**fcte UC-NRLF $B STS 5MS PQ 2027 R35 Z72 1895 MAIN ?G'%àJ* 'h ■ «*r* > I REESE LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA RIVAROL SA VIE, SES IDÉES, SON TALENT D'APRÈS DES DOCUMENTS NOUVEAUX ANDRE LE BRETON DOCTEUR ES LETTRES MAÎTRE DE CONFÉRENCES DE LITTÉRATURE FRANÇAISE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE BORDEAUX PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C 1 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1895 RIVAROL DU MÊME AUTEUR Le Roman au dix-septième siècle ; 1 volume in-16, bro- ché 3 fr. 50 ■ • Ouvrage couronné par V Académie française. Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 690-94. ANTOINE DE RIVAROL REPRODUCTION DU PORTRAIT PEINT PAR WYRSCH EN 1784- apparten ant à M . Toll in MVAROL SA VIE, SES IDÉES, SON TALENT D'APRÈS DES DOCUMENTS NOUVEAUX ANDRE LE BRETON DOCTEUR ES LETTRES MAÎTRE DE CONFÉRENCES DE LITTÉRATURE FRANÇAISE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE BORDEAUX PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1895 Droits de traduction et de reproduction réservé*. RFFSE Madame Veuve LE BRETON Hommage filial. 118667 PREFACE Tout le monde connaît le nom de Rivarol : oserai-je dire que personne ne connaît bien sa vie et son œuvre? Depuis la clairvoyante étude que lui a consacrée Sainte-Beuve en 1851, il a été assez souvent parlé de lui. Je me borne à mentionner les travaux de MM. Lefèvre-Deumier [Les Célébrités d'autrefois, 1853), Léonce Curnier (Rivarol, sa Vie et ses Œuvres, 1858), Arsène Houssaye (Galerie du XV IIP siècle, I rc série, les Hommes d'esprit), Alègre (Notices biographiques du Gard, 1880). En 1883, M. deLescure a publié un gros volume : Rivarol et la Société française pendant la Révolution et V Émigration. 11 était assurément mieux informé que ses devanciers; il avait eu la bonne fortune de pouvoir consulter les lettres inédites de Rivarol à Cappadoce Péreira, et un certain nombre de pièces manuscrites conservées dans la famille même de Rivarol : je ne puis ni ne veux oublier qu'au début de mon travail son livre m'a été plus d'une fois d'un utile secours. II PRÉFACE. Mais M. de Lescure était de la race des aimables érudits qui au bon vieux temps publiaient des anas et dont le principal souci est de glaner des historiettes à lia vers l'histoire. S'il avait mis en scène et non sans agrément les contemporains de Rivarol, décrit leurs passe-temps, recueilli leurs légers propos, il laissait dans l'ombre bien des points de la biographie de Rivarol, et y mêlait des traits empruntés à la légende; il ne nous révélait qu'à demi l'homme et ne nous faisait point du tout connaître le penseur. Il apportait le cadre; il restait à y mettre le portrait. C'est ce portrait que j'essaie. Après le livre de M. de Lescure, après les articles de MM. Barbey d'Aurevilly, Paul Bourget, Caro, dont son livre et la petite édition publiée presque en même temps des Œuvres Choisies avaient été l'occasion, il n'était possible de renouveler le sujet qu'à la condition de remonter aux sources , c'est-à-dire de fouiller l'énorme masse de brochures, rapports, mémoires, correspondances, pamphlets, journaux, que la Révolu- tion a entassée dans les Bibliothèques publiques de la France ou de l'étranger et dans les dépôts d'Archives. Il fallait non seulement comparer entre elles les bio- graphies de Rivarol qu'ont écrites les hommes de son temps, tantôt en jaloux, tantôt en amoureux — c'a été son destin d'être détesté ou adoré comme une femme, — non seulement opposer Cerutti à Sulpice de la Platière, Cubières à Dampmartin, H. de la Porte à Chênedollé, Mme de Rivarol à Claude-François de PRÉFACE. III Rivarol, mais interroger les recueils périodiques du règne de Louis XVI, Almanachs, Mercure de France ou Journal de Paris, et les journaux de la Révolution depuis les Actes des Apôtres jusqu'au Courrier de Madon, depuis le Journal Royaliste jusqu'aux Annales patrio- tiques et littéraires... J'interromps l'énumération qui remplirait plusieurs pages. Les citations que je pro- duirai montreront que mes recherches n'ont pas été sans résultats. Aux Archives du ministère des Affaires étrangères , en particulier , où jusqu'ici personne n'avait songé à s'enquérir de Rivarol, j'ai découvert une mine de curieux documents. J'en dois d'autres à l'obligeance de M. et de Mme Tollin que je ne saurais trop remercier. La petite-nièce de Rivarol a bien voulu s'intéresser à l'enquête que j'avais entreprise. J'ai pu examiner en toute liberté de volu- mineuses liasses d'actes notariés, d'actes de l'état civil, de lettres, de papiers jaunis et vénérables qui me per- mettaient enfin d'établir la généalogie de Rivarol, et de pénétrer dans l'intimité de sa vie ou de la vie des siens. J'ai eu la joie de manier ce qui reste de sa correspon- dance avec ses parents, de retrouver parmi de vagues paperasses le manuscrit, tout entier de sa main, d'un Mémoire qui n'avait jamais été publié. Il m'a été donné de compulser à loisir quatre des Carnets (les autres ont péri) sur lesquels il notait ses réflexions. Ceux-là datent de la fin de son séjour à Londres et du commencement de son séjour en Allemagne (les comptes, d'abord en guinées et en schellings, y sont ensuite chiffrés en \* BRÉFACE. florins ej en limiers); ils nous font assister au travail de sa pensée entre 1794 et 1796, alors qu'il était en pleine maturité d'esprit et de talent. M. de Lescure, qui les avait eus le premier entre les mains, n'a pas jugé utile de les ouvrir, et déclare étourdiment qu'ils sont bourrés de remarques grammaticales. Il ne s'est pas douté qu'ils contenaient un trésor. Au reste, des pré- cieuses reliques que le comte Edouard de Rivarol et plus tard M. et Mme Tollin lui avaient communiquées, il a rarement su tirer parti. Enfin, outre tous les écrits de la fin du xvm e siècle qui pouvaient me renseigner sur Rivarol, j'ai lu ses propres écrits. La déclaration risque sans doute de sembler naïve : elle a sa raison d'être, puisqu'une bonne partie de son œuvre, puisque son chef-d'œuvre même, le Journal Politique National, ne se peuvent lire qu'à la Bibliothèque de la rue Richelieu. Il écri- vait le 24 janvier 1801, deux mois avant sa mort, à son ami de Gaste : « Vous dites que vous n'avez pas tous mes ouvrages : mais si vous les aviez, vous seriez plus avancé que moi : ce sont vraiment des feuilles des sibylles; autant en emporte le vent ». Quoiqu'il eût le goût des beaux livres édités avec art — l'impression du Discours Préliminaire, les deux réimpressions du discours de V Universalité, faites sous ses yeux, en sont la preuve , — sa nonchalance l'avait empêché de rassembler en une édition unique et définitive tant d'opuscules tirés à peu d'exemplaires, anonymes, et par là doublement exposés à se perdre. Peut-être PRÉFACE. v comptait-il s'en occuper une fois rentré en France; la mort est survenue. Il ne faut pas trop en vouloir à ses éditeurs de 1808, Fayolle et Chênedollé, s'ils ont donné sous le titre àlGEuvres Complètes une édition où manque à peu près un tiers de ses œuvres, où se rencontrent en revanche des libelles dirigés contre lui, et où lui sont attribuées des pages qu'il n'a pas écrites. Il n'étaii pas aisé de réunir les « feuilles des sibylles » ; moins aisé encore, au milieu d'écrits qui ne sont pas de lui bien qu'ils portent son nom, et d'écrits qui ne portent pas son nom bien qu'ils soient de lui, de ne commettre aucune erreur d'attribution. Il n'en reste pas moins que l'édition de 1808 était à refaire, et qu'elle n'a pas été refaite. Celles de ses oeuvres qui ont été réimpri- mées depuis, en 1824, 1852, 1857, l'ont été d'après le texte si fréquemment altéré de 1808. Même les Œuvres Choisies, que M. de Lescure a fait paraître en 1880 à la librairie des Bibliophiles, ne donnent pas une repro- duction exacte du Journal Politique National. En 1877, M. P. Malassis avait publié chez Lemerre un mince recueil, intitulé Écrits et Pamphlets de Rivarol, qui comble quelques-unes des lacunes de l'édition dite des Œuvres Complètes, mais où il y a aussi du faux Rivarol. Bref, qui veut aujourd'hui apprécier en pleine connais- sance de cause un si remarquable écrivain doit se résigner à de longues séances dans les Bibliothèques et faire de la critique de texte avant de s'abandonner au plaisir de la lecture. De là le soin minutieux avec lequel j'ai établi la Bibliographie de Rivarol. VI PRÉFACE. Au surplus, cl quoique rien ne soit si banal que de solliciter dans une Introduction ou une Préface la bien- veillance du lecteur, elle m'est trop nécessaire pour que je néglige d'y faire appel. J'étais loin d'avoir l'omni- science qu'il faudrait pour discuter avec ces hommes du xvin e siècle qui avaient véritablement des clartés de tout et mieux que des clartés, pour discuter avec eux et les juger. Que de fois, au cours d'un travail qui eût réclamé tout ensemble le savoir de l'historien, l'expé- rience du politique, les lumières du philosophe et les délicatesses de goût du lettré, le découragement m'a pris ! Et puis, s'il m'était difficile d'exprimer tous les aspects d'une si vaste, si souple intelligence, combien mon malaise augmentait quand il s'agissait d'analyser le moi de Rivarol ! Je n'envie pas la belle assurance de ceux qui démontent et nous expliquent une créature humaine ainsi qu'un automate; mais ils m'étonnent. Qu'elle est hasardeuse toujours la tentative d'évoquer les morts et de porter un jugement sur eux! Quand il est si embarrassant de se connaître soi-même, quand le moi des vivants môme à qui la destinée nous associe nous reste quasi impénétrable, quelle chimère ou quelle outrecuidance de dire, après examen de quelques pages d'écriture, de quelques faits dont le souvenir est venu jusqu'à nous : voilà quel fut, voilà ce que valait l'homme endormi depuis un siècle dans la tombe! J'ai continué, pourtant. Si modeste que doive être la fortune de ce livre ^ encore sera-ce, m'a-t-il semblé, dans un cercle restreint d'amis des lettres, PRÉFACE. VII un peu de bruit autour de mon cher Rivarol, autour du grand coquet qui aimait tant à occuper l'attention d'un public choisi, qui haïssait l'ombre et le silence. Puisse l'imparfaite image que je trace de lui suggérer à ceux qui me liront la vision d'un Rivarol « plus grand, plus beau, plus poétique », du Rivarol « impossible à retrouver, disait M. Rarbey d'Aurevilly, comme la beauté d'une femme morte », du vrai Rivarol, tel que son temps a pu seul le voir et l'entendre ! Puisse-t-elle lui gagner quelques délicates sympathies de plus : loin de regretter la peine prise, je me féliciterai d'avoir mené ma tâche jusqu'au bout. RIVAROL CHAPITRE I L HOMME En 1716 ou 1717, un officier milanais, un cadet de noblesse, sans instruction, sans autre fortune que son épée, après avoir longtemps guerroyé en Espagne sous les drapeaux de Philippe Y 1 , s'arrêtait à Nîmes. Antoine-Roch était le second fils de Jean Rivaroli — officier dans les troupes du duc de Milan, c'est-à-dire du roi d'Espagne — et d'Anastasie Rinelly. Il était né le 16 août 1685 à Yinsaly, près de Novare. Quel dépit de carrière ou quelle nostalgie le ramenait des Pyrénées vers les Alpes? Pourquoi s'arrêta-t-il en route? On ne sait. Peut-être est-ce en approchant de l'Italie qu'il apprit la mort de ses parents et de son aîné. Peut-être apprit-il du même coup que leurs biens, si tant est qu'il leur restât quelques biens, avaient été la proie du vainqueur. Le 1. Les éditeurs de 1808, dans une préface qu'ils ont ensuite supprimée, s'accordent avec le frère de Rivarol (Pensées inédites de Rivarol, préface), pour reconnaître qu'Antoine-Roch avait « fait en brave officier toute la guerre de Succession ». Quant à son origine, son extrait de baptême et son acte de mariage mettent fin aux incertitudes (voir ['Appendice, g 1). Son frère aîné, Antoine-François, est mort jeune au service (Lettre inédite du 28 décembre 1819, d'Auguste de Rivarol à l'abbé de Rivarol). 1 2 RIVAROL. duché de Milan avait souffert de la guerre de Succession 1 , et le traité d'Utrecht l'enlevait à l'Espagne qui le possé- dait depuis un siècle et demi, pour le rattacher à l'Empire. A la fin de la longue lutte qui affermissait Philippe V sur le trône d'Espagne, son soldat Antoine-Roch se trou- vait sans patrimoine et sans patrie. Il avait bien de par le monde des cousins ou arrière- cousins qui avaient eu meilleure chance. Mais ils étaient disséminés de droite et de gauche. L'humeur indépen- dante et aventureuse est la caractéristique de la famille : chacun s'y est tiré d'affaire à sa guise et selon son étoile. Il y avait des Rivaroli en Sicile et en Ligurie. Un Riva- roli du Piémont, le marquis de Rivaroles, comme l'ap- pelle Saint-Simon qui a dit sa belle humeur et sa bra- voure, lieutenant général dans les armées de Louis XIV et mort en 1704 2 , avait laissé des fils : l'un d'eux était demeuré en France et venait d' y être nommé mestre de camp; un autre s'en était retourné en Italie, auprès du duc de Savoie dont il a été le favori. Il est assez probable qu' Antoine-Roch, entré au service avant même d'avoir appris à écrire, n'était guère au courant de la parenté qui pouvait exister entre eux et lui, ou qu'il les avait perdus de vue. 11 avait passé la trentaine, et sans doute était las de vivre la vie hasardeuse des camps, las de se heurter à la morgue et à la muette solennité du caractère espagnol : il était moins dépaysé sur les bords du Gard, si près des Provençaux. L'enfant perdu, fatigué de courir les routes et de passer les nuits en grand'garde, se laissa prendre au charme d'un beau ciel et d'une douce vie sans gloire. 1. « Les Allemands ruinent ce pays », écrivait Montesquieu en 1728 (Voyages de Montesquieu, 1894). 2. D'après Cubières (Fontenelle, Colardeau et Dorât,... ouvrage suivi d'une Vie d'Antoine Rivarol. Paris, an XI-1803), il était le grand -oncle du père de Rivarol; il serait donc l'oncle d'Antoine-Roch et le propre frère de Jean Rivaroli. Il se peut. Claude-François de Rivarol lui a dédié un quatrain dans ses Œuvres littéraires. Sur le marquis et ses deux fils, et d'une façon générale sur la Casa Rivarola, voir Y Appendice , g 1. LHOMME. ô Trois ou quatre ans après son arrivée à Nîmes, le 22 mai 1720, il épousait la fille d'un maître tailleur, Jeanne Bonnet, originaire cTAlais, cousine germaine 1 du savant Deparcieux, dont le xvm e siècle a vanté les travaux. Crut-il se mésallier et déchoir? 11 s'estima plutôt fort heu- reux d'avoir un chez lui, une bonne ménagère à ses côtés et un beau-père qui, s'il avait une enseigne à sa porte, avait aussi pignon sur rue. Ainsi s'achève plus d'une existence bohème. Les Rivarol sont des pigeons voya- geurs, apparentés à celui de La Fontaine, qui finissent par revenir ou essayer de revenir au colombier. Cette façon de faire une fin était d'un homme de bon sens, tant soit peu déprimé par la vie, qui tient moins à la vaine gloriole d'un titre qu'à son bien-être et à ses aises. Du bon sens, il en eut assez pour oublier au fond d'un tiroir l'extrait de naissance qui prouvait sa noble origine, et franciser son nom en Rivarol tout court; il en eut assez pour bien élever ses cinq enfants et les préserver de l'igno- rance à laquelle il avait été lui-même condamné. Je ne sais rien de Simon, hormis qu'il est mort intestat; les autres sont loin de ressembler à des rustres. Des deux filles, la cadette Jeanne-Pauline épousa un noble bagno- lais, Charles-Joseph de Barruel, dont le frère était prêtre 2 ; l'autre, Françoise, qui ne se maria point, se voua tout entière à l'éducation de ses neveux et nièces. Des deux fils qui nous sont connus, le cadet, Claude-François, après avoir reçu la prêtrise dans le diocèse de Chartres, y fut 1. Voir Œuvres littéraires de Claude-François de Rivarol (édition de 4813), dédicaee à son père; Pensées inédites de Rivarol, préface; Dampmartin, Notice sur Rivarol lue dans la séance publique de V Académie du Gard le 16 janvier 1809. Deparcieux (U03-1768) est né dans le diocèse d'Uzès. 2. Joseph-Mathieu de Barruel vivait encore en 1818, et était curé de l'Hôpital général de Nîmes. Pour de plus amples détails sur les Barruel, y oit Lettres sur quelques particularités secrètes de l'histoiïe pendant l'inter- règne des Bourbons,... par M. le comte de Barruel-Beauvert. Paris, A. Egron, imprimeur... 1815. Le comte de Barruel-Beauvert, dont le nom reparaîtra plus d'une fois dans mon livre, était le fils de Jeanne-Pauline et le cousin germain de Rivarol. 4 RIVAROL. curé prieur, puis curé de Villeneuve-lès-Avignon de 1795 à 1821, et enfin de Montfaucon, canton de Roquemaure; l'aîné, plus âgé de quinze ans, s'appelait Jean. C'est le père de Rivarol. Jean est né à Nîmes en 1727, et s'est de bonne heure fixé à Bagnols, petite ville voisine que traverse la Gèze. Point de vie plus sédentaire, moins romanesque. 11 n'a, semble-t-il, hérité que les goûts éveillés sur le tard chez Antoine -Roch, quand celui-ci pendait l'épée au croc; Jeanne Bonnet peut bien être aussi pour quelque chose dans son humeur aimablement bourgeoise. 11 n'a plus rien des hardis aventuriers qui s'étaient tour à tour envolés du petit fief de Rivarolo, jaloux d'imiter l'aigle de leur blason 1 . Il s'est accommodé, aussi bien qu'Antoine-Roch, d'une vie d'artisan ou de petit rentier. Soit qu'il eût fait ses études dans les collèges de la région, soit qu'il les eût, dit-on, complétées à Paris sous la direction de son oncle Deparcieux 2 , elles lui ont permis d'être le premier profes- seur de ses fils, et à la fin de sa vie de faire office de maître d'école auprès des petits garçons du voisinage 3 . Il avait la vocation pédagogique. Moins ambitieux que les « sergents de bataille » dont il descendait, entre ses mains la férule avait remplacé le bâton de commandement : si c'est là de l'atavisme, c'en est une forme bénigne et bien discrète. Il avait épousé, à vingt-cinq ans, le 26 septembre 1752, Catherine Avon \ roturière comme Jeanne Bonnet. Qu'il ait un instant fait le métier de « fabricant en soie » ou possédé une hôtellerie 5 avant de remplir à Bagnols des 1. Voir l' Appendice, $ 1. 2. Œuvres littéraires de Claude-François de Rivarol, dédicace déjà citée. 3. Voir Alègre, Notices biographiques du Gard, t. II, p. 197. 4. Néele 19 octobre 1731 (yoirhescure, Rivarol et laSociété française, p. 18). 5. M. de Lescure a un peu lourdement insisté sur ce petit fait. 11 est acquis qu'en 1752, sur son acte de mariage, Jean est qualifié de « fabri- quant en soie ». La qualification d'aubergiste lui est donnée sur l'extrait de naissance de son huitième enfant, en 1762. Mais elle disparaît dès l'homme. ô fonctions de percepteur et d'édile, il faut convenir qu'il était un commerçant ou un hôtelier d'espèce peu commune. Il était poète à ses heures. Nous avons conservé de lui, entre autres vers, un quatrain qu'il avait adressé à ses fils Antoine et Claude-François : Mon espérance, enfin, n'a pas été trompée; J'ai deux fils bien chers à mon cœur : L'un se sert de la plume et l'autre de l'épée, Et tous les deux me font honneur *. et tous deux l'en ont gentiment remercié. « C'est à vous, répondait Claude-François, que je dois le peu que je sais 2 ». « Yous avez donc, écrivait de son côté Antoine, dérouillé votre veine pour moi; je suis charmé que vous soyez toujours l'ami des Muses : qui n'aime point les vers a l'esprit sec et lourd. Quand vous applaudissez à mes faibles écrits, De votre cœur vous parlez le langage, Mais vous ne songez pas qu'en louant votre fils Vous ne louez que votre ouvrage 3 . » Jean savait le latin, de façon à l'enseigner, et l'italien de façon non seulement à l'enseigner aussi, mais à traduire l'année suivante; et dès lors, sur l'extrait de naissance de ses huit autres enfants, il est « receveur des droits réunis ». Il a conservé son emploi jusqu'aux premiers mois de 1791 (voir la lettre de La Porte à Louis XVI, du 19 avril 1791, que je cite plus loin). Il avait été en outre, en 1773, « ins- pecteur des travaux du pont de Pigeaudon ». Le 2 messidor an II, il est chargé « de recevoir les déclarations des propriétaires pour les fourrages destinés à l'approvisionnement de l'armée des Pyrénées-Orientales » ; le 1 er thermidor de la même année, il est chargé « de l'assainissement, embel- lissement et amélioration des communes du canton » (voir Alègre, ouvrage cité, p. 197). La légende qui le représente en tablier de cuisine, versant à boire aux voyageurs et les rançonnant, hors d'état d'écrire même une lettre à son fils, est grossière et sotte. N'est-il pas plus piquant de con- stater que le père du plus brillant avocat de la royauté a été fonctionnaire de la République une et indivisible? 1. Préface des Pensées inédites. Je citerai plus loin un sonnet de lui. 2. Œuvres littéraires de Claude-François de Rivarol, dédicace citée. 3. Lettre de Rivarol à son père, du 12 mai 1797. Je ne garantis pas qu'il y fasse allusion précisément à ce quatrain, que Dampmartin (Notice citée) date de 1784. Mais qu'il s'agisse de celui-là ou d'un autre, peu importe. 6 RIVAROL. un long épisode de la Jérusalem délivrée dans la Biblio- thèque des Romans. J'ai dit que sa sœur était mariée à un noble; je pourrais remarquer de plus que son fils aîné a été dès l'enfance le camarade très intime d'un fils du mar- quis de Gaste. Antoine-Roch et Jeanne Bonnet lui avaient laissé ainsi qu'à ses frères et sœurs un peu d'argent ', et il avait quelques terres 2 . 11 s'en faut donc de beaucoup que sa situation fût aussi basse et humiliée que les mau- vaises langues l'ont prétendu. Sa situation était modeste, et il s'en contentait Nonchalant et spirituel, il entendait prendre la vie comme elle vient. Il ne s'est pas plus inquiété qu'Antoine-Roch de réunir et d'exhiber ses papiers de famille. Il se trouvait bien à son foyer, entouré de ses seize enfants. Foyer paisible où s'est transmis, comme un vague et dernier souvenir du passé, le culte de la langue italienne, où vivent de braves gens très unis, où grouille toute une nichée de marmots, où Catherine endort le dernier-né, tandis que tante Françoise s'occupe des plus grands, que la fidèle Rose apprête le repas, un vrai repas de réfectoire, et que Jean, flâneur, peu âpre au gain, respire « le bon de l'air » sur le seuil de la porte, devisant avec l'un, citant à l'autre Horace ou Guarini. Seule, Jeanne- Pauline, depuis qu'elle est de Barruel, aime à rappeler 1. Par acte notarié (Bagnols, 12 vendémiaire an XI), « la citoyenne Françoise Rivarol » donne quittance à son frère Jean d'une somme de 7 000 francs à elle léguée par son père Antoine-Roch (testament du 2 août 1758); plus 400 francs à elle légués par sa mère Jeanne Bonnet (testament du 12 sep- tembre 1760); plus 600 francs sur les 3 000 légués par son père à feu Simon Rivarol, leur frère, décédé intestat; plus 400 francs légués par Mme Bonnet à dame Jeanne (Jeanne-Pauline), veuve Barruel, leur sœur, et les 600 francs (sur les 3 000 légués à Simon) qui revenaient à celle ci, « lesquelles deux dernières sommes ont été cédées à la dite Françoise Rivarol par feu Charles Joseph debarruel (sic) mari de la dite Jeanne Rivarol par acte reçu Tourgon notaire le 9 août 1768 ». — Il ressort de ce grimoire que la bonne Françoise avait longtemps laissé son petit avoir entre les mains de son frère Jean qui avait de lourdes charges; et aussi que Jean avait dû hériter comme elle. 2. « Croyez-vous, lui écrit Rivarol (même lettre), qu'avec vingt-cinq louis vous pussiez ranimer un peu vos champs? » L HOMME, i .qu'elle est issue des Rivaroli et élève son fils de manière qu'en grandissant il devienne comte et demeure un sot. C'est là, dans la maisonnette de Bagnols, rue des Pey- rières *, où la vie coulait doucement, égayée de soleil et bercée par le mistral ; c'est là, sous les yeux du vieux condottiere assagi, parmi les ronrons du rouet et les fre- dons de la muse paternelle, qu'un jour d'été naquit Rivarol. Il est né en plein mois de juin 2 , et filleul des cigales : elles ont été les fées penchées sur son premier éveil à la vie. L'une d'elles, peut-être, chantait alors près de la croisée entr'ouverte, voleta jusqu'à son berceau, et de là sur ses lèvres. Elle y est restée, paresseuse et sonore; l'aigle de Rivarolo qui dressait la tête et battait de l'aile n'a jamais pu l'en déloger. Quel homme a été plus visiblement que celui-là l'enfant gâté de la nature? Elle lui a donné mission de plaire. Avec quels soins, quelle tendresse elle a modelé son corps! En premier lieu, elle a voulu qu'il fut sain, que son sang fût très pur, ses organes parfaits. « J'ai toujours, écrivait-il en 1795, le mens sana in corpore sano » 3 , et quelques heures avant d'entrer en agonie, il répétait à Dampmartin : « Mes entrailles sont de bronze 4 ! » S'il a vécu beaucoup moins vieux que la plupart des siens 5 , au régime qu'il a suivi il n'en est pas moins étonnant qu'il soit parvenu jusqu'à la 1. Aujourd'hui, rue Rivarol. 2. Le 26 juin 1753 (voir Lescure, p. 34), neuf mois jour pour jour après le mariage de Jean et de Catherine. 3. Lettre du 26 avril 1795 à Cappadoce Péreira. 4. Notice citée. Dampmartin est né à Uzès en 1755; colonel en 1792, il a émigré et a connu beaucoup Rivarol à Berlin. J'ignore s'ils se connais- saient auparavant. 5. Son père a vécu quatre-vingts ans (1727-1807); sa mère, quatre-vingt- quatre ans (1731-1815); son oncle l'abbé, né en 1742, vivait encore en 1823; sa sœur Françoise est morte à soixante-dix ans (1754-1824), son frère Claude-François à quatre-vingt-dix ans (1758-1848), etc. 8 RIVAROL. cinquantaine ou peu s'en faut, et sans la moindre apparence de décrépitude. Les lassitudes dont il se plaint en 1785 ' ne sont que la courbature des lendemains de fête et ne laissent point de trace. Il semble avoir ignoré la maladie. Ni les privations de sa première jeunesse, ni les folies de vingt-cinq à quarante ans, ni le décousu d'une existence où les journées se passent au lit et les nuits en soupers, médianoches, assauts de paroles, où l'estomac doit s'accom- moder alternativement du plus frugal ordinaire et des mets les plus recherchés, ni les brouillards de Londres et les frimas de Hambourg dont l'âpreté venait surprendre le frileux oiseau du Midi, ni le perpétuel « éréthisme » de tout son être en quête de triomphes, rien, en un mot, de ce qui l'a tué, n'a pu auparavant rompre en lui l'équilibre et éveiller la souffrance. A peine une courte indisposition en janvier 1801, et trois mois après la mort arrive en coup de foudre. Tel un mécanisme dont les rouages très fins et très forts s'usent peu à peu, imperceptiblement, sans s'arrêter, jusqu'à la minute où tout se brise à la fois. Certes, il n'a rien de ces grosses santés qui excluent la grâce. Grand, svelte, un peu étroit même de poitrine, il est la distinction même; il est tout ensemble la mieux por- tante et la plus délicate créature, et, si j'ose dire, créature de race. La race! Elle est dans sa tournure, dans son geste. Ceux qui le chicanent sur sa noblesse, enragent qu'il n'ait qu'à paraître pour leur infliger un démenti : sa noblesse, il la prouve en marchant. Quant à sa tête, un peu grosse, comme celle de Chénier, pour les épaules qui la portent, elle est d'une harmonie de dessin qui enchante les yeux. Si Sainte-Beuve ne l'avait pas regardé à travers les notes de Chênedollé, c'est-à-dire dans le portrait de sa quasi-vieil- lesse, s'il avait pu voir la petite toile de Wyrsch 2 ou écouter \. Lettre à l'abbé Roman. 2. Le portrait placé en tête de l'édition de 4808, de l'édition de 1857 et du Rivaroliana de 1812 est dû à Carmontelle; la physionomie y est assez l'homme. 9 les récits du baron de Théis \ il ne se le serait pas figuré pâle et les yeux morts. Un visage rasé, plein et rond, un beau front encadré d'une chevelure brune qui le coiffe à ravir, de grands yeux rayonnants, très ouverts sous l'ar- cade remontante et saillante des sourcils — le masque de tous les grands parleurs a cette saillie, chez lui si accusée, — un nez légèrement arqué dont les narines aspirent la vie, une bouche rieuse, sans méchanceté, d'inexprimable finesse, et sur tous ses traits je ne sais quoi d'heureux et d'épanoui : voilà Rivarol, le charmant Rivarol, tel qu'il a posé devant le peintre franc-comtois en 1784, tel qu'il était encore en 1791, à Manicamp. Dans ses dernières années, ses joues commençaient à pâlir, ses yeux à s'éteindre 2 : n'importe, sur le lit de mort sa tète reste si belle que ses amis en font mouler l'empreinte 3 . Mais morte, elle a perdu vivante, mais trop poupine. Celui de Wyrsch, exactement reproduit à la première page de ce livre, appartient à la famille Tollin. Ceux qui l'ont vu, dans l'été de 1893, à l'Exposition des Portraits du siècle, avaient dû trouver qu'il ne ressemblait guère à la reproduction donnée en 1883 (Œuvres choisies de Rivarol, par M. de Lescure, édition in-8). La peinture en est un peu écaillée; de loin le visage paraît grimaçant et fripé; on se croirait devant l'image de Frontin. Qu'on s'approche, la pénible impres- sion se dissipe, le vrai Rivarol se révèle. Il ne faut jamais regarder Rivarol de loin. 1. « Il était grand et beau, avait de nobles façons, un regard d'aigle,... c'était l'homme le mieux coiffé de son temps » (notes remises à Arsène Houssaye par le baron de Théis, qui avait fréquenté Rivarol en 1791, à Manicamp; voir Galerie du XVIII e siècle, l re série : les Hommes d'Esprit). Voir aussi, sur la beauté de Rivarol, Cubières, Sulpice de la Platière, et une Lettre du comte de Belleval au journal VApollon, l re novembre 1822. Beauté telle qu'ils l'ont moins décrite que chantée. 2. Chênedollé, qui a vécu près de lui de 1795 à 1797, dit : « Tout l'esprit de Mme de Staël était dans ses yeux qui étaient superbes. Au contraire, le regard de Rivarol était terne, mais tout son esprit se retrouvait dans son sourire, le plus fin et le plus spirituel que j'aie vu, et dans les deux coins de sa bouche qui avaient une expression unique de malice et de grâce ». (Chateaubriand et son groupe, t. II. J'aurai souvent à renvoyer le lecteur à l'ouvrage de Sainte-Beuve, parce que le journal de Chênedollé ne nous est connu que par là.) 3. Dampmatin, Relation de la mort de Rivarol. Voir aussi Notice sur la vie et la mort de M. de Rivarol par Mme de Rivarol, sa veuve, à Paris, chez les frères Levrault, libraires... (1801), et la Vie philosophique, politique et littéraire de Rivarol par Sulpice de la platière. Paris, an X-1802. L'inten- tion de ses amis était de placer son buste à l'Académie de Berlin; voir V Appendice, § 6. 10 RIVAROL. ce qui était son charme suprême : il y a de la joie de vivre dans la beauté de Rivarol. Quelque chose de plus beau que sa tête, c'est son cer- veau, son cerveau si vivant et si sain lui aussi. Que de richesses et quelle clarté là dedans! Rien n'y manque, rien n'y est hors de proportion avec le reste. Les plus pré- cieuses facultés, celles qu'il est le plus rare de voir réunies, s'y mêlent sans se nuire : l'imagination et la raison, l'es- prit, le bon sens, la mémoire.... Quelle activité, ou mieux, quelle agilité de pensée! Le même homme qui vient de vous étourdir de sa verve moqueuse, va tout à l'heure s'élever aux plus hautes spéculations : vous battiez des mains, saluez à présent. Le temps de pirouetter sur son talon et la métamorphose est faite. Il prend tous les tons, il joue tous les personnages, et n'est médiocre dans aucun. Une idée qui lui vient ou qu'il s'assimile, se revêt aussitôt d'une forme originale et parfaite, et se case, prête à s'offrir à lui soit demain, soit dans dix ans, s'il a besoin d'elle. 11 est une encyclopédie vivante, et combien plus intelli- gible, combien plus aimable à feuilleter que l'autre, celle du libraire! « A quoi bon? réplique Lauraguais à quelqu'un qui lui propose de souscrire au Larousse du xvm c siècle. Rivarol vient chez moi *. » Sciences, littérature, gram- maire, politique ou métaphysique, rien n'est fermé à cette intelligence toujours en mouvement, « en puissance » 2 toujours. Et quelque chose de plus ravissant que le sourire de Rivarol, c'est sa parole. Elle tient, s'écrie Dampmartin, « du beau idéal » 3 . Elle n'est ni le bavardage du mon- •1. Mot cité par M. Alègre, d'après Arsène Houssaye, je crois. 2. « Il en est de l'esprit et surtout du talent comme de la puissance en amour. La plupart des hommes, et surtout les vieillards, n'ont que des intervalles de puissance. Mais les Racine, les Voltaire étaient souvent en puissance » (Carnets). 3. Dampmartin, Mémoires sur divers événements de la Révolution et de l'Émigration (1825), t. 11, p. 357. Il répète là ce qu'il avait dit dans sa Notice déjà citée. l'homme. 11 dain, ni la déclamation de la tribune : elle est la tra- duction instantanée, harmonieuse et lumineuse, des idées qui se pressent en lui et débordent; elle est une intelli- gence hors ligne qu'on entend penser. S'il discute, sa répartie jaillit comme l'éclair, comme la parade d'un Saint-Georges; s'il parle sans être interrompu — et il n'aime pas qu'on l'interrompe, — jamais le mot n'hésite, jamais la phrase ne se casse ni ne se répète \ Tout enfant 2 , il va trouver l'évêque de Cavaillon, lui expose son embarras : il est sur le point de quitter le collège, faute d'argent pour payer pension. L'évêque l'écoute, l'évêque est pris et se charge de la pension. A vingt-cinq ans, il entre un soir au Caveau, provincial débarqué depuis peu dans le grand Paris où il est un inconnu : il prête l'oreille aux propos qui s'échangent d'une table à l'autre, s'enhardit, intervient dans la discussion, y glisse un mot qui fait rire, un autre qui étonne, lâche enfin la bride à son éloquence, à son génie d'improvisateur; et voici que les conversations particulières se taisent, voici que les joueurs d'échecs, la main suspendue, oublient de « pousser leurs bois »; on se regarde, on s'interroge à mi- voix, on s'émerveille; le duc d,e Chartres s'approche, demande le 1. « Invité à dîner avec lui, on oubliait de se mettre à table pour l'en- tendre. Il n'y avait pas auprès de lui de ventre affamé qui tînt, les sens devenaient tout oreilles, le cœur était dans l'extase, et l'esprit dans l'enchantement » (Cubières, Vie d'Antoine Rivarol). « Mon imagination me retrace souvent cet homme rare dont la superbe ligure et la voix harmo- nieuse embellissaient la diction qui, chez aucun autre, n'atteignit à un si haut degré de perfection. Entraîné par un charme irrésistible, on ne se lassait pas de l'entendre. Dans sa bouche, les sujets les plus sérieux pre- naient de l'intérêt, et les plus arides appelaient l'attention. Sa délicatesse ingénieuse donnait de la valeur aux choses ou légères ou frivoles. Un tact heureux des convenances le sauvait du pédantisme » (Dampmartin, Mémoires sur divers événements de la Révolution et de l'Émigration, t. I, p. 179). « Mme de Staël, dit Chênedollé, n'avait pas une parole plus svelte, plus rapide, plus splendide, plus variée que Rivarol; mais elle l'avait plus vive encore et plus ardente. En un mot, elle était plus tourbillon » (Cha- teaubriand et son groupe, t. II). Voir aussi la Notice sur Rivarol de H. de la Porte, 1829, p. 7. 2. Sulpice de la Platière, qui conte l'anecdote, dit qu'il n'avait pas encore atteint sa onzième année (Vie... de Rivarol, I, p. 5). 12 RIVAROL. nom du prodigieux causeur, son nom ignoré hier, demain célèbre, son joli nom qui sonne en fanfare *. A quarante et quelques années, il voit venir à lui, le cœur battant, le jeune Lioult de Chênedollé : il le reçoit, il parle deux heures, et Chênedollé s'en va enivré, pareil à un amant qui sort du premier rendez-vous, les yeux fixés au ciel et la tête en feu, répétant tout le long de la route : « Rivarol est un causeur bien extraordinaire 2 ! » L'avant- veille de sa mort, il a encore un auditoire qu'il tient sous le charme, et le soir du 11 avril 1801, à la nouvelle qu'il a rendu le dernier soupir, M. de Krudner laisse à son tour, en manière d'oraison funèbre, tomber de ses lèvres pincées de diplomate le mot de Chênedollé : « C'était un homme extraordinaire... 3 . » En effet. Je n'en vois guère qui aient été plus richement doués. Je crains même qu'il ne soit trop riche. Je me demande avec un peu d'inquiétude comment ont pu se concilier en lui les exigences de ce beau corps et celles de cet admirable cerveau. Si les tempéraments les plus simples sont, comme il l'a dit \ les plus forts, quelle ne doit pas être la faiblesse du i. Dampmartin {Notice citée). 2. Chateaubriand et son groupe, II. Cette « conversation de Rivarol » du 5 septembre 1795, notée par Chênedollé, imprimée d'abord dans le tome II de Chateaubriand et son groupe, puis reproduite dans l'édition des Œuvres de Rivarol de 1857, sera plus d'une fois citée ici. Chênedollé y a introduit bien des mots de Rivarol qu'il ne lui avait pas entendu dire ce jour-là. Mais l'homme s'y profile nettement. Voir une autre « conversation » de Rivarol dans les Mémoires de Tilly (t. I, p. 267 et suiv.). 3. Mémoires de Tilly. 4. « Les caractères sont rares chez les peuples polis et communicatifs. Les enfants et les sauvages, qui ont presque toujours une passion domi- nante que le contrepoids des idées ne balance pas, offrent des traits de caractère qui étonnent » (Discours préliminaire, p. 184). J'emprunterai toutes les citations du Discours préliminaire à l'édition in-4 de 1797. l'homme. 13 sien! La complexité en est telle que l'analyser est une affaire. Il est gentilhomme. Mais sa noblesse n'est point faite de cet héritage d'honneur, de gloire, d'orgueil domestique, et aussi de préjugés de casle, que les générations succes- sives se lèguent avec de vieux portraits, de vieilles armures, de vieux parchemins, et qui rétrécit peut-être, mais renforce assurément une âme. Il y a des instants où la frêle et gracieuse silhouette d'un prince de Ligne se redresse, héroïque; et combien de marquis ou de vicomtes qui semblaient n'être que des poupées de salon, se sont retrouvés fils des preux dans les prisons ou sur les écha- fauds de la Terreur! Les Rivaroli ont pu avoir des qua- lités brillantes; ils ont en tout cas éparpillé leur vie et ne forment pas « une maison ». Ils se ressemblent sans se continuer. Qu'ils aient légué à leur héritier leurs instincts batailleurs, leur dédain de l'argent, leur fierté ' : je le veux, je le crois. Du moins ne lui léguaient-ils pas une tradition. Ici la race, détrempée par les aventures et la dérogeance, si elle est délicatesse encore, n'est plus force. Il a dans les veines un peu de sang italien mêlé à du sang français. Sont-ce les passions enragées, les haines tenaces de l'Italie qu'il hérite? Non; c'en est la noncha- lance. Le lazzarone qui déjà perce en quelques-uns de ses ancêtres, s'est épanoui à l'aise chez son aïeul et chez son père. Assez souples pour se plier à tous les caprices de la destinée, les siens ont toujours dédaigné de lui faire face et de lui commander; le même goût du far-niente 2 qui les 1. Peut-être leur doit-il autre chose. Je m'amuse de rencontrer dans le portrait du cardinal Rivapola, nonce à Paris en 1610 (Histoire des Cardinaux, t. IV, p. 423), des mots qui s'appliqueraient si bien à lui : « In tractandis negotiis civilibus acer... in causis forensibus expertior quam publiée habere- tur »; ce qui peut se traduire : « C'est avec une ardeur passionnée qu'il s'occupait des affaires d'État; il était, en matière d'éloquence politique, supérieur à sa réputation ». Sur le cardinal Rivarola, \oiv V Appendice, $ 1. 2. Le mot revient souvent dans ses lettres (voir celle du 8 janvier 1785 à l'abbé Roman). Voir aussi le portrait qu'il a tracé de lui-même. dans son 14 RIVAROL. a fait glisser à la condition la plus obscure, les y a retenus. Il a leur insouciance; il a leur souplesse et leur paresse. Paresseux! Il l'est par droit de naissance, avec délices et coquetterie. Est-ce assez pour détendre en lui les ressorts de la volonté? Il naît dans un coin de la France où tout invite à se laisser vivre, à goûter tranquillement la douceur de vivre, l'âme en liesse et les yeux charmés; où l'on parle plus qu'on n'agit, où l'on conçoit plus qu'on n'exécute, aimable et décevant pays du « beaucoup de bruit pour rien ». Il naît, il grandit parmi des villageois à qui c'est une peine de tresser un panier d'osier et de l'emplir d'olives. Quoique l'empreinte dont le Midi l'a marqué n'ait rien de caricatural, elle s'aperçoit en lui au premier coup d'oeil. Elle est dans sa gaîté, dans son exubérance, dans son humeur éminemment communicative, dans son amour de la vie. Elle est dans ses entraînements faciles, dans son « indiscrète sensibilité » *, sensibilité vive et toute de sur- face 2 , dans ses continuelles velléités d'efforts qui n'abou- tissent pas. Il se plaignait d'avoir tout ensemble « le goût du repos et le besoin du mouvement » 3 . JN'est-ce pas en une courte phrase la définition du Méridional? Il en est un, et rien n'est plus visible. Il est de ce Midi où Ton vit si peu en soi-même et si volontiers hors du chez-soi. Voyez comme il aime à étonner les gens ; il y a de la gas- connade ou de la tarasconnade dans ses Prospectus, dans Épitre au roi de Prusse. Dans ses Carnets : o Mon épitaphe : La paresse nous l'avait ravi avant la mort ». 1. Lettre citée par Sulpice delà Platière {Vie... de Rivarol, t. I, p. 59). 2. « Son cœur sensible et son âme élevée le portaient soit à obliger, soit à secourir les personnes qu'à l'instant même sa plume ou sa langue venaient d'immoler,... mais bientôt, entraîné par la vivacité de son esprit, il multipliait les blessures qu'il se reprochait, et rouvrait celles que ses soins avaient guéries » (Dampmartin, Notice citée). • 3. Carnets : « On est éminemment malheureux quand on a des goûts opposés à ses besoins. Par exemple, moi, j'ai le goût du repos et le besoin du mouvement. » (La première partie de cette pensée se retrouve dans le Discours Préliminaire, p. 173.) l'homme. 15 ses Préfaces, dans beaucoup de ses mois qui font ouvrir les yeux tout grands à Sulpice de la Platière ou à Ghêne- dollé. Si ceux-ci parlaient la langue des héros de M. Daudet, on sent qu'ils s'écrieraient : « Oh! ce Rivarol, pas moins! » Car lorsqu'il se vante, par exemple, devant eux de « résoudre un problème de géométrie dans l'éclair du plaisir » ', ils ne semblent pas se douter qu'avec lui une mise au point est souvent nécessaire. Mais il est un Méridional sans fracas, sans vulgarité, et rien n'est plus rare. Il n'est pas un sanguin, comme Mirabeau dont Cha- teaubriand a dit : « Il tirait son énergie de ses vices ». Son sang pétille, fait briller ses yeux et flamber ses sens; il veut jouir, il veut paraître, se répandre, s'imposer : chaleurs qui passent, feux de paille qui s'éteignent vite. Ses goûts ne sont pas plus des appétits que ses désirs ne sont des volontés. Voilà son être primitif. Je vois quelles en peuvent être les séductions; j'y cherche en vain un principe d'énergie morale. Cette énergie, l'éducation va-t-elle l'éveiller en son âme? Il n'est pas trop sûr qu'une éducation, si habile et sage qu'elle soit, puisse à ce point changer le fond même de l'homme. La sienne, en tout cas, celle qui lui est venue du foyer, de l'école ou de la société, a été plus favorable à son esprit qu'à son cœur, et n'a fait que continuer en lui l'œuvre de la nature. Son enfance n'a point rencontré auprès d'elle ces saints et ces saintes du foyer qui savent lentement, patiemment créer une âme. Il n'y aurait pas dans ses lettres à ses parents un accent de tendre respect qui étonne presque de sa part, s'ils n'avaient été dignes ni d'être chéris ni d'être respectés, et le fait est qu'au milieu de sa tribu, au milieu des neuf garçons et des sept filles auxquels il a donné la 1. Chateaubriand et son groupe, IL 16 RIVAROL. vie et longtemps le pain quotidien, le pauvre Jean peut inspirer quelque sympathie. Mais enfin, il y avait un peu d'incohérence dans les vertus comme dans l'histoire de la famille. La devise en était trop : à la grâce de Dieu! pour que la pratique du devoir n'y fût pas elle-même soumise aux illogismes et aux bonnes fortunes du premier mouve- ment. Jean nous apparaît tel que son fils le revoyait de loin et après une séparation de vingt années, sous les traits d'un souriant bonhomme, d'humeur indulgente, qui fait le bien comme il fait les vers, au petit bonheur de l'inspiration, et qui a, comme dit le peuple, le cœur sur la main. Le peuple sait ce qu'il dit, et que les cœurs ainsi logeables au creux de la main ne sont pas les très grands cœurs. Je me souviens qu'en pleine Révolution, alors que ses fils risquaient leur vie à défendre la cause de la royauté, il intercédait auprès d'un révolutionnaire influent de Bagnols en faveur des Barruel jetés en prison, et signait sa lettre : « Je suis bien civiquement et en bon républicain ennemi de tout fédéralisme, royalisme, etc. » '. Je me souviens qu'il est resté en affectueuse correspon- dance avec sa fille Françoise, baronne de Beauvert, devenue la maîtresse de Dumouriez 2 . Je ne me scandalise ni de ceci ni de cela; j'en conclus même qu'il était bon. Mais j'aurais un peu de peine à le prendre pour un Antoine Arnauld, un Etienne Pascal, ou un Léopold Mozart 3 . Sa femme Catherine en vingt années a été seize fois mère * : si occupée à couver des poussins, avait-elle le loisir de former des hommes? Exigerons-nous qu'aux i. Lettre du 29 septembre 1793 (Voir Alègre, Notices biographiques du Gard, t. II, p. 217). 2. Voir la Lettre de Rivarol à sa tante, du 18 août 1797. Sur Mme de Beauvert, V. V Appendice, $ 2. 3. Voir les exquises Lettres de Mozart, traduites par M. de Curzon. 4. 11 va sans dire qu'elle n'a même pu allaiter son aîné, Antoine. Qua- torze mois après lui, naissait Françoise. La nourrice de Rivarol s'appelait Justet. Je ne rappelle un si insignifiant détail que parce que nous retrou- verons le nom de son frère de lait dans V Appendice, § 1. l'homme. 17 vertus de la poule elle joignît celles des grandes éduca- trices? Après avoir donné le jour à son aîné, le temps lui a manqué pour l'envelopper de sa tendresse, épier en lui les premières révélations de la personnalité, combattre telle tendance, fortifier ou susciter telle autre, pétrir dé son amour et animer de son souffle l'être qu'elle avait enfanté. La bonne Catherine ne ressemble pas plus à la mère des Gracques qu'à celle de Lamartine ou de Hugo, et de son côté l'aînée des sœurs de Rivarol ne serait pas appelée dans les salons de l'émigration « la Beauvert », si elle eût commencé par être une Eugénie de Guérin ou une Lucile de Chateaubriand. Certains passages des lettres de Rivarol me font croire que tante Françoise a rempli près de lui, autant qu'elle l'a pu, l'office d'une seconde mère ' : je dis autant qu'elle l'a pu et je ne suis pas certain qu'une âme de vieille fille, si dévouée soit-elle, puisse égaler en dévouement et en prescience le cœur maternel. Les bonnes gens de Bagnols ont élevé de leur mieux ce fils dont ils étaient fiers; ils ne s'en sont pas tenus à lui apprendre l'italien, le latin, le culte des lettres et le respect des grands génies d'autrefois; ils ont, malgré l'exiguïté de leurs ressources, subvenu, au moins durant quelques années, aux frais de sa vie d'écolier 2 ; ils lui ont donné des exemples d'ordre, de probité, de bonté, de-ci de-là un sage conseil, un précepte vertueux; comment lui 1. Voir les Lettres de Rivarol à son. père et à sa tante. 2. Dans ses Lettres sur quelques particularités secrètes de Vhistoire, etc., le comte de Barruel-Beauvert prétend que le collège des Joséphites, à Bagnols, avait été fondé par Armand de Bourbon, prince de Conti (il dit plus loin : « par mes ancêtres »?) et que l'instruction s'y donnait gratui- tement. Je ne sais s'il faut croire ici Barruel qui parle si souvent à la légère. Le séjour de Rivarol chez les Joséphites, les Sulpiciens et à Sainte-Garde, est attesté par Dampmartin,,son quasi-compatriote {Notice citée). A supposer que les leçons qu'il a reçues chez les Joséphites fussent gratuites ou que l'évêque de Cavaillon ait un temps payé pour lui, il n'est pas sorti de Sainte-Garde avant vingt-deux ou vingt-trois ans, et il n'a pas vécu jusque-là sans rien coûter à sa famille. « Son père, dit Cubières, avait fait de grands sacrifices pour son éducation » {Vie d'An- toine Rivarol). 18 RIVAROL. eussent-ils donné ce qu'ils n'avaient pas, je veux dire le caractère? Puis, les années de collège et de séminaire, la vie déprimante et veule de l'internat, chez les Joséphites de Bagnols, chez les Sulpicicns de Bourg-Saint-Andéol, enfin à Sainte-Garde d'Avignon \ Les ecclésiastiques qui l'ins- truisent vont-ils lui imposer la forte discipline dont il a besoin, lui faire une armure de principes et de croyances? Ils le destinent à la prêtrise, ou, si l'idée vient de lui 2 , ils ne l'en détournent pas, et me voici un peu inquiet. Rivarol prêtre, ô mon Dieu ! Il n'y a que le xvm e siècle pour avoir de ces idées-là! Est-il possible qu'ils aient commis de bonne foi pareille méprise et lui aient trouvé le germe des vertus sacerdotales? La proie était belle. J'ai peur qu'ils n'aient profité de son indolence au lieu d'y remédier. Ce n'est ni par piété, ni par ambition, c'est par faiblesse qu'il s'est laissé tonsurer. Ah ! monsieur l'abbé, couper ces beaux cheveux bruns, quel dommage!... Mais sa faiblesse qui Pavait mis à la merci de ses directeurs a bientôt déjoué leur calcul. Il ne saurait se contraindre, il n'a pas la froide et patiente feinte d'un Julien Sorel. Déjà il avait soutenu sa thèse publique avec éclat devant Pévêque elles notables; déjà il avait « le froc, et les che- veux arrondis » 3 ; les siens pouvaient rêver pour lui la fortune d'un Bernis. Un beau malin il se débarrasse de sa 1. Au dire de Barruel, les Joséphites étaient jansénistes; est-ce d'eux que Rivarol a appris à tant aimer Pascal? (Voir YÉpitre de Ximénès citée par Sulpice de la Platière.) — Dampmartin dit qu'il n'est entré chez les Sulpiciens qu'à dix-huit ans. 2. L'idée serait venue de lui, d'après Dampmartin, si toutefois je corn, prends bien le galimatias que voici : « Quelques rigueurs de la fortune avaient arraché des parents de Rivarol un aveu qui autorisa son dessein d'embrasser l'état ecclésiastique; mais tandis que des calculs sages et des espérances flatteuses l'entraînaient vers un douloureux sacrifice, la nature le repoussait » (Notice citée). J'ai dit qu'un frère de son père élait prêtre; prêtre aussi le beau-frère de sa tante, de Barruel. 3. J'emprunte ces détails aux Bagnolaises; cela signifie, comme on le verra, que je n'en garantis pas l'exactitude. l'homme. 19 soutane et si complètement qu'on ne se douterait guère à le voir qu'il Tait jadis endossée ', et se retrouve à Bagnolsà peu près tel qu'il en était parti. Ses maîtres ont fait de lui un humaniste 2 , enrichi son cerveau, assoupli sa parole en l'exerçant aux controverses théologiques, et, sans le vouloir, émancipé sa raison en la heurtant au dogme : ils n'ont pas plus affermi sa volonté que fécondé son cœur. Il reste là quelque temps, plusieurs mois, une ou deux années peut-être, partagé entre sa « bonne paresse » 3 et ses songes de conquête. Il s'ennuie; son ami de Gaste le presse de partir pour Paris 4 ; son camarade Cubières, qui y est déjà, lui a fait promettre de l'y rejoindre s . Il sent que la patrie de ses goûts est là-bas; il sent que le destin des Rivaroli l'emporte, comme eux, en avant, au loin, vers l'inconnu. Léger est son bagage; courte, la suprême exhortation de ses parents. Jean lui relit la page du Pro Archia où Gicéron a remercié les lettres de si dignement orner et embellir une vie humaine; il lui recommande de ne les point négliger; il s'en remet à elles, et fait bien, du soin de le garder de toute vilenie 6 . Catherine lui tend le bras qui ne porte pas de nourrisson \ Ils lui jettent Yadieu- vatf des familles de pêcheurs au garçon que l'Océan leur prend et ne leur rendra peut-être pas. Et celui-là, en effet, 1. Peut-être avait-il encore le petit collet à son arrivée à Paris; en ce cas, il s'en est vite défait. 2. A Sainte-Garde, comme à Saint-Charles (où était Cubières), on ensei- gnait la philosophie et la théologie; les études y étaient très fortes, et ces deux séminaires étaient admis à présenter leurs élèves devant l'Uni- versité d'Avignon qui conférait les diplômes scolaires. (Voir Alègre, Notices biographiques du Gard, t. Il, p. 198.) 3. Voir sa. Lettre citée par Sulpice de la PlatVere (Vie... de Rivarol, t.I, p. 59). 4. Dampmartin (Notice citée). 5. Vie d'Antoine Rivarol. 6. Les choses ont dû se passer comme le jour où son cadet est parti, deux ans après. Ce jour-là, raconte Claude-François lui-même, Jean lui a fait promettre de toujours chérir les belles-lettres : « Je t'ai fait remar- quer à ce sujet la belle phrase où Cicéron en peint si bien les avantages. Lis beaucoup, écris beaucoup. » Hélas! Claude-François n'a que trop, écrit. (Œuvres littéraires de Claude-François de Rivarol, dédicace citée.) 7. Elle avait mis au monde son seizième enfant le 2 décembre 1773. 20 RIVAROL, ils ne le reverront plus, plus jamais. Ce n'est point pour les mers lointaines, c'est pour un pays enchanté d'où il en coûte trop de revenir, c'est un peu pour Cythère qu'il s'est embarqué. S'il arrivait dans le Paris de la Révolution ou de l'Em- pire, peut-être y respirerait-il assez d'héroïsme et de gran- deur pour que son âme en fût virilisée. Il arrive à Ver- sailles, puis à Paris, en plein règne de Marie-Antoinette, en 1777 *. La société de l'ancien régime touche à son heure dernière; la grâce s'en est légèrement attendrie, les cœurs y sont en apparence moins secs qu'aux jours de Fontenelle ou de Mme du Deffand ; Grétry tient la musette, et Florian s'apprête à promener ses moutons, sans s'aper- cevoir qu'il pleut, qu'il pleut, bergère, et qu'il serait plus opportun de les ramener. Il y a comme un parti pris de laisser-aller chez le roi et ses ministres qui ne daignent pas entendre la rumeur grossissante; chez la reine qui, jeune et charmante, ne se résigne pas à s'ennuyer noble- ment; chez les mondains qui se croient les « hommes de la nature » toutes les fois qu'ils donnent carrière à leurs vices. De la vertu, les contemporains de Rivarol ne pour- raient guère lui apprendre que cette insupportable gri- mace : la sensiblerie ; et combien je lui sais gré de n'être pas devenu à leur contact ce qu'ils appelaient une âme sensible! On ne se récrie, on ne s'effarouche plus de rien, ni des soupers de Grimod de la Reynière, ni des exploits 1. La date de son arrivée à Paris, tant de fois discutée, est fixée par la Notice de Dampmartin et les papiers de la famille. La date ne peut être postérieure si l'on réfléchit que, dans les premiers mois de 1778, il était présenté à Voltaire par d'Alembert et déjà considéré comme une sorte de phénomène. D'autre part, il faut bien admettre qu'il est resté à Sainte Garde jusqu'à 1775 ou 1776. En 1777, il n'avait que vingt-quatre ans. C'est entre sa sortie de Sainte-Garde et son arrivée à Paris qu'il aurait été, selon la ridicule version de Cerutti (Satire universelle), clerc de procureur, simple soldat, enfin précepteur à Lyon : sous le nom de Longchamps, ajoute Grimm en 1788. Tout cela est bien sot : « Mon mari précepteur! » s'écrie Mme de Rivarol (Notice sur la vie et la mort de M. de Rivarol). Ni Cubi.ères ni Sulpice ne parlent de ce prétendu préceptorat. l'homme. 21 de Lauzun, ni des mots de Sophie Arnoult; Rohan est cardinal et Mme de Genlis professeur de décence; faire scandale serait un tour de force. Les liaisons irrégulières s'affichent, les propos les plus scabreux se répètent à voix haute. Sous couleur de s'initier à la philosophie, les belles marquises dissertent avec Diderot et d'Alembert sur les organes de la génération; la pudeur s'en est allée avec les autres superstitions d'antan,et la femme n'est plus — ainsi le prince de Ligne baptise Mme de Coigny — qu'un « joli garçon » quelque peu mauvais sujet *. Tout est permis, à la condition d'être spirituel, et d'avoir un nom. Le préjugé de noblesse, une des principales causes, disait Rivarol, de la Révolution 2 , était si fort qu'il devait, pour avoir ses petites et grandes entrées dans le monde, se parer d'un titre; et quoique la valetaille littéraire acharnée après lui l'en ait grossièrement raillé 3 , Antoine Rivarol n'eût i. MM. de Goncourt et, M. Taine ont à peu près tout dit sur la société française au temps de la Révolution. Mais je ne puis résister à la tentation d'ajouter à leur étude un petit document; il est court et c'est tout un poème. Je l'extrais de la Correspondance originale des Émigrés, publication faite en 1193 des lettres, rapports ou manifestes que nos soldats avaient trouvés dans les bagages de l'armée de Coblentz en déroute. Lettre de Mme de... à M. le baron de Vincy, aide de camp de M. le comte de Damas de Crux, chez M. le maréchal de broglie, au quartier des Princes, 8 sep- tembre 1792 : « Vous me dites, mon adorable ami, que vous avez des hémorroïdes; cela m'inquiète cruellement; ne pourriez-vous pas vous faire mettre des sangsues, par un aristocrate, s'entend? Je compte sur votre cœur et sur votre délicatesse pour espérer que vous m'aimerez toujours, mon cher baron; je pâme, mon tout, quand je pense à vous. Mon mari vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Votre dernière lettre était pour moi seule, mon tout aimable; ah! qu'elle était tendre! Je vous aime, mon cher ami, je vous aime. » 2. Journal Politique National, l re série, n° 17. 3. Les nobles, en revanche, avec qui il frayait, ne paraissent pas lui avoir contesté sou titre. Il ne s'écrit pas, depuis un siècle, un bout d'ar- ticle sur Rivarol où le mot : « Voilà un pluriel que je trouve singulier », ne soit cité comme un mot de M. de Créqui à Rivarol qui s'était écrié devant lui : <• Nous autres gentilshommes... ». L'anecdote a paru pour la première fois, si je ne me trompe, dans les Mémoires pour servir à l'his- toire de Vannée 1789, insipide recueil attribué à Luchet (t. I, p. 147, 6 mars 1789) i remarquons que Rivarol y est appelé « le chevalier de Rivarol », d'où semblerait résulter que le narrateur a confondu les deux frères. D'autre part, une note manuscrite de Claude-François de Rivarol objecte que le bon mot n'est pas de Créqui, mais de Rivarol lui-même; Créqui 22 RIVAROL. pas obtenu dans les salons de Paris, de Bruxelles, de Ham- bourg toute l'attention et toutes les indulgences dont a bénéficié M. le comte de Rivarol. Une couronne de comte surmonte les armoiries des Rivaroli '; revenait-elle, à la fin du xvn e siècle, à Jean Rivaroli? Gela est admissible si celui- ci était bien le frère du marquis de Rivarol; mais cela ne peut se démontrer rigoureusement. Sur l'acte qui le déclare père d'Antoine-Roch, Jean Rivaroli n'a pas d'autre qualificatif que celui d'officier; et nous avons vu qu'An- toine-Roch et son fils Jean avaient abdiqué toute prétention au titre, voire à la particule. Il semble que Rivarol se soit dit : « Libre à eux de n'en pas vouloir! Pour moi, qui n'ai pas le dessein de m'enterrer comme eux dans une bour- gade de province, descendant des Rivaroli et noble de l'aveu même des généalogistes de cour 2 , je ressaisis, par de là cinquante ans d'infortunes, une qualité qui appartient de longue date aux Rivaroli. Monsieur mon père, vous êtes comte, que vous le vouliez ou non; et je signe : le chevalier de Rivarol. Persistez-vous à rester Jean comme devant? Eh bien! je signe . le comte de Rivarol 3 . La couronne que avait eu l'imprudence de dire : « Nous autres gens d'esprit... », et c'est ce pluriel-là qui avait semblé singulier — à Rivarol. Cette version a du moins l'avantage de présenter sous un aspect nouveau une anecdote qui devenait une scie. Jusqu'à la publication du Petit Almanach, la légende de Rivarol n'est pas encore formée. Seuls, Grimm et un certain Masson de Morvilliers^ cité par Grimm en août 1785, font de temps à autre allusion à la fameuse auberge. Mais dans les petits Recueils qui tout à l'heure vont recruter contre lui une armée de scribes exaspérés, il est jusqu'en 1788 traité avec déférence. En 1782, Y Almanach littéraire contient une Êpître du chevalier de Rivarol à M. le comte de R...; ce sont des vers de Claude-François à Rivarol; au bas de la page se lit cette note : « M. de Rivarol est d'origine italienne ». Claude-François est toujours appelé le chevalier et Rivarol le comte dans ce recueil : voir les années 1782, 1783, 1784 et 1785, aux Annonces. De même dans Y Almanach dis Muses, années 1782, 1784, 1785, 1786, 1787. 1. Voir Y Appendice, § 1. 2. Id. 3. Grimm dit qu'il s'est fait appeler d'abord abbé, puis chevalier, puis comte de Rivarol (voir la Correspondance de Grimm en août 1782, jan- vier 1783, août 1783, septembre 1783); mais Grimm (ou Meister) ne fait pas autorité; il déteste Rivarol autant qu'une laide hait une très jolie femme. Ce qui est incontestable, c'est qu'en 1784 l'édition faite pat* les l'homme. 23 vous laissez au fond d'un vieux bahut — et vous avez raison, elle ne vous irait pas, — je la reprends. Dites si elle ne me sied pas tout à fait? On la croirait faite pour moi. Preuve qu'elle est mienne. Vous verrez si je sais la relustrer et la défendre. L'éclipsé est finie, et Rivarolo va renaître. Mon frère Jean-Baptiste, tu es vicomte; tu es che- valier, mon frère Claude-François. Et maintenant, malheur à qui rirait. En garde : Ecco li Guelfî! l » Aussi bien, il a toujours eu assez d'esprit pour en être plus fier que de son titre, auquel il n'a vraiment attaché d'importance qu'après 1789, lorsque les titres avaient la beauté d'un défi et l'at- trait du péril. Avouerai-je que je suis charmé de voir avec quelle désinvolture et quelle crânerie il porte le sien, que je ne comprendrais plus rien à lui s'il n'était monsieur le Comte, et que je ne vois à blâmer en toute cette affaire que la « nobilomanie » de son époque 2 ? Mais quelle époque pour un causeur! La causerie n'y est plus un frivole caquetage; elle s'est nourrie de toutes les grandes idées que depuis trente ou quarante ans Mon- tesquieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, les Encyclopédistes ont semées autour d'eux. Il peut paraître avec tous ses défauts et toutes ses qualités : il est sur d'être bien accueilli. Il disait en mourant à Dampmartin et à Donadéi : soins de l'Académie de Berlin de la dissertation sur l' Universalité de. la Langue française porte à la première page : par M. le comte de Rivarol (voir la Bibliographie, % \). 1. Cri de guerre des Rivaroli (voir l'Appendice, $ 1). 2. Le mot de « nobilomanie » est de Cubières (Vie d'Antoine Rivarol). Rivarol disait à Sulpice de la Platière avant la Révolution, à propos d'un couplet dont l'auteur le raillait sur son titre : « Cet encromane me fait un crime de ce qu'on m'appelle le comte de Rivarol : s'il dépend de lui de m'enlever ce sobriquet, qu'il le prenne, mon nom dès ce moment me suffira » (Vie... de Rivarol, t. I, p. 8). Mais' il aime tout ce qui peut éta- blir une ligne de séparation entre la foule et lui, et c'est pourquoi il tient à son titre. « Il est excessivement chatouilleux sur ce point », écrit Thau- venay le 44 juillet 4800 à d'Avaray, qui d'ailleurs^ lorsqu'il fait passer quelques notes à Rivarol, a soin d'y inscrire : « pour M. le comte de Rivarol ». (Archives dus Affaires étrangères, t. 598, folio 420.) Voir aussi la Notice sur Rivarol de H. de la Porte. 24 RIVAUOL. « Mes amis, je n'ai jamais couru après l'esprit; il est tou- jours venu me chercher * ». Il eût pu en dire autant de ses succès. C'est son malheur, et c'est son excuse, qu'ils lui aient été, dès le début, si faciles. Écolier, en un an il fait trois classes, remporte tous les prix et laisse à ses profes- seurs un ineffaçable souvenir 2 . Séminariste, il a, sans y songer, des triomphes d'un autre genre : « Quelquefois, dit Gubières, nous nous promenions sur les remparts d'Avignon,... et comme Rivarol avait la plus belle figure, la plus belle taille et la démarche la plus noble, quelques dames s'écriaient, en le voyant passer : Voilà le bel abbé du séminaire de Sainte-Garde! Il y en avait même qui, entraînées par l'admiration, le suivaient des yeux en sou- pirant, et d'autres qui l'accompagnaient jusqu'aux portes de son austère demeure 3 . » C'était la tentation d'Antoine qui commençait, et il n'y a pas longtemps résisté. A Paris, il n'essuie qu'une rebuffade. Un parent, plus rapproché que lui, de feu Deparcieux, au lieu de lui tendre la main et de lui servir de chaperon, lui fait aigrement défense de se recommander du mort et de s'appeler Rivarol-Deparcieux \ Bah! un mot de Voltaire vient aussitôt le consoler d'une i. Dampmartin (Notice citée). Entendant dire de quelqu'un : « 11 court après l'esprit », il répondait : « Je parie pour l'esprit ». (Mémoires de Mme Oberkirk.) 2. Dampmartin (Notice citée) dit avoir vu leurs rapports au collège Saint-Joseph. Et, chose curieuse, les Bagnolaises sont d'accord avec lui. 3. Vie d'Antoine Rivarol. 4. Il y a une lettre de lui, adressée à Cubières et signée ainsi, sans date, dans les notes de la Vie d'Antoine Rivarol. M. de Lescure a repro- duit un curieux passage d'une Notice sur Antoine Deparcieux, celui qui a eu maille à partir avec Rivarol; la Notice est d'un professeur aux Ecoles centrales de la Seine nommé Mahérault (Paris, Ballard, an VIII). Le bon M. Mahérault a cru devoir, en rappelant cet incident de la vie de son grand homme, traiter Rivarol de chevalier d'industrie et de voleur. Que n'ajoute-t-il que Deparcieux s'est conduit là comme un bourru? Ce Deparcieux, qui n'était lui-même que le petit-neveu du « respectable savant », a été professeur de physique et de géométrie au Lycée et à l'Ecole centrale du Panthéon. Rivarol ne s'est vengé de lui qu'en refaisant certain jour un de ses calculs et en observant d'un air détaché que « M. Deparcieux s'était trompé ». (Voir la Lettre sur le Globe aérostatique, notes.) L'HOMME. 25 petite disgrâce où les torts n'étaient pas de son côté. « Fai- sant allusion à la figure commune et à l'expression pesante du respectable savant », Voltaire lui dit : « Pour croire que vous êtes le neveu de M. Deparcieux, il ne faut ni vous voir ni vous entendre » \ Bientôt, il quitte Versailles et se fixe à Paris. « Il était pauvre,... ses amis lui prêtèrent de l'argent, et il leur en témoigna sa reconnaissance avec tant de grâce qu'ils le remercièrent de l'avoir accepté 2 ». A Paris, en un rien de temps, il a sa place faite; il est quelque chose comme le ténor ou le pianiste en renom que les salons se disputent. Il fréquente les gens de lettres, est introduit chez Dorât, séduit d'Àlembert et Voltaire, Buffon et Diderot 3 ; Panckoucke lui ouvre le Mercure de France-, les libraires le sollicitent 4 ; les hommes lui offrent leur bourse et les femmes leur cœur. Seul, le demi-mystère 1. Dampmartin {Notice citée). 2. Cubières {Vie d'Antoine Rivarol). 3. Dans son article nécrologique du Mercure (5 floréal an X), Fiins dit l'avoir connu chez Dorât, où, je suppose, Cubières, Dorat-Cubières, l'avait mené. Est-ce aussi Cubières qui l'a, comme il s'en vante, présenté a d'Alembert {Vie d'Antoine Rivarol) ? Selon Victor de Beaumefort (dont M. Alègre a cité le récit dans ses Notices biographiques du Gard, t. II, p. 190), la connaissance se serait faite entre d'Alembert et Rivarol au Luxembourg, et serait due au hasard; mais le récit semble bien romancé. A propos de ses relations avec Voltaire, à Paris, en 1778, M. de Lescure répète gravement, après A. Houssaye, que Voltaire l'invita à passer une saison à Ferney : « Rien ne prouve, ajoute-t-il, que Rivarol ait accepté. » Il eût accepté que Voltaire n'en. serait pas moins mort presque aussitôt et sans avoir pu retourner à Ferney! 11 est impossible de fixer exacte- ment la date de son entrée en relations avec Buffon, qui ne faisait que de courtes et irrégulières apparitions à Paris. On connaît des mots de lui à Buffon, des mots flatteurs de Buffon sur son Dante. Déjà, en 1782, Buiïon avait applaudi.au succès de la Lettre sur le poème des Jardins, mais il en félicitait le comte de Barruel-Beauvert, qui n'avait été que le prête-nom de Rivarol; cela me ferait croire qu'il ne connaissait pas encore ou con- naissait peu celui-ci. En 1782 également, le frère de Rivarol, Claude-Fran- çois, avait envoyé à l'auteur de Yliistoire naturelle une note sur la mon- tagne Encise qui s'élève près de Bagnols et qui contient des débris de coquilles. La réponse très courtoise de Buffon ne fait nulle allusion à Antoine; s'il l'avait alors connu, n'eût-il pas parlé de lui à son cadet? Cette réponse a été insérée en 1783 dans le Journal encyclopédique. Pour Diderot, VoirlaleM-e de Rivarol Aux auteurs du Journal de Paris, un 29 juillet 1785. 4. Voir l'anecdote dans la Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière, 1. 1, p. 33. 26 R1VAR0L. qui enveloppe sa naissance l'expose à d'assez cruels quoli- bets, le force à être toujours sur le qui-vive, prêt à la riposte. Il est si bien armé qu'il peut aisément soutenir les assauts de l'envie, qu'il s'en amuse, qu'il les provoque. Il n'a pas une minute d'alarme, assuré qu'il est d'avoir tou- jours le dernier mot. Ces assauts ne servent qu'à le tenir en haleine et à lui valoir de nouveau les applaudissements de la galerie. Faut-il lui en vouloir de n'être pas meilleur? Faut-il s'étonner qu'il ne soit pas pire? Par bonheur, iî trouvait en lui de quoi se préserver des chutes irrémédiables. Sans suppléer entièrement à ce qni manquait à son cœur et à sa volonté, il ne se pouvait j s que son beau génie vécût à l'écart et comme isolé du resle de sa très voluptueuse personne; ce génie , s'il recevait d'elle sa forme et ses limites, devait réussir en retour à l'af- finer et à la spiritualiser. Il y a eu entente à l'amiable et concessions réciproques entre ses sens et sa pensée; il y a gagné de n'être ni un pur débauché ni un pur esprit, mais un épicurien intellectuel hors pair. Malgré les analogies que peut offrir l'histoire de leur jeunesse, quelle différence entre lui et le paysan parvenu ou plutôt le paysan perverti qui est Marmonlel ! Il s'estimait « comme un métal rare et fin,... comme une combinaison heureuse de la nature ». Telles sont les expressions d'un ami de ses derniers jours dont toute la lettre est à lire ! ; elles en disent plus qu'il ne semble. Elles n'expliquent pas seulement l'allure hautaine de ses bons mots < t de ses jugements; elles expliquent sa vie entière. Né faible et entouré d'âmes faibles, il trouvait une sauvegarde, son unique sauvegarde, dans le culte de soi, c'est-à-dire ici clans le culte de son intelligence. Il était à l'abri par là des excès qui dégradent et abêtissent, et, 1. Voir cette très belle lettre clans la Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière, t. I, p. 235 et suiv. l'homme. 27 sinon des défaillances, du moins de toute bassesse et de toute laideur. Est-ce folie d'imaginer un homme qui tiendrait à la fois de Lauzun et de Montesquieu? Folie? Rivarol a existé. Le viveur et le penseur, qu'un fantasque caprice du destin avait associés, ont fait ménage ensemble jusqu'au trépas, se querellant parfois, se réconciliant toujours, s'har- monisant d'ordinaire en un moi dont il est bien impossible de ne pas sentir la très étrange et très réelle unité. Il est moins que personne un caractère, et plus que personne il est lui. Ses insuffisances morales se sont compensées en qualités esthétiques. Jouir de la société, la défendre dès qu'elle est en péril, la regretter quand elle se dissout et mourir de sa mort, voilà toute l'histoire de Rivarol. D'un bout à l'autre de sa jolie et molle existence, il a été le dilet- tante de la vie de société. Il aurait voulu être un homme de foyer qu'il ne l'aurait pas pu. Le foyer de Rivarol! Les mots ne s'accordent pas et sonnent bizarrement à l'oreille. Depuis sa sortie de Sainte- Garde, rien ne lui est plus ordinaire que de vivre chez les autres, ou à l'hôtel, ce qui est encore une façon de n'être pas chez soi. Qu'il habite ici ou là, à Paris, hôtel Marigny, ou à Bruxelles, hôtel de la rue aux Vents, qu'il soit l'hôte de Lauraguais à Manicamp ou du prince de Ligne à Belœil \ sa porte est ouverte : loge d'acteur où, 1. Voici les indications que j'ai pu réunir sur ses divers domiciles, à partir de 1783. Cette année-là, il habite à Paris, 22, rue de Grammont {Lettre à Cnbières).A la fin de l'année, il fait une courte absence (de VUni- versalité de la Langue française, édition de 1797, notes). En 1785, il habite à l'hôtel Marigny, place du Louvre (Lettre à l'abbé Roman) ; en 1786 ou 1787, rue Neuve-des-Petits-Champs (Bagnolaises) ; en 1789, rue du Mail (id., Epître dédicatoire). En août 1789, il se réfugie quelque temps à Noyon. De retour à Paris, il demeure rue Notre-Dame-des-Victoires (Mémoires de Tilly) : est-ce la belle maison dont parle Cubières? Au commencement de 1791, il est, et ce ne doit pas être pour la première fois, à Manicamp, où le baron de Théis dit l'avoir vu; en mars, Lauraguais persécuté est 28 RIVAROL. entre deux visites, il repasse son rôle avant d'entrer en scène. Gomme il a l'instinctive horreur du débraillé, la loge est proprette, sans plus; rien qui dénote le besoin de se faire un nid, rien qui risque de détourner du maître de céans l'attention de ses visiteurs; à peine quelques bronzes, quelques faïences, quelques tableaux *; il lui faut un cadre décent, mais simple, qui ne choque ni ne retienne les regards. Effectivement, ceux qui ont pénétré là n'y ont vu que lui et n'ont su ensuite nous dépeindre que lui. Seul Gubières, qui résiste à la fascination, a remarqué l'ordre qui règne dans le logis, et s'est émerveillé de voir Rivarol tenir un compte si exact de ses dépenses et se contenter, lorsqu'il ne dîne pas au dehors, de la plus sobre nourri- ture 2 ; le contraire me surprendrait davantage. Il est homme à se soucier de la blancheur de la nappe beaucoup plus que de l'abondance des mets, et à manger sans appétit s'il mange seul. Sa journée commence aux heures où il sort, aux heures où il reçoit; celles qui précèdent ne sont qu'une attente, généralement passée au lit, non pas toutefois une attente oisive, puisque son habitude est de lire, penser, noter ses pensées au lit. Il lui est arrivé à diverses reprises d'avoir un salon, à Paris en 1791 3 , à obligé de s'enfuir de son château (Actes des Apôtres, t. VIII, épilogue). Rivarol passe le mois de septembre de cette même année 1791 à Maisons (Lettres à M. de la Porte). 11 est à Bruxelles, en juin 1792, hôtel de la rue aux Vents, près Sainte-Gudule (Lettres à Cappadoce Péreira); en février 1794, dans « un joli pavillon de Bel-OEil, garni de livres et de meubles » (id.). Dans le courant de l'année, il séjourne à Amsterdam, à la Haye, h Rotterdam ; dans l'automne, il débarque à Londres, se loge Sablonier's hôtel, Leicesterfield square (où vivait aussi Peltier), puis Broad-Strecl, n° 16, Golden Square. De la fin du printemps de 1793 au 9 septembre 1800, il habite une villa de Hamm, près de Hambourg; en septembre 1800, il passe à Brunswick; à la fin du mois, il est à Berlin (Lettres de Thauvenay à d'Avaray). 11 loge et il meurt chez M. Delke, sous les Tilleuls, n° 55 (Lettres à son père, à M. de Gaste). 1. Lettre à M. de Gaste du 14 mars 1801. 2. Vie d'Antoine Rivarol. Il dit dans ses Carnets : « La propreté embellit l'opulence et déguise la misère ». 3. « Le bruit de son nom attirait chez lui, de tous côtés, des personnes du plus haut parage : la première fois on venait pour l'entendre, les sui- L HOMME. 29 Bruxelles en 1792 J ; à Hambourg-, il héberge pendant six mois le comte et la comtesse de T... 2 , et rassemble dans sa petite maison de Hamm, entourée de sycomores, un cercle nombreux, mêlé, dit Thauvenay, « de très-mauvaise com- pagnie, et par-ci par-là de la bonne » 3 : ce qu'il n'a pas eu, c'est le home, et la faute n'en est pas à la Révolution, quoiqu'elle l'ait contraint à s'expatrier. S'il était vrai que sa vie eût commencé dans une hôtellerie comme il est vrai qu'elle s'est achevée dans un garni, il ne manquerait rien au symbole. Quand il meurt, il n'y a que des étrangers autour de lui : un curé et son clerc, un bôtelier et sonfîls, deux amis de fraîche date *. Et pourtant il a de par le monde un père, une mère, des frères et des sœurs; il a même, ô sur- prise! une femme et un fils. Et pourtant il a de l'affection pour les siens; mais une affection qui ne l'absorbe point en eux, ne l'enchaîne pas à eux, se prête aux bons offices et se refuse aux devoirs, le laisse toute sa vie indépendant et seul à l'heure de la mort. De ses frères celui qu'il a le plus connu et le plus aimé est Claude-François, brave cœur dont l'unique tort a été de se mêler de littérature et de politique 5 . Il l'oblige vantes pour le consulter; et sans y songer d'abord, peut-être même sans le vouloir, il finit par tenir dans sa maison une école de politique et de beau langage. >» (Vie d'Antoine Rivarol.) d. « Son salon commença à devenir une espèce d'Académie dont il était l'orateur perpétuel. Les femmes lcsp 'us brillantes se rassemblaient autour de lui. •> (Esprit de Rivarol, préface.) 2. Sulpice de-la Platière, Vie... de Rivarol, I, p. 83-85. 11 s'agit, je pense, du comte de Tressan, fils de l'académicien, très lié, dit Montlosier, avec Rivarol. 3. Lettre de Thauvenay à d'Avaray, du 24 juillet 1798 (Archives, t. 594). 4. Dampmartin, Lettre à Claude-François de Rivarol. M. de Lescure, qui l'a reproduite (p. 496 de son livre), n'a pas toujours bien lu le manuscrit. Au lieu de « l'opposition du libraire Fauche », il a lu, par exemple, « l'opposition de ce brave Fauche »; de même ici, au lieu de : « le curé, son clerc, Donadéi, l'hôte, son fils et moi », il transcrit : « le curé, son cher Donadéi, etc. ». ï>. Sur cet excellent homme et sur les autres frères de Rivarol, Voir V Ap- pendice, $ 2. 30 RIVAROL. volontiers, lui donne même le quart de la pension qu'il reçoit de Monsieur * ; il le fait bénéficier de la célébrité dont il jouit, soit auprès du prince Henri de Prusse, soit auprès des frères du roi. Il y a de fréquentes, d'affectueuses rencontres, il ne veut point qu'il y ait solidarité entre eux. Il le veut d'autant moins que Claude-François, en extase devant lui, est un peu trop disposé à se parer de lui et à se mettre de moitié dans sa gloire. Le zèle de son cadet à prendre son parti lui cause quelque impatience : « Je fais les épigrammes et il se bat 2 ! » et, pour lui, il ne songe pas à prendre le parti de son cadet. La tendresse fra- ternelle ne l'aveugle point. Qui a surnommé Claude-Fran- çois le Jérémie du théâtre comique 3 et le Don Quichotte * de la contre-révolution? Qui, sinon Rivarol? Et je ne dis pas du tout qu'il se trompe; je note seulement qu'il ne cède point aux autres le plaisir de lui trouver ces noms-là. Je suis presque surpris qu'il n'ait pas logé l'auteur de tant de fades madrigaux, de tant de plates romances, dans son Petit Almanach 5 ; il a dû lui en coûter un bel effort et qui ne pouvait être de longue durée. Combien de paragraphes de Y Esprit de Rivarol commencent : « Il disait de son frère... »! Claude-François raconte-t-il qu'il est allé lire sa pièce, son Guillaume le Conquérant, devant M... : « Eh! mon Dieu ! je vous avais dit qu'il était de nos amis 6 ! » Quel- qu'un se hasarde-t-il à vanter les talents de Claude-Fran- çois? « C'est une montre à répétition; elle sonne bien quand il me quitte 7 . » Claude-François lui soumet-il 1. C'est Claude-François lui-même qui nous l'apprend (Préface des Pen- sées inédites de Rivarol). 2. Esprit de Rivarol. 3. Id. 4. Lettre à Manette du 21 février 1801. 5. Claude-François était un des fournisseurs les plus réguliers des petits recueils contre lesquels est dirigée la satire de Rivarol. Voir V Almanach littéraire pour 1182, 1783, 1184; Y Almanach des Muses pour 1782, 1784, 1785, 1787. 6. Carnets. 7. Esprit de Rivarol. Quant au mot : « Mon frère serait l'homme d'esprit l'homme. 31 en 1799 le manuscrit de son poème, la Prise de CHélicon ou la Guerre des Sotsï « J'ai lu votre petit poème; il est supérieur à la Dunciade; il y a plus d'esprit et de talent qu'à vous n'appartient; et vous ne le devez qu'à votre haine pour la Révolution et au fanatisme de vos principes. » Le plus joli est que le digne garçon ne sent pas la pointe d'ironie cachée sous le compliment, et le fait imprimer en tête de son poème * : c'est un bon avertissement au lecteur. Loin de rompre avec sa sœur Françoise, Rivarol fré- quente un peu plus chez elle lorsqu'elle est la maîtresse de Dumouriez 2 . Est-ce qu'il l'approuve, comme a prétendu Restif de la Bretonne, de vivre ainsi? Pas plus qu'il ne s'en afflige; ce ne sont pas là ses affaires. Point de solida- rité, vous dis-je; de la bonne camaraderie, et voilà tout. Du même air détaché qu'il persiflait les vers de Claude- François, il entend ce qui se dit de Françoise, et il s'en dit long. La maison de Françoise, entre les premiers mois de 1791 et juin 1792, est une de celles où l'actualité se con- centre, où bat le pouls de la Révolution : il y vient donc. Il s'y renseigne sur les projets du général ou du ministre; il y est même si assidu que les jacobins jettent le cri d'alarme et somment Dumouriez de faire place nette 3 . A d'une autre famille, et c'est le sot de la nôtre », si le même recueil l'attri- bue à Rivarol, il est ailleurs, et avec plus -de raison, semble-t-il, attribué à Mirabeau (voir Grimm, Correspondance, avril 1789, et Actes des Apôtres, n° 19, parodie du IV e acte de- Phèdre). 1. Voir l'Appendice, $ 2. 2. Sur les sœurs de Rivarol et en particulier sur Françoise, voir Y Ap- pendice, § 2. J'y reparlerai de l'article de Restif. 3. Voir la Correspondance politique de Peitier, n° 60 (15 juin 1792) : « Les amis de M. Dumouriez l'accusent de voir M. de Rivarol, et les ennemis de M. de Rivarol en conviennent. Nous ignorons si en effet ces deux per- sonnages se rapprochent quelquefois; mais nous sommes certains que leurs principes discordent sans cesse, que si le ministre écoute l'écrivain, c'est pour éviter le bien qu'il dit, et que si l'écrivain écoute le ministre, c'est pour savoir tout le mal qu'il fait. » Voir aussi la Nouvelle Correspon- dance politique ou Tableau de Paris, pour servir de suite aux 52 premiers numéros de la Correspondance politique-, n° 6 (10 juin 1792) : « Tout le tripot de Dumouriez est furieux contre la baronne de Beauvert : on pré- 32 RIVAROL. Hambourg, il voisine de même avec elle; mais lorsqu'elle le prie de repêcher Dumouriez qui barbote et se noie dans son rôle d'intrigant : « Si les prières fléchissent le courroux du ciel, lui répond-il, c'est à ceux qui ont la foi de prier, pour moi, ma chère, qui n'ai précisément que celle qu'il me faut, je suis très-loin d 7 aspirer à faire un miracle : l'opinion a tué Dumouriez lorsqu'il a quitté la France. Dites-lui donc en ami de faire le mort; c'est le seul rôle qui lui convienne; plus il écrira qu'il vit, plus on s'obsti- nera à le croire mort *. » Il la gronde avec grâce si elle s'obstine à en faire à sa tête, si elle donne raison au cabinet de Berlin ou s'intéresse au jeune duc d'Orléans 2 . Et le soir, lorsqu'il lui dit adieu, elle lui recommande de tend que c'est elle qui dévoile à son frère toute l'intrigue du cabinet, et que c'est celui-ci qui s'amuse à lui procurer la publicité qu'un certain papier public lui donne régulièrement trois fois par semaine. (Ceci est une erreur; le papier public en question est le Journal Royaliste, rempli en effet « d'indiscrétions » sur le ministère de Dumouriez; mais le Journal Royaliste était dirigé par le comte de Barruel-Beauvert. qui avoue avoir reçu ses renseignements de Françoise elle-même et non de Rivarol; voir ses Lettres sur quelques particularités secrètes, etc.). Les Jacobins ont envoyé à Dumouriez une députation à cet effet, pour lui déclarer que la baronne de B. et M. de Sainte-Foy, déjà plus que suspects par leurs liai- sons aristocratiques, avaient perdu la confiance de la société et qu'il eût à leur retirer ses bonnes grâces. » Dumouriez, "oute le journaliste, a refusé dobéir à cette sommation. Le Mémoire de Rivarol, du 7 juin 1792, que je cite plus loin, prouve qu'il était bien informé de ce que faisait ou projetait Dumouriez. 1, Sulpicedela Platière,Fz>...de Rivarol, 1,72-73. Rivarol a dit: «Dumou- riez détruit à coups de plume ce qu'il a fait à coups d'épée » (Carnets). Dans son Histoire générale des Émigrés, M. Forneron cite une lettre de Dumouriez à Thauvenay du 19 août 1799 (Archives), où Dumouriez se plaint d'avoir été calomnié par Rivarol, « frère de mon amie ». Malheu- reusement, il n'était plus possible, de calomnier Dumouriez. 2. En 1796, • {Carnets). 2. Sur sa nomination, postérieure d'un an à son prix, et sur ses relations avec. l'Académie de Berlin, voir YAppendice, § 7. Le prix qui lui avait été décerné le 3 juin 1784 n'était, si les Bagnolaises n'ont pas menti, que de 500 francs. Le prix, il est vrai, avait été partagé entre lui et un Allemand nommé Schwab. 3. Voir Sulpice de la Platière, Vie... de Rivarol, I, p. 7, et, dans les Œuvres littéraires de Claude-François de Rivarol, la description en vers du Rheins berg avec la note où Claude-François dit avoir été présenté au prince en 1784 et avoir passé chez lui l'été de 1786. 64 RIVAROL. « Lire Barème, écouter Baculard et mal dîner, voilà, répond-il, ce que je léguerai à mes ennemis », et il part de ce texte pour parler sur les finances « comme Sully ou Colbert » *. Quelques amis lui ménagent une entrevue avec le vieux Maurepas : il se dérobe en riant à ses mala- droites avances et lui donne assez clairement à entendre qu'il n'a nul besoin d'une recommandation ministérielle pour être « un personnage » 2 . Il a passé sa vie à nous expliquer le mot : l'esprit est une dignité. Jusqu'à la Révolution il n'a point approebé du roi, qui admirait fort son discours de r Universalité de la Langue française et lui faisait depuis 1783 servir secrète- ment une pension : il est si éloigné de l'avoir demandée qu'il n'en apprend la provenance qu'après la mort de Louis XVI 3 , et pour s'assurer qu'il ne s'estime point lié par là il suffit de lire ses écrits. Il y a incompatibilité d'hu- meur entre les courtisans et lui; il ne pourrait endosser leur livrée : « On me dit de faire ma cour : mais il se trouva que des gens que je méprisais faisaient les ren- chéris. Jugez avec quelle promptitude nous nous enten- dîmes. Ils faisaient mine de se retirer, et j'étais déjà loin *. » En une phrase il résume là l'histoire de ses rapports avec les gens en place; aux heures d'embarras toutefois ils reviennent à lui parce .qu'ils ont besoin de lui, et il est enchanté de leur faire la leçon. En 1788, il est reçu et très écouté chez Loménie de Brienne : il y voit 1. Sulpice de la Platière, Vie... de Riva-roi, I, p. 13 et 14. Cerutti nous la baille belle quand il le dit associé aux opérations financières de Beau- marchais. 2. Id., p. 28 et 29. 3. Préface des Pensées inédites; il croyait que cette pension lui venait de Monsieur. S'il est vrai que son nom soit sur YÉtat des gens de lettres demandant des pensions en 1786 (voir Lescure, Rivarol et la Société fran- çaise, p. 94), il faut qu'un ami trop zélé l'y ait fait inscrire officieuse- ment, sans savoir qu'il était déjà pensionné. 4. Carnets. « D'un joueur devenu courtisan : il ne vole plus depuis qu'il rampe. » (Id.) « Un courtisan répondit un jour à Louis XV qui lui demandait l'heure : Sire, l'heure qu'il plaira à Votre Majesté. » (Id.) l'homme. 65 débattre plus d'un marché louche, assiste à la rédaction des fameux édits, en développe les conséquences, et s'en va les mains vides, content d'avoir si bien parlé '. Arrière ceux qui lui proposent, en faisant tinter des écus dans leur poche, l'un de chansonner la reine, l'autre de s'attacher au duc d'Orléans! D'un mot il leur cravache la figure 2 . Sitôt qu'il attaque en juillet 1789 l'Assemblée et le projet de Constitution, les jacobins clament qu'il s'est vendu au roi : « Si je suis vendu, peut-il répliquer en retournant le mot de Mirabeau, du moins ne suis-je pas payé » 3 . Nul n'est plus que lui de la race des aristocrates, et moins que lui de leur parti. Il est vrai qu'en ces années où l'émeute gronde autour des Tuileries il s'y montre de temps à autre; il se montre chez Mme de Tourzel,chez La Porte, peut-être (cela est douteux), chez le roi ou la reine 4 : 1. Il fait allusion à ses visites chez Brienne dans une note du Journal Politique National, 2 e série, n° 23 : « M. Thouret a fait et refait le plan de la cour plénière; j'ai vu ses thèmes en plusieurs façons chez M. l'arche- vêque de Sens ». Gubières dit que Rivarol avait « composé les préambules des Edits », lesquels n'ont pas le moindre préambule! Les Bagnolaises lui ont, naturellement, prêté le rôle le plus odieux dans cette affaire. 2. Voir, dans la Vie... de Riuarol de Sulpice de la Platière, t. I, p. 31-32 et p. 37, ses deux réponses. 3. Le mot tant de fois cité se trouve dans le Journal Politique National, l re série, n° 7 : « à MM. les souscripteurs ». Une des plus réjouissantes choses qui soient est l'article du Larousse consacré à Rivarol; j'ignore le nom de l'auteur, qui était certainement « un vieux républicain ». Il a flétri Rivarol, vil stipendié des cours; il l'a flétri, pièces en main; il a cité des documents trouvés dans l'Armoire de fer. Que répondre? Rien, sinon que les documents cités concernent Talon et Sainte-Foy dont Louis XVI, en haut de la feuille, a écrit les noms de sa propre main. — Rivarol jugé et condamné par le Larousse, ô burlesque revanche des Almanachsl 4. Le récit de son entrevue avec le roi dans la Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière est évidemment une scène arrangée, par le naïf Sulpice pour placer le mot : « Faites le roi », que Rivarol et Lauraguais ont tant de fois répété dans leurs écrits. Cette scène est une de celles que Cubières trouvait le plus ridicules dans le livre de Sulpice. Il est incontestable que le bruit a couru à Paris, en 1791, que Rivarol était reçu chez le roi; le 28 mai 1791, Villette écrit dans la Chronique de Paris : « Ce prince pourra-t-il jamais recevoir de bons avis tant qu'il appellera de lâches et perfides conseillers? Est-il croyable que M. de Rivarol, connu des gens de lettres par son esprit, de ses créanciers par son industrie et de l'an- cienne police par ses intrigues, soit admis fréquemment à la conversa- tion du roi des Français? Pourrait-on s'imaginer que le restaurateur de la liberté consulte cet ennemi mercenaire de la Constitution, qui vend sa 5 66 RIVAROL. y vient-il prendre des ordres et émarger sur la liste civile? Il y vient donner des conseils, de haut, comme il sait les donner; il est désireux d'être écouté, mais ses paroles ne contiennent que des reproches ou des vérités amères, et s'il invite La Porte à distribuer quelques milliers de francs entre les orateurs qui dominent dans les clubs, il ne se charge point de la distribution, qui regarde Talon et Sainte-Foy '. Le jour où la Chronique de Paris, en émoi, dénonce ses visites chez Mme de Tourzel et où le Journal général de la Cour et de la Ville répond en lui souhaitant de devenir précepteur du Dauphin, ce jour-là il a dû bien rire 2 . M. le comte de Rivaroi ne se gage point, ne se place pas. Faire l'important, critiquer les actes d'autrui, avoir l'air de savoir et d'être seul à savoir le remède qui sauverait l'Etat, léger bonheur qui lui suffit. Il semble plume à l'aristocratie pendant que son digne frère ferraille pour elle? Rien n'est pourtant plus véritable, et il n'y a pas longtemps que Louis XVI lui demanda ce qu'on pensait de lui et de la Révolution : tout ceci, répondit M. de Rivaroi, se réduit à deux points : les uns veulent un roi; les autres n'en veulent pas. On sent quelle impression peuvent faire des paroles si coupables sur l'esprit du monarque », etc., etc. — Des injures ne prouvent rien, et je me défie autant de Villette lorsqu'il juge Rivaroi, que de Rivaroi lorsqu'il juge Villette. Le 3 juin, le Journal général de la Cour et de la Ville, où Rivaroi est mieux connu puisque son frère y écrit, répond à l'article de la Chronique : « Il serait bien à désirer que ce bon prince se déterminât enfin à écouter les avis de l'historien le plus profond dont la France puisse se glorifier ». D'une lecture attentive des Lettres et Mémoires que Rivaroi adressait à La Porte, il ne semble pas résulter qu'il eût des entrevues avec Louis XVI. Le 11 juillet 1791, les Annales patriotiques et littéraires de la France disent que la reine a mis son nom sur la liste des deux cents personnes qu'elle veut recevoir; mais ceci encore semble un propos en l'air. 1. Voir, à l'Appendice, $ 8, un extrait du procès de Louis XVI, relatif à Rivaroi; je cite au chapitre IV la lettre de La Porte. 2. Voir les numéros que je viens de citer de ces deux journaux. « Mme de Tourzel, gouvernante du Dauphin, disait la Chronique de Paris, reçoit souvent à sa table ce même Rivaroi; et celle qui doit élever le royal enfant selon les principes de la Constitution, qui doit préparer son âme à les comprendre et à les aimer, l'environne elle-même de ses ennemis les plus déclarés. » — « Une basse jalousie, riposte la feuille royaliste, a donné lieu à cette dénonciation; il y a longtemps que l'abbé Noël et le cuistre Gorsas ont affiché leur prétention à l'éducation de monseigneur le Dauphin, et M. de Villette ne verra pas sans envie un autre que lui chargé de l'éducation du Dauphin.-» l'homme. 67 qu'en 1794, à Bruxelles, il a reçu quelque argent de Mercy d'Argenteau? Ce n'était pas le pourboire d'un ministre à l'une de ses créatures, c'était le cadeau d'un Mécène à un homme de talent '. En septembre 1793, Breteuil et Fersen le pressent d'agir par l'entremise de Mme de Beauvert, sa sœur, auprès de Dumouriez dont ils attendent naïvement le succès de leur cause : s'est-il prêté à la combinaison? Leurs lettres feraient plutôt croire qu'il a hésité, puis s'est dérobé 2 . 11 était trop clairvoyant pour croire à l'efficacité de ces expédients-là. A tout le moins, s'il a commis la faute d'intervenir, c'a été à titre officieux et parce qu'au lieu de le prendre par l'in- térêt Breteuil lui a dit : le salut du roi dépend de vous 3 . En 1796, un certain Hcrman est envoyé par Louis XVIII à Hambourg : il s'agit d'amener le jeune Louis-Philippe d'Orléans à un acte de soumission envers le roi, et de trouver quelqu'un qui veuille le surveiller, peut-être aussi détacher de lui l'opinion en écrivant de la bonne manière une histoire de la faction d'Orléans; il y aura bonne paye. Avant de s'adresser à Montjoie, Herman s'efforce de séduire Rivarol. Celui-ci feint de ne pas comprendre, parle de choses et d'autres, « de ses ouvrages, de l'opinion qu'on avait de la perfidie des cours, et enfin de l'état actuel de la France ». Deux ou trois fois Herman essaie de le ramener « à son objet », se retire très capot et déclare au duc de Castries qu' « il n'y a rien à faire de M. de Rivarol » *. En effet, il est impossible de faire de lui un 1. Lettre à Cappadoce Péreira du 23 décembre 1794 : « La mort inop- portune de M. de Mercy m'a beaucoup dérangé; il devait m'avancer les premiers fonds » (pour son ouvrage en train, Théorie du corps politique). Il appelait Mercy « mon Mécène » dans une lettre du 30 août 1794 au même Cappadoce. 2. Voir V Appendice, % 9. 3. Le 14 juillet 1800, Thauvenay, qui lui a transmis une lettre du roi, écrit à d'Avaray : « Elle a produit sur M. de Rivarol tout l'effet qu'elle devait produire; elle l'a touché jusqu'aux larmes ». 4. Le rapport d'Herman est aux Archives du Ministère des affaires étrangères, t. 589; l'orthographe en est digne du personnage. Herman était 68 RIVAROL. espion ou un agent qui obéisse à une consigne. Thauvenay s'en est aperçu, lui aussi, en 1798, lorsque d'Avaray lui a une première fois enjoint d'entrer en pourparlers avec Rivarol au sujet de je ne sais quelle mystérieuse commis- sion, de je ne sais quel projet de manifeste : Thauvenay eût préféré confier la tâche à Fontanes qui lui paraissait plus maniable *. Est-ce ce même Fontanes qui en 1800 faisait espérer à Rivarol la direction de la Bibliothèque nationale s'il consentait à rentrer à Paris et à faire l'ai- mable avec Bonaparte? C'était trop cher; il refuse, et fait bien 2 . Rentré à Paris, il lui eût fallu reprendre bientôt le chemin de l'exil; Bonaparte ne se fût pas longtemps con- tenté de lui demander, ainsi qu'à Mme de Goigny : « Com- ment va la langue? » Ses derniers biographes ont répété, après Dampmartin 3 , qu'il avait en allant à Berlin une mission du roi, qu'il était chargé de lui assurer un refuge en Prusse, et qu'il avait eu maille à partir avec notre plénipotentiaire, le général Beurnonville. Après lec- porteur d'une lettre de d'Avaray pour Rivarol. Celui-ci a promis d'y répondre, c'est-à-dire de donner par écrit son avis sur la situation poli- tique de l'Europe; j'ignore s'il l'a fait. On sait que Montjoie a publié une Histoire de la Conjuration d'Orléans, en 1800; son récit des journées d'oc- tobre est rempli d'emprunts au Journal Politique National qu'il n'a garde de citer. 