erecnl tout a la Ibis et sonl creees. S'ariant Tex- pression de sa pensee, il disail encore que la (in de toutes choses est en i)ieu, entendanl p.w la que loutes choses doivent retourncr en lui pour s'y reposer iinnuiah'emenl et former un elrc iini(|uc e! imrnuahle (Muratori, Ilerutn Ital. t. m, p. i, col. V8l;(jerson, 0pp., t. iv; Boulay , llltl. Acad. Paris., t. iii, p. 2:} el j8,, II est egalenient ini- possihle d'adnietlre qu'on a faussenient attrihue ces principes a xVniaury, conime Ic soup(;onne Brucker J/i.^t. cril. phil., I, in, p. (188 , , el de n'y voir que le simple resultal de ses meditations personnelles , commc on pourruil le conclured'un passage de Kigord, hiblorien conlemjjorain, qui nous dit (juAmaury suiv;ut sa methode i)ro[)re, et pensail entiere- ment d'apres lui-ineme ,'cile par M. de (lerando, Jlistoire coinparee dcs sijsilmcs, 4 vol, in-8", Paris, 1822, I. iv, p, !rlo ; mais c'esl une question de savoir ou il avail puise dcs doclriut's si i-ontraires a I'esprit de son sieele. Ouelques-uns veuleul (]u il en ail li'ouve le germe dans la metaplusique d'Arislolc; et , pour (jui a eliidie eel ouvragc el connait Tesprit du pcripaletisme, une telle conji^clure admise, il esl vrai, au xiii'^ sieele, sera sans doule peu Ibndee. II y aurail moins dinvraisem- blance, selon nous, dans Topinion de Thoma^ius ' Orig. hisf. phil., n. 39;, qui attribue les crreurs d'Amaury a linlUience de Scot Erigene. Cependanl pcut-elre en doil-on plulot chercher la veritable source dans quelques ouvrages recernn'.enl traduils, comme le livre de Cavsis, el le traite d'Avicebi'on intitule fo)is \'ila', ainsi que ^i. Jourdain le presume licc'i. sar I'dijc et I'nrig. ties trad, lalincx d'Ari.ftotc , in-8", l*aris, 1819, p. 210 ,. Les eiranges doctrines d"Amaur\ elaicn! en opposi- tion trop ouverle avec lortliodoxie, jjour ne jias soulever une reproba- tion universellc. Le pape Innocenl III les condamna en 120V; Amaury ful oblige de se relirer dans ii;i moi'ia>lei'(>, oii il moiu'ut en 1205 ; apres lui, sa memoire i"ut proscrile; el, en 120'.). w. decret du concile de La- tran ordonna que son lon;l)*'aii fut ou\(Mt el ses ceuuies dispersees. Malgre ccitc persecution, la doct'ii.e dAiraury liou\a des partisans, qui la pousscrenl rapidement a ses deriiieres con^(''(iurnces. Sui\ant cux, le Christ et le S;!inl-]-]si)rit bahilaient dans ciia-;ie bo'inne et agissaient en lui; d'ou il resuU;iil (]ue nos ouimts ne nous a])partien- nenl ])as, el (pie nous ne pouvons nous iiiiputer nns (ii'-sordros, lis niaient, d apres cela, la resurreclion des corps , le piradis el Fenfer, declarant qu'on ])orte en soi le paradis, (p;au(l en [jcssede la connais- sance de Dieu, el renter (piand on I'igriore. lis trailaienl de vaine ido- la'rie les honneurs rendus aux saints, el nallachaient , en general, aucune valein* aux pral'Knies exierieures du culle. Parmi les secta- leurs deces opinidus, on cil(> surlout l)a\i(I, de Dinanl I'oycr ce nom, . ?tl. Daunou a consacre un hug arlicle a Amaury dans le tome xvi de V Jlistoire litteraire de I'rance. AME. 81 AME. Chez les anciens, et meme chez Ics philosophes du moyen age, ce mot avait une signification plus etendue et plus conforme a son ety- mologie, que chez la plupart des philosophes modcrnes. Au lieu de desi- gner seulement la substance dumoi humain, il sappliquait sans distinc- tion a tout ce qui constitue, dans les corps organises, le principe de la vie et du mouvement. C'est dans ce sens quil faut entendre la celebre definition d'Aristote : « L'ame est la premiere enlelechie d'un corps nature!, organise, ayant la vie en puissance ((/e^?iim«^ lib. ir,c. 1), c'est- a-dire la force par laquelle la vie se devcloppe et se manifeste reellement dans les corps destines a la recevoir {VoTjez le mot ExTfiLficiiiE). » C'est en partant de la meme idee qu'on a distingu6 tantot trois , tantot cinq especes d'tlmes, a chacune desquelles on assignait un centre, un siege et des destinees a part. Ainsi, dans le systeme de Platon, Fame rai- sonnable est placee dans la tete , et peut seule pretendre a rimmortalite; l'ame irascible, le principe de Tactivile et du mouvement , reside dans le coeur; enfin , l'ame appetitive, source des passions grossieres el des instincts physiques, est enchaiaee a la partie inferieure du corps et meurt avec les organes. Cette division est egaleraent attribuee a Pytha- gore, et se relrouve dans plusieurs systemes philosophiques de lOrient. Au heu de trois ames, Aristote en admet cinq : lame nutritive, qui preside h la nutrition et a la reproduction, soit des animaux, soit des plantes ; 1 ame sensitive , principe de la sensation et des sens ; la force motrice, pi'incipe du mouvement etde la locomotion j l'ame appetitive, source du desir, de la volonte et de I'energie morale, et enfin l'ame ra- tion7ielle ou raisonnable. Les philosophes scolastiques, rejetant le desir et la force motrice parmi les simples altributs , les ont de nouveau r6- duites au nombre trois, a savcir : l'ame vegetative, l'ame sensitive ou animate, et l'ame raisonnable ou humaine. D'aulres onl reconnu, en outre , une ame du monde. Mais s'il est vrai quil y ait dans tous les etres organises et sensibles, et meme dans I'univers, considere comme un etie unique, un principe distinct de la matiere , vivant de sa prcpre vie et agissant de sa propre energie, une Ame, en un mot, nous ne pouvons nous en assurer que par la connaissance que nous avons de nous-memes; car noire ame est la seule que nous apercevions directement, grace a la lumiere inlerieure de la conscience; clle est la seule dont nous puissions decouvrir d'une maniere immediate les operations , les facultes et le principe constituUf. Toute autre existence immalcrielle, excepte celle de I'Elre necessaire, ne peut etre connue que par induction ou par analogic, au moyen de certains effets purement exterieurs qui la revelent, en quelquesorte, a. nos sens. Quest-ce done que l'ame humaine? II y a deux manieres de repondre a cette question, qui, loin de s'exclure reciproquement, ne sauraient, au contraire, se passer I'une de I'autre, et ont besoin d'etre reunies pour nous donner une idee complete de notre existence morale. On peut de- finir l'ame humaine ou par ce qu'clle fait ct ce qu'ellc eprouve, c'est-a- dire par ses facultes el par ses modes, ou par ce qu'ellc est en elle- meme, c'est-a-dire par son essence. Considcree sous le premier point de vue, qui est celui dv, \i\ psychologic expcriinentale, ellc est le prin- cipe qui sent, quipense et qui veut ou qui agit librcment ; ccsl elle, en 82 AME. un mot , qui conslitue notre moi : car ce fait par lequel nous nous apei- cevons nous-memes, et qui nous rend lemoins, en quelque sorle, de notre propre existence, la conscience est une partie integrante, un element essentiel , une condition invariable de toutes nos facultes inlel- lecluelles et morales. Ne pas savoir que Ion sent, que Ton pense, que Ion voit, c'est n'cprouver aucune de ces maniercs d'etre. Arretons-nous un pcu a celte premiere defmilion , et voyons qucllcs consequences nous en pouvons tirer. Personne n'osera nicr qu'il y ait en nous un principe inlelligent, sensible et libre; en d'autres termes, personne n'osera nier sa propre existence, celle de sa personne, de son moi. Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce moi a une exis- tence propre, immaterielle, bien qu'etroitement unie a des organes; ou sil n'esl qu'une proprielc de Torganisme et meme un des elements do la matiere, quelque fluide tres-subtil, penetrant de sa substance et de sa vertu les autres parties de notre corps. S'arreter a la premiere de ces deux solutions, cest se declarer spiritualiste; on donne le nom de niate- riallsme a la solution contraire. II faut cboisir lune ou I'autre; car, a moins de rester sceptique (et jentends parler d'un scepticisme conse- quent, oblige de tout nier, jusqu'a sa propre existence), on no peut ^chapper a lalternative de confondre ou de distinguer le moi el lorga- nisine. Le pantheisme lui-meme ne saurait echapper a celte necessile, si Ion s'en tient strictcment au point de vue ou nous venous de nous placer, au point de vue de la pure psychologic. En oftct , que Ion rc- garde toutes les existences comme des modes fugilifs dune substance unique, cela ne cbange rien au rapport du moi et de lorganisme. Dira- t-on que le moi est une partie, un effet, une simple propriete des or- ganes? on sera malerialistc, comme Ta ete Stralon de Lampsaque- Souliendra-t-on que le moi etVorganisme sonl doux forces, ou, pour parler le langage du pantheisme, deux formes de Texistence tout a fait dislinctes, bien qu'etroitement unies entrc elles? alors on rentrera dans le spirilualismc •, et si Ton se refuse a radmcttre avec toutes ses conse- quences, on en aura du moins eonsacre le principe. Remarquons, en outre, que le malcrialismc et le spirilualismc ne sonl point deux sys- lemes egalement excUisifs que Ton puisse unir dans un point de vue plus large et plus vrai. Le spiritualiste ne nic point lexistenee de la matiere , il ne songe a meltre en doute ni les phenomencs ni les condi- tions, ni la puissance de I'organisme* mais le niaterialisle ne vent ac- corder aucune part a I'esjirit, il refuse au moi loute existence propre, pour en faire un effet, une proprielc ou une simple fonction organiipie. Celte seule difference pourrail deja nous faire soup(^'onner de <{uel cole est la verite, a I'appui de laquelle nous pourrions appcler aussi tous les nobles instincts de noire nature, toutes les croyances sponlanees du genre humain. Mais la science ne se conlente pas de probabililes el de vagues aspirations : il lui faul des preuves. II n'cxiste point de preuves plus solides, on dii moins plus iminc- diates de rimmaterialite du moi, c"csl-a-dire de I'exislence memo de ranie, que celles (ju'on a lirces de son unite el de son identih'. 1" Sans unite, point do conscience; el sans conscience, comme nous laxons de- montre plus haul, point de pensce, point de facultes intellectuelles et raoralcsj en un mot, point de moij car, je ne suis amcs pro^jres yeux, AME. 83 qu'autant que je sens , que je connais ou que je veux ; et reciproque- mentjc ne puis sentir, penser ou vouloir, qu'aulant que je suis, ou que I'unite de ma personne subsiste au milieu de la diversile de mes faculles, et de la varicte infmie de mes manieres d'etre. Celte unite n'est point purement nominale ou composee, ce n'est pas un m6me nom donne a plusieurs elements, a plusieurs existences reellement distinctcs, ni une pure abstraction comme celles que nous creons a I'usage dcs sciences matbematiques ; c'est une unite reelle, c'est-a-dire substanlielle, puis- qu'elle sesent vouloir, agir, et agir librement; c"est, de plus, une unite indivisible , puisqu'en elle se reunissent et subsistent en meme temps les idees, les impressions les plus diverses et souvent les plus opposees. Par exemple, quand je doute, je congois simultanement I'affirmation et la negation; quand j'hesite, je suis partage entre deux sollicitalions contraires, et c'est encore moi qui decide. Enfin le meme moi se sent tout entier, il a conscience de son unite indivisible dans chacun de ses actes , aussi bien que dans leur ensemble. La quantite de mon etre , s'il m'est permis de ;parler ainsi, ne varie pas , soit que j'eprouve une sen- sation ou un sentiment, soit que je veuille, que je pergoive ou que je pense. Est-ce la ce que nous olTre I'organisme? Nous y trouverons pre- cisement les caractcres opposes. Dabord la matiere dont nos organes sont formes ne peut jamais etre quune unite nominale, qu'un assem- blage de plusieurs corps parlaitement distincts les uns des autrcs, ct divisibles a leur tour comiiie la masse tout entiere. Get argument, quoique tres-ancicn, n'a jamais etc attaque de face et ne peut pas I'etre. II semble, au contraire, que les plus recentes bypollieses du materia- lisme aient voulu lui donner plus de force, en admettanl pour cbaque faculte, pour cbacun de nos penchants et pour cbacjue ordre d'idees, une place distincte dans Ic centre de I'organisme. Si maintenant Ton considere separement la masse encephalique, dans laquelle on a voulu nous montrer la substance meme de notre moi , on verra combien elle se prete peu a cette substitution. jSon-sculement elle se partage en trois grandes parties, en trois autres masses parfaitement distinctes Tune de I'autre, et dont chacune est prise pour le siege de certaines fonctions particulieres •, mais il laut reraarquer encore que le plus important de ces organes, le cerveau proprement dit, est reellement double; car chacun de ses deux lobes est exactement semblablc a I'autre ; il donne naissance aux memes nerfs, il communique avec les mcmes sens et regoit de ceux-ci les meracs impressions. Cette dualite cst-elle compa- tible avec I'unite de notre personne, avcc I'unite qui se manifeste dans chacune de nos pensees, dans chacun de nos actes, dans chacun des modes de notre existence ? En vain ferez-vons converger vers un centre commun tons les nerfs qui cnlacent noire corps, et dont les uns sont les conducteurs de la sensation, les autres les agents de la volonte; ce centre ne sera jamais I'unite ; il faudra toujours recoanaitre autant de corps distincts qu'il y a d'clemenls constitulifs , autant de places dillc- rentes quit y a de nerfs qui en partent ou qui s'y reunissent. Mais il n'en est pas ainsi; les plus reeenles decouverles en physiologic nous apprennent que les agents physiques du mouvcment out un aulre cen- tre, une autre origine que les nerfs de la sensation. 2*^ Nous n'a- vons pas seulcmcnt conscience d'un seul moi, d'un moi toujours un G. 84 AME. au milieu de la variety de nos modes et dc nos altributs 5 nous savons aussi etrc toujours la meme pcrsonne, malgre les manifestations si di- verses de nos facultes el la rapide succession des plienomones de notre existence. Notre identitc ne peul pas plus elre mise en doutc que notre unite; elle n'est pas autre chose que noire unite elle-meme, consideree dans le temps, consideree dans la succession au lieu de I'etre dans la variete; et si on voulait la nier malgr6 I'evidence, il faudrait nier en m6me temps le souvenir, par consequent la pensee, car il n y a pas de pensce, pas de raisonnement , pas d'expericnce , sans souvenir; il fau- drait nier aussi la liberie, qui est impossible sans Fintelligence, et les plus nobles sentiments du coeur, dont le souvenir, c'esl-a-dire dont i'identite de noire personne est la condition indispensable. Nos organes, au contraire , ne demeurcnt les memes ni par la forme ni par la sub- stance. Au bout d'un certain nombre d'annces, ce sont d'autres mole- cules, d'autres dimensions, d'autres couleurs, un autre volume, une autre consistance, un autre degr6 de vitalite, et Ion pent dire sans exageration , d'autres organes qui ont pris la place des premiers. Ainsi noire corps se dissout et se reformc plusicurs fois durant la vie , tandis que le moi se salt toujours Ic meme ct embrasse dans une seule pensee toutes les periodes de son existence. Cc fait, si etrange qu'il paraisse, n'est pas une hypothese imaginee par le spiritualisme, c'cst le resultat des plus recentes decouverles et des experiences les plus positives ; c'est un temoignage que la physiologie rend au principe meme de la science psychologique. Aux deux preuvcs que nous venons dc citer nous ajoulerons une observation generale qui servira peut-etre b. les completer ct a separer plus nettement le moi de I'organisme. Si les actcs de linlelligence et les phenomenes du sens intime n'apparlienncnt pas a un siijet distinct, ils rentrent necessaircment dans la physiologie, ils devicnnent, aux termes de cette science , de simples fonctions du ccrveau. Or, il n'existe pas la moindre analogic cntrc Ics actes, cntre les phenomenes dont nous ve- nons de parler, et des fonctions purement organiques. Cclles-ci , quoi qu'on fasse , ne sauraient etre connucs sans les organes , sans les instru- ments materiels qui les exccutcnl et ne sont cllcs-memcs que des mouvemenls materiels. Qui pourrail se faire une idee exacle , une idee scientifique de la respiration sans savoir ce que c'cst que les poumons? Qui pourrait se rcpresenler la circulalion sans savoir ce que c'osl que le coeur, les artercs et les veines; ou la nutrition sans avoir cludie au- cun des organes qui y concourent? II en est de meme des organes sen- silifs, par exemple de la vue et de I'ouie, quand on a'dislingue leurs fonctions reelles, leur concours physiologiquc, de la sensation ct de la perception qui les accompagnent. Tout au contraire, nous pouvons ac- querir par ['observation interieure une connaissancc Ires-approlondie, tres-analytique de nos faculles intcllectuelles et morales, et du siijet m6me de ces faculles, c'est-a-dire du jmoi considerc coinme une per- i;onne, en meme temps que nous serous dans la plus cnticre ignorance de la nature et des fonctions du ccrveau. La sensation elle-meme pent elre connuc dans son caractcre propre, dans son element psycholo- gique, dans le plaisir ou la doulcur qu'elle apporte avec elle, indepen- damment de scs conditions matericlles ou dc scs rapports avec le sys- AME. 85 teme nerveux. Sans doute, ce serait une mani&re tr^s-incomplete d'etudier I'homme et sa condition pendant la vie, que de llsoler ainsi au fond de sa conscience, en I'erraant les yeux sur tons les liens qui I'attachenl a la terre, sur toutes les forces qui limitent la sienne et dent le concours lui est necessaire pour remplir le but de son existence. Mais, tout en se trompant sur leurs limiles, en ignorant leurs conditions exte- rieures el leurs rapports avec le monde physique, il n'en connaitrait pas moins la vraie nature de ses facultes , de ses modes et de son ^tre proprement dit, de ce qui constitue son moi. Nous nous empressons d'aj outer que cette connaissance il la demanderait en vain a I'etude des nerfs et de I'encephalc , et en general a des experiences faites sur les organes. A part les fails que nous avons eraprunles de la physiologie, et qui n'appartiennenl pas directement a notre sujel, qui ne nous eclairent sur la nature de lame que par les conlrasles, en nous montrant dans I'organisme des caracleres tout opposes , tout ce que nous avons dit jusqu'a present ne sort pas du cercle de la psychologic , ou de I'obser- vation de conscience. En effet , comme nous I'avons demontre plus haul, c'esl par la conscience que nous connaissons immedialemenl et I'unite el ridentite dumoi. Sans ces deux conditions la conscience elle-meme serait impossible, el elle les reflechil dans chacun des fails qu'elle nous revele aussi bien que dans le moi tout enlier. Or, I'unite el I'identite du moi suffisenl pour le distingucr des organes el de la maliere en general. C'esl done par un exces de limidile qu'un philosophe moderne (JoufTroy, preface des Esquisses de philosophie morale), dailleurs plein d'eleva- tion el defenseur des plus nobles doctrines, a voulu placer en dehors de la psychologic et des fails de conscience la question que nous venons de resoudre. C'esl la un tort sans doute, mais un tort purement lo- gique, donl on n'a pu, sans hypocrisie, faire un crime a I'auteur et a la philosophie elle-meme. II est vrai, cependanl , que I'ame n'est pas contenue tout entiere dans ce qui tombe sous la conscience ou dans le moi j elle est bien plus que le moi, sans en 6tre essentiellement dislincte ; car le moi n'est que I'ame parvenue a une certaine expansion de ses facultes , a un certain degr6 de manifestation qui peut elre retarde ou suspendu par la predomi- nance de I'organisme, sans qu'il en resulle aucune interruption dans rexistence meme de noire principe spirituel. Essayez, en effet, d'ad- meltre le contrairej supposcz, pour un instant, I'identite absolue de riime el du moi 5 vous aurez aussilol centre vous les plus formidables objections du malerialisme. Oii etait voire ame pendant voire premiere enfance, quand vous n'aviez pas encore la conscience de vous-meme, quand toute votre existence interieure etait bornee a quelques vagues sensations donl le sujel, I'objet et la cause se Irouvaienl confondus dans les memes lenebres? Que devient cette ame dans I'evanouissement, dans la lethargic, dans le sorameil sans reves, dans Fidiotisme el la demcnce? Mais si, d'une part, je suis oblige de croire a mon identile comme a la condition meme de mon existence; si, d'une autre part, il est prouve par I'experience que le fait sans lequel il n'y a plus de moi, que la conscience peul rester absente, s'evanouir el s'eclipser, il est Evident qu'il faut elendre au dela de la conscience el du moi le principe m AME. constitutif de mon 6tre, c'est-{l-dire mon dme, dont I'idde m'est fournie par la raison dans un fait de conscience. De la la necessite, conime nous I'avons dit en conimengant, dajouter a la definition psycliologi- que de lAme, ou a la simple enumeration de ses iacuUes, une autre definition plus elevee , ayant pour but do nous faire connailre son es- sence, son principe conslitutilet vraiment invariable. Ceux qui ont confondu lame tout entiere avec le moi, ont du ndces- sairement se tromper sur son essence ; car, dans Ic cercle etroit ou ils sc sont renfermes, ils ne pouvaient rencontrer que les facullcs et les modes dont nous avons imniediatement conscience, c'est-a-dire, pour parler la langue de I'ecole, des proprietcs et des accidents, des fails variables ou de simples abstractions. Aussi, les uns ont-ils cru voir I'esscnce de I'amc dans la pensee : tels sont tous les pbilosoi)bes de I'ecole cartesienne ; les autres, nous voulons parler de Locke et de Con- dillac, Font cbcrcbce dans la sensibilile, et dans un scul mode de la sensibilitc, dans la sensation; enfin un penseur plus recent, Maine de Biran, a tente de la ramener a lacle de volonte, a la volition propre- ment dite, designee sous le nom d'eilbrt musculaire. Les consecjuences qui resultent de chacune de ces opinions (car ce n'est pas ici le lieu dc les soumettre a un examen plus approfondi) achevcnt de nous demon- trer combien il est necessaire d'etendre au dela des limites de la con- science le principe reel ou I'essence invariable de notre Ame. En elVet, avec Descartes, notre pensee (inie, sans autre s?//;5//"«rc [Vita Plot., c. 3) pres de cent ouvrages. II est malheurcux qu'aucun de ces ecrits ne soit arrive jusqu'a nous ; car ils dissiperaient probablement bien des nuagos qui existent encore pour nos esprils dans la philosophic neoplalonicienne. Cette pcrte doit nous seinblcr d'autant plus regroltable, que Plotin hii-mcine designait Anicliiis conunc cclui de ses (liscii)les qui petictrait le niieux dans Ic sens de ses doctrines. Parini les ouvrages sorlis de la plume d'Ainelius, il y en avail un qui montrait la dillerence des idees de Plotin a celles de Nunienius, et qui jusliliait le premier de ces deux philosophcs de laccusation inlcntee centre lui de n avoir etc que Ic plagiairc du dernier. 11 ne para i I pas AMMONIUS. 95 avoir dedaign^ le travail de la critique ; car il demasqua quelques-uns des iraposteurs, alors si communs, qui publiaient, sous les noms les plus ancienset les plus veneres, des rapsodies de leur invention. C'est ainsi qu'il ecrivit conlre Zostrianus un ouvrage en quarantc livres. Apres la mort de Plolin, Amelius quitta Rome pour aller s'etablir a Apamee, en Syrie, ou il passa le reste de ses jours. II avait cherche, comme les autres philosophes de la meme ecole , a relever par la philosophic le paganisme mourant. Voyez Eunape, Vit. sophist, et fragment, histor., etc. — Suidas, Amelius. — Porphyre, Vita Plotini. AMMO\IUS d'Alexandrie , philosophe peripateticien du i" siecle apres J.-G. II enseignail la philosophic a xVlhcnes, etPlutarquc, qui suivait ses IcQons, ne se contente pas de le mentionner frequemment dans ses ecrits, mais lui a consacre un ouvrage special qui nest pas arrive jusqu'a nous; il lui attribue d'avoir regarde, comme conditions de la philosophic, I'examen, Tadmiration et le doulc. On suppose qu'Ammonius est le premier peripateticien qui ait tente d'etablir une conciliation entre la philosophic d'Aristotc et ccllc dc Platonj c'est du moins ce que veul demontrer Patricius ( Discuss, ycriixit., t. i, lib. iii, p. 139 ). Aussi n'appartient-il pas a I'ecole des pcripatcticiens purs, mais a I'ecole syncretique. Du reste, ses oeuvres, s'il a ecrit, n'ont pas ete conservees, et on ne salt rien de plus precis sur ses opinions. AHIMOXIUS, fils d'Hermias et d'Aedesie, Ammonius Hermice, disciple de Proclus, quitta Athencs apres la mort de son mailre et revint habiter Alexandrie , sa ville natale , ou lui-m6me cnseigna la philosopliie et les mathematiques. Ainsi que tant d'autres neoplatonicicns , il tenta une conciliation entre Aristote et Platon. II vecut vers la fin du v siocle ; de ses nombreux commentaires, deux ou trois seulcment nous sont con- nus, du moins ce sont les seuls qui aient etc imprimes : Comm. in Arist. Categorias et Porplnjrii Isagogen, tcxle grec, in-S", Vcnise, loVo, et Comm. in Arist. librum de Interpret., texte grec, in-S", ib., loV5. Ces commentaires ont ete souvent imprimes separemcnt; on les a reunis dans une edition faite egalement a Venise, en 1503. On attrii)ue aussi a Ammonius une biographie d'Aristotc, dont quel- ques autres font honneur a Philopon. AMMOXIUS, surnomme Svccas, a cause de sa premiere profession, etait ne a Alexandrie, on il vecut et cnseigna la philosophic vers la fin du 11" siecle ou le commencement du iir. Ne de parents Chretiens , il fut lui-meme eleve dansle christianisme, qu'il abandonna plus tard pour la philosophic pai'enne. C'est du moins ce que nous apprend Porphyre dans un fragment conserve par Eusebe {Hist, de l' Eg Use, liv. vi). II est vrai que ce Pere de TEglise soutient le contraire, et, pour preuve qu'Ammonius n"a jamais deserte le christianisme, il en appelle a un ecrit de ce philosophe ou serait tentee une conciliation entre Moise et Jesus ; mais il est evident qu'Eusebe se trompe et confond deux Am- monius , car celui dont nous parlous n'a jamais ecrit , et Ton sait par le temoignage de ses disciples que son enseignement etait purement oral. Ammonius , ayant adopte la philosophic de Platon telle qu'elle etait 96 AMOUR. alors enseign^e a Alexandric, I'expo.sa avcc tant de succes, que plusieurs historiens lonl rogarde comme Ic ibndalenr du neoplalonisine ; niais cetlc opinion est lausse; il ne fit quo donncr nn cssor plus clcve al ecole d'Alexandrie, ne se bornant pas a conciiier Ics doctrines de Platon et celles d'Aristote, niais y inlroduisant aussi Ic systcme de Pythagore et lout ce qu'il savait de la pliilosophie de TOrient. Jl ne communiquait que sous le sceau du secret, a un petit nombre de disciples choisis, ses opi- nions qu'il faisait remonter a la plus mysterieuse antiquite et qu'il don- nait coiunie un legs de la sagesse primitive. L'enthousiasme mystique dont ses lemons portaient I'empreinte lui fi- rent donner le surnom de Oac^icJ'ay.Tc; ( inspire de Dieu). Au nombre do ses disciples on compte Longin, Erennius, Origene, et Plolin, le plus distingue deux tons. Ces trois derniers prirent rengageraenl formcl de tcnir secret Icnseignement d'Ammonius; mais Erennius et Origene ayant manque a leur parolC;, Plotin se crut degage de la sienno, et c'est de lui que nous tenons tout ce qui a rapport aux opinions d'Ammonius. Quant a faire connaitre son systcme dune manicre plus precise, ce serait une tentative plcine de perils, car on naurait aucun moyen dele distinguer de celui de Plotin. A^IOIIR. Le fait qui joue un si grand rcMe dans le monde physique sous le nom de gravitation, d'attraction et d'affinilcs clectivcs, semble avoir son equivalent dans le monde moral. L'homme, quoi qu'il fassc, ne pout pas vivre seulement pour lui-meme et dans les bornes clroites de son individualile ; il ne pent detacher son existence de cclle dcs au- Ires elros, animes ou inanimes, matoriels ou immateriels; il les recher- che, il les attire a lui ou se sent cntrainc vers eux par un mouvemcnt inlericur plus ou moins puissant ; et il est des amcs privilegiees qui, sc regardant comme exilees surcctte terre, selevent de toutes leurs forces vers un monde ideal, dirigcnt loules leurs aspirations vers I'Elre infini lui- meme, centre et foyer de toute existence. C'est a ce sentiment general, a ce fail primitif de Ja nature humaine, mais qui subit par diverses cau- ses des modifications sans nombre, que s'applique dans sa plus grande extension le nom d'Amour. C'est par un elrange abus de langage que ce nom se donne aussi a un ctal (le rAmeenticreinent oppose a celui dont nous venous de parler, et quOn appelle amour de soi , la sonune des instincts, des desirs , des ap- petils, qui , dirigeant toute noire aclivilc , loutc noire attention sur nous- memes, nous empechenl de nous livrer a I'amour veritable. Que I'auleur de la nature en nous donnant la vie nous y ail allachcs par des liens puissanls ; qu'il nous excite par le besoin el nous encourage par le plai- sir a lous les acles donl depend noire conservation ; qu'au conlraire il nous delourne par la douleur de ceux qui nous sonl nuisibles, c'est une marque de sa bonte el de sa sagesse, ou, si Ton veut, de son amour cnvers les creatures ; mais ce n'esl pas dans nos co'urs que cot amour a son siege; ce n'esl pas a nous qu'il appartient, car nous n'en sonunes (jue les instrunienls souvenl aveugles. La meme rcmarcpie doil s'elen- (Ire aux pref'erenc(>s ([ue nous monlrons pour certaines cliosesdeslinees a noire usage ou a nos plaisirs ; a moins (juil nes'agisse de ces plaisirs de I'ame qu'excilc en nous la vue du beau. AMOLU. 97 Cependant, au-dessus des impressions des sens et des oalculs de I'e- goisnie, n"y a-t-il pas pour nous-mcmcs, au fond de nos coeurs, un sen- timent de respect et do veritable tendresse? Et qu'est-ce done que I'a- mour de la liberie, de I'indcpendanee, de la gloire, ce qu'on appelle I'honneur, et jusqu'a cette contrefagon de Ihonneur qui a pour nom la vanite? La liberie, n'est-ce pas la jouissance, et Ihonneur le respect de soi ? La gloire n'est-elle pas le moyen d'elendre en quelque sorte et de prolonger noire existence au dela des bornes de la nature physique ? Oui , sans doute , I'homme peut eprouver pour lui-meme un amour le- gitime, un amour qui nest pas le moins fecond en actions genereuses. Mais a quelle condition ? a la condition d'aimer en lui ce qui fail la di- gnite el la grandeur de Ihomme en general, c'esl-a-dire I'etre moral, le sujet de la loi du devoir, la plus belle oeuvre de la bonte el de la sa- gesse divines. De cette raaniere , I'amour de soi se confond enlierement avec I'amour des aulres, avec celui de I'humanile entiere. Quanta la vanite et au desir de la gloire, s'ils ne sont pas encore le sentiment que nousvenonsde defmir, du moins ils le supposent chez les aulres; car si nous n'admettions pas, meme inslinclivement, chez nos semblablcs I'amour du beau et du grand, comment pourrions-nous espcrer de briller a leurs yeux ou de vivre dans leur memoire? Ainsi la premiere condition, I'un des caracteres esscnticls de I'amour, memo quand il se reflechil sur nous, au lieu de se repandre, seion sa direction naturelle, sur les aulres elres, cost d'etre un sentiment tout a fait desinteresse. Mais cela ne suffil pas : il existe aussi des instincts ou I'interet, ou latlrait du plaisir n'ont aucune part, corame celui qui attache la brute a scs petits, le chien a son maitrc, et quelqucs hommes grossiers a leurs enfanls, dont ils se souviennenl a peine quand lage les a enleves a leurs premiers soins. Assurement, ce n'est pas la ce qu'on appelle aimer ; rien de commun entre cc brutal penchant, ce mouvement aveugle de la nature animale et le noble enlrainement qu'cxcile dans une ame intelligente et libre tout ce qui est beau, tout ce qui est bon , tout cc qui intcresse par la souffrance ou par la grace. L'amour ne peut done se passer des lumieres de la conscience ni dun certain degre de liberie ; car il n'y a que I'inslinct et le besoin qui soient des forces enlierement aveuglcs et irresistibles. C'est I'amour physique que I'antiquile pa'ienne a rcpresenle les yeux converts d'un bandeau; mais le veritable amour, I'amour dans sa plenitude et dans toute sa force, a les yeux ouverts qu'il leve vers les cieux. Maintenant que nous connaissons les caracteres generaux et les condi- tions essentiellesdc I'amour, il faut que nous lesuivions a Iravers tousses developpements, que nous nous fassions une idee de ses diverses formes particulieres. Nous distinguon.^ dans I'amour, comme le rcsultat general de la faculte d'aimer, quatre degrcs principaux, ou si Ton veut, quatre formes parfaitement dislinctes les unes des aulres : 1" I'amour de tons les elres vivants, pourvu qu'ils ne mcnacent pas noire propre existence ou que, par leur forme cxterieure, ils ne blessenl pas Irop vivement noire imagination; 2" I'amour que nous avons pour nos semhlables el pour nous-memes, lorsque nous considerons en nous I'etre moral ou I'image de la nature divine; 3" I'amour de I'idcal et des realitcs intclligiblcs, c'esl-a-dirc du beau , du bien cl du vrai consideres dans leur essence la 98 AMOUR. pins pure; k" 1 amour do Dicu, qui realise en lui, et qui contient dans leur plenitude et dans la plus pari'aite unite les trois principes dontnous venons de parler. Ou'un penchant nalurel et plein de douceur, un mouvement dont nous avons parfaiternent conscience, etque la reilexion augmente en- core, nous allire vers lout ce qui sent, vers tout ce qui respire, ou qui nous oll're seuleinent I'iniage de la vie, c'est un fait qui a peine a besoin d'etre demonlre. Rien n"a plus de charme pour nous quune nature aniniee, pleine de mouvement ; rien, au conlraire, ne nous inspire plus de tristesse ctd'eirroi quune solitude absolue, depeuplee de toule crea- ture vivanle. A defaul d'autres ailections, les fleurs et les animauxde- viennent pour nous des amis : on sattache a un chien, a un clieval, a un oiseau; les soudVances de ccs creatures nous emcuvent, nous in- quietent, les signes de leur joie nous egayent, et leurs caresses nous sont cheres. Dans le temps nieme oii noire cceur n'eprouve aucun vide de la part de nos semblahles, il nous est souxent impossible de renoncer a ces ailections plus humbles, tant elles sont dans noire nature et dans celle des choses. Mais aucun aulre sentiment n'a plus de force, nest plus varic dans ses eiTetsctdansses formes, que 1 'amour de nos semblahles. Ces eifets, nous n'avons pas I'intention de les decrire a la maniere des moralistes et des poetes; nous voudrions seulemcnl lesclasseravecunecerlaine rigueur,et lesramener a leurs principes scion la methode psycbologique. Nous dis- linguerons done au premier degrc le sentiment qui porle a si juste litre le nom dhumanite, celle commune sympathie que nous eprouNons pour lout ctre humain, qui nous fait com])atir a ses maux sans le connailre, et, dans un danger imminent, nous fait volcr a son secours au peril memc de noire tele. Lbumanile esl un mouvement tout a fail spontan6 qui ne doit pas etre confondu avec la charity ou la pbilanlhropie , inspi- rees I'une et I'autre par certains principes, par certaines doctrines ac- ceplecs ou produites par rinlelligencc. Au-dcssus de I'humanile, nous rencontrons 1 amilic et les sentiments qui en a])procbent plus ou moins; toules ces predilections individuclles qui reposent ou sur I'apprecialion et la convenance des caracteres, ou sur un ecbange de ser\ices, ou sur la similitude des principes, I'idcntile des positions et des deslinees, par consequent des vteux et des esperances. Plus ces points de contact se- ront nombreux entre deu\ Ames, plus le lien qui les unit sera durable el fort, jusqu'a ce que les deux existences soienl, pour ainsi dire, mises en commun. On aurait pu se dispenser de prouver que I'amitie n'est pos- sible qu'enlre gens de bien; cnr les mechants sont prccisement ceux ([ui n'aimenl pas, ceux qui se livrent a un egoisme sans limite et sans frein. Enlin au-dessus, et a certains cgards au-dessous de I'amitie, esl I'amour proprenienl dil, cctle |)assion tanlot aveugle el lantot sublime, celle poeti(jue exallalion de I'ame et des sens (pii nous cnleve en quel- que sorle a nous-memes, (jui nous ravit liors de la sphere de noti'e, propre existence, pour nous absorber dans un aulre elre desenu robjet de tons nos dcsirs, de toutes nos pensees, do toule noire adn\iralion, et comme le priiicipe de noire vie. I/amour, (pii a lant exerce les romanciers ct les jjocles, a etc, j)our celle raison meme peul-elre, un pen trop neglige par les pbilosophcs. AMOUR. 99 Cependant il tient une assez grande place dans notre existence 5 il exercc une influence assez visible sur les nuEurs , sur les arts, siir les individus et les societes, pour mcritcr detre etudie au point de vue general ct severe de la science psychologique. 11 faul dislinguer dans raniour plusieurs elements qui nappartiennent pas tons a la nieme i'acullc de lame, qui ne demeurent pas loujours unis, et qui sont loin d'etre egaux en force, en noblesse et en durce. L'un de ces elements est purement sensuel : je veux parler de linstinct qui rapproche les sexes, el les desirs qu'il amene a sa suite j desirs ordinairement exaltes par notre imagina- tion bien au dela du voeu de la nature, et voiles a nos yeux par cette ivresse generale ou I'amour nous plonge. Le second element appartient davantage a lame, sans etre degage completement de linfluence des sens : cest I'attrait irresistible de la beaute dans un etre de notre espece, vers lequel nous entrainent deja un instinct naturel et lamour general de nos serablables. Sans doute la beaute de la forme ne peut arriver jusqu a nous sans le ministere des yeux ; mais il n'y a que notre ame qui en soit charmee: la volupte des sens n'a rien a gagner a cette divine splendeur que la main de Dieu a repandue sur la plus parl'aite de ses creatures. Mais cette beaute exterieure qui se fletrit et qui passe nest que le symbole, Timage souvent trompeuse d'une autre sorte de beaute , d une beaute tout inlerieure , source dun sentiment plus profond et plus pur, consequemment plus durable, que I'ascendanl exerce sur nous par la perfection du corps. En effet, les deux sexes, quoique parl'aite- ment egaux devant la loi morale, ne se ressemblent pas plus par les qualites de lame que par leurs formes et leurs qualitcs exterieures : a Ihomme la dignite et la force, le courage actif, les vertus austeres, les conceptions d'ensemble et la puissance de la meditation 5 a la femme la douceur et la grace, la resignation melee desperance, les sentiments tendres, qui font le charme de la vie inlerieure, la finesse, le tact, et une sorte de divination, De la resulte que chacun des deux est pour lautre un type de perfection , une apparition celeste venant repandre sur sa vie un jour loul nouveau, la plus belle moitie de lui-meme, ou plutol le veritable foyer de son existence. Par une illusion facile a com- prendre dans cet age ou I'imaginalion domine toutes lesaulres facultes, les diverses qualites qui sont lapanage d'un sexe en general , ne man- quenl pas d'etre attribuees, dans loule leur perfection, a un seul liomme ou a une seule femme, ou de se presenter a I'esprit fascine conmie les dons extraordinaires d'un etre exceptionnel. Alors laduiiration et la tendresse ne connaissent plus de bornes el se clumgent en un veritable culle. Ainsi, I'amour proprement dit elablil son siege dans toutes les parlies de noire etre, dans les sens, dans limagination et dans le fond le plus recule de notre ame; mais des Irois elements que nous avons enumeres, le dernier, celui que nous appellerons I'element moral , est le seul qui survive a la jeunesse et a la beaute. Cest par lui que s'opere cette fusion des existences sans laquelle le sexe le plus laible n'est que I'esclave du plus fort. Sur lui se fondent la dignile et le bonheur de la famille et la sainlete du mariage. Pres de I'amour proprement dit, nous trouvons les afi'cclions de fa- mille, I'amour des parents pour les enfants, des enfants pour les pa- rents, et des enfants entre eux. Ce dernier sentiment approche beau- 100 AMOUR. coup de lamilie ; Ic second n'est peut-etre que le plus haul degre du respect et de la reconnaissance; eniin le premier, comme nous I'avons deja remarque, deviendrait facilenient un instinct sans I'appui de I'in- telligence el du sentiment moral. Mais dans aucun cas on ne saurait admettre Ihypolhese de queiques philosophes du xviii* siecle, qui ont voalu resoudre toutes les alTeclions du cceur humain en un \il calcul de TegoTsme. Lhomme n'est pas seulement attache a sa famille, il aime aussi sa patrie, qui n'est guere pour lui qu'unc famille plus vaste. Nos conci- toyens, eleves comme nous, sous Icmpire des m6mes lois, des memes monu's, sous le charme des memes souvenirs, avec qui nous parta- geons les memes crainles, les memes esperances et les memes joies, sont verilablemenl pour nous des freres; et ne sommes-nous pas obliges de reconnaitre nos percs dans les generations qui nous ont precedes, qui ont fonde ou conserve, quelquefois au prix de leur sang, la prospe- rite et les institutions dont nous rccueillons les fruits? II n'y a pas jus- qu'au sol de la palrie, cette terre qui nous a nourris, qui porte tout ce que nous aimons, dont le sein renferme les cendres de nos aieux, qui ne soit pour nous, abstraction fcvite de tout le reste, I'objet d'un pieux respect et d'une tendresse toute fiiiale. Mais la plus noble et la plus grande de toutes les affections du coeur humain, c'est sans contredit I'amour de Ihumanite, du genre humain, considere dans I'ensemble de ses destinees, et concju par notre pensee comme un seul etre. Cependant il ne faut pas se fairc illusion sur la nature de ce sentiment; il n'a rien de la spontaneite des autres , de ceux du moins qui nous ont occupes jusqu'ici; il ne depend pas moins de I'in- telligence que dc la sensibilite; car il n'existc qu'a la condition que cer- taines idees, que certains principes de morale et de metaphysique seront reconnus vrais, soit au nom de la foi, soit au nom de la raison. Ainsi, comment aimer le genre humain, si nous ne croyons pas a son unite, a I'identitc des facultes humaines, et a la continuite de leur dcveloppe- ment'.' Comment aimer le genre humain, si nous n'admettons pas pour tons les hommes les memes droits, Ics memes devoirs , la meme liherto pour faire le bien et pour eviler le mal ; si nous refusons dc croire enfin qu'ils soient tous egaux devant Dieu et devant la loi morale? Les an- cicns, qui ne connaissaient point ces principes, ctaientegalement etran- gers au sentiment qui en depend; leurs alfeclions n'allaient point au dela du cercle de la patrie et de la famille, Les etres reels, comme nos sembiables et en general toutes les creatures vivantes, ne sont pas les seuls objets de notre amour; notre (ime, suffisamment developpee, se sent aussi enlrainee par un charme irresistible vers un monde tout ideal, vers certains types absolus, con- slamment presents a notre intelligence, et dont nous ne trouvons dans leschoses qui nous entourent que dintideles copies: telles sont les idees universelles et necessaires du beau, du bien et du vrai. Nest-ce pas I'amour de la verite en elle-nu^me qui a donne naissance a toutes les sciences spcculatives el surtout a la philosophie, qui a, comme la religion, ses martyrs et ses heros? >'y a-t-il [)as en nous un sentiment du bien, un sentiment du juste, devant lequel nous nous croyons obliges dimposer si- lence il tous nos interets el a toutes nos alFcctions? Ce sentiment, sans AMPHIBOLIE. 404 doute, ne saurait exister sans I'idee du bien ; mais Tid^e, a son tour, ne serait qu'une forme sterile de notre intelligence, sans I'amour, qui nous porte a la realiser. ISous ferons la meine reinarquesur le beau, que nous aimonsd'un amour plus ardent, plus enthousiaste, niaismoins perseve- rant peut-etrc que le bienet le vrai; nous I'aimons pour lui-meaie et non pour les nobles jouissances que sa presence nous apporte ; nous I'aimons enfin dautant plus que nous approcbons davantage de son essence ab- solue et purement intelligible. G'est cet amour que Platon decril avec tant deloquence dans ses immortels dialogues, et auquel il a donne son nom. Le beau, le bien et le vrai, quand on les considere cbacun a part, ne sont sans doute que des idees , que de pures conceptions de notre intel- ligence. Mais puisque nous les concevons comme universels et neces- saires, nous sommes bien forces de leur attribuer, en debors de notre esprit, et en debors des choses finies de ce monde, uno existence reelle, c'est-a-dire que nous devons leur donner pour substance IJieu lui-meme, car il n'y a que Dieu au-dessus de nous et de I'univers. Dieu est done le vrai, le bien et le beau dans leur essence la plus pure; ils ferment en lui la plus parfaite unite. Or, si cbacune de ces trois formes de labsolu est pour nous lobjet dun amour si puissant, que ne devons-nous pas ^prouver pour letre absolu , considere dans la plenitude de son exis- tence, dans I'enserable de ses perfections infinies? L'amour de Dieu ne saurait se decrire; car il n'y a que JJieu lui-meme qui puisse I'eprouver dans toute son etendue; il ny a qu'un etre infini qui soil capable d'un amour infmi. Pour nous, assujetlis aux miseres de cette vie, nous y melerons toujours ou nos alfections, ou nus preoccupations terrestres, ou tout au moins le sentiment de notre existence , le soin de notre li- berte, sans laquelle nous ne sommes plus rien dans le monde moral. Ceux qui, oubliant les conditions de notre nature fmie, n'ont pas voulu reconnaitre daulre regie dans le vrai et dans le bien que l'amour de Dieu dans sa purete absolue, les mystiques, en un mot, n'ont abouti qu'au fatalisme, a I'aneantissement dc la liberte, de la reflexion, des devoirs les plus positifs de la vie. Aussi quelques-uns n'ont-ils pas voulu s'arreler en si beau cbemin : du fatalisme ils ont ete conduits a I'anean- tissement de I'bomme tout entier, c'est-a-dire au pantheisme ( Voyez les articles Mysticisme et PAXxnfiisME). Nous ne connaissons sur lamour, considere d'un point de vue philo- sopbique, que ces deux ecrits : le Banquet de Platon, et I'ouvrage de Leon I'Hebreu intitule : Dialoghi di amove , composti da Leone medico, di nazione Ebreo , e di poi fatto crlstiano , in-i'% Rome, lo3o, et Venise, loil. II existe dans notre langue trois traductions de cet ouvrage. AMPillBOLIE, aac'.^oAJa.Tel est le nom consacre par Kant, dans sa Critique dc la raisonjmre, a une sorte d'ampbibologienaturelle,fondee, selon lui, sur les lois memes de la pensee et qui consiste a confondre les notions de I'entendement pur avec les objets de rexperience,a attribuer a ceux-ci des caracteres et des qualites qui apparliennent exclusivement a ceiles-la. On tombe dans cet ecueil quand, par cxemple, on fait de Videntile, qui est une notion a priori, une qualite reelle des pbenome- i02 AMPHIBOLOGIE. nes ou des objets que I'experience nous fait connaltre {Analyt. des principes, appendice du c. 3). AMPHIBOLOGIE, deau.'j;'.go).(a,m^me signification. On appplleainsi une proposition qui presente, non pas un sens obscur, mais un sens dou- teux, un double sens. Arislote dans son Traite des Refutations sophis- iiqnes (c. 4), a compte lamphibologie parmi les sophismes. 11 la dis- tingue de Vequivoque (cawvuaia), par laquelle ildesigne I'ambiguile des termes , pris isolenient. ANALOGIE. Lorsquedeux phenomenesnous offrcnt, paries c6tes dans lesquels I'observation les etudie, des caracleres que nous i-epre- sentons en nous par la meme idee, hors de nous par la meme denomi- nation^ nous disons de ces phenomenes, exclusivement envisages sous ces points de vue communs, qu'ils sont identiques. II y a identite entre les individus qui appartiennentegalemenl a un genre determine, en tant quils appartiennent a ce genre, entre un homme et un homme, par exemple , consideres comme tels. — Que deux pbenomenes, au con- traire, exigent pour se produire dans I'intelligence deux conceptions distincles, dans le langage deux symboles diflV'rents ; que les genres dont ils dependent se tiennent a de vastes distances I'un de lautre et ne forment, en se rapprochant dans noire pensee , qu'une alliance for- cee ou bizarre; ces pbenomenes sont divers. II y a divtrsite entre une coloquinte et un ligre, entre le silex et I'anemone, entre ce grain de sable et lame de Newton. — Deux pbenomenes enfin associent-ils aux qualiles generales qui les confondent des qualites speciales qui les dis- tinguent? combinent-ils, dans une certaine mesure, I'identite el la di- versile? en songcanl plus expressement a ce qui les unit , sans oublier toulefois ce qui les divise, nous les appelons analogues. II y a analogic entre les atTlnites cbimiques et les sympalbies morales, entre les saisons de lannee et les ages de la vie , entre I'animal qui repose el la plante qui dort. On ne Irouve nolle part dans la nature ni lidentiteparfaileMouterea- lile est individuelle ) , ni la diversile absolue ( I'elre comble toujours , par son immense generalite, Tintervalle qui sepai'e les rcalitcs les plus sin- guliercs et les plus eloignees) ; mais, a I'exception de quelques cas ra- res ou nous croyons decouvrir I'arbitraire el le caprice , Tanalogic est parfout. Ces innombrables organisations que la force creatrice seme avec tanl de profusion et comme pele-mele dans I'espace, I'analogie les mar- que de son empreinte et par la les ordonne ; ainsi se rapprocbent el s'u- nissenl les varieles d'une meme espece, les especes dun meme genre, les genres dont se compose un regne, les rcgncs dont le monde est forme. Lanalogie , c'est la cbaine des etres. C'esl encore el surtoul la cbaine des idees. Cette poussiere intellec- tuelle, que I'analyse jelte ga el la dans Tcspril , ne connail pas de plus ricbe cimenl. (]omme ratlraclion s'emparc des atomes materiels et en forme des corps, lanalogie ramas^e les atomes s[)iriluels el en fail des penseos. Par clle nos coiiceplions s"agregenl,se combineiitjet a[)ies s'^- Ire distribuces dans (piohpics syslemes etroits ct cxclusils, lendent a se perdrc dans ui\ large sysleme qui les comprendra loules. Ainsi secoor- ANALOGIE. lOS donnent, pour constituer une science particuliere, les notions gen^rales que nous avons pu recueillir a propos d'nn ordre determine de pheno- menes; ainsi se developpe peu a peu et seleve notre aibre scienlifique avee ses mille rameaux. Apres avoir organise les realiles qui occupent I'espace, I'analogie organise encore, pour rapprocher la copie du mo- dele, les images dont rentendemenl est peuple. Les signes par lesquels nous representons nos idees, doivent sans doute leur naissance a plusieurs principesdifferents. La liberie humaine, entre autres, a certainement sa part dans cette ffiuvre complexe, et , sur plus d'un point, le langage est incontestablement conventionnel. Mais il est une source de laquelle surtout nos moyens d'expression decoulent, I'ana- logie I A I'origine, limitation des phenomenes nalurels, I'onomatopee nous met presque seule en possession des symboles qui traduisent nos sentiments et nos pensees. Plus tard, nousformons avec chacun de ces noms primitifs, en le modifiant plus ou moins pour lui faire rendre une idee plus ou moins semblable a celle qu'il exprime, autanl de noms de- rives qui rappellent leur racine tout en sen ecartant; plus lard encore, le travail , qui a tire de notre premiere classe de mols ceux de la seconde, se repete sur la seconde pour en tirer ceux dont se composera la troi- sieme, et ainsi de suite a linfmi. De telle sorle que les termes les plus recents, ceux qui sont nes d'hier, issus de quelque souche voisine dont lis reproduiscnt visiblement les principaux caracleres, se rallachent par elle et quelques intermediaires de plus en plus eloignes au tronc pri- mordial, que la science, si leur histoire etait mieux connue, verrait, a travers ces generations , c"est-a-dire ces alterations successives , revivre encore en eux. Quoi quil en soit, c'est I'analogie qui enchaine et noue Tun a lautre tons les fils de cette longue trame. Et ce n'est pas en vain. Avec quelle fucilite la memoire admet et re- produit les combinaisons d'idees ou de sons que I'analogie enfante ! Quels obstacles , au contraire, netrouvent pas, soit pour penetrer dans I'esprit, soit pour se representer a propos et lorsqu'on les appelle, ces associations arbitraires, malencontreuses, auxquelles repugnent egalement et les habitudes de 1 intelligence et les predispositions des organes vocaux ! La langue du calcul, grace a sa regularite et a ses harmonies, s'apprend sans fatigue et se retient sans effort. Mais quil en coute a nos premieres annees (ceux-la le savent qui dirigent a\ec un devouenient si digne de re- connaissance ce laborieux apprcntissage; pour se famiiiariser avec les bi- zarreries, les anomalies, les exceptions dont nos langues usuellesse he- rissent dans la formation des signes , dans leur orlhographe etdans leur prononcialion I Que de peines 1 art s'epargnerait, sil ccoulail avec plus de recueillemcnt et suivait avec plus de docilite les conseils de la nature I L'analogie est le plus puissant auxiliaire de la memoire; c'est notre meilleuremothode d'enseignement et de transmission. Les services qu'elle nous rend s'etendent plus loin encore. Apres nous avoir aides a retenir et a propager les verites deja decouvertcs, elle nous conduit, par les voies les plus larges et les plus sures, aux verilcs qui nous resteut a de- couvrir. 11 nest pas de precede qui nous mene plus frequemment et plus heureusement qu'elle du connu a I'inconnu. Sous ce rapport, elle constitue cette classe de jugements, ou plutol de raisonnements, que nos logiques lui rapportent et qui prennent son nom. iOA ANALOGIE. Mais en quoi consisie prdcisement le raisonncment par analogic? c" est ce qui! nest pas aussi facile de demelcr et dc rcconnaitre qu'on le croi- rail au premier abord, Les csprils les plus scveres et les mieux exerces ne distinguent pas encore, a ce qu'il noiissenjhle, avec une enliere ncltete, trois sortes de raisonnements quil serait bon pourtant de ne pas confondre; jc veux dire le 7-aisonnement par ilcdvclion, le raisonncment par induction, et \e raisonnement par analogic. Yoici, pour ma part, comment, afin de rendre sur ce point toute mcprisc impossible, je les classe et les definis. J'admets ici un genre , la deduction, et deux espcces qui me paraissent s'y renouer, Vinduclion et Vanalogie. Le raisonncment, quel quil soit, pose toujours, comme principe, une idee gencrale dont il fait sortir, comme consequence, une idee par- ticuliere qui sy Irouve contenue; tout raisonncment se ramcne au syl- logisme, et, par consequent, a I'operation intellectuellc que le syllo- gisme est cbarge de traduire, a la deduction. Mais la deduction sappuie sur deux bases dilferentes. — Tantot I'in- dividu que nous rapportons a tel ou tel genre, nous estbien demontre comme lui appartenant; il existe entre cet individu et ceux dont le genre se compose une identite parfaitc; la loi du genre lui est complelement applicable. Totd homme est morteJ; Pierre est nn homnie; done Pierre estmortel. Tous les cerisiers feurisscnt au mois dc mai; cet arbrcest hien un cerisier; Ic mois de mai Icverra done fleurir. La deduction ainsi faite, je Tappclle induction. — Tantot I'individu que je rapprocbc de tel ou tel genre, non-seulement nc produit pas tous les caracteres de ce genre; il en manifeste, au contraire, qui le rattachent a un genre ditferent. Ce ne sont plus des etres identiques, ce sont des etrcs analogues que j'ai a comparer. La loi du genre auquel je Tassimile, parce que je ne con- nais pas celle du genre auquel il apparlient, ne lui convient quimpar- faitemenl; si, faute de mieux, je la lui applique, ce ne sera quen faisant mes reserves, mutatis mutandis, comme nous disons en pareille circon- stance; nion raisonncment n'est plus inductif; il est analogique. La de- duction , ainsi conditionnee, cest Vanalogie. Jentcnds de mes fenetres deux oiseaux cbanter. Les chants se ressemblent par beaucoup de points, mais dillerent visibiement par dautres. L'un de ces oiseaux est un ros- signol; lautre, une fauvette. Je me suppose ne connaissant que la figure de l'un des deux, celle du premier ; je construirai la figure de lespece inconnue avec les trails de Tespece connue, en les modilianl de telle sorte, que les deux oiseaux soient , dans leur exterieur, connne dans letendue et le volume de leur voix, non pas idcnticpies, mais analogues: je ferai la fauvette, par exemple, plus faible et plus grele que le rossi- gnol; je lui donnerai un plumage d'une couleur moins Irancbee, une altitude moins ferme el moins male. Cest par analogic que j"aurai rai- sonne. Ouellc est la nature de la croyance ([u'enlraiuent, selon les circon- stanccs, les donnecs de linduction? c"esl cv (jue nous rechcrcherons en son temps el en son lieu. Nous iravonsa d('-termiiier iei , et pour le mo- ment , ([UP le degre de conliance qui sallache, scion les cas, aux conclu- sions de Tanalogie. Or, si nous ne nous Irompons, lanalogie, comme tous les aufres ANALOGTE. 105 modes de raisonnement, peut marquer son r^sultat d'un caractere d'^vi- dence mediate, de probabililc, ou simplement de possibilite, c'est-a-dire amener la i'aculte de croirc a une sorle de certitude, ou lui inspirer une plus ou moiiis grande s^curite, ou enfin la laisser dans le doute. Tout raisonnement par analogie implique un probleme identique h ceux qui se posent en arithmetique sous forme de proportion. Soit un genre , le genre oiscau ; soit une des lois applicables a la vie de ce genre, le vol de I' oiscau tient a un raj)port determine entre lepoids de son corps d'lme 2)art , et dhme autre part , Vetcndue de ses ailes et la rapidite avec laquelle il en peut battre I'air ; soit enfin une espece d'amphibie dont la peau est couverte de poils et non de plumes, mais dont les bras sont ar- mes de membranes qui figurent des ailes, une cJiauve-souris. Ces trois termes connus, il en faut deduire un qualrieme qui ne Test point; ce sera une reponse a cette question : La chauve-souris, lancee dans fair, s'y soiitiendra-t-elle? ne s'y soutiendra-t-elle pas? Trois cas se presentent. — Mes trois premiers termes me sont-ils donnes avec toute la nettete que je leur reconnais dans cette proportion numerique, G : 12 : : 9 : a?? Le resullat auquel le raisonnement me conduira obtiendra de moi une adhesion pleine et entiere; x ici, c'est 18 a coup sur. Je connais parfaitement le genre oiseau, et la raison de son vol; je vols clairement les ressorts caches de la membrane dont la chauve-souris est munie, ainsi que son rapport avec le volume total du corps auquel elle est adaptee; je lache I'animal, bien convaincu qu'il volera, et que son vol ressemblera par telle cireonstancc au vol de I'oi- seau, tandis que par telle autre il en differera. J "arrive a toute la certi- tude que de pareilles previsions comportent. — Faites, au contraire, que de mes trois termes , deux seulement soient bien determines; que le troisieme demeure pour moi dans un etat dindetermination complete; je connais encore parfaitement et loiseau et les causes auxquelles il doit son vol. Quant a cette membrane que la chauve-souris me presente en guise d'aile, j'en ignore absolument les rapports soit avec la force motrice de I'animal, soit avec le poids total de son corps, soit avec les resistances que I'air atmosphcrique va lui offrir ; le vol de I'oiseau est-il, pour la chauve-souris ainsi equipee, un fait possible ou impossible? Je n'ose ricn affirraer; je resle en e([ui]ibre entre le oui et le non; le rai- sonnement me jette et rae retient dans le doute. — Que si , mes deux premiers termes brillant toujours a mes ycux de la plus vive lumiere, le troisieme s"eclaire d'une certaine clarte qui n'est pas encore, il est vrai, le grand jour sous lequcl il m'apparaissait d'abord, mais qui pour- tant n'est plus Fepaisse unit ou ensuile il se plongeait, et oii je ne son- geais pas meme a le chercher, j'incline alors, selon que les rapports qui me sont offcrts dans ce crepuscule et avec cette demi-evidence , se pro- noncent pour ou contrc le phcnomene que j'ai en vue, vers I'affirmation ou la negation, sans m'attacher irrevocablement ni a I'une, ni a I'autre. Le vol (Je la chauve-souris n'est pour moi ni certain, ni douteux; il est plus ou moins probable ou improbahle; jc le nie ou je I'affirme, tout en accordant quil peut bien ctre dans le premier cas, n'etre pas dans le second. En general, dans le monde concret, les causes diverses qui s'associent et combinent leur action pour produire tel ou tel phcnomene, ne se 106 ANALOGIE. laissent presque jamais saisir par lous leurs caracteres et sous toutes leurs faces. Connaissons-nous bien souvent a fond, quand nous raison- nons par analogie, les principes constitulifs des deux forces que notre esprit rapproche el compare? Le raisonneinenl analogique ne nous con- duit done qu'accidentelieinent, exceplionneilement a la certitude. Le plus ordiuairernent, c'cst au doufe ou tout au plus a cetle confiance in- quiele, donl la probabilitc s'entoure, que la foi, lorsqu elle naura pas d'autre soutien, devra et saura sarreter. Mais a quel signe reconnaitrons-nous le genre de croyance que me- rile le resultal auquel I'analogie nous aura conduits? Uien de plus simple. II ne nous taut ici, comme partout, pour juger sainenient , que de la conscience. Soyons de bonne foi avec nous-meines ; nenllons pas, n'attenuons pas, pour obeir a un inleret qui nous demande cetle e.\ age- ration ou cet anioindrissement, notre science reelle; ne nous alfirmons que ce que nous savons et comme nous le savons. Avec ces precautions, nous pouvons defier lerreur. Toutes les fois que lintelligence s'abuse, c'est que la passion ou le caprice la transportent de letat positif ou ils la trouvent et qui les blesse, a un elat bctif qui leiir agree et les seduit. Selon que le veulent ces trop habiles magiciens, la probabilite s'eleve ou s'abaisse, levidence se voile ou eclale; le possible et I'impossible echangent leurs masques et leurs couleurs. Cependant la deduction analogique vient operer au milieu de ces fausses donnees; est-il etonnant que ses conclusions s'egarent a la suite des premisses sur lesquelles elles s'appuient? Et nous accusons Tanalogie des meprisesdans lesquelles nous sommes ainsi lonibesi Le raisonnement nest en toute rencontre que le vehicule de la verite el de I'erreur; il n'en est Jamais la cause. Je lis dans laPhyaionomie raixonnce d'un M. C. de La Belliere :Lyon,1581), question x, article i : « Les voix qui onl quehpic rapport a celles des pelits oyseaux sonl la marque dune personne sujelle a I'inconstance et facile au cbangement, de mesme que les petits oyseaux qui vont volaiis ga el la. » Ne voila-t-il pas une analogic bien constatee entre la iixite ou la mobilite du caractere, et telle ou telle disposition des organes vocaux? Si "SI. de La Belliere s'etait avouc sa profonde ignorance en pareille matiere, aurait-il songe a tirer quelque cliose de rien? Loi'scjuo Cuvier, au contraire, Cuvier, inslruit a fond des rapports necessaires qui soutiennent dans les animaux acluelleinent vivants les pieces di- \erses dont leur charpeiite se compose, reconstruit devant nous, avec quel(|ues debris ecbappes au ravage des temps, les races colossales (jue la terre primitive voyait s ebattre sur sa croule encore mal atfermie, ces resurrections miraculeuses nous inspirent, grace aux savantes ana- logies qui les determinent, autant de confiance dans leur solidite, que d'admiration et de respect pour le genie sublime auquel les doit la science! Voycz, sur I'analogie en general : Locke, /ia'.sv// xur Icntendcmcnt humain , trad. Cosle, liv. iv, c. 10, |:J 1'2. — Heattie, An essay oti truth, purl. I, c. '2, sect. 7. — Dugald-StCNvart , Elonenls de la jihiln- sojt/de de I'esprit /iinnain , Irad. Farcy, t. iii, c. V, sect, i- et 5. — Sur lanalogie dans le langagc : M. Ter. Varron, de Lingua latinu , lib. vii, VIII el IX. — Ceauzee, dans {Encyclopedic methodique , au mot Ana- lugie. A. Ch. ANALYSE. 107 AXALYSE. L'analyse et la synthese sont les deux precedes fon- damenlaux de toute methode; elles resultent dela nature de I'esprit humain, et sont une loi de son developpement. Lintelligence hu- maine apergoit d'abord confusement les objets; pour s'en faire une notion precise, eile est obligee de concentrer successivement son atten- tion sur chacun deux en particulier, ensuite de les decomposer dans leurs parties et leurs proprieles. Ce travail de decomposition s'appelle analyse. L'operation inverse, qui consislea saisir le rapport des parties entre elles et a recomposer lobjet total, porte le nom de synthese. Decomposition, recomposition , analyse, synthese, tels sont les deux precedes qui se rencontrent dans tout travail complet de lintelligence, dans tout developpement regulier de la pensee, dans la formation de toute science. Mais sil est facile de les definir dans leur generalite, 11 lest beau- coup moins de les suivre dans leurs applications, de les distinguer et de les reconnaitre dans les operations plus ou moins compliquees de I'intelligence humaine et les precedes de la science. 11 est peu de questions qui aient ete plus embrouillees et sur lesquelles les philo- sophes se soient moins enlendus. Ce que les uns appelienl analyse, les autres le nommenl synthese, et reciproquement. Le mal vient dabord de ce que Ton n'a pas etabli une distinction entre nos diverses especes de connaissances , et ensuite de ce que les deux precedes analytique et synthetique se trouvenl reellement reunis dans tout travail de I'in- telligence un peu complique et de quelque etendue. Pour nous preser- ver dune pareille confusion, nous etablirons dabord en principe que toute operation intellectuelle qui, consideree dans son ensemble, otfre comme precede principal la decomposition dune idee ou dun objet dans ses elements, doit prendre le nom d'analyse, et que celui de synthese doit s'appliquer a toute operation de Tesprit dont le but essen- tiel est de combiner des elements, de saisir des rapports, de former un tout ou un ensemble. Ce principe admis , nous distinguerons plu- sieurs especes de connaissances, celles dont nous sommes rede\ables a I'observation et celles que nous obtenons par le raisonncment ; deux methodes correspondantes, et par consequent aussi deux series d'ana- lyse etde synthese, lanalyse et la synthese experimentales et lanalyse et la sjTithese logiques. Examinons d'abord en quoi consisle l'analyse et la synthese dans la premiere de ces deux methodes et dans les sciences d'observalion. Lors- que nous voulons connaitre un objet reel apparlenant soit a la nature physique soit au monde moral, nous sommes obliges de le considerer successivement dans toutes ses parties , et deludier celles-ci separement j ce travail lermine, nous cberchons a reunir lous ces elements, a saisir leurs rapports, afm de reconslituer I'objet total. De ces deux operations la premiere est l'analyse, et la seconde la synlhese. II est evident qu'elles sonl Tune el I'autre egalement ncct>ssaires, ct qu'elles se tiennent ctroi- tement ; mais elles n'en constituent pas moins deux precedes essentielle- ment distincts, el dont Fun est I'inverse de laulre. Condillacacependant pretendu que la methode etait tout enlirre dans lanalyse, qui, selon lui , couiprend la synthese. II est, dit-il, impossible d'observer les parties dun tout sans remarquer leurs rapports; d'ailleurs, si vous n'observez 108 ANALYSE. pas les rapports en m^me temps que les parties , il vous sera impossible de les retrouver ensuite et de recomposer I'ensemble. On doit repondre que, sans doute , on ne peut pas ne pas apercevoir quelques rapports en etudiant les parties d'un tout; mais ces rapports ne doivent pas preoc- cuper celui qui etudie chaque partie separement, car alors il ne verra clairement ni les parties ni les rapports. L'esprit bumain est borne et faible : une seule tAche lui suffit; la concentration de toutes ses forces sur un point determine est la condition de la vue distincte ; il doit done ou- blier momenlanement Tensembie, pour fixer son attention sur chacun des elements pris en particulier ; puis , quand il les a suffisamment exa- mines en eux-memes, les comparer et lAcher de decouvrir leurs rapports. Ce sont la deux operations distinctes, et qui ne peuvent etre simullanees sous peine d'etre mal execuldes. L'analyse est un procede artificiel , et d'autant plus artificiel , que I'objet ofl're plus d'unite. Ainsi , lorsqu'il s'agit d'un etre organise , dont toutes les parties sont dans une depen- dance reciproque, elle detruit la vie qui resulte de cette unite. Mais lo moycn de faire autrement , si vous voulez etudier I'organisation d'une plante, d'un animal, de I'homme, le plus complexe de tous les etres? II faut , dit-on , s'attacher a I'element principal , au fait simple , le suivre dans ses developpements , ses combinaisons et ses formes. Mais ce n'est pas la faire de la synthese avec l'analyse, c'est faire de la synthese pure. Ce fait simple, en etfet, comment I'a-t-on obtenu? A moins de le sup- poser et de partir dune hypoth^se, c'est l'analyse qui doit le decouvrir. Aussi Condillac, qui preche sans cesse l'analyse, emploie continuelle- ment la synthase. Prendre pour principe la sensation , la suivre dans toutes ses transformations , expliquer ainsi tous les phenomenes de la sensibilite, de Tintelligence et de la volonte , c'est proceder synthetique- ment et non par analyse. Le Traitti des Sensations est, comme on I'a fait remarquer, un modele de synthese; mais aussi, oii conduit une semblable methode? A un systcme dont la base est hypothetique , et dont la veritable analyse, appliquee aux fails de la nature humaine, demontre facilement la faussete. Mieux eut valu observer dabord ces faits en eux-memes , sauf a ne pas bien apercevoir leurs rapports et laisser a d'autres le soin den former la synthese. L'analyse et la synthese sont deux operations de l'esprit si bien diffe- rentes , qu'clles supposentdans les hommes qui les represenlent des qua- lites diverses et qui s'exclucnt ordinairement. En outre , de meme qu'elles constituent deux moments distincts dans la pcnsec de Tindividu, elies se succedent aussi dans le devcloppcmcnt general de la science et de l'es- prit humain. Elies alternent et dominent chacune a leur tour dans Ihis- toire. II y a des epoques analytiques el des epoqucs synlhciiques : dans les premieres, les savants sont preoccupes du bcsoin d'obscrvcr les faits parliculiers, d'etudier leurs proprietes et leurs lois speciales sans les rattacher a des principes generaux; dans les secondes, au contraire, on sent la necessite de coordonner tous ces details et de reunir tous ces ma- teriaux pour reconstruire lunite de la science. C'est ainsi , par exemple, que Ton a appele le xvii^' siecle le siecle de l'analyse, parce qu'il a on etfet proclame et generalise cette methode , el lui a fail produire les plus beaux resultats dans les sciences naturellcs. Ce qui ne veut pas dire que la synthese ne se rencontre pas dans les recherches des savants et des ANALYSE. i09 philosophes decette ^poque. Ceuxmeme quil'ont dcprecice, Condillac, par exemple, I'onl employee a leur insu. D'ailleurs, le xviii" siecle s'est servi de I'induction, qui est une generalisation , et par la une synthese, et il n'a pas manque non plus do tirer les consequences de ses prin- cipes, cc qui est encore un precede synthetique; mais il est vrai que ce qui dominc au xvni'' siecle , c'est I'observation des faits de la na- ture , et presque toutes les decouverles qui I'ont illustre sont dues a I'analyse. Mais si ces deux mcthodes sont dislinctcs, elles ne s'excluent pas; loin de la , elles sont egalement necessaires I'une a I'autre; elles doivent se reunir pour constituer la mcthode complete, dont elles ne sont, a vrai dire, que les deux operations intcgrantes. Qu'cst-ce qu'une synthese qui n'a pas cle precedee de lanalyse? Une oeuvre dimagination ou une eombinaison artificielle du raisonnemcnt, un systeme plus ou moins ingenieux, mais qui ne pent reprodiiire la realite; car la realite ne se devine pas : pour la connaitre, il faut I'observer, c'est-a-dire I'etudier dans toules ses parties et sous toutes ses faces. Une pareille synthese, en un mot, s'appuye sur Thypothese. Dun autre cote, supposez que la science s'arrete a Tanalyse ; vous aurez les materiaux d'une science plutot qu'une science veritable. II y a deux choses a considcrer dans la nature : les etres avec leurs proprieles, et les rapports qui les unissent. Si vous vous bornez a 1 etude des faits isoles, et que vous negligicz leurs rap- ports, vous vous condamnez a ignorer la moitie des choses, et la plus importante, celle que la science surtout aspire a connaitre, les lois qui regissent les etres, leur action rcciproque, I'ordre, I'accord admirable qui regne entre toutes les parties de cet univers. Vous ne connaitrez meme qu'imparfaitement chaque objet parliculier, car son role et sa fonction sont determines par ses rapports avec I'ensemble. La synthese doit done s'ajouter a I'analyse, et ces deux methodes sont egalementim- portantes. Les regies qui leur convienncnt sont faciles a determiner. L'analyse doit toujours preceder la synthese; en outre, clle doit etre complete, s'etendre a toutes les parties de son objet ; autrement, la syn- these, n'ayant pas a sa disposition tous les elements, ne pourra decouvrir leurs rapports. Elle sera obligee de les supposer et de coinbler les lacunes de I'analyse par des hypotheses. Enfm I'analyse doit chcrcher a penetrer jusqu'aux elements simples et irreduclibles , ne s'arreter que quand elle est arrivee a ce terme ou quand clle a touchc les homes de I'esprit hu- main. Reunir tous les materiaux prepares par I'analyse, n'en rejeter et meconnailre aucun, reproduire les rapports des objets tels qu'ils existent dans la nature, ne pas les intervertir ou en imaginer d'autres, telle est la tache et le devoir de la synthase. Au reste, si ces regies sont evi- dentes, il est plus facile dc les exposer que de les appliquer. Aussi, dans I'histoirc elles sont loin d'etre exaclement observees ; on doit tenir compte ici des lois du developpement de I'esprit humain. La science de- bute par une analyse superficielle , qui sert dc base a une synthese hy- polhetique. La fiiiblesse des theories dues a cc premier emploi de la methode rend bienlot n^'cessaire une analyse plus serieuse etplus appro- fondic, a laquellc succede une synthese superieure a la premiere. Cepen- dant il est rare que I'analyse ait ete complete ; le resultat ne pent done etre delinitif. La necessite de nouvelles recherches et dune application iiO ANALYSE. plus rigourcuse de I'analysc se fait de nouveau sentir. Tel est le role alternalif des deux mothodes dans le developpement progressif de la science et dans son hislon-e; mais la regie posee plus haul n'en conserve pas moins sa valeur ahsolue. La vraic synlhese est celle qui sappuie sur une analyse complete j cest la un ideal que les savants el les philoso- phes ne doivent jamais perdre de vue. Parcourons rapidement les autres operations de I'esprit et les prece- des de la science, qui presenlenl le caraclere dune decomposilion ou dune composition, el qui, pour ce motif, onl regu le nom d analyse ou de synlhese. 1) abord, pour etudier un ohjel, I'esprit humain est oblige de le de- composer, non-seulement dans ses elements et ses parlies mtegranles, mais aussi dans ses qualiles ou proprieles ; de I'observer sous ses di\ers points de vue. Or celte decomposition qui s'opere, non plus sur des parlies reellcs, mais sur des proprieles auxquelles nous prelons une exi>lence independanle, est VaOslraclion. L'abslraction esl done une analyse, puisquelle esl une dccomposilion ; mais ce qui la distingue de lanalyse propremenl dile, cesl quelle sexerce sur des cpialiles (|ui, prises en elles-memes, nonl pasd'existence reelle. Apres lahstraclion vient Id classification. Classer, cesl reunir; par consequent, toule clas- sification est une synlhese; mais pour former une classification, on pent suivre deux procedes. Si dans la consideration des ohjels, on fait d'abord abstraction des ditferences pour s'arreter a une proprielc ge- nerale, on pourra ainsi reunir tous ces objels dans un meme genre; ensuile , a cole de ce caraclere commun a tous , si on renuuxpie uiie qua- lite parliculiere a quelques individus, on etablira dans le genre des cs- peces, et on descendra jusqu'aux individus eux niemes. Or il esl clair qu'en proccdant ainsi, on va non-seulement du general au parliculier, mais du simple au compose; puisqua mesure que Ton avance, de nou- velles qualiles sajoulent aux premieres. Ainsi, quoique lanalyse inler- vienne pour distinguer les qualiles, le procede general qui serf a for- mer la classificalion, est synthelique. Si, au contraire, on commence par observer les individus dans I'ensemble de leurs proprieles, el que 1 on rapproche ceux qui offrent le plus grand nombre de qualiles sembla- bles, on creera d'abord des especes; puis, faisant abstraction do ces qualiles qui dislinguenl les especes, pour ne considererquc Icurs pro- prieles communes , on etablira des genres; des genres, on s"ele\era a des classes plus generates encore. II esl e\idenl que dans celle methode, qui esl linverse de la precedcnte, si la suilhese intervienl pour reunir et coordonner les individus , les especes et les gemvs, on procede non- seulement du parliculier au gc'neral , mais du compose au simple , et du concrel a I'abslrait. Loperalion fondamenlale esl dans lanalyse. La melhode analxtique serl a former les classifications naturelles, et la methode s\nlhelique les classifications arlificielles O'oyec Classifica- tion;. Les mots analyse et syntb(Y>e s'emploienl alls^i quelquelbis pour designer \'i»(hiclio)i c\h\ dedticlion. D'abord toute induction Icr'itime repose sur lobservation et lanalyse, en parliculier sur rexperimenla- tion. Or, re\p(M'imentalion (jui, en repelant et variant les experiences, ecarledun fait lescirconslances accessoires el accidcnlelles, pour saisir son caraclere constant el degager sa ioi, est une veritable analyse. Enfin, ANALYSE. Hi si I'induction elle-meme, etendant ce caraclere k tousles individus, les groupe et les reunil dans un seul principe, ce principe est abslrait et represente nne idee a la fois generale et sifiiple. Lc procedc qui serl a le former est dans une analyse. Dim autre cole, la deduclion qui revient du general au parliculier, du genre anx especcs el aux individus, est une operation synthelique. II en est ici des idees necessaires et des ve- rites de la raison, comme des principes qui sont dus a I'experience. Le principe qui degage I'ahstrail du concret, I'idec generale des notions parliculieres, esl toujours I'abstraction et I'analysc; ainsi I'induction de Socrate et la dialeclique de Platon ont ete appelees a juste litre une nie- thode danaiyse. La maniere de proceder d'Aristote et de Kant, par rapport aux idees de la raison, offre I'emploi successif des deux me- thodes. Arislote et Kant separenl les notions pures de rentendcment et de la raison de tout element empirique et sensible; ils les dislinguent, les enumerentet en dressent la lisle : c'est un travail d'analvse; puis ils les rangent dans I'ordre determine par les rapports qui les unissent : ils en forment la synthese. Si on admet avec des philosophes plus recents que toules ces idees rentrenl dans un principe unique, el ne sont que les formes de son developpemenl progressif, cette methode sera synthe- lique; mais elle suppose une analyse anterieure, sans quoi le sysleme repose sur une base hypothelique. Dans la demonstration qui se compose dune suite de raisonnements, on relrouve les deux procedes fondamentaux de lesprit humain. Aussi les logiciens distinguent deux sorles de demonstration : Tune cnwbj- tique, I'aulre sxjnthctique. Si on veut trailer une question par le raison- nement, on pent suivre, en effet, deux marches ditferenles. La premiere consisle a partir de I'enonce du probleme , a analyser les idees renfer- mees dans les termes de la proposition qui la lormule, et a remonter ainsi jusqn"a une verite generale qui demonlre la verite ou la faussete de rhypolhese. Dans ce cas, on decompose une idee complexe qui con- stitue la question n\eme, el on la met en rapport avec une verite simple, evidenle d'elle-meme ou anterieurement demontree ; on procede alors du compose au simple et on suit une marche analytique. Cette methode est en parliculier ( elle qu"on emploie en algcbre. Mais on peut suivre un procede tout oppose : prendre pour point de depart une vcrile ge- nerale, deduire les consequences quelle renferme el arriver ainsi a une consequence finale qui esl la solution du probleme. Ici on va du general au parliculier, du simple au compose; la methode est synlhetique. Cette methode est celle dont se servent habiluellement les gcometres ; elle constilue la demonstration geometrique. II est evident que dans les deux cas, 1*^ raisonnement consisle loujours a mcllre en rapport deux propo- sitions, Tune generale, I'aulre parliculiere, au moyen de propositions intermediaires ; mais le point de depart est ditferent : dans le premier cas, on part de la question pour remonter au principe; dans le second, du principe pour ahoutir a la question. Condillac a done eu tort de dire [Lofjiquc, r'' parlie, c. 6) que jniuqne ces deux mcthodes sont con- Iraires, I'une doit ctre bonne et I'uutre manvaise ; et M. Degerando fait judicieusement observer que la comparaison qu'il emploie a ce sujet est inexacle. « On ne peul aller, dil Condillac, que du connu a I'inconnu; or si linconnu est sur la montagne, ce ne sera pas en descendant qu'on 1 112 A'NALYSE. y arrivcra; sil est dans la vallec, ce ne sera pas en montant : il ne pent done y avoir deux chemins contraires pour y arriver. — Mais Condillac n'observc pas qu'il y a ou qu'il pent y avoir pour nous dans une ques- tion , dcuv especes de connucs.... II y a une connue au sommct de la monlagne, c'esl lenonce du probirnic, et il y a aussi une eonnuc au fond do la vallee, c'esl un principe anlerieur au probleme ct deja re- connu par notre espril, Ce (]u il y a dinconnu, c'est la siluation respec- tive de ces deux points ([uo separe une plus ou moins grandc distance. L'art du raisonnemenl eonsisle a decouvrir un passage de Fun <\ lautre, ct, quelque route que Ton ait prise, si Ion est arrive du point de depart au tornie de son \oyage, le passage aura ete deeouverl el Ion aura bien raisonnc. » ( Des Sifjnes ct dc I' Art de penser dans leurs rapports, t. IV, c. 6, p. 189.) On ne doit pas oublier, ainsi que Ic fail remar- quer Ic nieme aulcur, que dans chacune des deux nielhodes il entrc a la fois de I'analyse el de la synthese, pour pen surtout que le raisonne- menl soitconiplique eld'une ccrlaine elendue ; niais on doil considerer rensenible des operations qui constituent le raisonnemenl total, et donnenl a la demonstration son caractere general. Quels sonl les avantages respectifs de ces deux mctbodes, quel em- ploi faul-il en faire, etdans quel cas esl-il bon d'appliquer Tunc de pre- ference a I'autre? La reponsc ne peul elre absolue, cela depend de la nature des questions que Ton trailc el de la position dans laquelle se trouve I'esprit par rapport a dies. La methode analyticpic ([ui se ren- ferme dans I'enonce du probleme, a lavanlage de ne pouvoir sen ecar- ler, et de ne pas se perdre en raisonnements inutiles ; comme procede de decouverte, elle est plus directe. La synlbese, sous ce rapport, est plus exposee a s'eloigner de la (picslion, a talonner, a suivre des routes sans issue ou qui la conduiscnl a dautres resultats que ceux quelle cherche. Sa marcbe est plus incertame et plus avenlureuse; mais lors- qu'elle n'a pas d'aulre but positif que cclui de deduire dun principe fe- cond les consequences qu'il rcnfermc, elle arrive a decouvrir des aper- (jus nouveaux el des solutions a une foule de (]ueslions imprevues qui naissenl en quelque sorte sous ses pas. Quand elle poursuit une solu- tion parliculiere, et qu'ellc n'arrive pas a son but, elle rencontre sou- vent sur son cbemin des rcponscs et des solutions a d'aulres questions. O's deux melbodes sonl loules deux nalurelles; neanmoins Tunc, la 'Knlbese, semble plus conl'ormc a la marche meme des cboses, puis- qu'elle \a des principes aux consequences, des causes aux elfets : c'est la metbode demonstrative par excellence. Quand la verite est Irouvee, et qu'il ne sagil que de la demonlrer ou de la transmeltre, le rapport entre le point dc depart et le but elanl connu, sa marcbe est sure et directe, el celle voie est plus courte que celle de I'analyse- aussi esl-ce la metbode que Ton emploie surtout dans renseignement, ce (|ui ne veut pas dire que I'analyse n'y ail pas une place importance. J)'ailleurs les deux mctbodes, loin de s'exclurc, sc prclent un muluel appui ; elles se servenl Tune a I'autre de verification el de |)reuve. 11 n'cxiste point et il ne peul pas exisler de Irailes speciaux sur I'ana- lyse; I'analyse est une ])arli(' essentiellede la logi([ue; nous ren\()>ons, par consc(|uenl, a tons les ouvrages qui Irailent dc celle science, prin- cipalcmenl aux ouvrages modernes. Cii. li. ANALYTIQLE. 115 ANALYTIQUE (Jugement, M£thodej. Voyez ces deux mots. AA^ALYTIQUES [ra AvaX-jTiy.a]. Tcl est Ic litre qu'on a donne au temps de Gallien, c'esl-a-dire dans le ii*" siecic dc lere chrclienne, et qui, depuis, a ete generalement consacre a une parlie de Vorganum ou de la logique d'Aristote, Cclle partie de I'organum est formee de deux traites pariaitement distincts, dont I'un, portantle nom dc Premiers Arm- lytiques, enseigne I'art de rcduire le syllogisme dans ses diverscs figures etdans ses elements lesplus simples; I'autre, appele Xas Dernier s Ana- hjliqucs , donne les regies ct les conditions de la demonstration en ge- neral. A limitation de ce titre, Kant a donne le nom d'Analytique truns- cendentale a cctte parlie de la Critique dc la raison pure qui decompose la faculte de connailre dans ses elements les plus irreductibles. AXAXAGORE. II naquit a Clazomene, dans la lxx'^ olympiade, quelques annees avant Empcdocle , qui cependant le devan(;a par sa reputation et ses travaux. Doue de tous les avantagcs de la naissance et de la fortune, il abandonna, par amour pour letude, et son patrimoine et son pays natal, dont les affaires ne lui inspiraient pas plus d'interet que les siennes. II avail vingt-cinq ans quand il se rendil a Athenes, alors le centre de la civilisation el, Ton pourrait dire, dc la nationalite grecque. Admis dans I'inlimile de Pericles, il exerga sur ce grand homme une Ires-haute el tres-noble influence, el cclle position, au sein d'une democratic jalouse, fut probablement la vraie cause des persecu- tions qu'il endura sous le prelexte de ses opinions religieuses. (]ette con- jecture ne paraitra pas denuee de fbndemenl, si Ton songe qu'a I'accu- salion d'inipiete dirigce conlrc xVnaxagore, se joignait cclle d'un crime politique, Ic plus grand qu'on put iuiaginer alors : on le soupgonnait de meilisme, c"esl-a-dire dc favoriser contre sa patrie les intcrets du roi de Perse. Sauvc de la mort par Pericles, mais exile d' Athenes qu'il habitait depuis Irenle ans, il alia passer le resle de ses jours a Lampsa- que, oil il niourut a lage de soixanle-douze ans, enloure de respect el dhonneurs. Anaxagore n'est pas seulemenl lonion par le lieu de sa naissance, il Test aussi par ses maitres. Ciceron, Strabon, Diogene Laerce, Sim- plicius s'accordent a dire qu'il entcndil les IcQons d'Anaximene; et, quoi qu"en disc Rittcr, nous sommes obliges d'accepler ce lemoignage quaucune voix dans I'anliquile n'a demenli. Mais c'est principalcment par la direction de ses eludes el le caractere general de sa doctrine, qu'Anaxagore apparlienl a I'ecole ionienne; car, meme lorsqu'il s'eleve jusqu'a lidee d'un principc spirituel, il a toujours pour but Texplica- tion el linlelligence du monde sensible. Aussi I'a-l-on appele le p/njsi- cien par excellence ( i 9'ja'.x.wTa,Tc;) , et ce n'est veritablcment que par derision qu'il a ete surnomme Y esprit (e -rZ^), a peu pres commc Des- cartes la etc par Gassendi. Cclle predilection dAnaxagore pour le monde exterieur nous explique la deception que Platon cprouva a la lecture de ses ouvrages, et les rcproches fort injuslcs qu'il lui adresse par la bouche de Socratc. Cependant il ne faul pas croirc que le philo- sophe de Clazomene soil dcmeure etranger a des eludes dun autre ordre : nous savons par le lemoignage de Phavorinus, que le premier il tenia d'expliquer les poemes d'Homere dans un sens aliegoriquc, au I. y 114. ANAXAGORE. profit do la sainc morale. II savail revelir sa pens6e d'une forme aiissi noLle qira^ri'-able, el nc dovait jjas elre etrangcr aux qiie.'-lions poli'i- qiics; ear IMtilarcjue nous assure (\u\\ ensci.iziia a Perieles I'art de ixou- verner la mulliludc avec feriuelc. Eiiiin, seiou Pialon, il s'esi aussi beaueoup oecupc de la nature et des lois de I intelligence; m sis aujour- d'luii il ne nous resle d'Anaxagore que des fragments relatils a la theoric de la nature. 11 admellail a\ee louleTanliquile ceprineipc : que rien n'esi produit, que rien ne peat saneanlir d'une maniere ahsolue; i)ar eonse(|uent il regaidait la malierc eornme une substance eternellc et necessaire , quoi(pie essenliellement variable par sa forme et la eombinaison de ses elements. Mais les seules jiroprieles de la maliere lui seniblaient insuf- fisantes pour expliquer le mouvemenl et I'barmonie generale du monde; Ic hasard, pour lui, c'etail le noni sous lecpiel nous deguisons notrc ignorance des causes; el (piant a cette necessite avt'ugle donl les auires pbiiosophes se contenlaienl si faeilemenl, il en niail Icxislence. De la un dualisme entierement inconnu jusqu'alors el qu'Anaxagore lui- memc. en IcMede Tun de ses ouvrages, a formule ainsi : «TouU s ( hoses elaienl confondiies, puis vint rinlelligence qui fit retzner I'ordre. » Ces paroles, que nous retrouvons egalement dans les i)lus anciens monu- ments de Ibistoire de la philosophio, ne sauraient nous laisscr aucun doule sur leur authenlicile, et nous tricenl lout nalurcllemenl la mar- clie (pie nous avons a suivre. Nous examinerons d'abord (piels sont, dans rojjinion de noire ])hil()sophe, la nature el le role de resjiril ; nous cherclierons ensuile a determiner les divers earacleres et les (li\ers elements de la substance materielle; enfin nous lermineroiis i)ar cpiel- ques reliexions sur Torigine de la philosophic d'Anaxagore el ses rap- ports avee lessyslemes (jui Tonl prccedee. Ce que nous avons dil sufiit deja pour nous convaincre qu'il ne s'agil pas ici du dicMi de la raison el de la conscience : le dieu d'Anaxagore nest qu'un humble ouxrier, condamne a Iravailler sur une maliere loule prele, o!)lige de tirer le meiileur parti possible dun principe elernel comme lui, et dont les proprietes iinposcnt a sa puissance une limile infranc!iissa')le. Telle sera toujours I'idi'e (pa'on se foiMiiera de la cause supreme, si Ton n'\ arrive pas par un autre chernin (pie 1 obser- vation e\clu^i\e de la nature exl(M"ieure; car il est facile de com|)iei;drc que le physicien ne rccourra a I'intervenlion di\ine, (pie lor,(|ue les fails ne pcuvent s'exi)!i(pier par la nature nuMue des corps. Or, tcl est preci>,emenl le Mjgemenl (juAristole a ])ort('' sur le ])hiiosop!ic dr (ilazo- m('ne : « Anaxagore, dit-il, se sert de lintelligence con)ir.e d une ma- chine pour faire le monde, et ([uand il d('\sesp(!'re de tnancr la cause reelle dun phc-nomiMie, il produit rintelligenc(> sur la >c('iic; uiais dans tout autre cas, il aiine miiMix donner aux fails une autre cause de la AjLto/)/n/xi(juc d'Arislolc , par M, (Cousin, in-8", Pai'is, !S;?.'j. p. I VO . » Platon dil la nuhne chose dune maniere encore plus explicitc Plad., }>. :{!);5, ('(lit. Mars. Ficin. Ainsi renl'i riiu' dans un(> spht^'re iK'cessair(Mnenl tivs-reslreinlc;, I'es- ]jril a deux I'onclions a rcmi)lir, ])arce (ju'il ya deux clioses (pie les j)roprict(Js ph_\siques ne sauraient jamais expl!(p;er : 1" racti(Mi (pii d(''- place les ('iemenls matc^'riels, qui les rtiunil ou les s(''pare, qui leur ANAXAGORE. 115 donne constammcnl on leur a donne une premiere fois le mouvement; 2" la disposition des choses selon cct ordre admirable (|ui eelalc a la Ibis dans I'cnseiuiile et dans chaquc parlie de lunixers. Considere conime n'lOteur universe), couime la cause premiere des re\o!utions pcneraies dii monde el des eliangeinenls, des phenoinenes parlieuliors dont il est le theatre, I'espril ne peal pas faire parlie du monde, il ne penl elre m(Me a auenn de ses elements, il est a labri de t;)Ute alleralioii el doit elre eongu connne une substanee entierement simple, qui exisle par elle-nieme, qui ne releve que de sa piopre puissanee, lant quelle nagit pas sur la niatiere. Si on lui donne egalemenl le tiire d'inliiii, e'esl (jue ce mot n'avait pas, dans le sysleme d Anaxagore, et en general ehez les premiers pliilosophes, la signifieation melapbysique quon y allaehe aujourd'hui. Considere comme ordonnaieur, eonune auleur de rbarnio- nie gcnerale du monde et de I'organisation des elres, le principe spiri- tuel possede nccessairemenl la faeulle de penser, d"ou lui vient proba- Llement le nom d intelligenee (vooO sous lequel on le designe loujours. L'inlelligenee ne pent aair quen pensanl, et s'il est vrai qu'eile est Tauleur du niouvement, il faul que ee mouvement ait ime raison (Arist., Pliys., lib. in, e. 4; Mel(tph.,\'\\). xii, c. 9). Mais si la pensce el Tac- tion sont inseparables, il taut que Tune s'elende aussi loin que I'aulre; il faul que la pensee s'etende plus loin encore, ear le i)lan doil exi^ter avanl lanivre, el le projel avanl I'execulion. Aussi Anaxagore disail-il expressemenl que rinleiligence ou le principe spir.tuel du monde em- brasse en meme temps dans sa connaissanee, le present, le passe et I'avenir, ce qui est encore a I'etal de chaos, ce qui en e-^t deja sorti el ce qui est sur le point d'y renSrer. Anaxagore allribuail-il aussi a son Dieu la connaissanee du bien el du juste? Cetle opinion pourrail au hesoin sappuyer sur deux passages obscurs dArislote {Melaph., lib. xii, c. 10, j mais elle ne s'accorderail guere avec le caractere general du sysleme que nous e.xposons. Puisque Anaxagore, connne lous les autres philosophes de I'anti- quile, ne reconnait pas la creation absolue, et qu'en dehors de son principe spirituel, il n"y a pour lui que lamaliere,il ne |)ouvait pas admetlre lapluralitc des ames; il ne pouvail pas suppnser que ch.ique elre \i\anl soil anime par ^.ne substance parliculiere, par un principe moteur disiinct de I'esprit universel. Par consequent, il ne devait pas considerer linlelligence supreme comme une existence separee et distincle de celle des choses. En elTet, Plalon nous assure, dans son Crahjie, qu'Anaxagore faisait agir lesprit sur le nioiide en le penetrant dans toutes ses parlies, Arislole lui altribue la niesne pensee {de Anima, lib. I, c. 2;: ((Anaxagore, dil-il, prelend que l'inlelligenee est la men^e chose que Tame, parce quit croit que rinleiligence exisle dans tons les animaux , dans les grands comme dans les petils, dans les plus nol.les comme dans les plus vils. » Ainsi, encore une fois, c'est le meme principe, le meme esprit, une seule ame qui anime lout ce qui exisle. Conseciuent avec lui-meme , Anaxagore ne s'arreie pas la^ il veul que rinleiligence reside aussi dans les planles, puisque les planles sont des elres vivanls. Elles out, comme les animaux, leurs desirs, leurs jouissances el leurs peines; elles ne sont pas meme depourvues de connaissanee. Mais comment se fait-il que ce principe unique, tou- s. HG ANAXAGOKE. jours le nieine rlans la substance ct dans los proprietcs gcnerales , nous apparail dans les divers elres sous dcs formes si dilTercnlcs;' Pourcjuoi nc Ic voyons-nous pas agir en tout lemps et en tout lieu, d'apres les nienies lois, avcc la nienie sagesse, avee la nieme puis- sance? Pourquoi la piante n"a-l-elle pas les nicnies passions, les memes instincts que ranimal'.* l*our(pioi raniinal est-il si interieur a I'homnie? lei reparaissent les liiiiites inl'ranchissahles (pie rencontre toiijours le principc spirituel, quand il veut agir sur la matiere. Linlelligence nc pent se developper que dans la niesure ou lorganisme le permet; et Torganisme a son tour depend de la malicre et des elements dont elle se compose. Ainsi Ihomme, disail Anaxagore, au tcmoignagc d'Aristole, llioinme n'esl le plus raisonnahle des animaux, que parce qu'il a des mains; et en general, la ou Ic principe spiriluci ne trouve pas les instruments necessaires pour agir conformement a sa nature, il est oblige de rester inaclil' sans rien perdre })Our cela dc ses atli'ibuts essentiels. 11 pent elre compare a une liqueur qui, sans cbanger de nature, nc peul cependant ni recevoir une autre I'orme, ni occuper une autre place que celles que lui donne le vase ou elle est contcnue. C'est en verlu de ce principe, que le sommeil est regardc comme lengour- dissemcnt de lame par les fatigues du corps. Toute ame parliculiere n'etant que le degre d'activite dont linlelligence est susceptible dans un corps determine, on comprend quelle iiicure aussilot que ce corps se dissout. Telle est a peu pres ce quon pourrait appeler la metaphysique d'Anaxagore. La matiere, dans le systeme d'Anaxagore, n'est pas representee par un principc unique ou par un seul element qui sans ccsse change de nature et de forme, conmie I'eau dans la doctrine de Thales, I'air dans celle d'Anaximene, ct le feu dans celle d'Heraclite; il y voyait, au con- traire, un nombre infini,non-seuIement de i)arties trcs-distinctcs les unes des autres, mais de principes veritablement dillerents, tons inaltera- bles, indeslructiblcs, ayant toujours existe en raeme temps. Ccs prin- cipes qui, par la varietc infinic (leleurscombinaisons , engcndrent tons les corps, portent le nom {Y/io7neomcries [iy.-.'.-.u.izi'.y.C; ; ce qui nc \cnl pas dire qu'ils soient tons scmblablcs ou de la memeespece; mais il faul la reunion d"un certain nombre de principes semblables, pour que nous puissions demeler dans les choses une propriele, une qualile, un caractere quelconque. La preponderance des principes dune memc espece est la condilion qui determine la nature particuliere de cbaque 6lre. En eifet, les homeomerics elant d'unepelilesse infinic, Icurs pro- prieles ne sonl pas apprcciables pour nous, quand on les considere isolees les unes des aulres ou en petite quantile; dans cet clat, elles echappent entierement a nos sens et n'exislent qu'aux yeux de la raison (Arist. , lie Ccclo, lib. iii, c. ']). I'armi ces principes si varies, les unsde\aient concourir a la forma- tion de la couleur; les aulres, de ce (|u'on appelle, dans le langage des pbysiciens, la substance des corps. De la resulle (jue pour cluujue cou- leur, comme pour chaque substance matericlle , par exenq)le pour lor, pour I'argent, pour la chair ou le sang, il fallait admetlre dcs parlies constituanles d'une naturi* i)arliculiere. Mais tous les principes ayant die primitivement confondus, aucun deux ne pent exisler entierement ANAXAGORE. 117 pur; aucune couleur, aucune substance ne peut elre sans melange (Arist. , Phys. , lib. i, c. 5). Puisque c'est le besoin de remonter a une cause premiere de I'ordre et du mouvement qui a conduit Anaxagore a I'idee dun principe spiri- tuel, il fallait bien qu'il supposat un temps ou les elements physiques de I'univers etaient plonges dans un etat complet de confusion et d'iner- tie : par consequent, le monde a eu un commencement. Si cetle opi- nion nous parait en contradiction avec I'idee que nous nous formons, d"apres Anaxagore, de la cause intelligente, rien n'est plus conforme au role que notre philosophe a ete force de laisser, et qu'il laisse eneifet a la maliere. Une simple conjecture de Simplicius ne peut done pas nous donner le droit de penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux d'Anaxagore, est sans commencement. Nous ne voyons aucune raison de repousser le temoignage d'Aristote, qui aftirme expressement le contraire et qui le repete a plusieurs reprises avec la plus entiere certitude. Si Ton veut se rendre compte de cet etat primilif des cboses, on n'a qu'a se rappeler que les homeomeries echappent a nos sens et qu'il en faut reunir un certain nombre de la meme espece pour quil en resulte une qualite distincte, ou un objet parfaitement determine et i-eel. Par consequent , tant qu'une puissance libre et intelligente n'a pas etabli I'ordre, n'a pas separe les elements pour les classer ensuite scion leurs diverges natures, il n'y a encore ni formes, ni qualites, ni substances; ou si toutcs ces cboses existent pour la raison comme les homeomeries elles-memes, elles n'existaient pas pour Texperience, elles n'apparte- naient pas encore au monde reel. C'est ce commencement des choses qu'Anaxagore voulait definir par le principe que tout est dans tout. La confusion des elements cmporte avec elle I'idee d'inertie ; car, si les etres en general, une fois oi-ganises, une fois en supreme jouissance de leurs proprietes, peuvent exercer les uns sur les autres une influence reciproque, et dispcnsent le physicien d'expliquer cbaque phenomena par Taction du premier moteur ; il n'en est pas ainsi quand toutes les proprietes sont paralysees, insensibles, ou, comme dit Arislole, quand elles existent dans le domaine du possii)le;, non dans celui de la realite. Mais ce n'est pas tout : aux yeux d'Anaxagore il n'y a pas meme de place pour le mouvement, car le melange de toutes choses, c'est I'infini. Or, dans le sein meme de I'inOni, il n'y a pas de vide, puisqu'il n'y a pas encore de separation ; et dans tous les cas, le vide semhiait a Anaxa- gore une bypothese contraire a Texperience ; il s'appuyait sur ce fait dont il sefaisait une arme centre la doctrine des atonies , que^, dans les outres vides et dans les clepsydres, on rencontre encore la resistance de I'air (Arist., P/njs.j lib. in, c. 6). Ainsi tout se louche, tous les Elements sont contigus. Le mouvement n'est pas impossible en dehors de Tinfini, ou rien n'exisle ni ne peut exister, pas meme I'espace; car, disait Anaxagore, rinfmi est en soi ; il ne pent etre contenu dans rien; il faut done quil reste ou il se trouve. Nous connaissons I'ouvrier et les maleriaux ; voyons mainlenant comment s'est accomplie I'teuvre elle-meme; jetons un rapide coup d'ceil sur la genese d'Anaxagore. Quand lactivite de I'intelligence commenga a sexercer sur la masse 118 ANAXAGORE. inorle ot confuse, ollc no fit pas nattre siir-le-cliamp tons les (^trcs et lous los plK'nonienos dont se c'()inj)()se lunivcrs; niais la generation des Glioses eul lien successivement et par degres, ou, coninie Anaxagore s'oxprimait lui-incme, Ic niouvemenl se iiianifesla d'abord dans une faihlc portion du tout, ensni!e il en gagna iinc plus grandc, et c'est ainsi qu'il s'elendit de plus en plus. Cc furenl des masses encore ties- confuses qui sortinnit les premieres do la confusion universelle. Le loiird, riuimide, le froid et lohscur, meles ensemble, s'amasserent dans cetlc parlie dc I'espace maintenant oceupee par lalcrre; au con- traire, le leger, le sec et le cliaud se dirigerent vers les regions supe- rieures, vers la place de lelher. Apres cette i)remiere separation se f(trnier(Mit les corps generalement appeles les quatrc (Mcnients, niais qui, dans la pensce d'Anaxagore, ne sont que des melanges on se rencontrent les principes les plus divers. De la partie inferieure, de la masse luimide, pesanfe et froide, qu'il se represenlail sous la forme des nuages ou d'une epaissc vapeur, Anaxagore fail dabord sortir lean, de lean la terre, et de la terre se separent les pierres, for- mees d'elements concentres par le froid. Au-dessus de tous ces corps, dans les regions les plus pures de Tespace, est lellier, lequel, si nous en croyons AristolCv^/e Ccjulo, lib. i, c. 3; Meteor., lib. ii, c. 7), n'est j)as auire cbose que le feu. C'est I'etlier qui, en penetrant dans les cavites ou les pores de la terre, devienl la cause des commotions qui I'ehranlent, lorsque, se dirigeant par sa tendance naturelle vers les re- gions superieures, il trouve toutcs les issues fermees. A la formation des elemenls nous vovons succedcr cellc des corps celestes, du soleil, de la lune el des ctoiles. Lelber, par la force du mouvement circu- laire qui lui est propre, enle\e de la terre des masses pierrcuses qui s'enflamment dans son sein et deviennent des astres. Cette hypo- tbese, conservee dans le rccueil du fau.x Piutarque et lilteialenient reproduile par Slobee, s'accorde a mer\cille avec ro|)ini()n atlribuee a Anaxagore, que le soleil est nne pierre endanmiee, plus grande que Ic Pelnponnese, et (pic le ciel tout entier, c'est a-dire les corps celestes, sont composes de pierres ( Diogrne Laerce, liv. ir, c. 8, ll). D'aprcs iin bruit populaire, il aurail predit la cliiile d'nne j)ierie que Ton montrait sur les bords de IKgee, et que Ton disait deiat'bee du soleil. Ne j)()urrail-on pas , sur ccSte tradition que Pline liv. ii,c. 08) nous a conservee, fonder la conjecture, scion moi Ire s-probabic, qu'Anaxagore s'est occupe des aerolilhes, et (pie ces corps eiranges lui ont suggere sa tbcoiie sur la nature du soleil et des autres corps ce- lestes? Les paroles snivantcs de Diogene Laerce fliv. ii, c. \1, 13) sembleraic-nt confirmer cette supposilion : i< Silene rapporte, dans la prcmieri' parlie de son Ilisloire, que, sous le g()u\ernemcnt de l)im\le, ur.e i)ierre tomha du ciel, et a cclle occasion, ajoute le meme auteur, Anaxagoi'c cii'-eMgna (pie ton! le ciel est comjjo^e de pierres qui, main- tenues eii'-emble par la rapidite du moinenienl circulaire, se di'la- cbent au^si'nt (pae ce nioii\(Mr.eiit se raleiilil. » A\aiit decou\t'rl que la lune v>\ ('I'lairi'e par l(> soli il, Anaxagore ne d(>\ail pas croire (pi'cili^ fiU enibiWM'e co!;'nie Ivs iiulres eloiles; mais ellc lui [)arut cire une mas^e de teirt', eniiereiiicnl scmblable a cclle (pie nous occu[)0!is. Aussi di- sait-il (pi il y a dims la lune, comnie ici-bas, des collines, des \allees et ANAXAGORE. H9 des habitants fDiogene Laerce, ithi supra). Tl a etc le premier, si nous lie croyons Plalon, qui ait Irouve la veritable cause des eclipses, et, substiliiant ])artout les pbenomenes nalurels aux fables niylhologiques, il enseignait que la voie lactee est la luiniere dc certaines etoiles, de- venue sensible pour nous quand la terre interccpte la luiniere du soleil (Arist. . Mi'ieor., lib. i, c. 8). Toute cclte parlic de la doctrine d'Anaxagore concernant les rapports qui existent enlre le so'eil el les autres corps celestes, a qnelques droits a notre admiration; mais il dtait loin de comprendre encore la rotation de la terre, qu'il se repre- sentait coniine immobile an centre du monde {de Calo, lib. i, c. 35). Les comctes lui semblaicnt une apparition simultanee de plusicurs planetes qui, dans leur marche, se sont tellement rapprocbees, qu'elles paraissenl se toucher {Meteor., lib. i, c. G). Les corps celestes une ibis formes, nous voyons naitre les plantes qui ne pouvaienl existcr aupa- ravant , puisque le soleil en est appele le pcre, comme la terre en est la mere ct la nourrice 'Arist., de Plant., lib. i, c. ii). Enfin, apres les plantes, on en meme temps quecelles-ci, \iennenl les aniinaux, en- gendres pour la premiere fois du limon de la terre ecbauiTee par le so- leil, et doues dans la suite dc lal'acullc de se reprcduire 'Diogene Laerce, liv. II, c. 9, 10 . Les aniir.aux etant venus les derniers , les elements donl ils se composent sont aussi les plus simples-, car c'est eneux que la separation des elements physiques ou des bomi'-onieries se Irouve la plus avancee. Anaxagore, voulant demontrer cette Iheoriepar lexperience, invoquait en sa favour le fait de la nutrition : quand nous considerons, disait-il, les aliments qui servent a noire nourriture, ils nous ibnt retfet d'etre des substances simples, et cependant c'est deux que nous tirons noire sang, notre chair, nos os ct les autres parties de notre corps (Plut. , dePlacit. pliilos., lib. i , c. 3). Quand les animaux et les plantes sont sortis de I'cpuration de tous les eleuienls, le principe intelligent vient, pour ainsi dire, mcltre la derniere main a son anivre. Jusqualors I'axe du ciel passait par le mi- lieu de la terre; maintenaiit la terre est inclinee vers le sud, el les etoiles prenanl;, par rapport a nous, une autre place, il en resuita cette varictc de temperatures et de climais sans laquelle plusicurs especes de plantes et d'animaux ctaienl vouees a une dcs!ruction inevitable. In tel changeinent, ajoulait noire niiilosophe, est au-dessus de toutes les forces ph>siqu(>s et ne pent s'expliquer que par une inlervenlion de la cause inlelligente. Mais, arrive ainsi a son dernier periode, ce monde, dans la generation duquel I'elber ou le feu joue le principale role, doit aussi pcrir par le feu. Openduiit il nest pas ceitain. qu'Anaxagore ait adop'e celte opinion. xVristote Phys., lib. i, c. 3, lui attribae positi- vement I'opinion conlraire : lo monde une foisforir.e, les elements ne doiveiit plus rentrer dans le chaos; ear la cause intelligente ne pent pas pertiieltre le desordre, et une fois I'impiilsion donnee a la maliere, les principes eonfondus dans son seii^ doivent de plus en plus se degager les uns (les autres. r, nous veste, pour avoir acheve Texposition de la doctrine d'Anaxa- gore, a delerminer le principo logique sur lequel c!!e s'appuie. En etfet, quoi que Ion I'asse, on est oblige, sitot qu'on einet un systeme, d'avoir une opinion arrele(^ sur les sources de la verite et la legilimile de nos 120 ANAXAGORE. foculies. Anaxagore n'a probablemonl rien iVril sur ce sujet; mais il nous est impossible de douler qu il ait reconmi la raison comme moycn darriver aux prineipcs des elioses ou a la vcrile supreme. Cest unitpiement sur la Ibi de la raison qu'il a pu admetlre, a cote des ele- ments pbysiqiies, un prineipe immatcriel el intelligent. Mais ce qui est plus remarquable encore, cest que meme Ics elements maleriels, dans ieur puretc et leur simplicilc, sont insaisissables pour nossensj notre raison seule pent les concevoir. II ne pouvait done pas admettre. avec Democrite, que la verite est seulement dans lapparence; il disail, au con- traire, que nos sens nous trompent ct qu'il ne faut pas les consuller loujours. I^a est le veritable, le plus grand progres dont on puisse lui faire bonncur. Quant a celte maxime ([ue les cboses sonl pour nous ce que nous les croyons, il faut remarquer d'abord que la tradition seule Ta mise dans la boucbe d'Anaxagorc ; ensuite ne pourrait-elle pas s'ap- pliquer au sentiment , et ne voudrait-elle pas dire que le bonheur des hommcs et une grande parlie de leurs miseres dependent beaucoup de leurs opinions? Comprises dans un autre sens, ces paroles sont en contradiction manit'este avec toules les opinions que nous \enons d'exposer. Pour trouver I'origine du systeme d'Anaxagore, nous ne remonte- rons pas, comme I'abbe Le Batteux (Mem. dc I' Acad, des Inscript.) jusqua la cosmogonie de Moise ) nous ne la cbercberons pas non plus, avec un savant de lAllemagne , dans lantique civilisation des mages. IS'ous ne croyons pas avoir besoin de sortir de la Grece ni de lecole ioniennc ; cetle ccole se resume tout entiere dans la doctrine que nous venons dexposer. Mais Anaxagore ne s'esi pas contentc de la resumer, il la agrandie, il la conduite aux dernieres limites qu'elle put atteindrcj car elle avait commence par la pbysique, elle ne cberchail autre cbose que la nature, et il I'a conduite aux ])ortes de la metapbysique dont il entr'ouvrit meme le sancluaire. En ell'et, si nous ne savons pas ce qu il a emprunte a son compalriote Hermotyme, au moins lexislence de ce- lui-ci ne saurait-elle elre revoquee en doute, ct queUiuesmolsd'Aristote, les traditions fabuleuses repandues sur son compte, nous attestent suf- lisamment qu'il croyail a un prineipe spirit ucl Arist.,^/(7r/;>//.,Iib.i,c.3). Mais ce faitisole a moins d importance ([ue les traditions plus sures que nous avons conservees des pbilosophes ioniens. Ainsi que Kilter I'a de- niontre jusqu'a I'evidenc^e, ils se diviscnt en deux classes : les uns, comme Tliales, Anaximene et Heraclile, admettent un element qui, en vertu dune force interne el vivanle, se developpe sous les formes les plus varices et produil lunivers; en un mot, ilsexpliquenl la nature par un prineipe dyiKimUpie. Anaximandre, qui forme a lui seul toute une (^cole, admel, au conlraire, que la maliere est inalterable de sa nature et qu'elle ne cbange de forme (pie par la position de ses elements : de la une pbysique loute mecanique. Tons les elements sonl d'abord confon- dus dans mie masse intinie-, puis, en vertu du mouvemenl qui leur est propre, en verlu de certaines anli[);itbies nalurelles, ils se separenl pen i\ pen et se eoiubinenl de mille manieres. Ces deux principes, reunis et nettemeiit distingues I'un de I'autre, donnenl pour resultal la philoso- pbie d'Anaxagore. En elfet , comme Anaximandre, il reconnait une masse confuse de tons les elements el un nombre infini de ])rincipes ANAXARQUE. 421 inalterables ; comme Anaxiin^nc, il admct une force vilale et interne, une puissance qui se developpe par elle-niemc ct en vertu de sa propre activite. Seulement celte puissance, netlement dislinguce du principe materiel, devienlune substance simple, intelligente, active, en un mot, spirituelle. Anaxagore est le premier de tous les philosophes grecs qui ait ecrit ses opinions, Mais ses ouvrages ne sont pas arrives jusqua nous. II n"en restc que des lambeaux dans les a>u\res d'Aristote, de Platon, de Ciceron, de Diogene Laerce, dans les Commentaires de Simplicius sur la Physique d'Aristote; dans le recueil de Stobee et le livre pseudo- nyme intitule : de Placitis ijhUosopliorum. Ces fragments , que nous a\ ons cites en grande partie , ont ete recueillis et soumis a la critique par les auteurs suivanls : Le Batteux, Conjectures mr le sysfcme des homeo- meries, dans le tome xxv des Memoires de I'Acad. des Inscript. — Heinius, Dissertations sur Anaxagore , dans les tomes viii et ix de I'Histoire de I'Academie royale des Sciences et Lettres de Prusse. — De Ramsay, Anaccagoras, on Systeme qui prouve I'immortalite de I'dme , etc., in-S", La Have, 1778. — Ploucquet, Dissert, de dogmatibus Thaletis Mi- lesii et Anaxagorw Clazomenii , in-8°, Tubing., 17G3. — Carus, sur Anaxagore de Clazomine, dans le Recueil de Fiilleborn , x™*-' cahier ; le meme, Dissertatio de cosmo-theologiw Anaxagorcv fontihus , in-i°, Leipzig, 1798. — J. T. W^m'^en, Anaxagoras Clazomenius, etc., in-S"*, Goett., 1821. — H. Rilter, dans son Jlistoire de la philosophie an- cienne , et son Histoire de la philosophie ionienne. — E. Scbaubach, Anaxagorw Clazomenii fragmenta, in-8", Leipzig, 1827. Ce dernier Guvrage est le plus utile a consulter, parce qu'il renferme tous les frag- ments relatifs a Anaxagore. AXAXARQUE d'Abd^-re. Disciple de son compatriote Democrite, suivant les uns; de Melrodore de Cbics ou de Diomene de Smyrne, suivant les aulres. II fut le matlre do Pyrrbon el lami d"Alexandre le Grand, qu'il accompagnait dans ses expeditions. II vccut, par conse- quent, durant le iv siccle av. J.-C. Zelc parlisan de la pbilosopbie de Democrite , il en pratiquait la morale dans sa vie privce plus encore qu'il n'en goutait la tbeorie; c'est ce qui lui fit donner le surnom d'eudnno- niste , c'est-a-dire parlisan de la pbilosopbie du bonbeur (Diogene Laerce, liv. ix, c. 60). AXAXILAS ou AA'AXILAI^Sdk Larysse [Anaxilaus Larysswus], Pythagoricien du siccle d'Angustc. moins fameux pour ses opinions philosopbiques que pour son babiiete dans les arts de la magic ; il a traile lui-meme ce siijet dans un ecrit naVv.a. seu Ludicra), donl nous trouvons quelques cchantillons cbez Pline 'Hist, nat., liv. xix, c. 1; liv. xxviii, c. 2; liv. XXXV, c. lo.. Cette pretendue science allira sur lui une accusation qui Tobligca de fuir I'llalie, comme le rapporte Eusebe dans sa Chronique. AA'AXOLIXDRE. Ce pbilosophe fut ionien, comme Tbales, et, comme lui aus>i, naquil a Milel. L'epoque de sa naissance parait pou- voir, par un calcul tres-simple, elre rapportee a la seconde annee de la quarante-deuxieme olympiade; car Apollodore, dans Diogene Laerce, i22 ANAXIMANDRE. dit qn'Anaximandre avail soixante-quatre ans la seconde annoe de la Lvm' o:ympiade. Lc niemc hi.^lorien ajoute quil mourul peu de temps apres. Snr les traces du pcre de la philosophie ionienne , Anaximandre , qui , dapres Eusehe en sa Preparation crarifjcliquv , a\ait ete le disciple el Tanii de Tliales, Oa/.r-c; x.'.-vr.Tr,;, se livra aux t'ttidcs astrononiiqnes. Le tenioignage d'Eusebe en fait Ibi, et ce tcmoiunage se Irouve confinne par cclui de Fa\orinns dans !)i()gene Lacrce. Dapres cette derniere autorite, voici quclles elaienl en cclle nialierc les opinions d'Anaxi- niandre : La terre e>t de figure splieiique, el elle occupe le centre de Tunis ers. La lune n"est pas lumineuse par tlle-nieme, mais c'esl du soleil qu'elle einprunle sa luniiere. Le soieil cgale la terre en grosseur, et il est compose dun feu tres-pur. Diogene, s'appuyant toujourssur le recit de Fa\orinus, ajoute (juAnaximandre a\ait invente le style des cadrans solaires; que, de {)lus, il avail fait des instruments pour mar- quer les solstices el les ('(piinoxes- que, le premier, il avail decrif la circonferencc de la terre et de la mer, et conslruit la sphere. II est probable que la plupart de ces trava'.ix astronomiques et geograpbi- ques ne furent que de simples essais ; car on les retrouve, plus lard, atlribues egalenuMit a Anaximene. Les decou\ertes d'Anaximandre ne furent, scion toutc vraiseinblancc, que des tatonnements scienlifi- ques, des tenlatives incompletes, qui, de la main de ses successeurs dans lecole ionienne, durent rccevoir et regurent en clfet des ])erfcc- lionnemenls. Ces Iravaux astronomiques et geograpbiques d'Anaximandre n'e- taicnl, au resle, qu'un appendice a sa eosmogonic, et rentaienl ainsi dans un systeme general de pbilosopbie qui avail pourobjet lexplication de I'oiigine el de la formation des cboses. Tbales avail le premier tenie cette explication, el I'eau lui avail paru elrc reiement primordial el gc- nei'alcur; « Car il avail remarquc Arist., Mrtaiili. , Yxh. i, c. 3) que Ibumide estleprinci[ie de tous les elres, el (jue Icsgerines de loules chores sont naturellemenl buniides. » Anaximandre vint modilier con- sidcrablemenl la solution apporlce par son devancier et son maiire au pro.leme cosnmgonique. Non-seulenient il re|)udia I'eau a litre d ck'- menl generateur, mais encore il ne reconnut coinme Id aucun des ele- ments (jui. conlemporainement ou posterieureuient, furent admis par d'aulrcs loniens. Pour Anaximandre, le principe des cb<;ses n'cst ni lean, ni la terre, ni lair, ni le feu, soit pris isolenienl, comuic le \eu- lenl Tbales, Plu'recxdc, Anaximene, lleraclit(^ soil pris c('l'ecli\e- ment, conune lenlendil leSii-ilien Lmpedocie. (^eprini ipe. pour Anaxi- mandre, c'esl Miijiiii , %;■/■,,', -/.-A a-'.:-/y.:', ro v.-.v.y.-i . commc Ic rappnrtc Diogene. .Mi'inlenant , qu'entendait Anaximandre par 1" /;(/('. niCMie sens ari.^si (jue '-.liiil Auguslin, dans un })assage de sa f'il6 de Dlcn liv. VIII, c.-i. . iiile; prcte la donnee f )n(la;i;enlale du s\ steme d'Anaximandie. Tbales a\ait ouverl en Grecc la scrie des pbilosophes donl le systeme AN AXIM ANDRE. 425 cosmogoniqiie devait reposer sur un principe unique, adrais comme ele- ment primordial, et donnant naissanee, par scs developpemcnts ulte- rieurs, a lout cet uni\ers. Dans cette voie niarcherent Pherecyde , Anaxiir.ene, Diogene d'ApoIlonie, Heraclile. Anaximandre, au con- traire, \inl poser la base de ce systeme cosmogonique que devait un jour, sauf quclqucs niodificalions, reproduire et developper Anaxagore, et qui consihte a expliquer la formation des choses par lexislcnce com- plexe et simultanee de principes tous contemporains les uns aux autres, et con^lituanl primitivemenl, par leur eoni'us assemblage, ce chaos que le philusophe de Clazomene a si lucidement caracterise par son riavra cac'j. Tel est le point de depart dans la cosmogonic d'Anaximandre. Mais comment cctle confusion | rimiti\e fit-clle place a I'harmonie? En d'au- tres termes, comment Anaximandre explique-t-il le passage du chaos a I'ordre acluel de lunivers? Cette explication, le philosoplie de ]Milet la tire du double caractere qu'il prcle a Tinfini, immuable quant au fond, mais variable quant a ses parlies (Diogene Lacrce, liv. ii, c. '2). Or, en verlu de cette dernicre propriete, une serie de modifications ont lieu, non dans la constitution intime des principes, qui, pris chacun en soi, furent dans I'origine ce qu'ils devaient elretoujours, mais dans leur juxtaposition, dans leur combinai- son, dans leurs rapports. Un degagement s'opera, grace au mouvenent 6ternel, attribut essentiel du chaos primitif, el ce degagement amena, comme resultats graduellement obtenus, la separation des contraires el I'agrcgation des elements de nature similaire. C'est ainsi que toules choses furent foruiees. Toutefois, lepelons-le, cette formation ne s'opera pas in^tantanement : el'.e fut graduelle, elle rcquit plusieurs epoqucs, et ce ne fut que par une serie de transformations que les animaux , el no- tamment Ihomme, arrixereiit a rev^lir leur forme actuelle. Tout ceci resulle des temoignages reunis de Plutarque et d Eusebe sur la doctrine d'Anaximandre. La cosmogonie d'Anaximandre constituc une sorte de panthcisme malerialiste. Eusebe et Plutarque lui reprochenl d'avoir omis la cause efficienle. C etail a Anaxagore qu'il etail reserve de concevoir philoso- phiquenient un tMre distinct de la matiere et superieur a elle, une intel- ligence motrice et ordonnalrice. Les documents relatifs a la philosophic d'Anaximandre se rencontrent en assez grand nombre dans Diogene Laerce ( liv. ii , c. i ■, dans Ari tote 'PInjs., liv. i, c. i, et liv. in, c. Vet 7'; dans Siniplicius {Commoit. ill Phys. Arislot., f" 6, el de Ccvln, f' 161 . 11 existe en outre des lra\aux spcciaux sur cctle pliilosnphie : 1" Rec/ierc/ws sur Anaxi- ma»ilre, par I'ahlje de Canaye, au tome x des Memoires de I'Acad. des Ins( ript.; ^"Disnertado)) su?- (a pliiloxnp/iie d'Anaximandre, ])av Schlcier- machcr, d;uis les Mcmoires de I'Acad. royale des Scii-nccs de Berlin ; 3° Jlisloire de la Philosop/iie ionienne Introd., et nolamment le chapitre sur Anaximandre], par C. Mallet, in-8'', Paris, 18'i:2. Consulter encore les travaux goiicraux sur I'hisloire de la philosophic, par Tennemann, Tiedeinann, Briickcr. et r;otaMimcnl Hitter 'Hist, de la Phil, ionienne] , ainsi que Router week 'f/p Pr'nnis philosopltorum grwroniin decrelis], dans les Memoires de la Societe de Goettingue, t. ii, 1811. C. M. I2i ANAXIMENE. AXAXIME\E. La ville de Milct, qui deja avail vu naftre Thales et Anaximandre, ful la patric de ce philosophe. D'apres Ics calculs les plus probables, mais sans qu'une certitude bien eomplele puisse toule- fois etre oblenue sur ce point, lexislence d'Anaximene dut remplir I'in- tervalle qui separe la 56'' d'avcc la 70'' ol\ nipiade (environ de 550 a 500 ans avant J.-C.;. Au rapport de l)io\Q:Anaxi- menes wfuiitum aera dixit, a quo omnia fjignerentur Gigni antem lerram , aqunm , ignem , turn ex his omnia 'Cic, QiHcst. acad., lib. ii, c. 3). Toutefois, une erreur est a eviler ici, el ii faul bien se garder d'envisagcr la production du feu, de I'eau et de la terre, comme resul- tals de la conversion de la substance primilive en des substances hete- rogenes. Dans le systeme du philosophe de Milet, la subslance j)rimor- diale ne s'alterc pas a ce point, et lorscpic, par I'eiret de la dilalalion ou de la condensation, elle donne naissance au feu, a lean, a la terre, il faut ne voir la rien autre chose que le passage d'un phenomene a d'au- tres phenomenes, la subslance demeurant une et ideiili(iue; el cette subslance, c'est I'air, princii)e d'ou lout emane, et ou lout relourne (Plutaivh. ap. Euseb. Pr(cpnr. evaiig., lib. i, c. 8 . Le progres de la philosophic de\ait un jour conduire le plus celebre des loniens, Anaxagore, a reconnaitre deux principes clernels : dune part, la cause malerielle, j/r-. d'autre pari, la cause inlelligenle, w.;. Anaximene, ainsi (pie son prc'-decesseur Anaximandre, nadinet oslen- siblemenl que le premier de ces deux principes. Esl-ce a dire qu'il re- ANCILLON. 125 jeta formellement le second? TSon, assiircraenl. Ce qu'on pent avancer avec le plus dc vcrile, c'esl qu'il iic concut pas oe second principe. II fallait a la philosophie grecque un degrc siiperieur de malurite pour concevoir, i\ cole et au-dessus du principe materiel, un principe intel- ligent, nioteur el ordonnateur. Ainsi, dans la cosmogonie d'Anaxiraene, les modilications succcssives que subit la substance primordiale , en vertu de la condensation et de la dilatation, s'effectuenl fatalenient, et en I'ab- sence dc toule cause providentielle, attend u que cette dilatation et cette condensation, d'ou resultenl toules ces modilications, sont elles-memes la consequence necessaire d"un mouvement inherent de toule eternite, a litre daltribut essentici, a lelement generaleur. Independamment des travaux generaux sur rhisloire de la philoso- phie, de Brucker, Tennemann, Buhle, consuller Tiedemann, Premiers p/iilosophcs dc la Gr'cce, in-8", Leipzig, 1780 (all.). -— Boulerweck , de Primis philosopfiia' gra'cic decrctis piiyxicU , dans les Memoires de la Sociele de Goetlingue, ISil. — ■ Schmidt, Disserlatio de Anaaimenis Psychologia , lena, 1689. ■ — C. ^h\\\Q\. , Uisloirc de (a Philos. ion., art. Anaximl-ne, in-8", Paris, 18't2. — Voir encore: Diogene Laerce, liv. ii, c. 2. — Arislote, Metaphys., lib. i, c. 3. — Simplicius, iti Physic. Aristot. , f" {) el 9. — Cic. , Acad, quast. , lib. ii, c. 37. — Plutarch., de Placit. philos., lib. i, c. 3. — Stob., Ecloy., lib. i. — Scxlus Empiricus, y/!/^jo;/(. Pyrrh., lib. in, c. 30; Adc. Malhem., lib. vii etix. CM. AXCILLO\ {Jean-Pierre-Frederic}, ne en 17G6, a Berlin, appar- tient a une famille de protestanls frangais clablis en Prusse depnis la revocation de Tedit dciSantes. Son pere, ministre, prcdicateur et theo- logien distingue, a laisse quelques ccrits philosophiques. Frederic An- cillon fut d'abord ministre proteslant, puis professeur a I'Academie militaire, membre de TAcademie des Sciences de Berlin, conseiller d'Elat, secretaire d'ambassadc, et enfin ministre des alfaires etrangeres du roi de Prusse. Sans parler de plusieurs trailes theologiques, il a compose des ouvrages sur la politique et sur Ihisloire, dont le plus re- marqualile est son Tableau des rctolutions du systhne politique de I' Eu- rope depnis le quiiizicme siecle. Quant a scs publications philosophiques, sans annoncer un penseur original et profond, elles assurent a I'auteur une place distinguee dans la reaction spiritualiste qui a marque le com- mencement du xix*" siecle. Elles ont contribue a fairc prevaloir et a pro- pager des idees saines, elevees, et a ramener les esprils a des opinions sages et moderees en philosophie, en litterature et en politique. L'idce dominante qui foil le fond de lous ses ecrits, estcelle d"un milieu a gar- der enlre les extremes. Ce principe, excellent comme maxime de sens connnun, a cause de I'esprit de sage moderation et de conciliation qu'il recommandc, a le defaut d'etre vague et indeterminc comme formule philosophique, et de ne pouvoir se preciser sans devenir lui-mcme exclusif, absolu, ctroit. 11 est dailleurs empruntea un ordred'idees qui ne peut s'appliquer aux choses morales et a la philosophie : des qu'on le prend a la letlre, il se rcsout dans un principe mathcmatique. Cette idee d'un milieu cntre les conlraires est fort ancienne. Arislote, comme on salt, faisait cousistcr aussi la vertu dans un milieu entre deux ex- 426 ANCILLOIN. Iremes, cl , avant lui, Pythagore, appliqiianl au monde moral les lois mathotnat'Kjuos, delinissail la vertu un noinbre cane, ot la ju.slice ime proportion geometriipie. M. Ancillon n'a sans doule pas vouki donner a son prinelpc la riguour d'nnc Ibrnuile matlicnialiciuc; niais alors que signilie ce priiu'ipe? Je congois que Ion prenne le milieu dune liiine, que Ion determine le centre dun eerele, (|ue Ion etahlisse une propor- tion enlre deux quantitesj mais quel est le jusle milieu entie deux opi- nions contradietoires , cntre le oui et le non, entre deux s\stemes dont I un nic ee que I'aulre afiirme, par exemple, entre le malerialisme et li; spiritualisme, Talheisme el le theisme, le falalisme el le libre arbitre? C'est , direz-vous, d'aduieltre a la I'ois re>-pril el la malieie, le nsonde el Dieu, la liberie el la neeessile. Sans doule, le sens comnum pent se conleiUer de eelte reponse ; il n'est pas oblige de meltie daeeord les syslenics el de resoudre les dil'(ieu!!es qui naissenl de I'adoplion des coiUraires; mais elle ne saurail salisiairc la pliilosopbie, doiil le but est preeiseuKMil de cbereber le rapporl enlre de^ termes opposes : on nest phiIosoj)be qua eetle condition. Le panliieismc, le materialistr.e et le seepticisnie ne sont arri\es a des conseepienccs exlremes, que parce qu'ils onl voulu expliquer rexistenc(> simultaneede linlini et du fini, de la niatiere et de lesprit, de la verilc cl de I'erreur. Ne pouvant ])arvc- nir a concilier le- deux Icrmes, ils onl sacriOe Inn a I'auti'c II est done evident quil ne sufiil pas de ])ren(ire un milieu enlre la matiereel I'es- piit, ce qui n'csl rien du tout , ou resseini/lerait tout au plus a la (iclion du mediateur plaslique; i! I'aut n'.ontr(>r comnient, res[)rit elanl, la nia- tiere peul exister, el comir.ent ils agissenl I'un sur I'autre en conser- vant leurs altril)uls resi)eclit's. II en est de meme du fini el de linlini, de la liiterl'ecfans son rapporl avee Dieu el la jjrescience divine Le seul moyen de se placer enlre les syslemt^s qui ont cherche a resoudre ces grandes questions, c'est de pro[)oscr une solution nouvelle el superieure. Le role de media I cur n'est pas aussi facile ([u'on pourrail le croire d'apres M. Ancillon; il impose des conditions que les plus grands genics, Leibnitz entre aulres, n'ont pu remplir. Ouoi qu'il en soil, la doctrine dun mi- lieu entre lessystemes opposes no lire aucun sens veritablemcnl pbilo- sopbique; elle n'explitjue rien, ne resout rien; elle laisse loules les (jues- tions au |K)inl de vue ou elle les trou\e. Elle n'est vraie qu'aulant (ju'elle se borne a reconimander la moderalion, rim[)arlialite , cprclle in\ite a se melln; en garde conlre 1 exagei'aljon. Kile suppose d'ailleurs une condition essentielle, la connaissance approfondie des opinions et des doctrines que Ion cherclie a concilier. Oi', AL Ancillon n a pas cludic a fond les s\slctnes de ranti(]uite, on doil le conciure de la maniere dont il juge Platon, Aristote el les auli'cs pbilosoplics gi'ccs II est plus fa- miliarise avee les travaux de la pliilosopbie moderne. ("(^pendant I'l'x- posilion qu'il fait des grands sNstemes (pii marquent son (Uneloppcmeii., est faible el superiicielle Sa crilique est eiroile el ses coiiclusion.-; sr;us portee. 11 ne sail pas se placer a la hauteur des theories qu'il a la pi'c- tenlion de juger. Tout ce (pi'il a ccrit en parliculier sur la pliilosophie allemande, sur Kant, I-'ichte, Schelling, atteste celle insiilii . I'armi les |)bilosophes alleniands, sa place est marciuee dans lecoltMie Jacobi. II adoj)!c, comme lui, le principe du senliment , qu'il ne prtcisc pas davantagc, cl \\ fail de la foi la base de la certitude; mais il appar- ANDALA. 127 tient plutot a I'ecole frangaise eclecliquc el psyciiologique : son principe du milieu (sl line formule un peu etroite de I'eelectisiiie ; il dontie pour point de depart a la philosophie lanalyse du moi , et ramene tout aux fails primitifs de la pensee, eonime consiituanl les xt-iilaMes prineipes. 11 possede a un degrc assez tMninent le sens psyehologique, et cest la ee qui fait le prineipal nierite de ses ecrits. II a de\eloppe dans un st>le elair, preeis, qui ne manque ni de force ni d'eloquenee, des poinls in- tt^ressants de psychologie, de moi'ale, d'estheticpie et de po!ili(jue. — Ses prineipaux ouvrages philosopliiques sont les.sui\ants : Melanges de UtU'iaitiie ct ill' p/iilo!uiles sorit la. (^est a leur porte quil ira frajiper. En vain lui rcpresenle-l-on les exigences et le re- giiue itcsiiotitjue de la compagnie a laquoUe il veut se donner. « Tu ne vi- vras pas longtenips, lui disait-ou , a\ec de pareils niallres; ton caractere independajit leur do|)laira bientot; ils le eongedieront sous le pretexle le plus frivole. — Si je leur fais braineur, repondait Andre, ils nie garde- rout; siPiOn, je nie coudan^sne nioi-!i-enie. » Quelques jours apres, il en- ti'ail chez les Jesuites, et le 13 decembre 16j3, il y comuiengait son no- vieiat a Paris. En prenant Ibabit religieux , Andre s'elait conf'^quea Dieu, corps et dme. II se reiuse done, lorsque ses superieurs I'y engagent, ademander z 128 ANDRE. line pension a sa famille : Est-cc pour dcoir dii hien qu'il vient (aire vceu dc paticrctc? Obliviscere popuimn (iium el ilotmim patris tui , lui crient les livrcs saints; pour ne pas deroher un instant a ses devoirs, il ne re- verra plus, nne Ibis qu il en sera sorli , le foyer palernel. Lasecondeanneedesonnovieial elant expiree, Andre regoit, en 1696, dans la chapellc dc la niaison prol'esse, la tonsure et les ordrcs mineurs. La menie annee, on ren\oic I'aire, au eollege d'Alengon, ou il est ( harge (le la rhetoiique, son juvenal de n-gence. Les jonies rcfjenli^, qui d"abord etaicnt places sous la surveillance de quelque Pere expei-imenle dont lis prcnaient les conscils , se trouvaient alors, surtout dans les pelils colleges comme celui dAlencon, <\ pcu prcs ahandonncs a leur inexperience. Sept ans plus tard, Andre est rappele a Paris pour y suivre le cours de theoloLMC, el pour y servir la vompa'^mecoiumcjcune prcfct. Les jeunes prefets, qui elaient aux prcfcfs de col lege ou des hantrs eludes cc que les jeunes regents etaienl d'abord aux regents proprenient dils , cuinulaient, a ce qu'il scmble, les lonctions de pr(me, les parliculi(M's, les inagistrats, les ^veques dont la conipagnie croyait avoir a se plaindre, ou quelle regar- dait comme ses ennetnis. C'elait aux jeunes prefets quetail confiee la fabrique de ces ecrits scandaleux. Comment, sous ce rapport, le P. An- dre paya-t-il son Iribut i\ la societe, c'cst ce que nous ne saurions dire. Tout (m traversant ces diirerentes cpreuves, il arrivait, le ID decem- bre 1705, au sous-diaconat ; le 2T I'evricr 1706, au diaconat, el le 20 mars suivant, a la prctrise. Vers 1703 ou 170'«-, notre jeune prcfet sc lie avec le celebre Har- douin, quil admire trop d'abord , et meprise trop ensuite. En 1705. un autre personnage, plus juslement illustre, ct qu'il rencontrait quelque- fois aux conferences pbilosophiques dont I'abbc de Cordemoy etait I'ame, le gagnait pour sa vie aux doctrines de Descartes et aux siennes. C'elait Malebranche. Le cartesianismc etait venu , comme on sail , fermer les yeux a la scolasticjue expirante. Les Jesuites sculs ne paraissaient pas sen dou- ter; leur cnseignement s'obslinait a rechaulTer le cadavrc. Ccpendant, la philosopliie nouvelle, qu'ils ne voulaient pas reconnaitre, les assie- geait et les entamait. 11 fallut bien eniin s'avouer son importance el sa force. On passa tout a coup du dcdain a la fiu'cur. Lc mot d'ordrc est donne. Lacompagnie entiere sc Icvera comme un seul bomme pour sau- ver I'Kglise, el sc sauver clle-memc, du lleau (pii la menace. Uicn ne sera epargnc pour extermincr, pour aneanlir une doctrine aussi ahsurde (ju'impie, auxsi conlraire a la foi qu'd la raison. C'est dans de lolles conjnncturcs que le jeune Andre, qui, scion Ibeureuse expression de M. ('ousin , s'esl egare parmi les Jesuites, se pcrfuet de reclamer contrc les calomnies dont, autour de lui, on accable Descartes; c'est alors qu'il ose admirer lout haul, ct, qui plus est, aimer Malebranche! Cen est ANDRE. 129 Irop. On eloignera an plus vite cello imagiiialion nialade du foyer de linfcclion. Vers la fin de ITOG, brusquement separe dc son illustre ami, Andre va terminer sa Iheologie a La Fleche. Celte mesure ne produisit pas sur I'espril du jeune Breton I'eirel qu'on s'en etait promis. Au lieu dinterpretcr favorablement, ou du moins de supporter avec courage et resignation le coup qui le frappait, il sen exa- gera la rigueur, il en denatura les causes. La ou ses supcrieurs ne voyaient qu'ime peine Icgere, qu'une sagefrecmilion, il vil une odieuse et cruelle injustice. Ses pUiintes eclalerent; ct, apres avoir fatigue le Pere provincial, duquel il dependail, elles allerent jusquaRome inquieter le Pere general. Si Andre eut ete un homme ordinaire, la prediction que ses parents lui avaient faite avant son entree dans la congregation se fut, a coup sur, realisee; on lui eut des lors, pour toute reponse a ses lettres quelque peuvives, rendu sa liberie. Mais ce cri, qui partait d'une ame profondement blessee, decelait, sous les formes les moins equivoques, un genie cleve autant quun noble coeur, C etait d'aillcurs un melange d'indcpendance et de soumission a la regie, dapre (ierte et de charitc cbretienne, qui laissait espercr qua la longue I'aclion inces- sanle du milieu dans lequel il etait plongc ramenerait le jeune homme aux sentiments quon attendait de lui, et qui, jusque-la, neutrali- sant le mal par le bien, serait tout au moins inodcnsif. On prit done patience. En octobre ITOT, sa tlieologie terminee , on I'envoie faire a Rouen sa troisieme annee de noviciat. En 1708, pour achever de leprouver et de le rompre, on le charge d'lme basse classc au petit college d"Hesdin. Une lettre du Pere generdl \ient \'\ chercher. Qu'il tremble, s'il persiste a en croire sa raison personnelle pUitot que la sagesse dc la compagnie , a suivre Descartes plulof que le Christ! Puis, comme si I'expiation etait consommee, ou peut-elre dans lespoir de ramener par la I'cconnais- sance une aine qu'on ne pouvait soumetire par la crainte, on lui confie, en 1709 , la chaire de philosophie au college d'Amiens. Qu"on se figure le jeune professeur place entre ses croyances philo- sophiques et le devoir rigoureux qui lui en imposait le complet sacri- fice, la sinccrite chretienne voulanl qiiil defende la vcrite sans degui- sement; et la prudence , qu'il menage I'erreur pour I'interet meme de la verite ou du moins pour celui de la charite. Malgrc toutes ses precau- tions et tout son desir de vivre en paix, il ne put eviter I'ecueil. On crut apercevoir dans la these generale quil fit, selon I'usage, soutenir pu- bliquement par ses eleves, a la fin de lannee scolaire 1710-1711, une arriere-pensee malebranchiste; innocent peul-etre en ce qu'il disait, il ^tait cerlainement coui)able en ce qu'il ne disait pas. Toutefois, les charges ne paraissant pas suffisantes , Taccusation n'insisla pas. Le pro- fesseur s"engagea seulement par ccrit a seprononcer franchement a I'avenir pour les doclrines dc la compagnic; et le Pere provincial , apres avoir obtcnu de lui cette garantie, lui confia, celte annee-la meme, en 1711, la chaire de philosophie au college de Rouen. On y fut d'abord tres-conlent de ses legons, au point que, pour Ton recompenser, on I'admit, le '2 f('vrii'r 1712, a la dernierc profession, a cellc qui le faisait decidement Jcsuile. Rirntol rcngagcmcnt, quil avail jusque-Iii scrupu- leusement tenu, ne parut plus aussi fidelemenl rcmpii. On signala dans I. 9 130 ANDRE. son enspignomont quclqucs propositions mal sonnantes. Condamnc a se roliai"i(#_el a dieter en plcine elasse un foriniilaire ou il deciarail quit esliinaiWvraiis dcs cfioscs qui liii paraismit'Dl jaitsses , il se soiiniit , niiiis (lijnc ^ouniission piirenienl extericure, et meine en pioteslant. Sa c'laiie lui ful enlevee, el on lit du prol'esseur, pour utiliser ses veitus et ses talwnls dans un postc oil sa philosophic seuib.'ail moins a craindie, un dirccl€ur des eonseienees, un prre spirilucL C'est avec ce litre qu'il alia, en'oclobre 17i;j, hahiter Alen(,'on. Celail le temps oil les querclles ([uc le livrc de Janscnius avail susei- tees di\istes ou plulol ceux que, sans trop s'entendre, on convenail dappeler dc ce noni , claienl ^can(ialeuseinent poursui\is. Sa charile parul de la Iroi- deur, sa froideur une hostilile deguisec. En 1718, on le retire dAlen(,'on, et il va, comme miuislre des pensionnaircs , s'elablir dans la maison que les jesuiics tcnaicnl a Arras. En 1711) , il re'iournc , prefel des hautes eludes , au college dAmiens. Pendant les deux premieres annees son administration ful ase- nisme, etani a son combic, rimperturbable moderation du Pcre Andre blcssa profondemont ses superieurs. I'n cnneini seul, a cc quil leur scmblail, pouvail, dans dc tellcs circonstanccs, conservcr son sang- froid. Sur CCS entrefaites, une brochure parail, ou les jesuiles sont aussi vigourcusement quiiabilcmenl altaques. U'aprcs quclques vagues in- dices, on raUribue au Pcre Andre. Pour plus d'eclaircissement , on fouille ses papiers et ses livrcs. Alors se revela aux yeux de ia conipa- giiie indignec le grand crime dont Ic reverend Pcre ('tait bien reellcment coupable. Lnc vie de Malehrancbc , ou le cartcsianisme etail donne commc la seule pbilosophic raisonnable et cbrctienne, oil les doctrines du corps, sa morale !)ratique, son personnel eniin etaient severement juges, se Irouvc, pr(^squc achcvee, au nombre des ouvrages a la com- position de^cpicls Ic Pcre Andre consacrail ses loisirs. ()n ne pent plus s y meprcndre, c'e>t un faux frerc; cost un serptMit que la Sociele porle dans ^0H scin el qu'il est Icnips d'ccrascr. On le li\rc done, sous un p'.elcxle (juelcompie, a la jusiice du siccle, el il est , comme un criini- nel, enfermc a la Bastille. La, a ce qu il parail, le cceur lui mancpia. Elfrayo dc laNcnir dont il se \oyait menace, songeanl sans doute a eel -'li'oc IJlache que des causes analogues avaienl amene (pielqui s annees aunara\ant enire ccs iiicmes murs ou i! \cnail de niourir, il confcsse ses torts el en demande pardon a ses superieurs et a toute la com[)agnie dans l(>s termes les plus bumbles el sous les formes les plus louchanlcs : <'. J ai eu , Icur disail-il dans unc lelire cciite au Pcre provincial du fond de son caciiol . le plus grand tort du monde , je Tavoue, cl Jc suis pre! a siibir t )Ulcs les p(>nitenccs qu'on me voud'a im|)oscr. .Slais si N'olre U(''\('M-encc, ou plukM si la compagnie veul bien mc pardonncr, je suis rcsolu doublier tons les cbiigrins que j y ai soutTcrts , de ne plus ANDRE. 131 travailler que pour Dieu , de rompre tout commerce avec les personncs qui lui seroiU suspectes, de reparor enfin, par tous les moyens possibles, tout le real que j'ai pu faire, et de lui donner telles assurances qu"elle voudra de la sinccrite de ma resolution. Me \oila, mon reverend Pu'e, entre vos mains; vous me tenez sur la terrc la place du sou\erain jujie : parlez, ordonnez, pardonnez, punisscz, je suis prel. Je ne veu\ plus axoir dautre interel dans le monde, que ceux de Dieu, de I'Egiise et de la coiiipagnie. » Cette leltre, qui n eiait qua demi sincere, et que le Pere Andre desavouait, pour ainsi d;re, en lecrivant, atlendrit proba- blemenl sesjuges; et nous le retrouvonsbientol a Amiens, ou il seprend ses I'onctions un moment interrompues. DAmiens enlin on lenNoiea Caen, en 1728, ou il est charge de la mathcma.ique, comme on di- sait alors. La se fixe sa vie erranle , et s'arretent les persecutions dont il avail dte I'objet. Caen, cette ville de calme et de silence, ou lous les bruits s'apaisent, ou tous les exces se moderent, ou toutes les ardeurs s'e- teignent, abritera ses vieux jours. Le Pere Andre y va passer les trente- huit annees qui lui restent, comme dans un port ou dans un tombeau. La dailleurs il se fera estimer de tous les personnages intluents dont la haute socicle se compose : son e\eque, M. de Lu%nes, s'engagera a te defencire envers el conire tous; et le souvenir de la Bastille contiendra dans les limitcs qu'il s'est lui-meme posees, et son carlesianisme et lau- dace de ses jugements. Admis a TAcademie des Sciences, Arts et Belles- Lettres, il en devienl un des membres les plus laborieux. Quelques-uns des ecrits qu'il redige pour ses seances, son Essai snr le beau, entre autres, re{)andenl au loin sa reputation. Aussi tous les homines de quelque valeur qui traversenl la ville, viennent lui rcndre visile. On lui ccrit de toutes parts pour prendre son avis sur diilerenles questions de Iheologie, de litterature ou de science; et si parmi les correspondanls dont sa jeunesse dut elre aussi heureuse que here nous trouvons Male- branche, au nombre de ceux dont sa vieillesse shonore nous comptons Fonlenelle. Ce ne fut qu'en 1759, a quatre-vingt-qualre ans, que le courageux vieillard auquel ses superieurs avaient souvent ofFert sa retraite, consenlit enfin a quitler son enseignemcnt et a prendre le repos que reclaraait son grand age. Lorsquen 1762, la compagnie de Jesus commenga a se dissoudre , le college qu"elle dirigeait a Caen ayant ete fcrme, le Pere Andre se relira, sur sa demande, chez les chanoines de IHotel-Dicu, qui raccueillirenl avec respect, et ou le parlemcnt de Kouen subvint genereusement a lous ses besoins. II y raourut dans sa quatre-vingt-neuvieme annee, quelques mois avant que la Societc ne fut condanmee a quitler la France, le 26 fevrier 176'i-. Le Pere Andre a beaucoup ecril. En tele de ses productions impri- mees, il faut placer YExsai sur le beau , qui a paru pour la premiere fois en 17'! 1 ; el , en seconde ligne, son Traife de riiomme, c'esl-a-dire un ensembl'^ de discours sur les principales fonctions du corps, sur les di\ers altributs de lame, et sur lunion de Tame et du corps. Pai'mi ses manuscrils, donl la bibliotliiHiue publique do Caen possede maintenant la plus grande e! probablement la meilleure partie, no'is avons remar- quo, pour ce qui nous louche plus specialemenl, une Mrfaphysica sive Theologia naluralis, grand in-folio de 128 pages; ^a P/njsica, grand a. 152 ANDRE. in-4^ dc 155 pages, el un volume in-k" do VC'i- pages, contenant de longs cxtrails de Descartes et de IMalebranclie , avee ses observations en marge. Son plus imporlani travail est Ires-prohablement cetle Vie dc Malcbranche , pretrc de I'Oraloire , avec l/iisloire el I'abrege de scs outrages, dont nous nc eonnaissons encore que le titre et celte pbrase qui I'ouvre : Dejmis qii'il y a des /lommes , on a toiijours philosopfie. Le Pere Andre clail un de ces rares genies qui maintiennent chez eux, dans un hcureux equilibre, lesprit scienlitique el les croyances religieuses. « II y a, disait-il, deux oracles infailiibles, la foi et la raison. » La oii 1 Eglise ne s'etait pas prononcee, il admetlail le libre examen avec loules ses consequences. Un nom d'autenr, pour lui, n'c- tait pas un argument. « L'exemple n"a jamais i'ait ma regie; je nc eonnais que la loi. Jcsus-t^hrisl n'a j)as dil : Je snis la coulume; il a dit : Je suis la vcrite. » En fait de doctrines philosophiques , il pretendait ne reconnaitre aucun mailre sur la parole du(|uel il se resignat a jurer. 11 avail loulefois des prelerences marquees. Ses pbilosophcs de predilcclion elaicnt IMaton et saint Auguslin , Descartes el Malebrancbe, ks deux derniers surlout : « Hors de Malebrancbe et de Descartes, repclait-il volonliers, en phi- losopbie, point de saluti » 11 n'acccptait done quapres se I'elre en quclque sorle appropriee par ses meditations personnelles, la verite que lui otfraionl ses auleurs favoris; mais il s'en est a peu pres Icnu la. Cesl un vulgarisaleur, ce n'est pas un inventeur. Son Cours de philosophic comprenait 1" lalogique; 2" la morale; 3° la melapbysique; k" la physique. Comme « nous naissons avec deux grands defauls qui sopposenl a la recherche de la verite, dcl'aul d'esprit et defaut de manirs , » il voulail qu'on debutal , afin decarler ce double obstacle, par la logique et la morale ; on entrerait cnsuile apleines voiles dans la science des esprits el dans cello dc^ corps. Sa Logique nous esl completemenl inconnue ; nous savons seulcment de lui-meme quelle n'elait quun recneil des rigles du bon sens , ou se trouvaicnt cntremelees des questions choisies et faciles pour exercer Tin- telligence des enfants et leur apprendre a faire une jusle application des regies qui leur auraicnl ele proposees. II mcprisait prolbndemcnt cettc logicaillerie in abstraclo et in concreto, el ce jargon scolasiisque, sans mcthodc , sans gout, dont renseigncment public se contentail au grand dommage dc la jeunesse. Sa Morale dcvail elre comme nne logique du co'ur. II y posait d'abord les prece|)les auxqucls noire conduite doit se soumetlre; il y trailait ensuile de la fm de Ihomme, du souverain bicn el du souverain mal ; de la vertu, seulc voie qui nous conduise au bonheur, el du vice, seule harriere qui nous en scpare. Quebiues mots recucillis de sa bouchc ou detaches dc ses livres nous montivnl asscz , indcpendammenl dc ses Origincs qui nous sonl connues, la tendance I'alioualisle ou dcsinteres- see de ses principes. <(J"ai])ris, disait-il, pour regies de mes actions ces deux passages i\e- I'Ecriture ; « Omnia pro{)ter semctipsum opera- tus esl Domiuus; » Dieu m'a donne une dnie ,jc dots done i employer pour sa gloire. « I'nicuique man(la\it Deus dc proximo suo; » qui n'est bon qu'a soi, if est bon d rien. «Je nc me souviens pas du bien que j'ai fait ANDRlfi. 455 aux autres; je me souviens sculement du bien que les autres ra'ont fait. » Dans son premier Discours sur I'amour desintcresse , il distingue nettement I'amour de I'honnete qui nous dit comme a des braves : Suivez-moi, c'est le devoir qui vous appelle; et I'amour du bien delecta- ble qui nous crie comme a des troupes mercenaires : Suivez-moi, je vous payer ai compiant. Sa metaphysique se divise en trois sections : la premiere traite des principes de la connaissance ; la deuxieme, de Dieuj la troisieme, de lame; le tout d'apres saint Augustin, et en vue des verites cbreliennes que I'enseignement general lui sembiait trop oublier. Cette metaphysi- que nest guere qu'un compromis tres-convenablement redige entre le systeme de Malebranche et le peripatetisme jesuitique. L'auteur y prie plus dune fois ses lecteurs de ne pas 1 accuser malicieusement de car- tesianisme, au moment meme ou , malgre ses denegations un peu pue- riles, il est le plus eviderament cartesien. Croyait-il serieusement, par exemple, s'etre separe de Descartes, ainsi qu'il ose raffirmer, lorsqu'il prenait pour point de depart de ses doctrines, au lieu de la phrase fa- meuse : Jepense, done je sids; « Cogito, ergo sum; » les formules qui I'expliqaent : « Cogito, exi.sto, mulla nescio; » Je pense,jexiste, il est beat/coup de clioses que j' ignore ? iS'ous ne citcrons de sa P/njsica que le paragraphe qui la termine ; « Haec hahui de philosophia qua? dicereni, vel polius quse dicere pos- sem ; in quibus , si quid est \ eri , ad oninis veritatis fontem tanquam ad unicum principiuui suum referendum est ; si autem nonnunquam falsum vero, vel absurduni probabili, vel incertum certo admixtum reperitur, illud partim nobis, partim consuetudini scholarum adscriben- dum est.... Quod si quis reprehendat, quod in philosophia Christiana, quam eramus polliciti, non semper Apostolo paruerimus dicenti: StuUas quoistiones devita ; quecso, lit ipse sibi respondeat. Unum susceperam ut ostenderem scilicet, nullain esse philosophise partem, qua? non pos- sit, atque adeo dcbcat christiane a philosopho christiano tractari; quod aliis doclioribus ac felicioribus perficiendum relinquo. • — Yoila tout ce que j'avais a dire, ou piulot tout ce quil m'elait permis de dire sur la philosopbie. S'il y a ici quelque verite, qu'on la rapporte a la source et au principe supreme d'ou toule verite einane; si on y trouve par- fois le faux mele au vrai, I'absurde au probable, I'incertain au certain, qu'on impute ce melange en partie a ma faiblesse, en parlie aussi aux necessites de mon enseignement.... Que si quelqu'un me demandait pourquoi cette philosopbie, qui devait etre toute chrelienne, n'a pas toujours eviie, ainsi que le lui prescrivait I'Apolre, les questions ridi- cules , qu'il veuille bien, je Ten prie , faire lui-meme la reponse. Je ne voulais qu'une chose, en ecrivant ce livre, monlrer qu'il n'est pas une partie de la philosopbie qui ne puisse etre chreticnnement traitee par un philosophe chretien; mais remplir ce cadre, c'est ce que je laisse a des genies plus heureux el plus habiles. » Quelques-uns des jugcnients que portait lePere Andre sur les philo- sophes le plus souvent mentionnes de son temps acheveront de nous le faire connaitre. — « Bacon a de grandes vues, mais en passant; il re- tombe a chaque instant dans les erreurs el les prejuges les plus vul- gaires; il n'n ni ordre, nimethode; sa pensee est un chaos. — Locke 134 ANDROiMCUS. peul avoir qiielque agrdmenl dans le style; inais cost un pauvre rai- sonnour. — Leibnitz, grand geomelre, pauvre physicien, mauvais nietaphysicien; ses iinpcrlinentos inonades sont le lonibeau dii sens coininiin. — Spinoza on sait que Malebranche I'appelail un miserable) : son style est lourd; il n'a ni esprit ni raisonnenienl ; eomment les je- suiles ont-ils pu voir dans Descartes les principes sur lesquels le spi- iiozisme repose ?» Pour plus de renseignements el pour tons les eelaircissenients que cetle notice deniande, consullez , I"' les OEuvrrs dn Pire Andre, \m- bliees par labbe (juyol, 4 vol. in-12, Paris, 17G6; 2" les Ol^nvrcs thi Pere Andre, de la compagnie de Jesus, avec notes et introduction, par M. Victor Cousin, un fort vol. in-1'2, Paris, 18'i-3; 3" ses maimscrits conserves a la bibliotbeque de Caen; i" deux recueils manuscrits dun de ses eleves, M. de Ouens, le Recueil Mezeruy el le liecueil J., conserves dans la rneme liibliolheque; 5" le Pere Andre, ou Donimentt inedits sur I'/n'stoIre philosophiqrie , religieuse et lilteraire dn xviii"" si cle, publics par MM. A. Charma et G. Mancel , 2 vol. in-8°, Caen, I8i3 et 1844. A. Cu. el C. M. A\DUO\ICTIS DE Rhodes, ainsi appele du nom de sa patrie, naquil a peu pres cinquante ans avanl I'ere chrelienne, el passa a Rome la plus grande parlie de sa vie, consacree a renseignemenl de la pbilosophie peripalclicienne. II jouit dune grande i elebrile non pas comme philosophe, mais comme editeur des ouvrages d'Aristole et de Theophrastc, que Sylla venail de transporter d'Athenes a Rome et donl la plupart Jusqu'alors etaient ties-peu connus. Cependant il ne faudrait pas croire, sur la parole de Strabon (liv. xiii, c. 608,, quils ne le fussenl pas du lout; il est a peu pres certain, au contraire, que la bibliotbeque dApellicon, ou Sylla avail Irouve les ouvrages du Stagirite, ne les renferinail pas seule, et qu'il en exi.-.tait aussi plusieurs copies a la bibliotbeque d'Alexandrie. Voici, d'apres les recbercbes les plus rccentes, a quoi se rcduisent sur ce sujel les Iravaux d'Andronicus: 1" il livra a la i)ul)licile, avec des tables el des index de sa composition, les manuscrits qui lui t'urent communiques des deux pbiIoso[jbes grecsj 2^ il classa tons les ecriis d'Aristole el de Tbeopbraste par ordrc de matieres, les dislribuanl en divers traites '-zyr;ii.7.ri'.:i.:, el reunissant en un seul corps divers morceaux delacbes sur un meme sujel ; outre cet arrangement general , il cbeicba a determiner I'nrdre et la constitution de cbaque ouvrage en particulier ; 4" il exposa les resultats de son tra- vail dans un ouvrage en plusieurs livres, ou il traitail, en general, de la vie d'Aristole el de 'rheopbraste, ainsi que de I'ordrc et de I'aulbcnti- cite de leurs ecriis. C'esl la sans doute qu il faisait connaitre les rai>ons pour lesquclles il rejetait, comme non autbentiques, le li\re de linter- pretation el I'appendice des catc-iories , design(' cbcz les Latins sous le nom (le Post prccdicametita. Mais la premiere de ces deux asserlions a etc Niclorieusement combaltue [)ar Alexandre d'Ai)brodise, el la seconde par P,)rpb\re Boelli., in lib. de Interpret.^. Antlronicus a aussi public deux coiumenlaires, I'un sur la P/nj.^iaue, I'aulre sur los Calrgnries d'Aristole, et un li\re s^ir In Division que I'lolin esliniail beaticoup. Tons ces ouvraiies sunt aujourd'bui perdus, et il serail m6me dilliciie AN^PONYME. 135 de re'^tituer en entier I'ordre dans leqnel il a divisd les dcrits d'Aristote. C'esl a tori qu'on a voulu lui attribuer un traile dos passions [-i^i n^OiV/) iinprinie a Aiigsbourg en lo9V el line paiaplirase sur la morale a Nicomaque, piihliee avec la Iraduclion lalinc a Leyde en 1G17, et ii Cambridge en IG79. Voyez, pom- les tra\aiix d'Andronieus sur Arislote, Stahr, Aristotelia, dcuxieme parlie, p. '22:2 el seq. — Brandis, davs le Mifsee (In lihin (en all.;, t. i. — Uavaisson, Ensai snr la Mela- physique d'Aiislote, m-S°, Paris, 18o7, jiv. i, c. 2. — Buhle, edit. dArisl., o vol. in-8% Deux-Ponts, 171)1,, t. i". AXEPOWME (Georges), philosophe grec da xiii* siecle, eonnu par ses Commenlaires sur xVrislote, el prineipalemenl par eelui qui traile de lOrganum. II a pour lilre : (Jompc>idii(m fhilosopldcp , sice Organi Arislotelisj, gra3C. ct lal., edit. Joh. Wegelin, in-8°, Augsbourg, IGUO. AXGELUS SILESIUS, poete-pliilosophe , n6 en 162i a C.latz ou a Breslau, el morl dans celle derniere ville en 1G77. Ce nom sous le- quel il a acquis en Allemagne une eertaine celebrite n'est qu'un nom demprunt, car il s'appeiail Jean Schefficr. Ele\e dans le proteslan- tisme, el dabord niedccin du due de Wurteniberg, il se convertil a la foi ealliolique, enira dans les ordres et ful nomine conseiller de i'exeque de Breslau. iJes sa plus lendre jeunesse il s'elail nourri des a^u\res de Tauler, de BaMmie el de quelques autres raysliques dont il adopta les opinions en les portanl, aumoinssous le rapport metajjhysique, a leurs dernieres consequences. Son sysleme, ou plulol sa foi, comme ce'lc de tous les liommes de la n'.eme ecole , lorscjuils sonl daccord a\ ec eux- memes, est un vrai panlbeisme fonde sur le sentiment ou sur I'amour. II pensail que Dieu, dont lessence est tout anujur, ne pent rien aimer qui soil au-dessous de lui-meme. Mais eel aiViOur de Dieu pour lui- meme n'est pas possible, si Dieu ne s(;rl, en quelque fagon, des profon- deurs de sa nature ou de labime de linlini, pour se manifester a ses propres yeux ; en un mot, s'il ne se fail liomme. Dieu el riiomme sont done au fond le meme elre, ils se confondent dans le mcme amour j et eel amour inlini se develoj)pe, s'eleve etcrnellenient ainsi que I'bomme, sans lequel il n existerait pas. Tout se resume en une soi'le dapotlii'ose successive de Tbumanite; aussi n"a-l-on pas manque, en Allemagne, de regarder celle doctrine comme un aniccedent, et peul-etre conune le modele de celle de Ficbtc. Angelus Silesius n"a pas expose ses opinions sous une forme scienlitique; mais on les lrou\e disseminees dans un grand nombre de canliques spiriluels et de sentences ])oeli(!ucs. Ouel- ques-unes de ces dernieres, que nous allons cssa\ er de traduire, suflisent pour donncr une idee de son style el de sa pensce doniinautc : « Bien n"exisle que Dieu et moi , et si nous n'exislions pas Tun et Taut re, Dieu ne. serait plus Dieu et le ciel s'el}ranlerait. » « Je f.m-i aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi ; nous ne pouvons ctre ni au-dessus ni au-dessous Tun de I'aulre. » « D;eu, cost pour moi Dieu et lliomme; moi je suis pour lui rhnmme el Dieu; je le desallere dans sa soif; il \ieul a mon aide dans le besoin. » 13(5 A.XGLAISE fPllILOSOPllIE). « l)anquot plein dcdeliccs I e'est Dieu hii-nieme qui esl le vin, les aliments, la table, la musique ct le ser\iteur. » « Lorsqiie Dieu etait cache dans Ic sein d'un(> jeunc fille, alors le point renferniait en lui le cercle lout entier. » Os deux dernieres strophes nous rappellent , jtar lexpression aussi bien que par les idces, les doctrines cabalislicpies qui , deja devoilecsen partie par lleuchlin et Pic de la Mirandole, comniencaient alors a se repandre parnu les chreliens. Les ouvrages publics i)ar Angeliis Silesius sont ses Cantiques .sy^/ri/j/e/s, Breslau, i(j'61. — Psyc/ic affligee, ib., IGG'i-. — La Pfi'cieuse perk evangi'lique, (ilalz, 1GG7. — Le Chervbin t'oi/(7<;p?/r (lilteralenient le Voyagcur cherubinique , (ilatz, IGTV. Aucun de ces divers ecrits n'a encore etc traduit, soil en latin, soil en frangais. On en a public des exlrails sous les litres suivants : Sentences podtiques d'Angehis Silesius ,\n-'6'', Herlin, 1820. — Collier tie perles , on sen- tences, etc., in-8", Munich, ISlJl. — Ancjelus Silesius et St-Marlin, in-8% Berlin, 1833. L'auteur de ce recueil est la celcbre Rachel de Varnhague. — Enfin on pourra aussi consulter avec fruit Muller, fiibliolheque des pontes allemands du wW siiicle, Leipzig, 182G. AXGLAISE fPuii.osopiiiE;. Nous ne comprcnons sous ce litre ni cetle parlie de la pbilosopbie du nioyen age qui cut ])our organes, en Anglelcrre, Alcuin, Erigene, llogiM- Bacon, Duns-Scot, Waller Bur- leigh ; ni cetle partie de la philosophie inodcrne, qui, depuis Hutcheson jusqu'a Dugald-Stewarl, cut pour theatre I'Ecosse, el pour principaux represenlants, Reid, Bealtie, Oswald, Smith et Ferguson. L'hisloire de la scolastique en Angleterre rcntre dans Ihistoire generale de la philosophie du raoyen age, et, d'autre part, rhistoirc de la philosophie ecossaise merite, ])ar le nombre, jjar limportance, el surtuut par le caractere de ses travaux, qu'il en soil traile spccialemcnl. La philosophie anglaise, dans les limites ou nous crovons devoir la renfermer, eud)rasse en\ iion les deux cent cinquante dernieres annces, et, durant eel csjiace d(! temps, elle a pour principaux organes, Fran- Qois Bacon, Hobbes, Herbert de (]herbury, Locke, Richard (Cumber- land, Wollaslon, Shaflesijury, (jlanvill, llarringlon, (".udworth, Sa- muel Parker, Newton, Samuel Clarke, Jean Wray, Collins, Dcrham, Hume, Harlley, Priestley, Richard Price, 'J'honias Payne, Rentham, William Playfcr, James Mill. Telle esl, au point de vuc chronologi(iue, la serie des plus cclebres represenlants que compte la philoso{)hie an- glaise dei)uis la (in du xvi'= sicclc jusqua nos jours. Dans cette serie, plusieurs noms, lels que ceux de Newton, Jean NN'ray, Dci'ham , Harlley, l^ricstley. soul reclames tout a la I'ois par la philosophie morale et j)ar la philosophic naturelle; le resle des noms precitcs apparlicnt plus specialemcnt a la philosophie morale- Les problcmcs fondamcnlaux de la philosophic morale rccurent en Anglelcrre, aux discrses cpoques de I'age moderne , ct de la part des divers j)liilosophcs qui se succedrrcnt a lra\ers ces dpoques, des solu- tions non-sculcmenl difTcrentes, nuiis encore opposces entre ellcs. Aussi ne saurait-on dire quil y ait une ccole anglaise; car une ccole n'cxiste qu'a la condition dc I'unilc ct de laccord sur les points capilaux de la science, et, cu Ang,lelcrre, nous rencontrons sur une mAme question ANGLAISE (PIIILOSOPHIE). 157 de theodicde, on de morale, ou de psychologic, ou dc logique, les so- lutions les plus divcrgenlcs. 11 y a done des philosophes anglais j il n'y a pas d'ccole anglaise. La philosophic dune epoque et d'unc nation puise surtout son ca- racterc special dans la nature des solutions qu'cllc apporte aux ques- tions fondamentalcs. C'cst par cc cole, qui nous parait prcter moins que lout autre aux vagues hypotheses ct aux conjectures hasardces, que nous entrcprendrons de dclcrminer le role de la philosophic anglaise dans lage moderne. II est un certain nomhre de prohlemes qui , dans leur ensemble , constituent, en quelque sorte, le ibnds commun de toute philosophic. Ces questions capitales sont : en psychologic, celle de Torigine des idees et celle du libre arbilre; en logique, cclles de la melhode ct de la certitude; en morale, celle de la distinction du juste et dc linjuste; en ontologic, celle de I'existence dc Dicu, celle de limmaterialite et de I'immortalite de lame. Kecherchons done quel degre d'importance la philosophic anglaise a attache a chacune de ces questions fondamen- tales , et quclles solutions elle leur a apportecs. Etd'abord, sur la question de la certitude, nous trouvons dans la philosophic anglaise une part bicn considerable usurpee par le scepti- cisme. L'autorite de la raison est attaqu(k>, sinon d'unc maniere abso- lue, au moins en un point capital, par Glanvili, qui, dans son traite intitule Scepsis phihsophica (in-i", Lond. , 1G6G), renouvelant au xvii" siecle ic role dVEnesideme dans I'antiquile ct d'Algazcl au moyen Age, et anticipant, d'autre part, sur le role de Hume au xvm'= siecle, discute et rcsout en un sens dubitalif la question dc la causalitc. L'au- torite de la perception extcrieure, doja iniirmee par les theories de Locke, est contcstee et nice par Berkeley, qui, timidcment d'abord dans sa Theorie de la vision ( in-8", Lond., 1709), puis audacieuscment dans son Truitd des principes de la connaissance humaine (in-S**, Lond., 1710; — S*" ed., 17:25, , et dans ses Trois dialogues entre Hylasct Phi- lonotis 'in-8", Lond., 1713; ■ — trad, en frang. par I'abbe du Gua de Malves, in-l2, Paris, 17o0,,vienl nier la realile objective de nos connais- sanccs sensibles, et preten(h-e que le cicl, la terre, les corps qui nous en\ironnent, en un mot, tout cc que nous croyons voir autour dc nous ne sont que des idees dans notrc esprit. Entin l'autorite tout a la fois ct de la raison ei de la perception extcrieure, et en partie meme l'autorite du sens intime, e;,t comhatlue par Ilunie, personnificationlaplus com- plete du sccplicismc moderne, comme Sextus I'avail ele du sccplicisme ancicn. En ce qui touche les revelations dc la raison, llume, en son Traite de la nalvre /uimaine (2 vol. in-8", Lond,, 1738; — 2 vol. in-V, 1739 : , conteste la Icgitimiie de la notion dc cause, sur laquelle rcposenl tant d autres croyances, et nolanmicnt celle de I'existence de Dieu. Hume dirige centre la legitimite de la notion de causalite le meme argument quavait, dix-huil cents ans avant lui, employe /Encsidemc. Dans lordre rationnel, il conteste en meme temps la legitimite de la croyance en une Providence, en I'immortalite de Tame, en Fcxistence de recompenses et de })cines futures, et nepargne pas meme les notions fondamentalcs des mathcmatiques, puisque, entre autres idees, il alta- que celle que nous avons de la ligne droite et de ses proprietcs. A ce 138 ANGLAISE (PHILOSOPHIE). sceptic! '^me, a I'endroit des revelations de la raison et dc celles de la percoplioii cxlerienrc, il ajoiitf^, coinme coinpleuienl quexigcait iinpe- rieiisetiKMil la loii;i(iue, un scepticisine prescpie aussi absolu a lendroit des rexelalions dii sens inliiiie. Adopiant, en une nicsure plus large que ne I'axail lait Berkeley, la Ihcorie couvcnue des idees , et reconnais- sanl qu'en quelque ordre de notions que ce soit , meme dans la sphere des notions psyehologiques, les ohjets itnniedials de la connaissance sont des idees, il tire de la doctrine de lidee representative, ainsi adii^iise sans restriction, cette consequence, qu'il n'y a pas plus d'esprils que de corps. L'n philosophe anterieur a Hume, Henry More, ne en iGli et inort en 1083, auleur dun grand nombre decrils ' llcnrici Mori Opera p/iUosop/iica omnia, 2 vol. in-f", Lond , 1079,, avail porte le scepticiNnie peut-eire plus loin encore, puiscpiil en elait vcnu a douter de sa pi'opre existence; mais il n'avait pas persiste dans ce sysleme, et, sous linfluence des doctrines platoniciennes qu'il avail puisees dans Plolin, il etail passe, par une transition que la psychologic cxplique, el donl Ihisloire olfre de frecjuents exemples, du scepticisnie au rnysli- cisnie, el avail pose cotnnie dernier mot, sur la question de la certitude, que les notions vraies et legitimes emancnt, pour nous, dune revela- tion di\ine. I'ne question qui, en logique, est appelee par son importance a prendre place a cote du prohlcme de la ccrlitude, est la question de la melhode [)hilosopliique, Newton, dans ses PrtDcipes mat/iewatiques de la p/iilosop/ue natvrelle ; in-V", Lond., 1087; auginente, 1713; edit. Lesueur et Jacquicr, 3 vol. in-4", Cicncve, 1700, , posa sur ce point de la science plusieurs prcceplcs plcins de raison el de sagesse , qui sont aujourd'liui encore universellemcnl adoples. L'n autre philosophe en- core, Fran(;ois Bacon, entrepril sur ce meme point des Iravaux destines a etre pour i age moderne ce qu'avaicnt ele pour I age ancien les ecrils d'Ari.^tole sur la logique. Bacon entiepril la roforme des sciences par une melhode nou\eJle. L'ne reaction commenQail alors contre le peri- palelisme. On s'obslinait a meconnaitrc qu'ArisIole, en posant I'expe- rience comme source de toutes nos idees, meme de celles-la qui doivcnt sersirde principes aux raisonnemenls, n'avait pas proscril , tanl s'en faul , la melhode d'observation; et, de ce (pie la scolastique avail ex- cIusivenK^nt emprunte au StaguMte la melhode deductive, on condam- nait rari^tolelisme comme impuissant a suggerer aucune melhode (pii ful propre a la I'ccherche el a la decouverte du vrai. Le ^'ovnm Orga- fiinn de Bacon in-t'", Lond., 1G'20, en anglais; — in-l:>, Lugd. Jiat., 1050 el 1000, en lalinj na(piit de celle lendance rcactionnaire. Sous le nom dlixhictidii , la melhode proposee par le lord chancelier d'An- glcterre n'clail autre que la melhode dohservalion el d experience. (]et ecril cut ccia d'cxcellent. qu il constituail un energique appel fail a I'in- dt'pcndance et aux lihres investigations de la pensce. (] est la surlout, a noire sens, le merile qui lui valut rinlluence (pi il cxt'r(;a et le crc'niit qu'il a c()nser\(\ II nous parail juste toutel'ois de Icnir compSe de I'mi- tiali\e (pii a\ail ele prise sur ce mtMue point par la philoscphic ilali( nne. L'Orgaiiinri dc Bacon nest (piun fragment, incomplet lui-nu'-mc, d un travail projctc' par ce grand espril sous le litre de Magna insiauratio gcieniiarum. Or, a la ni(imc epoque, un philosophe de Calabre, Cam- ANGLAISE (PHILOSOPHIE). 139 panella, piibliait nn livre inlilule Prodromvs phiJosnphiw instaurandce , (in-i", Franof., 1617; ; el deja , pros de qiiaranle ans anparavanl, un aulre pliilosophe italien, ne a Cosenza, dans le royaunio de Naples, Ber- nardino Telesio, avail eeril son li\re di- Naturojti.rla propria prviclpia (in-i°, Naples, 1580, et Gene\e, 1588;, ou une refbrme seieniifique ^tait essa\ee. Nonobslanl ees litres danteriorile, legiliineinenl re\en- diques pour I'llaiie, la philosophie anglaise, avec Newlon el Bacon, a puissanunenl contribue, dans I age nioderne, a la refornie seieniifique. La nielhode [)hilos()phique doit a ees deux hommes eminenls son per- feetionnemenl, en lanl du moins quelle doive sappliqner aux sciences de fails; car, snr la question de la nielhode applicable aux sciences de raisonneinent, Arislole n'avail rien laisse a faire a ses succes.'-eurs. Suisons niaintenanl la philosophie anglaise sur d'autres points fon- damentaux de la science. En psychologic, la question si iinporlante et si deci:si\e de lorigine des idees regut des divers philosophes anglais des solutions contradicloires. Lccke {Essai svr i'etitendenunt humain , in-f", Lond., 1690;— 10' edit., 2 vol. in-8», Lond., 1731; — Trad, frang. par Coste, in-i°, 1750;, Hume {TraiU de la nature hvmaine, 2 vol. in-8% Lond., 1738; — 2 vol. in-i% 1739), Hartley [Observa- tions snr l'homme,1 vol. in-8'', Lond., 17i9), resolvent la question dans un sens purement sensualisle. Locke reconnait a nos idees deux sources, niais toutes deux experinieniales, la sensation el la reflexion. Hume se range a I'opinion de Locke. Hartley parail ne reconnailre qu'une source unique, ii savoir, limpression de lexleriorile malerielle sur Ics organcs des sens et sur Ics nerfs. I) autre part, lord Cherbury, I'un des fondaleurs de la philosophie moderne en Anglelerre [Tractatvs de reritale , in-i", Parisiis, U52'i- et 1633 ; — Lond., 16i5; — in-12, 1650, , et, plus lard, vers la fin du xviii'' siecle. Price, en son Iraite intitule Revue des principalcs questions el difficultes elevees en morale, et notamnxent sur lorigine des idees de vertu , etc. 'in-8'', Lond., 1758; — • 3^' edit., in-8", Lond., 17b7) apporterent a ce nieme probieme une so- lution idea!i.>te. Cherbury sedeclara partisan de la doctrine de I'inneite, et placa lorigine de nos connaissances, non dans les sens, mais dans renlendemenf. Ce fut cette doctrine que, plus lard, Locke coinbatlil au premier livre de son Essai. Price, qui eiitreprit de refuter la philoso- phie (le Locke, comme celui-ci avail essaye de comballre celle de lord Chei'bury, posa lentendemenl comme essentiellen^ent distinct de la sensihilite, el lui rapporta, comme a sa source veritable, lout un ordre de phenomenes marques de ca:acteres speciaux qui s'opposent a toute identification qui pourrail en elre Icniee a\ec les produils de la sensi- biliie. Eniin, sur celle meme (juestion de lorigine des idees, un autre philosophe encore ;, Cudwoith, vint renouveler Ihypolhese platoni- cienne, donl il se reser\ail de se servir ensuile pour en deduire une preuve de lexislence de Dieu. Sans sorlir des limiles de la psychologic, mais sur un probieme difTe- rent de celui de I'origine des idees, sur la question du lil)re arbitre, la philosophie anglaise abonde en solulions rcprouvees tout a la fois par le sens cominun el par la conscience. f!obbes ; Traile de la liberte et de la nc'cessitc, in-8", Lond. , 165V, cbcrche a etablir que lous les cvenements ont leurs causes necessaires, el que la volonte elle-meme, pendant que 140 ANGLAISE (PHILOSOPHIE). I'homme delibere, est necessitee et determince par une cause suffisante aussi bien que quoi que ce soil. Collins (Rec/ierches concenuuit la liberie humaine, in-8", Lond., 1713, et avec supplement, 1717) pretend que, comnie il n'y a pas de delemiinalion sans motif, et quun motif est chose toute fatale, cc caractere de fatalite passe du motif a la voli- tion, et de la volition a I'acte qui en est le resullat. Hartley {Observations stir I'homme, 1749, 2 vol, in-8") et Priestley {Doctrine de la necessite philosophique , in-8°, Lond,, 1777) se conslituerent aussi les defenseurs du falalisme, Abordons maintenant la question fondamentale de la morale, a savoir la question de la distinction du juste et de linjuste, et demandons a la philosophie anglaise sa solution sur ce point capital. Cette solution n'est pas uniforine, mais divcrgente, Ilobbes {de Corpore politico, in-12, Lond, , IGoi)) fait reposer les droits et les devoirs moraux sur un prin- cipe d'interet personnel. II fut plus tard suivi dans cette voie par Hartley. Ilichard Cumberland {de Legibusnatrirce disquisitio philosophica, m-k", Lond. , 1072; — Irad. frang. avec des remarques de Barbeyrac, in-4", Amsterd,, 17 Vi) entreprend de refuter la doctrine de Hobbes, et reraplace le principe de I'inter^t personnel par celui de la bien- veillance, Shaftesbury {liccherche concernant la verlu et le merite, Lond,, 1G99; choisit pour base de la morale un principe qui tient une sorte de milieu entre celui de I'egoisme et celui de la bienveillance, et fait consister la verUi dans Iharmonie des penchants sociaux et personnels. Wollaslon {Esquisse de la religion nalurcllc, Lond. , 172i, 172G, 1738) tendit a asseoir les doctrines morales sur une base ration- nelle, en considerant la verite comme le bien supreme pour I'homme et conmie la source de la pure morale. Mandeville, issu dune famillc frauQaise, et ne a Dordrecht en Hollandc, mais dont les ouvrages peuvent etre consideres comme appartenant a la philosophie anglaise, puisqu'ils furent ecrits en anglais et composes a Londres ou I'auteur exergait la profession de medecin- Mandeville revint aux doctrines de Ilobbes, et ne laissa dautre base a la morale que le principe de I'intcrel personnel, lorsque, dans sa Fable des abcilles (Lond., 170G, 171 V), ses six Dialogues (2 vol, , Lond. , 1728) et ses liec/ierches sur I'origine de la vertu morale (C edit,, 2 vol, ui-S", 1732;- — 'i- vol, in-8°, trad, franc., Amsterd,, 17'i.0), il nia toute distinction fondamentale entre le juste et linjuste. Cette doctrine fut combattue et refulee par Berkeley, qui ecrivit contre Mandeville son livre intitule Alciphron ou le Petit philosophe (in-8", Lond., 1732;- — -2 vol, in-8", trad, frang.. La Haye, 173'i.). Enfin, le docteur Price, dans I'ouvrage deja mentionne, traga avec une precision rigoureuse la ligne de demarcation qui se- pare la moralite d'avec la scnsibilite, la vertu d'avec le bonheur, et decrivit en meme temps les rapports (jui rattacbenl Tun a I'autre ces deux elements. En ontologie, les deux graiidcs ([uestions de la nature de I'ame huir.aine el de Fcxislcnce (1(> Dieu furent traitees en Angletcrre ea des sens divergcnts. La premiere de ces deux questions est rcsolue en un sens materialiste par llurtley ' T/ieory of human mind irilh essays by Jos. Priestley, in-8", Lond., 1775, et Priestley, en un sens spiritualiste par le docteur Clarke {the Worlis o/'Sam. Clarke, V vol. in-f", Lond., ANMCEHIS. 141 1738-1742). L'exislcnce de Dicu, mise en doiitc par Hume {Dialogues covcernant la rel'uj'wn na hi relic , ^' edit., in-8", Lond. , 1779) , esl de- fendiie par Jean Wrav [the Wisdom of God in the Works of creation, C edit., in-8 , Lond., 17U; — trad, franc., in-8", Ulreelit, 1714), William Derham {Physiro-lheoiogy, in-8", Lond., 1713 j, Samuel Parker {Tcn- iamina p/n/sico-lheotogica de Deo , in-8", Lond. , 1601) ; — Disputationes de Deo et Proridenlia , in-i", Lond., 1678) , Samuel Clark {vide supra) , Cudworlh {the True intellectual syslemof unieersc , in-l", Lond., 1678j 2 vol. in 4% 1743). En dehors dcs spccnlaiions dirctement relatives a la psychologie, a la logique, a la morale et a la theodicee, nous rencontrons dans la philosophic anglaisc des travaux speciaux sur Ic droit puhlic et politique, et, sur ce terrain, viennent s'otrrir comrae doctrines diame- tralement opposees entrc dies, d'une part, les theories de llohbes {de Corpore politico, in-12, Lond., 1659), d'autre part celles de Thomas Vayne 'Rights of man, '7'= QdH., in-8", 179 1-1792, Philadelphie)et deBen- tham {Principes gcncraux de legislation, trad, par Dumont , 3 vol. in-8'', Paris, 1802;. En esthetiquc, lAngletcrrc pent s'honorer des ecrits d'Alison , dc Gerard, de Burke. Enfin, Ihistoire de la philosophic, bien qu'elle tienne pen de place dans les travaux de la moderne Anglelcrre, y a cependant pour representants Wirgman, qui, dans un ecrit intitule Philosophie transcendentale (in-8", Lond., 1824) , a rendu comple des theories kantiennes, et Stanley, qui, antericur a >yirgman de pres de deux siecles, a ecrit en 1655 une Ilistoire de la philosophie (in-f", Lond., 1655; — 3-^ edit., in-4", 1701). La philosophie anglaise parait avoir accompli ses destinees. A I'heure qu'il est, completement absorbee dans la philosophie ecossaise, elle n'a plus de mouvement ni de developpement qui lui soienl propres. Le sentiment des interets pratiques et malericls a pris en ce pays une telle intensite, qu'il n'y laisse plus de place aux investigations specula- lives. L'Angleterre pourra produire encore des traitcs sur Feconomie politique el la science sociale; mais la philosophie propremcnt dite, c"est-a-dire celte science que cultivcrent Locke, Shaftesbury, Berkeley, et tanl d'autres, y est tombce en un abandon que bicn des causes, inhercntes aux moeurs nationales, tendent a perpetuer. C. M. A WICERIS DE CvRfeNE flori'ssait environ 300 ans avant lere chre- lienne, a Alexandrie, oil il fonda la sccte tres-obscure et trcs-ephcmere des anniceriens. Sa doctrine peut etrc rcgardce comme une transition entre celle d'Aristippe, dont il commencja par adopter entierement les principes, et cello dEpicure, un pen moins injusle envcrs les besoins moraux de I'homme. C'est pour celte raison, sansdoute, que quelques anciens Font compris dans I'ccole epicurienne. Anniccris n'assignait pas a la vie humaine une fin commui;e, un but unique vers lequel doivent se diriger toulcs nos actions ; mais il prclendait que chaquc effort de la volonle devait avoir une fin parliculiere,c'est-a-direleplaisir qui peut en etre la suite. II nc croyail pas non plus avcc Epicure que le plaisir ou la volupte fut seulement Tabsence du raal; car, dans ce cas, disail-il, il nc dilfererait pas de la mort. II voulait, en vrai disciple de lecole cyre- naique, le plaisir positif ou la voluple dans le mouvement (r.tS'ovr, »v /.;- 142 ANSELME. vr,-siV, mais en meme temps il s'efTorgail d'adoncir les consequonccs qui resiiltenl el quon avail cloja tirees de cclle doctrine. 11 ne laut pas, di- sait il , que la \ohipte soil le resullal ininiediat de nos aelions ; mais il est quel(juef()is nceessaire de renoncer a un pla.sir on de supporlcr un nial aeluel, en vue d une jouissance a venir. Cest ainsi que, dans lespeiance des biens quelle nous apporte, nous saurons, au prix de quelques sacrifices, eultiver lamiiie et recherclu'r la bienveillance de nos semblables. II ne faisait pas nioins de cas des jouissances intellec- luelles, et au lieu de laisser riioinine CDinplclenieni li\ re a ses instincts el a ses passions, il lui reconiinande d'exiirper en lui les inau\ais pen- chants. Enlin , le respect des ancelies , lamour de la patrie, Ic senti- ment de Ihonneur el de la bienseance ont egalenienl Irouve grace de- vant lui. Cest loule la morale d Epicure, dun poinl de vue moins large et sous une forme moins svstematique. Voyez Diogene Laercc, liv. ii, c. 96, 97 el 98. — Suidas, s. v. Auniceris. — Clem. Alex., Strom., lib. II, c. il7. AXSELAIE DE L\o>' , surnomme le Scolastiqne ou YEcoldtre, etudia, dit-on, a labbayc du IJec, sous sainl Anselme. Vers 1070, ilviiit a Pa- ris, ou il enseigna pendant plusicurs annees, et ;illa ensuile s'elablir a Laon. L'ccole qu"il ouvrit dans cet!e derniere ville acquit bientot une etonnante celebrite. Parini ceux qui la fVe(juenterent on cile les noms les plus dislingues du xii'"siecle, (iiibert de laPorree, Hugues d'Amiens, Ungues Metal, Alberie de llcims, Abelard, et meme Guiliauuie de Champcaux, deja avaiice en age. Ojiendant, le earactcrede I'enseigne- nient d Anselme justifiail pen ce nombreux concours d'auditeurs choisis. II tenait pour lautorilc exclusi\e de la tradition , evilail de snulever de nouvel'es questions, n'approtbndissait pas les ancienn^s, et se bornait a lexposilion lilterale du dogme quil develo[)pait, en s'appuyant sur les sainls Peres. Abelard, dans une de ses Leltres, dit qu'il n'avait ni une gran(l(^ me.'noire ni unjugement solide, quon lroa\aii en lui plusde fumee que de lumiere, quenfin c'etail un arbre (pii avail quelques feuilles, mais qui no porlait pas de fruits. Anselme mourul en 1 1 17. On lui doit des gloses interlineair(>s et des commentaires sur lAncien el lo rsouveau Testament. — Consullez Uisloire int. dc France ^ t. x. AXSELlfE S.viM^ nc a Aosle en Piemont, en 1033, mort arclie- veque de Cantorbory, le 20 aviil 1 109, a joue un role ii.porlant dans les affaires de IFlglise a la fin du xi'siecle. Les exemples de pi(Me de sa ir.ere Ermenburge lui inspirerenl le desir d'embrasser la vie monaslicpie. Son pere, qui s'y etait dabord oppose, suixil plus tard son exeinple. et, aprcs avoir passe sa \ie dans le monde, la tormina dans un mona>trre. Anselme s'elaif arrel(' au Bee en Noritiandie , dans un cou\ent de lOrdre de saint Benoil donl I'abbe se nommait llerlnin. Seduil par la sa-esse de lilluslre Lanfranc, (;ui fnt bientot prieur de celle abbaye , il prit Iba- bit a I'age dc \ingl-sept ans, avec la permission de Maurilii; . e\rquo dc Uonen. I.anfranc etani devemi al be du luonastere de (]aen , Anselme lui succeda dan- la dignile de prieur du lice, et lit a[)prccier, dans ses nouNclles fonclions, une douceur cl une solidile de caract' re dont la le- pulaliun se repandit bienlol en Noimandie,. en Flaudrc el en France. ANSELME. 145 Apres la niort d'Herluin, les voeux des moines du Bcc I'appelerent a la tele de leur ahbaye. 11 ceda, non sans quelque hesitation , a leurs de- sirs, et s'adonna parliculierement a la conleinplalion, a leducalion, a lavertissement et a la correction des moines. Anselme alia bientol en Angieterre visiter Lanfranc, devenu arche- veque de Cantorbcry, et frequenta les moines de cette abbaye celcbre. Partout, dans ce voyage, il (it admirer la sagesse des exhortations quil adressait a tons les Ages, a lous les sexes, a toutes les conditions. Guillaume le Conquerant etant mort en 1087, et Lanfranc en 1089, Guillaiime le Uoux appela Anselme au siege de Canlovbery, quoiquil connul deja sa franchise et sa severile. Ouelques nuages ele\es enire le roi et larcheveque, reste fidele a I'rbain II conlre lantipape Guibert, forcerent le dernier a chercher un refuge a Rome. De reloin- en Angieterre, apres lavenement de Henri I", il rendit h ce prince I'imporlant service de detacher des interets de Robert, son frere, plusienrs des barons mecontents,el menagea raccommodemenl qui suspendil les hostilites. Mais le parti pris par Anselme, dans la question des investitures, brouilla le prince et le pielat. Cehii-ci , parti pour I'lta- iie, ou il allait accomplir une mission qui cachait une disgrace, re^ut a son relour lordre de resler en exil; il s'arreta en France ou il demeura trois ans, et ne revinl en Angieterre que lorsque I'influence de Pascal II eut amene Henri I" a une reconciliation qui cut lieu au nionastere du Bee. Plus cclebre, ccpendant, par les productions de son genie que par I'influence quil exerga sur quelques-uns desevenements contemporains, saint Anselme a laisse parmi ses ouvrages, la plupart theologiques, quelques traites de philosophic dont les principaux onl pour litre : Mo- nologium et Proslogium. Tous deux sont consacres a exposer diverses preuves de I'existence de Dieu. 11 lescomposa pendant qu'il etait prieur de I'abbaye du Bee en Normandie. Les arguments conlenus dans le pre- nucr de ces traites ne lui appartiennent pas parliculierement. lis se re- trouvent dans plusieurs des philosophcs qui lont precede ; mais ils sem- blent avoir pris plus de developpement et de rigueur sous sa plume. C'esl, avant lout, une induction qui, partant des qualiles que nous per- ccvons dans les ohjets qui nous environnenl, s'eleve jusqu'aux quali- les absolues, aux allributs divins, altributs qui se resolvent a leur tour dans Tetre absolu. Pour en donner un exemple, nous citerons le mor- ceau suivant, exlrait dun resume que nous avons trace ailleurs : « Limmense variete des biens que nous reconnai^sons apparlenir a la multitude des etres dans des n.esures di\erses, ne pent exister qu'en vertii d"un principe de bonte un et universe!, a I'essence duqucl ils par- ticipv'nt lous plus ou moins. Quoique ce bicn se montre sous des aspects differents, en raison desquels il regoit des noms divers, ou, pour parler avcc plus d'exactilude encore, quoique cette qualite gem'rale d'etre bon puisse se presenter sous la forme de verlus secondaires, par exemple la bitnifaisance dans un homme, I'agilite dans un chcval; loi;j()urs esl-il (jue ces vertus, quel que soit leur nonibre, se resolvrnl loutes dans le beau el I'utile, qui presentent a une rigoureuse appreciation deux as- pects generaux du principe ahsolu, le bon. Ce principe est necess;iire- ment ce quil est par lui-meme, et aucun des etres de la nature , a qui 144 AiNSELME. cetle qualilicalioii convicnt dans une covtaino mesiire, n'csl autant que lui. II esldonc souvcraincmonl l)()ii; el, coiinne celle idee dc someraine bonle enlraine noecssairemenl celle dc souveraine peri'eelioii, il ne peut etre souverainemenl bon, qu'il nc soil en memo teir.ps souvcrainenient parfait. « Si, parlant de la bonte inherente a eha([i!e cbose, on arrive neees- sairenienl a un principe de bonte absohie, (pii donnc, comine identique a lui-menie, un princifje de [irandeur absoliie; reeipi'ofjuenicnt, parlant de la grandeur inlierenle a eluique elre, iii'andeur niesuree, non par I'espace, niais par quekiue ebose de iiieilleur, tel que la sagesse, on ar- rive necessairement a un principe de grandeur et, j)ar consequent, de bonte absolues. — La nienie induction pent parlir de la quaiile d etre qui apparlient a tons les individus, quels qu'ils soienl, quaiile ([ui se resout inconleslablenient, dapres des raisons analogues, en un principe ab- solu d'etre par qui ils sont necessairement lous. — Les etrcs qui trou- vent ainsi leur raison dans lelre absolu, sonl de natures diiVerentes, et se dislinguent de plus par leur rang el leur dignite. On ne saurail dou- ter, par exeniple, que lo cbeval nc soit supcrieur au bois, ou I'liomme au cbeval; mais cetle diiTerence de dignile ne peut pas crecr une hierar- cbic de natures sans tcrmc , el en cxige nece.ssairenienl une superieure en dignile a loutes les aulres; car, dans la supposition nieine de plusieurs natures parfailemenl egales en dignile, hi condition a laquclle elles de- vraient cetle egalite meme, scrail preciseinent celle unite superieure et plus digne, cetle esscn'fe qui, ne pouxanl ])as cMre si clle n'est pas ellc- menie, csl necessairement idenlicpie au principe absolu de letrc, du bon ct du grand.)) ' ilationalismc chrcticn, in-8", Paris, 18 12. IntroducUon, p. xxjv. —MonoL, c. 1-i. ) Ce resume dune partie du Monologhnn suffit pour en donner I'idee. II semble avoir prepare I'induction ])ar laquclle Descartes, six sieclcs plus lard, s'elevail du fait seul dc la pcnsee a lelre absolu qui en rcn- ferme la raison ct Toriginc. Mais c'est surloul Targumcnt renfcrme dans Ic Prosloyium , el repro- duit par Descartes dans les Principcs de p/nlosop/iie , qui fail la gloirc dc saint Anselme. II I'a rcdigc aprcs de longucs meditations, dans les- quelles il se proposail de dccouvrir un argumiCnl un, simple, facile a saisir, et qui ne demandat pas a lespril une etude com])li(piec, qui put elre con^.pris sans peine des csprils memo les plus vujgaires. On peut le presenter en pen de mols de la manicrc sui\anlc : « L'insense qui rejelle la croyance en Dieu, con(,'oil cependanl un elre clove au-dossus de lous ecux ([ui existent, ou ])lut6l Icl qu'on no ])eut en imaginer un qui lui soil supcrieur. Seulcmoril il affirme (|ue col (Mre nest pas. Mais, par cotte aftirmation, il se contredil lui-mcme, ])uisquo eel elroauquel i! accordc loutes les perfections, mais au(]uol on memo temps il refuse rexislcncc, se trouverait par la inforieur a un ;iuire cpii . a li ules cos per- fections, joindrait encore rexislcncc. II csl done, par sa concci)tion meme , fon-e (radmeltrc (pie cet elre cxisle, puistjuc lexislencc fail une })arlic necessaire de cclte perfection qu'ilconcuit. » i'lii supra, p. Ix, Ixj , Proshxj., c. -2 et3.) Ccl argumenl, mainlenanl apprccie avec connaissanccdo cause, mais non admis uni\crsellcmcnt par la pbilosopbic conlcmporaine, a elc le ANSELME. 145 plus souvenl meconnii dans le moyen age. Saint Thomas d'Aquin , Pierre d'Ailly et daulres scolasliqiies en parlenl sans le comprendre, et plulot pour le refuter que pour ladmettre. Leibnitz lui-menie, le retrouvant dans Descartes, et le rapportant a son veritable auteur, a cherche a en demontrer rinsuffisance. « Je nemeprisepas, dit-il, largument invente, 11 y a quelques siecles, par Anselme, qui prouve que 1 etre parfait doit exister, quoique je trouve qu'il manque quelque chose a cet argument , parce qu'il suppose que I'etre parfait est possible. Car, si ce seul point se demonlre encore, la demonstration tout entiere sera entierement achevee. » (Leibnitz, edit. Dutens, t. ii, p. 22 L) II nous sera sans doule permis de reproduire ici le jugement que nous avons porle sur cette critique de Leibnitz dans I'introduction deja citee. Apres avoir rappcle la faveur exageree que ce philosophe portait a la forme syllogislique, et montre que, selon Leibnitz, une chose possible est telle a condition qu'elle ne contienne aucune contradiction , « nous ferons remarquer, ajoutions-nous, sur la pretendue necessite de prouver que Dieu est possible, que nul etre ne presenle, dans la conception que nous en avons, plus de contradictions formclles et insolubles, attendu qu etant la raison et le lien de toutes choses, il faut trouver en lui le point de depart des elements les plus contraires, tels que Tinfini et le lini, le changeant et limmuable, le divisible et I'indivisible, etc. » Aussi pouvoiis-nous appliquer a la definition de Dieu ce que Leibnitz regarde comme constituant limpossibihte elle-nieme , et la caracleriser par ses propres paroles, en n'y faisant que de legcrs changements : « Gelte definition, dirions-nous en parlant de la definition dc Dieu, enferme quel- que contradiction dans les, Icrmes, et uneimpossibilile qu'ils coexistent les uns avec les autres, de telle sorte que Ion pent tirer des conclusions contradictoiros, tout en les rapportant au memo objet. Si done nous admetlions la reserve de Leibnitz, nous serious arretes a Tinstant dans la demonstration de I'existence de Dieu , et reduits a I'impuissance d'aller au dela de cette question de po- sibilitc posee par le celebre savant de Leipzig.)) {Rational, chret., introd., p. Ixxjv et Ixxv.) Nous reconnaissons toutefois que la forme donnee par Anselme au Proslogium dut lui susciler des adversaires, et que cette marche, evi- demmenl syllogistique et dialcclique, le mettait dans la necessite de demontrer sa majeure; mais si nous degagcons Targumentalion d'An- selme de ces circonstances dues a di verses causes, pour la reduire a I'enonciation d"un fait qui pourrait s'cxprimer ainsi : Chaqne homme porle dans son esprit I'idee d'lin etre au-dessus dxiqiiel on n'en saurait concevoir un autre. Cet etre parfait est , en vertv de cette perfection menUj con^'u comme existant; nous aurons alors le developpement d'un fait psychologique incontestable , developpement dont la portee ne pouvait eciiapper a latlention des philosophes qui ont ctudie le plus profonde- menl la nature de 1 inlelligencc et ses lois, et qui lui ont donne dans la science une place importante sous le nom de prenve ontologique. Aussi Hegel Ta-t-il considere comme le faitc de I'edifice commence par les preuves cosmologitjue ct teleologiqiie. Ces deux premieres presentent Dieu comme uneactivile absolue, intelligente, vivantc; lapreuve onto- logiqne y ajoute lidee d'etre, de substance ayant son individualite pro- pre, la conscieiuc dc sa personnalile. Cette preuve devait necessaire- I. 10 liG ANSELME. incnl vcnir la dernicre dans Je developpement normal de rintelligence ; ellc devail, a plus lorle raison, sembler telle au philosophe qui a etabli que le lernie ullericur du niouveraeut qui s'acconiplil en nous et hors de nous est Dieu ayant conscience de lui-menie, Hegel s'einpresse de re- connaitre que celte phase des preuves de I'exislence de Dieu apparlient a x\nseime, et il ajoute quelle dcvait paraitre a cette epoque, et sorlir du chrislianisme 'Hegel, Philosophie de la Religion, t. ii, p. 290). Le principe expose dans le Pioslogimn Jul allaque par un conlempo- rain nonmie Gaunilon, moine de Marmoutiers, donl I'argumentation , encore qu'elle ne nianqiial jtas de sagacile el de tinesse, nabordait point dircclemenl la question , et attira au temeraire agresseur une solide re- ponse de saint Anschue. J)ans un dialogue sur la verile, Anselme a rcsolu, sous la forme so- cralique, el dune manierc satisfaisante, quelques questions dilliciles, telles que : La verite n'a ni commencement ni fin ; de la verile dans la vo- lonle ; de la verite dans ['essence des choses; la verite est une en lout ce qui est vrai. 11 y pose avcc nellete lobjectivite de la loi morale, des lois de la nature, de celles qui doivenl diriger I'inlelligence, reposanl dans I'es- sence absolue, et appclie verile dans la volonte , dans loperalion, dans la pensee, leur conforaiile avec Ics lois ou les fails objeclifs, auxquels il Icur faul obeir, ou quelles doivenl cxpriaier. II resout, pard'heureuses distinctions, devenucs vulgaires dans la science moderne, les difliculles qui naissent des erreurs de nos sens. La base de tout son traile se trouve dans Ic uiorceau du Monologiam que nous allons ciler et qu'il rappclle au commencement deson dialogue c. 18; : « Que celui qui pent le fairc se rcprcsente par la pensee quand Felernile a commence, ou a quelle epoque de la durcc ceci n'a pas ele vrai, savoir : quil y aurait quclque chose dans I'avenir, ou quand elle linira , et a quelle epoque ceci nesera point vrai, savoir .-qu'il y a eu quclque chose dans le passe. Que si CCS deux negations extremes ne peuvent elre admises, et si ces affir- mations, auconlraire, vraies toutes deux, no peuvenl elre vraies sans la verile, il est irfipossiblc memc de penser que la verile ait un commen- cement ou une lin. J)'ailleurs, si la verite a eu un commencement et doit avoir une fin, avant qu'elle commengat d'etre, ilelait vrai que la verite n'etait pas ^l lorsqu'elle aura cesse d'cxisler, il sera vrai quil n y a plus de verile. Or,"H^\rai ne peul elre sans la verile j la verile aurail (lone etc avanl la verite, el la verile scrail done encore apres que la verile ne serail ])lus; conclusion absurde el contradicloire. Soil done que Ion disc que la verite a un commencement el une lin, soil que Ion comprcnne quelle n'a ni I'un ni I'aulre, ellc ne peul etre limilee ni par un commen- cement ni par une lin. Lamcme consequence sappiique a la nature su- preme, puisquellcesl aussi la supreme verite. » Quelle que soil la subliliU' que prcsenle cette citation, subtilile qui sc rcproduil dans le dialogue sur la verite, le raisonnemenl nest pas abso- lumenl sans justesse. Cependant nous nc pouvons lui accorder la portee OMORPIIISi\IE. les (livorscs facultes qui sont en jcu dans la croyance. L'intelligence se prosente comme la facull6 par excellence ; c'est elle qui conduit I'esprit humain a la conception pure du principe supreme, mais ollc n'ajiit en nous ni seule ni la premiere ; elle est incessaniment modifiee par I'inia- ginalion ct la sensibility, faculles moins ^levees sans doute, mais plus dominantes, plus habituellement actives, auxquelles nous obeissons sans nous en aperccvoir, bicn plus, auxquelles nous ne nous arrachons qu'avec effort, lorsque nous voulons saisir sans melange les donnees pures de rintelligence. Encore ce but n'est-il attaint que par un petit nombre d'hommes, et ces hommes ne demeurent-ils dans cette si- tuation intellectuelle que pendant des instants rares et courts, si on les compare a ceux qu'ils passent sous lempire de la sensibility et de I'imagination. Toutes ces raisons font que les opinions que nous nous faisons de la nature divine prennent souvent un caractere que lidce de Dieu , congue dans toute sa purete, devrait proscrire; mais cette id^e, a qui il ap- partiendrait de corriger toutes les aberrations , ne reste jamais long- temps pure elle-meme; nous la voilons sous les sentiments, les affec- tions, les fonclions inlelligenles, les passions que nous trouvons dans notre propre nature : avec cette difference cependant que nous les exal- tons toujours, que nous les puritions quelquefois, leur attribuant un caractere de toute-puissance, d'infini, d'6ternite, puise dans la notion abstraite de Dieu ; de sorte que cette idee se compose en nous de la no- tion abstraitc et des formes dont nous venons de parler. L'histoire de la pbilosophie fournil des preuves nombreuses et ecla- tanles de ce fait, en le surprenant dans les bommes m^me qui, par la hauteur habituelle de leur pensee, devraient y (^cbapper. Platon, Aristote parmi les anciens, certains Peres de TEglisc et les thcologiens du moyen Age, Descartes, Leibnitz el tous les pbilosophcs modernes, trahissent plus d'une fois dans les expressions dont ils se servent ce ca- ractere inevitable de la conception bumaine. II est facile de comprendre qu'il n'en saurait etre autrement, quand on examine avec soin les sour- ces et la nature du langage. Les expressions les plus ahstraitcs de la philosophic, par exemple, les mots atlention, idee, yeflcrion , sont tous empruntos a des metaphores effacees par le temps, il est vrai, oublices, mais reelles; par consequent , dies sont fortemenl empreintes de natura- lisine et d'anthropomorphisme. Or, sans admcttre que lliomme nt> pense tiniquement qua I'aidc des mots, on no pent disconvenir que ceux-cl tiexercent une grande influence sur nos conceptions bnbiluell(\s, sur- toul parmi les hommes de laclasse la plus nombreuse, de celle qui nest pas assez familiero avec les etudes abstrailes pour se dcgagor, quand il lui plait, des images fournies par les objcts cxlerieurs ou de leur souNCMiir. II no faul pas onblier ((ue la vie actuelle delhommc s'acconiplil sous la double loi du temps et de Tespace, el que toutes ses concejjtions par- ticulieres porten! rempreirite de ces deux conceptions g^nerales, uni- verselles. Oue Ihomine franchisse ces deux \asles harrieres pos(>es a son etre. que, dans lidf-e do Dieu, il alieigne I'iiifini , I'etcrnel, labsolu, rincondilionncl, c'est la un fait de la plus* grande importance aux yeux dti psychologue, puisqu'il demonti'e a priori notre double nature et la ANTHROPOMORPHISME. 151 sup6riorite de notre origine; mais il n'en reste pas moins vrai que notre vie habituelle, dans la forme presenle de notre existence, se passe pres- que en lotalile sous I'influence de la sensibilite et de rimagination. Le psychologue ne doit done pas negliger letude de ces formes an- thropomorphiles, dans le but den bien determiner la nature et la place, et dans celui de les epurer et d'en redresser les ecarls possibles. Etant une fois deniontre, en effet, que Thorame ne voit dans le monde intel- lectuel qu'a travers les formes de son intelligence tout humaine, et sous I'obsession rarement evitee des images que ses sens liii onl trans- mises, il reste a se demander de quelle maniere il pent avoir de Dieu une idee pure, quelles sont, parmi les formes antbropomorphites me- lees a I'idee de I'essence divine, celles que Ion pent accuser d'idolAtrie, et celles qui sont a I'abri de ce reproche; entin, dans quelle mesure la eonnaissance psycbologique et I'observalion des instincts gcneraux de I'bumanite doit influer sur les pensees du pbilosophe. Nous croyons que Ton pourra repondre : 1". Les formes antbropomorphites ne sont pas les seuls ^l^ments sous I'influence desquels nous alteignions la notion de Dieu. On pent meme dire que, s'ils exislaient seuls, I'homme ne parviendralt pas a cette eonnaissance, et resterait completemonl etranger a I'idee d'un principe supreme. La veritable source de cette idee est rintelligence, donl les lois donnent Dieu d'une maniere absolue , et sous des conditions conlradic- toires avec celles que I'bomme trouve dans sa personnalite propre, et qu'il pergoit dans ses rapports avec le monde exterieur. L'idee reelle de Dieu, celle qui le represente pour nons le moins imparfaitement, n'est done due ni a la sensibilite ni a I'imaginalion, mais uniquement aux formes abstraites de I'entendement et a lidee de la liberie. Ce fait, psy- cbologiquement inattaquable, ne doit pas etre perdu de vue dans lappre- ciation des elements anthropomorpbites. Ceux-ci trouvent loujours dans I'esprit bumain la conception absolue, confuse dans la multitude irre- flechie, plus precise dans lintelligence du pbilosopbe; ils s'y melent d'lme maniere inevitable; mais, en la voilant en parlie, en lui otantson caraclere d'absolu, ils I'amoindrissent souvent, la faussent plus souvcnl encore. Ce nest done pas en taut que completant lidce de Dieu, que les donnees antbropomorpbites doivent etre appreciees, mais seulemenl comme fait intellectuel a expli(juer, comme formant un mcMange au sein duquel le philosopbe doit distingiier divers elements, et bien determi- ner leurs rapports entre eux et avec lensemble de la croyance. La pu- rele de I'idee de Dieu n'exisle done pas dans la conception anthropo- morphite, elle ne saurait etre que dans la notion absolue; mais tous les Elements antbropomorphites ne la faussent pas au meme degre : plu- sieurs, en subissant les transformations necessaires, se coordonnent fa- cilemenl avec elle. C'est done a I'etude de ces elements et a leur dis- tinction que nous devons consacrer quelques reflexions qui ferment la reponse a la seconde difficulte. 2". Parmi les attributs de Dieu, tous ne sont pas donnes a priori par la conception absolue ; plusieurs nous sont connus par une induction fondee sur des faits que nous iburnissent I'observation et rexpcricnce. Ainsi, I'absolu, linfini, I'eternel, ne nous sont point donnes par nos sens; nous ne connaissons, en effet, par eux, rien que de relatif; nous 132 ANTHROPOMORPHISME. n'observons rien qui ne passe, nous ne perccvons rien que de fini. Mais la bonte que nous allril)uons a Dieu, sa misericorde, les formes sous lesquelies nous nous figurons sa juslice, sa prevoyance, etc., en- core que nous puissions les deduire des altributs cites plus haut, nous sonl cependanl d'abord connues par rexpericnce; nous les voyons rela- tives, finies, temporelles dans Ihomme, axaiU do les conccvoir infinies, absolues, eternelles dans Dieu, 11 y a done, dans noire maniere de concevoir Dieu, et il y a in\olonlairenicnt , des idees, des notions, des formes enipruntees a la nature huraaine, et que nous revetons du ca- ract^re qui nous est fourni par les attributs absolus. En prenant dans ces faits noire point de depart , il est facile de comprendre (jue, selon le plus ou le nioins de luniieres, de culture metaphysique el de portee d'in- teiligence, les idees fournies par ces qualites, en quelque sorte secon- daires, de Dieu, se modilierout, se diviscront de plus en plus, sous I'infiuence de la conception absolue, ou modifieront, au conlraire, la conception absolue, sinon jusqua I'eleindre enlierement, du nioins jus- qu'a I'abaisser a des conditions contradicloires avec elle. Toutefois, tant que rantbropomorpbisine, lout en alterant lidee de Dieu, ne lui pretera que des formes pures, il restera legitime, et une juste appre- ciation de la nature de 1 liomme conduira le pbilosophe a ladmettre comme une necessitc de la conception humaine. 11 y a done dans I'homme des qualites que Ion peut, que Ion doit meme faire remonter jusqu'a Dieu; il y a des passions, des vices que Ion serail coupable de m^ler a son essence; el cependanl Ihistoire et lobservation nous for- cent de rcconnailre que Ihomme Iransporte sponlanement, et comme a son insu, ses vues les plus elroiles, ses passions les plus ardcnles dans I'idee quil se fait de Dieu. Lelecleur n"a pas besoin que nous rappellions, pour le prouver, lous les malheurs et tous les crimes causes par la superstition. 3". De la distinction que nous venons de faire entre les formes an- thropomorphites pures el celles que proscrivent la raison el la morale, il est facile de conclure quelle marcbe doit etre suivie dans lemploi des moyensapplicahles a la satisfaction des bcsoins religieux. 11 est e\idt'nt que la philosophic et la religion sonl appeleesa purifier la conception de Dieu de toule idee eiroite, de tout altribut conlradictoire on injurieux a sa nature; a ne pas permellre qu'on divinise des passions coupables, qu'on presenle Taction providenlielle saccomplissanl comme Taction humaine, par les memcs mo\ens el sous Tempire de motifs tout a fait semblables. Toutes les affections humaines, attribuees a Dieu, devront done d'abord appartenir aux affections bonnes, el ensuite etre modiliees par les attributs dabsolu , deiernel , dintini , de loule-puissance , dubi- quite, qui seuls peuvent les resoudre dans Dieu sans allerer sa gran- deur, el sans souiller d"id(;lalrie le culte qu'on lui rend. Quelque Irisle, quelque degradanle que soil la superstition pour I'homine, comme elle implique loujours une idee quelconque de la Di- vinite, elle (sl j)rel'erable a Talheisrnc; il est done necessaire de la res- pecter toiiles les fois qu'on ne sent point les inlelligences caj)ables de s'en depouiller pour une conception plus vraie, toutes les fois surtout que Ton pent craindre (\uq Tirreligion ne succede a une foi ignorante et ^veuglc. Mais si la prudence veut qu'on observe ces temperaments, les ANTIIROPOMORPHISME. 453 chefs des peuples n'en seraient pas moins coupables, si, dans le but d'afferinir leur autorite ou de perpetuer leur puissance, ils entrelenaient la superstition, ou creaient pour elle de nouvelles formes, lui donnaient des developpements nouveaux. Charges par la Providence de degager successivement I'esprit et le coeur de I'homme des voiles qui I'empe- chent d'adorer Dieu en esprit et en verite, ils manqueraient a leur de- voir, ils renieraient sciemment leur mission, sils retenaienl avec inten- tion, dans d'indignes liens, les esprils qu'ils doivent affranchir. Mais ce devoir nest pas le seul qui leur soit impose. La conception de Dieu, s'impregnant necessairement des formes que I'homme puise dans sa nature et qui le constitue ce quil est, nous devons nous deman- der si ces formes trompeuses sont toujours les memes, exercent en tout temps un egal empire, ou si, au contraire, la marche des idees n'en diminue pas I'influence et nen change pas les rapports. Ce dernier fait elant vrai, comrae on n'en saurait douter, les progres accomplis par Tintelligence doivent etre soigneusement etudies, pour decouvrir dans quelle phase I'esprit humain se trouve de son ascension vers la connais- sance de Dieu, comme essence inconditionnelle et absolue. Si Ton n'observait pas soigneusement ces differences, on risquerait d'imposer aux croyances un caraclere qui ne serait pas daccord avec I'etat des esprits, et, par des exigences inopportunes, on amenerait la revolte ou I'indifference. On ne lutte pas contre la situation reelle des esprits; la loi de la Providence, qui en a determine le developpement, atleint toujours son but. Le lecteur trouvera peut-etre que , dans les rapides considerations que nous venons de presenter, nous avons donne au sens du mot a)i- thropomorphisme une extension quil ne somble pas comporterj nous nous justitierons en peu de mots. L'anthropomorphisme, tel que nous I'avons deflni, est un fait psy- chologique incontestable. Is'ous n'avons du ni le regarder comme indif- ferent ni le passer sous silence. 11 suffit que nous le trouvions dans I'homme , comme un des instincts generaux, universeis de Ihumanite ; des lors nous devious en faire une etude serieuse. En cherchant la source des phenomenes qui le produisent, nous I'avons trouvee dans deux facultes fondamentales , la sensibilite et I'imagination , et a son tour 1 'etude de ces facultes nous a force de generaliser le fait de l'an- thropomorphisme ; car nous avons vu que I'homme juge toutes choses, en quelque sorle, a travers son organisme sensible, moral et intellec- tuel. Des lors lanthropomorphisme n'etait plus une simple aberration de lesprit . un instinct irretlechi; mais un fait inevitable qui se place en face de la notion absolue de Dieu, comme le fini en face de linfini, fait quil ne fallait ni nier ni allerer, mais analyser el tenter de coordonner avec la notion inconditionnelle et absolue de I'essence supreme. De la lextension que nous avons donnee au sens du mot , application que nous aurions pu, si Tacceplion n en avait ete rigoureusement limi- tee par I'u^age, etendre a toutes les conceptions de Ihomme, dans les leltres, dans I'art, dans la science surtout, ou si souvent des theories entieres out ete fondees sur des donnees metaphoriques beaucoup plu- tot puisees dans les formes de la conception humaine qu'empruntees aux fails memes de I'experience. iU ANTICIPATION. En r^sntne , ranthropomorphisme intellec'tuel et moral , le seul dont il puisse etre ici question , est un fait incontestable dans I'humanite. Justifiable a certains egards, il a son origine dans la sensibilite et lima- gination, facultes qui fexercent une influence directe sur les croyances, inais dont il faut coordonner les r6sultats avec ceux de rintelligence , appolee a nous donrier la notion incondilionnelle et absolue de I'essence supreme ; cette notion est, en effet, la seule qui puisse imprimer une sorte deconsecration aux formes anlhropomorphiles m6me les plus pures, et garantir la l^gitimit^ de I'adoration , qui ne pent avoir que Dieu pour objet. Si done les formes anthropomorphites doi vent etre respecl^es, dans une certaine mcsure, on n'en doit pas moins degager, de plus en plus, de cette enveloppe, I'idee de Dieu, a mesure que les progres de rintelligence offrent plus de prise a la connaissance inconditionnelle et absolue. Voir notre Memoire de la Notion de Dieu dans ses rapports avec la sensibilite et I' imagination. H. B. AlVTICIPATIOi\, est la traduction litt^rale du mot -Kooir^^'.i (de •;7po>.au.€av£iv, antecapcre) , d'abord mis en usage par Epicure^ pour de- signer une connaissance ou une notion gcn^rale, servant a nous faire concevoir a I'avarice un objet qui n'esl pas encore tombe sous nos Sens. Mais, formees par abstraction d'une foule de notions particulieres, ante- rieurement acquises, ces idees generales devaient, selon Epicure, d^- river, comme toutes les autres, de la sensation. Le meme lerme, adopte par r^cole stoicienne, s'appliqua plus tard a la connaissance natvrelle de I'absolu, c'est-a-dire a ce qu'on appelle aujourdhui les principes a priori. Enfin Kant, dans la Critique de la raison pure , lui donne un sens encore plus restreint; car il entend par Anticipation de la percep- tion (Anticipation der Wahrnehmiing) un jugement a priori que nous portons, en general, sur les dibjets de I'experience, avant de les avoir pergus ; pai" exemple, celui-ci : tous les phenomenes susceplibles d'af- fecter nOs sens ont un certain degr6 d'inlensite. Aujourd'hui, dans quelque sens qu'on le prenne, le mot que nous venons d'expliquor a a peu pres disparu de la languc philosophique. Vorjez Cic, de Nat. deor., lib. i, c. 16. — Kernu Dissert, in Epicwn -r:pc>.r/y£'.;, etc., Gbett., 1756. — Kant, ouvK clt., 7' 6dit;, p. 151. AiVTlIVO^flE. Kant appelle ainsi une contradiction naturelle, paf consequent inevitable, qui resulle, non d'un raisonnement vicieux, mais des lois m^mes de la raison, toules les fois que, franchissant les limites de I'expcrience, nous voulons savoir de lunivers quelque chose d'absolu : car, selon le philosophe allemand, nous nous trouvons alors dans ralternative, ou de ne pas repondre par tlos resultals a I'idee de I'ahsolu, ou de depasser les limites naturelles de hotl'e inlelligonce, qui n'alteint que les p'h^nornenes. C'est ainsi que i'on peut soutenir a la fois, par des arguments degale valeur, quo le monde est eternci ot in- fini , ou qu'il a un commencement danS le temps el des limites dans I'espace; qU'il est cbmpose de substances simples, ou que de pareilles substances n'existent nulle pari; qu'au-dessus de tous les phenomenes, il y a une cause absolument libre, ou que tout est soumis aux lois ANTIOCHUS. 155 aveugles de la nature; enfin , qu'il cxiste quelque part, soit dans le monde, soit hors du nnonde, un 6tre nccossaire, on qu'il n'y a partout que des existences phenomenales et contingentes. Ces quatre sortes de resullats conlradictoires sont appeles les antinomies de la raison pure. Chacune d'elles se compose d'une these et d'une antith'ese : la these de- fend les droits du monde intelligible; I'antithese nous retient dans les chaines du monde sensible. Kant reconnait aussi une antinomie de la raison pratique , qui a sa place dans nos recherehes sur la morale et sur le souverain bien : d'une part, nous regardons comme necessaire Ihar- monie de la vertu et du bonheur ; de 1 'autre , cette harmonic est reconnue impossible ici-bas. Mais cette derniere contradiction n'est pas, comme les premieres, absolument sans remede; elle trouve, au conlraire, une solution satisfaisante, quoique depouillee de la rigueur scientifique, dans la foi dune autre vie. Pour repohdre a cette partie de la Cri- tique de la raison pure ou la metaphysique est entierement sacrifice au sceplicisme, il faut s'attaquer au principe m6me de la philoso- phic de Kant et demontrer que la raison n'est pas, comme il le pre- tend, une faculte personnelle et subjective. Voyez les articles Raison et Kant. ANTIOCHUS d'Ascalon, philosophe academicien, qui florissait environ Uii siecle avanl I'ere chrdtienne. tl enseigna la philosophic avec beaucoup de succes a Ath^nes, Alexandrie et Rome, ou Cic^rOn fut au nombre de ses auditeurs, et il cut meme la gloire d'etre regarde comme le fondateur d'une cinquieme Academic. Apr^s avoir succede a Philon £l la tete de I'Academie, il devint, dans son enseignement oral aussi bien que darts ses ecrils, I'adversaire de son ancien mattre, et lattaqua surtout dans un livre intitule Sosus, qui ne s'est pas plus conserve que le reste de ses oeuvres. Antiochus ayant aussi ecoute les legons de Mne- sarque, c'esl peut-etre a ce dernier quil faut attribuer la direction nou- velle de ses opinions. II comprit que les inlerets moraux de Ihomme ne s'accordent ni avec le scepticisme, ni avec le probabilisme, et, ne voyant nulle part cet inter^l aussi bien defendu que dans le stoicisme, il cbercha a concilier cette philosophic avec celle d'Aristote et de Platon; il allegua, en consequence, que ces divers systemes n'offrent de ditTe- rences entre eux que dans la forme, mais qu'ils ne se distinguent pas les uns des autres, pour le fond , et qu'il ne faut que les entendre con- venableinent, pour que la conciliation se trouve operee dune mat\iere evidente. Cest ainsi qu'Antiochus introduisit le syncretisme dans I'Aca- demie, et remplit le role de mediateur cntre le platonisme ancien et lecole neoplalonicienne , qui , une fois entree dans cette voie , ne tarda pas a le laisser bien loin derriere elle. Ce philosophe est frequemment cite par les ancions, et surtout par Ciceron, avec lequel il entretenait des relations dotroite amitie (CAc, Acad., lib. i, c. 4; lib. ii, c. 4, 9, 2^, 34, 35, i3; Epist. ad fam. , lib. ix, ep. 8; de Finibus, Wh. \ , c. 3, 5, 25 ; de Nat. dear. , lib. vii) . Voyez aussi Plutarque, Vita Ciceronis. — Sextus Emp., Hypoth. Pyrrh., lib, i, c. 220, 225. — Euscbc, Prcep. evavQ. , lib. xiv, c. 1), — Saint x\ugustln, contra Acad., lib. in, c. 18. — Zwanziger, Thcorie des stoiciens et des philosophes academicieiis , etc., in-8% Leipzig, 1788. 456 ANTIOCHUS. AXTIOCIIUS DE Laodic^e, un nouveau sceptique qui vivait dans le I" ou le 11^ siecle avant J.-C; on n'a aucun renseignement sur lui, sinon qu'il fut disciple de Zeuxis et maitre de Menodote. AXTIPATER DE CvufeNE, disciple immediat d'Aristippe, le fon- daleur de I'ecole cyrenaique. II vivait dans le iv* siecle avant J.-C, et ne s'est pas distingue par ses opinions personnelles , qui 6laient en harmonie parfaite avec celles de I'ecole dont il faisait partie. On en trouve la preuve dans ce que Ciceron dit a propos de lui dans ses Tus- culanes (liv. v, c. 38). AXTIPATER DE SiDON ou de Tarse , philosophe stoicien du n" siecle avant J.-C. Disciple de Diogene le Babylonien, maitre de Pan^tius et conteraporain de Carneades, il corabatlit dans ses ecrits ce redou- table adversaire du stoicismej de la lui vint le surnom de Kalamoboas (de jcaXaao;, plvme , et de Pcao), crier). Cependant quelques stoiciens jugerent son argumentation insuffi- sante , parce quil se contentait d'accuser ses adversaires d'inconsequence sans entrer plus avant dans lexamen de leur systeme ( Cic. , Acad. , lib. 11, c. 6, 9, 3'i.). On n'a rien conserve des ecrits d'Antiochus; nous Savons seulement (Cic, ch Divin. , lib. i, c. 4) qu'il fut I'auteur d'un 6crit intitule : De Us quce mirabiliter a Socrate divinata sunt. Plutarque nous apprend quil reconnaissait dans la nature divine trois attributs principaux : la beatitude, I'immutabilite, la bonte. DifTerant en cela des autres stoiciens, il ne croyait pas que nos desirs, par cela seul que nous les tenons de la nature, puissent etre regardes comme libres; mais il etablissait , au contraire , une distinction entre la liberie et la ne- cessite que la nature nous impose {Nemes. de Nat. horn. ) Quant au sou- verain bien, il s'est contente d'eclaircir ce principe si commun dans I'ecole sloicienne, que le but de la vie, c'est de vivre conformement a la nature (Slob., EcL). Antipater accorde quelque prix aux biens ext^rieurs, regardes par les autres stoiciens comme enlierement in- difFerents; enfin Ciceron nous apprend {de Off., lib. iii, c. 12) que, sur plusieurs points particuliers, il portait plus loin que son maitre la severite sloicienne. Toutes ces differences en firent le chef dune secte particuliere a laquelle il donna son nom. — II a exisle aussi, un siecle avant I'ere chretienne, un autre stoicien du m(^me nom, originaire de Tyr {Antipater Tyrius), sur lequel on n'a pas d'autres rensei- gnements. AXTIPATHIE [de i',-\ et de ■T^dOc;, passion contraire]. On appelle ainsi, dans I'homme, un mouvement aveugle et inslinclifqui, sans cause appreciable, nous eloigne dune personne que nous apercevons souvent pour la premiere fois. Tout sentiment analogue, donl nous connaissons la cause et I'origine, n'est plus de Y antipathic , mais de la baine, ou de I'envie , ou de la colore, scion les circonslances au sein desquelles il s'est developpe, II est, par consequent, tres-dil'ficile de savoir quckiue chose de certain sur la nature et lorigine veritable de ranlipalhie. Faut-il la compter parmi les sensations ou parmi les sentiments? I'lsl-elJe fondee sur la constitution de lame ou sur celle du corps? Nous penchons pour ANTlSTHErsE. 157 la derniere solution, que Ton pourrait appuyer au besoin snr les antipa- thies de races enlre plusieurs especes d'animaux. Dans tons les cas, un mouvement aussi aveugle ne doit point 6lre ecoule; il taut juger les au- tres sur leurs actions, et se conduire soi-meme d'apres des principes avoues par la raison. AXTISTIIEXE, le fondateur de I'ecole cynique, naquitaAthenes, d'un pere alhenien et dune mere phrygienne ou thrace, la deuxieme an- nee de la lxxxix'' olympiade, c'esl-a-dire 4-22 ans avant I'ere chrctienne. 11 suivit dabord les lecons de Gorgias, et ouvrit lui-meme une ecole de sophistes et de rheteurs. Mais, ay ant assiste un jour aux entretiens de Socrale, il s'attacha irrevocablement a ce philosophe, et devint I'un de ses disciples les plus fervents, sinon les plus eclaires. II faisait tous les jours un trajel de 40 slades pour se rendre du Piree, ou il demeurait, a la maison de son nouveau maitre. Ce qui le tVappait surtout dans la phi- losopliie et dans la conduite de Socrate, ce fut le mepris des richesses, la patience a supporter tous les maux et lempire absolu de lui-nieme. Mais, au lieu de remonter jusqu'au principe de ces vertus et de les main- tenir dans leurs justes limites, Antisthene les poussa a un degre d'exa- geralion qui les rendait impralicahles, qui leur otait toute noblesse et qui le couvrait lui-meme de ridicule. J)eja Socrate avait vainement es- saye de lutter centre ces exces, oij il meconnaissait le fruit de son ensei- gnement, et quit attribuait avec beaucoiip de sens a la seule envie de se distinguer; de la ce mot spirituel de Platon : « Antisthene, je vois ton orgueil a travers les trous de ton manteau. » Mais quand Socrate fut mort, Antisthene ne connut plus de frein. Vetu seulement d'un man- teau, les pieds nus, une besace sur lepaule, la barbe et les cheveux en desordre, un baton a la main, il vouiut, par son cxemple, et en leur offrant pour tout attrail cet exterieur ignoble, ramener les hommes a la simplicite de la nature. Cependant, sa singularite meme atlira autour de lui un certain nombre de disciples qu'il reunissait dans le Cynosarge, gymnase situc pres du temple d'Hercule. De la, et bien plus encore de leur mepris pour toule decence, leur vint le nom de philosophes cyni- ques; car ils s'appelaient eux-memes les Antistheniens. Leur patience fut bientot a bout, et Antisthene, en mourant, vit I'ecole qu'il avait fondee representee tout enliere par Diogene de Synope. La doctrine d'Anlisthene nest interessante que par les consequences qu'elle porta plus tard dans I'ecole sloicienne, dont clle est le veritable antecedent : donner a I'homme la pleine jouissance de sa liberie en laf- franchissant de tous les besoins factices, el en le ramenant a la simpli- cite de la nature j mettre la vertu au-dessus de toutes choses , faire con- sister en elle le souverain bien , et regarder le reste comme indifferent ; s'exercer a la pratique de ce qui est juste par des habitudes ausleres, par le mepris du plaisiretdes vaincs distractions j tels sent les principes fondamentaux , les principes raisonnables de cette doctrine, et Ton apergoit immedialement leur resscmblance avec la morale sto'icienne. Mais voici ou Texageralion commence et ou se monlre le caractere per- sonnel dAntisthene, pcut-etre aussi rinlluence de son temps, dont la honteuse moilesse, crigee en systeme par Aristippe, ont pu I'entrainer a I'exlreuie oppose. Le plaisir et les avantages exlerieurs ne sont pas 158 AMISTHENE. sculement indififerents, ils sont un mal reel, taudis que la souffranceest un bicn; par consequent, il faut la rechercher pour elle-n]eme,etnon pas sculement comme un moven de perfectionnement. Quant a la vertu, a part I'exercice de la volonlc, elle n'offre aucun resullal posilil"; car on ne voil pas qu'elle soit autre chose, pour Anlislhene, que labsence de tous les besoins superflus : « Moins nousavons de besoins, disail-il, plus nous resseifiblons aux dieux, qui n en ont aucun. Toulefois, il faut re- connailre qu'il admetlait certains plaisirs de lame, resultant des elforts memes que nous avons fails et des sacrifices que nous nous sommes imposes pour vivre conforn)cment a notre fin. Socrale a\ail dit, avec une haute raison, que la verlu devait etre le but supreme ou le veritable objel de la philosophic. Le chef de I'ecole cynique, outrant ce principe, allait jusqua retrancher la science, comme chose inutile et meme per- uicieuse. Si nous en croyons Diogcne Laerce, il ne voulait pas meme qu'on apj)rit a lire, sous pretexte que c'est deja seloigner de la nature et du but de la vie. Cesl a peu pres lequivalcnt de cette proposition cclebre : « Lhomme qui pense est un animal deprave. " De la une autre cxageration non moins ridicule ; la vertu, aux yeux dAnlisthcne, con- sistait dans Ihabitude de vivre d'unecertaine manicre, et cette habitude, une fois acquise, ne pouvanl ui se perdre ni nous abandonner un instant, il en rcsulle, puisque la science, c'cst-a-dire la philosophic, est identique a la vertu, que le sage est au-dessus de I'erreur (rev rr-^v/ ivay-asT/.Tiv). On relrouve encore ici le gcrme dune idee stoicienne, celle qui nous represente le sage comme le type de toules les perfections. Enfin, defigurant de la meme maniere lidee de la liberie, et voulant que lhomme puisse absolument se suftire a lui-meme, il aneanlissail tous les liens, par consequent tous les devoirs sociaux. II depouillait de lout caraclere moral I'instilulion du mariage et I'amour des enfants pour les parents. 11 mettail les lois de I'Etat aux pieds du sage, qui ne doit obeir, selon lui , qu'aux lois de la vertu, c"cst-a-dire a sa propre raison. II me- prisait encore bien davantage tous les usages et toutes les bienseances de la vie sociale. Rien ne lui paraissail inconvenant que le mal; rien, a ses yeux, n'etait bienseant et beau , si ce n'est la vertu. Bien que lesprit d'Antisthene fut dirige presque entierement vers la morale, il ne pouvait pas cependanl garder un silence absolu sur la me- taphysique et sur la logique. De sa metaphysique, ou plulot de sa phy- sique (car la science des causes premieres se conl'ondail alors avec la science de la nature), on ne connait que celte seule phrase : « II y a beaucoup de dieux adores par le peuple; mais il n'y en a qu'un dans la nature. » [Populares deos multos, naluraletn vnum esse. (]ic., de Nat. dear., lib. i, c. 13.; Ici, du moins, les idees de Socrale paraissent avoir etc conservees dans loute leur purete. Ce qu'il y a de plus obscur pour nous dans la doctrine dAntisthene, ce sont les propositions qu'Arislole lui atlribue sur la logique. A rexemple de Socrate, et Ion peul dire de tous les philosophes sortis de son ecole, il altachait une extreme importance a Tart des definitions. M;. s il pre- teudail qu'aucune chose ne peut elre delinie selon son essence (r^. z( i, la regie de rapalhie elait non- seulenientrecominandee en lheorie,iiiais rigoureusenient suiviecn prati- que par les gymnosophisles dcrin(le.(loj)en(laiitil est periiiis de suppo- ser que Ciceron ne possedait sur ce point que des connaissances incom- pletes; car, dans la morale des Ilindous, il sagissait plutot de I'exlase, de I'absorption de I'ame en J)ieu, dont lapatbie, appliquee aux clioses de la terre nest qu"une simple condition. Voyez Extase. L'apathie, surtout lapatbie stoicienne, a ele traitee separement dans les dissertations >uivantes : Niemeieri (.lob. IJartb.) Dissert, de stoico- rum i~')Av.'x,exhibens eonim dc ajjeclibus doctrinam, etc., in-i", Helmst., 1679. — Becnii Dispp. lib. ui, v-.-jAiIx sapientis stoici, in-4°, Copen- hague, 1695. — Fiscberi (Job. llenr. Dissert, dc sioicis ^T.vhzWc, falsa suspeclis, in-k", Leipzig, 1716. — Quadii Disputalio trilum illud sloico- rinn paradoxon -r^tp- 7-7,; i-yjj-Ay.; expcndcns, in-V", Sedini, 1720. — Mciners, Melanges, t. ii, p. 130 (ail.). APEKCEPTIOX ou APPERCEPTIOX [de ad et ([a percipere , pcrccvoir intericuremcnt et pour soi]. Leibnitz est le premier qui ait in- troduil ce terme dans la languc pbilosopbique, pour designer la per- ception jointe (\ la conscience ou a la rcllexion. Voici conmient il de- linit lui-meme ce mode de notre existence : « La perception, c'est I'etat interieur de la monade representant les cboses externes, el laperception est la conscience ou la connaissance rellexive de cet etat interieur, la- quelle n'est point donnee a toutes les times, ni toujours a la meine ame. » Dc la resulte, comme Leibnitz le reconnail ibrmellement, (pie lapercep- lionconslitueressence memede la pensee, (pii ne pent elrec()n(;ue sans la conscience, comme la conscience n'existerait j)as si elle n'envcloppait dans une meme unite tons nos modes de representation. Kant, dans sa Crilicjue de la raison pure ( Auah/t. transrcnd., ^'^" 16 et 17,, se sert du meme terme sans rien cbanger a sa premiere signilicalion. Scion lui, nos diverscs representations, les intuitions ou impressions diverses de notre sensibiiite nexisleraient pas pour nous, sans un autre element qui leur donne I'unilc et en fait un objet de lentendement. Or, eel ele- APODICTIQUE. IGl ment que nous exprimons par ces deux mots jc pensc , c'est precise- ment 1 aperceplion. « Le je pensc doit pouvoir accompagner toutes mes rcpresentalions, car autrement quelque chose scrait represente en moi sans pouvoir etre pense , c'est-a-dire que la representation serait impossible , ou du moins elle serait pour moi comme si elle n'existait pas » {ubi supra, traduction de M. Cousin dans sa Crit. de la phil. de Kant, t. I, p. 106). Mais le fait de I'aperception peut etre considere sous deux aspects : dans le moment ou il s'exerce sur les elements tres- divers que nous fournit la sensibilitc et les relie , en quelque sorte , par ['unite de conscience, il prend le nom A'aperception empiriqiie; quand on le considere isolement, abstraction faite de toute donnee etrangere, comme I'essence pure de la pensee et le fond commun des categories , c'est I'aperception jyure, ou Ytmite primitive et synthetique de I'aper- ception, ou bien encore Y unite transcendentale de la conscience. II y a cependant une enorme difference entre Kant et Leibnitz, lorsqu'on les interroge, non plus sur le caractere acluel de Y aperceplion , mais sur son origine. Selon I'auteur de la monadologie, tout mode interieur, par consequent, la sensation et raeme ce que nous eprouvons dans I'eva- nouisseraent ou dans le sorameil, a une certaine vertu representative, et porte le nom de perception. L'aperception n'appartient pas a une faculte speciale, elle n'est que la perception elle-meme arrivee a son etat le plus parfait, eclairant a la fois, de la meme lumiere, le moi et les objets exterieurs. D'apres le fondateur de la philosophic critique. Fa- perception, coinpletement distincte de la scnsibilite, est lactc fonda- mental de la pensee et nc represente qu'elle-meme, nous laissant dans I'ignorance la plus complete sur la realite du moi et des objets exte- rieurs considercs comme des substances. Cette difference n'a rien d'ar- bilraire; elle vientde ce quele premier des deux philosophes dont nous parlous s'est place au point de vue metaphysique ou de I'absolu , et I'autre au point de vue psychologique. Pour un philosophe plus moderne, qui a voulu concilier les interets de la metaphysique avec ceux de la psy- chologic, Y aperceplion pure est la vue sponlancc des choses, et, a ce titre, elle est opposee a la connaissancc reflechie ou analytique. Dans cette derniere, les principes rationnels etant consideres par rapport au moi , et scpares de leur objet , ont par la meme un caractere subjectif qui a donne lieu au sccpticisme de Kant. Au contraire, dans Taperception pure, la raison et la verite, qui en sont les deux termes, restent inti- mement unies et se presentent sous la forme d'une affirmation pure, spontanee , irrellechie , ou I'esprit se repose avec une sdcurite absolue. De cette maniere , la verite se trouve avec la raison enveloppee dans la conscience, et un fait psychologique devient la base de la science metaphysique. APODICTIQUE [aTi'.'hi/.Tizc^jde aTvo^st;-, demonstration]. Ceterme n'a jamais etc mis en usage que par Kant, qui I'a empruntc materielle- menl a Aristote. Lc philosophe grec {Anahjt. Prior, lib. i, c. 1) , eta- blit une distinction entre les propositions susceptibles d'etre contredites, ou qui peuvent etre le sujel d'une discussion dialeelique, cicelies qui sont la base oule rcsuitat de la demonstration. Kant, voulant inlroduireunc distinction analogue dans nos jugcments, a donne le nom iYapodictiques 1. 11 162 APOLLODORE. (apodictisch) a ceux qui sont au-dessus de toute contradiction. Voyez Jlgkment. APOLLODORE est un philosophe cpicurien mentionne par Dio- gcne Laerce (liv. x, c. 25), mais dont la vie el les ecrils noas sont egaleraent inconnus. Nous ignorons meine a quelle epoque il vivait. Tout ce que nous savons de lui, c'est quil apparlient a I'ancienne ecole epicurienne, el qu'il y jouissait dune tres-grande aulorile; car on lui donna le surnom de Cepolyrannus (le tyran du jardin) : c'est dans un jardin qu'Epicure enseignait ses doctrines. On lui atUibue jusqu'a 400 ouvrages dont le temps na pas epargne le moindre lanibeau. 11 ne faut pas le conibndre avec Apollodore le Grainmairien, I'auleur de la Biblio- theque mythologique, et qui vivait a Athenes environ 140 ans avant lere chrelienne. APOLLOXIUS DE CvRfeNE , surnomme Cronus , philosophe tres- ohscur dc I'ccole megarique , qui passe pour avoir ete le mailre de Diodore Cronus, le representant le plus illustre et le plus habile dialec- licien de la meme ecole. II vivait pendant le m'= siecle avant Fere chre- lienne. APOLLOXIIJS DE Tya>'e n'est pas seulement un philosophe, un disciple enthousiaste de Pythagore; c'est le dernier prophcte, ou plutot la derniere idole du paganisme expirant, qu'il essaya vainement, par ses nobles reformes , d'arraeher a une mort inevitable. Objet dune venera- tion superstitleuse durant sa vie, il recoil pendant Irois ou quatre siecles apres sa mort les honncurs divins. Les habitanls de sa ville nataie lui elevent un temple-, ailleurs,on place son image a cole de celle des dieux; on invoque son nom avec I'espoir de faire des prodiges ou pour implo- rer sa celeste proteclion ; des empereurssont a la recherche de ses moin- dres paroles, des moindres traces de son existence; un historien de la philosophic (Eunap., Vit. sophist.) rappellc un dieu descendu sur la terre, et les derniers defenscurs du paganisme ne cessent de lupposer a Jesus-Christ, dont il fut le contemporain. Mais, au milieu de ccs mani- festations d'enlhnusiasme, il est bien difficile dc discerner la verile histo- rique, surtoal si Ion songe que les ou\ rages d'Apollonius nc sont pas arrives jusqu a nous , et que sa vie n'a etc ecrite que cent vingt ans en- viron aprcs sa morl, par le rhcteur Philostrale, et sous I'inspiralion de rimperatricc Julie, fcmme de Severe, pour laquclle noire philosophe etait ro!)jet d'un culte passionne. Veut-on savoir mainlenant quelles sont les sources ou Philostrale a puise? Celaient , comme il nous I'ap- prend lui-mcme, les recils merveilleux dos prclres, les legendes conser- vees dans les temples, et avec deux aulrcs ccrits plus obscurs encore, les Memoires, aujourdhui perdus pour nous, de Damis, es[)ril credule et borne, qui, ayanl passe unegrande partie dc sa vie avec Apollonius, I'ayant accompagne dans la (^haldee et dans llnde, n'a ricn Irouve de plus digne d"(ilre transmis a la poslerile, que des miracles el des pro- diges. Voici cependant ce que Ton pent reeueillir de plus \ raiscmblable sur la vie el sur les doetrines d'Apollonius. II naquit sous le regno d'Auguste , au commencement du i" siecle de lere chrelienne, d'une famille riche et considerce de Tyane, raetropolc APOLLONIUS. 463 de la Cappadoce. Des I'Age de quatorze ans, il fut cnvnye par son p^re k Tarse pour y etudier, sous le Phenicien Euthydeme, la grammaire et la rhetorique. Un peu plus tard, il rencontra le philosophc Euxene, qui lui enseigna le systeme de Pythagore. Apolloniiis, ne trouvanl pas la con- duite de son maitre d'accord avec ses legons, ne tarda pas a le quitter, et Pythagore lui-m(^me devint le modele qu'il se proposa dimiter en toutes choses. En consequence, il se soumit d^s ce moment jusqua sa mort a la vie la plus austere , sabstenant rigoureusement de toute nourriture animate, s'interdisant I'usage du vin, observant la plus severe conti- nence, couchant sur la dure , marchant les pieds nus , laissant croitre ses cheveux et ne portant jamais que des vetements de lin. II ne recula pas devant la rude epreuve dun silence de cinq ans, et ce fut, dit-on , pen- dant ce temps-la qu'il commenga ses voyages. Desirant reraonter aux sources des idees pythagoriciennes, il se rend en Orient, s'arrete pen- dant quatre ans a Baby lone a converser avec les mages, passe de la dans le Caucase, et enfin dans I'lnde, ou il se met en rapport avec les gym- nosophistes et les brahmanes. 11 visita aussi I'Ethiopie, la haute Egypte, la Grece et I'ltalie, toujours occupe a s'instruire lui-meme ou a eclairer les autres, cherchant de preference a agir sur les pretres , et recueillanl dans tous les lieux ou il passait des honneurs extraordinaires. Le mys- tere qui enveloppa sa mort augmenta encore la superstition dont il fut I'objet; car, arrive a un Age tres-avance, il sembla tout a coup dispa- raitre de la terre , sans quon piit jamais decouvrir ni en quel lieu ni de quelle maniere il termina ses jours. Ce que nous savons de la vie d'Apollonius , et meme les fables qui le derobent en quelque sorte aux recherches de Thistoirc, nous montrcnt en lui un pretre reformaleur, un moralisle religieux plutot qu'un philo- sophc. Ainsi, quoique disciple de Pythagore, il faisait assez peu de cas de la theorie des nombres (Philostr., liv. in, c. 30;. II n'aceordait qu'une valeur tout a fait secondaire aux mathematiques, a I'astronoinie et a la musique, qui, pour les autres philosophesde la meme ecolc, etaicnt des sciences du premier ordre. S'il conserve Tusage des symboles, c'est afin de donner un sens plus eleve aux ceremonies du culte et aux croyances religieuses. Cest vers ce but que tendaient principalement tous ses ef- forts, son sejour prolonge dans les temples, son commerce assidu avec les pretres de tous les pays, et probablement aussi ses ouvrages, dont I'un, a ce que nous apprend Philostrate, traitait des sacrifices, et I'autre de la divination par les astres (jibi supra, lib. in, c. 41 ; lib. iv, c. 19). Ainsi que Platon , il accuse les pretres d'avoir perverti chez leshommes , par leurs fables immorales, I'amour de la vcrlu et lidee de la Divinite. Pour remedier a ce mal , il voulait remonter aux traditions primitives du genre humain, et ce sont ces traditions quil est alle chercher parmi les plus anciens peuples de I'Orient. Gependant , on serail embarrasse d'ex- poser avec suite et d'une maniere certaine les doctrines qu'il a tente de substituer aux opinions regnantes. II parait sculement, d'apres quelques paroles prononcees en diverses circonstances etconservees par son dis- ciple Damis, quil regardait toute la terre comme une meme patrie, et tou:^ les homines comme des freres qui devaient partager enlre eux les biens que la nature leur offre a tous. En cela, il n'aurail fait que genc- raliser le principe de la vie commune, que I'ccole de Pylha-gore avait , 11. 164 APOLLOMUS. des I'origine, essaye dc mettre en pratique. Ses vues sur le culle ne pa- raissonl pas avoir ete moins elevees ({ue sa morale, dont il faut snrtoiit se lairc une idee par sa vie irreproehable et ses gouts eosmopolites. II avail en horreur le sang et les saerificesj il regardait comme indignes du Dieu supreme, meme les oirrandes les plus iiinoeentes : car Dieu, disail-il , n'a hesoin de rien, et, compare a lui , tout ce (pii vient de la terre est une souillure; des paroles entierement dignes de lui, et qui n'ont pas meme besoindesortirdenoslevres, voiialeseul hommagequ'il faut lui adresser (Eus., Prwp. euing., lib, iv, c. 13. — Philoslr., !'?7. ApolL, lib. m,c.3o; lib. IV, c. 30). L'n tel homme nc peut pas avoir conserve, comme on I'assure, la divination, les pronoslics, la prediction de I'avenir par les songes, sans donner a toutes ees pratiques du paganisme une significa- tion plus profonde , ou sans les ratlacher a ([uelque theorie mystique sur Tintuition interieurc et la revelation individuelle. Quoi qu'il en soil, les lentatives dApollonius ne furent cerlainement pas sans resultats pour son epoque. Tout en chercbant a les raviver par un esprit plus pur, il n'a pas peu contribue a faire prendre en degoiit ce vieux culle des sens, cette antique apotheose de la forme, et a preparer les voies a la religion nouvelle. Dans le domaine de la philosophic proprement dite, son influence est moins grande, mais non moins incontestable. Ainsi que Philon, il a con- tribue a elargir la sphere de la spi-cuiation en faisant passer dans son sein des elements nouveaux. 11 a rapproclic deux mondcs jusqualors trop isolcs lun de I'autre, lOrient et laCirece. Ln des ])remiers, il s'est mis a la recherche de celte chaine invisible dc la tradition qui, a leur insu , ne cesse de relier enlre eux les homraes et les peuples. Kniin c'est un prccurseur de cette magnili([ue ecole d'Alexandrie qui , en face du chrislianisnie naissant, semble avoir voulu resumer et formuler en sjsteme lous les elforls inlcllectuels de Tancien monde. Cependant, si les lettres qui porlenl le nom dApollonius etaient aulhentiques, nous pourrions attribuer a ce philosophe un systeme melapliysique ou tons les etres et toules les existences linies sunt represenles comme des modes purement passifs d'une substance unique tenant la place de Dieu ; ou la naissance et la mort ne sonl que le passage d'un elat plus subtil a un elat plus dense de la maliere et vice vrrxd; ou la maliere elle-mcme, se rarelianl el se condensanl allernali\ement, est precise- menl celte substance unique doul nous venous de parler, cet (Mre eter- nel, toujours le meme en essence el en quantilc, malgrc la diversile de ses formes fApoll., Epist. lviii,. Mais il est facile de voir que ce systeme, qui se reduil simplemenl au malorialismc, est en contradiction llagrante avec le caraclere moral el religieux dApollonius. On y recon- naitrail plulot le langage de la nouvelle ecole stoicienne, et celte obser- vation s'applique, lanl aux idees morales ([u'aux opinions melapby- siques expritnees dans la lellre (jue nous \cnoiis de citer. D'ailieurs, par des raisons exterieures qui ne trou\ent pas ici leur place, la cri- tique moderne est unanime a regarder comme apocrypbe le recueil cu- tler de ces leltres. — • Voijcz Pliiloslr.. \'if. ApolL, lib. vin. ddul il a paru plusieurs editions uvec la traduction latine, a Venise, a Cologne et a Paris. II existe aussi deux traduclions francaises de celle biogra- phic, dont Tunc, par Blaise de Vigcnere, a paru a Paris en 1011, in-i". APOxNO. 465 I'autre a Berlin en 177V, 4 vol. in-12. — Consultez aussi Ritter, Hist. de la fhil. anc, Paris, 1836, t. iv, p. 400 dc la traduction de Tissot. — Tennemann, t. v, p. 198. — Mosheim, Commentt. et orat. Varr. argxim., in-8°, Hamb., 1751, p. 347. — Klose, Dissert, de Apollonio Tyan. et de Philostrato , in-4", Wiltemb., 1723. — Zimmermann, de Miraculis ApoUoini Tyan., Edimb., 1755. — Herzog, Philosophia fractica Apol- lonii Tyan. in sciographia,'m-k°, Leipzig, 1719. — Bayle, Did. crit., arl. Apollonim. — Encyclopedie mdthodique , art. Pythagore. — Baur, Ajmllonius de Tyane et le Christ, ou Rapport du pythagorisme au chris- tianisme, in-S", Tubing., 1832 (all.). APO\0 (Pierre d') , medecin et philosopbe tres-renomm^ de son temps, naquit en 1250, dans un village des environs de Padoue, qui s'appelle aujourd'hui Abano : de la Ic nom de Pierre d'Abano, gene- ralement adopte par les biograpbes modernes. Apres avoir fait a lUni- versite de Paris de brillanles eludes et s'y etre signale deja par la va- riete de ses connaissances, il alia s'ctablir a Padoue, ou il exerga la medecine avec beaucoup de succes, et, il faut aj outer, avec un grand profit; car on dit qu'il mettait ses soins a un prix exorbitant. Tres- passionne pour tout ce qu'on nommait alors les sciences occultes , il consacrait tous les l.oisirs que lui laissait I'exercice de son art , a la pbysiognomonie, a la cbiromancie, a Tastrologie, ou plutot a I'astro- noniie, comme le prouve la traduction des livres astronomiques d'Aben- Ezra.ll ne rcsta pas non plus etranger a la pbilosophiescolastiqueet arabe, el son principal ouvrage (Conciliatio differentiarum jiJiilosophicarum et prcccipue medicarvm) , le seul qui puisse etre cite ici, a pour but de concilier entre elles les principales opinions des pbilosopbes , et surlout des medecins. De lale nom de conciliateur {conciliator) , sous lequel les ecrivains du temps Ic designent ordinairement. Apono ne fut pas plus beureux que Roger Bacon el dautres hommes de la meme trcmpe d'es- prit, Traduit devant le tribunal de I'lnquisilion, sous I'accusalion de sorcellerie, il n'aurait probablement pas echappe au bucher, si la mort ne flit venue le surprendre au milieu de son proces, en I'an 1316, au moment ou il venait datteindre lage de soixante-six ans. Mais I'lnqui- silion ne voulut pas avoir perdu ses peines ; elle brula publiquement son effigie a la place de son corps, que des amis du philosophe avaient souslrait a cette infamie. — L'ouvrage d'Apono que nous venons de citer, a ete imprime avec ses autres oeuvres, a Mantoue, en 1472, et a Yenise en 1483, in-f'\ Toir Bayle, Diet, crit., arl. Apono, et Naude, Apologie des grands hommes. A POSTERIORI , A PRIORI. De ces deux expressions, unani- mement adoptees par la pbilosophie moderne , la premiere s'applique a tous les elements de la connaissance humaine que 1 intelligence ne peul pas tirer de son propre fonds , mais qu'elle emprunte a I'expe- rience et a Tobservation des fails, soil inlerieurs, soil exlerieurs- par la seconde, au conlraire, on designe les jugemenls el les idees que rintelligence ne doit qua elle-meme, qu'elle Irouve deja etablis en elle quand les fails se presentent , et qu'on a appeles, avec raison, les con- ditions niemes de I'experience; car, sans leur concours, la connais- 166 APPfiTIT. sance des objets serait absolument impossible. Ainsi, on dira de la notion de corps qu'elle est formee a posteriori, landis que I'idee d'es- pace exisle en nous a priori. Mais en memo temps Ton congoit qu'en retranchant celle-ci la premiere est enlierement detruite; car, si I'espace pcut exister sans corps, il n'y a pas de corps sans espaee, c'est-a-dire sans etendue. Une connaissancc a posteriori est tout a fait la m^me chose qu'une connaissancc acqttise. Mais a priori n'est pas synonyme d'inne : les idees innees elaient regardees comme indepen- dantes de I'experience ; les idees d priori, encore une fois, sont la con- dition, et se manifestent a loccasion de I'experience. Voyez Id£es, Intelligence , ExpfiRiENCE. APPETIT [de appetere, ddsirer]. Par ce mot la philosophic sco- lastique n'cntcndait pas uniquement le desir propremenl dit, mais aussi la volonld ; seulcment on (^tablissait une distinction entre I'appelit sensitif {nppetitus scnsitiviis) et I'appelit rationnel (appetitus rationalis), qui, eclaire par la raison, nous rend maitres de nos passions animales. Le premier sc divisait a son tour en app(^tit irascible et appclit concu- piscible, c'est-a-dire la colerc ct la concupiscence. Cette confusion de la volonte et du desir remonte a Aristole, qui, lui aussi, comprenait ces deux faits de I'Ame sous un titre commun, celui d'i'psv.; ou d'dpsi^Tix.Qv, qu'on ne saurait traduire que par appctit {de Anima, lib. iii, c. 9). Au- jourd'hui ce terme n'a plus d'autre usage, en philosophic, que de desi- gner les desirs inslinctifs qui ont leur origine dans certains besoins du corps, a savoir celui de la nutrition et de la reproduction. Le mot desir, applique aux monies choscs , ecarterail lidce d'instinct et ferait suppo- ser une certaine influence de rimaginalion. APPRKIIEXSJOX [de apprehendere , saisir ou toucher]. Ce terme a ele emprunte par la scolastique a la philosophic d'Aristote. II est la traduction lilterale du mot bib.^ ou oi-fs-.v, consacre par le philosophe grec a designer les notions absolument simples qui , en raison de leur na- ture, sont au-dessus de I'crreur ct de la vcrile logique {Metaph., lib. ix, c. lOj. En passant dans la langue philosophique du moyen age, il per- dit un pcude sa valeur primitive j il servit a designer, non-seulement les notions simples, mais toutc espece de notion, de conception pro- prement dile, qui ne fait pas partie et qui n'est pas le sujet dun juge- ment ou d'une affirmation. Enfin, accueilli dans la philosophic de Kant, il subit une nouvelle metamorphose; car, dans la Critique de la raison pure, on donne le nom 6.' apprehension a un actc de 1 imagination qui consiste a embrasser et k coordonner dans une seule image ou dans une conception unique, les elements divers de lintuilion sensible, tels que la couleur, la solidile, letendue, etc. ^lais comme il y a, selon Kant,- deux choses a distinguer dans lexercite des sens, a savoir : la sensation elie-nu^me et les formes de la sensibilite, representees par le temps et par lespace, il se croit oblige d'admettre aussi deux sorles d'apprehension : I'uue empirique, qui nous donnc pour resultal des no- lions sensibles; lautre d priori, appelee aussi ia synthi^se pare de i'up- prehension, qui nous fournit les notions des nonibres et les figures de geomelrie. Aujourd'luii , tant en Alleinagnc qu'en France , le lenne dont nous venous d'expli(juer les divers usages , est a pen j)res abandonne. APULEE. 167 APULEE [Lticius Apuleius ou Apprileins], naquit a Madaure, petite ville de la Numidie, alors province romaine, 120 ans environ apres Jesus-Christ. Apres avoir fait a Carthage ses premieres etudes , 11 alia completer son education a Alhenes, oii il fut initie a la philosophic grecque, print ipalement au systeme de Platon. D'Athenes il se rendit a Rome, apprit sans maitre la langue latine, et remplit pendant quel- que temps la charge d'inlendant. Mais la raort de ses parents I'ayant mis en possession d'une fortune considerable , il ne crut pas en faire un meilleur emploi que de la depenser en voyages instructifs. En conse- quence, il se mit a parcourir, comme les sages de I'antiquite, I'Orient etlEgypte, etudiant principalement les doctrines religieuses des con- trees qu'il visitait, et se faisant initier a plusieurs mysteres , entre autres a ceux d'Osiris. De retour dans sa palrie , apres avoir ainsi dissipe tons ses biens , il epousa une riche veuve dont il avait connu le fils a Rome. Les parents de cette femme I'ayant accuse de magie devant le proconsul romain , Apulee se defendit avec beaucoup d'art et d'eloquence, comme le prouve son plaidoyer que Ion a conserve parmi ses oeuvrcs [Oratio pro magia , etc.). On sait quil vivait sous le regne d'Antoine et de Marc Aurele ; mais on ignore en quelle annee il mourut. Apulee appartient a cette epoque indecise ou lesprit oriental el les- pritgrec, les croyances religieuses et les idees philosophiqucs, se me- laient, ou plutot se juxta-posaient dans lopinion generale, sans former encore un tout syslematique. II est un de ceux qui ont beaucoup con- tribue, par leur exemple, a amener ce resultat, et, quoique les qualites de son esprit et de ses oeuvres soient surtout litteraires , il ne peut etre neglige impunement par I'historien de la philosophic. Ce n'est pas dans un recueil comme celui-ci qu'il peut etre question de VAne d'or, veri- table roman satirique sur lequel se fonde la reputation d'Apulee. Nous ne parlerons pas meme de la plupart de ses ecrits philosophiqucs , aride et par la meme infidele analyse des doctrines de Platon et d'Aristote. II n'y a guere que sa demonologie , contenue presque tout enliere dans louvrage intitule de Deo Socratis , qui merite I'honneur d'etre citee; car la setrouve lelemenl nouveau qu il voulait introduire dans la philosophic, et qui joue un si grand role chez les derniers Aloxandrins. Dans la pensee d'Apulee , il est indigne de la majeste supreme que Dieu intervienne directement dans les phenomenes de la nature. Par conse- quent, il met a ses ordres des legions de serviteurs de dilTerents grades, qui gouvernent ou qui agissent d'apres leur impulsion et leur plan eler- nel. Ces serviteurs, ce sont les demons, revelus dun corps subtil comme I'air, et hai)itants de la region nioyennc qui s'ctend entre le ciel et la terre. Rien de ce qui se passe dans la nature ou dans le canu- de I'homme ne peut echapper a leurs regards penetrants. Quelquefois meme, lorsque Dieu nous appellc a quelque grande mission, ils vien- nent, nous vivants, habiter notre corps et nous dieter ce que nous avons a faire. Ainsi s'explique le genie familier de Socrate. Cest a cette meme croyance qu'Apulee veut rattacher lous les usages religieux, tant chez les Grecs que chez les harbares. Ce nest pas assez que ces idees soient par elles-memes dun caractere peu philosophique ; e!les sont en- core presentees sous une forme confuse et dons un ordie tout a fait arbitraire. Yoici les litres des ouvrages d'Apulee et des travaux aux- 168 ARABES (PHILOSOPHIE DES). quels ils ont donne lieu : de PhUosophia, seu de Jlabitudine doctrinarutn et nativitate Platonis, \ih. iii; — de Mundo (une traduction de I'ou- vrage faussement altribue sous le nieme liUe a Aristote) ; — de Deo Socratis; — Fahulce miiesiw , seu Metarnorph. , lib. xij • — llennctis Trismeg. de Natura deonitn, ad Asclepium alloqintta. — Ses OEuvres completes, 2 vol. in-8°, Lyon, 1G14; et 2 vol. in-4", Paris, 1688. — Apuleii Theologia cxhibila a Falstero, dans ses Cogitata philoso- phica, p. 37. — deApnleiivila, scriptis , etc., auct. Bosscha, dans le 3' vol. de I'edition de Leyde, in-4", 178G. ARABES (PiiiLOsopniE des). Les monuments litteraires des Arabes ne remontenl pas au dela du vr siecle de I'ere cbrelienne. Si la Bible nous vante la sagesse des (ils de lOrient, si I'auleur du Licre de Job choisit pour tbeatre de son drame pbilosopbique une contree de lAra- bie, et pour interlocuteurs des personnages arabes, nous pouvons en conclure tout au plus que les anciens Arabes etaicnt arrives a un certain degre de culture, ct quils excellaient dans ce qu'on comprcnait alors sous le nom de sagesse ^ c'cst-a-dire dans une cerlainc pbilosopbie po- pulaire, qui consistait a presenter, sous une forme poetique, des doc- trines, des regies de conduite, des reflexions sur les rapports de I'homme avec les etres superieurs, et sur les situations de la vie humaine. 11 ne nous est reste aucun monument de celte sagesse, et les Arabes eux-memes estiment si peu le savoir de Icurs ancelres , qu'ils ne datent leur existence intellectuelle que depuis I'arrivee de Moham- med , appelant la longue scrie de siecles qui preceda le prophele le temps de V ignorance. Dans les premiers temps de I'islamisme, I'entbousiasme qu'excita la nouvelle doctrine et le fanatisme des farouches conquerants ne lais- serent pas de place a la rellexion, et il ne put etre question de science et de philosophic. Cependant un siecle s'ctait li peine ecoule que deja quelqucs esprits indcpendants, cherchant a se rendre comple des doctrines du Koran, que jusque-la on avait admises sans autre preuve que I'au- torile divine de ce livre, eniirent des opinions qui devinrcnt les germcs de nombreux schismes religieux parmi les Musulmans; ])ou a ])eu on vit nailre dilTcrenles ecoles, qui, plus tard, suront reveiir leurs doc- trines des formes dialectiques, et qui, lout en su!)issanl rinlUience de la pbilosopbie, surent se mainlenir a cote des philosopbcs, les com- batlre avec les armes que la science leur avait fournios, el d'ecoles theo- logiques qu'ellcs etaient , devenir de veritables ecoles ])hilosophiques. La premiere beresie, a ce qu'il parait, fut celle des hadriles , c"csl-a- dire de ceux (lui proicssaienl la doctrine du hadr, quOn fait rernonler a Maabed ben-Klialed al-Djobni. Le mot l;adv fpouvoir) a ici le sens de libre arbUrc. Maabed allribuait a la seule volonte de Ibomme la (k'icr- minalion de ses actions, bonnes ou mauvaises. Les choscs, disail-il, 50/)/ entihrs , c'est-a-dire aucunc predestination, aucune fatalite n'in- lluc sur la volonte ou Taction de Ihonnne. Au\ kadriles etaienl op[)os('s les djabarUes, ou les fatalisles a!)solus, qui disaient que riionnne n'a de pouvoir pour rien, quon ne peut lui altribuer la faculte d'agir et que ses actions soul ie n'sullat de la fatalite et de la conlrainfe djabar'. Celte doctrine, professee vers la lin de la. dyiuistie des Ommiades, par ARABES (PHILOSOPHIE DES). 169 Djahm ben-Safwan, aurait pu tres-bien marcher d'accord avec la croyance orthodoxe, si, en nieme temps, Djahm n'eut nie tons les atlri- butsdeDieu, ne voulant pas qu'on attribiuU au Crealeur les qualites de la creatm'e, ce qui conduisait a faire de Dieu un etrc abslrail, prive de toute qualite et de toute action. Contre eux s'eleverent les cifatites , ou partisans dcs altributs (cilat) , qui, prenant a la letlre tons les atlri- buts de Dieu qu'on trouve dans le Koran, tomberent dans un grossier anthropomorphisme. De I'ecole de Hasan al-Bagri, a Bassora, sortit, au ii* siecle de Fhe- gire, la secte des motazates^ ou dissidents, dont les elements etaient deja donnas dans les doctrines des sectes precedentes. Wacel bcn-Alha (ne I'an 80 de Ihegire, ou G99-700 de J.-C, et mort I'an 131, ou 7i8-749 de J.-C), disciple de Hasan, ayant ete chasse de I'ecole, comme dissident (motazal), au sujet de quelque dogme religieux, se fit lui-m6me chef d'ecole, reduisant en systeme les opinions enoncees par les sectes precedentes, et notamment celle des kadrites. Les motazales se subdivisent eux-memes en plusieurs sectes, divisees sur des points secondairesj mais ils s'accordent tons a ne point reconnaitre en Dieu des attribuls distincts de son essence, et a eviter, par la, tout ce qui semblait pouvoir nuire au dogme de I'unite de Dieu. lis accordent a I'homme la liberie sur ses propres actions, et maintiennent la justice de Dieu, en soutenant que I'homme fait, de son propre mouvement, le bien et le mal, et a ainsi des merites ou des demerites. C'est a cause de ces deux points principaux de leur doctrine que les motazales se de- signent eux-memes par la denomination de orhdb al-adl wal-tauMd (partisans de la justice et de Vunite). Ils disent encore « quetoutes les connaissances necessaires au salut sont du ressorl de la raison; qu'on peut, avant la publication de la loi, et avant comme apres la revela- tion , les acquerir par les seules lumieres de la raison , en sorte qu'elles sont d'une obligation necessaire pour tons les hommes, dans tons les temps et dans tous les lieux. » (Voi)- De Sacy, Expose de la religion des Dnizes, t. i, introd. , p. xxxvij.) — Les motazales durent em- ployer les armes de la dialectique pour defendre leur systeme contre les orlhodoxes et les heretiques, entre lesquels ils tenaient le milieu; ce furent eux qui mirent en vogue la science nommee ilm al-caldm (science de la parole) , probablement parce qu'elle s'occupait de la pa- role divine. On pent donner a cette science le nom de dogmatiqxie , ou de theologie scolastique; ceux qui la professaient sont appeles motecal- lemin. Sous ce nom nous verrons fleurir plus tard une ecole importante, donl les motazales continuerent a former une des principales branches. Ce que nous avons dit suffira pour faire voir que lorsque les Abba- sides monterent sur le trone dcs khalifes, I'esprit des Arabes etait deja assez exerce dans les subtilites dialectiques et dans plusieurs questions metapbysiques, et prepare a recevoir les systemes de philosophic qui allaient elre importes de Tetranger et compliquer encore davantage les questions subtiles qui divisaient les differentes sectes. Peut-etre meme le contact des xVrabes avec les Chretiens de la Syrie et de la Chaldee, ou la litterature grecque etait cultivee, avait-il exerce une certaine in- fluence sur la formation des sectes schismatiques parmi les xVrabes. On sail quels furent ensuite les nobles efforts des Abbasides, et notamment 470 ARABES (PHILOSOPHIE DES). du khalife Al-Mamoun, pour propager parmi les Arabes les sciences de la Grecc; et quoique les besoins matenels eussent ete le premier mobile qui porta les Arabes a sapproprier les ouvrages scientifiques des Grecs, les ditTerenles sciences qu'on eludia pour I'ulilite pratique, telles que la mcdecine, la physique, raslronoinie, etaient si etroitement liees a la philosophic, qu'on dut bientot eprouver le besoin de connailre cette science sublime, qui, chez les anciens, enibrassait, en quelque sorte, toutes les aulres, et leur prctait sa dialectique et sa severe methode. Parmi les philosophcs grecs, on choisit de preference Aristole, sans doule parce que sa methode empirique s'accordait mieux que I'idealisme de Plalon avec la tendance scientifique et positive des Arabes, et que sa logique etait consider(^e comme une arme utile dans la lutte quoti- dienne des dilTerentes ecoles Iheologiques. Les traductions arabes des reuvres dAristole, comme des ouvrages grecs en general, sont dues, pour la plupart, a des savants Chretiens syriens ou chaldeens, notamment a des nestoriens, qui vivaient en grand nombre counne medecins a lacour des khalifes, et qui, familiarises avec la lilterature grecquc, indiquaicnt aux Arabes les livres qui pouvaient leur offrir le plus d'inleret. Les ouvrages d'Aristote furent traduits, en grande partie, sur des traductions syriaques; car des le temps del'em- pereur Justinien on avait commence a traduire en syriaque des livres grecs, et a repandre ainsi dans lOrient la litterature des Hellenes. Parmi les manuscrits syriaques de la Bibliotheque royale, on trouve un volume (n" 161} qui renferme VIsagogc de Porphyre et trois ouvrages dAristote, savoir : les Categories, le livre de V Interpretation et les Premiers Ana- hjtiques. La traduction de Ylsagoge y est atlribuee au Frere Athanase, du monaslere de Beth-Malca, qui I'acheva Ian 95G (des Seleucides), ou 6i3 de J,-C. Celle des Categories est due au melropolitain Jacques d'Edesse (qui mourut Tan 708 de J.-C). Un manuscrit arabe (n° 882 A) qui remonte au commencement du xi* siecle, renferme tout VOrganon d'Aristote, ainsi que la Rhetorique, la Poetique et Ylsagoge de Porphyre. Le travail est dii a plusieurs traducteurs; quelques-uns des ouvrages portent en litre les mots tradnil du syriaque, de sorte quil ne peul res- ter aucun doute sur I'origine de ces traductions. On voit, du reste, par les nombreuses notes inlerlineaires et mai^inales que porte le ma- nuscrit, quil exislait, des le x*^ siecle, plusieurs traductions des diffe- rents ouvrages d'Aristote, et que les Iravaux fails a la bale sous les khalifes Al-Mamoun et AI-Mota\vackel furent revus plus lard, corriges sur le lexle syriaque ou grec, ou meme enlierement refaits, Les livres des liefalations des sop/iistes se presenlent, dans notrc manuscrit, dans qualre traductions differenles. La seule \ue de lajjpareil critique que presenle ce prck-ieux manuscrit pent nous convaincre que les Arabes possedaient des traductions failcs avec la plus scrupuleuse exactitude, el que les auteurs qui, sans les connailre, les ont trailees de barbarcs et d'absurdcs (Vogez Brucker, JJist. crit. phil.,\. iii, p. 100, 107, 14-9, loOj (Hai(Mil dans une pi'ofonde errcur; ces auteurs ont base leur jugement sur de mauvaises versions lalines derivees, non delarabe, mais des versions hebraKpies. Les plus eelebi'cs panni les premiers traducteurs arabes d'Aristote furent Honain ben-lshak, niedecin nestorien etabli a Bagdad (morl ARABES (PHILOSOPHIE DES). 171 en 873) , et son fils IshAkj les traductions de ce dernier furent tr^s-esti- mees. Au x* siecle, Yahya ben-Adi et Isa ben-Zaraa donn^rent de nou- velles traductions ou corrigerent les anciennes. On traduisit aussi les principaux commentateurs d'Aristote, tels que Porphyre, Alexandre d'Aphrodisee , Tlieniistius , Jean Philopone. Ce fut surlout par ces com- mentateurs que les Arabes se familiariserent aussi avec la pliilosophie de Platon, dont les ouvrages ne furent pas tous traduits en arabe, ou du moins ne furent pas tres-repandus , a I'exception de la Republique, qui fut commentee plus tard par Ibn-Roschd (Averrhoes). Peut-etre ne pouvait-on pas d'abord se procurer \q. Politique d'Aristote, et on la rempla^a par la Rcpubliqiie de Platon. 11 est du moins certain que la Politique n'etait pas parvenue en Espagne; mais elle existait pourtant en Orient, comme on peut le voir dans le postscriptum mis par Ibn- Roschd a la fm de son commentaire sur VEthique, et que Jourdain {Recherches crit., efc, in-8°, nouv. edit., Paris, 184-3, p. 438) a cite d'apres Herrmann I'Allemand. — Un auteur arabe du xiii" siecle, Djemal- eddin al-Kifti, qui a ecrit un Dictionnaire des philosophes,r\o\nmQ,k I'article Platon, comme ayant ete traduils en arabe, le livre de la Repu' hlique, celui des Lois et le Timee, et, a I'article Socrate, le meme au- teur cite de longs passages du Crilon et du Phedon. — Quoi qu'il en soit, on peut dire avec certitude que les Arabes n'avaient de notions exactes, puisees aux sources, que sur la seule pbilosophie d'Aristote. La connaissance des ceuvres d'Aristote et de ses commentateurs se re- pandit bientot dans toules les ecoles, toutes les sectes les etudierent avec avidite. « La doctrine des philosophes, dit I'historien Makrizi, causa a la religion, parmi les Musulmans, des maux plus funestes qu'on ne le peut dire. La pbilosophie ne servit qu'a augmenter les er- reurs des beretiques, et a ajouler a leur impiele un surcroit dimpiete » (De Sacy, 1. c, p. xxij). On vit bientot s'elever, parmi les Arabes, des hommes superieurs qui, nourris de I'etude d'Aristote, entreprirent eux-memes de commenter les ecrits du Stagirile et de developper sa doctrine. Aristote fut considere par eux comme le philosophe par excel- lence, et si Ton a eu tort de soulenir que tous les philosophes arabes n'ont fait que se trainer servilement a sa suite, du moins est-il vrai qu'il a toujours exerce sur eux une veritable dictature pour tout ce qui concerne les formes du raisonnement et la methode. Un des plus an- ciens et des plus celebres commentateurs arabes est Abou Yousouf Yaakoub ben-Ishak al-Kendi {Voyez Kendi) , qui florissait au ix'= siecle. Hasan ben-Sawar, Chretien, au x" siecle, disciple de Yahya ben-Adi, ecrivit des commentaires dont on trouve de nombreux extraits aux mar- ges du manuscrit de XOrganon, dont nous avons parle. Abou-Nagr al- Farabi , au x« siecle , se rendit celebre surlout par ses ecrits sur la Logique {Voijez Fauabi). Abou-Ali Ibn-Sina, ou Avicenne, au xi" siecle, composa une serie d'ouvrages sous les memes litres et sur le meme plan qu'Aris- lote, auquel il prodigiia ses louanges.Ce que Ibn-Sina fut pour les Arabes d'Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoes, le fut, au xii" siecle, pour les Arabes dOecident. Ses coinnientaires lui acquirent une reputation immense, et firent presque oublier tous ses devanciers {Voyez Ibn-Roschd). Nous ne pouvons nous empecher de ciler un passage de la preface d Jbn-Roschd ftu commentaire do la Physique, afm de faire voir quelle fut la pro- 172 ARABES (PHILOSOPIIIE DES). fonde veneration des philoso-plies proprement dits pour les Merits d'Aris- tole : « L'auteur de ce livre, dit Ibn-Koschd, est Aristote, fils de Nico- maque, le celebre philosophc des (irecs, qui a aussi compose les autres ouvrages qu'on trouve sur cette science (la physique), ainsi que les livres sur la logique et les Iraites sur la melapliysique. C'est lui qui a renouvele ces trois sciences , c'est-a-dire la logique, la physique et la metaphysique, et c'est lui qui les a achevees. Nous disons qu'il les a renouvelees, car ce que d'aulres ont dit sur ces malieres n'estpas digne d'etre consider^ comme point de depart pour ces sciences..., et quand les ouvrages de cet homme ont paru , les hommes ont ecarte les livres do tons ceux qui I'ont precede. Parmi les livres composes avanl lui, ceux qui, par rapport a ces matieres, se Irouvent le plus pres de la methode scientilique, sont les ouvrages de Platon, quoique ce qu'on y trouve ne soit que t res-pea de chose en comparaison de ce qu'on trouve dans les livres de notre philosophc, et qu'ils soient plus ou moins im- parlaits sous le rapport de la science. Nous disons ensuite qu'il les a achevees (les trois sciences) ; car aucun de ceux qui I'onl suivi, jusqu'a noire temps, c'est-a-dire pendant pres de quinze cents ans, n'a pu ajouter a ce qu'il a dit rien qui soit digne d'attention. C'est unc chose exlrememenl etrange et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve reuni dans un seul homine. Lorsque cependant ces choses se Irouvent dans un individu, on doit les attrihuer plutot a I'existence divine qu'a I'existence humainej c'est pourquoi les anciens I'ont appele le divin» (Comparez Brucker, t. iir, p. 105). On se Iromperait cependant en croyant que tous ]c^ philosopher arabes partageaient cette admiration, sans y faire aucune restriction. Maimo- nide, qui s'exprime a peu pres dans les memos termes qu'Ibn-lloschd sur le compte d'Aristote {Voyez sa lettre si K. Samuel Ibn-Tibbon, vers la fin), borne cependant rinfaillibilile de ce philosophc au monde sub- lunairc, et n'admet pas loutcs ses opinions sur les spheres qui sont au- dessus de I'orbite de la lune et sur le premier moteur (Voyez More ncbouchim , liv. ii, c. 22). Avicenne n'allait meme pas si loin queMai- monidc; dans un endroit ou il parle de larc-en-cicl , il dit ; « Jen comprends certaines qualites, et je suis dans I'ignorance sur certaines autres; quant aux coulcurs, je ne les comprends pas en verile, etjene connais pas Icurs causes. Ce qu'Aristote en a dit ne me suftit pas ; car ce n'est que mensonge et folic » {Voyez W. Schem-Tob ben-Palkeiraj More hammorc, Presburg, IHiiT, p. 109). Ce qui surloul a du preoccuper les philosophos arabes, quelle que put (Hre d'ailleurs leur indilTcrence a I'egard de rislaiuisme, ce fut le dua- lisme quircsulte de la doctrine d'Aristote, et (|u'ilsne pouvaient avoucr sans rompre ouvertement avec la religion, el, pour ainsi dire, se de- clarer athees. Comment Yenerqie pure d'Aristote, cette substance abso- lue, forme sans maliere, peut-elle agir sur lunivers? quel est le lion enlre Dieu et la maliere? (juel est le lien enlre lame humaine et la raison active qui vient de dehors? Plus la doctrine d'Aristote laissait ces questions dans le vague , et plus les philosophes arabes devaient s"ef- foiTcr (le la compKHer sous ce rapport, pour sauver Xnriite de JJien^ sans lonibcr dans le pantheisme. Ouehpies philosophes, tels ([u'lbn- BAdja et Ibn-Jloschd ( Voyez ces noms), ont ecrit des trailes parliculiers AlUBES (PIIILOSOPIIIE DES). 173 sur la Possibilite dc la conjonclion. Celte question, a ce qu'il parait, a beaucoup occupe les philosophes; pour y repondre, on a mele au systeme du Stagirite des doclrines qui iui sont elrangercs , ce qui lit nailre parmi les philosophes eux-niemes plusieurs ecoles dont nous parlerons ci-apres , en dcliors des ecoles elablies par les defenseurs des dogmes religieux ties differenles secies. Pour mieux laire coniprendre tout I'eloigncraent que les dilTerentes sectes religieuscs devaient cprouver pour les philosophes , nous devons rappeler ici les principaux points du syslemc nietaphysique de ces der- niers, ou de leur theologie, sans entrer dans des details sur la diver- gence quon reniarque parmi les philosophes arabes sur plusieurs points particuliers de cette nietaphysique. Quant a la logique et a la physique, toutes les ecoles tant orthodoxes quhelerodoxes sont a peu pres d'accord : I''. La matiere, disaient les philosophes, est etcrnelle; si Ton dit que Dieu a cree le raonde , ce n'est la qu'unc expression raetaphorique. Dieu , comme premiere cause, est Vouvrler de la matiere, mais son ouvrage ne pent tomber dans le temps , et n'a pu commencer dans un temps donne. Dieu est a son ouvrage ce que la cause est a I'effet; or ici la cause est inseparable de leiret, et si Ion supposait que Dieu, a une cer- taine epoque , a commence son ouvrage par sa volonte et dans un cer- tain but, il aurait ete imparfail avant d'avoir accompli sa volonte et alteint son but, ce qui serait en opposition avec la perfection absolue que nous devons reconnaitre a Dieu. — il". La connaissance de Dieu , ou sa providence, setend sur les choses universelles, c'est-a-dire sur les lois generales de I'univers , et non sur les choses particulieres ou accidentclles; car si Dieu connaissait les accidents particuliers, il y au- rait un changement temporel dans sa connaissance, c'est-a-dire dans son essence, tandis que Dieu est au-dessus du changement. — 3". Lame humaine n'ctant que la facultc de recevoir toute espece de perfection, cet inlcllcct passif se rend propre, par letude et les mamrs, a recevoir Taction de YinteUect actifqm cjnane de Dieu, etle but de son existence est de sidentitier avec lintellcct actif. Arrivee a cette perfection. Tame oblient la beatitude eternelle, n'importe quelle reUgion Thomme ait professee, et de quelle maniere il ait adore la Divinite, Ce que la religion enseigne du paradis , de Tenfer, etc. , n'est qu'une image des recom- penses et des chatiments spirituels , qui dependent du plus ou du moins de perfection que I'homme a atteint ici-bas. Ce sont la les points par lesquels les philosophes declaraient la guerre a toutes les sectes religieuses a la fois ; sur d'autres points secondaires ils tombaient d'accord tantot avec une secte, tantot avec une autre; ainsi, par exemple, dans leur doctrine sur les attributs de la Divinite, ils etaient d'accord avec les motazales. On comprend que les orthodoxes devaient voir de mauvais (ril les progres de la philosophic; aussi la secte des jj/nlosophes i)YO\)Yement dits fut-ellc rcgardee comme heretique. Les plus grands philosophes des Arabes, tels que Kendi, Farabi, Ibn-Sina, Ibn-lloschd, sont ap- peles suspects par ceux qui les jugent avec moins de severite. (depen- dant la philosophic avait pris un si grand empire, elle avail tellcment envahi les ecoles theologiques elles-memes, que les theologiens durent 474 ARABES (PHILOSOPHIE DES). se mettre en defense, soiitenir les dogmes par le raisonnement , ct elever svsteme centre systeme, afin de contrebalancer, par une Iheo- logie rationnelle, la pernicieuse metaphysique d'Aristote. La science du caldm prit alors les plus grands developpements. Les auteurs mu- sulmans distinguent deux especes de caldm, I'ancien et le moderne : le premier ne s'occupe que de la pure doctrine religieuse et de la pole- mique centre les sectes heterodoxes; le dernier, qui commen(,'a apres 1 introduction de la philosophic grecque, embrasse aussi les doctrines phiiosophiques et les tail llechir devant les doctrines religicuses. G'est sous ce dernier rapport que nous considcrons ici le caldm. De ce mot on forma le verbe denominatif tecallam (professer le caldm) dont le participe molecalkm , au pluriel motccallemin , designe les partisans du caldm. Or, conime ce meme verbe signilie aussi parler, les auteurs hebreux onl rendu \e mol motecallemin \)ar medabberhn [loqnetites) , et c'est sous ce dernier nom que les motecallemin se presentent ordinaire- ment dans les historiens de la philosophic , qui ont puise dans les ver- sions hebraiques des livres arabes. On les appelle aussi orouliyifin, et en hehreu sc/ioraschiyyim (radicaux), parce que leurs raisonnements concernent les croyances fondamentales ou les racines. Selon Maimonide '.More nebonchun, liv. i, c. 71} , les motecallemin raar- cherent sur les traces de quelques theologiens Chretiens , tels que Jean le Grammairien (Philopone; , Yahya ibn-Adi et autres, egalement inte- resses a refuter les doctrines des philosophes. « En general , dil Maimo- nide, tous les anciens motecallemin, tant parmi les Grecs devenus Chretiens que parmi les Musulmans, ne s'attacherent pas d'abord , en etablissant leurs propositions , a ce qui est manifeste dans I'etre , mais ils consideraient comment I'etre devait exister pour qu'il put servir de preuve de la verite de leur opinion , ou du moins ne pas la renverser. Get etre de leur imagination une fois etabli , ils derlarerent que I'etre est de telle manicre; ils se mirent a argumenler, pour confirmcr ces hypo- theses, dou ils devaicnt faire decouler les propositions par lesquelles leur opinion put se confirmer ou etre a Fahri des attaques. » — « Les motecallemin, dit-il plus loin, quoique divises en dilferentes classes, sont tous d'accord sur ce principe : quil ne faut pas avoir egard a ce que I'etre est, car ce nest la qu'une habitude (et non pas une necessite) , et le contraire est toujours possible dans notre raison, Aussi dans beaucoup d'endroils suivent-ils I'imagination, qu'ilsdecorcntdu nomde raison. » Le but principal des motecallemin etait d'elablir la nortveaute du monde , ou la creation de la matiere, afin de prouver par la I'existence dun liieu createur, unique et incorporel. Gherchanl dans les anciens philosophes des principes physiques qui pussent convenir a leur but , ils choisirent le systeme des atnmes, emprunte, sans aucun doute, a I)e- mocrile, dont les Arabes connaissaient les doctrines par les ecrits d A- ristote. Selon le Dictionnaire des p/tilosop/ies , dont nous avons parle plus haut, il existait meme parmi les Arabes des ecrits attribues a bemocrile et traduils du syriaque. —Les atomes, disaient les mote- callemin, n'ont ni quantile ni etendue. Ils ont etc crees par J)icu ct le sont toujours, quand cela plait au Greateur. Les corps naissent et perissent par la composition el la separation des atonies. Leur composi- ARABES (PHILOSOPHIE DES). 175 tion s'effectuant par lemouvement, les molecallemin admettent, comme Democrile, le vide , afin de laisser aux atoines la faculle de se joindre et de se separer. De m6me que lespace est occupe par les atomes et le vide, de ineme le temps se compose de petils instants indivisibles, se- pares par des intervalles de repos. Les substances on les atomes ont beaucoup daccidents ; aucun accident ne pent durer deux instants , on, pour ainsi dire, deux atomes de temps; Dieu en crec continuellement de nouveaux, et lorsqu'il cesse den creer, la substance perit. Ainsi Dieu est toujours libre, et rien ne nait ni ne peril par une loi necessaire de la nature. Les privations , ou les attri!)uls negatifs, sont egalement des accidents reels et positifs produits constarament par le Createur. Le repos, par exemple, n'est pas la privation du mouvement , ni Tigno- rance la privation du savoir, ni la mort la privation de la vie ; mais le repos, Tignorance, la mort, sont des accidents positiis, aussi bien que leurs opposes, et Dieu les cree sans cesse dans la substance, aucun accident ne pouvant durer deux atomes de temps. Ainsi dans le corps prive de vie, Dieu cree sans cesse I'accident de la mort qui sans cela ne pourrait pas subsister deux instants. — Les accidents n'ont pas entre eux de relation de causalite; dans chaque substance, il peut exister toute espece d'accidents. Tout pourrait etre autrement qu'il n'est, car tout ce que nous pouvons nous imaginer peut aussi exister rationneUe- ment. Ainsi, par exemple, le feu a I' habitude de s'eloigner du centre et d'etre chaud; mais la raison ne se refuse pas a admeltre que le feu pourrait se mouvoir vers le centre et etre froid, tout en restant le feu. Les sens ne sauraient etre consideres comrae critcrium de la verite, et on ne saurait en tirer aucun argument, car leurs perceptions trompent souvent. En somme, les motecallemin delrnisent toute causalite, et de- chirent, pour ainsi dire, tons les liens de la nature, pour ne laisser subsister reellement que le Createur seul. — Tons les eclaircissements relalifs aux principes philosopbiques des motecallemin et les preuves quils donnent de la nouvcaute du monde, de Funite et de limmateria- lilc de Dieu , se trouvent dans le More veboiicJiim de Maimoiiide , 1''' par- tie, c. 73 a 76. Malgre les assertions d'un orientaliste moderne, qui nous assure en savoir plus que Mainionide et Averrhoes, nous croyons devoir nous en tenir auv details du More, et nous pensons qu'un phi- losophe arabe du xW siecle, qui avait a sa disposition les sources les plus aulhentiques, qvu a beaucoup lu et qui surtout a bien compris ses auteurs, merite beaucoup plus de coniiance qu'un ecrivain de nos jours , lequel nous donne les resultats de ses etudes sur deux ou trois ouvrages rtlalivement tres-modernes. On a deja vu comment les motazales , principaux representants de I'ancien caldm, pour sauver I'unile et la justice absolues du Dieu crea- trur, refusaient d'admettre les attrihnts , et accordaient a I'homme le lihrc arbitre. Sous ces deux rapports, ils etaient daccord avec les phi- los'^phes. Ce sont eux qu'on doit considerer aussi comme les fonda- tcurs du caldm plti'oxopkique , dont nous venons de parler, quoiqu'ils naient pas tous professe ce systeme dans toute sa rigueur. L'exagera- tion des principes du calam semble etre due a une nouvelle secte reli- gieuse, qui prit naissance au commencement du x'' siecle, et qui, vou- lant maintenir les principes orthodoxes centre les motazales el les 17G AUABES (PIIILOSOPIIIE DES). philosophes, dut clle-meine adopter un systemc philosophique pour couiballrc ses advcrsaires sur Icur propre terrain , et arriva ainsi a sap- proprier le eaU\m el a le developpcr. La sccte dont nous parlons estcelle des ascharilcs, ainsi nominee de son i'ondatcur Aboulliasan Ali hen- Isniael ni-Aschari de iJassora ne vers ian 880 de J.-C, et mort vers UVO;. II ful diseiplc d"Abou-Ali al-l)jabbai , un des plus illustres niota- zalcs, que la mere d'Ascbari avail epouse en secondes noces. Eleve dans les prineipes des molazales, et deja un de leurs principaux doe- teurs, il deelara publiciuenient, un jour de vendredi, dans la grande mosquee de IJassora, quil se repentait davoir professe des doctrines hereliques, etqu'il reeonnaissail la preexislence du Koran, les attribuls do Dieu et la predestination des actions liuniaines. II reunit ainsi les doctrines des djabariles et des citatites; mais les ascbarites faisaient quelques reserves, pour eviler de tomber dans lanthropomorpbisme des cilatites, el pour ne pas nier loute espece de raerite el de demeritc dans les actions buinaines. S'il est vrai, disent-ils, que les attribuls do Dieu sont distincts de son essence, il est bien entendu quil I'aut ecarlcr toute eomparaison de Dieu avec la creature, et quil ne taut pas prendre a la lettre les antbropomorpbismes du Koran. S'il est vrai encore que les actions des bonimes sonl crcees par la puissance de Dieu , que la \olonte eternelle et absolue dc Dieu est la cause ])rimilive de tout ce qui est et de tout ce qui se fail, de nianiere que Dieu soil reelleraent I'auteur de tout bien et de tout mal , sa volonte ne pouvant elre separee de sa prescience, Ibomme a cependant ce quils appellent Yacquisilion (casb), c"est-a-dire , un certain concours dans la production de Taction creee, et acquiert par la un nierile ou un demerile [Voycz Pococke, Specimen hist. Avab.,\i. 239, 2V0, 2i9,. C est par cette bypothese de \' acquisition, chose insaisissable el vide de sens, que plusieurs docteurs ascbarites ont cru pouvoir attribuer a rhoinme une petite pari dans la causalile des actions. Ce sonl les ascbarites qui ont pousse jusqu'a lex- ireniile les jjroposilions des accidents el de la rcalile des atlributs nega- tifs que nous avons mentionnees parmi cellcs des nioiccallenn'n , et ont soutenu que les accidents naissenl el disparaissent constaniraent par la volonte de Dieu; ainsi, par exemple, lorsque Ibomme ecrit, Dieu cree quaire accidents qui ne se licnnent par aucun lien de causalile, savoir : 1" la volonte de mouvoir la plume; ±' la laculle de la mouvoir; 3" le niouvement de la main; V" cehii de la plume. Les motazales, au conlraire, disent que Dieu, a ia verite, est le creatcur de la laculle bu- maine, mais que, j)ar cette laculle crece, Ibomme agit librement ; cer- tains attribuls negalifs sont de verilables privations et n'ont pas de realile, comnic, par exemple, la faiblesse (pii n'est que la privation de la force, I'iffnorance qui est la jjrivalion du savoir y'oi/ez More, liv, i, c. 73, i)r()posil. et7. — Abron ben Elia, I:t: JIayyini, in-S", Leipzig, 18 W, p. 115. On voit (pie les molecallemin, ou les alomistcs, coniplaienl dans leur scin (les molazales et des ascbarites. Ccs secies et leurs dilferentes sub- di\isi<)ns ont dvi neccssairemenl nu)(lilier ga el la le svslenie primitif et le faire plier a leurs docirines pariiculirres. Le mot molecallemin se ])renail , du resle , dans un sens tre>-\asle, el designait lous ceux qui appli(iuaient les raisonnements pbilosopbiques aux dogmes religieux, ARABES (PIIILOSOPIIIE DES). 177 par opposition aux fakihs, ou casnistes, qui sc bornaienl a la simple tradition religieuse, et il ne faul pas croire qu'il sutlise dc lire un auteur quelconque qui diL trailer la doctrine du calam, pour y trouver le sys- teme primitii' des motecallemin atomistes. Au x'= siecle le calam etait tout a fait a la mode parmi les Arahes. A Bassora il se forma une societe de gens dc lettres qui prirent le nom de Frcres de la purete ou de la sincerite (Ikhwan al-gafa, et qui avaient pour but de rendre plus populaires les doctrines amalgamees de la reli- gion et de la philosophie. lis publierent a cet cffet une espece d'ency- clopedie composce de cinquante trailes, oii les sujets n'etaient point solidement discutes, mais seulement effleures, ou du moins envisages d'une maniere familiere et facile. Cet ouvrage, qui existe a la Bibiio- tbeque royale, peut donner une idee de loutes les etudes repandues alors parmi les Arabes. Repousses par les devots comme impies, les cn- cyclopedistes n'eurent pas grand accueil pres des veritables philo- sophes. Les elements sceptiques que renferme la doctrine des motecallemin porterent aussi leurs fruits. Un des plus celebres doctours de Iccole des ascharites, Abou-Hamed al-Gazali , theologien philosophe, peu satisfait d'ailleurs des theories des motecallemin, et penchant quelquel'ois vers le mysticisme des soufis, employa habilement le scepticisme, pour com- battre la philosophie au profit de la religion, ce quil fit dans un ou- vrage intitule : Tehdfot al-faldsifa (la Destruction des philosophes) , oii il montra que les philosophes n'ont nullcment des preuves evidentes pour etablir les vingt points de doctrine (savoir les trois points que nous avons mentionncs ci-dessus et dix-sept points secondaires) dans les- quels ils sc trouvent en contradiction avec la doctrine religieuse ( Voyez a I'articlc Gazah;. Plus tard Ibn-Roschd ecrivit conlre cet ouvrage la Beslructionde la destruction (Tehafot al-tehafot;. Les philosophes proprement dits se diviserent cgalement en dilTe- rentes secies. 11 parail que le platonisme, ou plutol le neoplatonisme, avail aussi trouvc des partisans parmi les Arabes; car des ecrivains musulmans distinguent parmi les philosophes les masc/uhjin 'peripate- ticiens) eWes ischrdkiijyhi, qui sonl des philosophes contemplatifs, et ils nomment Plalon comme le chef de ces derniers ' Voyez Tholuck, Doctrine speculative de la Trinitc , in-8°, Berlin, 1820, all.;. Quant au mot hchrdk, dans lequel M. Tlioluck croit rcconnaitre le ooTiaac;; mystique, et qu'il rend par illumination, il me sem!)le qu'il derive plu- tol de schark ou raeschrek 'orient^, et qu'il designe ce que les Arabes appellent la philosophie orientate (hicma meschrekiyya , nom sous lequel on comprend aussi chez nous cerlaines doctrines oricnlales qui deja, dans I'ecole d'Aiexandrie s'elaient confondues avec la philosophie grecque. Les peripateticiens arabes eux-memes, pour expliquer Taction de Ycnerfjie pure , ou de Dicu, sur la maliere, emprunlerenl des doctrines neoplatonicicnnes, et placerenl les intellifjences des spheres entre Dieu et le monde, adoptant une espece d'emanalion. Les ischrdkiyyin ])e- nelrerent sans doiile plus avant dans le neoplatonisine, et, penchant vers le myslicisme, ils s'occupent surtout de lunion de Thomme avec la premiere intelligence ou avec Dieu. Parmi les philosophes celebres I. 12 17R ARABES (PHILOSOPHIE DES). dcs Arabes Ibn-Barija (Avenpace) el Ibn-Tofail {Voyez ces noms) pa- raissent avoir prol'osse la pbilosopbie dilo ischrdh. CcKe pliilosopbic contomplalivo, selon lbn-8ina cite par Ibn-Tofail {P/iilosop/ius ati- lodidactus , sicv Epislola de Hai Ebn-Yolidhan , p. 19), forme le sens occulte des paroles dArislole. ISous retrouvons ainsi cliez Ics Arabes celte distinction enire lAristote exoin-ique el esolerique, etablie plus lard dans lecole platoniquc d'llalie, qui adopta la doctrine mystique de lakabbale, de meme que les Isc/iral;iyyin des Arabes tond)erent dans Ic mysticisine des soiijis, qui est probablemenl puise en partie dans la pbilosopbie des Indous. Nous consacrerons a la doctrine des soufis un article particulier. — En geneial , on pent dire que la pbi- losopbie cbez les Arabes, loin de se borner au peripaletismc pur, a traverse a peu pres tuulcs les pbases dans lesquelles ellc s'est nion- tree dans le nionde cbrelien. Nous y retrouvons le dof^malisme, le sceplicisme, la Ibcorie de I emanation et meme quelquefois des doc- trines analogues au spinozismc el au panlbeisine moderne ; Voijez Tbo- luck, loco cit.). — Nous renvoyons, pour des informations plus dclail- lecs sur les pbilosopbes arabes el leurs doctrines aux articles Kendi, Fauabi, Ib>-Si>a, GazalIjIun-Badja, Ibn-Tofail , Ib>-Rosc;hd, Maimo- NIDE. Les derniers grands pbilosopbes des Arabes florissaicnt au xu'' siecle. A partir du xiir', nous ne Irouvons plus de peripateticiens purs, mais seulemenl quelques ecrivains celebres de pbilosopbie I'cligieuse, ou si Ton veut, des motecallemin, qui raisonnaient pbilosopbiquement sur ia religion, mais qui sonl bien loin de nous presenter le vrai sysleme de I'ancien calam. In des ])lus celebres est Abd-al-raliman ibn-Abmed al- Aidji 'mort en i3o5; , auleur du Kildb al-manuiluf 'Livre des stations; , ou Systi'tne du caldm, imprime a Constantinople, en 182i, avec un com- ijientaire de Djordjaiii. La decadence des etudes pbilosopbiques, notamment du peripatetisme, doil etre attribuee a I'ascendant (jue ]n'il, au xii'= siecle, la secte des ascbariles dans la plus grande partie du monde musulman. En Asie, nous ne trou\ons pas de grands peripateticiens postei'ieurs a Ibn-Sina. Sous Salab-eddin ^Saladin) et ses successeurs, lascbarismo se repandit en Egypte, et a la meme epoque il florissait dans lOccidcnt musulman sous la ianaliciue dynastic des MoivaldicdUi ou Almobadcs. SousAlman- ^our fAbou-^'ousouf Vaakoub; , troisieme roi de celt(^ dynaslie, qui monla sur le trone en il8'f , Ibn-Boscbd, le dernier grand pbilosopbc d'Es[)agriC, cut a subir de graves persecutions. \ w autcur arabe-espa- gno! de ces temps, cite par I bistorien africain Makari, noinme aussi un certain J^en-llabib, de Seville, (juAlmamoun, fils dAlman(;()ur, fit condamner a mort a cause dc ses etudes piiilosopliiques, el il ajf)utc (jue la pbilosopbie est en Espagne un science bale, qu'on nose sen occuper qu'en secret, el qu'on cacbe les ouvrages qui trailent de cclte science Manuscr. arabes de la Bibliotb. royale, n"TOo. {" '\\ rvcio). I'artout on ])recbait , dans les mosquces, contre Aristote, Farabi, Ibn- Sina. En 119-2, les ouvrages du philosoplie Al-Haon Abd-al-Salam furenl pub';(iuement brules a liagdad. C est a ces perseculions des pbilosopbes dans tons les ])ays musulmans qu'il faut altrihuer I'ex- Irenic rarele des ouvrages dc pbilosopbie ecrits en arabe. La pbiloso- AKABES (PHILOSOPHIE DES). 179 phie chercha alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent en liebreu les ouvrages arabes , ou copierent les originaux arabes en caracteies hebreux. Cesl de celte manicre que les principaux oiivruges des pbilo- sophes arabes, et notamment ceux d'll)n-l{oscbd, nous ont ele con- serves. Gazcili lui-nieme ne put trouver grace pour ses ouvrages pure- ment philosopbiquesj on ne connait, en Europe, aucun excmplaire arabe de son rc%ume de la pliilosophie intitule Mahdcid al-fuldsifa (les Tendances des pbilosopbes), ni de sa Destruclion des pInlosopJtes, el ces deux ouvrages n'existent qu'en liebreu (Voijez Gazau . Dans eel etat de cliojes, la connaissance approfondie de la langue rabbinique est in- dispensable pour celui qui veut faire une etude serieuse de la philoso- phie arabe. Les Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson , Calonvmos ben-Calo- nymos, JNJoise deiSarbonne, et une foule d'autres traductcurs et corn- mentateurs peuvent etre considcres comme lescontinuateurs des pbilo- sopbes arabes. Ce fut par les traductions des Juifs, traduites a leur tour en latin, que les ouvrages des pbilosopbes arabes, et meme, en grande partie, les ecrils d'Arislote, arriverent a la connaissance des scolasliques. L'empereur Frederic II encouragea les travaux des Juifs ; Jacob ben-Abba-Mari ben-Anloli, qui vivait a Naples, dil, a la Gn de sa traduction du Coiumentaire dibn-lloscbd sur YOrganon , achevee en 1232, quil avait une pension de I'einpereur, qui, ajoule-t-il , aime la science et ceux qui sen occupent. — Les ouvrages des pbilosopbes arabes, et la maniere dont les oeuvres d'Aristote parvinrent dabord au inonde cliretien, exercerent une influence decisive sur le cara' tere que prit la pbilosopbie scolaslique. De la dialectique arabico-aristoteliquc uaquit peut-etre la famciise querelle des vomincdislcs et des realisles , qui divisa longtemps les scolasliques en deux camps ennemis. Les plus celebres scolastiques, telsquAlbert Ic Grand et Tbomas dAquin, eludierent les oeuvres d'Aristote dans les versions latines faites de I'lie- breu ( Voyez, sur cette question , le savant ouvrage de Jourdain , Reclier- ches critiques sur I'dge et sur I'origine des traductions latines d'Aristote . Albert composa evidemnient ses ouvrages pbilosopbiques sur le modelc de ceux d'Ibn-Sina. La vogue qu'avaient alors les pbilosopbes arabes , et notamment Ibn-Sina et ILn-Koscbd, resulte aussi dun passage de laDivina commediadn Danle, qui place ces deux pbilosopbes au milieu des plus celebres Grecs, et mentionne particulierement le gra7id Com- mentaire d'lbn-Roscbd : Euclide geometra e Tolominco , Ippocrate, Avicenna, e Galienu Averrois che'l gran comeiito fro. ( Inferno , canto iv.) Sur la pbilosopbie arabe en general, on trouve dans le grand oiivrage de Brucker Hist, crit. pJiilosophia> , t. in} des docuinenls precieux. Co saN anl a donne un resume complel , bien que peu systemalique , de tons les documents qui lui elaientacces.^ibles, et il a suriout mis a profit Mai- monide el Pococke. Cest dans Brucker qu'ont puise juscju'a presenl tons les bistoriens de notre siccle. VEssai sur les ecolcs philosop/iiques chez les Arabes, que vienl de publier M. Scbmoeluers 'in-8", Paris, 18+2, chez rirmin-Didot, _. ne repond qu'imparfaitenieut aux exigences 12. 180 ARCESILAS. do la crili(]ue. In pareil Essai dcvrail elrc l)ase sur la lecture dcsprin- cipaii.r phil(».soi)hos arahos (jui otaieiil inac'cossii)les a I'auleur. Quant a Ibn-lloachd , ce noni niorne lui est pen raniilier, el il ecrit constanimonl Aboil- Uosc/nl; par ce qu'il dil sur le Tchdfot de Gazali, on reconnait (pi il n'a jamais vu eel ouvraue. 11 n'a pas loujours jugc a propos de nous faire connallre les autoriles sur les(piellcs il base ses assertions el ses raisonnements, et par la nienie il n'inspire pas toujours la contlancc necessaire. Ln ouvrage special sur la philosophie arabe est encore a faire. S. M. ARCESILAS naquit a Pritane, \ille eolienne, la premiere annee de la cxvi*' olympiade. x\prcs avoir parcouru lour a tour les ecoles pbiloso- phiques les plus accreditees de son teiiijjs, et regu les le(.'ons de 'J'beo- phrasle, de Grantor, de Diodore le ]\legarien et du sceplicpie Pyr- rhon, il se mil lui-meme a la tete dune ecole nouvclle. L" Academic, livree a des homines de plus en plus obscurs, et tombec dcs mains de Platon dans celles de Socratides , etait pres de perir. Arcesiias la re- leva ; mais en lui donnant un nouvel eclat, il en cbangea complctement I'esprit. 11 introduisit a I'Academie une melhode d'enseignement toute nou- velle. Au lieu de dire son sentiment, il demandait celui de tout le monde (Ciceron, de Fin.^, lib. ii, c, 1). 11 n'enscignait ])as, il disputait. Dans cette inepuisable conlroverse, chatiue systcme avail son tour, et celui d'Arcesilas etait de delruire tons les autres. Arcesiias pretendait continuer Socrate et Plalon; mais I'apparcnl scepticisme de Platon nest quun jeu desprit, et sa dialeclique, nega- tive dans la forme, est au fond tres-i)osilive el tres-dogmalique. Arce- siias abandonna le fond, et, nc s'attacbanl qu"a la forme seule, il la corrompit et I'altera. « Je ne sais rien, disait Socrate, exceple que je ne sais rien. » Mais dans sa pensee, celui qui salt cela est bien pres d'en savoir davantage. Arcesiias gale, en lexagcrant , cette excellenle maxime. 11 ne sail, dit-il, absolumenl rien, el son ignorance clle-meme, il fait profession de lignorer. llien, a son avis, nc ])eut elrc compris, el cette universelle incoi»p)-e/icnsihili(c est incomprehensible commc tout le reste Aulu-Gclle, Anils attiipies, liv. ix, c. 'r>,. Gorgias et Mclro- dorc disaicnt-ils autre chose? Arcesiias ncpargnail pei-sonne. Mais il devail trouvor son adversairc naturel dans le sloicisnie, la plus forte doclrine du temjis. Aussi I'ensei- gncmcnl d'Arcesilas fut-il un duel de chaque j(jur contre Zenon. La doctrine de Zcnon rcposait sur sa logi([ue, (|ui clle-inrme avail jxjur base une theorie de la connaissance. Dans cette thcoric , trois dcgres con- duisenl a la science, la sensation [xIgHo'.;), rasscniiiiient ''jy-x.y.TaOsT'.;) et la representation veridique ''^y.-jry.i'.y. y.y-y.'.x-r ■./.■/. (pii seule conslituo une connaissance complete el certaine (jc. , Acad, qiuvift., lii). ir, c. i7.- — Se\l., Adv. Math., p. KJG, B, edit, de Geneve . Olez la lepre- .sentalion veridique, mesure etcrilerium de la verile. een esl fail de la Iogi({ue stoicienne el du sloicisme lout entier. Tout TelTorl (i"Arr(''silas fut (le prouver ([ue ce crilerium est insuflisant ou contradictnire. II sut prolilei' hahilemcnl des objeclions aceuiiud('>es par les so])iiislcs, les m(^ariqucs cl les pyrrhoniens conlre les intuitions sensibles ;Sextus ARCESILAS. 181 Emp. Hyp. Pxjrrh., lib. i, c. 33. — Cf. Cic. , Acad, qncrat., lib. i, c. 13), et y ajoiUa de son propre fonds plusicurs arguments qui tra- hissent une sagacile superieure. G'est une ciiose curieuse de lire dans Ciccron comment le pere de lecole stoicienne fut conduit, presque malgre lui, par les objections d'Arcesilas qui le pressait et le liarcelait sans relacbe, a elablir peu a peu une theoi-ie reguliere sur le criterium de la verite. Zenon soutenait contre Arcesilas que le sage peut quelquefois se Tier sans reserve aux representations do son intelligence (Cic. Acad. qiKcst., lib. II, c. 2'i-;. Arcesilas lui opposait les illusions des reves et du delire, la diversile des opinions liumaines, les contradictions de nos jugements {ibid., c. 31). Presse par son adversaire, Zenon crut qu'il lui fermcrait la boucbe, s'il decouvrait un caraclere, une regie qui fit dis- tinguer les representations illusoires de cellcs qui s'accordent avec la nature des objcts. Ce caractere, cette regie, il I'appcla la representation veridique. II la definissait : une certaine empreinle sur la partie prin- cipale de Vdme , laquelle est figuree et (jravee par un ohjct reel, el fonnec s?/r le modele de cet objet (Gf. Sexlus Emp., Adv. Math., p. 133, 1) ; — Hyp. Pyrrh., lib. ii, c. 7). Mais, objecta Arcesilas^ cette espece de reprcsentalion ne servirait de rien, si un objet imaginaire etait capable de la produire. Zenon ajouta alors qu'elle devait etrc telle qu'il fiH impossible qu'elle eiit xine autre cause que la realilc. — /iecte consentit Arcesilas , dit Ciceron. Cette definition etait, en cfVet, entre les mains de IbaJjilc academicicn, une source inlarissable dobjections. i\ous ne citerons que la principale : S'il exisle des representations illu- soires et des representations veridiqucs, il Taut un criterium pour les demeler. Quel sera ce crilerium? une representation veridique. Mais c'est une petition de principc manifeste, puisqu'il s'agit de distinguer la representation veridique de ce qui n'est pas elle. Ainsi done, celte repre- sentation veridique qu'on aura prise arbitrairement pour criterium, de- mandera une autre representation de la meme nature, et ainsi de suite arinfini. Arcesilas conclut qu'il n'y a pas do difference absolue pour I'hommc entre le vrai et le faux, et que le sage doit s'abstenir. Mais il faut vivre, il faut agir, et si la speculation pure peut se passer de criterium, il en faut un pour la pratique. Arcesilas, a qui la verite ecbappe, se refugie dans la yraisemblance. Ce n'est pas qu'elle doive, suivant lui, pene- trer dans les pensees du sage; mais il pout en faire la regie de sa conduite. Arcesilas n'oublie qu'une chose, c'est que la vraiscmblance suppose la verite , puisqu'elle se mesure sur elle. La certitude chassee de I'en- tendement, y rentre, malgre qu'on en ait, a la suite de la vraiscm- blance. Car s'il n'est pas certain qu'une intuition soit vraisemblable , elle ne Test deja plus. L'ecole acadcmique , a qui Arcesilas Icgua cette tbeorie de la vrai- scmblance, ne trouva pas la route quelle cherchait entre le dogmatisme el le scepticisme , el ce n'est qu'au prix d'une palpable inconsequence (pi'dle se mit d'accord avec le sens commun. Pour la bibliographic, Voi/ez AcvDfiMiF, Em. S. ]R^ ARCHKE. AIMIHEE. Souscenom, qui est de son invention, Panicelse dd- signait lesprit vital , le principe qui preside a la nutrition et a la conservation des etres vivants. Place dans I'estomac , Varchec a pour tache principale de separer dans les substances alimentaires, les ele- nienls nulrilifs des poisons, et de les iniprejj:ner d'une sorte de lluide parliculier, appele tcinture, au moyen duquel les elements sont assi- miles au corps. 11 ne faudrait pas cependanl regarder Varchec corutne un etre spirituel; cest un corps, mais un corps astral , c'est-a-dire uno emanation de la substance des aslres qui demcure en nous et nous de- fend centre les agents extcrieurs de destruction, jusquau terme ine- vitable de la vie [Paramirum, lib. ii, ad initiinn). Jean-]}apliste Van- Ilelmonl a donne i\ cctte bypotbese une plus grande extension : Yarchee est pour lui le principe actif dans tons les corps el meme dans chaque partic importanle des corps organises. II ne preside pas seulemcnt aux fonctions de la vie, mais il donne aux corps la forme qui leur est propre, dapres une image inberente et en quelque sorte innee a la semence de laquclle ils sont engendrcs. Cest cctte image ( imago seminalis, qui, en se combinant avec le souffle vital aura vi falls'^, la matiere veritable de la generation , donne naissance a Varcliee. Le nombre des arcbees est iniini, car il y en a autant que de corps orga- nises et d'organes principaux dans ces corps. Voyez les articles P.\ra- CELSE et Va>-Helmoxt. AllCIIELATJS fut, avec Pericles et Euripide, I'un des disciples d'Anaxagore. II succeda a son niaitre dans I'ecole que celui-ci avait fondee a Lampsaquc , depuis que la persecution sacerdotale I'avait chasse d'Atbenes. Peu de temps apres , Arcbclaus transporla cetle meme ecole a Atbenes, ou Anaxagore I'avait d'abord elablie et maintcnue duranl I'espace d'environ trente annees. Dans cette ecole, Arcbelaiis cut pour disciple Socrate, qui puisa a son enseignemenl le gout des sciences physiques. Diogenc Laercc assure qui! fut le premier qui apporta d'lonic a Atbenes la pbilosopbic naturelle. Mais cctte assertion constituc une grave ei'rcur, allendu qu'Arcbelaus succcdait a Anaxagore, et (jue ce fut celui-ci , et non son di.>ci|jle, (jui apporta a Atbenes la science que Tbales avait fondee en lonie, et dans ]a(|uelle Arcbelaiis complait pour devanciersPherecyde, Anaximandre, Anaximene. Diogene d'Apol- lonie, Heraclite. ArcbelaCis fut a Atbenes le propagateur de cette science, ce qui lui valul le surnom de 'I-jt'./.-J:. lequel , dapres Diogene Laerce, lui fut encore donne parce (|ue la pbilosopbic naturelle s'e- leignil avec lui pour faire place a la ])bil()sopliie morale, (lue crea So- crate. Toulefois, renseignement d'Arclielaiis parait ne s'etre pas cxclu- si\ement renferme dans la sphere de la pbilosopbic naturelle, puisipie, au rapport de Diogene Laerce, les lois, le beau et le bien , a\a;ent fait plus (rune fois la matiere do ses discours. Diogene ajoute meme que ce fut d'Arcbelaus (pie Sitcrale re^^n[ les j)remiers germes de la science morale, et qu'il passa ensuile pour on (^'tre le createur, i'ieu qu"i! ne fit (pie dt'velopper ce (pi'il avail vcrw. Diog('ne ne (hHernune rien de precis touchant la patrie d'Arclu'laus : il se contente de dire (juil narjiiit a Albeaes ou a Milet. Ouanl a r(''- ])(!(Uio de sa. n;;issanee, il nc la mcniioisae mcMiie pas. II est difiicile ARCHETYPE. 185 d'apporter ici une date certainej mais on pent copendant s'arreter a une conjecture assez vraisemblable. On salt qu'Anaxagore monrut en k'26, et qu'Archeiaiis lui succeda dans I'ecole de Lampsaque. Or, il parait probable quil ne devint pas chef d'ecole avant I'Age de quarante a cin- quanle ans; et Ton est ainsi conduit a rapporter approximativement I'epoque de sa naissance a Tune des dix annees qui separent I'an 476 d'avec I'an VGG avant I'ere chretienne. La cosmogonie d'Archelaiis diOere par des points essentiels de celle de ses predeeesseurs dans I'ecole ionienne. Les uns, Thales, Phere- cyde, Anaximene et Diogene, Heraclite, avaient adopte pour prin- cipe generateur un element unique, soit I'eau, soit la lerre, soit I'air, soit le feu. Les autres, Anaximandre et Anaxagore, avaient reconnu un nombre indefini de principes, a-jipcv, une sorte de chaos primitif, une totalile confuse, h izyf, T-.i-i-y. cu-oii. Archelaiis, a son tour, admit une pluralite d'elements primordiaux, non une pluralite indefinie, mais une pluralite determinee, une dualite, r^io aiTia; -^vnaii;)-, ainsi que le rapporte Diogene. Maintcnant, quels etaient ccs deux principes? Le meme Diogene les mentionne sous les denominations de chaud et de froid , ce qui, vraisemblablcment, signifie le feu et I'eau. A la confusion primitive de ces deux principes succeda un degageraent; et, en vertu de I'aclion du feu sur I'eau, prirent naissance la Icrre et I'air, de telle sorte que, dans cet ensemble, la terre et lean occuperent la parlie in- ferieure, I'air le milieu, et le feu les regions elevees. Les choses etant ainsi constituees, Taction du feu fit eclore du limon terrestre les ani- maux, et comme dernier produit de cet!e creation, Ihomme, ainsi qu'il resulte des tcmoignagcs reunis de Diogene Lai'rce et d'Origene. Bibliographie : les travaux de Brucker et de Tcnnemann, sur lliis- toire generale de la philosophie. — Plus particulierement : Diogene Laerce, liv. ii, c. 16. — Tiedemann, Premiers p/nlosophcs de la Grece , in-S", Leipzig, 1780 (all.) — Bouterwek, de Primis philosophia' gra'cce decrclis physicis, dans le tome ii des Memoires de la Socitite de Goet- iingue. — Hitter^ Hi^toire de la philomplue ionienne , in-8", Berlin, 18i!l (all.) , et dans le tome i" de son Histoire de la philosophie ancienne, trad, frang. parTissot, 4 vol. in-S", Paris, 183o- — C. ^\A\\(i\, Hisloire de la philosophie ionienne, in-8", Paris, 18i2, art. Archelaus. — Voir encore quelques passages relalifs a Archolaiis dans Siraplicius, in Phy- sic. Arist., p. 6. — Stobee., Ed. 1. C. M. ARCHETYPE [de iz-/x et de tu-'.:] ale memo sens que modele ou forme premiere. C'est un synonyme du mot idee employe dans le sens plalonicien, et comme ce dernier, il s'applique aux formes substantielles des choses, existant de toute elernite dans la pcnsee divine (Voyez Pla- TON, loi-E. Le meme terme se rencontre aussi chez les philosophes sen- sualistes : Locke principalemer.i en fait souvent usage dans son Essai sur I'entendement humain ; mais alors il ne conserve phis rien de sa premiere signiiicalion. Pour I'auteiir de YEssai siir ienfendement hu- main , les idees archetypes sont cellos qui ne ressemhlent a aucune exisience reelie . a aucun mode en nous, ni a aucun olsjel hors de nor.s. C'est I'esprit lui-meme qui les fonv;o par ia rcurii^m arbiirairc des notions simples, et c'est pour cola, paree qu'elies ne peuvent pas 18/1. ARCIIIDEME. 6trfi consi(]er(5es comme les copies dcs cliosos, quil faiit Ics admeltre au nonibrc des formes premieres ou des aieiu-lypcs ( Essui sur I'enlai- dcment ,]\\\ u, c. 31, § 7i ; et liv. iv, c. 11,. Ouelques philosoplies hermeliques, par exemplc (Cornelius Agrippa, donnent le nom dAr- ehetype a J)ieu, considcre comme le modelc absolu de tous les etres. Ce mot a disparu completemenl de la philosophic de nos jours, sans laisser le moindre vide. ARCIIIDEME DE Tarse , philosophe stoTcien du ii'^ siecle avant J.-C; dialeclicieii liabile, il montra pour la polemique uu j,'oiit tro[) prononcc; aussi ful-i! souvcut aux prises avec le sloicicn Anlipaler (Cic. , Acad, qua'nt., lii). ii, c. 47). II donna une nouvelle dclinilion du souverain hien, qu'il fail consislcr dans une vie enlicremenl consacree a I'accomplisscDient de tous les devoirs; celle dcfinilion ne dill'ere (pie par les mots de Tanciennc formule sloiciennc. Voycz Diogenc Laerce, liv. VII, c. 88. — Stobee, Eel. 2, p. 13'«-, edit, de Ilecren. ARCIfYTAS i)E Tauen'te, philosophe pythajzoricien , disciple dc Philolails, serait peut-etre au premier rang dans I'hisloire de la philo- sophic ancienne, si sa vie el scs ouvrages nous elaicnt mieux eonnus. 11 naquit aTarente vers Ian 430 avant notre ere, el, ])ar consequent, ne put recevoir direclemcnt les lecons dc Pythagore. Quand la conjuration de Cylon ruina linstitut fondc par ce grand honmie vers 400;, Archy- tas fut, avec Arcliippus et Lysis, du petit nomhre de ceux qui echap- pcrcnt au desastre , ct nous le rclrouvons k Tarente vers 390 , epoque du voyage de IMalon en Italic. S'il faut croire le lemoignage asscz sus- pect d'un discours atlribue a Demoslhcnc (VEroticos , Archytas, de- daigne jusqu'alors par sesconcitoyens, dut au commerce (U) Platon une consideration ([ui le mcna rapidement aux premieres charges de TEtal. II est certain, du moins, ({u'il fut six fois, selon Elien, sept ibis, scion Diogene Laerce, general en ciicf des Tarcnlins et de leurs allies, qui, sous scs ordres, furent constaimncnt victorieux, cntre autres dans une guerre contre les Mcsseniens; c"est en re\enanl de cette dcrniere cam- pagnc (juil adressait a un fcrmier negligent une celebre parole, sou- vent rappelce par les anciens : Tu es bien /inireux queje sois en colcrc ! Tout ce qu'on sail du reste dc sa vie se borne a quelques traits epars chez des ecrivains de dale el d'aulorite Ires-di verses : ainsi Tzctzes, auteur insufiisant, veul ({u'Archylas ait rachete Platon , vendu conmic osclave par ordre de Denys TAncicn. Diogene Laerce est plus digne de foi, quand il nous monlre les deux philosophes reunis a la cour dc Denys le .Icune; ])nis, lors du troi.sicme voyage de Plalon a Syracuse, Archytas intervenanl d"abor(l comme garant des bonnes intentions de ce prince, el apres la rupture entre Platon el Denys, usant des memcs droits de lamitie pour sauver la philosophic dun nouvel outrage, (liceron ct Athi-nec, d'apres Aristoxene, ancicn hiographe d'Arch\tas, nous out encore conserve le souvenir de deux conversations philoso- phiques au\(juei!cs il j)rit part, mais donl il est pivsquc im[)ossi!)le d'assigner !a date. Sa inort dans un naufrage sur Ics cotes d Apuli*', nous cs! aflosli'c par une belle ode (rilorace, ei |)arail de pen anlerieure a celle de Platon ;>'(S . Dans <•(>! (•-;pace d^ c!ualro-^il)^;!s ans (»u vn\\- ARETE. iSri ron (VSO-GiS) seplacent lestravaux qui valuront a Archytas une liaute reputation de raatheraaticien et dc philosophe : I'' sa niethode pour la duplication du cube, sa fameuse colonibe volantc signalee commc le chef-d'oeuvre de la mecaniquc ancienne, et d'autres inventions du memc genre; 2° de nombreux ouvrages dont il reste soixante fragments, dont un 5f/r la musique, un sxir Varilhmelique , un sin- I' astronomie , un sur Vetrc, six sur lasagesse, un S7ir Fcsprit el le sentiment, deux sur les jyrincipes (dcs choses), cinq sur la loi et la justice^ trois5;/r Vinstruclion morale, douze snr le honheur et la vertu, qualrc sur les contraircs, vingl- six sur les iiniversaux ou sur les categories, fragments conserves par Siinplicius dans son Commentaire sur les 6V//<'^orie.* d'Arislole, etqu'il faut bien dislinguer du petit ouvrage public dabord par Pizzimenti, puis par Camerarius, sous le meme tilre, et qui n'est qu'une copie incomplete dc I'ouvrage d'Aristote. On atlribuait encore a notre Ar- chytas des traites sur les fides, sur la decade, sur la mecanique et sur V astronomic, sur V agriculture, sur I'education des enfants, et des leltres dont deux, relatives au troisicme voyage de Platon en Sicile, se re- Irouvent chez Diogene Lacrcc. II est impossible que plusieurs de ces citations et des fragments que nous venous d'indiquer ne soient pas authentiques, et alors quelques-uns contiendraient les origines de cer- taines theories devenues celebres sous le nom de Platon et d'Aristoto; mais ici, commc dans toulc I'histoire de la pliilosophie pytliagoricieime, il est difficile dc dislinguer entre les morccaux vraimcnt anciens et le travail des faussaires ; cetle difficnlte semble avoir conduit , des le ([ua- trieme siecle de notre ere, quclqucs comraenlalcurs a distinguer deux philosophes du nom d'Archytas, subierfuge dont la mauvaise critique a fort abuse. On trouvcra dans Diogene Laerce et dans scs intcrpretcs la liste des Archytas reellement distincts de notre philosophe. Consullez d'ailleurs sur loules ces questions que nous avons du seulement indi- quer, outre les histoires gcnerales dc la philosophic (surlout Brucker et Kitler), E. Egger, de Arckytw Tarcntini pythagorici vita, operibus et philosophia disqnisitio , in-8", Paris, i8;?3. — Hartenstcin, de Frag- meutis Archyta; p/dlosophicis , in-8", Leipzig, 1833. — Gruppe, sur les fragments d'Archytas (all.), Memoirc couronnc en 1839 par I'Academie de Berlin. E. E. ARETE, fille d'Aristippe I'Ancicn et mere d'Arislippe le Jeune, vivait au iv siecle avant Tore chrclienne. Son pere I'instruisit asscz completemenl dans sa philosophic, pour qu'elle put a son tour la trans- mettre a son tils; c'est pourquoi elle fut consideree commc le succes- seur d'Aristippe I'Ancien a la tete de I'ccole cyrenaique. Du reste, elle ne se distingua par aucune opinion pcrsonnelle. Voyez Diogene Laerce, liv. II, c. 72, 80. — -Mcnag., Hist, mvlicrum philosop!iantii(m,^6i , et Eck, de Arete philosopha , in-8"', Leipzig, 1775. ARET'S, a tort nomine ARIES, etait nalif d'Alexandric et appar- tcnait <\ la sectc des nouveaux pythagoriciens. II passe pour avoir cle un des mailres de rcmpcreur Auguste, auprcs du(juel, dit-on, il jouis- sail de la plus haute favour. On raconle qu'Auguste, enlranl a Alexan- (Irio apn's la dcfaiie d'Anioine, declara aux habitants de cotte ville qu'ii 180 ARGENS. leur pardonnail en I'honneur de son niaitre Areus (Suel., Aug., c. 89). Scnoqiie nous vanlo beauconp I'eloquonce do ce philosophe; niais Ion n a rion conserve de ses doctrines. 11 ne faut pas le confondre avec Areiiis l)i(]\ nuis, philosophe plalonicien qui vivait a peu pres a hi nieine epoque et qui a l)eaucoup ecril . tant sur les doctrines de Platon , que sur celles des autres philosophes grecs. l)u reste, il nous est aussi in- connu que son homonyine, Vnyez Eusebe, Pra'p. evang., Hb. xi, c. 23. — Suidas, ad v. A'.'hu.r.c. — Jonsius, de Script, hist. phiL, Ub. in, c. 1,3. ARGE\S (Jean-Raptiste Bover, marquis d') , un des enfants perdus de hi philosophic du xviii'^ siecle, naquit en ITO'i , <\ Aix en rrovence. Son pere, procurcur -icneral pres le parlement de celte Aille, Ic desli- nait a la inai;istrature; mais des I'age de quinze ans, il annonga une prerercuce decidee pour letat militaire, inoins ^t^nant pour les passions dune jeunesse licencieuse. Bientot epris d'une actriee qu'il voulait epouser, il passa en Espagne avec elle, dans I'intention d'y realiser son projet; niais il est poursui\i, et raniene aupres de son pere, qui le fait attacher a la suite de Tanibassadeur de France a Constantinople. Mais en Turquie, sa vie ne fut pas moins aventureuse. II visita tour a tour Tunis, Alger, Tripoli. A son retour en France, il reprit du service. Mais en 173'i., il fut hlesse an siege de Kehl, et, dans une sortie devant Philipsbourg, il fit une chute de cheval qui I'obligea de quitter la car- riere des amies. Desherite par son pere, il se fit auteur, et vecut de sa plume. (]est alors que, retire en Hollande, il publia successivement les Letlres juives , les Lcttres cliinoiscs, les Lcttres rahalistiques, jiam- phlets irreligieux, quelqucfois remarquables par la hardiesse des idecs et par une certaine erudition anti-chreticnne. C'est sans doute ce qui en plul d'ahord a Frederic 11 , encore prince royal, et , lorsqu'il fut monle sur le Irone , il s'attacha le marquis d'Argens, comme chamhellan, et le nonnna directeur de son Acadeniie, avec 6,000 I'rancs de pension. La, d'Argens conlinua a ecrire, et il tit paraitre la Philoxophie du bnn sens, la traduction du discours de.lulien contre les chretiens, puhlice d'ahord sous ce tilre : Di'fense du paganisme ; il donna encore la traduction de deux traitos grecs, faussement atlrihues, I'un a Ocellus Lucanus sur la Xalure de I'univers , I'aulre a Timee de Locres sur I'Ame du monde. ])e tons ses ecrits, ce qui nous reste de plus interessant aujourd'hui, e'est sans contredit sa correspondance avec Frederic, aupres duquel il jouissait de la plus grande favour. On y remar(jue , entre autres, une fori belle reponse d'Argens au roi, qui, dans un des momeiUs les plus critiques de la guerre de sept ans, lui annon(;ait I'intention desedonner lamort, plutot (pie de sui)ir des conditions iirnominieuses. Avec hien des travel's de conduiie, el souvent heaucnupdc drvtM'gondage d'espi-it, d'Arg(Mis ne ful pas un mediant hnnime. II n'a! usi jnnuiis de sa posi- tion (\k' favori [)our inlrigiK-r; <-t cela ne fiii pas ('ii uiigcr snns doiitc a la pri'ference cpio J-^rt'deric lui niarqua longlcinps. Nous trouvoiis cr, i'li une a[)plicalion frappantc di- liwlage qui (lit (jiie lurs([u'on ne cr .i! p;i> a Dieii. il I'aul croirc au (lial)'t'. (^e ])iiiiosop!ie si achaiiic coiilr<' It ; i; ; ;- tianisiot^, o'ait sujct a des sup(M">titions iiiiserabics, ({u Cn ne '.■l;(r,(l plus a rencontrer que dans les conditions les plus inlimes : ainsi, il ARGUMENTATION. 187 croyait a rinfluence malheareuse du vendredi, il n'aurait pas consent! a diner, lui Ireizieme a table , et il tremblait si par hasard il voyait deux fourchetles en croix. Age de pres de 60 ans, il s'eprit encore d'une actrice, et lepousa a linsu du roi, qui ne lui pardonna jainais. A son retour d'un voyage qu'il avait fait en France, il eut beaucoup a soudVir de Ihunieur nioqueuse de Frederic. II sollicita de nouveau la permission de revoir sa patrie, et alia en elfet passer un conge assez long en Pro- •vence, ou il mourut le 11 Janvier 1171. Frederic lui fit eriger un tom- beau dans une des eglises d'Aix. A...D. ARGOIEXTATIOX. Argumenter, c'est faire un usage plus ou moins habile , plus ou moins beureux , de ces differents assemblages de propositions qu'on appelie arguments; un argument , c'est un raisonne- ment vrai ou faux, qui revet soit la forme pure du syllogisme, soil Tune de ces formes consacrees par lecole, celle du sorile ou du dilerame par exemple, qui n'en sent que des corruptions. Ne confondons pas I'argumentation avec le raisonnement. — Le rai- sonnement peut etre naturel ou artificiel; Fargumenlation est tou- jours artificielle. Un avocat raisonne et argumente; un Calfre raisonne, il nargumente pas. — Le raisonnement se prcoccupe surlout des idees et de Icurs rapports legitimes ou illegitimes; I'argumentation ne s'in- quiete guere que des formes , et de leur regularite ou de leur irregularite. L'ordre que j'admire dans le monde, comhiit ma pensee a une cause intelligente et sage; parce qm ce navire s'est brise contre Vccueil, ne nous hdtons pas d'accuser V inexperience du pilote : voila le raisonne- ment. Le principe admis, la consequence est necessaire; votre majeure est I'raie, mais cette conclusion n'en sort pas : voila Targumentation. — On raisonne souvent avec et pour soi-m^me, soit qu'on veuille eclaircr a scs propres yeux quelque notion obscure, soil qu'on songe a s'ouvrir un horizon nouveau. On nargumente jamais qu'a deux. Une these est posee- vous I'atlaqucz, je la defends; vous insistez, je rcplique; vous niez, je prouve; vous distinguez, je detruis vos distinctions. Vos objec- tions et mes reponses se croisent, se heurlent, se balancenl, se ren- versent; nous argumenlon:,. Non-seulenient I'argumentation suppose deux adversaires qu'elle met aux prises autour dune assertion contestable; elle exige encore que ces deux adversaires possedent le m^me art, se soumettent aux memes regies; qu'ils soient, en quelque sorte, une paire d'athletes, un couple de gladialeurs. Si Socrate refuse a Euthydeme la reponse en forme qui lui est demandee , s'il raisonne lorsque son antagoniste argumente, Taction ne s'cngagera pas; la machine manque d'un de ses rossorts, elle ne peut parlir. Elle s'arrete tout court, lorsque , transportant brus- qucment la (piestion des mots aux clioses, vous vous meltez h marcher, au lieu de rejwndre, devant le logicien qui nie le mouvement. Avec un ennemi brutal, qui frappe a droite, a gauche, d'estoc et de taille, au gre de sa colere ou de ses inspirations personnelles, nous portant des coups que nous ne devious pas prcvoir, toutes les finesses de noire art sont perdues ; la pensee reste , il est vrai; mais les formules tosubcnt, et rargumentatifin sevanouit. Que I'argmentation ail ses inconvenients et ses perils, qu'elle soit 188 ARGUMENTATION. parfois nne cause ou dii moins une occasion d'egarement ct de desordre, c'esl CO que rexperience deinontre clairement. Nos lultes intellectuelles u'ont que bien rarement pour but la decouverle de la vcrite; presque toujouis nous n'y cherchons quune satisfaction d'amour-propre. Qu'im- jjorte au fond que la raison soit pour ou conlre nous? 11 ne s'agit pas d'etre, maisde paraitre. La discussion, en general, suscite le sophisme, et le sophisme n'a pas d'armes plus utiles, ni de retranchement plus assure que ces forniules si souvent vidcs, dont largumentation lui pr6te le secours. Un professeur de philosophic posait, devant quelques-uns de ses amis, une these centre laquelle les plus graves presomplions s'ele- vaient. Ces principes sont crroncs, lui dit-on j ces propositions inadmis- sibles. — Je le sais, reprit le professeur; mais ma these, telle qu'elle est, ne peut-elle pas soulenir la discussion un quart dheure durant? Eh bien, cela me sulTllI On peut abuser et on abuse de I'argumentation. Est-ce un motif pour la proscrire? Soyons justes et reconnaissants a c6te des consequences lacheuses que son mauvais usage occasionne; les avantages marques que produit nccessaii-ement son legitime emploi. Une des sources, a coup sur, les plus fecondcs d'erreurs et de para- logisme, c'est Tamhiguite des mots. On conceit , on salt quels obstacles oppose aux de\eloppemcnls reguliers de la raison, un idiome charge d'expressions vagues, de termes equivoques. Or, a un moment donne de sa carriere, toute langue en est la. Lorsque les bcsoins materiels, aisement satisfaits, laissent a Tclite ou , si.l'on veut, a la portion privi- legiee d'une societe des loisirs que I'etude reclame, les penseurs, d'abord isoles , attachent, chacun de leur cote, aux expressions qui out cours, des idees plus ou moins analogues, plus ou moins dillerentes : ' il n'est pas dans celte langue reflechie et savante, qui se grede sur la langue traditionnelle et populaire, de signe dont la valeur ne change, ne se modifie d'individu a individu. Le moment arrive ou se doit nouer cnlre les intelligences eparses un commerce serieux.Tous ces dialcctes, tons ces idiotismes, idenliques par le dehors, mais au dedans si divers, se rapprochent et s'eprouvent. Aux eirorts souvent inutiles, que de part et d'autre on fait pour se comprendre, on s'apergoit bienlot des innom- brables dissemblances qui se caehent sous ces ressemblanccs mcntcuses. Ccpendanl, comme il laul qu'on s'entende, et comme on ne pent s'en- tendrequen se donnant une langue connnune, on ajourne les questions de choses pour s'enfermer dans les questions de mots. Avant d'abattre le chene, on i'aconne la hache dont on le doit frapper. C'est alors que les termes se choquent pour se limiter reciproquement ; c'esl alors qu'une argumentation deliee. sophislique meme, les force a produire au grand jour leurs significations di verses , jusque-la plus ou moins cachees, plus ou moins obscures; les definitions apparaissent , la langue se precise; et la pensee , maitresse de son instrument dont elle connait a fond el le fort el le faible, pent retourner et retourne, avec d'immcnses avan- tages, a ses travaux interrompus. J)eux fois dcja notre Europe a vu se renouveler dans son sein, sous de vastes proportions, celte belle el importante experience. On ne sail pas assez lout ce (|iie doivenl aux eleates, aux sophistes, aux niega- riques el a leiws subfiles logomachies, les Plalon et les Ari.->loic; et la ARGYllOPYLE. 180 gymnastique verbalc dc notre moyen age, cet age dor dc rargumenla- tion, n'a pas seuleiiient precede, elle a eneorc prepare les magnilicpies decouverles donl les Irois sieeles qui viennent de s'ecouler onl cnriehi le monde. A. Ch. ARGYROPYLE (Jean), dc Consfanlinople, est un des savanls du XV siecle qui conlribucrent a repandre en Italie I'etude de la Jit- terature classique et de la philosophic greeque. Prise fort haut par Cosme de Medicis, il cnseigna le grec a son fils Pierre, a son petit-lils Laurent et a quclques autres Italiens de distinction. En 1480, il quilla Florence pour aller habiter Rome, ou il obtint une chaire publiquc de philosophic et termina ses jours en 148G. Ses traductions latincs des Iraitcs d'Aristote sur la physique et la morale inspirerent aux Italiens le gout de ces connaissances ) mais il se fit du tort dans I'opioion du plus grand nombre en traitant les Latins avec un certain mepris, et surtout en accusant Ciccron, alors plus que jamais I'objet de la ve- neration publique, d'une complete ignorance touchant la philosophic greeque. ARISTEE DE Crotone, apres avoir clc le disciple, epousa la fdle et devint le successeur de Pythagore. C'est tout ce que nous savons de lui avec quelque certitude (Iambi., Vita Pytluuj., cap, ult.). II nc faut pas confondrc Aristee de Crotone avec un autre Aristec, persomuige reel ou imaginaire, a qui Ton atlribue, sous forme de leltre, Thisloire fabuleusc de la traduction des Septante. Cctte leltre, d'un grand intcrct pour rhisloire des livres canoniques, mais qui n'appartient que trcs- indirectement a I'hisloire de la philosophic, se trouve ordinairement imprimee avec les oeuvres de Flavius Joscphe {Antiq. jud., liv. xii, c. 2), mais elle a ele aussi publice separement a Rale, en loGl, par Simon Schard. Depuis, elle est de venue I'objet de nombreuses disser- lalions. ARfST IDE, philosophe athenien du ii'= siecle apres J.-C. ; il se con- vertit du paganisme a la religion chretienne, mais n'en conserva pas moins les allures et la methode de la philosophic paienne. Lors du se- jour que I'empereur Adrien fit a Alhenes durant lliiver de I'annee 131^ iVristide lui remit un ouvrage apologetique surle chrislianisme. Cet ou- vrage n'est pas arrive jusqu'a nous; mais nous pouvons nous en faire une idee par Justin le martyr, considere comme son imitateur. Voye-^. Eusebc, Hist, eccles., hv. iv, c. 3, et la plupart des ccrivains eccle- siastiques. ARISTIPPE naquit a Cyrcne, colonic greeque dc I'Afrique, cite riche et commergante (Diogene Lacrce, liv. ii, c. 8;. II ilorissait 380 ans avant J.-C. La reputation de Socrate I'altira a Atiicnes, ou il suivit les lecons de ce philosophe. C'etait un homme d'un caractere doux et accommodant, d'uue humeur facile et legere, dc gouts volup- lueux. Socrate essaya vainement dc le ramcner a une vie plus severe et plus grave. Arislippc composa un assez grand nombre d'ouvrages, a en jugcr du moins par la longue lisle que nous en donne Diogcnc Lacrce. Quclques 490 AIUSTIPPE. tilrcs seulemcnt indiquenl des trailes de morale ; la plupart annoncent des sujets frivoles ou etrangers a la philosophic. i)e lous ccs livrcs, du resle, il ne s'est pas conserve unc seule lignc. La doctrine d'Arislippe n'a dauUe ohjet que la (in morale de Ihomnie. Olte lin, siii\ant lui, c est Ic hicn 5 et le hien, c'est le plaisir. Or il y a trois (Hats possibles de Ihomine, ni plus, ni moins : le plaisir, la dou- leur, cl cet elat dindilTerence qui est pour latne une sorte de sonimeil (Scxt. Empir,, Ach. Math., p. 175, edit, de (Icncve . Le plaisir est, de soi, bon; la douleur est, de soi, niauvaise. (Ihercher le plaisir, fuir la douleur, voila ladeslineede 1 honnne. Le plaisir a son prix en lui-nienie. Pen iniporle son originej dou qu'il vienne, il est egalcincnt hon. Le plaisir est essentiellemenl actuel et present ; Tesperance d'un bien a venir est louji urs melee de crainte, parce que I'avenir est toujours incevtain. II taut done chercher avant lout le plaisir du moment, le plai- sir le plus \ifet le plus immcdial. Le bonheur n'est pas dans le repos, maisdans le mouvement, i^yrr, i-i /.vn.ni'. (DiogeneLaerce, liv. 11, c. 8;. Telle est la doctrine morale dArislippe. Son caraclere dislinclif, c'est de t'aire resider la finde rhomme el son souvcrain bien, non pas, connne Epicure, dans le calcul savant et la recherche habile et prevoyante du bonheur, r^J'a'.av/'a, mais dans la jouissance actuelle et presente, dans le developpement de la sensibilite livree a ses proprcs lois et a tons ses caprices, en un mot dans lobeissance passive aux instincts de notre nature. C'est la ce qui donne a cette doctrine, dans sa faiblcsse memo, quelque inlerct hislorique et quelquc originalite. Voi/ez Menlzii Aristippu.t philosophiis socraticux , sen de cjiix vita, morihus et dogmalihus commentarius, in-h", Halle, 1719. — Wie- land, Arislippe , in-8", Leipzig, 1800. — Dcveloj)pcmeiu de la morale dArislippe;, dans les Memoires de I'Acadetnie des Inscriplions, t. wvi. — Kunhardl, de Aristipp. philosoph. j?ior«/,;, in-l", llelm>t. , 1796. Em. S. AIUSTiPPE LK Jelxe, pctil-fils d'Arislippel'Ancien el fils d'Arete. Inilie par sa mere a la doctrine qu'elle-meme avail rctjiie de son i)ere, il ful pour cette raison surnonmie Melrodidacios Jnsiruii jjarsa txere). II nesl pas .'^ur qu'il ait rien [)ublie ; mais (pjrlquos (loi.iiees ': ui nies par d'anciens historiens ,J)iogenc Lacrce, liv. 11, c. 8(5 . h'7; Eusebe, Pra'p. evang.j, lib. xiv, c. 18 onl Tail suj)poser qu'il avail devcloj)pc et syste- matise la philosophic de son aieul. 11 etablissail une distinction enire le plaisir en repos, qu'il regardait seulemcnt comme I'absence de la douleur, et le plaisir en mouvement , qui est le resullat de sensations agreables, ct doit etre, selon lui, considcre comme la tin de la Nie ou le souvcrain hien. yVKISTOlUJLE. Ainsi s'appelait un frcre d'Epicure, epicurien i^i- meme cosnme Neoclcs el ("heredcme, ses deux autres Ircres. 'I'oiis Irois j)araisscnt asoir etc lendrcment aimi's du ('hef de I'ccolc cpicurii'iine ■ ils \ivaicni (>n coniinun asec lui, reunis a s(n disci])lcs Ics pli!> cbcrs; mais aucun d eux nc s'est pcrsonnellemenl dislmguc ; Diogcne Laercc, liv. X, c. 3, 21 ]. ARISTOBL'LE. 191 AfllSTOBULE, philosophe juif dont k- noin nous a (He transniis par Eusebcet saint Clemenl d'Alexandrie, liorissait dans celle dernicre ville sous le regnede Ploleniec Philometor, c'esl-a-dire environ 150 ans avant I'ere chretienne. Telle est du moins lopinion la plus probable • car il y a aussi un texle qui le lait \ivre sous le regne de Plolemee Phi- ladelphe et qui le comprend dans le nonibre des Seplanle Eusebe, Hist. eccles., liv. vii, c. 32;. Lecaraclere I'abuleuxde Ibistoiredes Seplante, telle que Josephe la raconle au nom d'Arislee, elant un lait univcrsellement rcconnu, le role qu'on y fait jouer a Arislobule signilie seuienient quil a contribue un des premiers a repandre parmi les Grecs dAlexandrie la eonnaissance des iivres saints. En eifet , sil n"a pas public une tra- duction de ces Iivres, il est du moins certain qu il a compose sur Je Pen- tateuque un commentaire allegorique et philosopbiquc en plusieurs Iivres , dont la dedicace etait otlerte au roi Ptolemee. Cet ouvrage nest point parvenu jusqua nous ; mais les deux auteurs ecclesiastiques que nous avons cites plus haul nous en onl conserve quelques fragments dont raulhenticite ne peul guere etre contestee , et qui marquent assez nettement le rang dAristobuIe dans Ihistoire de la philosophic. 11 pent etre regarde corame le fondateur de cctie ecole moitie perse moitie grecque, dont Philon est la plus parfaite expression, et qui avait pour j'Ut, en faisant de I'Ecriture une longue suite d'allcgorics, de la conci- lier avec les principaux systemes de philosopb.ie, ou plutot de montrer que ces systemes sont tons empruntes des Iivres hebreux. Les doc- trines peripateticiennes faisaient le fond des opinions philosophiques d'Aristobulej mais il y melait aussi quelques idees de Plalon, de Pytha- gore et un autre element qui a pris chez Philon un dcveloppement con- siderable. Ainsi, dans les fragments quon lui attribue, la sagesse jouc absolument Je meme role que le Logos ; elle est etcrnellc comnie Dlcu, elle est la puissance creatrice, et c'est par elle aussi que Dieu gouverne le monde. Le nombre sept esl un nombre sacre, emblcme de la divine sagesse; c'est pour cela quil marque le temps ou Dieu termina et vit sorlir parfaite de ses mains Toeuvre de la creation. Enfin il professe aussi cette croyance, dont Philon sest empare plus lard, que Dieu, im- rauable et incomprehensible par son essence, ne peut ])as etre en com- munication immediate avec le monde ; mais quil agit sur lui el lui revele son existence par cerlaincs forces intermediau'es '')V/aac.; . Ces forces pa'aissent etre au nombre de trois : d'al3ord la sagesse, dont nous avons dvja parle, puis la grace -yry-c. et la colere [i^jr,^ , c"est-a-dire lamour et la force. iSest-ce point ie gcrme de toules ces Iriniles de- venues plus tard si communes dans les ecoles d'xVlexandrie ? Pour prou- ver que loute sagesse vient des Juifs, Arislobule, comme un grand nombre de ses successeurs, ne se contenle pas d'expliquer la Bible d line maniere allegorique, il a aussi recours a des citations faisifiees. Cest ainsi quil rapporle un fragment des hymnes d'Orphee, ou eel an- cien poele de la Grece parle d'Abraham, des dix commandements et des deux tables de la loi. — Voyez, pour les textes originaux , Eusebe, Prccp. cvmHj., lib. viii,c. 9; lib. xiii, c. o.el Hist., eccles., lib. vii, c. 32. — ■ Clem. Alex., Strom., lib. i, c. 12, 2o; lib. v, c. 20; lib. vi, c. 37.— Pour connaitre sir ce sujel tons les resullats de la critique moderne, il suftira de lire Walckenaer, Diatribe de AristoOulo Juda-o, etc., in-4", 102 AUISTOCLES. Lufid. I^at., 1800. — (ifrocrer, H'ml. du cliriiilianisme prhnitif , 2 vol. in-8'\ Sliiltgart, I8;i3, Ii\. ii, p. 71 all.).- - Daehne, HiRtoirc de la philo- sop/iic rcligieuse des Juifs a Alcxandric , 2 vol. iii-8", Halle, 183V, t. n, p. 72 (all.;. AUISTOCLES, poripalelicien du n"= ou du in'" siecle apres J.-C. , I'ut aussi regardc coniine apparlonant a lecolc neoplatoniciennc, car il vivait precisemoiU au lenips ou commcncja la fusion entre les deux systemes. L'analogie dc son noni avcc celui dArislolc la fait souvcnt eonfondrc avec cc grand honime. AlVISTOX T)E Chios, slo'icien du in'^ sieelc avant I'erc chretienne. II laut le dislinguer dun aulrc Ariston de Tile deCeos, avec leqiiel on I'a souvcnl conlbndu. Disciple inuncklial du fondaleur de I'ecole sloi'cienne, il entendit aussi les le(;ons dc Polenion. S'etant eloigne sur plusieurs points de la doctrine de Zcnon , il forma une secle parliculicre , celle des aristoniens; mais elle n'eut ])oinl de duree, et on nc lui connail que deux disciples fort obscurs, Miltiades et Diphilus. Ariston rejela de la philos()i)liic tout ce qui concerne la logique et la physique, sous pretexte que I'une est indignc d'intercl, et que Fautre ne traite que de questions insolubles pour nous; il ne conserva ([ue la morale, comme la scule etude qui nous louche dircctement; encore ne I'a-t-il cnvisagee que d'un point de viie general, laissant aux nourrices et aux instituteurs de noire enfancc le soin de nous enseigner les de- voirs particuliers de la vie. II disail que le philosophe doit seulement faire connailre en quoi consiste le souverain bien. II n'existait a ses veux d'autre bien que la vcrtu, d'aulrcmalquele vice; il rejetait toutes les distinctions (juc d'aulres sloiciens out admises sur la valeur des cho- ses intermediaires. Les questions relatives a I'esscnce di\ine rentrant a ses yeux dans Tobjet de la physique, il les pla(;ait en dehors de la por- tce dc notre intelligence; mais c(! sceptieisnic, sur un point i)artieulier (!c la science, nc nous donne pas le droit de I'exclurc dc I'ecolc stoi- cienne. Du restc, il n'enseignait pas dans lePorliquc, mais dans le gymnase Cynosargues, a Athenes. C'est a lui que Ton rapporte ces ]ia- rolcs mentionnees par Diogenc Laerco, et coimnentees par Epictetc et Antonin (luic/nr., c, 17, ^' 50; c. 1, ^' 8, que le sage est semblable a un bon comedien, parce qu'eiUicrerr.enliiidiiiV'renl a tous lesrs nombrcux ecrits, que (liceron mciilionnc dune maniere peu I'avo- rablc (;;vons pas davanlage a I'cgai'd de ses o[)inions j)iiili)S()phiqucs. Tout fail supposer qu'il ne s"(>sl ('(•arte en ricii des principes dc I ccole peripatclicicnne { myez Diogenc Laerce, lib. v, c. 70, 7i; lil). vii, c. iO';-. — Slrabon, (iaxjr., lib. \ ,. ARISTOTE. 493 Un peripateticien du meme nom vivait au siecle d'Augusle; il 6tait ne a Alexaudric, et ne se distingua par aucun caractere parliculier. ARISTOTE , le plus grand nom peut-etre de la philosophie, si ce n'esl par limporlance morale des verites decouvertes , du moins par le nombre et letendue de ces verites dans le domaine de la nature et de la logique, et surtout par Tincomparable iniluence qu'il a exercee sur les developpements scientiliques de lesprit humain, dans lOrient aussi bien que dans lOccident, dans les temps modernes aussi bien que dans I'an- tiquite, parmi les cbretiens aussi bien que parmi les peuples croyant a d'autres religions. Arislote naquit la premiere annee de la xcix" olym- piade, c'est-a-dire 38i avant I'ere chretienne, a Stagire, colonie grec- que de la Tbrace, fondee par des habitants de Chalcis en Eubee, sur le bord de la raer, au commencement de cettc presqu'ile dont le mont Alhos occupe I'extremite meridionale. Stagire et son petit port parais- sent n'avoir point ele sans quelque importance : elle joue un role dans tous les grands evcnements qui agiterent la Grece, pendant I'expe- dilion de Xerxes, pendant la rivalite de Sparte et d'xVtbenes, et plus tard, pendant les gucrrcs de Philippe, pere d'Alexandre, Le lieu quoc- cupait jadis Stagire se nomme aujourdhui Macre ouXicalis, suivant quelques auteurs, philologues et geographcs, ou suivant dautres, dont Topinion parait plus probable, Stavro, nom qui conserve du moins quelques traces de I'antique denomination. Par sa mere Phoestis, qu'il perdit, a ce qu"il semblc, de fort bonne heure, Aristote descendait direc- teraent d'une famille do Chalcis ; son pere, TS'icomaque, etait medecin et ami d'Amyntas II, qui regna sur la Macedoine de 393 a 3G9. Nico- maque avait compose quelques ouvrages de medccine ct de physique, et il etait un Ascle])iade. II a donne son nom a une preparation phar- maceutique que Galicn cite encore avec eloge. Sa haute position a la cour d'un roi, rilluslralion de son origine medicale, la nature de ses travaux , induerent ccrlainement beaucoup sur leducation de son fils. Philippe, le plus jcune des enfanls d'Amyntas, etait du meme age a peu pres quAristotej et Ion pcut croire que des leurs plus tendrcs annees, s'etablirent entre eux des relations qui prcparerent pour plus tard la confiance du roi dans le precepteur de son lieritier. II est certain qu'Ari- stote n'avait pas 17 ans quand son pere mourut. Du moins, nous le voyons avant cet agf? contie, ainsi que son Crerc et sa soeur, aux soins d"un ami de sa famille, Proxene dAtarnee en Mysie, qui habitait alors Stagire. Aristote conserva pour son ])icnfaiteur el pour la femme de son bienfaileur, qui sans doute lui avait Icnu lieu de mere , la reconnais- sance la plus vive et la plus durable. Dans son testament, que cite tout au long J)iogene Laerce, il ordonne quon eleve des statues a la me- moire de Tun et de I'aulre. Bien plus , apres la mort de Proxene, il fit, pour un orphclin quit laissait , ce que Proxene avait fait jadis pour lui; il adopta cet orphelin pour fils, bien qu'il eut dautres enfants, et il lui donna en mariage sa lille Pythias. II est bon d'insister sur ces details que les biographes attestent unanimement, pour reduirc a leur juste va- leur les reproches dingratitude qu'on lui a si souvent adrcsscs. La re- connaissance , coiiiine le prouveront (juclques autrcs faits encore, a ete Tune des vertus k\-i plus eclalantcs d'Ai'islote; et il nesl pas })robablc I. 13 i94 ARISTOTE. que son ccrur ail manque pour son maltre seul a ce devoir qu'il a tou- jours scrupulcusemenl accompli a I'cgard de tant dautres. Des biogra- plies fori postcrieurs ont, sur la i'oi d E|)icure il esl vrai, donne quelquos dclails peu favorablcs sur la jeuncsse d'Arislole. A les en croire, il aurail dissipe son patrimoine i)ar sa conduite desordonncc, et il aurail cte reduit a sc laire soldal, cl plus lard nicmc, comnier(;ant et marchand droguiste. Pour senlir combien toul ccci est faux , il suKil de se rappeler, ce qu'on sail dailleurs dune nianiere irrecusable, quAri- stolc vint etudier a Alhenes a I'age de dix-sepl ans. 11 est impossible, quelque pr^cocite qu'on lui veuille preter, qu'il eiil pu des celle epoque avoir subi toules les epreuves par les(iuelles on veut bien le faire passer. 11 esl plus probable que vers eel Age, son luleur, dont la surveillance ne I'avail point quille , lenvoya dans la capitale scicnlilique de la Grece , achever des etudes commencees sans doute sous les ycux de son pere, et continuees ensuite sous la direction de Proxenc. Si Arislole vit alors Plalon, ce ne fut que pendant bien peu de temps : car c'est dans celte annee meme, la seconde de la ciir olympiade, 307 avanl J.-C, que Plalon lit son second voyage en Sicile, 11 y resla pres de troisans, et nen revint que dans la qualrieme annee de la meme olympiade. Arislole avail done vingl ans en\iron ([uand il put recevoir les premieres legons d'un tel maitre. 11 parait que Plalon rendit tout dabord juslice au genie de son eleve : il I'appelail « le liscur, I'en- lendement de son ceolc, » faisant allusion par la et a ses babiludes studieuses, et a la superiorite de son intelligence. 11 ne lui reprochait que la causlicile de son caracterc et un soin exagere de sa personne, (juAristole, peu favorisc de ce cote, ce semble, poussail plus loin qu il ue convenail a un pbilosopbe. Ouclques auleurs qui vivaienl dailleurs plusieurs siecles apres, onl essaye de prouver que le disciple navait point eu pour son mailre tout le respect et loute la gratitude qu'il lui devait. Cest surloul Elien qui, dapres le temoignage fort incerlain d'Eubulide, deja refute par Aristoeles, a donne cours a ces fables ridi- cules qu'ont repetees et propagees plusieurs Peres del'Eglise, el qui tiennent une place assez importante dans Ibistoire de la pbilosopbie. Dautres, au conlraire, aflirment qu'Aristote avail voue a Plalon une admiration pleiiie de respect, et quil lui consacra un autel ou une in- scription composec par le disciple reconnaissaiit, c.xallait les vertus de eel « bomme que les mecbanls eux-memes ne sauraicnt attaqucr. » Ce qui explicjuc celte inimitie })rclcn(luo, c'est I'opposition du genie des deux ])liilosopbes. La posterile crcdiile et peu bienvcillanlc aura con\erli en luttes pcrsonnelles la rivalitc el ranlagonisme des s_\slemes. Le plus exact el le jdus recent des biograi)bes d'Arislole, ^1. Stabr, a beaucoup insiste, avee raison, sur le faiiicux passage de la Morale a XicovHirjiie (liv. I, c. i), ou Arislole donne un temoignage personnel des senti- ments qu'il avail pour son maitre : « 11 vaut peut-etre mieux, dil-il en parlant dune Ibeorie qu'il veut refuter, examiner avee soin et de pres ce qu'on a ])relen(lu dire, bien que cetle rocbercbe puisse dexe- nir fort delicate puisque ce sonl des pliilosoplies qui nous sont cliors (ou.'.'j; avrha:; qui oul avaucc la tlu'orie des idees. Mais il doit pa- raitre mieux aussi, surloul quand il s'agil do pbilosophcs, de incttre de cole ses senlimenls personnels ; pour ne songcr mps de I'lutarciue, on monlrail encore aux voyageui's les promenades |)ul)li(jues, garnies de bancs de jjierre, qu'Arislote y avail fait etablir. Ijien qm I'educalion d'Alexandrc n ail ARISTOTE. 197 pas pu durer plus de quatre ans, bien que son prcceptcur cut a corrigcr de graves erreurs commises dans la direction anleiicurcment donnee au jeune prince par Leonidas parent d"(Jh mpias, ct par Lysimaque, on ne peut douter qu'Aristote n'ait exerce sur son c!e\e la plus decisive in- iluence. II sut prendre sur ce fougueux caractere un ascendant qu'il ne perdit pas un instant, et lui inspirer la plus sincere et la plus noble airec- tion. Les etudes auxquelles il appliqua surtout Alexandre furent celles de la morale, de la politique, de leloquence et de la poesie. La musique, riiistoire nalurelle, la physique, la inedecine meme, occuperent beau- coup le jeune prince, et Ion peut sen rapporler au genie si pratique dAristote pour etre sur qu'il ne donna toutes ces connaissances a son cleve que dans la mesure ou elles devaient etre utiles a un roi. 11 parait aussi, si Ton en croit la lettre citee par Aulu-Gelle et Plutarque , qu'Alexandre attachait le plus grand prix aux etudes de metaphysique qu'il avail alors comraencees, puisqu'au milieu meme de ses conquetes il ccrit a son ancien maitre, pour lui reprocher d'avoir rendues publiques des doctrines et des theories qu'il voulait etre le seul a posseder. II est certain que cette edition de VllUidc qu'Alcxandre porta toujours avec lui, qu'il mettait sous son chevet, cette fameuse edition de la Cassette, avail ete revue pour lui par Aristote ; el le conquerant qui, dans Thebes en cendres, ne respectail que la maison de Pindare, devait avoir bien profile des logons dun mailre qui nous a laisse les regies de la poelique, et qui lui-meme cut ete un grand poete, sil I'eiit voulu, Aristote com- posa quelques ouvrages specialement destines a I'cducalion de son eleve; mais, parmi eux, on ne saurail compter celui qui nous resle sous le litre de R/ietorique a Alexandre , et qui est certainement apocryphe. II fit particulieremenl pour lui, a ce qu'affirme Diogene Laerce, un traile sur la royaute. Callisthene, neveu d'Aristote, el qui devait ac- compagner Alexandre en Asie pour y tomber viclime de ses soupgons, partageait les legons donnees au jeune prince, ainsi que Theophraste, et Marsyas,depuis general et historien, qui fit un ouvrage sur I'education meme d'Alcxandrc. (detail a Pella le plus habituellemenl , dans un palais appele le Nympbanim, qu'Aristote residait avec son royal eleve, et quelquefois aussi a Stagire relcvee de ses ruincs. Alexandre n'avait pas encore dix-sept ans quand son pere, parlant pour une expedition contre Byzance, lui remit la direction des alTaircs, sans qu'une si grande responsabilite depassat en rien la precoce habilele du jeune roi. On peut croire que son precepteur continua de lui donner des conseils, qui, pour n'clre plus litteraires, n'en furent pas moins utiles. Mais des lors les eludes regulieres, I'education furent necessairement interrompuesj et en 338, nous voyons xVlexandre, age de dix-huit ans, combaltre au premier rang et parmi les plus braves a la bataille de Chcronee, qui dc- cida du sort de la Grece. Aristote resla une annee encore aupres de son eleve, devenu roi apres le meurtre de Philippe, el ne quitla la Macc- doine (juen 335 avanl J.-C, quand Alexandre se disposait a passer en Asie, la seconde annee de la cxi'' olympiadc. 11 se rendit alors a Athenes, ou il resla sans interruption durant Ireize annecs, el qu'il ne quitla que vers lamort d'Alcxandrc. (^est done a celle epo([ue qu'il ouvril uneecole de philosophic dans un des gynmases de la ville nomme le Lycee, du nom d'un temple du voisinage consacre a Apollon Lycien; et ses disciples, 198 ARISTOTE. bicntot nombreux, regurent, ainsi que lui, Ic surnom de peripateticiens, do rbabitude toute personnelle qii'avait le maitre d'enseigncr en mar- diant, au lieu de denicurer assis. 11 donna, comme Xenocrate I'avait fait avant lui, unc sorle de discipline a son ecole : un cbef, un arclionte, renouvele tous les dix jours, veillait a inaintenir le bon ordre; et des banquets periodiques reunissaient tous les eleves pUisieurs fois dans I'annee. Arislote avait pris soin lui-meme , a limitation de son ami et de son rival platonicien, de tracer le reglemenl de ces reunions (vc'u.o-. rj.TOT'.x.oi) J et un article, inspire par ses gouts tres-connus, interdisait I'entree de la salle du festin au convive qui, sur sa personne, n'aurait point observe la plus scrupuleuse proprete. Aristote faisait deux Iccons ou, comme on disait pour lui particuliercment, deux promenades par jour: Tune, le matin -sp'TvaTo; swOivci;; I'autre le soir, fh'./.i/o':. L'enscigne- ment variait de I'une a I'autre, comme I'exigeail la nature meme des choses : la premiere destinee aux eleves plus avances traitait des ma- tieres les plus dillicilcs, a/.pcay.aT-.xot Xo'-fc.; I'autre s'adressail en quelque sorle au vulgaire , et n'abordait que les parties les moins ardues de la philosopbie, ihi^-i-.v/A Xc'^ct, sp.iix.A'.ct AoVa, vJ^oi h y.rjMO}. C'cst de cette division necessaire dans toule espece d'enseignement, que des bistoriens poslerieurs ont lire ces singulieres assertions sur la diirerence profonde de deux doctrines, I'une secrete, I'autre publique, qu'Aristote aurait enseignees. La pbilosophic en Grece, a celte epoque surtout, a etc Irop independante, trop libre, pour avoir eu besoin de celte dissimulation. Le precepleur d'Alexandre, Tami de tous les grands personnages maccdo- niens, I'auteur de la Metap/n/siqne et de la Morale, n'avait point a se ca- cher : il pouvait tout dire et il a tout dit, comme Platon son maitre, dont un disciple zele pouvait d'ailleurs recueillir quelques theories , qui de la IcQon n'avaient point passe jusque dans les ecrils (a-paca ^oVy.aTa). Mais supposer aux philosopbes grecs, au temps d'Alexandre, cette limiditc, cette bypocrisie anti-pbilosopbique, c'est mal comprendre quelques pas- sages douteux des ancicns; c'cst, de plus, transporter a des temps pro- fondement divers des babitudcs que les ombrages et les persecutions memos de la religion n'ont pu imposer aux pbilosopbes du moycn agd II taut ccrlainement distinguor avoc grand soin les ouvrages acroama- tiques des ouvrages exoleriques d'Aristotc- mais il no s'agit que dune dillerence dans I'imporlancc et Texposilion des mali("*'res 5 il nc s'agit pas du tout de la publicite, qui etait egalc pour les uns el pour les aulres. Aristote avait done cinquante ans quand il commenca son onscigncmcnt pbilosopbiquc, el Ton peul juger, d'aprcs les details biograpbiquos qui precedent, ce que devait etrc col enseignemenl appuve sur d'immenses travaux , des meditations continuclles, une experience consommee des cboses et des bommes, el une position toute-puissanle par reslimc que lui avait vouee son ele\e, dominaleur de la (Jrece et de I'Asie. C'est durant ces Ireize annees de sejour a Atbrnes, qu'Aristote composa ou acbeva de composer tons les grands ouvrages qui sont parvenus jusqu a nous, a Iravers les siecles qui les onl sans cesse etudies. Ou sail a\ec quelle generosile , digne dun conqnerant da monde, Alexandre coiitri- bua, ])()ur sa part, a ces moiuuneiils elernels de la science. Si Ton en croit IMinc, ])liisieurs milliers dbonimes, aux gages du roi, etaient charges uuiqueip.ent du soin de recueillir el de faire parvenir au pbilo- ARISTOTE. 499 sophe tous les animaux , toutes les plantes , toutes les productions cu- rieuses de I'Asie; et c'esl avec ce secours qu'aujourd hui les nations les plus liberales et les plus riches peuvenla peine assurer a la science, quArislolc composa cette prodigieuse Histoire des animaxix, ces traites d'analomie et de physiologie comparees, que les plus illuslres natura- listes de nos jours admirent plus encore peut-etre que ne la fail lan- tiquite meme. Athcnce aftirme qu'Alexandre donna plus de 800 talents a son maitre pour faciliter ses travaux de tous genres, et la formation de sa riche bibliotheque, ce qui fait, en ne comptant le talent qua 5,000 fr. , 4,000,000 de notre monnaie. Cette sonime, toute considerable quelle est, n"a rien d'exagere quand on songe aux tresors incalculablcs que la conquete mit aux mains d'Alexandre. On pent croire que ces liberalites du royal eleve , et cette intelligente protection servirent aussi au plii- losophe pour composer cet admirable et si difficile Recueil des constitu- tions politiques, grecques et barbares, que le temps n'a pas laisse par- \enir jusqua nous, mais qui n'avait pas du couter moins de recherches que VHisloire des animaux, et qui certainement en avait exige de beaucoup plus delicates. Aristote, entoure, comme il I'etait a ce moment, d'une famille qu'il parait avoir beaucoup aimee; de sa fiUe Pythias mariee a iNicanor, son fils adoptif; d'Herpyllis sa seconde femme, et auparavant son esclave , pour laquelle il semble, dapres son testament, avoir eu la plus vive affection; de jSicomaque, fils quil avait eu d'elle; illustre parmi les philosophes, les naturalistes , les medecins meme de son temps, comble des faveurs d'Alexandre, Aristote etait alors dans I'une de ces rares positions qui font Tenvie du reste des hommes. II ne parait point quil en abusa ; mais ce bonheur si complet, si reel, si eclatant, dura peu. La conspiration d'Hcrmolaus, dans laquelle Alexan- dre impliqua le neveu d'Aristote, Callisthene, dont la rude franchise I'avait blesse, eclata vers cette epoque, et il est certain que des lors la froideur succeda entre le roi et son ancien maitre , aux relations si alfectueuses qui jiisque-la les avaient unis. Le meurtre dun homme tel que Callisthene, accompagne des circonstances odieuses que n'ont pu dissimuler meme les historiographes ofliciels du roi, indigna la Grece enliere, et la posterite le regarde encore comme une tache ineffagable a la memoire du heros. On peut juger de la douleur que cette catas- trophe dut causer a I'oncle de la victirae, au precepteur de celui qui \enait de se deshonorer par ce forfait. Six annees s'ecoulerent encore jusqu'a la mort d'Alexandre, et Ton doit croire ([ue durant tout ce temps les rapports d'Aristote et de son coupable eleve durent etre aussi rares que penibles. Mais si le ressentinient devait etre profond dans le coeur du philosophe, rien n'autorise a supposer, avec quel- ques auteurs anciens, qu'Arislote ait nourri des projets de vengeance. Tout dement cette abominable calomnie, repctee par Pline, qui lui attribue davoir, d'accord avec Anlipaler, empoisonne Alexandre; ca- lomnie dont s'autorisa plus tard (]aracalla, le singe du heros macedo- nien, pour chasser les peripateticiens d'Alexandrie, el briiler leurs livres. Alexandre est mort a la suite d'orgies, dune mort parfaitemenl na- tuvcUe, comme lattestenl les memoires memes de ses lieutenants, Ari- slobule et Plolenu'-e, que possednicrA et que citenl Plularque et Arrien; comme rattestaient le journal qu'on lenait chaque jour des actions du 200 ARISTOTE. roi, i'yr,u.zo!Ai<; pjaG().£to'.,et on particiili(M'le journal do samnlndic. Arisloto passait si peii pour rcnnenii d'Alexaiuiio, iiialgre son juste ressenti- menl , ct il etait si bien reste I'ancicu partisan du Macedonien , quaussi- tot apres la mort du roi , a ce (pi'il parait , il dul songer a sc souslraire aux dangers do la reaction , ct quil sc rclira dans une ville souniise aux auloritcs macedonicnnes, et protegee par elles. II serait cgalenienl dil'li- cilc do comprendre ct que le i)arti anti-niacedonien, dirige i)ar Denio- slhene ct Jryperides, ail poursuivi rempoisonneur d'Alexandrc, vl que les Maeedonicns I'aicnl delendu. Aristole dul I'uir, non point devanl une accusation politique, niais devanl une accusation d'inipiete portee conlrc lui par le grand pretre Eurymedon, soulcnu dun citoyen noinme j)e- mophile. On lui reprochail davoir conmiis un sacrilege en elevanl des autels a la memoirc de sa premiere lemme et de son ami llermias. Sa piense amitie devint un crime; et Aristole, comme il semhle lavoir (lit lui-meme, sc retira pour epargner aux Athcniens, donl I'esprit lui ctail bicn connu, « un second attentat contrc la philosophic. » Tons ces de- tails, qui semblent assez posilif's, doivenl etre rapportes peul-etrc a une epoquc antcrieurc; ct Ton pent conjccturcr^ d'aprcs quelques indica- tions, comme I'a I'ait M. Slahr, qu'Arislole sclail retire a CItalcis, mcMne avant la mort d'Alexandi'c, laissant la direction de son ecole a Theophraste, qui lui succeda dans le Lycee. Quelques biographcs lui ont altribue une apologie contre celtc accusation, sans doulo pour fairc pendant a V Apologie de Socratc par IMaton; mais Athenec, qui en cite un passage, ne la regardc pas comme aulhenlique. Aristole vecul un an a Chalcis el mourut en \V1-1, vers le mois do septembre, peu de temps avant Demoslhene, qui, lui aussi, victime daulres passions, vinl s'em- poisonner a Calaure , et termina par une mort hcroique une vie consacrec tout cntiere a la patrie et a la lihcrte. Ouelques biographcs ont soulenu qu'Aristolc s'etait tue, assertion contre laquelle prolestenl ct le temoi- gnagc d'Apollodore, el cehii de Denys d'llalicarnasse, el les theories mcme du philosophe contre le suicide. II parait certain ([uil succomba, aprcs ))lusieurs annees de soullVancc, a unernaladie d'eslomac qui etait liereditaire dans sa famille, el qui le tourmenta pendant toute sa Aie, malgre les soins ingenicux par lesqucls il chcrchait a la cdinbaltre. Quelques I'eres de I'Eglise, on ne sail sur (juels lemoignages, out a\anre qu'il s'etait precipite dans rKuri|)e i)ar desespoir de ne ])ouvoir com- prendre les causes du llux ct du rellux. Otic table ne mei-ile ])as memo d'etre rcfulee ; mais cllc temoigne quon supjiosait au |)hilosophc une inmicnsc curiosile des pbenomenes naturels. Si cesl la lout ce ([u'on a voulu dire, ses ouvrages sonl un bien meilleur lenioignage que tons les conies imentcs a plaisir : la McU'orologie ct I'J/isioire des airimaux alleslcnt suftisamment les clforls d'Aristotc pour comprendre le grand spectacle de la nature qui pose eternellemcnl devant nous. Diogenc! Laerc(; et Athenec nous out conserve sous le nom de Tcsiamnif d' Ari- stole une piece ([ui nc porte aucun caraclcre positifde t'aussete; mais on a rcmarcpie avcc raison fM. Slahr j que le ])hilosoi)hc n'y iaisait au- cune menlion ni de ses manuscrits, ni (le sa bil)li()the(]ue, (pii lui a\ail coule tanl de soins el de reclierchcs. (7esl lout au moins un oubli fort singulicr, a moins (pie ce prctendu testament ne soil im simple extiail (I'ujiacte beaucoup plus long el beaucouj) plus ('omj)!cl. Jla\ait, du resie. ARISTOTE. 201 institue Anlipater pour son cxecutoiir lestamcntaire; et son puissant ami dut assurer a tons ccux que le philosophe avail aimes les Lienfails qu'il rcpandait sur eux , et particuliercnicnt sur ses esclaves. Cette csquisse rapide de la vie d'Aristote suffit pour montrer que si la nature avait fait beaucoup pour lui , les circonslances exterieures ne lui furent pas moins favorables. Sa premiere edueation, les lemons d'un maitre tel que Platon, conlinuees pendant pres de vingt ans, la protec- tion de deux rois, et surlout celle d'Alexandre, et d'autre part les im- menses ressources qu'avaient accumulees deja les eilbrls des philosophes anterieurs, tout se reunissait pour rendre eomplele et decisive I'in- fluence d'un genie tel que le sien, se developpanl dans de si heureuses conditions. Celte iniluence a ete sans egale : elle agit depuis plus de deux mille ans, et Ton peut aflirmcr, sans crainle d'erreur, quelle sera aussi durable que I'humanite sur laquelle elle s'exerce. L'autorite sou- veraine de ce grand nom a pu etre ebranlee et detruite en pbysique ; elle est eternelle en logique , en melapliysique , en esthetique lilteraire , en histoire naturellc, tout aussi bien quen politique et en morale. Aristote, done d'une activite prodigieuse, qui, suivant I'obscrvation meme de son maitre, avait besoin du I'rein, comme la lenleur de Xeno- crate avait besoin de Fcperon ; aide par tous les secours que lui offraient des disciples nombreux et intelligenls, des livres el des collections do tout genre, Arislote avait beaucoup ecril. On peut voir par les citations diverses des auteurs, et par les calalogues de Diogene Laerce, de I'anonyme de Menage, de I'anon^me arabe de Casiri, quelles ont ete nos pertes. Ces catalogues, tout informes, tout inexacts qu'ilssont, nous attestenl qu'elles furent bien graves. Parmi tous ces tresors de- Iruits, nous n'en citerons qu'un seul; c'est ce Rccueil des consliixilions dont Aristote lui-meme fait mention a la fin de la Morale a JSicomaqnc, et qui contenait I'analyse des institutions de 158 Etals selon les uns, de 230 et meme 255 selon les autres. C'est de cette \aste collection de fails generalises, resumes, quit a tire I'ouvrage politique qui nous resle. Ce qui est parvenu jus(]u"a nous de toutes ses a^uvres, forme le tiers, tout au plus, de ce qu'il avait compose; mais ce qui ])eut nous con- soler, c'est que ces admirablcs debris soul aussi les plus importants de son edifice, sinon par I'etendue, du moins par la nature et la qualite des materiaux (jui les torment. Les conunentateurs grecs des cinq ou six premiers siecles ont donne beaucoup de soin a la classification des ceuvres d'Aristote. L'un d'eux, Adraste, qui vivait 150 ans environ apres J.-C. , avait fait un traite special fort celebre sur ce sujel, qui de nos jours en est encore un pour les erudits. On distribuait les ouvrages du maitre de diverses fagons, soil en les considei'ant simplcment sous le rapport de la redaction plus ou moins parfaite ou il les avait lui-meme laisses, soit en les consideranl plus philosoi)liiquement sous le rapport de la matiere dont ils traitaient- Ainsi d'abord on distinguait les simples notes, les documents, les u-cu.vr.aar-.x.a, des ouvrages completement mis en ordre CT'jvra-iac-'.x.a , el parmi ceux-ci on distinguait encore les acroama- tiques ou esoteriques, des exoleriques; puis, en second lieu, on divisait les a'uvres d'Aristote presque selon les divisions qu'il avait tracees quel- quelbis lui-meme a la pbilosophie, en tlieorctiques, i)raliques, orga- niques ou logiques. Ces classifications pen vent etre juslifices selon le 202 ARISTOTE. point de vue aiiquel on se place ; iiiais , pour se rendre compte comme dans une sorle dinventaire des richesses que nous axons regues des siecles passes, il sul'fit descn lenir a 1 ordre donne par Veditio princeps des Aide, et que depuis lors tous les edileurs, si Ion excepte Sylburge et Hulile apres lui, ont scrupuleusenient sui\i. Voici, selon cet oidrc, les divisions principales qu'on peul I'aiie des (I'uvres d'Arislote : 1". La Logiqiie composee de six traites lows authentiques, nialgre quelques doutes d'ailleurs tres-refutabies, elexesdanslantiquite el dans les temps moderncs, traites qui doivent se sueceder ainsi ; les Catego- ries, YHermeneia, les Premiers Aiialytiques, en deux livres, appeles par Aristote Traitedu Syllogisine; \cs Verniers Anahjtiques, en deux livres, appeles par Aristote Traite de la Demonstration; les Topiqties, en huit livres, appeles par Aristote Traite de Dialectiqiie , et les Refutations des sopJiistes. La colleetion de ces traites est ce qu'on nonune hahituel- lenient YOrganon, mot qui n'appartient pas plus a lauteur que celui de Logique , et qui vienl des commentaleurs grecs. 2". La P/igsiqiie, en prenant ce mot dans le sens general qu'y don- naient les (htcs, et non dans le sens special ou nous lentendons acluel- lement. EUe se compose des ouvrages suivants : i" La Physique, ou pour micux dire les Lecons de Physique, en huit livres; 2" le Traite du del, en quatre livres; 'A" le Traite de la Generation et de la Destruction, en deux livres ; V la Meteorologie, en (juatre livres; 3" le petit Traite du Monde, adressea Alexandre, apocryphe; 6" le Traite de C Ame , en Irois livres; 7" une suite de petils traites appeles par les scolastiques Parva naturalia : de la Sensation ct des Choses sensibles, de la Memoire et de la Reminiscence, du Sommeil et de la Veille , des Reves et de la Divination par le sommeil, de la Longevite et dc la Brievete de la vie , de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort , et enfin de la Respiration ; 8" yJIistoire des animaux, en dix livres, dont le dernier est peut-elie apocryphe; 9° le Traite des Parties des animaux , en (\u'i\\v(^ livres; 10" le Traite du Mouvement des animaux; 11" le Traite de la Marc/ie des animaux; 12" leTraite de la Generation des animaux, en cinq livres; 13" le Traite des Couleurs; li" un extrail d'un Traite d'Acouslique; 15" le Traite de Physiognomonie; 10" le Traite des Plantes, en deu\ li- vres, dont le texte grec a etc relait a Constantinople, d'ajjres le texte araheet latin, en deux livres; 17" le Petit Recueildes recifs surprenanis; 18" le Traite de Mccanique, sons forme de questions; 19" le vaste recueil de faits de tout genre, sous forme de questions, ct intitule : les Pro- blemes en cinquante-sept sections; 20" le petit Traite des lignes ittse- cahles; 21" et enfin les Positions et les noms des vents, fragment d un grand ouvrage sur les signes des saisons. 3", hi\ M eta physique , nom qui ne vient pas d'Arislote lui-meme, en quatorze li\res , el avcc laquelle il faut classcr le petit el Ires-ohscur ouvrage sur Xenoj)hane, Zenon el (lorgias. k". La Philosophie jirallque , ou, comme le (lit aussi Aristote, la Phi- losophie des choses humaincs : \a Morale, proprcmeut dite, c()mpos(''e dc Irois traites, dont les deux derniers ne soul (pie des n'daclions dille- rentcs des t''l(''\cs d'Aristote : l" la Morale a Aicomaque , en dix li\res; 2" la Grandi' Morale, en deux livi'cs; 3" la Morale a Eudrme , en se\)[ livres; 'i" le fragment sur les Vertus el les Vices; 5" la Politique , en ARISTOTE. 203 huit livres ; G" VEconomique , en deux livros , dont le second est apo- cryphe; 7° 1/1/7 dc la Rhelorique , en trois livres, suivi de la Rhelorique a Alexandre , qui est apocryphe; 8" le Traitede la Poetiqiie , qui n'est qu'un fragment. 5". II faudrait ajouter a tous ces ouvrages : 1" les fragments cpars dans les autcurs de I'antiquite , el dont quelques-uns sont assez consi- derables j 2" les poesies; 3° enfin les Leltres, bicn qu'elles ne soient pas authenliques. Jusqu'a present aucune edition, meme la plus recente, celle de Berlin, n'a donn^ complete cette cinquieme partie des oeuvres d'Arisfote : elle n"est pas cependant sans importance. 11 est impossible de donner ici , en quclques pages, une idee suffisante du vaste et profond sysleme que renfcrment ces divers ouvrages, et qui a regne sans interruption, bien qu'avec des intermittences de force et de declin, depuis Aristote jusqu'a nous, d'abord sur les ecoles de la Grece et de Rome, puis cxclusivcment sur toutes celles du moyen age, berceau de la science moderne, puis sur les ecoles arabes, et qui regne souverainement encore dans les parties les plus im})ortanles de la pbilo- sophie, la logique entre autres, et sur les belles-lettres, la rhelorique et la poetique. Quelques observations cependant pourront faire com- prendre , meme en les restreignant dans d'ctroites limites, comment cet empire a ete et est encore legitime autant que bienfaisant. Parmi les causes (jui out fait d'Aristote le precepteur de Tintelligence humaine, comme disent Ics Arabes, il faut mettre en premiere ligne le caractere tout encyclopedique de ses ouvrages. Nul pbilosopbe avant lui, nul autre api'es lui, n'a su, done d'un tel genie, embrasser, dans une Iheorie une et systematique, renscmble des choses. La philosopbie grecque , quelque vaieur qu'eussent ses recbercbes avant le siecle d'A- lexandro, n'avait pu rien produire d"aussi compiet ni d'aussi profond. Democrite, qui, avant Aristote, a pu elre appele le plus savant et le plus lahorieux des Grccs, n'avait pu entrevoir qu'une faible partie de la science. 11 avail recueilli bcaucoup de fails; mais le point de vue tout malerialiste ou il s'etail place ne lui avail permis de les comprendre que bien insufiisamnient. Plalon, dont on ne veul pas d'ailleurs rabaisser ici le nicrile, et qui certaincaient est supericur a son disciple par la sim- plicite el la grandeur morale de son sysleme; Plalon s'etail condamne, par la direction meme de son genie, a ignorer une partie des fails natu- rels dont il n'avait point a lenir un compte bien serieux ; de plus, la forme de ses ouvrages ne lui permetlail pas cette rigueur S} slcmatique sans la(iuclle une encyclopedic n'esl qu'une vasle confusion , sans la- quelle surtout un enseigncment posilif el general est impossible. Plalon a , dans un sens , trouve beaucoup mieux que cela : il n'a pas joue le roledeprecepleur, il a joue le rcMc beaucoup plus grand, beaucoup plus utile meme, de Icgislateur des croyances religieuses et des mo?urs : c'est comme un propbele pbilosopbe. Mais avant Aristote, la science eparse n'avait point ete reunie en un corps : des maleriaux isoles altendaienl rarchilcctc et ne formaient point un edifice : c'esl lui qui le conslruisit. Quclques bisloriens de la pbiiosopbie, "SI. Kilter entre autres, lui ont reproche d'avoir le i)reTnier inlroduit I'erudition dans la philosopbie. La critique nc semblc pas merilec. Pour composer I'neuNre totale de la science, la ranger tout cntiere sous une seule discipline, les forces dun 20i ARISTOTE. iiulividii , quelque puissant qu'il soil, nc pouvronl jamais siiffire. S'il ne datail (jiie de lui seul, cc serait un revelateur; cc ne serait plus un phi- )osoi)he. Au contraire , iVristotc s'cst fait une gloire , ct cetle gloirc nap- pailienl qii'a lui scul, d'etre I'historien de ses predecesseurs. L'odieusc accusation de Bacon est completemenl faussc : loin d'egorger ses freres, comnie font les despotes ottomans pour regner seuls , c'est lui qui les a fail vivre en transmeltant a la poslerite leurs noms et leurs doctrines. II n'a jamais pretendu cacher tout Ic profit qu'il avail lire de leurs travaax. Mais sil doit a ses de\anciers une parlie des maleriaux qu'il a employes, c'esl a lui seul qu'il doit d'avoir su les mettre en oeuvre. C'est du haul dela philosophic premiere, de la metaphysique dont il est le fondaleur, qu'il a pu saisir, dun regard ferme, la valeur relative delous les fails parliculiers , de toutes les notions particulieres, et les classer entre elles de maniere a reproduire, dans une theorie complete, I'ordrc admirable de la rcalitc. (Test de ce fiule eleve qu'il apu voir sans confusion, sans erreur, cette prodigieuse variete de phenomenes que I'homme el la na- ture presentenl incessammenl a lobservation du philosophe. La meta- physi([ue fut pour lui ce que le vulgaire trop souvenl ignore, la science de la realite, lasciencede ce qui est, dcretrecnsoi. PourPlalon, larealile des choses,rcssence des choses,elait en dehors d'elles el residail tout en- tiere dans les idees separees, distincles, elernelles, immuables. Arislole, au contraire, nc vit de realite et ne put en concevoir que dans I'individu donl la science doit lirer les notions generales et les premiers principcs qui composenl ses theories el ses demonstrations. Tout elre, et il n'y a que des ^tres parliculiers, est necessairementl'assemblage dequatre causes dont I'une est sa forme, qui tout d'ahord se revele a nos sens 5 I'autre, sa ma- tiere -, la troisieme , le mouvement, qui I'a fait devenir ce qu'il est, qui I'aproduit; la quatricmeenfin, la cause finale, la fin mcme \erslaquelle 11 tend , qui lui assigne un but, el lui donnc un sens aux yeux de la rai- son. Sans ces quatre causes, letre ne se comprend plus : il nest rien sans elles. Les deux premieres nous sont atteslees par le tcmoignage irrecusable de notre sensibililc, les deux aulrcs par Ic tcmoignage non moins certain de notre raison. Elles sont toujours reunies dans loule chose qui n'est pas le simple accident dune autre. Mais I'ctre jjroduitde ces quatre causes, nest pas seulcmenl d'une essence sterile el purcment logicjue ; il revel des allributs qui le modificnt et que la science peul allirmer de lui. Ces allributs, ces categories, sont au nombrededix, comme les causes sont au nombrc de quatre. La science, en affirmant ou en niant ces allributs, fail la verite ou Icrreur -, quant a I'clre el a ses al- lributs, ils n'onl d'aulre caractere que d'exisler, el pour les connailre, c'esl dans les termes simples el non dans les propositions composecs qu'il faul les chercher. Les categories sont : d'abord, celle dela substance sans laqucllc les aulrcs ne seraient pas, a la(iuelle elles sont loutes comme suspendues; puis, la ([uantite, la qualite, la relation, le temps, le lieu, la situation, la possession. Taction el la])assion. Les categories sont les ('lemcnts ncH-essaires dont les propositions se forjuent, connne la realite meine : dune part, les elres en soi, les sujets avec celle mer- \cilleus(> diversite (pi'a d abord faite la nature, el a\ec celle (\ue I'espril (le riionnncsient y joindre par ral)slraclion;eld'autre part, les allributs. [ci la seulc categoric de la substance, la les neuf autres; les inies et les ARISTOTE. 203 aulres liccs cnlre dies par cettc notion de I'exislcnco, la sculc qui puisse unir Ic pvedical au siijet, el qui I'ournit egalemenl, soil qu'on ral'lirme ouqu'on lanie, Findispensable condilion sans laquclle Ics deux, aulres n'onl ni valcur ni delcrminalion. De la toule la theorie de la pro- position, les formes diverses qu'ellepeut prendre j de la loute la theorie du syllogisnie ou deux propositions eneliainees I'une a Tautre par un moyen terme eonipris dans rattribut et eomprenant le sujel, forment une conclusion oil latlribul est uni au sujet dune necessite logiqne; de la, eniin, toule celte theorie de la demonstration ou le rapport de I'at- tribul au sujet repose sur la vraie cause qui met Tun dans Tautre, ct qui j)rouve leur union d'une irrefutable maniere, non plus par la seule necessite logique , niais par cetle necessite reellc , cHective , que les phe- nomenes menies portent avec eux. Mais rien ne se demontre qu'a la condition d'un indcmontrable : les causes , et par suite les moyens ter- nies , ne sont point iniinis. Dans les demonstrations, il faut s'arreter aux axiomes , sans lesquels la demonstration ne serait pas possible , bien quelle ne les cmploie jamais directement. Les axiomes sont les princi- pes communs, el en tele de lous est le principe de contradiction qu'im- plique la notion meme d'existence. Les principes propres sont ceux qui appartiennent a chaque sujet special que la science etudie , el sans les- qu(?ls les principes communs resleraienl infeconds ct steriles. L'ordre de la nature et lordre de la science se correspondent ainsi Tun a I'aulre : la pensee n'est rien sans Texperience, bien que I'expcrience soil fort au- dcssous de la pensee. Ce que la science doit faire avant tout, c'est d'ob- server scrupuleusemcnt lous ces phenomenes qu'elle doit comprendre et deniontrer par leurs causes , les lois generales du mouvement donl la nature entiere est animee , les lois de plus en plus complexes par les- quelles I'organisation s'eleve du vegetal jusqu'a Ihomme, et de la vie avcugle , obscure des derniers etres, a cetle vie supcrieure de la pensee et de rintelligence dans le plus parfait des etres; ces lois, enfln, les plus admirables, les plus elevees de toutes, qui president a la vie mo- rale des individus ct des societes. El pour couronner cetle ceuvre de la science , il faut qu'elle monle encore un degre plus haul, il faul qu'au- dcssus de la nature, ou les causes sont necessaircs ctfalales, au-dessus delhomme, cause libre et volontaire, die arrive jusqu'a la cause pre- miere, a la cause unique, au premier moteur, qui communique a tout lerestele mouvement, la vie, la pensee; il faut qu'elle arrive jusqu'a Dieu : Id est I'immense sysleme qu'Arislole a trace el quil a rempli. II a fait la logique etfonde la science de la pensee de telle sorte, que depuis lui, comme le dit Kant, die n'a fait ni un pas en avant, ni un pas en arricre : il a fonde dans Ihisloire nalurdle cetle admirable methode d'observalion que personne n'a micux appliquee que lui; il y a trace qudques-uncs de ces lois de la vie que la physiologic comparee s'dl'orcc encore de nos jours de conslater; il {t fonde la metaphysique sur des ba- ses qu'on ne pent plus changer; il a fonde la psychoJogie, la science morale, la science politique, leslhetique litteraire, etc. Celte magni- fique encyclopedic, resume a peu pres complet de tout ce qu'avait su le monde grec, navait que peu de chose a enscigner a la Grecc , si on la compare a ces peuples qui, dans la suite des temps, prives de toule spontandle scientiliquc, durcnt aller se iiicttre a I'ecolc des sieclcs pas- 206 ARISTOTE. ses. Pour refaire au milieu de la barbaric rcducation de I'esprit humain , 11 fallut sadrcsser a la Grece, la sage instiUitrice des nations, et, dans la Greoe, il n"y avail quun niaitre possible : cetait Aristole, parce que seul il pouvait enseigner et demontrer la totalite de la science. Aujour- dbui nieme, si par une catastrophe qui beureusenient est impossible, le genre humain avail a subir la nieme epreuve quil a subic dans le moyen age, nul doule que le cboix ne fiit ahsokunenl idenlique. 11 nest point de philosopbe qui piit aujourd hui meme remplacer Arislote : Des- cartes, Leibnitz, Kant n y sui'liraient pas. Lenseigneinenl peripaleti- cien, apres lout ce qu'aurail appris Ibuinanile, serail sans doule bien incompletj mais, sans contretlit, il serail encore le moins imparfait de lous. II faul ajouter a cette premiere cause de la domination aristotelique, la forme meme de ses livres : il avail fail des dialogues, a ce qu'atte>te Ciceron ; ils ne soul par ])ar\enus jusqu'a nous^ el Ion pent affirmer sans aucune tenierite quen lace des dialogues de son mailre , cette perte ne fail point tort a sa gloire. Mais les ouvrages que la posterite a con- serves, et (jue nous possedons , onl domie a la science celte forme di- dactique que, depuis lors, elle n"a point changee, el qu'elle a rei^-ue pour la preuiiere fois des mains d'Aristote. Un ton magistral , comme sil eul prevu le role quil devait remplir plus tard ; un style austere, sans aulres ornements que la ])ensee meme qu'il revet ; une concision et une rigueur fades pour exciter le zele et la sagacite des eieves, lels sonl les merites secondaires, mais non point inutiles, qui onl conlribue a faire donner au disciple de Platon la preference sur son mailre. Platon a rendu daulres services a I'esprit bumain, et le cbristianisme, en particulier, sail tout ce quil lui doit ; mais Platon, avec la di\ine elegance de ses formes, netait point fail pour les labeurs de I'ecole. Sa mission elait de char- mer, deconvaincre les iunes, en les puritianl. C'etail a un autre dinitier les esprits aux penibles investigations de la science. C est quen diet, quand on parle de lempire souvcrain exercc par Aristote, cest siu'toul de sa logi([ue quil sagit-, et , pour qui se rappcll(> Ihistoire de la sco- lastique, pour qui comuiit la nature sraie de la logique, il ny a pas de doute que YOrganon d Aristote, etudie sans inlerruplion pendant cinq ou six siecles par toutes les ccoles de I'Europe, coinmenle i)ar les maitrcs les plus illustres, ne pouvail elre remplace par aucr'i li\re; i! n'\ a i)as de doute quaucun livre, si ce n'est celui-la, ne pou\ait donntM' a I'esprit moderne el a loules les langues par lesquelles il sCxprime cette recti- tude, cette justesse, cette melbode que le genie europeen seul jusqu'a present a connues. 11 est lout aussi certain que la logi(pie etait la seule science qui put elre eultivee avec cette ardour et ce prolit , sans porter atteinle aux croyances religieuses qui tirent alors le saliit dii monde. La logicjue, precisetnent parce quelle ne consisle ([ue dans les formes de la science, et qu'elle n'engageexpressement aucune ([uestion, ne pf^ut jamais causer d'ombrage. Elle ne s'in(piiele point des priucipes, aux- ([uels elle est comiiletenient indillerente. (lest la ce ([ui fait (pi'elle a pu tout a la fois etre etndiee par les cbreliens et les mabonu'lans, par les prolestanis el les catholi(pies, par les croyants et les philosophcs. Ou trouver rien de pared dans Plalon'.' Ou trou\er rien de pared dans aucun autre philosopbe? 8i la science el ses procedes etaient I'esprit humain ARISTOTE. 207 tout entier, Arislote eAt ete plus grand encore qu'il nest : lesprit huniain n'aurait point cu d'aulre guide que lui. Mais sur les grandes questions que Platon avail resolues d'une ma- niere si neltc et si vraie, sur la Pro\idence, sur lame, sur la nature de la science, Arislote s'est monlre indecis, obscur, incomplet. Le dieude sa metaph\ siquc nest pas le dieu qui convienl a Ihomme : Dieu est plus que le premier moleur, au sens ou Arislote senible le comprendre j il a cree le monde, comme il le protege et le maintient; il ne pent avoir pour ses creatures celte indilFerence ou le laisse le philosoplie , il preside au monde moral tout aussi bien qu'il meut le monde physique j il doit intervenir dans la vie des individus et des societes tout aussi bien qu'il intervient dans les phenomenes nalurels. Incertain sur la Providence et sur Dieu, Aristole nel'estgiiere moins sur rimmortalite de lame et sur la vie qui doit suivre celle dici-bas, II ne nie pas que lame survive au corps, sans toulefois laffirmer bien posilivemenl ; mais de ce principe il ne tire aucune de ces admirables consequences qui ont fait du plato- nisme une veritable religion. Qiianl a la science, il ne la fait pas sorlir tout entiere de la sensation, comme le liii altribue le fameux axiome quon chercherail vainement dans ses oeu\res; mais il est sur la penle ou son maitre avail voulu arreler la philosophic ; il est sur le bord de labime ou lant d'aulres se sont precipiles en suivanl ses Iraces, malgre les averlissements de Platon. D'ailleurs, ces lacunes si graves, el d'au- lres encore qu'on pourrait ciler, ne devaicnt rien oter a son aulorite. Dans le mahomelisme, comme dans le christianisme, c'elait a une autre source quon puisait des croyances ; il n'y avail point a lui en deman- der, et les siennes, chancelanles comme ellcs I'claienl, ne pouvaient bien vivement biesser des convictions contraires. Celle indecision meme ne nuisait en rien a la science ; elle s'accordail fort bien avec elle , et I'Eglise calholique, lout ombrageuse qu'clle etait, oublia bien vile les anathemes donl jadis quelques Peres de lEglise avaient frappe le peri- patclisme. On atlendait el 1 on lirail dArislole trop de services, pour quon put sarreter a ce que dans un autre on cut poursuivi comme des opinions condamnables. C'est une histoire qui est encore a faire, loute curieusc qu'elle est, que celle del'aristolelisme. Les ouvrages d'Aristole, d'abord peu connus apres sa mort, par suite de quelques circonstances assez douteuses qu'ont raiportec.^ Strabon et Plularque, ne commencerent a elre vrai- ment repvmdus que vers le temps de Ciceron ; c'esl Sylla qui les avait apporles a Rome apres la prise d Athenes. 11 n'est pas presumable d'ail- leurs que lenseignement d'Aristole, qui dura Ireize annees dans la ca- pitale de la Grece, cut laisse ses doctrines ignorees aulanl qu'on le sup- pose en general ; mais ce qui est certain , cest que ce n'est guere que vers 1 ere chrclienne que son empire selendit. Ce ful d'abord , comme j}luslard, la logique (|ui penelra dans les ecoles grecques et lalines. Sans acception de syslemes, loules se mirent a eludier, a commenter YOrganon; les Peres de TEglise, et a leur suite tous les Chretiens , n'y elaienl pas moins ardcnts que les gentils ; et tout le moyen age n'a pas craint d'allribuer a saint Auguslin lui-memeun abrege des Categories, qui d'ailleurs n'est pas authenlique. Boece, au vi'= siecle, voulail Ira- duire tout Arislote, el nous avons de sa main YOrganon. Les commen- 208 ARISTOTE. Icilcurs grccs furcnl tres-noml)rcu\, mcmc apres que Ics ecolcs d'Alhcnes cureiil ele lermccs par le decrel de Jiislinicn ; cl, parmi ces cominenta- tciirs, qiiel(iuos-uns furcnl vraimenl considt-rahlcs. L'etude dc la logique ne fcssa pas un scul inslanl a Conslantiiioplc ni dans I'Europc occiden- tale ; Bede, Isidore de Se\ille la cullivaient au vii'" siecle, coinme Alcuin la cullivail au viu" a la cour de Cliarleina meine que jamais lEglise n'avail defcndu plus encrgi(j[uemenl contre les hereli(iues laulorile des E\angilcs. Ce ARISTOTE. 209 qu'il y a de rcmarqiiablc, c'est que le protestantisme , apres quelques hesitations, avail adoptc Aristole tout aussi ardeninicnt que les catholi- ques. Melanchlhon lintroduisit dans les ecolcs lulhericnncs. Mais il faut ajouter que I'Arislole de Melanchthon n'etait plus cclui du moyen age et de la scolastique; et le peripatetisme, mieux compris qu'on ne Tavait fait jusqu'alors, n'avait plus rien qui dut cirrayer I'esprit de liberie qui faisail le fond de la rcforme. La Societe lout entiere de Jesus , a Timita- tion de I'Eglise, adopta rarislolelisme, et s'en servit avec son liabilete bien connue contre tous les libres penseurs du temps, et surlout contra les adherents de Descartes. Ce n'est que le xviii'- siecle qui, victorieux de tant d'autres abus, vit aussi finir celui-la. Arislote ne regna plus que dans les seminaires, et les Manuels de philosophic a Fusage des ctablis- scments ecclesiasliques n'etaient el ne sont encore qu'un resume de sa doctrine. La reaction alia trop loin, comme il arrive toujours : malgre les sages avis de Leibnitz, reprcsentanl des ecoles prolestanles ([ui avaient compris le philosophc comme il faul le comprendrc; malgre les affinitcs certaines que les doctrines aristoteliques avaient sur lanl de points avec I'esprit philosophique dc ce temps , le xviii'^ siecle laissa Ic pcre de la logique, de I'hisloire des animaux, de la politique, dans le plus prol'ond oubli. 