1. Les lettres de Thauvenay à d'Avaray dont je parle ici sont égale- ment aux Archives, t. 594. La l re est du 24 juillet 1798; il y en a six autres, des 3, 7, 17, 21, 28 août et 18 septembre. Jusqu'alors Thauvenay n'avait, dit-il, rencontré Rivarol que deux fois. Il est impossible de savoir quel service d'Avaray attendait de Rivarol; j'entrevois seulement qu'il s'agit d'un écrit qui serait rédigé en même temps à Londres par Mallet Dupan, et à Hambourg par Rivarol. La cour de Mittau se réservait sans doute de choisir ensuite entre les deux textes. Il n'en est plus ques- tion à partir du 18 septembre. Le maréchal de Castries parait avoir fait changer d'idée à d'Avaray et au roi. 2. Lettre de Thauvenay du 4 avril 1800. « 11 est lui-même persécuté de rentrer,' on lui offre de le mettre à la tête de la Ribliolhèque nationale. » 3. Voir Dampmartin, Notice citée, et aussi Mémoires sur divers événements de la Révolution et de V Emigration. D'après lui, Rivarol aurait reçu « mille écus » avec « ordre de se rendre à Rerlin ». Dampmartin doit faire ici allusion aux cent ducats que Louis XVIII a fait remettre, par l'entremise de Thauvenay, à l'auteur du journal projeté, et sur lesquels je donne plus de détails dans V Appendice, § 7. l'homme. 6*9 ture des dossiers entassés aux Archives, le fait semble bien inexactement rapporté. J'ai dit quand et pourquoi il s'est rendu à Berlin : en septembre 1800, il n'était point question pour Louis XVIII de quitter Mittau d'où il n'a été chassé que quatre mois plus tard et à l'improviste, le 20 janvier 1801 ; les lettres de Beurnonville à Fouché ! ne renferment pas la moindre allusion à des démêlés entre Rivarol et lui. Que Louis XVIII fit cas de Rivarol et ne fût pas fâché de le savoir à Berlin où il soutenait éloquem- ment l'idée monarchique et pouvait réchauffer le zèle des indécis, la chose est bien admissible : il y a loin de là à une mission officielle et rétribuée. De tous ses refus, du dégoût que lui inspiraient les marchandages, tripotages et « trigauderies » 2 , résulte la jolie attitude d'indépendance qu'il a toujours gardée. Par vertu? Voilà un bien grand mot; disons plus simplement : par dédain. Une fonction l'eût confiné dans un coin de la vie et privé de tout le reste. Il ne veut être ni ceci ni cela : il n'est, mais à un degré de perfection où lui seul est par- venu, qu'un homme de société qui cherche son plaisir. N'y a-t-il rien de sensuel dans son. plaisir? Si vraiment. Cet homme dont les matinées se passent dans le plus modeste intérieur, est sensible au luxe du décor dans lequel il se retrouve le soir, sensible à l'éclat des parures, infiniment sensible à l'élégance et à la beauté. Ses amis assurent qu'il a eu autant de bonnes fortunes que Lauzun ou Tilly; je le crois sans peine; mais il s'en est lassé plus vite qu'eux, et par indifférence, j'imagine, autant que par discrétion il n'en a pas soufflé mot : il préfère la fine et 1. Archives du ministère des Affaires étrangères, t. 226. 2. Lettre à Cappadoce Péreira du 1 er avril 1794. Son intérêt était, en 1789, de se mettre du côté de la Révolution dont il pressentait la victoire. Dire qu'il s'y est refusé pour ne pas renoncer « à ses vices coûteux » (M. Pellet, Les Actes des Apôtres, p. 15) est une bonne niaiserie; on pouvait très bien embrasser le parti de la Révolution sans devenir un Caton, témoin Mirabeau et quelques autres. Son intérêt en 1800 était d'aller du côté de Bonaparte dont il avait prévu le règne. 70 . RIVARQL. douce volupté du désir aux joies brutales de la possession. Il n'avait point écrit : « Il faut avoir l'appétit du pauvre pour jouir de la fortune du riche » ', sans savoir que la possession risque de tuer la jouissance. Il ne met pas, Dieu merci, sa gloire à avoir un bon tailleur; du moins s'habille-t-il avec goût : il veille à l'harmonie de toute sa personne et serait le prince des dandys, s'il daignait. Il préfère être un des plus agréables diseurs de galanteries qui se puissent rêver, de ceux qui savent — et qu'ils sont rares! — parlera la femme. Aussi l'a-t-elle adoré. Est-ce à lui qu'une femme murmurait, avide de l'entendre et prise comme à la douceur d'un chant : « Ah! sollicitez- moi bien 2 ! » La femme lui sait gré de ne point dire en la voyant passer, comme tel viveur de ce temps-là : « Voilà une belle nuit qui passe ». Si nous ne connaissons pas les noms de ses maîtresses, nous connaissons ceux de ses amies, Mmes de Gréqui 3 , de Vaudemont, de Béthisy, d'Houdetot, de Coigny, de Polignac, de Tessé, de Mont- morin, de Sabran, d'Angivilliers, etc. Il ne faudrait pas chercher ses madrigaux dans le livre de l'innocent Sulpice de la Platière qui y a ajouté des gentillesses de Thomas Diafoirus. Mais qu'on lise ses vers à la reine de Prusse et à la sœur de l'empereur Alexandre *. Qu'on lise surtout 1. Carnets. 2. Id. 3. Voir les Lettres inédites de la marquise de Créqui publiées en 1856 : lettre du 12 janvier 1787. 4. Je ne transcris pas les premiers qui ont été souvent cités. Seul, si je ne me trompe, Dampmartin a reproduit les autres, dans sa Notice et dans ses Mémoires. Ils avaient été présentés, un soir de bal masqué, par la princesse Dolgorowki déguisée en chauve-souris, et c'est la chauve- souris qui parle : Ne vous alarmez pas de mon déguisement : Quoique je porte deux figures, Je n'ai pour vous qu'un sentiment. Et voyez en effet quelles sont mes allures : Si je cours, c'est à vos genoux; Si je vole, c'est près de vous. Il n'est là ni pièges ni feintes. Sous mon air de duplicité l'homme. 7i la lettre que je vais citer, lettre de deuil digne d'une Anthologie et adressée le 11 octobre 1793 à la marquise de Coigny; on saura de quelle nature est la sympathie qui l'attirait vers la femme, on le verra tel qu'il était auprès d'elle: Cette jeune Béthisy, dont votre main légère a touché en passant le douloureux souvenir, était en effet un être rare. Mariée avant de s'être développée, elle est morte avant d'être connue : elle est morte à vingt ans, en trente-six heures, avec un enfant dans le sein, trop persuadée que les maux de la France étaient sans remède; ainsi vous voyez que sa mort a été funeste. Convaincue qu'il fallait aimer peu de gens et connaître beaucoup de choses, elle avait de bonne heure concentré ses affections et agrandi ses idées. Son appétit de savoir s'alliait à un grand goût, et la variété de ses connaissances s'étendait avec ordre et dessein. Dans les sujets de métaphysique, exercice qu'elle aimait beaucoup, ses questions abrégeaient les difficultés; ses réponses redressaient souvent l'explication. Ayant d'abord été romanesque, comme toutes les grandes âmes, mais ayant tout aussitôt rencontré des gens qui l'avaient désenchantée, elle avait tiré de ce que les femmes appellent un revers des avantages certains. L'indépendance et la fierté de son caractère se fondaient dans une mélancolie douce et habituelle; mais elle trouvait dans son extrême jeunesse et dans sa belle imagination des armes contre cette mélan- colie. Combien de gens ont inutilement cherché en amour ce qu'on trouvait dans sa tendre amitié! D'ailleurs, point de superstition, quoiqu'il lui eût été facile d'être une sainte Thérèse, point d'égare- ments, quoiqu'elle eût l'âme d'Héloïse. Environnée d'esprits et d'inté- rêts différents, tel se croyait en état de l'admirer qui ne savait que l'aimer, et tel autre l'aimait déjà beaucoup qui ne croyait que l'ad- mirer. Voilà une faible esquisse de ce que le monde a perdu, et n'ou- bliez pas que cette perte se fit cruellement sentir au milieu de tant de grandes pertes *. On n'a jamais porté d'atteintes A ma tendre fidélité, Et si j'aime l'obscurité, C'est qu'ainsi que l'amour le respect a ses craintes. 1. Je transcris cette lettre d'après le manuscrit autographe. Claude- François dans l'édition des Pensées inédites et plus récemment M. de Lescure l'avaient déjà publiée. Leur transcription contient des inexacti- tudes, peu nombreuses et légères : mais il m'a paru qu'en un morceau tel que celui-là la moindre altération était bien regrettable. Rivarol savait que sa lettre était un bijou; il en faisait passer une copie à son ami Cappadoce (Lettre à Cappadoce Péreira du 10 novembre 1793). 72 RIVAROL. Celui qui a tracé ce portrait d'une jeune morte et l'a si délicatement voilé de crêpe, a parcouru tous les endroits où l'on cause, cafés, salles de rédaction, ateliers d'artistes, laboratoires de savants : il est revenu, il devait revenir au salou où la présence de la femme mêle un charme de plus à la causerie et en affine la qualité. Là est sa place", là il est tout à fait lui-même. Il serait désorienté dans la solitude ou au milieu de la cohue populaire : la plante rare s'épanouit en serre chaude, parmi d'autres fleurs d'extrême culture. Mais comme il méprise les mondains qui ne sont que des petits-maîtres, les mondaines qui ne sont que des gravures de mode, les riches qui ne sont que des riches, les nobles qui n'ont d'autre prestige que leur titre * ! Un titre doit être une élégance dernière ajoutée à la distinction de la personne; et c'est pourquoi il aime le sien. Il a ridiculisé tous les Turcarets de son temps en la personne de Grimod de la Reynière 2 . Leur « fortune impunie » lui semble « une terrible objection contre la Providence 3 ». — « Son excellence le baron de Gran... rencontra, dans une maison où il doit d'abord être surpris de se rencontrer lui-même (chez Mme de Coigny), M. de Rivarol. Ce dernier avait pour lui le hasard fortuné de 1. Le duc de Guiche, à un souper chez Mme de Polignac, étonné de la considération particulière qu'on témoignait à Rivarol, dit indiscrètement à un de ses voisins : « Si cela dure, les salons vont devenir des acadé- mies... ». — « M. le duc, répond Rivarol, avant que cela arrive, il faudra que les salons soient composés de gens dignes de tenir leur place dans les académies » (Vie... de Rivarol, par Sulpice de la Platière, I, p. 32, 33). « Que m'importe que quelques oisons femelles me jugent nonchalam- ment en trichant au loto »? (Carnets.) « Que croyez-vous, — répondis-je à une duchesse qui disait qu'elle voulait qu'on fouettât la reine, mais qu'il ne fallait pas que la Révolution allât plus loin, — que croyez-vous qu'on fera des duchesses, si les reines sont fouettées? » (kl.) 2. Qu'on veuille bien avant de lire le Songe d'Athalie s'informer, dans la Correspondance de Grimm, de ce Grimod de la Reynière, de ses sou- pers, de ses prétentions au bel-esprit, de son cynisme : on n'en voudra pas à Rivarol de l'avoir exécuté. Grimod a toutefois trouvé de nos jours un avocat; voir Grimod de la Reynière et son groupe, par G. Desnoiresterres, 1877; l'histoire de ses démêlés avec Rivarol y est racontée en détail. 3. Chronique Scandaleuse, n° 11. l'homme. Ta n'être pas connu de ce traitant qui s'est fait le traiteur de tout le monde; mais le baron l'ayant entendu nommer s'écria avec enthousiasme : Quoi! c'est vous dont j'ai tant entendu parler? Ah! parbleu, j'espère que nous avalerons ensemble quelques verres de Champagne. — Monsieur, répondit l'heureux Rivarol, je n'aurai pas cet honneur-là; je ne bois que de l'eau '. » Les soupers où il s'assied et qu'il voudrait plus sobres e , ne lui plaisent que s'il y fait, pour les embellir, « descendre du ciel les idées 3 ». Il n'a pas fui les emplois qui eussent entravé le libre exercice de sa pensée pour se livrer à des excès qui en compromettraient l'équi- libre et la lucidité. Il raille ceux qui « permettent à leur estomac de troubler leur cerveau S>,ceux qui avec du tabac, « si funeste à une tête pensante », « mettent le siège devant leur entendement s ». Il a gravé sur ses tablettes le pré- cepte des grands maîtres de l'épicurisme : namque volup- tates commendat rarior usus 6 : le plaisir s'accroît de sa rareté. Il ne veut de la volupté des sens que dans la mesure où elle accompagne et surexcite les voluptés intel- lectuelles. Celles-ci, il n'en est jamais las; il sait qu'elles sont inépuisables. 1 . Chronique Scandaleuse, n° 10. Je lis dans la même gazette, au n° 2 : « Le grand flandrin Ség. {le vicomte de Ségur) avait décidé quelques gens de goût à dîner chez lui, en faisant connaissance avec M. de Rivarol, et en le pro- mettant sur toutes ses cartes d'invitation; mais celui-ci ne pouvant se décider à être exact, les malheureux convives se trouvaient souvent réduits au maître de la maison et s'endormaient.... » Peltier dit de son côté dans sa Correspondance politique, n° 7 : « Le vicomte de Ségur crut qu'il serait utile à sa réputation de prôner et de promener M. de Rivarol dans ses sociétés. M. de Rivarol ne tarda pas à s'apercevoir et à se dégoûter de la nullité du vicomte, il le quitta.... » Au n° 9, Peltier insère ce quatrain : Le Rivarol par excellence Dînait avant-hier chez Conti. Conti s'est amusé, je pense; Mais Rivarol s'est diverti. 2. Lettre à l'abbé Roman. 3. Préface de YEsprit de Rivarol. 4. Carnets. 5. Jd. \\ a répété la même idée dans le Discours Préliminaire. 6. Carnets. 74 RIVAROL. C'en est une, légère, je le veux, à coup sûr exquise, que le commerce des gens d'esprit. Ils sont légion dans le dernier quart du xvm° siècle : il n'y en a guère dont il n'ait approché, à qui il n'ait donné la réplique. Quelques-uns sont de francs vauriens. Qui nous dit qu'il les estime? Il les trouve amusants; et le fait est qu'ils le sont. Champ- cenetz, avec sa longue et large tête sur son corps trop court, son air de « pyramide renversée », son bégaie- ment ', ses calembours et ses calembredaines, est « un gros garçon d'une gaîté imperturbable 2 »; eh! mon Dieu, les jeux de mots, la « petite bêtise », comme les appelait Voltaire, ont du bon, pris à petite dose. La gaminerie perverse d'une Sophie Arnould est assez savoureuse 3 . Le cynisme d'un marquis de Créqui, d'un comte de Tilly a du piquant et de la désinvolture, et il faut bien être vicieux, mais il ne suffirait pas de l'être, pour écrire la Chronique Scandaleuse \ Tout n'est pas à dédaigner dans les pasquinades d'un Peltier, dans la verve gouailleuse, débraillée et vaillante du Desmoulins à cocarde blanche qui se nomme Suleau, dans l'allégresse du vicomte de Mirabeau , Mirabeau-Tonneau , le Falstaff de la contre- révolution, qui peut un soir, sur une table de restaurant, entre deux bouteilles vides de vin des îles, improviser l'inoubliable parade d'échafaud : La Lanterne magique nationale 5 . S'ils sont la canaille de leur parti, cette 1. J'emprunte ces traits à l'auteur anonyme, qui pourrait être Cubières, de la Réponse à la Réponse de M. de Champcenetz, au sujet de Vouvrage de Mme la R. de S... (Staël) sur Rousseau. Les Mémoires de Tilly achèvent de peindre celui que Rivarol appelait son « clair de lune », et qui a ri, comme un fou, mais comme un brave, jusque sur la charrette des condamnés à mort en 1793. Il se disait le légataire universel du marquis de Rièvre {Actes des Apôtres. n° 6). 2. Le mot est de Rivarol (voir Esprit de Rivarol). 3. Il y a des mots d'elle notés sur les Carnets. C'est probablement Lau- raguais qui l'a introduit chez elle. 4. Voir les Mémoires de Tilly et la Chronique Scandaleuse. 5. Nous les retrouverons au chapitre IV; La Lanterne magique nationale est un des plus étonnants opuscules que la Révolution ait fait éclore : il l'homme. 75 canaille poudrée sent bien son dix-huitième siècle *. Rivarol fait là ses débauches de causeur. Il ne s'y salit point. Son œuvre est presque la seule, de la Régence à la Révolution, qui ne contienne pas dans quelque coin un musée secret; et si entre tant de mots qui nous sont venus de lui deux ou trois prouvent qu'il n'est pas bégueule, il est encore moins graveleux 2 . Plus volontiers il passe dans la pièce voisine où il peut deviser finement avec Mmes de Créqui et de Coigny, avec Lauraguais, avec Monsieur ou le prince de Ligne, avec tous ceux que leur expérience de mondains a renseignés sur les mœurs, sur les passions, sur la comédie humaine, et qui ont à l'appui de leurs opinions mille petits faits à rappeler. Il les écoute, retient leurs propos et en enrichit son « trésor » : Revenez, écrivait une femme à son amant : si j'avais pu aimer un absent, j'aurais aimé Dieu. Pourquoi ce libertinage éternel? Toujours la fille!... — Eh! oui, félicitez- moi; ma maîtresse a toujours quinze ans, et je ne reçois pas de billets du matin. Je suis née, me dit un jour la fille naturelle du comte de L., de la folie sans esprit et de la bêtise sans bonté. • Vous vous ennuyez, monseigneur.... — Qu'importe que je m'ennuie, pourvu qu'on m'amuse? Douleurs de la vanité. Le marquis de Lassay, homme extrêmement vain, ayant épousé une femme de chambre que le duc de Lorraine avait voulu épouser (tant elle avait de mérite et de beauté), s'écriait souvent : ah! combien je gémis d'avoir fait mon bonheur 3 ! Mais il sème encore plus de ces traits-là qu'il n'en récolte, et il est un maître parmi les petits moralistes de y a là dedans une vie, un mouvement endiablé, tout le brouhaha du Paris de 1789. 1. Mme de Simiane écrivait à La Fayette : « Notre canaille vaut décidément mieux que la vôtre » (voir Victor du Bled, les Causeurs de la Révolution). 2. Il n'a pas, par exemple, écrit des Conte? dans le goût de ceux de Chamfort Parfois, au contraire, son esprit rachète la grossièreté d'autrui; dans les Carnets : « Sur un p. échappé à un homme fort sot : aimeriez- vous mieux, dis-je à la société, que monsieur eût parlé? » 3. Carnets. 76 RIVAROL. salon comme parmi les conteurs. Ses Carnets sont tout pleins de pensées qu'il a dites et n'a pas fait imprimer : De même que plus une fleur ou un fruit sont embellis ou grossis par la culture, moins ils portent de graines ou de pépins : ainsi plus un homme cultive sa tête, moins il est propre à la génération ou au tra- vail des mains. Ce qui prouve toujours que la nature n'est pas qu'une fleur soit une belle fleur, ou un fruit un gros fruit, ou l'homme un grand penseur. Dans l'état sauvage les espèces sont belles, parce que c'est toujours le mâle le plus fort qui chasse les autres et jouit de la femelle. Le goût viole quelquefois les règles, et la conscience les lois. Les sots, les paysans et les sauvages se croient bien plus loin des bêtes que le philosophe. Raison de cela. On passe la moitié de la vie à retenir sans comprendre, et l'autre moitié à comprendre sans retenir. Quelles raisons a-t-il eues de se tuer? — Il faut de si fortes raisons pour vivre qu'il n'en faut pas pour mourir. La nature n'ayant que ses quatre grandes décorations des saisons, le soleil, la lune et les autres acteurs célestes, change les spectateurs et les envoie dans un autre monde. Nous qui ne pouvons changer les spectateurs, nous changeons les décorations et la pièce. Ce ne sont pas les peines d'un état qui nous en dégoûtent, mais les plaisirs d'un autre. Un homme habitué à écrire écrit aussi sans idées, comme un vieux médecin, nommé Bouvard, qui lâtait le pouls à son fauteuil en mourant. Il naît plus d'hommes que de femmes en Europe; cela seul y con- damne les femmes à l'infidélité 4 . Il fait provision d'anecdotes, sans y attacher néanmoins plus de prix qu'il ne convient. A moins d'être des docu- ments sur la vie, elles ne sont qu'une amusette de vieil- lards et de femmes 2 . Je relève sur ses Carnets une ving- taine d'indications comme celles-ci : « Histoire de Léonard le coiffeur. — Histoire du maître serrurier qui se plai- gnait chez Mlle Arnoux (sic) que la nouvelle musique avait gâté ses ouvriers. — Excuse de celui qui arrache les che- veux à une vieille femme. — Les mêmes moyens qui ren- 1. Carnets. Je ne garantis pas l'exactitude de sa statistique; il l'empruntait à Montesquieu {Esprit des Lois, liv. XVI, chap. iv). 2. Voir Discours Préliminaire, p. 145. l'homme. 77 dent un homme propre à faire fortune l'empêchent d'en jouir; histoire de Jousseran au café de Foi 1 . — Anecdote de Marigny pleurant sur sa fortune un certain jour de la semaine; et de M. de Lassay. — Anecdote de mon frot- teur au sujet du Chou et du Navet. — Anecdote de l'abbé Sabatier qui veut jeter son laquais par la fenêtre » 2 , etc. Parfois, Dieu merci, il développe un peu plus son texte : « Un philosophe très-avare m'ayant une fois offert sa bourse m'étonna si fort qu'il profita de ma surprise pour s'en aller. — Sur la comète attendue en 1777 : si cette vilaine comète vient, disait Mme de Gambis à sa fille, il faut que nous allions à la campagne. — Histoire du Collier. Il y a deux coupables et deux victimes : Mme de la Mothe et le baron de B. ; la Reine et le cardinal. La première par intrigue et besoin, le second par vengeance; il écrasa le cardinal sur le front de la Reine, et la Reine en resta mar- quée. — Mot d'une femme savante : la preuve qu'Énée a vu et connu Didon à Garthage, c'est qu'il la retrouve aux Enfers. — M. de Brunoi accusé de folie en 1780 et privé de ses biens et de sa liberté pour avoir fait des temples et de riches présents à la Vierge. Il se défendit ainsi en plein parlement : si j'avais entretenu des filles d'opéra, je passe- rais pour un galant homme, pour un homme très-sensé etc. Comparez cette aventure à celle du soldat accusé auprès de Frédéric d'avoir volé une chapelle de la Vierge 3 . — En 1782, quelques demoiselles de nom, âgées de quinze à dix-huit ans, s'ennuyant à l'Abbaye-aux-Bois, s'avisèrent 1. Voir Discours Préliminaire, p. 187. L'idée est déjà dans les Caractères de La Bruyère, chapitre de la Cour. 2. Carnets. 3. L'aventure du soldat prussien est racontée dans la Correspondance de Grimm en novembre 1783; il avait volé deux cœurs d'argent dans la chapelle et prétendait que la Vierge les lui avait donnés. Ses juges le condamnent. Frédéric consulte des prêtres catholiques et leur demande si ce que dit le soldat peut être vrai. Oui, répondent-ils, mais le cas est très rare. Sur quoi le roi gracie le condamné, mais en lui faisant « défense sous peine de mort de recevoir à l'avenir aucun présent de la Vierge Marie ni de quelque autre saint que ce soit ». 78 RIVAROL. d'écrire une grande et belle lettre au Grand Turc pour le supplier de les admettre dans son sérail. La lettre inter- ceptée fut remise au roi 1 », etc. Il excelle à conter, à jouer à lui seul une petite scène où il remplit tous les rôles, mime les gens et attrape leur ressemblance. S'agit-il de M. de Gbampcenetz l'aîné, Ghampcenetz le vieux, le maigre, l'anglomane, le sérieux, l'ennuyé, enfoncé jusqu'au menton dans ses culottes de peau de renne 2 , de la tête aux pieds un homme tout mystère? « Il n'entre point dans les appartements, il s'y glisse, il longe le dos des fauteuils, et va s'établir dans l'angle d'un appartement; et quand on lui demande com- ment il se porte : taisez-vous; est-ce qu'on dit ces choses- là tout haut 3 ? » — Puis voici, tout peuplé d'émigrés, le parc de Bruxelles dans l'automne de 1792; deux évoques très vieux, tous les deux appuyés sur leurs cannes à pomme d'or et à bec de corbin, se promènent côte à côte ; l'un d'eux demande : « Monseigneur, croyez-vous que nous soyons cet hiver à, Paris? » Et l'autre, après un temps de réflexion : « Monseigneur, je n'y vois pas d'inconvé- nients 4 ». — Ou bien c'est Lally-Tollendal que Rivarol représente à table avec d'autres émigrés : « Oui, mes- sieurs, j'ai vu couler ce sang.... Voulez-vous me verser un verre de vin de Bourgogne?... Oui, messieurs, j'ai vu tomber cette tête!... Voulez-vous me faire passer une aile de poulet 5 ?... » Mais il y a des trouble-fête, et l'épicurien est forcément un railleur. Le nombre des sots est illimité aux yeux d'un i. Carnets. , 2. Ainsi parle, dans ses Lettres sur quelques particularités secrètes, etc., Barruel-Beauvert, et la phrase est si jolie, si peu dans « la manière » du pauvre Barruel,queje le soupçonne de l'avoir cueillie jadis sur les lèvres de son cousin. 3. Esprit de Rivarol. 4. Id. Chateaubriand a reproduit le dialogue dans les Mémoires d'Outre- Tombe, sans dire et probablement sans se rappeler qu'il est de Rivarol. 5. Chateaubriand et son groupe, II. l'homme. 79 Horace, d'un Montaigne, d'un La Fontaine et d'un Rivarol, de tous ceux qui souffrent de la moindre faute de goût, de la moindre vulgarité, comme un musicien de la plus faible dissonance. Il faut écarter les sots; ce sont eux qui ont commencé 1 , ils ont fait vingt blessures avant d'en recevoir une 2 ; il faut les remettre à leur place. Et ceci est plaisir encore. L'esprit s'arme en guerre, met flamberge au vent, et s'applaudit de ses prouesses autant qu'il se complaisait en ses flâneries heureuses. Est-il vrai qu'il ne faille pas « des sots aux gens d'esprit comme il faut des dupes aux fripons 3 »? Ne manquerait-il rien au bonheur des gens d'esprit s'il y manquait l'occasion d'exercer leur malice? Rivarol n'a point le cœur méchant : il est malicieux comme un diable et gai comme un gamin. Il a ce que n'ont pas tous les gens d'esprit : la présence d'esprit 4 . Il est là, l'oreille au guet, en perpétuel état d'épigramme. Amis ou ennemis, presque tous ont eu leur tour. Gare aux fats et aux caillettes, aux pieds-plats et aux parvenus, aux bellâtres et aux bélîtres, aux mille variétés de la sottise qui bourdonnent et dérangent l'aimable entre- tien des délicats! Il lui faut juste le temps de tourner la tête, d'articuler une phrase qui, écrite, tiendrait en une demi-ligne, et délivré du fâcheux, égayé lui-même de la répartie qui a si à propos jailli de ses lèvres, au milieu d'une rumeur joyeuse il reprend l'entretien où il l'avait laissé. Combien de ses mots derrière lesquels je vois son sourire! 1. Carnets. 2. Discours Préliminaire, p. 82. «. Si les sots, disait-il, parvenaient à prendre une idée des souffrances qu'ils font endurer aux hommes d'esprit, ils nous plaindraient » (Dampmartin, Notice). 3. Discours Préliminaire, p. 89. 4. Elle ne l'abandonne pas même dans les circonstances les plus cri- tiques. 11 fit naufrage en passant d'Angleterre à Hambourg : « A quinze pieds dans l'océan, ma présence d'esprit ne m'a point abandonné et m'a sauvé » {Lettre à son père du 12 mai 1797). 80 RIVAROL. Je dormais; l'évèque dit à cette dame : laissons-le dormir, ne par- lons plus. — Je lui répondis : si vous ne parlez plus, je ne dormirai pas. Les hommes ne sont pas si méchants que vous le dites. Vous avez mis vingt ans à faire un mauvais livre, et il ne leur a fallu qu'un moment pour l'oublier l . Vous parliez beaucoup avec des gens bien ennuyeux. — Je parlais de peur d'écouter. Je sue horriblement. — C'est que vous vous écoutez trop. L'abbé Sieyès qui s'exprime avec disgrâce me disait un jour : il faut que je vous dise ma façon de penser. — Épargnez-moi la façon, lui répondis-je, et dites-moi tout simplement votre pensée. Je vous écrirai demain sans faute. — Ne vous gênez pas, lui répondis-je, écrivez-moi comme à votre ordinaire. Quelqu'un m'ayant demandé une épigraphe pour son ouvrage : je ne puis, lui dis-je, vous offrir qu'une épitaphe 2 . Presque tous ses mots ont cet accent de bonne humeur 3 ; point de fiel; et il arrive que la victime en rie avec lui. Mais il arrive aussi qu'elle regimbe, essaye de riposter et n'y réussisse pas trop mal. Bravo ! 11 y a double satisfac- tion à se battre avec des gens qui connaissent l'escrime. Il se fatiguerait de donner des coups de bouton à un abbé Balivière, à un abbé Sabatier, à un duc de Guiclie. Paraissez, Cerulti, Beaumarchais, Rulhière, Sénac de Meilhan, Garât, Ghamfort, et tout ce que l'époque a pro- duit de mauvaises langues! Ah! la joie de ferrailler de la sorte, à visage découvert et sous les yeux des dames, ainsi qu'en un tournoi! A toi, Cubières! A toi, Mirabeau! Tu veux m'assommer à coups de « massue » 4 ; pare, si tu 4. Le mot est raturé, mais lisible dans les Carnets. 2. Carnets. Quelques-uns de ces mots ont été recueillis dans V Esprit de Rivarol. Mais les Carnets ont l'avantage de nous les présenter sous la forme même qu'il leur a donnée. 3. « Enfermé dans ma paresse, je voyais croître autour de moi ma répu- tation de méchant, sans qu'il m'en coûtât d'autres crimes que quelques gaîtés, et je me disais ; Les Néron et les Caligula commettaient bien des crimes pour se faire craindre et haïr, tandis qu'avec quelques plaisanteries ils auraient passé pour des monstres » (Carnets). 11 n'est pas question de le traiter de Caligula. Mais il ne faudrait pas tout de même qu'il fit trop l'innocent. 4. Vie... de Rivarol, de Sulpice de la Platière, I, p. 9. L'HOMME. 81 peux, ce coup de fleuret! Gai, alerte et verdissant comme la Suzanne de Figaro, prompt à crier : touché! mais plus prompt à la riposte, assez beau joueur pour colporter les plaisanteries dont il fait les frais et pour les corriger jusqu'à les rendre parfaites 1 , il amuse parce qu'il s'amuse lui-même. Rentré chez lui, s'il est de loisir, il note ceux de ses mots qui lui reviennent, et il en rit encore; il songe à ceux qu'il dira demain, et il en rit d'avance. Et ses mots se retrouvent sur ses tablettes, inscrits de sa main? — Quelques-uns, seulement, hélas! quelques- uns. — Il les admire donc? — N'en doutez pas. — Et il les ressert? — De temps à autre. — Mais alors, c'est de l'esprit voulu? — Ne nous récrions pas : personne ne sau- rait être spirituel à ce point, et à toute heure, et durant un quart de siècle, sans le vouloir; et j'en sais plus d'un qui ne Test pas du tout, même en le voulant bien. D'ail- leurs, pour un mot qu'il prépare ou replace, il en impro- vise, il en gaspille des centaines 2 . S'il y a de l'art dans sa grâce et dans son persiflage, s'il fait des gammes et assure son doigté même dans la solitude, c'est qu'il adore le rôle auquel ses dons naturels l'ont voué, c'est qu'il y consacre tous ses soins, c'est qu'il est amoureux de l'esprit, du sien comme de celui des autres, c'est que « les gens d'es- prit aiment les choses de l'esprit comme les gourmands aiment les friandises et les coquettes la louange » 3 ; et il rit deux fois d'un bon mot, « d'abord de la manière dont 1. Vie... de Rivarol, par Sulpiee de la Platière, I, p. 7 et 8. 2. Il était en "droit d'écrire d'après lui-même cette définition : « L'esprit est... cette faculté qui voit vite, brille et frappe.... Dans le monde, l'esprit est toujours improvisateur; il ne demande ni délai ni rendez-vous pour dire un mot heureux » {Discours Préliminaire, p. 80). Mercier, après avoir déclaré que Rivarol est un « sot » — il est vrai qu'un peu plus loin il trouve Chamfort « bête », — dit dans son Tableau de Paris, t. XI : « Tel, comme lui, apprend le matin les conversations du soir; tel s'entend avec une espèce de compère qui fait venir un sujet dont le bon mot est tout pré- paré dans la bouche de l'autre; tel enfin, entendant un trait heureux, sort vite, prend un fiacre, et va le colporter comme de son cru à l'extrémité de la ville ». — A ce compte, Rivarol a dû se ruiner en fiacres. 3. Carnets. G 82 RIVAROL. il l'entend, et ensuite de la manière dont on le lui explique ' ». Est-ce là tout? Se borne-t-il à savourer et à égrener des bons mots? Se contente-t-il de ce que La Fontaine appelait la « bagatelle »? Non pas; il est des voluptés plus hautes et plus nobles qu'il préfère encore à celles-là. Près de lui il n'y a pas que des rieurs, que de gentils et légers humoristes. Parmi ceux même que j'ai nommés, il s'en trouve déjà, un Lauraguais par exemple ou un prince de Ligne, dont la curiosité souriante va parfois jusqu'au fond des choses. Près de lui je vois aussi, je vois surtout des philosophes, des écrivains, des savants, des médecins, des hommes de finances et des hommes d'État, les « têtes pen- santes » et « les puissances » de ce monde : avant la Révo- lution, d'Alembert, Voltaire, Diderot, Buffon, le comte de Tressan, Loménie de Brienne, le physicien Robert, le docteur de Préval 2 , etc. ; de 1789 à 4792, Bergasse, Montlo- sier, Malouet, Mallet Dupan, Glermont-Tonnerre, La Porte, Breteuil, Lessart, Dumouriez, etc. ; dans l'émigration, Mercy d'Argenteau, Burke,Talleyrand,Fontanes, etc. Car il lui faut la présence à ses côtés des hommes qui par leur génie ou leur rang sont à la tête des affaires et dirigent l'opinion; il lui faut la discussion, qui avec lui s'élève à la vraie éloquence, des plus graves problèmes, l'occupation de sa solide et saine raison : en même temps que le Décaméron, les jardins d'Académos. Avec un grand fonds de lectures, il a une faculté de compréhension et d'assimilation telle qu'en fréquentant les spécialistes, ceux qui représentent les diverses formes du savoir, il s'est rendu universel. Surprenante universalité de connaissances à laquelle un 1. Carnets. 2. Je ne vois à retenir de l'article de Restif, dans Y Année des Dames Nationales..., que le fait de ses relations avec M. de Préval. « J'ai toujours aimé les médecins, écrit-il sur ses Carnets : comme ils ont affaire à la matière vivante, ils sont par le spectacle des causes finales toujours plus près de la difficulté. » l'homme. 83 Diderot, un Rivarol ne sont pas les seuls alors qui aient su parvenir, et à laquelle ils n'ont pu parvenir qu'en causant! Tout connaître et tout comprendre, voilà le bonheur suprême pour lui; questions scientifiques, philosophiques, sociales, voilà la substance de ses discours et de ses écrits; le reste n'est qu'une amusette qu'il condescend à goûter de temps à autre. Au Caveau déjà, vers 4780, il se tenait des propos si sérieux que, dit-il, « nous faisions périr d'ennui nos espions : on prit donc le parti de nous donner un acadé- micien, Suard » *, Ici encore il y a bataille; non plus bataille pour rire contre les fâcheux et les niais; mais bataille contre les sophistes et les « empoisonneurs publics », contre l'ignorance et la mauvaise foi. J'aurai bien des pages à écrire avant d'épuiser l'examen de ses idées et du talent qu'il a mis à les défendre au milieu de la Révolution. C'est ainsi qu'en devisant et raillant, le sourire aux lèvres, M. de Rivarol fait le tour de la pensée humaine et de la vie sans bouger de son fauteuil, sans quitter son poste d'arbitre et d'oracle, son attitude d'amateur, sans mettre lui-même la main à la besogne. Il est le roi de la conversation, « lien des hommes et charme de tous les âges 2 ». Par là se trouvent conciliés son « besoin du repos » et son « désir du mouvement » ; par là sa pro- digieuse activité cérébrale trouve carrière, sans qu'il lui en coûte un effort physique. Et à tant de jouissances il s'en ajoute une dernière qui les vaut toutes, celle de se sentir toujours et partout supérieur à son entourage. Il est l'Altesse impertinente des salons, « son Impertinence le comte de Rivarol 3 ». En jouissant de la vie de société, dont il se sait l'expression la plus parfaite, il jouit de lui- i. Carnets. 2. De l'Universalité de la Langue française, p. 37 (édition de 1797). 3. J'emprunte le mot à une fine et pénétrante étude de M. Paul Bourget (Études et Portraits). 84 RIVAROL. même, il s'aime lui-même en elle. Ne faut-il pas bien qu'en dernière analyse le dilettantisme se ramène à l'amour de soi? Il parait que c'est un crime de chercher ici-bas son plaisir, même de cette façon-là. La vie l'a châtié comme un criminel. Elle l'a condamné d'abord — et ceci me semble assez juste — à n'être pas pris au sérieux. Il y avait je ne sais quoi d'équivoque dans la brillante réputation qu'il s'était acquise et qui le suivait partout. Est-ce sa naissance, sont-ce les stupides calomnies des petits écrivassiers ameutés contre lui qui lui font tort? Il se fait tort lui- même et mille fois plus. Quelqu'un qui se tient à l'écart de l'action, qui vit « à la fenêtre l » tandis que les cama- rades se battent dans la rue, fût-il le plus lucide des prophètes, n'inspire pas pleine confiance. Et puis il faut ennuyer quelquefois pour imposer le respect, et il n'est jamais ennuyeux. Quelques semaines avant sa mort, il écrit à Cappadoce : « On est fêté, caressé, applaudi, cité, mais pas d'autres faveurs 2 ». Changeons le dernier mot qui prêterait à un malentendu; au lieu des « faveurs » aux- quelles il a prouvé qu'il ne tenait guère, mettons : peu de considération, peu d'influence, et nous aurons l'aveu de ses secrets dépits. Depuis 1789 il enrage d'avoir si souvent raison et chaque fois en pure perte, de prédire toutes les catastrophes et de n'en prévenir aucune ; il enrage d'être admiré, écouté de tous, et de n'être entendu de personne. C'est sa pénitence. Peut-être était-elle suffisante, quoique légère, quoiqu'il s'en consolât au lendemain des événe- ments avec un : « Je vous l'avais bien dit », qui était sa 4. Lettre à M. de Gaste, 1792. 2. Lettre du 21 février 1801. l'homme. 85 revanche. Mais non, une autre expiation lui a été réservée. Voici l'émigration, le départ pour la Béotie.... A Bruxelles, où il campe de juin 1792 à avril 1794, il ne semble pas avoir encore conscience du malheur qui le frappe. Il y retrouve ses amis, son auditoire à peu près au complet et le même accueil qu'à Paris. La noblesse, dont il conseillait au roi le sacrifice et dont il a si vertement critiqué la conduite dans son Journal Politique National, ne lui fait pas l'honneur de lui en vouloir, et s'il ne peut se passer d'elle, elle ne peut se passer de lui. Combien j'aimerais à le voir regardé de travers et insulté dans le parc, comme Mallet Dupan, Montlosier et Malouet, par les Mascarilles et les Jodelets de l'émigration ! Les « ci- devant » se sont bien aperçus qu'en pensant tout autrement qu'eux il sentait comme eux ; et les différences d'opinion séparent moins que les différences de race. Tandis que la rue le huait à Paris, les salons lui demeuraient ouverts. A Bruxelles, on le recherche, on lui rit, on se délecte de son Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût, et il a son couvert mis chez la fille du duc de Breteuil, Mme de Matignon. Sans partager les illusions des fous qui s'agitent et jasent à ses côtés, s'obstinent à prendre la Révolution pour une émeute et parlent de ce qu'ils feront la semaine prochaine à Paris, il ne désespère pas entiè- rement du succès de Brunswick ou de Wûrmser; il va se promener jusqu'aux avant-postes, lorgne de loin les « Carmagnols * », et revient disserter sur les chances de salut qui restent à la royauté. Peu à peu, Bruxelles se vide; les soldats de Pichegru approchent. Après quelques mois passés à Amsterdam, à la Haye, à Rotterdam, il s'embarque au commencement de septembre 1794 pour l'Angleterre. En vain Pitt et le grand Burke, qui ont lu son Journal, lui témoignent la plus flat- 1. Lettre à Cappadoce Péreira du 1 er avril 1794. 86 RIVAROL. teuse estime J ; en vain il est invité au banquet de gala du lord-maire où il a l'agrément d'échanger quelques sarcasmes avec Cazalès par-dessus la tête effarée de Malouet 2 : il a cette fois la première sensation, le premier frisson de l'exil. Que devenir dans ces brouillards 3 , parmi des Anglais flegmatiques qui boivent au lieu de causer, et des Anglaises qui « ont deux bras gauches * » ? Elle est finie, bien finie, la fête spirituelle et galante de l'ancien régime. Les émigrés de marque qui sont nombreux à Londres ne la ressusciteront pas : la discorde est entre eux et leurs embarras pécuniaires commencent.... Il fuit ; il fuit avec Manette, ses Carnets et son Mon- taigne. Il reprend la mer, fait deux fois naufrage, et aborde enfin à Hambourg où il se fixe du printemps de 1795 à l'automne de 1800. De pires déceptions l'y attendent. Qu'il fait sombre, qu'il fait froid dans cette Venise du Nord toute sillonnée de canaux! Où est le grand azur de la Provence? Où, le bleu léger du ciel de Paris? De longs hivers; la neige; des traîneaux qui glissent sans bruit; le vent d'est qui pleure 5 ; des poêles qui répandent une chaleur pesante sans éclat et sans gaîté; une population de lourdauds qui ne savent qu'em- piler les thalers, ne se plaisent qu'à leur comptoir ou dans les tabagies : au salon, lorsqu'ils font des grâces, ils ont l'air d'éléphants qui offrent une rose à une dame dans un cirque en faisant la roue avec leurs oreilles 6 . i. H. de la Porte, Notice sur Rivarol. 2. Montlosier a conté bien gaîment ce dîner-là. 3. Il essayait de les combattre avec des fumigations aromatiques. Il est un gourmet de parfums (voir son épître en prose et en vers à Mme Cromot de Fougy). 4. Esprit de Rivarol. Le mot a été replacé dans sa prétendue lettre à l'abbé de Villefort (voir la Ribliographie, $ 5). 5. Thauvenay aussi s'en plaint dans ses lettres à d'Avaray. 6. Voir, en manière de spécimen, la lettre d'un bel-esprit tudesque dans la Vie... de Rivarol par Sulpice de la Platiôre, I, p. 91 à 108. Les confi- dences de Rivarol lui-même sont dans son épître en prose et en vers à Mme Cromot de Fougy, dans ses lettres à sa famille, à MM. de Gaste, l'homme. 87, « Tout est ici commerçant ou spéculateur.... Quant aux femmes, ce sont des espèces de momies imparlantes dont la robuste enveloppe interdit jusqu'au désir \ » Veut-on qu'il « s'extravase » pour ces gens-là 2 ? Il leur « jette un, propos de la main droile et ils le reçoivent de la main gauche 3 ». Il y a, il est vrai, à Hambourg, un continuel va-et-vient d'émigrés. Mais ceux qui faisaient si bonne figure à Bruxelles sont aujourd'hui bien changés; la misère est venue, la misère qui peu à peu déprime. Ils ne sont plus qu'un faux monde où pullulent les sots et où les fripons pèchent en eau trouble. Qu'elle est pitoyable et complète la déchéance de cette aristocratie dont il aimait jadis le con- tact! « Les papillons sont devenus chenilles *. » Il voudrait s'isoler, se réfugier dans le travail. Il a toujours ses yeux clairs et ne s'abuse pas sur la valeur de ses compagnons de captivité. Il sait bien que la vie de société n'est plus que l'ombre d'elle-même, et il est condamné à courir après une ombre. Il retourne chez Mme de Beauvert, chez Mme de Verthamy, chez les Cromot de Fougy; il essaie de causer avec Cappadoce et le trouve. terriblement hollan- dais 5 ; il s'attache à Monigaillard dont il est tout contrit ensuite d'avoir serré la main 6 , à ce des Enlelles qui lui soutire « écu par écu », à des intrigants qu'il méprise. Et il se méprise d'être si faible. Ah! mon pauvre orgueil- leux, quel châtiment!... Détilly, Dalville. « Que faire, écrivait-il le 24 janvier 1801 à M. de Gaste, d'un climat où les éléments mêmes ont tort? Ici, l'air, la terre et l'eau sont vraiment pervers, et le feu, le seul qui soit innocent et pur et en état de corriger les trois autres, ces misérables l'emprisonnent dans des poêles, de peur de le voir, etc. » 1. Lettre à M. Dalville; toute la lettre est un lamento. 2. Esprit de Rivarol. 3. Carnets. 4. Mot de lui cité par H. de la Porte, Notice sur Rivarol. 5. « Son existence, disait-il, se compose des alarmes de sa santé et des témérités de sa gourmandise; il ne connaît d'autres remords que ceux de son estomac >» {Chateaubriand et son groupe, II). 6. Lettres de Thauvenay à d'Avaray, des 24 juillet, 3 août, 21 août 1798. 88 RIVAROL. Oui, j'avoue qu'il me fait pitié. C'est l'époque où il écrit sur ses Carnets : « La nature n'ayant plus rien de nouveau à m'offrir et la société encore moins, je ne veux que l'air et l'eau, le silence et l'absence, quatre éléments de ma vie, quatre choses sans goût et sans reproche ». — « Les hommes lancent autant de traits que de regards. » — « Sur vingt personnes qui parlent de nous, dix-neuf en disent du mal, et la vingtième qui en dit du bien le dit mal. » — « Que faire entre des malveillants qui disent étourdiment le mal dont ils ne sont pas sûrs, et des amis qui taisent prudemment le bien qu'ils savent? » — « On tue l'igno- rance comme l'appétit : on mange, on étudie, et c'est ainsi qu'on avance vers cet état qui rend la mort si néces- saire. » — « Barbarus hic ego sum... \ » Oui, la vie se venge. Des mots d'une tristesse plus profonde se rencon- trent dans ses lettres : « Mon ami, il faut faire son sillon d'angoisse dans ce bas monde. J'ai, je pense, assez bien rempli le mien 2 ». Il tourne les yeux sans cesse vers la France, vers son midi, vers « la terre promise 3 », car il a toujours « l'âme d'un Français » \ 11 soupire après les affections qui là-bas lui sont restées fidèles. « Je péris mora- lement et physiquement, écrit-il à M. de Gaste, dans ces pays du Nord. Je suis las de ces gens que le soleil regarde de travers.... Je sors d'une maladie qui a mis le comble à mes dégoûts : toutes les voix de la renommée et toutes les caresses des princes ne valent pas un tour de promenade dans vos vergers. Silvas amem inglorius*\ » Il est déso- rienté, malheureux et touchant comme quelqu'un qui a manqué sa vie et s'en aperçoit trop tard. Est-il bien vrai qu'il ait manqué la sienne? N'est-il pas plutôt victime de la destinée qui lui a si impérieusement 1. Carnets. 2. Lettre à M. Dalville. 3. Lettre au marquis Détilly. 4. Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière, I, p. 59. 5. Lettre du 24 janvier 1801. l'homme. 89 tracé sa mission et lui refuse tout d'un coup les occasions de la remplir? Dès qu'il rencontre un partenaire digne de lui, un Chênedollé ou un Fontanes \ il est encore, il est plus que jamais le prestigieux enchanteur que Paris a connu, toujours le charmant Rivarol. Il n'a rien perdu de ses qualités; au contraire, sa parole a je ne sais quelle vibration de plus.... Le hasard a permis qu'avant de mourir il goûtât une dernière fois les délices. dont il était depuis si longtemps sevré. A Berlin, où les gens de lettres, les représentants des cours étrangères, les grands seigneurs d'Allemagne s'étaient entendus pour transformer son arrivée « en une espèce de triomphe » 2 , auprès de la belle et bonne prin- cesse Dolgorowki 3 , du major Gualtieri, du ministre de Suède, Engestrœm, du savant Donadéi, de Dampmartin, il a pu se refaire une petite Athènes qui, sans valoir l'autre, était encore bien aimable. Grâce à eux, sa mort a été douce; grâce à eux, elle a été non seulement une fin, mais une conclusion. La Fontaine voulait qu'on sortît de la vie ainsi que d'un banquet : attentif jusqu'à la suprême minute à l'élégance de sa personne et à la propreté de sa chambrette *, il est sorti de la vie ainsi que d'un salon, avec un dernier sourire et sur un dernier bon mot. 1. « Depuis une quinzaine de jours il ne quitte pas M. de Fontanes reve- nant d'Angleterre » (Lettre de Thauvenay à d'Avaray du 24 juillet 1798). 2. Dampmartin, Notice citée; des personnages illustres, ajoute Damp- martin, venaient à Berlin uniquement pour l'entendre. 3. M. de Lescure a donné sur elle tous les détails désirables. C'a été la dernière conquête de Rivarol. La grâce slave avait pour lui l'attrait de la nouveauté, de l'inconnu. M. de Lescure a cru nécessaire d'affirmer qu'il n'y avait eu entre eux rien de plus qu'une liaison de tendre amitié. Ces enquêtes-là, à un siècle de distance, sont un peu bien hasardeuses, et de plus bien inutiles. La chose n'aurait pu intéresser que le colonel prince Dolgorowki. Mais il n'était même pas à Berlin alors; il accompa- gnait de Berlin à Bruxelles et de Bruxelles à Paris le général russe Sprengporten (Rapports du général Beurnonville, Archives du ministère des Affaires étrangères, t. 226). 4. « Il donna quelques détails relatifs à la propreté de sa personne ainsi qu'à celle de son appartement », le vendredi 10, veille de sa mort. Je puise ces détails dans la Notice de Dampmartin et dans sa Relation destinée à 90 RIVAROL. Un peu souffrant dès le 4 avril 1801, il s'alite le 6 et ne se croit pas réellement malade. Le docteur Formei vient le voir, en ami plutôt qu'en médecin, le trouve entouré d'au- diteurs, l'examine rapidement et découvre que son mal est des plus graves. Il est atteint d'une fluxion de poitrine infectieuse '. L'alarme se répand. Ceux de ses compatriotes qui sont comme lui réfugiés à Berlin se disputent l'honneur de le veiller. Il souffre, il gémit : « Moi seul, je suis capable de résister à des maux si déchirants! » Dans l'intervalle des crises il parle d'une façon « touchante » de son fils, de ses vieux de Bagnols, de son père à qui il prie Damp- martin d'envoyer le prix d'une belle Bible cédée dernière- ment à un prince 2 ; il fait l'éloge de son bon frère Claude- François, il nomme son vieil ami de Gaste, il évoque son enfance : « Nous irons respirer pendant six mois le bon air du Languedoc, nous nous rendrons ensuite à Paris; vous éprouverez qu'il n'y a personne au monde avec qui il soit plus facile de vivre ». Il a conservé toute sa lucidité de pensée; il s'exprime avec sérénité, avec charme; ses souffrances se sont apaisées; il plaisante le docteur qui s'inquiète : « Ce cher docteur Formei a eu bien peur de me déformer.... Quelque pénible que soit ma position, je ne saurais me fâcher contre le lit où j'ai conçu mes plus belles pensées. » Puis, soudain, il s'affaiblit, s'affaisse; une sueur la famille de Rivarol; les deux récils se complètent, et sont émouvants parce qu'ils sont très simples. On sait que Sulpice de la Platière et Chê- nedollé dans la préface de l'Esprit de Rivarol ont romancé le récit de sa mort; ils ont jonché de roses son lit d'agonisant; Arsène Houssaye a trouvé mieux : « Sur le soir... il demanda des figues attiques et du nectar ». Qu'il est donc maladroit d'enjoliver la mort et que ces essais de symbole sont puérils! 1. On disait dans le vocabulaire médical de ce temps-là : fluxion de, poitrine bilieuse. « La gangrène rongeait les poumons », dit Dampmartin. 2. A la dernière ligne du manuscrit que M. de Lescure n'a pas trop bien lu et copié (il a lu Donadéi presque partout où il y avait Da., Dam. ou Damp., c'est-à-dire Dampmartin, et appelle Brorun et Huem les doc-, teurs Brown et Hoem), la Relation contient des mots qu'il n'a pas repro- duits : « La Bible fut renvoyée trois jours après la mort; rien donc à, redonner pour le bon père ». l'homme. 91 abondante l'épuisé, il ne reconnaît plus Donadéi. Le délire vient, « tantôt violent, tantôt triste... ». Combien sont morts ainsi à la fin du dernier siècle, nostalgiques comme des proscrits, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, dans cette autre captivité pire que les prisons de la Ter- reur! En montant dans la lourde berline qui les emportait hors de France se doutaient-ils qu'ils montaient, eux aussi, dans la charrette des condamnés?... Tandis qu'il délirait, le curé de l'église catholique lui administra l'extrême-onction. Le huitième jour, le samedi 11 avril, Dampmartin avait passé son bras sous l'épaule du mourant. Le prêtre s'ap- procha, regarda et dit : « Monsieur, vous ne tenez plus qu'un cadavre ». Et celui que son siècle avait appelé « le Français par excellence » * dort dans le cimetière de Berlin.... i. L'Esprit de Rivarol attribue le mot à Voltaire; H. de la Porte à BufTon; d'autres à Lauraguais. Tous les trois ont bien pu le dire. Rivarol lui-même avait ainsi appelé Voltaire dans son discours de l'Universalité de la Langue française. CHAPITRE II SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON OEUVRE Cet homme avait une foi. Elle résulte si naturellement de la combinaison de ses goûts et de son intelligence qu'il ne l'a jamais reniée. Il n'aurait pu la renier sans faire violence à tout son être. Lorsque le Vicaire Savoyard s'apprête à révéler la sienne à son ami, il l'emmène à la pointe du jour « hors de la ville », sur une colline qui domine la vallée du Pô : « Dans l'éloignement, l'immense chaîne des Alpes couronnait le paysage; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines.... On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. » Il faut un tout autre texte aux entretiens de Rivarol, un tout autre cadre à sa profession de foi. 11 s'accoude à son balcon : au-dessous de lui se déploie le panorama de Paris, palais, églises, musées, usines, toits qui se succèdent à perte de vue; autour de lui s'élève la rumeur de la grande ruche en travail. Au lieu de la création divine il nous montre celle des hommes et nous dit : c'est à ceci que je crois. Honneur aux sciences, aux lettres, aux arts! Il est entré dans la vie littéraire en saluant Galilée, Virgile et Raphaël 1 . 1. Dans VÉpitre que lui adressait le marquis de Ximénès après le succès SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 93 Sa Lettre sur le Globe aérostatique, sur les têtes parlantes, etc. (1783), est bien significative. Elle n'est pas seulement d'un nouvelliste au courant de l'actualité, quoiqu'il en soit un et de la bonne école, et qui sait mêler à l'exposé d'une question technique tous les agréments du genre épislolaire. Après avoir énoncé le principe, la pesanteur différente de l'air, de la fumée et des gaz, il raconte l'heureuse chance qui a suggéré à Montgolfier sa tentative d'Annonay, le lan- cement de la seconde montgolfière à Versailles, l'expérience plus savante de Charles et de Robert au Champ de Mars, les querelles des physiciens, l'engouement de la popula- tion parisienne 1 ; puis il passe à la description des deux têtes de bronze que l'abbé Mical expose rue du Temple et qui prononcent avec netteté des phrases entières. Tout le récit est infiniment agréable : seuls , les causeurs du xvm e siècle savaient donner avec tant de grâce et de clarté des leçons de physique dignes à la fois du laboratoire et du salon. Mais reprenez, relisez la mince plaquette, texte et notes. Remarquez le dédain qu'il témoigne aux charlatans, aux prestidigitateurs ; il fait peu de cas de Montgolfier qui se contente d'amuser les badauds en enlevant des globes et qui laisse aux habiles le soin de développer son invention, d'en tirer quelque fruit pour la société. Il fait moins de cas encore de Vaucanson, de Kempelein, dont les automates ne sont que des curiosités ou des drôleries; il n'était point parmi les dupes de Mesmer 2 . Par contre, il est dévot aux vrais savants. Avec quel respect il parle ici de Charles, de du discours de V Universalité (Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière, I, p. 157-175), une note dit : « Le comte de Rivarol avait développé le système de Galilée, avant que de commencer la traduction du Dante ». C'est, j'imagine, quelque travail entrepris et abandonné entre 1777 et 1780. Sa Lettre sur le Poème des Jardins est un hommage à Virgile. L'hommage à Raphaël, Michel-Ange, etc., est dans le discours de l'Universalité et aussi dans sa traduction de Dante, passim. 1. Voir l' Appendice, § 10. . 2. Carnets. 94 RIVAROL. Robert, de l'électricien Quinquet! Grimm, qui n'a pas l'ha- bitude de louer les gens gratis, mais qui louerait n'im- porte qui pour un écu, insinue qu'il est à la solde d'une coterie '. Est-il à la solde d'Archimède, de Christophe Colomb, de Newton, dont il évoque et honore la mémoire? Est-il à la solde du pauvre abbé Mical? J'aime à me rap- peler qu'il s'est rencontré avec l'intègre et généreux Mallet Dupan pour rendre hommage à Mical 2 . Celui-ci avait mis trente ans à créer ce clavier qui devait être « l'imprimerie des sons », et réalisait, semble-t-il, par des procédés de mécanique le prodige obtenu de nos jours par l'électricité. Les jaloux organisaient autour de lui la conspiration du silence; ils s'évertuaient à détourner de lui l'attention du public en exposant sur les boulevards une poupée qui était pure supercherie. « Elle parle, dit ironiquement Rivarol, elle parle sans remuer les lèvres et sans le secours du plus petit ressort,... elle fait des questions très-captieuses et même de jolis madrigaux. On la suspend en l'air avec des rubans,... on la prend même entre les mains; et ce qui peut encore augmenter le merveilleux, c'est qu'en suspen- dant une pantoufle à la place de la poupée on n'entend pas moins les questions captieuses et les petits madrigaux. . . . Au reste, on vient d'observer qu'elle s'est enrhumée, puis- qu'elle a toussé plus d'une fois très-distinctement :{ . » A peu de temps de là, méconnu, rebuté malgré le plaidoyer de Rivarol et de Mallet Dupan, en proie à la plus affreuse misère, Mical brisait son chef-d'œuvre et mourait de déses- poir. Je sais gré à Rivarol de s'en être souvenu en 1797; l'édition qu'il publie alors chez Fauche du discours de V Universalité contient une note qui est l'épitaphe venge- resse de Mical. M. le baron de Grimm dira-t-il que le mort la lui a payée? 1. Correspondance de Grimm, octobre 1783. 2. Voir l'article de Mallet Dupan dans le Mercure du 24 juillet 1784; ce sont les idées de Rivarol et le style... de Mallet Dupan. 3. Lettre sur le Globe aérostatique..., notes. SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 95 Algèbre, géométrie, histoire naturelle, chimie *, astro- nomie, toutes les méthodes que l'homme s'est faites pour arriver à la connaissance des lois éternelles du cosmos, pour éclairer et embellir notre condition, le séduisent également. Quatorze ans plus tard, elles lui suggéraient encore des pages comme celle-ci dont je n'examine pas en ce moment la phosphorescente facture, dont je ne veux noter que l'accent presque lyrique : Au moyen des nombres, notre admiration pour l'univers, jadis confuse et mesquine, est devenue une admiration vaste et raisonnée; ce n'est plus d'un vague élan, mais par degrés comptés que l'homme remonte jusqu'à Dieu. Et non seulement les nombres n'ont pas diminué l'univers, mais ils n'ont ni appauvri ni attristé son image, comme on affecte de le dire. Quoique tout soit mesure, calcul et froide géométrie dans la nature, son auteur a pourtant su donner un air de poésie à l'univers. Que l'entendement ouvre son compas sur le côté géométrique du monde, l'imagination étendra toujours ses regards, et le talent ses espérances et ses conquêtes sur les formes séduisantes et sur le riant théâtre de la nature. Que le prisme, dis- posant pour nous de l'arc en ciel, dissèque les rayons du soleil, ou que le télescope l'atteigne enfin dans la profondeur de ses espaces, ce père du jour aura-t-il rien perdu de sa pompe et de sa puissance? Ne fournira-t-il pas toujours cette inépuisable .chaleur qui ranime et féconde la terre et tout ce qui l'habite, et les fleurs qui la décorent, et le poète qui la chante? Oui, sans doute; le génie voltigera toujours sur cette brillante et riche draperie^ dont les plis ondoyants nous cachent tant de leviers et tant de ressorts; et s'il découvre, dans les entrailles du globe ou dans l'application du calcul à ses lois, sa vaste charpente, les monuments de son antiquité et les promesses de sa durée, il ne voit au dehors que sa grâce et sa vie et sa fertile verdure et tous les gages de son immortelle jeunesse. Que l'air décomposé cesse d'être un élément pour le chimiste; que ses parties entassées s'élèvent suivant leur pesanteur spécifique; qu'il soit reconnu pour matière des vents et du son : mais qu'il s'élève toujours en voûte bleue sur nos têtes; que les astres de la nuit rayonnent toujours dans son voile azuré, et qu'il soit tour à tour et à jamais l'harmonieux ministre de la musique et des tempêtes, soit qu'il porte un doux frémissement 1. Il était en particulier reconnaissant à la chimie d'avoir découvert le moyen de faire du papier blanc avec de vieux bouquins : « Grand bien- faiteur du monde que le chimiste qui a trouvé le secret d'envoyer les livres à la lessive et de blanchir ainsi un auteur ! Car l'esprit a ses ordures tout comme le corps, etc. Bénissons-le à jamais » (Carnets). • yb RIVAROL. et de tendres émotions dans nos âmes, ou que son aile vigoureuse balaye avec fracas la surface de la terre et des mers!.. Eh! pourquoi prononcer entre le goût et la science, entre le jugement et l'imagina- tion un divorce que ne connaît pas la nature? N'a-t-elle pas marié le calcul et le mécanisme à la fraîcheur et au coloris des surfaces, et ne cache-t-elle pas le squelette humain sous la mollesse élastique des chairs et sous le duvet et l'éclat du teint? Sa voix, juste et sonore, nous appelle également aux hautes sciences et aux beaux-arts : peut-on la peindre sans l'étudier, l'étudier et la peindre sans l'imiter? Apprenons d'elle qu'instruire et plaire sont inséparables; reconnais- sons enfin que le savant qui ne veut que la sonder, et le poète qui n'aime qu'à la chanter, qu'en un mot le talent et l'esprit ne sont que deux députés de l'espèce humaine, chargés chacun à part de missions différentes; et qu'on ne saurait trop confronter et réunir leur double correspondance pour s'assurer plus tôt de la véritable intention de la nature, et pour hâter les jouissances et le perfectionnement du genre humain *. A peine est-il besoin de dire à quel point il chérît les beaux livres. « Belle définition des livres, admirable ins- cription de la Bibliothèque égyptienne : Trésor des remèdes de l'âme 2 . » — « L'imprimerie, en multipliant les livres à l'infini, a mis l'art en état de dire à la nature : Ta fécon- dité ne m'effraie plus; j'égalerai le nombre des livres au nombre des hommes, mes éditions à tes générations; et mes bibliothèques, semées sur toute la surface de la terre, triompheront du temps 3 . » La fin de sa Lettre sur le Globe aérostatique contient déjà en germe son discours de l'Uni- versalité de la Langue française, qui est une sorte de Temple du Goût : les grands écrivains y ont tous leur buste. Mais il y parle de la musique *, de la peinture, 1. Discours Préliminaire, p. 65-67. — J'ai souvent songé à l'ivresse que lui eussent causée les conquêtes scientifiques du xix e siècle.... 2. Carnets. 3. Id. 4. Il ne faisait pas enseigner la musique à son fils : «Je me suis aperçu que le chant ne faisait que des hommes frivoles et des histrions » (Lettre du 12 mai 1797 à son père). Il a pourtant parlé d'une façon bien intelli- gente, dans le discours de l'Universalité, de la musique « qui doit bercer l'âme dans le vague et ne lui présenter que des motifs. Malheur à celle dont on dira qu'elle a tout défini! » Peut-être se défiait-il d'elle comme les grands. écrivains du xvn e siècle se défiaient de la nature : il avait peur SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 97 en homme qui en sait, qui en goûte le charme; il est grand lecteur de Winckelmann ! ; et les arts utiles ne l'in- téressent guère moins. Après avoir dit ce que fut la litté- rature française sous le règne de Louis XIV, il accorde un souvenir aux « productions de l'industrie », aux « meubles », aux « étoffes », aux « pompons » et aux « modes » qui « accompagnaient nos meilleurs livres chez l'étranger » V De Berlin, où ses yeux ne se conso- laient pas de la pauvreté du décor sur lequel ils erraient, il écrivait au marquis Détilly : « La porcelaine qu'on fabrique à Berlin ne peut être comparée ni à celle de Sèvres, ni à celle du duc d'Angoulême; la noblesse élé- gante des formes antiques est encore au berceau; on en est à mille lieues de distance pour le brillant du coloris.... L'architecture est en général ici lourde; en voulant cal- quer les palais italiens, on a imité sans goût des originaux qui ont décelé le larcin des copistes. Le ciseau aérien des artistes romains y est invisible. » Je ne m'inquiète pas trop de savoir s'il avait une égale compétence en tant de questions si diverses, quoique je n'en voie à vrai dire aucune dont il n'ait dignement parlé. L'essentiel est de bien voir comme l'ont tour à tour attiré, enchanté, toutes les conquêtes qui font la grandeur et la gloire de la vie moderne, avec quel orgueil il évalue l'hé- ritage sans cesse grossi de l'humanité. En adressant son discours de l'Universalité à une académie, songeait-il à un autre discours académique couronné trente ans plus tôt à Dijon? Il nous y fait du moins songer : le sien en est la contre-partie, malgré une allusion respectueuse à l'élo- quence du « philosophe de Genève » 3 . Il n'y emploie pas son esprit, selon le mot de Voltaire à Rousseau, à nous des rêveries sans contour où la pensée se noie et n'a plus conscience d'elle-même. 1. Ses Carnets en font foi. 2. De l'Universalité, p. 26. 3. là., p. 43. 7 y» RIVAROL. rendre bêtes; il ne nous donne pas envie de marcher à quatre pattes; il ne trace point l'attendrissant portrait de la vertu abritée sous une hutte, vêtue de son innocence, abreuvée d'eau claire, nourrie des fruits de l'arbousier : nulle apostrophe fraternelle aux troglodytes et aux Topinambous. Il « hâte sa marche » * jusqu'à ce qu'il arrive au xvi e siècle. Alors, un premier cri d'admiration lui échappe : A cette époque, la renaissance des lettres, la découverte de l'Amé- rique et du passage aux Indes, l'invention de la poudre et de l'impri- merie ont donné une autre face aux empires. Ceux qui brillaient se sont tout à coup obscurcis : et d'autres, sortant de l'obscurité, sont venus figurer à leur tour sur la scène du monde. Si du nord au midi un nouveau schisme a déchiré l'Église, un commerce immense a jeté ' de nouveaux liens parmi les hommes. C'est avec les sujets de l'Afrique que nous cultivons l'Amérique, et c'est avec les richesses de l'Amérique que nous traiiquons en Asie. L'univers n'offrit jamais un tel spectacle ! 2 L'hymne qui commence ici grandit de chapitre en cha- pitre, s'épanouit aux dernières pages en un finale d'une magnifique ampleur. A mesure qu'il suit du regard l'huma- nité dans sa marche en avant, il s'enivre de sa vision. Peu d'hommes ont plus profondément senti la beauté du passé. Le sentiment du passé n'est pas pour lui mélancolique nos- talgie, rêverie sur des tombes et sur des ruines ; il y puise une fierté d'être, une affirmation des grandes destinées et des pouvoirs du génie humain, en même temps qu'une leçon de prudence. Nous voilà loin de Jean-Jacques. Sommes- nous moins loin des autres « philosophes », sauf de Voltaire, j'entends le Voltaire du Siècle de Louis XIV à qui l'auteur du discours de V Universalité doit beaucoup? Sommes-nous moins loin, par exemple, de d'Alembert et des Encyclopé- distes? Ceux-là glorifiaient comme lui les conquêtes du génie. Comme lui? Il s'en faut bien. En réalité, il est au pôle opposé, et le moment vient vite où leurs disciples vont s'en apercevoir. 1. De l'Universalité, p. 2. 2. Id., p. 3. SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 93 Ces conquêtes, disaient-ils, sont l'œuvre de l'homme; et donc l'homme est grand, n'a pas besoin de lisière; le sou- verain, c'est lui; à bas les religions et les gouvernements qui l'entravent! Que ne ferait-il pas s'il était libre? — Ces conquêtes, répond-il, sont l'œuvre de l'homme social, de l'homme agrégé à un « corps politique » qui a un passé, où les efforts s'unissent et s'additionnent, où les généra- tions se continuent, où le dépôt des richesses acquises se transmet de siècle en siècle. Ce que ferait l'homme hors de là? une hutte de sauvage, qui, apparemment, ne vaut pas le Louvre. Soyez logiques; Rousseau du moins l'a été; dites que les sciences et les arts sont haïssables; ou, si vous reconnaissez l'importance de leurs bienfaits, n'at- taquez pas la société qui leur a seule permis de naître et de prospérer; ne faites point honneur à la nature des avan- tages et des vertus que nous devons à la société. Vous allez répétant que l'homme est bon et que les hommes sont mauvais; retournez la formule : En voyant l'homme nu, réduit à ses seuls organes, supposons qu'une voix se fût élevée et eût dit : « Donnons à cet être une vitesse double de la sienne; qu'il parcoure la terre sans se lasser; qu'il fran- chisse l'Océan et fasse le tour du monde; qu'il emporte sa maison avec lui par mer et par terre; que les murs transparents et solides de cette maison flottante ou roulante ne laissent passer que la lumière et le défendent de la pluie et des vents; qu'il ait l'étoile polaire à sa disposition, le temps dans sa poche et la foudre dans ses mains; ou qu'enfin immobile et paisible dans sa demeure, il fasse partir ses volontés et entendre sa pensée d'un bout de la terre à l'autre ». Le monde entier se fût écrié : « Vous voulez donc en faire un Dieu » ! Et c'est cependant là ce qui est arrivé : l'homme monté sur un vaisseau, porté dans sa voiture, muni d'une boussole, d'une plume et d'une arme à feu, a réalisé le prodige ; et ce grand pas ne sera point le der- nier : car dans la carrière des arts, où finit l'homme qui précède, commence l'homme qui suit. Voilà en peu de mots l'abrégé des mer- veilles qui résultent de la réunion politique des hommes *. 1. Discours Préliminaire, p. 228. Passage mis en vers par Chênedollé, au 4 e chant de son Génie de l'Homme : En voyant l'homme nu, réduit à sa faiblesse, Qu'une voix nous eût dit : accroissons sa vitesse, etc. 100 RIVAROL. Rivarol s'impatiente et s'irrite quand il entend prêcher le retour à l'état de nature qui est l'état de barbarie; il rougit « de perdre le temps et la parole à défendre des vérités si triviales »; la « honte » en est à ceux qui l'y réduisent l . Le berceau de l'humanité a été arrosé de larmes et de sang : « En découvrant l'Amérique, nous avons assisté à l'âge d'or; l'homme de la nature a été pris sur le fait. Ces grands mots ne peuvent plus nous faire illusion 2 . » Pour vivre en société, pour jouir des arts et des métiers, nous ne sommes pas devenus des créatures artificielles : « C'est folie de dire que nos mains n'étaient pas faites pour exécuter ce que notre esprit inventait^ ce qu'exigeait l'ingénieuse et impérieuse nécessité » 3 ; nous n'avons fait qu'obéir aux exigences de nos besoins, et la société nous a faits vraiment hommes. « C'est là que l'es- pèce humaine se développe dans tout son éclat; qu'elle fleurit et fructifie infatigablement; que les actions natu- relles deviennent morales; que l'homme est sacré pour l'homme; que sa naissance est constatée, sa vie assurée et sa mort honorée ; c'est là qu'il s'éternise, qu'il recommence» je ne dis pas dans un enfant que le hasard lui aura donné, mais dans l'héritier de son nom, de son rang, de sa for- tune et de ses honneurs, enfin dans un autre lui-même : là ses dernières volontés sont recueillies; elles deviennent lois : un homme mort est encore puissance, et sa voix est entendue et respectée. C'est là que chacun a le fruit du travail de tous.... C'est enfin là que les peuples sont autant de géants qui comptent leurs années par les générations, qui aplanissent les monts, qui marchent sur les mers, embrassent, fécondent et maîtrisent le globe qu'ils habi- tent*. » Telle est l'espèce humaine aujourd'hui : « La 1. Discours Préliminaire, p. 225-226. 2. Id., p. 229. 3. Carnets. 4. Discours Préliminaire, p. 227-228. Voir aussi p. 112 à 118; 155 à 157, etc. SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 401 simplicité de son origine se perd dans la majesté de son histoire ; la nudité de ses éléments dans la magnificence de ses ouvrages ! ». Concluons donc : « L'arbre ne diffère pas autant de la graine et l'animal du fœtus, que l'homme social de l'homme primitif 2 ». Mais n'allons pas prêter à tous les dons de quelques-uns. Aujourd'hui encore l'élite ne diffère pas moins de la foule que l'homme social de l'homme primitif. Nous naissons inégaux en force, en intelligence; n'est-il pas vrai, mon frère Claude-François? La société ne peut refaire la vie; pourquoi Chamfort et les autres lui reprochent-ils constamment des crimes qui ne sont pas les siens, et qu'elle travaille de toutes ses forces à rendre moins odieux? Les lois sont égales pour tous ou du moins tendent chaque jour à le devenir. « Mais il y a une chose dont on ne pourra jamais décréter l'égalité : ce sont les conditions, les rangs et les fortunes 3 . » Et il faut nous en féliciter, « il faut se réjouir quand on voit des hommes très-bornés dans des conditions très-basses, comme il fau- drait s'affliger, si la loi portait des brutes dans les grands emplois » \ La même instruction fût-elle donnée à tous, ce qui n'est déjà pas trop commode, il resterait encore l'élite, augmentée de quelques recrues, et la foule. Celle- ci, d'ailleurs, aussi digne d'intérêt, quoique moins sédui- sante que celle-là. Les bras de l'ouvrier et du paysan sont nécessaires au grand-œuvre social comme le cerveau des penseurs. A chacun sa tâche. Quant à savoir si le labeur de l'écrivain,, du savant, de l'homme d'État, est moindre que celui du manœuvre, rien de plus malaisé. Le bonheur est rare à tous les étages de l'édifice, plus rare peut-être au salon que dans l'échope 5 . 1. Discours Préliminaire, p. 111. 2. Ici., p. 112. 3. Ici., p. 197. 4. Ici. 5. M., p. 181. 102 RIVAROL. Source de beauté, puisqu'elle enfante les merveilles de la science et de l'art, la société est beauté elle-même puis- qu'elle est harmonie , et bonté puisqu'elle remédie aux cruautés de la nature : tout ce qui contribue à la maintenir en équilibre est respectable. « Le goût de l'étude conduit à l'amour du repos, l'un et l'autre à l'amour de l'ordre, et l'amour de l'ordre nous fait respecter les puissances '. » Formule excellente comme toutes celles où il s'est défini ; il est là tout entier, à condition que le sens des mots ne soit pas rétréci. 11 y a de bonnes raisons pour que nous n'assimilions pas son « amour de l'ordre » à un calcul et à une poltronnerie de rentier, son respect des « puis- sances » à l'obséquieuse flatterie d'un habitué de l'Œil de bœuf. Les « puissances », ce sont les grands hommes qui éclairent et dirigent les autres ; c'est le gouvernement, c'est la morale, c'est la religion ; c'est l'art et c'est la science ; c'est par-dessus tout le langage qui est le lien de la communauté humaine, le lien, disait le bon Ésope, de la vie civile. Yoilà bien pourquoi l'étude des langues l'a passionné. Il y cherche l'âme même des différentes races. Il sait que l'his- toire d'un peuple est inséparable de celle de sa langue, et que la perfection de l'une correspond à la maturité de l'autre. Il sait quel est le pouvoir du Verbe, et qu'il suffît à des doctrinaires de fausser le sens des mots pour fausser les esprits. Dans ses écrits philologiques il y a plus de sociologie que de philologie proprement dite. En entrepre- nant un Dictionnaire qui serait « mesure de vérité » 2 , il avait encore en vue l'intérêt de la société. J'ajoute : de la société française. Le xvm e siècle, jusqu'en 1789, parle beaucoup de l'humanité et très peu de la patrie. Après la publication de son discours de V Universalité, on disait à Versailles : « Gomme il est bien français! comme i. Discours Préliminaire, p. 218, note. 2. Prospectus du Nouveau Dictionnaire, p. XV. SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 103 il nous fait valoir M » En effet : son discours est un autre Panégyrique d'Athènes. Il y caractérise fortement, et sans marchander la louange, chacune des nations voisines ; mais les statues de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie, de l'An- gleterre, sculptées en beau marbre polychrome, ne servent en somme qu'à orner les quatre angles du monument dressé à la gloire de la France, de cette France dont « tout le monde a besoin » 2 . Qu'il cherche dans le génie de ses écrivains, dans le caractère de ses habitants, dans sa posi- tion géographique ou dans la grandeur de ses annales les causes de l'universalité de sa langue « sociale » entre toutes, le même élan d'orgueil national l'emporte. Il disait au début : « Le temps semble venu de dire le monde fran- çais, comme autrefois le monde romain » 3 . A mesure qu'il développe sa thèse, qu'il montre la France donnant « un théâtre, des habits, des goûts, des manières, une langue, un nouvel art de vivre et des jouissances inconnues aux Etats qui l'entourent », il ne se contente plus de comparer sa grandeur à celle des Romains qui « s'engraissèrent de sang et détruisirent jusqu'à ce qu'ils fussent détruits » *. Elle est la reine des nations civilisées. Elle est sa chère et belle France. Il la veut plus belle encore. Le xvm e siècle parle beaucoup de progrès, et secoue résolument le joug de la tradition s . Rivarol a le culte de la tradition : est-ce donc qu'il soit ennemi du progrès? Ou bien serait-ce qu'il s'en fait une idée juste et vraiment phi- losophique? Il eût applaudi à la déclaration de Renan ; « Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé 6 ». Tradition 1. Lettre à l'abbé Roman. 2. De l'Universalité, p. 15. 3. Id., p. 1. 4. Ici., p. 27. 5. Voir Y Ancien régime de M. Taine, et la préface du Dix-huitième Siècle de M. E. Faguet. 6. Préface des Souvenirs d'enfance et de jeunesse. 104 R1VAROL. n'est pas routine. S'il n'est point de ceux qui croient à la perfectibilité indéfinie, il n'est pas davantage de ceux qui nient le progrès : « M. Dutens, auteur d'un livre où il dit que les modernes ont tout tiré des anciens; lui demander pourquoi il n'a pas donné un fusil à Apollon. Au reste, comme il y aura de nouvelles découvertes, et par consé- quent de nouveaux Dutens qui ne manqueront pas de les attribuer aux anciens, je voudrais que celui-ci prévînt ses confrères et trouvât tout d'un coup dans les anciens toutes les découvertes qui sont à faire in sœcula sœculorum. Amen l . » Si le siècle de Louis XIV lui apparaît dans une sorte de rayonnement, les dernières pages du discours de V Universalité rendentjustice aux grandes vérités qui depuis se sont fait jour. S'il ne déclame ni sur les crimes des rois et des papes, ni sur les solécismes de Corneille et l'immo- ralité de La Fontaine, il est bien loin de trouver tout par- fait soit dans le passé, soit dans le présent, et de dire : restons-en là. Son idée est qu'il y a un acquis considé- rable : les modernes sont riches de tous les trésors lente- ment accumulés par leurs devanciers; qu'ils y ajoutent, ils le peuvent et le doivent. Mais qu'ils commencent par veiller sur le dépôt commis à leur garde; qu'ils ne prétendent pas renouveler en un jour la face du monde; qu'ils appellent le temps à leur aide 2 , et marchent vers l'avenir en bel ordre en écoutant la leçon du passé. Le progrès n'est pas le désaveu d'hier, la rupture brusque avec ce qui est : le progrès est continuité. « L'évolution sociale » 3 , pour être féconde, doit être lente. Tel est dans son ensemble le credo de Rivarol,déjà facile à lire entre les lignes de ses premiers ouvrages, plus net- tement formulé dans le dernier, dans ce Discours Prélimi- 1. Carnets. Ce Dutens avait publié deux volumes intitulés : Origine des découvertes attribuées aux modernes, Paris, veuve Duchesne, 1776. 2. Voir son article sur le Discours sur le droit romain de M. Lambert; et passim le Discours Préliminaire, le Journal Politique National, etc. 3. Voir sa conversation avec Chênedollé, Chateaubriand et son groupe, II. SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON ŒUVRE. 105 naire qui pourrait s'intituler : Génie de la Civilisation, ou encore Défense et Illustration de la Vie Sociale '. Son credo est celui d'un artiste et d'un aristocrate, mais aussi celui d'un très sage esprit qui déteste les utopies, se refuse au sentimentalisme, et a le sens des réalités historiques. Il est l'anti-Rousseau 2 , et là est l'unité de son œuvre en apparence éparse et fragmentaire. Gomme il a vécu au sein d'une littérature qui était la négation même de tout pro- grès, et d'une Révolution qui est le mépris hautement proclamé de toute tradition, on peut s'attendre, en ouvrant ses écrits, à assister à une assez belle lutte. 1. La comparaison avec Y Hermès pourrait être çà et là curieuse. Il y aurait de multiples rapprochements à souligner, surtout dans l'esquisse de ce 3 e chant dont Chénier voulait faire une histoire en raccourci de la civilisation; sur le langage, sur l'écriture, sur les religions, leurs idées se ressemblent. Mais le poète allait aune tout autre conclusion que Rivarol. 2. Ses contemporains en ont eu conscience. Voir ce que dit Cubières, dans sa Vie d'Antoine Rivarol, du Journal Politique National, ce que dit Chêne- dollé, dans la préface de Y Esprit de Rivarol, de la Théorie du corps politique. CHAPITRE III SES IDÉES LITTÉRAIRES Peut-être y a-t-il, de 1780 à 4800, quelque chose de plus original que de dénigrer les classiques; c'est de les aimer avec intelligence, c'est de les admirer sans les croire seuls admirables, c'est d'avoir assez profité de leurs leçons pour ne pas copier leurs œuvres. Entre Mercier qui les injurie • et des centaines d'impuissants qui les imitent, il restait une belle place à prendre. Il me semble bien voir que quelqu'un l'a prise. Rivarol n'est pas un professeur de Beau. Il n'a laissé ni une Rhétorique, ni une Poétique, ni un Cours de Littéra- ture. Il est un puriste de grand goût; à nous de réunir les feuilles où il a au jour le jour épanché ses admirations et ses mépris; à nous d'y chercher quels sont pour lui les Vivants morts et les Morts vivants 2 . De là se dégage un idéal qui dépasse singulièrement celui de sa génération. 4. Mercier avait des émules. Voir, dans le Petit Almanach de nos grands hommes, les articles Chaudon et Luneau de Boisjermain. 2. Un Allemand qui l'a connu à Berlin et dont j'ai déjà rappelé la monu- mentale lettre (Sulpice de laPlatière, Vie... de Rivarol. I, p. 91 à 108) donne cette formule pour le titre d'un livre que Rivarol projetait en 1801. Le susdit Allemand a dû prendre à contresens quelque mot de lui. Des morts qui vivront à jamais et des vivants qui n'existent guère, voilà bien pour Rivarol toute la littérature. La formule résume toute son œuvre de cri- tique. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 107 S'il a peu parlé de la Grèce, quelques mots de lui sur Homère, Sophocle, Platon, Démosthène, Plutarque, suffi- sent à prouver qu'il les a lus, qu'il les vénère, qu'il est très épris « des belles formes grecques » '. « Il y a, dit-il, sur les fables des Grecs je ne sais quelle vapeur magique qui se dissipe quand on arrive aux Mille et une Nuits des autres peuples. Il y a plus, ils sont nos aînés en poésie et même en philosophie, et nous leur confirmons nous-mêmes chaque jour ce double privilège. L'amour sera toujours le fils de Vénus, Gérés toujours le pain, Bacchus toujours le vin. L'amitié et la fraternité rappelleront toujours Castor et Pollux, Oreste et Pylade. Le doute sera toujours le scep- ticisme, les atomes toujours l'épicuréisme. Avec leur mythologie ils ont baptisé toutes les passions; avec leur philosophie, tous les systèmes 2 . » Petite, toute petite prière sur l'Acropole, mais qui n'est pas sans ferveur. Quoiqu'il préfère aux fictions du Latium « la poétique cendre d'Ilion » 3 , il est cependant bon latiniste, et a quel- ques amis bien chers à Rome : Horace, Pétrone, Cicéron, Tacite, surtout Virgile. Gherche-t-il une épigraphe appro- priée à chaque numéro de son Journal Politique Nationale Les vers de Y Enéide viennent d'eux-mêmes s'offrir à sa mémoire avec le plus saisissant à-propos. Il a beau vivre loin de la nature, il sent la beauté simple et vraie des Géorgiques, la « logique lumineuse » de Virgile *. Exilé, il lui revient : il s'entretient de lui avec le marquis de la Tresne 5 : il le relit de très près et la plume à la main, 1. Article sur Ducis. Voir aussi la Lettre sur le Poème d,es Jardins. 2. Article sur Florian. Il n'était pas d'ailleurs grand helléniste, et quand il cite Démétrius de Phalère ou Denys d'Halicarnasse dans le discours de V Universalité, je me doute bien qu'il cite de seconde ou de troisième main. 3. Id. 4. Lettre sur le Poème des Jardins. 5. Chateaubriand et son groupe, II. 108 • RIVAROL. notant des observations : « C'est dans la description de la mort de Didon qu'une grande actrice doit chercher les atti- tudes, les combats, les convulsions de l'agonie, et ses ter- reurs, et son horreur, et ses derniers soupirs » *. Il s'ap- plique à traduire, soit en prose, soit en vers, quelques-uns des morceaux qui l'enchantent, le commencement du pre- mier chant de Y Enéide, le Nox erat... du quatrième, le portrait de Pallas : Pallas, étincelant et de pourpre et d'acier, Dresse son étendard et marche le premier. Son visage, qu'Évandre a baigné de ses larmes, Des fleurs de la jeunesse étalait tous les charmes. Le vent, de son panache agitait les couleurs. Tel l'astre que Vénus comble de ses faveurs Sort humide et brillant du vaste sein de l'onde, Et de ses feux sacrés perce la nuit profonde. Il publie en 1797, dans le Spectateur du Nord, ces essais qu'il oppose malicieusement à ceux de Voltaire et de Beauzée 2 ; la comparaison ne lui est pas défavorable. Il le dit un peu trop haut dans les notes? Mais il dit aussi, dès le début de l'article, qu'on ne trouvera point chez lui « l'harmonie de Virgile qui ne peut se trouver que dans les beaux vers de Racine »; il répète ce qu'il disait déjà dans son Dante : « Virgile et Racine ayant donné, je ne dis pas aux langues française et romaine, mais au langage humain, les plus belles formes connues, il faudrait se jeter dans tous les moules qu'ils présentent, et les serrer de très-près en les traduisant, vestigia semper adoram » 3 ; et je n'ai plus 1. Carnets. Il avait un moment songé à donner une traduction de YÈnéide en prose (Dampmartin, Notice citée). 2. Ces essais lui ont coûté quelque peine; j'en trouve trois rédactions différentes, à plusieurs jours d'intervalle, dans ses Carnets. Après avoir cité un passage de la médiocre traduction de Beauzée : « Il faut observer, dit-il, que le bonhomme Beauzée n'était pas né plaisant, et qu'il n'a pas prétendu se moquer de Virgile en le traduisant ainsi ». Il disait de Beauzée grammairien : « C'est un bien honnête homme qui a passé sa vie entre le supin et le gérondif » (Esprit de Rivarol). Le Magasin encyclopédique (1797, t. II) fait grand éloge de ces vers de Rivarol, traduits de Virgile. 3. V En fer, chant XX, note 14. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 109 le courage d'accuser de fatuité celui qui parle si pieuse- ment des vieux maîtres. Il a pratiqué toute sa vie ceux du xvn e siècle. L'éloge qu'il a fait d'eux dans le discours de V Universalité semble entaché çà et là de banalité académique : il s'est mieux expliqué en mainte occasion, toujours prêt à célébrer la perfection de leur art, la durable et si humaine vérité de leurs analyses. Leurs livres qui « composent la bibliothèque du genre humain », sont dans la sienne à la place d'hon- neur; j'y vois ceux de Corneille, de Fénelon, de Mme de la Fayette, de Boileau, de Molière. D'autres ne quittent pas sa table ou son chevet, quoiqu'il en sache par cœur bien des pages : voici les Fables de La Fontaine qu'il consulte sans cesse en travaillant à son Dictionnaire i ; voici un exem- plaire de Mme de Sévigné surchargé dénotes marginales 2 ; voici le Théâtre de Racine dont il lit ou récite et commente de temps à autre une scène au milieu d'un petit cercle d'au- diteurs attentifs et charmés 3 ; voici La Bruyère qui a tant contribué à former son style; voici les Provinciales et les Pensées. Ah! son Pascal., comme il l'aime! Dans les der- nières années de sa vie il a des minutes de décourage- ment et de tristesse où il soupire : « A la fin, tout s'use, tout devient lieu commun en littérature 4 » ; même à ces minutes- là, ou surtout à ces minutes-là, il rouvre les Pensées. Lors- qu'il traduisait Dante, il pensait à l'effet qu'aurait pu faire sur Pascal la lecture de la Divine Comédie et semblait lui dédier mentalement son travail 3 . Il le cite dans son Journal Politique National; il l'invoque et le réfute tour à tour dans son Discours Préliminaire : il l'associe pour ainsi dire à toutes les heures sérieuses de son existence. S'il est vrai 1. Carnets. 2. H. delà Porte l'a eu sous les yeux {Notice sur Rivarol, p. 12 et 13, note). Il y a maintes citations de Mme de Sévigné dans ses Carnets. 3. Sulpice de la Platière, Vie... de Rivarol, I, p. 10, 74 et 75. 4. Carnets. 5. Préface de la traduction de Y Enfer, p. xxiv, note. 140 RIVAROL. que l'œuvre de Pascal soit la plus sublime que depuis l'Evangile l'humanité ait vue naître, s'il est vrai qu'elle soit l'œuvre d'art la plus affranchie de toute convention, la plus en dehors de toute formule, il ne m'est pas indiffé- rent de savoir qu'il s'en est nourri, qu'il ne s'en est point rassasié, qu'il y revenait à tout instant. Une âme dans laquelle habite Pascal ne saurait être étroite et mesquine. Je remarque alors certains mots de ses Carnets sur Racine et Molière, « les deux talents du plus grand goût qui aient brillé sous le règne de Louis XIV » ; je remarque ce para- graphe du discours de /' Universalité : « On peut ranger nos grands écrivains en deux classes : les premiers, tels que Racine et Boileau, doivent tout à un grand goût et à un travail obstiné; ils parlent un langage parfait dans ses formes, sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les environne.... Les seconds, nés avec plus d'originalité, tels que Molière et La Fontaine, revêtent leurs idées de toutes les formes populaires; mais avec tant de sel, de goût et de vivacité, qu'ils sont à la fois les modèles et les répertoires de leur langue. » Je me souviens qu'il a dit de Boileau : « \SArt poétique, qui fait plaisir à pro- portion de ce qu'on est digne de le lire, ne rend pas poète * »; et j'ai déjà l'impression que son culte du classi- cisme est autre chose que le culte des formes consacrées, du style pompeux et de l'ordonnance symétrique. J'en suis plus certain après avoir vu quels sont pour lui les grands talents du xvni e siècle. Il ne dit point du tout que les lettres françaises soient mortes avec Louis XIV; mais ce n'est pas dans les épopées, les tragédies, les odes ou les églogues du xviif siècle qu'il trouve des talents dignes d'être comparés à ceux du grand siècle. Il sent que la vie n'est pas là, et il va d'instinct aux œuvres vivantes. 1. Article sur les Nouveaux synonymes français. Il ne se gênait pas au reste pour sourire de ce « fameux passage du Rhin qui ne coûta de la peine qu'à Boileau » (Esprit de Rivarol). SES IDÉES LITTÉRAIRES. 111 Son jugement sur Montesquieu n'a jamais varié. De même qu'il l'avait loué dans son discours de 1784 et dans les notes de son Dante, qu'il l'avait commenté dans son Journal, il disait en 1795 à Chênedollé : « J'avoue que je ne fais plus cas que de celui-là, et de Pascal toutefois! depuis que j'écris sur la politique.... Il n'a ni tout vu, ni tout saisi, et cela était impossible de son temps. Il n'avait point passé au travers d'une immense révolution qui a ouvert les entrailles de la société, et qui a tout éclairé, parce qu'elle a tout mis à nu. Il n'avait pas pour lui les résultats de cette vaste et terrible expérience qui a tout vérifié et tout résumé : mais ce qu'il a vu, il l'a supérieurement vu, et vu sous un angle immense. Il a admirablement saisi les grandes phases de l'évolution sociale. Son regard d'aigle pénètre à fond les objets et les traverse en y jetant la lumière. Son génie, qui touche à tout en même temps, res- semble à l'éclair qui se montre à la fois aux quatre points de l'horizon. Voilà mon homme!.. Je n'ouvre jamais Y 'Es- prit des Lois que je n'y puise ou de nouvelles idées ou de hautes leçons de style \ » Il est un peu revenu de l'enthousiasme que lui avait ins- piré Buffon. Il avait dit d'abord : « Pour écrire l'histoire grande et calme de la nature, Buffon emprunta ses cou- leurs et sa majesté; pour en fixer les époques, il se trans- porta dans des temps qui n'ont point existé pour l'homme, et là son imagination rassembla plus de siècles que l'his- toire n'en a depuis gravé dans ses annales : de sorte que ce qu'on appelait le commencement du monde, et qui tou- chait pour nous aux ténèbres d'une éternité antérieure, se trouve placé par lui entre deux suites d'événements comme entre deux foyers de lumière. Désormais l'histoire du globe précédera celle de ses habitants 2 . » A quelques années de 1. Chateaubriand et son groupe, II. 2. De l'Universalité, p. 42. Garât, dans sa critique du Discours de Rivarol, lui reproche d'avoir ici copié une phrase de Cerutti : « Après H2 R1VAR0L. là il ne se faisait pas faule de plaisanter Buffon devenu « le père en littérature » de Mme de Genlis, et commençait à élever des doutes sur la valeur de ses systèmes *. Il lui lance plus d'un trait dans le Discours Préliminaire; il y affirme que « les nouvelles observations » ont déjà fait échec à sa gloire de savant, que sa doctrine de Y Homo duplex est sans portée 2 , et il le regarde comme « un poète manqué » plutôt que comme un philosophe 3 . Mais il compte encore chez lui plus d'un morceau sans reproche, notamment le début des Epoques de la Nature : « Il y règne de la pompe sans emphase, de la richesse sans diffu- sion, et une magnificence d'expression, haute et calme, qui ressemble à la tranquille élévation des cieux. Buffon ne s'est jamais montré plus artiste en fait de style. C'est la manière de Bossuet appliquée à l'histoire naturelle *. » Les idées de Rousseau heurtent si violemment les siennes qu'il serait presque excusable de confondre dans la même antipathie le penseur et l'écrivain. Non, il ne fait pas de ces confusions-là. Il le proclame « grand artiste » : « Il y a des pages dans la Nouvelle Héloïse qui ont été touchées d'un rayon du soleil. Toutes les fois qu'il n'écrit pas sous l'influence despotique d'un paradoxe, et qu'il raconte ses sensations ou peint ses propres passions, il est aussi éloquent que vrai. Voilà ce qui donne tant de charme à quelques tableaux de ses Confessions, et surtout à ce préam- bule qui sert d'introduction à la Profession du Vicaire nous avoir appris à lire dans le centre du globe, il a voulu nous apprendre, écrivait Cerutti, à lire dans la nuit des temps. 11 a pénétré dans les siè- cles antérieurs à tout ce qui existe; il a parcouru tout ce vaste espace inhabité jusqu'ici par la pensée même; ainsi les époques de la nature ont servi, si ce n'est à expliquer le monde, du moins à l'agrandir. L'imagina- tion se plaît à errer dans les déserts de l'infini. » La phrase de Cerutti est belle. Mais celle de Rivarol a une autre précision et reste bien à lui. 1. Songe aVAthalie. On sait qu'il appelait le fils de Buffon « un des plus pauvres chapitres de Y Histoire naturelle de son père » {Lettre à l'abbé Roman). 2. Discours Préliminaire, p. 9, 12, 21, 22, 58, 59, 120, 138, 161, 162. 3. Carnets. 4. Chateaubriand et son groupe, II. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 113 Savoyard, et où sous le voile d'un jeune homme qu'il met en scène avec le Vicaire il raconte sa propre histoire. C'est avec quelques Lettres Provinciales et le chapitre sur Y Homme, de Pascal, ce que nous avons de mieux écrit dans notre langue. C'est fait à point *. » Je n'ai pas nommé tous ceux qu'il admire. Il avait un Montaigne dans sa berline d'émigrant 2 . Malgré toutes les réserves qu'il fait sur la langue de la Pléiade, il sait que « Ronsard était poète 3 ». Il a voyagé dans les littératures étrangères, goûte vivement l'Arioste, le Tasse, Pétrarque, et aussi Milton, et plus encore Machiavel *. Le Robinson lui semble « un livre admirable » qui « peint l'homme sorti de la société et aux prises avec la nature et la nécessité 8 ». Il n'est point de ceux que Shakespeare « rend complète- ment heureux et qui demandent toujours qu'on les enferme avec ce grand homme » ; il avoue que « le fond de ses pièces est un délire perpétuel » ; mais il a soin d'ajouter : « C'est quelquefois le délire du génie ». Veut-on avoir une idée juste de Shakespeare? Qu'on prenne le Cinna de Corneille, qu'on mêle parmi les grands personnages de cette tragédie quelques cordonniers disant des quolibets, quelques pois- sardes chantant des couplets, quelques paysans parlant le patois de leur province et faisant des contes de sorciers; qu'on ôte l'unité de lieu, de temps et d'action; mais qu'on laisse subsister les scènes sublimes et on aura la plus belle tragédie de Shakespeare.... On peut dire que Shakespeare, s'il était moins monstrueux, ne charmerait 1. Chateaubriand et son groupe, II. « Il détestait son personnel, dit Sul- pice dans son français spécial, mais il adorait sa plume » {Vie... de Rivarol, I, p. 11). En 17.97, Tilly lui ayant emprunté la Nouvelle Héloïse, ou pour mieux dire les tomes qui lui en restaient : « Quand on écrit pour les femmes, répondait-il, on risque fort d'aller dépareillé à la postérité » (Lettre h Tilly). Ceci rappelle un mot de ses Carnets : « Règle pratique : ne jamais prêter de livres aux femmes, à moins qu'elles ne soient enfermées ». 2. Il le cite en homme qui le sait par cœur dans les notes du chant XXX de son Dante. 3. Prospectus du Nouveau Dictionnaire, p. XXIII. 4. De V Universalité, passim ; sur le Tasse, voir aussi les notes du chant V de son Dante; sur Milton, les notes du chant III, le Discours Préliminaire, p. 193, et la Lettre sur le Poème des Jardins. 5. Carnets. 8 114 RIVAROL. pas tant le peuple; et qu'il n'étonnerait pas tant les connaisseurs, s'il n'était quelquefois si grand. Cet homme extraordinaire a deux sortes d'ennemis, ses détracteurs et ses enthousiastes; les uns ont la vue trop courte pour le reconnaître quand il est sublime; les autres l'ont trop fascinée pour le voir jamais autre *. Enfin, il a donné Dante à la France, et il est bon de ne pas l'oublier. Jusqu'à lui, il n'existait d'autre traduction française de la Divine Comédie que celle de Grangier, en vers (1597), « un peu plus difficile à entendre » que le texte, et celle de Moutonnet de Clairfons, en prose, qui ne contient que Y Enfer; celle-ci est un insipide délayage; la première édition, de 1 776, n'en était pas épuisée au bout de vingt ans. Celle de Colbert d'Estouteville, en prose et complète, dont Montesquieu avait eu le manuscrit entre les mains et dont il s'est moqué, ne fut imprimée qu'en 1796, revue, sinon améliorée par Sallior, et grossie, sinon ornée d'une Vie du Dante par Prévost d'Exmes. Autant dire qu'en 1784 Dante était à peu près un inconnu en France 2 . Louis Racine, Voltaire qui a reproché à Dante « le mauvais goût de son sujet », le président de Brosse n'avaient guère parlé de lui que pour s'étonner de sa gloire et lui préférer l'Arioste ; son poème semblait une énigme intraduisible. Dans le Voyageur de Mme de Genlis le vicomte de Melville à qui la renommée attribue les plus invraisemblables prouesses, dit en plaisantant qu'il passe pour avoir «traduit en français un passage du Dante ». « Vous changerez trois fois de peau, avait dit Voltaire à Rivarol en 1778, avant de vous tirer des pattes de ce diable-là. » Non seulement il s'en est tiré, mais il a mis en tête de son volume une préface qui est d'un précurseur des Sainte-Beuve et des Taine. Pour apprécier le vieux 1. De V Universalité, notes. 2. Tel est bien l'avis de Rivarol lui-même (voir la note 8 du chant XXXIV). Mais un jésuite, le père d'Aquin, avait autrefois traduit Dante... en vers latins! (Naples, 3 vol. in-8, 1728.) SES IDÉES LITTERAIRES. 115 poète, il le replace dans son milieu, il marque l'influence de son temps et de sa vie sur son œuvre. Il décrit l'état de l'Italie et de l'Europe au xin° siècle; il montre la misère, les alarmes, les superstitions qui pesaient sur tous les cœurs, et il conclut : Quoique le génie n'attende pas des époques pour naître, supposons cependant que dans un siècle effrayé par tant de catastrophes, et dans le pays même, théâtre de tant de discordes, il se rencontre un homme de génie, qui s'élevant au milieu des orages parvienne au gouvernement de sa patrie; qu'ensuite exilé par des citoyens ingrats il soit réduit à traîner une vie errante, et à mendier les secours de - quelques petits souverains : il est évident que les malheurs de son siècle et ses propres infortunes feront sur lui des impressions pro- fondes, et le disposeront à des conceptions mélancoliques ou ter- ribles. — Tel fut le Dante, qui conçut dans l'exil son poème de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, embrassant dans son plan les trois règnes de la vie future, et s'attirant toute l'attention d'un siècle où on ne parlait que du jugement dernier, de la fin de ce monde et de l'avènement d'un autre *.„.. Gomme il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, il met à profit les erreurs de la géographie, de l'astronomie et de la physique; et le triple théâtre de son poème se trouve construit avec une intelligence et une économie admirables. D'abord la terre, creusée jusque dans son centre, offre dix grandes enceintes qui sont toutes concentriques. Il n'est point de crime qui soit oublié dans la distribution des supplices que le poète rencontre d'un cercle à l'autre : souvent une enceinte est partagée en différents donjons; mais tou- jours avec une telle suite dans la gradation des crimes et des peines, que Montesquieu n'a pas trouvé d'autres divisions pour son Esprit des Lois. Il faut observer que dans cette immense spirale les cercles vont en diminuant de grandeur, et les. peines en augmentant de rigueur, jusqu'à ce qu'on rencontre Lucifer garrotté au centre du 1. Préface de sa Traduction, p. XI et XII. Il faudrait rapprocher de ce morceau la page xxm où il dit l'intérêt de la poésie dantesque en tant qu'expression du christianisme, ou mieux de la théologie du moyen âge, et tout le chapitre de la préface intitulé : De Vétat des morts. En un siècle où « il semble qu'on ne puisse plus traiter les sujets mystiques d'une manière sérieuse », il passe en revue les diverses formes que la croyance à une autre vie a revêtues d'Homère jusqu'à Dante. Voltaire eût pris texte de là pour tourner en dérision la crédulité des anciens. Pour lui, il expose les fables avec clarté, et ne juge pas nécessaire de crier que ce sont des fables, qu'il n'y croit pas. Il croit, il sait que l'humanité y a cru, qu'elles ont été le rêve de l'âme humaine à telle ou telle date, et il les présente en historien. 116 RIVAROL. globe et servant de clé à la voûte de l'Enfer. Observons encore ici qu'une spirale et des cercles sont une de ces idées simples avec les- quelles on obtient aisément une éternité; l'imagination n'y perd jamais de vue les coupables, et s'y effraye davantage de l'uniformité de chaque supplice : un local varié et des théâtres différents auraient été une invention moins heureuse 1 .... Étrange et admirable entreprise! s'écrie-t-il après avoir résumé les trois parties du poème. Remonter du dernier gouffre des Enfers jusqu'au sublime sanctuaire des Cieux, embrasser la double hiérar- chie des vices et des vertus, l'extrême misère et la suprême félicité, le temps et l'éternité; peindre à la fois l'ange et l'homme, l'auteur de tout le mal et le saint des saints 2 !... Joignons à ces pages celles où il a dit leur fait aux commentateurs toujours préoccupés d'expliquer raison- nablement et donc de rétrécir les vastes symboles de Dante 3 ; puis celles où il juge son style, ce style qui rassemble « les bizarreries, les comparaisons les plus dégoûtantes, les allusions, les termes de l'école et les expressions les plus basses », mais ce style « affamé de poésie », « de goût âpre et sauvage », qui « dessine l'atti- tude des personnages par la coupe de ses phrases » et « les dessine si fièrement », comme avec le pinceau de Michel Ange. « Quand il est beau, rien ne lui est com- parable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d'une seule épithète 4 . » Avant même d'avoir ouvert la traduction, ne sommes-nous pas assurés qu'il est plus et mieux que le Ducis de Dante ? Quand il aurait fait quelques rares contresens de mots, interverti ici ou là l'ordre de deux vers, quand il en aurait même omis cinq ou six au cours d'un poème qui compte i. Préface, p. XII, XIII, XIV. Sur ce rapprochement avec Montesquieu, voir les notes du chant XI. 2. ld., p. XV. 3. M., p. XVII. 4. Ici., p. XIX, XX, XXI, XXII. Sallior,en éditant la traduction de Colbert d'Estouteville, dit de celle de Rivarol : « C'est un chef-d'œuvre de Raphaël mal copié par Boucher ». Quand on compare Dante à Raphaël, on peut bien comparer Rivarol à Boucher. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 117 trente-quatre chants, le crime serait excusable. Il n'a pas traduit mot à mot : il en convient et il dit pourquoi : « Le Dante, à cause de ses défauts, exigeait plus de goût que d'exactitude: il fallait avec lui s'élever jusqu'à une sorte de création *.... II fallait que la traduction servît sans cesse de commentaire au texte.... Il fallait que le Dante, pour produire tout son effet, se présentât dans notre langue tel qu'il s'offrit autrefois dans la sienne 2 . » J'ai peine à croire qu'il ait tort, en lisant dans la traduction littérale de Fiorentino tel passage : « Juge aussi toi-même si je pouvais rester l'œil sec, quand je vis de près notre image tellement retournée que les larmes ruisselaient des yeux sur les fesses 3 ». Que penser d'un traducteur qui nous fait sourire aux endroits les plus terribles ou les plus pathétiques ? Je sais gré à Rivarol d'infidélités qui lui permettent de ne point dénaturer l'impression. Plus exact, il serait moins vrai 4 : « Juge toi-même, dit-il, comment j'aurais pu contempler d'un œil sec l'effigie de notre humanité si tristement défigurée, et supporter le spectacle de ces infortunés versant à jamais des larmes qui n'ar- rosent plus leurs poitrines ». Que m'importe qu'il allonge un peu, pourvu qu'il m'épargne un effet comique qui ne résulte pas du texte et qui résulterait d'un français de mot à mot? J'irai plus loin, comme parle Renan dans sa prière à la Déesse Orthodoxe, je dirai la dépravation intime de mon cœur. Au lieu de « l'excessive puanteur exhalée par cet abîme profond », au lieu de « cette exhalaison infecte » que propose Fiorentino, je n'en veux pas à Rivarol de mettre « le souffle empoisonné que l'abîme exhale », et 1. Note 14 du chant XX. Buffon, qui appelait sa traduction de l'Enfer « une suite de créations », n'a donc fait que répéter un mot de Rivarol. 2. Note 13 du chant XXVII. 3. Chant XX. Il s'agit des damnés dont la face est tordue en arrière. 4. « Avec Dante, dit-il dans sa Lettre du 29 juillet 1785 aux auteurs du Journal de Pari?, l'extrême fidélité serait une infidélité extrême. » 118 RIVAROL. « la vapeur de l'abîme * ». Il ne s'en suit pas pour moi que son Dante ressemble à une cathédrale rebâtie par Mansart. Je ne lui en veux pas, s'il décrit le Minotaure, che fu concetta nella falsa vacca, de l'appeler « fruit d'une illusion monstrueuse 2 ». Tel chant, le XI , que Littré déclare « aride et malheureux », et qui l'est effec- tivement dans sa traduction, cesse de l'être dans celle de Rivarol qui se joue au milieu des abstractions philoso- phiques et les éclaire. Très évidemment, il a eu çà et là d'excessifs scrupules ou employé des tournures trop mo- dernes. Le « chef de la nature » n'équivaut pas à « l'Em- pereur qui règne là haut 3 », et il vaudrait mieux qu'il n'appelât point les étoiles « flambeaux du ciel 4 » ou les porcs « vils sangliers s » ; il n'avait nulle raison de supprimer au chant XXI les noms des diables qui escortent Dante et Virgile. Mais combien de scènes dont il n'a nullement atténué l'horreur? « J'en vis deux assis, adossés l'un à l'autre, tous deux encroûtés d'une lèpre immonde. Jamais l'écuyer que l'œil du maître ou le sommeil sollicite, ne promena d'une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles delà tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures pour apaiser l'effroyable prurit qui les dévorait ; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l'effort de leurs infatigables doigts 6 . » Est-il si coupable de préférer à de hideuses visions les épisodes d'Ugolin ou de Fran- cesca 7 ? Il faut citer encore, puisque nos yeux cherchent 1. Chant XI. 2. Chant XII. 3. Chant I. 4. Chant II. 5. Chant VIII. 6. Chant XXIX. « Le Dante de Rivarol, dit M. Despois (Liberté dépenser, t. III, 15 8 livraison, 1849), est « poudré et pailleté à la mode de 1784 »... on y sent « le parfum fade du xvm e siècle vieillissant et comme une odeur de boudoir.... » Tout l'article est écrit avec la même impartialité. 1. Note 8 du chant V. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 119 d'abord, dans toute traduction de YEnfer, l'histoire de Francesca et de Paolo : ... Ainsi parlait cette ombre, d'une voix douloureuse; et moi je baissai la tète avec tant de consternation que le poète me dit : A quoi penses-tu? — Hélas l.répondis-je, en quel moment et de quelle douce ivresse ils ont passé aux angoisses de la mort! — Levant ensuite mes yeux sur eux : Françoise! repris-je, le récit de vos malheurs m'in- vite à la pitié et aux larmes ; mais dites-moi, quand vos soupirs secrets se taisaient encore, comment l'amour a-t-il osé vous parle:- son cou- pable langage? 1 — Tu as appris d'un sage 2 , me répondit-elle, que le souvenir de la félicité passée aigrit encore la douleur présente; et cependant si tu aimes à contempler nos infortunes dans leur source, je vais, comme les malheureux, pleurer et te les raconter. Nous lisions un jour, dans un doux loisir, comment l'amour vainquit Lan- celot. J'étais seule avec mon amant et nous étions sans défiance : plus d'une fois nos visages pâlirent, et nos yeux troublés se rencon- trèrent; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsqu'enfin l'heureux Lancelot cueille le baiser désiré 3 , alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper ce livre par qui nous fut révélé le mystère d'amour 4 . Là-dessus, les premiers lecteurs de Rivarol, Framery, qui ne savait pas l'italien 5 , Gubières, dont l'emploi con- 1. Le texte dit : Comment l'amour vous permit-il de reconnaître vos désirs douteux? 2. Ton maître le sait. 3. Quand nous lûmes comment cet amant si tendre avait baisé le sou- rire désiré. 4. Le livre et celui qui l'avait écrit furent pour nous un autre Gal- lehaut. Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant. 5. Dans sa Lettre du 29 juillet 1785 aux auteurs du Journal de Paris, Rivarol s'est doucement égayé aux dépens de ce Framery dont l'article (Mercure du 25 juin 1785) est une collection de risibles bévues : « A propos du vers : Risposi lui con vergognosa fronte, M. Framery pleure amèrement sur une beauté de tous les lieux et de tous les temps que j'ai, dit-il, sacrifiée, et qui peignait si bien celte pudeur de Virgile consacrée par le témoignage de tous ses contemporains; mais quand M. Framery saura que risposi lui signifie : lui répondis-je,et non me répondit-il, et que cette rougeur modeste se trouve sur le front du Dante et non sur celui de Vir- gile, alors il faudra bien qu'il retienne ses soupirs et qu'il sèche ses larmes. Une personne qui ne saurait pas conjuguer le verbe rispondere s'apercevrait encore que c'est le Dante qui parle avec tant de modestie à Virgile, et cela par l'ordre seul du dialogue. » Et il ajoute, en homme qui a pratiqué les préfaces de Racine, entre autres celle d'Iphigénie : « Les autres critiques de M. Framery sont dans le même genre ». 120 RIVAROL. sistait alors à rimer des fadeurs pour Mme de Beauhar- nais et à lui rédiger les petits vers prétentieux qu'elle signait, jettent les hauts cris, dénoncent la dernière phrase comme un outrage fait à Dante. Elle commente, en effet, plutôt qu'elle ne traduit. Mais préféraient-ils celle de Moutonnet : « Ce livre et son auteur furent pour nous un nouveau Gallehaut; et nous quittâmes aussitôt cette lec- ture »? Préféraient-ils le commentaire que Grangier, con- temporain de Brantôme et du bon roi Henri, donne du quel giorno piu non legemmo avante : « Il montre qu'ils s'amu- sèrent à autre chose qu'à lire. Ce qui ne se peut représenter honnestement; dont Dante le laisse à deviner »? A part les derniers mots, où il a mis trop d'esprit, toute la page de Rivarol est d'un grand charme, et je ne m'étonne pas de la voir reproduite en entier dans le Génie du Christia- nisme. Si le coloris archaïque de la fresque s'est parfois effacé ou plutôt assagi sous sa main f , après avoir comparé son travail à celui de ses successeurs, de Ratisbonne, de Fiorentino, de Littré 2 , à tout prendre c'est encore avec lui, c'est dans son langage harmonieux, brillant, toujours clair et grave, dans son langage excellemment français, que je sens le mieux la grandeur du rêve dantesque, la beauté de ce voyage à travers les étendues sans limites, sous un jour crépusculaire, parmi les soupirs et les cris de rage, parmi des grouillements de larves et des glisse- ments de vols silencieux 3 . Avec lui, je suis sans peine la silhouette du voyageur encapuchonné que précède d'un 1. « Les traductions, disait-il dans son Petit Almanach, ne laissent passer, comme les distillations, que l'esprit ou le parfum tout au plus : les cou- leurs s'évaporent. » 2. Le procédé de Littré, qui s'est amusé, très sagement, à traduire Y Enfer en français du xrn e siècle, a l'inconvénient d'y répandre la grâce naïve de nos chansons de gestes et de nos vieux romans de chevalerie : « o soveraines mes muses, m'aidez!.... » Le doux et gentil parler de l'ancienne France ne semble-t-il pas moins en «harmonie que le « style soutenu » de Rivarol avec la poésie de Dante? 3. Voir la note 2 du chant XXXIV sur « ce silence qui règne au milieu de tant de maux... ». SES IDÉES LITTÉRAIRES. 121 pas de fantôme, le front couronné et dentelé de lauriers, Virgile dans sa toge de lumière. Si pourtant son Enfer paraissait un peu trop propre, si on n'y sentait pas assez les affres du cauchemar et « la vapeur de l'abîme », on n'aurait qu'à lire ses Notes. Elles sont bien remarquables. Le style en est beaucoup plus simple. Il y a débrouillé toutes les difficultés grammaticales ou historiques; il s'y est révélé érudit, sans rien perdre de sa malice 1 ; et ceux qui ont après lui traduit Dante, s'ils n'y ont presque rien ajouté, y ont puisé à pleines mains, en ont copié des morceaux entiers. Là, il signale très loyalement les passages qu'il a un peu adoucis, et nous met à même de choisir entre sa version et le mot à mot. « Comment rendre, demande-t-il dans la note 10 du chant XXVIII, il tristo sacco che merda fa di quel che si trangugia'ï 11 faut laisser digérer cette phrase aux ama- teurs du mot à mot. » S'obstineront-ils malgré un si bon avertissement, et tiennent-ils à savoir quelle « insolente trompette » Dante a donnée à ses diables? La note 8 du chant XXI va les satisfaire : les trois lettres du mot fran- çais qui correspond au mot italien y sont imprimées. Non, ne faisons pas un crime à Rivarol de ne point admirer « comme une brute » l'œuvre qu'il nous révélait. Louons-le plutôt d'avoir démêlé avec tant de justesse ce qui est admi- rable et ce qui ne l'est pas, et, tout compte fait, de s'écrier : « Combien de défauts sont rachetés par quelques beautés vraiment poétiques! et que ne doit-on pas à cet homme original, assez grand pour s'élever dans l'interrègne des beaux-arts, et s'y former à lui seul un empire séparé des anciens et des modernes 2 ! » Décidément, un amoureux de Virgile et de Racine qui, i. Lorsqu'il entend, dans le chant I, Virgile dire à Dante : Je naquis à Mantoue d'une famille lombarde, « c'est, observe-t-il, comme si Homère disait : je suis né d'une famille turque ». 2. Note 10 du chant XXIX. 422 R1VAR0L. voici plus de cent ans, parlait si bien, je ne dis pas seule- ment de Montesquieu et de Rousseau, mais de Shakes- peare et de Dante, un contemporain de La Harpe capable de comprendre, d'admirer toute œuvre qui exprime la vie sous une belle forme d'art, ne ressemblait guère à son entourage. 11 Ta prouvé d'une autre manière. Une des visions les plus belles de l'Enfer est l'arrivée de l'archange qui vient mettre le holà : « Je regardai; et comme on voit sur le bord des étangs les timides gre- nouilles se disperser devant la couleuvre ennemie, ainsi je vis la foule des morts se précipiter devant les pas de Celui qui traversait le Styx à pied sec. Il s'avançait, et repoussait avec un pénible dédain les vapeurs grossières qui offusquaient sa vue *. » Il s'est produit, quand Rivarol entrait en scène au milieu des littérateurs de son temps, semblable panique dans une nécropole. Le Mercure de décembre 1780 renferme deux Extraits d'un ouvrage en quatre volumes in -8 qui vient de paraître et s'intitule : Récréations dramatiques, ou choix des princi- pales tragédies du Grand Corneille, auxquelles on s'est permis de faire des changements, en supprimant ou raccour- cissant quelques scènes, et substituant des expressions modernes à celles qui ont vieilli; précédé de quatre tragédies nouvelles de V éditeur 2 . Le numéro du 23 contient l'analyse de ces quatre tragédies nouvelles, La première, Les Com- nènes, est un simple plagiat sirène. L'auteur a eu l'impru- dence d'écrire en note : « Les deux productions n'ont de commun que le nom de quelques personnages ». — « Nous 1. Chant IX. 2. Dans VExlrait, du 25 septembre 1779, d'un ouvrage dont le titre tient dix lignes, Extrait qui me semble être aussi de Rivarol, je lis : « Ce titre seul pourrait tenir lieu d'analyse... ». SES IDÉES LITTÉRAIRES. 123 pensons comme lui », répond une voix. Je connais cette voix-là. La seconde a nom Térentia : Tout m'abandonne? Eh bien! Je me consulterai! « Nous ignorons si tout le monde sentira comme nous la force de cette expression : eh bien! je me consulterai... ». Il aime en vain; que peut importer? Il importe. « Que peut importer? Il importe. — On ne s'attend pas à ces coups de force, à ces traits sublimes de dialogue. Mais ces ressources sont familières à Fauteur *. » Tel autre pas- sage est une réplique de Britannicus, sottement délayée : « On ne peut pas se méprendre à cette imitation. Nous obser- verons seulement que Racine amis beaucoup moins de vers. Racine n'avait pas tant de fécondité. » — Le numéro du 30 est l'examen des prétendues corrections et améliorations introduites dans le théâtre de Corneille : « L'anonyme par- vient à dessécher les vers de Corneille de manière qu'on lit ses belles scènes presque sans impression. Plusieurs mauvais vers de Corneille ont été supprimés; mais on s'aperçoit qu'avec quelques-unes de ses fautes Fâme du poète a disparu.... On avait reproché à Corneille de nom- breuses fautes de langue. L'anonyme a eu la générosité de lui en prêter de nouvelles. » Moralité : « Il est à pré- sumer qu'avec la faculté de réussir à corriger Corneille, on aurait eu la sagesse de ne pas l'entreprendre ». Il y a, aux environs de 1780, quelques autres Extraits également sans signature, mais de la même main, dans le 1. Comparez ceci à la Notice Brunet dans le Petit Almanach : « Brunet (M.) a fait environ quatre-vingts pièces de vers en différents journaux et notamment une idylle d'un seul vers que voici : Ne serons-nous jamais contents de notre sort? Ce sont là de ces vers de résultat qui contiennent une foule d'idées en germe, et ne laissent rien à dire à la postérité. » *24 RIVAROL. journal de Panckoucke ■; Point de grandes indignations; point de chicanes mesquines; des citations adroitement choisies, dans Y Architecture, poème en trois chants par un architecte *, dans le Nouveau- M onde, poème épique par M. Le Suire 3 , çà et là une courte et piquante réflexion, c'en est assez pour que le ridicule et le néant de l'œuvre qui est en cause apparaissent à tous les yeux. S'agit-il du Théâtre de M. Laus de Boissy 4 , lequel fait suivre son nom de l'énumération — elle occupe une page — de tous ses titres honorifiques? « L'auteur, à la page 96 de son ouvrage, dit en parlant du Mercure : autrefois je me servais de ce carrosse de voiture pour faire aller mes vers à l'immor- talité. Il paraît qu'aujourd'hui ils y vont tout seuls, et qu'ils en connaissent parfaitement la route. Aussi n'avons- nous plus l'honneur d'y voiturer que sa prose. » Une méchante Traduction de VArioste contient, entre autres gentillesses, ceci : Eût-elle pu soutenir ce projet Que tant de fois tant de belles ont fait? On est souvent meilleure qu'on ne pense..,. « Ces trois derniers vers sont du traducteur; nous croyons devoir en avertir, parce qu'ils nous ont paru dignes de l'Arioste 5 . » Qui parle ainsi? Eh! qui donc, sinon celui qui, jusqu'à la Révolution et plus tard encore dans les intervalles de la tourmente, va tenir avec tant de bon sens et de désinvol- ture son rôle de Boileau dandy? Qui donc, sinon celui qui, le premier et mieux que personne, a fait justice de la lit- térature pseudo-classique? Cette littérature, Rivarol estime que Voltaire en est le 1. Voir la Bibliographie, % 1. 2. Mercure du 16 juin 1781. 3. Id., du 14 juillet 1781. 4. Id., du 25 février 1779. 5. Id., du 17 février 1781. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 125 patron responsable, et il s'est très nettement expliqué là- dessus. Il l'avait vu encourager, à la fin de sa vie, la plu- part des gens de lettres dont la médiocrité s'est étalée dans les vingt dernières années du siècle. Il avait vu entre les mains de Gubières, de son propre frère Claude-François ', et sans doute de bien d'autres, les brevets de génie que la vieille majesté câline de Ferney envoyait avec sa bénédic- tion à tous ses jeunes courtisans. Il avait été témoin de l'apothéose de 1778, du retour triomphal à Paris où sou- dain « toutes les proportions changèrent; les colosses devinrent pygmées, et le reste fut invisible 2 ». Il savait qu'une influence avait dominé, dominait encore et plus que jamais le siècle près de finir, celle de Voltaire, et que par conséquent il n'y avait de comptes à demander qu'à lui. Il lui en a demandé, en effet, et avec force. Je dirai ailleurs ses griefs contre le philosophe. Ses entretiens avec Chêne- dollé et ses notes manuscrites nous ont transmis ses griefs contre l'écrivain. IL le relit vers 1795 et ne lui passe rien. La Henriade n'est qu'un « maigre croquis, un squelette épique où manquent les muscles, les chairs et les con- tours » 3 . S'il se chargeait de l'éditer, « il se garderait bien d'en corriger les épreuves : il connaît trop le prix des fautes d'impression. Qui sait? le hasard pourra produire quelque beauté. » Et il conte que, dans une vente de livres, la Henriade est restée pour paiement à l'huissier *. Les tra- gédies de Voltaire sont des « thèses philosophiques » 5 ; les péripéties, les coups de théâtre multipliés ne leur prêtent 1. Almanach des Muses, 1781. 2. Carnets. Il a loué clignement Voltaire dans le discours de l'Universa- lité, dans YEpitre au roi de P?*usse. Mais à la même époque déjà, le Dia- logue entre Voltaire et Fontenelle, l'étude sur Florian nous prouvent qu'il ne le louait pas sans réserve. Il lui fait dire dans le Dialogue : « L'Aca- démie des Sciences, dont mes Éléments de Newton n'auraient pas dû me fermer la porte... ». 3. Chateaubriand et son qroupe, IL 4. Id. 5. Id. 126 RIVAROL. qu'une apparence de vie : « Avec son principe qu'il faut frapper fort plutôt que frapper juste, on peut faire des tours de force et escamoter des succès; mais cette poétique est fausse et ses succès sont éphémères ' ». — « Voltaire se plaint que dans la pièce d'Iphigénie enAulide il ne se trouve pas un seul personnage qui s'élève contre le fanatisme qui conduit une fille innocente à la mort. Fausseté de ce jugement. Vers de Jocaste 2 . Voltaire est comme le moine qui se fait peindre dans les Noces de Gana parce que le tableau est à lui 3 . Je crois (comme il était un tyran litté- raire) que le despotisme lui faisait dire autant de sottises qu'il en fait faire aux tyrans politiques. Il dit, en parlant de son Orphelin, que du moins Idamé fait entendre le cri de la nature; et Glytemnestre, ne le fait-elle pas autrement entendre, et le malheureux Agamemnon : Non, tu ne mourras pas. Je ri y puis consentir... ? et il est superstitieux, autant que son armée, autant que toute la Grèce. Bon sens de Racine *. » Il relève les incorrections, les négli- gences de sa plume, notamment dans Œdipe et dans la Pucelle. « Presque jamais rien de rare.... Ce ne sont pas là les élans de Corneille et les beaux vers de Racine, inconnus jusqu'à eux, et qui seront admirés ou pillés de siècle en siècle. » — « On l'a loué de ce que ses pensées et ses expressions ne commandent jamais l'attention; aussi ne commandent-elles pas le souvenir. » — « On l'a aussi beaucoup loué d'avoir préféré une prose simple et familière à un style plus hardi et plus noble, et d'avoir ainsi mieux tracé la ligne de démarcation entre la prose et 1. Carnets. 2. Il les a cités et critiqués quelques pages avant: « Comment Jocaste peut-elle dire : Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur science, elle qui a été assez crédule pour exposer son fils sur la foi d'un oracle? Et qu'aurait-elle dit, si OEdipe lui eût fait cette réponse? » 3. Voir sa Traduction de l'Enfer, note 5 du chant I. 4. Carnets. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 127 les vers. Mais je crois qu'il n'a jamais pu s'élever à la prose de Pascal, de Bossuet, de Rousseau. Je ne lui fais pas un mérite de son impuissance, quand je le vois faire souvent des efforts, et des efforts malheureux pour s'élever. Exemple : A peine un roi est mort, que les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation; Pyrrhonisme de r Histoire. » — « Il s'en faut que dans une correspondance de vingt volumes il offre quelqu'une de ces charmantes formes de style dont Mme de Sévigné four- mille. » — « Quand il ne se soigne pas, il est lâche et même incorrect; il s'élève sans être sublime et s'aban- donne sans être original; mais il a souvent de la grâce l . » En somme, il ne le trouve tout à fait supérieur que dans « la fugitive », dans la satire ou l'épître 2 ; et il a dit pour- quoi le grand art lui restait inaccessible. C'est que Voltaire n'était point artiste sincère et désintéressé : « Gomme ceux qui ont imprimé sa correspondance étaient de maladroits amis, il en résulte qu'il intriguait furieusement, qu'il eut préféré d'être petit envoyé d'une petite cour à tout ce qu'il a été; il ne faisait ni vers ni prose qui ne tendît à le rendre nécessaire ou à le rendre redoutable 3 . » Je recueille encore une note, prise peut-être en voyage, dans quelque salle d'auberge dont les murs étaient ornés de gravures à deux sous : « Plusieurs têtes de Voltaire dans un même cadre : tôt capita, tôt sensus 4 ». L'acte d'accusation est complet, et ceux qui l'ont repris de nos jours n'y ont pas ajouté grand'chose. S'est-il montré trop sévère? Je me souviens d'une scène que Marmontel a retracée dans ses Mémoires. L'emploi qu'il comptait occuper, en arrivant de sa province, chez le contrôleur général Orri, lui échappait; il était sans ressources. Que 1. Carnets, passim. 2. Chateaubriand et son groupe, II. 3. Carnets. 4. Id. 128 RIVAROL. devenir? demande-t-il à Vollaire. « Faites une bonne comédie. » Il objecte qu'il ne peut « peindre des por- traits » avant de connaître « les visages », qu'il est tout frais émoulu de son collège, qu'il ignore tout de la vie : « Eh bien! faites des tragédies ». L'anecdote est édifiante. Rivarol avait-il si grand tort, lorsqu'il accusait Voltaire « d'avoir ouvert la porte à des successeurs sans talent qui l'ont trop imité, et qu'applaudit un public que lui-même a corrompu »? — « Une grande objeciion contre lui, c'est qu'il donne envie d'écrire, et d'écrire de manière ou d'autre; mais Racine et Molière découragent ou invitent à la perfection. Voltaire est le père de cette foule d'esprits médiocres *.... » Sa phrase reste inachevée; il ne les désigne pas ici davantage. 11 n'a pas besoin de les désigner davantage; il a passé la moitié de sa vie à les portraicturer, soit isolé- ment, soit en groupe, et d'une plume qui vaut le burin de Gavarni. Des portraits qu'il n'a pas pris la peine de classer avec ordre nous pourrions former un premier album sous celte rubrique : Les Copistes; et sur la couverture nous inscri- rions le vers de son Épître au Roi de Prusse : Le vaste champ des arts n'est plus qu'un cimetière. Puis, tournons les feuillets, et regardons défiler « les beaux esprits manœuvres » 2 . La place d'honneur revient de droit à l'Académie qui centralise alors et contresigne les contre- 1. Carnets. Mallet Dupan a dit de son côté de Voltaire : « Jaloux plus que ne l'a jamais été aucun conquérant de son trône littéraire, il imitait ce roi qui pour régner en paix promettait sa succession à tout le monde. Il n'y a pas d'insecte dans la littérature qu'il n'ait tour à tour désigné pour son héritier, dans quelques-uns de ces diplômes comiques si étran- gement multipliés par sa chancellerie. » (Mémoires et Correspondance.) 2. Même Épître. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 129 façons des chefs-d'œuvre anciens. Tous les ans, à la Saint- Louis, elle ouvre ses portes au public; elle distribue ses prix aux poètes qui ont le mieux imité Y Ode sur la prise de Namur *, et aux prosateurs qui ont su parler de Mon- tausier, Suger, L'Hôpital ou Fontenelle sans souffler mot de leur vie ni de leurs œuvres. De temps en temps, une des petites ombres qui la peuplent achève de mourir, et cède la place à une autre qui se glisse au fauteuil en psalmodiant un vague éloge de Richelieu, Séguier, Louis XIV. Elle se croit le conservatoire de Part français : Rivarol l'avertit qu'elle en est le cénotaphe. Des couplets sans nombre auxquels l'invention du « globe aérostatique » a servi de prétexte, il n'a retenu qu'un quatrain : Ah! si l'Académie Avait pu s'y loger, Le globe, je parie, Eût été plus léger 2 . Le quatrain est-il de lui? De lui, en tout cas, est le Dia- logue entre Voltaire et Fontenelle dont la portée dépasse de beaucoup celle d'une gaminerie. Il y rappelle une des grandes journées de l'Académie, la journée dans laquelle elle fêta le retour de Voltaire : « Tout était en règle... et tout alla dans l'ordre accoutumé : l'Académie parla, on lut des Eloges, tout le monde fut loué, et chacun parut sortir avec plaisir; mais vous le dirai-je? le nombre admirable des orateurs, le magnifique babil de cet Eloge, toujours ancien et toujours nouveau, le retour des séances, l'éclat des réceptions, tant de choses, en un mot, qui font de l'Académie française le corps le plus auguste de l'uni- vers, ne font plus aujourd'hui les délices de la nation : le 1. Elle reçoit en 1186 soixante-huit odes, en 1787 quatre-vingts sur la mort du duc de Brunswick (voir la Correspondance de Grimm, et le Petit Almanach). 2. Lettre sur le Globe aérostatique, notes. 9 130 RIVAROL. siècle s'est affadi sur le sublime : on s'ennuie à l'Aca- démie ». A elle aurait dû pourtant appartenir l'honneur « de nous donner une orthographe, de fixer la véritable acception de chaque mot, de les classer par racine et par famille, de poser enfin les limites de la langue. N'est-il pas étonnant qu'elle ne nous ait pas fait encore un bon dictionnaire? » Puis, comment ne se décide-t-elle pas à substituer aux « convulsions oratoires » et aux « moules usés du panégyrique l'éloge historique de quelques grands hommes, suivi de l'analyse de leurs ouvrages et d'obser- vations sur la langue?... Saint Louis, pour avoir été tant loué, n'en est ni mieux connu, ni plus estimé *. » Il y a loin de ce blâme, si sensé sous un air de badi- nage, à la violente diatribe de Ghamfort. « En perdant l'Académie, écrivait Rivarol en 4797, nous avons perdu un grand tribunal 2 . » Il n'en avait pas demandé la suppres- sion; il n'avait voulu que réveiller les juges endormis sous leur vieille perruque Louis XIV. Aussi les prend-il à partie les uns après les autres. A quelques-uns d'entre eux, à ceux dont la renommée est grande et dont l'exemple est particulièrement nuisible, il fait l'honneur d'une brochure spéciale. Tandis que le poème des Jardins, publié depuis deux mois à peine, en est à sa septième édition 3 , il lance coup sur coup sa Lettre au Président, son Dialogue du Chou et du Navet; et si l'idole des salons, plus fragile qu'une statuette de Saxe, ne doit tomber en poussière que trente ou trente-cinq ans plus tard, elle a désormais la fêlure qui va peu à peu la mordre et en faire le tour *. Quel plan, demande-t-il à Delille, quelle suite parmi tant de préceptes ou de sem- 1. Dialogue entre Voltaire et bontenelle, 1784. 2. Prospectus du Nouveau Dictionnaire, p. XXIV. 3. Voir Correspondance de Grimm, août 1782. 4. Dans ses vers sur Delille, M.-J. Chénier ne fait que paraphraser le langage de Rivarol; les romantiques font comme M.-J. Chénier. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 131 blants d'épisodes? « Le poème ne marche pas : on peut le prendre et le commencer, le quitter et le reprendre à chaque page, sans que le plan et même le sens en souf- frent. » L'abbé Virgile, « toujours occupé de faire un sort à chacun de ses vers, n'a pas songé à la fortune de l'ou- vrage entier ». Au reste, que peut valoir « un ouvrage sur la nature » où il n'y a ni « sensibilité », ni « imagination », ni « mélancolie » ? Son style citadin peint en beau les campagnes, Sur un papier chinois il a vu les montagnes, La mer à l'Opéra, les forêts à Longchamps.... L'habileté de main ne peut suppléer l'âme; « l'éclat des épithètes », d'innombrables réminiscences, « le méca- nisme » de certains vers ne peuvent suppléer l'inspiration. Poésie de lectures publiques, condamnée à périr avec la très factice humanité de boudoir qui en fait ses délices : Papillon en rabat, coiffé d'une auréole, Dont le manteau plissé voltige au gré d'Éole.... Sa gloire passera, les navets resteront *. Le 13 février 1786, Ducis lit à l'Académie, en mémoire de son cher Thomas, une Epître à V Amitié. Le 8 juillet, le Mercure insère l'article où Rivarol, après avoir disserté à son tour sur l'amitié, juge le poème de Ducis. La transition entre les deux parties de son article a disparu (et je le regrette) dans l'édition des Œuvres complètes, où les deux parties sont imprimées séparément, à trente pages de dis- tance l'une de l'autre. Il vient de parler de l'amitié, si rare entre grands hommes : « Je ne m'étendrai pas davantage sur les gens d'esprit », et il passe à Ducis. Il ne lui con- teste pas quelques succès au théâtre; ces succès-là s'ob- 1. Lettre sur le Poème des Jardins: Le Chou et le Navet ;passim. L'édition originale a une note que l'édition de 1808 ne reproduit pas: « Le but moral de cette bagatelle est de détourner les jeunes gens des lectures de société ». 132 RIVAROL. tiennent à bon marché : « C'est le peuple des lecteurs qui est redoutable pour les écrivains dramatiques ». Que de vieilleries dans son Èpîtrel Quelle nécessité d'y raconter une fois de plus « l'enlèvement de Déjanire »? « A quoi bon décrire l'attitude du Centaure, son cou, ses muscles? » Un peu plus loin, voici « l'or du Pactole »; ailleurs, une « apostrophe en forme épique à l'Amitié », une apostrophe aussi « aux Zéphyrs » ; enfin, suprême effort d'une rhéto- rique qui tombe et d'une poétique qui s'éteint, le poète « ressuscite lui-même pour un instant son ami, mais cela n'a pas d'autre suite ». « Les images usées ôtent toute la fraîcheur du style; il faut quitter le vieil homme en poésie '. » En 1786, il écrit pour le Mercure une étude sur Florian; au moment de la livrer à Panckoucke, un scrupule l'arrête qu'il vaut la peine de noter. Il craint d'affliger l'aimable et tendre poète ; il jette son manuscrit clans un tiroir et ne le laisse imprimer qu'en 1797 dans le Spectateur du Nord, trois ans après la mort de Florian. L'article était donc bien cruel? Oui, en ce sens qu'avec une courtoisie parfaite il y disait du talent de Florian tout ce qu'il en faut dire, et for- mulait par avance, ici comme en mainte autre occasion, le jugement de la postérité. « M. de Florian s'annonça d'abord par des productions fugitives et des pastorales d'un ton fort doux. Il avait dans son style cette pureté et cette élé- gance continues dont les gens du monde se croient tous doués par excellence, et qui distinguent spécialement à leurs yeux les esprits de la capitale; aussi se hâtèrent-ils de lui faire une réputation, charmés qu'un d'entre eux eût pris la parole. Mais quand M. de Florian s'est élevé de petite pièce en petite pièce jusqu'à une sorte d'épopée, les gens du monde l'ont abandonné aux gens de lettres; ils ont été de feuille en feuille ses amis jusqu'au volume. » 1. Article sur VÉpitre à l'Amitié. SES IDÉES LITTÉRAIRES. d 33 Ce volume s'appelle Numa Pompilius. Pour s'assurer les suffrages académiques l'auteur d'Estelle a cru nécessaire d'imiter, de sa gentille plume de troubadour, le Télé- maque : « Ce n'était ni avec de l'esprit ni sur le ton de ses premiers opuscules qu'il devait peindre le législateur de Rome »; il fallait qu'il se fît « un nouveau style et une tout autre manière; en traitant un sujet vaste, il faut savoir élever ses conceptions et sa voix: les grandes entre- prises ne renversent que les petites fortunes » *. La parodie du Songe d'Athalie, qui est de la fin de 1787, met en scène, au milieu de quelques comparses, Mme de Genlis. Elle vient de publier un nouveau livre : De la Reli- gion, livre d'ailleurs qui ne vaut ni plus ni moins que les précédents, que le Théâtre d'Education à l'usage des jeunes personnes, ou qu'Adèle et Théodore : tous se ressemblent en ceci qu'il ne s'y rencontre pas un mot qui ne sonne faux. Cette institutrice romanesque qui apprenait à Paméla, son élève, à « faire Héloïse », c'est-à-dire à mimer, à genoux dans le salon, les cheveux épars, les yeux au ciel, par devant un public d'âmes sensibles, l'héroïne de Rous- seau, avait bien quelques qualités pédagogiques puis- qu'elle a formé l'honnête fils du cynique Philippe-Égalité. Mais dans ses écrits elle est toujours la maîtresse de Paméla, toujours l'ange du pédantisme et de la sensi- blerie; elle imite Rousseau, à peu près comme Delille, Ducis et Florian imitent Virgile, Shakespeare et Fénelon. Et Rivarol renverse « les petits tréteaux » sur lesquels sa gloire est établie. Il montre au grand Buffon, qui s'est laissé duper et qui la patronne, le ridicule et le danger d'une telle adoption : C'était dans le repos du travail de la nuit. L'image de Buffon devant moi s'est montrée, Gomme au jardin du roi pompeusement parée; Ses erreurs n'avaient point abattu sa fierté : 1. Sur Florian. 134 RIVAROL. Même il usait encor de ce style apprêté Dont il eut soin de peindre et d'orner son ouvrage, Pour éviter des ans l'inévitable outrage. t Tremble, ma noble fille, et trop digne de moi, Le parti de Voltaire a prévalu sur toi ; Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, Ma fille... » En achevant ces mots épouvantables L'Histoire naturelle a paru se baisser : Et moi, je lui tendais les mains pour la presser. Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange De quadrupèdes morts et traînés dans la fange, De reptiles, d'oiseaux et d'insectes affreux, Que Bexon et Guéneau se disputaient entre eux La parodie s'accompagne de commentaires en prose qui sont plus explicites. « Mme la comtesse de Genlis, après avoir fait, il y a quelques années, les délices des enfants par son Théâtre d'Education, voulut un peu désoler leurs mères, et donna son fameux roman d'Adèle et Théodore.... Les Veillées du Château et les Annales de la Vertu sont des petits romans qu'on devrait relire sans cesse pour se mor- tifier et se rendre accessible à la pitié. On y voit partout une femme sensible qui oublie ce qu'elle fut jadis et tout ce qu'elle est encore, pour mieux prêter à des personnages fictifs le langage de la piété et de la sagesse '. » Mensonge, en effet, voilà tout l'art de Mme de Genlis et de ses con- temporains : je voudrais seulement qu'il Peut dit en termes moins cruels. Aux autres grands pontifes il juge suffisant de consacrer soit un mot, soit un alinéa. M. de La Harpe obtient les deux : « Avec la moitié de la foi qu'il avait en son mérite, il eût fait son salut » 2 . « On y trouve (au Lycée) tel homme qui, vers l'âge de cinquante ans, n'a été à sa place que là, et auquel on donne mille écus pour le faire parler, tandis \. Songe d'Athalie. Sur la Réponse de la Couleuvre aux éloges que Mme de Genlis lui adresse, etc., réponse qui me paraît attribuée à tort à Rivarol, voir la Bibliographie. § 5. 2. Carnets. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 135 que pour parler il les aurait donnés lui-même. Ses revers à l'Académie et ses succès au Lycée viennent de ce qu'à l'Académie il lit ses ouvrages, et au Lycée ceux des autres. Du reste, cet écrivain est de la bonne école, et ses pièces sont toujours des contre-preuves de celles de nos maîtres. Son style est sans beautés, mais il est sans défauts, et l'on sent dans tous les ouvrages de Fauteur qu'il n'eût point fait de livres s'il n'y avait point de livres f . » Il existait un homme qui, avec l'approbation de quelques milliers de petites têtes poudrées, s'était surnommé Pindare : « Lebrun n'a que de la hardiesse combinée et jamais de la hardiesse inspirée; ne le voyez-vous pas d'ici, assis sur son séant dans son lit, avec des draps sales, une chemise sale de quinze jours et des bouts de manche en batiste un peu plus blancs, entouré de Virgile, d'Horace, de Corneille, de Racine, de Rousseau, qui pêche à la ligne un mot dans l'un et un mot dans l'autre, pour en composer ses vers qui ne sont que mosaïque 2 ? » Ghabanon, Roucher, Palissot, Thomas, Marmontel, tous sont revenus balafrés de leur rencontre avec lui; et voici que Lemierre n'ose plus dire atout venant : mon vers, connaissez-vous mon vers 3 ? depuis que Rivarol lui a fait observer que c'était un vers solitaire. Mais ce ne sont là que les chefs de file. A côté de l'Aca- démie et du Lycée il y a le Mercure; au-dessous de l'Aca- démie, du Lycée et du Mercure il y a « la fourmilière » des académies de province, des musées et des Almanachs. Tout le monde est écrivain quand il est si facile de l'être, et un continuel grincement de plumes remplit la France 1. Songe d'Athalie. Les Mémoires de Tilly nous ont conservé un juge- ment assez juste et fort modéré de La Harpe sur Rivarol. 2. Chateaubriand et son groupe, IL 3. Grimm assure que Lemierre avait cette douce manie. Le vers en question est celui-ci : Le trident de Neptune est le sceptre du monde. 136 RIVAROL. de Louis XVI '. Chaque semaine le Mercure publie une ou deux « fugitives », un ou deux Extraits, des logogriphes, une revue des spectacles, des annonces de librairie, sans compter le journal politique qui y est annexé, aussi insignifiant que le reste jusqu'au jour où Mallet Dupan en devient le rédacteur. Gomme la mode est aux discussions scientifiques, le Mercure met ses lecteurs à même de con- naître en détail soit « un Mémoire concernant une espèce de colique observée sur les vaisseaux », soit « une disser- tation sur les brouillards secs de la fin du mois de juin et de juillet 1783... ouvrage mis à la portée des Dames par M... ». Il leur offre, en manière de récréation, des pro- blèmes de casuistique sentimentale à résoudre : « Quelle est la position la plus affligeante pour une femme, d'aimer tendrement un époux qui n'a pour elle que de l'aversion, ou d'être tendrement aimée d'un mari qu'elle n'aime pas? » et il insère les réponses, en vers bien entendu, qui lui arrivent aussitôt par douzaines. Mais les Annonces en disent plus que tout le reste. De la fin de 1783 aux pre- miers mois de 1784 quelle pluie de petits ou de gros volumes tombe de la Montgolfière! La liste complète en serait trop longue 2 ; je ne transcris que quelques titres : Le Siècle des Ballons, satire nouvelle; Le Ballon ou la phy- sicomanie, comédie en un acte et en vers; L'Amour physi- cien ou l'Origine des Ballons, comédie en un acte et en prose ; Le Mort imaginaire ou la Nouvelle du Globe aéro- statique aux Enfers, conte ; La Carlo-Robertiade ou Épître badine des chevaux, ânes et mulets de ce bas monde au sujet des ballons; Lettre à M. de... sur son projet de voyager avec 1. « Depuis la présidente R..., au Marais, jusqu'à Mme Moreau, artiste en robe, rue Honoré, il n'y avait pas un quartier qui n'eût ses deux, quelque- fois jusqu'à ses trois bureaux de bel-esprit. Chez Mme Moreau on jouait la comédie, comme chez Charpentier, cordonnier, rue du roi de Sicile » (Vie... de Rivarol, par Sulpice de la Platière, I, p. 120). 2. Elle serait interminable si j'y joignais les poèmes qu'annonce vers la même époque le bulletin bibliographique de YAlmanach des Muses; il y en a de Luce de Lancival, il y en a même de Sulpice de la Platière! SES IDÉES LITTÉRAIRES. 137 la sphère aérostatique de M. de Montgolfier, 16 pages avec figures, à Aéropolis, sur la place des Nues, chez Zéphirin le jeune, imprimeur-libraire et relieur de sa Majesté aiglonne; et se trouve à Paris chez les marchands de feuilles volantes, l'an de la lune... ; L'Observatoire volant et le Triomphe héroïque de la Navigation aérienne et des Vési- catoires amusants et célestes, poème en quatre chants », etc. Ces niaiseries forment les exquis petits volumes, imprimés, reliés avec amour que les bibliophiles, grands acheteurs des livres que personne ne lit, se disputent et payent au poids de l'or. Les Almanachs sont des anthologies, bien coquettes elles aussi, qui paraissent aux environs du 1 er janvier, et que leur format, leurs vignettes, leur reliure destinent aux mains des femmes; l'art de la librairie est admirable en ce temps où il n'y a plus d'écrivains. Le plus ancien est Y AU manach des Muses; en 1777 est né son premier rival, YAlmanach Littéraire ou Étrennes d'Apollon; ensuite sont venues les Étrennes Lyriques, qui datent de 1781, les Etrennes du Parnasse, les Étrennes de Polymnie, les Muses provinciales. Est-ce tout? Il s'y en ajoute une trentaine en 1786 : YAlmanach pensant ou Étrennes aux philosophes; YAlmanach bienfaisant ou Etrennes aux belles âmes ; YAl- manach plaisant ou Etrennes aux beaux esprits; YAlmanach chantant ou Étrennes aux jolies voix à douze sols chacun ; YAlmanach des Grâces; Y Asile des Grâces ou Étrennes aux jolies femmes de Paris ; YAlmanach musical ou choix de jolies chansons; le Répertoire amusant ou Étrennes dédiées aux gens de goût; les Étrennes de Cupidon.... J'y renonce, ils sont trop. Et pourtant il en va surgir de nouveaux, entre autres, en 1788, les Étrennes de Mnémosyne '.... i. En 1786, Y Almanach des Muses a l'obligeance d'avertir les poètes qui n'auraient pu encore placer leurs vers, que le Mercure, le Journal Ency- clopédique, le Journal des deux Ponts, le Courrier lyrique, Y Esprit des Jour- naux, Y Année littéraire, le Journal de Paris, les Petites Affiches, les Affiches 138 - RIVAROL. Mais cette année-là est aussi celle qui voit paraître le Petit Almanach des Grands Hommes. Rivarol a expliqué son dessein dans une Préface qui est un chef-d'œuvre d'humour. Il a, raconte-t-il, assisté à une conversation entre trois ou quatre personnes qui pas- saient en revue les productions des dernières années : On s'échauffa, et les auteurs dont on parlait devenant toujours plus imperceptibles on finit par faire des paris : Je gage, dit l'un, que je pourrai vous citer tel ouvrage et tel écrivain dont vous n'avez jamais ouï parler. — Je vous le rendrai bien, répondit l'autre; et en effet, ces messieurs se mettant à disputer de petitesse et d'obscurité, on vit paraître sur la scène une armée de Lilliputiens. Mérard de Saint-Just, Santerre de Magni, Laus de Boissy, criait l'un; Joli de Saint-Just, Pons de Verdun, Régnault de Beaucaron, criait l'autre ;Gin- guenet par ci, Moutonnet par là, Briquet, Braquet, Maribarou, Mony- Quintaine, et puis Grouvelle, et puis Berquin, et puis Panis, et puis Fallet; c'était une rage, un torrent : tout le monde était partagé; car ces messieurs paraissaient avoir une artillerie bien montée; et soit en opposant, soit en accouplant les petits auteurs, ils les balançaient assez bien, et. ne se jetaient guère à la tête que des boulets d'un calibre égal : de sorte que de citations en citations tant d'auteurs exigus auraient fini par échapper aux prises de l'auditeur le plus attentif, si l'assemblée n'avait mieux aimé croire que ces messieurs plaisantaient et n'alléguaient que des noms sans réalité. Mais les deux antagonistes, choqués de cette opinion, se rallièrent et se mirent à parier contre l'assemblée : Oui, messieurs, je vous soutiens qu'il existe un écrivain nommé M. Lévrier de Champrion; un autre qui s'appelle Delormel de la Rotière; un autre, Gabiot de Salins; un autre, le Bastier de Doiencourt; un autre, Doigni du Ponceau; un autre, Philippon de la Madeleine; et si vous me poussez, je vous citerai M. Groubert de Groubental, M. Fenouillot de Falbaire de Quingei, et M. Thomas Minau de la Mistringue... l . de province, le Journal Pohjtype, les Variétés littéraires, les Lunes du Cousin Jacques insèrent aussi « des fugitives ». M. Welschinger a publié en 1884 un volume intitulé : les Almanachs de la Révolution. J'observerai en passant que Rivarol avait un grief personnel contre les Almanachs. En 1787, V Almanach Littéraire avait publié sous son nom de ridicules vers adressés à M. Rose, peintre du roi. Il n'avait pas vu non plus, je pense, sans quelque déplaisir son Êpître au roi de Prusse insérée en 1786 dans V Almanach des Muses. 1. Si l'on se figurait qu'il a exagéré leur nombre ou leur ridicule, on n'aurait qu'à feuilleter la collection des Almanachs de 1780 à 1788. Ses SES IDÉES LITTÉRAIRES. 139 Armé d'un microscope, il se met donc à chercher, à travers les recueils les moins connus, les musées les plus cachés, les sociétés les plus obscures de Paris ou de la province, les minuscules poètes; et à chaque découverte il s'émerveille. Il examine les petits cocons qu'ils ont, tissés, les petites toiles qu'ils ont filées, les petites mai- sons qu'ils se sont construites. On s'est plaint que son livre fût d'une lecture monotone : la monotonie n'est pas dans sa raillerie dont les ressources sont inépuisables et dont il faudrait être bien difficile pour ne pas se régaler : elle est dans les œuvres qu'il dissèque, elle est « ce qu'il fallait démontrer ». Parmi les auteurs qu'il nous présente, il s'en trouve de toute condition, de tout âge : des étudiants de l'Université, de vieux messieurs, des abbés, des gen- tilshommes, des professeurs, des médecins, des parisiens, des provinciaux, voire des auvergnats 1 . Tous donnent la même impression d'impuissance et de sénilité littéraire : Umbrœ ibant tenues.... « Les portraits, avait-il le droit de dire, sont encore plus variés que les figures 2 . Il y a une foule de notices qui ne signifient rien; et ce sont malheu- reusement les plus ressemblantes 3 . » Quelques années plus tôt on parfilait des galons, des épaulettes, toute pas- sementerie où il y avait de l'or; on parfile à présent la poésie des maîtres, on en fait des distiques, des quatrains, citations sont drôles parce qu'elles sont textuelles. Par exemple, les vers qui se lisent dans la Notice de l'abbé Coquillot : Ednalaled le plus habile - Et que l'on distingue entre mille, Lui qui connaît le firmament Ainsi que son appartement, Soupçonne une comète à queue : Mesurons, dit-il; la queue a Plus deux, plus neuf, plus une lieue, etc. Ces vers se retrouvent à la fin de VAlmanach des Muses de 178o : ils appartiennent à un poème du dit abbé sur les ballons. 1. Notice de M. de la Vixouze, « doyen des poètes auvergnats ». 2. Péroraison à la suite des Notices. 3. Avertissement. 140 RIVAROL. des sixains, des héroïdes, des idylles, des élégies, des contes, des chansons, des épitaphes, des épigrammes, des romances, des impromptus, des bouts-rimés, des charades, des madrigaux, des compliments, des placets, des songes, des bouquets, .des caprices, des étrennes, des métamor- phoses, des énigmes et des acrostiches. Quelle pauvreté sous cette abondance ! En quelles laborieuses chinoiseries se consument tant de pauvres cervelles! Il en a collectionné d'excellents spécimens : Barthe (M. l'abbé), de la Société anacréontique d'Arras, excessive- ment connu pour une fable sur deux carrosses. Les propos que tien- nent ces deux carrosses sont prodigieux; il n'y a guère dans toute la littérature que les chevaux d'Achille qui soient dignes de converser avec les carrosses de M. l'abbé Barthe. V. Ylliade. Beaugeard de Marseille (M.). Ce poète n'a fait qu'un petit conte intitulé : les deux JSeuvaines, qu'il a fait passer à Paris; c'est un géant qui donne le bout de son ongle pour mesure de tout son corps, et qui est deviné. Caigniez (M.)... On se console de tout avec les vers suivants, tirés de la Chanson de M. Caigniez : Vénus alors dormait profondément : Enfin l'Amour est auprès d'elle : Dors-tu, maman? lui dit-il, mais bien bas, etc. Cerceau (M.), auteur de l'Héroïde intitulée : Didon à Ênée. Le pathé- tique de ce petit morceau est au-dessus de toute expression. Qui pourrait retenir ses larmes aux vers que prononce cette reine infor- tunée, quand elle dit à son héros : Des horreurs de la mort et des soins du trépas Tu montes sur mon lit, et passes dans mes bras, etc. Guichard (M.), extrêmement recherché pour une anecdote en vers sur Henri IV et Bassompierre. Plût à Dieu que M. Guichard voulût ainsi mettre en sixains toute l'histoire de France. Voyez ses char- mants vers à Cocotte qui tient un papillon. Hennet (M.), si célèbre par la chanson qui parut en 1781 sur une Rose prudente.... Mailhe (M.). Une idylle contenant les propos de Henri IV à son père nourricier a prouvé que M. Mailhe était homme à tout. On attend la réponse du père nourricier avec la plus vive impatience. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 141 Mus (M.)- Tout le monde a retenu sa petite pièce à la pendule de sa Mie.... Piis (M . Antoine-Pierre-Auguste de) , secrétaire ordinaire de Mgr comte d'Artois, etc. Ce jeune poète, tantôt avec M. Desprez, tantôt avec M. Resnier, tantôt avec M. Barré, tantôt avec son talent, tantôt seul, a conçu, corrigé ou enfanté près de mille pièces de théâtre. Son poème sur YHarmonie des Mots et des Lettres a mis le sceau à sa réputation. C'est là qu'on a vu le Q traînant sa queue et querellant tout bas... *. Mais sa raillerie ne se limite pas aux petits genres où s'exerce la stérile industrie de ces sculpteurs de « bil- boquets d'ivoire » 2 et qui seuls défraient les Almanachs. Elle s'étend à toutes les œuvres conçues et exécutées selon la même recette, avec beaucoup de mémoire et un peu de savoir-faire : imitées de Chaulieu, de Collé ou de Racine, c'est tout un. Elle ricoche d'un couplet à un poème épique, d'une fugitive à une tragédie. Quelle dis- tinction ferait-elle du gracieux au sublime, si elle ne ren- contre ici ou là que du faux? Ne soyons donc pas étonnés de rencontrer dans son répertoire M. Guillot, auteur du poème à'Alcindor pénitent, M. Andebez de Mongaubet, avec son Abimelek; M. Barbier, avec son Ciaxare; M. Mai- sonneuve, avec un Odmar et Zulna; M. Darcier, avec un Arioviste. M. Fallet a enfanté un Tibère : « On a aimé M. Fallet dans Tibère, et Tibère lui-même y a beaucoup gagné. Il fallait bien du talent pour rendre Tibère aimable. » M. lrail « a eu la gloire d'exécuter ce que la Mothe avait tenté sans. fruit, et ce qui l'eût comblé de joie. Sa tragédie i. Le titre exact de ce poème en quatre chants, qui semble la leçon du professeur de M. Jourdain mise en vers, est : YHarmonie imitative de la langue française. Rivarol cite plus loin les vers sur l'X et l'Y; mais d'autres, sur le G et l'R, n'étaient pas moins dignes de mémoire : Le G plus gai voit l'R accourir sur ses traces. C'est toujours à son gré que se groupent les Grâces. Un jet de voix suffit pour engendrer le G, 11 gémit quelquefois dans la gorge engagé, etc. 2. Préface. 11 y avait'de ces vers qui servaient à orner les éventails et les écrans; voir la Notice de M. le chevalier de Saint-Marcel. 142 R1VAR0L. d'Henri IV et la marquise de Verneuil, en cinq actes et en prose, a fait la révolution; et c'est depuis ce succès que nous n'avons plus que des tragédies prosaïques. » M. Perrot donne également dans la tragédie, « et voici deux vers de lui très-connus et très-pathétiques : Hélas! hélas! hélas! et quatre fois hélas! Il lui coupa le cou d'un coup de coutelas!... » M. Beaulaton a traduit le Paradis perdu : Tel Satan à travers vaux, monts, rocs, lacs, bois, prés, Fait route de la tête et des mains et des pieds, Marche, vole, bondit, plonge, serpente, nage, etc. La traduction que M. l'abbé de Longchamps a donnée de Properce « fait le plus grand honneur à ses mœurs ». M. l'abbé Berardier de Battant a mis Lucrèce en vers fran- çais : « Il est parvenu, selon son louable but, à éteindre ce poète le plus dangereux de l'antiquité; et c'est ainsi qu'il faut traduire tous ces athées ». Comment assez louer M. Gin, « conseiller au grand conseil, si connu et si estimé pour le beau papier et les superbes gravures de sa traduc- tion d'Homère »?... La grande malice du Petit Almanach est de nous ache- miner insensiblement à cette conclusion qu'entre les col- laborateurs des Recueils d'Etrennes et ceux du Mercure, entre les académiciens de Lyon, de Toulouse, de Bordeaux et ceux de Paris, la différence est mince en l'an de grâce 1788, mais qu'entre tous ces « grands hommes » et ceux d'autrefois il y a un abîme. Aussi, loin de trouver que Rivarol ait perdu son temps et sa peine à ridiculiser un millier de radoteurs, je me demande comment il aurait pu mieux s'y prendre pour montrer ce que vaut et à quoi aboutit de toute nécessité un art d'imitation extérieure et superficielle, d'imitation purement mécanique. L'école du poncif était désormais condamnée à traîner après elle, SES IDÉES LITTÉRAIRES. 143 même en ses jours de dernier triomphe, le gênant sou- venir du Petit Almanach. Fayolle et Chênedollé, en le réimprimant en 1808, ont imprimé à la suite un supplé- ment de leur façon qui eût bien réjoui Rivarol. Ils ont cru devoir faire amende honorable à quelques-unes de ses « victimes ». Ah! qu'il est imprudent de vouloir lui donner de ces leçons-là! Les « victimes » ainsi réhabilitées, les auteurs dont il est accusé d'avoir méconnu le génie nais- sant et dont les ouvrages ont, parait-il, honoré depuis « notre scène ou notre poésie », qu'on en savoure la liste : Andrieux, Arnauld, Cailhava, Delille, Ginguené, Legouvé, Lemercier, Luce de Lancival, etc., etc. On les a déjà reconnus : ce sont tous ceux que la génération nouvelle allait très positivement qualifier de perruques ou bien encore de trumeaux \ Les morts du champ de bataille iïHernani sont les blessés de 1788. Ne fit-il rien que dénoncer l'erreur d'une esthétique surannée, le Petit Almanach serait un assez bon livre. C'est de plus un très brave petit livre, parce qu'il soufflette toute une engeance, celle, eût dit Rivarol, des « encro- manes », celle, dirions-nous aujourd'hui, des ratés. Elle existait sans doute de longue date. Régnier, le vieux Sorel 2 , Molière, Boileau lui avaient autrefois meurtri l'échiné. Mais au xvir 9 siècle, dans les boutiques de libraires de la rue Saint-Jacques, dans les ruelles du Marais, à l'hôtel de Nevers, elle ne fait encore que ses premiers pas. Au siècle 1. Rivarol, plus courtois, disait de l'un d'eux (Notice de M. le président d'Alco) : « Les couleurs de ce poète sont si douces qu'il semble n'avoir travaillé que pour ces yeux malades qui craignent le grand jour ». 2. Voir mon livre : Le Roman au xvn° siècle (Hachette, 1890). Au xix c siècle,. Augier avec son Giboyer, MM. de Goncourt avec les Nachette et Couturat de Charles Demailly, M. A. Daudet avec les personnages épisodiques de Jack, etc., ont complété la psychologie du Raté. i 144 RIVAROL. suivant, comme elle a grandi! A mesure que l'imprimeur payait mieux, elle se multipliait; à mesure que les mœurs achevaient de se corrompre, elle se perfectionnait dans l'art de distiller son venin. Le Pauvre Diable et surtout ce chef-d'œuvre qui s'appelle le Neveu de Rameau nous disent ce qu'elle est devenue vers 1760. A la veille de la Révolu- tion, elle est une formidable armée. Elle se compose, comme toujours, de déclassés qui se croient du génie et que le succès d'autrui importune; mais combien peuvent- ils être, à une époque où la plupart des carrières sont fer- mées à quiconque est sans fortune ou sans naissance 1 ? Et que doivent-ils être, à une époque où l'ancien régime a si étrangement développé l'esprit d'intrigue, où le despo- tisme du pouvoir, la vanité des nobles et des gens de finances assurent des primes à la bassesse, où l'immora- lité publique sanctionne l'usage du libelle anonyme et diffa- matoire que le manque de liberté a fait naître? Ils affluent à Paris, tout fiers de la fleur conquise aux jeux Floraux. Ils se poussent auprès des académiciens dont ils consti- tuent la claque aux séances du 25 août ou aux premières représentations de la Comédie- Française; les uns sont la livrée de d'Alembert et, après sa mort, de Gondorcet; les 1. « Danton disait un jour à un de ses anciens confrères, avocat aux conseils, en 1193 : L'ancien régime a fait une grande faute. J'ai été élevé par lui dans (?) une des bourses du collège du Plessis, j'y étais avec des grands seigneurs qui étaient mes camarades et vivaient avec moi dans la familiarité. Mes études finies, je n'avais rien, j'étais dans la misère, je •cherchai un établissement; le barreau de Paris était inabordable et il fal- lait des efforts pour y être reçu. Je ne pouvais entrer dans le militaire sans naissance ni protections; l'Église ne m'offrait aucune ressource; je ne pouvais acheter une charge, n'ayant pas le sou ; mes anciens cama- rades de collège me tournaient le dos : je restai sans état, et ce ne fut qu'après de longues années que je parvins à avoir de quoi acheter une charge d'avocat aux conseils. La révolution est arrivée, moi et tous ceux qui me ressemblent nous y sommes jetés : l'ancien gouvernement nous y a forcés en nous faisant bien élever sans ouvrir aucun débouché à nos talents. » {Mémoires et Correspondance deMallet Dupan, IL p. 492.) Il va de soi que je ne range pas Danlon parmi les ratés! On ne peut pas plus nier son génie qu'absoudre ses crimes. Mais il faisait là l'histoire de toute une génération, et il n'a existé qu'un Danton. Les autres sont devenus... ce que l'on sait. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 145 autres, celle de Delille ou de La Harpe. A leur suite, ils pénètrent dans quelques salons, en font des coteries et s'enhardissent. Malheur au rival qu'ils savent sans crédit à la cour, sans appui à l'Académie! Ils se vengent sur lui des humiliations essuyées dans leur rôle de flatteurs. Plats et lamentables lorsqu'ils font métier de poètes, ils ont presque du talent lorsqu'ils diffament. Ces jours-là, Basile taille la plume de Gotin. Vienne la Révolution, c'est-à-dire la soudaine éclosion de la Presse, et l'on verra ce qu'ils savent faire. Entre eux et Rivarol aucune entente n'était possible, et sans même ouvrir son œuvre il suffirait de rappeler à quel point ils l'ont haï pour montrer à quel point il les mépri- sait. C'est d'abord au Mercure qu'il les rencontre, se heurte à eux. Il ne savait pas, en y entrant, dans quel guêpier il s'aventurait. Le Mercure leur appartient. Panckoucke, en politique et en littérature, n'a d'autre avis que celui de son caissier; achalander sa feuille, plaire au plus grand nombre possible de lecteurs, voilà son seul souci; en quoi il est véritablement le père du journalisme ; sa maxime est « qu'il n'y a pas d'autres juges des opinions et des goûls que le goût et l'opinion publique des nations ' ». La rédaction régulière du Mercure est aux mains de Garât, Saint-Ange, l'abbé Remy, Chamois, Imbert, et autres courtisans de l'Académie qui s'entendent comme larrons en foire pour se louer effrontément entre eux et, si un de leurs quarante patrons accouche enfin d'un poème épique ou d'une tra- gédie, annoncer à son de trompe la bonne nouvelle; ils ne s'entendent pas moins bien pour conspuer toute œuvre qui vient d'ailleurs. Leur critique n'est pas seulement mes- quine et tatillonne, vide d'idées, éplucheuse d'épithètes et 1. Mémoires de Suard, par Garât, p. 273. Il y a dans le Tableau de Paris de Mercier, une terrible charge contre « le Mercure et les Mercuriens ». 2. Quoique Rivarol ait un peu chicané, lui aussi, dans son article sur 10 146 R1VAR0L. nait de ce qu'il avait vu là quand il écrivait plus tard : « Il paraît peu d'ouvrages dans notre littérature qui ne soient loués avec extase, ou impitoyablement écrasés; avec cette observation pourtant que le nombre des idoles l'emporte beaucoup sur celui des victimes : il n'y a que quelques infortunés sans amis et sans protecteurs qu'on immole sans pitié; les heureux sont innombrables * ». Il n'a fait que traverser le salon de Panckoucke; c'en est assez pour que les gens de la maison aient reconnu en lui l'irréconciliable ennemi de leur race. Dès lors, ils n'ont plus qu'un désir, qu'une pensée : le perdre. En 1783, l'Académie allait décerner pour la première fois le prix de Vertu fondé par Montyon; le lundi 25 août, jour de la Saint-Louis, elle l'attribue à « une garde-malade qui a donné à la personne confiée à ses soins les preuves les plus longues de l'attachement le plus généreux, qui a sacrifié tout ce qu'elle possédait... 8 », et là-dessus l'arche- vêque d'Aix, directeur de la Compagnie, prononce en lan- gage florianesque un éloge de la vertu qui ferait pâmer Gollot d'Herbois et Couthon. Ne nous hâtons point de pâmer. La garde s'appelle Lespanier, et la personne confiée à ses soins, Mme la comtesse de Rivarol. « On a eu, écrit Grimm qui ne se tient pas de joie, la discrétion de ne pas Ducis, la place d'un mot, le choix d'un adjectif, la qualité d'une rime, il est vrai qu'il dédaigne cette menue besogne. Il disait, à propos de Delille : « Ses amis... veulent qu'on n'examine en lui que le style, qu'on juge enfin une composition entière vers par vers! Je ne me chargerais pas quant à moi d'une telle corvée, et j'y serais maladroit. Je ne sais pas dépecer un ouvrage, et j'ai ouï dire aux gens de l'art que ce moyen si favorable à l'abbé Delille serait funeste à tous les grands écrivains. Je vous avouerai seulement pour mon compte que le style du poème des Jardins fatigue mon attention, comme le jeu d'un prisme devant mes yeux fatiguerait ma vue : et si vous me poussiez, je pourrais, en ouvrant au hasard le premier chant, y trouver beaucoup de vers mal faits, secs et durs, des constructions vicieuses, des énigmes, des affectations, des répétitions de formes, des transitions malheureuses, etc. Vous n'avez qu'à parler. » (Lettre sur te poème des Jardins.) 1. Sur Florian. 2. Mercure du 6 septembre 1783; Correspondance de Grimm; Corres- pondance littéraire de La Harpe. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 147 nommer l'objet des charités de la garde-malade; on a bien compté que la malignité du public ne l'ignorerait pas long- temps. » Quel bon tour, n'est-il pas vrai, joué à M. le comte! Le voici, en séance solennelle, sous les yeux d'une brillante assemblée, présenté comme un gueux qui laisse aune servante le soin de nourrir sa femme; et les com- mentaires vont leur train *. Je pense bien que l'idée d'une si mauvaise plaisanterie ne vient ni de l'archevêque d'Aix, ni même de Delille, quelque dépit que lui eût causé la Lettre au Président. Les quarante ont pu, sans le savoir, prêter les mains au complot qu'avaient ourdi leurs amis du Mercure. Et ceux-ci se frottent les mains, en attendant — ils n'attendront guère — que Rivarol les oblige à se frotter la joue. N'est-il pas plaisant que le premier emploi de la charitable fondation ait été un acte de vengeance? M. de Montyon n'avait pas prévu cela. Regardez maintenant de quelle manière s'y prennent les plumitifs pour critiquer ses œuvres. On composerait une bibliothèque avec les articles, les brochures, les volumes écrits contre lui. Le triomphe du discours de l'Universalité leur a été amer. Le premier qui regimbe est M. le cheva- lier de Sau seuil. Celui-ci vient de terminer un grand ouvrage, en huit volumes in-8, sur la langue française 2 , tel 1. Voir dans la Correspondance de Grimm une des épigrammes aussitôt mises en circulation. « Jamais, dit Cubières, dans sa Vie d'Antoine Rivarol, il ne se permit la moindre plaisanterie sur ce prix dont tout le monde se moqua; il la défendit même (la servante) contre la mauvaise humeur de quelques journalistes ». Dans les notes de son livre, Cubières ajoute : « Une occasion se présenta cependant de rendre service à Rivarol qui alors était très-pauvre; d'Alembert la saisit avec empressement. 11 fit avoir à la femme de chambre de Mme de Rivarol le prix de vertu proposé par l'Académie française, ne pouvant encore rien faire pour le mari à cause de son extrême jeunesse. ■» Singulière façon de « rendre service à Rivarol »! Mme de Rivarol, dans sa Notice sur la vie et la mort de M. de Rivarol, a protesté et dit « combien l'Académie a été abusée ». 2. Le titre de son ouvrage, «. proposé par souscription », et « fait ori- ginairement en anglais », est: Anatomie de la langue française, ou Examen ■philosophique et analytique 1° des principes mécaniques qu'elle observe dans sa formation ou son étymologie, aussi bien que dans son orthographe ou dans sa prononciation; 2° des principes métaphysiques sur lesquels se trouve établie la syntaxe ou sa construction » (Mercure du 23 octobre 1784). 148 RIVAROL. qu'on le peut attendre d'un « membre de la société anglaise pour l'encouragement des arts », auteur de diverses publi- cations en anglais. Il lance un prospectus où il ne croit point devoir cacher le bien qu'il pense de son livre et le mal qu'il pense de celui de Rivarol; rien de plus naturel. Par malheur, il tourne sa phrase de façon si maladroite, ou si ingénieuse , que ses lecteurs vont très fortement soupçonner le discours couronné à Berlin d'être... une traduction ! Ce qui vaut aux abonnés du Journal de Paris l'avantage de lire dans le numéro du 15 octobre 1784 la lettre suivante l : Aux auteurs du Journal de Paris. Messieurs, Les 50 000 exemplaires du Prospectus sur VAnatomie de la langue française, répandus gratuitement dans Paris, ont donné lieu à une petite erreur, sur laquelle je dois prévenir le Public, par respect pour la vérité et pour l'Académie de Berlin. En disant que le Discours sur l'Universalité de la Langue française avait besoin d'être traduit en français, qu'il était fâcheux qu'on ne Veut point écrit dans V idiome dont il traite; que cet ouvrage attendait qu'une plume savante en fît une traduction digne de son auteur, etc., etc., l'auteur du Prospectus ne prétend pas dire que j'aie fait une Traduc- tion; il avertit seulement que le mauvais français dont je me suis servi dans ce Discours a besoin d'être traduit en bon français, que mon langage est barbare, etc. ; ce qu'il prouvera aisément, puisque le style de ce Discours, ne ressemblant en rien à celui du Prospectus, ne peut plaire aux oreilles qui chérissent le bon ton et le bien écrit. L'auteur du Prospectus a donc fait une plaisanterie trop fine, puisque tout le monde en a été la dupe. S'il arrivait pourtant qu'il eût parié sérieusement, je le prierais de prouver, par la voie de votre Journal, que l'Académie de Berlin n'a couronné qu'une simple tra- duction. En attendant, je me déclare seul coupable du Discours sur l'Universalité de la Langue française. J'ai l'honneur d'être, etc. Signé : le comte de Rivarol. 1. Gomme personne n'en a fait jusqu'ici mention, je la reproduis en entier. Le 4 octobre 1784, le Journal de Paris avait publié un Extrait élo- gieux du Discours de Rivarol, Extrait qui n'est pas signé. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 149 Sauseuil essaie de riposter * ; en même temps, Framery tente de faire pièce au traducteur de Y Enfer avec un Extrait dont j'ai dit les comiques bévues, mais qu'il faut lire d'un bout à l'autre pour en sentir toute l'hypocrisie 2 . Rivarol coiffe leurs deux têtes du même bonnet d'âne dans une seconde lettre au Journal de Paris, après laquelle ils se tiennent coi 3 . A la fin de cette lettre, il remarque négli- gemment que le Mercure « n'a point encore parlé du Dis- cours sur la langue ». En effet. Hors d'état d'en parler sans trahir leur dépit, « MM. les commis » du Mercure *, si prompts d'ordinaire à discourir des moindres productions nouvelles, affectent depuis un an d'ignorer l'œuvre qui a valu au lauréat de Berlin « des lettres de tous les souve- rains et de presque tous les savants de l'Europe 5 ». Sur le défi qu'il leur jette, ils s'exécutent enfin : à huit jours de là paraît un premier Extrait, bientôt suivi d'un second. Tous deux portent la signature de Garât 6 . Gomme il s'y est appliqué! La bouche amère de fiel, comme il s'étudie à paraître calme et digne! « Nous tâche- rons, dit-il en commençant, de donner à M. de Rivarol l'exemple d'une impartialité et d'une justice qu'il ne s'est pas piqué d'avoir en jugeant les talents supérieurs. On n'est 1. Lettre de l'auteur de YAnatomie de la Langue française à M. le baron de B. du Musée de Paris, à l'occasion du Discours sur V Universalité de la Langue française; 1785. 2. Mercure du 25 juin 1785. 3. Lettre aux auteurs du Journal de Paris, du 29 juillet 1785. 4. Expression qu'il applique, dans sa lettre sur les aérostats, aux rédac- teurs du Journal de Paris. 5. Lettre à l'abbé Roman. Voir la Vie... de Rivarol de Sulpice de la Pla- tière, I, p. 3. « L'opinion publique, dit Dampmartin (Notice citée), avait obligé les critiques à se taire. » 6. Mercure des 6 et 13 août 1785. 11 n'y avait eu jusque-là qu'une allusion d'une demi-ligne dans le n° du 23 octobre 1784 (Annonces littéraires), à propos du livre de Sauseuil. Pour Garât, libre à qui voudra de glorifier son rôle politique. Mais que ceux qui songeraient à défendre la réputa- tion littéraire de l'ex-ministre de la Convention devenu sénateur de l'Empire, veuillent bien lire ses articles du Mercure de 1780 à 1789; je sais ce qu'il en coûte. « Quel enfileur de phrases! » s'écriait le 1 er vendémiaire an IX Bonaparte, qu'il venait de louer dans l'oraison funèbre de Kléber et de Desaix. ISO RIVAROL. pas dispensé de l'équité même envers ceux qui s'en dis- pensent; et M. de Rivarol a pu attaquer de grands talents, mais il n'a pu en détruire les succès. » Je n'énumère pas toutes les chicanes qu'il cherche ensuite à l'auteur du Dis- cours. Si quelques-unes se sont trouvées assez judicieuses pour que celui-ci en ait tenu compte dans son édition de 1797, la plupart sont d'un homme qui ne comprend pas ou qui ne veut pas comprendre. Bien résolu à ne rien laisser subsister du Discours, à n'y point rencontrer une idée qu'il ne contredise, il aboutit aux plus étranges sophismes. Mais ce qui me frappe davantage, c'est l'air de tartufferie répandu là-dessus; ce sont les louanges doucereuses qui alternent avec les accusations d'ignorance ou de plagiat; c'est au milieu d'un factum de haine les tirades sur l'amitié : « pre- miers besoins du cœur » ! c'est, aux dernières lignes, les félicitations et les exhortations affectueuses prodiguées à celui qu'on vient d'essayer de tuer et qu'on croit mort \ Le prétendu mort répond dans son Épître au Roi de Prusse , qui est fort bien faite, et où il démasque le traître : Sur ses feuilles de plomb il trace mon arrêt; Pour cinq ou six lecteurs je suis mort, en effet. Mais qu'importe? Aux Lourdis il est beau de déplaire : Des Zoïles du temps méritons la colère. Telle est la loi du goût! Si Lourdis ne le hait, Le succès d'un bon livre est encore imparfait. — Parlez mieux, dira-t-on, du chef de nos critiques; Lui seul dans les journaux fait des extraits classiques. Ses écrits, que l'on trouve obscurs, diffus et froids, Sont d'un homme qui pense et qui parle avec poids. Nous n'avons pas pour vous des sentiments de haine, Mais nous pleurons des arts la ruine prochaine; Et puisse quelquefois notre utile rigueur Au bon goût qui se perd ramener un auteur. — Ah! je vous reconnais, mes généreux confrères! Vous pleurez un succès, vos larmes sont sincères 2 . 1. Grimm lui-même (août 1785) convient que la jalousie et la partialité se laissent ici trop voir. En 1798 encore, dans la préface de la nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie, Garât essayait de mordre Rivarol. 2. Êpitre au roi de Prusse. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 151 Dans la petite note du Songe (TAthalie où il parle du Lycée et dont j'ai cité les lignes relatives à La Harpe, il disait : « A côté de lui un Basque * professe l'histoire, et comme autrefois tout roulait sur les Juifs, ici tout rouie sur les Basques. Le professeur prouve très-bien qu'ils sont le premier peuple de la terre ; que l'univers entier serait basque aujourd'hui si un petit banc de sable n'eût arrêté dans le port les barques bayonnaises, et ne les eût empêchées d'écraser Carthage et Rome. Heureux, s'écrie- t-il souvent, heureux l'univers, s'il était basque ! Heureuse la nation française de posséder les Basques I Les Basques, s'écrie-t-il encore, sont comme la nature, ils ont leurs soleils et leurs tempêtes. Il avoue ensuite que, lorsqu'il parle basque, ses pensées sont fortes, pénétrantes, sublimes ; que ce n'est plus cela lorsqu'il parle français. » Mais si nous voulons connaître et juger les mœurs littéraires de l'époque, ou pour mieux dire les mœurs des grimauds, attendons le lendemain de la publication du Petit Almanach. L'un d'eux s'embusque dans le jardin des Tuileries, avec, dit Cubières lui-même, « des assassins gagés », et guette Rivarol pour l'assommer au passage. Les autres, moins bêtes que Beaumier, ont recours à la calomnie. Et de là date l'odieuse légende qui pèse encore sur sa mémoire. Sa naissance, sa famille, son mariage, sa pauvreté, voilà les thèmes sur lesquels ils ont allè- grement brodé. Laridon, vermine, lâche, faussaire, échappé des Petites-Maisons, pou, voilà les qualificatifs qu'ils lui ont jetés en jolis petits vers adroitement fabri- 1. Garât est de Bayonne; il rappelait dans son premier article sur le Dis- cours qu'il avait longtemps parlé la langue basque. On entend Rivarol répondre : cela se voit. A dater de 1785, le Mercure n'a plus jamais parlé des œuvres de Rivarol (sauf après sa mort); il n'a rien dit du Petit Almanach, rien des Lettres à Necker, auxquelles l'article de Garât sur le livre de Necker (12 juillet 1788) contient seulement une allusion rageuse, mais voilée. Ces messieurs du Mercure ont dû être assez contrariés quand en 1186 et 1181 Panckoucke a obtenu trois Extraits de Rivarol, et que son nom a figuré dans le journal avec son titre de comte. 152 RIVAROL. qués. Celui-ci l'accuse d'être entretenu par quelque duègne ; celui-là de vendre sa femme et ses sœurs. Ils ont épuisé en une fois toutes les ressources de leur esprit; le xvm c siècle dirait qu'ils ont vidé leur carquois. Peut-être Fart de diffamer a-t-il produit là ses chefs-d'œuvre. Je laisse de côté les écrits de M.-J. Chénier f , Cubières, Flins des Oliviers, Gerutti, et cinquante autres dont l'étonnante édition de 1808 et dont la Correspondance de Grimm nous ont conservé le texte ou le titre. Il y a mieux : un volume, tout un volume où sont recueillis, aiguisés et ingénieusement mis en œuvre tous les propos calom- mieux qui avaient alors couru sur Rivarol. De qui sont ces Bagnolaises ou Étrennes de M. le Comte de Rivarol, présentées à son Excellence par une société de grands hommes ? Est-ce en effet l'œuvre d'une société ? Je crois bien y reconnaître l'influence de Cubières et la facture de l'ex-jésuite Cerutti ; Cubières qui connaissait Rivarol a dû fournir les faits à Cerutti qui les travestissait ensuite 2 . 1. M.-J. Chénier écrivait le 13 février 1788 à son frère André (voir l'édi- tion Becq de Fouquières des Œuvres en prose d'André Chénier, p. 361) : « On accuse de ce chef-d'œuvre anonyme (le Petit Almanach) un comte de Rivarol et un M. de Champcenetz que trop vous connaissez », et il annonçait qu'il allait publier sa réponse, son Dialogue du Public et de VAnonyme. Sa lettre semble indiquer qu'André s'était rencontré avec Rivarol, et ne l'aimait pas. Des écrits de M.-J. Chénier, il n'y a jamais à retenir que ce qui concerne son frère, et le mieux est d'oublier non seu- lement son Dialogue, mais aussi les pages qu'il a consacrées au Discours Préliminaire dans son Tableau historique de l'État et des Progrès de la Lit- térature française depuis 1789. . 2. D'après Barbier, Dictionnaire des Ouvrages Anonymes, le catalogue de Leber me donnerait raison; les Bagnolaises seraient de Cerutti. Le livre (à Londres, et se trouve à Paris chez les marchands de nouveautés, 1189) porte en épigraphe : Ne dis plus, o Bagnolîque ton seigneur sommeille. Il existe à la Bibliothèque Nationale sous la cote L 2 n; je n'en connais 35 pas d'autre exemplaire. La préface m'apprend que l'article de Rivarol sur VÉpitre à l'Amitié « lui a procuré un pamphlet intitulé : le Villageois ou l'homme d'esprit ». Ainsi chacun de ses ouvrages réveillait, selon le vers de son Epître : Les serpents du Parnasse et l'hydre des journaux! Le Dictionnaire des Ouvrages Anonymes grossit encore la liste des réponses faites au Petit Almanach. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 153 « Les Dagnolaises, nous dit Y Avis des Éditeurs, con- tiennent différents fragments de correspondance entre MM. le comte de Rivarol père et le comte de Rivarol fils, seigneur de Bagnol (sic) et autres lieux »; en outre, « quel- ques mélanges littéraires de M. le comte de Rivarol, ses prédictions et prophéties pour les siècles à venir, et des modèles de métaphores tirés de son immortel Discours sur r Universalité de la Langue Française ». Feuilletons, du bout des doigts, la soi-disant correspondance. Elle est d'ailleurs assez drôle. Lorsqu'elle s'ouvre, il est au collège de Carcassonne, à la veille de recevoir la confirmation. Il est le fils d'un ^abaretier qui ne sait ni lire ni écrire, qui dicte ses lettres au magister du village, signe d'une croix, et ne s'exprime qu'en métaphores culinaires. Sa sœur aînée est une char- mante enfant qui « tricote, rince un verre mieux que personne, balaie l'appartement et met le couvert ». Les jours de fête, il a « ses petits sabots neufs, le petit bonnet de coton que lui a fait sa sœur, son habit de peluche et une chemise qui a des manches » ; sur semaine, « une culotte de peau de mouton teinte en noir, des bas de laine, des souliers à double couture garnis de clous tout autour, et des mouchoirs bleus dont il se fait des cravates ». Séditieux, au dire du Principal, « emporté, médisant, menteur, orgueilleux, détesté de tous ses camarades », traité par eux de « petit paysan », il enrage de trouver au réfectoire « sous son couvert » un billet conçu « dans ces termes » : Rivarol, apprenez que sur un comte de cabaret, il faut en rabattre au moins des deux tiers. Il demande ses titres de noblesse à son père qui répond de façon évasive, se dérobe, allègue que rien n'est plus inutile : « A bon cabaret, point d'enseigne ». Il est donc réduit à défendre son titre avec des épigrammes ; et son père, qui en a connaissance, les lui reproche doucement: « Ce n'est pas -qu'elles manquent d'esprit ; mais l'assaisonnement en est 154 . RIVAROL. si relevé, si épicé, que la bouche en pète ». Echappé du séminaire, il s'enfuit vers Paris en soutane et en rabat, à pied, sans argent, rencontre les valets de l'acteur Préville, soupe avec eux, leur emprunte une redingote et monte en leur compagnie derrière la voiture. De Paris il écrit des lettres enthousiastes; « la femme d'un tailleur imbécile » défraie ses dépenses ; une vieille le mène au théâtre ; il est bien vêtu, bien nourri ; ses bons mots font fortune. Bravo ! dit le père, mais gare au bâton : « Rentrez de bonne heure;... le soir, faites-vous reconduire ». A Versailles, il est précepteur chez un gentilhomme; un duc le charge de sa correspondance avec sa maîtresse; un jeune prélat lui demande des leçons de latin ; un abbé l'invite à colla- borer à une édition des Contes de La Fontaine ; il soupe en habit violet chez des actrices et en pire lieu. « Encore un tour de broche, s'écrie le père, et votre réputation est faite. » Il se marie, persuadé qu'il épouse l'héritière d'un grand nom. Une lettre anonyme annonce au père que le pauvre garçon est tombé dans un piège, que Mlle Flint est la fille d'un maître d'école : « Nous lui avons fait passer la généalogie de sa compagne avec l'adresse du dentiste à qui elle doit encore les trente-deux perles qui l'ont séduit ». « Ceci vous apprendra, soupire le père, à distinguer le beurre frais du beurre rance. » Séparé de sa femme, il vit avec ses sœurs et son frère qui bientôt le quitte : « Grâce à son absence, on ne connaît plus ici les vers de treize syllabes ». Il publie le Petit Almanach, refuse de se battre en duel avec Beaumier qui le rosse. MM. Mis- tralet de la Mistringue et Groubert de Groubental se van- tent du même exploit, et expédient à Bagnols un reçu, signé de lui, de soixante coups de bâton qu'ils lui ont admi- nistrés. Sans se déconcerter, il continue sa vie de Gil Blas, se présente à Loménie de Brienne, lui offre de le tirer d'embarras : « Vous avez des projets en portefeuille? — Je nen ai qu'un seul. — Quel est-il? — De faire faire ban** SES IDÉES LITTÉRAIRES. 155 queroute au Roi. » Son projet est bien accueilli; Linguet s'en fait le complice, l'appuie dans ses Annales Politiques. Coup de foudre! Un arrêt du roi supprime les Annales; Bergasse soulève l'opinion contre les banqueroutiers : « Faites-le emprisonner », conseille Rivarol à Brienne. Il est trop tard; Brienne est renvoyé du ministère, et son protégé tombe avec lui. Il se retrouve sur le pavé, et con- clut : « Mes épaules sont condamnées à jamais à payer les lettres de change que mon estomac a tirées sur mon esprit ». Si j'ajoute qu'il ne s'agit pas ici d'une vilenie commise en une heure d'exaspération, que la vilenie s'étale en un in-8 de quatre-vingt-deux pages, écrit con amore, avec des élégances de vers latins, que l'ensemble est fort agréable, et que les mots piquants fourmillent dans ce tissu d'inven- tions ou d'insinuations scélérates 1 , les Bagnolaises pourront passer pour le plus bel effort intellectuel dont des gueux de lettres, atteints dans leur vanité, aient jamais été capa- bles. Demande-t-on pourquoi personne alors, même Beau- marchais après Figaro, n'a eu l'honneur d'en traîner une pareille meute à ses trousses? Rivarol leur avait-il dit qu'ils étaient « l'opprobre du métier »? Avait-il accusé Gerutti d'être entretenu par la duchesse de Brancas et Gubières par la comtesse de Beauharnais? Avait-il, comme 4. La grande adresse des Bagnolaises consiste à mêler des faits authen- tiques à des fables outrageantes; celui qui les a écrites connaissait assu- rément Rivarol, ce qui n'est pas le cas de la plupart de ceux qui l'inju- rient; il connaissait Rivarol, et pouvait ainsi le calomnier mieux que les autres, en glissant des détails vrais de sa biographie ou des mots de lui dans la narration. Par exemple, il lui fait dire de Paris : « C'est là que la Providence est plus grande qu'ailleurs... ». « Je compare cette ville à une fille de joie qui ne s'agrandit que par la ceinture »; de Mirabeau : « Je compare ses ouvrages à des brûlots lâchés au milieu d'une flotte; ils y mettent le feu, mais ils s'y consument. Voilà ce que c'est que de ne traiter que des choses de circonstance. Vestris bat-il un entrechat? On l'applaudit. Retombe-t-il à terre? On ne sait plus s'il l'a quittée », etc. On retrouvera de ces mots dans Y Esprit de Rivarol. Il resterait à savoir si l'éditeur ne les a pas puisés dans les Bagnolaises ! L'idée d'un des mots sur Mirabeau se retrouve toutefois dans une note du Journal Politique National, 2 e série, n° 22. 156 RIVAROL. allait le faire au commencement de 1789 son ami Laura- guais l , imprimé que Cerutti était un calomniateur et un fourbe? Non, jusqu'à la Révolution, sauf des exceptions bien rares et dont la responsabilité retombe sur Champce- netz, il n'attaquait point la personne de ses adversaires. Et puis, des allusions, si cruelles qu'elles fussent, à leurs mœurs ne les auraient pas touchés. Il s'était borné à leur prouver, leurs œuvres poétiques en main, qu'ils étaient des sots 2 . C'a été sa façon de les châtier 3 : leurs cris de rage attes- tent qu'il n'y en a pas de plus efficace, ni de plus coura- geuse. Faites attention que sur la liste du Petit Almanach figurent ceux qui, aujourd'hui dans les bas-fonds de la littérature, seront demain dans les bas-fonds de la poli- tique; ceux qui vont, non pas faire la Révolution, mais en ternir la gloire : Pitra, Manuel, Pons de Verdun, Carra, Gorsas, Collot d'Herbois, etc., etc. Nous verrons la raillerie de Rivarol les suivre de Révolutions de Paris en Feuille du 1. Voir les Lettres échangées en janvier et février 1789 entre Lauraguais et Cerutti. Grimm en parle. 2. 11 avait cité (voir la Notice : Palmezeaux, M. le chevalier de Cubières de) le Dialogue entre les fauteuils de l'Académie : Mes coussins sont enflammés, etc. Le feu jaillit de mes clous menaçants, etc. et avait dit que Cubières refaisait YArt poétique de Boileau (le plus joli est que c'était vrai; mais Cubières n'a publié qu'après la Révolution son Essai sur V Art poétique en général, voir sur lui l'article édifiant de la Bio- graphie Michaud). De M.-J. Chénier il avait dit en tout et pour tout : « a bien voulu présider aux Étrennes de Polymnie ». Cerutti, lui, n'était pas même nommé dans le Petit Almanachl 3. La petite pièce imprimée en tête de V Almanach dans l'édition de 1808 (et déjà dans une des dernières éditions de Y Almanach en 1788), les Aveux de V Arche de Noé, nous indique de quel ton Rivarol répondait à tant de sarcasmes sur sa. famille et sur son nom : « M. le Brigand-Beau- mier nous a démontré que tout n'en irait que mieux si, au lieu de cher- cher du style et des idées dans un écrivain, on y cherchait des titres; et sa logique a conclu que dorénavant on parlerait de naissance dans les Musées, et de littérature dans les Chapitres. Nous avouons que cette méthode a du bon, quand on a, comme M. le Brigand-Beaumier, autant de naissance que de talents; mais ce moyen était funeste à Voltaire à qui on disait, à chaque ouvrage qu'il mettait au jour, qu'il était fils d'un paysan, ainsi qu'il le confesse dans les Mémoires pour servir à sa vie. » SES IDÉES LITTÉRAIRES. 157 jour, comme elle les suivait à'Almanach des Muses en Étrennes dePolymnie, et répondre à leurs articles homicides en y soulignant les solécismes. Ils sont les mêmes, ils sont toujours les ratés. Seul contre la canaille littéraire, sous une grêle d'injures et de menaces, sans autres armes que son esprit et sa gaîté, il est venu arracher aux « follicu- laires », aux « commerçants de poésie » ' le beau nom d'hommes de lettres dont ils prétendaient se parer. Saluons ce rieur qui était un justicier. Nous savons à présent quelle élévation et quelle origi- nalité de pensée il exigeait de l'écrivain, quelle haute idée il avait de l'art. Trop haute peut-être, si elle l'entraînait parfois à d'excessifs dédains. Je ne lui reproche point de bafouer les romans d'un Restif de la Bretonne ou les drames d'un Sébastien Mercier, « ouvrages pensés dans la rue et écrits sur la borne » 2 . Je ne lui reproche pas davan- tage le jugement qu'il porte sur le livre de V Influence des Passions. Il a plus d'un grief contre Mme de Staël; une femme auteur est d'ordinaire à ses yeux un être anormal, anti-naturel : « Je n'aime que les sexes prononcés »... et de plus, elle est la fille de Necker; comptez donc bien qu'il ne la ménage pas. Cependant son article du Spectateur du Nord, avec l'ingénieuse dissertation sur la différence de l'esprit qui trouve l'idée et du talent qui trouve l'expression 3 , 1. Le mot est dans le Petit Almanach, Notice Pilhes. 2. Carnets. 3. On pourra comparer ce morceau ainsi que les pages 79 à 91 du Discours Préliminaire où il a de nouveau traité la question, avec certains chapi- tres de Sénac de Meilhan, Portraits et Caractères. Quoique édités seulement en 1813, les chapitres de Sénac avaient été, dit la préface, écrits avant la Révolution. Ils paraîtront bien vagues et alambiqués, comparés à du Rivarol. — Quant à son antipathie pour Mme de Staël, en lisant les Considérations de celle-ci sur la Révolution française, je crois sentir ce qui lui déplaisait en elle. J'admire, certes, le grand, le noble esprit qui s'y révèle; mais je 158 RIVAROL. aboutit en dernier terme à reconnaître qu' « elle a infini- ment plus d'esprit que de talent », c'est-à-dire que ses idées valent mieux que son style : est-ce si mal la juger? Je suis plus fâché de le voir malmener Beaumarchais *, quoique je m'y attende un peu : il ne saurait lui pardonner ses allures de brasseur d'affaires, et surtout les allures démo- cratiques de son Mariage de Figaro. Il est un aristocrate, en lettres comme en toute chose, et la popularité, cher- chée ou non, qu'obtient un ouvrage, suffit à le lui rendre suspect. Il répète qu'il y a « le public » et « le peuple » : composé des gens de goût, des connaisseurs, et par con- séquent peu nombreux, le public seul compte : « Raison pourquoi le peuple se plaît davantage aux pièces familières et grossières, aux farces, etc., qu'aux chefs-d'œuvre de la scène : c'est qu'il entend les premières 2 ». Tant pis pour ceux qui se font entendre ainsi. trouve je ne sais quoi de déconcertant à penser qu'une si grave étude politique est d'une femme. Lorsqu'elle vient à conter qu'en 1788, traver- sant la nuit le bois de Boulogne pour aller à Versailles, elle avait peur des voleurs, ou que pendant le triomphe de Necker à l'Hôtel de Ville elle s'évanouit « à force de joie », je suis tout surpris, j'avais presque oublié que je lisais l'œuvre d'une femme. Son cœur et son cerveau étaient de sexe différent; de là pour nous le malaise. 1. Récit du Portier du sieur Pierre- Augustin Caron de Beaumarchais. A la même époque, Claude-François et Mme de Rivarol s'adressaient à Beau- marchais pour obtenir des prêts; on pense s'ils furent bien reçus (voir le Beaumarchais de M. de Loménie). Lauraguais, qui détestait Beaumarchais, peut bien avoir armé Rivarol contre lui. Mais Beaumarchais n'est pas demeuré en reste avec Rivarol. Grimm (Correspondance, juin 1787) lui attribue le quatrain : Au noble hôtel de la Vermine : On loge ici très-proprement; Rivarol y fait la cuisine, Et Champcenetz l'appartement. Une lettre de Beaumarchais publiée dans la Bibliographie de la France (chronique, p. 190), datée du 7 février 1788, le montre occupé à chercher un imprimeur et un libelliste contre l'auteur du Petit Almanach. Il a trouvé Cubières, qui précisément travaillait au Dialogue : La Confession du comte Grifolin. Il voudrait le titre plus clair : Dialogue entre Grifolin tel, et Zinzolin tel, que « le cinglon » portât sur la partie sensible, que la nais- sance de Rivarol fût ridiculisée. 11 conclut : « Ma plus chère qualité est l'indifférence profonde que j'ai pour toutes ces attaques. On répond trop à ces gens-là. » La conclusion est assez imprévue. 2. Carnets. SES IDÉES LITTÉRAIRES. 