11 ful enveloppc dans eel injustededaln donl tout le passe hit alors h'appe. Les historiens dc la philosophic les plus graves, Bruckcr, entre autres, ne surent meme pas lui rendrc justice. II n'y avail peul-etre pas assez longtemps que le joug etail brise, el Ton se souvenait encore combien il avail etc pcsant. Aujourd'hui, Aristole a rcpris dans la philosophic la place qui lui apparlient a tant de litres. Grace a Kanl, surlout a Ilcgcl et a M. Brandis, en Alleraagne, oil d'ailleurs Tctudc d'Aristote n'avail jamais tout a fail peri ; grace a M. Cousin, parmi nous, ccttc grande doctrine a etc plus connue ct mieux appreciee. Des travaux de toute sortc onl ele enlrepris. On ne regarde plus Aristole comme un oracle ; mais on sail tous les services qu'il a rcndus a I'espril humain, et, parmi tous les grands syslcmcs de philosophic que la curiosite historique de notrc siecle cherchc a bien comprendre, on accorde a celui-la plus d'attention qu'a tout autre; cc n'est que justice, el Ton pent espercr que la philosophic de noire lemps ne profitera pas moins de ces labeurs, bien qu'ils soienl autrcment diri- ges, que n'cn a proiite le moyen age. Connaitre Aristole, connailrc rhistoire de rarislolelisme, c'est mieux connaitre, non pas seulcment le passe de Tcsprit humain, mais son elat acluel. Par le moyen age d'ou nous sortons , Aristole a plus fail pour nous que nous ne sommes portes a le croire. II y a tout avanlage el comme unc sorte de piele a bien sa- voir loul ce que nous lui dcvons. Pour etudier eel immense sujcl , donl on n'a pu indiquer ici que les points les plus saillanls , voici les principaux ou\rages qu'il faudrait con suiter : Pour la biographic d'Aristote : Diogcne Laerce (liv. v), qui a fail usage des travaux speciaux de scsprcdcccsseurs fort nombreux ct beau- coup plus habiles que lui •, — ['Anonyme public par Menage dans le se- cond volume de son edition de Diogene Laerce ; puis la biographic al- tribuec a Ammonius et qu'on Irouve habiluellemenl a la suite de son commentaire sur les Categories; Psiinnesius en a donne une edition spe- I. u i>10 ARISTOTE. eiale m-k", Ilelinsta^dt , 1666. Biitile a reuni toules ces biographies dans Ic premier volume de I'edilion complete qu'il avail commencee. — • I'armi les modernes on pent citer Palrizzi , dans son premier livre des I)i.<^cussiones periimteiicw si hostile eonlre Aristole- — Andreas Schott, ([ui a ecrit la vie comparee d'Arislote et dc Demosthene, iii-4", Augsb., 160;}; — Bulile, et surtout M. Ad. Stahr qui a resume lous les tra- vaux anterieurs, dans ses Aristolelia, 2 vol. in-8", Halle, 1832 (all.)j le premier est consacre tout cnlier a la biographie. On pourrait ajou- ter aussi des articles de Diclionnairos, comme celui de Bayle, la Bio- graphic universclk ,\aiX{\(^\Q, deM. Zelle dans VEncyclopedie generate, (all.) et enlin les Biographies resumees des historiens de la philosophic, Brucker, Tcnnemann, Killer. Pour la connaissance du sysleme general d'Arislote , d'abord les OEuvres complHef; donl la premiere edition a etc public par les Aide, 5 vol. in-l'", Yenise, l'j.9o-1498; — I'ediUon de Silburge, 11 vol. in-''i.% Francf., 158'i-1587, egalement sans traduction, mais avec des notes courles et substanticlles; ■ — celle de Duval, 1619, plusieurs Ibis repro- duile; — cellc de IJuhle, 1791-1800, laissee inachevce au cinquieme vo- lume; —celle de TAcadcmie de Berlin, in-i", 1831-1837, dont il aparu qualre volumes, deux de lexte, avec des varianles nombreuses, mais in- completes, lirees des principaux raanuscrils de I'Europe; une traduction latine revue, mais non relaite de toutes pieces, et des commentaires grecs ([ui nc sont donnes que par exlrails. 11 doit parailre encore au moins un volume de commentaires. On ne sail si AI. Brandis, Tim des editeurs, avec M. Bekker, y ajoutera des notes. — Apres les editions completes, il taut consulter les Covimeirlaircs generaux d'A\errhoes, traduits de I'arabe en lalin, 11 vol. in-8", Vcnise, 1540, et d'Albcrt le Grand , 5 vol. in-f", Lyon, 1651. Jl n'y a jamais eu de commentairc general en grec. — Apres les commentaires, les traductions completes : en latin, du cardinal Bes- sarion , in-i'", Venise, 1487; en anglais, de Taylor, 10 vol. in-V", Lon- drcs, 1812, peu connue sur le continent, et faite, a ce qu'il semble, avec un peu Irop dc precipitation. Deux traductions generales. Tunc en alle- mand , par une reunion dc savants a Stuttgart, I'autre en frangais, par M. B. Saint-!ii!aire, sont commencecs et sc poursuivent actucllement. Enlin deux li\rcs rccents, sans parlcr des hisloricns de la philosophic, et de Hegel en particulicr, peuvent contribuer a fairc connaitrc la doc- trine generalc d'Arislote : I'un est en allemand, de M. Biese; ianlreest le premier \olume de VEssuisur la MeiaphysUjue, par M, iiavaisson , ou- vrage Ircs-remarquable, et le plus distingue dc lous ceux (jui out et6 publics sur ce sujct. On pent consulter aussi : Dc Arislotelis operum scrie et disdnclionc, par j\l. Tilze, in-8", Leipzig, 1826. Pour la Logiqvc , qui a fourni maliere a un nombre presque incalcu- lable de (Commentaires , il faudrait consuller surlout, les commenlaleurs grccs : Porphyre, Simplicius, Ammonius, Philoi)on, l)a\id TArmcnien, jiour l(>s (Jdirgories; Ammonius, Philopon, les anonymcs, poi'.r VJJcrme- ■iirUi; Alexandre d'Aphrodise, Philopon pour les Premiers Analyliques; Pbilcpon , vi la ])araphrase de Lhcmislius pour les Dernicrs; Alexandre d'Apbrodisc pour les Topiqiies el les Refiilalioyu des sophisles. — Parmi les modernes, !cs Connucntaires des jesuitesde Coimbre; le Commen- tairc general de Pacius joint a son edition dc \Organon, in-V", Gc- ARISTOTE. 211 neve, 1605, cclui dc Lucius, in-i", Bale, 1610, Ic Commcntaire special de Zabarclla sur les Derniers Analijtiquc. service d'lin objet Stranger, et delui Ater sa libertd, qui est son essence et sa vie. Longtemps on a meconnu I'indepcndancedol'artj aujourd'hui encore, chaque parti vcut l'enr61er sous sa bannicrej Ics uns en font un instrument de civilisation, un moyen d'education pour le genre humaiu; d'aulres demandent que Ics monuments el les ocuvres de I'art ofTrent avant tout un caractere rcligieuxj cnfin, Ic plus grand nombre ne voit dans les productions des arts qu'un objet d'agrcment. Tons repoussent ce qu'ils appellent la tbdorie de I'art pour I' art. Cette theorie, nous n'besitons pas a I'admettre , mais non avcc letroite et fausse interpreta- tion qu'il a plu de lui donner. La maxime de I'art pour I'art ne veut pas dire, en efTet, que I'artiste pent s'abandonner a tous les caprices d'uno imagination dereglee, qu'il nerespeclera aucun principe, et ne se sou- met tra a aucune loi, qu'il sera impunement licencicux, immoral, im- picj que, s'il lui platt de braver la pudeur, de faire rougir I'innocence, de prechcr I'adultere, il ne sera pas permis de lui demander compte de I'cmploi qu'il fait de son talent. Non; mais la critique devra lui montrcr avant tout qu'il a viole les lois du beau, qu'en outragcant les moeurs, il a peche contre les regies de I'art, que ses ouvrages blessent le bon gout autant qu'ils revoltent la conscience, qu'il s'est trompc s'il a cru trouver le chemin de la gloire en s'ecartant du vrai , qu'il a llalte des pencbauls grossiers et des passions vulgaires, mais qu'il est loin d'avoir satisfait des facultcs plus nobles et les besoins 61eves dc I'Ame bumaine; que, par consequent, de parcilles productions sont epbemeres, et niront jamais se placer a c6te des chefs-d'a;uvrc immortcls des grands maltres dc I'art, parce que cela seul est durable qui repond aux idees cternelles de la raison et aux sentiments profonds du coeur bumain. On demontre ainsi a un autcur que c'est pour n'avoir pas fait dc I'art pour I'art, mais de I'art pour la fortune, pour la favcur populaire, ct m6mc pour un but plus eleve, mais etranger a Fart, pour un but moral, politique ou reli- gieux, qu'il a manque le sicn, et qu'il a etc si mal inspire. En tout ceci, il n'est question ni des regies du juste et del'injuste, ni d'ortliodoxie, ni d'education morale et rcligieuse. Le critcrium n'est pris ni dans la reli- gion, ni dans la morale, ni dans la logique, mais dans I'art lui-meme, qui a scs principes a lui, sa legislation etsajuridiction parliculicrcs, qui veut 6tre juge d'apres ses propres lois. Ne craignez rien; ccs lois, que le gout seul connaltet applique, ne sont point oppos6es a cellos de la mo- rale; ces principes ne sont pasboslilcs aux v6rites rcligieuscs. Comment laverite, dans I'art, serait-ellc rennemie detoute autre veritc? le fond n'cst-il pas identique? ne sont-ce pas toujours ces m6mes idees, cter- nelles et divines, qui se manifestent dans des spbercs ct sous des formes dilferentcs? Elles ne peuvcnt ni secombatlrc, ni se contredire; ce n'est l)as, cependant, une raison pour confondre cc q\ii estet doit roster dis- tinct. Laisscz les facultcs bumaines se developper dans Icur diversite et leur liberte, c'est la condition m^me dc leur barmonic. La pcnsec rcli- gieuse, la pensce pbiiosophiqiie ct la pcnsec artisticjuc sont sceurs, leur cause est commune, el olies asi)ircnt au m(^ine but, mais par des moyens dilTerents, el sans s'en doutcr, sans s'en iiujuielcr, sans s'en faire un pcr- petuel souci. Elles suivcnl chacune la voie que Dieu leur a tracee , surcs qu'elles arriveronl au m(*'ine terme final. Apres (ju"ona cu tout (iivis6 et s(''pai'e , e.st venue ki manic de tout rmnener a I'unil-^ ct de tout confondre ; ARTS (THEORIE DES BEAUX-). 221 rien n'est plus fastidieux que cette perp^tuelle identification de toutes choses, qui edace, avee la diversite, la vie et roriginalile, qui enleve les limiles, brise toutes les barrieres, intervertil les roles, fait de I'arlisle, tantot un pretre, tantot un philosophe, tanlot un pedagogue, tout , ex- cepleun artiste. Laissons a Tart son caractere etsa physionomie propres, gardons-nous de le traveslir ou de I'asservir. Nous ne comprenons pas I'intolerance de ceux qui reclament une liberie entiere pour la raison phi- losophique , et qui la rel'usent a I'arl. lis blament le moyen Age de ce qu'il a fait dc la pbilosophie \aservante de la theologie. Mais I'artistc a-l-il done moins besoin dc cetle libcrte que la pbilosophie? son esprit doil-il etre nioins degage de toule contrainte et alfranchi de toute preoccupation? Oblige d'avoir les yeux fixes sur une verite morale a developper, sur un dogme a represenler, sur une decouverte scienlifique a propager, ou sur une idee metapbysique a rendre sensible par des images, il attendra vai- nement Tinspiration , ses compositions seront froides, la vie manquera cl ses personnagesj n'esperez pas quil parvienne jamais a toucher, a emou- voir, a exciter I'admiration et I'enthousiasme. Dans les ceuvres d'ou I'inspiration est absente, il ne faut pas merae chercber ce que vous de- mandez, edification, legon morale ou salutaire impression 5 vous n'y trouverez que I'ennui. Mais essayons de determiner d'une maniere plus precise la nature et le but de lart en montrant les dilferences qui le separcnt de la religion et de la pbilosophie , malgre les rapports qui les unissent. Ce qui distingue dabord essenliellement I'art de la religion, le voici en pen de mots : I'art, ainsi quil a etc dit plus baut, a pour mission de reveler par des images et des symboles les idees qui constituent I'essence des choses. Dans toule oeuvre dart il y a done deux termes a conside- rer : une idee qui en fait le fond, et une image qui la rcpresenle; mais ces deux termes sont tellement combines et fondus ensemble , ils forment si bien un tout unique et indivisible, qu'ils ne peuvent se separer sans que I'oeuvre d'art soit detruit. Lart reside essenliellement dans cette unite. Son domaine estillimilej il s'exerce au milieu d'une infinie variete didees et de formes; mais il est retcnu dans le mondc des sens, il ne pent s'elever par la pensee pure jusqua I'invisible, concevoir lidee en elle-meme dcgagee de ses images et de ses enveloppes. L'alliance de I'element sensible et de I'element spirituel est done le premier caractere de I'art. Un autre caractere non moins essentiel, c'est que I'art est une creation libre de I'esprit de I'homme. La verite dans I'art n'est pas revelee , I'ar- tiste ne la regoit pas toute faile, ou s'il la regoit, il lui fait subir une transformation; c'est librement qu'il faccepte et I'emploie, librement quil la revet dune forme ftigonnce par lui. Idee et forme sont sorties de son activite crealrice; c'est pour cela que ses ocuvres s'appellent des creations. L'arliste est inspire, mais I'inspiration est interne, elle no vienl pas du dehors; la Muse babite au fond de fame du poete. A cole dc la libre personnalile se developpe un principe spontane, naturel, qui se combine avec elle comme I'image avec lidee. Lharmonie de ces deux principes, leur penelration rcciproque et leur action simultanee consliluent la vraie pensee arlistique. La religion differe de lart en ce que la v6rit^ religieuse, non seule- 222 ARTS (TH^ORIE DES BEAUX-). ment est revelee, mais encore n'est pas essentiellement liee a la forme sensible. Sans doute la religion est obligee de presenter ses idees dans des emblemes et des symboles quiparlent a la fois aiix yeux el a I'esprit; elle appelle alors a son secours I'art qui traduit ses enseigneinents en images 5 celui-ci est son interprele aupres des intelligences encore inca- pables de comprendre le dogme dans sa purete; mais ce n'esl la qu'une preparation et une initiation. Le veritable enseignement religieux se transmet par la parole et s'adresse a lesprit. Dun aiilre cote le verita- ble culte est celui que I'ame rend au Dieu invisible en cherchant a s'unir a lai dans le silence de la meditation et do la priere; c'cst la le culte en esprit et en verite ; or I'art ne saurait y atteindre. L'union mystique de I'ame avec Dieu s'accomplit dans le silence el le recueillement. A ce degr6, I'art non-seulement est inutile, mais il operc une distraction pro- fane. Le fidele ferme les yeux, il ne voit plus, n'entend plus, lesprit s'envole dans des regions oii les sens et Fimagination no sauraicnt le suivre. Ainsi I'art est incapable d'atteindre la hauteur de la pcnsee reli- gieuse, il nest pour la religion qu'un accessoire et un auxiliaire, celle- ci ne le regarde pas comme son veritable mode d'cxpression et son or- gane, ainsi qu'on I'a appele-, elle naccorde a ses (euvres qu'une valeur secondaire. Elle prefere a une belle statue, sortie des mains du plus habile sculpleur, I'image grossiere vcneree des fideles, une humble chapelle sur le tombeau dun martyr, consacree par des miracles, a la cathedrale de Cologne et a Saint-Pierre de Rome, L art, de son cole, conserve son independance el le temoigne de mille manieres. Jamais il n'est striclement orthodoxe; jamais il ne se plie lout a fait aux \olontes d'autrui. II ne rcQoit jamais une idee loule i'aile ni une forme imposee sans les modifier. II a ses conditions el ses lois qu'il rcspocle avanl tout sous peine de n'etre pas lui-meme. II a de plus ses fantaisies et ses ca- prices qu'il faut lui passer. Lorsqu'il travaille au service de la religion, il s'ecarte sans cesse du texle biblique, du fait historique ou du type consacre; il Iransforme le recil Iradilionnel et la legende , ct, si on ne le surveille, il finira par allerer le dogme lui-meme. Vous chercherez vai- nement a le retenir et a I'enchainer , il vous cchappera toujours. D'ailleurs, quelque docile et soumis ([u'il pai'iiissc, r.oubliez ])as que son but est de captiver les sens et rimaginouln"6trc pour nous qu'unc simple apparencc tanl que i'esprit ne I'a pas en lui-nieme reconnuc pour vraie. C'est ainsi qu'il a exisle des philosophcs qui onl revoque on doule la rcalite des ohjets per- (;us, ou qui ont cru necessairc de sen eonvaincre par le raisonnernent. Lassenliinent est spontane ou reflechi, libre ou necessaire. 11 est libre (|uand il n'est j^as impose par revidonee, necessaire quand je ne puis le refuser sans me nieltre en contradict ion avcc moi-mcme. Les stoieiens sont les premiers, et peul-etrc les sculs pliiiosophes de I'anliquile, qui aient donnc au fait dont nous nous occiipons une place importante dans la theorie dc la connaissancc: tout en admettant,aveerecolc sensualistc, que la plupart de nos idees vienncnt du dehors , ils ne croyaient pas que les images purement sensii)les (9avTac;c.O puissent ctre converLies en connaissances reelles sans un aete spontane de I'espril, qui n'est pas autre chose que rassentiment (cu-^v.aTaOcai;). ASSERTOIUE ou ASSERTORJQrE [asscrtorisch , dcasscrere]. Mot forge par Kant pour designer les jugements qui peuvent etre I'objet dune simph? assertion a laquelle ne se joint aucune idee de necessitc. Leur place est entre les jugements problcmatiqucs et apodictiqucs. VuiJCZ JuGEMliNT. ASSOC rATIO.\ DES IDEES. Ouand un voyageur parcourt les mines d'Athenes , la campagne de Rome , les champs de Pharsale ou de IMaralhon , la vue de ces lieux illustres eveille dans son esprit le souvenir des grands liommes qui y ont vccu et des evenements qui s'y sont passes. Lorsqu'un philosophc, un astronome ou un physicien enlendent pro- noncer les noms de Descartes, de Copernic ou dc Galilee, leur pensee aussitot se reporle vers les decouvertes qui sont dues a ces immortels geiiies. Le portrait d'un ami ou d'un parent que nous avons perdu a-t-il fra[)pe nos regards^ les vertus et rallcclion de cettc personne clierie se retracent dans notre ame et renouvellent la douleur que nous a causee sa perle. Ouohjuefois mcme, au milieu d'un entrelien, un mot qui pa- raissait indilVerent, une allusion detournee, sufliscnt pour provo(]iier le revoil soudain d'un sentiment ou d'une idee <]ui paraissaient endormis j el voila pourquoi la niesure dans les paroles est le premier precepte de I'arl de convcrser. (]es cxemplcs, que nous pourrions aisdment multiplier, nous dccou- vrcnt un des faits les plus curieux de Fesprit humain, une de ses lois les plus rcnuu'quables, la pro[)rielc dont jouissent nos pensces de s'appelcr recipi'oqueuient. Cette proprietc est connue sous lc nom d'associalion ou (le liaison dcx idiics ; a (juelqucs egarrls, ellc est dans I'ordre inlellec- tuel cc ([uc '/attraction est dans I'ordre materiel : dc mcme que les corps s'altirent, les idees s'cvcillent, et cc second ])henomcnc ne parail pas etre iiioins general, ni avoir moins de porlce que le premier. i*our peu (ju'on observe avcc attention la maniere dont une ])ensee est appelee ])ar une autre, il devicnt evident (pie cc rappel n'est pas for- luit, couune il pent parallre a une vue distraite, mais qu'il tient aux rapports secrets des deux conceptions. Jf obbes , cite par Dugald-Stevvart {Eliim. de la Phil, de I'esprit hum., trad, de I'anglais par P. Prevost, ASSOCIATION DES IDEES. 229 in-8°, t. I, p. 16*2, Geneve, 1808), nous en fournit im cxcmplc re- marquable. II assistait un joura une conversation sur les gucrros civilcs qui desolaient I'Angleterre, lorsqu'un des intcrlocutcurs demanda coin- bien valait le denier romain. Celte question inaltcndue scmblait amenec par un caprice du hasard , et parfaitement etrangere au sujet de I'en- tretienj mais, en y reflechissant mieux, Hobbes no tarda pas a dccou- vrir ce qui I'avait suggeree. Par un progres rapide et presque insaisis- sable, le mouvement de la conversation avait amene I'bisloirc dc la trahison qui livra Charles I" a ses ennemis ; ce souvenir avait rappcle Jesus-Christ, egalement trahi par Judas, et la somme de trentc deniers, prix de cette derniere trahison , s'etait offerte alors comme d'ellc-nieme a I'esprit de I'interlocuteur. Souvent des rapports plus faciles a reconnailre, parcc qu'ils sont plus directs, unissent enlre elles nos idees. Comme le nombre en est inlini, nous ne pretendons pas en donner une enumeration complete ; nous nous bornerons a citer les principaux , la duree, le lieu, la ressemblance, le contraste, les relations de la cause et de Telfet, du moyen et de la fin, du principe et de la consequence , du signe et de la chose signifiee. 1°. Au point de vue de la duree, les evenements sont simultanes ou successifs. Une association d'idees , fondee sur la simultaneile, est ce qui rend les synchronismes si commodes dans I'etude de Ihistoire. Deux faits qui ont eu lieu a la meme epoque se lient dans notre esprit , et , des que le souvenir de lun nous a frappes, il suggere lautre. Cesar i'ait penser a Pompee, Frangois I" a Leon X, Louis XIV aux ecrivains c^lebres que son regne a produits. D'aulres liaisons reposent sur un rapport de succession qui nous permet de parcourir tons les termcs d'une longue serie, pourNU qu'un seul nous soit present. Notre memoire pent ainsi descfndre ou remonter le cours des evenements qui remplis- sent les ages ; elle pent de meme conserver et reproduire une suite de mots dans lordre ou ils s'etaient offerts a I'esprit, et ce qu'on nomme apprendre par coeur n'est pas autre chose. 2°. Queplusieurs objets soient conligus dans I'espace el n'en forment, pour ainsi dire, qu'un seul, ou bien qu'ils soient separes et simplement voisins, leur relation locale en inlroduit une autre dans les idees qui y correspondent. Une contree rappelle les contrees limilrophes ; un paysage oublie cesse de I'etre, lorsqup nous nous sommes retrace un de ses points de vue. La est tout le secret de la memoire dite locale. Telle est aussi une des sources de la vive emotion que produil sur Tame la vue des lieux illustres. Nous en avons donne plus haut des exemples qui nous permet- tent de ne pas insister. 3". Le pouvoir de la ressemblance, comme element de liaison entre les pensees, apparait dans les arts, dont les chefs-d'oeuvre, pure imita- tion d'un modele absent ou d'une idee imaginaire , nous touchent comme fait la realite. Ce meme pouvoir est le principe de la metaphore et de I'allegorie , et en general de toutes les figures qui supposent un echange d'idees analogues. 11 se relrouve meme dans une foule de jeux de mots comme les equivoques, et principalement les pointes j une paritc acci- dentelle de consonnance entre deux termes qui nont pas la meme signi- fication inspire ces saillies si cheres aux esprits legers. 4". Souvent on pense une chose , on en (lit \me autre qui y est con- 230 ASSOCIATION DES IDl^ES. trairc, et tontefois on est coinpris. Ainsi, dans Andromaque, Oreste rend grace au ciel dc son malheur, qui passe son esperance. Les poetes ont donne aux Furies le nom dEumenides , ou de bonnes deesses. La mcr Noire, I'unesle aux navigateurs, etait appelee chez les an- ciens Poni-Euorin , ou nier hospilaliere. Ces anliphrases ou ironies, transition dune idee a lidec opposee, sont Teffet dune association fondec sur le contraste. Les pens6es contraires ont la propriete de s'e- veiller mutuelleraenl , conime les pensees qui se ressemblent; la nuit fait penser au jour, la sante a la nialadie , I'esclavage a la liberie, la guerre a la paix, lebien aumal. Un fait aussi simple n'est ignore depersonne. 5°. La vie privee et la science ont de nombreux exemples de la ma- niere dont nos idecs pcuvcnl s'unir d'apres des rapports de cause et d'effet : ainsi , la'uvre nous rappelle I'ouvrier, et reciproquemenl 5 ainsi, le pere nous fait songer aux enfants, et les enfants a leur pere. C'est par reffet d'une relation analogue que le spectacle de I'univers excite dans 1 ame le sentiment de la Divinite j on ne pent contempler un si mer- vcilleux ouvrage, sansqu'aussitot, par un progres irresistible, I'intelli- gence ne se repovte vers son auteur. 6". Nos conjectures sur les intentions de nos semblables, les juge- mcnts criminels dans les cas de premeditation, la pratique des arts et de rinduslrie, sont autant de preuves de la facilite avec laquelle on passe de la notion d'un but aux moyens propres a y conduire, et reciproque- ment. Ln projet, avant d'etre accompli, nous est revele par les actes qui en prcparent Texecution ; et si, par exemple, un inconnu a penetre dans un apparlement en forcant les portes, chacun presumera qu'il est venu pour voler. A la verite, linduction a beaucoup de part dans ces jugements , puisquelle en determine le fait capital, qui est I'affirmation 5 mais ici raflirmation a pour objet un rapport qui suppose lui-m^me deux termes. Or, qui met ces deux termes en presence, qui suggere que tel acle a tel but, et que telle fin peut sobtenir par tels moyens, sinon I'associalion des idees? 7'\ Pour appi'ecier le role et la fecondite des derniers rapports signa- les, ceux duprincipe a la consequence, du signe a la cliose signifiee, il suflit dune simple remarcfue : I'un est la condition du raisonnement , lautre est la condition du langage. Que lesprit cesse d'avoir ses idees unies de maniere a decouvrir facilement le particulier dans le general et le general dans le particulier; que devient lafacultc de raisonner? Qu'il nous soil intcrdit daller, soit d un sentiment ou d'une idee au mot qui les traduira, soit dun signe ([uelconque aux secretes pensees dont il est Texpression, que deviennenl ce pouvoir de la parole et du geste^ et I'arl precieux de I'ecriture? Tons les elements d'association que nous venons de parcourir, en avouanl qu'ils ne sont pas les seuls, peuvent , selon Hume 'Essaispliilo- sophiqucs, ess. 111;, etre ramenes a trois principaux : la ressemblance, la conlipuite de temps ou de lieu et la causalile. Lne remarque ingenieuse et plus sulide peut-etre, q\ii ajiparlient a iM. de (lardaillac (Ettnl. clem. de Phil., in-8", t. 11, ]). 'Ill, Paris, 18)^0; , cost que la simullancite est la condilion comnumc de tous les aulres rapports; en etfet, deux idees no peuNcnl s'unir par un lien (luclconque, si elles ne nous ont t'te pre- sentes louif^s doux h la fois. ASSOCIATION DES IDEES. 231 Comme toutes les facult^s de I'cspril, I'association est soumise u I'in- fluence de diirerenles causes qui en modifient profondement I'exercice et les lois. La premiere de ces causes est la constiUition que chacun de nous a regue de la nature. Unies par les liens du contraste et de Tanalo- gie, les conceptions du poete se traduisent, pour ainsi dire, a son insu en images et en metaphores; niais les pensees du niathcmaticien, fatale- ment disposees d'apres des rapports de consequence a principe , auraient toujours forme une suite reguliereet savante, quand bicn meme il n'eAt jamais etudie la geometric. II y a ainsi entre les esprits des ditfcrences originelles que toule la puissance de I'art et du travail ne peut ni expli- quer ni entierement abolir. Tous les hommes ont un penchant plus ou moins energique qui les porte, des le bas age , a unir leurs idees d'une certaine maniere de preference a jine autre , et c'est en partie de la que la variete des vocations provient. La volonte exerce un empire moins absolu peut-etre que I'organisa- tion, mais aussi incontestable. Reid observe ingenieusement que nous en usons avec nos pensees comme un grand prince avec les courtisans qui se pressent en foule a son lever : il salue I'un , sourit a I'autre, adresse une question a un troisieme ; un quatrieme est bonore d'une conversation particulierej le plus grand nombre s'en va comme il etait venu : ainsi parmi les pensees qui s'offrent a nous, plusieurs nous ecbappent, mais nous retenons celles qu'il nous plait de considerer, et nous les disposons dans I'ordre que nous jugeons le meilleur. Get empire de la volonte est le fondement de la mnemotechnie, cet art de soulager la memoire, qui consiste a unir nos connaissances aux objets les plus propres a nous les rappeler. Enfm , parmi les Elements qui doivent entrer dans le fait de I'associa- tion, il faut encore placer la vivacite des impressions, leur duree, leur frequence , I'epoque plus ou moins lointaine ou elles se sont produites. On ne voit pas sans horreur I'arme qui nous a prives d'un ami, ni les lieux temoins de sa mort : une arme differente et d'autres lieux ne tou- chent pas. Un jour qui a souvent ramene des malheurs, est dit nefaste : la veille et lendemain n'ont pas de nom. Si I'association des idees est soumise a Finduence de la plupart des autres principes de notre nature, elle-meme reagit avec force centre les causes qui la modifient, et exerce un empire secret et continuel sur I'cs- prit et sur le coeur de I'homme. Parmi les liaisons qui peuvent s'etablir enlre nos pensees, plusieurs, accidentelles et irrcgulieres , se forment au hasard par un caprice de I'imagination. On peut citer entre autres celles que suggerontla ressem- blancc, le contraste et les rapports de temps et de lieu. Ce sont elles qui font en partie le charme de la conversation , ou elles repandent la variele, la grace et I'enjouement. Tout enlreticn avec nos semblables deviendrait un labour, si elles ne repandaiont pas un pen de variete dans le cours ordinaire de nos conceptions. Toutcfois, quand on les recherche plus qu'il ne convient, voici infailliblement ce qui arrive. Comme elles sont plus que toutes les autres independanles de la volonte , elles empechenl qu'on soit mailre de ses pensees. Loin que lesprit gouverne, il est gou- \erne. La vie intellectuelle se change en une sorte de reverie incohe- rente, ou brillentdes saillies heureuses, quelques eclairs dimagination, 252 ASSOCIATION DES IDEES. mais qui flotte h I'aventure sans unite ct sans regie. Le desordre des pensees rc^agit sur le caraclerej les sentiments sont versaliles, la con- duite legere et inconsequentej toutes les faoultes, dcvenues rebelles au pouvoir volontaire, s'affaiblissent ou s'egarcnt. II est d'autres associations plus etroiles et nioins arbilraires qui sup- posent un effort systeraalique de raltention , les liaisons fondees sur des rapports de cause a effet, de moyen a fin, dc principe a consequence. Celles-ci cngendent a lalongue la fatigue et Icnnui par je ne sais quelle uniformite desesperante ; mais, dun autre cote, lorsqu'ellcs sont passees en habitude, elles donnent a I'esprit et de I'empire sur lui-meme el de la regularite. II acquiert cetle suite dans les idees et celte profondeur metbodique doii resulte raptilude aux sciences. Le jugemenl etant droit, le caractere Test aussi ; renchainement rigoureux dans les conceptions donne plus de poids a la conduile, plus de solidite aux sentiments j tout ce que lespril a gagne prolite au cocur. Outre celte influence generale sur rintelligcnce et sur le caractere , I'associalion joue un r(Me essenticl dans plusieurs pbenomenes de la na- ture humaine. Elle est, sans contredil, je ne dirai pas seulcment une des parties, mais la loi meme et le principe crealeur de la memoire ; car, en parcourant la variete infinie de nos souvenirs , on nen trouverait pas un seul qui n'eut ele eveillc par un autre souvenir ou par une perception pr^sente. Elle explique aussi pourquoi on se rappeile plus volonliersles formes, les couleurs, les sons, ou bien un principe et la consequence, une cause et ses elfets ; pourquoi la memoire est presente , facile et fidele chez les uns, Icnte et infidele chez les aiilres : ces varieles, fondees sur la marche des conceptions ou sur la difference de leurs objets, de- pendent des rapports que nous etablissons enlre nos pensees , et de la maniere dont elles s'appellent. S"il est vrai, comme on Ta repele mille fois , que limaginalion , alors raeme qu'elle s"ecarte le plus de la rcalile, ne cree pas au sens propre du mot, et se borne a combiner lantot capricieusemenl, tanlol avcc regie et mcsure, des matcriaux emprunles, il est bien t-lair, qua rexemple de la memoire, elle a son principe dans I'associalion. C'esl la propriete qu'ont les idees de sappcler et dc s'unir, qui lui permcl de les evoquer et de les assortir a son gre; qui met a la disposition du peinlre tons les elements de ses tal)lcaux ; qui amene en f()ul(\ sous la jjhime du potte, les pensees bizarresou sublimes; qui fournil au romancicr tons les traits dont il compose les aventures fabuleuscs de ses heros; qui meme siiggere au savant les hypotheses brillantes et les utiles decouvertes. Puisque lassociation est un des elements du j)ouvoir d'imaginer, elle doit se retrouvcr necessairemenl dans lous les fails qui dependent plus ou nioins de ce pou\oir, comme le fail de la reverie , la folic , les songes. Ce n'est pas iei le lieu de decrire ces divers pbenomenes, dont chacun exigerait une etude approfondic el des developpemenls elendus. II siiflil de faire observer qua part leurs differences profondes, a i)arl les causes qui jjcuvenl directement les produire, ils ne sonl a bien prendre que des suites de penst'cs formees par association. Comme dernier exemple du pouvoir derassocialion, nous indi([uerons la plupart de nos penchants secondaircs. Que rhonune desire la vc'rite, la puissance, lunion avec ses semblables, la dignite de ces biens qui ASSOCIATION DES IDEES. 235 sont des Elements de sa deslinee, en motive la recherche ou la rend ne- cessaire. Mais la possession des richesses, objet desconvoilises de I'avare, ne compte pas entre les fins de notre nature; elles ne valent que par les idees qu'on y attache, comme signes des biens veritables, ou comme nioyens de les obtenir. Pourquoi cet amour que nous ressentons pour la terre de la patrie? Parce que nous y sommes nes, que nous y fumes eleves, el quelle renferme tout ce qui nous est cher, nos parents, nos amis, nos bienfaiteurs, les objets de notre culte et de notre amour. Ces souvenirs de I'enfance, de la famille et de la religion, eveilles par le sol natal , emeuvent doucement Fame , et communiquent leur attrait a un coin de terre isole a la surface du globe. Combien d'antipathies et d'af- fections etrangeres a la nature ont ainsi pour cause un rapport souvent fortuit entre deux idees I Ce n'est pas ici le lieu de faire la critique des syslemes qui expliquent, par I'association des idees, quelques-uns des principes fondamenlaux de la raison : par exemple celui de Hume qui veut, par ce moyen, rendre compte du principe de causalite ; nous nous contenterons dapprecier en peu de mots Topinion de Reid et de quelques autres philosophes qui ont cru pouvoir faire renlrer I'associalion des idees dans 1 habitude. Si, comme le soutient M. de Cardaillac, partisan de cette opinion {Etud. elem. de Phil., t. II, p. 121) , Ihabilude est la propriete qu'ont les phenomenes interieurs de s'appeler I'un I'autre, I'association des idees y rentre indubitablement, Mais le mot habitude a un sens plus ordinaire dans lalanguephilosophique, ou il designe, en general, une disposition pro- duite dans Tame par la repetition frequente des memes actes. Or, nous voyons bien comment des liaisons d'idecs, qui se sont souvent rep6tees, se formeront a I'avenir plus facilement, et , devenues, pour ainsi dire, une seconde nature , changeront notre caraclere et la tournure de notre esprit; mais la propriete en vertu de laquelle elles ont eu lieu une pre- miere fois, nous parait un fait parfaitemenl distinct et independant de rhabilude. Le pouvoir de celle-ci pent la fortifier, mais il ne le creepas plus quil n"en decoule. En un mot, I'association des idees nous parait une loi primitive et irresistible de lesprit humain, un fait duquel tons les fails psychologiques ne dependent pas, mais qui enexplique un fort grand nombre. L'associalion des idees est au nombre des phenomenes intellectuels qui onl ete le plus anciennemenl observes, comme le prouvent quelques mots d'Arislote, au chapilre dcuxieme de son traile de la Reminiscence ; mais elle n'a ete lobjet dune etude approfondie que dans les temps mo- dernes. Sans parler de Hobbes, qui s y arrete seulement par occasion, la listedes philosophes qui s'en sont occupes serieusement, est fort conside- rable. Nous cilerons seulement : Locke, Essai sur C Entendement humain , liv. 11, c. 23. — Hume, Essais philosophiques , ess. in. — Hartley, Observations on man, 2 vol. in-8", Lond,, 17'«-9. — Reid, Essais sur les Fac. intell., t. iv, ess. iv, — Dugald Ste%vart, Elem. de la Phil, de I'esprit humain, t. ii, c. o, p. 1 et suiv. de la traduct. franc, ^itee plus haut. — Thomas Rrown, Lectures on the Philosophy of the human mind, 4 vol. in-8% Edimb., 1827, lect. xxxiii et sq. — de Cardaillac, Etudes elemen- laires de Philosophic, t. ii, edition citee. — Damiron, Psychologie, in-8", Paris, 1837, 1. 1, p. 196. 234 AST. AST (Fr^d^ric), n6 k Golha en 1778, fit ses Etudes et prit ses grades u rUniversite d'l^na, ou il ouvrit un enseigfiiement particulier. II pro- fessaensuite successivcment a Landshut et a Munich. II s'attachaparli- culieremenl a la philosophic de Schclling, quil developpa avec talent , surloiil dans ses applications a la theorie de I'art. C'etait un esprit inge- nieux ct doue d'iinagination. Son ouvrage sur la vie et les ecrits dc Pla- ton revele de {'erudition et un sentiment vrai de I'anliquite; mais 11 s'abandonne aux conjectures et aux hypotheses les plus hardies. C'est ainsi quil regarde comme apocryphes plusicurs dialogues de Plalon , dont I'authenticite est le mieux etablie, le Premier Alcibiade, le Miinon, les Lois , etc. Ses ouvrages sur I'esth^tique ont le defaut dc ne renfer- mer guere que des generalites ; ce sont des cadres et dcs es([uisses. Les divisions et les classifications sont souvcnt arhitraires; cependant on trouve ca et lades vues originales, des critiques ingenicuses et fines. Le style ne manque pas de richesse et d'eclat. Les principaux ouvrages d'Ast sont les suivants : SysVeme de la Science de Cart , in-8", Leip- zig, 1806; — Manuel d' Esthetiqiie , in-S", Leipzig, 1805 ; — Esquisse des principes de l' Esthetique, in-8", Landshut, 1807; — Esquisse de V Estlietique , in-8°, ih., 1813 ; — Principes fondamentaux de la Philo- sophie , in-8", ib., 1807, 1809; — Esquisse generale de I'histoire de la Philosophic , in-8", ib., 1807; — Epoques principales de I'histoire de la Philosophic , in-8°, ib., 1829 ; — Sur la vie et les ecrits de Platon, in-8", Leipzig, 1816. Tous ces ouvrages sont ecrits en allemand. ATIIEISME [de iprivatifetde^io',,Dieu]. On appelle ainsi I'opinion des athees ou de ceux qui nient I'existence de Dieu. II n'entre pas dans notre plan de donner ici, soit une refutation, soit une hisloire proprement dile de cetle opinion : on la refute par la demonstration meme de I'exi- stence de Dieu , et par un examen approfondi de la nature de Ihomme, par la distinction de I'Ame et du corps, par une analyse exacte des principes dc la raison, en un mot, par I'ensemble des doctrines ensei- gnees dans ce recucil ; et quant a faire del'atheisme Tobjct dune histoire tout a fait distincte de celle des autres systemes, cela est impossible : car Tatheismo n'esl pas un systeme, mais une simple negation, conse- quence immediate et inevitable de certains principes posilifs. On n'est pas athce parce quon a voulu letre, parce qu'on a pose en principe quil n'y a pas de Dieu ; mais parce qu'on attribue a la maliere la pensee, la vie, le mouvement , ou tout au moins une existence absolue ; parce qu'on affirme que ce monde a pu etre une combinaison du hasard, ou par reflet de telle autre hypoth^se ou Ton croit pouvoir se passer, dans i'explication des phenomenes de la nature, de lintervenlion dune cause inlelligente, anterieure et superieure au monde. Nous nous bornerons done h determiner les vrais caract^res de I'atheisme et les limites dans les(juelles se renferme son existence. Nous rcinonterons ensuite a ses causes, aux principes qui lont mis au jour et dont il ne pout etre sopare que par une grossicre coiilradiclion ; ce qui nous conduira naturcllcment a indicjuer los principales formes sous lesciuetles il sCst monlre dans I'hisloire. Eniiii, nous le considcrerons dans ses consequences pratiques ou dans sos rapports avec la morale et avec la sociele. Aucune accusation n'a ('■!(; plus prodiguee que celle d'alhdisme. 11 ATHEISME. 25ri suffisait autrefois, pour en Mre atteint, de ne point partager, si gros- sieres , et m^me si impies qu'elles pussent etre, les opinions dominantes, les croyances officielies d'une epoque. Socrate, le premier apotre dans la Grece paienne dun Dieu unique, pur esprit, l^gislateur supreme et providence du monde, a ete condamne a mort comme athee. Avant lui Anaxagore , apr^s lui Arislote furent sur le point de subir le m^me sort, et sans doute Platon lui-m^me n'eut pas el^ plus heureux s'il n'avait pas quelquefois abrite la verite sous le manteau de la fable. L'exemple de I'antiquite ful perdu pour les temps modernes. Sans parler de Vanini et de Jordano Bruno, qui eveilleraient des souvenirs trop amers, nous rappellerons que Descartes a ete lui aussi accuse d'atheisme. Et pour- quoi cela? pour s'etre ecarte d'Aristote, qui avait subi avant lui la meme accusation. Un contemporain , un ami de Descartes, le P. Mer- senne, complait de son temps, dans la seule ville de Paris, jusqu'a cinquante mille alhees. Ce fut ensuile le tour de ceux qui abandonnerent le cartesianisme, ou qui le comprirent a leur maniere. Spinoza, Locke, Kant, Fichte entendirent successivement cet eternel cri de guerre, jusqu'a ce que, le trouvant trop suranne, on lui substitua unjour le grand mot de pantheisme. Cependant il ne faut pas que, par un exces contraire, nous regardions I'atheisme comme une chimere quin'a existe nuUe part. Celle funeste maladie de I'esprit humain n'est que trop reelle; elle date de fort loin, et les efforts reunis de la religion et de la science ne sont pas parvenus encore a la faire disparaltre. Mais ou com- mence-t-elle ? ou fmit-elle? et quels en sont les symptomes ? L'homme ne poinant jamais comprendre Tinfini dans I'ensemble de ses perfections , il faut laisser le nom dathee, non pas a celui qui a une idee incomplete de la nature divine, mais a celui qui la nie entiere- ment et qui sait qu'il la nie. Le polytheisme , le culte des astres etaient des religions fort grossieres , mais non I'absence de toute religion et de toute connaissance de Dieu. La m^me regie doit etre appliquee aux systemes philosopbiques. Or, la nature divine se presente k notre in- telligence sous deux points de vue principaux : sous un point de vue melaphysique , comme la cause premiere , comme la raison des choses, comme la source de toute existence, ou du moins comme le moteur supreme; et sous un point de vue moral, comme la source du bien et du beau, comme le legislateur des etres libres, done lui-meme de con- science et de liberte , enfm comme le modele de toute perfection , auquel l'homme et I'humanite tout enti^re doivent s'efforcer de ressembler au- tant que le permeltent les conditions de leur existence. Dans la realite , c'est-a-dire dans I'essence meme de Dieu, et dans le fond constitutif de notre raison, ces deux ordres d'idees sont inseparables; mais dans un sysleme ou dans une croyance religieuse. Tun ou I'autre suffira pour ecarter I'atheisme ; car I'un et I'autre nous transportent au dela des homes de ce monde , au dela de toute experience possible, dans le champ de linvisible et de Tinfini. En effet, nier Dieu n"est-ce pas se renfermer dans la sphere des existences finies , dont I'experience seule pent nous donner connaissance ?N'esl-ce pas s'en tenir a ce qui parait, c'est-a-dire a la matit^re et aux phenomenes qui lui sont propres , sans rechercher ce qui est, sans clever ses regards vers quelque puissance ant^rieure ou superieure k la matiere? Sit6t, au contraire, que Ton 236 ATHEISME. franchit ce cercle (5troit, c'est Dieu que Ton rencontre ou I'un de ses altributs, c'est-a-dire , de quelque nom quon I'appelle, I'essenee divine consideree sous I'une de ses faces et dans I'un de ses rapports avec nous j car il n'existe rien el notre intelligence ne peul rien concevoir que Dieu et la creation , que le fini et linfini. Ainsi, pour conserver I'exemple que nous avons cite plus haut , le Sabeen qui adore dans le soleil le maitre et le supreme ordonnateur du monde , lui attribue cerlainement de la puissance, de I'intelligence et de la bontej aulrement, pourquoi lui adresserait-il des prieres et des actions de grAces ? Or les qualites que ridoUUrie rapporte au soleil ne different que dans une certaine mesure des attributs avec lesquels la raison nous represente la nature divine 5 elles repondent au m^me besoin de I'intelligence et du sentiment 5 celui de chercher au-dessus de nous, et de tous les objets perissables qui nous entourent , un principe d'existence plus reel et plus propre a nous rend re conipte des merveilles de la nature. Seulement ces idees de bonte , d'inteliigencc , de force, deternite, que le philosophe con^oit en e!les-m(^mes comme la supreme realile , comme I'essenee veritable du souverain Etre, Ihomme enfant veut les voir revetues dune formes en- sible, et nalurellement il choisit d'abord la plus eclatanle , celle qui offre d'abord a ses yeux etonnes le spectacle leplus extraordinaire. Mais quoi I les syst^mes de philosopbie doivent-ils rester exclus de cette justice qui n'a jamais ete refusee a la plus grossiere idolatrie? On reconnaitrait I'idee de Dieu dans le culte des astres , et Ion ne trouve- rait rien dcpareil dans le systeme de Spinoza? Les termes dans lesquels nous parlous ailleurs de ce pbilosophe {Voijez I'article Spinoza), prou- vent suffisamment combien nous sommes eloignes de ses doctrines. Mais, quelque distance qui nous separe de ce noble genie , il nous est impossible daccepter pour lui cette banale accusation d'atheisme, adressee indistinctement a tous les systemes nouveaux. Lon nest pas un athee lorsqu'on croit a une substance absolue, eternelle, infinie, ayantpour attributs cssentiels et egalement infinis, non la matiere, qui n'est qu'un modefugitif deletendue, mais I'etendue elle-meme , leten- due intelligible et la pensee. L'on n'est pas un athee quand on enseigne, et, ce qui mieux encore, lorsquon pratique la morale la plus clevee et la plus austere , lorsqu'on reeonnait pour souverain bien et pour tin derniere de nos actions la connaissance et 1 "amour de Dieu. JIoc idea Dei dictat , Deum summum esse nostnitn bomirn, site Dei cognitionem et amorem finem esse ultimnm, ad quern omnes acliones nostrcn sunt diri- gendce {Tract. Theol. j)ol., c. 4). Quels que soient les rapports eta- blis par Spinoza entre Dieu et le monde , il nous cleve au-dessus du monde , je veux dire au-dessus du contingent , du fini , de la matiere et de ses modes perissables, en nous parlant dime substance infmie, douee de pensee el d'intelligence. Nous nen dirons pas autunt des systemes de llobbes et d'Epicure. La, quoique le nom de Dieu y soil conserve, Talheisme coulc a pleins bords. En clfet, a coinmencer par Epicure, quelle part reste-l-il a faire a la puissance suprtime, quand Tatome el le vide, c"esl-a-dire quand la matiere seule a siiili a tout pro- duire, meme linlelligence.^ Quel degre dexislence peul-on accorder a ces dieux relegues dans Ic vide, sans action sur le monde, vains fan- Irtraes qui ne sont ni corps ni esprit , et dont la seule attribution est un ATHEISME. 257 ^ternel repos? II est evident, comme les anciens eux-m^mes I'avaienl deja remarque, que leur fonclion reelle ctait de protcger le philosophe contre la haine de la multitude. L'alheisme dc Ilobbcs n'est pas moins visible sous Ic voile transparent qui la eouvre ; car, laissant au pouvoir politique le soin de prescrire ce qu'il faut penser de Dieu et de la vie a venir, il ote a ces deux eroyances toute valeur reelle, il en fait un in- strument de domination a I'usage du despotisme, et destine a I'agrandir de toute la puissance que les idees religieuses exercent sur les honmies. Dailleurs , Ilobbes est franchement materialistc comme Ic philosophe grec dont nous avons parle tout a I'heurej il regarde comme unc con- tradiction lidee d'un pur esprit, ne reconnaitpas d'autres causes dans Tunivers que le mouvement et des motcurs materielsj et quant a Dieu, il n est pour nous que I'ideal du pouvoir ; sa justice meme ne signific que sa toute-puissance; tous les autres attributs que nous croyons lui donner ont un sens purement negatif , a savoir : qu'il est incomprehensible pour nous. Nous n'admettons pas, avcc certains philosophes, qu'il y ait des athees par ignorance , c'est-a-dire que lidee de Dieu soit completement absente chez certains peuples ou chez certains hommes doues dailleurs dune intelligence ordinaire, et libres de faire usage de toutes leurs fa- cultes. Les recits dequelques obscurs voyageurs, seules preuves qu'on ait alleguees en faveur de cette opinion, ne sauraient prevaloir contre I'histoire du genre humain et contre I'observation directe de la con- science. Or, I'histoire nous attesle que les institutions religieuses sont aussi anciennes quelhumanite, et la conscience nous montre lidee de Dieu, le sentiment de la presence, I'amour et la crainte de I'infini se nielant a toutes nos autres idees, a tous nos autres sentiments. L'a- theisme, comme toute negation, suppose toujours une luttc dans la pensee ou un elfort de rellexion pour remonter aux principes des cho- ses : par consequent , il n'a pu commencer qu'avec I'histoire de la philo- sophic; il est le resultat d'une reaction naturelle de I'esprit philosophique contre les grossieres superstitions du paganisme. Mais, comme nous lavons deja dit, I'athcisme n'a point d'existence par lui-meme; il n'est que ]a consequence plus ou moins directe de certains principes errones , de certains systemes incompatibles avec I'idee de ])ieu. Les systemes qui presentent ce caraclere ne sont qu'au nombre de deux ; le materia- iisme et le sensualisme. Sans doute il existe entre ces deux doctrines une dependance tres-etroite ; cependant il n'est pas permis de les con- fondre : le materialisme, essayant de demontrer que tous les etres et tous les phenomenes de ce monde ont leur origine ou leurs elements constitutifs dans la matiere, se place evidemment en dehors de la con- science, et se montre beaucoup plus occupe des objcts de la connais- sance que de la connaissance elle-meme : c'est tout le contraire dans la doctrine sensualiste; car ce qui loccupe d'abord, ce qui loccupe avanl tout, et quelquefois d'une maniere exclusive, c'est un phenomene psy- chologique, c'est la sensation par laquelie elle pretend nous cxpliquer toutes nos idees et toutes nos connaissances. II arrive de la que le par- tisan de ce dernier systeme se croit beaucoup plus eloigne de ratheisme que le materialistc; et quelquefois, en elTet, il parvient a s'y soustrairc par une heurcuse inconsequence, ou en restant dans les liuiites du seep- 238 ATJI^ISME. licisme. De ce que, a tort ou a raison, je nc troiive dans mon intelli- gence que las notions originaires de la sensation , il ne s'ensuit pas im- mediatement qu'il n'existe hors de moi que des objels sensibles ou ma- teriels; car, au point de vue ou je mesuis place, les idees dont je me vols en possession, c'est-a-dire les idees que me fournit rexperience, ne sont pas n^cessairement la mesure ou I'expression exacle et complete de I'exislencej il peut y avoir des etres qui ne correspondent a aucune donnee de mon intelligence et, par consequent, tout differents de ceux que je comprends et que je pergois. Admettez avec cela une revelation, un temoignage extraordinaire auquol j'accorde la puissance de changer cette supposition en certitude , el vous aurez toute la doctrine dc Gas- sendi , demeure chretien sincere, en mtMuc temps qu'il adinirait Hobbes et qu'il ressuscitait Epicure. Si, au contraire, je commence ])ar me pro- noncer sur ce qui est, si jaffirme d'abord que rien n'existe que la ma- ti^re et les proprietes , la question est tranchee sans ressource. Est-il vrai que I'atheisme , comme on le repete si souvent, soit aussi renferme, au moins implicitement, dans le pantheisme? Pour repondre a cette question , il faut savoir d'abord ce que Ion entend par pantheisme. Veut-on dire qu'il n'y a pas d'autre Dieu , qu'il n'existe pas autre chose que la somme des objets et toute la serie des phenomenes qui composent le monde? Alors evidemment on sera athee; mais a quel titre? A titre de materialiste et de sensualiste; car, oter a linfini toute realitc pour en faire une simple abstraction ou la somme des objets finis, cest I'appli- cation de la theorie de Locke sur la nature el I'origine de nos idees j c'est le sensualisme. D'un autre cole, ne reconnaitre aucune realite sub- stantielle en dehors du monde, visible ou distincle des oi)jots maleriels, c'est regarder la matiere comme la substance unique des choses, c'est, en un mot, le materialisme. Veul-on aftirmer, au contraire, que Dieu seul existe, c'est-a-dire une substance verilablemenl intinie . indivisible, eternelle, renfermant dans son sein le principe de toute \ie, de toute perfection, de toute intelligence, et que tout le reste nest quune om- bre ou un mode fugitif de cette existence ahsolue? On pourra alors se tromper gravemenl au sujet de la liberie, de la personnalite humainc et des rapports de I'ame avec le corjss; mais jissureinent, comme nous I'avons deja demontr6 pour Spinoza, on ne [^-ourn; pas etre accuse d'a- th^isme. Quoiqu'au fond toujours le meme, ralheisnie, ainsi que les deux systemcs qui le portent dans leur sein , change souvenl de forme, suivant qu'on lui oppose une ideede Dieu plus ou moins complete. Dans I'anliquit^, quand lidee de Dieu ne se montrait encore que dans les re- ves de la mythologie, quand elle n'etait que la pcrsonnificaiion poelique des elements ou des forces de la nature, la physique la plus grossiere suffisait pour la comprometlre; aussi les physiciens de cette epoque, c'est-a-dire les philosophes de I'ecole ionienne el les inv, nteurs de I'ecole atomistique, ont-ils tons, i\ lexception d'Anaxagoras, essaye d'expliquer la formation du monde par les seules proprietes de la matiere. L'unique difTerence qui les separe, c'est que les uns, comme Thales, Anaximene, Heraclite , font naitre toules choses des transformations diverses d'un seul element ; les autres , comme Leucippe el Democrite, onl recours au mouvement el aux atomes. Des athces declares , poursuivis comme tels par leurs contcmporains; ATHJfelSME. 2of> sortirenl egalemenl de ees deux 6coles : a la premiere se raltache le celebre sophiste Protagoras; a la seconde, Diagoras de Dclos, le pre- mier, je crois, qui re^ut le nora dalhee. Un peu plus lard, ce nest plus seulemeut au nom de la physique que I'alheisuie entreprend de s'e- tablir dans les esprits; il veut aussi avoir pour lui la philosophic morale et se raontrer d'accord avecla nature interioure de Ihommc. C'est ainsi qu'il se produit dans I'ecole cyrenaique, qui ne;reconnait chcz I'homme dautres principes daction que les instincts les plus maleriels, que les sensations les plus immediates, les plus grossieres, el qui a donne nais- sance a deux athees fameux, Theodore el Evhemere, Enlin, apres les deux vastes systemes de Platon et d'A'rislote, latheisme dut prendre egalement une forme plus large, plus elevee, autantque Televation est danssa nature, et, si je puis mexprimer ainsi, plus nielaphysique. Ce changement a ele opere par Straton de Lampsaque, disciple egare de I'ecole peripateticienne. En effet, repoussant la physique purement me- canique de Democrite, Straton reconnaissail dans la matiere une force organisairice , mais sans intelligence, une \ieinterieure sans conscience ni sentiment , qui devait donner a tons les etres el les formes et les fa- cultes que nous observons en eux. Cette force aveugle recevait de lui le nom de nature , et la nature remplacait a ses ycux la puissance divine {Omnem vim divinam in natura sitam esse. Cic. , de Nat. deor., lib. i, c. 13). Epicure, dont I'atheisme a ete suffisammenl etabli, etait le contemporain de Straton et le servile imitaleur de Democrite. Tout son merite est d'avoir epure et developpe avec beaucoup d'arl la morale qui decoule de cette manic-re de comprendre la nature dcs choscs. A parlir de cette epoque , I'etude de la nature humaine so substituant de plus en plus aux hypotheses generales, I'alheisme prcnd un caractere moins dogma- tique, moins tranchant, et se raltache ordinairement a une psychologic sensualiste. C'est ainsi qu'il s'oifre a nous chez les modernes, meme dans Hobbes, dont le materialismen'estguere que la consequence d'une analyse incomplete de la theorie nominaliste de 1 'intelligence humaine. Mais a cette inlluence il faut en ajouter une autre toutc negative ; je veux parler de cet esprit d'hostilite qui se manifcsta a la fin du xvir et dans tout le cours du xviii' siecle contre les dogmes de la religion posi- tive. Et cot esprit a son tour ne doit pas elre isole des passions d'un autre ordre qui ont amene la renovation de la societe tout enliere. Cemouve- ment une fois accompli, Tatheisme devient de plus en plus rare, el Ion pent dire qu'aujourd'hui, s'il en reste encore des traces dans quelques autres sciences, il a disparu a peu pres completemcntde la philosophic. Les progres d'une saine psychologic en rendront le retour a jamais im- possible ; car c'est par une obscrvalion exacte de toutes !cs faculles hu- maincs que Ton rencontre en soi tons les elements dc la connaissance de Dieu, el que Ton apergoit le vice radical dcs deux systemes dont latheisme est la consequence. Sans doule il y aura toujours a cote do I'idee de Dieu des mysleres impenetrables, des difiicultes invinci- bles pour la science; mais, de ce que nous ne savons pas lout, il n'en resultc pas que nous ne savons rien ; dc ce que nous ne voyons pas tous les rapports qui lient les deux termes, le fini et linfini, on n'en pent pas conclure que les termes eux-memes n'existent pas. On a depasse, et par la meme on a compromis la verity, quand on a 240 ATHExNAGORAS. pr^tendu que I'alheisme conduisait n^cessaireinent h tous les d^sordres et a tous les crimes. Considere individuellement, lathee peut trouver, dans son interel m^me, la seule regie de conduite a laquclle il puisse s'arretcr, un contre-poids suffisant a ses passions ; mais la societe ne sau- rait scoontenter ni dun lei mobile, ni dun tel frein. En fail d'interel, un autre n'a rien a me prescrirc ; ehacun juge de ce qui lui est utile d'a- pres sa position , d'apres ses moyens d'agir, el surtoul dapres ses pas- sions. Et quand on parviendrait, avcc ee faiblc rcssort, a empecher le mal , jamais on ne ferait nailre I'amour du bien ; car le bien n'est qu'une abstraction, un mot vide de sens, s'il nest pas confondu avec I'idee m^me de Dieu. II exisle sur Tatheisme plusieurs traites speciaux dont nous donnons ici les tilres : Prilius, Dissert, de Atheismo in se focdo et hiimano gencri noxio, in-4°, Leipzig, 1695. — Grapius, an Atheismvs necessnrio ducat ad corruptionem morum, in-V, Rostock, 1697. — Abicht, de Damno Atheismi in republica ^in-H", Leipzig, 1703.^ — Ruddeus,77;c5. de Atheismo et Superstitione,'m-H° ,len(i,i1ii . — Stultitiaet irrationabilitas Atheismi , par Jablonski, in-8", Magdeb., 169G. — Lcclerc, dans la Bihlioth'eque choisie, Histoire des systhncs des anciens athees. ■ — Miiller, Atheismus demcttis, in-8", Hamb., 1672.- — Tbeopli. Spizelii Scrntinium Atheismi hislorico-theologicum, in-8°, Augsb. , 1663. — Heidenrcich, Lettres sur I'Athcisme, in-8", Leipzig, 1796 'all.;. — Reimmann, Historia Atheismi et Atheorum fatso et merito suspectorum, etc., in-8", Hildesh., 1725. — Sylvain Mar^chal, Dictionnaire des Athees, in-8", Paris, 1799. ATJIEXAGOIIAS D'AiHi-xEs florissait vers le milieu du ii*' siecle de I'ere chrelienne, el fut d'abord un zelc disciple de Plalon, dont il a longlemps enseigne la philosopliie dans son pays natal. S elant converli au chrislianisme, il essay a de concilier dans son esprit les principes de sa foi nouvelle avec les doctrines de son premier mailre. Ce melange fait le principal caraclere des deux ouvrages que nous avons conserves de lui, une apologie des chrcliens adressce a I'empereur Marc Aurcle et a son fils Commode, et un trailc de la resurrection des morts, Athcna- fjorw legatio pro christianis , et de Resurrcctione mortiiorum liber, gra'C. et lat., ed. Adam Rechenbcrg,^ vol. in-8", Leipzig, 1684. — L'ne secondc edilion en a paru a Oxford, en 1706, publiee par Ed. Decbair. Vogcz aussi Brucker, Hist. crit. de la Phil., c. 3, et toutcs les iiistoircs eccle- siasliqucs. Du restc, Albenagoras est Ires-raremcnt cite par les auteurs un peu anciens. ATIIE\ODORE dk Soli [Athcnodorus SoJcnsis] , philosopbe sloi- cien dont on ne salt absolument rien, sinon qu'il a etc disciple imme- diat de Zenon, le fondalcur du sloicisme. ATllE\ODORE de T.vrse [Athenodorus Tarsensis]. II a existc deux pbilosopbes de ce nom, tous deux allaches a I'ecole stoicienne. L'un, surnomine Cordylion, etait le contemporain el Tami de Calon le Jeune. II etait place a la lete de la fameuse bibliotheque de Pcrgame, el Ton raconlc de lui f Uiogene Lac'rce , liv. vii que, dans un acces do zele pour riionneur de I'ecole dont il faisail p;irlie, il essaya d'elfacer des livres sloicicns tout cc qui ne lui semblait pas absolument irrepro- ATOMISME. 2^1 cluible ; mais cette supercherie ne tarda pas c^ 6tre decouverte, ct Ton relablit les passages supprimes. — L'aulre Alhenodorc est plus recent. II porle le surnom de Cananites- et a donne dcs logons a lempcreur Auguste, sur qui il a exerce, dit-on, une salutaireinlluence. 11 a pnblie plusieurs ecrits qui ne sont pas arrives jusqu'a nous. Voyez Rcchcrchcs sur la vie et les outrages d' Athenodore , par M. I'abbe Sevin (Mem. de I'Acad. des Inscript., t. xiii). — Ilolfmanni Z?mcrf. de Athenodoro Tarsensi, philosojyho sto'ico, in-4-°, Leipzig, 1732. ATOMISME [pniLosoPHiE atomistique ou corpuscdlaire]. On coni- prcnd sous ce titre general tons les systemcs qui se fondent en toUi!il6 ou en partic sur Fbypothese des atomes. Quoique nous ayons consacre dans ce recueil une place separee a chacun do ccs systemes, nous avons juge utile de les examiner dans leur ensemble, dans leur commune destinee, et de suivrc dans toules ses transformations le principc qui fait leur ressemblance. Reflechissant que la division des corps ne pent elre illimitee, bien que cette limite ecbappe entierement a I'experience , on s'est repre- sente la matierc commc la reunion dun nombre infini d'elements inde- composables et invisibles, qui, par leur disposition, la diversile de Icurs formes et de leurs mouvements, nous rendent compte des phenomenes de la nature. Voila I'atomisme dans sa base. IMais, la base une t'ois trou- vee, riiypothese une fois admise dans saplus haute generalite, il reslait encore a en faire I'application, a en fixer les limites, a deterniiner la nature meme de ccs principes maleriels que lintclligence scale devait concevoir. L'univcrs tout entier et toutes les formes de I'existence peuvent-i!s s'expliquer par les seuls atomes? ou faut-il admettrc encore un autre principe, par exemple une substance intelligenlc et cssentiel- lement active? Les atomes existent-ils do toute eternite, ou bien faul-il les considerer commc des existences contingenles, oeuvre d'une cause vraiment nccessairc? Enfin, les atomes sont-ils aussi varies dans leurs especes que les corps ct, en general, quo les etres dont ils formcnt la substance? ou n'ont-ils tous qu'une meme essence et une meme nature? Les solutions qu'on a donnees a toules ccs questions sont trcs-di verses, et constituent, provofjuecs commc elles le sont les unes par les autrcs, I'bistoire men^ic do la philosophic atomistique. La doctrine dcs atomes n'a pas pris naissam e dans la Grece, commc on le croil generalement ; elle est plus ancienne que la philosophic grccque et apparlient a TOrient. Posidonius , a ce que nous assurcnt Slrabon (liv. xvi) et Scxtus Empiricus 'Adv. Mathem.], en faisait hon- ncur a un Sidonien a])pele Moschus, qu'il affirme avoir vccu avant la guerre de Troie. Jamblique, dans sa Vie dc Pijthagore, nous assure qu'il a connu les successeurs de ce meme Moschus. Mais aucun n'a pu nous dire en quoi precisement consistait son syslcme, ni s'il etait d'accord ou en opposition avec le dogme Ibndamental dc toute religion. La doctrine des atomes a ete trouvce aussi dans I'lnde, ou die prcnd un caraclerc plus precis et plus net. Elle fait partie du systeme phi- losophique appele vaisp'chiha et nexclut pas lexistcncc du principe spirituel ; c;ir elle nc rend compte que de la composition ct dcs phe- nomenes de la matierc. Kanada, I'auteur de ce systeme, rcconnait 242 ATOMISME. expressemenl iine Ame dislincte du corps, siege de rintelligence et du senliment, et une intelligence infinie dislincte du monde. Mais il ne pent croire que la divisibilite de la maliere soit sans bornes. Si chaquc corps, dit-il, etail comjxjse dun nombre infini de parties, il n "y aurait aucune dilTerence de grandeur enlre un grain de moutarde et une niontagne, entre un mouclieron et un elepbant ; car linGni est egal a linlini. iSous somraes done obliges de eonsiderer la matiere, en ge- neral, comme un compose de parlicules indivisibles, par consequent in- destructibles el elernelles : tels sonl les atonies. Les atomes ne tombent pas sous nos sens, autremcnt ils ne seraicnlpas de vrais principcs; mais, connne tout ce qui alfecle nos organes, ils seraient sujets au cbange- nient et a la destruction. Ainsi, la plus petite parlie de matiere que notre a?il puisse saisir dans un rayon de lumiere, nest encore quun compost ou un agregat de parlies plus simples. Cbacun des grands elements de }a nature comprcnd des atomes dune espece parliculiere, ayant toutes les proprietes des corps qui en sont formes : il y a done des alomes ter- reslrcs, aqueux, acriens , lumineux , et d'autres qui apparliennent h Tether. Ce nest pas le basard qui les reunit lorsqu'ils donnent nais- sance aux corps composes , ce nest pas non plus le hasard qui les se- parc a la dissolution de ces memes corps ; ils suivent , au contraire , une progression invariable. La premiere combinaison est binaire ou ne com- prend que deux atomes ; la seconde se compose de trois atomes doubles ou molecules binaires. Qualre molecules de cette derniere espece, c'est- a-dire quatre agregats dont cbacun se compose de trois alomes doubles, forment la qualricnjc combinaison, et ainsi de suite. La dissolution des corps suit la progression inverse. Lorsqu'on songe que ce systeme est a peu pres le meme que celui d'Anaxagore; quand on se rappellc que, dapres une tradition fort ancienne et trcs-repandue, Demoerite, Tauteur presume de la pbilo- sopbic atomistique, a etc cbercher en Orient, meme dans I'lnde, les elements de sa vasle erudition ; quand on pense enlin que Pylhagore a etc, lui aussi, selon I'opinion commune, dans ces antiques regions, el qu'il n'y a [)as un abime entre ces atomes invisibles et I'idee des monades ; alors il est absolument impossible de laisscr a la Grece le merile de linvcntion. Un disciple de Pylhagore, Ecphante de Syracuse, regardait positivcmont la tbcorie des monades comme un emprunt fait a la philosopliie atomistitiue (Slob., Eel. i), et la manicre dont le philoscphe (le Samos cxpliquait la generation des corps otlVe ;uissi quelque ressemblance avec la progression geomcHriquc sur laquclle se fonde la doctrine indienne. Un autre pyllu'.goricien, ou du moins un liornme profondement imbu des idees de celle ecole, l-^mpedocle, a fonde toute sa pbysicjue sur la theoric des alomes, a laquelle il ajoute, comme le philosophe indien, la distinclion vu'gaire des qnatre elements et la crnyance a un principe spirilucl, cause premiere du mou- vcment, de lordrc et dela vie. Ce principe, c'est Vaiyiovr, qui, selon lui, vivilie et penctre toulcs les parlies du spberus, c"est-a-dire de runi\c'rs considere comme un seul et meme elrc. A cote, ou plulol au-dessous de I'amour, il reconnail encore un principe de dissolulion, on, comme nous dirions aujourd hui , une force rei)ulsive qui dcsunil el separe ce que lamour a rassemblc selon les lois de Iharmonie. Anaxagorc est h ATOMISME. 243 peu pr^s dans le m6me cas ; car, lui aussi, il reconnatt deux principes ^galement eternels, ^galement necessaires a la formation du monde : I'un est le principe moteur, la force intelligente, la substance spirituclle, sans laquclle tout serait plough dans I'inertie el dans Ic chaos 5 lautrc, c'est la maliere, compos^e elle-meme d'un noinbre infini d elements indecomposables , invisibles dans I'etat d'isolement et d'abord reunis en une masse confuse, jusqu'a ce quel'intelligence vint les separer. Ces ele- ments qui, danslesysteme d'Anaxagore, portent le nom d'bomeomcries, ne sont pas autre chose que les atomes. Seulement, au lieu de les diviser en quatre classes, d'apres le nombre des elements generalen^ent recon- nus, Anaxagore en a prodigieusement multiplie les especcs : ainsi, les uns servent exclusivement a la formation de Tor, les autres a celle de Targent; ceux-ci constituent le sang, ceux-la la cliair ou les os; et de meme pour tons les autres corps qu'on distingue dans la nature. II y a meme des homeomeries d'un caractere particulier qui composcnt les couleurs, et naturellement elles se partagent en autant d'especes secondaires qu'il y a de couleurs principales. C'est un commencement de chimie a cote d'une physique toute mecanique. Les trois systemes que nous venous d'esquisser, celui du philosopiie indien, et ceux qui ont pour auteurs Empedocle et Anaxagore, nous representent I'atomisme dans sa premiere forme, quand il n'exclut pas encore I'inlervenlion du principe spirituel, quand il se reduit aux pro- portions d'une physique admetlant a cote delle une melaphysique quel- conque, ou du moins une theologie. Mais avec Leucippe et Democrite , quil n'est guere possible de separer I'un de lautrc, commence, pour ainsi dire, une nouvelle ere. La puissance spirituclle est ecartee corame une machine inutile, tout s'explique dans I'univers paries proprieles des atomes, et la physique, ou plutot la mecanique se substitue a la tolalite de la science des choses, ace qu'on appelail alors la philosophie. En elfet, pour Democrite et pour son ami Leucippe, comme I'appellc toujours Arisiote, rien n'existe que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en propre non-seulenicnt la solidile, mais aussi le mouvementj ce qui rend inutile toute autre hypothcse. Les atomes se suffisont a eux-reemes ct a tout le reste; car le vide n'est rien en soi, que labsence de tout ob- stacle au mouvemcnt. lis se rencontrent, se rcunissent ou se separent sans dessein, sans loi et suivant les seals caprices duhasard. L'univers tout entier n'estque I'une deces combinaisons fortuites, et le hasard qui I'a fait naitre peut aussi, dun instant a I'autre, le detruire. Ne parlez pas de la vie ; elle n'est quun jeu purement mecanique de ces petils corps toujours en mouvement ; ni de Tame, qui est un agregat d'atomes plus legers et plus rapides. Epicure, comme I'a tres-bien demontre Cieeron , n'a rien ajoute au fond de cctte doctrine; il n'a que le merite d'en avoir tire avec beaucoup de sagacile toutes les consequences morales et d'avoir ennohli lidee du plaisir, sans pouvoir cependant la subslitncr a celle du devoir. Lucroce lui a prele le secours de sa riche imagination ; il a ele le poete de cette malheurcuse ecole, comme Epicure en a ete le moraliste et Democrite lephysicien (de metaphysique, elle n'en a pas) ; mais les res- sources memes de son genie nous sont une preuve que la poesie expire comme la vertu sous le souffle glace du materialisme. Ces trois noms, que nous venons de prononcer, nous representent la doctrine des atomes IS. 24i . ATOMISME. sous sa scfondc ronnc, sans contredit la |)his liardie et la plus coniphMe, lorsque, ro()oussant ralliancc dc tout aiilie principc, elle cssayc dc con- sliluerpar clle scale la philosopliic loul entirrc. A parlir dc cello cpoque, nous voyons Ics alomcs renlrcr dans les lencbres ct se pcrdrc dans I'oubli, jusqu'a cc que, au beau milieu du xvii*' sieclc, un pretrc chrclien ail sonuc a rchabilitcr Epicure. Mais gardons-nous dc nous laisser Iromper aux appaicnccs. Gasscndi, en cherchani a restaurer la philosophic aloiiiisticpic, n'a pas pcu conlribue a Tamoindrir el a lareloulcr pour loujours dans Ic domainedcs sciences nalurclles. En ciret, cnchaine par la I'oi, cl par unc foi bien sincere, au dogme dc la creation ex nihilo, il (Me aux atonies reternitc, donl on n'avait pas songc a les dcpouillcr jus([u'alors, meme dans les sysleincs qui reconnaissaicnt rexislence dun inoteur spiriluel. 11 ics fail dcchoir du rang que la nialierc a loujours occupe chez Ics anciens, du rang dun principc non moins nccessaire que la cause inlciligenlc ; cl, les considc- ranl comme unc oeuvre de la creation, commc unc oeuvre qui a com- mence cl qui devrail aussi finir scion Ic dogme chrclien de la fin du monde, il nous les monlre reellemcnl connnc dcs phcnomcnes servant a expliquer d'autres phcnomcnes plus complexes, je veux parler dcs corps composes. Gest a cc litre qu'ils sont cntrcs dans la physique cl dans la chimie modernc, el que la philosoniiic proprcmenl dile les a abjures pour loujours. Encore I'aul-il rcmarquer que, dcs ce moincnl, leur indivisibililc meme, c'csl-a-dire lour existence comme substances distincles, se trouvc formellemenl nice par les uns cl regardec par les aulrcs comme unc hy])olhcse. Descartes, en continuant d'cxpliqucr les phcnomcnes du monde visible par la maticre el le mouvemcnl, c"esl-a- dire par unc })hysiquc purement mccanique comme celle de Democrilc el d'Epicure ; en appliquanl le memo syslcme a la physiologic, jusqu'au point de refuser tout senlimcnl a la brute; Descartes, disons-nous, a cepcndant nic rexislence des alomcs. « 11 est, dil-il {Principcs de la ])hilosop/iie , '2'' parlic, c. 30), Ires-aise de connaitre qu'il nc pent pas y avoir d'alomcs, c'csl-a-dirc de parties dcs corps ou dc la maticre qui soicnt de leur nature indivisibles, ainsi que quekpics phiIoso|)hcs I'onl imagine. Nous dirons (pic in plus petite parliectcnduc (|ui puisse clre au monde ])eul loujours clre divisee, parce qu'elle est telle de sa nature. » IVientol, grace aux dccouvertes de Newton, un nouvel cle- ment, un princij)C puremcnl immatcriel penctrc pen a ])cu dans tonics les sciences nalurclles, dans Ic syslcme du monde sous le nom dc gravitation, dans la i)hysique cl dans la chimie sous les noms de pe- sanlcur, d'allraction, de repulsion, d'aflinitc, cl enfin dans la physio- logic sous Ic nom de principc vital. Nous ne doutons jias que ccl ele- ment nouveau ne finisse par emi)orter, un jour ou I autre, cetlc ombre de r(^alilc que les atomes conservcul encore. Au poinl ou nous sommcs arrives, il n'esl pas difficile de rcconnailre que si la maticre n'esl pas vraiment quelque chose par clle-mcme, un ])rincipc clernel el ncces- saire comme Dicu, clle rentre dans laclasse des existences contingenlcs ct phcnomenales. Or un pbcnomcnc doil loujours clre con(;u tcl que rcxi)cricnce nous le montre ; car, si nous le conccvons autrcmenl , c'csl- a-dirc d'aprcs Ics idces de la raison, daprcs unc base admisc a priori, cc n'esl plus un phenomene que nous aNons, el ce n'csl plus I'cxpc- ATTALUS. 245 rience qui est noire guide dans I'etude des choses exldrieures. Mais quel est le earacti^ire avcc lequel nous percevons loujours la malic're, et sans lequel clle denieurc absolumenl en dehors de la perception? C'est la divisibilite. Done la divisibilile entre neccssaireracnt dans I'essence de la maliere, et vous ne pouvez y mettre un termc qu'en niant I'exi- stencc de la mati^'e elle-meme. La divisibilite, direz-vous, est un simple phenomene ; la matiere aussi n'est qu'un phdnomene; elle est la forme sous laquelle je saisis dans I'espace les forces qui limitent ma propre existence, et en I'absence de laquelle ees forces ne sont plus pour moi que des puissances immatericlles, tclles que la gravitation, Taffi- nite, le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers rhypolh^se antique et faire de la matiere, en depit de vos sens, une substance reelle, un principe necessaire et indestructible ? Alors, ou vous reconnailrez a c6td d'elle un moteur inlelligent, et vous aurez a hitter conlre toutes les absurdites du dualisme ; ou vous la rcgardercz comme le principe unique des choses, et vous souleverez centre vous les diificultes bien au- trement graves du materialisme; vous serez force de nous expliquer comment le hasard est devenule pere de la plus sublime harmonic, com- ment ce qui ne pense pas a produit la pensee, ce qui ne sent pas le sen- timent, et comment I'unitc du moi a pu sortir d'un assemblage confus d'eleuienls en desordre; ou cnfin vous vous refugicrez dans le systeme de Gassendi et vous armcrez contre vous les sciences physiques et la m6ta- physique a la fois ; en un mot, vous serez force de recommencer I'his- toire entiere de I'atomisme, pour arriver finalement au point oil nous en sommes, c'est-<\-dire a ne pas scparer Tidee de la maliere du pheno- mene de la divisibilite, par consequent, a la regarder elle-meme comme un simple phenomene. De cette maniere , I'histoire de la philosophie atomistique est la meilleure refutation de ce systeme, et cette refutation est en meme temps celle du materialisme tout entier. Elle nous montre toutes les hypotheses imagineesjusqu'aujourd'huipour elever la matiere au rang d'un principe absolu, se detruisant les unes les aulres et aban- donnant enfm, vaincues par leurs propres luttes, le champ de la philo- sophie. Cependant les recherches, ou, si on I'aime mieux, les inventions de tant de grands esprits n'ont pas eu seulement un resultat ndgatif j la philosophie atomistique a ete eminemment utile a I'etude des corps, et peut-etre aussi, comme nous I'avons avance plus haut, a-t-elle mis sur la voie de la theorie des monades. Voyez pour la bibliographic et pour les details , les articles Emp£- DOCLE, AXAXAGORE, DeMOCRITE, El'ICURE , GaSSENDI , CtC. ATTALUS, philosophe stoi'cien, qui vivait dans le i" siecle de I'ere chrelienne ; nous ne savons absolument rien de lui, sinon qu'il fut le mallre de Sdneque. ATTEXTIOIV [de tendere ad, application de I'esprit i un objet]. Nous reccvons a tout instant d'innombrables impressions qui, etant tres- confuses et trcs-obscures, passeraient toutes inapercues, si quelques- unes ne provoquaient une reaction dela part de lame. Cette reaction, par laquelle rc'ime fait effort pour les relenir, est ce qu'on nomme atten- tion. Je ne suis pas encore attentif lorsque , ouvrant les yeux sur une 246 ATTENTION. campagne, j'aperQois d'un regard les divers objets qui la remplissentj je le deviens, lorsque, allire par un objet determine, je m'y attache pour le mieux connaitre. Le premier et le plus saillant des phenomenes que Tattention deter- mine , est I'energie croissante des impressions auxquelles I'tlime s'ap- pliqup, tandis que les autres s'affaiblissent graduellement et s'effacent. L'etat oil nous nous trouvons quand nous assislons a une representation theatrale en est un exemple frappant. Plus nous avons les yeux fixes sur la sc^ne, plus nous prelons I'oreille aux paroles des acteurs, plus, en un mot, les peripelies du drame nous attachent, et moinsnous voyons, moins nous cntendons ce qui se passe autour de nous. Peut-etrc en per- drions-nous tout a fail le sentiment si notrc attention parvenait a un degre encore plus intense. Dans le tumulte dune balaille, un soldat pent 6tre blesse sans en rien savoir. Archimede , absorbe dans la solution d'un probleme, ne s'apergut pas, dil-on, que les Romains avaient pris Syracuse, et mourut victime de sa meditation trop profonde. Keid {Essai sur les fac. actives , ess. ii, c. 3) connaissait une personne qui, dans les angoisses de la goutte, avait coutume de demander li^chiquier; « comme elle elait passionnee pour cc jeu , elle remarquait qu'a mesure que la partie avangail et fixail son allenlion, le sentiment de sa douleur disparaissait. » Chacun a pu remarquer aussi que I'atlention permet de d(5m61er dans les choses beaucoup de proprietes et de rapports qui echappent a une vue distraite. Comme un ingenieux ecrivain la dit, elle est une sorte de microscope qui grossit les objets , et en decouvre les plus fines nuances. Lorsqu'elle n'est pas intervcnue, il ne resle a I'esprit que de vagues perceptions qui se melent et se detruisent. Cette vue imparfaitc des objets merite a peine le nom de connaissance; aussi quelques pliilosophes ont- ils pu avancer, non sans raison, que, pour connaitre, il fallaitelre at- lentif. rSous pensons toutefois que, presentee sous une forme aussi abso- lue, cette proposition est cxagcree. Si une notion quelconquC;, aussi vague qu'on le voudra, ne precedait pas I'attention, conunenl noire ame se porlcrait-elle vers des objets qu'elle ne soupgonncrait pas meme exister? Ignoti nulla cupido, dit le poete, et la raison avec Ini. Un dernier elict de lallcntion imporlanl a signaler, c'est la manicre dont elle grave les idees dans la mcmoire. Lorsque nous avons ibrtcment applique noire esprit a un objet, il est d'obscrvalion constante que nous en conservons beaucoup mieux le souvenir; rcx])erience nous dit meme que les fails auxqucls nous sommcs allentifs , sont les seuls que nous nous rappellions. «Si quelqu'un cnlcnd un discours sans allenlion, dit Reid [ib.) , que lui en resle-t-il? sil voil sans allenlion I'eglise de Sainl-IMcrre ou le Vatican, quel aoinple peul-il en rendre? Tandis (jue deux personnes sont engagces dans un cnlrclicn qui les inleresse, I'lior- logc Sonne a lour orcillc sans (iu'clles y fasscnl allenlion : que va-l-il en resullcr? la minute d'api'cs, dies ne savcnl si I'borloge a sound ou non. » J)ugal(l-Sle\vard fait la nicme remarque. Kludiee en clle-nicine, lallcnlion est un phcnomene essonliellcment volonlairc; comiue tous les autres phcnomciu^s du memo ordre, elle subil rintluenco de divers mobiles doul les princii)aux sont le conlrasle, la nouveaulc^, le changemcnl -, souvcnt elle esl provoquee avanl qu'au- ATTENTION. M7 cune decision de I'dme ait pu intervenirj mais elle n'en demeuro pas moins soumise a Fautorite supdrieure du moi, Jc la donne on la retire, comme il me plait; je la dirige tour a tour vers plusieurs poinls; je la concentre sur chaque point aussi longlcmps que ma volonte peul sou- tenir son elTort. Condillac (Logique, l''^partie, ch. 7) pensait que toute la part de Tame, lorsqu'elle est attentive, se reduisait a une sensation « que nous ^prouvons, comme si elle etait seule, parce que toutes les autres sont comme si nous ne les eprouvions pas. » II est Evident qu'abus6 par I'esprit de syst(^me , Condillac n'avait pas reconnu la nature vraie de I'attention, qui est la dependance du pouvoir personnel, oppose au role passif que nous gardons dans les I'aits de la sensibilite. M. Laromiguiere {Lccons de Philosophie , l'"'- partie, lecon iv) a mis dans tout son jour cette grave meprise du pere de la pliilosopbie sensua- liste ; il a rappele la dilTerence elablic par tons les bommes entre voir et regarder, entendre et ecouter, scntir ct flaircr, en un mot, patir et agir ; mais il est tombe lui-meme dans une confusion fAcheuse, lorsqu'il a en- visage Tatlention comme la premiere des facult^s de Tcntendement, et celle qui engendre toutes les autres. Puisque I'attention est volontairc, ellc est aussi dislincte de rinlelligencc que de la sensibilite; car nos idees ne dependent pas plus de nous que nos sentiments. Celle difference est d'ailleurs confirmee d'une raaniere directc par Tobservalion. Ains-i que la remarque en a etc faite par un celobre critique, je puis m'appliquer avec force a une verile sans la comprendre, a un theoreme de geo- metric sans pouvoir le demontrer, h un probleme sans pouvoir le resoudre. Quelques pbilosopbes se sont demande si lattention dtait une faculte proprement dite , ou seulement une nianiere d'etre, un etat de I'ame. On vient de voir que M. Laromiguiere soutenait la premiere opinion ; la seconde appartient a M. Dcstutt de Tracy {Idcologie, c, 11). Au fond, toutes deux diff(^rent moins qu'on ne croit, et peuvent aisement se concilicr. Ccux qui ne voient dans I'attention qu'une maniere d'etre, ne pretendent pas sans doule qu elle soil un ciTct sans cause; ils recon- naissent qu'elle suppose dans Tame le pouvoir de considcrer un objet h part de tout autre; seulerr.ent ils souliennent que ce pouvoir n'e.sl pas distinct de la volonte. Or les paj'lisans de I'opinion en apparence oppo- see n'onl jamais conleste ce point; I'attention, pour les uns et pour les autres, est une faculte; mais ellc n'est pas une facnlte primitive, irre- ductible; elle est delermin6e par son ol)jet plulot qwQ. par sa nature; c'est un mode, une dependance de I'activite libre; c'esl la liberie vcxqiwq appliquee a la direction de rinteiligence. L'attention presente de nombreuscs varietes, suivant les individus. Faible et aisement distraite cboz ceux-ci , elle est incapable de se re- poser deux instants de suite sur un raeme objet, et ne fait que passer d'une idee a une autre. Naturellcmcnt forte cbez ceux-la, elle ne con- nait pas la fatigue; elle est encore eveillee au moment ou on croirait qu'elle sommoille, et d'une ctenduc egale a sa puissance, elle i)eut em- brasser simullaneraent plusieurs objeis. Cesar diclait quatre Icttrcs a la fois. Un pbenoniene vulgaire, inaperQu de tout autre, est remarque par un Newton a qui il suggere la docouverte du systeme du monde. 248 ATTICUS. Cos differences tiennenl en parlic a la preponderance inegale dii poii- Yoir personnel; puisqu'au fond cc pouvoir eonslituc I'attention, il est nalurel quil en mesurc la force el la faililcsse par son eneryie proprc el ses defaillances ; qu'elle soil moins soulemie dans Tenfance, ou il ne fait que poindre, dans le trouble de la nialadic on de la passion qui I'e- nervent, chez tons les csprils qui ne sonl ];;'s mailres deux-memes; qu'elle le soit davantage dans lage niur, dans la sante, partoul ou se rencontre una volonte puissanle el forte. Une aulre cause de rinegalile en ce genre est I'habitude. Comme tons les philosophes qui ne rccoiniaissenl dans lame aucune disposition primitive et innco, IJelvetins a exagdre liniluence de ce principe ide I' Esprit, disc, in, c. 4), lorsqu'il a dit que la nature ayant accorde a tousles liommes une capacite d'atlenlion parcille, I'usagc qu'ils en fai- saient produisait seul loutes les diderences. Toulefuis il est cerlain que I'cxercice conlribue beaucoup a nous rendrc plus faciles la direction et la concentration de nos I'acultes iritellecuiellcs. Inccrtaine et {)cnible au debut, Tattention, connne tout elfort, devienl, (juand on la repele, facile et assuree. Nous apprenons a etre attenlifs, cotiime a parler, a ccrire, a marcher. Si beaucoup de personnes ne savenl pas conduire el fixer leur esprit, c'esl, ou peut le dire, pour ne s'y elre point accoutumees de bonne heure. L'attenlion appliquee aux choses extcrieures constitue a proprement parler Vobscrvaiion. Lorsqu'elle a jjour objct les fails de conscience , elle prend le nom de reflexion. Voir ces mots. On peut consulter oulrc les auleurs cites dans le cours de cet article, Bonnet, Essai analydque sur t'ximc, c. 7; Prevost, Essais de Philoso- phies i"" parlie, liv. iv, sect. 5; el surtout h. de Cardaillac, Eludes elti- mentaires de Philosophic , sect, v, c. 2. Malebranche, dans le sixieme livre de la Recherche de la Verile, a pr^sente des vues ingenieuses el utiles sur la n^cessite de l'attenlion, pour conserver levidence dans nos connaissances, etsur les moyens de la soutenir. C. J. ATTICUS. Philosophe plalonicien du ii*" si^cle de Tere chretienne. Nous ne connaissons ni son origine ni ses ouvrages, donl il n'est par- venu jusqu'a nous que de rares fragments conserves par Eusebe ; nous Savons seulement que, disciple fidcle de Platon, el voulanl conserver dans loule leur j)urete les doctrines de ce grand liomme , il s'esl niontre I'adversaire de recleclisme alexandrin. 11 repoussait surtout les prin.- cipes d'Aristole, (;u'il accusait de ne s'elre eloigne des idees de son mailre que par un vain dcsir d'innovation. 11 lui reprocliait avec amer- tuuie d'avoir allcrc lidce de la vertu, en soutenanl quelle est insuffi- sanle au bonhcur, d'avoir nie rinnnortalite de I'ame pour les beros et les demons, eniin d'avoir meconnu la Pro\idence et la puissance di- vine, en rejelant la premiere de ce monde ou nous vivons, el en enseignanl (jue la seconde ne pourrait pas ])reserver I'univers de la deslri'.clion. Tons ces reproches ne sonl pas egalement jusU^s, mais ils lemoigncnt de senliraenls tres-eleves. Malgre celle resistance a lesprit dominant de son temps, Piolin avail une telle eslinie pour les ecrits d'Allicus, que, non content de les reconnnander a ses disciples, i! Jia pas dedaigne d'en faire le texte de quel([ues-nnes de ses lec^»ns, Yoyez ATTRIBUT. U9 Porphyre, Vit. Plot., c. 14. ■ — Eusc'-be, Prcupar. evang., lib. xi, c. 1; lib. XV, c. 4, G. — 11 faut se garder dc conlondrc Ic philosophe dont nous vcnons de paiicr avec un sopbisle du menic noni et de la menie dpoque , Tiberius Claudius Herodes Atticus. On peul consiilter sur ce 'dernier Ed. Rapb. Fiorillo, Her. Attici qucc supersunt , in-8", Leipzig, 1801, ct Pbilostrate , Vit. sophist, cum notis Olearii,\\b. ii, c. 1.— Quant a I'aini deCiceron, Titus Pomponius AUicus, que Ton coinpte avec raison panni les disciples d'Epicure, il nous suffira de lui accorder una simple mention. ATTRIBUT [de tribuere ad] signifie, en general, unc qualile, una propriete quelconque, toute chose qui pcut se dire d'une autre (/,aTr,7c- fc'.aOy.'., y.y-r.y.oouu.i^ir,-/). 11 faut ctablir unc distinction entre Ics attributs logiqucs et les attributs reels ou metapliysiques; nous ne parlcrons pas des attributs exterieurs, qui ne doivcnt occuper que les artistes ct les poetes. Le seul caracterc distinctif dcs attributs logiqucs , c'est la place qu'ils occupent dans la proposition ou dans Icjugemcnt; c'est de sa rapporter, je nc dis pas a unc substance, a un etre reel , niais a un sujet. Par consequent, les attributs dc cctte nature peuvent exprimer autre chose que des qualites, si toutcfois ils ne renfermcnt pas unc pure ne- gation. Ainsi, dans cctte fameuse proposition de Pascal : Tbomme n'est ni angc, ni betcj les mots qui liennent la place de Taltiibut ne repre- sentent ni une qualile, ni une idee positive. Les attributs metapliy- siques, au contraire, sont toujours dcs qualites rcellcs, essenticlles et inherentes, non-seulcment a la nature ;, mais a la substance meme dcs cboses. Ainsi I'unite, I'idcntitc et I'activitc sont des attributs dc Tame-, car je ne saurais les nier sans nier en nieme temps rcxistencc de Tame elle-meme. La sensibilite, la liberie et rintelligcnce nc sont que des facultes. En Dieu, il n'y a que des attributs, parcc qu'cn Dieu, tout est divin, c'est-a-dirc absolu, tout est enveloppe dans la sui)slance et dans I'unite de I'etre necessairc. • — 'Dans I'ecolc, on dcsignait sous le nom A' attributs dialectiques , la definition, le genre, le propre et raccident, parce que tels sont, aux yeux d'Aristote {Top., lib. i, c. 6), les quatre points de vue sous Icsqucls doit etre envisagee toute question livree a la discussion philosophique. ATTRIBTJTIF, se dit de tous les termes qui expriment un attri- but ou une qualile, de quelque nature qu'ils puissent etre. AUGUSTUS (Saint). Dix-huit siecles employes a elablir, a conso- lidcr, a discuter et a developper la foi chretienne, n'ont pu manquer detre fertiles en travaux theologiques, philosophiques et historiques qui forment maintenant un corps de doctrine, au sein duquel on ne saurait empechcr la critique modcrne de porter son oeil scrutatcur. Les soui'ccs des divers elements (jui composent ce vaste ensemble sont generalcment pcu eludiees; ellesdurent, avecle temps, se perdre dans une vague origine, et la tendance qui se manifesta dans cctte longuc suite de siccles, fut, avant tout, de soumettre cgalemcnt a la surveil- lance de I'autoritc religieusc les veriles revues de la revelation, et cclles dont I'esprit luunain elait redevable a la culture philosophique antcrieure ou aux ccoles contemporaines du christianismc. Aussi n'cst-il pas rare 250 • AUGUSTIN (SAINT). maintenant d'entendre attribuer a I'Evangile la revelation de vdritds mo- rales ou metaphysiques conniies avanl lui, ct deja vulgaires dans I'anti- quite, oil los avail rcpandues la philosophic grccque, parmi les peuples quirecurenllcs premiers la predication aposlolique. La science na pas ete jusqiia cc jour assez indepcndanle des influences du pouvoir religieux, ou des passions de ceux qui dcclarcrenl a celui-ci une guerre aveugle, pour qu'elle ait pii s'appliquer a distingucr les origines de ces elements divers, et a poursuivre I'accomplissement de cette tache avec le calme et rimpartialile nccessaires. Les livrcs de saint Augustin sont, de tous les dcrits des Peres, ceux qui presenteraient le plus de facilite et de 5urctc a un travail de ce genre. Verse dans la culture philosopliifjuc de I'anliquitd, autantdu nioins que le lui permetlait la connaissance superficielle qu'il avail de la langue grec- que , passionnc pour la lecture des livres sainls , il joignait ii ces deux sources de connaissances, une intelligence clendue et facile, et un en- thousiasnic pour le beau et pour le vrai qui ne I'ubandonna que dans de rares moments. En prcnant pour base rensemble des travaux de ce Pere, on aurail encore I'avanlagc de rattacher scs rccherches a des livres d'unc orthodoxie non contestce, et qui ont, a ce litre, excrce la plus etendue comme la plus durable influence. Les ccrils de saint Augustin n'ont pas cesse de se maintenir en possession de I'enseignement Ihcolo- gique en vigueur depuis quatorze siecles , et on peut les regarder comme ayant contribuc le plus puissamment a determiner la forme definitive du dogfne orlhodoxe. IS'otre projet ne saurait elre de trailer celle grande question en si pcu de pages; mais, obliges dextraire de saint Augustin les doctrines purcmcnt philosopbiques, nous nous sommcs trouves sur la voie de pressenlir cette inlcressanle analyse. AnreUus Ai(gustini(s (saint Augustin) naquit a Tagaste, en Afrique, le 13 novembre de I'annce 3d'i.. Son pere, d'une bonne naissance, mais d'une mediocre fortune, s'appelait Patrice, et samere, fenmie d'une grande vertu, portait le nom de Monique. C'est d'ellc qu'il rcgut les pre- miers principes de la religion chretienne. II etudia succcssivement la grammaire a Tagaste, les humanilcs a Madaure, et la rbelori((ue a Car- thage. Son gout pour les pocles fut la cause principale de son ardeur jiour le travail. Apres avoir frc(fuenlc le barreau a Tagaste, il relom'na a ("ar- thage en 379, el y prol'essa larhelorique. 11 etail, des ce lemps, engage dans les erreurs des manichcens. Pius lard, il porta son talent <\ Rome, el de lioine a Milan, ou il (piilta le manicheisme. II avail cle dispose a le faire par un discours de saint Ambroise et par la lecture de Plalon. La con- naissance des epilres de saint Paul acbeva ce que les paroles et les ecrits de ces deux grands bommes avaient commence. L'annee suivanle, 387, il rcQut le bapteme. Pen de temps apres, il perdil sa mere a Ostie. J)e retour en Afrique, il fut elu par le peuple , sans qu'il s'y atlcndil, prelre de I'c^glise d'llippone. Les succes qu'il oblinl en cetle qualile au concile de Carthage, en 3*.)8, ou il expliq'.ia le syn:bole de la foi de\ant les evcques, el la crainte (pie coni.Hil Valere , excijiic d'llippone. (|u"on ne lui enlevat un pretre si iiv-cessaire au gou\ernew!enl de son diocese, d(''ciderenl celui-ci a le cboisir pour son coadjuteur. II le fit consacrer par Megalius, (5ve(pie do Calame, primal de Numidie. Ses nouv(>lles tbnclions le forc^rent k demeurcr dans la maison (Episcopate; c'est pour- AUGUSTIN (SAINT). 851 quoi fl quitta le monast^re qu'il avail 6\e\6 a Hippone, dans lequel il vivait en communaute avec quelques personncs pieuses. II s'adonna plus que jamais a la predication et a la composilion d'ouvrages qui interes- saient la purete de la foi. Les Vandales, maitres d'une partie de I'Afri- que depuis I'annee 428, vinrent en 430 mettre le siege devant Hippone. Ce fut pendant que sa ville episcopale etait assiegee , que saint Augustin mourut, age de soixante-seize ans. II s'etait mele depuis 411 a la que- relle du pelagianisme, et h celle des donalistes depuis 393. Parmi les nombreux ouvrages de saint Augustin, plusieurs appar- tiennenl plutot a la philosophie qu'a la Iheologie, d'autrcs appartiennent a lune et a I'autre, dautres enfin sonl purement theologiques ; nous indiquerons cenx des deux premieres classes. Les ecrits de saint Au- gustin a peu pres exclusivement philosophiques sont : i° les trois li- vres contre les Academiciens ; S'^lelivrerfe la Vie heurcuse; 3" les deux livres de I'Ordre; 4° lelivre de I' Immortalite de I'Ame; o° de la Quantite de I'Ame; 6° ses quatorzc premieres lettres. Ses ecrits nieles de philoso- phie et de theologie, sont : 1^ les Soliloques; 2" le livre du Maltre; "6" les trois livres du Libre arbitre; 4° des Mceurs de VEglise; o° de la Vraie religion; Q" lUponses a quatre-vingt-trois questions; 7° Conference contre Fortunat; 8" trente-trois disputes contre Fausteet les Manicheens; 9° traite de la Creance des choses que Von ne concoit pas ; 10" les deux livres contre le Mensonge; W" discours sur la Patience; i^" de la Cite de Dieu; 13° les Confessions ; 14° traite de la Nature contre les Manic/teens; 15° de la Trinite. Nous allons tacher de resumer les doctrines philosophiques contenues dans ces ouvrages. Theodicee. — «Dieu est I'etre au-dessus duquel, hors duquel, et au- dessous duquel rien n'est de ce qui est veritablement. Dieu est done la vie supreme et veritable , de laquelle toutes choses vivent d'une maniere vraie et supreme; il est en realite la beatitude, la verite, labonte, la beaute supremes. Tons ces altributs ne doivent point etre en Dieu consideres comme ils le seraient dans I'homme , c'est-a-dire comme des quaiiles qui revetent une substance; mais ils doivent etre regardes comme sa substance et son essence. La bonle absolue et I'eternite sont Dieu lui-meme. II n'y a, dans la substance divine, rien qui ne soit etre, et cest de la que vient son immutabilile » (Soliloque 1, n° 3, k; — de Tri- nitate, lib. viii, c. 5; — de Vera religione, c. 49). Dans toutes ces idees sur Dieu, on ne rencontre rien qui ne se re- trouve dans la tradition platonicienne et aristolelicienne de la philo- pliie antique, et linfiuence de la revelation ne s'y apergoil pas. II n'y avail pas lieu , en effet , quelle s'y exeryat ; car la revelation , supposant toujours la croyance en Dieu etia connaissance de ses altriiiuts etablies dans les esprits, n'a nulle part cru necessaire de d^montrer I'existence de la cause premiere et absolue. On doil remarquer avec quel soin saint Augustin , en exposant I'ubi- quite de Dieu, environnait sa definition de reserves de tout genre, dans la cramle quon n'en tirat quelque consequence favorable a des here- sies qui tendaient a identifier la creation et le Createur. II developpe sa pensee dans plusieurs passages ou il dit : « Dieu est substantiel- lement repandu partout,de telle maniere, cependant, quil nest point 252 AUGUSTIN (SAINT). qiialitd par rapport au monde, mais qu'il en est la substance crdatrice, le gouvcrnant sans peine, le contenant sans efforts, non commediffus dans la masse, mais, en lui-meme, tout entier partoul » (Epitre^l). 11 ajoute ailleurs : « Dieu n'est done pas partout comme contenu dans le lieu, car ce qui est contenu dans le lieu est corps. Quant a Dieu, il n'est pas dans le lieu; toutes choses, au contraire, sont en lui, sans qu'il soit cependant le lieu de toutes choses. Le lieu, en effet, est dans I'espace occupe par la largeur, la longueur, la profondeur du corps : Dieu cependant n'est rien de tel. Toutes choses sont done en lui, sans qu'il soit ncanmoins lui-meme le lieu de toutes choses » {Quest, divers., n" 20; — Soliloq. i, n" 3, h). On ne peut se dissimuler sans doute que, sous le mystere de I'ubi- quile divine, exprimee par ces passages, plulot que resolue dans son accord avec les conditions, contradictoires a sa nature, de I'espace et du temps, ne se trouvent des principes d'oii sortirait sans beaucoup d'ed'orls, en apparence du moins, une philosophic inclinant au pan- theisme. Mais si ees expressions, par exemple : Dieu est substantielle- meiii repandu j)artout , faiblement modifi^es par ce qui suit, mettent le lectenr sur la voie de semblables consequences, saint Augustin ne sau- rait etre justement repris d'avoir enonce un principe incontestable en soi. En cela , il procedait en vertu des lois de I'intelligence, et par con- sequent, dctoule philosophic rigoureuse, disposee a oublier I'individuel et le (ini , lorsqu'elle s'arrele a la contemplation de I'immanence de la cause absolue. Quoique nous le surprcnions ici ob(^issant a ces tendan- ces inherentes k I'esprit humain , et qui ne s'arretent que devant la con- naissance des donnees psychologiques sous lintluence desquelles Thomme se considere comme un etre limite, cree, done, en un mot, de qualiles irrcductibles dans les attributs de la cause supreme; il est certain que saint Augustin a de bonne heurc porte son attention sur ces consequences, et sur les resultats qu'clles peuvent avoir dans la pratique. 11 est egalement certain qu'il les a combattues, tantot par sa doctrine sur la nature du mal, tantot par le principe de la creation ex nihilo dont il est le defenseur, quoiqu'il le refute souvent, sans s'en rendre compte, par les efforts memes qu'il fait pour I'expliquer. Entre un grand nombre de diflicultes, deux principales ne pouvaient manquer, en effet, de se presenter a cet esprit actif et penetrant. 1" Comment lemal peut-il subsister en memetempsquelabonte supreme, absolue, toute-puissanle? Lefaire sortir de Dieu, c'eut bien ete, sans doute, le lui subordonner ; mais cette origine, contradictoire a sa nature absolument bonne, ne pouvait etre admise ; croire qu'il n'avait pu naitre d(> Dieu, et lui accorder cependant une existence quelconque, c'etail le siipposer independant du principe bon, et revenir a I'opinion des mani- ciieens que saint Augustin avait abandonnee, non sans considerer celte phase de sa vie comme im bicnfait de la grace celeste. II crut avoir trouv^ la solution de cette difficulle, el la vraie nature du mal, dans cette consi- deration , savoir : (jue Dieu, elaiit absolument bon, n'a pu creer que des choses bonnes ; qu'il a cree toutes les substances, qu'elles sont done toutes bonnes ; que le mal, par consequent, doit etre cherche ailleurs que dans les substances, (|u'il n'existe que dans les rapports faux qui s'etablisscnt rntre les <''lres, ou que les ^''tres 6tablissent volontairement AUGUSTIN (SAINT). 255 entre eux. Celte doclrinc, qui n'est denuee ni de verity ni de profondeur. est loin cependant de salisfaire a toutes les exigences de la question. 2" L'autre difficulle consistait en ce que quelqiies-uns consideraienl Dieu comme ayant tire de lui-meme la matiere, substance si conlrairc a la sienne, ce que semblaient cependant enseignerles systemes deinanation mis en avanl par les valentiniens, les gnosliques et les manichecns , dont les opinions encore repandues excitaient saint Auguslin a leur repondrc. La nialiere no pouvant doncetre emance de Dieu, ce qui eiit suppose qu'elie faisait auparavant partie de sa substance, ne pouvant pas non plus etre admise comme une force rivale et independante de luij les ortho- doxesla considererent comme creee, qualification dontle sens n'inipliquait pas, aussi clairement que celui d'emaner, la production au dehors de la substance divine elle-meme. Cependant il elait facile a des esprits peu docilcs de suppleer au silence de letymologie, et de supposer dans Iclre crec une participation reelle a Tessence de I'Elre createur. On ajouta done aumot crcavit les mots ex nihiJo, autorises par une traduction in- exactc du ii'' livre des Machabecs (c. 7, v. 28), et saint Auguslin defend celte formule, en I'appuyant, comme nous Tavons dit, d'explicalions qui la detruisenl le plus souvent. Apress'elre, dansle livre dc la Vraic relifjion , fail cette question : Undc fecit? et avoir repondu : Ex nihilo, il ajoute])lus has (c. 18; : Omne autem bonum aut Dens, out ex Deo est, cl il termine cette partie de ces retlexions par ces mots remarquables : Jlhid quod in comparatione perfectoriim informe dicitur, si habet aliquid foriiuc, quamvis exiguum, quamvis inchoatum, nonditm est nihil, ac per hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex Deo. Sans entrer ici dans le domainc dc la theologie , nous ne pouvons passer completement sous silence le travail d interpretation philosophique auquel saint Augustin a soumis I'analyse de Tessence divine connue sous le noni de Trinite , principalement la definition de celle des per- sonnes dont Fidee se retrouve dans Tantiquite grccque , et que Platon , et, plus de trois siecles apres, saint Jean ont appele du nom dc ac-^c-?. Dans les quinze livres qull a consacres a I'etude de ce myslere, saint Augustin a cherche, dans la nature et dans la constitution morale mcme de ihommc, des similitudes qui fissent comprendre la Trinite de pcr- sonnes dans I'unite de substance. Nous n"avons pas besoin de dire qu'il est rarement heureux dans cette tentative ; mais il avoue lui-meme qu'il ne pretend qu'approchcr du vrai sens du dogme, n'en donner qu'une intelligence incomplete, sachant a I'avance que le mystere ne scrait plus, sil pouvait etre penetre tout entier. II y a cependant un singulier oubli des conditions necessaires du probleme qu'il cherche a resoudrc, dans Ic rapprochement qu'il fait entre la personne du Pere et la mc- nioire, faisant passer ainsi lessence eternelle sous la loi du temps, h. condition de laquelle seule la memoire est possible. Saint Augustin a raconle lui-meme que, lorsqu'il etait encore dans les erreurs des manicheens, et lorsqu'il admettait deux principes, I'un du bien, l'autre du mal, ce fut a la lecture des livres de Platon qu'il dut le premier retour a la verite. II s'est plu d'ailleurs a repeter, dans plusieurs de ses ecrits, et principalement dans la Citede Dieu, (jue Platon et ses disciples eurcnt connaissance du vrai Dieu. Ces fails expliquent comment il atoujours compris, el expose au sens platonicien, la notion du Yerbe 2^ AUGUSTIN (SAINT), ou du Xo'fc;, et pourquoi nous trouvons, dans le traild de la Trinite (liv. x), sur la necessite de concevoir nos oeuvres avanl de les realiser, des considerations qii'il transporte, par induction, des fails psychologi- ques a I'essence divine, el qui reproduisent assez fidelemenl la Iheorie des idees du philosophe grec. C'est surtoul sous Tinfluence de cetle philosophic que la pensee de sainl Augustin s'cleve a I'enlhousiasme naturel a son dme ardenle; cetle parlie de sa doctrine a ete souvent, aprcs lui, reproduite par les philosophes du moyen age, par ceux prin- cipalemenl qui inclinaient au realisine. Saint Augustin ne s'esl pas conlenle, en appliquanl la philosophic aux doctrines r^vdlees, dc p6n6trer, Ic plus avanl qu'il a pu, dans la connaissance de I'essence divine ; il a aussi presentc Dieu comme le bien supreme el la veritable fin a laquclle Ihomme doit aspirer. Dans ses deux livres contre les Academic icns, cl dans cclui de la Vie lieureme, il ademontre que le doule ou rinccrliludc dans lesquels vivaienl les aca- demiciens , en Icur otanl le lermc lixe au([uel nous devons tendre , ne pouvaicnl que troubler leur amc, el eloigner d'cux Ic bonheur que tout homnie appelle de ses vocux, auquel loule vie aspire. Passant ensuite a Tobjet de ce desir, il arrive, par rcxclusion successive des etres impar- faits , a IJieu lui-meme, comme seul objet dignc de tons nos eflbrls, seul capable de nous procurer un bonheur cternel el sans melange. Ici, quelle que soil riniluence de la revelation chretienne, il y a ncanmoins, dans la consideration de Dieu comme sagesse absolue, loi morale, lerme dernier el ensemble complet de la science, quelque chose qui semble emprunte au dieu abstrail des anciens. Sainl Augustin semble un instant oublicr que le chrislianisme, par le dogme de rincarnalion, a mis Dieu en communication immediate, reelle, physique meme, avec rhumanild. Toule la discussion contenue dans ces deux Merits reproduit, pour le fond el pour la forme, la philosophic antique, bien plus que les livres reveles. Quclques rellexions meme ne rappellenl que Irop la subtilit6 de Scneque. Comme consequence des idees que nous venons dexposer, la reli- gion, aux yeux de saint Augustin, est le iiioyen do reunir a Dieu I'homme qui s'en trouve 6Ioignc, facte qui nous r.imene a noire vd- ritablc source. Deutn, dit-il (de Cicit. Dei, lib. x, c. 3; avec des expres- sions que Icur singularilc nous engage a conscrver, qui fons est noslrw heatiludinis , el omnis desiderii nostri fitiis, eligentex, imo potius re- liyentcs , amiseramus enim negligentes ; hunc , inquam, relicjentes, nnde et religio dicta est, ad cum dilectione tendamus , ut perveniendo quies- camus. Pour saint Augustin , le mol religio suppose done avec raison dcix lermcs : J)ieu et rhomrae. Aussi, landis que quolques doctrines sorties du scin do I'Eglise par les heresies qui le dechirercnl, tcndaicnt a con- fondre I'homme, la nature clDieu en un seul etre, ct que d'aulrcs, ori- ginaires de ranliquile grec(|uc, enfcrmaienl Dieu dans I'univcrs, comme lame dans le corps, le vit-on dislingucr soigneusemcnl la cause et reiret, cl s'clcver avec force contn^ toute ])hilosophic qui identilie la nuiliere el Ihomme avec J)ieu, ou seulcmcnl qui, lout en distinguant Dieu de lamaliere, Ten revet en quelque sorte, el le place au centre du monde pour en vivifier cl en mouvoir les diverses parlies. De pa- AUGUSTIN (SAINT). 255 reilles aberrations lui paraissaient le comblc de I'impiele {ib. , lib. iv, c. 12). Dans I'obligation de distinguer, par une juste critique, cntre les sources pliilosophiques et les sources revelees auxquclles puisa saint Augustin, il est evident pour nous que sa connaissance du platonisme, encore qu'imparfaite, lui suffisait pour ne pas adraettre la grossiere theologie des stoiciens, qui enfermaient Dieu dans son (cuvre, et le r^duisaient a la simple condition d'une force physique ou d'un prineipe moteur. Psychologie. — Dans la psychologic de saint Auguslin , « la nature de I'ame est simple. Elle n'a rien en elle que la vie et la science, car elle est elle-meme la science et la vie. Aussi ne peut-elle perdre la science et la vie, pas plus quelle ne peut se perdre elle-meme, tanl qu'elle est, ou se priver d'clle-meme. Elle est tout entiere presente dans chacune des parties du corps, sans 6lre plus dans I'une, moins dans I'aulrc, encore qu'elle n'opere pas les memes choses partout et dans tous les membrcs. C'est pourquoi le corps est une chose, la vie et Fame une aulre. La nature do Fame ctant spirituelle, Fame ne conlient aucun melange, rien do condense, rien de terrestre, d'humide, d'aericn ou digne; elle n'a point de couleur, n'est contcnue dans aucun lieu, enfcrmee par aucun systeme d'organes, limitee par aucun espacc; mais on doil la concevoir el se la rcprescntcr comme la sagesse, la justice et les autres verlus creees par le Tout-Puissant.)) Voyez deCivitate Dei, Vih. xi, c. lOj de rmmortulite Anima;, et de Qvantiiate Aninue, passim. Cette dernierc parlic de la definition semFle exclure de Fame Fidee de substance, pour la reduire a des Aertus abstraites, qui ne pourraient, dans ce cas, trouver leur base substanticllc que dans Dieu lui-meme. Nous ne tirerons pas la consequence extreme de ces principes, nous hornant a faire remarquer que la doctrine de saint Auguslin sur Fame n'est pas en tout point d'accord avec elle-meme; que, d'un cote, il la considere comme une substance, d'un autre, comme une qualile; qu'il ilottc entre les systemes de I'antiquile, ou plutol qu'il en rapproche les divers elements d'une maniere qui n'est pas toujours heurcuse. 1! est cependant juste dereconnaitre qu'il est plus particulierementplatonicien. Dans la dc'iinitio.'^. la plus concise quil ait donncc de Fame [de Qacutii- tate Atyima', c. 13), il s'exprime ainsi : « L'an.c est une substance douce de raison , disposee pour gouverner Ic corps, » Detinition qui rappcllo la doclrine de Plalon , resumee de la maniere suivante par Proclus {Comm. in Alcih.) : « L'homme est une ame qui se sert d'un corps. » Ainsi definie, Fame parcourt sept situalions, s'elfevc successivemenl prr sept dcgres dilTcrents. Dans sa premiere condition, elle anime par sa presence un corps terrestre et mortel , elle en forme Funitc et le con- serve ; dans la seconde, la vie se maniCcste dans les organcs de sens distincts ; dans la troisieme , l'homme devient I'unique objel de Falten- tion : de la I'invenlion de tant de langues diverses , des arts, des jeux , des charges, des lois , des dignites , de la poesie , du raisonnement, etc.; dans la qualriciue commence a se monlrer le dcsir du bon : Fame a, pour la premiere fois , conscience de sa dignile propre et de la fin pour la- quelle elle a elecrcce; elle entre ensuile dans la cinquieme p6riode, dans laquelle elle marche a Dieu avec une grande et incroyable con- 25G AUGUSTIN (SAINT). fiance ; dans la sixieme, I'dme dirige vers Dieu lui-meme son intelligence, elle commence a le voir tel quil est 5 le septicme degrd n'esl plus meme un degrc de celte ascension glorieusc , c'est une situation fixe et con- stanle, dans laquelle lame jouit de J)icu, heureuse et cclairce de sa jumicrcj la langue de Ihomme ne saurait en parlcr dignemcnl [dc Quantilale Aninuv, c. 33). Quant a Toiigine de I'ame, saint Augustin la trouve dans Dieu : Dcinn ipsum credo esse, dit-il, a quo creala est ( lb., c. 1). Cettc origine , la plus generalc possibh^ , nc rempeche pas de rcchercher les systemes particuliers, a I'aidc desquels on a tente de la preciser davantage, II distingue quatre opinions qui lui paraissent cgalcment adniissibles, ct qu'il essaye daccorder avcc le peche originel par dcs raisonnemcnls qui laissent quclque chose a dcsirer. La premiere est que les amcs sont for- mdespar celles des parents ; la seconde, que Dieu en cree dc nouvclics dans la naissance de tous les liommes; la troisieme, que, les amcs etant dcja crcees, Dieu nc fait que les envoyer dans les corps ; ia qua- Iricmc, ([u'clles y dcscendcnl d'cllcs-memes (Liber, arbitr., lib. iii, c, 10;. ]\Iais ce que nous nous batons de constater avec plus d'interet ([ue ces bypolbcscs inabordablcs, c'est que saint Augustin, fidclc a Icsprit de la pbilosopbic piatonicicnnc, rcgardc Dieu comme I'habita- tion (le Tame , ct , s'il n'exprimc pas cxplicitemcnt qu'clle est deja et toujours dans rcternile par son essence, on peut rcnlrevoir sous Tclc- vation babituellc de sa penscc, quclque difliculte qui sc rencontre d'aillcurs a coordonner cette consequence avec plusieurs aulres prin- cipes de sa philosophic. L'ame ainsi considcrec sous ces divers rapports, son immortalite semble une consequence nccessaire de sa nature. Saint Augustin a con- sacre un traitc tout cnticr a cette question, el il y est revenu a plusieurs reprises dans d'autres parlies dc scs ouvrages. La science moderne pour- rait sans doule, en les cxplorant avcc une meilleure mclhode, en les Iranslbrmanl dans le langage rigourcuv de la psychologic, donncr qucl- que importance a plusieurs dc ses arguments^ mais, presentcs, comiiic ils le sont, avec obscurite ct incertitude, on ne peut disconvcnir quils nc pcrdent de leur valeur. Lame est immortelle, scion saint Augustin, ]);irce (pie la science, qui est (5tcrncllc, y a elabli sa dcmcurc; die est immoi1(>Ile, parce que laraisou ct lame ne font qu'un, et que laraison est (^teriiclic. Les d(3veloppcmcnls donnes a ces principcs nc sont ni plus precis, ni plus clairs , ni micux d;''montres. On ne ])cul pas ignorcr, sans doute, par quelques aulres passages, que saint Augustin reconnail a Tame une existence substanliellc; ccpendant, prcsquc partout, les Cv- pressions quil cmploic fcraient soupgonner quil la considcre plus volon- ti(>rs connne la conception abslraile de la raison, dc la sagesse, etc. Cette prc^'occupalion est suivie dune autre, telle que, dans certains passages, l"ccri\;iin suppose a lame une etcrnit(} simi)lcmcnt condilionncllc : im- possible, si elle s ecarte dc la raison et de la vcritc; possible, nccessaire iiKMne, si elle s "y conformc deplus en plus. Nous rcn\()yons au passage, de pcur que cclte assertion inq)rcvue ne nous expose a une accusation d'ln- lidclitt' 'dc fnunort. Aninur, c. G;. Quoi(jue lauleur rappellc a la lin du nK'mc cha[)itre (pi'il a dt'-ja ('[(' (K'moiUrc ([ue l'ame nc pomail sc seiiaicr de la raison, ct que, dctoutcsccs premisses, il en conclue I'immorlalil^, AUGUSTIN (SAINT). 257 la difficulle qui rcsle n'est pas moins grandc, puisqiiil est incontestable que I'ame s eoarte souvent de la raison ot rejctlo la verile , et que c'est sur cettc possihilite nieme que repose 1 idee du peche et la doctrine du libre arbitre. Du reste, celte incertitude se produira toujours , lorsqu'on cherchera liminortalile de lame ailleurs que dans sa nature el son es- sence , lorsqu'on la placera dans certaines modifications qu'elle pent ou non recevoir, dans certaines lois auxquelles olle peut ou non se confor- mer. Saint Augustin admet done ici, sur la foi de quelques anciens, prin- cipalement d'Aristote , et sans en saisir toute la port^e , des principes dont quelques consequences se rapprochcraient facilement de plusicurs doctrines modernes justement suspectes. Ce nest pas qu'il n'ait considere lame sous le rapport de son existence substantielle; mais il a moins insiste sur ce point, et la aussi, nous sur- prenons dans ses.ecrils des affirmations inattendues. Ainsi, dans Iccba- pitre 8 du traitc indiquc ci-dessus, il fondc rimmortalite de lame sur ce que, etant de beaucoup meilleure que le corps, et le corps ne fai- sant que se transformer sans pouvoir elre ancanti, I'ame doit, a plus forte raison, avoir cette }>uissance d'immortalite. Cepcndant nous de- vons reconnailre que le principe de I'indestructibilile de la substance , ainsi que celui-ci : Ilien ne se pent crecr, rien ne se petit ancanlir, n"y sont pas aussi Ibrmellement cxprimes que scmblent le croire jjlusieurs des abreviateurs ccclesiastiques de ce Pere {Nouv. Biblioth. eccles., par ElliesDupin, t. iii, p. oVo. — Biblioth. portali\:e des Peres, t. v, p. 59). Au milieu des graves sujets que saint Augustin a traites, il a etc plus d'une fois appele a s'expliquer sur des questions psychologiques d'un ordre secondaire, auxquelles nous ne nous arreterons pas. Nous signa- lerons seulcment la thcorie des idecs representatives des o6;'e/5, Ibeorie plus ancicnne que saint Augustin, quoiquelle ait traverse le moyen age, en panic sous I'aulorite de son nom et de ses ecrits , avant de de- venir, dans la philosophic de Locke, la basede I'idealisme de Berkeley el de Hume, et plus lard lohjel des attaqucs de Reid et de Dugald-Steward. C'est au chapitre 7 du second livre du Libre Arbitre qu'il a etabli la doctrine dun sensor ium central qui pcr(joit les impressions des sens, impressions transformces en idees, en images , et qui ne sauraient 6tre les objets eux-memes tombant immediatement sous I'aclion de nos organes. De toutes les doctrines psychologiques de saint Augustin, la plus di- gne d'attenlion est cclle quil a emise sur la nature du libre arbitre. Les rapports dtroits qui existent entre celte question et celle de la grace, et Tautorite donl jouit I'evcque d'Hippone dans lEglise, principalement a cause de la maniere dont il a combattu les pelagiens, donnenl une im- portance parliculiere a ce qu'il a ecrit sur eel objet. Le traite du Libre Arbitre, divise en trois livres, fut acheve par saint Augustin en 395, vingl-deux ans, par consequent, avant la condamna- lion de Pelage par le pape Innocent I", en ilT. II etait dirige conlre les manichcens, qui affaibhssaicnt la liberie en soumetlant I'liomme a Tac- tion d'un principe du mal egal en puissance au principe du bien. II elait naturcl que, pour combaltre avec succes de semblables adversaircs, saint Augustin accordat le plus possible au libre arbitre. Aussi voit-on, par une lettre adressee a Marcellin , eveque, en 412, qu'il nest pas sans I. 17 258 AUGUSTIN (SAINT). crainle que les pclagiens ne sautorisent do ses livTes composes long- temps avanl qu'il ful question de leur crreur. La philosophie ne pent done rester indiirerenle au desir d'etudier de quelle maniere I'auteur du Irailc du Libre Arbilre a pu sc retrouvcr plus tard Ic defenscur exclusif de la grace, et coneilier Ics principes ])hilosophiques avec les donnees de la revelation. Nous ne pouvons toulei'ois, sur cc point, pr($senter que de courles explications. Dans scs livres sur le Libre ^4ri<7re, saint Augustin reconnait que Ic fondement de la libcrte est dans le principe m6me de nos determinations volonlaires. Le point de depart de lout acte moral bumain est I'homme lui seul, considero dans la laculle quil a de se determiner sans linter- venlion d'auciui clement etrangcr {de LAb. Arb., lib. in, c. 2). Dans sa maniere de delinir le libre arbitre, le merile de la bonne action appar- tienl a riiomme; rien n'a agi sur sa volonte en un sens ou en un autre; sa delermination est parlailement libre. Saint Augustin a-l-il mainlcnu ccs principes dans sa controverse con- tre Pelage? une etude plus attentive des sainles Ecrilures, et principa- lemcnt de sainl Paul , ne lui a-t-elle pas fait modifier sa maniere de voir? 11 ne parait pas le croire ; mais Texamen philosophique de ses ecrits ne nous semble laisser au critique impartial aucun doute a cetegard. Entrc la doctrine de saint Paul [Pldiipp., c. 2, v. 13), qucDieuopereennous le vouloir et le i'aire {opcratur in nobis el velle et perficere) , doctrine a la- quelle plusieurs ecoles de pbilosophie , Tccole de Descartes en particulier, jie sonl pas reslees etrangcres, el celle qui reconnait un libre arbitre ve- ritable, la conciliation ne parait pas s'ollVir d'elle-mcme, Taccord com- j)let est dii'licilc. Sans doute, nous voyons Ibomme exercer tons les jours une action quelqucfois lieureuse, plus sonvcnt funeste, sur la volonte des autres, et nous sommes neanmoins forces de reconnaitre que, sous i'empire de la seduction la plus adroile, comme do la menace la plus puissante, le libre arbilre persistc. De la il semblerail naturel de con- clure qu(?, le pouvoir divin elant inliniment superieur a celui de Fbomme , il pent toujours agir sur notre volonte sans que le libre arbitre en soil blesse; mais les rapports ne sont i)as les menies dans ces deux situa- tions. Dans la premiere, ce n'est toujours quune force bumainc en face d'unei^jrce lumuiine, une volonte humaine sous Taction d'une seduction humaine, deux puissances extfrieurcs Tunc a I'autre et de meme nature, aux prises dans une lutle de leur ordrc; tandis (pie, dans le fail de la grace, ics dtHerminations de la volonte dependent d'une action inle- rieure et plus prolbnde que celle de Ibomme. Or, rinvestigation pliilo- sopbique, poussee jusqu'ou elle pent legilimement alter, arrive toujours a ce rcsuUal , que la liberie exisle la seulcment ou la spojitaneitc de la \olonlc est intaclc. Si Dieu siege en (piclque soi'te au centre de riiomme pour regler les mouvcmcnts de son libre arbitre, quelle (pie suit la dou- ceur avec laquelle il I'incline, quelle que soil ra})parentc liberie^ qui se manil'esle a la conscience, celle liberie n'esl-cllc pas une pure illusion? el la volonte cai)tive, sans seiitir, il est vrai, le [joidsde ses cbaines, ne reslc-t-cllc pas d(ipendante d'une puissance supcM'ieure? Tclles sonl , du moins, les conse(iuences que donne la raison Viwqc a elle-nieme, sans ([ue nous pr(''ten(]ions les defendrc outre mesure. Nous ne disculons point, en ctVel, la doclrine de la grace; nous n'ctablissons point de pre- AUGUSTIN (SAINT). 259 f^rence entre el!e et la llieorie purement philosopliique da libre arbiire, encore moins en cherchons-nous Taccord; nous constatons seuleraent que les conditions dhamionie que saint Augustin se flattait davoir trou- vees entre dies nc sauraient satisfaire entieremcnt rinlelligence , et nous pensons quil vaul mieux garder ces verites sous le sceau du myslerc, que de les coniproniellrc par des solutions imparfaites. Tels sont, parmi les questions que la philosophic a pour objct de y€- soudre, les points principaux auxquels saint Augustin s'est arrete dans ses nombreux ecrits. Si i'on ne peut refuser a la maniere dont il les a trailes I'elegance, quoiqu'un pen rechcrehee, de la forme, et beaucoup d'apergus de detail dont la finesse est portee quelquefois jusqu'a la sub- tilile, on doit reconnaitre aussi que le fond appartient a Fensemble des connaissances philosophiques transmises au monde remain par le genie des Grecs. Du reste, saint Augustin est loin de sen defendre, et sa re- connaissance pour les horames dans les travaux desquels il a puise une partie de son savoir, delate avcc enthousiasme dans plusieurs de ses Merits. Dans la Cite de Dieu, en parliculier (liv. x, c. 2), il reconnait que les platoniciens ont eu connaissance du vrai Dieu,et regardel'opi- nion de Platon sur rilkimination divine conime parfailement conforme a ce passage de saint Jean 'c. 1, v. 0) : Lvx vera quce illuminat omnem fiominem venientem in hvnc miauhim. II revient meme sur une erreur par lui commise en supposant que Platon avait regu la connaissancc de la verite de Jeremie, quil aurait vu dans son prelendu voyage en Egypte. II retablit de bonne foi Ics dates, qui mettent un intervalle de plus d un siecle entre le prophete hcbreu et le philosophe grec {die de Dion, liv. VIII, c. 11); mais il n'en maintient pas moins ce qu'il a avance de Platon. La seule difference qu'il trouve entre lui et saint Paul , c"est que I'apotre, en nous faisant connaitre la grace, nous amontre, agissant et operant, le Dieu qui, pour la philosopliie platonicienne, nctait quun objet de contemplation. Saint Augustin elait trop cclaird, son erudition trop dtendue, sa supe- riorile sur la plupart de ses conlempoi-aius trop peu contestable, pour qu'il crutavoir a redouicr quclquc chose de la science, ou qu'il pensat que la foi quil defcndait dut penirc a en accepter le secours. Dans le second livre du Traife de i'Ordre, il fait voir que la science est le produit le plus digne d'admiration de la raison ; il la decompose dans ses divers elements : lagrammaire, la dialectique, la rhelorique, la geometric, I'arithme- tique, I'astronomie, et il en retablit ensuite les rapports et I'enscmble. Telle qu'elle est, il la considere comme une introduction, comme une preparation neccssaire a la connaissancc de I'ame et de Dieu, qui con- stitue a ses yeux la veritable sagesse. Mais nolle part il n'a cxprime son opinion sur la dignile de la science , sur le devoir pour I'esprit d'en sender les profondeurs , aussi bien que dans le morceau suivant , oii il applique a cette recherche le quwritc et inveniefisde saint Matlhieu : « Si croirc, dit-il {de Lib. ^Ir^.^, lib. ii, c. 2), n'ctait pas autre chose que comprendre, sil ne fallait pas croire dabord, pour eprouver le ddsir de connaitre ce qui est grand et divin, le prophete cut dit inutilemenl : « Si « vous ne commenccz par croire, vous ne sauriez comprendre.)) Kotrc- Scigneur lui-mcme, par ses acles et par ses paroles, a exhorte c\ croire ceux qu'il a appeles au salut; mais, en pariant du don quil promet de n. 260 AUGUSTIN (SAINT). faire an croyant, il nc dit pas quo la vie elcrnollc consisle h croirc, mais bien a connuUre Ic scul vrai Dicu , ct Jcsus-Chrifil qii'il a aivnye. A ccux qui croienl deja, il Icur dit ensuile : C/icrchcz ct vous trouverez; car on ne saurait rcgarder coramc trouve cc qui esl cru smis ctrc conmi, ct pcr- sonnc n'cst capable de parvcnir h. la connaissancc de])icu, s"il ne croit d'abord ce qu'il doit connailre ensuile. Obcissons done au preccptc du Seigneur, et c/tcrcAon* sans discontinucr. (^e que scs exborlations nous invitent a cbercher, set ddmouxirolioni nous le feront comprendrc autant que nous le pouvons des cetlc vie, el selon I'elat actuel de nos fo- cultds. » Nous nc pouvons terminer celtc rapidc esquisse des doctrines philoso- phiques de saint Auguslin, sans dire quelque chose des deux plus celebres ouvrages de ce Pore, dont personne nignore les tilres, mais qui, pcut- 6lre, ne sont pas rcellcmcnt aussi connus qu'on pourraitle croirc. Nous voulons parlor des Confessions et de la Cite de Dicu. Los Confessions sont I'histoirc des trcnle-trois premieres annces de la vie de saint Augustin, et surtout des mouvemcnts interieurs qui I'agi- tercnt dans sa longue incerlitude entrc les principes du manicheisme et les dogmes orlhodoxos qu'il embrassa cnlin en 386. II ne cherche ni a dis- simuler ses fautes, ni a exagcrer son repcntir. L'cnthousiasme qui regno dans CCS recits est un enthousiasme sincere, ([uoique, dans lexprcssion on relrouve quelquefois les habitudes du rhclcur. Cette biographic so terminc a la mort do sa mere, qu'il racontc a la fin du ix'- livrc. Les qualrc derniers conticnneiit divcrses solutions qui preoccupaient vers celte epoquc I'espritdc saint Auguslin, ct princij)alement I'i^bauche des livres qu'il ccrivit plus tard sur la Genesc centre les manicheens. Quanl a la Cite de Dieu , vanl^e au dela de ce qu'clle contient par des ecrivains dont plusieurs semblent n'en avoir connu que le litre, cet ouvrage est loin do repoadrc a I'ideo qu'on so fait d'un si vaste sujet. Composd pour dcmontrcr que la prise do Home par Alaric n'elait pas un cffet de la colere des dieux irrites du triompbc du chrislianisme, il presente quelques apergus tres-faibles sur le gouvernement temporel de la Providence , el sur les cotes d^feclueux de la religion et do la po- lilique des Ilomains. Cel examen do la superiorile du vrai Dicu sur les dieux du paganismc ne saurait etro d'aucun inlcrol pour nous, et il nous imporlo pen do savoir si les demi-dieux do lanliquitc sont ou ne sont pas les demons des traditions chretienncs. Celtc lulle des deux ci- tes, ou plutot du peuplc elu avoc les pcuplcs que Dieu a laisses dans I'ignorance de la veril6, et que saint Augustin parcourt dopuis I'origine du monde jusqu'a la consommalion des siecles , est plus remarquable par Terudilion que par I'ordrc ct Ic discernemenl, et nc rcmplit nullo- inent rattenlc de ccux quallirc nalurcllcmenl un lilre si magnifique. En resume, les ouvrages de i'^vequc d'llipponc l^moignenl d'uno vaste erudition, d'une connaissance, sinon Ires-profonde, au moins eten- due do la philosophic antique, d'un esprit facile, cnthousiasto ct sincere. Ce qui frappe le plus gcncralement lo Iccteur, cost le besoin incessant dc so rondro un comple raisonne do sa croyanco, depcnclrer aussi avant dansrinlelligcncedu dogme, que Ic luipermcltaient son genie el les lu- miorcs dont Icspril humain c.lail cclaire a celtc epoquc. On pout trouvcr que parlout la discussion n'cst pas egalcmenl forte , ct que trop souvcnt AUTONOMIE. 2GI les habitudes d'unc rh^torique et d'une dialeclique un peu vides ont dis- pose I'illustre theologicn a se fairc illusion sur la valeur de ses arguments j mais , a part ces defauts que personne ne peut meconnaitre, et qui ap- particnnent aux Icttres latines en decadence, le genie de saint Augustin est un des plus beaux qui aient honore I'Eglise par I'elendue de sa scienee, et par son ardent amour pour la verite. La meilleure edition des oeuvres de saint Augustia est I'ddilion des Bdncdictins , 10 vol. in-f- , Paris , 1677-1700. H. B. ATJTOjVOMIE [de auTo? vo>o;; (tre a soi-mime ta propre loi] est uno expression qui apparlient a la philosophic de Kant. Lorsque ce philoso- phe proclame Yautonomie de la raison, il veut dire simplement qu'en maliere de morale , la raison est souveraine j que les lois imposees par elle a noire volonle sont universelles et absolucsj quo I'homme, trou- vant en lui des lois pareilles, devient en quelque sorte son propre legis- lateur. G'est dans cette propriele de notre nature, c'est-iVdire , encore une fois, dans la souverainete du devoir, que Kant fait consister le veri- table caractere et la seule preuve possible de la liberte, 11 appelle , au contraire, du nom d' heleronomie les lois que nousrccevons de la nature, la violence qu'exercent sur nous nos passions et nos besoins. AVE.\-PACE. Voyez Ibn-Badja. AVERRHOES. Voyez IsN-RoscnD. AVICEi\IVE. Voyez Ibn-Sina. AXIOME. Ce terme, dont I'usage paralt tr^s-anclen, n'a 6i6 em- ploye d'abord que par les mathcmaticiens pour designer les principes monies de leur science, ou un certain nombre de propositions d'une evi- dence immediate et servant de base a loutes leurs demonstrations. G'est ce qui resulte d'un passage de Va Metaphysique d'Aristote (liv. iii, c. 3), ou ce philosophe se demandc si la science de I'etre ou de I'absolu ne doit pas aussi s'occuper de ce qu'en mathematiques on appelle du nom A'axio- mes. Pour lui, il donne a ce mot une signiiication plus etenduej car il I'applique sans distinction a tous les principes qui n'ont pasbesoin d'etre demontres, el sur lesquels se fondent, au contraire, toutes les sciences ; h tous les jugements universels et evidents par eux-m^mes, sans lesquels, dil-il, le syllogisme ne serait pas possible [Analyt. Post,, lib. i, c. 2). Mais ces divers principes sont subordonnes a un seul, qui passe a ses yeux pour la condition supreme de toute demonstration et m^me de tout juge- ment : c'est le fameux principc d'idcntitc el de contradiction • b. savoir, que le m6me ne saurail a la fois etre el n't'ive pas dans le meme sujet, sousleraeme rapport et dans le m^me temps {Miitaph., lib. iii, c. 3). Apr^s Arislolc, les stoiciens ont compris sous le nom d'axiome toute espece de proposition gcnerale, qu'elle soil neccssaire ou d'une verite contingente. Ce sens a etc conserve par Bacon j car, non content de soumettre ce qu'il appelle les axiomes a I'epreuve de I'experience et des fails, ce phi- losophe di.iliiigue encore plusieurs sortes d'axiomes, les uns plus gene- raux que les autres {Nov. Organ., lib. i, aphor. 13, 17, 19, etj)ass.).Le sens d'Aristote s'esl maintenu dans I'ecole cartesienne, qui voulait, comma on sail, o^pliquer a la philosophic la methode des geom^tres. C'est ai^isi 262 AXIOME. que Spinoza et Wolf ont commence leurs oeuvrcs par des axiomes et des deiinitions dont se deduisent ensuite loutes leurs theories. Kant, ayant distingue plusieurs sortes de principes, aussi differents les uns des autres par leur usage que par leur origine, a consacre le nom d'axiomes a ccux qai servent de base aux sciences malhematiques : ce sont, d'apros lui, des jugements absolument independants de I'experience, d'une evidence immediate, et qui ont pour origine commune I'inluition pure du temps ct dc I'espace. Par celte raison, il les appelle aussi les axiomes de I'inlui- tion. A rexempled'Arislote, il neglige d'en fixer lenombre, et chercbe a les subordonner a un principe supreme qu'il formule en ces termes {Critique de la Raison pure , analyt. des priywipes) : << Tous les pheno- m^nes peuvent 6tre consideres comme des grandeurs elendues. Grace a ce principe, les proprietds de I'espace ou de I'^tendue, en dehors de la- quelle nous ne pouvons rien percevoir, c'est-a-dire les verites et les defi- nitions mathematiquos, deviennent les conditions n^cessaires, les formes a priori des choses clles-m^mes ou des ph^nom^nes que nous decouvrons par rexperience. » Si maintenant nous passons de I'histoire du mot k la nature m^me de la chose ; si nous voulons connattre le vrai caractere des principes ma- themaliques, et le coinparer h celui des autres principes de Tinteiligence humaine, nous serons forces de choisir entre la proposition supreme d'Arisloto et celle de Kant- car, dans I'ctat actuel de la psychologie, c'est a ce choix seul que se rdduit toute la question. Si, comme le pre- tend le philosophc grec, tous les axiomes peuvent se r^soudre dans le principe de contradiction, ils ne sont plus que des jugements analytiques et m^me de simples formules abstraites, dont le seul r^sultat est de de- composer dans ses divers ^l^ments une notion generale deja presente a lesprit, sans enrichir notre intelligence d'aucune connaissance nou- velle. Si, au contraire, les axiomes sont dc v6ritables principes, c'est- a-dire des connaissances intuitives, immediates, que ni lexperience ni I'analyse n'ont pu nous fournir, il faut alors, avec le philosophc alle- mand , les regarder comme des jugements synlhetiques a priori. Nous n'hesitons pas, uniquement en ce qui concerne les principes mathema- tiques, a nous prononcer pour I'opinion d'Aristote. En effet , quand je dis, par exemple, que la ligne droite est leplus court chemin d'un point a un autre, il m'est impossible de ne pas voir qu'entre le sujct et Tattribut de cette proposition, il n'y a pas seulemcnt, comme entre Iclfet et sa cause, un rapport de dependance ou un enchatnemcn' necessaire, mais une v6ritab]e identite , ou au moins la relation d'un tout a sa partie ; dans I'idce que je me fais d'une ligne droite, est certainement deja comprise cellc du plus court chemin d'un point a un autre ; par consequent , il n'y a que I'analyse qui ait pu les separer. Kant, il est vrai, en choisissant precisdment le m6mcexemple, arrive a un resultat tout oppose : « La ligne droite, dit-il, me represente seuiement une qualifc ; le plus court chemin d'un point a un autre me rappcile, au contraire, une quantite ; ce nest done que par une veritable synthesc, mais par une synthese necessaire, que jai pu reunir dans un menie jugement deux notions aussi dilierentes I'une de I'autre. » Une telle subtililc, malgrc le nom qui larecomniaude, merite k peine d'etre prise au sdrieux. II est evident quen pensanl a une Hgne droite , jc suis {orc6 de tenir compte de la quantite aussi bien que AXIOTHEE. 263 de la qualite j car, faites abstraction de la quantit6 , et la ligne n'aura plus d'etendue ; elle ne representera plus aucune dimension de I'espace j en un mot, elle aura cesse d'exister. De plus, I'etendue d'une ligne droite, la quantile d'espace quelle me represenle, est necessairement telle, qu'entre ses deux extremites je ne saurais en concevoir une plus petite, cesl-a-dire qu'elle est le plus court chemin d'un point a un autre. Nous ne parlerons pas des autres axiomcs considercs par Kant lui- meme comme des applications diverses du principe de contradiction, par consequent comme des jugemcnts analytiques; nous ferons seulement remarquer que ce caracl^re n'esl pas le seul qui etablisse une difference entre les axiomes proprement dits et les veritables principes ou les con- naissances intuilives de la raison. Quand je dis que la parlie est moindre que le lout, ou que deux quantites egales a une meme troisieme sont egales entre elles, je n'affirme ricn des existences, je ne dis pas quil y ait quelque part un tout, des parties, une quantile et des quantites Egales entre elles; je pretends seulement, comme il a ete demontre tout b. riieure, que, dans lun des deux terraes dont se compose principale- ment chacun de ces axiomes, I'autre est necessairement compris. En outre, ces deux lermes, avec ics idees qu'ils exprimenl, peuvent elre I'un et I'autre empruntes a lexperience. Cest, en etfet, acetle source de nos eonnaissances , plulot qu'a la raison, que nous devons les notions d'un tout et de ses parlies, 11 en est autrement de ce principe qui est le Ion- dement de toute morale : toutes nos actions libres sont soumises a une loi obligatoire, universelle et necessaire. Non-seulement la loi du devoir ne saurait elre deduite par voie d'analyse de I'idee de liberty ; m.ais de plus , je crois a I'existence de ces deux termes , dont le premier depasse entierement les limites de lexperience. 11 ne faut done pas confondre sous un meme litre des jugements aussi diirerejUs les uns des autres que ceux qui servent de base aux demonstralions malhemaliques, et ceux que la metapbysique et la morale sont obligees de chcrcher dans une analyse approlondic de la raison humaine. Les premiers sont purement analyliques,c"est-a-direqu"ils reposent sur un I'apporl d'identile oucelui d'un tout a sa parlie; ils ont pour sujet et pour atlribut deux termes cor- relatifs dont I'exislencc est bypothetique ; enfin, ces deux termes peu- vent elre cgalement empruntes a I'experience. Les autres, au contraire', sont des jugements synlbeliques ou deux lermes complelemenl disiincls I'un de Tautre sont encbaines par un lien necessaire ; cbacun de ces deux termes represenle une existence reelle, et I'un au moins est tout a fait etranger a lexperience. II faut laisser aux premiers le nom d'axiomes , et consacrer aux autres celui de prhwipcs. Comme I'a dil avec un sens profond I'auteur de la Critique de la Raison pure (Introd.) , les matbe- matiques n'ont pas d'autres principes que leurs definitions, car elles n'onl affaire qua un monde ideal : a I'aide des limites et des figures dans lesquelles elles circonscrivent librement I'espace et I'etendue, elles pro- duisent elles-memes, elles creenL en quelque sorle toutes les donnees qu'elles soumeltent ensuile au proccde de la demonstration. Voyez les articles Puixcipes et MATn£iiATiQLi:s. AXIOTHEE DE Phlius , Tune des femmes qui , apres avoir suivi les IcQons de Platon et de Speusippe , transmetiaient a leur tour la doc- 2G4 BAADER. trine qu'ollcs avaicnt regue. Elle passe pour avoir porte des v6tements d'homme, probablement le manlcan do jjliilosophe ; cet usatre parait avoir ete adopte cgalement par Lasthenie dc Maiilinec {Voyez Diogene Laerce, liv. in, c. 46 j liv. iv, c. 2). B BAADER (FranQois) , un des plus eminents penseurs de rAliema- gne , etudia d'abord la medecine ct Ics sciences naturelles. 11 ne se voua qu'assez tard aux. speculalions metapbysiques. 11 occupe dans la pbilo- sopbie moderne une place a part. II n"a i);is redige de corps de systenie. Sesidecs sc trouvent dispersees dans une Ibule decrils detaches. Cette exposition , deja si peu suivie , est sans ccsse brisee par des digressions. Baader est ardent a la polemique : il nc sail pas resister au plaisir d'une escarmoucbe, et ne perd aucune occasion de faire le coup de feu contre ses adversaires. La rapidile de la pensee et de frequentes allu- sions rendent difficile la lecture de ses ecrits. Les etrangetes d'un style original , enibrouille , bizarre, ajoutent encore a I'obscurite. On peut aussi reprocber a Baader des puerililcs mystiques que ce viril esprit aurail du s'interdire, Toul cela fait autour de sa vraie pensee un fourre que peu de gens ont le courage de traverser. Mais ceux qui I'es- sayenl sont bien recompenses. Les ecrits de Baader sent une mine des plus ricbes. lis ont une grande valeur critique, et ferment un arsenal precieux pour qui veut combattre les diverses ecoles de TAllemagne. Baader en a saisi les cotes faibles avec une singuliere penetration, et de sa dialectique aceree il a frappe au defaut de I'armure tour a lour Kant, Ficble, Schelling et Hegel. Baader a prolite de lous les progres que ces grands esprits ont fail I'aire a la pensee; mais il a, des i'origine , com- battu leui's erreurs, quand personne encore ne les soup(;onnait , et a die seul a soulenir toujours conlre eux la cause de la science cbretienne. Baader unit la religion ])()si[ive el la pbilosopbie par un mysticisme qui rappelle Jacob Bocbme. Jacob Babme a parlage leloimante destinec de Spinoza. Ces magnifiqucs genies n'ont exerce aucune inlluencc sur leur temps. 11 a fallu deux siecles el plus a lespril buniain pour arriver a les comprendre. lis n'onl trouvc (]u'aujourd"bui des penseurs capables de converscr avec eux-, et ils onl preside a la revolution pWlo- sophique de lAllemagne , comme Montesquieu ct Bousseau a la revolu- tion politique de la France. Schelling, dans son premier systeme, et Hegel, reievent de Spinoza ; ils se reclament aussi de Jacob Bo^'hme ; mais c'esl a tort ; ils I'ont mal compris. Baader est son veritable descen- dant. Les mystiques du n:ioyen age, Baracelse, Van Helmonl, sainte Therese, madame Guyon, Swedenborg, Pascalis, el surtoul Saint- Martin , elaienl egalement familiers a Baader. Lorsque le roi dc Bavicre voulut faire de Tunivcrsitc de Munich le centre d'une rc-action religieuse contre les idees nouvelles , Baader fuL appele a y pr(jfcsser la pbilosopbie. 11 linit par elrcassez mal vu. Le roi voulait reslaurer le moyen age plus encore que le christianisine , et Baader avail une liberalile de \ue-s qui s'accordait mal a\ec ces projelSv BAADER. 265 J'ai pai"16 de bizarreries mystiques; mais toutes les fois qu'il sait s'en preserver, il retrouve le haut bon sens du geiiic. 11 so distingue m6rae entre les pcnseurs de I'Allemagne par son esprit pratique. II s'est fort occupe de politique, et toujours avec independance. En 1815, il con- seilla a la Sainte-Alliance de legitimer sa cause par un grand acte de justice, la restauration de la nalionalite polonaise. A la meme epoque, il signalait avec un coup d'oeil prophetique le besoin qu'avait donne la r(^volution frauQaise de r^aliser socialement les principes ^vangeliques de justice et de charite. Apres 1830, il s'occupa le premier, dans son pays, des proletaires, et ce fut avec un esprit genereux. Tout cela ne le mettait pas en faveur aupres du roi , moins encore ses idees sur lE- glise. Baader s'est detache de Rome ; il s'est prononce avec force contre la suprematie du pape. II voulait'd'un catholicisme regi par les conciles et democratiquement conslitue. L'Eglise grccque repondait le mieux a son ideal; et dans son dernier ecril, peu de temps avant sa mort, il cherche a etablir la suprematie de cette Eglise sur celle de Rome. La theorie de la liberte est ce qu'il y a de capital dans Baader. La phi- losophic allemande est venue aboutir au pantheisme. Hegel est I'inevi- table conclusion de Kant. On a compris alors que la logique seule mc- nait a un Dieu universel, k un monde necessaire, et que, pour echap- per au pantheisme , il fallait la depasser et rehabihter la hberte. Tout TefTort des adversaires intelligents de Hegel porte sur ce point. Baader a suivi cette tactique bien avant les autres. II a donne le signal et le plan de I'attaque, et a beaucoup contribue au changement de Schelling et au discredit du pantheisme en Allemagne. II faut, d'apres Baader, distinguer trois moments dans I'histoire de I'homme. Dieu le cree innocent; mais cette purele originelle nest pas la perfection. L'homme est cree pour aimer Dieu. Or I'amour n'est pas cet instinct primitif du bien impose par la nature; il suppose le consente- ment, il est le libre don de soi-meme. Mais la liberte n'est pas Ic libre arbitre, le choix du bien ou du mal. Le bien seul est la liberte. Le mal est I'esclavage ; car la volonte coupable est sous la servitude des at- traits qui la dominent, etdes lois divines qui repriment ses desordres, la fi-appenl d'impuissance el la paralysent. Le libre arbitre n'est done pas la liberte ; il est le choix entre ellc et I'esclavage. II n'est pas la perfe^on ; il n'en est que la possibilile. 11 n'est pas Tamour; il n'en est que ■fnrle. 11 doit done etre franchi et depasse. Mais si la liberte est nn^fmiwM immuable, eternelle, une vie divine dont on ne pent de- c^ir, elle n'en presuppose pas moins le libre arbitre. Pour se donncr IjP'ement , il faut jjouvoir se refuser. II y a done un moment oii l'homme appele a se dinner ou a se refuser a Dieu ; ralternative est offerte : choisit. xVpres I'innocence, avant I'amour, le libre arbitre ou I'epreuve. ^a tentation est done pour Thomme , et generalement pour toutes les features libres, une necessite, mais non point la chute. Unies dabord ftalement a Dieu, sans conscience propre, elles doivent se distinguer de lui. Mais cette distinction n'est point necessairement une contradic- tion ou une're volte; c'est ce que le pantheisme meconnalt. II distingue aussi daiypl'liisloire de l'homme trois moments, mais le second est la chute, Milieu d'etre, comme I'exige la pensee, la tentation qui peut {woir d(w issues. 266 BAJU)ER. Le choix fait ne peut ^Ire prevu. II ne se connatt pas ^priori; car le contraire etait egalemenl possible. On ne le connail done que par I'eve- nenicnl. G'est I'experience , el non la raison, qii'il faul interroger; elle trouve ici sa place dans toule philosophic qui rcconnail la liberie. Or le nial est entre dans le monde : I'experience le temoigne. Quelle devail elre la suite de cetle chute? Le choix accompli, le libre arhitre cessc aussilol. II n'est ni le bien ni le nial; il le precede j il est I'egale possibilile de I'un ct de I'autre. Lhouime devail deineurer a jamais fixe dans la decision prise. Or le mal n'est que ncant ct doulcur; car Dieu est la vie. La consequence de la chute elait pour le monde I'elernel neanl et lunivcrsellc douleur : cc n'est pas ce qui a eu lieu : la chute a done etc rcparec. Mais Ihonune dcchu ne pou\ ail recevoir la vie que si Dieu, le principe de vie, sassociait de nouveau a lui. Dieu devail des- cendre pour ccia dans les abimes ou nous a precipilcs le lual; il devait partager nos douleurs, porter le faix de nos peines, s'ahaissera loutesnos humiliations, sc fairc enticrement semblable a nous, connallre mcme la niort. Le sacriGce duCalvairepouvail seul sauver une racedechuc. Lebul de ce grand holocausle ctail d'elever I'liomme a Tamour eternel dont il s'elait exciu; mais ce ne pouvail ctre I'dret immediat. Get amour exige la cooperation du libre arhitre j le libre arhitre devait done elre rendu. L'homme a etc replace, par la vertu de lexpiation (hvine , dans la posi- tion ou il se trouvait a 1 heme de lepreuve, libre de choisir, avec une diilerence toulefois. 11 avail alors linslinct du bien, il a maintcnant ce- lui du mal. II doil mourir a lui-meme s'il veut renaitre a Dieu. La iroix est pour riiomme et pour Dieu le seul moyen de reunion dcpuis la chute. Le deisme el le panlheisme pallient le mal : Tun et laulre n"y \oient que I'inevilable imperfection du fini ; mais le mal est si peu le (ini, qu'il est, au contraire, I'eirort du fini a se poser comme Tinfmi, de la creature a se faire le centre de tout, a usurper le droit de Dieu. 11 n'est point, dailleurs, le contraire seulemeut du bien , comme le fini lest de I'infini ; il en est la contradiction. Le manicheisme regarde le mal comnie positif ; mais il a le tori d'en faire une substance, un principe eternel. Or, le dualisme est incom])a- tible avec lidee de Dieu. Ce sysleme dailleurs, qui semble exagerer le mal, en attcnue la gravite non moins que les precedents. En faisant du mal un principe eternel, il en fail un ])rincipe nccessaire^ c'est Fabsou- dre. Ces irois syst(!;mes, ales prendre rigoureusement, sont don«jAiani- mes a nier la liberie el la responsabilite du mal : ils en meconnaiSfct la nature. 1- Icise presente une grande difficulte. On peut dire : Le mal est impas- sible j il ne saurail exister : ce que Ion appelle de son nom, ou n es't rien, ou n'est qu'une forme du bien, un de ses deguisements. Le bien seul peut exister; car Dieu est lEire. On ne peut done supposer (luehju^' chose qui soil hors de lui, (pii soil conlre lui : ct^ serail un non-sens.* — D'autre pari, si Ton ne \eut pas nier le libre aibitre, il I'aut ace-e|)lA" la possibilile du mal. Or, nier ie libre arbilre, c'esi n!<'r rexpi'rience, la conscience, loiJ)ber dans Ic lalalisme el avec lui dans le panlheisiiie. — Yoila deux exigences egalemenl inqierieuses. La conlradicliuu, lieu- rcusemenl, n'est pas insoluhk;. Dieu est IKtre, done liors de lui il n'y a que n^ant. L'homme est BAADER. 267 libre, done il peut vouloir centre Dieu. Seulemenl alors sa volonte est n^ant. II ne peut la realiser, il trouve I'oppose dc cequ'il cherche, et son oeuvre le trompe. La volupte ruine les sens, I'orgueil amene I'abais- sement, regoisme est I'ennemi de notre interet : le mal se tourne tou- jours centre lui-merae ; il est chatie par une divine ironie qui lui fait faire perpetuellement le contraire de ce qu'il se propose. II obeit done malgre lui, et son impuissante revolte est aussi bien soumise que la plus fidele obeissance. Le mal manifeste Dieu eomme le bien, seulemenl dune autre maniere : par son neant il proclame que Dieu seul regne et seul est. L'effet, etant toujours le contraire de ce que veut la vo- lonte coupable, est divin. Le mal n'existe que subjecti ement; il es- saye en vain de se rcaliser, il ne peut se donner lexistence objective. II y a dualite dans les volontes, non pas dans leurs actes : toutes, elles executent les desseins eternels. Les creatures, qu'elles le veuillent ou non, n'accomplissent jamais que les ordres divins. Fata volentemducunt, nolenlem tralaint. Contemplee de ce point de vue , I'histoire se montre a nous sous un jour tout nouveau. Lhomme, malgre les obslin^s ^garements de sa liberie, ne fait jamais que suivre la route Iracee par la Providence; il est inbabile a troubler runiverselle liarmonie; il execute toujours la pensee divine. Et quelle est celte pensee? Pour noire race decbue, il n'y en a qu'une, la redemption. Elle est I'oeuvie raisericordieuse, I'evenement magnifique dont les siecles se transmettent I'accomplis- gement. Au milieu de I'bisloire, s'offre le sacrifice qui sauve Ihuma- nit^ : le cbristianisme est fonde. Tout jusvu'alors le preparait; tout, depuis son 'apparition , concourt a son etablissemcnt universel. II est la puissance qui entraine le raonde a un progres incessant, ei le pro- voque infatigablement a la justice, a I'unite, a Tamour. On ne peut con- naitre davance la volonte de lhomme : on peut prevoir celle de Dieu , que Fbomme a deux manieres, a son choix, d'accomplir. On nest plus dans le falalisme, eel insipide lieu commun des modernes pbilosopbies de riiistoire ; mais on demeure dans un ordre d'autanl plus majestueux que le desordre meme finit par I'elablir. A cette thcorie, que Baader a d^veloppee en plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment dans le premier cahier de la Dogmatique specu- lative ^ se rattache encore une idee importante. Le bien et le mal don- nent a toutes nos facultes, a limagination , a la pensee, au sentiment, aussi bien qu'a la volonte, une direction differente. Les passions asser- vissent tout notre etre. L'bomme, sous leur empire, ne voit plus les choses sous leur veritable aspect , et il en est incapable. Le mal obscur- cit, trouble, egare I'entendemenl, le frappe de foJie et de sophisme : le bien rillumine et le reclitie. La \olonte a done sur rintelligence une decisive influence. Dans I'ordre moral , les convictions dependent de la pratique. Une vie sensuelle et egoiste mene a d'autres crojances qu'une \'\e cbaste et devouee. Les ames mediocres ont une autre phi- losophic que les coeurs tourmentes de la noble amiiition de Tinfini. Tous leshommes, a I'origine, ont sans doute un principe commun : ils entcndent dabord un meme ordre de la conscience; mais, selon qu'ils obeisseut ou non, leur conscience s'allere ou garde sa purete, leur en- tendement s'obscurcit ou s'eclaire. II y a action de la pensee sur la vo- 2^ BAADER. lonld, el reaction de la volont^ sur la pens6e ; elles ne sont point isol^es : rhomme est un. II faut done, dans la recherche de Dicu, se ceindre d'obcissance, selon I'expression du poete oriental. Tout ceci pent 6tre regarde coinme vrai. L'experience monlrc que notre conduite exerce un grand empire sur notre pensee. La raison enseigne que le vrai et le bon sont uns. L'horame n'est done pas dans la verite, tant qu'ildemeure dans le mal. 11 peut avoir d'elle alors une image abslraite et morle; il ne pos- sede pas la verite vivante et reelle. Pour bien penser, il fout bien vivre. Baader s'est, dans la philosophie de la nature, aussi nettement separe du panthcisme que dans la theoric de la liberty. Les poeles , inspires par leur genie divinaloire, ont vu dans les tristesses el les joics de la nature, dans ses fetes et ses deuils, dans ses voluptes el ses fureurs, I'image de nos esperances et de nos regrets, de notre bonheur et de notre infortune, de nos amours et de nos haines, I'image de I'homme tombe. Les reli- gions sont unanimos a expliquer par une chute les llcaux de la nature , el par le peche la murt. Que doit penser la philosophie? On trouve ici les memes solutions que pour la liberie. Le d^isme el le pantheisme voient dans la mort comme dans le mal une institution necessaire a I'eco- nomie du lini. Mais la morl n'esl pas plus necessaire que le mal. Nous avons au dedans de nous le type d'unc nature ideale, dont les formes sont d'une irreprochable correction 5 elle ne connall ni souffrance , ni laideur, ni declinj elle a reternelle jeunesse de ce qui est parfaitement beau. La raison enseigne qu'il doit y avoir harmonic de I'ideal et du reel. Cette harmonie n'existe pas dans I'ordre present de la nature 5 il n'est done pas I'ordre divin, I'ordre legitime, I'ordre primitif. La nature souffrante, infirme, perissable, est une nature dechue.'La mort est done la suite du mal, et n'affligeait pas le monde avant Ic peche. Baader arrive ici a une hypothese aventureuse. La morl, selon lui, etait avant Ihomme; I'histoiredes revolutions du globe le prouve : il y a done eu une chute anterieure a cellc de I'homme, et la creation do la tcrre est en rap- port avcc cette ancienne catastrophe. Le chaos de la (ien'cse n'est que les mines confuses de la region celeste que gouvernait Satan et que Iroubla sa revolte. Lc travail dcs six jours a eu pour fin d'ordonner et de reparer cette grande destruction. Ge ne ful qu'au terme de I'wuvre que la puis- sance du mal ful domptee. La mort etait emprisonnce ; la dcsobeissance de I'homme lui ouvrit de nouvcau les portcs. La nature, Isis voilee, semblc vouloir punir les audacieux qui osent tenter ses mysteres. Baader s'est permis dans la philosophie de la nature d'etranges al)crrati()ns. 11 revient aux ekicubrations de Jacob Bcehme et de Paracelse. 11 est a regretter aussi ([u'il ail doiiiie dans son systerae, aux merveilles du somnambuHsme , une place qu'olles u'ont pas dans la na- ture. S'il est frivole de negliger aucun fail, il est tenieraire de trop vile expliquer; il faul d'ailicurs toujours gardor la juste proportion, et I'univers ne s'expliquc pas par une crise nerveuse. Baader a suivi avec grande altcnlion la famcuse voyanle de J'revorsl , qui a lanl occupe toute I'Ailemagne savante et rcveuse, et jnsqu'a Strauss lui-meme; il est lachenx qu'il ait jete par la quekiue dclaveur sur sa philosophie, qui renferme, du reste, tant de precieux apergus. Baader n'a pas en Allcinagne loute la reputation qu'il mdrile. On ne lui a ikus encore piirdonn6 le dedain qu'il avail de Ta^jpareil systf^ma-r BAADER. 269 tique dont on a si fort la superstition au dela du Rhin. II a ddrout6 les habitudes de lourde melhode qu'affcctionne la science allcmande. Raader, au lieu de faire un gros livre, a disperse ses idces dans une multitude dc brochures , el Ion a bien quelque peine a reunir en un meme corps tous les menibrcs dc son systeme. Mais on sent toujours chez lui I'inlime harmonic qui coordonnc tous les details. Raader n'en a pas moins exerce une grande inlluence : par sa polemique surtout, si incisive et spiri- tuelle , il a beaucoup contribue a la reaction centre le pantheisme. II compte ses partisans les plus nombreux parmi lesmysliques et les theo- logiens philosoplies, Julius Muller, enlre autres, a ecrit d'apres ses prin- cipes un livre remarquable sur la chute et la redemption. Hollmann a public, pour scrvir dinlroduclion h la philosophic de Raader, un volume facile et agreable, die VorhaUe zu Baachr. II paraitra peut-elre, apres tout ccla, paradoxal de dire que Raader est un des philosophes allemands dont I'etude pourrait avoir le plus d'allraits etde profit pour nous. Nous croyons qu'il en est ainsi pourtant. Raader aimait I'esprit frangais, et le savait coniprcndre. 11 avait meme pour lui une predilection qui lui a donne fantaisie d ecrire un jour en frangais (et quel frangais I ) deux petits Irailes, qui I'eraient prendre de ce pen- scur une idee bien fausse a ccux qui ne le connaitraicnt pas autrement. JMalgre toules ces excentricites et de facheuscs preoccupations , il y a dans Raader une verve, une originalite, un rapide et libre mouvement que nous suivons plus volontiers que les lenles evolutions d'une meta- physique d'ecole. Sa pensee est profonde ct difficile ; mais, sauf les abus de mysticisme, precise, nette, bien delerminee. Surtout, ce ne sont point chez Raader de vaines abstractions 5 c'est I'homme, trop visionnaire sans doute et trop entoure de spectres, mais enfin Ihomme vivant et reel, qu'il setforced etudier et de faire connaitre. Raader a seme ses ouvrages d'une foule d'apergusing^nieux, de vues nouvelles et d'idees fecondes. II y a plus de bonne psychologic chez lui que dans aucun autre philosophe allemand. Ce n'est souvent qu'un trait, une saillie, quelquefois unebou- tade, toujours une vivc lumiere. Voici la listc des ouvrages de Raader, dont il n'existe encore aucune Edition complete : Extravagance absolue de la Raison pratique de Kant , lettre a Fr. H. Jacobi, in-8', 1797 (all.) ; — Considerations siir laj)hi- losophie elementaire, en opposition au traite de Kant, intitule : Principes clcmentaires de la Scieyxce de la nature, in-8^, Hamb., 1797 (all.)j — Memoire sur la Physiologie elementaire, in-8°, Hamb., 1797 (all.); — sur le Carre des pythagoriciens dans la nature, in-8", Tubinguc, 1799 (all.) ; — Memoire de Physique dynamique, in-S", Rerlin, 1809 (all.) ; ■ — Demonstration de la morale par la physique , in-8", Munich, 1813; et dans ses Ecrits et Compositions philosophiques , 2 vol. in-8'', Munster, 1831 et 1832 ; — de V Eclair, commc pcre de la lumiere (dans le meme recueil) ; — Principes d'une Theorie destinee a donncr une forme et une base a la vie humaine, in-8", Rerlin, 1820 (all.); — Fermenta cogni- tionis, 3 cahiers in-8°, Rerlin, 1822-1823;- — de la Quadruplicite de la vie, in-8", Rerlin, 1819; — Lccons sur la Philosophie religieuse en opposition avcc la Philosophie irreligieusc dans les temps anciens etmo- dernes, in-8", Munich, 1827 (all.) ; ■ — Lccons sur la Dogmalique specu- lative, in-8", Stuttgart ct Tubingue, 1828, et Munster, 1830 j — Quaran te 270 BACON. propositions d'une Pratique religieiise , in-8**, Munich, 1831; — de la Benediction et de la Malediction dc la creature, in-8", Strasb., 1826 j — dc la Revolution du droit positif, in-8", Munich, 1832; — Idee chr6- ticnne de I' Immortalile en opposition avec les doctrines non ckretienncs , in-8", Wurlzb., 1836; — Legons sur une thcoric ftitwe du sacrifice et du culte , in-8"', Munich, 1836. Nous ne parlons pas de ses Merits puremenl poliliques ou Iheologiques. A. L. BACOX (Roger), surnomm6 h docteur admirable, naquit vers 1214, non loin dc la villc d'llcester, dans le conite de Sommerset, d'une fa- mille anciennc et considerce dans le pays. Au sortir de I'cnfance, ses parents I'envoyerent aux ecoles d'Oxlbrd, ou ses rapides progres lui concilierent la hienveillance de plusienrs personnages eminents, et, entre autres, de Robert (jrosse-Tele, eveque de Lincoln. Lorsqu'd cut pris quelque teinture de la grannnaire et de la dialectique , il quilta sa palrie, ct, a lexeniple dcs plus grands bommes du xiii'" siecle, vinl fre- quenter rUniversitc de Paris, que tout lOccident proclamait la cite des ])bi]osophes et le centre des lumieres. L'bistoire ne dit pas combien de lemps il y passa; mais il ne retourna pas en Anglcterre avant d'avoir oblenu le grade de docleur, peut-elrc mcme avant d'avoir pris I'habit dc franciscain. Apres I'annee 12 W, nous le trouvons retire pros d'Ox- ford , dans un cloitre de cet ordre , et consacrant aux sciences ct aux leltres tons les instants que ne reclamaient pas les devoirs de la vie mo- nasiique. II apprit d'abord I'arabe, le grcc et Thcbreu, aOn de pouvoir eludier dans le texte original les traites d'Arislole ct des philosophes orientaux, que, suivanl lui, I'ignorancc des traducteurs latins avait lotaleincnt denatures. 11 s'adonna ensuite aux niatheniatiques, aux dif- fercnles parties de la physique, a I'astronomie, et, jugcant plus profi- t;d)le d'etudier la nature en clle-m(imc que dans les livres, entreprit, a laide dinslrunienls de son invention, une serie d'observalions et d'ex- ])criences dont la dcpense parait s'etre elevee, dans Tcspace de vingt annees, a deux millc li\rcs parisis et plus. La nuniilicence de quelqucs amis eclaires lui pernietlait de se livrer a ccs travaux dispendieux ; mais Icur protection ne put le defendre contrc les soup^ons dc ses supcrieurs. Ceux-ci, indignesqu'un Frcrcdcleur ordre se livral a dos etudes que les pr(^jugesde cet age condaiiinaient, inlcrdirenta Racon, dapres d'anciens roglemcnts, dc coinnuniiquer ses ouvrages a qui que ce fiil , sous peine de les voir conllsques et d'etre lui-meine mis au pain el a lean jjcndanl plu- sieurs jours. Bacon, a cc moment, n'avail encore rien public, el peut- r-ire celle defense, rcligieusemcnl observee, allail le decider a aban- (lonner ses plans, lorsque, pour son malbcur ct pour sa gloire, le cardinal Fulcodi fut envoyc en Anglcterre par le pape IJrbain \\. Fulcodi, juris- cojisulle cclebrc et secretaire de saint Louis avant d'etre cardinal, ai- niail beaucoup les lettres. 11 est probable que, duranl son voyage, la renommce de IJacon, qui cominengait a se repandre, parvinl jusqu'a lui; car, pcu de temps apres, clant dcvenu i)ape sous le nom de Cle- ment IV, il adressa au moinc franciscain un legal, Raymond dcLaudun, a (jui il le ])riait deremeUre quelqucs traites de sa composition. ]}acon rcfusa dabord; mais, sur denouvclles instances, il lili)artir ])Our Rome un dc ses disciples, Jean de Paris, qui dcvait presenter au sou\crain BACON. ^71 pontife YOpus majns et des instruments de mathc^maliques. Clement IV accneillit cc douhle hommage avec une bicnvcillante admiration, et, tant qu'ii veciit, Roger Bacon mena des jours tranquilles, sinon ho- nores. Mais aprcs sa mort, arrivec en 12G8, la jalousie et la haine quel- que temps contenues des franciscains, se traliirent par une persecution sourde dans les premiers temps, et qui bienlot fut avouee. On ne se borna plus a renouveler les anciennes defenses ; on (it comparaitre Ba- con, alors age dc soixante-quatre ans, devant une assemblee qui se lint a Paris en lannee 1278, sous la presidence du superieur Jean d'Esculo ; on frappa sa doctrine d'un anatheme solennel , etil fut jcte dans les fers sans avoir la triste ressource den appeler a la cour de Rome; car on avail a I'avance rendu inutiles toutes ses demarches en suppliant le sou- verain pontife de contirmer la sentence. Soil defaut de pouvoir, soil manque de courage, tous ses disciples garderent le silence, et ce fut dans la resignation seule quil dut chercher des adoucissemenls k son inalheur. Sa captivite durait depuis quelques annees, lorsque Jean dEs- culo parvint au siege ponlilical, sous le noni de Nicolas IV. Roger Bacon, que resperancc d'un raeilleur sort n'avait point abandonnc, lui adressa un opuscule S^n- les moyens ilarreler les fvogr'es de la vieillesse. II ne semblail pas quecelle demarche dut adoucir en sa favour I'ancien supe- rieur de son ordre ; cependant, apres de nouvelles rigucurs, celui-ci, rcnongant a une vicille rancune, ou plutot, vaincu par les instances de quelques protecteurs devoues, ordonnaqu"on rcnditla liberie a Tauleur (Ic YOpus majits. Bacon touchait alors a une vieillesse avancce, qui ne devait pas lui permettre de jouir longlemps de celte justice tardive. II mourut enectivenicnt peu de temps apres, a I'agc de 78 ans. LOjWs maj^is etant le principal monument du genie de Bacon, une rapide analyse de eel ouvrage, dailleurs peu connu, suffira pour donner une idee dos opinions de son autcur. Roger Bacon ne doutait pas quil ne v^cut h une epoque dc torpeur iniellectueile et d'ignoi ance prolbnde , paniu des hommes fort peu in- struils et ne cherchant pas a le devenir, qui , par consequent , ne faisaient faire aux sciences aucun progres. Ce fait admis, il en trouva plusieurs causes, qui se ramencnt aux suivantes : trop de confiancc dans I'aulo- rile, le respect de la coutumc, d'aveugles egards pour les ])rejug6s po- pulaircs, et cet orgueilleux amour de soi-meme qui porte lliomme a rcj)rouveF connne dangereuses ou a mepriscr commc pueriles les con- naissaaces quil ne possede pas. II resuUail dc la que le premier devoir d'un rcformaleur intelligent etait de rendre a I'esprit humain son indc- pendance, en ruinant I'empire dc I'autoritd, de la coutumc et des preju- ges, cl de mcUre en lumierc les avantages pratiques et la dignite des sciences. Tel est I'objet des premieres parlies de YOpus mojus. Roger J}acon commence par reclamer le privilege qui apparlient b. la raison de I'homme, d'exercer un controle severe sur toutes les doctrines soumises a son approbation. Les motifs qu'il allegue sont a peu pros ceux que les librcs penseurs de tous les iiges ont invoques en faveur de la memo cause. II rappelle que la perfection est rare, surtout parmi les hommes; qu'il n'a etc donne a. aucun sur celte terre dc counailrc la \crite sans melange d'erreurs; que, tous etant fail!ii)les, ily aurait une extreme imprudence h en croire un seul sur parole. Encore uioins, 272 BACOiN. ajoulc-t-il, doit-on sen rapporler aii jugoincnt dii vulgaire ignorant, passionno, donl Ic propro est d'abuscr des meillcures chosos- La nmlti- ludc, daillcurs, esld'aulanl moins t;up.d)le do penclrcr dans les mys- tcrcs dc la sagcssc, qu'cllc est plus noinl)i'euse : car, en philosophie conime en religion, il y a beaueoiip d'appeles el peud'elus. Enlin, il fait voir (jii'une opinion ne pent elrc repuU'C vraic uniquemenl a eaiise dc son anliquitej que, loin de la, la seience elant IVeuvre des ages, il y a miile a parier que I'inexperience des premiers pliilosophcs s'cst Irahie par de graves erreurs qu'il apparlicnl aux derniers venus de reeonnailre el de eorrigcr. Ainsi Aristote a niodilie le systeine de INalon, Avieenne cclui d'Aristole, Avcrrhoes les doclrines de lous ses devaneiers. Bieniot , ahordanl des eonsideralions d'unc autre nature , Roger Bacon enlreprend une apologie generale des sciences. 11 insiste priucipalcment sur la nccessitc de n"en bannir aucune, et dc ne point accioitre conime a plaisir notre ignorance par un injusle mepris pour un genre d'inslruc- lion qui n'esl pas le notre. 11 avoue que certaines j)arties de la philoso- piiie out etc negligees, dautres proscrites par les Peres de I'Egiisc ; niais d'abord les Peres claienl des liomiues, et, comme tels, sujets a se tromper 5 de plus, leur conduite s"expli(!ue ])ar des causes tort simples, el ne se prctc pas aux conclusions que la malveillance el le faux savoir N oudraient en lirer. Loin de proscrire aucune brancbc de la connaissance luiinaijic, il importc de les culiiver toules, ne fut-ce que dans I'inlerel de la religion. La religion et la s(,'iencc sonl solidaires parce qu'elles se touclient, ou plutol se confondenl, el on ne pent arreter Tessor del'une sans nuire au developpemenl de I'autre. Apres avoir expose ces vues generales, Bacon en vient aux details. On congoit quil atlire toute laltention du lecleur sur les sciences qui lui paraissenl Ic plus negligees par ses conleuiporains , el quil avail lui- ineine cullivees plus que toules les aulres, a savoir la grammaire el les niatbemaliqucs. Comme les livres sacres sonl Iraduils du grec et de VM- breu, el que, d'une autre part, les docleurs scolastiqucs vivaienl, en (]uelque fa(;on, sur les ouvragcs dArislole el des pliilosophcs arabes, limporlance des traductions et la necessity de les avoir coi-i-ecles deve- naienl evidenl(>s, ct on pouvait facilcment en conclurc que Tctude dc la grammaire elail indispensable. Lapologic des sciences niatlieniati(iues exigeail lout autrement de soin el de proi'oiideur ; aussi occupe-l-elle unc place enorine dans VOpinf majus, donl unc viiigtaino dc i)agC3 au plus .sonl consacrces a la grammaire. Ce qui conslilue auxycux de Roger Bacon I'uliHtc et la grandeur des niatlicmatiques, c'csl : 1° qu'elles sont supjiosces par toules les aulres sciences, que, sans clles, on ne peul se ilaller d'cludier avec fruit; 2" (pi'dlcs nous facililcnlla solution de plusieurs questions de philosophie nalui'cllc; 3" qu'elles rcndcnl les plus grands ser\ ices au Iheologicn, soil (ju'il cludic la science du compul, ou(juil vcuilleappli([uer al'l-'.cri- lurc saiiilc les principesdc la chronologic. Parmi les (jucslions dc pliilo- s(jplii(; nalurellc donl les malhcnialifiues facililcnl Ja solution, Roger Bac in cite ct discule les suivanles : (Juelles sonl les dillcrenccs des cli- mals? Quelle est la cause du Hux ct du relhix? La maticre esl-ellc infi- nic ? Les corps se toucbent-ils en un point ? Quelle est la figure du nionde ct de la terre? Ny a-t-il quun monde, un solcil cl une lunc, ou bien y BACON. 275 en a-t-il plusieurs ? La matierc s'etend-clle a rinfini ? Quelle est la cause de la chaleur ? Enfin, Ics niathemaliques sont la condition dc rastrologiej par i'astrologie jointc a la connaissance dcs elinials , clles contribuent beaucoup aux projires de la medecine, ct, a ces avanlages , dies joigncnt celui dc creer en quclque sorle la science de la perspeclive. Lii vient se placer un Iraite de Perspective , qui , joint a uu opuscule de la Multipli- cation des figures ( de Mulliplicatione specierum) , compose la cinquieme parlie de VOpus ma jus. Dans unc sixieme etderniere partie, intilulce deScientia experimen- tali, Bacon poursuit le cours de ses recherches sur dilKrenls points de philosopbie naturelle. Quelques lignes, dont I'cxemple de sa vie est un cclatant commenlaire, rcvelent sa pensee sur la nielhode applicable aux sciences. 11 distingue deux procedes, Texperience et le raisonnenieiil, mais en se pronongant hautenient pour Ic premier. Scion lui, le raison- nement aboutit a des conclusions quit nous permet de comprcndre: mais il ne nous donne pas une notion claire ct distincte de la rcalitc ; il nc nous apprend ni a I'uir les cboses nuisibles ni a recliercber les bonnes, Ainsi, dil-il, il se pent que, par dcs arguments trcs-puissants, on par\icnne a prouver que le feu brule et detruil tout ce qu'il louche ; mais cctte de- monstration ne suffirait pas a un homme qui n'aurait jamais vu dc feu , et il n evitcrait la llamme quapres en avoir approchc la main ou un objet combustible. On a pu rcconnailre dans I'exposition rapidc qui precede, plusieurs des aperyus qui , trois cents ans plus tard,ont fait la fortune et la gloire da chancclicr Bacon. Comme lilluslre autcur du ISoimm Orga- mmi, le moine inconnu du xiii'' siccle est cpris du plus vif amour de la science: il en appcUc dc tons ses vceux, il en favorisc de tous ses efforts le progress il voudrait communiquer a tout cc qui I'cntoure son cnthousiasme pour cette noble cause, de sorle qu'on peut dire avec unc enliere verile, que la pensee qui a inspire le trailc de Ang- mentis et Dignilate scienliarum est en germe dans VOpus majus. J)e meme Roger Bacon et le cbancelier s'accordent a rcpousscr Ic joug de rautorite, de la coulume, des prcjuges, a se conficr dans les seules forces dela raison, souverain arbitre, a Icuis ycux, du vrai cl du faux. Tous deux eniin so inontrcnl partisans declares de rcxperience , conlre les incertitudes el les abus dc la melhode rationnelle. A ces frappantes analogies sc melcnt dcs dillercnccs qui lienncnt a la fois aux hommes el aux epoqucs. Ainsi, aulanl le style du cbancelier Bacon est ricbe, anime, brillant de melapbores et de saillics , autanl celui de Roger est lourd, penible, decolore , bicn que dc beaucoup superieur a celui des ecrivains du meme age. h'Inslauratio magna ne porle pas le ca- chet d'une connaissance profondc de Ihistoire el dcs monuments de la science ; an contrairc, Roger est Ires-erudit ; il possede a fond Aristole, Ptolemce, Euclide, les philosophes arabes, et il les cite a tout propos, methodc asscz diflicile a concilicr avec son mepris pour I'autorite. J'ajoutcrai en dernier lieu qu'il a sur le baron de Verulam I'immense avantage d'avoir uni conslammcnt Texemple au preccpte et pratique les IcQons ct les conscils qu'il donnait a ses contemporains. Ainsi , pour nous borner a quelques exemples , il a dccril plus exactement qu'on ne I'avail encore fail, Farc-cn-ciel , I'aurore borcale, les halos. 11 a connu I. 18 271 BACON. In lliiorio geiieralc dcs vciTCS concaves ct convoxos pour grossir ct rap- prochcr les ohjcls ; ce qui a motive I'opinion inadmissible d'ailleurs de Wood , de Jebi) el de (jiielmiers aiiteui's (jui en aieni ])arle. Knlia il a\ ail rcconnu la necessite de relbrnier le calendrier , et les coiM'ections (pi il proposa sonl preciseinenl celles qui onl ele adoptees sous le ])apc (ire;;oiie XIII. Sans doute YOpus vuijiis n'est pas un ouvraj^e parlait de lont point; lerrenr s'y niele rrecpicnmienl a la verite, el lastrolofiio judiciaire, ralcliinne et les sciences occnlles n'y occupenl f,nierc moins de place (pie la ph>si(pic et les niatluMnaliques ; niais degagez ces errenrs j)U(>riles , ti'ihul pay(; par I'auteur a la credulit(3 poi)ulaire, ct il reslera encore une masse (3normc de fails bicn constates el dc decou- Nci'tos j)osili\es, (lependanl, Uoger IJacon n'a cxercd ni au xiii'- sid'cle, ni dans les ai,'es suivanls, linlluence que merilaient dobtenir ses Iravaux el son gihiie. i*ersecuU'' pcMidanl sa vie, il a etc m('connu sinon oublie a])r(;s sa mort, el ses oiivrages, pen eludi(!'s, n'ont contribnc' que laiblementaux progi'c's de lespril Imtnain. Peut-('>lrc au fond ne doit-on pas s"en (Hon- ner. (Jbser\alem" liabih; de la nature, mais peu verse, il est permis de h) croire, dans les matiercs thd'ologicpies, Uoger IJacon exceliait dans les Iravaux (pii t'laient le plus anlipatlii([ues a la piete m(';(lilali\e dc ses conlenq)orains, landis qu'il nc^'gligeait les (3tud(;s le mieux en bar- monie avec leurs gouts, leurs usages ct leurs croyances. II taut dire de plus (ju'il s'est monlr(> iniinimenl tiop sev(''rc a leur egard, en poignant sous (le sonibres couleurs, connne livrec a rai)atlii(^de rignoi'ancc,cettc grande pc^'riode du xiu'= siecle, oil lEuropc etail couvcrte dunixersili^s, ct ([u"illuslr(''rent un si grand nondjre dc laborieux ('crivains, dont (pichpies-uns, comme saint Tbomas, posscdaicnl tons les dons du gvuie. Or , il en est de nuMiie des liommes que de la nature , <\ qui on ne coiumande (pi a la condition dc lui obeir : Nalura non nislparendo cin- ciliir ; il faut tenir conq)le, pour les diriger , des aHeclions de leur c(cur el dcs pr(''jug(''s i\c. leur csi)rit , ct ne beurler imprudemment ni les uns ni les aulres. Au lieu de sui\re le mouvement de son siecle, Jiacon, esprit courageux et bardi, Ta contrariti [)lut()t en cliercbant a le devan('(>r ; il dc^vail \i\re dans lai^M'sc^culion, mourir sans gloii'c el lais- ser peu de vestiges dv son inlluence, sauf un jour a (Hre phici' ])armi les meillciU's (\spi-iis du moyen age, quand la j)osl(>rit('' , donl ladmiralion est ac(|uise a tons les grands talents, aurait rcM-omui ce ([uil cut dans lame (rt'-ncrgic morale el de cai)acil(; inlellectuelle. l.^Opus in((JHSix (H(' publi(3 pour la premi('re I'ois ])ar Samuel .lebb , in-fol. , I.ondrcs, 17;53 -, une seconde ('dilion , qui renferme de [)lus (pic la ])r(;c(^'dentc un prologue sur les aulres ouvrages de lauteur, a (He ini- prinu-e a N'enise en IT.jO. II Caul y joindre deux opuscules egalenienl impriuK^'S : lim J)e )!('r)rli.tr((' ct dc nullilalc iiKirjitc, in-Y", l*aris, llVrl., in-8",Bale, l."il);3; in-8", llambotu-g, 1()()8, 1G18 ; laulre, menliomu'; dans le cours de cet article, Dc rcianhuulis saiecluli^ (ircidcntihmi , iu-V'. Oxford, liJOO; Iraduil en anglais par Jiicliard J^rowne, Kondres, I7()8. Le Tvnitc dc Pcrspccllce , i)td)li('' par J. Combaelnus, in-'i", l''raiicl'ort , iOiV, ne forme pas un ouvrage dis- BACON. 275 linct fie la cinquieme parlie de V.Ojnis majus. Parrai les Merits de Bacon qui n'ont pas vu le jour, sc trouve iinc double conliuuation de son grand ouvrage sous Ics litres A' Opus minus eid' Opus (erlimn; elle existait autrefois a la hibliotiiequc Coltonienne, et la biblollieque Mazarine en possede une parlie. Si on croil Bale, Leland, Pits et les autres historiens anglais, Bacon aurait compose, en outre, cent et quelques trailes sur la gramuiaire, les mathcmaliques, la physique, I'optique, la geographic, I'aslrononiie, la chronologie, lachimie, les sciences oceultcs, la logi([ue, la metaphysique , la morale et la Iheologie; mais Samuel Jebb a prouve suraliondammentque celte enumeration etait tres-exageree, el que tantot le meme traite se Irouvait reproduit sous des titres ditlerents , que tantol de simples fragments etaient donnes comme autant d'ouvrages entiers et distincts. Cependanl nous ne contestons pas que I'avenir et de pa- tientes recherches ne puissent faire decouvrir des ecrils de Bacon au- jourd hui inconnus ; nous signalerons specialement un manuscrit de la bibliotheque d'Amiens indique par Ihenel {Cat. Hbr. manuscr., in-4°, 1830) sous le titre de Philosophia Baconis. — M. Jourdain, dans ses Recherches sur I' age et I'origine des traductions d'Aristote ^ est un des premiers qui aient fait connaitre VOpus majus par des citations eten- dues. En 1839, M. Delecluze en a public dans la Revue franqaise une nouvelle analyse interessante par les details scientifiques qu'on y trouve j mais le travail le plus coniplet dont le moine franciscain ait encore ete I'objet, est le savant article que MM. Daunou et J.-V. Le Clerc lui ont consacre dans le tome xx de YHistoire litteraire de la France. C.J. BACON (Francois), celebre philosophe anglais, regarde comme le pere de la philosophic cxperimentale, naquil a Londres le 22 Jan- vier 15G0. II etait fils de Tsicolas Bacon, jurisconsulle distingue, garde des sceaux sous Elisabeth, et d'Anna Cook, femme d'une grande in- struction et dun rare mcrile. 11 se fit remarquer, des son enfance , par la vivacite de son esprit et la precocilc de son intelligence, et fut envoye a treize ans au college de la Trinite a Cambridge, ou il fit de rapides pro- gres. II n'avait pas encore seize ans quil commenca a sentir le vide de la philosophic scolaslique ; il la declara des lors sterile et bonne tout au plus pour la dispute. Cest ce que nous apprend le plus ancicn de ses biographes, le reverend W. Rawley, son secretaire, qui le tenail de lui-meme. Destine aux aliaires, il fut envoye en France el attache a I'ambassade d'Angleterre ; mais il perdit son pere a 20 ans , au moment meme ou un tel appui lui eut ete le plus utile. Laisse sans fortune, il abandonna la carricre diplomatique, revint dans sa patrie et se mit a eludier le droit afin de se creer des moycns d'exislence. II ne tarda pas a devenir un avocat habile , el fut nommc avocat ou conseil extraordinaire de la reine, fonctions honorifiques plutot que lucrativesj il se vitaussi, vers le meme temps, charge par la Societe de Gray's //?ndeprofesscr un cours de droit. Ses nouvelles eludes ne lui faisaient pourtant pas per- dre de vue I'interel de la philosophic, qui avail loules ses predilections : on le voit a Fage de 25 ans tracer la premiere ebauche de YInsiavratio magna dans un opuscule auquel il donnail le litre ambilieux deTeiriporis partus maximus {La plus grande production du temps). Afin de concilier son amour pour la science avec le soin de sa fortune, 18. ^270 13 AGON. Bacon sollicitait im omploi avantageux ([ui lui laissal dn loisir. II s'alta- clia ])oiir reussir a des pcrsonnages iiilluciUs, iiolainineiil a William (Jc- cil cl a Uobert (A'cil , minislrcs lout-j)iiis.sanls-, niais ccux-i-i , qii()i([iic clant SOS parents, ne firenl licii pour lui. il so lourna ensuilc vers Ic coinle d'Esscx, favori dc la reine, (pii, avec plus de honiie volonte, ne put rien oblcnir. Mieux Iraite par ses conciloyens, il I'ut nomine, en lo!):i, mcmbre de la Chanibre des communes |)ar le comle de Middlesex. C'est a 37 ans seulemenl que Haeon dehula comme auleur. II lilpa- rattre a celle epoque f 15i)7; des Ess/iis dc morale ct dc polUlqnc , eerils originairenienl en anglais, el qu'il mil plus lard en latin sous le litre dc Sermones fideles, sice Iiiterlora rvrnui :'l()2o, , ouM'age rempli de rellexions juslcs , dc conseils dune utilile pratique, qui lui fit prendre rang parmi les premiers eerivains de son pays comme j)armi les ])lus prolbnds penscurs. II composa aussi vers le memo lemps, sur des ma- tieres de jurisprudence et d'adminislralion, divers ou\ rages (pii n'oni vu le jour qu'apres sa mort, el il conc^nit le vasle projcl de relbndre loule la legislation anglaisc; niais ce projet, auqucl il rcvinl plusieurs ibis par la suite, resla sans execution. Lorsquc le malheureuj: comle d'Esscx, pousse au desespoir, cut tramc la plus Iblle des conspirations, iMisahelii exigea - valier, ne tarda pas accumulcr sur lui les favours. En KJOV, il lui donna le litre de conscil ou avocat ordinaire dn roi, au liiMi do colui (\c roascil. cjlraordinairc, (\n"\\ avail [)orl('\ius(iuo-la, ra[)poiant ainsi a nn sorxicc j)lus actif aupres de sa porsoniK^; il lui iicj'orda en monio temps une pension dc 100 livrcs sterling. En 1007, il le nomma sollicilcur general j BACON. 277 en 1G13, attorney g^ioral; enlGlG, menibre duConseil priv^; en 1617, garde du grand sceau ; enfin , lord grand chancelier (IGiS) ; en outre, il le crea baron de Verulani (1G18), puis vicomte de Saint-Alban (1G21), et le dota dune richc pension. Tout en remplissant avec zele les diverses fonctions qui lui furent conliees successivenient, Bacon trouvait encore des loisirs pour se livrer a scs etudes favorites : ainsi, en 1G09, il publia I'ingenicux opuscule de Sapicnlia vetcnnn {de la Sagesse dcs ancicns), oil il voulut montrer que les verites les plus imporlantes de la pbilosophie , aussi bien que de la morale, etaicnt cachees sous les fables que I'antiquile nous a transmi- ses, s"efror(:ant de propager ainsi a Faide de I'allogorie les principaux dogmes d'une philosoplue nouvelle. En 1G20 il (it paraitre, sous le titrc de Novum Or (jamnn^sive Indicia vera de interpretatione nalurcv et regno hominis , un ouvrage qu'il meditait depuis bien des annees, et dont il avaitdeja trace plusieurs ebauches (notamment I'opusculc intitule Cogi- taia et visa de interpretatione nattircc, sive de Inventione renim et ar- inan,r6d\g6 des lGOG,mais reste inedit). Dans ce livre, qui devait commcncer la revolution des sciences, Bacon se propose, comme I'indi- que le titrc meuie, de substituer a la logique scolastique, au celebre Organon d'Aristote, une logique toute nouvelle, un Orgnnon voiiveati. L'autcur Tecrivil en latin, afin que ses conseils pussent etrc lus et mis en pratique par tous les savants de I'Europe; il le partagea en apbo- rismes afiii que les preceptes qu'il contenait fussent plus frappants et pussent se gravei- plus facilcment dans la memoirc. La gloire de Bacon comme savant, son credit et sa puissance comme hommc dEtat etaicnt au comble, lorsquil se vit attaque dans son bon- neur par une accusation flelrissante, et precipite du faite des grandeurs par le coup le plus inattendu. Pour se conserver les bonnes graces du roi, ainsi que celles de Buckingliam, il avait pr^te son concours a des mesures vexatoircs, et avait, par une complaisance servile, appose le sceau royal a dinjustes concessions de privileges et dc monopoles, qui pouvaient remplir los coffres du roi et de son favori, mais qui irritaient la nation. En outre, le grand chancelier, peu scrupuleux sur les moyens de s'enrichir ou d'cnrichir !es siens, avait, avec une coupable facilit6, acceple lui-meme des plaidcurs, ou laisse recevoir par ses gens, des dons qu'on pouvait regarder comme des arrhes d'iniquite. Au commencement de Ian 1G21, un nouveau parlement, dlu sous rinduence du mecontentcment universel , resolut de mettre un terme a tous CCS abus. Bacon, denonce a la Cbambre des communes par des plaideurs de^nis, fut accuse par celle-ci, devant la Cbambre des lords, de corruption et de venalite. Sur le conseil du roi, qui craignait d'etre lui- m(^me compromis si une discussion s'cngagcail , Bacon renonga a toute defense, et s'avoua humblcment coupable. II fut, par une sentence du 3 mai 1621 , condamne a perdre les sceaux, a payer une amende de ^tO,0()0 livres sterling, et a etre cnferme a la tour de Londres. Sans aucun doute,le chancelier netait pas innocent; mais la liaine et I'cnvic fursmt pour bcaucoup dans sa condamnation : longtemps, ses pre- decesseurs a\aiont recu des presents sans etre inquieles; il est d'ailleurs certain que Bacon ne fut, pour ainsi dire, ({u'une victime expiatoire ; ce ne fut pas, connne il le dit lui-meme dans une de ses lettres, sur ks 278 BACON. plus grands cmipahles que iombcrent les ruincs cle Silo. Le roi, pour le- quel il st'tail devoue, ne tarda pas a hii rcndrc sa liljcrte et h lo dcchar- ger des peiucs portees contrc lui ; mais il n'osa le rappeler au pouvoir. Rcnlre dans la vie privce, Bacon se renul avec plus d'ardeur que ja- mais a scs etudes, se felicitant de pouvoir enfin suivre libremenl I'im- pulsion do son genie. Apres avoir lermine une hisloirc de Henri VII, quil n'avail redigee que pour plaire au roi Jacques, issu de ce prince , il revint a sa grande enlreprise de la restauration des sciences. Sentanl que pour travailler efficacement a lavancement de la philoso- pliie , il devait donner rexenqjle coinnie il avail donne le precepte, il se mit lui-m(ime a I'anivre, et s'imposa lobligalion de trailer chaquc niois quelqu'undes sujcls qui lui semblaienl avoir le plus dimportance j cest ainsi qu'il redigea, dt^s 1G22, V Hisloirc des Vcnfs^ VHistoire de la Vic et de la Mort , et, dans les annees suivanles, YJIisfoire de la Den- site et de la Rarete; de la Pesanteur etde la iJijerele; VHistoire dv Son, ct qu'il entreprit des recherches sur la chaleur, la lumiere, le magne- tisnie, etc. Dans ccs essais, qui ne sont guere que des tables dobser- vations, on trouve quelques experiences curieuses, et le gcrnie de pre- cieuses decouvertes. En ineme temps , il recueillait et consignait par ecrit, amesure que I'occasion les lui presentait, les fails de loute espece qui pouvaient avoir (pielque interet pour la science : c'est ce qui com- pose le recueil que William Kawlcy, son secretaire, publia apres sa mort sous le litre de Stjlra sylvarum, sive Historia vafuralis La Foret des forets, ou Histoire naturclle ; on y trouve mille observations distri- buees en dix centuries. A la meme epoque, il revisait, elendait et metlail en latin, avec le secours d'babiles collaborateurs, parmi les- quels on rcmarque Ilobbes, Herbert el Rcn-Jobnson, son traite de I'Avati- cement des sciences, ses Essais moraux, son Histoire de Henri VII, el quelques opuscules. Accable par tant de travaux , et dcja afTaibli par une maladie epid6- mi(jue qui avail regne dans Londres en lG2o , ]?acon ne larda pas a succomber, Au commencement de' 16'2G, il ful saisi d'un nial subil pen- dant ([u il laisait des experiences en plein air. II expira le 9 avril 102G, Age de soixante-six ans. 11 avail ete marie, mais n'eut pas d'enfants. Dans son testament, qui ollVe plusieurs dispositions remar([ual)lcs, il Icgue sa memoire aux discours des bommes charitablcs, aux nations etrangeres, el aux Ages fulurs. II creait, par le meme acle, diverses cbaires \)0\\v renseignement des sciences naturelles; mais !e pcu de for- tune qu'il laissa ne permit pas de remplir scs intentions. Pour apprecier complctenient Fr. Bacon, il faudrait dislinguer en lui riiomme, le jurisconsulte, le politique, I'oraleur, riiislorien, I'ccrivain et le pbiiosoplie. Devanl surtout ici nous occuper du pbilosopbe, nous nous bornerons a dire que . comme jurisconsulle, Bacon a laisse d(>s ti'a- ^aux (pii lui assignent le rang 1(> plus eminent, et (pie, porlanl parlout son g(''nie renovaleur, il voulul reformer et nibndre les lois de I'Angle- terre ; que, conmie politique, il montra dt^ la soiqjlesse el de lliabiltit;. ([u'il accucijlit toutes les idt'cs grandes , et concourul de lout son pouxoir a une mesure de bupielle dale la puissance de la ("irande-Hrclamic , Tunion di' IJ-^cosse a\(>c lAngJeterre; (pien ecrivant son Histoire de Henri VU , il donna a son pa>s le premier ouvrage qui merile le nom BACON. 279 d'histoire ; que , commc orateiir et ccrivain , il n'ciit point d'egal en son sieclc; qii'a la force, a la profondeur, il unit leclat, et qu'il n'a dautre defant que de prodiguer les images et les mctaphoies; que, comme homme, il nous apprend, par son ingratitude, parses lAclies complai- sances et ses prevarications, jusqu'oii pent aller la I'aiblesse humaine, et nous ollre un affligeant exemple du divorce trop frequent des qualiles du copur et desdons del'esprit; ajoutons cependant que, autemoignage de ses contemporains, il avail toutes les qualiles qui rendent un homme aimable; il elait affable, bon jusqu'a la faiblesse, gcnereux jusqu'a la prodigalite. Comme philosophe, Fr. Bacon a attacbd son nom a une grandc revo- lution. Frappe de I'etat deplorable dans lequel se trouvaienl la plui)art des sciences, il reconnut qu'il fallait rcprcndre Tedifice par la base, et il tenia d'accoraplir cetlc oeuvre inunense. C'est la que lendent tons ses travaux scientifiques, sous quelque litre et a quelque cpoque quils aient ele publics. Tons nc soul que des fragments de VListauratio ?»«- gna j,\asic ouvrage divisc en six parlies, dont nous aliens tracer le plan. I. L'auleur sent avant tout le besoin de rehabililcr dans 1 'opinion pu- bliqueles sciences qui etaienl tombees dans un grand discredit, de rccon- nailre les vices do la philosophic du temps pour les corriger, de signaler les lacunes afin de les combler. C'est la i'objol d'une premiere partie de V Instaiiratio ; on la trouve executee dans le Iraitc de Dignilate et Avg- mentis scimtiarum , qui est comme linlruduction et le vestibule de tout rddilice. — II. Le mal connu , il fallait en indiquer le remede : ce remede se trouve dans I'emploi d'une meilleure melhode, dans la substitution de Tobservation a rhypolhese, derinduction ausyllogisme. Une secondc partie de VInstaiiratio est consacrce a lexposition de la methode nou- velle; c'est le iYor?/m Orgauvm. — 111 et lY. Ce n'etail pas encore assez d'avoir trouve la melhode, si Ton n'en^eignail la manicre de s'en ser- vir : pour ccla, il fallait d'abord, avec le secours de robservation et de I'experience, rassembler le plus grand nombre de fails possible, c'esl I'objet de la Iroisieme partie, XHistoire natp.rclie et eocperhncntule; puis, travailler sur ces fails de maniere a s'elever graduellemenl, par une sorte d'echelle ascendante, de la connaissance des fails singuliers a la decouverle de leurs causes et de leurs lois, ou a redescendre par une marche inverse de ces lois generales a leurs applications particulicres ; ce travail est I'office d'une ([uatrieme partie que Bacon appclle YEc/ieilc de I'entendement (Scala intellfcli(s).- — V et YI. 11 scmbiait qu'apres ces recherches, il n'y cut plus pour conslituer la science qu'a recueillir el or- donner en un corps rcgulier les veriles decouvertes par I'applicalion de la melhode- mais Bacon, pensant avec roison que le moment n'etail ])as encore venu de donner des solutions deiinitives, fait preceder la vraie pb.ilosophie d'une science provisoire dans laquelie il consigne les resul- tats obtenus par les mclhodcs vulgaires. De la encore deux parties qui completent YInsianratio; l'auleur aj)peile la cinquieme Avavt-covreurs ou A))lirij)alio)i)t dc la p/iilosoiJiie ' Prodromi sire Antiripatioiicx phUo- sopJiup , , et la sixicme, Philosap/iie seconde ^par opposition a la philo- sophic pro\isoire ou prelim.inaire; . Science active (c'est-a-dire profjre ;"i 1 action, a la pratique), Philosophia secunda sive activa. De ces six parlies , l'auleur a , comme on I'a vu , ex('>cute la pre- 280 BACON. mitVc dans Ic de Aiigmentis; il a fail aussi la portion la plus importanle (le la (leuxicmc : en ellct, i! ne inan(jiie guno au iXoviim Oryamnn, pour 6lre une exposition complete de la jiomelle nielhode, que Icspreeeptes sur I'art de redcsecndrc du tjeneral au particiiiier, el d'appliquer la Iheo- rie a la pratique; la Iroisieinc et la quatrienie parlie onl ete a peine cbauchces par I'aulcur dans ses diverses hisioires (y//,s/orm Densi tt Rari, Jlistotin Venlornm , Ilixloria Vila' et Mortis, Si/lca sylvarum), ainsi que dans les niorceaux ([ui ont \nniv litres : Topica inqnisiticmis de luce et liiuiinc, Inquisitio de furma calidi, etc., qui ollVenl quelques ossais infornies de I'applieation de Tinduclion a la recherehe des causes el des essences. A la ])hilos()pliic ])rovisoire, qui Ibrine la cinquiemc parlie, ap[)artiennenl plusieurs Memoires sur divers ])()inls de la science, que Uacon a laisses inanuscrils; lets sonl ceux qui onl pour litres: Cogitatioiies de natura rernm , de Fliun, Thema civli, de Principiis et Origiiiibus. (Juanl a la sixieme pai'lie, c'est un nioninnenl dont il pouvail tout au plus tracer lordonnance, mais donl il laissail la con- struction aux siccles fulurs. En ellet, I'edilice n'a ])as larde a s'elever : il a etc proniplcnienl avance par ceux qui onl su nianier le nouvel in- strument, par les IJovle, les Newton, les Franklin, les Lavoisier, les Volla, les Linne, les Ciivier. II nous I'aul maintenanl entrer dans (fuelques details sur cc qu'il y a de plus impoi'tant dans la reforme lenlec par JJacon, a savoir : son bul, sa methode et ses resullals. Son bul, c'esl lutilite prali([ue de la science, c'est le bicn de Tbu- manile. JJacon voulut quau lieu de so livrer a d'oiseuses et steriles speculations, la science ne visal (pi'a des applications prali(|ues; qu'au lieu de nous apprendre a comballre un adversaire par la dispute, elle tendil a encbainer la nature elle-meme, el a elablir remj)ire de I'bomme sur lunivcrs; qu'au lieu de dependre d'beureux hasards, le progres des arts el de 1 industrio I'lil assure par le propres de la science; (•'est dans ce sens (uii! re-pete sans cessc : « Savoir, c'est pouvoir ; — ^Cc qui est cause dans la speculation, devienl moyen dans linduslrie; — -Pour (lompter la nature, il Taut sen I'aii'e I'esclave, etc. » Scienlin et potentia linmana in idem roiucidiatt , (piia ignoratio causa; deslitiiil ejjcctum; — ■ Natura non nisi parendo rittcilur ; — Quod in contemplatione iustar causa; est, id in operalioue iiistar reguUv est {Nor. Org. , lib. i, c. 3). C'esl par les metnes motifs (pie, dans le deuxic'-me litre du Norum Orga- num , a ces mots : sire de Interpretaiione natura;, il ajoute ceux-ci : et regno /lomiuis, el qu'il donne a la science definitive vers hujuelle doivent lendre tous nos ell'orts le nom de scicntia actii:a. Les innombrables a])- plications qu'on a faites de la science a I'induslrie, les merveilleuses (!('- couvertes (]ui , depuis deux siccles, sonl nees de ce concert el qui onl centuple la puissance (!(" I'lioinnie en augmenlant ses jouissances , j)rou- \enl surabondammenl eombicii ce grand lK)iniue avail vu juste sui' tons ces poinls. Ainsi, sous ce rapport, la rc'volution donl il avail doniu', le signal a (Hi'; pleineinenl consonunee. Sa nu'tliode, c'est I'observalion, soil pure, soil aidee de Texperimen- lation, el fc'condc'c |)ar I'induclion. II voulut, en elfet, (ju'au lieu de se oonlenter, coinme on ra\ail fait jus(]ue-la, d'b_\ polliest's graluites, la sci(Mice jie s'appuyat (|ue sur I'observation (pii recus'a])pliqueaux rccbcrches ps>cliologi(jues aussi bien qu'aux sciences pli\si(jues, et que c'est du ])rogicsdes reclier- cbes ainsi conduites qu'il fail depcndre la dccouverle de toon ens eflicaccs pour aider ou reformer I'esprit humain. La gloire de Iccole ecossaisc a ele d'appliipier la methode baeonicnne a la science de I'esprit humain, el de donner ainsi a la psychologic des bases inebranlables. Toulcfois, en at!ribuanl a la melbode exnerimenlale el indnciiv<> les ra])ines in"()gres des sciences, nous ne prr-lciidons [>;!>, aNcc les par;is;iiis entl'.ousiastes el exclusifs dc Ilacon . (pi'avynl liii on n'a\ail licn su , (^l (jue c'esl a lui scul (pi'oo d-. ii I'aii'c hdmu-ur de toiil cr cpii s'-'si f.-'il dc- puis. Hien (W<. d('-couverlcs isiilccs s'elaienl fades a\an' le \mi' .-:''■ Ic; dans le temps meme de Hacon plusieurs hommes de genie, (ialilct^ a K uv l(Me , travaillaienl a ravancemcnt dc la science; enfm dcpuis Dacon , iiicn BACON. 285 des recherches ont dt6 entreprises avcc succ^s par des hommes qui peut- 6tre ne connaissaicnt nullement le yovum Organnm. Ce qui est vrai, c'est qu'avant Bacon , on n'avail pas compris toutc I'importance de la mcthode cxperimentale et inductive , el que personne n'avait songe a la reduire en art j ce qui est vrai encore, c'est que tous les travaux de quel- que valeur entrepris depuis ont ete executes d'apres les regies posees par Bacon, qu'on le sut on qu'on lignorat. En proclamant comme la seule voie de salut la melhode experimentale et inductive, Bacon ex- primait un besoin qui commengait a so faire generalement sentir; et, comme tous les grands hommes, il ne faisait que resumer son siecle, et aider a la marche des temps, en accomplissant une revolution qui ^tail mure. Apres la grande question de la melhode, un des ohjets auxquels le nom de Bacon est reste attache, c'est la division des sciences, ou plu- tot des produils de I'esprit humain. II fonde cette division sur la dilfc- rence meme des facultes que Tesprit applique aux ohjets apres qu'ils ont ^te saisis par les sens : de la memoire, il fail nailre I'hisloire qui com- prend I'hisloire naturelle comme I'histoire civile^ ; de rimagihalion, la poesie, danslaquelle il fait entrer tous les arts; de la raison, la philo- sophic 'qui emhrasse, avec la science de la nature, celle de I)ieu et de I'homme;. Cette classification, reproduite au dernier siecle avec de nou- veaux developpemenls en tete de VEncyclopedie, acquit alors une grande celebrite , et elle a donne lieu depuis a de nomhreuses critiques et a plu- sieurs essais de remaniement. Mais Bacon n'y attachait qu'une impor- tance fort secondaire; placee en tete du de Avgmcntis, cette division n'etait pour lui qu'un cadre propre a recevoir les conseils de reforme qu'il adressait a chaque science. On a eleve contre la philosophic de Bacon d'assez graves accusations. On a fait de ce philosophe le pore du sensualisme moderne. Si par la on a vouhi dire qu'il conseille a la science de viser a des applications utiles, commodix humanis inservire , on a raison; mais si on pretend quil for- mula et defendit celte doctrine qui fait deriver toutes nos idees des sens, on se trompe : nulle part il ne soutient cetle opinion ; il ne sc pose pas meme la question, et ne parait pas Tavoir soupgonnee. II est vrai que, dans la P/iilusophie naturelle , il reconunando de ne s'appuyer que sur Texperience, de se defier des axiomes gratuits qu'on admeltait avcu- glement; mais s'ensuit-il quil niat ou qu'il fit deriver des sens les idees et les veriles ahsolues sur lesquclles la lutte s'est depuis engagee entre les idealistes et les sensualisles? on serait tout au plus la-dessus reduit a des conjectures. On I'accuse aussi d'avoir condamn('> los causes finales, et par la d'avoir affaibli les preuves de rexislencc de Dieu. M. Joseph do ]\Iaislre. dans un ouvrage posthume , qui n'est qu'un pamphlel virulent, va hicn plus loin encore; parce que le nom de Bacon a ete iiivoque par les encvclo- pedisles, il fait de ce philosophe le pere de toutes les erreurs, il accu- inule su!' lui les imputations dalheisine, d'immoralile, d'impiele; il en fail le veritable antechrisl. Tout au contraire, loin de proscrirc les causes finales , Bacon en recommande I'usage comme un des objels spe- ciaux de la Iheologie naturelle, et comme fournissanl les plus belles preuves de la sagcsse divine; mais il ne veut pas qu'on les introdaise 284 BACON. dans la physique, qu'on los subslitiie aiix causes efficionles, et que Ton croic avoir tout exjjlique (|uan(i on a (lit , en ne consultant (jue son imagination, a quelle fin clia((ue chose peut servir dans rordie dc la creation. Quant a Taccusation d'atheisme, comment a-t-on pu I'adresser serieusemenl ji celui qui, dans ses J'J.txais^ a ecril un si beau morceau contre les athces, a I'auteur de celle hciic pensce Scrm. fid.,\Q>. tanl dc fois repetee :«Un pen de philosophic naturelle fait ])encher les hommes vers ralheisme; une connaissance i)ius approfondie de cctle science les ramenc a la religion. wL'iinputation (rinvli;^ion n'est pas nii(Hix fondee ; il suflil j)our la detruire de renvoyer aux Med i to tiovs sacnk'it dc Bacon, et a sa Coiifcaftinu dc jot ^ trouvee dans ses |)ai)iers, confession lellemenl orlhodoxe (|u"on s'elonne (|ue celui ([uila ecriteap|)artiennealar(>ligion reformee. L'auteur du (^/iristi(t))ismc de liacon , le pieux et savant al)he Eymery, ancien su])erieur de Saint-Sulpice, etail loin de soup(;onner limpiete du phiiosophe anijlais, lui (pii a compose un livre tout expres pour opposer la Ibi de cc grand homme a rincredulite des beaux-esprits du xYHi'^ siecle. Les ffiuvres de Bacon , dont une pavlie seulement avail vu le jour de son vivant, n'ont etc reunies ((u'un siecle apres sa mort. Les editions les plus estimees (pii en aient cte faites sont celle d(> 1730, publiee l\ Londres par Blackhourne, en 4 vol. in-fo!.; celle de 17'i.(), Loudres, 4 vol. in-fol. , due au lihraire Millar; celle de 1765, Londres, 5 vol. in-V'', magniji(pie et plus complete ([ue les precedenles felle est due aux soins de Boberi Stephens, John Locker et Thomas Birch) , et celle (pu a ete donnce a Londres, de 1823 a 183G, en 12 vol. in-8", par Bazil Montagu, la plus complete de loules, avec mie traduction anglaise des ffiuvres latines et avec des eclaircissemenls de tout genre. j\L Bouillet a donne une edition des OEuvrcs p/iilosop/iigurs dc Bacon , 3 vol. in-S", Paris, 183V-1835; c'est la premiere qui ait paru en France; elle est aceompagnee dune notice sur Bacon, dintroduclions, de sommaires de chacun des ou\ rages, et suivie de notes et d'eclaircissements. Plusieurs des ouvrages de Bacon avaient ete traduits, de son vivant mc^me, en franciais ou en d'autres langues; a la (in du dernier siecle. Ant. Lasalle. aide dessecoursdu uouvernement, fit parailre, de TanVITl a Ian XI 1800-1803;, en 1.3' vol. in-8", les Ofiurrcs de F. liacnn, c/iat)celicr d'AtujIrlerre, Iraduites en fran(;ais, avec des notes crili((ues, liistoriques et lilteraires. Cetle traduction si volumineuse est loin d'etni complete, et elle n'est pastoujours lidele, letraducleur s'etant ])ermisde rel rancher les passages favoral>les a la religion. On a reproduit dans le Panf/icon litlcraire (] vol. grand in-8", 18Y0;el fliins la collection ("har- penlier '2 vol. in-12, 18'i2; la traduction des OEurrcs plnlofoplnqne.^ de Jiitcoyi avec de legeres varianles; cetle dcrnicre ])nl)licaiion est due a j\L F. Biaux, qui Ta fail preceder d'un inh'ressant travail sur la i)er- sonne et la philoso])hie de Bacon, et y a joint des notes, em])runtecs pour la plupart a.u travail de M. !>ouillel. La vio dc l?acon a ele ccrii(> ];ar le rcvt'rcnd William Bjuvley, (pii avail etc son scM'retaire el son chapclain il la donna (>n H»')8, en hMe d'un recucil d'teuvres incdilcs de son anci(>n maiire'; i)ar W. Dugdal, dans 1<' li(tri))i'utii(i i\v Th. Tcnison, 1079; j)ar Bohcrt Slcplnms, Lon- dres, 173 1; par David Mallei, en \v\c de redition de 17'{0 'celle vie a DAKCLAY. 285 ete traduite on t'ran(;ai.s par Pouillol, 1755, ct par Berlin, 1788;; par M. dc Vaiizrlles, 2 vol. in-8", Paris, 1838, el par M. liazil M()nlap;u, en Icle de la !)e!!e edition dc Londres, 1825, que nous avons deja cilec : cclle derniere n'esl s sedisliuguent entrc cux les pcuplcs ancicns ct modcrncs, et celles que nous prescntcnt les individus dans les diverses classes de la 280 BARDILI. socielc , dans les professions lesplus imporlanlcs. Voici la liste des autres oiivragos dc Jean Barclay : Eiqihormionis Satyr icon, in-J2, Lond. , 1G03. — Jlislolre dc la conspiration des junidres^ in-12, r^ond. , 1005. — Arfjenis , Paris, 1021. Le premier de ees li'ois eerits est, sous la forme dun roman, une salire politique prineipalemenl dirigec eontre les jesuiles. Lc dernier est une alle5j;orie i)()liti(iue sur la situation de I'Europe, ct parlieulieremenl de la Franee au temps de la Ligue. ItAllDILI (Christophe-Godefroi) , ne a B]aul)euren en 1701, d'abord it'ijetileur de Iheologie, puis professeur de philosoi)liie(lansplusieurseta- blissemenls, II mourut en 1800. II eut la pretention de reformer la philo- sophieenlaramenantaune sortedelogi(piemalhemali(iue(juirappelleles idees de Ilohhes sur ee sujet, mais qui fait surlout pressentir la lof^aque de Hegel. II allaque avee une extreme violenee les doetrines de Kant, de Fielile et de Sehelling; il pretend que la philosophie allemande est Ires-malade, et ne voil d'autre moyen de la sauver que I analyse rai- sonnee de la pensee. IJien enlendu qu'il s'imagine avoir fait eette ana- lyse, qui devait etre si salutaire a la philosophie allemande. A^oiei les prineipaux resullats de son travail. Le principe supreme de toule science , de toule {)hilosophie , est le prineipe d'identile logique on de contradiction, principe qui doit servir aussi de pierre de louche pour reconnaitre la \erite d'une proposition quelconque. l)"ou il suit deux choses : la premiere, qu'il n'y a que des verites logiques, c"est-a-dire des verites qui ne concernent que le rap- port des idees entre elles, et non point le rapport des idees aux choses j a moins toutefois que lidentite logique ne puisse etre converlie en une idenlite reelle ou metaphysique. L'aulre consequence de ce principe, cesl ([uc tout ce qui n'implique pas contradiction est vrai. Mais si lidenlilc logique nest pas la meme que lidentite ontologicjue ou reelle , Fahsence de toule contradiction ne permeltra de conchire quune veritc logique, et point du tout une veritc reelle. Or une verile logique, par opposition a une verite reelle, nest pas autre chose qu'une pui'c ])ossi- l)ilile,et meme une possihilile subjective ou formelle, et non une possi- bilile intrinseque ou tenant de la nature meme des choses, de leur essence la plus inlime, IJardiii a fort bien apergula difficulle, el, connne il ne pent se resigner a reconnaitre que des verites de I'ordre logique, il,aj)pli(iue aussi son principe aux verites melaphysi([ues, et en deduil eel autre principe moins eleve, a savoir, que rien de ce qui implique contradiction nexisle , et que tout ce qui nimpliciue pas contradiction (tout cequi est possible) existe reellemenl. II nest pas nccessaire de relever ce qu il y a d'crrone dans nne sem- blable assertion. Mais nous ferons remarquer que celle erreur a son principe dans le ])oint de depart purement logique de I'auleur, dans la j)retention de faire du principe de contradiction le crilcrium de loulo verile. JJardili acrujjouvoir s'elever de I'identite logiquea lidentite metaphy- sique, en faisant consisler toules les fonclions de la ])ensee dans la con- ception du rapport (pii unit les deux lermes des jugeinenls, et (pie nous exprimons par le verbe vlrv. II prouve bien que, considere en lui- meme, ce rapport est constant, universel } mais il con^oil en meme BASSUS AUFIDIUS. 287 temps quo, par liii scul il no consliUie pas la connaissance proprement dile, el que, d'lin autre cote, adniettre les ternies du jugernenl parmi les donnees dc I'iiitelligence, c'esl lonibcr dans Ic variable, le con- tingent; c'est soriir de la ligne qu'on s'elail tracec en voulant faire deriver loule la pliiiosophie du prineipe d'idcntilc. En deux, mots, si Bardili resle lidele a son principe didentitc, il n"a qu'nne forme vide, sans realile, el la theorie de la cotwaissauce csl. impossible; si, au con- traire , il llent comple de la matiere dclerm'wcc, diverse, ou des tcrmes vai'iables de nos jugemenls, il s'eeartc de son principe el des conse- quences qui en dccoulent. C'est ce dernier parli que prcnd raulcur, niais en I'aisaul millc eflbrls pour dissiimiicr sa marclie inconscquentc. Cello doctrine n'est done pas, comme le croyait Keinhold, qui s'y elalL laisse prendre, un rcalisme rationnd , mais tout simplement un idea- bsine qui degcnere, par inconsequence, en realisme. Cette transition vicieuse me semble s'elre operee an moyen de deux confusions : Telre logique a etc converti en un etre reel , et la matiere de la pensee en une matiere veritable. Celle-ci s'cst ensuitc determineeen mineral, en plante, en animal, en liomme, en Dieu. liardili i)i'etend prouver la rcalitc de Tespace et du temps, par larai- son que les animaux , donl sans doule il suppose I'ame exemptc de cer- taines lois de noire faculte perceptive, ont aussi les notions de temps el d'espace. Les ouvrages laisses par Bardili sont : Epnqiies des principales idees pliilosophiqiu's , in-S"*, l"' partie, llallc, :l~88; — Sophylus , ow. Mora- li(e el nature considerees comme les fondements de la philosophic , in-8", Slutlgarl, 179'i- ; — Philosophie pratique geaerale, in-8", StuUgari, 1795 ; — des Lois de {'association des n/(''M^in-8",Tubinguc, ITDG; ■ — Origine des idees de I'iinmorlalileet de la transmigration des dmes , Revue mcnsuelle de Berlin , 'i" liv. , 1792 ; — de I' Origine de I' idee du libre arbitre, in-8", Sluitgart , 1790; — Lellres sur I' origine de la metaphysiqne, in-8", Allona , 1798; — Philosophie elementaire , in-8", 2" cabier, Landsbut, 1802-1800; — Considerations critiques sur I'etat actuel de la theorie de la raison , in-8", Landsbut, 1803; — Correspondance de Bardili et dc lieinhold sur I'objet dc la philosophic et sur ce qui est en dehors de la speculation, in-8", Munich, 180V, • — Son princi[)al ouvrage est YEs- qvi^sedc la logique premiere , purgee des erreurs qui I'ont gcneralemott drjigureejusqu'ici, particulieremeni de celles dc la logique de Kant; ou- trage exempt de toute critique , mais qui renfermc une Medicina mentis , desiince j)rincipalement a la philosophic critique de I'AUcmagne, in-8", SluUgart,1800. J. T. BsASSUS AUFIDIUS est un pbilosophe cpicurien contemporain dc Seneque , qui seul nous a transmis son nom dans une de ses lellres (epist. XXX ), ou il nous fait leloge le plus pompeux de sa patience el de son courage en presence de la morl. Quant aux opinions parliculieres de Bassus, si loutefois il a ete autre chose quun pbilosophe pratique , elles nous sont tolalemenl inconnues. IJAIJMEISTEU (Frederic-Chretien) , ne en 1708, morl en 1785 , recleur a Gocrlilz. 11 suivait la philosophie de Leibnitz; et dc Wolf, tout 288 BAUMGARTEN. eii regai'dant Iharmonie preetablic coinnie une hypothc^so. II presenla les raisoiis (pii la defi'iulcnt el les objeclions (ju'ellc souleve d'unc ma- nirro assez complete el assez imparliale. Ses ouvragcs elenienlaires ont ele utiles. II donnait beaiieouj) de (iefiuilions, les cxplicpiait el les eelaireissail par des excmples <,'eneraleii!enl bien cboisis. Conime Wolf, il eul le tori de voiiloir loul demontrer. ('/('tail la nielbode du temps ct de lecole, Ses eerils, inaiiiteiianl luni reclierebes, sont : Philomphia dejiniliva ,h. e. Drfinif lanes ji/iiloHop/iictc ex syslonalc liOri baronis a Wolf in tmumcolleclcv ,m-'t^" ,\\\[\vmh, , 17:35 el 1762; — Ilisloria doctrintv de niundo opdmo, in-8", (j(Erlilz , 17'i 1 ; — Institudonefi meta- p/njsica' methodo Wolfii adonuiUv , in-8", Yillcmb., 1738, 17-i-9, 17oi. BAr.Ur.ARTEX (Alex. -Gottlieb; , ne en 171.V a Berlin, etndia la Iheologie et la pbilosopbie a Halle, oil il enseigna hii-memo. II oeeupa ensuile une ebaire de pliilosopliie a Francfort-sur-rOder, el mourut dans ('(>tte ville en 17G2. IJaumgartcn tut un disciple de Leibnitz el de Wolf. H se monlra, plus encore que Wolf, ])artisan declare de la n>o- nadologie el de I'iiaruionie prcolabiie. ^^eulemenl il cbercba a concilier eette derniere livpolbcse avec celle de linllux plixsicpie, ce qu'il ne fit j)as sans meriter le reproebc de coiitradit'tion. II monlra d'ailleurs un talent assez remarquable de coinbinaison logique. Le principal service (|u'il a rendu a la pbilosopbie, c'esl d'avoir le premier separe la tbeorie du beau des sciences pbilosopbiques, avec lesquelles elle a\ail etc con- fondue jusqu'alors, ct d'en avoir fait une science independanle. II es- saya den tracer le plan et d'en expliquer les ])arties principales; mais son travail est reslc incomplet. On a eu tort de regarder IJaumgarten comme le fondateur de lestbetique. Ce litre est acquis et doit rester a Plalon. Sans doute, I'auteur de Ph'rdrc el de ry//y;ynV/.? a eu torld'iden- (ilier le beau avec le bien-, mais il n'en a pas moins fail de lidee dubeau r, poi!!' lui, I'idee du beau se reduil a une perception confuse, c'est- a-dirc a un sentinieul. Dans le s\sleme de Wolf, la clarlc n'apparlient <[u'aux idees l(>giqu(>s. Le senlimenl du beau n'esl done [)as susceptible d'etre determine par des regies iixes. 11 sc lrou\e ainsi (jwe cetle science nouvelle, qui vienl d'etre lirce de la foule, n'aele, ])our ainsi dire, cmancipee (pie pour elre placee dans une condilion iuA'rieure, et se voir I'cfuser jusqu'a son tilre meme de science. Le formalisme de Wolf a empecbe Haumgarten de eonq)rendre la veritable nature de I'ideo du beau el la dignile dc la science (pii la re[)resenle. — On sail que la mo- rale de Wolf repose sur lidee du perfeclionnemcnt. Baumgarlen appli(pic ce principe a reslbelique; mais en meme temps il le moflifie.Aulremcnt, ce n'elail pas la peine d'a\uir sejjare la tbeorie du beau dc celle du bieu; l'esUi(''ri([ue renlrail de nouxeau dans la morale, I'ancienne confu- sion sub>i'~laii. Voici la dilference (pi'elablil Bamr.jarten : la perfection, scion Wt)lf, c(aisisle dans la conformile dun objcl awx son idee 'par BAUMGARTEN. 289 id^e il faut entendre la conception logique qui sert de base a la defini- tion). La perfeclion ne pent done ^tre saisie que par renlendement, qui contient toutes les hautes faculles de rintelligencc; elle echappe aux sens. Or le beau , cest la perfeclion telle que les sens peuvcnt la per- cevoir, c'est-a-dire dune maniere obscure et confuse. Une pareille per- ception ne peul produire une connaissance ralionnelle (cest la percep- tion confuse de Leibnitz et de Wolf). Les facultes qui sont en jeu dans Ja consideration du beau sont done dune nature inferieure, et Baumgar- ten va jusqu a definir le genie, les facultes inferieures delesprit portees a leur plus haute puissance. 11 est facile de decouvrir une premiere contradiction dans cette theo- rie. Si la perfection consiste dans un rapport de conformile entre I'objet et son idee, I'idee, ainsi que le rapport, ne peuvenl etre saisisque par une operation de I'esprit qui separe les deux termes et s'eleve jusqu'a la notion abstraite. Alors la perception ccsse d'etre confuse; mais le beau disparait, il rentre dans le bien. En second lieu, la beaute n'est pas reellement dans les objets, elle n'est que dans notre esprit. Ce n'est pas une qualile de I'objet, mais une maniere de voir du sujet qui le consi- dere. Baumgarten, pour echapper a ces consequences, admet une per- feclion sensible; mais cest une autre contradiction; il ne pent y avoir de perfection pour les sens, puisque ccux-ci sont incapables de saisir I'idee. Dans le systeme de NVolf, la dilference entre le fond et la forme, I'idee et sa manifestation exterieure, n'exisle pas non plus au sens que Ton a donne depuis a ces termes. La perfeclion sensible n'est done pas la ma- nifestation sensible d'une idee qui constitue Tessence d'un objetbcau; il faut seulement supposer qu'en percevant un objel par les sens, nous songeons vaguement a son idee. Ainsi, en analysanl I'idee du beau, on trouve une conception obscure melee a une perception sensible; mais c'est une simple concomitance. Le lien qui unit les deux termes de la pensee n'est pas mieux marque que le rapport de I'elcment sensible et de I'element ideal dans lobjet. D'aillcurs, lidee n'est qu'une abstraction logique. — Les successeurs de Baumgarten, comme il arrive lorsqu'un principe est vague et mal determine, essayerent de le preciser; les uns le firent rentrer dans celui de la conformite a un but. Kant a de- montre la faussete de cette dcfinilion ( Toj/c- Beau). D'autres s'alta- cherent a I'element sensible; des lors il ne fut plus question que de beaute sensible ou corporelle. La beaute spirituelle se trouve exclue de la science du beau; neanmoins, la Ibeorie de Baumgarten n'est pas completement fausse; il a entrevu la vraie definilion du beau, lorsqu'il a reconnu que le beau se compose de deux elements combines dans un rapport que la raison seulc ne pent saisir, et qui exige le concours des sens. II a ainsi fraye la voie a des theories plus profondes et plus exacles. Les principaux ouvrages de Baumgarten sont : Phihsophia generalis, cum dissertatione procemiaU de dubitatione et certitudlne , in-8", Halle, 1770 ; — Metap/n/sica, \n-8°, Halle, 1739; — Ethica philosop/uca, in-8", Halle, i7'i0; — Jus naturce,m-H'^, Halle, 17G5; — de nonnuliisad Porma pertinentibus, m-'i-'\ Halle, 1735; — Cristhelicon, 2 vol. in-8",Franc!'orl- sur-l'Oder, 1750 el 1759. Ce dernier ou\ raue est reste inacheve. C. B. I. l!t 400 BAYER. IJAYER (Jean), n6 pres d'Eperies, en Hongrie, dans la premiere moitie dii xvi" siccle, etudia la philoso[)liie, la theologie el les sciences^ 'roul , ou il ne tarda pas a enseignor. Rappele dans son pays pour y diriaer inn^ oc'ole, il I'ul cnsiiitc re(;u pasleur el en exerra les lonctions. Enneini de la philosophic d'Aristole, qu'il ne croyail propre qu"a faire naitrc des disnissions sans pouvoir en terminer aueune, il sappliqua dune maniere particuiiere a une sorle de ])h\ sique speculative , et suivit en parlie les doctrines de Comenius. Voulant arriver a une theorie physique de la na- ture, en prenant surlout Moise pour guide, liayer, ainsi que Comenius, adniel trois principes : la maticre, 1 esprit el ia lumiere. Par anlipatliie pour la nomenclature d'Aristole , il evilele mot matiere, se sertdecelui de masse mosai(iue (massa )nnsaica} , et lui reconnait deux elals successifs : eelui dune premiere creation, c'est alors la matiere universelle; celui dune secondc creation, etat en vertu duquel elle devient telle ou telle especede matirre. I.e premier de ces etatsne dura quun jour, et iln'en reste plus rien aujourd hui. Le second fut reflet de la creation pendant les jours suivants ; il suhsiste encore mainlcnant sous les dillerentes especes et les dlfVerents genres des choses. Suivant que la matiere revel lun ou I'autre de ces deux elals, elle est primordiale ou seminale, na- tive ou adventice, permanente ou passagere. La generation des choses exige I'union de la matiere, de lesprit el de la lumiere. L'esprit, qui intervient dans la formation de toutes choses, nest passeulemenl J)ieu, mais c'est encore un esprit vital, plastique ou I'ormateur ' mosaicus plas- mator). Parmi les agents exterieurs, les uns sont des causes eflicientes s(tlitaires, c'est-a-dire assez puissantes pour produire leurs ellets par elles-memes; les autres ne sont que des causes concurrenles, inca- pahles d'agir efiicacement si elles ne sont pas aidees par d'autres causes. L'esprit vital tire son origine de lEsprit saint, qui la ci'ee pour qu'il realisat les idees dans les choses corj)orelles, en faisant celles-ci a I'image des pre?nieres. Get esi)rit vital se divise el se suhdivise a I'in- lini; ou plutot il prend des noms divers selon les eifels qu'il produit et selon la sphere dans laquelleson action so manil'este. 11 donne aux corps la forme et le j)rincipe qui les anime; il donne a I'univers ph\ sique le mouvemenl et i'liarmonie. C'est a lui quest due la I'ermenlation , (pii est une de ses ])rincipales fonctions. II est le principe aelif, el la matiere le principe passif. La lumiere estle principe auxiliaire; elle tient une sorte de milieu enlre la malicre el lesprit, el son interNcntion est necessaire pour ache verl'ceuvrede la creation. Hayer distingue une lumiere primitive ou universelle, et une lumiere advcnticeou caraclcrisce, et en fait consister le mode d'action dans le mouvemei\t, lagilation, la \ibralion : ce mou- vemenl s'accomplil ou a la surface des corps ou a leur centre, deux cir- conslances ([ui expliquent le chaud el le froid. liayor distingue une foule do points de vuo dans la luiiiicre, et fait naifrc a chaque instant de nou- velles entiles, lelles (pie la nature dirigeante ou I'idee, principe plastique ou formateur des qualitcs des choses; la nature liguree natura siffilhiia,, d'ou resultenl les caraclcsTs distinclifs des corps et leurs diirerentes formes. La tormc a cepend.mt une autre raison encore : c'est la configu- ration dc la matirre premiere, ou la concentration (\e<, esprits. et le degre sons lequel se montre la lumiere itemperamentumlucis,. Ba\er fait de la pluparl des proprielcs ou des qualites des choses autant de principes. BAYLE. 291 Ainsi, I'etendue, lalimite, la figure, la continuite, la juxtaposition, la si- tuation sont (it's natures ou des principes. D'autres proprietes ou natures procedent de lesprit : ce sont la vie, la connaissance , le desir, la force, letrort, I'acte. 1. 'esprit peut revetir la substance corporclle de toutes ces proprietes ; dou il suit que la maliere peul penser et vouloir. C'est deux iois plus que Campanella ne lui en attribuait, puisqu'il la regardait seu- lement conime sensible. Ce nest pas tout encore. La combinaison de ces principes divers donne naissance a d'aulres proprietes, qualiles ou natu- res. C'est de la que procedent Tenlite par excellence ou I'etre , la subsi- stance, le nombre, le lieU;, etc. Lamour, la baine, le desir, la version ont une nature et une origine semblables. — Brucker, et avant lui Morhof, ont-ils eu tort de perdre patience devant toutes ces fictions ontologiquos, et de les appeler des subtililes sans valeur et sans ordre ? Brucker pretend quon ne retrouverait certainement pas la Moise, ly cherchat-on avecla lanterne de Democrite. TSous avons cependant cru devoir rapporter un peu longuenient toutes ces reveries, et cela pour plusieurs raisons : d'a- bord , pour demontrer quen prenant les dogmes religieux pour base d'un systeme pbilosopbique et en voulant souniettre a I'autorile une science essenliellement libre de sa nature, on arrive a des rcsultats non moins dangereux pour la foi que contraircs a la \en\6 : ensuite, parce que les doctrines de Ba>er rappcllent involontairement la methode a priori, appliquee a la philosopbie de I'bistoire naturelle par quelques savants d'outre Rbin encore \ivants, et qui , malgre lours connaissances posi- tives, sont conduits par leur imagination aux resullats les plus etranges. Enfin, nous voulions conclure de ces laboi'ieuses reveries, que limagi- nation n'est guere moins a redouter dans les sciences pbysiques que dans les sciences metapbysiques. Le pbilosopbe et le savant ne sauraicnt elre trop en garde contre les fantomes et les entiles que celte folle du logis est toujours prele a faire passer pour des realitcs. Mais ces re- flexions trouveront ailleurs un devcloppement convenable. Bayer a laisse les ouvrages suivants : Ostium vel atrium nalurcc ico- nographice dclineatum, id est Fundnmenta interpretationis et administra- tio>iisgeni'ralia^exm)')>do,mcnteet scripturisjacla,m-8",CaHS()\.,ii)G2; — Filo lahgrinthi , vel. Cynosura seu luce mentium universali , cognos- cendis, expendendis et communiccurdis iinixersis rebus accensa, in-8", Leipzig, 1685. J. T. BAYLE (Pierre) naquit en 16V7, a Carlat, dans le comte de Foix. Son pere, ministre calviniste, se chargea de sa pi-emiere education, et lui enseigna lui-meme le latin et le grec. Plus tard , le jeune Bayle est envoye a Puylaurens, ou il continue ses etudes avec autanl d'ardeur que de succes. Sa rhctorique acbevee dans cette acadeniie, il va, en 1669, laire a Toulouse, chez les jesuites, son cours de philosophic. La, em- barrasse par quelques objections elevees contre ses croyances religieu- ses, il abjure, pour se livrer au catholicisme, qui lui parut un moment plus rationnel, le calvinisme, auquel de nouvelles reflexions et les in- stances de sa famille le ramenent bientot. A peine rattache a TEglise reformee, il se rend a Ceneve, s'y familiarise avec le carlesianisme, auquel il sacritie le peripatetisme scolastique qu'il avait appris des jc- suiles, et y contracte avec les celebres proiesseurs en theologic Pictet 19. i2t , il pouvail rcpondre ce qu'on lit dans la preface du tome ii de son Diriionvaivc hisioricji'c et critique : « Diver- tissements, parties de plaisir, joux . collations, voyages a la cam[)agne, visiles, et tclles autres n'cn'alions nc'ccssairos a quaiUib' de gens delude, a ce quits disent, ne sont pos mon fait; je n"y perds point de temps. Je BAYLE. 293 n'en perds point aux soins domesliques, ou a brigucr quoi que ce soit, ni a des sollicitations, ni a telles autres affaires.... Avec cela, un au- teur va loin en peu d'annees. » II ecrivait avec une extreme facilite, et il revenait rarement sur son premier travail. « Je ne fais jamais, dil-il quelque part I'ebauche d'un article; je le commence et I'acheve sans discontinuation. » Ce qu'il cher- che surtout dans les formes dont il revet sa pensee, c'est la clartd, et son style est plutot vif et coulant qu'elegant et chati6. Son erudition etait immense, et elle ne manquait pour cela ni d'exac- tilude ni de profondeur. II avait d'ailleurs autant de logique que de science ; c'etait un de ces hommes rares chez lesquels la memoire ne semble pas nuire au raisonnement. ]\Jalheureusement toutes ces forces sont depensees en pure perte au profit du paradoxe et du scepticisme. Toutes les questions importantes que la philosophic se propose de re- soudre se herissent, scion Bayle, d'inextricables difficultes. Celte pro- position, II y a un Dieu, n'est pas d'une evidence incontestable. Les meilleures preuves sur lesquelles on a coutume de s'appuyer, comme celle qui conclut de I'idec dun elre parfait a son existence , soulevent mille objections. II peut meme y avoir, touchant I'existence divine, une invincible ignorance. A la rigueur, tous les hommes pourraient encore se reunir dans une croyance commune a I'existence de Dieu; mais il leur sera difficile de s'enlendre sur sa nature ; car jamais ils ne pourront accorder son immutabilile avec sa liberie, son immaterialite avec son immensite. Son unite est loin d'etre demontrce. Sa prescience et sabonte ne se concilient pas aisement. Tune avec les actes libres de I'homme , I'autre avec le nial physique et moral qui regne sur la terre etlespeines eternelles dont I'enfer menace le peche. Ses decrets sont impenetrables, sesjugementsincomprehensibles. Nous n'avons que des idees purement negatives de ses diverses perfections (OEuvres f/tverses, passim). Qu'est-ce que la nature? « Je suis fort assure {Dictionn. hist, et crit., art. Pyrrhon) quil y a tres-peu de bons physicicns dans notre siecle qui ne soient convenus que la nature estunabirae impenetrable, et que ses ressorls ne sont connus qu'a celui qui les a fails et les dirigo) Bayle ne voit aucune contradiction a ce que la matiere puisse penser {Object, in libr. secnncL, c. 3). « L'homme est le morceau le plus difficile a digerer qui se presente a tous les systcmes. II est I'ecueil du vrai et du faux-, il embarrasse les naturalistes, il embarrasse les orthodoxes..,. Je ne sais si la nature peut presenter un objet plus etrange et plus difficile a penetrer a la raison toute seule, que ce que nous appelons un animal raisonnable. II y a la un chaos plus embrouille que celui des poeles. » Que savons-nous de Tessence el de la deslinee des Ames? On etablit egalement, avec des arguments qui se valent, leur materialite et leur immaterialite , leur morlalite etleur immorlalile. Notre liberie nc nous est garantie que par des raisons d'une extreme faiblessc ; et les principes sur lesquels la morale s'appuie sont encore moins assures que ceux qui donnent aux sciences physiques leur base chancelante el leur mobile fondemenl. Quoi qu'il en soit, rhoinme peut, sans avoir la moindre idee d'un Dieu, distinguer la vcrlu du vice. Souvent meme un alhee porlera plus loin qu'un croyant la notion et la pratique dubienjet, sous ce rap- 29i BAYLE. port, ralheisme scmhle infiniment prcierable'^a la superstition et a I'ldo- lc\lric {OEuvres dicerscs, passim). Que resullc-l-il pour I'esprit liuinain dcs incertitudes dans Icsquelles il toinbc quand il mcdite ces grandes questions ? Bayle nous dira bien des levrcs que la stiite naturelle de ceUi doit ctrc dc renoncer a prendre (a raison pour guide, et d'en demavder tin meilleur a la cause de ioutes clioses ; il nous donncra le conseil bypoerite dc captivernotre entende- menl a I'oheissance de la foi {Diclionn. Jiist. el crit., art. Pyrrhon), mais il ne nous aura pas plutot ainenes a sacriticr la science a la croyance , la raison a la revelation, (|uil se liAtcra de briser sous nos pieds le pre- tendu support sur lc(|uel ses artifices nous auront atlires. «Ou'on ne disc plus que la Ibeolopie est unc reine dont la i)biio.sophie nest que la servante; car les tlieoioj^iens eux-menies tenioignent par leur conduile qu'ils regardenl la pliilosopliie coinrne la reine, et la tbeologie comnie la servante.... lis reconnaissent que lout dogmc qui n'est point boniolo- gue, pour ainsi dire, verilie et enregistre au parlement supreme de la raison et de la lumiere naturelle, ne ])eut elre que dune autorile cban- cclante el fragile comme le verrc (Comment, philos. sur ces par., etc., part. 1'% c. 1;. » rson, liaylcna point , il nous ral'firme lui-meme, une arriere-pensee dogmatique. « Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au P. Tourncmine), que Jupiter assenible-nues ; mon talent est de I'ormer des doutes; mais ce ne sonl pour moi que des doutes. » Son sceplicisme enveloppe tout. Mais comment fera-t-il ces mines? Bayle nest pasun lacbe, a coup sur; el scsinlerels matcriels lui demanderaienl en vain une bassesse. (^e n'est pas non plus un entbousiaste; il n"y a en lui ni un lieros ni un mart\r. II nattacjuera done pas directement, ouverlemeni , les dogmes contre lesquels il conspire. Sa melbode, qui satislera a la Ibis el son eru- dition el sa prudence, opposera au sysleme qui soutienl telle on telle assertion quelque s}sleme ancicn ou moderne qui la nie, broiera ainsi Tunc par laulre les doctrines conlradictoires , et ensevelira sous leurs debris les verites, ou du moins les opinions que leur desaccord com- promet. I)"ou venaient cbez noire pbilosoj)bie ces dispositions scepliques? 11 faul dabord I'aire, pour la ibrmation el la constilulion de cc caradcre, une large part a lesprit des lem[)s nou\eaux, donl les lii)res ))enseurs devaienl elre les })remiers penelres, el auquel le ])r()leslanlisme etait plus particulierement accessible. A cette cause generale, des causes speciales etaienl venues se joindre. A vingi ans, c'est-a-dire Ji I'ago ou I'intelligence se prele avee le plus de docilite aux doctrines (|ui lui sonl precbees, nous le trouvons lisanl sans cesse el I'elisant Montaigne. Plus lard , sa double apostasie, el la bonle accompagnee de remords dont elle I'accabla, luiinspira une a\ersion ])rolbn(!e |)(!urcelle legerete a\ec laquelle les honnnes, en general, se rendenl a ce qui leur presenle le mascjue di; la verile ; el sans doule il a sacriiie outre niesuie a une dis- posilion dont il s'accuse dans une lettre datee du :} avi'il l(w5, « a la honlede parailre inconstant; » le meilleur moyen de ne se jain;;is nieUre en conti'adirlion avee soi-meme, c'esl de ne jamais rien altirnier. Les princi|)aii\ ou\ rages de i{a\ le sonl : l"l(\s Ih'nsecx dircracssur la come tc qui par ut en 1G80; — 2" les Aouvelles dc la liepuOUque des Lellres, BEATTIE. 295 journal fonde en 1684, et qui eut jusqu'en 1687, ou il finit, un succes prodigieux ; — 3° un Commentaire p/iilosojihique sur ces paroles de rEvangile : Contrains-les d'entrer ; — 4" Objecliones in Ubros qiiatnor de Deo, ainma et malo; — 5° !es Reponses aux questions d'vn jjrovincial. Tous ces ouvrages forment le recucil des OEnvres divcrses , k vol. in-S", La Have, 17^5-1731. — 6" le plus important de tous Ics ouvrages de Bayle, c'est son Dictionnaire historique et critique. II a eu douze edi- tions, dont les deux meilleures sont celle de Des-Maiseaux , avee la vie de Bayle par le ni^me, 4 vol. in-f°, Amsterdam et Leyde, 1740, et celle de M. Beuchot, 16 vol. in-8", Paris, 1820. — On consultera avec fruit sur Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui ont consacres dans leurs travaux sur I'histoire generale de la philosophie. BEATTIE (James) naquit en 1735 a Lawrencekirk , dans le comle de Kincardine, en Ecosse. II fit ses etudes dans Inniversite d'Aberdeen, fut place ensuite comnie niaitre d ecole a Fordoun, dans le voisinage de Lawrencekirk , et y composa des vers qui lui valurent une assez grande reputation. En 1758, il tiit nomrae prol'esseur dans unc ecole de gram- maire a Aberdeen, et obtint , en 1760 , la cbaire de logique et de pbi- losophie morale du college Marecbal. Apres plusieurs annees dun l*ril- lant enseigncment, Beatlie se fit suppleer par son fils, del787 a 1789. La mort de ce fils, en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le jeterent dans une melancoiie inconsolable. II se fit donner un rempla- ?ant , s'enferma dans la solitude et mourut en 1803. Beattie est presque aussi celebre en Ecosse, par ses ouvrages de poesie et de litteralure, que par ses ecritspbilosopbiques. Le plus vante de ses poemes, le Mencstrel ou le Progres du genie , parait avoir etc imitc dans les premiers vers de lord Byron. (Vest du moins lopinion expri- mee par M. de Cbateaubriand ( Voir Y Essai sur la litterature anglnise). Nous n'avons a examiner ici que les ouvrages pbilosopbiques de Beatlie. Beattie a ecrit sur toutes les parties de la pbilosopbie, sur la psycbo- logie, la logique, la tbeodicee, la morale, la politique nieme, ainsi que I'estbetique. 11 suffit de parcourir la lisle de ses li\ res, que nous donnons plus bas, pour s'assurer qu il n'y a pas une question pbilosopbique un pen imporlante a laquelle il n'ail toucbe. Mais si Ton veut rccbercber parmi ces questions celles qui reviennenl le plus souvenl dans les ouvrages de Beatlie, celles qui ont le plus preoccupe sa pensee et le plus conlrihue a lui faire un nom dans la pbilosopbie ccossaise, on trouve qu"a I'exemple de Ileid , il a parliculierement insiste sur les points suivants : 1". Distinction des verites du sens commun et de celles de la raison, les unes qui sont cvidentes par elles-memcs et sans demonstration , les autres qui le deviennent a Taide du raisonncmenl. Beatlie ne neglige rien pour elablir fortement cette distinction qui joue un si grand role dans le systeme des pbilosopbes ecossais. Le sens commun pour lui est « cette faculte de I'esprit, qui pcrgoit la verite ou conunande la croyance par une inqiulsion inslanlanee, instinctive, irresistible, dcrivee non de I'education ni de Ibabitude, mais de la nature. « En tant que celle I'a- culte agit indepcndammcnl de noire volonte, toutes les fois qu'elle est en presence de son objel, et conformement a une loi de I'esprit, Beattie 2m BEATTIE. Irouve qua proprement parler, ellc est iin sens (c'est precisement la raison qu'alleguail Hutcheson pour donncM- le nom de sens a la faculte morale ct a la faculle qui nous fait saisir Ic beau^. En tant qu'elle agit de la ineme maniere dans tous les hommes, il croil quelle peut s'appeler sens commtin. Quant a la raison, il la definit {Essaisur la nature et VimmulabUile de la vcrite) : « la faculle qui nous rend capables de cher- cher, dapres des rapports ou des idees que nous connaissons, une idee ou un rapport que nous ne connaissons pas, faculte sans lariuelle nous ne pouvons faire un pas dans la decouverte de la verite audcla des premiers principes ou des axiomes inluilifs. 2°. Polemique conlre le sceplicisme spiritualisle de Berkeley, conlre le sceplicisme universel de Hume, enfin contre Descartes, que Bealtie, de meme que Kcid, accuse davoir produil le sceplicisme n.o:lerne en cher- chant a lout demontrer. Beatlie Iraite impiloyablemcnl les scepliques. Le litre meme de son mcilleur ouvrage 'Essai sur la nature et I'iinmu- tabilitc (le la verite, en opposition aux sophistes et aux scepliques) in- dique asscz la jjlace que cctte polemique occupe dans ses ecrits. II ana- lyse la philosopbie sceplique; il la considere surlout dans les temps modernes, el la suit depuis sa premiere apparition dans les oeuvres de Descartes, jusqu'a son developpemenl le plus complet dans les ecrils de Hume, llmontre qu"elle admcl des principes enlierement opposes a ceux qui ont diri('r/'^'c//o/(. qui d'ailleurs se confond aveclidee debien. La ])errcction consiste a possedcr en soi tous les movens de I'caliser sa (in. J)ans liitile, le but est en deliors du mow-n, dans \c parfait , les mo.\ens et le but sont inseparables. L (Mre parfait es! done cclui a (pii I'ien ne man(|ue el (pii jouil de la ph'nilude de ses facultcs. Mais la c,';nce[)lion d'une tin et dun rapporl cntrc ics niONcns el la lin n'en est pas ntoins comprise dans l'idee de pfrfection. On elablit une correlation cnlre les trois idees du hrau., (hi hirti et du vrai. Mous devons done montrer la ditrcrence de cctte derniere avec BEAU (IDfiE DU). 299 I'idee du beau. Le vrai est la parfaite identite de I'idde et de son objet. II est evident des-lors que le vrai s'adressc a la raison seule, et suppose la conception pure des idees de la raison, depouillees de toute forme, de toute manifestation sensible; or le beau se voil, se contemple el ne se congoit pas; il differe done du vrai, en ce qu'il est inseparable de la manifestation sensible. Le beau et le vrai au fond sont idenliques ; mais pour s'identifier avec le vrai, le beau doit se degager de sa forme; ce qui par la meme I'aneantit comme beau. II. Nous nous trouvons ainsi conduits a la veritable definition du beau. Sans cntrer dans une analyse que ne compoite pas cet article, nous dirons, en nous appuyant sur ce qui precede, que I'idee du beau renferme la notion fondamentale d'un principe libre independant do toute relation , qui est a lui-meme sa propre fin et sa loi , et qui apparait dans un objet determine, sous une forme sensible. Le beau nous offre done les deux termes de I'exislence , I'invisible et le visible, I'infini el le fini, I'esprit et la matiere, I'idee et la forme , non isoles et separes , mais reunis el fondus ensemble de maniere que I'un est la manifeslalion de I'autre. Cette harmonieuse unite est I'essence du beau qui pent se defi- nir : la manifestation sensible du principe qui est I'Ame et I'essence des choses. II est facile d'expliquer a I'aide de cette definition les caracteres de I'idee du beau et du sentiment qu'il nous fait eprouver. En effel, s'il est vrai que le beau nous presente reunis dans le meme objet les deux ele- ments de I'existence, le spirituel et le sensible, le fini et I'infini; il s'adresse a la fois aux sens el a la raison , a la raison par lintermediaire des sens. A travers la forme sensible, I'esprit atteint I'invisible, c'est une revelation instantanee, soudaine, qui ne suppose ni comparaison ni reflexion ; ce n'est ni une conception pure, ni une simple perception, mais une intuition qui renferme dans un acte complexe les deux ter- mes de toute connaissance, comme elle saisit les deux principes de toute existence. On voit done en quoi , sous ce rapport, le beau differe de I'utile, du bien et du vrai; I'ulile nous retient dans la spbere bornce du monde sensible, dans le cercle des besoins de notre nature finie. Le beau nous revele I'infini , non en soi, mais dans une image et sous une forme sensible. Le bien nous fait concevoir la fin des elres et le but auquel ils tendent; mais dans le bien la fin est distincte des etres eux- memes; elle est placee en debors d'eux; ils y aspirent, ou ils doiveut I'accomplir. Dans le beau, la fin et les moyens sont identiques; la fin se realise d'clle-meme par un developpement naturcl, libre et har- monieux. Pnisque le beau nous offre I'image d'nn etre au sein duquol toute op- position est effacee et so devcloppant harmonieuseracnt et libreinent , la contemplation du beau doit eveiller dans notre ame une jouissance deli- cieuse qui n'a rien de commun avec celie que fait nattre la satisfaction des besoins physiques , jouissance pure et desinteressee qui se suffit a elle-meme, et n'est accompagnee d'aucun desir de faire servir I'objet k notre usage, de nous I'approprier ou de le detruire. Nous nous sentons seulement attires vers la bcaute par la sympalhie ct I'amour. Nous pouvons dislinguer aussi I'idee du beau de celle du svhlime, et les deux sentiments qui leur correspondent. Le beau, c'est 1 harmonic 500 BEAU (IDEE DU). parfaitedes deux principes de I'existence de linfiniel du fini ; dans lo sublime, celle proportion n'exisle plus; liiiiini depasse a tel point la manifestation sensible , que ccllc-ci apparait comme incapable de le con- lenir et de lexprimer. D'un cote, linfini se revele dans sa grandeur et son infinite; de I'autre, le fini sefface, disparail, ou ne manifeste que son neant; des lors Tequilibre, qui dans le beau maintenait le rapport et I'harmonie des deux principes, est rompu. La sensibilile est reloulee sur elle-m^me; I'homme, comme etre fini, sent sapelitesseet son neant; il est accable par celte mystcrieuse puissance de I'absolu et de linfini dont le spectacle lui est olfert. Vn sentiment de terreur et d'epouvante s'empare de son ilme ; mais en meme temps , la parlic de son etre qui se sent infinie prend d aulanl mieux conscience de sa grandeur, de son independance et de son infinite. Aussi, le sentiment du sublime est mixte; a la tristesse, a la frayeur, se mele une joie inlime el profonde et un attrait puissant qui s'exercc parliculiercment sur les amcs fortes. III. Dieu est le principe du beau, comme il est celui du vrai et du bien. Ou trouvcr, en eilel, lidee du beau complctement realisee, sinou dans le seul elro au soin duquel la contradiction , I'opposition et le des- accord n'existent pas, dont lintclligence, la volonte et la puissance se developpent dans une elornclle barmonic et nc rcnconlrent aucun ob- stacle , dans I'etre qui agit et cree sans edort el dont la fidelite est inal- tcrable?Dieu, qui est le typedc la liberie absolue, estdonc aussi labeaute supreme; loute beaute derive de lui. La beautc du monde est une image et un reflet de la beaule divine. Parcourons les principaux degres de I'existence, nous vcrrons le beau suivre dans la creation le meme progres que rintelligence, la vie et la spiritualite. La beaule n'est pas dans la maliere , celle-ci ne devient belle que par larrangemenl et la disposition de ses parlies, el par le mouvemenl qui lui est communique. Lne forme reguliere, des mouve- menls qui s'execulent selon des lois fixes, la lumiere el la couleur, voila ce qui constitue la beaule des etres inanimes, celle du sysleme aslrono- mique et du rcgne mineral; or il est evident qu"elle est emprunlee a rintelligence. Qu'esl-ce que la regularile, riiarmonie, que sonl les lois du mouvemenl, sinon la manifestation dune force intelligenle? Qu'esl-ce que I'ordre, sinon la raison \isible? Ce que nous trouvons a ce pi'cmier degre de I'existence, c'cst la beaule matliematique; a elle pent s'appli- quer celte definition du beau : I'unUe dans la variclc , la proportion, la convenance des parties cntre dies. JNIais celle formuie ne peul etre ge- ncrale ;appli([uee aux etres vivanls eta la beaute spirit uelle, elle devient trop abstraile , elle est vide et insignilianle. Dans la beaule pbysicpie elle- meme, un element lui echappe, la couleur qui nous plait independamment de ses combinaisons et possede deja le caraclcre symbolicpie. J)ans le regne organique, lexactiUKlc et la simplicile des lignes geomelriques font place a des formes plus ricbcs et plus varices , (pii annoncent une plus grande lil)erle et un coiumcncemenl de vitalit(\ Les forces (|ui animenl la planle, se (le[)l()ienl sous des formes el par des pbenomenes qui se dcrobcnl a la niesure precise el au calcul. En oulre, la planle jouit de lexpression symbolitiue a uu degre plus cleve que le mineral. Par son aspect exlerieur, par la disposition el la direction de ses bran- ches et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime des idees et des BEAU (IDEE Dl). 301 sentiments qui repondent aiix affections de I'Ame : la grAce, I'elegance^ ]a melancolie , etc. Aussi , nous commenQons a sympathiser viveinent avec ces etres, quoiquils ne possedent pas les qiialites dont ils nous offrenl reniblemc ou le symbole. Le regno animal nous prcsente une beaute dun ordre superieur, et dont il est facile de suivre les degres a travers le progres des espcces. L'animal possede, outre les proprietes qui apparlienncnt a la plante, c'est-a-dire lorganisalion et la vie, des facuUcsqu'elle n'apas, la scnsibilite, le niouvement spontane, linstinct; il a des organes appropries a ces fonctions et qui non-seulement servent a les accomplir, mais les manifestent au dehors. La plante est enracinee au sol, immobile et muettej qiioique done d'une intelligence qui n'a pas conscience d'elle-meme, et dune activite qui ne se possede pas, lanimal se meut et agit en vertu de delerminations interieures , en appa- rence volontaires et libres. Son caraotere, ses moeurs et ses habitudes nous donnent Timage des qualiles morales qui appartiennent a lame humainej la laideur et la dilformite sont ici hien plus fortement pronon- cees que dans le regne precedent ; mais cela tient a la determination meme des formes et a la superiorite de I'cxpression. Les dissonances doivent elre plus choquanles, les melanges olfrir un aspect bizarre ou monstrueux, et a cole des qualites qui nous plaisent , la legerete, la grace , la douceur, la force, la tinesse, le courage, apparaissenl la len- teur, la stupidite, laferocite. Mais que pent etre la beaute dans le regne animal, si on la compare a la beaute dans I'homme? « L'ame seuie est belle, » a dit Platon ; aussi nous avons vu que dans les etres inferieurs a I'homme, ce sont encore lintelligence, la vie et I'expression des quali- tes morales qui font leur beaute j mais Fame veritable, cest l'ame hu- maine, le corps est fait pour elle, et il n'est pas seulement sa demeure, il est son image. Tout annonce dans le corps humain, dans ses propor- tions , dans la disposition des membres, dans la slalion droite, dans les attitudes et les mouveraents, une force intelligente et libre. La surface n'est plus recouverle de vegetations inanimees, d'ecailles, de plumes ou de polls; la sensibilile et la vie apparaissenl sur lous les poinls; cnfin la (igure humaine est le miroir dans lequel viennent se refleter tons les senliments et toutes les passions de lame. Qui pourrail dire tout ce qu'il y a de puissance d'expression dans le regard , dans le geste et dans la voix humaine? Lhomme possede en oulre un moyen de manifester sa pensee qui lui est propre : la parole. Enfin il se revelc tout entier dans ses actes. Les actions humaines ne sont pas seulement utiles ou nuisibles, bonnes ou mauvaises; elles sont aussi belles ou laides, selon qu'elles expriment les qualiles de lame en harmonic avec son essence, rintelligcnce, la noblesse, la bonte, la force , ou leur oppose : I'igno- rance, la stupidite, la bassesse, la faiblesse et la mechancete, selon qu'elles annoncent une nature richement douee, dont le developpement facile est conforme al'ordre, ou une arae pauvrc, bornee, miserable, comprimee dans le developpement de ses tendances, folle et desordon- nee dans ses mouvements. Tels sont, grossiereraent indiquees, sans doute, les principales ma- nifesiations du beau dans la nature et dans I'homme, c"est-a-dire dans le monde reel ; mais le speclaclc de la nature et de la vie humaine est loin de nous olfrir une realisation de lidee du beau^ capable de nous 502 BEAUSOBRE. salisfairc; paiioul le laid a c6lc du beau; le hideux et Ic difforme, le cluHif, lignohle formcnl contraste avec la l)caule , lobscurcissent ct la dcUigurent ; pai'lout, dans la vie I'celle , la prose csl melee a la poesiej aussi riioimne sent le besoiii de ereer lui-meine des images eldes repre- senlaliuns plus conlbrmes a I'idee du beau, que eongoil son intelligence, el de reproduire eclle beaule ideale quil ne lrou\e nulle part autour de lui. Alors nail I'arl, donl ladeslinalioneslde represenler lideal. {Voyez A ins.) JNous reeonnaissons done trois Ibriues i)rinei[)ales de I'idee du beau , le beau absolu , le beau reel , el le beau ideal ; le |)remier nexisle que dans Dieu, le second nous est olleit dans la nature et dans la vie bumaine, el le troisieme est objel de I art. Les ouvrages que Ion peul consuller pailieulierement sur le beau, sont : d'abord quelques dialogues de Plalon, tels que le (irand llip- plas, le PJiedre , le liiuiquel el la Hqmblirjiie. — Plotin , Traile sur le Beau, dans le vr' li\re de la 1/'' enneadc, el dans le viii'" livre de la 5*^ en- neade. ^ — Spalelli, Saggio soj)ra la BeUvzza , in-S", Home, 1705. — Croiizas, Traile du lieu u , \\\\s\.Q.vi\dim , 172'4-. — LePere Andre, Essai sur le Beau, Paris, ITO;]. — Diderol, Traile sur le Beau, dans le recueil de ses oeu\res. Marcenax de (ibuy , Essay sur la Beaule, in-8", Paris, 1770. — Ilulcbinson's Itiquirtj into the original of our ideas of Beauty and yirlue , Land., 1753. — Donaldson's 7i7eH(c?/;s of Beauty, Lond., i~S~ .~\\o^dv[h's Analysis of Beauty , etc., \.ond., 1753, trad, en Irangais par Jansen, Paris, 1805. • — -Van IJeek Calkoen , Euryales, on du Beau, en bollandais- — Kant , Traile du Beau ct du Sublime; Critique du Ju- gcnienl, dans le recueil de ses anivres. — Jleydemeicli, Idees sur la Beaule el la PoUlesse. — Fei'd. Delbriick, Le Beau,m-'6", Berlin, 1800. — Boulerweek, Idees sur la metaphysique du Beau, Leijj/ig, 1807. — Adam Midler, de I'idee de Beaute, in-8", lierlin, 1808. — Staeckling, de la Aolion du Beau, in-1'2, Berlin, 1808. — Vogel , Jdces sur la Iheorie duBeau, in-'i", Dresde, 181*2 fall. . — 8olger, Quatre dialogues sur le Beau et sur I' Art, in-8". Berlin, 1815. — Krug, Calliope et ses samrs, ou Aouvelles lerons sur le Beau dans la nature et dans I'arl , in-8", l^eip- zig, 1805. — Voyez pour le coniplenienl de la bibliograpbie du beau, 1 article EsTuf-TiguE. IJEAUSOBRl!: (Isaac de) naquit a Mori, le 8 mars 1059, dune rainille noble et ancienne, qui prolessait le culte rcl'orme. 8on pere le deslinail a la magislralure , ou, comptanl sur la pi'oleclion de madame de Maintenon, avce laquelle il avail quel(}ue lien de parente, il esperail le \oir parvenir bienlol a une position assez eknee. Le jeune Beausobre prelcra les I'onclions ecclesiasli(pies. 11 s'y prepara a lacademie de Sau- mur, lut nonune pasleur en 1083, et envo\ e en cette qualite a t^luUillon- sur-lndre. Mais, peu de t(nnps apres son installation, la revocation de Icidit de Nantes et les persecutions exerc(>es contre les protestanls, ra\ant force de quitUn- son pays, il alia clKM'cher un rel'uge a Botler- dani, passa de la a Dessau en qualite de cbapclain de la princessc (lAnball, el se lixa (Iclinilixcment a Jk'riin, ou il occu[)a jjliisieurs posies iniportanls. II moui'ulcn 1738, a_\ant prcs de (juali'e-vingis ans, et recemmenl marie a une jeune lemme dont il cut plusieurs enfants. BEAUSOBRE. SOS Bcausobre est un theologien, un controversiste, et n'appartient a ce re- cueil qu'a cause du service rendu a Ihistoire de la philosophic, surlout de la philosophic religieuse des premiers lenips du chrislianisme, par son Histoire critique de Manichee et du Mntiicheisme {^\o\.in-k", Amst., 173i). Ce travail nest pas ecril lout entier de la main de Bcausobre; le deuxicme volume a etc redige par Formey, dapres les notes de I'auleur, et il devait iueme etre suivi dun troisieme , qui n'a jamais paru. L'JJis- loire critique du Ma)iic/ieisme sera consultce avec fruit par lous ccux qui voudront connailre I'etat des esprits en Orient pendant les premiers sie- cles qui ont suivi I'avenement du chrislianisme. II y regne une prolonde connaissance de lantiquite ecclesiastique, bcaucoup de crilique et de sa- gacite. Ajalheureusement, toules ces qualites sont gatees par Tespritde secte. De plus, comme on ne connaissait alors ni les Vedus, ni le Zend- Avesta, ni le Code iXazareen, les fails exposes dans I'ouvrage dont nous parlous ont dii necessairemenl souffrir de celte lacune. Nous ne parlons pas des oeuvres purement theologiques de Beausobre, ou regne toute la passion du sectaire persecute. BEAUSOBllE (Louis de), fils du precedent, naquit a Berlin en 1730, quand son pere veiiail d'atteindre sa soixante et onzieme annee. Adopte par le prince royal de Prusse , plus lard Frederic le Grand , il fut eleve au college frangais de Berlin, et aelieva ses etudes a luniversile de Francforl. Apres avoir voyage en France pendant quelques annees, il retourna dans la capitale de la Prusse, ou il fut nomme membre de lAcademie des Sciences et conseiller prive du roi. 11 mourut en 1783. Louis de Beausoure etait un homme d esprit, done de connaissances tres-vai'ices, mais depourvu d'originalile et de profondeur. 11 a laisse di\ers ccrils phiiosophiques, ou Ion retrouve, sous une forme assez vulgaire, Icsidees sceptiques et sensualisles du xviu'= siecle. En voici les titres : Dissertations philosophiques sur la nature du feu el (cs differcntcs parties de la philosop/iie, m-l'l, Berlin, 1753; — Lc Pyrrlionisme dusage, in-8", Berlin, 17oi; — Songes d' Epicure, in-8'', Berlin, 1750; ■ — Essai sur le bonheur, introduction a la statistique , introduction generale a la politique, etc., 2 vol. in-8", Amst., 1705. BECICARIA (Cesar Boncsana, mar([uis de) , ne a Milan en 1735, fut nomme professeur d'economie polili<[ue en 1768, dans sa ville na- lale, et riMuplil cetle chaire avec beaucoup de distinction jusqu'a la fin de sa vie, arrivce en 1793. 11 avail eu le projet de faire un grand ouvrage sur la legislation ; mais les criti(|ucs injustes dont son Traile des Delits et desPeines ful I'objet Teuipecherent de donner suite a celte idee. Ses legons n'ont cle imprimees qu'en 180i. 11 avait commence sa carriere d'ecrivain en 176'j-, par la publica!ion d'un journal lilteraire el philosophique intilule le Cafe. Les ou\ rages de ]Montcs([uieu, parliculierement les Lettres per- sanes et V Esprit des lois , delerminerent sa vocation depublicisle et de philosophe. Son Traitedes Delits et des Peines (in-S*", Naples, 170'i.; lui a fait une tres-grande reputation. Cet ouvrage, a linfiuence duquel est due en tres-grande partie la reforme du droit criuiinel en Europe, pariicu- lierement en France, est Texpression de la philosophic et des senliutenls philanthropiques du siecle dernier. L'auteur s eleve avec force contre 304 BECK. Ics vices de la procedure criminelle, centre la torture en parliculier; il pose les veritables principes du droit penal, en determine I'origine, les limiles, la fin, les nioyens. II Icrmine son livre par ce Ihooreme ge- neral, Iheorenie tres-utile, ajoute-t-il , niais pea conforme aux usages legislatifs les plus ordinaires des nations : « Cest que, pour qu'une peine quelconque ne soit pas un aclc de \iolence d"un seul ou de plu- sieurs centre un ciloyen ou un parliculier, eile doit ^trc essentiellenient puhlique, promple, necessaire, la plus Icgere possible eu egard aux circonslances, proporlionnee au delit, diclce par les lois. » 11 nest pas partisan du droit de grace, du moins sous lempirc dune legislation pe- nale qui serail ce quelle doit clre. « A mesure, dil-il, ([ue les peines de- viennent plus douccs, la demence et le pardon deviennent nioins ne- cessaires. Heureuse la nation dans laquelle lexcrcice du droit de gr<\ce serait funestel » La penalite a perdu pour la premit'rc fois, dans le livre de Beccaria, le caractere de la passion et de la vengeance, pour revet ir celui de la raison et de la mora'.ite. Elle nest plus, a ses yeux, quun re- gime moral pour le coupable, etun elfroi salutaire pour les mediants. Le germe des systemes penilentiaires avait done ete depose dans le livre des Dclits et desPeines. L'auteur se prononce aussi avec force contre la peine de mort. Bousseau, dans son Contrat social , nafait que reproduire les arguments du publiciste italien sur cclte grave question. Kant a repondu a tons deux. Lesprit du Traitc Des dclils ct des Peines a aussi inspire Filangieri, Bomagnesi , et beaucoup d'autres. Cet ouvrage a ete traduit en fran^ais plusieurs fois; la derniere traduction est de Collin de Plancy, 1823; elle contient les commentaires de Voltaire, de])iderot,etc, — On a aussi de Beccaria : Recherches sur la nature du style, in-S", Milan, 1770. Mais ce dernier ouvrage est forccment lombe dans I'oubli. BECK fJacques-Sigismond), ne a Lissau , pres de Dantzig, vers 1701, successivement professeur de philosophic a Halle et a Bostock, s'esl distingue comme interprete de la philosophic de Kant. Mais cette interpretation I'ut un progres vers lidealisme de Fichle. Pourlui, «la chose en soi, ou le noumene de Kant, nest doja plus quunc (cuvre de I'imagination. » Mf'contcnt du scepticisme de Schulze, qui n'cst qu'une espcce do dog- matisme empirique; pcu sa tisfail de lafaussemaniere dont Keinhold avait comprisel presente la philosophic criti(|ue. Beck entrepritdemeltre cette philosophic sous son veritable jour, et de porter un jugonient definitif sur sa valeur. Mais il naboulil, comme le remarque tres-bicn ISL Michelel de Berlin, qu'a un scepticisme idealisle. En ed'et, mal^reseseflortsapparents pour sorlir du doute , Beck ne tient pas essenliellement a conserver a nos connaissances une valeur objective; car, pour lui, le dcgre leplus eleve de la science, la philosopbie Iranscendanlale, nest que I'art de se com- prendre soi-m^me. Partant de Tacte primitif de la representation, c'est-a-dire du fait constitutif de rintelligence, comme d'un principe supreme, Beck (hnme a la philosophic un caractere experimental et exclusi\emcnl psycholo- gi(iu('; c'est-a-(lire quil ne laisse phis rien debout (|ue les representa- tions memes de noire esprit , dislinguees les unes des aulres par les dif- fercnls dcgrcs de la rellexion. Ainsi, I'espacc, le temps, les categories BECKER. 505 de noire enlendement , ne sont pas quelque chose de reel, mais Ics re- presentations primitives de noire intelligence. La categoric de la quan- tite, par exemple, est une synthese par laquellc nous reunissons divers (Elements homogenes en un seul tout; et ce tout, aux yeux de noire phi- losophie, n'est pas autre chose que lespace lui-meme. Seuleracnt il eta- blit une distinction subtile entre I'espace, tel qu'il vient de nous lexph- quer, el la representation de Tespace. Le premier est le produit d'une synthese spontanee, sans aucun melange de rellexion; on lappelle, pour cette raison, une intuition. La seconde, c'est-a-dire la notion reflechie de ce premier produit, voila ce qu'il nomme le concept de I'espace; car ce n'est plus un produit spontane ou inluitif. Quand j'ai la notion d'une ligne, je la pergois, je ne la cree point; au con- traire, je la cree^je la produis par une synthese spontanee, lorsque je la tire. II y a done ici toute la difference qui separe la spontaneiie de la reflexion. , • Outre Facte primitif de la representation, Beck en admet un au!ic en rapport avec le premier, et qu'il appelle Vacledelarecoimaissancejiri- mitive. G'est a peu pres ce que Kant a appele le sehematismc transcon- dantal. La synthese primitive, joiute a la reconnaissance primitive, produit I'unite objective, synthetique et originelle des objels [Scul point de vue j)Ossible , etc., p. liO-lio). Un point essentiel par lequel Beck se separe de Kant, c'est quil nac- corde aunoumene, a la chose en soi, qu'il appelle rinintelligihle, qu'une existence purcment subjective, tandis que le fondateur de la phiioso- phie critique en faisait la veritable objectivite. J'affirme do la maniere la plus absolue, dit-il, que Texistence, tout comme la non-existence des choses en soi, n'est absolument rien (Ih., p. 2i8, 230, 252, 263-266). Ce concept est done completement depourvu do maliere, rien pour nous ne lui est adequat. Beck n'a cependant pas le courage de rejeter entierement le monde reel. — II regarde la liljcrte morale comme un fait et un acte original. Quant a la foi morale en Dieu ct a rimmortalite, elle n'est pour lui qu'un certain etat de la rellexiou chez Ihomme de bien {Ib.,^. 287, 298). On a de Beck : Exirails explicat'ifs des ouiroges crilUfues de Kavt, Biga, 1793-1796 , 3 vol. in-8" (le Iroisieme volume de cet ouvrage porlc aussi ce litre particulier : Senl point de cue possible d'oii Ui philosopLie critique doit ctre envisagee; — Esqiiisse de la philosopJiie critique , ia-S", Halle, 1796); — Commentaire de la mctaplujsique des maeurs de Kant , 1'" parlie {le Droit), in-8°, Halle, 1798; — Propedeutique a toute elude scientifique , in-8'', Halle, 1799;- — Principes fondamentaux de la Icyis- latioHj in-8°, Leipzig, 180G; — Manuel de la /o^;Vy»e^ in-8°, Boslock etSchwer., 1820; — Manuel du droit naturel , in-S", lena, 1820. — On lui atlribue aussi I'ecrit anonyme suivant : Exposition de I'amphibo- lie des concepts de rcp.exion , avec tin essai de refutation des objections d'Enesid'eme (Schluze), dirigees contre la pkilosophie elementaire de Reinhold, in-S", Francfort-sur-le-Mein, 1793, J. T. BECKER ou IJEKKER (Balthazar) , ne en 1634 a MetslawiQr, dans la Westfrisc , fut longtemps persecute , et finit par ctre retranche da sein de I'eglise reforinee, dont il etait minislre. II ful coupable, aux I. 20 50(} BECKER. ycux (Ic ses onncniis, dc nier I'aclion des esprits sur les hommcs, et d'l'lre attache au carlcsianisnie. Ces deux chefs d'accusation se ticnnent phis etroitcmenl qu'il ne Ic parait au premier ahord. En edct, si res|)rit lini n'a aucune action possible sur la nia'iere, conime le soulenaienl des earlesiens, Ic demon nc peut agir sur le corps humain. L'intervention divine ne serail done pas moins nceessaire iei que pour op^rer Taction et la reaction entre I'Ame et le corps. Ikckcr niail aussi laniagie et la sor- cellcrie , I'homme ne pouvant pas plus agir sur les esprits, que les esprits sur rhomme. II a laissc les ouvrages suivants : Candida el sincera ad- inonitio dc fhilosoplna cartesiana , in -12, Wesel, 1G68. Cette phi- losophic ayanl paru h^leiodoxe, il en lit une Apologie , qui ne ful pas plus goutce que son E.rplication du catcc/iismc de Heidelberg. — Le Monde enchante , en holl. in-V", 4 vol., Leuwarden, 1690; Amst. , 1091-1093, ouvrage qui a etc traduit en frangais, en ilalien, en espa- gnol cl en allemand. Becker publia eel ouvrage a I'occasion de la grande comrte de 1080 , la memo qui lif a raltcntion de Hayle. Os deux philosophes furentegalement persecutes pour avoir voulu rassurer leurs conlemporains contre les vaines frayeurs que leur inspirail I'apparilion de cette coniete, et pour avoir voulu les delivrer de quelcpies supersti- tions funestes. On peut voir sur sa polemique : 0. G. II- liecker, Schc- diasma crilicoliltcrarium de rontrnvcrsiis prfccipais B. liechero mods, in-'i-". KoMiigsb. et Leipzig, 1721. Sehwager a ecril la vie de B. Becker, in-8", Leipzig, 1780. BECKER (Rodolphc-Zacharie; , n6 a Erfurt en 178G, precepleur h Dessau, puis professeur prive a Golha, a popularise la philosophic mo- rale, par ses Lccous sur les droits et les devoirs des hommes , in-8", 2 parties, Golha, 17'.) 1-1792. — Un Memoirc conronnc par i Academic de Berlin, sur la question de savoir s'il y a des nianieres de Iromper le people qui lui soient avanlageuses. Get ouvrage a aussi paru, en fran- Qais , in-i", Berlin , 1780. ~ Dn Droit de propriete en mati'erc d'ouvrages d'esprit, in-8", Erancfort cl Leipzig, 1789. BEDE, surnommc le Venerable, naquil en 072 ou 673, dans un village du diocese de Durham. A Tage de sept ans , ses parents le con- fierenl aux soins des moines, depuis peu clablis a Weremouth et a Jarrow; a dix-ncuf ans, il ful ordonnc diacre, pretre a trenle, el le premier asi!e de son enfanee dcvint le sejour ou sa vie enliere s'ccoula. En 701, le pape Sergius Tayanl, dit-on, mande a Horoe, il avait re- fuse, maigre les vives instances du pontife, de (piille!- sa solitude et son ])ays. Au milieu des devoirs aussi nombreux que penibles de la profes- sion monaslique, innumera inonasticw servitidis relinacuta , commo il les appellc, son espril laborieux el vasle sc li\ra assidument a I'elude de toutes les branches des connaissances humaines qui etaient alors cultiv(^'es, et il actpiit une inslruelion bien snjjcrieure a celle de ses con- lemporains. Dans le catalogue des livres qu"il avail composes, et dont la pluparl nous sonl par\enus, on Irouve des introductions clemcnlaires aux dilferentes sciences, des traites sur larithmetifiue , la physique, TaHlronomie el la geogi'aphie, des sermons, des notices biographi'iues sur les abbes de son monaslere el sur d'aulres personnages euHncnl^s, BENDAVID. 307 des commentaires sur I'Ecriture sainte, enfin nne Histoire ecclesiastique des Anglo-Saxons , qu'il redigea sur des documents envoyes de tous les dioceses d'xVngleterre et meme de I'Eglise de Rome. La tradition lui attribue un recueil d'axiomes tires des ouvrages d'Aristote, el M. Bar- th^leray Saint-IIilaire en a tire la conclusion qu'il avail eu sous les yeux la /*o/i7?g?/e du philosophc grec {Polit. d'Aristote, pref.); mais d'ha- biles critiques pensent que ce recueil est plus ancien, et que Bcde, comme les docleurs scolastiques des siccles suivants , jusqu'au xni% n'a connu d'Aristote que VOrganum {Rech. sur I'dge et Vorigine des trad. d'Aristote, in-8°, 2*^ edit. , p. 21). Boece, Ciceron et les Peres, sont les autorites qu'il suit le plus frequemment , et comme il leur emprunte a pen pres tout ce qu'il avance, on ne doit chercher dans ses ouvrages ni un syst^me regulier, ni des theories qui lui soient propres; ce sont de laborieuses compilations dont I'utilite fut inappreciable au viii* siccle, mais qui aujourd'hui n'olfrent pour nous qiie fort peu d'interet. Bcde mourut en 735, comme il avait vecu, au milieu de travaux litleraires, et dans la pratique de la devotion. Quelques auteurs reculent sa raorl, sans aucune vraisemblance , jusqu'a I'anr.ee 762 ou meme 766. — Les oeuvres de Bede ont eu plusieurs editions. La derniere et la plus com- plete est celle de Cologne, 1688, en 8 volumes in-fol. , dont les deux premiers comprennent les ouvrages sur les sciences huraaincs; les Ele- ments de philosophie qui forment le second, sont de Guillaume de Con- ches. II faut y joindre divers opuscules publics par Wharton >'in-'i.°, Londres, 1693,' j Martenne, Thesaurus Anecdotorum , t. v ; Mabiilon, Analecla. U Histoire des 5aa?o«5 ^ traduite, dit-on, en saxon, par Alfred le Grand, a ete soUvent reimprimee a part. On peut consulter sur la vie et les ouvrages de Bede, Oudin, Comm. de Scriploribus ecclesiusticis , t. I. — Dupin, Bibliothcque des auteurs cedes., t. vi. — Mabiilon, Acta sanct. ord. S. Benedicti, t. m, p. 1 , et parmi les ecrivains plus recenls, Lingard, Antiquites de I'Eglisesaxonne, dans les Preuves de V Histoire d'Angleterre. C. J. BEXDAVID 'Lazare), philosophe Israelite, d'un esprit tres-distin- gue , et disciple zele de Kant , qui en parle dans ses ouvrages avcc la plus haute estime. Ne a Berlin, en 1762, de parents Ires-pauvres, il exerQa d'abord un n^etier, celui de polir le verre, tout en faisant lui- meme sa premiere education. II ne fut pas plutot parvenu a s'assurer une petite provision contre le besoin , quil se rendit a Goeltingue pour y suivre les cours de Tuniversite. Ses gouts le porterent d'abord vers I'etude des mathematiques, qu'il culliva pendant quelque temps avec un tres-grand succcs. Mais, la philosophie de Kant commeuQant alors a faire beaucoup de bruit en Allemagne, Bendavid voulut la connailre et s'y attacha d'un maniere irrevocable. De retour a Berlin, en 1790, il fit dos legons publiques sur la Critique de la Raison pure. II se rendit ensuite a Vienne, ou il exposa le systeme cntier de la philosophie cri- tique, a la satisfaction generate de tous les csprits eclaires. Le gouver- nement autrichien, dans ses prejuges elroits, lui ay ant interdit I'ensei- gnemcnt public , Bendavid fut aecueilli dans la maison du comle de Jlarrach, ou pendant qualrc ans il conlinua ses legons devant un audi- toire choisi. Cependant, de sourdes persecutions Tobligercnt enfin a 20. 508 BENTHAM. regagner sa ville natalc, oil, par ses cours ct par scs ecrits, il rendit dc grands services a la nouvellc ccole. 11 pril aussi part a la rcdaclioii d'un journal polilique, qui se publiail a Uerlin pendant I'lnvasion fran- (jaise, et niontra jusqu'a la lin de sa vie le plus grand zelc pour lin- struetion de ses eoreligionnaires. II mourul le :18 mars 1832, sans avoir apporte la nioindre modilieation a ses opinions puremcnt kanliennes. Voici les litres de ses ecrits philosophiques, lous publics en alleniaud : Essai sur le Plaisir, 2 vol. in-8", Yiennc, 179V ; — Lerons sur la cri- tique de la liaison pure , in-8", Vienne, ITOo, el Berlin, 1802; — Lerons sur la critique dc la liaison pratique, in-8", Vienne, 170G; — Lerons sur la critique du Jmjement , in-8'\, A'ienne, 1790; — Materiaux pour servir a la critique du Gout , in-8', Vienne, 1797; — Essai dune theorie du Goiit, in-8", Berlin, 1798; — Lerons sur les principes metaplnjsiques des sciences naturelles , in-8", Vienne, 1798; — Essai d'une theorie die droit , in-8", Berlin, 1802; — de I'Origine de nos connaissances , in-8", Berlin , 1802. Ce dernier ouvrage est un Menioirc adresse a rAcademie des Sciences de Berlin, sur une question mise au concours. BEXTIIAM (Jeremic), ne a Londrcs en 17i8, Fun des juriscon- sultes el des publicisles philosopbes les plus dislingues de notre siecle. II sc destinaitd'abord a la profession d'avocat; mais, en voyant le chaos dc la legislation anglaise, I'inconstance et larbitraire dc la jurisj)rudence, 11 ne put se decider a faire parlie active d'un corps ou 1 on porle des loasls a la glorieiise incertitude de la loi. II coniprit que le plus grand service a rendre a son pays, elail de provoquer la relornie des abus dans la legislation ct I'adminislration de la justice. 11 consacra done loute sa vie a des Iravaux de ce genre. II etait lie avec le convenlionnel Brissot, connaissail la France qu'il avail visiloe plus d'une fois, ct regut niemc de la Convention le litre de citoyen fran(;ais. Ennemi des prejuges et des abus, deux choses qui onl d'ailleurs une liaison si etroite, Bcntham ordonna par son leslament que son corps i'ut livre aux amphitheatres d'anatomic. II mourul en 1832. Ce grand cito\cn voulait que la justice nc ful rcndue au nom de pcrsonnc, ne voyant dans I'habilude de la rcndrc au nom du roi quun r(\ste de la barbaric fcodale. T(^ut tribunal doit etre, suivant lui, imiversellemenl competent. Du resle, il croil que certains Iribunaux dcxception sont necessaires. Un scul juge par tribunal, avec pouvoir de delegation, lui semble olMr ])!us de garantie qu'un juge collectif. II ne veul point de vacances pour les Iribunaux. Les aulres points prin- cipaux des retbrmes qu'il propose, sont : ramovibiliie desjuges; une accusation ct une defense publicpies; la fusion des professions d'avocat el d'avoue, et labolition du monopolc; i)as do jury en matiere civile, enfin une codification qui permcttc de savoir au juste quelles sont les lois en vigucur, quelles lois regisscnl cha(juc jnalicrc, el comment elles doivcnt cHre entenducs. Bcntham s'est beaucoup occiqie de la constitu- tion , (les reglemcnts el des habitudes des assemblees legislatives. 11 expose Ires au long ce ([uil a])polle les Sophismes poUtiqucs et les So- pliismes anarr/ilques. 11 intitule aussi ce dernier traite : E.ramcn critique dvs dicerses declarations des droits de I'homme ct du citoyen. Toule cctlc logiquc parlcmentaire est fort curieuse. BENTIIAM. 309 Pour se faire une juste id^a du systeme ct des opinions de Bentham, il faut, dit M. Jouffroy, lire son Introduction aux principes de la mo- rale et de la legislation; e'est la qu'il a cherchc a remonter aux prin- cipes philosophiques de ses opinions. Habitue, comme Icgiste, a n'en- visager les actions humaines que par leur cote social ou leurs conse- quences relatives a I'inter^t general, Bentham finit par en meconnaitre le cote moral ou individuel. C'est ainsi qu'il a ete conduit k croire et a poser en principe que, la seule diflerence possible entre une action et une autre , reside dans la nature plus ou moins utile ou plus ou moins nuisiblc de ses consequences, et que I'utilite est le seul principe au moycn duquel il soit donne de la qualifier. Aux yeux du publiciste an- glais, toute action et tout objet nous seraient parfaitement indifferents , s'ils n'avaient la propriete dc nous donner du plaisir et de la douleur. Nous ne pouvons done chercher ou cviter un objet , vouloir une action ou nous y refuser, qu'en vue de cette propriete. La recherche du plaisir et la fuite de la douleur, tel est done le seul motif possible des determi- nations humaines , et par consequent lunique fin de I'homme et tout le but de la vie. Tel est le principe moral et juridique supreme de Bentham , principe egoTste, basedu systeme dEpicure et de la philosophic pratique deHobbes. 11 n'estdonc pas aussi nouveau que I'auteur avait lasimplicite dele croire. Seulement, Epicure et Ilobbes le prcscntent comme une de- duction deslois denotre nature , tandis que Bentham le pose tout d'abord comme un axiome qui n'aurait dautre raison que sa propre evidence. Bentham, apres avoir ainsi naivement pose son principe, le prend pour base de ses definitions et de ses raisonnements. Vutilitii est pour lui la propriete d'une action ou d'un objet a augmenter la sommc de bonheur, ou a diminuer la sommc dc misere de I'individu ou de la per- sonne collective sur laqucllc cette action ou cet objet pent influer. La le- gitimite, la justice, la honte, la moralite d'une action, ne peuvent ^tre definies autrement, et ne sont que d'autres mots destines a exprimer la meme chose, Yutilile : s"ils n'ont pas cette acception, dit Bentham, ils n'en ont aucune. D'apres ces principes, I'interet de I'individu, c'est dvidemment la plus grande somme de bonheur a laquelle il puisse par- venir, et I'interet de la societe, la somme des interets de tons les indivi- dus qui la composent. Sa doctrine ainsi etablie , Bentham cherche quels peuvent etre les principes de qualification opposes a celui delutilite, ou simplement distincts de ce principe, et il n'en reconnait que deux: I'un quil appelle le principe ascetique ou I'ascetisme , I'autre quil nomme le principe de sympathie et d'anlipathie. Le premier de ces principes qualifie bien les actions et les choses, les approuve ou les desapprouve dapres le plaisir oula peine qu'elles ont la propriete de produire; mais, aulieu d'appeler bonnes cclles qui produisent du plaisir; mauvaiscs cclles qui produisent de la peine, il etablit tout I'opposc, appelant bonnes celles qui entrai- nenl a leur suite de la peine, et mauvaises cclles qui conduisent au plaisir. Lc second de ces principes opposes a celui de I'ulilile, le prin- cipe de sympathie et dantipalhie, comprend tout ce qui nous fait de- clarer une action bonne ou mauvaise, par une raison dislincte et inde- pendante des consequences de cette action. Bentham cherche ensuite a refuter ces principes, ditferents du sien. r,io BENTltAM Anivons aux consequences du syslcinc, consequences oil roriginalile (Ic rauiour se monlre plus parliculicrement, et dans le developpoment desquclles il a eniis des vues qui out oxorce el qui doivenl exercer encore sur les legislations modernes unc influence tres-salulaire. Ln des principaux litres de gloire de Bentham, c est d'avoir essayc de donner une mesure pour evaluer ce quil appelle la bonte et la mechancete des actions, ou la quanlite de plaisir et de peine qui en resulte. En conse- quence, il commence son arithmetiquc morale par une enumeration et unc classification complete des diflerentcs espcces de [daisirs el de peincs. Vient ensuite une melhode pour determiner la valeur compara- tive des dilTcrentes peines el des diflerents plaisirs ; operation delicate, et qui consisle a peser loutes les circonstances capables d'entrer dans la valeur dun plaisir. Ces circonstances sonl determinees en envisageant un plaisir sous ses rapports principaux : ccux de I'intensitc , de la duree, de la certitude, de la proximite, de la tecondile, enfin de la pu- rete. La meme melhode s'applifjue evidemmenl aux peines. Ce nest quapres avoir envisage les plaisirs et les peincs qui resulteront de deux actions sous tons ces rapports, qu'on pent decider avec assurance la- qiielle est reellement la plus utile ou la plus nuisible, la meilleure ou la pire, el mesurer la difference qui existe enlre elles. II faut aussi lenir compte des diderences qui existent entre les agents, ditTcrences qui se distinguenl en deux ordres,dontle])remier conq)rend les temperaments, les divers etats de santc ou de maladic, les degrcs de force ou de fai- blesse du corps,, de fermele ou de mollesse du caractere, les habitudes, les inclinations , le developpemenl plus ou moins grand de linlelli- gencc, etc., etc. Bentham ne se contente pas de dresser un catalogue exact de toutes ces circonstances, il entre sur chacune d'elles dans des developpements pleins de sagacite. Mais le leglslateur ne pent tenir compte de lous ces details ; il est ob- lige de proceder d'une manierc generale et, par consequent, de se gui- derd'apresdes vues d'cnsemble, d'apresles grandes classifications dans lesquelles se repartissenl les individus qui composent ie monde humain ; ce sonl ces vues (|ui nous fournissent les circonstances du second ordre , ou les premieres se trouvent naturellement comprises. Telles sonl celles qui resullenl du sexe , de I'age, de I'education, de la profession, du climat , de la race, de la nature du gouvernement el de Fopinion reli- gieuse. De la une consequence legislative : cest que, pour qu'il y ait egalite dans la peine infligee a un coupable, il faut que celte i)eine ne soil pas maf''ri(Mlemenl la meme pour tous les sexes, pour tous les Ages, enfin pour toutes les cinonstances dont nous venous de parler. Mais les jjcines el les plaisirs ne se bornent pas tous a un seul iiidi- vidu; i! en est ([ui s"('tendent a un grand nomhi'c. De la un troisieme element du cali-ul moral . elenient que Bentham a analyse avec le plus grand soin. Les resuliats de cotte analyse sonl peut-etre ce que son sys- teme ollVe de ))lus original et de plus utile. Lecalculdelout le malou do tout Ic lien (]uc fait une action a la societe, par de la lindividu (pii la subil direclemcnl , et les lois sui\ant lesfiuellesce bien ou ce mal s'(''[)ar- pillent, voila, en d'aulres termes, ce ([ue nous ollVe lingcnieusi* ana- lyse de Bentham. \*{i\i]' ;!:i':i'''rii')' n'M' arlion ;ii; i;v>ven t]i> ces ilonnces . il fiiit ejui^a-^ BENTIIAM. 511 ger comparativement ses bons et ses mauvais effets 5 c'est uniquemcnt d'apres le resultat de cette comparaison qu'il sera perniis dc la qualilier de bonne ou de niauvaise. On decidera de la meme maniere quelle est , de deux actions, celle qu'il faut jugerlanieilleure oula pire. On rcsou- dra enfin par un precede analogue la question de savoir quel est le dcgrc de bonte ou de mccbancete d'une action dcterminee laisant parlie dun certain nombre d'autres actions. Pour savoir maintenant si le legislateur doit eriger en debts certaines actions et leur inlliger des peines, il laut recbercber si la peine pent erap^cber le debt, ou du moins le prevenir souvent ; et, en supposant qu'elle le puisse, si le mal de la ptinc est inoindre que cclni dc Taction. Bentbam examine ensuite quels sont Ics meilleurs moyens a employer par le legislateur pour porter les bommes a faire le plus d'actions utiles, et les detourner le plus eflicacement des actions nuisiblcs a la commu- naute. II se livre ici a unc nouvelle etude du plaisir et de la peine, envi- sages comme levicrs entre les mains du legislateur, et en distingue quatre sortes : 1" les plaisirs et les peines qui resultent naturellement de nos actions , et que Bentbam appelle, pour cetle raiscn , la sanction na- turellej 2'" ceax qui vienncnt de la sanction morale, c'est-a-dire de I'opi- nion publique ; 3" ccux qui ont pour cause la sanction legale ; et ^-i-" enGn ceux qui ont leur orig'nc dans la sane! ion religieuse. La sanction legale peut seule etre appliquec par le legisiateurj mais il doit prendre garde de se mettre en opposition avec les trois autres. Bentbam trace a cc sujet la ligne de demarcation quisepare le droit et la morale. II monlre tres-bien, et par des raisons tres-sages , ce qui avait ete demonire mille ibis , mais jamais peut-etre avec la memo evidence, jusqu'ou peut aller la legislation, et jusqu'ou elle nc lioit pas penetrer. Aprcs cela, Bentbam entre dans la legislation elle-meme, et jette les bases du Code civil et du Code penal. II divise les dilferciits recueils de lois en Codes substantifs et en Codes aiJjcctifs, suivant qu'ils sont principaux ou accessoires. Nous ne le suivrons pas dans les dernieres consequences de sa pbilosopbie pratique; ellcs appartiennenl plutot a la science de la legislation qu"a celle de la pbilosopbie. Nous ne refuterons meine pas ce qu'il peut y avoir de laux et de danizercux dans la pbilosopbie que nous venons d'esquisser. Cette refutation se trouve fai!e avec celle du scn- sualisme en general, et par ccla seul qu'on reconnait dans rhomme un autre principe d'action que I'interet. Les principaux oavrages de Bentbam sont : Jnfrodvct'wn avx prin- cipes de morale el de jurisprudence ^ in-8", Lor.dres, 1789 et 1823; — Trailes de legislation civile et penale, in-S", ]*aris, 1802 et 1820; ■ — • Theorie des peines et des recompenses, in-8", Paris, 1812 et 182G; — Tactique des assemhlees deliherantes et des sophismes polit iques /m-S", Geneve. 181G ; Paris, 1822; — Code constitulionnel , in-8", Londres, 1830-1832; — Deontolorjie ou Theorie des devoirs foeuvre postbume} , in-8", Londres, 1833; — Essai sur la nomenclature et la classification en matiere d'art et de scicnee, public par le neveu de Fauteur en 1823; — Defense de I'l'sure /m-S", Londres, 178T ; • — Pai'optie , wi Maison d' inspection , in-8", Londres, 1791; ■ — C/trestomaihie, in-8", Londres, 1718. — Pour Texposition gen'raie et la critique du syslnr^e de Ben- Uiam, voyez pailiculieremcnt Joui'Voy, Droit rictvrel , t. n, leron H, r,I2 BtRARD. (]'csl do ccl excellent ouvrage que nous avons lire I'analysc qui pre- cede. J. T. TiKRART) (Frederic) , nc a Monlpelliev en 1789 et professeur d'hy^'lenc a lecolc de cetle ville , a bieu nierile dc la philosophic spiri- tualisle par son livre intitule : Doctrine des rapports du physique et du moral 'in-8", Paris, 1823). II reconnail que lelude de I'homme ne peut etre hien faile qu"a la condition dc lenvisager lout a la fois sous les points de vue physiologiquc et psycliologi([ue : c esl le moyen, dit-il, de ne tomber ni dans le materialisme ni dans le spirilualisme oulrd. La sensation est inexplicable i)ar le.niouvemcnt , soil vital, soil chi- niiqucj e!lc ne Test pasdavantage par le galvanisnie et reloctricite, ou par tout autre lluide imponderable. Ce ne sont point les nerfs qui sen- tent, et le e(>rveau lui-meme n'est pas indispensable pour ([u"il y ail sensation, II est plus raisonnabie d'admettre que ranie sent dans la par- tie du corps a laquclle la sensation est rapportee, que de penser qu'elle sent aillcurs. Le temps ])endant lequel le sentiment persiste apres la deca])ifation varic suivant les differentes classes d'animaux, et suivant la nianirre de I'aire I'operalion. Les mouvements des animauxdecapites presentenl les menies caracteres (|ue les mouvements volontaires. IS"i Ic jugement, ni la memoire, ni limagination ne s'expliquent par la sen- sation, quoi([u"il y ait, suivant lauleur, des sensations actives. Le moi n'est pas toujoursentieremenl passif dans les reves. L'instinct lui-meme appartient au moi, eommc modilication des sentiments; il est actif sous certains rapports, else combine avec les donnees de la rellexion. Les langues sont aussi !e produit de I'activite du moi : lesprit est tout a la fois actif et passif dans le somnambulisme. La pcrsonnalite morale, I'exislence suhstantielle d"un etre simple en nous et son immortalitc, sont aussi elablies dans le livre estimable du doclcur Eerard. 11 netait point i)artisan du systeme de (iall; il I'a refute dans le Dictioiuiaire des Sririiccs mcdicales ^ar[\c\e Craniomctrie. Bcrard a fait, dans ccl ouvrage, plusieurs auti'cs articles importanls. On a encore de lui : Doctrine me- dicate de I'ecole dc Montpetlier^ et comparaison de ses principes avec cciix des autres ccoles de ('Europe. lilMEXitEW , ne a Tours, au commencement du xi*" siccle, de pa- rents riches et distingues, etudia les arts liberaux et la theologic sous Fuibcrt de Cbarlre^s, un des maitres les j)lus fameux de cc tenq)s. Heveiui dans sa patrie en 1().'30, il fut choisi j»our ecolalre 'mayister .lui de savoir (piel esl le sens du sacre- meut eucbai'isti([ue, soulcvait alors de vifs debals. Determine, dil-on, par une ri\alite decole, ]?erenger soutini contre Lanfranc de Pavie, .superictir de FabhaNC du iJec et son emule, (pie reucbarislie n'etail qu un pur sMnbole, opinion deja emise par Scot Erigene. l)i\ei"scon- cilcs t:"nus (Ml lO.'iO, a Koine, a Verceil, a Rrienne, en Norinandie, ct a Paris, (•(!nrlainn('renl la doctrine de H;'rc!iger, et cclui de i'aii> \e pri\;i nirnie (Ic scs ! ('lu-iices. !!(''rcngcr, (pii s'clait \igoureusemcnt (K'- fendu , [KMisa ('jU'il d'xait c('''i(M- a r()rag(^ et ;;'Mu;'cr, .Mais a ))ciiv> s(^ BERENGER. 515 fut-il relracte, en 1055, devanl le concile dc Tours, il revint a son pre- mier sentiment, etdesormais sa vieoffrit, poar lout spectacle, de conli- nuelles variations. Unc seconde abjuration dcvant le concile de Rome, en 1059, fut aussitot suivie d'une nouvelle rechule. En 1078, il abjura une troisicme fois aux pieds du pape Gregoire VII, et deux annees plus tard I'incerlilude de son orthodoxie obligea encore de le citer devant le concile de Bordeaux, ou il confirma ses precedentes retraclations. Quelques auteurs pensent que sa conversion fut sincere et definitive ; d'aulres le contestent, entre autres Oudin, Cave, et la plupart des ecri- vains protestants. II mourut en 1088. Unchroniqueur cite par Launoy {de Scholis celehriorihus liber) loue les connaissances de Berenger en gram- maire, en philosophic et en necromancie. Hildebert de Lavardin, son disciple, dans une cpitaphe qu'il lui a consacree, dit que son genie a embrasse tons les objets decrits par la science, chantes par la poesie, guidquid philosophic qiiidquidceciuercpoetcc. Sigebert deGembloux parle deson talent pour la dialectique et les arts liberaux {de Script. Eccles., c. 3); tons les historiens le representcnt comme verse profondement dans les sciences humaines. Ceux de ses ouvrages qui nous sont par- venus portent, en effct, I'empreinle dune erudition assez variee , etqui, au xi*= siecle, etait pen commune. Lanfranc, son adversaire, lui reprochail ses reminiscences profanes, et ce n'ctait pas sans motifs; car, dans un seul de ses opuscules, il cilc cinq fois Horace. Cette pre- occupation de I'anliquite classique s'allic, chcz Berenger, comme chez tant d'autres, a un esprit dindependance, atteste d'ailleurs parlhistoire entiere de sa vie. II ne recusait pas I'aulorite; mais il a ecrit ces mots que beaucoup de philosophes d'une epoque plus eclairee n'auraient pas desavoues {de Sacra ccemtj p. 100) : «Sans doute, il faut se servir des autorites sacrees quand il y a lieu , quoiqu'on nc puisse nier, sans absur- dite, ce fait evident, quil est infmiment superieur de sc servir de la raisonpour decouvrir la vcrite. » Aillcurs, dans son elan pour la dialec- tique, il s'ecrie que Dieu lui-meme a cte dialecticien, et a I'appui de cette clrangc assertion il cite quelques raisonnements lires de I'Evangile. On ne saurait donner au droit de discussion, comme le dit ingenieuse- menl M. J. -J. Ampere (///s^o/re Utleraire de France), une plus haute garantie. Telle est done la physionomic gcncrale sous laquelle Beren- ger se prescnte : il a continue Scot Erigene et prepare Abailard. Inferieur a tons deux par le genie et rinduence, il s'est trompe comme Tun et I'autre en appliquant la dialectique aux objets de la foi; mais de son en- treprise echouee il est resle un ebranlement salutaire donnc a I'esprit humain, qui, au commencement du xi*" siecle, se mourait dc langueur et d'immobilite. — Quelques opuscules de Berenger sont epars dans les oeuvres de Lanfranc (in-f'. , Paris, IGVS), et diverses collec- tions Benedictines]. En 1770, Lessing, ayant retrouve dans la biblio- theque de Brunswick un manuscrit de son livre dc Sacra ccena, en publia quelques fragments sous le tilre de Berengarius Turonensis y in-i'\ Depuis , Touvrage complet a etc imprime par les soins de M. Fred. Vischer, in-8% Berlin, 183i. On pent consulter, en outre, Oudiai- lard, et davoir voulu attaquer la pcrsonne de saint Bernard. «J'ai mordu, dit-il, je I'avoue; mais ce n'est point le beat contenij)]atif, cest le philosophe; ce nest point le confesseur, mais lecrivain. J'ai attaque non pas I'intention, mais la langue; non pas le cceur, mais la plume. » L'Apologetique et la lettre a levt^que de Mende ont ele imprimccs a la suite des oeuvres d'Abailard et d'Heloise, in-i", Paris, 161i. C. J. BERG (Frangois), n6 en 1753, dans le royaume de Wurtemberg, professeur d'histoire ecclesiastique et conseiller ecclesiastique a Wurtz- bourg , fut un des plus ardents adversaires de Scheliing. II publia centre lui , sous le litre de Sejctus, un traite de la connaissance luiinaine, ou le dogmalisme le plus absolu, cclui que professait M. de Scheliing avant sa seconde apparition sur la iicene philosophiqiie, est corabaltu par le scepticisme. Get ecrit provoqua une reponsc anonyme, qui re(;ul le nom d'Anti-Sextus. Berg essaya plus tard , dans un second ouvrage intitule Epicritiquc de la phllosophie , de poser les bases de sonpropre syslciiie, oil la volonte appli(iucc a lapensce, la volontc lotjique, ainsi qu'il la nomine, est regardee comme le seul moyen d'arriver a la connaissance de la rralite. ]| pense que le principc unique de toute erreur en phi!oso|)hie consiste en ce (ju'on ne songe pas a s'enlendrc sur le point de la question a eclaircir. Le premier remede a cet inconvenient serait, selon lui, dedonner un Organon a la philosophic, ainsi que Kant I'avail voulu fuire. L'Epicriliqxe est la philosophic destinee a combler cette liciine, et clle doit, en se conformant rigoureusement a la nouvelle me- thodc, sonmettre a I'examen toutes les solutions possibles du probleme fondamcntal, jusqu'a ce qu'on aitenfin trouve runifpio solution capable de rrpondrea toutes les diflicnlles. Les fails intellectucls, en tant qu"ob- jets (1(> ec problrme, doiveni elre exj)li(pi(''s sous le triple point de vuedi; rexpericnce . de la connaissance, et surtout de la realite. (]elte tentali\e sans originalite et sans prolbiidour passa tout a fait inapercue. l^org mourut en 1821 , ne laissanl (jue irs deux on\raiies dont nous venous de fi'jre uieidion. Le Se./his ;i oie pubru' a Nuremberg, en 180'*, in-S", et y I'^pirruique i\ -\rnstadt et IVudolstadt, en 1805. in-8", BERC^ER. 515 iJERGER ( Jean-Eric de) . philosophe danois, n6 en 1772, et mort en 1833 a Kiel, ou il elail professeur de philosophie et d'astronomie. II s'essaya d'abord sur divers sujets de morale et de politique ; puis , se vouant enlierement a la philosophie, il publia les ecrils suivants, qui ne manquenl pas d'une certaine originalite : Exposition jjhilosophique du systhne de Vunixers, in-S", Altona, 1808; — Esquisse generale de la science, in-8% Altona, 1817-1827. Get ouvrage, eerit en allemand comme le precedent, se compose dequatre parties, dont chacuneason litre particulier : la 1" s'appelle Anahjse de la facultc de commitrc; la 2% de la connaissance phiJosophique de la nature; la 3% de I'unthropologie et de la psyc/iologie; la k" traite de la morale, du droit naturel et de la philo- sophie religieuse. BERGER (Jean-Godefroy-Emmanuel), th^ologien-philosophe tres- distingue, ne a Kuhland, dans la haute Lusace, le 27 juillet 1773 , et mort le 20 mai 1803. Ses ecrits, tous en allemand, sont remarquables par la liberie de ses opinions et I'elevation de sa morale. Void les litres de ceux qui interessent particulierement la philosophie : Aphorismes pour servir a line doctrine philosopliiqiie de la religion, in-8°, Leipzig, 1796 ; — Histoire de la philosophie des religions , ou Tableau historiquc des opinions et de la doctrine des philosophes les plus ceVehres sur Dieu et la religion , in-8°, Berlin, 1800; — Iddes sur la philosophie de I' his- toire des religions, dans le Recueil de Stauedlin, o vol. in-8", Lubeck , 1797-1799, I. IV, n"5. RERGIER (Nicolas-Sylvestre) , Ihdologien, philologue et apologisle du christianisme, merite une place dans ce recueil par la lulte qu'il sou- tint contre J. -J. Rousseau et les aulres philosophes du dernier siecle. Ne a Darnay, en Lorraine , le 31 decembre 1718 , il fut successivemenl cur6 dans uii village de la Franche-Gomle, professeur de Iheologie , principal du college de Besangon, chanoine de Notre-Dame de Paris, et conl'es- seur du roi. II est mort a Paris le 9 avril 1790. Apres avoir debute dans la carriere decrivain par diflerenls travaux derudition et une traduction d'Hesiode assez eslimee de son temps, il s'attaqua aux philosophes, alors lout-puissants sur lopinion. Les seuls de ses ouvrages qui se fon- dent sur la raison, et qui, laissant de cote les dogmes reveles, presen- tent un caractere purement philosophique, sont les deux suivants : 1" Ledeisme refute par lui-meme, 2 vol. in-12, Paris, 1765, 1766, 1768. C'est rexamen des principes rcligieux, et une refutation purement per- sonnelle de Rousseau; 2" Examen du viaterinlisme, ou Refutation du Systhne de la nature, 2 vol. in-12, Paris, 177 L On lui altribue aussi des Principes nulaphgsiques , iniprimes dans le Cours d'etudes a I'usage de I'Ecnle niilitairc. C3n reniarque dans ces ecrits de I'ordre, de la net- lete^ de la suite dans les idees, mais rien de distingue et dont la science puisse faire son profit. BERIGARl) ou REAFREGARD r Claude Guillermet, seigneur de) , natjuit a Moulins , selon les uns en 1578, en 1591 selon les aulres. II acheva la plus grande parlic de ses etudes h rAcademie d'Aix en Pro- vence, ou il s'appUqua parUculieremenl h la pbilosophie et a la mede- 316 BERGK. cine. II se rendit ensuite successivement h Paris, h Lyon et i Avignon, et se fit partout unc telle reputation , que le grand due de Florence I'ap- pela a I'universitedcPise, avec la mission d'enseignerscs deux sciences de predilection. Douze ans plus tard, en 16iO, le senat de Venise lui conlia les m^mes fonctions dans runiversile de Padoue, a laquelle il resta attache jusqu'a sa mort. II est I'auteur de deux ouvrages, dont I'un : Dubitationes in dialogos Galikei pro terra; immobilitate (in-i", 1G32) , a dtc public sous Ic pseudonyme de Galilwus Linccctis. C'est, comme le litre I'indique, unc critique du nouveau sysleme du monde. Lautre, intitule Ci7'adu.'i Pisamis^sen de vetenim et peripaletica philo- sophia Dialfxji (in-i", Udine, IGil et IGVSj Padoue, IGGl}, a eu beau- coup plus de reputation , grAce aux coleres quil a soulevees parmi les llicologiens. Sous la forme d'un dialogue enlre un disciple d'Aristote et un partisan de lancienne physique des ioniens, surlout celle d'Anaxi- mandre, Tauleur met sous nos yeux les deux hypotheses entre lesquellcs son esprit semble balancer : I'une ou la formation du monde est expliquee simuJtancmenl par les proprietes d'une matiere premiere, ctcrnelle, et Taction dune cause motrice, d'un Dicu sans providence; I'autre ou tout s'explique par la scuie puissance des elements matcriels, des atonies ou des bomeomcrics ( Voycz Anaxaggre ; , et ou Texistence de Dicu est regardee comme inutile. Peut-ctre aussi, comme Tennemann le sou- tienl avec beaucoup d'esprit {Ilisfoire de la Philosoplne) , son des- sein etait-il de miner sourdcment I'aulorite d'Aristotc, en lui opposant avec avantagc des doctrines plus ancicnnes; car, I'allaqucr en face etait impossible a Berigard, dont les fonctions consistaienl a enseigner officiel- lement la philosophic peripaleticienne. A propos et sous le nom d'Aris- totc, il fait aussi la critique des opinions erronccs de son temps, par exemple de la tbeorie des causes occulles , quil compare a des lambeaux cousus sur le vetement des philosophes pour cacher Icur nudile, c'est- a-dire leur ignorance. Cependant, quand on considcre limpuissancc a laquelle il reduit la raison, il n'cst guere pcrmis de voir en lui autre chose qu'un sceptique. II ne pcnse pas que, sans le secours d{> la reve- lation, nous ])uissions resoudre aucune des questions qui touchent <\ la religion et a la morale; il ne nous accorde pas memo la faculle de savoir par nous-memes s'il y a un Dicu , encore moins do demonlrer son exis- tence et de penetrer dans les secrets de la nature (Circuhis Pisanus in priorcm lihnim physiccs , p. 2'i-). Les contemporains de J'.erigard ne se sont pas mepris sur le sensde ces protestations , en apparcnce si favora- bles a lautorite religieuse. liETir.K Jean-Adam) , ne en 17G9 prcs do Zoitz , dans le gouver- nemcnl de Mcrscbourg en Prusse, et mort a Leipzig en IS.'J'i-, liit prin- (■i|)alemenl occnpe des rapports de la philosophic cl du droit; mais il piihlia aussi ([uelqucs ouvrages de philosophic pure, concus dans le sens (les idccs dr Kant. Yoici les litres de ses princijiaux ecrits , (jui d'ailleiirs ne se distingiient par aui-nne originalile : Recln'rches sur Ir droit iniliirel des Etats et des pexiples, in-8", Leipzig, 179G; — Lettrcs sur les prin- cipes metaphys'KjHcs du droit , de Kant, in-8", Leipzig cl (Icra, 1797; ■ — /iclhwions sur les ])ri»ri])(s mcta])/n/slfjucs de la moiale de Kant, in-8", Leipzig, 1798; — L Art de lire, in-8', lena, 1799; — LArtde BERKELEY. 517 penser, in-8", Leipzig, 1802; — L'Art de fhilosopher , in-8% Leipzig, 1805; — Philosophic ilu droit penal , in-8°, Meissen, 1802 ; — Thcorie de ta legislation, h\-S", Meissen, 1802; — Moyens psychologiques de pro- longer lavie , in-8", Leipzig, 180i ; — Recherches snr I'dme des betes, in-S", Leipzig, 1805 ; ■ — Quel est le but de VEtat et de L'Eglise, quels sont leurs rapports, etc. , in-8", Leipzig, 1827 ; —La vraie Religion^ recommande a L'attcntion des rationalistcs et destine d la guerison radicale des super- naturalistes , des mystiques, etc., in-8°, Leipzig, 1828. Ces deux dcr- niers ouvrages furent publics sous le pseudonyme de Jules Frey. — Defense des droits des femmes, Leipzig, 1829. — Bergk a public aussi, accompagnee de notes et d'eclaircissemenls, une traduction allemande de louvrage de Beccaria sur les Delits et les Peines (Leipzig, 1798) , et plusieurs autres petits ecrits de droit. — Dans tons ccs ouvrages, conime il est facile de le voir par les litres, regne I'esprit du xyiii'= siecle. BERliELEY (Georges) naquit a Kilkrin en Irlande, en 168i, et mourut a Oxford en 1753. Les annees de son adolescence et de sa jeunesse se passerent a Kilkenny, I'une des villes les plus considerables de rinterieur de llrlande. G'est la que fut commencee son education , qui re^ut son achevcment au college de la Trinitc, university dc Dublin, dont il devint associe en 1707. Apres une serie de voyages en France, en Italic, en Sicile, il fut nomme au doyenne de Derry, riche benefice, qui semblait devoir le refenir et le fixer dans sa patrie, lorsque, ccdant a un mouvenient tout a la fois d'hunieur aventureuse et de proselytisme religieux, il partitpourRbod-Edsland, avec leprojet d"y fonder, sous le noni de college de Saint-Paul, un etablissenient qui, moyennant une instruction fondee sur des principes evangeliques, devait dcvenir un foyer de civilisation pour les sauvages d'Amerique. Ce dessein echoua. Dc retour en Angleterre, Berkeley fut, en 1734, promu a I'eveche de Cloyne , qu'il refusa plus tard de quitter pour un benefice deux fois plus considerable. II etait venu a Oxford pour y surveiller leducation de son fils; il y mourut presque subitement en 1753. II avait ete I'ami de Slclle, de Swift, de lord Peterborough, du due de Grailon et de Pope. II laissait un grand nombre d'ecrits, reunis par lui et publics en un recueil, sous le titre de Traites divers, a Oxford, en 1752, un an avant sa mort, pendant le sejour quil fit en cette ville avec son second fils. Parrai ces travaux de Berkeley, il en est quatre qui, au point de vue pbilosophique, nous paraissent importants a mentionner. Ce sont 1" Thcorie dela vision, public en 1709; 2" Traitesur les principes de la connaissa7ice humaine , \)nh\i6 en 1710, c'est~a-dire a une epoque ou Berkeley n'avait encore que vingt-six ans; 3" 2'rois Dialogues entre Hylas et Philonous , publics en 1713 ; 4° Alciphron, ou le Petit Philo- sophe , publie en 1732. Nous ne sachions pas que les deux premiers de ces quatre traites aient ete jamais traduits en frangais. II n"en est pas de meme du troisieme et du quatricme, qui Font ete, I'un par I'abbe du Gua de Malves (in-12, 1750), I'autre par de Joncourt (2 vol. in-8% Lallaye, 1734). Alciphron, ou le Petit Philosophe ( the Minute Philosopher) , est un traite tout a la fois de theodicee, de logique et de psychologie, mais sur- 518 BERKELEY. toul (le morale. L'£'5.<;ai svr I'cniendement humaiv avail donn6 naissance a une foulc do Ihcories malerialislcs, alheislos, falalisles, scepliques. L'ol)jel general du livrc de Berkeley est la rcfutalion de cos doctrines. Toulefois , YAlciphron parait plus specialement dirigc centre les ecrils de Mandeville, qui, en sa Fable des abciUcs el autres ouvrages, avail pre- lendu que ce qu'on appelle la verlu nest qu'un produit artificiel de la l)olilique el de la vanile. Berkeley adopta dans cet ouvrage la foi-nie du dialogue, dont il s'elaildcja servi en ])hisieurs autres ecrils. Les princi- pales questions relatives au devoir, au lihre arbilre, a la cerliUidc, a la nature de Tame el de Dieu, s"y Irouvent, les uncs trailees en detail, les autres sommairemenl examinees, el les unes el les autres y sont reso- lues dans le sens des croyances universelles. Le livre inlilule Theoric de la vision {^Theory of vision) , conlienl en germe le scepUcisme en malicre de perccplion exlcrieure, qui dcvail, quel(}ues annees plus lard, sc produiro sous des formes plus completes el plus hardies dans les Principcs de la coiuiaissance hiimaine el dans les Dialoijues entre Hylas ct Philonovs. Le syslenie de Berkeley sur la non- realile du monde materiel n'elail-il pas encore parfailcmcnt con^u dans son esprit, ou I'auleur jugea-t-il preferable de ne le produire que graduellemenl? Ce sont la deux hypolheses qui onl Tune ct laulre leur probability. Quoi qu'il en soil, la Theorie de la vision conlienl d'excel- lents apergiis sur les operations des sens. La dislinclion que , plus lard, I'ecole ccossaise, avec Rcid el Stewart, devail etablir entre les percep- tions naturelles el les perceptions acquises dusens de la vue, s'y trouve d6ja posec par Berkeley. Celte dislinclion elail d'autant plus imporlanle , qu'elle elail rendue plus difficile i)ar la longue el presque invincible habitude ou nous sommes des les premiers jours de noire enfance das- socier les unes aux autres en une etroile union les operations de nos di- vers sens. Le Traitesur les principcs de la connaissance humnine {Treatise on the principles of hnman hmnvledgc), et les Trois Dialogues entre Hylas et Philonoiis {Three Dialogues beticen Hylas and PhilonouSj , malgre la difference de la forme dans laquelle ils sont ecrils, onl un scul et memo objet, qui est de conlesler larealilc objective de nos perceptions. II n'est nullemcnl question, en ces ecrils, de regies a appliquer a Icxei-ci', c et i\ I'usage de nos sens corporels alin de nous prcmunir c()i.;;-e les erreurs on ils peuvent nous enlraincr. II s'agil de bien auire cliose : c'est la these meme de la non-vcracile de la perception exlcrieuic ol de la non- realil(^ des objets materiels qui s"y trouve posce ct soutenuc. « il est, dil Berkeley {Theorie des principcs de la connaiss. hion., § 6), des veritcs si prcs de nous el si faciles a saisir, qu'il suffil d'ouvrir les yeux j)our les apcrcevoir, et au nombre des plus irnporlantes me semble etrc ccllc-ei, ([ue, la lerre et tout ce qui pare son sein, en un mot, tons les corps dont lasscmblage compose ce magnilicjue univer.s , n'existe point hors de nos esprits.)) Ainsi, point de realitesmalcrielles. Lesseules existences reelles sont les {^Ires incorporels, les esprits, c'est-a-dire Dieu et nos ames. Deux causes pnnci|)ales paraissent avoir determine chcz JJerkeley ra(i()[)tion d'lme telle doctrine. La premiere, d'un caract^re toul pcr- somiel, se lr()u\edans les convictions religicuses du pieux evc<{ue de Cloyne. Nous pouvons, sur ce point, recueillir son proprc aveu : «Si BERKELEY. 519 Ton admet 'dit-il en sa Preface des Trois Dialogues) les principes que je vais tachor do repandrc parmi les hommcs, les conseiiuences qui, a mon avis, en sortiront immediatenient , seront que Tatheisme et le scep- lieisme toniberont tolalement. » Berkeley eroyait done, par la negation de la mafiere, servir la cause du spirilualisine. L'ecole de Locke avail converti en une negation hardie le doute timide du mailre a I'endroit de la spiriUialite, et Berkeley repondail a celte ecole par la negation de la substance malerielle. 11 ne satlendaitpas qu'un jour viendrait ou le scepticisme, par la main de Hume, saisirait I'arme donl il venait de frapper le nionde materiel, et la tournerait centre le nionde des esprits. L'ne seconde cause, mais tout autrement puissanle etgenerale, se trouvait dans le caraclere fondamental de la theorie, qui, tout absurde quelle fut, regnait alors souverainementen philosophic reiativementau mode d'acquisition de la connaissance. Nous voulons parler de la theo- rie de I'idee representative. D'apres cette theorie, la connaissance et I'idce etaient deux choses distinctes. Lidee n'etait qu'un moyen de con- naissance et non la connaissance meme. L'idee etail une sorte d'inter- mediaire entre I'objel el le sujet. L'idee etait pour le sujel I'imagc ou la representation de I'objel j el lexactitude de la connaissance se mesurait sur le plusou lemoins de fidelite de I'image, par rapport a i'objel quelle representail. Cette theorie, d'abord imaginee pour expliquer la forma- tion de nos connaissances sensibles, avail graduellement acquis plus d'extension, et, a I'epoque lelre \i\anl se IrouNC en rapi)ort avec le monde (Mi- tier : cesl par cell(! raison (pie la vie animale s'ap[)elle aussi v ie de rela- tion. La vie organi(iue a pour but le devcloppcment, la nutrition cL la BIEL. 323 conservation de I'animal : les organes specialement consacr^s a cclte triple fonclion , sonl places dans les profondeurs dii corps ; mais ils com- muniqucnt avec ceux de la vie externe ou de relation , parce que ces deux vies sont reellement subordonnees Tune a I'autre et ne forment que deux aspects differents d'un meme systeme. La fonction de la reproduction, deslinee a la conservation de I'espece, se classe mal dans I'une et I'autre espece de vie 5 elle apparlient tres-visiblement a toutes deux. Bichat re- connaitdeux sensibilites : Fune animale, source des plaisirs et de la dou- leur et dontnous avons parfaitement conscience; I'autre organique , sur les phenomenes de laquelle la conscience est muette. La vie organique est done renfermee dans les limites de la matiere organisee et a pour eifet de la rendre sensible aux impressions. De la deux sortes de contractilile : I'une animale ou volontaire; I'autre organique et involontaire. Bicbat rapporte toutes les fonctions de I'intelligence a la vie animale, et toutes les passions a la vie organique. II est facile de voir ce qu'il y a de faux et dabsolu dans cette maniere de concevoir je ne dis pas seulement les phenomenes psychologiques, mais aussi ceux de la vie pbysiologique. Les principaux vices de ce systeme consistent a laisser dans I'ombre le role de la vie organique dans les fonclions de la vie de relation et reci- proquement, a ne pas faire ressorlir assezl'unite synthetique de ces deux vies , et a reconnaitre une sensibilite organique , propre a la matiere vivante, et dont rien ne pent dcmontrer Texistence : cette erreur a eu sa grande part dans le materialisme moderne. Mais ce que nous repro- chons surtout a Bicbat, c'est de reduire toutes les fonclions intellectuelles a la sensation, a I'operation des sens, et de rapportcr, dune maniere non moins absolue, toutes nos passions a la vie organique. Quant a cette fameuse definition : que la vie est Tensemble des forces qui resistent a la mort, il y a longlemps qu'on en a fait justice. Malgre ces erreurs et ces lacunes, le livre des Recherches sur la vie et la mort, auquel M. Magendie aajoute des notes interessantes, aura toujours son impor- tance aux yeux des physiologistes et des pbilosophes. J. T. BIEL (Gabriel) , philosophe et theologien allemand , ne a Spire vers le milieu du xv siede, se lit d'abord remarquer a Mayence cqmme pre- dicateur. Lorsque I'universite de Tubingen fut fondee par Eberbard, due de Wittemberg, en 1477, il y fut appele comme professeur de theologie. Vers la (in de ses jours, il se retira dans une maison de cha- noines reguliers, oil il mourut en l'i-95. Biel est un des plus habiles defenseurs du nominalisme dOccam, quil exposa, d'une maniere tres- lucide, dans I'ouvrage suivant : Collectorium super libros sententiarum G. Occami, in-f°, 1501. II a laisse aussi quelques ouvrages de theologie plusieurs fois reimprimes. BIEX, SOUVERAIX BIEX. Tout ce qui est tend au hien-etre; il y aurait contradiction a ce qu'une nature quelconque aspirAt a son mal. Sans doute facte qui sert I'intention pent segarer et trop souvent s'egare; nous arrivons al'ecueil par la route que nous avions prise pour entrer dans le port ; le bien n'en reste pas moins le but constant de nos elforls, le principe exclusif de nos determinations, notre unique mobile. Mais cette tendance incessante, universelle de la vie vers ce qui lui 2i. 524 BIEN, SOUVERAIN BIEN. est bon, s'entoure, selon les lieux el les temps, selon les especes et les genres , de conditions essentiellemenl differentes. La planlc marclie a son bien sans le savoir, sans le vouloir; cllc ne s'y porte pas; elle y est fatalemcnt, irresistiblement poussee. Lani- mal prend part, une part telle quelle, a laetion qui s'accomplit en lui et par lui. II ne salt pas, il ne veul pas la fin vers laquelle il se dirige; mais deja il connait et il aime, sans en soupgonner la portee, le moyen qui 1 y niene. Lhomme est ne pour vouloir et, par consequent, pour connaitre, et son inoyen el sa fin. Appelc a comprcndre dansloule leur grandeur ses hautes deslinces, partoul nous le voyons meditant sur les mysleres de sa propre nature ; se demandant quel est le but de son existence, en quoi consiste le bien. Toutes les religions, toutes les phi- losophies sont aulant de reponses apportees tour a tour a celtc eternelle question. Pour ne parlcr que des doctrines marquees du seeau de la science, que de solutions proposees depuis Confucius et Socrate jusqu a Leibnitz et Kant I Varron, de son temps, en trouvait deja jusqu a deux cent quatre-vingt-huit. Cei)endant , quelque nombreux que soient en apparence les chefs que suivenl, sur ce point, nos legions philosopbiqucs, nous ne complons en realile que trois drapeaux aulour desquels loute celtc armee se range. C'esl toujours, ou le bien sensible, le plaisir, 1 interel, le bonheur ; ou le bien moral, le perrectionnement de rhumanite et de lhomme, I'accomplissement severe el desinleresse du devoir; ou enfin I'union de ces deux principes extremes, la satisfaction complete de la scnsibilite et dela raison, Fharmonie du devoir et du bonheur : ici, Zenon; la. Epi- cure; ailleurs, quelque noble figure qui n'a pas de nom encore el qui s'essaye a reproduire, en les conciliant, c'est-a-dire en les subordon- nant I'un a 1 autre. Epicure et Zenon. G est entre ces trois systemcs, qui se dispulenl Tempire, que nous avons a choisir. Posons dabord et detcrminons avec precision le probleme que nous avons a resoudre. Tous les phenomenes que nous appelons des biens sont pelc-melc devant nous. Voici , pour ne nommcr que ceux qui frappenl le plus vi- vemenl noire regard , voici le dcsir, la volujite, la richesse, la sante, les satisfactions de lamour-propre, les joies de la conscience, le savoir, les arts, lir.duslrie, lordre, le progres, la vertu. Sous un pivmicr aspect, nous reconnaissons parmi ces phenomenes des biens de deux especes : les uns qui interessent plus spccialement soil le corps, comme la sante; soil lame, comme le savoir : les aulres, tcis que le plaisir ou le perfeclionncment , qui touchenl a la fois le corps etrame; c"esl-a-dire le bien de Tune des parlies, elle bien derenserublc, le h\cnparticidierc\. le bien general. — Sous un autre rapport, nous dccla- rons bonne aujourd hui el ici une chose que la el demain nous jugerons mauvaise : telle forme de gouverncment qui convicnl encore a I'Asie ne convieiil plus a TEuropc. Jl est heureux que la passion guide la vie a Tagc ou la raison n'en pent prendre les rcncs ; (piand la raison aura grandi , la passion lui remcllra le sceptre; le regne de I'appclil et du desir serail alors illegitime ct, par consequent, funeste. Ainsi enlendu, le bien a son lieu el son beure ; mais il esl bon aussi que partoul et lou- BIEN, SOUVERAIN BIEN. 525 jours, chez I'enfant comme chez I'homme, en Chine comme en Angle- terre, chaque force occupe sa place, remplisse sa fonction. L'ordre est un bien auquel tons les points du temps et de I'espace appartiennent, un bien eternel et universel. Enfin il est des biens par lesquels nous tendons a d'autres; et des biens auxquels nous sommons d'autres de nous conduire. Ce medicament eslbonj pourquoi? parce qu'il me rendra un bien que j'ai perdu, la sante. La sanle et le medicament qui la rap- pelle sont egalement des biens , non au meme titre toutefois : le medica- ment est mon moyen: la sante est ma fin. Ces trois series decaracleres representent, selon nous, toutes les for- mes essentielles sous lesquelles le bien se produit; mais ces trois grou- pes, entre lesquels tous les biens reels et possibles se partagent, ne soutiennent-ils pas entre eux quelque rapport qui les eleve a I'unite ? ne pouvons-nous pas de ces differentes especes tirer un seul et meme genre ? Qu'est-ce que le bien que nous appelons particulier? c'est celui qui soutient un certain rapport avec telle ou telle partie ; c'est un bien e\i- demraent relatif. N'est-ce pas encore un bien relatif, que celui qui s'enferme dansun temps et dans un lieu determines, et qui, celieu et ce temps venant a lui manquer , cesse aussitot d'etre un bien et pent meme devenir un mal ? Enlevez a une aclion quelconque la fin qu'elle se propose; que direz-vous de cette action qui desormais n'a plus de but? Est-elle mauvaise? est-elle bonne? Pour la marquer de I'un ou de I'autre de ces signes , ne faut-il pas que vous ayez present a la pensee le resul- tat qu'elle veut obtenir? Le bien, considere comme moyen, est done un bien relatif. Ce que nous venons de faire pour les trois premiers termes de notre classification , nous le ferons avec la meme facilite pour les trois autres. Le bien general, c'est le bien compris dans sa plus vaste acception, dans son extension la plus large ; le bien pour tout ce qui le comporte et en est capable; le bien pour tout ce qui est; enfin le bien ahsolu. Ainsi en est-il du bien qui embrasse tous les temps et tous les lieux, du bien que ne modifient point les accidents divers qui se succedent dans la duree, ou se juxtaposent dans I'espace; que serait Y ahsolu, si ce n'etait I'eternel, Funiversel? Le bien, considere comme fin, rem- plit mieux encore, s'il est possible, que le bien general, que le bien eternel et universel, les conditions de Yabsolu. La fin, en elfet, alaquelle tend tout le reste, elle-meme ne tend a rien; tout ce qui se distingue d'elle est fait pour elle; elle seule porte en soi sa raison d'etre : car, il ne faut pas s'y meprendre , les fins relatives , comme nous disons , qui s'ecbelonnent et se superposent pour monter de degre en degre jusqu'a la fin supreme, ne sont au fond que des moyens. Nous n'avons done, a vrai dire, que deux genres de bien : le bien particulier, le bien circonscrit dans un temps et dans un lieu , le bien considere comme moyen, ou le bien relatif; et le bien general , le bien eternel et universel, le bien considere comme fin, ou le bien absolu. Mais de ces deux genres de bien que nous avons a determiner, n'est-ce pas le bien absolu qui d'ahord nous appelle? Se peut-on faire une notion du moyen, si la fin n'est prealablement connue? Comment dire qu'il y a la un bien fini et passager, si je ne saisis la relation de ce bien avec le 320 BIEN , SOUVERAIN BIEN. bien infini , elernel ? Chercher le relatif avant d'etre en possession de I'absolu, c'esl s'enfonccr, sans aucune chance d'y rien ddcouvrir, dans les plus epaisses lenebres. Aussilot, au contraire, que I'idee de I'absolu s'est monlree a nous , le coeur meme de la question se trouve eclaire d'une soudaine lumiere , qui en dissipe toules les ombres. Qu'est-ce done que le bien absolu , le bien supreme , le vrai , le sou- verain bien? Ecartons, avant tout, un malentendu qui pourrait nous conduire, ou plutol qui nous conduirait invinciblement a une deplorable doctrine, a une Iriste erreur. Ne faisons pas, de ce que nous appelons le bien , une substance, un 6tre. Le bien, un 6tre! mais alors le souverain bien, comme le voulaicnt en cfTet certains pbilosopbes, enlrc autres ceux d'Alexandrie, c'estle souverain etre; le bien absolu, le bien supreme, c'est Dieu. Tendre au bien, ce sera done tendre a Dieuj arriver au bien, s'en eriiparer, realiser le bien en soi et par soi, ce ne sera rien moins qu'arriver a Dieu, semparer de Dieu, sidentifier avec Dieu I Loin de nous ce panlheisme I A qui en effet celte identiGcation de la creature et du Createur profilerait-elle? Ce n'est pas a la creature sans doule. Le pantheisme est la ruine ou plutol la negation de rhomme ; rhomme ac- compU, n'est-ce pas la vie, la vie personnelle portee a son plus baut degre, elevee a sa plus haute puissance? Le Createur du moins gagne-t- 11 a cette doctrine ce que nous y perdons? Qu'est-ce qu'un Dieu qui enfantepour detruire, delruit pour enfanter et pour detruire encore? La creation n'est plus qu'un jeu^ comme disail Heraclite apres I'lnde; ce n'est plus qu'une inexplicable fantaisie, qu'une capricieuse evolution I Et quand vous enlevez a I'Etre des etres la raison et la sagcsse, que vous reste-t-il, je vous prie? Le pantheisme frappe du meme coup, cnse- velit dans la meme tombe et le Createur et la creature , et les ames et Dieu ! Le bien n'est pas I'etre j c'est une relation entre I'etre et sa loi. Le bien absolu, ce n'est pas I'etre absolu j c'est cette relation supreme, definitive, que les etrcs divers, dont le grand tout se compose, as- pire , le sacbant ct sans le savoir, a etablir entre eux et la loi qui les regit. Accomplir sa loi speciale, voila le bien pour tel ou tcl etre determine j accomplir la loi generalc, universclle, voila le bien pour la gcncralile> pour luniversalite des etres I Que si lindividu et I'espece, la partie el le tout vont se soumcUant de plus en plus a la regie qui les reclame ; si, cbaque rcalite purliculiere s'elevanl de degre en degre jusqu'a la perfection qui lui est proprc, toutes ces perfections partielles en viennent a s'unir dans un ensemble l)arfait, I'univcrs aura parcouru la carriere qui lui (Hail ouverle : le bien, le souverain bien ne sera plus simplemcnl un desir, une idee 5 ce sera un elat ct un fail. Mais en quoi consiste precisement cette perfection absoluc, cette har- monie universclle? Quel est le tribut que doit a I'a'uvre conuuune clia- cun des iimomhrablcs agents qui sont appeles a y concourir? Le jihilo- sophe I'ignore. La pensec finie de I'liomme ne saurait, abandonnce a elle-meme, suivre dans leur immensile les desseins de la PioNidence; et il y a la pour noire science terrestre dimpenelrables lenebres, un BIEN, SOUYERAIN BIEN. 327 ^ternel mystere! II ^tait bon qu'il en ful ainsi. A quoi nous eAt scrvi, en effet, de connaitre la deslinalion speciale de tant d'existences sur les- quelles nous ne pouvons rien ? Ce qui nous importait , c'etait de comprendre notrepropre role; c'etait de savoir comment et par quels liens I'humanite se rattache ou doit se rattacher a I'ensemble auquel elle apparlient? Sur ce point la lumiere nous elait indispensable; elle ne nous a pas manque. L'homme se sait, en tant qu'individu, corame une force sensible a la fois et raisonnable, capable de bonheur et de moralite. Ces deux ele- ments de notre nature demandent Tun et I'autre Icur satisfaction legi- time; toute destinee, qui nousreduit a I'un ou a I'autre, nous mutile et nous delruit. Me condamnerez-vous a ne reconnaitre pour regie que la jouissance, pour guides que mes appetits? Vous faites en moi moins qu'un homme; vous me brisez en me comprim.ant. M'imposez-vous le devoir comme mon unique maitre? Mon type, mon ideal, mon module, est-ce un Regulus mourant dans les tortures ? Vous me jetcz en dehors des conditions memes de mon existence ; vous me brisez en m'exaltant. Vous me conserverez, au contraire, et vous me donnerez toules les con- ditions de mon perfectionnement, si, me laissant les attributions di- verses que le Createur m'a deparlies, vous les faites conspircr a un merae but, tendre a une meme fin. Ce concert, cet accord, vous ne Fobtiendrez qu'en subordonnant I'un des deux principes a I'autre; deux elements egaux ou se meuvent, sans se connaitre, dans leurs spheres respectives; ou se com! altent, s'ils se rapprocbent; tout au plus, dans le cas le moins defavorable, pourraient-ilsse juxtaposer; ils ne sorga- niseront jamais. Or, des deux facultes que nous avons ici a combiner, il est trop evident que Tune, la sensibilite, est vouee a I'obeissance, tandis que I'autre, la raison, est nee pour le commandement. Comme la vie individuelle, la vie sociale est un melange de raison et de sensibilite. Refuser, dans nos conslitulions politiques, a I'une ou a I'autre de ces facultes la place a laquelle elle a droit, c'estrendre la so- ciete impossible. Les regimes divers que les nations traversent succes- sivement tendent doric de plus en plus, s'ils comprennent leur mission, a reunir dans un harmonieux ensemble ces deux principes opposes , et a satisfaire, en subordonnant toutefois le plaisir au devoir, et les inte- rets maleriels des peuples et leurs besoins moraux. Mais , ne nous y trompons point, ce n"csl pas notre condition mortclle qui connaitra cct heureux regime, qui verra briller cet age d'or : la lutle et le sacrifice ne cesseront jamais sur la terre. Toujours il y aura, tant que Ibuma- nite sera I'humanite, aussi bien dans la vie individuelle que dans la vie sociale, des passions a contenir, des obstacles a vaincre, des douleurs de I'ame et du corps a supporter avec courage, C'est ailleurs, c'estdans un meilleur monde que tomberont les barrieres extremes qui separent ici-bas le merite et la recompense. Les principes que le temps , pour les developper, avait du mettre aux prises, lelernite les accorde; et I'existence trouve a son terme, comme son couronnement necessaire, Taccord desormais inalterable do la sensibilite et de la raison, I'union indissoluble de la vertu et du bonheur I II n'est pas un traite philosophique de quelque etendue, ou la question du bien ne soit plus ou moins expressement agitee ; mais nous avons 328 BILFINGER. peu de livres, ou m6mc dechapitres dans Icsqiiels elle soil nellement isolec dc ccllcs qui ravoisincnl, et considerce cu clle-meme et sous son veritable point dc vue. On pourra cepeiuiant consultor Ciceron, dc Fiinhu!< bonorum el malonim; saint Aiiguslin, De Snmmo bono con Ira Manic/ucos; lahbc Ansclme, Sur le Souverain bicn deii ancicns, dans Ics Memoires de lAcademie dcs Inscriptions et Belles-Lettres , 1"-' serie, t. V} Malebranche, Conversations c/iretiemies, etc., etc. Ce que nous connaissons de plus remarquable ct de plus special sur ce su- jet, c'est I'article de Th. Joutfroy, du Bicn et du Mai, dans les Melan- ges philosoplnques , p. 399, cl aussi dans le Cours de fldlosophie, pro- fesse a la Faculle des Lettres de Paris, en 1818, par M. Cousin, et public par M. Adolphe Garnicr, in-8", 183G. Voyez encore nos X-cfon* da PIdlosopJdc sociale, Paris, 18i3, 22=leQon. A. Cu. BILFIXGERou BULFFIi\GER (Georges-Bernard), nc le 23 Jan- vier 1093, a Canstadt, dans le Wurteniberg, s'cst distingue a la fois connne pliysicicn, connue thcologien, comnie liomme d'Etal et conime philosophe. II est, sans contredit, Fun des esprits les plus remarqua- bles qui soient sorlis de Tccole de Leibnitz, ct le petit royauine qui lui donna le jour Ic coniplc encore aujourdbui parmi ses plus grands hommes. Sc destinant a letat ecclesiastique, il entra d'abord au semi- naire tlieologi(pie dc Tubingen ; mais les livres de Wolf etant tombes entrc scs mains, il en fut tcllcment cbarme, qu'il se ^oua enliereinenl a la pbilosopbie leibnitzienne. Kevenu plus tard a la tbeologic, il voulut du moins la nictlrc daceord avec ses etudes de i)ro(lilection. (''est dans ce but quil composa son traite intitule : Dihicidationes p/iilosop/iiccc de Deo, anima human a , mundo et generalibus rerum affectionibus (in-i°, Tubing., 1725, 17 VO et 17G8). Cet ouvrage eut un grand succes et fit nommer raulciu' predicateur du cbateau de Tubingen et repeti- tcur au seminairc de tlieologie; maisBilfinger, eprouvant le l)esoin daller puiser a la source la doctrine dont il s'etait epris, nc tarda pas a se reiulrc a rUniversite dc Jlallc, ou Wolf enseignail alors avec beaucoup dautorile Ic systcnie dc son niailre. II ful nonnnc cnsuitc, par rentre- niise de Wolf, prol'esscur dc logiquc et dc mclapbysique a Saint-i'e- tersbourg. I'cndanl (pi'il occupait cc poste, rAcadcniic dcs Sciences de Paris mi! au concours le fauicux: problcnic de la cause de la pesanleur des corps. iJilfingcr cntra dans la lice cl n^mpoi'ta Ic prix. Ccst alors, c'esl-a-(lirc vers 1731 , que le due dc Wurlcinhci'g songca a le rappclcr connne une dcs gloircs dc son pays. II fut clcve succcssi\eincnt au rang dc conscillcr \)v'\\6, de president du consistoireetde secretaire du gran(l ordrc dc la Vcncric. JJilfingcr se ser\it dc son credit poui" opcrcr dcs refornies utiles dans ladministration dcs allaircs publicpics cl dans lOr- ganisalion dcs etudes; car, au.v diHercnles (lignites ([iic nous venous dc nuMitionncr, il joignait ccllc dc curalcur d(! IT'nivcrsite. 11 mourut a Sliittgait en 1750. Sans doulc Billingcr n'a rien ajoutc, pour le fond, au systeuic quil rcgut dcs mains dc Leibnitz ct dc Wolf cominc Ic der- nier mot (Ic lii sagcssc buiuaine ; mais il I'a e.\pos(; cl d(''vcloppi'' a\(M', une rare inlciligcucc, d.uis les ouvrages sui\anls: Disjtulalio dc Iri- plici rerum coijnilionc, hislorica , pitilusoplnca et matlwrnatica , \i\-h'^, Tubing., Vl'2:l;~ Disiiulalio de luirnioniu pra'stabilita , in-V, Tubing. , BION. 529 1721; Commentatio de harmonia animi et corporis humani , maxime prwstabilita , ex mente Leibnitzii, in-8", Francfort-sur-lc-Mein , 1723, et Leipzig, in-1735 ; Epistolce amoebece Bui finger i et HoUmanni de harmonia pr(estabiiita,\n-k°, 1728; Commentatio j)hiiosophica de origine etpermis- sione mali,pra'cipiie mom/is, in-8'',Francfort et Leipzig, 172i ; Prcecepta logica, cnrante Vellnagel, in-8"', lena , 1729. Le plus important de tous ces ouvrages est celui que nous avons raentionne plus haut : DHucidationes philosopliicce, etc. Nous citerons aussi , quoiqu'ils se rapportent moins di- rectement a la philosophic, deux autres ecrits, Fun sur les Chinois : Specimen doctrinw veterum Sinarmn moral is et polilicce, in-i°, Franc- fort, 1724; I'autre s\x\: \q Tractaius theologico-politicus de Spinoza: NotcB breves in Ben. Spinozw methodum expUcandi scripturas, in-4°, Tubing., 1733. BION i)E BoRYSTHtNE, ainsi appele parce qu'il naquit a Borysthene, ville grecquc sur les bords du fleuve de ce nom, aujourd'hui le Dnie- per. 11 etait, comme il le dit lui-meme a x\ntigone Gonatas, aupres dc qui il etait en grande faveur, fils d'un affranchi et d'une courtisanc. Vendu comme esclave avec toute sa famille, il tomba entre les mains d'un orateur a qui il cut le bonheur de plaire, et qui lui laissa, en mou- rant, tous ses biens. Bion les vendit pour aller a Athenes etudier la phi- losophic. II s'aUacha d'abord a Crates et a I'ecole cynique; puis il rcQut les legons de Theodore I'Athec, et finit enfin par se passer de maitre, sans echapper cependant a linfluence qu'il avait subie jusquc-la. II fut lui-meme accuse datheisme, si Ion croit une tradition scion laquelle il aurait regarde comme inditferentes toutes les questions relatives a la nature des dieux et a la divine Providence. On cite de lui plusieurs pa- roles qui prouvent au moins son incredulite a I'cgard du paganisme. Diogene Laerce (liv. iv, c. i6-o8) le regarde comme un sopbiste; Erato- sthene disait qu'il avait le premier revetu de pourpre la philosophic. Bion a beaucoup ecrit ; mais il ne nous reste de ses ouvrages que quel- ques fragments dissemines dans Stobee. II a existe un autre Bion, designe egalement sous le titre de pbiloso- phe, et a qui nous ne pouvons assigner aucune epoque precise dans I'histoire. C'etait un matbemalicicn dAbdere et de la famille de Demo- crite. Selon Diogene Laerce, il est le premier qui ait enseigne qu'il y a des contrees de la terre ou I'annee ne se compose que d'un seul jour et d'une seule nuit dont la duree esl egalement de six mois. II connaissait done la sphericite de la terre et I'obliquile de I'ecliptiquc. II est mal- heureux que nous ne sachions pas a quel temps remonte cette de- couverte. BODIX (Jean), celebre publiciste, naquit a Angers en 1330, selon les uns, en looO, selon les autres. II etudia le droit a Toulouse, et, apres I'y avoir enseigne quelque tcmjis , alia exercer la profession d'avo- cat a Paris; mais, ne pouvant atleindre a la reputation de ses confreres les Brisson, les Pasquier et les Pithou, il renonca au barreau , et ne songea plus qu'a se faire un nom comme ecrivain. Ses connaissances varices, sa gaite, son esprit, lui valurent la faveur de Henri 111; mais il la perdil bientot, par suite d'intrigues et de jalousies de cour. II s'at- 330 BOECE. tacha au frere du roi, le due d'Alengon et d'Anjou, qu'il accompagna en Anijloterre. I)e retour en France, il fiit nomme proeurcur du roi a Laon. Devenu ensuile depute du liers etat du Vermandois, il cxerga une tres-grandc influence sur I'assemhlee des elats gcnoraux de Blois, ou il litsouvenldclopposition, tout en defendant la royaule centre laristo- cratie. Cette conduile lui fit perdre sa place. II determina la \ille de Laon a se declarer pour la ligue, ct Unit par se soumettre a Ifenri IV. II iiiourut de la peste en 1596. II passa gcneralemenl pour assez mauvais Chretien ; on le crut meuie attache a la religion judaujue. Sil a ecril en favour de la demonologie ct de la sorcellerie, c'est, disent quclques-uns de ses hiographes, parce qu'il etait soup(;onne dc ne pas y croire, ce qui est jjcu vraisemblahle. Bodin est surtout connu par sa Hejmblique (la premiere edition est de Pai'is, 1577, in-f") , ouvrage d'un caraclere modere,()U le despolisnied'un seul el la detnocratiesont egalenient coni- battus. Suivanl Bodin, ceux qui gouvernent doivent se soumettre non- seulcment aux lois naturelles el divines, mais encore a cellos donl ils sont les auteurs. Ils doivent tenir fidelemcmt leur parole, ct n'imposer des charges aupcui)le que de son consentenient. Cependant, commeleur autorite vient de Dieu, les peuples nepeuvcnt se soulever centre eux, el moins encore les punir j ils doivent laisser le soin de juger et de chatier les princes a la justice divine. Toulefois, des souverains ctrangers peuvent s'armer pour delivrcr un pcuple voisin de la tyrannic. « C'est, dit-il, chose trcs-belle et magnifique a un prince, de prendre les amies pour venger tout un pcuple injustement opprime par la cruaule dun lyran. » Outre la Hqntbtiqne , Bodin a laisse une traduction des livres de la Chasse d'Oppieu, avec des commentaires ; ■ — Mclhodus ad facllcm hi- storiaritm cognitioncm, in-i", Paris, 1566 ; — Dcinonomanie des sorciers, in-'i-", Paris, 1581 ; — Theatriim imiversw natura', iu-8" , Lyon , 15D6 ; — • Colloquium heplaplomeres , seit dialogus de abditis rerum subliniium arcanis, ouvrage oil les religions positives sont comparees enlre dies et avec la religion naturelle ; lauteur donne la preference a la religion judaique. (let ouvrage est rcste manuscrit; mais Huct, dans sa Dd- motistration (ivangellque. Menage, dans sa Vie du P. Ai/rauU, los ^iou- velles de la Bcpuhlique des Leltrcs (juin 168'i., art. :i), Diccmann , dans Hon Sc/iediasma iiiauyurale de naturulismo qnuw aliorum , linn maxinie G. liodini (in-4'', Kiel, 1683, et Leipzig, 168i), en parlent assez longuement. J. T. liOECE {Anicius Manlius Torquatus Severitnis Jioetius] naquil a Kome, en 470, dune faniille noble et riche. Son ])cre avail cte Irois fois consul. Boece oblint le meme honneur sous le rcgne de Thcodoric. Ce prince faisait leplus grand cas de son genie et de ses lumicrcs. 11 exerija sur le roi barbarc I'inlluence la plus heurcuse, jusqu'a ce que, 1 age ayant alterc le caraclere de Theodoric, les (loths, llallanl ses idees sombres ct sou|)(;onneuses, eloigncrenl de lui les lloniains ct en lirenl leurs viclimes. Boi'ce, cuferme a Pavie, pei'ildansd'alVreux lour- meiils le -23 ortobre 526, ai)res six mois de caplivile. Les ealiioli(}'>ics enleverenl son cor])S, el rcMitcrrerenl reli^icuscminl aPavienieme. Les Bollandisles lui domient le nom de saint , el il est honore coiuiue tcl dans plusieurs cglises d Italic. BOECE. 351 Les travaux philosophiques de Boece n'ont rien d'original ; il porla presque exclusi\ ement son attention sur les divers traites d'Aristote qui composent la logique peripateticienne , ou VOrgannm : i" le Traite des Categories; 2" celui deVInterpretalion; d" ]esAnali/tiqiies; k" les Topi- ques; 5° les Arguments sophisliqnes; commenta les uns, traduisit les aulres, et coraposa quelques traites particuliers qui se rapportent au meme sujet. L'exposition de sa doctrine se confond necessairement avec celle de la doctrine d'Aristote, quelle reproduit tidelement, et n'a din- teret que pour cette periode de I'histoire qui sert, en quelque sorte , de transition entre la philosophic ancienne et le renouvellement des eludes au moyen age. Sous ce rapport, Boece a exerce une incontestable in- fluence sur les siecles qui Font suivi. Cette inlluence a etc d'autant plus facile, d'autant plus naturelle, que le respect pour sa qualile de saint, et presque de martyr, recommandait scs ecrits au sacerdoce catholique, avide de trouver quelque part les connaissanccs logiques et dialectiques neccssaires a l'exposition et a la defense du dogme, et de puiser aux sources aristoteliciennes , auxquelies saint Augustin lui-menie n'avait pas craintde recourir. Deux choses, cependant, empechaient d'etudier Aristote dans les textes originaux : la difficulte ou Ion etait de se les procurer, et I'ignorance, presque universelle alors, de la langue grec- que. Les ecrits de Boece etaient done d'autant plus precieux, que seuls ils pouvaient fournir les renseignements desires, Aussi en peut-on suivre la trace dans les siecles suivants, au moins jusqu'au xiii''. Boece a aussi commente la traduction faite par le rheteur Victorinus de Vlsagoge de Porphyre, considere alors comme une introduction a I'etude d'Aristote. Une circonstance particuliere ajoute encore a I'impor- tance de ce travail. On salt qu'une phrase de cet ouvrage devint, plu- sieurs siecles apres, I'occasion de la querelle des realistes et des nomi- naux, qui tenterent, par des voies diilerentes, de donner une solution au probleme qu'elle posait dans les termes suivants : « Si les genres et lesespeces existent par eux-memes, ou seulement dans I'intelligence; et, dans le cas ou ils existent par eux-memes, s'ils sont corporels ou incor- porels, s'ils existent separesdes objets sensibles, oudans ces objets et en faisant partie. » Porphyre, a la suite de ce passage, reconnait la diffi- culte , et se hate de declarer quit renonce, au moins pour le moment, a resoudre cette question. Mais le commentaire supplee a ce silence de I'auleur, et expose rapidement des considerations que nous allons ana- lyser, comme le premier monument de la discussion a laquelle furent soumis les universaux. « Nous concevons, dit Boece {In Porphyrmm a Victorino transla- inm, lib. i, sub fine), des choses qui existent rcellement, et d'au- tres que nous formons par noire imagination , et qui n'ont. point de reahle exlerieure. A laquelle de ces deux classes doit-on rapporler les genres el les ospeces? Si nous les rangeons dans la premiere, nous an- ions a nous demander s'ils sont corporels ou incorporels , et s'ils sont incorporels, il faudra examiner si, comme Dieu et I'ame, ils sont en dehors des corps, ou si, comme la ligne, la surface, le nombre, ils leur sont inherents. Or le genre est tout enlier dans chacun de ces objets; il ne saurait done etre un , et, n'etant pas un, il nest pas reel ; car tout ce qui est reellement, est en tant qu'mdividuel ; ou peut en dire autant 532 BOECE. des esp^ces. Delacette alternative : si le genre n'est pas un, mais mulliple, il faut denecessite qii'il sc resolve dans un genre superieur, et successivemenl de genre superieiir en genre superieur, en remon- tant toujours sanslimile et sansterme; si, au contrairc, ilest un, il ne saurait kre commun a plusieurs ; il n'est done veritablement pas. Sous un autre point de vue, si le genre el I'espece sont simplement un con- cept de I'inlelligence, comnie tout concept est ou I'affirmative ou la negative de I'etal d'un sujet, d'un etre qui est soumis a notre perception , tout concept sans un sujet est vain , le genre et I'espece comme tous les autres. Mais si le genre et Tespece viennent d'un concept fonde sur un sujet, de maniere a le reproduire fidelemenl, ils ne sont pas alors seule- ment dans I'intelligence, ils sont encore dans la realite des choses. II faut aussi chercher quelle est leur nature. Car si le genre , emprunte a lobjet, ne le reproduisait pas tidelement, il semble qu'il faudrait aban- donner la question, puisque nous n'aurions ici ni objet vrai, ni concept fidele dun objet. Cela serait juste, s'il n'etait pas d'ailleurs inexact de dire que tout concept emprunte a un sujet, et qui ne le reproduit pas lidelement, est faux en lui-meme; car, sans nous arreter aux conceptions fantasliques , incontestablement vraies en tant que conceptions, nous voyons que la ligne est inherente au corps , et qu'elle n'en saurait etre couQue separee. C'est done Tame qui, par sa propre force, distingue entre ces Elements meles ensemble , et nous les presente sous une forme incorporelle, comme clie les voit clle-meme. Les choses incorporelles, telles que celles que nous venons d'indiquer, possedent diverses pro- prieles qui subsistent , meme lorsquon les separe des objets corporels auxquels elles sont inherentes. Tels sont les genres et les especes j ils sont done dans les objets corporels, et aussitot que I'ame les y trouve, elle en a le concept. Elle degage du corps ce qui est de nature intellec- tuelle, pour en contempler la forme telle qu'elle est en elle-memej elle abstrait du corps ce qui est incorporel. La ligne que nous concevons est done reelle, et, quoique nous la concevions hors du corps, elle ne pent pas s'en separer. Cette operation accomplie par voie de division , d'abs- traction , ne conduit pas a des resultats faux ; car I'intelligcnce seule peut aborder veritablement les proprietes, Celles-ci sont done dans les choses corporelles, dans les objets soumis a Taction des sens; mais elles sont congues en dehors de ces objels, et c'est la seule maniere dont leur na- ture et leurs proprietes puisscnt etre comprises, Les genres et les espe- ces, en tant que concepts de rintclligence, sont formes de la similitude des objets entre eux ; par exemple I'homme, considere dans les proprietes communes a tous les hommes, constitue I'espece humaine, I'liumanite, et, dans un degrc superieur de generalile, les ressemblances des es- peces donncnt le genre. Mais ces ressemblances que nous relrouvons dans les especes el dans les genres , existent avanl tout dans les indivi- dus; de sorte que, en realite, les univcrsaiix sont dans les objets, tan- dis qu'en tant que congus , ils en sont dislincls el separes. Ainsi done le particulior et I'universel , I'espece et le genre ont un seal et meme sujel, el la dillerence consiste en ce que Tuniversel est pense en dehors du sujet, le j)arliculier senli dans le snjet meme ou il exisle. « Telles sont les considerations indi([uces })ar Boece sur les universaux. Nous n'en ferons point la crilique, cl nous ne tenlerons pas de distinguer BOEHM. 535 les aper^us ingenieux des notions confuses qui s'y rencontrent. Lc lec- teur verra facilement que toutes les difficullcs resultcnt dc Tincertilude ou Ton etait encore, en parlie, sur la veritable nature de lidee abstraite. 11 n'est pas sans intert^t de savoir qu'il a fallu a rintelligence huraainc plusieurs siecles dc discussion pour en retrouver la connaissance pre- cise. Bocce, a la suite du morceau que nous venons d'analyscr, ajoute : « Plalon pcnse que les universaux ne sont pas seulement con(;us, raais qu'ils sont reellement, etqu'ils existent en dehors des objets. Aristote, au conlraire, regarde les incorporels et les universaux comme congus par lintelligence, et comme existantdans les objets eux-memes.» Boece, comme Porphyrc, renonce a decider cntre cesdeux philosophes, la ques- tion lui paraissant trop difficile : Altioris enim est philosophke , 6\i-\\. Quoi quil en soit, ce morceau constate qu'a son point de depart, la querelle du realisme et du nominalisme se presente sous deux faces principales : la face platonicienne et la face aristotelicienne. Non qu'ellcs sopposent absolument Tune a I'autre : la doctrine platonicienne, il est vrai, caractcrise, a Texclusion de toute autre, une des formes du rea- lisme; mais en dehors d'elle, dans le cercle meme du peripatetisme re- nouvele par la scolastique, il y cut des rcalistes et des nominaux. Ce sont les arguments peripaleliciens pour et contre que Boece vient de nous faire connailre. La lutte s'est conlinuee sous les memes inlluen- cesj toulefois la face platonicienne s'est monlree plus rarement, la face aristotelicienne a predomine , ct ccttc predominance devait contribuer a la vicloire du nominalisme. Voyez Burleigh. Le livre qui fait le plus d'honneur a Boece, et dont la forme elegante el le style \arie le placent au rang des ecrivains les plus distingues de Bome chretienne, c'est le Traitd de la Consolation, en cinq livres, quil ccrivit dans sa captivile de Pavie. Get opuscule, compose alterna- tivement de vers et de prose, est I'expression dune ame eclairee par une saine philosophic qui supporte ses maux avec patience, parce quelle a mis son espoir dans une Providence qui ne saurait la tromper. « Ce nest pas en vain que nous esperons en Dieu , dit-il en tenninant, ou que nous lui adressons nos prieres; quand elles parlent d'un ca3ur droit, elles ne sauraient demeurer sans efl'et. Fuycz done le vice, et cultivez la vertu; qu'une juste esperance soutienne votre caur, ct que vos humbles prieres s'elevent jusqu'a lEternel I II faut marcher dans la voie droite , car vous etes sous les yeux de celui aux regards duqucl rien n'cchappe. » Ce petit traite a ete souvent reimprime. La meillcurc edition est celle de Leyde, cum notis variorum, in-S", 1777. 11 a ele souvent traduit. La plus ancicnne traduction frangaise est attribuee a Jean de Meun, auteur du roman dc la Rose, in-f", Lyon, li83. Elle passe pour la premiere traduction du lalin en frangais. La meilleuro et la plus complete edition des oeuvres de Boece est celle de Bale , in-f°, 1570, donnee par H. Loritius Glareanus. Independamment des commentaires ct des traductions que nous avons indiques, on y trouve encore des traites d'ArithmctiquCj, de Musique et de Geomctrie. L'abbe Gervaise a public en 1715 une Jlisloire de Boece. H. B. BOEIIM ou BOEILME (Jacob), communcment appele le Philo- sophe tcutonique, un des plus grands representanls du myslicisme 334 BOEHM. modernc et de celte science pretend ue surnaturelle que les adeptes ont decordc du nom de philosophic. 11 naquit, en 1573, dans le Vicux- Seidenbourg, village voisin de (lorlitz, dans la haule Lusacc, dune I'ainillc de pauvres paysans qui Ic laissa, jusqu'a I'Age de dix ans, prive de toulc instruction ct occupc a garder les bcstiaux. Mais doja alors, si Ion en croit les biographes, il sc lit remarquer par unc vive iinagi- nalion , a laquelle se joignail la devotion la plus exaltcc. Aprcs avoir etc initi6, dans I'dcolo de son village, a quelques connaissances tros- clenientaires, il fut mis en apprcnlissage cliez un cordonnier de Gor- lilz, et il exer^a cette profession dans la mcme ville jusqu'a la fin de sa vie. Mais ce n'etait la que !e cole materiel de son existence; dans Ic monde spirituel, liochm se voyait, par un eirct de la grace, eleve au comblc de toutcs les grandeurs. Les querelles rcligieuses, les suhtilitds Iheologiqiics de son temps, ot plus tard liniluence de la philosophic de Paracelse, jointe a son exaltation naturclle, entraincrent vers le mys- ticisme sa riche et profonde intelligence. Des lors , prenant son amour de la meditation pour une vocation d'en haut , et les confuses Incurs dc son genie pour unc revelation surnaturelle, il nc douta pas qu'il n'eut rccu la mission de dcvoiler aux hommes des mystcres tout a fait in- connus avant lui, bicn qu'ils soicnl exprimes sous une forme symi)oli- que a chaque page dc TEcriture. Boehm nous racontc lui -mcme qu'avant de sc decider a prendre la plume, il a cte visite trois fois par la grace, ccst-a-dire qu'il a cu trois visions scparces Tunc de I'autre par de longs iiilervallcs : la premiere vint le surprendrc quand il voyageait en qua- lilc de compagnon et n'a^ait pas encore atteint I'agc de dix-neuf ans. Elle laissa pen dc traces dans son esprit, quoiqu'elic cut dure sept jours. La secondc lui fut accordcc en IGOO, au moment ou il vcnait d'alteindre sa vingt-cinquicme annee. II avait les yeux fixes sur un vase d'etain quand il cprouva lout a coup une vive impression, et au mcme instant il se sentit ravi dans le centre mcme de la nature invisible; sa vue in- tcrieure s'cclaircit; il lui scmblait qu'il lisait dans Ic coeur de chaque creature , ct que ressence de toutcs choses ctail rcvelcc a ses regards. Enfin, dix ans plus lard, il cut la dernicrc vision, ct c'cst afin den con- server le souvenir qu'il ecrixit, sous rinllucncc mcme des impressions cxtraordinaires qui le dominaicnt, son premier ouvrage intitule : Aurora ou VAuhe nnismnle. Ce livre avail deja fail radniiration dc quelques cnlhousiastes , amis de I'auleur, quand il fut public en 1012. 11 fut moins goule dun certain Jean Kichter, pasteur dc (jorli'.z, Icqucl, croyantla religion gravcmcnt compromise par celte production elrange,allira sur ]}()chm une petite persecution dont Ic scul resultal fut dc renlrclenir dans son fanatisme et d'accroitre son importance. Cepcndant, soil pour obcir a une defense de rautoritc, soil par rclTct d'unc revolution lout a i'ait libre, Rochm garda le silence jusqu'en 1619. Ccst alors seulement ([lie parut son second ouvrage, la Description des vrais priucipes dc ['essence dirine , cHoyr.'^ les aulres, a pcu prcs au nombrc de Ircnle, sui\ircnl sans interruption. II n"y a (pie I'ignorancc ct la crcdulilc la plus aveuglc cpii ai(Mit pu prclcndrc (pic IJochm ne eonnaissait pas d'au- trc livre (pic la Hibic; il sui'lit de j(>lcr un cou]) do^il sur ses ('crils, m(''mc Ic premier, pour _\ reconnailrca chaque pas ic laugagc cl les \d6vs dc I'aracclse. II eonnaissait certainemenl les licrils dc Wagcnscil, tlieo- BOEHM. 335 sophe et alchimiste de son temps , et il vivait habituellement dans la societe de trois medecins p^netres du m^me esprit, Balthazar Walther, Cornelius Weissner et Tobias Rober. Ces trois enthousiastes , dont le premier avait voyag^ en Orient pour y chercher la sagesse et la pierre philosophale , form^rent autour de noire cordonnier-prophete le noyau d'une secle nouvelle, qui ne tarda pas a compter dans son sein des honmies tres-distingues par leur savoir ou par leur naissance. Boehm mourut en 1624, au retour d'un voyage a Dresde, ou il avait defendu avec succes , devant une commission de theologiens, I'orthodoxie de ses principes. Le but que poursuit Boehm dans tous ses ecrits, ou plutot le don qu'il croit avoir obtenu de la faveur divine , c'est la science universelle ou absolue , c'est la connaissance de tous les etres dans leur essence la plus inlime et dans la totalite de leurs rapports. Ce don surnaturel, il le communique a ses lecleurs comme il pretend I'avoir regu, sans ordre , sans preuves, sans logique, dans un langage inculte, dont I'Apocalypse et Talchimie font les principaux frais, entremele de declamations fana- tiques centre toutcs les eglises elablies el traverse de loin comme par des eclairs de genie qui ouvrent a I'esprit des horizons sans fin. II re- pousse les precedes ordinaires de la reflexion pour les autres comme pour lui-meme, regardant la grace, les inspirations du Saint-Esprit comme la source unique de toule verite et de toute science. Son unique souci est de se mettre d'accord avec I'Ecrilure ; mais cela n'est pas dif- ficile avec la melhode arbitraire des interpretalions symboliques, qui fait sortir des lis res saints tout ce qu'on est resolu d'y Irouver. Cepen- dant, une fois quon a traverse cette grossiere enveloppe du mysticisme, on ap0r(;oit dans les ouvrages de Boehm un vaste syslen\e do metaphy- sique dont un panlheisme effrene fait le fond, et qui, par sa construc- tion interieure, par sa pretention a rcunir dans son sein runiversalile des connaissances humaines, ne ressemble pas mal a quelques-unes des doctrines philosophiques de I'Allemagne contemporaine. Nous allons maintenant faire connailre ce systeme dans ses resultats ses plus essen- tiels et dans un ordre approprie a sa nature. Dieu est a la fois le principe, la substance et la fin de toutes choses. En creant le monde, il n'a faitaulrc chose que s'engendrer lui-meme, que sortir des tenebres pour se produire a la lumiere, que secouer Fin- dilference dune elernite immobile pour donner carriere a son actiNite, a son intelligence infinie, et ouvrir en lui toules les sources de la vie. II est done indispensable, pour bien le connaitre, de le considerer sous un double aspect : tel qu'il est en lui-meme, cache dans les profondeuis de sa propre essence ; et tel qu'il se montre dans la nature ou dans la creation. Dieu, considere en lui-meme en dehors ou au-dessus de la nature, est un mystere impenetrable a toutes nos facultes, qui ne pent elre de- fini par aucune qualite ni par aucun attribut. II nest ni bon ni me- chant , il n'a ni volonte ni desir, ni joie ni douleur, ni hainc ni amour. Le bien et le mal, les tenebres et la lumiere sont confondus dans son sein ; il est tout, et en meme temps il n'est ricn. 11 est loul; car il est I'origine et !c principe des choses, dont I'essence so confond avec son essence. 11 n'est rienj car la matiere n'exisle pas encore, c'est-a-dire 356 BOEHM. qu'il y a absence de vie, de tonne , de qualite, de lout ce qui liii donne dc la realite a nos yeux {de Signatxira rcn(m,\\h. iii, c. 2). C'cst eel etre sans (.-onscience el sans personnalile, c'onnncnoiisdirionsaujourd'liuijOu, comine dit Boehm , eel abimc sans coiniueneemcnl ni lin, ou loiiiient la nuit, la paix et le silence, qui occupe le rang de Dicu le Pore. Dieu le Fils, c'est la lumicrc qui luil dans les Icncbrcs; c'esl la volonle di- vine qui d'indilTerenlc qu'elle (Hail a un objel, mais un objel elerncl et infini. Or, I'objel de la volonle divine, c'csl colte volonle elle-meme se reflechissant dans son proprc scin, ou sc reproduisanla sa ressemblance, c"esl-a-dire sc connaissanl par Ic Vcrbe, ]jar rclernellc sagesse. Enlin Texpansion, la manifcslalion conlinue dc la lumicrc, rexjjrcssion de la sagesse par la volonle , ou , si jc puis m'cxprinier aiiisi, rcxcrcice mcine dcsfaculles divines, c'cst Ic Sainl-Espril, donl on a raison de dire qu'il precede a la Ibis du I'ere cl du Fils. Pour micux nous fairc coinprcndre cellc explication du dognie de la Trinile, Boclim nous engage [Descrip- tion dcs trois principcs, liv. vii, c. 25) a jeler un coup dccil sur noire propre nature, « Prcnds unc comparaison en loi-meme. Ton anic te donnc en loi : 1" ["esprit par ou lu ])enses; ccia signific Dicu Ic Pcre : 2" la lumicrc qui hriiie dans ton amc, aiin que lu puisscs connailre la puis- sance cl te conduirc; ccla signilic Dicu le Fils : 3" la base aflcctivc qui est la puissance dc la lumicrc, I'cxpansion de la lumicrc par laquellc lu regis le corps ; cclasignifie Dieu rEspi'il-Sainl.» Tel est J)icu considerc en lui-meme el dans la sainle Trinile, c"csl-a-dirc dans la lolalile infmic de ses perfections, dans la pleniUide dc son existence el de son amour. Voyons mainlcnanl cc quil dcvicnt dans la nalure. Scion Jacob Bocbm, il y a deux natures, quil laul sc garder dc con- fondre, quoique loulcs deux sortcnl de la mcme soui'ce : Tunc est eler- nelle, invisible, dirccleracnl emancc dc Dicu, i'ormee par la reunion de loulcs Ics essences qui entrcnl dans la eomj)osilion dcs cboscs el qui, par la diversite dc Icurs rapports , donncnl naissance a la diversitc des etres : veritable inlcrmcdiaire entre Dicu et la creation, cspccc de deuiiourgos, d'artisan invisible mis au service de rcternclle sagesse; ce que, dans la langue de Spinoza , on appellcraii la valure naturantc. L'aulrc, c'csl la nature visible el crecc, lunivers ])roprcmenl dit. Voici comment du scin dc I'unilc divine sortcnl loulcs les essences, loulcs les qualilcs fondamcntalcs ou, conune nous diiiuns aujounl'liui, loulcs les forces dunt lenscndjlc constituc la natun^, ctcrnellc. Ellcs existent d'abord conlbnducs el identiiiccs dans I'esscncc supreme, ccsl- a-dire dans la volonle ou dans la ])uissance di\ine, que liocbm nous rei)rcscnle conune Dicu le Pcre. ^Mais la volonle divine sc regardant a la lumicrc de rclernellc sagesse, cl sc voyanl dans sa perfection inlinic, congoil ])ar clle un amour, ou plulol un dcsir irresistible, par relict duquci clle sc Irouve en quelque sorte diviscc en deux el misc en oppo- sition avec elle-meme. Or ce qu'il > a de plus parfail, c'esl la lumicrc, et ccqui est en opposition avcc la lumicrc, cc sont les Icncbrcs. Ccs deux })i'incip('S, ou i)lulol ccs dcuv aspects dc la nalure divine, se diviscnt a Icur tour, et ainsi sc (lisliugucnl, Ics uncs dcs aulrcs, les sc[)l es- sences, ou, connae les appellc saint iMartin, les Sources- Expri is qui constituent le fonds comumn de Taulrc existence iinie eldc I'uuivers lout enlier. BOEHM. 557 La premiere de cos essences , c'est le desir, qui engendre successive- ment I'apre, le dur, le froid , I'astringent, en un mot lout ce qui resistc. C'est le desir qui a preside a la formation des choses et les a fait passer du neant a I'existence. La seconde c'est le mouvementourexpansion dont resulte la douceur, la force qui a pour attribut de separer, de diviser, de multiplier, comme le desir de condenser et de reunir. C'est par cette seconde puissance que tons les elements sont sortis du rmjsierium magnum, c'est-a-dire du chaos. La troisieme est celle qui donne un but et une direction a Tcxpansion. Dans le monde physique elle se produit sous la forme de ramcrtumc; dans le monde moral elle engendre a la fois la sensibilite et la volonte naturelle, c'est-a-dire les instincts, les passions et la vie des sens. Ces trois premieres qualites ou essences sont le fondement de ce que Boehm appelle la colere; car, lorsqu'elles ne sont pas temperees par les qualites suivantes, elles n'engendrent que le mal : elles donnent naissance a la mort, a I'enfer et a Feternelle damnation {Aurora, c. 23, § 23). La quatrieme, c'est le feu sjnritnel an sein duquel doit se montrer la lumierej c'est I'effort, I'energie qui resulte des trois qualites prece- dentes, I'dnergie de la volonte instinctive et de la vie elle-meme. Joignez-y la lumiere, c'est-a-dire la sagesse, ce sera I'amour; mais qu'on la laisse abandonnee a elle-meme, elle ne sera qu'un instrument de destruction, un feu devorant, le fe^i de (a colere. La cinquieme qualite ou essence, c'est la lumiere qui change en amour le feu de la colere, la lumiere eternelle qui n'a pas eu de com- mencement et qui n'aura pas de fin, celle qu'on appelle le Fils de Dicu {nhi supra, § 34-40). La sixieme, c'est le son ou la sonoreite, c'est-a-dire I'entendement, I'intelligence finie , qui est comme un echo, un retentissement de la sa- gesse eternelle el la parole par laquclle elle se revele dans la nature. Enfin la septieme eraane du Sainl-Esprit comme les deux precedcntes emanentdu Fils. Elle est representee, tanlot comme la forme, comme la figure qui donne a I'exislence son dernier caraclere {uhi supra, c. 43 ) , tanlot comme I'Etre lui-meme , comme la substance au sein de laquelle se combinent entre elles toules les aulres essences ; car de meme qu'elles sont sorties de Tunile, elles doivent y rentrer et former dans leur ensemble un seul principe que Boehm, dans son langage al- chimique emprunte de Paracelse, appelle souvent du nom de teinture (Yoyez Aurora, c. 23. ■ — • Clef et explication de plusicurs points, n"' 25-73). Aussi a-t-il soin de nous dire que la destruction de ces sept qualites ou productions premieres, quoique necessaire pour donner aux hommes une idee de la nature eternelle , est en elle-meme sans realile. « De ces sept produclions aucune n'esl la premiere el aucune n'est la se- conde , la troisieme ou la derniere •, mais elles sont toules sept chacune la premiere, la seconde , la troisieme, la quatrieme et la derniere. Cc- pendant je suis oblige de les placer Tune apres Tautre, selon le mode et le langage creatxircl , aulrement tu ne pourrais me comprcndre; car la Divinite est comme une roue, formce de sept roues I'une dans Taulre, ou Ton ne voit ni commencement ni fin.» {Aurora, c. 23, § 18.) Au-dessous de la nature eternelle, nous rencontrons la nature visible, I. "i^l r,r,.s liOEHiM. ou, coinmc dirait encore Spinoza, la nature naturec , qui est unc ema- nation el line image de la premiere. Tout ee que contienl celle-ci dans les conditions de i'elcrnite, I'autre nous le pr6senle sous une forme crcahirelle , c'esl-a-dirc que dans son sein les essences se traduisent en existences et les idcesen phcnomenes.Les corps qui nous environnenl, les elements et les etoiles, ne sont quun ecoulcment, une effluve, une revelation du monde spiriluel, et, malgre leur diversite apparenle, ils sont tous sortis du meme princi[)e, tous ils parlicipent de la mdme substance. «Si lu vols une etoilc, un animal, une plantc ou toule autre creature, garde-toi de penser que le cieateur de ces clioses habile bien loin, au-dessus des etoiles. 11 est dans la creature meme. Quand tu re- gardes la profondeur, et les etoiles, el la lerre, alors tu vols ton Dieu, et toi-meme tu as en lui letre el la vie. » (Aurora, c. 23, ^3,4, C.) 11 ne faul dont point prendre a la letlre le dogmc de la creation ex ni- hilo; mais ce neant, ce rien dont on nous apprend que Dieu a tire tous leselres, ce n'esl pas autre chose que sa propre substance avanl d'avoir revelu aucune forme. Au\ yeux de Bocbm la nature est le corps de Dieu, un cor])s qu'il a tire de lui-meme et dont les elements, les di- ^erscs parlies ont d'autant plus dc duree et de perfection qu'elles sont plus rapprochecs de leur centre commun, c'est-a-dire de iunite. Au contraire, plus elles s'cloignent de ce centre, plus elles sont grossieres et fugitives ' SIgnatura rcrum, c. 6, § 8]. Si Dieu est la substance commune de tout ce qui exisle, il est aussi la substance, ou du moins le principe du mal , et le mal, le demon, I'enfer, sont en lui comme le reste. Boehm ne recule pas devant cette mons- trueuse consequence. « II est Dieu , dit-il en parlant du premier etre, il est le ciel, il est I'enfer, il est le monde (2'" Apologie contre Tilken, n" 140). Le vrai ciel ou Dieu demeure est partout , en tout lieu, ainsi qu'au milieu de la terre. 11 comprend I'enfer ou le demon demeure et il n'y a rien hors de Dieu. » f Dcscript. des trois j^rincipes, c. 7, § 21.; En elfet, nous avons deja vu precedemment comment le souverain Etre, epris d'amour pour sa propre perfection , se met en opposition avec lui- meme: on le c(jnroil sous deux aspects dont I'un represente la lumiere et I'autre les lencbres. Eh bien, les tenebres ne sont pas autre chose que le mal, sans leque! il seraitiuij;ossil)le, meme arintelligem-e divine, de dire, dc concevoir et d'aimcr le bien. Cependanl , il ne faudrait pas sculement regarder le mal comme une pure negation, a savoir, labscnce du bien (tde la perfection absoluejil forme aussi une puissance positi\e, il est la foi'ce,renergie, lavolonle et le dcsir separes de la sagesse,il est ce feu de la colere dont nous avons i)arle un peu plus haul; il est aussi I'enfer : car il n'existe point d'angoisse comparable a celle de ce desir se[)are de son objet et brulant dans les tenebres [Signatura rcrum, c. 16, ;^'2G;. La necessite du mal est plus cvidente encore dans la nature; ear le df''sn% les obstacles et la souffrance sont les conditions memes des biens qui nous arrivent , taut dans I'ordre moral (jue dans I'ordre physique. S'il n'existail, dit IJoehm , aucune contradiction dans la vie, il n'y aurail pas dc scnsiLilite, pas de volontc, pas d'acti\ite, ])as d'entende- mcnl , pas de science ; car une chose qui ne rencontre pas de resistance capable dc la prosoqiier au mou\cment, demeure immobile yCoulem- liOEHM. 359 plation divine, liv. i, c. 9.) Si la vie naturelle ne rcnconlrail pas de conlra- diclion , elle ne s'informerait jamais du principc dont elle est sortie et , de cette maniere, le Dieu cache denicmcrait inconnu a la vie naturelle (ubistipra). On demontre par un raisonnenienl semblable que sans la douleur nous ne connaitrions pas la joie, que la jouissance sort tou- jours des angoisses et des tenebres du desir. Aussi Bochm , dans son langage inculte , mais pleia dimaginalion , a-t-il appele le demon , c'est- a-dire le raal personnitie, le cuisinier de la nature j car, dit-il en conti- nuant lametaphore, sans les aromates, tout ne serait quune fade bouillie (Mijsterium magnum, c. 18,. Avee les elements que nous possedons deja , il serait facile de de\iner le rang que ce systeme donne a la nature humaine. L'homme nous olue en lui une image et un resume de toutes choses; car il appartient a la fois aux trois spheres de I'existence que nous venons de parcourir. II tient a Dieu par son ame , dont le principe se confond avcc I'essence di- vine j c'est la lumiere divine qui fait le fond de noire intelligence, el c'est Dieu lui-m^me qui est noire vie et noire savoir. L'esprit qui esl en nous est celui-la meme qui a assiste a la creation ; il a tout vu et il voil tout a la lumiere supreme {Description des trois principes, c. 7, § G). Par I'es- sence de son corps, l'homme tient a la nature eternelie, source el siege de toutes les essences. Endn , par son corps propremcnt dil , il appar- tient a la nature visible. Ainsi s'expiique la faculle que nous avons de connaitre Dieu et lunivers tout enlier. Car, dit-il {xibi supra ) , « lors- qu'on parle du ciel et de la generation des elements, on ne parlc point de choses eloignees, ni qui soient a distance de nousj niaisnous parlous de choses qui sont arrivees dans notre corps et dans notre ame, el lien nest plus pres de nous que cetle generation au sein de laquelle nous avons la vie et le mouvement , comme dans notre mere. » Avec une pareillemelaphysique, toute morale devient un non-sens. Cependant Boehm en a une sur laquelle nous ninsislerons pas, car elle est commune a tous les mystiques : ne saltacher a rien dans ce monde, ne penser ni au jour ni au lendemain , se depouiller de la vc- lonle et du sentiment de son existence personnelle, sabimer dans la grace, et hater par la contemplation et par la priere linstant ou I'ame doit se reunir a Dieu , en un mot, sellorcer de ne pas etre, tel est , se- lon lui, lebut supreme de la vie. Ce sysleme est le fruit des idees protcstantes sur la grace, melees a lalchimie et a certains principes cabalisliques tres-repandus au xvi^" sie- cle. Ce que nous ne comprenons pas, c'est que des hommes qui se croient des Chretiens orlhodoxes, aient partage cet engouement, ce respect presque religieux pour ce chaos informe, oii le panlheisme coule a pleins bords. Voyez PaxthEisme. Les oeuvres de J. Boehm, toutes ecrites en allemand, ont ete reim- primces plusieurs fois. II en a paru a Amsterdam qualre editions : la premiere, chez Henri Belcke, in-V", 1675; la seconde, beaucoup plus complete, a etc pubiiee par Gichlel, un seclaleur de Boehm, en 10 vol. in-8% 1682; la troisieme, 2 vol. in-V, a paru en 1730 , sousle titre de Theologia revelata; enfin la qualrieme , en 6 vol. in-8", esl de la meme annee. Tout recemment, en 1831, un autre sectateur de Boehm, Scheiblet, a commence, a Leipzig, la publication d'une nouvelle edition 340 BOEHME. des OEvvres completes de Jacob Boehm , in-S''] mais il n'y a que le premier volume qui ait paru. — Les oeuvres de Boehm ont ete Iraduites en anglais par Guillaume Law, 4 vol, in-V\ Londres, 1765, eto vol. in-V', ITT'2. Saint-Martina Iraduit en francjais les trois ouvrages sui- vanls : 1** VAurore naissante, 2 vol. in-8", Paris, an VIII ; 2° Lcs trois Principcs de I' essence divine, 2 vol. in-8", I'aris, an X; 3° le Chemin pour idler a Christ , 1 vol. in-12, Paris, 1822. On avait commence, en 168i , une traduction italienne qui n'a pas eu de suite. — II existe aussi, sur Jacob Boelnn , plusieurs ccrits biographiques, apologetiques et cri- tiques dontvoici les principaux ; Uistoire de Jacob Boelnn, ou Descrip- tion des eccnements les plus importants , etc. , in-8'% Hamb. , 1608, et dans le premier volume de ledition de 1682 all.' .— Job. xVd. Calo, Dis- putatio sistens hisloriuni Jac. Boehmii, in-V', Wittenibcrg, 1707 et 1715. — JustWessel Kaupaeus, Dissertatio de Jac. Bochmio, in-V', Soest, 171 v. — \(\.'^\'^.\i\.n''^QX jDispulatio desiitoribus fanaticis, in-i", Leipzig, 1730. — Jacob Boelnn, Essai biocjraphiqxie, in-8", Dresde, 1802 (all.,. — • Introduction a la connaissance veritable et fondamentale du grand mys- tere de la Beatitude, etc. , 1 vol, in-8% Amsterdam, 1718 vail-)'— I^e la Motte Fouquc, jE^ssa*' biographiqnc sur J. Boehm, 1 vol. in-8", Greiz, 1831. — llenrici yiori Philosophia^ teulonicic ccnsura, dans le tome I" de .ses oeuvres, Londres, 1679, p, 529, BOEIIME 'Christian-Frederic; , theologien-philosophe, ne en 1766, a Kiscnbcrg , professeur au gymnase d'Altenberg , pasteur et inspecteur a Luckau, enfin doctcur en tbeologie et membre du consisloire. II ap- l)artient a Tecole de Kant, dont il a defendu les doctrines centre I'idea- lisme de Ficble. Void les litres de sesouvragespbilosopbiques :/>t'/«/'rts- sibilite des jugements sgnthetiques a priori, in-8 ", Altenb. , 1801 ; — Cotn- mentaire sur et contrc le premier principe de la science d'aprcs Fichte , suivi d'un Epilogue sur le sijsteme idcaliste de Fichte ,'m-8", ib. , 1802 ; —Eclaircisscment et solution dr cctte question : Qu'est-ce que la vcrite? in-8", ib. , 180i. A ces trois ouvragos . ccrits en allcmand , il faut ajou- ter celui-ci, qui s'est public en lalin : De Miraculis Enchiridion , 1805. — Les ccrits suivants apparticnnenl a la fois a la pbilosophie et a la thettlogie: La Cause dusupernaturalisme rationnel, in-8", Xeusl.s. 10., 1823. — De la moralite du Mensonge , dans le cas de necessite. BOETIIirS (Daniel', philosophesuedois, attache a la doctrine de Kant qu'il cnseignaita la philosophic dT'p.sal pendant les premieres an- nees de ce sicclc. ]Mais,commc ecrivain, il s'pst ajjplique principalemcnt a I'bistoire de la philosophic, qui hii doit les ouvrages suivants : Diss. de philosopliiiC nomine apud vcteres Uonunios inviso, 'm-\°, I'psal, 1790; — Diss, de idea h istoria'philosoph i(v riteforintnula , in-V'\ib. , 1 800; — Diss. de prrccipuis philosophia' epochis, in-i", Londres, 1800 ; — de Philosophia Socrat is, in-'t", Upsal, 1788. BOETIII'S. Ce nom, qu'il ne faut pas confondre avec celui de Boe- Ihius, apparlienta la I'oisa (|ualrephilosophcs de lantiquile : le premier estun stoicicn dont le souvenir nous a etc transmis par Ciccron et par Diogenc Laercc. II nadmettait pas, avec les autres philosophes de BOLINGBROCKE. 341 son ecole, que le monde fut un animal , et, au lieu de deux motifs de nos jugements , il en reconnaissait quatre , a savoir : I'esprit , la sensa- tion, lappelil et ranlicipation. Le second est un peripateticien, disciple d'Andronicus de Rhodes et originaire de Sidon. Slrabon, son condisci- ple, le cite (liv. xvi) au nombre des philosophes les plus distingues de son temps , ce qui veut dire , sans doute , de son ecole , et Simplicius ne craint pas de lui donner I'epithete d'admirable. Ses travaux , aujour- d'hui perdus pour nous , paraissent avoir ele connus jusqu'au vi« siecle, car ils sont cites , a cette epoque , par Ammonius ( in Caleg., f " 5 , a ) , et David I'Armenien. lis consistaient en un commentaire sur les Cate- gories d'Aristote et un ouvrage original , destine a soutenir la theorie du relatif selon Aristote, contre la doctrine stoicienne. Le troisieme philo- sophe du nom de Boethus est un autre peripateticien, Flavins Boethus, de Ptolemais , disciple d'Alexandre de Damas et contemporain de Ga- lien.. Enfin, le quatrieme, est un epicurien et un geometre cite par Plutarque, qui en a fait un des interlocuteurs de son Dialogue sur I'ora- clc (le la Pythie. BOLIXGBROCKE ( Henri Saint-Jean, vicomte) fut un deshommes les plus celebres el les plus influents du xvni'= siecle. 11 naquit en 1672 a Battersea, pres Londres, dune famille ancienne et consideree. Dou^ des qualites les plus heureuses , dun esprit prompt et facile , dune ima- gination vive et feconde, dune certaine grace melee de fermete qui savait seduire et subjuguer tout a la fois, il ne resista pas a livresse de ses premiers succes, et sa jeunesse se passa dans tons les genres de de- reglements.il venail d'atteindre sa vingt-troisieme annee quand son pere, esperant le ramener a une vie plus sage , obtint de lui qu'il se mariat a une femme non moins distinguee par ses qualiles personnelles que par sa fortune et par sa naissance ; mais le remede fut impuissant , et les jeunes epoux ne tarderent pas a se separer pour toujours. La politique eut un resultat plus heureux que le mariage. Entre a la Chambre des communes pen de temps apres cette rupture, Bolingbrocke y developpa tons les talents qu'il avail re^us de la nature; son eloquence, la solidite de son jugement, la profondeur de son coup d'oeil en firent tout d'abord un personnage politique de la plus haute importance. 11 s'engagea dans le parti des lorys el fut successivement secretaire d'Elat au departement de la Guerre, puis ministre des Affaires etrangeres. C'esl en cette qua- lite qu'au milieu des plus graves obstacles, et malgre tons les parlis de- chaines contre lui, il amena la conclusion de la paix d'Utrecht. Mais apres la morl de la reine Anne, tout changea de face ; les whigs furent les maitres, et Bolingbrocke, sur le point d'etre mis en accusation pour crimp de haute trahison, se refugia en France, ou il accepla, pres du prelendantJacques 111, les fonctions de ministre. Toute esperance etant ruinee aussi de ce cote, et se voyant abandonne par le pretendant lui- raeme, Bolingbrocke soUicita de Georges I" la permission de relourner en Angleterre. 11 I'obtinl, apres bien des difficultes, en 1T23; mais la carriere des affaires lui resta fermee. Bolingbrocke lourna alors son ac- tivite vers Tctude et vers la presse, ou il fit une vive opposition au gou- vernement. Huilans s'ecoulerenl ainsilorsque, apres un second voyage en France, il prit le parti de vivre entierement dans la retraite entre 5-i-2 BOLINGBROCKE. Swifl ct Pope, ses deux amis. 11 mourut en 1751, laissant un assez grand nombre de inanuscrils qui furent publids deux ansplus lard par le poete David Mallet. Bolinghrocke, commc on vient de le voir par ce rapide r6sum6 des dvenenienls de sa vie , fut principalement un publicisle el un homme d'Etat.Cependant, duranl les annces qu'il passa danslaretraile, il s'oc- cupa aussi depbilosophie. II embrassa avec chalcur les opinions de son siecle. Dans un de ces Merits poslbunies donl nous venons de parler, examinanl la nature, les limilcs cl les precedes de Fintelligence, il se declare haulement pour le systcme de la sensation , telque Locke I'avail conQu, et pour I'emploi exclusif de la molhode experimentale. Tous les sysleuies qui se sont succede depuis Platonjusqu'a IJorkeloylui paraissent de pures cbimeres, des reveries plus ou moins poetiques qu'on a d^co- rees mal a propos du noin de philosophie, et qui pourraient 6tre sup- prinicos sans aucun prejudice pour la science. II penseque le corps fait panic de rhoninie, aussi bien et au mt^rne titre quel'esprit; que ce dernier n'cst pas I'objel d'unc science dislincle, mais qu'il est, comme le preniier, du ressorl dela ph}sique ou de I'bistoire naturelle. Pour les connailre, lun et I'autre, il nest pas d'autre moyen que d'observer scrupuleusement tous les fails qui se passent en nous depuis I'instant de la naissance jusqu'a celui de la mort. Mser plus baut, c'est de la foliej et les mctaphysiciens proprement dits lui semblent, comme a Bu- chanan , des hommes qui prennent la raison elle-m^me pour complice de leur del ire : Gens rat tone furens. Cependant, par une inconsequence dont il n'olTre pas le seul exem- ple, Bolinghrocke ne refuse pas a Ihomme la connaissance de Dieu ; mais e'esl unic|ucment par I'experience cl par I'analogie qu'il pretend demontrer son existence. Quelque chose existe maintenant; done il a toujours existe quelque chose; car le non-etre n'a pas pu devenir la cause do I'etre, et une seric de causes a I'indni est chose tout a fail inconccvable. Ce n'esl pas encore tout : parini les phenomenes de la nature nous renconlrons rinleliigenccj or, lintelligence ne pent pas avoir ele produite par un etre qui serait lui-meme prive de celte fa- culte; done la premiere cause des etres est une cause intelligenle. De la residle que nier rexistence de Dieu, c'est se metlre dans la necessite logique de nier sa propre existence. ^lais les convictions religieuses de Holingbrocke ne vont pas plus loin. II s'arrcMe au dcisme, a un deisme inconsequent, et troile les religions revelees a la fagon de ceux qu'on appelait alors les philosophes. Toule autorile en matiere de croyance est illogiliinc a ses yeux, el il n'adinel linlervenlion du temoignoge humain que pour les fails de I'ordre naturel et hislorique. Un Icl homme devait bcaucoup plaire a Vollaire. qui en parle, en eifel, a\ec la plus haute admiration dans la plui)arl de ses ouvrages philoso- phiques. 'J'ous los ecrits de Bolinghrocke qui inleressent la philosophic portent le litre d'Essais ct rcmplisscnl a pen j)rrs le troisicme el le quatricme volume do ses OEnrres cowplHcn, puljiiecs iiprcs sa mort [)ar Mallet (5 vol. iii-.'i", Londrcs, ITolJ-lToV; , cl coiKianinecs par le gi'and jury de Wcslminsler coinm(; hoslilcs a la religion, aux bonnes munirs , a I'Elat el a la Iranquillite puhli(iue. BONALD. 545 BONALD ( Louis-Gabriel- Ambroise, vicomte dc) , n6 en 1753 a Monna,pres]Milhau, d^partemenlderAveyron, emigra en 1791. Apres s'6lrenionlre peu de temps a I'armee de Conde, il se reliraa Heidelberg, et bienlol apres a Constance. La tranquillilc rt^lablic en France, et conso- lidee par le sacre de Napoleon, le decida a renlrer dans sa palrie, ou sa reputation litteraire et I'influence de ses amis le firent nommer con- seiller litulairedc I'liniversite. En 1815, la Kestauration lui fournit I'oc- casion de jouer le r61e politique auquel semblait lappeler la nature de ses ecrils. Depute de 1815 a 1822, pair de France de 1822 a 1830, il refusa de preter serment au gouvernement etabli par la revolution. II est mort en 1840, le 23 novembre, dans le lieu de sa naissance, ou il s'etait retire. La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont pour but la solution de questions sociales : VEssai analytique siir Ics his naturellcs de I'ordre social , la Legislation primitive , le traite du Divorce sont les ecrits d'un publiciste, plus encore que ceux d'un pbiJosophe. Cependanl I'au- teur a eprouve le besoin de rattacher a des principes abstraits le sys- terae politique, partout le menie, qu'il a developpe ; il a chercbe la jus- liOcalion de ses vues dans une philosophie qui lui est propre. La philosophie de M. de Bonald repose en grande partie sur un prin- cipe enonce, sinon tout ji fait sanspreuvcs, du moins sans les developpe- ments analytiques propres a le mettre en pleine lumiere, a savoir , que I'homme pense saj^arole avant deparler sa pensee. Nous nc nous aire- terons qu'un moment pour faire remarquer I'obscurite de la premiere partie de cet axiome : L' homme pense sa parole. La pens^e, d'apres I'au- teur, ne se manifestant, chez I'homme individuel , etpour lui-meme, qu'a I'instant ou la parole se prononce dans son esprit, tout acte antecedent reste insaisissable , et les expressions que nous venous de citer, alle- guant une operation inobservable dans les donnces m6mes du systeme^ ne presentent dans le fait aucun sens. Nous sommes loin assurement de mcconnaitre ce qu'il y a de vrai dans la theorie de M. de Bonald; mais, comme il narrivc que trop souvcnt, la consideration exclusive d'une idee juste, peut-etre le desir secret de donner a cette idee une porlee sociale, en a altere I'exactitude. 11 n'cst personne qui meconnaisse le rapport etroit qui unit lapensee a la parole. Lesphilosophes les plusspirilualistes, Leibnitz, parexemple, aussi bicn que ceux qui ont tout rapporle a la sensation, comme Condillac, ont unanimement reconnu que le langage exerce la plus grande infiuence sur lapensee.Nul doute que, par sa claile et sa precision, une languc nc puisse 6tre, plus qu'une autre, favorable au dcveloppement de Jin- telligence; nul doute que, dans le travail individuel de la pensce, les mots qui nous la figurent et nous la presentent, n'en soient les correla- tifs, et ne contribuent a I'eclairer ou a la modifier. Mais, partir de ces fails pour etablir,entre la parole et la pensee, une dependance tellement rigoureuse que, I'liomme ne voie jamais de sa pensee, que ce qui est contenu dans sa parole; que celle-ci circonscrive les donnees pures de rinlelligence de manicre a les cmpecher, dans tons les cas , de IVan- chir ce cercle elroit, c'esl faire sortir d'un fait, ^rai en lui-meme, des consequences forcees et inacceptables. Et d'abord la conscience de notre existence propre , qui seule rend oU BONALD. possibles uos aulrcs connaissanccs, precede inconlestablement en nous la presence dc toute espece de signes. A celle raison decisive peu- venl se joindre d'autres considerations qui demonlrent la meme verite : il est certain, par exeinple, que la pensee se prete a un noinl)rc beaucoup plus considerable de nuances, que la parole nen saurait exprimer. De la le travail de I'ecrivain qui essaye, en quel- que sorte, les mots a ses idees, rejetle I'un, adopte lautre, cree une expression nouvelle , ou modifie I'expression deja connue par la place qu'il luidonne, par les expressions secondaircs dont il I'entoure. Pour que celle operation puisse a\oir lieu, il faut qu'il concoive, chacun a part , la pensee et le mot dont il veut la revelir ; il faut quit lui soil pos- sible dapercevoir I'idee en ellc-meme, den sentir toutes les nuances, pour constater ensuite par comparaison que le mot cboisi les exprime lidelenicnt , ou se decider a en cbercher un autre. Sans doute la pensee neresterait pas longtemps dans lintelligence aceletatpurementabstrait : fatigues dune contemplation difiicile, nous la laisserions sevanouir, et nous a\ ons besoin que le langage vienne a notre secours ; mais la psycho- logic constate facilement lamesuredindependance qui appartient a I'es- prit sousce rapport, independance qui s'accroit de plus en plus, selon le degre dc culture et la puissance dabstraction qu'il acquierl par I'exercice. On voit des I'abord le parti que M. dc Bonald , defenseur des gouver- nemcnls tradilionnels et absolus, dut tirer de cette theorie pour appuyer ses vues sociales. Si, en ellet, I'homme n'a dans sa pensee que ce que sa parole lui revele, il est enfermc sans retour dans les conditions de la langue qu'il parle : il ne saurait concevoir autre chose que les idees transmises, que les formes politiques, lesmaximes religieuses, morales, deja en \i- gucur. Cependant il nous sen:!ble resulter de cette doctrine une conse- quence que M. de Bonald aurait desavouee, nous n'en doulons pas, car elle est en contradiction avec le desir de donner une base immuable aux instilutions sociales. Lhomme n'aspire pas a la connaissance d'une ve- vile relative; il lend a la verite elle-meme, a la verite en soi. Le chris- lianisme (Jean , c. IV, >■ IG; et la philosophic sonl d'accord sur ce point. Or la verite, avec son caraclrre eternel, ne saurait depcndre de cer- taines conditions (inics, changeanles, relatives du langage. Son siege est lintelligence et la pensee. (rest la, dans le silence des sens et de leuis images, que nous devons la cbercher. La parole nest done, et ne doit clrc que son instrument; et si la puissance traditionnelledeslangues est asse/. grande pour agir sur notre inl(>lligence, malgre sa liberie et sa spontaneile, nous ne devons ])as oublier que lenbrt de I'esprit hu- main tend cbaque jour a nous alVranchir de plus en plus des liens de celle aulorite contestable. L'iniluence exclusive du langage, telle que renlend.M. de Bonald, ne saurait done produirequ'une verite restreinte e! rolalivc, bonne peut-etre i)our garanlir la stabilite d'un ordre social drionniiu" , et assurer la sei'urile des classes qui le constituent ce qu'il csl ; liiais elle delournerail cerlainement lhomme et la societe du terme qui leiir est assigne : la j)Ossession de la vei-ile consideree en elle-meme, cl. pia:(''e a ce lilre an dela des conditions et des formes qui servent a re\p!i;!;'M- el a la faire connaitre. On pourrait repondre, sans doule, j;oar ji; ^iilicM' ^F. <'(> ??oiinUl , (jue ce sunt surtout les lois generales ahs- BONALD. 345 traites du langage , sa connexion etroite et necessaire avec les formes de I'intelligence, qui constituent le point de depart des considerations qu'il a developpes; et que, de ce point de vue, 1 influence de la langue sur lintelligence est incontestable, puisque c'estrintelligenceelle-meme quise traduit sous ces formes. Tout en adraettant, en partie, cetterec- tiQcation, nous repondrons a notretour que les loisde lapensee preexis- tent a celles du langage, qu'elles en sont la raison et les produisent, loin de les subir, et que, vouloir qu'il en soit autrement, c'est nier la puissance spontanee de I'esprit ; c'est, sans descendre, il est vrai, jusqu'au sensualisme, comprometlre cependant, en les soumettanta des condi- tions exterieures , son activite et son independance. On serait dispose a croire que telle fut en realite la pensee de M. de Bonald , lorsqu'on exa- mine la definition qu'il a donnee de I'homme d'apres Proclus, mais en Tailerant : «L'honime, dit-il, est une intelligence servie par des orga- nes ; I'activite de Fame nous parait plus precisement reservee dans les paroles du philosophe grec : Anima utens corpore (yuyj. coaaT'.-/c;wu.jvr,).'