159 Qui pourrait, au reste, prétendre que le Mariage de Figaro ait contribué à la restauration des lettres dont approchait l'heure et que Rivarol appelait de tous ses vœux? L'art de Beaumarchais est, à coup sûr, merveilleux de pré- cision et d'esprit : annonce-t-il l'art de large vérité humaine, de coloris éclatant, qui allait naître d'un renouveau de l'imagination et de la sensibilité? C'est à cet art qu'aspirait l'auteur du Journal Politique National et du Discours Pré- liminaire. Il n'avait que la moitié, et non pas même la meilleure, de ce qu'il fallait pour y atteindre. Mais plus encore que son talent, j'admire sa clairvoyance. Je l'admire d'avoir vu qu'il ne s'agissait pas d'imiter servilement les classiques ni de les renier; que le progrès, qui ne saurait être le désaveu de leur bel art, en pouvait et en devait être l'élargissement. Dit-il qu'il faille composer des drames plutôt que des tragédies, préférer tel genre à tel autre? Qu'importe, pourvu que l'œuvre soit neuve d'idées et de style et pourtant conforme aux lois éternelles du goût, qu'elle soit une harmonieuse et vivante expression de la pensée moderne, qu'elle ait le « caractère de vie f » commun à toutes les œuvres supérieures? Au fond, voilà toute la doctrine de Rivarol, et elle n'est pas d'un esprit médiocre. Nous n'ignorons pas aujourd'hui la parenté qui relie les maîtres du xvn e siècle à ceux du xix e . Rien ne nous est plus clair, et il est devenu banal de le dire. Il n'était pas banal de le prévoir il y a cent ans. Il n'était pas banal de demander un retour à la tradition, en plein règne des Delille et des La Harpe qui croyaient continuer l'art clas- sique parce qu'ils en imitaient les dehors. Aimerait-on mieux qu'il eût dit comme Mercier que Racine et Boileau sont « les pestiférés de la littérature » 2 , ou comme les Jeune-France que « Racine est un polisson »? Etrange 1. Lettre sur l'ouvrage de Mme de Staël intitulé : de l'Influence des Passions. 2. Cité par M. Brunetière dans ses Époques du Théâtre français. 160 RIVAROL. manière de démontrer que Campistron était un pauvre homme ! Qu'on ne dise pas qu'il était bon de commettre alors de ces bévues-là, et qu'il faut désavouer le passé pour servir efficacement la cause du progrès. Il n'est jamais bon de ne pas comprendre. L'immense artiste qui a renouvelé les lettres françaises est celui qui dans son Génie du Chris- tianisme a si dignement glorifié ses ancêtres du siècle de Louis XIV. Sans le savoir, c'est à lui que Rivarol faisait place en déblayant le terrain, en jetant le désarroi parmi tant de petites muses trotte-menu, et en essayant de rendre à la France le goût du grand art 1 . Je pourrais rappeler que les seuls littérateurs de son époque qu'il n'ait pas raillés sont ceux qui ont été les précurseurs ou les apôtres du dieu. On chercherait en vain Bernardin de Saint-Pierre sur la liste de ses « victimes ». Quoique Fontanes fût un fournisseur attitré des Recueils (VÉtrennes, il ne figure pas dans le Petit Almanach 2 ; en revanche, en 1798, il devient à Ham- 1. J'aurais bien voulu trouver quelque témoignage précis de l'estime qu'il a dû faire d'A. Chénier. On ne sait que trop qu'il a donné à Marie- Joseph l'atroce surnom : « Frère d'Abel Chénier » (Lettre sur l'ouvrage de Mme de Staël...). M. Becq de Fouquières, dans la bibliographie placée en tète de son édition de Chénier, dit que Chênedollé, à Hambourg, « avait souvent et longuement causé d'André avec Rivarol ». Je le pense; mais je n'en ai pas la preuve. Rivarol eût trouvé, dans le poème de l'Invention ou dans l'Hermès, un essai de poésie scientifique qui l'eût fort intéressé. Mais s'il les avait connus, il les aurait mentionnés dans l'entretien .que rapporte Chênedollé : « Ce fut Rivarol qui me suggéra l'idée de mon poème sur le Génie de VHomme.... Un soir, il rentrait chez lui après avoir dîné chez le juif Cappadoce; il était fort gai, et son imagination était montée sur un ton très-élevé. Nous parlâmes poésie, et, dans un moment de verve, étant mécontent des vers de Voltaire et de Lebrun sur le système du monde, il s'écria : Voici ce qu'on aurait dû dire là-dessus. Et tout d'un coup il trouva quelques belles paroles sur le mouvement des astres et la grande économie des cieux. Ces images me frappèrent tellement que deux jours après je les rapportai en vers à Rivarol qui en parut extrêmement con+ tent, et qui me dit qu'il fallait entreprendre le Poème de la Nature, poème qui avait été manqué deux fois dans notre langue, par Lebrun et Fon- tanes. » (Chateaubriand et son groupe, II.) 2. Pour être exact, Fontanes y est nommé, mais sans aucune intention de raillerie : « Castéra (M.), auteur de plusieurs poèmes et d'une centaine d'odes, vient d'adresser une épître en vers à M. de Fontanes. C'est une SES IDÉES LITTÉRAIRES. 161 bourg l'inséparable de Rivarol. Rappellerai-je aussi que Ghênedollé s'est attaché à lui, a vécu auprès de lui « dans un continuel état d'éréthisme », comme s'il eût trouvé en lui une première ébauche de l'idéal dont son âme était éprise? Il s'en est allé au bout de deux ans, tandis qu'à partir du jour où il a connu René il ne s'en est plus détaché *. On quitte Rivarol : on ne quitte pas Chateau- briand; et cela dit assez ce que l'un a de moins que l'autre. Encore le cas de Ghênedollé nous prouve-t-il qu'on peut avoir aimé l'un avant d'aimer l'autre. Rivarol n'a fait qu'entrevoir l'aurore du génie qui a rayonné sur notre siècle. Il y avait eu dans le salon de Breleuil, à Bruxelles, une rencontre entre eux; l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe Fa contée, de cet air qui chez tout autre serait insupportable fatuité, qui chez lui est grandeur et lui sied si bien : « Ma figure et mon silence gênaient Rivarol », et il donne à entendre qu'avec une ou deux répliques hautaines il l'a fait quinaud. « Le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, la satisfit : D'où vient votre frère le chevalier? dit-il à mon frère. Je répondis : De Niagara. Rivarol s'écria : De la cataracte? Je me tus. Il hasarda un commencement de question : Mon- sieur va.... Où l'on se bat, interrompis-je. On se leva de table. » Il est assez peu probable que les choses se soient passées tout à fait ainsi; eût-on « les cheveux plats et noirs », le teint «bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer », arrivât-on de Niagara, il n'est pas bien aisé d'intimider Rivarol. Je suppose, en tout cas, que celui-ci ne se souvenait guère du petit sous-lieutenant aperçu jadis, lorsqu'un ami, peut-être Fontanes, lui envoya en 1800 les bonnes feuilles d'un livre qui ne devait paraître sous sa forme définitive que deux ans plus tard 2 : grande marque de confiance que M. Castéra lui a donnée là; car cette épître contient le secret de son talent. » 1. Chateaubriand et son groupe, IL 2. Ce doit être l'esquisse où se trouvait la belle page sur les sépultures 11 462 RIVAROL. On me fît lire à Hambourg une esquisse sur le Génie du Christia- nisme, imprimée à Londres, qui annonce un ouvrage plus complet et plus étendu. Il y a du Fénelon et du Bossuet dans cette esquisse, et l'auteur, qui est jeune encore, nous promet un homme religieux et un grand écrivain *. Un grand écrivain! Voilà un mot qu'il n'avait jamais appliqué jusqu'alors à un vivant. Nous voyions bien pour qui il le réservait. royales de Saint-Denis : « On croirait... sentir les siècles ». Les bonnes feuilles étaient tirées et Chateaubriand les avait apportées, montrées en France au printemps de 1800 (voir Chateaubriand et son groupe, I). 1. Pensées inédites. Il eût été content s'il avait su que sa traduction de V Enfer serait citée dans le Génie du Christianisme. La famille de Rivarol a gardé plusieurs lettres fort courtoises adressées entre 1815 et 1835 à son frère par Chateaubriand; lettres dictées à un secrétaire, mais signées de sa main. Le 17 octobre 1816, il lui écrivait : « Vous avez beaucoup souffert, M. le vicomte, pour la cause du Roi, et vous n'êtes pas récompensé; c'est la règle; mais nous autres, vieux fidèles, nous crierons toujours : Vive le roi! et grâce à Dieu, sur ce point, nous sommes incorrigibles. » CHAPITRE IV SES IDÉES POLITIQUES On réduit trop volontiers la grande bataille de la fin du siècle dernier à une lutte entre les défenseurs du progrès et les partisans du statu quo, entre des plébéiens animés d'un grand amour de l'humanité et des nobles animés d'un amour sans bornes de leurs honneurs, de leur luxe, de leurs privilèges. Parce qu'une Mme de Monregard disait en riant : « Les abus? mais c'est ce qu'il y avait de mieux! » certaines gens se figurent que toute l'histoire de la Révo- lution tient dans ce mot d'une mondaine. S'il en était ainsi, le problème cesserait d'être intéressant, cesserait même d'en être un. L'opinion de la postérité ne serait pas divisée sur une révolution qui n'aurait eu contre elle que des égoïsmes. Le vrai est qu'en même temps que des égoïstes elle a eu contre elle les penseurs qui se défient des mou- vements de leur cœur si leur raison leur dit de s'en défier, qui ne croient pas à l'efficacité des transformations radi- cales, et préfèrent sacrifier un peu de liberté à la sûreté commune. Le plus distingué de ceux-là est Rivarol. Si l'erreur de la Révolution est d'avoir voulu réaliser l'idéal en un jour, si elle a ainsi compromis l'existence même de la société et interrompu un moment la vie de la civilisation, ne demandons pas pourquoi Rivarol est contre- 464 R1VAR0L. révolutionnaire. Mais souvenons-nous que le mot n'est pas, comme on l'assurait jadis, synonyme de « suppôt de la tyrannie ». Est-il très nécessaire d'affirmer qu'en 1789 il souhaitait, réclamait des réformes? Elles étaient un besoin, sinon de son cœur, du moins de son esprit. Les imperfections du régime actuel blessaient son instinct d'harmonie, sa logique intellectuelle, et l'inquiétaient comme une perpétuelle menace pour l'ordre social. Le désordre de nos finances, les incertitudes d'un pouvoir despotique, sans règle, sans équilibre, abandonné au caprice des ministres, lui sem- blaient une injure au génie d'un Montesquieu et à la sagesse d'un Turgot 1 . Il était choqué du désaccord qui existait entre la pensée française et le gouvernement de la France, choqué du spectacle de ce « trône éclipsé au milieu des lumières » 2 . Il ne se gênait pas, chez Laura- guais ou ailleurs, pour le dire 3 ; et il s'était fait à la cour la réputation d'un homme fort éloigné des « bons prin- cipes » 4 . Il était fort éloigné, en effet, de trouver que tout allât bien, et il tournait ses regards vers cette libre Angle- terre qui avait fait durant tout le siècle l'admiration des esprits réfléchis. Mais son principe fondamental est que la philosophie et la politique sont deux sciences très distinctes; l'une est la science de l'absolu, l'autre du relatif. Rien de plus dan- gereux, et il se souvient que Bossuet l'avait déjà dit 5 , que de les confondre. Ce qui est vérité dans le livre du philosophe serait chimère dans le décret du politique. Non que celui-ci n'ait rien à retenir des spéculations de celui- 1. Voir les Lettres à Necker (1788). 2. Journal Politique National, l re série, n° 17. Voir aussi n° 22, note. 3. Vie... de Rivarol de Sulpice de la Platière, passim. 4. État des gens de lettres demandant des pensions en 1786 (cité par M. de Lescure, p. 94 de son livre sur Rivarol). 5. Discours Préliminaire, p. 96; c'est une citation du Discours sur l'His- toire Universelle, 2 e partie. A partir de 1789, la Politique tirée de l'Écriture sainte lui est aussi revenue souvent en mémoire. SES IDÉES POLITIQUES. 165 là : là brille une étoile vers laquelle il est bon de lever les yeux et de s'orienter, à condition de ne pas oublier que c'est une étoile. Mlle Gaucher en contemplait une, certain soir, si fixement que lord Albermale dut lui dire : « Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis vous la donner » l . Le politique ne s'attire pas de ces avertissements-là : il est sur terre, et il le sait. Libre aux rêveurs de pleurer « sur le malheur de l'espèce humaine, qui ne permet pas à ceux qui la gouvernent de songer à la perfection : en législa- tion comme en morale le bien est toujours le mieux » 2 . Il ne s'agit donc que d'améliorer. Ceux qui ne veulent aucun changement et ceux qui veulent tout changer n'en- tendent pas plus les uns que les autres « l'état de la question ». M. de Rivarol est un conservateur libéral. Il est monarchiste. Est-ce par attachement à la personne du roi? Non; il l'appellerait volontiers, comme l'appe- lait un jour Marie-Antoinette : « ce pauvre homme! » S'il a admiré la vaillance de la reine en face de l'émeute, il a parlé d'elle en historien et non en chevalier prêt à mourir en la servant; il n'a même pas pour elle cette ten- dresse d'imagination que nous inspire encore l'héroïne du sombre drame, la reine « pleine de grâce » 3 .... Il est monarchiste, parce que la France est une monarchie, et 1. Mémoires de Marmontel. 2. Journal Politique National, l re série, n° 13. « On demanda à Solon si les lois qu'il avait données aux Athéniens étaient les meilleures : Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu'ils pouvaient souffrir. — Belle parole, qui devrait être entendue de tous les législateurs » (Esprit des Lois, liv. XIX, chapitre xxi). 3. Les lettrés adressées par elle à Fersen sont pour beaucoup dans la tendre pitié qui nous attache à elle. Une prière circulait, imprimée, pen- dant les premières années de la Révolution : « Notre Roi qui êtes aux Tuileries, que votre nom soit respecté; que votre règne revienne; que votre seule volonté soit faite à Paris comme dans les provinces; faites élever à la Lanterne tous les coquins qui cherchent à nous ôter notre pain quotidien... et surtout délivrez-nous de l'Assemblée nationale. Ainsi soit-il. — Je vous salue, Marie-Antoinette, pleine de grâce; vous êtes la plus courageuse des reines », etc. Pour les vers sur la reine, attribués à Rivarol dans l'édition des Pensées inédites, voir la Bibliographie, % 5. 166 R1VAR0L. depuis de longs siècles. Qu'un jour puisse jamais arriver où elle cesse de l'être et devienne république, il en doute quand il considère l'étendue de son territoire 1 ; il en doute, et rien de plus. Ce jour-là n'est pas arrivé; outre que la nation est hors d'état de se gouverner elle-même, elle a des habitudes prises, invétérées; elle est monarchique 2 , et nul raisonnement ne prévaut contre un fait. Qui lui arracherait son manteau royal, déchirerait sa chair et ferait couler son sang. Mais le manteau est alourdi d'ornements coûteux et surannés qui font qu'elle étouffe là-dessous. Pourquoi ne pas les retrancher? La noblesse et le clergé jouissent de privilèges qui n'ont nulle raison d'être, et sur lesquels la royauté a passé sa vie à empiéter. En les abo- lissant, elle continuerait, elle achèverait son œuvre. Il lui resterait alors à se consolider, à l'instar de la royauté anglaise, c'est-à-dire à s'appuyer sur deux Chambres. Une monarchie constitutionnelle, tel était le vœu de Rivarol 3 . Mais il craignait tout si le monarque abandonnait à d'au- tres le- soin de constituer la monarchie. Au milieu de l'enthousiasme général que provoquait l'annonce des Etats généraux, il était demeuré froid et défiant. « Du jour où le monarque consulte les sujets, la souveraineté est comme suspendue. Il y avait interrègne *. » Un roi qui se trouve réduit à consulter son peuple s'avoue par là moins éclairé que lui, et se condamne à être moins estimé de lui : « Or quand les peuples cessent d'estimer, ils cessent d'obéir. Règle générale : les nations que les 1. L'axiome de VEspHt des Lois, livre VIII, que la monarchie seule con- vient aux grands États, est devenu en ces années-là un argument cher à tous les hommes de la contre-révolution :.non seulement Rivarol, mais Lauraguais, Malouet, Mallet Dupan, Rergasse, Montlosier l'ont repris tour à tour, et les petits journalistes du parti l'invoquaient après eux. Peut-être avait-il gardé toute sa force jusqu'au jour où la vapeur et l'élec- tricité ont supprimé la distance. 2. Journal Politique National, l re série, n° 13. 3. Id. passim. 4. Id., 2 e série, n° 9. SES IDÉES POLITIQUES. 167 rois consultent commencent par des vœux, et finissent par des volontés '. » « Lorsqu'on veut empêcher les horreurs d'une révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même; elle était trop nécessaire en France pour ne pas être iné- vitable 2 . » Plus habile ou plus habilement secondé, le roi « aurait fait des économies, des réformes et des retranche- ments si sévères qu'il se serait bientôt rendu indépendant, et, au lieu de mendier de nouveaux impôts pour soutenir de vieux abus, il aurait été le maître de dicter à ses peu- ples une constitution qui eut fait leur bonheur et sa gloire 3 » . La convocation des Etats lui semblait donc une mesure périlleuse. Et son premier grief contre la cour était qu'elle se fût mise dans l'obligation d'y recourir. A celui-là ne tardait pas à s'en ajouter un second. Elle faisait tout pour déchaîner la tempête et pour que la déli- cate épreuve avortât. Il aurait désiré « ou que le roi eût aboli tout à fait l'ancienne forme de convocation par ordres, comme gothique et née des siècles barbares que 1. Journal Politique National, l re série, n° 17. 2. Id., l re série, n° 11. La même idée se retrouve dans les Mémoires de Malouet, qui semblent en tant d'endroits la paraphrase du Journal Poli- tique National. Mais Rivarol lui-même emprunte ici un mot à Lauraguais. L'influence de Lauraguais, esprit original, à la fois brillant et confus, passionné pour les sciences, en particulier pour la chimie, aristocrate impertinent, toujours prêt à défier la canaille, et en même temps fron- deur hardi de tout despotisme, royal ou populaire, — son influence a été considérable sur Rivarol. J'en ai déjà dit un mot. Ils avaient mêmes goûts, souvent mêmes idées et mêmes ennemis. Lauraguais avait attaqué Necker dès son premier ministère, et si rudement que celui-ci aurait dit à M. de Vaudrcuil (voir Bertrand de Molleville, Mémoires, p. 59) : « Ce gueux- là!... quel plaisir j'aurais à lui plonger un poignard dans le cœur! » 11 l'attaquait encore dans une Lettre du 15 février 1789. Dans sa Réponse à Mme la marquise de... (18 février 1789), où il a terriblement exécuté Cerutti, il annonçait » une insurrection qui armerait les passions humaines contre les intérêts de la société », et je reconnais là un ami de Rivarol. Le 22 avril 1787, il avait écrit au roi : « Le seul moyen d'éviter une révolution quelconque, est d'en faire une. Le seul moyen d'empêcher une destruction totale est de passer à la Constitution anglaise. » Mais qu'il est loin d'avoir le talent de Rivarol! Dans une note du n° 21 de sa l rc série, Rivarol renvoie le lecteur à la Dissertation de M. le comte de Lauraguais sur les Assemblées nationales. 3. Id., l re série, n° 22. 168 RIVAROL. nous méprisons, ou qu'il l'eût conservée dans son entier. La méthode adoptée réunissait les inconvénients des deux partis \ » En effet, la double représentation accordée aux communes était un non-sens si elle ne sous-entendait pas le vote par tête. Dès lors il prévoyait « que la noblesse et le clergé voudraient opiner par ordre pour conserver leur veto, et n'être pas réduits à êlre de simples figurants aux États généraux, et que le tiers état voudrait opiner par tête, afin de jouir de la nouvelle existence qu'il venait d'ac- quérir; de sorte qu'il était apparent que les uns et les autres ne s'entendraient jamais » 2 . Ces divisions, disait-il alors 3 , « le roi aurait pu les éviter le jour même de l'ou- verture des Etats généraux, en ordonnant aux trois ordres de commencer la vérification de leurs pouvoirs en sa pré- sence.... Le roi n'a pu se croire ce jour-là aux États géné- raux : tous ces députés n'étaient encore pour lui que des voyageurs arrivés des différentes provinces de son royaume. Le premier mot de Sa Majesté pouvait être : Messieurs, qui êtes-vous? A cette question si naturelle, ils auraient répondu par l'exhibition de leurs pouvoirs, ce qui les eût forcés à se faire connaître au roi et à se reconnaître entre eux *. » En outre, les Etats s'assemblent près de Paris, « adossés à un énorme foyer de mécontentements et de corruptions de tous genres » 5 . Si du moins la porte de la salle était fermée au petit peuple! Non, entrée libre; le petit peuple quitte ses ateliers « pour venir regarder des motions, s'échauffe de jour en jour, s'ameute autour de la salle, et, hors d'état de juger les questions, est toujours prêt à lapider ceux qui ne sont pas notoirement pour le 1. Journal Politique National, l re série, n° 2. 2. Id. 3. Quand nous lisons dans sonJournal : « Les hommes qui pensent.... Ceux qui pensent... prévirent... » entendons bien que M. de Rivarol est du groupe, ou plutôt qu'il forme à lui seul à peu près tout le groupe. 4. Id., l re série, n° 3 (Malouet est du même avis; voir ses Mémoires). 5. Id., 2 e série, n° 3. SES IDÉES POLITIQUES. 169 tiers état : ce qui peut gêner les suffrages de ceux qui aiment un peu la vie » f , Les clubs s'ouvrent, les journaux pullulent, le Palais-Royal fermente; les prisons sont for- cées, les soldats et les débiteurs mis en liberté et portés en triomphe 2 . Le roi laisse tout dire, tout oser. Il se tient à l'écart de l'Assemblée qu'il a convoquée pour travailler avec lui à de bonnes lois; il est indifférent à ce qui s'y passe, et reçoit dix blessures qu'il ne se sent pas encore atteint. En vain Rivarol lui a présenté « le tableau du présent et de l'avenir » 3 ; en vain, dès le mois de mai, il avertit le comte d'Artois *. « Que le roi fasse le roi », c'est-à-dire se mette à la tête du mouvement national, au lieu de rester le roi des privilégiés. La déclaration du 23 juin, qui six mois auparavant « eût fait perdre jusqu'à l'idée, jusqu'au désir d'avoir des Etats généraux », ne semble plus qu'une con- cession arrachée à la faiblesse et accordée de mauvaise grâce : elle froisse les deux premiers ordres, ce qui est un petit malheur; chose plus grave, elle est suspecte à la nation 5 . Or, c'est la nation qu'il faut se concilier, c'est avec elle qu'il faut être, afin de conserver assez de force pour contenir les factieux : Vers les premiers jours de juillet, je proposai au maréchal de Bro- glie et à M. de Breteuil un parti décisif. Je demandai qu'au moment même où l'Assemblée nationale disputait l'armée au roi, Sa Majesté vînt elle-même à Paris lui disputer la nation. Qu'on juge de l'effet qu'eût produit l'arrivée soudaine et volontaire du roi, proposant à l'Hôtel de Ville les principaux articles d'une bonne Constitution, et faisant lui-même une simple légitime de cadets aux prêtres et aux nobles, qui étaient alors les heureux aînés de la nation. Cette démarche, soutenue de quelques distributions d'argent, aurait mis le roi en état de sortir de Paris avec un cortège de vingt à trente 1. Journal Politique National, l re série, n° 3. Voir aussi, même série, n° 11, note. 2. ld., l re série, n° 5. 3. Cet écrit, auquel il fait allusion n° 9 de la 2 e série, est perdu; mais les Mémoires adressés en 1791 à M. de la Porte et le Journal lui-même per- mettent d'en deviner la signification. 4. Premier Mémoire à M. de la Porte. - 5. Journal Politique National, l re série, n° 4. 170 RIVAROL. mille hommes, qui seraient venus à Versailles faire décréter par l'Assemblée ce qui aurait été décidé à l'Hôtel de Ville par le concours de la nation et du roi *. Mais non, le roi persiste dans son attitude passive, tandis que la tempête grossit; puis soudain, il rassemble des troupes, des troupes auxquelles il ne se montre même pas, des troupes qui, en arrivant, manquent de tout, sont nourries et pourvues par ceux qu'elles venaient réprimer 2 ; il attend d'être désarmé pour recourir aux menaces. « La populace de Paris et celle même de toutes les villes du royaume ont encore bien des crimes à faire avant d'égaler les sottises de la cour 3 ! » Nous voici au 12 juillet. Ce jour-là paraît le prospectus du Journal Politique National. N'y cherchons pas l'expres- sion des sentiments de Rivarol. Optimisme et style, tout y est de Sabatier. Pour s'en convaincre, il suffirait de lire, aussitôt après, le premier Résumé qui forme quatre numéros, ceux des 14, 16, 19 et 21 juillet, mais qui est certainement écrit d'un seul jet, et donc antérieur à la prise de la Bastille. Le sévère et jusque-là impartial observateur* ne se fait nulle illusion sur la gravité des événements accomplis : « Ceux qui élèvent des questions publiques devraient considérer combien elles se dénaturent en chemin : on ne nous demande d'abord qu'un léger sacri- fice, bientôt on en commande de très grands, enfin on en exige d'impossibles. Tel homme a disputé son argent qui 1. Premier Mémoire à M. de la Porte. 2. Journal Politique National, l re série, n° 12. 3. Id., l re série, n° 11. Voilà l'écrivain que les jacobins accusaient d'avoir vendu sa plume au parti de la cour î 4. Ce n'est pas au hasard qu'il a pris le pseudonyme de Salomon (de Cambrai); il entend bien être le grand juge, seul en possession de la vérité. Son Journal porte la devise (reprise plus tard par Barruel-Beau- vert pour ses Actes des Apôtres de 1796!) : Viclrix causa diis placuit, sed vicia Catoni. Les devises étaient à la mode. Il y en avait au xvm e siècle jusque sur les canons : Ultima ratio regum. Marat inscrivait sur VAmi du Peuple : Vilam impendere vero; ce qu'il ne faudrait pas traduire sacrifier sa vie, mais sacrifier la vie d y autrui à ce qu'on croit être la vérité. SES IDÉES POLITIQUES. 171 finit par ne pas même obtenir la vie. Je ne sais quel empe- reur romain offrit aux séditieux de partager l'empire avec son rival, et on n'y voulut pas entendre; il demanda qu'on lui laissât une province, et elle lui fut refusée; enfin, il parla pour sa vie et fut massacré. Ceux qui pensent appliqueront aisément aux circonstances actuelles les exemples que nous présente l'histoire. Arma tenenti omnia dat qui justa negat \ » Ainsi parle Rivarol en regardant le château. Car remarquez bien vers qui vont ses blâmes. Sans doute, il ne juge pas que l'Assemblée n'en mérite aucun. Elle a perdu son temps en des bavardages sans fin. S'agissait-il de remé- dier à la disette? Elle délibérait avec tant de lenteur que «vraisemblablement la moisson surprendra le comité de subsistances cherchant encore les moyens d'arriver jusqu'à elle » 2 . Pendant que le roi commettait la faute de réunir des régiments qui ne lui obéiraient même pas 3 , elle com- mettait celle d'appeler à son secours Paris qui n'est que trop disposé à l'écouter. Elle a crié au secours « sans en pouvoir garantir ni prévenir les suites » *. Maintenant, l'Hôtel de Ville lui donne des ordres, et elle s'y conforme : « que refuser en effet à 60 000 protecteurs armés 5 ? » Elle les a voulus; elle les a. Mais, pour le moment, Rivarol ne lui fait pas son procès; si ses torts ne sont pas moins évi- dents que ceux de la cour, ils sont « plus nécessaires » 6 . Il dit très haut que dans un pareil enchaînement de maux le grand coupable (que ne dit-il : le seul coupable?) est celui qui est coupable le premier. Malgré d'instinctives antipa- 1. Journal Politique National, l rc série, n° 5. 2. Id., l re série, n° 7. Une note de l'édition de 1790 fait observer que la prédiction s'est réalisée. 3. Voir, l re série, n° 12, une remarquable page où il soutient que le roi, désireux d'empêcher une insurrection, ne songeait pas plus à faire vio- lence aux députés qu'à mitrailler Paris. « On est toujours sûr d'un roi qui a besoin d'argent. » 4. l re série, n° 10. 5. l re série, n° 8. 6. l re série, n° 10. 172 RIVAROL. Unes, il reconnaît que le tiers a des excuses que la cour n'a pas : « Le tiers état, dit-il en racontant les séances des 1G et 17 juin, avait fait des preuves de logique et des actes d'autorité; il eut bientôt besoin d'en faire de courage et de persévérance » Ml devait encore écrire à quelques semaines delà : « Ceux qui ont jugé le plus sainement de l'esprit qui régnait alors dans la Chambre des Communes, conviennent unanimement que la majorité y était disposée à tout bien » 2 . Si donc le jour où s'impriment les premières pages du premier Résumé le peuple prend la Bastille, si trois jours après, à l'Hôtel de Ville, le roi vient sanctionner sa défaite, si « le calice est bu, la révolution consommée 3 », c'est à la royauté que Rivarol s'en prend de l'anéantissement de la royauté. En paraissant confondre sa cause avec celle des privilégiés, elle a détourné sur elle l'orage qui grondait sur eux; elle s'est perdue.... Eh bien! il faut la sauver malgré elle, puisque la France ne peut se passer d'elle! Elle est aveugle? Il faut y voir pour elle, et endiguer la révolu- tion afin de ne pas empêcher la réforme. Il faut relever, affermir le trône : à l'heure actuelle, « trois millions de paysans armés, d'un bout du royaume à l'autre, arrêtent les voyageurs, confrontent les signalements et ramènent les victimes à Paris : l'Hôtel de Ville ne peut les arracher aux fureurs des bourreaux patriotes * ». Il n'y a plus de chance de salut que dans la Constitution qui va être faite : « Les esprits modérés pensaient que, de ce jour même, l'Assemblée aurait dû tomber aux pieds d'un roi dont les mains étaient désarmées, et qu'elle aurait dû lui rendre en hommages apparents ce qu'il perdait en réalité, afin de lui concilier le respect; et surtout afin de contenir le peuple qui pouvait se porter aux extrémités, s'il s'apercevait trop 1. Journal Politique National, l re série, n° 3. 2. Id., 2 e série, n° 11. 3. Ici., l re série, n° 9. 4. Ici., id., id. SES IDÉES POLITIQUES. 473 que le gouvernement était sans force. On espérait que cette foule de législateurs se hâteraient de resserrer les liens du corps politique ébranlé par une si grande secousse '. » D'avance, ai-je dit, il se défiait d'eux. A peine les voit-il à l'œuvre qu'il les maudit. Singuliers législateurs qui, envoyés pour réformer, ne songent qu'à renverser 2 , qui « avant de simplifier les rouages et de balancer les contre- poids d'une machine qu'on leur donne à raccommoder, commencent par en briser le ressort 3 » ! Ils ont déjà décrété qu'ils abolissaient tous les impôts existants comme illégaux dans le droit et dans la forme, mais qu'en attendant, pour ne pas bouleverser le royaume, on continuerait de les payer; presque tous leurs décrets se font sur ce modèle : dans le premier membre du décret ils abolissent, et dans le second ils maintiennent pour un temps. Est-il malaisé de prévoir que le peuple n'exécutera que la première partie du décret, et se moquera de l'autre 4 ? Ils venaient combler le déficit : ils l'accroissent démesurément; « un retard dans le paie- ment des grosses rentes, une économie sévère et le main- tien des anciens impôts étaient l'unique planche dans le naufrage 5 ». Chaque jour ils abattent quelque partie du vieil édifice, « croyant arrêter l'incendie par la démoli- tion 6 ». La nuit du 4 Août est « la Saint-Barthélémy des propriétés 7 ». Ils en veulent aux privilégiés : qui les en blâme? Mais ils s'y prennent de façon à nuire aux intérêts de la France autant qu'à ceux de la noblesse ou du clergé. Ils suppriment d'un trait de plume les justices seigneuriales : et les campagnes à l'heure même où elles sont en proie au brigandage se trouvent sans tribunaux ; le droit de 1. Journal Politique National, l re série, n° 18. 2. Ici., 2 e série, n° 13. 3. Ici., l re série, n° 21. 4. Ici., 2 e série, n° 23. 5. Id., 2 e série, n° b. 6. Ici., 2 e série, n° 3. 1. Ici., id., id. 174 R1VAR0L. chasse : et les chemins, les champs se couvrent de ban- dits et de paysans armés; la dîme : et le trésor public reste chargé de l'entretien du clergé, sans que les revenus de l'État aient été assurés *. « L'Assemblée abolissait les droits féodaux, et le peuple mettait le feu à toutes les archives et à tous les titres; l'Assemblée effaçait la distinc- tion de la naissance, et le peuple massacrait les nobles ; l'Assemblée décrétait contre les privilèges pécuniaires une égale répartition d'impôts, et le peuple n'en a plus payé du tout 2 . » Que leur reste-t-il contre la banqueroute, la hideuse banqueroute, « inévitable, non par les dettes qu'on avait, mais par les revenus qu'on n'a plus 3 »? Il leur reste les assignats, une autre banqueroute cent fois pire en perspective \ De ce qu'ils ont détruit Rivarol ne regrette presque rien, pas plus la Bastille et les lettres de cachet que les inten- dants s . La suppression même des titres de noblesse pour lui paraître puérile ne le touche guère ; il n'ignore pas que « les noms qui peuvent se passer de titres » sortiront de là « comme d'un creuset, plus purs et plus brillants 6 ». Il ne leur pardonne pas, par contre, d'avoir détruit sans se garder les moyens de reconstruire \ Ils ont bien fait « en renver- 1. Journal Politique National, 2 e série, n» 2. 2. Id., id., id. 3. Id., 1" série, n° 22, note. 4. Id., 3 e série, n° 5. Sur la question des finances, voir l re série, n°' 19, 20; 2 e série, n M 23 et 24; 3 e série, n os 4,2, 5 et 6. Avec le même bon sens, le même esprit de modération, il disait aux Constituants en les voyant saisir les biens du clergé : « 11 fallait d'abord accepter les 400 millions offerts par le clergé, et fonder ensuite une caisse d'amortissements où seraient tombés tour à tour les bénéfices vacants par décès. Cette extinc- tion graduelle des bénéfices, conforme aux lois de la nature et aux droits de l'humanité, vous eût attiré une confiance et un crédit dont vous êtes aujourd'hui bien loin » (3 e série, n° 1). Dans le n° 2 de la même série : « Puisque vous ne pouvez garantir vos engagements envers les capita- listes qu'avec les biens de l'Église, avec quoi garantirez-vous donc l'en- tretien du clergé quand ses biens n'existeront plus? » 5. Id., 3 e série, n° 5. 6. Id., id., id. 7. Id., 2 e série, n<> 13. SES IDÉES POLITIQUES. 175 sant une maison incommode et irrégulière » ; leur conduite serait sans tache, s'ils n'avaient « bâti à la place un édifice monstrueux et menaçant 1 ». Voyez quelle constitution ils rédigent. Les bases en étaient posées dans les cahiers de leurs commettants qui disaient tous : le gouvernement est monarchique, le roi réunit à lui seul toute la puissance executive, et c'est à lui à sanctionner tous les actes du pouvoir législatif. Ainsi l'entendaient bien les sages du pre- mier comité, les Mounier, les Bergasse, les Lally-Tol- lendal 2 . Leur projet, qui équilibre les pouvoirs, rétablirait l'autorité royale avec la liberté et la tranquillité. Ils pro- posaient de joindre à une Chambre des Communes un sénat qui en eût non pas annihilé, mais balancé l'influence, et d'attribuer au roi le veto absolu. « On feignit de croire, et le plus grand nombre crut en effet, qu'il était impossible de former cette seconde Chambre autrement qu'avec des nobles 3 . » Pourquoi donc? Ne pouvait-elle être ouverte tout à la fois à l'élite de la naissance, de la fortune et du talent? Mais quand bien même elle se fût à l'origine recrutée parmi les héritiers des plus grands noms de France, qu'y aurait-il eu de commun entre l'ancienne France où la noblesse était une caste de jour en jour plus envahissante, où elle se composait de plus de cent mille parasites de l'État, et la France nouvelle où les pairs, héréditaires et peu nombreux, eussent formé une véritable aristocratie? Aristocratie n'est pas synonyme de noblesse 4 . L'Assemblée a repoussé le projet du comité; elle a décrété qu'il n'y aurait qu'une seule Chambre et une Chambre qui gouvernerait en despote, puisque tous les pouvoirs lui 1. Journal Politique National, 2 e série, n° 23. 2. Id., V e série, n os 21 et 22. 3. Id., 2° série, n° 8. 4. Id., id., id. « Nous ne regardons pas comme aristocrates les gens de cour et les nobles; ils n'ont jamais été à nos yeux que d'ennuyeux liber- tins à Paris, ou des mendiants à talons rouges à Versailles » (l re série, n° 14; note). 176 R1VAR0L. appartiendraient. « Telle est, d'après les décrets de l'As- semblée nationale, la Constitution française : il n'y a point en France d'aulorité supérieure à la loi (article / cr ); et cette autorité réside dans l'Assemblée nationale (article 8). Y a-t-il là quelque équivoque ou quelque ressource pour la royauté '? » Cependant le roi a son vétol Eh! qu'est-ce qu'un veto qui n'est pas absolu, sinon un droit d'empêcher qui ri empêchera pas s ? Si on dit encore que le consentement du roi est nécessaire, entendez qu'il est forcé 3 . Le roi n'a pas même le droit de remontrances, et il doit signer les articles du 4 Août sans en discuter le contenu. Que sert d'avoir proclamé que la France est un Etat monarchique, que la personne du roi est inviolable et la couronne hérédi- taire, si une Assemblée permanente, que le roi ne peut dissoudre, où ses ministres ne sont pas admis à prendre part aux délibérations, est seule chargée de faire la loi? Louis XVI n'est plus que « le grand officier », que « le greffier » de l'Assemblée \ Elle l'attache à la machine politique, mais ne l'y fait pas entrer 5 . Il n'a plus que l'exergue des monnaies 6 ; il est dans la Constitution comme ses ancêtres sont à Saint-Denis : un mort couronné 7 . Les Français qui voulaient une monarchie, croient -ils encore en avoir une? Qu'ils se détrompent. Il n'y a plus à la place qu'une démocratie armoriée d'une couronne 8 . 1. Journal Politique National, 2e série, n° 8. 2. Id., 2 e série, n° 7. 3. Id., id., id. 4. Id., et 2 e série, n° 13. 5. Id., 2 e série, n° 10. 6. Id., 2 e série, n« 9. 7. Id., 2 e série, n° 10. 8. Id., 2 e série, n° 7. 11 disait en 1790 : « Le roi est à la fois exclu de la Constitution et enfermé dans la capitale : de sorte que le corps politique est comme l'homme au masque de fer, dont la tête était encore plus étroitement emprisonnée que le reste de sa personne » (2 e série, n° 10). On trouvera le développement fort sérieux de tout ceci dans le volumineux et noble ouvrage de Duvergier de Hauranne : Histoire du Gouvernement Parlement aire i et dans Taine; le développement bouffon en est dans les SES IDÉES POLITIQUES. 177 En vain, nos députés essaient de se justifier dans leurs adresses aux provinces, celle, par exemple, du 11 février 1790 : « Quel mal avons-nous fait?... Quel bien n'avons-nous pas fait?... Français! Ah! Français! La Nation, la Loi, le Roi.... C'est notre ouvrage, c'est votre ouvrage. Amis; citoyens, quel bonheur! Quelle liberté! — Ce sont là des cris de maîtres d'armes qui n'annon- cent que des feintes; c'est ainsi que le charlatanisme s'escrime contre la raison qui le tue \ » En vain ils essaient de réparer le mal qu'ils viennent de faire; ils décrètent la loi martiale, après avoir appelé l'insurrection « le plus saint des devoirs » ; la contribution du marc d'argent exigible de l'électeur, après avoir tant parlé d'éga- lité. Leurs contradictions n'ont d'autre effet que d'accroître le trouble 2 : ils ont fait une œuvre bâtarde et qui n'est pas viable. D'où vient cela? Ont-ils été, sans le savoir, l'instrument de quelque cabale? Rivarol l'a cru tout d'abord, comme Malouet, et, c'est le mot de Malouet, « comme tout le monde 3 ». Mais quelque importance qu'il attribue aux menées du duc d'Orléans ou de tel autre ambitieux \ il Actes des Apôtres : « Ils accordent, disent les Apôtres dans un article du n° 104 signé Dom Bouquin, au premier représentant de la nation qui ne représente plus rien, la liberté de différer son consentement aux nouvelles lois jusqu'à une troisième législature, et lui ordonnent, tambour battant, mèche allumée, assassins en avant, canons en arrière, de le donner dans les vingt-quatre heures ». Dans le n° 28, les Apôtres annoncent l'inven- tion d'une machine nouvelle, très économique, le Sanctionnateur à volonté. 1. Journal Politique National, 2 e série, n° 23. 2. Id., 3 e série, n° 4. Dans le n° 14 de la 2e série, il promettait de donner quelque jour« une Table des contradictions de l'Assemblée ». 3. Voir les Mémoires de Malouet. Mais Malouet n'a pas su voir, lui, la vraie cause de tant d'erreurs. 4. Sur le duc d'Orléans, voir le Journal Politique National, passim, et la plaquette publiée à part : Portrait du duc d'Orléans et de Mme de G. (Genlis). C'est contre le duc que s'unissent pendant les deux premières années delà Révolution les efforts des. polémistes contre-révolutionnaires; Peltier et Suleau, entre autres. Pour eux, les journées d'octobre sont l'œuvre du duc, et Rivarol est de leur avis. Il écrivait le 25 avril 1791 à La Porte : « Perdre le duc d'Orléans, c'est d'abord à quoi il faut viser. La séparation de la duchesse à laquelle je n'ai pas été inutile (?) est déjà un 12 178 R1VAR0L. était bien persuadé dès le début qu'elles ne suffiraient pas à tout expliquer, et que les aberrations de toute une Assem- blée doivent avoir une cause plus générale. Plus que la peur, plus que l'intérêt, plus que ces petits mobiles de l'envie et de la rancune qu'il a discernés aussi bien que l'eût pu faire un La Rochefoucauld, ce qui a tout gâté, c'est l'orgueil philosophique. Ces avocats, ces beaux-esprits qui se prennent pour des législateurs, ne sont au fond que des philosophes. « Cham- pignons politiques et littéraires nés tout à coup dans les serres chaudes de la philanthropie moderne * », ils n'ont aucune pratique des affaires. Ils composent leur république, comme Platon, sur une théorie rigoureuse; ils ont un modèle idéal dans la tête qu'ils veulent toujours mettre à la place du monde qui existe 2 . Que des journalistes, que des orateurs de clubs, que les braillards du Palais-Royal enivrent le peuple avec des phrases volées au Contrat social, soit, ils sont dans leur rôle. Est-ce celui d'une Assemblée législative que de paraphraser Rousseau, et parfois sans le comprendre 3 ? Quand ses dogmes seraient des vérités méta- physiques, quand elle aurait abstraitement raison, des fon- dateurs ou restaurateurs d'empire qui ont abstraitement grand pas. Elle a affaibli le crédit du duc et lui rend les emprunts plus difficiles. » On n'attend pas que je prenne ici la défense de Philippe-Éga- lité. — Quant à Necker, Rivarol lui a surtout reproché d'être un caractère timide, et d'avoir un trop grand désir de popularité pour agir en homme de gouvernement. En vérité, il n'en dit guère plus que Mme de Staël qui cependant aimait bien son père : « Il était dans la nature de son carac- tère et de son esprit, dit-elle dans ses Considérations, d'attendre les cir- constances, et de ne pas prendre sur lui les révolutions qu'elles peuvent amener »; il avait « la maladie de l'incertitude » ; « l'opinion publique était ce qui l'occupait le plus »; « le vent de terre qui le faisait naviguer, c'était l'amour de la considération ». 1. Journal Politique National, l re série, n° 4. Malouet, arrivé plein d'en- thousiasme aux États généraux, avoue qu'il fut aussitôt tenté de démis- sionner, quand il vit » de petits bourgeois, des praticiens, des avocats, sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant le Contrat social, déclamant avec véhémence contre la tyrannie, contre les abus », etc. Les Actes des Apôtres créent alors ce mot : ïavocacratie (n° 65). 2. M., 1™ série, n° 13. 3. Id., 2 e série, n 08 4 et 5. SES IDÉES POLITIQUES. 179 raison ont tort. Ils croient qu'il suffit de dire : ceci est juste, pour que justice soit; ils décrètent la vertu. Fous qui oublient devant qui ils parlent et par qui leurs paroles vont être interprétées! Ils choisissent le moment où le peuple est le maître, et le prouve en mettant la France à feu et à sang, pour lui déclarer qu'il est le souverain. Plaisant sou- verain qui ne demande qu'à manger : « sa majesté est tran- quille quand elle digère 1 ! » Ou plutôt monstrueux souverain : car il « a besoin d'être excité pour gouverner et commet des crimes dès qu'il est excité 2 », car la souveraineté du peuple ne peut être que celle de la force, et la force n'est pas le droit. Puisqu'ils aiment tant à raisonner, il serait aisé de leur démontrer qu'ils raisonnent à faux 3 . Mais le raisonnement 1. Journal Politique National, l re série, n° 23. 2. Id., note. Dans cette note il conte que Mirabeau est entré l'autre jour chez un cordonnier en lui disant : vous êtes souverain. Le cordon- nier s'exalte, sort dans la rue, et devient « un des membres du souverain qui a pendu le boulanger nommé François ». 3. Qu'il le nomme ou non, c'est principalement Sieyès que vise Rivarol. Dans une note du n° 14 de la 2 e série, il dit : « J'entends parler quelque- fois de la logique et de la métaphysique de M. l'abbé Sieyès et je l'ai entendu lui-même en parler et en convenir assez souvent. Pour savoir si l'abbé Sieyès ne s'est point trompé dans ses comptes, il n'y a qu'à méditer son Dire sur la sanction royale; c'est là qu'il donne son bilan en fait de raisonnement et de politique. On y voit éminemment que l'abbé Sieyès n'a jamais eu dans l'âme que deux sentiments dont il a fait tantôt des principes et tantôt des conséquences : l'un est légalité absolue des hommes en société, et l'autre la pure démocratie en politique. La raideur avec laquelle il ramène tout à ces deux points a passé pour une forte logique, et son obstination pour une grande puissance de raisonnement. Son humeur, sa figure de puritain et la barbarie de son style ont achevé le prestige. On a répondu que c'était ainsi que devait être construit un réformateur, que c'était ainsi qu'il devait raisonner et s'exprimer. Mais qu'on sache que M. de Mirabeau, fléau du goût et de la raison, est pourtant, comme disait Boileau, un soleil à côté de l'abbé Sieyès. Prenons au hasard la phrase suivante de son Dire sur la sanction royale (p. 39) : Il est vrai que ceux qui cherchent dans le veto autre chose que l'intérêt public, autre chose que ses avantages; ceux qui, au lieu de consulter les vrais besoins d'un établissement dans sa nature même, cherchent toujours hors de leur sujet des copies à imiter, ne voudront pas reconnaître dans le veto naturel que j'indique celui qu'ils ont dans leurs vues. — L'homme qui s'exprime ainsi pèche non seulement contre le français, mais encore contre la méta- physique des langues, et serait barbare en tout temps et en tout lieu. » Rivarol écrivait plus tard sur ses Carnets: « Le grand métaphysicien Sieyès... a pris à contre-sens tous les principes de la métaphysique, quand il a 180 RIVAROL. ici ne vaut rien : les faits parlent et doivent nous avertir. « Malheur à qui remue le fond d'une nation! » Le peuple est toujours enfant, la populace « toujours cannibale, toujours anthropophage » : pour elle « il n'est point de siècle de lumière * ». A l'heure où « le peuple de Paris, roi, juge et bourreau » traîne au supplice Foulon et Ber- thier, où le peuple des campagnes incendie les châteaux, nos députés placent en tête de l'acte constitutionnel une Déclaration des Droits! « Préface criminelle d'un livre impossible 2 ! » Les passions sont déchaînées; ils les arment de principes! Souvenez-vous, députés de France, leur crie-t-il tandis qu'ils dis- cutent les termes de la Déclaration, que lorsqu'on soulève un peuple, on lui donne toujours plus d'énergie qu'il n'en faut pour arriver au but qu'on se propose.... Craignez que des hommes, auxquels vous n'avez parlé que de leurs droits, et jamais de leurs devoirs; que des hommes qui n'ont plus à redouter l'autorité royale, qui n'entendent rien aux opérations d'une Assemblée législative, et qui en ont conçu des espérances exagérées, ne veuillent passer, de l'égalité civile que don- posé son axiome insensé de la raison universelle, maîtresse du monde; il écarte toute la théorie des passions et les effets de Yignorance. » Sur cette question de la souveraineté, on trouvera dans le Journal, çà et là, dans le Discours Préliminaire, et dans le texte imparfait, publié en 1831, de son discours de la Souveraineté du Peuple, les idées de Rivarol. Elles se résumeraient ainsi : la souveraineté n'est pas un droit naturel de l'individu, et n'est pas dans le peuple; elle est une fonction du corps politique, lequel est une combinaison à la fois artificielle et nécessaire de la force des uns, de la richesse ou de l'intelligence des autres en vue du bien commun; le peuple est force; mais à la force il faut un organe pour qu'elle devienne puissance, et l'organe, c'est le gouvernement. Il dit dans ce discours de la Souveraineté du Peuple : « Il est absurde de dire que le peuple est souverain parce qu'il ne peut avoir une volonté, puisque nommer des représentants, en supposant même que la nomination fût libre et éclairée, c'est donner sa procuration, ce n'est pas transmettre sa volonté. Or une procuration qu'on ne peut retirer est une interdiction réelle et une tutelle forcée. » Rapprochons de ces pages celles du Discours Préliminaire où il reproche aux philosophes de la Constituante de nous avoir donné « une analyse » au lieu d'une « maison », et nous sentirons l'analogie avec les idées de Joseph de Maistre, telles que les a si bien définies M. Faguet dans ses Politiques et Moralistes du XIX e siècle. Mais à Rivarol ne s'appli- querait pas le nom de « métaphysicien de l'absolutisme » que M. de Rémusat donne à Maistre et à Bonald (V Angleterre au XVIII e siècle). 1. Journal Politique National, l re série, n° 10. 2. Discours Préliminaire, p. 226. SES IDÉES POLITIQUES. 181 nent les lois à l'égalité absolue des propriétés, de la haine des rangs à celle des pouvoirs, et que, de leurs mains rougies du sang des nobles, ils ne veuillent aussi massacrer leurs magistrats. Il faut aux peuples des vérités usuelles, et non des abstractions; et, lorsqu'ils sortent d'un long esclavage, on doit leur présenter la liberté avec précaution et peu à peu, comme on ménage la nourriture à ces équipages affamés qu'on rencontre souvent en pleine mer dans les voyages de long cours.... Pourquoi révéler au, monde des vérités purement spéculatives? Ceux qui n'en abuseront pas sont ceux qui les connaissent comme vous, et ceux qui n'ont pas su les tirer de leur propre sein ne les compren- dront jamais et en abuseront toujours. Loin de dire aux peuples que la nature a fait tous les hommes égaux, dites-leur au contraire qu'elle les a faits très-inégaux; que l'un naît fort et l'autre faible; que l'un est sain et l'autre infirme, et que le chef-d'œuvre d'une société bien ordonnée est de rendre égaux par les lois ceux que la nature a faits si inégaux par les moyens. Mais ne leur laissez pas croire pour cela que les conditions soient égales; vous savez, vous voyez même quels malheurs résultent de cette fausse idée lorsqu'une fois le peuple s'en est préoccupé. Au premier bruit que l'on a semé de l'abo- lition des droits féodaux, les paysans n'ont voulu ni attendre ni entendre que l'Assemblée nationale distinguât entre les droits réels et les droits personnels; ils ont marché par troupes vers les abbayes, vers les châteaux, vers tous les lieux où reposent les archives de la noblesse et les titres des anciennes possessions ; le feu, le sang, la ruine et la mort ont marqué partout les traces de ces tigres démuse- lés, et vous êtes déjà forcés d'implorer contre ces furieux le secours de ces mêmes troupes réglées dont vous avez trop loué la désobéis- sance pour que vous puissiez espérer jamais de vous en faire obéir *. Il est revenu vingt fois sur cette idée; il l'a reprise et magnifiquement développée à la fin de son Discours Préli- minaire. Mais il n'avait pas attendu les sombres jours de la Révolution pour les prévoir et les déplorer. Il ne cessait depuis le mois de juillet 1789 d'avertir du danger les idéo- logues qui se considéraient « dans leur maison de bois, comme dans une autre arche de Noé » et se croyaient 1. Journal Politique National, l re série, n° 10 (2 août 1789). Voir dans les Mémoires de Mallet Dupan, édités par M. Sayous, t. I, p. 161, des phrases de Mallet qui correspondent à celles de Rivarol, mais écrites après les siennes, sur la multitude « toujours sans lumières suffisantes, sans persé- vérance », etc. Mais que les phrases de Mallet Dupan sont grises et froides auprès des siennes! Le Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révo- lution a cette ironique épigraphe: « Tous les hommes sont bons (Sedaine, le Déserteur, ou abbé Sieyès : Droits de V homme). » 182 R1VAR0L. chargés de partager la terre « à un nouveau genre humain » \ Ils recommençaient la société d'après une con- ception toute rationnelle de l'être humain; ils traitaient une monarchie vieille de tant de siècles comme une réu- nion d'hommes « en élat de pure nature » et qui n'au- raient point de passé, comme un total formé d'unités iden- tiques 2 . Ils ne tenaient compte ni des usages, ni des droits, ni des mœurs 3 . Assez de métaphysique vague, leur disait-il, assez de sensibilité : « Est-ce qu'en politique il faut parler de sensibilité *? » Loin d'assurer l'ordre social, si gravement compromis, la Constitution nouvelle en pré- pare la dissolution. Il écrit le 4 août 1789 : « La licence, ce fantôme effrayant de la liberté, vous poursuivra dans cette même salle, sous ces mêmes voûtes, où, comme Samson, vous avez rassemblé le peuple, et vous vous ense- velirez comme lui sous les débris du temple pour en avoir ébranlé les plus fortes colonnes : la sûreté personnelle et la propriété. Déjà même où en seriez-vous, s'il se trouvait dans les provinces un Tartuffe politique et courageux?... Un Cromwell vous accablerait des mêmes arguments dont vous avez accablé la royauté, et vous ne seriez pas le pre- mier exemple d'une Assemblée législative qui aurait tra- vaillé pour un usurpateur 5 . » En janvier 1790, il renou- 1. Journal Politique National, l re série, n° 19. La salle où siégeait l'Assem- blée à Versailles, avait été construite hâtivement et en grande partie en planches. 2. Id., l re série, n° 21. 3. Id., V e série, n° 19. Les Actes des Apôtres disent de leur côté, n° 208 : « Tout homme qui se persuade que lui et quelques babillards bien pré- somptueux en savent plus que cent générations écoulées est de la plus maussade espèce des sots,... un aventurier en morale, une dupe ou un fripon en logique, et un assassin à coups de langue, de plume ou de poi- gnard ». Ils avaient dit dans le n° 60 : « Je suis convaincu que l'Assemblée nationale pouvait décréter dès à présent que tous les citoyens français, actifs ou non, savent lire;... cette déclaration, une fois décrétée et acceptée comme constitutionnelle, il n'aurait plus été permis de la contredire; par conséquent tout le monde l'aurait crue, et par conséquent enfin elle aurait été vraie. » 4. Jd., 2 8 série, n° 24. 5. Id., l re série, n° 11. SES IDÉES POLITIQUES. 183 velle sa prophétie : « Vous ne jouirez pas longtemps de votre ouvrage. Les corps ne se reposent que dans leur centre de gravité; la France, que vous avez soulevée, mais que vous n'avez pas assise sur sa vraie base, va s'agiter dans les convulsions de l'anarchie, et tomber enfin dans le gouvernement monarchique, ou se démembrer par sa chute et se former en provinces fédératives, comme la Suisse. Vous ne pouvez éviter une de ces deux révolutions. A quoi sert de dissimuler? La France, que vous avez façonnée, ne verra pas la troisième de vos législatures : il faut qu'elle devienne une véritable monarchie, comme l'Angleterre, à moins que tout ne finisse encore par le despotisme royal; et c'est à vous que nous le devrons. Oui, nous vous devrons le despotisme d'un seul, Assemblée nationale, puisque vous l'avez voulu, et on le préférera à votre despotisme. Que le roi ait une armée ou que l'armée ait un roi, et la France expiera vos erreurs et vos crimes *. » En août 1790, il dit encore : « Deux causes, jusqu'ici d'accord, ont fait vos succès : l'envie des uns et la misère des autres; car c'est ici la révolution des Pauvres et des Envieux] les Pauvres irrités contre les riches et les Bourgeois contre les nobles ont marié leurs fureurs; mais le moment du divorce approche.... Les uns et les autres voudront la liberté comme ils l'entendent, chacun à sa manière. En attendant ils s'unissent à vous par les choses que vous haïssez. Or rien n'a l'air de l'union comme les haines communes : Communibus odiis compositl 2 . » — 1. Journal Politique National, 2 e série, n° 8. 2. ld., 3 e série, n° 3. Il est au moins curieux de voir que Rivarol, en même temps qu'il a prédit la venue de Bonaparte, a prédit la bataille entre le peuple et la bourgeoisie, c'est-à-dire entrevu la conséquence immédiate et la conséquence lointaine de la Révolution. Peut-être sera- t-on plus frappé encore du pressentiment qui s'exprime dans la phrase que voici, empruntée à un article des Actes des Apôtres (n° 166, octobre 1190) : « Problèmes à résoudre sur la conduite de l'auguste diète : Les motifs par lesquels on a cru devoir irriter le peuple contre la noblesse et le clergé ne militeront-ils pas un jour aussi légalement et aussi victorieu- sement contre le tiers, dans le siècle qui se prépare, où la grandeur de 184 RIVAROL. « L'Assemblée nationale, en écrasant tous les corps inter- médiaires et tous les privilèges, n'a fait qu'achever en France l'ouvrage des Rois. Dès que l'Etat pourra donner une armée au Prince, cette armée lui donnera l'Etat. Qu'on se repose tant qu'on voudra sur l'heureux naturel de Louis XVI; la nature des choses sera plus forte que la nature du roi, et si ce n'est celui-ci, ce sera son succes- seur ! . » Celui qui prophétisait de si saisissante façon, n'avait pas assisté déjà, comme Mallet Dupan, à des émeutes en Suisse, ou, comme Gouverneur Morris, à une révolu- tion en Amérique. Il n'avait pas derrière lui, comme Malouet ou Burke, une longue carrière d'administrateur ou d'homme d'État. Lire tour à tour Machiavel et Mon- tesquieu, Bossuet et Rousseau, Hume, Delolme et les éco- nomistes, lire et causer, c'avait été, jusqu'au jour où il entreprend sa besogne de publiciste, tout son apprentis- sage ; peut-être n'y en avait-il pas de plus propre à faire de lui un utopiste et un théoricien systématique à la Sieyès. Grâce à la tournure naturelle de son esprit, grâce à cette foi dont j'ai parlé et qui le guide, il est précisément le contraire 2 . D'instinct il s'est placé, pour juger les travaux la naissance et la sainteté des fonctions jusqu'alors révérées ne seront plus l'excuse et comme la sauvegarde naturelle des places et des richesses? » 1. Journal Politique National, 3 e série, n° 4. Burke disait, quelques se- maines plus tard dans ses Réflexions sur la Révolution de France (2 e édi- tion de la traduction française, p. 400) : « On a détruit tous les obstacles indirects qui servaient à mitiger le despotisme; en sorte que si jamais la monarchie pouvait reprendre quelque ascendant en France, sous cette dynastie ou sous une autre, elle exercera probablement — à moins que dès son début les sages et vertueux conseils du prince ne la tempèrent volontairement — le pouvoir le plus complètement arbitraire dont il y ait jamais eu exemple sur la terre ». Il disait, p. 473 : « La personne qui commandera votre armée sera votre maître ». 2. 11 ne devait pas être bien loin de Lauraguais quand celui-ci, en 1788, s'ensevelissait « dans la poussière de nos bibliothèques, et surtout dans celle des bénédictins de Saint-Germain des Prés, pour consulter tout ce qui nous reste de monuments authentiques sur l'histoire de notre droit public et de nos assemblées nationales », ce qui lui valait dans sa société SES IDÉES POLITIQUES. 185 de la Constituante, au même point de vue que Mallet Dupan, Malouet ou Burke, opposant des faits à des théo- ries; il a rendu le même arrêt, et il l'a rendu avant eux *. Les analogies sont bien grandes entre les Réflexions que Burke publie en novembre 1790 et le Journal Politique National dont la publication s'arrête juste à cette date. Nombreuses sont les phrases des Réflexions qui semblent traduites presque mot à mot du Journal*, et il ne faut pas moins que la parole même du right honourable Edmond Burke pour nous convaincre qu'il y a là simple et fortuite rencontre de deux penseurs de même famille. « J'ai vu trop tard pour en profiter, écrivait-il en 1791 à Claude François de Rivarol, les admirables annales de monsieur votre frère; on les mettra un jour à côté de celles de Tacite. Je conviens qu'il y a une grande ressemblance dans notre manière de penser, cet aveu dût-il vous paraître le surnom de Dom Lauraguais (voir la Correspondance de Grimm, novembre 1788). 1. Le Journal Politique National, bien plus souvent cité alors que le journal de Mallet Dupan, a fourni pendant toute la Révolution des armes à ceux qui la combattaient, et des couleurs à ceux qui en traçaient le tableau. Voir la Lettre de M. de Guillermy, député, à la municipalité de Castelnaudary, insérée dans les n°* 147, 148, ■ 149, 150 des Actes des Apôtres; les écrits de Montlosier et de Bergasse; les journaux royalistes entre 1789 et 1792, tels que les Actes des Apôtres, le Journal général de la Cour et de la Ville, la Correspondance politique ; VHistoire de la Révolution de Bertrand de Molleville, 1801; Sénac de Meilhan, Des Principes et des causes de la Révolution française; Montjoie, Histoire de la conjuration d'Orléans; les Mémoires du comte de Puisaye, 1803, etc., etc. A plusieurs reprises, dans ses Mémoires, Malouet semble répondre à certaines affir- mations de Rivarol; mais en général leurs idées se rejoignent. 2. J'en ai cité deux à la page précédente. M. Taine admire ces pré- dictions (Origines de la France contemporaine, II, 158, 159, 279, note), quand il les trouve le 28 septembre 1789 dans un article de Mallet Dupan, en novembre 1790 dans le livre de Burke, ou en 1791 dans les écrits de Malouet et de Dumont; ont-elles moins de valeur le 4 août 1789 dans le Journal de Rivarol ? Mais il y aurait bien d'autres passages des Réflexions à rapprocher de son Journal, tous ceux qui ont trait au rôle du roi dans la Constitution, « roi dégradé,... une machine,... (p. 428), simple notaire, chef des huissiers » (p. 429), et toute la narration des jour- nées d'octobre. Si Burke n'avait pas le Journal de Rivarol sous les yeux, il recevait des rapports, des lettres, des documents de Paris, et ses cor- respondants avaient lu le Journal Politique National avant de rédiger leurs lettres et leurs rapports; peut-être est-ce là une explication admissible^ 186 RIVAROL. aussi présomptueux que sincère. Si j'avais vu ces annales avant que d'écrire sur le môme sujet, j'eusse enrichi le mien de plusieurs citations de ce brillant ouvrage, plutôt que de m'aventurer d'exprimer (sic) à ma manière les pensées qui nous sont communes 1 . » Cette communauté de pensées n'est pas, après tout, pour nous surprendre, puisque les mots dont je me suis servi pour définir la foi de Rivarol sont ceux qui définis- sent la forme de l'esprit de Burke. Tradition et progrès, telle est sa devise à lui aussi, quoique à vrai dire chez lui le culte de la tradition l'emporte un peu trop sur l'amour du progrès 2 . Je ne lis pas sans quelque irritation, je l'avoue, son « épaisse brochure » 3 , le long et verbeux plaidoyer qu'il a écrit, la cravate dénouée et la perruque de tra- vers, contre la Constituante. Quand bien même elle aurait mérité une leçon, il me déplaît de la lui voir donner par un étranger : le lourd positivisme britannique n'a pas qua- lité pour faire la leçon à l'enthousiasme français qui, s'il en a besoin d'une, ne la doit recevoir que du bon sens français 4 . Mais je ne veux retenir que la signification géné- 1. Lettre de M. Burke sur les affaires de France et des Pays-Bas, adressée à M. le vicomte de Rivarol, traduite de l'anglais, à Paris, chez Denné, libraire... 1791. C'est là que Burke appelle « les Condorcet, les Raynal » « oiseaux blancs et noirs de la moderne littérature, pies philosophiques ». 11 félicite Claude-François de son duel avec le prince Louis de Ligne. 2. On pourra lire sur Burke les pages que lui a consacrées M. de Rémusat {V Angleterre au XVIII e siècle), et, en anglais, le très sérieux ouvrage de M. Leslie Stephen, Histoire de la Pensée anglaise au XVIII e siècle. Que si je voulais pousser plus loin le parallèle entre Burke et Rivarol, je dirais qu'ils se ressemblent encore dans leurs minutes d'aveuglement. Au fâcheux écrit de Rivarol sur la Capture de La Fayette correspond le fâcheux discours de Burke sur sa captivité. Mais je ne pousserais pas le parallèle jusqu'à confondre l'esprit de l'un avec celui de l'autre.... 3. Le mot est d'André Chénier, dans ses Réflexions sur Vesprit de parti; il en emploie d'autres, toujours à propos du livre de Burke : « gothique volume », « indigeste fatras », « grotesque mélange de bizarreries bouf- fonnes et de sottises pédantesques », h dégoûtant libelle », etc. Le poète a-t-il raison de tant reprocher à Burke son dédain pour les « examens philosophiques »? 4. Que s'il faut mettre les points sur les i, j'ouvre les Réflexions de Burke, et je transcris : « La considération que la richesse, en bonne politique et en raison, devrait mériter dans tous les pays... » (p. 293). « Le revenu d'un SES IDÉES POLITIQUES. 187 raie de son livre : « Les meilleurs (d'entre vous), dit-il aux Constituants, étaient des hommes de théorie,... novices en législation et en politique.... La science de composer un État, de le renouveler, de le réformer, de même que toutes les autres sciences fondées sur l'expérience, ne s'ap- prend pas a priori.... Vous établissez des propositions méta- physiques qui font tirer des conséquences universelles, et ensuite vous vous efforcez de limiter la logique par le des- potisme '. » On le voit, Burke ne dit rien que n'ait dit Rivarol, en dénonçant le principe d'erreur qui viciait l'œuvre de l'As- semblée nationale. Principe d'erreur? Soit; il est très vrai que la Constitution ne pouvait pas vivre, qu'il est impru- dent d'enivrer le monde avec les mots de liberté et d'éga- lité, que la déception a été terrible, que le monde en a souffert longtemps, que peut-être il en souffre encore. Principe aussi des plus grandes choses que le monde moderne ait vues s'accomplir. S'il est prodigieux de voir des législateurs qui prétendent refaire l'humanité, je sais un plus grand prodige : c'est qu'ils y aient réussi, c'est qu'avec leur « métaphysique » ils aient en effet suscité une humanité nouvelle. Il était plus urgent à la fin du xvm c siècle de rendre à la France une âme que de lui donner des lois. Ah! pauvres rêveurs, fils de Jean-Jacques, État est l'État lui-même » (493). Voilà l'Anglais. Sans nous fâcher, goûtons des affirmations comme celles-ci : « Dans quelques années, la France n'aura plus ses vingt-huit millions d'habitants » (279). En effet, elle en eut quatre-vingts millions. « Si les Anglais avaient fait prisonniers le roi, la reine de France, leur entrée à Londres eût été triomphale » (177). On ne peut tout prévoir, et Burke n'avait pas prévu Hudson Lowe. 1. Réflexions sur la Révolution de France, p. 78, 84, 122, 478, etc. Le même travail de comparaison serait intéressant à faire sur le Journal de Rivarol et le grand ouvrage de M. Taine, où il est à peine nommé une ou deux fois en note, mais où ses idées et même ses métaphores reparaissent les unes après les autres. xMais je préviens les rivarolisants qui seraient tentés d'entreprendre le travail que si la gloire de leur maître y gagne, celle de Taine n'y saurait rien perdre. Son œuvre n'en reste pas moins le monument le plus considérable que l'esprit analytique ait élevé. Et plût au ciel que Rivarol écrivît avec la même méthode! 188 R1VAR0L. comme les hommes forts de votre temps et du nôtre vous jugent de haut et vous prennent en pitié! Vous ne saviez pas qu'il faut mépriser les peuples pour les rendre heu- reux 1 ; vous ne saviez pas « équilibrer les pouvoirs », « balancer les contre-poids » : il est dûment démontré que vous n'étiez pas des politiques. Vous croyiez les hommes meilleurs qu'ils ne sont, et c'est pourquoi en déchaînant quelques bêtes fauves vous avez aussi fait naître des héros! Vous étiez des poètes, et c'est pourquoi vous avez fécondé l'avenir! Je me rappelle que Cerutti disait de Rivarol : « Il ne voit que le mal du bien 2 .... » Tandis que Rivarol soutient contre eux cette forte dis- cussion de doctrines, les événements se précipitent. La route de Versailles à Paris a vu passer la grande armée de la misère qui ramenait triomphalement « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Aux Tuileries, le roi est captif et passif; au Manège, les députés continuent à réciter leur évangile selon Rousseau; dans les rues de la capitale et dans les provinces, les pendaisons et les massacres vont leur train. A mesure qu'il voit grandir le péril social, et, tantôt par la faute de la cour, tantôt par celle de l'Assemblée, s'éva- nouir tout espoir d'améliorations pacifiques, il sent croître aussi son impatience et son dépit. L'occasion était si belle! 1. Actes des Apôtres, n° 264 : « Vers pour être mis au bas du portrait du feu roi de Prusse, Frédéric II : Poète conquérant, sage voluptueux, Après avoir instruit et ravagé la terre, Il se lassa des rois, des vers et de la guerre, Méprisa ses sujets, et les rendit heureux. Par M. de Riv(arol). Le quatrain se retrouve dans les Carnets. 2. Satire universelle. SES IDÉES POLITIQUES. 189 Il ne se console pas qu'elle soit perdue. Il s'était borné d'abord à distribuer, à droite comme à gauche, les plus sages conseils ' ; il se savait lu « des membres les plus estimés de l'Assemblée nationale » 2 . Aussi loin des « vieilles per- ruques » qui défendent la royauté absolue, que des « gana- ches », qui sont républicains sans le savoir, et des « che- veux plats » qui sont républicains avoués, il était avec le très estimable et très petit groupe des « catogans » qui ne veulent ni du despotisme royal ni du despotisme populaire 3 . Il est à présent mécontent de tout le monde, excepté de lui-même : « Je suis la voix qui crie dans le désert 4 .... Il est triste sans doute d'avoir toujours raison, de ne pré- dire que des malheurs, de ne parler qu'au charlatanisme 5 . » Il va jusqu'à gourmander les « catogans », lorsqu'il les voit fonder le club des Impartiaux avec les principaux chefs du parti constitutionnel, et accepter à titre provisoire, dans l'espérance de la corriger peu à peu, mais enfin accepter la Constitution 6 . Il est plus fâché encore contre le roi qui semble se résigner à sa déchéance et ne vient pas déclarer d. Dans le n° 5 de la l re série, il disait de la noblesse et du clergé : « Ils ont assez résisté pour que leur conscience et leur postérité n'aient rien à se reprocher. Puissent-ils s'abandonner enfin comme des victimes volon- taires de la tranquillité publique! » 2. Journal Politique National, l re série, n° 7 : « A MM. les souscripteurs ». 3. Pour ces diverses dénominations des partis, voir les Actes des Apôtres, t. X, épilogue. Rivarol n'a pas ménagé les députés de l'extrême droite, Maury et Cazalès entre autres; voir dans la l re série la Lettre sur la capture de l'abbé Maury, et dans la 3 e série le n° 8. De l'extrême droite, seul le vicomte de Mirabeau avait assez de talent et de verve pour qu'il lui par- donnât ses entêtements. Mais les seuls députés qu'il ait loués dans son Journal, et encore avec quelques restrictions par-ci par-là, sont Mounier, Malouet, Bergasse et l'abbé de Montesquiou. Quant à Mallet Dupan, il l'estimait assez pour recommander à M. de -Caste {Lettre de 1792) de pré- férence à toute autre feuille « la partie politique du Mercure ». Aussi bien, c'est aux noms de Mallet Dupan, Bergasse, Montesquiou, Malouet, Mou- nier, que les Apôtres joignent toujours son nom (voir les n os 167; 240, 305 des Actes, et l'épilogue du tome IX). 4. Journal Politique National, 2 e série, n° 9. 5. ld., 3 e série, n° 5. 6. ld., 2 e série, n° 10, Adresse à MM. les Impartiaux. Sur la tentative, d'ailleurs illusoire, des Impartiaux, voir les Mémoires de Malouet, qui était jeur chef. 190 RIVAROL. en pleine Assemblée : « Messieurs, je ne veux point régner à ce prix : voilà ma couronne : osez vous en saisir et me nommer un successeur ' ». Il le juge librement, sévère- ment, ce roi « chasseur » a qui n'a jamais été « dans le secret de son ancienne existence », et dont le premier tra- vail « fut une assez longue ordonnance sur les lapins, tout écrite de sa royale main.... Les députés à vendre seront et sont déjà les dupes des vertus domestiques du roi, de son économie surtout.... Il a marché vers les vingt-cinq mil- lions de la liste civile, à travers les affronts et les outrages, avec toute la rectitude de l'instinct.... Si on le paie exacte- ment, Louis XVI se croira le plus heureux des monar- ques; il sera le chanoine des rois 3 . » Mais quand on est M. de Rivarol, si inquiet et si fâché qu'on puisse être, on garde son incorrigible malice; le railleur prête sa très compromettante assistance au dialec- ticien, et en même temps que dans de beaux Résumés, dans une sévère Réponse à V Adresse de V Assemblée, on raconte, on juge la Révolution, on en écrit la parodie dans la marge du Journal, ou dans un Petit Dictionnaire des Grands Hommes, ou bien encore dans les Actes des Apôtres. Me voici parvenu, dans l'histoire de sa vie intellectuelle, à cet endroit, dirait Mme de Sévigné, que tout le monde évite, qui fait qu'on tire les rideaux, qu'on passe des éponges *. i. Journal Politique National, 2 e série, n°14. La même idée reparaîtdans deux discours, insérés l'un au n° 14, l'autre au n° 15 de cette série, où Rivarol fait parler le roi comme il aurait voulu que celui-ci parlât le 4 février 1790 à l'Assemblée. Le discours inséré au n° 14 figure aussi dans le n° 34 des Actes des Apôtres, où il est attribué à Charles I er d'Angleterre. Un troisième discours, qui remplit presque tout l'épilogue du tome II des Actes, semble écrit sous l'influence de Rivarol : « Si, semblable à un consul ou à un stathouder, je ne suis plus que l'exécuteur pur et simple de vos législatures, je saurai faire le sacrifice d'une couronne », etc. Il y a là vingt- trois pages excellentes qui sont comme un sommaire de son Journal. 2. Ici, l re série, n° 17. 3. Id., 3 e série, n° 4. 4. M. de Lescure, qui consacre 75 pages aux jardins anglais dans son Rivarol et la Société française, n'en consacre qu'une vingtaine à ce cha- pitre de la vie de Rivarol; encore y parle-t-il surtout de la Galerie des SES IDÉES POLITIQUES. 191 Est-il permis, et au fond ne serait-il pas dommage d'en passer? Les réticences ne serviraient ici qu'à faire croire le diable plus noir qu'il n'était. Place aux nouveaux maîtres de la France! Place à mesdames de la halle, à mesdames de la place Maubert, à messieurs de la Grève *, aux dix mille vainqueurs de la Bastille, dont « quatre invalides voulurent en vain arrêter l'impétuosité », à Hubert, « enfant de douze ans qui a pris la Bastille tout comme une grande personne », au mar- chand de vin Cholat, « qui a quitté un moment son com- merce pour la prendre, et a trouvé sa récompense dans la vogue de son cabaret 2 » ! Place à la milice bourgeoise, dont un soldat répondait l'autre jour « à l'officier qui le pressait d'avancer : Ma foi! mon capitaine, vous m'avez fait des souliers trop étroits; le capitaine était en effet cordonnier 3 ». Place à Sa Majesté le peuple, majesté peu accommodante à jeun, très capable de prendre le veto pour un impôt \ auguste néanmoins dans son tout et dans ses parties ! Mais d'abord, place à ses représentants, puisque ce sont eux qui « d'une paisible monarchie ont fait une si brillante république.... Si par hasard nos neveux se trouvaient un jour le peuple le plus heureux de la terre, ils sauront du moins à qui s'en prendre. » N'est-ce pas à nos députés que nous devons « cette misère générale qui atteste seule notre égalité »? Bénis soient leurs noms! « Quoi de plus injuste, en effet, que cette inégale distribution des biens qui for- çait le pauvre à travailler pour le riche, ce qui donnait à l'argent une circulation mal entendue et à la terre une fer- États généraux, où il n'y a rien de Rivarol. Mais les Actes des Apôtres lui ont inspiré tant d'horreur... qu'il ne les a pas lus. Il est vrai qu'il n'avait pas davantage lu la 3 e série du Journal Politique National. 1. Journal Politique National, l re série, n° 12, note. 2. Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution, passim. 3. Journal Politique National, 1'° série, n° 19, note. L'anecdote a fait le tour de la presse royaliste; les Apôtres la mettent en couplets (n° 25). 4. Id., 2 e série, n° 6. 192 RIVAROL. tilité dangereuse? » Grâce à eux « tout est rétabli dans l'état sauvage où vivaient les premiers hommes d ». Aussi, que d'applaudissements ils reçoivent, en sus des trente mille livres qu'ils coûtent par jour à l'Etat 2 ! Toutes les nations de l'univers, Arméniens, Persans, etc., sont venus les féliciter en une mémorable séance; c'a été une « pentecôte philo- sophique » : il est seulement regrettable qu'un des Armé- niens, débarrassé de sa défroque, soit allé réclamer à M. de Biancourt, qu'il a confondu avec M. de Liancourt, son salaire de figurant 3 . « L'Assemblée a « ses muets ». Les ennemis de M. La Blache, « s'il peut en avoir, n'auront jamais que sa présence à lui reprocher ». La nation est sûre de M. de Crois qui « est dévoué à la bonne cause, se lève pour la bonne cause, tape du pied pour la bonne cause et ne se tait même que pour une bonne cause ». Le gros duc de Luynes serait à la fois condamné au silence et à l'immobilité, si on n'avait eu soin « de mettre à ses côtés deux forts de l'Assemblée qui le soulèvent et le rasseoient quand il faut opiner pour la patrie ». Le père Gérard, député de Rennes, brave labou- reux qui siège en blouse 4 , « n'a jamais ouvert la bouche, 1. Préface du Petit Dictionnaire, passim. 2. II a maintes fois raillé sur ce point l'Assemblée. Il dit dans une note du n° 12 de la 2 e série : « On se souvient que la prérogative dont l'Assem- blée s'était montrée le plus jalouse, c'était d'être entourée de peuple pendant ses séances; mais quand il a été question de fixer le traitement des députés, leur discrétion et leur modestie les ont portés à se retirer dans leurs trente bureaux, où ils ont arrêté et décrété secrètement qu'ils seraient payés à raison de 18 livres par journée, et, depuis qu'ils sont dans Paris, à raison de 24 livres, à compter du jour de leur arrivée à celui de leur départ. Ils ont stipulé 5 livres par poste pour frais de voyage, et par le même décret ils ont autorisé M. Necker à payer six mois à chaque député. Cet article seul, sans autres frais accessoires, monte à plusieurs millions; ce qui paraîtra quelque chose dans un temps où le patriotisme n'a pu remplir un emprunt proposé par M. Necker et garanti par la nation. » Voir aussi 2 e série, n° 6, note. 3. Journal Politique National, 3 e série, n° 5. Sur cette mascarade du 19 juin 1790, voir le n° 146 des Actes des Apôtres. 4. Les Actes des Apôtres, n° 15, mettent en scène le bonhomme dialoguant avec deux « enragés », l'un de la droite, l'autre de la gauche. Pour lui qui n'aime ni les nobles, ni les prêtres, il est fidèle « à ce bon roi, nom d'in- SES IDÉES POLITIQUES. ^ ^ >^ 193 mais la sublime simplicité de son costume a suffi à l'admi- ration de Paris et de Versailles, et il a paru inutile de faire expliquer un paysan sur l'abolition des droits seigneu- riaux ». Mathieu de Montmorency, « le plus jeune talent de l'Assemblée, bégaie encore son patriotisme sous la férule de l'abbé Sieyès; ce grand législateur en a même attrapé le glorieux surnom de fesse-mathieu ». Mais combien d'autres, dont la faconde compense le mutisme ou supplée à l'inexpérience de quelques-uns ! L'abbé Gouttes « a opiné pour la vente des biens du clergé dont il n'avait pas à se reprocher la jouissance ». Gouy d'Arcy, « ayant essayé inutilement de plusieurs bailliages pour parvenir aux Etats généraux, a fait semblant d'arriver de Saint- Domingue, et on l'a reconnu député de l'autre monde; on a voulu le rendre méprisable et le tourner en ridicule; mais il n'a eu besoin que de parler et de se montrer pour rendre tout cela inutile ■ ». M. de Montesquiou, « ayant géré longtemps les écuries de Monsieur », a cru pouvoir diriger le comité des finances et a fait un plan 2 . M. Blin, député de Nantes, est un des nombreux médecins qui siègent à l'Assemblée : « son patriotisme a tellement ébloui ses compatriotes qu'ils ont encore mieux aimé être ses Dieu!.... Ça me fait mal au cœur, quand jTvois sur noL' terrasse avec son petit gas venir faire la digestion d'une tasse de thé. » Il définit ainsi la Constitution qui lui plairait, avec deux Chambres et le veto absolu : « M'est avis que les lois doivent se fricasser comme notre omelette. Nous aut' peuple, j' sommes la friture; les grands, les riches, les nobles, sont les œufs et les fines herbes. Quand j' sommes tout seuls, je crions, je bouillonnons, je prenons feu, j'allons par-dessus les bords : pan! on flanque les œufs dans la sauce; ça ne crie plus, ça se fond l'un dans l'autre, ça vous prend une couleur ben dorée, ben appétissante; stila qui tient la queue de la poêle, n'a pu qu'un p'tit coupa donner, — et puis c'est un morceau de roi. » Cette omelette peut aller avec la salade à laquelle le petit père André comparait la chrétienté. Quant à la blouse du député Gérard, nous l'avons vue reparaître à la Chambre. Mon Dieu! que la vie est monotone et le passé semblable au présent! 1. Pour toutes ces citations, voir le Petit Dictionnaire. 2. Journal Politique National, 2 e série, n° 0. Son fils, l'abbé, qui est avec les « catogans », est, au dire de Rivarol, « la seule bonne qualité que l'on connaisse au marquis de Montesquiou. » (2 e série, n° 24, note.) 13 194 RIVAROL. commettants que ses malades ' ». Qu'est-ce toutefois que M. Blin comparé à l'illustre Guillotin, lequel « a vu la lancette en grand » et a doté la France de son ingénieuse invention 2 ? Ne serait-ce pas Rivarol qui nous représente toute l'Assemblée réunie pour trouver le mot d'une charade : Mon premier en blason figurait noblement, Mon second au moulin sert avec modestie; Et mon tout, des pervers redouté justement, Dévoile les complots de l'aristocratie? « On sentait bien que tous les noms sur lesquels on s'exerçait ne se présentaient pas avec un égal avantage. BouUeville-Dumetz était long et insignifiant;... Salicetti n'était pas français; Kervelegan avait plus de deux pieds; Alquier était trop dur; Glezen n'avait pas de sens. » Cepen- dant, le président a rougi; on relit la charade, « et dès le premier vers : c'est un pal ! dit l'un ; c'est un âne ! dit l'autre ; c'est notre président! s'écrièrent tous les membres à la fois 3 ». Laissons les Populus *, les Pétion, les Menou, et cin- quante autres « noms jadis si obscurs qui enrouent aujour- d'hui la renommée » R ; laissons même le duc d'Aiguillon, accusé d'avoir pris rang le 5 octobre parmi les poissardes en jupon court et blanc corset 6 . Aux yeux de Rivarol, les 1. Petit Dictionnaire. 2. Id. 3. Actes des Apôtres, n° 94. Le président était Palasne de Champeaux. 4. Journal Politique National, 3 e série, n° 9. Prière de ne point attribuer à Rivarol les insipides plaisanteries que les Actes ont tant de fois resservies sur les prétendues amours de Populus et de Théroigne de Méricourt. Peltier en réclame toute la gloire; qu'elle lui reste (voir son Dernier Tableau de Paris, 3 e édition, p. 102, note). 5. Id., 2 e série, n° 1. 6. Id., 2 e série, n° 12. L'historiette de Rivarol est devenue, comme il arrive à presque toutes ses drôleries, un thème sur lequel les Apôtres ne se lassent pas de broder. Dans YExplication de l'Estampe du tome III (l'estampe représente les couches de M. Target, père de Mlle Constitution), je trouve ce portrait du duc d'Aiguillon en sage-femme : « Un jupon de SES IDÉES POLITIQUES. 195 trois vrais comiques de l'Assemblée sont Target, Charles de Lameth et Robespierre. « Vous entendrez le doux Target proposer f union, la paix et la concorde, et assurer qu 1 elles seront suivies du calme et de la tranquillité 1 ». « Le mot important lui est si familier qu'on n'ose plus s'en servir qu'en parlant de lui; M. Target est maître de décrier tel mot de la langue qu'il lui plaira 2 . » Rivarol a toujours eu de la peine à s'habituer au style parlementaire et au lan- gage civique. Il ne dédaigne pas de le parodier à l'occasion : « Fran- çais, peuple sensible et généreux, si digne de la liberté! ne méconnaissez jamais vos bienfaiteurs », etc. Ceci sert de péroraison à un assez long article où il a conté l'expédition de Charles de Lameth au couvent des Annonciades à la poursuite du garde des sceaux Barentin : « La visite s'est faite avec la décence que le lieu exigeait, et M. de Lameth s'est retiré en ordre sans avoir perdu un seul homme.... Des hommes connus en France sous le nom de persifleurs ont essayé de répandre du ridicule sur la démarche de M. de Lameth. Nous croyons rendre un service important à la patrie en lui dénonçant le persiflage comme une aris- tocratie, et de l'espèce la plus dangereuse : car on peut définir le persiflage, Y aristocratie de C esprit*. » pinchinat, un casaquin d'indienne, un fichu de Masulipatan, des bas de coton de Siam, des souliers à double couture, et un joli bonnet de marly noué sous le menton lui donnent une tournure infiniment agréable ». 1. Le mot malheureux de Target, relevé ici {Journal Politique National, 2 e série, n° 9) et dans le Petit Dictionnaire, est une des scies les plus aga- çantes des Actes. La page la plus drôle sur Target est celle du vicomte de Mirabeau intitulée : Mort, testament, enterrement, oraison funèbre, levée des scellés, mausolée et résurrection de maître Target : « Target cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs; il fleurissait le matin, avec quelles grâces, vous le savez; le soir, nous le vîmes séché, » etc. Bossuet!... 2. Actes des Apôtres, n° 19. La phrase qui se retrouve dans Y Esprit de Rivarol est aussi, avec de légères variantes, dans une « note importante » du n° 10, au bas d'un article que je ne crois pas de Rivarol; mais j'ai dit que les Apôtres saisissent souvent ses mots au vol, et tantôt les transcri- vent tels quels, tantôt les délayent en un quatrain. 3. Actes des Apôtres, n° 1. Les derniers mots sont aussi dans le Journal 496 R1VAR0L. M. de Robespierre est « le grand homme le plus petit et le plus fougueux du sénat français; la fragilité de son individu n'a fait qu'irriter son éloquence et augmenter sa gloire;... sa colère a été le charme des tribunes et la ter- reur des absents », etc. Ainsi parle la notice du Petit Dic- tionnaire. Mais Rivarol avait déjà tracé à coups de canif un portrait de Maximilien qu'il est bon peut-être de sauver de l'oubli ■ : Les aristocrates ont répété avec une joie indécente que , le jeudi 19 novembre, M. de Roberspierre 2 , dans la chaleur de la dis- cussion sur la démarche du bureau renforcé du Cambrésis, avait dit que ce bureau était un corps aristocrassique, que Yesprit aristocras- sique dirigeait uniquement, et qu'il fallait s'empresser de le détruire; le mot aristocrassique fit sourire les auditeurs : cependant, l'érudi- tion, le goût et les talents de M. de Roberspierre qui Font conduit à la tribune nationale, sont connus de toute la France.... M. de Roberspierre est cité dans tout l'Artois comme un classique. Il lui est même échappé des ouvrages de pur agrément que tous les gens de goût ont recueillis, et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur faisant connaître un madrigal de M. de Roberspierre qui a fait le désespoir de la vieillesse de M. de Voltaire : Crois-moi, jeune et belle Ophélie, Quoi qu'en dise le monde, et malgré ton miroir,. Contente d'être belle et de n'en rien savoir, Garde toujours ta modestie. Sur le pouvoir de tes appas Demeure toujours alarmée. Tu n'en seras que mieux aimée, Si tu crains de ne l'être pas. M. de Roberspierre ne se borne pas à la littérature légère; il dirige le journal intitulé l'Union ou le Journal de la Liberté] cette Politique National, 3 e série, n° 8. Le marquis de Bonnay a écrit un poème satirique en quatre chants (!) sur la prise des Annonciades. i. En lisant cette page imprimée entre filets au n° 5 des Actes, j'avais bien eu l'impression qu'elle était, ne pouvait être que de lui. J'ai constaté depuis qu'elle est imprimée aussi dans une des éditions du Journal Poli- tique National qui sont à la bibliothèque de l'hôtel Carnavalet, à la suite du n° 20 de la l re série. L'édition est celle qui porte sur sa couverture : « tiré des Annales manuscrites de M. le comte de R. » 2. Rivarol orthographie de la sorte le nom de Robespierre dans le Dis- cours Préliminaire, en 1797. Cette orthographe se rencontre au reste fré- quemment dans les journaux de la Révolution. SES IDÉES POLITIQUES. 197 feuille a été d'abord composée en français et en anglais; mais le prodigieux débit que les premiers numéros ont eu en Angleterre ayant effrayé les gazetiers anglais, ils ont prié M. de Roberspierre d'accepter dix mille livres sterling pour rendre son journal absolu- ment français. Nous invitons nos lecteurs à lire avec attention la séance du soir de samedi 21 ; ce morceau est entièrement dans la manière de Tacite, et quand on le rapproche du madrigal que nous venons de faire connaître à nos acheteurs, on se rappelle involon- tairement que l'auteur de l'Esprit des Lois a fait aussi le Temple de Gnide.... Nous avons été tentés un moment de comparer M. de Roberspierre à Montesquieu ; mais nous nous sommes ressouvenus que l'aristocratie de ce dernier mêlait un sombre nuage aux rayons de sa gloire.... Si M. le comte de Mirabeau est le flambeau de la Provence, M. de Roberspierre est la chandelle d'Arras. Dans une réponse supposée il fait dire à Robespierre : « J'ai trop maudit dans ma jeunesse le joug de la science pour ne pas écrire et parler aujourd'hui en homme tout à fait indépendant.... Les solécismes et les barbarismes, jadis proscrits par les solitaires de Port-Royal, n'osaient presque plus se montrer. Ils attendaient patiemment la Révolution. l » Rien, en effet, ne froisse Rivarol plus que le triomphe à l'Assemblée, dans les clubs, dans les gazettes, de tant de médiocrités littéraires. Pour lui, quelqu'un qui écrit mal ne saurait bien raisonner. Ces ci-devant poéte- reaux d'Almanachs, transformés en « aboyeurs patriotes » 2 , ces « ennemis de la langue devenus les défenseurs de la nation » 3 , il n'est jamais fatigué de les houspiller. Écoutez- le conter le rêve qu'il caresse : son rêve est de leur cons- tituer, si ses écrits se vendent bien, de petites rentes : cinquante francs par mois à celui-ci, cent francs à celui-là; en les mettant à l'abri de la misère il mettrait la patrie à l'abri de leur éloquence, et ses ressources épuisées il pro- poserait une quête à la nation « pour continuer une opé- 1. Actes des Apôiïes, n° 7, évidemment de la même main que le por- trait. 2. Voirie Petit Dictionnaire, notices Carra, Marat, Gorsas, Desmoulins, Prudhomme, Brissot. « Les orages font éclore les insectes », dit l'auteur des Mémoires d 1 Outre-Tombe en racontant la révolution de 1830. 3. Petit Dictionnaire, préface. 198 RIVAROL. ration si salutaire » '« Un M. Garât, un abbé Noël ne lui semblent même pas mériter le nom de journalistes : ils sont « les journaliers de l'Assemblée » 2 . — « Ce M. Gerutti, avec ses phrases luisantes, s'attache à tous les grands hommes; c'est le limaçon de la littérature : il a laissé par- tout une trace argentée; mais ce n'est que de la bave 3 . » Il a un vieux compte à régler avecDinochau : « Use trouve dans l'Assemblée nationale beaucoup d'hommes de génie auxquels la nature a refusé le don de la parole, et qui, pour ne point sevrer la patrie de leurs sublimes concep- tions, ont été obligés de se faire journalistes. Parmi ceux qui ont embrassé cette profession honorable et qui l'ont remplie avec autant de civisme que de désintéressement, il faut distinguer M. Dinochau, député de Blois, qui a l'in- trépidité de continuer le Courrier de Madon quoiqu'il n'ait que soixante-dix abonnés. Nous avons eu souvent l'occa- sion de manifester l'intérêt que nous prenons à la gloire de ce législateur aimable qui ne laisse pas que d'être un écri- vain profond » \ etc. 1. Petit Dictionnaire, préface. 2. Petit Dictionnaire. Est-ce lui qui a rassemblé les trois noms de Carra, Marat, Garât, en un seul nom, inquiétant comme la raison sociale d'un commerce de haine et de rancune : Ca-ma-ga-rage? (Actes des Apôtres, n 08 217, 299, etc.) J'espère que non, tant le rapprochement serait inique à l'égard du pauvre Garât. 3. La phrase qui définit si bien Cerutti est connue; Chênedollé, qui la cite, l'a recueillie des lèvres mêmes de Rivarol. Elle est déjà dans le n° 181 des Actes, et c'est une chance de plus pour que l'article intitulé : Lettre de M. Villette à M. Riquet-à-l 'Enchère, ci-devant comte de Mirabeau, soit, comme je le crois... ou le crains, de Rivarol. Mais au n° 162 une Lettre à M. Cerutti, qui paraphrase les idées du Journal Politique National, qui mentionne, par à peu près du reste, un mot de « M. Salomon » et imite quelques procédés de style ordinaires à Rivarol, ne saurait lui être attri- buée : elle est de quelqu'un qui en novembre 1789 adressait à Cerutti des compliments en vers (voir la fin de la lettre). — Onpeut commenter le mot de Rivarol par celui de Grimm (Correspondance, mars 1783) sur Cerutti : <• Il n'y a point d'homme de lettres célèbre qui n'ait reçu de lui un tribut d'hommages distingué »; et Grimm ajoutait : « Tout cela n'est peut-être pas si loin d'un Jésuite qu'on le dirait bien ». 4. Actes des Apôtres, n° 138. Dinochau, dans son très ennuyeux Courrier de Madon, où il se faisait une loi « ù' économiser (il veut dire : ménager) les jouissances du lecteur » (n° 6), avait certain jour (n° 14) médit de SES IDÉES POLITIQUES. 199 En septembre 1790 a paru dans les Actes certain dia- logue entre Rulhière et Suard, dont au bout d'une année les amis deRivarol se souviennent et rient encore '. Ruinés par la Révolution, et très mortifiés de n'avoir pas su tirer leur épingle du jeu, les deux académiciens échangent leurs doléances : « Combien, demande Rulhière, perdez-vous au nouveau régime? — J'avais environ quarante mille livres des bienfaits, ou, si vous voulez, des forfaits de l'ancien gouvernement. Et vous? — Je n'ai jamais pu tirer que dix à douze mille francs des sottises du ministère. — Ma foi, je perds tout. Mais aussi, qui s'attendait à un tel bouleversement? Avec une police si bien montée, tant de censeurs, d'exempts, d'inspecteurs, d'officiers de toute espèce! Quel ordre! Quel système! De quoi se plaignait- on? Enfin, tout est à bas. Je n'ai plus rien. — Mais vous êtes de l'Académie, je crois? — Et vous aussi, mais on ne paye plus; vous savez que les jetons étaient du bon papier, on trouvait de l'argent dessus, et le premier orfèvre du coin pouvait être banquier de l'Académie. Tout m'échappe à la fois : ma femme n'est plus une nymphe ! M. Necker n'est plus un Dieu!... » De l'impertinente allusion à Mme Suard, rapprochons-en d'autres à M. de Gréqui, à Mme Matignon, au « petit Dumas », et nous remarquerons M. Salomon de Cambrai. Il est plus d'une fois pris à partie dans les Actes, par exemple au n° 16; mais des attaques dirigées contre lui, celle du n° 138 me paraît seule venir de Rivarol. Rivarol est intarissable quand il s'agit de railler les parvenus de la Révolution, et s'il se plaît parmi les Apôtres, c'est que tel est leur principal objet. Us ont écrit de bien plai- santes choses sur les réceptions de Mme Bailly, sur les arrêtés de telle ou telle municipalité de province, sur l'orthographe des nouveaux magis- trats, etc. Je cite dans l'Appendice, § 11, un de ces articles-là, comme échantillon. 1. L'article intitulé : Nouveaux dialogues des morts, imités de Lucien; Conversation de MM. Rulhières et Suard, tous deux membres de V Académie française et officiers de la ci-devant police de Paris, est au n°163 des Actes. Or, le 26 novembre 1791, le Journal général de la Cour et de la Ville raconte un dîner chez Mme de Staël où quelqu'un, défendant Rivarol contre elle et ses convives, rappelle le dialogue en question et en cite de mémoire le passage : « Mais vous êtes de l'Académie, je crois », etc. 200 RIVAROL. quelle part de médisance cancanière se mêle alors à la dis- cussion sous la plume de tant de mondains devenus gaze- tiers, sous la plume même de Rivarol. L'un, en dissertant sur le rôle de Necker, parle du carnet où Mme Necker inscrit : « aller demain chez M. Thomas; louer davan- tage son poème de Jumonville » * ; un autre décrit le cabinet de Necker, en dénombre les visiteurs, Condorcet, La Harpe, la maréchale de Beauveau, Mme de Staël, et ajoute : « Mme la maréchale prend le bras de La Harpe » 2 . On est au courant des habitudes, des liaisons, des aventures, des petites manies de chacun; on sort du salon pour courir à la salle de rédaction; on jette en hâte sur la feuille que l'imprimeur attend les commérages qui continuent à défrayer, pendant que l'émeute mugit dans la rue, la cau- serie des petits soupers; on les entremêle à des débats sur les trois pouvoirs, sur la réforme du jury ou sur la banque d'escompte ; et le mélange, s'il n'est pas de nature adonner beaucoup de dignité à la presse de ces années-là, en fait du moins quelque chose de bien piquant 3 . Mais je reviens au Dialogue. Après s'être lamenté, après avoir soupiré : « à quoi s'attacher? Quand il n'y a ni arbres ni murailles, les lierres ne montent plus » \ Rulhière annonce qu'il va essayer de rétablir sa fortune en courtisant La Fayette : « Je lui proposerai de faire l'his- toire secrète de la Révolution d'après ses mémoires, dans 1. Actes des Apôtres, n° 162. 