> Quoi quil en soit, nous regardons plutot la consequence que nous venous de signaler, comme une tendance ind^terminee du systeme de I'auteur, que comme une consequence avouee et reflechie. M. de Bonald a encore affaibli la part de verite que renferme sa theo- rie de la parole, en considerant le langage comme un don special de Dieu, comme une I'aveur miraculeuse de sa toute-puissance. Sans doute il est impossible de croire, comme quelques philosopbes Font soutenu, que riiomme a invente le langage, si Ion entend par le mot inventer un acte fortuit , un effort de genie , tels que ceux qui ont conduit a decou- vrir I'imprimerie, ou la force de la vapeur. Non, I'homme n'a pas invente le langage de cette maniere. Mais il n'est pas plus juste de considerer ledon du langage comme distinct de celui auquel nous devons nos autres facultes, comme ajoute, en quelque sorte, par surcroit a I'organisation deja complete de la creature. Dieu a cree Ihomme pensant et sociable, il lui a donne dans la parole un moyen de se rendre conipte a lui-meme de ses propres pensees et de les communiquer aux autres; Taction de celtc faculte, que nousetudions dans le developpement regulier des lan- gues considerees soit dans leur unite, soit dans leur variele, porte en elle tousles caracteres d'une loi providentielle , et n'a pas besoin, pour qu'on en apprecie I'importance, de se produire sous la forme d"un miracle, lorsque son universalite , su regularite s'opposent a ce qu'on la considere comme un fait surnaturel, analogue a ceux qui se sont particulierement accomplis dans le cercle de la mission du chris- tian isme. Is'ous ne soumettrons qu'a une critique sommaire quelques autres par- ties de la philosophic de M. de Bonald , ou, par un abus des expressions parole, penser sa parole, 'parler sa pensee, il semble reduire a de veri- tables jeux de mots la solution de plusieurs problemes imporlants. De ceque le mot verbe signifie en ]a[m parole , et quil a servi alraduire le mot >,'>;'.? de I'Evangile de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction en traduction, on puisse, sans confusion, elablir, entre la parole hu- maine et Tessence divine , des similitudes qui ne sauraient exister entre des etres si diiferenls. Nous ne saurions admettre la legitimite de ces rapprochements, purementapparents, pas plus que rintmduction, dans 546 BONALD. la m^taphysique et la th^oiogie , de la langue de sciences qui leur son ^trang^res. Lorsque, par exemple, M. de Bonald, pour caracteriser h sa maniere le dogme de I'incarnalion , etablit un rapport enonce ainsi qu'il suit : Dieuesta I'homme Dieu,comme I'homme Dieu esta ihotnme; quel lecteur ne s'apergoit que ce langage arithmetique ne presente nucun sens admissible, et quece serait le comble de la temerile que de vouloir faire subir, a cetle elrango proportion, les transformations re- gulieres que la science enseigne a operer sur les chiffres? Nous ferons encore une seule reflexion sur ces passages, dans lesquels M. (le Bonald, elablissant la necessite d'unterme moyen cntre le lerme extreme Dieu et le terme extreme hoinme, passe insensiblement a I'i- dee de mediateur, et idcnlifio ce terme moyen avec la pcrsonne du Verbe incarnc , comme il a identiOc la parole divine avoc la parole con- Cue ou arliculce. Nous croyons que I'orthodoxie ne saurait accepter un systeme qui, regardant la venue de Jesus-Christ comme une suite ne- cessairede la creation de Ihomme et de I'univers, enlcve a la doctrine de la redemption la libre determination de la misericorde divine, pour en faire le developpement rigoureux d'une loi providcntielle , qui naurait pas meme attendu la chute de Ihomme pour rendre ndcessaire lintervention du Kedempteur. Mais nous n'avons pas a ndus occuper d'accorderM. de Bonald avec I'Eglise; nous dirons sculemcnt que Toriginalite de cette idee appartient a Malebranche. Indiquons maintenant, en pen de mots, le caractere general de la theorie sociale que I'auteur coordonne avec ces principes. A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint nn principc general par lequel il considere tons les ohjets comme entrant dans les trois cate- gories de cause, moyen, efjct. Ces termes Dieu, mediateur cl liomme , ainsi devenus , dans le monde physique, cause ou premier moleur, mou- ventent, effets ou corps, se transformcnt dans sa theorie sociale en pon- voir, minisfre , sujrt , que I'auteur poursuil jusque dans la famille, ou le poiiroir Qtres agissent , ils doivent ^tre plu- sicurs ; car la volonle est necessairemcnt simple, et Taction necessairement coinposee.» On voit que los ministres rcsponsables des Klats modernes, et hoaucoup d'autres faits, incontestables et permancnts dans Ihisloire, n'ont point de place dans cette doctrine, dont les commodes abstractions ad!ii(>lteni , au sein de leur gencralitc, des elements que Ton s'etonne, avoc raison , (W trouvcr reunis. II seraii impossible, sans de longs dt'-veloppements, de suivre M. de Bonald a travei-s les raj)porls forces, les detinitions inallcnducs. dont se compose I'exposition de ses idoes: noussommes done obliges d'y re- noncer. T)n reste, d'un examen plus (^tendu , sorlirait toujours la m^me BONALD. 347 forraule, appuy^e sur des considerations et des faits qui, tons, flechis- sent et se modifient, afin de se prater plus facilement a une conclusion ^videmment preconcue. Pour ne citer qu'un exemp^e de ces definitions oil personnene sauraitreconnaitre, dans les mots, le sens connu et ad- mis par tons, nous demanderons si la difference qui existe entre la reli- gion naturelle et la religion revelee a jamais ete congue telle que I'au- teur la presente dans le passage suivant {ib.,\i\. i, c. 8) : « L'Etat pu- rement domestique de la societe religieuse s'appelle religion natvreile, et I'etat public de cette societe est, chez nous, la religion revelee.... Ainsi, la religion naturelle a^tela religion de la famille primitive, con- sideree avant tout gouvernement, et la religion revelee est la religion de I'Etat. » Une des conclusions immediates de celte definition , d'ail- leurs completement arbitraire , c'est la consecration de I'intolerance, et I'identification dela loi religieuse et de la loi politique. Ces principes ex- pliquent facilement plus dun vote de I'auteur en faveur des lois reac- tionnaires de la Restauration. Quil nous suffise de dire que M. de Bo- nald ne recule pas devant la consequence des principes qu'il a poses, et que c'est meme la un des traits caracteristiques de cette doctrine, oii la politique s'unit a la philosophie dun lien necessaire et indissoluble. Malgre ces observations, nous nous empressons de reconnaitre que I'originalite de la pensee , la fermete et la precision, du moins apparente, du style ont, a juste titre, merite a M. de Bonald I'enthousiasme de nombreux lecteurs. En cherchant , dans une philosophie qui lui est pro- pre, la raison des profonds mysteres du christianisme, il s'est peut-etre 6carte quelquefois des definitions orthodoxes delEglise; il a cependant rendu a la religion un veritable service; car il en rehabilitait la philoso- phie, en meme temps queM. de Chateaubriand vengeait des dedains du xviii" siecle, le cote sentimental et poetique du christianisme. Quelles que soient les erreurs qu'aient pu soutenir quelques-uns de ses disciples; et quoique son ecole, vouee a la tt\che ingrate de defendre labsolu- tisme religieux et politique, soit a peu pres demeuree sterile au mi- lieu d'une nation et d'un siecle dont les idees el les sentiments la repous- sent; M. de Bonald n'en a pas moins dispose les esprits a rattacher a des considerations rationnelles I'etude des lois, de la politique et de la Iheologie, et apporte sa part dans le mouvement qui a fail, de la philo- sophie de rhistoireet de celle de la religion, une des preoccupations par- ticulieres a notre age. Independamment de la theorie du langage, que Ton pent considerer comme la base de ses ecrits , M. de Bonald a depose , dans ses Recherches philoso'phiqiies , des considerations qui ne sont pas sans interet, sur \a cause premiere, sur les causes finales , sur Vhomme consi- dere comme cause seconde, sur les animaux , etc. II a tente de demon- trer Texistence de Dieu, en se fondant sur ce principe (\\\une verite connue est une verite nommee. Cest, en d'autres termes, la preuve par le consentemenl des nations, dans laquelle Tauteur a reproduit sa theo- rie des rapports de la parole et de la pensee. II a aussi det'endu le systeme de la preexistcnce des germes, conlre ceux qui ne voyaient, dans le passage au regne animal , qu'une transformation de la matiere, devenue vivante par ses alterations successives. II a ingenieusement demontre la spirituality de I'^me et son independance du corps , par le fait du sui- 548 BONAVENTURE (SAINT). cide, acte que la nalureanimce ne presentc que dans rhomme, et qui suppose a unliaul degredans rilrae,la faculte dc s'abslraire du corps, et de le condamner a peril* comrac un elre qui lui est elranger. Nous ne ierons quindiquer 1 essai ou I'auleur, reproduisant ce qu'il a dit du don graluit du langage , a tente de demonlrcr que lecriture a 6l6 egalement donneepar Dieu a rhomme, a litre surnalurel. Les arguments a I'aide desquels il a soutenu celte these, pourraient s'appUquer a une foule d'aulres sujels, avec une egale apparence de juslesse, et Ton pourrait re- duire, decette maniere, a une suite de revelations miraculeuses, leplus grand nombre des inventions qui constalenl el honorent la spontaneile creatriee de rintelligencehumaine. i)iverses editions des ceuvres de M. de Bonald ont paru de 1816 a 1829 et annees suivantes , chez Adrien Leclere. On vienl de reimpri- mer sa Thcorie du poitvoir social, 3 vol. in-8", Paris, 18i3 : la pre- miere edition de eel ouvrage, publiee en 1796, avail 6t6 delruile par ordre du Direeloire. H. B. BO\AVE\TURE (Saint). Jean de Fidenza, plus connu sous Ic nom de saint Bonaventure, naquil en 1221 , a Bagnarea, en Toscane. Les prieres de saint Francois dAssise, I'ayant, a I'age de quatre ans, gueri dune maladie grave, et le saint s'elanl eerie a celte vuc : bona vodnra, ce surnom resta al'enfant miraculeusementsauve. II entra en 12'i3 chez les Frercs mineurs, et fut envoye a Paris pour etudier sous Alexandre de Hales. II prol'essa successivemenl la philosophic et la Iheo- logie, el fut rc^u docteur en 1255. Dcvenu, I'annee suivanle, general de son ordre, il y retal)lil la discipline. Elevc, en 1273, par Grcgoire X, au siege episcopal d'Albano et a la dignite de cardinal, il mourul en 1274, le 15 juillcl, pendant le second concile de Lyon, auquel il avail ele ap- pcic par le ponlife. II fut canonise en 1 'i-82 sous le ponlificat dc Sixle IV, et reg.ul de Sixle V le surnom de Doctor seraphicus. Ce surnom semhle nous annoncer a I'avance que nous devons le ranger parini les theolo- giens mystiques. Independannnenl de son caraclere gt'ueral chretien , le myslicismc de saint Bonaventure se rattache, sous cerlains rapports, a saint Au- guslin, mais plus parliculierenient au prelendu Denys I'Areopagile, qu'il suit de pres, dans un Iraite de Ecrlrsiaslica liierarchia , dont il hii a emprunle le litre. Nous en dirions aulanl dc sa T/ieoloyie miisliquc, dans rintrodiiction de laquelle il rappelle cclle de TAreo- ])agite, si quelques critiques n'ayaient pas doule que ce traile dul lui elre atlrihue. On pent encore sassurer de celte filiation en conslatanl les rapports qui existent cntre le traile dvs A'o?».? (/n-?/).au sejour que Ihomme trans- forme doit aller habiler, abandonnant ici-bas la premiere place au singe el a I'elephant. Toutefois, dans cette vie nou\elle, les conditions ne se- ronl pas egalcs : les progres que chaquc homme aura fails dans la con- naissanceetdansla verlu determineront le point d'ou il commencera a se developper et a se perfcclionner, en meme lemps que la place qu'il oc- cupera dans la vie future. D'apres la loi de la t-ontinuite, nous ne passons jamais d'un etat a un autre sans raison •, retal qui suit doit avoir sa rai- son suffisante dans I'etat qui la precede j done le chalimenl et la recom- BONNET. 337 pense, dans une autre vie, sont le resultat d'une loi nalurelle et non d'une intervention miraculeuse de Dieu. Bonnet embrasse aussi , dans ses speculations , les destinees des ani- maux qu'il croit appeles egalement a participer en un certain degre a ce perfectionnement qui doit eleverindefinimentrespece liumaine dans I'e- chelle des 6tres. 11 suppose que I'dme de I'animal , comme I'Ame de riiorame, est unie a une petite machine de matiere etheree. Lorsque I'a- nimal sera separe du corps grossier par la mort, alors se developperont aussi, dans cette petite machine organique, des organes nouveaux qui y etaient contenus en germe des le jour de la creation. Ces organes nouveaux seront en rapport a vec le monde transforme, comme les organes duvieil animal etaienten rapport aveclevieux monde. Car, selon Bonnet, les revolutions du globe coincident avec les evolutions des especes vivantes qui I'habitent. Avant la derniere revolution que le globe a subie, les ani- maux qui I'habitaient etaient bien moins parfaits qu'ils ne le sont aujour- d'hui, etnul sous sa forme primitive n'aurait reconnu I'animal qui, depuis, en se perfectionnarit , est devenule singe ou I'elephant. Mais I'animal pri- mitif imparfait contenait deja en germe I'animal plus parfait qui a paru sur le globe a sa derniere revolution. Dieu, en effet , pour accomplir I'oeu- vre de la creation, ne s'est pas mis plusieurs fois a I'ouvrage. Tout ce qui a ete, tout ce qui est, tout ce qui sera dansl'univers, decoiiled'un acte unique de sa volonte toute-puissante, et il a cree chaque etre contenant en lui-meme, des I'origine, le germe de toutes les evolutions, de toutes les metamorphoses qu'il devait accomplir dans la suite des temps. Les ^mes unies a des corps se sont developpees en meme temps que les corps, et les corps se sont developpes en meme temps que les dmes, par suite d'une virtualite deposee en eux par le Createur. L'animal actuel contient le germe de I'animal futur, de meme que la chenille contient en elle le germe du papillon , dans lequel elle doit se metamorphoser un jour. Bonnet considere les animaux comme etant encore dans un etat d'en- fance, et il espere qu'en vertu de cette perfectibilite dont ils sont doues, ils s'eleveront un jour jusqu'a letat d'etres pensants, jusqu'a la con- naissance et I'amour de celui qui est la source de la vie. Dans ce grand r6ve de perfectibilite il comprend les plantes elles-memes , il conjecture qu'elles pourront s'elever un jour jusqu'a I'animalile, comme les ani- maux jusqu'a I'humanite. Ainsi, dans la creation, il y a un avancement perpetuel de tons les elres vers une perfection plus grande. A chaque evolution nouvelle, chaque etre s'eleve d'un degre, et le dernier terme de la progression, I'elre le plus parfait de tous les etres crees, s'appro- che d'un degre de plus de la perfection souveraine. « II y aura, dit Bon- net, un flux perpetuel de tous les individus de I'humanite vers une plus grande perfection ou un plus grand bonheur, car un degr6 de per- fection acquis conduira par lui-meme a un autre degr6; et parce que la distance du fmi a I'intini est infmie , ils tendront continuellement vers la souveraine perfection, sans jamais y atteindre, » Yoila, en resume, les principales hypotheses sur I'etat futur de Thomme et des animaux, developpees par Charles Bonnet dans sa Palinge- nesie jj/iilosophique. II en a empruntc a Leibnitz les deux idees fonda- mentales , a savoir, lunion perpetuelle et indissoluble de I'ame avec des organes, et le progres conlinuel des etres dans une s6rie indefinie 5:i8 BONSTETTEN. d'cxistcnces succcssives. Mais i! a donne a ces deux idees des develop- pemrnts qui ne sc Irouvenl pas dans Leibnitz, il ne sest pas arrete la on i'ol)servation refuse tout point dappiii a linduction et au raisonne- nient. Dans VLssal analytique sur les facultcs de i'dme. Bonnet refuse de trailer la question du rapport de 1 ebranlement do la fibre avec lideo, de la comminiication de 1 'i\me avec le corps, parce que c'est unc question insoluble, un profond my store que jamais I'intelligence hu- maine ne pourra eclaircir. Comment n'a-t-il pas reconnu que la plupart des questions qu'il agite dans la Paliugemsie dtaient de meme nature? Nous no sommes pas moins assures que diaries Bonnet de la per- manence du principe de la vie intellectuelle et morale. Nous y croyons fortement , car noire croyancc a pour ferme fondemenl, dune part, I'u- nitc de cc principe et la consideralion des tendances et des facultes dont il est doue; de lautre, Tidec dun Dieu souverainemenl parfail et sou- verainemenl bon. Les aspirations essentielles de noire etre, telles que I'aspiralion a la connaissance ct au bonheur, ncpeuvenl etre satisfaites dans les limites el dans les conditions de cetle existence; elles depassent de beaucoup le but le plus clcve qu'il nous soil donne d'y atteindrej done nous devons conlinuer d'etre, ou noire nature ne serail pas en proportion avec sa fin, ou il ny aurait pas d'ordre, pas de Providence dans Tunix'crs. Mais nous nous contenlons d'affirmer et detablir cetle permanence sans avoir la pretention d'en expliquer, den determiner tons les modes divers et tons les elats successifs. Nous ne suivrons done pas Cbarles Bonnet dans un monde qui nest plus celui de la science, el nous nous garderons des brillantes conjectures et des aven- turcuses bypotbescs dans lesquelles s'esl ^garee son imagination. Voici la lisle des principaux ouyragcs de Cbarles Bonnet : Traite d'ltmeclologie, % parties in-8'% Paris, ITio; — Recherchessur I'usage des feuilles, in-i", Goeltingue el Leyde, ITo'r, — Considerations stir les corps organises, 2 vol. in-H", Amst. el Paris, 17G2 et 1770;^ — Contemplation de 1(1 Aatiirc, 2 vol. in-8", Anist., 17tii et 17Go; — Essai dc Psychologic, in-12, Londres, 17oV; — Essai anahjtiqve sur les facultes de I'dme, in-8", Copenbague, 1760; — Palingenesie philosophique, 2 vol. in-8", Geneve, 1770; —Itecherchesp/iilosophiquessur les prenves dn christianisme, in-8'', ib., 1770. Sesoeuvres completes out paru aNeufcbatel, de 1779 a 1783, en 8 vol. in-i", ou 18 vol. in-8". — Voyez aussi Memoirc pour servir a I'histoire de la vie et des ouvrages de Bonnet, par Jean Trembley, in-8"j Berne, 1794. F. B. nO\STETTF^\ (Cbarles- Victor uk) naquil en 1745, a Berne, dune noble el aucienne famille. Apres avoir commence ses etudes dans sa ville natalc, il les conliiiuaa Iverdun el a Geneve, ou i| lit connaissance de plusieurs bommes du plus baut merile, enire aulres Voltaire el Cbarles Bonnet. jVjais ce fut ce dernier (pii exerga sur son esprit le plus d'in- nuencc,et (lont il resta loute sa \ie le disciple el rami.A|)res avoirpasse quelques aimees a (ieneve, Bonslelten , buijours dans I'inlertM de son instruction, se reudit succe.^sivement a L(\V(K', a Cambridge, a Paris, imis il visila aussi une grande partie de lllalie. De relour en Suisse, il Jul nonime inembre du conseil souverain de Berne, puis bailli dv. Siiiiicn. Pendant (juil ever(;ail les monies fonclions a .Nyon, ilse lia d aniitie a\ec BORN. 539 le poete Malthison et avec le c^Iebre hislorien Jean de Muller. Les trou- bles de son pays I'ayant force de I'uir, il se rendil dc nouveau en Italie , f)uis a Copenhague, ou il resta trois ans chez un de ses amis. Enfin il passa e reste de sa vie a GenevCj ou il niourul an commencement de 1832. Malgre I'inlluence exercee sur son esprit par les ecrits de Leibnitz et de Bonnet, Bonstetten ne manque pas d'originalile. 11 regne dans quel- ques-uns de ses ouvrages une profonde connaissance des hommes, une rare finesse dapercus, des vues neuves, elevees, des sentiments tou- jours nobles et genereux et un remarquable talent dobservation. Mais 11 y a deux hommes a considerer dans Bonstetten : le moraliste et le pbilosophe. C'est au moralisle qu'appartiennent toutes les qualiles que nous venons denumerer. Le pbilosophe proprement dit est beaucoup moins bien partage ; et lorsqu'on le considere uniquemen* sous ce der- nier point de vue, Bonstetten est bien au-dessous de sa reputation. Ses analyses psychologiques manquent dexactitude et de profondeur, ses idees, en general , se suivent sans ordre et sont developpees sans nuUe rigueur ni metbode. On retrouve dans son langage les deiauts de sa pen- see. Son style est plcin dimages, de cjialeur et quelquefois d'elegancej mais il manque de precision et de clarte, et ne saurait satisfaire ceux qui ont le besoin ou Ibabilude de s'entendre avec eux-memes. Ses prin- cipaux ouvrages sont : Recherches sur la nature et les lois de C imagina- tion, 2 vol. in-S", Geneve, 1807; — J^tudes de I'homme, ou Recherches mr les facidtes de sentir et depenser, 3 vol. in-S", Geneve et Paris, 1821) ■ — Sur I' Education nationale, 2 vol. in-8", Zuricbj 1802; — Pensiiessur divers objets de bienpublic,in-S" , Geneve, 1815; — L' Homme du midiet rfIommedunord,m-S°, Geneve, ISl'i-. Ce dernier ouvrage, dailleurs plein dinteret, avait ete compose en 1T89. Depuis cette epoque, lau- teur avait revu rAllemi^gne et lltalie, ct il declare qua I'epoque ou il public son ouvrage, les idees qu'il y exprime se sont beaucoup modifiees avec les fails eux-mpmes. Nc'anmoins il semble loujours laisser la pi'e- ference a Ihomme du nord sur Ibomme du midi. — On a aussi de Bonstetten plusieurs recueils de lettres dont la lecture ne manque pas d'attraits. J. T. BOR\ (Ferdjnand-Gottlob), professeur de philosophie a Leipzig, pu il etait ne en 1785 , est principalement connu comme auteur d"une traduction latine desQEuvresde Kant (3 vol. in-8", Leipzig, 1796-1798,. Mais il a aussi publie, d^ns le sens de la philosophie critique, plusieurs ecrits originaux dont voici les litres : Esiui sur les princijies fundamen- taux de la doctrine de la sensibilitc, owExumen de divers doutes, etc. , iu-8'', Leipzig, 1788 (all.); ■ — Recherches sur les premiers fondements de la pcnsee humaine , in-8", Leipzig, 1789 all.), reimprime en 1791 sous ce titre: Essai sur les coi\ditiQns primitives de la pensee hvmaine et les limites de notre connaissance. U a egalomenl travaille avec Abicbt au JVouveau Magasin philosophique , consacre au developpcmenl du svsteme de Kant, 11 vol. in-8", Leipzig, 1789-1791 (all.;. BOSCOYICII ; Roger-Joseph), de la compagnie de Jesus, naquit fl Raguse le 18 mai 1711. 11 annonga de bonne heure des dispositions si heureuses, quavant meme davoir termine le cours de ses etudes, il r>GO BOSSUET. ful nomine professeur de matliemaliques ct de philosophie au college Roinain. I'ne disserlation sur Ics Taches da solcil {de Maculis solarihm), qu'il pul)lia en 1736, le plagaau rang des astronomes les plus distingues dc rilalie. Elle fut suivie d'opiiscules nomhroux et de quelqaes grands ouvrages sur toutes les branches des sciences inathematiques et physi- ques , qui accrurent d'annee en annee la reputation de I'auteur, non- seulement en Italic^ mais dans TEurope entiere. Diverses missions scien- tiliques et diplomatiques furent confiees par des pontifes et par des princes a I'habilete de Boscovich ; la Sociele royale de Londres I'accueillit parmi ses membres, et il a m6me reinpli pendant ([uelque temps en France la place de direcleur de loptique de la marine. 11 est mort a Milan en 1787. lioscovich etaitparlisan des ideesdc Newton, et sonnMecommephysi- cien et mathematicienaconsisteprincipalement a appuyer, par ses obser- vations et ses calculs, lesyslemede la gravitation universelle. Consider^ coinnie philosophe, il a attache son nom a une theorie de la substance matorielle qui olTre quelques analogies avec Ihypolhese des monades, mais qui touche de plus pres encore a I'idealisme. Suivant Boscovich , les derniers elements de la matiere et des corps seraient des points indivisibles et inetendus, places a distance les uns des autres et doues dune double force d'attraclion et de repulsion. L'inlervalle qui les separe peut augmenter ou diminuer a linfini, mais sans disparailre en- lieremcnt; a mesure qu'il diminue, la repulsion saccroit; a mesure qui! augmente, elle s'afTaiblit, el rattraclion tend a rapprocher les mo- lecules. Cette double loi suffit a cxpliquer tous les phenomcnes dc la nature et toutes les qualites du corps, soil les qualites secondaires, soit les qualiles primaires. L'elendue et I'impenetrabilite qu'on a rangees a tort parmi celles-ci, non-seulemcnt nont rien d'absolu, mais ne sont pas meine des proprieles de la substance corporelle que nous devons considerer uniquemcnl comme une force de resistance capable de con- Iraricr la force de compression deployee par notre puissance physique. 11 esl aise de voir le vice de cette theorie ingenieuse, mais hypothetique, qui altere la nature de la matiere, puisqu'elle nie les proprieles fonda- menlales du corps, et qui ne mene pas a moins qu'a en rcvoquer en doute Texistence. Boscovich y esl revenudansplusieurs de ses ouvrages^ parmi lesquels nous nous bornerons a indiquer les suivants : Disserta- tio»cs (hue dc viribxis vivis , in-V", 17 Vo; — de Lumine, in-i", 17i8; — de Contwuitatis lege, in-i", 17oV; — Theoria p/iilosophia' 7}aturalis reducta ad unicam legem viriumin natura e.ristcntium, in-V', Vienne, 1758 ; Venise, 1763. A la fin de cet ouvrage se Irouvc une lisle elcndue de lous les travaux publics par I'auteur jusqu'en 1763. On doit aussi a Boscovich une excellenle edilion du poeme de Slay sur la philosophie de NcNvlos; : Philosopltia' recentiovis a henedictoStag versibus traditiv libriX, mm adtiotationibus et supplcmenlla , 3 \o\. in-8", Rome, 1755-1760. L"ii-rentes castes parmiles bommes, dont I'une, la plus eminente, cclle (les Brahmanes, est destinee , par sa nature , a la suprcimatie intellec- tuelle et religieuse; dont lautre, celle des Kchatriyas, ou guerriers, est (lesliniie, par sa nature, au metier des amies et au commandement mi- iitairej dont la troisieme, celle des Vais'yas , esl destinee par sa nature, au commerce et a lagriculture, etdont la quatrieme, celle des S'oudras, est destinee, par sa nature, a servirles trois premieres. A lepoque ou parul Bouddha, le brabmanismeindien, essentiellemcnt i'ond6 surcette dislinction de castes et soumis a toutes les pratiques religieuscs prescri- tes dans les Vedas et dans les anciennes lois de Slanou, etait dominant, exclusivement dominant, dans I'lnde. Cependant, autant que les monu- ments connus jusquici peuvent permettre de le conjeclurer, il s'etait d(''ja manifested plus d'une protestation phiiosophique contre rintol(irant enseignemcnt des brahmanes. La sccte des Djaxnas,(\m a du peut-etre a cette circonslance d"(3lre restee longtemps a I'etat de sp(3culation piii- losopbique, la faveur d'etre lok'ree dans I'lnde, tandis que le Bonddhitone pass(^ a r(?tat de religion essentiellemcnt propagandisle, en a c[g violem- nient expulse , dans le v et le vi"' siecle de notre ere; la secte des Djai- nas, disons-nous, dont la doctrine phiiosophique a tant d'analogie avec celle des Bouddhistes, existail deja dans Tlnde lorsque Bouddha parut, et un passage du B/uigavaia Pourdna, cite par M. E. Burnouf [Journal Aaiat., t. VII, p. 201 , ferait croire que ce grand rc^formateur apparte- iiail a .cette secte phiiosophique. Voici ce passage : « Alors, dans la suite du temps, a une ('po(iue de confusion el de ti-oul)les causi^'s par les ennemis des dieux, un filsde i>y'i'/m un Djdina], du nom de Bonddha, nailra parmi les /v(7.7//V/.'? (habitants du il/w - (jadha). » Les seclateurs de Bouddha, comme ceux dc Lao-tseu, ont cru re- hausser le merite et les \erlus de ces deux personnages hisloriques en leur allrihuanl une origins (.-eloste et en enlourant de ])rodigcs leur \u- ten-cslre. Ce n'est point ici le lieu de rapporter tout ce que lesl(^gendes bouddhiques dt.>ja connues raconlent sur la naissance et la vie de Bouddha. Notre dnvoir, au conlraire , est de degager de ces legcndes les seuls trails (\\n peuvent (''!r<' i-onsidf-rt's comme hisloricpit's, et de faire BOUDDHISME. 365 connaitre en quoi le bouddhisme a droit de tiouver place dans un Dic- lionnaire des sciences philosophiques. Ayant atteint sa dix-neuvieme ann6e, SAkya Bouddiia, selon ces le- gendes, desira quitter sa famille et toules lesjouissances d'une demeure royale pour se consacrer toutentier au bien des hommes. II reflechit sur le parti qu'il devait prendre. II vit aux quatre porles par ou il pouvait passer, c'est-a-dire au levant, au raidi, au couchant et au nord, regner les quatre degres de la misere humaine, et son ame en fut penctree de douleur. Au milieu meme des joies de son age, il ne pouvait sempecher de penser aux maux nombreux qui affligent la vie : a la vieillesse , aux maladies, a la mort et a la destruction finale de I'homme. II sejourna de trente a quarante ans dans les forets de I'lnde, peii- plees alors de religieux penitents et dc philosophes de toutes sectes f au nombre desquels etaient ceux que les Grecs du temps dAlexandre ap- peierent Gymnosophistes, ou philosophes mis). La, Bouddha chercha a s'instruire, a constituer sa doctrine, a lenseigner a un certain nombre de disciples et ensuite a la propagcr par son enseignement. II essaya meme, comme nous I'avons dit precedemment, de convertir les Brah- manes, qui soutinrent avec lui de longues controverses auxquelles assislerent, dit-on, des mages ou sectateurs de Zoroastre venus de la Perse pour I'entendre etle combattre. Mais ses predications eurent pen de succes, si Ton s'en rapporte aux legendes memes; car il sentit la necessite de communiquer sa doctrine complete a quelques-uns de ses disciples en leur donnant la mission de la propager apres sa mort par tous les moyens qui seraient en leur pouvoir. II s'adressa ainsi a son disciple favori Maha Kagyapa ( le grand Kdcyapa) : « Prends le kia-li (habitecclesiastiqueabroderiesd'or), je te le remets pour que tu le con- serves jusqu'a ce que \ accompli se montre comme Bouddha, plein de compassion pour le monde 5 ne permcts pas quil le gate ou quil le de- truise. » Le disciple, ayant entendu ces paroles, se prosternaaux pieds de son maitre , la face centre lerre, en disant : « tres-excellent, tres- excQlIent maitre I j'obeirai a tes ordres bienveillants. » Bouddha se rendit dans une grande assemblee, ou, apres avoir expose de nouveau sa doctrine, il dit : « Tout m'attriste, et je desire entrer dans le Nirvana, c'est-a-dire dans Vexistetwe depouilUe de tout attribut corporel, et consideree comme la sxtpreme et etcrnelle beatitude. » II alia ensuite sur le bord d'uneriviereou, apres s'etre couche sur Ic cole droit, et avoir etendu ses pieds entre deux arbres, il expira. « II se releva ensuite de son cercueil , ajoute la Icgende, pour enseigner les doctrines quil n'avait pas encore transmises, » Doctrine bouddhique. — II est difficile, dans I'etat actuel de nos con- naissances, de savoir avec exactitude quelle fut la veritable doctrine que Bouddha enseigna a ses disciples , et que ccux-ci transmirent a la poslerite dans des ecrits que Ton croit subsister encore parmi les livres Sanskrits , si nombreux , conserves au Nepal , et dont on possede main- tenant en Europe plusieurs copies. Ccpendant, on pent deja conjecturer, par Texaraen de divers ecrits bouddhiques, ainsi que par la forme et le developpement de ces ecrits chcz les differents peuples de I'Asie 011 le bouddhisme a peuetre (en Chine, dans le Thibet et dans la Mongolie; , que la parlie philosophique de celte doctrine a suivi, comme la parlie 366 BOIDDHISME. religieuse sansdoUtc, line marche progressive, et qu'elle n'est plus dans les ocrils modernes , ce qu'elle 6ia\[ dans ceux du fondaleur ou de ses disciples immediats. Dans les eerits de ces derniers, lous les prin- cipesquc les dcfivains bouddhiquesposterieursont portesjusqu'aux plus e\lr(}mes limiles du raisonnemeiit logique, c'est-a-dire jusqu'a I'exlra- ^agance (comitie dans la distinction de di.v-hxiit cspcces de viden), ne sont quelquelbis qn'en gernie, ou seulenient poses dans les ecrits des fondateurs de la doctrine. II en est resultc que des interpretations di- verses onl pu 6tre donnt'cs au nieme lexte; de la plusicurs ccoles qui onteu chacun leur chef. C.olehrookc (Philo.vophie dcx Iiindons,U-,\d\n:[. I'rant;. de I'auteur de cet ailicle, p. 222; en distingue qualre, dont il expose les principes fondanientaux. I. Q\ielques-uns soutiennent que tout a^t vide {sai-va soi'nnja), sui- vant, ace qu'il parait, une interpietation litteralcdes soiilras ou axinmes de Bouddlm. Cette ecole est consideree comme tenant Ir milieu mddlnja- milm) cntrc toutes celles qui sont nees de rinlcrprctalion philoso- phique de la doctrine primitive. II. Dautres Bouddhistes exceptent du rAdc nniversel la xensalinn in- terne ou rinlelligence qui percjoit ( vidjndna),et soutiennent que tout le reste est vide. lis inaintiennent seulenient I'existence elernelle du sen.t qui donne la conscience des choses.On lesnomme yogdlc/idras^ iivn's ou adonnes a V abstract ion. III. Dautres, au contraire, afiirment I'existence rcelle des objets externes, non moins que cellc des sensations internes; considcranl les objets externes comme pergus paries sens, et les sensations internes, la pcnsee, comnic induitcs par le raisonncment. IV. Quelques autres enlin reconnaissent la perception immediate des objets exterieurs, d'autres une conception mediate de ces memes objets par le moyen d'images ou formes ressend)lantes presentees a rinlelli- tiencc; les objets, insistcnt-ils, sont induits, maisnon eifectivement ou immediatemcnt pergus. De la deux autres branches de la sccte de Boud- dlia, dont I'une s'attache litteralement aux Sontras^ lautre aux com- mentaires de ces 5o»/?-«.«. Mais, conune ces deux dernieres branches ont un grand nombre de principes communs, dies sont generalcment confondues et considerees comme une seule secte dans les conlrovcrses soulenues avec leurs adversaires. Principes commvns aux difjerentes ecoJes honddhiqnes. — Les diffe- renteseeoles bouddhiques ctablissent deux grandes divisions de tous les etres. hiy premiiire comprenant tous les C-tres externes , etla seconde tous les cti'es internes. Ala premiere appartiennent les elements {b/iouta), el tout cc qui en est forme (bhautil;a}; a la seconde appartient Va pen see ou rintelligcnce (Jcliitta], et tout ce ([ui en depend {tchaiita;. Ces ccoles reconnaissent quatre elements a I'clat (Vatomes. Cc sont la terre, Vean, le [(11, et Voir. Les atomes terreux sont durs; les aqucux , liquides ; les ignes, chauds 5 les adriens, mobiles. Les agregats deces atomes parta- genl ces caracteres distincts. Ces dilTerentes ecoles soutiennent I'agre- galion atomi(iue indelinie, regardant les substances composees comme elant des atomes priinordiaux conjoints ou agreges. Les Bouddhistes ne reconnaissent pas Y element ethere dhdsa, , admis dans presquc lous les autres systemcs philosophiqucs de I'lnde, ni une BOUDDHISME. :>(>? i\me individuelle vivante et distiticle de I'intelligence ou phenomene do la pensee, ni aucuhe subsldnce irreductible aux qualre elements ci- dessus nienlionnes. Les corps qui sont les bbjets des sens feont des agregats d'atoir.cs , ^tant composes de la terre et des autres Elements. L'intclligence, qui habite dans le corps, et qdi possfede la conscience individuelle, per^oil les objets et subsiste comme elant elk-mcme; et sous ce point dc vue seulement clle est elle-meme ou dme (dtman). Quclqucs Bouddhistes pretendent que les agregats, ou les corps com- poses des elements pritnitil's, ne sont pergUs par les organes des sens (qui sont pareillement des composes alomiques) qua I'aide des images ou des representations de tes objels exteriein's : ce sont les Sadirtinti- has ou adherents stricts aux axiomes de Bouddha. D'aulres reconnais- sent la perception directe des objets exterieurs : ce sont les Vaibhdcki- has ou adherents aux cOmmentaires, L'line el raulredecessectespensent que les objets cessent d'exister des I'instant qu'ils ne sont plus percus : ils n'ont qu'une courte duree , comme la lueur dun eclair, n'exisiant pas plus longiemps que la perception qui les fait connaitre. Alors leur rf/cj!ftfc n'est que momeritanee : les atomes ou les parties composantes sonl dispersees, et I'agr^gatioh i6lait seulement instantanee. C'est cette doctrine qui a porle les adversait'cs philosopbiques des Bouddhistes a les designei* comme soutenant que ioutcs choses sont su- jcttes dperir ou d se dissoudre {Pourna ou Sarva-vamdsikas) . Voili pour Ic monde exUrievr, ou pour la premiere di\ision onlo- logique. Quant au monde inUncur, c'est-a-dire Vwtelliger>ce et tout cc qui lui apparlient, qui est la seconde division ontologique , clle consisle en cinq categories, qui sont : 1". La categorie deS former, comprcnant les organes des sens et leurs objets consideres dans leurs rapports avec la personne, ou la faoulte sensible et intelligente qui est impressionnee par eux. Les couleurs et les qualites sensibles, ainsi que tous les corps perceptibles, sont exlernes, et comme tels, ils sont classes sous la seconde serie de la premiere divi- sion ontologique; mais conime objels de la sensation et dc la connais- sance, ils sont regardes comme etanl internes, et, par consequent, ils sont classes dans la seconde division ontologique. 2". La categorie de la cognition , consistant dans rintelligence, ou la pensee (tchitta), qui est identique avecla personnalite (dtma, soi-meme) et avec la connaissance {vidjndna). C'esl laconnaissance des sensations, ou le cours continu de la cognition etdu sentiment. II n'y a pas d'autre agent, d'etre a part, ou distinct, qui agisse et qui jouisse; il n'y a pas, non plus, une ame 6ternelle, mais une pure succession depensees, ac- compagnee d'une conscience individuelle qui reside dans le corps. 3". La categorie des impressions , comprenanl le plaisir, la peine ou I'absence de Tun et de I'autre, et les autres sentiments excites dans Fesprit par les objets agreables ou desagreables. 4". La categorie des connaissances admises , comprcnant la connais- sance provenant des noms, ou mots du langage, comme bamf, chetal, etc., ou d'indications parliculieres, dc signes figuratifs , comme une maison indiquee par un pavilion , un homme par son baton. 5". La categorie des actions, comprcnant les passions, comme le de- 5G8 BOLDDHISME. sir, la haine , la crainte, la joie , Ic chagrin , etc., on ni(^mo temps que rillusion , la vertii , le vice ct toute autre modification do la pensec ou de I'imagination. Tons les sentiments sont momentanes. Le cours apparent, mais non reel , des evenements, ou la succession mondaine , cxterne et interne, ou physique et morale, est dccrite com me etant un enchainement de causes et deffets qui operent dans un cercic conlinu. La cause prochaine et la cause occasionnelle concomitante sont distin- guees lune de I'autre. Lecolc bouddhique , ainsi que la plui)arl de eelles qui ont une originc indienne, propose, comme le grand ohjet auquel I'homme doit aspirer, Xohlcntion d'lin etat de honlicuv final, d'ou le retour aux conditions de ce nionde est impossible. L'oblenlion de celte felicite finale parfaite s'exprime par le terme ge- neral A'cmancipalion , de dciivrance , d'affranchissetnetit utouldi ou inohcha). Le terme que les Bouddhislesairectent plus parlicuiierement, mais qui nest pas employe exclusivement par celle ecole, est le mot vlnvdna (calme profond). La notion qui est altachee a ce terme, dans son acception philosophique, est celle de apat/dc parfaite. C'est une condition de bonhcur tranquille ct sans melange, ou d'exlasc mentale, regardee connne le supreme bonheur. Get etatde I'lioramc accompli apres lamort, n'est point, comme dans lecoledcs Yedantins indiens, la reunion f.nalc avec Y Amc supreme, obtenue par une di.Swdblidril;as, nienl lexistonce de Vinnnalerialile. lis aflirmenl que la malierc est la substance unique, el ils lui donncnt BOULAINYILLIERS. 569 deux modes : \ action ou Yactitiie, et \crepos on Yinertie (en Sanskrit pravrilti et nirvritti). La revolution, ou la succession de ces deux elats, est eternelle, et embrasse la naissancc et la destruction de la nature, ou des formes corporelles palpables. lis affirment que Ihomme peut ac- croilre ses facultes a I'inQni jusqu'a la parfaite identification de sa na- ture avec celle qui existe dans I'etat de repos. Les seclateurs du second systeme, nommes Aisicarikas, ou theistes , reconnaissent I'essence immaterielle , c"est-a-dire un Etre supreme, in- fini et immateriel , que quelques-uns dentre eux considerent comrae la cause unique de toutes choses, tandis que d'aulres lui associent un prin- cipe materiel egal et coeternel. Quoique tous ceux qui professent ce second systeme admeltent Vimmaterialite et un Dieu supreme, ils nient sa providence et son autorite sur les etres. Les seclateurs du troisieme systeme , les Karmikas , ceux qui croient aux effets des cetivres [karma] , aux actions morales; Et les seclateurs du qualrieme systeme, les Ycitnikas (de yatna, ef- fort), ceux qui croient aux effets des auslerites physiques dans une vue morale , ont modifie le quielisme absolu des premiers systemes , et donnent plus a lempire des bonnes actions et de la conscience morale en reconnaissant la libre volonte de riiomme. Quant a la destinee de Tame, lous admettent la metempsycose et I'absorption finale. Mais en quoi I'ame esl-e!le absorbee ? C'est la un grand sujet de conlroverse parmi les Bouddhistcs. On ne pourra conuai- tre d'une maniere un pen complete I'ensemble de la philosophie boud- dhique, que lorsque les principaux monuments decetle philosophie au- ront ete mis a la portee de linvestigation europeenne ; mais ce que Ton en connait deja peut suffire pour en avoir une idee. M. E. Burnouf , au- quel la science indo-arienne doit deja tant, prepare la publication de I'un des principaux traites bouddhiqucs venus du >'cpal : (e Lotus de la bonne loi, et une histoire approfondie du Bouddhisme en 2 vol. in-4". Ces deux grandes publications ne laisseront ricn a desirer sur la con- naissance du Bouddhisme indien. G. P. BOULAIWILLIERS (Henri, comtenE), ne a Saint-Laire, en Normandie, en 1638, d'une ancienne famille nobiliaire, et mort en 1722, embrassa d'abord le parti des armes , qu'il quitta bientot pour consacrer le reste de ses jours aux alVaires de sa famille et aux travaux de la pensee. Sa reputation se fonde principalement sur ses ccuvres his- toriques, ou il soutient, entre autres paradoxes, que le gouvernement feodal est le chef-d'a^uvrc de V esprit humain. Mais il appartient aussi a I'histoire de la philosophie par quelques ecrits, les uns imprimes, les autres manuscrits, ovl se decele un esprit inquiet , flottant entre la su- perstition et I'incredulite. Sous pretexte de rendre plus facile la refuta- tion de Spinoza en mettant ses opinions a la portee do tout le monde, Boulainvilliers a eu reellement pour but de propager Ic systeme de ce philosophe, endissimulant toutes les difficulles dont il est herisse, et en subslituant au lan.aage austere du nictaphysieicn bollaiulais une foriiK^ simple et pleine d'allraits. Tel est le veritable caractere du livre inti- tule : Refutation des errcnrs de Benoit de Spinoza , par M. de Fenelon , archevequc deCambrai ,^&.x le P. Lami , benedictiV; et par M. Icco^nie I. 24 570 BOLRSltlR. cetnent d'une religion ])hilosophiqiie durable ^ in-S", ib., 1824 ; — Dcprimisphilos. gra'conim decretisphys^icis dans les Comment. Soc. Goelf. recen1t.^\o]. ii, 1811; — Pliihsopfiorum atexandrinormn ac neoplaionicontmrecensio accuratior; Comment, in Soc. Goett. habita, in-4°, 1821. — Son Jlistoire de lapoesie et de ['eloquence dcpuis la fin du XIII* siecle, 9 vol. in-8'', Goeltingue , 1801-12, conticnt aussi plusicurs notices qui interessent la philosophic. Une parlie de ccl ouvrage a cle Iraduitc en francais sous le litre d'llisloii-e de lapoesie espagnole , 2 vol. in-8% Paris, 1812. J. T. BREDE\BURG (Jean) de Rotterdam , contemporain de Spinoza, a d'abord combattu ce philosophc dans un petit ccrit intitule : Enerva- iio tractatvs theologico-politici , una ctim demonslratione geometrico ordine dispositanaturam non esse Denm, etc. (in-i", Rotterdam, lG7o). Mais plus lard, revenant sur ce pelit Iraite, il en fut de plus en plus mecontenl ; il relut les ecrits de son ilUistre adversaire, et, ayant fiiii par se convertir a ses doctrines, il coraposa en ilamand une refutation de ses proprcs objeclions , ce qui ne rempecha pas de rester sincerement atta- che au christianisme jusqu'a la fin de sa vie. C'est contre ce second ou- vrage , aujourd'hui completement tombe dans I'oubli , qu'est dirige le pelit ecrit d'Orobio, imprime a la suite de la pretendue Refutation de Boulainvilliers, sous le litre suivant : Refutatio demonstrationum Joh, Bredenburg et B. D. Spinoza; . BROUSSAIS (Frangois-Joseph- Victor), medecin, philosophe, na- quit a Saint-Malo, le 17 deccmbre 1772; son bisaicul avail ele medecin dans le pays, son grand-pere pharmacicn , et son pere s'elail etabli, comme medecin, au village de Pleurtuil, non loin de Saint-Malo. La premiere education de Broussais fut Ires-ncgligee. A douze ans il fut envoye au college de Dinan, et ne s'y lit guere remarquer, dit-on, que par la fcrmele de son caraclcre et I'activite de son esprit. En 1792, il s'cnrola dans une compagnie franche ; mais une mrdadie assez grave le forga bientot dc revenir pres de ses parents. Cedant aux sollicitations de sa famille, il se decidaa embrasser la profession medicalc, ct enlra comme eleve a I'hopital de Saint-Malo et a celui de Brest. Broussais s'embarqiia ensuite, comme chirurgien, a bord dclafregale la Rcnom- mce; il passa bient6t apres, comme chirurgien-major, sur la corvette VHivondclle et le corsaire le Bougainville. En 1799, Broussais vint, pour la prcm.icro fois, a Paris, ou Bichat enseignait alors avec tanl declal I'anatomie el la physiologic; Broussais fut un des elcves les plus assidus de ce grand maitrc; il suivait en meme temps les Icijons de Pinel, ct adoplait de lout point des doctrines contre Icsquollcs il devait s'elcNcrpIus lard avec tant deforced de retenlissemcnt. En 1803, Broussais se fit recevoir docleur-medccin ; il avail pris pour sujct de these la fh-re hectiqne ; dans celle dissertation i! allail au dcla des idees de Pinel lui-meiiic, en lui rcprochanl de cherchcr a localiser une lievre, ou plulot une ad'eciion, essenliellcment gencrale. Apres avoir essaye, mais en vain, de se former une clientele a Paris, Broussais reprit du 57G BROUSSAIS. service dans I'armee de terre ; il fut nommd medecin aide-major dans la division des c6tes de I'Ocean ; du camp de Boulogne il suivit nos soldats dans les Pays-Bas et en Allcmagne; attache ensuite a I'hdpital dX'dine, dans Ic Frioul, il y rassemhla !cs materiaux de son meillcur ouvrage , le Traitii dcs pfilegmasics chroniques^ , qui ne fut public qu'en 1808. J)e 1809 a 181 V, Broussais fut employe, comme medecin prin- cipal, d'abord en Espagne, puis dans le midi de la France. Nomme en 181i second professeur a I'hopital militaire du Yal-de-GrAce , Brous- sais put se livrer exclusivement a renscignement clinique de la patho- logic; il ouvrit en memo temps des cours parliculiers dans un amphi- theatre de la rue des (ires, et ensuite a I'llospice de perfectionnement. Get enseignement cut un remarquable succes : les eleves assiegeaient les portes de celle elroite enceinte; cest que Broussais se posait alors comme tme sorte de tribune en medecine. A Tissue de ses legons, en- toure dun groupe deleves, on le voyait traverser la place de lEcole- de-Medecine, declamant avcc vehemence contre les profcsseurs de I'an- cienne Faculte, quil appelait des hommes a robe et a rabat : sans avoir le talent de limprovisation ni meme celui de la parole reflechie , il etait chaleurcux , toujours acerbe et sans mesure, sans menagement pour ses adversaires; aussi , tant quil se Irouva place dans ce role d'op- position , ses legons eurent un remarquable succes. Mais comment se iit-il que de medecin Broussais voulut tout a coup devenir philosophe? Comment se (it-il que, livre jusque-la a renscignement de la patholo- gic, il essaya de killer avcc les representanls de la nouvelle philosophie? C'est ce que nous aurons a examiner tout a riieurc; disons seulement ici que c'est en 18'28 qu'il fil paraiire la premiere edition de son TraiU de I' irritation et de la folie : peu de temps avant sa mort, il se propo- sal d'cn publier une seconde edition, edition augmentce el surlout mo- difiee; car de I'ecole de Cabanis il avail passe dans I'ecole de Gall. Celle seconde edition a ete publico depuis et avec toutes les additions. En 1831, le nouveau Gouvernemcnt, pour ne pas laisser en dehors de renscignement ofiiciel dc la Faculte une aussi grande renommee medi- cale, crea une chaire de pathologic et detherapeutique generales, et celle chaire fut confiee a Broussais. Muc par les memes sentiments, c'esl-a- dire par le desir de s'adjoindre un grand nom , la cinquieme classe de rinsliUil , nouvellemenl reconstituee, ouvrit ses porles a Broussais; mais, aussi bien dans celle paisible enccinle que dans le bruyanl amphi- theatre de la Faculte, tout prestige etail lonibc, et Broussais , qui pou- vail lulter a amies egales avcc ses adversaires en i)hilosophie comme en medecine , Broussais , en quelque sorte cpuise par son ancienne guerre d'opposition, vecut, pour ainsi dire, sur sa renommee, sans exercer aucune influence sur la nouvelle generation. Done dune vigucur de conslilulion peu commune, Broussais avail rcsisle a toutes les fatigues de la \ic mi- litaire; mais vers la fin de 1837 sa sante parut s'allerer profondcmcnt; en 1838 on reconnul en lui un mal toujours au-dcssus des ressources de Tart, el (pii le minait sourdemenl de jour enjoin" : il succomba a cotte cruelle maladie le 17 no\embre de la meme annee, a I'age dcGO ans. Coimne medecin, comme palhologiste, IJroussais a occupe, sans con- trcdit, un rang fort eminent dans la science; mais ce n'est pas a ce litre qu'il doit nous occu|)er ici : c'est comme philosophe que nous devons le BROUSSAIS. 377 faire connaitre ; c'est son systeine tout mat^rialiste que nous devons rap- peler en pou dc mots, ainsi que la polemique qu'il a soutenue avec ies representants de la nouvelle philosophie. Pour apprecier a leur juste valeur Ies idees de Broussais en philoso- phic , il faut, pour un moment , nous reporter aux doctrines qu il avail adoptees en physiologiej car, comme I'a fort bien dit M. Mignet {Eloge de Broussais), Broussais a ete conduit par la raarche de ses etudes pre- mieres a rattacher \homme moral a I'homme physique, ct il a ainsi applique ses theories physiologiques aux actes intellectuels. Mais ces theories ne lui appartenaient pas, il Ies avail emprun- tees a Bichat : a I'exemple de ce physiologiste, il avait suppose, que, sous rinlluence de certaines causes, il s'etablit dans Ies tissus vivants un etat particulier designe sous le noni d' irritation; et cette irritation ^tait devenue la base de toutes ses doctrines; sauf quelques vaiiantes, qui , suivant lui , ne changeaient rien au fond des choses. Ainsi il disait indifferemment stimulation , excitation , ou irritation, ou incitation; et il faisait jouer un role a ces memes etats pour rendre raison de tons Ies actes de I'economie et de tons Ies phenomenes dela pensce. La definition que Broussais donnaitde ces etats dirritation, de stimu- lation, etc, n'etait pas, non plus, tout a fait celle de Bichat : Broussais supposait que tons Ies tissus sont formes de fibres; or, disait-il, quand ces fibres se contractent naturellement, il y a excitation; si leur con- traction est portee au dela de certaines limites, il y a irritation.... Puis, a I'aidede son excitation ou de sa contraction normale des fibres, Brous- sais pretendait expliquer tous Ies actes intellectuels. Donnons une idee de ces pretendues explications. Broussais se propose d'abord de rendre compte des phenomenes de perception. Sui\ant lui, ces phenomenes sent fort simples, tout se borne alorsa une excitation dela pulpe cercbrale; et note/, qu'il dira la meme chose pour la comparaison , pour le jugement , Ies voli- tions, etc., etc. 11 n'est pas meme fidele ici a son langage, il voulait bannir de son dictionnaire, comme autant d"entiles Ies mols dmcj es- prit, intelligence; et par la foice des choses, ces mots reviennent sans cesse sous sa plume. Que fait-il alors? ceci paraitra presque une nai- vete, il s'arrete, comme mecontent de lui-meme, il inlerrompt sa phrase, ajoute quelques points.... puis, pour maintenir son divorce avec Ies substantifs abstraits, il essay e de delayer la meme idee dans une phrase un peu plus longue. Je vais en citer un exemple qui a trait precisement a la perception. Broussais commence par dire : Les ohjets sont percus par noire intelli- gence. Mais tout a coup il s'apercoit que lui aussi \ient de donner de la realite a ce qu'il appelle une entile, qu'il vient de reconnailre invo- lontairement I'existence d'un principc immateriel ; il s'arrete alors , et se reprend de la maniere suivante : Je veux dire que >ol's percevons les ohjets! Et il croit avoir ainsi echappe a cette necessite dc personnifier I'intelligence , ou le moi, et il se monlre tout satisfait d'avoir corrige sa fagon de parler de maniere a ne plus dire que c'est Je nwi qui pergoil , mais bien le nous. Arrivant ensuite aux emotions, Broussais trouve qu'on les a distin- guees a Xovi en morales et en physiques : elles sont toules physiques 378 BROISSAIS. suivant lui; raais comment, pour dnoncer ce fait, va-t-ils'y prendre? II faul (-iter encore ici ses expressions, car il aura de nouveau a se de- batlrc avcc les dilficullcs de son propro langage : Les emotions, (\'d-i\, rienncnt toiijours d'lmc slimxiiution de iappareil verrcuo' dupercevant! j^lais qu'csl-ce que ce percevant (\\\\ a, qui possede un apparcil ner- veux, et qui se distingue ainsi de ce mome appareil? Et comment ce percevnnt peut-il avoir la conscience de la pretendue stimulation qui se passerait dans son appareil ncrveux? C'est la ce que Broussais ne s'est pas dcmande. Quant aux phenomcnes relatifs am _;?/^nnej!<;, Broussais ne les a pas nieme abordes ; on le congoit parfailement : ce sont dcs questions quil voulail considerer au soul point de vue de la sensation ou piulot de la stimulation : il ne pouvait done* en concevoir ni I'in^portance ni Telendue. 11 acccple neanmoins ici toules les propositions dcs psvcho- logues, lui qui ccrivait un livre pour les combattre : avec cux il recon- nait que quaiid I'honune a satisfait ses premiers bcsoins, il se met a ana- lyser ses pro[)rcs perceptions; qu'il se percoil hii-mcmc percevnnt. Get avcu nous sul'lirait pour prouver que Broussais, arrive a ce point des operations inlellectuclles , a cle oblige de mettre de cote tout son atli- rail organique , toutes ces pretendues stimulations envoyees du cerveau aux viscert s et des visceres au cerveau. 11 semble, au rcste, qu'il ait reconnu lui-m^me I'incompetencedes phy- siologistes pour ces sortes de questions; il n'a rien analyse , rien ap- prolbndi; il n'a donne qu'un sommaire , une enonciation generale. 11 s'etait fait fort , a Texemple de son maitre Cabanis, de prouver que Ic moral cbez Thomme n'est encore que le pbysique consideie sous un certain aspect; nuiis, aprrs avoir materialist tant bien que mal les sen- sations, une fois arrive aux actes de I'esprit, le voici arrete court el ob- lige de changer jusqu'a son langage. (^omme les psychologucs, il est force de reconnaitre et Tactivite et I'initialive de res[)rit; seulement au mot esprit, il substilue le mot liomme; il dit Thommc pcrgoit les emotions qui se passent dans son cer\eau, I'bomme compare ces emotions, Thomme lesjuge, se delrnnine, etc, etc. Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux psychologucs une objection sans replique , en Ictu* disant que, pour rendre compte des actes intcl- lectuels , ils en etaient reduils a placer dans le cerveau un etre doue de toules les (|ualitcs d'un homme , faisant de cet etre une espcce de musi- cien [)lace devant un jeu d'orgues, Broussais fait preciscnient ici celte supposition : a qui vient-il, en elTet , dattribuer la faculle de perccvoir les ohjels, si ce n"esl a ce qu'il appellc I'homme? a ([ui \ient il de rc- comuu'tre la faculte de comparer el la faculle de juger, si ce n'est encore a I'bomme ? Kt quand on le presse de s'expliquer sur ce qu'il cntciul ici j)ar bomme , il se borne a dire que c'est le cerveau percevant , le cer- veau percevanl qu'il pergoil , le cerveau jugeanl ses perceptions I De soi'U' que, dans son langage pretendu posilif, qui dit bomme , dit cei"- veau. Mais d'ou \ienl (piapres avoii' Iniil parle du cer\eau quand il s'agissait des im|)ressi()iis ot des sensations \("nues du dehors, lors(|u'il a fallu parlcr des actes de rinlelligt-nce et de la part (jc's prend r(^s|)i-it, d'ou \icnt (pic Broussais n'a pas fail inlcrNCiiii' l(> cer\oau, mais son entile bomme'.' (^est (pie lu I'oi-cc des choscs reniporlail sur les ncn-essi- t('S d'un mauvais sysliMue ; c"c^t qu'apr('>s avoir invoqia'' le r(")le des or- BROUSSAIS. 379 ganes , des visc^res, des nerfs et de I'encephale pour tout ce qui est re- latif aux sensations , Broussais , arrive aux plienonienes intellectuels proprement dils , a ete oblige do laisser le ccrveau dans la passivite de ses ebranlements , de ses stimulations , et do laire intervenir, pour tout ce qui a trait aux forces mentales , a I'activite de la pensee , de laire in- tervenir, dis-je, un principe nouveau, un principe autre que le ccr- veau , et qu'il a designe, pour ne pas trop se comprometlre, sous le nom d'homme. 11 nous reste maintenant a nous resumer en peu de mots sur le systeme de Broussais. Ce systeme , nous I'avons vu , est etroitement li^ aux syslemes de Cabanis etde Gall. Ceciest tellement vrai, que Broussais s'etait d'abord donne comme le continuateur de Cabanis, et que, vers la fin de sa vie, il a embrassd avec cbalcur toutesles idces deGall. Mais, tout en adoptant ainsi les principes de ces deux physiologistes, il avait voulu entrcr pli'.s avant dans I'explication des phenomenes de I'inteliigcnce : Cabanis s'e- tait efforce de raltacher ces pbcnomenes an jeu des organes encepha- liques; Gall avait voulu les localiser dans le sein deces memos organes ; Broussais a voulu nous dire quel est positivement V^lal de la masse ce- rebrale ou de la portion de cette masse dcvolue, selon lui, a la produc- tion de ces memes pbenomenes. Ses prcdecesseurs n'avaicnt exige pour cela qu'un certain develope- ment, une structure reguliere de ces parties; Broussais apense que cela ne suffisait pas , et de la sa supposition dun certain etat de la tlbre nerveuse , etat caracterise, sui\antlui, par I'excitation ou la stin\ula- tion, c'est-a-dire par le raccourcissement de cette mcme fibre. Comme en cela Broussais dcnon(.'ait un etat materiel directement observable , il a sul'fi d'en appoler aux recberches de tons les anatomisles pour prouver que sa fibre contractile n'existe dans aucune portion du systeme ner- veux, et que, partant, il ny a pas d'etat organique qui puisse oilrir les caracteres de la stimulation. Ceci une fois prouve, tout le systeme, tout I'ccbafaudage organique de Broussais, s'ecroulait ; il n'en restail plus rien; et s'il y a quelque cbose aujourdhui qui puisse exciter notre etonnement, c'est que le livre oil se trouvent amassees taut de suppositions, tant d'erreurs et de man- vais raisonnemenls , ait suscitc, lors de son apparition, une aussi vive emotion parmi les philosophes et les medecins •, il le devait sans doute a ses formes , a cette polcmique si ardente, si impelueuse qui en remplit presque toutes les pages. On se demandera peut-etre ici d'ou venaient cette colore de Broussais, ces atlaques si vebementes. C'est que ses pre- miers maitres avait ete remplaces, comme le dit M. Mignet (Eloge de Broussaisj , par les savants et hril!;;nts inlroducleurs des theories psy- cbologistes et idealistes, recemnu'nl professees en Ecosse et en Alle- magne; c'est quo les chefs de cette nouvelle ecole attiraient autour d'eux la jeunesse par la beaule de leur parole, et qu'ils avaient fonde en France une pbilo'<)})!iie dccidement spiritualiste. Broussais ne pouvait leur pardonner leur succes et I'cclal de leur enseignemcnt : de la la a iolence de ses atliiques, ces reprocbes continuels d'ontologie, ces prclendues entites quireviennenl sans cesse sous sa plume. «Ces philosophes , (iisait-il, sont des reveurs; c'est dans un genre particulier de reverie qu'ils out decouvert que le principe de rintelli- 380 BROUSSAIS. gence est un ^tve independant de I'appareil nerveux ; principe qu'ils ont compare a im elher, a un gaz, etc. » Broussais a fait souvent parler ainsi ses adversaires, il a m^me organise avec eux, dans son livre, desespeces de dialogues ;illes tance, illesgourmande el parfois meme lesreduitau silence , toujours dans son livre bien entendu. Ici , par exemple, il monte en chaire et se met a prouver serieusement qu'un gaz , qui est un corps inerte {sic) et qui n'a jamais donne de marque d'inteliigence , ne peut exercer des operations intellectuelles, oules faire executer au sysleme nerveux. Et dans ce meme passage, Broussais pousse ses attaques jusqu'al'ou- trage; ses adversaires no sont pas seulement des r^veurs, mais des alienes travailles par des irritations ; irritations excitees dans leurs vis- ceres par leur cerveau , et renvoyees a leur cerveau par les m6mes vis- ceres. C'est avec un sentiment penible qu'on voit un auteur descendre, dans unc discussion qui aurait du rester toute scientifique, a une aussi miserable argumentation. Les medecins, plus que d'autres , auraient dil s'elever contre celte aveugle passion qui ne pouvait que compromettre leur cause; mais Broussais s'etait pose comme leur defenseur : « A eux seuls, disait-il, appartienl d'examiner ce qu'il y a d'appreciable dans la causalite des phenomenes intellecluels; » et c'est avec une sorte d'indi- gnalion qu'il voyail les nouveaux pbilosophes penetrer dans ce qu'il appelait le domaine medical , et I'envahir eLendard deploye. Ce netait pas la cependant ce que pretcndaient les adversaires de Broussais : ils avaient reconnu que la science des phenomenes intellec- tuels doit avoir ses veritahles fondements dans V observation ; mais qu'il y a differentes voies, dill'erents modes d'observation. Puisqu'il y a deux ordres de fails egalement certains relatifs a I'liomme, I'bistoire de I'homme est double, disaient-ils; ce scrait en vain que les naluralistes pretendraient la faire complete avec les seuls faits du domaine des sens, et les pbilosophes avec les seuls fails de conscience j ces deux ordres de faits ne pourront jamais se confondre. Rien de plus conciliant que ces pretentions; eh bien, Broussais, qui vient lui-meme de citer ces paroles, n'en va pas moins repeter qu'on veut dcpouiller les medecins de ce qui leur appartient vcritablement; que les psyehologues n'ont rien a faire ici. « II n'a qu'un regret , dil-il , c'est que les medecins (jui cultivent la physiologic ne reclament qu'4 demi-voix la science des fuculles inlcUecluclles, et que deshommes qui n'ont point fail une etude spccialc des fonctions , veulent s'approprier cettc science sous Ic nom de psychologic. » {Dc i' irritation et de la folie, t. II, p. 10.) Cinq ou six mois avanl sa mort, Broussais avail cru devoir consi- gner sur un carrc de papier, depose aujourd'hui a la Bibliolheque du roi, quclques rellexions portant pour suscription : Developpement dc mon opinion ct expres.^ion de ma foi. Nous nous sommes ftiil represen- ler cello piece , qui ne portc ni date ni signature, el, apres I'aNoir hie, nous nous sommes demande ce qui a pu engager Broussais a ecrire celle cspece de teslamcnl philosophique. Elail-ce dans rintention d imi- ler Cal)anis,qui, apres avoir professe pendant toute sa vie que raine esl un produil de secretion du cerveau, a lini, dans sa leltre a M. Fauriel, par declarer quo, de toute necessite, il faut admeltre un principe im- BROWN. 381 materiel? ou bien ^tait-ce, comme le prdtend M. Montegre, pour re- pondre aux lettres que de toutes parts on lui adressait sur I'etenduc de sa foi? Quoiqu'ilen soit, et bien que Broussais, dans cette piece, se declare deiste, ses opinions sont a peu pres les memes que celles qu'on trouve dans le traite De I' irritation et de la folic; seulement il veul bien recon- naitre qu'une intelligence a tout coordonne dans Tunivers^ ajoutons qu'il n'en pent conclure qu'elle ait crce quelque chose. Quant a Vdme, il ne fait aucune concession; il reste bien convaincu que Ydmc est «» ccrveau agissant et rien de phis; et quelles sont les rai- sons qui I'ont engage a persister dans cette opinion? les voici tclles qu'il les a rappelees dans cette expression de sa foi : Des queje sus, dit-il , j)ar la chirurgie, que dxi pus accumiile a la sur- face du cerveau detruit fios facultes, et que Vevacuation de ce pus leur permet de reparaitre, je ne fus plus maitre de les concevoir autrement que comme des acles d'un cerveau vivant! I On ne voit pas trop pourquoi Broussais avail reserve cette piece pour ses amis , pour ses seuls amis (mots ecrits de sa main en lete de ce testament philosophique); on croirait lire une page detacbee de son Traite de V irritation . Sauf ce singulier aveu : qu'il sent, comme beaucoup d'au- trcs, qu'xine intelligence a tout coordonne, on ne voit rien de compromet- tant, rien mcme qui soit en desaccord avec ses anciennes doctrines. An reste , c'est probablement ce que ses amis, ses seuls amis ont par- faitement compris , puisque , tout en deposant religicusement cette ex- pression de foi dans les archives dela Bibliotheque, ils se sont hales de lui donner la plus grande publicite. F. D. BROWiV (Pierre), eveque de Corke et de Ross, contemporain et adversaire de Locke, a ecrit centre lui les ouvrages suivants : Thepi-oce- dure, extent and limits of human understanding ,\n-S", Londres, 1729, continue sous cetitre : Things divine and supernatural conserved by ana- logy with Things natural and human, in-8", ib., 1733; — Two disser- tations concerning sense and imagination with an essay on conscious- ness, in-S", ib., 1728. C'est contre le premier de ces ecrits que Ber- keley a public son Alciphron. L'opinion de Brown est que nous ne savons rien de Dieu ni du monde spirituel que par analogic avec les ol>- jets sensibles; que, par consequent, toutes les connaissances que nous pouvons acquerir sur les sujets importants sont n agues et incertaincs, et qu'il nous faut recourir aux lumieres de la revelation. Brown a laisse encore d'autres ecrits purement theologiques , qui donnent une haute idee de son erudition. II est mort dans son palais episcopal de Corke en 1735. BKOWN (Thomas), philosophe ecossais, ne en 1778 ci Kirkma- breck, pres d'Edimbourg, etait fils d'un ministre presbytericn. II per- dit son pere de bonne heure, fut eleve avec le plus grand soin par sa mere, se fit remarquer par sa precocitc , prit, des Tage de quinze ans, un gout tres-vif pour la philosophic en lisant les Elements de la Philosophie de I'esprit humain de Dugald Stewart ; suivit bientot apres les lemons de cet illustre professeur, qui ne tarda pas a le distinguer, et lui ac- 582 BROWN. corda dcs-lors son amitid j ^tudia la medeciue, el iii^me praliqua cet art avcc asscz de succes, mais sans s'y donner lout on tier, et partagea ses loisirs cnlre deux eludes qui avaienl plus d'allrait pour lui, et qui sont bien rareinent unics : la poesie et la philosophie. Nous laisserons le poete, dont les a3uvres ne sont cependant pas sans merite (elles ont ele reunies apressa morl en 4 vol. in-S", Edimbourg, 1821-22), pour ne nous occuper ([ue du philosophe. Brown avail, des I'agc de 18 ans, compose une refutation de la Zooiiomie de Darwin, qui avail altirc rattenlion (1796). L'un des fondateurs de la Revue d' Edimbourg , il y donna des articles reinar- quahles sur la philosophie, nolaninienl une Eaposilion de la philoso- phie de Kant Janvier, 1803;, une des premieres lenlatives failes en Ecosse pour laire coniiaitre les nouvelles doctrines de lAllemagne. En ISO'i-, a I'occasion d'une controverse assez animce, qui selail elevee a Edimbourg sur les doctrines de Hume, il publia un Examen de la Theoric de flume snr la relation de cause et d'effet, ou il pril en main la defense du philosophe sceptique, cl voulut monlrer que si sa Iheorie nest pas irreprochable en melaphysique, elle est loin denlrainer les consequence funeslcs qu'on lui altribuail. Get ouvrage, qui eut trois editions (la 3^, publiee en 1818, a pour litre ; Recherches sur la relation de cause et d'ejfet], lui (it prendre rang parmi les melaphysiciens. En 1808, Dugald Stewart, se sentant affaibli par I'age, lui confiale soin de Ic suppleer. Deux ans aprcs. Brown fut regulieremcnt norame profes- seur adjoint de philosophie morale a luniversite d'Edimbourg -, il (it le cours a\cc un grand succes jusqua sa mort, arrivce prcmaturement en 1820. II venait dc commencer I'impression d"un ouvrage qui devait ser- vir de manuel a ses eleves ; eel ouvrage, quoique reste incomplet, fut public sous le litre de Physiologie de I' esprit humain [ in-S", Edim- bourg, 1820). II avail aussi rcdige avec soin lout son cours, en cent legons j ce cours parul apres sa morl sous le litre de Ler.ons sur la Phi- losophie de r esprit humain {k vol. in-8% Edimbourg, 1822), et fut souvent reimprime, a Edimbourg, a Londres et aux Etats-Unis. C'est la son principal litre philosophique. Brown est , comnie on la dit avcc verite, un disciple iuQdcle de I'ecolc ccossaise. II est en revolte ouverlc conlre ses maitres, conlre Reid surlout ; el sur plusicurs questions capilales, il prend le conlre-pied de ses prcdccesscurs. Reid el Stewart avaient laboricusement rassemble les fails cl decrit scrupuleuscmenl les phcnomencs sans vouloir faire de syslcmes ni jncme de classiiicalions systematiques; ils avaienl etc con- duits par la a multiplier les principes ; Brown blame celte limidile j il vcut simplificr, syslematiser les fails, el les ramencr au plus petit nombre dc causes ou de classes possibles [Lecon 13'"; cl Physiol., sect. Ill, c. 1). Reid avail cru dccouvrir que tout le scepticisinc mo- dcrne est ne de Ihypolhcse gratuile ^'idees , ou images inlermediaires entre Tame et le corps, cl il avail dirigc contre celte hypotbcse lous les elTorls dc sa dialectiquc ; Brow n pretend (jue si celte hypolhese a pu scduirc {iuclqucsphilosopbcs parmi les anciens, elle a etc I'cjelee par la plu[)art des Uiodcrncs, exccplc pcul-elrc Malel)rancbc cl Berkeley, el qu'en latlribuanl a Descartes, Arnauld, Ilobbcs, Locke, etc., Reid a etc dupe dun langagc incorrect, et a pris pour une doctrine scrieuse BROWN. 583 ce qui n'etail qu'une metaphore {Legons 18" et 31*; Physiol., sect, ii, c. 6). Reid enseigne I'existeiice d'une faculte spcciale de perception, au moyen de laquelle nous connaissous immediatenient et directement les corps exterieurs; Brown rejelte celte ass'ertion conime gratuile, corame n'expliquant rien et, par consequent, anliphilosophique; il rend coinpte de la connaissance des corps par la sensation de resistance , et la conception d'une cause qui excite cette sensation ( ib. ; et Physiol., p. 109;. Reid avail paru faire de la conscience ou sens intime, une I'aculte a part, s'appliquant aux operations de 1 ame, comine Tail aux objets exlerieurs; Brown demontre longuement que la conscience ne peut etrescparee des operations delciaie dont elle nous instruil, qu'elle en fait parlie integrante et n'en est qu'une face, un point de vue (il^Xe- fo;*)- l^eid avait combattu a oulrance les doctrines de Hume, surtout son paradoxe relalifalacausalite, que Hume reduitala succession ou a la (connexion; Brown s'efforce, soil dans ses Leqons [Lccons G*" et 1") , soil dans sa Recherche sur la relation de cause et d'effet, de rehabililer Hume , et expose une doctrine qui ressemble fort a celle du celebre sceptique, tout en declinanl les funesles consequences qu'on en \ou- drait tirer. 11 setibrce egalement d'attenuer le sceplicisine de Hume relativeraent au monde exterieur , et pretend que Reid et Hume dif- ferent de langage bien plus que dopinion, I'un crianl a lue-tele quon doit croii'e a lexistence de ce monde, mais avouant quon ne peut la prouver ; I'auU'e soutenant, avec non moins de force, quon ne peut prouver lexistence des corps , mais confessant tout bas qu'il ne peut sempecher d'y croire 'Lecon 28" ; et Physiol., sect, ii, c. o, p. Ii3 ■ . En- fin , et c'est la cwlainement le point le plus grave, Reid et Stewart avaient reconnu et decrit de la maniere la plus claire lactivite, la vo- loute, la liberie j ils I'avaieut netlement dislinguee du desir, pbenomene passif, fatal ; Brown, sans oser combatlre ouverlement la doctrine que ses maitres, d'accord avec le genre humain, avaient professee sur ce point, supprimc puremenl el simplement celle grande faculte, sa3ur de 1 intelligence et de la sensibilile, cette faculte siimporlante quede pro- fonds metapbysiciens ont cru pouvoir reduire Ihomme a la puissance active, en le definissant une force libre. Dans ses Lecons, il se borne a garder le silence sur celte question capilale, comprenanl sans doute quon ne pouvait guere enseigner a la jeunesse une doctrine qui avait des consequences si funesles; mais il s'explique clairemenl dans la Phy- siologie de U esprit hunuiin (p. IGoj, el plus encore dans son Traite de la relation de cause et d'effet : la, le disciple cache de Hume proclame, presque dans les memes termes que Condiiiac, que la mlonte, sur la- quelle, dit-il , on a tant divague, n'est qu'un desir avec V opinion que i'ejfet va sidvre. {Voir F* parlie, seel. lu, p. 39-43.; Pour achever de faire counaiire un philosophe dont les ecrils sont peu repandus en France, nous indiquerons brievement le plan de ses IcQons el les idees qui sont propres a I'auteur. Brown divise la philosophic en qualre parties : Physiologic de Ves- prit humain. Morale, Politique, Theologie naturelle. II emprunte a la medecine cette denomination de Physiologic de i esprit humain, ce qui indique assez la tendance de son esprit. 11 ne fail pas de la logique une cinquiemc parlie, mais il la remplace soil par des observations qui se 584 BROWN. trouvenl repandues dans son analyse de I'intelligence (surtoul dans les lecons \S, \9 et 50), soil par une longiie inlroduclion sur la Methode, dans laquelle, assimilanl les scienees philosophiques aux seienees na- lurelles, il elablit que dans les unes coinme dans les aulres, il ne s'agit jamais que dobserver des rapports de coexistence et des rap- ports de succession , de decrire des touts complexes ou de reconnaitre des efTets et des causes. Dans la Pliysiologie de I'esprit humain , il divise tons les phenomenes psychologiques en etnts extemes et ctats internes At lame, rapportant a la premiere classe les sensations, a la seconde \qs phenomenes intellec- tuels et les phenomenes moraxix qu'il nomme emotions. Etals extemes. II traite avec etendue des sensations et des rapports qu'elles ont avec les objets exterieurs, et refute longuement ce que Reid avait enseigne sur la tbeorie des idees et la perception. Etats internes. II commence ])Sir V intelligence , et, au lieu de cette diversite de facultes intellectuelles que Ton admet ordinairement, il ramcne tous les fails a deux : la reproduction d'idees dobjots absents, quil nomme suggestion sim]>lej, et la perception des rapports entre les idees, qu'il nomme suggestion relative. A la premiere il rapporte la conception, I'imaginalion , la memoire , Ihabilude; a la deuxieme, le jugement, le raisonnement , I'abstraction, la generalisation; en trai- tant de ral)straetion et de la generalisation , il combat a la fois les rea- listes et les nominaux, et se rapprocbe du conceptvalisme en demandant la permission de creer pour rendre son opinion le mot de relationa- liste {Physiol., p. 295). Dans letude des emotions il range les sentiments en diverses classes, selon qu'ils se rapportent au present, au passe ou a Tavenir, et les nomme emotions immcdiates , retrospectives ou prospectives (ces der- nieres comprennent le desir et les passions qu'il engendre). Chacune de ces trois grandes classes se subdivise d'apres la diversite des objets qui excitent le sentiment, et selon que le sentiment implique ou non quelque idee morale. On y Irouve nne enumeration complete et une analyse assez approfondie des passions ainsi que des sentiments du beau, du sublime, du bien moral, et une critique des diverses explications qui en ont cte proposces, Les parti(^s qui suivent, la Morale ct la Thcologie natKrellc, offrent pen d'idees originales ; nous ne nous y arr^lerons pas. Ouant a la Po- litique , I'auteur ne I'aborde pas, et la renvoie a un enseignement dun autre ordre. Rrown a pu faire aux pbilosophes ecossais qui Tont precede quelques Teproches de detail qui ne sont pas sans fondement, et qui d'ailleurs leur avaient cte deja souvent adresses, notamment par Priestley, comme de trop multiplier les principes,«de ne pas faire de classifications scicntitiques , d'avoir pris trop a la lettre, dans la question de la per- ceplion exlerieure, cerlainos expressions peu rigoureuses de leurs pre- decesscurs; mais , en voulant eviter cos defauts, il est lombe dans un nial bien |)ire : il a fait des classifications arbilraireset arlificiellcs; il a, en croyant siiiiplilier, su[)prime ou denature plusieurs des faculles de I'ime et , avant lout, la vdjonte; sur les points les plus importanls, no- tamment sur les questions de la causalite, de la perception des corps, il BRUCE. 385 a compromis les resultats obtenus par ses maitres, et s'il n'a pas ouver- tement professe le scepticisme et le fatalismc , il a mis la philosophie sur le bord de ces deux abimes. Du reste , si ses Lecons ne sont pas d'un profond mdtaphysicien , elles atteslent un homme desprit, un litterateur distingue, et offrent des des- criptions exactes , des analyses delicates. Le style en est fleuri , poe- tique , eloquent meme paribis , bien que souvent diffus et vague. Elles sontornees denombreuses citations des poetes et des grands ecrivains, qui ajoulent a I'agrement de la lecture. Elles ont obtenu une vogue ex- traordinaire dans la Grande -Bretagne et dans I'Amerique anglaise. Conime elles offrent un ensemble complet en apparence, elles sont de- venues , dans la plupart des ecoles , le manuel de I'enseignement. La philosophie de Brown a ete diversement jugee par ses compa- Iriotes. Mackintosh , qui, il est vrai, etait son ami, en faitle plus grand eloge , et sappuie de son aulorite pour confirmer sa propre theorie sur le fondement de la morale ( Voyez Histoire de la Philosophie morale , p. 370 de la trad, de M. Poret ). Hamilton, au contraire, le juge tres- severement, et, prenant contre lui la defense de Reid dans la question de ]a perce})tion et des idees^, il soutient que les erreurs combattucs par le philosophe de Glascow ne sont que trop reelles , et que c'est Brown qui n'a rien compris a la question qu'il traitait ( Voyez un long art. de M. Hamilton dans la Revue d'Edimboi(rg,oc\.ohre 1830,traduit cnfran- Cais par M. Peissc dans les Fragments de philosophie par William Ha- milton, in-8°, Paris, 1840). Quoi qu'il en soit, les doctrines de Brown ont acquis de I'autre cote du detroit une telle importance, que tout homme qui ecrit sur lesmatieres philosophiques, croit devoir les discuter et compter avec elles. David Welsh, professeur dhistoire ecclesiastique a Edimbourg, a donne une Notice sur la vie et les ecrits de Th. Broicn, in-8'', Edimb., 1823, qui fait connaitre a fond I'homme, mais oil le philosophe est juge avec trop de faveur. N. B. BRUCE (Jean) , publicisteet philosophe ecossais, ne en ITi'i-, et mort le 13 avril 182G. II descendait de I'ancienne dynastic ecossaise de Bruce, et joua un assez grand role dans la prcsse, comme organe dela politique de lord Melville. En echange de ses services, lord Melville lecrasa lilteralement dhonneurs et de riches sinecures. Comme phi- losophe, il ne s'ecarte pas de I'esprit general de I'ecole ecossaise j mais il n'y a rien dans ses ecrits qui le distingue personnellement. II n'y a que deux de ses ouvrages qui meritent d'etre cites ici : les Premiers prin- cipes de Philosophie , in-8% Edimb. , 1780, et les Elements de Morale, in-8°, 1786. BRUCKER (Jean-Jacques), ne a Augsbourg en 1696, fit ses etudes a lena. II exerga les fonctions de pasteur, et se distingua dans la pre- dication. Ses etudes se tournerent de bonne heure vers I'histoire de la philosophie, et il publia divers ecrits qui servirent de preparation a son grand ouvrage intitule : Historia critica p)hilosophia; a mundi incuna- bilis ad nostrum usque wtatem deducta. Un abrege qui parut en 1747 et qui cut plusieurs editions du vivant meme de I'auteur, a servi de base a 38() BRUCKER. renseigneraent dans les universit^s allemandes jusqu'a la publication du Manuel de Tenncmann. Brucker est morl k Augsbourg, en 1770. Lhisloire de la philosophic est une science modernc , et Brucker en est le premier representant serieux. Aristote n'est pas un historicn de la pliilosophie, parce qu'ordinairemcnt, avant d'exposer ses propres doclriues , il passe en revue el apprccie celles de ses devanciers ; Dio- gene Laerce n'est qu'un biographe el un compilateur. On doit en dire autanl de tous ceux qui nous ont laiss^ des documents sur la vie et les ecrits des philosophes de I'antiquile. Au milieu du xvii" siecle, Stanley publia, U est vrai,une histoire de la philosophic {t/ie History of philosoplnj , k parties en 1 vol. in-f", Londres, 1659-60;; mais clle comprend seulement les ecoles et les sectes de la philosophic ancienne; elle repose d'aillcurs sur celte id^e fausse, que la philosophic est ex- clusivcment paienne et que ses destinecs sonl achevecs a 1 'apparition du christianisme. J)autres travaux de Hornius, Graivius, Hcinsius et autrcs, sont egalement incomplets et insuffisants. Si on veut indiquer les vrais fondateurs de I'histoire de la philosophic , c'cst a Bavlc ct a Leibnitz que ce litre doit ctre decerne. Le premier a mis au moiulc la critique, et le second a trace le plan de la nouvelle science; Brucker a eu 1 honneur de lui clever son premier monument. Onne doit pas s'attendre a trouver dans un ouvrage qui reprcscntc une science a son debut, les quaUtes qu'on serait en droit dexiger a une cpoquc plus avancee. Quand on songe d'aillcurs a toutes les conditions, si ditliciles a remplir, auxquelles doit satisfaire Ihistorien de la philoso- phic, il taut savoir gre a cclui qui est entr^ le premier dans la carriere, den avoir reuni quelques-uncs a un degre ^nincnt. Certes , ce n'e- tail pas une intelligence commune, que cclui dont le livre, aprcs les tra- vaux accumules depuis deux siecles et tant de recherchcs reccntes , est encore aujourd'hui consulte m^me par les savants, ct dont la lec- ture est obligee pour quiconque se livre a I'etude serieuse des systemes philosophiqucs. Brucker possedait une erudition immense. Tl avait ex- })lorc le vaste champ des opinions et des systemes. II avail fait une elude consciencieuse de tous les monuments qui figurent dans celte his- toire qui commence avec le monde et finit au xviii'' siecle. (^hose rare! il a su tout embrasser sans clre superfuicl. On voit quil a compulse les ecrits des philosophes dont il retrace la doclrine, ou il n'cn parle que d'apres les aulorites les plus respectables. II discute rauthcnlicili* de Icurs ouvrages. Sa critique est saine et judicieuse ; de plus, les ecoles ct les systemes ne sont pas entasscs sans ordre et distribiics au hasard dans son livre : il les range scion la methode chronologique; el il etablit cnlre eux une certaine filiation. La biographic des philosophes est trai- tce avec le plus grand soin. II n'omet aucune circonstancc (pii pent Je- ter ([uelque lumicre sur le developpement de leurs idees. Quanl fi I'cx- position des systemes, il ne se conlente pas de quelqucs maigres aper- i-us ou dun resume general : chaque systerae est analyse dans toutes ses parties avec une elendue proportionnee k son inij)ortance. Ses points foiulamentaux sont presentes dans une scric d'articles classes avec ordre el symelrie. Dans I'appreciation et la i'rili(|uc , Brucker se montre pt'nclre dc I'csprit diiHlcpcndance (pii caraclcrise la ])hil(ts()- phie moderne ct lo xvir siecle; cet esprit se trahil dans le litre BRUCKER. 387 meme du livre : Historia criiica. Disciple de Bacon et de Descartes, Brucker ne sen laisse imposcr par aucune autorite ; il est, pour lui em- prunter ses propres expressions, aussi eloigne d'un excessif respect pour rantiquite, que dun amour peu raisonne de la nouveaute. On re- connait dans ses jugements un sens droit et solide qui ne manque pas de sagacitc et de penetration. A ces qualites de I'esprit, joignez celies qui tiennent au caraclere et qui ne sont pas moins essentielles a I'his- torien de la philosophic qu'au philosophe : I'amour de la verite, la since- rite, la candeur, lamodeslie, la reserve dans les jugements, qualites que personne n'a possedees a un degre plus eminent que Brucker, et qui le font aimer et venerer comme un sage des temps anciens. Sansdoute, il a ses prejuges ; il est de son siecle, il appartient a une ecole, celle de Leibnitz et de Wolf, et il est theologien ; mais toutes ces dispositions sont dominces par Tamour du \rai, le desir d'etre juste avant tout, et une certaine bienveillance universelle qui leleve comme malgre lui jus- qu'a I'impartialite. On ne doit pas craindre de depasser la verite en di- sant que chez lui on remarque un vif respect pour I'esprit humain et ses productions; ce qui lui fait consacrer de longues etpatientes recher- ches a des ouvrages et des hommes qu'il ne pouvait ni comprendre ni meme beaucoup eslimer. Cette impartialite qui n'etonne pas dans Leib- nitz, doit nous faire d'autant plus admirer celui qui n'etait pas done du meme genie comprehensif et conciliateur. Brucker est souvent plus impartial que bien des historiens qui professent la tolerance pour tons les systemes et qui les mi;tilent pour les faire entrer dans des classifi- cations et des theories a priori. Tels sont les merites que Ton doit reconnaitre dans le pere de I'his- toire de la philosophic ; son ouvrage doit etre classe parmi les plus grands travaux de Terudition et de la science ; si nous en signalons les defauts, c'est moins qu'il soit necessaire de porter un jugement absolu, que de montrer les progres quedevait faire Thistoire de la philosophic pour sortir de son berceau et s'avancer vers son but ideal. i". Brucker n'a pas uueidee bien nette de I'objet de la philosophies il resulte de la, quil est incapable de tracer les veritables limites de son histoire, den marquer le point de depart, de distinguer ses monuments de ceux qui appartiennent a dautres histoires speciales. II s'enfonce dans Icsorigincs; il fait la philosophie contemporaine des premiers jours de la creation; son histoire commence au berceau du genre hu- main (a mundi incunabulis). La philosophie est anterieure au deluge, PInlosophia antediluxiana ; il va la chercher sous la tentc des patriar- ches et les chenes des druides, et jusque parrai les peuplades a moitie sauvages de I'Amerique, PInlosophia harharica ; il inlerrogeles codes des premiers legislateurs, de Minos, de Lycurgue et de Solon , les poe- mes d'Homere et dUesiode, PInlosophia homerica; il confond ainsi I'histoire de la philosophie avec celle de la religion , de la mythologie, de la poesie et de la politique. Mais quand on voit la meme confusion sys- tematiquement introduite de nos jours dans I'histoire de I'esprit humain, il faudrait etre bien injuste pour ne pas pardonner a Brucker d'avoir etc trop scrupuleux et davoir voulu faire un ouvrage complet. 2". Confondre, ce n'est pas saisir les rapports, mais les supprimcr. Aussi Brucker ne comprend pas les veritables rapports qui unisscnl 588 IJKUCKEH. riiisloire do la philosophic avec Ics aulrcshisloires parlicuUcres, ni I'in- fluence exercce sur Ic dcveloppemciil de la pensec philosophique par les cvencmcnls qui apparlicnncut a riiisloiie religieuse, politique ct lil- tcrairc, etc. II nepeut marqucr la place de la philosophic parinilesaulres elements de la civilisation ; mais celte pcnscc n'elait pas de son siecle. 3". Brucker suit la methode chronologiquc, niais d'une manicre lout exterieurc; il ne sail pas determiner les irrandcs cpoques de I'histoire de la philosophic daprcs les phases qua parcourues dans son developpe- nient la pensee humaincct la reflexion. II emprunte a Ihistoirc gene- rale scs divisions malcrielles. Lne premiere cpoque renferme avec la philosophic orientale, la philosophic grccque , ct s'arrctca I'crc chre- ticnne; la scconde commence avec I'einpirc romain ct s'ctcnd jusqu'a la renaissance des leltrcs : de sorle que rccole dAlexandrie et la sco- lastiquc se trouvent comprises dans la mcme epoque. Lc xvii" siecle forme a lui scul la troisicme. Pour faire Ihistoirc des ecolcs qui figurent dans chacunc dc scs grandcs periodes , IJruckcr suit un procede tres- commodcj il les range par series el les I'ait passer succcssivement de- vant nos yeux : les lonicns d'abord, ayant a Icur Ictc Thales, puis les socratiques, les cyrenaiques, Platon , Aristole, les cyniques et les stoiciens. Vient ensuilc une autre scrie qui a pour chef Pythagore et qui se continue avec les elcates, les heraclitcens , les cpicuriens ct les sceptiqucs, D'abord cet ordre pacifique n'cst guere conforme a I'his- toire; il est loin de represcnter la mclec des opinions humaines. Les syslemes ne marchent pas ainsi sur des lignes parallcles ; ils se dcvclop- pent simullanenicnl, agisscnt les uns sur les aulrcs, s'opposcnt ct secom- baltcnl. On ne peul done les comprendre isolemcnt. Ensuite, n'csl-on pas elonne de trouvcr Socrate parmi les succcsseurs dc Thalcs et de voir Epicure ct les sceptiqucs marcher sous la mcme bannicre que les pytha- goriciens el les eleatcs? Celte classification est arbilraire ct superficielle. 4". Brucker est trcs-crudil el Ircs-savanl ; mais la critique ne faisait que de naitre de son temps. II accucillc trop facilemcnl les fables el les rccits dc ranliquite , ct ne sail pas asscz distinguer la tradition dc riiis- loire. II ne discutc pas suffisammenl les autoriles. Les sources ou il puise ne sont pas toujours pures, il lui arrive alors dc preter aux philo- sophes des o[)inions qui ne sont pas les Icurs, el qui contrcdiscnt Tcspril general dc Icur doctrine. 5°. Ce qui manque surtout a Brucker, c'esl qu'il n'cst pas asscz phi- losophc; il ne sail pas suivrcun systcmedans son devcloppcnienl orga- niquc, dans sa methode, scs principes ct ses consequences. (]ettc scric dc propositions juvlaposces ct numcrotees, rappcllcnt trop la methode geometrique el lc formalismc de Wolf. La veritable clarle ne peul naitre que dc rcnchainemcnl logique des idces, et celte rcgularite apparcnte cache unc confusion recUc. La faihlcssc des jugcmcnts portes ])ar Brucker lui a fait donner lc nom de compiialcur. Celte qualification est injuste, surtout dans la l)ouchc de ccux (pii compilcnl son livrc sans le cilcr, el donl la critique n'cst j);is toujours beaucoup phis ])rofon(le ni plus \raic que la sicnne. Les apprccialious dc Brucker, quoiquc nc dcpassant guere lc sim})lc bon sens d(''vc!op[)C par 1 elude des syslemes, nc soul pas toujours aussi insignilianlcs qu'oji pourrail lc croirc; il suffirail dc cilcr le jugcmenl BRUNO. 589 remarquablo sur Ic carlesianisme. Le disciple intelligent de Leibnitz se montre plus d'une fois dans le cours de ce savant ouvrage. D'ailleurs cetle inferiorite est le sort commun dc tous les historiens de profession de la philosophie ; car, t\ un degre superieur, I'hisloirc dc la philosophie se conlbnd avec la philosophie meme. Le veritable historien est le plus grand philosophe de I'epoque. Le dernier venu a seul le droit de juger ses predecesscurs, quand il a su les depasser et se placer au sommet de son siecle. L'histoire de la science sc renouvelle et fait un pas a chaque progrcs notable que fait la science elle-meme. En ce sens, Plalon, Aristote, Leibnitz seraicnt les vrais historiens de la philosophie. Voici la liste des ouvrages de lirucker : De comparatione philoso- phice gentilis cum Scriptura sacra caute instituenda , in-i", lena, 1719; — Historia philosophicw doctrinw de ideis, in-8°, Augsb. , 1723 ; — • Otiuin vindelicum , seu Meletcmatnm historico-j^hUosophicorum ti'iga, in-8', ib., 1729; — Courfes Questions sur t'hisloire de la pkUosopliie ^ 7 vol. in-12, Ulm, 1731 et annees suivantcs. Un extrait de ce livre parut en 173G, sous le litre de Prhicipes elementaires de l'histoire de la philosophie, m-i'2; — Dissertatio cpistol. de Vita Hieron. Wolfd, in-i-", Augsb., 1739; — Historia critica philosophiw a mundi incunahu- lis, etc., S vol. in-4"', Leipzig, 17i2-ii. La 2*^ edition parut en 176G et 17G7 accompagnee d'un 6*= volume, sous Ic tilre iy Appendix accessiones, observationes, emendationes, illustrationes atque supplementa exhibens; — Institutiones historian philosop/ncw j in-8", ib., 17i7 et 1756 (abrege du grand ouvrage) ; — Miscellanea hist. phil. litt. crit. , olim sparsim edita, in-8°, Augsb. , 17i8; — Lettre sur Falhcisme de ParmenidCf dans la Biblioth. German., t. xxii; — Dissertatio de atheismo Strato- nis, au tome xiii des Amamitales litteraria' de Schellhorn; — Pina- cotheca scriptorum nostra a'tate litteris illustrium , etc. , avec des portraits, in-f',, Augsb., 1741-55; — Monument eleve en I'honneur de I' erudition allemande , ou Vies des savants allemands qui ont vecit dans les xv, xvi'^ et xvii*' siecles, avec leurs portraits, in-4", Augsb., 1747-49 (all.). Au commencement de la legon douzieme de V Introduc- tion a rhistoire de la philosophie, M. Cousin a presente une apprecia- tion etendue de I'ouvrage de Brucker; cet article en rcproduit les points principaux. G. B. BRTirVO (Jordan) , ne, au miheu du xvi" siecle, d'une famille restee inconnue, annonga de bonne heure de grandcs dispositions pour I'etudc de la philosophic. Engage dans I'ordre des Dominicains ou il etaitprelre, il ne put supporter la reserve que lui imposaient ses vocux, et se refugia, en 1580, a Geneve, ou il dcmeura deux ans. L'intolerance de Calvin n'etait pas favorable a ses projets, et Bruno, force dc quitter Geneve, visita sucessivement Lyon , Toulouse et Paris. Ce fut dans cctte dcr- niere ville qu'il commeuQa a publier ses ecrits. A la fin de 1583, il etait a Londres, et continuait a se fairc connaitre par des ouvrages, la plu- part satiriqucs, diriges centre FEglise et le dogme catholiques. De re- tour a Paris en 1585, il comraenga a attaquer la seolastique et Aristote avec plus de force que jamais, ct a enseigner sa philosophie particuliere. II reg.ut la permission de faire des logons comme professeur extraordi- naire; il eut meme ele mis au nombre des professeurs ordinaires, s'il 590 BRUNO. eut consenti a assistcr a la messe. Son inquietude naturelle le conduisit successivement a Marbourg, WiltenixTf,', Prague, el dans los Etals du due de IJrunsNviclc, sou protecteur, ([uil perdit vers ce temps. II sejourna a Franelbrt-sur-le-Mcin ; mais il fut oblige de quitter cctte ville en loule hate, a cause des haincs excitees conlre lui par un de ses ouvragcs. 11 se retira a Zurich , en 1595. C'esl de la qu'une sorte de fatalite, ou peut- etre les ennuis d'une vie errante, le ramenerent en Ilalie. 11 enseigna quelque temps a Padoue. Arrete par lintiuisilion de Venise, il fut en- voye a Rome et enferme dans les prisons du saint olfice. 11 y fut laisse deux ans , sans que la crainte de la morl piit le forcer a se relracter. Enfin, le 9 fevrier IGOO, on lui hit sa sentence. 11 fut degrade, excom- munie el livre au magistral seculier avec la formule ordinaire : « Pour qu'il soil puni avec le plus de clemence possible et sans effusion de sang. » 11 entendit son jugemcnt avec une rare intrcpiditc, et dit dune voix fcrmc : « Cette sentence vous fait peut-etre plus de peur qu'a moi- meme. » Unit jours apres, le 17 fevrier, il peril par le supplicedu feu. Au milieu des formes quelquefois etranges sous lesquelles Bruno a ex- pose sa philosophic, il n'esf pas inipossible de decouvrir le v(^rital)le sens descs idees, et leur ensemble systeinatiquc; d'autant plus que, dans ses ouvrages serieux, prin('i])alement dans le traitc Delia causa, in-'mcipio e lino, il les a exposees en detail , avec ordre, dans cinq dialogues. On sail que, par une reaction quil est facile de comprendre, le long triomphe d'Arislote dans la scolaslique, jeta la plupart des reformateurs du xvi* siecle dans le parti du platonisme-, mais, independamment de celle cause generale, lesprit de .1. Rruno elait, par sa nature, parlicu- lierement dispose a adopter, de preference, les principes de Platon. Aussi sa philosophic se distinguc-t-ellc par un caractere forlemenl prononce d'unite. C'esl sans doute a celle circonslancequil a du d'etre accuse par plusieurs crili(iues, apres un cxamen, il est vrai, pen appro- fondi el partial , de panlheisme el par suite d'atheisme. 11 ne serait pas tres-difficile de montrer (pie cesjugements sont hasardes. L'unite, aux ycux de J. Bruno, renferme el est toutes choses; mais, dans le sein de celle unite, il y a de nombreuses distinctions a faire, et, avanl tout, ]c principc et la cai(se. Le principe est le fondcmtnil inlime de toule chose, la source de sa possibilile d'etre, le genne oii reposcnl tonics les conditions ncccssaircs a son existence ; hxcaase est le fondonient en quel(|ue sorte exterieur, la force oporanle qui decide , par linipul- sion quelle donne, la production de letre objectif, acluel. La cause, a son tour, pent etre consideree de trois manieres dilferenlcs, ce qui donne I'existence a trois causes. — La cause operantc , scion J. Biuno, est I'espril universel, qui se comporle dans la production du monde comiiic notre puissance intellectuelle dans la production des idees. Cette cause produil de rinterieur a I'exterieur : semcnce , racines , branches, feuilles, etc., el elle retourne a son principe suivanl la inarche in\ er.se. Cette cause operanle, a quekfue degre qu'elle se trouve, est esprit. De la, trois sortes d'esprits : 1" Tesprit divin, qui est tout; '1" lesprit (hi grand luonde, de I'univers, (jui produil tout au dehors; \\" lesprit des choses parliculieres, diuis Icrjuel se produil chacune d'ellcs. Aiusi , ;ui.\ deux extrciniles de renseiuhle, se Irouvent I'tsprit divin et les eircs par- ticuliers, et au milieu la cause operanle, extrinsc(iue, c'cst-a-dire exte- BRUNO. 39i rieure aux choses qu'elle cr6e, parce qu'elle ne se confond pas avec elles , interieure en meme temps ou intrinseque , parce qu'elle agit au centre de la raaliere. J. Bruno appuie loute cette doctrine sur de nom- breuses citations de Platen , de Proclus et de plusieurs autres philoso- phes de I'antiquitc. — La cause formelle n'est autre chose que la forme de cliaque etre, ddposee dans le principe meme de son developpement. II est facile de coraprendre qu'elle ne saurait se separer, ni de la cause operante , qui travaille selon le modele que lui presente la cause for- melle , ni de la cause finale, qui consiste dans le parfait achevement de I'univers selon le modele propose, achevement qui aura lieu lorsque toutes les formes seront passees a I'etre dans toutes les parlies de la matiere. II n'y a done, en realite, que la cause operante, ainsi appelee parce qu elle cree dans F^tre la matiere et la forme, et remplit ainsi I'objet final de la creation. Les causes formeUe ct finale ne sont que des con- ceptions abstraites , bonnes pour porter la lumiere dans I'analyse de la notion de cause , mais qui ne repondent point a des forces reelles et distinctes de la force creatrice. Cette rapide exposition des principes les plus generaux sur lesquels repose la philosophic de J. Bruno, permet de decouvrir quelle a pu etre la source des accusations que plusieurs critiques ont elevees contre ce hardi novateur , et que des juges passionnes avaient accueillics deja longlemps auparavant. Lacroze et aprcs lui Bayle ont cru rcconnailre I'atheisme dans les ecrits de Bruno, et ne lui ont point epargne des re- procbes que le souvenir de scs malheurs aurait du rcndrc moins se- veres. Une crili([uc , plus eclairee , plus independante , prcoccupec avanl tout du besoin dapprecier tons les elements d'une question , rcjclte ces conclusions precipitees , et ne veut en croire qu'aux travaux memes de I'ecrivain qu'on a juge si rigourcuscment. Dans une serie d'idccs qui tend surtout a I'unite , Bruno a pu dire que « I'Etre existant par lui- meme n'admet pas en soi la difference du tout ct de la partie ; que Dieu est I'unite, source de tons les nombres, qu'il est la substance de toutes les substances, I'etre de tons les etres; » il a pu etablir beaucoup d'autres principes analogues, sans que rimpartialitc permette de tirer de la des consequences qui ne sorlent pas nccessairement du sysleme. Au lieu de faire dcscendre le principe supreme en lidentifiant avec le monde cree, Bruno est tcnte presque toujours d'affaiblir I'importance du monde cree, en le comparant a I'etre en soi, tout en lui conscrvant cependant son existence propre ; I'unite indivisible est cc qui loccupe avant tout. 11 peutparaitre deistc a Texces , il ne saurait elrc considere comme atbce. Le caractere le plus saillant de sa philosophic, c'cst qu'il se montre penet re, plus que tout autre pliilosophe contemporain , de la presence et de lubiquite divines ; c'est que , dans ses eflbrts pour y6- soudre la divcrsile dans I'unite, il ne fait pas ressortir d'une maniere assez precise la separation neccssaire entre le monde et le Dieu ab- solu, ce Dieu qu'il declare ailleurs distinct de tons les autres elres, dans sa propriete incommunicable , ce Dieu qui est, dit-il, seorsim et in se unum. De meme, quand Bruno declare la matiere eternelle, il faut constater de bonne foi ce qu'il entend par matiere. Bruno ne s'arrete point a lidee de la substance malerielle telle qu'elle parait donnee par I'experience; 392 BRUNO. il considere la maliere comme necessairemenl correlative a la forme , et la forme comme reciproquement ncccssaire a la matiere. Toute forme suppose a ses yeiix une matiore , toule maliere une forme. Dans cette generalile abslraite, le mot matiere n'exprimc plus la substance cten- due, impenetrable qui constitue le monde pbysique , et dont nos sens per^oivent les qualites; la matiere est toute substance qui, dans sa fe- condite virtuelle , renferme les formes dans lesquelles elle se developpc et se raanifeste. Cette doctrine, du reste, appartient a la pbilosophie du moyen Age (Foye^notre art. Saint Bonayentlre;. Brucker, avant nous, a tente de justifier Bruno de laccusation datbeisme et de spinozisme (t. IV, deuxieme partie). 11 a, pour ainsi dire, instruit le proces en citant les raisons alleguees pour et centre par les critiques , et les con- clusions imparliales quil en a tiroes nous semblcnt inaltaquables. Divers bistoriens de la pbilosopbie, partant cbacun de leur point de vue , ont ramene le systeme de Bruno a un certain nombre de proposi- tions fondamentales. Nous croyons devoir donner ici quelques extraits de ces resumes, que nous empruntons a Lacroze , Ileumann, Bayle, cites par Brucker, et a Brucker lui-meme; a Jacobi et principalement a Rixner, qui a profite dcs resumes de ses predccesseurs. II est bien en- tendu que nous n'acceptons en aucune maniere la responsabilitc des principes atlribues a liruno. Theologie et jihilosophie premiere. — 1° II est un principe premier de I'existence , e'est-a-dire Dieu. Ce principe pent tout elre et est tout. La puissance el ractivile , la realite el la possibilile sont en lui une unite indivisible et inseparable. II est le fondement inlerieur et non pas sou- lement la cause exterieure de la creation. G'esl lui qui vit dans lout ce qui vit. — 2" Ce qui nest pas un n'est rien. — 3" L'essence divine est in- finie. — i" LsLJ^atiirn naturans, ou cause generate et active des cboses, s'appelle encore la raison generale divine , qui est loul ct qui produit tout. Elle se manifesle comme la forme generale de lunivers , determi- nant toutes cboses. Elle est Tarlisle interieur et present partout qui opere tout en tous , forme la matiere de son propre fonds , la figure , et incessamment la ramene en soi-meme. — 5" Le but de la natura natu- ranx est la perfection du tout , qui consiste en ce que toutes les formes possibles viennent a Tetre. Le principe un, en creant la nuiltitude des etres, n"en reste pas moins un en soi. Get un est infini, immense et, par consequent, immobile et immuable. — G" II n'est d'aucune maniere ni plus formel, ni plus materiel, ni plus esprit, ni plus corps : c'est I'barmonie parfaite de I'un et du tout; il n'a point de parties, il est indi- visible. — 7° Lun pi'incipe est une monade, minimmn cXmaociminn de tout etre. L'identiteelle-meme toute pure produit toutes les oppositions; elle est simplement le fondement de toute composition; indivisible et sans forme, elle est le fondement de tout ce qui est sensible ou figure. — ■ 8" Lesprit intelligent qui est au-dessus de toutes cboses, est Dieu ; I'es- prit intelligent qui est, deineure el travaille en toules cboses, est la na- ture; lesprit intelligent de Ibomme qui penelrc lout, est la raison. — 9" Dieu dicte et ordonne , la nature execute el fail , la raison conleniple et discourl. — ^lO'Laperfeetion d"un elal, comme dun homme.consi.ste dans la subordination des volonles parliculiercs a la sage volonte du maitre supreme , qui na pour but (pie le bien du lout. \\ est done eon- BRUNO. 393 venable de ne pas chcrcher avec une ardeur sans mesure lout bien inferieur , mais d'arabitionner le veritable salut elernel en Dieu. — 11" Dieu est une essence absolumenl simple j en lui sont idenliques le possible et Factuel. Cosmologie. — 1° La natiira naturata, comme Tunivcrs cternel et in- cree, est aussien soi, en meme temps, toutcequ'ellepeutetrectdevenirj mais, dans son developpement successif a I'exterieur, ellcn'est jamais que ce qu'ellepeut etrea la fois en existence formelle, et clle manifeste alors une operation dont les produits sont incessamment divers. — 2" La ma- tiere, le premier etre, tons les etrcs sensibles et intelligents, toutes les existences actuelles ou possibles sont I'etrelui-meme.— 3° La matierc en soi nesaurait avoir aucune forme dclermince etaucime dimension, puis- qu'elles les a toutes, puisque, bien plus, elle les fait naitre toutes de son propre sein. Elle nest done pas ce jtrope nihilum , u.r. iv, do quelques philosophes; elle n'estpas, non plus, unsujet purement passif, mais bien une puissance active. — V' II y a dans I'univers un extcricur et un in- terieur, matiere et forme, corps et esprit, renfermes dans une unite ab- solue et idenlique. — 5° La foule des especes se trouve dans le monde, mais non comme dans un simple reservoir ou espace ; les innombrables individus sont , entre eux et avec I'ensemble , lies comme les membres d'un organisme. — 6" Chaque chose est seulement la substance gene- rale presentee d'une maniere particuliere et isolee , et etant a chaque instant tout ce qu'elle pent etre a cet instant. Ce qui change, cherche seulement une autre forme d'etre , mais n'aspire point a une existence nouvelle en soi. — -7" Dans le tout sont toutes les oppositions qui, dans les choses , se trouvent divisees , mais qui, dans leur etre reel, rentrent de nouveau dans I'unite. — 8" La cause efficiente et la cause formelle sont unies dans un meme sujet qui est lame du monde. Psychologie, morale et doctrine de la science. — 1° Tout dans la na- ture, jusqu'aux dernieres parlies de la matiere, est anime; seulement les etres inanimes ne sont pas tous dans une jouissance effective de la vie. — 2° L'action morale est celle seulement qui se fait avec ou par I'intelligence , qui suppose un dessein, c'est-a-dire un but, determine par un rapport avec une autre chose. — 3° Le but le plus eleve de Fac- tion libre, de laquelle seule est capable I'etre intelligent, ne saurait etre autre que le butderintelligcnce divine elle-meme. — 't" Le but de loute philosophic est de connaitre I'unite do toute opposition et, en conse- quence, I'infmi dans le fini, la forme dans la matiere, le spirituel dans le corporel, et de montrer comment la manifestation des formes sort do I'identite. — 5" En general, pour penetrer dans les profondeurs de la science, on ne doit jamais se kisser de considerer chaque chose dans ses deux termos extremes contraircs, jusqu'a ce que Ton ait trouve I'ac- cord de tous deux. La lisle des ouvrages de J. Bruno est longue : comme ils n'ont ja- mais etc reunis en une publication unique, peut-etre sera-t-il utile d'en donner ici la lisle complete : // Candelajo del Bruno Nolano, academico di nulla Acadernia, detlo il fastidito , in-12, Paris, 1582, Guill. Julien j — Liber de compendiosa architcctnra et complemento artis Raimundi Lxdli; ad illustr. Joannem Moro, reipuhliccc Vcnelia'. ad rcgem Galliarum et Polonorum Henricum III legatum , in-12 , Paris, 594 BRYSON. 1582 J — Cantus Circceus, ad memoriae praxin jtidiciariam ordi- tnitus; ad Ilenricum d'Angouleme magnum GalUarum prior em , in-S", Paris, 1582; — De umbris idearum et arte memoriw ; ad eumdem, in-8" , il)., 1582; — La (Jena delle cincri , dcscritta in cinque dia- loghi, in-^% Londres, 158V; — Dialoghi della causa, principio euno, in-8", Venise (Londres), 158'i-; — Dell'infinito miiverso e del mondi, in-8", Venise (Londres), 158V; — Explicatio triginta sigillorum , in-8" (Londres, 1583 ou 8i) ; — Spaccio della bestia trionfante, etc., in-8", Paris, 1534; — Degl' eroici furori , dialoghi X, in-8", Paris (Londres), 1585; — Cabala del cavallo Pegaseo , con I'aggiunle deW Asino cillenico, in-S", Vnris (Londres), 1585; — Epi- stola ad unirersitatem Oxoniensem ; — Figuratio Aristotelicl auditus jyfnjsiciy ad ejusdem inlclUgentiam atque retentionem, per XIV ima- gines explicanda , in-8', Paris, 158G ^—ArticuH de natura el mundoa JSolano ,in principibus Europw academiis propositi , in-8'', Paris, 158G ; ■ — Lampas combinatoria logicorum, in-8'', Willemb. , 1587 ; — Acro- tismus , sire rationcs articulorum p/njsicorvm adver^ius peripateticos Parisiis {lo8()) proposilorum, in-8", Wittemb. , 1588; — Oratio valedictoria Wittenbergw habita, in-4°, ib., 1588; — De progressu et lanipade combinatoria logicorum, in-8", ib. , 1588; — De specie- rum scrutirtio et lampade combinatoria liaimundi LulU , etc. ,in-8°, Prague, 1588 ; — Arliculi centum sexaginta adversus mathematicos hu- jus temporis , etc., in-8", Prague, 1588 ; — Oratio consolatoria , etc., in obitum iltustr. princ. Jul. /iruns}vicensiuni ducis , m-k", Jlelmst. , 1589; — J)e imaginiim , signorum et idearum composttione , etc., in-8", Franelbrt-sur-le-Mein, 1591; — De triplici, minimo ct men- sura, etc., in-8", ii). , 1591; — Demonade, numero et fgura , cAc, in-8", ib, , 1591;^ — J)e immenso et innumerabilibus , h. e. de abso- lute magno, et infigurabill universo , et de mundis lib. YII, in-8", ib., 1591;- — Summa terminorum metaphysicorum , in-4", Zuricli, 1595; — Praxis descensus , e rnanuscripto editus pier Itaphaelem Eglinum , in-8", Marb. , 1009; — Ariificium pcrorandi, communicatum a Joanne Allstadio, in-8', Francfort, 1(512. — Les wuvres ilaliennes de J. Bruno onlele reunies en deux volumes in-8", Leipzig, 1830. 11. IJ. BUYSOX ou I)RYSO\. Sous oes deux noms on a coutume de designer un seul clmeincpersonnage, un discijjle de lecole megarique, qui passe poiu" avoir cte a son tour ie niaitre de Pyrrbon; niais il est j)ermis de croire, en s'api)uyanl sur I'aulorite de Diogone Laerce, qu'il y a eu confusion. Selon cet ancien bistorien de la pbilosojjbie, Bry- son est un pbilosopbe cynicjue, originaire de rAcbaie, et qui a etc I'un des niailrcs de Crates Diogcue Lat'rce, liv. vi, c. 85;. Dryson est Ic noui dun ills de Slilpon , Tun des plus grands represenlants de Iccole de Me- gare id., liv. ix, c. Gl). llUhDEK ou m;i)l)i':rs Jean-Frangois), qu'il nc faul pas con- fondre avec uolvv (luillauinc Budc, lUKpiil en 17G7 a Anklain. dans la Pomeranie. A|)res a\oir Icnninc ses etudes a runivcrsitc dc Witlcui- bcrg, il enseigna successivenient la jibilosopbie a lena,les langues groc- BUDDEE. 595 que et laline au gymnase de Cobonrg, la morale a Halle; puis il revint a lena en 1705, pour y occuper uiie chaire de th^ologie, el mourul en 1729. Plus theologien quephilosophe, plus distingue eomme professeur que comme ecrivain , Kuddee a cependant rendu de grands services a la science pbilosophique par ses recherches sur I'histoire do la philoso- phie, et les ouvrages qu'il publia sur ce sujet ont obtcnu, pcndanl un temps, une veritable estime. II a combaltu le dogmatisme de Wolf, et s'est declare francbement eclectique ; cependant on se trompcrait si Ton croyait quecet ecleclisme fut ontierement au profit de la science ctdo la raison. Dans les questions difficiles, mais qui sont pourtant du ressort de la pbilosopbie , Buddee en appelle souvent a la revelation et ne re- cule pas ni^me dcvant le mysticisme. C'est ainsi qu'il cbercbc a elabltr psycbologiqucment, comme un fait possible, I'apparition des esprits et leur influence sur I'amehumaine. II est plus beureux lorsqu'il soutient, centre Descartes, que la nature de I'esprit ne consiste pas dans la seule pensee, et qu'il cbercbe a etablir I'influence de la volonte, Mais soit dans la volonte, soit dans la pensce ou I'entendement, Budddereconisait deux etats : I'etat de maladie et I'etat de sante. L'entcndement souO're dans le doute, dans I'erreur, dans la defiance, dans retonnementmem(>. Les maladies de la volonte peuvent tontes se rcduire a I'dgoisme. II re- connaltaussi des alterations des fonctions de Fame qui ont leur source dans le corps, et qu'il explique en meme temps par le dogme de la cbulc de rhomme ; tels sont la folic, le delire, I'idiolisme, et, en general, toutos les infirmites de ce genre. Dans ses recbercbes bistoriqucs, Buddoe est piein de conscience et d'erudition ; mais sa critique manque de profon- deur. Voici la lisle de ceux de ses ecrils qui peuvent interesser ce llc- cueil : His toria juris natune, etc., contenu dans un ouvrage plus gene- ral qui a pour litre : S electa juris naturw et gentium, in-8", Halle, ivOt; — ■ Elcmenta philosophice instrumentalis sen institulionum j)hilosQpM7. de la morale pr()[)remont dile. Loin de ])enser, comme Iloblies, que la societe civile soil tout le contraire de Tetat de nature, il admel- BURLEIGH. 405 tait une soeicHc^ naiiirollo dont la socielc civile n'(^l quo lo perfection ne- nient. Le but do lolle-ci est dassurer a un certain nombre d'honinies reunis sous la dependaucc d'une autorite commune le bonheur auquel lis aspirent naturcllement, et que I'ordre et les lois peuvent seuls lour procurer. Afin^que ce but soit reelleraent atteinl et que I'autorite ne puisse pas faillir a I'interet general pour lequel elle est instituee, des garanties sont necessaires de la part du souverain au profit du peuple, et ces garanties sont la condition indispensable d'une solide liberie. C'est a pen pros sur ce principe que reposent toutes les constitutions moder- nes. Le souverain ne peut avoir au-dessus de lui aucun autre pouvoir pour le juger et lui inlliger un chatiment, autremenl il perdrait son ca- raclere le plus essenticl : c'est ce que nous appelons aujourd'bui 6tre inviolable et irresponsable. Cependant Burlamaqui accorde au peuple tout entier le droit de reprendre ou de deplacer I'autorile souveraine j mais il prefere aux royautes electives les royautes hereditaires. On a de Burlamaqui les ouvrages suivants : Principes du droit natu- rel, in-4.°, Geneve , 17i7 et souvent reimprime 5 — Principes du droit politiqiie, in-i", Geneve, 1751; — Principes du droit natiirel et poli- tique ^ in-'-i-", Geneve, 1763, et 3 vol. in-12, 176i : ce dernier ouvrage n'est que la reunion des deux precedents ; — Elements du droit natiirel... . ouvrage posthume d'apres le veritable manuscrit de Vauteur, in-S"*, Lau- sanne , 177i. Sous le litre de Principes du droit de la nature et des gens, de Felice a donne une edition complete des oeuvres de Burlamaqui, accompagnee de beaucoup de notes, 8 vol. in-S", Iverdun , 1766 et Paris, 1791. Une autre edition en a ete publico par M. Dupin, 5 vol. in-S", Paris, 1820. Tous ces Merits so distinguent par la clarte et la precision et offrent un resume substantiel de la science du droit naturel , au degre ou elle etait parvenue du temps de I'auteur. J. T. BURLEIGH (Walter) ouGauthierBouRLKi, ecclesiaslique anglais, ne a Oxford en 1275, mort en 1357, avait etudie sous Duns Scot et pris le grade de docleur a Paris. II y professa , avant de retourner en Angle- terre , ou il fut le precepteur d'Edouard III. II avail etele condisciple d"Occam. Eprouva-l-il le besoin de so dislinguer par quelque difference systematique de son cclebre rival? L'interet de sa repulalion, qui fut grande aussi a cette epoque, le poussa-t-il achcrcher quelque nuance qui empechat de confondre son ccole avcc cello d"Occam? Ou cnfin obeit- il a des convictions sinceres'.'Quellequesoit la cause qui ait cxerce sur lui de rinfluence, il a developpe, sur !cs universaux, une opinion moins ap- profondie que cello d'Occam, ct differente de cellede Duns Scot. II nous parait s'etre rapproche du realismo conciliateur de saint Thomas d'A- quin, qui reconnaissait que les universaux , en lant qu'universaux, n'onl point derealite dans la nature 'non habentesse), mais qu'ilsen ont, en tant qu'ils sont renfermes dans les objets individuels (secundum quod sunt individuata); aussi, les historiens de la philosopliie ne sont-ils point d'nc'cord sur la place qu'ils lui assignent dans la dispute : Brucker el Tiedeinann le regardent comme nominalisle; Tennemann en fait un realiste. Peul-elro n'est-il pas impossible de concilier ces jugements contradictoires, Dans un livre qiiil a compose sur les universaux, sous la forme d'un 406 BURLEIGH. conuiientaire sur I'lsagoge tie Porphviv, Burleigh, reproduisant los expressions m^ines de la traduction qu'en a donnee Boece, annonce a I'avance I'intention de s'ahslenir de trailer la question dans le sens pla- tonicien,et telle que Porphyre la posce. Iln'cxaniincra pas si lesuniver- saux sont corporels ou incorporels ; ii place cclte question au dela de I'investigation qu'il se propose; il se proniet seulement de faire connai- Ire les opinions des anciens philosophes, principalement celle des peri- pateticiens sur la veritable nature des idees de genre et d'espece. l)a- pres cette entree en nialiere, il est facile de voir que le probleme ontologique ne sera pas aborde, et, des que I'autcur se renferme dans le point de vue logique et dialectique', on doit s'allendre que les conclu- sions, a son insu m6me, ne seront point coinplelement defavorables au nominalisme, ou, du moins, fourniront des arnies centre ses adver- saires. Aussi , au terme de ses elTorts, Burleigh est-il nominaliste, en tant que regardant les universaux comme de purs noms, lorsqu'on les saisil dans leur conception abstraite, el realiste en tant qu'il les consi- dere comnie des realites dans leur union avecles objets qu'ilsmodifient; il est facile de voir qu'ici toute la dispute repose sur le sens que Ton donne au mot realile. Kixner, sans le declarer exclusiveinent realiste, incline cependant k le regarder plutot corame tel, en se fondant sur le passage suivant, ex- trait ou resume de son commentaire sur la Physique d'Aristote ( trac- tat. 1, c. 2) : « Que le general n'exisle pas seulement comme idee dans I'esprit, mais qu'il existe encore en realile; que, par consequent, il ne soil pas un peu ideal, mais qu'il soit quelque chose de reel , c'est ce que demontrent les observations suivanles : a, puisque la nature n'a pas seulement pour but, dans ses creations , les individus, mais plus encore les especes, el que, d'un autre c6te, ce que se propose la nature ne pent elre que quelque chose de reel, existant en soi el en dehors delidee, il suit que le general est quelque chose dexistant; b, puisque les appelils nalurcls cherchent tonjours el uniquemenl le general; comme on voit, par exemple, le desir de manger en general , ne pas convoiter telle ou telle nourriture en particulier; sur ce iondement, nous devons reconnaitre que le general nest pas seulement dans la pensee el dans I'idee, mais encore quil est en realile; c enlin, puisque les droits, Iraites, lois onl tous pour objet le general, il suit encore n(';cessaire- menl que le general doit etre quel(|ue chose de reel, car les comman- demenls generaux doi\ent avoir une realile objective et une force obli- gatoire. » Nous ne ferons aucunc rellexion sur la valeur de ces raisonnements. .Tel esl le point principal des travaux philosojihiques de Walter Bur- leigh. Quant au reste de ses commentaires sur les diverses parties de la Logique, et sur la PInjsiquc d'Aristote , ils reproduisent , comme la fail le moyen age lout enlier, sans en avoir une complete intelligence, les tra- vaux de ce grand philosophe. Peul-etre est-il jusle de reconnailrt^ que I'exposition de Burleigh a un certain degre de clarle quon ne Irouve pas toujours dans les ecrivains de cetle periode , et qui nechappa poinl a ses conlemporains; cesl a cetle qualiU', sans doule, quil a du le surnom de Doctor planus ef pcrsjucKus. Indt'iiendanimep.l de ses commentaires sur Aristote, publics a Venisc et a Oxford, au xvr sieclc, ou a de lui BUTLER. 407 uh traits De vita et moribtis philosofhorum (m-k", Cologne, 14-72; in-f", Nuremberg, 1V77), dont 1 erudition ne paraitpas fortexacte, s'il est vrai qu'entre autres erreurs, I'auteur confond Pline le Naturalisle avec Pline le Jeune. H. B. BUTLER (Joseph), Iheologien et moraliste anglais, naquit, en 1692, a Wantage dans le comte de Berk. Ses parents etaient presbyteriens; mais il abjura des sa jeunesse les principes de cette communion, pour embrasser la religion episcopale. Cinq letlres adressees a Clarke , en 1713, au sujel de sa demonstration de I'existence de Dieu, commence- rent la reputation de Butler comme philosophe. II y proposait au celebre Iheologien des objections concues avec une rare sagacite contre les preu- ves de plusieurs atlributs divins, entre autres I'omnipresence. Clarke publia les lettres de son jeune adversaire avec ses propres reponsesdans la premiere edition quil donna de son ouvrage, et peu apres il fournit a Butler une occasion do developper ses talents et ses opinions en le faisant nommer predicateur a la chapelle du maitre des r61es. Quinze sermons preches a cette chapelle et publies en 1726, in-S", ainsi qu'un Traite de I'mialogie de la 7'eligion natiirelle etrevelee avec la constitu- tion et le cours de la nature, qui vit le jour en 1756, in-4°, acheverent de placer Butler au nombre des penseurs les plus dislingues de I'An- gleterre. Apres avoir possede differents benefices et avoir ete environ un an secretaire du cabinet de la reine Caroline, il futnomme en 1737 eveque de Bristol , et en 1750 eveque de Durham. II est mort en 1752. La doctrine philosophique de Butler est tout entiere contenue dans ses sermons et dans une double dissertation sur I'identite personnelle et sur la nature de la vertu, qu'on trouve assez ordinairement imprimee a la suite du Traite de Vanalogie. Butler a le merite d'avoir eclairci un des premiers la notion de I'identite du moi, alleree par Locke et surtout pcir Collins. II 6tablit avec force que chacun de nous est convaincu de persister toujours le meme pendant tout le cours de la vie, et qu'on ne pent revoquer en doute cette croyance , sans ebranler I'autorite de nos facultes intellectuelles etsans tomber dans un scepticismeabsolu. II avait encore vu que la conscience et la memoire qui nous attestent noire iden- tite ne la constituent pas, «qu'un homme, comme il le dit, est toujours le meme homme, quil le sache ou qu'il I'ignore ; quele passe n'est pas aneanti pour etre oublie , et que les bornes de la memoire ne sont pas les bornes necessaires de I'existence. » En morale , Butler a demontre que I'amour de soi est si peu le principe de toutes les affections de la nature humaine, qu'il ne rend pas meme compte des tendances person- nelles, comme les appetits. L'amour de soi recherche, en effet, les choses comme moyens de bonheur; les appetits, au contraire, les recherchent, non comme moyens, mais comme tins. Chaque penchant tend a son ob- jet simplement en vue de I'obtenir. L'objet une fois atteint , le plaisir en resulte; mais il ne fait pas dislinctementparlie du but de I'agent. 11 y a plus, famour de soi ne pourrail se developper si tons les desirs particu- liers n'avaientpas une existence independanle; car il n'y aurait point de bonheur, puisque celui-ci se compose de la satisfaction des differents desirs. Par cesapergus pleins de justesse, Butler seseparail des mora- listes, qui ont place dans I'interet le motif et la regie de toutes les actions. 408 GABALE. 11 est plus diflicilc dc dire s'il a considcre la faculty morale comrac un sentiment ou conime un pouvoir rationnel. Ce quil y a dc sur, c'est qu'au-dessus des passions , soit personnelles, soit bienveillantes, il ad- met I'autorite de la conscience, juge supreme du bien et du mal , char- gee de surveiller, d'approuver ou de desapprouver les differentes affec- tions de notre Ame, ainsi que les actes de notre vie 5 mais il ne se prononce pas sur la nature de la conscience 5 il ne se hasarde meme pas a la designer par une denomination constante. Ikiller, sous tous ces rapports, se montre un des precurseurs dc I'ccole ecossaise; il a le bon sens et Texactilude, il a aussi I'indecision el la limidite ({ui caraclerisent les chefs de cette ecole. II a paru, en 1821, une traduction IVancaise du Traite de V analogic de la nature ct de la religion, in-8", Paris. Une ex- cellente edition de ce traite, accompagnee dune Vie dc Butler et d'un examen descs ouvrages,et suiviedes deux dissertations dont nous avons parle plus haul, avail ele publiee en 180D, Londres, in-8", par milord Halifax, eveque dc (ilocesler. Consultez aussi AI. (Cousin , (Unirs d'his- loire de la philosojihie moderne pendant Ic.s annccs 1810 ct 1817, in-H", Paris, 18'i0, p. 212 et suiv. — ^hickintosh , Ilisloire de la PliUo.wphic morale, Irad. (\c I'anglais par M. H. ]*orcl, in-8", Paris, 18.'5<, p. 183 el suiv. — Jouffroy, Court dc droit nattinl , xw" Ic^on. X. CABALE. Voyez K.vDiiALE, CABAXIS (Pierre-Jean-(Jeorges) , medecin , philosoplie el littdra- teur, na(|uit a Conac en 1757. Conlie, des lago de sept ans, j\ deux pretres du voisinagc, il manifesta dc bonne heure du gout pour le tra- vail et de la perseverance dans ses etudes. A dix ans , il cntra au college de IJrives; mais lc\, une sevcrite mal entendue, loin dassouplir el de discipliner un caraclcrc naturclleraent irritable, n'cut dautre resultat que de lexasperer et de lui donner une roideur dont il cut plus tard beaucoup de peine a se corriger. Dans les hautes classes, dirige par des maitres pleins de bienvcillance, Cabanis montra plus de docilite; mais en rhclorique, maltraile de nou- veau par I'un des chefs du college, il se livra plus que jamais a toute la violence de son caractere; il lutta d'opiniatrett' avec ses maitres; a de nouvelles rigueurs, il repondait ])ar de nouveiles provocations; enfin, et aprcs plus d'une annee de repressions rigoureuscs el toujours inu- tiles, on (init pas renvoyer a son perc eel enfant rebelle. Dans la niaison palcrnelle, on ne sut pas mieux sy prendre : on ai- grit encore ce caractere indomptable; on le mil de nouveau en rcvolle ouv(M-le, el il fallul plus dune annee encore ])our (pie son i)ere se de- cidal a changer de melhode : il conduisil a Paris le jeune Cabanis et I'aliandoiina coniplctemenl a lui-mcme. « l.o parli elait exlrer.ie , a dit plus larcJ Cabanis dans uiie i^.otice cilce j)ar (iingucne 0! conservce dans sa faniille, mais cette fois le succes ful coiisplel. » Cabanis ne se senlit Pels plut6t libre du joug que toutes ses forces sY'taient employees k CABANIS. 409 sccouer, que Ic goiU de I'dtiulc sc rcveilla cliez lui avoc unc sorte de fiircur. Peu assidii aux logons dc ses profcsseurs de lo'apok'on disait de 1 Tniversite, quand il voulait que ce grand corps eul ses pieds dans les bancs de I'ecole el sa tele dans le senal. Mais Cabanis ne devail point jouir longtcmps de sa baute position; sa sante, naturellement prck-airc, sallerail de plus en plus : au com- mencement de 1807, il eprouva une premiere altaiiue d'apoplexie; il interrompil des lors tout travail intellecluel , el quilta Auleuii pour aller passer la belle saison pres de Meulan , cbez son beau-prre; I'liivcr sui- vanl, il s'etablil dans une maison presdu village de Rueil. Les soinsles I)lus assidus et les plus eclaires ne purent conjurer d(^ nouveaux acci- dents : le 5 mai 1808, il succombaa unenouvolle allaque d"apople\ie, a lagc do cincjuanle-doux ans. Los ()u\ rages de Cabanis peuvent elre parlages en trois series bien disliiutes : les uns sont pureinent litlerairos, les aulres embrassent des qu(s;ioiis medicales, el les aulres portent sur des questions de philo- sopliic. Ncnis n'avons ici a nous occuper que des dei'iiiers, et plus parlicu- liercmeut des douze mcmoires publics d abord en 1802 sous le tilre de CABANIS. 411 Traite du 'physique et du moral de I'homme, et augmeiil^s, en 1803, de deux tables, Tunc analytique, par M. Deslult de Tracy, et lautre alphabetique, par M. Sue. C'est I'ouvrage connu aujourd'hui sous le titre de Rapports du physique et du moral de I'homme. Les six premiers memoires, ayant ete lus a I'lnslitut en 1796 et 1797, se trouvent im- primes dans les deux premiers volumes de la cinquieme classej les autres ont ete publies ulterieurement. Les premiers memoires renferment des considerations generales sur I'etude de Ihomme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultes intellectuelles et morales: un court historique en forme le preambule. Cabanis veut tout d'abord prouver que Pythagore, De- mocrile, Hippocrate, Aristote et Epicure ontlbnde leurs systemes ra- tionnels et leurs principes moraux sur la connaissance physique de I'homme; mais, en meme temps, il declare qu'on ne salt rien de precis sur la doctrine de Pythagore, et quon peut en dire autant de Dcmocrite. Quant a Hippocrate , il ne mentionne guere que ses Iravaux en mede- cine. II termine par quelques mots sur Epicure , et arrive immediate- ment a Bacon. J'allais oublier Platon , dont il n'est parle qu'en termes de mepris : « Les reves de Platon , dit Cabanis , convenaient aux premiers Pvazareens et ne pouvaient guere s'allier qu'avec un fanatisme sombre et ignorant. » Arrive aux temps modernes, Cabanis a reserve toute son admiration pour les chefs de lecole sensualisle, pour Hobbes, Locke, Helvetiuset Condillac; toutefois, son admiration, dit-il, ne lempechera pas de re- gretter qullelvetius et Condillac aient manque de connaissances phy- siologiques. Broussais disait precisement la meme chose de Destutt de Tracy. « Si Condillac eut mieux connu Teconomieanimale, dit Cabanis, il aurait senti que lame est une fuculle et non pas un elre,n c'est-a-dire que Condillac serait reste un pur materialiste. Quant a Descartes, Ca- banis a bien voulu lementionner, mais avec des restrictions, ses erreurs ne devant pas nous faire oublier, dit-il, les services qu'il a rendus a la raison humaine. Tel est, suivant Cabanis, le tableau rapide des progres de I'analyse ralionnelle; ce philosophe y voit deja clairement un rapport etroit entre les progres des sciences morales et ceux des sciences phvsiologiques; mais ce rapport devra se relrouver encore bien mieux dans la nature meme des choses. Pour exposer convenablement cette nature des choses, Cabanis pose d'abord en fait que la sensibililc physique est le principe le plus gene- ral que fouruisse I'analyse des facultes intellectuelles et des affections mo- rales, et il en conclut que Ic physique et le moral se confondent a leur source; ou , en d'autres termes, que le moral n'est que le physique considere sous certains points de vue plus particuliers. Cetle proposition parait tcllcmcnt dcmontrce a Cabanis, qu'il ne cherchera pas meme a en donner la preuve. Si cependant on trouvait quelle a besoin de developpement, il suffirait, suivant lui, dobserver que les operations de I'ame ou de I'esprit resultent dune suite de mouvemenls executes par Torgane cerebral. Singulier complement dune ])roposition dennee elle-meme de preuves, quune observation absolument impralicablc! Quels sont, en euct, les pretendus mouve- 412 CABANIS. ments invoqu^s ici par Cabanis? II suffirait , dit-il , de les observer : mais qui a jamais pu les observer? cl quand ils seraient observables, com- ment en inferer que la pensee rcsulte de ces mouvements ? Apres avoir pose ainsi celte pierre dattente de lout son edifice, Cabanis traite incidemment des temperaments, puis il revient aux organes parli- culiers du sentiment ; son but est surtout de prouver que la connaissance de I'organisation rcpand beaucoup de lumiere sur la formation des idees. Cette proposition pent ^trc vraie; mais Cabanis montre malheureuse- ment ici quil n'avait lui-mc^me qu'une connaissance fort imparfaite des faits d'experimentation ; il assure, par exemple, que ce sont veritable- ment les nerfs qui sentent; que c'est, non-seulement dans le cerveau et dans la moelle allongee, mais aussi dans lamoelle epiniere, que I'in- dividu per^oit les sensations I et il ajoule que sans ces connaissances il est impossible de se faire des notions completement justes de la maniere dont les instruments de la pensee agissenl pour la produire I Etrange maniere de raisonner! Cabanis, d'une part, se contente des notions les plus superficielles et les plus inexactes pour se rendre compte des pbenomenes de la pensee; et d'autre part, il assure que cette pensee, qui apar-dessus elle des instruments materials, est nean- raoins produite par ces memes instruments I Les memoircs suivants sont consacrcs a I'histoire physiologique des sensations ; c'est du moins le but que se proposait ici Cabanis ; mais il est facile de voir quil n'y a veritablement ici aucune histoire pbysiolo- gique. Au lieu de nous exposcr, par exemple, quel est le mode d'action des corps exterieurs sur les organes de sensations speciales^ de nous dire ce qui se passe dans chacun de ces organes sous I'inlluence des divers excitants, Cabanis s'est jete dans I'idcologic de I'cpoque : ce quil pre- tend dcmonlrer, c"cst que les impressions re(;ues par les organes sont egalement la source de tonics les idees et de tons les mouvements. TS'ous ne cbercberons pas a rcfuter ici la premiere partie de cette proposition , savoir que toxites les idees proviennenl des impressions faites sur les organes; nous dirons seulemeiit que I'ecole a laquelle appartenait Caba- nis a cela de particulier, en psyebologie comme en pbysiologie , qu'elle n'a jamais pu concevoir un fait d'activite sans un fait prealable de sensi- bilite : il lui fautd'abord, et a touteforcf, une sensation , et elle veut que cellc-ci vienne toujours du dcbors, Cabanis cbange les mots , mais il accepte I'idee fondamcnlale ; seulemcnt, il Irouvait que ses raailres avaient un pou trop rcstrcint la source des sensations : il voulait qu'il en Vint aussi du dedans; il disait qu'en ideologic, il conviendrait de faire la part des idees dont la source appartient aux sensations exterieurcs, et celle des idees qui reievent des sensations internes. Cabanis, en cela, avait parfaileinent raison; il y avait la tontc nne source de sensations, qui avait etc negligee par ses predecesseurs : ceux-ci n'avaient tenu compte que du toucber externe, en quelcjue sorte. Or, il est evident quo du sein meme des organes il snrgit une foule de sensations, ct de seiisa- tions (|ui doivent , pour une bonne part, contribuer a la formation des id(''cs. (Jelte extension devail dop.c etre faite; et nous ajouicrons (jue Cabanis a ele aussi loin (pie possible dans ce sens : ceci Ta conduit a exposer, micux qu'on ne I'avait fait avant lui, un ordre loutentier de determinations ; nou5 voulons parler des determinations instincilves. CABANIS. 413 Cabanis a bien traile ccllc question : il a fait voir qu'en cela les idecs (lllelvetius ctaient erronees; qu'il est unc foule de determinations tout a fail en dehors dc I'experience et de la raison, pour lesquelles il n'est nullemcnt hcsoin d'education , qui tout d'abord acquicrent leur plus haut degre de perfection , parce qu'elles emanent d'une source tout a fait distincte, c"est-a-dire de \ instinct. II est d'autres faits que Cabanis avait encore parfaiteraent remarquds, mais son sysleme legarait a chaque instant-, en voici de nouvellespreu- ves. Ce physiologiste vient de constater un des actes les plus probants en faveur de 1 influence du moral sur le physique ; je cite textuellement ses expressions : IS'otis savons avec certitude, dit-il , que I' attention rnodifie directcment I'etat local des organes; et il ne se demande pas ce que c'est au fond que cette attention qui jouit ainsi du privilege de modifier ses propres organes; cela lui parait tout simple, tout naturel, el il pcnse avoir fail suffisamment connaitre cette faculte en la mentionnant en ces termes : iatfcniion de I'organe scnsitifl Etpour rendre compte de cer- taincs impressions sur le moral de I'homme , il pense avoir tout dit en aifirinant que c'est Vattcntion de I'organe scnsitif qui met les extrcmitcs ncriruscs en etat de rccevoir ou de leur transmettrc I'impression tout enticrc; ceia lui parait tout simple et parfaitement clair : il ne pent sup- poser qu'un esprit moins penetrant que le sien aurait bien voulu larreter ici et lui dcmander ce que c'est que cette attention de lorgane sensilif , et comment un organe sensilif pent avoir une attention. Ne semble-t-il pas que, pour Cabanis , dire attention de I'organe sensilif c'est chose tout aussi simple que dire jforme de lorgane sensilif, ou couleur, ou foids de I'organe sensilif? Mais ce n'est pas tout. Les sensualistes ant^rieurs a Cabanis, purs ideologues qu'ils etaienl, s'etaient borncs a dire, ou du moins a faire entendre, que c'est- le cerveau qui produit la pensee; mais Cabanis, fort de ses connaissances physiologiques, croit ferraement qu'il va com- pleter cette doctrine et la mellre hors de doute. Pour cela il s'est servi d'une comparaison qui depuis a acquis une sorte de celebrite. « Pour se faire une idee juste, dit-il, des op^-ations d'oii resulte la pensee, il faul considerer le cerveau comme un organe particulier destine sp6cia- lement a la produire , de m^me que I'estomac el les intestins a operer la digestion. » Mais Cabanis n'a pas enlendu faire ici un simple rappro- chement ; il y a pour lui similitude complete entre ces pretendues ope- rations. Pour le prouver, il commenle ainsi son texte. Et d'abord, pour ce qui concerne les impressions , « ce sont, dit-il, des aliments pour le cerveau ; les impressions cheminent vers cet organe , de meme que les aliments cheminent vers reslomac, » Puis le cerveau et I'estomac en- trent en aclivite. « En effet, reprend Cabanis , les impressions arrivent au cerveau, le fontenlrer en aclivite, comme les aliments, en tombant dans I'estomac, rexcilcnt a la secretion, etc. » Ce n'est pas tout en- core : « Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments tomber dans I'cslomac avec les qualites qui leur sont propres ; nous les en voyons sorlir avec des (jiialites nouvelles , et nous en concluons quil leur a fait verilablcraent suhir cette alteration; nous voyons cV/a/cwicjiH Cabanis voyail cela) les impressions arriver au cerveau..., isolces, sans cohe- rence...; mais le cerveau entre eu action, il reagit sur elles, et bienlot il 414 CABAMS. les renvoie melamorphosees en idees. » Maintenanl voici la conclu- sion. « Done, nous coneluons avce eerlilude que le eervcau dij^^^e les impressions , el qu'il fait organiqucment la secrelion de la pensce II » Cabanis n'avait-il pas bien fait de nicllre sa physiologie au service des sensualisles? n"avait-il pas fait voir avec certiUide comment les choses se passent? Voila eependant comment les doctrines de Locke, dHelvelius etde Condillac avaient d'abord ele completees par Cabanis; voila les documents sans replique qu'une observation pretendue positive etait venue donner a I'ideologie du xviii*^ siccle ; voila enfin comment Cabanis avail cru devoir delinilivement materialiser I'intelligence I Mais, hatons-nous dele dire, celle deplorable tlieorie de la formation des idees est racbelee, dans louvrage de (Cabanis, par une suite non interrompue de recberchos pleines d'interel : ce pbilosopbe traite suc- cessivement de linduenee des Ages, des sexes, des temperaments, du regime et du climat, sur les idees el les alfeclions morales; ici, il sc montre observateur consciencieux et ecrivain elegant : ses considera- tions sur les (\ges et les sexes rappellent quelques-uns des beaux pas- sages de i.-i. Rousseau. Mais , dans ses theories pbysiologiques , il resle souvenl en contra- diction avec lui-meme. Ainsi , apres avoir eu la pretention de tout expli- quer dans leconomie animale par les lois generales de la physique ou de la mecanique , apres avoir dil que les causes de lorganisalion de la matiere , de la formation du f(«tus , et des manifestations intellecluelles, ne sont pas plus difficiles a decouvrir que cedes d'oii resuUe (a compo- silioit de I'eau , de la foudre, de la grc'le , etc. (Memoire x, ^ llj , il ne veut I'ien moins qu'un principe particulicr et distinct pour I'accomplis- semenl des actes de leconomie. Non-seulementiln'estpasor> propvieles Htales pour que lous les pbenomencs se manifestent en nous. Pour lirer h; monde du chaos , disait-il , Dieu n'a eu besoin que de doner la ma- tiere des proprietes generales; pour organiser une portion de cette meme matiere , pour lanimer, il lui a sufli de la doner de proprietes speciales. Mais Cabanis, nous le repetons, nest pas de I'ecole de Bichat , qui alors etait celle de Paris : il est de lecole de Barthez ou de Monlpellier ; il spi- ritualise davanlage la vie; il n'admet pas seulement des proprietes, des faculles ; il admet un principe , un elre distinct. Quelque idee que I'on adopte , dit-il (Memoire iv, ^ 1) , sur la cause qui determine I'organisa- tion , on ne pent s'empecher d'admetlre un principe que la nature fixe ou rcpand dans les liqueurs saninales. Plus loin loco cit.,, il affirmc non moins positivement, je cite ses expressions, qu'aux elements materiels de I'ccoiiomie se joint un principe inconnu quelconque. On voit done bien ici la dilTerencedes Irois ecoles pbysiologiques con- lemporaines : les uns ne veulcnt voir en nous que de simples ijbenoitie- nes physiques, el tels que, pour les manifcbler, la matiere animale n a pas besoin d'etre regie par d'autres lois que celles qui gouvernent la matiere GABANIS. 415 inorganique; d'autres admettent qu'independamment des ph^noraenes physiques , il y a des phenonienes qui allestent des proprietes plus spe- ciales, cesl-ii-dire des proprietes vitales; d'autres enfin veulent qu'aux Elements nuUeriels se joigne , s'ajoule un principe inconnu quelconque qu'ils appellent ame , archee, ou principe vital. Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu lui adresser, sur ce der- nier point, le reproche que lui, Cabanis, adressait a Condillac au sujet du principe de lintelligence. Nous avons vu que Cabanis disait , en par- lant de Condillac, que, si cet ideologue avait eu des notions plus exac- lessur leconomie animate, il n'auraitpas fait de lame un etre distinct ou un principe, mais bien une faculle ou une propriete; or Bichat au- rait pu semblablement dire a Cabanis, qu'avec des notions plus exactes en anatomie'generale, il n'aurait pas fait , non plus, de la vie un etre dis- tinct ou un principe , mais uu ensemble de proprietes. Maintenant que nous nous sommes expliques sur les opinions que professait Cabanis sur ce point de doctrine , il pourra paraitre assez etrange que , des cette meme epoque, il nait pas ete tout dabord con- duit a adopter des idees analogues sur les fonctions de lame. Comment se fait-il, en elTet, que, par le fait de ses observations en physiologic, et de la rectitude naturelle de son esprit , Cabanis ait compris que la vie ne saurait etre une resnltante, un produit du jeu desorganes; et quil n'ait pas egalement senli que , pour les manifestations intellecluelles, il faut, deloute necessite, ou un principe immateriel analogue, suscepti- ble d'entrer en conflit avec les organes, ou , comme le voulait Stahl , un seul et meme principe charge, dune part, d'organiser lamatiere,de I'a- nimer, et, d'autre part, une fois le cerveau developpe, de se moutrer cause efficiente de toutes les manifestations mentales ? Ceci est dautant plus inexplicable, que la logique est la meme dans les deux cas. Aussi les materialistes complets le sont aussibien pour la vie que pour lame ; d'un cole comme de I'autre , ils ne voient que de la matiere et des phenomenes physiques. Or, Cabanis ne fait pas difQculte de spiritualiser la vie, et il ne lui repugne pas de materialiser lame! dans Tune il voit un principe, dans I'autre un resultat, et son livre tout entier route, au fond, sur ces deux points. Done, quand il dit que dans Ihomme il n"y a que du physique, il faut entendre cela pour I'in- telligence et non pour la vie, Mais ces doctrines n'ont pas loujours ete cel- les de Cabanis J il est venu, dans le cours de sa vie, une epoque memo- rable ou un grand changement s'est opere dans son esprit relativement aux causes premieres. Vers 1803 , un homme jeune encore , mais qui, depuis, s'est fait con- naitre par des travaux estimables, vint partager la retraite ou vivait Cabanis. Ce jeune homme, nourri de la lecture des anciens, initiepro- fondement aux doctrines de la philosophic stoicienne , dont il se propo- sait meme d'ecrire Ihistoire ; ce jeune homme cut avec Cabanis de longs enlretiens : il disentail avec lui ces hautes questions qui, de tout temps, ont si vivement interesse les esprits distingues. Emprunlant a la philo- sophic du Porlique de sublimes enseignements , il montrail sans doute a Cabanis rinsuftisance des doctrines physiologiques entees sur la phi- losophie du xvih'= siecle. Cabanis , accessible , comme tous ceux qui cherchent de bonne foi la verite j accessible, disons-nous , a ces nouvel- 41(i CABxViMS. Ics lumicrcs (jiii lui vcnaicnt dc la philosophic antique , Cabanis flnit in- sonsibloinent ])ar niodifior scs idees , non sur les causes premieres dcs phenoiiienes vitaux, mais sur Ics causes premieres dcs phenoiMcnes in- tellectuels, puis, et conime par exlension, sur cellcsdes phenoincncs du nionde physi([uc ou de I'univers. J)e la sa fameuse letlre sur les causes premieres acet ami, dont nous venous de parlcr, c'cst-a-dire a M. iNUu-icl ; lellre publicc en iSi't et subreplicement par Bcrard de Montpcllier, avec des notes, sur Icsprit desquelles nous n'avons pas a nous expliquer ici. Cabanis aurail pu veritablementdonncr ces nouvcUcs idees comme Ic complement lojzique de celles qu'il avail emises dans son ouvrage, du moins en ce qui concernc Ic moral de I'homme. Lc malerialisme auqucl il visait aulrelois etail r6cllcment en disac- cord avec son spirilualisme physiologique, et sa Ihcorie dc la secretion dcs idees n'etail(pran liors-d'ceuvre ri(liculc. Dans sa lellre a AJ. Fauriel il sc monlrc consequent avec ses doctrines fondamenlales; mais il tombe dans un slahlianisme complct; il y etait cojuluili)ar son admission dun principe vital inne. 11 persiste encore a soulcnir, il est vrai, que (outcs nos idees, que tov!^ nos sentiments, que toiites nos aiVections, on.un mot que tout ce qui compose noire syslemc moral, est le rRonciT des impressions qui sonl rouvrap:e dujeu des organes; mais il sepose une question loule nouvelle el (pii monlrc que son esprit etait cnfin degagc des prejuges de son ecole : il se demando si , pour cela, on est en droit dafiirmer que la dis- solution des organes cnlrainc celle du sysleme moral et surtout de la cause qui relie ce meme systeme. Si done Cabanis est reste trop exclusif, trop sensualisle, en ce qui concernc les elements de la pensec, ouplutot, les materiaux des idees, il devient lout i\ Tail spirilualiste ou cartcsien quant au principe de Tin- telligenee , puisqu'il conclut qu"a raison de son inneite et dc sa nature non malerielle, ce principe ne saurait partager la dissolution de la ma- liere organi([ue. La r/V7e' atlach<>ea unecombinaison animalc, mais une snbi^tancc, un vtrc a j)arl el distinct : ])roposilion (pi'il avail en (pielcpie sorte ebau(;hee dans scs Rapports du p/n/xifiiic cl du moral dc i.liommc, en donnanl le ])rincipe vital comme surajoute par la i\alure aux elements jualericls de rci-ononiie ; mais ici il la complete en avouant que ce principe fonctionne plus lard CABAMS. 417 comme principe de I'ame ou du moi: le principe vital est sensible, dil-il , par consequent la conscience du moi lui est essentiellc. Ainsi par cela meme que Cabanis croyail dcja a rimraaterialile et a I'inneile du principe de la vie , il s'cst trouvc amene a croire a lirama- terialileet a I'inneite du principe de I'intelligence , puisque cest lout tin pour lui, et enfin comme consequence encore de la preexistence de ce principe , il est force de croire a sa pcrsistance apres la mort. La pcrsistance du principe vital, dit-il {Lettre, etc., 74), apres que le systeme a cesse de vivre, cnlraine cellc du moi. Ajoutons que Cabanis n'a pas fornuile ces propositions comme des arti- cles de foi ; il a examine touies les raisons objectees de part et d'autre et il lermineendisant :Telssontles motifs quipeuvcntfairepencberlacroyance d"un hommeraisonnable en faveur de la pcrsistance du principe vital ou du moi, apres la cessation des mouvements vitaux dans les organcs. Cabanis, du reste, n emeltait a ce sujet que des probabilitesj il a eu soin de le rappeler a la fin de sa lettre : N'oublions pas, dit-il, que nous sommes ici dans le uomaine des probabilites. Aussi a-t-il assigne une somme diverse de probabilites en raison de I'etendue des croyances sur lous les points. II trouvc par exemple que pour ce qui est de cet ensemble d'idees et de sentiments que nous regardons comme identifies avec le moi et sans lesquels nous le concevons difficileraent ; si on se demande s'il pent en- core subsister quand les fonctions organiques , dont il est tout entier le produit, ne s'executent deja plus; on trouve que les probabilites favo- rables a I'affirmative deviennent plus faibles. Et dans Fhypothese de Cabanis elles devaient , en effet , ^tre devenues plus faibles, puisqu'il ne voyait dans cet ensemble, dans ce systeme mo- ral, qu'un simple produit des impressions faites sur les organes, et par suite des fonctions de 1 economic; mais s'il est reste trop exclusif sur ce point, il n'en a pas moins fini par individualiser et par immaterialiser son double principe de la vie et de I'intelligence humaine. Mais maintenant a quelles idees Cabanis etait-il arrive sur la cause premiere des phcnomenes de I'univers. Cabanis, nous I'avons vu, avait deja reconnu et I'existence et I'unite de cette cause sous Ic nom de na- ture, mais sans s'expliqucr sur aucun de ses attributs; ici il ne fait pas difficulte de lui accorder et de Y intelligence et de la volonte : on I'accu- serait, sans doute, Ac j)antheisme , par le temps qui court, car il ajoute que ce principe d'intelligence doit etre partout, puisque partout la ma- ticre tend a s'organiser. Du reste, sa pbysiologic generalc rcssemblc a sa pbysiologie do I'homme : il trouve que I'idee d'un systeme purement mecanique de I'u- nivers ne pent entrer que dans pen deletes , et qu'il faut toujours sup- poser une intelligence et une volonlc dans cette cause gcnerale. Cabanis, en pbysiologie bumaine, n'avait pas voulu se contenter des proprielcs vilales de Eicbat; il ne croit pas , non plus , que tons les phc- nomenes de I'univers soicnt Ic simple rcsullat dos ])i'oprictes de la ma- tiere; il ne croit pas, commeBicliat, qu'il aurailsuCil a Dieu, pour tirer le mondc du chaos, de doner la maliore de trois ou quatrc proprietes : il voit dans Tordonnance el dans la marche universellc des cliuscs, une intelligence qui veillc, et une volonle qui agit. I. t>7 118 CAIUS. Mais Cabanis ne va pas plus loin dans sa cro} ancc ; pour lui celte cause est, oomnic 11 le dit, unc intelligence voulanlc, ot rien de plus. L'intolli^encc el la volonle lui sonl essenliclles; mais il ne secroit pas fonde a la revelir dautrcs aUributs, tels que la bonte ou la justice, par exemple. La s'arrelent ses probabilites qui , du reste , lui paraissent plus fortes encore pour cettc grandc cause premiere que celles qui militent en faveur de lexistencc d'un prineipe iiniiiateriel dansriiomme. Telles sont les modifications, ou plutot les extensions que les idecs de Cabanis avait eprouvees vers les dcrniers temps de sa vie , a unc cpoque ouson intelli^^ence nelait alFaihlie ni parlage, ni par la mala- dic ; il avait alors a peine cinquantc ans! On nesaurail done regarder sa lettre a M. Fauriel comme unc pali- nodie, ou comme une retractation; c'est le dernier mot dun penseur, dun pliysiologiste de bonne foi, donl les idees etaient devenues plus jusles et surlout plus elendues au contact dun ami qui avait mis en re- gard de ses doctrines physiologiques, les doctrines du Portique : aussi Cabanis reconnaissant a-t-il lini sa lettre par im magnifique dloge de lecole stoicienne. Les ouvrages publics par Cabanis sont les suivants : Observations stir les liopitaux , in-8'% Paris, 1781); — Journal de la maladie ct de la tnort d'JIor. -Gab. -Vict. Riquetfi de Mirabrau , in-S", ib., 1791; — Essai sur les secours jniblics, in-8", ib., 171)G; — Melanges de liltera- ture alkmande , ow Choixde traductions del' a llcmand , in-8", ib,,an V, (1797); — Du degrc de certitude en medecine , in-8", ib. , 1797, el in-8", lb., 1802, avec des notes; — Rapport fait au Conseil des Cinq- Cents sur C organisation des (icoles de medecine J in-8",il)., an Yll (1799,; — Quelques considerations sur I' organisation sociale en general et par- ticuiierenxent sur la nouvelle constitution, in-12 , ib., 1799; — Traitd dti physique et du moral de I'homme , in-8", Paris, 1802, 2 vol. in-8''; ib., 1803, augmcnte de deux tables: I'une analytique, par M. Deslutl de Tracy, I'aulre alpbabetique, par M. Sue, 2 vol. in-8", ib., 1815, sous le litre de Rapport du p/n/sigue et du moral de I'homme; 2 vol. in-8", ib. , 182 i , avec la table el quelques notes de M. Pariset; 3 vol. in-12 , ib., 182'i-, avec les tables et une Notice sur la A'ic de Tau- teur, par Boisseau; — Coup d'oeil sur la revolution et la re forme de la mc(/ccme_, in-8", ib., an XII (1801-); — Observations sur les affections catarr ha les , in-S", ib., 1807; — Lettre a M. F. sur les causes pre- mieres, avec des notes, par Berard , hi-S" , ib., 182V. — Dans ledi- tion publiee en 1823-25, par Tburol, on trouve encore quelques autres Iravaux de Cabanis : tels que la Note sur le supplice de la guillotine ; le Travail sur leducation publique ; une Note sur un genre particulier dapoplexie ; deux Discours sur Hippocrate; une Notice sur Benj. Fran- klin; un Eloge de Yieq-d'Azir; une Let-Ire sur les poemes d'Homere; des Fragments de sa traduction de ITliade , et le Sermenl dun medecin. F. D. CAIL'S, philosopbe platonicien du w siecle de Yhc cbrelienne. II passe pour avoir enseignc la philosopbie, sans doule la pbilosopbie p!a- tonicienne, au celebre Calien. C'esl lout cc qu'on sail de lui; car il n'a laisseaueun ecrit. CAJETAN. 419 CAJETAN (Thomas de Vio, dil) , ne h Gaicte le 20 f^vrier 1469 , entra a Tagc dc seize ans ehez les dominicains, professa avec succcs la theologie a Brescia el a Pavie, dcvint procureur de son ordre en 1500, general en 1508, cardinal en 1517, et fut envoye en Allemagne, I'annec suivantc, avec le litre de legal, pour operer un rapprochement entre le saint-siege et Lulher. Au relour de celte mission qui nc put reussir, malgre les talents du negociateur, Cajetan oblint lev echo de Gaiete, qu'il conserva jusqu'en 1530. Rappele a Rome vers celte cpoque par Clement VII, il mourut dans cette ville le 9 aout 153i. Le nom de Ca- jetan apparlienl principalement al'hisloirc de FEglise; cependant, parmi ses nombreux ouvrages, qui ont la pluparl pour o])jctdes points de theo- logie ou de discipline ecclcsiastique , la philosophic pcut revendiqucr des commentaires sur la Somme de saint Thomas, sur les Seconds Analyti- gties d'Aristole, les Categories, le Iraite de VAme, les livrcs du del et du Monde et la Physique. Quelques-uns de ces commentaires ont vu le jour ; d'aulres sont restes manuscrils. Voyez la notice ctendue con- sacrce au cardinal Cajetan par Quetif et Echard , dans la Bihliothequc des Freres Preckeurs, t. ii, p. li et suiv. X. CALAXUS. Tel est le nom sous Icqnel les auteurs grecs nous ont conserve Ic souvenir d'un philosophe indien, d'un gymnosophiste , ou, commenous dirionsaujourd'hui, d'un brahmanc qui s'attacha a la for- tune d'Alexandre le Grand. Son vrai nom, suivant Tlutarque, etait Sphines; mais parce que a tons ceux qui Fabordaient il adrcssait lo mot cala qui, dans sa langue, signifiait salut , les Macedoniens I'appelerent Calanus. II serait du plus haul prix pour Ihisloire dc la philosophic que Ion eut conserve de ce personnagc quelqucs paroles, quelques sen- tences philosophiques ou religieuscs ; mais nous ne connaissons absolu- ment de lui que sa mort extraordinaire. Arrive a lage dc qualre-vingt- six ans, et ne pouvant supporter les inflrmites et les maladies qu'il s'etait atlirees en changeant de climat pour suivrc le conqueranl de lAsie, Calanus se brula avec une pompe lout a fait theatrale, convert de vete- ments somptueux, surunbuclier parfume, en presence d'Alexandre et de son armee rangee en balaillc. Ondit qu'avant de mourir il prononga ces paroles : « Apres avoir vu Alexandre et perdu la sante, la vie n'a plus rien qui me louche. Le feu va bruler les liens de ma captivite. Jc vais remonler au ciel el revoir ma patrie. » Ses funerailles furent ccle- brees par une orgie ou plusieurs des convives d'Alexandre perdirenl la vie. CALLICLES. Nous ne connaissons Callicles que par le Gorgias dc Platon, ou il nous est reprcsente commc un Athenien de distinction, inlimcmenl lie avec les sophistes, Ircs-vivemenl penelre de Icur esprit et de leurs doctrines, mais n'en ftiisanl pas metier pour s'enrichir, et n'en developpant que pour son propre comple les consequences morales et politiques. II n'est pas possible de croire que ce personnagc soil imagi- naire, lorsquc tons les autres nnms, charges d'un role dans les drames philosophiques de riaton, apparliennent non-sciilemenl a rhisloire, mais a Ihistoire contcmporainc. Selon Schlciermachcr {Iiitrod. au Theetcte, p. 335) , Callicles nest qu'un prelc-nom, et c'cst Arislippe 27, i-iO CALLIPHO.N. que Platon vcut trapper cii lui; cellc conjecture peut etre vraie, mais il esl dinkilc ile la changer en certitude. Ouoi qu'il en soit, generalisanl les idees qu'il s'ctait failes de la legislation el du gouvernement dans la societe dcmocratique ou il vivail , Callicles regardail les lois comme I'oeuvre de la multitude pour contenir les hommes qui pourraient s'ele- \er au-dessus d'elle, comine lanivrc dcs iaibles pour enchalner les forts. 11 n'est pas le seul honiine de son temps ii qui on ait altribue des opinions de cc genre; si nous en croyons Sextus Empiricus Adv. Mathcm.,^. 318, edit, de Geneve; JIijp.Pyrrh.,i). ioo), elles appartc- naienl aussi aCritias, Tun des trente lyrans d'Alhenes. CALLIPIIOX , philosophe tres-ohseur dont nous ne connaissons absolument rien, sinon cette opinion citee et adoptee par Carn^ade, que le souverain bien consiste dans lalliance du plaisir et de la vertu , en laissant toutcfois a la vertu la preponderance. Le noni nienie de Calliphon ne nous esl connu que par cette obscure mention de Carneade. Voyez Ciceron, Acad., lib. ii, c. 42 et ho; de Finibus, lib. ii, c. 6; TuscuL, lib. V, c. 30, 31. CAMERARIUS (Joachim I") , litterateur et savant universe! , di- sent les biographes, naquit a Bamberg, en loOO, et mourul en 1574. II prit une grandepartauxairairesreligieuses et poliliques de son siecle. Posscdant a un tres-haut degre de perfection rintelligence du grec et du latin , il fit passer avec bonheur plusieurs ouvrages de la premiere de ces deux langues dans la seconde. II avail a peine treize ans, que ses maitres n'avaient deja plus rien a lui apprendre. Ami de Melanchthon, il redigea, de concert avec lui. Facte celebre connu sous le nom de Con- fession d'Avgsbourg. ISaturcllement grave et serieux , Camerarius ne parlait , dit-on , que par monosyllabes , memc a ses enfants. 11 avail une aversion si prononcee pour le mcnsonge qu'il le trouvait impardonna- ble jusque dans les ])laisanteries. (jrammairien, poele, oratcur, histo- rien, mcdecin , agronomc, naturaliste, geomctre, malhematicien, as- Ironome, anliqurtire,tliC()logicn, Camerarius s'cst fail aussi quelque nom en philosophic. Upassait surlout i)our posscder supericurcment Ihistoire anciennede cette scicjice. Editeur d'Archytas, commentafeur d'Aristote, deXonophon, deCiccron,el de quelqucs autrcs ecrivains de I'anti- quite, il s"elail bcaucoup appliqueapenetrer les doctrines mystcricuses des pylhagoricicns, el donnait, avec connaissance de cause la preference a la morale du Lycee sur cclle du Portique el des Jardins d'Epicure. 11 rcpetait avec Ciceron, que les platoniciens et les acadcmiciens dilferaienl bien plus dans les mots que dans les choses. Parmi ses cent cinquanlc ouvrages indiquos dans les Meinoires de ^^'iceron , t. xix, nous n'en trouvons qu'un assez petit nombre qui soient rclalifs a la philosophic. Ce sont les sui\ ants : Pr epilogisliccn ^ iv, hoc est De rerum na- iura, /tominum moribus , politica, cui Cicilas Soils adjuncla est o^cono- mica cum adnolt. pliysioll., in-V', Francf.-s.-lc-M., 1023. — On a pu- blic aussi un extrait de ce recueil, sous le litre suivant : Prodromus philosophicc instaurando' , i. e. Dissert, de natura rerum, compen- dium, etc., in-i", Francf.-s.-le-M. , 1017; — De Optimo genere philo- sophandi, Paris, 1030. — Campanella a ecril aussi des poesies philoso- phiques, Scelta d'alcune poesie filoso/iche, pul)liees sous le pseudonyme de Settiinonlano Squilla, rrancf., 1022. II a del'endu le calholicisme dans louvrage intitule Monarchia Messia;, Aix, 1033, el dans un autre oiivraj.c ecril en ilali(Mi : Delia liherid e della felice suggezzione alio stalo errlrsiasi ico, in-'i", Aix, 1033. La F.ibliollK'(|iie ro\ale de Piiris ])<)>s(''(lc de iiii quelijiics nianusciils i)<-lili(]ucs. — • Vogez sur la ])hil()S()p!iir (1(> Carni.nmella, (jijriani, Vila ef philosophia Th. Cam- pav.elUr , ir,-H", Amst. , 170.') et 1722. — Xolices hiographitpies de SrhrorrJ.h , \. i, ]). 2Pi!. — Rvruiil de i'nlU'uorn , ()'' cahitM", p. ll'i. — \ ies el opinions dr quelgues phi/sirirns ceii-brts a la fin du xvi'' siixle , ])ar Hixner et Siber. OHivraison all.\ F. H. CAMPE. 425 CAMPE (Joachim-Henri) , naquit en 1746, a Deersen ou Teersen, dans le Brunswick. Apr^s avoir etudie la Iheologie a I'universite de Halle , il ful successivement aumonier de regiment au service de la Prusse, conseiller de rinslruction publique a Dessau , et direcleur du col- lege fonde dans la m^me ville par le celebre Basedow, sous le nom de Philanthropin. Bientot il quitta cette position pour fonder lui-meme, a Hambourg, un autre etablissement, d'oii la faiblesse de sa sante Tobli- gea ase retircr encore. Enfin il mourut en 1818, doyen de Keglise de Saint-Cyriaque , a Brunswick , et docteur en theologic de la faculte de Helmslaedt. Campe s'est principalcmcnt signale par ses Iravaux sur la lexicographic et sur I'education. II a embrasse, avec chaleur, etperfec- tionne, sous beaucoup de rapports, le systeme de Basedow qui presente assez d'analogie avec celui de J.-J. Rousseau. Mais il a aussi laisse des ecrits philosophiques dont le principal merite est dans la noblesse des sentiments quils expriment, dans la justesse de certains apergus psycho- logiques et surtout dans la clarte , dans I'eleganle facililc du style , qua- lites alors , encore plus qu'aujourd'hui, tres-rares en Allcmagne. En voici les tilres : Dialogues j)fMosoph\ques sur Venseignement immediat de la religion et svr certaines preuves insuf/isantes qui en ont ete donnees, in-8°, Berlin, 1773 5 — Commentaire j^^^Hosopfiique sur les paroles de Plutarque : « La vertu est une longue habitude -, » ou bicn , de VOrigine des penchants qui nous portcjxt a la vertu , in-S", ib. , ill k; — De la faculte de sentir et de la faculte de connaitre dans Vdmc Jnnnaine ; la premiere envisagee dans ses lois, toutes deux dans leur destination pri- mitive, dans leur influence reciproque, etc, in-8'', Leipzig, 1776 j — De la sensibilite et de la sentimentalite , in-S", Hambourg, 1779; — Petite psychologie a I'usage des enfants , in-8", ib. , 1780. — In- dependamment de ces divers ouvrages , tous ecrits en allemand , Campe a aussi publie dans plusieurs recueils periodiques , comme dans le Museum allemand (annee 1780, p. 195; annee 1781, p. 393), et dans le Journal de Brunswick (annee 1788, p. 407), plusieurs arti- cles de theologie dans le sens du ralionalisme. 11 etait grand partisan des idees liberales et admirateur passionne de la revolution JVangaisc, comme le prouNcnt ses Lettres de Paris, au temps de la Revolution (in-8% Paris, 1790,. Tous ses ouvrages d'educalion ont etc publics separement (30 vol. in-12, Brunswick, 1807, et 37 vol.^ Brunswick, 1829-1832). CAXOXIQUE. C'est le mot dont s'est servi Epicure pour designer ce qui cliez lui tient la place de la logique. A'oulant reformer et simpli- fier, a son point de vue, toutes les parties de la philosophic, il a ])ro- pose de subslilucr a VOrganon d'Aristole un recuei! dc legles en petit nombre et d'ailleurs tres-sages , niais fort insuffisantes pour guider les- ])ril dans toutes ses recherches. Ces regies sont au nomi)re de dix, dont la meilleure est la recommandation exprossede laclarle dans I'cx- pression, comme Aristote I'avait deja prescrit. Les neuf aulres se bor- nent a proclamer les sens le critoriuni unique de !a verilc et la source de toutes nos connaissances. La canonique d'Epieure u'cst done pas autre chose que la negation menie de la logique comme science. Yogez Epic (RE. 426 GANZ. CAXZ (^Israiil-Gottlieb), n^ aHeinsheim, en 1C90, y professa succes- sivementla litlerature, la philosophic et latheologie. II fut grand parti- san des doctrines de Leibnitz et de Wolf, ct prit a tAche d'en concilier les principaux points aveclatheologie. 11 pretendil donner ala metaphysique unc forme demonstrative, tout en reconnaissanl qu'ellea ses difficultcs et ses doutes; mais il tiicha dedissiper les unset de lever les autres. La metaphysique clait pour lui la source des veritds premieres , d'ou les autres derivent par le precede analytique. C'est ainsi qu'en partant des phenomenes tant externes qu 'internes , nous arrivons a nous convaincre de I'existence de noire ame. Canz divise la metaphysique en quatre parties qui sont : I'onlologie, la theologie naturelle, lacosmologie et la psyciiologie. Quelques parties de sa psychologic, comme ccllcs qui trai- lent du plaisir ct de la peine, de la volonte, sont executecs avec un re- marquahlc talent. L'une d'elles a pour litre Animce abyssus, texle fort heureux entrc ses mains et qui lui inspire de nombreuses et belles pcnsces. 11 ap[)elle reflechie la connaissance de soi-meme , par opposi- tion a la connaissance des autres choses, quit nomme direclc. 11 se de- mande a celle occasion comment une connaissance rellcchie est fossihle dans une seule et meme substance. L'enlendcment {inielleclus) , est pour lui la faculte d'avoir des idees distinctes, la raison, la facultc de connailre les rapports des verilcs enlre elles; I'esprit {iiigcnhtm) , la propriete do saisir promptemenl la ressemblance des choses, que ces rcsseml)lanccs soienl esscnliellcs ou acccssoires. 11 n'admet ni ne re- jelte completcmenl les deux systemes de Tharmonic preetablie el de I'influx physique. Quant a la nature des animaux, il n'clait ni de Favis de Korarius, qui leur accordait une ame raisonnable, ni de cclui de Descartes, qui les regardait comme des machines. 11 leur rcconnail la sensation, I'imagination, lejugemcnt m^me, pourvu qu'il s'agisse de choses sensibles et concretes : car pour les idees abslrailcs et generales, il les en croit totalemenl privcs. Canz mourut en 17o3. On a de lui : Pliilosophiw lelbnitziand' ct woljkinwui^va in thcologia, in-\", Francforl et Leipzig, 1728-1739 ; — Grammaticw universalis temtia rudimcnt(i,'\\\-h", il). , 1737; — Disciplina' morales vmncs perpetuo ncxu iradilw , in-8", Leipzig, 1739; — OntoloQia iwlemica, in-8", ib., 17il ; — Meditaliones l)hHosophic(.c , \\\-k°, 1750. CAPAC JTE. Le sens do ce mot ne peut etre bicn compris que par opposition a cclui de faculte. Une faculte est un ])ouvoir dont nous disposons avec unc parfaite conscience et que nous dirigeons. an moins dans une certaine mcsure, vers un but determine. La faculte supreme, celle (|ui gouverne toules les autres, en meme temps qu'elle en est le ly])e le plus parfail, c'est noire libre arbilre. L'ne capacile, an con- Irairc, est unesim])le disposition, \me aptitude a rccevoir cerlainesmo- diiicalions ou nous jouons un role enticremenl passif, ou ;i |)roduirc certains clfcls donl le pouvoir n'est pas encore arrive a noire cf)nsc!ence. II est corlain (lue , sans de Idles dispositions, les facullesellos-mcmes n'exislcraicnl ))as; car, (iuoi(pie nous excrcions sur nous-memes une Ircs-grandc puissance, nous ne pouvons pas ccpendanl nous fairc tout ce que nous sommes, ni nous donner tout ce que nous Irouvons en nous. Indcpendammenl de ccla, les facultes donl nous sommes deja en CAPELLA. 427 possession ne peuvent agir que d'apr^s ou sur des donndes que nous avons seulemcnt la capacity de recevoir. Ainsi ni la volont6 ni la re- flexion nentrcraient jamais en exercice, si elles n'y etaient provoquecs par certaines impressions sponlanees et par une intuition confuse des choses qui peuvent nous etre utiles ou que nous desirons connaitre. Ce- pendant faut-il considerer les eapacites et les facultes comme deux or- dres de fails absolumcnt dislincts et qui se developpent separemcnt dans Tame humaine- en d'autres termes, y a-t-il en nous de pures eapacites qui n'ont rien de personnel ni de volontaire? Evidemment non : car prenons pour exemple le phenomene sur lequel nous exergons sans con- tredit le moins d'influence, je veux dire la sensation. Sans doute la sensation depend des objels exterieurs et d'un certain etat de nos pro- pres organes; mais n'est-il pas \rai que si elle n'arrivail pas a notre conscience, elle n'exislerait pas pour nous, et qu'clle tient d'aulant plus de place dans notre existence, que la conscience que nous en avons est plus vive et plus noble? Or, qu'est-ce que c'est qu'avoir parfailement conscience d'une chose? C'est apres tout la saisir avec son esprit, Fem- brasser dans sa pcnsee; ce qui ne saurait avoir lieu sans le concours de I'atlention et du pouvoir personnel. La meme chose se demontre encore mieux pour le sentiment, qui nexiste pas, ou qui existe a un tres-falble degre, dans les amcs privees d'cnergie, s'abandonnant sans reflexion et sans resistance aux impressions venues du dehors. Done nous disposons dans une certaine mesurc de noire sensibilitc, nous pouvons la dinger dans un sens ou dans un autre j c'est-a-dire qu'elle est une veritable faculte, bien que I'intervention de Faclivile libre n'en fasse pas la plus grande part. Qui ne reconnait egalement cctte intervention dans la me- moire, dans I'imagination, dans tous les faits qui dependent de I'intel- ligence, et jusque dans la reverie? II n'y a done, encore une fois, dans Tame humaine, parvcnuc a I'elat ou elle a connaissance d'elle-raeme, que des facultes plus ou moins personnelles, plus ou moins dependanles de ce qui est au-dessus ou au-dessous do nous ; mais point de eapacites pures, de propricles incrtes ou d'aveugles instincts comme ceux qui appartiennent aux animaux etaux choses. La liberie, une force qui se connait et qui se gouverne enire plusieurs impulsions tres-diverses, mais susccptibles de s'harmoniser entrc ellcs; voila le fonds memo de noire nature et de tous ses elements secondaires. Voijez Faci'lte . CAPELLA {Marcianns Mineus Felix), Africain d'origine, ccrivait, selon I'opinion la plus generale, en 1-7 V ou 490 avant Jesus-Christ. Sous le litre de Satyricon et de Satira, il a compose en latin une es- pece d'encyclopedie , melange de prose et de vers , divisee en sept livrcs que precede un petit reman en deux livres intitule des Noces de Wtercurc el deP/iUologie. Les vues que Capella expose sur lagrammaire, la dialectiquc et lous les arts liberanx en ge'neral n'ont par elles-memes que pen do valeur, el sent, emprunlecs a Varron, a Pline, a Solin, et aux auires rcrivains do ranli([iiiU'; mais, considcre au point de vuc his- toriquc , le Salyrlcon n'est pas denue d'iraporiance. Pendant que la plu- part des monuments litteraires de la Grece et de Rome se trouvaient perdus ou oublies, il echappa au naufrage qui submergeait tant de chefs-d'omvre, et servit ensuii.c a renouer les traditions de la culture 428 CARDAN. antique. Vers I'ann^e 534, iin rheteur nomm6 F^lix, qui enseignait dans I'Auvergne, eneorrigea un exemplaire sur lequel on fit sansdoule de nouvelles copies : car, au temps de Gregoire de Tours et d'apres son propre tenioignage, I'ouvrage elait employe dansles cloitrespour I'in- struction des jeunes Aleves {Hist, littcrairc de France, \.\\\, p. 21, 22). Au x^ siecle, Capella jouissait d'une telle autorite , qu'on cite trois com- mentaires dont il a ete I'objet, ceux de I'eveque Duncan, de Kemi d'Auxerre et de Reginon {lb., t, vi, p. 120, 153, 5i9). Au commen- cement du siecle suivant, le moine Notker traduisiten langue allemande Us Noces de Mercure et de Philologie, et il nest pas douteux que le Sa- iyricon entier ne continuat d'etre tres-rcpandu dans les ecolcs. L'in- lluenee de Capella s'est ainsi maintenue jusqu'a I'epoque ou les ouvra- ges d'Aristote et des Arabes se repandirent en Occident; il fit place alors a des modeles d'un genie superieur au sien el plus dignes delre Studies. L'edition la plus eonnue de Capella est sans contredit celle que Gro- tius entreprit a I'age de qualorze ans, et qu'il publia I'annec suivante 1599 , Leyde , in-S". Cependant , de laveu de juges Ires-competenls en cette matiere, ellc est i'ort insuffisante; il faul y preCerer de beaucoup celle que Fred. Ropp avait preparee, et qui a paru apres sa mort, in-4.% Francfort, 183G. M. Graff a public a Rerlin, en 1836, in-8'^, la traduction de IS'otker indiquce plus baut. C. J. CARD AX. Ce nom , que Ton rencontre dans Ibistoire de toutes les sciences , qui partout eveille le souvenir du genie mele aux plus deplo- rables aberrations, n"appartient pasmoinsa Ibistoire de lapbilosoj)hie, ou il se montre entourc des memes ombres et de la meme lumiere. Mais s"il existe des travaux imporlants et congus dans un esprit dimparlialite sur Cardan considere commo medeein, comme naturaliste, comme ma- tbematicien, il reste encore a 1 eludler comme pbilosopbe : car, parmi ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de \ ue , pas un seul ne I'a pris au serieux , ou peut-etre n'a ose aborder les dix volumes in-folio et les deux cent vingt-deux traites sortis de son intarissable plume, dont le besoin augmentait encore la fecondite. Ra>le ne lui a consacre qu'un article biograpbiquc ; Rrucker semble avoir cu pour but de ne recueillir de lui que les opinions les moins sensees; et Tennemann , meme dans son grand ou\rage, daigne a peine lui accorder une mention. Jerome Cardan naquit a Pavie, le 2'(- seplembre de Ian loOl. Son pere etait un jurisconsulle distingue, fort inslruil dans b^s sciences ma- tbematiques, dont il enseigna a son fils les premiers elements, et sa mere, a ce (pie Ton sou])(;oime d'apres (jucl([ues aveux ('(•liai)pes a Car- dan lui-mcme, n'etail point mariee; elle cbercba meme a se I'aire avor- ter ])endanl (iu'(!lle le ])orlail (i;ms son soin. Ouoi (|u'il en soit, Cardan I'ut ('love dans la maison do son pore, et , sans nous arreler a toutes les circonslances exlraordinaires doiU il remplil le recit de S(\s |)remi('M-rs anneos,nousdirons (ju'a \ingt ans il suivil les cours de runivorsile do I'a- vie. ])cu\ ans ])!us tanl , il y expli(piail b^s Elcmcnl^ d' Eurlhlc. En j."i2'»- et en l.)2.'), il cUidiail a Padijiie , oil il ])ril sucet^ssiscment les grades de niaitre cs arls el de docteur en nu'deeine. [.a profession de iiiodecin, qu'il avait end)rassee n\al;in' les v(eux de son pere, lui founiissanl a CAUDAN. i^O peine les moyens dc subsister, il retourna a ses premieres eludes, et fut nomme, versl'age de trente-trois ans, professeur de mathematiqucsaMi- lan. Mais,apeineelevea ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par I'exercice de la medecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux que la premiere fois. II aurait bien pu, dans ce temps , devenir profes- seur de medecine a I'universite de Pavie; malheurcusement il ne voyait pas d'ou Ton tirerait ses honoraires; et , deja marie, a la t^tc d'une fa- mille , il n'etait pas dans un etal a ofTrir a la science un culte desinte- resse. Sa reputation parait mieux etablie que sa fortune ; car, en loi7, le roi de Danemark lui offrit , a des conditions tres-avantageuses , d'etre le medecin de sa cour. Cardan refusa , craignant , dit-il , les rigueurs du climat , et, ce qui est plus etonnant de la part d'un homme comme lui, la necessite de changer de religion. Quelques annees plus tard , il fut appele en Ecosse par I'archeveque de Saint-Andre , qu'il se vante d'avoir gueri, par des moyens a lui seul connus, d'une maladie de poitrine ju- gee incurable. Apres avoir successivement, et a diverses reprises, en- seigne la medecine a Milan , a Pavie et a Bologne , il s'arreta dans cette derniere ville jusqu'en 1570, Alors , pour un motif que ni Cardan ni ses historiens nont indique bien clairement , il fut jete en prison , puis con- damne , au bout de quelques mois , a garder les arrets dans sa propre maison. Enfin , devenu completement libre en 1571, il se rendit a Rome, oil il fut agrege au college des mcdecins , et pensionne par le pape jus- qu'au moment de sa mort , arrivee le 15 octobre de I'an 1576, onze jours apres qu'il eut mis la derniere main al'ouwage intitule de Vita propria. C'est de ce livre eminemment curieux , tenant a la fois du journal, du panegyrique et des confessions , que sont tires tons les fails qui prece- dent. iSous ajouterons , pour les rendre plus complels , qu'outre la mi- sere et la persecution , Cardan eut a supporter des malhcurs domesti- ques de la nature la plus humiliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut sous la hache du bourreau , convaincu davoir empoisonne sa propre femme ; un autre I'affligeait par une telle conduite , qu'il se vit oblige de solliciter lui-meme son emprisonnement. Mais ce n'est pas assez de connaitre les evenements qui composent la vie exterieure de Cardan ; il faut avoir une idee dc son caractere , de sa physionomie morale , une des plus bizarres qu'on ])uisse se representer, et que nuln'aurait imaginee si ellc n'avait pas existc reellement. On pent dire sans exagcration qu'il reunissait en lui les elements les plus oppo- ses de la nature humaine. D'une vanite sans mesure , qui perce dans chaque ligne de ses ecrits , qui le porte a compter sa propre naissance parmi les evenements les plus memorables du monde , et a se regai'der connne I'objet d'une protection miraculeuse de la part du ciel, il parle de lui en des termes qui , dans la bouche dun autre , pourraient sembler d'atroces calomnies. II etait, s'il faut Ten croire, naturellcment enclin a tons les ^ ices , et porte vers tout ce qui est mal ; eolere , debauche , vindicatif, joueur, impie, intemperant en actions et en paroles, toujours pret a blesser meme ses meilleurs amis Ule Vita propria , c. 12 . Nous ajouterons que le tableau qu'il nous a laisse lui-meme dc ses habitudes et de ses mreurs n'est pas pro])re a dementir ce jugement, Croit-on que ce soit I'amour de la vcritc qui lui fait tenir un tel langage? Mais le meme homme nc recule pas devanl les plus grossiers mcnsongcs. II so 430 CARDAN. vanle dc jmsscder plusieurs lan^ues sans les avoir jamais apprises , et toulcs les st-ienees sans les avoir eUidiees ; il s allribuc le don surnalurel de eonnailre Tavenir, de voir en plein jour 1(^ cicl seme deloiles , d en- tenbjel de ce iieciu il. .Nous nous conten- terons de citcr le Theonoslon , le \i\ix' de Consouiiioite , les traites de Nalxira, de Immorlalilate aninuirvm , de I'lw, de Siimmo bono, de Sa- pientia, et le livre de Vila propria, comn.c ia source ou nous avons puise les elements s Cbarpenlicr, a propos, il est vrai, des questions Irailees par Alcinoiis, revient a sts querelles personnelies, el expose aussi ses propres (Opi- nions sur (jurlques-ims des plus grands problemes do la science , li's idees el les universaux, rimmorlalite de I'Ame , le destin, le libre ar- CARPENTir:}?. . 439 bitre, etc. II defend, dans I'une entre autres, le dieu d'Aristole conlro la theodiceo de Platon , et il s'appuie memo sur les dogmes Chretiens pour soulenir la doctrine peripateticienne. La premiere de ces digressions est consacree a sa melhode , question fort controversee entre Ramus el lui ; et , a cette occasion , il reprend toute la lutte anterieure et en raconte les phases. II remonte jusqu'au fameux arret royal du 10 mars 15i;}, epoque a laquelle il n'avait lui- menie que dix-neuf ans ; il cite un arret tout entier avec la sentence du par- lenicnt, etles sentences non moins grtives que tous les savants frangais et Strangers* avaient portees contre les audaces de Ramus. Apres cetto interruption , qui n'a pas moins de t32 pages, I'auteur reprend son com- mentaire precisement au point ou il la laisse; et de la note k, ou il avait quitte Alcinoits pour Ramus, il passe a la note 5, ou il continue et acheve sa pensee. Les autres digressions sont congues sur un plan tout pared ; et de meme que la premiere est dediee au cardinal de Lor- raine, les autres le sont a quelques-uns des personnages dont Charpen- tier avait ohtenu la protection oul'amitie. (]e sont , en queique sorte , des repos et des distractions ([ue lauteur donnc a sa propre pensee et a ses lecteurs ; et , chose assez singuliere , cette etrange fagon de composer un livre n ote rien a la clarte et a I'unite de celui-la. Le ton do la pole- mique contre Ramus est celui dune ironie qui ne se lasse point un scul instant. Ramus y est rarement designe par son nojn personnel. 11 y est appele Logodirdalus , et le plus souvent Rhessalus, du nom d'un me- decin contre letiuel Galien avait autrefois dirige des sarcasmes non moins amers. Le commentaire sur Alcinoiis est suivi d'une lettre ou I'auteur repond aux attaques de Ramus, qu'un premier pamphlet avait fait sor- tir dun silence garde depuis pres de vingt ans. Charpentier, en se de- fendant, aflirme quil n"a pas ele le premier agresseur, qu'il a meme ja- dis rendu des serNices a celui qui le pro'voque. Et dans une seconde lettre , datee de Janvier 1571, il avertit Ramus de prendre garde a Tis- sue que ses invectives pourraient bien avoir un jour. Nulla animi atten- tione consideras quis tuarum contentiomwi exitns esse possit. Est-ce un sinistre presage? et ces paroles que I'aigreur de lapolemique apeut-etre seule inspireeSjindiquent-elles deja la deplorable vengeance sous laquelle Ramus succombait dix-huit mois plus tard ? Qui pourrait le dire ? En terminant 1 edition de son Alciiioui^ , qui est de 1573, Charpentier lui- meme parle de la mort de son ancien adversaire , et il n'a pas un mot pour le plaindre. II rejctlc sur les desordres du temps le retard apporte dans ses travaux ; mais il s'applaudit de cette nouvelle lumiere , qui , au mois daout dernier, s'est levee sur la religion chretienne, de jneme qu'il felicite le roi et les Guise dans sa dcdicace : « l*uis est venue s'y joindre la mort inopineede Ramus etdeLambin. lis sont morts tousdeuxcomme je mettais la dernicre main a n'.on ouvrage , dont la plus grande partie etail dirigee contre eux , non sans queique aigreur venue de la discus- sion. Je me suis pris a craindre de seiiibler combattre contre des ombres ou me rejouir insolemment de leur mort, qui ma 6te , je I'avoue, les plus vifs aiguillons a la culture assidue des lettres. » Rien qu'il avoue qu'il a etc sur le point de supprimer cette seconde edition , ce n'est pas la le langage dun bomme qui comprend ou quiprevoit I'aft'reuse respon- salnlite qui va peser sur lui. A cote de re souvenir si pen genereux donn(5 4i0 CARPENTIEH. a soil adversaire , il souffrail quiin de ses collogues, Duchesne, insuitat la Dieinoire i\o Uanius dans unc do cos pioces de vers que I'usagc du temps exigeait on lelo dos ouvragos los plus sorieux. Ducliosne se moquo de la tombe que lUiessalus a Irouvee dans la Seine, loute dignc quelle elaitde lui ; el Charpentier place oette alroce epigranime au fronlispicede son Alcinous. Mais, dun autre cote, il no faut pas ouhlier que cetAlci- nous est dedic au cardinal de Lorraine , qui , prolecteur de Charpentier, I'avait ete jadis aussi de I'infortune Ramus. Charpentier mourait lui- m^me, I'annee suivante, de phthisic, et a peine iige de cinquante ans. On pent distinguer encore parmi ses ouvragos ses Animadversiones in libros tres dialecticamm instilutionum Petri Rami : cost ie plus im- portant de ses travaux logiques ; il est de 1555. Charpentier occupait ddja des fonctions assez elevees dans I'Academie de Paris; il se plaint des provocations de Ramus, et ce n'est qua grand'peine qu'il se decide a lui repondre. 11 le fail d'ailleurs avec une sorte de moderation , el , re- prcnant une a une ses assertions principales, il lui en demontre la faus- setc avec une erudition et une science certainemenltros-superieures. Avant ce combat public , les deux adversaires avaient discule cos regies dabord devant lAcademie, puis devantle cardinal de Lorraine, qui s'elail porte moderaleur enlre eux. Ce qui indigne surloul Charpentier, c'est que Ramus veut enseigner la logique aux jeunes gens en moins de deux mois. Qu'aurait-il dit s'il avail su que, plus tard, des ecrivainsde Port- Royal en pretendraienl reduirc retude a quatre ou cinq jours. Quels quaient ete les torts de Charpentier, on pout dire (juil appor- tait dans ses discussions des qualites rares, un savoir elondu el precis, une mcthode excellente, une parfaile juslesse d'espril a delaut de ge- nie , el quil employail deja les procedes d'une critique saine et forte , qui depuis a ete rarement surpassee. G'elaient la des litres suffisanls a rattenlion de I'hisloire, et Ion doit s'elonner que I'exact Rrucker Tail passe sous silence dans son grand ouvrage. II y a fait iigurer bien des noms qui no valenl pas celui-la. Voi(;i la lisle des ouvrages les plus remarquables de Charpentier par ordre de dates : Descriptio universce artis disserendi ex Arislot. Organo coUecta et in tres libros dislincta, in-i", Paris, XiSoU'; — Animadversio- nes in libros tres dialeciicarum instilutionum Petri Rami, in-4", ib., 1555; — Deelementis et de meteoris, traduil de ritalien , in-i", ib., 1558; — Disputatiode animo, methodo peripatetica utrum Arislot. mortalis sit an immortalis, traduil aussi de litalien , in-i", ib., 1558; — Descriptionis logicce liber primus, in-4°, ib., 1560; — Descriptio universal naturoe ex Aristotele , in-4°, ib. , 1560; — Artis analytic a; sive judicandi de- scriptio ex Arislot. Analyt. poster., in-k°, ib., 1561; — Compendium in communem artcm disserendi , in-V, ib., 1561; — Platonis cnm Aristotele in universa philosophia comparatio quw hoc commentario in Alcinoi in- stitutionem ad ejusdem Platonis doclrinam explicalur, in-i°, ib., 1573. Cette edition conlient plusicurs lellres et pamphlets contre Ramus, de 1561 , 1566, 1569 et 1571. — On allribuo aussi a Charpentier la pu- blication de I'ouvrage apocryphe d'Aristote de la rh<^lorique ^gyplienne : LibriXJ V qui Aristolelis esse dicuntur de secretiore parte divince sapien- tice secundum /Egyptios ex arabico sermone, in-lt", Paris, 1571. R. S.-TL CARPOCRATE. 441 CARPOCRATE, originaire d'Alcxandrie el Chretien de naissanco, est le fondateur d'une secte pbilosophique ot religieuso qui jeta un cer- tain ^clat dans le second sieclc de notre ere. 11 parail avoir eu le projet de concilier le chrislianisme , non-seulemcnl avec la philosophic orien- tale, niais aussi avec les principaux systemes dc la philosophic grecque, et, en parliculier, avccleplatonisme, auquel ilemprunta latheorie de la preexistence des ames et de la reminiscence. Comnie la plupart dcs gnostiques, il attribuait la creation du monde a des genies infcrieurs et malfaisants , au-dessus desquels il reconnaissait, comme principe su- preme, I'unite que I'esprit peut atteindre par un mode superieur de connaissance. Epiphane , fils de Carpocrate, completa la doctrine meta- physique de son pere par un systeme de morale dont le point de depart etait la communaute de toutes choses : cequil'amenait aconsiderer les lois humaines comme des infractions a la loi divine , puisqu'elles ne permettent pas que le sol , les biens de la terre et les femmes soient communs entre les hommes. Ces detestables maxinies firent imputer aux disciples de Carpocrate de honteux execs. Cependant saint Irenee de- clare douter qu'il se fit parmi eux «des choses irreligieuses, immorales, d^fendues. » Voyez pour plus de details I'art. Gnosticisme, et VHistoire du Gnosticisme, par M. Matter^ 2 vol. in-S", Paris, 1828, t. ii. X. CARTESIAXISME. Nous donnons le nom de cartesianisme au mouvement philosophique qui s'est accompli pendant le xvii^ siecle sous Tinfluence de Descartes. Nulle revolution philosophique , soit dans les temps anciens, soit dans les temps modernes, n'a ete plus grande et plus feconde; nulle n'a donne une plus sure impulsion a toutes les bran- ches des connaissances humaines; nulle n'a suscite plus de systemes et entraine plus de grandes intelligences. Mais est-il juste dc donner ex- clusivement le nom de Descartes a cette revolution dc laquelle est sortie la philosophic moderne tout entierc? Descartes en est-il bien le chef et le principal promoteur? N'cst-elle pas en grande partie I'ouvrage des philosophes du xv^ et du xvi^ siecle? et Bacon ne peut-il pas aussi en revendiquer la gloire? 11 est vrai que dans le cours du xv^ et du xvi* sie- cle la philosophic avail vu se succeder d'audacieux reformaleurs qui sont les precurseurs de Descartes. Tous par des voies diverscs , les uns par le peripatetisme , les autres par le platonisme et le mysticisme; les uns avec une tendance empirique, les autres avec une tendance idealiste, avec plus ou moins de talent et d'audace, ont prepare la ruine de la phi- losophic scolastiquc et I'emancipation de la raison. Pomponat, Vanini suivent encore en apparence I'aulorite d'Aristote , mais ils rinterpretent a leurmaniere; Frangois Patrizzi el Ramus s'attachent, au contraire, a Platon , et font la guerre a Aristotc; Telesio, Giordano Bruno et Cam- panella rejettent egalement Tautorite de Tun et de lautre, et entrepren- nenl de fonder des systemes sur la scule autorite de la raison. Enlin les grands mystiques delamemeepoquc, tels queParacelse, Robert Fludd, J.-B. Van Helmont, entrainent aussi I'espril humain dans des voies nouvelies. La plupart de ces novateurs ardenls ont m^me ^te martyrs de leurs genereux elforts pour conquerir I'independance de la pcnsee philosophique. Rien de plus vrai que ce portrait du philosophe de la renaissance^ trace par Pomponat : «La soif de la virile le consume, il AA-I CilRTI^SIANISME. est lionni de tous comme un insens(5, les inquisiteurs le persecutetit, il sort dp spectacle au peuple.» Tel a etc, en ofFet, le sort des malheureux prdcurspurs de Descartes. La soif de la verite les consume, et pour I'e- teindre, leur esprit fougueux se precipitodans toutes les directions sanJ5 regie ni methode. Leur vie est errante et agitde, les inquisiteurs les perseeutent, I'exil, la prison, les tortures, le bAcher, voila leur lot et leur parlage. Ainsi ont vecu, ainsi sont morts Ramus, Giordano Bruno, Yanini, Canipanella. Sans nul doute, tous ces intrepides martyrs des droits de la raison avaient deja beaucoup fait pour Temanciper et pre- parer les \(iirs ;\ une pliilosopbie nouvelle, et cependant beaucoup res- tait encore a faire. lis avaient, il est vrai, courageusement protest^ contre lejoug do la ])hilosopluo scolastique; mais tousn'avaiont pas os^ ouvortement protestor au nom de la raison , la plupart avaient invoqu6 seuleniont un.o autorile contro une autre autorite, Platon contre Ari- stote, ou bien le veritable Aristote contre I'Aristote defigure des dcoles. Ceux-ia memos qui avaient proteste contre le principe de I'aatorite, au nom i\e la raison , n'avaient pas eleve lours protestations a la bauteur dune metbode. Mais il importe surtout de romarquer qu'auoun dentre eux n'avait encore produit un systeme qui renfermal une part de vdritd assoz grande ol dont les parties fussont assoz fortement lieos entre elles pour aspirer a rcmplacer la pluloso])liio scolastique et a dominer sur les intelligences. Toutes ces diversos tentatives de reforme pbilosopbique plus ou moins incompletes, plus ou moins malbeureuses, vicnnent abou- tir a Descartes, qui acbeve et fait triompher la revolution pbilosopbique connnencee avoc tanl dardour et d'beroisme par les philosopbes du xy" et du xvi" siocle. Nous ne nions pas que I'autour de V fnstauratio magna ait rendu des services a I'esprit humain et a la pbUosopbie moderne; mais nous ne pouvons pas le considci'or, avoc quolques pbiiosopbes dcossais et quel- ques pbiiosopbes encyclopodistos du xviii* siecle, comme le promoteur principal de la renovation de la pbilosopbie et des sciences au xvii*. Si Bacon a eu, dans lo xviii* siecle, des admirateurs qui ont fait sa part beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des detractours qui la font beaucoup trop petite. Nous ne donnons point dans Texces de cos de- tracteurs avougles el passionnes. Bacon est un grand esprit , ses ouvra- ges conliennonl des vues fecondos et vraiment propboliques sur I'avenir de la science , sur la molbode et le perfoctionnemont des sciences d'ob- servation ; mais Bacon nest pas un metapbysicien , il ne pose ni ne re- cberobo le principe do la certitude, et, en debors de la motapbysique, son nom ne so rattacbe a aucune de ces grandes decouvertos par les- quollos Descartes a renouvel6 les sciences et prepare tous leurs deve- loppoments ultorieurs. D'ailleurs , en fait , la question est trancboe par le pen d'influence qu'a exorco Bacon sur lo xV' sioclo. A peine est-il connu, a peine est-il cite par SOS oontemporains ot par les savants ot pbiiosopbes illustres qui pa- rurentaproslui. Mais si lo xvii'^ sioclo oonnail a peine Bacon, partout il porto lomprointe ])roi'()nde de la pliilosophio de Descartes. Voila pour- quoi nous avons donne lo noui de cartosiaiiismo au mouvemont pliiloso- f)lii(jue qui sest accomj)!! pendant colto grande periodo de Ibistoire do a pliilosopbie modoriie. CARTESIANISME. 445 Le principe de toute certitude, plac6 dans revidence,c'est-^-dire dans la raison, juge souverain du vrai ct du faux; !e point de depart de la philosophie cherche dans I'observation du moi par lui-meme ; la distinc- tion de I'Ame et du corps ; celle des idees innees ou naturelles et des idees acquises; I'existence de Dieu demontree par la notion meme de I'infini; la substance corporelle ramenee al'etendue, et Li substance inlellectuelle a la pcnsee ; la conservation du monde assimilee a une creation conti- nuee ; el, par suite, une forte tendance a concentrer toute activite dans la cause premiere : voila les c6tes les plus considerables de la doctrine de Descartes. Ce n'est point ici le lieu de developper ces divers principes et moins encore de les apprecier; bornons-nous a indiquer la part qu'ils ont eue dans les destinees de la philosophie moderne. De toutos les theories de Descartes , il n'en est pas qui ait exerce. une intluence plus generate que sa theorie sur le fondement de la cer- titude. A partir de Descartes , non-seulement la philosophie du xvii* sie- cle , mais la philosophie moderne tout entiere rejette le principe de I'au- torite, qui, sous une forme ou sous une autre, avait constamment domine dans la philosophie du moyen age, et ne reconnait et n'accepte comine ATai que ce qui est evident. Les plus pieux metaphysiciens du xvii^ siecle tiennent aussi fermement pour ce principe que les philosophes les plus incredules du xviii*, avec cette difference, toutefois, qu'ils distinguenl severement entre les verites de la foi et les verites de la raison, entre la theologie et la philosophie. Autant est faux et pernicieux, dans I'ordre de la foi , le principe de I'evidence; autant est fauxet pernicieux le prin- cipe de lautorite transporte dans I'ordre de la science et de la philoso- phic : voila ceque repetent constamment Arnauld, Malebranche, Bos- suet, Fenelon. II faut done reconnaitre que Descartes a fait triompher dune maniere definitive en philosophie le criterium de I'evidence ou I'autorite souveraine de la raison; car c'est la raison qui juge de ce qui est evident ou n'est pas evident et, en consequence, de ce qui est vrai ou faux. La methode de Descartes a eu , a peu de chose pres , la m^me fortune que sa theorie de la certitude. Descartes prend pour point de depart la pensee. 11 la distingue rigoureusement de tout ce qui n'est pas elle, du corps ct des organes. II pose d'abord comme fait primitif , environn6 d'une evidence irresistible, I'existence de la pensee, et c'est de I'exis- tence de la pensee et de I'etude du moi qu'il tire ensuite I'existence de Dieu et du monde. On peut dire quid encore I'influence de Descartes a ete generale et decisive. En effet , si vous exceptez Spinoza tout entier absorbe par une autre tendance et quelques philosophes allemands de notre siecle , tons les philosophes modernes partent du moi et de la pen- see, tons s'accordent a considcrer le moi, non pas comme le terme, mais eomir.e le point de depart necessaire de la philosophie. Non-seulement Descartes a pose dans I'etude du moi le point de depart de la philosophie, mais il a determine et applique la vraie methode a suivre dans lefude du moi. il en a donne a la fois le pr^cepte et I'exem- ple. Quel est ce precepte? 11 ne faut pas etudier le moi avec les yeux du corps, avec les sens, avec I'imagination qui eniprunte toutes ses don- nees aux objets extcrieurs ; c'est avec I'Ame qu'il faut etudier I'dme , avee la pensee quil faut etudier la pens(^e. La conscience et la reflexion peu- 444 CARTESIANISME. vent seules nous informer de ce qui appartieut au moi. Tons les plidno- menes que les sens nous revelent se passent dans la maliere etendue et sont etrangers a I'esprit. Voila la vraie niethode psychologique que Des- cartes a nettenient determinee et appliquee avec profondeur dans les Meditations, qu'il a defenduevictorieusement centre toutesles objections de Hobbes et de Gassendi. GrAce a lui, cette niethode, qui est la seule vraie methode psychologique , a generalement triomphe dans la philo- sophic moderne. C'est par la que Locke, en particulier, se rattache au cartesianisine. Les historiens de la philosophic , qui ont place Locke en dehors du mouvementcartesien, sesont, en general, troppreoccupes de la polemique centre les idees innees, et n'ont pas assez remarque que Locke applique a lentendement humain cette nieme methode dont Des- cartes a donne le precepte et lexeniple. Parun autre cote de sa philosophic, la Theorie des idees innees , Des- cartes a fra\ e la voie a ses successeurs sur dimportantes verites. La doctrine de Walebranche sur la raison est sans nul doute superieure a la doctrine cartesienne , qui se bornait a reconnaitre Texistence des idees innees, et qui n'en determinait ni les caracteres, ni I'origine, ni la na- ture. Cependant Descartes a demontre que nous ne pouvons avoir I'idee de I'imparfait et du fini sans avoir en meme temps lidee du souveraine- ment parfait et de linfmi. Centre Hobbes et Gassendi, il a ctabli que cette idee de linfini est irreductible a lidee de lindelini et a toute autre idee derivee de I'experience et de la generalisation. 11 s'ensuit que I'exi- stence de I'Etre inlini ou de Dieu est implicitement contenue dans I'idee que nous en avons, et il a fonde sur cette idee la vraie preuve de Texis- tence de Dieu, et par la il a prepare la theorie de Malebranche. 11 y a une raison universelle qui eclaire tons les hommes; cette raison est en nous, mais elle nest pas nous ; elle ne vient pas de nous , clle est la sagesse, leVerbedeDieu meme, avec qui nous sommes constamment unis par lidee de linfini , et en qui nous voyons toutes les verites eter- nelles et absolues; veila I'essence de tens les admirables devclo])pements renfermes dans les ouvrages de I'auteur de la Recherche de la verite sur la nature de la raison. Or le germe de toute cette theorie n'est-il pas contenu dans ce que Descartes a etabli dune maniere si solide relativement a lidee de I'in- fini? La theorie de Malebranche a ete suivie a son tour par Bossuet et Fenelon. Elle tient une grande place dans toute la metaphysique de I'e- peque. Plus tard, elle a etc mal comprise et repoussee; mais la philo- sophie de nes jours I'a de nouveau adoptee, el censtannnent s'en in- spire. C'est done a Descartes, et apres lui a Malebranche, que nous de- vons rapporter le principe de cette theorie , qui a exerce une si grande influence sur la philosophic du xvn'' siccle , et qui scmble appelee a en exercer une non moins grande sur la philosophic du xix'. La theorie de Descartes sur la substance et sur la conservation de I'u- nivers a produit des rcsuitats moins hcureux : car elle a conduit une partie de sou ecoie a nier IciUcacite des causes secondes et la persun- ualile humainc. Descartes ne nie pas positivement la realite des causes secondes, il ne nie pas la liborte et lapersonnalilc, il accorde a VAmv le pouvoir dc diriger le mouNcment; mais il y a dans les Meditations et dans les Principes quelquos semences, comme parle Leibnitz, qui. CARTESIAiMSME. 4i5 cultivees par des esprits exclusifs, doivent produire ces consequences. Bientot , en effet , De la Forge considera Dieu comme la cause directe et efficiente de tous les rapports de I'dme et du corps , qui sont indepen- dants de notre volonte. Svlvain Regis, allant plus loin, nia que la vo- lonte fut une cause veritable , et soutint qu'il fallait aussi rapporter di- rectement a Dieu les actes que, par suite d'une illusion, nous avons coutume de rapporter k nous-memes. Geulinx admet que toutes nos idees , tous nos sentiments , sans exception , viennent de Dieu , qui les produit dans notre t\me par une operation merveilleuse , au moment meme ou il produit certains mouvements dans nos organes. Selon Clau- i>erg, I'homme et toutes les choses de I'univers ne sont que des actes divins : nous sommes a I'egard de Dieu, ce que sont nos pensees a re- gard de notre esprit. Malebranche preta a ces theories extremes I'autorite de son genie et de sa piete, et il se plut a repeter que Dieu seul est la cause de toutes les modifications de notre ame , de toutes les idees de notre entendement, de toutes les inclinations de notre volonte, de tous les mouvements de notre corps ; que tout vient de Dieu et rien des crea- tures. Enfin Spinoza, qui avait repudie de I'heritage de Descartes la meilleure et la plus noble part, pour n'en conserver que les erreurs, Spi- noza refusa le nom de substance a ces choses incapables d'agir par elles-memes, qui ne peuvent continuer d'exister qu a la condition d'etre continuellement creees ; et comme il ne voyait dans I'univers qu'une seule cause , il ne reconnut qu'un seul etre dont toutes les autres exis- tences sont des formes fugitives. Leibnitz meme, qui avait si bien re- connu la source des erreurs de I'ecole cartesienne, ne sut pas s'en ga- rantir; et, apres avoir demontre I'activite essentielle de la substance, il refusa a ses monades tout pouvoir d'agir les unes sur les autres , et finit par I'hypothese de I'harmonie preetablie. Apres avoir suivi les destinees philosophiques des principes de Des- cartes dans les grands systemes qui) a precites , et qui , plus ou moins directement , relevent de lui , il faut apprecier Taction generale qu'il a excrcee sur la societe du xvn* siecle, sur les hommes de genie, sur les grands ecrivains de cette epoque dont la philosophie na pas ete I'etude speciale et la principale gloirc. La doctrine cartesienne avait eu, des son apparition, un immense retentissement, comme on en peut juger par les discussions qu'elle souleva d'un bout de I'Europe a I'autre. Les sa- vants et les theologiens les plus illustres de I'Angleterre, de la France et des Pays-Bas, Hobbes, Gassendi, Arnauld, Caterus, le P. Bourdin, Ilenri Morus, etc., engagerent avec Descartes meme une polemique dontFeclat rejaillit sur la nouvelle doctrine, et contribua a ses progres. Pendant que les universites hesitaient, le cartesianisme gagnaitsa cause auprcs des gens du monde. II penetra dans le parlement et dans la ma- gistrature,dans la congregation de lOratoire et jusque dansIaSorbonne; Descartes put meme se vanter de compter parmi ses disciples une reine sur le trone , Christine , et la princesse Elisabeth , celebre par sa profon- deur et I'etenduc de son esprit. En 1050, annee de sa mort, «il etaitle philosophe de tout ce qui pensait en France et en Europe. » Mais bientot les anciens maitres de Descartes au college de la Fleche, les jesuites, d'abord indecis, s'alarmentde I'esprit et des progres de sa philosophie, et s'efforcent de la detruire. lis ne se contentent pas des 446 CAHTESIANISME. violentes critiques , des satires , des pamphlets de quelques-uns de leurs p^res; ils ont recours a la persecution. GrAce a leurs intrii^ues, treize ans apres la mort de Descartes , ses ouvrages sont condainnes a Kome par la congregation du Saint-Office , avec la formule adoucie du Donee corrigantur. lis enipdchent , par un ordre du roi , de prononcer I'oraison funebre de Descartes dans 1 eglise Sainle-Genevievc-du-Mont, au mi- lieu du concours d'amis et de disciples qui s'etaient reunis pour celebrer, par demagnifiques funerailles, le relour de ses restesraortels en France. Excitee par eux, la Sorbonne, en 1070, soUicita du parlement de Pa- ris un arret centre la philosophic nouvelle. Pendant quelque temps, il fut vivement question de remettre en vigueur ce fameux arret de 1024 , qui avait etc aussitot abroge que public, et par lequel il etait defendu, a peine de vie , de soutenir aucauic opinion (^ontraire aux autcurs anciens et approuves. Mais larr^t burlesque par lequel Boileau tourna en ridi- cule la pretention du parlomenl a maintenir, envers et contre tons, I'autorite d'Aristote, et un memoire eloquent d'Arnauld, public par M. Cousin {Fragm. piiil. , 3' edit.), previnrent la condamnation immi- nente du cartesianisme. L'avis des plus sages et des plus moderes prevalut, et le parlement ne rendit pas I'arret qui lui etait demande; mais les jcsuites ne se tiennent pas pour battus ; ils en appellent du parlement au conseil du roi, qui, a leur requete, proscrit en France I'enseignement de la phi- losophic cartesienne. Onformement a cet arr^t , toutes les universites de France, et entre aulres les universites de Paris, de Caen et d'An- gers, proscrivent la philosophie nouvelle et defendcnt de lenseigner, de vive voix ou par ecrit, sous peine de perdre tous ses privileges et ses degres. En 1080, le P. Valois citait, devant lassemblee du clerge de France , Descartes el ses disciples comme des sectateurs et des fauteurs de Calvin. Tous les cartesiens furent un moment alariiies; Regis fut oblige de suspendre son cours a Paris. Chacun craignait de se voir ex- pose a la signature dun formulaire et d'etre excommunie comme he- retique (Reciieil de pieces cnrieiises concernant la p/nlosophie de Descartes). La congregation de I'Oratoire veut d'abord resister, mais bientcM elle est obligee de ceder et de subir un concordat qui lui est impose i)ar les je- suites, en 1778, par lequel elle s'engage a enseigncr : 1" que I'exten- sion n'est pas lessence de la maticre; 2" qu'en chaque corps naturcl il y a une somme substanliellc reellement dislinguee de la malierc ; 3" que la pensee n'est pas I'cssencc de Tame raisonnable; 4° que le vide nest pas impossible , etc. Alors la philosophie de Descartes cut de courageux confesseurs, un siecle plus tot elle aurait eu des martvrs. Parmi ces confesseurs, nom- mons le P. Lamy, de I'Oratoire, ehasse de sa chaire de philosophie, in- terdilderenseignement el de la predication, a cause de son opiniAtre al- tachcment aux i)rincipcs de Descartes; noiiimons encore le cclebre P. Andre, jesuite, ehasse pour la meme cause de college en college, puis enfin mis a la Bastille a la demande des chefs de son ordre. Celte persecution, qui se prolonge juscpie dans les premieres annees du xvur siecle, ne reussit ])as, pour nous ser^ir d'une expression du P. Andre, a diicavtesianiser la France. Pendant (uielque temps elle ar- rcta, dans les colleges ci k's universites, renseii'uenienl de la pliiloso- CARTESlAPslSAlt:. 447 phie nouvellej mais, en dehors des ecoles, le carl^sianisme ne continua pas moins de sc propagcr et de se developper dans le monde en toute liberie. Malgre la censure prononcee par Rome contre le cartesianisme , les plus grands theologiens du siecle , les hommes les plus eminents par leur science et leur piete, tels qu'Arnauld, Bossuct, Fenelon, ne con- tinuerent pas moins d'etre ouvertement cartesiens, lout comme les ana- themes du concile de Sens et les condamnations des papes n'avaienl pas empeche, au moyen age, Albert le Grand el saint Thomas d'Aquin de commenler Aristotc et de professor le peripatctisme. C'est avcc I'auto- rite de Descartes qu'Arnauld cherche le plus souventa combattrelMale- branche. L'ne partie du traite de VExistmce de Dim de Fenelon n'est qu'une eloquente paraphrase du discours de la Methode; et quand Fe- nelon abandonne J)escartes , c'est pour suivre Malebranche. Enfin Bos- suet , dans son traite de la Connaissance de Dieu et de soi~meme , expose et resume la plupart des principes metaphysiques et physiologiques de Descartes. L'influence de Descartes n'embrasse pas sculement la philosophic , mais aussi la litlerature de son siecle. Cost dans I'esprit et dans les principes du cartesianisme qu'il faut chercher 1 explication des carac- leres les plus generaux de la grande litterature du siecle de Louis XIV. Descartes avail profondement separe la philosophic de la politique et de la religion. La litterature du xvii'' siecle imite son exemplc. Elle ccarte soigneusement loutes les questions sociales et politiques en cc qui con- cerne les verites de la foi; elle est toujours pieuse et soumise; en lout autre ordre d'idees, elle est pleine d'independance el de bon sens, elle a secoue lout respect superslitieux pour I'autorite des ancicns; die n'accepte rien comme vrai dont la raison ne reconnaisse revidence. La litterature du xvii'^ siecle doit encore a la philosophic de Descartes cette tendance fortement idealiste et spirilualisle qu'elle manifcste dans ses productions les plus divcrses. C'est Fame, et non pas le corps, qu'ont en vue les grands ecrivains de ce siecle. Nul ne s'adresse exclusivement au corps, nul ne flalte les sens et les passions, nul ne finit a cette lerre la desUnee de I'homme. Tons, comme Descartes et d'apres Descartes, distinguent Tame du corps, tons placent duns Tame et dans la pensee I'essence de I'homme , tons lui affirment une deslinee par dela cette vie el par dela ce monde. Dans les premieres annees du xviii" siecle, le cartesianisme elait ainsi parvenu au plus haul degre de sa splendour el regnail en France sans contradiction. Cinq ans plus tard, lout etail change sur la scene philo- sophique; le cartesianisme avail disparu, et il avail fail place a une philosophic entierement opposee. Vers le commencement de la seconde moilie du xviii'= siecle , a peine resle-l-il , dans la philosophic el dans la science, quelqucs traces de cartesianisme; a peine en est-il question, si cc n'esl pour le lourner en ridicule et le releguer parmi les chimeres el les vieilles erreurs du passe, a I'egal de la philosophic scolastique. Comment, en uu temps aussi court, une aussi grande revolution s'est- elle accomplie ? II faul Tattribuer sans doute a la part d'errcur que renferme le carte- sianisme, part que nous signalcrons a rarticleDEscAirrts.Mais, a colede cette cause fondamentale , il en est d'aulres accessoires dont il faut us CARTESIANlSiME. lenir (•onipte. Ainsi , aprcs avoir pose en principe la souverainete de la raison el la regie de revidenec , le cartesianisme etait parvenu a un tel degre d'autorile et de puissance , qu'il menagait de devenir a son tour un rcdoulable obstacle aux developpcmenlsultcrieurs del'esprithumain. Les disciples de Descartes, coinme cesperipateticiensqu'ils avaientcom- Latlus, s'etaient mis a jurer sur la parole du maitre. II leur semblait qu'apres Descartes, nul progres nouveau ne fut possible, ni en physique ni en nictaphysique. Descartes allait bientot succeder a cette infaillibi- lite dont, pendant si longtenips, avail joui Aristote, et le cartesianisme en etait dt^ja venu au point de consacrer limmobilite en physique ct en metapbysique, rimmobilitc en toutes cboses. Des lors,il cut contre lui lous ceux qui pensaienl que le dernier mot de la science n'avait pas ele dit par Descartes. Mais ce sont surtout les grandes decouvertes de Newton qui vinrent porter le coup mortcl au cartesianisme. La fortune de la physique de Descartes n'avait etc ni moins prompte ni moins ccla- tante que celle de sa metapbysique. L'h\ polhese des tourbillons semblait avoir a jamais rcsolu tous les problemes physiques et aslronomiques que presente I'ctude du monde materiel. Or, au moment oii cette grande hypotbese regnait en souverainc dans la science , voici que ISewton de- couvre la loi de la gravitation univcrselle qui la renverse en ses fonde- ments. En vain les cartesiens voulurent-ils d'abord dcfendre I'bypothese des tourbillons; il fallut ceder a I'evidencc et reconnaitre que Newton avait raison contre Descartes, MaupertuiS, dans son ouvrage sur la figure des astres, a I'honneur d'introduire en France et d'adopter le pre- mier, entre les savants frangais, la loide la gravitation univcrselle. Apres Maupcrtuis, c'est un adversaire plus habile et plus dangereux, c'est Voltaire, qui entre en lice contre les cartesiens. Dans ses elements de physique, il attaque vivemcnt Ibypotbcse des tourbillons; il demontre son impuissance a expliquer des fails dont I'explication simple et natu- relle vient donncr a la thcorie de Newton la plus cclatante confirmation. L'ouvrage de Voltaire meltait a la portce de presque toutes les intelli- gences ce grand debat scientifique. 11 elail a la foisun modele de clarte, de bon gout et de convenance. Desorniais il fut impossible de soutenir rhypothese des tourbillons, qui i)erit tout enticre avec Fontenelle, son dernier dcfenseur. Mais la physique carlesienne ne tomba pas toute seule : dans la plupart des esprits, elle etait elroilement associee avec la melapbysiciue; elle I'entrahia dans sa chute. i)e la faussete demontree de la physi(iue de Descartes, on conclut gencralenient a la fausscle de sa metapbysique, et elle fut envcloppee tout enliere dans la memo re- probation. C'est ainsi que, vers 1750, le cartesianisme fit place a une philosophic qui , certes, ne valait pas celle de Descartes, la philosophic de Locke; maiss'il parait morldans laseconde parlie du XYni""siccle, il ressuscite, en quel([ue sorle, au XIx^ Aprcs avoir combattu ct renverse le scnsua- lisine, la philosophic de nos jours a renoue la chahie des grandes tradi- tions metaphysiiiues quavait ron'i)ue la philosophic superliciclle du sie- cle dernier. Elle s'esl portee Iheriticre directe du cartesianisme, et, lout en se prdservant des evccsdans les(iiiels ilcst lonihr , elle a picuseniciit recueilli toutes les vcrites immortelles qu'il contenail en son sein. J:ln cfTet , c'est du cnrlcsiiuiismc que nous tenons et notrc jnelhodc el la C ASM ANN. 449 pluparl dc nos principes. Comme Descartes, nous no reconiuiissons la verite qu'au signe infaillible de revidence ; eomnie Descartes, nous par- Ions de la conscience , qui nous atteste inmiediatcnient et I'existence de notre pensee ct celle d'une ame simple et imuioitelle profondernent distincte du corps et des organes ; comma Descartes , nous trouvons au dedans dc nous I'idce de I'infini, laquelle renferme implicitement la preuve de I'existence de I'Etre infini; comme Descartes, nous croyons a des idees innees, et, comme Malebranche, a une raison souverainc qui est le Verbe de Dieumeme, qui eclaire egalement toutes les intelli- gences et leur revele I'absolu et I'infini , et qui est la source des idees innees. Enfin , si nous ne donnons pas dans I'exces de nier toute sub- stanlialite et toute causalile veritable , toute realite aux substances creees , et de les considerer seulement comme des actes repetes de la toute-puissance divine, nous pensons, avec I'ecole cartesienne tout en- tiere , que ces substances finies et creees n'existcnt qu'en vertu d'un rapport permanent avec la substance infinie et incrcee ; nous croyons a une participation continue du createur avec les creatures , de Dieu a\ ec I'homme et le monde. Descartes est done encore aujourdhui ,' comme au xvn'= siecle, le pere de la pbilosophie. Le cartesianismen'a pas peri , mais il sest transforme et renouvele. II revit dans nos chaires , dans noire enseignement , dans nosouvrages, dans toutes nos doctrines philosopliiques; il regne dans nos ecoles, il est enseigne dans toute luniversite de France. Longtemps encore tons les progres de la pbilosopbie modcrne doivent consister a cultiver, a developper les semences fecondes qu'il a deposees dans son sein. Nous ne relevons done pas, connne sisouvent on Ta repete, pom- nous en faire un crime, de lAllemagne ou de lEcosse, et nous nous fai- sons gloire de dcscendre en lignc directe de la grande ecole franyaise dc metaphysique du xvn" siecle. Descartes, Malebranche, Bossuet, Fene- lon , voila nos auloritcs , voila nos maitres. Voyez, pour la bibliographic, tons les articles sur les principaux phi- losophes de lecole cartesienne, et consultez, pour Tecole en general ct son histoire : le lieciml de pieces curieitses concernant la philosop/iie de Descartes, petitin-12, Amsterdam, 1G84, public par Eaylc. — Memoires pour servir a L' histoire du cartesiatiisme, in -12, Paris, 1693, jtar M. G. Huet. —Vie dc M. Descartes, \n-V, Paris, 101)1, par Baillcl. — ■ Preface de rEncyclopedie, ct article Cartesianisme, par d'Alembert.— Memoire sur la persecution du cartesianisme, par M. Cousin. — Fray- ments philosophiques , 2 vol. in-8'', Paris, 1838, 3'' edit. — Introduction aux OEuvrcs du P. Andre, in-12, Paris, 18'i-3.» — Les deux ouvrages couronnes par lAcadcmic des sciences morales ct poliliques dans le concours de 1839. — ■ Le Cartesianisme ou la Veritable renovation des sciences, par M. Bordas Demoulin, 2 vol. in-8'*, Paris, 18^3. — Histoire et critique dc la reeolution cartesienne ,])aY M. Francisque Bouilli(!r, 2\ol. in-8", Paris, 18 'i-2. — Manuel d' histoire de la philosophie moderne, par M. Benouvier, 1 vol. iu-12, Paris, 18i2. F. B. CASMAXX rOlhon', savant theologiendu xyr siecle, a qui Ton doit aussi quelques ouvrages philosophiques, complc au nombro de ses mai- tres Goclcnius, phiiosophe eclectique. Apres avoir dirige quelque temps I. id -450 CASSIODORE. rdcole de Sleinfiirl , il mourut prcdicatcur a Slade, en 1607, li ful le premier qui donna a une parlie de la phil()S(i])hie le litre de psyeholo- fzie; mais la science de lAnie n etait pour lui quune parlie de I'antluo- poloijie, qui embrasse aussi la connaissancc du corps, ou, pour nous servir de son expression, Id somatologic. I/esprit arislolclique respire encore dans cet ouvrage, d'ailleurs re- rnar([ual)lc par les delails el la clarle de 1 exposilion. Suivanl Casmann, la j)sycholo}4ie nous fait connaitre la nature de I'esprit huniain ou de I'anie raisonnable, en nous donnant une idee de toutes ses facultes. Lame est lessence meme de Ihonnne. Kile possede qualre facultes : la premiere est le principe de vie el d'iiclion dans I'homme; la seconde est lintelligence ou lafacultc de connaitre el de raisonner; lalroisieme est la volonle, quit rej^arde comme une seconde faculle de la raison; enfiii la faculle de ))enser. II entend par facultes irraisonnahlcs la force vegetative ouvilale. J/lionmieest dcMini la reunion suhslaiilicllo de deux natures, I'une corporelle, I'aulre s])irilucile. Danssa pliysioiagieinlellec- luelle, los esprits \ilaux el les fluides de loute nature jouenl encore un Ires-iirand role, I)u resle, sa philosopliie porle en geiun'al un carac- tere Iheolojzique Ires-prononce', toul on adineltant une Ame du nionde. 11 voulail, si le temps le lui avail permis, composer une grannnaire, une rluHorique, une logique, une arilhmeti([ue, une geometrie el une opliquc ehreliennes. II a laisse les ouvrages suivants : Psychologia an- thropologica , sive Animw hnmana' doclrina , in-8", Hanovre, 159'i., el Francfort, ItiOi; • — ■ Atdhropologiie pars secuiida, h. e. de Fabriat hximain corporis mcthodice descripla , in-8°, Hanovre, lo^ti; — Anfjelo- grapltid , she Comm. pinjs. de angeiis creatis, spirilibns, in-8", Franc- fort, 1597 • — Sonialologia plnjsica generalis, in-8", ib,, 151)8; — Mo- desla assertio philosophic^ et christiaiue et vcrcc adcersus insanos hnsdiim ejus el nonmilloruin liieropJianlarum morsus et caliimnias , in-8", ib,, 1601; — liiographid et comm. melhod. de hominis vita nalnrali, morali et ccconom., in-8", W). , iiiO'2. J. T. CASSIO!if)]\E [Magnus Aiirclius Cassiodor>/s] na(pii! . \ors V70, a Squillacc en Calahre, (Kime famille ricbe el considcree. Suivanl ([uel- ques biop'aplies, dout I opinion esl cnnli-oxorsec, ()doa(T(^. roi des He- rules, frappe de ses talents precr.ccs. laurait nomiiu'. ;"; peine a(»lcbrooke, csl en Sanscrit un peu dif- f(M-enl. Padarlha ne signific pas attribution , il signific sens des mols ar- thn sens, j>ac/a mot; , ell'idt^c en est, ])ar consequent , jilus pr(3cise que cellc du mot grec. Le mot d'aillcurs csl ])lus sp(^'cial a la ])bilosopbic vc^'isc'sliika fondee par Kanada, bien que loutes les t'colcs indcpcndanles ou orlbodoxes aient aussi des lb()orics analogues. Les categories ou pa- dArlbas de KanAda sont au nombre dc six : la substance , la qualite, I'ac- lion, le commun, Ic propre cl la relation. I'nc sepliemc categoric est CATEGORIE. 4r>5 ajout^e le plus ordinaircment par les commentateurs : c'esl la privation oil negation des six autres. Les six premieres sont positives; la derniere est negative {bhdva, abhdva). Sous la substance, KanAda range les corps ou les agents naturels dans I'ordre suivant : la terre , I'eau , la lumiere , I'air, I'ether, le temps, I'espace, I'Ame etl'esprit. Chacune de ces sub- stances a des qualites propres qui sont enumerees avec le plus grand soin. Les categories de KanAda peuvent donner lieu a deux remarques.: 1° elles sont presque identiquemeiit celles d'Aristote; 2° c'est une clas- sification des choses materielles, plus encore que des mots, A cote des categories de KanAda, Colebrooke place celles de GotAma; mais Colebrooke emploie ici un mot qui n'est pas applicable, et ces pre- tendues categories ne sont que I'ensemble des lieux cominuns de la dis- cussion reguliere, selon le systeme logique de Gotama, le nyaya. C'est cequi a ete prouve par M. Bartbelemy St-Hilaire (voir les Mcmoires de I'Academie des sciences morales et ■politiques , t, ni\ Ces categories sont au nombre de seize : la preuve, I'objet de la preuve, le doute, le motif, I'exemple, I'assertion, lesmembres de I'assertion reguliere (ou pretendu syllogisme indien , le raisonnement suppletif, la conclusion, I'objection, la controverse, la cbicane, Ic sopbisme, la fraude, la reponse futile et en- fin la reduction au silence. Ce sont la, comme on voit, des topiques de pure dialectique, de rhetorique : ce ne sont pas des categories, ni au sens de Kanada, ni au sens d'Aristote. Colebrooke a signale enfin les categories des 6coles heterodoxes des Djinas et des Bouddhistes. Ces categories sont en partie purement logi- ques comme celles de Gotama; ou purement materielles comme celles de Kanada. Les categories indiennes, sur lesquelles d'ailleurs il est aujourd'hui tres-difficile de se prononcer , presentent done deja deux caracteres qu'il est bon de remarquer, parce qu'on les retrouvera plus tard aussi dans les autres systemes. Elles sont ou une classification des choses, ou une classification des idees. Selon toute apparence, les tentatives des philo- sophes indiens, et suriout celle rle Gotama, sont anterieures aux systemes qu"a produits la philosopliie grecque. Les categories pythagoriciennes nousont ete conserv^es par Aristote, au premier livre de \a Metapfujsicue. Elles sont au nombre de dix; ce sont : le fini et I'infini, limpair et le pair, lunite et la pluralite, le droit et le gauche, le male et la femelle, le repos et le mouvement, le droit et le courbe, la lumiere el leslenebres, Ic bien et le mal, le carre et toute figure a cotes incgaux. Alcmeon de Crotone soutenait une doctrine a pen pres pareille. Aristote conclut que les pythagorieiens regardaient les contraires comme les principcs des choses; et il trouve que ce premier essai de determination est bien grossier (voir la traduction de M. Cousin dans son rapport sur la 3/e7a;j/;ysi(/Me d'Aristote, p. liiel li8> Les categories d'Archytas sont apocryphes,bien que Simplicius, apres Jamblique et Dexippe, les ait crucs aulhentiques. Cesl un ouvrage qui fut fabrique comme tant d'autres dans Tccole d'Alexanclrie, vers I'epo- que de 1 ere chretienue, et qui servit aux ennemis du peripalelisme pour rabaisserlemeriteetroriginalite d'Aristote. Simplicius en cite delongspas- sa2es;et ilserait possible, en rapprochanttoutes cescitations.de refaire le 454 CATEGORIE. pr^tcndu livrc du pj thagoiicieji contemporain de Socrate et de Platon. 11 ressorlevidemnicnt de celtc coinparaison, que la doctrine d'Aristote et celle d'Archylas soul idenliques,saurquelques diireiences insignifiantes. Themistius el Boece en onl conclu que eel ouvragc elait suppose, et la chose est certaine. Quand on sail la place que les categories tiennent dans le sysleme aristotelique, on ne peut adnieltrc que I'auteur de ce sysleme les ail eniprunlees a qui que ce soit, ou bien il faudrail alter jusqu a dire que le sysleme tout entier nest qu'un long ])lagiat. Les ca- tegories sonl la base de lout ledifice; ellesen sonl inseparables, el si Archytas les eiit en ellet congues connne Sinipiicius scnibic le croire, il eut ele le pereduperipatelisnie, a la place d Aristote. Au xvi* siecle, un autre faussaire imagina de publier, sous le noni d ArehUas, un livre des categories, ou Ion nc rctrouve aucun des fragments conserves par le pe- ripatelicien du >!*=; el le nouvel ouvrage n esl pas nioins apocryphe que le premier. II i'aul done laisser a Aristote la gloire d avoir cree le mot de categoric, el d avoir le premier , chez les Grecs, fonde la doctrine qui porte ce noin. Les categories d'Aristote sont au nombre de dix : la substance, la quan- lite, la relation, la qualite, le lieu, le temps, la situation, la mani^re d'etre, Taction et la passion. Ces categories sonl a la fois logiques et metaphysiqucs. II fautd abord remarquer que le traite special ou celle Iheorie est ex- posee, est place en tele de VOrganon et j)recede le traite de la Propo- sition ou llermtneia. On adu en conclure quAristole avail voulu, dans ce traite, faire la llieorie des mots dont sonl formces les propositions; et c'est la le caraclere particulier que les commcntateurs ont le plus gene- ralemenl donne aux categories. Mais commc les mots ne sont que les images des choses, il est clairqu'on ne peut classer les mots sans classer les choses. Voila ce qui explique connncnt les categories reparaissent avec tanl d'importance dans VdMctaphysique , aprcs avoir figure d abord dans VOrganon. Mais Aristote dil positiven»ent dans la phrase qui re- sume lout son ouvrage : « Les mots pris isolement ne peuvenl signifier qu'une des dix choses suivantes; » puisil enumere les dix categories. Jl serablc done que, dans la pensee d'Aristote aussi bien (jue par la place qu'elles occupenl en tele de la Logique , les categories ne sont guere qu'une theorie generale des mots. La grande division qu y trace Aristote, est celle que toules les langues humaines, les ])lus grossieres comme les plus savar.les, ont unaiiimement etablie. Les mots ne represcnlent ([ue des substances el des attribuls; h^s substances existent ]»ar lilcs-memes, ce sonl les sujets dans la pi"oposition; et les attribuls existent dans les substances, ce sont les adjectil's. Voila, au fond, a quoi se rcduisent les categories d'Aristole, dont le but d'aiileurs a ele si souvent controvcrse et peul I'etre encore, paree (jue I'auteur n a pas eu le soin de lindiquer assez netlement lui-meme. Mais cctte theorie mt^ineest tres-imporlanle, et Aiislole a su la rendre profondemeut orijiinale par lesdc\eloppeinenls qu'il lui a doniies, autanl quelle etait neuve au temps oil il retablit pour la prcnnierc fois. Aristote a traite tout au long les quatre preniieres categories; il les definit el en eimmrre avec uiic exactitude admirable les proprietes di- verses. ('elle ile subslaiu.'c surtout est onalvsee avec unc perfcelion qui CATEGOIUE. 4nr> n'a jamais ete surpassee. Quanl aux six dcnii^rcs, il los troiu c assoz claires par elles-memes pour quil soil inutile dc s'y arrelor. Enlin le traite dos Categories se teruiinc par une sorle (rappondico quo les com- mentatcurs ont appele Hypothcorie , et ou sent etudies les six objets sui- vants : les opposes , les contraires , la priorite, la simultaneite, le mouve- ment el la possession. II est assez difficile de dire comment cette derniere portion dc louvrafje se rattadie a ce qui precede ; et Arislote na paslui- meme monlre ce lien, que les commentateurs n'ont pas trouve. En metaphysique, les catefiories changent nn pen de caractere; elles ne reprcsentent i)lus la substance et ses attributs; elles representenl plu- tot I'etre et ses accidents. Elles nc sont pas des genres, el Aristote a pris soin de le dire souvent, en ce sens qu'clles aboutiraienl loulcs a un genre superieur qui serait letre : il n'y a d'etre veritable, de realite, que dans la premiere, dans celle de la substance, laquelle seule communi- que de la realite aux autrcs. Les substances existent en soi ; les accidents ne peuvenl existcr que dans les substances el n'ont pas d etre par eux- memes. La categoric de la substance se confond avec I'etre lui-meme; les autres sonl en quelque sorte suspendues a celle -la, comme le dit Arislote. En definitive, elles reposenl toutes sur I'etre; el comme pour Arislote, il n'y a d'etre que I'etre individucl, I'etre particulier , lei que nos sens le voienl dans la nature, i! s'ensuil que les dix categories doi- venl se retrouver dans tout etre quel quil soil d'ailleurs. C'esl la ce qui a fail dire que les categories n'etaient que les elements d une definition complete. La categoric de la substance nonnne d'abord I'etre, el les neuf suivanles le qualifient. Toutes ces delerminalions reunies formeraienl la determination tolale de I'tMre individucl, qu'on etudierait ainsi dans loule son elendue. Aristote a variesurle noml«re et I'ordre des categories; la substance restanl loujours la premiere^ c'esl tantot la qualile et non la quanlilequi vient aprcs die; lanlot les caiegorics soul reduiles a huit , dans des enu- merations qui pretendent cependant etre completes. Quoi quil en soil de ces difl'erences parlielles , auxquelles on a peut-etre allacbe Irop d'imporlance, dans le sysleme d'Aristole les categories sonlau nombre de dix, el elle doivenl etre rangees suivant I'ordre que presenle le traite special quil leur a coiisacre. Les stoiciens paraissent avoir considere les categories au meme point de vue qu'Arislole. Seuleniciit, ils tcntercnt den reduire le nombrejet, au lieu de dix, ils n'en rcconnurenl que qualre : la substance, la qualile, la maniere d'etre, la relation. Quels ctairnt les motifs de celle reduc- tion, et comment les slo'jciens la justilierenl-ils? C'esl ce quil serait dif- ficile de ilire, soil d'apres Plotin, (jui a comhattu et le sysleme sto'icien et cclui d'Aristole, soil dapres Simjilicius, qui, dans son commenlaire sur les categories, a donne quelqucs details sur la doctrine stoicienne. I'lotin a consacre les trois pu'cmiel'S iivres de la sixieme Enneade i\ une refutation des categories ci'Aristote el des slo'icicns, el a I'exposi- tiun dun nomeau sysleme. II irr.ilefurt severemenl ses predecesseurs, et n'approuA,e ni leur methode ni ieurs tbeories. Pour lui, il distingue les categories en deux grandes classes : ceiles du monde inlelligible, au nombre de cinq , et ceiles du monde s'^nsihle, en nombre egal. Les pre- mieres sont la sul)>lance, !c icpos , le nutuvemcnl, I'iden'ile el la diH'c- 450 CATEGORIE. renccj les secondes sont la substance, la relation, la quantity, la qua- lite el le niou\ciiient. l)e plus, il projjose de reduire iei les quatre der- nieres a une seule, eelle de la relation, ([ui coniprendrail les trois suivantes, el par la les categories du mondc sensible seraicnl reduites a deux, la substance el la relation. Apres I'antiquile el durant le moyen Age , la doctrine des categories ne joue pas de role nouveau. EUe n'esl que eelle d'Aristole commentee, niais non point discutee , acceptee el reproduite par toules les ecoles. A la fin du xyi*= siecle, Bacon altaque les catrgories d'Aristole; niais ce n'esl point par une discussion serieuse el approfondie , cesl par le sar- casme el I'injure. Aristote, suivanl lui, a voulu bAlir le monde avec ses categories; il a voulu plier la nature, qu'il ne connaissait pas, a ses classiiications. Les objections de Bacon ne sont pas plus serieuses, el dies n'ebranlent en rien la doctrine qu'il condannie. Descartes, sans combatlre Aristote, el se plaganl a un autre point de vue, parlage toutes les clioses en deux grandes series ou categories, labsolu el le relalif; mais cetle di\ision, selonlui, ne doit servir qu'a faire niieux connaitre les elenients de chaque question, en niontrant les rapports dordre el de generation qu'ils soulicnnenlentrc eux. Port-Royal, dans sa Log i que , ou Art de penser, a essaye une classification nouvclle des categories, qu'il fait renionter jusqu'a l)escarlesinenie. D'abord, suivanl les penseurs de Port-Royal , les categories sont une chose tout arbi- traire; el ils croienl que, sans s'inquieter de I'aulorile d'Aristole, cha- cun a le droit , tout aussi bien que lui , d arranger d'aulre sorle les objets de ses pensees selon sa maniere de philosopher, lis etablissenl done sepl categories, qu'ils renfernienl en deux vers latins el qui sont : Tesprit, la mesui-c ;;ou quantile';, le repos, le niouvement , la position , la figure, el enfin la matiere. Cesl done encore le monde qu'il s'agit pour Port- Royal de conslruire avec les categories, conime pour Racon, conime pour Kaiiada el peut-etre aussi pour Plotin. Le systeme de Kant, qui est le plus recent de tous, si nous excep- tons les contemporains, est fort different des precedents, el ne resseni- bk^ a aucun deux. Kant s'esl tronipe quand il a (lit que son projet (Hail tout a fait pared a celui d'Aristole. II n'en est rien. Kant , etudianl la raison pure et voulanl se rendre compte de ses elements, trouve d'abord que la sensibilite pure a deux formes, le temps et I'espace ; puis il trouve que I'entendement, qui vienl apres la sensibilite, a douze formes qui repondent par ordre aux douze especes de jugements possi- bles. Ces douze jugements sont les suivanls : generaux, particuliers, individuels; affirmatifs, negatifs, limitatifs; categori(iues, hypolheti- ques, disjonclifs; problematiques, assertoriques , apodictiques. Les ca- tegories correspondantes sont : unite, pluralite, totalite; affirmation, negation, limitation; substance, causalite, communaul(;; possibilile, existence, necessite. Les jugements et les categories ou formes de len- tcndement dans lesquelles se moulenl les jugements pour eire inteiligl- bles, se divisent encore trois par trois symetriciuciiient , en quatre grandes classes : les Iruis premiers sont de quantite, les trois seconds dc qualile, les trois suivants de relation, el les trois derniers de moda- lite. La quantite ne concernc que le sujet, dont I'extension pent etre plus ou moins grande, totale ou pnrtiel'c; la (U'alil.' !ie concenif (psc CAT]£G0RIE. 457 Tatlribut, qui peut 6tre dans le sujet ou hors du sujet ; la relation exprime la nature du rapport qui lie le sujet a I'attribut; enlin , la modalite ex- prime le rapport du jupement a I'esprit qui porte ce jugement meme. «Cette liste des categories , comme la dit M. Cousin, est complete selon Kant; cllc renferme tons les concepts purs ou a priori au moyen des- quels nous pouvons penser les objets : elle epuise tout Ic domaine de lentendement. » {Lecons sur la philosophie de Kant, p. 118 et suiv.) On voit que ce systeme ne ressemble point a celui d'Aristote , et que rien n'indique quele philosopbe grec ait pretendu classer des concepts purs , au sens ou le philosopbe allcmand les comprend. Kant a cet avantage sur Aristote, qu'il adit neltement a quelle source il puisait ses categories. C'est aux jugements quil les emprunte, ou, pour mieux dire, c'est des jugements qu'il les infere. Les jugements sont-ils bien tels que le dit Kant? sont-ils aussi nombreuxV Cest une premiere question que lobservation directe peut resoudre, puisque les jugements se formulent dans le langage et peuvent y etre directement etudies. Si les jugements sont bien tels que Kant les croit , cst-il necessaire , pour que ces jugements soientintelligibles, qu'ils viennent se modeler sur ces cadres vides que Kant suppose dans I'entendement? c'est la une autre question non moins grave que la premiere , et a laquelle il n"a pas da- vantage repondu. II affirme que les jugements sont de quatre especes divisees chacune en trois sous-especes parfailement symetriques; il af- firme que I'entendement a douze formes correspondantes quil appelle categories. Qui prouve ces deux assertions? qui les demontre? Rien dans le systeme de Kant , et Ton a pu demontrer, au contraire , que quel- ques-uns de ces jugements qu'il distingue rentrent les unsdans les autres et se confondent peut-etre en un seul. Voila done ce que I'histoire peut nous apprendre sur les categories : elles ont ete tour a tour, et dans les systemes ou leur caracterc eclate le plus clairement, une classification universelle ou des choses, ou des mots, ou des idees, ou des formes de la pensee. De tous ces points de vue, quel est le plus vrai? quel est le preferable? Tous sont vrais dans une certaine mesure; mais il ne faut pas s'y tromper,tous sontdilferents. Quand on veut etudier ce grand sujet, il faut bien savoir avant tout ce qu'on se propose. Quels objets pretend-on classifier? Voila ce dont il faut se rendre compte clairement, ce quil faut clairement indiquer. II ne parait pas que les pbilosopbes indiens aient eu ce soin, et certaine- ment Aristote Ta neglige. Kant la eu; mais il a omis, ainsiquAristote, de dire par quelle melhode il etait arrive a reconnaitre les categories quil enumere ou qu'il classe. Les formes de Tentendement, c'est la conscience, c"est la rcllexion qui les lui donne tres-probablement : ou bien, s"il les induit uniquement de I'existence des jugements eux- m^mes, encore fallail-iljustifier la legitimite de cette induction, et c'est ce qu'il ne fait pas. Une doctrine reguliere des categories exigerait done, 1" qu'on fixiit, sans qu'aucune besilation fut possible , le but qu'on veut atteindre ; 2° qu'on exposal la methode qu'on pretend suivre pour arri- ver a ce but. Ce n'est pas ici le lieu de tracer un sysleme nouveau, et de recom- mencer I'cpuvre difficile ou ont echoue tant de genies; mais, s'il fallail se prononcor pour I'nn d'eux, c'est encore celui d'Aristole qui semblerait 458 CATEGORIE. le plus ac'cepUiblc. 1! s'adresse sinloul aux choses par I'lntcnnediaire des mots; niais comnie I'ospril part aussi de la realile pour y puiser, si ce n'esl lous los elements, du moins rorigine de la connaissance , ce sys- leme sadresse ou peut s'adrcsser aussi a lesprit. On y retrouve done les deux grands coles de la question. Les categories d'Arislote sont a la fois objectives et subjeetives, comme on pourrait dire dans le langage kantien : celles de Kant, au contraire, sont purement subjeetives, et elles sont une des bases de ce seepticisme singulier que le crilicisme est vemi produire dans le sein de la science. Le scbematismc, donl Kant a cru les devoir accompagner ])our les rendre applieables el pratiques, n'esl lui-meme quune invention plus vaine encore. Les concepts pas plus que ics scbemes ne nous apprennenl rien de la realile; lis ne peu- \ent rien nous en apprendre; ils ne sorlenl point de I'enceinle infran- cliissabie de la raison pure. Quoi ({uen ait pu dire Kanl , I'idealismc exagere de Ficbte etail une consequence parfaitemcnl rigoureuse de sa Critique, el la doclrine seule des categories suflirail pour raltesler. Arislole aprocede loulaulremenl, et ici il en a appele, comme partout aiilcurs, a I'observation reguliere et melliodique. II n'y a pour lui de realile que dans lindividu, dans le parliculier. La substance premiere, ccsl lindividu qui lombe sous nos sens; le g('neral nest que la sub- slaace seconde qui n'a d'etre que par Tetre individuel , et en tanl quelle le reproduit dune cerlaine fagon. PlaloUj au contraire, n'avait voulu recoimailic de realile que dans I'universel et dans le genre, et de la toule la llieorie des idees. Aristote essaye de bAlir tout I'edifice des ca- tegories sur le ferme Ibndcment de la realile individuelle. Nous pensons que c'esl la, (piekiue resultal qu'on obtienne d'ailleurs, la seule base vi-aiinent stable. L(\s categories ainsi conslruilespeuvent elre Iranspor- lees sans peine (k; la realile oil on les a reconnues, al'esprit qui les a i'ailes; el, toules dillercnces gardees,on peut les retrouver identiques sur ce nouveau terrain. Au contrau'e, en voulant partir, comme Kant I'a fail, de la raison cHe-meme, on ne peut pas sortir de la raison : la rea- lile ecliappe, la raison n'a pas le droit de pousser jusque-h\, el clle resle enferme(^ dans ce cercle de seepticisme ou la Criiiqiie de laraiaon j)ure est condamnee a lourner sans cesse. Le seepticisme n'a jamais pu nailro dans le sein du pcripatelisine; il n"y a point un seul peripalelicien qui allele sceplique, et le dogmalisme du mailre a elesi puissant quaueun disciple, a ([uel(|ue rang qu'il fut place, n'a memejaniais incline acette penle I'atak^, oil le criticisnie s'esl perdu. Parmi tanl d'aulres barrieres, la doclrine des categories, telle qu'Aristote I'a concjue, a etc iune des plus lories et des ])lus utiles. Le sysleme d'Arislote est loin d'etre pariail sans doute; mais e est (Micore en suivant ses traces quon peut en clever un meilleur et un plus solide. Toule Iheorie qui n'embrassera pas la (ju(>slion tout enliere, sera ruineuse : il faut que les categories puissenl a la fois s"a])pliquer a la realile et a I'espril. Cest le sentiment \agu(' (le celle iiecessile (pii poussail Plolin quand il lentait de faire les categoi'ies du mosule inlelligible el celk^s du monde sensibk*. Seulenieiit il ne I'alhiil pas si'parer, coiunie il la kiil , Ics unes des aulres, et ereu- ser enire (>!!(. s un ahime inrnuichissable.jMais, du moins, voila lesdeuv lermes qu il s agil d imir; c'esl ie rapj)orl seul (pii a iiuuKjue au [^iiilo- soplie alexandrin. Kanl n'a pas nirinc voniu soccuper de ce rapport, CATIUS. 459 et il s'est confin^ dans un seiil ternie , en nieconnaissant ct en niant I'aulre. Aristote acte plus pres de la solution que tous les deux, parce que le fondenient sur lequel il sappuyait etail a la fois le plus inebran- lable el le plus simple. Une Iheorie complete des categories est encore dans la science une sorte de desideratum que I'auteur de YOrganon lui-nieme n'a pu faire dis- parailre. C'est une lacune qui est toujours a combler, et c'est un labeur vraiment digne des plus vigoureuses el des plus delicates intelligences. B. S.-H. CATIUS, philosophe latin, contemporain de Ciceron , etait ne dans la (iaule Cisalpine. II professa les doctrines d'Epicure, et il est, avec Amalinius, un des premiers qui les lircnt connaitre aux Latins; mais il parait les avoir exposees avec assez peu d'habilete, si Ion en jugc par les railleries de Ciceron {Epist. ad jam., lib. xy, ep. IG ct 19) et d'Horace (5af.^ liv. ii, sat. 4).CependantQuintilicn {Inst, orat., liv. x, c. 1 ) le presente comme un ecrivain qui n'est pas sans agrement. 11 Qvait laisse un ouvrage en quatre livres sur la nature des choses et le souverain bien. Get ouvrage est aujourd'hui perdu. X. CAUSE. (Idde de cause. — Principe de causalitd.) Rien de plus fa- milier a I'esprit que les notions d'cll'ct et de cause; rien de plus univcr- sel ; de plus evident ni d'une application plus constantc que le rappoil qui les unit et qu'on appellc le rapport ou le principc de causalite. Es- sajcz, si vous le])ouvcz, de supprimer ce principc et les termes qu'il conticnt dans son sein; essaycz sculement de Febranler par le doute; a I'inslant meme la perturbation la plus profonde est jetec dans notre in- telligence : au lieu d'idees qui s'encliainent, sc cooi'donnent et se ratla- chent a un centre commun, il ne reste plus que des impressions confuses et fugitives ; il n'est plus pcrmis de voir autre chose dans I'univcrs qu'un monstrueux assemblage de phenomenes qui se suivent sans ordrc ct sans moteur; en un mot, la pensee, et par consequent la science, dcvient i'li- possible. l)c la vient sans doule que la science, dans scs resullals les plus elcves, a ete confondue avec la connaissance des causes. Felix ([iii potuit ronim cognoscere causas. Considere dans les limites particulieres de la philosophic, le principc de causalite n'a pas moins dimportance : car s'il est dcligurc dans noti-e esprit par une analyse superiicielle ou obscurci par des sophismes mis a la place des fails, les crrcurs les plus funestos apparaissent aussitot en psycholoiii',^, en morale ct surtout en melaphysique; la personne et la respoiisabiiite humaines sont compromises; Dieu lui-meme, depouille de sa puissance, n'est plus qu'une abstraction ct un fantome. Mais dabord il faut rendre au mot cause sa veritable acception, ou plutol il iVait (pie nous fassions rcntrer le rapport de causalite dans scs limites naluivlics, (jue des analogies, des associations d'idees presque hievitablcs onl fait meconnaitre. En clfet, loute a>uvre finie, toutc action arrivce a son coiujdet develoi)pement, suppose; 1'' un agent parlai)uis- sance duquel elie a ete produile; 2" un element ou une matiere doiit elle a ele tiree; 3" un plan, une idee d'apres laquelle clle a ete congue; 460 CAUSE. 4° une fin pour laquelle elle a ^t^ executde. Par exemple, une statue ne pout pas avoir ete produite sans un staluairc , sans un bloc de marhre ou do l)ronze, sans un plan precouQU dans lapensde de I'artiste, sans un inotif qui en a sollieite lexecution. Cos qualre conditions semblant etre insei)arables Tune de I'autre et concourir simultaneijient a un memo re- sullat, on les a admises aum^nie titre, on les a toutes designees sous le noni de causes, L'agent a ete appele cause efflciente, 1 element ou le su- jet cause materielle; par cause formelle, on a entendu I'idee, et le but \ydr cause finale. Aristote est le premier qui ait etabli cette classification, dailleurs pleine de Sagacite el de profondeur; apres Aristote, elle 'd6\6 consacree par tons les philosopbes scolastiques, et elle est entree en- suite avec quelques modifications dans le langage de la i)hiiosopliie mo- derne. Mais qui ne saper^oit que le meme terme exprime ici des rapports essentieilement difierents, bien qu'etroitement enchaines les uns aux autres? Ce quon nomme la cause materielle n'est pas autre chose que lidce de substance; la cause formelle nous montre le rapport necessaire de Taction et de la pensee, de la volonte et de rintelligence; la cause finale celui dun acte libre a un motif supreme suggcre par la raison ; mais la notion de Tacle meme et le lien qui le rattache a la puissance qui le produit, en un mot, le rap])ort de causalitc proprement dit, n'existe pas ailleurs que dans Fidee de cause clficiente. D'oii nous vient cette idee? Comment a-t-elle pris naissance en nous, etqu'est-ce quelle nous represente positivement? Telle est la question qui sc presente la premiere; car si lidee de cause ne s'applique pas d'a- bord a quelque chose que nous connaissions parfaitement et dont lexis- tence ne puisse clre I'objet d'aucun doute, c'est en vain que nous cher- cherons a defendre le rapport de cause a effet ou le principe de causality comme un principe absolu et universel. Sil est un point bien etabli en psychologic, c'est que la notion de cause ne pent en aucunc maniere nous etre suggereepar rexperience des sens ou par le spectacle du monde exterieur. Qu'apercevons-nous, en cfTct, hors de nous quand nous voulons nous en rapporter au seul temoi- gnage de la sensation? Des phcnomenes qui se suivent dans un certain ordre, et rien au dela. A part le rapport de succession dans le temps et de contiguile ou de juxtaposition dans Tespace, nous n'en decouvrons pas dautre. Par exem])le, cst-ce la vue, j'entends la vue seule sans le secours d'aucune autre facultc, qui mapprend que le feu a la propriete de fondre la circ? Evidemmenl non ; la vue ne me decouvre que des cho- scs visibles et purement exterieures : elle me montre Ires-bien, dans le cas ])resent, la cire entrant en fusion au contact du feu; nsais lei)ouv()ir st un cei- rle vicieux de ])ret('ndre (jue la notion de cause nous soil domice par I<'s S(Mis et dc\('|i)])i)e(' jMr le spectacle du monde exterieur; car la coimais- tancc du iini;-,'!.- « \i. I'i^'ur, la foi qno nons ;<.\ons en son p\ist(Mice ne CAUSE. 461 peat sexpliquer elle-niciiie que par la notion de cause el lapplicalion du principe de causalite. Les sens, en eflet, ne i)euvenl nousdonner que des sensations. Or, qu'est-ce quune sensation, de quclque nature qu'ellc; soil d'ailleurs? L'n mode partieulier de notrc propre existence, un fait interieur et personnel qui nous est attestc par la conscience, commc tous les autres phenomenes appartenant directenient a lame ou pro- duits par elle. Entre un tel mode et la croyance qn'il y a hors de nous des existences distinctes et completement dilTerentes de la notre , il y a tout un al)ime. Qu"est-ce qui nous donne le droit, qu"est-ce qui nous fait une nccossiledc le franchir?Pas autre chose qiiele principe de causalite. Les sensations que nous eprouvons ne dependant pas de nous , elant involontaires, nous en eherchons la cause hors de nous, dans des forces distinctes de celle que nous nous attribuons a nous-memes. Joignez k I'idee de cos forces celle de I'espace, qui ne vient pas non plus des sens, et vous aurez la notion de corps, vous serez introduit au milieu du mondc exterieur. La notion de cause , qu'il nc faut pas confondre avec le principe de causalite, dont nous parlerons tout a Iheurc^ la notion de cause, eon- siderec en elle-meme, ne nous est pas non plus donnee par la pure raison. La raison a etc justement appelee la faculte de I'absolu ; elle nous fait connailre luniversel, le necessaire, I'immuable, les rapports qui ne changent pas et qui sont les lois, les conditions de tons les elres. Mais la Jiotion de cause, au moins dans la sphere ou nous Temployons d'a- bord et le plus ordinairement , dans la sphere de la nature et de notrc propre existence, implique necessairement Taction, la production ou un certain effort pour arriver a cettc tin : conatiim invohit, comme disait Leibnitz. Une cause qui n'agit pas et ne produit rien, une cause inerte et sterile, nest qu'une vaine chimere, un mot vide de sens. Or, lidec d'action, I'idee d'effort, lidee dune chose qui commence et qui cesse, qui pent varier infinimentencnergie et en etendue, appartient sans con- tredit a lexperiencc. Done il faut aussi rapporter a I'experience la no- tion de cause, quil est impossible den separer. Mais quelle sera cette experience? Celle des sens ctant ccartee, nous sommes bien forces de nous adresser a la conscience ou a la facullc que nous avons de nous connaitrc directement, par simple intuition, nous- memes et tout ce qui se passe en nous. Or, la conscience nous apprend que nous ne sommes pas des etres purement passifs , mais que nous avons la puissance de nous modifier nous-memes et de produire, tanl(H dans notre esprit seulement, tantot dans notre esprit et dans noire corps, un changement dont nous savons certainement elre les auteurs, el dont nous revendiquons a bon droit la responsabilite. Cette puissance , c'est lavolonte, et lesactes par lesquels elle signalesa presence sontl'atten- tion et I'effort musculaire. Qu"esl-ce, en effet, que lallention? Un eflbrt de Tame pour se rendre maitresse des impressions fugitives, des vagues et confuses idees qui precedent dans notre esprit la vraie connaissance. Ce but pent etre atteint plus ou moins completement, selon la nature et la portee des diverses intelligences, selon les moyens exlericurs mis a leur usage; mais I'effort aveclequel il est poursui^i est toujours en no- tre pouvoir : il depend de nous de le suspendre, de Ic faire cesser, de le produire tant6l foible, tanlot encrgique, et de le diriger comme il nous 4G2 CAUSE. plait. II n'esl done pas sculement en nous conime unc qualiUi dans un sujet, eomme un plK^nonionc dans une sul)stance ou comnie un fail inva- riahlonicnt Jie a un autre fail; mais nous ej) soninios la cause enieiente , el , ])()ur avoir I'idee d une telle eause, pour nous assurer tout a la fois (piclle repond a une existence reelle, il nous suflit dinvoquer le tenioi- ^Miiif^e de la conscience ;.ii nous suffil de Jious ol)server el de nous con- naitre nous-menies. Dans reffort nuisculaire, il y a quelque chose de plus encore; noire puissance causatrice s Cxerce a la fois au dedans et au dehors , sur nous-memes el sur le nionde physique. Par exernple , (piand nous reunions notre hras, il est evident que nous produisons a la fois deux actes de nature hien dinerente : 1° un acte interieur qui ne sort pasdes liniites du moi et de la conscience; nous voulons parler de I'ef- forl ineme de la volonte, autrenient appelc la volition; 2" un niouve- menl exterieur qui a son sieire dans Forjiane el pent se comniuniquer a son tour a d'autres ohjets nialeriels. Ces deux actes nous appartiennent e^^alement, ils sonl a])ergus tons deux par la conscience, niais non pas au nieme litre: car I'un est reflet, el I'autre la cause. Nous savons que le inouvement a eu lieu par cela seul que nous 1 avons voulu, et cesl parce que nous 1 inons voulu el qu il nous a suffi de le vouloir pour le produire, que nous en revendiquons la responsabilite et nous I attribuons avec une enliere certitude. Sans doute nous iile agil a la fois sur elle-meme et sur les autres etres; Taction quelle pro'luil dans son propre sein arriv(\jus(prau corps, el par le corps aux liniib s 1( s ])lus i-oculcf^s do monde exlerienr. Oil trouxer un type |)lus compK I, plus \vv\ (!<> la nolion de cause el loul a la fdis mi(nix comm (li> nous? CAUSE. i()5 11 ne sufllt pas d'avoir assigne a la notion de cause sa veritable oii- gine et son caractere ie plus essentiel, il faul encore la suivredans son entier developpcment et dans toutes ses applications possibles. Or ici se presentent deux difficultes inseparables I'une dc I'autre : 1" comment I'idee d'une cause tout afaitpersonnelle, telle que la conscience nous la fournil, peut-elle devenir le principe absolu de .causal ite, qui s'impose sans distinction et sans exception a tons Ics phcnomenes , a toutes les existences finies et contingentes ; 2° comment une cause intelligente el libre, semblable a nous-m^mes, peut-elle nous suggerer lidee d'autres causes absolument privees de liberte et d'inteliigence ? Le principe de causalite, comme le remarque avec raison toute I'ecole moderne, n'est pas renferme dans cette proposition idenlique : point delFet sans cause. Lorsqu'on s'exprimc ainsi, ce n'estpas un jugcmont qu'on enonce; c'est la meme idee quon reproduit sous deux formes dif- ferentes : car, par cela seul que vous appelez une cbose du nom dcflet , vous etes oblige de vous la rcprcsenter comme produite par une cause. Le second terme de la proposition est implicitement renferme dans le premier et ne sert qu'a en developper le sens; mais rien ne nous apprend encore que nous-memes et les existences qui nous entourent soienl reel- lement des elfets. Le principe de causalite a un tout autre caractere, y c'est une croyance serieuse, profondement enracinee dans rintelligence humaine et qui peut s'enoncer en ces mots : tout phenomene , toute exis- tence qui commence a necessairemenl une cause ; tout changement sup- pose une force qui laproduit. Cette croyance n'admet pas d'exception; elle s'impose spontanement a toutes les intelligences; elle s'applique a tous les pbenomenes possibles conune a ceux qui existent ou qui ont exisle; elle est, en un mot, universelle et necessaire. Evidemment ce n'est pas la seule conscience qui a pu nous la fournir. Evidemment ce n'est pas linduction qui a pu la tirer de la notion de cause personnelle que nous trouvons en nous-memes ; car linduction peut etendre , elle peut ge- neraliser un fait ; mais elle ne peut pas en changer la nature , ou substi- luer une idee necessaire et universelle a un fait eminemment personnel et contingent. Encore bien moins le principe de causalite a-t-il son ori- gine dans I'experience des sens, puisque les sens ne sont pas meme aptes a nous donner la notion de cause. II faut done que nous admettions ici lintervention d'une faculte superieure a I'experience, soit des sens, soit de la conscience; nous voulons parler de la raison. Mais connnent la rai- son intervient-elle, et quelle part faut-il lui faire dans le principe de cau- salite '! II y a la trois elements a considerer : 1° la notion des pbenomenes; 2" la notion de cause ; 3" le rapport qui lie ces deux notions. Les deux premiers de ces elements sont, comme nous I'avons demontre, pulses dans lexperience; il ne reste done, pour la part de la raison, que le troisieme ; et , en effet , c'est le seul qui demeure invariable , le seul qui , par son double caractere de necessitc et duniversalile, appartienne a la sphere des connaissances purement rationnelles. Un phenomene est sans (•esse remplace par un autre phenomene; la cause aussi peut changer et change reellement : car ma volonte nest pas la meme quand je dors et quand je veille ; a la place de ma volonte , jc puis en imaginer une autre , ou plus intelligenle, ou plus forte; eniin elle n'est elle-meme qu'une existence contingente, un phenomene qui commence et qui finil. Mais iOi CAUSE. quelle que soil ii cause el quel que soil le pheiioniene (jui viennent sollVir ii nion ex}:Jrience, le rapporl qui les lie, qui les eneluiine el les subordonne I'un a lautre, ne peut ui ehanger ni varier. A la premiere fois que je lapcrgois, dans le premier aele d'allention, dans le pre- mier elfort que je fais avec conseienee i)our imprimer un mouvenienl a mes organes, il niapparail ce qu'il esl loujours, ce qu'il esl partout, eomme uneloi univcrselle el al)S()lue,eonnne une des condilions memes de la pensee et de I'exislenee. D'ailleurs on se Iromperait si Ion pouvail croire que la nolion de cause , telle que Icxpcrience inlei'icure nous la donne , represenlc par elle-meine une existence complete et capable do se sul'lire. Non, la cause est inseparable de la sul)slance, sans laquelle elle n'estqu'un pbenomene conslamment renouvelc, sans laquelle ellc perd, avec la duree el la fixite, la force meme qui la conslilue. Or, iidee de substance, lidee d'unite, de permanence el de duree dans lelre, lidee de letre lui-meme dans son caraclere le plus simple et le ])lus absolu, n'apparlient pas nioins a la raison que le rapporl de causalile. Voj/e.z le mot Suhstance. Alais la seconde difficulte que nous avons soulevee subsiste toujours : si la nolion de cause nous esl donnce primilivemcnl dans un fait de conscience qui nous revelc a nous-memes, connnent faisons-nous pour la depouiller du caraclere personnel que la conscience lui attribue; connnent conce\ons-nous des causes ([ui ne sont ni libres ni intelli- gentes? On lecomprend; tant que celte difficulte nest pas ecarlee, on a de la peine a concevoir , nialgre tout ce que nous venous de dire , la porlee univcrselle et la verile absolue du principe de causalile. Le pro- bleme nest pas aussi difficile quon pent le croire : il suflit pour le re- soudre de se rappeler les fails precedennnent etablis en les eclairanl par ({uelques nouvelles observations. ?rmee dans le cercle elroit de sa propre existence, niais qu'il est capable a la fois dese modifier lui-meme eld'agir surle monde exterieurpar les organes dont il dispose. Sans doule la volition dont nous avons conscience est en meme tenq^s facte par lequel un mouvement est produil dans quelque partie de notre corps; niais cela n'empeclie pas lidee de cause, telle (pie le sens inlime nous la fournit tout dabord , d'otfrir a notre esprit uu double aspect : 1" celui dune cause personnelle, intelligente, qui agil sur ellc-memc; S^ccluid'une force motricedontlaction, sije puisjiarler ainsi , transpire au debors. 11 est incontestable que ces deux aspects demeurent unis dans notre pensee, taut que de nouveaux fails ne nous forcent pas a les separer. Notre premier mouvement, comme on la deja remarque, est de trouver partout, bors de nous, des causes ani- mees, intelligentes et libres. Lenfant gourmande la pierre conlre laquelle il sesl beurte; le sau\age s'ellbrce de flecbir par des prieres et des olfrandes le ser])ent de la forel voisine; I'lndien a des fornmles (1 iiiNocation i)our la pluie el pour la rosee- le paganisme grec avail peuple toute la nature de divinites failes a notre image. Mais quand 1 experience est venue nous con\aincre que tons ces o})jets exterieurs sonl depourxus d(*s faculles dont nous les avions dotes si lihc'raliMnenl , alors, par la su])pression de lintelligence et de la liberie, il nousreste, au lieu dune cause personnelle, lidee dune simple force. Toutes ces CAUSE. i05 forces sont ensuite classees dans notre esprit , et dislinguees les unes des autres en raisoii des efiets qu'elles prodiiisent; robservation et la science de la nature chassent insensibleinent devanl elles les reveries mythologiques. Toute cause aveugle ou purcment physique, n'est done pas autre chose qu'une liniilalion de la cause personnelle , une abstrac- tion que lexperience nous impose. Mais preciscment , pour cette raison, la notion de cause ne pent i)as elre cpuisee par la connaissance des forces qui se ineuvent dans la nature , et nous sonnnes obliges de les considerer conime des instruments au pouvoir d'une cause superieure , ou tons les caracteres de la personnalite , la liberie , rintelligence et la force elle-meme, sont eleves au degre de I'infini. La notion de cause et le principe de causalite ont et6 I'objet, de la part des philosophes, de piusieurs theories plus ou moins fondees, que nous avons encore a exposer sommairement. Ces theories, au nombre de cinq , sont toutcs jugees et refutces dans ce qu'elles ont de faux , par les observations qui precedent. 1". Locke, et apres lui tons les philosophes de 1 ecole sensualiste, ont pretendu trouver I'origine de la notion de cause dans la sensation; sous pretexte que les corps ont la propriele de se modifier les uns les autres, il suffit, d'apres eux, de les observer, pour aperccvoir aussitot et pour etre force d'admettre le principe de causalite [Essai sur I' entendcment humain, liv. ii, c. 21 et 20). 2°. Aux yeux de Hume (Essais sur Ventertdement, l' cssai), le pou- voir que nous attribuons a un objet sur un autre est une pure chimere; un pareil pouvoir n'existe pas, ou s'il existe, nous n'en avons aucuno idee. Qu'est-ce done que nous appelons cause et elFet? Deux pheno- menes qui se suivent toujours dans le meme ordre , et que nous pre- nons rhabitude d'associer dans notre esprit de telle maniere, qu'en apercevant le premier, nous attendons inevitablemenl le second. Le rap- port de causalite est un simple rapport de succession qui repose sur le souvenir et sur I'association des idecs. II est facile de voir ou conduit cette doctrine : elle detruit la relation meme de cause a elfet, nous reduit a limpossibilite de croire, sans inconsequence, a nous-menx's , a Dieu, a tout autre etre, et aboutit au scepticisme absolu. 3". Dans la pensee de Leibnitz il n'y a pas une existence, si humble quelle puisse etre, qui ne soil une force, c'est-a-dire une veritable cause. La notion de force est la base meme de la notion d'existence et de la notion de I'etre; car toute substance est une force; tout ce qui est, a une certaine virtualite, une certaine puissance causalrice. Mais en meme temps Leibnitz ne veut pas que cette puissance sexerce ail- leurs que dans le sein de I'etre a qui elie appartient. L'ame humaine, comme toutes les autres forces limitees de ce monde, n'est qu'une monade isolee en elle-meme, mais au sein de laquelle la creation en- liere se redechit, et dont la divine sagesse a coordonnc a I'avance tous les mouvcments avec le mouvcmcnt harmonicux de IL'nivers. Voijez Leibmtz. k°. Selon la doctrine de Kant , la notion de cause et le pi-incipe de causalite existent bien dans notre esprit; mais ils ne sont que de sim- ples formes de noire entendenient , ou les conditions toutes subjeciives de notre pensee. Tous les cl -3018 que notre imagination nous representc, iGG CAUSE. lous les plicnumenos que I'evperiouci' ikuis decouM-e, nous snmmes ol)li,u(''S, eii \erlu (iune ioi ou d iino IVinnc i)i'rc\isiantc dans noire In- tel I i;4o nee, de les disposer seion le rapporl (le eauso a elTet; niais nous ne savous pas s'il exisle nk'lleiii-.'nt , iudepeiidainnu-nt de noire intelli- genee, quelqne chose qui ressendMe a une cause, a une loree, a une puissance elleclivc {Critique de la niiaoit pure, Anahjtique transcen- dcwtale). 5". Enfin, Maine de Biran est le ])i-enu(>r (jui, par une analyse appro- fondie des fails volontaires, ail Iroiue dans la consdcnce la veritable origine de la notion de cause. Mais en mcnie temps il mt'connait les caracleiTS ct athujue sans le savoir la valeur o])jecli\e du principe de causalite, lorsquil cherchc a I'expliquer par lexperience seule, aidee de linduetion, ])ar une sorle d'habitude que nous aurions prise d'eten- dre a lous les tails en {general la relation pernianente (|ue nous observons en nous-niemes enlre laclc volontaire et la cause personnelle donl il est relfet 'iVoiivclles considiiraliom^ siir k'!< rapport-f diiphi/sigue et du moral de Uhommc, in-8', Paris, 183 'i, p. 27'i.-2;!0; :)G;5-'i0'2 . La meilleure critiipie de la tbeorie de Locke , c'esl la Iheorie de Hume, et la rcfutalion ([ue Lockeen a donnee liii-menie, lorsquil deinontreavec un rare talent dObservation (jue la nolion de pouvoir, cesi-a-dire cette menic nolion de cause donl ailleurs il fail honneur a I'ex'perience des sens, a son origiiu^ dans la conscience de nos ])ropres determinations (Essai sur I'entendcment Jiumain , \[\. n, c. 21;. La thcorie de Hume se refute d'elle-meme : aucun lionune dans la jouissance de son hon sens n'oserail la prendre au serieux. Ellc est cependant dune grande valeur dans Ihistoire de la philosophic, mais a un point de vue ])urement critique, comme nio_\en de flevoiler lout le vide et le danger du scnsualisme donl elle est la legitinie conse- quence. A la doctruie de Kant el ii celle de Lcihnilz, en ce qu'elle a de faux , il suflit d'opposer le lemoignage irrecusable de I'experience et de I'in- tuilion directe. A\ec la conscience (pie nous avons de disposer a noire gre de nos corps, comment soulenir (lu'nne cause est sans inlluence sur une autre, ([u'entre lame et le corps il n y a([uim rapporl d'association et non de dependance? (lommenl aussi la notion de cause seratl-elle une pure forme de la pensee, une forme abslrailea la([uelle ne repond au- cune realite, quand celle nolion nous est donnee precisemenl dans un fait, dans un acte immediateiaent connu el j)roduit ])ar nous-memes, dans un des phenomenes les plus certains ([ui puissciil nous elre attestes par I'experience. L'idealisme subjectif est ren\erse de fond en comble par les solides observations de Maine de Biran. Quant a ee dernier, nous avons deja comble la lacune quircsle dans sa Iheorie, en montrant pre- cedemmenl la i)arl de la raison dans le principe de cjuisalile . et rim])uis- sance de linduclion atin^r d unfait entierement personnel unecro\ance uni\erselle el nec(>ssaire. Voiicz- sur le sujcl de eel arlicic, ouln^ les ouNrai-'i^s (K'Ja cih's plus haul, les OEiivrcs coinpirla^ de Held, IrDduclion dc Joulli-oy, \(!i. in-8", Paris, 18:28-1 8;>(). I. iv, p. ±T.\ , I. v, p. ;5l'.)ci suiv.; cl lineexc!- lenU' lc(;on de M. (lousin , (ians son ('ours dc phi'osonliie <\o 18-29 , 2 \<)1. in-8", Paris, 182'J, I. u, p. 20l». CAUSES FINALES. 467 CAUSES FliVALES. Nous uvons fait eonnailre dans larliclo prece- dent rorigine de cette expression, et le sens qu'il faut y attaclier en gene- ral. Ici nous voulons parler de la methode qui consiste a determiner les causes et les lois des phenomenes de la nature , par Ics diverses fins auxquelles nous les voyons concourir, par le but qu'ils atteignent, ou dans rcnscmbic des choses , ou dans I'econoniie particuliere de chaque etre. C'est a ce titre que les causes finales ont viveinent preoccupe les philosophes les plus eminents des temps modcrnes. Bacon en proscrit I'usage sans restriction. Tout le monde connait ces paroles, encore plus ingenicuses que vraies , et devenues plus tard un axiome aux yeux du xviii'= siecle : « La recherche des causes finales est sterile , et, comme ces vierges consaerees au Seigneur , ne porte aucun fruit. » (Z)e augment, scientiariim, lib. iii, c. 5.) Descartes ne se montre pas moins severe a regard de ce precede si cher a quelques philosophes de I'antiquite, et surtout a ceux du moycn age ; il le regarde comme pueril et absurde en metaphysique , et sans aucun usage dans les sciences naturelles. « II est evident, dit-il, que les fins que Dieu se propose ne peuvent etre con- nues de nous que si Dieu nous les revele, et quoiquil soit vrai de dire, en considerant les choses de notre point de vue , comme on le fait en morale , que tout a ete fait pour la gloire de Dieu ,... il serait cependant pueril et absurde de soutenir en metaphysique que Dieu , semblable a un homme exalte par I'orgucil, a eu pour unique fin, en donnant I'exis- tence a I'univers, de s'attircr nos louanges, et que le soleil, dont la grosseur surpasse tant de fois celle de la terre , a ete cree dans le seul but d'eclairer Ihomme, qui n'occupe de cette terre qu'une tres-petite partie. » {Partie philosophiqiie des lettres de Descartes, dans I'edition de ses ceuvres, publiee par M. Garnier, 4 vol. in-S", Paris, 1835, t. iv, p. 260. — Voyez aussi dans la memo edition, le t. i", p. 138.) Leib- nitz, au contraire, en proclamant le principc de la raison suffisante, est venu relever les causes finales, dont lemploi ne lui parait pas moins legitime dans les sciences naturelles qu'en metaphysique. Par exemple, c'est parce que la Providence agit necessairement par les voies les plus simples et les plus courtes , qu'un rayon de lumiere, dans un meme milieu, va toujours en ligne droite, tant qu'il ne rencontre pas d'obsta- cle ; c'est par la meme raison que , rencontrant une surface solide , il se reflechit de maniere que les angles d incidence et de reflexion soienl egaux {Acta eruditorum , 1682). Pour nous, nous n'admettons ni Tune ni lautre de ces deux opinions extremes ; nous reconnaissons avec Bacon et Descartes qu'il faut observer les phenomenes , de quelque ordre qu'ils soient, sans preoccupation , sans aucun dessein de les faire entrer dans un plan con^u d'avance , et dont on fait temerairement honneur a I'au- teur de la nature. Mais lorsque les faits que nous avons scrupuleusement Studies conspirent evidemment a un seul but , quand nous les voyons disposes avec ordre , avec intelligence , avec prevoyance pour les besoins et pour le bien de chaque etre, comment nous refuser de croire a I'exis- tence dune cause inteiligentc et souverainement bonne? Cette maniere de raison ner dont Socrale le premier a fait un usage savant et rellechi (Xenophon, Memorabilia Socratis , dialogue entre Socrate et Aristo- denie le Pelil ;, demeurera toujours la preuvc la plus populaire del'exis- tencc de Dieu, et la plus accessible a toutes les intelligences. Cepen- 50. 168 CAUSES OCCASIONNELLES. danl ce ii'csi pas seulcMiient en metaphysi(iue qu'il est necessairc do la laisscr sulisisler; conlenue dans des limiles precises , appliquee a dcs fails d'un caraclere bien connu , nous ne la rro\ ons pas dun usage moins legitime dans la science de la nature. Par exemple , n'est-cc pas Ic prin- cipe des causes que Ton reconnail dans cct axiome de la physiologic nioderne : point d'organe sans fonction I On a pretendu que les physi- riens de I'ccole, aifirinant que Icau monlc dans les pompcs parce que la nature a horreur du vide, iaisaient egalenienl usage des causes finales; mais ce n'est la qu'un ridicule non-sens, qui n"a rien de commun avec le principe que nous defendons. CAUSES OCCASIOAXELLES. Ce )ioni reste exclusivcmenl consacre a riiypothese iniaginee par lecole cartesienne, pour expliquer les rapports de Tame et du corps. Entre lanic , disenl les philosophes de cetteecole, entre Tmnc, substance purernenlpensanle, et le corps, doni I'essence consiste dansTetendue, tousles rappoils sunt inexplicablessans unc intervention direete de la cause premiere. C'est par consequent Dieu lui-memc qui, a Toccasion des pbenomenesdc lame, excite dans notre corps les mouvemenls qui leur correspondent, et qui, a Toccasion des mouvenients de notre corps, fait naitre dans lame les idecs qui les re- prcsentent, ou les passions dont ils sonl loljjet. Le syslemc des causes occasionnelles n'existe encore quimplicitemcnl el sous une forme pcu arretec dans les ecrits de Descartes. Clauberg, ensuite Midebranche^ Regis el surtout Geulinx, I'ont developpe dar.s loules scs consequences. Enfin un autre cartesien, de Laforge, en le rcslreignanl aux mouvemenls involonlaires , a essaye de le conciiicr avec l-^ sens commun et I'expe- rience, qui donnent a la volonte un pouvoir reel sur nos organes. Voyez, pour plus de details, les articles relatifs aux difTerents noms que nous venons de citer. CEBES DE TniiBKs, philosophc de Tccole de Socrale, un des inler- locuteurs que Plalon introduit dans le Phalov , avail ecrii trois dialo- gues : \° Hebdomade ou la Semainc , 2" Phrijnicus , 3" Pinax ou la Table. Le dernier est \^ soul qui nous reste. (Tesl une sorle d'allcgorie dans laquelle I'auleur a represente lous les penchants bons ou mauvais de la nature humaine, loutesles vertus cl lous les vices. On y ^oil d'un cote rimposlure qui enivre les hommos du breuNagc de ferrcur et do rignorance, et qui les pousse, escorles des passions e! des prejuges, vers la fortune, la volupte el la debauciie, et plus lard vers la tristesse, le deuil et le dcsespoir : dun autre cole , sonl la patience et la modera- tion qui conduisent a rinstruclion veritable, aux vertus el a la felicile. L'intention de ce petit dialogue est, comme on voit , excellenle, etla forme ne manque pas d'elevation , ni dune cerlaine grace. Plusieurs cri- tiques, entre aulres Jerome Wolf [Annot. ad Epist. ct Cebct.) el labbc SeNin [Miimoires dc I' Acad, des Inscript. el Belles-Letlres , I. iii^ en onl conteste rautlicnticile, sur cc molif, que ])armi les adorateurs de la fausse instruction, il y est fail mention de |)lusieurs secies ])osterieures a Cebes, les liedoniques, les ])eripaleliciens, les videsliniens; mais ces mots peuvent avoir etc inlerpoles, et, en lout cas, il semblc diflicile dc rejelcr !e tcmoicnage formel dc Diogone Laerce , dc Terlullien , de i'A\d\- CELSUS. U^9 cidius et do Suidas, qui tons atlribiionl la Table a Cebes, disciple do Socrate. Le Tableau dc Cebl-s a ele souvcni I'oiiriprime a la suite du Manuel d'Epiclete : il en existe en outre plusieurs editions speciales, parnii lesquellcs nous citerons celles de Gronovius, in-12, Amsterdam, 1689; de Th. Johnson, in-8", Londres, 1721, et de Sehweighaeuser, in-12, Strasbourg, 1806. On pent aussi consulter : Flade , de Cebete ejusqiie Tabula, \\\-k°, Freiberg, 1797; Klopfer, de Cebetis tabula dis- sertationes Ires, in-4", Zwikaw, 1818-22. — Un autre philosophe du nom de Cebes, nalil'de Cyzique, est cite parAtiience {Deipnos., lib. iv, c.52). 11 apparlenait a la seete des cyniques, et a ele regarde comme le veri- table auteur de la Table par ceux qui enlevent cet omrage a C^bes le Socratique. X- CELSUS. II a existe plusieurs philosophes de ce nom. — 1" A. Cor- nelius Cklsus. II parait avoir vecu sous le regno de Tibere ; mais on ignore I'epoque precise de sa naissanee et de sa mort. Huit livres sur la medecine, formantla sixieme partie d'un grand traite sur les arts, sont le seul de ses ouvrages que nous possedions. Quintilien nous apprend {List, oral., lib. xi, c. 1) qu'il suivait, non sans eclat, I'ecole d'Epi- cure. — 2" Celsus, celebi-e adversaire du christianisme. 11 a vecu sous le regno d'Adrien , et s'il est le memo, comme tout le fait presumer, que le pcrsonnage du memo nom a (lui Lucien a adresse I'histoire de I'impos- teur Alexandre , il doit avoir pousse sa carriere jusciue sous le regno de Marc Aurelo. C'estun point I'ort controvcrse de savoir a quelle secte il apparlenait. Solon les uns, il etait stoicien; solon les aulres, platonicien; suivant I'opinion la plus commune, epicuricn. Ce dernier senliment est celui auquol incline Brucker [Hist. crit. P/iilos., t. ii, p. 601 et suiv.), qui a longuemcnt discuto la question. Ccisus avail compose, sousle litre de Discours veritable, un ouvrage conlre les juifs et les Chretiens, qui a etc refute par Origene. 11 avail ocrit aussi un livro contre la magle et un autre sur I'arl de bien vivre. Aucune do cos productions n'est par- venue jusqu'a nous. — 3" Celsus, auteur d'une Ilistoire de la ph'nosophie dont parte saint Auguslin {de Haresib. pra'f.). Fabricius {Biblioth. lat.) pense qu'il est le meme que Cornelius Ccisus; mais cette opinion a ete eontestee. X. CERDOX , hcresiarque du n'= sieclo de I'ere chr^tienno , 6tait origi- naire de Judee. 11 vinl a Rome vers I'an 139, sous le pontificat du pape Hygin, el y onscigna dans le secret une doctrine moilie philosophique, moilie religieuse, nielange confus des dogmcs Chretiens, du dualisme oriental et des idees gnostiques. Ses disciples so confondirent avoc ceux de IMarcien, qui propagea, quelques annecs plus lard , des opinions sem- blables. Voycz I'arlicle Gxosticisme, le Dictionnaire des heresies de Pluquet, et Y Ilistoire du Gnosticisme Ck: M. j\laller. X. CEIUXTIi^E, a pen pros contemporain de Cordon, eUiit comjnelui originairo de Judee. 11 sdjourna longtemps en Egypto, s'y familiarisa avoc les doctrines orientales, et plus tard so transporta dans le chris- tianisme, quit altera, ainsi que tant d'autres, par ce melange d 'ele- ments elrangers. II regardait ]o rronde, non comme une creation de la 470 CERTITUDE. Divinity, mais comme I'ouvrage d'une puissance infc'-rieure qui ne con- naissait pas 1 Etre supreme ou qui , da nioius, ne le eonnaissait que livs- iniparfailenient el etait separee de luipar uiu- infinite d'eons. On allri- ])ue aussi a Cerinlhe les sentiments des milleuaires sur le regne a venir du Christ, qu'il pretendail devoir durer ici-bas mille ans, pendant les- quels les justes auraient en parlage loules les voluples charnelles. Yoyez, pour plus dc details, les ouvrages indiques aTarlicle precedent. CERTITUDE. Que tons les hommes se croient capables de par- venir a la verit6, c'est la un fait qui ne saurait 6lre conteste serieuse- ment, car il ressort de I'experience de la vie entiere. Si la conscience nous avertil que nous eprouvons du plaisir ou de la douleur, si la vue ou le toucher nous transmet la notion d'un objel, si la memoire nous rappelle le souvenir d'un evenement, nous ne contes- tons pas la veracile de la conscience , des sens ni de la memoire , mais nous jugeons d'apres leur temoignage que cet evenement a eu lieu, que cet objet existe, que notre t\me est atrectee en bien ou en mal. Les conceptions absolues de la raison intuitive, telles que les idees de temps et d'espace, de substance et de cause, de beaute et de perfec- tion, subjuguent notre assentiment avec non moins de force et de ra- pidite. Nous considerons aussi comme parfailement legitime le precede de I'esprit dans le raisonnement , et jamais personne ne douta de la verity d'une consequence regulierement deduite de premisses vraies. II en est de meme a I'egard d'une derniere faculte , linduction : bien que les erreurs ou elle tombe soient frequentes , cependant nous n'hesilons pas a croire, sur son autorile, que dans tous les lieux de la lerre les corps tombent et sattirent, le mouvement se communique, la vie circule , tous les phenomenes se produisent suivant des lois uni- formes. Celte confiance naturelle de I'homme dans le temoignage de ses fa- cultes, celte adhesion vive et profonde a la verite qu'elles lui revelent, a recu le nom de certitude. La certitude suppose a la fois un objet h. connaitre , un esprit qui lo connait, et enlroisieme lieu, un rapport entre lesprit eH'objcl, rapport qui n'est autre chose que la connaissance elle-meme a ses degres divers. Or si I'esprit ne possedait pas certains pouvoirs appropries aux diffe- rents ordres de verites, ou bien si, possedant ces pouvoirs, il ne les appliquait pas, aucune communication ne s'etablirait de nous aux choses ; nous nepourrionsaflirmer qu'elles existent, ni lecontester ; etrangers au doule comme a la I'oi, prives de toute idee, nous n'aurions pas meme le sentiment de notre existence personnelle. II resultede la([ue le point de depart de la connaissance el de la certitude qui en resultc, est I'ope- ration des facultes de rintelligcnce. Ce sont elles qui nous mettenl en relation avec la realile ; ce qui echappe entioremenl a leur ])ortee , ce qu'elles ne ])euvent en aucune sorle ni comprendre ni entrevoir , ne saurait fournir la maliere d'un jugement. Mais celte premiere condition ne suftit pas pour determiner 1 adhe- sion de lesprit ; elle en appclle une autre du cote de I'objet qui doit pou- CERTITUDE. 471 voir se manifester a la pensee , ot Icclairer de sa lumi^re ; sans quoi il n'existerait jamais pour elle. Celte action particulierc do la verite qui la rend visible, cetic clarle penelrante que lanalyse ne saurail detinir, raais dont nous nous senlons frappes, est I'evidence. Toutes les fois qu'une verite nous paraitevidente, nous ne pouvons nous empecher de Tadmetlrej nous en sommes certains, ou, ce qui revient au meme, elle est certaine pour nous. La certitude est done un etat de I'ame corr^latif a une propriete des objets , 1 evidence. II y a entre elles le rapport de TefFet a lacausej celle-ci implique celle-la, et elles s'accompagnenl in- variablement. Maintenant faut-il croire qu'elles constituent en elles-meraes un de ces phenomenes primilifs et irreductibles qu'il est a la fois impossible de supprimer et de confondre avec d'autres? La certitude ne serait-elle pas, au contraire, une simple varietc de I'opinion , c"est-a-dire du doute, et, consideree dans les choses, le plus haut degrc de la probabilite? Ce point , qui a longtemps partage la philosophic, a des consequences trop graves pour ne pas appeler un serieux examen. Si nous considerons attentivement ce qui se passe en nous lorsque nous sommes certains d'une verite, nous serons tout d'abord frappes de I'assurance ou nous nous trouvons de ne pas nous tromper. Chacun de nous, par exemple, est certain de son existence personnelle. Or quand il prononce inlerieurement cette parole : J'cxislc , est-ce que son esprit congoit la possibilite d'une illusion? Assurement non. II en est de meme quand nous at'iirmons que les corps sont etendus, qu'ils occupent un lieu dans Tespacc, que les evenements s'accomplissent dans la duree, quils ont tous une cause : nous portons ces jugements sans nous representer et sans nous dire a nous-memcs qu'il pourrait bien se faire que nous fussions victimes d'une erreur des sens ou de la raison. La certitude est done une affirmation absolue de la verite a laquelle I'entendement adhere. Or une allirmalion absolue ne saurait I'elre plus ou moins. Elle estou cllc nest pas, sans milieu. II ncpeutdonc y avoir de plus ou de moins dans la certitude , et en fail il n'y en a pas. Quel est I'homme qui est plus certain de son existence aujourd'hui quhier, dans une contree que dans une autre? Quel est celui qui commence par avoir une demi-certitude que deux et deux font quatre, puis une certi- tude plus haute, puis une entierecerlitude, sauf a voir plus tard I'adhe- sion de lentendement entrer dans une periode decroissanle, et venir peu a peu seil'acer et seteindre dans les nuances du doule? Mais si telle est la nature de la certitude, il est plus clair qi>e le jour qu'elle ne doit pas etre confondue avec la probabilite, qui presente des earacteres tout ditfeicnts. En effet, (juand un cvenement n'est que pro- bable, il y a beaueuup de chances pour qu'il ail lieu, et dautres pour qu il n'ait pas lieu. Le jugement que nous en porlons ne pent done pas etreabsolu, Laffirmalion dc lesprit est, pourainsi parlcr, melee d'une negation; ou plulot, on n'ailirme pas, on conjecture, on hasarde, on hesile , en un mot , on n'csl pas certain. II y a plus; eetle chance coii'raire qui subsiste en dehors de noire jugemcnt, et qui liniirme, ne resle pas, ne peut pas resler constam- ment la meme. Tantot elle est tres-considerable, tantot elle Test ou le parait beaucoup moins. Dans le premier cas, nous disons que le fait en An CERTITUDE. question est pen probable : il le devient do i)lns en plus dans le second, l.a probabilile parcourt ainsi tons les dcgros dune cchelle immense, la plus haute, ici moins elevee, suivant que les occasions d'erreur sont plus ou moins nombreuses; au lieu que la certitude dcmeure invariable el toujours identique a elle-meme. El ce serait en vain que vous aug- menleriez jusqua linfini la quantite des chances heureuses, en dimi- nuanldans la meme proportion les chances contraires; tant que subsis- teraient celles-ci, n'y en eut-il (juunc seule contre mille des premieres, notre assurance, quoique tr6s-fondee, rcslerait inquiele etchancelanlej nous n'aurions pas le droit de dire : nous sommes certains. La proba- bilitc, en un mot, peut crotlre indefiniment , sans engendrer la certi- tude; parvenue a son plus haul degre, ellc est encore separee de levi- dence par un abime. Une fois constate que la certitude prise en elle-meme est une mani^re d'etre, un elat, un phenomene a part et sui generis , I'observation con- duit a y reconnaitre des varietes assez nombreuses qui tiennent a la fois aux objets et au mode d'action des pouvoirs de I'esprit. 11 y a une certitude de la conscience qui comprend les dtats et les operations du moi, ses facultes , son existence, sa nature ; une certitude des sens, qui a pour objel le monde materiel et les proprietes des corps; une certitude de la raison qui environne les verites premieres de Tordre moral et metaphysique; la certitude de la nicmoire qui nous rappelle les evenements anlerieurs; celle du raisonnement qui nous conduit d'une vcrile a une autre, comme dun fait a une loi, d"un principe a sa cons(^quence; celle enfindutemoignage, car les faits qui nous sontattesles par nos seinblables obliennent de nous la memefoi que si nous les avions dccouverts par nous-memes. Dans tons ces cas, la certitude n'a pas lieu de la meme maniere. Dans les uns, elle est instanlanee, immediate ; nous y parvenons avant meme de I'avoir chcrchee; c'est cc qui arrive pour les donnees de la conscience , des sens, de la memoire et de la raison. Au contraire , dans lexercice du raisonnement , elle se forme peniblement el suppose la reflexion ainsi que des idees intermediaires, Je mesouviens, tel corps cxiste , la ligne droile est le plus court chemin dun point a un autre , voila des propositions que tous les bommes jugent vraies, sans avoir besoind'autreexplicalion que celle dusens des mots. Mais il n'en est pas de meme si on nous dit que la somme des angles d'un triangle est egale a deux angles droits; nous n'admellons ce theoreme qu'apres y avoir rcflechi et en avoir pese et compare tous les termes. Ce qui est plus grave que les distinctions (|ui precedent, et ce qu'il iiuporte de bien comprendre, c'est que 1 origine dc la certitude ne doit pas Hiv, altribuee a telle ou telle faculle a lexclusion des aulres , mais qu'elles sonttoules, priseschacunedans leur s|;iu"'re, egalcment legitimes el veridiqucs. Une ecole contesle le temoignage des sens, dc la raison, du raisonnement el do la menioii-c; elle i';e reconnail d'autre auloritc que celle dc la conscience, el elle pretend iaire surtir toule certitude de 1 idee seule du »ioi. Une autre c'cole demand*' a la sensation le principe unique dc la Nt rite, el, dcpuis Epicure jusciu'a M. dcTi-acy, les repre- .s(Mitanls de cettc ecole regardcnl comme iilusoi.-es les notions qui ne pcuvent sc ramener a des elements sensibles. Eiifin , si on en croif un CERTITUDE. 47r. ^ciivain celebre de nos jours , le fondement de la connaissance ne se trouve pas dans la raison de lindividu, mais dans I'accord des opinions et dans laulorite. Toutes ces theories sont hors du vrai, et enlrainent des consequences qui ne permeltent pas de les adraettre. Placez-Yous dans la conscience I'origine de la cerlilude? vous suppo- sez d'abord tres-arbitrairement que I'evidence ne se rencontre que dans les phenomenes interieurs,tandis que de fait, elle apparlienta bien d'au- tres verites. Yotre supposition va meme centre \otre principe, car la conscience nous dit que nous n'avons pas plus le pouvoir de mettre en question la realitede la matiere et les axiomes malliematiques que notre existence propre. En second lieu , vous etes reduit, si vous voulez res- ter consequent , a ne rien admetlre d'assure, hors votre esprit et ses operations, comme ces disciples de Descartes, qui, de I'exageration meme de leur systeme, regurent le nom d'ego'isles ; ou bien, si vous pretendez sortir de vous-meme et arriver a Dieu et au monde, vous n'y parvenez qu'au prix d'inevitables contradictions; car vous etes tenu d'employer I'aide du raisonnement , de la raison et de la memoire, en d'autres ler- mes, toutes les tacultes dont vous avez commence par infirmer la va- leur et la veracite. E'histoire nous dit combien Malebranche et Des- cartes ont depense de travail et de genie a donner une preuve de I'exislence du monde meilleure que le temoignage des sens; mais I'histoire nous apprend aussi que tant delTorts n'ont abouti qu'aux plus etranges paralogismes, a des sophismes qu'on appellerait gros- siers, comme I'a dit M. Royer-Gollard, sil ne s'agissait d'aussi grands hommes. Voulez-vous , au contraire, que le fondement de la certitude soit la sensation; vous retrouvez toutes les difficulles contre lesquelles le carte- sianisme a echoue , et meme de beaucoup plus grandes encore; car cette hypolhcse conduit logiquement a la negation de la pensee, des causes el des substances , de rinfini, du bien et du beau, toutes choses qui ne sont pas visibles a Toeil ni tangibles a la main. Voila done la science et Tart, la religion et la morale, privees des idees qui leur ser- vaient de base, el la nature sensible elle-meme qui etait snpposee renfer- mer loute realite, se trouve n'offrir que de vaines apparences , des phenomenes sans lois, des qualites sans sujet, partoul une surface, et de fond nulle part. Mais ces apparences qui varient d'individu a individu , et pour le meme individu selon le pays, le temps et les circonstances, n'offrent elles-memes au sujet pensanl aucun point capable de le fixer. II pout egalement les aflirmer ou les nier tour a tour, ou dans le meme instant, de sorte qu"apres elre parti de cctte maxime que loute verite est da!!S la sensation , on se trouve amene a celle-ci, que tool est faux el que lout est vrai a lafois, c'est-a-dire qu'il n'y a rien d'assure ni dans la science ni dans la vie, ni pour renlendemenl ni pour la scn- sibilile. La philosophic de la sensation a porle en tons lieux et dans tons k's pays ces douloureux et inevitables fruits; elle les portait dejii ii y a deux milleans, lorsqu'un sophiste restefameux, Protagoras, considerait I'homme comme la mesure de toutes choses, et que Platon ecrivail un de ses plus admirables dialogues, le T hdctcte, ]iom combattre une aussi funeste maxime ; elle les a portes de nouveau a une epoque v-oisine de nous, avec les successeurs de Locke, avec ceux de Condillac, 474 CERTITUDE. el on peul affirmer que si la raisoii la repousse, le lemoignage de Ihis- toire la condamne egalement. Que, si enfin, vous rejelez I'autorite de la conscience , des sens, ct en general de loiiles les facullesdu wo?,, pourconcenlrortoute certitude dans I'accord des opinions, vous exagerez singulieremenl la porteedu lemoi- gnage, qui est sans conlredil pour Ihonnne, nouslavons reconnu, une source leconde de jugements indubilables , mais qui ne saurait tenir lieu des autres moyens de connaitre. Combien de laits dont nous sommes certains et que nous n'avons appris que par nous-memes? Faudrait-il quun lionmie, relegue dans une ile deserte, comme Kobinson , doutAt de toutes choses, parce qu'il n'aurail jamais a consulter d'autre opinion que la sienne ? Faudrail-il, par le meme motif, ne tenir aucun compte des phcnomenes inteiieurs , des secretes modifications du moi? Ajoulez mille autres difficuUes, dont nous pouvons a peine indiqucr quelques- unes. On conteste au moi la legitimitc de ses facultes, et cependant la confiance quil a dans le jugement de ses facultes n'est et ne pent etrc qu'une induction desa propreveracite. On veul que les sens, lameu^iOire, la raison, soient des facultes trompeuses, et cependant c'est avcc leur secours (jue nousconnaissons qu'il cxiste desbommes, que nous enlen- dons leur parole, quenousla comprenons. On frappe dune declaration d'impuissance la raison qui luit dans cbacunde nous, et cependant la raison gcnerale quon kii substitue n'est que la collection de toutes les raisons particulieres, comme si on pouvait former une seule unite en accumu- lant des zeros. Du moment que la pbilosopbie pretend ne pas se tier a lintelligencede lindividu, elle marcbed'une inconsequence a une autre, et elle s'epuiseensteriles efforts pour reconquerir unevcrite qui neccsse defuir, precisement parcc qu'on I'a laissee ecliapper une premiere Ibis. Et quel est le resultat de ces ctranges contradictions? Evidemmcnt le decouragement et le scepticisme. On a commence par mettre en (pies- tion la veracite de ses propres facultes ; par le progrcs necessaire des idc'es,on arrive a contcsier Tautorite du jugement des autres, et on finit par ne croire desormais a rien, faute d'avoii- eu la sagesse de croire a soi-meme. II y a dailleurs un motif bien sinqjU; qui fait que la certitude ne pent pas elre le pri\ilege d'une faculle, quel qu'en soil le nom, mais doit rester, pour ainsi dire, le pati'imoine de toutes : c'est I'unite de rintelli- gence el sa foi en elle-meme. On croirait, a entendre certains philo- sophes, (jue les pouvoirs de I'espril constituent autant d"altributs sepa- res et independiints les uns des autres ; rien n'esl moins conforme a la verile (prune pareille opinion. He sontles veriles connues qui dilVerent; mais au fond nous les connaissons toutes avec le meme esprit, avec la uicme fu'-ultede ;-onnailre. Ou'est-cecpie la conscience'.' Ea pensi'e pre- uisnt connaissancc d'elle-mcme. Ou'est-ce que les stMis? La pensee pre- naiit coiuutissance des (•()i'])S. Ou'est-ce (jue la raison".' f.a pens(ie pre- nanl connaissa/.ice do I'aijsohi. J! en est de !n(}medenos autres faculU's: la m;'"!i(i!!'i>, la generalisa.lion, le raisonnenienl , qui ne sont jamais (pie la |;ciis(''(' appli(piee a di'> objets di\ers et placc'c dans des conditions (lil- i'ei'i'p.ies. Or, si la pcnsc'C est veriiii{]ue dans un cas,(|uiempcche (prdle esoild.ms tous'.' Pourcjuoi restreindre arbitrairement saport(''e, e\ |)armi tanl de jugements (pieile porte avec des litres egaux , avouer et accep- CERTITUDE. 475 ter les uns, ddsavouer et rejeter les autres? Toutes les notions acquises r^gulierement , en conformite aux iois de la pensee, sont vraies, ou au- cuue ne lest. Reste maintenant a savoir s'il se peut que rhommc pos- sede des connaissances vraies. Nous touchons ici a une derniere ques- tion , de toutes la plus cel^bre et la plus grave. Ce qui frappe d'abord, lorsqu'on envisage la situation actuelle de I'in- telligence en lace de la verite, c'est le sentiment qu'elle a de ne pouvoir se soustraire a son action , en ne portant pas certains jugements. Non- seulement nous croyons a notre existence, a celle du monde exterieur, a la realile du libre arbitre, a la distinction du bien et du mal; mais nous pensons qu'il est impossible de ne pas y croire. Ces croyances, et raille autres pareilles, s'emparent invinciblement de nous, etnos efforts pour les rejeter ne servent qu'a en faire mieux ressortir I'irresistible as- cendant. Mais si la connaissance humaine presente ce caractere de necessite , peut-elle etre consideree comme I'expression Gdele de la nature des choses? Ne serait-elle pas plutot un resultat tout subjeclif de noire con- stitution intellectuelle? et ce que nous prenons pour la verite une image decevante emanee denous-memes? Kant I'asoutenu dans sa Critique de la liaison pure. II pretend que nous connaissons les objets , non en eux-memes , maissuivant ce qu'ils nous paraissent 3 que les premiers principes ne sont que des formes ou des categories de I'entendement ; que toute la realite se reduit pour nous a une illusion d'optique pro- duite par le jeu de nos facultes. Cette opinion de Kant paraitrait mieux fondee, si la verite ne se ma- nifestait jamais que sous la forme d'une notion necessaire. Mais, pour qui veut y regarder de pres, ce mode dela connaissance n'est ni le seul ni le premier. Combien defois n'arrive-t-il pas que la verite repand une clarle si vive , que la connaissance a lieu immediatement et , pour ainsi dire, a notre insu? L'esprit na pas memele loisir de se replier sur lui- meme et d'acquerir la conscience de Taction qui le penelre ; il ignore si elle est invincible ou sil peut la combatlre ; il croit a la realite parce quelle est devant lui, et non pour une autre cause. Ces occasions ou loute empreinte personnelle du moi disparait dans la spontaneite de I'a- perception se reproduisent si souvent, qu'il serait impossible de trouver des jugements, rneme reflechis, qui eussent une originc differenle. Toute rellexion suppose une operation anterieure qui consiste a afflrmer les principes dont on essayera plus tard de se rendre coiiipte. Aurions-nous songe a metlre en doute la verite, si nous ne Tavions d'abord rencontree sans la cbercher? La necessite de nos jugements qui eclatc surlout dans Teffort que nous faisonspour les approfondir, n'en est done pas le pre- mier caractere. lis commencent par etre spontanes, et ce nest que plus tard que, devenus reflechis , ils contractcnt une fausse apparence de siii)jeclivite, et ressemblent a une loi toute relative de noire intelli- gence, au lieu qu'ils sont un relletfideie el comme I'cEuvre de la verite. Si Kant avail approfondi cetle imporlanle distinction, peut-etre aurail- il recule devant les paradoxes qui lui assignent un rang parmi les chefs du sceplicisme moderne. Dira-l-on que , meme dans ces moments ou Fintelligence perd le sen- timent d'elle-mcme sous Taction infaillible de la verite, elle na aucune 47G CERTITUDE. preuve quelle n'altere pas celte voritocn rapercevanl, ol quoce qui lui parail csl confornie a ce qui est ? iNous eonx enons (jue Idle esl la con- dition dc lintelligence. Non, ellene peut pas demontrer sa piopre vera- cile; car elle n'a a sa disposition ([u'elle-niemc clses faculles (ju'il s'a- girait prccisement de justitier. Mais ici la deraonslration , qu'il faut reconnaitre impossible, n'est-elle pas en nieme temps superllue.'Tout se peut-il, tout se doit-il prouver ? S'y a-t-il i)as des choses qui portent leur preuve avec elles-memes dans Icvidcnce immediate (\m les accom- pagne?Et au premier rang de ces verites lumineuses lie faut-il uas nonnner la legitimite de nos moyens de connaitre? Si la raisonelait })laceedans lalternative de mettreen question toutes ses connaissanccs, ou d'etablir qu'elle n'est pas uh pouvoir trompeur, il n'y aurait pas d'intelligenccqui tut assuree de posseder la vcrite. Ima- ginez un espi'itdouc de faculles surhumaines , si vous voulez, divines ; il remarquera, comme nous, que ses faculles resident dans un sujet qui est lui-meme; comme nous, il pourra se demander sielles reflechissent exaclemenl la nature des choses, ou si d'autres cieux et une nouvelle terre ne s'ofi'riraient pas aux regards d'unc intelligence dilfcremment organisec; et, place comme nous dans Timpuissance d'eclaircir avec sa raison ce soup(;on qui alteint sa raison meme, il devra rester sous le poids d'une elernelle incertitude. Le scepticisine deviendrait done la loi commune de tous les esprils, depuisl'homme jusqu"a Dieu , el la posses- sion certaine de la verite napparticndrait pas meme a cette raison inli- nie qui doit tout connailre, [)uisqu'elle a tout cree. On decouvre d'ailleurs dans la docirinc de Kant la contradiction in- hercnte a tous les systemes, qui affaiblissent, a tel degre que ce soit, la portee legitime de la raison. Ei;. peut elre dissimulee plus habi.'ement, mais elle n'enexistepas moins. iJi oifet. quel est leresullat des analyses profondes, etcependantsi ineonqj:;ics,du philosopbeallemand'.Mycslque nous connaissons les choses en l;ii;l (priiommes seulement; ([u'il peut se faire que nos faculles nous Iroinpent ; (\\u\ notre organisation \enant a changer, rien ne prouve ([ue nous ne verrionspas les objets (Vuwc ma- niei'e dilfercnte. Or, sous la forme dune siiiq)le hypothese, ces isois ju- gemenls ontau plus haul degre un caracterc dogmatique (piil esl im- possible de meconiiailre; il revienncnl a dire : 11 esl vrai, (i'une M-rile absolue, que la verit('> absolue nous echappe. Ainsi , au fond des in- certitudes du philosophe, est cachee une aflirmalion qui eu demonlre la vanile. Concluons que rautorile de la raisoi^ ne saurait (Mro ni conlosU'e ou- vertement, ni intirmee d'une n^aniere indirecte. On Ta souveiu dit, el nous tenons, en terminanl, a le repcler, Ihomnie ne doit pas esperer de pouvoir connailre toutes choses. Etre iniparfait el borne, uiie jjarlie de la realitc ne cesscra de lui echapper. La est le scci'et de noi;." igno- rance el de nos erreurs, dont le pyrrhonisme s'esl fait iant d^ i^is une armccontre lacerlilude.},!aissi tiolre science doil rcstera jam, i.-. incom- plete, elle n'est pas por.i' ce'.aiilusoire, et ce (piii imporlederetii;'r(pier, a I'elernel lionneur de I'esprii luunain, les \erites les plus imporlantes sont preciseinent celles qui nous sonl le mieux demontrees. .^ agil-il de I'Ame? nous avons le sentiment de son unite, de son identilc, do sa cau- .salitd, et, par consequent, de sa liberie et de son immat(^riali!e. S agit-il CESALPIN. 477 de Dieu'.' il apparait a la penscc sous la clairo notion dun elre parfait, avec Ic tripie caractere de crealeur, d'ordonnateur ct de conservaleur. S'agil-il du devoir? nous en puisons I'idee dans la raison , nous en trouvons le fondement dans le libre arbilrc, nous en dccouvrons la sanction dans la justice divine. Ces hautes verites sont le partage de lous les esprils, des intelligences les plus hautes comme des plus vul- gaires, et la clarte avec laquelle elles reluisent dans une conscience honnete, fournit un temoignage de la portee de I'intelligence qu'aucune sublililc ne saurait affiiiblir. Le role de la philosophic ainsi que de la re- ligion est de les eclaircir dans ce qu'elles ont d'obscur; inais quand, au lieu de cela, la philosophic les met en question; quand elle etend ses doutes jusqu'a lintelligence et nie le principe de la certitude, elle sou- tient une gageure conlre le bon sens du genre humain, et, pour prix de sa temcrite, elle nc recueille qu'un discredit universel. C. J. CESALPIX [Andrea Cesafpiiw] , nc en 1519 a Arezzo , en Toscane, fit d'abord des etudes assez mediocres; niais lorsqu'une fois il fut de- barrasso du joug de Tecolc, et quit cut oblenu le titre de -niedccin, il developpa des talents que ses debuts n'auraient pu faire prcsager. Animc du veritai)le esprit (ki pcripatetisrne, il attaqua la scolastique sans menagenient. (^csl assez dire qu il se fit un grand nonibre d'enncinis, a la tete dcsquels on renjarquc Samuel Parker, archidiacrc de Cantor- bery, et Mcolas Taurel , medccin de ]\Iontbeliard. lis n'eurent cependant pas assez de credit pour le faire delerer au tribunal de Tinquisition , ni meme pour lui faire perdre la coniiance de la jeunesse qui se pressait a ses legons 5 car il enseigna la philosophic et la medecine d'abord a Pise, puis au college de la Sapience a Rome, ou il fut appele par Clement VllI, qui le fit son premier medecin. II pressentit la decouverte de Harvey, ou la grande circulation; car il n'a decrit que la petite, ou la circulation pulmonaire (G. Ciivier, Hist, des sc. nat., t. 11, p. 41;. Mais il inventa le premier systeme de botaniquc fbnde sur la forme de la fleur et du fruit et ;-ur le nombre des graines. Son livre des Plcintes est remarqua- ble par la logique etlamethode. « On y voit, (lit G. Cuvier [lb., p. 198, des traces de Tetude prolbnde que I'auteur avait faite d"Aristote : c"est, en un mol , une oeuvre de genie. » Le meme esprit danalogie, de logique et de UiCthode lui fit classcr aussi les mctaux de la maniere la plus sa- tisfaisante [lb., p. 236;. ■ — Mais, quelque puissance de raison que ces divers travaux annoncent, le pliilosophe d Arezzo a des titres plus di- rects encore pour figurer parmi les philosophes les plus eminents du xvr siecle. Voici quelques-unes des idees qu'il a exposees dans ses Questions peripatclicieimes f quest. 1 et3). La substance premiere ne pent etre 1a matiere brute et grossiere, ni meme la matiere organisee. La matiere a du etre precedee de la forme forjnatrice et vivifianlc. Le principe de toutes les formes est Dieu, Fintelligence premiere et su- preme, et, par consequent, I'acte absolument pur, simple et pre- mier. La substance primitive est done la force primitive, 1 intelligence pre- miere, le bien originel, ou ai)solument digne d'amour; cette substance u"a rien de commun avec la quanlile et ne pent absolument ])as etre appelee fmie ouiniinie. Lintelligence premiere n'a pas, non plus, cree 478 CESALPIN. ou ajieratioii pourraient egalement resulter de Taction de la cbaleur ce- leste sur certains melanges de matieres. Les animaux snperieurs pour- raient encore sortir de la terre liumide et ecbauffee par la clialeur fe- condante du solcil, si tousles individus qui composent actuellemenl ces especes danimaux venaient a perir. C'est ainsi que nous voaohs encore tous les jours des insecles se former au sein de la putrefaction {lb., liv. V, quest. 1;. Mais la propagation ordinaire et cellc qui nail de la corrujilion supposent egalement une formation primitive. De tous les etres perissables, llionime seul a une ame pensante et imiportclle. Laclion delame esl, en soi, indcpendanle de lorganisme [lb. J, liv. n, quest. 8;. L ame nest ni partiellenient dans cbaque partie du corps, ni tout entiere dans le corps tout entier; mais elle reside dans le coeur. (Jest le coeur (pii entrc le premier en fonction dans loeuf feconde, el qui esl le point le plus important dans tout le corps, le principe des arlei'es el des veines, el meme celui des nerfs; car les arteres onl deja des tegu- meiils nerveux , el se rend(Mit du coeur au cerveau. C'est pourquoi le ccpur est le siege des sensations, eomnie le prome iiivinciblement I'in- lluencc des passions sur celorgane lb., liv. v, quest. 7;. (^esalpin rt^poussait la magie el la sorcellerie, comme des extravagan- ces ou des impostures. Ses ojiinions se repandirenl , non-seulemenl en Italic, iiiais encore en AUcmagne, a lei point que, scion les panjlcs de Tau!'(>l,s()n adversaire , elles y etaient en plus grande consideration (|ue les (racles dApollon pariiii les (irecs. Parker disait aussi de lui qui! ;r.i;il cle \v premier el |)eul-elre ]c d(M"nier des mnderncs qui ait ct'iiipris Afi^l()l(\ (^esalpiii exposail sans restriction la doclrine de co plii- losiipiie 01! ce ([u'il reganlail comme tel, laissanl a la llu'-ologic ie soin d'fMi iiHutiM' les erreurs. On a cru \oir en lui im precurseur de Spiiioza ct mci:iv> un allicc. 11 moui-ul en 1G03. — Brucker a donne une analyse CH^REMON. 479 de la (loc'triiie de Cesalpiii au tome vi de son Hisloire de la Philosophie , p. 723 (4 suiv. On peul consullcr aussi un excellent article du Diction- naire hisloriquc de JJayle et VHistoire dc la Philosophie de M. Rixncr. Les ouvrages philosophiqucs de Cesalpin , aujourdhui fort rares, sont : Quwstlones iHrlpaleticw , in-f", Yenise, 1371; — Dcemonum mvestiga- tio 2)eri2)atetica^m-k",ih., iodS. J. T. CIU^^REMOX vivait dans le i" siecle de Tere chretionne. Suidas lui attribuc une Hisloire d'Egypte et un ouvrage intitule Hicroglyphi- qucs. Porphyre {de Abstin., lib. w) nous apprend quil professait le stoieisme : ce qui porte a croire qu'il est ce meiue Cha^renion contre lequel il existe une epigramme de Martial ; liv. xi, epigr. 56). On le croit aussi le nieme que I'auteur dun traile sur les cometes, cite par Seneque {Quccst. nat., lib., vii, c. o) sous le noin de Cliarimander. X. CIIALDEEXS ( Sagesse des). Tout le monde eonnait Tantique re- nommee de la sagesse ehaldeenne et de la science des inages 5 on salt quel prestige s'altachait autrefois a ees noms pleins de mysteres , quelle autorite ils a\ aient surlout a Tecole d'Alcxandrie , oil TOrient et la Grece ont couinience, pour la premiere fois, a se meler etase connaltre. Mais lorsqu'on \eut savoir sur quoi so Ibnde cette gloire seculaire 5 lorsqu'on entreprend d'en reeueillir les litres et de les examiner a la lumiere d'une saine critique, alors on ne trouve plus que tenebres et confusion. Quel- ques passages obscurs des prophetes hebreux , tortures en mille sens par les commentateurs, quelques indications superficielles de Slrabon et de Diodore de Sicile , quelques lignes de Sexlus Empiricus, de Ciceron , de Lactance et d'Euscbe, tellcs sont a peupres toutes les traces qui nous restent de la civilisation d'un immense empire et de celte sagesse tanl vantee de laquelle, disait-on, Tbales, Pytbagore, Democrite et Platon lui-meme se sont nourris et inspires. iN'ous nous garderons de citer eomme des autoriles incontestablesles pbilosopbes d'Alexandrie, comme Philon le Juif, Porpbyre, Jamblique, saint Clement, el d'accueillir sans reserve les opinions qu'ils nous ont traiismises sous le litre pompeux d' Oracles chaldecns ( Ao'-j-x yyj.S'yXyA ;. Ces pretendus oracles ont une ressemblance trop evidenle avee les doctrines professees par les dis- ciples d'Ammonius et de Plotin, pour quil soil permis de croire a leur aulhenticite. Puis il y a lieu de s'etonner que, remontant jusqu'a Zo- roastre, ils soient restes entierement inconnus jusqu'a cette epoque, malbenreusement coupable dc plus dun mensonge. Nous accorderions volontiei's plus de credit aux fragments que nous avons conserves de Berose (Fabricius, Bibliotli'eqrie cjrccque , t. xiv, p. 173 et suiv.';, s'ils contenaient autre chose que des fails purement bisloriqiies eniremeles de fables populaires. Mais, si fai!)les que soient les docuhienls demeures en noire pouvoir, ils suffisent pour auloriser en. nous la conviction que la sagesse cbaldeenne, a part cerlaines connaissanccs astronomiques assez bornces, n"a jamais ete quun systeme religieux enseigne au seul nom des traditions sacerdolales, et non moins eloigne que le paganisme grec de bi verilcible science pbilosophique. D'abord il faut prendre garde de confondre les Cbaldeens avee les 480 CIIALDEENS. Perses, bien que ces deux penples aient etc reunis plus tard en une seule nation , par les armes de (]yrus et la refurme religieusede Zoroas- Ire, acconiplie en\iron cincj siecles aNant notrc ere. La civilisation des Pcrses est plus rapprochee de nous, (iuoi(iue tres-eloignee encore re- lativeinent a celle des llomains ct des (Irces; elle nous a laissc des traces plus nombreuses et plus eerlaines, et un monument du plus haut prix rapporte do I'Orienl pendant le dernier sierle : nous voulons parler du Zend-Avesta {Voyez le mot Pkksks . De la eivilisation cbaldeenne il ne nous reste que les faibles el obscurs debris dont nous avons parle lout a Tbeure. Mais au sein meme de I'empire d'Assyrie , separe de celui des Perses, il faut distin;i;uer encore les (Ihaldeens propr(Mncnt dits, la race sacer- dotale deposilaire de toutes les connaissane(\s que Ton possedait alors, de toutes les tradilicms religieuses et liistori(}ues de la nature, et que I'Ecriture sainte desi;j,iie sous le noni de C/uisdim. C'etaienl probable- mcnt les deseendanls dun peuple plus am-ien encore, lequel, apres avoir fait la eonquele de la IJab^lonie, y avail apporle sa propre civili- sation, scs propres croyances, dont il ^rarda le depot au milieu des races ignoranles soumises a son joug. Leur role et leur position etaienl a peu pres les memos que ceux des prelres eiryplions. lis etaienl exempts de toule charge; ils avaienl leur terriloire parliculier au milieu de lempire, et so gouvernaient dapres leurs propres lois, Leur langue, comme nous le voyonspar le livrede Daniel c. '2, <■. 4; netait point celle du peuple, et ils possedaient, outre des traditions orales, des monuments eorits dont eux seals connaissaicnt le sens (ubi supra ,c. I, <-. i . Parmi les fonclions de leur ministere , il faut compter celle de prcdirc iavenir par Tobservation des aslres, d expliquor les visions, les songes et tons les aulresprodigesdont rimaginalion des homines clail sans cesse effrayce pendant ces temps de superstition. Cost a oux ({ue sadresse le roi Nabuchodonosor pour avoir le sens des visions terrihles qui out trouble son sommeil ubisupra, c. 11, >'. 2 . Cest a eux aussi quele roi Baltha- zar demande lexplii-ation des Irois mots mysterieux traces par une main inconnue sur les murs de son palais ' uhi supra , c. o, y. 5-7 . A cote des Chaldeons ou Chasdim, rEorilui'C nous monlro encore Irois aulrcs classes de sages quelle designe sous los noins iW ' Ilarloumhn , Ascha- phim et Mchascltphira ubisupra, c. 1, v. 20; c. 2,>. 2 . Quelles etaient les altribulions de ces sages'/ Par (piols caractores se distin- guaient-ils les uns des autres? Ouelles connaissances positives s'al- liaient dans leur esprit a celle des arts magiquos dont ils faisaionl pro- fession aux yeux dune foule ignoranle, et sur lesquels se fondail tout leur credit? Ces diverses ([uestions, malgre les tcntatives qu'on a failes pour y repondre, malgre los lumiores reunies de la philologie, de la Iheologie el de Ihisloire, allendonl encoro une solution satisfaisante. Ce qui nous parait certain , cost que les ( Jialdeens , sur les grands objols qui ont excite en lout leiri])S la curiosilc de rhoMime, n'ont j)as loujours eu los memos opinions. D'abord nous \vs xoyons [jlongos dans la plus grossiore idolalrio; lour roiigion, comme c(^lb' des Sabeons, des anciens Arahos el do i)!usiours aulros peoples de r<)rionl, cost lo culle des aslres. lis adoraionl principaiomcui lo S'.loil, la luno, hs cincj pla- netes el les douze signcs du zodiaque dont ils furenl vraiscinblablement CHALDEENS. 481 les invenleurs. Une ties fonctions de leurs pretres etail, comnie nous lavoiis deja (lit, d'observer ces divers signes ettous les corps celestes, afin de leur arracher le secret de Tavenir. A cet elfet , on avait as- signe i"i cliacun ses attributions, son influence bonne ou niauvaise, ct une pari dclerminee dans le gouvernenient general des choses de la terre. Ainsi Jupiter et Venus, autrement appeles Belus et Mylilta; cetle nieine Aiylilla en I'honneur de laquelle les femnies de Jiabvlone se prostiluaient une fois dans leur vie , passaient pour bienfaisants; Sa- lurne et Mars pour malfaisants ; Mercure , que Ton suppose ctre le nieme que iS'ebo, etait tantot I'un , tantot I'autre, selonla position qu'il occupait dans le ciel. Parnii les douze signes du zodiaque , Icsuns representaient les sexes , les autres le niouvenient ou le repos , ceux-ci les diverses par- ties du corps, ceux-la les ditferents accidents de la vie, et, se divisant pour se subdiviser encore a linlini, ils fonnaient comme une langue mysterieuse, niais complete, dans laquelle le ciel nous annonce nos des- tinees. Outre les douze signes du zodiaque, les Clialdeens reconnais- saient encore desetoiles tres-influentes au nombre de vingt-qualre, dont douze occupaient la partic superieure et douze la partie inferieure du nionde, en considerant la terre comme le milieu. Les premieres etaient preposees aux deslinees des vivants, les autres etaient chargees de juger les morts. Les cinq planctes aussi avaient sous leur direction trente as- Ires secondaircs qui, voyageant alternativement dun bemisphere a I'au- ire,leurannoncaient ce qui sepassait dans toute letendue de luniNcrs, et portaienl le litre de dieux conscUkrs. Enfin, au-dessus des planetes, designees sous le noni de dkux intcrpr'cles, par conse(|uent au-dessus de loule rarmee celeste, eiaient le soleil etialune: le soleil representant le principe male ou aclif , et la lune le principe femelle ou passif. Sans nous initier dune manicre bien precise a tous ces details que nous emprun- tons de deux auteurs grccs, Diodore de Sicile (liv. ii; el Sextus Empi- ricus [Adv. MatJwm., lib. v, p. HI, edit, de Geneve), la Bible nous montre aussi les Cbaldeens d'abord livres a la plus grossiere idolalrie et ne reconnaisscinl pas d'autre divinite que les astres. Elle nous apprend que le pere des Hebreux a ete oblige, pour rendre hommage au vrai Dieu, de quitter safamille et sapatricqu'elledesigne sous lenom d'Our en Cbaldce (Our-Chasdim;. Cepcndant, a uiic epoque moins reculee , elle nous laisse apercevoir chez ce meme peuple des croyances deja bieu (liiTerentes. Au culle des astres, lequel , sans doule, n"a pas encore en- licrement disparu, est vcnu se joindre un autre culte beaucoup moins materiel , celui des anges et des genies. Sans nous arreter a d'autres preuves plus ou moins evidentes, nous dirons que les plus anciens parmi les docleurs juifs affirment posilivement que leurs ancctres out rap- porle du pays de Babylone ces trois cboses : les caracleres de 1 ecriture assyrienne, les noms des mois et les noms des anges [Thalmud, tract, de Sanhedrin, c. 23;. Des le debut de I'bisloire de Job, que Tecrivain sacre nous presente comme un Chaldeen, nous voyons Dieu entoure d'une cour celeste appelee les enfants de Dieu, et au milieu de cette cour apparait Satan, le genie du mal, dont le nom meme apparlient a la langue arameenne, a cetle langue sacree dans laquelle les prelrcs cbal- deens s'entreliennenl avec le roi iS'abucbodonosor Daniel, c. 2, y. V ,. Quand la Bible nous clit ailleurs nne Daniel, le prophetc du vrai [)icu . 482 CllALDEEAS. n a [)a.s crainl do lairc partie du colldgo dc tes prelrcs, et que memc il en a ele normne Ic chef {ubi supra, c. 5, v. 11 ', die suppose sans doule que les Chaldeens nelaientpascompletemeiit elranjj;ers a I'ideed'un Dieu uni(|ue , ])iincipe intelligent et imnialeiiel de tout ce qui exisle. Un tel principc a pu tres-bien eonserver le noin v oclus, ou plut6l de Bel on de l]aal, qui, dans les langues seniitiquos, signiiie lemaitre, le seigneur. L'idee nienie du soleil, eonsidere d'ahord eonime le roi de la nature, I'idee du feu et de la lumiere, a di^ resler dans ee culte j)luspur eominc le synibole, eomine le signe exlerieur de I'intelligenee divine. Aussi n.nons-vous pas de peine a t"oiiij)iTndre, dans un livre eerit ehez les Clialdeens et dans leur langu{> saeree, cos niagnifiques images qui nous representent le souverain Klre , V/hwicn dcs jours avee un vetemenl eelatant de blaneheur, assis sur un Irene de llannne et de feu ardent, repandanl aulour de lui des torrents de lumiere [vbisvprn, e. 7, >^ 9 et 10,. Ce sont , du reste, de telles ero\ ances qui nous expiicpient la fa- cilite avee laquelle loutc la Cbaldee sc laissa convertir a la religion de Zoroaslre. Les resultats que vienl de nous fournir la lecture attentive des livres hebreux sonl conlirines par dautres temoignagcs en assez grand nom- bre. Euscbe '.Pra'p. ei-axg., lib. iv, c. o, et lib. ix, c. 10) et saint Justin le mart} r (Exhort, ad (hnt^ rapportent un oi'aele, c'est-a-dire une tra- dition anti(pie (jui attribue a la fois, aux Cbaldeens et aux Hebreux , la connaissanee d un ])rincii)e eternel, pcre et roi de I'univers. Nous I'e- trouvons la meme idee , sous une forme bien plus materielle et plus gros- si6re , dans la cosniogonie que renferment les fragments de Berose; car Yoiei la substance de ce recil bizarre place dans la boucbe dun person- nage symboli([ue, moilie bomme, moilic poisson, qui vient raconter aux premiers bal)itants de la Cbaldee le mystere de leur origine et ieur enseigner les arts et les lois de la civilisation. Au connnencement etail le ebaos, compose d'eau et de tenebres, au sein descjuelles nageaienl des eires dilTormes, des animaux et des bonnnes a demi aebeves. Sur ce cbaos rcgnait une puissance dont le nom se traduit en grcc })ar thalalta, c'(>st-;i-dire la miM', et qui, dans lalangue eliaideeime, sigiiilie la more du lirmament [Onior/ui. (mOmoroha). Ceprincipe, (]ui domiuait le cbaos ])riuuiif, la mer ou le lirmctment, comme on Noudra lappclcM-, a ele partage, ])ar le dieu Helus. en (k'ux moities, doril Tune ser\it a former le cici, et I'autre la teri"e. Kn meme temps, l>(''lus subslilua la lu- miere aux tenebres, I'ordre a la confusion, et , mcMaiil son pro[)re sang au limon dela terre, il fitnaitreala place des (Mres (liiTormes dont nous avons parle, des animaux et des bomnu^spareils a ceuxfjue nous vo\ons aujourd'bui (Voi/cz Fabricius, Uiblioi/irquc f/rcrqucj, t. vi, el .!.-(]. Sca- liger, Emevdatio Icmporiun , a la (in;. EvideimiKMit cen'esl pas du soleil qu'ilpeut etre ici(|uestion; maisils'agild'un priiu'ipeiiilelligent,moteur ei onionnateur de lunixcrs. En meme lem})s nous voyons (]ue la ma- tirre et les elements cf)iislilulifs des elres onl loujours exisle a ecMe de cette puissance superieure (pii leur a donni' I'orgaiiisalion ("I la \ie. Eli liien , celt(Mlouble ci'o\anee (>sl Ires-claiit'iiuml di'-sigiur ])ar Dii'doi'c de Sicile ' liv. if.)). \'\',\ , ('dil. d'Aiiislerda!:! , dans l(> li'(i|) court \n\->- sage (ju'il a (dns;icie a la science el a i'eligioii cliald(''ei!!i(\s. N'oici ses propres lermes : <■ Les Clialdeeii^ iireleiideni (jue la ualurc du uionde CilALDEENS. 483 (ty.v ij.'vi Tcj /.o'c7ij.vj cuffiv , — SUMS (loulc il vcut pavlcr (Ic la sul)Siaiu'Oj est cterncUe, qu'elle n'a jamais cu do cominencemcnt cl n'aura jamais cle fin, maisque rarraiigemcnt cl I'ordrc de 1 univors out cle ramvrc d'unc Providence divine, ct tout cc qui arrive encore aujourd'hui dans le cicl , loin d'etre dii au hasard ou a une cause aveugle, a lieu par la volonte expresse el fermemenl arrelee des dieux. » Mais, tout en renongant au culte des astrcs, les Chaldcens n'ont jamais abandonne I'astrologie; lis la justifiaient, au contraire, par I'idce meme de la Providence el de I'harmonic universcllc, pretendanl que tout se tient, que lout s'enchaine dans la nature , les evenements de la lerre aux mouvemenls du ciel, et que les premiers sonl la consc([uence inevi- table des derniers. lis ont msime porle si loin I'abus de cetle science cliimcrique, que, sous le consulal de Popilius Laena cl de Cneius Cal- purnius, le preleur Cornelius Hispalus se crut oblige dc chasser de Rome et de I'ltalie tons les Chakk'ens qui s'y Irouvaient alors (Valere Maxime, liv. i, c. 3;. Alexandre le (Irand, apres leur avoir lemoigne quelque respect, fut conduit, par le spectacle des memos aberrations, a les jnepriser complelement, ct dans loute rantiquite le nom de Chal- deen devint synonymc d'astrologue (l)iodore de Sicile, liv. xvn;. Les ecrivains precs, lant pai'ens que cbreliens, sont aussi d'accord avoc la Bible el les traditions bebraiques pour atli'ibuer aux Cbaldeens le culte des demons el des asigcs, ou des J)ons et des mauvais genies, de quelque nom qu'on les ;ii)pelle. Mais nous ne saurions admellre comme authcnliques les details quils nous transmeltent sur cc point; ccux que nous trouvons, par exemple, dans les ccrits d'Eusebe (Prwp. cvanrj., lib. iv, c. o), de Porpbyre {de Abstinetitia) , de Jaiubliquc {de JMysteriis jEgyptiorum, sect. 8), et dans le recucildes prctendus oracles cbalda'i'qaes : cai' 11 est evident c|ue loute cctle bierarcbie dc dieux secon- daires , de demons , de beros , de gcnies de lout ordre el les noms raemes quils portent, apparticnnenl a lapbilosopbie neoplatonicicnne. C'estde la aussi qu'on a ])ris, sans nul doule , la distinction du Pcrc, c'cst-a-dire du principe supreme et de la premiere intelligence, des sul)slances in- telligibles et des substances inicliecluellcs, dune lumiere generatrice ou liypercosmique et d'une lumiere engendrce, et cetle idee loute plaloni- cicnne d'une amc du monde, source du mouvement et de la^ie dans toules les parties dc la nature. Voijez Stanley, Philosoplda oricnlalis, lib. IV. Les noms propres dans les([uels on a voulu personnifier la sagessc cbaldeenncnousotfrent encore plusd'incertiludc que les doctrines. Ainsi, il est fort douteux qu'il ait cxislc un ou plusicurs Zoroastre cbaldeens, distincts du grand Zoroastre , fondateur de la religion des Pcrses. Nous ne connaissons que le nom dun certain Azonace, mentionne par Pline (liv. XXX , c. 1), comme le maitre de Zoroastre. Notre ignorance est tout aussi irremediable a I'egard de Zoromasdre el de Teucer le Babylonicn. Enlin, au milieu des assertions contradictoires donl il a etc I'objct, on se demande encore cc que c'est ([ue Ber(jse , s'il en a existe un seul ou plusicurs, dans quel temps il a vecu el quel fonds Ton pent fairc sur les fragments bistoriques et mytbologiqucs qui nous sonl parvenus sihis son nom par lant de canaux divers. Bien que ces rcsultats no soient pas dune ulilile dirccle pour rhistoirc r.j. 4Si CHAMPEALX. iU> la ])hil()Sophii% nous avons cni ci^peiKiaiil devoir y insisler; car ils sei'Niroiil peul-i'tre a atVaiblir uii pivjui^e eiu-orc Irop accredite dans cer- tains esprits, celui (jui rend trihutairos de la saaesse orienlalc Ics sys- tenies les plus ori;zinau\ de la pliilosophie ^rccciue. Voycz , uulre les auteurs que nous axons ciles dans le cours de eel article : Brucker, U ialolrc critique dc laPhilosophie , 1. 1, c. i. — Slanles , Jlistoria P/iilosop/tia' oricnialis, a\ee les notes de Leclerc, in-8", Am- sterdam, 1090. — NorljcriT, JJisscrtalio de C/ialda'is sejytoilriojxilin ori- ginis, in-V", Londres, 1787. — (iesenius, 1 article Cii.vld£k dans XEnc])- clopedie d'Ersch et Gvubcr, t. iii, Leipzig, 1827. CIIAMPEAUX [(iiiliehnus Campellensis] , ainsi nomme du village dc (Ihanipeaux, pres Melun, ou il naquil vers la lin du W siecle,. eludia a Paris sous Ansehne de Laon, et bientot ele\a lui-nienie unc ccolc qui conipta dc nombreuv disciples. Abailard suivil ses Ie(;ons; mais, pcu do temps apres, il se declara ladNcrsaire de Guillannie. Celui-ci, decourage par les succes de son ri\al, se retira , des liOS, dans un faubourg de Paris , pres d'nne cliapellc consacrcc a saint Victor, on il i'onda en Ill3 la celebre abbaye de ce nom. ^lais son decourage- menl n'avait dure que quelques semaines, et il elait renlre dans la lice. II avail ouvert, dans sa retraile , une ecole ou il enseigna la rlictorique, la philosojthie, la tlicologie, jusqu'au moment ou il lut elevc au siege episcopal de Cbaions. Dans cette dignite, il fnl mele a la grandc qne- relle des inveslilui'cs, et assista, comnie depute dc Cullixte 11, a la conference du Mouson, en 11J9; il mourul en Jl'il. Les Guvrages philosopliiciues de Cjuillaume do (]liam[)eau\ no soiit pas arrives jusqu"a nous. iNous savons seulement quil dofendait Topi- nion des reali^les contre le noniinalisme de ll(;>celii\ el d'Abailard. j'^ncore ne connaissons-nous la nature de son reali.^me que par I'idee que nous en a transmise Abailard, naturellemenl suspect en cette cir- constance. f< L'opinion do (judlaume de Cluuiipeaux, sur la j)n''srnce des universaux dans tous les objols, cunsislait , dil celui-ci JJis!. calam., c. 1 , a penser (pi'une memo cliose exlMo en e.s.v(>nco lout cnliere et a la fois sous cbacun des indi\idus forniant un genre; (\q sorte qu'il n"y a entro eux aucune diversile dans re>soiice, ir.ais (ji:c ia variele di'pend de la muUitudo des accidents. » EaimUni es.il labstraelion i)oiu' en (aire lidoe de genre. Mais on n"a[)ercoil pas, dans ce cas, la dill'i'rence (lui s('>pai"o coltt' o|)inion du concc[)ttia- lisme d Abailard, el la di>[)utedes deux pbilosopbes send)le na\oir jdus de sens. II landrail done supposor que dans Fopinion qu'Abailard altri- bue a son ancion mailre, le genre etail considero c(jnHne une cbo>e, comme un olrc^ ou une substance, so retroiixant sous (ous les accidents qui seuls differencient les individus. Ce realisme exccssif cst-il bicn celui CIIAMPEAUX. 48o de Guillaume de Charapeaux ? Nous en doulons, d'autantplus qu'il y a lieu de supposer qu'il le cnrrige lui-nieme, en ajoutant que celte chose idenlique, qui se rclrouve la iiieme dans tous Ics indi\idus formant un genre, n'y existe qu'en essence. Guillaume de Champeaux fut-il convaincu de la necessile de s'expli- quer plus clairement, ou un examen plus approfondi le fit-il changer de doctrine ? Quoi qu'il en soil, il ne se servit pas toujours des memes ter- mcs, et si nous en croyons Abailard, il niodifia son opinion dans ce sens que la chose n'etait pas, sous chaque individu, la meme esscntiel- lement , mais la meme indkiducUcment {)wn essentiaUfer, sed hnlkidna- liter], ou, comme porte une autre legon, indifferemmmt {indifferenter). Ce changemenl devint funcste a Guillaume; il parut reculer, et cette question, imporlanteaux yeux de ses contemporains, si faiblement defendue ou presque abandonnee par lui, discredita ses lemons. Nous avouons que nous ne sommcs pas Ires-eclaires sur le sens de cetle re- Iraclalion de Guillaume de Champeaux. Toutefois, sans discutcr la valeur relative des deux legons, nous croyons trouver nn sens a toutes deux. En adoptant la premiere, nous lexpliquerions ainsi qu'il suit : la notion de genre est formee de Fenscmble des conditions qui se retrou- vent sans exception dans tous les individus ; cette notion generate n'est possible, dans I'esprit qui la deduit par abstraction, que, parce que les elements qui la composenl existent dans les etres particuliers comme objets qui tombent sous I'observation; il faut done, qu'en dehors de I'idJe abstraite, elles se retrouvent, rcellement et individudhment, dans les concrets d"ou I'abstraction les a tirees. Celte manicre d'inter- preter les expressions de Guillaume de Champeaux, substitue, il est vrai, peut-etre contre la pcnsee de I'auteur, la similitude a lidentite, et a I'inconvenient de faire un veritable nominalistc du prclendu rea- liste adversaire d'Abailard. Quant a la seconde letjon, nous adoptons pleinement le sens que lui donne M. Cousin (Introduction aux OEuvres incdites d'Abailard, p. 118, : « Lidentite des individus d'un meme genre ne vient pas de leur essence meme , car cetle essence est differente en chacun d'eux, mais de ceriains elements qui se retrouvent dans tous ces individus sans aucune diircrence, i)id>fj'erenter. » Dans cetle modiiication de sa doctrine, si toutefois nous ne nous tronipons pas. Guillaume aurait fait exactement le contraire de ce qu'il a\ait fait dans son premier enseignement. Au lieu de partir de I'essence gciierale Innnanite , par exemple, pour descendre aux essences parti- culiei'cs hommes , en modillant I'essence gencrale par les dilKrences, il serail parti des essences particulieres hommes, pour s'elever, en dega- gcant !es differences, a i'essence gencrale hnmanite. La disparile, il est WM, n'est que dans la methode; de part et d'autre le resultat est le nicme : le noininalisme ou le realisme en sortent selon la maniere dont sont compris les mots essence et realite.— Voycz les mots Ri-alisme et -SOMIXALISME. Les Sv^'uls ouvrages imprimes de Guillaume de Champeaux sont deux trail OS ayanl pour litre : Moralia abbreviata et de Origine nnima; (1). Marlenne, Thesaurus anecdot., t. V;, et un fragment sur I'Eucha- ristie , insere par Mabillon a la suite du tome iv des OEuvres de saint Ber- ^Sfi CIIARMIDAS. nard. Dans le Iraitc f/c lOrigine dc I'dme , pailant dti principedu pdch6 originol, (luillaiiino de Chainpeaux examine comnienl losenfants niorls sans bajjleine sonl danines justeincnl. Nous n'aurions rien a voir dans cc Iraite theologique, si I'auteur se lul borne a lenonce du dogme, et n'avail pas donne des explications qne la pliilosophie a Ic droit de trou- ver pen concluantes. La difficulte pour lui eonsiste en ce que I'lune, qui sort de Dicu pure et sans taclie, ne semble pas pouvoir etre coupahlc des souillures du corps qui nous sont transniises par Adam. Ccla ne pent done arriver que parce quelle s'impref^nic, selon Guillaume, des vices que comporte le milieu dans Icquel clle descend, ap])areii)menl sans doute , commc un linge se mouille quand on le Irempe dans lean , ou, comme sa blancheur s'altere, quand il est mis en contact avcc quelque objelmalpropre. Elant donnee cettc grossiere assimilation des conditions de lame aux conditions de la nature pbysique, reste a sav(jir par quel crime , sorlanl de Dicu, lame a pu meriter un i)areil Iraite- ment. A cela duillaume repond que, Dieu ayant, de loute etcrnite, decide d'unir telle ame a lei corps, 11 faut que ses decrets s'accomplis- sent, el tant pis pour lame si le corps qui lui est destine doit lentrai- ner dans la mort eternelle. II ne serail pas difficile de dcmontrer Ihete- rodoxie dune doctrine qui fail resider le mal moral dans la maticre, et fait du peche une maladie pbysique; mais nous n'avons pas a trailer cette question. Guillaume, il est vrai, termine loute cette dissertation, en se soumettant aux secrets el insondablcs jugements de Dieu, el finit ainsi par oij il aurail du commencer. Le manuscrit de Guillaume de Cbampeaux , trouve recemmenl dans la bibliotbe(iue de Troyes, ne prcsente que pen dinteret philosopbiquc: la plupart des courts fragments qu'il renferme sonl Ibeologiques ; cepen- dant on trouve dans le premier, ayant pour litre : Dc essentia Dei et de substantia Dei ct lie tribus ejus j)ersonis, quehjues idees qui , sans elre originates, mcritent lattention. Le manuscrit de la Bibliollieque royale intitule les Sentences, est un rccueil d"explications sur certains points de doctrine, sur Ics verlus et Ics vices, el sur quclques passages de lEcrilure. H. li. CUARMIDAS ou CTLXRMADAS, philosopbe de la nouvello Aca- demic, discijjlc dc Clitomacpio, ct lie d'amilic ainsi ([uc d opinions a\ec Pliilon, vivail dans le dernier siccle avant I'crc chrc'ticnni*. (jceron , {TuscuL, liv. I , c. SV; de I'Orat., liv. ii , c. 88, , OuinlilitMi lust, orat., liv. xr, c. 2), nine {Hist, nat., liv. vii, c. 2'»-) loucnt la mcmoirc re- marquable dont il ctail doue, Quclques edilcurs lOnl confondu avcc Carncade. X. CTIAIIMIDES, dont Plalon a donne le nom a un d(> ses dialogues, t'tiiil Ills (!(> Glaucon clonclc malcrnol dc IMalon. Apros a\oir dissiiu' ics l)ie!is considerables (juc son perc lui a\ait laiss('s, ilso ranL;(M nar;;,! K .s (iisciplesdc Socralc.dont Ics conscils Ic iMU'lcrcnl a s"occu|)cr des allaircs pul)li(]urs. il ful on des dix i\rans (|uc Lxsaiidre clablil dans Ic IMic'i' j)onr l:"UV('1'iic!' coiijoinlcniciil avec Ics trcnic de lavillc, el pcrii druis Ic prcuiicr cii!iiiial que livrcnad lr> exiles coiMinandcvs par 'riirasx lade. CHARONDAS. 487 Xenophon parle de Charmides dans plusieiirs de .ses ouvrai;cs, entre autres dans le Banquet. X. CIIAROXDAS, celebre legislateur, place a tort par quelques histo- ricns, entre aulrcs Diogene Laerce (liv. viii, c. 16) et Jamhliqvie (Vita PytJiag., c. 1, au nombre des disciples de Pythagore, elait natif de Ca- tane, et florissait vers Fan 650 avant Jesus-Christ. Aristote, qui parle de Charondas en divers passages de ]a Politique fliv. ii, c. 9; liv. in, c. o; liv. iv, c. 9;, nous apprend qu'il appartenait a la classe moyenne, et qu'il avait donne des lois, non-seulement a Catane sa patric, niais a toutes les colonies fondees par la ville de Gbalcis en Italie el en Sicile. Ces lois etaient en vers et destinees a etre cbantees. EUes etaient con- gues avec beaucoup de sagessc , et elles ont du exercer la plus salutaire influence sur toute la partic jneridionale de lltalie. Consultez Ciceron, de Legihus, lib. ii, c. 6; Epist. ad Attic, lib. vi, ep. 1. — Diodore de Sicile, liv. xn. — Stobee, Serm. lio. — Sainte- Croix, Manoires de I'Acad. des Inscript. et Belles-Lettres, t. xm. — Heyne, Opmcula Academ. , in-8% t. ii, Goettingue, 1786. X. CIIARROA'. II est sans conlredit un de ceux qui ont le plus con- tribue a eveiller, en France, au connnencement du xvii" siecle, I'esprit de critique et de libre exanien, dont le scepticisme n"est que le premier et plus grossier essai. Avec des qualites beaucoup nioins brillanlcs que Montaigne, dont il fat lanii et le disciple; avec nioins de force elde fe- condite dans la pcnsee, nioins de verve et doriginalite dans le style, il exer(;a pcut-etre sur les esprits un ascendant plus considerable, grice a la niethode avec laquclle il sut presenter des idees demprunt, grace au cadre elegant dans lequel il reunit et condensa tout le contenu des immortels Essais, grace aussi a la bardiesse, ou peul-etre a linexpe- rience avec laquelle il en laisse voir loules les consequences. Les edi- tions de son traite de la Sagesse se succederent avec une etonnante rapi- dite, et jusqu'a Tax enement d"une philosophic plus elevee et plus sericuse, de ce meme carlesianisnie, si frequennnent accuse de nos jours d'avoir seme partout lincredulite et le doule, il fut a pen pres le scul precep- teur des gens du monde, el faisait les delices des classes eclairees de la societe. A ce litre , il doit occuper ici une place plus imporlante quil ne semble meriter par ses a.'u^ res et sa valeur personnelle. Pierre Charron , ou plulot i.e Charron , etait fils dun libraire qui avait vingt-cinq enfants. II naquil a Paris en lail, et y lit ses premieres etu- des" Destine par son pere a la carriere du barreau, il etudia le droit a Orleans dabord, puis a Bourgcs, ou il fut admis au grade de docleur. II re^ int alors a Paris , se fit reeevoir avocal au Parlenient , et conserva celle profession pendant cinqou six ans; mais, voyant quil y obtenait pen de succes, il embrassa letat ecclesiastique el se lit en pen de temps unegrande reputation comme predicaleur. II charma, parson eloquence, Arnaud de Poiilac, eveque de Bazas, qui rcmmena avec lui dans son diocese. II fut successivement chanoine Ibeologal de Bazas, d'xVcqs, de Lecloure, d'Agen, de Cabors et de Condom. La reine Marguerite le nomma son prcdicateur ordinaire, el il precha plusieurs fois devant Henri lY, ,qui temoigna, dil-on, un grand plaisir a Icntondre. Apres 4S8 CHARRON. dix-sept ans d'absence, en 1585, il revint a Paris pour acconiplir le voeu qu'il avail fait d'entrer dans un monastere de chartreux; niais Ics charlroiix Ic repousserent sous pretexte qu il etait trop avance en age. Ayant essuve le meme refus de la part de qiielques autres ordres reli- gieux, il retourna a la vie de predieateur, se rendit d'abord a Agen, puis a IJordeaux, ou la rencontre dun personnage eelebre donna a ses idees une tout autre direction. Les relations d'amitiequi ontexisteentre Charronet Montaigne ne peuvent pas etrelobjet dun doute. Montaigne, n'ayant pas d'enfants, permit a Charron, par son testament, de porter les armes de sa famille. A son tour Cbarron instilua son legataire uni- versel un sieur de Camin, beau-frere de Montaigne. Le premier ouvrage publie par notre clianoine a ce])endant un tout autre earactere que celui qui a fait sa reputation d eerivain. II a pour titre Les trois Verilts , paree qu'il se partage en trois livres, dont le premier est consacre a prouver, centre les allices , I'existence de Dieu, et a poser les bases de la religion en general; dans le second on etablit, contre les paiens, les juifs ct les mahometans , que le cbristianisme est la vraie religion ; le troisieme , di- rige contre les protestants, a pour but de montrer qu'il n y a de salul que dans I'Eglisc catholique. Ce traite, aussi orthodoxc pour le fond que r^gulier dans la forme, altira en meme temps a Cbarron les attaques de Duplessis-Mornay et la faveur d'Ebrard de Saint-Sulpice, eveque de Cahors. Celui-ci le nomma son grand vicaire et clianoine theologal de son eglise. En 1595, Charron fut depute, par le meme diocese, a I'as- semblee generale du clerge, laquelle, a son tour, le cboisit pour son premier secretaire. En IGOO et 1601 , il fit parailre a Rordeaux , pres- qu'en meme temps , deux ouvrages de natures bien ditlerentes : son ee- lebre traits de la Sarjesse, dont nous allons tout a I'beure donner une idee, et ses Discours chrestiens , non moins irreprochablesd'orlbodoxie que son traite des trois Verites. Auquel de ces deux ouvrages pouvons- nous appliquer ces paroles {dela Sagcsse ,\\\'. i, c. i : «Ne vous ar- restez pas la , ce n'est pas luy, c'est tout un autre, vous ne le cogi^^oistriez pas? » De retour a Paris en 1603, (]barron y mourut subitement, dans la rue, d'une attaque d'apoplexie, le 16 novembre de la meme annee, au moment ou il faisait imprimer une seconde edition de son livre de la Sagesse. Le recteur de I'universile de Paris, la Sorbonne, le parlement et meme le Cbatelet s'opposerent a cette reimpression. Les premieres feuillcs en furent saisiesjusqu'a trois fois et denoncees a la cour. Enfin, grace aupresident Jeannin, qui declara que cesmatieres n'elaient pas a la porfee du vulgaire, grace aussi au zele de la Rochemaillet , I'ami el le biographe de Cbarron , I'ouvrage put i)araitre en IGOi- avec bciuicoup de changements et de suppressions. Cette edition mutilee n'ayant pas eu de succes, on en publia bientot une troisieme, conforme aux ma- nuscrits de I'auteur (in-8", Paris, 1607^ et a celle-la en succedereut pbisieurs autres avec une rapidite qui ne laisse pas de doute sur la direc- tidu des idees a cette cpo((ue. l)('S qu'on a jcle les yeux sur la pr(5face de ce livre, on en connait res])rit et le but. aJ'ai ici use, nous dil Charron, dune grande lihorli- et franchise i'l dire mes advis et a beurter les opinions conti-aires, l)i(Mi (jue toulcs vulgaires et communement receues. » Si on lui objocic (\uo celle franchise va peut-<^tre un pen trop loin , il repond (ju'il n'ecril point CHARRON. 489 pour le cloitve, mais pour les gens du monde; qu'il ne fait pas le theo- logien ou le cathedrant , mais quil use de la liberie philosophique. Quant a I'objet meme de ses recherches , la sagesse n'est pas pour lui un etat de perfection inaccessible, oucette science chimerique des choses divines et huniaines que poursuivent en vain depuis tant de siecles les theolo- giens et les philosophes; il veut seulement nous montrer I'hoinnie tel qu'il est, avec ses qualites et ses defauts, avec ses avantages et ses mi- seres, et lui enseigner a etre le moins malheureux possible dans la con- dition que la nature et la societe lui ont faite. IMalgre I'aversion que Charron professe pour les formes didactiques, son ouvrage est ordonne avec une regularite parfaite et moins eloignee qu'il ne le pense des habitudes de I'ecole. II se partage comme le traite des trois Verites en troislivres, dont chacun nous otfre a son tour un grand luxe de divisions, sans quil y ait plus de rigueur dans la pensee et moins de redites dans I'expression, Le premier de ces trois livres a pour but de nous initier a la connaissance de nous-memes dans le sens que nousavonsindique tout a I'heure; le second nons propose des regies generales de conduite , egalement applicables a tous les hommes et a la vie humaine , consideree dans son ensemble; dans le dernier se trouvent reunis, sous le litre des Quatre Vertus cardinales, differents preceptes parliculiers a lusagedes princes, des magistrats , des epoux, des pa- rents el de tous les hommes, dans cerlaines circonslancesdefiniesde leur existence interieure ou exlerieure. Partout respire le plus decourageant scepticisme et le plus profond dedain pour les croyances qui font la force et la dignile de I'homme. Pas un mouvement genereux, pas un regret pour les biens qu'on nous enleve; vous ne trouverez un peu de vie, un peu de chaleur, que dans la peinture de nos faiblesses et de nos miseres, Le chapitre qui traite de ce sujet (liv. i, c. 6^ ne serait peut-etre pas indigne de Montaigne. Le scepticisme de Charron ne prend aucun soin de se dissimuler. « La verile, dit-il (liv. i, c. 16;, nest point un acquest ni chose qui se laisse prendre et manier, et encore moins posseder a I'esprit humain. Elle loge dedans le sein de Dieu, c'est la son giste et sa retraile.... Les erreurs se regoivent en nostre ame par mesme voye et conduite que la verite; I'esprit n'a pas de quoi les distinguer et choisir. » En elTet, quelles sont les dilferentes sources de nos jugemenls et de nos preten- dues connaissances? Charron les reduit au nombre de trois : la raison, I'experience et le temoignage de nos semblables, le consentement ge- neral des hommes. Les deux premieres, selon lui (liv. i, c. 4 et 16), sont faibles, incertaines , ondoyanies ; mais I'experience encore plus que la raison, bien que la raison seprete aussi, avec une souplesse extreme, aux resultats les plus opposes. Le consentement general des hommes serait sans doute un grand argument en faveur de la verile; mais mal- heureusement le nombre des fous surpasse de beaucoup celui des sages; ensuilc ce consentement se forme par une sorte de contagion , sans juge- ment ni connaissance, et, pour nous servir de I'expression originale de noire philosophe , a la suite de quelques-uns qui ont commence la danse (liv. I, c. 16;. A I'exemple de Montaigne, Charron insiste avec beau- coup de complaisance sur la diversile des opinions, des moeurs, des lois et des croyances qui regnent parmi les hommes. « Ce qui est , dil-ii 490 CHARRON. {iibi supra) , impie, injuste, abominable en un lieu, est pitie, justice et lionneur ailleurs, et iic se saurail iioiiinier une loy, cuustuine, ereanee reeciie ou rejelee generaleineiit parloiit. » Cbarron est eonse(|ucnt avec lui-iiu'ine lorsquapres avoir elabli que la M'rile se (lerol)e a toutes iios reclierehes, il dcelare la liix^ite de la pensce tout a fait inulile ct meine dan^^'reuse pour le rcpos de la sooiele. 11 vaul beaueoup niieux, nous assure-l-ii , ineltrc I'esprit en tulelle et Ic coueher :ee sont ses propres expressions, , que de le laisser ailer a sa guise. « 11 a plus besoin, dit-il eneore ^ iibi supra), en parlant presque coninie Rai-on ; il a plus besoin de plond) que d aisles, de bride que des- perons. » Mais il nest pas question iei de nielbode; il sajiit de force et de conlrainte. Cbarron observe que les Etats Ics plus beureux ct les micux gouvernes ne sont pas t;eux ou lintelligence exeree le plusdeni- pire. II y a eu plus de troubles et de seditions, en dix ans, dans la seule ville de Florence, quen cinq cents ans au pa\s des (irisons. La raison quil en donne, cestque « les bomnies dune commune sufiisance sont plus souples et font plus volontiers joug aux lois, au\ su])erieurs, a la raison, que ces tant vifs et clairvo\ants qui ne peuvenl demeurer en leur peau. » Cest un spectacle fait ptjur ctonner, mais cepcndant moins rai'e quon ne pense, de voir le scepticisme arri\er aux mcmes resul- tats que le fanalisnu^ le plus intolerant. II y a diverses manieres d'etre sceptique : les uns le sonl par une piele mal enlendue, pour bumilier 1 liomnie devant lautorite ou devant la grandeur (li\ine; les aulres par suite dun idealisme e\ai;erc (jui ne veut rien comprcndre au dela de rinleliigence elle-menie. l.e stepli- cisme de Cbarron incline visiblemenl au sensualisme et men.e au nia- lerialisme. « Toule counoissance , dit-il (_liv. i, c. 12), sachcmine en nous par les sens : ce sont nos premiers maistres , elle conunence par eux et se rcsoult en cux. lis sont le conunencement et la tin de tout. » C'(\st par des bypotbeses purement materialisles, ct il faut ajouter par- failcment pueriies, quil sedbrce de rendre eomple de nos di\erses fa- cultes. L'ame, sur la nature de laquelle il exile de sc prononcer, est logee dans les \entrieules du cerveau. Or le ccrveau est susrcpliblc de trois lem])eraments : le sec, Ibumidc el le cbaud. Le lcmj)eranient see est la condilion de rcntendcnienl; de la ^ienl(Jue les \icillards, lespcr- sonnes a jeun el cellcs qui mrnent bahiluellenienl une \ie austi-re , onl j)lusdf jugemcnl, de prudence el desolidile dans lespril que les aulres. Le lemperanient luunide est la condilion de la nienioire : aussi ics en- fants onl-ils cctle facultc plus developpce que les bonunes fails, el les babilants du Jiord plus ((ue ceux du nudi. Enlin limayination est le fruit dun temperament cbaud, comme nous le voNons par revemple des jeunes gens, des bomnics du midi ct mcme des fous, de eeux {[ui souf- i'rcnl d'une maladit' ardcnle. Mais (jue resle-t-il de toules cesfatulles cl de noire clreloul enlier (juand lecer\eau se dissoul, a\ec lous les aulres oriiaiu's, par la morl V Ntnis laisscrons a (Cbarron le soin de repoiulrc !ui- iiU'iMc a tH'lle (jucslioii. « L'iiinnorliiliU' dv lame csl l;i cliosr la plus uiii- vcrsi'llcnicnl , rrlipicusemrnl v\ pli-usiblenicnl rcecuf ])ar lout le liiondc i,j'cnirnds (1 iiiic cxlerpe d pul)li(|uc [)rof('ssion , non dune interne, sc- rieuse el \ra_\c ^•rcanc(^ , la plus ulilcment en-uc, la |)lus faibbMiicMil prouvec ct (>.slablie jjar raison el nioyens bumains. » , Li\. r, c 15., CHARRON. 491 Ilfautl'entendreaussilorsquih'oinprtn' riioniine aux animaux. Scion lui, tous Ics avanlagos quo nous prelcndons possedcr sur les betes , Ics facultes de I'esprit dont nous soiuines si Tiers et aunoni desquelles nous les meprisons si fort, les betes les parlagent avec nous. Elles out un cerveau compose de la meme manicre; or, c'est par le cerveau qu'on raisonne. Elles savent comnie nous conclure du particulier au jzencral, reunir des idccs, les separer, distinguer ce qui leur est utile ou nuisible, et elles ont de plus que nous la bonte , la force , la moderation des de- sirs, la vraie liberte, exempte des craintes serviles et de toute supersti- tion, el meme la verlu : car elles ne connaissent ni notre ingratitude ni notre cruaute j on ne voit jamais, par exemple , des animaux de la nicmc espece faire un carnage les uns des autres ou so reduire a la condition d'esclaves {\i\. i, c. 8). Au milieu de ces doutes et de ces paradoxes, on ne peut cependant s'empeclier do reconnaitre parfois un esprit so- lide. Ainsi, apres avoir distingue les trois facultes intellectuelles dont nous avons parte plus haul , Charronessaye, conmie Bacon la fait plus tard avcc beaucoup de profondeur, de fonder sur cette base unc classi- fication des connaissances Imnuiines liv. i, c. 15;. II desire qu'on nous vante un pen moins la sublimite de I'esprit et qu'on s'occupe davantage a le connaitre, a lobserver et a I'etudier dans tous les sens (liv. i, c. 10;. En un mot, il nous laisse voir partout , nous ne dirons pas le talent , mais I'instinct de la psycbologie. On s'aperi^vjit que Descartes nest pas loin. IMalgrc les deux livres qui y sont consacrcs, quelques lignes suftiront pour donner une idee de la morale ou de la sagesse pratique de Char- ron. La premiere regie quil nous propose, c'est de nous defendre de rien afiirmer; cesl de suspendre notre jugement et de ne prendre parti pour aucune des opinions entre lesquelles le genre bumain se partage (liv. II, c. 2,. La seconde regie, c'est de se tenir libre de toute affection et de tout attaebement un peu vif. «Et pour ce faire, dit Cbarron {vhl sitpra) , le soun erain remede est de se prester a aultruy et de ne se donner qu'a soy, prendre les affaires en main, non a cceur, s'en cbarger et non se les incorporer, ne sattacber et mordre qu'a bien peu et se tenir toujours a soy . » Dans ces deux regies sont renfermees, d'apres lui, toute prudence et toute sagesse ; tout le reste, si nous pouvons em- prunter cette expression dune morale ])ien dilferente , n'en est que le commentaire. Dans les limites oii ses principes leur permettent d'exis- ter, il veut bien consentir a admettre toutes les vertus , et il prend menic la peine de les defmir et de les regler tres-longuement. L'indifiereneo en matiere d'opinion et regoisme en matiere de sentiment, voila le der- nier mot de la sagesse de Cbarron. Si Ion avait la tentatiou d(! croire que Cbarron, ecclesiaslique, pre- dicateur cclebre, defenseur de I'orlbodoxie calbolique contre les pro- testanls, a pu admettre, au nom de I'autorite religieuse, tout ce quil a atta([ue au nom de la raison , on scrait bientot desabuse en voyant dans (juois lermes il parte en gciieral et d'une luaniere absolue de toutes les religions, 'routes, selon lui ,liv. ii, c. o;, sont egalement estranges et /lorrihUs an vr^.v conuiniu. « Elles sont, quoy qu'on die, tenues par mains 'A nuiy-Ui- humains, lesinoin premierement la maniere que ies religions oiil ei('' roeeues au monde et sont encore tous les jours pai" !( s particuiiers : la nation, le pays, le lieu donne la religion; Ion est de 492 CHILON. celle que le lieu auquol on esl iie et eslevc tient; nous sommes circon- cis, baptises, juil's, niahomefans, chrosliens, avant que nous sgachions que nous somnics hommes. » Voltaire, par la bouche de Zaire, ne parle pas autremenl : Je le vois trop; les soins qiron prendde notreonfance Forinent nos sentiments, nos inoeiirs, notre cntyance. J'eiisse etc pres dii Gaiiye esclave des t'au.v dieux, Cliretienne dans Paris, niusulinane en ces lieux. II serait inutile d'indiquer ici toutes les editions du traite de la Sagesse; nous ajouterons seulement a eellesqui out ele inentionnees dansle cours de cet article le traite de la Sagesse (in-8°, Paris, 1608;, compose par Charron peu de temps avant sa mort, et ou Ton trouve a la fois une apologie et un resume de son livre. II a paru aussi a Amsterdam une Analyse raisonnee de la Sagesse de Charron , par M. de Lucbet, in-12, 1703. Le traite des Irois Verites a etc public pour la premiere fois a Cabors en 159i, sans nom d'auteur. 11 tut reimprime lannee suivante u Eruxelles ^in-8"; , sous le nom de Benoit Vaillant, et a Bordeaux, sous le nom (le Tauteur. Les Disconrs chreliens furent imprimes a Bor- deaux en 1600 et a Paris en 160'i-, in-8°. Enf.n nous indiquerons encore un recucil intitule : Toutes les OEucresde Pierre Charron , Parisien, in-i% Paris, 1635. Ce recucil est precede de la A'ie de I'auleur par Mi- cbel de la Pvocliemaillet. CHILOX, un de sept sages de la Grece, ne a Sparte d'un pere nomine Damagete, fut nomme ephore dans sapatrie, la premiere annee de la Lvi" olympiade ^556 av. J.-C). On rapporte qu'il moui-ut de joie en apprenant que son fits venait d'etre couronne aux jeux 01\ nipiques. Diogcne Laerce nous a consacre ( liv. i , c. 68, plusicurs niaximcs de morale pratique qui juslifient la reputation de sagesse de Cbiion. X. Cin\OIS fPniLosoPHiE LI'S}. C'est encore une question pour beau- coup de personnes, de savoir s"il y a une pbilosopliie cliincise, si Us Cbinois out connu et pratique ce que Ion ai)pellc de nos jours la phi- /oso/;/,(>, Dcpuis Brucker, qui la trou\ait parlout, jus([ua Jlegel, qui ne la ^oyait presque imlle part, les bistoriens de la pbilosojjbie out etc fort embarrasses pour parlerde la pbilosopliie cbinoise, et ])lusieurs d'enlre eux ont pris le parti de nier son existence. L'embarras, il faul Ic dire, etait legitime et tenait a rinsulTisance ou ])lul6t a labsence prcscpic complete de documents pbilosopliicpies mis, ])ar les sinologues, a la ])or- teedes penseurs euro])eens. Avant I'exposiiion si substanti(>llc que Cnle- brooke a faile des diirercnts sysleines de la pbilosopliie iiuiienne dans ses admirabl(>s Essais , on soujx^'onnait a jicine lexislenct^ de cctte piii- losopbic. II en est encore de memc aujourd'bui pour la pbilosopliie^ des Cbinois. 011(>-ci ne presente pas, il esl vrai, un ensemble aussi impo- saiil, aussi comj^let de Icxles speciaux el de commenlaires, avcc l(^s divisions et les Ibrmules rigoureuses de I'ecole; cependanl , clle cs! riclie aussi en monuments de dilVcrenls genres, les uns asscz nv-dornrs, h^s auires anlerieurs aux plus ancicns fragments que nous ayons con- serves de la philosophic grecque. CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). i95 Lcs etcrncls problemes qui , depuis plus de trois mille ans, n'onl pas cesse (ioccupci' riiUclligcncc huinainc, onl aussi exorce les lueditalions des pliilosophes chinois, el la coniposilion nuMne de leur langue, pcu favorable en apparcnce aux conceptions abslrailes, n'a ser\i qu a donner a leur jzenie plus d'originalile et de ressort. Nous aliens passer en revue leurs divers sysleines dans I'ordre menie ou ils ont re(;u le jour, et nous diviserons en trois periodes lout le lenips que nous avons a parcourir. PiitJiifeiu: pf;r,ioDE. — Le plus ancien monument que nous posse- di()ns de la philosophic chinoise a pour litre le Livre des Transfonna- linns Y-Ring . 11 se compose de deux lexles : I'un plus ancien, (juon altrihue a Fou-hi, I'invenleur des premiers lineaments de leeriture chi- noise , et qui vi\ ail a pcu pres trois mille ans avanl noire ere ; Tautre plus modcrne et plus intelligible, que Ton croil avoir ete compose dans le XII'' siecle avanl la meme epoque. La pensce generate de ce livre , dcgagce de la forme symbolique du nombre donl elle est generalement re\etue, est d'enseigncr lorigine ou la naissance (les choses, el leurs transformations, subordonnees au cours regulicr des saisons; de sorte qu'on y lrou\e, dans un elat encore Ircs- grossier, il est Nrai, une cosmogonie, une physique et une sorte de ps;. chologie. On comprendra facilement qu'une ecriture qui remplagait les corde- Icttes nonces et qui consistait uniqucment dans une simple ligne continue ou brisee , con)binee de diverses nianieres, ne pouvait quexprimer tres- imparfailement les idees principales de la pensee humaine a son debut. Cesl ce qui cut etrectivement lieu pour le Y-Kinfj de Fou-bi. Les Ogu- res avec lesquelles ce personnage antediluvien construisil la science de son tem])s, sonl pour nous , dans lordre inlellecluel , ce que sont , dans I'ordre physique, ces debris organiques fossiles que Ton decouvre dans les entrailics de la lerre : ce sent des restes dune ciNilisation donl nous navons plus la complete intelligence. C(^ (jue nous pouvons dire ccpendanl de Fou-bi , c'est que Ic principe fondamental de su conception ontologique est le principe Oinaire; I'abs- traction ou le raisonnement netant pas encore assez avance pour at- Icindre jusqua la conception de V Unite supreme. Fou-hi pose done au sonnncl de ses categories le del et la terre , reprcsentes le premier par la ligne continue ( — ), la seconde par la ligne brisee ( ;. Le pre- mier symbole represente en meme temps le premier principe male , Ic soleil, la lumiere, la chaleur, le mouvcment, la force, en un mot tout ce qui a un caradere de supcriorilc , daclivite el de perfection ; le se- cond symbole represente en meme temps le premier principe femelle, lalune, les tenebrcs, le froid, le repos, la faiblesse, en un mot lout ce qui a un caradere dinferiorite, de passivete el dimperfection. Toutes les choses naissent par la composition et perisscnt par la de- composition. Ce mode de generation et de dissolution est le seul connu el exprime dans le Y-King : la generation^ par un caradere qui ex- prime le passage du non-etre a I'etre corporel ; la dissolution, par un ca- radere qui exprime le passage de letre au non-etre; de sorte que ccs deux tci'mes reunis expriment les mutations ou les transformations dc toutes choses. 11 y a dans le Livre des Transformations une certaine metaphysique 494 ClllNOIS (PiULOSOPIlIE DES). dos nomhros qui rappollo le systeme dc Pytliagore. U'uniU, represen- tee par la ligne horizonlale simple, est la i)asc fondainentale de ee sys- teme; c'esl la representation du i)arfait , et, comme nous I'avons deja dil , le symbole dueiel; c'esl la source pure el primordialc de tout ee qui existe. La ercalion des 6tres , ou plutol leur combinaison dans I'espaee etle temps, se failselon la loi des nond)res. Le mouvemenl des astres el le eours des saisons dependent aussi de la loi des nombres. J)ans ec systeme, les nombres impairs, qui onl pour })ase Vtinite, sonl ])arf'aits, el les nond)res^flms, qui out i)our base la diiallU , sont imparlaits. Les difVerentes eombinaisons de ees nombres exprimenl loutes les lois qui president a la formation des elr(\s. L'aneien Livre des Transformations dislinurs anciens livrcs. C'esl en aidant iihi lettre des textes, en les confondanl avec des lextesposte- rieurs ou avec des con\mentaires modernes, que les missiomiaires en question pvouvaient ou croyaient prouver leurs assertions, (juelcpies-uns (I'entrc eux, conimc le P. Premare, etaient sincerement persuades, nous le croyons, de la vcrilc de ee qu'ils avangaient; niais le desir de trouver dans les anciens livres cbinois ce qu'ils \oulaienl y lrou\er les a enti'aines au dela de la verite. (]e (pii, dans I'etat actuel de nos connaissances el de la conq)()siIion des textes, nous parail le phis vraisend)lable, c'esl que la conception pbilosopliique du Livre des Transformations esl un vaste naturalisme , i'onde en f)artie sur un systeme niNsticiue ou SMubolicjue des nombres, donl on relrouve les traces dans les fragments ([ui nous reslent des pre- miers pbilosopbes grecs. Encore la doctrine des nombres parall-ellc dansle Y-King, comme une addition poslerieure et etraniiere a la con- ception primitive. Toulefois, le eiel y est considere comme une puissance superieure, inlelliji;enl(^ et providenlielle donl les e\enements bumains depeiidenl el (jui remuni-re en ce moiule les bonnes el les mauvaises actions. C/esl sur- loul dans !(^ (liou-Klvg ou Lirre par e.cccUence, dent la redaction esl du(> a (ionfucius f\i'" siecle avant notre ere , que celle puissance ])rovi- denlielle est represenUr eonniie a^dssanl dune maiiiere mtn e(]ii!\n(ju(^ ClllNOlS (PillLOSOPHlE DES). 495 sur Ic coursdcs ev^nements. Cc cicl providenticl est represcnte, dans I'ancicn tcxlc du Y-King , par trois ligncs convcxcs supcrposees, a pen pres cornine les Egyplicns rcprescntaicnt aussi Ic cicl dans lour 6crilurc liierogljphiquc. Aprcs Ic Livre des Transformations , le plus ancicn monument do la pliilosophie chinoisc est un fragment du Livrc dcs Annales (Choii-King) inlilulcla Svhlimc doctrine, que le ministre jjliilosophe Kl-lseu dit avoir etc rcgue autrefois du cicl par le grand Yu (2200 ans avanl notre ere), et quil expose au roi Wou-wang, de 1122 a 1106 avant noti-e ere. Le roi inlerroge le philosophe sur les voics secretes que le cicl emploie pour rendre les peuples heurcux et tranquilles, ct il le pric de lui cxpliqucr ces voies qu'il ignore. Ki-tseu re])ond au roi en lui cxposant tout un sys- temc do doctrines abstraites et de categories restces fort obscures pour nous , malgre les explications dcs commentateurs chinois. 11 dil d'abord que la Sublime doctrine com])rcnd neuf regies ou cate- gories fondamentales, dont la cinquiemc, cellc qui concerne Ic sounc- rain , estle pivot ou le centre. La premiere categoric comprcnd les ci)tq (jrcDuls elements, qui sont Veau, le feif , le bois, les metaux , la terrc. La seconde com])rcnd les cinq facultcs actives , qui sont Y altitude ou la contenancc, le langage, liXvue , You'ie, hipensee. La Iroisieme comprcnd les huit principcs ou regies de gouvcrnement conccrnant la nourriture ou le nccessaire a tons, la r-ichesse publique , les sacrifices et les ceremo- nies, V administration de la justice, etc. La quatrieme comprcnd les cinq choses j}eriodiques , a savoir : Vannee, la hine, le soleil, les etoiles ,pla- ni'tcs et constellations, les nombres astronomiques. La cinquicme com- prcnd Ic faite imperial ou pivot f.xe du souvcrain qui constitue la regie fondamcntale de sa conduite appliquce au bonheur du peuple. La sixicme coiri})rend les trois vertns, qui sont la verite et la droiture, la severite ou ['indulgence duns I'exercice dupoiivoir. La septiemc comprcnd Vexa- men des cas douteux par sept dillercnts pronoslics. La huitiemc com- prcnd V observation des phenomiines celestes. Enfm la neuvicme comprcnd les cinq felicites et lessor calamites (la sonmic des maux dans la vie depassant celle desbicns). Voila une csquisse rapide des idees pbilosophiques de la Chine, pendant la premiere periode, celle qui a precede la philosophic grccquc. La periode suivante qui correspond a celle de Thalcs, de Pythagorc c[ de tons les philosophes grccs jusqu'a Zenon , est la plus fcconde cl la plus brillante. Seconde pfiRiouE. — Ellc commence au vi" siecle avant notre ere, avec deux grands noms, Lao-lseu et Confucius (Khoung-tseu) , chefs (le deux ecoles qui se sont partage a\ec une troisieme, fondcc six cents ans plus larcl (celle dc Fo ou Bouddha) , loutes les intelligences de la Chine. La methode suivie par ces deux anciens philosophes n'est pas nioins dil'fercnle que leurs doctrines. Lao-tseu, devore du besoin de s'expli- qucr lOriginc cl la destination dcs circs, prend pour base une premiere cause el |)our point de depart Vunile primordialc. Confucius est plus prcoccupc du perfectionnement de rhommc, de sa iialure et dc son bien- etrc, que dcs quchlions puremcnt spauiali\es, quil reganiaii d'ailleurs comme inaccessiblcs a la raison humaine , ou commc resolues par la i% CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). tradition el par les ecrits des saints honinies donl il se disait seuionicnt Ic continuateur et 1 interproto. Ce n'cst |)as qu'il mcconnut rexislcnco dos causes; an eontraire, il s'altaehe scrui)uleusenienl a cludier, a seru- lereelles qui onl les rapports les plus direrts a\ee le eceur dc rhoiiinie, pour bien determiner sa nature el i)<)ur reeonnaitre les lois qui doivenl presider a ses aelions dans loules les eireonslanees dc la vie. Pour lui , le del intelligent, \e del procidentiel csl [nirioui el lowiouvs Vexemjilaire sui)liine el cternel, sur lequel riionune doil se modeler et que doil sui- vrc rinmianile enliere, depuis celui qui a re^u la haule el grave mis- sion (le gouverner les hommes , jusqu'au dernier de ses sujets. Pour Confucius, le ciel est la perfection meme. Lhonnne, elanl imparfait de sa nature, a n\u du ciel, en naissanl, un prineipe dv \ic qu'il pent porter a. la perfection en se conformant a la loi de ee prineipe, loi for- jnulce ainsi par lui-meme : « i)epuis lhonnne le plus eleve en dignile, jusqu'au plus humble el au plus ohscur, de\oir egal pour lous : corri- ger el ameliorer sapersonne, on le perfcclionnement de soi-meinc , (;i,l la base fondamentale de lout progres moral. » [Ta-hin, c. i, § 6.; I". Ecole du Tdo :Tao-Kia ,';u Conception ])/iiloso])/iifji(e de Lao-tseu. — La conception philosophiciue de Lao-tseu est un ])anlhcisme absolu dans lequel le nionde sensible esl eonsiderc connne la cause de loules les imperfections et de loules les miseres, el la personnalite humaine comme un mode inferieur et passager du grand Eire , de la grandc Unite, qui esl I'origine et la fin de lous les etres. Des le debut de son livre, intitule Tdo-te-King , ou le Livre de la Raison supreme et de la Vertu , Lao-tseu s'efforce d'etablir le caractere propre et absolu de son preuiier prineipe el la demarcation profonde , in- franchissable qui exisle entre le distinct el Vindistinct, le liniilc v[ Villi- mite, \e perissable vA Vimperissable. 'Yonl ce (pii, dans lemonde, est distinct , limite, perissable , ap])artienl au mode phenomenal de son pre- mier prineipe, de sa premiere cause, (pi'il nonnne Tdo, Voie, liaison; el tout ce qui est indistinct, illimite , imperissable, appartienl a son mode d'etre Iranseendantal. Ces deux modes d'etre de la premiere cause de Lao-tseu ne sont point eoelernels : le mode transcendant a precede le mode phenomenal. (>"est par la contemplation de son premier mode d'etre (|ue se i)roduisent tonics les puissances transcendantes, conmie e'esl aussi par la contemplation de son second mode d'etre que se produisenl loules les nianil'esl;\lions phenomcnales. Lao-tseu est le premier philosoplie de I'anliquite qui ait posilive- ment el netlemenl elabli qu'il n'etail pas au pouvoir de lhonnne de don- ner une idee adequate de Dieu ou de la premiere cause, el (jue tons les efforts de son intelligence pour ledelinir n'aboutiraient qu'a prouvei' son impuissance el sa faiblesse. Dans ])lusieurs (Midroits de son livre , Lao- tseu (lit que, force dc donner un nom a la ()remi('re cause pour pouNoir en |)arler aux hommes, celui ([u'll a choisi n'en doime qu'une idee Uvs- iniparl'aile,mais sufdl cependanla rappeler quel([ues-uns de sesallribuls (Mernels : e'esl le earacti're liguratif Tdo, dont la composition signiliait d'abord, marc/a- intelligcntc, voie droitr, mais donl le sens s"elt'\e (piel- ([Uefois jus(|u'a I'idee d' intelligence souverainc et directrice, de raison primordialc , comme le Logos des Grecs. De sorte que ce lerme ehez CllLXOlS (PlllLOSOPIIlE DES). 497 Lao-ts(Hi csl pris loul a la fois au propre et auligure, dans un sens materiel el dans un sens spirituel, comme I'idcc complcxe qu'il veut donner de sa eause premiere. Au propre, e'esl la grande vote de I'uni- vers, dans laquelle marchcnt ou circulent tons los elres. Au figure, c'est le premier principe du niouvement universel, la cause , la raison])re- miere de tout : du nionde ideal et du mondc I'eel, de Vincorporel et du corporelj de la virtualite et du phenomene. Nous ne pouvons nous empecher de signaler ici un trait caracteristi- que de la philosopliie chinoise a toutes les epoques de son histoirc : c'est quelle n'a aucun tenne propre pour designer la premiere cause, et que J )ieu n'a pas de nom dans eette philosophic. En Chine , ou aucune doc- trine ne s'est jamais posee comme revelee, Videe aussi bien que le nom d'un I)iQnj)ersonnel , sont restes hors du domaine de la speculation. Les philosophes chinois et Lao-tseu, tout le premier, penserent que, tout nom etant la representation , pour I'esprit , dun objct sensible ou d'idees nees des objets sensihles,il n'en existait point qui soit legitimement applicable a TEtre absolu que nul objct sensible ne pent representer. Lao-lseu , en dcfinissant , ou plutol en voulant earacteriser son pre- mier principe , sa premiere cause, representee par le caractere et le mot Tdo, le degage de tons les attributs variables et perissables, pour ne lui laisser que cQUxA'ctcrnife, d' immi(tahilite et d'absolu. Ces derniers attributs lui semblent encore trop imparfaits, ct il le dcsigne en disant {juil est la negation de tout, excepte de lui-meme; quil est le Rien , le Non-Etre, relativement a VEtre, mais en meme temps qu'il est aussi YEtre relativement au Aon-Etre. Considcre dans ces deux modes, il est tout a la fois le mondc iuNisible et le monde Yisil)le. Aussi Lao-tseu re- garde-t-il YUn ou Y Unile absolue comme la fornmle la plus abstraite, la derniere limilc a UkjucHc la pensee puisse rcmonter pour earacteriser Ic premier principe : car Funitc precede de toute nccessite les autres mo- des d existence. Pour arriver a ce resultat, Lao-tseu ne s'est pas con- lenle de considerer en lui-meme le principe absolu des choses, il en ap- pclle jusqua un certain point au temoignage de rexperienee. II a vu c[u aucun des attributs changeants et perissables des etres qui tombent sous les sens , ne pent con^ enir a ce premier principe , et que ces at- tributs ne soht et ne i)euvent etre que des modes varies de rexistence phenomcnale. Toulefois Yunitc, pour Lao-lseu, n'est pas encore le principe le plus eleve. xVu-dcssus de Yunite, qui nest dans sa pensee que Tetat iVindis- tinction ou est d"abord plongee runiversalitc des etres, il place un prin- cipe supericur, une premiere cause intelligentc , a savoir le Tdo ou la liaison supreme , le principe de tout mouvement et de toute vie, la rai- son absolue de toutes les existences ct de toutes les manifestations phe- nomcnales. Mais cclle distinction n'est pas toujours rigoureusemcnt maintenue, et, sous certains points de vue, Ya liaison supreme et YUnitd sont identiques, quoique , sous d'autres, ellcs soient dilferentes ou dii moins differenciecs. Dans la doctrine de Lao-lseu, tout ce qui subit la loi du mouvement est contingeni, mobile, perissable; la forme cor])orclle, etant essentiel- lemenl contingenle, mobile, est done aussi essentiellemenl])crissable. II n y a, par consequent , que ce qui garde limmobilite absolue el jie re- 498 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). vet aut'une forme corporelle , qui ne soil pas contingent ct perissablc. L'incorporeite, riininol)ilitc absolues sonl done pour lui les exen.plaires, les types eternels de Icternelle perfection. Les modes d'etre contingents ne sont que des formes passageres de lexistence , laquelle^ une fois dcjjouillec de ces niemes formes, retournc a son principe. Les idees de Lao-tseu sur ietre en general peii\ent deja nous faire prcNoir sa maniere de concevoir la nature humaine. De meme qu'il dis- tingue dans son premier principe une nature incorporelle ou transcen- danle , et une nature corporelle on phcnomaiale , de income il rcconnail dans Ihomme un i)rincipe materiel et un principe igne oulumineux, le principe de rinlelligence dont le premier nest, en quelque fagon, quo le vchicule. La doctrine de Lao-tseu sur la nature et la destince de lame, ou du principe immateriel ([ue nous portons en nous et qui opere les bonnes actions, nest pas explicile. 'J'antot il lui laisse, meme longtemps npres la mort , le sentiment de sa personnalite , tanlot il le fait rclourner dans le sein de la liaison supreme , si toutcfois il a accom])li des o'uvres me- ritoires, et sil ne s'est point ecarte de sa propre deslinalion. On a dit et repcte souvent que la nwrale de Lao-tseu avait beaacoup de rapports avec celle d'Epicure, Kien n'est plus loin de la vcrite. Si on pouvait la comparer a celle de quelques philoso])hes grccs , ce serait a la morale des stoiciens. Et cela devait etre , puisque les idees de Lao-tseu sur la nature et sur I'bomme out beaucoup de rapports a\ec la pbysio- logie et la psychologic stoTciennes. On a \u dans le sloTcismc comn)C une sorte de protestation confre la corruption de la societc antique. La morale de Lao-tseu fut aussi une protestation contre la corruption de la societc de son temps, quil ne ccsse de combatlre. Ce philosophe ne voit le bien public, le !)ien privc, ([ue dans la prati(iue austere ct constante de la vertii , de cctle Ncrlu souve- raine qui est la conformilc des actions de la \ie a la supreme liaison , principe formel de toutes les existences Iranscendantes et pbenomenalcs, et, par consequent, leur loi et leur raison d'etre. 11 n"y a d'aulre existence morale que celle de la liaison supreme; il n'y a daiilies lois (jue sa loi , d'autre sciciKc que sa science. Le souverain bien jiour Iboinme, c'esl son identific;ilion avec la /t(tisn)i svj)rcme , c'esl son absorjjlion dans cetto origine el celle tin de lous les circs. I.'homme doil Icndre de toutes ses forces a se dcpouiller do sa forme cor- porcUecontingente, pour arri\era I'elal incorporcl permaneni,et par cela meme a son idenlilicalion avec la liaison siij-'reinc. II doil dompter ses sens, les reduire, aiilanl que possible, a I'elal dimpuissance, et ])ar\ enir, des celte \ie meme, a I'elal dinaction el (rimi)assibilile compieles. De la le fameux dogme du non-agir iuuiuel Lao-lscu reduil prescpie toule sa morale, et qui a etc le principe des jjIus grands a!)us chez ses seclateurs, Vorigine des preceples asceticjues lcs])lus absurdes et de la^ie mona- calc porlee juscju'n Tex'^es. I'ar cela niemequil y a dans rhomme deux natures, I'unc s|)irilu(>lle, I'aulre malericlle, il y a anssi cu lui (l;u\ tendances, I'unc ([iii le [xirle au bien, I'aulre (jui le \wr['' ;ui !ii;;l. C'esl !a preiiiii're tendance sculc (|ue Ion doil suivrc. La iKilitique de Lao-ts^'u est ci^ tout conforme a sa morale, f.e hut CHINOIS (PHlLOSOPHIE DES). 4!)0 d'uii bon gouvernement doit etre , selon lui , le bien-etre et la tranquil- lite du peuple. L'un des moyens que les sages princes doivent employer pour alteindre ce but, c'est de donner au peuple, dans leurs propres personnes et dans ceux qui exercent des fonctions publiques , Texcraple du niepris des honneurs et des richcsses. En outre , et comme derniere consequence de ce systenie, Lao-tseu prescrit de I'aire en sorte que le peuple soitscr/is instruction et,par consequent, sans desirs ; ccs derniers, et les troubles qui en resultent, etant les resultats inevitables du savoir, selon cette doctrine qui veut le maintien de Ibomme dans la simplicite et dans I'ignorance , regardee comme son etat naturel etpriniilif. Telles sont les sentiments adoptes , 600 ans avant notre ere , par un des plus grands penseurs de la Cbine. Ps'ous ne pouvons que citer ici les noms des principaux pbilosophes quise rattachent a lecole de Lao-tseu. Ce sont, Kouan-yun-tseu , con- temporain de Lao-tseu, et quicomposa un livre pour devclopper les idecs dece dernier pbilosoplie ; Yun-wen-tseu , disciple de Lao-tseu ; Ivia-tseu et Han-fei-tscu (iOO ans avant notre ere; ; Lie-lseu (398 ans avant no- tre ere; ; Tcbouang-seu (338) ; Ho-kouan-tseu et Hoai-nan-tscu ; quoi- que ce dernier, prince pbilosophe , qui vivait a peu pres deux siecles avant notre ere, soit place, par quelques critiques cbinois, au nombre des disciples d'une autre ccole, dite ecole miorfe 'Tsa-Kia;. 2°. Ecole des Lettres ;Jou-Kia;. — La pbilosopbie des Icttres reconnait pour son cbef Confucius Koung-tseu; et pour ses fondaleurs plusieurs rois ou empereurs, qui tons vivaient plus de vingt siecles avant notre ere. Elle remplitune periodc de deux k trois cents ans du v" au ii" siecle avant J.-C), et compte un grand nombre de sectateurs parmi lesquels il faut comprendre Mencius (Meng-tseu; et ses disciples. La doctrine de Confucius sur Yongine des choses et 1 "existence dun premier etre est assez difficile a determiner, parce qu'il ne I'a exposee nulle part dune manicre explicite : soit quil considerat lenseignement de la morale et de la politique comme dune efficacile plus immediate et plus utile au bien-etre du genre buniain que les speculations metapby- siques, soit que lobjet de ces dernieres lui pariit au-dessus de lintelli- gence bumaine , Confucius evita toujours d'exprimer son opinion sur lorigine des choses et la nature du premier principe. Aussi un de ses disciples, Tseu-lou, dit-il dans ses Entretiens philosophiques (Lim-yu, k. 3) : «0n peut souvent entendre notre maitre disserter sur Ics qualiles qui doivent former un bomme distingue par ses vertus et ses talents ; mais on ne peut obtenir de lui quil parle sur la nature de I'homme et sur la voie celeste. » « La Jiature de Vhomme, dit a ce sujet le celebre commentateur Tcbou-hi, c'est la raison ou le principe celeste que I'homme regoit en naissant; la roie celeste, c'est la raison celeste (\\\i est unc essence pri- mitive, existant par elle-meme, et qui, dans sa realite substantielle , est une raison a} ant I'unite pour principe. » On lit encore ailleurs (liv. i , c. 7 , § 20, : « Le pbilosophe ne parlait dans ses entretiens, ni des choses extraordinaires, ni de la bravoure, ni des troubles civils , ni des csprits. » Enfin , dans un autre cndroit des memes Entretiens philosophiques 'k. 6; , on lit : « Ki-lou demanda com- ment il fallait servir les esprits et les gcincs. — Le pbilosophe dit : 500 CHLNOIS (PHILOSOPHIE DES). Lorsqu'on n'ost pas encore en etat dc servir Ics hommes, comment pourrait-on servir les esprits et les genies? — Pennettez-nioi , ajouta le disciple , de vous demander ce que c'est que la mort. — Le philosophe dil : Lorsqu'on ne salt pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaitre la mort?» La pensee du philosophe chinois sur les grandes questions qui ont tourmente tantd'esprits, reslerail done completement impenetrable pour nous, si nous ne cherchions a la decouvrir dans les explications qu il a donnces du Livre des Transformations V-Kinfi;. On pent dire, il est vrai, que dans les explications de cet ancien livre, c'est plutot la pen- see (le I'auteur ou des auteurs qu'il a ex])osee, que la sienne propre. Mais, comme Confucius se proclame en plusieurs endroils de ses ou- vrages le continuateur des ancicns sages, le ])ropagateur de leurs doc- trines, ees memes doctrines peuvent etrc d autant plus Icgitimement considerees comme les siennes , quil opera sur les ecrits de ses devan- ciers un certain travail de revision. Or, quelque bonne volonle que Ion ait, il serait bien difficile, apres un examen attentif de ces textes, den degager le dogme dun Dieu distinct du monde, dune ame separee de toutc forme corporelle, et d'une vie future. Ce que Ton y trouve reelle- ment, c'est un vaste naturalisme qui eml)rasse ce que les lettres chinois nomment les trois grandes imissanccs dc la nature, a savoir, le del , la terre et Vhomme, dont rinlluence et Taction se penetrent mutuellement , tout en reservant la suprematie au ciel. Que Ton ne se meprenne point cependanl sur notre pensee. Nous sommes loin de prctendre que les doctrines des anciens Chinois , et cclles de Confucius en particulier, aient ete matcriaUstes ; rien ne serait plus opposf^ et aux faits et a notre opinion personnelle. Aucun philosophe n'a attribue au ciel une plus grande pari dans les evenements du monde , une inlluence plus grande et plusbienfaisante, que Confucius el son ecole. C'est le ciel qui donne aux rois leur mandat souverain pour gouverner les peuples , et qui le leur rclire quaiul ils en font un usage conlraire a sa (lesUnalion. Les feliciles ainsi (jue les calamites ])ubli(iues el ])ri\ees viennent de lui. La loi ou la raison du ciel esl la loi supreme , la loi uni- verselle, la loi tiipiquc , si on peul s'cxprimer ainsi, quil infuse dans le coeurdelous les homines en meme temps que la vie, dont il esl aussi le grand dispensaleur. Tons les allributs que les doctrines les plus spi- ritualisles donnent a Dieu, I'ecole de Confucius les donne au ciel, ex- ccpte, toutefois, quau lieu de le releguer loin du monde et den faire une pure abstraction , il est dans le monde el en fait essentiellement parlie. Le ciel esl I'exemplaire parfait de toute puissance, de loul(> lionle, de toute verlu, de loule justice. « 11 n'y a que lui, comme il esl dil dans le Litre des Annales , qui ail la souveraine, ^uni^erselle inlelligence, » et, comme dil a ce sujet Tchou-hi, il nCst rien quil ne Aoie el rien qu'il n'entende, et cela, « parce qu'il esl souverainemeiil juste. » Ouaiil a la doctrine morale de Confucius , le philosophe chinois pari du i)rincipe que Ihomme est un eli'e qui a regudu ciel , en mcme lemps que la vie plnsiciue, un principe de vie morale (piil doit uliliscr et de- velo])i)er dans loule son etendue , aOn de ])ou\()ir arri\er a la perfection . conformement au model'' iclesle ou di\ in. Co juinripe est immalericl, ou,s'il esl materiel , il est dune nature lell'Miient subtile, qu'il echappe CIIINOIS (PIIILOSOPHIE DES). 501 a tons les organes dcs sens. Son origine csl celeste , par consequent il est (Ic la nieme nature que Ic cicl ou la raison celeste. Le fondement de la morale do Confucius exclut formellemcnt tout mobile qui ne rentrerait pas dans les prescriptions de la raison, de cette raison universelle emanee du ciel , et que tons les etres ont regue en partage. Aussi sa morale est-elle une des plus pures qui aient jamais etc cnseignees aux hommes, et en meme temps, ce qui est plus impor- tant peut-etre, une des plus conformes a leur nature. Confucius a eu la gloire de proclamer, le premier de tous les philo- sophes de I'antiquite, que \e j)erfectionneme7it de soi-meme etait le prin- cipe fondamental de toute veritable doctrine morale et politique , la base de la conduite privee et publique de tout homme qui veut accomplir sa destinci^, laquelle est la loi dii devoir. Rien de variable, d'arbitraire, de contingent dans les preceptes de la loi du devoir , qui consiste dans le 2)erfectionnement de soi-meme et des autres hommes sur lesquels nous sommes appeles a exercer une action. II suit de ccs principes que celui-la seul qui cxerce un continuel empire sur lui-meme , qui n'a plus de pas- sion que pour le bien public, le bonheur de tous, qui est arrive a la perfection enfin , pent dignement gouverner les autres honmies. Les disciples de Confucius et les philosophes de son ccole , qui , comme Meng-tscu, sans avoir rcQU son enseigncment oral, en continuent la tradition, professent les memes doctrines j seulcment, ils leur ont donne un beaucoup plus grand (le\eloppemcnt. Ce qui n'etait qu'en germe dans les ecrits ou dans les paroles du maitre a ete feconde , et meme souvent ce qui n'y etait que logiquement contenu en a ete deduit avec toutes ses consequences. C"est ainsique Ton trouve dansMeng-steu une dissertation sur la nature de Vhomme (k, C), qui fait connaitre parfai- lement lopinion de Iccole sur ce sujet. Meng-tseu y soutient que le principe pensant de Thommc est naturellement porte au bien, et que s"il fait le mal, c'est qu'il y aura eu une contrainte exercee par les pas- sions sur le principe raisonnable de I'homme j il s'ensuit qu'il devait admcttre le libre arbitre, et, par consequent, la moralite des actions. Ce libre arbitre etait aussi reconnu par Confucius; mais Meng-tseu I'a mieux fait ressortir de ses discussions. Ainsi il veut prouver a un prince que s'il ne gouverne pas comme il doit gouverner pour rendre le peuple heurcux, c'est parce qu"il ne le veut pas, et non parce qu'il ne le petit pas: il lui cite entre autres exemples celui d'un homme a qui Ton dirait dc transporter une montagne dans FOcean, ou de rompre un jeune ra- mcau d'arbre j s'il repondait , dans les deux cas , qu'il ne \e pent pas, on ne le croirait que dans le premier ; la raison s'opposerait a ce qu'on le crut dans le second. 