2. Lanterne magique nationale. La Harpe était, comme on sait, le cava- lier préféré de Mme de Beauveau; et à ceux qui la blâmaient de s'enca- nailler, elle répondait : « Il donne si bien le bras »! Elle eût pu trouver une réponse plus flatteuse pour M. de La Harpe. 3. Tout à l'heure, quand la discussion sera devenue plus violente et que les derniers scrupules seront partis, la Chronique Scandaleuse ne se con- tentera plus de recueillir les cancans du salon : elle y mêlera la confi- dence de l'alcôve et les secrets du cabinet de toilette; ce qui lui attirera de Mme de Créqui, avec un refus de s'abonner, la verte riposte : « Je n'ai nul besoin d'être instruite des maladies... de chacun ». bile ajoute une épithète à « maladies ». (Chronique Scandaleuse, n° 7.) 4. Carnets : « Ils se font lierre, parce qu'il s'est fait chêne ». SES IDÉES POLITIQUES. 201 le genre de celle que j'ai faite de Catherine, et s'il a quelque chose à se reprocher, je lui mettrai le doigt sur l'article où les Orlow font assassiner le czar : vous entendez ce que cela veut dire? — Prenez garde, si vous y mettez de l'esprit, il ne vous entendra plus. » Nous n'entendons que trop bien Rivarol. Tant qu'il s'en tenait à appeler La Fayette « ce pauvre M. de la Fayette » ou « le général Morphée », à tourner en dérision sa phraséologie humanitaire, et le respect avec lequel le commandant de la milice « invite » ses troupes à tourner à droite, « les supplie » de tourner à gauche ', nous pou- vions sourire : des insinuations si atroces nous en ôtent toute envie. Nous savons que La Fayette vaut mieux que ses idées, de même, M. de Rivarol, que vos idées valent parfois mieux que vous. Mais ces distinctions-là, pour- tant si légitimes, échappent aux contemporains. Rivarol, qui avait su dans les premiers mois de la Révolution s'élever au-dessus des partis et de l'esprit de parti, n'a pu se maintenir longtemps sur la hauteur. Il a cédé à la con- tagion qui peu à peu gagnait les plus nobles cœurs et les têtes les plus saines. « Je ne puis croire, font dire les Apô- tres à l'abbé Noël dans un dialogue burlesque, qu'un homme qui ne pense pas comme moi soit un honnête homme 2 . » Qui n'est exposé, entraîné à raisonner de la sorte aux époques de révolution? L'intérêt! Voilà le mot qui explique aux monarchistes toute la conduite des démo- crates, aux démocrates toute la conduite des monarchistes. Combien il serait plus vrai de dire que beaucoup d'entre eux étaient désintéressés, et que parmi ceux-là mêmes qui ne 1. Journal Politique National, l re série, n° 10; 2 e série, n° 20; l re série, n° 19, note. Il a parlé de lui en beaucoup d'autres endroits du Journal. Dans le récit des 5 et 6 octobre, il a raillé la faiblesse, l'indécision, l'incapacité de ce général qui n'était « pas plus responsable de ses idées que de ses soldats »; mais il a rendu justice à son courage et à son dévouement pendant la matinée du 6; là est la note juste. Dans les Actes, le généraL Morphée devient « le général Quidor ». 2. Actes des Apôtres, n° 93. 202 RIVAROL. l'étaient pas, il n'y en avait pas un dont l'intérêt fût le seul mobile! Dans le cas de Chamfort, dans l'aventure de cette âme délicate et blessée, qui après avoir si finement savouré les grâces et l'esprit de l'ancienne France s'élan- çait avec ivresse à la conquête de la France nouvelle, Rivarol ne veut rien voir que les manèges d'un roué qui abandonne ses protecteurs au jour de leur disgrâce et passe en transfuge dans le camp du vainqueur *. Un autre jour, c'est Mme de Staël qu'il outrage dans l'Epitre dédi- catoire de son Petit Dictionnaire 2 . Mais il réserve ses traits les plus acérés pour Mirabeau 3 . Il sent que celui-ci, comme l'a si bien dit Lamartine, est la Révolution elle- même, vivante, incarnée en un homme. Il le poursuit sans relâche ; il n'a pas assez des superbes invectives qu'il lui a lancées dans ses Résumés, dans son tragique récit des 1. Voir le Petit Dictionnaire. N' est-il pour rien dans la Lettre de félicita- tions du club patriotique d 'Andrinople à Chamfort (Actes des Apôtres, n° 5)? Ne seraient-ils pas de lui ces vers queGrimm attribuée tort à Rulhière,et qui figurent au n° 21 des Actes : Deux grands auteurs, tous les deux gens de bien, Servaient jadis sous les aristocrates; Mais le métier n'étant plus bon à rien, Ils se sont faits professeurs démocrates. Qu'ils sont brillants, parlant de droit public! Qu'ils sont charmants, enseignant leur district! En prose, en vers, on les a vus de glace : Ils sont de feu pour changer notre sort. Je les admire, un seul point m'embarrasse, C'est de savoir lequel est le plus fort, Du fier La Harpe ou du brave Chamfort. Il avait été très lié avec Chamfort avant la Révolution (voir sa Lettre à l'abbé Roman); mais même alors il s'en fallait bien qu'ils fussent deux esprits jumeaux, comme le ferait supposer la tradition qui ne sépare pas leurs noms. 2. Champcenetz, insulteur en titre de Mme de Staël, l'excitait en ce genre de prouesses; cela n'excuse point du tout Rivarol. 3. Avant la Révolution déjà, il y avait eu entre eux des chocs. Voir Grimm, avril 1787; duc de Lévis, Souvenirs et Portraits, 1780-1789 (Paris, 1815), p. 215. « Dans une dispute littéraire, Mirabeau s'emporta contre Rivarol et lui dit qu'il était une plaisante autorité, et qu'il devait observer la dif- férence qu'il y avait entre leurs réputations. — Ah! M. le comte, reprit Rivarol, je n'eusse jamais osé vous le dire » (Mémoires et Correspondance de Malle t Dupan). SES IDÉES POLITIQUES. 203 journées d'octobre. Il met en circulation une multitude de formules qui font le tour de la presse royaliste d'abord, de de la presse démocratique ensuite, après « la grande trahison ». « Quel moyen a-t-on de compter sur un homme à qui il faut toujours compter? L'argent ne lui coûte que des crimes, et les crimes ne lui coûtent rien » \ « Mira- beau est capable de tout pour de l'argent, même d'une bonne action 2 . » J'hésite à lui attribuer la parodie de la première scène à'Athalie, quoiqu'il s'y trouve un assez bon vers : Auras-tu donc toujours de si longues oreilles, Peuple ingrat?... 3 Puis-je ne pas lui attribuer celle de Phèdre, où Mirabeau, jaloux de la faveur dont Laclos jouit auprès du duc d'Or- léans, confie ses chagrins à Barnave? Ah! douleur non encore éprouvée! A quels mépris nouveaux ma vie est réservée! Tout ce que j'ai souffert, les huissiers, les recors, Ma funeste jeunesse et mes anciens remords, Et de plus d'un arrêt la trop publique injure N'étaient qu'un faible essai du tourment que j'endure ! L'argent est le seul prix qu'on me fit espérer; J'attendais le moment où j'en allais tirer. 1. Le mot est cité plusieurs fois dans les Actes (n° 267; t. X, épilogue) comme un des meilleurs de Rivarol; il est dans les Carnets. Desmoulins, à son tour, le cite et le trouve excellent, lorsqu'il conte la mort de « Cati- lina » (Révolutions de France et de Brabant). 2. Le mot est dans le n° 181 des Actes, et dans les Carnets. Il a répété la même idée sous d'autres formes : « M. de Mirabeau, corsaire à plusieurs pavillons ».... « Un agioteur disait de lui très-sérieusement : c'est Thomme le plus net de l'Assemblée ; il dit : je veux tant, et il n'y a pas à marchander ; j'aime à traiter avec lui. — Les filles de Venise ont aussi leur prix sur leur porte » {Journal Politique National, 3 e série, n° 6). 3. Actes des Apôtres, n° 27; dialogue « sur la terrasse des Feuillants » entre un provincial et un garde national; Mirabeau, Condorcet et Chamfort y sont attaqués, soit dans les vers, soit dans les notes; puis viennent les députés Goupil, Bouche, Dutrou, Pétion, Perdrix, Salle, Fricot, l'Asnon, qui Vont de leurs noms heureux embellir notre histoire. 204 RIVAROL. Nourri chez la Le Jay, que j'avais éprouvée.... Mais par son triste époux ma main trop observée N'osait dans son comptoir s'enfoncer à loisir ; Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir; Et sous un front galant déguisant mes alarmes, Il fallait bien souvent lui parler de ses charmes. Je touchais au moment de vendre ma patrie : Laclos seul en profite et j'en ai l'infamie ! Barnave répond, le console : Vous volez. On ne peut vaincre sa destinée... . Est-ce donc un prodige inouï parmi nous? L'argent n'a-t-il encor triomphé que de vous? l etc. De Rivarol aussi doit être la Lettre de M. V Mette à M. Riquet-à-V Enchère, ci-devant comte de Mirabeau; il vient d'apprendre l'arrêt que Chabroud a rendu, après une enquête de plus de dix mois, dans l'affaire des 5 et 6 octobre; Mirabeau est mis hors de cause! Déri- sion! Qu'une grêle de sarcasmes lui fasse au moins expier son triomphe : « Votre réputation, toujours intacte, ne connaît ni la hausse ni la baisse. Naguère, en parlant de M. Necker, on disait proverbialement : ce grand homme, et en parlant de vous : ce coquin. Eh bien! M. Necker n'est plus le grand homme, et vous êtes toujours ce coquin de Mirabeau.... A la hauteur où vous êtes, vos ennemis 1. Actes des Apôtres, n° 19. Là reparaît le mot sur Target « maître de décrier tel mot, » etc. Toutefois certaines plaisanteries sur « la transpi- ration gluante » des mains de Mirabeau me permettent de garder des doutes. Rivarol a malmené Laclos pendant la Révolution, parce que Laclos était au duc d'Orléans; il faisait quelque cas de l'écrivain, de ses Liaisons dangereuses, « ouvrage très-moral dans le fond, puisqu'il y peint fort bien le vice et la corruption des mœurs, mais dont on lui fit un crime à cause de l'étrange réputation dont il jouissait. Si Molière avait eu de mauvaises mœurs, on lui aurait reproché le Tartuffe. Au reste, ce roman est écrit d'un style agréable, mais sans imagination et sans éclat » {Journal Polit- tique National, 2 e série, n° il, note). Je signale aux admirateurs de Laclos trois articles de lui sur un roman traduit de l'anglais (Mercure des 17, 24 avril, 15 mai 1784) et un sévère article de Mallet Dupan sur lui (Mer- cure du 26 août 1786). SES IDÉES POLITIQUES. 205 même conviennent que le gibet est le seul genre d'éléva- tion qui vous manque V.. » Se souvient-on du portrait que les Mémoires d' 'Outre- Tombe nous ont conservé de Peltier, « grand, maigre, escalabreux 2 , les cheveux poudrés, le front chauve, tou- jours riant et rigolant », et de la scène qui suit le portrait? Chateaubriand errait dans les rues de Londres, transi, affamé, avec son compagnon d'exil La Bouëtardais à qui une attaque venait de tordre la bouche. Peltier, lui aussi, habitait Londres; il n'était pas encore ambassadeur du roi nègre qui lui paya plus tard ses appointements en sucre, mais il gagnait beaucoup d'argent à publier son journal et à exhiber une petite guillotine qui coupait le cou tantôt à une oie, tantôt à un canard. Il rencontre les deux exilés faméliques, les emmène à la taverne, les bourre de rosbif, les noie de porto, et tout d'un coup s'interrompt de les servir pour demandera La Bouëtardais : « Comment, M. le vicomte, avez-vous ainsi la gueule de travers? » Et quand M. le vicomte lui explique, d'une voix à peine distincte, que la chose lui est arrivée la nuit en chantant dans sa man- sarde ouverte à tous les vents : bellaVenere, se souvient-on du rire qui secoue Peltier, de ses cris, de ses trépignements, de ses coups de pied sous la table?... Si oui, on connaît l'homme, et on peut se figurer son délire de joie, ses « ah! ah ! » ses « pouf! pouf! » le jour où Rivarol lui a lu sa Lettre à M. Riquet. Et les Apôtres applaudissent avec lui, et toute la quadrille se reprend de plus belle à harceler Mirabeau; 1. Actes des Apôtres, n° 181 ; là est le' mot sur Cerutti, là le mot sur Mirabeau « capable de tout, même d'une bonne action », etc. La lettre contient une plaisanterie d'un goût douteux sur les mœurs de Villette; quiconque a lu les journaux royalistes de 1789 à 1792 la connaît d'avance. Je crois qu'il ne s'est point passé un jour pendant ces trois années où elle n'y fût imprimée sous une forme ou sous une autre. Je suis bien fâché que Rivarol l'ait reprise à son compte deux fois, ici et dans le Petit Dic- tionnaire-, c'est deux fois de trop. 2. Vieux mot de Brantôme qui a le sens d'arrogant, et caractérise bien les allures de ce marquis de Mascarille, Pellier. 206 RIVAROL. c'est à qui plantera sa banderille enflammée dans le cou du taureau qui meugle, écume, mais ne s'arrête pas pour si peu ; et les uns après les autres, sur l'air de Biribi, sur l'air de : Voilà, mon cousin, l'allure, Mon cousin, Voilà, mon cousin, l'allure! sur l'air de La faridondaine la faridondon, de La bonne aventure oh! gué, du Petit mot pour rire, de N'y a pas de mal à ça, Colinette, ou à' Il m'en souviendra, Larira, ils inju- rient en chantant. Tout ceci ne me plaît guère. L'envie vient de crier : arrivez, braves gens du faubourg; venez venger « votre petite mère Mirabeau » *; venez venger la Révolution et balayez-moi tous ces freluquets. — Mais non, il ne faut pas crier; les braves gens accourent d'eux-mêmes, formidables, et de ceux qui ricanaient ou qui chantaient il n'en est guère qui ne doivent tout à l'heure mourir sur le pavé ensanglanté de Paris ou, plus triste destin peut-être, sur la terre d'exil. C'est pourquoi je me refuse à traiter Rivarol de « vil pamphlétaire » dans un beau mouvement d'indignation oratoire renouvelé de M. de Broë. Quelle que soit la cause pour laquelle on se bat — et la sienne, en somme, n'était pas si mauvaise, — nous ne haïrons jamais en France des hommes qui se battent. Un dialogue rimé, dans les Actes, met aux prises un jacobin et un ci-devant. Le jacobin jure, menace, hurle à la fin de chaque couplet : J'veux être un chien! A coups d'pied, à coups d'poing, Je t'casserai la gueule et la mâchoire!... 1. Voir dans Michelét le récit du 5 octobre, l'arrivée des poissardes qui demandent : « Où est notre petite mère Mirabeau? » SES IDÉES POLITIQUES. 207 l'autre essaie de lui parler raison, lui montre tous les maux que la Révolution a déjà causés, peu à peu s'échauffe, s'exaspère, et, au dernier couplet, s'écrie à son tour : J'veux être un chien! A coups d'pied, à coups d'poing, On s'cassera la gueule et la mâchoire ! i Hors qu'il ne parle pas ce français-là et qu'il reste ganté pour faire le coup de poing, Rivarol ressemble assez au ci-devant de la chanson. Avant de se battre, et de se battre comme un diable, il a essayé de discuter. Jusqu'aux jour- nées d'octobre, quoique ce soit « disséquer des vivants que d'écrire une histoire si récente 2 », il n'outrepasse point ses droits d'historien. Lorsqu'en racontant le meurtre de Foulon et de Berthier, il transcrit d'une main frémissante le mot tant de fois reproché depuis à Barnave : « Le sang qui coule est-il donc si pur? » il ne nomme même pas Barnave : « Nous ne voulons pas dévouer les personnes à la posté- rité, mais seulement les forfaits et les mauvaises maximes, plus criminelles encore que les mauvaises actions 3 ». Qui lui a su gré de sa modération? A peine les premiers numéros de son Journal ont-ils paru que la droite l'accuse de trahir la cause de la noblesse et du clergé \ la gauche d'être aux gages du ministère 5 . Un souscripteur lui réclame son argent en menaçant de le dénoncer au Palais-Royal 6 . Luchet, l'abbé Fauchet, Vanval et Bassinet sont à ses trousses, et lui infligent l'épithète qui fait alors frétiller les quinquets au bout de leur corde : aristocrate 7 ! Bataille? 1. Actes des Apôtres, n° 262. L'air de Paris à ce moment sentait la poudre. Barruel-Beauvert parle d'une discussion chez Mme de Beauharnais, en 1792, sur Corneille et Voltaire, qui finit par une provocation d'une part, une menace de dénonciation à la police de l'autre (Lettres sur quel- ques particularités secrètes...). 2. Journal Politique National, 3 e série, n° 8. 3. Id., l re série, n° 11. 4. Id., l re série, n° 5; lettre de son frère, signée Filsac. 5. Id., l re série, n° 7. 6. Id., l re série, n° 15. 7. Id., l re série, n 03 13 et 14. La Harpe prétend que son Journal renferme 208 RIVAROL. Eh bien, soit. Tout le monde faisait de la polémique, avec passion, avec rage, quand il cède à la tentation, pour lui bien forte, d'en faire avec esprit. Il risque, et il lui arrive de temps à autre, de railler des adversaires qui méritent le respect? Il raille bien plus fréquemment leur suspecte escorte, les tartuffes du patriotisme, les envieux qui parlent de fraternité, les goujats qui voudraient tuer l'élégance, les cuistres qui voudraient tuer le talent, les avortons qui voudraient tuer la beauté. Contre eux « le tranquille mépris de l'histoire ! » ne suffirait pas. On nous dit aujourd'hui que la Révolution est « un bloc » et qu'il en faut tout aimer ou tout haïr. Faut-il aussi regarder les révolutionnaires comme une seule et même personne « une et indivisible »? Quand il aurait fleurdelysé certaines épaules, où serait le mal? Et puis vraiment si nous en sommes à compter ses injustices, n'oublions donc pas celles du parti opposé. J'aurais trop beau jeu à le comparer aux polémistes à cocarde tricolore, ou plutôt je ne lui fais pas l'affront de le comparer au plus grand nombre d'entre eux 2 . « une savante dissertation sur les moyens d'affamer Paris » ; je la cherche en vain dans le Journal de Rivarol! (Voir la Lettre de La Harpe sur les Délateurs, 19 décembre 1789, Mercure.) 1. Journal Politique National, 3 e série, n° o. l'étion raconte ainsi le retour de Varennes (il était dans la voiture du roi, près de Mme Elisabeth) : « La lune commençait à répandre cette clarté douce; j'allongeai mon bras, il touchait son aisselle; je sentais des mouvements qui se précipitaient, les regards me semblaient plus touchants, ses yeux étaient humides, la mélan- colie se mêlait à une espèce de volupté. Je pense que si nous eussions été seuls, elle se serait laissée aller dans mes bras, et se serait abandonnée aux mou- vements de la nature. Je me persuadais — et j'y trouvais du plaisir — que des émotions vives la tourmentaient, qu'elle désirait que nous fussions sans témoins, que je lui fisse des caresses délicates qui vainquent la pudeur sans l'ofienser» (cité par M. Forneron,dans son Histoire générale des Émi- grés). S'il y a des morts qu'il faut qu'on tue, il en est qu'il faudrait souffleter. 2. Je ne parle même pas de VAmi du Peuple, du Père Duchesne, ou des monstrueux écrits publiés contre la reine. Mais lisez Desmoulins, le Dis- cours de la Lanterne aux Parisiens où Maury, d'Espréménil, Bezenval sont désignés aux meurtriers; les Révolutions de France et de Brabant, où Fontanes devient Font-âne, Mallet Dupan, Mallet Pendu, où il est dit que « les forçats » ne voudraient pas de Malouet pour compagnon, où le pil- lage de l'hôtel de Castries est approuvé (n° 53), où, après avoir reproché aux Apôtres d'insulter les femmes, Camille termine son article sur la SES IDÉES POLITIQUES. 209 Vil pamphlétaire? Eh! de quel nom désignerais-je les auteurs de tant de dénonciations homicides qui circulent à travers Paris, et y vont recruter les travailleurs d'octobre ou de septembre? Qu'à ceux-là encore nous cherchions des excuses, j'y consens : à condition de ne pas lui en refuser auxquelles il a des droits plus certains. 11 y a dans ses sar- casmes plus d'impertinence que de haine, et s'ils ont le grand tort d'attiser les haines, entre celui qui voue ses ennemis à la risée et celui qui met les siens en péril d'être lanternes *, la différence est tout de même appréciable. Ses ennemis, à lui, ont derrière eux tout un peuple frémissant, en courroux, prêt, qu'ils le veuillent ou non, à se charger de leur vengeance : derrière lui, il n'a qu'une douzaine de jeunes gens cravatés de dentelle « qu'un réverbère ne voit jamais sans un mouvement de convoitise 2 ». Il est très vrai qu'ils sont des « pas grand'chose », qu'ils sont inso- lents au dernier point; ils ne respectent pas même ceux qu'ils défendent : défenseurs du clergé , ils terminent leurs boniments de tréteau sur un au nom du père, du fils, etc. ; défenseurs de la royauté, ils appellent le roi « ce gros père », marient Mme Elisabeth à Chapelier, et leurs hommages doivent arracher à la pauvre reine le soupir de Sylvia : « Comme ces gens-là vous dégradent 3 ! » Il est très vrai que leur façon de tirer la canne et jouer du bâton devant le trône et l'autel, de se jeter à l'étourdie, badine reine : « Il faut arrêter la vache » (n° 63), etc. Lisez Prudhomme (Révo- lutions de Pains); vous le verrez (n° 40) qualifier Cazalès, le vicomte de Mirabeau, l'abbé Alaury d'assassins et demander « vengeance », légitimer (n° 46) le meurtre de Launay, Flesselles, etc., conseiller aux Nîmois (n° 50) de « ne craindre que leur modération » et d'égorger les aristocrates, etc., etc. Lisez Carra (Annales patriotiques et littéraires de la France), et voyez (n° 472) ses injures, ses menaces, aux journalistes de droite, Royou, Mallet Dupan, etc., etc. 1. Les Apôtres ont créé le mot « fouloniser », après le meurtre de Foulon (n° 124). 2. Actes des Apôtres, n° 140; le mot est de Suleau. S. Voir les Actes des Apôtres, n os 2, 44, 56 (Prospectus), 79, 178, 200, 304, etc., la Lanterne magique nationale; le Domine Salvum fac, regem de Peltier (21 octobre 1789), etc. 14 210 RIVAROL. en main, chapeau clabaud, au milieu d'un débat si grave est insupportable, qu'ils abusent des mots de manant et de faquin, qu'ils ont tout le cynisme des Français de l'ancien régime : ils sont des Français néanmoins! Il manquerait quelque chose à une révolution de France, s'il ne s'y était trouvé personne pour chansonner les assignats, les dons patriotiques, la garde nationale, le tribunal du Châtelet, les hallucinations de la peur et les quotidiennes dénoncia- tions de complots, le civisme de messieurs de la Comédie française et la guillotine M Un de leurs antagonistes déjà louait, il y a plus d'un siècle — je cite les propres paroles de celui-là, qui s'appelait Camille Desmoulins, — « la prodi- gieuse gaîté de ces aristocrates chantants 2 ! » Ils se trom- paient de toute manière, puisque leurs brocards ont achevé de ruiner leur cause en exaspérant et en légitimant presque les fureurs de la Révolution. Mais en leur rire vibrait le der- nier écho des gaîtésde l'ancienne France; et leur rire, le rire de tant de fous réservés au massacre ou à la proscription, leur rire prolongé en défi jusqu'au seuil de la prison, jusqu'à la dernière marche de l'échafaud, fait encore en un certain sens honneur à notre race 3 ! Oui, leur drôlerie et leur crânerie rachètent bien des choses. Lorsqu'ils 1. Actes des Apôtres, passim. Je ne cite que les vers sur l'abandon d'un quart du revenu (n° 26) : Un quidam, bon mari, mais meilleur citoyen, Rêvant patriotisme, et songeant au moyen Que Necker a trouvé pour sauver la patrie, Lui dit : Voilà ma femme, elle est jeune et jolie; Elle inspire à la fois l'amour et l'amitié; Vous demandiez mon quart : je donne ma moitié. 2. Révolutions de France et de Brabant. n os 7 et 8. Desmoulins prétendait qu'ils se réunissaient chez le bourreau Samson, et qu'ils y composaient leurs refrains en festoyant. Samson le fit poursuivre et condamner pour diffamation, ce qui parut assez drôle à Camille. 3. Le vicomte de Mirabeau est tué le 15 septembre 1792 à Fribourg par un des soldats de sa légion; Suleau est égorgé le 10 Août; Clermont-Ton- nerre également ;Champcenetz, qui, au tribunal révolutionnaire, demandait à Fouquier-Tinville : « Peut-on se faire remplacer? »» et disait au conduc- teur de la funèbre charrette : « Mène-nous bien, tu auras pourboire », est guillotiné le 23 juillet 1794, etc., etc. SES IDÉES POLITIQUES. 211 menacent de la hart celui-ci ou celui-là en petits couplets lestes et sautillants comme une gigue, lorsqu'ils réclament « l'élévation rapide de l'anti-moine Camus x », au lieu de nous indigner, sourions plutôt de leurs bravades : ils sont les plus faibles, ils sont déjà des vaincus. Que dis-je! Lorsqu'ils menacent, il peut arriver qu'ils soient beaux comme des émeutiers de Hugo sur une barricade déjà cernée et presque prise. « Mais qu'ils sachent donc, les misérables, crie l'un d'eux à la fin de mai 1790 en mon- trant le poing aux jacobins, qu'ils ont lassé ma patience!... Oui. je jure que si la justice ne se hâte de purger mon malheureux pays de cette engeance infernale, j'aurai le courage de la dévouer au mépris et à l'indignation de toute l'Europe. Serai-je ensuite tumultuairement torturé par la rage d'une multitude engouée de ses véritables fléaux; ou serai-je froidement sacrifié à des considérations légitimes? Eh bien, Favras n'aura pas eu seul l'honneur d'avoir su rendre sa mort utile à sa patrie 2 ! » Bravo, Suleau ! ... Ils n'ont pas, comme Desmoulins, Prudhomme ou Marat, la plèbe parisienne dans la main. Tout au contraire ils l'entendent gronder à quelques pas d'eux. Un jour, le 21 mai 1790, elle envahit la boutique de leur libraire Gattey, y saccage tout, brûle tous les numéros des Actes qui s'y trouvent, et avertit « messieurs les brûlés » que s'ils ne sont pas plus sages elle les jettera dans le bassin du Palais- Royal : le baptême patriotique est le divertissement à la mode en 1790, prélude badin aux exécutions et aux bou- cheries dans la cour des prisons. Suleau vient de passer quatre mois au cachot, et Théroigne a pu, le 6 Octobre, s'exercer au maniement du sabre dont elle le frappera le malin du 10 Août. Qui sait si Rivarol n'a pas rencontré, 1. Actes des Apôtres, n os d 20 et 191. 2. kl., n° 114. C'est la veille que la boutique de Gattey avait été mise à sac; l'article est de Suleau qui disait déjà dans le n° 90 : « Chaque jour des lettres m'annoncent qu'on veut m'écarteler pour m'apprendre à vivre.... Que m'importe?Après tout,c'estle sangdes martyrs, il fera des prosélytes! » 212 RIVAROL. lui aussi, rue Richelieu, la bouchère qui regardait Mont- losier avec des yeux de folle, en aiguisant un long couteau 1 ? S'il fallait donc désigner dans son œuvre une poge haïs- sable, ce n'est pas à cette date que je la chercherais. J'irais droit à la mince plaquette publiée dans les derniers jours du mois d'août 1792. Le 19, La Fayette avait quitté son armée; il allait demander à l'étranger asile contre le res- sentiment de la Convention : il tombe entre les mains de l'armée autrichienne, il est conduit et détenu à Luxem- bourg. « Il y eut, raconte un historien de la Révolution 2 , une tentative des émigrés français pour assassiner La Fayette. Les sentinelles et le peuple autour de la maison où il était, repoussèrent ces furieux. Cette entreprise eut lieu le lendemain de l'arrivée de La Fayette à Luxembourg. Elle avait été précédée de la distribution d'un libelle de Rivarol avec cette épigraphe : Et dubitamus adhuc mer- cedem extendere factis! » Hélas! l'exaltation ou plutôt l'exaspération des esprits au lendemain du 10 Août explique et n'absout pas pareille provocation au meurtre. Ce jour- là, Rivarol a voulu tuer, et la perfection de son style 3 ajoute, s'il se peut, à l'atrocité de l'intention. Il méritait bien la réponse qu'il s'est attirée d'un aide de camp de La Fayette. Il faut lire dans le Dernier Tableau de Paris * la généreuse protestation d'Alexandre d'Arblay 5 : « On se demande quel 1. Mémoires de Montlosier. 2. Toulongeon, Histoire de France depuis la Révolution de 1789, t. III, pièces justificatives, n° 3. La Fayette n'a pas parlé de Rivarol dans ses Mémoires. 3. En parlant de cet écrit, Dampmartin observe que « Rivarol lui a accordé une constante prédilection ». Il y a aujourd'hui une petite école qui pardonne tout aux œuvres dont Y écriture, c'est son mot, est parfaite : je lui laisse le soin de louer les pages dont je parle ici. 4. C'est le journal que Peltier publiait à Londres depuis novembre 1793, et qu'il a édité ensuite en deux volumes. Il y avait inséré, à la fin de son premier numéro, les deux derniers opuscules de Rivarol, la Lettre à la Noblesse et De la vie politique, de la fuite et de fa capture de M. La Fayette. Que n'a-t-il inséré aussi le Dialogue entre M. de Limon et un homme de goûtl 11 nous l'aurait conservé. 5. Ce d'Arblay est un des officiers qui accompagnaient La Fayette; son nom figure au bas de la déclaration qu'a rédigée LaFayelleen se voyant pris. SES IDEES POLITIQUES. 213 est l'homme qui a pu mettre au jour à Bruxelles un tel écrit dans une telle circonstance;... un homme dont le cœur déshonore l'esprit, qui sera, dans le parti auquel il vient de s'abandonner, ce que Mirabeau était dans le sien ; mobile, aussi prompt à saisir le bien qu'à faire le mal, à contre- dire ses écrits par ses discours et ses principes par ses actions », etc. En vain Peltier se récrie; en vain il traite d'Arblay de « serpent » et de « crapaud » ; en vain il défend son cher Rivarol. Qu'il le défende en toute autre occasion, et je l'y aiderai. Rien ne peut justifier Rivarol au moment où il frappe un ennemi captif et désarmé. Mais lorsqu'il riait au nez d'ennemis cent fois plus forts que lui-même, lorsqu'il sifflait leur triomphe, il s'exposait trop à être pendu pour que son cas me paraisse pendable. Ne disons point : la belle bravoure que celle d'un homme qui ne signe point ses articles! Qu'importe, s'il les avoue et si tout Paris sait qu'ils sont de lui 1 ? Il est trop bavard et trop fat pour taire son secret. Son secret!... Depuis juillet 1789, son nom revient à tout propos dans les feuilles, ici loué, vilipendé là. Les uns proposent de donner son nom à un des égoûts de Paris 2 , les autres l'appellent « le Tacite et le Lucien de la France 3 ». Voyez si les Actes des Apôtres font mystère de sa collaboration 4 , et comme un 1. J'ai dit qu'une édition du Journal Politique National porte : « tiré des Annales manuscrites de M. le comte de R. » 2. Lettre des patriotes du café Zoppy à Villette (Chronique de Paris, avril 1791). C'est une réponse au n° 228 des Actes. 3. Correspondance politique, Prospectus (22 février 1192). Voir d'un côte, outre cette Correspondance, n os 7, 9, 10, 56, 60, 63, la Nouvelle correspon- dance politique, n 08 6 et 9, les Actes des Apôtres, le Journal général de la Cour et de la Ville, la. Chronique Scandaleuse, le Journal Royaliste; de l'autre, les Révolutions de France et de Brabant, les Annales patriotiques et litté- raires de la France (n os 595 et 647), la Légende dorée ou les Actes des Mar- tyrs (n 03 4, 6, 20), la Chronique de Paris, etc., sans compter les brochures telles que la Lettre du député Guillermy, les Philippiques ou les Crimes de Paris et les Correspoyxdances d'Angleterre et de Bruxelles (2 numéros, chez Lagrange, libraire, rue Saint-Honoré, pamphlet dirigé contre le comte d'Artois; Rivarol y est accusé d'avoir volé l'argent de ses souscripteurs et d'avoir pris pour fuir « le déguisement qui lui est le plus naturel, celui de laquais » ; tout cela dans un style!...). 4. 11 y est nommé plus de dix fois (n° s 91, 240, t. IX épilogue, t. X épi- 214 niVAROL. Meude-Monpas y serait reçu à se dire l'auteur du Journal Politique National 1 ! Écoutez Desmoulins, qui l'attaque dix fois sans avoir le courage de le détester, dénoncer à la vindicte publique ces Actes des Apôtres où « le garde des sceaux s'est chargé des bouffonneries et où Rivarol fait tout ce qu'il y a de piquant » 2 . En août 1789, les dénoncia- teurs avaient déjà si bien opéré que les facteurs et les laquais escamotaient les numéros de son Journal 2 , et qu'il était obligé de s'éloigner un temps de Paris. Le moment approche où il devra s'en éloigner pour toujours, sous peine d'avoir le même sort que Clermont-Tonnerre, Suleau et Champcenetz, où les bandits vont entrer dans sa maison, désertée à la dernière heure, et demander : « Où est-il, ce grand homme? Nous venons le raccourcir 4 ».... C'a été sans nul doute une maladresse indigne de lui que d'employer son talent de railleur contre la Révolution. Il n'y a point eu calcul de sa part; la chose s'est faite presque malgré lui, et je vois qu'il en est assez contrarié. Il n'ignorait pas que la tactique d'un partisan de la monar- chie devait être tout autre, qu'il fallait gagner le cœur du peuple au lieu de le blesser. Il n'ignorait pas non plus la distance qu'il y a de ses Résumés à ses petits articles : « On ne peut, écrit-il à la fin de 1789, acquérir que par Tétude et la méditation le droit de condamner une Assem- logue, n° 305, etc.). Qu'il me suffise de citer cette réponse du n° 91 à une attaque d'Andrieux : Pourquoi de Rivarol, du vicomte et Dupan Chercher à dénigrer le noble et fier élan?... Souriant des écarts d'une muse étourdie, Je dis comme Voltaire en son livre divin : Il n'est jamais de mal en bonne compagnie. 1. Actes des Apôtres, n° 19. 2. Révolutions de France et de Drabant, n» 18. Voir aussi le Prospectus, les n os 1,7, 8, 21, 33, 75, 79. Desmoulins réédite toutes les plaisanteries connues sur « M. le comte de Rivarol Dagnols ». — Inutile de dire que le garde des sceaux, Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, ne collaborait pas aux Actes, comme le croit ou le dit Desmoulins. 3. Journal Politique National, l re série, n° 12. 4. Lettre à son père du 12 mai 1797. SES IDÉES POLITIQUES. 215 blée législative; ce qui n'est pas si facile que de rendre un ou deux de ses membres ridicules 1 », et en 1791 il déplore « le grand parti que la majorité a tiré des injures que lui a toujours prodiguées la minorité » 2 . Si, entre ces deux dates, il a fait chorus avec les rieurs, c'est qu'aussi la sur- prise avait été trop forte. Ce raffiné n'avait pu voir paraître les « nouvelles couches », poindre le régime du suffrage universel avec ses orateurs de plein vent et ses gazettes écrites par tout le monde dans le style de tout le monde, sans se croire en pleines « saturnales de la liberté », et jeter un : Arrière, canaille! Même quand je suis de cœur avec ceux qu'il persifle, tout ne me semble pas méprisable dans cette révolte de l'esprit contre le triomphe de la force et du nombre. Au reste, je ne puis certifier, mais j'ai quelques raisons de croire qu'il a cessé de collaborer aux Actes des Apôtres h peu près dans le même temps qu'il cessait de publier son Journal Politique National, à la fin de 1790. Non qu'il ait renoncé à railler chez Mme de Goigny, chez la marquise de Chambonas, chez le vicomte de Ségur, les gens de la droite qui sont « si gauches » et les gens de la gauche qui sont « si peu droits » 3 . Qui veut compléter la collection de ses bons mots doit lire de près les petites feuilles royalistes en 1791 et 1792. La Chronique Scanda- 1. Journal Politique National, 2 e série, n° 7, Avertissement. 2. Second Mémoire à M. de La Porte. 3. Montlosier, dans ses Mémoires, dit formellement que le mot est de Rivarol. Le Journal général de la Cour et de la Ville (janvier 1791) l'attribue « à une femme d'esprit » en qui il permet de reconnaître Mme de Coigny. Peut-être y a-t-il moyen de concilier les deux avis à l'aide d'une malice de la Correspondance politique (n° 56) sur la marquise de Coigny « obligée, (en juin 1792) de s'expatrier pour être encore aimable, et à qui M. de Rivarol fait passer de temps en temps quelques phrases pour la soutenir ». 216 RIVAROL. leuse reproduit même toute une lettre de lui adressée dans l'été de 1791 à la Feuille du Jour : Lettre au Public : Il y a environ huit jours qu'il a paru et sans doute disparu une petite brochure, intitulée : De la nécessité du mal physique, religieux, politique, etc., traduit de Vanglais; l'auteur se nomme Jenyens, et le traducteur, c'est moi. Brochure, auteur et traducteur, j'ignorais tout; mais j'ai parcouru le petit livre, car il faut du moins savoir ce qu'on nous lègue; et j'ai vu que M. Jenyens disait qu'il y a du mal en ce monde, et même qu'il le disait mal; il se contente en effet de le dire, parce que la nature et la société sont chargées des preuves, et il le dit mal, afin sans doute qu'on voie mieux qu'il y a du mal par- tout; mais comme chacun ne sent que trop bien tous les maux dont l'auteur parle, il en résulte que c'était un livre inutile à faire, et par conséquent à traduire. Ma signature, que je n'ai jamais mise à aucune de mes productions *, ne peut rien contre un bon ouvrage et rien pour un mauvais. Je ne comprends pas l'intention du mort *. Rivarol. * On croit que le défunt, c'est-à-dire le traducteur, s'appelait Démeu- niers, et que ses cendres, c'est-à-dire dire ses paroles, sont déposées à l'Assemblée nationale 2 . Quant au recueil apostolique, j'ai beau l'interroger, le fouiller : je vois qu'il y est encore question de lui; je n'y reconnais plus sa griffe. Il en allait autrement des pre- miers tomes. Il avait été avec Peltier, Mirabeau-Tonneau, Champcenelz, le créateur de la petite gazette, il en avait été l'âme 3 . Il avait amené Lauraguais; puis ces messieurs avaient fait des recrues. Etrange et composite armée, comme les révolutions en font seules surgir, où se heur- tent tous les contrastes, où se coudoient Suleau et Montlo- 1. L'affirmation est un peu trop absolue (voir la Bibliographie). 2. Chronique Scandaleuse, n° 9 ; la lettre n r a jamais été réimprimée, ni citée. 3. Voir la Bibliographie, % 1. De l'aveu même de Peltier (voir les Mémoires d 'Outre-Tombe), tel était bien primitivement le gros de la rédaction. Le Journal général de la Cour et de la Ville dit de son côté, en janvier 1790 (n° 27), que les Actes sont rédigés par quatre jeunes gens. Mais leurs « cor- respondants » étaient fort nombreux. Tout le n° 1 me paraît être de Rivarol (voir le Post-scriptum). SES IDÉKS POLITIQUES. 217 sier, Boufflers et Bergasse, le marquis de Bonnay et Lally- Tollendal, Tilly et Glermont-Tonnerre, où Gavroche et Joseph Prudhomme montent ensemble la garde autour du drapeau blanc! Ici, des calembours en français et en latin *, l'esprit du fabliau dans le cadre de la tragédie classique, Tabarin sous la toge de Talma, des « cacades natio- nales » 2 dans une imitation du Lutrin, de la blague toute moderne et du poncif 3 , des charges d'atelier et de jolis petits vers où une Muse, chère à l'ancien régime, la Muse frondeuse et paillarde de la Chanson, après avoir nargué les princes et leurs maîtresses, fait la nique au peuple-roi, à ses courtisans, à ses favorites et à ses gardes du corps 4 ; là, des dissertations sur les assignats, sur le jury, sur les deux Chambres et le veto, des discours docu- mentés, bourrés de chiffres, qui tiennent quatre numéros, de sages et sévères exposés des principes de Montesquieu ou Delolme; la Revue des Deux Mondes et le Charivari brouillés et reliés sous la même couverture ! Dans ce pêle- mêle, entre les lazzis du pître et la leçon du doctrinaire, passaient par instants, « plus fins que le comique, plus gais que le bouffon, plus drôles que le burlesque » 5 , des arti- 1. Ils ont abusé des jeux de mots sur les noms des députés. Veut-on un échantillon du procédé : « M. Lanusse jura qu'il resterait sur son siège jusqu'à la mort » (n° 110). 2. Actes des Apôfres, n° 2I0. 3. Il y a tel poème, intitulé la Mort de Mirabeau, où Mirabeau est à la fin englouti dans les Enfers (n° 90). 4. Est-ce Boufflers, est-ce le marquis de Bonnay, est-ce ce Digoine ou ce Bégnier sur lesquels nous ne savons rien, qui signe ici « un petit- neveu de Piron », et dont les couplets sont si supérieurs aux autres? Voir les n°" 28, 78, 178, 199. Quel qu'il soit, celui-là est un chansonnier de race et un maître parodiste. Je lui attribuerais aussi la Gouy-d'Arcyade, « demi- poème en un demi-chant », sur le député Gouy d'Arcy : Je chante ce héros de quatre pieds deux pouces Dont les mœurs, à la fois rigoureuses et douces, L'air bénin, l'esprit fier, le modeste toupet, La valeur, l'éloquence et le cabriolet Firent, tant qu'il vécut, la gloire de la terre.... On prit pour l'inhumer une boîte à perruque.... 5. Mot de Mme de Coigny sur le Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût. 218 RIVAROL. cles qui me faisaient crier : le voilà! Je n'en rencontre plus en 4791 â . Les Actes vivotent tant bien que mal, et plutôt mal que bien, toute cette année-là et jusqu'à la fin de janvier 1792, avec des retards, des irrégularités, une interruption d'un mois après la fuite du roi. La débandade se met parmi les collaborateurs; Suleau fonde de son côté un journal, Lauraguais passe à Bruxelles, le vicomte de Mirabeau s'en va sur les bords du Rhin équiper sa légion de hussards; à la fin, les noms de Peltier et de Tilly revien- nent au bas de tant de pages, la prose de l'un alterne si fréquemment avec les vers de l'autre qu'ils ont tout l'air d'être seuls en présence : on voit dans les petites villes de province de ces débris de troupes foraines, jadis brillantes, réduites peu à peu à une paire de saltimbanques dont les facéties lugubres et les coups de grosse caisse sonnent la faillite 2 . La qualité de la plaisanterie baisse de jour en 4. Je signale toutefois trois Lettres du citoyen Bacon à Carra, insérées aux n os 230, 239 et 264 (printemps de 1791), et publiées ensuite en une petite brochure qui s'est conservée à l'hôtel Carnavalet. Le citoyen Bacon est le comte de Bonneval. Carra, qui a reçu là une verte correction, dit que le comte a eu recours à la plume d'un ami (Annales patriotiques, n° 545, supplément) : serait-ce la plume de Rivarol? La troisième lettre surtout me le ferait croire : « Il m'appelle maraud, impudent, escroc, monarchien, patelin, aristocrate, vieux.... 11 ne garde rien pour lui. Après avoir parlé de mes torts, M. Carra parle des siens. Il dit qu'il a fait ces vingt volumes en six ans, et qu'ils sont plus philosophiques et plus patriotiques les uns que les autres. Ce serait une épigramme, si je l'avais dit.... Ce sont en effet des livres bien patriotiques que des livres dédiés aux Calonne et aux Lenoir ; c'étaient des ouvrages bien philosophiques que seize volumes sur Yatome, Yexatome et Vépalome, dans lesquels le monde est représenté par une grande tache d'encre de 6 pouces de dia- mètre, et cette grande tache se trouve la page la plus claire de l'ouvrage, car au moins on voit que c'est de l'encre », etc. Mais je me refuse à lui attribuer la Réponse de M. le baron de Grimm... à la lettre de M. Chassebœuf de Volney (n° 306), qui n'est pas plus de lui qu'une autre Lettre de M. le baron de Grimm à l'impératrice de Russie (n° 261). Cette dernière est exactement la contre-partie des conseils qu'il adressait vers la même époque au roi, par M. de La Porte. (Voir la Biblio- graphie, $ 5.) Je remarquerai de plus que les Apôtres, énumérant (au n° 300) les écri- vains qui travaillent actuellement, c'est-à-dire en 1791, aux feuilles roya- listes, nomment Royou, Durosoy, Montjoie, Peltier, Gautier, Saint-Méard, Mallet Dupan, etc., et ne nomment pas Rivarol, qui figurait auparavant dans des énumérations analogues. 2. Aucune étude n'a été faite qui puisse compter sur les Actes des SES IDÉES POLITIQUES. 219 jour, à vue d'œil; la fantaisie drolatique fait place aux scies; la gaminerie se débride et se débraille, la gravelure n'a plus l'excuse d'être spirituelle; des appels sont jetés à l'empereur, aux « croates, cravates, houlans et pandours » dont les chevaux piaffent le long de la frontière. Enfin, les Apôtres ne se contentent plus de reprocher au roi sa fai- blesse et sa bonté, de le compromettre en plaidant sa cause : ils contrarient, ils déjouent toutes les démarches qu'il tente pour reconquérir l'opinion. Blàme-t-il la conduite des émigrés? Ils ont soin d'avertir le public que c'est une ruse 1 . Ils recueillent et colportent les on-dit du château. Quoique leurs informations ne soient pas de tout point exactes, ils en savent et en disent assez pour que les ennemis du roi puissent lire dans son jeu 2 . En vérité, Rivarol n'est plus là. Sans faire de lui un diplomate, sans oublier qu'il faut s'attendre à bien des légèretés de sa part, comment admettre qu'il détruise ainsi d'une main ce qu'il échafaude de l'autre, et condamne dans les Actes le plan qu'il trace confidentiellement dans ses Lettres et Mémoires à M. de La Porte? Le mardi 19 avril 1791, La Porte écrivait à Louis XVI : Sire, Il y a environ un mois ou six semaines que le sieur de Rivarol vint chez moi. Le but de sa visite paraissait n'être que de demander pour son père Apôtres. Le petit livre de M. Marcellin Pellet est de la critique historique et littéraire comme on en ferait à la tribune de la Chambre ou dans un comité électoral ; et vraiment la République se porte assez bien pour qu'il ne soit plus nécessaire d'excommunier et de maudire de parti pris les hommes de la contre-révolution; leurs mœurs, qui n'étaient point bonnes, valaient celles de Mirabeau et des siens. Au reste, M. Marcellin Pellet était aussi peu renseigné que possible sur le sujet qu'il traitait; peut-être est-ce son excuse? Les anathèmes que M. Despois a lancés aux Apôtres sont également d'un autre âge; nous pouvons aujourd'hui parler de la Révolution avec plus de calme. Ceux qui ont dit que les Actes étaient subventionnés par la cour et avaient cessé de paraître sur un ordre du roi n'ont pu en fournir aucune preuve. Les Actes sont morts parce qu'ils devenaient ennuyeux et que les abonnés battaient en retraite. 1. Actes des Apôtres, n os 261, 289, etc. 2.M.,n°280; long récit des intrigues dont les Tuileries étaient le théâtre 220 R1VAROL. une place dans les domaines du Roi, en remplacement d'un emploi qu'il avait dans les fermes et qu'il vient de perdre; mais il a parlé pendant une heure et demie des affaires publiques. J'ai été très-silencieux sur ce dernier point. J'ai annoncé de l'in- térêt pour ce qui regardait son père. Avant-hier au soir, M. de Rivarol est revenu chez moi, où il est resté plus de deux heures. Ce n'est qu'en sortant qu'il a parlé de son père. Je ne pourrais rendre à Votre Majesté tout ce qu'il m'a dit. Cet homme est d'une loquacité très-rare; les idées dans sa tête se culbutent les unes sur les autres. Il les rend avec la même rapidité qu'elles se pré- sentent; il faut pour le suivre l'attention la plus fixée. Mais en voici le résultat. Le Roi perd sa popularité; il faut la lui recouvrer, sans cela tout est perdu. Il faut, pour la lui rendre, employer les mêmes moyens, les mêmes gens qui la lui ont enlevée : Quels sont ces gens? Ce sont ceux qui dominent dans les Assemblées de sections, les Dantons et autres de cette espèce. Pour gagner ces gens, il faut peu d'argent, mais leur donner des dîners. Observez, dit Rivarol, que ces gens-là parlent mal de l'Assemblée nationale; ils sont naturellement portés à en fronder les décrets. Il est aisé de leur faire entendre que l'audace de l'Assemblée ne vient que de ce que le Roi n'a point mis d'obstacle à ses entreprises. Il faut les ' pousser à faire demander par le peuple à sa Majesté de reprendre son autorité, et cela est aisé. Voilà, Sire, le résultat des idées de Rivarol. Je suis resté vis-à-vis de lui dans la plus grande réserve. Chargé, lui ai-je dit, par la confiance de Votre Majesté des détails écono- miques de sa maison, je me donne et me donnerai bien garde de lui donner des conseils sur sa conduite politique; jamais je ne le hasar- derai. Cependant, j'ai pris son adresse. Tout ce que dans ce moment-ci je me hasarderai de dire à Votre Majesté, c'est qu'elle ne peut se dissimuler que les millions qu'on l'a engagée à répandre n'ont rien produit : les affaires n'en vont que plus mal. L'essai que Votre Majesté pourra faire sur Paris, par Rivarol, sur les provinces par la voie que je lui ai proposée et qu'elle a agréée, coûtera pour le second environ six mille livres par mois, pour le pre- mier certainement beaucoup moins. Ce sont en apparence de petits moyens, mais qui ne sont pas sans apparence de succès 2 . en septembre 1791, au moment où le roi hésitait à accepter la Constitu- tion: Rivarol y est nommé. 1. Le texte porte : la pousser; ce qui est manifestement une faute d'im- pression. 2. Pièces imprimées d'après le décret de la Convention nationale du 5 décembre 1792, an 1 et de la République, déposées à la Commission extraor- dinaire des douze établie pour le dépouillement des papiers irouvés dans V armoire de fer, etc. Quatrième recueil, t. III, p. 19, n° CCCV. SES IDÉES POLITIQUES. 224 La lettre est bien amusante, amusant le contraste entre le Méridional qui parle, parle sans reprendre haleine, et le chambellan compassé, circonspect, officiel de la tête aux pieds, qu'il inquiète, qu'il étourdit de sa faconde, et sur qui son air d'assurance, ses : « il est aisé..., cela est aisé... », finissent par faire leur effet. C'était un brave cœur que ce La Porte; il l'a prouvé en se faisant tuer pour son maître. Mais il est heureux que nous puissions étudier les idées de Rivarol ailleurs que dans le rapport d'un homme à qui elles avaient donné la migraine. Est-ce La Porte qui l'a invité, sur un ordre de Louis XVI, à s'expliquer par écrit? Est-ce Rivarol qui a craint que ses paroles ne fussent mal comprises et mal répétées? Le fait est qu'à peu de jours de là, le 25 avril, il a pris la plume et rédigé sa consultation. D'autres pages s'y sont ajoutées par la suite. Et c'a été une liasse de plus dans l'armoire de fer ! , Il ne proposait pas seulement, comme l'avait cru La Porte, « de petits moyens ». Les petits moyens, mon Dieu! il ne les dédaigne pas. Le sceptique moraliste est bien d'avis qu'un peu d'argent distribué à propos ne gâte jamais rien 2 . Il souhaite l'organisation d'un club d'ouvriers que des ora- teurs, assez bien payés pour ne point mettre en doute les avantages d'un gouvernement monarchique, évangélise- raient avec ardeur et échaufferaient de leur zèle 3 . Très con- trarié qu'après la fête de la Fédération le roi n'ait pas entrepris, à la tête de Fédérés, une grande tournée de pro- vince, il aspire au jour où la tournée sera redevenue pos- sible *. Enfin, il compose une subtile harangue où il fait parler le roi, et « dont la première partie est un mouvement, la seconde un aveu raisonné », et il assure qu'il faudrait être « ennemi du sens commun pour ne pas conseiller à 1. Pièces imprimées, etc., troisième recueil, 1. 1. (Voir la Bibliographie, §1.) 2. Premier Mémoire à AI. de La Porte, du 25 avril 1791. 3. Lettre à M. de La Porte, du 15 août 1791. 4. Premier Mémoire. ±22 RIVAROL. Louis XVI la publication de ce discours ' » .... Pauvre roi! Que de discours lui ont été ainsi offerts, qui tous, au dire des orateurs, devaient infailliblement sauver sa cou- ronne et sa tête! Il n'y a plus un bel-esprit de salon, il n'y a plus un pauvre hère à la feuille qui ne lui souffle sa tirade à l'oreille; tous s'en mêlent, jusqu'à Suleau, jusqu'à Peltier, Jusqu'à Tilly 2 ! C'est un jeu de société qui a suc- cédé aux bouts-rimés. Je renonce à compter combien de fois Rivarol, pour m'en tenir à lui, s'y est exercé en l'es- pace de deux ans 3 . Le dernier mot de sa dernière lettre à La Porte est encore : « Dit-on si le j roi fera l'ouverture de la deuxième Assemblée nationale par un discours *? » Il est clair qu'il en a un tout prêt dans sa tête. Mais plutôt que de le chicaner sur « les petits moyens » dont il a pu s'exagérer l'efficacité, voyons l'idée générale de sa correspondance avec M. de La Porte. Cette idée, nous la connaissons déjà. Nous l'avons vue paraître dans le Journal Politique National, et il me plaît de la retrouver dans des écrits confidentiels où il ne peut être accusé de parler pour la galerie. La plupart des royalistes qui en 1789 demandaient des réformes demandent en 1791 le retour pur et simple à l'ancien régime : il n'en va pas ainsi de Rivarol. Aujourd'hui comme hier, toutes les fois qu'il a l'occasion de s'entretenir avec un ministre ou un familier du roi, il répète Je même conseil e . Yoici comme il raisonne, en toute rigueur et avec une vue cruellement nette de la situation. Il reste entendu que la Constitution est à refaire. Avant d'y songer, il s'agit d'empêcher la proclamation de laRépu- 1. Lettre à M. de La Porte, du 2 ou 4 septembre 1191. 2. Voir le Journal àe, Suleau, les Actes des Apôtres et surtout les Petits Paquets qui en sont un supplément en septembre 1791. 3. Voir le Journal Politique National, passim. 4. Lettre à M. de La Porte, du 30 septembre 1791. 5. Voir dans le Premier Mémoire le résumé d'un entretien qu'il a eu le 18 mars 1791 avec M. de Lessart. SES IDÉES POLITIQUES. 223 bliquo. Le roi ne peut recouvrer sa popularité qu'en sacri- fiant « tout ce qu'on appelle aristocrates l ». La plupart d'entre eux ne méritent guère qu'il se perde pour eux. « Ceux qui sont restés, passent leur vie à Paris autour de trois mille tapis verts, et se consolent par la perte de leurs écus de celle de leur existence.... Ils ont des bals, des concerts;... leur unique chagrin est de prévoir qu'il n'y aura pas de glace l'été prochain 2 ». Il en est de plus dignes et qui sont ajuste titre bien chers au roi? Ceux-là encore, qu'il les abandonne s'il les aime. Par là seulement il peut les sauver d'une ruine totale, puisque par là seulement il peut enrayer la Révolution qui n'épargnerait ni ce qui leur reste de leurs biens ni peut-être leur vie même. Puisse- t-il s'attirer leurs reproches et leurs plaintes ! « Les vic- times de la Révolution ne seront jamais plus près d'être protégées par le roi, que lorsqu'elles paraîtront ne plus compter sur lui 3 . » C'est donc une feinte? Le roi jouerait la comédie du jacobinisme pour être ensuite à même de leur rendre ce qui leur a été enlevé? Non. Le jour où il prétendrait rétablir l'ancien régime, Rivarol le prévient que la Révolution se réveillerait plus furieuse, et qu'il n'y aurait plus de remède. Dans une belle page d'histoire il lui rappelle que ses prédécesseurs « ont toujours péri ou se sont toujours con- servés par la partie forte de leur temps ». L'heure est venue de renoncer « à l'appui de l'Eglise et de la noblesse », de renoncer à un appui « pourri », et d'en chercher d'autres dans la partie forte qui est le tiers état. « Car après tout, il faut que le royaume soit régi, c'est-à-dire que le roi règne; il faut que le vaisseau aille, quelque vent qui souffle.... Un roi n'est ni prêtre, ni évêque, ni gentilhomme, ni peuple : 1 . Premier Mémoire, 2. Id. 3. Second Mémoire.- Peut-être, disait la Reine, un jour au rais-je sauvé la noblesse, si j'avais eu quelque temps le courage de l'affliger; je ne l'ai point. » {Mémoires de Mme Campan, II.) 224 RIVAROL. il est roi, et tous les moyens qui maintiennent la forme monarchique sont ses moyens. Tout le reste lui est plus qu'étranger '.... Un roi n'est en effet que le chef du plus fort 2 .... Il faut bien se répéter celte grande vérité : que la monarchie recommence. Il faut donc recourir aux éléments, c'est-à-dire tirer du tiers état le parti qu'en ont tiré les pre- miers rois de France 3 . » Ceci va loin, et aboutit apparemment à autre chose qu'à « donner des dîners » aux « Dantons et autres de cette espèce ». La feinte qu'il conseille au roi, il ne lui cache pas qu'elle devra demain être en grande partie une réalité. Il essaie de le mener à une très réelle métamorphose. Avait-il tort de penser que le salut était à ce prix? Il savait — tout aussi bien que nous — qu'un pareil effort serait difficile à Louis XVI : « Le roi, ayant été élevé par la noblesse et avec la noblesse, n'a pu tout à coup se détacher des intérêts, des passions et des maximes de cet ordre, et cela est naturel : tout change en nous et hors de nous, avant que nous changions nous-mêmes. On ne se défie pas assez des effets de l'éducation. On ne dit pas assez : que serais-je, si j'avais été élevé autrement? Mais, ajoutait-il, dans la personne de Louis XVI, le roi devrait l'emporter sur l'homme *. » Il n'a rien négligé pour l'y résoudre. Pendant tout le mois de septembre 1791, en cet instant décisif où une 1. Lettre du 10 septembre 1791. 2. Second Mémoire. 3. Premier Mémoire.Yoir le beau livre de M. Sorel : L'Europe et la Révolution. 4. Lettre du 30 septembre 1791.Rivarol avait pu croire un instant que le miracle allait s'accomplir. Il écrivait en septembre 1790 [Journal Poli- tique National, 3 e série, n° 7) : « Le roi vient de renoncer à sa vénerie et démettre ses équipages en vente; l'Assemblée nationale en a conçu quelque alarme, et cette alarme est plus fondée qu'on ne pense. Un roi qui renonce enfin à la chasse, après y avoir perdu sa jeunesse et son trône, peut donner quelque inquiétude à ceux qui comptaient le laisser où ils l'avaient pris.... Cette résolution du roi... nous a fait, en particulier, le même plaisir qu'éprouva Racine, quand Louis XIV, averti par quelques vers de Brilan- nicus, cessa de danser en public. » Il a des rapprochements qui manquent un peu de modestie. SES IDÉES POLITIQUES. 225 seconde Assemblée va remplacer la première et où la Révo- lution marque comme un temps d'arrêt, il s'applique à détruire l'un après l'autre les prétextes que l'homme pourrait opposer au roi. Le veto? Chimère! Roseau qui se briserait dans la main de Louis XVI dès qu'il voudrait s'en faire une arme! L'armée de Coblentz? Loin de lui venir en aide, elle lui a déjà nui considérablement; et les ressources dont elle dispose sont plus qu'incertaines. « Comment M. le comte d'Artois sera-t-il jamais bien sûr des véritables intentions de l'Empereur et du roi de Prusse? Il est plus que probable que ces puissances n'accorde- ront aux princes émigrés (s'ils accordent quelque chose), n'accorderont, dis-je, qu'un secours au-dessous d'une si vaste entreprise; ils donneront de quoi tourmenter la France, et non de quoi la retourner. D'ailleurs, quand même les puissances étrangères seraient magnifiques dans leurs dons et fidèles dans leurs intentions et dans leur con- duite, quand même les princes français, après avoir ren- versé tout obstacle, entreraient triomphants dans Paris, il me semble que leurs embarras recommenceraient le len- demain de leurs succès : ce n'est pas tout de vaincre, il faut régner; et pour régner, il faut payer. Que ferait le roi avec cette noblesse qu'il faudrait remplumer, avec ce clergé qui redemanderait ses bénéfices, avec tout l'ancien déficit, et près de deux milliards de bons ou de mauvais papiers qui circulent dans le royaume? » — Le roi ne redeviendra roi de France qu'en donnant à la France « la preuve qu'il ne veut plus être le roi des gentilshommes » \ Neuf mois plus tard, la situation a bien changé. En oppo- sant son illusoire veto aux décrets contre les émigrés, puis eontre les prêtres non assermentés, le roi a mis le comble à la fureur du peuple. D'autre part, les troupes de la coa- lition ont passé la frontière : leur triomphe semble assez 1. Lettre au 2 ou 4 septembre 1791. 15 226 • RIVAROL. vraisemblable; il est toutefois douteux que le roi puisse se maintenir jusqu'à l'arrivée de ses défenseurs. Un mémoire inédit de Rivarol, rédigé, je suppose, comme les précé- dents, à la prière de M. de La Porte, nous permet de con- naître les réflexions que lui suggérait une conjoncture si critique, et le dernier avis qu'il ait communiqué aux Tuileries, trois jours avant d'émigrer '. 7 juin, Considérations politiques. J'avais, il y a près d'un an, essayé de poser quelques principes sur la situation du Roi; je les avais proposés avec méfiance, carie retour de Varennes et la conduite toute nouvelle de l'Assemblée Consti- tuante jetaient beaucoup d'incertitudes sur l'avenir. Cependant la suite n'a que trop prouvé que mes vues et mes conjectures n'étaient pas sans quelque justesse. Elles se réduisaient à ceci : Le Roi, peu de temps après l'ouverture des États-Généraux, s'étant déclaré pour les vaincus, sa Majesté a reçu pendant deux ans tous les échecs et essuyé tous les périls auxquels on doit naturellement s'attendre lorsqu'on est du côté malheureux. (Voilà pour la première Époque de la Révolution, je veux dire jusqu'au voyage de Varennes.) Maintenant, c'est le parti vainqueur qui se range de lui-même autour du Roi, qui veut d'abord sauver ses jours, et ensuite quelques-unes de ses prérogatives, par la révision de la Constitution ; il me semble que sa Majesté peut dire à ces Messieurs : vous allez vous dépopulariser pour me tirer de mon affreuse position, vous allez en un mot vous perdre pour me sauver. Je sens le prix d'un tel service, quoique votre crime soit de vous être mis en état de me rendre en effet de si grands services; mais trouvez bon, Messieurs, que je me sépare entièrement de vous, dès que vous aurez cédé la place à la nouvelle Législature : car une fois perdus dans V opinion et remplacés par des jacobins, vous ne pouvez, en vous attachant à moi, que me replonger dans le gouffre d'où vous cher- chez à me tirer aujourd'hui. Voulez-vous que je souffre autant pour vous avoir préférés aux jacobins que j'ai déjà souffert pour avoir jusqu'ici préféré les aristocrates à vous? Mais le Roi ne tint point ce discours aux feuillants constitutionnels, qui de leur côté ne sentirent pas que les jacobins étaient forts contre eux de tous les moyens dont eux-mêmes avaient écrasé les aristo- crates. Car s'ils l'avaient senti, ils auraient rendu au Roi le service de 1. Les premières lignes semblent indiquer qu'entre ce Mémoire et ceux de septembre 1791 il n'a point écrit. A la collection il ne manquerait donc plus que le mémoire auquel il est fait allusion au n° 9, 2 e série, du Journal Politique National et qui datait des premiers mois de la Révolution. SES IDÉES POLITIQUES. 227 le quitter, — comme fit Barnave. Au lieu de cette sage mesure, ils environnèrent sa Majesté, et voulurent soutenir le Roi par la Consti- tution contre la révolution. Cette vue, adoptée par les Ministres, était mesquine et fausse : on dit que la Lettre tue et que l 'esprit vivifie; cette maxime s'applique bien ici. La vie était en effet du côté de la révolution, et la Lettre de la constitution, je veux dire, le plan de suivre la Constitution à la Lettre ne pouvait conduire qu'à des catastrophes. La Constitution ne peut sauver personne, à plus forte raison le Roi. La Nation, et sur- tout la Nation parisienne, n'a jamais voulu sérieusement une Consti- tution; elle n'a voulu que révolutionner. Il ne faut jamais perdre cette vérité de vue. En effet, les attributs de la révolution l'ont emporté constamment sur ceux de la Constitution : les Jacobins s'élèvent et dominent entre tous les pouvoirs constitués; entre les Directoires et les Municipalités, entre le Roi et l'Assemblée, et contre tous les Tribunaux; les Piques prévalent sur les armes de ligne et sur les nationales, le Bonnet rouge sur les Chapeaux, etc., enfin les cris des Tribunes et des rues sur toutes les délibérations. Pour n'avoir pas vu cela, les Constitutionnels sont devenus aussi odieux et plus suspects que les aristocrates, et ils ont fait languir le Roi dans le malaise et les dangers d'une fausse position, jusqu'à ce qu'enfin sa Majesté ait senti la nécessité de prendre des Ministres Jacobins; c'est-à-dire, de se tourner vers le parti dominant et de se soutenir par des moyens populaires. L'intervalle entre la fin de l'Assemblée Constituante et l'Entrée des Jacobins au ministère peut s'appeler la 2 e Époque de la Révolution. La première Epoque s'est passée, comme je l'ai dit, avec des aristo- crates, la seconde avec des feuillants; la troisième se passera avec des Jacobins, et c'est elle qui terminera la Révolution, soit par des efforts intérieurs, soit par des efforts extérieurs : car la France, ce Grand Corps politique, ne peut par toujours être en travail. Si depuis le commencement de cette 3 e Époque, les Constitution- nels avaient absolument abandonné le conseil, il est certain que le Roi eût joui de quelque repos, et surtout du spectacle des embarras des Jacobins, chargés du maniement général des affaires et du succès de l'anarchie. Dumouriez surtout en aurait hâté le dénouement par sa déclaration de guerre, mesure décisive pour la France, et qui serait en lui l'effet d'une politique heureuse et profonde si elle n'avait été forcée par le parti dominant aux Jacobins et à l'Assemblée. Telle était en effet la position du Roi depuis deux mois, lorsque les Constitutionnels, aidés de deux ex-ministres, et se fondant sur je ne sais quel changement opéré dans l'opinion publique, sur je ne sais quel rassemblement de Gens bien intentionnés dans Paris, et sur d'autres visions de cette Nature, ont essayé de diriger le roi indé- pendamment des Ministres, d'attaquer des députés, et qui pis est des députés jacobins, d'opposer en un mot la Constitution à la Révolu- 228 RIVAROL. tion ». C'était conduire très-savamment le Roi à une grande catas- trophe. Aussi, le juge Larivière et Bertrand et Montmorin, pleins de justice et manquant de justesse, eurent à peine entamé leur affaire contre les députés les plus décriés de l'Assemblée, que tout fermenta dans Paris. Les Jacobins lancèrent leurs torches, l'Assemblée ses décrets, et à la vue du monde entier la Constitution perdit encore un procès contre la Révolution. Cette affaire a eu pour suite la dénonciation d'un grand Complot, celle d'un Comité Autrichien, le Licenciement de la garde du Roi, et des menaces contre la Liberté de la Reine. Les Constitutionnels ont effectivement exposé le Roi et la Reine pour n'avoir pas compris d'abord que la Constitution ne peut servir de bouclier à personne, et ensuite pour n'avoir pas vu que, depuis la déclaration de guerre, il fallait nécessairement que le Roi se tînt coi, et se fit pardonner à force de prudence les succès des Autrichiens. Ces Messieurs voulaient-ils donc faire gagner au Roi sa Cause en deux façons, aux Frontières militairement et ici légalement, par les armes et par la chicane à la fois? c'était trop. Car si les Jacobins étaient vainqueurs aux frontières, à quoi serviraient ici des succès de procédure? et si l'Europe entière l'emporte sur nous, qu'importent alors les mesures constitutionnelles? La cour doit, en attendant le dénouement, se considérer comme si elle était au bord d'un volcan, et non seulement ne pas se fier sur les intervalles de ses éruptions r mais encore ne jamais souffrir qu'on y jette un grain de sable, sous peine de le voir se réveiller avec toutes ses fureurs. Maintenant, je dois dire, et c'est ici l'objet de ce Mémoire, que la faute des deux Ex-Ministres, outre les suites fatales dont tout le monde est le témoin, a produit une division parmi les Ministres Jacobins, qui peut être plus funeste encore. Dumouriez, à la suite d'une dispute très-vive, a mis le poing sous le nez à Clavière, a mal- traité Roland de la Platrière (sic), s'est brouillé avec Brissot et Con- dorcet, et je sais qu'il ne veut plus de Servan 2 . Son voyage peut aussi être fatal au repos et même à la Liberté de la Reine. 1. Bertrand de Molleville et Montmorin, les deux ex-ministres, accusés au mois de mai 1192 dans le journal de Carra de servir d'intermédiaires entre la Reine et la cour d'Autriche, poursuivent Carra comme calomnia- teur et le somment de produire les pièces à l'appui de sa dénonciation ; Carra répond que le renseignement émane des trois députés Chabot, Merlin et Bazire. Le juge de paix Larivière lance un mandat d'amener contre les trois députés. Sur quoi l'Assemblée rend un décret d'accusa- tion contre lui et l'envoie à Orléans. 2. Voilà des informations bien précises; point de doute qu'il ne les tienne de sa sœur, Mme de Beauvert. Si on lit dans les Mémoires de Malouet le résumé des conseils que Dumouriez donnait au roi en mai 1792, on sera frappé de l'analogie qu'ils présentent avec les idées de Rivarol. Il faut, disait Dumouriez, « abonder dans le sens des jacobins... pour mieux les tromper ». Il va de soi que je croirais à l'influence de Rivarol sur Dumou- SES IDÉES POLITIQUES. 229 Je suppose qu'on se porte à une dénonciation expresse contre sa Majesté, pendant l'absence de Dumouriez, il est vraisemblable que les autres Ministres, pour acquérir contre lui une grande popularité, favoriseront la dénonciation. Il s'agit donc de savoir si en effet cette dénonciation aura lieu; car alors il faudrait à toute force retenir Dumouriez et pratiquer un parti dans l'Assemblée, ce qu'on ne peut que par lui. Si même cette dénon- ciation prenait une' tournure fâcheuse, il faudrait s'évertuer pour obtenir un décret de Déportation aux frontières, plutôt qu'une clô- ture dans une abbaye. Ce décret, avec un grand fond d'atrocité, en aurait moins que l'autre, et sa sévérité apaiserait la Cabale. Le Reine séparée de son Époux et de ses Enfants, non par le malheur, non par la mort même, mais par un décret, sauverait toute sa gloire, seul bien que la fortune ne puisse lui ravir. Mais si, comme je le crois, la Dénonciation n'a pas de suite, il faut se taire, raccorder le Ministère, ne plus compter que sur des succès extérieurs, et surtout ne plus attaquer la Révolution avec les armes impuissantes de la Constitution *. Compter sur des succès extérieurs qui seraient des défaites de nos armées? Quoi? La vision de la France envahie ne lui arrache pas un cri d'horreur? — Eh! que dirions-nous, s'il nous objectait qu'il a devant les yeux une autre vision tout aussi désolante : celle de la France livrée aux furieux qui ont déchiqueté le corps de Foulon, de Berthier, de Launay, des gardes du roi, torturé Huez, dépecé Belzunce et mangé son cœur, égorgé Guillin, fait rôtir et mangé un de ses bras, et qui vont sous peu renou- veler leurs exploits 2 ? Nous avons vu comme il blâmait le roi de tourner les yeux vers l'armée des princes tant que le roi pouvait autrement et plus sûrement mettre fin à la crise. « Vous verrez, avait-il dit, que mon avis est que le vaisseau de l'État peut être sauvé par une manœuvre riez, plus qu'à celle de Dumouriez sur Rivarol! Voir aussi un Mémoire que Dumouriez adressa au roi à la fin de 1791 (Histoire de la Révolution, par Ber- trand de Molleville). 1. A peine y a-t-il trois lettres raturées dans le manuscrit dont je repro- duis minutieusement le texte, la ponctuation, les multiples majuscules. On trouvera un fac-similé de la première page dans Y Appendice, § 3. 2. Voir les Origines de la France contemporaine, de M. Taine, t. H, passim. 230 RIVAROL. habile, et qu'il n'a pas besoin d'être remorqué par d'autres vaisseaux qui ne peuvent lui offrir que des ports suspects ou une côte ennemie '. » Puisque la royauté n'a pas su manœuvrer de la sorte, puisqu'elle s'est rendue plus impo- pulaire que jamais, la victoire des princes et de leurs alliés est son unique chance de salut. Rivarol n'y a pas cru longtemps : il est bon qu'il y ait cru quelques semaines, avant Valmy, pour que nous sachions s'il aurait tenu à la royauté victorieuse le même langage qu'il tenait à la royauté vaincue. Nous n'ignorons pas quel usage les gens de Coblentz entendaient faire de la victoire. Ils entendaient remettre les choses, à coups de sabre et à coups de fusil, dans l'état où elles étaient avant 1789 : l'odieux manifeste, soi-disant de Brunswick, où M. de Limon 2 s'était fait l'interprète de leurs rancunes et de leurs projets de vengeance, ne laisse nulle place au doute. C'est alors que Rivarol publie sa Lettre à la Noblesse française 3 . A travers mille précautions oratoires, à tra- vers de flatteurs compliments destinés à ménager d'irri- tables susceptibilités, il s'achemine au mot qu'il faut leur dire et qu'il leur dit. Il les prévient que l'esprit public est profondément changé, qu'ils sont une minorité, et une minorité suspecte, qu'ils doivent s'attendre et se résigner à n'être plus du tout ce qu'ils ont été : « N'oubliez jamais qu'en effet vous n'êtes point en rapport avec l'énorme popu- lation de la France, que si avant la révolution vous viviez en sûreté au sein de ce peuple immense, c'est qu'on ne l'avait pas accoutumé à vous regarder comme son ennemi; qu'une fois rentrés et comme répandus 4 dans ce vaste 1. Lettre à M. de La Porte, du 10 septembre 1791. 2. Voir là-dessus la correspondance de Fersen, et l'Histoire de la Révolu- tion de Bertrand de Molleville, t. IX. 3. La Lettre aux Emigrants, de Malouet, du 20 décembre 1791, est animée du même esprit de sagesse; mais quel style vague et emphatique! 4. J'adopte l'orthographe du texte que donne la Correspondance originale des Émigrés. Le texte de Peltier porte : rentrée, répandue, comme si Rivarol s'adressait à la Noblesse; ici il s'adresse plutôt aux nobles. SES IDÉES POLITIQUES. 231 royaume, vous y péririez une seconde fois, par une conspi- ration universelle, si vous ne secondiez par la raison, si vous ne consolidiez par la sagesse le nouvel ordre que la force de la contre-révolution nous prépare » *. Il était bon de suivre Rivarol jusque-là, avant de juger le conseiller officieux de la royauté. Qu'il y ait de la rouerie et, si l'on veut, de l'escrime italienne dans la résistance qu'il tentait d'opposer à la Révolution, j'en demeure d'accord; on n'est pas pour rien le lecteur et un peu le compatriote de Machiavel. Il dirait volontiers comme un de ceux qu'il combat, comme Ghamfort : « On ne joue pas aux échecs avec un bon cœur », et il dit très nettement que les maximes de la politique ne sont pas celles de la probité *. Est-ce là une vérité? J'en ai peur, bien qu'elle soit assez déconcertante aux gens qui ne sont pas du métier. Je con- fesse que sa façon de dire : telle mesure est juste, parce que telle mesure est utile à l'Etat, m'inquiète un peu. Je me défie de ces raisons d'Etat qui ont en tout temps servi d'excuse à de fort laides choses. Tout sacrifier à la conser- vation du « corps politique », voilà son principe. Mais comme il est intelligent à ravir, comme il sait qu'un gou- vernement ne peut se maintenir à moins d'être en har- monie avec les idées du siècle, avec « les lumières » du siècle, il n'y a pas lieu avec lui de s'alarmer beaucoup de son principe. Que notre malaise ne nous empêche pas de remarquer et d'admirer tant de bon sens uni à tant de souplesse. Capable de saisir la mystérieuse logique des faits, de s'élever en mainte occasion à une divination 1. Lettre à la Noblesse française. En même temps il ridiculisait M. de Limon dans le Dialogue perdu. C'est son habitude de présenter l'idée, tour à tour ou simultanément, sous sa forme sérieuse et sa forme plai- sante. Dans les Carnets : « Il faut que la raison rie, se fâche. On sait l'usage que Socrate» faisait de l'ironie. Pascal a mêlé les deux manières. Dieu lui-même, après qu'il eut condamné Adam au travail et à la femme, lui fait une ironie : Ecce Adam factus sicut nnus ex nobis : voilà donc Adam devenu une espèce de Dieu ». 2. Second Mémoire. 232 R1VAR0L. quasi prophétique de l'avenir, et de comprendre par con- séquent l'inutilité de la lutte, préférerions- nous qu'il n'eût point lutté jusqu'à la dernière heure? Devons-nous regretter le spectacle que nous donne un esprit si fécond en expédients, si prompt à changer ses batteries et tout son ordre de bataille sous le feu de l'ennemi, à se plier, à s'adapter aux circonstances et à en tirer parti? Ne lui repro- chons pas trop de rester royaliste quoiqu'il voie le roi inférieur à sa tâche : louons plutôt un royaliste qui ose lui présenter des vérités si sages et si amères. Oui, il vou- drait mettre un terme aux « convulsions » qui agitent la France; oui, il voudrait reviser la Constitution de 1791 qui, selon lui, ne laisse au souverain qu'une ombre d'autorité. Mais il ne méconnaît pas ce qu'il y a de juste dans les revendications nationales; et quand il ne les jugerait pas justes, il conseillerait encore d'y faire droit, convaincu qu'il est impossible de gouverner sans s'être mis d'accord avec l'opinion, et qu'il faut à tout prix gouverner. Qu'il est loin de ressembler à un d'Antraigues ■ ou à un Breteuil, aux enragés de l'émigration, aux mouches bour- donnantes qui s'agitent alors autour du coche embourbé, aux « otages de Louis XVI » 2 , à tant de cerveaux étroits ou de cerveaux à l'évent qui nient les faits accomplis et croient que le passé se recommence ! Que de fois il a ri de leurs illusions! Que de fois il leur a dit qu'ils retardaient 3 , 1. Voir la Lettre de d'Antraigues à MM***, commissaires de la noblesse de B., 1792. Tout son programme se résume en une formule : Notre antique Constitution sans aucune innovation. Voir aussi son Adresse à l'ordre de la noblesse, 25 nov. 1791. Ce sont deux chefs-d'œuvre de sottise. 2. Sept ou huit cents personnes s'inscrivent en juin 1791 dans la gazette de Durosoy comme otages du roi arrêté à Varennes, et plus tard s'en font un titre. Barruel-Beauvert qui est du nombre signe ses Lettres sur quelques particularités secrètes..., publiées en 1815 : « Le comte de Bar- ruel-Beauvert, ancien colonel d'infanterie, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, etc., tic, et l'un des otages de Louis XVI ». — « La plus mauvaise roue, disait Bivarol, fait le plus de bruit » {Carnets). 3. C'est lui qui disait des ennemis de la Révolution : « Ils ont toujours été en retard d'une pensée, d'une armée, d'une année » (H. de la Porte, Notice sur Rivarol). Singulier homme qui en passant laisse tomber de ses SES IDÉES POLITIQUES. 233 que la royauté, telle qu'ils la concevaient, ne pouvait plus être ! Car il avait ce qui a le plus manqué aux hommes de la Révolution et à ceux de la Restauration : le sens du réel. L'ambition de ses dernières années a été de rassembler en un livre, qui eût continué celui de Montesquieu, les principes sur lesquels repose la société, les lois d'après lesquelles naît, se conserve et se développe « le corps poli- tique ». Les sociologues peuvent bien concevoir quelque regret qu'il n'ait point achevé son travail; car l'examen des débris qui nous en restent ' leur ferait reconnaître en lui un des leurs, sinon un grand ancêtre, du moins un père prodigue qu'il faut à la fois gronder et aimer. Pour moi, il me semble qu'après lecture du Journal Politique National nous sommes suffisamment renseignés sur ce qu'on pourrait appeler le positivisme deRivarol en matière de questions sociales. Il a vu paraître Napoléon. Il attendait, je veux dire il appréhendait sa venue depuis longtemps. Il n'a pas plus été son flatteur que sa dupe. L'immobilité qui résulte de l'asservissement n'est point ce bel ordre auquel il aspirait de tous ses vœux, mais un état qu'il jugeait stérile et pro- visoire. Mort en 1801, il avait déjà discerné en Bonaparte l'homme de génie et le tyran, annoncé son règne et sa chute : Il sera plaisant de voir un jour les philosophes et les apostats suivre Bonaparte à la messe en grinçant des dents; et les républicains se courber devant lui. Ils avaient pourtant juré de tuer le premier qui ravirait le pouvoir. lèvres tant de vérités, et sans tourner la tête, sans se déranger de son chemin, vous dit négligemment : ramassez! i. Pensées inédites, passim; préface et texte de l'Esprit de Rivarol; Cha- teaubriand et son groupe, t. II. 234 RIVAROL. Il serait plaisant qu'il créât un jour des cordons, et qu'il en décorât les rois; qu'il fit des princes et qu'il s'alliât avec quelque ancienne dynastie.... Malheur à lui s'il n'est pas toujours vainqueur i ! Bien éloigné de le prendre, comme on faisait à Mittau, pour un général Monck, il voyait dans ses victoires un nouvel obstacle à la restauration souhaitée, un nouveau retard qu'il fallait se résigner à subir. Il était fort décou- ragé, et son découragement perce sous son air de fanfa- ronnade dans le dernier plaidoyer qu'il ait écrit en faveur des Bourbons. J'ai dit que j'avais retrouvé aux Archives du ministère des Affaires étrangères le Prospectus d'un journal que Louis XVIII le priait de publier en 1800; j'ai dit après combien d'atermoiements il s'était laissé arracher ce Prospectus qui n'a jamais été imprimé. Le voici. Le Journal Politique, dirigé contre les auteurs et les principes de la Révolution, parut au mois de juin 1789 2 , époque où la France et le reste de l'Europe regardaient cette Révolution comme le grand bienfait de la philosophie, la réunion de tous les vœux, le concert de tous les efforts, l'heureux fruit de toutes les lumières, et la preuve la plus complète que le monde avait été jusqu'alors sans esprit, sans jugement, sans morale et sans politique. L'Assemblée Constituante, forte de la faiblesse du Roi, fière de l'insurrection de Paris, ivre de ses succès, étourdie de l'encens qui fumait pour elle dans toutes les provinces et dupe de l'admiration des étrangers, abattait tout avec fracas, et dans cet état d'éblouisse- ment ne prévoyait ni les conséquences de ses principes ni les succes- seurs qu'elle se préparait. L'auteur de ce Journal écrivit inutilement au nom de la politique et de l'expérience de tous les siècles. Il parla inutilement en faveur i. Pensées inédites. Quelques lignes des Carnets, écrites en abrégé et à la hâte, sur le rôle de l'Angleterre pendant la Révolution, me paraissent également dignes d'être citées : « Plan de M. Pitt est fort clair. Hauteur dans la conduite, comme si cette puissance eût pris le rôle noble et désin- téressé, elle qui n'a parlé que $ indemnités, qui se porte pour l'heureuse héritière des puissances qui périssent autour d'elle, etc. Les épreuves sont faites : Toulon, Lyon, la Vendée, la Corse, efforts sur Brest. On ne parle que d'équilibre en Europe et on ne pense pas à celui des mers. Nécessité de rallier la Russie, l'Espagne, le Danemark, la Suède et la France contre elle. Cri contre elle peut rallier tous les Français.... » 2. Petite erreur de date; j'ai donné la date exacte : 12 juillet 1789. SES IDÉES POLITIQUES. 235 de la morale et de l'humanité. Sa voix se perdait dans la destruction universelle : il se tut. Le Journal Politique ne contient en effet, que les six premiers mois de la Révolution; tous les grands coups étaient portés, la quantité avait triomphé de la qualité. L'aristocratie de caractère remplaçait l'aristocratie de naissance; les décrets faisaient aux lois la guerre que l'assignat faisait au numéraire; plus de noblesse, plus de clergé; l'Assemblée avait ôté le royaume au roi, sans songer qu'il faudrait bientôt ôter le roi au royaume. Elle avait paré la victime, et les Jaco- bins n'avaient plus qu'à appliquer la hache. Que dis-je? l'Assemblée elle-même, trop acharnée sur sa proie, était tombée avec elle dans la fosse, et la France n'était qu'une vaste ménagerie dont les tigres avaient la clé. Quelle ressource restait-il donc aux bons esprits et aux propriétaires, quand tout était espoir et perspective pour les fous et les brigands? Il fallut donc quitter la France à l'époque où les Jacobins préfé- raient encore' notre fuite à notre mort. La raison d'abord inutile était déjà criminelle; les Français disaient eux-mêmes qu'ils aimaient mieux être exterminés qu'éclairés. Je n'aurais écrit que pour irriter leurs bourreaux; je ne voulus pas être l'historien du malheur et du crime. Ces dix premières années qui ont consommé la ruine de la monar- chie française fourniront de bien tristes décorations à l'histoire. Le tableau est vaste et se complique : je ne me propose que d'en éclairer les masses. Je donnerai le iil de toutes les factions qui se sont exter- minées successivement jusqu'à la faction régnante. Le Journal Politique dit positivement qu'il est aisé de prévoir que la première armée française qui aura fait une campagne victorieuse décidera du sort de la France et lui redonnera les formes monar- chiques malgré les États généraux. Toute armée est instrument de bien ou de mal, et les généraux et les Rois manient mieux que les corps législatifs ces sortes d'instruments. N° H, 1789 l . La prédiction est accomplie; le règne des avocats est fini; mais il s'agit d'expliquer pourquoi cet événement est arrivé si tard. L'époque me paraît favorable pour écrire. S'il est vrai, comme l'expérience l'a démontré, que les apprentis soient maîtres en révo- lution, il faut nécessairement que les maîtres se repentent. Les Français, jadis heureux et mécontents, sont aujourd'hui malheureux et coupables. L'esprit public en France se compose de l'avilissement où le plongent ses nouveaux maîtres et de l'orgueil que lui donnent ses victoires. Mais la conscience publique est encore plus indécise, car si elle s'irrite des injustices de son gouvernement, elle connive avec lui à la spoliation des propriétaires. Le gouvernement actuel s'est fait l'exécuteur testamentaire de Robespierre et du Directoire; 1. C'est-à-dire n° 11, l re série; le numéro est du 4 août 1789. 236 RIVAROL. mais, pour se mieux asseoir sur le trône, il convient des erreurs et des atrocités de ses prédécesseurs. Les discours publics des frères Bonaparte sont des précis de tout ce que nous avons dit contre la Révolution, de sorte que nous sommes proscrit pour avoir eu raison dix ans plus tôt qu'eux. Mais quoique la lutte des fautes contre les crimes dure encore, il n'en est pas moins vrai que dans le gouvernement la fourberie a succédé à la violence, dans la nation la honte à l'ivresse, et qu'en Europe l'admiration a succédé aux alarmes. Il s'agit de saisir cet instant où la France, tombant de précipice en précipice, a été retenue par l'armée et reste comme suspendue à l'épée de Bonaparte, pour lui parler encore de ses intérêts au nom de ses infortunes. Entraînée par l'Assemblée Constituante, elle est aujourd'hui sous la main d'un maître qui réunit tous les pouvoirs, d'abord république jacobine intitulée monarchie, et aujourd'hui violente monarchie intitulée république : égarée et opprimée, telle est son histoire. Je parlerai au cœur des Français, n'ayant pu réussir avec leur esprit, et puissé-je prédire leur retour à la sagesse et au bonheur comme j'ai prédit leur folie et leur perte! Ce n'est pas que mon sujet ne m'inspire de la méfiance : j'écris pour l'orgueil tombé dans l'abîme, pour des malades en présence des charlatans qui les trompent, pour une génération qui passe et qui trouvera la valeur de mes raisons dans ses regrets et dans ses pertes plutôt que dans la raison même. Il s'agit de prouver à cette nation qu'elle a été envieuse avec les heu- reux, impitoyable avec les malheureux; qu'elle a choisi ses victimes parmi ses bienfaiteurs et ses maîtres parmi ses bourreaux. 11 faut parler à cette classe nombreuse de victimes qui a capitulé avec la Révolution, et dont les provisions d'honneur et de courage semblent épuisées; [à ceux] ' qui, trompés par l'amour de la patrie, ont pré- féré les cruautés d'une marâtre aux perfidies de leurs amis. Jadis ils sacrifiaient leurs biens pour acquérir la noblesse; aujourdhui ils ont sacrifié la noblesse pour ravoir leurs biens et n'ont acquis que le triste privilège de mendier à la porte de leurs hôtels. La politique des puissances demande une place considérable dans l'histoire de la Révolution : ipsi principes illam osculantur qua sunt oppressi manum. Oppression extérieure, protection au dehors, rien n'a manqué à nos malheurs. Aussi un écrivain peut enfin rester odieux aux deux partis; il suffit pour cela que le vainqueur soit très- criminel et le vaincu très-avili, l'un sans morale, et l'autre sans honneur. D'ailleurs les révolutions sont les temps des fausses répu- tations. Dans le calme on dépend des hautes classes, mais dans les révolutions on dépend de ce qu'il y a de plus vil et de plus passionné 1. Dans le manuscrit : et qui trompés; ce doit être une faute de copie. Le manuscrit n'est pas de la main de Rivarol; je le crois de la main de son ami des Entelles. SES IDÉES POLITIQUES. 237 parmi les hommes. La raison a d'ailleurs si peu d'époques pour se montrer! Si elle parle avant l'événement, elle est, comme Cassandre, traitée de prophète de malheur. Si elle se présente après, elle est traitée de médecine, parce qu'elle est amère. Inutile avant, odieuse après. Celui qui a raison un jour plus tôt que les autres sera trop heureux de ne passer pour fou que pendant ce jour-là. Mais pourquoi ne pourrait-on pas écrire à une nation pour l'éclairer, comme on écrivait il y a dix ans pour l'égarer? Est-il donc impossible de concilier la morale et la politique, de réhabiliter le sens commun? Et la raison n'est-elle pas imprescriptible? Comment pourrais-je me refuser à ce noble plaidoyer? Eh ! quoi, l'usurpation, la violence et la perfidie auront ouvert tant de bouches, armé tant de bras pour les défendre, et tout serait muet pour l'innocence malheureuse, pour les droits sacrés de la propriété et cette maison de Bourbon qui nous a donné François I er , le restaurateur des Lettres, Henri IV et le beau siècle de Louis XIV? Eh! quoi, le bienfaiteur de 1 Bossuet, le créateur de Molière, de Corneille, de Racine, de Boileau, ne trouverait pas une voix pour sa défense dans cette même postérité où les persécuteurs et les meurtriers de sa maison sont encore couverts des rayons de sa gloire et protégés des monuments de son règne? Quoi qu'il en soit, cette postérité exige que la mémoire de tant de fautes et de tant de malheurs ne soit pas perdue pour elle; elle exige surtout que ce lamentable mélange de sophismes, de passions et de crimes ne soit pas une énigme; il faut que nous puissions dire comme un grand Pontife à l'heure de sa mort : Je sais de la main de qui, de quoi et pourquoi je meurs. Tout écrivain de la Révolution [qui manquerait de clairvoyance] 2 serait d'autant plus coupable aux yeux de la pos- térité que si les factions, les pratiques, les conspirations de toute espèce se sont succédé, il n'y a point eu dé mystère. Les passions ont parlé tout haut, les piques et les poignards ont toujours brillé aux yeux, et les conspirations furent des assemblées politiques ; et si les diverses factions qui se supplantaient ont quelquefois tenu des conci- liabules plus cachés, le lendemain mettait au jour l'œuvre de la nuit. On peut dire que tous [les] livres qui paraissent sous les titres de Causes Secrètes de la Révolution, sont l'ouvrage de quelques charlatans ou d'étrangers mal instruits. La philosophie avait tant promis qu'on a [le] droit d'examiner les fruits qu'elle a portés. Nous instruirons ce grand procès dans lequel tout homme honnête est forcément juge et partie. Car — et ceci est important — il faut bien se souvenir qu'entre le genre humain et ses adversaires impartialité n'est pas justice. 1. Dans le manuscrit : des. 2. Une addition est ici indispensable, de même que plus bas en deux endroits où je mets les mots entre crochets. J'ai corrigé ça et là l'ortho- graphe et la ponctuation du copiste. 238 RIVAROL. Il y a cela d'agréable avec M. de Rivarol qu'il nous évite de chercher la formule des louanges qu'il peut mériter. S'il s'était moins loué, cependant, nous le loue- rions davantage. Il est incontestable qu'en donnant quel- quefois de mauvais exemples, il a donné de bons conseils; il a violemment prêché la sagesse, il a gourmande ceux qui prétendent devancer le temps comme ceux qui veulent en remonter le cours; il a répété que les lois, les institu- tions, les mœurs se tiennent; il a travaillé, sinon réussi, à substituer en politique — j'emprunte la formule à M. Taine — à ce que le xvm c siècle nommait la raison ce que le xix e siècle nomme la science *. Mais enfin si son vœu s'était réalisé, la France aurait eu une sorte de royauté à la Louis-Philippe à la place de la Révolution et de l'Empire. C'est une question de savoir si elle y eût gagné. 1. Voir la belle étude de M. G. Monod sur Taine. Rien n'est plus hono- rable pour Rivarol que d'avoir été tant de fois cité et loué par M. Albert Sorel dans L'Europe et la Révolution. CHAPITRE V SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES Rivarol aime à se rappeler une anecdote de sa vingt- cinquième année. En 1778, il était un jour chez Voltaire. Celui-ci entonna son refrain habituel, écrasons l'infâme, vanta « les Lamothe le Vayer, Bayle, etc., pour avoir bien attaqué la religion », puis attendit que son auditoire le complimentât « sur ce qu'il l'avait encore plus victorieu- sement attaquée » : Ce n'est pas pour attaquer les religions qu'il faut de l'esprit, lui dis-je, mais pour les fonder et les maintenir; car toutes les épi- grammes contre Jésus-Christ sont bonnes. Quant au courage, il n'en faut pas plus et souvent pas autant à un philosophe qu'à un apôtre *. Ceci n'est pas le langage d'un croyant; en effet, Rivarol n'en est pas un. Il est un libre penseur d'une espèce rare au xviii 6 siècle : un libre penseur qui estime et qui admire la religion parce qu'il sent en elle la plus puissante des forces sociales. Il ne croit pas. Il refuse de se soumettre au dogme chré- tien. En fait de révélation, il n'en admet qu'Une : « Nous 1. Le mot est deux fois inscrit dans ses Carnets; il l'a replacé dans le Discours Préliminaire, p. 212. 240 RIVAROL. avons le sentiment du juste et de l'injuste : c'est ainsi que Dieu s'est révélé aux hommes 1 ». N'invoquons pas contre lui les miracles; il se souvient que témoin de miracles est en grec synonyme de sot 2 , et il enregistre à ce sujet une jolie anecdote : Histoire de Mlle Laguerre qui ayant eu un démêlé assez vif avec son amant, s'enfuit un soir de l'opéra avec ses habits de théâtre, tout en pleurs, et perdant si bien la tête qu'elle s'égara dans la cam- pagne. Elle y passa la nuit à pleurer, et vers le matin (c'était en été) elle se mit à chanter et à saluer l'aurore d'un très-bel air qu'elle avait souvent fait applaudir à tout Paris. Les paysans qui aperçurent cette belle créature avec des habits d'une richesse et d'un goût inconnus pour eux, étonnés de ses gestes, de sa superbe taille et de sa voix, la prirent pour la Vierge ou pour un ange et se mirent à genoux autour d'elle. Supposez qu'un char tel que celui que Charles enleva aux Tuileries 3 fût alors descendu pour prendre Mlle Laguerre, l'erreur n'était-elle pas invincible? Les témoins ne se seraient-ils pas fait égorger pour soutenir l'apparition et l'ascension de cette divi- nité? Y aurait-il eu dans aucune religion un miracle plus éclatant et mieux prouvé? C'est pourtant au siècle des lumières que ceci s'est passé, en 1778 et à Paris 4 . Mais il a écrit ailleurs que « l'ordre visible de la nature est un miracle perpétuel », et que par suite un miracle serait « une interruption de miracles » B . Que penser de l'incrédulité qui sait prendre ce tour? Elle ne le prenait pas fréquemment dans les salons du xvm e siècle. Aussi bien il ne ressemble guère aux élégants athées qui, tout en devisant, le dos au feu, une pincée de tabac d'Es- pagne entre le pouce et l'index, chez la marquise ou la duchesse, déclarent qu'ils ne croient ni à Dieu ni à diable. Il a du plus d'une fois leur rire au nez, et le bon Sulpice cite avec ravissement, mais hélas ! en style de Sulpice, sa 1 . Seconde Lettre à Necker. • 2. Carnets. 3. Ascension du 1 er décembre 1783. 4. Carnets. L'éditeur des Pensées inédites a pieusement supprimé la moitié de la page, depuis : Supposez qiCun char... jusqu'à : C'est pourtant au siècle,... etc. 5. Discours Préliminaire, p. 212. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 241 réponse « à une demoiselle de seize ans, assez jolie, qui tenait devant lui des discours fort indiscrets sur la reli- gion 1 ». Il a beaucoup lu et, à travers les dissipations de sa vie, il a trouvé le temps de beaucoup réfléchir. Les efforts que les grands savants et les grands philosophes de son siècle ou des siècles passés ont faits pour pénétrer les secrets de la nature et résoudre l'énigme de notre être enorgueillissent sa raison. Il a joint ses observations et ses réflexions aux leurs, et le jour où il lui prend envie d'écrire un petit traité de l'Entendement humain, il y apporte, je ne dis pas une grande puissance, mais une réelle distinction de pensée : là comme ailleurs, il est lui. Il n'en reste pas purement et simplement à la doctrine à la mode, à la doctrine de Gondillac, quoiqu'il ne nie pas ce qu'il lui doit. S'il écarte, ainsi que les Gondillaciens, l'hypothèse des idées innées, s'il croit que toutes nos idées viennent du dehors et résultent de nos sensations, il ajoute que nous avons des besoins innés et qu'il y a en nous un principe d'énergie active qui préexiste à toute sensation. Le sentiment, tel est le nom dont il l'appelle. « Caché dans son tissu de fibres et d'organes », le sentiment est « comme un être voilé 2 »; là réside le moi. « Pour peu que l'homme descende en lui-même, il y découvre que son existence porte sur deux bases dont il sent la différence, mais dont il ignore la nature. Et non seulement il sent que l'une de ces bases n'est pas l'autre, mais tout ce qu'il assure de l'une il le nie de l'autre, et ne leur laisse de commun que l'existence. La base qui lui paraît étendue, solide et divi- sible, il l'appelle corps; et il nomme esprit, âme, substance incorporelle, celle qui n'est pour lui ni étendue, ni divisible, ni solide. C'est dans l'intervalle de ces deux moitiés de 1. Vie... deRivarol, I, p. 22. Le marquis de Ximénès, dans son Épilre à Rivarol, le louait déjà en 1785 comme le plus redoutable ennemi de l'athéisme. 11 avait donc de bonne heure pris position. 2. Discours Préliminaire, p. 149. 16 242 RIVAROL. l'homme que se place de lui-même le sentiment. Mi-parti de ces deux substances, certain que ses sensations ont à la fois un côté matériel et un côté intellectuel, l'homme ne peut s'égarer, si le sentiment, semblable à l'aiguille d'une balance, garde bien le milieu où l'a placé son auteur : mais s'il ne s'occupe que du corps, il peut ne trouver que lui de réel en ce monde, et se croire tout matière : s'il s'aban- donne trop à ses méditations, il peut ne voir rien de vrai que la pensée et se croire tout esprit : ces deux systèmes ont régné tour à tour. Mais si le sentiment se consulte de bonne foi, il se dégage des pièges que lui tendent ces deux puissantes conceptions; il reprend sa place entre l'esprit et la matière quelles que soient ces deux inconcevables sub- stances; il dit moi, et c'est l'homme tel que l'a fait la nature l . » Cette théorie, qui était déjà dans sa tête en 1788 2 , qu'il a développée tout au long en 1797, Sainte-Beuve y voyait le point de départ de la philosophie du distingué La Romi- guière ; M. Caro y a vu un premier pas vers celle de Maine de Biran 3 . Pour ma part, j'y vois surtout la preuve qu'on se raconte dans tout ce qu'on écrit; le métaphysicien n'échappe pas plus que le romancier ou le poète à la commune loi. De même qu'en analysant les facultés intellectuelles de l'homme, l'imagination, l'esprit, etc., il s'est sans cesse défini lui-même, il avait une trop nette conscience de sa personnalité pour ne pas mettre en tête de toute sa méta- physique une affirmation du moi. Mais ne le tirons pas trop au spiritualisme si le mot implique la croyance à une survie de ce moi. Il peut lui échapper, au cours d'un travail qui exalte sa pensée, une belle phrase qui prête à l'équivoque : « En voyant l'univers et ses lois, on reconnaît l'éternel géomètre; on le reconnaît 1. Discours Préliminaire, p. 29 et 30. 2. Voir les Lettres à Necker. 3. Journal des Savants, octobre et novembre 1883. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 243 encore en disséquant l'homme et les animaux; mais en les voyant agir, aimer, penser, on se demande comment l'ar- tisan suprême a pu toucher un édifice si régulier avec le rayon de la pensée et la flamme des passions,... comment enfin un amas de matière inerte et périssable a pu devenir siège de vie et berceau d'immortalité » \ Relisez toute la page, et la phrase elle-même : vous verrez qu'il n'entend par là que le pouvoir accordé à tous les êtres, aux animaux comme à l'homme, de transmettre la vie à de nouvelles créa- tures. Point d'autre immortalité : « Les formes personnelles sont passagères, et l'immortalité est restée aux espèces, à leur séjour et aux astres qui les éclairent. Dans tout ce qui respire, il n'y a d'impérissable, en effet, que les générations : les individus ne sont qu'usufruitiers; ils boivent tour à tour dans la coupe de la vie, et tout est viager pour eux dans un ordre éternel 2 . » Et ceci pourrait encore s'en- tendre en un sens quasi chrétien : l'anéantissement des formes personnelles pourrait se concilier avec l'immortalité du principe « d'énergie active » qu'il nomme le sentiment. Mais je vois ailleurs qu'il se déclare plus sur de l'immor- talité des corps que de celle des esprits 3 ; je lis dans ses Carnets : « Réflexion sur l'immortalité. Son impossibilité, à moins d'oublier qu'on est d'époque en époque.... Or c'est ce qui arrive,... l'ignorance fait tout le plaisir et toute la fraîcheur des premières sensations. » La plus grande des absurdités lui paraît être l'athéisme. Il dit avoir connu jadis un saint athée; et il note le fait comme une anomalie 4 . Avant la Révolution, il reprenait à son compte et commentait le mot de Shaftesbury : « Le [ 1. Discours Préliminaire, p. 166. , 2. Id., p. 168. 3. Lettres à Necker. 4. Carnets : « J'ai vu un homme qui ne croyait pas en Dieu et qui était une véritable providence pour tout ce qui l'environnait ». L'éditeur des Pensées inédites ajoute : « Je n'ai connu que celui-là » ; l'addition ne fausse pas la pensée, mais enfin c'est une addition qui n'est pas de Rivarol. Je ne sais du reste quel est l'homme dont il parle. 244 RIVAROL. monde serait orphelin si Dieu n'existait pas * ». Plus tard il l'a commenté de nouveau etavec éloquence : « lime faut, comme à l'univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de l'anarchie de mes idées.... Son idée délivre notre esprit de ses longs tourments et notre cœur de sa vaste solitude : Dieu explique le monde, et le monde le prouve : mais l'athée nie Dieu en sa présence. Chose admirable!... Les objections contre l'existence de Dieu sont épuisées, et ses preuves augmentent tous les jours : elles croissent et marchent sur trois ordres : dans l'intérieur des corps, toutes les sub- stances et leurs affinités; dans les cieux, tous les globes et les lois de l'attraction; au milieu, la nature animée et toutes ses pompes 2 . » D'autre part, comme pour lui « la Provi- dence n'a commandé qu'une fois pour gouverner tou- jours 3 », comme pour lui Dieu « est toujours absent dans l'ordre moral * » et après avoir fixé les lois de notre être n'intervient pas d'autre façon dans nos affaires, je ne vois pas que l'idée qu'il a de Dieu puisse remplir « la vaste soli- tude » de nos cœurs. Il me semble, pour me servir d'une de ses expressions, qu'il ne croit pas en Dieu de tout son cœur, mais de tout son esprit. 11 a observé que les adeptes des différentes religions se sont fait un Dieu à leur mesure : « Non seulement le Dieu des hommes est un homme; mais le Dieu des Juifs était Juif, celui du Japon est Japonais, etc. 5 ». De même, j'ai un peu peur que le Dieu de Rivarol ne soit qu'intelligence.... Ne lui cherchons pas querelle : certains mots de lui nous en feraient repentir : « Le maître de l'univers nous laissera plutôt deviner ses lois que ses raisons, et Yà quoi bon de l'univers sera tou- jours pour nous le problème des problèmes 6 ». — « Dieu 1. Lettres à Necker. 2. Discours Préliminaire, p. 167. Voir d'autres développements fort beaux de la même idée, p. 46-47. 3. Ici., p. 106. 4. Ici., p. 202. 5. Carnets. 6. Discours Préliminaire, p. 107. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 245 est la plus haute mesure de notre incapacité,... nous le com- posons de tout ce que nous sommes, et la métaphysique n'est pas là-dessus plus avancée que la religion » *. On ne rencontre pas sans quelque joie, en ce xvm e siècle si coutumier des solutions par oui ou par non, si porté à tout expliquer et à tout définir, un philosophe — c'était le mot en vogue — assez intelligent pour dire quelque- fois : je ne sais pas, et déclarer que la raison raisonnante n'est point toute la raison. Il doute que « raisonner et déduire soit plus ou mieux que sentir » ; il dit que « la vérité se compose de certitudes obscures plus encore que de raisonnements clairs 2 ». Et ces mots-là me plaisent bien. Par malheur il est organisé lui-même de telle sorte qu'il déduit encore et raisonne plus qu'il ne sent. De quelque manière que nous jugions ses idées sur la destinée de l'homme et sur Dieu, après l'avoir lu nous lui devons un hommage auquel beaucoup d'entre nous n'auraient pas droit : il a cherché. Il me serait plus cher s'il s'était cru moins sûr d'avoir trouvé, s'il avait continué sa recherche et l'avait continuée, comme celui dont il véné- rait le génie, « en gémissant ». Mais après tout, qui sait s'il n'a point connu de hautes et nobles tristesses? N'est-ce pas lui qui a dit un jour : « C'est un terrible luxe que l'in- crédulité.. . ceux qui ont le malheur d'y parvenir 3 . . . » . N'est- ce pas lui qui a dit de la philosophie : « Elle manque à la fois de tendresse avec l'infortuné et de magnificence avec le pauvre : chez elle, les misères de la vie ne sont que des maux sans remède, et la mort est le néant : mais la reli- gion échange ces misères contre des félicités sans fin, et avec elle le soir de la vie touche à l'aurore d'un jour éternel 4 ». Est-ce un soupir de regret? Peut-être.... Encore 1. Discours Préliminaire, p. 47. 2. ld., p. 33 et 34. 3. ld., p. 211. 4. Id., p. 208. 246 RIVAROL. met-il son point d'honneur à s'en tenir à des conclusions qu'il croit avoir appuyées sur une donnée scientifique. Plus il est convaincu qu'elles désoleraient ou démoraliseraient la plupart des gens, plus il lui plaît qu'elles soient celles de M. de Rivarol. J'ai eu ce courage : j'ai lu le livre de Necker, De V Im- portance des Opinions religieuses. Il le fallait et je ne le regrette point; car je sais mieux à présent combien l'au- teur des deux Lettres à Necker a d'esprit. Necker est tout entier dans son livre, avec ses bonnes intentions et sa maladresse, son honnêteté et sa pesanteur genevoise. Un de ses contemporains a dit : « Necker por- tait la tête fort élevée et même renversée; et il y avait de l'affectation dans cette contenance, car le degré de renver- sement de sa tête était un thermomètre de la situation politique »*, Cette contenance ne sied que trop bien à l'astrologue destiné à choir dans un puits. En 1788, il n'était pas encore au fond du puits; il était seulement en disgrâce depuis quelques années 2 . Et le premier tort de son livre est d'être le panégyrique de Necker par lui-même, nous dirions, je crois, aujourd'hui : une réclame électo- rale. L'orateur, en pensant au salut des âmes, « ne s'oublie pas et ne se laisse point oublier ». Chaque ligne crie : Voilà ce que je suis! Une âme pieuse, une belle âme! Ceux qui m'ont remplacé au pouvoir sont des athées, des mécréants. Ah! Français, que je vous plains de m'avoir perdu! — Cela est dans le genre de la lettre de Roland à Louis XVI. — Voyez-le tracer le portrait de « ministres sans vertu », dont « la corruption se propage », qui « parent 1. Mémoires de Malouet. 2. L'ouvrage a paru au commencement de l'année; en août, Necker suc- cédait à Loménie de Brienne. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 247 l'immoralité de toutes les grâces qui peuvent la rendre aimable,... tâchent de faire haïr la vertu en la représen- tant comme austère, impérieuse, insociable et presque désassortie à nos mœurs et à nos manières,... affaiblissent dans un monarque le sentiment de ses devoirs », etc. Le monarque, toutefois, « après s'être écarté quelques moments de la route de la véritable gloire peut revenir, quand il lui plaît, à l'amour des bonnes et grandes choses » '. A bon entendeur, salut! Rappelez M. Necker, ou la France périt. Que toutes ces finesses sont grosses ! Je ne justifie ni la légè- reté de Galonné et de Brienne, ni la faiblesse de Louis XYI; mais je trouve fâcheux que la critique des uns vienne de celui qui désire leur place, et la critique de l'autre de celui qui devrait relever son prestige dans l'opinion. Jamais l'ambition déçue n'a plus clairement exprimé son dépit, ni plus imprudemment : car après lecture le public va peut- être croire à la vertu de Necker, mais plus encore à la corruption de la cour, et ainsi l'ancien, le futur ministre du roi prépare la Révolution contre le roi. Un si visible regret du pouvoir me gâte un peu ses pieux élancements. « Que tout est petit, près de ces méditations qui donnent à notre existence une nouvelle étendue, et qui, en nous détachant de la poussière de la terre, sem- blent unir notre âme à l'espace infini et notre durée d'un jour à l'éternité des temps! C'est à vous surtout à en juger, âmes sensibles », etc. 2 . Quand il se dit si détaché des grandeurs humaines, nous nous apercevons qu'elles Font quitté plus qu'il ne les quitte; il a trop l'air de revenir à Dieu par déception de carrière, et son lyrisme de ministre culbuté ne nous touche pas. « Mes pensées ne pouvant plus s'attacher à l'étude et à la recherche des vérités qui ont l'avantage politique de l'État pour objet,... je me suis trouvé comme délaissé par tous les grands intérêts de la 1. De l'Importance des Opinions religieuses, p. 218-219. 2. Id., Introduction. 248 RIVAROL. vie. Inquiet, égaré, dans cette espèce de vide, mon àme encore active a senti le besoin d'une occupation ' ». « Ah! je le sais plus que jamais, c'est toi (il s'adresse à Dieu) qu'il faut aimer, c'est toi qu'il faut servir; les hommes, successivement, vous donnent et vous reprennent, vous élèvent et vous rabaissent, vous défendent et vous aban- donnent; les puissants delà terre, après avoir accepté votre amour, détournent de vous leurs regards et vous brisent comme un roseau 2 ». « Tout entier à moi-même en cet instant, et repoussé jusque dans la solitude par une fata- lité imprévue,... je me rapproche avec un nouvel intérêt des vérités que j'ai toujours aimées ».... Suit une petite note au bas de la page : « J'avais commencé ce chapitre pen- dant mon exil » 3 . Le pauvre homme est d'une naïveté qui désarme! Le but avoué de son livre est de réagir contre l'impiété du siècle, et à coup sûr il eût été opportun de couper court à la propagande irréligieuse qui allait aboutir à d'atroces violences. En 1792, des bandes de patriotes et de citoyennes guettent à la porte des couvents les femmes qui se rendent aux offices, se jettent sur elles et les fouettent; le divertis- sement fait fureur. Dors-tu content, Voltaire? comme dit Rolla. En 1793, le massacre des prêtres commence; en 1794, Dieu est sur la liste des suspects, et la Déesse Raison le chasse du Temple. Celui qui, à l'approche de la Révolu- tion, eût essayé d'enseigner aux incrédules le respect de la foi d' autrui, eût fait une grande bonne action. Necker leur a demandé bien davantage, et bien plus qu'il ne pouvait obtenir : il leur a demandé de croire et de pratiquer. Soit. Qu'il leur rende donc la foi, qu'il les convertisse; sinon, répéter que ces pratiques sont « utiles » et qu'en édifiant le peuple elles peuvent empêcher une révolution qui menace, i. De V Importance des Opinions religieuses, Introduction. 2. Id., p. 536. 3. Id., p. 539. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 240 c'est avoir l'air de conseiller une hypocrisie. Quoi de plus fâcheux que d'écrire : « Plus l'étendue des impôts entre- tient le peuple dans l'abattement et dans la misère, plus il est indispensable de lui donner une éducation religieuse 1 ». Je vois bien qu'il consacre trois mortels chapitres à établir « qu'il y a un Dieu ». Mais tout le xviii 6 siècle, à part le petit groupe des holbachiens qui est quantité négligeable r peut répliquer en chœur : Rousseau croit en Dieu, Vol- taire croit en Dieu, nous croyons en Dieu, nous sommes déistes; aussi attaquons-nous le christianisme; puisque vous nous pressez de revenir au culte, prouvez-nous la vérité du christianisme, et réussissez où Pascal a échoué. Or, le plus plaisant est que Necker est déiste, lui aussi. Il ne souffle mot de la révélation. Pour deux ou trois fois qu'il nomme Jésus, il dit trois cents fois : l'Être suprême; il ne dit pas : soyez chrétiens, mais : ayez des opinions religieuses. Il ne se lasse pas d'employer ce mot qui est déjà sur la couverture du livre et n'annonce rien de bien net. Les habitudes d'esprit du protestant se trahissent çà et là : il s'évertue à s'y soustraire, il ne veut pas « opposer la doctrine d'une église à celle d'une autre » 2 . Il parle à toute minute de la nécessité d'un culte, et il se trouve, en fin de compte, que la religion qu'il professe est celle qui se passe de chapelles et de clergé, celle, pour parler franc, qui n'est pas une religion, mais une vague disposition spiritualiste, mais une sorte de piété sans foi : le déisme de Jean-Jacques. Il n'y manque que Jean-Jacques. Quelle confusion dans cette tète, haut juchée sur cra- vate, qui se redresse si ambitieusement! Être suprême, Être infini, immortalité de l'âme, morale, âmes sensibles, vertu, il a la bouche pleine de grands mots qui ne le mènent à aucune idée et ne forment qu'un monotone ronron. Sainte-Beuve trouve qu'il a « de l'onction ». Je crois bien! 1. De l'Importance des Opinions religieuses, p. 58. 2. Id., p. 236. 250 RIVAROL. Il écrit des cinquante et des cent pages sur ce thème : il faut être vertueux. L'Académie ne pouvait pas ne point lui décerner le prix Montyon; il l'a eu 1 . Il ne dit pas une syllabe sans lever les yeux au ciel et mettre la main sur son cœur. Ce philosophe sans le savoir, ou sans le vou- loir, a toute l'emphase attendrie d'un Vanderk; il est sublime et assommant comme un drame bourgeois. On est tenté de dire de lui ce qu'une femme du xvm° siècle disait d'un homme aussi solennel que lui : « Je voudrais le chif- fonner 2 ! » Rivarol s'en est donné la satisfaction. Il s'excuse d'abord d'opposer la simplicité de son style à la « prose poétique » de M. Necker, à la solennité du « style ministériel » ; puis il passe à l'examen d'un livre dont la Profession de foi du Vicaire Savoyard « est un très beau précis » 3 . « Souffrez, monsieur, que je vous demande à qui vous en voulez, lorsqu'au xvm e siècle vous proclamez un Dieu vengeur et rémunérateur. Ce n'est point aux gouvernements que vous parlez; car il n'en est point sur la terre qui ne soit de con- nivence avec un clergé et qui ne veuille tenir sa puissance du ciel. Ce n'est point aux peuples que vous prêchez; car votre livre, qui peut-être est déjà à Pétersbourg, ne par- viendra jamais dans votre antichambre; sans compter qu'un peuple qui non seulement croit en Dieu, mais en Jésus- Christ, rejettera toujours un ouvrage qui n'annonce qu'un Dieu pur et simple.... Enfin, ce n'est point aux philosophes que vous vous adressez; car ceux qui ne seraient pas de votre avis ne cherchent point à faire secte, et savent 1. Au grand scandale de la marquise de Créqui; elle écrit en septembre 1788 {Lettres inédites) : « J'en suis confondue ! Et quelle est donc l'utilité de son livre sur V Importance des Opinions religieuses"! Je n'y vois qu'une nouvelle raison de douter des grandes vérités. Enfin, il est riche, homme d'esprit, et paye en bons dîners les académiciens. » Necker avait eu pour concurrent Bernardin de Saint-Pierre, qui présentait ses Éludes de la Nature. 2. Voir VAlmanach Littéraire de 1780. 3. Pour ces citations et les suivantes, voir les Lettres à Necker. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 251 d'avance tout ce que vous avez à dire sur le déisme. A qui en voulez-vous donc, si vous ne parlez ni aux princes, ni aux peuples, ni aux gens instruits? Peut-être direz-vous que votre livre était nécessaire dans un siècle et chez une nation où l'on a attaqué tantôt avec dérision, tantôt avec violence, la religion chrétienne et même l'existence d'un premier être. Il aurait donc fallu nous donner quelque argument nouveau en faveur de la religion, ou quelque nouvelle preuve de l'existence de Dieu. Mais vous vous contentez de recommander la morale évangélique et les cérémonies de l'Eglise; et vous n'établissez l'existence de Dieu que sur le grand spectacle de la nature et sur l'évi- dence des causes finales. » Ainsi son doigt léger se promène sur l'œuvre de Necker, et sous son doigt l'œuvre sonne creux. Sans se départir du ton qui sied à une discussion de bonne compagnie, il montre au « déiste théologien » com- bien sa position est fâcheuse, et jouit discrètement de l'embarras où il le jette : « Je n'ai cherché, direz-vous, qu'à épancher mon âme et mes idées.... Je suis un Fénelon, mais un Fénelon sans évêché; et loin de donner à un culte la préférence sur un autre, je me sens au fond du cœur une tolérance universelle qui voudrait protéger toutes les croyances et jeter de nouveaux liens parmi les hommes, en leur montrant à tous le même père dans un Dieu toujours prêt à recevoir la variété de leurs tributs et à sourire indulgemment à la bizarrerie de leurs hommages. Cette disposition d'esprit et de cœur, cette bienveil- lance qui vous attire vers tous les hommes, et qui vous rend heureux, ne peut aussi que vous rendre plus cher à vos amis : mais ce doit être le secret de votre âme. » Et le charmant pince-sans-rire, qui d'un coup d'œil a démêlé l'arrière-pensée du prédicateur, qui ne se laisse pas prendre au vanitas vanitatum d'un directeur général des finances en retrait d'emploi, et qui, les bras croisés, du haut de son esprit, s'amuse de voir les efforts, les désespoirs des ambi- 252 RIVAROL. tieux de la politique, conclut ainsi sa première Lettre : « On ne peut, monsieur, qu'être frappé en vous lisant de la peinture que vous faites du vide et de la solitude que nous laissent les grandes places : elles ont l'inconvénient des grandes passions, de rendre tout le reste insupportable. Vous le savez; tout homme qui s'élève, s'isole; et je com- parerais volontiers la hiérarchie des esprits à une pyramide. Ceux qui sont vers la base répondent aux plus grands cer- cles, et ont beaucoup d'égaux : à mesure qu'on s'élève, on répond à des cercles plus resserrés : enfin, la pierre qui surmonte et termine la pyramide est seule et ne répond à rien. — Ce qu'il y a de triste, c'est que le monde qui veut compter avec les grandes places et les grands talents, se figure communément que, pour un homme qui les réunit, tout est plaisir et pensée. Et cependant, à quoi se réduit la vie, si on se sert de cette mesure? Sénèque ou Pétrone, soit que vous comptiez par vos plaisirs ou par vos pensées, vous aurez peu vécu! Quelques jouissances, quelques idées, voilà ce qui fait le grand homme ou l'heureux; et c'est dans une page d'écriture ou dans les bornes d'un jour, qu'on peut resserrer la gloire et le bonheur de la plus longue vie. Il n'en est pas ainsi de la sottise et du malheur. » Ai-je dit que le livre de Necker a près de six cents pages? Mais allons au fond du débat. Si Necker s'en était tenu à dénoncer les gens qui, en s'intitulant philosophes, se croyaient dispensés d'avoir des mœurs, Rivarol l'aurait laissé gémir o temporal o mores ! et ne lui eût rien dit, si ce n'est peut-être qu'il le trouvait bien ennuyeux. Necker a conclu de la corruption actuelle que nul ne peut être honnête homme sans avoir des « opinions religieuses », traduisez : sans espérer un paradis et craindre un enfer. Que si, malgré toute probabilité, il s'était rencontré ici ou là des gens vertueux hors de la religion, c'est que ces gens-là, savants enfermés dans un laboratoire, penseurs SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 253 cloîtrés dans une bibliothèque, « livrés aux abstractions ou préoccupés d'idées générales, ne connaissaient pas toutes les passions » \ Ils n'ont résisté à la tentation que parce qu'elle n'a pas eu lieu. Contre la tentation, point de ressource ailleurs que dans l'idée de peines et de récom- penses éternelles : « Quelle route le simple raisonnement n'aurait-il pas à faire, pour persuader à un célibataire qu'il ne doit point enlever à un époux le cœur de sa femme? Où lui assignerait-on un dédommagement distinct du sacrifice de sa passion 2 ? » N'allez pas répondre : dans sa conscience ; Necker vous déclarerait que « tout est fabu- leux dans un pareil système; on nous parle de rougir à nos propres yeux, de redouter nos reproches secrets 3 ! » Parlez-lui de vertus qui « doivent être acquittées ou escomptées dans une autre vie » 4 ; à la bonne heure! il vous entendra. Nous cherchions un moraliste : nous nous heurtons à un calculateur pour qui la vertu est un bon placement à longue échéance. Et puis dites si cette voix qui du fond d'un coffre-fort criait au xvm e siècle : sursum corda! pouvait toucher les cœurs. C'est sur cette étroite et chétive définition de la morale que Rivarol l'attrape. Il relève le défi si gauchement porté à la philosophie : « Il serait triste, réplique-t-il, que malgré tant de sujets de division vous et M. de Calonne fussiez tous deux d'accord; lui pour nous annoncer le déficit des finances, et vous celui des idées ». Ayons soin de faire en le lisant la part de l'agacement que lui cause et que devait lui causer l'emphatique niaiserie de Necker. Ne prenons pas au pied de la lettre ses boutades : « on peut dresser un enfant à la vertu comme on dresse un faucon à la chasse »; ses hommages à Sparte, — nous savons de 1. De V Importance des Opinions religieuses, p. 144 2. Id., p. 64. 3. /rf.,p. 81. 4. Lettres à Necker. 254 RIVAROL. reste qu'il est d'Athènes ; les exagérations de Necker ont provoqué les siennes, et il se laisse çà et là emporter au delà de sa pensée. Puis, il aime à mystifier un peu son monde, et avec lui il est prudent d'être toujours sur ses gardes : « Que n'ai-je reçu de la nature, ou mérité par mes études, le droit de donner un catéchisme de morale à une grande nation! Je ne croirais pas avoir inutilement vécu. Mais c'est à vous, monsieur, à lui faire un tel présent : nos mœurs sont encore plus dérangées que nos finances. Songez que Gonfucius fut comme vous le ministre d'un grand roi.... » Tout le parallèle entre Necker et Gonfucius, et le développement qui vient ensuite : « l'exemple de la Chine est admirable dans le sujet que je traite ici..., » doivent être lus comme il les écrivait, avec un demi-sourire. Il n'est pas le seul écrivain qui se soit plu à présenter ses plus chères et ses plus hautes idées cum grano salis. Sa thèse peut se résumer à peu près en ces termes : il est très vrai que la foi diminue et que l'immoralité grandit. Les âmes s'étaient habituées depuis de longs siècles à ne point séparer la vertu de la piété; faire le bien se disait faire son salut. Quand l'esprit d'examen s'est éveillé et que la classe instruite s'est débarrassée de la « superstition », le désarroi a d'abord été grand. Des sophistes sont venus dire : puisqu'il n'est plus question de faire son salut, libre à nous de ne plus faire le bien; tout est permis, à condi- tion de n'être point vu : « un homme qui ne craint rien pour une autre vie et qui, pouvant égorger ou dépouiller son voisin à l'insu de toute la terre, ne le fait pas, est un insensé ». Le sophisme est inquiétant; il peut mener loin, les mœurs du siècle en sont la preuve. Mais ce sophisme, plus vous dites ' : point de morale sans religion, plus vous 1. Il répondait en même temps à Necker et à Mme de Genlis qui avait publié quelques mois plus tôt son livre De la Religion... Mme Mentor y a mis toute son âme; aussi semble-t-il bien vide. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 255 l'accréditez; et comme vous vous opposeriez en vain « au cours des lumières », comme, à mesure qu'elles se répan- dent, augmente le nombre de ceux qui ne croient plus, ils vont donc rester la bride sur le cou? Que ne leur disiez-vous plutôt : point de philosophie sans morale? Que n'essayiez- vous de réhabiliter parmi eux la morale en la fondant, non plus dans le ciel, mais sur la terre? S'il n'y a qu'une morale, il y a plus d'une manière de l'enseigner. Avec ceux qui ne peuvent recevoir qu'une éducation rudimentaire — et ils sont encore, et ils seront toujours l'immense majorité, — employez les moyens les plus simples; parlez-leur d'un Dieu qui rémunère et qui châtie ; un mensonge qui les rend plus heureux et meilleurs n'en est plus un. Aux autres, aux privilégiés de la vie qui peuvent s'instruire, tenez un langage plus élevé : éveillez et développez en eux le senti- ment de la dignité humaine qui peut servir de base à la plus noble vie. Apprenez-leur à faire, par amour d'eux- mêmes et de l'humanité, ce que le chrétien fait par amour de son Dieu, et rappelez-leur qu'à cette condition seule ils peuvent mériter le beau nom de philosophes. Et Rivarol trace le portrait d'un sage qui ne croit point, mais qui par l'étude et la méditation a rectifié son juge- ment, affiné sa conscience de façon à se pouvoir passer d'autres guides : « Quant à moi, lui fait-il dire, je mène une vie conforme à l'ordre, en suivant les lumières de ma raison. Comme Epicure, j'ai placé la vertu daus la volupté afin de la rendre plus délicate et plus aimable ».... « Il me semble, monsieur, continue-t-il en se retournant vers Necker, que si un incrédule avait l'impolitesse de vous pousser ainsi, vous pourriez être embarrassé.... Mais le peuple se moquerait d'un homme qui n'allègue pour règle de morale que Futilité générale des sociétés, pour motif que l'intérêt et le plaisir qu'on trouve à faire le bien. Ce système est si nu, il parle si peu à l'imagination, il sup- pose tant de réflexions et de connaissances, tant de noblesse 2ôb RIVAROL. et de rectitude dans l'âme qu'il ne conviendra jamais à la multitude. » En l'écoutant parler de la vertu, je serais bien fâché que la phrase de Figaro : « Il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner », vous revînt à la mémoire. Il va de soi que sa thèse semblerait plus forte s'il apportait à l'appui l'exemple d'une vie comparable à celle d'un Littré. Mais outre que sa vie n'est point laide, comment ne pas lui savoir quelque gré d'avoir évité en pareille discussion les paradoxes où s'égarent d'ordinaire les philosophes de son temps lorsqu'ils se mêlent de moraliser? Ne cherchons ici rien qui ressemble à un Supplément au voyage de Bou- gainmlle. La morale indépendante dont il se fait l'avocat n'est point du tout la morale naturelle chère à Diderot. Sa morale — chose étonnante au xvm e siècle ^— est morale. J'y reconnais la même délicatesse d'esprit que dans les belles pages qu'il a plus tard écrites sur les passions et le bonheur \ Dire : cette morale indépendante — qui est la mienne — n'est accessible qu'à des hommes de haute intelligence et d'extrême culture, est sans doute d'un grand orgueilleux. Et pourtant je ne suis pas sur qu'il n'y ait point là encore plus de bon sens que d'orgueil : car celui qui proclame ainsi les droits du libre penseur, lui rappelle du même coup ses devoirs. Son orgueil l'a bien servi en lui persuadant qu'une élite intellectuelle peut, mais peut seule, s'élever sans le secours 1. Voir Discours Préliminaire, p. 169 à 187. « 11 y a quelque chose de plus haut que l'orgueil et de plus noble que la vanité, c'est la modestie; et quelque chose de. plus rare que la modestie, c'est la simplicité. — L'or, semblable au soleil qui fond la cire et durcit la boue, développe les grandes âmes et rétrécit les mauvais cœurs. — On peut avoir goûté de tout, être couvert de gloire, comblé de biens, avoir même connu le mal- heur, et soupirer de fatigue ou sécher d'ennui au sein de tant de félicités apparentes. Mais si la tristesse est si près de la fortune, pourquoi l'envie est-elle si loin de la pitié? — En général, l'indulgence pour ceux qu'on connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux qu'on ne connaît pas. » etc., etc. Ne sont-ce pas des traits dignes de Vauvenargues? Et je ne puis tout citer. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 257 de la religion aussi haut — il aurait dit, je crois, plus haut — que la religion même. De là à combattre les demi- instructions, les ignorantins et les bedeaux de la libre pensée qui s'imaginent avoir tout appris en perdant la foi et, à coups de petites brochures d'abord, puis à coups de décrets, mènent la croisade contre le prêtre, il n'y avait qu'un pas : il l'a franchi. Et voilà comment son Discours Préliminaire n'est pas le désaveu, mais le complément de ses Lettres à Necker; comment parmi ses « victimes » figure, en habit à la Robespierre, le grand-père de M. Homais. Rivarol l'a exécuté sans merci en 1797, dans la dernière partie de son Discours Préliminaire. Ce sont ces pages, d'une éloquence enflammée, vibrante, qui valurent d'abord au livre une sentence d'interdiction signée de François de Neufchâteau \ et ensuite à l'auteur une diatribe signée de Rœderer 2 . Dans un élan de vertu qui sied plus que je ne puis dire au membre de l'Institut (section des sciences morales) hier jacobin, demain sénateur de l'Empire, Rœderer s'écrie à la dernière ligne : « Le secret des succès n'est pas dans le talent seul : il est dans l'union du talent avec la probité! » Ce qui signifie qu'aux yeux de Rœderer 1. La brochure : De la Philosophie moderne, 'n'est, qu'un tirage à part des 50 dernières pages du Discours Préliminaire, publié deux ans après le Discours. Une note de l'éditeur y signale le rôle joué par François de Neufchâteau, ministre de l'intérieur au moment où Fauche mettait en vente le Discours. « Le gouvernement, dit de son côté Cubières dans sa Vie d'Antoine -Rivarol, donna des ordres pour empêcher le Prospectus du Dictionnaire et le Dictionnaire lui-même d'entrer en France: quelques exemplaires furent saisis et confisqués, et le libraire Maret expia, dit-on, par quelques jours de prison, son zèle pour le royalisme et pour la religion de nos pères. » 2. Insérée dans la Décade philosophique, n os 36 de l'an vu, 1 et 4 de l'an vin ; éditée en un petit volume de 49 pages, frimaire an vm. En revanche, le Magasin encyclopédique (t. III e , 4 e année, an vn-1798), avait parlé du Discours Préliminaire presque avec éloge. Le Journal de Paris (3° jour complémentaire, an vu, n° 363) a protesté contre les articles de Rœderer. 17 258 RIVAROL. un homme qui ne croit pas ne peut défendre la religion sans être un fourbe. Car enfin, répète-t-il à Rivarol, vous ne croyez point; donc la religion vous semble fausse, donc, vous n'avez pas le droit de censurer ceux qui l'attaquent. Voici, sous une forme humoristique, la réponse de Rivarol. La page est inédite. Dialogue, enlre un Roi et un fondateur de Religion. Le Roi : comment, imposteur, tu viens fonder dans mes États une fausse religion? L'Apôtre : Sire, ma religion n'est pas fausse et ne peut l'être. — Quoi! tu vas donc me prouver ta religion? — Non, Sire, je viens la prêcher. — Tu la prêches donc sans la" prouver et peut-être sans la croire? Elle est donc fausse. — Sire, il n'y a point de fausse religion ; j'en appelle à vos ministres ; toute religion est une vraie religion, comme un poème est véritable- ment un poème. Si je venais dire à vos sujets, que 2 et 2 font A, qu'il faut être juste et bon, etc., ce ne serait alors que de l'arithmétique ou de la morale que je leur apporterais, et vous pourriez vous fâcher : mais je viens leur annoncer que 2 et 2 font 5, que je suis fils du soleil, etc. Ainsi, accordez-moi protection et argent. Laissez-moi prê- cher, bâtissons des temples. Car c'est véritablement une religion que je vous apporte. — J'ai tort. Il est évident que vous savez mieux que moi ce que c'est qu'une religion. Les philosophes m'ont trompé : ils m'ont dit que toute religion était fausse : ils n'ont pas entendu l'état de la question. S'il y avait une religion vraie, elle serait unique sur la terre, comme la géométrie, ou plutôt ce ne serait pas une religion. Il est vrai que c'est la faute des prêtres de tout pays qui veulent toujours prouver leur religion comme une action en justice réglée ou une proportion de géométrie. Ainsi philosophes et prêtres ont également tort. Vous m'avez éclairé. Il ne s'agit donc plus que de savoir si votre religion est bonne ou mauvaise, et non si elle est vraie ou fausse. — Sire, la mienne est bonne, car j'ai mêlé à mes dogmes et à mes mystères toute la morale des Chinois, des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Perses, etc., en un mot, la morale qui est une et par conséquent vraie d'un bout de la terre à l'autre, puisqu'on dit bien les religions, mais il faut dire la morale. — C'est très-bien; mais j'ai déjà une religion dans mes Étals, et je ne me soucie pas d'élever autel contre autel, de diviser mes sujets, de les charger de l'entretien de plusieurs cultes. — En ce cas, je vais offrir mes services aux peuples qui n'ont pas encore de religion ou à ceux qui les admettent toutes : car il en est ( SES IDEES PHILOSOPHIQUES ET RELIGlÈÙI de nous autres apôtres comme des commerçants; nous ne portons nos denrées qu'aux nations qui en manquent tout à fait ou qui font beaucoup de demandes : à moins pourtant, Sire, que malgré vos prohibitions je ne trouve le secret d'entrer chez vous en contrebande. — Essayez. Je veille l à l'exécution de mes ordonnances, vous serez rudement châtié. — Ah! Sire, j'invoque ici la liberté du commerce, c'est lame des corps politiques. Si vos sujets demandent ma marchandise, elle pas- sera malgré vous. — Je vous prends ici en plein sophisme : les peuples demandent les denrées dont ils ont besoin, et vendent celles dont ils n'ont que faire : les gêner sur ces deux points est un reste de l'ancienne bar- barie, une tyrannie absurde dont, Dieu merci, je ne suis pas cou- pable : mais il n'en est pas ainsi des religions. Les peuples qui en ont déjà une, n'en demandent pas deux, et ceux qui en ont deux, n'en demandent pas trois. Mes sujets sont libres d'ailleurs de croire, chacun en son particulier, tout ce qui leur plaît, et de rendre à Dieu tel ou tel hommage; mais prêcher publiquement, fonder des temples, taxer les peuples, sont des actes de souveraineté que je ne souffrirai pas. Je punirais de même un philosophe qui renverserait nos autels, ou prêcherait l'incrédulité sous prétexte que notre religion actuelle n'est pas démontrée. — Sire, il faut donc que je parte; un Prince qui raisonne n'est pas mon affaire 2 : Ah! si Votre Majesté m'avait d'abord méprisé, je me serais glissé dans son empire; ensuite, elle m'aurait persécuté, et si enfin elle m'avait fait pendre, mon succès et ma gloire étaient infaillibles, et dans un demi-siècle j'avais des Temples 3 . Que si le ton du dialogue nous paraît peu en harmonie avec la nature du sujet, reportons-nous au Discours Préli- minaire : nous y retrouverons la même idée, non plus for- mulée au petit bonheur de l'improvisation et sur un feuillet qui n'était pas destiné à l'imprimeur, mais ornée d'une expression digne d'elle. Quoique le morceau soit un peu long, la comparaison est trop intéressante pour que je me fasse scrupule de le reproduire : 1. Le manuscrit porte : je vais. Il faut donc lire : je veille, ou : je vais veiller. 2. Voir Esprit des Lois, liv. XXV, chap. x : « Ce sera une très bonne loi civile, lorsque l'état est satisfait de la religion déjeà établie, de ne point souffrir l'établissement d'une autre.... Quand on est maitre de recevoir dans un état une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l'y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérer. » 3. Carnets. 260 R1VAROL. Par je ne sais quelle clémence inexplicable, les philosophes ont exigé qu'on leur démontrât la religion, et les prêtres ont donné dans le piège; les uns ont demandé des preuves et les autres en ont offert : on a produit, d'un côté, des témoins, des martyrs et des miracles; de l'autre, un tas d'arguments et de livres aussi dangereux que fas- tidieux. Le scandale et la folie étaient au comble quand la révolution a commencé. Les prêtres et les philosophes traitaient la religion comme un problème; tandis qu'il fallait, d'un côté, la prêcher, et de l'autre, la respecter. Ils n'ont donc ni les uns ni les autres entendu l'état de la question (toujours!); car, il ne s'agit pas de savoir si une religion est vraie ou fausse, mais si elle est nécessaire. On doit tou- jours, pour ne pas sophistiquer, démontrer les vérités dans leur ordre : or, si telle religion n'est pas démontrée, et qu'il soit pourtant démontré qu'elle est nécessaire, alors cette religion jouit d'une vérité politique. Je vais plus loin, et je dis qu'il n'y a pas de fausse religion sur la terre, en ce sens que toute religion est une vraie religion, comme tout poème est un vrai poème. Une religion démontrée ne différerait pas de la physique ou de la géométrie; ou plutôt ce ne serait pas une religion. Malgré la diversité des langues, il n'y a qu'une parole sur la terre; ainsi, malgré la variété des cultes, il n'y a qu'une reli- gion au monde; c'est le rapport de l'homme à Dieu, le dogme d'une providence : et ce qu'il y a d'admirable, c'est que tout peuple croit posséder et la plus belle langue et la vraie religion. Quand il est vrai qu'il me faut une croyance, il est également certain qu'il ne me faut pas une démonstration; et comme ce serait tromper les peuples que de les assembler sans religion, il est bien inepte aux philosophes d'avancer que la religion trompe les peuples. Un peu de philosophie J , dit Bacon, découvre que telle religion ne peut se prouver, et beau- coup de philosophie prouve qu'on ne peut s'en passer. — Que les phi- losophes ouvrent donc les yeux,... qu'ils demandent des secours, non des preuves, au clergé : qu'ils se souviennent que Dieu s'en est reposé sur nous de tous nos développements : qu'il n'a pas fait l'homme sans savoir ce que l'homme ferait; que c'est en le faisant religieux que Dieu a réellement fait la religion, et que c'est ainsi que l'Être suprême opère certains effets de la seconde main. Mais qu'ils ne trai- tent pas cette politique d'hypocrisie; car n'est pas hypocrite qui l'est pour le bonheur de tous 2 . 1. 11 avait écrit déjà en 1789 (Journal Politique National, l re série, n° 19) : « En remontant à l'origine du monde pour fonder sur la terre un nouvel ordre de choses, l'Assemblée évita d'abord avec affectation de prononcer le nom de Dieu; et cette affectation fut extrêmement remarquée. apprentis en politique et même en philosophie!.. Peu de philosophie, dit le chancelier Bacon, écarte de la religion; beaucoup y ramène. » 2. Discours Préliminaire \ p. 214, 215. Voir le Génie du Christianisme, Intro- duction. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 261 Ne nous pressons pas trop de résumer tout ceci en un : il faut une religion pour le peuple. Sur les lèvres de Rivarol la fameuse formule n'aurait point du tout le sens qu'elle avait sur celles de Voltaire. Gomme on Ta finement remarqué *, c'est après avoir soutenu toute sa vie, et avec quel acharnement! que les annales du christianisme sont le long martyrologe de l'humanité et qu'il ne peut qu/3 dégrader, abrutir l'homme, que Voltaire, pris d'un petit frisson bien connu de tous les rentiers, prononce : il faut une religion pour le peuple. Rivarol n'affirme la nécessité de la religion chrétienne que parce qu'il en a, sinon plei- nement senti, du moins entrevu la bonté et la beauté. Son siècle avait établi qu'elle n'était « qu'un système barbare dont la chute ne pouvait arriver trop tôt pour la liberté des hommes, le progrès des lumières, les douceurs de la vie et les élégances des arts » 2 . Il répond qu'elle est le chef-d'œuvre de la raison, ce que le génie de l'homme a produit à la fois de plus habile et de meilleur. L'envisage-t-il dans le passé? Il voit quel rôle elle a joué dans l'histoire de la civilisation. « Le christianisme, écrivait-il dans sa première Lettre à Necker, vint et parla aux sens, à l'esprit et au cœur : en retenant la pompe du paganisme, la métaphysique des Grecs et toute la pureté du stoïcisme, cette religion se trouva parfaitement appro- priée à la nature humaine. C'est elle qui a consacré le ber- ceau de toutes les monarchies de l'Europe : elle a favorisé le progrès de la lumière en nourrissant le feu des disputes; elle a fait tourner au profit des nations et les utiles scandales des papes, et les loisirs du cloître, et les succès des méchants, et les efforts des incrédules; et je ne sais ce que tous ses adversaires réunis pourront mettre à sa place, si jamais l'Europe les constitue arbitres entre l'homme et Dieu 3 . » 1. M. Faguet : Dix-huitième siècle, p. 218. 2. Génie du Christianisme, Introduction. 3. Je cite la page avec les retouches légères qu'il y a introduites en la 262 . RIVAROL. Voltaire, lorsqu'il se souvient que les grands écrivains du xvn e siècle allaient à confesse, en est humilié pour eux. Il avoue en soupirant que Racine n'était pas « aussi philo- sophe que grand poète »; il insinue que Bossuet avait peut- être en secret « des sentiments philosophiques différents de sa théologie », et il est fort reconnaissant à un certain Ramseyqui lui a certifié que si Fénelon « était né en Angle- terre, il aurait développé son génie et donné l'essor sans crainte à ses principes que personne n'a connus i ». Il est bien gai de voir Voltaire chercher des excuses à la piété des maîtres d'autrefois et les tirer doucement à l'incrédu- lité. Leur piété produit une autre impression sur Rivarol. Il n'a garde d'en rire : « Quel siècle que celui où Ton voyait non seulement les Bossuet et les Fénelon, les Turenne et les Gondé, mais les Racine, les Corneille et les Boileau s'occuper sans relâche des moindres pratiques de la religion, sans se permettre jamais l'ombre même du doute 2 ! » La soumission absolue de tels hommes à ce qui était pour eux la vérité lui est chose respectable. Ce qui est scandaleux, par exemple, c'est de réserver le nom de phi- losophe au premier imbécile venu « qui doute de tout ce qui est et qui affirme tout ce qu'il dit,... qui secoue des préjugés sans acquérir des vertus : il est résulté de là qu'un physicien de premier ordre, tel que Pascal ou Newton, n'était pas philosophe, et qu'un ignorant hardi était un grand philosophe. La conséquence n'a pas étonné le siècle 3 . » Elle étonne quelque peu Rivarol. Pour avoir transcrivant dans une note du Discours Préliminaire (p. 217). Elles n'en ont pas altéré le sens. 1. Siècle de Louis XIV, Liste des écrivains. Voir Génie du Christianisme, Introduction. 2. Première Lettre à Necker. Voir dans la seconde le bel éloge qu'il a fait de saint Vincent de Paul, et qui commence ainsi : « Voltaire, dans son Histoire du Parlement de Paris, dit en parlant de Vincent de Paul : prêtre connu en son temps. C'est avec ces maigres paroles qu'il désigne un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité. On ne saurait trop relever ces méprises de la philosophie envers la religion », etc. 3. Discours Préliminaire, p. 189. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 263 été chrétiens, de si grands esprits ne sauraient lui sembler moins grands; mais une religion qui a été celle de Racine et de Bossuet, de Newton et de Pascal, ne saurait lui sem- bler ridicule. Il a su profiter de cette leçon du passé. Débarrassé des préventions misérables qui aveuglaient son siècle, il voit dans la religion non pas la rivale, mais l'auxiliaire de la philosophie; il ne craint pas d'affirmer qu'au lieu d'obs- curcir la raison, elle éclaire des millions d'âmes qui ne sauraient rien sans elle, qu'elle est une philosophie aussi, mêlée de belles fictions, revêtue d'une forme poétique, l'admirable philosophie des enfants et des femmes, des esprits modestes et des cœurs simples. Dégagez-la de ses petitesses; n'annoncez pas des apparitions et des guérisons miraculeuses *■; mais laissez-lui ses belles cérémonies « aussi nobles que touchantes 2 », laissez-lui ses chants et ses temples. Elle ne travaille pas à soumettre une nation d'esclaves à un roi despote : elle travaille au grand-œuvre social, en élevant l'homme du peuple à la dignité d'homme, en lui apprenant à ne pas se décourager de l'effort quoti- dien, en le consolant des maux qui sont les crimes de la vie et non les crimes de la société. Ne faites point « présent de l'incrédulité à des hommes qui n'y seraient jamais arrivés d'eux-mêmes 3 ».... « La philosophie étant le fruit de longues méditations et le résultat de la vie entière ne doit ni ne peut être présentée au peuple qui est toujours au début de la vie 4 . » Avec vos petits écrits antireligieux en style de journaliste vous allez tuer la foi dans bien des 1. Discours Préliminaire, p. 213. 2. Id., p. 216. 3. Id., p. 210, 211. 4. Id., p. 196. Ces idées ont reparu au xix° siècle dans l'œuvre de nos plus distingués moralistes politiques. Hier encore, dans le Figaro du 8 août 1894, M. Jules Simon disait : « L'éducation d'un peuple ne se fait pas par la- discussion : la discussion est pour la maturité de l'âge; ce qu'il faut aux esprits dont la raison n'est pas faite, c'est l'autorité •; il entend ici l'autorité d'une morale fondée sur l'idée de Dieu. 264 RIVAROL. cœurs; vous leur ôtez le rêve dont ils vivaient et ne leur donnez rien en échange; vous faites des malheureux, et vous déchaînez des brutes. « Tout Etat, si j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel 1 . » Honte à vous qui avez voulu murer la porte de l'Église ! Car les temps de barbarie sont revenus.... Philosophie moderne, où nous as-lu conduits et à qui nous as-tu livrés! Sont-ce là tes saturnales, tes triomphes et tes orgies!... Sombre nuit, descendue au nom de la lumière! vaste tyrannie, au nom de la liberté! profond délire, au nom de la raison! sanglants outrages, insultes recherchées, affronts inhumains! on ne saurait vous peindre trop fidèlement pour être utile, ni trop vous atténuer pour être cru 2 !... Et maintenant, amusons-nous d'en arriver à cette con- clusion que l'impertinent donneur de leçons qui se nomme Rivarol avait une plus large et plus exacte idée de la tolé- rance que tout son siècle. Il n'en est pas moins certain que son réquisitoire contre les voltairiens, semé de mots pro- fonds et comme traversé de lueurs, est un des premiers et des plus beaux hommages que la philosophie ait rendus à la religion. Deux écrivains ont donc refait, au lendemain de la Révo- lution, le livre qu'avait jadis manqué Necker. L'un, c'est Rivarol, a écrit pour « les têtes pensantes », non plus avec le souci de convertir, mais avec l'espoir de prouver que « l'incrédule ne doit être ni impie ni libertin », que « l'impiété est la plus grande des indiscrétions 3 ». L'autre, c'est Chateaubriand, a écrit pour les âmes inquiètes 1. Discours Préliminaire, p. 210. Montesquieu avait dit (Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xni) : « Rome était un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion et les mœurs ». La réminiscence est encore plus visible dans un autre passage de Rivarol (Adresse du Peuple belge) : « La Belgique sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres : la Reli- gion et la Constitution ». 2. Id., p. 235. 3. Carnets. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES. 265 que tant de moqueries et de persécutions avaient désespé- rées; il a sonné la cloche et fait chanter l'orgue. Et des deux œuvres je sais bien laquelle je préfère. Mais il se pourrait que le Génie du Christianisme ne fût pas celle qui donne le plus à penser. CHAPITRE VI SON TALENT J'ai eu trop de peine à mettre ses idées à peu près en ordre pour ne pas savoir qu'il compose mal. Il est vrai que s'il composait bien il serait presque un phénomène au xvm e siècle. Les œuvres y ont rarement la forte unité qui fait ressembler les créations de l'art à celles de la nature; elles sont un assemblage de pièces plus ou moins bien ajustées et se démontent au besoin. Pour un livre combien de recueils! Recueils de lettres, de contes, de fugitives, dictionnaires, encyclopédies, etc., voilà le genre de productions approprié à l'esprit du siècle, esprit actif, mais épars, qui a le besoin de se répandre plutôt que le pouvoir de créer; et Diderot est assurément le plus significatif exemple de la difficulté que le génie même éprouve alors à se rassembler en une œuvre faite. Très souvent, un simple coup d'œil jeté sur un écrit de Rivarol suffit à en révéler le défaut de composition. Observez d'abord comme ses préférences vont aux formes littéraires qui contrarient le moins ses habitudes de causeur et le libre vagabondage de son esprit, aux Lettres, aux Epîtres, aux Dialogues, aux Discoiws, etc. Arrivé à la dernière ligne, il s'aperçoit qu'il n'a pas dit tout ce qu'il voulait dire, et comme il serait trop long de refondre l'ouvrage, il y ajoute SON TALENT. 267 post-scriptum sur post-scriptum '. Le Récit du portier du sieur Pierre Augustin Car on de Beaumarchais a trois pages de texte, une de notes; la Lettre sur le Globe aéro- statique, trente pages de texte, huit de notes; le discours de l 'Universalité de la Langue française, quarante-quatre pages de texte, dix-huit de notes 2 . Le Petit Almanach, sous sa forme définitive, comprend : les Aveux de V Arche de Noè, un Avis sur cette nouvelle édition, une Dédicace à M. de Cailhava de Lestandoux, une Préface-, enfin les notices par ordre alphabétique avec un Nota benè aux lettres X. Y. Z. qui est une péroraison; après quoi vient un Supplément aux notices, précédé lui-même d'un Aver- tissement et augmenté d'un Erratal La parodie du Songe dAthalie se compose d'une cinquantaine de vers, plus : un Avis au Libraire, une Epitre dédicatoire à M. le marquis Ducrest, des Notes, un Désaveu, un Vrai Désa- veu,.., tel un cerf- volant, grand comme un mouchoir de poche, qui traîne une queue dix fois plus longue que lui. Sur les deux cent quarante pages du Discours Préliminaire, il y en a cent huit qui s'intitulent Récapitulation; et il paraît que les cinquante dernières ne tiennent pas bien fortement aux autres puisque, deux ans après la publica- tion du Discours, il les a fait imprimer à part. Poussons plus avant l'examen, et nous nous apercevrons que l'analyse même de ses plus petits opuscules n'est pas toujours aisée, tant sa pensée va, vient, se disperse. IL est, non pas tour à tour, mais en même temps, critique, poli- tique, linguiste, polémiste, philosophe. L'argumentation est serrée, déduite avec force dans les Mémoires à M. de La 1. Cela lui est si habituel que la recherche de ses articles clans les Actes des Apôtres en devient plus facile (voir la parodie de Phèdre, au n° 19, la Lettre de M. Villetle à M. Riquet-à-V Enchère, au n° 181 ; le plus piquant est peut-être dans les notes). 2. Quelques notes de la première édition, une entre autres sur la poésie, ont passé, aux éditions suivantes, dans le corps du discours. Telle note, celle sur Shakespeare, est tout un discours; celle sur Mical est la seconde moitié de sa Lettre sur le Globe aérostatique, un peu resserrée. 2b8 RIVAROL. Porte; point de digressions qui troublent dans la Lettre sur Mical et Montgolfier : en va-t-il de même de la Lettre sur Delille ou de l'étude sur Florian?Signalerai-je à la fin de la Lettre ses : « J'oubliais de vous dire »....« Au reste, je vous dirai ».... « Maintenant donc j'aurai l'honneur de vous dire »; aux derniers alinéas de l'étude ses : « Enfin... » et ses : « On a aussi remarqué... »? Il lui en coûte de con- clure, de rien sacrifier des ingénieuses observations qu'il tient en réserve ou qu'il rencontre en écrivant; de gré ou de force, il faut qu'il les utilise \ La Lettre sur l'ouvrage de VInfluence des Passions n'a guère que deux cent cin- quante lignes; je ne prétends pas qu'il y parle de tout et de tout le monde, excepté de Mme de Staël; au moins lui est- elle un prétexte à critiquer un récent écrit de Necker, et les romans de Mme de Genlis, et la prose de M. G., rédacteur de la Clé dit Cabinet, et la poésie de M. J. Ghénier, et la parole de l'abbé Siéyès; à disserter sur les femmes auteurs, sur la différence de l'esprit et du talent, sur la gloire du savant comparée à celle de l'homme de lettres. — Et après tout, peut-être est-il bien permis de bavarder à qui bavarde comme lui; peut-être aurait-il raison de ne pas s'astreindre à un ordre rigoureux dans une Lettre, dans un court article ou dans une pochade de caricaturiste, de ne point diviser sa malice en trois points comme Beaumier le Brigand sa colère 2 , si dans ses œuvres de longue haleine, dans des œuvres quasi didactiques où le décousu ne peut être un agrément, il savait s'en corriger. Je crois avoir dégagé la signification de ses Lettres à Necker ; quant à en retracer le plan, j'aimerais autant être condamné à lire une seconde fois le livre de Necker. En tête du discours de V Universalité de la Langue française, il dit : « Elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois i. Remarquez l'abus qu'il fait du signe : dans sa ponctuation. Chaque idée en amène une autre à sa suite. 2. Voir le Petit Almanach, les Aveux de V arche de Noé. SON TALENT. 269 que, pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su donner d'elle au reste du monde, jusqu'à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse ». Est-ce le plan qu'il va suivre? Non, quoiqu'il aborde en effet chacun des pro- blèmes qu'il vient de poser. Il examine d'abord les langues allemande, espagnole, italienne; puis, avant de passer à celles qui se disputent seules l'empire du monde civilisé, à la langue anglaise et à la langue française, il intercale un développement sur les rapports de la pensée et de la parole, il explique que le caractère des peuples détermine le carac- tère de leur langue. Gomment ce principe sur lequel s'ap- puie toute sa thèse se glisse-t-il ici, entre ce qu'il a dit de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie, et ce qu'il va dire de l'Anglelerre ou de la France? Que si, toutefois, malgré quelques écarts ou quelques redites, les grandes lignes du discours de V Universalité restent encore assez nettes, si la pensée s'y développe avec une aisance, une clarté que j'apprécie mieux après avoir lu la massive dissertation allemande couronnée en même temps à Berlin *, le Discours Préliminaire est un véritable voyage en zigzag. Là aussi, il s'était tracé un plan, ou plutôt il a indiqué i. Cette dissertation était de Jean Christophe Schwab, professeur de philosophie à l'Académie Caroline de Stuttgard; dans la suite, conseiller de cour et secrétaire intime du duc de Wurtemberg. Robelot l'a traduite en français, en 1803; il dit dans sa préface qu'un extrait en avait été déjà fait par M. de Mérian, et avait été imprimé à la suite des Lettres pos- thumes de Mirabeau, avec des remarques de Mirabeau lui-même. C'est là probablement ce qui a fait dire à certaines personnes que Mirabeau avait traduit-la dissertation de Schwab. Le travail de celui-ci est fort sage et documenté. Ses conclusions sont que la puissance politique de l'Allemagne est destinée à s'accroître, que l'anglais deviendra peut-être la langue colo- niale, mais que le français restera la langue de l'Europe. Seulement, au lieu d'un discours, il a fait un énorme traité. 270 RIVAROL. au début quelques-uns des thèmes qu'il se proposait de développer : je dois rh'arrêter, dit-il, « sur les idées et sur les images; sur les passions; sur les grandes conceptions du fini et de l'infini, de l'espace, de Dieu, du temps et des nombres; sur la différence de l'imagination et de la mémoire; sur le jugement et sur le goût; sur le génie, l'esprit et le talent, etc., et enfin sur les causes de notre supériorité à l'égard des animaux » *. Il s'y arrête effecti- vement; et à chaque halte il dit... de fort belles choses. Mais il s'est arrêté sur beaucoup d'autres points, et nous ne voyons guère pourquoi il passe de l'un à l'autre. 11 annonçait qu'il étudierait les idées et les images; en second lieu, les passions, et puis le reste. Il a en réalité parlé de tout le reste avant d'en venir aux passions. Et je recon- nais qu'il pouvait aussi bien placer son paragraphe ici ou là : car ses paragraphes se succèdent et ne s'enchaînent pas, ou ne s'enchaînent qu'avec peine, à l'aide de fréquentes et longues annonces qui ont un air de remplissage. Il juxta- pose les idées, sans que la seconde soit la suite naturelle de la première; il en juxtapose un si grand nombre que son Discours est comme une « table des matières » de son esprit. Jamais Y et cetera ne fut mieux à sa place que dans le sommaire que je viens de citer. C'est qu'il a rassemblé une multitude de matériaux avant de savoir au juste l'usage qu'il en pourrait faire. Les maté- riaux sont dans ses Carnets; ils y sont mêlés avec des comptes de ménage, des adresses de fournisseurs ou d'amis, des citations latines, des bons mots, des notes prises après une lecture, etc. 11 y inscrit la date à partir de laquelle court son loyer ou sa pension chez le restaurateur, et au- dessous : « Seigneur vient de senior, mais n'a aucun rap- port de signification avec son origine; car on dit : un jeune seigneur ». 11 y inscrit qu'il a tel jour payé les gages de 1. Discours Préliminaire, p. 18. SOiN TALENT. 271 son valet, 250 francs par an *, et à côté voici l'ébauche d'une des belles pages de son Discours : « Si on eût posé ce problème : un homme parcourra la terre sans se fati- guer; il sera entouré d'un mur qui ne laissera passer que la lumière; il aura la foudre à ses ordres et le temps dans sa poche.... Vous voulez donc en faire un Dieu, aurait-on répondu.... Et cependant le moindre voyageur jouit de tous ces miracles 2 . » Après une observation sur l'esprit des gens du monde, voici une définition du mot comprendre : « c'est saisir et contenir », une définition du temps : « c'est l'idée abstraite de tous. les mouvements 3 »; une note sur le mot brebis; une pensée sur l'union de l'esprit et de la matière; une note sur le mot hostie; et brusque- ment : « D'où il résulte que l'homme ne peut se rappeler ou oublier à volonté telle ou telle idée 4 »; à la ligne sui- vante : « La nation la plus vive et la plus légère de l'Eu- rope a eu le menuet, la construction directe et une musique lourde » 5 ; enfin, une réflexion sur la formation de l'idée dans le cerveau de l'enfant termine la page du cahier. Au reste, le mieux est de reproduire intégralement une ou deux de ces pages, parmi celles où il a le plus puisé pour son Discours Préliminaire. Ce qu'il faut éviter en morale, c'est de placer la vertu dans des actes indifférents, comme de garder sa virginité 6 . L'impiété est la plus grande des indiscrétions. Les jeunes gens y sont Tort sujets aux premières lueurs de la philosophie 7 . Jouissances habituelles et essentielles comme la vue, la santé, etc. : Tranquille inattention, ingratitude habituelle des hommes à cet égard. 1. Parmi ses comptes, je lis : « folie, 120 francs ». Interprétez le mot comme il vous plaira. 2. Discours Préliminaire, p. 228; j'ai cité la phrase sous sa forme par- faite, au chapitre n. 3. Ici., p. 50. 4. Ici., p. 74. 5. De V Universalité de la Langue française, p. 57; note ajoutée à l'édi- tion de 1797. 6. Voir Discours Préliminaire, p. 211-212. 7. Voir ici., p. 211. Voir aussi la première Lettre à Necker. 272 RIVAROL. Regrets et horreur dans la privation. — Jouissances accidentelles, comme celle des arts, opéra, meubles, etc. : Enthousiasme et trans- port, mais facile indifférence et oubli dans la privation l . Société. Gloire et danger pour les uns. Danger et honte pour les autres. Sécurité paisible sans gloire et sans honte pour le grand nombre. Les anecdotes sont l'esprit des vieillards, le charme des enfants et des femmes. 11 n'y a que le fil des événements qui fixe leur atten- tion et tienne leur curiosité en haleine. Une suite d'idées et une logique forte demandent toute la tête et la verve d'un homme 2 . Les Grecs se moquèrent d'un certain Pyreicus qui peignait par préférence des cuisines, des boutiques de barbier et de savetier : ils l'appelèrent Peintre de la canaille, puuapoypacpoç. Le fatalisme est merveilleux dans la tragédie. Comment s'inté- resser à une jeune criminelle, si elle ne peut en rejeter la faute sur les dieux? Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle De séduire le cœur d'une faible mortelle.... Phèdre. Ce même fatalisme dégrade l'histoire dont l'essence et la majesté consistent à tout rapporter aux causes naturelles et aux passions 3 . Humilis et humidus viennent d'humi, poslhumum. Moins indigne pour dire plus digne, etc., algèbre 4 . Une succession de phrases, çà et là de pages toutes faites, mais sans liaison, sans suite, tels sont ces Carnets. Ils datent de la fin de son séjour à Londres et des premiers temps de son installation à Hambourg, c'est-à-dire de l'époque où il avait en projet trois grands ouvrages : la Théorie du Corps politique, Y Histoire de la Révolution, le Dictionnaire. Il n'est point surprenant qu'il n'ait achevé aucun des trois, à voir comme il en avait brouillé les élé- ments. Il n'en a pu extraire que son Discours qui est lui- 1. Voir Discours Préliminaire, p. 180. 2. Voir id., p. 145. 3. Ceci me semble bien léger : au théâtre comme dans l'histoire, ne sont-ce pas toujours les passions qui nous intéressent, et n'ont-elles pas aussi leur fatalité? Au reste, j'aurais mauvaise grâce à lui reprocher des idées qu'il avait notées là, pour lui, ou des jugements sur lesquels il se proposait de revenir. C'est moi le seul coupable : j'agis en indiscret, en publiant les brouillons de quelqu'un qui ne se montrait jamais en négligé. 4. Voir le Prospectus du Nouveau Dictionnaire, p. xviii. SON TALENT. 273 même un mélange de linguistique, de politique et de méta- physique. Pour l'écrire, il a tâché de se reconnaître au milieu de tant de pensées et de pensées si diverses; il a marqué celles-ci d'une petite croix ou d'un petit rond, celles-là d'un trait à l'encre rouge; il a fait mine de les classer. Je relève successivement les indications suivantes, écrites de sa main au-dessus de telle ou telle note : Pro- portions. Goût. Association. Faiblesse. Puissance de Vhabi- tude. Vertu. Passions. Surprise. Société. Base de certitude. Style. Jugement. Temps. Talent. Art et Science. Morale. Richesse. Justice. Religion. Gouvernement. Langue. Pro- priété. Fable. Envie. Gloire. Dieu. Femmes, etc. Le classe- ment ne sert qu'à mieux montrer à quel point son travail préparatoire ressemble au jeu des propos interrompus, et le résultat est que la Table qu'il a rédigée et placée au début de son Discours comprend deux cents et quelques divisions. Il avait pourtant noté sur ses Carnets que les divisions trop nombreuses dans un discours, les mouve- ments brusques de la pensée « fatiguent comme ceux du corps ' » Oui, la lecture de ses ouvrages est en bien des cas assez fatigante. Il ne daigne pas coordonner les aperçus de détail qui s'offrent en foule à son esprit. Il laisse ce travail au lecteur 2 et le travail n'est pas impossible ni inutile; encore lui serions-nous reconnaissants de nous l'épargner et de nous mener un peu plus directement aux conclusions dont ses digressions, ses reprises, ses incohérences diminuent la portée. Un de ses amis disait : « Plus on a d'esprit, plus 1. Il dit de même dans le Discours Préliminaire, p. 84 : « C'est surtout à l'étude des belles proportions que le goût s'épure et se forme.... Je me contenterai de dire que si l'art du sculpteur consiste à écarter de la statue le marbre qui n'en est pas, de même le goût ordonne au talent de sim- plifier un sujet ».... 2. « Le lecteur, disait-il dans le discours de V Universalité en parlant de certains ouvrages mal composés, y trouve toujours la peine que l'écrivain ne s'est point donnée. » On pourrait critiquer tous les défauts de Rivarol avec des sentences de Rivarol. 18 274 R1VAR0L. on lui en trouve »\ et cela donne envie de lui en trouver beaucoup; mais cela signifie aussi qu'il faut le lire de très près pour n'être pas injuste avec lui et s'apercevoir qu'il parle sérieusement lorsqu'il parle de ses « principes »; cela signifie qu'il faut parfois que nous refassions ses livres pour apprécier ses idées autant qu'elles le méritent. Faute de quoi il risquerait de nous produire l'effet qu'il produi- sait au pauvre La Porte : « Les idées dans sa tête se cul- butent les unes sur les autres,... il faut pour le suivre l'at- tention la plus fixée ». Dans le jugement, d'ailleurs si partial, que Rœderer a porté sur le Discours Préliminaire, il y a un mot assez juste : ce discours, observe-t-il, « est plein de traits brillants et ne renferme pas une page qui ne soit obscure » 2 . Le mot serait plus juste encore s'il eût dit : chaque page est claire, et l'ensemble de l'œuvre ne l'est pas.... Mais qu'ai-je à faire des formules de Rœderer quand j'ai près de moi le grand trouveur de formules, Uivarol : « Ses idées sont dans sa tête comme des carreaux de vitre en caisse : claires chacune à part et obscures ensemble » 3 . La formule s'appliquait bien à celui pour qui elle était faite, au très intelligent et très brouillon Laura- guais : elle ne s'appliquerait pas non plus si mal à celui qui Ta trouvée. Comme personne n'a jamais eu le dernier mot avec lui, si je lui reproche de composer mal, il me répond avec un léger haussement d'épaule : la belle découverte! je le sais bien. — Il ajoute qu'il en est fâché, qu'il a toujours admiré sans réserve la simple et puissante structure des chefs- d'œuvre d'autrefois et raillé sans merci les mosaïstes de l'école descriptive; puis viennent, avec cette facilité de parole qui n'est qu'à lui, les explications et les circons- tances atténuantes : 1. .Mot de Lauraguais cité dans la préface des Pensées inédites. 2. Opuscule cité. 3. Carnets. SON TALENT. 275 Si Tordre des matières n'est ni assez apparent ni assez réel dans cette première partie du discours, c'est, d'un côté, à l'abondance des matériaux, et de l'autre, au défaut de temps qu'il faut s'en prendre. Quand on mène de front la composition et l'impression d'un ouvrage, il faut opter entre l'ordre et le style; et risquer souvent de les blesser tous deux. Les gens qui pensent et qui savent ce que c'est que de refondre toutes les définitions d'une langue, traiteront l'ensemble de l'ouvrage avec moins de sévérité que la classe inattenlive qui ne voit dans de tels livres que le travail de la lecture : il n'y a d'indulgent que la puissance '. 11 dit de même en commençant sa Récapitulation : Malgré tous mes efforts, je sens bien que cette première partie du discours n'est qu'un essai très-informe : aucun de mes lecteurs n'en sera plus mécontent que moi : il manque à la fois de substance et de précision, d'ordre et d'étendue : le défaut de secours, de temps et surtout de talent s'y fait sentir à chaque page. Je ne peux attendre d'indulgence que des têtes métaphysiques, exercées à la méditation, qui savent combien il est difficile d'écrire sur les idées premières, et qui s'apercevront bien que cet essai, tout faible qu'il est, peut être un jour, pour quelque grand écrivain, l'occasion d'un bon ouvrage. Ces considérations m'ont conduit à me récapituler moi-même. On ferait souvent un bon livre de ce qu'on n'a pas dit, et tel édifice ne vaut que par ses réparations 2 . Il en coûte de refuser des excuses à qui nous promet en échange le nom d'homme qui pense et de tête méta- physique. Mais il faut être incorruptible, et lui rappeler que si le temps lui a manqué pour son Discours, comme pour la plupart de ses écrits, la faute en est à lui. Nous savons de quelle façon il travaille. Nous savons qu'il remet tou- jours au dernier moment, et se condamne lui-même presque à la situation du journaliste dont la copie à peine séchée passe, feuillet par feuillet, entre les mains du met- teur en pages. Rien ici ne l'y obligeait; quinze mois se sont écoulés entre la signature de son traité avec Fauche et la publication de son Discours. Nous pardonnons plus aisément à l'auteur du Journal 1. Discours Préliminaire, Avertissement, p. m et iv. 2. kl., p. 134. 276 RIVAROL. Politique National de quitter et de reprendre plus d'une fois des questions qui, en 1789 et 1790, sont le fond même du débat et dont l'aspect se modifie sans cesse. Chacun sait qu'un journal, écrit au fur et à mesure des événements, ne saurait être composé comme un livre, et nous sommes tout émerveillés que celui-là se lise presque comme un livre. Nous admirons Rivarol de ne s'être pas dispersé davantage, de ne s'être pas attardé à de petites chicanes et à une peinture anecdotique, d'avoir été, en pleine bataille révolutionnaire, non pas le chroniqueur, mais vraiment l'historien des premiers mois de la Révolution. Avec leurs épigraphes qui condensent d'une façon si frappante chaque numéro, les cinq Résumés qu'il a achevés constituent un drame, historique et philosophique à la fois, où le récit des journées d'octobre a toute la valeur d'un dénouement. Avec quelle habileté il l'a conduit ce récit qui ne compte pas moins d'une centaine de pages et qui semble n'avoir pas une ligne de trop ' ! Je mets ceux qui en commenceront la lecture au défi de s'en détacher avant d'être arrivés à la fin. Peu m'importe ici qu'il ait exagéré les torts des uns, atténué ceux des autres; il est entendu qu'il est royaliste : c'est l'ordre, c'est le mouvement, c'est l'intérêt et la vie de sa narration, ou, si l'on veut, de sa plaidoirie royaliste, que je voudrais louer, que je ne louerai jamais assez. Il peint tout d'abord à grands traits Paris en proie à la famine, l'Assemblée mécontente de la conduite du roi qui diffère son consentement aux articles de la Constitution déjà décrétés et à la Déclaration des droits de l'homme, comme si le pouvoir royal était encore maître de résister aux volontés de l'Assemblée; la formation de la légende autour 1. Voir les n os 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22 de la 2 e série auxquels je vais emprunter mes citations. 11 a eu tort, à tous égards, d'y ajouter à quelques mois de là, dans les n°" 7 et 8 de la 3 e série, de nouveaux détails qui for- ment réquisitoire contre certains grands seigneurs, le duc d'Aven, le prince de Poix, etc., ralliés à la Révolution. C'est l'inévitable post-scrip- tum, mais tout à fait indépendant du récit. SON TALENT. 277 du repas des gardes du corps qui fournit prétexte à l'insur- rection prête à éclater. « Quelle orgie indécente, s'écriait-on, la cocarde nationale foulée aux pieds! l'Assemblée maudite et menacée ! Allons punir tant de blasphèmes ; vengeons la nation et enlevons le roi aux ennemis de la patrie. — Ces murmures et ces cris n'auraient pourtant produit que d'au- tres cris et d'autres murmures si la faction d'Orléans n'eût ramassé trois ou quatre cents poissardes et quelques forts de la halle habillés comme elles et mêlés à des espèces de sau- vages portant de longues barbes, des bonnets pointus, des piques, des bâtons ferrés et d'autres armes bizarres ; hommes étranges, qu'on voyait pour la première fois à Paris, et qui parurent et disparurent avec cette dernière tempête. » Voilà le prologue. A la page suivante, c'est le 5 octobre au matin ; la place de Grève est noire de monde; l'Hôtel de Ville est pris par les émeu tiers, repris par les gardes nationaux; vers midi survient La Fayette. « Le peuple lui cria, d'une voix féroce, qu'il fallait aller à Versailles chercher le roi et la famille royale; et, comme ce commandant hésitait, on le menaça du fatal réverbère. Pâle, éperdu, sans énergie et sans des- sein bien déterminé, il flottait sur son cheval au milieu de cette foule immense ».... Bientôt, il reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à Versailles : « muni de la cédule de ces vingt bourgeois, il partit, vers les quatre heures à la tête de 18 ou 20 000 hommes, et marcha contre son roi ». Depuis cinq ou six heures déjà, sur la route de Versailles, chemine la troupe des brigands et des mégères : leur mine et leurs menaces sèment la terreur devant eux : « chacun fermait ses portes ». Dans les bois de Meudon le roi chas- sait paisiblement. Averti, il revient en hâte; le prince de Luxembourg lui demande s'il a quelques ordres à donner : « Eh! quoi, pour des femmes? vous vous moquez! » A l'Assemblée, on discute violemment la lettre que le roi a fait parvenir le matin à Mounier et qui ne contient 278 R1VAR0L. qu'une acceptation conditionnelle des décrets. Pétion dénonce les gardes du corps; Mirabeau s'apprête à dénoncer la reine. Vers les trois heures et demie, les citoyens et les citoyennes débouchent de l'avenue, entrent à l'Assemblée en hurlant : du pain! « Le président répondit que l'Assem- blée ne concevait pas qu'après tant de décrets il y eût si peu de grains; qu'on allait encore en faire d'autres, et que les citoyennes n'avaient qu'à s'en aller en paix. Cette réponse ne les satisfit pas.... Elles dirent donc au président : Cela ne suffit point, mais sans s'expliquer davantage; et bientôt après, se mêlant aux délibérations des honorables mem- bres, elles criaient à l'un : Parle donc, député] et à l'autre : Tais-toi, député. Le canon qui grondait dans l'avenue soute- nait leurs apostrophes. » L'Assemblée arrête que son prési- dent, suivi d'une députation, ira présenter les articles cons- titutionnels à la signature du roi; de plus, « elle voulut que cette députation exigeât de sa Majesté une abondance subite pour la ville de Paris : comme si le roi, en signant qu'il n'était plus le roi et en reconnaissant forcément que tous les hommes sont libres, pouvait conjurer l'orage qui gron- dait sur sa tête et approvisionner Paris. » La députation se met en marche, à pied, dans la bouc, sous la pluie, escortée d'hommes en haillons, et parvient à grand'peine jusqu'au château d : « Il était cinq heures et demie, et le jour sombre et pluvieux allait faire place à la plus affreuse nuit ».... A dix, le roi se résigne et remet l'ac- ceptation pure et simple à Mounier qui croit qu'elle va tout apaiser : « Quoi ! l'adhésion du roi à un article constitutionnel dont si peu de Français ont encore une idée claire, aurait pu dissiper tout à coup l'armée, les brigands, les pois- sardes, les mauvaises intentions des députés, et les com- plots des conspirateurs! Par quel prestige M. Mounier conçut-il cet espoir insensé? Au reste, on lui dessilla bientôt 1. Il cite ici deux belles pages de Mounier : Exposé de ma conduite. SO.N TALENT. 279 les yeux : car à peine il entra dans la salle, triomphant et annonçant l'acceptation pure et simple du roi, que la popu- lace lui cria de tous côtés : Cela est-il donc bien avantageux et nous fera-t-il avoir du pain ? Il fut obligé de dire non ; et cet honnête homme resta avec le regret d'avoir servi, contre la voix de sa conscience, les fureurs de la déma- gogie. » Cependant, les députés et « la canaille » fraternisent : « On remarqua surtout la conduite de M. de Mirabeau : sûr du régiment de Flandre, des dragons, de la milice de Versailles et de l'armée qu'on attendait d'heure en heure, ce député osa sortir de la salle et se montrer dans l'avenue de Paris. Il joignait à l'habit noir et à la longue chevelure, costume du tiers état, un grand sabre nu qu'il portait sous le bras. On le vit en cet équipage s'essayer peu à peu dans l'avenue, marcher à pas comptés vers la place d'armes, et, plus aidé de sa figure que de son sabre, étonner les premiers brigands qui l'envisagèrent. On ne sait jusqu'où cet honorable membre aurait poussé sa marche, s'il n'eût pris l'air glacé des brigands pour un air de résistance ou de menace. Le malheur de M. de Mirabeau a toujours été de trop partager l'effroi qu'il cause, et de perdre ainsi tous ses avantages. Il rentra donc avec précipitation dans la salle; mais un moment après, la réflexion. l'emporta sur l'instinct, et il sortit encore pour voir, comme il le dit lui- même, où en était le vaisseau de la chose publique. Mais le bruit des premiers coups de fusil le fît renoncer à cette entreprise, et ce bon patriote rentra dans la salle pour n'en plus sortir. Il est du petit nombre qui ne déserta point dans cette nuit fatale, et nous devons le dire. » Tandis que Mounier parlementait au château, et que les députés attendaient son retour, le sang avait déjà coulé. En écartant un milicien qui « tâchait de poignarder, à travers la grille, la sentinelle suisse », M. de la Savon- nières, officier des gardes du corps, avait eu le bras cassé 280 RIVAROL. d'un coup de feu. « Ce fut là le signal du massacre. L'of- ficier des gardes du corps alla tomber au milieu de son escadron qui, fidèle aux ordres du roi, ne songea point à la vengeance et garda ses rangs. Une décharge considé- rable fut le prix de celle modération : quelques gardes du corps et beaucoup de leurs chevaux furent grièvement blessés. » Le roi ordonne à ses gardes de regagner leur hôtel; ils se forment en colonne sous une grêle de balles, et « se retirent en bon ordre, sans jamais user de repré- sailles. Il était environ sept heures. » Presque aussitôt le roi les rappelle. Ils reviennent, encore au milieu des coups de fusil : « à peine étaient-ils rangés devant la grille de la cour royale que le roi, toujours irrésolu et toujours malheu- reux dans ses résolutions, leur fit dire de se replier sur la terrasse de l'Orangerie.... Peu de temps après, sa Majesté les envoya à Rambouillet, sous la conduite du duc de Guiche.... Il ne resta dans le château que la garde de service. » La Fayette paraît un peu avant minuit avec son armée, se présente à l'Assemblée, puis chez le roi, place quelques sentinelles, rassure tout le monde.... A trois heures du matin, le calme et le silence ont succédé à tant de bruit. La nuit est triste et glacée. La famille royale repose en paix sur la parole de La Fayette. Il semble que tout dorme à Versailles.... Il y eut néanmoins dans cette nuit quelques personnes qui ne par- tagèrent point cette sécurité et qu'un esprit de prévoyance empêcha de dormir. Une surtout, pressée d'une secrète inquiétude, sortit de sa maison et monta au château. Ce témoin l , digne de foi, vit que les 1. J'ignore qui c'est; les détails qui suivent sont de ceux qui ne s'in- ventent pas. Rivarol, avant d'écrire son récit, s'est informé auprès de témoins oculaires; il nomme, entre autres, un ancien garde du corps, M. de la Motte; il devait avoir des amis dans les compagnies des gardes auxquelles son frère Claude-François avait appartenu. Il' recueillait de toutes parts, du reste, des documents. Je retrouve, par exemple, dans ses papiers des notes sur la conduite des quatre députés de la sénéchaussée du Haut-Languedoc qui ont quitté l'Assemblée le jour de la réunion des trois ordres, des notes sur le 18 brumaire d'après une narration de Claude-François qui y avait assisté, etc. SON TALENT. 281 postes étaient occupés par les anciens gardes-françaises et par la milice de Versailles, mais qu'il n'y avait pas une sentinelle extraor- dinaire. Seulement il trouva, près de la cour de marbre, un petit bossu à cheval, qui se dit placé là par M. de La Fayette, et qui, sur les craintes que lui marquait notre témoin au sujet des brigands, ajouta qu'il répondait de tout; que les gens à piques et bonnets pointus le connaissaient bien. Mais, insista le témoin, puisque votre général est couché et que le château est sans défense, comment ferait-on si on avait besoin de la garde nationale? Le bossu répondit : il ne peut y avoir du danger qu'au matin. — Ce propos était effrayant; mais à qui le rendre? Le témoin parcourut la place d'armes et l'ave- nue de Paris jusqu'à l'Assemblée nationale. Il vit de proche en proche de grands feux allumés, et, autour de ces feux, des groupes de bri- gands et de poissardes qui mangeaient et buvaient. La salle de l'As- semblée était absolument pleine d'hommes et de femmes. Quelques députés s'évertuaient dans la foule. La milice parisienne était dis- persée dans tous les quartiers de la ville; les écuries, les cabarets, les cafés, regorgeaient. — Telle fut la situation de Versailles depuis trois heures du matin jusqu'à la naissance du jour. Et le jour naît. L'hôtel où restaient quelques gardes du corps est envahi. Ces gardes sont poursuivis, maltraités; quelques-uns sont tués, quinze conduits vers la grille « où on les retint en attendant qu'on eût avisé au genre de leur supplice ». Les émeutiers en égorgent encore deux qui étaient en faction au château et traînent leurs corps « tout palpitants » sous les fenêtres du roi « ou une espèce de monstre, armé d'une hache, portant une longue harbe et un bonnet d'une hauteur extraordinaire, leur coupe la tête ». Ils se répandent dans l'intérieur des salles, deman- dent à grands cris la tête de la reine : la reine, grâce à l'héroïque résistance de deux gardes, le chevalier de Mio- mandre Sainte-Marie et M. du Repaire, a le temps de s'enfuir, en chemise, parle balcon, jusqu'à la chambre du roi. « A peine avait-elle quitté son appartement, qu'une bande d'assassins, dont deux étaient habillés en femmes, entrent et pénètrent jusqu'à son lit dont ils soulèvent les rideaux avec leurs piques. Furieux de ne pas la trouver, ils se rejettent dans la galerie pour forcer l'Œil de Bœuf, et sans doute ils auraient mis la France en deuil, s'ils 282 RIVAROL. n'avaient rencontré les grenadiers des anciens gardes-fran- çaises.... » La Fayette, en effet, « arraché de son lit au premier bruit de ce qui se passait », s'est présenté « d'un air pas- sionné » aux grenadiers, leur a peint le danger du roi, les a entraînés à son secours. Mais l'angoisse était grande dans la chambre du roi : « La reine s'y était à peine réfugiée, que Monsieur, Madame et Mme Elisabeth vinrent y chercher un asile; un moment après arrivèrent les ministres et beaucoup de députés de la noblesse, tous dans le plus grand désordre. On entendait les voix des brigands mêlées au cliquetis des armes, et ce bruit croissait de plus en plus. Bientôt les anciens grenadiers des gardes-françaises occupèrent l'Œil de Bœuf, pour en défendre l'entrée aux assassins; mais on n'en fut guère plus rassuré. Quelle foi pouvait-on ajouter à des soldats infidèles et corrompus? Une belle action étonne plus qu'elle ne rassure, quand l'intention est suspecte. Aussi tout n'était que pleurs et confusion autour de la reine et du roi. Les femmes de la reine criaient et sanglotaient; le garde des sceaux se déses- pérait; MM. de la Luzerne et Montmorin se voyaient tels qu'ils étaient, sans courage et sans idées; le roi parais- sait abattu; mais la reine, avec une fermeté noble et tou- chante, consolait et encourageait tout le monde. » Dehors, La Fayette court, vole, se multiplie, harangue le peuple, arrache les gardes du corps prisonniers des mains de ceux qui s'apprêtaient à les frapper. L'apparition du roi à sa croisée demandant grâce pour ses gardes et promettant de partir dans quelques heures pour Paris, pro- voque une explosion d'enthousiasme populaire. Grand brouhaha dans la cour, où le monstre à bonnet pointu se promène, et montre avec ostentation son visage et ses bras couverts de sang; où des poissardes, assises sur le cadavre d'un garde, mangent son cheval dépecé et rôti par elles; où les Parisiens dansent en rond autour de leur festin : « à SON TALENT. 283 leurs transports, à leurs mouvements, à leurs cris inarti- culés et barbares, Louis XVI, qui les voyait de sa fenêtre, pouvait se croire le roi des cannibales », Et soudain, ils crient qu'ils veulent voir la reine.... Cette princesse qui n'avait encore vécu que pour les gazettes ou la chronique, et qui vit maintenant pour l'histoire, parut au balcon, avec M. le Dauphin et Mme Royale à ses côtés. Vingt mille voix lui crièrent : Point d'enfants! Elle les fit rentrer et se montra seule. Alors, son air de grandeur dans cet abaissement et cette preuve de courage dans une obéissance si périlleuse l'emportèrent, à force de surprise, sur la barbarie du peuple : elle fut applaudie universelle- ment. Tragœdia acta est. Il ne reste plus qu'à triompher des vaincus; et la description de la marche triomphale va servir ici d'épilogue : On vit d'abord défiler le gros des troupes parisiennes : chaque soldat emportait un pain au bout de sa baïonnette. Ensuite parurent les poissardes, ivres de fureur, de joie et de vin, tenant des branches d'arbres ornées de rubans, assises à califourchon sur les canons, mon- tées sur les chevaux et coiffées des chapeaux des gardes du corps; les unes étaient en cuirasse devant et derrière, les autres armées de sabres et de fusils. La multitude des brigands et des ouvriers parisiens les environnait, et c'est du milieu de cette troupe que deux hommes, avec leurs bras nus et ensanglantés, élevaient au bout de leurs longues piques les têtes des deux gardes du corps. Les chariots de blé et de farine enlevés à Versailles et recouverts de feuillages et de rameaux verts formaient un convoi suivi des grenadiers qui s'étaient emparés des gardes du corps dont le roi avait racheté la vie. Ces captifs, conduits un à un, étaient désarmés, nu-tête et à pied. Les dra- gons, les soldats de Flandre et les Cent-Suisses étaient là; ils précé- daient, entouraient et suivaient le carrosse du roi. Ce prince y paraissait avec toute la famille royale et la gouvernante des enfants, on se figure aisément dans quel état, quoique la reine, de peur qu'on ne se montrât à la capitale avec moins de décence que de douleur, eût recommandé aux princesses et à toute sa suite de réparer le désordre du matin. Il serait difficile de peindre la confuse et lente ordonnance de cette marche qui dura depuis une heure et demie jusqu'à sept. Elle commença par une décharge générale de toute la mousqueterie de la garde de Versailles et des milices parisiennes. On s'arrêtait de distance en distance pour faire de nouvelles salves ; et alors les poissardes descendaient de leurs canons et de leurs che- 284 RIVAROL. vaux, pour former des rondes autour de ces deux têtes coupées et devant le carrosse du roi; elles vomissaient des acclamations, embras- saient les soldats et hurlaient des chansons dont le refrain était : voici le boulanger, la boulangère, et le petit mitron. L'horreur d'un jour sombre, froid et pluvieux; cette infâme milice barbotant dans la boue; ces harpies, ces monstres à visage humain et ces deux têtes por- tées dans les airs; au milieu de ses gardes captifs, un monarque traîné lentement avec toute sa famille : tout cela formait un spectacle si effroyable, un si lamentable mélange de honte et de douleur, que ceux qui en ont été les témoins n'ont encore pu rasseoir leur imagi- nation; et de là viennent tant de récits divers et mutilés de cette nuit et de cette journée qui préparent encore plus de remords aux Fran- çais que de détails à l'histoire. Quelques lignes encore pour décrire l'arrivée des captifs à l'Hôtel de Ville, un beau cri d'appel indigné jeté à l'avenir : « Si ces annales franchissent le temps de barbarie dont nous sommes menacés... » et le narrateur a fini. Je ne m'excuse pas d'avoir tant cité : mon seul regret est de n'avoir pu reproduire le récit dans son entier. J'en con- nais peu de plus dramatiques, où l'intérêt, les repos, les coups de théâtre, le crescendo d'horreur soient plus habi- lement ménagés \ Gela est vivant, cela, comme on dit, est vu. Je ne doute point, quant à moi, que Rivarol n'ait assisté, de quelque fenêtre de Paris ou de Versailles, au passage de l'émeute. Il s'est, en tout cas, renseigné minu- tieusement. Il peut y avoir une interprétation différente des faits : personne, je dis personne, non pas même Michelet, ne les a présentés avec un pareil relief et en un tableau mieux distribué. Une figure d'héroïne ressort peu à peu, 1. Ce sont des pages comme celles-là qui lui ont valu le surnom tant de fois répété de Tacite de la Révolution (voir la Lettre de Burke à son frère, le Réveil de M. Suleau, la Correspondance politique de Peltier, la Lettre du député Guillermy à la municipalité de Castelnaudary, etc.). Rivarol lui- même avait provoqué cette flatteuse comparaison en invoquant Tacite à la fin du n° 13 de la 2 e série. Et puis, la comparaison était à la mode. Les correspondants de Mallet Dupan lui disent à lui aussi, en louant ses articles du Mercure : « C'est du Tacite », comme Voltaire écrivait à la fin de sa lettre à Duclos : « Bonsoir, Salluste ». En 1797,. à Tilly qui l'appelait encore : « Mon cher Tacite », Rivarol répondait : « Vous avez grand'raison; il y a longtemps que je me tais ». SON TALENT. 285 domine enfin tous ces groupes sombres; tout semble con- verger vers la scène du balcon. Et lorsque Rivarol y fait paraître la reine, l'art du peintre égale, ne craignons pas de le proclamer, la tragique grandeur du réel. Quelle merveille ce serait que toute une Révolution française contée et illustrée de la sorte ! Il était donc capable d'ordonner même un vaste sujet, lorsqu'il en voulait bien prendre la peine. Mais la peine est extrême pour lui. « Son imagination, (lit Dampmartin, créait des plans magnifiques, soit d'histoire, soit de tragédie *. » Ce n'est pas assez. « Un plan, dit excellemment Littré dans la préface de son Dictionnaire, quand il apparaît à Pesprit, le séduit et le captive, il est tout lumière, ordre et nou- veauté; puis, lorsque vient l'heure d'exécution et de tra- vail, lorsqu'il faut ranger dans le même cadre et dans les lignes régulières qu'il présente la masse brute et informe des matériaux amassés, alors commence l'épreuve déci- sive. Rien de plus laborieux que le passage d'une concep- tion abstraite à une œuvre effective. » C'est ce passage qui est si difficile à Rivarol; il taille et sculpte les fragments de pur marbre dont il n'a pas la patience ou l'énergie de faire un édifice. Puisqu'il lui faut, de son propre aveu, « opter entre l'ordre et le style », son choix ne saurait hésiter. Il écrit si bien qu'en certains cas c'est presque trop bien. Sa réputation de styliste pourrait faire tort à sa réputation de penseur, tant il y a de gens intéressés à soutenir que ceux qui écrivent bien manquent d'idées. A ces gens-là il a répondu que les plus belles idées du monde « ne peuvent se passer du talent », qu'elles sont « des fonds qui ne por- 1. Notice citée. 286 RIVAROL. tent intérêt qu'entre les mains du talent » '. D'autre part, quand il raille, la forme si soignée de sa raillerie peut lui donner l'air plus méchant qu'il n'est. J'avoue qu'il ne res- semble pas du tout au bel-esprit à'Almanach dont il disait : « Ses épigrammes font honneur à son cœur » s . Mais, outre que les siennes portent rarement à faux, je me demande si la perfection de la facture n'en devrait pas au contraire excuser la méchanceté. Qu'on examine ses mots les plus cruels, et les plus regrettables, sur Garât, Mme de Genlis, ou Mirabeau : on aura l'impression qu'il est beau- coup moins occupé de nuire à quelqu'un que de faire œuvre d'art. De ses admirations et de ses haines, de ses idées et de ses passions faire œuvre d'art, soit qu'il parle, soit qu'il écrive, voilà son continuel souci. De l'art! il y en a dans ses manuscrits sans surcharges ni taches d'encre, presque sans ratures, qui, avec leurs lignes si droites et égale- ment distantes, leur ponctuation impeccable, leurs tirets qu'on croirait tracés à la règle sous les citations et sous certaines phrases à mettre en valeur, leurs majuscules prodiguées au commencement des mots, leurs caractères dessinés d'une main de miniaturiste, sont une joie pour les yeux. De l'art! il y en a dans ses lettres ad familiares, dans ses parades de tréteau où le gentilhomme de let- tres se trahit sous l'habit d'arlequin, dans les notes qu'il prend pour lui comme dans les pages qu'il livre au public, dans les conseils qu'il fait passer au roi comme dans les défis qu'il jette à la populace. Et c'est bien un peu pour- quoi il néglige ordinairement de mettre son nom sur ses ouvrages : son talent est la plus lisible, la moins imi- table des signatures 3 . Ceux qui le connaissent ont du rire 1. Discours Préliminaire, p. 87 et 8S. 2. Petit Almanach, notice d'Aix de Buffardin. 3. Gubières (Vie d'Antoine Rivarol) dit de la Lettre sur le Poème des Jar- dins et de celle sur le Globe aérostatique : « Ces deux lettres... qu'il ne SON TALENT. 287 autant que lui le jour où. Y Almanach Littéraire lui attri- buait ces vers au peintre du roi : ... Tu peins un jeune Roi De qui la gloire sans seconde Est d'avoir en tous lieux fait respecter sa loi Sans coûter une larme au monde *. Il a, cela est indéniable, une grande facilité naturelle, une très belle main 2 . Mais cette main, qui court si régu- lièrement sur le papier, comme il l'a exercée et comme il la surveille! Il n'a rien voulu publier avant d'être armé de toutes pièces, « comme Minerve sortant de la tête de Jupiter » 3 . Il s'est imposé de traduire Dante en raison même des obstacles que sa plume y aurait à vaincre. Exigeant pour les autres, il ne l'est pas moins pour lui-même : « Je vise dans ce que j'écris à une perfection qui fait que je n'influe pas sur mon siècle » \ et Cliênedollé, qui a tra- vaillé deux ans auprès de lui, dit qu'il était homme à tenir une phrase quinze jours « sur le chevalet » 5 . A cet égard encore ses Carnets nous renseignent. Il s'y trouve çà et là de simples esquisses de développements, des thèmes à peine indiqués, des idées qui attendent l'expression; il s'y trouve des énoncés de problèmes dont il se propose de chercher signa point, mais qu'on savait être de lui, parce qu'elles portaient l'em- preinte de son caractère et le cachet de son talent >».... II n'avait cependant publié encore que quelques articles anonymes au Mercure, mais on l'avait entendu causer. Ceci me fait souvenir que l'abbé Giraud, ayant coutume de dire à tout propos : « C'est absurde! » Rivarol répondait : « Il laisse partout tomber sa signature ». (Esprit de Rivarol.) 1. Voir Petit Almanach, notice Rivarol. Les prétendus vers de Rivarol au peintre Bose sont dans Y Almanach Littéraire de 1787. Grimm a cru naïve- ment ou malignement qu'ils étaient de lui [Correspondance, mai 1786). 2. C'est bien pourquoi il a été prié en 1793 de rédiger Y Adresse du Peuple belge à l'empereur d'Autriche; le peuple belge, assailli par les armées de la « malheureuse France », y assure l'empereur de son dévouement et de sa fidélité, l'eut-être est-ce le prince de Ligne qui lui a demandé d'em- ployer sa « belle main » à tourner le compliment. 3. L'article nécrologique des Débats du 24 floréal an îx cite le mot. 4. Carnets. 