11 serait impossible de parler ici de tous les philosophes de I'ecole de Confucius, qui appartienncnt a cette periode. Nous nous bornerons a citer Tliseng-tseu et Tseu-sse, disciples de Confucius, et qui publicrent les deux premiers des ^»a/re hires classiques. Leplus celebre des autres philosophes est Sun-tseu, qui vivait environ 2"20 ans avant notre ere. Colui-ci a^ ait une autre opinion que celle de Meng-tseu sur la nature de I'lunmnc , car il soulcnait que cette nature etait vicieuse, et que les pretendues vertus de I'homme etaient fausses et mensongeres. Cette opinion pouvait bien lui avoir ete inspiree par I'etat permanent des 50:2 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). guerrcs civiles auxquellcs Ics sopt royaumcs de la Chine ^laient liwes de son temps. Ce meme Sun-tseu distinguait ainsi Y existence materielle de la vie, la vie de la connaissance , et la connaissance du sentiment de ]a justice : « L'eau et le feu possedent I'element materiel, mais ils ne vivent pas ; les plantes et les arbres ont la vie , mais ils ne possedent pas la connais- sance; les animaux ont la connaissance, mais ils ne possedent pas le sentiment du juste. L'homme seal possede tout a la fois I'element mate- riel, la vie, la connaissance et, en outre, le sentiment de la justice. C'est pourquoi il est le plus noble de tons les etrcs de ce monde. » TROisifeME p£riode. — Dcpuis Yang-tscu, qui florissait vers le com- mencement de notre ere, il faut franchir un intervalle de pres de mille ans pour arriver a la troisieme periode de la philosophic chinoise. Ce fut seulement sous le regne des premiers empereurs de la dynastie de Soung (960-1119 de notre ere) que se forma une grande ecole phi- losophique, laquelle cut pour fondateur Tcheou-lien-ki ou Tcheou-lscu, pour promoteurs les deux Tching-tseu, et pour chef le celebre Tchou-hi. Le but hautemcnt avoue de cette nouvelle ecole est le developpement rationnel et systematique de I'ancienne doctrine, dont elle se donne comme le complement. L'etablissement en Chine de deux grandes ecoles rivales, celle de Lao-tseu ou du Tdo, et celle de Fo ou Bouddha, importee en Chine de rinde vers le milieu du premier siecle de notre ere , avait du necessai- rement susciter des controverses avec les Icttres de 1 ecole de Confucius. Ces controverses durent aussi faire reconnaitre les lacunes frappantes qui existaient dans les doctrines de cette derniere ecole , concernant Texistence et les attributs dune premiere cause, et toutcs les grandes questions speculativcs a peine efdeurees par Tecole de Confucius, et qui avaient regu une solution quelconque dans les ecoles rivales. Aussi les plus grands efforts de I'ecole des lettres moderncs , que Ton pourrait appeler Neoconfuceens, s"appliquerent-ils a ces questions ontologiques. Alais, afin de donncr plus d'autorite a leur systeme, ils pretcndirent 1 etablir sur la doctrine de Tancienne ecole. Quoi qu'il en soil, Tcheou-licn-ki s'empara de la conception de la cause premiere ou du grand faile [Ta'i-ki; , place, pour la premiere fois, dans les Appendices du. Y-Iung, au sommetde tons les etrcs, pour conslruire son systeme metaphysique. Mais il en modifie, ou plutot il en determine la signification, en nommant son premier principe le sans fatie et le grand faile, que Ton peut aussi traduire par I'illimile el le iunile, I'indis- iinct et le dernier terme de la distinction; I'indelermine et le point cul- minant de la determination sensible. Yoila le premier principe a Tetat ou il se trouvait avant toule ma- nifestation dans Tcspace et le temps, ou plutot avant lexistcnce de Tcspace et du temps. Mais il passe a letat de distinction, cl par son mouvi'mentW conslitue le principe actif et incorporol; par son repos relatif il constitue le principe passif et materiel. Ces deux attributs ou modes d'etre sont la substance meme du premier principe et n'en sont point separes. Viennent cnsuite les cinq elements: le fen, Veau , la terrc , ie bois , !e metal , donl la generalion ])rocede immediatemeiil du princiiJC aclif cl du CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). o05 principe passif , lesquels , comme nous Tavons tlt^a dil, nc sont que des modes d'etre du grand fmte. Cependant , le Tai-ki ou grai^d faite n'en est pas moins la cause pre- miere cffieiente a laquelle, en tant que cause cfficienle el formelle, on donne le nom de Li. «Le Tai-ki, dit Tchou-hi, est siinplement ce Li ou cette cause cfficienle du ciel et de la lerre el de lous les elres de I'uni- vers. Si on en parle comme residant dans le ciel et la terre , alors dans le sein memc du ciel et de la terre exisle le Tai-ki; si on en parle connne residant dans tous les ^tres de I'univers, alors meme dans lous les tHres de I'univers, et dans ehacun deux individuellement, exisle le Tai-ki. Avant I'existence du ciel et de la terre, avant I'existcnce de loutes choses, existait cette cause cfficienle et formelle JJ. Elle se mil en mou- vement et engendra le Yavg (le principe actif ) , lequel n'est egalement que cette meme cause efficiente Li. Ellerenlradans son repos et engendra le Yn (le principe passif), lequel n'est encore que la cause efficiente Li.^i ( Tchou-tseu-tsioiiati-c/iov , k. 49, f" 8-9.) II resulle de ces explications que le Tai-ki, dans le sysleme des let- Ires modernes, represente la substance absolue et I'elat ou elle se trouvait a I'epoque qui a precede loule manifestation dans I'espace et le temps; ([ue ce meme Tai-ki possedait en lui-meme uue force ou ener- gie lalenle qui prend le nom de cause efficiente et formelle, a I'epoque de sa manifestation dans I'espace et le temps; que ccUe manifestation est representee par deux grands modes ou accidents : le mouvement et le repos, qui ont donne naissance aux cinq elements, et ceux-ci a lous les etres de Tunivers. Mainlenant , quel role joue I'homme dans ce sysleme? quel est sa nature? Selon Tcheou-lien-ki , aucun autre elre de la nature n'a regu une intelligence egale a celle de Thomme. Cette intelligence, qui se manifcsle en lui par la science, est divine; elle est de la meme nature que la raison efficiente {Li) d'ou elle est derivee, et que lout homme rcQoit en naissant Tchou-hi, OEuvres cumplctcs, k. 51, f'' 18). A cote, el comme lerme correlalif du Li, om principe ralionnel, les philosophes de I'ecole donl nous parlous placenl le Khi, ou principe materiel, dont la portion pure est une espece d'dme vitale , et dont la portion grossiere ou impure constilue la subst.mce corporelle. En outre, I'hoimne a aussi en lui les deux principes du mouvement el du repos : rintelligence , la science, reprcsentenl le premier; la forme, la substance corporelle, tout ce qui constilue le corps enlin , se rapporlent au second. La reunion de ces principes et de ces elements constilue la vie; leur separation consti- lue la morf. Ouand celle-ci a lieu, le principe subtil, qui se trouvait uni a la matiere, retourne au cie! ; la portion grossiere de la forme cor- porelle retourne a la terre (Tchou-ni, OEvvres completes, k. ol, f' 19). Apres la morl , il n'y a plus de personnaiiie. Le sage s'impose la regie de se conformer, dans sa conduile morale, aux principes elernels de la moderation, de la droiture, de Ihumanite et de la justice , en meme temps ({u'il se procure, par I'absence detous desii's , un rep(!S el une tranciuillile parfaits. C'esl pourquoi le sage met ses Ncrtus en liarmonie avec le ciel el la terre; il met ses lumieres en harmonic avec cellos du soleil et de la lune; il arrange sa vie de maniere quelle soil en harmonie avec les quatre saisons, el il mict aussi en har- 501 CllINOIS (PHILOSOPIIIE DES). monio sos felicites el sos calamiles avec les esprits ot los gonics (.Sing- li-lioci-ihoung , k. 1 , f" VT). Les esprils el les gcnies iic sonl rien auli-c oliose que le principe act if ct Ic principe passif; ce n'est que le souflle viviliant qui aninie ct parcourl la nature, quiremplil I'espace silue entre le cicl el la Icrre, qui est le nieme dans I'liomme que dans le ciel el dans la lerre , el qui agil loujouvs sans inlervalle ni interruption 'Ih.). 11 y a des ecrivains ehinois qui ont donne un sens plus spiritualiste aux textes de leurs anciens livres, surtout depuis I'arrivee en Chine des mis- sionnaires Chretiens del'Europe; maisnous ])ensonsque ces interpreta- tions nc peuvenl chanjier en rien I'ensemhle du syslenie el des opinions que nous avonscherchc a esquisser avec la plus grande exactitude ])ossil)le. Nous ne pousserons pas plus loin I'exposition du systenie ])hilosoplu- que des Icltres modernes, qui embrasse le cercle enticr de la connais- sance huniaine; ce que nous en axons dit suffira, nous I'esperons, pour faire comprendredc quelle importance serait ,pour riiisloire de la philo- sophic, un expose un peu complcl desccoles ct des syslcnies que nous n'avons pu qu'esquisser. Nous ne craignons pas d'avancer qu'il y a la un cote toul nouveau de I'cspril huniain , un cote des plus curioux a devoiler et a faire connaitre. Nous nous sommes attaches a indiquer les principales doctrines de la philosophic chinoise et scs principaux representants , en ncgligeanl les representants secondaires; mais il ne faudrail pas conclure de noire si- lence a eel egard, que la philosophic chinoise n'a qu'un petit nonihn^ de systemes el de philosophes a reveler a I'Europe : nullc part la philoso- phie n'a eu de si nomhreux apolres et ecrivains (ju'en Chine, depuis trois mille ans oii die est , en quelque sorle, I'occuijation universclle des homnies inslruits. On pourra se faire une idee de ce mouvenient intcl- lecluel lorsqu'on saura que du temps des Han, au commcncemcnl de notre ere, riiistorien Sse-ma-thsian comptail deja six ecoles de phimso- phie. L'auteur de la Slatistique de la liiterature et des arts, puhliee sous la memo dynastic, en enumere dix. Elles augmcnlercnt encore heau- coup par la suite. Ma-touan-lin en enumere une quinzaine, au nombre desquelles on comple I'ecolc des Letlres, I'ecole du Tao, lecole des Le- gistes, I'ecole mixle, etc. Les ecrils que Ton pent consulter sur la philosophic chinoise , en ge- neral , mais concernanl I'ecole des Leltrcs seulement , la seule dont on ail Iraile jusqu'ici, sonl : 1" un opuscule du P. Longobardi, ecril origi- nairemenl en latin, donl on ne connail que des traductions incom])letes, cspagnole, portugaise et frangaisc ; cctte derniere publicc sous le litre de Traitc s?.';o}il:ic diinni^^f . l-,uis . IS'i 'i GlIRYSANTIIE. 505 Quant aiix traduclions des textcs, les voici cnumerccs par ordre do date : 1°. Confucius, Sinarum philosophvs , traduit en latin par quatrc mis- sionnaires jesuites , in-f'% Paris, IGST; 2" Sinensis imperii libri classici sex, traduils par le P. Noel, in-/t.% Prague, 1711 5 3" Ic Chou-King ou le Livre des Annates, traduit parlc P. Gaul)il ct publie par de Guignes le perc, in-'i-", Paris, 1770; i" Ic Tchoung-yoiing , le second des livres classiques, traduit par M. Abel Ilemusat et public dans le tome x des Notices et extraits des manuscrits, in-i" ; 5° le Meng-tseic, le quatrieme des Quaire livres classigues,i'Q\n\i\mlQ\\ latin par M. Stan. Julien, in-8°, Paris, 1821-1829; G" the Four books, les Quaire livres classiques, tra- duits en anglais par M. Collie, 1828, Malacca. Une traduction anglaise du Tahio, et de la premiere partie du Lun-yu avait deja ete publiee par M. Marsbman, a Scrampoore en 1809 et 1811; 7^' le Y-King, antiquis- simus Sinarum liber, quern ex latina interpretatione P. Regis, aliorura- que ex Societ. JesuP.P. edidit. J. Mobl., in-8°, Stuttgart, 1834-1839; 8*" Ic Ta-hio ou la Grande Etude, le premier des Quatrc livres classiques, trad, en frangais avec une version lalinc et le texte cbinois en regard, accompagne du Commentairecomplet de Tchou-ki, etc., par M. G. Pau- tbier, gr. in-8", Paris , 1837 ; le Tdo-te-King, ou le Livre revere de la Raison supreme et de la Vertu, par Lao-tseu, traduit en frangais et pu- blic pour la prcn:iicre fois en Europe avec une version huine et le tcxte cbinois en regard , accompagne du Conmientaire complet de Sie-boei , par M. G. Pautbier, gr. in-8°, Paris, 1838, V" livraison, comprenant les neuf premiers cbapitres; 10" les Livres sacres de I' Orient, compre- nant le Chou-King ou le Livre par excellence (le Livre des Ann ales) ; les Quatre livres moraux de Confucius et de ses disciples, etc. , traduits ou revus et publics parM. G. Pautbier, gr. in-8% Paris, 1810; 11" Con- fucius et Mencius , ou les Quatre livres de philosophie morale et politique de la C/m'«c, traduits du cbinois par M. G. Pautbier, in-12, Paris, 1811; 12" le Livre de la Voie et de la Vertu, compose par Lao-tseu, traduit en frangais par M. Stan. JuUen, in-8", Paris , 1812. G. P. CHRYSAIVTIIE de Sardes, pbilosopbe neoplatonicien qui a vecu dans le iv*-' sicclc do I'cre cbretiennc , descendait d'une famille de sena- teurs. Aprcs avoir etudie sous Edesius toules les doctrines antiques ct parcouru le cbamp entier de la pbilosopbic d'alors , il s'appliqua parti- culicremcnt a cette partie do la ])bilosopbie, dit Eunape, que cultiverent Pytbagore et son ecole, Arcbylas, Apollonius de Tyane et ses adora- teurs , c'est-a-dirc a la tbeologie et a la tbcurgie. Lorsque Julien , jeune encore, visita I'Asic Mineure, il rcnconlra Cbrjsantbe a Pergame,en- tendit ses lemons, ct, plustard, clant devenu empcreur, voulut I'attirer auprcs de lui. Mais Cbrysantbe, aprcs avoir consulte les dieux, se re- fusa a toutes les soUicitations de son royal disciple. Nomme alors grand pretre en Lydic, il n'imita pas le zelc outre de la pluparl des autres de- positaires du pouvoir imperial , ct , loin d'opprimer les cbreliens , gou- verna dune manicre si moderee , qu'on s'apergut a peine de la restau- ration de Tancion cube. Clirysantbc mourut dans une vicillcsse avancce, etranger ;uix e\cncmonts publics ct uniquejnent occupc du soin dc sa famill(\ n avail compose plusieurs ouvrages en grec et en latin ; mais m CHRYSIPPE. aucun n est parvenu jusqu'a nous. Eunape, parent dc Chrysanthe, uous a laisse une curieuse bio^rapliie de cc i)iu!os()plie [Vit. sophist.). On en trouvera une analyse etendue dans le ineinoire que M. (^ousni a consa- cre a Ilnstorien de Iccole d'Alexandrie {Nouc. fragm. i)hil., 1828, p. 2G et suiv.) X. CHRYSIPPE est un des fondaleurs de I'ecole stoicienne, un des niaitres que 1 antiquile cite le plus souvenl el avec le plus de respect. 11 naquil , scion toute vraiseinhlance, 280 ansavant noire ere, a Soli, ville de (Silicic, el non a Tarse, eonnne on la dit, pour avoir trop re- niarquepeul-etrc que Tarse etail lapalrie de son ])ere (Diogeiic Laerce, liv. VII, c. 18V). Ses coininenceinenls furent obscurs, eonnne ceux de tons les premiers sloTciens. C'elail un des coureurs du cirque; le nial- heur en (il un sage. Depouille de son palriinoinc, il quilta son pays et vinl a Allienes. Cleanllie y ilorissait, tout porle a croire (pie Zenon y enscignail encore. Zenon et Cleanllie elaicnl nes en Asie coinnie lui, conime lui ils elaicnl exiles; ils elaicnl pauxres, et le |)lus sur refuge d'un ir-aliieurcux, ce (ie\ait elre I'ecole ou Ion apprenail a mepriser toutes les douleurs. Ccpcndanl, en vrai phihjsophe, avant de se donner aiix stoiciens, Cln\ysip[)e voulul coiniaili'c renneini qu'ils ne ccssaient de conihallre, el Ion rajjporte que les acadeiniciens Arcesilas (>l Lacyde conlribuerenl a former eel ardent adxersaire de lAcademie. L'n jour ni6nie, dit-on , le jeun(> disciple ceda a I'ascendant de ses nouveaux niailres, et coniposa , d'aprcs leurs principes, son livre des Grandeurs eidcs j\'ombrcs ,l)iogcne Laerce, liv. vii, c. 8i^. Mais cnfui Ic sloicisme le ressaisil pour )ie j)lus le perdre, et il elait temps qu'il lui vinl un pareil auxiliaire. Disciple de tonics les ecol(>s, Zenon avail puise a lous les syslemcs {Voijez ZfiNON). (^yniijues, nicgariques, academiciens , lieracliliens, pythagoricicns re\endi(iuaienl , lunc apres I'autrc, toutes les parlies de sa (hiclrineetraccusaicnlde n'avoir invenle quedesmols 'Aac, de Fin., lib. in, c. 2; lib. iv, c. 2). E\ de fail, la doctrine de Zenon n'avait ni lunile ni la precision d'un sysleme. Hcrillus, Arislon , Athenodore, tons les anciens de I'ecole sloicienne s'elaicnt divises des qu'ils a\aient essaye de s'en rendre comple: ils n'elaicnl pas d'accord a\ec Zenon lui- meme. Cleanllie, le seul disciple lidclc , allaque de fi-onl jiar lAcade- mie, sans cessc harcele par les ejiicuricns el lous les doginatiques, ne se defcndail guere que par la sainlcte de sa vie. Le sloicisme elait en peril , lorsque Chrysippe ])aiin. Esprit vif el subtil, lra\ailleur infaligable, il avail par-dessus lout cc (jui fait le logicien , ce qu'il faul an dcfcnseur el an reparaleur dune do( trine , une elonnaiile facililc a saisir les rap])orls. « Donncz-moi scu- Icmenl les llicscs, disisil-il a Cleanllie, je Irouxerai dc moi-meme les dcip.onsli'alions. » II sen fallail loulcfois epic Cbrysippe ciU conserve tonics les lltrscs du ^icux sloicisin(\ Nous sa\ons epic le bardi logicien a\ail rcjctc prcs(pie loulcs l('S(!|)iiii(!iis dc ses mailrcs J)i(:gene Laerce, liv. VII, c. 17'.? ,el (jue, sur ies (liU'crenccs de (^Icaitllie el de Chrxsippe, le sloicicMi Anliijaler asail compose un ouxrage (Milier , I'iul., dc Stoic, repii'j., e. V . Malb(>ureusemenl , deimis I'anliciuile, on n'a guere man- que d'allribuer au fondateur de Tccole sloici(Mme loules les idces deses CHRYSIPPE. o07 successeurs , et c'esl aujourd'liui chose tres-difficilc que de restilucr a Chrysippe une faible partic de ce qui kii appartient. D'abord , tout en subordonnant la logique a la morale , les premiers stoiciens avaient abaisse cette derniere jusqu'a n'en faire qu'une prepa- ration a la physique. La physique, science toute divine, disaient-ils , est a la morale, science purement humame, ce que I'esprit est a la chair, ce que dans I'oeuf le jaune qui contient I'animal est au blanc qui le nourrit (Sext. Emp., Adi\ Mathem., lib. vii). Chrysippe a fait justice de cette erreur : il a montre que la morale est un but, que la physique n'est quim moyen. Par la , il a renoue la chahie interrompuc des tra- ditions socraliques; il aimprime a I'ecole stoi'cienne la direction qu'elle a gardee et qui a iivit sa gloire. Passons maintenant aux diverses parties de sa philosophic, et d'abord a sa logique. La preoccupation du temps etait Ta question logique par excellence , retcrnelle question de la certitude. Le dogmatisme stoj'cien s'appuyait, comme il arrive toujours, sur une theorie de la connaissance. L'objet sensible , disait Zenon , agit sur I'Ame et y laisse une representation ou image de lui-meme (ttavTaafa). Cette representation , analogue a I'em- preinle du cachet sur la cire, produit le souvenir; deplusieurs souvenirs vient I'experience. Jusque-la, Fesprit est passif. 11 ne cesse pas de I'etre lorsque la representation n'a point a I'exterieur d'objet reel correspon- danl. Dans le cas contraire, apres la representation vient I'assentiment (a'j^/.y.Taesct;); apres I'assentiment, la conviction pareille a la main qui se serre pour saisir l'objet (x.'/TaXr.yt?). Et, puisque I'assentiment et la conviction sont I'oeuvrede laraison , il s'ensuit que la droite raison (opOb; Xo'-j'c;) est la seule marque du vrai. Chrysippe attaqne d'abord cette theo- rie de la representation renouvelee des materiaUstes d'lonie. Puisque la pensee, dit-il, eongoit a la fois plusieurs objets, il faudrait que I'arae recut a la fois plusieurs empreintes , celles dun triangle et d'un carre par cxemple, ce qui est absurde. Dans la theorie de la representation sensible , jamais on n'expliquera comment rintelligence pent reunir des perceptions diverses et simultaneesdansl'unite de I'acte qui les combine et les compare (Sext. Emp., Adv. Mathem., lib. vii, p. 232). Ce que l'objet sensible produit dans Fame n'est qu'une modification pure et simple, un effet, non une image. L'esprit peuteprouver en meme temps plusieurs modifications distinctes , comme Fair qui , frappe simultane- ment par plusieurs voix, rend autant de sons qu'il a subi de modifica- tions diverses. Puisque cette modification de Fame est un effet , elle revele la cause qui Fa produite, comme la lumiere se manifeste, et manifeste aussi les objets qu'elle eclaire (Pint., de Plac. p/iil. , lib. iv, c. 12). Tci apparait de nouveau la question de la certitude. Ce n'etait pas en invoquant la droite raison , c'esl-a-dire le bon sens , que Zenon av ait pu fermer ia bouche aux chefs de FAcademie. Arcesilas iuiobjcctait les illusions des songes, celles du delire, celles de Fivrcsse, et demandait en quoi Fassentir.ient qui accompagne ces perceptions mensongeres, diflore de la veritc. Chrysippe s'attache done a determiner toutes les circonstances qui accompagnent les phcnomenes du reve et de la folic, toutes celles qui sont propres aux etats de veiile etde sante. Toulc con- naissance legitime , dit-il , presente necessairement les caracteres sui- vants : 1" elle est produite par un objet reel , 2" elle est conforme a eel :iO.S ClIRYSIPPE. ol/jol ; 3" cllo no poiil etrc produile par uii objel difTerent. Reslail a dire (uiand la coniiaissaiu'C ])rescntc vn eltel ces caracleres, ce qiii est loute Ja (lueslion du criterium de la cerlitude. Ici Chrysippe, deux mille ans avaiU Descartes, en appelle a revid(Miee irresistil)le et inipersonnellc, au sentiment direct et imniediat de la realite. « Les perceptions et les idees qui proviennent d"ol)jets reels, dit-il, arrivent a Tame pures etsans melan^^e d elements heterogenes, dans leur simplicite native, et elles soni fidelcs, parce que Tame n y a rien ajoute de son propre fonds. » Telle est en peu de mots cette theorie du criterium de la certitude, qui a mine leeole d'Arcesilas et regne dans la science jusqu'au temps de Car- neade el de la troisieme Academic. Nous no pouvons (ju'indiquer ici quelques autres doctrines de moin- di'e importance. Chrxsippe avait fait de profondes recherches sur les elements et les lois du langage , et ce sont ses ouvrages qui ont ser\i de niodele aux grammairiens de son ecole. Comme tout logicien, il altri- buail aux signes unegrande importance. Certains signes, disail-il, rap- pellent a I'esprit les idees preccdemment acquises; ils sont commemo- ralifs. Certains autres ont la Ncrtu de porter a lintelligence des idees nouvelles; ils sont demonstra.tifs. ("onmie te de (h'terminer celles(|ui nedi'- l)eii(leiil que (rtMl(^s-memes(>t brillentde leur proi)re evidence, il eiia\;iil ii".M!'('- eiii([ classes ([ui se I'amenaient toules au principe li.gifpie par ex- (' iieiiiT, a ia\ioir;(> de CD'alradielion Sexl. Knq)., //'//>. /^ijrr/t., lib. i , e. (:■•) : .iilr. Malhon., lib. \ iii . p. '22:5 S([. . I'Jliin, lout eiieliereiicMii asiiii- jiHlar Irs !'evK>(!e i';ir;-ii;;ieii'ali()n , (;iir\sii)pe a\ail (b'eouNv i'l de iinu- ^ elles classes de s> Ih.gismes, el fail remarquer ({ue plusicnu's espec<\s de raisiiunemenls ne soul pas reduclibles a la forme syllogisli(Hie. GHRYSIPPE. oOl) La physique dc Chrysippc est en parfait accord avec sa logiquo. En void le premier dogme : il n"y a que des corps. Linfini n'a pas dexis- tence reelle, «ce qui est sans liniite, dit Chrysippc, cest Ic neant.w (Slob., Eel. 1, p. 392.) Le vide, le Ueu, le temps sont incorporcls et in- finis, autrcmcnt dit, ne sont ricn. Deux choses existent : Ihomme et le monde ; mais le monde et I'homme sont doubles. II y a dans Ihoinmc unc maliere inerte et passive, et une ame, principe de mouvenient el de vie. De meme, le monde a sa matiere passive et son amc vivifiante qu'on appelle Dieu. Pourarriver a Dieu, Chrysippc essayc de dcinonlrer 1" que runivers est un et depend d'une seule cause; 2° que cctve cause est vraiment divine, c"est-a-dire souverainement raisonnable. L'unite du monde resulte de la liaison des parties entre elles et avec le tout. Rien n'est isole , disait Chrysippc , et une goutte de vin versee dans la mer, non-seulement se mele a toute la masse liquide, mais doit meme penetrcrtoul lunivers (Plut., .l(/f. Sloic.,c. 37). Puis, entrant dans les harmoriies de la nature, il montrait que les plantes sont destinecs a ser- vir dc nourriture aux animaux , ceux-ci a etre les serviteurs de Ihomme ou a exerccr son courage , Ihomme a nniter les dieux, les dieux eux- memes a contribuer au bicn de la societc divine , c est-a-dire du vaste ensemble des choses. Ainsi, tout se tient dans rencbainement univcrsel des causes , de la cettc audacieuse parole : « Le sage n'est pas moins utile a Jupiter que Jupiterausage.» 'Plut., Adv. 5?otc.^ c. 33. yL'intclli- gence et la divinite de la cause du monde se demontre par lordre ([ui y regno , par la regularite avec laquellc s'accomplissent tons les pbeno- menes de la nature; et a ceux quiparlaient du basard, Chrysippc disait : « II n'y a pas de hasard , cc qu'on ajjpellc de ce nom nest quune cause cacbee"^ a Tesprit humain. » Dieu est done a lafois le principe de vie, le feu artistique d'ou le monde est sorti comme d'une semence, et I'in- telligencesouverainequi I'a organiscc et qui le conserve. Ici se prcsentc la theorie des 7'aisons spcrmatlques dont Zenon avail pose le principe, dont Chrysippc a developpe les consequences. Puisque toutcs choses etaienl a I'avance contcnucs en gcrmc dans le feu primilif qui est la semence du monde , et puisquclles nc se de\ cloppent que conformement aux lois immuables de la raison divine , il s'ensuit que le monde et tous les phenomenes du monde sont sous lempire d'une invincible et absohic neccssite. De la cette conception d'une providence identique au destin qui soumet tout aux lois neccssaircs du rapport de cause et d'cllcl. Quelle pent etre dans ce systcme la nature de Tame? Chrysippc lin- dique lui-meme : "Jupiter et le monde, dit-il, sont comme rhomme; la providence comme I'ame de I'homme. » ;Plut., Adv. Stoic, c. 36.) Dieu est un feu vivant; Tame, emanation de Dieu, est une etincclle, mi air cbaud, un corps. C'cst la un des dogmes que Cbrysijjpc a le plus a co'ur d etablir : « La mort, dit-il, est la scparatioii de Fame et du corps. Or, rien d'incorporel ne pcut etre separe du cor])s, puis- qu'il n'y a de contact (pie dun corps a un autre. ]Mais Fame pout toucher le corps et en etre separee. L'ame est done un corps. » Cola est positif. Maintcnant cclte ame, qui est un corps, nen a pas moins pour faculte dominante la raison ([ue Chrysippc declare identi([ue au inoi. C'cst la raison qui fait l'unite de l'ame , c'esl a la raison que se I'iunc- nenl toules les faculles d'ordre secondaire, meme les instincts el les 510 CHRYSIPPE. passions , qui n'on s( nt que dos formes grossieres et niaciicvees. JJieii plus, dans ce systen.e ou le destin ])Iane sur toules choscs, I'c\ine est libre. El dans quels acles lest-elle? Dans I'assentinient qu'elle donne aux imjiiTSsions qu'dle regoit des objels exlerieurs, c'esl-a-dire dans ses jugeinents eatalepliques, dans sa eoililude. El il en est ainsi, dit Chr} sippe , paree qu'alors Idnie n'oheil ([uaux seules lois de sa nature. Mais eelle nature, dira-l-on, e'esl le deslin qui la laile el ([ui la gou- verne eoinnie tout le resle. (^hrysippe en eon\ient, mais il soulienl que sous la loi du destin nous reslons libres, de nieine que lapierre lancee du haul d'une niontagne eontinue sa route en raison de son puids el de sa forme particuliere. Apres quoi II ne reste plus a Chrysippe qua se porter eommc defenseur de la liberie , et a rcfuter les epicuriens , qui n'accordent a Ihoinme quune liberie d indilTerencc. Chrysippe soulienl en edel eonlre eux , que ee que nous appelons equilibre des motifs ne prou\eau fond que noire ignoraneedesraisons qui onl determine I'agenl moral. Entin, nialgre ees nobles allribuls de liberie et d'intelligence, r<\me ne pent espcrer delre immortelle. Elle est deslince, lors de la future eombuslion du monde, a perdre son indi\idualite, a se rcmiir au prineipe di\in dont elle emane. Au moins survi\ra-l-elle au eorps? Cleanlhe ral'firme; mais pour Chrysippe , eelle vie a venir de quelques instants est un privilege qui nest aecorde qu'aux Ames des sages. La morale lient inlimemcnt a la physique. Chr} sippe disail qu'on ne peul lrou\er la cause et Torigine de la justice que dans Jupiter ct la nature. De la eelle grande maxime : « Vis conformemenl a la nature ; » a la nature universelle, entendail Cleanlhe; a la nature humaine, abrege de la nature universelle, dit Chrysippe. Le preccpte resle le meme, mais le sens en est plus precis et I interpretation moins perilleuse. Et pourtant , c'est dans linterprelalion de ec preceple que ce ferine esprit se Irabit lui-meme et s'egare en im cynisme extravagant. On Irouve dans Chrysippe une juslilicalion de rinceste,une exhortation a prendre pour nounilure des cada\res humains , une apologie de la prostitu- tion, etc., etc. "Considercz lesanimaux, disail le hardilogicicn, et vous apprendrez parleur exenq)le (ju'il n'esl rien dclout cela qui soil immo- ral el eonlre nature.)) 'V\u[.,dcSloic. rcpiig.,i\ '11. Deplorable sophisme que refulent assez ees nobles ])aroles de Chrysippe lui-meme : « Vivez conformemenl a la nature...; la nature humainc est dans la raison. » Elrange aberration par laquelle on ])retend rentrer dans la nature lors- qu'on I'outrage dans ce (pi'elle a de plus sacre. Chrysippe s'esl pourtant garde de certaines exagcralions. Cleanlhe considerait le plaisir coimne conlrairc a la nature. Chrysippe a\oue qu'il serail dun insense de eon- siderer les richesses et la sanleconnne choscs sans valeur, puis(iu'clles peuvenl conduire au bien veritable, (rest encore a ChrNsipi)e (jue re- \ient I'honneur d'avoir ctabli le droit nalurel sur une inisc solide, en montranl que le juste est ce qu'il est par nature, non par institution. Entin , nous savons que de lous les sloiciens Chrysippe est cclui qui a le plus conlribue a organiser la science morale; mais, faute de le- nKjignages, il nous est impossible de separer son oniviv dc eelle de ses devancicrs ct dc ses succcsscurs. Ccttc doctrine dont nous vcnons de rccucillir (pielfjues details, Cbry- sippe I'avail defendue par sa parole, I'avait exi)osco dans de nombrcux GICERON. 611 ouvrages. L'esprit subtil des Grecs etait emerveille de sa dialectique. « Si les dicux se servaient dc dialectique , disaient-ils, ce scrait cellc de Chrysippe quils choisiraient. » Les quelques sophismes qui nous en sont resies ne justifient pas ce luagnidque eloge et ne sont meme pas dignes de Tattcntion de Ihistorien. Quant aux ouvrages ecrits, le nombre en est prodigieux. Diogene cite ( liv. in, c. 180; les litres de trois cent onze volumes de logique, et il y avail environ quatre cents \oluines de physique el de morale. Ine telle fecondite s'ex])lique en parlie quand on sail que dans ses improvisations ecriles, Chrysippe faisait entrer toute sorte de temoignages , el que dans un soul livre il avail inscre loute la Mcdee d'Euripide. Les rares fragments qui nous sont restes de tanl de volumes, ne suffisent pas a nous laire connaitre eel eminent stoicien que ses contemporains appelerent la colonne du Porlique, et dont lantiquiledisait : «Sans Chrysippe, le Porlique n'eiit pas existe.)) Nous ignorons meme lepoque precise de sa mort. Apollodore la place en 208, Lucien en 199. On raconte quapres avoir assiste a un sacri- fice il but un pen de vin pur et mourul sur-le-champ. D'autres disent que , voyanl un ane manger les (igucs dcstinees a sa table , il fut pris dun lei acces derire, qu'il expu-a. Consultez sur Chrysippe ■.'Bag\\c[, Commentatio de Chryxippi vita,doc- trina et reliquiis, in-i", Louvain, 1822. — ^ Petersen, PhihsophknChnj- sippece fundamen la, m-8", Wiona, 1827. — -Ajoutez-y les dissertations plus anciennesde Hagedorn : Moralia Chryxippea e rerum naturis petila, in-i°, Allenb,, 1683; EllncaChrysippi, in-8% Nuremberg, 1715; et ceile de Richler, de Chnjsippo stoico fasluoso,m-'^°, Leipzig, 1738. 1). H. CICEROX [Marcus Tvirws], ne a Arpinum, 106 ans avant Tere chrelienne, a plus brille comme orateur el comme homme d'Etat que commcphilosophc. Sa carriere litteraire et politique elant assez connuc, nous nous bornons a indiquer la part qu'ont oblenue dans sa vie les eludes et les Iravaux philosophiquos. On doit remarquer, el lui-meine reconnait, qu'il ne s'y livra guere d une maniere assidue, qu'aux epoques ou I'etal de la republique et du barreau ne lui permetlaient pas un autre emploi de ses brillantes facultes. Ce fut ainsi que , pendant les temps difficiles de la domination de Sylla, il suivit tour h lour, a Rome, a Athencs ou k Rhodes, les legons des reprcscntants les plus famcux des ecoles philosophiques de la Grece, notanunent celles de Philon el d'Anliochus, sectateurs de la nouvelle Academie, et celles du stoicien Posidonius. Pins lard, apres son consulal, et lorsque les intrigues de ses ennemis parvinrent a diminuer rinfluence que ses ser\ices lui avaienl justenienl acquise , il chercha dans la philosophic un remede a ses chagrins, un aliment a raclivile de son esprit. II y rcvinl encore, apres la dcfaife de Pharsale, durant le long silence que lui imposa la victoire de Cesar sur les liberies publiques. Quand le mcurtre du dicta- teurlui eut rendu ([uclque influence dans les affaires de son pa\s, fidele aux etudes qui Fax aiont console dans sa disgrace , il fit marcher de front , autanl ([u"il dcpondit de lui , ses traxaux ])lii!osophiques a\cc srs devoirs de senalou". Mcsi.-; la pro.scriplii n ordnnnee par les triumvirs, el dont il fut la plus illustre ^ictin!e, lermina bicntot avcc sa vie le cours de ses nobles travaux (-V3 av. J. C). 514 CICEKON. Qucl(|iies ossiiis do Iraduclion, ])articulirrein(nl dii PvoUKjoras ct dii Tivive (ir IMatoii , paraisscnl avoii- clc les siHils rcsuUals dcs ('ludos plii- losopliiqiu's do sa jeuncsse ; ct , panni les omrages plus sorieux auxquels il se livra dans la suite, on ne ra])poi'lt' a i inter\alle c()in])ris entrc son consulal ct la dictatui-c dc Cesar, (juc les deux trailcs dc la.lii'publique ct des Lois, composes sur le niodelc dc ceux dc J'laton. h'llortcnsius, ou exhortation a la philosophic; les Acad c in iq tics, danslcsqucllcsla question dc la ccrliludc est discutcc ci\lre les |)arlisans dc la nouvcllc Academic el hnusadNcrsaircs; le dc Finibns bunonim ct iinilontm, qui est consacre a la discussion dcs tlicorics sur le souverain hien ; les Tiisciilanes , rccucil dc plusicurs dissertations dc psychologic el dc morale sur rexislcncc et linunorlalitc dc Tame, sur la nature dcs passions et Ic moyen d'y rcmc- dier , sur ralliancc du ])onhcur ct dc la vcrtu ; le dc Natuva dcoruni, Ic dc Divinalionc el le dc Falo, ou se trouvent dehatlus rexistence et hi proNidence des dieux , les signcs vrais ou I'aux pju- Icstiuels ils dccouvrcnl aux hommcs les choses cachecs, ct la conciliation du destin el la lihertc humainc; le dc Offkiis, ou Irailc dcs Devoirs : en un mot, scs plus im- porlants ouvrai;(^s , sous le rapporl ])hilos()j)hi([uc, onl tons etc rcdiges durant la dernicrc periodic d(> sa vie, a la([uellc apparticnncnl aussi le dc Scnccliitc , le de Ainicilia cl Ic livrc dc la Consolation. Les ccrits qui \ienncnl delrc mcnlioimes sonl tous parvenus jusqu'a nous, exceptc Vllortensius, ])our Icqucl nous sonnncs rcduits a nn ])ctit n()nd)re de fragments conserves par saint Augustin , ct le traite de la Consolation, donl il restc sculcmcnt ([uek(ucs lignes. Mais parmi les autrcs ouvrages, plusicurs sonl aujourdhui ini'omplcts ou presentent dcs lacunes considerables, comme les Acadcmiqucs , le dc Falo, le dc Lcgibiis, cl surtoul Ic de Rejmblica , nKHiumcnt rcmarquahle, que les curicuscs decouvertcs dc ^I. Angelo ]\Jai n'ont pu rcconsti-uirc en enticr. La forme sous laquellc (liccron prescnte les discussions (pii rcmplissenl scs ccrits est celle dun entrctieu enlre plusicurs llomains distingues. II nc dcrogc conii)lclcmenl a cet usage et no ])ai'lc vn son pi'oprc nom que dans le dc Offlriis, Ic plus d()gmali(iuc t\v scs trailcs ; ])arl()ut aillcurs , il nous nicl en jjrescncc de plusicurs pcrsonnages^ (pii i)rcnnenl succcs- si\cmcnl la ])arole ])our cxposcr un(> parlic jjIus ou moins c()nsid('>Val)le dun syslcmc important, ou pour soumcUr(> a une crili(pi(> rcgulicrc la doctrine dcvcloppcc ])ar un j)rcredenl inlcrlocuhHu-. Le dialogue dc Cicci'on, gencrakMncnl pen cou[)C, n'a pas la j)i(pianlc ironic de cclui de IMaton , ou Socralc fail lomhci' scs hiihlcs advcrs;dres en d'inccssantcs eonlradictions. L'oratcur remain scnd)le scire ])roi)osc de rc])roduirc dans la forme dc scs ouvrages les dehals gra\(\s cl mesures dc la tribune ])oiili(|UC ou du harrcau, plutot ([uc les allures Nives ct soudaines dune eonvcrsalion spiritucUe et savanle. Ou;uil au fond des trailcs , il est ])rcs([uc com])lelcmcnl cmprunic aux ccolcs gr(H-([ucs des sieclcs antcricurs, cl la ])art d'in\cnlion de (liccron sc borne a recliiircisscmcnl de qucl(pu\s cpicslions sci-ondaircs dc mo- )';ilc. Ouelics sonl au moins, enlre les o|)inions (juil expose, ccll(\s (]ui obiicnnenl sa i)r<''fercnce? ("/est cv (pi'iin uc pai'\i(>nl pas loujoui's a de- lei'niiner fiicilemcnt. ('.v[{c diflieulh' s'c\|)!iquc par le caraclere de (ac'ron, par riiisloirc (l(> Sii \ie,enlin par Icspfilde la seclc a la(pielle il fail profession d'apparlcnir. Douc dcs sa jeuncsse dc plus dc \i\aeilc CICEROiN. 515 daiis rimagination que de fermete dans le jugement, Ciceron developpa dans les exercices qui forment I'orateur ces qualites et ces defauts natu- rels, que les eveneinents conlemporains, bien plus propres a ebranler resprit qu'a le rassurer, vinrent encore fortifier. Ge fut sous rinfluence de ces dispositions et de ces circonstances , qu'il s'attacha a la nouvelle Academic. La pretention avoueedu chef decette ecoleetaitlescepticisme; mais Carneade , dont Ciceron se rapprochait plus que d'Arcesilas , y avail joint un probabilisme applique surtout aux opinions qui sont du ressort de la morale. Enfin , Philon et Antiochus , les maitres de sa jeu- ncsse, quoiqu'ils maintinssent en apparence le scepticisme de leurs dcvanciers, I'avaient reniplace en effetpar une tentative de conciliation entre les opinions contradictoires. Le premier, pour rehabiliter Platon, confondait les deux Academies en une seule; et le second, allant plus loin encore , s'efforgait de demontrer I'accord du peripatetisme et meme du stoicisme avec la doctrine academique. Ciceron adopta tout a la fois I'esprit sceptique des fondateurs de la nouvelle Academic et le syncretisme de ses derniers representants. Les professions de scepticisme se rencontrent souvent sous sa plume et viennent tout a coup attrister le lecteur au milieu meme des traites oii le ton et les convictions de I'auteur paraissent le plus fermes. C'est TefTet que produit la preface du deuxieme livre de Officiis, et plus encore le dernier chapitre de VOrateiir , beau traite de rhetorique ou la philosophie occupe une assez large place. Hatons-nous de le dire : apres ces decla- rations, qui assurent sa tranquillite et protegent, quelles qu'elles puis- sent etre, ses opinions et ses paroles, Ciceron se prete volontiers a reconnaitre pour vraisemblablesles sentiments des differents philosophes qui ont montre le plus d'elevation dans leurs doctrines. En lesmodifiant et les combinant a sa manicre, il s'en forme une doctrine personnelle, qu'avec un pen d etude on parvient a demeler et a suivre dans ses nom- breux ecrits. Pour en indiquer seulement ici les points principaux, constatons que Ciceron croit avec Socrate a Texistence des dieux et a leur providence, manifestees surtout par I'ordre de I'universj qu'ji I'exemple des memes maitres, il admet une loi morale, qui n'est autre chose que la raison eternelle et la volonte immuable de Dieu; que, sans compromettrc la suprematie de rhonnetc a 1 egard de I'utile, il proclame leur alliance necessaire; qu'il tient lame pour incorporelle et divine, inclinant toutefois a en cxpliquer la nature par Tentelechie d'Aristote ; quil maintient, aux dcpcns meme de la prescience et de la pro\idence de Dieu , la liberie humaine sacrifice par lessloiciens ; qu'enfin , il reven- diquc pour Tame , avec Platon , el , au risque , dil-il , de se Iromper avec lui, une autre vie apres la morl, heureuse ou malheureuse, selon noire conduite ici-bas. Toutefois , ces opinions qui ne sonl pas meme enoncees dans ses ou- ^ rages avec la fermete d'un esprit convaincu , lui appartiennent a peu de litres. Ce n'est done pas la qu'esl son principal nieritc comme philoso- phc , ou , si Ion veut , son droit evident a occuper une place imporlanle dans riiisloire de la philosophie. Pour le juger avec cquile, il faut considerer le but qu'il s'est princi- palemcnt propose dans ses Iravaux philosopbiques. C'a ete d'initier les Romains, par des ecrits composes dans leur propre langue, a la con- MA ClCEROiN. naissance des syst^mes de la Grt^oe. II voulait qu'ils n'eussent ricn k envior sous cc rapport k ce peuple , soUniis par leurs armes, et auquel dojii ils disputaienl avec suceos Ics palmes de I'^loquenco. En dirigeant SOS efforts vers cettc fin, Cic(^ron a fa^onne la langue latine a I'expres- sion des idees philosophiqiies, el Ta enri<'Me d'un assez grand nombre dc mots techniques qui onl passed, en part^e , dans nos idiomes moderncs. El ce no sont pas ses concitoyens seuls qui ont profite dc ces expositions (^tendues renfrrmees dans ses Dialogues: Ihisloire de la philosophie y a i-ecueilii de prccicuses indications, ct des citations textueilcs dc philo- sophcs dont on a perdu les ouvragcs. C'est a Ciccron, par excmple, que nous dcvons de connaitrc , autrenienl que par leurs noms , plusieurs (iisciples distingucs des ccoles gi-eCqUes, particulieren^ent de I'ecole stoicienne. L'exa<'titude de ses rcnscigncmcnts , puiscs aux sources m6- jucs , est , en genc^ral , irrcprochable. Elle nc laisse a dcsirer que dans un petit nomhre dc passages, ou Ciccron n'a pas bien eoinpris Ics idees qu il exprimait; ou, par respect pour la marche du dialogue, il a lait parler le defenseur dun syst^nie avec les pr^jug(^s habitucls de sa secte; ou enfin il a pr^tc a son auteur, coninie ou lui reprocbe de I'avoir fail pour Epicure , les consequences que renfermait sa doctrine. Dans la critique des opinions qu'il expose, Ciceroii se borne encore le plus souvent , a reiinir et a pr(^senter sous une nouvelle forme les ar- guments que les differentes ecoles s'adressaienl Tune a I'autre , et il sc met peu en peine dc les appr6cier. 11 semble pourtant s'etre plus spe- cialement propose la refutation de repicur(^ismc , dont les principes cho- quaient tons les sentimcnls clcves de son Ame ct que plusieurs publica- tions recentes , parmi lesquelles il faul sans doutc compter le pocme de Lucrccc , avaient signale aux prefc^rences dc ses contemporains. On ])eutm^mepcnser que I'espoir de contre-balanecr linfluencc de ce sys- tcme par celle des syslemes opposes, ne fut pas ctranger a son projet dexposer compleleuicnl les divcrses doctrines i)hilosophiqucs. Ciceron n'a pas eu dc disciples : le peu d'originalite et de fermetc de ses opinions nc le comportail pas ; mais ses traites dc philosophie, comme ses discours oraloircs, ont excite I'attention et le plus souvent obtenu Festime de la posterite. Les Peres de I'Eglise Inline, Lactance et sainl Jer6me , saint Ambroise el saint Augiislin, I'onl tour a lour loue et blame"', imit6 et comballu, A la renaissance des letlrcs, rengoucment dont la plupart des savants ont etc pris pour le style ciccronien , a pro- duit, entre aulresrcsultals, une (^lude asscz serieuse desmonumenlsde la philosophie. Otle etude , introduction agreable ct facile a des tra- \aux approfondis sur lesphilosophes de I'anliquite, na pas discontinue jusqua nos jours, grace a la favour donl jouil rhisloire dc la phiioso- ])liie depuis Brucker. Ellcadomie lieu, pardfuliercincul en Allcmagne, :i un grand nombre de disserlalions speciales, que nous allons signaler. (]onsultez pour la connaissance des Irailes dc Ciceron , toutcsles cdi- iions de ses onures conipleies, el surtonl celtesdeM. J.-V. Le ('lerc, avec traduelion fran(;aise, 30 vol. in-8', Paris, 18'21-18'2.'j, el 37 ^()l. in-i8, 18-2:3 el suiv, — (JufI({U(S edilcurs onl aussi public a part les Opera philosopli tea; nous cilcrons, parcc (pi'dles sonl accompagnccs de commenlaires , ledilion de Halle, 6 vol. in-8", 180i a 1818, ])ar MM. Rath et Schiilz, qui y onl joint Ics notes de Davics; el celle de CLAUkE. 515 Ga'renz, 3 vol. in-H", Leipzig, 1809-1813, qui malheurcusement est inacheAee. Ts'ous ne pouvons mentionner les innombrables editions ou traductions des differents traites de Cic^ron. Nous croyons neanmoins devoir faire une exception a I'egard de la traduction allemande et du cominentaire philosophique que Garve a donnes du de Officiis. Pour I'exposition et I'appreciation des opinions de Ciccron , ainsi que des services qu'il a rendusa la philosophie, voyez le livre xii* de VHis- toire de Ciceron de Conyer Middleton, traduite de I'anglais par I'abbe Prevost, V vol. in-12, Paris, 1743; et les grands ouvrages d'histoire de la philosophie. Recourez, en outre, aux monographies suivanles : Hiilse- mann , de Indole philosophica M. T. Ciceronis ex ingenio ipsivs et aliis ra- tionibus astimanda,in-'4-'',Lnneho\irg, 1799. — Gautier de Sibert, Exa- men de la philosophie de Ciccron; trois dissertations lues par I'auteur a I'Academie des Inscriptions de 1733 a 1778, et inserees dans les Memoi- res decette societe, t. xn et xliii. La table generale mentionne cinq m^- moires ; mais les volumes qui devaient contenir les deux dernicrs n'ont pas ^te publics. — Meiners, Oratio de philosophia Ciceronis, ejusqve i)i universam philosophiam meritis , dans ses Vermischte philosophischen Schrijten , t.i, — Briegleb, Programma de philosophia Ciceronis , in-i", Cobourg, 1784; et DeCicerone cxim Epiniro disputante/m-k", ib., 1799. — Waldin, Oratio dephilosophia Ciceronis platonica , in-V", lena, 1733. — Fremling, Philosophia Ciceronis, iw-k", Lond., 1793. — Herbart, Dissertation stir la philosophie de Ciceron dans les Konigsb. archiv., w" 1 all.). — Kuchner, M. T. Ciceronis in philosophiam ejusque partes merila,h\-^°, Hambourg, 1823. — Adami Bursii Logica Ciceronis stoica, in-4'% Zaraosc, 1604. — TSahmmacheri Theologia Ciceronis; accedit ontologice Ciceronis specimen , in-8°, Frankenberg, 1767. — Petri van Weselen Schotten Dissertatio de philosophia; Ciceronianm loco qui est de Deo, in-4", Anist., 1783. — Essai pour terminer le debat entre Mid- dleton et Ernesli sur le caracUre philosophiqne du traite de Natura deomm, en cinq dissertations , Altona et Leipzig (all. par Franck). — \Yunderlich, Cicero de anima platonizans, in-4°, Yiteb., 1714. — Ant. Bucheri Ethica C/cero/uaj/aJn-S", Hambourg, 1610. — Jasonis de INores Brevis et distincta institutio in Ciceronis philosophiam de vita et moribns , Passau, 1397. — M. T. Ciceronis historia philosophiw anti- qxuc; ex illins scriplis edidit Gedike, in-8°, Berlin, 1782. Get ouvrage, simple recueil de passages de Ciceron accompagnes de quclques notes, a ete longtemps suivi coinme manuel classique d'histoire de la philoso- phie ancienne dans les gymnases de la Prussc, et a eu plusicurs editions. — Comme livres du meme genre, mais rediges sur un plan plus ou inoins etendu, voyez les Pensees de Ciccron, de labbe d'Olivet, in-12, Paris, 1744, souvent reimprimees. On cite aussi une Chrestomathieciceronienne de Gesner. Enfin lauteur de eet article a public, pour lusage des classes de philosophie, des Extraits philosophiqvcs de Ciceron, precedes d'une notice sur savie et sur ses ouvrages, in-12, Paris, 1839. IJansla seconde edition , qui est de 1842, la notice a ete augmentee dune exposition assez etendue des opinions philosophiques de I'orateur romain. L. D L. CLARKE (Samuel) est ne en 1673 a Norwich, et mort en 1729. De sa vie el de ses travaux, une part revient b la religion, u«e autre, 510 CLARKE. qui nost ni la nioins etcndue ni la moins honorable, a la philosophic. 11 csl, en ellet, de la grande famille des Bossuet et dcs Fenelon; il est de ceux qui, dans I'exercice des haules fonctions sacerdolales , onl coni- pris que, sans la raison, il n'y a pas de vraie foi, ni de solide piele, et qu'en servant la philosophie, on scrt la religion. Le role de Clarke, comme philosophe, a ele de defendre, contre les extravagances systeniatiques do tout genre , Ics grandcs verilds natu- relles de I'ordre moral et religieux. Sa vie scst consumce a combaltre toule violation flagrante du bon sens, toute degradation de la dignite morale de I'homme. II n'a rien fonde de bicn grand; mais il a plaide toutes les bonnes causes contre tous les mauvais systemes , celle de Dieu et de ses perfections contre I'atheisme de Hobbes et le pantheisme de Spinoza, celle de la spiritualite et de limmortalitcdcs ames contre Locke et Dodwcll, celle du libre arbitre contre Collius, celle du desinteresse- menl contre les moralistes formes a Iccole de Locke. La philosophie de son pays lui a fourni , comme on voit , ses principaiix adversaires et presque toutes les occasions do ses combats; c'est qu'en effet I'Angle- terre a ete depuis Bacon, et elle etait surtout devenue, avcc Locke, comme la patrie de I'empirisme ; cettc philosophie y est nee au xvir sie- cle; elle y a porte, en s'y developpant regulieremcnt , toutes ses tristes consequences. Clarke est du petit nombre des hommes gencrcux qui ont proteste contre la philosophie regnante; il apportait a cettc tache, avec un coeur noble et un esprit droit, une education toute carlesienne, puisee a I'univcrsite de Cambridge, et dont I'influcnce, plus forte qu'il ne le croyait lui-meme , le soutenait dans ses resistances. Cependant 11 n'a positivement embrasse aucune ecole, comme il nen a fonde au- cune; il faisait servir la physique de INevvton, son maitre d'adoption,a corriger celle de Rohault; il livrait d'aussi rudcs attaqucs a Spinoza qu'a Hobbes, aux exces du rationalisme qu'aux extravagances de I'empi- risme, loujours fermement attache au sens commun au milieu des aber- rations de 1 esprit de systeme , adversaire nc de toutes les folics honteuses ou funestes, de quclque part qu'elles vinssent etdequclque grand nom qu'elles fussent appuyees. La theodicce de Clarke est , au fond , celle du rationalisme , mais d'un rationalisme sage et tempcrant. II nc proscrit pas absolument la prcuve a posteriori de I'existence de Dieu ; il la trouve a tout le moins morale et raisonnable, mais mclaphysiquement insuffisantc; clle n'ctablit pas les attributs essentielsdc Dieu : ni rclernile, ni rimmeiisile, nilinfinitude, ni la toute-puissance,nirunilc divines ne peuvcntrigourcusement resul- terde I'experience et des fails. La vraie preuve, c'est la prcuve melapln- siquc, c'est I'argument a priori qui sc tire de lanccessite. «L'existence de la cause premiere est necessaire, neccssairc, dis-je, absolument el en clle-meme. Cette neccssite, par consequent , est a priori et dans I'or- dre de nature, le fondement et la raison dc son existence. » « L'idec d'un etre qui cxistc necessairemenl s'empare de nos cs])rits, malgrc que nous en ayons, et lors meme que nous nous cirorcons de supposer qu'il n'y a point d'etre quiexiste de cette maniere.... Et si on demande quelle espece d'idee c'est que celle dun etre dont on ne sau- rait nier I'existence sans tomber dans une manifeste contradiction , je rdponds que c'est la premiere et la plus simple de toutes nos idces, une CLARKE. 517 id^e qu'il ne nous est pas possible d'arraeher de notre dme , et a laquelle nous ne saurions renoncer sans renoncer tout a fait a la faculty de pen- ser. » Telle est la preuve principale dont on peut lire le developpenient dans le Traite de ['existence de Dien; Clarke y demontre les proposi- tions suivantes, exprimees et enchainees en maniere de theoremes : 1° Quelque chose a existe de toute eternite, puisque quelque chose existe aujourdhui; 2° Un 6tre independant et immuable a existe de toute eter- nitej car, le monde etant un assemblage de choses conlingentes, qui n'a pas en soi la raison de son existence , il faut que cette raison se trouve ailleurs , dans un etre distingue de I'ensemble des choses produites , par consequent independant, par consequent immuable; 3° Cet etre inde- pendant et immuable qui a existe de toute eternite, existe aussi par lui-meme; car il ne peut etre sorti du neant, et il n'a ete produit par aucune cause externe. Cette argumentation de Clarke , avec I'exposilion , qui la complete , de la toute-puissance , de la sagesse parfaite et de la justice de Dieu , est peut-elre ce qu'il y a de meilleur dans son livre; ce n'est pas assu- rement ce qui en est le plus original et le plus nouveau. Dans le courant du meme ecrit , on rencontre un autre argument , d'abord ajoute aux premiers , comme pour en fortifier TefTet , et , en quelque sorte , insinue dans la discussion principale ; plus tard degage sous une forme plus pre- cise, arlicule avec plus de force, propose comme independant de tout le resle, et qui est devenu enfm, I'attaque et la resistance aidant, I'o- pinion la plus chere a Clarke , son titre philosophique , la doctrine a laquelle son nom demeure attache, et par laquelle il est surtout connu dans I'histoire. C'est I'argument celebre qui conclut Dieu des idees de temps et d'espace. Clarke I'avait emprunte aux idees de son maitre Newton; il I'a defendu avec opiniatrete contre Leibnitz. On peut, en prenant ses dernieres expressions, I'exposer a pen pres ainsi : Nous concevons un espace sans bornes , ainsi qu'une duree sans commence- ment ni fin. Or ni la duree ni I'espace ne sont des substances , mais bien des proprietes, des attributs; et toute propriete est la propriete de quelque chose ; tout attribut appartient a un sujet. II y a done un 6tre reel, necessaire, infini, dont I'espace et le temps, necessaires et infinis, sont les proprietes, qui est le substratum ou le fondementde la duree et de I'espace. Cet etre est Dieu. Telle est la doctrine qui a suscite a Clarke son plus redoutable ad- versaire , Leibnitz. Celui-ci, arme d'une dialectique impitoyable, retire a I'espace et au temps, avec la qualite d'etres reels et distincts, inde- pendants des evenements et du monde , le rang d'attributs de Dieu. D'abord, ni I'espace ni la duree ne sont une propriete de Dieu. L'es- pace ades parties, et Dieu est un; son unite est Tunite parfaite, absolue, quiexclut non-seulement la division actuelle, mais la division possible et mentale. II ne sert done de rien de repondre, comme le fait Clarke, que I'espace infini n'est pas veritablement divisible; tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'est pas divise; c'est que ses parties ne sont point separables et ne sauraient etre eloignees les unes des autres par dis- cerption. Mais, separables ou non, I'espace a des parties que Ton peut assigner, soit par le moyen des corps qui s'y trouvent , soit par les lignes ou les surfaces qu'on y peut mener. Pretendre que I'espace infini est 518 CLARKE. sans parties, c'est pr^lendre que les espaecs flnis ne le composent point, et que I'espace infini pourrait subsister, quand tous les espa- ces finis seraicnt reduits a rien. Voila done une etrange imagination que do dire que I'espaee est une propriete de Dieu , c'est-a-dire qu'il entre dans I'essence de Dieu. L'espace a dcs parlies, done il y aurait des par- ties dans I'essence de Dieu : Spectatum aJmissi...! De plus, les espaces sonttant(H vides,tant6l remplis; done il y aura dans I'essence de Dieu des parties tant6t vides, tantot remplics, et, par consequent, sujcttes a un changement perp^tuel. Les corps reniplissant Tespace, rempliraient une partie de I'essence de Dieu , et y seraient conimensures ; et dans la sup- position du vide, une partie de Tessence resseniblera fort au dieu stoi- cien, qui etait I'univers tout entier, considere comnie un animal divin, Et encore , I'immensite de Dieu fait que Dieu est dans tous les espaces. Mais si Dieu est dans l'espace, comment peut-on dire que l'espace est en Dieu ou qu'il est sa propriete? on a bien oui dire que la propriete soil dans le sujet; mais on n'a jamais oui dire que le sujet soit dans sa pro- priete. Les monies choses peuvent ^tre alleguees , et a plus forte raison , contre la duree, propriete de Dieu : car non-seulement laduree est mul- tiple, mais elle est de plus successive et, par consequent, incompatible avec rimmutabilite divine : tout ce qui existe du temps et de la duration, dtant successif, pcrit continuellement; du temps, n'existent jamais que des instants, et I'instant nest pas meme une partie du temps. En second lieu, l'espace et la duree ne sont point des etres reels, hors de Dieu; car, si l'espace est une realite absolue,bien loin d'etre une propri6t6 ou accidentalile opposee a la substance , il sera plus subsistant que les substances. Dieu ne le saurail detruire , ni meme cbanger en rien. 11 est non-seulement immense dans le tout, mais encore inmiuable ct eter- nel en cbaque partie. 11 y aura done une infinite de choses eternelles, hors de Dieu. Et puis, cette doctrine fait de l'espace la place de Dieu j en sorte que voila une chose coeternelle a Dieu et independante de lui , et ra^me de laquelle il dependrait , s'il a besoin de place. II aura de meme besoin du temps, s'il est dans le temps. D'ailleurs, on dit que l'espace est une propriety ; il \ient d'etre prouve qu'il ne pouvait etre la propriete de Dieu; de quelle substance sera-t-il done I'attribut, quand il y aura un vide borne entre deux corps? Vide, il sera un attribut sans sujet, une etendue d'aucun etendu. L'espace n'est done ni une propriete de Dieu, ni un etre reel hors de Dieu; il ne pent pas dire davantage une propriete des corps, puis- que , le m6me espace etant successivement oceupe par plusieurs corps diff^rents, ce serait une affection qui passcrail de sujet en sujet, en sorte que les sujets quitteraient leurs accidents comme un habit, afin que d'autrcs s'en puissent rev(itir. Clarke s'est debaltu courageusement , el sans jamais cedcr, conlre cette argumentation prossante. II soulient lindivisibilile absolue de l'espace, el que sa nature resle par la compatible avec ruiiile de Dieu, Fini ou infini , l'espace esl indivisible, meme par la pensee; car on ne peuts'imaginer que ses parties se separentl'unc de I'autre, sans s'inui- giner quelles sorlent, pour ainsi dire, hors d'elles-memcs. C'csl d'ail- leurs une contradiction daiis les Icrmes, que de supposer qu'il soil disist'; car i! fandrnit qu'il y onl un ospncc entre les p.irlics que ion sui)posc- CLARKE. 519 rait divis^es , ce qui est supposer que I'espace est {livis6 et nou divise en in6me temps. L'espace n'a pas de parties , dans le vrai sens du mot : parties, cest choses separables, composees, desunies, independantes les unes des autres , et capables de mouvement ; les pretendues parties de l'espace , improprement ainsi dites , sont essentiellement immobiles et inseparables les unes des autres. On convient aisement que l'espace n'estpas une substance, un 6tre eternel et infmi, mais une propriete, ou une suite de I'existence d'un 6tre infmi et eternel. L'espace infini est I'immensite; mais I'immensite n'est pas Dieu; done l'espace infini n'est pas Dieu. L'espace destitue de corps est une propriete d'une substance immat^rielle. L'espace n'est pas renferme entre les corps; mais les corps, etant dans l'espace immense, sont eux-memes bornes par leurs propres dimensions. Vide, il n'est pas un attribut sans sujet; car alors, on ne dit pas qu'il n'y ait rien dans l'espace , mais qu'il n'y a pas de corps. II reste I'attribut de I'etre necessaire, necessaire lui-m^me , comme son sujet. L'espace est immense, immuable et eternel; et Ton doit en dire autant de la duree; mais il ne s'ensuit pas de la qu'il y ait rien d'eternel hors de Dieu. Car l'espace et la duree ne sont pas hors de Dieu ; ce sont des suites immediates et necessaires de son existence. Dieu n'existe done point dans l'espace, ni dans le temps; mais son existence est la cause de l'espace et du temps. Enfin , l'espace n'est pas une affec- tion d'un ou de plusieurs corps , ou d'aucun etre borne , et il ne passe point d'un sujet a un autre; mais il est toujours, et sans variation, rimmensite d'un etre immense, quine cesse jamais d'etre le memc. On voit que Clarke reproduit sa theorie sous diverses formes, plutot qu'il ne leve les difficultes. II a ete plus heureux dans son plaidoyer pour I'immortalite de I'Ame et pour la liberte humaine : la , il se rencontre souvent avec Leibnitz dans la refutation de I'objection qui se tire de la prescience divine , et il refute beaucoup mieux que ce dernier la pretendue influence des motifs, montrant clairement, non-seulement la verite du libre arbitre, mais en- core sa necessiie, et ce que I'etre humain y gagne en dignite. Sa morale est une apologie du desinteressement pose comme un fait et prescrit comme un devoir; Clarke en pousse avec raison la defense jusqu'a dire que la loi morale serait egaleiflent sacree , egalement inviolable , alors meme qu'il n'y aurait, pour les mauvaises et les bonnes actions, ni peines ni recompenses, ou presentes ou futures. Cest un honneur a lui d'avoir, comme Platon dans VEuiyphron, et aussi comme Cud- worth , marque la justice de ce caractere d'immutabilite absolue , par lequel elle est independante meme du decret de Dieu, auquel elle est copreexistante , puisqu'elle le regie, etant la nature meme et I'es- sence de Dieu, non pas une decision pureinent arbitraire de sa volonte, et de lui a nous ; une loi qu'il nous propose de suivre comme il la suit lui-meme , non pas un ordre sans raison emane de sa toute-puissance. Mais, apres cela, Clarke se fourvoie quand a cette simple exposition des caracteres de la justice, et a cette belle defense de la saintete du devoir, il veut joindre une definitioji du bien : tentative deja finite , sou- vent renouvelee depuis, et, si nous ne nous trompops, toujours impuis- sante. Selon Clarke , la notion du bien moral se resout dans Tidee des rapports reels et imrnuables qui existent entre les choses, en vertu de 520 CLASSIFICATION. leur nature : conforme k ces rapports , la conduite humaine est bonne ; mauvaise , si elle y est contraire. On a deja bien fait voir que cette defi- nition est trop ctendue : en efTet, il y a des rapports tres-reels et tres- permanents des cboses, auxquels il est indiirerentdeeonformer ou non sa conduite ; il y en a auxquels il serait coupable de raccommoder. II faut done faire un eboix de ces relations, el lesquelles ehoisir? appa- remment les relations morales. C'cst-a-dire que Ics relations morales sont et resteront toujours des relations dun ordre special, st/i generis, irreductibles a toute autre. On les designe par leurs caracteres; on les compte; la conscience les reconnait entre toutes a I'obligation qu'elles entralnent; mais on ne peut les definir. Done la definition de Clarke, prise en son entier, est trop vaste et devient fausse dans I'application ; reduite a ses justes limites, elle n'est plus quun cercle, une trivole tau- tologie; elle revient, en efTet, a ceci : le bien moral est la conformite de notre conduite avec les relations morales , qui sont immuables ; cest bien la definir idem per idem. Les deux principaux ecrits pbilosopbiques de S. Clarke , sont la De- monstration de iexistence et des attributs de Dieii , jwur servir de reponse a Hobbes, a Spinoza et a leurs seclateurs; et le Discours stir les devoirs immuables de la religion naturelle. II faut y joindre un cboix de ses lettres, et surtout une lettre tres-longue sur i'iinmortalite de I'ame. Les deux premiers ecrits ont ete fort bien traduits en frangais par llicoltier, 2 vol. in-18, Amst., 17U. " Am. J. CLASSIFICATIO\. Division par genres et par especes. Parmi les divisions que I'esprit peut etablir dans les objets de ses pensees, il n'en est pas de plus importantes que celles qui ont regu le nom de classification , el qui consistent a disposer les cboses par genres et par especes. Telle est I'inepuisable feconditc de la nature, que Thomme aurait promptement succombe a la t^cbe d'en etudier les innombrables pro- ductions, s'il n'avait su les coordonner. Mais, doue comme il lest de la faculte de comparer et d'abstraire, il ne tardc point a s'apercevoir que, partout, a cote des differences, il y a entre les etres de profondes ana- logies, dont I'induction le porte a admettre la generalile et la constance. 11 se trouve ainsi amene a embrasser, sous une appellation comiimnc, les cboses entre lesquelles il decouvre des rapports : les indixidus sem- blables sont reunis pour former une espece ; les especes , un genre ; les genres, une famille ou un ordre; les families, une classe. Ce travail acbeve, voici quel resultat il produit : 1" parmi linfinie variele des objets, I'esprit peut distinguer, sans confusion et sans peine, ceux qu'il a intcret de connaitre ; 2° des qu'il sail le rang qu'une chose occupe , il en sail les caracteres generaux indiques par le seul nom de respecc a la- quclle cette classe appartient; 3" la transmission des veriles scienli- fiques se trouve ramenee a ses regies fondamentales, qu'il est aussi aisc de comprendre que d'exposer. La clarte penetre done avec I'ordre dans nos connaissances : le jugement et la memoire sont merveilleusement soulages, et la science est mise a la porlee dun plus grand nombre d'esprits. Mais c€S avantages ne sont pas les seuls que presentent les cliissifi- CLASSIFICATION. 521 cations. S'il est vrai, comme on n'en saurait douter, que ce monde est I'oeuvre d'une cause intelligente , il a ete cree avec poids , nombre et mesure ; il y regne un ordre cache qui en lie toutes les parties, et la variete des details n'y detruit pas I'uniformite du plan. Or ce plan ne peut consister que dans les lois qui gouvernent les phenomenes, ou dans les relations generales qui unissent les etres particuliers. Au-dessus des classes qui dependent des conceptions de rhomme , et qui changent avec elles , la nature renferme done un systeme permanent de genres et d'es- peces, ou chaque etre a sa place invariablement fixee. Lorsque le savant determine un de ces genres etablis par la sagesse divine , il aperQoit une face de I'ordre universel. Peut-etre sa decouverte resume-t-elle utile- ment pour la memoire un certain nombre d'idees eparses ; mais ce n'en est que le cote le moins important. EUe vaut bien plus qu'une simple methode propre a aider le travail de I'esprit ; car elle nous associe aux vues de la Providence , et , si elle comprenait tous les genres et toutes les especes , le plan de la creation se deroulerait a nos regards. Les classifications peuvent done etre envisagees sous deux points de vue : soit comme un precede commode, mais arbitraire et artificiel, qui nous permet de coordonner, d'eclaircir et de comrnuniquer aux autres nos connaissances; soit comme I'expression des rapports essentiels et in variables des choses. La condition generale qu 'elles doivent remplir, dans les deux cas, est de tout comprendre et de ne rien supposer. Serait-ce classer avec methode les phenomenes psychologiques que de les partager en faits sensibles et en fails volontaires, et d'omettre les faits intellec- tuels , ou bien , a I'intelligence , a la volonte et a la sensibilite , de joindre telle ou telle de ces puissances superieures et mysterieuses , que les ^crivains mystiques attribuent si facilement a I'ame humaine? Le pre- mier precepte de la methode experimentale est de se montrer fidele aux indications de la nature , c'est-a-dire de repousser les hypotheses que son temoignage ne confirme pas, et d'accueillir toutes les verites qu'elle decouvre : hors de la, il ne reste a I'esprit d'autre alternative que I'erreur ou I'ignorance. Mais les classifications naturelles sont soumises a d'autres regies plus severes , que les classifications artificielles ne comporlent pas. Chaque point de vue ou propriete des objets peut servir a les classer, quand on ne cherche que les avantages de I'ordre. Je puis, par exemple, classer les vegetaux d'apres la grosseur de la tige, la dimension des feuilles, la couleur et la forme de la corolle, le nombre des etamines, leur in- sertion autour du pistil, etc.; les pierres, d'apres leur composition chimique, leur contexture moleculaire, leur densite; les animaux, d'apres la conformation des organes de nutrition, de reproduction, de locomotion, de sentiment, etc.; et ce qui prouve qu'en effet tous ces caracteres otfrent les elements d'une division commode, c'est qu'ils ont tour a tour ete employes dans plusieurs systemes de botanique, de mi- neralogie et de zoologie. Mais les classifications dites naturelles ne nous laissent pas le choix entre plusieurs points de vue; il n'y en a alors qu'un seul qui soit legitime, parce qu'il n'y en a quun seul qui soit vrai, et, pour le decouvrir , il faut prealablement evaluer , avec le concours de I'experience et du raisonnement , limportance relative des diverses par- ties des objets. Tel est le principe de la subordination des caracteres ;, 528 CLAUBEHG. que M. de Jussieu a le premier degago , et qui, generalist^ par M. Guvier, a renouvcle la face dcs sciences nalurellcs. Ce principe setend a toutes Ics branches des connaissances humaines ou il se trouve des etres a de- crirc et a classer, et il y separe les melhodes veritables de celles qui n'ont que la valeur d'un precede mnemonique. La nature offre d'abondants materiaux a la classification; mais rhomme pent aussi chercher a coordonner les produils de son activite propre , les sciences et les arts. Le plus ancien essai en ce genre est dii a Aristote, qui partagcail les sciences philosophiques en sciences spcculatives , pra- tiques el poetiqucs , et chacune de ces branches en groupes secondaires , d'apres les Irois modes possibles du developpement intellectuel, penser, agir, produire. Un syslcme de classification plus connu est celui que le chancelier Bacon a developpe dans son ouvrage de la Dignile et de I'Ac- croissement des sciences, et qui repose sur la distinction des facultes de I'esprit, a savoir la memoire, d ou I'histoire; la raison, d'ou la philoso- phic; liinagination , d'ou la poesie et les arts, D'Alembert la rcproduit, avec de legcrs changements, dans le Discours preliminaire de I'Ency- clopedie. D'autres classifications, dont quelques-unes rcmontcnt au moy en clge, sont fondecs sur la division prealable des objets de la pensee, et peut- 6tre ce point de vue est-il le meilleur; car, tous les pouvoirs de I'esprit concourant dans chaquc espece de sciences et d'arts, on ne peul partager les connaissances d'apres les facultes du sujet qui connail, a moins d'un abus de I'abstraction qui engendre beaucoup d'erreurs. Le dernier tra- vail serieux qui ait cte entrepfis pour classer les produits de I'esprit hu- main, est I'ouvrage public par M. Ampere, sous le titre d' Essai sur la philosophie des sciences, ou Exposition a^iahjlique d'tme classification naturelle de toutes les connaissances Mimaines. La premiere parlie a paru en 1834, et la seconde en 1838, apres la mort de I'auteur. C. J. CLAUBERG est ne a Solingen, dans le duche de Berg, en 1G22. Apres avoir voyage en France et en Angleterre, il vinta Leyde, ou Jean Ray I'initia a la philosophie de Descartes. Clauberg est un des premiers qui aient enseigne en Allemagne la philosophie nouvelle. II travailla a la propager par son enscignement dans la chaire de philosophic de IJuis- bourg et par ses ouvrages. II mourut en iGG5. Clauberg, dans ses divers ouvrages, a expose toutes les parties de la philosophic carlesienne avec une clarte et une mcthode qu'admirait Leibnitz. II aecrit une paraphrase des Meditations de Descartes , dans laquelle le texte est comnienle avec une fidelile et une exactitude qui rap- pellent les anciennes gloses des philosophes scolasliques sur YOrganon d'Arislote. Mais Clauberg ne se borne pas toujours au rcMe de couuiien- taleur exact de la pensee du maitre, et, dans quelques-uns de ses ouvra- ges , il a developpe des consequences contcnues en germe dans les prin- cipes de la Melaphysifjue de Descartes. Vc conjunctione animoi et cor- poris liumani scriptum, cl Exercitalioncs centum de cognilione J)ci et nostri, tels sont les litres des deux ouvrages dans lesquels Clauberg a donne un developpement original aux princi|)es de Descartes. Voici de quelle manicrc, dans le premier ouvrage, t^lauberg resout la question de I'union de lame et du corps. Comment Tame, qui ne se meulpas, pourrail-ellemouvoir le corps? comment le corps, qui nepensepas, pour- CLAUBERG. 525 rait-il falre penser I'^me? L'^me n'cst et ne peut Hre que la cause morale des mouvements du corps , c'est-a-dire I'occasion a propos de laquellc Dieu meut le corps ; de son c6te, le corps ne saurait agir directemcnt sur rAme,et ses mouvements ne sont qwelescunscs j)rocathartiques des idees qui s'eveillent dans VAme, parce qu'ellcs y sont contcnues. 11 est facile de voir le rapport de ces idees de Clauberg ayec la theorie des causes occasionnelles de Malebranche. Aufond, les deux theories sontparfaite- ment semblables, et Clauberg a sur ce point devance Malebranche. Sur la question des rapports de Dieu avec les creatures , Clauberg est encore plus original que sur la question de I'union de I'ame et du corps. II pousse a I'extreme cette opinion de Descartes, que conserver el crcer sont une seule et m^nie chose. Comme nous-m^mes et tons les aulres ^tres nous n'existons qu'a la condition d'etre continuellement crces, il en resulte, selon Clauberg, que nous et toutes les choses qui sont dans le monde nous ne sommes que des actes, des operations de Dieu; nous ne sommes a I'egard de Dieu que ce que sont nospensees a regard de notre esprit; nous sommes moins encore, car souvent il arrive que notre esprit est impuissant a chasser certaines pensies importunes qui se presentent sanscesse a lui malgrelui, landis que Dieu est tellemer.t le maitre de ses creatures , qu'aucune ne peut resister a sa volonle. Toutes sont a son egard dans une si etroite dependance, qu'il suffit qu'un seul instant il detournc d'elles sa pensee , pour qu'aussitot ellcs rentrent dans le neant. Je cite ce passage ^ignificatifd'un disciple imme- diat de Descartes, qui, tout en voulant suivre pas a pas la doctrine du maitre, est entraine par la logique en des consequences qui bientol vont engendrer le pantheisme de Spinoza, la vision en Dieu et les causes occasionnelles de Malebranche. «Tantum igitur abest ut magnifice sen- tiendi occasionem ullam habeamus, ut potius maximam habeamus e contrariojudicandi nos erga Deum idem esse quod cogitationes nostrw sunt ergamentem nostram, etadhucaliquid minus, quoniam danturnon- nulla qua3, nobis etiam invilis, menti se ofTerunt. Quae causa fuit The- mistocli ut artem potius oblivionis quam memoriae sibi optaret. Sed Deus suarum creaturarum adeo dominus est, ut voluntati sua3 resistere minirae valeant et ab eo tarn slricte dependent ut, si semel ab eis cogi- tationem suam averteret, statim in nihilum redigerentur. » {Exercit. de cognit.Deietnostri, ex. 28.) Pourarriver au pantheisme, iln'a manque a Clauberg qu'un pen plus do force de logique ; il y touche sans s'ea douter, sans s'apercevoir meme qu'il s'est (^.carte en rien des principes de son maitre. A la meme epoque, on retrouve plus ou moins la m6mc tendance d;ms Geulincx , en HoIUmde, dans Sylvain Regis, en France : tantetaitglissante la pente logique qui entrainait les principes de Des- cartes aux s}slemesde Malebranche et de Spinoza! Outre k s deux ouvrages que nous avons cites un peu plus haut , Clau- berg a public encore les ecrits suivants : Logica vehis et nova, in-S", Duisbourg, IGoO; — Ontosophia, de cognitione Dei et nostri (dans le meme volume; : — Jnitiatio philosophi , seu Dubitatio cartesiana, in-12, Muhlberg, 1087. — Les oeuvrcs completes, Opera /j/iilosophica , oni 616 publiees a Amsterdam en 1091, 2 vol. in-4". — FoirsurClaubergl'excel- lente monogi-aphie de M. Damiron , dans les Memoires de I'Acadenne ilcs Scioirex morales et poUtiqves. V. B. 524 CLEANTHE. CLEAXTIIE, fils de Phanias, naquit a Assos, dans I'Asie Mi- neuic, vers I'an 300 avant Jesus-Christ. II se destina d'ahord a la pro- T'ssion d'athlote, et s'exerca au pugilat. Puis, reduit, par une de ces revolutions si frequentes alors dans lAsio Mineure, a la plus extreme indigence, il prit le chemin d'Athencs, ou il arriva n'avant pour toule ressource qu'une somme de quatre drachmes. II fut oblige de pourvoir asa subsistance en portant des fardeaux, en puisant de I'eau pour les jardinicrs, et en consacrant a d'autres occupations non moins penibles presque toutes ses nuits. Le jour clait reserve a I'elude de la philosophic. II s'clait attache d'abord au successeur de Diogcne , a Crates le Cv ni- que; inais bientot , dcgoute, comme tant d'autres, des exagcrations de cette ecole, il se tourna vers le stoicisme, que Zenon venait de fonder. Son denCinient ctait tel, que, dans I'impossibilite ou il se trouvait de se procurer les objels necessaires pour ecrire , il gravait sur des fragments de tuile et sur des os de boeuf ce qu'il voulait retenir des legons aux- quclles il assistait. Apres la mort de Zenon , Cleanthe fut place , comme le plus digne de ses eleves, a la tetc de I'ecole ; mais il n'en continua pas moins, afin de netre a cliarge a personne, de se livrer a ses simples travaux. «Quel liomme, s'ecrie Plutarque, qui, la nuit, tourne la meule et, dejour, ecrit de sublimes traites sur les astres et sur les dieuxl » II mourut vers Ian 220 ou 225 avant Jesus-Christ, apres avoir compte au nombre dc ses disciples un roi de Macedoine, Antigone Gonatas, et Chrysippe, la colonne du Portique, qui devint son successeur. Le senat romain, pour honorer sa memoire , lui eleva une statue dans Assos. Cleanthe etait stoi'cien dc fait comme de nom. Les railleries les plus mordantes, les injures les plus grossieres ne le touchaient point. Quoi- que done d'un beau genie, on affirme qu'il avait la conception lente et embarrassee au point de s'attirer quelquefois le nom injurieux d'ane. « L'n ane, soit, repondait-il; mais le seul, apres tout, qui puissc porter le bagage de Zenon. » Cleanthe neanmoins avait beaucoup ecrit. La liste de ses ouvrages , que nous a transmise Diogene Laerce, comprend quarante-neuf tilres, dont voici les principaux : Sur le temps; — Sur (a pfiyaiologiedc Zenon ; — Exposition de la philosophie d'JIeracIile; — Sur le poetc; — Sur le discours; — Sur le plaisir; — ■ Que la vertu est la meme pour la femme et pour i/iomme ; — L'art d'aimer; — L'art de vivre ; — Sur le devoir; — Le politique; — Sur la royaule. De tous ces traites, dont la plupart S(M-aient aujourd'hui si preeieux pour nous, il ne nous rcste que de courts et rares fragments conserves par Ciccron , Scneque, saint Clement (i'Alexandric, Stobce et quelques autres ecrivains de I'antiquite. Cleanthe s'etait aussi exerce a la poesie; ce sont surtout ses vers que le l(>mps a respectes, et Stobce a sauve de I'oubli un fragment conside- rable de son Ilijmne a Jupiter. Ce que nous savons de sa philosophie pent se ramener a ces trois ciiefs : Astronomie , theologie et morale. Dans son sysleme astronoinique, le soleil est un feu intelligent qui se nourrildes exhalaisonsde lamer ', Stobee,5«r/a nature du suleil ;. Voila [lourquoi au solstice d'ete ainsi qu'au solstice dhiver, I'astre revient sur '<'S pas, ne \onlani pns trop s'eloigner du lieu d'ou lui vient sa nourri- CLEANTHE. 5^5 ture (Cic^ron, de Natura deorum, lib. iii , c. li;. C'est dans le soleil que reside la puissance qui gouverne le nionde (Stobee, Sur le lever et le cou- cher des aslres). La terre est immobile; Arislarque , qui la faisail tourner autour du soleil el sur elle-memc, fut juridiquement accuse dimpiele par Cleanthe , pour avoir \iole le respect dii a Vesta et trouble son repos. Sa theologie , que saint Clement d'Alexandrie appelle la vraie theolo- gie , rcconnait un Dieu supreme , tout-puissant , eternel , qui gouverne la nature suivant une loi immuable. Tout ce qui vit , tout ce qui rampe sur cette terre pour y mourir, ^ient de lui. C'est a lui quil faut rap- porter le bien qui se fait dans le monde ; rhomme seul , Ihommc pervers y jette des germes de desordre que rintelligence infinie sail encore tourner au profit de I'ordre universel. II est le Dieu que le sage adore et en Ihonneur duquel il chante Ibymne sans fin {Hymne a Jupiter). Quant a la substance dans laquclle resident ces altribuls divins , elle est pour Cleanlhe tantol le monde lui-meme, tantot lame qui meut ce grand corps ; tantot I'etber, ce fluide enflamme dans lequel nagent lous les elres, tantot enfin la raison (Ciceron, de Natura deorum,V\h.i , c. li). L'idee, d'ailleurs, que nous nous formons de la Divinite, coule pour nous de quatre sources. D'ou nous pourrait venir, sinon des dieux, le pressenliment des choses futures? IS'est-ce pas leur colore qui eclalc dans les tempetes, dans les volcans, dans les tremblemenls de terre? Leur bienfaisance infinie ne nous est-elle pas attcstee par les largesses dont ils nous comblent? et leur grandeur ne se lit-elle pas en caracleres splendides dans la disposition des astres et dans leur marche reguliere (Ciceron, de Natura deorum, lib. ii, c. 5, et lib. iii, c. 7;? Le point fondamental de la morale de Cleanthe , c'est la theorie du souverain bien. Le souverain bien, selon lui, c'est la justice, I'ordre, le devoir (saint Clement d'Alexandrie , Exhortation aux Gentils). A la formule de Zenon , nYivre selon la vertu, » Cleanlhe subslituait celle- ci : « Vivre conformement a la nature, c'est-a-dire a la raison faisant son choix dans nos tendances nalurelles. » (Id., Stromatcs, liv. ii). Si le plaisir etait noire but, Ihomme n'aurait regu linlelligence que pour mieux faire le mal (Stobee, Sur V intemperance , disc. 38). La foule est un mauvais juge de ce qui est beau , de ce qui est juste ; ce n'est que chez quelques hommes privilegies que le sens moral se rencontre dans toute sa purele ( saint Clement d'Alexandrie , 5//'oma;es^ liv, v), Les hommes sans education ne se dislinguent des animaux que par leur figure seule (Stobee, 5Mr la discipline de la philosophie, disc. 210). Toute la vertu stoTque est condensee dans ces vers de Cleanlhe, dont Seneque [Epist. 107) nous a donne la traduction que nous traduisons a noire tour: « Conduis-moi, pere el mailre de I'univers, au gie de tes desirs : me voici; je suis pret a le suivre. Te resistor, c'est le sui\re encore, mais avec la douleur que cause la conlrainte; les dcslinees entrainenl au lermc fatal ceux qui n'y marchent pas deux-memes; seulement on subit, lache et faible, le sort au-devaul duquel, fort et digne , on pouvait se porter. » Cleanlhe croyalt a rimmorlalile; mais les amcs , selon lui, conser- vaienl , dans une autre vie , la force ou la faiblcsse qu'elles avaient de- plovee dans celle-ci (Rilter, Histoire de la philosophie , trad, de Tissol, t. Ill, p. 309). o26 CLEMANGIS. Voyez, dans Diogenc Laerce , les difKrents ecrivains que nous avons cites dans le cours de cet article , et les hisloriens de la philosophie. A. Ch. CLEMAIVGIS (Nicolas-Nicolai), n6 a Clamange, pres ChAlons-sur- Marne, etconnu sous lenom de Nicolas de Clemangis, cut pour maltres Picrred'AillyelGerson aucollegede Navarre, ouilentra aligedc douze ans. Dun esprit plus delical que la loule dcs scolastiques , donl toute la lilteralure sc bornait a la connaissance de la langue a nioilie barbare de I'ccole, il avail un goOit particulier pour la culture des ietlres. Soup- (;onne d'etre, par inler6t, defavorable a la resolution de Charles VI de rctircrTobedience h Benotl XIII, dont il etait secretaire, il fut pers^cut^, ct sc relira dans i'abbaye desCluirlreuxdu Valprofond, d'ou il chercha une relraile plus solitaire encore dans un lieu appele Fo7is in Bosco. C'esl la qu'il composa son traite de Studio theologico, el peu de temps apres, le livre dc Corrupto Ecclesice statu. Nonobslanl ce dernier ou- vrage, peut-^lre m6me a cause de lui, il n assista pas au concile de Constance. On pense qu'il niourut vers 1440. II avail ele successivement tresorier de Langres el chanlre de Bayeux. Fidele a I'idce dune re- forme donl il avail demontre la necessile , il ne consenlit jamais a pos- scder plusieurs benefices a la fois, el il refusa une prebende qu'on vou- lait lui faire accepter, dans I'eglise du Mans, ajoulant spiriluellement {Epist. 76) : Ne quo minus mild restat vice plus viatici quaisisse merito argtias. Ses liaisons avec Benoit XIII ne I'emp^ch^rent pas de le quiltcr, lorsquil ne douta plus que Fambilion ne fut I'unique mobile des actions de ce ponlife. II n'esl pas facile de savoir quelle direction philosopbique suivil Nico- las de Clemangis. Ses Ietlres, conservees au nombre de 137, ses nom- breux ecrils sur les vices des ecclesiasliques, et les abus invcteres dans I'Kglise, son traits meme de Studio theologico ne donnent point de lu- raieres a cesujel. Ce qui parail certain, c'est le peu de cas qu'il faisait de la scolastique. Aussi sommes-nous disposes a penser que, si I a adople les idees de Pierre d'Ailly, son mailrc, dans les matieres alors conlro- versees, ce fut sans altribuer a la dialeclique une grande importance. Quelques indices nous portent a croire que, fatigue des arguties sans resultat de la philosophic des ecoles, et dogoute des vices qui redui- saicnt le cierge a I'impuissance, il chercha quelques diversions dans la culture des Ietlres et dans la lecture des li\res saints. II rcproche, en ef- fct , aux theologiens la negligence qu'ils meltaient a etudier I'Ecriture sainte, el leur applique ces paroles de saint Paul a Timothce : Lan- giiere circa quccstiones ct pvgnas vcrbonim I , c. 6, >^. k)', quod est snphistarum , ajoute-l-il , non theologontm. On n'apprcnd pas sans in- lerel, par le passage qui suit immediatcmenl cctle citation {Sjncilcg., t. VII, p. 150) quelle superiorilc les scolastiques de ce temps atlri- buaicnl a la raison sur les paroles de la Bible- c'esl, sous une forme moins bardie , la (jiicrelle aires, cnlre autres Desmai-cts cl Gilbert Voel, alio de (IctTicr sa doclrine aupresdu clerge hollandais, Ic denonccrent comme fauleur des idecs de D.'vscarlcs, qui, scion cux, n'tHaicnl i)ropi-cs qua ebranlcr rautoritc. 11 en I'esulla (pic les cartcsiens cl les disciples de Cocccius, rcunis par la nt'>cessilc de cond)aUrc les inenics advcrsaires, fircnt loul dabord cause commune, el a la (in nc Ibrmcrcnt plus (ju'un seul parti. On pcul voir dans Hrucker ; Hist. crit. phIL, t. V; rhist(are dc cc grand debal , qui a partagc les universites de Hollande, et auquel COIMBRE. ool se raltaehe le celebre synode de Dordrecht, ou le carlesianisme fut con- damne. 11 exisle plusieurs editions des oeuvrcs de Cocceius: Am;!er- dam, 1673-1675, 8 vol. in-^; Hid., 1701 , 10 vol. in-i'^.— Voyez xNice- ron, Memoires pour servir a I'Hisloire des hoinnies illmtres , 1727 et ann. suiv., t. viii. X. COIMBRE. II ne faul pas confondre I'universite de Coimbre, toute laique , avec !e college que fonderent les jesuites dans celle ville , el qui regut deux lempreinte religieuse qui caracterise leur enseignoment; c'esl le college seul qui est I'ameux en philosophic. 11 y avait quelques annees que luniversite de Coiinbre avait ele fondee par Jean HI de Portugal, et deja sa reputation etait europeenne, quand les jesuites, dont I'ordre venail de naltie, arriverent a Lisbonne en loiO. Frangois Xavier, lapolre des Indes, faisait parlie de cetle premiere colonie, qui devait etre suivie de bien dautres. L'accueil que leur fit le roi fut plein de bienveillance et meme denthousiasme. Bien quil fut lui-meme le createur de luniversite, il n'hesila point a lui susciter une rivalite qui devait etre fataie, en permettant au\ nouvcau-venus detablir un col- lege dans la ville ou elle residait. Par suite de circonslances particu- lieres, Coimbre, sans etre la capilale politique du pays, en etait des longtemps la capitale intellectuelle; et aujourdhui meme c'est a Coim- bre et non a Lisbonne que siege la direction superieure de Tinstruction publique. En loi2, les jesuites sont autorises a ouvrir leur college; et c'est le premier du monde entier que posseda la Sociele, qui n'en eut jamais ni de plus illustre ni de plus considerable. Dans I'edition de Ribade- neira par Sotwell, cest par erreur qu'on a donne la date de 1552 : elle doit etre reporlee dix ans plus baut. Dans ce college , les jesuites pou- vaient enseigner ce qu'on appelait alors les arts , c"est-a-dire les belles- lettres, la pbilosophie etles langues, parmi lesquelles on comptait sur- tout les langues gi-ecque el bebraique. G'etail la precisement lout ce dont se composail renseignemcnl inferieur de Funiversite , I'ensoigne- raent superieur comprenanl le droit, la medecine et la theologie. lis oblinrent lout dabord de la faiblesse du roi les memes droits que ceux qu'il avait conferes a I'universile, et ils se pretendirent eompletement independants. Luniversite, qui les avait dedaignes a cause de leur petit nombre, dut bienlot s'en inquieter : en 15i5, elle eut la force dexiger que le college lui fut ouvert, et elle soumit les etudes a une severe inspection. Les jesuites reclamerenl energiquement, et il s"cta- ])lit des lors une lulle qui , a travers des phases diverses, ne dura pas moins de quarante ans , et qui se termina , pour lordre entreprenant et habile, par une vicloire comi)lele. En i5i7, le roi vint en personne poser la preuiiere pierre d'une fondalion dont il avait lui-men^^ trace lous les plans, et qui, malgre la protection royale, fut arretee quelque temps par Topposition violenle du peuple de Coiuibre; mais en 1550, le college, Iriomplianl de lous les obstacles, etait construit, el le roi venait le visiter solennellemcnl. Trois ans plus lard, les jesuites obtenaient de faire chez eux le cours de theologie que jusque-la ils devaient suivre dans les classes de I'uni- S32 COIMBRE. versite ; et des 1555 , ils etaienl a peu pres vainqueurs , et ils se faisaient adjuger la inoilie de I'liniversite, en se chargeant de rcnseignement infeiieur tout entier, qui ful retire aux protVsseurs laiques. Seulemcnt la Societc cut lesoin, pour se I'aire inoins d'cnncmis, de leur assurer des pensions viageres sur les fonds do I Elat, et elio se fit accorder a eile-menie les plus belles conditions. Ellc eonsentil a tenir dans son col- lege loutes les classes mineures qu'avait posscdees runiversite, pourvu qu'on lui constituat des revenus independants, et que surtout on I'exemplAt de toule surveillance, Cos conditions lui furcnt concedees a perpetuile par une ordonnance du roi que vinl bientot confirmer une bulle du pape. 11 y eul des lors a Coimbre deux colleges de jesuites s(5pares, I'un pour la theologie, el I'aulre appele college des Arts. Par un resle de condescendance pour I'universite, les eleves du premier college lui demanderenl encore leurs grades en theologie; el les jesuites ne s'afTranchirenl tout a fait de cetle contrainte que vingi ans plus tard, en 1575, bien qu'elle ful toule volonlaire de leur part. Mais des 1558, ils avaienl su, pour les cours et les exaniens de philosopliie , so faire attribuer lous les droits acadcniic|ues. Les juges claient lous pris parnii eux , el de plus les exainens et la collation des grades se lirenl dans leur maison, lout en demeuranl a la charge de I'universile, condainnce a payer ceux qui la depouillaienl. Ce ful a celte occasion que le faineux Pierre Fonseca ful charge de rediger un nianuel de philosophic, de tout point conforrae a la doctrine d'Aristote, que la Societc avail pris sous son patronage. Vers 1583, el grace a quelques circonslances favo- rables, I'universite tenta un dernier combat : die voulut revendiquer son droit d'inspeclion. IMais apres dix annces de lutte nouvelle, I'ener- gique Fonseca sut faire delinitivement consacrer le privilege de la Sociele, et, de plus, il ful assez habile pour faire accroitre encore les re- venus deja considerables du college. A dater de cetle epoquejusqu'a Texpulsion , c'est-a-dirc pendant pres de deux siecles, les jesuiles dominerenl a Coimbre sans parlage, el I'c- ducalion de lajeunesse leur ful completcmenl abandonnce. Leur col- lege avail habiluellemenl jusqu'a 2,000 clcves. Mais la violence dont ils avaienl use en vers I'universite ne put ctre oublice. En 1771, le mar- quis de Pombal avail le premier la gloire d'altaquer la Sociele el de la delruire dans son pays, fit renailre de trop justes griefs, et une com- mission royale, conq)osee des plus grands personnagcs do lElal, dul publier un iccit officiel des mananivres et des intrigues par lesquellcs les jesuites etaienl parvenus a delruire luniversile nationale, C'est un acte regulier d'accusalion sur ce chef si grave; et ce factum, public dix- iicuf ans apres I'expulsion des soi-disanl jesuiles, est encore emprcint de toule la juste colore qui I'avail provocpu'^o {Reoieil /nxlorique aur I'unkersile de Coimbre , public par I'ordrc du roi, ]jol. in-l", en por- lugais, Lisbonne, 1771). Un appendice conlienl, en outre, la rolu- talion des doctrines morales et poliliques l(>s plus blamablos (|ua\ait soutenues la Sociele dans les ouvragos quelle publiail, soil a Coimbre, so;t ailleurs. Les seuls qui doivenl nous inleresser ici sonl ceux qui conccrnent la philosophic, lis sont aunombre de vingt-deux, de 15i2 a 1726. lis por- tent sur lalogique, la physique, la metaphysique , la morale, la poll- COIMBRE. 535 tique et la philosophic gen^rale. On peut en voir le catalogue exact dans les Annales de la Societe de Jesns en Portugal, par Anlonius Franco, in-f", Augsbourg, 1726. Parmi tons ces ouvrages, il n'y en a point un seul de vraimenl illuslre. Les plus imporlanls sont ceux de Fonseca sur V Introduction de Porphyre, et surtout sur la Metapfujsique d'Ari- slote. Le Coins de philosophic generate qu'on enseignait au college de Coimbre est dEmmanuel Goes. II a ete public en 1599, in-4°, a Co- logne, et il comprend la physique, le ciel , les meteores, la morale, ]es parva naturalia, de la generation et de la corruption , et le Iraite de rame. Les verilables commentaires de Coimbre sur la Logique d'Ari- stote sont de 1007, in-i", Lyon. Trois ans auparavant, Frobes avail pu- blie un ouvrage apocryphe, qu'on attribuait auxCoimbrois. Cetouvrage etail tout a fait indigne d'une si haute parente : indigna tali parente proles , dit Ribadeneira; et ce fut pour 1 etouffer que la Compagnie pu- blia ses propres commentaires, dont la redaction fut confiee a Sebastien Contus ou Conto. Les ffiuvres des Coimbrois n'ont rien de bien original pour la pensee philosophique; mais c'est cetle absence meme doriginalite qui leur donne le caractere qui leur est propre. lis sont uniquement fideles a la tradilion peripatclicienne. Le besoin d'innovalion qui, a la fin du xv siecle , travaille les esprits, leur est tout a fait etranger, et, de plus, il leur est tout a fait anlipalhique. Ilsdefendent Arislote et lEglise avec une egale ardeur ; et le peripatetisme ne leur est pas moins cher que la doctrine catholique. lis se bornent done, en general , a de simples com- mentaires ; et lors meme quils n'adoptent pas cette forme, c'est tou- jours la pensee du maitre quils reproduisent. Mais ils la reproduisent aussi avec des developpements que la scolastique lui avait donnes. lis sont en ceci encore les representants tres-fideles de la tradition dont ils n'osent guere secarter, et qui les rattache surtout a saint Thomas. Toutes ces questions , en nombre presque infini , les unes subtiles , les autres profondes, la plupart ingenieuses, que la scolastique avait soule- vees a propos des principes peripateliciens , surtout en logique, sont re- prises par les Coimbrois. lis parcourent avec le plus grand soin et une exactitude vraiment admirable toutes les solutions qui y ont ete don- nees par les ecoles et les docteurs les plus renommes; ils les classent avec une melhode parfaite; ils les subordonnent scion I'imporlance qu'elles ont , et ils arrivent a les exposer et a les discuter loules sans confusion, sans prolixite, et sans perdre un seul instant de vue la question principale a travers lesmille detours de cette minutieuse ana- lyse. Puis , apres avoir note toutes les phases diverses et souvent si de- licates par lesquelles a passe la discussion, ils la resument et donnent leur solution propre , consequence souvent heureuse de toutes celles qui ont precede. Us n'ajoutent pas beaucoup , si Ton veut , aux travaux an- terieurs; mais ils les completent en les rapprochant les unsdes autres, et en en laissant voir le resultat dernier. Malheureusement ce labeur si palient nest pas toujours acheve; et, pour la logique en parliculier, les commentaires de Coimbre , qui , a certains egards , sont un veritable chef-d'(eu^re, presententdeslacunes consideraliles. Les premieres par- lies dc YOrganon ont ete traitees avec un soinexquis etdes developpe- ments exageres; lesdernieres, au contraire, ont ete mutilees, soil que 554 COLLIER. Ic temps, soil que la paliencc pcut-elre ail manque aux auteurs. Les coramenlaircs de Fonseca sur la 3Iclap/iy,siiive d'Arislole sont pleins do sagacilc el de solidile loul a la fois, el ils pourronl etro toujours con- sulles avec fruil. Les Coimbrois licnnenl done, en pliilosophie, une place assez. consi- derable; ils mainlit nnent laulorile d'Arislole pardes Iravaux fori esli- mables, si cc nesl fort nouveaux, a une epoque ou celle aiilorile est menaeee de loutes parls. lis insliluenl les plus laborieuses eludes sur celle grande doctrine a une epoque oij elle est deerice, el ilscherehenl a conscrver dans loute ieur rigueur des babitudes qui nc conviennenl plus a Tesprit du temps. Ce sonl des scolasliques dans le xvi'- el le xvii'' ^\b- cle. lis n'iniitent point les ceoles proteslantes , qui ne veulenl connailre Arislole que dans Aristole lui-meme. Les Coimbrois Aculent etudier Arislolc avee I'arsenal entier de tons leseommenlaires quila produils. Les jesuiles nonl fail , du resle, en cela , que ce que faisai(>nt los autres ordres plus anciens que le Ieur, el qui gardaienl les traditions scolas- liques avec la plus scrupuleusc fidelite. Brucker les en a blames, peut- elre avec un pen dinjuslice. La Soeiele de Jesus, avec les principes qu'elle devail dcfendre, ne pouvait faire en pliilosophie quece quelle a fait. Le role de novateurs appartenait aux esprils libres qui, comme Rnmus, Bacon el J)escartes, cberchaient des voies nouvelles dans la science et dans la philosophic. Les (Coimbrois, pour Ieur part, out ra- jeuni aulanl qu'ils I'ont pu la scolaslique appuvee sur Aristole; ils ne pouvaienl aller au dela. Celle reserve aeucerlainement son cote faible; el , prolongee trop lard , elle pul avoir au xviii'" siecle son ctMe quelquc peu ridicule, Mais elle a eu aussi ses avantagcs; et c'est elle en parlie qui a conserve pour lanliquile ces souvenirs de respect el d'etude que Leibnitz appreciait lanl, et que notre age a raxives avec sucees. Brucker est plus juste, en pensant que Ihistoire complete de la scolaslique de- vrait comprendre les Coimbrois. C'est un jugement cquitalile qui doit demonlrer et circonscrire a la fois rimporlance de leurs Iravaux. B. S.-TI. COLLIER (Arthur), philosophe anglais, naquil en 1080. Son pere ^tait recleur du college de Langfoi'd-Magna, dans le comte de Wills. II lui succeda en ITO'i-, el conserva ces fonclions jusqu'a sa mort, arri- v6e en 1732. Collier estlauteur d'un ouvragc assez curieux, puhlie en 1T13 sous le litre de Clef nnirersidle , ou Aouvelle recherche de la vrrite, coiitenant une demonstration de la non-exhtence on de I'inipoxsibilite d'un monde escterieur. (]e litre seul deeele I'espril et le but de rouvrag(>. Partisan declare de I'idealisme, Collier veul elablir que les corps n'existenl pas independammenlel en dehors de lapensee. On ne peul, en efVet, don- ner d'aulre preuve de lexleriorile des objels mateiiels, que la noliou meine que nous en avons en nous ; or, celle preuve, dil (iollier, est denuee de valeur, puisipie nous nous repiesentons beiiiieoup de ciioscs qui ne soul pas exterieures a re>pril , mais de pures i(l froid el plusieiii's au!res(pialiies ;i(^ la mnliere, qui, xww }et!X de loui COLLINS. 555 homme 6clair6, sonl de siin[)los modificalions (hi siijel pensan'. (lolHer demande , d'ailleurs, comment iame \errail des ohjcls qui exislvraii'ii.t en deiiors d'cUo? Ellc iie peiil en voir aiiciin qui ne lui soil present , (pii nc se cotii'ondo, pour ainsi dii'C , a^ec (-llc-mcme. Dans 1 h\ pollie.e dc la realile dun monde extericur, ce monde resterail done ijiiioie de nous et dilltircrait de celui que nous pensons el connaissons. Collier \a plus loin, il soutient qu"a parlcr dune maniere absolue, i'e.xistence dun pared monde est en soi impossible : sa demonslralion se compose de neuf ai'guments , dont les uns sont des eorollaires des precedents, et donl les autres sont tires des contradictions de toute espece qu'cniraine Texislence de la matiere, soil quanl a son etendue qui ne pent e!re ni finie ni infinie, soil quant a sa divisibilile qui ne peul elre ni limilee ni illimilee, soil par rapport a Dieu el a Tanic humaine. Cependanl, malgre la nature lout idcale des objets corporels, on ne doit pas renoncer, en parlanl de ees objets, anx expressions du langagc ordinaire •, car cc Ian- gage a ele sanctifie par la Divmilc qui s'en est servie pour manilVslcr sa volonte. La derniere conclusion de Collier est, ainsi qu'on pouvait s'y allendre, I'utilile de sa doctrine pour le genre humain j il y dccouvre, enlre autres avanlages, le moyen de terminer les contro\erses sur le dogme de la transsu!)stanlialion. La doctrine de Collier presenle de frappantes analogies avec celie de Berkeley ; ce sonl de part et dautre memes conclusions el a peu pres memos arguments ; loute la dilTerence reside dans la forme, eleganle et enjoueechez Tevequede Cloyne,plus didactique et surchargeede(ii\ isions cbez Collier. Cependanl Berkeley n'est cite dans aueun passage de la ClefunivcrscUe, dont I'idee fondamentale remonle, de I'aveu de Tauleur, a 1703 environ, c'esl-a-dire a precede de plusieurs annees le TvaiU de la connaissaricc humaine et les J)ialof)ucs d'lli/las et de P/iilonous. Les veritables mailres de Collier furent Descartes, Malebrancbe et iNorris, dont les ouvrages paraissent lui avoir etc tres-familiers; peut-etre mcme a-t-il personnellemenl connu Norris, qui babiiail a quelques miilcs seu- lemenlde Longlbrd-AJagna, el qu'il appelle, dans une lettre, son iiuje- nicnx voisin. ^Jalgre la penetration remarquable dont il fut doue, il n'a exerce aucune inlluence, el son nom est demeurc longlemps ignore, meme dans sa pairie. llcid est, a noire connaissance, le premier qui ait appele laUejilion sur scs doclrines. Dugald SiCNvarl se borne a regreiler I'oulili ouil est resle; Tensieiiiaun le menlionncen passanl; ies autres bis- loriens el lous les biograpiics >e laisent. La bizaiTcrie du sysleme de (Col- lier explique eel injuste silence, auquel a d'ailleurs bcaucoup contrlhue Texlreme rai-ele de son principal ouvrage. II y a quelques annees , on ne connaissait pas en Anglelerre dix exemplaires de rcuilion originale de la Clefiinivemile; elievienl d'etre I'eimprimee dans une collection de Tnii- tes metap/njsiqiies -par des philoaophes anrjiais du wui" silcle , Londres, 1837, in-8'% avec un second ouvrage de Collier, 'n\\\{w\Q: Siiecimen d'une traie philosophies, Discours sur le premier chapitre el Icpiremierversct de la Genl'se. On peut aussi consulier les Memoires sur la vie et les ouvrages du lice. Arthur Collier, par Robert Beiison, in-8", Londres, 1837. C. J. COLLIXS (Jean-Anloine' naquil le 21 juin lC76aneslon, dans le comle de Middlesex, d'une lamille noble et richc. Apies avoir achcve 556 COLLLNS. ses etudes a I'lmivcrsite de Cambridge, il vint a Londres dans le projet de se consacrer a la jurisprudence; niais la carriere du barreaa conve- nail peu a ses gouts , et il abandonna hieulul le droit pour la litterature el la philosophie. Le premier otivragc sorli de sa phmie . en 1707 , est un Essaisnr C usage de lai'aimn iUinn les propositions dont I'eci- dence depend du tcmoignage Innnain. II publia, la meme annee, une lettre adressee a Henri Dodwell , dans huiuelle il critiquail les argu- ments de Clarke en faveur de limmaterialite el de riinmortalile de I'ame , el en 1713 son fameux Discours de la liberie de penser, dont la hardiesse et rimpie'e (irent ])eaucoup de scandale, et le conlraignirent de se rel'ugieren Ilollande. Uevenu peu de temps ai)res dans son pays natal, il conlinua de se livrer a ses eludes favorites , et (it parailre quel- ques nouveaux ouvrages, enlre autres des liccherclies sur la liberie hu- maine, publieesen 172i.. Vers la ineine epoqiie, il fat nomme juge de paixdu cornte de Sussex, et remplit eelte ebarge jusqu a sa mort , ar- rivec en 1729. Collms a longlemps vecu dans I'amitie de Locke, qu'il avail gagne par son caraclerc et ses talents, el qui, avant de mourir, lui adressa une derniere lellre remplie des temoignages de la plus vive alfection. Apres des rapports aussi intimes avec un parcil maitre, il nest pas ^tonnant que Collins se soil Irouve iinbu de ses docti-ines, el quil n ail fail que les developper en les poussant d'ailleui'S a leurs consequences les plus extremes. Cetle pbrase trop celebre oli Locke cmet le soupgon que Dieu aurail pu accorder linlclligence a la maliere, a e\idemment inspire la lettre de Dodwell et les nombrcuses repliques (pii Tout sui\ie. La tbese de Collins, dans eelte grave discussion , e.>t 1" que, Tunitc du principe intellecluel fut-elle necessaire a la connaissance, cbaque partie distincte de la maliere forme un etre iudividuel qui peul avoir conscience de son individualile, c'est-a-dirc penscr ; 2" que, plusicurs molecules corporelles peuvenl etre unies si clroilement par la puissance di\ine , qu'elles soient desormais inseparables el forment un nouvel etre un et siuiple; 3" que lintelligcnce peul resider dans un sujcl compose, et n'etre que le resultal de lOrganisation et du jeu des elements, comme on voil les membres posseder des proprietes el accomplir des fonclions dont cbacune de leurs parlies est inca|)ab!e par elle-me;ne. Collins ajou- tail que I'immorlalite de I'ame ne docoule pas necessairemeni, coinme le voulail Clarke, de son imuialerialitc, et que d'ailleurs, en regardant lame bumainc comme immortelle, on etait amend a des conse(|ucnces inacce|)tables, soil a ne voir dans les animaux que de pures machin(^s , soil a su[)poser I'aneautissement de leur ame a rinstanl de la mort. 11 concluait de la, et ici encore il est resle fidele a Tesprit genci'al de Ylusai sur Centendement ftumain , (jue la \ic future est une veiilc de foi qu'il faut croirc en cbretiens , mais que la pbilosopbie ne pent (l(>- montrer. L'uuitc substanticlle du inai etaut le point qu'il imporlait le plus de maintenir eontre I'argumentalion du disciple de Locke, (Clarke y insisladans une suite de reponses avec une prol'ondeur cpii parail avoir mis en defaul I'espril eeperidant si sonple de Collins; car celui-ri n'op- posa aucune defense a la derniere repliiiue de son opiniatre el vigoureux anlagoniste. J)ans dL'S Reclierches sur la liberie . Collins a s:)!'. i do iiioins i;;:"- les COLLINS. 537 traces de Locke , dont Tinfluence se fait toutefois senlir en plus d'un passage. Le but de cet ouvrape est d clablir que I'homme est un agent necessaire dont toules les notions sont lellemcnt deterrainees par les causes qui les precedent, qu'il est impossible, dil Collins, qu'aucune des actions qui! a faitesait pu ne pas arriver, ou arriver aulrement, et qu'aucune de celles qu"il fera , puisse ne pas avoir lieu. Collins enuniere les elements qui, suivant lui, constituent toule determination , savoir : 1° la perception, 2" lejugement, 3" la volonte, k° I'execulion. La per- ception et lejugement ne dependent pas de nous, car il n'est pas en notre pouvoir de former telle ou telle idee, ou bien de juger que telle proposition est vraie ou fausse, evidente ou obscure, douteuse ou pro- bable. Dune autre part , I'execution suit toujours et necessairemenl les resolutions de la volonte, a moins qu'elle ne soil arrelee par un obstacle exterieur. La volonte est done le siege de la liberie humaine , ou bien I'homme nest pas libre; niais la volonte est-elle une faculle indepen- dante et maitresse d'elle-meme? Collins le nie par les raisons suivantes : 1° Etant donnees deux parlies eonlraires, nous ne pouvons pas ne pas choisir Tune oul'autre; ^''iSolre choix n'est au fond qu'un jugement pratique par lequel nous declarons une chose meilleure qu'une autre, el comme tout jugement est necessaire, tout choix Test aussi; 3" Dans les actions qui paraissenl.le plus indifferentes, notre preference est de- terminee par une multitude de causes, telles que le temperament , Iha- bitude, les prejuges , etc. ; k" Quand on ne se rendrait pas compte des motifs qui out amene une determination , ce ne serait pas une raison de les revoquer en doute, puisqu'elle doit necessairemenl avoir une cause, comme lout autre pbenomene. Collins appuyail ses arguments par d'autres considerations^ par exemple : Que le dogme de la liberie fut admis par Fecole impie d'Epicurc, tandis qu'il elait rejete par les stoiciens; qu'cn effet , il introduil ici-Las I'empire du hasard et peut con- duire a regarder le monde comme un el'fel sans cause, c'est-a-dire mene a latheisme; qu'en supposant Ibomme indifferent a tout, il rend inu- tiles les exhortations et les menaces, les recompenses et les peines ; qu'il delruil toute idee du bien ou, du moins, toule raison de s'y attaeher, etc. Cependant comme les mots libre et liberie font partie du vocabulaire de toutes les langues , et (pie les idees qu'ils expriment paraissenl etre communes a tons les homraes, Collins consent a admettre dans I'ame une certaine liberie; mais quelle liberie? la liberie d'exccution , le pou- voir de faire ce quon veut, ce pouvoir que Collins declare ailleurs n'elre que le resultat necessaire des determiiiations cgalement nccessaires de la liberie. C'eslpar une aussi elrange confusion de langage et, il faut le dire, par ce miserable subterfuge, qu'il essaye de leconcilier avee la croyance universelle du genre humain une doctrine que le sens commun desavoue. Claike , qu'il paraissait dans la destinee de Collins d'avoir toujours pour adversaire, ne laissa pas sans reponse les Recherches siir (a liber te. Dans quelquf^s pages pleines de sens el de precision , il retablil la dis- tinction du jugement par lequel nous affirmons qu'une chose doit etre faite, el de la resolution qui consiste a la vouloir. Tun necessaire et pas- sif, I'autre essentiellement actif et libre , il ramena linfiuence des per- ceptions d^' lintelligence et des motifs a sa veritable porlee, qui est 558 COLOTES. de solliciler le poiivoir volonlairo, inais noii de lei^trainer irresisti- blemciit , coinmo los plateaux dune balance sonl enlraines par les poids; il devoi!a les autres sophismes de (".ollins, concernan! !a neces- sile tnora'e, la causaiite, les recompenses et les peines, clc, ef, pour toutduT, il sauvades alleinlesd'un dangereux sceplicisine cette giande cau-e du lihre aibilre , qui esl en mcine temps celle de la morale , de la religion et de la societe. Voltaire, qui inclinait par position pour I'avis de Collins, saul'a en medire dans ses hons moments, reproche a Clarke d'avoir Iraite la question en tlieologien dune secte singuliere pour le moins autant qu'en philoso[)iie. (^e qui est plus conforme a la \erite, c'est que le temoignage de la contianceet de la raison est pen invoque par Clarke, iandis que son adversaire ne s'etail pas fait scrupnic detayer une erreur iiianileste par un luxe de citations einpruntees a'axecri\ains de tons les ages el de toules les communions, Les ouvrages de Collins lui'ent inlroduits de ])onne licure en Trance, ou ils ont acquis une inlluence nolabie sur la marche des idccs j)hiloso- phiqiies. Au commencement du xviii'- siecle,tandisque, parnu les adeptes de I'ecole em[)irique, les plus moderes sattachaient an sage Locke, les plus einportes accueillirent avec enlliousiasme un ecri\ain dnnl le ma- terialisme et le I'atalisme sc deguisaienl a peine sous un faux respect pour la I'oi. Les Rcchcrchcs si/r le libre arbiire , lo Let Ire de Dodircll el le Discoiirs sur la liberie furent traduits, commenles, propages par les ecrivains du parti , el raiUeur se trouva classe parmi les i'orles teles de la science modernc. CUe reputation usurpee nc pouvait survivre aux passions qui en I'ureii! les instruments. Esprit moins peiif'trant que sulitil, et plus propre a defcndro un paradoxe qua decouvrir une \eiile, Collins n'a legue a s(>s sui'cesseurs aucune tlieorie proj'onde et duinhle. Son meiiletu' litre eslpcut-eti'e lenergie avec laquelle il soulint les droits de la raison ; mais il a tellemcnt exagere ce principc excellent , quil so, Irouve, en dernier n'sullat , avoir plulot compromis que servi le:j inle- rets permanenlsde la pliilosophie. L( s auleurs de VEncyrlopefllc mrlhodique ont insere , a raiticle (Col- lins , ses diveivs ecrits sur Fimmorlaiile de lame, et ses Recliercfirs sur la liberie. I'ne autre tradutiion de eel ouvrage fait partie des Itecueils de direrses pieces sur la pltilosnphie, publics par Desmaissaux, H"" cdilion, 2 \ol. in-!ii, Lauzanne , 175'^. II existe aussi une trafjuction IVancaise du Diyrours s'/r la liberie de poisrr, in-8", Londres, 171 Y; "2 vol. in- 12, !'»., 17(50, a\ee une refulation |)ar Crouzas. On |)eul coiisulter, s;ir la vie rt les ou\ rages de Collins, Vllislaire critiijue du philos 'p/iisme an- qlais , par M, Tabaraud, 1 sol. iu-S", Paris, 18UG, t. i '^ p. o87 el suiv. C. .!. CX)L011vS, disciple d Epicure, ne doit pas elre coiifondu avec (>>I()!es de LanipsiHjue, (•!!<'■ p;;r Diogrne LaiMre liv. vi , c. 102, (■■■•m;:ii' iiiai're de >[t'!i('"I'';!ie (>! atlaclie a I'l'-coli^ cMiioiit'. il ;i\iii! eci'il U!1 n;!\ragi' sous ce tiii't' : (Jud sinvre Im )iui.fiiii('s des plii'n'.sophe.^ ciilris qii' ii.j.irttre, nv lie jouil pn^ dr la vir. i! a l'o!'!-|ii ;'i IMiilarijct^ la 'e.atin'e de deux Iraiit's ( a le rt'lulci". On a reli'ouve panni les paf)\rus d'Jlerculanum (pielques fiagments de (lolotes; mais ils n'onl encore pu elre publi(''s. X. COMENIUS. 539 COMEXIUSou COMEXSKY (Jean-Amos; naquit, en 1592, dans le village do Comna, non loin de Pi enow, en ^loravie.C'est le lieu de sa naissanoe qui lui fuurnit le nom sous Icquel il est connu, et par lcqu(^I il remplaca son nom de laraille, afin dccliapper aux pcrseculions dont il eul a suulfrii-en sa qualite de prutestanl. 11 appartenail , ainsi que ses parents, a la secle des Frires Moraves. Apres a\oir fail ses eludes aux universiles de Herborn el de Heidelberg, il parcourut une partie ue I'Angleterre et de la Hollande, el fut nomme reeleur, d'abord a Pierau, ensuilea Fulneek. Cellederniere ville ayantelebrulee en lG'2i par les Espagnols, Comenius, poursuivi lui-meme avec la derniere riiiucir, s'enCuit en Pologne, et s'arrela d;;ns la petile ville de Lissa ou Lesua, ou i! lot bientot nomme reeleur de lecole el eveque de la pclile eglise des Freres Moraves. Apres avoir passe suc'cessiven)enl plusieurs annecsde sa vie en Angielerre, en Suede, en Hongrie, el dans quelques villes de I'Allemagne, ou il elail appele pour reformer le syslcme des eludes, il relourna en Hollande, ?e (ixa a Amsterdam, el y mourul le 15 novem- bre IGTi, undes plus ardentsadmiraleurs de la eelebre Anloinctte Bou- rignon. La reputation de Comenius, qui etait fort grande de son vivaiil, se fonde plutot sur ses travaux philologiques, sur les reformes, la piu- parl tres-judicieuses, qu'il introduisil dans Iclude des langues et djns I'organisalion desecoles,quesur sesreehercbesphilosopbiques, si toute- fois on peul donner ce nom aux reveries sans originalilc dont il ful oc- cupe sur la fin de sa vie. Marchant sur !es traces de Jacques Bocbm el de Uober Fludd, il crut trou\er loutes les sciences el la plus baute plii- losophie dans les livres de TAncien Testament , inlerpretes, selon I'u- sage de leur ecole, d'une fagon tout a fait arbilraire. Son nom sattacho. surtout a lidee d'une physique mosaique tiree de la Genese. II admeltait au-dessousde Dieu trois principcsgenerateurs des choses, mais (lui ap- partiennent eux-memes au nombre des choses creees, a savoir : la ma- tiere, lesprit , la lumiere. La premiere est la substance commune de tous les corps; lesprit est la substance subtile, vivante par elle-mem?, invisible, intangible, qui habite dans lous les elres el leur donne la sen- sibilite et la vie. Cesl le premier ne de la creation , el c'est de lui que LEcriture sent parler, lorsquelle dit que I'esprit de Dieu floltait sur la surface des eaux. Enfm la lumiere est une substance inlermediaire en- tre les deux principes precedents : elle penetre la maliere, la prepare a recevoir I'esptit, et par la lui donne la forme. Chacun de ces trois prin- cipes estl'oeuvre dune personne dislincle de la sainle Trinite : la m<':- tiere a ete creee par le Pere, la lumiere par le Fils, et le Saint-Espuil a fail cetlc substance spirilueile qui tient e\idemment ici la place de Lame du lijonde. L"ouvrage oil (^onienius developpe ces idees a pour litre: Syiropsis physices ad liriue:i dirinum rcfonnatcc, in-S", Leipzig, 1G33. Les aulres ecrits de (Icmenius qui merilenl d'etre cites son! : le Thcatmm dir'.nvm , in-^'", Prague, 1616, el le Labyrinilte du monde , in-i", ib., I«i;]i. Tous deux furent con:iposes en langue bohf'mienr.c, et sonl regardc's, a cause du style, comme des ouvrages cu:s'^iqurs. Le prender. qni esl un lableau des six jours de ia creation , a ele \v \- duil eu la' in, ei le second en allemand, sous ce litre : Voyages pf-- ■<>- soplihjiicii et sdllriqiies davx tous les etats de (a vie humainc , iii-. ', Rrilin, IT87. Cm peut consulter aussi plusieurs articles du Tagchlak 540 COMPARAISON. des Meusch heiflebens (Ephemerides de la vie de I'humanite), publics par Ch.-Chr. Krause, 1811 , n" 18 et suiv. , sur un ouvrage de Come- niiis, intitule ; Pancgcrsie , ou Considerations generales sur I'ameliora- tion de la condition humaine far le perfectionnement de notre esp'ece, in-\% Halle, 1702. COMPARAISOX. Parmi Ics nombroiix rapports qui peuvcnl existcrenlre les divers objets de nos connaissances , il en est quelqucs- uns qui sc presentent d'eux-uiemes a I'espril ; mais la plupart nous resteraient ineonnus, si nous ne cherchions a les decouvrir. Cette re- chercbe est ee qu on appclle aete de comparer ou comparaison. Lorsque I'espril compare, il s'applique a deux objets a la ibis; il est a la Ibis atlentif a deux objets; la comparaison n'est done autre chose qu'une double attention melee du desir ou de I'esperance d'apereevoir un rapport entre les idees qui occupent I'esprit. 11 suit de la que la comparaison est essentiellemenl ce que I'attention est elle-meme, c"est-a-dire une operation volonlaire que diverses causes peuvent bien rendre plus facile, plus prompte ou plus sure, mais qui n'en est pas moins sous la dependance etroite de la volonte. 11 suit do la aussi, qu'elle ne doit pas etre contbndue avec la perception mcme du rapport ; car cette perception ne depend pas de I'activite lihre du moi. Tantot elle precede I'application volonlaire de I'espril; tantolelle ne la suit pas et, en (juelque sorte, y resiste.Que de veritcsechappent aux regards du savant qui en poursuil la decouverte avec le plus d ardeur! Une derniere cons(k[uence du principe que nous avons pose,c'esl que la comparaison est moins un phenomene intellecluel par sa nature propre que par ses resultats, moins un pouvoir de lenlendemenl qu'une intervention particuliere de ractivite dans le domaine de la connais- sancc ou , pour mieux dire, que I'activite meme appliquee a une cer- laine classe didees. La comparaison exerce une influence notable sur la formation de la pensee. Elle entendre la pluparl de nos idees de rapports, el elle con- tril)ue a les cclaircir toutes; elle de\ient par la la condition de celles d(^ nos idees iicnerales qui sont derivees de lexperience ; car,etant lexpres- sioii des caracleres communs a une quantite d'objels, ces idees ne se seraienl jamais formees, si plusieurs objets n'avaient pu etre observes ou successivement j-approcbes. Elle explique enfm une categoric de juge- iiicnts, lels que les Iheoremes desmathemaliques consistanldanslapcr- cei)li()n dun rapport qui echappc a la siiri|)le vue. Ouelques auteurs, entre autrcs Condillac et M. Laromiguicre, vonl plus loin, et pensent que le raisonnemcnt n'esl qu'une double compa- raison; mais cette opinion parailra sans doute peuibndce, oudu moins cvageree, si on rellecbil (pie la comparaison est, comme nous axons (lit, un acte libre, el que le raisonnemcnt est souvcnl involon'aire. Voijt't Pl.vtox. C]. J. C().1IS4J-^XE se dit a la fois dune prctposition el des did'c'rcnts ter- m(>s d'unc^ jjroposilion. I'ue proposition complexe est celle qui a plu- sieurs memhres, c'esl-a-dire qui n'esl pas simple. Les termes complexes son! ceux qui dt'signenl plusieurs idees. Voyez Propositiox, COMPREHENSION. ail CO^WPREHEXSION. Autrefois on entendait par cc mot I'actc m^nie dc coinprendre, ou le fail Ic plus coniplct de rintciligcnce; sou- venl il servait a designer rinlclligence elle-uiemc. Aujourdhui il a cesse d'etre employe dans cc sens; mais il exprime I'un des deux points de vue gcneraux sous lesquels les logiciens out coutume d'cnvisagor nos idecs. En effet , il y a dans chacune de nos idees, du n.oins de nos idces generales, deux choses a considerer : l°les elemcnls constitu- tifs, c'est-a-dire les attributs qu'elle renfernie ct qu'on nc peul lui oter sans la delruire : c"est ainsi que dans I'idee de triangle il y a Ictendue , Ja figure, les Irois lignes qui termincnt le triangle, les trois angles, I'egalite de ces trois angles a deux angles droits, etc.; 2" le noinbre plus ou moins consideral3le des objets auxquels cette mcme idee peut s'appliquer, et dont elle rcpresente le type commun : ainsi , pour con- server Texemple que nous venons de cilcr, I'idee gcnerale de triangle s'applique a la Cois au triangle rectangle, au triangle scalene, au triangle isocele et a toute espece de triangle. Le premier de ces points de vue se nomme la comprehension d'une idee; le second c'est &0]\\xlension , ou plutot son etcndiie au degre de generalite. Ainsi que nous venons de le dire , on ne pout rien changer a la comprehension d'une idee, sans que I'idee elle-meme soil detruite. Mais la meme chose n'a pas lieu , soil qu'on augmente, soil qu'on diminue son extension. CO\CEPT. Dans notre langue philosophique, telle que le xvii'^ sie- cle nous I'a faile , le mot notion ou idee exprime en general ce fait de I'esprit qui nous represente simplement un objet, sans altirmation ni negation de noire part, ou ce que les logiciens de I'ecole designaient sous le nom de simple apprehension. Mais comme nous observons en nous plusieurs series d'idees , on est convenu d'ajouler, au terme gene- ral dont nous venons de parler, divers litres parliculiers qui non-seu- lemcnl sui'fisent a dislinguer les uns des aulres les divers pi-oduits de notre inlelligence, mais qui ont encore I'avantage de les caracteriser tres-netlcment. C'est ainsi qu'on reconnait des idces particulieres etdes idees gencrales , des idees relatives el des idees absolues, des idces sensibles, des idees de conscience, des idees de la raison, etc. I! n'en est pas de meme dans I'eeole allemande ; la, chaque fait dc la pensee, chaque acte de notre intelligence a regu un nom a part, plus ou moins barbare ou arbilraire, et il a ete neces.saire dese conformer a eel usiige quand on a voulu faire passer dans notre langue les a-uvres de Kant, ou celles de ses successeurs. Telle est I'oiigine du mot concept ^ que les traducteurs de Kant ont jusqu'a present seuls employe, et dont nous n'avons heureusemenl nul besoin , comme on va s'en assurer. Kant et ses successeurs ayant reserve exclusivemenl le nom d'idee aux donnees absolues de la raison, et celui d'infuilion aux notions particuliei-es que nous devons aux sens ont consacre le mot concept ( begrijj) a toute nolion gcnerale sans elre absolue. Le ehoix de ce terme se juslifie, d'apres eux, parce que, dans le genre de notions qu'il exprime, nous reunissons, nous rasseniblons [caperecvm, bcgrcifen) plusieurs attri- buts divers ou jDlusieurs objels parliculiers dans un type commun. Les concepts se divisent en trois classes : 1° les concepts jnirs , qui n'em- pruntent rien de I'experience : par exemple, la notion de cause , de 542 CONCEPTION. temps ou d'espace ; 2" les concepts empiriqucs , qui doivenl tout a I'cx- j)eripiice, coiimie la noUon generale de couleur ou do plaisir; 3" les concepts mixtes, composes en parlie des donnees de I'experience ct dcs donuees de rcnlenderiient pur. Yoyez Kant, Critiqve ilc la raison pure, Analytique tninscendanlaJe , passim; el Schmid , Diclionnairc pour sercir anx ccrils de Kant, in-l2, lena , 1798. C0\CEPT10\. CcUc expression mclaphorique ne presente dans noire languc aucun sens precis; mais elle s'applique egalemenl a latbr- inalion inlerieure de loules nos pensecs. Nous ne coneevons pas seule- nienl une idee, mais aussi un raisonnemenl , surloul quand un autre I'cxpose dcvanl nous. Quand je oonyois Dieu eomme un elre souverai- ncnienl bun, sou\eraineuienl juste, c'esl un jugemenl qui se forme en aioi, el coiicepllon dexienl alors .s^nonymc da jiigement. II y u des choses reeiies que je ne eongois pas, c'esl-a-dire dont je ne saisis pas le rapport, dont je ne me rends pas compte, ct daulres que je congois et qui sonl pupement imaginaircs. Je puis concevoir aussi tout un sys- teine, tout un plan de poemc, en un mot, toute une eliaine d'idees, de raisonncmenls, de jugements el d'im;iges. II taut done laisser ce mot a la langue usuelle, el bien se garder de le substituer, comme I'a fait llcid , a celui de notion ou didee. (Reid , OEuvres completes , h" cssai, c. 1".; COXCEVTUALISME. Entre Textreme nominalismc , atlribue a lloscelin, el le rcalisine presque toujours eonfus de la seola^tique, 1 histoiie de la philosophie du moycu age place une conception inttr- mcdiaire, le conccplualisnie. Roscelin avail-il reduit les umversaux et les qualites abstraites des corps a de sinqjics mols, ou plutola de sim- ples articulations deuuecs de toute espece de sens? 11 est diliicile de le croire, malgre les accusations de quehpies-uns de ses contemporains. Connnent admellre, en ell'et, quun liomme de (juelquesavoir, qu'un pro- fe.^seur, quun pbilosopbe, qui cut assez dimportance a s(jn epoque pour atlirer sur lui de vive^ et persexeranles perseeulions, ail pu don- ner rexenq)le dun semblable non-seris? (Juoi ([u'il en soil, que lloscelin ail soutenu (lue les unixersaux etaient de purs mots, ou seuleriieul que ses explicalions aient etc mal compri.-es, toujours esl-il qu'Abailard erut a\ancer la solution du [)robieme, el peul-etre conciller les ecoles eune- nies, en etablissant que, sous les mots qui expriment les universaux , i! y a un sens, un concept; que, par cousequenl, les uni\ersaux out une existence logique ou psycbologique en taut que notions abstraites, landis qu'ils ne sauraient a\oir, eu debors de ^e^pril, aucune sorlc de real lie. Dans rinlroduction aux ouvrages inedits d'Abailard, ou j\I, Cousin a resume, dune maniere superieure , cette epoque de la scolasti(jue, il a fail justice de cette value sublilile, et montre I itientilc parl'aite du con- cciluali^me et du nomlnaii»iue. Nous ne pou\ons micux faiie (jue de citer les paroles qu'il met dans la bouclie de lloscelin, repondanl a son disci|)l(; (le\enu s(ai ad\ei'saire : « I'oiu" abstiaire el geueraliscr au |;oint d'arriver a cette concc|)iion que \ous appelez une espece, il faul des mots, elccs mots-la sonl neces- COrsCHES. Uo saires pour permeltre a I'espritde selever a une abstraction et a une ge- neralisation plus haute encore, celle du genre. Vousme ditesque, si Ics espcces ei Ics genres sont dcs mots, comme les geiu'es sont la inaliere desespeces, il s'ensuit qu'il y a des mots qui sont la matiere d'autres mots. An langage pres, qui vous apparlient , tout cela nest pas si de- raisonn.hlc. Comme c'est avec des idees moins generales que, dans la doctrine du conceptualisme, qui nous est commune, on arri\e;ides idecs plus generales, de meme c'est avec des mots moins absl rails qu'on fail des mots plus abstraits encore. II est incontestable que, sans liirli- fice du langage, il n'y aurait pas duniversaux , en entendant les uni- versaux comme nous I'entendons tons les deux , a savoir : de pures notions abslraitcs et comparatives. Done, encore une ibis, les univer- j^nx, precisement parce quils nc sont que des notions, des conceptions abstrailes, ne sont que des mots ; et si le nominalisme part du concep- tualisme, le conceptualismedoit aboutir an nouiinalisme.» [Introduction aux ouvrogcs inedits d'Abailard, in-i°, Paris, 1836, p. 181.) 11. B. COXCIIES (Guillaume de). Foye^ Guillaume. COXCLUSIOX. On appelle ainsi, en logique, la proposition qu'on avait a prouver et qu'on deduit des premisses. Gc lerme a, conune on voil, un sens plus restreint que celui de consequence. La consequence pent resler dans la pensee, elle pent se manife^ter dans Taction ou par certains eU'ets autres que des idees ou des jugemenls. Par exempie, le relachement des moeurs est la consequence de rafTaiblisseQienl des idees morales. Elle peut aussi se monlrer immediatement a la suite du principe. La conclusion est une consequence exprimee par une proposi- tion et demontree par voie de syllogisme. Voijcz Svllogisme. Autrefois on donnait aussi le nora de conclusions aux differentes theses ou propositions que Ton voulait demontreret soutenir en public, sur les diverses parties de la philosophie, au nombre desquelles on comprenait la physique. COXCRET. C'est I'oppose et le correlalif (Vabstrait. Une notion concrete nous represente un sujet revelu de toutes ses qualites, el tel qu'il exisle dans la nature. Une notion abstraite, au contraire, nous represente certaines qualites, certains attributs separes de leur sujet el depouilles de tous les caracteres parSiculiers avec lesqucls rexperience nous k'S fait coiniaitre, ou le sujet lui-raeme, la substance separcc de quelques-unes de ses faculles et de ses propricles. Dans ce sens concret devient synonyme de particulier, et abslrait de general. — Vogez Abs- traction, GfiXERALISATlON, 1d£E, CtC. COXDILLAC (Etienne Roxxot de) naquit a Grenoble, en 1713. Sa famille elait une famille de robe. II cut un frere qui comme lui de\int celebre, Tabbc Mably. Tous deux furent destines a TEglise, mais tous deux n'eureut dabbe que le nom, el lun fut philosopbe, I'autre publi- cisle. Cependant, quoique la vocation ecclesiaslique de Condillac ne flit peul-elre pas une vocation bien prononcce, son etal et son carac- tere lui imposerent une reserve dans ses opinions, une retenue dans sa 544 CONDILLAC. conduite donl jamais il ne s'ecarta. 11 s'enfenna dans la sphere de la philosophic purerncnt speculative, il cvita avcc soin la piuparl des qiicslions de liicodicee cl de morale, il se tint a I'ecart de la philoso- phic militante el audacieusement reformalrice de son temps. Venn jeiine encore a Paris, il eut d'ahord quclques relations avec Diderot et J. -J. llousseau ; mais ces relations ne furenl pas intimes , el jamais il ne contracla d'engagcmenis indiscrels et compromcttanls avec les philosophes contemporains. Dcvenii celebre par ses ouvrages, il I'ut choisi pour prccepleur de rinfanl de Parme, dont, malgre sa melhode savante et analytique, il ne reussit pas a Conner un grand hoinme. Apres celte education, il fut nomme a I'Academic^ fran(;aise a la place du celebre gramniairien , I'abbe d'Olivet. En 1780, il mourut paisible dans I'abbaje de Flux, pres de Beaugency, donl il etait benoiicier. Le premier ouvrage phiiosophique de Condillac est VEssaisur I'orujinc des connaissanccs humaincs. Celte question de Toriuine des connaissances humaines est pour Condillac, comme pour Locke, la question fonda- mentule el memo unique de la philosophic. Dans ce premier ouvi-age, Condillac suit fidelement les traces de son maitre Locke; il rcproduil la melhode, les questions, les principes, les consequences de lEssai sur I'cntendvment humain. 11 distingue , comme Locke , dans Ihomme , deux series de pensees : la premiere, qui vient de la sensation; la seconde, qui a son origine dans Ic relour de lame sur ses propres operations, et il donne une part a ractivile de Fame dans la i'ormation des idees. Plus tard il doit complelemcnt nier rintervention de cette activite. En efTet, il faut dislinguer deux epoques dans la vie phiiosophique de Condillac : Tune ou il rcproduil lidclement la philosophic de Locke; I'aulre ou il Tallerc profondcmenl sous prelexle de lui donuer plus d'unile el de rigueur. XJEnsai sur I'origine des connaissances humaincs et Ic Traite des sensations marquent ces deux phases de la philosophic de Condillac. La question de I'originc du langagc et de ses rapports avec la pensee ticnt une grande place dans V hssai sur I'orifjinc des connaissances. Condillac la reprise el dcvcloppec dans prestpic tous ses ouvrages, mais surtout dans sa Grammaire. W la traite avec une sorle dc pre- dilection, el les crrcurs dans lesqucllcs il est lomlie sur cc sujet sonl melees dc beaucoup de vues iiigcnicuscs et vraics. Locke avail signalc dune manicre generale 1 inllucncc du langagc sur la pensee; mais il navait pas analyse avec precision les rapports qui existent cnlre le langiige et les diverses operations intellectuellesdc noire esprit. Con- dilhu; |)oussc plus loin que lui lanalyse, cl, passant en revue loutes nos operations intclleclucllcs, il a determine cellcs qui ne peuvenl s'accom- plir sans le langagc el les signcs, cicelies qui nont pas besoin dc Icur secours. Nous pourrions penser sans les signcs ; mais noire pensee serait renfermee d.ms les homes les plus eiroilcs; car nous serious reduils a la perception dcsobjcls extcrieurs , et a limagination qui , en leur absence, nous en rcproduil la figure; mais nous ne |)ourrions ni abslraire, ni gcneraliser, ni raisonner , et noire iiUclligcp.cc iic dej)as- serailpas cell(> desanimaux, qui s'exerce uniquemcnl par lapcrcc[)lion et par la liaison des images. Cc sont les signes, scion (^oiulillac, qui CONDILLAC. 545 eiigendrent la reilexion, I'abstraclion , la generalisation, le raisonne- ment, et toutes les I'acuUes par lesquelles linlelligence de riiomme s'eleve au-dessus dc lintelligence de Tanimal. Gondii lac a raison d'afTir- mer que loutes ces facuUes ne peuvent s'exercer qua la condition du langage; mais si le langage en est la condition, il n'en est pas le prin- cipe, commc il semble le croire. La veritable cause de la supcriorite de rhomme sur I'animal nest pas dans les signes, mais dans I'excellence de sa nature , dans la superiorite de son intelligence et de sa volontc. II nest pas superieur aux animaux parce quit posscde le langage, mais il produit et perfectionne ce langage, parce quil est superieur aux ani- maux. Condillac n'a pas compris que le langage elail un elTct avant detre une cause : de la une continuelle exageration de linlluence du langage sur les idces et sur les progres des ideesj de la ce singulier axiome devenu celebre : « Une science n'est qu'une langue bien faite. » Sans doute, dans un certain etat de la science, une langue bien faite est une condition necessaire de ses developpements ullcrieurs; mais une langue bien faite ne suppose-t-elle pas anterieuremcnt a elle des idees bien faites , des resultats bien enchaincs les uns aux autres dont elle est Texpression ? Condillac s'est done trompe en faisant du langage la cause premiere et unique de toutes les erreurs, comme dc tous les pro- gres et de toutes les decouvertes de I'esprit humain. II ne traile pas seulement la question des rapports du langage avec la pensee, n:iais aussi la question de I'origine du langage. II le considere comme le produit dune invention purement humainc. Le premier lan- gage que les bommes aient cree est le langage d'action. lis ont forme successivement le langage d'action en observant mutuellement les gestes, les cris inarticulcs dont ils avaient coutume de se servir pour exprimer certains sentiments, certaines passions. Du langage d'action ils ont passe au langage parlc ; mais ce passage a ete long et difficile. L'organe de la parole, n'etant pas exerce, se pretait difflcilement d'abord aux articulations meme les plus simples, et d'ailleurs le langage d'ac- tion a du sufiire pendant longlemps a I'expression des besoins, des sen- timents et des idees des premiers bommes. II a done fallu bien du temps et bien des generations pour que ce langage parlc s'elevat au niveau du langage d'action, et il en a fallu plus encore pour qu'il le remplagat dans I'usage ordinaire de la vie. Telle est, en resume, I'opinion de Con- dillac sur I'origine et la formation du langage. Nous croyons avcc Con- dillac que le langage n'esl pas, comme le pensc une certaine ecole, un don miraculcux fait par Dieu a I'bomrae apres la creation, mais nous ne croyons pas cependant qu'il soil un produit arbitraire, une invention arlificiclle de rhomme, semblable a I'invention de I'imprimeric ou de la poudre a canon. Le langage est, il est vrai , un produit de Tactivite dc rhomme , mais il en est un produit naturel et necessaire. Ainsi le langage d'action est naturel, chaque sentiment, chaqne passion a sa pantomime naturelle , la memo chez tous les bommes , et comprise ega- lement par tous anterieuremcnt a toute convention. Nous croyons que le langage parte est cgalement naturel, non pas dans ses formes, mais dans son principe. Lhomme, par une loi de son organisation ])hysio- logique, a ete conslitue pour parler, pour articuler. Construit pour I'articulation , l'organe de la voix a tout d'abord articule sans peine ct 54G COxNDILLAG. sans efforts. En outre de cette loi, de sa constitution physiologique, robscrvalion prouve qu'il y a dans sa constitution intellecluelle une autre loi par laquelle il est naturellemenl dispose a prendre larlieula- tidn conime signe de ses pensces, et pcut-elre m^me telle ou telle espece d'arliculalion plutot que telle autre pour exprimer telle ou telle pensee. Lhoinuie a done naturellement parle, et il a construit le langage en suivant plus ou moins rigourcuseuient ces rc^'cs de logique, ces lois de lanalogie qui sont naturelles a lintelligence humaine. Voila pour- quoi le langage parle, conuue le langage daetion, est universel; voila pourquoi il no s'est pas encore rencontre de peupladc si grossiere et si sau\age qui n'eut sa langue, et une langue avec des principcs et des regies en une harnionie plus ou iiioins rigoureuse avec ces lois de la logi(jue et de lanalogie, sous lerapirc desquelles est place et opere meme a son insu I'esprit luunain. Condillac deniontre parlaitemenl que le langage est necessaire au develo[)penient intellect uel el moral de riiouune. Comment done comprcndre que Dieu nait pas mis dans Ihomme, en le creant, le germe de lout ce qui clait necessaire a I'existence et au developpement de son elre intellecluel et moral? com- ment comprendre que des Toriginc il n'ait pas mis en lui la faculte de creer le langoge? Ainsi, noire opiriion sur I'origine du langage est placee a cgale distance entre Itiypolhese de I'ecole Iheologique, d'apres laquelle le langnge serait un don miraculeux fait par Dieu a Ihomme, et riiypolhese de I'ecole sensualisle, d'apres laquelle il serait une in- venlion arbilraire et arlificielle de laclivile humaine. Kcvenons de la question du langage a I'origine de nos connaissances et de la generation de nos faculles. Apres avoir d'abord (idelemenl suivi les li-aces de Locke, (Condillac s'en ecarle, et construit un systeme qui lui est propre, sinon par le principeet par le fond, aumoinsrar la forme et par les developpemcnts syslematiquesqu'illuia donnes. L'expression ja plus rigoureuse dc ce systeme est conlenue dans le Traile des sensa- tio)!s. Seduil par lappal trompeur d'uneapparente el fausse unite, Con- dillac croit pouvoir ramener loules nos faculles el la rellexion ellc-meme au principe up.ique de la sensation, Ue la une difference prol'oiKh^ entre le Traitc des seiisalioiis cl VEssai snr I'enlendcmcnt linmain; dilference dont quel({U(>s hisloriens dc la philosophie n'onlpeul-elre pas tenu assez de comple. Locke distingue deux sources do nos idees : la rt'llexion , principe aclif, ei la sensation, principe passif; il admet I'activile dc I'auie , il reconnait rinlcrvenlion necessaire de cette aelivile dans la formnlion de nos idccs. Condillac, aucontraire, niecetle acti\itc, et pre- tend faire deriver loules nos faculles et tcufes nos idees du principe unique de la sensation ;ct, dans la rellexion elle-meme, il ne voit qu'une transformation dcla sensation. L'ame est, a Toi-igine, une lable rase; toules les id('>es viennent de rexperience : \oila le point commun entre J.ocke et Condillac, Mais dans la formation des idees qui \iennenl s'inq)rimer siu'cetle lable rase, Itm fait intervenir raclivile, rautre la suppiime : voila la (lilVerence. Le plan du Trdilc des sensations est a peu pres le meme (jue celui de y Essal (inah/tiqKc sur les faculles de I'dme , par Charles Bonnet, Con- dillac suppose une statue organisee inlerieurement eonune nous, ani- nice par unespril ([ui n'a encore rccu aucune idee, etil ouvre successi- CONDILLAC. 347 vemenlaux diverses impressions dont ils sont susceptibles chacun dcs sens de cetle statue. II commence par lodorat, parcc qne I'odoral est, de tons les sens, le plus etendu, ceiui qui semble contribucr le moins aux connaissances de I'esprit. U fait ensuite subir la m^me epreuve a chacun des aulressens. Puis,apres avoir examine les idees qui decou- lent de chacun de ces sens considere isolement, il analyse cellesquide- rivent de Taction combineede plusieurs sens; et ainsi, en parfantdune simple sensation d'odeur, il eleve graduellement sa statue a lefat d'etre raisonnable et intelligent : car il n'a pas seulement la pretention de d^ crire les facultes et les idees qui en derivent ; mais d en cxpliquer'la generation. Or, voici cette generation qu'il d^duit de lanalyse de nos sensations. 11 distingue deux sortes de facultes : les facultes intellec- tuelles, qu'il rapporte toutes a une faculte generale, a I'entendement; etles facultes aifectives, quil rapporte toutes aussi a une faculte gene- rate, a la volonte. Or, ces facultes, soit inlellectuelles, soit affectives, derivent toutes egalement dun principe unique , de la sensation. « Locke , dit-il dans les premieres pages du Traite des sensations ^ dis- tingue deux sources de nos idees: les sens et la reflexion. II serait plus exact de n'en reconnaitre qu'une, soit parce que la reflexion n'est danS son principe que la sensation elle-meme, soit parce quelle est moins la source des idees quele canal par lequel elles d^coulenl des sens. » C'est ainsi que Condillac fait tout d'abord le proces de la reflexion , elimine I'activite de lame, et, dans I'inter^t dune unite trompeuse, altere pro- fondement la doctrine do Locke. Le but que Condillac se propose est done de demontrer que toutes les facultes, toutes les capacites de lAme, sans aucune exception, tellesque lattention, la com})araison , le juge- ment , le raisonnement, les passions, la volonte, ne sont que la sensa- tion elle-meme diversement transformee. Voici comment, selon Con- dillac , a lieu cetle generation. Lorsqu'une multitude de sensations, ay ant toutes a peu pres le meme degre de vivacite, se font sentir en meme temps a un meme individu, dont Fame, pour la premiere fois, commence a connaitre et a sentir, la multitude de ces impressions 6te toule action a son esprit, et il nest encore qu'un animal qui sent. Mais, si , au milieu de cette foule de sensations, une seule dune grande viva- cite se produit dans Tame, ou vient a prcdominer sur toutes les autres, aussitot I'esprit est tout entier attache a cette sensation, qui, en raison de sa vivacite, absorbe toutes les aulres. Or, cette sensation unique, predominante, devientlattention, ou, pour employer la formule sacra- mentelle de Condillac, se transforrae en attention. Cette transformation de la sensation en attention est la pierre fondamentale de toute la theo- rie des facultes del'ame, developpee au chapitre 2 du Traite des sensa- tions : « A la premiere odeur, la capacite de sentir de notre statue est tout entiere a limpression qui se fait sur son organe : voila ce que j'appelle attention. » Si done lattention est quelque chose de plus qu'une sensation vive , toule cette theorie est ruinee dans son fon- dement. Or, qui ne comprend la dilference profonde qui existe entre ces deux faits : 6tre vivement impressionne, et etrealtenlif".' Etre vive- ment impressionne ne depend pas de nous ; etre atlenlif depend do nous. Entre une sensation vive et I'attention, il y a done loute la diffe- rence qui separe lactivite de la passivile. 548 CO.NDILLAC. l)e la sensation, selon Condillac , sort rattcnlion ; de Taltention sor- tenl a leur tour toules les aulres facultes de noire intelligence. Et , puisque rattenlion nest qa'une sensation, en derniere analyse, toutes ces autres facultes, soil intellectuelles , soit aireclives, derivent de la sensation. A une premiere attention pent en succcder une noiivelle, c'est-a-dire une sensation qui se transl'orme aussi en attention par la vivacite. Mais I'impression que la premiere sensation a faite sur notre ame se conserve encore, I'experience le prouve, en raison de sa vivacite. Notre capacite de "sentir se trouve alors partagce entre la sensation que nous avons eue et la sensation que nous avons. Nous les aperccvons a la fois toutes les deux; mais nous les aperccvons ditl'eremment : Tune nous parail pas- see, I'autre nous parait actuclle. A limpression actuelle on donne le nom d'attcntion; a limpression qui s'est faite dans lame, ct qui ne s'y fait plus, on donne le nom de memoire. La memoire, comme laltention, n'est done qu'une sensation transformee. Des que notre intelligence selrouvc ainsi partagce entre deux atten- tions, necessairement elle les compare; car, des qu il y a double atten- tion, il y a comparaison. Eire attenlif a deux idees, ou les comparer, cestla meme chose. La comparaison n'esldonc aulre chose qu uncdou- ble attention; et , lattention netant quune sensation, la comparaison n'est encore qu'une sensation transformee. Mais on ne peul comparer deux idees sans aperccvoir entre cllcs quelque ressemblance ouquelque difference. Or, aperccvoir de pareils rapporls , cest jugcr. Les actions de comparer et de juger ne sont done que rattenlion elle-meme. Le rai- sonnement n'elant qu'une suite de jugemenls,il se ramene avec la memefacilile a I'allenlion, c"est-a-dire a la sensation. Larellexion elle- meme n'est que I'attention qui se porle successivement sur les divcrses parties d'un objet. Ainsi, pour Condillac, la reilexion nest qu'une sen- sation transformee, et ne signifie plus un principe actif comme dans le sysleme de Locke. 11 demonlre de la meme maniere que la sensation , en se transfor- mant , engendre toutes les faculles de la volonle. La premiere des lacul- tes de la volonle est le besoin ou le desir. Du desir naissent toules les affections de I'Ame, el le desir lui-meme nail de la sensalion. Chaque sensation, consideree en elle-meme, est agreable ou dcsagreable ; sen- lir, et ne pas etre affecte agreablement ou desagreablement , sont des expressions contradicloires. C'esl le plaii^ir ou la peine inherenls a la sensation, qui produisenl, excilenl lallcntion, d'ou se forment lame- moire et le jugemenl. Nous no saurions done etre mal ou moins bicn que nous navons ete, sans comparer I'etat ou nous sommes avec letat par lequel nousavonsdeja passe. Ccltecoiriijaraison nous fait juger quit est important pour nousde changer de situalion; nous senlons le besoin de quelque chose de mieux. Bientot la memoire nous rappclle lobjet que nous croyons pouvoir contribuer a noire bonheur, et, a I'ijistant m6me. Taction de toutes nos faculles se dirige vers eel objet. Celle ac- tion des faculles constitue le desir. Qu'esl-ce done que le desir, sinon Taction meme des facultes de Tentendemenl , delerminee vers un objet particulier, par Tinquictude que cause sa piivation? Du desir naissent a leur lour toutes les affections, loutes les passions; car la passion n'est CONDILLAC. 549 autre chose qu'im d^sir vif, un desir dominant. L'amour, la haine , I'esperanco, la ci'ainte naissent aussi du desir , ne sont que le desir lui- m^me envisage sous difTerents aspects. Lorsque le desir qui possede I'ame est de telle nature que nous avons grand interet a le salisfaire , et lorsque Tesperance nous aappris quil pouvait elre satisfait, alors I'Ame ne se borne pas a desirer; ellesent,etle desir se transforme en volonte. La volonte est un desir absolu , un desir tel que nous pensons pouvoir le salisfaire. Condillac conserve done le motde volonte comme il a con- serve le mot de reflexion , tout en supprimant le fait d'activile volon- taire et libre qu'ils expriment si fortement dans notre langue. Telle est I'explication que donne Condillac de la generation des fa- cultes de I'ame. II resume lui-meme parfaitement toute cette explica- tion dans le passage suivant : « Si nous considerons que se ressouve- nir, comparer, juger, discerner, imaginer, elre etonne, avoir des idees abstraites , en avoir du nombre et de la duree , connaitre des verites ge- nerates et particulieres, ne sont que differentes manieres d'etre altentif ; qu'avoir des passions, aimer, hair, esperer, craindre et vouloir, ne sont que dilferentes manieres de desirer ; et qu'enfm elre attentif et desirer, ne sont dans I'origine que sentir, nous conclurons que la sensation en- veloppe toutes les facultes de I'ame. » Mais si toutes les operations de Fame se reduisent a la sensation diversement transformee, qu"est-ce que Fame elle-meme, qu'est-ce que le moi? Condillac repond a celte question : « Le moi de chaque homme n'est que la colleclion des sensations qu'il eprouve el de celles que la memoire luirappelle, c'est tout a la. fois la conscience de ce qu'il estet le souvenir de ce quil a ete, » L'amen'elantqu'une collection, d'apres Condillac, il en resulte qu'elle nest pas une realite vivanle, active, indivisible, elle nest qu'une pure abstraction, elle n'a point didenlile, d'unile, ou du moins elle n'a qu'une idenlite et une unite purementartificielles, purement nominales.Elrange dementi donne a la conscience, opinion absurde, niais logique, qui derive d'une psycholo- gic supcrficielle s'arretant a la surface des phenomenes sans remonter a leur principe, c'est-a-dire a la force essenliellement active dontilssont les modifications ou les actes I Mais si Condillac est sensualiste , il n'est pas cependant materialiste comme plusieurs philosophes de la meme ecole. II insiste sanscesse sur ce point important que le siege de la sensation est dans I'ame et non dans les organes : il distingue avec soin la psychologic de la physiolo- gic. II serait meme beaucoup plus juste de laccuser d'idealisme que de materialisme , car il a une tendance marquee a ne considerer nos sen- sations que comme des modifications de nous-memes purement subjec- tives, et il va jusqu'a affirmer que nous ne connaissons jamais que notre propre pensee. « Soil que nous nous elevions, dit-il {Art de penser, c. 1 , jusque dans les cieux, soit que nous descendions jusque dans les abimes, nous ne sortons point de nous-memes; ce n'esl jamais que notre propre pensee que nous apercevons. » Dans sa lettre sur les aveugles, Diderot cilecelle phrase, et, faisant un rapprochement inge- nieux enire Condillac et Berkeley, il remarque avec raison que cette maxime conlient le resulial du premier dialogue de Berkeley et le fon- dement de tout son svsleme. 350 CONDILLAC. Condillac a repdt6 a peu pres dans presque lous ses ouvrages, et sur- tout dans la Grammaire et dans la Logique, oette analyse des facull^s de ri\me developpeedans le Traite des sensations. Saconfiance en la verile dc celte analyse est si grande, qu'il va jusqua dire qu'en geometric il n'y a pas de verity mieux demontree. C'est du point de vue de celte analyse qu'il juge Ihistoire de la philosophic tout entierc dans laquelle , avant Locke, il napergoit qu'epaisses tenohres, r6ves et chimeres. Pour nous, au contraire, qui ne partageons pas raveuglement systcma- tique de Condillac et de son ecole, il nous semhle quaucune Iheorie des facu lies de rAme, qu'aucune philosophic, puisque la philosophic tout enliere consiste, scion Condillac, dans I'cxplication de la genera- tion desfacultes, n'a jamais mulile et defigure davanlage T^me hu- maine. L'homme de Condillac, depourvu de toule force pour reagir centre le monde exlerieur, et ne possedant en lui le gernie d'aucune connaissance, ni aucune tendance nalurclle, n'est autre chose que I'echo dc la sensation ct du monde exterieur; il n'est que ce que Taction du monde exlerieur le fait etre; loute son intelligence est fille de la sensation , ou plulot nest que la sensation elle-meme diverse- ment transformee. Non-seulement pour clle il n'y a plus dc verile , de heaule, de justice ahsoluc; mais encore plus de pouvoir de se commander a elle-m6me et de resislcr au monde exlerieur et a la sensation. Tel est rhomme de Condillac. Cct homme n'est qu'une fic- tion; cetle nature que Condillac a decrite n'est point noire nature; celui qui I'a creee, la creee sur un autre modele et dapres d'autres proportions. Sans nous arreler a refuler ici lidec si fausse que Condillac s'est faile de la philosophic {Voir le mot Sknsialisme), signalons Ics errcurs ct Ics lacunes Ics plus graves de sa Iheorie des faculles. Negation de lenergie propre de la raison, negation de ractivilc personnellc de I'ame, lelles sonl Ics deux errcurs fondainentalcs du systeme de Condillac. La pre- miere, comme il a deja etc remarque, lui est commune avoc Locke; la scconde lui est parliculierc. Condillac, de meme que Locke, nie rexistence de toule idee nalurelle, de loute verile univciscllc el ahsolue; il nie rinfiiii ou , du moins, Icnle de rcxpliqucr par le (ini : erreur fonda- mentale dou sort la negation de toule onlologie, dc toule verile ahsolue, de tout droit ct de loul devoir. Pour la rcfulalion de cetle eireur el I'ap- precialion de ses consequences, nous renvoyons a larlicle sur Locke donl Condillac n'a fail que reproduire la polemique conlre les idees in- nees. En oulre, Condillac a nie, ou du moins entiercmcnl meconnu le fail de lactivile personnellc de Tame. 11 con(,H)it lAme comme one laMe rase qui ne fail qucnregislrer passivement les empreinles (|ui Uii vieii- nenl du dehors par rintcrmcdiairc des sens. I'ne telle conceplioii dc la nature dc Tame n'est qu'une vaine hypolhcse en opposition avec Ic tc- moignage de la conscience. Comment, en ellel , nous connaissons-noiis nous-memes, et a ([uellc condition ? Nous ne nous connaissons que comme une cause, comme une force loujours agissante. Lc tnoi ne pent se saisir lui-meme, el se poser comme moi qu"a la condiiion de se distingucr de ce (pii n'est pas moi, de s'ojiposer au non-mol. Or j)our se distinguer, pour s'opposer, il faut necessairement agir el I'eagir : done tout fait dc conscience suppose I'aclivilc du moi; done le moi est actif. CONDILLAC. 551 non pas seulement dans telle ou telle classe de ph^nom^nes , mais dans lous les phenomones de conscience sans exception ; il est une force et 11 a I'aclivile pour essence m6me. C'est la ce qu'a dcmonlre M. Maine de Biran, cl c'est par la que la philosophie du xix" siecle a commence a romprc avec la philosophie de Condillac. Jusqu'alors, pendant un espace de presque cinquante ans, cette philosophie avait regne sans rivale, et le Traite des sensations avait ete I'EvangiJe philosophique de la Fiance. Quand on considere combien une telle philosophie est depourvuc de tout ce qui peut, a defaut de verile, seduire Ics esprits et cntrainer Ics imaginations, on a de la peine a se rendre complc de sa prodigieusc for- tune et de sa longue domination. Ncanmoins on peut Icxpliqucr par Taction de deux soi'les de causes, les unes gcnerales et les autrcs par- ticulieres. La grande cause qui , au xviii'' siecle , fit triompher la philo- sophie sensualiste de la philosophie cartesienne, c'est son alliance avec les idees de reforme, de mouvement, de progres. Mais, indcpendamment de cette cause generate, on trouve dans la nature nieme et dans ies ca- racteres de la docti-ine de Condillac, des causes particulieres qui peuvent expliquer en partie son succes. Nul doule que la simplicite, la clart^, la rigueur apparcnte des ouvrages dans lesquels elle est conlenuc et developpeen'aicnt heaucoup conlribue a rendre populairc ccllc dot trine. Elle est a la portee de toutcs les inJoliigences; elle scmbie, au premier abord, avoir tout simplifie, tout eclairci en metaphysique, et un esprit superhciel, seduit par cclte simplicite et cette clarte, peul bieii s'imogi- ner qu'il possede la melaphysique lout entiere, etque le dernier mot de la science de I'esprit humain a ete dit par Condillac. Mais du jour ou cetle doctrine a ete serieusement examinee en elle-meme dans son prin- cipe et dans ses consequences, de ce jour elle a ete jugee et condamnee sans retour. C'est la gloire de notre ccole davoir dctruit son regne et de lui avoir substitue une philosophie plus vasle et plus profonde, qui a re- mis en lumiere ces grands fails de la nature humaine nies ou mcconnus par I'ecole sensualiste, a savoir I'aclivile essenlielle de Tame humaine et la realite de linlini et de I'absolu avec lequel nous enlrons en rapport par la raison. Crace a la polemiquc triomphante de cette ecole, il n'y a plus aujourd'hui dans le mt^nde scientifique de partisans avoues de la doctrine de Condillac, cl son dernier representant est desccndu dans la tombe aveclM. Destutt de Tracy. Ouvrages de Condillac : Essai sur I'origine des connaissances hii- maincs , '2 vol. in-12, Amst. , IT-VG ; ■ — Traite des sysiemes, 1 vol. in-12, ib. , 17 V9; ~ Recherches sur I'origine des idees que nous a^^ons de la beaute, 2 vol. in-12, ib. , 17il) ; — ■ Traite des sensations, 2 vol. in-i2, Paris et Londrcs, 175 i ; — Traite des animaux , 2 vol. in-12, Amst. , 1735 ; — Cours d' eludes pour ['instruction du prince de Parme f^renlermant : Grammaire, Art d'ecrire, Art de raisonner. Art deycnser, Histoire generale des hommes et des empires) , 13 vol. in-S'', Parme, 17G9-1773j — Le commerce et le goui-.ernement consideres relativement I'un a I'aulre, in-12, Amst. et Paris, 1776; — ■ Lo- giepie , in-12, Paris, 1781; — Langne des calcuJs (ouvrage posthume) in-12, ib., HiiS. I.es oeuvrcs completes de Condillac onl ete publiees en 23 vol. in-8% Paris, 1798. D'autrcs editions on! paru plus tard. F. B. 5.Vi CONDOaCET. COXDORCET (Marie-Jcan-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de) naquil le ITscpteinbre 1713,11 Riboiiionl en Picardio. Iln'availencoreciiie quatre ans, lorsque son perc vinl a niourir. Saincre, doiiirardenlepietc allait jusqu'a la superstition, pour preserver >-on fils unique des dangers qui entourent I'enlanee, lavail voue au blane, comme dil le peuple , el, jusqu'a Tage de dix ans, il nc connul d'aulres \ elements el daulres jcux que ceux des jeunes fiiles ; ce qui explique en parlie, au physique, la deliealesse de sa complexion; au moral, eclte liniiditc, cellc reserve ex- cessive dont, en public du moins, il ne put jamais se dcfaire, et qu'on prit quekjuefois pour de la froideur. C'esl eeli(; froideur apparente, com- paree a lexallalion reellede son i\nie, quile faisait appelerpar d'xVlem- bert nn volcan convert de neige. A onze ans, son onele, Jacques-!Marie de Condorcet, qui oecupa suc- cess! vemenl comme eveque les sieges deGap, d'Auxerre et de Lisieux, le conlie aux soins d"un membre de la Sociele de Jesus, le V. fiiraud de Keroudon. A treizeans, il remporle le prix de seconde au college des Jesuites, a Reims. De hiil passe au college de iSavarre, a Paris, et il y soutient, a peine enlre dans sa seizieme annee, avec un eclat inaccou- tume, une these de malhemaliques en presence deGlairaut, ded'Alem- bert et de Fontaine, qui lui annoncerent des lors le plus brillant avenir. Les encouragements de ces hommes illustres delerminerent, conlre le grc de sa famille, ((ui le consacrait au metier des amies, sa vocation scientifique, el deciderent de la direction qu'il imprima dabord a ses travaux. Deux memoircs remarquables, I'un Siir le calcul inlegralj, I'aulre Sur le jnohleme des trots corps ^ publics etiscmble sous le liti'c d'Essais d'anadjse (in-V", Paris, 1.708), lui valurent ladmiralion de Lagrange, et lui ouvrirent, en 17G0, les porles de I'Academie des Sciences. Les Eloges dc qiielques academiciens mortsdepuis IGGG jusfjud 1G99 ;in-12, Paris, 1773) , Tun de ses meilleurs ouvrages, le signale- rent aux sulfrages de ses confreres comme secretaire perpeluel de I'Aca- demie; et, en elfet, Grandjean de Foucby elanl venu a mourir, il fut elu a sa place. D'Alembert, dont il dcvint plus tard I'ami inlime et rcxccuteur tes- tamenlaire, avail faildujeune Condorcet un malbematicicn ; Turgoten fit un cconomiste elun philosophe. Condorcet, dans celle double car- riere, s'en tint a peu pres a developpcr, a populariser, a scrvir les idees et les croyances dc son illustre et gcncreux ami. Dcpuis sa Lctlrc d'toi lahoiireur de Picardic a M. Acchcr , ius(\ni\ celle Es/iiiixse dun ta- bleau historique des progrhs de respril hv main i'm-H", l^aris, 17i)a;, ]e dernier el le plus important de ses ecrils, il n'a pas, sur ces matieres, public un ouvrage donlTurgot ne lui ail fourni le theme. Peut-clre aussi faut-il rapporter a son commerce avec A'oltaire, et au besoin qui parail le dominer d'imitcr tout cc (juil admire, ses cssais en litteraUire. Cc qui est certain, c'esl que ce tut a pres avoir \isile avec d'Alembert le palriarche dcFerncy, en 1770, (pi'il se tourna de ce cote. Sa Letire dun thcologien a i'auteur du Dictionnaire des trois siecles date (le 1772 (in-8", Berlin;; son Eloge et ses Pensccs de Pascal out etc publics pourlapremiere I'ois uLondres, en 1773 ;in-8";. C'elail d'aillcurs un litre (jue ses amis Tcngagerenl a se donncr aux sufTrages de I'Aca- demie frangaisc, oil il n'arriva cependant ([uen 1782. II prit pour texle CONDORCET. 555 de son discours de reception : Les avantages que la societepent retirer de la reunion ties sciences plnjsiqiies aux sciences morales. Trois ans plus lard , en 1785, il publia aesEssais siir I' af plication de I'analyse a la probabilite des decisions vendues a la pluralite des voix , ouvrage qui reparut apres sa mort, entierementrefondu, et avec de nombreuses ad- ditions , sous ce litre : Elements du calcul des probabilites et son appli- cation aux jeux de hasard, a la loterie et aux jugements des Jiommes, avec un discours sur les avantages des mathematiques sociales , et une Noticesur M. de Condorcet (in-8°, Paris, 1804). En 1186, il fit paraitre a Londres une Vie de Turgot (in-8") , qui fut aussitot traduite en alle- mand et en anglais. Le meme honneur a ete fait a sa Vie de Voltaire, publiee a Geneve en 1787 ( 2 vol. in-18), et reproduile en tete de quel- ques editions des oeuvres de Voltaire, entre autres celle de Kehl. Con- dorcet tut, en outre, un des collaborateurs les plus actifs de Y Eticy dope- die, et il fournit quelques articles a la Bibliotheque de Chomme public (28 vol. in-8% Paris, 1790-1792). Membre des Academies de Berlin, de Petersbourg, de Turin , et de I'lnstitut de Boulogne , il enrichit les memoires de ces diverses societes savantes de plusieurs travaux remar- quables qui demandent encore a etre reunis. La vie el les ecrits politiques de Condorcet se rattachent trop etroite- ment aux plus grands evenements de notre histoire, pour qu'il nous soil possible den parler ici. Nous dirons seulement comment il mourut , et dans quelles circonstances il ecrivit son dernier ouvrage, le seul par le- quel il appartienne veritablement a Fhistoire de la philosophic. Apres la journee du 31 mai, proscrit par la Convention comme com- plice de Brissot, il Irouva un asile chez madame Vernet, proche parente descelebres peintres de ce nom,etquitenait, rueServandoni,n° 21, une maison garnie pour des etudiants. C'est la que, sans livres, abandonne aux seules ressources de sa memoire, il composa son Esqiiisse d'un ta- bleau historique des progrl's de V esprit humain. Chaque soir il remettait a sa bienfaitrice les feuilles qu'il avail ecrites dans la journee, et jamais il ne relut , ni le travail de la veille , ni I'ouvrage dans son ensemble. Cependant un decrel de la Convention elant venu menacer de mort qui- conque oserait recueillir un proscrit , Condorcet ne put se resoudre a compromettre plus longtemps cette genereuse femme, qui, pendant huit mois, etait parvenue ale soustraire a toutes les recherches. « II faut que je vous quitle, lui dit-il un jour ; je suis hors la loi. — Vous etes hors la loi ! lui repondit-ellc ; mais vous n'etes pas hors I'humanite, et vous reslerez. » Mais Condorcet n'accepta point cet admirable devouement. Profitantd'un instant ou il n'etait pas surveille, il s'echappa de sa re- traile, a peine velu, le5avril 1794 j et, apres avoir passe plusieurs jours dans la situalion la plus horrible , couchant la nuit dans les carrieres abandonnees, il fut arrete, aClamart, dans une auberge, ou la faim I'avait force d'entrer. Conduit aussitot au Bourg-la-Beine, il y fut jete dans un cachot ; et lorsqu'on vint le lendemain pour I'interroger, on le trouva morl. II avail fait usage du poison que, depuis quelque temps, il portait sur lui, dans le chaton de sabague, pour se derober au sup- pUce. De tons les ouvrages de Condorcet, un seul, comme nous I'avonsdeja dit, appartient veritablement au sujet de ce recueil : c'est celui qui! 5X4 CONDORCET. composa dans la maison de la rue Servandoni, et que n( us allons essay er de faire connailre par une courle analyse. L' liitqnissed'un labhmt hisloriquedes progrcs del'esprit hnmain n'est, pour ainsi dire , que le programme dun ou\ragc plus considerable que Condorcet voulait ecrire sur le m6me sujel, el dont il commenca m6me Icxeculion dans quelques fragments qui nous onl ^le conserves. Son but est de nous montrer, par le developpement des facuUes huinaines a travers les siecles, que Ihomnie est un elre essenticllemeiU perfec- tible; que, depuis le jour de son apparition sur la terre, il na pas cesse d'avancer par une marche plus ou inoins rapidc^ vers la verite el le bon- heur, et (jue nul ne pcut assigner un terine a ses progres futurs, car ils n'en ont pas d'aulre que la duree meme du globe ou la nature nous a jeles ; ils conlinueronl taut que la terre occu[)era la meme place dans le systeme de I'univers, et tanl que les lois de ce systeme n auronl pas amene un bouleversenient general. Mais ne voir dans Ibistoire de I'humanilequ'une suite non inlerrom- pue de pi-ogres, c'esl tout justifier , c'est accepter lout ce qui s'est fait el loutce que Ion cro>ail avanl nous, commc une prc[)aration neces- saire a nos propres idees el a nos institutions les plus cberes. Or, on sait que Condorcet etait bicn eloigne de cette indulgence pour le pnsse. Aussi a-l-il soin de nous prevenir quen nous faisanl assisler au deve- loppement (le la perfeclibiliteburaaine, il veul nous signaler en meme tem[)s les obstacles qui I'ont arrelequelquefois, et lesinduences funesles qui onl fait retrograder plusieurs peuplesd'une civilisation dejaaxancee vers les tenebres de la i)lus grossicre ignorance. La superstition el la tyrannic, lelles sont, d'aprcs lui, c'est-a-dire d'apresle langage el les- prit deson temps, les causes de toules les erreurs , de loutes les cala- miles qui ont rcgne parriii les hommes, el la source inepuisable des deilamations par lesquelles il secroil oblige dinlcrrompre a cbaque pas son inleressante exposition. LOuvrage est partiigc en dix epoques: dans les neuf premieres nous voyons la suite des progres que I'espril buniain a deja accouiplis depuis les temps les plus obscui-s et les plus recules jusqu"a lefablissement de la re[)ul)ii(|ue iVancaise ; la dixieine , qui est de beaucoup la phis curieuse, nous offre en quelquesorte une description propbeti(|uede I'avenir; die nous montre les generations futures conduitcs par degres a un elat ou la science, la verlu , la liberie el le bonbeur sont unis par un lien in- dissoluble. Le premier etal de la civilisation est celui de quelques peupladc s iso- lees les unes des aulres, subsistanl de la pecbe ou de lacliasse, ne con- naissant pour toule Industrie que I'arl de construire deseabanes, des ustensiles de menage et quekpies armes grossieres, mais possedaiU di'ja une laiigue arliculee, une sorle d'autorite publique el les habitudes de la faiiiille. A la chasse el a la pecbe nous voyons succeder la vie pastorale . (|ui consacre , avec le droit de p!()[)rie!('', I'incgalile des conditions, f)uis la doiucslicile et bi(M»t6l I'esclaxage, innis (jui en meir.e temps laisse a riiomme assez de Inisirs pour culliNcrson ink'lligence, j)our iiwenfer quelques arts, entre autrcs la nmsique, et pour ac([uerir les premieres notions de I'astronomie. CONDORCET. JJ55 Les peuples pasteurs, a leur lour, sont remplaces par les peuples agriculleurs , au sein desquels les arts, les professions et les classes de la sociele se mulliplient. A la suite de ce changement, les progres de- \ieiinent plus rapides et plus faciles : car, d'un cote, il existe plus de loisirs pour la culture des sciences; de I'autre, la distinction des profes- sions ne peut manquer d'etre favorable au pcrfectionnement des artsj I'abondance des fruits de la terre donne lidee des cchanges et fait nattre des relations entre des peuples jusque-la isoles les uns des autres; enfin , le dernier resultat de celte civilisation, c'est linvention de I'ecri- ture alphabetique. Relativenient a ces trois premieres epoques, Condorcet avoue qu'il n'a pu nous donner que de simples conjectures, appuyees de quelques observations gencrales sur la nature de rhomme et le developpement de ses faculles. La quatrieme et la cinquieme embrassent toute la civili- sation grecque et roraaine, depuis I'origine de ces deux peuples jusqua I'invasion des harbares. Mais ici nous nous bornerons a citer les juge- nients portes par Condorcet sur quelques-uns des systemes pbilosopbi- ques nes sous I'empire de cettc civilisation fameuse. Avant Socrate, il ne trouve a louer que les systemes de Pylhagore et de Democrite, dans lesquels, a ce qu'il nous assure, on reconnait aisement ceux de Newton el de Descartes. En effet, Democrite et Descartes ont egalemenl voulu expliquer tous les phenomenes de I'univers par les proprietes de la matiere el du mouvement. Newton el Pylhagore ont reconnu I'un et I'autiele vrai sysleme du monde, et les nombres du philosopbe grec ne signifient pas autre chose que lapplication du calcul aux lois de la nature. Le caractere de Socrate est assez bien apprecie ; il a voulu sub- stituer la methode dobservation aux hypotheses ambitieuses ou la philo- sophie s'egarait avant lui, et a I'espril sophislique qui la faisait descendre aux plus pueriles argulies. La methode de Socrate est egalement appli- cable a tous les ol.'jels que la nature a mis a noire portee, et ne merite pas le reprochc dc ne laisser subsister d'autre science que celle de ihomme moral. Platon est Iraile plus duremenl. On ne lui pardonne ses reveries et ses fiivoles hypolhoses qu'en faveur de son style, de so morale et de certains principes de pyrrhonisme que Ton croit rccon- naitrc dans ses Dialogues. Dans la philosopbie d'Aristote, rien n"a trouve grace , que le principe qui fait deriver de la sensation loules nos connai-sances. Le systeme des stoiciens, meme la parlie metaphysique de ce sysleme, est Iraile avec indulgence, et dans plus d'une occasion Condorcet senible incliner a la croyance d'une ame du monde el dune immortalise sans conscience. Mais toute sa sympalhie est pour la morale dr>;)icure, telle qu'il I'enlend et qu'il se plait a la developper : suivre ses penchants naturels en sachant les epurer et les diriger; obser- ver les regies de la temperance qui previent la douleur en nous assurant toutes les jouissances que la nature nous a preparees; se preserver des passions haineuses ou violentes qui lourmentent le coeur; culliver, au contraire, les alfeclions douces el tendres; rechercher les plaisirs qui r^sullenl d'une bonne action et eviter la douleur du remords ; « telle est, dil-il , la route qui conduit a la fois et au bonheur el a la vertu. » Apres avoir fail aux Grecs une part immense dans I'histoire de I'in- telligence humaine, Condorcet daigne a peine parler des Remains : a Ten ri56 CONDORCET. croire , la civilisation ne leur doit rien que la jurisprudence ; encore cetlc science, telle que les Romains nous I'ont transmise, a-t-elle servi a rcpandrc plus de prejugcs odieux que de vcrites utiles. Le moyen ;\ge, qui remplil les deux epoques suivantes, est traite avec toute I'injustice qu'on devait attcndre dun philosophe du xviir sie- cle. Apres le triomplie des idees chreliennes sur le paganisme, toute liberie desprit, toute trace de civilisation disparait, jusqu'a ce que les Arabes viennent rendre a I'Occident quelquesfaibles debris de la science de lanliquite. Condorcet veQt bien admeltre cependant que la scolas- tique n'a pas cle entieremenl inutile, et que ses argumentations si sub- tiles, ses distinctions et ses divisions sans nombre ont prepare les esprits a I'analyse philosophique. La huitieme epoque commence a I'invention de I'imprimerie et se termine par Descartes. Condorcet reconnait en lui, avec beaucoup de justcsse, levraifondateurdela liberie philosophique parmi les modernes, et le premier qui ait cherche, dans I'observation des operations de I'es- prit , les veriles premieres dont toute science a besoin. Un tableau tres-anime du mouvement des esprits pendant le dernier siecle, remplit a lui seul la neuvieme epoque. II resume en lui tous les elForts precedents, el a mis au jour des verites que, selon lexpression de Condorcet, il n'est plus permis ni doublier ni de combattre. Parnii ces verites sonl comples en premiere ligne la philosophic de Locke et de Condillac, les principes politiques de Rousseau, et surtont la doctrine de la perfectibilite indefinie de I'espece humaine, dont tout Ihonneur est rapporle a Price, a Priestley et a Turgot. Nous voici enfin arrives a la parlie la plus originale et la plus interes- sanle du livre de Condorcet, celle qui renferine la prediction de nos destinees a venir. Tous les progres qui restenl encore a faire a Tespece humaine doiventaboutir a ces trois resullats : la destruction de linega- lile enlre les citoyens dun meme peuple; la destruction de I'inegalite entre les nations; le perfectionnement de la nature meme de rhonime et (les facultes dont elie est douee. Pour obtenir le premier de ces trois resullats, I'egalile enlre les citoyens dun meme peuple, il faul d'abord faire disparailre rinegalile des richesses par la destruction des mono- polcs, par labolilion de toutes les mesures qui enlravent I'industrie et le commerce, par rexlension des avantnges du credit a toutes les classes de la societe, enfin par relablissement des caisses depargnc el des caisses dassurance. Mais ces moyens purement maleriels ne suffisent pas; il faul rcparlir aussi d'une maniere equitable les avantages de lin- sli'uction. Sans esp^rer, surce point, une egalitc impossible, il faut en- seigner a chacun les connaissances qui lui sont neccssaii'cs pour n'etre point dans la dependancc dun autre, pour faire lui-meme ses affaires, pour connaitre ses droits et ses devoirs, poursavoir defendre les uns et remplir les autres. Avec le bien-etre el linstruclion des hommes , on verra croilre aussi leur moraiite, et voici comnuMil : telle sera dans ra\enir la perfection des lois et des institutions publicjues, que les inte- rels parlieuliers seronl entieremenl eonfondusavec linlerel coinmun ; or, comme les vices el les crimes, dans lopinion de (Jondorcet , ont a {)eu ])r('s tous leur origine danslOpposition qui a existe jusqu'a present enlre ces deux interets, les vices et les crimes scront desormais impossibles. CONFUCIUS. :):^7 la vertu sera en quelque sorte I'^tatnaturel de I'homme. C'est ainsi que la nature a lie par une chaine indissoluble la verite, le bonheur et la vertu. L'egalite descitoyens, au sein de chaque peuple, aura necessairement pour resultat l'egalite enlre les nations j car, une fois parvenue a I'etat que nous venous de decrire, chaque nation a part aura conquis le droit de disposer elle-meme de ses richesses el de son sang ; des lors la guerre sera regardee comme le plus grand des lleaux el le plus odieux des crimes ; la garanlie de la force sera remplacee par celle des trailes; hi liberie du commerce distribuera partout, d'une maniere egale, le bicn- etre et les richesses ; Fidentite des interets et des idees aura pour conse- quence la creation d'une langue universelle, et lous les peuples ne for- meront qu'une seule famille. Enfin, s'il y a des races d'animaux et de vegetaux susceptibles de perfeclionnement par la culture, pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la race humaine? Condorcet ne doute pas et ne permet a personne de douter que les progres de la medecine, de Ihygiene, de I'economie politique et du gouvernement general de la societe ne doivent prolonger pour les hommes la duree de la vie , en leur assurant une sante plus conslante et une constitution plus robuste. Alais qui oserait assigner un terme a ce genre de conquete ? Condorcet ne promcl pas positiN ement a Ihomme le don de rimmortalile: « Mais nous ignorons, dit-il, quel est le terme que la vie ne doit jamais depasser ; nous ignorons meme si les lois ge- nerales de la nature en ont determine un au dela duquel elle ne piiisse s'etendre. » Plus dune idee profonde se trouve melee a cesreves, dont quelques- uns touchent au ridicule j mais, de quelque maniere que Ton juge I'ou- vrage de Condorcet , on ne pent lire sans atlendrissement cet hymne en Ihonneur de I'humanite et de I'avenir, compose en quelque sorte sous la hache du bourreau, et ou Ton chercherait vainement un reproche adresse par la victime a ses perseculeurs. Tout y respire I'amour des hommes, la paix, I'esperance : malheureusement celte esperance ne s'eleve jamais au-dessus de la terre. Les ouvrages de Condorcet, recueillis et imprimes a Paris en 180i, formenl 21 vol. in-8°j mais dans ce recueil ne sont pas comptes les ou- vrages de malhematiques, qui ont ete publics a part. On peut consulter sur sa vie et ses ecrits : Les Trois siecles de la lilterature franeaise , par Sabatier de Castres (,6" edit., t. ]i, p. 25; ; la Notice sur la vie et les ou- vrages de Condorcet, par M. Diannyere, son ami (2" edit., Paris, 1799) ; \gL liiographie 7iouvelle des contemporains , publiee par MM. Arnault, Jay, Jouy , ?Sorvins, etc.j le Dictionnaire historique et bibliographique de'Peignot; enfin la Biograjihie de Condorcet, lue a I'Academie des Sciences, par M. Arago , dans la seance publique de 18i2. CO\FUCIUS [en chinois Khoung-fou-tseu , ou plus commun^- ment A7(ow/?^-f5e«].Cephilosophe, sous le nom duquel s'est personnifie en Europe, aussi bien qu'en Chine, toule la science morale et politique des Chinois, naquit dans le village de Chang-ping , dans le royaume feu- dataire de Lou 'aujourd'hui province de Chan-thoung), 551 ans avant noire ere et 5V ans apres Lao-tseu. Les historiens chinois disent que 558 CONFUCIUS. Khoung-tseu, bien qu'il soit ne dans le petit royaume de Lou, fut cependant le plus grand instituteur du genre humain qui ait jamais pani dans le monde. Si Ion doit juger de la cause par les ctVels, cet elogc est loin d'etre exagere; car aucun autre homme, quel qu'ait ete d'aillcurs son genie, n'a eu, comme Confucius, la gloire d'etablir un code de philosophic morale el politique (jui regne presque exclusivement, depuis plus de deux mille ans , sur un empire dont la population d^passe aujourd'hui trois cent soixanle millions d^imes. Ayant dcja expose aUleurs ( Voyez le mot ChinoiS; ses doctrines philosophiques, nous nous bornerons ici a faire connaitre sa vie , son veritable caractere, et le role (juil a joue dans lliistoire generate de la civilisation de son pays. Les liisloriens chinois fontremonter les anc^tresde Confucius jusqu'^ I'empereur lloangti , qui rcgnait 2637 ans avant notre ere. Plusieurs de ses ancetres occuperent des emplois considerables. Son pere fut gou- verneur de la villc de Tseou. Confucius lui-m6me occupa plusieurs fois des emplois publics, que sa passion pour faire regner la justice et les sages lois de Tantiquile lui faisait recbercher avec ardeur el perse- verance. J)es lAge de six ans , si Ton en croit des traditions un pen suspectes, on remarqua en lui une sagesse qui tient du prodige. 11 ne prenait aucune part aux jeux de son age, el il ne mangeait rien sans lavoir olFerl au ciel , selon la coutume des anciens. A I'age de quinze ans, il s'appliqua tout enlier a la lecture des livres anciens, et en lira tons les enseignemenls qui pouvaient etre de quelque ulilite pour ses piojets de regonorntion. Ses parents ctant pauvros, il se trouva, dil-on, oblige de travailler pour vivre, et Ion raconte meme quil excr^a pendant quelque temps la profession de berger. Cependant, a cause de sa grande intelligence et de sa verlu eminenle, il fut charge, a lage d'environ vingt ans, par le premier ministre du royaume de Lou, son pays natal, de la surintendance des grains, des besliaux et des marches publics. II 111 ensuile quelques voyages, et alia voir Lao-tseu, dans le royaume de Tchcou. Aprcs avoir parcouru ]»lusicurs contrees de la Chine, dans le but de ramener a des principes d'eciuile el de justice les chefs des pelits Elals dont lempire se composait alors , Confucius, voyanl ses etl'orts impuis- sants pour detruire les abus, se relira avec quelques disciples dans la soliluilc, el la il s'occupa exclusivement a recueillir el a revoir le lexte des Livres sacres {King) , dans lesquels il voyail , comme la Chine lout entiere la loujours fail avec lui, les plus precieux monuments de la sagesse ancienne. Cesl ici le lieu de juslilier noire philosophe dun reproche elrange qui lui a etc fail , en France , dans ces derniers temps ; on la accuse «d'avoir opere sur les King et les livres de lanliquile cbi- noise un travail analogue a celui de Platon, analogue a celui d'Aristote sur les dogmes religieux des grandes socieles auxquelles la Crece etail redevahle de sa civilisation, c'esl-a-dire que ce philosophe elagua de ces livres loule la parlie religieuse qu'il ne comprenait pas tres-hien , lout ce (jui se rapporlail a lexplication et au developpemenl des dogmes traditionnels; en un mot, lout ce qui devail lui paraitre depourvu d'in- terdt. » ( Appendice a la traduction de I'ouvrage sur la Chine, de M. Davis. ; CONFUCIUS. 559 Cette assertion , dont plusieurs ecrivains se sont deja empar^s comme d'une grande et importante decoiiverte, ne repose sur aucun fonde- menl, et quelques mots suffironl pour la delruire. Les Kittg , ou les Grands tivres de I' Antiquite ^ que Confucius est accuse d'avoir alleres, ne peuvent etre que le Livre des Transformations (Y-King) , ie Livre des Vers {Chi-Ktng) , et le Livre dcs Anruiles {Chou-King). Quant au premier, loin d'avoir ete allere par Confucius, ce philosophe avait un tel respect pour ce livre, qu'il disait, dans ses Entretiens philosop/iiqiies (c. 7, § 16) : « Sil m'etait accorde d'ajou- ter a mon ivac de nombreuses annees, jen demanderais cinquanle pour etndier le Y-King , afin que je pusse me rendre exempt de fautes. » Tout son travail de revision se borna pour re livre a do courts commen- taires, que les Chinois ont nommes Appendices au Y-King , et que, dans toutes les editions, on trouve joints au Livre des Transfor- mations. Le travail critique de Confucius sur le Livre des Ve7's n'a jamais ete mis en doute. 11 est vrai que, de Irois mille chants populaires recueillis dans les diverses provinces de Tempire, il n'en a guere con- serve que trois cents ; mais que faut-il conelure de ce fait, sinon que notre philosophe avait de la critique et du gout ? Quant au Livre des Annates, Confucius Ic redigea d apres les docu- ments historiques officiels qui existaient de son temps. 11 n'avait done rien a elagiier de sa propre redaction. Qu'il ait aussi fait un choix dans les documents historiques mis a sa disposition, ce serait faire peu d'honneur a son intelligence que de supposer le conlraire. Mr.is quil n'ait pas recueilli, qu'il n'ait pas juge a propos de Iransmettre a la pos- terite, el de lui olfrir comme moclMe a suivre, tout ce qui s'etait fait, dit ou ecrit, il est par Irop etrange de lui en faire un crime. D'ailleurs, le Clwu-King , comme nous le possedons, n'est pas tel quil sortit des mains de Confucius, puisquil avail alors ccAj^chapitres, et qu'il nen a plus que cinquante-huit depuis I'incendie des livres, 213 ans avant noire ere. Resle done I'accusation indirecte d'avoir ete inlidele a la tradition de son pays, den avoir altere les dogmes , tandis qu'un de ses contem- porains , dont les ecrits sont parvenus jusqu'a nous, les aurait, dit-on, religieusemcnl conserves. Je vais demontrer que celle accusation n'a pas plus de fondement que la prccedente. II me sufilra de traduire litte- ralement la dissertation rapportce par Tso-hhicou-ming , le contempo- rain de Confucius, auquel il est fait allusion. « Mou-cho y se trouvant dans le royaume de Tqin , Fan-siouan-tseu , alia a sa rencontre et Tinterrogea en disant : « Les hommes de I'anli- quite avaient un proverbe qui disait : On meurt, mais on. ne peril pas tout entier. Quel est le sens de ce proverbe'? » Mou-cho nayant pas repondu, Fan, surnomme Sionan-tseu , dit : « Autrefois les ancelres de Klia'i (c'est-a-dire de Siovan-tseu lui- meme) prccederent les temps de Chun, et furent de la tumille de Yao. Du temps de la dynastie des Hia, ce fut la famille du Dragon imperial (Ya-louiig-chi •, du temps de la dynastie des Chang, ce fut la famille Chi-wei fqui regnait sur le pelit Etal vassal nonune Pc) ; du temps de la dynastie des Tcheou, ce fut la famille des Thang et des Tou (noms 5C0 ■ CONFUCIUS. de deux petits royaumes , dont le premier fat andanti et I'autre absorbe par TchUuj-ming de Tcheou, 111 ans avanl J.-C). Le chef du royaume de Tr.in, qui, par la coupe pleine de sang de bceuf, jura fidelile aux nouveaux^ Jfia (c'est-a-dire aux premiers Tcheou) , iui \e chd dc la fainillc fan. N"est-ce pas la perpeluile des families que le proverbe cile a eo vue ? » Mou-cho dit : « Ce que moi, Pao , j'ai cnlendu dire a ce sujet, dif- fere lotalement de ce que vous appelez la perpeluile mondaine des fa- milies dans une position elevee, dont on iie pent pas dire qu"e//c5 ne, perissent pas comme le hois a I'eUit de decomposilion. « Danslc royaume deLo?/, il y avail anciennemcnl un ministre d'Etat qui disail : T/isang , surnomme apres sa morl Wen-tchonng (le puine lellre) ,elantvenu a deceder, on dit de lui quilclait toujouis subsislant (c'est-a-dire, ajoute la glose, que Ton disail que ses bonnes instructions scraienl transmises aux siecles a venir^ N'esl-ce pas la lexplication du proverbe? moi je I'ai compris ainsi. Ceux qui sonl superieurs aux au- tres bommes (les saints, selon la glose, , ont des veriiis qui subsis- tenl indeOnimenl (qui parvicnnent aux siecles futurs); ceux qui vien- nenl immedialemenl apres ( K'^ sages) ont des merites qui subsistent aussi indefinimenl; ceux qui viennent apres ces derniers ont des pa- roles qui sont egalement transmises aux generations futures. Quoique ces trois ordres de sages ne vivent qu'un certain temps, on dit d'eux qu'ils ne pcrissent pas tout cntiers. Voila ce que signifie lexpression ne pas perir tout entier » ( Tso-tchouan, k. 5 , f" 3*2.) On pent voir, par celle citation iidele, si le pretendu conservateur des dogmes tradilionnels contemporain de Confucius, en a respectueu- sement conserve un que ce dernier philosopbe aurait allere , el meme supprimc , dans la revision ou la redaction des King , et meme dans ses propres ecrils. Loin quit y ait, dans ie textc precedent, dont Fancien- nele remonte au v'= siecle avanl noire ere, la moindre trace dun pareil dogme, la supposition qu'une partie de nous-memes, lame ou le prin- cipe pensanl, puisse subsisler indi\iduellcment apres la mort, n'esl pas meme faite, el ne se rencontre dans aucune partie du livre. 11 n'esl plusau pouvoir de personne de contester a Confucius le rang quit occupe depuis plus de deuxmille ans parmi les grands honimes qui ont le plus conlribue a civiliser le monde, ni de lui refuser une place a colede Platon et d'Arislole. II 6tait doue au plus haul point de 1 esprit pbilosopbique, et sest montre loule sa vie I'apotre infatigable de la jus- lice el de la raison. D'une rigidile inllexible pour lui-meme, il avail, on pent le dire, la passion du bicn et un devouemenl sans bornes au bonheurde Ibumanile; el c'est ce (|ui justilie ces paroles d'un empe- reur chinois, gravees sur le frontispice des temples eleves dans lout I'empire en Ihonneur de noire philosopbe : « II elait le plusgrond, le plus saint, le plus verlueux des insliluleurs du genre humain qui onl paru sur la lerrc. » iSous n'entreronspas ici dans les details de celle grande el noble vie. Nous dirons seulemenl qu'apres bien des vicissitudes, (Confucius prit la resolution de cesser tons ses \oyages et de retourner dans sa pro\ince nalale, poury inslruirc plus complelement ses disci 'les, alin qu ils pus- scnt transmeltre sa doctrine a la poslerite. C'esl aiors quil mil la dec- COAFUCIUS. o(il iiiere main a ses (Merits, cl qu'il composa son ouvrage hislorique inti- tule : Lc Prinicmps el l'Au(om7ie {Tclmn-ihsieou), dont on ne posscde encore aucune traduction europeenne. II mourul quclque temps apres I'avoir acheve , en laissant a ses nombreux disciples le soin de recueillir ses paroles et sa doctrine. En efTel , les trois livres qui portent son nom : La grarule Etude {Tci-hio), YInvariabUite dans le Milieu ( Tchomig- youiig), les Entretiens philosophiqnes {Lu7i-yu) ne sont que les doc- trines el les paroles de Confucius recueillies par ses disciples. Ce sont ces trois ouvrages, qui, avec celui de Mencins ou Meng-tscu {Voyez ce noni ) , formenl les Quatre livres classiqiies [Sse-chou) que Ion fait apprendre par cocur aux jeunes gens dans toutes les ecoles ct dans tons les colleges de I'empire. Cest le code moral , civil et politique des Chi- nois, la loi de la loi, que le souverain, pas plus que le dernier de ses su- jets, noserait ouverteraent transgresser. En considerant la grande el seculaire veneration qui entoure , en Chine, le nom de Confucius, on se demande quelle cause a pu donner a ses ecrils cette inlluence toute-puissanle sur les destinees de son im- mense pays, et le pouvoir de resister a loules les revolutions , a toutes les conquetes de peoples barbares , de telle sorle qii'ils soicnt encore au- jourd'hui le code sacrede la nation chinoise. L'histoire de la philosophic ancienne et moderne n'offre pas d'exemple d'une influence pareille. II faut que les souverains de la Chine aient reconnu dans ses doctrines un grand principe d"ordre et de stabilile. L'espece de culle qu'on lui rend au printenips et a I'automne, dans plus de qiiinze cents temples ou edi- fices publics, a cte autrefois le sujet d'une grande conlroverse entre les missionnaircs jesuiles el les dominicains; ces derniers considerant ces honncurs comme des praliques didolalrie, qui devaient etre defendues aux neophytes, tandis que les premiers les regardaient seulemenl comme des honneurs purement civils qui pouvaienl se concilier sans inconve- nient avec les croyances chretiennes. Dans les ceremonies en question, lc premier fonctionnaire public ci- vil du lieu s'avance , a la tele de tous les autres fonctionnaires, devant la tablelle sur laquelle est ecrit en grosses lettres le nom de Confucius el lui adresse ces paroles : « Grandes, admirables et sainles sont vos verlus , 6 Confucius I Elles sonl manifestes a tous, nobles et sublimes, dignes d'honneur et de n)agnificence; et, si les rois gouvernent leurs peoples de moniere a les rendre heureux, c'est a vos verlus et a voire assistance qu'ils le doivent. Tous vous prennent pour guide, vous of- frent des sacrifices , implorent voire assistance, el il en a toujours ete ainsi. Tout ce que nous vous offrons est pur, sans tache et abondant. Que voire esprit vienne done vers nous et qu'il nous honore de sa sainte presence I » Chaque maison d'etude, chaque college a une salle dlevee a la me- moire de Confucius, pour lui rendre les honneurs prescrits. C'esl la que, dans tous les concours, les etudiantsrccoivent leurs grades en presence desexaminaleuis. La veneration pour ce grand nom est telle que ceux d'enire les leltres chiuois qui se firent chrelicns au temps des premiers missionnaircs ne purenl jamais se resoudre a cesser de lui rendre leurs hommages accoutumes. Ces missionnaircs eux-memes le regardaient comme un modelede verlu et de saintete. « On ne peut, dit I'un d'eux I. TA :)G2 CONNAISSANCE. (le Pt're Le Cointe,, rien ajouter ni a son zele , ni a la puret^ de sa mo- rale. II seinbic quckiuefois que ce soil un doeleur de la nouvelle loi qui parle [)lul6t (lu'uii lioinme eleve dans la corruption de la loi denature; et , ce qui persuade que Tin pocrisie navait point de part dans cc quil disait, ccst que jamais ses actions n'ont dementi ses maximes. Enfm sa ^'ravite el sa douceur dans lusage du monde , son abstinence rigoureuse (car il passail pour lliomme de lempire le i)lus sobre i , le mepris quil avail pour les biens de la lerre, celte attention conlinuelle sur ses ac- tions, et, ce que nous nc trouvons point dans les sages de rantiquite, son liumilile el sa modestic, donneraient lieu de juger que ce n"a pas ete un pur philosophc forme par la raison , mais un homme inspire de DiiMi pour la reforme de ce nouveau monde. » Xinis n'ajouterons rien a ce portrait, (leux qui voudront connaitre plus en detail cette belie et noble vie peuvent consulter le {-2'' volume des M'Jmoin's sur Ic.^ Chinoix, et le l" volume de la Dcscrlplion de fa Chine , par I'auleur de cet article ^p. 120 et suiv. ;. Les editions chinoises de ses oeuvres, qui sont presque toutes enricbies de nombreux commentaires , donl le plus celebre et le plus repandu est celui de Tchou-Iti , se comptent pnr milliers. Exceple peut-etre la Bible, il n'est aucun ouvrage dans le monde qui ait regu et qui conlinue a re- cevoir une aussi grande publicitc. Ce nest pas la, certes , un mince lionneur pour la pbilosophie. (i. P. (^0.\\AISSA\(^E. Voyez Imklligexce. at ('.OAP^IAG ne pent compter, en philos(Ji)hie, que i)ar son devouemenl , a peripatetisme : i! a beaucoup ecrit, mais il n'a point trou\(' d idees nouvclles et n"a auciincoriginalite. ?ye en 1G06 a Borden en Osl-l'"rise, il se distingua de tres-bonne beure, et malgre sa faible sanle , par des eludes tres-brillantcs. 11 suivit les legons des plus celchn-s proiessours de luniverj-iie de Le\{ie-, et lui-meme, a I'age de ^illgl-si\ aiis, il en- seignait la plnlosopbie nalurelle a HelmstaHlt. II ful quehpie bMiips le mc'dccin de l;i regcMile d'Osl-Frise et menie de la rcine (Ihii^iine , qui ne put le iixe;- au[)res d\ile. Plus tard, professeur de drdit a ilelmsUnlt , ce tut surtoul a ce dernii r lilre quil se fit connaitre; et S's Nasies f(ui- naissances , srs iaix urs iiiiiKi^nses el lout i)rali([U('S, t ii lii'i'nl birnlot Tun des juriseon^/ill's Irs j)lus disiiugues de lAUemaiine, cpii en cninp- taitdes lors uu ti'es-graiul nombr(\ Ees sou\erains le consullereiit sou- vent sur les (jueslions les plus (!('lies matieres, ])res(iue sans egale, et il fut un des savants que la munilicenee de Louis XIV se lit un lionneui de distinguer el de reeomjxMiser. 11 cut ])our collabo- r.ilctn', dans ses IraNaux, le fameux Henri Aleibom. II mourul en 1081, fiitoure (In respect et de ICslinie publiques. (^onrinu I'lail une soi'le d'encxi'iopedie vixanle, et ses ou\ raises, au noml)re de deux cent un , Iraitent des sujets les plus \aries. Ilscuil eie reunis en une- t'dilioii aenerale (|ui n'a pas moius de G \o|. in-f', par fiofbel , Hrunswiek. 1730. Les s.-ujes iiarties qui puissent nous inle- CONSCIENCE. 563 resser sonl uno Introduction a la philosophie natiirelle , ou Aominent les principcs d'Aristotc dans toute leur puissance ; une edition de la Politique d'Aristote avec des conniientaires , et qui est comprise dans une cspece d'histoire de la science politique depuis I'antiquite jusqu'au xvii*^ siecle, et enfin des travaux assez nombreux et tout peripateti- cietss sur la philosophie sociale de Philosophia civili). II ne faut pas crcire d'aiH "'vs que le peripatctisine de Conring, quoique tres-ardent, soil avcugle. ^u'elanchlhon avail refornie les etudes des ecoles protes- lautes , el Aristote elait alors depouille de toutes ces obscurites et de celle sublilite vainc donl la scolastique lavait convert. Conring, au x\iii'= siccle, ful un de ceux qui le connurent le niieux; ct Brucker, en Ic elassanl i)armi les plus purs peripateticiens de cette epoque, n'a pu trouver assez de louanges pour lui. Peut-etre est-ce par altachement a la doctrine peripateticienne que Conringsemontraradvcrsaire du car- Icsianisnie, qui! ne parait pas avoir bien compris, et qu'il cut le tort de poursuivre Descartes de ses epigraninies , longtemps meme apres que le pbilosopbe frangais etait niort. Brucker regrette, avec raison, une si vive et si nialbeureuse ininiitie. Conring, du reste, ctait parfaitement sincere, et , dans des niatieres oij il elait plus competent, il fit preuve de la plus Iionoral'le loyaute. C'est ainsi quil fut i'un des premiers a soulenir le syslemc d'Harvey sur la circulation du sang, et qu il tint a lionneur de louer et d"adinirer les travaux de Grotius et de Pulfendorf qui de^aient eclipscr les sicns. 11 combattit du reste Hobbes et Gasseudi cumme il avail corabattu Descartes. Gaspard Corberus a ecrit une Vie de Conring , in-V'% Helmst. , 1694. (louring a etc omis dans le Dictionnaire de Krug , qui a cite bien des noms moins illustres que celui-la. B. S.-H. COrVSCIEXCE. « II y a une lumiere interieure, un esprit de verite, qui luit dans les profondcurs de I'amc et dirige Ihomme meditalif appele a visiter ccs galeries souterraines. Cette lumiere n'est pas faite pour le monde, car elle n'est appropriee ni au sens externe ni a I'imagi- nation ; elle s'eciipse ou s'etcinl meme tout a fait devant cette autre cspece de ciarle des sensations et des images ; elarte vive et souvent trompeuse qui s'cvanouit a son lour en presence de Yesprit de verite. » C'est ainsi que s'cxprinie M. Maine de Biran dans la preface du livre des Rapports du p/njsique et du woral. La conscience n'est pas sans doute, comme parail le croire ce profond observateur de noire vie mo- rale, un livre ferme au vulgaire et exclusivement reserve a la contem- plation de quelqucs amcs meditalives. Le sentiment immediat et infail- lible des bautcs verites contenues dans ce grand livre appartient a. I'bumaniie tout entiere. Ouel est Ihomme a qui la conscience ne revele pas Tonite , la simplicile de son etre, raclivite de ses fticulles, linneite de ses penchants, la sponlancite de ses mouvcments, la liberie et la responsabilite de ses actes? Mais ce sentiment du sens commun est vague et confus; il est babiluellement mele de sensations el d'images, qui en alterent la simplicile et la verite. La vraie science de la conscience veut done autre chose que les sourdes et obscures revelations du sens com- mun. Elle demande une profonde et constante reflexion qui exerce le sens psychologique, comme on fail les sens externes pour robservalion 5R. oOi CONSCIENCE. de la naliirc, el qui, par une analyse lente et minutieuse, le lienne succcs>ivemenl allachc sur Ics nioiiuires delails, sur les nuances les plus delicales de la vie morale. II ny a point a craindre, dans les re- chcrches de ce genre, de voir autre chose quo la rcalite ; mais on pent ne pas I'embrasser tout enliere; on pent surlout ne pas lapercevoir dans toute sa purele et dans loute sa prol'ondeur. La conscience a ele bien souvcnt definie et meme decrite dans les livres de psychologic : toutes CCS definitions et ccs descriptions sont vraies; mais loules aussi laissent subsister de graves difticultcs sur la nature, I'autorite, la por- tee, les limites et le mode d'observation de la conscience. Quest-ce que la conscience? Est-ce une faculte propremcnl dite de 1 intelligence ou seulement la condition generale de toutes les autres facultes '-' Quelle distinction peut-on etablir cntrc penser el savoir quon pcnse, cntre senlir et savoir qu'on sent, cntre vouloir et savoir qu'on vcut? Quelle est la certitude propre a la conscience, et comment cclle certitude se distingue-l-elle de toutes les autres? Quelle est la porlce de la conscience? Atteint-elle seulement les ados du ntoi, ou bien en outre ses facultes, ou entin penetre-l-elle jusqu'a la substance meme du moi. Quelles sont ses limites du cole du monde sensible et du cote du monde intelligible? Ou finil le role de la conscience, ou commence celui des sens ct colui de la raison? Apres ces difficultes sur la nature, la porlee, I'aulorile et les limites de la conscience, viennont les graves objections soulevees tout recemment par les physioiogistes centre la possibilited'une science psychologique. La simple conscience sullil-clle a la science? Si elle ne sul'fil pas, il est done nccessaire que lobscrvalion proprement dite in- lervienne. Mais alors comment le moi peut-il s'observer lui-mcme? Comment peut-il etre a la fois le sujet et 1 objet de son etude? L'ob- servalion esl-e!le immediate el direclo comme la conscience elle-menie? Est-ce dans Taction nieme de ses racultes, au moment de la vie ps\cbo- logique, que le nwi s'observe, ou bien ne peut-il le faire que par la reilexion travaillanl sur des souvenirs? II est impossible de trailer de la conscience sans chercher a rcsoudrc toutes ces dillicultes. Mais pour y arris er, il taut autre chose quune simi)le dclinilion oa memo une description ; il faut une analyse approfondio de la conscience. La nature humaine si on la considcre, abstraction faito do toute action el de toute inOuonce exlcrieure, nest ni uno jnirc table rase, comme I'a pretendu Locke, ni une statue, ainsi que la imagine Con- dillac. Elle a en elle-meme, et non borsdelle, le principe do son acti\ite, de sa force et de sa grandeur. Elle est primilivemcnl douce de puis- sances, de faculles, de tendances qui n'attendenl que le contact ou I'im- pression dun objet extericur pour se developpcr ct se produiro. Mais, bien que le moi ail en lui-mome son prin(ij)e dc vie, il est tres-\rai qu'il ne sit pas de lui-meme. Dans sa vie morale, aussi bien que dans sa \ie physique, il a besoin dun objcl , comme dun aliment ncces- saire a son acti\ite inlorieure. (Vest une profonde errcur de croire que notre ame puisse se retirer dans la proi'dndeur de son essence el y vivre de sa [)roi)re substance dans une ahsolue solitude. Dans ses me- ditations les plusabstrailes, dans ses imaginations les plus chimericjues, dans le recucillcment le plus parfail de ses souvenirs, lame semble tirer la vie de son propre sein. Et pourlant. si Ion remonte a loriginQ CONSCIENCE. 565 de ces meditations, dc ces imaginations et de ces souvenirs, on trouvera toujours que 1 ame en a puise Ics premiers elements a une source exte- rieure ou , tout au moins, elrangere. Le souvenir suppose une perception primitive et, par suite, une impression du dehors; i'imaginalion forme ses tableaux de la confusion ou plulot de la combinaison de deux mon- des essenliellement distincts du moi, le monde sensible et le monde in- telligible; la meditation n'est que la reflexion travaillant sur des don- nees anterieures acquises par les sens, ou I'imagination, ou la raison , toutes facultes qui impliquent lintervention dun non-moi. Lame ne peut done vivre qu'en communication avec un objet. Get objet n'est pas toujours exterieur et materiel. Les objets de la raison, le vrai , le beau, le bien, n'ont point ce double caraclere; mais ils n'en apparlien- nent pas moins a un monde profondement distinct du moi, et ce serait etendre ou mesurer la sphere de la nature humaine, que d'y comprendre, comme I'a fait I'ecole dAlexandrie, le monde intelligible tout enlier. En un mot, lame a toujours besoin d'un objet, quoiqu'elle sente, quoi- qu'elle pense, quoiqu'elle desire ou decide ; son aclivile s'eteindrait dans un isolcment absolu, comme le feu cesse de bruler dans le vide. Puisque tout phenomene de la vie psychologique implique un objet distinct et different du sujet, un non-moi aussi bien qu un moi, il peut toujours etre considere sous un double point de vue, par rapport au sujet ou par rapport a I'objet. Appliquant cette distinction aux trois faits qui resument loute la vie morale, senlir, penser et vouloir , nous arrivcrons facilement a en deduire la loi meme de toule analyse inle- rieui'e. Dans le phenomene de la sensation , on peut distinguer 1° la sensa- tion proprement dite, plaisir ou douleur; 2° le sentiment du rapport de cette modification affective au sujet. Ce sentiment est un retour de I'ame sur elle-meme : tout entiere a I'objet dans le phenomene du plaisir ou de la douleur, elle se rcconnait, se distingue du non-moi, et prend con- science d'elle-nieme dans ce sentiment. Condillac pretend, dans le Traite des sensations , que le moi so confond et s'identifie avec la pre- miere sensation qu'il eprouve, de maniere a dire, je suis telle saveur, je suis telle odeur. Cette assertion est uneprofonde erreur, mais elle est une consequence rigourcuse de Ihypolhese de Condillac. Si Ihomme n'est primilivement qu'une statue, c'est-a-dire un etre sans aclivile et sans facultes innees, il ne peut avoir aucun sentiment de lui-meme. II n'y a pas de conscience possible d'une existence vide et d'une nature inerte. Mais tel n'est pas Ihomme reel : il est une force active, douee de facultes et de puissances diverses qui n'attendent que le contact d'un objet pour entrer en exercice. Des que cette force subit limpression de la cause exterieure, elle reagit en vertu de I'energie qui lui est propre, quelle que soit la violence de limpression exterieure, et par le senti- ment de cette reaction , elle se distingue et de la cause de la sensation et de la sensation, et prend conscience delle-meme. Condillac eprouve un grand cmbarras a expliquer la conscience; il imagine a cet effet tout un systemc de comnaraisons et d'induclious. Lexplication est Leaucoup plus simple quand on se replace dans la realite. L'anie humaine n'est point une substance primilivement vide el passive; elle est une force, une cause, c'est-a-dire une nature essenliellement active 566 CONSCIENCE. et riche de facult^s. Du moment qu'elle agit , elle a , elle ne peut pas ne pas avoir le sentiment de son activite , de sa causalite. De la la con- science, phenomene inexplicable dans rhypolhcse de 17iomj7ic statue, mais qui devienl simple et necessaire dans la vraie notion du moi. Le langage ordinaire, expression fideic du sens commun , determine parfaitement la portee du temoignage de la conscience. On dit bien qu'on a la sensation ou la perception dun objet ; on dil qu'on en a con- science. C'est qu'en eflet la conscience ne loucbe point a I'objet; elle n'alteint que I'acte du sujet, le sujet lui-meine dans sa modification ou dans son action. La sensation est un fait interieur sans doute, mais qui suppose un objet et un objet exterieurj la conscience est un sentiment de lilmc qui ne suppose rien au dela de la spberc tout interieure du sujet. L'c\me sort d'elle-meme dans la sensation; dans la conscience, elle s'y replie et s'y renferme absolument : on pourrail dire que la sen- sation est une expansion de lame au dehors , tandis que la conscience en est un retour sur elle-meme. La distinction que la science et le lan- gage ont loujours consacree entre sentir et savoir qu'on sent, a done un fondement reel : sentir, c'est etre affecte par une cause exterieure; avoir conscience de cctte sensation , ce n'est pas simplement etre avcrli de son existence : il est trop (;lair qu'on ne pcut jouir ou soulFrir sans le savoir; c'est surtout, pour le sujet qui sent, se reconnailre soi-meme et sc distinguer de I'objet de sa sensation. Or, ce sentiment du moi, qui accompagne la sensation, nen est point un element integrant et inse- parable. 11 est certain que I'animal sent comme I'homme ; en a-t-il con- science comme nous, c'est-a-dire sc reconnait-il comme sujet distinct de lobjel de sa sensation 7 Quand on I'accorderait, on ne pourrait nier que ce sentiment du moi ne fut inllniment plus faible ct plus obscur dans I'animal. L'homme lui-meme na pas egalement conscience de sa personne dans les divers etats par lesquels passe sa sensibilite. Ouaud la vie animale predomine en lui, le sentiment du moi seiface, la con- science se trouble et s'obscurcit. Si , au contraire , c'est le principe inte- rieur qui triompbe des inilucnces du dehors, le sentiment do )iwl redou- ble et la conscience devicnt plus nclte et plus claire. .N"a-t-ou pa> d'ailleurs remarque que , le plus souvent, la conscience est en raison inverse de la sensation ? La conscience n'est pas moins distincte de la pensee que de la sensa- tion. Toute pensee suppose un objet, sinon cxterieur et materiel, au moins distinct et diflferenl du sujet qui pense. De memo que par les sens Tame entre en relation avec le monde visible, le monde des corps, de memo par la pensee pure, par la raison, elle communique avec le monde des verites eternelles et I'Etre supreme qui en e>t lo princq-e. L'ame sort d'elle-meme, par la pensee comme par la sensation. La pensee s'altache t(jujours a un objet elranger au sujet pensant; la con- science de la pensee n'est pas autre chose que le sentiment de racli\il('' du moi dans loperation intelleclucllc; elle nc suj)pose done rien d'exte- rieur, rien d'eiranger au sujet; elle est, poui- nous servir dune expres- sion (Je knnt, vide de realit.' objectiNC. Le lang;ige ordinaire a reconnu ce caraclLTc pureinenl subjectif de la conscieiue : on dil « I'onnaitrc !e vrai, lebeau, le lii(Mi, Dieu;» on ne dil pas «a\()ir ron;>cien(cdu \rai, du beau, du bien, de Dieu.)> C'esl que la conscience ;i"atleinl jamais la rc-a- CONSCIENCE. :i(37 lit6 objective; elle n'est, dans la pensee comnie dans lasensalion, que le senliment immddialet intime de I'etat, on de racliondu mo/. Ce sen- timent est si bien distinct de la pensee proprement dile, qui! en suit le developpement dans une proportion inverse. Plus la pensee est ahsorhee dans I'objet de sa contemplation , plus la conscience qui laccompa^me est faible et sourde. Quand les hautes verites du monde intelligible, I'idee du bien, I'ideedubeau, I'idee de linfini, illuminent la pensee humaine de leurs vives clartes, que devient celte lumiere interieure qui eclaire la sphere du moi? Qui n'a observe combien elle palit devant I'eclat des verites eternelles? Et si I'objet de sa contemplation, en illu- minanirame, lenieut et la transporle, le sentiment du moi, la con- science de la personnalite, ne vont-ils point sc perdre dans cet enthou- siasme de I'exlase, si bien defini le ravissement de I'amc en Dieu? Dans les autres phenomenes de sa vie morale, Tame n'a pas moins besnin d'un objet. Dans le desir, elle aspire vers une realile placee en dehors d'elle-meme, soit dans le monde sensible, soit dans le monde intelligible. Dans le vouloir, elle n'aspire plus; elle s'attache, elle se fixe a un objet toujours different d'elle-meme, a un von-moi. Scule- ment il faut reconnaitre une profonde difference enlre les phenomenes du desir et du vouloir, etles phenomenes de la sensation el de la pensee. Le desir el la volition sont de purs mouvements de Taclivite interieure, lesquels ont pour terme et pour but I'objet exterieur, et pour cause unique le sujet, tandis que la sensation et la pensee proviennent de raction reciproque de deux causes, le woiel le non-moi. Dans le desir, I'ame tend a sorlir d'elle-meme ; dans la volition, elle fait elfort dans le metne sens ; mais elle n'en sort pas rcellement comme dans la sensation et la pensee: elle n'entre pas en commerce avec le monde sensible et le monde intelligible. L'activite du moi se montre inegalement dans ccs deux phenomenes, spontanee dans le dt-sir el lihre dans la volonle, ayanl son objet et sa fin au dehors, mais sa cause, sa cause unique, au dedans. Dans la sensation et la pensee, Taclivite interieure ne se developpc pas d'elle-meme; elle ne fait que reagir sous I'impression d'un objet exterieur, en sorle que cet objet nest pas seulement le terme, mais encore la cause jusqu'a un certain point de celfe reaction. Cetle rapide analyse de la conscience dans les principaux phenomenes delavie morale nousrevele la veritable nature de la conscience, et par la nous indique la solution! res-simple deloutes les {lii'ficuUes qui on tele sou- levees au debut de cet article. Commencons par en faire ressortii' une notion precise et exacte de la faeulte deTesprif, qui fait Tobjet de ny're travail. Autre chose estsenlir, penser, desirer, vouloir; autre chose est en avoir conscience. La sensation, la pensee, le desir, la volition sont des phenomenes internes sans doute, mais qui, direelement ou indi- reeltiticnt, supposent un objet en dehors de lame. (]e sont des fails du moi qui impliquenl une certaine relation avec le nohmoi. Mais la con- science 0:4 le sentiment intime, immediat, constant de l'activite (\\\moi dans ehacun des phenomenes de sa vie morale. Elle nous re\ ele , non le ph.enomcne ioul enlier, mais seulement la part que \q moi y prend, I'actiondu sujet. abstraction faite de Tirnpression de lobjel ; elle nous monlrele ciVie suljjectif d'un phenoniene qui ])rescnte toujours a Tana- lyse un double aspect. En sorte qu'a parlor rigoureiiseir.ent , ce nest 568 CONSCIENCE. pas de la sensation m^me, ni de la pensee que I'^me a conscience, mais seulemcnt de I'energie ct de racllvilequ'clie manifeste dans ces pheno- mones. En iin mol , c'esl delle-meme , et dclle scule , qu'elle a con- science. Dansses sensations, dansscs pcnsccs, comnie dans ses desirs et ses volitions, elle ne sent et ne voit qu'elle. La conscience n'a quun ohjet immuable el permanent : le moi; si eile change elle-meme, si elle parait se diversifier a linfini, c'est qu'elle suit exactement les modifica- tions et les variations infiniesdu moi. On pouriaildefinir la conscience, le sentiment du moi, dans lous les phenoniencs de la vie morale. Le caraclere propre et le role de la conscience etant determines, il sera facile den circonscrire le domaine et den marqucr les limiles dune maniere precise. Jusqu'ou pcut descendre la conscience, quand die |)C- DCtrc dans les profondeurs de la nature humaine? Jusqu'ou peut-elle s'elendrc , lorsqu'elle essaye de sortir du ccrcle de la \ie inlerieurc el d'explorer les abords du monde sensible ou du monde intelligible? Elle nous rcvele les acles du moi, rien nest plus evident ; mais \a-l-elle au dela, el nous revcle-l-elle en outre les facultcs el la substance meme du moi? Dun autre cole, son temoignage n"est-il jamais que Iccho de la realile interieure? N'a-l-elle rien a nous appiendre, soil sur le monde sensible et le monde intelligible consideres en cux-memcs, soil sur les communicalions mysterieuses par lesquelles le moi s"y raltacbe? Scion une doctrine generalement repandue dans les livres de psyclxjlogie, il faudrail distinguer troisdegres dans I'clude des laits de conscience : les acles propremenl dits, les faculles, et le principe menie de ces facisllcs : I'ilme, consideree dans sa nature intimeet sa substance. La conscience n"atleindraitdirectement que les acles ; ce ne serait que par une induc- tion appuyce, il est vrai, sur les donnces du sens intime que la science pourrail s'elever aux facuUes et penelrer jiisque dans la nature inlime, dans la substance meme du moi. Celle tbeorie est en contradiction avec la vraie definition de la conscience. Si la conscience n'esl reellemenl que le sentiment de relemenl aclif el purement interne du phenomene complexe qui resulte de la double action du sujct ct de robjet, ainsi que Lanalyse vientde le demonlrer, elle est le sentiment meme du moi en action. 11 est clair, des lors, qu'elle ne se borne point a nous insti'uire des modifications ct des acles du moi, et qu'elle nous revele, en outre, immedialement el les faculles et le principe meme des facultcs. La chronologic n'a nul besoin ici de I'induclion, precede indirect el inge- nicux auquel les sciences d'observation ne doi\enl rccourir que !a ou Texperience direcle el immediate fait defaul. Pour connailre mes facul- tcs et lj4 substance meme de mon cMre , ma conscience me suftil; je ne sens pas seulemenl mes acles, je sens tout aussi immediatemciit les pouvoirs qui les produLsent, ct la cause, la force une, siniple , in(li\ isil)le, qui dirige el applique tons ces pouvoirs. On a beaucoup Irop r(''[)cle (]ue la metliode qui convicnt a la psychologic est la meme que celle fiui a tanl fail avancer les sciences ])hysiques ct naturelles. C'est une erreur profonde que M. de Biran arelevee le premier, ct (pii condamnerait la science a limpuissanceet a la slerilile, si la melhode psychulogique ne parvenail a s en degager. II nest pas vrai que Ion constate I'exisience d'une faculle, coinme on decouvre I'exisience dune loi du monde pb\- sique, I'n pen de reflexion soffit pour rnn',;ijn<'!'o Ml' 'I ii v " '''■" '''' CONSCIENCE. 569 commun entre les deux manieres de proc^der. C'est parce qu'ils ont ob- serve (Jeux phcnomenes en rapport de succession ou de concomitance, que le natuialistect lephysicien soup^onnent d abord qui! pourrait l,>ien y a\oir une raison nccessaire, une cause gcnerale decctte succession ou de celle concomitance, el, a|)res avoir mulliplieet surlout varie les ex- periences, concluent avec certitude a I'exislence d'unc ]oi. lis onl ob- serve les phenomenes; mais ils n'ontpu observer la loi. Cesl parce que la loi est in\isible, qu'ils en sont reduits a la conjecturcr par linduclion. Qu'esl-ce que linduction, sinon une sorlede divination qui ctail restee forlincertaine el fori lemeraire jusqu'au jour ou Bacon la soumit a des regies severes. Ricn de pareil n"a lieu en psychologic. Si jc crois d I'exislence en moi de telle I'acuite, de telle capacile, de tel pencbanl, ce n'est point parce que d'un certain nombre de cas observes j'aurai in- duit I'exislence de cette faculle, de cette capacite, de ce penchant j j'y crois en verlu d'un sentiment inlime, immcdial, proCond. S'il en etait autrement, si je devais ina croyance a la seule induction, comment se- rai-je encore surde I'exislence d'une foculle, d'une capacite, d'un pen- chant, iorsque I'objel qui en a provoque Taction ou la manifcslalion a disparu ? Je n'ai pas conscience seulemenl de la manifcslalion exlerieure el objective de mon desir ou de mon penchant ; je rclrou\ c ce desirou ce pencbanl dans laprofondeurdeTame, ouilsommeille. 11 en est de meme de toutc faculte , de tout principe de la vie morale : la conscience n'en revele pas seulemenl Taction el la manifestation ; mais encore , si je puis m'exprimer ainsi , I'elre el la nature inlime. J'ai a la fois la conscience de I'acte el de la puissance volonlaire ; j'ai en m.eme temps le sentiment de la passion fugitive du moment, et de la tendance profonde el perma- nenle qui se cache sous le mouvement passionne. El comment, d'aillcurs, en pourrail-il elre aulremenl? Si la conscience des phenomenes de la vie morale nest que le seniimenl du moi lui-meme en tanl que cause active, en lanl que force, comment le sentiment du wo;' lui-meme n'em- porlerail-il pas la conscience de loutes les faculles, puissances, pen- chants, parlesquels se manifeste son aclivile? II y a plus : le temoignage de la conscience ne s'arrele point aux fa- culles , el il alteinl jusqu'a la nature inlime, jusqu'a la substance meme de Tame. On a beaucoup abuse des mots dme et esprit , en les ap- pliquanl arbitrairemenl a loul ce qui dcpasse la sphere de I'expcrience. On a Iransforme en dme et en esprit loule cause invisible des pheno- menes ; on a imagine une ame de la nature, un esprit universel. Des lors, le sensde ces mots dans la science est devenu lellemenl vague el lellemenl mysterieux , qu'ils ont ele relegues par les esprits posilifs dans la categoric des termes qui n'exprimenl plus que les vieilles chi- meres de la pensce. Dans une Iheorie purement psychologique , il im- porled'eearler toule speculation empruntee a la melaphysique , et de considerer siniplemenl Vdme et Vcsprit au point de vue de la nature hu- maine. Qu'est-ce que Tame? une cause, une force simple, sensible, spon- tancmenl active , principe el centre de lous les mouvemenls de la vie exlerieure. Qu'esl-ce que I'espril, loujours au point de vue psycholo- gique? une force douce d'atlribuls supcrieurs a ceux que je viens de nomnier • une cause qui reunit la raison a la sensibilile, la volonle a !a librrif^ pn, nio'ivcment snontaneel a raction, C'est la I'idee lapliis cxacfe 570 CONSCIENCE. et la plus pure que nous puission.s nous I'aire de lauie el de I'espril. L'unile, la simplicitc, la sensibilitc, lacUvitespontan^e nc sont pas seu- leincnl des allribuls plus ou moins cs.senliels d'un elre mysterieux qui seraitrarno; i!s en constituenl la nature menie et la substance. l)e meme , il ne faul pas voir dans la volonte , la liberie et la raison, de simples attributs dune substance indclinissable et inaccessible qu'on noininerail I'esprit ; I'ensemble de ees attributs forme la substance meme ettoutl'etre de I'esprit, Or, d'ounous viennentces notions d'ame et d'esprit? N'est-ce pasde la conscience etdela conscience seulemenl? C'est a cette source interieure que nous la puisons pour les trciusporter ensuite par analogic et par induction dans Ic monde sensible et dans le monde intelligible. Le moi est Ic vrai type de Vdme et de Vesprit; la conscience est le vrai sanctuaire de la vie spiriluelle, Le psyciiologue pent dire comme le poete, dans un sens different: Spirilus inlufi (tlit. « Peut-6tre que ccs questions (sur la nature dela substance spiriluelle, paraifront nioins insolubles, si Ton considereque, dans le iioint dc vue reel ou Leibnitz setrouve heureusemeut place, les elres sont des forces, et les forces sont les seuls etrcs reels; qu'ainsi le sentiment primilif du moi n'est autre que celui dune force libre , qui agit ou commence le mouvenient par ses propres determinations. Sinotreame n'est qu'une force, qu'une cause daction ayanl le sentiment d'elle-iDcme , en taut qu'elle agit, il est vrai de dire qu'elle se connait elle-meme par con- science d"une maniere adequate, ou qu'elle sail tout ce quelle est. C'est la meme unc raison de penser qu'il y a dualile de substance en nous. » (Maine de Biran, t. in, p. 298, edit. Cousin.) Tirons mainlenanl les consequences de ccllc verilc. L'experience interieure nous reveianl di- rectemenl I'unite, la simplicile, Taclivile spontanee, la liberie du moi nous inilie par la meme a la connaissance inlime de noire nature, de notre substance, de noire ame proprement dite; et la conscience du moi, en lant que cause libre et morale, n'est pas moins que le sentiment pur de notre nature spiriluelle. Or, si le moi se connait dans lesprofoudeurs les plus intimes de son elre, la solution de certains prohlemes rcdoula- bles qu'on reserve exclusivement a la mclapbysique devient facile el tout a fail positive. Pour savoir quelle est la nature du principe de l.i vie niorale,s'il estdistinct et independant du principe de la\ie aiiiiiui'e, quels sont les rapports de lame avec le corps, il nest pas besoin (\c vv- courir ariiypotbeso ou an I'aisonncment :1a conscience serieusemonl in- terrogee y sutTit. Le plus savant ecbafaudage d"arguments lo.-iqu. s devient inutile devant la plus sin.ple analyse. Lorsqu'il s'agil dc la \ci\- litc, surlout de cette realitc vivante et iniime que cbacun |)orte en . oi- meme, il faul se delier de la logique. Otte science n'a point de liirni' res pourde telles questions; eiie pcut bien desarmer le sco|>tique, e'k' nr peul rcclairer. Le grand effel, I'admirable vertu d'unc analyse psycho- logique, c'est de pi'nelrer 1 (^spril qui resisle, du sentiiiicnt meme lIo la ror.iiii'. Tout de\ient clair el cerlain a celui (jiii \evit. (n;i sent, (|ui \oit, qui (listiDgue ; tandiscpi/ les spcciMations n.elapli;. sicjiii. > cj h -; v.vja\- iiu'iils loiiiiiues .'en ce qui cniu-fiTic ics t-li!.': r^ d'ob.-crsr.tioii l..''n en- tenuu,, ne lai.-sonl (|u'inr(rli!n(!e et lenei^res dans re>j)iil (lec("u\ (:i; iis out dabordebluuis ou I'cduits au silence. Ou tiouNC-i-oii ime pie- ;e; ;- plele el plus invincible demonstration du vrai spirilualisme que dans CONSCIENCE. STI les livresde M. de Biran? La distinction des deux vies, des deux acli- vit^s, des deux natures enfin dans Thomme, le caractere propro de la nature spirituelle, les rapports qui I'unisscnt au corps, la sponlauL'ile de raclivilc volontaire etson empire sur les principcs de la vie animale, toutes ces grandes verites qu'il importe lant d'etablir sur une base ine- branlable, deviennent, apresqu'on sest penetre desprofondes analyses de M. de Biran, des verites de sentiment contre lesquelles nul scepli- cisme ne prevaut. Onpourrait, jusqu'aun certain point, appliquer les paroles de lEcriture sainte (Iradidit mimduin disputationibiis eonim) aux dissertations des metaphysiciens qui trailent la question de la spi- ritualile de I'ame par le raisonnement. Ces sortes de discussions retcn- liront elernellemenl dans la science, sans jamais produire ni lumierc ni foi. Cest qu'en psychologic la lumiere ne pent venir que dune revela- tion interieure, et que la foi n'a de racines que dans le sentiment. L'his- toire de la philosophic est riche d'hypotheses toujours ingcnieuscs, souvent profondes,sur la distinction el laconmiunication des deux sub- stances ; sur la nature et la destinee de la substance spirituelle. Cos hy- potheses portent lesnoras des plus grands esprits qui aient medite sur ceshauts problemes, les noms immorlels dePlaton, de Descartes, d-: Malebranche, de Leibnitz. Et pourtant elles n'ont produit ni demon- stration rigoureuse, ni croyance durable; elles se sont evanouies au pre- mier souffle de Texperience. II est a esperer que la methode donl M. do Biran a fourni de si heureux exemples presidera desormais a toute : les recherches sur la nature de lame humaine, et que, sur ce point. la science en a irrevocablement Oni avec les hypotheses derantiquilect du xYii'' siecle. La psychologic n'a point a demander a la metaphysiquo les lumieres qu'elle ne pent trouver qu'en elle-meme. Ces deux science: ont chacune leur objet, leur methode, leurs principcs biendislincts; en les melant Tune a Tautre, commeon le fait trop souvent, on ne peut qu; les corrompre egalement. En r^sum^, le probleme dela nature delamc est fort simple : il est tout entier dans rexperience. Le moi n'a pas sec lement conscience de ses actes et de ses facultes ; il a conscience du fond meme de son etre, puisquelefondde son etre c'est la simplicitc, la cau- salite, la personnalite, la liberte. II se sent done comme substance, comme ame, comme esprit. Ricn n'estplus clair elplusposilifque cettc connaissance-la ; car elle ne depasse point le temoignage du sens inlime. S'il y a des raysleres dans la science de Ihomnie. c'est au dela du moi qu'ils commencent. Comment le moi communique-t-il avec le von-mol , avec le non-moi sensible, comme avec le non-moi [n{e]\ig\b]e/> Oucl!'- est la matiere des liens qui I'attachent a ces deux mondes? Oueile est enfin la position de I'homme dans le systeme general des eiresV Vit-il, agit-il, se determine-t-il au sein meme de !a vie universelle, ou en dehors ; au sein de la nature divine, ou en dehors? Problemes redou- tables que la psychologic est absolument impuissante a resoudre. II ne s'agit plus alors de s'enferraer dans la conscience et d'en sender les p!i-s inlimes profondeurs ; il faut sortir du moi et s'elever a la consideralion generale des rapports des elres entre eux ; il faul surtout remonter jus- quau principe supreme des choses et comprendre loute existence Hiie et contingente a ce point de vue. C'est I'oeuvre dela metaphysique. L'ame se connait directement : elle ne se voit pas seulement dans ses ft7i» CONSCIENCE. actes et dans ses facultes ; elle se voit en elle-m^me. Nous veiions, je crois, de metlre ce point hors dc doute. Mais comment se voil-elle ? Esl-ce dans Taction et dans I'exercice deses facultes seulemenl quelle se saisit el se connait, ou bien arrive-t-clle, par un effort d'abslracUon, a se delachcr de la realile sensible ou inlelligil)le, eta se poser, loin du monde et dela vie, comme un objet immobile de contemplation? Cette derniore hypolhese rcpugne a la nature meme de I'time. Nous I'avons vu ; la nature propre , la substance de lAme , cest la force et Tcnergie j tout son etre est dans Taction. Or, Tame ne pcul se voir que comme elle est; ellene peutdonc se voir qu'en lant que cause, c'esl-a-dire en ac- tion. L'ame humaine ne se retire pas dans les prolbndeurs de son es- sence pour se donner en spectacle a elle-m^me; elle ne se fait point immobile el silencieuse pour subir !e regard de la conscience. Elle ne le pourrait sans se condamner a la mort el an neant ; car, pour elle, Tac- tion c"est la vie; je dis plus , c'est Telrc meme , puisque sa nature est deire une force. On \ienl de voir jusqu'ou penetre la conscience dans le fond mt^me de la nature bumaine; il s'agil mainlenanl de considercr jusqu'a quel point ce temoignage s'applique aux relations du moi et du non-moi, soil sensible, soil inlelligible. Et d'abord , jusqu'ou s'etend la conscience du c6te de Torganisme? II nest pas seulenient vrai qu'il y a dans Tame deux acti\iles, deux vies, deux natures bien dislincles; il est, de plus, evident que le rap- port qui existe entre ces deux natures n'est ni une simple succession ni une pure cori'cspondance, mais une connexion intime resultant d'une action rcciproque des deux natures. Or, surquoi se fonde cette croyance a la communication direcle et immediate de Tame et du corps? Cette relation des deux substances, dont Texplication est pleine de mysleres et de dilficulles , tombe-t-elle aussi sous le regard de la conscience comme la vie intime du moi, ou s'y derobe-l-elle comme la vie exle- rieure ? En un mot , avons-nous le sentiment immcdial du rapport des deux natures , ou bien est-ce a tout autre procede que nous devons cette croyance irresistible a la connexion etroite des deux substances? Je veux mouvoir mon bras, et je le mens. II y a Irois eboses a dislinguer dans ce phenomene complexc de la vie : Tacte volontaire tout inlerieur, le mouvemenl de locomotion tout exierieur, et le rapporl de causalitc que, par une conviction in\incible, j'etablis enlrc Tacte de volonte el le mouvemenl de locomotion. Or, dou me vient cette conviction? Est- clle Tclfet dune conjecture, dune induction, d'une bypolbese? ou bien d'un sentiment inlime et direct? Ai-je conscience de Taction de ma ^o- lonlc sur la facultc locomotive, comme j'ai conscience de Tcnergie inlc- ricure de cette volonte? C'est ce qui est bors de doute. Si ma croyance n'elait due qu'a une conjecture ou a une induction, elle ne serail point irresistible. Non ; ce n'est point pour avoir observe en difTerenls cas la sucHCssion d'un mouvemenl musculaii'e a un acle de volonte, que je crois a Tiiilime relation ^V' ces deux plienomenes ; c'est ])arce queje la sens aussi directement el aussi immcdialcmcnt queje sei.s Tcnergie ^o- loiilaire elle-meme. Je prends un autie exeniple. Je desire jouir dun spectacle, el je dirige de ce cote Torgane de la vision. Enlre ces deux piienomenrs, don! Tun appartipnta la vio inferieure du. vmi , et Tautre h. CONSCIENCE. H73 la vie organique , je reconnais une relation de cause a eflet ; je crois a I'aclion du dcsir siir I'organe.Esl-ce par induction quej'y crois, ou bien en vertu d'un sentiment direct el immediat? Evidcmnienl, ici encore, c'cst la conscience quiintervient. Ainsi ma croyance a la con^munica- tion inlinie des deux natures, ou tout au nioins a Taction de lame sur le corps, vient de la conscience que j'en ai. Yoila pourquoi celte croyance est invincible et defie toutes les hypotheses qui ont essaye de la nier, Y hurmonie preetablie , les causes occasionnelles, etc., etc. Du resle , il n'est pas etonnant que le moi ait conscience a la fois de sa propre energie et de Taction qu'elle exerce sur la vie exlerieure. La conscience, avons-nous dit, n'est jamais que le sentiment de Taclivite du moi. Or, il est lout simple que le moi ait conscience de cetlc acli- vile a tous les points de son developpement, depuis Tacte le plus inlime el le plus pur, jusqu'au mouvement complet qui en forme Textremc li- mite. C'est toujours de sa propre energie et de sa propre causalite, c'est-a-dire de lui-meme, que le moi a conscience dans ce sentiment immediat de Taction des faculles spiritucll(!ssur lesfacuUes organiques. Partout ou se revele Taclivite du moi, soil pure, soil melee a des in- fluences etrangeres, la conscience apparait; elle ne s'arrete que la ou cesse Tactixite. 11 faut chercher maintenant d'un autre cole les limites de la con- science. L'ame ne vit pas seuleraent des iuipressions que lui envoic le nionde exterieur ; elle vit surlout des pcnsces et des sentiments que fait naitre en elle !a contemplation du vrai, du beau, du bien, de Dicu el de tous les objels de ce monde superieur que la pliilosophie anciennc ap- pelait le monde intelligible. A ^rai dire, celte vie est la seule qui con- vienne a la dignile de sa nature : elle est la vraie fin de son activile, Tobjel propre de ses hautes faculles ; la vie des sens n"en est que la con- dition necessaire. Or Tame n'entre pas ainsi en commerce avec le monde ideal sans en ressenlir Theureuse inspiration. J)e la des senli- menls, des intuitions, des desirs, des extases dont elle a conscience, comme des plus vulgaires phenomenes de sa vie inlericure. Mais ici encore c'est elle-meme qu'elle sent, el non pas Tobjet inteiligiljle. On conQoil, on desire, on aime le vrai, le bien, le beau, JJieu enfiii ; on n'en a pas conscience. La conscience n'est que le reflet des communications que Tame entretienl avec le monde ideal par Tintermediaire de cerlaines faculles superieures ; ce n'est point par elle, c'est par la raison et Ta- mour,que Tame communique avec ce monde. Quand on represente la raison el Tamour comme les acles de Tame, dans son essor vers le monde superieur, on fait raieux qu'une melapbore : on cxprime par une heureuse image une profonde veiilc psychologique, a savoir, la merveil- leuse verlu de communication de la raison et dc Tamour. C'est, eneil'et, par CCS deux faculles que Tame pcul sorlir d'el!e-meme et se raltacbcr a la vie universclle et a son principe supreme. C'est la raison qui ouvre a Tame les sublimes perspectives de Tidcal; c'cst Tamour qui Ten rap- proche, et, par une inlime union, lui en fait scntir la vi\ifianlc verlu. La lumiere de la conscience est lout inlerieure; die n'eclaire que Tame, il est vrai, dans ses plus secretes profondeurs. Reduite a la conscience d'elle-meme, Tame se verrait fermer toutes les issues du monde intelli- gible. Les (coles mystiques ont, en general, pour principe de faire de- \\1\ CONSCIENCE. couler loute verity, toule science, la m^taphysique et la physique, comino la morale et la psychoiogie, d'une source intcrieure. Pour ces ('•cclcs, toute connaissance, cclle de Dieu comme cclle de la nature, est unc revelation immediate du sentiment. Ce principe est une pro- fondc erreur. La conscience nctant jamais que le sentiment du moi, ne peul reveler le non-moi. I'our en (aire la source unique de nos connais- sances, il faut ou elcndre indcliniment la conscience, au point de la con- I'oiuJre avec la raison, ou bien sunprimer tout un ordre de verites qui (le])assent I'experience. Dans le premier cas, on detruit la conscience, par cela menu; qu'on elTace Ics limiles qui la separent de la raison- et a\ec la conscience on detruit la pcrsonne humaine en I'ahsorbant , comme Tout fait l^s Alexandrins, dans le monde intelligible. Dans le second cas, c'est la raison elle-meme et son objet, le monde intelligible, qu'on aneantit. Telle est la double consequence a laquelle aboulil neces- sairemcnt toute ecole mystique : ou elle degcnere en un empirisme spi- rit iialiste, ou elle tombe dans Tabime du panlheisme. On nesaurait done marcjuer a\ec trop de precision les limites qui separent la conscience de la raison, et la rcalite intcrieure de laverile intelligible. Le tcmoignage de la conscience est purcment subjeclif ; il n"alteinl ])oint la sphere des verilcs cternclles et necessaircs. ])u moins , il ne I'alteint pas directe- ni( nt. Ouiind la ])hil()sophie transporle les donnces de la conscience dans la sphere des vei'itcs clernelles; quand elle applique a la nature divine les attributs de letre moral dont nous avonslc sentiment inlirae, elle puise a unc source intcrieure certains elements de la science Iheo- logi(jue. Mais alors nieme cest une simple induction et non une revela- tion immediate qu'elle demande a la conscience. Appliquec dans une ccrtainc mesure, cette induction est legitime ; mais pour peu qu'on en abuse, on mele arbilrairement les donn(^es de la conscience aux con- ceptions de la raison, et on se perd dans les reves de Tanthropomor- phisme. La conscience , on ne saurait trop le repcler, ne revele jamais que le moi dans loutes les inq)ressions soit physiques, soil morales que rAmc pent resscnlir. Dans ces moments extraordinaires oil lame est comme absorbee el ra\ie dans son objct, dans lamour. dans I'ardeur de la contemplation, dans renlhousiasme de Icxtase, si elle conserve encore le sentimeiU de sa personnalile v\. de son activitc propre, en un mot la conscience, cctle conscience ne dcpasse point Ics limiles du moi. Mais, pourrait-on dire, si la sphere de la conscience est purcment siilijccli\e, si ellen'alteint aucunc rcalite objective, soit sensible, soit in- telligible, ccn'est pas seulement laverile metaphysique qui lui ccbappe, cost encore la verite morale, cest le beau, cest le bien, tout aulant ([ue Dieu el les verites premieres. Or le senscommun a loujours allribue le sentiment moral a la conscience ; a tel point qu'il la idcntilie avec ce sentiment. Cclle prelcndue contradiction de la science et du sens coin- mun sur un point aussi grave sexplique non par une erreur, mais par une confusion du sens commun. La conscience a loujours le mcme ob- jet, le//(o(, dans les diverscs modilicalions que lame jseut subir; les noms dill'cn>nls sous les(ju(>ls on la designe n'evpriiiu'ul point une diffe- rence (le role el dobjel. Ou'ollc ail k- sentiment dune action ou dun (Hal, dune impression ph\si([ue ou dune, disposition morale, elle nest jamais (|ue Iccho de In persoiuK^ humaine, dans la \icissilude de sa \ie CONSCIENCE. 575 si mobile, si agilee, si in^gale. La conscience morale proprement dite n'esl pas le sentiment du bien ou du mal , mais simplement de la dispo- sition de Tame li\ree a rimpression de Tohjet moral. EUe est Ic sentiment du plaisir ou de la peine, de la satisfaction morale ou du reniords. La conscience n'a prise sur aucunc realite objective : pas plus sur la realite morale que sur loute autre. Le bien, I'ordre, les principes du monde moral sont des verites transcendantes congues par la raison et dont la conscience ne pent allester que I'effet produit sur Tame. La sculc lu- miere de la conscience ne suffit pas pour reveler la loi morale tout en- tiere. En ellet, que suppose celte loi? 1° L'idee du bien 5 2° la possi- bilite pour I'homme d'agir conformement a cette idee, c'est-a-dire la liberte. Or si la croyance a la liberie est un sentiment de la conscience, la notion du bien est une intuition de la raison. 11 ne faut pas croire que cesl sur une simple donnee de la conscience, a savoir le fait de liberte, que la raison s'eleve a l'idee du bien. L'idee du bien n'est que lidee de I'ordre 5 pour concevoir I'ordre, il faut dcpasser la spiiere de I'expe- rience et se transporter par la pensee dans le monde intelligible. La raison et la conscience s'unissent done pour nous reveler le monde moral. Apres avoir circonscrit le domaine de la conscience dans tons les sens, il reste a rechercher quelle est la certitude qui lui est propre. Cest la nature memo du temoignage qui fait la nature de la certitude j done le temoignage de la conscience etant tout subjectif, la certitude qui lui est propre est egalement subjective , et par cela meme au-dcssus de tout scepticisme. On pent nier (non pas, sans doute, avec une raison suffi- sante } toute realite objective, sensible ou intelligible, la nature ou Dieu. On pent loujours contester a lesprit bumain la possibilitc de francbir les limites de sa propre nature et d'atteindre la substance et I'etre meme (In iton-moi. Une science rigoureuse ne passe jamais du sujet a lobjet, da 7nol au non-moi, sans avoir resolu la difficulte que nous venons delever. Mais le temoignage de la conscience ne souffre pas la moindre objcc'iion, meme pour la forme; i! est ce point certain et inebranlable ou Descartes setait euQn anete dans son doute metbodique, et il est tout simple qu'il en soit ainsi. Toute connaissance ne peut etre mise en doule qu'autant qu'elle contient une certaine realite objective. Alors , en effet, maisseulement alors, elle est susceptible de verite et d'erreur. La conscience, n'etant que le sentiment d'une realite interieure et toute subjective, ne peut jamais etre consideree sous ce caraclere; elle peut etre obscure ou claire, faible ou energique, superOcielie ou profonde, complete ou incomplete 5 elle n'est ni vraie ni fausse, elle est ou elle nest pas. Tous les pbenomenes de la conscience ont ce privilege singulier de ne pouvoirpas meme etre mis en question. Jene puis niernimapersonnalile, ni monactivite, ni aucune de mes facultes, car je ne puis nier davanlage ma liberte, car j'en ai, commc de toules les autres facultes, le sentiment intime. .1 ai conscience de la spontaneitc de mes actes volontaircs; je me sens lihrc et responsable; nulle speculation metaphvsique ne peut prc- valoir coiitre ce sentiment. On dira peut-etre que la liberte a ele souvent mise en doule. ot sur de graves raisons, etqu'ensupposantque cesraisons soient fausses , il n'en faut pas moins reconnaitre que le doute est pos- .S70 CONSCIENCE. siblo ])Our un fait tie conscience. 1! est vrai que Tespril melaphysique a quelquelois iniai;ine des syslenies sur Ic monde et sur Dicu qui rendaicnt loute liberie impossilde- mais n"a-l-il pas aussi invcnle des hypoUieseS qui delruisaienl I'existencc menic du nwi aussi bicn que sa liberie. Esl- ce a dire pour cela que I'exislcnce personnelle nest pas au-dessus de toulc espece de doulc ■' II en est de la liberie coniuie de tout fait dc eon- science j elle ne peut elrc I'objet ni dun doule, ni d'une denionslration. Pour la niei" legilimenient , il I'audrait ne point en avoir conscience , ce qui est impossible j car ie senlimcnt que nous en avons se confond avec le sentiment nieme de noire clre. On insiste encore contre I'infaillibilite al)solue et universelle du Icmoi- gnagc de la conscience, et on invoque lincerlilude de telles ou telles verilcs morales qui loucbcnt pouriant a la conscience. Otte incertitude, d'ailleurs n)al fondee, ne tienl pasaux pbenoniencs de conscience pro- premenl dile, mais a des principes qui depassenl la spbere de I'expe- rience interieure. Ainsi que nous lavons montre dans toute question morale, il taut distinguer deux elements, la liberie et la noiion du bicn. On ne peut mellrc en doutc la liberie, vcrilede sentiment; on peut nier jusqu'a demonstration superieure, et on a Bie non pas rell'et inlerieur que produit I'idce du bicn, mais la realite objective de celte idee. On s'alarme bicn a tort du pretendu danger que fait courir lei ou lei sys- Unne de melapbysiquc a eertaines verilcs de conscience. L'existence personnelle, racti\ilc, la liberie ne sont point de ces veriles centre les- quelles le plus fort systeme puisse prevaloir. La contradiction qui peut setablir enlre unsvsteme el telle verile de conscience, est un echec pour ce sys'eme, mais non pour cetle verile. Ouanl a ce sceplicisme qui s"alla(]ue a tout et qui pretend arri\er au ndiilisme, il n"a aucune ])uissance contre la conscience, il ruinerait I'edilice enlier de la connais- sanee bumaine, quil laisserait encore deboutlescroyances qui rcposent sur rexperiencc interieure. Le materialisme el le pantheismc auronl beau faire, ils n'arracberonl jamais de la conscience bumaine le senti- ment de sa personnalitc el de sa libeile. Ce n'cst pas la d'ailleurs qu'esl le danger; il n'est guere dans la nature de rbommc dc perdre le senti- ment du uwi; ce qu'elle pourrait perdre bien plutot, ce qu'une science clroite el soi-disanl;K)A'///i7' lui enlevcrait faeilcmenl, c'cst ce sens du beau , (In viai , du bien , du divin qu'on appelle communement le sens mcl(iijliysi(]}ie. Aujourdbui, I'ecucil de la science et de la societc n'csl pas le panibeisme qu'oii se plail a \oir parloul, et dont on fail lepou- vaiilail des esprils el des ames; c'esl eel empirisnie qui, bornant la science, soil a la spbere des sens, soil a la spbere de la conscience, lui ferine loules Ics issues du mondc ideal. Apres a\oir monlre la nature, la portce, la limite et raulorilc de la conscience, il ne rcsle [)lus, pour en epuiser la Ibcorie , qu'a rcsoudre quelques dil'liculles qui out ele elcvces recemmcnl au sujet de I'obser- Aalion interieure. Peisonne ne conteste a la nature bumaine la con- science propremont dile , cest-a-dire le sentiment immeiliat el instan- lane des [)benomencs qui se presscnl en elle; mais ce sentiment ra[)ide cl fugitif ne suflit pas plus a la psycbologie que la simple vue ne sutlit aux experiences du pliysicien ou du naluralisle. Lol)ser\alion, propre- nienl dile , en psycbologie , est a la conscience ce que le regard est a la CONSCIENCE. 577 vi!c. Sans I'observalion , il n'y a pas d'analyse proibnde do la r(';alilc inlerieurc, de mcmc que, sans le regard, il ne pent y avoir de vdrilaldes experiences dans Ic champ de la nature. Une vraie science psychologique n'esl done jiossible que par I'oLser- vation ; inais I'observalion elle-meme est-elle possible en pareille ma- liere? Comment le »iot pcut-il s'eludier lui-meme ? (]ommenl peut-il elre tout a la ibis sujet et objet de robservalion? 11 scmble que lobserva- tion ne soit pas possible, sans un objet distinct , fixe et inmiobile sous le regard de I'observateur, Or, telle n'est point la condition de I'obser- vation psychologique. L'objct observe, c'est le sujet meme; c'est I'esprit donl la nature est d'etre une force, et dont la vie est une conlinuelle action. Comment ce prolee, si mobile dans ses allures, si nmltiple dans ses formes, si fugilif, si insaisissable, peut-il devenir un objet d'ob- scrvation? Comment peut-il observer sa sensation, sa pensee, son ac- tion , au moment ou il sent , pense ou agil ? II semble, au premier abord, qu'il sulfirait de repondre a toules ces objections , commc on Ta lait a ce philosophe , qui niait le mouvcMnent par toutes sortes de raisons subtiles et specieuses. On pourrait ciler les importants resultats de I'observalion psychologique, non-seulement cbez les psychologucs, mais encore chez Ics poetes et les romanciers. Mais cetle rcponse ne resout aucune difOculte. II s'agit moins de prouvcr que robservalion psychologique est possible, que de monlrer comment elle Test. Nul doute que Tame humaine ne puisse s'observer, pu!squ"ellc I'a fait dans tons les temps avec succes ; mais comment s'y prend-ellc pour s'observer, voila ce qu'il faut chercher, avec d'aulantplus desoin, que certaines descriptions vagues ou incertaines du mode dobscrvation in- tericure ont repandu quelques nuages sur la question. Comment le moi s'observe-t-il? L'o!)servalion est-elle direcle et imme- diate, comme la conscience elle-meme? L'ame nesent sa passion, son de- sir, sa volonle, qu'au moment meme ou elle se passionne, ou elle desire, oil elle veut; s'observe-t-clle aussi en cet elat? II suflitde poser la ques- tion pour la rcsoudre. L'anicseule pense et agit sous I'ccilde la conscience j mais sa sensation, sa pensee, son action, en un mot sa vie, s'arrclerait sous le regard de I'observalion. La vie humaine est un drame serieux, dans lequel Tacteur ne pent elre en meme temps observateur. Co n'est point au fort de Taction ou dans la crise de la passion que I'amc peut conlempler son energie active ou passionnee. Toutc observation (jo dis robservalion et non la conscience) Uic I'aclion et detruit la vie. C'est une experience que chacun a faile bien souvent sur soi-meme. Est-ce au moment ou l'ame est en proiea la passion qu'elle se complail a la de- crire et a I'analyser? Nullement : c'est lorsque I'agilalion a cessc, lorsque l'ame peul revenir sur les passions cleintes ou ealmces, et en eludier les cifets. On ne pourrait pas citer une analyse profonde, une description savante d'un fail de conscience, qui n'ait etc faile apres coup. L'ame s'observe sans aucun doute; elle penetre meme fort avant dans la pro- fondeur de sa nature en s'observant ; mais elle s'observe indirectement et par I'intermediaire de la memoire. Ce n'est point la passion , la pensee, I'activite, la realite vivanle qu'elle regarde, c'est la realitc a I'clat de souvenir. La conscience seule surprend Taction el la vie. L'observation ne commence que lorsque le phcnomene qu'elle doit eludier a cesse de 578 CONSEQUENCE. vivrc ; clle le recueille alors parlc souvenir, ct I'analyse par la reflexion, c'est-a-dire par la volonte. Ainsi se fait Telude de la nature humaino: ro!)serva!ion apres la conscience, la science apres la \ie. La science psyehologique veut deux choses dans cclui cpii s'y livre : 1" une nature I'ichc el prol'ondc pour Iburnir une nialiere a fcNperienee; 2" une grandc puissance d'abstracUon pour recueillir ct (ixer, sous le regard dc lob- servalion , Ics phenonienes qui ont disparu de la scene de la vie. Sans la pren)iere condition, Tobservalion nuuuiue d'/ljjel; sans la seconde, die inancpie dinstrumenl. Les grands observalcuirs de la nature luunaine ont tons profondenicnt ^ccu ct prol'ondenienl (j!)serve. L'ne vie legcre et lout exlerieure, pleine d'accidenls el de caprices , peut fournir des traits jjiquanls au romancier; niais ni le pocle ni le psychologue n'y peuvcnt rien puiser qui leur convicnne. E. V. CO.\SEr)UE?4CK [cons-eciitio , de cum el de scqui , venir a la suite]. Cost une proposilion qui se lie de telle inaniere a une aulrc propusilion, ou a plusieurs premisses a la Ibis, que Ion ne saurait ni adnieUre ni rejeter celles-ci, sans admettre ou rejeler en mcme leuips la prer.iiere. Ea consequence est vraic, ([uand Ics premisses le sont aussi , et lau.-ses dans Ic cas contraire. Souvent la venlc ou Tcrrcur d'une i)roposition nest clairement apcr(,-ue que dansses consequences. Voycz Syllogisme, ll.USUNNKMl-XT, Di-UIXTIOX. C<)3('SE(>rEXT. C'est le dernier des deux termcs dun rapport; cehii auquel ranlecedenl esl compare; mais, dans ce sens, le inol con- s<'(jm'iit nesl plus guere employe que dans les sciences malhcmatiques. I'ris adjectivcment, il se dit d'un discours ou d'un raisonncment ou toules les idees dependent les unes des aulres et se raltachcnt a un prin- cipe commun ; il I'aut meme Tappliquer aux actions , quand les actions prcsenlent entre dies !e meme rapport. COXTAiUXI ou COXTAIIEXI (Gaspard}, ne a Yenisc en 1 V83, I'ul (inoye [);'.r le pape a la diele de llalisbonne, oil il essaya vaine- nienl dc ranv. nor les proie:Vlonls au calholicisme, el moui'ul cardinal en lo'i'i. [I soulinl la possihililc d'clablir scientiiiquemcnl linmiortalile de laine conlre son niailre Tomponal, qui ne la croyail admissible (ju'au nom dc la rcvelaliun. Le mailre lit leloge du li\rc du disciple, mais on ne diL pas quil ail pour cela change davis. Ses ceuvres completes ont (He publiccs a Paris , en loTl, in-lbl. En voiei les parlies qui interes- senl la philosophic : />c J-Jlcmcnlis et corum miriiunilnis; — Prinuc philosop/iia' cniiipcndiuin; ■ — Be Inmiortalitale animw , adcersus Pelrinn rdiiiponalium; — j\o)i dari quartam jlrjuvatn sijUogismi , secundum (ij)iiiionem Guicni ; — De iibero Arhllrlo. J. T. (ID.XTEMPL.VTIOX. Lorsqu'un objel materiel ou immaleriel a e\ciU'' en nous un senlimenl lrcs-\ir d'admiralinii ou damour, nous y arrclnns avec bonhcur notrc regard el nolie j)ensee; non pas dans le but de mieux le cdnnailrc, mai:, pour ■ouir plu.-> longlemps de sa pre- sence cl des iiuiiiv^ions quClIc :.;!i.s I'.iii cprouvcr. (^esl a ccttc silua- lion de Tespril |tlii> ou moiii^ d.i,. , jilus ou moins protbnde, selon la CONTINGENT. ;>79 nature de I'objet qui la fait naitre, qu'ou a donnd le nom dc contempla- iion. La contemplation est done bien difTerenle de la reflexion : dans cc dernier etat, nous cherchons encore ou la verite, ou le])ien, ou lebeau, et notre intelligence est essentiellement active j dans le dernier , nous croyons avoir trouve ce que la retlexion cherche encore , nous nous ima- ginons lavoir en quelque sorte sous nos yeux et en notre pouvoir, el il ne nous resle plus qu'a en jouir par un regard, par unc vision presque passive. Personne ne pent contester que la contemplation, telle que nous vcnons de la definir, ne soit un fait bien reel et menie assez commun de I'ame humaine ; mais les mystiques, qui d'ailleurs Font decritc etana- lysc'o avcc unc rare finesse, en ont considerablement exagerc la portee, en nieme temps qu'ils I'ontrapportee exclusivemcnl a Dieu. C'est, dans leur opinion, le dcgre le plus cleve de rintelligence, celui ou elle parvient lorsque, entieremcnt libre de rinlluence des sens, deja famiiiarisec par de longues meditations avcc le monde spirituci , elle le voit sans clfort et sans travail , et regoit la lumiere qui vient de la source meme dc toutc verile, comrae notre oeil regoit les rayons du soleil. C'est un regard simple et amoureux sur Dieu, considere comme present a Tame; c'est la fin de toule agitation, de toute inquietude et, par consequent, de toute activite; de la vient qu'elle a ete definiepar quelques-uns : « une priere de silence et de repos. » Cependantelle est au-dessous du /yuvV.sy- mmt o\\ de Ycrtasc; car elle ne suspend pas, comme ce dernier etat, toutes les facultes de Tame, elle la met seulcment dans la situation la plus favorable pour recevoir Taction de la grace et suivre en tout Yim- pulsion divine. La consequence inevitable de ce principe, c'est que la vie contemplative est bien superieure et preferable a la vie active. Voyez Mysticisme, COXTIXGEXT. C'est ce qui n'est pas necessaire , ce qu'on pent supprim.er par la pensee sans qu'il en resulte aucune contradiction. Tout ce qui a commence, tout ce qui doit finir, tout ce qui change est con- tingent; car lout cela pourrait ne pas etre, et notre pensee peut se le represenler comme n"etant pas. Evidemment cela pourrait ne pas etrc, puisqu'en fait cela n'a pas toujours ete , ne sera pas toujours , ni nc con- serve tant qu'il est la meme maniere d'etre. Le necessaire, au conlraire, cost ce dont nous ne pouvons pas concevoir la non-existence , ce qui a toujours ete , ce qui sera toujours et ne peut changer de maniere d'etre. Le contingent ne peut etre connu que par I'experience, suit me- diatement, a I'aide de Tanalogie et de linduclion, soit dune maniere immediate, par la conscience ou par les sens. Le necessaire est I'objet de la raison et la condition sans laquelle ce qui est contingent n'exisle- rait pas. C'est ainsi qu'a la vue ou a la connaissance du contingent nous sommes forces de nous elever a I'idee du necessaire. Le necessaire et le contingent sont les deux points de vue sous lesquels notre intelligence est forcee de concevoir, en general, I'existence et I'etre. En dautres tcrmes, il n'y a que deux manieres d'exisler, deux manieres d'etre: Tune contingenle, Taulre necessaire; mais il ya dilferents degres a distinguer dans le contingent : 1° les simples fails qui ne foul en quelque sorle que parailre et disparaitre : ce qu'on appelait dans I'eeole du nom d'accidcuts ; 2" les qualiles, les proprictes inherenles a un sujel : ce qui o80 CONTRADICTION. constilue son caracltire et sa nature spccifique ; 3'' le sujet lui-m6me , considere comme une existence parliculi^re et finie. COXTRADICTIOX [de contra el de dicere, parlor en sens con- traire]. Consideree dans I'acception la plus generale du mot, ellc pent ^tredefinie : une affirmation el une negalion ([ui se combatlent el sc dc- truisenl reciproquemenl. Consideree au point de vue particulier de la logique , elle consiste a reunir dans un meme jugement deux notions qui s'excluenl I'une I'autre, ou,*comme disail leeole, dapres Aristole, deux conlraires enlre lesquels il n'y a pas de milieu : Opposilio medio carens. Si Ton dil, par exemple, quun eerele pent avoir des rayons inegaux, il y a contradiction; ear I'idee meme du eerele exelut I inegalile des rayons, el reciproquemenl. Tout jugement de eelle nature se delruisanl lui-mcme, represenle le plus haul degre d'aberration et d'absurdile. 11 rcsulte de la que les premieres regies de la logique, que la condition supreme de lous nos jugements et, en general, de tons les produils de noire pensee, c'esl qu'il ne se dclruisenl pas eux-memes par I'assoeia- lion de deux notions conlradicloires : celte condition est ce qu'on aj)pcllc ]c jyrincipe de contradiction. Aristote est le premier qui en ail parle, el il en a fail a la fois la base de la logicjue et de la melai)hysique , suppo- sant, avee raison, que lout cc qui est eontradietoire pour lintelligenee, est impossible dans la realile. Voici en quels termes il I'exprime onlinai- remenl : « Une chose ne pent pas a la Ibis etre et ne pas etre en un meme sujet et sous lem(^me rapport. » On plus brievement : « La meme chose ne pent pas en meme temps etre et ne pas etre. » A celte fornuiie, dont leearaclere estpurement mctaphysique, ilen subsliluequelquelbis une autre plus parliculierement logique : « L'aflirmalion el la negalion ne peuvent etre vraies en meme temps du meme sujet. » Ou bien : « Le meme sujet n'admet pas en meme temps deux atlribuls conlraires, » Ce principe, ajonte lephilosophe de Stagire, n'estpas seulcmenl un axiome, mais il est la base de tons les axiomes : aussi est-il impossible d(> le de- monlrer; mais on pent I'elablir par voie dc refutation, en reduisanl a Tabsurde ceux qui osent le nier. Leibnitz a apporle quelques restrictions a la doctrine d'Aristole : il no croil pas que le principe de contradiction soil le principe unique et su- preme de loule vcrilc, ou qu'il puisse suffire a la fois a la logique et a la mctaphysique-, il y ajoute un autre principe, dont on ne setail pas oe- cupe avanl lui : celui de la raison suflisante. Voycz Lf.iumtz, Kant est allc encore plus loin que Leibnitz : il a demontre avcc beau- coup de juslesse qu'il ne suflilpas que nous nous enlcndions avee nous- memes , ou que nos idees soient parfailemenl daccord entre elles pour qu'elles soienl en meme temps conformcs a la nature des choses. I ne hypolhese, une erreur meme pcul etre consequcnte avee elle-meme. lie la il conclut que le principe de contradiction ne pcul servir de crile- rium que pour une certaine classe de nos jugements ; ceux dont Fatlribut est une simple consequence du sujet, el que Kant appelle, pour cetlc raison , des jugements anuhjtiques. Ainsi , cpiand je (lis que lout corps est (^lendu , il est evident que la notion d'elendue est deja renfermee dans la notion de corps. Par consequent , il sufOt a la ^erit^ de ce juge- ment qu'il ne reuferme pas de contradiction. Mais, partout ai]lcur>, ou. CONTRAIRES. 581 pour employer encore le langage du philosophe allemand, dans tons les jugements synthetiques, le principe de contradiction est une regie in- suffisante, et pouretre sur de la verite, il nous faut alors, ou unecroyance particuliere de la raison, ou le temoignage de I'experience. Non content de diminuer considerablement limportance du principe de contradiction , Kant va meme jusqu'a rejeter les termes dans lesquels il a ete exprime par Aristote, et que Leibnitz a fideleraent conserves. La formule qu'il propose de substituer a celle du philosophe grec, est celle-ci : « L'attribut ne peut pas etre contradictoire au sujet. » Sans examiner ici les raisons alleguees par Kant en faveur du changement qu'il propose, raisons peu solides et admissibles seulement au point de vue de lidealisme transcendantal , nous dirons que chacune des ex- pressions entre lesquelles Aristote nous donne a choisir, est beaucoup plus generale et plus claire , et porte plus veritablement le caractere d'un axiome que la proposition du philosophe allemand. Voxjez, sur ce sujet : Aristote, Metaph., liv. m, c. 3; liv. ix, c. 7; liv. x, c. 5; Categ., c. 6, et fassim. — Kant, Critique de la raison pure; Aiuilytiqne transcen- daniale; du Principe supreme de tons les jugements analytiques. COXTRAIRES. Les anciens se sont beaucoup occupes de la theo- rie des contraires, et Aristote, qui lui-meme y attache une extreme im- portance, fait remarquer avec raison (iJ/t'7rtj;/^jliv.iv,c. 3) quelaplupart des philosophes ses devanciers ont cherche parmi les contraires les prin- cipes generateurs de toutes choses. Pour ceux-ci, c'etaient le chaud et le froid; pour ceux-l;i, le pair et Timpair; pour d'autres, par exemple pour Empedocle, I'amitie et la discorde, c'est-a-dire I'attraction et la repulsion ; a quoi Ton pourrait ajouter le dualisme persan de la lumiere et des tenebres, et cet autre dualisme beaucoup plus general de I'esprit et de la matiere. Les pythagoriciens ont meme ele plus loin : ils ont es- saye de donner une liste, une table des contraires, qui occupe dans leur doctrine a peu pres la meme place que la table des categories dans plusieurs syslemes posterieurs 'Voyh Pytoagore et Alcm£ox de Cro- tone;. Apresles pythagoriciens, Aristote rencontrant le meme sujet, I'a etudie avec la prolbndeur et la sagacite qu'il apportait en toutes choses, et le resultat de ses recherches, religieusement conserve par la philoso- phie scolastique , peuttrouver encore aujourd'hui sa place legitime dans une classification generale des idees. D'abord il definit les contraires : «ce qui dans un meme genre diflere le plus; » par exemple, dans les cou- leurs, ce sera le blanc et le noir ; dans les sensations, le plaisir el la dou- leur ; dans lesqualites morales, le bienetlemal. Les contraires n'existent jamais en meme temps ; mais ils peuvent se succeder dans le m^rae su- jet. Ils se divisenl en deux classes : les uns admettent uh moyen terme qui parlicipe a la fois des deux natures opposees ; ainsi, entre Tetre ab- solu et le non-elre, il y a I'etre contingent. Pour les autres, ce moyen terme n'est pas possible; et tels sont tons les contraires dont I'un ap- parlicnt ncccssairementau sujet ou se trouve etre une simple privation, par exemple : la sante et la maladie , la lumiere et les tenebres, la vue et Fabsence de cetle i'aculle. Les contraires qui n'admettent pas de mi- lieu sont des choses contradictoires et forment, quand on lesreunil, une contradiction (Voyez- ce mot"). A cette theorie des contraires seratla- :;8-2 CONVERSION DES PROPOSITIONS. chc toiUe la logique par Ic priiuipe de conlradiction. Aristote a voulu aussi on fairc la base de la morale, en cherchaut a demontrer que la vertu n'est qu'un terme moyen enlre deux exces conlraires. Mais cettc tentative ne devait pas reussir. COXVERSIOX DES PROPOSITIONS. Voyez Proposition. COPI^LE. C'est dans une proposition ou un jugement exprime le terme qui marque la liaison que nous ctablissons dans noire esprit entre I'attribut et lesujet. Quelqucfois la copule el latlribut sont renfermes dans un seul mot ; mais il n'y a aucune proposition ([u'on ne puisse con- \ertir de maniere ales scparer. Ainsi, quand je dis : Uieu cxistc, existe conticnl la copule et I'attribut , qu'on separera si Ion dit : Dicu est existant. C'csl sur la copule que tombe toujours la negation ou latfirma- tion qui fait la qualite de la proposition; les autres affirmations ou ne- gations modifient le sujetou I'attribut , mais ne donnent pas a la propo- sition elle-meme le caraclere affirmatif ou negatif. Voyez Proposition, Jugement. CORDE-UOY ( Giraud de ) , ne a Paris au commencement du xvii" siecle, d'un ancienne famille originaire d'Auvergne, abandonna le barreau, quil avait d'abordsuivi avcc succes, pour sadonner a la philo- sopbie. En 1G65, la protection de Bossuet le fit placer aupres du Dau- phin, fils de Louis XIV, en qualite de lecteur. En 1G78, il fut admis a I'Academie frangaise : il est mort en 167i. Cordemoy avait employe les dernieres annces de sa vie a ecrire une Jlistoire de France , qui fut publiee apres samort '2 vol.in-f% Paris, lG8o-1689 . Considore coinnie philosopbe, il s'est montre disciple fervent el ingenieux de Descartes, dont il a reproduit etsoutenu avec babilete les principales opinions dans plusicurs ouvrages, entre autres : Le DisceDicment de I'dnie et du corps en six discours , in-12 , Paris , IGGG ; — Disconrs physique de la parole, in-12, ib., IGGGj — Lettre a un savant religieux de la Conipaynie de Jesus (le P. Cossart, pour montrer : 1" que le systeme de Descartes et son opinion toucJtant les bates n'ont rien de danyereux ; 2" que toulcc qu'il e)t aecrit semhleetre tirede la Genesc, in-V", ib., 1GG8. Le Discernement de I'dmc et du corps el le Discours physique de la parole onl ete reunis en ITOV, in-V% Paris, avec quelques fragments de critique ct dbisloiro, et deux opuscules de metapliysique, I'un ayant pour objel d'etahlir que Dieu fail tout ce qu'il y a dereel dans les actions des boinmes, sans iious oter la liberie; I'autre, oii rauleur recbcucbe ce qui fait le bonbeur ou le malbeur des esprits. — Cordemoy laissa un (iis, I'abbe de CordenioN , mort en 1T22, cbez qui se tinrent pendant (juelque tenijis des contV'- rences pour la conversion et la refutation des ben'tiques. <;e fut la niic le P. Andre fit la connaissancc de Malebranche , doul il d(M'endil plus tard les opinions a\ec une si couragcuse perseverance. \. CORNI'TI'S [Lucius jhuurus'], ne aLe;jlis, en Africpie, daiis !(> premier siecle de I'ere cbrelienne, jjrofessa a Uonie le slti'icisme. L his- toirc compte au nombre de scs disciples Lucain et Perse, dont ia ciii- <[uiemc satire lui est .ulressee , et qui en mouranl lui h'-iua sa by/tliO- COROLLAIRE. 585 theque. 11 nous reste de lui un traite de la Nature dcs dlmx , consacrc a rexposilion de la theologie stoicienne, et qui a etc plusieurs fois im- prime sous le nom de Pharnulus. Le savant Villoison en avail prepare une nouvelle edition qui n'apas vu lejour. Votjez Th. Gale, Opnscula mythologica clldca et physica, in-8% Cambridge, 1G71; in-8% Amster- dam, 1688. — G.-J. de Martini, Disjmtatio de L. Ann. Cornuto , pJd- losopho stoico, in-8'', Leyde, 1825. X. COROLLAIRE. Ce terme, qui n'est plus guere en usage qu'en geometric, est tout a fait synonyme de consequence. II designe une proposition qui n'a pas besoin de s'appuyer sur une preuveparliculiere, mais qui resulte dune autre proposition deja avancee ou demontree. Ainsi, apres avoir prouve qu"«?i triangle qui a deux cotes egaux a aussi deux angles egaux , on en tire ce coroliaire, qu wn triangle qui a les trois cotes egaux a aussi les trois angles egaux. CORPS. Yoyez Mati£re. COWARD 'Guillaume), medecin anglais, ne a Winchester en lGo6, fit ses etudes a Tuniversite d'Oxford, ou il rcgut le doctoral en 1G87. Partisan declare du materialisme, il litparaitre, en 1702, des Pensees sur i'dme Itumaine , demontrant que sa spiriluaUlc el son imnwrtalile sont une invention du paganisme , et contraires aux principcs de la sainc philosophies de la vraie religion, in-8'' , Londres ; in-8'' , ib., 170'i-. Get ouvrage ayant ete combaltu par Jean Broughton dans sa Psycho- logie ou Traite de I'dme raisonnable , Coward opposa a son adver- saire le Grand Essai , ou Defense de la raison et de la religion contre les impostures de la philosophie, prouvant : 1" que Vexistence de toute substance immaterielle est une erreur philosophique et ahsolument incon- cevable;2" que toute matiire a originaircment en clle un principe de mouvement propre interieur; 3° que la matiereet le mouvement doicent etre la base ou I'organe de la pensee chez Vhommc et chcz les brutes, avec une reponse a la Psychologie de Broughton , in-8", Londres, 170i. On doit aussi a Coward quelques ouvrages de medccine et de iitteralure. CRAIG 'Jean), mathematicicn ecossais, de la scconde parlie du xvii'' siecle, est le premier qui ail introduit en Anglclerre le calcul diile- renticl tel que Tavait concu Leibnitz ; mais son principal litre pour occupcr une place dans Thisloire de la pliilosopliie, est Touvragc inti- tule Principia matlienuttica theologicc chrisfiancc , qu"il publiaa Londres en 161)9, in-i". 11 y recherche quel doit etre rafraiijlissement dcs preuves bistoriqucs, suivant la distance des lienx et rinlervalle des temps; il trouve par ses formulcs que la force dcs temoignages, en faveur de la verito de la religion cbrelienne, ne pent subsistcr au dcla de quatorze cent cinciuanle-quatre, a partir de 1099, et il conclut de la qu'il y aura un second avencment de Jesus-Christ ou une seconde revelation pour relablir la premi're dans toule sa purelc. Quand bicn memc Craig aurait micux connu ou mieux appliqiic quil ne la fait les principcs du calcul des probabilites, toule son argiunentation n'en reposcrait pas moins sur un principe errone, savoir que la certitude historique n'est qu'une sim- nu GRANTOR. pie probabilild qui a des degrcs et qui va on dccroissant; comme si j'etais inoins certain de lexistence de Louis XIV que de celle des princes contemporains, ou de lexistence de Constantinople que de celle de Paris ! Personne ne conleste que plusieurs evenements recules ne soient Leaucoup plus obscurs pour nous que les faits d'une date plus recenle; mais la question est de savoir si lObscurile qui les environne ne \'ien- drait pas de labsence de documents positifs, proprcs a nous les faire connailre, beaucoup plutot que du fait seul de leur eloignement : si, par exemple, I'ancienne bistoire de I'Egypte est I'orl incerlaine parce que trois mille ans et plus se sontccoules depuis les Pliaraons, ou bien ])arce que tous les lemoignages ont peri ou sonl devenus inintelligibles. Tant que suhsistent les monuments et les ouvrages (jui deposenl de la verite d'un fait, il est clairque ce fait continue d'etre adniis, si ancien qu'on le suppose, pour les memes motifs qui ont porte les generations passees a le reconnailre. Si nouveau qu'il soil, il devient bypotbeti([ue ou fabuleux des que les preuves en sont detruites ou alterees. Craig ne s'etait nullement rendu compte de la nature ni des conditions de la cer- titude historique, et sa Iheoric renfcrme ce germed"un scepticisme dan- gereux qui devait se developper avec le temps. S. Daniel Titius a donne, en 17oo, Leipzig, in-V", une nouvelle edition des Principc.t mat/iemati- ques de la theolocjic cliretiennc , accompagnee d'une refutation de I'ou- vrage de Craig et d'une notice sur I'autcur. X. CTIA\T01I, pbilosopbe acadf'micien , ne a Soli, dans la Cilicie, vivait vers I'an 300 avant Jesus-Cbrist. Malgre I'estime dont il joui^sait dans sa patrie, il la quitta pour venir s'etablir a Atbenos, oil il fre- quenta I'ecole de Xenocrate et de son successeur, Polemon. II cut lui- niemo pour disciple Arcesilas, qui! institua son licrilier. Les anciens faisaient un cas parliculier de son traite f/e V A Ifluiio)) , -■■/•. Oe/jc-:. 11 avait aussi compose un commentaire sur Platon, que cite Proclus {in Tinu) , et qui est le plus ancien que Ton connaisse. Voyez Diogene Laerce, liv. iv, c. 2i et suiv. X. CllATES d'Atbenes, etait un pbilosopbe de I'ancienne Acadeinie, disciple et ami de P(»lemon, a qui il sucH-eda a la t(Mc de I'ecolo. Aucun de ses ecrits n'est parvenu jusqu'a nous, (>t nous ne saxuns pas s'll a ajoule quelque cbose de son projjre fonds aux traditions pliilosopbiques qu'il recut de sesmaitres. Voijcz Ciceron,,lcs anni'cs du in'' sii'cle. Seul peut-elre parmi tous les c\ni(i!ics, (iralcs n'a\ail ;"i s(> plaindi'c (pie de la nature. Laid et diirormc, mais is>u dune famille richc et puissante, il a\ail re(;u une cducalion brillanlc ct s't'lail fait pau\re \(;lonlairemenl. On raconle qu'a_\anl mi 'I't'lcjilic s"a\;;iic('i" sui' la scene, la besace sur rcp'^ile, en liabit do inendiaiil. il iv^ iiii I'ut dIus T)0s^il)!o flo MO i)a'' I'eii'ai'di"'' ''Piio xiodc i;!: t' ■ r,i;,.r;t' ir. ■--.'. -irM CRATIPPE. 5SS ble; qu'en cons(5quence, il vendit son patrimoine et en distribua le prix a ses concitoyens. D'aulres discnt quil deposa le produit de sa vente chez un banquier, avec ordre den fairc part a ses (lis s'ils nelaient que des esprils vulgaires, de le donner au peuple s"ils elaient philosophes. Des ce moment, Crates appartient a Diogene , et s'eiforce d'imiter un si par- fait modele. A^etu cbaudement en ete, legerement en hiver, il s'exerce a lulter conlrc la douleur. II laisse pendre a son manleau une peau de mouton, il elale au gymnase ses dilTormites naturelles, afin d'attircr sur lui les railleries. Enfin, sous pretexte d'en revenir a la nature, il cheque les bienseances et marie ses filles par un procede qui elonne nieme de la part d'un cynique , qui revolte de la part dun pere. Tou- tcfois, malgre lant d'efforts, Crates, en fait d'exageration, reste au- dessous de ses mailrcs. Au lieu de la sauvage rudesse d'Antisthene, au lieu de Teflronterie dedaigneuse et calculee de Diogene, il porte comme malgre lui, dans sa conduite ordinaire, certains souvenirs de bonne education , cerlaines habitudes de douceur et de dignite qui lui meritent cetle autorite morale et cette consideration qu'Antistliene et Diogene n'avaient jamais obtenues. Crates est dans Athenes loracle des families, I'arbitre de tons les diiferends. Meme, une noble jeune fille, n'esti- mant avec Platon que la beaute interieure de Fame, Hipparchie, met son ambition a devenir Fepouse du cynique et partage avec joie toutes ses privations. II faut le reconnaitre. Crates n'est aupres de sesmaitres qu'un cynique degenere, el bienlot qu'un esprit raisonnable. En tem- perant, par I'amenite de son caractere, Texcessive rudesse de son ecole, il a servi d'intermediaire entre Antisthene et Zenon , comme Anniceris entre Aristippe et Epicure {Voyez Axmceris et Ecole cYnfiXAiQui: \ Mais Anniceris n'a pas eu Epicure pour disciple. Crates a ete le maitre de Zenon. C'est dans Tecole de Crates, et sous son influence, que le stoicisme a pris n-aissance ; c'est a ce titre, et a ce titre seul, que Crates a son importance et sa place dans Ihistoire ; car il n'a rien fait pour la science, il naapporte dans ce monde aucuneidee nouvelle , et il ne nous reste de ses ecrits, d'ailleurs peu nombreux, que des fragments nsignifiants. Nous ne connaissons aucune monograpbie de Crates. Les seuls tra- vaux a consulter sont la biographic de Diogene ( liv. vi , c. 83 et suiv. ] , les dissertations sur les cyniques en general [Voyez Cymques) , et les histoircs de la philosophic. D. H. CRATIPPE , philosophe peripateticien, ne a Mitylene, vivait dans le I" siccle de lere chretienne. Apres la bataille de Pliarsale, Pompec ayant debarque dans I'ile de Lesbos, Cratippc eut , dit-on, un cnlrctien avec le general vaincu, a qui sa mauvaise fortune faisait douter de la Pro- vidence, et essaya de le ramcner a de meilleurs sentiiiients. Peu apres, il abandonna sapatrie, et vint se fixer a Athenes, ou I'areopage le solii- cita d'ouvrir one ecole. Ciceron , qui avait inspire cette demarche de I'areopage, appelle Cratippc le premier des peripateticiens et meme le premier des philosophes du temps; il le fit admettre, par Cesar, au )iom- bre des citoyens romains, et il lui confia leducation de son Ills Marcus. Cratippc cut aussi pour auditeur Brutus, qui, lors de son voyage a Atlic- iios. ]>■•' 'njs^'.r.i! poi'it pnsser de iour sons ollei' ror.tondro On ne snit ;i8(i CRATYLE. (railler.is que fort pen do cliose dc scs opinions el de son enscignement. Ciceron nous appi'(MKl ({u'ii avail cciil un IraiU'; ile la Div'inatlnn par les sovgcs, ou il considei-ait I'Aino luimainc commc uno oinanalion de la di- vinile, el lui allrihuail deux sorles doperations: les unesjcomine les sens et lesappelils, dasis une dependance elroilc de Torganisalion; lesaulres, coHiiiie la pi-nsce el Tinlelligenee, qui n'en proeedenl pas el qui s'exer- cenl d'autant nueux qu'elles s'eloignent plus du corps. Cralippe lirail de ces premisses des conclusions favorahles a la divinalion. Voyez Ciceron, de OffiC, lib. in, c.2j Epist. ad dii\, lib. xvi, cp. 2i;deDivin., lib. i, c. 32, 50; lib. ii, c. -'(•8, 52. — Plularque, Vita Pomp., c. 28; Vita Cic. , c. 32; Vita Brut., c. 20. — I^^iyl^'j Dictionnairc historique , arli- clc Cratipi'E. X. CPiATYLE, philosophc grec, disciple d'lleraclile el uudesmai- trcs de Plalon, qui apprit a sonecole que les choses sensiblessonldans un perpeluel ecoulenient el nc peuvenl elre I'objel d'aucune science; ce qui I'obligeail a adopler Ic scoplicisme de I'ecole d'lonie, ou bien a adnietlre, conime il I'a fail, au-dcssus de la scene changeaiile de ce nionde, rcxistence desidces elernellcs el absolues. Cralyle poussa a scs plus exlrenu^s consequences la docli'ine d'lleraclile. 11 n prochail a son mailrc davoir dil qu'on ne peul s'cnVbarquer deux fois sur Ic niemc llcuve : selon lui, on ne peul pas memc le faire une seule fois. II sou- tenait qu'on nc doit enoncer aucunc parole , car la parole esl Iroiiipcuse , puisquelle \ienl aprcs le cbangement quelle cxprinie, et pour se faire coniprcndre il se conlcnlail d(; remuer le doigl. 11 esl diflicile de pousser plus loin la folic du scepticisnie ; inaisces extravagances mcincs ont rendu scr\ice a la philosophic en trahissanl les dangers el le vice capital du svstcnie qui les recelail. Voyez Arislole, Metaph., liv. i, c. 6; liv. iv, c'. 5. X. CREATIOX. On appellcainsi Facte par lequcl la puissance infinie, sans le secours d'aucune maticre prccxislanle, a produil le nionde (it tousles elres qu'il renfcrme. La creation est-ellc adniisc; il est impos- sible que la definition que nous en donnons ne le soil ])as, car elle cx- clul precisemenl touteslcs hypotheses conlraires a la creation; clle sup- pose que Dicu est non pas la substance inerte et indcterminec, niais la cause do I'univcrs, une cause essentiellemenl libre et inlelligente; que I'univers, d'un auli-e ciMe, nest ni une partie de Dieu , ni leiisendiie de scs attributs et de scs modes , mais qu'il est son onnrc dans la plus complete acceplion du mot; qu'il est tout entier, sans le concoursd"au- cim autre principe, relV(>t de sa volonle el de son intelligence supresiic. r/esl a ce litre que I'univers esl souvent appcle du meme nom quo I'a.'te incme donl il est pour nous la rcpresenlalion \ isible. Lorsqu'on parlc dt>creation , deux (pieslions ^ienncnt se prescnicr a res])rit : 1 " \a\ creation est-elle absolumenl necessaire pour nous e\i)li([ucr l"(jrigine cl rcxistence desctres'.' Xe j)()UVons-nous pas sans clleconrcxoir la nalurc, i hommo cl Dieu liii-mtMuc? 2" Ouell(> iiK'c nous faiscns-nous de la creation, cl so!iimes-nous obliges denonscn fiiirc |)(iur la concilicr en nu^me temps avec le caraclere absolu , inuiiuablc des attributs divins, el la nature si variable et si mobile des objels dout lunivers se compose '.' CREATION. 587 On pent, sans nier directement, I'existence de Dieu, revoqiicr en doule la creation; mais alors il faut qu'on choisisse entreces deux hy- potheses : ou le monde, avee lout cc qu'il renfcrme a etc tire d'une maliere premiere, eternelle et necessairc comme Dieu lui-meme; ou il fait partie dc Dieu et, par consequent, a toujours existe : c'est-a-dire que Dieu n'cn est pas la cause volontaire et lihre, mais simplement la sub- stance; que sans lui il reslerait prive d'un certain nombre de ses altri- buts, sinon de tons, et qu'en cette qualite il est necessairement sans conscience et sans intelligence. La premiere de ces deux hypotheses a regu le nom de dualisme , la seconde celui de imntheisme. Elles ont trouve I'une et I'autre , a ties epoques et sous des formes diiferentes , un assez grand nombre dc defenseurs; mais, reduiles a leur expression la plus simple, depouillees de tous les riches developpements qu'clles ont empruntes quelquefois du genie egare par sa propre force, elles sont egalement contraircs a tous les principes de la raison. Le dualisme , tel que nous venons de le defmir et qu'il a existe dans I'anliquite, a beau etre desavouc par la philosophie de notre temps, la pensce que Tunivers ne pent pas etre tout entier I'oeuvre d'une pure in- telligence, qu'il a du , au contraire, etre forme d'un principe analogue a la matierc, exerce encore sur les esprits plus de pouvoir qu'on nc pcnse, et contribue plus d'une fois alesenlrainer, parune pente insensible, les uns au malerialisme , les autres au panlheisme. Or , s'il est vrai que le monde a cte construit avec une matiere preexistanle, la matiere a done toujours ete et sera toujours ; elle est done eternelle et necessairc comme Dieu lui-meme, si a cote d'elle on reconnait I'existence d'un Dieu; il nous est done impossible de supposer un seul instant qu'elle ne soit pas; ou, ce qui est la meme chose, I'idec que nous en avons est une idee necessairc, invariable, indestructible, inherente au fond meme de no- tre raison. Est-ce bien ainsi que nous concevons la matiere? assure- ment, non. La maliere nc nous est connue qu'avec les corps dont elle represenlo a notre esprit le principe ou I'element commun. Les corps sont certainement des existences contingentes et relatives que nous ne connaissons et ne pouvons nous representer que par nos sensations, c'est-fi-dirc par certains modes essentiellement variables et personnels. JMaintenant essay czde purifier la matiere detoutes les proprictcset qua- litds (jui appartiennent au corps , il vousrestera tout au plus une vague idee de force ou de substance qui ne representera plus rien de mate- riel, et n'aura pas pour cela depouille le caractere des choses relatives et contingentes. Mais sur ce point, sur la question dc savoir ce qu'est la maliere en ellc-meme, indepcndamment de tous les accidents sous les- quels elle frappe nos sens, les avis sont profondement divises : les uns veulcnt qu'elle soit dans tout I'univers une force unique , dont les corps, avec Icurs diverses proprietes, ne sont que des effcts ou des manifesta- tions fugitives; les autres, qu'elle soil un asseuiblage, un nombre infini de forces uistinctes ou de monades, donl chacune , a part, n'a rion de materiel , mais qui dans leur reunion offrent a nos sens les pbeno- menes dc !a divisibilite et de I'elendue ; d'autres , cnfin, se la represen- tenl comme un agregat d'alomes ou de petits corps indivisibles, quoi- que doues de solidite, par consequent d'etendue, et se partageant entre eux toules les autres proprietes purement physiques. Qu'on embrasse 588 CRl^ATION. I'une ou I'autre de ces Irois opinions, le dualisme est ^galement in- soulenablo. Supposons , en effet, que la niatierc soil une scule force re- l)aiKUic dans tout I'univcrs, puisque I'univcrs n'exislerait point sans clio; adineltons, en oulre, comme rhypolliese du dualisme I'exige, qu'clle soil elornclle et necessaire, par consequent infinie ; n'oublions pas de lui accordcr I'activile fleja comprise dans I'idee de force; quelle place reslcra-l-il alors a I'autre principe, a celui qui reprcsente I'intel- ligence et porte plus particuliercment le noin de Dieu? Nous ne conce- \onspas une force inlinie sans intelligence, ni une intelligence infinie sans force; en un mot, deux infinis sont impossibles, deux principes finis ne sont pas nccessaires ; et si, de i)lus, ils sont de natures oppo- sees, comment expliipiera-t-on lunile etl'harmoniedu monde? Les dif- licullcs ne sont pas moins grandes dans le systeme des monades , lors- qu'on fait de ces etres hypotbetiques, non pas des existences creces, de simj)les elfets de la toute-puissance divine, mais de veritables principes elcrncis et, par consequent, necessaires comme Dieu lui-meme. L'n nom- bre infini de principes, a la fois necessaires et limites, est tout aussi in- concevable que le dualisme pris a la lellre et reduit a sa plus simple ex- pression. Enfin la mcme objection s'eleve contre rhypolliese des alomes, laquelle renferme encore une autre contradiction non moinscboquante; cello qui consiste a. admettre des corps indivisibles, c'est-a-dire sans etendue, mais doucs de toutcs les qualites dont I'etendue est la condi- tion, comme la solidite, le mouvement et la figure. Telles sont, en ge- neral, les difficulles insurmontables du dualisme, que les plus illustres philosoplics de I'antiquite, en paraissant et en voulant sans doute de- iendre ce systeme, n'onl fait reellement que le detruire et elever a sa place lidee d'une seule cause et d'un principe unique de lunivers. Ainsi, comment reconnaitre un principe physique et meme un ^tre reel dans la dyade de Plalon et de Pythagore , ou dans la matiere premiere d'A- ris'ote, cetle substance sans forme, sans altribut, sans CNistcnce veri- table, puisqu'cllc n'est que I'ctre en puissance, c"est-a-dire la simj)le possibilite des choses? IS"est-il pas evident que ces trois hommes de ge- nie, en reconnaissant, a cote de la cause supreme, un autre principe egalement necessaire qui impose certaines conditions au developpe- nient de sa puissance, sans avoir par lui-meme aucune vertu, aucunc forme, aucunc qualilc positive, onl voulu designer , chacun a son ])oint de vue, Ics conditions invariables sur lescpielles se fonde la possibilite inemc des ctres, qui dcrivent tout entieres de leur nature et (pie I'aiiteur du monde ne saurail mcconnaitre sans se condanuier a I'inaction? ].e dualisme metaphysique, que personne ne confondra avec le dualisme ii!} Ihologique ou religieux, n"a peul-etre jamais ete enseigneavec con- \iclion , et d'une n^anicre positi\e, que par Anaxagore, plus physicicn ([ue philosophe, comme les anciens eux-memes le lui onl reproc'lu', ct (lont le systeme tout entier , sous quclque point de vue ([uon ICnvisage, ap;);ir'i"n! a I'enfance de la pbilosopbie et de la science. il en est tout autremenl du ]);)nlheisme. (^ette audacieus(> doclriiie, d'j'.utant i)lus dangereuse qu't'lle admet dans son sein les idiVs les plus lio' les et l(\s sentiments les plus purs, sauf a lesfrapper do slcrilitc, a trouNc che/. Ics iinciens , tant en Orient qu'en (irece, de nombreux j)a)'tisan<; cr !..' ii"ni pns iiioiiis d(« place dnns I'liistoire dr- la philosr)pbi(> CREATION. 580 moderne. Depuis Jordano Bruno jusqu'a Spinoza , et depuis Spinoza jus- qu'a quelques-uns des plus modernesrepresentants dela pbilosophie al- lemande , elle no sest eclipsee par intervalles que pour rcparaitrc bien- tot armee de nouvelles forces et revelue de formes plus seduisanles. Malgre I'appui de tant d'esprils d'elile et le prestige de sa propre gran- deur , le pantheisme n'est pas mieux fonde en raison que le dualismc. Quel est, en elfet, le caractere essentiel et invariable de tout sysleme pantbcisle? c'est de confondre Uieu et I'univers en une seule existence 5 non pas de telle sorte que Dieu soit contenu lout entier dans I'univers, inais que Tunivers soit entierement absorbe en Dieu; c'csl de cojiside- rer ies attributs repartis entrc les dilTcrents etres corame des alli-ibuts divins, ou comme des modes sous lesquels les attributs divins se deve- loppent dans le temps etdans I'espace. Ainsi , par exemple, ce nc sont pas les corps qui sont etendus , mais c"est Dieu qui est etendu dans les corps j c'est I'etendue infinie, attribut de Dieu, qui se manifesto sous les apparences de la solidite , de la fluidite, de la mollesse , de I'eau , de la terre, du feu, et en general de tous les objets sensibles. Ce nest pas la plante qui vit, I'aniraal qui sent, I'homme qui veut et qui pense; mais c'est la pensce divine qui prend I'aspect particulier de la vie dans les plantes , de I'inslinctet de la sensibiliiedans les animaux, de la vo- ionle et de I'intelligence dans Ibomme. L'homme, I'animal, la plante, et , en general , la matiere ct I'esprit , I'ame et le corps , ne sont plus que des noms, que des signes abstrails el coUectifs par lesquels nous desi- gnons un certain nombre de qualites, de proprietes ou de modes donl Dieu est le sujet immediat et veritable. En vain dira-l-on que ces mo- des sont separes de Dieu par d'autres formes de I'existence, plus gene- rales et plus elevees, et enfln par des attributs infinis. Les attributs d'un etre ne sont rien absolument sans les modes sous lesquels nous les percevons. Qu'est-ce que I'etendue , par exemple , sans les Irois dimen- sions? Qu'est-ce que la pensee sans la conscience, sans les idees, sans le jugemenl et les autres operations de I'intelligence ':' Concoit-on dans les corps I'impenetrabilite comme unecbose absolument distincle de la solidite, de la resistance, dela fluidite etde la mollesse? Mais s'iln'existe point de sujet ni de principe interiuediaire entre Dieu et les proprietes quelles qu'elles soient, dont I'univers nous olfre le developpemenl el lassemblage , Dieu est done a la fois , immediatement et par lui-memc , c'esl-a-dire par son essence, divisible dans la matiere et indivisible dans Tesprit; libre dans I'homme et soumis dans la nature aux lois d'une inflexible necessite, un etre pensant et intelligent dans le premier cas, prive, dans le second , de loute pensee, de lout sentiment et de loule conscience. Ou trouver une hypotbese qui , sous I'apparcnce dc I'unite et de la profondeur , reunisse de plus rcvoltanles contradictions? C'est pour eviter ces contradictions que tous les systemes pantheistes ont essaye d'interposer, entre la substance divine et les proprietes des choses ou les facultes humaincs , un certain nombre d'abstractions plus ou moins arbitraires, destinees a dissimuler I'absence des etres I'eels, et bientot transformces elles-menies en realites. De la la bierarcbie inter- minable dc la pbilosopbie d'Alexandrie et les emanations personniiides de I'ecole gnostique. De la aussi , dans le sysleme de Spinoza, ces attri- buts ; ces modalites ct ces modes qui etablissent entre les deux extremi- 590 CREATION. Ids de r^tre une transition tout a fait imaginaire ; car c'cst I'elendue infinie, immaterielle el immobile par cllc-meine qui engendre la ma- lierecl les corps; c'cst la pcnsee inlinic, une penscc sans conscience et sans idccs, qui engendre successivcment renlcndeinenl, la volonle el tons les phcnomcnes qui en dependent, et toulcs les ;\mes parliculieres formces par la reunion dc ces phcnomcnes. Nous iiisistons sur ce point, car la est le secret dcs illusions produites par le panlhcisme sur tant de nobles intelligences. Qu'on nielte a nu le ncant de ces principes inler- niediaires, dc quclquc nom qu'on h^sappellc. cjnanations, j'ormes sub- stanticlles, ame du mondc, ou qu'on cesse de re|)rcscnler les attributs de Dieu cotnme dcs existences distinctcs de Dicu lui-nicmc, on verra aussilol les contradictions jaillir de toule part. Un autre caracterc du panlhcisme, un caraclerc non moins esscnliel et non moins ine\itable que le precedent, c'cst de supprimer en Dieu la conscience el, par suite , la volonle, la liberie dont la conscience est un clement ncccssairc; en un mot, les attributs sur lesquels I'cpose toutcperrcclion morale el I'idce dc la divine Providence. Comment J)ieu, dans un pared syslcme, aurail-il la conscience dc soi? Esl-ce connne la substance du mondc, c"est-a-dirc commc le sujel idcnlicjuc de tous les attributs el dc tous les modes que la nature conlicnl dans son scin ? Mais I'unilc dc la conscience est incompatible avec la divisibililc de la matiere, el le dieu dcs panthcistes, comme nous I'avons nu tout a Iheure, esl a la fois matiere et esprit, ame et corps, ctcndue ct ])cnsee. Scrail-ce en sa qualile d'etre infmi, se sul'iisant a lui-mcmc cl posse- dant, dans Icur essence, avanl de les developper dans le temps cl dans I'espacc, toulcs les perfections el tousles modes possibles dc lexistcnce? Mais retreinfini, considere comme tel,n'a que des attributs infinis, qui, scion les principes du panlhcisme, se Irouvenl en dehors et au- dessus de loute forme dcterminee. Or, on n'hcsitc pas a compter au nombre de ces formes la conscience el meme rcnlendemenl , c'csl-a-dire loute les facultds reunies dc rintelligcnce que, par une clrange aber- ration, ou plulol par une nccessite indexible duns ce systcmc , on dis- tingue ct Ton scparc dc la pcnsee. 11 esl inutile de signaler la violence que Ton fail au sens moral de riiomme , en lui cnlcvant la cro\ance d'uncjusticc, d'unebonte, d'une providence supreme; en le monlranl, dans sa miscrc et dans sa faiblessc, bien superieur a lEU-c indni, car lui , du moins, il se connait, landis que I'Elrc infini restc clranger a lui- mcmc ; enfin, en lui reprcsenlanl cctte harmonic sublime dc I'univers commc Icxlension nccessaire, Icirusion fatalc, avoiiglc, d'un elrc sans intelligence, sans volonle ct sans amour. Mous demandcrons seulemenl si ce n'esl pas egalemcnl insulter a la langueel a la raison, que d"ad- meltre une pcnsee depourvuc de conscience cl dintclligence, qui nc connail ni clle-mcme, ni le sujel a qui die apparlicnl, ni aucun autre objcl, cl de I'clevcr en memo temps au rangdc I'inlini. Et quelle autre marclic i)ourrail-on suivre si Ion voulail prouvcr I'idcnlilc (le I'infini ct du ncan'.'.' il n"y a ici (jue deu.v partis a prendre : ou Dicu est, commc ^ous le voiili z, un cHrc [)ensanl , I'clrc dans le(picl la pcns(''(> cxislc sans l)orncs ct ;>a:! . inrpcrl'iHlion ; alors \nis .He/. oIilig'Mlc \\\\ ihv.wwv !a conscience dc lui-mcmc cl la connaissance de tonics clioscs; en lui donnanl hi conscience de lui-mcmc, vous cMes force de le dislingiier de CREATION. 501 Tunivers, lequel , dans ce cas , n'est plus que son oeuvre j vous rentrcz , en un mot, dans la croyance universelle du genre huraain : ou Ictre infini, completement prive de la pensee, n'est plus que le principe ma- teriel des choses, et vous adraetlez alors franchement le malerialisme. Enfin le pantheisme detruit toute relation de eause a eflet ; il rend impossible 1 aetion d'un objetou dun phenomene sur un eulre, et fait deseendre la nature divine a I'etat d'uue substance inerte bien au-des- sous de cctte puissance aveugle, mais efficace, quele materiaiisnie in- voque sous le nom de nature. A ne consulter que la iogiquc, il est im- possible quil en soit autrement; car si Ion commence par admellre sans restriction le principe de causalite, Dieu sera la ^raie cause aussi bien que la vraie substance; il sera la cause infmie et toutc-puissante. Mais de quel droit, alors, viendrait-on circonscrire son acti\ite dans le cercle d"une fatalite inflexible V De quel droit serail-on admis a lui refu- ser la liberte et la conscience? Cest la conscience precisemeut, ou la connaissance que nous avons de nous-memes comme forces \olonlaires et efficaces, comme auteurs responsablcsde nos propres determinations et de (juelques-uns de nos mouvements, qui nous suggere pour la i)re- miere fois la notion de cause {Voyez ce mot). Yeut-on maintcnant, a Taide de cette notion, s elever a la connaissance de la cause premiere? On ne savisera pas certainement de la reduire a un de\eloppcmenl beaucoup moindre que celui quelle a pris dans la nature humainej on se gardera delfacer les caracteres positifs avec lesqucls elle est venue d'abord s'offrir a notre intelligence; on sera force, au contraire, de les elever tousjusqu'a I'infmi, et il en resultera que Dieu, considere comme la cause des causes, possede necessmremeut, avec la toute-puissance, la conscience de lui-meme , wlie pensee de lapcnsee, comme lappelle Aristote, et la liberie infmie. Bone il n y a pas de milieu encore ici : ou il faut nier le principe de causalite, c"est-a-dire le principe le plus evident de la raison humaine, sans lequel il n'y a plus rien de certain, ou il faut se rcsoudre a croire en un Dieu providcntiel, cause intelli- gente ct libre de lunivers, et, par ccla menie qu'elle est libre, souve- rainement bonne. Cette conclusion est parfaitcment justifiee par Ibis- toire entiere du pantbeisme, depuis I'instant ou il a paru pour la premiere fois sous une forme pliilosophiquc, jusqu'a lepoque conlem- poraine. Les pliilosopbcs de 1 ecole dElee, et , plus tard , ceux de lecole megariquc, poussaient la franchise jusqua lextravagance, en niant tout simplemenl lunivers et avec lui la possibilite meme de toute action, de tout mouvement, de toute chose qui commence et qui iinit. Pour eux il nevistait rien que I'unite immobile, eteruellement renfermee en elle- meme; tout le rcste a leurs yeux n'elait quune trompeuse apparence. Le principe supreme des Alexandrins, ce qu'ils appcllent, par condes- cendance pour la faiblesse humaine, lunile ou le bien, cest quelque chose qui ne repond a aucune idee de lintelligence , qui na ni forme ni attribut, el represenle le non-etrc aussi bien que I'etre, puisqu'il est eleve au-dessus de la substance elle-meme. Aussi les voit-o:i condamiics a la plus esiuciile coniradiction quand ils cherchcnl a faire deseendre, de cette uniic immobile et abstraite,le m(ju\ement, la realile et la vie. Enfm la meme remarque peut s'appliqucr au vaste sysleme qui semblail, dans cesderniers tenips, elre devenu comme la religion phi- ii<)2 CREATION. losopliiqiio (le lAllcmagne, ct que nous ^oy()ns aujourd"luu (U\ja forio- meiit ehranle par Ics divisions intt>stines de ses propros partisans. Pour JIei;el aussi bien quo pour Plotin , ie premier ternic do re.xistenoi' , lo premier elat dans lecjuol so trouve ic principe univorsel el idenlique de loules choses, nest ahsolumont rion de et> ([uo nous pouvons eonee- voir, ni la substance, ni la cause, ni memo letre ; car on n'a pas Irouve dexpression'qui piil lui etre applirpiee plus justement que cello do non- et re pur. Cost du sein de cot abime que sortont suceessi\emonl , par une necossile inlle\ible, tons les plionomenes du monde inlelligible et du monde reel. Nc cberchcz ici ni cllbl , ni cause, ni action, ni vo- lonte, ni force; lout so suit cDmme une idee uno autre idc'o, dans un ordro immuable qu'on appello la procession dlalccti(iue. Sj)inoza est le seul, peut-etre, de tons les detenseurs de la doclrine paidheiste, qui n'ait pas voulu insulter la raison au point do supprimer ouNcrlemont le principe de causalite. j)ieu, dans son systeme, ji est pas seulemenl la substance, niais aussi hi cause de lunivers, la cause innnanento ct non transitoire [omnium rcnim causa immancns , non vera transicns,, tou- jours active et loujours leconde, dune actisito inlinio otd'une fecondilc inepuisablc. Mais celte ditrerence est tout ontiere dans les inots; le fond de la penseo est exactemont lo liieme. I'ne cause qui a pour souls atlri- buts 'accossibles a noire intelligence) la pensoe et retondue; uno pen- see puremenl abstraile, sans conscience el sans idees; uno etcndue non nioins abstraile qui dilforo a la fois et dc la matiore et des corps : une telle cause, disons-nous, n'est elle-meme qu'uno abstraction, une en- tile logique qui n'a rien de connnun avoc I'Etre des otres, source de touto puissance, do touto existence el do loule vie. Ainsi, on resume, le pantbcisme fait do Dieu la substance unique, et, quoi qu'il dise, quoi quit fasso, la substance immediate, le sujol propromonl (lit de loutes les ({ualites, de loules les propriotes contra- dicloires quo nous connaissons; ])ar oxempio : do Tunile et de la di\i- siijilile, de la simplicilo el de reltMidue, de raclivile ot do la passi- ve to, etc. [.e pantVioismo, on accordant a Dieu la penseo, en regardant la pen- soe ou comme son essence tout ontiere, ou coinmo un do ses attrihuls ossontiels, lui refuse on momc temps la conscience, el , on genc'rai , touto espece do connaissance, touto i)orfection morale et intcllectuollo. J.e pantbeismo, onfin, refuse a Dieu, non-souloment la conscience el la liberb', mais toule ^ortu, touto puissance causatrice, el j)ar la so ti'ouvo ()blig(' ou de nier c;;togoriquomenl rexistoncodo luniNors, coiivme ont fait les pbilosopbes de locole d Elee, ou do lui donnor pour prin- cipe on no sail cpiol elroiniini, pri\6 de loutc action, de touto \ertu ellcclixe, do tout atlribut reel, ignore de lui-mome, inconnu de tout le resle, parfailemonl sotnblable onlin a la negation absoluede lolro, Cbacun do ces trois caraclores, qui constituent le fond ot comme rossonce in\ariable du pantbcisme, renfermo, I'ommo on voit, une in- sulte j)our la raison cl le sons moral du genre bumain. Tons ensemble ils lendent a supprimer, on les conl'ondanl dans lo memo noant, les deux tormes donl il s agissail de Irouvor le rapport, a sa\oir : lo fini el lin- iini, Dieu et lo monde. Done le pantboisme est tout aussi insoulcnabie que le dualisuio. CREATlOxN. :i9o Mais, Terreur de ces deux doctrines , onp]ut6t leiir incompatibilite absolue avec les principes de la raison une fois reconnue, le syslcme de la creation est, par cela meme, demontre; Ciir le syslome de la crea- tion, reduit a ses termes les plus gencraux et les plus essenliels, est precisement le contraire du dualisme et du pantheisme. Le dualisme suppose I'exislence de deux principes, egalement necessaires et eter- nels; le syslerae de la creation n'en admet qu'un seul. Le pantheisme ne reconnail dans I'univers que des modes et des allributs de Dieu , et en Dieu, qu'unc substance sans conscience d'eile-meme, sans intelli- gence, sans liberie, sans volonte; le sysleme de la creation reconnait dans I'univers un eflfet, une CEuvre de la toute-puissance, de la libre vo- lonte de Dieu, et en Dieu un etre a la fois substance et cause, intelli- gence et force, absolument libre etinfinimentbon. Dieu et I'univers sont done essentiellement distincts I'un de I'autre : car Dieu a la conscience de lui-meme; I'univers ne I'a pas et ne peut pas I'avoir. Des lors une grande question se trouve deja resolue , celle qui offrc apres tout le plus dinteret pour la paix de I'ame et la conduite de la vie. Nous savons que notre existence et notre volonte nous appartiennent; nous savons qu'une providence veille sur nous et sur tout ce qui exisle, qu'une justice in- faillible , qu'une bonte inepuisable doivent servir de base a nos craintes et a nos esperances : le reste peut, sans peril, etre abandonne a la lutte des opinions ou a la diversite naturelle des esprits. Mais la science n'est pas encore satisfaile; son but est independant de ces considerations ti- recs de I'ordre moral , et elle cherche a s'assurer s'il n'est pas en son pouvoir d'aller plus loin, si elle ne pourrait pas, en rassemblant toutes les forces de la raison , penetrer en quelque sorte jusqu'au foyer de la conscience divine et decouvrir ce qui conslitue Facte meme de la crea- tion. Qu'une saine metaphysique soit en etat de resoudre les difficull^s qui s'elevent au premier apergu, contre lidee de la creation, c'est-a-dire encore une fois contre la croyance universelle que le monde a etc pro- dnit sans le concours d'aucun autre principe , par la libre volonte de Dieu, nous I'admeltonssans peine et nous le prouverons tout a I'heure par la solution meme des difOcultes dont nous voulons parler ; mais quant a la question que nous venous de soulever, et qui offre d'abord un si puissant inleret pour rinlelligence, nous n'hesitons pas a dire qu'elle depasse la porlee de toutes les facultes humaines, et qu'on peut, en quelque sorte, la considerer comme la limite ou finit la science, ou commencent I'enthousiasme et ses plus dangereux delires. A quel litre, en effet, reconnaissons-nous la creation? sans doute comme la plus haute application possible du principe de causalile, comme un acte immediat de la cause infinie, comme I'exercice d'une volonle loutc-puissante, joignant a sa puissance une intelligence sans bornes. Mais avant que le raisonnement et la reflexion I'aient elevee jusqu'au caraclere de linfini, qu'est-ce qui a pu nous donner I'idee d'un acte, lidee d'une volonte et, en general, d'une cause efficienle? evidemment , c'est la conscience ou I'experience interne et person- nelle : car nous n'aurions jamais devine ce que c'est qu'agir, vouloir el pouvoir, si nous n'etions nous-memes des etres actifs, des volontes, des forces. La maniere dont s'exerce la cause ou la volonte inOnie, en rm CREATION. un mot, lacte de la creation est done, si i'on peut s'exprimer ainsi, un fait d'experiencc divine, comme I'exercicc dc notrc propre volonle est un fait d'experiencc humaine. Pour comprendre Tun de ces deux fails , aussi bien que nous comprenons lautre , il laudrait que noire re- f^ard put pcnelrer dans rabime de I'Elreinlini, comme il penetie dans le foyer de noire propre existence; il faudrait une meme conscience pour Ihommeet pour J)ieu, c"est-a-dirc (\nc Ion devrait Ics confondre elsupi)rinier la creature pour mieux exi)li([uer la creation. Cest preci- senient ce que fait le myslicisme par la theorie de Texlase et de lunili- calion. G'cst done bien la, encore une fois, que rcnlliousiasme coni- mcnce et que linisscnt la science et la raison. J)"ai]leurs lassimilalion est impossible entre le fait de la volonle bumaine et lacte de la crea- tion. La volonle dans Tbomme est distincte dc la puissance, de la force efiicaee, et la volition de reilet qu'elle poursuit : car souvent nous voulonsce que nous no ])oinons pas, non-sculcmcnthorsdc nous, nuiis sur nous-memes. En Dieu, la volonte el la puissance sonl parlailenient idenliqucs; cc qu'il vcul rcgoil par la memo Texistence el letre; autre- menl il y aurail queUpi'un de plus puissant que lui. La volonte liuinuinc s'excrce dans le temps etpardes acles succcssifs; cliacun de ces acles a un commencement et une (in , el Ion en doil dire aulant de la scrie lout enliere : la volonle divine s'exerce avant le temps et en debors du temps; die n'admct ni commencement, ni succession, ni fin; elle est, comme lout ce qui apparlient a I'essence de Dieu , eternclle et immua- ble; cnlin, la volonle bumaine ne saurait se conce\oir sans un objet; supposons cet objet lie a noire existence aussi elroilement que possible; represenlons-le, par une idee, dans letenips ou elle est soumise aux ef- forts de ratlention; toujours esl-il que nous ne pouvons ni nous en pas- ser nile produire, mais seulement nous I'assimiler ou le modilier dans une cerlaine mesure : la volonle divine, anlericure el superieure a tout ce qui exisle, produil olle-memc I'objct qui la subil, et cc.^t par la quelle est vraimcnt crealrice; c'est par la quelle est au-dessus de loute assimilalion, dc toute comparaison aux etrcs (inis,el qu'elle ecbappe h la lolalile dc nos moyens de connailre. La creation est un fail (]ue nous sommes obliges dadmeltre, puisqu'il conlient notrc propre exis- lence, mais qu'il nous est I'l'fusc d'expliquer et de comi)rcn(iie. Faul-il done nous en etonner, quand il n'cn est pas aulremcnl dcsl'ails les [this constants de I'ordre nalurel? Avons-nous une idee bien plus nolle des pbenomenes de la vie, dc la generation, de la reproduction, dc lasen- sibilile ct, enlin , de cetle volonle ellc-mcme dont nous avons tant parle? Comprcnons-nous davantage, dans I'ordre intellecluel , les I'ap- ports de la substance aux pbenomenes , et de la diversile, de la inulli- j)licile de ces pbenomenes avec I'idenlile de retre'/ Ce n'cst jtas une rai- son d'admettre tout ce que nous no coinprenons pas; mais il y a des fails et des principes dc toulc evidence <|ui n'cn sont jias moins des mysleres a jamais im|)enc'lrables; et la foi , une foi naluielle comme la vie, Irouve sa place dans I'ordre de la science, aussi bien que dans cc- lui (le la tradition. Cependanl , Idle (|ue Tious la concevons , d ]);ir suite (\c> princi|)es memes dont elle decoule, I'idee dc la crcalion souleve des difliculU's (pie nous avons [)romis de resoudre. Ces (iiliiculi(}s peuvenl toules se CREATION. 595 rainener aux trois suivantes : 1" S'il est vrai que la ciealion soil Tacte par lequel Dieu se manifesle comme la cause des causes j s'il est vrai quelle ne puisse pas etre autre chose que lexercice de sa volonte ab- solue et toute-puissanlc; corame nous ne concevons pas une volonte sans vouloir, ni une cause enlierement inactive el sterile, n'en faut-il pas conclure que la creation n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin ;qu'elle est elernclle comme Dieu lui-meme? Mais, des lors, n'est- on pas force (Je croire aussi a I'eternile du monde, et, par consequent, I'idee de la creation n'est-elle pas delruite par elle-meme? 2'' Si lidee de la creation entre necessairement dans I'idee de la toute-puissance et de la volonte divine, si notre raison ne peut concevoir que Dieu ne puisse pas ne pas agir et ne pas creer , que devient alors sa liberie et, par consequent, sa providence? 3" Enfin, si nous considerons la creation comme un acte de la volonte divine, si le fait de notre propre volonte, quelque distance qui le separe de Tinfini, est le seul, apres tout, qui nous donne lidee d'un acte quelconque et nous fasse attacher un sens aux mots cause et effet, les choses creees sont done liees a Dieu comme lacte volonlaire a la cause qui le produit; elles sont tirees du sein de Dieu comme nous tirons de nous-memes nos resolutions, nos determi- nations libres et les mouvements que nous imprimons a certaines par- ties de noire corps. Mais alors que devient , ou comment faul-il enten- dre celte croyance , si generale , que lunivers a ete cree de rien ? La premiere difticulte ne peut etre prise au serieux que par des es- prits etrangers aux principes les plus elementaires de la metaphysique. II est evident que lacte divin qui a donne I'existence a lunivers est necessairement anterieur a I'univers, et, par cela meme, au temps, lequel ne saurait etre congu ni mesure sans la succession des pheno- menes. Or, tout ce qui est en dehors du temps, qui echappe a ses di- mensions, apparlient a relernite. Mais, comme nous I'avons deja de- montre plus haul, nous ne saisissons pas I'acle dela creation tel qu'ilest en lui-meme dans son unite el dans son essence, ou tel qu'ils'accomplit eternellement danslaconsciencedivine; nousne I'apercevons que d'une maniere indirecle dans I'espace el dans la duree, a Iraversla varietcdes plienomenes et des etres qui regoivent de lui la vie, le mouvement et Texislence. Ce sontces etres et ces phenomenes qui commencent, qui finissent , qui meurent pour renaitre, et forment , dans leur ensemble , ce monde sensible donl nous faisons partie, mais ou nous ne sommes pas renfermes tout entiers. II faut done laisser au monde son caractere contingent et reiatif ; rien n'empcche les genres et les especes quil ren- ferme dans son sein d'avoir commence et de disparaitre un jour pour faire place a un autre ordre d'existences ; mais le vouloir et la pensee par lesquels il est , sont immuables dans leur essence; I'acle createur , independant de toutes les conditions de I'espace et du temps , qui n'exis- tent que par lui, doit etre congu comme eternel, ou il n'est rien. Ce re- sullat nalarmera aucune conscience, quand on saura qu'il a pour lui lautorite de saint Clement d'Alexandrie, de saint Auguslin, de Leibnitz. Entin , il est exprime de la maniere la plus precise el la plus claire, dans ces lignes de Fenelon ( Traite de I'existence et des altributs de Dieu, n" partie, c. 5, art. 4) : « II est (on parle de Dieu), il est eter- nellement creanl tout ce qui doit etre cree et exisler succcssivement.... iiOf) CUEATION. II est ^terncllement creant ce qui est cree aujourd'hui, comme il est (^lerncllcnicnt crcant ce qui fut cree au premier jour de lunivers. » lyjais voici la secontle ditTiculle qui se presenle aussilot : Si Dicu est neeessairemcnt une cause; si eelle cause agit, c"est-a-dire cree clernel- lenient; s'il est impossible de supposer quelle passe alternalivement du repos absolu a laclion, et de I'aelion au repos ; si I'inaclion , pour elle, ^quivaut a la cessaliou de I'existence, Dieu nest done pas libre; s'il n'estpas libre, comment eroirc a sa providence el a noire propre liberie? Pour reduire a sa juste valeur ce raisonnement, qui a ete frequem- inent reproduit conlre la philosophie de nos jours, il suflil de I'appli- quer a un atlribul quclconquede la nalure divine, par exeraple a la su- preme bonte. Evidemment si Dieu existe, il esl bonj nous sonimes des iors dans I'impossibilite de le conccvoir aulrement; partanl, sa bontc n'est pas moins necessaire que son existence. En conclura-l-on qu'il n'est pas libre, et que les bienfaits quil verse sur nous doivent passer pour leffet dune falalite aveugle? Autant vaudrait soutenir qu'il n'est pas parfait s'il ne pent etre mechant. Mais cela meme est un eiret de sa perfection et de sa liberie , qu'il ne puisse pas descendre aux vices, aux faiblesses, ni aux passions de sa creature. Or, linaclion absolue, ou , pour I'appeler par son noni, I'inertie, que nous ne somraes pas meme aulorises a atlribuer a la maliere, et qui, dans tous les cas, ne pcut apparlenir qu'a elle seulc, n'est eertainement pas une moindre imper- fection que les passions liumaines. Ce serait une grande et dangerense erreur de comparer la liberie divine au libre arbitre de Ihommc. Notre libre arbilre lemoigne aulanl de noire faiblcsse que de noire dignite et de notre force : nous sommes raailres de choisir enlre le bien et le mal, entre la raison et la passion, parce que noire nature finie, et par cela meme imparfaite , est accessible a la fois a cette double inlluence. Mais comment aftirmer de Dieu qu'il pourrait fairc le mal, qu'il pourrait etre comme nous I'aible et mechant, qu'il pourrait descendre au-des- sous de I'infinie perfection, au-dessous dece qu'il est necessairement, sous peine de ne pas elre? La liberie de Dieu consisle precisement a agird'une maniere conforme a sa divine essence. Or, il est dans I'es- sence de Dieu d'etre la cause des causes, dagir et de vouloir, c'esl-a- dire de creer sans cesse, et eel acle de la puissance intinie n'admel pas plus d'interruplion que la pensee et I'amour infini dont il est insepa- rable. A moins de renlrer dans la croyance panlheiste dun elre infini, sans conscience de lui-meme, on n'admellra pas que Dieu puisse exis- ter sans penser. Or, s'il pense, il veut, el par cela meme il agil : car sou existence n'est pas, comme la notre, divisee et successive; elle est eter- nelle et imnmable ; il pense, il veut et il agil tout a la fois pendant I'e- ternite. La derniere difficulte qu'il nous resle a resoudre est, sans conlredit, la plus scrieuse, parce qu'ellc ramene noire esprit sur ce qui conslilue le fond meme de I'acle createur; car, evidcnunenl, c'esl dans la me- sure ou eel acle se rend accessible a notre intelligence, que nous pou- \ons savoir dans quels rapports la subslance des creatures est a la sub- stance divine. Remarquons d'abord que, la crealio.i une fois admise, tout le monde est d'aecord sur ce point : que I'univers n'a pas ele forme dune matiere preexislanle; qu'il n'est pas sorli non plussponlancment CREATION. 507 de la substance divine , par voie d'emanalion , de rayonnement ou d'ex- lension successive. Aiais les uns disent que Dieu I'a tire du neant, les autres qu'il la produit commc nous produisons nous-memes un acle de volonte et de liberie, en le tirant de son propre fonds. INous sommes plein de respect pour celte proposition consacree par une autorile con- siderable : Dieu a cree le monde de rien. Cette proposition est la condamnation formelle du dualismeet du pantheisme, et, dans ce sens, nous la croyons profondement vraie. Mais veut-on y attaclier un autre sens? Veut-on qu'elle fasse inlervenir le neant dans Toeuvre de la crea- tion, comme si le neant etait quelque chose? Veut-on qu'elle etablisse, non pas la distinction, mais la separation de Dieu et de lunivers; une separation telle, que Dieu ait donne aux creatures tout ce qu'elles sent, sans que les creatures le liennent de lui ni qu'elles aient besoin d'etre en communication avec lui pour subsister? Alors nous ne dirons pas qu'elle soil fausse ; nous cessons absolument de la comprendre; car elle ne repond plus a aucune idee de noire intelligence. Si le neant ne peut jouer aucun r(jle dans la creation , 11 est done vrai de dire que I'univers sort de Dieu comme un acle libre sort de I'agent moral qui I'a produit, comme un eiret quelconque sort de sa cause elfi- ciente. Loin de nous, encore une fois, la pensee d'etablir une assimila- tion enlre I'acte createur considere en lui-meme, dans sa force, dans sa nature constitutive, et le fait de la volonte humaine; nous voulons seu- lement dire que la creation tout enliere est conlenue par son essence dans I'essence divine , comme le fail de la volonte est contenu en nous- memes. Quand ce fail se produit, il ne se separe pas de nous et ne nous enleve pas une parlie de noire substance ; il n'est pas le moi^ quoiqu'il vienne du moi et ne suhsislc que par lui. Eh bien, nous pensons que la totalile des creatures ne se separe pas davantage du Createur, quoique dislincte de lui-, elles ne sont ni une parlie de sa substance, ni sa sub- stance tout enliere, bien qu'elles viennenl delui, qu'elles possedent en lui leur raisondexisler, le principe de leur duree aussi bien que de leur naissance, et qu'elles aient en lui la vie, le mouvement et I'elre : c'est cela meme qui conslilue la causalite au point de vue melaphysique, et c'est ainsi qu'elle a toujours cte comprise par les esprits les plus emi- nents el les plus religieux de toutes les epoques. Nous pourrions remplir bien des pages avec des citations emprunteesde saint Clement d'Alexan- drie , de saint Auguslin, de saint Anselme, de Bossuet, de Fenelon, de Malebranche; mais nous aimons mieux en appeler a I'aulorile de la raison et de I'experience, qu'a celle des noms les plus illuslres et le plus juslement veneres. Nous demanderons done si celte proposition : J)ieu est partout, n'est pas egalement admise par tons ceux qui croient en I'exislencc de Dieu, Or si Dieu est parloul, il y est d'une presence ef- fective et reelle, et non pas seulement par une pensee impuissante, conmie nous vivons nous-memes dans les lieux eloignes de nous; il y est par sa puissance aulant que par son intelligence, par Taction aulant que parl'idee. «0 nion Dieu, dit le pieux Fenelon {Traite de I' existence de Dieu , passage cite, , vous etes plus que present ici : vous etes au de- dans de moi plus que moi-meme; jc ne suis dans le lieu meme ou je suis que dune maniere finie; vous etes infiniment. « Tons sont egalement obhges de croire que Taction divine est necessaire a la conservation des 598 CREMONINI. ^tres. Or, qu'esl-cc que la conservation des elres, sinon, comme on I'a dit, line crealion continue? Enfin , si nous consullons notrc propre ex- perience , ne trouvons-nous pas en nous une multitude de phenomenes qui ne viennent ni de noire volonte, ni de Taction du nionde cxte- rieur? D'ou nous viendraient done, si ce nest de Dieu et dune com- munication incessanle de sa propre essence , I'amour du bien, I'horreur du mal, le desir du grand, du beau, du vrai et surtout cette divine lumiere de la raison qui se monlre a chacun de nous dans une mesure differcnte, qui se multiplie et se renouveile en quclque sorte avec les individus de noire espece, et ccpcndant est toujours unc,toujours la memc, immuable, eternelle et infaillible? Ainsi Ic fait de la creation n'esl pas seuleraent etabli par I'absurdite dcs doctrines qui ont tente de le nier; il ressort directement des principes les plus e\idcnts de la raison; il tombe, en quelque sorte, sousl'o'il de la conscience, et main- tient, sans les sacrifier I'un a I'autre et sans les separer par la barriere incomprehensible du neant, la distinction du fini et de I'infmi, de Dieu et de I'univers. La question de la crealion est necessairement traitee dans tons les ouvrages de melaphysique et de philosophic generale ; ccpcndant il existe sur ce sujet deux traites speciaux : lun de Mosheim , DisscrKUio de crcatioyie ex nihUo , dans le tomeii, p. 287 de sa traduction latine du Systeme iniellechtel de Cudworlh in-'i-'', Leydc, 1773); Tautre de Heydenreich : Num ratio liumana sua vi et spontc contingere possit no- tionem crentionis ex nihilo , in-i", Leipzig, 1790. Le premier est pure- menl historique, le second est a la fois theologique et philosopbique. CREMOXIXI (Cesar) naquit en 1550, a Cento, dans le duche de Modene, et enseigna la philosophic pendant cinquante-sept ans, d'abord a Forrare, puis a Padoue. 11 mourut dans cette dcrnicre \ille en 1031. Plein de dedain pour la scolastique, non moins severe pour L's opi- nions contemporaines , il s'allacha cxclusivemcnt a comprendre les grandes doctrines de I'antiquile, particulierement celle d'Aristote, pour lequel il se contentait ou de scs propres intcrprelations ou des com- menlaires (TAlexandre d'Aphrodise. 8es le{;ons avaienl une gravilc et un charme qui faisaienl ladmiralion de tous ceux (jiii les cnlendaicnt. Mais, une Ibis sorli de sa chairc, son esprit ni sa conversation n'of- fraienl plus rien de scrieux. II obtinl par son cnseignemeiit infininient plus de succes que par scs ouvrages iniprimes. Sa reputation de pro- fesseur etait si grande, que la phipart dcs rois et des princes do temps voulurenl asoir son portrait. Sa cro_\ance a limmortalite de lame, a la Providence, et a quclqiies j^oints de la doctrine chriMienne a ele raise en doute; on le trouvail du moins ti'op zele drfenseur i\i'<< idecs d'Aristote. II enseignait que le ])remicr moleur concentre en hii-mciiie toule sa pcnsee et ne connait (pic liii seui; que la Pru\idence ne s'elend pasaudcia deseboses du ciei, et quelle nes'occupe point de noire moiuk^ terrestrc; que clunpie etoile se meul sous laclion d'une intelligence qui preside a ses dcstinees, et (pie toulcs les intelligences de cette espece sont des esprils immortels. On lui fait ciiseigiier aussi que le ciel esl Tagent univcrsel, et que lilme n'esl (piune certaine cbaleur. Leibnil/ lo met au rang des averrboi'stes. 15ruckerdiscule fort lonLniennMit la vr'-rit*'- CRESCENS. 599 ou la fausset^ dc I'accusalion d'impiete qui pese encore sur la memoirc de Cremoniiii. 11 (init par conclure, malgre les dehors Chretiens quaf- fectail ce philosophe, malgre sa soumission verbale a Taiilorite reli- gieuse, qu'il nen etait vraiscmblablcment pas nioins attache du fond de I'amc aux doctrines philosophiques d'Aristote, tellcs quil les cnten- dait avec beaucoup d'autres philosophes de celle epoquc. On lui altri- bue d'avoir pris pour devise ces paroles : Intus vt Ubet, [oris vl maris est. Les ouvrages de Cremonini sont tres-rares; ii a laisse : Dc Pccdia Aristotelis; — Diatyposis universal naturalis aristotclicw j^hilo.wphicc; — lllustrcs contcmplalioncs dc anima; — Tractatvs tres dc seiisibus cx- ternis, de inlcrnis, et de facilitate appeliliva; — De calido innato el de semine; — De ccelo; — Dialecticum opus posthv mum ; — De formis qua- tuor simplichim, qua; ekmenta vocantur; — De efficacia in mundum sublunarem; — Dictorum Aristotelis de originc et pirincipatu mcmhro- rum. On lui allribue encore des Fables pastorales. J. T. CRESCEXS, ne a Megalopolis, en Arcadie, dans le ii" siecle de I'ere chretienne, appartenait a I'ecole cynique ; luais, si on en croit le temoignage des 6crivains ecclesiastiques, les desordres de sa vie demen- taient I'austcrite de ses maximes. 11 se raontra un des adversaires les plus acharnes du christianisme, et ce fut sur sa dcnonciation que saint Justin et quelques autres subirent le martyre. On ne connait ricn d'ail- leurs deses doctrines. Voyez Saint. luslin, Apol. i. — Talius, Oral. adv. Gra'c. — Saint Jerome, Catal. script, eccles. X. CRITEIIIU3I [du grec y.v.-no, je juge]. Cette expression designe, en general, tout moyen propre a juger. On la trouve employee chez la plupart des philosophes de I'antiquitc, cnlre autres chez Aristotc, Epicure et les stoTciensj mais elle etait principalement usilee dans I'ecole pyrrhonienne, comnie le font voir les ouvrages de Sextus Em- piricus. On pent distinguer dans un jugement I'etre qui le prononce, la fa- culte qui serl a le prononcer, la perception qui en fournit la matiere. Les anciens, d"apres cela, donnaient au mot de crilcrium trois sens diifcrents; ils designaient, 1" lesujet, arbitre delavcrite; 2° lintelli- gence, qui en est I'organe; 3" Tidee qui la rcpresente (Sextus Emp. Jlypot. Pyrrh.^Yih. ii;. Aujourd'hui sasigniticalion ordinaire est moins etendue; il exprime seulement le caracterc qui distingue le vraidufaux. L'ohservation decouvre avec certitude I'exisionce dun pareil carac- terc, donl la notion, plus ou moins nette, dirige I'homrae dans tous scs jugements. 11 nous arrive, en elfet, chaque jour, de dire : ceci est vrai, cela est faux, et, quand nous nous sommes trompes, de nous aperce- voirde noire meprise. Or, pour cela, il faut de toutc neccssite que la verite porte un signe qui permelte de la reconnailre et de la distinguer de Terreur, sans quoi elle cesserait d'exister pour la raison, qui, tou- jours exposee a la confondre avec le faux , no pourrait jamais y croirc et rafflrmer comme elle le fait. Le criterium de la verite existe done; mais quelest-il? Poser unc sen:iblable question, c'est demander pourquoi certaines ohoses obtiennent de nous un assenliment que nous refusons a d'autres ; ()00 CRITEHIL'M. par exemple, pourquoi tout homme jiige quil exisle et nejuge pas qu'il se soil (lonne I't^lre. Or, Descartes la dcpuislongteinps observe, quand nous nous disons inlerieureinenl a nous-m(imes, avec la plus proionde assurance, Je mis, ce qui nous convainc et nous determine , cesl la perception claire el distincte du fait que nous affirmons. Nous vox ons clairement que nous somnies, et voila pourquoi nous n'en doutons pas ni ne pouvons en dou- ter. Si notre existence ne nous paraissait pas evidente, peut-etre hesite- rions-nous a y eroire; mais elle hrille aux \eux dc I'esprit duneen- ti^re clarte, et cela suffit pour qu'il I'admette. II en est de m^me de I'existence du monde exterieur , reconnue par tout le genre huraain en depit dcs objections du scepticisme ; quon scrute aussi atlenlivement quon voudra les motifs de celte croyance, on n'en trouvera pas daulre que I'idee claire qu'ont tons les hommcs de la realite des corps. C'est encore le meme motif qui nous determine a admettre certains fails sur le lemoignage d'aulrui; nous ne jugerions jamais que ces eve- nements ont eu lieu, si nous n'apercevions clairement que nos sem- blables n'ont pu nous Iromper ni se tromper eux-memes en nous les at- testant. Tel est done le criterium de la verite, unc perception claire el dis- tincte, en un mot, I'evidence. Toutesles choses qui sont evidentes soul vraies; toules celles qui presenlent de la confusion el de I'obscurile sont douteuses. II faut le reconnaltre cependanl , cette regie n'est pas inftiillible dans I'application, et Descartes, le premier qui Tail proclamee, nhesile pas a avouer {Disc, de la Meth., iv parlie) « quil y a quelque difficulte a bien remarquer quelles sonl les choses que nous concevons dislincle- ment. » Plusieursphilosophes sont partis de la pour modifier le criterium de levidence ou pour le conlester d'une maniere absolue. Leibnitz pense qu'independammenl de la clarte des idees, il faut , pour jugerde leur verite, savoir avec certitude si ellcs nimplicjuent pas contradiction; en un mot, si elles sonl possibles. La possibilite est connue de deux manieres : a priori, par lintenlion directe de lame; a posteriori, par lanalyse qui ramene les idees composeesa leurs ele- ments ' Medit. de cognit. verit. et ideis). S'agil-il des notions expe- rimenlales, il faut examiner si elles se lienl entrc elles et avec d'aulres que nous avons cues; c'esl le seul moyen, a en eroire Leibnitz > Rem. sur le livrede iOrig. du mal) , de distinguer les perceptions vraies des reves et derhallucination. Dautres philosoplies, allanl plus loin, onl regarde I'evidence comme une regie non-seuicmcnt incomplete, mais illusoire et dangereuse, qui menait au scepticisme en bcaucoup de points, et dont les meilleurs es- prits abusenljournellementpour persislerdans leurs erreurs. Seloneux , le criterium de la certitude doit tHre cbercbe en dehors de la raison indi- viduelle, dans I'accord des opinions; la vc^rite est ce que tous leshommes croient; lerreur, ce qu'ils rejetlent. Le vice capital dc ces doctrines est de s'ecarler de Tobscrvalion. Soil que nous doutions en elTel, soil que nous affirmions, nous navons pas CRITIAS. fiOl conscience de suivre d'aulrelumiere que I'evidence. D^s que resprit de- couvre une verile, il y croit parce qu'il I'a viie ; mais il ne se rend pas coinple de la possibilile de ce quil affirme : il reflechit encore rnoins a 'opinion que les autres hommes peuvent en avoir ; sa decision esl prise longlemps avant qu'il les ait consulles, meme dans les cas ou il peut le faiie. Nous ajouterons qu'il y a une singuliere inconsequence a ne pas se conlenter de I'evidence ou a pretendre sen passer. A quel signe, en ef- fet, reconnaitre ce qui est possible et ce qui ne Test pas? sur quoi les hommes conviennent et sur quoi ils different? quel esl le sens de leurs discours? et, pour aller plus loin , s'il exisle des hommes, si nous exis- tons nous-memes? Ce ne sera pas, sans doute, le consenlement uni- verse! qui nousdonnera la cerlilude de ce consentement, ni la possibi- lite qui se servira a elle-meme de regie et de mesure? Comment done apprecierons-nous d'abord, appliquerons-nous ensuile celte regie des- tinee a guider Ihomme plus surement que ne le feraient les claires idees de la raison ? Nous navons d'autre raoyen que den appeler a ces memes idees. Qu'on le veuille ou non, il faul toiyours les consulter. L'homme a besoin de I'evidence, m6me pour combaltre I'evidence, et les philo- sophes qui la dedaignent le plus, ne marchent qu'a sa lumiere. Au resle , si trop souvent nous nous laissons abuser par de fausses erreurs que nous ne distinguons pas des purs rayons de la verite, nous devons moins en accuser le criterium de I'evidence, excellent en lui- meme, que noire promptitude a juger et les bornes naturelles de I'es- prit humain. L'homme se trompe parce qu'il ignore, et il ignore parce que la condition d'un etre fmi est de ne connailre quune portion de la realite. Tous les secours de la logique sont impuissants pour guerir ce vice radical, qui tient a la nature deschoses el de rinlelligence. La pos- session d'un criterium infaillible, en nous permettant de saisir la verite en toutes cboses,et de ne jamais la conl'ondre avec le faux, nous egale- rait a la Divinite : il est insense d'y pretendre. C. J. CRITLVS, fils de Callsschrus et parent de Platon , frequenta pen- dant quelque temps Socrate , dans le commerce duquel il esperait se for- mer a I'arl de conduire les hommes ; mais il ne tarda pas a se separcr d'un maitre aussi austere, qui, au lieu de favoriser ses penchants ambi- tieux, cherchait au conlraire a lui inspirer I'amour de la verlu. Apres avoir ete chasse de sa palrie, il y rentra avec Lysandre en iOi avant J.-C. , fut nomme un des tren'e tyrans charges de donner des lois a la republique, se signala par ses cruaules, et, apres avoir rempli de meurtres I'Attique, peril dans un combat centre les troupes liberalrices de Thrasybule. L'n dialogue de Platon porte le nom de Critias. X. CRITOLAUS, philosophe grec, ne a Phaselis, ville de Lydie, etudia la philosophic a Athenes sous Ariston de Ceos, a la morl duquel il de- vint le chef de I'ecole pcripateticienne vers I'an loo ou 158 avant J.-C. Les Atheniens I'envoyerent, avec Carneade el le stoicien Dingene , en ambassadea Rome, ou il se lit remarquer par son eloquence. Cepcndanl Sextus Empiricus 'Adv. Mathem. , lib. ]r, p. 20) et Ouinlilien [Instit. orai., lib. n, c. 17; nous apprennent qiiil condamnait la rhetorique 602 CRITON. comme etant moins un art qu'un metier dangereux. II a v^cu , selon I'opi- nion la plus probable, au dola dc qualrc-vingts ans. Ce que nous savons dc ses doctrines nous montre qu'il elait reste fidole a I'esprit general du peripaletisme. il adniellait, comme Aristole, relernile du monde el du genre luimain , el il s'elevail avec force conlre ceUe vieille tradition du paganisme, que les premiers hommes ont ele engendres de la lerre. En morale , 11 faisait consisler le souverain hien dans la perfeclion d'une viedroile et conforme a la nature, cesl-a-dire dans I'union des biens de I'espril et du corps ct desavanlages exlerieurs ; ajoulanl, loutelois, que si on mellait sur un des plateaux dune balance les bonnes qualites dc I'ame, et surl'autre, non-seulement cellesdu corps, mais en(;ore les au- tres biens etrangers, le premier plaleau emporlerait le second, quand nieme on ajouterait a cc dernier et la terre el la mer. Crilolaiisa eu pour disciple Diodore le peripaletieien. Voyez (^iceron, Tmcnl. , lib. v, c. 17. — Pbilon, Quod mxindus sit incorruplibilis , p. 9V3 el sqq. — Jean Benoit Carpsov a public une Dissertation sur Crilolaiis, in-V", Leipzig, 17i3. X. • CRITOX, le plus fidele, peut-etrc, et le plus affectionnc de lous les disciples de Soerate, a qui il conlia leducation dc ses lils Crilohule, Hermogenc, Epigeiie et Clesippe, ctait un riche citoyen d'Alhenes. Corame sa fortune lui altirait des envieux , Soerate lui eonseilla de se lier avec Arcliedeme, jeune orateur sans fortune, dont le zele etle ta- lent surenl imposer silence a ses ennemis. Criton, qui n'avait jamais cessc de pourvoira tons lesbesoins de Soerate, ne I'abandonna pas a I'e- poque de son proces. 11 se rendil d'al)ord sa caution pour empecber qu'il ne fut arrete, et, apres sa condamnation , il lui offrit les nioyens de s'evader. Diogene Laerce attribue a Criton dix-sepl dialogues sur di- vers sujcls de morale et de politique, auxquels il faut joindre, d'apres Suidas, une Apologie de Soerate. Aucun de ccs ouvrages n'est parvenu jusqu'a nous. I'laton a donne a un de ses dialogues le nom de Criton. Voypz Xenopbon, Memor., lib. ii, c. 9. — Diogene Laerce, lis. n, c. 121. — Suidas. X. CROUSAZ (Jean-Pierre de}, ne en 1663, morl en 17V9, fut professeur de pbilosopbie et dc malbemali([ues a Lausanne el a (Iro- ningue, puis conseilier de legation et gouverneur du prince Frederic i\i^ Ilesse-Cassel. Ses ouvrages, presque tons ccrits en fiancais, ne se ff.nl pas remartpier par I'originalite des idees; inais ils renferii'.enl un grr.iui nombre d'()bser\ aliens judicieuses qui en rendenl encore aujourdluM la lecture instructive. Crousaz elait un bonnne d'un es])rit droit et done dune certaine sagacile. (Iboque des bypotbeses el des consequences que renfermaient les sNstemes de son lenq)s , il s'allacha a les refulcr par des arguments einpruntes au sens commun. II comballil principa- lenient le sceplicisme dc liayle, I'barmonie preelablie de I>eibnil>. el !e formaiisme de Wolf. 11 developpa en meme temps un assez grand nombre de questions particulieres, sans adopter aucun systeme-, ce qui I'a fail ranger parmi les celecliciues. Xous ai)i)recierons rapidemenl ses ])rincipaux ou\ rages. Le premier est sa Logiquc, ou Syi^Vemc dcrvflcxionf s aACc une penetration lres-remar(]uable, el entre- prit (le fonder une nouvelle philosophie parfaitement ortliodoxe. La philosophic est pour lui un ensemble de veriles rationnelles. donl les objets sonl ))ormanenls, et qui se divise en logique, metaphysique, ))hilosopbie disciplinaire ( discij/linar Philosophie) ou pbilosoijliie pia- tiqu(\ Au principe dc> contradiction, (anisius subslitue celui do la cnn- ccptibilite '(iedenhhurkeit , , (\\x\ comprend de plus celui de I'indivi- CRUSiLs. (jo;; sibilite et celui de rincompatibilite. Distinguant la cause matericllc ou substanlielle de la cause efficlente, il roslreint le principe de la raison suffisante j\ cette derniere. La ccrlilude de la connaissance hu- maine resultc immediatemcnt dune contrainle interieure et d'une in- clination de I'entendement, dont la garantie n'exlste que dans la vera- cile divine. II suit de la que loutes les idees, toutes les propositions, tous les rai- sonnemenls entin que la raison produit d'elle-meme et sans la moindre participation de la volonte individuelle, meritent une pleine et entiere confiance. Le temps et I'espace ne sont pas des substances, mais I'existence infinie. Dieu,par son inGnite, constitue I'espace; par sa toute presence, rinfinie duree, sans succession; Crusius se rencontre ici avec Clarke et Newton , comme il se rencontre avec Descartes sur la question de la certitude. Comme manifestation exterieure de rintelligence supreme, le monde n'exisle que d'une maniere contingente : car il a commence d'etre, et son aneantissement pent se concevoir aussi bien que son exis- tence. II ne comprend aucun encbainement necessaire d'une necessite absolue, aucune barmonie preetablie. II est excellent si on considere la fin pour laquelle il a ete cree; mais on ne saurait demontrer qu'il soit le meilleur de tous les mondes absolument possibles. Tous les esprits doues d'une conscience claire ont ete crees pour une fin eternelle , a laquelle ils tcndent naturcUement. La capacilc dune eternelle duree, I'aspiration reclle a limmortalite, deux cboses que IJieu a deposees originellement au fond de notre nature, sont une garantie parfaitement sure de limmortalite de Fame. La volonte de tous les etres raisonnables , qui ne devraient , par con- sequent, agir que suivant la raison, a ete cependant douee des le prin- cipe du pouvoir de faire indifteremment le bien ou le mal ; car, bien quelle soit sollicitee par des motifs, elle n'en est cependant pas deter- minee d'une maniere necessaire : de la la possibilile de faire le mal moral. Ce mal meme n'est done qu'un effet du mauvais usage de la li- berie et, par consequent, rien qu'un facbeux etat de cboses dans le monde, etat contingent, non voulu de Dieu positivement , mais seule- ment permis. Enfm Crusius, altribuant a Dieu une liberie arbitraire, indilferente et illimitee , plagait dans le commandcment divin la source et la base de toute obligation morale. Les doctrines de Crusius furent vivement attaquees parPlattner; mais, sans vouloir en exalter le merite, on pent cependant leur recon- naitre une certaine valeur, lors surtout quon voit Kant les mettre au nombre des plus beureux essais qu'on ait tentes en pbilosopbie, Les principaux ecrits de Crusius sont : Chemin de la certitude et de la siirete dans les connaissayices humaines , in-S", Leipzig, 1762; — Esquisse des verites rationnelles necessaires , par opposition aux veriles cmpiriques ou contingentes , in-8°, ib., 1767; — Instruction pour vivre d\me ma- niere conforme a la raison/m-S", ib., 1767; — Dissertation sur I'usage le- gitime et sur les limites du principe de la raison suffisante, ou plutot de la raison determinante , in-S", ib., 1766; — Introduction pour aider a reflxchir d'une maniere methodique et j)revo7ja7ile sur les evenements na- turels, 2 vol. in-8% ib.^, 177i. J. T. (JOG CUDWURTIL CUDWORTII f Raoul ou Rodolphe) est un dcs pliilosophesles plus emincnts du xvii'' siecle. Nul ne posscdait a cclte cpoque, ou Ihistoire de la philosophic netait pas encore unc science , une connaissancc aussi approlondie, aussi solide de tous les systemes et de tous les monuments })hilosophiques de lanliquile ; nul , a 1 exception de Descartes , n'a rendu plus de services a la cause du spirilualisme et de la saine morale, sans abandonner un instant les droits de la raison. 11 appartenait , niais en la dominant par letendue de son erudition et la rectitude de son juge- ment , a cette ccole platonicienne et i-eligieuse dAngleterre, (jui comp- tail dans son sein Theophile Gale, Henri Morus, Thomas Burnet, el dont le centre elait I'universitc de Cambridge. Me en 1017, a Aller, dans le comte de Somnierset, Cudworth n'avait que Ireize ans lorsqu'il en- tra dans cette universite celebre, dont il fut un des membres les plus illuslres, etou il passa presquc toutc sa vie. En 1639, il fut regu avec beaucoup declat mailre es arts; il se distingua ensuite commc instilu- tcur parliculier, et , apres avoir exerce pendant quelque temps les fonc- lions de pasteur dans le comte qui lui a\ait donncnaissance, il retourna h Cambridge, ou il fut nomme successivement principal du college de Clare-Hall et profcsseur de langue bebraique. 11 occupa cclte cbaire pendant trcnte-quatre ans avec un talent remarquable; puis il accepta de nouvcau la charge de principal au college du Christ, et la garda jus- qu a sa mort, arrivee en 1G88. Ce fut en 1G78 quit publia, a Londres, son Vrai sijstcmc inlcUectuet de iunivers ( The true intellectual sys- tem of the uuiiers } J un vol. in-f' de plus de 1000 pages. Get ouvrage fut accueilli, non-seulement en Anglcterre, mais dans toute I'Europe savante, avec uncAcritable admiration. Cependant il provoquade vivcs querelles, taut parmi les theologiens que parmi les philosophes. II con- ticnt , sur la trinite platonicienne , comparee au dogme chrctien , des opinions dont les sociniens et les nouveaux sabelliens se firent un appui, et qui, par ccla meme, lirent scandalc parmi les defenscurs ofliciels de I'orthodoxie anglicane. Ln autre dehat non moins anime, aufjucl se raela la fille de Cudworth , lady Masham , jalouse de dcMendre la gloire de son pere, s'engagea entre Ravle et Jean Leclerc, sur la fameuse tbeorie de la nature plaslique. Le premier soutenait [Conlinualion des pensees divcrses sur la comele, t. i"", § 21 , et Jlistoirc des ouvragcs des savants, ai't. xii, p. 380, que cette hvi)othcse, dont an reste Cudworth n'est pas I'inventeur, bicn loin de coinbattre les athees, commc le pre- tend le philosophe anglais, semble plutot avoir etc imaginee en leur faveur. Le second, au contrair(> Jiibliol/wque c/toisie , t. vi, vii et ix), la prend sous sa protection, I'adopte pour son propre coinple, et demon- tre ({u'elle pent Ires-bien se concilicr a\ec les idees les plus irrcprocha- bles sur la nature divine. Le trade de Cudworth sur la Morale elernelle et immuable [A treatise concerning eternal and immutable Morality, in-8", Londres, 1731, n'a etc public qu'apres sa mort, ct ])eut ctre re- garde commc la suite du Vrai sysihne intellectuel. Toutes les idees, et Ton peut ajouler toute I'erudilion philosophique de Cudworth, sont con- tenues dans ces deux ouvrages, dont nous allons essaycr d'exprimer la substance. Le prdiiier en (late,malgre son etenduc considcrai)le, n'est pas acheve. L)'a{)rcs le plan que I'auteur nous expose dans sa preface; et CUDWOBTH. 607 dont la mort a empeche la complete execution , il ne forme que le tiers dun ouvrage beaucoup plus vaste, qui devait avoir pour litre : De la nccessite et de la liberie. Or, dans la pensce de Cudworth , il y a trois syslemes qui nient la liberie et qui etablissent en toules choses une necessite absolue ; il y a trois sorles de fatalisme dont il se proposait egalement de faire connailre et de refuter les principes : le fatalisme malerialiste , imagine par Democrite et devcloppe par Epicure , qui sup- prime avec la liberie I'idee de Dieu et de toutc existence spirituclle, qui explique tons les phenomenes , meme ceux de la pensee , par des lois mecaniques , et la formation de tons les elres par le concours for- tuit des alomes; le fatalisme Iheologique ou religieux, enseigne par quelques philosophes scolastiques et un assez grand nombre de theolo- giens modernes, qui fait dependrc le bien et le mal, le juste et I'injuste, de la Yolonte arbitraire de Dieu , et supprime , avec le droit naturel , la liberie bumaine, dont il est la regie et la condition; enfin le fatalisme stoicicn, qui, sans nier la providence et la justice divines, sefforce de les confondre avec les lois de la nature et de la necessite , et veut que lout ce qui arrive dans le monde soil determine elernellement par un ordrc immuable. A ces trois syslemes, qui resument toules les erreurs vraiment dangereuses dans lordre religieux et moral , Cudworth vou- lait opposer trois grands principes qui constituent, d'apres lui, les ve- ritables bases, ou ce quil appelle,dans son langage platonicien, le systeme intellectuel de I'univers. Contre la doctrine de Democrite et d Epicure son dessein elait detablir qu'il cxiste un Dieu et un monde spirituel; centre les nominalistes du moyen age et les theologiens mo- dernes imbus de leurs principes, que la justice et le bien sont eternels et innnuables de leur nature, quils font partie de I'essence meme de Dieu; enfin, contre les idees sloiciennes sur le destin, que Ibomme est libre et responsable de ses actions. La premiere partie sculement de ce plan si bien coordonne , a ete executee dans Touvrage qui nous occupe en ce moment. Mais il ne faudrait pas s'y meprendre; sous les noms de Leucippe et de Democrite, c'est un pbilosophe contempornin, c'est Hobhes qu'on attaque, comme le demonlrent les allusions tres-claires et quelquefois les cmporlements dont il est Tobjet. En appreciant la valeur du systeme des alomes et en monlrant quil a pour principal ca- ractere de vouloir expliquer tous les pbcnomenes de I'univers par des lois purement mecaniques , on fait aussi le proces de Descartes, qui ne laisse pas a Dieu dautre role dans le monde materiel , que cclui de creer, une fois pour toules, la maliere et le mouvement. Arislolelui- meme, malgre le peu de penchant qu'il a pour lui, parait a Cudworth bien superieur a Descartes dans ses vues sur la nature : car la nature, scion le sentiment du premier, ne faisant rien sans but el sans raison, laisse apcrcevoir partout les traces dun elre inteliigent; landis que le second en ccarle enliereraent rintervention de lintelligence, c'est-a- dire de la providence divine 'Sysl'cmc intellectuel , c. 1, § io;. Cudworth ne condamne pas en elle-meme Tidce des alomes : car il la considerc comme idcntique a celle des substances simples ou des elements primitifs des cboses, quelle qu'en soil d'ailleurs la nature. A ce litre , il la trouvc partout , dans tous les syslemes el chez tous les philosophes de ranliquilc : dans le systeme de Pythagore sous le nom COS CID\V(JUT11. de monadcs, dans ccliii d'Aiiaxa^orc sous le iioin d lioincoincrics , dans les IVaiznionls d'Enipcdocle, dans Plalon el dans Arislolo aussi liien quo chcz lioniocrile et Epicure. II ne crainl pas do !a faire renionler jusqu'a Moise, le soupQonnanl d'elre le nieine quun certain ISloscluis, philo- sophe antericur a la puerre de Troie, a qui plusieurs ont allribuc lin- vejUionde ladoctrinc atoniisUque. Mais, au lieu d'accepler celte doctrine tout entiere, telle que Cudworlli la supi)ose a son origine, comprenanl a la ibis les esprits et les corps, adinettant sinuillancnient Texistence de l)ieu,desames immortelles elles elements indivisibles de la inatiere, les uns, dil-il , n'en ont pris que la partie si)irituelle, les autres que la partie materielle, el, parini ces derniers, nous trouvons Leucippe, De- mocrite, Protagoras, Epicure el llobbes {Systeme intelleciuel, c. i]. Le principc au nom ducjuel ces pbilosophes osent defendre lours opi- nions immorales el inq)ies, n'ost done ])as un i)rincipc oriiiinal dont la decouvcrte Icur appartienne; ils n'onl fait, eonlre toutes les lois de la logiquo el du bon sens, qu'en limitor les consequences et mutiler la doctrine dont ils I'avaient cmpruntc. Independannnenl de ce sysleme, qui ne reconnail pas d'aulres sub- stances que les atomes materiels, ni d'aulres forces que cello du mouve- menl, et qui, ])0ur celte raison, a regu le nom d'alheisme mecanique, Cudworlh distingue encore Irois autres genres (ralbeisme, asavoir : I'a- Ibeisme bylopatbique, ou le systetne d'Anaximandre, qui explique tous les phcnomenes de I'univers y compris ceux de la vie el de I'inlelli- gence, par les proprietes dune niatiere infinie el inanimee, so deve- loppanl d'apres une loi inhcrenle a sa constitution; ralbeisme liylozoi- que, ou la doctrine do Slraton de Lampsaque , qui, regardant la matiere cojnme le principe unique do loutes cbosos, lui aceordait la vie el I'ae- tivitc, mais non la raison ni la conscience ; onlin Topinion altribuee aquel- quos stoiciens, particulieremonl a Senequo el a Pline le Jouno, d'apres laquello Tunivers serail un etre organise, semblablo a une ])lanto, et se developperail spontanenienl , privede conscience el do sonlunenl, sous Fempire dune inflexible necessite. Cotte opinion rcgoil le nom assoz pcu significatif d'albcisme cosmoplaslique. i\Iais, do laveu memo de Cudwortb, ces quatre systemes d'atbeisme ])ouvent facilemont se rame- ner a deux : I'un qui veut tout ex])li(pier par la matiere el 1(> niouNo- niont : c'esl colui donl Domocrite est le principal organe-, lautre qui fait de la matiere, consideree comme la substance unicpie de toutes choses, un principc \ivanl, actif el sensible : c'esl colui que Straton a ensoigne sous sa forme la plus consequenle [ubi supra, c. 3 :. II fallait , sans contredit, un esprit Ires-penctranl {)our saisir avee taut de preci- sion le rapporl el limportanco de cos deux systemes, donl le premier n'aper(;oit (pie le caractere mecanique, el le second cpio lo caraclore d\nami(pie do lunivors, (>o sont , en 011(4, los deux souls points de \uc qui se presenlont a I'esprit , lorsqu'on roilocbit sur los lois el les el(i- nients constilutifs do la nature. Cudwortb a parraitoment compris quen adoptant exclusi\oment Tun ou I'autre de ces doux points dv vue oppos(''S , il no laissait plus de place a lexistonce dun Dieu providonliol el distinct du mondo, el (pi'il fal- lait , par cons(^(pient , avanl de proot'der a la rt'fuiation de lalbc^isme, avoir pris un [)arii relativemont a lanaturc. En n'adriieilant dans sou CUDWOKTH. 001) soin que tics conibiiiaisons pareiiientmecaniques,il tombaitdansrerreur qii'il repvoche a Descartes , il rendait inutile riiitervention de la Provi- dence, il exilail Dieu de I'univers. En poussant, au contraire, le principe dynamique jusqua ses dernicres consequences, en reconnaissant dans les phenonienes qui frappent nos sens une force, non-seulement active, mais vivante, sensible et meme intelligente , Dieu ct la nature se trou- vaient confondus, coinme ils le sont dans la doctrine stoicienne. G'est pour ne faire ni I'un ni I'aulre, que Cudworth a reconnu, entre Dieu et les elements purement materielsdu monde, un principe intermediaire , spirituel , mais prive a la fois de liberte , de sensibilite et d'intelligence , auquel il donne le nom de nature plaslique. Voici comment il prouve I'existence de ce principe (ouvrage cite, c. k, 1" parlie) : « 11 est ab- surde de supposer que tout ce qui arrive dans Tunivers soit le resul- tat du hasard ou dun mouvement aveugle et purement mecanique : car il y a des cboses, comme les phenonienes de la vie et de la sen- sibilite, dont les lois du mouvement ne peuvent pas rendre eompte et qui meme leur sont contraires. 11 nest pas plus raisonnable de croire que Dieu intervient directement dans chacun des phenomenes de la nature, dans la generation d'un ciron ou d'une mouche comme dans les revolutions des astres : ce serait un miracle continuel , contraire a la fois a la majeste de I'Etre tout-puissant et a I'idee que nous avons de sa prov idence : car il y a dans la nature des desordres , des irregulari- tes, dont Dieu serait alors la cause immediate. On est done force d'ad- meltre une certaine force inferieure qui execute , sous les ordres de Dieu, sous I'impulsion de sa volonle et la direction de sa sagesse, tout ce que Dieu ne fait point par lui-meme, qui imprime a cbaque corps le mouvement dont il est susceptible, qui donne a chaque etre or- ganise sa forme , qui preside a tons les phenomenes de la generation el de la vie. » La nature plastique est, comme nous I'avons dit, un etre spirituel, une ame d'un ordre inferieur, destinee seulement a agir en obeissant, en un mot, Ydrne de la matiere. Elle est rcpandue egalement dans toules les parties du monde, ou elle travaille sans cesse, artisan aveugle mu par une impulsion irresistible , a realiser les plans de 1 eternel ar- chitecle, c"est-a-dire de la raison divine. Pour comprendre la nature et la possibililc dune telle force, il sullit, dit Cudworth, de reflechir aux efiets de Thabitude , laquelle fait exccuter a notre corps d'une ma- niere sponlanec, sans aucune deliberation, etpeut-etre sans conscience de notre part , les mouvemcnts les plus compliques et les plus difficiles, conformement a un plan precongu par rinlelligence. On pent egale- ment s'en faire une idee par I'instinct des animaux , qui, sans en con- naltre le but el d'une maniere irresistible, accomplissent tons les n^)u- vements necessaires a leur conservation et a leur reproduction. jMais I'instinct est supericur a la nature plastique et d'lui caraclere plus excel- lent : car les elres quil domine et qu'il dirige out au moins une certaine image de ce qu'ils font , ils en eprouvenl ou du plaisir ou de la douleur • tandis que ces qualiles manquent a I'ame purement molrice et or2:a- nisatrice de la matiere {ubi supra). Independamment de cette force generale qui agit sur toutes les |)ar- ties de I'univers, Cudworth reconnait encore pour chacun dc nous uns r.lO CUDWOKTll. lorce particuliere , chargee de produiro a notrc iiisii les plienoiiu'nes de la vie el do lorganismc auxquels notre volonle ii a point do i)art. II onre- eoniiail une autre pour ohaque animai, sous piele\te qu'il y a aussi dans I existence des aniinaux des ehoses que les lois seules de la inc- eaniquc n'expiiquent point, et qui echappenl eependant a I'instinet et a la sensihilite, par exernple la respiration, la circulation du sang et les autros fails du nionie genre. Enlin il ne croit pas impossible quil y ait une nature plasti([ue pour chaeune des grandes parties du nionde. « Sans aucun doule, il serail insense, dil-il ( ou\ rage cite, e. k, § 25), eelui ipii supposerait dans chaque plante, dans chaquc tigc de verdure, dans chaque brin dherbc, line vie generatriee a part , une cerlaine ame vege- tative, cntierenient dislincte de la niacbine physique; elje ne regarde- rais pas comnie plus sage quiconque penserait que notre planete est un elre vivant done dune ame raisonnable. ).!ais pourquoi sorail-ii iinj)()s- sible , en raisonnant d'apros nos principcs, qu il y out dans ce glubc , forme d eau el do lerre, une sculo ^ie, une seule nature plastique, unic par un certain lien a toutes les plantes, a tons les vegctaux el a tons les arbres, les moulanl et lesconstruisant selon la nature de leurs difTerenles semences, formant de la nieme maniore les nietaux el les autres corps qui ne peuvent pas etre produits par le mouvement fortuil de la matiere, agissant enfin sur toutes cos ehoses d'une manierc immediate , bien que subordonnec elle-meme a plusieurs autres causes, dont la principale est Dieu. » Ces hypotheses, dont I'idee premiere, eelle dune ame du monde, est empruntee de Plalon el de 1 ecoled'Alexandrie, mais que Cudvvorth croit reconnaitrc aussi dans Aristote, dans Hippocrate, dans les s\s- temes d'Empedocle, dlleraclite et des stoiciens, sont provoquees en grande partie par le desir deeombattre laphilosophie carlesienne. I)(>s- cartes ne reconnait pas de milieu entre lelenduo et la penseo, entre la maliere inerle el la conscience, et se inontre consecpiont a\oc lui-meme en supprimant la vie animate dans Thommo et dans les brutes, (lud- VNorth se jette a rextremite opposee; il niultiplie sans nccessite el sans droit les existences intermediaires; il tire de sa fanlaisie lout un monde imaginaire ; mais , au point de vue i)uremenl criti(pie , il a raison , el lanl qu'il se borne a attaquer, il nest pas moins fort peut-etro conlre lidea- lisme de Descartes que centre le malerialisme do Ilobbes. Apres avoir, pour ainsi dire , prepare dans la nature la place de I)ieu , (Cudvvorth entre])rcnd delablir son existence, d abord pur la refutation de latheisme , ou des objections que les athees out elev ccs de lout temps conlre I'idee dune Providence el d'une cause crealrice, etisr.ite par des ])reuves directes tiroes immediatement ou de rexperience hislorique ou de la raison. Le pnMnier point nolTre aucun interol. Les reponses de Cudvvorth aux dilticultes sur h^squelles se foiulo TalluMsme sonl com- munes, ditfuses, depourvues de regie el dunite, et (piekpiefois indi- gnes d'un esprit sense. (Iroirail-on , ])ar e\em])le, (pio les spectres, les visions, les histoires les plus ridicules de possedes et de re\enanls, se trouvont au nond)re des arguments (piil ojjpose a liiu'redulite (!'> scs adversairos [ n»(ime ouvrage, c. 5, J^'j^ 80 et sui\ . ? Nous n'en dirons pas autant do sa dciiionslration direclc, bien qu'cile ne soil pas do tout ))oiiit irioprochable. 1) abord Cudwdrlh etablil d'ujie manicic lr(s-sciisee el memo pro-- CUDWORTH. CI I fonde , contre certains detracteurs de la raison huniaine dont respeco n'cst pas encore oteinte , que I'exislence de Dieu pent fort bien ctrc proiivee. Pour cela, il n'est point necessaire de la dcduirc conimc unc simple consequence de certaines premisses plus elevees et plus etendues que lidee meme de Dieu, ce qui serait une contradiction; mais nous trouvons, dit-il , dans notre esprit des principes , des notions necessaires et inebranlables, qui portent en elles-memes le signe de leur infaillibi- lite , et qui nous fournissent immediatemcnt , sans le secours d'aucun principe intermediaire , la premiere de toutes les verites. L'existence de l)icu peul etre prouvee de telle manicre que les verites geometriques ne nous ofl\-ent pas un plus haut degre de certitude (c. 3 , § 93). La premiere de ces preuves est celle de Descartes et de saint An- selme , ou I'idee que nous avons d'un etre souverainement parfait. Mais le philosophe anglais ne la reproduit pas telle qu'elle a ete developpee par ses illustres devanciers ; il lui donne exactement la meme forme que peu de temps apres elle a regue de Leibnitz, et, en la modiflant ainsi , il sc justifie par les memes raisons. Avant de conclure l'existence de Dieu de lidee d'un etre parfait, il faut, dit-il, avoir montre que cette idee ne repugne pas a la raison ou ne renferme en elle-m^me aucune contradiction. Alors seulement la conclusion devient legitime : car si I'idee dun etre parfait ne se d^truit pas elle-meme, il faut admettre qu'un tel ^tre est au moins possible; mais I'essence de la perfection est precisemcnt telle qu'elle renferme necessairement Fexistence; done, par cela meme que Dieu est possible, Dieu existe (c. 5 , § 101 ). La seconde prcuve que donne Cudworth de l'existence de Dieu n'est que la premiere, developpee en sens inverse; c'est-a-dire qu'au lieu de proceder de I'idee de perfection a celle d'une existence necessaire, elle va,au contraire,de I'idee d'existencea cellede perfection. La void expri- mee sous forme de syllogisme : Quelque cbose a existe de toute eter- nite , autrement rien n'aurait pu naitre , ricn ne serait : car rien ne se fait soi-meme. Sur ce point, tout le monde est d'accord, les materia- listes connne les partisans du spirilualisme. Mais ce qui est de toute eter- nitc contient en soi-mdiie sa raison d'etre; sa nature ou son essence est telle, qu'elle renferme necessairement son existence. Or, un etre dont Tessence renferme l'existence, c'est celui quine depend d'aucun autre, qui renferme en lui-meme toutes les perfections. Done il a existe, de toute elernite, un etre absolument parfait (c. 3, § 103). La troisieme preuve est tiree du rapport qui existe entre rintelligencc fmie de Ihomme et une intelligence inf inie , contenant en elle le prin- cipe de toutes nos idees, de toutes nos connaissances, et, en general, de toutes les essences et de toutes les formes que notre esprit puisse sai- sir. Ici, comme on pent s'y altcndre, I'auteur anglais entre a pleines voiles dans la tbeoric plalonicicnne des idccs, laquclle, avec quclques developpements empruntes de I'ecole dAlcxandrie, fait le fond de sa doctrine philosophique. Mais, non content d'cxposer ses propres opi- nions, il refute avec beaucoup de sagacite et de force le principe qui fait derivcr toutes nos connaissances de I'experience des sens, prin- cipe qu'il regarde, avec raison^ comme la source premiere do toutes les doctrines moterialistes et atbees 'c.o, § 106-112, et la ^i-""' section tout cnticre.' 01:2 CIJDWOKTH. A ces aigumenls puremenl nictaph\ siques , Cudworth a voulu ajou- ter le temoignage de Ihistoire, el il s'efforce do prouver que I'ath^istne n'a jamais ele le partage que dun petit noinbre de penseurs isoles, frappes d'a\ euglement par un exces d'orgueil ou de corruption ; que toutes les philosophies et toutes les religions qui ont existe dans le monde ont enseigne la croyance, non-seulenient dune puissance superieure ^ I'homme eta chaeunc des forces de la nature , niais dun Dieu unique ct createur. Pour oblcnir ce resultat, il est oblige d'expliquer a sa nia- niere la plupart des religions de I'antiquite. II assure done que le poly- Iheismc, tel quon le comprend ordinairement , n'a jamais existe; les dieux des gentils nctaient point des dieux veritables dans I'opinion m^mc de ceux qui leur adressaient des hommages , mais des elres su- perieurs a Ihomme, et quelquefois des hommes immortalises apres leur mort; qu'au-dessus de tons ces etres de raison ou de fantaisie, on rencontre toujours un principe unique , eternel , tout-puissant , invoque a la fois comme le pere et le maitre du monde; quenfm toutes les theogonies sont veritablement, ou furent dans I'origine, des systemes cosmogoniques inspires par la croyance que le monde a eu un commen- cement et a ete produit par une cause. Quand les faits se refuscnt abso- lument a ces interpretations, 11 a recours a la supposition des doctrines secretes; il s'appuie sur les documents les plus justement suspects, comme les pretendus hymnes d'Orphee, les oracles chaldaiques, les oeuvres de Mercure Trismegiste. 11 traite de la meme maniere les systemes philosophiques. Cet axiorae si unanimement reconnu par tons les sages de I'antiquite : que rien ne vient du neant et ne saurait y rentrer , n'est nullement contraire au dogme Chretien sur I'origine du monde; il signifie seulement que rien ne pent se donncr a soi-meme rexistence, mais que tout ce qui com- mence d'etre suppose une cause preexistante. Les anciens physicicns, dont il est souvent question dans Aristote , Pylhagorc , Platon et les iieo- platoniciens, ont admis et enseigne la creation ex nihilo (c. k , 2™*" sec- tion;. Mais comment ces philosophes scraicnt-ils restes etrangers a lidce dun Dieu createur, quand ils connaissaient le dogme de la Trinite?On pent a peine se figurer tout ce que Cud\vorlh depense d'erudition et d'esprit pour demontrer la ressemblance de la Trinite chretienne et de la Trinite de Platon ou plutot de I'ecole d'Alexandrie. Les trois hypo- stases lui rappellent tout a fait les trois personnes : lunite ou le bien, c'est le Pere ; la raison ou le logos , c'cst le Fils , qui procede du Pere et qui est eternellement engendre; I'Ame du monde, c'est I'Esprit qui procede des deux premiers. Ce dogme est arrive a la connaissance de Platon et de scs disciples par le canal de Pylhagorc , qui lui-meme I'avait appris chcz les Hebrcux. 11 en appclle, surce point, au temoignage de Proclus, qui le nommc une theologie de tradition divine (Occ-nrapaJ'oro; Do meme qu'il rencontre cliez les paiens le mystere de la Trinite, il trouve cbez les juifs, dans les profondeurs de la Kabbale, les mysteres de rincarnalion et de TEucliaristie [de Vera notionc ca-iui Domini et Conjinictio Cliristi et Ecclesicv , a la fin du 2'"'' volume de la traduction lalinedeMosheim;. Mais nous ne suivrons pas (Auhvorlh surce terrain; nous dirons seulement, pour completer le tableau des doctrines expo- CUDWORTM. CIS s^s (laDS le Vrai systeme intellectuel , qu'il ne congoit pas, si allache qu'il soil ill la cause du spiritualisme , que notre dme puisse jamais se passer d'un corps. Aussi est-il porte a croire qu'apres avoir depouille cette grossiere enveloppe qui nous attache a la terre , nous en revetons une autre plus etheree , plus subtile , avec laquelle nous attendrons le jour de la resurrection (c. 3, sect. 3 , § 26 et suiv. ). II nous reste peu de chose a dire sur le second ouvrage de Cudworth , destine a demontrer le caractere eternel et immuable de la morale. Le fond de ce traite est absolument le m^me que celui du Vrai systeme in- tellectuel, dont il n'est, comme nous I'avons deja fait remarquer, qu'un simple appendice. On fait voir d'abord quelles sont les consequences de cette opinion qui fait dependre le bien et le mal moral de la volonte ar- bitraire de Dieu. Si cette opinion ^tait fondee , il n'y aurait plus en Dieu aucun attribut moral , ni bonte, ni justice , ni prudence; il ne lui reste- raitque sa toute-puissance et sa volonte absolue, mais capricieuse, indif- ferente et depourvue de raison. Un tel etre ne pourrait pas inspirer d'amour : car on ne I'aimerait que parce qu'il I'aurait ordonne, et il pour- rait, s'il le voulait, nous commander de le hair. II pourrait ^galement nous commander le blaspheme , le parjure , le meurtre et tous les crimes qui nous inspirent la plus legitime horreur. II pourrait enfm absoudre le mechant, et condamner I'homme de bien a des supplices elernels (ou- vrage cite, c. i). Apres avoir ainsi etabli, par les consequences dont il estgros, I'absurdite du principe qu'il veut attaquer, Cudworth de- montre avec beaucoup de force et de methode que les notions du juste et de I'honnete ne nous sont donnees par aucune loi positive; mais,au con- traire, que toute loi positive les suppose, et ne pent etre jugee ou com- prise que par elles. EUes sontvraies au meme titre, et sont congues de la m6me maniere que les verites geomctriques. Elles entrent au nombre des idees ou des principes necessaires de la raison , de la raison divine aussi bien que de la raison humaine, puisque celle-ci ne pent etre qu'une participation de celle-la. Or, ce que la raison congoit necessairement, c'est ce qui est egalement necessaire dans les choses , c"est ce qui con- stitue leur essence , ou plutot c'est ce qui fait partie de I'essence divine. Dieu ne saurait done changer les lois de la morale sans cesser d'etre lui- meme , c'est-a-dire la raison et le bien en substance et dans leur per- fection absolue. Les deux ouvrages de Cudworth , dont nous venons de donner une idee, ont ete traduits en latin et enrichis de notes tres-instructives, par Mosheim, 2 vol. in-i"_, Leyde, 1773, precedes dune Vie de Cudworth. Th. Wise a public en anglais un excellent abrege du Vrai systeme intel- lectuel, 2 vol. in-i", Londres, 1706. Jean Leclerc a publie en frangais de nombreux extraits et des analyses fideles de ce meme ouvrage dans les neuf premiers volumes de sa Bibliotheque choisie, in-12, Amster- dam , 1703-1706. Mosheim , dans la preface de sa traduction latine du Systeme intellectuel, cite aussi plusieurs ouvrages manuscrils de Cud- worth, entre autres : un Traite concernanl le bien et le mal moral , mi vol. in-f ' de pres de 1000 pages; un Traite de la liberie et de la necessite, 1000 pages in-f"; un Traite sur la creation du monde et Vimmortaiite de I'dme, 1 vol. in-S", et enfin un Traite sur les connaissances des He- breux. CU CUFAELER. CUFAELER (Abraham), philosophe hollandais, parlisan de Spi- noza, qui vivait a la fin du xvu" siecle. 11 avail enlrepris d'exposer, au point de vue du spinozisme, les principes de toutes les sciences alors comprises sous le nom de philosophic. Mais ce plan n'a ete execute quen partie, c'est-a-dire pour la logique, les mathematiques et la phy- sique; encore n'avons-nous, sur cette derniere science, qu'un simple fragment. La logique de Cufaeler {Specimen artis ratiocinandi natura- lis et artificiaUs ad pantosophite prwcipia manuducens , in-12, Ilam- bourg, 108i) a, en apparence, le meme objet et les m^mes divisions que les logiques ordinaires. EUe se compose de cinq chapitres, en t6te desqucls on voit figurer le nom, la proposition , le syllogisme, Verreur et la methode; mais tons ces litres ne sont que des prelextes pour ex- poser les principes et les resultats les plus generaux de la philosophie de Spinoza, sou vent modifies par les vues personnelles de I'auteur. Ainsi, a propos du nom et en general des signes de la pensee, nous ap- prenons qu'il n'y a qu'une seule substance, I'etre en soi et par soi, et que tout ce qui ne porte point ce caractere, tout ce dont I'essence nimplique pas I'existence, n'est qu'une simple modification. A propos de la proposition, on expose la nature de lame et ses rapports avec le corps. Lt^nie n'est qu'un certain mode de la pensee qui se nomme la conscience. Les diflerents modes de la conscience constituent nos idees, nos sentiments et toutes nos facultes. Tous ces modes se suivenl ne- cessairement dans un ordre determine ; mais les uns se lient a certains mouvements du corps, lesquels s'enchainent dans un ordre non moins necessaire que les modes de la pensee; les autres n'ont aucun rapport avec le corps : cesont les idees intellectuelles ou innees. Par une etrange contradiction, Cufaeler, tout en admettant des jugcments et des idees innes, s'applique a demonlrer ce principe de Hobbes, que la pensee et le raisonnement ne sont pas autre chose qu'un calcul, quune addition et une souslraction. La volonle pour lui, comme pour Spinoza, nest que le desir qui nous porte a perseverer dans lexistenee. La liberte , cest le desir meme dont nous venons de parler, aifranchi de tout obstacle. Le libre arbilre est une chimere, et r<\me, une fois separee du corps, ne conserve aucun sentiment , aucunc conscience delle-meme , mais elle rentre dans la pensee en general. Dans les autres chapilrcs, sous pretcxte de nous entretenir du syllo- gisme, de I'erreur et de la methode, on expose de la memo maniere la morale, le droit nalurel et le principe general de la melaphysique de Spinoza. On defend Spinoza lui-meme contre ses delracleurs, on lejus- tilie surtoul de 1 accusation datheisme, et Ion va meme jusqu'a suu- tenir que sa doctrine ne fait aucun toi't aux dogmes du chrislianisme : car tout ce que le christianisme enseigne au nom de la rcvelalion doit etre cru aveugiement sans aucun egard pour la philosophie, el tout ce que la philosophie nous apprend doit etre admis dans un sens philoso- phique, sans egard pour le christianisme. Ce livre pent etre regarde coniiiie une introduction utile au systeme de Spinoza, sur lequel il repand beaucoui) de jour, en le degagcant des for- mes ausiercs de la geometric et en pre>entant a part chacuu de ses ele- ments principaux. Cequi reprosente la logique est suivi immediatement des deux autres parlies sous les lilres de Principiorum pew (osuphiw pars CUMBERLAxND. 6i?i ^ecunda el pars tertia. Q'esi pour echapper a la censure qu'on a indique Hambourg comme le lieu de I'impression : il a ete publie a Amslcidam. CUMBERLAIVD (Richard), philosophe et theologien anglais, ne a Londres en 1632, fut eleve a Tuniversile de Cambridge, remplit les fonclions de pasteur a Bramplon et a Stamford , fut promu, en 1691, a I'ev^che de Peterborough , et mourut dans cette ville en 1718 , apr^s une carriere consacree entierement aux interets de la religion et de la philosophic. Outre quelques ouvrages de critique et d'histoire, on doit a Cumberland une refutation du systeme politique de Hobbes, publiee en 1672 sous ce titre : De legibus naturce disquisitio philosophica , in qua earum forma, summa, capita, ordo, promulgatio e renim natura investiganiur , qnin etiam elemenia philosophice hobbianw quummoralis turn civilis consider antur et refutantur, in-4-°, Londres. Elle a ete tra- duite en anglais par Jean Maxwell (in-i", Londres, 1727) et en frangais par Barbeyrac (in-4°, Amst. , 1744) qui y a joint des notes et une Vie de I'auteur. Hobbes avait considere le bien-^tre individuel comme la fin derniere de Ihomme, la guerre de tous contre tous comme I'etalnaturel del'humanite, les lois sociales comme une innovation utile des legislateurs. C'est pour combattre ces funesles maximes, que Cum- berland a ecrit son livre. Par une analyse approfondie des faculles in- tellectuelles et de la constitution generale de I'homme, il cherche a eta- blir qu'il existe certaines verites anterieures a toute convention et que la nature a gravees elle-meme dans tous les esprits. De ce nombre sont les verites morales et en particulier le devoir de la bienveillance. Ce devoir a un auteur et une sanction, pour auteur Dieu, qui nous en a inspire le sentiment, pour sanction le bonheur qu'on obtient en le pra- tiquant ainsi que les peines que sa violation attire. II offre ainsi tous les caracteres dune loi, et il est la premiere de toutes; il engendre toutes les obligations soitdes peuples, soil des membres dune meme societe, soit des families et des individus. Tel est le principe fondamenlal de la moralede Cumberland, c'est-a-dire I'barmonie necessaire de I'interet par- ticulier et delinteret public, la pratique des devoirs sociaux, consideree comme la source du bonheur individuel. Quoique cette doctrine soit plus pres de la verite que celle de Hobbes , cependant elle ne donne pas encore a la morale une base assez large , puisqu'elle ne la fait pas de- river de la conception rationnelle du bien, source unique et premiere de toute obligation. Nous devons ajouter que si Cumberland est un pen- seur assez distingue, il n'est nullement artiste ni ecrivain. II annonce au debut de son ouvrage qu'on n'y trouvera « ni fleurs de rhetorique , ni brillants, ni autres traits d'un esprit leger ; » que «tout y respire I'elude de la philosophic naturelle, la gravile des moeurs , la simplicite et la severite des sciences solides. » Nous n'oserions affirmer que le Traite des lois naturelles meritAt ce dernier eloge; mais il est certain que le style en est lourd et embarrasse, et qu'il y a peu de livres an- ciens de philosophie dont la composition laisse plus a desirer. Consulter : Mackintosh, Histoire de la Philosophie morale, trad, do I'anglaisparM. II. Poret, in-8°, Paris, 1834. — Hallam, Histoire de la litterature de I' Europe pendant les xv*, xvr et xvii" siecles, trad, de I'an- glais par A. Borghers, Paris, 1840, t. iv, p. 216 et suiv. X. (;i6 CUPER. €TjPER (Francois; , philosophe hoUandais, mort a Rotterdam en 1595 , et auleur d'un ouvrage qui a pour titre Arcana atheismi revelata, philosophice et paradoxe refutata examine Tractatus theologico-po- litici liened. SpinozoB , in-4°, Rotterdam, 1676. Frangois Cuper est complc parmi ces defenseurs timides de Spinoza, qui , sous pretexte de refiiler ses deplorables doctrines, ne font reellenient que les developper et les faire valoir. En effet, rien n'est plus faible que les objections qu'il cleve contre son pretendu advcrsaire et les arguments par lesquels il defend en apparence la croyance en un Dieu distinct du monde. En m6me temps il soutient que Texistence de Dieu ne pent pas ^tre prouvee par la raison, et qu'il nous faut les luraieres surnaturelles de la revela- tion pour nous faire une idee d'une substance sans etendue et pour con- cevoir la difference du vice et de la vertu, du bien et du mal moral. Les intentions et les principes de Cuper ont ^te vivemenl attaques par Henri Morus, t. I", p. 596, de ses OEuvres philosophiquet , 2 vol. in-f'', Lon- dres, 1679. Voyez aussi la dissertation de Jaeger : Fr. Cuperus mala fide aut ad minimum frigide atheismum Spinozw oppugnans , in-4°, Tubingue, 1720. CUSA ou CUSS (Nicolas de) , ainsi appeld d'un village du diocese de Treves, oii il regut le jour en 1401. Fils d'un pauvre p^cheur appele Crebs ouCrypffSjil entra d'abord au service du comte de Mander- scheid , qui ne tarda pas a reconnaltre en lui les dispositions les plus heureuses et I'envoya faire ses etudes a Deventer. De Cusa suivit en- suite les cours des principales universites allemandes, et alia recevoir lo bonnet de docteur en droit canon a Padoue. II assista au concile de BAle en qualite d'arcbidiacre de Liege, et publia, pendant la tenue du con- cile, son traite de Concordia catholica, oil il soutient, avec moderation , mais avec force, la superiorite des conciles sur le pape. Malgre ces opinions, generalemcnt pen goutees a Rome, de Cusa regut du pape plusieurs legations tres-imporlantes, et futeleve a la dignite de cardinal. 11 fut m6me charge du gouvernement de Rome en I'absence du pape. Ayant voulu relablir la discipline dans un couvent du diocese de Brixen, dont il etait I'eveque, le souvcrain temporel du pays, I'archiduc Sigis- mond , qui protegeait ccsmoines dissolus, le fit jeter en prison. 11 n'on sortit que pour aller finir tristement sa vie a Todi, dans I'Ombrie, ou il mourut en l'i-6i. De Cusa joignait a beaucoup de savoir une grandemo- destie, une extreme slmplicile otun desinteressement tout evangelique. Le sysleme philosophiquc de Nicolas de Cusa est un singulier me- lange de scepticisme et de mysticisme, didees pythagoriciennes et alexandrines, combinees dune maniere assez originale. En voici les |)oints les plus importanls : Nous ne connaissons pcis les choses en elles-me^mes, mais seulement par leurs signes. Aussi la premiere science est-elle celle des signes ou du langage, el la seconde celle des objets signifies ou des choses. Les choses lie sont pas connues directement et en elles-mthiies , mais par ieur image qui va se spiritualisaiil el s'idealisantde plus en plus en pas- sant successivement des objets aux sens, des sens a riinagination, et (ie limaginalion a I'enlendement. Arrivee a cette derniere faculte, I image nest deja plus quun signe, mais un sign? int^^rieur de ce qu'il CUSA. (rl7 y a de qualites sensibles dans les objets. Par cxeinple , I'idee de la cou- leur nc resscmble en rien a la couleur ellc-meme. J)e la la necessite de distinguer, pour cbaque objet que nouspercevons, comme deux formes ou deux images : I'une qui represente veritablemcnt I'objet sensible et qui a son siege dans I'imagination ; I'autre qui represente celte image elle-meme et qui a son siege dans I'entendement. On devine facilement les consequences de cette theorie : si nous n'at- teignons pas les objets en eux-memes; si, de plus, ils n'arrivent a notre connaissance que par deux intermediaires qui, a certains egards, se contredisent ou du moins ne se ressemblent pas, il faut renoncer a la certitude el a la science proprement dite. 11 n'y a pour nous que des conjectures et des opinions contradictoires, etl'on ne trouvera pas autre cbose dans I'histoire entiere de la philosophic. Mais toutes ces opinions peuvent se resoudre en un point de vue superieur, oii toutes les oppo- sitions disparaissent , ou resident veritablement lunite et I'harmonie. Ce point de vue, c'est I'infmi. Cest la que Nicolas de Cusa essaye de se placer pour concilier entre elles les idees les plus inconciliables. Notre esprit , selon lui , image de la nature divine , renferme comme elle tous les contraires; raais comme elle aussi il forme unc harmonic, un noni- hre qui se meut lui-meme, un etre a la fois idcnlique et divers. II a la faculte de produire de lui-meme les formes des choses par voie dassi- milation, et de penetrer jusqua Tessence de la matiere. Chacun de nos sens a pour tache de nous assimilcr la partie de la nature qui lui cor- respond. Cette activite de noire esprit, celte ressemblance qui existe entre sa nature et la nature divine est, aux yeux de Nicolas de Cusa, la preuve de son immortalile. Nicolas de Cusa, apart quelques expressions pythagoriciennes, em- pruntees de la langue des mathematiques, parle de Dieu a peu pres de la meme maniere que les philosophes de i'ecole d'Alexandrie. II le met au-dessus de toutes les conceptions de rmtelligence et de toutes les designations de la parole humaine. On ne pent ni rien affirmer ni rien nier de lui, ni lui donner un nom ni lui en refuser un. II n'est, en un mot, ni I'elre ni le non-elre {Dialog, de Deo abscondito). On n'arrive a luiqu'enrejetant, ou, pour nous servir de I'exprcssion originale, qu'en vomissa7it hors de son esprit {vomere opurtet) toutes les idees que nous avons acquises paries sens, par limagination el par la raison. C'est alors que nous atteignons « a cette intelligence absolument simple et abstraite, ou tout est confondu dans Tunite {ubi omnia sunt nmun) , ou il n"y a plus de difference entre la ligne, le triangle, le cercle et la sphere, oil lunite devient trinile et reciproquement, ou Taccident de- vient substance, od le corps devient esprit, ou le mouvemenl devient repos, etc. » {De docla ignorantia, lib. i, c. 10, et lib. ii, c. 7-10.) Line des expressions que Nicolas de Cusa ancclionne le plus en par- lant de Dieu, c'est celle de maximum. Dieu est a la fois le maximum et I'unile absolue ; mais celte unite ne pent pas etre congue sans la trinite : car I'unile engcndre rcgalile de I'unite; de rcgalile de I'unile el de Tunile elle-meme nail le rapport par lequel dies sont liecs I'une a I'aulre. Nous portons d'ailleurs en nous-memes I'image de celte trinile : car nous sommes obliges de distinguer en nous le sujet, I'objel de lintelli- gcnce el rintelligence elle-meme. Nous la Irouvous aussi dans I'univeri., ()18 CYMQUE (ECOLE). representee par la forme, la matiere, qui n'cst que la simple possibilile (les ehoses, et I'Ame du inonde. Toiiles ces idees ne son! certainemcnl pas ueuves; mais de Cusa est h> pivniier parmi los modernes qui ail ose les exprimer avec autant de I'.ardiesse et d'ensenible. II est aussi le premier qui ait eutrepris de res- susciter la Iheorie pylhagoricienne du iiiouvement de la terre autour du soleil. 11 est a regrelter qu'un lei esprit se soil mele de prediction , el qu'il ail annonee la fin du monde pour lannce 173i. Les principaux ouvrages philosopliiques de Mcolas de Cusa sont : fdiota, libri iv; — de Deo abscotidito ;un dialogue' ; — De docta igiio- rnnlia , libri iii ; — Apologia docta; ignoranticc , libri hi ; — de Conje- cluris , libri n; — de Forlnnn; — Compendium , dircctio unilatis; — de Venatione sapienticc ; — de Apice theorice; — de Visione Dei; Commen- laire philosophique d'xm passage de saint Paul. Ces dilTerenls traites torment la maliere du premier tome des OEuvres completes de I'auteur, 1 vol. in-f", Bale, 1565. E'edition de Paris est de 1514, mais elle est moins complete que celle de BAle. J. T. CYXIQUE (Ecole;. Apres la mort de Socrate, Antistbene r^unit quelques disciples dans le Cynosarge, gymnase d'Atbenes, situe pr^s du temple dHercuIe, et frequenle par les citoyens de la derniere elasse. Ces disciples s'appelerenl dabord antistbeniens; plus lard ils re(;urent le nom de cyniques a cause du lieu de leurs reunions et surtoul k cause de leurs babiludcs beaucoup trop semblables acelles des cbiens. L'ecole cynique na, dans I'hisloire de la science, qu'une importance secondaire. Plus libre, pluspcrsonnellc qu'aucune autre ecole, amie de la singularile jusqu'au fanalisme, elle na pas ce qui fait I'originalile ve- ritable, un principe qui lui soil propre. Je passe sous silence la logique dAntistbene, renouvelee de celle de Gorgias, logique toute negative, que les successeurs dAntistbene n'ont pas meme conser\ee Voyez An- TisTHfeNE el DioGfe.xH; , La morale des c\ niques , c'est-a-dire leur doctrine entiere, sur (juoi repose-t-elle? sur ce principe que la vertu est le seul bien : principe assez pcu nouveaumeme au temps d'Anlislbene. Pytba- gore Tavait introduit dans son ecole, Socrate I'avait proclanie sur les places publiqucs, presque lous les socraliques racceptaient dun com- nuin accord. Le principe des cyniques est un principe d emprunt; mais ce qui leur est propre el ce que personne ne leur conleste, ce sont les consequences qu'ils en tirenl. La vertu est le seul bien , disent-ils ; done le plaisir est un mal ; la beaute, les ricbcsses, la saiite, la naissance, tout ce qui nest pas la vertu est \)ovw le moins indifferent. La douleur est un bien veritable. 11 faut aimer la douleur et la recbercber i)our elle- meme. La vertu est le seul bien , done les arts, les sci(Mices, la politesse, loules les bienseances sont des superlhiites condamnables; la civilisa- tion ne fait qu'amollir et corrompre les ames; en toutes cboses le mieux est den revenir a la simple nature , a la nature animale , parfait modelc de la nature bumaine. Enlin, |)uis(iuc la ^ertu est le seul bien , le sage jouit (le tons les a\antages possibles; il se suftit a lui-menuv Par suite, il lie fait ricn pour ses semblables; il Irouve en lui-meme son but el sa regie, el abaisse les loisde I'Etal deviml cclles de In veilu (^t de la raison. Cette revolle audncieuso contre la soeiete, ce nie})ris de tout re quelle C\REx\AiQlJE (ECOLE). 619 estime s'expliquent par les antecedents et la condition des principaux cvniques. Antisthene , pauvre et ne dune mere thrace, etait exclus de toutes les fonctions publiques. Diogene, Ills de faux monnayeurs, faux monnavcur lui-menie, avail ele chasse de sa ville natale. Crates etait difforme et contrefait. Maxime avail ele le domeslique dun banquier. Menippe etait esclave. Disgracies des hommes et de la fortune, tous ces malheureux ne devaient-ils pas en appeler des lois de la societe a celles dela nature, devant lesquelles pauvres et riches sontegaux? Durs et durement eleves , ne devaient-ils pas s'indigner centre la mollesse de leur siecle et faire de la volupte divinisee par une autre ecole ( Voycz Aristippe et Ecole CTRiNAiQUE) la source de tous les maux? Mais, en menie temps , au milieu dune societe elegante et polie , eel etroit rigo- risme etait a jamais frappe dimpuissance. Pendant le premier siecle de son existence , I'ecole cynique a eu trois chefs remarquables : Anti- sthene , Diogene , Crates. Voici leur histoire : Antisthene , ohjet de la risee publique , n'a laisse, en mourant, qu'un seul disciple. Diogene, le plus distingue des cyniques, n'est pour Platon qu'un Socrate en delire. Crates a produit Ze'non. Zenon a porte a la doctrine cynique un coup mortel. II la rendue impossible en la tempcrant. Apres lui, lecole cy- nique setraine sans gloire pendant un demi-siecle, etfinit par disparai- tre. Au temps des empereurs, elle renait a Rome, representee par quel- ques hommes obscurs, esprits malades pour qui le stoicisme est une faiblesse , et dont I'austerite tout exlerieure louche de pres au charlata- nisme. Durant lant de siecles, quelques traits de vertu, pas un ouvrage rcmarquable , pas un ecrit que Ion puisse ciler. Sur les cyniques en general, il faul consulter Diogene Laerce, liv. vi, c. 103, les Histoires de Tennemann et de Rilter, el surtout les disser- tations suivanles : Richteri Dissert, de cynicis, in-4% Leipzig, 1701. — Mcuschenii Disput. de cynicis, in-i", Kel, 1703. — Joecheri Progr. de cynicis nulla re teneri volentibus, in-i", Leipzig, 17i3.— Mentzii Progr. de cynismo nee philosopho nee homine digno, \n-\", ib.,17i'i'. — Pour la bibliographie de chacun des cyniques, voyez leursnoms. D. H. CYREiVAIQUE (Ecole). Pendant quAntisthene s'etablissait dans le Cynosarge, un autre disciple de Socrate fondait a Cyrene, colonie d'Alrique, un autre ecole aussi exclusive que lecole cynique et destinee a la contredire sur tous les points. L'histoire de I'ecole cyrenaique se divise en deux pcriodes. Au commencement de la premiere, Aristippe , un ami de la volupte, un homme de cour, egare parmi les socraliques, enseigne que le plaisir est le seul bicn, que le seul mal est la douleur, et se comporte en con- sequence. Arele, sa fille, recueille cetle doctrine el la transmel a son fils Aristippe le jeune, qui erige en syslemc de morale les ideeseparses de sa mere et de son aieul (Aristote, ap. Euscb. Pra'p. evang., lib. xiv, c. 18j. Ricn de plus facile a resumer que ce systeme : sa base est, comine toujours, dans la psychologic. Lesprit, dit-on,connait les diverses mo- difications qu i! eprouve, mais non les causes de ces modifications. Par consequent, la morale ne doit tenir comptc que des divers etats de noire Ame, cest-a-dire de la peine et du plaisir. Or, relativement au 6:i0 CVTHENAS. plaisir et a la peine , il n'y a quunc seule regie possible , cast de cher- cher I'un et d eviler lautre. Mais les plaisirs sont de diverses especes. II y a les plaisirs des sens el les plaisirs de I'esprit : il faut prelerer les plaisirs des sens. II y a aiissi le ])laisir present que la passion reclame et le plaisir cloigne que poursuit I'espcrance : il laut prelerer le plaisir present. Cela est clair el posilif. Keslenl les consequences; elles eclatenl d'elles-m^mes pendanl la se- conde periode. Theodore lathee, disciple du second Aristippe, s'auto- risanl de ce principe , que nous connaissons nos sensations , mais non pas leurs causes, oblige le sage a se conccnlrer en lui-nienie, traite de folies I'amitie el le patriotisme, nie I'exislence du monde avec lexistence de Dieu , el arrive au plus grossier egoisme par un systenie coniplet d iu- difTerence morale el religieuse. Deux de ses disciples, Bion el Evhemere, lourncnt ces doctrines contre la religion etablie. Et, pour aller jusqu'au bout, Hcgesias, etonne quun ^Ire fait pour le plaisir soil en proie a tanl de miseres, declare que la vie n a aucun prix, et preche ouverle- menl le suicide. Cost en vain qu'Anniceris, le dernier des cyrenaiqucs, se revolte conlre ces ellVayanles theories el scpare son ecole de celle d'Hegesias : pendant que, par une honorable inconsequence, il parle de delicalesse el de vertu; pendanl quil seirorce de rehabiliter loutes Jes nobles affections de lame, lecole cyrenaique perd entre ses mains la seule originalile a laquelle elle puisse prelendre , et se confond desor- mais avec lecole epicurienne. Ainsi, lecole de Cyrene, fondee, comme lecole cynique, dans les premieres annees du iv^ siecle avanl noire ere, disparail comme elle un siecle plus lard , lorsqu'une ecole nouvelle sesl emparee de ses prin- cipes et les a rendus plus applicables en les lemperanl. Au fond, mal- gre le nombre des secies donl elle est la mere, malgre les noms sonores dannicerites, d'hegcsiaques , de thcodoriens, I ecole de Cyrene n'aeu, comme lecole cynique, quune influence reslreinle. En un siecle elle ne produil ni un scul grand ouvrage ni un seul grand homme; elle nal- tire guere a elle que des habitants de Cyrene, et sa doctrine, pendant Irois generations, semble n'clre quune tradition de famille. L'isolement de Cyrene, jelce entre les sables el la iiier a lextreme limite de la ci- vilisation grecque, explique en partie cctle inipuissaiice; mais la cause principale en est ailleurs : elle est dans la nature humaine, qui reprouve tous les execs, qui se ril dc toutes les extravagances, aussi eloignee de Tabjection de la doctrine du plaisir que de la folic d un rigorisme qui defend jusqu a lespcrance. Pour la bibliographic, voyez les noms des principaux cvrenaiques. 1). H. CYTHEXAS, plus exactement appele Saturnin Cijlhcnas , fiit, selon le temoignage de Diogene Laerce ' liv. ix, c. IIG, , le disciple de Sexlus Empiricus, elsuivil , comme son maitre, lecole empirique. >'ous ne savous rien de plus de sa vie el de ses opinions. X. FIN Itr PUKMIER von "MK. r.iii;. — Iinpiimoiit; l'.ui(;l,'iuil.e, nif (Ic^ I'oilcv 5 i f /<.. V.I THE LIKR^ItY THEf KOOK W DUE 0N THE tA«T ©ATE A A 000 097 299