5. Chateaubriand et son groupe, II. 288 RIVAROL. à loisir la solution : « Raison pourquoi un sot est si obstiné et un homme d'esprit si docile. — Raison pourquoi les gens à talents ' s'enivrent comme les gens du peuple, et que les gens d'esprit y répugnent », etc. : n'empêche que trois fois sur quatre la pensée est déjà frappée en médaille, et pour- rait passer telle quelle dans le Discours Préliminaire. Eh bien! il n'en est guère qu'il n'ait refondues et travaillées à nouveau avant de les y introduire. S'il arrive qu'il soit assez satisfait de ses mots pour les replacer dans un ouvrage après qu'ils ont déjà figuré dans un autre, il lui est bien plus habituel de se corriger en se recopiant 2 . Les différences sont notables entre les éditions qu'il a données en 1784, 1785 et 1797 du discours de V Universalité, en 1787 et 1797 de l'article sur V Amitié; et le dernier texte est incontestablement le meilleur 3 . Il avait retouché de sa main l'exemplaire de la Lettre sur le Globe aérostatique envoyé à Gubières *, chargé de notes et de corrections un exemplaire de sa Traduction de Dante qu'Esménard emprunta et ne rendit point 5 , un exemplaire du Discours Préliminaire qui s'était conservé jusque vers 1870 et qui s'est malheureusement perdu G . L'édition in-4 de ce même 1. Au xvm e siècle, le mot désigne les chanteurs, les musiciens, etc. Par exemple, dans son joli récit, Mon séjour chez M. de Voltaire, le prince de Ligne raconte que Voltaire prit un jour « un accordeur de clavecin de sa» nièce pour son cordonnier, et après quantité de méprises, lorsque cela s'éclaircit : Ah! mon Dieu, Monsieur! un homme à talents!... Je vous mettais à mes pieds, c'est moi qui suis aux vôtres. » 2. Comparer à ce point de vue la Lettre sur l'ouvrage de l'Influence des Passions, et la page 87 du Discours Préliminaire, la Lettre à la Noblesse française et les Lettres ou Mémoires à M. de La Porte et aussi le Journal Politique National-, les Lettres à Necker et la citation qu'il en fait p. 217 du Discours Préliminaire, etc. 3. Il a retouché l'article en plus de trente endroits, ajoutant, retranchant, éclaircissant et dégageant les phrases, mettant ici une épithète, là un point à la place d'un point et virgule, etc. Le texte du Spectateur qui a passé dans l'édition de 1808 est très certainement préférable à celui du Mercure. 4. Vie d'Antoine Rivarol. 5. « Criez haro sur Esménard, écrivait-il de Berlin à Manette; je veux ravoir mon Dante; lorsque je prête, je ne donne pas. » 6. Il appartenait a M. le comte Edouard de Rivarol; prêté à M. de Les- cure, il s'est égaré. SON TALENT. 289 Discours témoigne du soin avec lequel il en a revu les épreuves : le texte en est presque irréprochable, et Y Errata qu'il y a mis est moins un relevé d'erreurs typographiques qu'une liste de changements ou additions que lui suggè- rent les scrupules de son purisme. Et, je l'ai dit dès le début de ce livre, si en dépit de son exceptionnelle faci- lité il a laissé une œuvre inachevée, incomplète, c'est à sa mollesse, mais c'est aussi à ces scrupules-là qu'il faut s'en prendre. « Tous les ouvrages de Rivarol sont si bien écrits qu'on voit, dit Gubières, qu'il avait fait une étude très particu- lière de la langue française *. » Entendons-nous. Gubières a un peu trop l'air d'oublier que sans le don de nature une étude, même très particulière, de la langue ne fait pas un écrivain, et que par exemple, s'il faut un exemple, M. le chevalier de Gubières Palmezeaux, eût-il toute sa vie étudié le vocabulaire et la syntaxe, n'en fût pas moins demeuré un piètre auteur 2 . Son mot me rappelle qu'un plus récent biographe a très gravement expliqué que Rivarol devait son esprit à l'assidue lecture, dans sa jeu- nesse, d'un recueil de Pensées ingénieuses des anciens et des modernes 3 . Ce biographe, qui avait retrouvé le recueil, est donc inexcusable de n'en avoir pas fait le même usage. Il est vrai, au reste, que Rivarol a fait du langage un de ses plus chers sujets d'analyse et de méditation. Dans le Discours Préliminaire il lui a demandé des clartés sur le phénomène et les lois de la pensée, « la parole est en effet la physique expérimentale de l'esprit » *. Dans le discours 1. Vie d'Antoine Rivarol. 2. « II y a des règles pour parler, et ces règles font un art qu'on appelle la grammaire. Or on a remarqué que les maîtres dans cet art, et tous ceux qui s'étudient à parler régulièrement, parlent plus mal que les autres » (P.-L. Courier, Conversation chez la comtesse aVAlbany). 3. Léon Alègre, Notices biographiques du Gard, II, p. 202, 203. 4. Discours Préliminaire, p. 133. 19 290 RIVAKOL. } de V Universalité, il a indiqué ce que la langue des princi- pales nations de l'Europe révèle de leur histoire et de leurs mœurs; il y a caractérisé ces langues, fort bien la langue italienne qui lui était familière, mieux encore la nôtre : « Le Français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison.... C'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre Tordre des sensations; la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue.... Quand cette langue traduit, elle explique véritablement un auteur. . . . Elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie \ » Enfin, il a entrepris son Diction- naire, et il nous en a laissé... le Prospectus! Évidemment son Dictionnaire, s'il l'eût exécuté tel qu'il l'annonçait, eût marqué un progrès sur ceux qui existaient, quoique encore un peu trop limité au bel usage et plus littéraire que scientifique 2 : le Dictionnaire n'ayant point paru, le Prospectus, après avoir fait grand tapage, risque de passer aujourd'hui pour la plus forte gasconnade de Rivarol. Il s'y trouve certain article 8 : « n'omettre, si possible, aucune des règles et des difficultés », qui l'eût, je pense, amusé, si le Prospectus eût été d'un autre que lui. Conterai-je à ce propos qu'en 1797 il y a déjà dix années qu'il promet à son siècle la règle « du placement des épithètes avant ou après le nom »? En 1787, il se disait en mesure de l'éta- blir et de « tirer à jamais d'embarras les étrangers, les jeunes gens et les femmes » 3 . Le monstre avait gardé son secret. En 1797, vous jureriez qu'il est sur le point de le dire. Et il est mort sans l'avoir dit. Les étrangers, les jeunes 1. De V Universalité de la Langue française, p. 32, 36, 37. 2. Voir les articles 1 et 3 du Prospectus. Mais son dessein de citer les clas- siques à chaque article du Dictionnaire était une idée neuve et heureuse;, l'édition du Dictionnaire de l'Académie de 1798 ne les cite pas encore. 3. Article sur les Nouveaux synonymes français de M. Vabbé Roubaud. SON TALENT. 291 gens et les femmes resteront éternellement dans l'em- barras *. Je ne devrais pas me moquer; car je sais que s'il n'a pas mené à terme l'entreprise d'un Dictionnaire, il avait très réellement fait des recherches. Recherches d'érudition? Pas précisément; il est d'un siècle où les linguistes s'appellent l'abbé Girard et l'abbé Roubaud, Court de Gébelin et Reauzée, où les hypothèses rationnelles et les délicatesses de goût tiennent lieu de connaissances historiques. Son ambition était de déterminer le chemin que les mots ont parcouru pour passer du sens primitif au sens figuré : «Je ramène les mots du point d'où ils sont partis à celui où l'imagination les a forcés d'arriver; je montre la roture de chaque famille de mots 2 ». 11 ne l'a pas fait, et rien n'in- dique qu'il pût le faire. Ses étymologies sont terriblement hasardeuses ; il note sans se troubler : « mœurs, de demeure. Ce qui est fixe 3 . » Mais c'est avec une curiosité sans cesse ravivée qu'il amasse des définitions, démêle les nuances ténues d'idée ou de sentiment qui séparent deux mots quasi synonymes *, décompose la structure de la phrase, 1. L'histoire deviendrait tout à fait comique, s'il était exact que trois années après la publication du Prospectus, en 1800, il eût écrit à l'abbé de Villefort : «J'ai trouvé enfin la règle des participes et celle du placement de l'épithète avant ou après le substantif ». 11 est bien malheureux, soupire en note l'éditeur de ladite lettre, que ce morceau se soit perdu. — Mais ce qui est plus malheureux, c'est que la lettre soit apocryphe (voir la Bibliographie, % 5;. 2. Carnets. d.Id. 4. Depuis le liyre de l'abbé Girard, le petit jeu des synonymes est en grand crédit au xvm e siècle; il se pourrait que l'origine en fût beaucoup plus ancienne et remontât jusqu'à la Préciosité. Faire des synonymes, cela consiste, comme l'observe finement Rivarol dans son article sur ceux de l'abbé Roubaud, à prouver qu'il n'en existe pas, à différencier des mots que l'usage a le tort de confondre. Gela mène, par suite, à de subtiles dissertations morales. Au fond, les petits moralistes du dernier siècle, Duclos, Sénac de Meilhan, dans leurs Considérations sur les mœurs, passent leur temps à faire des synonymes, et malgré ce qu'ils y mettent de finesse leurs œuvres nous semblent froides comme des recueils de définitions. En plus d'un passage du Discours Préliminaire, Rivarol lui aussi a fait des synonymes. Mme de Staël elle-même en avait fait. 292 RIVAROL. en note les anomalies, en souligne les équivoques, essaie d'en fixer les lois. Pour lui, ce travail n'a rien d'aride. Ses Carnets fourmillent de petites observations grammaticales et d'exemples : « Je ne nierai pas que je ne sois un tel. Je doute que vous soyez un tel. Je ne doute pas que vous ne soyez un tel. — L'usage de la particule rie décèle les étrangers et tous ceux qui ne savent pas la langue. Huber, traducteur de Winckelmann, etc., dit : ni un tel ni un tel rien font pas mention', il faut : n'en font mention. — L'usage du subjonctif après si ou que décèle encore l'ignorance ; le même dit : cela ri empêche 'pas qu'il n'au- rait, pour quil n'eût. — Différence entre assez et suffi- samment, selon et suivant. — Quand vous répondez tout court non pas, c'est une expression redondante qu'on ne peut expliquer que par non, non, comme oui dà par oui, oui, vraiment si, etc. ; ainsi non pas que je veuille vous nuire est moins bien que non que je veuille, etc. — Mau- vais usage du verbe faire; il ri y allait pas avec toute T im- pétuosité qu'il avait fait d'abord (La Rochefoucault). — Il s'en faut bien ou beaucoup qu'il serve le Roi; il s'en faut de peu qu'il ne serve le Roi. Le premier est totale- ment affirmatif et sans aucun doute. — Pourquoi dit-on beaucoup de gens et bien des gens? Expliquer ceci qui a été sans réponse jusqu'ici. Une quantité de gens, une moitié des gens, un quart des voleurs, un nombre de voleurs. Partitif indéterminé, va avec de, comme beaucoup', partitif déter- miné, comme la moitié, va avec des; et bien n'étant pas partitif du tout, ni déterminé, ni indéterminé, ne ressemble ni à beaucoup ni à peu; il est purement affirmatif ou con- fîrmatif et joue le rôle de certainement. Il y a bien des gens, c'est : il y a certainement des gens; et dans il chante bien, il est d'approbation et ne signifie pas il chante beaucoup. On ne dit pas il s en faut de bien. — On dit avoir de la haine pour quelqu'un, et on a tort : parce que, de même qu'on ne peut dire avoir de l'amour contre quel- SON TALENT. 293 qu'un, il ne faut pas dire qu'on a de la haine pour quel- qu'un », etc., etc. *i En dépit de ses Carnets, de son Prospectus ou des Notes qui suivent le discours de l'Universalité, il n'est pas ques- tion de l'appeler le philologue ou le grammairien Rivarol*, il faut .laisser ce nom aux savants auteurs de gros livres qu'on ne lit pas. Il est un grand amoureux du Verbe. Pen- dant qu'il préparait son Nouveau Dictionnaire de la Langue française il se comparait à un amant obligé de disséquer sa maîtresse 2 ; s'il ne l'a pas disséquée, il l'a observée de très près, avec des yeux qui aiment et qui en même temps analysent. Il ne lisait rien sans analyser attentivement les belles expressions rencontrées : « Un mot par lui-même n'est rien qu'un assemblage de lettres; mais une expression est tout; c'est d'elle que les mots attendent la vie.... En vain, dit Montesquieu, il s'éleva vers le déclin de l'empire des princes qui repoussèrent les hordes du nord; il fallait bien que ces barbares, adossés aux limites du monde, refoulassent sur l'empire romain. Et ailleurs : Attila, dans sa maison de bois, levant des contributions avec des armées et des soldats avec For de l'empire, faisait ainsi un per- pétuel trafic de la frayeur des Romains. — Certainement adossé et trafic sont des mots comme les autres, qu'on trouve dans tous les dictionnaires : mais adossé aux limites du monde, trafiquer de la frayeur des Romains, sont des expressions grandes comme l'empire, des expressions qu'on trouve dans Bossuet, Pascal, Corneille et Racine, et dont Voltaire est toujours avare dans sa prose » 3 . 1. Carnets. 2. Esprit de Rivarol. Il avait raison de dire à Chênedollé qu'il y avait dans son Dante « des études de style ». 3. Sur les Nouveaux synonymes français de M. l'abbé Roubaud. Les expressions grandioses ne sont pas les seules qui l'intéressent; il est très friand des locutions rares qui discrètement mêlées au style lui donnent un petit goût d'archaïsme (se faire tout à tous, faire planche, Lettre sur la capture de Vabbé Maury; grêler sur le persil, Lettre de M. Villette à M. Riquetà V Enchère, etc.). 294 RIVAROL. A quelque époque de sa vie que nous regardions, nous le verrons toujours aussi empressé à louer une trouvaille de style, à faire Ja guerre aux proses sans nerf et sans relief, toujours aussi curieux de tout ce qui touche au langage. Dans son beau récit d'octobre, à l'instant où il rejette sur la garde nationale de Versailles la responsabilité des premiers coups de fusil tirés, il glisse une petite note sur le genre du mot garde, « masculin en parlant des individus, et féminin en parlant de la troupe ' ». L'heure est mal choisie pour jouer les Vaugelas? A son gré le culte de la langue française n'est jamais hors de saison. Rien n'a plus con- tribué à faire de lui l'irréconciliable ennemi de la Révolu- tion que les cuirs des députés du tiers état et le galimatias de la presse démocratique; il ne pouvait pas ne pas être l'ennemi d'un Dubois de Crancé qui disait à la tribune : Paris et son abanlieue 2 . Mais une belle phrase colorée, pour être de Danton, ne se grave pas moins dans sa mémoire 3 . A ses yeux, « quatre lignes de prose ou quelques vers classent un homme presque sans retour : il n'est pas là de dissimu- lation * »; et il ne discute guère les actes ou les opinions des gens qu'il né discute aussi leur façon d'écrire ou de parler. A la fin de sa vie, en exil, la Gazette lui apportait- elle la nouvelle de nos victoires? Dans une proclamation de Kléber, Desaix, Masséna, Bonaparte, il apercevait et sou- lignait les fautes de français 5 . Un tel amour, un tel souci de la forme chez celui qui en avait si manifestement le don, ne devait pas être sans résultat. Ainsi s'est formé un style que les uns ont com- i. Journal Politique National, 2e série, n° 19. 2. Actes des Apôtres, n° 94. 3. ... « Ces idées envahissantes qui, attelées au char du soleil, comme l'a si bien dit ce fou de Danton, menacent de faire le tour du monde... » {Chateaubriand et son groupe, II). Montlosier raconte dans ses Mémoires qu'il disait de Mirabeau : « C'est un crapaud à qui Dieu donne quelquefois un beau chant ». 4. Lettre sur l'ouvrage de l'Influence des Passions. 5. Vie... de Rivarol, par Sulpice de la Platière, I, p. 74. SON TALENT. 295 paré au diamant taillé à facettes 1 , d'autres à une étoffe lus- trée qui bruit et reluit 2 , que je comparerais pour mon compte à de l'acier damasquiné, mais dont vraiment aucune com- paraison ne saurait exprimer la force et l'éclat, la souplesse et la netteté, qui tantôt s'étale somptueusement en périodes d'un beau rythme oratoire 3 , tantôt se resserre en sentences découpées à l'emporte-pièce, parfois maniéré, brillante à l'excès, surchargé de mots à effet, pailleté d'antithèses et de concetti \ toujours incapable de platitude et de vulga- rité. Lors même qu'il improvise, on sent en lui l'artiste infiniment expérimenté qui connaît à fond la technique de son art, qui a emmagasiné dans sa tête une multitude de motifs et de cadences, sûr de ses effets comme de ses moyens. Malgré sa verve, malgré son éloquence, c'est un art très réfléchi que le sien, un art raisonné et conscient, au point, l'avouerai-je? de nous donner de temps en temps 1. Mot de Chênedollé, Chateaubriand et son groupe, II. 2. Mot de Sainte-Beuve, Causeries du lundi, article sur Rivarol, publié dans le Constitutionnel du 27 octobre 1851. 3. On a pu s'en apercevoir dans les passages que j'ai cités de son Journal Politique National ou du Discours Préliminaire. Mais je voudrais citer encore deux ou trois phrases du Journal à ce point de vue de l'harmonie ou, comme on disait autrefois, du nombre; celle-ci, tout d'abord, que ses contemporains, Bertrand de Molleville, H. de la Porte, ont tant admirée : « Ainsi fut abrogée la dîme, ce tribut patriarcal, le plus antique et le plus vénérable qui existât parmi les hommes; ahisi fut brisé le lien qui attachait les espérances de la terre aux bontés du ciel, l'intérêt du pontife à la prospérité du laboureur, et les cantiques et les prières de tous les âges aux fleurs et aux fruits de toutes les saisons » (2 e série, n° 2); puis celle-ci : « Les Mirabeau épuisèrent donc sur ce problème toutes les ressources du mauvais goût fortifié par la mauvaise foi, et, après bien des séances et des discussions, il fut enfin décrété que Louis XVI, régé- néré par un baptême de sang, confiné au palais des Tuileries comme un sultan au vieux sérail, sans amis, sans vengeance, au milieu de ses assas- sins, porterait le titre de roi des Français : l'Europe indignée le nomma roi des Barbares » (3 e série, n° 8). 4. Les concetti, les pointes sont fréquentes dans ses premiers écrits, dans le discours de V Universalité entre autres; il n'y a jamais renoncé complè- tement. 11 avait de qui tenir sous ce rapport, et puisqu'il' se disait « l'ouvrage » de son père, peut-être semblera-t-il curieux de connaître un sonnet du bonhomme Jean. Le sonnet, au dire de Claude-François, avait paru dans un recueil de prose et de vers qui se publiait en Provence vers le milieu du siècle dernier; il en avait paru beaucoup d'autres du même goût au commencement du xvu e siècle, au temps où la littérature française 296 RIVAROL. l'impression de l'artificiel. Que Rivarol raille ou dogmatise, que sa phrase soit longue ou courte, ici ou là nous le reconnaîtrons à la saveur et à la couleur de son style, à sa maîtrise dans le maniement de l'ironie et dans l'emploi de la métaphore. L'ironie de Rivarol, c'est le léger souffle qui fait éclater la bulle de savon, la goutte d'eau froide sur les faux enthousiasmes; c'est l'imperceptible clignement d'yeux, le hochement de tête du sceptique qui assiste à la comédie humaine sans en être dupe; c'est, au plus beau moment, au moment où l'acteur fait les grands bras et joue le grand jeu, la petite toux sèche entendue près de nous qui semble nous dire : ne vous y prenez pas!... c'est juste ce qu'il faut pour nous mettre en garde contre les mensonges de la réclame et les engouements de la mode, contre les cabotins de la littérature et les charlatans de la politique; c'est l'art de ridiculiser et, si la passion s'en mêle, de tuer un ennemi sans avoir l'air d'y toucher. Mme de Tencin disait que si elle avait à empoisonner quelqu'un, elle choisirait le poison le plus doux 1 .... subissait encore l'influence de l'Italie; ceux de YAstrée diffèrent peu de celui que je cite : Quand le Sauveur souffrait pour tout le genre humain, La mort en l'abordant au fort de son supplice Parut fout interdite, et retira la main, N'osant pas sur son maître exercer son office. Mais le Seigneur, baissant la tête sur son sein, Ordonne à l'implacable et sourde exécutrice De n'avoir nul égard au droit de souverain Et d'achever sans peur son fatal sacrifice. La barbare obéit, et ce coup sans pareil Fit trembler la nature, et pâlir le soleil, Comme si de sa fin le monde eût été proche. Tout frémit, tout s'émeut sur la terre et dans l'air, Excepté le pécheur qui prit un cœur de roche, Quand les rochers semblaient en avoir un de chair. 1. Il serait plus facile de lui reprocher des paradoxes que des naïvetés; SON TALENT. 297 Il discutait, un matin, sur de hautes et graves questions sociales avec M. de B., son secrétaire, une espèce d'inno- cent sur la tête de qui il aiguisait et repassait son esprit avant de sortir. A la fin de la discussion, l'innocent lui dit : « Je suis bien aise, monsieur de Rivarol, que vous vous rapprochiez enfin de mes idées. — Et moi, je suis charmé de voir que vous vous rapprochez enfin de mon genre *. » Rien, en effet, n'est plus dans son genre que le compli- ment qui à la réflexion fait faire la grimace. Railler en ayant l'air de louer, louer afin de railler mieux, la recette en est connue, vieille comme le monde et d'usage courant au salon. Le soir où une élégante se montrerait avec une robe manquée : « comme vous voilà belle! s'exclameraient ses amies; de grâce, dites qui vous habille ». A ce jeu-là, Rivarol est plus féminin qu'une femme, et il s'est fait une spécialité des caresses qui égratignent. Un sot se vante devant lui de savoir quatre langues : « Je vous félicite; vous avez quatre mots contre une idée » 2 . — « Florian pas- sait avec un manuscrit qui sortait à moitié de sa poche; je lui dis : si on ne vous connaissait pas, on vous volerait 3 . » Et cela est charmant, parce qu'il peut y avoir, pour celui à qui il s'adresse, une minute d'indécision. Je crois bien que Florian, qui n'était pas aussi candide que nous nous le figurons et qui, Vil est le père d'Estelle, est aussi l'auteur encore ai-je aperçu dans l'œuvre de ce railleur quelques phrases qui. m'inquiètent : « Cependant, il faut que je l'avoue, assis au même ban- quet, l'homme et les animaux, irrités par les besoins, égarés par leurs pas- sions, se dévorent les uns les autres, convives et victimes à la fois » (Discours Préliminaire, p. 104); « Leur jugement (celui des animaux) ne porte que sur le côté sensible, et pour ainsi dire matériel, des objets qu'on leur présente. On peut d'abord s'en convaincre en offrant à un chien, très- intelligent d'ailleurs, le choix d'un pain ou d'un écu. Il y a plus : le chien que son maître, par des châtiments et des caresses, aura dressé à porter de l'argent chez le boucher et à rapporter de la viande, ne fera jamais la commission pour lui-même, quelque argent qu'il trouve dans la rue » (id., p. 119). 11 n'est pas à son affaire lorsqu'il parle des bêtes; il en va autrement dès qu'il parle des sots. 1. Esprit de Rivarol. 2. Carnets. 3. Id. 298 RIVAROL. y* des Mémoires d'un jeune Espagnol, s'est gardé de dire merci. Mais je parierais que le monsieur aux « quatre langues » s'est rengorgé et n'a compris... que lorsqu'il était trop tard pour répondre! Que de fois chaque soir, que de fois pendant vingt. ans la scène a dû se reproduire! Des mots à double face, il y en a dans presque tous ses ouvrages, et plusieurs de ses ouvrages en sont entièrement tissus. Le plus typique de ceux-là demeure le Petit Alma- nach où il a feint d'ériger en grands hommes tous les nains du Parnasse, sachant bien qu'un nain mis sur un haut pié- destal en paraîtrait encore plus petit. Feinte odieuse et digne de Gacon, au dire de messieurs les nains ! ; feinte que Rivarol seul pouvait si longtemps soutenir avec tant de bonheur. Quelle variété dans les tours et quel amusant travail dans ce style qui joue sur les mots, qui s'amuse à pervertir les plus inoffensives locutions, dont les traîtrises sont si gaies, et qui fait si bien entendre le contraire de ce qu'il dit 2 ! M'en voudra-t-on d'en donner quelques échantillons de plus? Alix (M.), jeune avocat, dont une foule de pièces fugitives, répandues dans tous les journaux, n'ont encore pu mettre au jour tout le mérite. IS'ous avons longtemps cherché la cause de l'obscurité dont il jouit, et à force de soins nous avons enfin trouvé un poème en quatre chants, sur les quatre âges de l'homme, qui nous a paru la pièce coupable par les beautés dont il étincelle et qui auront à jamais irrité l'envie contre l'auteur. L'envie qui parle et qui crie est toujours maladroite; c'est l'envie qui se tait qu'on doit craindre. Or jamais poème ne l'éprouva mieux que celui-ci. Il s'est fait comme un concert de muets dans toute la littérature à l'apparition de ce poème. Un tel silence est souvent de bon augure; mais il ne faut pas qu'il se soutienne.... i. Voir l'Avis des éditeurs, en tète de la Confession du comte Grifolin. Cubières y croit jouer un bon tour à Rivarol en comparant au Petit Alma- nach Y Apologie de la Motte, de Gacon : « l'ironie est partout répandue,..., l'ironie l'ait le mérite de l'un et de l'autre », et donc Rivarol n'est qu'un autre Gacon. Le tort de Cubières a été de citer une page de Y Apologie de la Motte-, nous ne pouvions trouver une meilleure réponse à lui faire. 2. « 11 disait à un de ses amis, presque aussi malin que lui : pour peu que cela dure, avec nous il n'y aura plus un mot innocent dans la langue » {Esprit de Rivarol). SON TALENT. 299 Anceny (M. d').... Il existe de cet auteur une tirade de vers qu'il adresse à un de ses amis pour le punir d'avoir fui le mariage. On ne saurait faire un plus digne usage de la poésie que de la diriger contre les célibataires. Berquin (M.), après avoir été le poète des nourrices, a voulu devenir le philosophe de l'enfance, et s'est intitulé : l'Ami des Enfants. L'Alle- magne lui a fourni cet ouvrage périodique dont il nous a fait présent. Cette traduction lui a valu toute notre reconnaissance ; mais elle nous a coûté un poème épique dont M. Berquin était fort capable, et c'est trop cher. Bonnier de Layens (M.). Le nom seul de M. Bonnier de Layens entraine avec lui les idées les plus séduisantes : il rappelle les noms de Chaulieu, de Gresset, de Voltaire, dans la fugitive. Il nous faudrait le pinceau de l'Albane pour tracer une esquisse digne de cet aimable chantre; mais ne l'ayant pas, nous renvoyons aux recueils du temps, où nos lecteurs pourront rencontrer l'épitaphe d'un chien et deux quatrains qui justifient bien notre silence. Casimir-Varon (M.), écrivain paresseux, mais plein de grâces : c'est le seul qui ait su mettre du sentiment dans les énigmes et les acros- tiches, genre toujours un peu sec : ce qui occupe trop l'esprit laisse le cœur tranquille. Cosle (M.). Ses vers de trois syllabes, admirables d'ailleurs, sont un peu trop épiques. Croisettière (M.), de l'Académie de la Rochelle. Ses vers à sa femme sont un vrai modèle : tout y est. Gaudin (M.), se voyant de l'Académie de Lyon, n'a pas cru déroger à son état d'académicien en faisant une belle épître en vers à un enfant de sept ans, ni trop présumer des forces de l'enfant en la fai- sant fort longue. Quant à nous, il nous a paru qu'on ne pouvait pousser plus loin une petite fille et une grande épître. Guidi (M.), auteur d'un poème sur Vâme des bêtes. Cet ouvrage, plein d'âme, vivra éternellement. Raté (M.). Chansons, chansons : tel est l'aimable cri de M. Raté. On le trouve, on le chante partout : il n'est point de Journal, de Recueil et d'Almanach, où la gloire ne vienne écrire elle-même ce nom-là. Sa manière est tellement à lui, qu'on nomme ses couplets les Ratés, comme on appelle les Augustins tous les petits contes de M. Auguste de Piis. J'ai montré, en parlant de ses idées littéraires, qu'il y avait dans le Petit Almanach mieux que de l'esprit de mots. Mais qui ne voit combien la facture elle-même en est spi- rituelle, et ce que la rouerie de la phrase ajoute à notre maligne jouissance? On croirait entendre un vieil huma- 300 R1VAROL. niste de province, président de quelqu'une de ces Acadé- mies qui, comme disaient les Apôtres, ne sont pas fran- çaises ', lisant en séance solennelle son rapport sur les concours de poésie, s'appliquant à donner à sa louange un parfum de bonnes lettres, à en varier agréablement la déli- cate expression, et rencontrant à tout coup le mot qui fait calembour ou désastreuse équivoque. Il semble à ceux qui ouvrent le Petit Almanach et qui sentent la malice enve- loppée sous l'éloge, qu'ils deviennent complices d'une mystification, muets compères de Rivarol, et qu'un autre à leur place n'aurait pas compris. Peu d'illusions sont plus douces que celles-là; et qui sait si c'en est bien une? Son intention n'est pas toujours aussi visible que dans Y Alma- nach. De ses moqueries, de même que de ses maximes, le sens est souvent assez fin pour échapper à des yeux qui ne seraient pas très attentifs. Peut-être trouvera-t-on qu'il y a trop d'amphibologies savamment calculées dans le Petit Almanach, je ne sais quoi de mécanique dans certaines tournures : « On aime- rait mieux que M. Gérard n'eût jamais commencé que de le voir finir ». MM. Beaufleury et Boissel « ont si bien mis la gloire en commun qu'ils aimeraient mieux ne jamais sortir de l'oubli où ils sont encore tous les deux, que d'être séparés par la réputation »; M. Cailleau a publié « une Réponse d'Abailard à Héloïse qui, selon la louable inten- tion du poète, aurait sans doute délivré cette femme célèbre du fol amour qui la possédait »; M. Levasseur « fait la musique de tous ses opéras, ce que personne peut- être n'aurait l'ait »; le poème de l'abbé de Saint-Iiulet, sur Y Héroïsme dans V Adversité, « nous a domptés, nous a familiarisés avec le malheur, et il n'y a rien que nous ne puissions soutenir après son beau poème », etc. Le pro- cédé apparaît, et quoiqu'il n'en soit pas plus aisé à attraper, 1. Actes des Apôtres, n° 8. SON TALENT. 301 l'effet en pourrait à la longue être un peu agaçant. Du Rivarol, cela ne doit pas s'avaler tout d'un trait 1 ; cela se déguste à petits coups, le soir, dans un bon fauteuil, les pieds au feu, et cela ne fait point rire aux éclats. Seu- lement, quand on referme le volume, on a un pli narquois au coin des lèvres, l'air de quelqu'un qui prépare une malice; non, c'est qu'on rumine les siennes. Je les préfère, quant à moi, dans les Lettres à Necker, dans le Journal Politique National, où elles ne se succè- dent pas ainsi sans trêve et sans relâche, où elles se glis- sent traîtreusement au milieu d'une dissertation des plus sérieuses ou d'une narration 2 . Là, elles ont tout leur prix. Se moque-t-il? Ne se moque-t-il pas? Jusqu'à quel point se moque-t-il? Quelle est sa pensée de derrière la tête? Nous sommes intrigués, tenus en éveil, et au demeurant très amusés. Il y a de quoi l'être. D'un mot négligemment jeté, il marque le point faible des doctrines et des carac- tères; il oppose la capacité des uns à leur ambition, les actes des autres à leurs discours, les effets aux promesses, la réalité au rêve.... N'est-ce pas un pur joyau que cette Lettre sur la capture de l'abbé Maury z qu'il a un jour offerte aux souscripteurs 1. Il avait soin d'écrire en tête de YAlmanach (Avis sur cette nouvelle édition) : « N. B. On n'a jamais lu un dictionnaire de suite.... Ainsi les per- sonnes qui voudront parcourir cette galerie tout d'une haleine en seront bientôt punies. » 2. Après avoir rendu compte des premiers travaux de l'Assemblée, de la séance tenue au Jeu de Paume, il dit : « Le lendemain, l'Assemblée se forma dans une église, et c'est là qu'elle fut tout à coup augmentée de la majo- rité du clergé.... L'éclat d'une union si désirée, rehaussé d'un peu de per- sécution et joint à la sainteté du lieu, formait, dit-on, un spectacle tou- chant. On se parla au nom de la patrie, on se félicita avec transport et on se promit mutuellement l'immortalité » (l' e série, n° 3). Dans le récit d'octobre : « On fut enfin averti de l'arrivée du marquis de La Fayette entre onze heures et minuit. M. Mounier pria un député d'aller à sa ren- contre, afin de lui faire connaître l'acceptation pure et simple du roi, et d'en instruire l'armée. Cet honnête président offrait cette acceptation à tout venant et en attendait toujours les meilleurs effets » (2 e série, n° 20). 3. La Lettre sur la capture... porte la date du 28 juillet 1789; il se peut qu'elle n'ait paru que quelques jours ou quelques semaines plus tard; 302 R1VAROL. de son Journal, et qui mériterait d'être reliée entre la Con- versation du Maréchal d'Hocquincourt et du P. Canaye, et les Lettres de Paul-Louis au rédacteur du Censeur^. Gomme il traversait Péronne, il y a trouvé le fougueux abbé prison- nier des gardes nationaux qui avaient cru sauver la patrie en s'opposant à la fuite d'un aristocrate. Il écrit à une dame de ses amies — ne s'appellerait- elle pas marquise de Coigny? — pour lui narrer l'aventure. Il lui peint la Picardie en émoi; il lui trace le tableau de la petite ville empressée à se modeler sur la capitale, Péronne parodiant le Paris de 1789 comme les salons du Marais parodiaient autrefois l'Hôtel de Rambouillet : c'est une comédie des Sans-culotte Ridicules. Péronne a des assemblées et un comité permanent; Péronne aune milice, et un comman- dant de la milice qui, si la chose se passait à Tarascon, aurait nom Bravida : « Le La Fayette des Picards est un ancien sergent, boiteux et borgne, qui s'était déjà signalé dans deux ou trois émeutes populaires où il avait perdu l'œil qui lui manque. Il nous a raconté avec beaucoup de com- plaisance toutes les peines qu'il avait prises pour enrégi- menter cent vingt Picards et leur procurer des cocardes et un fusil. » Que font tous ces braves? Ils attendent les brigands, les brigands dont tous les journaux de Paris annoncent sans cesse la venue, dont le fantôme a suffi pour mettre toute la France en armes, et que d'ailleurs personne n'a jusqu'ici rencontrés. Rivaroi va d'un groupe à l'autre, cause avec un « gros chanoine en cocarde » qui est l'abbé Fauchet de l'endroit, avec le maire qui « n'est pas des trois académies, comme M. Bailly », mais qui a été « nommé par acclamation ainsi que lui », et qui est « mar- guillier émérite et maître d'école ». Puisqu'à Péronne tout se fait à l'instar de Paris, pourquoi, demande-t-il ingénu- dans les diverses éditions du Journal elle forme d'ordinaire le vingt-qua- trième numéro, mais non numéroté, de la l' e série. Elle fut ensuite publiée en une mince plaquette dont il existe un exemplaire à l'hôtel Carnavalet. Bertrand de Molleville l'a réimprimée dans son Histoire de la Révolution. SON TALENT. 303 ment à ceux qui entourent Maury, l'abbé « épave », pour- quoi la nation ne massacre-t-elle pas ses prisonniers à Péronne de même qu'à Paris? pourquoi « les Péronnels et les Péronnelles » se privent-ils « de ces exécutions qui font d'abord tant de plaisir et ensuite tant d'honneur aux Parisiens? » — « Messieurs! Messieurs! a repris grave- ment le maire de la ville, Paris a droit d'exécution sur tout le royaume; mais nous ne tuons jamais que des Picards, car nous ne sommes pas précisément la nation, comme les Parisiens. M. l'abbé Maury est un transfuge des États généraux. Ceci est délicat; nous attendons les ordres de l'Assemblée nationale : elle nous tirera d'em- barras. » Hélas! L'Assemblée ordonne de rendre la liberté au captif, et toute la ville de Péronne en reste cruellement mortifiée : « on avait fait des frais, on s'était équipé pour le conduire à Paris, on s'était flatté de donner une grande preuve de zèle à l'Hôtel de Ville, et d'effacer peut-être le souvenir du supplice de MM. Foulon et Berthier en faisant un peu brûler M. l'abbé Maury. Il fallait renoncer à de si douces espérances et relâcher sa proie. » Sur quoi, le con- teur prend galamment congé de madame, avec le regret de n'avoir pas tous les jours « des àbbés Maury à lui conter ». Il a eu de superbes cris d'indignation, des anathèmes où la ligne de prose vibre comme un ïambe. L'invective est d'un beau jet à la fin du Discours Préliminaire où il appelle la réprobation des siècles futurs sur les hommes de la Terreur; l'invective est d'une extrême virulence dans cer- tains passages de ce même Journal qu'il pourrait y avoir intérêt à opposer à tel ou tel morceau des Châtiments. « Etait-ce donc à toi à commencer une insurrection, ville insensée! s'écriait-il après le meurtre de Foulon '. Ton Palais-Royal t'a poussée vers un précipice d'où ton Hôtel 1. Pourtant il aimait bien Paris et il l'avait chanté avant les années sanglantes (voir le discours de V Universalité, p. 16). 304 RIVAROL. de Ville ne te tirera pas; l'herbe croîtra un jour dans tes sales rues. Pour te perdre, il n'est pas besoin de te prendre : il n'y a qu'à te quitter. C'est aux provinces à t'assiéger de loin; que, par un blocus aussi heureux pour elles que funeste pour toi, elles cessent de t'envoyer leurs denrées que tu consommes, leur argent que tu dissipes, leurs enfants que tu corromps; qu'elles cessent un jour, et tu n'es plus M » Il excelle à finir ces grands couplets sur un trait court, à la La Bruyère. Mais l'énergie du trait, la vigueur toute latine de l'hyperbole me cachent mal le rhé- teur : « Je vais passer à des hommes qui bravent le pou- voir de la parole par la puissance de leurs crimes. Ah! si le Ciel eût voulu qu'à côté des grands criminels il s'élevât toujours un grand écrivain, vous ne braveriez point les châtiments de l'histoire, Sieyès, Barnave, Target, La Clos, Sillery, Mirabeau, et vous tous, conseillers, directeurs et satellites d'un prince coupable! Comme vos devanciers, les Narcisse, les Tigellin, vous trembleriez sous les verges d'un Tacite » 2 .... Il est là moins près de Tacite que de Juvénal. Dès que le sarcasme se mêle à ses injures, elles valent mieux. Il y aurait à citer plus d'une phrase comme celle-ci dont la chute est si bien préparée et révèle le maître écri- vain : « Le marquis de la Fayette promit d'être un héros; M. Bailly promit d'être un sage; l'abbé Sieyès dit qu'il serait un Lycurgue ou un Platon, au choix de l'Assemblée; M. Chassebœuf parla d'Erostrate 3 ; les Barnave, les Pétion, les Buzot et les Target engagèrent leurs poumons; les Bussi de Lameth, les Guépard deToulongeon et les Bureau 1. Journal Politique National, l re série, n° 11. Serait-ce là cette « savante dissertation sur les moyens d'affamer Paris » que La Harpe dénonçait patriotiquement dans une lettre au Mercure, du 19 décembre 1789, dont j'ai déjà fait mention? Monsieur de La Harpe, vous n'y voyez plus clair, prenez garde; votre bonnet rouge vous tombe sur les yeux. 2. Id., 2 e série. Le « prince coupable » est le duc d'Orléans. 3. Il accusait Chassebœuf de Volney d'avoir excité les fureurs des paysans de l'Anjou et provoqué l'incendie des châteaux. Volney n'a pas besoin que je le justifie. SON TALENT. 305 de Puzy dirent qu'ils feraient nombre; on ne manquait pas de tartuffes; le Palais-Royal promit des malfaiteurs, et on compta de tous côtés sur M. de Mirabeau »'. En somme, quoiqu'il ne déteste pas les coups droits, — il y en a de terribles dans ces Provinciales dont le souvenir le hante, — la raillerie déguisée sous un air d'indifférence ou de gravité, de respect ou d'admiration, mais enfin déguisée, lui est plus habituelle. Si habituelle que quand il appelle un chat un chat, l'effet a je ne sais quoi d'imprévu qui nous amuse et l'amuse lui-même : « Dans la même séance, un imbécile, nommé Régnaud, de Saint-Jean d'An- gély (et je dis que ce M. Régnaud est un imbécile, de peur qu'on ne m'accuse de faire des épigrammes)... » 2 . Il en a fait sans cesse, et ses colères ont pris le même tour que sa gaîté. Quel ton pouvait mieux convenir à celui qui a tou- jours préféré le rôle oe critique au rôle d'acteur et qui s'in- téresse à tout sans se dévouer à rien? C'est lui, n'en dou- tons pas,* qui a donné à Peltier et à son groupe la note sur laquelle ils chansonnaient les décrets de l'Assemblée : c'est lui qui leur a enseigné à insulter la Révolution en affec- tant d'en glorifier les idées et les hommes, en se disant les « apôtres » de la Révolution. Les écoliers avaient la main lourde, et leur imitation est gauche. On n'imite pas le sou- rire de Rivarol; et dès qu'il ne sourit plus, Rivarol n'est plus tout à fait lui. La presque constante solennité du Dis- cours Préliminaire nous déroute, et nous avons hâte de revenir à ses autres œuvres, où sa raison, son bon sens, son bon goût et aussi sa passion politique sont assaisonnés d'ironie. Dirai-je que cette ironie, si concentrée et si délec- table, à la fois si caustique et si enjouée, plus jaillissante et pourtant aussi littéraire que celle de Paul-Louis, a un 1. Journal Politique National,^ série, n° 6. — Voir à la fin du n° 17 de la 2 e série une autre phrase qui s'achève de semblable façon sur le nom de Mirabeau; et de même au n° 1 des Actes des Apôtres. 2. Ici., 3 e série, n° 6. 20 306 RIVAROL. rien de perfidie de plus que celle de Paul-Louis et de tous nos autres princes du pamphlet? Dirai-je que sa science de l'antiphrase et de l'équivoque, des sous-entendus et des insinuations dépasse un peu la limite où s'arrête le génie français et nous rappelle que Rivarol est issu des Rivaroli? Ce qui est bien, en tout cas, d'un homme du Midi, et presque d'un Oriental f , c'est son goût du langage imagé. Du langage imagé plus que du pittoresque. Nous avons vu, dans son récit d'octobre, qu'il sait noter une attitude, un costume, peindre une scène de la réalité. Soit qu'il y évoque à nos yeux le geste tragique de l'émeute qui passe, la cohue bizarre où le petit manteau noir des députés du tiers s'agite et bat de l'aile parmi les blouses et les uni- formes bleus, derrière la grille l'escadron des gardes du corps impassible et correct comme à la parade, à l'intérieur du château l'affolement des courtisans autour de celle qui semble devenir reine en perdant sa couronne ; soit qu'il répande sur cette agonie de la royauté la grise et triste lumière d'une journée d'automne : il fait de la belle et grande peinture. Ceci est rare, même dans son Journal 2 . Il n'y pré- 1. Barbey d'Aurevilly l'appelait « un asiatique » au sens où les Latins prenaient ce mot (article du Constitutionnel, 19 août 1880). Mais quel nom donnerons-nous à Barbey d'Aurevilly qui, dans cet article, après lecture du Journal de Rivarol, s'écrie : « Je viens de lire ces pages concentrées.... Et je n'ai rien vu de plus beau, je l'avoue, que cette martingale du bon sens politique mise à l'hypogrifîe de l'imagination....» 2. Il y aurait néanmoins à citer les pages où il a décrit l'aspect de Paris à la veille de la prise de la Bastille (l re série, n° 1) et les pages saisis- santes où il a raconté le départ de Louis XVI pour Paris et sa réception à l'Hôtel de Ville le 17 juillet 1789 (l re série, n oS 8 et 9). Là se trouve un mot qui fit une vive impression sur les premiers lecteurs de son Journal : « M. de Lally-Tollendal, député dont nous avons déjà parlé, harangua aussi Sa Majesté; mais ses apostrophes étaient pour les assistants. Le voilà, criait-il, le voilà ce roi! et il continua sur- ce ton une longue et pathé- tique paraphrase de VEcce homol Car les mêmes circonstances amènent les mêmes expressions » (voir V Histoire de la Révolution, t. II, de Ber- trand de Molleville qui proteste contre cette assimilation trop ingénieuse). SON TALENT. 307 sente pas l'histoire de la Révolution, comme faisait Cham- fort, en une succession de tableaux ; il laisse à d'autres le soin de décrire les événements : son affaire à lui est d'en analyser les causes et les conséquences. La substance de ses œuvres est philosophique. Il vit avec Pidée. Mais il se fait une loi de prêter un corps et un visage à l'idée la plus abstraite : « Quand on a des observations subtiles à faire, on ne saurait employer trop d'images. Il serait aisé de prouver que le style figuré est toujours le plus clair et le plus précis : ôtez l'imagination, l'esprit humain ne vole plus, il se traîne à pas lents sur les objets, et ternit tout ce qu'il touche » '. « L'esprit le plus sec ne parle pas longtemps sans métaphores; et s'il paraît s'en garantir à dessein, c'est que les images qu'il emprunte, étant vieilles et usées, ne frappent ni lui ni ses lecteurs. On peut dire que Locke et Gondillac, l'un plus occupé à combattre des erreurs et l'autre à établir des vérités, manquaient égale- ment tous deux du secret de l'expression, de cet heureux pouvoir des mots qui sillonne si profondément l'attention des hommes en ébranlant leur imagination. Leur saura- t-on gré de cette impuissance? Dira-t-on qu'ils ont craint de se faire lire avec trop de charme, ou que le style sans figures leur a paru plus convenable à la sévérité de la métaphysique? Je pourrais d'abord prouver qu'il n'existe pas de style proprement direct et sans figures; que Locke et Gondillac étaient figurés malgré eux ou à leur insu; qu'enfin ils ont souvent cherché la métaphore et les com- paraisons, et on verrait avec quel succès; mais ce n'est pas 1. Sur les Nouveaux synonymes français de M. l'abbé Roubaud. Il cite dans cet article une belle phrase « d'un ouvrage qui va paraître ». Je crois que l'ouvrage en question n'a jamais paru, et que la phrase est sim- plement extraite de l'un de ses Carnets. Chènedollé n'hésite pas à la lui attribuer dans VEsprit de Rivarol. Elle a bien l'air, en effet, d'être de lui: * Les idées font le tour du monde; elles roulent de siècle en siècle, de langue en langue, jusqu'à ce qu'elles s'enveloppent d'une image sublime, d'une expression vivante et lumineuse qui ne les quitte plus; et c'est ainsi qu'elles entrent dans le patrimoine du genre humain ». 308 RIVAROL. ici mon objet. Notre grand modèle, la nature est-elle donc sans images, le printemps sans fleurs, et les fleurs et les fruits sans couleurs? Aristote a rendu à l'imagination un témoignage éclatant, d'autant plus désintéressé qu'il en était lui-même dénué, et que Platon, son rival, en était richement pourvu. Les belles images ne blessent que l'envie l . » Il est allé plus loin, jusqu'à ébaucher la fameuse théorie des Correspondances que les décadents ont de nos jours poussée à l'absurde. 11 dit dans une note de son Dante : « On trouve encore dans le Dante une expression très hardie, et qui se présente sous plusieurs formes. C'est le soleil qui se tait, un lieu muet de lumière, une clarté enrouée; tout cela revient au silentia lunœ, au clarescunt sonitus de Virgile. Cet artifice de style n'est autre chose qu'un heureux échange de mots que nos sens font entre eux : l'œil juge du son, en disant un son brillant; le gosier, de la lumière, en disant une clarté enrouée. Racine a dit aussi : je verrai les chemins parfumés : et c'est la vue qui empiète sur l'odorat. L'aveugle-né qui entendant une trom- pette disait : cest du rouge, voyait par l'oreille et parlait en poète; le son était éclatant pour lui, comme le rouge l'est pour nous 2 . » N'est-ce pas le sonnet de Baudelaire : La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles : L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, 1. Discours Préliminaire, p. 143-144; et aussi p. 11. Voir également le dis- cours de V Universalité, p. 38 et 39, l'article VI du Prospectus d'un Nouveau Dictionnaire, sa conversation avec Chênedollé (Chateaubriand et son groupe, II) et le thème qu'il y développe : « Le poète n'est qu'un sauvage très- ingénieux et très-animé chez lequel toutes les idées se présentent en images. » 2. Traduction de V Enfer, chant V, note 9. En vertu de la même « cor- respondance », M. Verlaine, par exemple, dit de telle marche de Wagner qu'elle est « or et fer ». SON TALENT- 309 Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, etc. Laissons là le théoricien, et voyons Rivarol à l'œuvre. Il ne s'est fait une loi de traduire sa pensée en image que parce que ce lui est un besoin. Écoutons-le causer : une machine aperçue en Angleterre, dans quelque manufacture, est « une espèce de géant qui avec cent bras n'a qu'un estomac » *; voici des parvenus, hier laquais, aujourd'hui millionnaires : « ils ont sauté du derrière de la voiture en dedans, en évitant la roue 2 » ; le chevalier de P. est d'une malpropreté remarquable : « il ferait tache dans la boue 3 » ; Palissot, tour à tour transfuge de la religion et de la phi- losophie, « ressemble à ce lièvre qui, s'étant mis à courir entre deux armées prêles à combattre, excita tout à coup un rire universel * ». — « Les journalistes qui écrivent pesamment sur les poésies légères de Voltaire sont comme les commis de nos douanes qui impriment leurs plombs sur les gazes légères de l'Italie 5 ». — Quand il fut présenté à Voltaire, ils eurent une conversation sur les mathématiques et principalement sur l'algèbre : « Eh bien! disait Vol- taire, qu'est-ce que c'est que cette algèbre où l'on marche toujours un bandeau sur les yeux? — [Il en est, répon- dit-il, des opérations de l'algèbre comme du travail de vos dentelières qui, en promenant leurs fils au travers d'un labyrinthe d'épingles, arrivent, sans le savoir, à former un magnifique tissu 6 . » Puis, ouvrons ses livres. Fait-il de la critique, dans la 1. Esprit de Rivarol. 2. Id. 3. Id. 4. Id. 5. Id. Claude-François a mis sa phrase en vers clans une Épitre qu'il lui adressait en 1798 ou 1799. 6. Id. 310 RIVAROL. préface de sa Traduction de Dante? « On se demande com- ment un homme a pu trouver dans son imagination tant de supplices différents qu'il semble avoir épuisé les res- sources de la vengeance divine; comment il a pu, dans une langue naissante, les peindre avec des couleurs si chaudes et si vraies, et dans une carrière de trente-quatre chants, se tenir sans cesse la tête courbée dans les Enfers '. » — S'oc- cupe-t-il de politique dans son Journal? « Le système des petites fortunes a prévalu, et on a vu disparaître, depuis M. Necker surtout, ces fortunes colossales, toutes d'osten- tation, qui étaient si odieuses au petit peuple et si utiles au gouvernement. La grosse finance française a fait place à la nation des capitalistes et des agioteurs suisses et genevois : ce qui a produit cette foule de fortunes cachées et fugitives qui n'ont pas la vanité de se montrer, que le peuple ne voit pas, et dont le gouvernement ne peut rien tirer. Quelques poules autre fois mangeaient nos grains; mais du moins nous mangions les poules quand elles s'étaient bien engraissées : aujourd'hui nos grains sont emportés et mangés par des fourmis*. » — « Que peuvent donner des riches opprimés à des pauvres révoltés? On a renversé les fontaines publiques sous prétexte qu'elles accaparaient les eaux, et les eaux se sont perdues 3 . » — « Peut-être aussi que ces deux courtisans (duc d'Ayen et prince de Poix), habiles déserteurs du châ- teau de Versailles, n'ont suivi, en s'éloignant du trône, que V instinct toujours sûr de ces animaux qui présagent la chute des maisons qu'ils abandonnent *. » — « Vous vous croyez redoutables, parce que vous avez attelé une populace furieuse à votre char; mais il faut être ivre comme le premier 1. Préface, p. XXIII. Son style de critique fait par instants penser à Jou- bert; tel mot de celui-ci : « Bernardin écrit au clair de lune, Chateau- briand au soleil », pourrait être de Rivarol. Mais en général le style de Rivarol jette des feux que ne jette pas celui de Joubert. 2. Journal Politique National, 2 e série, n° 1, note. 3. ld., 2 e série, n° 1. 4. Id., 3 e série, n° 7. SON TALENT. 311 vainqueur des Indes pour se faire traîner par des tigres */ » Nous devons à Rivarol un traité de philosophie illustré : il a trouvé, dans le Discours Préliminaire, le moyen non seulement d'éclairer l'obscur, mais d'enluminer l'immaté- riel. « Pourquoi, lorsqu'on est plein d'une idée ou d'un rêve, si on est distrait brusquement ou si on se retourne dans son lit, en perd-on le souvenir et souvent pour tou- jours? Les mouvements opposés des fibres ne seraient-ils pas comme ceux des vagues qui se rencontrent, se brisent et s'effacent 2 ? » — « Ce moi, cet état d'énergie qui constitue la veille, nous épuise comme toute autre érection; et le sommeil, qui en est la suite, vient périodiquement abaisser, assoupir peu à peu les fibres une à une, et nous conduit à l'affaissement total dont l'effet est de nous faire perdre connaissance. L'imagination, avec ses rêves, a beau res- susciter le jeu des fibres dans la tête; elle a beau ral- lumer les illuminations qu'a éteintes le sommeil, les courses vagabondes des esprits animaux qu'elle agite ne produisent pas la conscience du moi; car s'ils la produisaient, il y aurait aussitôt réveil 3 . » — La pensée est une suite de mou- vements, les uns dont elle garde les vestiges et qui repré- sentent pour nous le passé, les autres qu'elle se figure et qui représentent pour nous l'avenir : « c'est entre ces deux sommes de mouvements que, changeant et fixe, l'homme habite et voyage jusqu'à la mort; semblable au tisserand qui ourdit sa toile, et qui, situé entre l'ouvrage fait et Vou- 1. Journal Politique National, 3 e série, n° 5. 2. Discours Préliminaire, p. 145. Là se trouve le petit dialogue qu'ad- mirait Sainte-Beuve : « La différence des passions aux idées est assez frap- pante dans le fragment d'un dialogue que je vais citer. On dit à Voltaire dans les Champs-Elysées : Vous vouliez donc que les hommes fussent égaux ! — Oui. — Mais savez-vous qu'il a fallu pour cela une révolution effroyable? — N'importe. — On parle à ses idées. Mais savez-vous que le fils de Fréron est proconsul et qu'il dévaste les provinces? — Ah! Dieux! — On parle à ses passions. » — Grâce à ces lumina orationis on y voit toujours clair dans ses raisonnements; mais il ne lui suffit pas qu'on y voie clair; il veut nous présenter « des couleurs et des formes ». 3. Id., p. 146. 812 RIVAROL. vrage à faire, ne dispose à chaque instant que du fil qui lui échappe : le passé est pour lui un tableau fixe, l'avenir une crainte ou une espérance, le présent un éclair » *. — Le temps est pour l'homme une idée mixte de son moi qui est fixe et de ses idées qui se succèdent et se partagent devant lui en idées qu'il a et en idées qu'il a eues : « Rivage de Vesprit, tout passe devant lui, et nous croyons que cest lui qui passe 2 ». — Luttez pour l'existence et mangez- vous les uns les autres, nous dit la Nature : « Sur V arbre qui bour- geonne, elle a fait éclore V insecte qui doit dévorer la fleur, et V oiseau qui doit dévorer V insecte 3 ». Il suffit qu'il ait eu de ces coups de pinceau pour que nous ne le confondions pas avec les autres écrivains de son temps; et il y aurait beaucoup d'autres citations éga- lement belles à produire \ Mais encore faut-il qu'on les choisisse. Sinon, nous nous apercevrions bien vite que pour une expression réellement imagée il en rencontre deux qui miroitent sans faire vision. Deux fois sur trois elles ont le défaut d'être trop spirituelles : ce ne sont pas ses sens qui les lui suggèrent, c'est son cerveau qui les fabrique; on y sent le travail de la réflexion quand on y voudrait trouver une sensation jetée toute vive sur le papier s . « Amoureux ou ambitieux, l'orgueil est également mala- 1. Discours Préliminaire, p. 52. 2. Id., p. 57. Dans ses Carnets : •< La plus grande illusion de l'homme est de croire que le temps passe. Le temps est le rivage; nous passons, et il a l'air de marcher ». Voilà l'esquisse de la belle phrase. 3. ld., p. 405. 4. Voir Discours Préliminaire, p. 139, 140, 1G8, etc. 5. Voir les notes de son Dante où il explique et raisonne ses hardiesses de langage. Il disait devant Dampmartin {Sotice citée) :«. Toute langue marche sans cesse, et ses changements entraînent ceux du goût. Le style des grands écrivains du siècle de Louis XIV est devenu depuis longtemps trop parfait. BufTon et Rousseau ont par d'heureux changements captivé des suffrages unanimes; mais on voit à regret s'éclipser chaque jour quel- ques rayons de la gloire de ces grands prosateurs. D'après cette observa- tion, je me suis proposé de devancer mes contemporains, et de me trans- porter à un demi-siècle. » C'est bien le tort de ses audaces d'être un peu trop des audaces voulues. J'y cherche je ne sais quoi de spontané que je n'y trouve pas toujours. SON TALENT. 313 t ^ 99 338 APPENDICE. §4. Trois lettres de Rivarol à sa famille. [1797 ; à son père.] A Monsieur J. Rivarol, à Bagnols, près le Pont Saint-Esprit. 12 may, à Hambourg. « Mon frère m'a fait parvenir enfin de votre écriture. Vous auriez eu de mes nouvelles peu de temps après la mort de Robespierre, si je n'avais eu affaire à des agents infidèles qui ont retenu l'argent que j'envoyais à mon fils et disposé à leur gré du paquet de lettres que j'envoyais à mon frère. Un honnête négociant de Londres me rendit enfin le service de faire compter à Paris l'argent nécessaire au voyage de cet enfant; car vous sentez combien il était dur pour moi de voir ce petit malheureux, dans les rues de Paris, manquer à la fois de pain et d'instruction ; et mon frère me l'amena l'année dernière. Vous savez qu'il l a passé ici six mois, et j'aurais bien voulu qu'il y demeurât plus longtemps, il m'aurait aidé dans mon grand travail sur la langue, et nous serions rentrés ensemble; mais Paris l'attirait, et il n'a pu résister. Me voilà donc avec mon fils à Hambourg; ma sœur qui demeure à la campagne à une demi-lieue de... 2 . « Mon frère doit vous avoir dit que je quittai Paris le 10 juin 92 fort à propos; car on vint, sept jours après, soit pour me massacrer dans ma maison, soit pour me mener à l'échafaud. Les brigands dirent en entrant chez moi : « où est-il, ce grand homme? nous venons le raccourcir ». C'est un des caractères de la révolution que ce mélange de plaisanterie et de férocité. J'ai, depuis, essuyé bien des petits revers, et, entre autres ,deux naufrages. A quinze pieds dans l'Océan, ma présence d'esprit ne m'a point abandonné et m'a sauvé. Je vous conterai tout cela, car je n'ai point perdu l'espoir de vous voir encore. « J'étais à Bruxelles, en 1792, lorsque j'appris votre fuite de Mar- seille; je vous fis passer cent francs en assignats dans une lettre à M. Matteras, à Aix, je crois; car c'est là qu'on m'avait écrit que vous étiez réfugié; enfin, il ne faut plus penser aux maux passés; les malheurs ne sont bons qu'à oublier. Il faut au contraire bénir le sort qui a voulu que dans un massacre aussi général nous ayons tous été épargnés; il n'y avait pourtant pas à parier pour nous. « Je fais passer ce paquet par Bordeaux ; nous verrons ce qu'il en 1. Son frère. 2. Il y a ici une coupure. Claude-François, qui possédait le manuscrit de la lettre, aurait voulu faire l'oubli sur le rôle que leur sœur Françoise avait joué auprès de Dumouriez. APPENDICE. 339 arrivera. J'ai remis en même temps six louis qui doivent vous être comptés par MM. Bascou et Brunnemann, négociants et banquiers à Montpellier. Bagnols est un trou si reculé qu'on ne peut le trouver sur la carte de commerce. Au reste, le change étant contre la France, vous devriez toucher un peu plus de six louis. Dès que vous aurez reçu ma lettre et cette petite somme, vous m'écrirez directement sous cette adresse : A M. Fauche, imprimeur- libraire, à Hambourg, et sous l'enveloppe : A Vauteur du Dictionnaire. Votre lettre m'arrivera plus vite, et n'occasionnera... i . « Pendant la longue détention de mon frère et de sa femme, ce pauvre enfant 2 errait, morne, nu, dans les rues de Paris, et recevait le pain des sections. On lui avait déjà mis un fusil sur l'épaule, et je ne doute pas qu'il ne fût déjà aux frontières, si j'avais tardé plus longtemps à l'appeler auprès de moi. Je l'ai trouvé extrêmement rouillé ; le Latin oublié et tout le reste à proportion : nous travaillons à réparer tant de ruines; ce n'est plus un enfant; il court sur sa dix- septième année, et le voilà haut de cinq pieds quatre pouces et plus. Il a de la douceur et de la noblesse dans la figure, la taille et la jambe belle, et ce qui vaut mieux, le cœur sensible et l'esprit juste. Il a un furieux désir de vous revoir. La plus belle émulation existe entre lui et son cousin 3 , qui est un très-aimable enfant. Il se prépare à battre mon fils en latin, celui-ci prépare ses batteries en allemand qu'il parle déjà assez bien. 11 monte à cheval et dessine passablement; mais point de musique, quoiqu'il ait la voix belle. Je me suis aperçu que le chant ne faisait que des hommes frivoles et des histrions. A propos de cousin, Barruel m'a gratifié d'une douzaine de lettres; fatigué de sa fécondité, et peu jaloux de sa correspondance, je viens de lui écrire un mot qui n'exige pas de réponse. La nature en avait fait un sot, la vanité en a fait un monstre. Je plains bien sa mère. « Il me semble que ma tante l'aînée 4 doit être mal à l'aise; ses petites rentes ont dû longtemps être payées en chiffons, et peut-être qu'elle ne touche rien en ce moment. Je connais votre cœur; ainsi je ne doute pas que vous ne veniez à son secours. Il faudra, sauf meilleur avis, lui donner dix écus par mois, mon intention étant de vous faire passer six louis chaque mois tant que ma situation me le permettra. Je voudrais que la route que je me suis ouverte par Bor- deaux et Montpellier fût sûre et prompte; nous éviterions par là le 5 pour 100 que la poste exige. « Si, comme je le présume, vos deux boîtes n'ont pas résisté aux rigueurs de la Révolution, il faut que je vous dise que j'en ai encore deux autres que je vous réserve depuis longtemps, une d'homme et 1. Ici recommence la coupure, au verso de la feuille. 2. Son fils. 3. Auguste de Rivarol, fils de Claude-François. 4. Sa tanle Françoise. 340 APPENDICE. une de femme : je n'attends qu'une occasion sûre : elles sont rares. « Je finis ma lettre, car je suis accablé d'ouvrage : vous savez ce que c'est qu'une entreprise comme celle du Dicl rc de la langue : il s'agit de refondre entièrement cette Langue française et de la brasser jusque dans ses fondements. On prétend que cette opération me vaudra deux cent mille francs : Dieu le veuille! J'ai, outre cela, sur le chantier, une Histoire de la Révolution et un grand Trailé sur la nature du corps politique. u Si je n'avais pas craint de vous séparer trop de ma mère, je vous aurais proposé en 92 de venir à Paris et de me suivre : vous m'auriez été très-utile; mais réflexion faite, il faut du repos à votre âge, et je me suis privé de cette douceur J . Au reste, voilà la paix; j'espère que nous nous rapprocherons. Vous me parlez de la petite fille de Paule; qui a-t-elle donc épousé? Se souvient-elle toujours de moi? Je vous embrasse tous de cœur et d'àme. A propos, mille tendres remercîments pour votre quatrain. Vous avez donc dérouillé votre veine pour moi; je suis charmé que vous soyez toujours ami des Muses : qui n'aime point les vers a l'esprit sec et lourd. Quand vous applaudissez à mes faibles écrits, De votre cœur vous parlez le langage, Mais vous ne songez pas qu'en louant votre fils, Vous ne louez que votre ouvrage. « Dites-moi en peu de mots jusqu'à quel point la Révolution et la guerre ont dégarni votre pays d'ouvriers et de cultivateurs, et si la journée de travail est renchérie. Croyez-vous qu'avec vingt-cinq louis vous pussiez ranimer un peu vos champs? « Je voudrais savoir aussi ce qu'est devenu votre clergé. Le curé m'écrivit en 1789 ou 90 en style révolutionnaire : j'espère qu'il aura eu le temps de cuver la Révolution et qu'il doit être bien dégrisé 2 . Je finis tout de bon. Voici un mot du petit et un autre de ma sœur. Jnformez-vous en mettant votre réponse à la poste, s'il ne faut pas affranchir pour l'Allemagne jusqu'à vos frontières. » [1797, à sa tante Françoise.] 18 août. « Je voudrais, comme César, dicter à quatre en même temps, pour répondre à la quadruple lettre que je viens de recevoir : je voudrais 1. En 1792 Jean avait soixante-cinq ans. Je ne vois pas bien le pauvre vieux roulant en berline sur la route de Paris à Bruxelles, entre M. le comte et la petite Manette. 2. Dans ses Lettres sur quelques particularités secrètes de l'histoire, etc., le comte de Barruel-Beauvert a dit un mot du curé assermenté de Bagnols. APPENDICE. 341 surtout que ma mère et vous, ma chère et bonne tante, vous ne fussiez pas occupées de votre âge, au point de désespérer de me voir. Il n'y a que les mauvais effets de votre gouvernement boiteux qui puissent mettre obstacle à mon voyage. Quoique nous soyons séparés par onze degrés de latitude, c'est-à-dire par plus de trois cent lieues, rien ne pourra m'arrêter dès que la terre ne tremblera plus sous vos pieds. Mais votre gouvernement est un peu trop l'ouvrage des hommes et de leur orgueil, pour acquérir quelque fixité; et si j'atten- dais, je ne dis pas la prospérité, mais le simple repos de ce pauvre royaume, nous risquerions, en effet, de ne plus nous revoir. Je pro- fiterai donc de quelque moment de répit, d'un de ces intervalles qui séparent les tempêtes chez vous. Vous voyez qu'à l'heure où je vous écris, votre horizon se rembrunit beaucoup. « J'attends le retour du correspondant de Montpellier, pour vous faire passer quelques fonds ; il est à Francfort. On ne saurait prendre trop de précautions dans un pays comme celui-ci, peuplé de tous les banqueroutiers de l'univers. J'ai confié deux fois quinze louis pour mon frère, et deux fois on m'a trompé. Si vous n'étiez pas dans un vilain trou ignoré de tous les commerçants du monde, vous n'au- riez qu'à tirer quelques traites sur moi, et vous sentez qu'elles seraient fidèlement acquittées. « Vous ne me dites pas un mot des Barruel et de vos prêtres. Le curé m'écrivit en 1790 une lettre qui me prouva qu'il s'était un peu engoué de la Révol. : il doit être dégrisé, ou il est bien têtu. Dans quel état est le culte chez vous? On peut m'écrire librement sous l'enveloppe de mon libraire Fauche. Vous voyez que votre lettre m'est très-bien parvenue; il n'est pas même nécessaire d'affranchir, à ce que je crois. « Dites à mon beau-frère * que je suis très-sensible aux assurances qu'il me donne de son amitié. Il suffit qu'il mérite la vôtre pour être sûr de la mienne. Si on ne m'avait pas pillé ma Bibliothèque, je lui aurais adressé une pacotille de livres : il faudra qu'il se contente de mes faibles ouvrages que je lui ferai passer. La Politique n'est pas la science de la jeunesse et les conjonctures malheureuses où je me suis trouvé, m'ont forcé à tourner mes vues de ce côté; mais je ne doute pas qu'avec son bon esprit, il ne parvienne à y prendre goût : l'art de gouverner les hommes, sera toujours le premier des arts; cette sotte espèce est en effet bien difficile à mener : on a toujours affaire, ou à leur malice dans les temps calmes, ou à leur barbarie dans les temps de troubles 2 . « Ma sœur, qui vous embrasse tous bien tendrement, doit écrire à la petite Paule. Raphaël, fier de ses seize ans et de ses cinq pieds cinq 1. M. de Faguet, mari de sa sœur Elisabeth-Paule. 2. Cette pensée se retrouve dans ses Carnets. Il ne veut rien, perdre de son esprit. 342 APPENDICE. pouces, partirait tout à l'heure, si je le laissais faire. Il veut absolu- ment tâter de la bise et des figues du Languedoc, et surtout voir ses grands parents et en être vu. «J'écrirai à ma mère avec quelque détail au 1 er jour. La paresse de mon Père ne m'étonne pas ' ; mais s'il ne m'écrit pas, il faudra qu'il me lise. Mon frère lui fera passer l'ouvrage que je viens de terminer. Adieu, ma très-chère tante. Je suis toujours votre Antoine. « Le pauvre Rose est donc toujours avec vous? Je lui sais bon gré de son attachement pour vous et de son souvenir pour mon compte. Dites-le lui bien. [A son père.] 26 janvier 1801. « Je vous écris ce peu de mots pour vous prévenir que Dammartin, m'ayant remis vos lettres et celles de Degaste 2 , s'est aussi chargé de vous faire parvenir ma réponse. Ce paquet est à l'adresse de M. de Gaste : prévenez-le que l'enveloppe contient d'abord une courte lettre pour lui, mais que tout le reste, quoique sans adresse, est pour vous. J'espère que prévenu, il ne perdra pas un moment et vous fera passer ce qui vous concerne, bien enveloppé. Dites-lui encore que le pape Pie VI étant mort dans son voisinage, sous la tyrannie du Directoire, et que (sic) ce pontife étant vraiment un grand homme j'ai imaginé qu'une bonne tête de ce pape, gravée en Italie, sur une espèce de pierre imitant la sardoine, lui ferait plaisir. Je la lui ferai monter en bague qui fera cachet : qu'il m'envoye la mesure de son doigt ou par une petite bande de papier, ou par une ligne qui sera le déve- loppement du tour de son doigt. « Lorsque je passai d'Yarmouth à Cuxhaven, nous fûmes suivis de si près par un corsaire français, que je me vis à mon grand regret obligé de jeter un gros paquet de lettres dans la mer : il y en avait de bien importantes et de bien honorables; entre autres un Bref du Pape dont je viens de vous parler. « Je vous fais, dans le paquet adressé à degaste, une courte descrip- tion de la maladie dont je sors à peine. Je suis toujours mieux, mais il m'est resté un grand dégoût pour le vin : c'est un singulier résultat, et c'est un peu fâcheux dans un pays où les eaux sont vicieuses. « Écrivez-moi : à M. Delke.sous les Tilleuls, n° 55, à Berlin. Et donnez- moi, pour vous répondre, l'adresse de quelque Dumas, de quelque 1. La « quadruple lettre » devait être de sa mère, de sa tante, de sa sœur Elisabeth-Paule et de son beau-frère. 2. Si soucieux de sa propre particule, il est assez curieux de le voir orthographier ainsi le nom de son ami de Gaste; il est vrai qu'un peu plus bas il l'écrit autrement. Au reste, son écriture est moins assurée : il vient d'être malade. APPENDICE. 343 flandrin, qui vous rendra le service de vous prêter son nom. Tant que le vôtre et le mien seront sur une adresse, vous pouvez être sûr que les lettres seront décachetées, tant en France qu'en Allemagne. « Adieu : vous savez tout ce que je vous suis. Vers envoyés de Copenhague à Rivarol par son fils Raphaël, le jour de la Saint Antoine. (17 janvier 1801, imprimés par Claude-François dans l'édition de 1831 du discours de la Souveraineté du Peuple). Papa, vous le savez, coiffé d'un capuchon Auprès d'un porc vivait votre très saint patron. Qu'eût-il fait de l'esprit, du talent et du style Auprès d'un pareil compagnon? C'est bon pour vous; l'esprit vous a fait un grand nom. Inutile à lui-même, aux autres inutile, Couché dans l'almanach, qu'il y dorme tranquille. Me voilà donc chez les Danois, Comme vous chez les Hambourgeois, Et sans plaisir et sans finance, Espérant toujours que la France Rougisse de ses torts et rappelle ses Rois. Mon service, très pacifique, Ne sera pas très héroïque, Car, l'épée au côté, nous sommes des bourgeois, Jouant, buvant, fumant, et nous chauffant les doigts. La guerre est loin de nous; eh bien! soit, qu'elle y reste; Nous sommes bonnes gens; et pour ne point broncher Le tranquille Danois n'ira pas la chercher : Dieu fasse que l'Anglais ne lui soit point funeste. Enfin, dans nos tristes loisirs, Nous cherchons, nous trouvons de faciles plaisirs, Et nous faisons la cour aux dames, En général, fort bonnes femmes. Mais pour exciter nos désirs, Au lieu de leur froideur que n'ont-elles des flammes! On ne peut tout avoir : elles ont les yeux bleus, Les cheveux blonds et la peau blanche, De la tournure dans la hanche; . Et, ce qui frappe tous les yeux, Assez dévotes le dimanche. Les autres jours, c'est différent; On s'aime, on se quitte, on se prend. La jalousie est nulle aussi bien que l'absence, Et l'amour n'a rien de piquant. Ah! que je regrette la France, Où l'on est aimable et galant. Ici, le triste ennui nous berce avec constance : Le cœur n'est point senti, l'esprit est dédaigné; On n'y voit point de Sévigné, 344 APPENDICE. Encor moins de Ninon, pas une Deshoulière, Et surtout une douce et tendre La Vallière. Enfin, mon cher papa, qu'allons-nous devenir? Qui peut lire dans l'avenir? Mais hélas! comme il se présente! Aujourd'hui, Bonaparte apaise la tourmente; Mais pourra-t-il se soutenir Sans une guerre affreuse et toujours plus sanglante? Fera-t-il comme Monck ou bien comme Cromwel? Sera-t-il humain ou cruel? Nous rendra-t-il un jour les enfants d'Henri Quatre? Ou bien versera-t-il leur sang Toujours si noble et pur, et toujours innocent? Mais toutefois pour eux il faut toujours combattre; Mon oncle, si fidèle, est pour eux dans les fers; Et dans un coin de l'univers Moi, je suis, comme vous, pleurant sur ma patrie, A vingt ans accablé du fardeau de la vie Que je traîne dans les revers. §6. Relations de Rivarol avec l'Académie de Berlin. Je dois à une obligeante communication de l'Académie royale des sciences de Berlin les renseignements qae je résume ici. C'est en 1782 que l'Académie proposa le fameux sujet de concours : de l'Universalité de la Langue française. C'est le 6 mai 1784 qu'elle prononça son jugement (mais le jugement ne fut rendu public que le 3 juin; voir le titre de l'édition faite à Berlin des deux discours couronnés.) L'année suivante, par arrêt du 18 juillet 1785 dont le texte est aux Archives de l'Académie, le grand Frédéric nommait Rivarol « associé externe » de l'Académie. Les premiers mots de l'arrêt : « Le Roy, voulant bien déférer à la demande que lui a faite le comte de Rivarol.... » indiquent que Rivarol avait désiré, sollicité sa nomination. Pendant son séjour à Berlin, du mois de septembre 1800 au mois d'avril 1801, il n'assista qu'une seule fois aux séances. Après sa mort, sa femme écrivit de Paris à L'Académie de Berlin pour lui demander des secours pécuniaires et la restitution des manuscrits de Rivarol. Aux Archives de l'Académie, subsiste une liasse intitulée : Actes concernant la correspondance avec Mme de Rivarol. Ses suppliques trop nombreuses et d'ailleurs aigres-douces ne tar- dèrent pas à impatienter les académiciens; l'un d'eux, le mathéma- ticien Bernouilly, a laissé une note qui se rapporte à elle et fait partie du dossier : « Le principal sera de rectifier les idées de cette bonne comtesse dont la tête paraît en fait être assez exaltée. Elle attache trop d'importance à la qualité de notre membre étranger APPENDICE. 345 qu'avait M. de Rivarol, et demande des choses qu'on ne ferait pas même pour les héritiers d'un membre ordinaire. » Quant aux manuscrits de Rivarol, l'Académie n'en avait aucun à renvoyer. Elle n'avait pas même conservé le manuscrit du discours de l'Universalité. Le buste de Rivarol, destiné à orner une des salles de l'Académie, a-t-il existé autrement qu'en projet? L'Académie ne le possède point, et doute qu'il ait été exécuté. § T. Lettres de Thauvenay à d'Avaray, relatives au journal de Rivarol. (Environ quarante lettres, du 4 avril au 30 septembre 1800; Archives du Ministère des Affaires étrangères, t. 598 et 599.) Lettre du 4 avril : « J'ai reçu hier la lettre dont vous m'avez honoré le 23 mars, n° 13. Je n'ai pas perdu un moment pour voir M. de Rivarol, et lui remettre une copie de la note que vous m'envoyez. Voici le résultat de notre longue conférence. « 1° Votre note lui a fait le plus grand plaisir; premièrement, il était peiné d'avoir été longtemps oublié, et il m'a paru jouir sincèrement de cette marque de souvenir que Sa Majesté lui donne. En second lieu, elle le tire d'un état pénible d'incertitude; il craignait que Sa Majesté n'eût été forcée de prêter l'oreille à quelque fausse négociation au nom ou de la part de Bonaparte; et quoiqu'il ne pût s'arrêter à cette idée, il tremblait en attaquant B. de déranger quelques combinaisons politiques. « 2° Son portefeuille est richement garni de pièces déjà prêtes, extrêmement fortes, contre l'usurpateur corse. Il l'attaque par les raisonnements les plus sérieux. Un de ses premiers arguments est « qu'il a trompé la nation sur les deux points les plus essentiels : il lui a promis ostensiblement la Paix et tacitement son Roy légitime ». Il est fortement d'avis qu'il n'est pas encore temps de manier l'arme du ridicule l . 4. Cette phrase me fait croire que j'ai sous les yeux la note même de d'Avaray ou plutôt de Louis XVIII envoyée à Rivarol. Parmi les papiers qui proviennent de lui, se trouve une note sans signature : on s'y plaint que la Gazette ait faiblement répondu, dans un article daté des bords de la Vistule, à la proclamation de Bonaparte aux Vendéens (29 décembre 1799) : « Si, comme j'en suis convaincu, il n'est pas possible dans le moment de répondre autrement que par des écrits à une si noire calomnie, je voudrais que par un écrivain bien connu et qui manie parfaitement Varme du ridicule, on fit faire un pamphlet, à la tête duquel serait le 346 APPENDICE « Il attache la plus grande importance à son ouvrage qui sera périodique.... ... « La publication n'a été retardée que par le défaut de moyens pécuniaires pour la confection de l'édition. 11 s'adresse, par quelqu'un parti aujourd'hui, à M. l'évêque d'Arras pour obtenir que Monsieur engage le gouvernement britannique à souscrire pour un millier d'exemplaires à distribuer en Frauce. Un libraire de Paris, son ami, nommé André, se charge d'une réimpression à Paris même; il en résultera un avantage moral et politique, mais aucune rentrée de fonds pour M. de Rivarol. Pénétré de l'importance de faire paraître le plus tôt possible cet utile ouvrage, il désirerait que le Roy four- nît à sa confection tous les fonds que la position des finances de S. M. lui permettrait d'y appliquer. Il parle de 3, 4 à 5 cents louis. Vous le connaissez assez, dit-il, monsieur le comte, pour être sûr qu'il ne demande pas un sol pour lui-même (il a de quoi vivre), mais il est hors d'état de fournir aux frais de l'édition. L'ouvrage une fois en train, il appliquerait les rentrées des souscriptions aux actes de bienfaisance que le roi lui prescrirait » etc. Avant d'examiner la question pécuniaire qui se greffe sur l'histoire de son journal, je transcris une autre lettre, du 15 août, qui ne peint pas trop mal Rivarol : .... « Je lui ai renouvelé tous les arguments de l'honneur et du devoir pour vaincre, s'il est possible, sa paresse; j'ai même employé avec force ceux qui devaient le plus directement attaquer son amour- propre : j'ai mis dans la bouche de la portion malveillante du public les soupçons que ses retards continuels m'ont fait concevoir contre portrait de Bonaparte sur les bords du Nil et en costume égyptien avec ces vers au bas du portrait : J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétien dans mon pays, musulman en ces lieux. « Ce serait comme le texte duquel on partirait pour peindre ce prétendu héros, sa reconnaissance pour le grand prophète Mahomet, qui avait si bien prédit dans vingt endroits de l'Alcoran l'arrivée de Bonaparte en Egypte, ainsi que Bonaparte lui-même l'a attesté dans ses proclamations aux Égyptiens; et c'était en l'honneur de Mahomet, — qui n'avait pas également prévu la fuite prochaine de Bonaparte, — que celui-ci venait, disait-il alors, de renverser du trône et le Pontife romain, et le grand maître de Malte, les plus grands ennemis de l'islamisme; d'où suit si bien le respect que Bonaparte annonce aujourd'hui pour le culte catho- lique.... 11 me semble que de ces idées et des autres plus piquantes qui naîtraient sous la plume de l'écrivain, il pourrait résulter un assez joli pamphlet qui aurait certainement quelque succès en France.... Mais il ne faudrait pas qu'on sût que l'idée de ce pamphlet part de Mittau. Ceci est bien tardif, et, en adoptant le fond, il faudrait sûrement modifier la forme. » — Suggérer de l'esprit à Bivarol, et renverser Bonaparte à coups de petites brochures, voilà de ces naïvetés qui amusent toujours; au lieu du pamphlet, Rivarol offrit un journal. APPENDICE. 347 sa loyauté, contre son caractère et contre son courage, — qu'on pré- tend qu'il ne diffère d'attaquer l'idole du jour que jusqu'à ce que la question de la stabilité de cette idole soit irrévocablement résoute (sic). Il a victorieusement combattu ce dernier argument; tous les autres, il les a lui-même appuyés, il les a développés dans le sens de mon cœur avec son éloquence ordinaire, avec une expression sublime. Mais tiendra-t-il parole? Voilà ce dont ni vous, M. le comte, ni moi, ni personne ne pouvons répondre. » Dans sa lettre du 6 mai, Thauvenay constate que le roi l'a autorisé à mettre cinq cents ducats (ducats de Hollande, soit 6 000 fr.) à la disposition de Rivarol. « M. de Rivarol a trouvé cette somme bien suffisante pour assurer le cours de l'ouvrage pendant les six premiers mois, au bout desquels son amour-propre a sans peine accédé à mon opinion que l'ouvrage, pour lors bien connu, se soutiendrait parfai- tement de ses propres forces.... Il m'a seulement demandé, comme première émission indispensablement nécessaire, une somme de 50 louis, destinée tant à faire sur le champ l'acquisition très écono- mique d'une partie de beau papier qu'on lui offre à très bas prix, s'il paye comptant, qu'à retirer les effets, mis en gages, de première nécessité, par M. Désentelles.... J'ai eu l'air d'avoir besoin de trois jours pour me la procurer (cette somme), afin d'augmenter à ses yeux le prix des sacrifices que fait le roi. Il est convenu que jeudi M. Désen- telles viendra toucher, au nom de M. de Rivarol, 125 ducats danois équivalant à 50 louis d'or de France ». Le 1 er juin, Thauvenay fait sa caisse ; « Le 8 mai, remis à M. le Comte de Rivarol les ci -contre 125 ducats danois 1 200 frs. « Le 19, remis à M. Désentelles 6 ducats d'Hollande. . 72 frs. » Le 27, remis à M. le Comte de Rivarol les ci-contre : 25 louis d'or de France = 600 et 28 fréd* d'or = 593,12 J ' Le 4 juillet : « J'ai remis à M. de Rivarol encore 50 louis, complé- tant 150; il assure qu'il n'aura plus besoin de rien; ainsi il sera resté de 400 louis au-dessous des 500 ducats pour lesquels vous m'aviez auto- risé. » Le 15 août: « Je n'ai pas cru devoir lui refuser le complément... aux cinq cents ducats que S. M. lui a destinés. Je viens de lui remettre la valeur de 100 louis. » Ainsi, Rivarol a reçu six mille francs, dont une partie, nous le verrons mieux tout à l'heure, a passé aussitôt aux mains de son ami des Entelles; et il n'a pas publié son Journal. Est-il aussi blâmable 348 APPENDICE. que le dit Thauvenay? Ces « cinq cents ducats que Sa Majesté lui a des- tinés », elle n'avait pas rigoureusement spécifié qu'ils seraient le prix d'un Journal, et que s'il les acceptait, Rivarol serait engagé d'hon- neur à le publier. Louis XVIII pouvait bien, — et il l'entendait de la sorte, — faire un cadeau de quelques centaines de louis à celui qui avait été la voix éloquente de la contre-révolution. Depuis bien des années, Rivarol était privé de la pension que lui avait autrefois accordée Louis XVI, et son nom ne se rencontre jamais avant 1800 sur la liste si longue des émigrés à qui Thauvenay transmettait les largesses du souverain de Mittau. — Le 13 novembre 1800, alors qu'il n'était plus question du Journal projeté, d'Avaray écrit au marquis d'Autichamp : « J'ai reçu, M. le marquis, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le..., avec la note de M. de Rivarole (sic) et vos observations. Je vous dirai confidentiellement que l'idée d'accorder la noblesse héréditaire aux officiers de l'armée française actuelle et de conserver leurs grades et leurs appointements à ceux qui vou- draient le mériter, n'est pas nouvelle pour le roi.... Mais quand les circonstances lui permettront-elles de parler à l'armée? » etc. (Archives, t. 600). Il s'agit là d'un projet de proclamation à l'armée que Rivarol avait rédigé à la fin d'août, sur la prière du marquis d'Autichamp. Thauvenay en dit un mot dans ses lettres des 29 août, 5 et 26 septembre, avec un dépit mal déguisé : la chose se faisait en dehors de lui et le projet ne lui avait pas été communiqué. Je crois que Rivarol était un peu agacé de tant de zèle et que Thauvenay lui semblait se prendre par trop au sérieux. La lettre de d'Avaray à d'Autichamp prouve qu'en novembre la cour de Mittau continuait à recevoir les avis de Rivarol et ne l'accusait point du tout, comme Thauvenay, d'avoir fait preuve, en acceptant un don royal, de « mau- vaise foi » ou d'indélicatesse. Des Entelles, dont la physionomie se dégage à travers les lettres de Thauvenay — telle la face de Scapin aperçue par-dessus l'épaule de Géronle, — est un des innombrables « ci-devant » dont l'émigra- tion avait fait des affamés et des chevaliers d'industrie. Tandis que le ménage Cromot de Fougy, dépensier et désordonné, vit d'une rente mensuelle de 10 louis que Cappadoce Péreira a la bonne grâce de lui servir (lettre de Thauvenay du 21 janvier 1800); tandis que Mme de Nieuland se lie avec des actrices françaises « de dernier ordre » et disparaît avec l'une d'elles qu'elle a aidée à commettre un vol (id. du 14 juillet 1800); tandis que M. de Ghambonas s'esquive furti- vement de Hambourg après avoir escroqué près de 1 500 louis à diverses personnes, dont 45 ducats à Dumouriez qu'il avait le 15 juin 1792 remplacé au ministère (id. du 25 juin 1800) : des Entelles vit aux crochets de Rivarol et profite des bonnes aubaines APPENDICE. 349 que la providence envoie à « son patron ». J'ai dit que les premiers 1000 francs remis à Rivarol ont servi en grande partie à retirer de chez le prêteur sur gages les effets « de première nécessité » de des Entelles. Le 9 mai, il a un long entretien avec Thauvenay : « M. Désen- telles croit connaître jusqu'aux moindres replis du cœur de M. de Rivarol; il est enthousiaste de ses excellentes qualités, de son dévoue- ment; il ne lui connaît de défaut que la paresse, mais par la manière dont ils ont, en quelque sorte, identifié leur existence, il croit être parfaitement en mesure, — mais lui seul au monde, — de stimuler cette paresse.... M. Désentelles, en me faisant, au naturel, un triste tableau de sa position, m'a franchement chargé, M. le comte, de solli- citer votre intérêt pour obtenir des bontés du Roy un petit traite- ment, quelque modique qu'il fût, qui lui permît de se livrer exclusi- vement au travail assidu près de M. de Rivarol. Il attache à cette adhérence continuelle une grande importance, vu le péché originel d.e paresse et d'indolence, et d'un autre côté, quoique ne parlant qu'avec attendrissement du désintéressement, de la générosité, de la délicatesse de M. de Rivarol, il croit en un mot qu'il lui sera plus aisé de conserver sur lui tout l'ascendant utile, s'il n'est pas obligé de lui demander écu par écu pour satisfaire aux besoins de première nécessité ». La scène est bonne, et le personnage digne de Molière. Le 20 mai, il revient : « M. Désentelles m'assure que M. de Rivarol est bien corrigé de sa paresse et travaille avec assiduité, zèle et plaisir, que l'ouvrage marche bien et que la publication est très prochaine. M. Désentelles m'a dit avoir le besoin le plus impérieux de 6 ducats, j'ai cru dévoir les lui remettre ». De mieux en mieux. Mais voici le chef-d'œuvre de M. des Entelles. De même que « son patron » s'est chargé de faire un journal, il s'offre à rédiger un bulletin, un modeste bulletin, qui tiendra la cour de Mittau au courant des nouvelles de Paris. Un ami, qui n'est autre que Claude-François de Rivarol, lui écrira tout ce qui se passe à Paris, et le roi saura la vérité que Bona- parte ne permet plus aux feuilles parisiennes de publier. Pour ce, M. des Entelles obtient de Thauvenay 5 louis par mois, une fortune; de plus Thauvenay doit lui rembourser le port des lettres confiden- tielles qui lui arrivent de Paris, et qu'il était jusqu'ici obligé de refuser, « vu l'impossibilité d'acquitter les ports de lettres » (lettre de Thau- venay du 6 juin). Et dès lors l'histoire du Journal de Rivarol se double de l'histoire du bulletin de des Entelles, comme dans les comédies du répertoire les scènes de dépit amoureux, commencées entre Éraste et Lucile, se prolongent entre Marinette et Gros René. Pendant les mois de juillet, août et octobre, des Entelles touche avec assiduité, — le bordereau de Thauvenay en fait foi, — ses cinq louis. Mais au refrain de Thauvenay : « je n'ai rien reçu de M. de Rivarol », s'en ajoute maintenant un autre : « Je n'ai rien reçu de M. des Entelles »! Si pourtant : il a reçu de lui deux lettres de Claude- François, une du 24, l'autre du 30 juin. La prose de des Entelles est 350 APPENDICE. plus rare. Le l or août, il a « lu avec attention tous les derniers journaux de France », n'y a rien trouvé qui ne fût déjà dans la gazette allemande; il a remis à un autre jour la « confection » de son bulletin. Ce jour-là n'était pas venu encore quand, en septembre, Thauvenay perd soudain sa trace : est-il parti avec Rivarol? se cache- t-il à Hambourg « à cause de ses créanciers »? Mystère. En octobre, il a reparu pour toucher son mois, et désormais je n'entends plus parler ni de lui ni de son bulletin. Si M. de Lescure avait lu les lettres de Thauvenay, il eût hésité à présenter « M. des Entelles aux saillies chevaleresques et soldatesques » comme un des émigrés dont Rivarol s'affligeait, dans les derniers temps de sa vie à Hambourg, d'avoir « perdu la visite et l'entretien » (Rivarol et la Société française, p. 465-466). Rivarol, il est vrai, devait savoir au juste ce que coûtait « l'entretien » de son noble ami. §8. Extrait du procès de Louis XVI. Interrogatoire. « Vous avez essayé de corrompre l'esprit public à l'aide de Talon qui agissait dans Paris, et de Mirabeau qui devait imprimer un mou- vement contre-révolutionnaire aux provinces. Vous avez répandu des millions pour effectuer cette corruption, et vous avez voulu faire de la popularité même un moyen d'asservir le peuple. Ces faits résultent d'un mémoire de Talon que vous avez apostille de votre main, et d'une lettre que La Porte vous écrivait le 19 avril, dans laquelle, vous rapportant une conversation qu'il avait eue avec Rivarol, il vous disait 4ue les millions que l'on vous avait engagé à répandre n'avaient rien produit. Qu'avez-vous à répondre? — Je ne me rappelle point précisément ce qui s'est passé dans ce emps-là; mais le tout est antérieur à l'acceptation de la Consti- tution ». § 9. Lettre du baron de Breteuil au comte de Fersen, Verdun 12 septembre 1792. Le comte de Fersen et la cour de France, par le baron de Klinckowstrôm ; t. II, p. 370. Breteuil conte l'inutile envoi de deux émissaires à Dumouriez qui a déchiré les lettres en disant : « J'y répondrai à coups de canon ». Il continue : « Vous voyez qu'il ne reste rien à faire avec ce drôle, du moins de ce côté-ci. Mais peut-être avons-nous la ressource de l'attaquer plus APPENDICE. 351 fructueusement par la voie de Rivarol, dont je vous ai parlé, et qui doit aujourd'hui avoir eu réponse de sa sœur, à laquelle je l'avais chargé d'écrire de douces et utiles propositions tant pour elle que pour Dumouriez. Cette sœur est sa maîtresse, et a, suivant Rivarol, un crédit absolu sur Dumouriez. Au reste, j'avais dit à Rivarol de s'ouvrir en mon absence à l'évêque ! sur ce que la sœur répondait; l'évêque peut l'attaquer sur cela, s il ne lui a encore rien dit; ce qui avait été convenu entre Rivarol et moi, c'est que la sœur, qui était restée à Paris, se rapprocherait sur le champ de Dumouriez dans la Flandre, — où il était, — et que Rivarol lui donnerait rendez-vous sur la frontière pour bien l'endoctriner. Il assure que c'est une femme d'esprit; il faudrait, si Rivarol ne parlait pas à l'évêque, qu'il lui demandât où en est l'affaire dont je l'avais chargé pour sa sœur, et alors l'évêque pourrait suivre cette affaire avec vous, pendant le temps que vous avez encore à rester à Bruxelles. Ce qu'il faudrait aujourd'hui demander à Dumouriez, — si son armée ou celle de Lûckner, battue ou non, mais poussée par celle de M. le duc de Brunswick, se retirait sous les murs de Paris, — ce serait de soulever alors son armée en faveur du roi, et de le retirer du Temple pour l'amener à l'armée prussienne et faire là la paix parisienne. Je ne sais point de bornes à mettre aux grâces que Dumouriez pourrait demander, pour lui et ses adjoints, en pareille circonstance. Voyez avec l'évêque si la maîtresse de Dumouriez peut arriver à ce but, et dites à Rivarol qu'il faut qu'elle se mette à la suite de son camp, si elle n'y est pas encore, et qu'il doit surtout tâcher de la voir pour lui faire sa leçon ». Le 28 septembre, Fersen répond à Breteuil qu'un certain Sainte- Foix (dont le nom apparaît déjà dans les. papiers de l'armoire de fer) va être « tàté » à Paris : « Je lui écrirai pour lui faire les propo- sitions dont vous étiez convenu avec Rivarol pour M. Dumouriez, et, s'il fait une réponse, je vous la ferai passer ». Donc Rivarol s'est vite dégagé; et Sainte-Foix va intriguer à sa place. § 10. Lettre sur le Globe aérostatique. Rivarol n'exagère point lorsqu'il écrit : « Tout est en globe dans Paris. On se cotise pour lancer des globes, les femmes se coiffent de •i. Cet évêque qui est là en assez fâcheuse posture, est l'évêque de Pamiers; il revenait de Londres où il était allé en vain demander que l'Angleterre déclarât la guerre à la France. Il était du dernier bien avec Mme de Matignon, la fille de Breteuil; et les lettres de Breteuil à sa fille se terminent : « J'embrasse l'évêque ». Voir Le comte de Fersen et la cour de France. 352 APPENDICE. globes, les petites sociétés se forment en globes, les petits théâtres jouent des globes ». Le Mercure du 14 février 1784 donne la descrip- tion du « pouf en cheveux » (c'est la coiffure en globe) que remplaça l'année suivante la coiffure en Harpie et en Richard Cœur de Lion. Le Journal de Paris indique l'adresse d'un concierge qui vend des petits globes à deux sols. Veut-on la liste chronologique des premiers lancements de ballon? 5 juin 1783, à Annonay, montgolfière; 27 août, au Champ de Mars, ballon gonflé de gaz, lancé par Charles et Robert, tombé à quatre lieues de là, à Gonesse; 15 septembre, à Versailles, montgolfière qui emporte un mouton, deux volailles, et tombe à une demi-lieue du point de départ : le Journal de Paris avait averti tous les directeurs des postes en province, en prévision de l'alarme que causerait aux paysans la chute du globe; 21 novembre, à la Muette, montgolfière montée par Pilastre des Rosiers et le marquis d'Ar- landes; en présence de quelques grands seigneurs, de Franklin, qui signent le procès-verbal, et de plusieurs dames qui s'évanouissent d'émotion, le ballon s'élève à 4 000 pieds et passe au-dessus de Paris; 1 er décembre, aux Tuileries, devant plus de 300 000 personnes, de 300 000 âmes sensibles qui « pleurent, crient, pâment et respirent des flacons », ballon monté par Charles et Robert; descente entre Nesles et Hédouville; les voyageurs repartent sur le champ et après une courte traversée descendent de nouveau sains et saufs; le ballon est ramené en triomphe sur un chariot, escorté d'une légion de pois- sardes, et c'est comme une répétition générale, mais inoffensive, du 6 octobre 1789. Quant aux médailles, gravures, petits vers et gros traités que l'invention des ballons a répandus dans Paris, je renonce à en dresser l'inventaire, quoiqu'il y ait de plaisantes choses à rap- peler là-dessus. L'enivrement était tel qu'un mystificateur l'exploita; voir l'histoire du soi-disant horloger de Lyon qui avait promis de traverser la Seine avec « des sabots électriques ». § il- Actes des Apôtres, n° 156. On dirait que pour plaire instruit parla nature, • Ce maire ait à Vénus dérobé sa ceinture. Le chevalier de N*** passe chaque année la belle saison chez son ami le comte de B***, à la campagne, à un quart de lieue d'un gros bourg. 11 avait, il y a trois ans, un domestique, René, dont il secou- rait le père et la mère. « Depuis ce temps, René, éclairé par le Journal de Paris et d'autres lumières, quitta le meilleur des maîtres, non pas civilement, mais très civiquement, dans le véritable sens de la révolution, en lui reprochant avec la plus philosophique impertinence vingt griefs aussi forts que celui d'exiger que de deux citoyens égaux dont APPENDICE. 353 Tun paie et l'autre est payé, le premier fût assis dans sa propre voi- ture, et le second debout par derrière. » René avait été soldat. Il est nommé Commandant de la garde nationale du bourg. A la fin de juillet, le chevalier qui s'était installé comme de coutume chez son ami, reçoit une lettre anonyme qui l'invite à ne pas paraître dans le bourg. Il y va quand même, le dimanche, à la grand'messe. « Au retour, un spadassin déguenillé lui signifia patriotiquement, le sabre au poing, l'injure sur les lèvres, et en le tutoyant, de partir dans les vingt-quatre heures. C'était quatre jours après la Fédération. » Pressé de questions, le quidam avoue qu'il vient de la part du Com- mandant. Sur quoi, le chevalier écrit au Commandant : « J'aime à croire, monsieur, que les étranges propos qu'on ose tenir de votre part, et les avis ci-joints, ne viennent pas de vous. Le poste honorable que vous occupez demande de l'honnêteté, et je suis très porté à vous en supposer. J'espère donc que la réponse qu'il vous plaira de faire à la présente, et les ordres que vous donnerez, me confirmeront dans cette juste opinion, et m'assureront la tranquillité. Vous n'ignorez pas que je ne trouble jamais celle de personne, et que je n'ai faitque du bien à vous et aux vôtres. Je vous souhaite le bonjour. » Réponse du Commandant. « On n'a rien fait que je né ordoné. Vous avez bien de l'odasse de m'écrire que vous êtes porté à me supposer de l'honeteté, et de ne pas linire par vôtre très humble et très obéissant serviteur que vous êtes vous et vos pareil. Aprené que je suis un ofisier générale de la nation. Vous ne fute jamais qu'un petit capitene de solda du pouvoir exéqutif et rien de plut; il n'y a pas de compareson. Si je désir que vous vous élouagné, c'ait par patriotiseme, pour que vous n'aiez pas l'aristocrassie de me calomnier du maut de valait dont se serve les insolent comme vous. Mon père et ma mère sont mores, qu'ils vous payent, la nation ne vous douât que la lanterne s'il y en avait ici; mais cela viendrat, et rien de plut justes par les drois de l'home pour avoir eue l'infami de mapeler vôtre valait pandan cinq ans, tandi que nous autre du tier nous étions des dupe avant que M. IS'eque nous ouverit le yeux. Aujourd'hui nous some des roix. Je conte que vous ne serez pas où vous ete demain, qar je ne suis pas raisponsable de mon armé qui m'a juré fidélité, parcequ'il n'y a de raisponsable que les ministres. Puisque vous avez fait vôtre sermant sivique, je le pensse, vous m'obéirez et à la nation que je comande dont il est le souverain. I n'y a ni chevalier ni roi qui tiènej quoique cepandent nous disions pour la frime la loi et le roi, attendu que dans la vérité nous somes tous egos, libres et enfain heurreus. Vous ferrez bien de partire. Doné tout à l'heurre. Le 18 juillet 1790, D. J. René, comend. de bataïon. » 23 354 APPENDICE. Le chevalier envoie au maire copie de la lettre de René, avec ces lignes : « M. le Maire, « Je suis désolé de ne pouvoir empêcher aujourd'hui que M. René n'ait été mon valet l'année passée; mais je crois qu'il dépend de vous qu'il soit plus circonspect, et qu'il ne compromette plus ma sûreté, puisque le militaire est subordonné aux municipalités par la Consti- tution. Personne n'est plus paisible que moi; je serai constamment fidèle à la loi, à la nation, à la Constitution, à vous, M. le Maire, et au roi aussi, puisqu'on a la bonté de me le permettre, etc. J'ai l'honneur d'être, M. le Maire, Votre très humble et très obéissant serviteur, de N**\ » Réponse du maire : « Monsieur, « La nation m'a constitué en dignité pour la pais et non pour les croie. Il me paret que vous ete un aristoquerat; tout despendera de votre conduite, et en attenden vous feré for bien de vous élouagné, parceque un movai coup est bientôt fait, et que si vous ane étié la viquetime, je seret obligé de le soufrire n'ayan pas la forse pour rien et devan veillere as que la nation n'ai pas tort corne de réson. Ainsi, M. le comendan qui set les drois de Tomme, ne peut c'être condui quan millitere digne de son ren, et je ne puis que vous eczoreterre à partire et à émere la liberté et notre oguste constitusion avec les sentimans de laquel je suits parfaiteman Monsieur, V^otre afequecioné, etc. » « Il est presque inutile d'ajouter, conclut l'article, que le chevalier a profité de ce moment de liberté pour revenir à Paris... et qu'il va passer dans l'étranger. » BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL § i. Liste chronologique des œuvres ou opuscules publiés de son vivant. 1° Mercure de France. Cubières, dans la Confession du comte Grifolin, puis dans la Vie d'Antoine Rivarol, atteste que Rivarol, peu de temps après son arrivée à Paris, fut présenté à Panckoucke et collabora au Mercure incognito, mais qu'il s'en écarta promptement, à la suite de ses démêlés avec Garât. J'ai interrogé la collection du Mercure à partir du jour où Panckoucke en devient le propriétaire (juin 1778). Parmi les articles anonymes, il en est bien peu qui puissent être attribués avec quelque vraisemblance à Rivarol; je n'en compte qu'une douzaine (voir cha- pitre ni) : le point d'interrogation indique ceux- sur lesquels je n'ose être tout à fait affirmatif. 25 février 1779, sur le Théâtre de M. Laus de Boissy. ? 5 mars 1779 : Choix de Pensées de Sénèque. ? 18 septembre et 16 octobre 1779 : sur une pièce de vers couronnée par l'Académie. 25 septembre 1779, sur un livre de M. Sue le jeune dont voici le titre : Essais historiques, littéraires et critiques sur Vart des accouche- ments, ou recherches sur les coutumes, les mœurs et les usages des anciens et des modernes dans les accouchements, l'État des sages-femmes, des accoucheurs et des nourrices chez les uns et chez les autres; ouvrage dans lequel on a recueilli les faits les plus intéressants et les plus utiles sur ■cette matière, avec un grand nombre de notes curieuses et d'anecdotes singulières. « Ce titre seul, dit l'article, pourrait tenir lieu d'ana- lyse.... Les auteurs qui ont le moins pensé aux accouchements ont été mis à contribution par la sollicitude de M. Sue. » ? 30 octobre 1779 : sur des vers de Flins des Oliviers. ? 21 octobre 1880 : sur un Précis historique de la marine royale fait de phrases volées à Voltaire. 356 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 23 et 30 décembre 1780 : Sur les Récitations dramatiques ou choix des principales tragédies du grand Corneille, etc. 17 février 1781 : sur une Traduction envers de l'Arioste. 16 juin 1781 : sur l'Architecture, poème en trois chants par M. Mail- lier, architecte. 14 juillet 1781 : sur le Nouveau-Monde, poème épique par M. le Suire. ? 2b mars 1782 : sur deux Traductions de Quinte-Curce. Dès lors, jusqu'au 8 juillet 1786, il n'y a plus rien dans le Mercure qui ressemble de près ou de loin à du Rivarol. 2° Lettre de M. le Président de *** à M. le Comte de *** sur le Poème des Jardins. Premiers jours de juillet 1782 (voir les Annonces littéraires du Mercure, le 20 juillet); anonyme. Œuvres complètes, t. II, p. 193-206; la note de Sabatier, p. 201, est une addition des éditeurs. 3° Le Chou et le Navet. Automne de 1782 (voir les Annonces littéraires de YAlmanach des Muses pour Vannée 4183, p. 294) ; publié avec une réimpression du précédent opuscule en une toute petite brochure de 35 pages sous ce titre : Lettre Critique sur le Poème des Jardins, suivie du Chou et du Navet, par M. le comte de Barruel; en épigraphe : Sifflez-moi librement, je vous le rends, mes frères. Voltaire. à Amsterdam, et se trouve à Paris chez les marchands de nouveautés, MDGCLXXXII. Œuvres complètes, t. III, p. 311-314; je ne sais où les éditeurs ont pris les deux vers qu'ils citent dans une note. Ils disent qu'ils les empruntent à l'édition originale : je possède cette édition, qui est aussi à la Bibliothèque Nationale, et les deux vers cités n'y sont pas. 11 est vrai qu'au dire de Cubières le Chou et le Navet fut imprimé et réimprimé « plus de trente fois »; Rivarol a pu, une fois ou l'autre, y glisser quelque variante. Il y eut notamment une édition des deux mêmes opuscules sous ce titre : Suite du Poème des Jardins ou Lettre d'un président de province à M. le Comte de Barruel..., 1782, in-8 de 28 pages (voir Quérard). 4° Lettre à M. le Président de ***, sur le Globe aérostatique, sur les Têtes parlantes, et sur Vètat présent de V opinion publique à Paris; — pour servir de suite à la Lettre sur le Poème des Jardins. En épigraphe : Audax Japeti Genus, Hor. Paris, chez les marchands de nouveautés, 1783, in-8. La Lettre est datée du 20 septembre; anonyme. Je reproduis le titre tel que le donne Cubières qui avait l'édition originale sous les yeux, et qui a réimprimé la Lettre à la fin de sa Vie d'Antoine Rivarol. L'exemplaire de la Bibliothèque Nationale, également daté 1783 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 357 porte : airostatique, et au-dessous du titre : Londres et Paris, Cailleau. Œuvres complètes, t. II, p. 207-246; les éditeurs ont supprimé une jolie note sur « le physicien très-distingué ». 5° De r Universalité de la Langue française. Été de 1784. Grimm en rend compte en septembre; le Mercure y fait allusion le 23 octobre dans ses Annonces littéraires à propos d'un livre de Sauseuil. La première édition est celle qui paraît à Berlin, chez Georges-Jacques Decker, imprimeur du Roi, par ordre de V Aca- démie (de Berlin); in-4; en date, 1784; en titre : Dissertations sur r Universalité de la Langue française, qui ont partagé le prix adjugé par l'Académie royale des sciences et belles-lettres le 3 juin H8i; le volume contient d'abord le discours de M. le Comte de Rivarol, ensuite celui de J. C. Schivab, professeur de philosophie à l'Académie Caroline de Stuttgard. La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de cette première édition. — Une seconde édition, sans nom d'auteur, joli petit volume in-8 qui ne contient que le discours de Rivarol, paraît dans les premiers mois de 1785 (le Journal de Paris l'annonce le 14 avril) à Paris, chez Prault et Bailly, par les soins de Rivarol lui- même; c'est celle dont il promet l'envoi prochain à l'abbé Roman dans sa Lettre du 8 janvier 1785. Elle présente d'assez grandes diffé- rences de texte avec la première. Enfin une troisième édition, revue et corrigée encore par lui, paraît en 1797 à Hambourg, chez Fauche (quelques exemplaires portent : à Paris), en même temps que le Dis- cours Préliminaire, et porte le nom de A. C. de Rivarol (Antoine, comte de). La Nationale possède aussi ces deux dernières éditions. Œuvres complètes, t. II, p. 1-196 : le texte y est conforme à celui de la troi- sième édition. 6° Dialogue entre Voltaire et Fontenelle. Juillet ou août 1784; anonyme. L'édition originale est perdue. Rivarol cite le Dialogue dans sa Lettre à l'abbé Roman. Fayolle l'a réimprimé sous le titre de Dialogue des Morts dans ses Mélanges litté- raires, composés de morceaux inédits de Diderot, de Caylus, de Thomas, de Rivarol, d'André Chènier, etc. Paris, Pouplin, 1816, in-12, p. 1-18. Quérard le date 1785 : mais la Lettre à l'abbé Roman suffirait à prouver qu'il est antérieur à 1785, et de plus il y est question de YÉloge de Fontenelle par Garât qui va être couronné à l'Académie (à la séance du 15 août 1784) : l'allusion date de Dialogue. Il n'est pas dans les Œuvres complètes; il manque à la Bibliothèque Nationale. M. P. Malassis l'a réédité d'après les Mélanges de Fayolle, en 1877, dans ses Écrits et Pamphlets de Rivarol, en intervertissant l'ordre des noms dans le titre. 7° L'Enfer, poème du Dante, traduction nouvelle. Janvier 1785 : date certaine, en dépit d'assez fortes objections. La plus forte est qu'il existe des exemplaires datés 1783; j'en connais trois pour ma part, l'un à la Bibliothèque royale de Berlin, un autre 358 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. à la Bibliothèque royale de Bruxelles, un autre à la Bibliothèque Maza- rine. En outre, l'édition originale du discours de l'Universalité, de 1784, contient déjà la note qui renvoie le lecteur à la « nouvelle traduction... imprimée à Paris ». La vérité est que les exemplaires qui portent 1783, portent une fausse date (plus avisé que Quérard, Bar- bier s'en est aperçu et l'a dit dans le Dictionnaire des Anonymes); et la note prouve seulement qu'en écrivant son discours dans l'hiver de 1783 (les manuscrits devaient être envoyés à Berlin avant le 1 er jan- vier 1784) Rivarol croyait que sa Traduction serait publiée avant son discours. Elle était déjà connue de certains de ses amis : « Il est bon d'avertir, dit-il dans son Avis de V éditeur t que cette traduction faite depuis quatre ans, a été communiquée à quelques personnes »; dans une note du chant XXV il répond à des critiques que son ouvrage, montré ici ou là en manuscrit, lui a déjà values : dans sa Lettre du 29 juillet 1785 aux auteurs du Journal de Paris, il rappelle les éloges qu'il a en revanche reçus de Diderot (mort en 1784). Le désir d'y retoucher encore l'a retardé. La Lettre à l'abbé Roman ne laisse place à aucune équivoque : « Vous recevrez peu après ma lettre (du 8 jan- vier 17.85) un exemplaire de la traduction du Dante, ouvrage fort attendu et qui va être jugé à la rigueur ». La traduction parait donc dans les premiers jours de janvier 1785; et en effet elle est annoncée le 15 dans le Journal de Paris, à la rubrique Livres divers : « L'Enfer, poème du Dante, traduction nouvelle : à Londres, et se trouve à Paris, chez Didot jeune, Mérigot jeune, quai des Augustins, et chez Bailly, rue Saint-Honoré; nous ferons dans peu l'extrait de cette importante tra- duction qui était attendue avec impatience : elle est de l'auteur du dis- cours sur V Universalité de la Langue française ». C'est l'édition en un volume in-8 de 503 pages que Framery décrit à son tour dans son article du Mercure (25 juin 1785); il y en a un exemplaire à la Biblio- thèque de l'Arsenal; elle est datée 1785, pas de nom d'auteur, le texte italien fait face à la traduction française. Une édition en deux volumes in-8, en vente chez les mêmes libraires, est également datée 1785, avec l'indication, au-dessous du titre : par M. le Comte de Rivarol. J'en connais deux exemplaires, l'un qui est à la Bibliothèque Nationale, l'autre qui appartient à la famille Tollin. L'une et l'autre éditions ont l'épigraphe : Qui mi scussi, etc. ; nulle différence de texte. Le frontispice des exemplaires faussement datés 1783 est identique, sauf qu'il porte : à Londres, et se trouve à Paris, Mérigot le jeune.., Bar- rois le jeune.., pas de nom d'auteur. Texte et notes sont conformes aux autres éditions, sauf une variante sans importance au chant I et une note de plus au chant XIX. Œuvres complètes, t. III, p. 1 à 295; réim- primé en 1867 dans la collection de la Bibliothèque nationale à 25 centimes; 2 volumes. 8° Èpître au Roi de Prusse. Fin de l'été de 1785; contrairement à ce que dit Quérard. Quérard, qui la croit de 1784, pouvait ignorer la date à laquelle Rivarol fut BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 359 nommé membre de l'Académie de Berlin (13 juillet 1785); mais com- ment n'a-t-il pas vu que cette Èpitre est, plus encore qu'un remercie- ment au roi de Prusse, une réponse à la critique que Garât a faite du discours de l'Universalité dans le Mercure des 6 et 13 août 1785? — Insérée, à coup sur sans l'aveu de Rivarol, dans VAlmanach des Muses de 1786. Œuvres complètes, t. III, p. 296-300. 9° Article sur l'Épitre à V Amitié lue à V Académie française... par M. Ducis. Publié dans le Mercure du 8 juillet 1786, sans nom d'auteur. A la table des matières pour l'année 1786 (Mercure du 30 décembre 1786) : <( N° 26, Èpitre à V Amitié, par M. Ducis; l'article est de M. le G. de Rivarol ». La première moitié de l'article a reparu en avril 1797 dans le Spectateur du Nord, très retouchée par l'auteur; c'est le morceau que les Œuvres complètes intitulent : Essai sur l'Amitié; t. II, p. 306- 321. La seconde moitié se retrouve dans les Œuvres complètes, t. II, p. 348-356, sous le titre : Fragment d'une Critique de VÉpître sur Vamitié de M. Ducis, et avec un préambule inintelligible des éditeurs : « Ge morceau, disent-ils, qui fut originairement inséré dans le Mercure en 1786, y servait d'introduction à un article de littérature sur une Epître à l'amitié ». Loin d'être une introduction, ce morceau est la fin de l'article qu'ils ont coupé en deux en supprimant la transition qui rattachait les deux parties; ils ont en outre altéré légèrement le texte en trois endroits. 10° Article sur les Nouveaux synonymes français de M. l'abbé Rou- baud. Publié dans le Mercure du 16 décembre 1786, sans nom d'auteur. A la table des matières pour l'année 1786 (Mercure du 30 décembre 1786) : « N° 49 : Nouveaux synonymes français par M. l'abbé Roubaud; article de M. le C. de Rivarol ». Reproduit par Cubières à la fin de sa Vie (V Antoine Rivarol, avec deux légères variantes. Œuvres complètes, t. II, p. 173-192; d'après le texte de Cubières. 11° Article sur le Discours sur le Droit romain destiné à être prononcé devant la Faculté de droit d'Orléans par M° Lambert. Publié dans le Mercure du 7 juillet 1787; à la fin de l'article : « Cet article est de M. le C. de R. » Œuvres complètes, t. II, p. 321-329. 12° Récit du Portier du sieur Pierre Augustin Car on de Beaumarchais. Juin 1787; anonyme; postérieur de peu de jours à la dernière répétition de Tarare qui est du 6; reproduit par Grimm dans sa Correspondance, juin 1787. Œuvres complètes, t. III, p. 301-303. La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de l'édition originale, une feuille double, in-8, sans lieu ni date; un autre exemplaire est au British Muséum. Ni le texte des Œuvres complètes, ni celui de la Correspondance de Grimm ne sont conformes à l'original, lequel ne donne que l'initiale des noms propres : une main inconnue a comblé 360 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. les blancs sur l'exemplaire de la Nationale, et souvent mieux que n'avait fait Grimm. Ce ne sont pas les seules différences entre les trois textes. 13° Le Songe d'Athalie, par M. G. R. I. M... de la R. E. Y. N.... Publié en décembre 1787, sauf le Désaveu du sieur Grimod de la Reynière, et le Vrai Désaveu de la Parodie du Songe d'Athalie et de son Désaveu, qui sont venus l'un après l'autre grossir et prolonger jus- qu'en janvier 1788 le succès de la brochure (voir Correspondance de Grimm, décembre 1787 et janvier 1788; VÊpitre dèdieatoire à M. le mar- quis Ducrest était datée du 28 novembre 1787 dans l'édition origi- nale). Cette édition de 1787, qui manque à la Bibliothèque Nationale, est à la Bibliothèque royale de Berlin et au British Muséum. Œuvres complètes, t. II, p. 267-305. 14° Le Petit Almanach de nos Grands Hommes, année 1788. Doit être de la fin de janvier. Dès le 10 février, le Journal de Paris publie des ripostes; Grimm en parle aussi en février. Multiples édi- tions dans le cours de l'année, et nombreuses additions au fur et à mesure. Le texte que donnent les Œuvres complètes, t. V, p. 1-229, n'est pas le plus volumineux. 15° Lettres à M. Necker. Elles ont paru successivement : Première Lettre à M. Necker, sur l'Importance des Opinions religieuses; Berlin, 1788. — Seconde Lettre à M. Necker, sur la Morale ; Berlin, 1788; in-8. Anonymes. Elles datent de la fin du printemps : « La brochure, dit Grimm en juillet, a paru au moment de l'Assemblée du clergé » (15 juin). L'édition originale manque à la Bibliothèque Nationale, et se trouve au British Muséum de même qu'à la Bibliothèque royale de Berlin. Quérard dit que les deux Lettres ont été réimprimées t. II des Chefs-d'œuvre politiques et littéraires de la fin du xvin siècle, Neuwied, 1788, 3 volumes, in-8; ouvrage que je n'ai pas retrouvé. Œuvres complètes, t. II, p. 97-169. 16° Journal Politique National. Il forme trois séries, ou abonnements. Première série. Le Prospectus paraît le 12 juillet 1789. Les quinze premiers numéros seuls sont datés: 12, 14, 16, 19, 21, 23,26,28, 30 juillet; 2,4, 6,9, 11, 13 août. Le n° 16 contient une lettre de Sabatier datée du 12 septembre; la série n'est achevée qu'à la lin de novembre. Elle comprend vingt-quatre numéros, en comptant le Prospectus qui forme le n° 1, et la Lettre sur la capture de l'abbé Maury qui forme le vingt- quatrième numéro, non numéroté (la Lettre a été ensuite éditée à part). Chaque numéro a huit pages in-8. Prix de la souscription : 6 livres à Paris, 6 livres 12 sols dans les Pays-Bas; on souscrit d'abord à Versailles, à Paris ou à Bruxelles, chez divers libraires; à partir du numéro 21, chez M. Turpin, négociant rue des Fossés-Montmartre, n° 25, à Paris. — Le premier Résumé commence au n° 2, continue BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 361 aux n os 3 et 4, finit au n° 5. Le second, intitulé Nouveau Résumé, com- mence au n° 6, continue aux n os 7, 8, 9, 10, H, 12, finit au n° 13. Pas de Résumé dans les n os 14 et 15. Le troisième commence au n° 16, continue aux n os 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23. Parfois, le Résumé occupe tout le numéro (n os 2, 3, 4, 9, 11, 16, 17, 20, 21, 22, 23); d'autres fois, il est accompagné de Lettres, d'Avertissements, d'entrefilets. Deuxième série. Elle commence à paraître le 1 er décembre 1789. Le 2 e numéro contient une lettre, de Vienne en Dauphiné, datée du 6 dé- cembre. Le n° 6 en reproduit une datée du 20 décembre. Le n° 10, Adresse à MM. les Impartiaux, est de la mi-janvier 1790 : le club ne s'est ouvert que du 1 er au 4 février, mais était annoncé depuis décembre ; la lettre de Servan aux Amis de la Paix est de dé- cembre 1789, celle des Impartiaux aux Amis de la Paix, du 2 janvier (voiries Mémoires de Malouet). Le n° 12 contient une lettre où il est dit qu'on est à la fin de janvier. Le n° 14 est postérieur au 4 février : il y est question du discours prononcé ce jour-là par le roi à l'Assemblée. Le n° 23 doit être de la fin d'avril : « Après un an de fautes et de malheurs », dit-il à l'Assemblée; le numéro contient une allusion au prétendu départ de Necker, lequel menaçait l'Assemblée à la fin de toutes ses lettres de se démettre de ses fonctions. — La série com- plète a vingt-quatre numéros. Le troisième Résumé continue aux n os 1 et 2, s'achève au n° 3; dans ce même numéro commence le quatrième Résumé qui continue aux n os 4, 5, 6, 7, 8 et 9, s'interrompt au n° 10 (Adresse à MM. les Impartiaux), reprend aux n os H, 12 et finit au n° 13. Le cinquième Résumé commence au n° 14, continue aux n os 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, et finit au n° 22. La Réponse à V Adresse de V Assemblée (du 11 février 1790) commence au n° 23, continue au n° 24. — La série renferme, en outre, des Avertissements, des Avis, des entrefilets; une Lettre d'un Capitaliste, n° 12, qui est sans conteste de la main de Rivarol; de même, au n° 14, un Discours pour le roi, au n° 15, un autre Discours pour le roi, qui sont aussi de Rivarol. Chaque numéro a 12 pages. Prix de la souscription, 12 livres. Troisième série. « L'abonnement, dit le n° 1, pour trois mois est de 12 livres à compter du I er mai. » Le n° 1 contient une allusion à la prise de Marseille sur les troupes du roi (mai 1790). Le n° 2 paraît avoir suivi de près. Le n° 3 dit : « Après deux mois de retard je reprends la. plume »; il y a donc eu interruption de la fin de mai à la fin de juillet, et le n° 3 doit être d'août 1790. Le n° 4 parle de l'abolition des titres de noblesse (19 juin), comme d'un fait déjà ancien. Le n° 5 est postérieur au départ de Necker, c'est-à-dire au 4 septembre. Le n° 7 est postérieur à l'abandon que le roi a l'ait de sa vénerie et à la publication de la procédure du Châtelet, deux faits qui datent de septembre. Enfin le n° 8 est postérieur au pillage de l'hôtel de Castries (13 novembre), et au renvoi du ministère Saint- Priest (21 novembre) ; il paraît à l'heure où il est question de nommer 362 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. Pastoret ministre, et donc dans les derniers jours de novembre 1790. Là s'arrête la troisième série qui n'a que huit numéros, au lieu des vingt-quatre annoncés. Les n os 1, 2, 3, 4 et o sont la suite de la Réponse à l'Adresse de l'Assemblée; le n° 6 porte en titre : Des Assi- gnats. Un sixième Résumé commence au n° 7, continue au n° 8. Le titre du Journal Politique National présente quelques différences d'une édition à l'autre. La première série porte tantôt : Journal Politique National, publié par M. l'abbé Sabatier et tiré des Annales manuscrites de M. le Comte de R. (voir à la Bibliothèque de l'Hôtel Car- navalet), tantôt '.publié par M. l'abbé Sabatier de Castres en 1789 ; elle a été réimprimée en 1789 et 1790, soit au complet, soit en vingt et un numéros (en pareil cas, la Lettre sur la Capture... forme le n° 21, le Prospectus et les n os 14 et 15 où le Résumé manque sont supprimés). La deuxième série porte : publié d'abord par M. Vabbé Sabatier et maintenant par M. Salomon à Cambrai; la troisième : publié par M. Salomon à Cambrai. L'Hôtel Carnavalet possède l'édition originale et une réimpression datée 1790, des deux premières séries. Seule, la Bibliothèque Natio- nale — qui possède trois éditions du Journal — en possède une complète, je veux dire où se trouvent non seulement les deux pre- mières séries, mais les huit numéros de la troisième; le précieux exemplaire provient de la vente La Bédoyère. Aucun de ceux qui ont parlé du Journal ne semble l'avoir feuilleté jusqu'au bout, — excepté M. Hattin. Le consciencieux historien de la Presse a reconnu l'exis- tence des trois ^séries et relevé l'erreur de Deschiens qui n'en signa- lait que deux; encore M. Hattin n'attribue-t-il à la première que vingt-trois numéros, faute d'y compter la Lettre sur la Capture. Mais il est un peu singulier que M. de Lescure qui se pique d'avoir fidè- lement réédité le Journal en 1880, n'ait pas su trouver la troisième série; et plus singulier, qu'il en ait publié, sans le savoir, les n os 7 et 8, du moins en partie, d'après la réimpression qu'en avait donnée en 1797 le frère de Rivarol : il les a publiés en Appendice, en s'excu- sant dans une note d'offrir au public des pages dont il ne pouvait garantir l'authenticité, et en déclarant que le Journal de Rivarol se terminait au n° 24 de la deuxième série, dans l'édition de 1790! Il répète avec la même légèreté dans son Rivarol et la Société française, p. 229, que Rivarol a cessé de publier son Journal après les journées d'octobre; le vrai est que les Résumés ne s'étendent que jusque-là, mais que la publication en a traîné jusqu'en novembre 1790. Malgré tout, l'édition de M. de Lescure vaut encore mieux que celles de ses devanciers. Le premier d'entre eux est Claude-François de Rivarol qui a, comme je viens de l'indiquer, publié en 1797 une soi-disant réimpression du Journal Politique National sous ce titre : Tableau historique et politique des travaux de l'Assemblée Constituante, depuis l'ouverture des États généraux jusqu'après la journée du 6 oc- tobre 4189 (Paris, Maret, 1797, in-8). C'est ce texte (il ne reproduit BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 363 du Journal que les Résumes et lui ôte son aspect vrai> l'aspect d'un journal de combat) qui reparaît dans les Œuvres complètes, t. IV; et qui s'est intitulé, dans la collection Berville et Barrière (Baudoin, 1824), Mémoires de Bivarol. J'ai dit (chap. i) que la part de collaboration de l'abbé Sabatier se réduisait à fort peu de chose. Deux lettres de lui, de lui tout seul et signées, l'une au n° 5, l'autre au n° 16 de la première série, per- mettent de comparer son style avec celui de Rivarol, et la compa- raison est édifiante. Sa lettre du n° 5 ne se trouve que dans l'édition originale : Rivarol l'a retranchée des éditions suivantes qu'elle eût trop déparées. Le Prospectus du 12 juillet 1789 est sans aucun doute de l'abbé; faire un Prospectus, cela pouvait rentrer dans ses attribu- tions. Mais il s'en est si mal acquitté que Rivarol y a dû joindre ensuite une note qui en atténue les affirmations optimistes, peut-être même en rédiger un autre pour la seconde série de son Journal : le « joli Prospectus » que Peltier (Correspondance Politique, n° X) se vante d'avoir fait distribuer avec un numéro des Actes des Apôtres, c'est-à-dire au plus tôt en octobre 1789, ne devait pas èlre celui du 12 juillet, le seul qui se soit conservé jusqu'à nous. Je ne sais à quoi pensait M. P. Malassis, quand il a dit que Sabatier était l'auteur de V Adresse à MM. les Impartiaux (2 e série, n° 10) : idées et style y sont de Rivarol. M. Malassis et M. de Lescure qui a supprimé cette Adresse dans son édition du Journal, ont pris à contresens Y Avertissement du n° 11. En réalité, ce n'était un secret pour personne dès l'époque de la Révolution que Sabatier n'était que le metteur en pages de Rivarol; voir Gubières, H. de la Porte, la préface de YEsprit de Rivarol, etc. Son journal, dit M. de Belleval dans une lettre à Y Apollon du 1 er no- vembre 1822, « avait d'abord été publié sous le nom de l'abbé Sabatier de Castres qui avait la sottise de s'en laisser croire l'auteur ». Le propre frère de Rivarol avait dit à la lin de 1789 dans un petit poèm-e (attribué à tort à Peltier), les Philippiques ou les Crimes de Paris : « Son Journal Politique National est un ouvrage qui passera à la pos- térité.... On sent bien que l'abbé Sabatier n'est que son prête-nom et qu'il n'est pas digne de lire ce journal. » Ma conviction est qu'à partir de la 2 e série Rivarol reste seul, aidé du libraire Turpin qui s'occupe des souscriptions, du tirage et de l'expédition de la feuille : le nom de Sabatier disparaît de la couverture, ou n'y est plus qu'un rappel du passé. Un article du Journal général de la Cour et de la Ville, du 26 novembre 1791, montre « un long serpent », l'abbé Sabatier, fort occupé à dénigrer, avec quelques autres convives de Mme de Staël, le Journal Politique National. Ce Sabatier était un triste sire que Vol- taire avait étrillé. Rivarol, qui se moquait déjà de lui dans la Lettre sur la Capture de l'abbé Maury, a dû le mettre assez vite à la porte; nous le retrouverons : il est rentré par la fenêtre pour voler les papiers du mort. 364 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 17° Actes des Apôtres. Onze tomes. Les dix premiers comprennent chacun trente numéros, plus une Introduction, un Épilogue, et quelquefois une Explication de l'estampe placée en tête du volume; le onzième n'a que onze numéros. Quoique le tome I porte : « Commencés le Jour des Morts et finis le jour de la Purification », il ne faut pas prendre au pied de la lettre des mots dont l'intention est ironique. Les premiers numéros sont antérieurs au 2 novembre : le numéro 1 est reproduit à la date du 23 octobre dans les Mémoires pour servir à VEistoire de Vannée 4189. Pendant plus de quinze mois le journal paraît tous les deux jours (deux cent quarante numéros de la fin d'octobre 1789 au Car- naval de 1791); puis la publication en devient fort irrégulière, est suspendue depuis la fuite du roi jusqu'à la fin de juillet; bref, les soixante et onze derniers numéros s'échelonnent du mardi gras de 1791 à la fin de janvier 1792. En septembre 1791 avaient paru six Petits Paquets ou suppléments. Il est impossible de fixer le nombre et de dresser la liste rigoureu- sement exacte des rédacteurs. Le journal accueille des envois de toute provenance, pourvu que l'esprit en soit hostile à la Révolution : un jour, il publie une lettre du député Guillermy à la municipalité de Castelnaudary et en remplit quatre numéros (n os 147, 148, 149, 150); un autre jour, une lettre de Mounier à M*** à Paris (n° 177); souvent des lettres ou discours de Bergasse, Montlosier, Clermont- Tonnerre, Lally-Tollendal, Lauraguais; plus souvent encore des arti- cles, prose ou vers, anonymes. Peltier, Rivarol, le vicomte de Mirabeau et Champcenetz sont les chroniqueurs ordinaires; Suleau se joint à eux à partir du printemps de 1790 (n° 90); ils ont eu aussi pour auxiliaires le marquis de Bonnay, le chevalier de Boufflers, le comte de Tilly, Digoine, Régnier. A ces noms qui se lisent çà et là dans le texte même du journal ou sur l'Estampe du tome VI, il en faudrait sans doute ajouter d'autres, par exemple ceux du comte de Barruel- Beauvert, cousin de Rivarol, et de Claude-François de Rivarol qui ne se cachaient pas d'avoir fait campagne aux Actes des Apôtres à côté d'Antoine. Voici la liste des articles qui me paraissent être de Rivarol, soit que j'y retrouve à la fois ses sympathies et ses antipathies, ses idées et son talent, soit que j'y relève des mots de lui déjà connus, soit enfin que l'article figure, en même temps que dans les Actes, dans le Journal Politique National. Ici encore, un point d'interrogation va désigner ceux dont je n'ose affirmer catégoriquement qu'ils soient de lui. N° 1. Tout le numéro. N° 5? Avis aux Acheteurs. ? Lettre du club patriotique d'Andrinople à Chamfort. Article sur Robespierre. N° 7. Réponse de M. de Robespierre ; l'article se lit dans une édi- BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 365 tion de 1790 du Journal Politique National, l r0 série, n° 20 (Hôtel Car- navalet). N° 10? Sur la Constitution. N° 19? Parodie de Phèdre. N° 27?? Parodie d'Athalie. N° 32. Lettre d'un capitaliste à l'Assemblée nationale (Journal Poli- tique National, 2 e série, n° 12). N° 34. Discours attribué à Charles I er d'Angleterre (Journal Poli- tique National, 2 e série, n° 14; le discours y est placé sur les lèvres de Louis XVI). N° 53? Affaire du prévôt de Marseille. N°61? Séance aux jacobins; lettre du sieur Filoutin. N° 73? Suite de cette lettre. N° 94. Explication d'une charade. N° 115? Dénonciation d'un écrivain anti-patriotique (Tacite). N° 138. Grande trahison de M. Dinochau. N° 163. Dialogue des morts. N° 181. Lettre de M. Villette à M. Riquet-à-1'Enchère, ci-devant comte de Mirabeau. N os 231, 239 et 264? Lettres du citoyen Bacon à Carra. N° 264 : Quatrain sur Frédéric IL Des mots de lui, épars dans les Actes, il y en a beaucoup; je les ai signalés au chapitre iv; c'est surtout ainsi, c'est en causant qu'il a collaboré au journal de Peltier; mais j'estime qu'il y a peu de pages rédigées de sa main. 18° Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution, par un Citoyen actif, ci-devant Rien. (Au Palais-Royal, imprimerie nationale, 1790, in-8) anonyme. L'ouvrage doit être d'août 1790, ou de septembre; il y est question du retour du duc d'Orléans à Paris pour la fête de la Fédération comme d'un fait accompli, et, d'autre part, la Correspondance de Grimm mentionne en septembre ce « modèle de persiflage et d'imperti- nence ». Le Petit Dictionnaire n'a jamais été réimprimé. Il y en a trois exemplaires à l'Hôtel Carnavalet, deux à la Nationale. 19° Lettres et Mémoires à M. de La Porte. Le premier Mémoire est du 25 avril 1791; la dernière Lettre du 30 septembre 1791. La première édition complète en a été faite par la veuve de Rivarol, sous ce titre : Conseils donnés à S. M. Louis XVI en 41 '91 par V intermédiaire de M. de La Porte, intendant de la liste civile; ouvrage inédit de M. le comte de Rivarol, suivi d'une Lettre sur M. le Marquis de La F***, par le même. Paris, chez Moreau, 4820. — M. P. Malassis en a donné une réimpression en 1877 (Écrits et Pam- phlets de Rivarol). Il ne paraît pas se douter que la plupart de Ces écrits avaient été imprimés longtemps avant l'édition de 1820. Ils l'avaient été en 1793. Dans le Troisième Recueil, tome premier, des 366 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. Pièces imprimées d'après le décret de la Convention Nationale... dépo- sées à la Commission extraordinaire des douze établie pour le dépouil- lement des papiers trouvés dans l'armoire de fer, etc., figurent six pièces, classées sans nom d'auteur ni de destinataire, aux numéros XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX et XXXV, que je n'ai pas aperçues sans émoi. La première est le Second Mémoire : « Il ne faut pas juger l'Assem- blée Nationale », etc. ; du 22 septembre, disent les deux éditions de 1820 et de 1877; ici non daté. La seconde est la Lettre à M. de La Porte du 30 septembre : « En écrivant dans ma solitude », etc., datée. La troisième est la Lettre à M. de La Porte que les deux éditions datent du 2 septembre : « Me voici, monsieur, comme Saint-Rus- tique », etc.; en haut : A Maisons; non datée. La date du 2 septembre est contestable : la lettre accompagne en effet le Discours proposé au roi qui, à s'en rapporter à la pièce suivante, est du 4. La quatrième est la Lettre à M. de La Porte que les deux éditions datent à tort du 11 septembre : «Voici encore quelques coups d'œil de l'ermite », etc. ; elle porte : A Maisons, ce 4 septembre, et renferme les Observations relatives au Discours du 4. La cinquième est ce Discours. Elle est intitulée : Essai d'un discours du roi aux français : « Si j'étais un Prince étranger », etc. Elle ne devrait faire qu'un avec la troisième qui était un billet d'envoi joint au Discours. La sixième est la Lettre à M. de La Porte que les deux éditions datent à tort du 13 septembre : « J'ai oublié, monsieur, une idée importante », etc., elle porte : Mardi i A septembre. Il manque donc dans le Recueil trois des écrits que donnent les deux éditions postérieures : 1° Le Premier Mémoire à M. de La Porte, du 25 avril 1791. 2° La lettre à M. de La Porte qu'elles datent fausse- ment du 15 mai : les allusions si précises à « la scission du club des Jacobins », aux « Feuillants », à « la dispersion des républicains et des factieux », à « la tranquillité momentanée de Paris », enfin à « l'exécution de la loi Martiale », prouvent qu'elle n'a pu être écrite avant la fin de juillet 1791 (la fusillade du Champ de Mars est du 17 juillet). En admettant qu'elle fût datée du 15, elle ne peut donc être que du 15 août. 3° Un court billet d'envoi joint au Second Mémoire. Si M. P. Malassis avait consulté le Recueil, il eût l'ait disparaître certaines fautes de son texte, en particulier à la fin du Second Mémoire où il a imprimé un non-sens : « Il est vrai que la prochaine législa- ture va détourner l'orage qui la menacerait elle-même à sa sortie, parce que cet exemple (l'exemple de la Constituante) est trop fort pour l'intimider ». Le texte du Recueil donne, bien entendu : « est trop fait pour », etc. Il faut maintenant joindre à cette série d'écrits le Mémoire inédit que j'ai publié. BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 367 20° Lettre à la Noblesse française au moment de sa rentrée en France sous les ordres de monseigneur le duc de Brunswick, généralissime des armées de V Empereur et du roi de Prusse. Datée : Bruxelles ce 8 août 4792, dans la reproduction qu'en a publiée Peltier (Dernier Tableau de Paris ou Bécit historique de la Révolution du 40 août; à Londres; t. I er de la troisième édition datée avril 1794 que j'ai sous les yeux). L'édition originale ne se retrouve dans aucune de nos Bibliothèques; elle est, je crois, au British Muséum. M. P. Malassis a réimprimé cette Lettre d'après le texte de Peltier (Écrits et Pamphlets de Rivarol), faute d'en pouvoir, dit-il, découvrir un autre. Il ne savait sans doute pas que la Lettre de Rivarol avait été réimprimée antérieurement à la publication de Peltier dans la Correspondance Originale des Émigrés (à Paris, chez Buisson, 1793), t. I er , p. 231, ou elle porte aussi sa date du 8 août 1792, mais est attribuée à « monseigneur de Galonné, ministre d'état »; Rivarol, en elfet, ne l'a pas signée. 21° Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût. Opuscule qui semble à tout jamais perdu. Quérard avait entre les mains l'édition originale : Bruxelles 4792, in-8, sans nom d'auteur. La date n'est pas douteuse : le Dialogue était une suite de la Lettre à la Noblesse, et a paru dans la première quinzaine d'août. Il ne se retrouve ni dans les Bibliothèques de France, ni à Londres, ni à. Berlin, ni ailleurs; le Conservateur en chef de la Bibliothèque royale de Belgique à qui je m'étais adressé, a bien voulu m'écrire longue- ment à ce sujet : « Notre attention, à la Bibliothèque royale, est depuis longtemps attirée, me dit-il, sur cette lacune de nos collec- tions, et certainement le Dialogue n'aurait point passé dans une vente de livres sans que nous en eussions fait l'acquisition ». 22° De la vie politique, de la fuite et de la capture de M. La Fayette. Derniers jours du mois d'août 1792; c'est le 19 que La Fayette quitte son armée, et c'est à quelques jours de là, pendant qu'il était détenu à Luxembourg (voir chapitre iv), que paraît la brochure. Quérard la dit imprimée à Bruxelles; il est probable qu'il fait erreur. Les exemplaires qu'en possèdent la Bibliothèque Nationale et le British Muséum, comme celui de la Bibliothèque royale de Belgique, sont datés : Liège 4792 (in-8). Ils portent au-dessous du titre, ceux de la Nationale : morceau tiré de VHistoire de la Bévolution; par M. de Bivarol Y aîné, prix vingt sols; celui du British Muséum : mor- ceau tiré, etc. ; par M. le C. de Bivarol. La brochure a été réimprimée par Peltier (Dernier Tableau de Paris, etc., tome I) avec une inté- ressante riposte d'un aide de camp de La Fayette; par la veuve de Rivarol en 1820, à la suite des Conseils donnés à S. M. Louis XVI, etc. Œuvres complètes, t. V, p. 305-328; le titre est altéré. 23° Adresse du Peuple Belge à S. M. V Empereur. L'édition originale porte au-dessous du titre : par M. le Comte de 368 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. Rivarol; à Londres, chez Owcn, 1193 (Bibliothèque Nationale). La bro- chure n'a pas été réimprimée. 24° Portrait du duc d'Orléans et de Mme de Genlis. L'édition originale, in-8, ne porte nulle indication de lieu ni de date (Bibliothèque Nationale). La plaquette est postérieure à l'exécu- tion du duc, et il semble que cette exécution en ait été le prétexte. Je la daterais des derniers jours de 1793 ou du commencement de 1794. Œuvres complètes, t. V, p. 299-303. 25° Sur Florian. Article écrit en 1788 et publié seulement en 1797, sans nom d'au- teur, dans le Spectateur du Nord (Mars), sous ce titre : De la Littérature française en 4 788 à V occasion d'un ouvrage de feu M. de Florian; en note : « Ce morceau n'a jamais été imprimé. L'auteur fut engagé dans le temps par des amis de M. de Florian à ne pas le rendre public. » Sulpice de la Platière l'a glissé dans sa Vie... de Rivarol; selon Gubières l'article avait été déjà reproduit dans le Feuilleton du Journal des Débats, il ne dit pas à quelle date. Œuvres complètes, t. II, p. 247-255. 26° Lettre sur Vouvrage de Mme de Staël intitulé : De Vhifluence des Passions. Article publié à la suite du précédent dans le même tome du Spec- tateur, et signé : Lucius Apuleius. Reproduit par Mme de Rivarol à la fin de sa traduction : Effets du gouvernement sur V Agricidture en Italie, etc. ; à Paris, an V, et aussi par Auguis, sans désignation du nom de l'auteur (Révélations indiscrètes du xvnr 3 siècle; 4844-). Œuvres complètes, t. II, p. 256-266. 27° Traduction en prose et en vers de quelques fragments de VÊnéide. Spectateur du Nord, avril 1797; anonyme. Œuvres complètes, t. II, p. 332-348. 28° Discours Préliminaire du Nouveau Dictionnaire de la Langue fran- çaise. L'édition originale, à Hambourg, chez P. F. Fauche, in-4, est datée 1797. Une lettre de Rivarol à M. de Gaste, du 14 juillet, où il dit : « La première partie du discours préliminaire, concernant l'en- tendement humain (les deux autres n'ont jamais été écrites), va paraître vers la fin du mois », nous permet de fixer la date. Au reste, le Spectateur du Nord, en janvier et encore en mai 1797, annonce l'ou- vrage « qui sortira incessamment des presses de P. F. Fauche », et en donne une analyse anticipée : « L'auteur de ce Discours m'ayant permis d'en prendre connaissance et d'en donner l'extrait avant sa publication, je m'empresse », etc. L'édition originale que je possède se retrouve à la Bibliothèque Nationale. Le volume a été ensuite morcelé. Les cinquante dernières pages ont formé la brochure : De la philosophie moderne, par Rivarol. BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 369 L'exemplaire de la Nationale n'a nulle indication de lieu ni de date. Cubières donne la date de 1797; mais Quérard en indique une autre, 1799, et celle-ci se trouve confirmée par les articles de Rœderer (Décade philosophique, n os 36 de l'an vu, 1 et 4 de l'an vm), publiés à Paris, frimaire an vm, en un petit volume : De la Philosophie Moderne et de la part qu'elle a eue à la Révolution française, ou Examen de la brochure publiée par Rivarol sur la Philosophie Moderne, par Rœderer, de VInstitut National : « Ce discours, dit-il en parlant du Discours Préliminaire, imprimé à Hambourg il y a deux ans, a été jusqu'ici prohibé en France, à cause de la partie que l'auteur en publie aujour- d'hui ». La Bibliothèque royale de Belgique possède une réimpression datée : Paris 1802. Une nouvelle édition du Discours, sous le titre : De V Homme, de ses facultés intellectuelles et de ses idées premières et fondamentales,... édi- tion qui porte le nom de l'auteur et qui renferme aussi le discours de l'Universalité, a paru à Paris, chez Pougens, en 1800, in-4 (Bibliothèque Nationale, Bibliothèque royale de Belgique). Le Discours Préliminaire est accompagné dans l'édition de 1797 du Prospectus d'un Nouveau Dictionnaire, qui, au dire de Cubières, avait paru déjà, séparément, le 1 er avril 1796. Œuvres complètes, t. I. § 2. Publications posthumes. Si je ne range pas sous cette rubrique les Mémoires ou Lettres à M. de La Porte, presque tous imprimés dès 1.793 et j'ai dit comment, j'y dois ranger : 1° De la Souveraineté du Peuple, par Rivarol. Volume publié en 1831 par son frère Claude-François (à Paris, chez l'éditeur, rue Saint-Hyacinthe, n° 2; in-8). La préface nous informe qu'après la mort de Rivarol ses manuscrits, d'abord conservés sous scellés à Berlin, furent remis à M. Lubbert, négociant à Hambourg (quelque créancier, sans doute). Vers 1825, et grâce peut-être à l'en- tremise du libraire Baudoin, Claude-François se les fit restituer. Le dépôt n'était plus intact : « Le négociant détenteur des manuscrits m'a confié que l'abbé Sabaiier de Castres était venu le trouver à Hambourg, et qu'il le pria de lui laisser examiner les papiers de Rivarol ; mais le discours (de la Souveraineté du Peuple) mis au net et le plan divisé par chapitres de la Théorie du Corps politique disparu- rent.... » Le texte de 1831 est donc sujet à caution. .« C'est avec cette capture, ajoute la préface, que l'abbé Sabatier fit un ouvrage mal écrit et mal digéré, intitulé : De la Souveraineté, imprimé à Hambourg en 1806. » Claude-François est indulgent : l'ou- 370 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. vrage de Sabatier, imprimé non à Hambourg, mais à Altona, est une inepte et monstrueuse volerie. 11 y a mis au pillage, outre les manus- crits de la Souveraineté du Peuple et du Corps Politique, les Carnets et le Discours Préliminaire. Chaque fois que le vol est trop manifeste, en bas, dans une note, il injurie Rivarol, et il l'injurie avec des mots qu'il lui vole. Cela est renversant. Si du moins, il n'était pas un imbécile, s'il n'avait pas fait de tous ses larcins un informe amalgame dont nous ne pouvons tirer aucun parti ! Il explique qu'au temps du Journal Politique National, Rivarol devant qui il avait l'imprudence de penser tout haut, lui prenait ses idées, quelquefois sans les comprendre! Ce qui achève de le peindre, c'est en tête de son livre (exemplaire de la Bibliothèque Nationale) sa dédicace manuscrite à Napoléon à qui il demande une aumône de cinquante ducats, et en tête de ses Considé- rations politiques sur les gens d'esprit et de talent (1804), son autre dédicace « à la bien aimée Mme Buonaparte ». Quand il ne vole pas, 'il mendie. Mais j'ai tort de me fâcher : Rivarol nous enseigne sur quel ton il convient de parler de Sabatier. Il dînait un jour avec lui chez la princesse de Vaudemont; on offrit du saucisson d'âne à Saba- tier : « L'abbé n'en mangera pas, observa Rivarol; il n'est pas anthro- pophage » (Esprit de Rivarol). L'édition que Claude-François a donnée en 1831 du discours de la Souveraineté du Peuple renferme une réimpression des dernières pages du Discours Préliminaire (le tableau de la Terreur); les vers de Raphaël à son père, et une Êpilre de Claude-François à Rivarol. 2° Pensées inédites de Rivarol. Un volume in-8, 1836 : la première page porte le nom de l'impri- meur Baudoin, la seconde celui de l'imprimeur Boudon, à Paris. Ceci est encore une publication de Claude-François. Parmi les papiers de son frère qu'il venait de reconquérir, se trouvaient les Carnets et les innombrables petites notes prises au jour le jour, que Rivarol mettait ensuite pêle-mêle dans des petits sacs, « son trésor »; c'est la matière des Pensées inédites. Par malheur, Claude-François n'a pas été un éditeur très scrupuleux. Il s'est servi, pour composer les soixante-neuf premières pages de son recueil des quatre Carnets qui se sont con- servés jusqu'à aujourd'hui dans la famille Tollin; or, sur les deux cent quatre-vingt-onze Pensées que renferment ces pages, il n'y en a que cinquante-cinq qui soient reproduites avec exactitude et de tout point conformes au texte des Carnets ; des autres, il y en a vingt-neuf qui ne se retrouvent point du tout dans l'original, et deux cent sept qui s'y retrouvent avec une rédaction différente. En général, Claude-Fran- çois en a retranché toutes les hardiesses qui alarmaient sa con- science de pur royaliste ou de chrétien; il en a quelquefois changé totalement la signification. Cela suffirait à me rendre suspect le reste du recueil que je ne puis, hélas! confronter avec le texte même de Rivarol. Ajouterai-je que j'ai examiné la copie manuscrite de Claude- François sur laquelle a été faite l'édition de 1836, et que cette copie BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 371 a de nombreuses surcharges ou ratures? On y voit clairement que le copiste s'est permis de jouer le rôle de correcteur, et l'idée qu'en lisant le volume, je serais exposé à lire, au lieu de la prose de Rivarol, celle de son cadet, m'est un peu amère. Je sais trop le prix des Carnets pour me consoler du sacrilège que le bon Claude-François a commis en toute innocence. On peut voir, par les citations que j'en ai données, combien de richesses il laissait dans les quatre Carnets que j'ai fouillés après lui; mais il n'y a pas lieu de s'étonner que j'aie rarement puisé dans son édition des Pensées inédites, sans toutefois m'en interdire d'une façon absolue l'usage : il peut s'y rencontrer malgré tout telle phrase dont la qualité ne saurait tromper un fami- lier de Rivarol, dont la qualité, si je puis dire, équivaut à la signature du maître lui-même. Le volume des Pensées inédites contient en outre une réimpression des cinquante dernières pages du Discours Préliminaire (De la Philo- sophie Moderne) et du discours de la Souveraineté du Peuple; la Lettre de Rivarol à Mme de Goigny sur la mort de la comtesse de Béthisy; plus une pièce de vers et deux Lettres soi-disant de Rivarol dont je reparlerai § o. 3° Mémoire. Du 7 juin 1792; imprimé aujourd'hui pour la première fois (chap. iv). 4° Prospectus d'un Journal. Septembre ou fin d'août 1800; imprimé aujourd'hui pour la pre- mière fois (chap. iv). Sur le manuscrit (Archives du ministère des Affaires étrangères) à côté du mot Prospectus une main inconnue a écrit : Mallet Dupant Mais le doute n'est pas possible; l'auteur du Journal Politique National s'y désigne de la façon la plus formelle. Pour de plus amples détails, voir chapitre i. 5° Dialogue entre un Roi et un fondateur de Religion. Tiré des Carnets de Rivarol; imprimé aujourd'hui pour la pre- mière fois (chap. v). J'ai extrait des Carnets et cité passim une mul- titude de pensées ou de bons mots qu'il ne peut être question de cataloguer ici. §3. 11 resterait à joindre à ces deux listes : 1° les pages décousues que nous a conservées ici ou là Chênedollé des œuvres que Rivarol n'a jamais achevées; 2° les courtes pièces de vers, éparpillées dans la Vie philosophique, politique et littéraire de Rivarol (par Sulpice de la Platière) *; dans Y Esprit de Rivarol (1808, par Fayolle et Chênedollé, 1. La Décade philosophique, 3 e trimestre, an x, 20 prairial, n° 26, annonce une Vie de Rivarol « faite en grande partie de ses œuvres », et elle 372 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. recueil qu'il est bon de ne pas confondre avec le Rivaroliana de 1812, contrefaçon maladroite dont l'auteur est Cousin d'Avallon); dans les écrits de Dampmartin : vers à Manette, à la reine de Prusse, à la sœur de l'empereur Alexandre, vers sur Frédéric II (publiés primitivement dans les Actes des Apôtres), etc. Des huit dernières piécettes, quatrains, distiques, etc., que renferme Y Esprit de Rivarol, je ne puis garantir que les deux épigrammes sur Chàteauneuf : elles sont dans le,s Car- nets; des épigrammes sur Mirabeau, sur les deux Garât, tout ce que je peux dire, c'est que Grimm les lui attribue. Mais Grimm attribue à Rulhière les vers : Si tu prétends avoir un jour ta niche, etc., et ne dit point que le quatrain sur Florian soit de Rivarol. Il lui attribue, en revanche, une épigramme sur Rulhière.... Ce serait perdre son temps et sa peine que d'argumenter sur la paternité de telles bagatelles, de rappeler, par exemple, que les éditeurs de Cham- fort lui donnent le mot recueilli dans YEsprit de Rivarol sur Rulhière qui « reçoit le venin comme les crapauds et le rend comme les vipères », ou que H. de la Porte, dans sa Notice, reproche à Rivarol un mot sur Virgile et Voltaire que l'auteur de Chateaubriand et son Groupe dit être de Joubert. Je me borne à constater, parce qu'un malentendu là- dessus me déplairait, que la sale charade sur Cubières : Avant qu'en mon second mon tout se laisse choir, etc., attribuée en ces dernières années à Rivarol par MM. Forneron et Welschinger, n'est pas de lui, mais de son frère Claude-François : je l'ai vue, manuscrite, dans les papiers de celui-ci, au milieu d'autres « essais poétiques ». S*. Lettres de Rivarol K 1° A M. le chevalier de Cubières ; datée de Versailles; signée Rivarol de Parcieux; l'indication du jour et de l'année manque. Elle paraît être de très peu de temps postérieure à son arrivée, et par conséquent de 1777 (citée dans la Vie d'Antoine Rivarol, par Cubières). 2° Au même; signée : A. de Rivarol, 20 octobre 1183, Paris, rue de Grammont, n° 22 (Vie d'Antoine de Rivarol). l'attribue au comte Delille de Sales; c'est assurément le livre de Sulpice de la Platière, publié an x-1802, et composé, en effet, surtout d'oeuvres de Rivarol. 1. J'ai classé ici les Lettres qui ne forment pas, comme les précédentes, de véritables opuscules. On va voir que M. de Lescure, en disant qu'il n'existait pas en tout vingt lettres de Rivarol, se trompait presque de moitié. BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 373 3° Aux auteurs du Journal; signée : le comte de Rivarol (Journal de Paris, n° 289, 15 octobre 1784; personne n'y a jamais fait allusion; je la cite au chapitre m). 4° A Vabbé Roman ; datée : 8 janvier i 785, hôtel Marigny, place du Louvre; signée : Rivarol. Cette lettre ayant une réelle importance au point de vue de la chronologie et de la nomenclature des premiers écrits de Rivarol, j'ai tenu à en vérifier l'authenticité, et un jeune attaché de l'ambas- sade française à Londres m'a gracieusement secondé dans ma re- cherche. Le manuscrit existe au British Muséum, volume 2o du fonds Egerton; il est bien de la main de Rivarol, sauf — et c'était là ce qu'il importait de savoir —les deux dernières lignes du post-scriptum, lequel est au verso de la seconde feuille, tout en haut de la feuille. L'écriture baveuse de ces deux dernières lignes ne ressemble en rien à la sienne. Les éditeurs des Œuvres complètes qui ont imprimé la Lettre (t. II, p. 368-371) les ont pourtant reproduites, et encore par à peu près; car ils impriment : Ajoutez à tout cela les Lettres sur le poème des Jardins, et la main inconnue avait écrit : Ajouter à tout cela, etc. La Lettre à l'abbé Roman avait été pour la première fois imprimée en 1807, dans une notice d'Auguste Gouvret sur l'abbé Roman, en tête des Mémoires historiques et inédits sur les Révolutions arrivées en Danemark et en Suède, pendant les années 1 110-4172 (Paris, Léopold Colin, in-8). 5° Aux auteurs du Journal de Paris, datée : 29 juillet 1185; Journa* 1 de Paris de ce même jour. Œuvres complètes, II, p. 330-332. 6° Au Public; signée : Rivarol; septembre 1791 ; adressée à la Feuille du Jour, et reproduite dans le n° 9 de la Chronique Scandaleuse; elle n'avait point été jusqu'ici signalée; je la cite au chapitre iv. 7° A M. de Gaste, maire à Rollène, comtat Venaissin; sans date. Communiquée, ainsi que trois autres dont il va être question, par M. le marquis Humbert de Gaste, petit-fils de l'ami de Rivarol, à M. Alègre qui l'a publiée dans ses Notices biographiques du Gard, t. II, p. 219, 220. La lettre doit être de 1792 : « l'étrange vaisseau qu'on nous bâtit depuis trois ans »...; elle contient une allusion à la mort de l'empereur Léopold II (2 mars 1792) ; mais elle est au plus tard du mois d'avril, puisque Rivarol y conseille à son ami la lecture des articles de Mallet Dupan dans le Mercure, et que Mallet Dupan quitte Paris en mai 1792. 8° A David Cappadoce Péreira; octobre 1793. C'est la première des lettres adressées par Rivarol à Cappadoce et publiées par M. de Les- cure dans son Rivarol et la Société française; elles lui ont été commu- niquées, dit-il dans sa préface, par un amateur qui ne lui a point permis de le nommer. Mais il donne à quelques lignes de distance (p. 401) deux dates différentes pour cette première lettre : 1 er et 374 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 12 octobre 1793; ce doit être une faute d'impression. Il n'a malheu- reusement pas reproduit toutes les lettres qu'il avait entre les mains; il se borne à résumer celles des 15 et 16 octobre; je ne numérote que celles dont il donne le texte. 9° A Mme la marquise de Coigny. Le manuscrit s'en est conservé dans la famille Tollin. J'en donne copie au chapitre i. Il est daté : 11 octobre 1793. 10° A David Cappadoce Péreira, datée du 10 novembre 1793. 11° Au même, datée du 8 décembre 1793. 12° Au même, datée de janvier 1794. 13° Au même, datée du 16 janvier 1794. 14° Au même, datée du 21 février 1794. 15° Au même, datée du 1 er avril 1794. Toutes ces lettres à Cappa- doce sont écrites de Bruxelles. 16° Au même, datée du 30 août 1794, Rotterdam. M. de Lescure en indique deux autres, l'une du 24 avril, d'Amsterdam, l'autre du 23 août, de la Haye, qu'il n'a pas transcrites. 17° Au même, datée du 23 octobre 1794, de Londres. 18° Au même, datée du 23 décembre 1794, de Londres. 19° Au même, datée du 26 avril 1795, de Londres. 20° A Mme Cromot de Fougy, datée du 27 octobre 1796. Œuvres complètes, t. III, p. 305-310; une faute d'impression a interverti l'ordre des chiffres : 4169 au lieu de 1796. 21° A son père, datée : 42 mai, à Hambourg. Le manuscrit appar- tient à la famille Tollin; une main inconnue a écrit en haut : 1800; c'est une erreur. La lettre est de 1797; Rivarol y parle du grand tra- vail entrepris en vue de son Dictionnaire. D'ailleurs la lettre du 18 août 1797 est comme la suite de celle-ci. 22° Au Comte Alexandre de Tilly; en réponse à une lettre de Tilly datée : 6 juillet 1797; l'une et l'autre ont été publiées dans les Mémoires de celui-ci, et dans les Œuvres complètes, t. II, p. 362-367. 23° A M. de Gaste, datée : 14 juillet. M. Alègre qui l'a publiée la date : 14 juillet 4796; il fallait dire : 1797. Il y est question delà réimpression du Journal Politique National par Claude-François- (1797) et j'ai dit que le Discours Préliminaire y est annoncé pour la fin du mois. 24° A sa tante, Françoise de Rivarol, datée : 18 août. Le manuscrit appartient à la famille Tollin. La date est : 1797; il y parle de « l'ou- vrage qu'il vient de terminer », c'est-à-dire du Discours Préliminaire ; il dit attendre le retour du « correspondant de Montpellier » dont il parlait dans sa lettre du 12 mai à son père; elles sont de la même époque, de la même année; on peut du reste comparer dans ces deux lettres et dans celle du 14 juillet à M. de Gaste les indications qu'il donne de l'âge de son fils. BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 375 25° A M. Dalville; citée dans la Vie... de Rivarol, de Sulpice de la Platière, I, p. 77-80, sans date; la lettre est de Hambourg; l'allusion qu'elle contient à « une tarentule nommée Fauche » et aux exigences du travail entrepris permet de la dater 1797 ou au plus tard 1798. 26° A un ami; très beau fragment cité dans le même ouvrage, I, p. 59-60; aucune indication précise n'en fixe la date; mais l'accent de tristesse, le vague espoir d'un retour en France me font supposer que la lettre est des dernières années de sa vie, 1799 ou 1800. 27° A un ami; citée dans le même ouvrage, I, p. 75-77, sans date; les premières lignes indiquent que Rivarol est depuis peu à Berlin; la lettre est donc de l'automne de 1800. 28° Au marquis Détllly, citée dans le même ouvrage, I, p. 85-90; sans date; la lettre est de Berlin, et de la même époque que la pré- cédente. 29° A M. de Gaste, datée du 24 janvier 1801; citée par M. Alègre. 30° A son père, datée du 26 janvier. Le manuscrit appartient à la famille Tollin. Ici encore une main étrangère a écrit au crayon, en haut de la feuille, 1800; mais la lettre est de 1801, écrite de Berlin alors qu'il relevait de maladie; elle indique que la précédente, adressée à M. de Gaste, en contenait une autre destinée au père de Rivarol et perdue pour nous. 31° A Manette, datée du 21 février 1801; citée dans la Vie... de Rivarol par Sulpice de la Platière, I, p. 228-230; M. de Lescure, en la reproduisant en partie, Ta par erreur datée du 22. 32° A David Cappadoce Péreira, datée également du 21 février 1801. 33° A M. de Gaste, datée du 14 mars; citée par M. Alègre qui dit à tort : 1800, au lieu de 1801 ; la lettre est écrite de Berlin. Une autre lettre, du même mois, datée du 10 mars 1801 et adressée à son frère de lait Justet, à Bagnols, a été vendue le 7 avril 1863 par les soins de M. Charavay. Je ne sais ce qu'elle est devenue. Fausses attributions. 1° Dialogue entre le xix c et le xx e siècles. Œuvres .complètes, III, p. 314-322. Attribution contre laquelle a déjà protesté Quérard. C'est une brochure in-8 (prix 6 francs, chez les marchands de nouveautés) publiée en 1780 : le Mercure l'annonce le 3 septembre. Je l'ai retrouvée à la Nationale. En voici le titre exact : Dialogue entre le xix° et le xx e siècles, au moment où le premier va expirer et le second commencer ; précédé et suivi d'éclaircissements et de notes; par MM. Legopanof et Alethowitz, de V Académie impériale; Ouvrage trouvé dans la Bibliothèque de Constantinople parmi les manus- crits du célèbre et mal célébré Voltaire... à Constantinople, 2001 . Les 376 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. notes sont encore plus sottes que le texte; le tout est de quelque can- didat aux prix académiques, qui, faute d'avoir été couronné, injurie d'Alembert. 2° Réflexions sur une question dramatique qui n'a point encore été bien éclaircie. Œuvres complètes, II, 356-302. Quérard a protesté avec raison. Le brouillon de cette dissertation de collège se retrouve parmi les papiers de Claude-François de Rivarol qui en est Fauteur. Dans sa Notice de 1809 Dampmartin avait le premier signalé la bévue des éditeurs. 3° Réponse de la Couleuvre aux éloges que Mme de G*** lui adresse.... Œuvres complètes, III, p. 323-325. Grossière satire dirigée contre Mme de Genlis. Pour prouver qu'elle n'est pas de Rivarol, il doit suffire de citer deux vers : Régnez donc : infectez les deux départements Des esprits et des corps.... 4° Petit Almanach de nos Grandes Femmes pour Vannée 4 789. Londres, s. d., in-12. Il ne vaudrait pas même la peine d'inscrire ici cette informe contrefaçon du Petit Almanach de nos Grands Hommes, si le catalogue de la Nationale et celui de la Bibliothèque royale de Berlin ne continuaient à la classer parmi les écrits de Rivarol. Voir la Correspondance de Grimm, mars 1789, et les Mémoires pour servir à VHistoire de Vannée 1189, t. I, 2 janvier 1789. 5° Séance extraordinaire et secrète de l'Académie française tenue le 30 mars 4789. Attribution de Quérard d'après Fayolle. Grimm avait cependant protesté dès le mois d'avril 1789. En effet, sans être sotte, la plaisan- terie en est bien anodine, et le style est quelconque, à en juger par les citations de Grimm. La brochure a disparu. 6° Mémoire sur la nature et la valeur de Vargent, par M. de Rivarol. Brochures. 1., 1789, in-8, 16 pages; Bibliothèque Nationale, C'est une apologie de la banqueroute, en style embarrassé, tortillé, parfois inintelligible; voir notamment la page 15. 7° Réponse à la Réponse de M. de Champcenetz au sujet de Vouvrage de Mme la R. de S*** (baronne de Staël) sur Rousseau. Brochure s. 1. n. d., in-8. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale l'attribue encore à Rivarol; de même, celui de la Bibliothèque royale de Berlin. L'attribution remonte à Quérard et avant lui à Fayolle. La brochure qui date de 1789 (voir la Correspondance de Grimm) est dirigée contre Champcenetz; elle est pleine d'allusions timides, courtoises, à Rivarol : deux bonnes raisons pour qu'elle ne soit pas de lui. 8° Les Philippiques ou les Crimes de Paris. , Poème satirique de 1789, postérieur aux journées d'octobre. Le catalogue de la Bibliothèque royale de Belgique l'attribue à Rivarol BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 377 et en possède la quatrième édition, datée de Bruxelles 1791. Il a paru une Réponse aux Philippiques ou Lettre du duc d'Orléans à la nation française : Peltier y est désigné comme l'auteur du poème, qui n'est pas plus de lui que de Rivarol, mais bien de Claude-François de Rivarol. Celui-ci s'en glorifie dans une note manuscrite qui appar- tient à la famille Tollin, et d'ailleurs Burke l'en avait félicité dans sa Lettre sur les Affaires de France et des Pays-Bas. 9° La Galerie des États Généraux (s. 1., 1789) et la Galerie des Dames françaises pour servir de suite à la Galerie des États Généraux, par le même auteur (à Londres, 1790). Cet insignifiant ouvrage a d'abord eu quelque succès. Grimm dit qu'on l'a attribué à Rivarol et à Champcenetz, ensuite au marquis de Lucliet, enfin à Sénac de Meilhan. Barbier et d'autres bibliogra- phes ont dit : c'est le produit de la collaboration de Luchet, Mirabeau, Laclos et Rivarol; et M. de Lescure l'a cru. Je me figure mal Rivarol collaborant en 1789 et 1790 avec trois des hommes qu'il maltraitait le plus dans les Actes des Apôtres, dans le Petit Dictionnaire, dans son Journal, et qui représentaient précisément le parti opposé au sien! M. de Lescure, qui s'est appliqué à démêler la part de Rivarol dans la rédaction des deux livres, n'avait donc pas aperçu, dans ce Journal Politique National, qu'il faisait pourtant réimprimer, le petit Avertisse- ment du n° 19, l re série? « Il a paru ces jours derniers une Galerie des États Généraux. Il faut que l'ouvrage soit mal écrit, puisqu'on l'attribue à M. de Luchet, ou que M. de Mirabeau n'y soit pas peint au naturel, puisqu'on l'en a soupçonné l'auteur. » L' Avertissement me paraît assez clair. Au reste, il suffit de lire les deux Galeries pour s'assurer, en premier lieu, qu'elles ne renferment pas une ligne de Rivarol, non plus que de Laclos ou Mirabeau : leur style est d'une autre allure que celui-là! secondement, qu'elles sont toutes deux d'une seule et même main, et de la main de quelque pauvre diable : il se trahit surtout dans ses portraits des mondaines où il a essayé d'attraper le ton des salons; cela fait peine. 10° Lettre au comte de Mirabeau, sur son Rapport à l'Assemblée natio- nale au nom du Comité diplomatique, dans la séance du 25 août 4790, sur l'affaire d'Espagne, imprimé par ordre de V Assemblée nationale. Je copie le titre tel que le donne M. P. Malassis (Écrits et Pamphlets de Rivarol, p. 140) : « opuscule, ajoute-t-il, indiqué sous le titre de Lettre à Mirabeau parmi ceux dont Fayolle voulait composer un volume de supplément à l'édition des Œuvres complètes de 1808 ». Le malheur est que des sept opuscules dont Quérard a dressé la liste d'après les avis de Fayolle, ~satrf le Dialogue entre Voltaire et Fonte- nelle et le discours de la Souveraineté du Peuple, il n'en est guère dont l'attribution supporte l'examen. M. P. Malassis dit de celui-ci : « Il n'y a point de doute qu'il soit de Rivarol; nous n'en connaissons qu'un exemplaire incomplet, nous ne saurions dire de combien de 378 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. pages ». Puisqu'il n'a pu le lire en entier et ne peut même décrire la brochure, je m'étonne qu'il soit si affirmatif. Pour moi, je n'en ai point trouvé trace, soit dans nos Bibliothèques, soit dans celles de Londres, Bruxelles, Hambourg, Leipzig et Berlin, parmi tant de Lettres à Mirabeau qui ont paru en 1789 et 1790; les journaux de l'époque n'en font nulle mention alors que les écrits de Rivarol ne passaient jamais inaperçus. A supposer qu'il y ait quelque chose de vrai dans l'indication de Fayolle et Quérard, je pencherais à croire qu'ils ont voulu désigner l'article de Rivarol (Actes des Apôtres, n° 481) : Lettre de M. Villelte à M. Riquct-à-V Enchère , ci-devant Comte de Mirabeau. 11° Épitrc de Voltaire à mademoiselle Raucour, actrice du Théâtre français. Prix, 6 sols. A Paris, 1790, in-8, 42 p. Attribution de Quérard, et de Quérard seul. Ici, je ne saurais mieux dire que M. P. Malassis qui s'écrie : « Attribution ridicule. Cinq pages de vers plats, suivis de notes dont la seule un peu singu- lière est une liste de littérateurs du temps qui n'avaient pas la taille de cinq pieds. » 12° Essai sur la Nécessité du mal tant physique que moral, politique et religieux, par Soame Jenyens... traduit de l 'anglais par M. de Rivarol... à Paris, chez Gattey... 4 791. Bibliothèque Nationale. Je cite, chapitre îv, l'amusant et formel désaveu que Rivarol lui-même a publié en septembre 1791 sous la forme d'une Lettre au Public; il demande si la traduction ne serait pas du député Démeuniers. Elle fourmille de solécismes. En la lisant, l'idée me venait qu'elle pourrait être de Mme de Rivarol. Il est vrai que celle-ci en était fort capable; mais sa part est assez belle déjà sans qu'il soit besoin de rien ajouter aux traductions qu'elle a signées. de son nom. 13° Réponse de M. le Baron de Grimm, chargé des affaires de S. M. l 'Impératrice de Russie à Paris, à la Lettre de M. Chassebœuf de Volney .- 1792. Attribution de Fayolle, et après lui de Quérard. M. P. Malassis a réimprimé (Écrits et Pamphlets de Rivarol) cette Réponse déjà publiée en 1823 par Barbier (Paris, Potey, in-8, 20 p.), et il déplore que Rivarol ait écrit un « pamphlet de condescendance à de basses ven- geances ». Peut-être eût-il mieux valu en vérifier l'authenticité. Il ne savait pas que le pamphlet en question est un numéro des Actes des Apôtres, le numéro 306, et appartient à la période où le journal des Apôtres, près d'expirer, semble n'avoir plus d'autres rédacteurs que Peltier etïilly (voir chapitre iyJ.I1 ne savait pas que quelques semaines auparavant les Actes avaient déjà inséré (n° 261) une Lettre de M. le Baron de Grimm à S. M. l'Impératrice de Russie qui est manifeste- ment du même auteur que le numéro 306, et que cette Lettre à l'Im- pératrice de Russie contredit point par point toutes les doctrines- BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 379 politiques qu'à la même époque Rivarol soutenait dans ses Lettres et ses Mémoires à M. de La Porte. Il est excusable de n'avoir pas connu l'existence de cette première Lettre de M. le Baron de Grimm qui me semble suffisamment témoigner que la seconde n'est pas davantage imputable à Rivarol. J'ai plus de peine à l'excuser, puisqu'il avait la seconde sous les yeux, de reconnaître la manière de Rivarol dans un factum d'une si lourde ironie et d'une allure triviale, familière, pour tout dire d'un mot, d'une allure canaille qui ressemble si peu à la sienne. Ces : « par Dieu! » ces : « mon cher Volney », ces gros mots : « lâche », « bas valet », « lâcheté », « infamie », « sodomie », est-ce là du Rivarol, en belle humeur ou en colère, n'importe? Puis, au deuxième alinéa, voici de grands compliments au comte de Rivarol. Jamais Rivarol ne s'est ainsi loué dans un écrit anonyme. C'est du Peltier, ou du Tilly. 14° La Reine à la Conciergerie. Stances. Londres, il 93. Ces stances, qui mériteraient plutôt le nom de complainte, ont paru dans l'édition des Pensées inédites de Rivarol publiée en 183G par son frère Claude-François. Il y a huit strophes de quatre vers, et chaque strophe se termine sur le mot captivité comme sur un refrain. Il faut être reconnaissant au poète de ne nous en avoir donné que huit; avec ce procédé-là, il en pouvait bien faire une centaine. Remar- quons : 1° que Rivarol n'est arrivé à Londres qu'en septembre 1794; 2° qu'on chercherait en vain dans ses œuvres quelque chose d'ana- logue à ce lamento d'une âme sensible : C'est mon époux, c'est lui; j'entends sa voix plaintive. D'où viens-tu, cher époux, dans ce lieu détesté? Mais je lui parle en vain, son ombre fugitive Me laisse à ma captivité. 3° Qu'au contraire l'analogie est complète entre le style des stances, le style de la note dont les a fait suivre l'éditeur, et le style du qua- train, imprimé au bas de la page, dont il se reconnaît l'auteur. Claude-François était généreux et se sacrifiait à la gloire de son aîné, Mais je connais assez Rivarol pour certifier qu'il n'eût pas accepté le sacrifice et lui eût rendu ses huit strophes. 15° Éloge de Minetto Ratoni, chat du pape (Benoît XIV) en son vivant, et premier soprano de ses petits concerts. Fclisonte, 4795, petit in- 4, 25 p. sur papier rose. Attribution fantaisiste de Quérard. « Nous n'avons jamais vu la brochure, dit M. P. Malassis, mais sa date, son sujet et sa fabrication nous la rendent au moins suspecte. » Je dis comme lui, sauf que la date ne fait rien à l'affaire. Pareilles gentillesses sont du répertoire des beaux-esprits que Rivarol a si joliment raillés dans le Petit Alma- nach. 16° Histoire secrette (sic) de Coblence (sic) dans la Révolution des 380 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. français: extraite du cabinet diplomatique électoral et de celui des princes frères de Louis XVI; attribuée à M. de Rivarol. A Londres, 4795. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale, celui de la Bibliothèque royale de Belgique donnent encore à Bivarol ce petit livre d'un Prud- homrae barbare qui emploie des expressions et des tournures comme celles-ci : robusticitè; se cumuler; à défaut de s'envelopper, etc. Quérard avait pourtant dit très haut que Y Histoire secrète de Coblentz n'était pas de Rivarol. Elle est vraisemblablement du comte de Mont- gaillard. L'erreur a été rectifiée sur le catalogue de la Bibliothèque royale de Berlin. 17° Lettre au libraire Maradan. Dans le Magasin Encyclopédique, IV e année, t. quatrième, an vu- 1798, de la page 01 à la page 89, Sélis cite, commente et attribue à Rivarol une lettre adressée au libraire Maradan qui, « il y a dix-huit mois », avait acquis les notes manuscrites accumulées depuis trente cinq ans par l'Académie en vue de son Dictionnaire et en préparait une nouvelle édition, la cinquième, avec Ginguené, Garât et Sélis. L'auteur de la lettre offrait à Maradan un autre Dictionnaire à la place de celui-là; il lui offrait « le fruit de ses observations sur une foule de mots mal définis par l'Académie, sur les conjugaisons où on a, sans rime ni raison, placé des participes prétendus présens et passés, sur la nature du substantif qui n'a pas encore été expliquée nettement, sur les pronoms leur et leurs, sur la particule ne,... sur la place de l'épithète avant ou après le substantif (j'ai trouvé la règle);... sur cette foule de substantifs qui, étant réciproques, jettent tant d'obscurité dans la phrase, comme oppression du peuple, haine des méchants; car on ne sait qui opprime ou qui est opprimé, qui hait ou lequel est haï », etc., etc. Idées et formules sont bien de Rivarol; je les retrouve, les unes dans son Prospectus du Nouveau Dictionnaire, les autres dans ses Carnets. La lettre se termine ainsi : « Je ne signe pas ma lettre. Adressez votre réponse, je vous prie, à M. D. Cappadoce Péreira, à Hambourg. » Autant de raisons péremp- toires, semble-t-il, pour que la lettre soit de Rivarol. Eh bien ! non, elle n'est pas de lui, et dès le premier jour Claude- François a protesté avec indignation (voir dans ses Œuvres Littéraires, les vers : « A mon frère »). Elle est une manœuvre de ces messieurs pour déconsidérer leur concurrent, une bonne réclame en faveur de leur propre travail. Ils ne sont pas armés comme au temps de Fure- tière contre la concurrence; ils se forgent d'autres armes. Vous voyez, disent-ils! M. de Rivarol a voulu séduire, détourner notre libraire; c'est affreux! Il pressentait que notre Dictionnaire tuerait le sien; il a voulu parer le coup. — Mais ils sont des maladroits. La lettre, dit l'article, est datée : « ce 1 er octobre 179., à Hambourg ». Pourquoi cette date incomplète? — Elle a été « lue le 28 Thermidor an v à l'Académie »; dix mois alors après avoir été envoyée, car Thermidor an v c'est août 1797, et la lettre d'octobre est au plus tard d'octobre BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. . 381 1796, quoique Sélis n'en parle qu'en 1798. — En octobre 1796, il y a huit mois que Rivarol a signé le traité par lequel Fauche s'engage à imprimer son Dictionnaire (26 mars 1796) : comment irait-il s'abou- cher avec un autre éditeur, un éditeur de Paris? — Elle a été « déposée au secrétariat de l'Institut » : après les recherches qui, à ma prière et grâce à l'obligeante intervention de M. Gaston Boissier, y ont été faites, il est constaté qu'il n'y en a pas trace dans les Archives de l'Institut. Mieux encore : elle contient des fautes de français! Sélis s'en égaie; Sélis enseigne le français à Rivarol! Cela est délicieux. Je ne doute pas, s'il faut l'avouer, qu'elle n'ait été fabriquée avec des emprunts à son Prospectus et aussi à sa conversation. Les éditeurs du nouveau Dictionnaire de l'Académie voulaient ruiner sa tentative, et lorsqu'ils lui prenaient ses idées — par exemple sur le classement des mots par familles — avoir une occasion de dire (je copie la phrase de Sélis) : « Bien avant d'avoir lu sa lettre, ils avaient arrêté d'employer cette méthode ». Je porte là une accusation grave et sans certitude absolue? Il est vrai; il faut s'attendre à tout de la part des ennemis de Rivarol, et l'article de Sélis sent bien le mensonge. 18° Lettre au Spectateur sur Buonaparte. Attribution de Fayolle et, après lui, de Quérard. S'ils avaient lu la Lettre (Spectateur du Nord, avril 1797), ils auraient tenu compte de ce que dit une note : « Elle vient d'un homme... qui surtout doit se connaître en talents militaires ». Rivarol, qui avait bien des préten- tions et avait le droit d'en avoir, n'a pas, que je sache, cette préten- tion-là. D'ailleurs, il n'a jamais orthographié de la sorte le nom de Bonaparte. M. P. Malassis attribue la Lettre à Claude-François : hypothèse en l'air; Claude-François, fougueux royaliste que le Pre- mier Consul allait tout à l'heure jeter en prison, n'eût pas écrit une lettre qui est le panégyrique de Bonaparte. Elle serait plutôt de Du- mouriez qui habitait alors Hambourg et faisait des avances à tous les partis. 19° Lettres à Vabbé de Ville fort et à Chênedollé. Publiées l'une et l'autre dans l'édition des Pensées inédites, par Claude-François, et datées 1800. Il m'en coûte d'être obligé de les déclarer toutes les deux apocryphes; mais l'hésitation n'est pas per- mise. La première lettre, à Vabbé de Villefort, serait une réponse à un billet de l'abbé adressé à Rivarol à Londres : or, en 1800, il y a cinq ans que Rivarol a quitté Londres : il faudrait donc admettre ou que l'abbé de Villefort était bien mal renseigné sur le compte de son ami, ou, si la lettre est arrivée à Londres au moment même où Rivarol venait d'en partir, qu'il a laissé passer cinq années avant d'y répondre; quelle que fût sa paresse, elle n'allait pas jusque-là! Rivarol parle de son départ de Londres, comme si ce départ datait de la veille, et de son Dictionnaire, comme .s'il en était tout occupé. Faut-il conclure que la lettre était mal datée, quoique authentique, 382 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. qu'elle est de 1795 ou 1796, ainsi que le disait M. de Lescurc? Mais il dit: « J'approche de la cinquantaine », et en 1795 il n'avait que qua- rante-deux ans. Et voici des preuves plus fortes encore de la fraude : « Excepté un jeune homme que je forme, il se nomme Chênedollé ».... Chênedollé s'est séparé de lui et s'en est allé en Suisse à la fin de l'été de 1797 (voir Chateaubriand et son groupe, t. II, p. 189); trois lignes plus loin : « Vous me parlez de mon frère.... Le malheureux, après avoir échappé aux boucheries de Robespierre, vient d'être jeté dans les tours du Temple par Bonaparte.... J'avais prévu que la Révolution finirait par le sabre, et le premier Consul sait très-bien s'en servir. » Je ne crois pas indispensable de rappeler qu'avant le 18 brumaire, an vin (9 novembre 1799), il ne pouvait être question de « premier Consul » ; mais je me souviens que Claude-François a été emprisonné au Temple le 6 vendémiaire, an ix (28 septembre 1800) et que le 28 septembre 1800, Rivarol avait déjà passé de Hambourg à Berlin. — On voit que celui qui a rédigé la prétendue lettre de Rivarol n'avait point le respect de la chronologie : il parle de ce que l'ait le roi à Blanckenbourg; et depuis le 23 mars 1798, Louis XVIII n'est plus à Blanckenbourg, mais à Mittau qui est sa résidence jus- qu'au 20 janvier 1801. La seconde lettre, à M. de Chênedollé, n'est pas plus habilement faite. Rivarol parle à Chênedollé comme si celui-ci était sur le point de se rendre à Paris : « Vous apprendrez à Paris... que mon frère est dans les tours du Temple». Mais Chênedollé est à Paris depuis 1799. « Il (son frère) vient de m'envoyer un petit poème très-original et très- spirituel(î)... c'est la Prise de VHélicon. » Mais la Prise de l'Hélicon est de 1799, et il est singulier que Claude-François ait attendu pour l'envoyer à Rivarol le moment où il était en prison! Je suis forcé d'en arriver à cette conclusion que les deux lettres publiées par Claude-François ne sont pas de Rivarol, et qu'elles sont l'œuvre de Claude-François lui-même. Son intention n'est que trop évidente : les deux lettres contiennent à elles seules plus de louanges à son adresse que Rivarol ne lui en avait donné en quarante-huit ans. Mais comme, au fond, Rivarol aimait bien son pauvre Claude-François, il lui eût pardonné; pardonnons-lui à notre tour. Claude-François a du reste glissé dans ces deux lettres des phrases qui sont réellement de Rivarol, et qu'il empruntait soit à la Lettre àTilly, soit aux Carnets, soit au Prospectus du Nouveau Dictionnaire. J'ai retrouvé, parmi ses papiers, son brouillon de la Lettre à Chênedollé; l'état du manuscrit, qui est criblé de corrections et de ratures, montre ce qu'il a coûté de peine à Claude-François. BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. 383 §6. Écrits perdus. En résumé, à condition d"aller de Bibliothèque en Bibliothèque, il est encore possible de lire à peu près tous les écrits de Rivarol. Il n'y en a que trois que je n'ai pu retrouver. Il avait envoyé en 1785 au Grand Frédéric (voir la Vie... de Rivarol, par Sulpice de la Platière, I, p. 1 1 1 ), un Mémoire politique et philosophique sur la révolution des Lettres dont les comités révolutionnaires, lorsqu'ils eurent lancé, mais trop tard, un décret d'arrestation contre lui et ordonné la saisie de ses papiers, détruisirent la copie. Dans l'été de 1789, il avait adressé au roi (voir Journal Politique National, 2 e série, n° 9, note) « un tableau du présent et de l'avenir » : des pièces extraites de l'armoire de fer et antérieures à 1791, aucune ne peut être attribuée à Rivarol. Mais la perte la plus sensible est celle du Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût. M. P. Malassis, sur le témoignage de Fayolle et Quérard, qui s'ap- puyaient eux-mêmes sur un mot de la Lettre à l'abbé Roman (dernier alinéa du post-scriptum), a cru que Rivarol avait publié en 1784 une seconde Lettre sur les Aérostats. J'ai lu de très près les annonces du Mercure, du Journal de Paris, des Almanachs en 1783 et 1784, et n'y ai trouvé mention que de la Lettre sur le Globe aérostatique dont nous avons conservé le texte. Voici, je crois, d'où vient l'erreur de Fayolle, de Quérard et de M.. Malassis. J'ai dit, en parlant de la Lettre à l'abbé Roman, que le dernier alinéa du post-scriptum n'était pas de la main de Rivarol. Dans la partie du post-scriptum qui est bien de lui, il disait, à la date du 8 janvier 1785 : « Avez-vous reçu la première Lettre au Président, le Chou et le Navet, la deuxième Lettre au Prési- dent, un Dialogue entre Voltaire et Fontenelle, etc., que je vous ai fait passer dans le temps?» Vet-cetera peut fort bien s'appliquer à ses articles du Mercure. Mais la main inconnue qui a mis au-dessous : « Ajouter à tout cela les Lettres sur le poème des Jardins » a tout embrouillé. Et M. Malassis qui raisonne là-dessus, comme Fayolle et Quérard, dit : La première Lettre au Président est la Lettre sur le Globe aérostatique que nous possédons; la deuxième, « sans doute sur le globe aérostatique comme la précédente », est perdue. Mais non. Il ne fallait pas « ajouter à tout cela » les Lettres sur le poème des Jar- dins, car ce sont ces Lettres (le petit opuscule se compose de deux parties, l'une très courte, Lettre de M. le Président de *** à M. le comte de ***, l'autre beaucoup plus longue et qui renferme la critique du poème, Réponse du Comte de ***), ce sont ces Lettres que Rivarol avait désignées ici sous le titre de première Lettre au Président. La désigna- tion, plus simple et plus rapide, avait été dès le premier jour adoptée par le public même : en septembre 1784, à propos du discours de 384 BIBLIOGRAPHIE DE RIVAROL. V Universalité, Grimm appelle Rivarol l'auteur de la Lettre à un prési- dent sur le poème des Jardins. Enfin, pour ne rien omettre, je dirai que Sénac de Meilhan (Por- traits et Caractères) cite un passage de « M. de Rivarol », où il relève des fautes de goût; voici la citation : « Le roi lui ayant dit, le poussant par l'épaule : « Passez, monsieur; « ne sait-on pas bien que vous êtes le maître ici »; obéir ou désobéir semblait également impossible. Mais le cardinal n'hésita pas : « Je pas- « serai, Sire, puisque Votre Majesté l'ordonne; mais ce sera, reprit-il « d'un ton plus soumis, comme le moindre de vos serviteurs ». Et il saisit le flambeau d'un des pages, et marcha quelque temps devant le roi, que cette ingénieuse et souple présence d'esprit finit par mettre en gaîté. » Le morceau n'appartient à aucun des écrits de Rivarol qui existent aujourd'hui. Est-il tiré du Dialogue entre M. de Limon et un homme de goûtt Mais le Dialogue est de 1792, et la préface des Portraits et Caractères dit qu'ils avaient été rédigés avant la Révolution. Est-ce un fragment du Mémoire envoyé au Grand Frédéric? Peut-être. Peut- être bien aussi Sénac a-t-il mis sur le compte de Rivarol une page de quelque autre écrivain. FIN. TABLE DES MATIERES Préface p. i à vu CHAPITRE 1 Grand-père et père de Rivarol; sa naissance : p. 1 à 7. — Dons de nature; sa santé et sa beauté; son intelligence et son talent de parole : p. 7 à 12. — Tempérament : influence de la race, du climat, de l'édu- cation première, de l'école, de l'époque, de ses propres succès; défauts et qualités se combinent en lui de manière à lui imposer impérieuse- ment sa vocation : p. 12 à 27. — Il n'est pas et ne pourrait être un homme de foyer; son logis; ses relations avec son frère, sa sœur et les vieux de Bagnols; son mariage; Mme de Rivarol; Raphaël de Rivarol; Manette. Il est très aimable et très aimé, délicat dans ses tendresses; mais point d'intimité dans sa vie : p. 27 à 42. — Il n'est pas et ne pourrait être un homme de cabinet. II maudit la plume, déteste la solitude, a horreur de tout ce qui transforme l'art d'écrire en une besogne professionnelle. Comment son œuvre s'est faite; comment il collabore aux journaux ou en publie un; ouvrages qu'il parle et n'écrit pas; son journal fantôme de 1800. Malgré lui, il retourne bien vite au salon jouer le rôle pour lequel il est fait : p. 43 à 59. — Il est, à un degré de perfection qu'il a seul atteint, le dilettante de la vie de société; il n'y apporte nulle arrière-pensée d'intérêt; dédain des places, mépris de l'argent; il n'y cherche que son plaisir. En quoi il le fait consister. Il aime la beauté, l'élégance, par-dessus tout l'esprit, toutes les voluptés de l'esprit, les plus légères et les plus nobles. Il a fréquenté tout ce que son temps a produit de gracieuses et spirituelles femmes, d'humoristes et de penseurs. Malheur aux sots et aux sottes qui troubleraient la fête! Il est l'Altesse impertinente des salons. Sans bouger de son fauteuil, il fait le tour de la pensée humaine et de la vie : p. 60 à 84. — Expiation. Il n'est pas pris très au sérieux, et il en souffre; il souffre davantage d'être exilé, à partir de 1792, chez les barbares. Ses dernières années, à Bruxelles, Londres, Hambourg. A Berlin, il a un instant la douceur de se reconstituer une petite Athènes. Sa mort : p. 84 à 91. 25 386 TABLE DES MATIÈRES. CHAPITRE II SIGNIFICATION GÉNÉRALE DE SON OEUVHE Il a une foi. Son goût de la vie de société s'est élargi en un culte de la vie sociale et de la civilisation. Ses premiers écrits déjà, la Lettre sur le Globe aérostatique, le discours de V Universalité de la Langue française sont des hymnes en l'honneur des arts, des sciences et des lettres. Le discours, en particulier, forme la contre-partie de celui 'que Jean- Jacques adressait jadis à l'Académie de Dijon. A ceux qui invoquent la loi de nature et prêchent l'anarchie, il répond en montrant les bien- faits de la société : Discours Préliminaire. De là son amour de la France qui lui apparaît comme la reine des nations civilisées; de là son respect du passé. Il est un homme de tradition et de progrès, ennemi de la routine aussi bien que des révolutions : p. 92 à 105. CHAPITRE III SES IDÉES LITTÉRAIRES Le puriste de grand goût. Comment il admire les beaux génies de la Grèce et de Rome, en particulier Virgile; les maîtres du xvn° siècle; Montesquieu, Buffon, Rousseau ; les chefs-d'œuvre des littératures étran- gères; le théâtre de Shakespeare, les poèmes de Dante. Sa traduction de YEnfer. Il goûte toute œuvre qui exprime la vie sous une belle forme d'art : p. 106 à 122. — Ses premiers Extraits sont une déclaration de guerre à l'école pseudo-classique; à ses yeux, Voltaire en est le patron responsable : il dresse un réquisitoire en règle contre lui : p. 122 à 128. — Son mépris des copistes : Dialogue entre Voltaire et Fontenelle; Lettre sur le poème des Jardins, le Chou et le Navet; articles sur Ducis, sur Florian ; Parodie du Songe dAlhalie; jugements ou épigrammes sur La Harpe, Marmontel, Lemierre, etc. Il s'attaque à « la fourmilière » des Académies de province, des Musées, des petits recueils d'étrennes. Petit Almanach des Grands Hommes : p. 128 à 143. — Son mépris des gueux de lettres, des ratés. lis pullulent à la veille de la Révolution. Ils s'acharnent après lui. Le prix de vertu de 1783. Brochure de Sau- seuil, attaques de Framery, Garât, etc.; réponses au Petit Almanach; les Bagnolaises. La haine des grimauds fait honneur à Rivarol : p. 143 à 157. — Esthétique qui se dégage de ses admirations et de ses dédains. Ce qu'il cherche, il ne le trouve ni chez Restif, ni chez Mercier, ni chez Mme de Staël, ni chez Beaumarchais. C'est à Chateaubriand qu'il prépare la place; son amitié pour Fontanes et Chênedollé. A peine a-t-il aperçu Chateaubriand lui-même; il lit en 1800 une esquisse du Génie du Christianisme, et pressent en l'auteur « un grand écrivain >» : p. 157 à 162. CHAPITRE IV SES IDÉES POLITIQUES Le plus intelligent des contre-révolutionnaires. Réformes qu'il souhaitait avant 1789. Il est un conservateur libéral. Pourquoi il est monarchiste. La convocation des Etats généraux lui inspire plus de défiance que de joie : il déplore les fautes de la cour; conseils qu'il adresse au roi, au comte d'Artois, à MM. deBroglie et de Breteuil avant la prise delà Bas- TABLE DES MATIÈRES. 387 tille. A partir du 1 2 juillet 1789 commence sa forte discussion de doctrines. Le Journal Politique National. Critique de la Constitution ; l'orgueil philo- sophique égare l'Assemblée. Prophéties de Rivarol. Comparaison de ses idées avec celles de Burke et de Taine. Personne n'a mieux dit que lui en quoi consiste l'erreur de la Constituante; il n'a pas vu ce qu'il y avait de grand et de fécond en elle : p. 163 à 188. — Le plus spirituel des contre-révolutionnaires. Sur la marge du Journal Politique National, dans le Petit Dictionnaire des Grands Hommes, dans les Actes des Apôtres, il écrit l'étincelante parodie de la Révolution. Peu à peu la passion enve- nime sa raillerie. Son excuse; seul l'opuscule de 1792 contre La Fayette est inexcusable. Jusque-là il s'attaque à des ennemis cent fois plus forts que lui; périls courus; beauté de son attitude : p. 188 à 215. — ■ Lettres et Mémoires à M. de La Porte; petits moyens, grande et sage leçon; impossibilité de recommencer le passé; sacrifier les aristocrates. Mémoire inédit du 7 juin 1792. Lettre à la Noblesse. Combien il a tou- jours été plus clairvoyant que les gens de son parti; sens du réel : p. 215 à 233. — Ambition de ses dernières années : continuer l'œuvre de Montesquieu. Il voit paraître Bonaparte. Découragement. Prospectus d'un journal. Le premier il a jugé la Révolution en positiviste : p. 233 à 238. CHAPITRE V SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES Un libre penseur d'une espèce rare au xvnr 9 siècle. Sa philosophie; le Discours Préliminaire; la théorie du sentiment, une affirmation du moi; il doute de l'immortalité de l'âme; quelle est sa croyance en Dieu; con- clusions assez désolantes; il met son point d'honneur à s'y tenir, parce qu'il les croit appuyées sur des données scientiiiques : p. 239 à 246. — Analyse du livre De V Importance des Opinions religieuses ; Lettres à Necker. Rivarol soutient que la morale peut trouver une base ailleurs que dans la religion; il réserve cette morale indépendante pour les hommes de haute intelligence et d'extrême culture; droits et devoirs de la libre pensée : p. 246 à 257. — Sa lutte contre les voltairiens, contre les ignorantins et les bedeaux de la libre pensée; dernières pages du Discours Préliminaire ; Dialogue entre un Roi et un fondateur de Religion. Le mot : « Il faut une religion pour le peuple », résumerait fort mal ses idées. Il estime et admire la religion comme la plus puissante des forces sociales; il voit en elle non pas la rivale, mais l'auxiliaire de la philosophie; honte à ceux qui ont voulu murer la porte de l'église! Son point de vue comparé à celui de Chateaubriand : p. 257 à 265. CHAPITRE VI SON TALENT Il compose mal. Vers quelles formes littéraires vont ses préférences; ses notes et ses post-scriplum. Examen de ses opuscules et de ses ouvrages de longue haleine; il a peine à suivre un plan. Le Discours Préliminaire et les Carnets. 11 sait que son Discours manque d'ordre; il essaie de se justifier. Le défaut de méthode nous choque moins dans son Journal écrit au milieu même des événements. Le récit des journées d'octobre prouve qu'il était capable, quand il voulait bien s'en donner la peine, de composer un tableau d'ensemble : p. 266 à 285. — Il préfère s'attacher 388 TABLE DES MATIÈRES. aux détails de son style; il est un styliste; il y a de l'art dans tout ce qu'il dit, dans tout ce qu'il écrit; il retouche fréquemment ses œuvres. Outre qu'il a le don de l'expression, il a fait du langage un de ses plus chers sujets d'étude; discours de l'Universalité, Discours Préliminaire, projet d'un Nouveau Dictionnaire. Il est mieux qu'un grammairien; il est un grand amoureux du Verbe. Ainsi s'est formé son style; son style a une saveur et une couleur : p. 285 à 296: — La saveur de son style, c'en est l'ironie; « mon genre » ; les mots à double face; exemples tirés du Petit Almanach. L'ironie est plus fine encore dans les Lettres à Necker, dans le Journal Politique National. Lettre sur la capture de Vabbp Maury. Il a employé de temps à autre l'invective, les coups droits. Dès qu'il ne sourit plus, il n'est plus tout à fait lui; il y a un peu de perfidie italienne dans son ironie : p. 296 à 306. — La couleur de son style; goût du langage imagé, de la métaphore plus que du pittoresque; il se plaît à donner un corps et un visage à l'idée abstraite; le Discours Préliminaire est un traité de philosophie illustré. Il a de l'imagination, mais il a vécu trop loin de la nature; elle seule eût pu féconder son imagination. Il y a du clinquant dans les splendeurs de son faire : Tableau de la Terreur. Il n'est pas encore un écrivain artiste; son style est du classique flamboyant : p. 306 à 318. Conclusion p. 319 à 322 APPENDICE Documents et pièces justificatives. § 1. — Généalogie et noblesse de Rivarol 323 § 2. — Frères et sœurs de Rivarol . 329 §3. — Pac-simile d'une page manuscrite de Rivarol 337 § 4. — Trois lettres de Rivarol à sa famille 338 § 5. — Vers de Raphaël de Rivarol à son père 343 §6. — Relations de Rivarol avec l'Académie de Berlin 344 § 7. — Lettres de Thauvenay à d'Avaray relatives au journal de Rivarol 345 § 8. — Extrait du procès de Louis XVI 350 §9. — Lettre du baron de Breteuil au comte de Fersen 350 § 10. — Lettre sur le Globe aérostatique 351 § M. — Actes des Apôtres, n° 156 352 Bibliographie de Rivarol. § 1. — Liste chronologique des œuvres ou opuscules publiés de son vivant 355 § 2. — Publications posthumes 369 §3. — Pages décousues que nous ont conservées Chênedollé, Dampmartin, Sulpice de la Platière 371 § 4. — Lettres de Rivarol cataloguées par ordre de dates 372 § 5. — Fausses attributions 375 § 6. — Écrits perdus 383 Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 690- C0UL0MM1ERS Imprimerie Paul BroDARd. < \ V GENERAL LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA— BERKELEY RETURN TO DESK FROM WHICH BORROWED This book is due on the last date stamped below, or on the date to which renewed. Renewed books are subject to immédiate recall. 4Feb'55DS REC'D LD ji MAR 19 195^ Vs l50ct&3t s fOTl LD W53 LD 21-100m-l,'54(1887sl6)476 REC'D LD FEB 4'b4-10Atf RECBlVED N01/26'67-2PM u>an oépt, m -/L ' v# M f»-' y- 11866? 2. «fcS. X' • \ m c *& ' W*!' '